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Collection U

Géopolitique

BOULANGER Philippe, Géographie militaire et géostratégie. Enjeux et crises du monde


contemporain, 2015, 2e éd.
BOULANGER Philippe, Géopolitique des médias. Acteurs, rivalités et conflits, 2014.
CARROUÉ Laurent, La planète financière. Capital, pouvoirs, espace et territoires, 2015.
LASSERRE Frédéric, GONON EMMANUEL, MOTTET ÉRIC, Manuel de géopolitique. Enjeux de
pouvoirs sur des territoires, 2016, 2e éd.
SUBRA Philippe, Géopolitique locale. Territoires, acteurs, conflits, 2016.

Illustration de couverture : Alep, Syrie, mars 2016 © Valery Sharifulin/ITAR-TASS Photo/Corbis


Mise en page : Belle Page
Cartographie : Légendes cartographie

Armand Colin est une marque de


Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff
© Armand Colin, 2011, 2016
ISBN : 978-2-200-61572-7
Table des matières

Les auteurs
Introduction générale BÉATRICE GIBLIN

PREMIÈRE PARTIE
LA VILLE, LIEU DE CONFLITS

Introduction BÉATRICE GIBLIN

Chapitre 1 Le Grand Paris : conflits autour de l’aménagement et de la


gouvernance de l’agglomération
PHILLIPE SUBRA

L’objet de fortes rivalités géopolitiques


2007-2010 : la bataille autour du projet d’aménagement
2012-2015 : la bataille de la Métropole

Chapitre 2 Jérusalem : capitale frontière


FRÉDÉRIC ENCEL, BÉATRICE GIBLIN

L’enjeu géopolitique de Jérusalem-Est


Une capitale pour deux peuples : un projet devenu impossible ?

Chapitre 3 Scènes de guerre dans les favelas de Rio de Janeiro


HERVÉ THÉRY

Le contexte, les favelas et la ville


Une occupation en trompe-l’œil ?
Une reconquête inachevée ?
La reconquête de territoires-clés
La réalité dépasse-t-elle la fiction ?

Chapitre 4 Karachi : rivalités ethniques, affrontements sectaires et


compétitions politiques
MICHEL BOIVIN

Une croissance démographique exponentielle source de


tensions
Hommes d’affaires, politiciens et bandits
L’invention du quotidien

DEUXIÈME PARTIE
LA FRONTIÈRE, LIEU DE CONFLITS

Introduction BÉATRICE GIBLIN

Chapitre 5 Le conflit du Sahara occidental : Maroc contre Algérie ?


YVES LACOSTE

Un conflit qui perdure


Le rôle de la France à l’époque coloniale
L’origine complexe du mouvement national sahraoui
L’extension des guerres du Sahara occidental

Chapitre 6 De l’Irak à la Syrie : l’État islamique, symptôme et fruit de la


remise en question de l’ordre postcolonial
MYRIAM BENRAAD

Guerre d’Irak et « genèse »


L’essor de l’État islamique
Une violence permanente
Une « machine de guerre »
La réconciliation sunnite ?

Chapitre 7 Les conflits du Caucase


JULIEN ZARIFIAN

Le nœud tchétchène
Les conflits en Géorgie : Abkhazie et Ossétie du Sud
Le conflit du Haut-Karabagh, entre l’Azerbaïdjan et la partie
arménienne
Les autres zones de tensions, avérées ou potentielles

Chapitre 8 La frontière Mexique/États-Unis : entre ouverture et fermeture


FRÉDÉRICK DOUZET

Les enjeux du contrôle de la frontière : de la régulation de


l’immigration à la sanctuarisation du territoire
Le tournant sécuritaire de 2001
Rivalités de pouvoir sur le contrôle de la frontière : un piège
politique pour l’administration américaine

Chapitre 9 Les Balkans : des frontières encore conflictuelles


BARBARA LOYER

La Bosnie-Herzégovine : un enchevêtrement conflictuel


Le territoire de la Bosnie-Herzégovine
Des frontières de l’Empire d’Autriche-Hongrie aux limites
internes de la Yougoslavie
La fin de la Yougoslavie et la guerre
L’État bosniaque, protectorat européen

TROISIÈME PARTIE
LES NATIONALISMES RÉGIONAUX

Introduction BÉATRICE GIBLIN

Chapitre 10 Les dimensions régionales du conflit d’Ukraine


VIATCHESLAV AVIOUTSKII

L’Ukraine : empreinte géopolitique durable de l’héritage


polonais et russe
L’Ukraine indépendante entre Berlin et Moscou (1918-1920)
La dimension Est-Ouest à l’époque soviétique
Les régions dans la construction nationale post-communiste
La dimension régionale de l’oligarchie ukrainienne
Conclusion : comment préserver l’unité d’un pays pluriel ?
Chapitre 11 L’Espagne : un État, des nations
BARBARA LOYER

Pays Basque et nationalisme basque


Le défi séparatiste catalan des années 2000
La Galice : des conflits moins intenses
L’Espagne : un État fragile ?

Chapitre 12 L’Irlande : un conflit multiséculaire


BARBARA LOYER

Le conflit lié à la colonisation de l’Irlande par le Royaume-Uni


1969 : la conjonction d’un conflit structurel et de violences
conjoncturelles donne le pouvoir aux partisans de la guerre
Des ghettos communautaires difficiles à détruire
Géographies et stratégies politiques

Chapitre 13 Des nationalismes régionaux faute d’État : le cas du


Kurdistan
BÉATRICE GIBLIN

L’impossible État kurde


En Irak, les rivalités internes kurdes : PDK contre UPK
Le Kurdistan autonome irakien
La question kurde en Turquie
Un nouveau contexte géopolitique

Chapitre 14 Le nationalisme régional de la Kabylie


YVES LACOSTE

La Grande-Kabylie : une montagne exceptionnellement


peuplée
En Petite-Kabylie : des structures socio-politiques très
différentes
La Grande-Kabylie, une évolution politique et culturelle très
singulière
La Grande-Kabylie dans la guerre d’indépendance
Le développement d’un nationalisme culturel en Kabylie
QUATRIÈME PARTIE
LA CONQUÊTE DES RESSOURCES

Introduction BÉATRICE GIBLIN

Chapitre 15 La division du Soudan, ou l’échec de la paix américaine


MARC LAVERGNE

La première guerre (1955-1972)


La deuxième guerre (1983-2005)
La contre-insurrection gouvernementale au Darfour, un contre-
feu à la paix au Sud
L’accord de paix global de Naivasha (9 janvier 2005) : un
succès diplomatique en trompe-l’œil
La guerre civile au Sud : fatalité africaine ou échec américain ?

Chapitre 16 Le Projet du Sud-Est anatolien (GAP) : conflits autour d’un


projet de développement
LAURENT MALLET

Les sources idéologiques d’un projet d’aménagement


La guerre pour l’eau ou l’eau pour la guerre ?
Le GAP : un bilan plutôt négatif en Turquie
La difficile résolution de la question kurde
Les enjeux écologiques et patrimoniaux

Chapitre 17 Les enjeux miniers de la guerre au Kivu


ROLAND POURTIER

Le Kivu : un territoire toujours en conflit


Une terre convoitée, un espace de violences
Des enjeux miniers renouvelés
De l’économie minière « informelle » au marché mondial
Pillage des ressources et perpétuation des conflits
Vers une transparence de l’économie minière
Les groupes armés et le « militarisme commercial »

Chapitre 18 Litiges insulaires et enjeux géopolitiques en mer de Chine du


Sud
SÉBASTIEN COLIN

Les litiges insulaires des Paracels et des Spratleys


La mer de Chine du Sud depuis le début des années 2000 :
entre coopérations économiques et rivalités stratégiques

Chapitre 19 Le pétrole au delta du Niger, une ressource vecteur de conflit


BENJAMIN AUGÉ

L’échec des mouvements pacifiques


La contre-attaque des Ijaw
Le MEND ou la professionnalisation du combat contre l’État et
les compagnies
La régionalisation de la violence
Les réponses de l’État nigérian aux défis posés par les militants
du Delta
La gestion catastrophique du secteur énergétique
La question centrale du gaz

CINQUIÈME PARTIE
DEUX ÉTUDES DE CAS

Chapitre 20 Israël-Palestine : un conflit d’une exceptionnelle complexité


YVES LACOSTE

Un conflit très singulier par sa longue durée et son


retentissement
À nouveau contexte géopolitique, nouvelles dénominations
Les origines du conflit
Les débuts du conflit israélo-arabe
La difficile formation d’une nation palestinienne
Un conflit sans issue ?

Chapitre 21 Le cyberespace, un champ d’affrontement géopolitique


FRÉDÉRICK DOUZET

Cyber quoi ? Le grand brouillard sémantique


Les menaces pour les États dans le cyberespace
La « guerre cool » entre les États-Unis et la Chine
L’exploitation du cyberespace par les stratèges russes
Des liens complexes entre le public et le privé
Menace asymétrique et acteurs non étatiques
Coopération internationale et prévention des conflits
Conclusion
Bibliographie
Index des noms
Index des lieux
Table des figures
Les auteurs

BENJAMIN AUGÉ, docteur de l’Institut français de géopolitique de l’université


Paris 8, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales
(IFRI) (chapitre 19).
VIACHESLAV AVIOUTSKII, docteur en géopolitique, chercheur associé à
l’Institut français de géopolitique de l’université Paris 8 (chapitre 10).
MYRIAM BENRAAD, docteure en science politique de l’IEP de Paris,
spécialiste de l’Irak et du Moyen-Orient, chercheuse associée à l’Institut de
recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM, CNRS)
et à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) (chapitre 6).
MICHEL BOIVIN, chargé de recherche au CNRS, Centre d’études de l’Inde et
de l’Asie du Sud (EHESS-CNRS) (chapitre 4).
SÉBASTIEN COLIN, géographe, maître de conférences à l’Institut national des
langues et civilisations orientales (INALCO), chercheur au Centre d’études
français sur la Chine contemporaine (CEFC, Hong Kong) (chapitre 18).
FRÉDÉRICK DOUZET, professeur à l’Institut français de géopolitique de
l’université Paris 8, titulaire de la Chaire Castex de cyberstratégie à
l’IHEDN (chapitres 8, 21).
FRÉDÉRIC ENCEL, professeur à PSB Paris School of Business, maître de
conférences à l’IEP de Paris, chargé du séminaire Moyen-Orient à l’Institut
français de géopolitique de l’université Paris 8 (chapitre 2).
BÉATRICE GIBLIN, géographe, professeur émérite à l’Institut français de
géopolitique de l’université Paris 8, directrice de la revue Hérodote
(Introductions, chapitre 13).
YVES LACOSTE, géographe, fondateur et directeur de la revue Hérodote,
revue de géographie et de géopolitique (chapitres 5, 14, 20).
MARC LAVERGNE, géopolitologue, directeur de recherche au CNRS,
Laboratoire CITERES/université de Tours, Équipe Monde arabe et
musulman (EMAM) (chapitre 15).
BARBARA LOYER, professeur, directrice de l’Institut français de géopolitique
de l’université Paris 8 (chapitres 9, 11, 12).
LAURENT MALLET, historien, chercheur au CRISES, université Paul-Valéry,
Montpellier (chapitre 16).
ROLAND POURTIER, professeur émérite à l’université Paris 1-Panthéon-
Sorbonne (chapitre 17).
PHILIPPE SUBRA, géographe, professeur à l’Institut français de géopolitique
de l’université Paris 8, membre du comité de rédaction d’Hérodote
(chapitre 1).
HERVÉ THÉRY, directeur de recherche au CNRS-Creda UMR 7169 CNRS-
Paris 3-Sorbonne-Nouvelle, professeur invité à l’université de São Paulo
(USP) (chapitre 3).
JULIEN ZARIFIAN, docteur en géopolitique, maître de conférences à
l’université de Cergy-Pontoise (chapitre 7).
Introduction générale

UNE GÉOGRAPHIE DES CONFLITS semble ne présenter guère plus de caractère


de nouveauté qu’une géographie de la santé ou des grandes villes. En effet,
la multiplication des atlas géopolitiques et leur succès auprès d’un large
public, une émission comme Le dessous des cartes ou la cartographie des
conflits actuels désormais très fréquente dans la presse ont familiarisé un
grand nombre de gens avec la géographie des conflits. C’est d’ailleurs sans
doute la raison pour laquelle les inspecteurs généraux et les universitaires
en charge du choix des questions pour les concours d’enseignement ont
décidé de mettre cette question aux concours de l’agrégation et du CAPES
d’histoire et géographie en 2011. Ce choix, qui apparaît donc logique, est en
fait le signe d’un profond changement de l’approche universitaire et
scolaire de la géographie en France. En effet, jusqu’alors jamais les conflits
n’ont été considérés par les géographes universitaires comme relevant des
phénomènes qu’il était scientifiquement convenable d’étudier. C’était le
champ réservé des historiens pour ce qui est des conflits passés et celui des
politologues – ou mieux des militaires – pour ce qui est des conflits
présents. Nous en voulons pour preuve l’absence jusqu’à un passé très
récent de la géographie militaire à l’université [BOULANGER, 2006] et les
réactions longtemps hostiles de quelques universitaires très reconnus dans
l’institution envers la revue Hérodote, revue de géographie et de
géopolitique, malgré sa longévité (160 numéros, 40 ans d’existence) et sa
notoriété en France et dans quelques pays étrangers.
Les raisons de ce rejet inconscient ou, pour certains, volontaire des
géographes universitaires d’étudier les conflits en général et les conflits
armés en particulier, ont été exposées dans différents numéros d’Hérodote.
C’est d’ailleurs ce rejet pour les conflits qui explique le bruit retentissant
que fit, dans le landerneau des géographes universitaires, le « petit livre
bleu » d’Yves Lacoste La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre,
publié en 1976, la même année que le premier numéro d’Hérodote et chez
le même éditeur, François Maspero. Le titre du livre avait pour objectif de
briser l’image très répandue de la géographie comme savoir scolaire
ennuyeux et inutile ; il faisait référence entre autre à une guerre dont les
enjeux semblaient alors considérables, la guerre des États-Unis au Vietnam.
Le lancement d’Hérodote et la publication de La géographie, ça sert,
d’abord, à faire la guerre doivent beaucoup à un épisode précis de la guerre
du Vietnam, le bombardement américain des digues du delta du fleuve
rouge.
C’est en effet grâce à la mise en œuvre d’un raisonnement géographique
efficace qu’Yves Lacoste, après être allé sur le terrain durant l’été 1972, put
démontrer la stratégie machiavélique des militaires américains. En vérité,
pour Lacoste, le conflit a toujours fait partie de la géographicité [LACOSTE,
1981], c’est-à-dire de ce que les géographes peuvent et doivent prendre en
considération dans leurs analyses. Dans son dictionnaire de géographie, De
la géopolitique aux paysages [2003], il donne une définition du conflit en
géographie : « Les territoires sont par excellence objets de réflexion
géographique, mais il ne faut pas passer sous silence que chacun d’eux a été
et est encore souvent l’objet de multiples conflits, non seulement entre États
voisins, mais aussi au sein d’un même État : entre nomades et sédentaires,
entre groupes ethniques ou religieux, entre nationaux et séparatistes. » Dans
un autre dictionnaire, Les mots de la géographie, dictionnaire critique dirigé
par Roger Brunet publié en 1992, on trouve aussi une définition de conflit :
« Les conflits sont nombreux dans le champ de la géographie, même si
celle-ci avait tendance traditionnellement à les euphémiser. » C’est le moins
qu’on puisse dire et surtout ce n’est pas « la géographie » qui a tendance à
euphémiser, mais ce sont bien les géographes.
Notons que dans ces deux définitions un même exemple est cité : le
conflit entre nomades et sédentaires, conflit classique et même
emblématique du conflit en géographie puisque présenté comme celui de
l’affrontement de deux « genres de vie », expression employée sans doute
pour la première fois par Vidal de la Blache (empruntée à Montesquieu qui
l’emploie dans L’Esprit des lois) et très usitée jusqu’à la fin des
années 1950 pour décrire des groupes humains qui ont su adapter leur
habitat et leur activité productive à un milieu physique contraignant.
Mais cette présentation du conflit entre deux genres de vie avait un
caractère déterministe, comme si les nomades étaient toujours contraints, à
cause du milieu physique, de s’approprier les productions des agriculteurs
sédentaires en se livrant à la razzia (ou au prélèvement de redevances),
celle-ci devenant alors une caractéristique du genre de vie nomade et étant
de ce fait étendue à tous les groupes nomades quels qu’ils soient.
Généraliser ou systématiser le conflit entre nomades et sédentaires
conduisait à le simplifier, en le réduisant à deux groupes nécessairement
opposés alors que la réalité était souvent bien plus complexe. En effet, des
sédentaires pouvaient s’allier à des nomades contre d’autres groupes
sédentaires et les conflits entre peuples ou tribus nomades qui se disputaient
des points d’eau, des pâturages ou des routes caravanières, ne manquaient
pas. Toutefois, de ces conflits-là, les géographes ne disaient mot, car ils ne
pouvaient être expliqués par des conditions naturelles et donc ne semblaient
pas relever de leur discipline.
Il n’en est heureusement plus de même désormais, et les conflits sont
bien entrés dans le champ de la géographicité. Ils se sont donc peu à peu
imposés aux géographes universitaires. Mais une fois ce point admis, la
géographie des conflits n’en pose pas moins de délicates questions de
méthode du fait de leur extrême diversité : conflit local ou international,
conflit latent ou ouvert, conflit armé ou diplomatique, conflits pour la terre,
l’eau, le pétrole ou conflit pour des territoires sans enjeu autre que leur
caractère sacré aux yeux d’un peuple ou symbolique, ou encore les conflits
d’usages contradictoires, etc.

Questions de méthodes
Selon Le Robert, le terme conflit vient de conflictus, choc, lutte, combat au
sens d’affrontement physique entre deux ou plusieurs personnes ; mais il a
aussi pris très tôt le sens figuré de rencontre d’éléments, de sentiments
contraires, conflits moraux, d’intérêts, et enfin le sens de contestation entre
deux puissances qui se disputent un droit. En géographie, la caractéristique
première du conflit est d’être territorialisé, c’est-à-dire qu’il doit s’inscrire
sur un ou des territoires qui font l’objet de rivalités de pouvoirs pour en
prendre le contrôle et celui des populations qui s’y trouvent. Le territoire est
donc le plus petit dénominateur commun de tous les conflits, quels qu’ils
soient.
Ces territoires peuvent être de dimensions très variables : de l’ordre de
quelques centaines de mètres carrés, comme le mur des Lamentations
surmonté de l’esplanade des mosquées à Jérusalem que se disputent juifs et
musulmans ; de dizaines de kilomètres carrés, à l’image des conflits
frontaliers entre la Chine et l’Inde ou entre le Cameroun et le Nigeria à
propos du lac Tchad ; de centaines de kilomètres carrés, comme le conflit au
Darfour ; voire en milliers de kilomètres carrés, si l’on pense à la rivalité
entre les marines chinoise et indienne dans l’océan Indien, bien que ce ne
soit pas à proprement parler un territoire mais une zone d’influence.
Une géographie des conflits peut donc être organisée selon l’ordre de
grandeur des territoires, objets de conflits. Néanmoins, un conflit sur un
territoire de quelques mètres carrés ne signifie nullement qu’il s’agit
nécessairement d’un « petit » conflit sans grand enjeu. L’exemple sans
doute le plus connu est assurément celui de la Vieille Ville de Jérusalem et
plus précisément encore du mur des Lamentations et de l’esplanade des
mosquées. Rappelons que la superficie de la Vieille Ville de Jérusalem-Est
est équivalente à celle de la place de la Concorde, et on sait l’enjeu qu’elle
représente non seulement pour les populations qui y vivent ou qui sont à
proximité mais aussi pour des populations qui en sont très éloignées,
qu’elles soient juives, chrétiennes ou musulmanes. Ce qui fait l’importance
ou la gravité d’un conflit, c’est bien l’importance de l’enjeu que représente
le territoire pour les protagonistes. On pense bien sûr aux enjeux
économiques : pétrole, gaz, métaux rares, terres fertiles, etc., mais aussi
stratégiques : détroits, cols, défilés. Comme le montre le cas de Jérusalem
ou celui du Kosovo, des territoires qui n’ont ni grand enjeu économique ni
enjeu stratégique évident peuvent être l’objet de très fortes rivalités quand il
s’agit de territoires chargés d’une grande valeur symbolique, qu’elle soit
religieuse, historique ou culturelle. Ces différents types de conflits peuvent
encore être classés selon leur intensité, leur durée, leur complexité, leur
contexte politique qui peuvent les aggraver ou les désamorcer.
Ainsi, une géographie des conflits est d’abord l’inventaire méthodique
de rivalités territoriales, choisies en fonction de certains critères, c’est
pourquoi la géographie des conflits relève de la géographie générale, le
conflit étant pris comme un phénomène qui se répartit sur l’ensemble du
globe et qui, selon les situations géographiques précises, prend des
caractéristiques particulières.
Une géographie des conflits implique aussi leur comparaison, de façon à
faire apparaître la singularité de chacun d’eux, ne serait-ce qu’en fonction
de l’ordre de grandeur des territoires disputés et de leurs configurations
géographiques (relief et peuplement). Tout conflit notable se déroule dans
une durée plus ou moins longue et nécessite la combinaison de la méthode
du géographe et de celle de l’historien en distinguant notamment ce qui
relève des temps longs et des temps courts. Cette combinaison est une des
forces de l’École géographique française et une de ses spécificités. Élisée
Reclus n’affirme-t-il pas que « la Géographie, c’est l’Histoire dans l’Espace
et que l’Histoire, c’est la Géographie dans le Temps » (phrase en exergue
dans chacun des six tomes de L’Homme et la Terre) ? C’est pourquoi il faut
préciser les circonstances géographiques précises durant lesquelles le
conflit s’est amorcé et celles dans lesquelles la frontière a été tracée.
Si l’on veut qu’un conflit d’importance, par sa durée ou par la taille de
l’espace disputé, puisse être comparé à d’autres, pour mieux comprendre les
uns et les autres, il faut qu’il puisse être d’abord présenté en des termes
relativement généraux et comparables, et non d’entrée de jeu par des noms
propres, mais par des noms communs, afin de mieux faire apparaître
ressemblances et différences, et ce avant de relater ce que les adversaires
dans ce conflit ont de culturellement spécifique. C’est pourquoi, par
exemple, dans cette géographie des conflits, la présentation générale du
conflit israélo-arabe traitée par Yves Lacoste ne fait pas d’entrée de jeu
référence à ce phénomène très particulier qu’est le sionisme qui, bien
évidemment, a une importance capitale, pas plus que n’est invoqué ce que
l’on appelle « l’islamisme politique », qui a commencé d’apparaître en
Égypte dès 1928 et peu après à Gaza qui relevait alors de l’Égypte, c’est-à-
dire dès le début du conflit.
Ce qui caractérise les situations conflictuelles, qui relèvent de l’analyse
géographique, c’est l’enchevêtrement et la multiplicité des facteurs qui les
constituent tant d’un point de vue spatial que temporel et non seulement
dans le temps passé mais aussi dans le temps présent ; ce qui en fait des
situations dynamiques qui évoluent plus ou moins rapidement et qui,
parfois, peuvent brusquement basculer dans le drame. Pour démêler cet
enchevêtrement, il faut mettre en œuvre une démarche à la fois diatopique,
c’est-à-dire appuyée sur le raisonnement géographique à différents niveaux
d’analyse et sur les intersections des multiples ensembles spatiaux
[LACOSTE, 2003], et diachroniques, c’est-à-dire appuyée sur le raisonnement
historien qui intègre les différents temps de l’histoire et du présent grâce
auxquels il est possible de reconstruire la chaîne des causalités, l’engrenage
souvent imprévu du conflit.
À cette maîtrise du raisonnement dans l’espace et le temps, il faut ajouter
la prise en compte des représentations que chacun des protagonistes a du
territoire, objet de conflit. Ce sont, en effet, elles qui sont déterminantes
dans le déclenchement, l’intensité ou la durée d’un conflit.

Les représentations
Une des caractéristiques essentielles de la démarche géopolitique est la
prise en compte des représentations contradictoires qu’ont les différents
protagonistes du territoire en jeu. Dans le préambule du Dictionnaire de
géopolitique [1992], Yves Lacoste expose l’importance de la prise en
compte des « représentations, des idées géopolitiques personnelles et
collectives des protagonistes qui se réfèrent à différents types d’arguments
ou de raisonnements qui appartiennent à l’arsenal des théories
géopolitiques ». Les territoires concrets sont importants à connaître pour
l’observateur détaché du conflit, mais les protagonistes agissent en fonction
de représentations des territoires pour le contrôle desquels ils se mobilisent.
C’est à ce niveau de l’étude qu’intervient, dans le cas Israël-Palestine, la
description des idées au sujet de ces territoires, comme le sionisme ou
l’islamisme.
Ces représentations géopolitiques n’ont parfois pas grand fondement
historique, culturel ou politique. Mais ce n’est pas parce qu’une
représentation est inexacte qu’elle doit être ignorée de l’analyse car elle
peut avoir une formidable capacité mobilisatrice, lorsqu’il s’agit du
territoire de la nation. Comme l’a démontré Yves Lacoste, la nation est une
idée éminemment géopolitique, car elle se réfère à un territoire, à des
rapports de forces et à des conflits.
Nombre de combattants sont partis et partent encore à la guerre avec
l’assurance de la justesse de leur droit sur le territoire en jeu en sous-
estimant la détermination de leurs adversaires tout aussi convaincus de leur
bon droit sur ce même territoire. Il faut cette conviction pour accepter de
mourir et de tuer. Faire une analyse géopolitique d’un conflit nécessite donc
de confronter les représentations géopolitiques antagonistes des adversaires,
chacune étant partiale et passant sous silence des données naturelles
(généralement de relief) ou historiques qui lui sont défavorables et qui
affaiblissent son argumentation.

Démocratie et conflit
On pourrait considérer qu’il y a une sorte de paradoxe à associer ces deux
termes, car la démocratie est perçue comme un système politique
permettant sinon d’éviter le conflit, du moins de le résoudre par des
processus de concertation, de débats, de vote, la décision de la majorité
prise à l’issue d’un processus démocratique s’imposant à tous.
On sait que l’idée de démocratie est apparue au sein de la Cité grecque,
plus particulièrement à Athènes et, pourtant, cela n’a pas empêché les cités
grecques de s’affronter militairement à plusieurs reprises.
La démocratie favorise aussi l’apparition de nouveaux conflits qui ne
pouvaient s’exprimer ou se développer dans un contexte de coercition
politique ou du moins de moindre expression démocratique. Les
mobilisations citoyennes pacifiques qui aboutirent à la chute du mur de
Berlin, matérialisation sur le territoire d’un conflit entre deux idéologies,
monde communiste et monde capitaliste, ont été rendues possibles grâce à
la politique de Mikhaïl Gorbatchev, secrétaire général du Parti communiste
de l’Union soviétique. En effet, à son arrivée au pouvoir en 1985,
Gorbatchev avait lancé la politique de glasnost (transparence) et de
perestroïka (restructuration). À l’été 1989, il déclara que l’Union soviétique
ne s’immiscerait plus dans les affaires intérieures de ses États satellites. Dès
lors, la crainte d’une répression comparable à celle du printemps de Prague
(août 1968) s’éloignait. Cette politique permit au système totalitaire
d’évoluer vers la démocratie. Mais elle conduisit aussi à l’éclatement de
l’URSS et à la résurgence de conflits anciens dont les peuples gardent la
mémoire. Mal résolus, ils subsistaient à l’état latent comme dans le
Caucase : le Haut-Karabagh, disputé entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ou la
Tchétchénie, dont la population n’avait jamais vraiment accepté d’être sous
contrôle de l’Empire russe puis soviétique.
C’est la dislocation de la Yougoslavie qui illustre le mieux la façon dont
l’ouverture démocratique a conduit au basculement de conflits masqués en
conflits ouverts. C’est, en effet, la révélation par différents leaders parvenus
au pouvoir des luttes terribles qui se sont produites durant la Seconde
Guerre mondiale entre Serbes, Croates, Bosniaques qui ont relancé les
hostilités. Tito, d’origine croate, avait, sa vie durant, interdit qu’on y fasse
allusion ; c’est lui aussi qui avait tracé les frontières internes des
républiques yougoslaves. Aujourd’hui, la Bosnie-Herzégovine ne doit sa
relative stabilité politique qu’à la seule présence de forces militaires
étrangères. Fort heureusement, l’accroissement de la démocratie
s’accompagne aussi de conflits beaucoup moins dramatiques.
Par ailleurs, la démocratie permet aux citoyens concernés de débattre du
bien fondé d’un conflit et parfois de peser sur les choix des responsables
politiques. L’un des exemples les plus fameux du poids de l’opinion
publique sur l’issue d’un conflit est celui de l’opinion publique américaine
dans la décision du gouvernement américain de mettre fin à la guerre du
Vietnam. L’opinion publique était de plus en plus hostile à cette guerre car
elle n’en percevait pas ou plus le bien fondé. Rappelons que le but de cette
intervention militaire n’était pas de conquérir ce territoire mais d’empêcher
que l’influence de l’URSS ne s’y étende. Il faut distinguer les conflits pour
la conquête d’un territoire de ceux pour l’extension ou la préservation d’une
zone d’influence, même si, sur le terrain du conflit, les conséquences sont
identiques (morts et destructions massives), car les causes en sont
différentes.
Il est vraisemblable que le rôle de l’opinion publique américaine n’a pas
été aussi déterminant qu’on le dit ; néanmoins, la mobilisation de l’opinion
publique contre l’engagement de conscrits dans les conflits armés a été l’un
des facteurs de la suppression de la conscription et de la
professionnalisation de l’armée américaine.
La démocratie est donc un contexte favorable à l’expression de nouvelles
revendications qui élargissent dès lors le champ des rivalités de pouvoirs
concernant les territoires ; ces rivalités se déroulent autrement, du fait des
débats qu’elles suscitent dans la population. D’où l’intérêt civique d’une
géographie des conflits. Ces débats sont d’autant plus fréquents que les
informations sur les conflits et les représentations contradictoires qu’en ont
les protagonistes sont largement diffusées par les médias.
L’exemple de la France à propos des conflits liés à l’aménagement du
territoire est à cet égard probant.

Un nouveau champ de conflit :


l’aménagement du territoire
Les grandes opérations d’aménagement du territoire et d’infrastructures –
autoroutes, aéroports, lignes TGV – comme les grands projets industriels
sont de plus en plus souvent l’occasion de contestations. Si, jusque dans les
années 1970, l’annonce d’une infrastructure de transport (autoroute, voie
ferrée, etc.) était vécue localement comme une aubaine, il n’en est plus de
même aujourd’hui. C’est d’ailleurs la contestation par des associations de
riverains du tracé de la ligne du TGV au sud de Valence qui a conduit le
gouvernement à mettre en place une démarche de concertation (le débat
public) afin de prévenir ou de résoudre ces situations conflictuelles. Des
projets industriels plus modestes ou le fonctionnement d’entreprises
réputées polluantes peuvent eux aussi susciter de fortes oppositions.
Incontestablement, les conflits aménagement/environnement ou
développement économique/environnement se multiplient. Ces situations
conflictuelles ont une incidence importante pour les promoteurs des projets
contestés : retard dans leur réalisation, voire même leur abandon,
augmentation des coûts à cause des modifications exigées par les riverains.
Ceci traduit une évolution profonde du comportement social qui résulte non
seulement de l’accroissement de la démocratie mais aussi de l’élévation du
niveau de vie et de la formation intellectuelle qui favorise des prises de
parole sur des questions relevant jusqu’alors exclusivement de la
compétence des dirigeants d’entreprises et des ingénieurs des grands corps
de l’État. Désormais, les associations, par l’intermédiaire des médias, ont
du pouvoir, et les intérêts des uns sont souvent contradictoires avec les
intérêts des autres. Or, comme la presse locale rend compte de leurs débats,
un grand nombre de citoyens et donc d’électeurs sont informés des enjeux,
ce qui peut avoir quelques conséquences sur le plan électoral. C’est
pourquoi les élus accordent une grande attention aux discours de ces
associations.
La médiatisation des conflits contribue à en diffuser les représentations
qui alimentent alors le débat entre citoyens, du moins ceux qui se sentent
concernés. Ainsi, la décentralisation a transformé la politique
d’aménagement du territoire en un jeu d’acteurs très complexe.

Les critères du choix des exemples


Nous avons choisi d’organiser cette géographie des conflits selon trois
critères : la taille du territoire sur lequel s’inscrit le conflit, son intensité et
sa complexité qui nécessite pour être comprise de prendre en compte
plusieurs niveaux d’analyse et de multiples intersections d’ensembles
spatiaux, enfin les représentations contradictoires dont le conflit est l’objet.

La ville, lieu de conflits


Nombre de conflits ont pour théâtre la ville. Cependant, les conflits urbains
sont très divers car ils n’ont ni les mêmes causes, ni les mêmes objectifs.
Ainsi, il est des conflits urbains dont l’issue peut largement dépasser le seul
cadre de la ville où ils ont lieu. Par exemple, prendre le contrôle d’une
capitale, lieu central du pouvoir politique et souvent aussi lieu central de
l’économie, permet de prendre le contrôle d’un pays. D’autres conflits
urbains n’ont guère de conséquences au-delà des territoires où ils ont lieu,
même s’ils peuvent, selon leur niveau de gravité, influencer les politiques
nationales. C’est le cas des luttes entre quartiers à Paris de 1789 à 1794 qui
ont eu des répercussions sur l’assemblée et dans l’ensemble du pays
(Montagnards, Girondins). Ils peuvent également influencer les politiques
internationales, comme avec Jérusalem, cas géopolitique exceptionnel s’il
en est !
Il s’agit principalement de petits territoires, par exemple de quartiers, au
sein de grandes agglomérations : affrontements entre quartiers riches et
quartiers pauvres, surtout quand ils sont voisins ; mais le plus souvent
affrontements au sein des quartiers pauvres (voir le cas de Rio).
Les conflits peuvent être latents puis brutalement réactivés et donner lieu
à des affrontements violents à répétition, voire se transformer en guerre
ouverte pendant un certain temps, comme ce fut le cas à Beyrouth pendant
la guerre civile (1975-1990) ou à Bagdad, après la chute de Saddam
Hussein.
Dans nos sociétés démocratiques, ils ont des formes beaucoup plus
policées. Il en est de même pour les rivalités de pouvoir entre acteurs
politiques qui s’exercent dans un cadre plus ou moins institutionnel. C’est
celui du Grand Paris, où l’enjeu de l’aménagement de la capitale voit
s’affronter l’État, la Région, la ville de Paris et les intercommunalités, sans
que la création de la Métropole du Grand Paris au 1er janvier 2016 mette fin
à ces affrontements car l’enjeu politique majeur reste le contrôle du pouvoir
sur le territoire francilien dans son ensemble et sur les dizaines de territoires
plus petits qui le composent, villes, intercommunalités, départements.

La frontière, lieu de conflit


C’est presque une évidence, dans la mesure où la plupart des frontières des
États résultent de leurs rapports de forces militaires à un moment donné de
leur histoire. Un grand nombre de frontières ne sont plus conflictuelles, la
souveraineté de chaque État sur son territoire étant bien établie et reconnue
de ses voisins immédiats. Cependant, à la suite de l’éclatement de l’URSS
et de la Yougoslavie, des conflits frontaliers ont resurgi ou sont apparus
pour la première fois (cas de la frontière entre la Russie et l’Estonie ou de
Sarajevo), tandis que d’autres, plus rarement il est vrai, disparaissaient
comme entre la RFA et l’Allemagne de l’Est, du fait de la réunification.
Les géographes, à la suite de Michel Foucher, se sont alors beaucoup
intéressés aux frontières qu’ils avaient longtemps négligées, se contentant
d’opposer les frontières « naturelles », par essence non conflictuelles, aux
frontières « artificielles ». Il est, enfin, de plus en plus admis que toute
frontière est le résultat d’un rapport de force politique et que seules
certaines caractéristiques spécifiques du relief peuvent faciliter la défense
de certaines portions de frontière. Quand une frontière correspond à un
accident topographique, à une vallée ou une ligne de crête, c’est que les
responsables politiques et/ou les militaires ont choisi cet obstacle naturel
comme devant être la frontière de l’État.
Les conflits frontaliers concernent généralement des territoires de
plusieurs dizaines de kilomètres et doivent donc être analysés en portant
attention aux caractéristiques géographiques précises du territoire objet de
conflit. En effet, le tracé d’une frontière sur une carte à petite échelle (au
Sahara, au Moyen-Orient, par exemple) se fait toujours plus rapidement que
le bornage sur le terrain, et c’est souvent celui-ci qui fait apparaître les
conflits sur des portions de territoire précises où le tracé de la frontière est
contesté. En outre, la complexité des conflits frontaliers est fonction du plus
ou moins grand nombre d’intersections d’ensembles spatiaux qu’elle
recoupe : relief, anciennes frontières, ensembles linguistiques ou religieux.
Dans les Balkans, où plusieurs nations s’enchevêtraient territorialement,
les conflits de frontières étaient très compliqués et donc difficiles à résoudre
car plusieurs protagonistes s’affrontaient pour modifier à leur avantage le
tracé des frontières et déplacer des populations, plus ou moins proches par
la langue mais différentes par la religion. Chaque État revendique les
membres de sa nation ainsi que la portion du territoire d’un État voisin où
ils se trouvent, mais refuse de céder la portion de son territoire où se trouve
une autre nationalité que la sienne.
Ce n’est pas parce que le tracé de la frontière fait consensus que la
frontière ne peut plus être un lieu de conflit. En effet, la préoccupation des
États développés de limiter les arrivées de travailleurs étrangers sur leur
territoire s’accompagne d’un renforcement du contrôle (frontière États-
Unis-Mexique) de leurs frontières qui engendrent un conflit entre ceux qui
veulent entrer sur le territoire et ceux qui s’y opposent, forces de police ou
population.
Au Moyen-Orient, on assiste à la volonté du groupe islamique radical
Daech d’effacer par la guerre les frontières entre la Syrie et l’Irak, sous le
prétexte que ce sont des frontières coloniales imposées par les
impérialismes français et britannique dans le but de créer des États sur le
modèle de ceux qui existent en Occident pour diviser les musulmans. Or,
selon le Coran, ceux-ci forment une seule et même communauté à la fois
religieuse et politique, l’Umma ; il faut donc supprimer les États pour la
reconstituer. Daech et son leader Abou Bakr al-Baghdadi, calife auto-
proclamé de « l’État islamique » ont commencé en instaurant un « État »
dont le territoire s’étend de part et d’autre de la frontière irako-syrienne et
dont les lois sont conformes à la charia.

Les nationalismes régionaux


Alors que dans les pays autrefois colonisés le sentiment de former une
nation s’est matérialisé par la conquête de l’indépendance, celle-ci n’a
pourtant pas nécessairement suffi à rendre ce sentiment suffisamment
puissant pour résister à des mouvements centrifuges pouvant conduire à la
partition de l’État, comme c’est le cas avec la partition du Soudan en 2011.
De vieux États dont les nations ne se sont pas formées lors de luttes
d’indépendance (c’est le cas de la France et de l’Angleterre, par exemple),
ne sont pas à l’abri de voir naître des mouvements régionalistes qui, en se
radicalisant, peuvent se transformer en nationalismes régionaux qui, dans
certaines circonstances, peuvent conduire à l’indépendance. C’est
clairement le projet des nationalistes basques en Espagne, et aussi celui des
indépendantistes catalans. De même, qu’adviendra-t-il de l’Ukraine si les
Ukrainiens russophones majoritaires dans les provinces de l’est et soutenus
(y compris militairement) par la Russie réclament leur rattachement à la
Russie, ce qui est déjà le cas pour la Crimée ?
Le conflit à l’est de l’Ukraine peut être qualifié de nationalisme régional
dans la mesure où des Ukrainiens russophones et russophiles n’acceptent
pas d’être dirigés par des Ukrainiens de l’ouest non russophones et encore
moins russophiles. Ils estiment que la langue russe est menacée au vu de
certaines déclarations du gouvernement (même si celui-ci a rapidement fait
marche arrière) et que l’association de l’Ukraine avec l’UE était la marque
de la volonté du gouvernement de s’éloigner de la Russie et de se mettre
sous la protection de l’OTAN, ce qui fut perçu comme un acte de défiance
envers la Russie. Armés et soutenus par des forces armées russes, les
milices de l’est de l’Ukraine ont affronté l’armée ukrainienne pendant de
long mois entraînant de nombreux morts civils et de déplacés réfugiés à
l’ouest de l’Ukraine. Le conflit est suspendu depuis mars 2015 après
l’intervention commune du président français et de la chancelière allemande
supportée par le président russe.
Par ailleurs, l’affirmation de ces nationalismes régionaux est liée à un
accroissement de la démocratie et à une plus grande liberté d’expression, ce
qui, d’ailleurs, a contribué à leur renaissance et permis d’éviter les
affrontements violents en trouvant des compromis, à l’exception notable des
Basques, des Corses et des Irlandais de l’Ulster.
Qu’est-ce qui conduit des petits groupes à contester leur appartenance à
une nation, à un État ? Pour comprendre le processus qui les amène à une
position aussi radicale, il est nécessaire de prendre en compte les
représentations, les idées géopolitiques qu’ils se font de leur situation
politique. Ainsi, pour les militants de la cause nationaliste régionale, l’idée
géopolitique qui conduit leur action est qu’il faut libérer leur territoire et la
population qui s’y trouve de la domination d’un État jugé oppresseur,
dominateur, responsable du « génocide » (sic) de leur culture, de leur
langue et, dans certains cas, de leur sous-développement économique ; mais
ce peut être aussi la volonté de ne plus partager les fruits de la prospérité
économique régionale avec d’autres (Lombardie, Flandre belge, Écosse,
Catalogne). L’intensité du conflit est très variable, allant de la revendication
culturelle de bon aloi au terrorisme meurtrier, même quand le contexte
politique est des plus démocratiques.

La conquête des ressources


De nombreux travaux ont montré le rôle spécifique des ressources
naturelles dans l’augmentation du risque de conflictualité. Selon la nature
des ressources naturelles, ces conflits qui s’inscrivent dans des territoires
précis mettent en jeu des acteurs de niveaux différents. Par exemple, les
investissements très élevés dans l’exploitation du pétrole nécessitent la
présence de grandes entreprises pétrolières internationales qui s’appuient
soit sur des réseaux de pouvoir nationaux qui eux-mêmes utilisent des relais
locaux ; soit sur des rebelles qui peuvent agir aux niveaux national et local
et qui, par le conflit, cherchent à prendre le contrôle du territoire pour en
tirer profit ; c’est le cas des mouvements sécessionnistes ou autonomistes
dans le delta du Niger. Dans le cas des richesses minières, cela peut prendre
la forme de guerres de pillage, très localisées sur le gisement ; les armées
locales ou milices à bases ethniques utilisent une main-d’œuvre contrainte
par la force, l’écoulement de la marchandise devant se faire avec l’aide de
réseaux nationaux ou étrangers.
Les ressources naturelles comme les terres arables ou l’eau, rares dans
certaines zones, peuvent alimenter des conflits locaux ou régionaux comme
au Darfour, au Kivu, ou les conflits pour le moment latents entre l’Égypte et
l’Éthiopie à propos des barrages construits par le gouvernement éthiopien
sur le Nil ou les barrages turcs construits sur l’Euphrate et le Tigre dans les
monts Taurus, région peuplée de Kurdes, ce qui contribue à accroître les
tensions entre la minorité kurde et le gouvernement turc.
Compte tenu de l’abondance de la littérature sur la géopolitique de l’eau,
nous avons choisi de ne pas traiter directement les conflits liés à l’eau dans
cet ouvrage. En revanche, nous avons choisi le cas turc du GAP. Ce grand
plan d’aménagement hydraulique décidé par l’État suscite de nombreux
conflits très différents les uns des autres : conflits environnementaux,
conflits culturels avec la défense du patrimoine archéologique, conflit
économique avec la contestation de la culture massive du coton, le tout
étant compliqué par la lutte des Kurdes dans cette région du sud-est de
l’Anatolie qui voient d’abord dans ces aménagements la volonté des
autorités turques de les déposséder de certaines de leurs terres et de
renforcer leur contrôle sur l’ensemble de la région.

Deux grandes études de cas


Enfin, il ne peut y avoir de géographie des conflits sans que soient abordées
des situations conflictuelles importantes par leurs conséquences
géopolitiques au niveau local comme au niveau régional et international.
Ainsi, le conflit israélo-palestinien met en jeu des territoires d’ordres de
grandeur très différents. Du plus petit au plus vaste : quelques dizaines de
mètres pour le conflit au cœur de Jérusalem ; des dizaines de kilomètres
pour le conflit entre Palestiniens et populations des colonies juives en
Cisjordanie, pour les tensions existant le long du « Mur » que construisent
les Israéliens ou encore pour les zones d’affrontement avec le Hezbollah
libanais ; des centaines de kilomètres si l’on considère le rôle de l’Iran qui
appuie et finance le Hezbollah au Liban et le Hamas à Gaza ; et, enfin, des
milliers de kilomètres si l’on prend en compte la présence militaire des
États-Unis dans la région (avec la VIe flotte et troupes basées en
Arabie saoudite et en Irak, même si le retrait de ces dernières est en cours).
L’implication des Américains mais aussi des Européens dans ce conflit
(l’Union européenne est la principale donatrice de subventions aux
Palestiniens) doit beaucoup à la culpabilité mémorielle de la Shoah pour les
uns et les autres.
Le cyberespace est quant à lui désormais perçu à la fois comme une
menace et une ressource dans la plupart des conflits géopolitiques
contemporains. Pour les armées de nombreuses nations, dont la France, il
est même devenu un enjeu stratégique majeur et un champ de confrontation
à part entière. Cette représentation laisse peu de place à la vulnérabilité,
pourtant intrinsèque, au cyberespace, et encourage le renforcement des
capacités défensives et le développement d’un véritable arsenal offensif et
de commandements militaires spécialisés. Or le cyberespace représente un
véritable défi stratégique. Contrairement aux autres domaines militaires que
sont la terre, la mer, l’air et l’espace, ce milieu, né de l’interconnexion
globale des systèmes d’information et de communication, n’est pas un
milieu naturel. Il est entièrement façonné par l’homme et surtout en
reconfiguration rapide et permanente. C’est donc un domaine difficile à
appréhender et encore plus à représenter, en raison de sa géographie
complexe et changeante, et pour part intangible. On ne sait pas encore très
bien ce qu’est un terrain militaire dans le cyberespace, et il n’existe pas
vraiment de cartes d’état-major du cyberespace.
PREMIÈRE PARTIE

La ville, lieu de conflits


Introduction

POURQUOI COMMENCER cet ouvrage par les conflits urbains, c’est-à-dire par
des conflits qui se déroulent sur de petits territoires parfois d’une centaine
de mètres carrés seulement, et non par une présentation à l’échelle mondiale
des conflits dans le monde ?
Ce choix répond à la préoccupation de montrer que, quelles que soient la
taille du territoire et la diversité des enjeux de conflits, la méthode de leur
analyse mise en œuvre reste la même : analyse précise des lieux où se
déroule le conflit, de l’extension de son impact au niveau régional, national
voire international, identification des rivalités de pouvoir en jeu, prise en
compte du contexte géographique (y compris parfois physique, le relief,
l’hydrographie), politique, économique, social de son déclenchement, des
différents acteurs qui interviennent dans son déroulement et dans sa
résolution, et enfin, prise en compte des représentations qu’ont les
protagonistes du territoire objet du conflit et comment celles-ci sont
utilisées dans les stratégies mises en œuvre pour mobiliser la population.

Complexité et diversité des conflits


urbains
L’analyse d’un conflit urbain est complexe, car, si les phénomènes
géopolitiques qui s’y déroulent concernent de petits territoires,
l’enchevêtrement des causes peut y être aussi compliqué que pour des
conflits qui mettent en jeu des territoires beaucoup plus étendus. Il arrive
parfois aussi que l’impact d’un conflit urbain puisse s’étendre sur de vastes
espaces, s’il s’agit par exemple de phénomènes religieux ou culturels, le
plus emblématique de tous étant le territoire de Jérusalem. C’est pourquoi
certains conflits urbains nécessitent une approche diatopique qui combine
différents niveaux d’analyse (spatial, local, régional, national voire
international), et une approche diachronique qui combine différents temps
de l’histoire.
Comme pour toutes rivalités de pouvoir, celles qui ont pour territoire une
ville ou un quartier reposent sur des enjeux territoriaux précis, mais aussi
sur les représentations que les protagonistes se font des territoires, objets de
leurs rivalités.
La ville est devenue le lieu le plus fréquent du déroulement des conflits.
Cela est bien sûr lié à la très forte croissance urbaine au niveau mondial et à
l’existence de très grandes agglomérations de plus de 10 millions
d’habitants parfois. Même si les rivalités de pouvoir se déroulent sur des
territoires de petites dimensions, elles peuvent concerner des effectifs de
population allant jusqu’à plusieurs centaines de milliers voire 1 million
d’habitants, s’il s’agit de très grandes agglomérations. Cette concentration
spatiale et démographique rend particulièrement difficiles les analyses de
géopolitique urbaine, car la diversité des acteurs et celle de leur niveau de
pouvoir peuvent aussi y être extrêmes selon la complexité du conflit et
l’importance de son enjeu.
Les conflits urbains sont extrêmement divers. Il en est de terriblement
meurtriers quand il s’agit de situations de guerre ouverte : guerre civile
comme à Bagdad dans les années qui ont suivi la chute de Saddam Hussein,
théâtre d’affrontements entre sunnites et chiites mais aussi entre milices
chiites ; guerre civile également à Beyrouth entre 1975 et 1990, mais
également en 2008 où la situation fut de nouveau très tendue ; ou guerre
classique à Grosnyi en Tchétchénie, massivement bombardée par l’armée
russe entre 1994 et 1996. Prendre le contrôle de la capitale est un enjeu
majeur dans la conquête du pouvoir ; c’est pourquoi les capitales sont très
souvent le lieu de combats très violents. De plus, le combat en milieu urbain
est l’un des plus difficiles à mener du fait de l’abondance des espaces
masqués entre les immeubles (même si les hélicoptères modifient les
conditions de la guerre de rue), de la présence de civils qui empêchent
généralement les bombardements massifs et contraignent à bombarder des
cibles précises. Souvent, ce type de combats exige d’engager au sol un
grand nombre d’hommes et de prendre le risque de la mort de plusieurs
d’entre eux.
Toutefois, en dehors de ces conflits liés à des situations de guerre
ouverte, d’autres, certes moins meurtriers, se rencontrent également dans
l’espace urbain. Ils se produisent le plus souvent dans les très grandes
agglomérations qui ont connu et connaissent encore une très forte
croissance démographique, c’est-à-dire les grandes agglomérations des pays
qui faisaient partie, il y a encore une trentaine d’années, du Tiers-monde. Le
taux d’urbanisation y est en effet en forte croissance et les grandes
agglomérations, capitales politiques et/ou économiques, concentrent parfois
plus d’une dizaine de millions d’habitants.
Cette croissance démographique résulte à la fois de l’accroissement
naturel et des migrations internes et venues de l’étranger. Le doublement,
voire le triplement de la population d’une grande agglomération, ne peut se
faire sans tensions du fait de la surpopulation de certains quartiers qui
posent des problèmes compliqués d’aménagement (transports, déchet,
voirie, réseaux d’eau potable, d’électricité, etc.), sources de conflits entre
les usagers et les autorités, mais aussi parfois entre les usagers, entre ceux
qui paient les services et ceux qui les utilisent illégalement, entre les
propriétaires légaux et les illégaux, etc.
En outre, la perception des extrêmes inégalités économiques est
beaucoup plus forte en ville du fait de la proximité entre quartiers riches et
quartiers pauvres, situation qui, dans certaines circonstances, peut tourner à
l’affrontement et au pillage. À ces sources de tensions économiques et
sociales s’ajoutent celles qui proviennent des rivalités ethniques et/ou
religieuses.

Complexité et violence des conflits


des grandes métropoles du « Sud »
C’est pourquoi nous avons choisi de présenter les conflits urbains dans deux
grandes métropoles des pays du Sud : Rio et Karachi. Ce choix a été motivé
par le fait qu’il s’agit de deux très grandes métropoles sur deux continents,
l’Amérique du Sud et l’Asie, qui présentent à la fois quelques points
communs et des différences importantes et où les conflits urbains ne
résultent pas d’un conflit armé, comme pour Bagdad ou Beyrouth, mais
bien des rivalités nées de l’organisation spatiale de l’agglomération et des
caractéristiques de la population.
Les facteurs de géographie physique ne jouent pas un grand rôle dans les
conflits urbains, surtout quand les accidents topographiques sont peu
marqués, ou quand le climat ne présente pas de contrainte particulière
(aridité, crues brutales et dévastatrices, etc.). En revanche, il arrive que les
accidents topographiques soient suffisamment importants pour déterminer
l’organisation sociospatiale du territoire qui peut, elle, être source de
conflits.
C’est clairement le cas de Rio avec le contraste si visible des favelas
construites sur les mornes escarpés qui dominent la baie et les quartiers
aisés de Copacabana et d’Ipanema. Les fortes pentes et la faible résistance
du granit sous climat tropical ont empêché toutes constructions importantes.
Or, les nombreux emplois qu’offrait cette capitale politique – restée, encore
aujourd’hui, un très grand centre économique – jusqu’à la création de
Brasília, ont attiré et attirent encore nombre de migrants des campagnes
brésiliennes à la recherche d’une vie meilleure. Sur ces territoires qui furent
longtemps inoccupés, proches des zones d’emplois, des habitations de
fortune ont été construites avec les moyens du bord, illégalement et sans
bénéficier du moindre équipement (voirie, adduction d’eau, électricité).
Avec le temps, les habitations les plus anciennes se sont améliorées et les
équipements ont fini par être installés. Toutefois, la croissance
démographique y reste toujours plus forte que dans les autres quartiers de
Rio, tant à cause d’un accroissement naturel plus élevé que d’une arrivée
continue de migrants. Cette concentration de populations pauvres à
proximité de quartiers aisés a inexorablement conduit à l’installation d’une
économie de trafics, dont la drogue est devenue le plus lucratif de tous. Ce
sont les luttes entre gangs de narco-trafiquants pour s’assurer le contrôle de
telle ou telle favela qui génèrent des conflits meurtriers. C’est apparemment
pour y mettre un terme que les forces armées brésiliennes ont mené une
opération spectaculaire dans les favelas, en novembre 2010 (chapitre 3).
Karachi a quelques points communs avec Rio : comme celle-ci, elle fut
la première capitale politique du pays, elle en reste la première métropole
économique (18 millions d’habitants) et attire toujours un grand nombre de
migrants. La maîtrise de l’urbanisation est très difficile du fait de
l’exceptionnelle croissance démographique de la ville, d’autant plus que
l’espace de Karachi est limité au sud par la mer d’Oman, qui débouche sur
l’océan Indien, et au nord par le désert. L’étalement urbain ne peut que
partiellement absorber la croissance démographique qui s’explique
principalement par un accroissement des densités. Compte tenu de la
pauvreté d’une partie de la population, les habitats précaires (katchi abadis)
y sont donc très nombreux. À la violence qui caractérise les quartiers
pauvres de toutes les grandes agglomérations dans le monde s’ajoute à
Karachi la violence due aux rivalités ethniques et religieuses. Les rivalités
ethniques ont commencé dès le retour des Mohajirs (musulmans ayant
quitté l’Inde lors de la partition entre l’Inde et le Pakistan) opposés aux
Baloutches et aux Sindhis et plus récemment Pachtounes réfugiés
d’Afghanistan. Les rivalités religieuses sont plus récentes : elles
apparaissent dans les années 1970 avec la politique d’islamisation.
Le choix de Karachi dans notre étude s’est aussi imposé à cause de la
complexité des conflits urbains qui s’y sont produits ces dernières années.
En effet, face aux rivalités économiques, sociales, ethniques et religieuses,
on trouve désormais des rivalités liées à l’arrivée de talibans réfugiés des
zones tribales pachtounes du nord-ouest du Pakistan.
Pour comprendre les raisons de ces conflits complexes, la démarche
diatopique est indispensable. C’est en changeant de niveau d’analyse, c’est-
à-dire en passant du quartier urbain où le conflit a lieu, au niveau régional,
puis national et enfin international avec le rôle des États-Unis dans la guerre
en Afghanistan, que l’on peut comprendre les rivalités et les enjeux de
pouvoir qui se jouent dans quelques quartiers de Karachi (chapitre 4).

Les conflits urbains des sociétés


démocratiques développées
Considérant que la géographie des conflits est une question de géographie
générale, il faut présenter, dans la mesure de l’espace imparti dans cet
ouvrage, des cas représentatifs de situations conflictuelles qui se retrouvent
en différents lieux du globe. En précisant toutefois que chaque cas est
singulier, même s’il présente quelques caractéristiques qui permettent de le
comparer à d’autres, ce qui justement aide à faire apparaître sa singularité.
Il existe, dans des sociétés démocratiques développées, des conflits
urbains violents qui ont pour origine des causes économiques et sociales
sans avoir toutefois le facteur aggravant d’une très forte croissance
démographique propre aux grandes agglomérations des pays du « Sud »,
qui contribue à rendre ces conflits beaucoup plus violents. Cependant, du
fait des systèmes sociaux de ces pays, les inégalités économiques et sociales
à elles seules ne suffisent pas à faire éclater le conflit. Il faut d’autres
facteurs : par exemple, dans le cas de la France, la mort accidentelle d’un
jeune Français d’origine maghrébine ou d’Afrique subsaharienne d’une cité
de banlieue dans laquelle la police est impliquée. Ce scénario est à l’origine
de la plupart des violences urbaines depuis les années 1980. Pour se
produire, ce type de conflit ouvert contre les forces de l’ordre nécessite la
réunion d’un certain nombre de phénomènes en un même lieu : quartier
d’habitat social collectif dense, faible mixité sociale, jeunesse de la
population, taux de chômage élevé (très élevé même pour les jeunes),
Français à la peau foncée suscitant le racisme des « blancs » eux-mêmes
victimes du racisme des premiers.
Le cas de la France est singulier. Les banlieues dites « difficiles » sont
des petits territoires sur lesquels se pose de façon aiguë et contradictoire la
question très géopolitique de la nation et du peuple français. En effet, dans
ces banlieues se trouvent concentrés nombre de Français issus de
populations autrefois colonisées. Or, dans l’esprit des Français des
générations nées avant les années 1960, y compris les enfants d’immigrés
italiens, polonais, belges, la France est une nation enracinée dans l’histoire
culturelle et politique ancienne du seul hexagone ; elle n’inclut donc pas
l’histoire de l’empire colonial qui, dans leur représentation, ne fait pas
partie du territoire « national ». Or, de nombreux Français sont nés dans des
familles originaires de pays où l’idée de nation s’est forgée ou consolidée
dans la lutte contre la domination française : Tunisie, Algérie, Maroc, mais
aussi Sénégal, Côte d’Ivoire… Ces immigrés sont arrivés en France pour
fuir la misère ou la guerre, mais beaucoup d’entre eux n’ont jamais
abandonné l’espoir de revenir et d’enraciner à nouveau leur famille dans le
sol natal. Leurs enfants ne sont plus « là-bas », pas non plus complètement
« ici », ils se retrouvent porteurs de diverses traditions et sont pris dans des
fidélités contradictoires : celle que leur famille tente de leur inculquer
malgré le déracinement, et celle que leur transmettent l’école et leurs
cercles d’amitiés en France.
Par ailleurs, depuis près de trente ans, pour éviter la dégradation de la
situation et la croissance des violences, l’État a mis en place une politique
d’aide territorialisée. Le principe de l’aide ciblée sur des territoires visait à
ne pas mettre en place une discrimination envers les personnes départagées
selon des critères multiculturels incertains (« race », couleur de peau,
ethnie…). Ces politiques ont été utiles, mais sans doute insuffisantes, car
l’amélioration de l’habitat, le désenclavement de certains quartiers, leur
« dé-densification », la création de zones franches pour attirer des emplois,
ne peuvent empêcher la dégradation de l’image de ces quartiers. C’est
pourquoi le débat est toujours plus intense sur la question de savoir
comment aboutir à une égalité réelle qui diminuerait le risque de conflit
d’envergure dans ces territoires ou partant de ces territoires.
Enfin, si la très grande majorité de la population qui réside dans ces
banlieues n’aspire qu’à une vie tranquille, il y a néanmoins une petite
minorité d’hommes jeunes délinquants plus ou moins impliqués dans des
trafics dont celui de la drogue. Les rivalités entre bandes de trafiquants pour
le contrôle de territoires où se pratique la vente génèrent de graves conflits
meurtriers – comme dans les cités du nord de Marseille – qui empoisonnent
la vie des habitants et qui contribuent à les discriminer aux yeux du reste de
la population. La ville est aussi, du fait de l’immigration d’étrangers venus
de milieux culturels de plus en plus divers, le lieu du regroupement de ces
populations par communautés par le biais des réseaux d’entraide
notamment. Le caractère multiculturel d’une population ne devient un
problème que dans le cas où les revendications de certains groupes
s’inscrivent dans des stratégies visant à contrôler des territoires urbains par
le biais d’un affichage dans l’espace public, de pratiques qui peuvent
susciter des débats et polémiques dont l’impact s’étend aux débats
géopolitiques nationaux, tel que le port du voile intégral.
Néanmoins, chaque conflit a sa singularité qu’il est utile d’identifier
pour mieux le comprendre. Analyser ce type de conflits revient à repérer et
à tracer sur une carte l’ensemble spatial de chacun des phénomènes pris en
compte, en accordant de l’attention au(x) phénomène(s) qui, justement, le
distingue(nt) des autres. Dans les sociétés démocratiques développées, il est
de très nombreux conflits urbains qui n’ont aucun caractère de violence et
qui n’en relèvent pas moins de l’analyse géopolitique. L’expression du
mécontentement, de l’opposition y prend des formes plus policées,
manifestations, référendum d’initiative populaire, sanction aux élections,
tribune dans la presse : autant de moyens de créer un rapport de force pour
contraindre le pouvoir, qu’il soit local, régional ou national, à revenir sur sa
décision. En effet, surtout dans les sociétés démocratiques, les rivalités
entre forces politiques se combinent à des relations socio-spatiales, à des
alliances ou ententes, parfois même entre anciens adversaires.
Le cas du conflit suscité par le Grand Paris est à cet égard exemplaire. Il
est rare qu’un projet d’aménagement suscite aussi longtemps l’intérêt des
médias nationaux mais aussi locaux, car l’aménagement de la capitale
concerne tous les Français et l’enjeu est de taille puisqu’il était annoncé par
le président de la République comme étant l’aménagement qui éviterait le
déclin de la ville capitale et assurerait son avenir de ville-monde.
Cependant, pour nombre de Franciliens, l’enjeu est tout autre : il est de
savoir si cet aménagement se traduira par une amélioration réelle du réseau
de transports en Île-de-France. Les représentations du devenir de ce
territoire ne se posent donc pas du tout au même niveau : mondial pour le
chef de l’État, local et régional pour la population d’Île-de-France et ses
élus.
Mais, comme le montre l’analyse de Philippe Subra (chapitre 1), deux
enjeux très géopolitiques expliquent la forte mobilisation des acteurs et les
positions qu’ils ont adoptées. Il s’agit de la façon dont ce vaste et riche
territoire, centre toujours incontesté de la vie politique, culturelle et
économique de la France, serait gouverné et administré et surtout par qui :
l’État et ses hauts fonctionnaires, les élus de la Région, les représentants des
intercommunalités, les élus locaux. Le tout avec en arrière-fond l’enjeu
d’une reconquête, par la droite, de Paris et de la région Île-de-France.

L’exceptionnalité de Jérusalem
Jérusalem est un cas unique dans l’histoire et la géographie du monde. Il ne
peut donc être rapproché d’aucun grand type de conflit urbain. Pourquoi
alors l’avoir gardé dans cet ouvrage de géographie générale ? C’est sans
doute parce que la ville, en tant qu’objet de conflit urbain, est la plus
connue dans le monde, même si les caractéristiques précises du territoire ne
sont, elles, guère connues. La résolution de ce conflit signifierait la fin d’un
des conflits les plus célèbres, considéré comme l’un des plus dangereux
pour la stabilité du Proche-Orient, mais aussi pour des espaces bien plus
vastes (certains évoquent même la stabilité du monde !).
Le cas de Jérusalem est en fait exemplaire de l’efficacité de la démarche
géopolitique qui est à la fois diatopique et diachronique et qui tient compte
des représentations contradictoires du territoire. Jérusalem illustre mieux
que toute autre ville quatre points essentiels de la démarche géopolitique :
– les rivalités de pouvoir pour le contrôle d’un très petit territoire
peuvent avoir un impact sur des espaces de beaucoup plus vastes
dimensions ;
– les représentations contradictoires que se font du territoire les
protagonistes du conflit sont indispensables à prendre en compte pour
comprendre la très difficile résolution de ce conflit ;
– le raisonnement diachronique alliant des temps longs et même très
longs aux temps courts des affrontements politiques récents est
indispensable ;
– les caractéristiques du milieu physique (topographie et sécheresse
méditerranéenne) jouent aussi leur rôle dans les stratégies mises en œuvre,
principalement par les Israéliens.
Ajoutons encore que, dans la société démocratique israélienne, les
rivalités de pouvoir pour le contrôle du territoire s’exercent aussi entre
Israéliens, car tous n’ont pas la même représentation de ce que doit devenir
la capitale éternelle et sacrée d’Israël.
Chapitre 1

Le Grand Paris : conflits


autour de l’aménagement
et de la gouvernance
de l’agglomération

EN ÎLE-DE-FRANCE, les années 2007-2015 auront été celles du Grand Paris.


D’abord, sur le plan de l’aménagement, avec le lancement d’un gigantesque
chantier, celui du « Grand Paris Express » : 200 kilomètres de lignes
nouvelles de métro, situées principalement en petite couronne, qui seront
mises en service progressivement d’ici 2035, et permettront de relier Paris,
les deux aéroports de Roissy et d’Orly et les principaux pôles de
développement de l’agglomération, comme La Défense, La Plaine-Saint-
Denis, Marne-la-Vallée, mais aussi l’est, sinistré, de la Seine-Saint-Denis,
avec notamment une station à Clichy-sous-Bois-Montfermeil, point de
départ des émeutes urbaines de 2005.
La construction du nouveau réseau aura des répercussions majeures sur
le fonctionnement de l’agglomération et sur le quotidien de millions de
Franciliens : le glissement des fonctions centrales vers des pôles
secondaires en dehors de Paris va s’accentuer, la mobilité va s’améliorer,
tout comme l’accès aux emplois et aux services.
Ensuite, sur le plan des représentations collectives, avec la prise de
conscience encore incomplète, mais réelle, chez les responsables politiques
comme chez les habitants, d’une nouvelle identité territoriale commune,
dépassant l’opposition historique Paris-banlieue.
Enfin, en termes de gouvernance, avec la création, pour la première fois
dans l’histoire de l’agglomération, d’une instance de gestion
intercommunale à l’échelle de sa partie centrale, Paris et les trois
départements de petite couronne, baptisée la Métropole du Grand Paris
(MGP).

L’objet de fortes rivalités géopolitiques


Ces changements majeurs n’ont pas été obtenus sans mal. L’État et la
Région se sont affrontés pendant trois ans avant d’aboutir, en janvier 2011,
à un accord sur un plan commun d’investissement dans les infrastructures
de transport, fusionnant le nouveau métro voulu par Nicolas Sarkozy et les
projets de tramways, de RER ou de prolongement de lignes de métro que
défendait le président socialiste de la Région, Jean-Paul Huchon. La
question de l’intercommunalité, laissée de côté dans un premier temps, a
ressurgi après l’élection présidentielle de 2012 et la victoire de François
Hollande.
Après une bataille politique et parlementaire d’anthologie, la loi
MAPTAM (Modernisation de l’action publique territoriale et affirmation
des métropoles) de janvier 2014 a décidé la création de la MGP, au
1er janvier 2016, sans mettre fin, pour autant, au bras de fer entre élus et
avec l’État. Ces questions en apparence techniques (quel programme
d’infrastructures ? quelles règles de coopération entre les collectivités
territoriales ? quelle répartition des ressources fiscales ?) se sont révélées
finalement très politiques, car elles sont au centre d’une bataille générale
pour le contrôle du pouvoir sur le territoire francilien dans son ensemble et
sur les dizaines de territoires plus petits qui le composent, villes,
intercommunalités, départements. Les enjeux ? L’influence électorale des
différents courants et responsables politiques, le contrôle qu’ils exercent sur
des mandats et des institutions et le contenu des politiques publiques
(notamment en matière de logements). Mais aussi le rôle respectif de l’État
et des élus et le poids et l’autonomie d’action des différentes collectivités,
Région, Ville de Paris, départements de petite et de grande couronne,
communautés d’agglomération et communes.
Mais si ces dossiers (transports, gouvernance) ont été – et demeurent – si
conflictuels, c’est aussi parce que leur traitement se déroule à un moment
historique particulier : après des décennies de relative stabilité, le paysage
géopolitique francilien est entré, à partir des années 1980 et surtout de la fin
des années 1990, dans une phase de redéfinition profonde. Le déclin de la
banlieue rouge, ce système géopolitique local créé par le Parti communiste
dans les années 1930 et qui s’est étendu sur une grande partie de la petite
couronne, n’a cessé de s’aggraver jusqu’à atteindre, à partir de 2008, un
stade critique : le PC a perdu plusieurs de ses mairies les plus importantes,
qu’il dirigeait parfois depuis 70 ou 80 ans, et un des deux conseils généraux
dont il avait la présidence. Ce recul s’est opéré dans un premier temps au
profit du Parti socialiste et de ses alliés écologistes (perte de la Seine-Saint-
Denis et des mairies d’Aubervilliers et de Montreuil en 2008), puis, de
manière plus inattendue, au profit de la droite et du centre (UDI) (perte des
mairies de Bondy, Bobigny, Villejuif, Le Blanc-Mesnil et Saint-Ouen en
2014). La capacité de résilience du courant communiste ne doit pas
cependant être sous-estimée : le PC a réussi à reprendre Montreuil et
Aubervilliers en 2014 et conservé le Val-de-Marne en 2015, et l’ancien
communiste et toujours militant du Front de gauche Patrick Braouezec
continue de présider la communauté d’agglomération de Plaine Commune,
autour de Saint-Denis. Mais, à force de perdre des mairies, le PC se
rapproche toujours un peu plus de la fin du communisme municipal. Or
sans ses bataillons d’élus locaux, il risque de ne peser que le score de ses
candidats aux présidentielles, c’est-à-dire d’être définitivement marginalisé
comme force politique nationale.
L’autre compétition se joue entre le Parti socialiste et la droite. Celle-ci,
qui était en situation d’hégémonie jusqu’à la fin des années 1990, a perdu
successivement la Région en 1998 et la Ville de Paris en 2001, tandis que
certains départements (Essonne, Seine-et-Marne, Val-d’Oise) et une série de
municipalités importantes basculaient tantôt à gauche, tantôt à droite, selon
les élections. Depuis 2014, elle a engrangé les succès (sauf à Paris) : elle
contrôle pour la première fois la majorité des villes de Seine-Saint-Denis,
ses bastions des Yvelines et des Hauts-de-Seine sont plus puissants que
jamais, elle préside, depuis les élections départementales de 2015, six des
sept départements de petite et grande couronne et a reconquis la Région en
décembre 2015, après deux tentatives infructueuses (2004, 2010).
Le débat sur le Grand Paris, dans ses deux dimensions (quel projet
d’aménagement ? quel système de gouvernance ?) a bien entendu été
influencé (et parfois surdéterminé) par ces enjeux politiques et électoraux :
pour le Parti communiste, continuer de contrôler une partie de l’ancienne
banlieue rouge est une question de survie ; pour les élus de droite et du Parti
socialiste, ce qui est en jeu c’est le contrôle de très nombreuses positions de
pouvoir, mais aussi la mainmise sur la première région française par le
nombre d’électeurs, en vue de la présidentielle de 2017.

2007-2010 : la bataille autour du projet


d’aménagement
Juin 2007-février 2008 : Nicolas Sarkozy prend
l’initiative et impose son calendrier
Tout a débuté à Roissy, un lieu emblématique de la ville mondiale qu’est
Paris. Venu inaugurer un nouveau terminal de l’aéroport le 26 juin 2007, le
nouveau président de la République évoque l’anomalie que constitue
l’absence d’une structure de gouvernance de la métropole parisienne et se
prononce pour une relance volontariste de la politique d’aménagement de
l’agglomération. À ses yeux, la mise en place d’une structure de
gouvernance métropolitaine est indispensable, à condition qu’elle soit
dirigée par des élus de droite, alliés de son gouvernement, parce qu’elle est
la condition de la mise en œuvre d’une politique d’aménagement
dynamique qui permettra à Paris de « rester dans la course », c’est-à-dire
dans la compétition qui fait rage entre grandes villes internationales. À cet
objectif géoéconomique s’en ajoute un autre, plus directement politique, qui
s’inscrit dans la perspective de la présidentielle de 2012 : affaiblir la gauche
en Île-de-France à travers les collectivités qu’elle contrôle.
En lançant le débat, Nicolas Sarkozy prend l’ensemble des acteurs locaux
par surprise, ses adversaires politiques, mais aussi ses propres partisans. Les
principaux barons de la droite francilienne peuvent difficilement désavouer
le président de la République, quelques semaines après son élection,
d’autant que plusieurs d’entre eux sont ministres. Mais leur hostilité à la
mise en place d’une communauté urbaine est tangible : Valérie Pécresse et
Roger Karoutchi, parce qu’ils visent la présidence de la Région en cas de
victoire de l’UMP aux élections régionales de 2010 ; Patrick Devedjian,
parce qu’il préside l’ancien fief de Nicolas Sarkozy, deuxième département
le plus riche de France après Paris, les Hauts-de-Seine. Or, la création d’une
communauté urbaine affaiblirait durablement le Conseil régional (réduit à
gérer la grande couronne ou même, si la communauté urbaine s’étend à
l’ensemble de l’agglomération, les seules franges périurbaines et rurales) et
pourrait entraîner la disparition pure et simple des départements de la petite
couronne. S’ils sont favorables à une relance de l’économie régionale, à la
fois pour des raisons idéologiques et parce que leurs territoires respectifs en
bénéficieraient, les leaders de la droite francilienne sont donc plus que
réticents à la création d’une grande communauté urbaine.
La gauche, de son côté, est profondément divisée par le sujet. Jean-
Paul Huchon, président socialiste du Conseil régional depuis 1998 et, avec
lui, les Verts, défendent vigoureusement le rôle de la Région comme
institution pilote de la politique d’aménagement de l’Île-de-France. Le
maire de Paris, Bertrand Delanoë, est plus nuancé car il réclamait déjà,
avant son élection, la création d’une communauté urbaine. Il n’a eu de
cesse, depuis, de promouvoir la coopération entre Paris, les communes et
les départements voisins, en lançant des projets d’aménagement communs
par-dessus le périphérique et, finalement, en organisant en 2006 un forum
de débats entre élus, la Conférence métropolitaine. Quant aux communistes,
ils sont à la fois intéressés par une politique d’investissements publics très
active, méfiants devant toute initiative de l’État en matière institutionnelle
et hostiles à toute forme d’intercommunalité qu’ils ne contrôleraient pas.
Tout au long des trois années suivantes, Nicolas Sarkozy va chercher,
avec une certaine réussite, à conserver l’avantage tactique obtenu en
juin 2007 en prenant à intervalles réguliers de nouvelles initiatives, de
manière à conserver la maîtrise du calendrier et à contraindre les autres
acteurs à la défensive : l’annonce d’une consultation internationale
d’architectes pour réfléchir à ce que devrait être « la métropole du
XXIe siècle et de l’après Kyoto », puis des équipes retenues, choisies parmi
les stars de l’architecture planétaire (juin 2008), la présentation de leurs
travaux par le président lui-même au palais de Chaillot (avril 2009), la mise
en place d’un Atelier international du Grand Paris pour poursuivre la
réflexion (février 2010). La consultation internationale est une opération de
communication politique particulièrement réussie qui répond à deux
objectifs principaux : convaincre l’opinion que le Grand Paris n’est pas une
opération bassement politicienne contrairement à ce qu’insinue la gauche et
intéresser le grand public qu’un débat sur la gouvernance n’aurait
certainement pas mobilisé.

Les élections locales de mars 2008 imposent


un changement de tactique
Le premier coup d’arrêt que doit gérer Nicolas Sarkozy dans ce dossier est
la victoire de la gauche aux élections locales de mars 2008 : non seulement
celle-ci conserve Paris, mais elle s’empare en plus de deux départements
supplémentaires, le Val-d’Oise et la Seine-et-Marne, ainsi que de plusieurs
municipalités importantes. L’hypothèse d’une communauté urbaine ne
présente dès lors plus aucun intérêt pour le président de la République
puisque, étant donné les rapports de forces électoraux, elle serait sans aucun
doute dirigée par la gauche.
Nicolas Sarkozy répond en nommant un secrétaire d’État « chargé du
Développement de la Région Capitale », Christian Blanc. L’homme a été
choisi parce qu’il est autoritaire, énergique, efficace. On ne parle plus de
gouvernance ; la question est en réalité résolue puisqu’on en revient à peu
près à la situation qui était celle des années 1960 et 1970, avant la
décentralisation, celle d’une gouvernance métropolitaine exercée par l’État.
Christian Blanc est chargé d’élaborer le projet stratégique et la politique
d’aménagement ambitieuse voulus par le président de la République. Il a
carte blanche et la consigne de ne tenir aucun compte des documents
stratégiques existants, notamment du schéma directeur que le Conseil
régional est en train d’adopter.
Le projet du Grand Paris repose sur deux choix stratégiques : un nouveau
métro en banlieue, surnommé par la presse « le Grand Huit » ou
« la Double Boucle », et le développement d’une série de territoires,
qualifiés de clusters, regroupant entreprises de pointe, grandes écoles et
laboratoires de recherche autour d’activités à fort potentiel de croissance : la
finance, les biotechnologies, les arts numériques, etc. Le nouveau métro
doit servir à relier les clusters entre eux, à Paris et aux trois aéroports
franciliens.
Mars 2008-novembre 2008 : la gauche régionale
réussit à revenir dans le jeu
Les élus de l’opposition vont progressivement réussir à redresser la
situation sous l’effet de plusieurs facteurs. D’abord, leur nette victoire aux
élections cantonales et municipales de 2008, confirmée en 2010 aux
régionales. Ces deux succès confortent la légitimité démocratique des élus
de gauche face à l’État, et leur donnent un poids politique certain, d’autant
que la tête de liste UMP, Valérie Pécresse, s’est présentée en défenseur du
Grand Paris de Nicolas Sarkozy et de Christian Blanc.
Deuxième facteur décisif : la présentation par la Région, en juin 2008,
d’un contre-projet en matière de transports en commun, baptisé « plan de
mobilisation pour les transports », qui reprend de très nombreux projets de
tramways, de prolongements de lignes de métro et les projets d’extension
du RER et surtout son propre projet de rocade de métro, Arc Express,
concurrent direct du projet de Christian Blanc.
Troisième facteur : la création, en novembre 2008, à l’initiative du maire
de Paris, Bertrand Delanoë, d’une instance regroupant les élus, baptisée
« Paris Métropole ». L’abandon par l’État de l’idée d’une communauté
urbaine permet un rapprochement de la Région, des cinq départements de
banlieue dirigés par le PS ou par le PC et de la Ville de Paris, puisqu’il n’est
plus question en effet d’une redistribution radicale des cartes du pouvoir.
Paris Métropole est un syndicat mixte (car rassemblant des institutions de
nature différente : communes, intercommunalités, départements, région),
d’étude (et non d’aménagement ou de planification). Ce n’est pas le lieu
d’arbitrage, de décision, qui manque à la métropole, ou la préfiguration
d’une future communauté urbaine, mais seulement un lieu de débats et de
concertation. Bertrand Delanoë a l’habileté de ne pas briguer la présidence
de Paris Métropole, d’y associer dès le début des petits élus de droite et de
l’ouvrir à la Région et aux conseils généraux ; la présidence est tournante,
pour un an, toutes les communes pèsent du même poids, quelle que soit leur
taille. Les deux premiers présidents sont des maires de banlieue – le premier
PS, le second UMP sans prétention à un quelconque leadership. D’abord
réticents à y participer, les élus de droite, en particulier ceux des Hauts-de-
Seine, finissent par rejoindre Paris Métropole en juin 2010. En janvier 2011,
le syndicat dépasse les 200 collectivités adhérentes et recouvre la quasi-
totalité de l’agglomération.
Malgré ce rééquilibrage du rapport de forces, Christian Blanc parvient à
faire voter au printemps 2010 une loi sur le Grand Paris qui entérine son
projet d’aménagement et de transport et crée deux établissements publics
pour le mettre en œuvre : un établissement d’aménagement du Plateau de
Saclay (où est prévue la création d’une Silicon Valley francilienne) et
surtout la Société du Grand Paris, un organisme contrôlé par l’État qui est
doté de prérogatives extrêmement importantes : la maîtrise d’ouvrage de
l’essentiel du nouveau réseau de transports en commun (en lieu et place du
STIF, le Syndicat des transports d’Île-de-France, présidé par Jean-Paul
Huchon) et la responsabilité de l’aménagement des abords de la quarantaine
de stations de ce nouveau réseau avec le pouvoir d’exproprier et de
préempter qui est normalement l’apanage des communes ou des
intercommunalités.

Juillet 2010-janvier 2011 : le grand compromis


En six mois à peine, l’État et les élus de gauche vont pourtant parvenir à
s’entendre. L’État a besoin de la participation de la Région pour financer le
nouveau métro. Si l’énergie de Christian Blanc, sa volonté d’avancer et
d’aller vite ont sans doute évité que le projet du Grand Paris ne s’enlise, sa
brutalité, son arrogance et ses manœuvres lui ont aliéné trop d’élus. Son
limogeage en juillet 2010 et son remplacement par des personnalités plus
consensuelles et plus transparentes, les ministres centristes Michel Mercier
et Maurice Leroy, permettent la reprise du dialogue.
Une concertation se met en place entre le préfet de région (Daniel
Canepa, un proche de Nicolas Sarkozy) et les communautés
d’agglomération concernées par les futurs clusters qui aboutissent à des
« contrats de développement territorial ». Des contacts informels
aboutissent en janvier 2011 à un accord entre l’État et la Région sur un
ambitieux programme d’infrastructures de transports et la fusion des deux
projets de métro : Arc Express et le Réseau du Grand Paris ne font plus
qu’un, le Grand Paris Express.

2012-2015 : la bataille de la Métropole


Mai 2012-juin 2013 : la métropole « low cost »
Un an plus tard, François Hollande, qui vient de battre Nicolas Sarkozy à la
présidentielle, charge Marylise Lebranchu, la nouvelle ministre de la
Réforme de l’État et de la Décentralisation, de mener à bien une réforme
territoriale, dont l’un des principaux objectifs est de permettre aux grandes
agglomérations françaises de faire jeu égal, en termes de dynamisme
économique et d’aménagement, avec les autres villes européennes. Dans ce
but, les communautés urbaines et les communautés d’agglomération, là où
elles existent, seront transformées en « métropoles », dotées de
compétences renforcées, et parfois regroupées pour correspondre au
territoire des aires urbaines (comme à Marseille). En Île-de-France, le défi
est plus important qu’ailleurs puisque l’agglomération parisienne est la
seule des grandes villes du pays à ne pas avoir de communauté urbaine,
mais une trentaine de communautés d’agglomération et de communes, dont
aucune n’intègre la ville centre, Paris.
Consultés sur trois scénarios (le statu quo, une métropole confédérale ou
une métropole intégrée), les élus du syndicat Paris Métropole sont
incapables de se mettre d’accord. Le projet de loi présentée par la ministre
est donc a minima : il concerne l’ensemble de l’agglomération
(412 communes, 10,4 millions d’habitants), mais ne prévoit de coopérations
que dans quelques domaines (le logement, la lutte contre le changement
climatique) et la future métropole a le statut d’un simple syndicat
intercommunal – et non d’un établissement public de coopération
intercommunale (EPCI), comme le sont les communautés urbaines par
exemple –, sans possibilité de lever des impôts. Le seul élément un peu fort
est l’obligation des communes de se regrouper, parallèlement, en
communautés d’agglomération d’au moins 300 000 habitants en petite
couronne et d’au moins 200 000 en grande couronne. Conséquence : les
communes qui n’appartiennent encore à aucun EPCI (environ une sur trois
dans les trois départements de petite couronne) vont devoir renoncer à leur
indépendance et la plupart des communautés d’agglomération existantes
vont devoir se regrouper pour atteindre ces seuils démographiques.
Pourtant, malgré la modestie de ses objectifs, cette version de la
métropole est rejetée au Sénat par une coalition regroupant la droite et les
sénateurs communistes, emmenés par Christian Favier, le président du
conseil général du Val-de-Marne : la loi MAPTAM est adoptée par les
sénateurs sans les articles concernant la métropole de Paris, qui sont
purement et simplement supprimés.

Juillet 2013-janvier 2014 : « la métropole forte »


Cette défaite inattendue provoque une contre-offensive de Marylise
Lebranchu, appuyée par un groupe de parlementaires socialistes d’Île-de-
France, partisans d’une métropole aussi intégrée et puissante que possible.
Le projet de loi du gouvernement est réécrit en profondeur : le territoire de
la nouvelle métropole est réduit à l’ensemble formé par la seule petite
couronne et Paris (6,7 millions d’habitants et 124 communes), ce qui
permet d’obtenir le soutien de Jean-Paul Huchon, pour qui une « grande
métropole », dont le territoire correspondrait presque avec celui de la
Région, est inacceptable, et celui des grands barons socialistes de la grande
couronne, soucieux de garder le contrôle de leurs territoires respectifs ; ses
compétences bougent peu ; par contre son statut est nettement renforcé,
puisqu’elle devient un EPCI1 à fiscalité propre ; enfin et surtout, les
nouvelles communautés d’agglomération, élargies, deviennent de simples
« territoires » de la nouvelle métropole, dont elles sont censées tirer leurs
compétences, par délégation, et leurs budgets.
Le nouveau projet est adopté par l’Assemblée nationale, mais aussi, de
manière plus surprenante, au vu de l’épisode précédent, par le Sénat, où il
bénéficie du soutien d’une partie des élus UMP, favorables à une métropole
intégrée (notamment Philippe Dallier, sénateur de Seine-Saint-Denis) ou
proches de Jean-Claude Gaudin, le maire de Marseille, qui est reconnaissant
au gouvernement de lui avoir accordé « sa » métropole de Marseille. Le
Conseil constitutionnel valide la loi, malgré le recours déposé par le député
et président du conseil général des Hauts-de-Seine, l’UMP Patrick
Devedjian.

Mars 2014-fin 2015 : retour en arrière


Cependant, la messe est loin d’être dite. La future métropole continue d’être
rejetée par une majorité des maires concernés. Ceux de droite, bien sûr,
notamment ceux des Hauts-de-Seine, qui craignent de devoir accueillir
davantage de logements sociaux et d’être obligés de partager le pactole des
taxes payées par les bureaux de La Défense ou de Boulogne avec la Seine-
Saint-Denis. Mais aussi communistes et socialistes. Les premiers refusent
de perdre la maîtrise des politiques d’aménagement sur ce qui reste de
l’ancienne banlieue rouge. Les seconds sont mécontents de perdre leur
autonomie d’action. Le syndicat Paris Métropole se prononce donc à
plusieurs reprises et à une large majorité contre le nouveau dispositif de
gouvernance. Le président de la communauté d’agglomération Plaine
Commune, Patrick Braouezec, en particulier, voit dans la future métropole
une machine de guerre imaginée par les socialistes pour détruire Plaine
Commune et s’emparer des villes communistes de Seine-Saint-Denis.
Le rapport de forces va évoluer à la suite des municipales de mars 2014,
qui se traduisent par une franche victoire de la droite. À Paris, la socialiste
Anne Hidalgo succède à Bertrand Delanoë en battant nettement la candidate
de la droite, Nathalie Kosciusko-Morizet, mais le PS perd des villes
conquises six ans plus tôt en banlieue. Le PC reprend deux des villes que
les socialistes lui avait ravies en 2008, Aubervilliers et Montreuil, sauve
Saint-Denis des appétits du jeune député socialiste, Mathieu Hanotin, élu en
2012 (en battant Patrick Barouezec), mais perd toute une série de villes
emblématiques au profit de la droite. Résultat : celle-ci se retrouve
majoritaire dans le futur conseil métropolitain. Le combat mené par les
parlementaires socialistes pour imposer une métropole intégrée et puissante,
lors du débat sur la loi MAPTAM, aboutit donc à ce résultat paradoxal et
cruel : donner à la droite le pouvoir sur les collectivités dirigées par la
gauche et notamment par le PS, au premier rang desquelles Paris. Les
derniers maires socialistes partisans de la métropole intégrée, comme la
maire de Paris, Anne Hidalgo, se rallient alors à l’opposition.
La pression s’accentue sur le Premier ministre, Manuel Valls, pour qu’il
revienne sur les dispositions les plus controversées du statut de la nouvelle
métropole. Le bras de fer se focalise sur deux enjeux principaux :
l’autonomie des futurs territoires et le contrôle des ressources fiscales. Une
alliance objective se noue entre les élus de droite des Hauts-de-Seine, les
élus communistes dont les territoires sont d’importants pôles d’emplois,
comme Gennevilliers et son port, Plaine Commune et ses sièges sociaux,
Tremblay-en-France et l’aéroport de Roissy, et la Ville de Paris, pour exiger
à la fois une limitation des transferts financiers et une autonomie maximale
des territoires, qui en ferait le quasi équivalent des anciennes communautés
d’agglomération. Les élus finissent par obtenir en grande partie satisfaction.
La loi NOTRe, 3e volet de la réforme territoriale, adoptée en août 2015,
accorde aux territoires le statut d’établissements publics territoriaux (EPT),
équivalents à des syndicats intercommunaux. Ils conserveront, jusqu’en
2020, le contrôle d’une part importante des impôts payés par les entreprises.
L’idée d’un plan local d’urbanisme (PLU) métropolitain est abandonnée.
La création de la MGP est maintenue au 1er janvier 2016 (alors que la
droite réclamait qu’elle soit reportée), mais le transfert des compétences les
plus stratégiques (élaboration du SCOT, possibilité de mener des opérations
en matière de logements, adoption d’un plan métropolitain du logement)
n’interviendra que courant 2017, c’est-à-dire l’année de la future
présidentielle. La droite parisienne joue la montre, espérant pouvoir
amender encore davantage le statut de la métropole si son candidat
l’emporte en 2017.
Dans les Hauts-de-Seine, le préfet refuse la création d’un seul grand
territoire de plus d’un million d’habitants, la Grande Boucle de la Seine,
que voudraient constituer les élus locaux pour conserver la manne fiscale de
La Défense et peser plus lourd face à la Ville de Paris et face au
Département et à son président Patrick Devedjian. Une décision que les élus
de droite espèrent voir annuler après 2017.
L’autre bataille politique a porté sur la présidence de la future métropole
qui, même affaiblie ou reconfigurée, restera une position de pouvoir
extrêmement importante. Cette bataille-là s’est jouée d’abord, bien sûr, au
sein de la droite, puisque celle-ci sera majoritaire dans le parlement du
Grand Paris. La battue des municipales parisiennes de 2014, Nathalie
Kosciusko-Morizet, doit renoncer à se présenter. C’est finalement un élu de
droite consensuel, Patrick Ollier, le maire de Rueil-Malmaison (Hauts-de-
Seine), qui est élu, en accord avec la gauche qui obtient la moitié des vingt
vice-présidences (cinq pour le PS, quatre pour le Front de gauche, une pour
les écologistes) et notamment la 1re vice-présidence pour Anne Hidalgo.
La création de la métropole ne signifie pas pour autant la fin du grand jeu
francilien autour de la gouvernance. En février 2016, les départements des
Hauts-de-Seine (inclus dans la MGP) et des Yvelines (qui est à l’extérieur)
ont annoncé la création d’un établissement public de coopération
interdépartemental, première étape d’une fusion des deux collectivités.
L’objectif est d’affaiblir la nouvelle métropole et de défendre les intérêts
des banlieues riches de l’ouest francilien. De son côté, Valérie Pécresse,
nouvelle présidente de la région, envisagerait la suppression des
départements d’Île-de-France, après une victoire de la droite à la
présidentielle de 2017.

Figure 1 La Métropole du Grand Paris et les territoires


qui la composent
Source : SUBRA, 2016. Cartographie : Carl Voyer.
Chapitre 2

Jérusalem :
capitale frontière

LES CONFLITS URBAINS qui se déroulent à Jérusalem sont d’une tout autre
nature que ceux qui se déroulent dans les autres villes du monde, et leur
intensité médiatique est inégalée. En effet, le caractère de plus en plus sacré
de son territoire pour les Juifs comme pour les musulmans du monde entier
en augmente à l’infini la valeur pour les deux ennemis israélien et
palestinien. Cette sacralisation qui s’est accrue avec le temps en fait, depuis
plusieurs décennies de rivalité israélo-palestinienne, un excellent instrument
fédérateur des énergies pour chaque camp. Son importance géopolitique se
traduit par l’écart phénoménal entre, d’une part, l’exiguïté territoriale, la
faiblesse numérique de sa population, l’absence de ressources
commercialisables, et, d’autre part, les répercussions médiatiques et parfois
diplomatiques mondiales que chaque incident qui s’y déroule va provoquer.
L’exemple paradigmatique de cet écart reste sans doute la décision
en 1996 de construire dans la Vieille Ville, près de l’esplanade des
Mosquées, une deuxième sortie à un tunnel antique (Ier siècle av. J.-C.) qui
alla jusqu’à provoquer des émeutes meurtrières. Les Palestiniens
redoutaient en effet que ces travaux ne conduisent à détruire les traces du
passé musulman pour ne garder que celles de l’histoire juive, ce qui aurait
été un moyen de nier l’ancienneté multiséculaire de leur présence. Cette
affaire a provoqué une réunion extraordinaire du Conseil de sécurité des
Nations unies, la convocation de l’Assemblée générale et l’adoption d’une
résolution condamnant l’initiative israélienne et les interventions
diplomatiques immédiates de l’Union européenne, de la Ligue arabe, de
l’Organisation de la conférence islamique et du Saint-Siège !
Ainsi, Jérusalem-Est est exemplaire des répercussions géopolitiques d’un
conflit situé sur de très petits territoires (l’esplanade des mosquées fait
300 m sur 450 m, la Vieille Ville de Jérusalem moins d’1 km2) sur le
monde.
Par ailleurs, Jérusalem-Est une capitale frontière – qui plus est sur une
frontière à hauts risques –, ce qui accroît encore son enjeu géopolitique.
Il est exceptionnel qu’un État installe sa capitale dans une ville qui fait
l’objet d’un grave conflit. On sait en effet que, pour des raisons de sécurité,
les capitales ne sont jamais installées sur une ligne de front. C’est pourtant
le cas, ce qui prouve l’immense importance symbolique que revêt
Jérusalem pour les Israéliens.
Si le principal conflit est celui qui oppose les Israéliens aux Palestiniens
pour le contrôle de Jérusalem, il en est d’autres de moindre importance qui
se déroulent au sein même de chaque communauté, entre extrémistes et
modérés religieux, entre ceux qui sont prêts au compromis territorial avec
l’adversaire et ceux qui le refusent. Rappelons que les accords d’Oslo ne
réglaient pas le statut de Jérusalem, de peur que la signature ne soit bloquée.

L’enjeu géopolitique de Jérusalem-Est


Stratégies spatiales sur les hauteurs de Jérusalem-Est
Lors de la première guerre israélo-arabe en 1948, l’armée israélienne a
réussi, à la suite de durs combats, à conquérir la partie ouest de Jérusalem,
mais elle n’a pu conquérir la Vieille Ville et le mur des Lamentations. La
Vieille Ville se trouve en effet sur le plateau de Cisjordanie (750 m
d’altitude) sur lequel étaient embusqués les combattants arabes. Grâce à
cette position, ils dominaient la vallée du Sorek, unique vallée qui entaille
le versant du plateau, par laquelle les combattants israéliens tentaient
d’atteindre la Vieille Ville. Mais sans artillerie lourde ni forces blindées
pour les seconder dans leur offensive et sous le feu des combattants arabes,
ils ne purent poursuivre leur avancée ni atteindre la Vieille Ville. En
revanche, la population arabe qui se trouvait dans la partie ouest de
Jérusalem se réfugia alors à l’est. Ce n’est qu’au cours de la guerre des
Six Jours en 1967 que l’armée israélienne réussit à conquérir la Vieille Ville
et l’est de Jérusalem. Dès cette conquête, les autorités israéliennes
étendirent le territoire de la municipalité, le faisant passer de 7 à 72 km2.
En 1980, pour bien marquer qu’il est hors de question de rendre un jour ces
territoires, le gouvernement israélien proclame Jérusalem « capitale
éternelle d’Israël », et ce malgré la condamnation de l’ONU et du Conseil
de sécurité qui ne reconnaissent pas à Israël le droit d’annexer les territoires
conquis au-delà de la Ligne verte.
On sait la place que cette ville occupe dans l’imaginaire juif ; de plus,
depuis 1967, des colonies juives se sont massivement implantées sur les
hauteurs qui dominent la partie est de Jérusalem, peuplée jusqu’alors
presque exclusivement de Palestiniens. Cette situation fait que désormais
l’ensemble des Israéliens, laïcs ou religieux, sionistes ou ultra-orthodoxes,
séfarades ou ashkénazes, sont d’accord pour ne jamais se séparer des
territoires conquis, ce qui, dans la situation du rapport de forces actuelle,
rend impossible tout compromis territorial sur Jérusalem. Mais annexer
les territoires ne signifie pas pour autant que la population qui s’y trouve a
le statut de citoyen israélien identique à celui des Arabes israéliens restés en
Israël après 1948. Pour les gouvernements israéliens, il est hors de question
d’accroître le nombre de citoyens arabes israéliens et les Palestiniens ne
veulent sans doute pas plus le devenir. Les Palestiniens de Jérusalem-Est
ont donc un statut singulier, celui de résident, qui ne leur permet pas de
voter aux élections nationales. Ils ont une carte d’identité spéciale qu’il leur
faut renouveler auprès du ministère de l’Intérieur et, s’ils résident plus de
sept ans hors de Jérusalem, pour aller travailler à l’étranger par exemple, ils
perdent ce statut. Entre 1967 et 2007, 8 558 cartes d’identité (dont 4 577
pour la seule année 2008) ont été ainsi retirées. Ce statut contribue à rendre
incertain l’avenir de ces citoyens, ce qui est peut-être un moyen de les
inciter à partir.
Le 8 juin 1967, la guerre des Six Jours n’est pas encore terminée que
l’armée réalise au bulldozer la première marque territoriale de
l’appropriation définitive de la Vieille Ville : la création d’une esplanade
devant le mur des Lamentations, qui nécessite la destruction des maisons
palestiniennes (déplacement d’environ 600 personnes dans ce qu’on appelle
le quartier mughrabi, maghrébin), suivie de la rénovation du quartier juif
alors taudifié et en piteux état. La Vieille Ville, malgré sa superficie réduite,
est un enjeu majeur de la rivalité entre Juifs et Palestiniens, car elle est non
seulement le cœur symbolique de Jérusalem mais elle en est aussi le centre
géographique. Or, au recensement de 2007, les Palestiniens musulmans y
sont beaucoup plus nombreux que les Juifs et les chrétiens : 3 500 Juifs
dont 2 500 dans le quartier juif, 31 000 Arabes palestiniens dans le quartier
musulman et 2 500 Arméniens chrétiens.
Dans le centre de Jérusalem-Est stricto sensu – soit les quartiers de
Silwan, Wadi Al-Joz et Sheikh Jerah ainsi qu’Al Ayzariya –, le
gouvernement israélien essaie de limiter la construction de nouvelles
maisons en n’accordant pas le permis de construire et en prenant le prétexte
de l’absence d’autorisation pour détruire celles qui sont construites.
Entre 2004 et 2008, 500 maisons ont été détruites. On imagine les tensions
suscitées par ces destructions. Malgré tout, la population palestinienne
continue de croître dans ces quartiers du fait de l’accroissement naturel et
des migrations clandestines. En effet, les conditions de vie, bien que plus
mauvaises que dans les quartiers juifs, y sont néanmoins meilleures que
dans nombre d’autres villes de Cisjordanie. Mais cette croissance
démographique ne compense pas celle de la population juive car,
depuis 1967, plus de 50 000 logements ont été construits dans les colonies
juives implantées sur des collines (à 850 m d’altitude) qui dominent les
vieux quartiers de Jérusalem-Est et la Vieille Ville. Bien que le droit
international ne reconnaisse pas l’annexion de ces territoires conquis
militairement en 1967 – ce qui rend ces constructions illégales –, le rapport
de forces rend sans doute le déplacement des populations qui les habitent ou
la destruction des logements impossible.
En effet, par une habile stratégie d’implantation, les Israéliens ont
morcelé et encerclé le territoire de Jérusalem-Est. Neuf nouveaux quartiers
juifs jouxtent, circonscrivent et surplombent les quartiers arabes ex-
jordaniens. Sur un axe nord-ouest/sud-ouest, les centres de peuplement juif
– autrement dit les colonies de Ramot, Atarot, Maalé Dafna, Nevé Yaacov,
Pisgat Zeev, Ramat Eshkol, Mizrah-Talpiot, Har Homa et Gilo – sont
étroitement reliés à Jérusalem-Ouest. En outre, le Mont Scopus, enclave
israélienne en Jordanie de 1949 à 1967, assure aujourd’hui la continuité
territoriale entre Ramat Eshkol et la Vieille Ville. Le résultat de cette
stratégie spatiale est, d’une part, la dislocation des territoires palestiniens et,
d’autre part, un bouleversement démographique. En effet, avant l’annexion
de Jérusalem-Est, à l’exception de quelques familles juives ultra-orthodoxes
résidant à proximité du mur des Lamentations, la population est
exclusivement palestinienne. En 2007, elle ne représente plus que 60 % de
la population de Jérusalem-Est avec 250 000 habitants puisque
190 000 Juifs vivent dans les nouvelles implantations (291 000 vivent à
Jérusalem-Ouest). La partition de Jérusalem entre l’est et l’ouest est donc
désormais beaucoup plus difficile qu’elle ne l’aurait été avant 1967.

Le mur : sécurité pour les uns, apartheid pour


les autres
L’extension du territoire de la municipalité en 1967 a eu pour conséquence
de rendre la circulation entre les territoires palestiniens difficiles et a
considérablement accru le temps de parcours pour aller de l’un à l’autre
puisque, pour des raisons de sécurité, les routes qui relient les banlieues
israéliennes au centre de Jérusalem ne sont pas accessibles aux Palestiniens.
La stratégie de l’attentat, choisie par certaines forces politiques
palestiniennes, a en effet permis aux autorités israéliennes de justifier
auprès des Israéliens les plus modérés une organisation du territoire qui
sépare de plus en plus les deux communautés. C’est ainsi que fut admis le
bien-fondé de la construction d’une barrière de séparation qui entoure la
Cisjordanie sur le tracé de la Ligne verte et parfois plus à l’est. Autour de
Jérusalem, cette barrière est un mur de béton pouvant atteindre 8 mètres de
hauteur, avec des points de passage au nord près de Ramallah, à l’est vers la
vallée du Jourdain et au sud vers Bethléem.
La construction fut lancée par Ariel Sharon en 2002, au début de la
seconde Intifada alors qu’il était récemment élu Premier ministre. Si cette
construction a effectivement permis de réduire considérablement les
attentats, elle conforte aussi l’annexion définitive des territoires conquis sur
la Cisjordanie, au moins en ce qui concerne le grand Jérusalem, car le mur
en épouse les contours. Il représente ainsi, de fait, du moins à cet endroit, la
frontière d’Israël avec la Cisjordanie.
On imagine sans mal que les représentations de ce mur ne sont pas les
mêmes d’un côté ou de l’autre : une contrainte qu’impose la sécurité pour
les Israéliens, la matérialisation d’une annexion illégale pour les
Palestiniens.
Le tramway de Jérusalem : un conflit d’aménagement
géopolitique
La forte croissance démographique liée à l’extension des colonies a conduit
les autorités israéliennes à décider la construction d’une ligne de tramway à
partir de 2006. Longue de 13,8 km, elle traverse Jérusalem de Pisgat Zeev
(42 000 habitants) au nord-est jusqu’au mont Herzl au sud-ouest de
Jérusalem-Ouest.
La construction de cette ligne est fortement contestée, non pas par les
Palestiniens de Jérusalem-Est qui l’utiliseront, mais par les autorités
palestiniennes et les associations étrangères qui les soutiennent. En effet,
cette ligne de transport, confiée à l’entreprise française Veolia, sur des
territoires dont Israël n’a pas la propriété légale puisque leur annexion n’est
pas reconnue au plan international, est perçue comme une preuve
supplémentaire de l’annexion de Jérusalem-Est. La décision de construire
ce tramway a été prise peu de temps après les accords d’Oslo ; on l’a même
appelé le « tramway de la paix ». Mais, quand le tracé de la ligne est arrêté
en 2000, le contexte géopolitique est tout autre : la seconde Intifada a
commencé à la suite de la provocation d’Ariel Sharon sur l’esplanade des
mosquées. S’ensuit une vague d’attentats qui touchent principalement les
transports en commun. La construction du tramway est alors suspendue.
À partir de 2005, l’édification du mur de séparation autour de Jérusalem-Est
est achevée, ce qui a pour conséquence la réduction très nette des attentats
et la relance de la construction du tramway.
Un des arguments des opposants à la construction du tramway est
d’accuser la compagnie de transport maître d’ouvrage d’avoir décidé un
tracé qui ne dessert que les nouvelles banlieues juives et délaisse les
populations palestiniennes, surtout au sud de Jérusalem-Est (At-Tur,
Ras Al-amour, Abu Tor, Sur Bahir). Mais la topographie de cette zone ne
permet pas de construire un tramway car les pentes y sont trop fortes et
qu’il faudrait construire un train à crémaillère comme en Suisse. Rappelons
que Jérusalem est situé à 30 km à vol d’oiseau de la vallée du Jourdain qui
coule dans un fossé d’effondrement à 300 m du niveau de la mer, et que la
ville de Jérusalem se trouve à 750 m d’altitude. En revanche, là où la
topographie le permet, le tramway desservira les quartiers palestiniens ;
c’est le cas pour ceux de Shouafat (35 000 habitants) et de Beit Hanina
(25 000 habitants). En outre, pour qu’elle soit rentable, cette ligne de
transport peut difficilement se passer de 250 000 clients potentiels. Or, la
dégradation des relations entre les communautés juive et palestinienne
pourra considérablement en réduire la fréquentation.

Les conflits urbains : religieux contre laïcs


Face au conflit majeur dans lequel s’affrontent Israéliens et Palestiniens, les
conflits entre Israéliens religieux ultra orthodoxes et Israéliens laïcs voire
athées apparaissent comme très secondaires. Néanmoins, la cohabitation
territoriale entre les uns et les autres n’est pas toujours aisée. Ainsi, dans les
quartiers religieux, dont l’un des plus célèbres est Mea Shaarim, le respect
total de la loi religieuse impose un mode de vie qui ne s’accorde guère avec
celui d’une société libérale, occidentalisée, qui aime se détendre en week-
end. La croissance démographique des familles orthodoxes, chez lesquelles
les taux de natalité restent très élevés, poussent celles-ci à s’étendre hors
des limites de leurs quartiers.
Le contrôle du territoire pour imposer un respect total du shabbat résulte
alors d’un rapport de forces qui peut évoluer au rythme des élections, les
voix des religieux étant parfois indispensables pour construire une majorité.
Si les ultra-orthodoxes ont longtemps refusé de voter pour un État qui
n’était pas intégralement régi par les lois talmudiques, il n’en va plus de
même depuis que le Premier ministre est élu au suffrage universel (pour la
première fois en 1996). Ils ne peuvent plus s’en remettre aux votes des
représentants des partis religieux chargés de les représenter. Le choix des
rabbins ultra-orthodoxes pour le candidat de droite – séculier mais qui
semble tout de même moins pire que celui de gauche –, lui assure une
réserve de voix conséquente, car les électeurs croyants suivent à la lettre les
indications de leur rabbin.

Une capitale pour deux peuples : un projet


devenu impossible ?
Le nationalisme palestinien, pourtant fortement teinté de socialisme
révolutionnaire à ses débuts (voir la Charte de l’OLP de 1964 et 1968), n’a
jamais laissé planer la moindre ambiguïté au sujet de Jérusalem. La ville,
partagée entre Israël et la Jordanie jusqu’en 1967, strictement israélienne de
fait et non de jure depuis, est demeurée au centre des revendications de
l’OLP au titre de capitale « normale » d’un État-nation à l’occidentale. Le
prestige de la Ville Sainte est bien entendu inhérent à cette puissante
aspiration, mais pas seulement. Vis-à-vis des « frères » arabes et face à leurs
authentiques capitales que sont Damas, Bagdad ou Le Caire, les
Palestiniens doivent être en mesure d’afficher leur pleine souveraineté sur
une capitale étatique digne de ce nom, une capitale qui se respecte. À leurs
yeux, il semble en définitive que tout le crédit moral et politique de leur
État en devenir repose sur la possession effective d’une cité aussi
prestigieuse que Jérusalem. Or, précisément, ni Hébron excentrée sur les
monts de Judée, ni Naplouse la « provinciale », et encore moins Gaza,
dirigée actuellement par le Hamas et surpeuplée (524 000 habitants sur
l’ensemble de la bande de Gaza, 1 500 000 habitants) ne répondent aux
critères objectifs d’une capitale. Seule Jérusalem, géographiquement située
au carrefour des deux renflements cisjordaniens et dont la région englobe
1/7e de la population palestinienne des Territoires, correspondrait de façon
très pragmatique à un honorable pôle économique, administratif et
politique.
Cela étant posé, la marge de manœuvre palestinienne sur Jérusalem
apparaît bien faible ; ne disposant d’aucun levier de pouvoir important dans
la cité, l’Autorité palestinienne a recours aux médias et à l’aide
diplomatique extérieure pour tenter d’inverser les rapports de force avec
Israël : appels répétés au partage de la ville lors des forums internationaux
et devant les ONG ; stigmatisation du dispositif de séparation – plus
spectaculaire à Jérusalem (paroi murale) que dans les collines de Samarie
(barrière) ; travail sur les chancelleries occidentales ; et surtout appel au
soutien de la Ligue arabe et de l’OCI.
Mésestimer l’attachement des musulmans à Jérusalem serait une erreur
d’autant plus grave que 97 % de Palestiniens sont musulmans – tous
sunnites – mais encore et pour élargir l’impact spatial du conflit à l’échelle
planétaire, plusieurs centaines de millions de croyants à travers le monde
sont aussi attachés à Jérusalem. Enfin même les plus laïcs parmi les chefs
du Fatah doivent impérativement tenir compte d’un élément déterminant :
la montée du Hamas qui gagne un soutien plus large parmi les Palestiniens,
découragés, d’une part, par une solution de paix équitable à leurs yeux
toujours repoussée et, d’autre part, par la corruption des milieux dirigeants
de l’Autorité palestinienne. En d’autres termes, le président de l’Autorité
palestinienne Mahmoud Abbas jouit d’une marge de manœuvre tout à fait
infime sur sa « droite » ; les couches traditionalistes palestiniennes,
largement majoritaires dans les Territoires et les camps de réfugiés
périphériques, ne lui pardonneraient en aucun cas et quelle que soit
l’avancée du processus de paix, un échec de la prise de souveraineté sur
Jérusalem-Est. En témoigne l’accord de gouvernement signé après cinq
années de lutte armée entre l’Autorité palestinienne et le mouvement
intégriste Hamas, maître de Gaza, en avril 2011, qui est aussi lié à
l’évolution des situations politiques des pays arabes environnants, en
particulier l’Égypte dont le gouvernement actuel se montre beaucoup plus
favorable aux Palestiniens que ne l’était l’ancien président égyptien,
Moubarak.
Figure 2 Jérusalem, capitale frontière
Sources : D’après Encel F., 2015, Géopolitique du sionisme, Paris, Armand Colin, 3e éd. ; Blanc
P., Chagnollaud J.-P. et alii, 2014, Atlas des Palestiniens, Paris, Autrement.

Alternatives au statu quo ?


Préconisation officielle des Nations unies depuis le Plan de partage de la
Palestine du 29 novembre 1947, alternative ardemment soutenue par
le Vatican (au moins jusqu’en 1993, date de la reconnaissance officielle
d’Israël par le Vatican) et certains États, institutions politiques ou
spirituelles et personnalités prestigieuses à travers le monde, la solution dite
de « l’internationalisation » de Jérusalem, au nom du caractère sacré de son
patrimoine commun aux trois monothéismes, semble a priori et en toute
bonne foi constituer une solution équitable, morale et pacifique. Point de
soldats dans la ville ouverte sinon coiffés d’un casque bleu, un partage du
contrôle de la municipalité sur de stricts critères communautaires et
administratifs, un droit de regard pour toutes les nations se réclamant de
l’héritage monothéiste…
Cette solution ne présente qu’un seul obstacle, de taille cependant, celui
d’être rejetée par les adversaires en présence sur le terrain : les Israéliens ne
céderont pas ce qu’ils possèdent déjà solidement, et les Palestiniens ne
céderont pas ce qu’ils sont convaincus d’obtenir de gré ou de force à
l’avenir…

Le partage territorial
Revendication officielle des Palestiniens, le partage de Jérusalem en deux
zones distinctes verrait le retour approximatif à la Ligne verte d’avant 1967.
Une telle partition impliquerait pour l’État juif un abandon délibéré de sa
souveraineté sur sa propre capitale, geste politique à peu près sans
précédent dans l’Histoire, mais aussi un abandon de plus de 190 000 de ses
ressortissants – de sensibilité nationaliste et religieuse pour la plupart –
d’ores et déjà installés sur la partie de Jérusalem à céder. Outre les aspects
politique et démographique, Israël céderait, avec la partie orientale de la
cité, la Vieille Ville moins le quartier juif et donc le mur des Lamentations,
lieu saint juif par excellence. Celui-ci demeurerait israélien mais serait à
portée de pierres de l’État de Palestine situé autour (quartiers chrétien et
musulman) et au-dessus (esplanade des Mosquées). En clair, la solution du
partage frontalier est quasi-unanimement rejetée en Israël. La question est
« ouverte sur le plan religieux et fermée sur le plan politique », selon la
formule consacrée par le chef de l’État travailliste Shimon Pérès.

Quartiers et arrondissements
Existent également différents projets de partition par quartiers et
arrondissements sur un mode parisien, londonien voire bruxellois. Proposé
par certains experts occidentaux et quelques « colombes » minoritaires dans
les deux camps, cette alternative permettrait à Israël de conserver la
souveraineté politique sur l’ensemble de la ville étendue aux quartiers juifs
de sa partie orientale, tandis que l’Autorité palestinienne se verrait attribuer
de larges prérogatives dans les secteurs arabes ; une autonomie intra muros
en quelque sorte. Mais là encore, l’imagination et la bonne volonté des
théoriciens et observateurs pêchent sans doute par manque de réalisme.
Quelques quartiers dispersés dans une ville effectivement contrôlée par une
nation tierce n’ont jamais constitué la capitale d’une entité souveraine.
Arafat et Abbas n’ont jamais cessé de rappeler en substance que sans
obtention par le futur État de Palestine de la pleine souveraineté sur les
quartiers arabes de Jérusalem-Est, toute paix serait impossible.
Au plan diplomatique, des initiatives privées prises durant l’automne
2003, notamment les projets Ayalon-Nusseibeh et Abed Rabbo-Beilin, sur
une base à la fois fonctionnelle et territoriale, ont établi des perspectives
d’accords, finalement inabouties. Aussi, presque un demi-siècle après la
guerre des Six Jours, les échecs successifs du sommet tripartite (Bill
Clinton/Yasser Arafat/Ehoud Barak) de Camp-David II, en juillet 2000, et
du processus d’Annapolis enclenché en novembre 2007 (George
W. Bush/Mahmoud Abbas/Ehoud Olmert) ont démontré qu’il n’existe
toujours pas de plus petit dénominateur commun entre Israéliens et
Palestiniens sur la question de la souveraineté à Jérusalem. Orientation
nationaliste et conservatrice de la société israélienne d’un côté, montée en
puissance de l’islamisme du Hamas et rapports de force défavorables à
l’Autorité palestinienne de l’autre ; il semble improbable qu’à court ou
moyen termes le statu quo à Jérusalem soit profondément remis en cause.
Chapitre 3

Scènes de guerre
dans les favelas
de Rio de Janeiro

À RIO DE JANEIRO, les forces de sécurité brésiliennes ont entamé depuis


2008 une « reconquête » des favelas – le nom local des bidonvilles, devenu
générique dans tout le pays – accélérée en 2013 en vue de la Coupe du
Monde de football de 2014 et en 2015 en fonction des Jeux olympiques de
2016. En novembre 2010, elles avaient donné l’assaut à deux groupes de
favelas du nord de la ville, avec des moyens lourds (blindés, hélicoptères,
bataillons de choc) et les images de ces affrontements ont fait le tour du
monde. Au total 264 favelas, rassemblant 1,5 million de personnes, ont été
reprises aux trafiquants de drogue qui y faisaient la loi. D’autres offensives
ont eu lieu en 2011, 2013 et 2015, ces épisodes explosifs étant la face
visible d’un conflit qui jette une ombre sinistre sur l’image de la Cidade
maravilhosa, la « ville merveilleuse » dont les charmes sont vantés par les
brochures de toutes les agences de tourisme de la planète. Jusqu’au cœur de
la ville, bien visible (contrairement aux autres villes brésiliennes), les
favelas rappellent que le Brésil est l’un des pays les plus inégalitaires au
monde et que la pauvreté, l’insalubrité et la violence y côtoient encore les
incontestables avancées économiques et sociales d’un des « pays
émergents » du groupe BRIC (Brésil, Russie, Inde, Chine).
Pour analyser et tenter de comprendre les tenants et aboutissants de cet
épisode violent, il faudra – après en avoir rappelé le déroulement et les
répercussions médiatiques – les resituer dans le contexte du partage de la
ville entre les bidonvilles du morro et la ville de l’asfalto, les premiers
perchés sur les mornes tropicaux et la seconde, avec ses rues asphaltées,
dans les plaines alluviales ; un partage où les premiers voient leur
population augmenter plus rapidement que la seconde. On pourra ensuite se
demander s’il ne s’agissait pas d’une occupation en trompe-l’œil, quelle est
sa place dans la chronologie de la reconquête des favelas et dans quelles
configurations territoriales elle se situe.

Le contexte, les favelas et la ville


Rio de Janeiro a connu, dans les derniers jours de novembre 2010, de
véritables scènes de guerre entre les forces de sécurité brésiliennes et des
centaines de trafiquants de drogue retranchés dans le complexe de favelas
de la Vila Cruzeiro et du Complexo do Alemão. Un véritable assaut fut
lancé dans ce groupe de bidonvilles, avec l’appui d’hélicoptères et de
blindés des fusiliers marins ; au moins quarante personnes ont été tuées
dans ces affrontements. La presse suivant de très près les troupes de choc,
des images spectaculaires ont été aussitôt publiées, comme, par exemple,
celles que l’on peut voir sur le site du Boston Globe, The Big Picture1.
Le journal O Dia racontait alors : « La police brésilienne a hissé le
28 novembre, en signe de victoire, le drapeau national au sommet d’un
bastion de narcotrafiquants situé dans le nord de Rio. En l’espace de deux
heures, quelque 2 600 hommes, parachutistes et troupes de choc de la
police, appuyés par des blindés et des hélicoptères, ont pris le contrôle du
Complexo do Alemão, un ensemble de quinze favelas dans lequel vivent
400 000 personnes. » Et le journal concluait : « Il s’agit d’une journée
historique pour les honnêtes citoyens de Rio. »
Pourquoi ce déploiement de force pour occuper des quartiers de la ville
où, depuis des années, les pouvoirs publics avaient pratiquement renoncé à
exercer leur autorité, à encadrer la population et à lui rendre les services que
l’on pourrait attendre de la deuxième ville du pays ? Le narcotrafic y avait
si bien prospéré que c’étaient de fait ses chefs qui y faisaient régner l’ordre
nécessaire à la bonne marche de leur commerce de cannabis, de cocaïne et
de crack, qui « protégeaient » ses commerçants en échange d’une
contribution financière, et tenaient ses habitants par un mélange de menace
et de distribution de petits services pour s’assurer leur bienveillance ou au
moins leur silence.
D’abord parce que Rio est la ville du pays qui compte le plus d’habitants
de favelas, 1,4 million, devant São Paulo, qui en compte 1,3 million pour
une population double de celle de Rio. Ensuite parce que les favelas
représentent une part croissante de la population de la ville. En vingt ans,
entre 1991 et 2010 la population la population des bidonvilles est passée à
de 882 483 à 1 443 773 habitants, soit une augmentation de plus de 63 %.
Les favelas du sud et du centre, enclavées dans des zones urbaines denses,
ne peuvent plus s’étendre, mais leur population continue de croître, grâce à
la construction de nouveaux étages au-dessus des logements précédents.
Non sans risque puisque les maisons, construites sans architecte sur des
terrains en pente, ne supportent pas toujours ces surcharges. Dans la zone
ouest de la ville, les favelas se sont étendues en conquérant de nouveaux
espaces, non sans impact sur l’environnement, notamment dans le parc
national de Tijuca, la plus grande forêt urbaine au monde. La surveillance
constante menée par les responsables du parc limite leur avancée au-dessus
de la cote des 100 mètres d’altitude (la limite du domaine protégé), mais il
n’en est pas de même dans le Parc d’État de Pedra Branca, où la
construction de bidonvilles a dépassé la cote 500.
Au total, les favelas ont ainsi vu leur part dans la population de la ville
passer d’un peu moins de 10 % en 1960 à 22 % en 2010. La population des
favelas progresse beaucoup plus vite que celle des quartiers de
l’« asphalte », pour reprendre la façon dont les habitants appellent le reste
de la ville. Dans les zones plus anciennes, la population des bidonvilles peut
soit diminuer (Tijuca, Vila Isabel, Ramos), soit augmenter (Copacabana,
Lagoa, Penha), ces différences résultant principalement de la migration et
de la mobilité entre les quartiers.

Population des favelas par AP (zones de planification), 1991-2010

1991 2000 2010 % Variation 2000-


2010

en favelas hors
favelas favelas

Total 882 483 1 092 476 1 443 773 23 19 5


AP1-Centro 85 182 76 787 28 060 27 28 4

AP2-Zona Sul 127 104 146 538 58 305 33 15 –1

AP3-Zona 480 524 544 737 149 014 23 11 –1


Norte

AP4-Barra/ 72 182 144 394 13 310 6 53 28


Jacarepaguá

AP5-Zona 117 491 180 020 34 369 13 15 8


Oeste

Source : Estimation IPP à partir du recensement IBGE de 2010.

Les dix plus grandes favelas en 2010


Favelas AP Domiciles Population

Rocinha 2 23 347 69 156

Maré 3 20 897 64 056

Rio das Pedras 4 22 131 63 453

Alemão 3 18 226 60 555

Fazenda Coqueiro 5 14 266 45 366

Vila Cruzeiro 3 9 791 35 971

Jacarezinho 3 10 167 34 193

Acari 3 6 457 21 986

Vigário Lucas 3 5 494 20 563

Bairro da Pedreira 3 6 020 20 508

Source : Estimation IPP à partir du recensement IBGE de 2010.


Figure 3 Asphalte et favelas
Une occupation en trompe-l’œil ?
Après l’occupation de Vila Cruzeiro et du Complexo do Alemão, le ministre
de la Défense, Nelson Jobim, avait déclaré à l’agence Efe : « Cela montre
que le Brésil a le sens de la responsabilité et qu’il est capable de résoudre
ses problèmes avant de recevoir de grands événements. » Le même jour,
dans une interview accordée à des correspondants étrangers, le président
Lula indiquait que le pays avait ainsi envoyé un message au monde et que
ces actions permettraient d’améliorer l’image du Brésil à l’étranger. Le
président a donc découvert, à des fins promotionnelles tout au moins, les
vertus de l’affrontement avec le trafic de drogue. Il a également réalisé que
la population en était satisfaite et compris le goût de la population pour le
retour de l’ordre public.
En réalité, la police et les militaires sont entrés dans le Complexo do
Alemão sans affronter grande résistance. Pour les narcotrafiquants, tenter de
résister aux forces conjuguées du bataillon de choc de la police militaire
(BOPE), de la Police fédérale et de l’Armée aurait été un suicide ; il y aurait
eu de nombreux morts, parmi les bandits et les militaires, mais aussi parmi
les résidents pris dans les échanges de tirs. Des tonnes de drogue ont été
saisies, quelques trafiquants ont été arrêtés, des armes légères confisquées,
peu de chose par rapport à l’arsenal exhibé par les bandits.
Selon des observateurs bien informés, « depuis le début du siège, les
forces de sécurité négociaient avec le banditisme. Joseph Jr., de l’ONG
AfroReggae, a été l’une des personnes qui ont fait le pont. L’occupation n’a
été décidée qu’après qu’un accord eut été conclu, il a été établi que les
forces de sécurité pourraient « envahir » la zone sans résistance. Les bandits
ont accepté de ne pas résister et l’État leur a donné le droit de s’échapper ».
Cette reconquête était évidemment nécessaire et s’est ensuite poursuivie
dans d’autres favelas de Rio, trop longtemps abandonnées par les pouvoirs
locaux. Leur réaction était attendue depuis au moins vingt ans par des
habitants, otages du trafic de drogue, qui ne supportaient plus de voir tous
les actes de leur vie quotidienne régis par les trafiquants. Les commerçants
avaient été plusieurs fois sommés de fermer leurs magasins quand un chef
de gang était tué dans un règlement de compte, et le trafic avait
progressivement accaparé la distribution du gaz, de l’eau et de l’électricité
et l’accès – piraté – à Internet et à la télévision numérique.
Mais, une fois cette réoccupation acquise, il aurait fallu faire un travail
de police approfondi pour arrêter les trafiquants, ce qui n’avait pas été fait
jusqu’à présent dans les bidonvilles pacifiés lors des opérations
précédentes. Selon Reinaldo Azevedo, « dans onze d’entre eux, le trafic
fonctionne normalement. La logistique a changé, ainsi que le comportement
des trafiquants de drogue, des droits minimums sont garantis par la police,
mais le commerce de drogues est resté inchangé. Les soldats des trafiquants
deviennent inutiles dans les bidonvilles où les UPP (Unités de police de
pacification) sont arrivées, ils ont déménagé vers les bidonvilles où les
policiers ne sont pas encore présents ».
De fait, les trafiquants s’étaient regroupés à Vila Cruzeiro après
l’installation des UPPs dans treize favelas de Rio d’où ils ont été expulsés.
Et les violences qui ont justifié l’occupation brutale de Vila Cruzeiro et du
Complexo do Alemão étaient une tentative de blocage de ce mouvement :
« Les autorités affirment que ces violences sont une riposte à la création de
ces UPPS […]. D’après les services de renseignements, deux grandes
factions rivales du crime organisé ont conclu une trêve pour s’unir et tenter
de déstabiliser ces unités. Il s’agit du Comando vermelho (Commando
rouge) et des Amigos dos Amigos (Amis des amis) qui dominent les deux
plus grandes favelas de Rio, celles de la Rocinha (sud) et du Complexo do
Alemão (nord)2. »
La rivalité entre gangs rivaux de narcotrafiquants est en effet une des
dimensions principales de ce conflit. Ainsi, le Comando vermelho
(Commando rouge) serait né en 1979 du rapprochement, dans la prison de
l’Ilha Grande, de groupes de prisonniers de droit commun et de prisonniers
politiques luttant contre la dictature militaire. Son hégémonie dans les
années 1980-1990 a été remise en question par la montée de gangs rivaux.
Le second, les Amigos dos Amigos (Amis des amis), serait né d’une
sécession du Comando vermelho en 1998. L’assassinat de son chef, en
2005, avait ouvert une crise grave, marquée notamment par la tentative de
reconquête de la favela Rocinha au cours d’une véritable bataille rangée.
Celle-ci a été si vive qu’elle a entraîné la fermeture du principal tunnel entre
la zone sud et Barra da Tijuca, un des axes majeurs de la ville, de peur que
des balles perdues n’atteignent des passants. Un troisième groupe, le
Terceiro Comando (Troisième commando), est plus présent dans les zones
nord et ouest. Celui-ci serait né en 1994 en opposition au
Comando vermelho et serait issu soit de l’ancienne Falange Jacaré
(Phalange caïman), soit de dissidences du Comando vermelho. Il a ses
dissidences : le Terceiro Comando Puro (principalement dans le quartier de
Senador Camará) et le Terceiro Comando Jovem (Troisième commando pur
et Troisième commando jeune).

Une reconquête inachevée ?


Au-delà de cette opération spectaculaire – et conçue pour l’être – la
reconquête s’est pousuivie en 2011 par la favela de Rocinha, la plus peuplée
de Rio : selon les données du recensement de 2010, près de
70 000 habitants y vivaient alors sur 143,72 hectares, et l’augmentation de
la population y a été de 23 % en dix ans. Il était si probable que Rocinha
soit un jour reconquise (ou envahie, selon le point de vue) que
l’hebdomadaire Veja avait publié, juste après l’invasion du Complexo do
Alemão, un long reportage sur la vie à la Rocinha et les sentiments de ses
habitants.
Les journalistes y faisaient part d’une vie presque normale, mais aussi
d’une attente un peu nerveuse : « Les commerces – dont le nombre est
estimé à 6 500 – travaillent, comme ils le font tout au long de l’année, à un
rythme des magasins de centre commercial à la veille de Noël. Dans les
cybercafés, à un Real et demi3 l’heure, les adolescents jouent sur des
ordinateurs de dernière génération. Chez le boucher de la rue principale,
Via Ápia, plus de quinze personnes font la queue pour acheter du filet et du
rumsteack. Mais quand on grimpe dans les ruelles escarpées, colorées, sales
et surpeuplées, on voit des hommes armés dans des lieux où on ils ne se
tenaient pas d’habitude. Une semaine après l’occupation du Complexo do
Alemão, dans le nord de Rio de Janeiro, les autres favelas vivent dans la
tension d’une opération imminente. Les barons de la drogue ont déjà
commencé à protéger leur territoire. Les résidents de Rocinha, dans le sud,
se sont plaints de ce que, dans l’attente de la police, les trafiquants ont érigé
des barricades, exacerbant la domination qu’ils exercent depuis des
décennies. Ils disent que s’y sont réfugiés de nombreux bandits qui ont
échappé à l’occupation du Complexo do Alemão, bien que ce soit le
Commando rouge (Comando vermelho, CV) une faction traditionnellement
hostile aux Amigos dos Amigos (ADA), qui contrôle la zone. »
La reconquête a commencé le dimanche 13 novembre 2011, menée par
la Police militaire de l’État de Rio de Janeiro (PM) et les fusiliers marins,
les policiers progressant par les voies d’accès principales tandis que les
chars et véhicules amphibies de la Marine contrôlaient les accès. Le chef
des narcotrafiquants de Rocinha avait été arrêté le 10 novembre, caché dans
le coffre d’une voiture. Un des trois hommes qui étaient à bord s’était
identifié comme Consul du Congo, mais l’ambassade de la République du
Congo, consultée, avait indiqué qu’elle n’avait pas de consulat à Rio…
Un an plus tard une Unité de police pacificatrice (UPP) permanente y a
été inaugurée avec 700 policiers communautaires spécialement formés, la
28e unité installée dans l’une des 750 favelas de Rio. Comme on ne peut
circuler en voiture que dans 20 % de la favela, les policiers patrouillent en
moto et à pied dans les quartiers, aidés par cent caméras de surveillance.
« La police est ici et va y rester pour toujours », a promis le gouverneur de
Rio lors d’une cérémonie tenue au pied de la favela, sous une passerelle
blanche conçue par l’architecte de Brasília, Oscar Niemeyer.
Le dimanche 30 mars 2014, la PM a occupé, toujours dans la zone nord,
les bidonvilles du « complexe de Maré », qui compte dans ses quinze
favelas un peu moins de 130 000 habitants, pour y isntaller la 39e UPP de
Rio. La région, une des plus violentes de la capitale, est considérée comme
stratégique car située entre la Linha Vermelha, la Linha Amarela et
l’Avenida Brasil – les principales artères de la ville – et l’aéroport
international Tom Jobim (Galeão). Il n’y a eu aucun affrontement lors de
l’occupation, 102 personnes avaient été détenues depuis le 22 mars, quand
avaient commencé les préparatifs de l’opération.
Une fois encore, les drapeaux du Brésil et de l’État de Rio de Janeiro ont
été déployés, symbolisant la reprise du territoire par l’État. Le Secrétaire à
la sécurité publique, José Mariano Beltrame, a annoncé le 28 avril 2015 que
les prochaines favelas occupées seraient Pedreira e Chapadão, Lagartixa et
Quitungo, proches du Complexo Esportivo de Deodoro où ont lieu
11 épreuves olympiques des jeux de 2016 et quatre épreuves para-
olympiques.

La reconquête de territoires-clés
On peut se faire une bonne idée de la stratégie d’ensemble du plan de
reconquête globale en lisant l’interview également donnée à Veja par le chef
de la Polícia Civil (Police judiciaire), Allan Turnowksi. En 2007, lorsque
1 350 policiers étaient entrés dans le Complexo do Alemão pour saisir un
arsenal de guerre, il y était, l’arme au poing. Selon lui, « entrer dans le
Complexo do Alemão, ou dans le bidonville de Rocinha, n’a jamais été un
problème pour la police. Nous avons toujours su comment entrer. Le
problème était d’avoir les effectifs pour rester ». Cette fois, il avait ces
effectifs, c’est ce qui donne toute sa valeur à la contribution des forces
armées et de la police fédérale à cette occupation de novembre 2010 que,
comme tous les responsables de la sécurité à Rio, il considère comme un
succès.
Les critiques faites à la fuite des bandits ne sont pas pertinentes pour le
chef de police. C’est, comme il l’explique, le plus grand changement dans
la politique de sécurité à Rio aujourd’hui. Si dans le passé, la priorité a été
de mettre en prison les barons de la drogue, l’objectif aujourd’hui est
d’affaiblir et de détruire les affaires de crime. « Notre logique n’est
actuellement pas de courir après le trafiquant, mais de combattre la
structure du crime », explique-t-il. Selon lui, « avec le Complexo do
Alemão, le Comando vermelho (CV) a perdu et l’État beaucoup gagné,
parce qu’il leur a pris une grande partie de ce qui est le plus important pour
ces gangs, le territoire. C’est là qu’étaient stockées la drogue du CV, ses
armes. Le Complexo do Alemão était bien ce que les saisies ont montré : un
endroit où les bandits étaient capables de stocker 35 tonnes de marijuana et
près de 300 armes. [Il] représentait 60 % de tout ce que le Commando rouge
utilisait, armes, drogues et hommes. »
Si l’on reporte sur la carte les informations recueillies, on perçoit en effet
une stratégie, que le croquis ci-dessous éclaire. Les premières UPPs ont été
créées dans la « zone de planification » 1, aux abords du centre, et dans la
zone 2, celle qui couvre la zone sud, riche et touristique. Elles ont été
disposées de façon à couvrir chacune une ou plusieurs des petites favelas
qui se nichent sur les morros, les mornes tropicaux qui hérissent cette
région de relief tourmenté. La conquête de la Vila Cruzeiro et du Complexo
do Alemão, en 2010, a inauguré une nouvelle phase, celle de la reconquête
des grands ensembles de favelas de la zone nord, plus plane et plus pauvre,
mais d’où l’on accède facilement au centre et qui menace la route vers
l’aéroport. Après quoi il restait à reprendre le contrôle de la Rocinha, aux
confins de la zone 4, ce qui a été fait en 2011, puis du reste de la zone 4, où
la croissance rapide des favelas fait de l’ombre aux nouveaux quartiers
chics de la Barra da Tijuca. La zone 5, pauvre et lointaine, pourra
attendre…

Figure 4 Découpage zonal et stratégie de reconquête

La réalité dépasse-t-elle la fiction ?


Les conflits dans les favelas de Rio était déjà en 2010 le thème central du
film Tropa de Elite 2 (Troupe d’élite 2), de José Padilha, le film brésilien le
plus vu de l’histoire du cinéma national. Selon Juan Arias4, « ce film, la
suite de Tropa de Elite réalisé en 2007 par le même Padilha, traite toujours
de la violence des trafiquants de drogue dans les favelas de Rio de Janeiro,
mais il aborde aussi cette fois un autre sujet brûlant. Celui des milices
composées d’anciens policiers et militaires qui se livrent, sous prétexte de
protéger les habitants des favelas des narcotrafiquants, à des violences plus
grandes encore, et avec la complicité de représentants du pouvoir politique
et judiciaire. Des milices qui, ainsi, parviennent à faire modifier des
décisions de justice et à faire élire des députés en subventionnant leurs
campagnes grâce à l’argent de la violence et de la drogue ».
Le réalisateur José Padilha explique que si la réalité de la violence et des
complicités entre monde politique et trafiquants de drogue est « supérieure
à ce que montre le film », le message est d’autant plus fort sur la pellicule
qu’il est porté par la fiction. Les scènes d’affrontement entre les forces
spéciales de l’armée et la troupe d’élite du BOPE (Bataillon d’opérations
spéciales) ont été tournées – avant l’offensive massive de novembre 2010 –
dans la favela Dona Marta, dans le centre de Rio, avec 60 vrais policiers,
deux hélicoptères de l’armée et des armes de haute précision ; elles étaient
d’un réalisme tel que les habitants, croyant assister à une vraie guerre entre
police et narcotrafiquants, se sont enfuis. Comme on le voit, la fiction peut
parfois non seulement dépasser la réalité, mais parfois l’anticiper…
Le cas de Rio de Janeiro est donc aujourd’hui source d’inspiration pour
les cinéastes brésiliens et étrangers (plusieurs films hollywoodiens y ont été
tournés avec l’accord – rémunéré – des narcotrafiquants) car il est
emblématique de conflits qui marquent les grandes villes brésiliennes. Ils y
sont non seulement plus violents, mais aussi plus visibles dans le paysage,
en raison de l’entremêlement inextricable des favelas et de la ville, favorisé
par la topographie et le peu d’espace disponible entre la mer et les mornes.
Mais il est clair qu’il existe aussi ailleurs dans le pays, en raison de
l’extrême inégalité sociale qui continue à être un de ses traits distinctifs,
malgré les politiques de redistribution entamées sous les deux mandats
présidentiels de Fernando Henrique Cardoso et systématisés sous ceux de
Luís Inácio Lula da Silva.
Toutes les capitales d’États fédérés connaissent des conflits plus ou
moins larvés, à commencer par São Paulo, où les favelas sont à la fois plus
grandes et plus peuplées qu’à Rio de Janeiro, même si la proportion qu’elles
représentent dans la population urbaine est moindre. Ils y sont seulement
moins visibles et moins violents, car la proximité des quartiers riches et
pauvres y est moindre, et les autorités locales et nationales se préoccupent
moins d’en reprendre le contrôle.
Chapitre 4

Karachi : rivalités ethniques,


affrontements sectaires
et compétitions politiques

KARACHI, UNE MÉGAPOLE dont la population était estimée à plus de


21 millions d’habitants en 2011 est connue pour être l’une des villes les
plus dangereuses du monde pour la violence qui y règne1. Cette violence
traduit des conflits multiples dus à l’extrême complexité de la situation. Si
Karachi est la ville des déshérités, c’est aussi la capitale économique et
financière du Pakistan qui attire ceux qui espèrent pouvoir y gagner leur
vie, si ce n’est y faire fortune.
D’après le rapport de la Human Rights Commission of Pakistan,
2 009 personnes auraient été tuées à Karachi pour la seule année 2014. Les
crimes politiques représentent un peu moins de 30 % du total. Bien que tous
les groupes soient visés2, ce sont avant tout des Mohajirs et des Pathans qui
en sont les victimes. C’est peut-être cette résurgence de la violence ethno-
politique qui est la plus inquiétante. Alors que les affrontements entre
Pathans et Mohajirs avaient déjà enflammé la mégapole dans les
années 1980, elle tendrait en effet à indiquer qu’aucun problème n’a jamais
été réglé en profondeur à Karachi, et que la violence reste toujours et encore
le principal moyen d’expression en temps de crise politique. Plus que
jamais, à Karachi, l’affiliation ethnique fait office d’appartenance à un parti
politique ; elle dispense même de la possession d’une carte. Sans doute est-
ce là qu’il faut situer la singularité de Karachi.
Une croissance démographique
exponentielle source de tensions
La difficile urbanisation de Karachi
En 1947, à la veille de la partition du sous-continent indien, la ville de
Karachi (450 000 habitants) était peuplée d’Hindous et de Sindhis. Moins
de cinq ans plus tard, elle était musulmane à 95 % et dominée par des
populations de langue ourdoue, les Mohajirs, réfugiés musulmans de l’Inde,
tandis que les Hindous de Karachi l’avaient massivement quittée pour
rejoindre l’Inde. La population de la ville doubla pendant cette même
période. Karachi devint la capitale du jeune État pakistanais par la volonté
de son père fondateur, Muhammad Ali Jinnah (1876-1948), lui-même natif
de la ville.
Ces quelques éléments permettent d’apprécier la violence de la
transformation que connut la ville et expliquent pour partie sa croissance
désordonnée. Le défi le plus difficile resta pendant longtemps, et reste
encore dans une certaine mesure, celui de la croissance démographique. En
effet, depuis l’époque de la colonisation britannique, la réussite économique
de Karachi a provoqué un afflux continu et varié de populations venues
d’autres régions du Pakistan, comme les Pathans venus de la province
frontière du nord-ouest et de régions extérieures au Pakistan. À partir des
années 1970, il y eut les flux de réfugiés liés aux bouleversements
politiques de la région : indépendance du Bangladesh (350 000 réfugiés),
révolution islamique d’Iran et invasion soviétique en Afghanistan
(300 000). Avec un taux de croissance démographique de 6 %, Karachi
devrait compter 26 millions d’habitants en 2020.
Une telle croissance démographique rend difficile une urbanisation
raisonnée, d’autant plus que l’espace de Karachi est limité au sud par la mer
d’Oman, qui débouche sur l’océan Indien, et au nord par le désert. Ces
contraintes naturelles se doublent d’une seconde caractéristique : le poids
du passé colonial. La meilleure image qui puisse représenter Karachi est
celle d’un entonnoir. Toutes les artères percées par les Britanniques
convergeaient en effet vers le port. Le principal accès, dont le nom actuel
est M. A. Jinnah Road, est encore nommé de son ancien nom de
Bandar Road, la « route du port ». La Vieille Ville est aujourd’hui la ville
britannique, elle date donc du XIXe siècle. Les seuls vestiges de la ville
précoloniale se trouvent dans quelques rares éléments toponymiques, ainsi
que dans le tracé circulaire de Rampart Row (mot à mot, « rangée des
remparts ») qui dessine encore l’arrondi de ce qui fut la ville fortifiée.
L’expansion urbaine consécutive au développement démographique des
années 1950 et 1960 se fit vers l’est mais surtout vers le nord, au-delà des
deux limites naturelles que sont les deux fleuves de Lyari et de Malir, la
majorité des habitants de Karachi étant alors constituée de réfugiés.
Du fait de cette croissance démographique exceptionnelle, deux
problèmes furent à traiter dans l’urgence : le problème de la circulation
et celui des habitats précaires (katchi abadis). Le premier fut plus ou moins
réglé par la construction de plusieurs périphériques qui permettaient à la
fois d’accéder rapidement au centre mais aussi et surtout de le
décongestionner. Auparavant, en effet, il était obligatoire de passer par le
centre pour traverser la ville d’ouest en est ou inversement. Le problème
des katchi abadis était plus difficile à régler et le reste aujourd’hui,
puisqu’il concerne encore plusieurs centaines de milliers de personnes. Près
de 200 000 personnes auraient été déplacées à la suite d’interventions
gouvernementales pour détruire habitations et boutiques. En outre, ce
problème ressort de ce qu’il est convenu d’appeler à Karachi la land mafia.
Les baraques sont incendiées pour faire fuir leurs occupants et provoquent
la mort de femmes et d’enfants. En janvier 2009 par exemple, quarante-cinq
personnes, dont vingt-deux enfants, sont mortes à North Karachi. Depuis
1997, 2 704 baraques ont été détruites, ce qui a provoqué le déplacement de
17 846 sans-abri.
La croissance urbaine est donc loin d’être maîtrisée à Karachi, d’autant
plus qu’à l’accroissement naturel élevé continuent de s’ajouter les milliers
de réfugiés qui ont encore afflué après les combats de la vallée de Swat
entre l’armée et les talibans pakistanais en 2010. Cette évolution chaotique
n’a cependant pas réussi à miner la place économique de premier plan que
la mégapole occupe dans le pays depuis l’indépendance, et ce n’est pas le
moindre de ses paradoxes. La population de Karachi représente en effet plus
de 10 % de la population nationale et 25 % de sa population urbaine. La cité
fournit entre 25 % et 50 % des revenus fédéraux de l’État, et 23,2 % du
PNB. Plus de la moitié des dépôts bancaires se trouvent dans les banques de
la cité.
Le poids de Karachi est écrasant dans les différents secteurs de
l’économie. On y réalise 33 % des activités de l’industrie, 26,4 % de celles
du commerce, 61,6 % des secteurs bancaires et des assurances, 37,7 % des
services. C’est à Karachi qu’on trouve le revenu par habitant le plus élevé,
900 $ en 1997, soit deux fois et demie le PNB par habitant. Le taux
d’alphabétisation chez les hommes est de 20 % supérieur à la moyenne
nationale en milieu urbain, alors que celui des femmes en représente
presque le double. La moitié des véhicules du pays tout entier sont
immatriculés à Karachi, et 35 % des téléviseurs sont possédés par des
habitants de Karachi3.

Des rivalités ethniques, sectaires et politiques


S’il n’est déjà pas facile d’organiser une ville en si forte croissance, cela est
encore pire lorsque s’y ajoutent des rivalités ethniques et sectaires (au sens
anglo-saxon du terme, c’est-à-dire, dans le contexte pakistanais, des
rivalités entre les musulmans sunnites et chiites) ainsi qu’avec des rivalités
politiques. Il faut aussi ajouter le contexte culturel du Sindh (région de
Karachi). La culture traditionnelle des Sindhis et des Baloutches accorde
une place importante à la violence rituelle. Le code de l’honneur relatif aux
femmes est impitoyable. (Il est important d’insister sur le fait que l’islam
n’a rien à voir là-dedans.) D’après la coutume de kâro kârî, quiconque
découvre un homme et une femme non mariés dans une situation
compromettante est en droit de les exterminer à la hache.
Les rivalités ethniques ont commencé dès les années 1950. Elles ont
opposé les Mohajirs aux Sindhis et aux Baloutches, puis les Pathans aux
Mohajirs. Les rivalités sectaires ont commencé plus tard, à partir de 1977,
avec la politique d’islamisation opérée par le président, le général Ziya ul-
Haqq, musulman sunnite très pieux. Cette islamisation néglige les
spécificités doctrinales et rituelles de la population chiite (qui représente
20 % de la population pakistanaise). En 1981, un religieux sunnite affirma
au cœur du quartier chiite de Karachi que les chiites créaient une scission
dans la communauté islamique et que, dans ces conditions, les détruire
procurerait une récompense spirituelle. La foule attaqua aussitôt un lieu
saint chiite et y mit le feu. Par la suite, de véritables organisations terroristes
furent créées au sein des deux communautés. Entre octobre 1993 et
mai 1994, sur 1 134 personnes assassinées à Karachi et 1 705 blessées,
20 % d’entre elles l’ont été à cause des rivalités religieuses.
Ces rivalités ont pour cadre des territoires dans lesquels les habitants se
sont regroupés sur des critères ethniques et parfois religieux, surtout pour
les minorités, à l’exception des territoires de l’est qui sont des lieux de
résidence des classes moyennes supérieures et de la grande bourgeoisie. Les
zones très peuplées de l’ouest et du nord, en majorité des Mohajirs, sont
restées peu équipées en termes de transports publics, de fourniture
d’électricité et d’eau et sont dépourvues de véritables centres économiques.
Le commerce reste encore de détail et cette absence d’organisation a
favorisé le développement d’une économie informelle, voire illégale. Ces
quartiers constituent les bastions électoraux du parti au pouvoir à Karachi,
le Muttahida Qaumi Movement (MQM ou Mouvement pour la nationalité
mohajire), parti unifié des Mohajirs, fondés en 1984. C’est dans les
nouveaux quartiers construits à la périphérie que se produit la majorité des
assassinats (à Korangi, Malir et North-Nazimabad). On y trouve aux côtés
des Mohajirs qui constituent la majorité, des minorités comme les Bengalis.
Certains groupes ont adopté un comportement mafieux (rackets,
enlèvements, rançons), et s’en prennent à des victimes appartenant à des
groupes minoritaires, sans protection d’hommes politiques. Certaines
communautés ont répondu à la violence ambiante par des stratégies de
ghettoïsation. Il s’agit le plus souvent de minorités religieuses comme les
Parsis et les Hindous, généralement hors castes. Concentrés dans le centre
de la ville, ces derniers sont répartis dans différents ghettos aux ruelles
tortueuses difficilement accessibles et connaissent un taux de chômage très
élevé. Seuls les quartiers aisés sont à l’abri des exclusions religieuses ou
ethniques, comme à Clifton et Defence.

Hommes d’affaires, politiciens et bandits


Criminalité ordinaire ou criminalisation
de la politique ?
La croissance démographique non régulée a entraîné l’émergence de
territoires disparates bien qu’ils puissent être parfois complémentaires. Ce
manque de régulation a favorisé un essor soutenu de l’économie informelle
et surtout des activités illégales. Il faut essayer de comprendre comment
coexistent à Karachi les activités de la capitale financière et celles de la
criminalité « ordinaire », menées dans le but de se procurer de l’argent pour
vivre, ainsi que les liens entre politique et criminalité.
La criminalité s’étend dans des quartiers qui sont à l’écart de la
croissance économique. Les populations défavorisées qui travaillaient
souvent au port sont frappées de plein fouet par le déclin des activités
portuaires depuis les années 2000. Il n’est donc pas surprenant que les
activités illégales, le trafic de drogue surtout, se soient développées. On
remarquera par ailleurs que la patronymie des « gangsters », prouve que ce
sont des habitants de longue date du quartier4. Le gouffre qui sépare les
classes très favorisées qui forment la haute bourgeoise (généralement
mohajire), des laissés-pour-compte, n’a fait que se creuser. Par ailleurs, la
proximité spatiale du centre financier et de quartiers populeux comme Lyari
a encore accentué le sentiment d’injustice de ceux que la globalisation de
l’économie de Karachi a laissés sur le bord de la route. Les gangs sont
évidemment nombreux dans une ville de cette envergure, mais ce quartier
de la ville a toujours eu une réputation spécifique dans le domaine de la
criminalité ordinaire. Lyari est l’un des 18 arrondissements (constituent
towns) de Karachi, le plus petit par la taille mais le plus densément peuplé
(plus d’1 million d’habitants). Il a conservé pour une large part son
peuplement et sa structure urbaine de la période coloniale. Les Sindhis et
les Baloutches restent en effet prédominants, alors que la ville est ailleurs
largement dominée par les Mohajirs de langue ourdoue. Ce quartier est
aussi le bastion du Parti du Peuple Pakistanais (PPP) fondé par Zulfikar
Ali Bhutto.
La guerre des gangs affecte régulièrement ce quartier. Les règlements de
compte sont généralement liés à l’émergence d’un nouveau groupe criminel
qui veut prendre le contrôle d’un territoire lié au marché de la drogue. Dans
ce quartier, l’imbrication entre criminalité et politique est patente. Ainsi, un
chef de clan, Rehman Dacoit, ou Rehman le Bandit, a été abattu par la
police en août 2009, alors qu’il s’apprêtait à entrer en politique. Dacoit était
l’un des puissants parrains de Lyari qui s’opposait régulièrement à un rival,
Arshad Pappu. L’affrontement entre les deux gangs avait provoqué la mort
de 300 personnes en deux ans puis, en juin 2008, Rehman Dacoit créa le
Peoples Amn Committee (PAC) dont les objectifs étaient de « servir les
gens et de promouvoir une œuvre sociale ». Selon un ancien leader du PPP
devenu militant des droits de l’homme, cette œuvre « humanitaire » n’était
qu’une couverture pour ses activités criminelles. Mais, compte tenu de
l’implication de Dacoit et de son gang sur le terrain, le PPP ne tarda pas à
l’approcher lorsque les élections de 2008 se profilèrent.
À travers cette organisation, Dacoit fut capable de suspendre la guerre
des gangs et commença à mettre en œuvre une véritable politique sociale à
Lyari. Il alla jusqu’à faire don de propriétés familiales pour l’usage des
défavorisés. Il fit expulser les squatteurs de Gabol Park qui put redevenir un
terrain de football. Il créa un centre médical et plusieurs institutions
éducatives. Selon les paroles d’un chef local du PPP, Rehman Dacoit était
devenu « l’étoile montante de Lyari ». D’après le témoignage d’un habitant,
le vol de téléphones portables cessa presque complètement et le trafic de
drogue diminua. La drogue n’était plus vendue dans la rue, du moins pas
ouvertement. Enfin, Dacoit fit interdire les tirs pendant les mariages,
coutume qui provoquait chaque année la mort de plusieurs personnes, ceux
qui enfreignaient l’interdiction s’exposant à une amende de 200 000 roupies
que le comité était chargé de collecter.
Des milliers d’habitants de Lyari assistèrent à l’enterrement de leur héros
en 2009. Il laissait derrière lui trois femmes, quinze enfants, une famille
élargie, des amis et des affidés. Uzair Ali Baloch, un cousin germain de
Rehman, dirige aujourd’hui le PAC. Uzair affirme pour sa part que Dacoit
ne fit que venger l’assassinat de l’un de ses cousins, qui n’était autre que
son propre père. Il n’a fait que le venger « en accord avec la tradition
tribale ». En outre, Uzair affirme qu’Arshad Pappu aurait aidé le MQM à
s’implanter à Lyari, le parti alimentant ses caisses par des procédés
criminels. La guerre des gangs n’aurait donc été finalement qu’une guerre
par procuration entre le MQM et le PPP pour le contrôle de Lyari. Depuis la
mort de Rehman Dacoit, la guerre des gangs fait de nouveau rage.

Karachi et les talibans : une nouvelle donne ?


Les talibans sont généralement présentés comme un groupe fortement
idéologique qui veut imposer la charia. Cependant, s’interroge-t-on
suffisamment sur les moyens dont ils disposent pour le faire ? Si personne
ne nie aujourd’hui que des talibans sont à Karachi, la question est de savoir
qui ils sont : sont-ils Afghans ? Sont-ils Pakistanais ? Et quels sont leurs
projets à Karachi ? En d’autres termes, est-il pertinent de parler de
« talibanisation » à Karachi ?
Les liens complexes entre business et talibans n’ont guère retenu
l’attention des chercheurs et des autres observateurs. Il faut, par conséquent,
essayer de répondre à deux questions : d’une part, comment les talibans
utilisent-ils Karachi comme un théâtre opérationnel dédié à des fins, non
pas guerrières, mais uniquement financières ? D’autre part, en quoi l’arrivée
des talibans a-t-elle eu un impact sur la ville ?

Les événements du Waziristan et de Swat :


le jeu complexe du MQM
Les événements survenus dans la vallée de Swat depuis 2007 ont eu une
large incidence sur Karachi. Swat est un district de la province de Khyber
Pakhtunkhwa situé à 160 km d’Islamabad, la capitale du Pakistan. État
princier jusqu’en 1969, le district est passé sous le contrôle des talibans
pakistanais du Tehreek-e-Nafaz-e-Shariat-e-Mohammadi de Maulana
Fazullah et Sufi Muhammad au mois de décembre 2008. Après l’assaut de
la Mosquée Rouge à Islamabad en juillet 2007, ils reçurent le soutien du
Tehrik-e-Taliban Pakistan de Baitullah Mehsud (1974-2009), une alliance
de groupes talibans pakistanais créée en décembre 2007. En février 2009, le
gouvernement provincial de la Khyber Pakhtunkhwa signait un accord avec
Maulana Fazlullah selon lequel la création de tribunaux islamiques était
autorisée ; toutefois, en mai de la même année, l’armée pakistanaise lança
une vaste offensive surprise qui aboutit à l’éviction totale des talibans de la
vallée. Les affrontements entre l’armée pakistanaise et les talibans
provoquèrent alors un exode massif des populations. Parmi celles-ci,
15 000 réfugiés vinrent s’établir à Karachi, en particulier dans le quartier
pachtoune de Qasba Colony. Il est évidemment impossible de déterminer
qui, parmi les réfugiés, étaient des talibans.
En revanche, la présence de talibans afghans est bien avérée. Sans doute
sont-ils venus à Karachi dès l’offensive lancée par les Américains et leurs
alliés en Afghanistan en octobre 2001. L’activité des talibans à Karachi5 est
cantonnée à l’attaque de banques et aux kidnappings, deux activités
criminelles relativement courantes dans la mégapole qui leur permettent de
financer le djihad chez eux. Les policiers sont finalement plus inquiets face
au regain de tensions ethniques qu’a provoqué l’afflux de Pathans après
l’intensification des attaques de l’armée pakistanaise dans les zones tribales
en 2007, plus particulièrement dans le Waziristan6.
Une partie des attaques menées contre des Pathans qui se sont enrichis
n’est pas le fait des talibans. Ces attentats seraient perpétrés par le MQM
d’une part inquiet de l’afflux de Pathans qui viennent grossir cette
population, ce qui à terme pourrait leur faire perdre la municipalité7.
D’autre part, le MQM n’accepterait pas la réussite économique et la
promotion sociale de certains d’entre eux, car les Pathans sont vus par les
Mohajirs comme étant de la main-d’œuvre non qualifiée ou des paysans
arriérés. D’aucuns craignent que ce nouveau rapport de forces provoque de
nouvelles émeutes entre Pathans et Mohajirs comme celles qui avaient
endeuillé la cité dans les années 1980.
Il est donc clair que les talibans utilisent la capitale économique et
financière du Pakistan pour ce qu’elle est : un lieu où il est facile de trouver
de l’argent pour financer le djihad. En revanche, l’afflux de réfugiés de
Swat et du Waziristan renforce la présence pathane et risque, à moyen
terme, de raviver les tensions ethniques entre Mohajirs et Pathans. C’est
pour anticiper cette évolution démographique que le MQM brandit la
menace de la talibanisation. Les talibans, en tant que Pathans, vont s’établir
à Banaras Colony, le plus important quartier pathan de Karachi peuplé
d’1 million et demi d’habitants8. Une dernière question relative aux talibans
à Karachi doit néanmoins être examinée : celle de l’arrivée de la
Quetta shura.

La Quetta shura et les « tribus marchandes »


À l’époque où le Mollah Omar gouvernait l’Afghanistan, une rumeur
affirmait que la moitié des talibans qui composaient son gouvernement avait
été « formée » dans une madrassa (école coranique) de Karachi.
La Quetta shura serait un avatar du conseil de dix membres créé par le
Mollah Omar lui-même en 2003, juste avant qu’il n’entre en clandestinité.
Après que le Mollah Obaydallah, ancien ministre de la Défense du
gouvernement taliban, eut été arrêté à Quetta en 2007, le Mollah Baradar
devint le chef des opérations militaires, mais également celui qui décidait
des attaques suicides en Afghanistan comme au Pakistan. La question de
savoir si la Quetta shura ne serait pas devenue la Karachi shura demeure
ouverte. Il n’est actuellement pas possible de se prononcer sur une
éventuelle relocalisation de la shura à Karachi.
En revanche, une grille de lecture peu exploitée permet de mieux
comprendre les mécanismes de fonctionnement des talibans à Karachi : le
facteur tribal. En effet, il ne faut pas oublier que le commandement taliban
est composé de commandants pachtounes, nom donén aux Pathans en
Afghanistan, qui appartiennent à différentes tribus. Le principal support des
talibans est la tribu des Noorzais, alors que celle des Achakzais ne les
soutient que partiellement. Ces deux tribus dominent à elles seules le
commerce des zones pachtounes de l’Afghanistan et du Pakistan.
Ces tribus ont établi un vaste réseau économique qui s’étend jusqu’en
Europe et au Japon. Elles ont le quasi-monopole du commerce des
véhicules et du textile. De la ville pakistanaise de Chaman, elles contrôlent
le commerce de détail des cigarettes sur une vaste région qui englobe l’Iran,
l’Afghanistan et l’Asie centrale. Comme pour de nombreuses autres
sociétés pakistanaises, Dubaï constitue le pivot de leur commerce
international. Mais les talibans n’utilisent pas le système bancaire : soit ils
font leurs transactions en espèces, soit ils ont recours au traditionnel
système des lettres de change (hawalas).
Il est évidemment difficile de statuer sur le rôle que jouent les talibans
dans la mégapole de Karachi. Cela dit, des indices solides tendent à montrer
que Karachi est utilisé comme un chaînon dans le réseau économique que
les talibans ont construit, Dubaï restant le pivot de ce système qui repose
largement sur les « tribus marchandes ». Quant à savoir si le
commandement des talibans afghans a migré vers Karachi, l’arrestation du
Mollah Baradar dans la cité ne permet pas de l’affirmer car elle ne peut être
considérée comme une preuve. Les talibans pakistanais restent, pour leur
part, cantonnés dans le nord-ouest du pays. On ne peut évidemment pas nier
la collusion entre les madrassas islamistes de Karachi et les talibans, mais il
ne faut pas non plus sous-estimer la rivalité entre ces groupes.
Le mouvement des talibans pakistanais, comme tous les groupes
extrémistes, est frappé de scissiparité. L’une de ses branches dénommée
Jundullah aurait fait allégeance en 2014 à Daech. Ce groupuscule s’est
spécialisé dans les attentats contre les chiites. Après une attaque meurtrière
contre des chiites en janvier 2015 dans la ville de Shikarpur, située dans le
nord du Sindh, c’est la mégapole de Karachi qui était frappée. En mai de la
même année, Jundullah a attaqué un bus de chiites ismaéliens, provoquant
la mort de près de cinquante personnes. Il est donc possible que Daech ait
commencé à investir le terrain pakistanais mais il reste que les groupes
terroristes demeurent très fluctuants en termes d’allégeance, celles-ci étant
souvent décidées en fonction des financements alloués.

Figure 5 Ségrégations et affrontements à Karachi


Nonobstant la violence « induite » par le nombre élevé d’armes en
circulation conséquence des guerres successives dont l’Afghanistan a été le
théâtre, un facteur clé de cette évolution tumultueuse réside paradoxalement
dans la réussite et le dynamisme économique de Karachi et, par conséquent,
dans l’attraction qu’elle exerce sur les autres provinces du pays. Karachi
demeure donc fidèle à son héritage historique de « mère des immigrés ».
Cette histoire est bien loin d’être finie : les inondations dramatiques de l’été
2010 qui ont ravagé le pays n’ont pas manqué de jeter sur les routes des
millions de sans-abri. Et nombreuses sont les routes qui mènent à Karachi.

L’invention du quotidien
L’observateur est toujours frappé par l’écart qui subsiste entre les articles de
presse et les rapports sur la dangerosité de Karachi et le fait que des
millions de gens y vivent au quotidien. Il s’agit ici non pas de comprendre
seulement comment la violence fait irruption sur la scène urbaine, mais
également comment des pratiques s’organisent pour produire des relations
pacifiques. Laura Ring écrit que, bien que personne ne puisse nier les
violences ethniques et sectaires qui sévissent à Karachi, des millions de
gens y coexistent et y vivent pacifiquement : « What do we make of this ? »
s’exclame-t-elle [RING, 2006, p. 63]. Par conséquent, il paraît difficile
d’écrire sur Karachi sans montrer comment ce que Michel de Certeau
dénommait « les procédures de la créativité quotidienne » sont mises en
œuvre jour après jour, c’est-à-dire comment les habitants de Karachi
articulent les violences, qu’elles que soient leurs origines, à leur gestion du
quotidien [CERTEAU, 1990, p. XXXIX]. Il faut cependant remarquer que les
rares études consacrées à ces sujets ne concernent que les classes
moyennes.
Deux monographies sur Karachi se positionnent l’une par rapport à
l’autre dans une sorte de chiasme. L’une est en effet consacrée à la féminité
et à la paix, et l’autre à la masculinité et à la violence. L’étude de Ring est
consacrée à la fabrique de la paix au sein des femmes dans le quartier de
Clifton, alors que celle de Khan concerne la fabrique de la violence au sein
des hommes du quartier de Liaquatabad. Ces études ont cependant en
commun de se focaliser sur le problème ethnique au détriment des questions
religieuses, bien que quelques références y soient faites. Liaquatabad est un
des plus anciens quartiers mohajirs de Karachi. La question est simple :
comment des jeunes gens que rien ne distinguait sont devenus de
redoutables tueurs à gages ? L’étude de Khan met en valeur le fait que tous
les informateurs qu’elle a interviewés ont connu un traumatisme dans leur
enfance ou leur adolescence [KHAN, 2010]. On sait bien cependant que ce
facteur n’est pas suffisant : beaucoup de personnes qui ont été traumatisées
ne sont pas devenues pour autant des tueurs à gages. Un deuxième facteur
est constitué par les frustrations éprouvées en tant que mâle de la
communauté. Les valeurs fortement patriarcales de la société mohajire ont
également joué un rôle d’amplificateur de ces frustrations. Le troisième
facteur est la rencontre avec le chef charismatique du MQM, Altaf Hussain,
et la croyance aveugle en son message quasiment sotériologique des
années 1980.
Le quartier de Clifton est peuplé de classes moyennes d’origines
ethnique et sectaire diverses. Ces habitants se retrouvent malgré eux
confrontés à cette différence ethnique et religieuse. Laura Ring explique
comment chaque événement violent qui se produit dans la ville trouve un
écho dans l’immeuble à travers une traduction primairement ethnique. Les
stéréotypes qui opposent ici les Sindhis aux Mohajirs ressortent à travers
une expression des plus crues. Au-delà des stéréotypes communs qui
opposent les Mohajirs lettrés, modernes et urbanisés aux Sindhis ruraux,
ignorants et arriérés, les Sindhis ne sont pas considérés comme de vrais
musulmans. Ils sont restés englués dans les traditions hindoues. Les
Mohajirs pour leur part incarnent « l’islam authentique », celui qui a
permis, à partir des Provinces Centrales de l’Inde britannique, le
développement du nationalisme musulman en Inde qui a finalement donné
naissance au Pakistan.
Les nombreux a priori que les habitants du quartier entretiennent les uns
vis-à-vis des autres s’expriment également dans des circonstances amicales.
Ring déclare avec raison que ce dont il est question ici est « la place de la
religion dans sa relation au contexte culturel local ou régional du Pakistan »
[RING, 2006, p. 92]. En d’autres termes, on peut dire que la coexistence
pacifique du quotidien repose sur la négociation quasi perpétuelle
d’éléments culturels que telle ou telle situation dramatique, ou en tout cas
telle ou telle séquence de tension, laisse s’extérioriser. Ces scènes
dramatiques témoignent avant tout de la diversité culturelle de l’islam
pakistanais, et ce contre le discours officiel, qui fut et reste également celui
des Mohajirs, de l’existence d’un islam essentialisé, dépourvu d’un
enracinement, et donc d’une expression, dans une culture locale ou
régionale donnée. Ces exubérances verbales restent donc liées à une tension
ou à un drame qui se déroule à l’extérieur. Le reste du temps, une pratique
sans relâche des relations de voisinage permet en fait de réguler les
émotions.
DEUXIÈME PARTIE

La frontière,
lieu de conflits
Introduction

LES PROCESSUS DE LA MONDIALISATION contribueraient à construire un monde


« sans frontière » : la domination du marché, qui devrait être indifférente
aux effets « frontières » ; la standardisation de quelques comportements
économiques, sociaux et culturels au niveau planétaire [LEVITT, 1983] ;
l’effacement des frontières dans les échanges virtuels : finances,
communication.
Certains voient un des signes de ce dépassement des frontières dans
l’existence d’un monde en réseaux, qu’ils soient financiers, urbains, aériens,
de migrations, de communication, mafieux ou terroristes. Pourtant, les
différentes étapes de la mondialisation, si l’on accepte le point de vue des
historiens (l’économie-monde de F. Braudel, la révolution industrielle et les
empires coloniaux et la mondialisation actuelle) ont été causes de
frontières : partage du nouveau monde entre les Empires espagnol et
portugais, nouveau partage colonial du monde principalement entre les
Empires britannique et français (Acte général de Berlin, 1884-1885) ;
aujourd’hui, les effets de la mondialisation dans les pays occidentaux sont
une source d’inquiétude pour une grande partie de la population qui
entraîne une volonté de repli sur soi et le souhait de se mettre à l’abri
derrière des frontières plus sûres.
La suppression des barrières douanières au sein de la CEE, puis la libre-
circulation totale des personnes dans les pays de l’Union européenne ayant
signé la convention de Schengen ont fortement contribué en Europe à
diffuser la représentation de la disparition des frontières, mais, inversement,
son renforcement aux limites de l’espace Schengen au point que l’UE est
qualifiée de forteresse par ceux et celles qui s’y opposent. Mais l’arrivée
massive au cours de l’année 2015 de réfugiés politiques (Syriens, Irakiens,
Afghans) et économiques (Albanais, Africains subsahariens) a bousculé
cette représentation : c’est le grand retour de la visibilité des frontières. En
effet, plusieurs États ont réinstauré, au moins pour quelque temps, le
contrôle de leurs frontières. En limite de l’espace Schengen, certains États
ont décidé de les fermer physiquement en construisant des « murs », comme
entre la Grèce et la Turquie ou entre la Hongrie et la Serbie : l’UE devient
ainsi une véritable forteresse. Dans les États situés à l’est de l’UE la
situation de la libre-circulation s’est tellement dégradée que le
gouvernement autrichien envisage de construire une barrière à sa frontière
avec la Slovénie.
Dans le même temps où se développent les effets de la mondialisation et
la représentation d’un monde sans frontière, d’un monde en réseaux, les
frontières se multiplient, au point que l’on parle même de « l’obsession des
frontières » [FOUCHER, 2008]. La fin de la guerre froide et l’éclatement de
l’URSS et de la Yougoslavie ont eu entre autres conséquences la
transformation de frontières fédérées, internes à l’État fédéral, en frontières
internationales. Si ce changement de statut s’est fait parfois sans trop de
difficultés, ce ne fut pas toujours le cas, en particulier en Yougoslavie, en
Moldavie et dans le Sud-Caucase.
Les conflits frontaliers entre États peuvent être facilement cartographiés
à l’échelle planétaire en admettant un certain niveau d’abstraction car, à
cette échelle, la précision de la localisation et la profondeur du conflit de
part et d’autre du tracé de la portion de frontière contestée, sont très
relatives. C’est pourquoi il faut changer de niveau d’analyse pour étudier
les situations géographiques des conflits frontaliers : le niveau local pour
comprendre pourquoi c’est à cet endroit précis qu’a lieu le conflit ; le
niveau régional au sens de grandes régions, tel le Moyen-Orient, pour
replacer cette rivalité interétatique dans un ensemble géographique plus
vaste afin d’en faire apparaître l’origine (facteurs historiques, religieux). Il
faut aussi distinguer les conflits ouverts avec interventions militaires, des
conflits latents qui, en situation de tension ou de crise, peuvent basculer en
conflits ouverts.
Des limites administratives aux frontières
internationales
La plupart des conflits frontaliers actuels résultent du changement de
limites administratives en frontières d’État souverain. Or, le tracé de ces
limites administratives réalisées par l’autorité politique qui contrôlait et
organisait un vaste espace, comme l’Espagne en Amérique du Sud ou la
France et le Royaume-Uni en Afrique, n’a pas été pensé pour constituer un
jour des frontières étatiques. Elles n’étaient d’ailleurs pas toujours
précisément tracées.
Les conflits frontaliers hérités de la dislocation de l’Empire espagnol
sont aujourd’hui réglés ; toutefois, les Boliviens n’ont jamais accepté de
perdre l’accès au Pacifique au profit du Pérou et du Chili. En Afrique, les
indépendances n’ont pas entraîné un redécoupage des frontières aussi
aberrant qu’il puisse paraître (la Gambie enclavée dans le Sénégal par
exemple, ou divisant parfois une même ethnie). Cependant, prudemment,
les dirigeants africains de ces nouveaux États indépendants ont décidé d’en
accepter l’héritage même si cela n’a pas empêché des contentieux
frontaliers de tourner à la guerre ouverte (Burkina Faso-Mali dans les
années 1980).
On peut considérer que les conflits qui se déroulent dans le Caucase, cas
traité dans cet ouvrage, sont aussi l’héritage d’une domination coloniale
commencée avec l’Empire russe et prolongée avec l’URSS. Mais l’une des
particularités de cette grande chaîne de montagnes (1 200 km entre la mer
Noire et la mer Caspienne, sur près de 200 km de largeur) est de contenir un
très grand nombre de peuples différents, venus se réfugier dans ces hautes
montagnes difficiles d’accès.
Le versant nord fait intégralement partie de la Russie, tout en étant divisé
en huit républiques autonomes, membres de la fédération de Russie. Dans
l’une de ces Républiques, la Tchétchénie, un conflit armé majeur
(200 000 morts et 400 000 réfugiés) a surgi dès l’éclatement de l’URSS
pour obtenir l’indépendance, les Tchétchènes n’ayant jamais vraiment
admis leur conquête au XIXe siècle par la Russie tsariste. Au début des
années 2000, ce conflit s’est étendu au Daghestan, à l’Ingouchie et à la
région de la Kabardino-Balkarie. L’origine du conflit n’est pas exactement
identique à celle du conflit en Tchétchénie (refus de la domination russe) ;
elle est un contrecoup du djihad islamiste lancé à partir de la péninsule
Arabique. L’armée russe est désormais confrontée aux attaques menées par
les forces locales armées et les attentats commis par les rebelles ont parfois
pour cible Moscou (métro ou aéroport). C’est pourquoi Vladimir Poutine
est aussi déterminé à lutter contre le terrorisme islamique – c’est l’une des
raisons de son soutien au président de la Syrie, Bachar el-Assad.
Le versant sud appelé la Transcaucasie est divisé en trois États
souverains, du moins sur le plan du droit international : la Géorgie,
l’Arménie et l’Azerbaïdjan qui correspondent à trois peuples principaux,
mais chaque État, et principalement la Géorgie, compte plusieurs minorités
nationales. Sous l’autorité du pouvoir soviétique, aucun des peuples de ces
trois Républiques autonomes n’avait la possibilité de réactiver d’anciens
conflits. Avant même que l’URSS ne disparaisse, les persécutions
réciproques auxquelles se livrèrent Azéris et Arméniens en 1988-1990
entraînèrent des déplacements de populations et la conquête par les
Arméniens du Haut-Karabagh. Quant à la Géorgie, 70 000 km2 et
5,4 millions d’habitants, en majorité chrétiens, elle compte deux
républiques autonomes peu ou prou musulmanes, l’Abkhazie et l’Adjarie,
auxquelles s’ajoute encore une région autonome, l’Ossétie du Sud, qui a été
l’objet d’un conflit armé avec la Russie à l’été 2008 et qui a déclaré son
indépendance, l’Abkhazie n’étant pas loin de faire de même.

La frontière source de conflits


Les conflits frontaliers au Sahara résultent pour partie de l’héritage de
frontières coloniales, mais fortement aggravés depuis la montée en
puissance de groupes islamiques plus ou moins rivaux et l’incapacité de
certains États à contrôler leur territoire et à en assurer la sécurité. Le conflit
frontalier saharien le plus ancien est celui qui oppose les Sahraouis aux
Marocains. Sa non-résolution doit beaucoup aux rivalités entre le Maroc et
l’Algérie et à leurs litiges frontaliers, l’Algérie soutient le Front Polisario
sahraoui pour contrecarrer le Maroc qui avait pris le contrôle du
Sahara occidental et pour garder un accès direct à l’Atlantique afin
d’exporter ses minerais. C’est seulement en prenant en compte des espaces
plus vastes que peut être intégrée la rivalité algéro-marocaine dans le
déroulement du conflit et c’est aussi en prenant en compte des temps plus
longs que celui de la revendication sahraouie que l’on peut en comprendre
la genèse.
Les tribus touaregs nomades qui se déplaçaient à travers le Sahara ont
longtemps ignoré les frontières tant à l’époque de la colonisation qu’à celle
des États indépendants. Désormais leur nomadisme au travers du Sahara
s’est considérablement réduit, atténuant la question du passage des
frontières. En revanche, l’aspiration de certaines de leurs tribus à exercer le
pouvoir sur ce qu’elles considèrent comme leur territoire crée des conflits
internes aux États comme dans le cas du Mali mais aussi des tensions
transfrontalières les « rebelles » touaregs passant les frontières pour
échapper à la répression des forces militaires nationales c’est le cas entre le
Nord-Mali et le Sud algérien, entre le Mali et le Niger, entre la Libye et le
Niger. Le faible contrôle des frontières est aussi très favorable au
développement des trafics (drogue, armes, cigarettes) qui servent à financer
les mouvements islamistes et/ou nationalistes touaregs.

Les conflits maritimes frontaliers


Les frontières maritimes, à la différence des frontières terrestres, sont
parfois sans vis-à-vis en bordure de vastes étendues marines, telles que
l’océan Pacifique ou l’océan Atlantique. En revanche, il arrive qu’elles
aient un vis-à-vis quand il s’agit de mers étroites ou de mers à l’intérieur
des terres comme dans le cas des trois « méditerranée », asiatique, euro-
arabe et américaine [LACOSTE, 1993] ou des détroits (détroits de Malacca et
d’Ormuz, par exemple).
Cependant, l’extension des droits des États sur les étendues marines au
large de leurs côtes a accru les litiges frontaliers maritimes. En effet, selon
que le tracé d’une frontière entre deux États est perpendiculaire au rivage
ou que l’on retient le fait que la frontière suit un fleuve qui arrive à la côte
plus ou moins en biais dans son cours inférieur, ce qui est souvent le cas
compte tenu de l’alluvionnement du littoral, on peut délimiter très
différemment les eaux territoriales des deux États et leur Zone économique
exclusive (ZEE). C’était le cas d’un des deux litiges frontaliers entre la
Chine et le Vietnam pour le partage du golfe dit du Tonkin.
Or, ces litiges s’accroissent avec la possible exploitation des richesses
minières sous-marines rendues possibles par les progrès techniques. La
récente découverte de grands gisements gaziers à proximité des côtes
israélienne et libanaise a aussitôt créé un litige frontalier entre ces deux
États, auquel se joint un troisième acteur, Chypre, aussi intéressé par ce
gisement.
Il est un autre espace maritime très convoité : les zones de pêche les plus
poissonneuses qui donnent fréquemment lieu à des conflits entre les
bateaux de pêche qui s’aventurent dans des zones auxquelles ils n’ont pas
droit d’accès, par exemple entre les bateaux de pêche russes et japonais au
nord de l’archipel dans les environs des îles Kouriles, appartenant à la
Russie et revendiquées par le Japon. Ces conflits maritimes frontaliers sont
très comparables à ceux qui existent sur la terre ferme pour le contrôle
d’une ressource convoitée.
Il en est de même des litiges maritimes fondés sur des droits historiques
revendiqués par les deux parties en conflit. C’est encore le cas entre la
Chine et le Vietnam à propos des îles Paracels et Spratleys dans la
Méditerranée asiatique. L’archipel des Spratleys est constitué de 230
formations insulaires (îles, îlots, récifs, bancs ou encore rochers) dispersées
sur plus de 180 000 km2 à plus de 1 000 km au sud des côtes chinoises, ce
qui n’empêche pourtant pas les Chinois de revendiquer cet espace. L’intérêt
pour le contrôle de cet archipel réside dans sa localisation, à proximité des
grandes routes maritimes mondiales et, peut-être, de grands gisements
d’hydrocarbures. Quatre autres États revendiquent aussi un droit de
possession sur une partie de l’archipel : Brunei, Taiwan, les Philippines et la
Malaisie.

La frontière, pour mettre fin au conflit


Inversement, la frontière peut aussi être vue comme le moyen de mettre un
terme à un conflit, faute de réussir à le résoudre. C’est ce qui s’est passé
avec les accords de Dayton en 1995 pour arrêter la guerre en Bosnie-
Herzégovine. Sa capitale, Sarajevo, fut longtemps présentée comme le
modèle réussi du multiculturalisme, de l’entente entre musulmans et
orthodoxes, de la cohabitation détendue entre Serbes, Croates et
Musulmans. Pourtant, elle fut assiégée, encerclée par les forces
paramilitaires serbes positionnées en haut des collines bordant la ville, le
centre-ville à l’architecture ottomane et austro-hongroise a été détruit, et
une grande majorité des Serbes et des Croates a quitté Sarajevo, remplacés
par des Bosniaques qui sont venus s’y installer après la guerre. La langue
serbo-croate qui était parlée par tous est en train d’évoluer en trois langues
distinctes, manière pour chaque peuple de se différencier des deux autres.
La Bosnie-Herzégovine est désormais divisée en deux entités : la
Republika Srpska (République serbe de Bosnie) et la Fédération bosno-
croate en y ajoutant le district de Brcko qui n’appartient ni à l’une ni à
l’autre et qui doit ce statut à sa situation géographique. C’est en effet ce
qu’on appelle un corridor, c’est-à-dire ce qui permet le passage d’un
territoire à un autre dans une situation d’enclave. Le corridor de Posavina
relie l’ouest et le sud-est de la République serbe de Bosnie et il sépare la
fédération bosno-croate de la Croatie par une distance de 5 km. Aucune des
deux entités n’acceptant ce partage, le tribunal arbitral sur le différend
relatif à la frontière entre les deux entités de la région de Brcko décida de
reconstituer la municipalité et de la constituer en district autonome. Cette
décision rencontra l’opposition de la République serbe de Bosnie qui
perdait ainsi la continuité de son territoire. Une fois encore, de très petits
territoires (208 km2) ont engendré des conflits difficiles à résoudre et seule
la présence d’un superviseur international mandaté par l’ONU, la
reconnaissance de trois langues à part entière, le serbe, le croate et le
bosnien qui, avant la guerre, n’en formaient qu’une seule, même si elle était
écrite selon deux alphabets (le cyrillique et le latin qui sont désormais les
deux alphabets officiels du district) y ont mis un terme sans que les conflits
soient définitivement réglés.
La guerre est terminée, mais la paix réelle semble lointaine dans ces
États qui ne vivent qu’avec les subsides de l’aide internationale et la
présence des forces armées de l’ONU.

Frontières, mobilité, sécurité


Les migrations des personnes, des biens et des capitaux sont liées aux
différences économiques (coût de main-d’œuvre, fiscalité), politiques,
sociales, etc., qui existent entre les territoires, et ces migrations posent de
sérieux problèmes de contrôle et de sécurité aux États : construction de
murs, renforcement des contrôles aux frontières, en particulier aux passages
les plus fréquentés (détroit de Gibraltar, détroit d’Orante, littoral sicilien),
nouvelles techniques de sécurité, accords juridiques avec les pays
intermédiaires qui se trouvent sur les routes des migrants (Maroc, Tunisie
pour les migrants subsahariens). L’espace Schengen est à la fois une
ouverture concertée des frontières par dévaluation de l’exercice de certaines
fonctions de barrières et un report du contrôle sur des points situés à
l’intérieur du territoire national (aéroports, gares) ou sur le littoral (ports).
Ce n’est donc pas le tracé des frontières qui est ici en cause et qui est
l’objet du conflit, mais bien le contrôle de ceux (et ce) qui traversent ces
frontières.
Le choix de la frontière américano-mexicaine dans cet ouvrage s’est
donc imposé car c’est la plus fréquentée au monde, celle qui est à la fois la
plus ouverte aux échanges de biens et qui paraît une des plus fermée aux
personnes, du moins dans le sens Mexique-États-Unis, comme l’illustre la
construction d’un mur aux endroits les plus fréquentés par les migrants.
Une fois encore, pour comprendre comment cette frontière est devenue,
aux yeux de nombreux habitants des États-Unis, une barrière de protection
à défendre, il est nécessaire de prendre en compte plusieurs niveaux
d’analyse pour repérer les différents enjeux qui ont évolué au fil du temps et
des événements. Ainsi, l’attentat du 11 septembre 2001 a généré une peur
jusqu’ici inconnue de l’acte terroriste venu de l’extérieur. La sécurité du
territoire national et donc son contrôle sont devenus des priorités nationales.
Dans ce contexte, la représentation positive de l’ouverture des frontières
liée aux bienfaits du libre-échange et aussi à l’histoire du peuplement des
États-Unis qui reposent sur l’accueil de migrants a brutalement basculé
pour une autre représentation, celle de la frontière protectrice des dangers
extérieurs et donc fermée à ceux susceptibles d’atteindre à la sécurité du
territoire. Mais il est évident qu’il est impossible de réellement contrôler
une frontière sur plus de 3 000 km à travers des déserts, dont le tracé suit le
cours du Rio Grande, entrecoupé par de profonds canyons et quelques
agglomérations nées justement des trafics liés à l’existence de la frontière.
En outre, il faut aussi s’interroger sur l’espace à prendre en compte de
part et d’autre de la frontière car, selon la taille de l’espace envisagé, les
conflits nés de l’ouverture ou de la fermeture de la frontière changent de
nature. Au niveau très local apparaîtront des conflits entre défenseurs de la
frontière, les fameuses milices civiles qui patrouillent le long de la frontière,
et les passeurs professionnels qui accompagnent les travailleurs clandestins.
À l’échelle de la Californie, la défense de la frontière du sud des États-Unis
est liée à la volonté politique de ralentir la croissance de la population
immigrante surtout hispanique en passe de devenir la première population
de l’État, d’autant que la situation économique florissante jusque dans les
années 1980 est en crise.
À cette situation de tension économique s’ajoutent aussi des enjeux
électoraux, car la population blanche de la Californie, se sentant devenir
minoritaire dans son propre pays, peut radicaliser son vote pour des
candidats qui afficheraient une politique répressive envers l’immigration, ce
qui ne serait pas pour autant une garantie de son succès.

De l’utilité des frontières dans les conflits


Les frontières internationales ont un rôle important (atouts ou obstacles
selon les protagonistes) dans la gestion de certains conflits. Tout d’abord,
elles servent parfois de position de repli, passer sur le territoire d’un autre
État peut éviter la poursuite du conflit et permettre de reconstituer ses
forces. Longtemps, la frontière française du pays basque fut ainsi une solide
barrière de protection pour les terroristes de l’ETA qui, une fois leur action
criminelle terminée, se réfugiaient au pays basque français, assurés de ne
pas être poursuivis ni extradés en Espagne et ce jusque dans les années qui
ont suivi la disparition du franquisme.
Les frontières internationales permettent aussi de mettre à l’abri les
populations civiles dans des camps de réfugiés. L’exemple le plus
emblématique par son nombre et sa durée est celui des camps de réfugiés
palestiniens dans les pays voisins d’Israël. Avec le temps, ils n’ont plus rien
de temporaire, plus de soixante ans d’existence, la troisième génération y
est née, le droit au retour toujours revendiqué étant sans doute, pour
beaucoup, un espoir improbable. Néanmoins, la présence de ces camps
palestiniens a joué un grand rôle dans la déstabilisation géopolitique du
Liban et dans la guerre civile qui l’a accompagnée. Les conséquences
politiques de la présence de camps de réfugiés peuvent être lourdes pour le
pays d’accueil si ceux-ci sont nombreux et installés dans la durée.
Notons aussi que ces camps de réfugiés peuvent, par leur présence,
générer de nouveaux conflits. En effet, ils offrent parfois des conditions de
vie qui peuvent être meilleures que celles de la région en conflit que la
population a dû quitter. En effet, l’aide humanitaire, si elle est massive et
durable, permet de mettre en place des services (école, dispensaire,
alimentation régulière, formation) dont la population réfugiée bénéficiait
rarement auparavant, et dont ne bénéficie toujours pas la population
autochtone qui ne peut profiter des mêmes avantages que ceux accordés aux
réfugiés. C’est le cas par exemple des réfugiés du Darfour qui sont au Tchad
depuis plusieurs années, installés parmi le même peuple qu’eux, les
Zaghawa, la frontière ayant été délimitée depuis les accords franco-
britanniques sans se préoccuper de diviser ce peuple en deux.
Chapitre 5

Le conflit
du Sahara occidental :
Maroc contre Algérie ?

EN TERMES OFFICIELS, notamment pour l’ONU qui mène une médiation


depuis des années, le conflit du Sahara occidental oppose au Royaume du
Maroc une « République arabe sahraouie démocratique » qui revendique le
territoire de 266 000 km2 dénommé Rio de Oro et Seguiet el Hamra. Les
deux parties connexes de cette colonie, espagnole depuis la fin du
XIXe siècle, ont été abandonnées par l’Espagne en 1975. Le territoire a ainsi
été annexé par le Maroc qui a invoqué de très anciens droits historiques.
Mais un mouvement anticolonialiste dénommé Front Polisario (« Pour la
libération de la Seguiet et Hamra et le Rio de Oro ») invoque l’existence
d’une nation sahraouie. Il dispose pour le moment, en guise de territoire,
d’une bande de terrain désertique d’une centaine de kilomètres de largeur,
situé à l’est de la ligne de défense longue de plus de 2 000 km, établie du
nord au sud par les Marocains. En fait, la République arabe sahraouie
démocratique (RASD) localise à une centaine de kilomètres plus à l’est son
gouvernement et ses partisans, à Tindouf en Algérie, et ce, avec l’accord et
le soutien du gouvernement algérien. Celui-ci est en vérité l’un des
protagonistes majeurs dans ce conflit du Sahara occidental.

Un conflit qui perdure


Dès 1963, au lendemain de son indépendance, l’Algérie était déjà entrée
durant quelques semaines en guerre avec le Maroc, pour un litige sur le
tracé de la frontière, dans la région de Figuig, soit environ 1 000 km au
nord-est de Tindouf. En 1976, après que l’armée marocaine a occupé la
majeure partie du Sahara occidental qui venait d’être abandonné par les
Espagnols, elle s’est heurtée à l’armée algérienne via de violents combats à
l’est de Tindouf. On a alors craint que les deux grands États maghrébins
s’engagent dans une guerre fratricide, mais ils en ont finalement été
dissuadés par la Ligue arabe. Mais, depuis cette époque, les relations
algéro-marocaines restent tendues, ce qui paralyse, entre autres facteurs,
l’Union du Grand Maghreb arabe, proclamée en 1989.
Ce conflit entre le Maroc et la République sahraouie a aussi de graves
répercussions au sud, principalement en Mauritanie. Il concerne toute la
partie occidentale de l’immense désert qu’est le Sahara et a des
conséquences de plus en plus importantes au sud et à l’est dans l’ensemble
de la zone sahélienne. Le grand désert n’a jamais été véritablement un
obstacle entre les pays de la Méditerranée et le « Soudan » – comme
disaient au Moyen Âge les grands géographes arabes pour nommer le pays
des Noirs d’où venaient les routes de l’or. Mais, alors que dans sa partie
centrale, au sud de la Tunisie, le désert a une largeur d’environ 2 000 km, il
est deux fois moins large sur la côte atlantique. En effet, les montagnes
atlasiques et les pluies qu’elles reçoivent s’avancent loin vers le sud. De
surcroît, la côte atlantique est longée par un courant froid (NE-SO), ce qui
provoque dans la zone côtière d’importants phénomènes de condensation
qui entretiennent une végétation relativement abondante. Aussi le
Sahara occidental, où ne se dressent guère d’obstacles de relief, a-t-il été
longtemps sillonné par des pistes transsahariennes depuis les rives du fleuve
Sénégal. Les caravanes pouvaient franchir la largeur du désert, sans être
obligées de s’arrêter longtemps dans de grandes oasis pour abreuver leurs
troupeaux de dromadaires. Le nom de Rio de Oro évoque l’importance des
routes de l’or vers le Maroc dont le trafic culmina du XIe au XIVe siècles
(avant d’être détournées vers la vallée du Nil) ; sur cet axe de trafic, la
Seguiet el Hamra (le « canal rouge », vallée où, en creusant dans des
alluvions rougeâtres, on peut trouver de l’eau) fut une étape d’importance
où s’installèrent, pour y gérer les discordes, des couvents fortifiés
dépendant d’importantes confréries maraboutiques.
Toutefois, ce désert est aujourd’hui, paradoxalement, beaucoup moins
traversé qu’autrefois. Le rallye automobile Paris-Dakar a tenté récemment
d’évoquer les caravanes d’antan mais, en raison de l’insécurité croissante
due aux tensions géopolitiques, il a été transféré en 2010 en Amérique du
Sud. Le tourisme, qui avait pris un grand essor grâce aux automobiles 4 x 4,
est désormais impossible dans la majeure partie du Sahara, qu’il s’agisse de
la partie occupée depuis 1975 par l’armée marocaine ou du territoire de
la Mauritanie mais aussi des étendues désertiques du Mali, du Niger et du
Tchad où les rébellions touaregs mènent des offensives armées pour prendre
le contrôle de territoires qu’elles considèrent comme celui de leur nation.
Ces étendues désertiques sont aussi l’immense territoire des raids
djihadistes d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) qui, sous couvert de
djihad, contrôlent les trafics transsahariens de drogue, d’armes et pratiquent
la prise d’otages occidentaux libérés contre de fortes rançons, entretenant
l’insécurité.

Le rôle de la France à l’époque coloniale


Les caravanes venues autrefois du Maghreb avaient décliné au fur et à
mesure de l’essor de la concurrence des camions et, surtout, du
développement du commerce maritime entre l’Europe et le golfe de Guinée.
Fin XIXe, lors du Congrès de Berlin (1884) qui décida du partage de
l’Afrique noire entre les puissances européennes, l’Espagne obtint la
reconnaissance de ses droits sur l’arrière-pays des quelques postes sur la
côte saharienne en face de l’archipel des Canaries conquis par les
navigateurs espagnols au XVe siècle lors de leur grande poussée vers
l’Amérique. Mais, à la différence des autorités coloniales françaises, les
autorités espagnoles ne s’intéressaient guère à l’arrière-pays saharien, et
elles ne cherchèrent pas à contrôler, ni même à dénombrer, les tribus arabes
Réguibat qui nomadisaient en faisant pâturer leurs dromadaires dont ils
faisaient commerce.
C’est à partir des années 1920, avec le développement de l’Aéropostale,
la première ligne aérienne qui reliait la France (Toulouse) au Brésil et à
l’Amérique du Sud, via Dakar, et après avoir survolé le Rio de Oro, que les
autorités françaises sommèrent les Espagnols de délimiter la frontière de ce
territoire et d’en assurer le contrôle, afin d’empêcher les Reguibat de
continuer à prendre en otage des pilotes de l’Aéropostale obligés de se
poser dans le désert à cause des pannes de moteur. Notons que parmi les
bandits sahariens d’aujourd’hui, on trouve des membres de cette fameuse
tribu des Reguibat. Ce sont donc surtout les Français qui tracèrent en 1934
la frontière du « Sahara espagnol » avec le territoire colonial de Mauritanie,
dont la « capitale » était alors Saint-Louis du Sénégal, qui était aussi
capitale « fédérale » de l’Afrique occidentale française. Celle-ci s’étant
disloquée après l’indépendance des différents territoires coloniaux qui la
constituaient avant 1960, Saint-Louis fut rattaché au Sénégal et une
capitale, Nouakchott, fut créée dans le désert mais près de la côte, pour la
Mauritanie indépendante.

L’origine complexe du mouvement


national sahraoui
La délicate sortie de la colonisation espagnole
Les autorités espagnoles ne commencèrent à s’intéresser à « leur » Sahara
qu’après qu’y fut découvert, vers 1960, le grand gisement de phosphate de
Bou Craa, comparable en importance à celui de Kouribga au Maroc. Le
général Franco, tenant compte du fait que l’ère des empires coloniaux était
achevée, prépara une indépendance du Sahara espagnol, afin que le nouvel
État passe un accord pour l’exploitation du phosphate qui serait fructueux
tant à une grande compagnie espagnole qu’au très petit nombre de citoyens
sahraouis. On avait évalué leur nombre à 70 000 au dernier « recensement »
dans les années 1960. Les Britanniques envisageaient alors de faire de
même pour leur protectorat sur les Émirats du golfe Persique devenus
indépendants au début des années 1970 et qui devinrent sans problème, et
grâce au pétrole, de richissimes micro-États indépendants.
Il n’en fut pas de même au Sahara espagnol. Les autorités coloniales
prirent habilement contact avec des « indigènes » pour que se crée de façon
apparemment spontanée un mouvement d’indépendance. Mais les
dirigeants marocains, et notamment le roi Hassan II, firent connaître leurs
droits sur cette partie du Sahara. Le président algérien Boumédiène fit
savoir qu’il fallait d’abord obtenir l’accord des Sahraouis quant à leur
rattachement au Maroc. Cette sollicitude des Algériens s’explique par le fait
qu’ils voulaient que soit définitivement réglé à leur profit un litige frontalier
avec le Maroc, au Sahara, à propos de la région de Tindouf située à l’est de
la Seguiet el Hamra.

Les contentieux frontaliers


Autant la frontière est ancienne et clairement établie dans sa partie nord,
autant vers le sud, dans les régions désertiques, son tracé est resté
longtemps provisoire, car les autorités coloniales françaises, les unes au
Maroc, les autres en Algérie, n’avaient pas tranché entre des groupes
miniers rivaux plaidant, les uns pour le maintien en Algérie du grand
gisement de fer de Tindouf, les autres pour son rattachement au Maroc où le
système fiscal pour les mines était bien plus favorable aux compagnies. Les
luttes pour l’indépendance avaient reporté à plus tard le règlement de cette
question frontalière qui, dès 1963, a provoqué une brève « guerre des
frontières » à l’issue de laquelle les troupes marocaines prirent l’avantage.
Officiellement, les rapports entre le Maroc et l’Algérie étaient ceux de deux
« pays frères » qui venaient de sortir victorieux de leur lutte contre le
colonialisme. En fait, les rapports étaient plus ambigus car les
proclamations du socialisme algérien suscitaient l’adhésion d’une extrême-
gauche marocaine qui luttait, avec le soutien des services secrets algériens,
contre un monarque tyrannique et un féodalisme qu’avait renforcé le
colonialisme.
En 1969, ces contentieux parurent trouver une solution positive, lorsque
le roi Hassan II et le président Boumédiène se rencontrèrent au Maroc, à
Ifrane, station d’altitude. Une déclaration commune reconnaissait, d’une
part, à l’Algérie la possession de Tindouf et le tracé provisoire de la
frontière et, d’autre part, les droits du Maroc sur le Sahara occidental. De
surcroît, un consortium minier algéro-marocain était décidé pour
l’extraction du gisement de fer de Tindouf et son transport par une grande
voie ferrée vers la côte atlantique, pour être exporté par des navires
minéraliers qui apporteraient du charbon pour créer sur place un centre
sidérurgique algéro-marocain. Cet accord prometteur fut alors célébré
comme la première pierre de la construction d’un ensemble industriel
maghrébin.
Malheureusement, cet accord resta lettre morte. En effet, le roi Hassan II,
pour exprimer des préoccupations démocratiques, le soumit à la ratification
d’un parlement marocain qui n’avait guère été réuni depuis de nombreuses
années. Nombre de députés dénoncèrent cet abandon de Tindouf à l’Algérie
et, fait inattendu, les députés de gauche dénoncèrent aussi cet accord car la
police algérienne, pour marquer la réconciliation avec le Maroc, livra à la
police marocaine de nombreux Marocains qui avaient dû se réfugier en
Algérie (plusieurs tentatives de putsch ayant eu lieu contre le souverain).
Devant le tollé suscité par l’abandon officiel de Tindouf, Hassan II dut
reporter sine die la mise en œuvre des accords d’Ifrane, et Boumédiène,
furieux, récusa les droits du Maroc sur le Sahara occidental et réclama la
consultation des Sahraouis.

La « Marche Verte »
Le roi Hassan II, pour proclamer de façon spectaculaire les droits du Maroc
sur le Sahara occidental et relever son prestige, fit organiser en
novembre 1975 une vaste manifestation (« la Marche Verte ») vers le sud, à
laquelle participèrent quelque 300 000 Marocains. Toutes les tribus
envoyèrent leurs représentants, qui furent encadrés par les membres des
diverses confréries religieuses. Celles-ci avaient joué un grand rôle dans
l’histoire du Maroc, et elles rappelèrent à juste titre qu’une des premières
grandes dynasties marocaines, celle des Almoravides qui, en 1062, fonda
Marrakech (d’où vient le mot Maroc), était venue du sud, des rives du
fleuve Sénégal. Elle fut l’organisatrice des fameuses « routes de l’or » qui,
au cours des dynasties suivantes (Almohade et Mérinide), firent encore,
durant des siècles et sous d’autres dynasties, la grandeur du Maroc. Bien
plus tard, au début du XXe siècle, arrivèrent de la Seguiet el Hamra les
combattants d’un djihad, celui de Ma Al Aïnin et de son fils El Hiba, qui
voulaient sauver le Maroc du protectorat, en l’occurrence de la domination
coloniale.
Cette « Marche Verte » avait été discrètement convenue avec les autorités
espagnoles (car le mouvement d’indépendance imaginé par Franco avait
avorté), mais elle ne franchit que symboliquement la frontière, car le vieux
dictateur, qui y était opposé, n’était pas encore mort. Quelques mois plus
tard, son décès ayant été proclamé, l’armée marocaine reprit la
« Marche Verte ». Mais, au lieu d’être accueillie en libératrice par la
population, elle se heurta aux combattants du Front Polisario qui s’était
constitué entre temps. Ceux-ci et nombre de tribus, après de vifs combats,
durent se réfugier en territoire algérien, près de Tindouf et, depuis cette
époque, n’ont cessé de faire preuve de pugnacité et d’une argumentation
plus démocratique que révolutionnaire. À l’origine, celle-ci n’était pas tant
le fait de nomades Réguibat que d’exilés marocains, militants
anticolonialistes de longue date. Leur rôle historique au Sahara espagnol est
rarement évoqué, mais leur présence est révélatrice des conséquences
indirectes que peuvent avoir dans des conflits des changements
géopolitiques lointains.

Les exilés marocains au Sahara espagnol


Ce fut le cas, après 1945, entre l’Espagne et la France. Leurs relations
étaient alors très tendues car l’alliance de Franco avec Hitler était dénoncée
dans divers milieux français, notamment par les Républicains espagnols qui
avaient pu se réfugier en France où beaucoup participèrent activement à la
Résistance dans le Sud-Ouest. Cette tension eut des conséquences dans le
nord du Maroc où nombre de militants nationalistes pourchassés par la
police coloniale française trouvèrent refuge dans la zone du Rif, auprès des
autorités du Protectorat espagnol. Quelques années plus tard, lorsque les
relations diplomatiques se rétablirent entre la France et l’Espagne,
le gouvernement de Franco expédia en résidence surveillée ces jeunes
nationalistes marocains au Rio de Oro. Une vingtaine d’années plus tard, on
aurait pu penser qu’ils seraient les plus chauds partisans du rattachement au
Maroc. Ils en furent en fait les adversaires les plus éloquents.
Ces Marocains exilés au Sahara espagnol dénonçaient tout colonialisme
et, après avoir milité pour l’indépendance du Maroc (qui devint officielle en
1956), soutinrent aussi la lutte des Algériens pour leur indépendance. Aussi
participèrent-ils activement à la contrebande organisée par le FLN algérien
pour se procurer des armes ; celles-ci étaient débarquées sur la côte du
Sahara espagnol et transportées clandestinement par les nomades Réguibat
vers le Sahara algérien. L’armée française, qui avait repéré ce trafic, exigea
que les militaires espagnols y mettent fin. Elle organisa ainsi avec eux, en
1958, une grande opération dénommée « Écouvillon ».
À partir de la Mauritanie, de la côte et du Sahara algérien, des colonnes
françaises et espagnoles procédèrent au ratissage du Rio de Oro. Les
Réguibat et les alliés marocains du FLN algérien furent refoulés vers le
nord jusqu’à la frontière du Maroc. Ils y furent bloqués par la nouvelle
armée marocaine qui leur barra la route. Le gouvernement royal marocain,
qui venait d’écraser dans le Rif une révolte paysanne menée par l’extrême-
gauche, ne tenait pas à l’arrivée depuis le Sahara de militants de même
tendance politique. Pour ceux-ci, le fait que la nouvelle armée marocaine
participe à l’opération colonialiste « Écouvillon » menée contre eux et leurs
amis Réguibat fut plus qu’un drame politique. Puisque le Maroc et sa
nouvelle armée les rejetaient, ils décidèrent de contribuer à la fondation
d’une nation sahraouie en exil, où ils jouèrent en quelque sorte un rôle
d’avant-garde. La formation du mouvement national sahraoui a donc été
particulièrement compliquée. Toutefois, grâce au soutien de l’Algérie, les
thèses du Polisario continuent d’avoir un écho particulièrement important
au plan international, à l’ONU et à la Cour internationale de justice, et ce,
près de quarante ans après sa création (1973).
En revanche, la proclamation des droits du Maroc sur le
Sahara occidental renforça grandement le sentiment national marocain ; de
même que l’organisation de la « Marche Verte » améliora sensiblement
l’image du roi Hassan II, jugé jusqu’alors tout à fait tyrannique. Alors
qu’Hassan II avait été l’objet de plusieurs complots « progressistes » et de
tentatives de putschs militaires, les Marocains furent « plus royalistes que le
roi » au sujet du Sahara occidental, et nombre de militaires furent expédiés
vers le sud pour défendre les frontières historiques du Grand Maroc.

L’extension des guerres


du Sahara occidental
Le soutien algérien au Polisario
En 1976, lorsque l’armée marocaine occupa la majeure partie de l’ex-
Sahara espagnol (le gouvernement marocain avait proposé au
gouvernement mauritanien d’en occuper le sud), les combattants du
Polisario et un certain nombre de tribus Réguibat se réfugièrent en territoire
algérien, notamment près de Tindouf où elles sont aujourd’hui encore
concentrées. Dès le début du conflit, le gouvernement algérien apporta son
soutien au Polisario, et l’armée algérienne, à l’ouest de Tindouf, pénétra sur
le territoire de la Seguiet el Hamra. De violents combats se déroulèrent avec
l’armée marocaine (notamment à Amgala, lieu stratégique, qui fut le théâtre
par la suite d’autres combats) qui, par l’usage massif de son aviation, eut
localement le dessus.
On put craindre une guerre de grande envergure ; la diplomatie française,
soucieuse de maintenir de bonnes relations, tant avec le Maroc qu’avec
l’Algérie, s’efforça de la conjurer. Le Polisario fit un moment état du
soutien des « pays socialistes », notamment de Cuba, mais de nombreux
dirigeants arabes firent discrètement part de leurs désaccords avec la
création d’un nouvel État arabe qui ne serait en fait qu’un micro-État au vu
de l’importance de sa population. Le Polisario et l’Algérie rétorquèrent que
les 70 000 personnes recensées en dernier lieu par les Espagnols étaient en
fait plus d’1 million, car il fallait tenir compte des nomades dont les
territoires de parcours traditionnels s’étendaient bien au-delà des frontières
du Sahara espagnol. De plus, la répression exercée sur le mouvement
national sahraoui avait provoqué un exode d’une grande partie des
Sahraouis. Cette polémique statistique dure encore, car les tentatives de
l’ONU de procéder à un référendum – accepté par le Maroc et par le
gouvernement de la République arabe sahraouie – se heurtent depuis des
années à une sous-estimation par les Marocains des effectifs en question et
à leur surestimation par le Polisario. Le Maroc favorise l’immigration de
Marocains du Nord dans ses provinces marocaines, mais ses nouvelles
frontières ne font pas encore l’objet d’une reconnaissance internationale,
bien que la Cour internationale de justice ait reconnu les droits historiques
du Maroc sur le territoire en question.
En 1975, le roi du Maroc Hassan II avait pourtant proposé au président
de la Mauritanie que l’armée mauritanienne occupe le sud du Rio de Oro,
ce qu’elle fit en dépit de la faiblesse de ses effectifs. Cela offrait au
gouvernement mauritanien la possibilité d’établir un débouché direct sur la
côte pour l’exportation du minerai de fer extrait du grand gisement de
Zouerat (Gara Djebilet). Cette proposition marocaine de partager ce que les
Marocains considèrent de façon quasi-unanime comme leur héritage
historique était, en vérité, fort maladroite à divers titres. Tout d’abord, parce
que le Polisario lança (avec l’appui algérien) une série d’opérations jusque
dans le sud de la Mauritanie. Le gouvernement mauritanien demanda alors
l’aide de la France, en vertu des accords de défense. Des chasseurs-
bombardiers français basés à Dakar menèrent une série d’opérations sur les
colonnes du Polisario qu’ils avaient repérées sur le territoire mauritanien,
provoquant ainsi les protestations d’Alger. En 1979, la Mauritanie déclara
qu’elle cédait au Polisario la partie de l’ex-Sahara espagnol qu’elle avait
occupée à l’instigation des Marocains. Ceux-ci, en dépit des critiques de
l’ONU, s’empressèrent d’occuper le sud du Rio de Oro pour éviter que la
République sahraouie ne s’y installe officiellement.
Pour mettre fin aux infiltrations du Polisario au Sahara occidental,
l’armée marocaine faisant appel à des entreprises de génie civil
occidentales, construisit sur plus de 2 000 km un « mur de sable » formé de
deux talus parallèles de trois mètres de hauteur avec une redoute fortifiée
tous les 5 km. Pour éviter les accidents de la topographie, ce mur est le plus
souvent distant d’une centaine de kilomètres du tracé de la frontière, cette
longue frange de terrain étant proclamée par la République arabe sahraouie
comme le territoire dont elle a déjà le contrôle. Toutefois, l’essentiel de son
implantation se fait dans les environs de Tindouf : 150 000 personnes vivent
pour la plupart sous la tente pour perpétuer les traditions du nomadisme,
comme il est expliqué aux visiteurs officiels et nombreuses délégations des
associations d’amitié qu’entretient la RASD dans de nombreux pays.
L’importance qu’il convient d’accorder à la RASD tient surtout au
soutien diplomatique, militaire et financier que continue de lui apporter
l’Algérie, en dépit du fait que le Maroc est désormais solidement implanté
au Sahara occidental. Le peuple marocain est toujours autant attaché à cette
cause, si bien que le gouvernement marocain mène une politique habile
dans les provinces sahariennes pour en accroître le peuplement et le
développement économique. Il y autorise même le retour de Réguibats qui
s’étaient exilés à Tindouf ; mais leurs enfants ont cependant manifesté
récemment leur mécontentement, déçus par les conditions de vie qui leur
étaient offertes.
Les dirigeants algériens, et surtout les militaires de haut rang, depuis les
années 1970, n’ont cessé d’apporter leur soutien au Polisario et ce, bien que
l’Algérie ait connu depuis cette époque de profondes épreuves, notamment
durant la longue guerre civile (1992-2000) qui l’opposa aux islamistes.
En 1991, après la fin du régime de parti unique, et avec la montée en
puissance des islamistes, les généraux au pouvoir cherchèrent un civil qui
pouvait être un président prestigieux et un homme neuf : ce fut
Mohamed Boudiaf, l’un des fondateurs du FLN qui vivait en exil au Maroc
depuis les graves rivalités qui avaient marqué les premiers temps de
l’indépendance de l’Algérie. Nommé président, Boudiaf, qui avait de bons
rapports avec Hassan II, tenta une médiation personnelle pour résoudre le
grave différent algéro-marocain sur la question du Sahara occidental,
différend qui bloquait notamment la mise en œuvre de la politique du
Grand Maghreb arabe. Mais Boudiaf fut assassiné en 1992 par l’un de ses
gardes du corps qui, incarcéré, n’a jamais été jugé.
Dès lors, il ne fut plus question d’un règlement de la question du
Sahara occidental. Les généraux algériens tenaient visiblement à conserver
le contrôle du Polisario pour éviter que celui-ci ait le soutien d’un autre État
africain qui aurait pu concurrencer l’influence de l’Algérie. La Libye du
colonel Kadhafi semblait toute désignée, puisque ce dernier avait proclamé
sa volonté de réaliser sous son égide les « États unis du Sahara », intégrant
toutes les régions sahariennes ou sahéliennes des États francophones
d’Afrique de l’Ouest. Aussi Kadhafi s’est-il proclamé dès 1975 soutien actif
du Polisario et organisa-t-il, vers Tindouf, des convois d’armes et de
volontaires à travers le Sahara algérien, jusqu’à ce que l’armée algérienne
rende leur progression impossible.

Le temps des mercenaires et de l’AQMI


Le temps passant, les combattants du Polisario prenant de l’âge et leur
nombre diminuant du fait des pertes aux combats, les dirigeants de la
RASD durent chercher de nouveaux volontaires. Différents intermédiaires
en recrutèrent, moyennant finances dans les régions sahariennes et
sahéliennes de Mauritanie, du Mali, du Niger, du Tchad et au-delà,
principalement parmi les tribus de pasteurs (qu’elles soient peuls, touaregs,
toubous ou zagawas) dont les hommes avaient des traditions guerrières et
savaient se déplacer en milieu aride. Dans des opérations pour le compte du
Polisario, ces volontaires, sous contrat à durée déterminée, apprirent à se
servir d’équipements modernes et à conduire des véhicules tout terrain.
De retour à la vie « civile », ces ex-combattants du Polisario se sont mis à
leur compte, en louant leurs services à divers mouvements politiques (ce fut
notamment le cas dans le nord du Nigeria où l’armée régulière eut du mal à
venir à bout d’un mouvement insurrectionnel dans la grande ville de Kano),
et en participant à divers trafics, celui des drogues importées
clandestinement d’Amérique du Sud, par exemple. Ce rôle des ex-
mercenaires du Polisario inquiète depuis des années les gouvernements
d’Afrique de l’Ouest, mais les tentatives de concertation pour en diminuer
les effets se sont enrayées devant la « passivité » des autorités algériennes
qui ne souhaitaient pas voir mis en cause le Polisario.
Dans le nord de l’Algérie, où la guerre civile a sévi de 1992 à 2000,
l’armée algérienne, en dépit de la violence des moyens mis en œuvre,
n’était pas complètement venue à bout des maquis djihadistes qui refusèrent
l’amnistie offerte par le gouvernement. Ceux-ci se déplacèrent discrètement
vers les territoires sahariens où ils surent exploiter le mécontentement des
populations touaregs envers le gouvernement d’Alger. Après les attentats de
2001 à New York et l’irruption d’Al-Qaida sur la scène médiatique
internationale, ces maquis islamistes algériens se rallièrent à Ben Laden et
prirent le nom d’« Al-Qaida au Maghreb islamique » (AQMI). Ils étendirent
leurs opérations aux territoires des différents États qui ne disposaient pas de
forces armées assez efficaces pour contrôler leurs étendues sahariennes :
Mauritanie, Mali, Niger, Tchad. La France, compte tenu de ses « intérêts »
dans cette zone (nombreuses ONG, mines d’uranium d’Arlit), mena une
coopération dont les moyens étaient cependant limités. L’armée américaine
chercha à mettre en place un système de renseignements pour s’opposer à la
pénétration des réseaux d’Al-Qaida. Cependant, pour être efficace, ce
système de surveillance nécessitait une relative entente entre les différents
services de renseignements, notamment ceux du Maroc et de l’Algérie. Cet
objectif n’était pas encore atteint, mais les « services » algériens
s’inquiétèrent des connexions possibles entre les réseaux djihadistes et ceux
de la RASD où l’influence des vieux militants de gauche du Polisario,
appartenait de plus en plus au passé.
Depuis le printemps 2011, la guerre civile en Libye, les trafics d’armes
qui se développent dans la zone sahélienne, le recrutement massif de
mercenaires issus du Front Polisario font que les tensions du
Sahara occidental s’étendent désormais à tout le Grand Désert. La situation
au Mali où l’armée était incapable de contenir dans le nord les offensives
armées des rebelles touaregs alliés de circonstances avec des groupes
djihadistes, a contraint le gouvernement français à décider l’opération
militaire Serval menée par l’armée française au nom des accords de défense
que la France a signé avec le Mali. L’opération Serval peut être considérée
comme une réussite bien que des unités françaises continuent d’assurer la
sécurité de ce vaste territoire désertique.

Figure 6 Le Sahara occidental : un héritage colonial toujours


conflictuel
Sources : D’après Atlas du monde diplomatique, 2010.
Chapitre 6

De l’Irak à la Syrie :
l’État islamique,
symptôme et fruit
de la remise en question
de l’ordre postcolonial

DEPUIS SON IRRUPTION sur la scène internationale en 2014, l’État islamique


occupe tous les esprits et suscite également toutes les peurs. Nombreux
étaient ceux qui anticipaient, il y a peu encore, sa déroute militaire et
idéologique rapide. Or, sur fond de riposte mondiale, le groupe, encore
aujourd’hui le plus sophistiqué et radical de la sphère djihadiste, a su
résister à la campagne mise en œuvre contre lui.
Beaucoup savent désormais que la lutte sera longue et difficile. De ce
point de vue, il convient de souligner que l’offensive du groupe, tout
d’abord présentée comme spectaculaire et inattendue, fut en réalité le
produit d’un long pourrissement sur le terrain, au triple plan politique,
social et économique, ainsi qu’une conséquence directe de la guerre d’Irak
que l’on avait crue refermée en 2011 avec le retrait des dernières troupes
américaines du pays. L’héritage d’une décennie d’occupation étrangère,
conjugué à celui des années de plomb, aura fini par éclater au visage du
monde ; et si l’on ne pouvait totalement prédire l’ampleur de la crise, ses
symptômes étaient présents de longue date.
Ce qui frappe l’observateur avisé est la relative méconnaissance de
l’ennemi combattu, tant en ce qui concerne les circonstances de sa genèse
historique qu’au niveau de ses structures et de ses objectifs. Or, remporter la
bataille à long terme suppose une information étayée quant à cet adversaire
complexe, évolutif, dont la radicalité n’a d’égal que son degré de
sophistication.

Guerre d’Irak et « genèse »


Alors que tous les regards se tournent de nouveau vers l’Irak en juin 2014
avec la prise de Mossoul, deuxième ville du pays, par l’État islamique,
l’assaut de ce groupe a en réalité débuté dès le mois de janvier avec la
conquête de deux autres villes emblématiques : Ramadi, chef-lieu de la
grande province sunnite d’Al-Anbar et sanctuaire traditionnel du
soulèvement armé, et Fallouja, siège, dix ans plus tôt, de deux batailles
féroces entre insurgés irakiens et forces américaines. L’offensive s’est donc
déployée jusqu’à l’été, sur fond d’un processus politique formel sous
perfusion, d’une dérive autoritaire visible à Bagdad, notamment sous
l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki1, et d’une opposition qui ne sait
quelle posture adopter. La prise de Mossoul, le 10 juin, vient sanctionner un
état déjà avancé de déliquescence sécuritaire et institutionnelle, rendu
immaîtrisable par le conflit qui, à partir du printemps 2011, déchire aussi la
Syrie.
En aucun cas l’État islamique n’est, à cet égard, un « nouveau venu ».
Son apparition s’inscrit en effet dans le triple cadre de l’occupation
étrangère (2003-2011), des spasmes plus anciens de l’histoire
contemporaine irakienne et de la crise morale et politique récente vécue par
la composante arabe sunnite, écrasée militairement, tenue en marge de la
dynamique politique après le renversement du régime baasiste et
dépossédée sur le plan économique. Les Arabes sunnites ont été les grands
perdants du « nouvel Irak » prophétisé par George W. Bush, collectivement
frappés par le démantèlement de l’armée, dont ils représentaient l’ossature
depuis l’époque ottomane, par la « débaasification » mise en œuvre par la
coalition en 2003 et, enfin, par la promotion des représentants chiites et
kurdes de l’ancienne opposition en exil. C’est au cœur du « stigmate »
apposé à cette communauté que s’est formé l’État islamique, tourné vers la
réalisation d’une « vengeance » tous azimuts contre l’« humiliation ». Dès
ses premiers communiqués, le groupe articule ainsi son action autour d’une
« réparation » qu’il compte obtenir face aux « injustices » de différents
types infligées aux sunnites ; c’est à travers cette rhétorique revancharde
qu’il s’imposera dans le champ de l’insurrection armée. Celle-ci,
auparavant tournée vers l’objectif d’une restauration de l’unité nationale
irakienne, a peu à peu muté vers un combat de nature identitaire, prenant les
traits d’une véritable guerre de sécession.
Une décennie avant l’ultime assaut des djihadistes, Fallouja a été le
symbole de cette aliénation2, et il n’est donc guère étonnant que l’État
islamique ait attendu l’anniversaire de cette conflagration pour signifier à
tous et chacun sa volonté de représailles sanglantes. Suite à leur rupture
avec le processus de transition, les Arabes sunnites sont restés aux confins
de l’État et de la reconstruction, réduits au statut de minorité, voire de
parias. Ils se sont ainsi refusé à participer aux élections constituantes de
2005, laissant la voie libre aux communautaristes chiites et kurdes pour
s’imposer. Ils n’ont participé que de manière restreinte au scrutin législatif
tenu en décembre et à la rédaction de la Constitution, récusant le
fédéralisme comme une « partition » inacceptable de la patrie. Or,
manquant cruellement d’une direction politique car historiquement moins
nombreux dans les rangs de l’ancienne opposition, ils n’ont pas été en
mesure d’articuler un projet en dehors des nouveaux contours politiques
tracés par Washington, et c’est dans ce vide que l’entreprise totalitaire de
l’État islamique a précisément plongé ses racines.
Tandis que les courants nationalistes avaient tout d’abord tenté de
renverser la charge du stigmate anti-sunnite en condamnant fermement
l’occupation et cette communautarisation du jeu politique, réaffirmant au
contraire la supériorité de la nation, l’État islamique l’intégra pour en faire
le canal par lequel les sunnites, en Irak et au-delà de ses frontières,
pourraient mettre à bas le « diktat mécréant et chiite » et s’unir (d’où la
récurrence, dans la propagande du groupe, de l’idée de tawhid,
l’« unification » en arabe). Au fur et à mesure, le conflit irakien s’enlise et
le nationalisme s’essouffle ; les plus radicaux finissent par prendre le dessus
en appelant à redoubler de violence contre la présence américaine et un
système jugé « impie ». Il faut, aux yeux des partisans de l’État islamique
d’Irak, offrir aux sunnites « assiégés » une alternative qui rompra leur
isolement et les dotera d’une représentation politique aussi puissante que
celle des premiers siècles de l’islam, seule référence des djihadistes. En
2006, le chef de la branche d’Al-Qaida en Irak, le Jordanien Abou Mousab
al-Zarqawi, considère que le temps de la « moisson » est venu.

L’essor de l’État islamique


En octobre 2006 est proclamé unilatéralement l’État islamique d’Irak
(Dawlat al-Iraq al-islamiyya) par un Conseil consultatif des moudjahidines,
une alliance d’insurgés irakiens qui rassemble la majorité des formations
salafistes-djihadistes actives et un ensemble de tribus. Au lendemain de la
mort d’Al-Zarqawi dans un raid aux abords de Baqouba, chef-lieu de la
province de Diyala, le commandement central d’Al-Qaida a pris ses
distances, allant jusqu’à déclarer que son implantation en Irak appartient
dorénavant au passé.
C’est l’Irakien Abou Omar al-Baghdadi qui prend les rênes du nouvel
État dissident, jusqu’à sa mort en avril 2010, à son tour tué par une frappe
de la coalition. Ce dernier incarne le phénomène d’« irakisation » de la lutte
et l’essor d’une avant-garde guerrière qui, par son zèle face aux troupes
étrangères et à ses partenaires, a supplanté les « Arabes » et autres
combattants étrangers. Al-Qaida s’était donné pour tâche première de
frapper les États-Unis, Israël et leurs « collaborateurs » selon une logique
« défensive » ; l’État islamique, lui, change les orientations du combat en le
« confessionnalisant », autrement dit en le réorientant au cœur même de
l’islam : ce sont les chiites, et avec eux l’Iran (ou la « Perse safavide »
d’après la propagande salafiste, une dynastie chiite ayant régné entre 1501
et 1736 en opposition à l’islam sunnite ottoman) qui deviennent les
premières cibles de la violence3. Ces derniers sont accusés d’avoir, de tout
temps, tenté d’éradiquer le sunnisme et ses fondements. Aux yeux des
djihadistes, l’unique moyen de faire triompher universellement leur foi est
d’éradiquer, purement et simplement, tous ses « ennemis ».
Dans ces circonstances, à partir du printemps 2011, la contestation en
Syrie, initialement pacifique et qui mue en guerre civile au fil du temps,
confère une opportunité historique à l’État islamique pour étendre son
contrôle territorial et soumettre les populations, ce d’autant qu’un certain
nombre de Syriens militent déjà à ses côtés. Après la mise à bas du régime
de Saddam Hussein à Bagdad, le président Bachar el-Assad a en effet non
seulement accueilli les baasistes en fuite sur son territoire, mais aussi laissé
des hordes de djihadistes transiter par son territoire vers l’Irak.
Rappelons, sur ce point, que depuis la scission historique intervenue
entre les deux branches du parti Baas, l’Irak était honni des Assad, satisfaits
en 2003 de se débarrasser du raïs irakien. Le 9 avril 2013, au dixième
anniversaire de la chute de Bagdad est ainsi annoncée par l’Irakien Abou
Bakr al-Baghdadi (successeur d’Abou Omar) l’intégration du Front de la
victoire (Al-Nosra), organisation djihadiste syrienne liée à Al-Qaida, au
sein d’un nouveau mouvement, l’État islamique en Irak et au Levant
(Dawlat al-islamiyya fi al-Iraq wa al-Cham, ou Da’ech de son acronyme
arabe décrié). Le dirigeant d’Al-Nosra, Abou Mohammed al-Joulani,
dément cette association en reconnaissant, certes, le soutien tactique d’Al-
Baghdadi, mais réitérant sa loyauté envers Al-Qaida centrale. Les
dissensions entre les deux groupes prennent bientôt une tournure sanglante.
L’Égyptien Ayman al-Zawahiri, à la tête d’Al-Qaida depuis la mort
d’Oussama Ben Laden, annonce en effet que la proclamation de l’État
islamique est une « erreur stratégique » qui ne fera que diviser les
moudjahidines, et qu’Al-Nosra demeure son seul représentant légitime en
Syrie. Or, au terme de luttes fratricides, l’État islamique s’impose dans
plusieurs provinces syriennes, dont celles de Raqqa, Deir-Ez-Zor, Hassaka
et Homs. Al-Qaida poursuivra, pour sa part, ses critiques virulentes,
dénonçant les exactions perpétrées par le groupe et étrangères aux priorités
préalablement assignées à la lutte.
Parallèlement, en Irak, les passions communautaires se déchaînent.
Nouri al-Maliki, qui s’est hissé au sommet de l’État par la promesse d’une
réconciliation nationale et de réformes, affiche un bilan désastreux : non
seulement la concorde civile n’a jamais eu lieu mais pis, le gouvernement
n’a fait qu’approfondir le fossé opposant les sunnites à son gouvernement.
Dès 2010, l’exécutif irakien a ainsi opéré un tournant autoritaire manifeste.
Bien qu’ayant officiellement perdu les élections tenues la même année face
à Iyad Allawi, chiite séculier favori des Arabes sunnites, Al-Maliki s’est vu
reconduit dans ses fonctions, cumulant dès lors toutes les prérogatives et
accélérant la clientélisation de l’armée, des forces de sécurité et des
administrations. Durant cette période, il a méthodiquement laminé toute
forme d’opposition, la répression atteignant son point de rupture en
décembre 2011 lorsqu’il émet un mandat d’arrêt contre l’ancien vice-
président sunnite Tarek al-Hachémi, Frère musulman. Le retrait
concomitant des troupes américaines précipite le retour de l’Irak à
l’autoritarisme, illustré par des défilés militaires en grande pompe comme
du temps de Saddam, pendu fin 2006.

Une violence permanente


Entre 2011 et 2013, les Arabes sunnites vivent, dans leurs quartiers et
provinces (Al-Anbar, Ninive, Salahaddin, Diyala et Kirkouk), en véritable
état de siège. Lorsqu’exaspérés par la politique conduite par Bagdad, ils
initient, fin 2012, un mouvement de protestation destiné à obtenir les
réformes promises de longue date par l’État central (fin de leur exclusion,
libération de leurs prisonniers, abrogation des mesures antiterroristes et de
la débaasification), Al-Maliki rejette toute négociation et dépêche l’armée,
essentiellement chiite dans sa sociologie et soumise aux ordres, de réprimer
les manifestations. Dans la foulée, les gardes du corps du ministre des
Finances sunnite Rafi al-Issawi sont brutalement arrêtés. À l’instar des
accusations portées contre Al-Hachémi, Al-Issawi aurait apporté son
soutien aux « terroristes » ; il annoncera sa démission en mars 2013, suivie
par celle de plusieurs autres ministres sunnites. Irrémédiablement, la
contestation gagne toutes les villes (Ramadi, Fallouja, Tikrit, Samarra et
Mossoul), sans que Bagdad, à aucun moment, ne rétablisse un quelconque
dialogue.
Au contraire, la contestation prend une tournure brutale lorsqu’Al-Maliki
décide d’écraser, en avril 2013, un camp de manifestants à Hawija
(Kirkouk), provoquant la mort de dizaines de civils désarmés. Pour se
justifier, il prétexte de la « main cachée d’Al-Qaida » et de la responsabilité
des anciens baasistes. La radicalisation du mouvement profite à l’État
islamique, sur fond de solidarité confessionnelle qui se renforce entre
sunnites de l’Irak à la Syrie.
La rancœur a atteint son point d’orgue et l’État islamique, dont les
membres sont particulièrement aguerris au combat, peut dès lors déclencher
son offensive. Il s’empare tout d’abord de Mossoul, où Al-Baghdadi, de son
vrai nom Ibrahim Al-Badri Al-Samarrai, s’auto-désigne « calife » depuis la
grande mosquée, le 29 juin 2014. Puis, l’État islamique étend son emprise
sur les provinces de Ninive, Kirkouk, pétrolifère et disputée entre Arabes et
Kurdes, et Salahaddin, fief de l’ancien despote irakien. Son dessein est
clair : conquérir Bagdad, capitale du califat sunnite abbasside (750-1258),
symbole de l’âge d’or de l’islam pour tous ses partisans. Désireux de
consolider ses gains, Al-Baghdadi poursuit sa percée à l’est, en direction du
Kurdistan, où ses troupes affrontent, durant de longues semaines, les
peshmergas. À partir du mois d’août, ces derniers bénéficient de
l’intervention aérienne américaine et sont bien déterminés à protéger leur
acquis. Toutefois, jamais les Kurdes n’ont fait l’expérience d’une telle
violence, qui a parallèlement poussé à la désertion plusieurs milliers de
soldats de l’armée irakienne. Ils parviennent à repousser l’offensive à
l’issue d’intenses combats et avec très peu de moyens.
En toile de fond, c’est l’hécatombe humanitaire. Les djihadistes ont
instauré la terreur partout où ils se trouvent, au nom de la défense de
l’unicité de Dieu, et diffusent une charte qui ordonnance la vie de leurs
nouveaux « sujets ». L’alcool, le tabac et les loisirs sont proscrits, sous
peine de sévères sanctions. L’héritage préislamique, au cœur du patrimoine
millénaire de l’Irak, est détruit. Lorsqu’elles ne sont pas massacrées, car
« infidèles », les minorités ethniques et confessionnelles sont contraintes à
la conversion à l’islam ou réduites au rang de dhimmis (statut inférieur
réservé aux non-musulmans). Elles sont ponctionnées d’un impôt, la jizya,
censé leur garantir une protection, mais qui n’empêche pas assassinats et
exactions. Privées de leurs droits, les femmes sont marchandées, voire
mises en esclavage. L’assujettissement des populations, qui n’ont guère
d’autre choix que l’obéissance, est absolu, sous peine d’ignobles
« châtiments » (exécutions, mutilations, crucifixions, lapidations,
éventrations).
C’est une tuerie massive qui prend place dans les faits, l’État islamique
étant reconnu coupable de crimes de guerre et crimes contre l’humanité. À
cet égard, les communautés chrétiennes, les plus anciennes du Moyen-
Orient, ont été les premières visées. Puis les Yézidis (peuple kurdophone
présent dans les plaines de Ninive dont la croyance est syncrétique,
associant l’islam à plusieurs religions anciennes), les Turkmènes et Chabaks
(rattachés à la famille kurde et pratiquant une religion hétérogène mêlant,
entre autres, chiisme et alévisme) ont été persécutés car dits « hérétiques ».
Si certains ont réussi à fuir vers des régions plus sûres, d’autres, nombreux,
ont été condamnés à errer et mourir de faim dans les montagnes de Sinjar,
depuis libérées. L’État islamique use de ses faits d’armes pour terroriser et
soumettre, le comble de l’horreur résidant dans l’enlèvement, la torture et
l’exécution d’enfants, que les combattants voient aussi comme des
« apostats » et que leurs « prédécesseurs » en Algérie appelaient déjà à
égorger au cours de la « décennie noire » dans ce pays. Les chiites, quant à
eux, sont viscéralement haïs par le groupe, présentés comme
« réjectionnistes » (rawafidh). Peu après l’assaut sur Mossoul, des centaines
de soldats chiites des deux armées irakienne et syrienne, de même que de
nombreux prisonniers, ont été massacrés4.

Une « machine de guerre »


Fort d’un vaste territoire sous sa gouverne et d’une manne financière, l’État
islamique est autonome et peut s’affranchir de toute autorité externe,
passant d’un mouvement djihadiste « classique » à un « État » pourvu
d’institutions et de ressources. Encore aujourd’hui, le groupe est
essentiellement commandé par des Irakiens, comme l’illustrent les
patronymes de ses membres. D’Abou Omar à Abou Bakr, ceux-ci ont
combattu l’armée américaine une décennie, lorsqu’ils n’ont pas été présents
au combat sur d’autres fronts, y compris avant 2003. Tous se sont
radicalisés dans les années 1990, pendant l’embargo, exposés alors à la
réislamisation de la société irakienne qui avait offert aux imams radicaux un
espace d’expression inespéré. Nombre d’anciens de l’appareil baasiste
peuplent par ailleurs la direction militaire du groupe, de même que
d’anciens hauts gradés de l’armée, connus pour leur expérience et leurs
capacités de coordination et de renseignement. L’une des forces de l’État
islamique réside dans son maillage systématique des territoires et dans la
coopération étroite entre ses membres.
Des documents saisis par l’armée irakienne durant les opérations
militaires conduites depuis 2014 ont permis, à ce titre, de faire partiellement
la lumière sur la structure interne du groupe. Il a été révélé que celui-ci a
évolué, depuis 2006, d’une pratique du pouvoir très centralisée à une
délégation accrue de la décision. Les « ministres » sont regroupés au sein
d’un cabinet et dotés d’un droit de regard sur tous les aspects de la vie et du
fonctionnement de l’« État-califat », des actions militaires à la gestion des
stocks de munitions, d’armes, du budget, en passant par les prisons, les
transports, en particulier celui des combattants, les familles de « martyrs »
et l’enseignement. En retour, tous doivent une allégeance infaillible à Al-
Baghdadi. Si ce dernier venait à mourir, son successeur serait
immédiatement désigné parmi le « premier cercle » dont les éléments
combinent stratégie militaire et savoir-faire politique. Plus bas dans la
hiérarchie du groupe figurent des « gouverneurs », répondant des ordres
ministériels et responsables des provinces (wilayat). Ils disposent d’une
marge de manœuvre étendue à un niveau décentralisé, mais sont tenus de
rendre des comptes au commandement central par le biais d’intermédiaires.
Sous leur coupe se situent, à un échelon inférieur, des dizaines de
milliers d’hommes et de femmes ayant fait allégeance. Chacun et chacune
occupe une fonction spécifique, sur le territoire auquel il ou elle est
affecté(e), en contrepartie d’une rémunération mensuelle qui peut varier de
300 à 2 000 dollars en fonction du statut et du degré de responsabilité.
L’État islamique est ainsi reconnu comme la formation djihadiste qui
rémunère le mieux ses membres, facteur central dans sa stratégie de
mobilisation et de recrutement, au moins jusqu’à la fin 2015, depuis que les
offensives des armées syriennes et irakiennes soutenues par la coalition
internationale ont fragilisé la situation de Daech.
En 2014, l’EI a tout d’abord tenté de s’attirer la sympathie et l’appui des
populations irakiennes en abolissant les mesures impopulaires du
gouvernement. Ses combattants prétendaient « moraliser » un quotidien
marqué, depuis des années, par la précarité de la vie et une corruption
omniprésente, et réimposer un « ordre », une stratégie qui leur avait valu
l’opprobre populaire par le passé. En effet, en 2006, lorsque le premier État
islamique d’Irak avait tenté d’asseoir son autorité par l’usage de la terreur,
de nombreuses tribus locales s’étaient opposées à lui5. Le ralliement d’une
partie des sunnites, notamment celui des habitants de Mossoul, fut la
résultante de la promesse faite par les djihadistes d’allier à la lutte une
véritable action sociale. Les check points établis par l’armée irakienne ont,
par exemple, été mis à bas. Or beaucoup de ceux qui avaient cru dans son
projet politique et ses engagements ont été choqués, en définitive, par son
action plus meurtrière encore qu’auparavant, plantée à coups de drapeaux
noirs et d’actions d’une violence quasi indicible.
Au plan économique et financier, même affaibli dans son centre de
gravité du fait de la campagne militaire menée contre lui et de la destruction
d’un certain nombre de ses infrastructures, le groupe demeure le groupe
djihadiste le plus riche au monde avec d’immenses ressources à son actif,
pour l’essentiel liées au contrôle des puits de pétrole dans les régions sous
son joug, des réseaux de contrebande anciens, d’une activité agricole
indépendante et de trafics et rackets divers. Après sa fusion avec la frange
dure de l’insurrection syrienne, l’État islamique a encore accru sa richesse.
Sa première ressource est l’exploitation des hydrocarbures sous son
contrôle, en Irak et dans le nord de la Syrie. L’or noir est généralement
exploité et distillé par des entrepreneurs complices des djihadistes, puis
transporté et revendu au marché noir à des prix bien inférieurs (entre 20 et
30 dollars le baril) à ceux fixés sur les marchés, ce jusqu’à la brutale chute
des cours officiels. Depuis, les ressources issues du pétrole se sont
fortement amoindries, d’autant plus que les sites pétroliers sont bombardés
par la coalition internationale. Ses revenus pétroliers sont donc en forte
baisse (– 400 millions de dollars/an). En 2014, l’État islamique a également
pris le contrôle des banques de Mossoul, décuplant sa fortune, tandis que
les armes tombées entre ses mains peuvent nourrir la lutte pendant encore
des années.
Parmi ses autres ressources, on peut citer les pillages et extorsions, ainsi
que les butins de guerre, dont le marchandage d’êtres humains. En Syrie, de
nombreux enlèvements se sont produits dans les environs de sa capitale
Raqqa, notamment celui de journalistes et d’humanitaires, tantôt décapités,
tantôt libérés grâce au versement de rançons. Les femmes capturées ont
souvent été privées de tout droit et vendues ou mises en esclavage sexuel
dans des prisons.

La réconciliation sunnite ?
Le « califat » nie les frontières contemporaines du Moyen-Orient, à savoir
celles issues de la Grande Guerre et du démembrement de l’Empire ottoman
il y a un siècle. L’œuvre de propagande des djihadistes parle pour eux : il
leur faut effacer la géographie née du projet colonial « croisé », notamment
des accords Sykes-Picot de 19166. Attaché aux symboles, l’État islamique
n’a pas fait main basse sur Mossoul par hasard : il s’agit, en effet, d’une
ville pétrolifère que Français et Britanniques s’étaient disputée au début du
XXe siècle. Al-Baghdadi exhorte au rejet de tout ce qui pourrait brider
l’extension de son projet, en l’occurrence la démocratie, la laïcité et le
nationalisme, qualifiés d’« ordures » de l’Occident. Les États créés
arbitrairement dans les années 1920 sont, à ses yeux, à l’origine du déclin
musulman et doivent laisser place à un panislamisme qui rassemblera tous
les sunnites sous une même bannière. Au-delà de l’Irak et de la Syrie, l’État
islamique possède de nombreux relais régionaux, qu’il s’agisse du Liban,
de la Turquie, de la Jordanie, de l’Égypte, du Golfe et ou de la Palestine.
Par cette projection, il compte damer le pion à sa concurrente historique,
Al-Qaida, en attirant vers lui les combattants du monde entier. Or, une
partie des insurgés sur le terrain et des tribus ne reconnaissent pas son
autorité.
Depuis le début de cette crise, le monde sunnite se trouve dans la
tourmente, tout partagé qu’il est entre l’euphorie de la « revanche », et par
conséquent une adhésion à l’État islamique, et l’effroi face aux effets
délétères de la contagion djihadiste. En Irak comme en Syrie, l’État
islamique se veut l’expression morbide d’un islam sunnite réprimé par les
régimes en place (qualifiés de « tyrannie ») et qui a donc pris la voie la plus
extrême du combat suite à l’échec des islamistes « modérés » – les Frères
musulmans, notamment. La progression spectaculaire du groupe a
bénéficié, en ce sens, du soutien ou de la passivité des populations qui
n’étaient plus disposées à défendre un leadership politique honni. Des villes
comme Fallouja ou Mossoul ont offert un environnement propice en raison
de la présence d’acteurs radicalisés en leur sein : les imams et tribus, dont
ceux qui s’étaient soulevés une première fois contre l’État islamique d’Irak
entre 2007 et 2008, puis avaient vu leurs revendications « trahies » par
l’armée américaine et le pouvoir central. Beaucoup, pourtant peu amènes
envers la doctrine rigoriste mise en avant par l’État islamique, ont préféré
revenir à la lutte armée, même au prix d’un rapprochement avec leurs pires
adversaires.
Est-il possible de ramener les Arabes sunnites irakiens vers Bagdad ?
L’un des obstacles à une contre-offensive coordonnée et efficace reste
l’absence d’une direction politique suffisamment forte et reconnue, apte à
offrir une alternative réelle7. Des figures comme le vice-président et ancien
président du Parlement Oussama al-Noujaïfi ou le vice-Premier ministre
Saleh al-Moutlak ont perdu de leur influence, tandis que les gouverneurs
des provinces sunnites ont dû fuir face à l’avancée des djihadistes, à l’instar
d’Athel al-Noujaïfi à Ninive. Quoique le gouvernement Abadi ait donné des
gages à la composante arabe sunnite pour la pousser à revenir dans le giron
de la capitale, les réactions sont contrastées.
Face à l’entreprise de l’État islamique, au gouvernement chiite dans
lequel ils ont perdu toute confiance et aux Kurdes, dans les territoires
disputés, nombreux sont ceux appelant à la formation d’une région
autonome dotée de prérogatives et de moyens propres. Ce penchant
régionaliste chemine depuis plusieurs années et s’est ostensiblement
accentué sous Al-Maliki. En juillet 2011, Al-Noujaïfi avait ainsi annoncé
que ses coreligionnaires étaient disposés à envisager une sécession
territoriale s’ils demeuraient ostracisés. Au mois d’octobre suivant, c’était
au tour de la province de Salahaddin d’exprimer son intention d’organiser
un référendum sur l’autonomie, bientôt suivie par Diyala. Un tel revirement
n’est par ailleurs pas étranger à certaines considérations financières et
énergétiques. De fait, une région autonome peut prétendre à une part plus
substantielle du budget fédéral conformément à la Constitution permanente.
Jusqu’en 2011, c’est le raisonnement opposé qui avait prévalu : les Arabes
sunnites restaient attachés à la centralisation du secteur pétrolier, craignant
d’être dépossédés des hydrocarbures qui ne sont pas situés dans leurs zones,
mais aux périphéries du pays. Cette autonomie, qui n’est pas sans susciter
de vifs débats, est-elle en l’état la seule option viable pour un « après-État
islamique » encore très hypothétique ?
Au-delà de l’Irak, l’État islamique divise tous les sunnites. En ayant
damé le pion à sa sœur aînée, Al-Qaida, il a tout d’abord causé d’importants
remous au sein de la mouvance djihadiste, plus spécifiquement en Syrie où
plusieurs factions ont qualifié son ambition de « nulle et non avenue ».
Du côté des tribus sunnites, alors que beaucoup s’étaient rangées auprès de
lui dans les débuts, tantôt par rancœur pugnace, tantôt dans l’espoir
d’un rééquilibrage local, nombreuses sont celles qui ont tourné casaque face
aux crimes massifs perpétrés par le groupe. Or ces tribus ont elles-même
perdu leur aura et restent partagées sur les instruments de la lutte et plus
encore sur sa finalité. Enfin, malgré leurs efforts soutenus pour contrecarrer
l’hégémonie iranienne au Moyen-Orient, les régimes sunnites vivent
aujourd’hui dans la torpeur. Alors que certains milieux ont longtemps
promu la cause sunnite par un appui militaire, logistique, humain et plus
encore financier aux formations armées les plus dures sur le terrain8, leurs
calculs sont à présent fondamentalement remis en cause. Pour cause, l’État
islamique les vise en les accusant de « corruption » politique et morale, de
« collaboration » avec l’Occident et d’« apostasie ».
Figure 7 L’expansion du territoire de Daech
Chapitre 7

Les conflits du Caucase

EN OCCIDENT, le Caucase est surtout connu pour ses conflits. En effet, ces
derniers ont considérablement perturbé les premières années qui ont suivi la
chute de l’URSS et continuent de secouer la région de manière sporadique.
Localisés tant au Nord-Caucase, c’est-à-dire à l’intérieur des frontières de la
Fédération de Russie, qu’au Sud-Caucase (la Transcaucasie des Russes,
composée de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan et de la Géorgie, indépendantes
de l’URSS depuis 1991), ces conflits sont très différents les uns des autres
et ont chacun des spécificités propres. Toutefois, ils ont aussi un certain
nombre de points communs.
Tout d’abord, ils se déroulent dans un même périmètre, relativement
réduit. Le nœud tchétchène, au nord, n’est éloigné que de 400 km environ
du Haut-Karabagh au sud (bien que le caractère escarpé du terrain et les
frontières fermées rendent le trajet routier très long). De même, les régions
conflictuelles du nord de la Géorgie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, ne se
situent, en certains endroits, qu’à une centaine de kilomètres l’une de
l’autre. Les tensions sont d’ailleurs parfois transfrontalières, comme dans le
cas de l’Ossétie dont la partie nord, aujourd’hui russe, joue un rôle dans le
conflit opposant la partie sud à la Géorgie. Du reste, les quatre conflits
centraux ont pour terrain principal des hautes et moyennes montagnes (les
monts et piémonts du Caucase pour la Tchétchénie, l’Abkhazie, l’Ossétie du
Sud et les contreforts est du Petit-Caucase pour le Haut-Karabagh). De plus,
ils ont ceci en commun d’être postsoviétiques, tout en ayant des racines
historiques parfois anciennes. Enfin, bien que le paramètre ethnique et/ou
religieux ne soit pas la seule explication à ces conflits, il occupe en général
une place importante et joue souvent le rôle de catalyseur.
Le nœud tchétchène
À l’extrême sud de la Fédération de Russie, le Nord-Caucase est une
véritable mosaïque ethnique. Les groupes musulmans ont été – difficilement
et sur le tard – intégrés à la sphère russe (à la fin du XIXe siècle pour les
dernières poches de résistance), et ont souvent vécu des moments difficiles
à la période soviétique. Certains d’entre eux ont en effet été déportés par
Staline en Asie centrale en 1944, accusés de collaboration avec l’ennemi
allemand.
Le point de tension principal dans cette zone est la Tchétchénie, région
montagneuse du sud, dont les monts du Caucase, les plaines au nord,
traversées par le fleuve Terek et abritant la capitale Groznyi, et quelques
gisements et infrastructures pétroliers suscitent des convoitises. Au sortir de
la période soviétique, les autorités tchétchènes, menées par le général
soviétique Djokakh Doudaïev, et héritières d’une longue tradition de non-
soumission à la tutelle russe, dont les figures emblématiques, comme
l’Imam Chamil1 (1797-1871), demeurent très présentes dans l’imaginaire
collectif, déclarent leur indépendance de la Russie.
Après quelque temps d’hésitation, en pleine période de flou géopolitique
consécutif à la chute de l’URSS, Moscou, craignant la contagion aux
territoires alentours et même au-delà, décide de réagir. Les forces russes
(l’armée et les forces spéciales du ministère de l’Intérieur) passent à
l’offensive en décembre 1994. Après quelques semaines de conflit violent,
elles reprennent le contrôle de Groznyi, mais ne peuvent se défaire des
miliciens tchétchènes qui, soutenus par des mercenaires djihadistes venus
du monde entier, harcèlent, de leurs bases-refuges dans les montagnes, les
positions russes. À l’été 1996, les guérilleros tchétchènes reprennent même
Groznyi et parviennent à imposer une paix humiliante à la Russie, dont la
grande armée est empêtrée et connaît un revers majeur. Les pertes sont
lourdes de part et d’autre : plusieurs dizaines de milliers de morts, dont un
nombre important de civils. La Tchétchénie, sous le contrôle
d’Aslan Maskhadov (D. Doudaïev ayant été tué dans un attentat en
avril 1996), obtient une indépendance de facto mais demeure officiellement
au sein de la Fédération de Russie. Cette situation déplaît beaucoup à
Moscou et, tandis que la Tchétchénie, minée par la corruption et infiltrée
par des mouvements islamistes de plus en plus influents, se reconstruit avec
difficulté, une deuxième guerre, qualifiée d’« anti-terroriste » par le
Kremlin, est déclenchée par la Russie en 1999.
L’objectif pour le nouveau président russe, Vladimir Poutine, élu en
mars 2000, qui avait fait de la Tchétchénie un thème majeur de sa campagne
présidentielle, est de porter un coup fatal à la guérilla tchétchène dont les
éléments extrémistes islamistes, parfois venus et/ou soutenus par l’étranger,
sont accusés de perpétrer des attentats meurtriers au Caucase, ainsi que dans
toute la Russie. Ces islamistes ont aussi pour objectif d’établir un émirat au
Caucase, où la charia serait établie. Ils veulent également pratiquer des
incursions hors des limites de la Tchétchénie, en particulier au Daguestan
voisin. L’armée russe, employant les grands moyens (certaines sources
parlent de 80 000 soldats russes engagés dans les combats) parvient, après
plusieurs mois de combats acharnés, à rétablir son contrôle sur l’ensemble
du territoire tchétchène. La rébellion subit de lourdes pertes mais, sans
doute, plusieurs milliers de combattants sont-ils parvenus à se réfugier dans
les montagnes d’où ils mènent, jusqu’à aujourd’hui, des actions sporadiques
dans la région et des actes de terrorisme retentissants et meurtriers, dans les
grandes villes de Russie2.
Au plan politique, suivant une logique de « tchétchénisation » du conflit,
le Kremlin décide de s’appuyer au maximum sur un leadership local, lui
laissant une grande latitude pour peu qu’il lui prête allégeance et qu’il
jugule les rebelles islamistes qui subsistent. Le clan, ou teïp, qui émerge,
soutenu par Moscou, est celui dirigé par la famille Kadyrov, dont l’actuel
leader, Ramzan Kadyrov, est président de la petite république et a succédé à
son père, qui a péri en 2004 dans un attentat commandité par la rébellion
tchetchène. En dépit de l’autoritarisme de ce régime, et d’un taux de
chômage élevé, la Tchétchénie, détruite et dépeuplée par des années de
conflit, tente de se reconstruire avec l’aide de subsides venant de Moscou.
Amoindrie, notamment après la mort de l’un des chefs principaux, le
djihadiste Chamil Bassaïev, la rébellion, de moins en moins nationaliste et
de plus en plus islamiste, n’a toutefois pas été éradiquée. Au-delà de
l’indépendance de la Tchétchénie, son objectif clair est l’islamisation de la
région et d’entraîner le Nord-Caucase, doté depuis janvier 2010 d’un
représentant plénipotentiaire nommé par Moscou, dans une guérilla
généralisée.
Les principaux leaders de cette rebellion, dont certains étaient liés à Al-
Qaida, ont aujourd’hui fait allégeance à Daech, qui la soutient et a même
créé, en juin 2015, un « gouvernorat du Caucase3 ». La situation n’est pas à
son paroxysme mais « [l]e Caucase du nord-est un point faible de la Russie
et […] va le rester très longtemps. Ce sera un abcès durable4. »

Les conflits en Géorgie : Abkhazie


et Ossétie du Sud
La donne est très différente en Géorgie : deux régions sécessionnistes,
l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud se sont détachées du centre à la chute de
l’URSS et sont parvenues, depuis, à maintenir leur indépendance de facto.
Les Abkhazes diffèrent des Géorgiens au plan ethnique, linguistique et, en
partie, religieux. En effet, chrétien orthodoxe à l’origine, un grand nombre
est devenu musulman sunnite entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Puis, la période
soviétique a ceci de paradoxal pour les Abkhazes qu’elle permet un niveau
élevé d’autonomie à la région, tout en y favorisant, vraisemblablement sur
impulsion de Tbilissi, leur recul démographique. À la chute de l’URSS, ils
ne sont plus que 100 000 en Abkhazie, soit environ 1/5e de la population,
principalement géorgienne et composée d’importants groupes russe et
arménien.
Les Ossètes sont un peuple de souche indo-européenne/iranienne. La
plupart des Ossètes sont chrétiens, mais on y trouve aussi une minorité
musulmane sunnite. Le territoire de ce groupe est, dès la période tsariste
puis à la période soviétique, divisé en deux entités administratives : sur le
flanc nord des monts du Caucase, une partie de l’ensemble est intégrée à la
Russie (Ossétie du Nord), tandis que la partie au sud est intégrée à la
Géorgie (Ossétie du Sud). L’Ossétie du Sud est nettement plus petite que
son pendant du Nord, et ne compte qu’un peu plus de 100 000 habitants à la
fin de la période soviétique, dont 70 000 Ossètes.
Symboles des problèmes d’unité nationale de la Géorgie (ce « mini-
Empire », selon l’expression du prix Nobel de la paix Andreï Sakharov), les
deux régions sécessionnistes, détentrices d’un fort niveau d’autonomie
durant la période soviétique (l’Abkhazie était une république autonome de
la RSS de Géorgie et l’Ossétie du Sud une région autonome – oblast’ en
russe) se sont érigées en États indépendants au début des années 1990, avec
l’aide de la Russie qui, contrairement à l’immense majorité de la
communauté internationale, a reconnu leur indépendance fin août 2008,
consécutivement à la Guerre des cinq jours en Ossétie du Sud. Cette
reconnaissance des deux petites entités est le dernier rebondissement d’un
processus long de près de vingt ans, rythmé par quatre temps principaux.
Le premier est celui des conflits armés du début des années 1990, entre
les deux régions, soutenues par Moscou et le centre géorgien. Dans les deux
cas, les groupes principaux (Abkhazes, bien que nettement minoritaires
dans leur région à la fin de l’époque soviétique, et Ossètes) voient la fin et
la chute de l’URSS comme une opportunité historique de réaliser leur destin
national et acceptent mal la volonté dominatrice de Tbilissi qui, en 1990-
1991, entre dans une dure spirale nationaliste où les Géorgiens sont
présentés comme des hôtes et tous les autres groupes comme des invités
[GORDADZE, 2001]. Ainsi, après une escalade progressive des tensions dès la
fin de la période soviétique, des conflits armés éclatent, entre les deux
régions, soutenues par Moscou et par Tbilissi. Ils sont, dans les deux cas,
meurtriers et font des dizaines de milliers de réfugiés. Ils se soldent par une
défaite de la Géorgie indépendante depuis peu et de son président
Edouard Chevardnadze, ancien ministre soviétique des Affaires étrangères,
qui doit dès lors signer, à contrecœur, les accords de cessez-le-feu :
celui de Dagomys, portant sur l’Ossétie du Sud, en juin 1992, et celui de
Moscou, en mai 1994, portant sur l’Abkhazie.
Après la phase armée, le deuxième temps de la confrontation se
caractérise par une période dite de « gel » des conflits qui dure une
quinzaine d’années. Les problèmes ne sont aucunement réglés et, sur fond
de mainmise russe sur ces territoires, d’octroi par Moscou de passeports
russes aux Abkhazes et Sud-Ossètes, de tentative de la communauté
internationale d’intercéder en faveur de la paix (sans succès) et
d’escarmouches parfois très violentes entre les belligérants, le fossé se
creuse entre les parties qui campent sur leurs positions. Le troisième temps,
beaucoup plus court, constitue une rupture avec le précédent : en 2008, les
combats reprennent entre la partie osséto-russe et la Géorgie, se
transformant très vite en une véritable guerre russo-géorgienne. Cette
dernière est largement remportée par l’armée russe qui avance même
jusqu’au cœur du territoire géorgien, s’arrêtant à quelques dizaines de
kilomètres de la capitale Tbilissi, après un cessez-le-feu arraché dans
l’urgence par le président français Nicolas Sarkozy, alors à la tête de
l’Union européenne.
Cet épisode débouche sur le quatrième temps de la confrontation : la
reconnaissance officielle des États abkhaze et sud-ossète par la Russie et
quelques autres régimes proches de Moscou, au grand dam de la Géorgie, et
alors que la communauté internationale, États-Unis et Union européenne en
tête, refuse toute évolution en ce sens.
Les questions abkhaze et ossète ne sont donc pas officiellement réglées
(car la Géorgie refuse l’actuel état de faits), mais on peut supposer que,
après l’échec de la tentative géorgienne d’août 2008 pour récupérer les deux
territoires par la force, la rupture entre les deux entités et la Géorgie est
définitivement consommée. D’autant que, dans le même temps, la Russie a
renforcé son emprise sur les deux entités, certains observateurs parlant
même de quasi-annexion, notamment après la signature par Moscou d’un
accord de « partenariat stratégique » avec l’Abkhazie en novembre 2014, et
d’« alliance et d’intégration » avec l’Ossétie du Sud en mars 2015, sur fond
de conflit avec l’Ukraine et d’annexion de la Crimée.

Le conflit du Haut-Karabagh, entre


l’Azerbaïdjan et la partie arménienne
Sans doute encore plus que dans les cas abkhaze et sud-ossète, le conflit du
Haut-Karabagh trouve ses racines dans l’histoire. Bien que constituant
historiquement la marge est des territoires peuplés d’Arméniens, le Haut-
Karabagh a longtemps été homogène sur le plan ethnique, l’arrivée de
populations turcophones (Azéries à partir du XXe siècle) datant de 1750
[DONABÉDIAN, MUTAFIAN, 1990]. Leur nombre est alors modeste et le
demeure, bien qu’il ait augmenté plus vite que celui des Arméniens5. Les
relations entre les deux groupes furent pendant longtemps sans problème
majeur malgré leurs différences en matière de langue, de religion, de culture
et de mode de vie. Au début du XXe siècle, en plein (r)éveil des identités
nationales, la tension monte d’un cran et, en Transcaucasie, deux conflits
armés, en 1905-1906 et 1918-1920, opposent Arméniens et Azéris et en
font, peu à peu, des ennemis en puissance. Le statut du Haut-Karabagh,
ainsi que celui d’autres territoires où les deux populations se côtoient, est
très disputé. Quand la région passe dans le giron bolchevique, les autorités
décident d’attribuer l’enclave à l’Azerbaïdjan. Elle devient ainsi, en 1923,
un oblast’ de la RSS d’Azerbaïdjan.
Tout au long de la période soviétique, les Arméniens de l’enclave, qui est
alors clairement défavorisée par la RSS d’Azerbaïdjan [LIBARIDIAN, 2000],
réclament le rattachement administratif de leur région à l’Arménie
soviétique. Cette dernière demande elle aussi officiellement ce
rattachement, sans succès. Les autorités soviétiques ne tiennent pas à
s’insinuer dans l’imbroglio caucasien.
C’est avec la perestroïka que la question réapparaît. En février 1988,
l’Azerbaïdjan s’oppose catégoriquement à une énième demande de
rattachement à l’Arménie du Haut-Karabagh, et répond par une campagne
d’intimidation dont le point d’orgue est le massacre de Soumgaït. Environ
trente Arméniens, selon les chiffres officiels, plusieurs centaines selon
d’autres, sont massacrés dans cette ville de la banlieue de Bakou. La rupture
entre les Arméniens d’Azerbaïdjan6, Haut-Karabagh compris, et
l’Azerbaïdjan est alors consommée. Fin 1989, les parlements d’Arménie
soviétique et du Haut-Karabagh votent le rattachement de l’oblast’ à
l’Arménie. S’ensuit à Bakou, en janvier 1990, une nouvelle vague de
violences anti-arméniennes, que les forces soviétiques répriment par des
violences à l’encontre de civils azéris, qui font de nombreux morts. Ne
parvenant pas à calmer la situation, le régime soviétique assiste, impuissant,
à l’expulsion des Azéris d’Arménie et des Arméniens d’Azerbaïdjan, ainsi
qu’au flot de réfugiés qui s’ensuit.
Le conflit armé commence véritablement en novembre 1990, avec
l’offensive soviético-azérie pour le contrôle de l’aéroport du Haut-
Karabagh. Si les tous premiers temps sont plutôt à l’avantage des
Arméniens, qui tiennent une grande partie de l’enclave, l’année 1991 va
être favorable aux Azéris, plus nombreux et plus puissants, et soutenus par
Moscou jusqu’à la chute de l’URSS. Puis, à partir du printemps 1992, la
partie arménienne (forces du Haut-Karabagh et armée naissante de
l’Arménie, soutenues par la diaspora arménienne) prend le dessus en
s’emparant de points stratégiques et en ouvrant le corridor dit de Latchine,
établissant des relations terrestres avec l’Arménie. S’ensuivent plusieurs
offensives et contre-offensives de part et d’autre, jusqu’à la grande
opération militaire arménienne d’avril 1993, qui voit les Arméniens prendre
le contrôle de territoires situés hors des limites du Haut-Karabagh et ouvrir
un second corridor terrestre avec l’Arménie. Des centaines de milliers
d’Azéris sont contraints à l’exode. L’ONU exprime son désaccord et
l’Azerbaïdjan appelle au secours la Turquie, dont il est proche, mais qui ne
peut intervenir, la Russie menaçant de troisième guerre mondiale tout pays
intervenant militairement dans la région. Un premier cessez-le-feu, exigé
par l’ONU, est décrété, mais il est rompu par le président azéri
Heydar Aliyev, qui décide une contre-offensive fin 1993. Les Arméniens
résistent, et cette dernière tentative azérie d’envergure est un échec. Enfin,
la Russie impose un cessez-le-feu en mai 1994, pressée par H. Aliyev,
tandis que les Arméniens préparent une série d’attaques.
Ce cessez-le-feu tient, officiellement, toujours, malgré des échanges de
tirs réguliers sur la ligne de démarcation, faisant plusieurs morts tous les
ans, et même, parfois, des combats plus massifs, comme récemment, au
début du mois d’avril 2016. Les forces arméniennes occupent une partie
importante (sans doute autour de 15 %) du territoire de l’Azerbaïdjan
soviétique. Le conflit a fait environ 25 000 victimes et 1 million de réfugiés,
dont 700 000 côté azéri. Depuis 1992, les négociations de paix ont lieu sous
l’égide du Groupe de Minsk de l’OSCE, co-présidé par la Russie, la France
et les États-Unis. Actif, ce groupe n’est néanmoins pas parvenu, jusqu’à
aujourd’hui, à régler le conflit. Les deux parties campent, officiellement, sur
leurs positions : la partie azérie veut récupérer la région et les territoires
alentour, arguant du principe d’intangibilité des frontières ; la partie
arménienne s’y oppose et revendique le droit à l’autodétermination des
peuples. En outre, la partie azérie se montre menaçante, revigorée par les
revenus du pétrole et du gaz, dont l’Azerbaïdjan est exportateur. Le budget
militaire azéri a été multiplié par près de 28 entre 2005 et 2014, pour
approcher les 5 milliards de dollars en 2014, et le discours des autorités est
particulièrement belliciste.
Vu les équilibres des forces et des alliances (l’Arménie est très proche
militairement de la Russie et environ 5 000 soldats russes stationnent en
Arménie), et étant donné que la communauté internationale s’oppose très
fermement à toute reprise des combats, les observateurs ont longtemps
considéré que la guerre ne reprendrait pas, en tout cas dans un avenir
proche, malgré la rhétorique belliqueuse des autorités azéries et les
échauffourées régulières le long de la ligne de contact. Les combats
particulièrement violents d’avril 2016 montrent toutefois que la menace
demeure bien réelle tant que le conflit n’est pas réglé.
Les autres zones de tensions, avérées
ou potentielles
Si le Haut-Karabagh demeure, à ce jour, le conflit le plus « inflammable »
au sud du Caucase, le conflit tchétchène demeurant le plus délicat au nord,
la région est aussi marquée par un certain nombre d’autres tensions locales.
Au Nord-Caucase, le risque principal est l’embrasement de foyers
irrédentistes ou de tensions interethniques, en particulier en Ingouchie (et
entre l’Ingouchie et l’Ossétie du Nord), en Kabardino-Balkarie, en
Karatchaïevo-Tcherkessie, et au Daghestan, sur fond d’islamisation des
groupes armés.
Les Ingouches sont un peuple proche des Tchétchènes et la Tchétchénie-
Ingouchie constituait une seule et même république avant que les
Tchétchènes déclarent leur indépendance en 1992. La séparation ne va alors
pas sans quelques difficultés et, dans le même temps, un conflit émerge
entre l’Ingouchie et la République d’Ossétie du Nord voisine, à qui un
district peuplé d’Ingouches avait été cédé par les autorités soviétiques en
1944. Le conflit s’est assez vite tu, la partie nord-ossète étant soutenue par
Moscou, mais il n’est pas pour autant résolu. Puis, peu à peu, des groupes
islamistes, en particulier tchétchènes, vont s’implanter en Ingouchie, y faire
des émules et y commettre des exactions visant les représentants de l’État
russe. La situation est très sérieuse et 124 morts (policiers, terroristes et
civils confondus) sont décomptés en 2007, du fait d’actes terroristes ou de
confrontations entre rebelles et forces de l’ordre, 212 en 2008, et 260 sur les
dix premiers mois de 2009 [DESPIC-POPOVIC, 2009]. La Russie parvient à
juguler la guérilla, mais ne peut l’éradiquer ni l’empêcher de commettre des
attentats au Caucase ou ailleurs (les attentats meurtriers de l’aéroport de
Moscou-Domodedovo et du métro de Moscou, au début de l’année 2011,
ont été revendiqués par un leader tchétchène, Dokou Oumarov,
autoproclamé « émir du Caucase » et basé en Ingouchie).
La Kabardino-Balkarie, république voisine à l’ouest, connaît elle aussi,
bien qu’à un degré moindre, des tensions chroniques. Un groupe islamiste
local, le Jamaat Yarmouk, y sévit, sur fond de délabrement économique de
la république autonome et de corruption des autorités locales, proches du
Kremlin. En octobre 2005, le Jamaat Yarmouk prend d’assaut plusieurs
bâtiments officiels de la capitale Naltchik, lors d’une attaque éclair qui fait
plusieurs dizaines de morts. Ces événements sont réprimés très sévèrement
par le pouvoir central, qui a depuis accentué sa présence sur ce territoire.
La Karatchaïevo-Tcherkessie est aussi le théâtre d’une montée en
puissance de l’islamisme radical, parfois violent, dont les symboles de
l’État russe sont, là encore, les premières cibles. Par ailleurs, comme ce fut
le cas en Kabardino-Balkarie dans les années 1990, la composition ethnique
de cette entité a été source de crispations. République a priori binationale
(Karatchaï et Tcherkesse), elle compte en fait, à la chute de l’URSS, une
majorité relative de Russes (Cosaques pour l’essentiel), qui vont tenter d’y
établir des poches autonomes séparées. Puis, les Tcherkesses, relativement
peu nombreux, mais dont le peuplement est localisé dans le nord du
territoire, vont faire de même. Ni eux, ni les Russes, n’obtiennent toutefois
gain de cause, et la République de Karatchaïevo-Tcherkessie demeure dans
ses frontières, la question ethnique réapparaissant toutefois, depuis le milieu
des années 1990, de manière sporadique.
Enfin, le Daguestan apparaît comme une république autonome
particulièrement fragile. D’une part, elle est aussi infiltrée par des groupes
islamistes armés, de la mouvance tchétchène ou liée à elle, qui commettent
des exactions et sont en conflit larvé avec les autorités. D’autre part, il
s’agit d’un territoire particulièrement divers au plan ethnico-linguistique,
sans qu’aucun groupe ne soit largement majoritaire (les Avars étant les plus
nombreux) et les disputes pour le pouvoir sont fréquentes.
En outre, le Daguestan, et donc la Russie, ont dû faire face aux velléités
indépendantistes des Lezguiens au sud du territoire, dont la particularité est
de peupler aussi le nord de l’Azerbaïdjan. Partagés entre deux États, les
Lezguiens sont, selon le dernier recensement soviétique, plus de 330 000 au
Daghestan et 171 000 en Azerbaïdjan. Comme les Ossètes, ils voient en la
chute de l’URSS une opportunité historique et revendiquent alors la réunion
des Lezguiens sur un même territoire et leur indépendance. L’Azerbaïdjan
cherche essentiellement à nier le problème et à laisser l’initiative à la
Russie, alliée de circonstance. L’objectif premier est de ne pas envenimer
les choses, les responsables azéris appréhendant tout particulièrement
l’apparition de nouveaux fronts similaires à celui du Haut-Karabagh. Le
niveau d’intensité de cette menace irrédentiste transnationale a largement
baissé dans la deuxième partie des années 1990, mais elle demeure latente.
Ainsi, en 2008, une conférence organisée à Moscou, officiellement
consacrée à l’histoire et à la culture des peuples lezguiens, a débouché sur
la promotion publique de revendications politiques.
Cette question témoigne des problèmes de cohésion nationale en
Azerbaïdjan où, à la chute de l’URSS, les Talyches (groupe persanophone
vivant de part et d’autre de la frontière irano-azéri et estimé
à 250 000 habitants en Azerbaïdjan) revendiquent l’autonomie de leur
territoire et une restructuration fédératrice de l’Azerbaïdjan. Ils organisent
des milices armées et proclament même, en 1993, une très éphémère
« République du Moughan ».
Parmi les autres zones de tension potentielles au sud du Caucase,
l’Adjarie, la Djavakhétie et une partie de la Kvémo-Kartlie, en Géorgie,
sont sans doute les plus importantes. L’Adjarie, frontalière de la Turquie, est
peuplée de Géorgiens, dont la langue est un dialecte du géorgien mais qui
sont musulmans sunnites. Au sortir de la période soviétique, ils
maintiennent une indépendance de facto, mais évitent toute confrontation
armée avec Tbilissi (qui avait alors déjà fort à faire en Abkhazie et en
Ossétie du Sud). Cette situation, qui voit un clan régional, mené par
Aslan Abachidze, accaparer toutes les richesses, déplaît toutefois fortement
au pouvoir géorgien qui, sous la houlette du président Mikhaïl Saakachvili,
va reprendre le contrôle, sans violence majeure, de la région en 2004.
La Djavakhétie et la Kvémo-Kartli sont deux cas de figure bien
différents, puisque ces régions ne se sont pas séparées de la Géorgie. Les
populations s’y estiment toutefois, pour beaucoup, discriminées par Tbilissi
et réclament plus d’autonomie. Les territoires frontaliers du sud du pays
sont peuplés majoritairement d’Arméniens, pour le premier, et d’Azéris
pour le second et sont régulièrement le théâtre de scènes de tension, telles
que des manifestations réprimées dans la violence. Si les deux voisins de la
Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, concernés par le destin des
populations de ces régions, n’ont jamais cherché à envenimer la situation et
maintiennent des relations cordiales avec Tbilissi, ces problèmes régionaux
ont un fort potentiel déstabilisateur ; d’autant que les deux pays demeurent
en litige avec la Géorgie concernant certaines portions du tracé de leur
frontière.
Ce tour d’horizon des conflits du Caucase met en évidence leur nombre,
considérable pour un territoire, certes composé de quatre pays (sans
compter les États non-reconnus), mais relativement modeste en termes de
superficie. Sur une surface inférieure à celle de l’Espagne, la « région
Caucase » concentre quatre conflits majeurs (Tchétchénie, Abkhazie,
Ossétie du Sud et Haut-Karabagh) et sans doute plus de dix autres points de
tensions sérieux, avérés ou potentiels ; nous n’avons, en effet, traité ici que
des principaux, mais d’autres auraient pu être évoqués, notamment les
tensions entre Cosaques et Caucasiens en Adyguée, ou le contentieux entre
l’Arménie et la Turquie, symbolisé par une frontière commune que la
Turquie maintient fermée. En outre, on observe que, d’une part, les conflits
trouvent souvent leurs racines dans l’histoire et que, d’autre part, ils durent
dans le temps. Hormis l’Adjarie, où le régime géorgien a pu reprendre pied
sans trop de difficultés, les autres conflits majeurs, parfois dits « gelés »,
restent sans solution et sont régulièrement le théâtre de violences. De
même, les points d’achoppement sommeillant ne sont pas réglés non plus et
apparaissent comme autant de « bombes à retardement » qui pourraient,
selon les évolutions politiques et géopolitiques régionales, « exploser ». La
conflictualité, qui n’est certes pas la seule caractéristique de ces territoires,
demeurera ainsi sans doute longtemps encore un problème central pour les
équilibres géopolitiques régionaux. D’autant que le Caucase apparaît plus
que jamais comme un point de contact entre une Russie qui s’est clairement
réaffirmée sur la scène géopolitique, et deux pivots moyen-orientaux, la
Turquie et l’Iran, qui doivent aujourd’hui composer avec la poussée
djihadiste de l’État islamique, respectivement à leurs frontières sud et ouest.
Figure 8 Guerres et tensions au Caucase
Source : D’après Atlas du Monde diplomatique, 2010.
Chapitre 8

La frontière
Mexique-États-Unis :
entre ouverture
et fermeture

LA FRONTIÈRE entre les États-Unis et le Mexique s’étend de l’océan


Pacifique au golfe du Mexique sur plus de 3 000 km parsemés d’une
quarantaine de points de passage, le long du fleuve Rio Grande, à travers
des déserts arides, des canyons accidentés et quelques conurbations comme
San Diego-Tijuana, El Paso-Ciudad Juarez ou Brownsville-Matamoros.
Délimité par le Traité de Guadalupe-Hidalgo en 1848, son tracé ne suscite
aucune contestation ni revendication officielle par les deux pays, bien qu’il
traverse un territoire qui fut autrefois mexicain. Frontière la plus fréquentée
au monde, avec 350 millions de passages par an, elle s’est aussi ouverte à la
circulation des produits et des capitaux par des accords de libre-échange.
Pourtant, cette frontière est un lieu de conflits qui fait l’objet de débats, de
rivalités de pouvoir et même d’affrontements aussi bien au niveau local
qu’aux niveaux régional et international.
Sans doute mieux que n’importe quelle autre frontière, elle symbolise
ainsi les paradoxes d’une mondialisation qui favorise la circulation toujours
plus intense et plus rapide de l’information, des biens, des capitaux et des
populations, tout en déclenchant des rivalités de pouvoir et des réactions
politiques visant à rendre étanches des frontières jugées trop poreuses à la
misère du monde, aux trafics illicites ou aux forces hostiles.
Selon l’échelle à laquelle on choisit de s’intéresser à ces conflits, des
zones frontalières aux négociations internationales, on voit apparaître des
enjeux différents qui se nourrissent et interagissent avec d’autres enjeux à
différents niveaux d’analyse. L’immigration clandestine, le développement
économique, la sécurité, les bouleversements démographiques, les
préoccupations identitaires, les enjeux électoraux, le contrôle et
l’appropriation du territoire sont autant de questions qui émergent et se
cristallisent sur le territoire de la frontière mais qui suscitent des rivalités
s’exprimant à de multiples échelles.
Comprendre la géographie de ces conflits requiert d’analyser dans toute
leur complexité et leurs différentes dimensions spatiales les
transformations, les enjeux et les représentations liées à la frontière
Mexique-États-Unis, ce que permet la démarche géopolitique.

Les enjeux du contrôle de la frontière :


de la régulation de l’immigration
à la sanctuarisation du territoire
Depuis sa délimitation au milieu du XIXe siècle, la frontière entre le
Mexique et les États-Unis a vu sa fréquentation s’intensifier constamment
et sa population croître et s’urbaniser fortement. Les conflits qu’elle
cristallise autour de son contrôle ont émergé en deux temps.
Dans un premier temps, les conflits sont nés de la volonté, à partir des
années 1980, de freiner l’immigration clandestine croissante pour des
raisons essentiellement économiques et identitaires. Dans un second temps,
ils ont accompagné la création, au lendemain du 11 septembre 2001, du
Department of Homeland Security, liant la gestion de la frontière à la
sécurité du territoire américain dans un contexte de guerre globale contre le
terrorisme et de dégradation de la sécurité à la frontière où de dangereux
trafics de migrants et de drogue prolifèrent.

Un lieu d’échanges et de passage


Au début du XIXe siècle, avec l’achat de la Louisiane, les États-Unis
amorcèrent une phase expansionniste vers le sud et l’ouest qui aboutit à une
guerre contre le Mexique de 1846 à 1848, au terme de laquelle le Mexique
perdit plus de la moitié de son territoire. Par le Traité de Guadalupe-
Hidalgo (1848), il dut céder tout ou partie des États actuels de Californie,
du Nouveau-Mexique, d’Arizona, d’Utah, du Nevada et du Colorado, dont
les populations reçurent la nationalité américaine ; le Rio Grande devint la
frontière sud des États-Unis, définitivement fixée en 1853.
Ce bref rappel historique permet de comprendre l’ancrage de la
population hispanique de part et d’autre de la frontière, la longue histoire
d’échanges et de passages d’une population dont une partie de la famille
était parfois restée de l’autre côté. Cette histoire nourrit aussi les
représentations aux États-Unis d’une supposée volonté de « reconquista »
d’un territoire perdu par les immigrants mexicains, représentation qui sert
les partisans de la restriction de l’immigration.
Perçus comme des travailleurs robustes et efficaces, capables d’endurer
des conditions de travail difficiles, voire inhumaines, les Mexicains furent à
la fois indispensables au développement économique du pays et ressentis
comme une concurrence déloyale en temps de crise, conduisant même à la
déportation des travailleurs sans visa durant la grande dépression des
années 1930, puis durant la période d’après-guerre. En 1942, la création du
Border Patrol, patrouille des frontières, marqua l’émergence du concept
d’immigrant clandestin, qui ne s’appliqua néanmoins pas immédiatement
aux représentations du travailleur hispanique. En 1954, les services de
l’immigration déclenchèrent « l’opération Wetback », une déportation
massive et brutale des clandestins mexicains accusés de voler le travail des
locaux. On estimait qu’environ 1 million d’entre eux avait traversé le
Rio Grande illégalement (d’où le surnom de Wetbacks, « dos mouillés »), au
cours de la décennie passée. Cependant, c’est surtout avec la reprise de
l’immigration massive, dont 40 % en provenance d’Amérique latine à partir
des années 1980, que les conflits autour de l’immigration et les pressions
pour sécuriser la frontière se multiplièrent.

L’intensification de l’immigration : push et pull


factors
L’immigration légale et clandestine s’accéléra sous l’effet d’une
conjoncture attractive aux États-Unis (pull factors) et de conditions
incitatives côté mexicain (push factors). La loi d’immigration de 1965
(Immigration and Nationality Act) autorisa la réunification familiale et mit
fin aux quotas basés sur l’origine nationale établie par la loi très restrictive
de 1924, au profit d’une forte immigration légale asiatique et hispanique.
Les réseaux à la fois familiaux et professionnels (employeurs, recruteurs et
travailleurs immigrants) créés pendant le Bracero program entre 1942 et
1964 – programme de travailleurs invités pour pallier le manque de main-
d’œuvre agricole – facilitèrent la venue et l’insertion d’immigrants
clandestins. Ce programme prit toutefois brutalement fin et ne fut pas
remplacé en raison de multiples controverses sur l’exploitation abusive des
travailleurs. Réduisant à la fois les risques et le coût de l’aventure, ces
réseaux offrirent les conditions d’une immigration clandestine de masse.
Les passeurs (coyotes) se multiplièrent alors que la construction
d’infrastructures de transports (routes, aéroports) et la croissance des villes
frontalières rendaient la frontière plus accessible et le coût du passage plus
abordable.
L’augmentation du nombre de migrants mexicains fut toutefois lente en
raison de la croissance économique du pays dans les années 1960 et de la
transformation de la frontière en zone de production. Afin de résorber le
chômage à la frontière et de freiner l’émigration vers les États-Unis, le
gouvernement mexicain lança dès 1965 le programme d’industrialisation de
la frontière, ou « programme Maquiladora ». Mais, employant initialement
une majorité de femmes, il n’aida guère à diminuer le chômage frontalier.
En outre, en l’absence de stabilité financière et de soutien à la croissance
économique, le différentiel de niveau de vie entre le Mexique et les États-
Unis continua de se creuser. À partir des années 1970, l’immigration
s’accéléra, renforcée dans les années 1980 par la dégradation des conditions
économiques au Mexique. Les vagues de réfugiés salvadoriens fuyant la
guerre civile s’ajoutèrent aux flux de clandestins qui se massaient à la
frontière, dont un nombre croissant en provenance du sud du Mexique. La
frontière n’était clairement pas équipée pour réguler de tels flux et la
nécessité de renforcer son contrôle se fit politiquement sentir.

La montée des revendications anti-immigrantes


Premier État d’immigration, la Californie se trouva à l’avant-garde des
bouleversements démographiques et des rivalités de pouvoir qu’ils
engendrent. La population connaissait une croissance phénoménale (passant
de 20 à 30 millions d’habitants entre 1970 et 1990) et les Hispaniques
représentaient déjà 26 % de la population en 1990. Les immigrants latinos
investissaient les ghettos noirs délaissés, les enclaves ethniques se
multipliaient, la langue espagnole s’imposait progressivement.
L’immigration asiatique s’accélérait également et les jeunes générations
revendiquaient un meilleur accès à l’éducation, aux emplois qualifiés, à la
représentation politique. L’opposition aux immigrants s’accrut fortement
alors qu’une partie de la population blanche s’estimait victime d’une
discrimination inversée, se plaignant de ne plus reconnaître son pays. La
crise économique de la fin des années 1980, aggravée par la fermeture de
bases militaires en Californie, contribua à exacerber les tensions.

Figure 9 Répartition ethno-raciale de la population californienne


(en %)
Figure 10 Répartition ethno-raciale de l’ensemble de la population
américaine (en %)
* d’origine non-hispanique.
Sources : census.gov ; factfinder.census.gov/faces/nav/jsf/pages/index.xhtml

Dans le but d’assurer sa réélection en 1996, le gouverneur républicain


Pete Wilson choisit d’exploiter les ressentiments grandissants à l’égard des
immigrants en soutenant la Proposition 187, en 1994. Intitulée
« Save Our State », elle proposait de priver les sans-papiers de l’accès aux
soins, à l’éducation et à l’aide sociale. Adoptée par une large majorité de
Californiens, elle fut invalidée par une cour fédérale. Elle suscita surtout
une forte vague de naturalisations et une large participation électorale des
Latinos en faveur du camp démocrate. La tactique politique s’avéra de
courte vue. Depuis 2014, la population latino surpasse la population
blanche en Californie.

Le renforcement progressif du contrôle de la frontière


Bien que les débats sur l’immigration soient moins présents au niveau
national, la préoccupation du contrôle de la frontière pour freiner
l’immigration clandestine conduisit au renforcement progressif des moyens
déployés. C’est sous l’administration Bill Clinton, à partir de 1993, que ces
moyens eurent le plus fort impact. Entre 1993 et 1997, plusieurs opérations
ciblèrent les points de passage les plus fréquentés par une concentration
inédite de moyens, doublant le budget consacré à la sécurisation de la
frontière : opération Hold-the-Line à El Paso, opération Gatekeeper à
San Diego, opération Safeguard à Tucson et Nogales, Arizona et opération
Rio Grande au Texas et au Nouveau-Mexique.
L’État fédéral finança la construction de murs et clôtures, le renforcement
des troupes (de 4 200 hommes en 1994 à 7 700 en 1999), la multiplication
des équipements et une forte augmentation des heures de surveillance dans
le but d’empêcher le passage à travers les villes-frontières et à proximité
des principales voies de communication. En déplaçant le trafic hors des
zones densément peuplées, les autorités espéraient pouvoir repérer et
appréhender plus facilement les clandestins. Le contrôle particulièrement
efficace en Californie repoussa le trafic vers l’Arizona et le Texas, et surtout
vers les zones les plus désertiques. Traverser la frontière devint dès lors
plus compliqué et plus dangereux, ce qui entraîna une augmentation
substantielle des tarifs des passeurs et du nombre de morts, essentiellement
par déshydratation ou choc thermique.
Paradoxalement, dans un même mouvement, le gouvernement continua à
ouvrir grand la frontière au libre-échange, signant les accords de l’ALENA
en 1994 afin de construire un grand marché commun nord-américain, dans
le but, notamment, de mieux intégrer les économies et stopper l’hémorragie
vers le nord par l’action libre du marché. Mais l’accord ne permit pas le
développement d’une industrie génératrice d’emplois à la frontière ; les
inégalités continuèrent de croître et d’inciter à l’émigration. C’est surtout
après 2001 que l’enjeu de la mondialisation vint bouleverser les
représentations de la frontière, décrétée garante de la sécurité du territoire.

Le tournant sécuritaire de 2001


Après les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis s’engagèrent dans
une « guerre globale contre le terrorisme ». Les contrôles aux points
d’entrée du territoire (postes frontière, aéroports) se renforcèrent
sérieusement, entravant non seulement la circulation des clandestins, mais
aussi celle d’autres trafics, notamment de drogue, qui se reportèrent par
voie terrestre sur la frontière.
Début 2002, dans l’émotion encore vibrante des attentats, la Maison
blanche présenta sa doctrine du Homeland Security, une véritable
sanctuarisation du territoire au cœur de laquelle se trouve l’enjeu de la
sécurité des frontières, et créa le Department of Homeland Security (DHS)
qui regroupe la gestion de l’immigration, de la frontière et de la sécurité du
territoire.
Au-delà d’une nouvelle et puissante représentation du territoire, le
président Bush établit ainsi un lien discursif entre l’immigration et la
sécurité à la frontière. Le contrôle de la frontière ne vise alors plus
seulement à réguler l’immigration économique, il assure également la
sécurité du territoire.
Or, les contrastes vont croissant entre les représentations diffusées à
l’échelle nationale et la réalité quotidienne et locale de la frontière où les
conditions de sécurité se dégradent et les trafics augmentent. Les
narcotrafiquants sont particulièrement dangereux et redoutés. Le tarif des
passeurs tournait autour de 300 dollars au début des années 1990. Après
l’opération Gatekeeper en 1994, il s’élevait à 1 000 dollars voire à
1 500 dollars. En 2006, des agents du Border Patrol estimaient qu’il pouvait
grimper jusqu’à 12 000 dollars, les coyotes n’hésitant pas à lâcher leurs
clients en plein désert en cas de danger. Certains clandestins financent leur
voyage avec les moyens utilisés par les indentured servants1 du XVIIe siècle
pour traverser outre-Atlantique. Ils s’engagent à revendre de la drogue pour
le compte d’un gang jusqu’à remboursement complet de leur dette. Les
prisons sont pleines et la plupart des clandestins appréhendés par les garde-
frontières sont renvoyés en bus de l’autre côté de la frontière, ce qui ne les
empêche pas de retenter leur chance le lendemain.
Les contrecoups géopolitiques de la doctrine du Homeland Security se
font sentir aussi bien du côté du Mexique que du côté des États-Unis, où le
contrôle de la frontière devient un véritable enjeu de rivalités de pouvoir.

Rivalités de pouvoir sur le contrôle


de la frontière : un piège politique pour
l’administration américaine
Le contrôle de la frontière représente un enjeu politique majeur aux États-
Unis, aussi bien pour les élus locaux qui siègent au Congrès que pour le
président Obama, face à un électorat d’origine hispanique en croissance
rapide, sensible à la virulence des discours anti-immigrants. Dans le vide
législatif laissé par l’échec des tentatives de réforme de l’immigration se
sont engouffrés de multiples acteurs, venus pallier l’impuissance des
pouvoirs fédéraux à sécuriser et rendre étanche la frontière, entraînant la
radicalisation des débats.

Les contrecoups de la politique du Homeland


Security
Côté mexicain, la politique du Homeland Security créa certainement un
terrain favorable pour que la protection nationale du territoire devienne un
vecteur de la coopération binationale lorsque le président Calderón entreprit
de redéfinir les objectifs de la sécurité nationale [NIETO GOMEZ, 2009].
À partir de 2006, le Mexique mena la « guerre contre la drogue » : plus de
40 000 soldats furent mobilisés.
Toutefois, cette déstabilisation des cartels, en créant de nouvelles
opportunités pour les criminels, entraîna une augmentation significative de
la criminalité, notamment à proximité de la frontière. Les autorités
américaines craignaient avant tout l’utilisation par les terroristes des
infrastructures de distribution de la drogue pour s’introduire sur le territoire
ou acheminer des armes de destruction massive. Des rumeurs sur de
possibles alliances entre les Maras (MS13), gangs armés très violents, et Al-
Qaida circulèrent abondamment aux États-Unis. Pour autant, l’arsenal
ultrasophistiqué des cartels mexicains provient directement des États-Unis,
et c’est dans les prisons américaines que les Maras se formèrent avant
d’être renvoyés au Salvador où ils se développèrent. Or, les États-Unis ne
réussirent pas plus à contrôler la contrebande nord-sud que le trafic de
drogue et de clandestins sud-nord.
Aussi, une multitude d’acteurs entrèrent en rivalité avec l’État fédéral
pour pallier ses carences à la frontière. Les plus visibles et rocambolesques
furent sans aucun doute les Minutemen, dont le nom est emprunté aux
membres des milices des colonies pendant la révolution, prêts à se battre
dans les deux minutes en cas de menace. Fondées en avril 2005 par
Jim Gildchrist, les milices civiles du Minutemen Project essaimèrent bientôt
tout au long de la frontière, se divisant et se subdivisant au gré des querelles
de chefs et créant des émules dans de nombreuses petites localités, grâce à
une médiatisation et une stratégie Internet savamment orchestrées. Des
milliers de volontaires se sentant investis d’une mission patriotique se
mirent à patrouiller la frontière pour repousser « l’invasion », se contentant
exclusivement de prévenir les gardes frontières lorsqu’ils apercevaient un
clandestin. Les Minutemen expriment, au-delà du racisme indéniable de
certains, toutes les angoisses et les frustrations des classes moyennes et
populaires face à l’immigration massive, dans un contexte de perte de
repères entre la menace terroriste, les bouleversements démographiques, la
délocalisation d’emplois et, plus généralement, la crainte du déclassement.
Dans le même temps, des Border Angels se mobilisent pour distribuer des
stations d’eau potable et porter ainsi assistance aux clandestins en perdition,
considérés comme les premières victimes de l’inefficacité de la politique
gouvernementale.
Les États fédérés comme les municipalités engagèrent également leurs
propres actions, souvent sous la pression des citoyens. Pourtant, au regard
de la loi, l’État fédéral est le détenteur exclusif du pouvoir sur les questions
d’immigration et de citoyenneté. En 2005, les assemblées d’État
examinèrent 300 projets de loi portant sur l’immigration et adoptèrent
38 mesures ; en 2007, 1 562 projets furent présentés et 240 adoptés, les
États du Sud-Est se montrant plus actifs et restrictifs que les autres. En
2010, l’État d’Arizona vota une loi (SB 1070) obligeant les étrangers à
porter sur eux en permanence leur titre de séjour et autorisant leur contrôle
par les forces de l’ordre de l’État. La loi, partiellement invalidée par la cour
suprême en 2012, déclencha des manifestations nationales. Les
municipalités ne furent pas en reste. En 2006, sur 130 ordonnances
introduites au niveau local, 100 proposaient des mesures anti-immigrants.
Deux villes, Hazleton (Pennsylvanie) et Farmers Branch (Texas), allèrent
même jusqu’à empêcher les sans-papiers de louer un logement et firent de
l’anglais la langue officielle de leur ville [DE GRAAUW, DE CHANTAL, 2009].
À l’échelle nationale, les débats d’intellectuels et les médias
contribuèrent à alimenter la représentation de la menace. À la suite du
recensement de l’an 2000, les journaux diffusèrent abondamment les
chiffres de la croissance et de la diffusion géographique de la population
hispanique sur le territoire, cartes à l’appui. La Californie ne connaissait
désormais plus de majorité raciale ; nombre de villes et comtés étaient
devenus majoritairement hispaniques. Les Hispaniques, quant à eux,
devinrent la plus importante minorité des États-Unis, devant les Africains-
Américains.
Pour contrer cette « menace », les députés républicains votèrent en
décembre 2005 un projet de loi qui mit le feu aux poudres.

L’impossible réforme de l’immigration


Au début des années 2000, la pression des associations civiques de défense
des immigrants pour la légalisation des sans-papiers était de plus en plus
forte, alors que des millions de travailleurs, sans droits ni statut dans le
pays, étaient particulièrement vulnérables aux abus des employeurs. Les
syndicats eux-mêmes, après avoir longtemps dénoncé la concurrence des
immigrants qui prenaient les emplois des Américains, réclamaient une
réforme. Ce retournement s’explique par le sévère déclin qu’ils subirent à
partir des années 1980, compensé par la syndicalisation d’un nombre
croissant d’immigrants dans les secteurs de service depuis les années 1990.
De nombreuses entreprises manquaient de bras et désiraient aussi
davantage de flexibilité dans le recrutement de travailleurs immigrés,
notamment dans tous les secteurs fortement consommateurs de main-
d’œuvre comme la construction, l’agriculture, la restauration ou les services
de nettoyage.
Le président Bush, dont les positions sur l’immigration étaient plutôt
modérées, était perçu par ces alliés improbables comme le possible
promoteur d’une réforme globale de l’immigration.
En janvier 2004, lors d’une conférence de presse, il proposa que les
États-Unis octroient une carte de séjour à tous les immigrants qui
occupaient un emploi dont les Américains ne voulaient pas. Peu après, la
controverse sur la « menace hispanique » déclenchée par Samuel
Huntington envahit les médias, relayée par les Minutemen et autres
organisations civiques qui firent pression sur leurs législateurs.
En décembre 2005, la chambre des représentants vota le projet de loi
Border Protection, Anti-Terrorism and Illegal Immigration Control Act
(HR4437), plus connu sous le nom de Sensenbrenner Bill, qui proposait
entre-autres de « déporter » 11 millions de clandestins et de traiter comme
des criminels les immigrants sans papiers ainsi que tous ceux qui tentaient
de leur porter assistance. Le projet eut un impact retentissant sur la
population latino, suscitant la peur et l’indignation. En réaction, les
associations latinos décrétèrent le 1er mai 2006 « une journée sans
Latinos ». Des centaines de milliers d’immigrants clandestins,
majoritairement mexicains, sortirent de l’ombre pour défiler à travers tout le
pays ; ce qui eut un impact dramatique sur l’opinion publique : d’où
sortaient-ils ? Comment osaient-ils se montrer au grand jour ? Les Latinos
venaient de démontrer qu’ils étaient désormais une force politique et qu’ils
étaient présents en nombre, partout sur le territoire américain.
Un an après, un projet de réforme bipartisan fut introduit au Sénat,
proposant un compromis entre les pressions contradictoires : sécuriser la
frontière, offrir un statut légal et une voie vers la naturalisation pour des
millions de sans-papiers vivant aux États-Unis. En juin 2007, ce projet
mourut au Sénat, faute de réunir une majorité suffisante.
Figure 11 Contrôles et passages à la frontière Mexique-États-Unis

Les deux seules réformes qui aboutirent, le Federal ID Act (2005) et le


Secure Fence Act (2006), exclusivement sécuritaires, n’abordaient aucune
des questions de fond de l’immigration et se révélèrent inefficaces, voire
contre-productives. Par un effet pervers, l’étanchéité de la frontière se
renforça surtout côté États-Unis, les immigrants préférant rester dans le
pays plutôt que prendre le risque de ne plus pouvoir revenir. Le sociologue
Douglas Massey ironisa dans un éditorial sur « ce mur qui enferme les
clandestins à l’intérieur » [New York Times, 2006].
Le piège se referma sur les Républicains qui, en présentant l’immigration
comme une menace pour la sécurité nationale, avaient créé un problème
qu’ils ne surent pas résoudre. La sécurité continua de se dégrader à la
frontière et le banditisme à se développer ; les dispositifs de détection se
révélèrent trop coûteux à développer et les murs construits servirent au
mieux à ralentir le passage des clandestins, au pire à le dévier vers les zones
les plus dangereuses. Les flux auparavant circulaires devinrent à sens
unique. Seule la récession économique intervenant à partir de 2008 parvint
à ralentir quelque peu ce flot.
La radicalisation politique du débat finit par stigmatiser l’ensemble de la
population hispanique avec des conséquences politiques défavorables aux
Républicains en 2008 et plus encore en 2012. Or la population hispanique
ne cesse de croître et pourrait jouer un rôle déterminant dans les élections à
venir si le clivage partisan continue à se creuser.
La montée en puissance de l’électorat latino
et les enjeux pour 2016
D’après le dernier recensement des États-Unis en 2010, les Hispaniques
seraient près de 50,5 millions, soit 1 million de plus que les estimations
prévues, et 43 % de plus qu’en 2000. Plus de la moitié de la croissance
totale de la population des États-Unis est due à celle des Hispaniques.
Fermer la frontière n’inverserait en rien la tendance puisque cette
croissance est le fruit, à plus de 60 %, de l’accroissement naturel.
Cette montée en puissance démographique a des conséquences
politiques. Près d’un enfant sur quatre (23 %) aux États-Unis est latino,
moins d’un sur dix est sans-papiers ; autant de futurs électeurs en puissance.
Les Latinos ne représentent que 10 % de l’électorat, mais le contexte local
ou national peut susciter une mobilisation accrue et rendre leur participation
déterminante. Et l’électorat latino devrait doubler d’ici 2030.
En 2008, les Hispaniques se prononcèrent massivement pour Obama
(67 % contre 31 % pour John McCain). Leur impact fut démultiplié par leur
concentration régionale (46 % des Hispaniques vivent en Californie ou au
Texas, 76 % sont concentrés dans neuf États). En raison du système du
collège électoral, il ne s’agit pas seulement de savoir qui sont les électeurs
et comment ils votent, mais aussi où ils vivent. Les Hispaniques jouèrent un
rôle crucial dans le basculement de trois États (Nevada, Nouveau-Mexique,
Colorado), qui suffisaient à eux seuls à assurer la victoire d’Obama. En
2012, l’écart fut plus important encore. Obama remportait 71 % du vote
latino contre 28 % pour Mitt Romney, alors que les Asiatiques votaient à
73 % pour Obama (contre 62 % en 2008). Les candidats républicains
payèrent le prix fort de positions très répressives et d’une campagne des
primaires aux relents xénophobes, visant à conquérir des militants
galvanisés par le Tea Party.
Au lendemain de l’élection de 2012, une coalition bipartisane de
sénateurs tenta d’initier un nouveau projet de réforme qui fit long feu. Rien
d’étonnant, dans ce contexte, que le président Obama n’ait pas tenu sa
promesse de campagne de réformer l’immigration dans la première année
de son mandat. Même l’adoption d’une version du Dream Act, qui aurait
permis aux personnes arrivées enfants illégalement sur le territoire
américain de devenir américaines, avait échoué devant le Congrès en
décembre 2010. Le 20 novembre 2014, Obama annonça le recours à un
décret présidentiel pour régulariser cinq millions de sans-papiers,
déclenchant une vive bataille juridique à l’initiative de 26 États. En 2016,
les prises de position violemment anti-immigrantes de Donald Trump
pendant la campagne des primaires républicaines – traitant les immigrants
mexicains de violeurs et criminels – entraînèrent une importante
augmentation des demandes de naturalisation en vue de l’élection
présidentielle ; la forte croissance de l’électorat latino pourrait durablement
consolider l’avantage des démocrates sur la carte électorale.
En période de difficultés économiques, de menace terroriste et de
prolifération de la criminalité, l’équilibre est délicat à maintenir entre les
impératifs de protection du territoire, de relance de l’économie et de
défense des valeurs d’humanisme, de tolérance et de citoyenneté à l’égard
de populations installées illégalement sur le territoire, en situation de
vulnérabilité. Or, les solutions divisent plus encore que les problèmes.

Les conflits actuels à propos de la frontière entre le Mexique et les États-


Unis comportent donc de multiples dimensions, qu’il faut considérer à
différents niveaux d’analyse. La question de la sécurité à la frontière est un
enjeu pour les habitants de part et d’autre de la frontière (criminalité,
coyotes, narcotrafiquants et forces de l’ordre, tous armés) ou pour l’échange
de marchandises dans le cadre de l’ALENA. C’est aussi une question de
sécurité nationale lorsqu’elle suppose la possible pénétration d’armes ou de
terroristes. Et c’est, par contrecoup, un enjeu de politique internationale et
nationale pour le Mexique, qui implique aussi sa frontière sud.
Depuis 2002, cette question de sécurité se trouve intimement mêlée, par
la politique du Homeland Security, à la question de l’immigration, devenue,
par ses enjeux économiques, identitaires et sociaux, un problème
particulièrement épineux aux États-Unis.
Le tracé de la frontière, imposé au Mexique, résultait avant tout d’un
compromis interne aux États-Unis entre les factions politiques opposées du
nord et du sud qui conduisit, peu après, à la guerre de sécession. La
politique d’immigration et de gestion de la sécurité à la frontière semble, au
XXIe siècle, tout autant guidée par des enjeux internes. Pourtant, étant donné
l’intensité des rivalités de pouvoir et des échanges humains, économiques et
criminels entre le Mexique et les États-Unis, on peut douter qu’une
politique efficace puisse émerger sans la prise en compte des intérêts et des
représentations du gouvernement mexicain, dans le cadre d’une coopération
binationale.
Chapitre 9

Les Balkans : des frontières


encore conflictuelles

LE MOT balkanisation, qui signifie « morcellement politique d’une entité


territoriale et politique en plusieurs États », vient des Balkans en référence à
la fragmentation de cette région montagneuse (Balkan en turc signifie
« région montagneuse ») du grand Empire ottoman au XIXe siècle en
plusieurs États. Au cours du XXe siècle, la carte politique des Balkans a
bougé à plusieurs reprises jusqu’à l’éclatement de la Yougoslavie dans les
années 1990, qui a abouti à l’indépendance de nouveaux États : Slovénie,
Croatie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine1, Monténégro et, enfin, Kosovo
dont la souveraineté n’est pas reconnue par la Serbie ni même par certains
États comme l’Espagne. Nulle part ailleurs, en Europe, les processus de
création de frontières encore en cours sont à ce point incertains.
En Europe, la plupart des frontières internationales sont le résultat de
guerres entre des armées nationales ou impériales, même s’il existe des
exceptions. Les nations défaites se sont vues imposer des tracés frontaliers,
et les vainqueurs ont souvent profité de la victoire pour annexer des
territoires. Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, on le sait, fut
en partie lié aux règlements territoriaux imposés par les vainqueurs de la
Première Guerre mondiale à des peuples qui ont trouvé les nouveaux tracés
frontaliers iniques et se sont, dès lors, lancés dans la guerre pour les faire
changer.
L’enchevêtrement des tracés frontaliers successifs est particulièrement
dense en Europe orientale et centrale et, de ce point de vue, les Balkans ne
sont pas une exception. La situation la plus instable concerne la Bosnie-
Herzégovine où coexistent trois peuples aux histoires inextricablement
mêlées : les Croates, les Serbes et les Bosniaques. Elle l’est aussi au
Kosovo, province de Serbie ayant proclamé son indépendance en 2008,
après un long conflit meurtrier qui a entraîné l’intervention de l’ONU. La
limite du Kosovo avec la Serbie n’est pas considérée par les Serbes comme
une frontière car aucun gouvernement serbe n’a envisagé pour l’instant de
reconnaître l’indépendance d’un territoire qui eut une importance notable
dans l’histoire de la Serbie. La ville de Pec au Kosovo est en effet le siège
d’un archevêché orthodoxe serbe qui fut, dans l’histoire, étroitement associé
à la constitution de l’État-nation serbe, la religion orthodoxe étant un
élément primordial dans la construction du sentiment national serbe. La
ville de Pec est située dans la partie occidentale du Kosovo, appelée aussi
Metohija, où se trouve un grand nombre d’églises et de monastères serbes
orthodoxes du Moyen Âge.
Pour les indépendantistes kosovars, au contraire, cette limite est la
frontière de leur État et donc une frontière internationale. La présence de
minorités serbes au Kosovo complique encore la situation, même si la
plupart d’entre eux se sont réfugiés en Serbie pour fuir les combattants
kosovars.

La Bosnie-Herzégovine :
un enchevêtrement conflictuel
La question des conflits contemporains à propos des frontières en Bosnie-
Herzégovine est liée à l’histoire du nettoyage ethnique qui s’est opéré
durant la guerre de 1992-1995. Ce terme est ici compris comme une action
visant à créer des zones géographiques ethniquement homogènes là où des
populations diverses par leur religion ou leur nationalité se mêlaient. Cette
création de zones ethniquement homogènes s’est faite en Bosnie-
Herzégovine durant la guerre, par des moyens coercitifs (violence contre les
personnes, assassinats, destruction des maisons, terreur). La volonté de
séparer les personnes amène à créer des limites qui entourent ces territoires
et à dissuader la population « ennemie » de les franchir.
C’est à partir de la fixation de ces lignes de front que l’arrêt des combats
et des massacres a été négocié en 1995 entre les armées en présence. Les
accords de paix, signés à Paris le 14 décembre 1995, ont abouti à la
reconnaissance d’un État bosniaque composé de cantons, eux-mêmes
regroupés en deux territoires séparés par une limite, appelée « ligne de
frontière entre entités », Inter-Entity Boarder Line (IEBL). Les deux entités
sont la République serbe (Republika Srpska, prononcer Serbska), et la
fédération de Bosnie-Herzégovine, capitale Sarajevo, elle-même constituée
de deux sous-ensembles : la Bosnie-Herzégovine proprement dite et la
Bosnie croate. Ces accords ont permis la cessation des hostilités entre
Bosniaques, Croates et Serbes sous le contrôle de la communauté
internationale et des deux États précédemment impliqués dans le conflit
(Croatie et Serbie-Monténégro). On a donc, à l’intérieur de la Bosnie-
Herzégovine, une véritable ligne de front interne, l’IEBL.
L’incertitude sur la nature et la fonction des limites territoriales en
Bosnie-Herzégovine est sans doute la plus notable caractéristique de cet
espace. Une frontière nationale est non seulement une ligne séparant des
États mais aussi la limite à l’intérieur de laquelle la nation est suffisamment
homogène pour qu’il n’y ait pas de risque de conflit guerrier à l’intérieur de
l’État. La constitution des frontières linéaires européennes correspond à
l’émergence de sociétés nationales cohérentes, dont les citoyens partagent le
même ordre juridique ou divers ordres juridiques rendus compatibles entre
eux par consensus politique. En Bosnie-Herzégovine, un tel consensus
n’existe pas, pas plus qu’au Kosovo et dans d’autres territoires de la région.
Les trois peuples de Bosnie-Herzégovine parlent pourtant la même langue,
le serbo-croate (malgré quelques légères variantes), mais ils se
reconnaissent distincts par leur religion et leur histoire, liée à la religion et à
la façon dont ils se sont trouvés inclus dans de plus grands empires,
ottoman et austro-hongrois.

Le territoire de la Bosnie-Herzégovine
Le territoire de la Bosnie-Herzégovine apparaît sur des cartes très
anciennes. Il y eut un royaume (c’est-à-dire un roi de Bosnie) avant que ce
territoire ne soit intégré à l’Empire ottoman durant la deuxième moitié du
XVe siècle, puis à l’Empire d’Autriche-Hongrie de 1878 (occupation) ou
1908 (annexion) à 1918, avant d’être englobé dans le territoire du Royaume
des Serbes, Croates et Slovènes qui deviendra le Royaume de Yougoslavie
en 1929. C’est la raison pour laquelle certains, en Serbie ou en Croatie,
jugent que ces frontières ne sont pas des réalités internationales construites
par un État souverain, ce qui justifie à leurs yeux les projets et les actes de
guerre, comme le nettoyage ethnique, visant à changer ces frontières.
Pourtant, la frontière nord de l’eyalet de Bosnie-Herzégovine, territoire
administratif ottoman créé en 1580, fut dès la fin du XVIIe siècle une
frontière internationale, ou plutôt « inter-impériale », puisqu’elle séparait
deux empires. Fixée en majeure partie sur la rivière Save, elle date en effet
des traités passés entre les empereurs autrichien et ottoman pour s’accorder
sur les limites de leurs territoires respectifs.
Le traité de trêve de Carlowitz de 1699 stipule pour la Bosnie-
Herzégovine que « depuis l’embouchure du Bossuth (Bosut), qui se jette
dans la Save, jusqu’à l’embouchure de l’Unna (Una), qui se jette aussi dans
la Save, la partie de cette dernière rivière appartenant à l’empereur restera
en la possession de S. M., et l’autre partie sera possédée par l’empereur des
Ottomans. […] Les garnisons impériales en seront retirées et ledit territoire
restera entièrement libre de toute occupation […] ». Quand il n’y a plus de
cours d’eau pour départager les deux empires, leurs limites ont été bornées.
La population de la Bosnie-Herzégovine était multiconfessionnelle,
catholique, orthodoxe, musulmane, juive ; l’islam s’imposa au XVe siècle
comme religion dominante, ce qui amena de nombreux autochtones à se
convertir pour bénéficier des privilèges qui lui étaient associés. Les
musulmans vivaient, pour la plupart, dans les centres urbains et Sarajevo
devint l’une des principales villes balkaniques au XVIIIe siècle. On estime
qu’en 1789 la population se répartissait entre 265 000 musulmans,
253 000 orthodoxes, 79 000 catholiques. Le système du confessionnalisme
ottoman laissait à chaque communauté le soin de gérer ses affaires internes.
Au XIXe siècle, l’émergence dans les territoires voisins du nationalisme
serbe et croate se diffusa parmi les Serbes et les Croates de Bosnie-
Herzégovine où l’identification à ces deux nations se fit sur une base
confessionnelle : catholicisme et nationalisme croate, orthodoxie et
nationalisme serbe. Or il se trouve aussi qu’en 1577, date à laquelle les
Ottomans rétablirent le patriarcat de Pec (dans l’actuel Kosovo), le territoire
de l’orthodoxie serbe englobait la Bosnie-Herzégovine. Pour l’Empire
ottoman, il s’agissait d’utiliser l’église orthodoxe serbe afin de faciliter
l’intégration à l’empire des populations conquises. L’Église serbe se mettait
ainsi au service de l’Empire ottoman et celui-ci « portait sur les fonds
baptismaux la Grande Serbie future » [YÉRASIMOS, 1993]. Le vocable de
« nation serbe » couvrait l’ensemble des orthodoxes soumis à l’autorité des
patriarches serbes en même temps que les « non orthodoxes » restés sans
hiérarchie ecclésiastique. Les patriarches de Pec finirent par intégrer le
territoire du patriarcat sous la dénomination « terre serbe » [YÉRASIMOS,
1993]. Le patriarcat de Pec fut supprimé en 1766 ; il n’y eut plus que le
patriarcat de Belgrade.
En 1878, le congrès de Berlin consacra l’indépendance d’un royaume de
Serbie plus petit que l’État actuel et limitrophe de la Bosnie-Herzégovine
qui échut à l’Autriche. Les frontières entre l’Autriche-Hongrie, la Bosnie-
Herzégovine et le Monténégro firent l’objet d’une démarcation minutieuse,
d’un bornage et d’accords bilatéraux [CHAVENEAU-LE BRUN, CATTARUZZA,
2005].
Avec l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie, le
nombre de chrétiens augmenta considérablement par immigration (la
population de Sarajevo tripla en trente ans). La Constitution rédigée pour ce
territoire crée une assemblée représentative composée de 72 députés
répartis non seulement sur une base confessionnelle mais également
nationale pour les orthodoxes et les catholiques ; 31 sièges sont réservés
aux Serbes orthodoxes, 16 aux Croates catholiques, 24 aux musulmans, et
1 aux juifs.
En fonction de leurs revendications vis-à-vis de l’Autriche, les alliances,
rivalités et compromis entre les uns et les autres varièrent. L’opposition à la
domination étrangère fit germer l’idée d’union des Slaves du Sud qui
aboutit à la création du royaume de Yougoslavie. Celle-ci se fit à la faveur
de la refonte des frontières à la fin de la Première Guerre mondiale dont
l’élément déclencheur avait eu lieu, on s’en souvient, à Sarajevo. Le
28 juin 1914, c’est un militant serbe du mouvement Jeune Bosnie-
Herzégovine qui assassina l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche,
héritier du trône, en visite officielle à Sarajevo. Ce mouvement luttait contre
la domination autrichienne mais aussi pour la défense de l’idée d’une
grande Serbie. Il était lié à l’organisation clandestine serbe l’Union ou la
Mort, qui poursuivait l’objectif de « l’union du serbisme » dont, à leurs
yeux, la Bosnie-Herzégovine faisait partie.
Des frontières de l’Empire d’Autriche-
Hongrie aux limites internes
de la Yougoslavie
Le 28 mars 1850, un accord conclu à Vienne entre philologues croates et
serbes définit une langue serbo-croate. Les mouvements politiques pour
l’union des Slaves pour obtenir plus d’autonomie dans le cadre de l’Empire
austro-hongrois ayant échoué, c’est à la faveur de la Première Guerre
mondiale qui détruisit l’Empire d’Autriche que les partisans d’une telle
union parvinrent à un accord aboutissant à la proclamation, en 1918, du
Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes. Certains partis croates
n’approuvèrent pas cette création et poursuivirent leur dessein de Grande
Croatie. À l’assemblée parlementaire, les Serbes, alliés aux musulmans,
votèrent en 1921 en faveur d’une constitution unitaire et centralisée du
royaume. Les Serbes bosniaques furent rattachés au patriarcat de Belgrade.
À la suite de diverses crises, en janvier 1929, le roi Alexandre de Serbie
prononça la dissolution de l’assemblée, abolit la constitution, interdit les
partis politiques confessionnels et « tribaux ». Il suspendit également les
libertés publiques puis, en octobre, il rebaptisa son royaume « royaume de
Yougoslavie ». La nouvelle constitution de 1931 confirma l’interdiction de
partis « tribaux » ou confessionnels. Il refondit la carte administrative en
créant neuf régions, sans rapport pour la plupart avec les territoires
historiques de la région, et baptisées de noms de cours d’eau. La Bosnie-
Herzégovine, par exemple, fut divisée en quatre. Toutefois, la Yougoslavie
n’était pas une nation, ses frontières externes n’englobaient pas une société
cohérente et, en 1934, le roi fut assassiné par des opposants à sa politique.
Son successeur dut négocier avec les Croates pour aboutir au compromis du
26 août 1939, créant une Croatie autonome englobant une partie de la
Bosnie-Herzégovine actuelle, alors que le roi précédent avait proposé au
contraire, avant son coup d’État de 1929, un partage du royaume en deux
entités, croato-slovène et serbe (cette dernière incluant la quasi-totalité de la
Bosnie-Herzégovine, entre autre).
La Bosnie-Herzégovine fait donc l’objet de convoitises de la part des
nationalistes serbes et croates2 qui, d’une certaine façon, considèrent ce
territoire non comme une entité mais comme un reste de l’époque des
empires qui doit laisser place aux États-nations. La frontière nord de la
Bosnie-Herzégovine, même si elle a fait l’objet d’un traité international
(Carlowitz, 1699), n’est pas à leurs yeux celle d’un territoire reconnu
comme nation et peut, par conséquent, être modifiée sans atteinte aux règles
du droit international. Les Bosniaques musulmans réclamèrent pour eux
aussi une refonte des frontières internes du Royaume de Yougoslavie, et les
Serbes de Bosnie-Herzégovine le droit de faire sécession des territoires
croates ; mais ils ne furent pas entendus car ils avaient peu d’influence au
sein du royaume. On est donc sur des limites internes que les nationalistes
des différents peuples voient comme des frontières, ou voudraient
transformer en frontières, soit pour pouvoir être souverains, soit pour créer
un territoire sans menace intérieure pour ses habitants. La Seconde Guerre
mondiale radicalisa ces représentations.
L’armée d’Hitler envahit la Yougoslavie en avril 1941, qui fut alors
partagée entre l’Allemagne, l’Italie, la Hongrie, la Bulgarie et l’Albanie.
L’État indépendant de Croatie, vassal des forces de l’Axe, englobait la
Bosnie-Herzégovine et fut divisé en territoires administratifs, sans rapport
avec les anciennes limites internes ou frontières externes de la Bosnie-
Herzégovine, pour, de nouveau, faire table rase du passé. L’État croate
s’organisa selon les statuts de l’organisation révolutionnaire Oustacha,
proche des idéologies fasciste et nazie, rédigés en 1929 par un croate né en
Herzégovine, Ante Pavelic. La Seconde Guerre mondiale, après la victoire
allemande, fut une épouvantable guerre civile dans les Balkans. Les
Oustachis désignèrent les Serbes comme leur ennemi principal et le
gouvernement d’Ante Pavelic prit des mesures discriminatoires à l’encontre
des Juifs, des Tsiganes et des Serbes (interdiction de l’alphabet cyrillique,
fermeture des écoles orthodoxes, « brassard bleu frappé de la lettre P pour
Pravoslave (orthodoxe) » [MUDRY, 1999]) et mit en œuvre une politique de
massacres et d’arrestations de masse des Serbes vivant dans l’État croate.
Dans ce qui restait de la Serbie, un mouvement royaliste de résistance au
nazisme et aux Oustachis, les Tchetniks, s’organisa, ainsi qu’un mouvement
de résistance communiste, dirigé par Joseph Tito, croate par son père,
slovène par sa mère. Les Tchetniks commirent aussi des massacres contre
les civils musulmans du Sandjak de Novi Pazar [BOUGAREL, 1996], qui
sépare la Serbie du Monténégro. Les pratiques de nettoyage ethnique de
certaines zones dans le cadre d’une tactique locale ou d’une stratégie
territoriale d’ensemble (sans qu’on puisse dire précisément à quel niveau
étaient donnés les ordres) durant la Seconde Guerre mondiale laissèrent des
traces, ravivées lors des conflits des années 1990 [BOUGAREL, 1996].
Les partisans communistes furent les vainqueurs des combats qui
entraînèrent la déroute des forces de l’Axe et, après d’autres massacres,
imposèrent leur régime. La Yougoslavie titiste était fédérale. Les
républiques fédérées étaient théoriquement souveraines puisque la
Constitution leur donnait le droit de sécession. Les limites internes avaient
donc théoriquement une fonction de frontière plus nette que de simples
limites administratives dans un État unitaire, mais elles enveloppaient des
populations qui s’étaient terriblement combattues. La Bosnie-Herzégovine
fut rétablie dans ses frontières antérieures grâce à la mobilisation des
musulmans bosniaques. « Djilas, chargé de la question des nationalités au
Parti, estimant que la reconnaissance de cinq peuples yougoslaves
impliquait celle de cinq républiques fédérées, pas une de plus, voulut faire
(de la Bosnie-Herzégovine) une simple région autonome. Cependant, les
délégués bosniaques […] s’y opposèrent avec force et finirent par imposer
leur point de vue » [MUDRY, 1999].
En 1968, à l’initiative des communistes bosniaques, le groupe
« Musulman », écrit avec une majuscule pour le différencier de la
confession, fut reconnu comme une nouvelle nation yougoslave, ce qui le
mit sur un pied d’égalité avec les Croates et les Serbes en Bosnie-
Herzégovine. Or, divers mouvements nationalistes agitèrent les républiques
de la Yougoslavie communiste dans les années 1970, pour lesquels les
frontières de la Bosnie-Herzégovine posaient problème, en particulier chez
les nationalistes croates dont certains préconisaient à nouveau un
rattachement à la Croatie des régions peuplées en majorité de Croates. De
même, dans les années 1980, divers écrits firent réapparaître les projets de
Grande Serbie aux dépens de la Bosnie-Herzégovine. Mais le régime de
Tito n’étant pas une démocratie, les projets politiques autres que ceux du
parti communiste yougoslave n’avaient pas droit de cité, ce qui garantit une
paix réelle, mais superficielle, entre les peuples composant la République
yougoslave. Les conflits éclatèrent dix ans après la mort de Tito.

La fin de la Yougoslavie et la guerre


Josip Broz Tito, fondateur de la Yougoslavie communiste, est mort le
4 mai 1980. Sa disparition coïncide avec le début d’une crise économique
très profonde qui fit se développer l’opposition au régime, la revendication
de changement vers le multipartisme, la fin du système autogestionnaire et
la revendication de l’indépendance des républiques pour les Slovènes et les
Croates. La dissociation des républiques fédérées commença en
janvier 1990 avec le retrait des Slovènes puis des Croates du Congrès et de
la Ligue des communistes yougoslaves ; le congrès fut ajourné. Le
multipartisme fut introduit et des élections organisées séparément dans
chacune des républiques. Les partis nationalistes, ou montrant leur vocation
à représenter les nations, arrivèrent en tête. Le 25 juin 1990, la Slovénie et
la Croatie proclamèrent leur indépendance. Les Serbes de Croatie
commencèrent alors à s’armer dans la crainte de discriminations ou de
massacres. Les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale furent mobilisés
chez les Serbes pour provoquer un sentiment de panique et la volonté
d’autodéfense. De fait, les événements montrèrent par la suite que le
gouvernement croate poussa de nombreux Serbes de Croatie à émigrer.
En Bosnie-Herzégovine, suite aux élections de 1990, le parti d’action
démocratique (Stranka Demokratske Akcije, SDA) musulman, le parti
démocratique serbe (Srpska Demokratska Stranka, SDS) et l’union
démocratique croate de Bosnie (Hrvatska Demokratska Zajednica Bosne i
Hercegovine, HDZ BiH) avaient formé une coalition gouvernementale en
se répartissant les postes de l’exécutif : le poste de président de la
république au SDA, celui de président du Parlement au SDS, celui de
Premier ministre au HDZ croate. La difficulté était de se mettre d’accord
sur la question de la souveraineté bosniaque, c’est-à-dire de la complète
indépendance de ce territoire vis-à-vis de la Croatie et de la Serbie. Ce sont
surtout les Serbes qui, en Bosnie-Herzégovine, s’y opposaient
officiellement. Dans le même temps, en Serbie et en Croatie, renaissait le
projet géopolitique de partage de la Bosnie-Herzégovine. Au
printemps 1991, Franjo Tudjman, président de la Croatie, et
Slobodan Milosevic, président de la Serbie, se rencontrèrent pour
s’entendre sur ce partage et son tracé, c’est-à-dire sur les frontières de leurs
États après le dépeçage de la Bosnie-Herzégovine [BOUGAREL, 1996].
Concernant ce territoire, la marche à la guerre ne s’est pas faite de manière
incontrôlée.
La Croatie et la Slovénie sont reconnues par les États membres de
l’Union européenne le 15 janvier 1992. Le 19 février, la population de
Bosnie-Herzégovine se prononça massivement en faveur de l’indépendance
lors d’un référendum organisé par le gouvernement de Bosnie-Herzégovine,
boycotté par les Serbes (32 % de la population). Le Parlement bosniaque en
fit la proclamation le 5 avril 1992. Pour les nationalistes serbes au pouvoir à
Belgrade et en Bosnie-Herzégovine, cette reconnaissance était illégitime.
Le 6 avril 1992, l’armée yougoslave3 pénétra en territoire bosniaque, le jour
même où l’Union européenne reconnaissait le nouvel État. La Bosnie-
Herzégovine adhéra le 22 mai 1992 à l’Organisation des Nations unies,
avec la Croatie et la Slovénie. Les Serbes de Bosnie-Herzégovine
déclarèrent alors l’indépendance de leur territoire, qui n’obtint aucune
reconnaissance internationale, mais devint la république Srpska de la
Bosnie-Herzégovine actuelle.
Dès avant le déclenchement de la guerre, l’armée yougoslave, devenue
exclusivement serbe, s’était positionnée sur les collines autour de Sarajevo ;
ses positions furent conservées par les milices des Serbes de Bosnie-
Herzégovine qui soumirent la capitale à un siège de quatre ans. Les
Nations unies assurèrent son ravitaillement par un pont aérien jusqu’à la
négociation d’ouverture d’un corridor humanitaire en 1993.
De terribles massacres eurent lieu dans diverses zones de Bosnie-
Herzégovine pour faire disparaître la population ennemie ou pousser les
gens hors de leurs communes et les empêcher de revenir en détruisant leur
maison. À la fin de la guerre, en 1995, cette politique de nettoyage ethnique
fut entérinée par la fixation de la ligne IEBL (Inter-Entity Border Line) qui
divisait une trentaine de territoires communaux d’avant-guerre, chaque
partie étant peuplée par des habitants serbes, croates ou bosniens
(musulmans de Bosnie-Herzégovine). Le plus emblématique fut celui de
Brcko (prononciation : Brtchko) dont la population s’est scindée en deux
ensembles territoriaux par massacres ou fuite : à l’ouest, seulement des
Serbes ou presque ; à l’est, seulement des Croates et des Musulmans, eux-
mêmes dans des zones distinctes. Cette moitié de territoire communal
permit aux Serbes d’avoir un territoire contigu peuplé exclusivement ou
presque de Serbes, ceux qui résidaient là et ceux qui vinrent s’y réfugier.
Durant la guerre, le nombre de déplacés et de réfugiés serbes (27 000 en
1999) à Brcko devint progressivement beaucoup plus important que celui
des résidents serbes (16 000). En juillet 1995, à Srebrenica, ville située dans
l’actuel territoire des Serbes de Bosnie-Herzégovine, encerclée depuis le
début du conflit et où se sont réfugiés des milliers de Musulmans, le général
serbe Ratko Mladic conduisit le massacre de plusieurs milliers
(8 000 disparus ?) d’hommes et d’adolescents. Cet épisode a eu un écho
considérable, non seulement par la dimension systématique de l’opération
meurtrière et le nombre de tués, mais aussi parce que la ville était une
« zone de sécurité » de l’ONU qui y maintenait une force d’environ
400 casques bleus néerlandais ; ceux-ci ne firent rien pour s’opposer au
forfait qualifié de génocide par le tribunal de La Haye.
En Bosnie-Herzégovine, la guerre n’opposa pas seulement des armées
entre elles mais aussi des hommes en armes à des civils, dans le but de faire
partir des populations de certains lieux, afin de créer des zones de
peuplement homogène et faciliter la fixation de frontières internes à ce
territoire et ce, au-delà des actions de représailles qui n’épargnèrent
personne nulle part. Les combats prirent fin une fois cette partition opérée
dans le sang. Il y aurait eu environ 100 000 morts en trois ans, les deux tiers
Musulmans (dont la moitié de civils), un tiers Serbes et moins de
10 000 Croates4 (ce chiffre se situe entre les estimations hautes et basses ; il
ne prend pas en compte les personnes déplacées, victimes du nettoyage
ethnique mais pas des meurtres).
Le massacre de Srebenica provoque l’intervention de l’OTAN contre les
milices serbes, notamment celles qui maintenaient le blocus de Sarajevo, et
en soutien aux Croates : 200 000 Serbes sont expulsés de la Krajina croate,
territoire limitrophe de la Bosnie-Herzgovine et peuplé de nombreux Serbes
depuis le XIXe siècle (à l’époque, l’immigration dans la région de paysans-
soldats serbes gardiens de la frontière face à l’Empire ottoman avait été
encouragée). Les accords de paix sont négociés sous l’égide des États-Unis
dans la base aérienne de Dayton (Ohio) en novembre 1995 et signés à Paris,
le 14 décembre 1995, par le président de Bosnie-Herzégovine,
Alija Iztetbegovic, le président de Croatie, Franjo Tudjman, et le président
de Serbie, Slobodan Milosevic, ce qui montre combien les questions de la
construction de frontières internes à la Bosnie-Herzégovine et celle de la
reconnaissance de ses frontières externes étaient inextricablement liées. La
signature des accords provoqua de nouveaux déplacements de populations
se réfugiant dans le territoire assigné à sa communauté. Fin 2013, le Haut-
Comité pour les Réfugiés de l’ONU évaluait encore à plus de 100 000 le
nombre de personnes originaires de Bosnie-Herzégovine et déplacées au
sein de ce territoire (Internally Displaced Persons, IDPs5). En 2016, cette
organisation estime que tous les réfugiés devraient être réinstallés d’ici
2017.

L’État bosniaque, protectorat européen


Le système bosniaque est fondé sur la répartition des Croates, des
Musulmans, dits aussi Bosniaques, et des Serbes sur des territoires où
chaque communauté est majoritaire. La ligne de front séparant la
République Srpska de la Fédération croato-bosniaque passe même au milieu
du canton de Sarajevo, la capitale. Un quartier de l’ancienne Sarajevo est
contrôlé par une administration serbe et habité par des Serbes. Son
développement repose sur une économie, une administration et un cadre
juridique différent de la partie qui se trouve en Fédération de BiH, mais les
habitants peuvent traverser régulièrement la frontière et y faire leurs
courses. En revanche, si un criminel est recherché dans le territoire de la
Fédération, il peut se mettre à l’abri de l’autre côté de la frontière entre
entité serbe et Fédération croato-bosniaque (IEBL) concrètement invisible à
Sarajevo, mais qui constitue une limite pour les polices et la justice.
Sarajevo est l’une des trois capitales dans le monde, avec Nicosie et
Jérusalem, à être divisée de la sorte.
Le système politique associé à ce territoire fragmenté repose sur quatre
principes : le partage du pouvoir organisé entre les trois « peuples
constituants », la représentation proportionnelle comme mode de scrutin
pour toutes les élections locales et nationales, la dévolution de pouvoirs la
plus large possible aux entités faisant de la Bosnie-Herzégovine un État
fédéral très faible, et enfin le droit de veto reconnu aux représentants des
trois « peuples constituants » au sein de la présidence collégiale de l’État,
ou bien encore dans chacune des deux chambres de l’Assemblée
parlementaire, Chambre des Peuples et Chambre des Représentants. Le
scrutin à la proportionnelle pulvérise le paysage politique : en 2014, il y
12 partis représentés pour 42 sièges (14 pour la République serbe de
Bosnie, 28 pour la Fédération de Bosnie). La notion d’intérêt commun est
pratiquement inexistante. Les accords ne se font qu’en fonction des intérêts
de chaque groupe. Pour signer un accord politique de gouvernement les
chefs des partis doivent s’entendre pour se partager la direction des
administrations et des entreprises publiques dont l’État détient encore la
majorité du capital. Entre 2010 et 2015, l’entité n’a eu aucun gouvernement
stable. La réforme de sa constitution n’a pas encore pu aboutir non plus. Les
jeunes peinent à se faire une place dans un système gangrené par le
chômage, et les programmes économiques d’idéologie libérale (sur le code
du travail par exemple en 2015), dans un contexte de corruption clientéliste,
attise les colères.
Pour faire sécession, les Croates ou les Serbes de Bosnie-Herzégovine
devraient cependant recevoir l’appui de la Croatie et de la Serbie, ce qui est
très peu probable 20 ans après la guerre. Les électeurs de Serbie, élisent des
gouvernements qui ne soutiennent plus le projet d’union de tous les Serbes
des Balkans, en tout cas pas ceux de Bosnie-Herzégovine (le cas du Kosovo
est plus délicat car c’est une province de Serbie). Tomislav Nikolić,
président de Serbie en 2012 est un nationaliste serbe au passé radical qui a
maintenant opté pour la candidature de son pays à l’Union européenne.
Mais les exigences de l’UE pour que les Serbes négocient des accords avec
les autorités autoproclamées du Kosovo divisent la population serbe, qui
n’accepterait sans doute pas sans réagir qu’on la contraigne à accepter la
sécession complète du Kosovo. De même la Croatie, membre de l’UE
depuis 2013, ne pourrait soutenir un projet séparatiste des Croates de
Bosnie. Enfin, la Bosnie-Herzégovine n’est pas encore un État comme les
autres puisqu’elle est sous un régime de protectorat international. Les
accords de Dayton prévoient la figure d’un Haut-Représentant nommé par
l’ONU qui peut annuler toute décision de l’exécutif, du Parlement de
Bosnie-Herzégovine, des autorités locales, ou au contraire imposer des
décisions ou des lois aux représentants élus. Il peut aussi limoger des élus si
leurs actions représentent une violation des accords. Le district de Brckro
est aussi devenu un territoire de statut neutre et autonome, géré en partie par
un superviseur international mandaté par l’ONU.
Par ailleurs, la guerre qui a éclaté en Syrie en 2012 est un élément de
déstabilisation supplémentaire. Des groupes islamistes wahabbites se
développent contre l’islam traditionnel bosniaque et la laïcité des
institutions. Des combattants revenus de Syrie ont une grande aura auprès
de jeunes musulmans bosniaques sans perspectives.
Figure 12 La Bosnie-Herzégovine : enjeu des nationalismes
Source : D’après Cyril Vauzelle, 2011.
TROISIÈME PARTIE

Les nationalismes
régionaux
Introduction

PAR CRAINTE DE FRAGILISER l’unité de la nation et de mettre en péril


l’intégrité de leur territoire, les États ont longtemps interdit tout mouvement
culturel régional trop affirmé. Désormais, même dans de vieux États, en
particulier européens, des mouvements régionalistes se revendiquent
comme étant des nations à part entière. C’est le cas en Espagne, qui est
pourtant l’un des plus vieux États d’Europe, mais qui est confronté à des
mouvements nationalistes régionaux puissants en Catalogne, au Pays
Basque et moindre en Galice ; en France, où les nationalistes corses exigent
la reconnaissance d’un peuple corse différent du peuple français, confortés
par leur succès aux élections régionales de 2015 ; au Royaume-Uni, où le
parti nationaliste écossais, qui prône l’indépendance de l’Écosse, est arrivé
en tête aux dernières élections du Parlement écossais en 2011 et si le « No »
à l’indépendance écossaise est arrivé en tête, avec 55,3 % des voix lors du
référendum du jeudi 18 septembre 2014 contre 45 % pour le « Yes », les
indépendantistes comptent bien revenir à la charge ; en Belgique, où la
radicalisation des revendications des Flamands laisse envisager une
partition du pays, ou encore en Italie où, depuis une vingtaine d’années, la
Ligue du Nord réclame plus d’autonomie.
Cette évolution fréquente en Europe existe aussi ailleurs, y compris dans
des États récents ayant conquis leur indépendance après parfois une guerre
douloureuse, ce qui pouvait donner à penser que la force de l’union
nationale ferait obstacle à ce type de revendication. Or, par exemple, le
développement d’un mouvement culturel kabyle en Algérie qui réclame
plus d’autonomie pour la Kabylie prouve qu’il n’en est rien. Par ailleurs,
des mouvements nationalistes régionaux peuvent aussi résulter de l’histoire
de peuples qui n’ont pu réussir à conquérir leur indépendance.

Les ressorts du nationalisme régional


Le ressort du mépris, de l’injustice
Les militants des mouvements nationalistes régionaux partagent souvent le
sentiment, vrai ou faux, d’avoir été méprisés ou injustement traités par le
pouvoir central et qu’il est donc juste d’obtenir réparation puisqu’ils ont été
victimes de l’État. Or, obtenir réparation signifie obtenir l’autonomie, voire
dans certains cas l’indépendance, pour détenir enfin la responsabilité de
leurs propres affaires. Cette représentation trouve d’autant plus d’écho que
le contexte idéologique s’y prête, en particulier dans les pays démocratiques
occidentaux où sont affirmés comme des valeurs majeures le droit des
peuples et la défense des minorités jugées opprimées par l’État
centralisateur. C’est le cas des nationalismes régionaux espagnols en
réaction au franquisme, du nationalisme flamand à cause de la domination
politique, économique et culturelle de la minorité francophone jusque dans
les années 1960, du réveil des nationalistes écossais, choqués par la
domination méprisante des Anglais, surtout sous le gouvernement de
Mrs Thatcher, et du nationalisme corse dénonçant l’État français
« colonisateur » et oppresseur.
L’un des ressorts du mouvement nationaliste irlandais en Irlande du Nord
est sans nul doute aussi celui du mépris et de l’injustice. Le conflit de
l’Irlande du Nord démarre après la proclamation de l’indépendance de
l’Irlande en 1922. Il s’aggrave dans les années 1960, période où les
unionistes radicaux d’Irlande du Nord s’opposaient à tout partage du
pouvoir et de la richesse avec les catholiques. Durant 50 ans, les protestants
ont été hégémoniques au Parlement et au gouvernement autonome nord-
irlandais, créé en 1920.

La prospérité économique : un ressort insuffisant


L’éveil des nationalismes régionaux peut être favorisé par la prospérité
économique. La revendication d’une plus grande autonomie dans le
domaine de l’économie et surtout dans celui de la fiscalité traduit un certain
égoïsme régional : garder ses richesses pour soi et éviter qu’elles n’aillent
se perdre dans des politiques d’assistance jugées inefficaces. C’est le cas du
mouvement de la Ligue du Nord en Italie qui a débuté par un discours
régionaliste fondé sur le séparatisme économique en dénonçant la gabegie
romaine et celle des régions du Sud.
D’autres mouvements nationalistes régionaux ont aussi utilisé ce même
argument selon lequel la richesse produite dans une région doit bénéficier
aux habitants de la région. Ainsi pour le National Scottich Party, l’Écosse
est la septième nation la plus riche du monde en terme de PIB par habitant,
elle a donc les moyens de son indépendance ; les partis flamands de
Belgique revendiquent avec force une séparation du système d’assurances
sociales afin que la prospérité de la Flandre ne serve plus à payer les
déficits des assurés sociaux wallons ; les Catalans veulent être les seuls à
bénéficier du dynamisme économique de leur région qui produit un
cinquième du PIB espagnol.
Toutefois, le seul critère de la prospérité économique ne suffit pas à créer
un sentiment identitaire, c’est-à-dire le sentiment d’appartenir à un groupe,
d’en être solidaire. Toutes les régions prospères de l’Europe ne développent
d’ailleurs pas un séparatisme, comme le prouve la Bavière, riche Land
allemand où aucun mouvement régionaliste ne se manifeste. Il faut donc
qu’il se trouve associé à d’autres ressorts.

La revendication culturelle de la langue


L’une des caractéristiques communes majeures partagées par chaque
membre de la nation régionale est l’attachement à sa langue. Sa
reconnaissance officielle, c’est-à-dire pouvant être parlée dans les lieux
publics et administratifs y compris l’école, est un combat commun aux
nationalistes régionaux. Celui-ci est d’autant plus acharné que la langue est
menacée de disparition. Par exemple, l’affirmation de la nation catalane
passe par la domination de l’emploi du catalan sur l’espagnol en Catalogne,
et le basque, qui n’était plus parlé que par une minorité il y a vingt ans, a de
plus en plus de locuteurs et est même indispensable pour occuper certains
emplois institutionnels.
Il faut parfois construire la langue pour unifier des dialectes plus ou
moins proches, au point que les « anciens » ne comprennent pas toujours les
sonorités de cette « nouvelle » langue. Mais le succès n’est pas garanti. Les
nationalistes corses ont échoué dans leur tentative de faire revivre « la »
langue corse qui n’était d’ailleurs pas unifiée sur l’ensemble de l’île où se
parlaient deux dialectes, l’un proche du toscan, l’autre proche du sarde.
Mais malgré un Capes de langue corse, et de nombreux efforts pour
relancer la pratique, non pas des dialectes mais d’une langue corse
partiellement créée, le poids de la langue française reste prépondérant et les
nationalistes eux-mêmes parlent rarement plus de quelques mots et dans
leur littérature, le plus souvent seul le titre est en corse. Les prémices du
conflit ukrainien de 2014 qui a pris la forme d’une guerre civile datent de
2005 après l’arrivée au pouvoir de forces politiques favorables à un
rapprochement avec l’Union européenne. Ce gouvernement majoritairement
composé d’élus nationalistes de l’ouest de l’Ukraine a voulu imposer
l’ukrainien comme l’unique langue officielle, ce qui a suscité une forte
opposition des Ukrainiens de l’Est majoritairement russophones. Le
gouvernement a rapidement fait marche arrière mais le mal était fait.
Pour les Kabyles et les Kurdes, la pratique des dialectes ne s’est jamais
perdue, même si les autorités étatiques, peu démocratiques – et c’est un
euphémisme –, n’ont rien fait pour l’encourager et ont tout au contraire
cherché à imposer l’arabe ou le turc dans le cas des Kurdes comme seule et
unique langue. Pourquoi, dans des conditions politiquement défavorables,
les langues régionales continuent-elles d’être parlées sans avoir même le
soutien de l’écrit tandis que d’autres disparaissent ou ne retrouvent une
certaine pratique que grâce à une volonté politique farouche de la faire
vivre ?
La pratique d’une langue suppose d’une part, un nombre de locuteurs
suffisants pour la faire vivre et d’autre part, que ceux-ci soient regroupés
pour pouvoir la pratiquer entre eux. Mais cela ne suffit sans doute pas. Il
faut aussi la volonté politique de la faire vivre. On explique souvent la
disparition des langues régionales en France par la volonté farouche d’un
État centralisateur jacobin déterminé à éradiquer les « petites » langues et à
imposer le français sur tout le territoire. Leur pratique fut effectivement
interdite à l’école primaire, mais elle le fut aussi dans le milieu familial, les
parents voyant dans la maîtrise du français le moyen de s’émanciper de
conditions de vie très difficiles, de pouvoir partir travailler ailleurs et
d’accéder ainsi à une meilleure vie. Des langues ou dialectes régionaux se
sont ainsi trouvés disqualifiés par une langue jugée plus prestigieuse et plus
utile pour réussir dans la vie, car offrant de meilleures et de plus
nombreuses perspectives d’emplois. Jusque dans les années 1960, ces
langues étaient encore parlées dans un assez grand nombre de familles,
mais au moment de l’arrivée du transistor et de la télévision, le français
s’est imposé dans le cadre familial et la pratique des langues locales s’est
rapidement affaiblie car il n’y avait pas à cette époque de volonté politique
ou culturelle régionale de les faire vivre. Celle-ci n’a existé qu’une dizaine
d’années plus tard quand le très fort recul de la pratique de ces langues les
menacera de disparition.

Un contexte géopolitique favorable


Dans les années 1990, à la suite de la transformation de la Communauté
européenne en Union européenne, les nationalismes régionaux se sont
affirmés, certains proclamant même leur volonté de conquérir leur
indépendance. En effet, le passage à la monnaie unique, la perspective
d’une politique étrangère commune et le projet, même très lointain, d’une
défense commune permettent d’envisager sans crainte de s’émanciper de
l’État, puisqu’on imagine que ses fonctions régaliennes seraient à plus ou
moins long terme assumées par l’Union européenne. De plus, dans ces
années-là, la Commission européenne renforce sa politique régionale.
Pour faire face aux fameux critères de convergence, la Commission et le
Conseil européen décident d’accroître fortement les aides européennes
(32,5 % du budget communautaire sont alloués aux fonds structurels
régionaux pour la période 2014-2020). Un comité des régions, organe
consultatif, est créé et nombre de régions installent une antenne à Bruxelles
pour y défendre leurs intérêts. C’est donc dans les années 1990 que les
régions deviennent dans la plupart des États européens un espace de
référence. De surcroît, la politique régionale de l’Union européenne
consiste à atténuer les disparités économiques et à assurer leurs
particularités culturelles, en favorisant la défense des langues régionales.
Rappelons que parmi les valeurs sur lesquelles se construit
l’Union européenne, il y a le respect des minorités, qui dans une société
démocratique doivent pouvoir vivre sans entrave leur différence qu’elle soit
religieuse, linguistique ou nationale. Ces nationalismes régionaux
s’affirment donc d’autant plus qu’ils se développent dans des sociétés
démocratiques où la liberté d’expression est garantie.
C’est en 1992 que le Conseil de l’Europe établit la Charte européenne
des langues régionales ou minoritaires qui met l’accent sur la « valeur de
l’interculturel et du plurilinguisme » et qui affirme que « le droit de
pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et publique
constitue un droit imprescriptible ».
Ainsi l’Union européenne et le Conseil de l’Europe sont deux instances
qui créent un espace favorable à l’épanouissement des revendications
« nationalistes régionales ». Ceci ne signifie pas pour autant qu’elles se
développent sans conflit, même s’il ne s’agit pas forcément de conflits
violents.
Dans un tout autre contexte géopolitique, beaucoup plus violent – celui
de l’Irak post-Saddam Hussein –, les Kurdes d’Irak ont réussi à obtenir une
réelle autonomie régionale grâce à l’appui des États-Unis. Depuis 2005, le
gouvernement régional est une entité politique, fédérale, et autonome
reconnue par la Constitution irakienne et la communauté internationale.
Après avoir semble-t-il abandonné le projet de réunir un jour dans un même
État tous les Kurdes répartis entre plusieurs États, les Kurdes d’Irak ont
centré leur lutte sur des revendications très similaires à celles des
nationalismes régionaux européens : obtenir le droit de parler leur langue,
non seulement en privé, mais aussi dans l’espace public, la reconnaissance
de leur culture et enfin de s’auto-administrer, ce qu’ils ont obtenu grâce au
rôle des États-Unis dans la chute de Saddam Hussein et dans leur contrôle
des dirigeants irakiens à cette époque. Les combattants kurdes, les
peshmergas, sont très offensifs dans la lutte contre Daech (État islamique).
C’est aussi un changement de contexte géopolitique qui a permis
l’affirmation publique du mouvement culturel berbère kabyle. Les Kabyles,
fiers de leur culture orale, ont toujours réussi à la préserver. Aussi quand, en
1980, les autorités algériennes interdisent la conférence du célèbre poète
kabyle Mouloud Mammeri à Tizi-Ouzou, les jeunes Kabyles expriment leur
colère dans des manifestations qui durent plusieurs semaines. Ce
« printemps berbère » fut, en fait, le premier grand mouvement d’opposition
qui se dressa contre le pouvoir du FLN et ce, pour des raisons
principalement culturelles. C’est l’amorce de la crise politique et sociale qui
culmine avec les événements d’octobre 1988 au cours desquels des
manifestations sociales sont violemment réprimées par l’armée qui tire sur
la foule (plus d’une centaine de morts), et qui provoque l’abandon du
système de parti unique et la naissance de partis politiques dont des partis
principalement kabyles, tel que le RCD (Rassemblement pour la Culture et
la Démocratie). Le pouvoir algérien se méfie beaucoup de ce mouvement
régionaliste kabyle, et la présence d’islamistes radicaux dans le massif du
Djurjura où il est facile de se dissimuler et de circuler sans trop se faire voir
donne au pouvoir une excellente raison pour envoyer l’armée quadriller et
contrôler cette zone, proche d’Alger et si prompte à se révolter.

Des conflits de nature très différente


Si les nationalismes régionaux ont des ressorts identiques, les conflits qu’ils
engendrent peuvent être très différents, allant du conflit meurtrier à la
contestation démocratique. Longtemps, il a été affirmé que la démocratie
était le garant de la paix puisque grâce à la négociation, les conflits se
trouvaient pouvoir être résolus sans affrontement violent. On sait qu’il n’en
est rien, même s’il est indéniable que le contexte démocratique est toujours
préférable.

Les conflits des nationalismes régionaux dans


des États démocratiques
Il peut paraître paradoxal que la démocratie favorise l’expression de la
violence, mais quand une minorité est déterminée à imposer coûte que
coûte un projet politique à la majorité, elle méprise les règles de la
démocratie. Si ce comportement ne suscite pas de réaction forte de la
majorité, c’est parce que ses militants savent habilement, un temps du
moins, se parer de l’image de la victime : minorité opprimée par un État
dominateur méprisant des cultures minoritaires, alors que les victimes
réelles sont ceux et celles qui subissent les attentats et autres rackets.
C’est le même processus qui a caractérisé le mouvement des
autonomistes corses qui s’est radicalisé à la fin des années 1970, allant pour
certains groupes jusqu’à revendiquer l’indépendance et la
« décolonisation » (sic) de leur île. La violence armée (attentats contre les
biens des continentaux, plasticage des bâtiments publics, rackets) était
justifiée comme unique moyen de faire plier un État français centralisateur
méprisant le « peuple corse ». Pourtant, à chaque élection nationale, la
grande majorité des électeurs corses vote pour les grands partis
démocratiques français, et seuls 20 % des électeurs dans le meilleur des cas
votent pour les partis nationalistes nombreux car très divisés, plus pour des
raisons de pouvoir que de différences idéologiques ; les conflits entre les
nationalistes sont sans doute ceux qui ont provoqué le plus de morts. Aux
élections territoriales (appellation en Corse des élections régionales) de
décembre 2015, les nationalistes ont remporté une victoire qu’ils qualifient
d’historique, battant nettement la gauche sortante et la droite victime de ses
divisions. La liste « Per a Corsica » (Pour la Corse), issue de la fusion au
second tour des autonomistes (17,62 % au 1er tour) et des indépendantistes
(7,72 %), a obtenu 35,50 % des voix. Les nationalistes devancent nettement
la gauche conduite par le président DVG sortant de l’exécutif territorial
Paul Giacobbi (28,76 %), député de Haute-Corse, et la droite emmenée par
l’ancien ministre José Rossi (26,69 %).
Dans le cas de l’Irlande du Nord, la situation était apparemment
démocratique puisque des élections ont eu lieu très régulièrement. Mais en
réalité, l’ensemble des pouvoirs a longtemps été accaparé par les protestants
favorables au maintien de l’union avec le Royaume-Uni et farouches
opposants à la réunification de l’Irlande. Les catholiques pouvaient à juste
titre se sentir victimes de l’oppression protestante, ce qui aboutit à leur
radicalisation et à des actes violents (émeutes, barricades). L’appel à
l’armée britannique par les protestants pour imposer le retour à l’ordre aux
catholiques et la répression massive dont ceux-ci font l’objet les
convainquent que seule la violence doit répondre à la violence. L’engrenage
du cycle de la violence est en place et la revendication change de nature : de
l’égalité des droits civiques, on passe à la volonté de vaincre les protestants
et de réunir l’Irlande. C’est seulement à l’issue de nombreuses années
d’affrontements meurtriers et à l’impasse à laquelle ils conduisaient que
l’idée du partage du pouvoir en Irlande du Nord, entre catholiques et
protestants, a pu être de nouveau envisagée. Leur combat s’est maintenant
heureusement déplacé sur le champ des batailles électorales.

Les conflits des nationalismes régionaux dans


des situations non démocratiques
Il est moins étonnant de trouver des conflits violents dans des contextes
politiques non démocratiques puisqu’il n’y a aucune possibilité de négocier.
Outre le fait que les gouvernements dictatoriaux de ces États ne tolèrent
aucune contestation pour quelque raison que ce soit, la violence de la
répression exercée sur les nationalismes régionaux peut se trouver encore
renforcée quand leur implantation géographique rend possible le
séparatisme et donc la fracture du territoire national. C’est le cas des Kurdes
en Irak qui luttaient avec d’autres Kurdes qui se trouvaient répartis entre la
Turquie, l’Irak, l’Iran et la Syrie pour obtenir leur indépendance et être
réunis dans un seul État. Ce séparatisme était inacceptable pour les autorités
irakiennes, comme il l’est pour les autres gouvernements confrontés au
séparatisme kurde. La position de la Turquie est intéressante car, même si
depuis le retour des civils au pouvoir, la situation démocratique s’est
normalisée, la force du nationalisme turc reste suffisamment importante
pour que la répression par l’armée des militants kurdes (parti du PKK) pour
les déloger de leurs refuges situés dans les montagnes à la frontière de l’Irak
ne suscite guère de condamnation de la part des démocrates turcs. Cette
répression violente est d’ailleurs l’un des obstacles à l’intégration de la
Turquie dans l’Union européenne.
Un nationalisme exacerbé pour lequel l’intégrité du territoire national est
intangible voire sacré – et dans le cas de la Turquie, il l’est d’autant plus
que ce territoire n’est que ce qui reste de l’immense Empire ottoman –,
confronté à un mouvement lui aussi tout aussi nationaliste pour la
reconnaissance de l’indépendance de son territoire, ne peut que conduire à
l’affrontement armé. Seul un profond changement du contexte géopolitique
ou l’horreur d’une répression massive meurtrière qui engendre la
réprobation internationale et l’intervention des forces de l’ONU peuvent
aider à y mettre un terme, sinon à résoudre définitivement ce conflit.

Des conflits gérés par la négociation


Il est enfin des nationalismes régionaux pourtant très puissants et partagés
par une très large partie de la population concernée qui ne dégénèrent pas
en conflits violents. Des traditions démocratiques y sont sans doute pour
quelque chose, mais, on l’a dit, la seule démocratie ne suffit pas à éviter le
conflit. Il faut donc qu’il y ait d’autres facteurs. L’un deux est la faiblesse
du sentiment national.
Il arrive que ce soit les rapports de force électoraux qui favorisent ou
imposent la négociation. Ainsi, quand un parti n’a pas obtenu la majorité
absolue pour gouverner, il peut se trouver contraint de négocier l’appui d’un
parti nationaliste régional qui peut profiter de la situation pour obtenir
satisfaction sur certaines de ses revendications. C’est ce que n’ont pas
manqué de faire les Catalans avec le gouvernement socialiste espagnol
entre 2004 et 2008.
Autre configuration possible, annoncer dans un programme politique que
sera satisfaite telle ou telle revendication peut-être par conviction
idéologique mais souvent aussi par opportunisme électoral. C’est ainsi que
Tony Blair, chef du parti travailliste, annonça qu’il proposerait la dévolution
aux Écossais et au Gallois, sans que ceux-ci aient eu à mener une lutte
acharnée. L’Écosse était pourtant alors un bastion du Labour Party. Tony
Blair a-t-il alors pensé que ce serait le meilleur moyen de le conforter ? Si
oui, il s’est fourvoyé car aux élections régionales de 2011, les
indépendantistes écossais ont eu la majorité au Parlement d’Édimbourg et
aux législatives de mai 2014 le SNP emporte 56 des 59 sièges écossais au
détriment du Labour.
Chapitre 10

Les dimensions régionales


du conflit d’Ukraine

I L EST IMPOSSIBLE d’appréhender le conflit armé violent que connaît


l’Ukraine depuis mars 2014 sans prendre en compte les interactions entre
les divers acteurs ukrainiens. Le rapport de force géopolitique actuel
s’établit entre les partisans d’une Ukraine plus proche de l’Union
européenne et ceux qui défendent son caractère biculturel russo-ukrainien.
Cette division entre deux représentations de l’Ukraine est aussi l’héritage
d’une histoire marquée par les rivalités entre les grands empires – russe,
polonais, austro-hongrois – pour le contrôle de cet espace stratégique.
À l’indépendance, après la chute de l’URSS, la majorité des Ukrainiens
de l’Est comme de l’Ouest, et ce malgré des intérêts souvent divergents,
partageaient un même projet national, consistant principalement en un
détachement pacifique d’un État en faillite, qu’était l’Union soviétique
après la perestroïka, qui au lieu de redresser le déclin économique a
lamentablement échoué, au point de mettre en danger les acquis socio-
économiques de l’Ukraine. En décembre 1991, le vote majoritaire des
Ukrainiens pour l’indépendance dans toutes les régions, y compris dans le
Donbass et la Crimée, constituait une réponse commune de la société
ukrainienne à la crise économique et financière qui continuait de s’aggraver
et qui était vue comme étant principalement causée par Moscou. Cette
solidarité nationale des Ukrainiens, qui dépassait alors les distinctions
régionales et linguistiques, a profondément marqué le projet national qui
pourrait être défini schématiquement comme étant défensif (face à la crise)
et consensuel (englobant l’ensemble des Ukrainiens).
Toutefois, ce consensus fut fragilisé quand se confirmait le
rapprochement de l’Ukraine avec l’UE, car il s’accompagnait, dans certains
milieux politiques bien implantés à l’ouest de l’Ukraine, d’une certaine
« ethnisation » du projet national, centré désormais sur l’opposition à la
Russie. En fait, ce dernier portait essentiellement sur l’identité ouest-
ukrainienne, considérée par les élites de l’Ouest comme la seule à pouvoir
résister à la russification, puisque la Galicie et la Volhynie étaient restées à
l’extérieur de l’Empire russe, puis, jusqu’en 1939, de l’URSS. Désormais,
l’identité nationale promue par l’intelligentsia de Lviv était principalement
liée à la langue considérée comme le seul facteur assurant l’épanouissement
de la nouvelle nation ukrainienne dans le cadre d’un État indépendant. Or
nombreux étaient (et sont encore) les Ukrainiens – et pas seulement à
l’Est – qui souhaitent maintenir des relations étroites avec la Russie et
prônaient (et prônent encore) un projet national basé sur la coexistence
d’identités multiples mais principalement défini par la double identité
russo-ukrainienne de l’Ukraine. Les divisions Est-Ouest qui ont toujours
existé, notamment sur le plan électoral, se sont trouvées exacerbées par
cette conception étroite de la nation ukrainienne, au point de se transformer
en un conflit armé.
C’est à travers une rivalité de plus en plus conflictuelle et croissante
qu’il faut interpréter le conflit actuel. Quelles en sont les dimensions
régionales ? Pour répondre à cette question, il faut revenir sur les tendances
lourdes de la géohistoire ukrainienne, en s’arrêtant sur la superposition des
identités collectives russe, ukrainienne et polonaise qui ont façonné le jeu
régional dans la géopolitique ukrainienne, caractérisée par le clivage
traditionnel Est-Ouest, aussi bien en 1918-1920 lorsqu’il était
instrumentalisé par l’Allemagne, la Pologne ou la Russie, mais aussi
pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette dualité ukrainienne a resurgi
après 1991, d’abord sur le plan des rivalités entre les élites régionales, puis
à travers la structuration des clans oligarchiques, qui ont contribué à
accentuer les contrastes des comportements électoraux. Cette dimension
régionale n’a pas disparu pour autant dans l’Ukraine post-Maïdan1. Elle est
marquée par la prédominance des élites politiques « orange » solidement
ancrées à l’ouest du pays, avec en parallèle la montée en puissance du clan
oligarchique de Dnipropetrovsk.
L’Ukraine : empreinte géopolitique
durable de l’héritage polonais et russe
L’interprétation même du nom du pays reflète les rivalités de pouvoir qui
l’entourent. Si, pour les Russes, « Ukraine » vient du mot russe « okraïna »
qui signifie « zone frontalière », pour les Polonais et les Ukrainiens,
« Ukraine » vient de « kraj » ou « kraïna » qui signifie dans leurs langues
respectives « pays ». Ainsi, pour les Russes, il s’agit d’une zone frontalière
de leur propre pays, pour les autres, il s’agit d’un pays différent, faisant
initialement partie du vaste État multi-ethnique polono-lituanien qu’était
l’Union de Pologne-Lituanie (1386-1505) puis la Recz Pospolita (1505-
1795).
L’Ukraine en tant qu’État indépendant n’a jamais existé dans ses
frontières actuelles avant 1918, ce nom se référant à un ensemble plus ou
moins vaste de régions, réunies par une langue et une culture, mais
appartenant au cours de l’histoire à des États voisins : la Grande Principauté
de Lituanie, la Recz Pospolita, la Moscovie, l’Empire russe, l’Autriche-
Hongrie et l’Empire ottoman – ce dernier ayant contrôlé des espaces
steppiques plutôt vides, limitrophes de la Crimée.
Au-delà des identités régionales multiples caractéristiques de la nation
ukrainienne, le clivage Est-Ouest remonte à une époque assez ancienne,
avant même le rattachement de l’Ukraine de l’Est à la Moscovie en 1654.
En effet, lorsque les terres ukrainiennes furent intégrées à la Recz Pospolita
sur les plans administratif, économique et social, on constatait déjà à
l’époque de grandes différences entre la Galicie – intégrée depuis le XIV
e siècle, à la Pologne – et « les territoires lointains du Sud et de l’Est, inclus

jusqu’en 1569 à la grande-principauté de Lituanie et qui avaient su


maintenir un très fort particularisme » [KAPPELER, 1994, p. 64].
En dépit des appartenances multiples, deux États, la Pologne et la
Russie, ont joué un rôle structurant dans la formation de la nation
ukrainienne qui a émergé progressivement en s’émancipant au cours des
siècles de ses deux puissances voisines. L’influence polonaise est plus
ancienne et plus forte à l’Ouest, où ces deux peuples très proches
culturellement ont pendant longtemps cohabité au sein de la Recz Pospolita
( XV e- XVIII e siècle) et sous la IIe République (1920-1939). Pendant des
siècles, les relations polono-ukrainiennes furent relativement pacifiques ;
les mariages mixtes fréquents ; et en dépit des différences religieuses, il y
eut occasionnellement partage des mêmes églises : « Les États polonais et
proto-ukrainiens apparaissaient et disparaissaient des cartes de l’Europe,
mais les communautés mélangées d’Ukrainiens et de Polonais sont restées
une caractéristique permanente de la région jusqu’à la moitié du XX
e siècle » [COPSEY, 2008, p. 531].

À la disparition de la Pologne indépendante en 1795, l’Ukraine passe


sous le contrôle et l’influence de l’Empire russe, surtout l’Est (l’actuel
Donbass), déjà rattaché à la Russie en 1667 ; en revanche son influence est
moindre sur la rive droite du Dniepr. Quant à la Crimée et aux régions
littorales de la mer Noire, elles ont été conquises sur l’Empire ottoman au
cours de plusieurs guerres au XVIII e et au XIX e siècles. La conquête par
l’Empire russe de ces territoires s’est accompagnée d’un mouvement de
colonisation rurale et urbaine associant des colons russes venant de régions
lointaines et des paysans ukrainiens venus de régions plus proches. Ainsi
sur l’actuel territoire de l’Ukraine sont venus s’installer des centaines de
milliers de paysans et d’ouvriers russes. Cependant, la campagne est restée
majoritairement ukrainienne même si elle a aussi connu une russification
intensive, tandis que les agglomérations urbaines (souvent nouvellement
créées par l’Empire russe), devenues d’importants centres industriels,
portuaires et commerciaux, étaient nettement dominées par des colons
russes.
En tant que puissance impériale, la Russie a accordé un statut privilégié
aux Ukrainiens, considérés au même titre que les Russes et les Biélorusses
comme sujets du Tsar, à la différence d’une grande partie des peuples
musulmans, cantonnés au statut d’allogènes, dépourvus de certains droits
basiques, comme par exemple la liberté de déplacement. Cependant, la
langue ukrainienne a été bannie de la sphère officielle et de l’enseignement
et était considérée comme un dialecte russe.

L’Ukraine indépendante entre Berlin


et Moscou (1918-1920)
À part une période assez chaotique durant l’indépendance plutôt éphémère
née du mouvement de résistance anti-polonais sous la direction de Bohdan
Khmelnitski au XVII e siècle, l’Ukraine apparaît pour la première fois sur la
carte comme État indépendant réunissant la plupart de ses régions (bien
qu’avec des frontières modifiées à de nombreuses reprises depuis lors) en
1918, résultat d’un double mouvement géopolitique. D’une part,
l’Allemagne obtient le contrôle militaire sur ce territoire au Traité de Brest-
Litovsk (1918) qu’elle impose à la Russie bolchevique obligée de céder à
cette énorme pression pour éviter l’offensive germano-autrichienne que son
armée démoralisée ne pouvait plus endiguer. D’autre part, une autorité
ukrainienne indépendante émerge à Kiev à la suite de la révolution
bolchevique de 1917 qui conduit à un « printemps des peuples » qui a vu
apparaître en conséquence des États indépendants dans les zones
périphériques de l’ex-Empire russe : les républiques démocratiques de
Géorgie (1918- 1921), d’Arménie (1918-1920), d’Azerbaïdjan, la Lituanie,
la Lettonie, l’Estonie, la Finlande, etc.
Cette première Ukraine indépendante, la République populaire
d’Ukraine (UNR), sous protectorat allemand, n’a existé que quelques mois
entre février et novembre 1918. Après la capitulation allemande, l’UNR a
dû combattre avec acharnement l’Armée rouge qui s’est appuyée surtout sur
une « république soviétique d’Ukraine », proclamée à Kharkiv dans la
même période et contrôlant dans ses débuts l’est du pays où le prolétariat
russophone des centres urbains industriels est devenu facilement l’allié des
bolcheviques.
Dans la phase finale de cette guerre, l’UNR, en signant le Traité de
Varsovie en avril 1920, s’est alliée brièvement à la Pologne, soutenue à
l’époque par les puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale.
Après la guerre soviéto-polonaise de 1920, seules la Galicie et la Volhynie
de l’Ouest sont restées sous contrôle de Varsovie. Avant d’être fusionnées
avec l’UNR, puis rattachées à la Pologne, ces deux régions ont été sous
contrôle d’une éphémère République populaire de l’Ukraine occidentale
(ZUNR) qui a existé entre 1918 et 1919. Vaincue, l’UNR est remplacée par
la République soviétique socialiste d’Ukraine. Bien qu’officiellement
indépendante, cette dernière était de facto contrôlée par le parti bolchevique
par l’intermédiaire de sa branche ukrainienne et par l’Armée rouge qui,
après la guerre avec la Pologne, a conquis le dernier bastion
antibolchevique en Crimée – qui à l’époque ne fut pas rattachée à l’Ukraine,
mais à la Fédération de Russie.
La dimension Est-Ouest à l’époque
soviétique
Ce grand clivage persiste à l’époque soviétique, d’autant plus que la
première capitale de la RSS d’Ukraine fut entre 1917 et 1934 une ville de
l’Est, Kharkiv, russophone, et perçue comme plus loyale à la cause
bolchevique que Kiev. En 1922, l’Ukraine forme l’Union soviétique aux
côtés de trois autres signataires : la Russie, la Biélorussie et la
Confédération transcaucasienne.
Conscients de la vigueur du sentiment national ukrainien, les
bolcheviques adoptent une approche conciliatrice, lançant une campagne
d’ukrainisation dans les années 1920 qui se traduit par l’augmentation des
cadres ukrainiens dans les organes dirigeants du Parti et de l’État et par
l’introduction de l’enseignement en ukrainien dans le but de faciliter la
propagande communiste, et non comme un support de renaissance de la
culture nationale.
C’est dans cette période que le clivage Est-Ouest s’accentue, d’abord au
niveau des dirigeants, recrutés principalement à l’est du pays, industrialisé,
russophone et généralement plus loyal au bolchevisme. Le meilleur
exemple est celui de Nikita Khrouchtchev, Ukrainien ethnique, mais
parfaitement russophone, originaire du Donbass2. Khrouchtchev devient
rapidement un instrument indispensable de la mise en place de la politique
soviétique répressive imposée par Moscou, ce qui facilita sa montée vers le
pouvoir suprême dans la hiérarchie soviétique.
Le deuxième épisode important qui accentua le clivage Est-Ouest fut
l’incorporation de la Galicie et de la Volhynie en 1939 dans l’Ukraine
soviétique. Ces deux régions faisaient partie de la Pologne d’entre-deux-
guerres et furent occupées par l’Armée rouge en septembre 1939 à la suite
du protocole secret du pacte Ribbentrop-Molotov. Paradoxalement, cette
intégration a permis d’« ukrainiser » davantage la population ukrainienne
soumise au début des années 1930 à une russification massive.
La Galicie devint alors le centre de libération nationale. En 1941, lorsque
l’Ukraine soviétique est envahie par le Troisième Reich, plusieurs
organisations de libération nationale ont émergé pour combattre les
communistes. Ces organisations militaires ont connu une trajectoire
sinueuse. D’abord, elles ont collaboré avec les Nazis, en espérant la
création d’une Ukraine indépendante sous leur protectorat. Face au refus
d’un tel projet de la part de Berlin, une partie des nationalistes ukrainiens a
commencé à combattre à la fois les Nazis et l’armée soviétique, mais aussi
les rebelles polonais actifs dans cette zone dans le cadre d’Armia Krajowa
(Armée de l’intérieur). Ce mouvement militaire polonais combattait les
Nazis sur l’ensemble du territoire de la Pologne d’entre-deux-guerres (y
compris en Volhynie et en Galicie), après son occupation par l’Allemagne et
l’Union soviétique. Curieusement, le clivage Est-Ouest s’est également
révélé à cette occasion : lorsque les rebelles galiciens ont essayé de
propager leur lutte armée contre l’armée soviétique dans le centre et l’est du
pays, ils n’ont trouvé que peu d’écho parmi les Ukrainiens de ces régions,
apparemment soviétisés et plus russifiés que les Galiciens.
Après 1945, les élites est-ukrainiennes ont traditionnellement dominé la
vie politique de l’Ukraine. Il s’agissait des clans politiques qui s’appuyaient
sur le potentiel industriel de la république concentré dans cette zone. Pour
des considérations stratégiques et en vue d’un danger venant
traditionnellement de l’Ouest, les industries lourdes en Ukraine ont été
concentrées à l’Est pour moins les exposer à une offensive éventuelle. De
plus, le Donbass était pourvu d’importants gisements de charbon et de
minerais de fer, ce qui en a fait depuis la période tsariste l’une des régions
industrielles les plus anciennes de l’Empire russe (aciéries et industries
lourdes) à Dnipropetrovsk, à Kharkiv et à Zaporijjia, toutes situées à l’est
du Dniepr. L’ouest et le centre du pays sont restés dominés par l’agriculture
avec des centres urbains plus espacés.

Les régions dans la construction nationale


post-communiste
L’indépendance de l’Ukraine a été marquée par le renversement des
tendances lourdes de la géopolitique ukrainienne interne. Ainsi, les élites de
l’Ouest, jusqu’alors ostracisées par le pouvoir soviétique, ont pris le
pouvoir à Kiev, amorçant une difficile construction nationale qui passait
avant tout par l’affirmation de sa différence d’avec son voisin russe.
La question régionale s’est retrouvée au centre du débat sur le projet
national. Pour certains, la nation ukrainienne indépendante ne pouvait
renaître qu’à travers l’affirmation de la langue et la reconstruction culturelle
et politique de l’Ukraine sur le modèle européen d’État-nation. Pour
d’autres, la nation ukrainienne devait préserver son caractère biculturel
russo-ukrainien. Ces deux modèles, connus comme « moniste » et
« pluraliste », allaient animer le débat politique. Aucun d’entre eux n’a pu
prévaloir, conduisant à des arrangements issus du consensus entre les élites
régionales. Toutefois, le modèle « moniste » a été renforcé après la
révolution « orange » (2004) : progressivement, l’idée de l’ukrainisation
linguistique des sphères éducative, médiatique et administrative s’est
imposée et a été largement appliquée sur l’ensemble de l’Ukraine, à
l’exception de la Crimée, et cela malgré la prédominance du russe dans un
grand nombre de régions de l’Est et du Sud. Le projet « moniste » avait
pour but un effacement progressif de la domination du russe dans ces
régions.
Autre sujet de débat au sein de la communauté académique : le
régionalisme. D’une part, une minorité de politologues considèrent le
régionalisme comme un obstacle à la construction nationale selon le modèle
de l’État-nation et comme une menace potentielle à des séparatismes qui
couvaient depuis 1991 dans certaines régions, mais surtout en Crimée et au
Donbass. De l’autre, le phénomène régional est vu comme plutôt positif,
renforçant la transition démocratique et constituant un mécanisme
d’alternance du pouvoir. Cette deuxième perspective s’est imposée dans les
études ukrainiennes en Europe et aux États-Unis.
En fait, la lutte pour le pouvoir entre les élites régionales révélait les
sources multiples du pouvoir en Ukraine, en l’empêchant d’évoluer vers le
modèle russe. Celui-ci se caractérise par la monopolisation du pouvoir par
un clan politique (lié à la force publique) qui réussit à s’imposer
durablement aux autres clans en accaparant les ressources (gaz et pétrole) et
en verrouillant le système politique grâce à un parti monolithique.
Or, l’existence des forces politiques ayant une assise régionale a conduit
progressivement, après 1991, à une polarisation géographique croissante de
la société ukrainienne, marquée par des comportements électoraux
géographiquement prédéterminés, et qui reproduisaient quasi
systématiquement le clivage Est-Ouest. Plus précisément, l’espace électoral
s’est divisé en deux zones, Centre-Ouest et Sud-Est, avec une ligne de
séparation approximative correspondant au Dniepr, qui, dans le passé, a
déjà servi de ligne de démarcation entre les zones d’influence russe et
polonaise (rive gauche versus rive droite). Au début des années 2000, les
clans régionaux, contrôlés par des oligarques ayant une assise locale, vont
s’affronter à travers la compétition électorale pour le contrôle du pouvoir
central ukrainien.

La dimension régionale de l’oligarchie


ukrainienne
La notion de clan est nécessaire pour appréhender la complexité de la
distribution du pouvoir sur la scène politique ukrainienne. Dans le contexte
ukrainien, le clan se réfère à un groupe informel correspondant à une
structure oligarchique qui permet de monopoliser le pouvoir politique et les
ressources économiques au niveau régional. Le clan est le plus souvent
dominé par un ou plusieurs oligarques, propriétaires des conglomérats
géants qui contrôlent des pans entiers de l’économie et généralement
concentrés géographiquement dans une ou plusieurs régions.

Oligarques de l’Est et responsables politiques : alliés


et rivaux
Ce système a été mis en place à la fin des années 1990 par Leonid
Koutchma qui, par le biais des privatisations, a distribué les fleurons de
l’industrie nationale entre les groupes d’affaires qui lui étaient proches.
Cette distribution s’est faite en échange de la loyauté politique des
oligarques régionaux devenus propriétaires de conglomérats et en même
temps employeurs de dizaines de milliers de personnes. Les oligarques
fidèles de Koutchma ont créé de nouveaux partis politiques ou ont
commencé à financer les formations existantes, ceci dans le but d’assurer
électoralement l’assise du pouvoir présidentiel. Pendant son second mandat
(1999-2004), Koutchma a créé un système politique oligarchique dans
lequel il intervenait comme arbitre, jouant sur l’équilibre entre les intérêts
de divers clans d’affaires régionaux qui gravitaient autour de lui.
Inévitablement, le poids économique des régions est entré en jeu. Les élites
politiques originaires de l’Ouest, très influentes sur le plan politique et
idéologique, mais dépourvues de potentiel industriel significatif se sont
trouvées affaiblies au profit des clans d’affaires de la partie Est parmi
lesquels prédominaient les clans de Dnipropetrovsk (auquel Koutchma
appartenait lui-même) et de Donetsk (avec lequel il s’est associé en 2003-
2004).
Toutefois, la transition du pouvoir que Koutchma voulait faire au profit
du clan de Donetsk en 2004 a conduit à la révolte populaire opposant deux
forces politiques selon le clivage traditionnel Est-Ouest. Cependant, le
soutien du clan de Dnipropetrovsk qui a décidé de soutenir l’opposition
« orange » dirigée entre autres par Ioulia Tymochenko, elle-même
originaire de Dnipropetrovsk et liée étroitement à l’oligarchie régionale, a
changé le rapport de forces et a conduit à la victoire (quoique temporaire)
des élites de l’ouest du pays.
Entre 2004 et 2010, sous la présidence de Victor Iouchtchenko, on a vu
se cristalliser la rivalité croissante entre les clans de Dnipropetrovsk et de
Donetsk, représentés notamment respectivement par les conglomérats
industriels en compétition, à savoir le groupe Privat d’Ihor Kolomoïski et le
groupe SCM de Rinat Akhmetov. Basé à Donetsk, Akhmetov a réussi à
s’allier à d’autres clans du Donbass pour créer, au début des années 2000, le
Parti des Régions devenu rapidement la première force politique du pays,
mais dont l’influence est restée limitée, principalement au Sud-Est. En
même temps, le groupe Privat a soutenu plus discrètement le parti d’Ioulia
Tymochenko qui avait une assise territoriale plutôt dans les régions à
l’ouest et au centre du pays.
La consolidation du Parti des Régions a permis l’alternance du pouvoir
en 2010, lorsque son candidat Viktor Ianoukovytch a gagné les élections
présidentielles et est devenu le quatrième président ukrainien
démocratiquement élu. Cependant, l’équilibre fragile entre les intérêts
oligarchiques de Donetsk et de Dnipropetrovsk, préservé tant bien que mal,
même à l’époque « orange », a été subitement rompu lorsque Ianoukovytch
a décidé de monopoliser en plus du pouvoir politique une grande partie des
ressources économiques disponibles, en s’emparant des flux financiers liés
notamment au gaz et au pétrole. Comme le constate Volodymyr Fesenko
[2014, p. 26-27], Ianoukovytch voulait devenir l’oligarque numéro un
d’Ukraine. Il a en fait « systématiquement pillé son pays au cours des
quatre années qu’il a passées au pouvoir. Son objectif premier, si ce n’est
unique, était son enrichissement personnel, ainsi que celui de sa famille et,
notamment, de ses fils Alexandre et Viktor » [ACKERMAN, 2014]. Autour de
lui, un nouveau clan oligarchique et kléptocratique, connu comme Famille,
s’est structuré. La Famille imposait un « tribut » à l’ensemble du pays,
commençant par les petits entrepreneurs et terminant par les grandes
corporations privées et étatiques [FESENKO, 2014, p. 26-27]. Viktor
Ianoukovytch n’a pas respecté le code informel entre clans oligarchiques
traditionnellement fondé en Ukraine sur un consensus et l’évitement
d’affrontements directs.
Par ailleurs, cette prise de contrôle s’est faite non seulement au détriment
du clan de Dniepropetrovsk, mais a aussi fait en partie priver de revenus ses
alliés de Donetsk. En conséquence, cette prédation incontrôlée a rompu
l’équilibre non seulement entre les deux régions concurrentes (Donetsk
versus Dnipropetrovsk), mais aussi à l’intérieur du clan de Donetsk.

L’opposition radicale de la Russie au rapprochement


de l’Ukraine et de la Russie
Des facteurs extérieurs tels le refus de la Russie d’accepter l’intégration de
l’Ukraine dans la zone de libre-échange de l’Union européenne ont
contribué à exacerber les contradictions entre les régions de l’Ouest,
orientées vers le marché ouest-européen et celles de l’est, intégrées
étroitement dans le système productif de l’industrie russe.
En 2013-2014, l’Euromaïdan (mouvement favorable à l’intégration de
l’Ukraine dans la zone de libre-échange de l’UE qui se tenait sur la place
Maïdan) a révélé une certaine persistance des clivages régionaux bien qu’en
comparaison avec la révolution « orange » en 2004, cet événement était
plus représentatif de la société ukrainienne. Cependant, si la part des
manifestants originaires de l’est du pays était plus élevée qu’en 2004, elle
n’était pas encore suffisante pour effacer cette dimension régionale. Bien
qu’il y ait eu des manifestations de soutien de l’Euromaïdan à Donetsk,
contrastant ainsi avec l’hostilité totale de cette région à la révolution
« orange », des manifestations « anti-maïdans » ont suivi la chute de
Ianoukovytch en février 2014. Ces manifestations étaient concentrées dans
le Sud-Est, reproduisant le clivage traditionnel et se transformant en un
mouvement ouvertement séparatiste à Donetsk et à Louhansk.
Existe-t-il un déterminisme socio-culturel et linguistique du séparatisme
en Ukraine au niveau régional ? Certes, la République autonome de Crimée,
avec le taux de russophones le plus élevé et avec l’ukrainisation du système
éducatif quasi-inexistante après vingt-quatre ans d’indépendance, a été la
première à se séparer et se faire annexer par la Russie, qui n’a pas hésité à
utiliser ses forces armées stationnées à Sébastopol pour appuyer ce
mouvement anti-Maïdan régional. De même, les régions de Donetsk et de
Louhansk avec également un taux élevé de russophones sont entrées dans
un conflit armé procédant de facto à une sécession après une série de
combats violents. Bien qu’ayant des racines internes, ce mouvement
séparatiste ne pouvait qu’échouer militairement face aux forces armées
ukrainiennes, lesquelles quoique peu motivées et ayant des ressources
réduites ont lancé une offensive contre les bastions des rebelles à l’est du
pays à partir de juin 2014.
Or, les séparatistes du Donbass ont bénéficié dès le début du soutien
logistique et d’un afflux de volontaires venant de Russie pour faire face tant
bien que mal à l’armée ukrainienne qui a réussi à gagner du terrain en
juillet-août 2014. Les forces rebelles étaient sur le point de se faire
encercler, le territoire sous leur contrôle était pratiquement coupé en deux
lorsque les forces armées russes ont finalement traversé la frontière russo-
ukrainienne fin août pour prendre en tenailles des unités avancées de
l’armée ukrainienne près d’Ilovaïsk, causant près de 1 000 victimes en trois
jours de combats acharnés3.
Après cette défaite, les forces ukrainiennes ont reculé, la ligne de
séparation ayant peu évolué après les accords Minsk-1 en septembre 2014
et Minsk-2 en février 2015. L’attitude officielle russe n’a jamais changé
concernant l’intervention directe de l’armée russe dans ce conflit. Moscou
admet la présence de volontaires et le soutien logistique aux séparatistes,
tout en réfutant la présence dans le Donbass d’unités régulières.
Naturellement, pendant les négociations, la Russie soutient les représentants
du Donbass. L’attitude du Kremlin s’explique aussi bien par une pression
massive de l’opinion publique russe qui s’est trouvée du côté des
séparatistes que par des intérêts stratégiques plus complexes, s’inscrivant
dans une perspective plus large de l’opposition à l’égard du nouveau régime
ukrainien.
Il est intéressant de constater que les zones sous contrôle des séparatistes
dans ces deux oblasts correspondent aux concentrations les plus élevées de
russophones dans le Donbass. Cependant, il faut prendre également en
compte la dimension économique du séparatisme régional en Ukraine. La
base de Sébastopol est devenue l’employeur principal en Crimée, tandis que
les conglomérats sidérurgiques des zones séparatistes sont plus intégrés à
l’économie russe qu’à l’économie ukrainienne et les fournitures de gaz à
prix subventionné par la Russie assurent la survie des aciéries obsolètes (les
hauts fourneaux datent des années 1920) du Donbass, très grandes
consommatrices d’énergie.

Conclusion : comment préserver l’unité


d’un pays pluriel ?
Quelles sont les dimensions régionales de l’Ukraine post-Maïdan ? On
constate que les divergences régionales, bien que persistantes sur le
territoire contrôlé par Kiev, commencent à s’effacer à la suite de l’épreuve
du feu que le pays a connue face au séparatisme du Donbass et au
traumatisme de l’annexion de la Crimée que l’Ukraine fut impuissante à
prévenir mais qu’elle ne semble pas prête à accepter. La vague de
patriotisme a accéléré le processus de la construction nationale. L’origine
régionale des morts dans les combats du Donbass en 2013-2014, soldats des
Forces armées ukrainiennes ou volontaires, montre une distribution plus
homogène avec la prédominance de trois régions, Dnipropetrovsk, Donetsk
et Kiev. Le soutien à l’orientation européenne n’a fait que croître en 2014-
2015, aussi bien au niveau national que dans les régions qui étaient jusqu’à
maintenant réticentes à cette politique. Il s’agit certes d’une conséquence
quasi-mécanique à la suite de la sécession d’une partie du Donbass et de
l’annexion de la Crimée, ces deux régions ayant été majoritairement
opposées au rapprochement de l’Ukraine avec l’UE, mais aussi d’un
résultat par effet de miroir du rejet de l’intervention russe par la majorité
écrasante des Ukrainiens.
Une autre conséquence du jeu régional est le renforcement attendu du
clan de Dnipropetrovsk sur le plan économique et des élites de l’Ouest sur
le plan politique. Le Bloc d’opposition qui a succédé au Parti des Régions
dans le Parlement ne peut plus bénéficier du même soutien au niveau
national après avoir perdu ses bases électorales traditionnelles en Crimée et
dans une partie du Donbass. Bien que le clivage Est-Ouest soit toujours
présent (mais à un moindre degré) dans la géographie électorale (ex.
élections présidentielles et législatives de 2014), les partis politiques
commencent à se distinguer davantage par leurs projets idéologiques, en
devenant représentatifs à l’échelle nationale.
Quelle est donc la perspective de ce pays relativement fragile qui s’est
fait amputer subitement d’une partie de son territoire national et qui a dû
faire face à une insurrection armée ? Comment réintégrer les zones rebelles
du Donbass ? Moscou insiste sur une solution fédérale, demandant la
décentralisation du pays afin de pouvoir assurer les droits culturels des
minorités russes au niveau local. Kiev ne souhaite pas une telle réforme
constitutionnelle, craignant la transformation de l’Ukraine en une Bosnie,
divisée en entités ethniques, dépourvue de l’identité nationale cohérente et
incapable de mettre en place une politique étrangère commune. La solution
doit nécessairement passer par un compromis, prévoyant non seulement la
réinsertion constitutionnelle des zones rebelles, mais aussi les réformes
économiques permettant d’ancrer solidement le Donbass dans le tissu socio-
économique ukrainien à travers la modernisation des industries et la
diminution de la consommation énergétique.
Sans doute ce processus sera douloureux et doit plutôt s’inscrire sur le
moyen et long terme et prendre en compte les raisons économiques sous-
jacentes de cette crise majeure que l’Ukraine a connue pour la première fois
depuis 1991. Les divisions internes de l’Ukraine semblent avoir été
largement sous-évaluées aussi bien par la communauté académique que par
le monde politique. Il faut rappeler que l’Euromaïdan a « activé des
divisions très profondes et très anciennes » entre les régions [DARDEN,
2014]. « Faute de négocier avec ses régions et en l’absence d’un
gouvernement décentralisé, note Darden, l’Ukraine ne sera plus gagnée par
l’Est ou par l’Ouest. Elle se désagrégera complètement. »
Figure 13 Le phénomène séparatiste et la dimension linguistique
en Ukraine
Chapitre 11

L’Espagne :
un État, des nations

COMME LA FRANCE, L’ESPAGNE est l’un des plus vieux États d’Europe. Ses
frontières ont été très anciennement fixées : celle avec la France date de
1659 (Traité des Pyrénées), tandis que celle avec le Portugal est encore plus
ancienne, puisqu’inchangée depuis 1297. Pourtant, paradoxalement, c’est
aussi l’un des États d’Europe où les nationalismes régionaux sont les plus
puissants. Dans le cas du Pays Basque, l’indépendantisme est source de
conflits violents. ETA (Euskadi Ta Askatasuna), organisation terroriste
créée en 1959 pendant le régime franquiste, a tué plus de 800 personnes
depuis la mort du dictateur et l’instauration de la démocratie en 1975.
La fragilité de l’unité espagnole a été l’une des causes de la guerre civile de
1936-1939 qui fit sans doute 500 000 morts et a abouti à la victoire du
général Franco puis à l’établissement d’un régime dictatorial durant trente-
sept ans.
Aujourd’hui, dans un système démocratique consolidé, on peut
s’interroger sur la façon dont un enchaînement d’événements pourrait
entraîner un éclatement de cet État, comme ce fut le cas en Tchécoslovaquie
et en Yougoslavie ou à une confrontation brutale entre les partisans de
l’unité et les partisans de la division. L’Espagne est toujours un lieu de
conflit. Mais de quoi l’intensité du conflit dépend-elle ?

Pays Basque et nationalisme basque


Le Parti nationaliste basque fait son apparition à Bilbao en 1895, après le
groupe socialiste fondé dans la même ville en 1886. L’idée nationale s’est
forgée à la fin du XIXe siècle, d’abord dans l’une des provinces basques,
la Biscaye, puis elle s’est étendue à l’ensemble du territoire basque
aujourd’hui revendiqué comme étant celui de la nation. Elle s’appuie sur
l’idée qu’il existe une race basque. La volonté exprimée est celle d’un
retour à un état de pureté de la race antérieure à l’arrivée des ouvriers
espagnols venus travailler dans les mines, les chantiers navals et les usines
sidérurgiques de Bilbao. Pour le fondateur de la doctrine, Sabino Arana y
Goiri, il faut insister sur l’incompatibilité des deux races entre elles pour
sauver celle des Basques. C’est un des éléments de l’intensité du conflit.
Un autre élément est l’attachement aux libertés locales d’ancien régime :
au XIXe siècle, en effet, des guerres opposèrent en Espagne des partisans de
différents prétendants pour la couronne d’Espagne. Le mouvement dit
« carliste » soutint les prétendants conservateurs ; il luttait notamment pour
le maintien du système juridique d’ancien régime, c’est pourquoi on
l’appelait « fuériste » parce qu’il voulait conserver les « fors » d’ancien
régime (fueros). Les guerres carlistes se déroulèrent dans plusieurs régions
d’Espagne (Pays Basque, Navarre, Aragon, Catalogne, Valence). Au Pays
Basque, une partie des fuéristes carlistes se reconvertit au nationalisme
basque, au nom des droits d’ancien régime, alors que d’autres restèrent
carlistes, c’est-à-dire monarchistes conservateurs, au nom de la couronne
d’Espagne. Les conflits entre eux furent très durs pendant la guerre civile
des années 1930, car les uns étaient radicaux pour la défense de la nation
basque, les autres pour la défense du royaume. Dans les années 1930, le
nationalisme basque s’était considérablement développé et apparaissait
comme une menace pour des nationalistes espagnols, à droite de l’échiquier
politique, également radicaux. Le Parti nationaliste basque (PNV) hésita
pourtant lors du déclenchement de la guerre civile entre rejoindre les
républicains anticléricaux, alors que le PNV est un parti très catholique, ou
rejoindre les franquistes catholiques, mais très antinationalistes basques. Ils
optèrent finalement pour le camp républicain, mais se retirèrent des
combats dès que le Pays Basque fut conquis par les franquistes.
ETA a été perçue en Espagne et à l’étranger comme un groupe avant tout
anti-franquiste. En 1973, elle avait en effet tué l’amiral Carrerro Blanco,
pressenti par le général Franco pour prendre sa succession. Cet attentat eut
d’énormes répercussions nationales et internationales. Pourtant, le fait
qu’ETA n’ait pas disparu à la mort de Franco et qu’elle ait recommencé les
attentats après la libération de tous ses prisonniers en 1977 (loi d’amnistie)
révèle que c’est une organisation dont l’objectif était l’indépendance de la
nation basque avant la lutte contre la dictature. 95 % des victimes d’ETA
ont été assassinées après la mort de Franco. Depuis mars 2010, ETA a cessé
de tuer, la « lutte armée » devenant de plus en plus difficile à faire accepter
par la population du Pays Basque. L’organisation terroriste a été vaincue par
les forces de police espagnoles, françaises et autonomes basques, et par
l’action de la justice menée contre ses sources de financement et les partis
qui lui sont liés.
Par un arrêt du 27 mars 2003, le Tribunal suprême déclara illégaux les
partis politiques liés à ETA (Batasuna, Herri Batasuna et Euskal
Herritarrok), et prononça leur dissolution. La Cour européenne des droits de
l’homme a confirmé la légalité de cette interdiction et reconnu
l’invalidation de 133 candidats d’un de ces partis présentés aux élections
municipales et provinciales de 2007. La majorité de la population, même
dans les rangs indépendantistes, ne veut plus associer le combat politique au
terrorisme, et les mobilisations pour soutenir les partisans d’ETA poursuivis
par la justice étaient faibles. C’est pourquoi, une partie d’entre eux ont
choisi, pour continuer à exister, d’abandonner la lutte armée. En 2011, une
nouvelle coalition, appelée Bildu, regroupant la mouvance d’ETA ayant
publiquement renoncé à l’usage de la violence pour atteindre ses objectifs,
et des membres d’un parti scindé du Parti nationaliste basque, Cependant,
même s’il n’y a plus d’assassinats, la rivalité entre les indépendantistes et
leurs opposants est toujours vive. Du point de vue des indépendantistes, les
causes du conflit n’ont pas changé, mais tuer pour obtenir l’indépendance
apparaît contre productif. C’est pourquoi ils ont choisi d’atténuer l’intensité
du conflit pour tenter d’élargir l’audience du nationalisme basque.
Il y eut un terrorisme en Catalogne dans les années de la transition
démocratique post-franquiste, mais rien de comparable à ETA quant au
niveau de violence, bien qu’il existe un important mouvement
indépendantiste catalan.
Le nationalisme catalan est différent du nationalisme basque. Il se fonde
sur la revendication de l’existence d’une souveraineté catalane au sein du
Royaume d’Aragon, avant son union avec la Castille. Le royaume d’Aragon
était une sorte de confédération de territoires, Aragon, Catalogne, Baléares
et Valence, chacun défendant son autonomie et ses institutions politiques.
Les institutions politiques de la principauté de Barcelone, dont la capitale a
toujours été Barcelone, font partie des plus anciennes d’Europe. Il y existe
aussi une prestigieuse histoire de la littérature en langue catalane, qui s’est
développée dans la proximité d’un pouvoir royal catalanophone (le roi
d’Aragon était aussi le comte de Barcelone) jusqu’au XVe siècle. C’est la
raison pour laquelle, outre le fait que le catalan est une langue romane très
facile à apprendre pour un hispanophone, la plus grande partie de la
population est bilingue en Catalogne et le sentiment catalaniste est partagé
par une plus grande partie de la population que ne l’est le sentiment
nationaliste basque au Pays Basque. Malgré cela, le groupe armé
nationaliste catalan post-franquiste disparaît complètement dans les
années 1980. La Catalogne n’est pourtant pas un territoire « naturellement »
pacifiste. Au XIXe et au XXe siècle, Barcelone était au contraire appelée « la
ville des bombes », posées par les anarchistes. Les terroristes nationalistes
catalans des années 1970 n’ont jamais été soutenus par la presse ni par les
partis qui font l’opinion publique nationaliste catalane ou catalaniste.
Au Pays Basque, le parti indépendantiste de gauche Herri Batasuna fut
au contraire l’émanation d’ETA. De son côté, le Parti nationaliste basque
n’a pas réellement combattu le terrorisme au-delà des dénonciations
formelles, jusqu’à ce que les associations de citoyens ne l’y obligent dans
les années 1990. Les milieux associatifs anti-nationalistes basques, puis le
gouvernement de José María Aznar (Parti Populaire, droite, majorité
absolue entre 2000 et 2004), ont organisé une véritable offensive
idéologique contre le nationalisme basque. Les personnes assassinées par
ETA ont alors été placées au centre des débats alors que, dans les
années 1980, elles avaient honte de se faire connaître. Il faut rappeler en
effet qu’ETA était sorti du franquisme avec une aura de légitimité résistante
anti-franquiste alors que ses victimes portaient au contraire le stigmate du
régime antérieur, même si elles n’avaient rien à voir avec lui. Aujourd’hui,
au contraire, les familles des victimes d’ETA sont extrêmement mobilisées
pour faire valoir le devoir de mémoire envers elles et luttent contre la
perspective d’une victoire nationaliste dans les urnes qui seraient fondée sur
l’oubli des crimes d’ETA. De mars 2010 au début 2016, ETA n’a pas tué,
mais elle n’est pas dissoute ; cela crée une incertitude sur l’évolution future
de ce conflit. Sa dissolution dépendra, par exemple, des négociations sur le
sort de ses prisonniers (environ 500) et la libération des assassins. Les
associations non nationalistes basques interviennent fortement sur le sujet.
La Catalogne et le Pays Basque sont donc deux régions où l’on trouve un
puissant mouvement nationaliste dont les responsables ont fait des choix
opposés sur les moyens mis en œuvre dans ce qu’ils opposent à l’État
espagnol. L’évolution de la représentation géopolitique du rôle des victimes
du nationalisme basque a contribué à affaiblir ETA et donc l’intensité du
conflit.

Le défi séparatiste catalan des années 2000


La Catalogne a été l’un des États les plus précoces d’Europe. Elle a connu
dès le XIVe siècle une représentation permanente des trois états (noblesse,
clergé et bourgeoisie de Barcelone), dans une assemblée, appelée Corts,
réunie à intervalles réguliers. Une institution représentative de
gouvernement appelée Generalitat, comme aujourd’hui le Gouvernement
autonome, gouvernait dans l’intervalle des réunions des Corts. La
Catalogne n’a jamais eu le titre de royaume, mais le comte de Barcelone a
été roi d’Aragon entre le IXe et le XVe siècle, deuxième pilier de la
monarchie hispanique, avec la Castille. Jusqu’au XVe siècle, le roi d’Aragon
s’adressait à ses sujets en catalan. Après 1410, un changement dynastique
amena un castillan sur le trône d’Aragon.
Il y eut des conflits guerriers entre des mouvements sécessionnistes et les
troupes du roi d’Espagne, greffés sur des guerres plus générales : entre 1640
et 1652, pendant la Guerre de Trente Ans et à l’occasion du soulèvement du
Portugal (intégré à la couronne d’Espagne entre 1580 et 1640). En 1635,
Philippe IV cantonna en Catalogne des forces royales espagnoles qui
avaient combattu les Français en Roussillon. Leurs relations avec la
population locale se dégradèrent rapidement, une révolte éclata en juin 1640
et le chef de la Generalitat proposa au roi Louis XIII de France de prendre
le titre de comte de Barcelone. Les insurgés furent défaits par les troupes
espagnoles. La deuxième sécession est liée à la guerre de succession au
trône, qui se déroula entre 1701 et 1713. Philippe d’Anjou, petit-fils de
Louis XIV, avait été désigné par le testament de Charles II pour succéder.
Mais certaines déclarations et actions de Louis XIV firent craindre aux
Provinces Unies et à l’Angleterre de voir la France et l’Espagne réunies un
jour sous l’autorité d’un seul roi et, à peine arrivé à Madrid, Philippe V
trouva contre lui une coalition dirigée par la Grande-Bretagne, les Provinces
Unies, le Danemark, l’Empereur, qui, pour mettre sur le trône l’archiduc
Charles d’Autriche, déclarent la guerre à la France et à l’Espagne en
juin 1702.
Le conflit dynastique débouche sur une guerre internationale, et, à
l’intérieur de la péninsule, sur une guerre civile entre les partisans de
chacun des prétendants [PEREZ, 1996]. Pour des raisons complexes, les élites
catalanes prirent le parti de l’Autrichien. Cependant, l’accession au trône
impérial de l’archiduc Charles en 1713, amena les Provinces Unies et
l’Angleterre « à reconnaître Philippe V comme roi d’Espagne à condition
qu’il renonce définitivement à ses droits sur la couronne de France »
[PEREZ, 1996]. Après la victoire de Philippe V, l’Aragon et la Catalogne
perdirent leurs fueros comme sanction contre des sujets rebelles (les fueros
du Pays Basque et de Navarre, qui avaient pris le parti de Philippe V, furent
au contraire maintenus). Le 11 septembre, jour de l’assaut final des troupes
royales contre Barcelone en 1714, est aujourd’hui le jour de la fête
nationale catalane.
Il n’y eut pourtant pas de question régionale avant le XIXe siècle, car le
XVIIIe siècle fut une période de prospérité dont la Catalogne et Barcelone
bénéficièrent tout particulièrement : en 1800, Barcelone devient la seconde
ville du royaume, devant Séville. Au début du XIXe siècle, la bourgeoisie
capitaliste espagnole est catalane, mais l’État espagnol est dominé par des
représentants de l’aristocratie terrienne, des militaires, des fonctionnaires,
des marchands. La crise économique et politique espagnole du XIXe siècle,
qui correspond à un affaiblissement de l’État central et à la perte des
dernières colonies d’outre-mer, aggrava la frustration de cette bourgeoisie.
Les représentations du passé glorieux de la Catalogne et de ses défaites
furent alors réactivées pour ouvrir la voie à la fin du XIXe siècle à un
régionalisme catalan dont la base sociale était bourgeoise. Selon la formule
de l’historien français Pierre Vilar, « une bourgeoisie, parce qu’elle aspire à
l’État, inspire à la région le rêve de redevenir nation » [VILAR, 1962]. Au
début du XXe siècle, ce régionalisme s’élargit aux classes moyennes et aux
intellectuels de gauche et évolue vers l’idéologie nationaliste et
indépendantiste. Ces deux composantes du catalanisme coexistent encore
aujourd’hui, l’une désirant augmenter l’influence catalane en Espagne,
l’autre envisageant la séparation.
Figure 14 L’indépendantisme en Catalogne
Réalisation : Xemartin Laborde.

Tous partagent un socle de représentations historiques commun à


l’ensemble des catalanistes et l’idée que la Catalogne fut un État.
La Constitution espagnole de 1978 eut pour objectif de refermer les
conflits territoriaux du passé en permettant l’expression de la pluralité des
cultures nationales en Espagne. Pourtant, trente ans après, un puissant
mouvement séparatiste s’est développé en Catalogne. C’est un contrecoup
de la disparition de l’URSS qui a entraîné l’indépendance des républiques
baltes, la division de la Tchécoslovaquie en deux nouveaux États, la
séparation du Monténégro de la Serbie avec un référendum reconnu par
l’Union européenne, la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo.
Les nationalistes les plus radicaux ont pu observer que les frontières
pouvaient encore changer en Europe. En 2010, le rejet par le Tribunal
constitutionnel de certains articles du nouveau statut d’autonomie de 2006,
et la crise économique à partir de 2008, ont été les déclencheurs d’un
véritable processus de séparation. Plus de 500 consultations locales sur
l’autodétermination sont organisées entre 2009 et 2011, une foule
d’associations se constituent, ainsi qu’un cercle catalan des affaires en 2009
qui relaie le discours de la discrimination économique de la Catalogne. Le
parti indépendantiste de gauche passe en 2012 de 10 à 21 sièges au
Parlement autonome, devant le Parti socialiste catalan (20 sièges).
Le 9 novembre 2014, le président du gouvernement autonome organise
une consultation avec la question : « Voulez-vous que la Catalogne soit un
État ? » Et si vous répondiez « Oui », une deuxième question : « Voulez-
vous que cet État soit indépendant ? » Les résultats furent décevants pour
les séparatistes : selon les sources, entre 33 % et 43 % des « personnes
appelées à voter » (2,3 millions) se sont exprimées, à 80 % pour
l’indépendance, ce qui ne fait pas une claire majorité. Le vote différencie
les territoires entre le littoral, faiblement séparatiste, où les taux de
participation sont nettement inférieurs à 50 % et certaines zones de
l’intérieur. Cette consultation a aussi provoqué un sursaut de milieux
catalans hostiles à l’indépendance. Le séparatisme des années 2000 est une
stratégie géopolitique de rupture avec l’Espagne qui produit de véritables
fractures au sein de la société catalane mais personne ne parle d’avoir
recours à l’usage d’armes pour défendre ses idées.

La Galice : des conflits moins intenses


Il n’y a pas eu de mouvement terroriste indépendantiste en Galice où s’est
développé un nationalisme de gauche dans une société conservatrice.
Comme au Pays Basque, le nationalisme s’est développé au début du
XXe siècle sur la base d’une idéologie ethniciste puis linguistique. Le
nationalisme galicien repose sur la conviction que la population de cette
région est d’ethnie celte, et se différencie donc du reste des Espagnols. Il est
exact qu’une part de la culture locale a des caractéristiques communes à
celle des Irlandais (par exemple, la musique), mais le galicien est une
langue romane très proche du portugais. Le discours identitaire a eu peu
d’impact au début du XXe siècle car la région était très rurale, pauvre,
affectée par une intense émigration vers les Amériques. Malgré de très
mauvais résultats aux élections de 1933 (aucun député élu), les nationalistes
galiciens purent se présenter à nouveau en 1936 au sein du Front populaire,
rédiger un statut d’autonomie et le faire soumettre à référendum en
juin 1936. Ce statut fut approuvé, mais le soulèvement militaire de 1936
empêcha son entrée en vigueur. Il n’y eut pas de résistance importante
contre le franquisme dans cette région. Franco était Galicien, et le Ferrol, sa
ville natale, une grande base militaire. Après la mort de Franco, il y eut,
entre 1986 et 1993, un groupe indépendantiste galicien, l’armée guerrillera
du peuple galicien libre (Exército Guerrilheiro do Povo Galego Celve) et,
en 1995, une tentative avortée de créer une « nouvelle armée » (Novo
Exército Guerrilheiro). Mais ces groupes ne bénéficièrent pas d’un soutien
social suffisant pour leur permettre de résister à la pression policière.
La société galicienne n’est pas très mobilisée sur les questions
politiques : l’abstention fut un problème récurrent et spécifique de la
Galice. Elle a suscité des fleuves de littérature politique pour essayer de
faire la part des choses entre ses dimensions structurelles (sous-
développement relatif, âge des électeurs, dispersion géographique, système
clientéliste…) et ses aspects conjoncturels. En 1980, tous les partis
appellent à voter « oui » au statut d’autonomie, sauf les partis nationalistes
(car indépendantistes) et l’extrême droite. L’abstention atteint le niveau
spectaculaire de 71 % des électeurs inscrits. Au référendum sur le statut
d’autonomie en 1981, elle a été de 40,3 % en Catalogne et de 41 % au Pays
Basque. En Catalogne, 88 % des votants choisissent le « oui », au Pays
Basque 94,6 %, en Galice 73 %. Le phénomène abstentionniste s’est depuis
atténué.
Depuis la sortie du franquisme, la Galice est apparue plutôt comme une
région de droite du fait de la forte personnalité de celui qui fut le président
de la communauté autonome, l’ancien ministre franquiste Manuel Fraga,
dirigeant d’Alliance populaire, l’ancêtre du Parti populaire actuel, qui
gouverna avec la majorité absolue pendant trois législatures : 1989, 1993,
1997. Cependant, durant cette période, le nationalisme galicien est passé du
statut de force marginale du Parlement à celui de deuxième force politique
de la communauté autonome en 1997 et 2001. Pour obtenir ce résultat, il a
modéré son discours, ce qui lui a permis de séduire une partie de l’électorat
de gauche. Le Parti socialiste et le Bloc nationaliste galicien (BNG) se
partagent donc les électeurs de gauche. Aux élections de 2005, l’alliance
BNG/Parti socialiste permet à ce dernier de prendre le pouvoir autonome.
Mais le Parti populaire revient aux commandes avec une courte majorité
absolue dès 2009 et les élections locales de 2011 confirment sa
prééminence, jusqu’aux élections locales de 2014 où il connaît un important
recul en Galice comme partout en Espagne.
En Galice, le nationalisme régional est donc un élément important des
rivalités de pouvoir locales, il obtient selon les élections entre 10 et 25 % de
voix, mais il reste aussi plus autonomiste qu’indépendantiste. Son incidence
sur l’ensemble de la politique espagnole est donc bien moindre que celui
des Basques, plus indépendantiste, et des Catalans, dont la communauté
autonome pèse lourd dans la démographie et l’économie espagnole. La
Catalogne compte 7,3 millions d’habitants (20111), la Galice 2,7 millions,
Euskadi (communauté autonome basque) 2,1 millions, mais c’est une
région beaucoup plus riche et industrialisée que la Galice.
La question de la prééminence de la langue régionale est un point
sensible sur lequel se focalisent les rivalités entre citoyens de ces régions.
Ces trois régions sont officiellement bilingues et ce n’est pas tant la
question des droits linguistiques qui fait conflit mais celle des devoirs
linguistiques. Quelle langue est-on obligé de parler dans quel territoire ? En
Catalogne, ce devoir de connaître la langue catalane est introduit dans le
nouveau statut, et parler l’espagnol au sein du Parlement autonome est
perçu par de nombreux députés comme un acte véritablement subversif. En
Navarre, région limitrophe de la communauté autonome basque que les
nationalistes voudraient annexer (ils pensent que ce fut un royaume basque
dans le passé), le conflit porte notamment sur l’extension à tout le territoire
navarrais du bilinguisme officiel basque/espagnol. Pour l’instant, seul le
nord de la Navarre est officiellement bilingue, ce qui implique le devoir de
bilinguisme pour l’administration notamment, et pour les citoyens qui
veulent avoir des emplois publics. En Galice, les manifestations les plus
radicales de l’idéologie nationaliste galicienne ont aussi trait à la langue
locale.
L’Espagne : un État fragile ?
L’Espagne est un État fragile dont l’existence même est contestée par des
nationalismes régionaux puissants. Mais c’est une démocratie solide dont la
légitimité n’est pas remise en cause, ni au plan international, ni par les
partis nationalistes régionaux majoritaires. La guerre civile espagnole a été
particulièrement stérile et débilitante. À cause de ce conflit majeur et de la
dictature qui s’ensuivit, l’Espagne a pris un retard considérable et les
citoyens d’aujourd’hui savent que le système démocratique actuel, pour
imparfait qu’il soit, a fait ses preuves, malgré la crise économique.
L’intégration dans l’Union européenne ne fait pas l’objet de débats
contradictoires, car elle a été perçue comme la conclusion véritable et
définitive de la dictature.
Entre fragilité et solidité, il est difficile d’envisager des scénarios de
crise majeure ou de stabilité immuable. Dans le premier cas, si l’on
s’interroge sur les éléments qui pourraient déclencher une crise grave
débouchant sur un processus de séparation, on n’imagine guère les
Espagnols se faire la guerre. En revanche, si la Belgique venait à se diviser
en deux, ce qui est envisageable compte tenu de l’état avancé de paralysie
du système belge, ou si l’Écosse devenait indépendante du Royaume-Uni,
ce qui n’est pas exclu si l’influence des nationalistes écossais continuait à
croître, on verrait se mettre en place une sorte de modus operandi de la
division pacifique d’un État au sein de l’Union européenne, un ensemble de
règles qui pourrait faire jurisprudence pour l’Espagne. Cela augmenterait
très certainement les tensions, notamment au sein des communautés
autonomes catalane et basque dans lesquelles la proportion d’électeurs qui
choisiraient de défendre l’unité de l’Espagne, dans les urnes en cas de
référendum, serait vraisemblablement majoritaire ou presque. L’Espagne est
en effet non seulement un État ancien et démocratique, mais également une
nation à laquelle sont attachés des Espagnols vivant sur l’ensemble du
territoire.
Figure 15 Nationalismes régionaux et conflits en Espagne
Chapitre 12

L’Irlande :
un conflit multiséculaire

LE CONFLIT D’IRLANDE DU NORD est celui qui a fait le plus de morts en Europe
occidentale depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Entre 1969
et 2011, plus de 3 500 personnes y ont perdu la vie, soit quatre fois plus
qu’au Pays Basque. Les victimes sont des policiers, des militaires, des
paramilitaires catholiques dits républicains, favorables à l’union des deux
Irlande, des paramilitaires protestants dits loyalistes, favorables au maintien
de l’Ulster dans le Royaume-Uni, des civils fauchés par les bombes ou les
fusillades, brûlés dans les incendies des maisons cibles des cocktails
Molotov ou assassinés dans la rue comme représentant « anonyme » d’une
communauté religieuse. Le nombre des meurtres a considérablement
diminué chaque année depuis les accords de paix de 1998 ; toutefois, en
avril 2011, un policier catholique de vingt-cinq ans, Ronan Kerr, a été
abattu par le groupe paramilitaire républicain dissident Real IRA. En
novembre 2012, David Black, un gardien de prison, est tué par une
organisation paramilitaire républicaine appelée New IRA (fusion de la Real
IRA et d’autres organisations paramilitaires républicaines). D’autres
meurtres de civils ont lieu, mais il est parfois difficile de déterminer
lesquels sont liés au conflit nord-irlandais.
Ce conflit est également marqué par l’existence d’une grande violence
interne à chaque camp, du fait de leurs divisions et des rivalités opposants
différents groupes de paramilitaires, et parce que ces mêmes paramilitaires
font souvent justice eux-mêmes contre des délinquants présumés qu’ils
éliminent sans procès ou estropient à vie pour les punir. C’est donc un
conflit qui a beaucoup évolué depuis quarante ans.

Le conflit lié à la colonisation de l’Irlande


par le Royaume-Uni
Le conflit originel vient de la colonisation de l’île d’Irlande par le
Royaume-Uni. Au XVIe siècle, avec la création par Henri VIII de l’Église
anglicane, la couronne d’Angleterre prend le contrôle de l’île voisine pour
se prémunir de toute attaque étrangère par l’ouest, en particulier de la part
des deux puissances catholiques rivales, l’Espagne et la France. Le royaume
de France est alors davantage peuplé que l’Angleterre : sans
doute 16 millions d’habitants contre 7 millions en Angleterre en 1600. La
population catholique irlandaise est également perçue comme un danger par
le pouvoir anglican. C’est donc la conjonction entre une situation
géographique (proximité des deux îles) et un conflit religieux de grande
ampleur à l’échelle de l’Europe – Papistes contre Anglicans – qui fait de
l’Irlande, plutôt pauvre, un territoire de conquête pour l’Angleterre. Cette
conquête a été très féroce du fait de l’efficacité des systèmes de domination
mis en place par les Anglais, mais également à cause des divisions internes
des seigneurs celtes qui rendent cette histoire particulièrement confuse si
l’on rentre dans les détails des alliances et des guerres.
La colonisation s’est d’abord limitée au « Pale », une bande de territoire
limitrophe de la côte orientale entre Dublin et Dundalk. En 1560, peu après
la mise en œuvre d’une politique d’implantation systématique de colons
anglais ou écossais, une Église d’Irlande fut établie sur le modèle de
l’Église anglicane d’Angleterre (Acte de suprématie et d’uniformité, 1562),
ce qui amplifia la dimension religieuse du conflit territorial colonial.
La conquête de l’Irlande s’est faite au prix de guerres menées par l’État
anglais contre les seigneurs irlandais qui les ont perdues faute de vouloir
s’unir. En 1599-1600, la reine Élisabeth envoya une armée de
12 000 hommes pour dominer l’Ulster – province considérée comme la plus
gaélique d’Irlande – et permettre l’installation des colons de confession
anglicane ou presbytériens, arrivant surtout du Yorkshire et des Basses-
Terres d’Écosse (la distance entre l’Écosse et l’Ulster est équivalente à la
largeur du détroit du pas de Calais).
Le camp de la lutte contre les Anglais se complexifia dès le XVIe siècle,
lorsque les premiers colons, les « Vieux Anglais » installés à l’origine dans
le Pale, craignirent de voir leurs terres confisquées au profit des nouveaux
colons protestants. Au début du XVIIe siècle, les « Vieux Anglais »
proposèrent au roi 120 000 livres sterling en échange de la confirmation de
leurs titres de propriété et l’autorisation de la pratique publique du culte
catholique. Le roi accepta, mais l’opposition protestante était telle qu’il fut
contraint quelques années plus tard d’interdire à nouveau la pratique
publique du culte catholique. En 1639, les protestants écossais d’Irlande du
Nord allèrent même jusqu’à envahir le nord de l’Angleterre tandis que des
massacres eurent lieu dans l’île. En 1642, les Irlandais catholiques –
Gaéliques et Vieux Anglais réunis – fondèrent à Kilkenny la Confédération
catholique d’Irlande avec pour mot d’ordre : « Pour Dieu, le roi et la patrie,
les Irlandais unis. » La même année, le Parlement de Londres, où les
protestants étaient majoritaires, concédèrent les futures confiscations à ceux
qui avançaient l’argent nécessaire pour financer l’écrasement des rébellions,
ce qui amplifia donc encore le processus de colonisation territoriale. Le
XVIIe siècle fut marqué par une domination de plus en plus cruelle des
Irlandais et par des tueries épouvantables menées sous le gouvernement de
Cromwell. La loi pour la colonisation de l’Irlande (Act for the Settling of
Ireland) permit de confisquer les trois quarts des terres de l’île. Au
XVIIIe siècle, les catholiques représentaient 75 % de la population et ne
possédaient plus que 3 % des terres. Entre 1740 et 1741, une famine fit
400 000 morts.
L’imbrication du fait territorial et religieux est donc une première
caractéristique du conflit irlandais qui dure jusqu’à aujourd’hui. La
discrimination religieuse vise à s’emparer des fondements du pouvoir
économique. Le même schéma se développa en Irlande du Nord après la
partition.

1969 : la conjonction d’un conflit


structurel et de violences conjoncturelles
donne le pouvoir aux partisans
de la guerre
À la faveur de la Première Guerre mondiale, les nationalistes irlandais
proclament l’indépendance de la République d’Irlande en 1916. La guerre
de l’Irish Republican Army (IRA) contre les forces britanniques amène le
Royaume-Uni à créer en 1920 deux administrations autonomes et à placer
les six comtés du Nord à majorité protestante sous le contrôle d’un
Parlement d’Irlande du Nord (Government of Ireland Act). Le
6 décembre 1921, un traité entérine la partition entre l’Irlande du Nord et
l’État libre d’Irlande, qui se dote d’une constitution en décembre 1922. La
géographie du conflit se concentre à partir de cette époque sur l’Irlande du
Nord où se trouvent rassemblés des unionistes majoritairement protestants,
partisans du maintien du territoire au sein du Royaume-Uni, et des
nationalistes irlandais, principalement catholiques, partisans d’un
rattachement à l’État libre. Le conflit se déroule concrètement autour de
trois zones principales : Belfast, Derry et la frontière entre l’Irlande du Nord
et l’État d’Irlande.
Les antagonismes autour de la frontière jouent un rôle majeur dans les
tensions politiques entre les deux administrations irlandaises, ainsi que dans
les relations entre Londres et Dublin. Les unionistes mettent tout en œuvre
pour empêcher une réunification et un effacement de la frontière. En 1925,
le Conseil d’Irlande qui, dans la loi de 1920, devait permettre une
coopération socio-économique entre les deux entités et pouvait aussi
permettre un éventuel processus de réunification, est supprimé. En 1937,
une nouvelle Constitution de l’État irlandais rend anticonstitutionnelle toute
forme de compromis au sujet de la partition (« article 2 : Le territoire
national est constitué de l’ensemble de l’île d’Irlande, ses îles et la mer
territoriale »). En 1949, Londres promulgue l’Ireland Act, qui, tout en
reconnaissant la République d’Irlande, réitère l’appartenance du territoire
nord-irlandais à la Couronne. En 1956, l’IRA lance une campagne
d’attentats depuis la République d’Irlande contre les postes frontière
(Border Campaign). Les tentatives de rapprochement et de libéralisation
des échanges dans les années 1960 se soldent par des échecs, les unionistes
radicaux d’Irlande du Nord s’opposant à tout partage du pouvoir et de la
richesse avec la minorité catholique dont ils craignent que le seul objectif
soit le rattachement avec la République d’Irlande.
On a donc un conflit structurel enraciné dans l’histoire lointaine et la
partition qui en résulte. Les cartes des deux territoires, île d’Irlande et
Royaume-Uni, sont des représentations géopolitiques contradictoires,
incompatibles même, auxquelles se ramènent finalement la plupart des
raisonnements politiques dans chacune des communautés de militants. Les
protestants ont particulièrement peur du rattachement qui les rendrait
minoritaires alors qu’ils sont pour l’instant majoritaires en Irlande du Nord.
À ces raisons globales du conflit, qui relèvent des temps longs de
l’histoire et d’un espace plus vaste que l’Irlande du Nord, se sont ajoutés
des éléments locaux tel que le déclenchement d’un conflit interne à
l’Irlande du Nord à la fin des années 1960, pour la répartition du pouvoir
entre les habitants de cette région, en fonction de leur confession. Durant
cinquante ans, les protestants ont été hégémoniques au Parlement et au
gouvernement autonome nord-irlandais, créé en 1920. Six Premiers
ministres unionistes se sont succédé au pouvoir jusqu’à la suspension du
Parlement par le gouvernement britannique, en 1973, à cause des violences
sectaires. Il était perçu comme le Parlement protestant d’un peuple
protestant. De même, le code des élections municipales ne donnait le droit
de vote qu’aux propriétaires (ratepayer suffrage) et accordait plus d’un vote
aux propriétaires d’entreprises (company vote). On estime qu’en 1961 plus
du quart des habitants se trouve ainsi privé du droit de vote. Ce sont pour la
plupart des catholiques, car la crise du logement affecte alors
principalement les catholiques, tandis que les propriétaires d’entreprises
sont en majorité protestants. À cette date, dans la ville de Derry, que les
protestants appellent « Londonderry », douze conseillers sont protestants et
huit catholiques pour 8 800 électeurs protestants et 14 500 catholiques.
En 1967, est créé le mouvement des droits civiques (NICRA, Northern
Ireland Civil Right Association), animé principalement par des catholiques
qui réclament l’égalité civique (« one man, one vote », ce que permettra la
loi du 23 avril 1969 appliquée quatre ans plus tard), un redécoupage des
circonscriptions électorales, la dissolution d’un corps de police jugé
particulièrement sectaire protestant (les B special), la fin des
discriminations au logement et à l’emploi envers les catholiques.
Le blocage institutionnel déboucha durant l’été 1969 sur un processus de
confrontation de masse, avec des émeutes sectaires et l’érection de
barricades protectrices entre les quartiers ouvriers notamment. En 1969, à la
demande du gouvernement nord-irlandais, Londres envoya 10 000 soldats
en Irlande du Nord et prit en charge la lutte antiterroriste. Alors que les
soldats britanniques avaient d’abord été perçus par les catholiques comme
des protecteurs face à la violence des sectaires protestants, les pratiques de
cette armée lui aliènent la population catholique. L’assassinat à Derry, le
30 janvier 1972, de quatorze manifestants des droits civiques par les soldats
anglais (Bloody Sunday), fut un événement décisif pour les catholiques qui
acquirent la conviction qu’il fallait répondre à la violence par la violence.
Nombre de ceux qui rejoignent alors l’IRA sont des enfants, entre treize
et dix-sept ans, qui ont vu des membres de leur famille ou des amis mourir,
être torturés ou humiliés par les sectaires protestants et l’armée britannique.
L’enchaînement conjoncturel d’événements violents réactive alors les
représentations géopolitiques de l’impérialisme britannique, justifiant
l’intégration des individus dans les rangs d’une lutte armée qui prend le
visage d’une guerre de libération nationale et non plus seulement d’un
mouvement de droits civiques pour l’intégration et l’égalité. Or, à partir du
moment où le mouvement pour l’égalité des droits s’articule de nouveau
avec la lutte contre l’impérialisme britannique, la résolution des premières
demandes apparaît comme insuffisante. L’IRA ne pense pas en termes de
solutions à des problèmes concrets mais en termes de victoire, et les
événements de 1969 lui ont redonné une influence et du pouvoir sur
l’ensemble des catholiques, même si tous ne sont pas convaincus de
l’opportunité de la stratégie armée.
Il y a toujours eu, dans les deux communautés, des formations politiques
favorables aux négociations politiques pacifiques ; c’est le cas du SDLP
(Social Democratic Labour Party), catholique, qui se prononce depuis sa
création, en août 1970, contre la violence armée qui « détruit ce qu’elle
prétend défendre ». Jusqu’en 2007, il obtient des résultats électoraux
supérieurs à ceux du Sinn Fein, branche politique de l’IRA. En 1962, l’IRA
avait même mis fin à la lutte armée en République d’Irlande du fait de la
très dure répression des forces de l’ordre de l’État irlandais contre ses
militants, mais aussi faute de soutien chez les catholiques qui se
démobilisaient sur la question de l’unité. L’organisation avait vingt-quatre
militants à Belfast au début des années 1960 et, comme l’explique Gerry
Adams, l’un de ses chefs, dans ses Mémoires, le républicanisme avait
souffert d’une « substantielle défaite ». Du côté des unionistes protestants,
l’Ulster Unionist Party, fondé en 1921, est bien moins radical que le
Democratic Unionist Party fondé en 1971 par le pasteur Paisley. Les
événements de l’année 1969 donnent ainsi aux militants armés (Irish
Republican Army, mais aussi Irish National Liberation Army, scission de
l’IRA de décembre 1974) l’opportunité de prendre une forme l’hégémonie
politique sur le destin des catholiques d’Irlande du Nord jusqu’aux
années 1990. La spirale des ripostes violentes et du sectarisme s’accélère au
cours des années 1970. En représailles au Bloody Sunday, l’IRA pose vingt
bombes qui font onze morts et cent trente blessés à Belfast le
vendredi 21 juillet 1972 : c’est le Bloody Friday. L’armée anglaise investit
alors les quartiers catholiques.

Des ghettos communautaires difficiles


à détruire
Ce conflit est national, confessionnel, mais aussi social : il est
particulièrement dur entre les protestants et catholiques des classes
ouvrières et concerne surtout les quartiers populaires. Les Troubles,
dénomination anglaise de ce conflit, ont amené les deux populations à se
rassembler dans des territoires politiques de plus en plus mono-
confessionnels : entre août et septembre 1969, plus de 1 800 familles, en
majorité catholiques, déménagent pour fuir les violences ; plusieurs
centaines de maisons sont détruites ou endommagées. Les rues menant à
ces quartiers sont alors gardées par des hommes armés, des « comités de
défense locale », souvent un euphémisme pour des groupes paramilitaires
qui se sont formés entre 1969 et 1972 et se sont implantés dans les no-
go areas et les quartiers communautaires : du côté catholique, l’IRA et ses
scissions et, du côté protestant, l’Ulster Volunteer Force (UVF), fondée
en 1966, ou l’Ulster Defence Association (UDA), qui regroupe en 1971
plusieurs groupes paramilitaires et d’auto-défense loyalistes de Belfast. Le
quartier catholique du Bogsie à Derry, à l’extérieur des murailles de la
Vieille Ville, est l’un des exemples célèbres de la division territoriale
confessionnelle en Irlande du Nord. Celle-ci n’est pas l’origine mais la
conséquence de la violence. Elle a permis d’installer la lutte armée au
centre de la politique durant trente ans, en facilitant le contrôle des citoyens
par « leurs » hommes en armes tout en créant une culture du contrôle
territorial difficile à surmonter depuis les accords de paix.
En décembre 1993, le Premier ministre britannique John Major et son
homologue de la République d’Irlande signent une joint declaration, par
laquelle les deux gouvernements acceptent le principe de l’unité irlandaise,
à condition que tout changement dans le statut de l’Irlande du Nord ait lieu
avec le consentement de la majorité de sa population.
Le 1er septembre 1994, l’IRA décrète un cessez-le-feu qui est suivi par
d’autres cessez-le-feu des paramilitaires unionistes. Le processus va durer
quatre ans. L’enjeu est de faire admettre par les militants armés, et la
population en général, que la souffrance des familles des personnes
assassinées, des victimes mutilées et de leurs proches, n’a servi à rien, pour
aucune des deux parties, car la situation est restée bloquée, même si les
discours tendent à atténuer cet échec. L’enjeu est aussi, pour le Sinn Fein,
bras politique de l’IRA, d’augmenter son pouvoir en sortant de l’impasse du
terrorisme. Il doit faire face à une forte opposition et convaincre les
nationalistes irlandais qu’ils atteindront l’unification grâce à cette tactique.
Du côté des protestants, l’enjeu politique est enfin de renouer avec la
pratique du pouvoir. Le Parlement de l’Irlande du Nord est aboli
depuis 1973 (Northern Ireland constitution Act) et, malgré diverses
tentatives de le restaurer (constitution d’une nouvelle Assemblée d’Irlande
du Nord en 1973-1974, puis entre 1982 et 1986), le Royaume-Uni a gardé
la direction des affaires locales jusqu’aux accords de paix.
Outre la fin des tragédies associées au terrorisme, les unionistes
protestants veulent que l’Irlande reconnaisse la légitimité de leur combat
pour rester britanniques et diriger l’Irlande du Nord. Leurs formations
politiques doivent convaincre la population unioniste qu’ils garderont ce
pouvoir malgré la démocratisation de la politique nord-irlandaise et surtout
qu’ils ne seront jamais une minorité. Le seul point sur lequel s’accordent les
parties en présence, républicains catholiques et unionistes protestants, est
celui du terrorisme qui ne sert à aucun des deux camps. La proposition de
partager le pouvoir entre les deux communautés n’est pas nouvelle :
en 1972, le gouvernement britannique avait déjà proposé des avancées dans
ce sens avec l’élection d’une assemblée élue à la proportionnelle, la
formation d’un exécutif interconfessionnel, la reconnaissance d’une
dimension irlandaise du conflit (conférence de Sunningdale en
décembre 1973).
Toutefois, la dureté de l’affrontement entre catholiques et protestants et
la résistance des seconds à tout changement affaiblissant leur pouvoir
avaient fait échouer le processus. La situation était bloquée, ce qui n’est
plus le cas trente ans plus tard, quand les adultes qui avaient pris les armes
dans leur jeunesse voient leurs propres enfants encore prisonniers de la
logique de la violence intercommunautaire. On verra pourtant encore de
terribles tragédies entre 1994 et 2000 avant que le processus n’aboutisse. En
avril 1998, l’accord du Vendredi-Saint est signé et est ensuite ratifié par
référendum en Irlande du Nord et en République d’Irlande. L’accord aborde
en effet les problématiques du conflit sur trois niveaux : la dimension
interne à l’Irlande du Nord (institutionnaliser le partage du pouvoir entre
unionistes et nationalistes), la dimension irlandaise et la relation entre les
gouvernements irlandais et londonien. Il offre donc, pour chacune des
communautés, la possibilité légale et légitimée de défendre ses options. Il
fallut cependant encore négocier longtemps pour obtenir le désarmement de
l’IRA et des milices protestantes.
L’arrêt de la violence doit aussi s’analyser à plus petite échelle, en
faisant référence à l’influence des États-Unis où les catholiques irlandais
recevaient un soutien notable de la part des Américains d’ascendance
catholique irlandaise. Durant l’été 1995, le président Bill Clinton se rend à
Belfast pour apporter son soutien au processus ; il nomme alors George
J. Mitchell envoyé spécial américain en Irlande du Nord. Mitchell prend la
tête d’une commission qui établit les principes de non-violence pour toutes
les parties en présence en Irlande du Nord et préside les négociations de
paix multipartites qui s’ensuivirent. Les attentats de 2001 contre les tours
jumelles de New York sont un autre élément qui conforta la volonté
commune de sortir du terrorisme. L’IRA renonce à la lutte armée en 2005 et
les premières élections permettant l’élection d’un pouvoir bi-confessionnel
ont lieu en mai 2007.
Cependant, même si l’usage de la terreur a considérablement diminué, la
méfiance entre catholiques et protestants reste encore extrêmement grande
et l’attachement aux deux nations de référence, Irlande et Royaume-Uni,
constitue une fracture profonde. La paix doit se construire entre des
populations qui se méfient l’une de l’autre. La paix doit se construire entre
des populations qui se méfient l’une de l’autre. Les protestants, surtout ceux
des classes populaires, ont peur de se voir « envahir » par les catholiques
parce qu’ils achètent des maisons dans leurs quartiers et que leur croissance
démographique est supérieure à la leur. Le centre-ville de Derry a été
complètement réhabilité et réinvesti par les catholiques ; les protestants se
sont regroupés à l’extérieur de la ville. C’est pourquoi, paradoxalement, les
« murs de la paix » (peacelines) séparant physiquement certains quartiers
communautaires ont continué à être construits ou surélevés après l’accord
du Vendredi-Saint. En effet, la perspective de voir les paramilitaires
désarmés et la poursuite des agressions (cocktails Molotov contre les
maisons, assassinats) fait craindre aux habitants un manque de protection.
En 2011, on se trouve dans une période, sans doute transitoire, où la
diminution effective du nombre de morts n’a pas d’incidence sur le ghetto,
bien au contraire. Selon un rapport du Belfast interface project en 2011, il y
avait à Belfast environ 99 structures défensives. Dans ce nombre, ils
comptent : 35 barrières faites avec différents styles de grillages, 23 barrières
qui comprennent un mur solide rehaussé de grillage, 14 cas de grillage avec
de la végétation qui font office d’espace tampon, 12 rue fermées à la
circulation, mais qui laissent néanmoins passer les piétons, 8 endroits ou il
n’y a qu’un mur et 7 rues qui peuvent être fermées à la circulation par des
portes en cas de besoin.
En 2016, les paramilitaires sont toujours là, les crispations
communautaires autour des symboles politiques et religieux sont très fortes
et peuvent dégénérer en émeutes, notamment dans les quartiers pauvres,
mais le conflit armé a néanmoins laissé la place aux rivalités électorales.
Figure 16 Belfast : la fin du conflit ?

Géographies et stratégies politiques


Les unionistes protestants veulent démontrer qu’ils ne reculeront pas devant
les catholiques ; pour ce faire, ils maintiennent l’expression de leur pouvoir
sur différents territoires symboliques. L’Ordre d’Orange notamment, société
fraternelle protestante, sillonne la province par des manifestations qui
traversent parfois les quartiers catholiques, ce qui lui permet d’affirmer
qu’aucune partie de l’Irlande du Nord n’échappe à son contrôle. La plus
grande majorité de ces marches s’effectue de chaque côté sans problème
(elles sont l’expression d’une identité culturelle). Mais des problèmes
surgissent souvent lorsque le trajet d’une marche passe à proximité d’un
quartier appartenant à l’autre tradition. De leur côté, les catholiques
commémorent chaque année leurs grands événements, comme la mort
en 1981 des prisonniers grévistes de la faim, l’anniversaire du premier
cessez-le-feu de l’IRA (1994) ou encore l’anniversaire des attentats les plus
meurtriers dont ils ont été victimes, ce qui donne lieu aussi à des formes
d’occupation symbolique des territoires.
Désormais, les batailles électorales créent de nouveaux territoires de
conquête du pouvoir par des moyens plus pacifiques. Paradoxalement, les
deux partis les plus extrémistes ont remporté les bénéfices des élections de
la paix. En 2003 et 2007, le Democratic Unionist Party a augmenté le
nombre de ses électeurs au point de dépasser l’UUP, artisan de l’accord du
Vendredi-Saint. Le DUP reste le premier parti en nombre de députés en
2011. De même, en 2003, le Sinn Fein, bras politique de l’IRA, est passé
devant le parti catholique SDLP qui a toujours refusé le terrorisme. En
2011, le Sinn Fein est placé en deuxième position derrière le DUP
protestant avec 26,9 % des voix. Depuis 2007, le DUP et le Sinn Fein
dirigent donc en coalition le gouvernement autonome d’Irlande du Nord et,
en 2015, pour la première fois, c’est un catholique qui a été élu président de
l’assemblée législative suite à un accord avec le DUP protestant. La
géographie du conflit marquée par la logique simplificatrice du ghetto
communautaire devient une complexe géographie des rivalités électorales.
Chapitre 13

Des nationalismes
régionaux faute d’État :
le cas du Kurdistan

LE KURDISTAN est un vaste territoire peuplé d’habitants qui parlent kurde.


C’est aussi un ensemble géopolitique divisé par les frontières de quatre
États et subdivisé par diverses rivalités internes. Il est formé de grandes
montagnes, s’étendant sur un millier de kilomètres d’ouest en est, et occupé
par des populations qui pratiquaient autrefois l’élevage transhumant qui,
l’hiver, descendaient des montagnes vers les piémonts et les plaines. Le
peuple kurde (évalué à 30 millions en 2014 : 13 millions en Turquie,
8 millions en Iran, 7 millions en Irak, 2 millions en Syrie) est l’un des plus
anciens du Moyen-Orient et il a apparemment depuis longtemps conscience
de former un peuple différent des peuples voisins dans la mesure où il n’est
ni turc, ni perse, ni arabe et qu’il a sa propre langue, bien que celle-ci ne
soit pas encore unifiée. Le principal point commun avec les autres peuples
de la région est la religion musulmane ; en effet, les Kurdes sont sunnites
comme la grande majorité des Turcs et des Syriens, tandis que la majorité
des Iraniens et des Irakiens est chiite. Pourtant, malgré ces caractéristiques
et un territoire occupé depuis longtemps par un peuple conscient de sa
spécificité, les Kurdes n’ont pas réussi à constituer un État souverain. Cela
aurait pu se faire au moment du démantèlement de l’Empire ottoman. Leurs
révoltes montraient leur aspiration à l’indépendance, particulièrement dans
la région de Mossoul (où du pétrole avait été découvert à la fin du
XIXe siècle) à l’instigation des chefs de la tribu des Barzandji. Mais il n’en
fut rien.
Depuis les révoltes se sont succédé sans que jamais les Kurdes
réussissent à être réunis dans un même État souverain. C’est ce qu’on
appelle la question kurde. Depuis l’offensive fulgurante en juin 2014 de
Daech (organisation État islamique) dans le nord de l’Irak, la question
kurde est plus que jamais d’actualité. Les peshmergas (soldats du Kurdistan
d’Irak) mais aussi les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK),
basés en Turquie et Syrie, sont en première ligne face aux djihadistes.

L’impossible État kurde


À l’issue de la Première Guerre mondiale, et donc à la disparition de
l’Empire ottoman, la majeure partie de la population kurde s’est trouvée
partagée entre trois nouveaux États : la Turquie, l’Irak et la Syrie, ces deux
derniers ayant été respectivement sous mandats britannique et français
jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dans le Traité de Sèvres en 1920, chargé de régler le partage de l’Empire
ottoman, il y eut le projet de créer un Kurdistan autonome, mais seulement
sur le territoire kurde qui se trouve en Turquie aujourd’hui. En effet, ce
projet était surtout la volonté des Britanniques qui, ayant réussi à inclure la
zone pétrolifère dans leur mandat irakien, souhaitaient créer une zone
tampon entre l’Irak et la Turquie et poussaient donc à la création d’un
Kurdistan autonome au nord de la zone pétrolifère. Le dernier sultan, en
position de faiblesse, avait donné son accord, mais l’opposition du jeune
mouvement nationaliste turc à ce projet fut radicale, et ce d’autant plus qu’il
revendiquait le Kurdistan irakien et ses gisements pétroliers, ce à quoi
s’opposaient tout aussi violemment les Britanniques. Les Turcs pensaient
logiquement avoir l’appui des Kurdes dans cette revendication ; toutefois, si
certains Kurdes leur étaient favorables, ce n’était pas le cas de tous, certains
craignant en effet la détermination du nationalisme turc qui menaçait
d’écraser le leur.
En 1921, les Britanniques instituèrent en Irak une monarchie
constitutionnelle et placèrent à sa tête le roi Fayçal1 auquel les Kurdes
refusèrent toute légitimité. Cheikh Mahmoud Barzandji (de la tribu
Barzandji) se proclama alors roi du Kurdistan en novembre 1922, avec
l’ambition de libérer tout le Kurdistan. Les Britanniques écrasèrent ce
mouvement et, en 1923, dans le Traité de Lausanne, le projet d’un État
autonome kurde disparut (comme pour l’Arménie), concession faite par les
Britanniques et les Français aux Turcs en échange du renoncement de ces
derniers aux anciennes provinces arabes. En 1925 éclata une nouvelle
grande révolte kurde, cette fois contre la Turquie de Kemal Atatürk, pour
des raisons essentiellement religieuses : les Kurdes s’opposaient davantage
à la République laïque turque qu’ils ne revendiquaient leur autonomie.
L’écrasement de cette révolte fut violent. Par la suite, entre les deux guerres
mondiales, les révoltes kurdes furent nombreuses tant en Turquie qu’en
Irak, mais le mouvement national kurde manqua toujours d’unité et de
détermination pour l’emporter sur les pouvoirs qui étaient hostiles à
l’indépendance kurde. En effet, la fidélité à la tribu prit le pas sur l’unité
nationale, et reconnaître le pouvoir d’un chef au détriment d’un autre fut
inacceptable. L’Irak et la Turquie furent les deux États qui ont eu à affronter
les révoltes kurdes les plus intenses et les plus nombreuses.

En Irak, les rivalités internes kurdes :


PDK contre UPK
Dans les années 1930, c’est la tribu des Barzani qui, en Irak, mène et
incarne la lutte pour l’autonomie de tout le Kurdistan ; mais la répression
systématique des révoltes par les Britanniques oblige son chef, le
Mollah Mustafa Barzani, à fuir pour l’Iran. C’est là, en 1946, qu’a lieu une
deuxième tentative de création d’un État souverain kurde qui réunirait tous
les Kurdes, construit cette fois avec l’aide de l’Union soviétique qui
occupait alors au nord-ouest de l’Iran, la République de Mahabad où
s’étaient regroupés des Kurdes venus de différents pays, et qu’est créé le
Parti démocratique du Kurdistan (PDK). Mais les Britanniques, craignant
que les Soviétiques ne prennent le contrôle des champs pétrolifères de la
région de Mossoul, écrasent militairement cette République qui aura vécu à
peine un an. Le Mollah Mustapha Barzani doit alors se réfugier en URSS et
ne rentre en Irak qu’en 1958 avec l’arrivée au pouvoir de Kassem qui
proclame une amnistie générale. En 1959, Barzani est élu président du
PDK. Le régime de Kassem promet aux Kurdes de les reconnaître en tant
qu’entité et interdit toute discrimination à leur égard. Abd-es-Salam Aref,
vice-Premier ministre de Kassem, décide alors d’intégrer l’Irak à la
« République arabe unie », née de la fusion de la Syrie et de l’Égypte. Les
leaders du PDK, ne se reconnaissant pas dans un État arabe, déclenchent en
1961 la lutte contre le pouvoir irakien.
Trois ans plus tard, en 1964, c’est la première scission du PDK à
l’initiative de Jalal Talabani, ancien lieutenant du Mollah Mustafa Barzani,
qui s’oppose à la concentration du pouvoir dans les mains d’un seul
homme, d’une seule tribu, le clan Barzani. Il collabore alors avec Bagdad
constituant même une milice baasiste pour combattre le PDK. Néanmoins,
en 1970, le parti Baas, parvenu au pouvoir en Irak en 1968, conclut un
accord avec le PDK de Barzani et concède la création d’une région kurde
autonome tout en excluant les champs pétrolifères (zone de Kirkouk et
Mossoul) et reconnaît le kurde comme la seconde langue du pays.
Jalal Talabani est condamné à l’exil en Iran jusqu’en 1974. Le
gouvernement iranien, à cette époque, soutient les rebelles kurdes afin
d’affaiblir le pouvoir de Bagdad avec lequel il est en conflit au sujet du
tracé de la frontière. Mais, à la suite de la guerre israélo-arabe de 1973,
l’entente entre l’Iran et l’Algérie pour augmenter le prix du pétrole (le
premier choc pétrolier) conduit à l’accord d’Alger du 6 mars 1975 entre
Bagdad et Téhéran qui met fin à leur différend frontalier et entraîne l’arrêt
de toute aide iranienne à la rébellion kurde, qui s’effondre rapidement.
En 1976, Jalal Talabani crée son propre parti politique, l’Union
patriotique kurde (UPK), à laquelle se rallient tous les peshmergas
(combattants kurdes, littéralement « ceux qui font face à la mort ») et les
militants déçus par l’accord qu’a passé Mollah M. Barzani avec le
parti Baas en 1970. Cet accord est rompu en 1978, quand le PDK,
constatant qu’il n’obtient rien de concret pour l’avancée de l’autonomie
régionale, reprend officiellement la lutte armée. Les deux partis, le PDK et
l’UDK, sont dès lors en rivalité ouverte pour incarner le mouvement
national kurde et des affrontements éclatent entre les militants. Cette rivalité
se traduit sur le territoire par la division géographique de la zone kurde
irakienne : au sud, l’UPK, au nord, le PDK, division qui correspond à celle
des dialectes kurdes. Les Kurdes parlant le dialecte sorani, comme
Jalal Talabani, rejoignent l’UPK, alors que ceux qui parlent le dialecte
kurmandji rejoignent le PDK et le clan Barzani. Actuellement, la plupart
des villes « soran » sont toujours dans la zone d’influence de l’UPK, et
celles « kurmandj » dans la zone du PDK. Il en est de même pour Mossoul
où est parlé le kurmandj, et Kirkouk, où est parlé le soran, mais ces deux
villes ne font pas partie du territoire autonome pour laisser le bénéfice des
ressources pétrolières à l’État irakien, concession que les dirigeants kurdes
ont dû accepter en échange de l’autonomie du Kurdistan irakien. Mossoul
étant aux mains de Daech depuis juin 2014, c’est lui qui en tire profit.
En 1979, la révolution islamique en Iran est vivement soutenue par le
PDK qui aide Téhéran à combattre le PDKI (Parti démocratique du
Kurdistan iranien proche de Jalal Talabani) et obtient en échange des armes
et une aide financière. Avec la guerre Iran-Irak, cette alliance avec Téhéran
coûte très cher aux supporters du clan Barzani : près de 8 000 d’entre eux
sont victimes d’une grande rafle et exécutés. Jalal Talabani et l’UPK en
profitent pour se rapprocher du président irakien. Mais, n’obtenant rien de
concret concernant l’autonomie de sa région, le président de l’UPK se
tourne à son tour vers l’Iran. Durant la guerre Iran-Irak, les militants de
l’UPK aident les gardiens de la révolution islamique, les « pasdarans », à
pénétrer en territoire irakien, non loin de Halabja, pour attaquer l’armée
irakienne. Saddam Hussein riposte en bombardant la ville kurde avec des
bombes chimiques les 16 et 17 mars 1988. 100 000 Kurdes fuient vers la
Turquie.
En mars 1991, à la fin de la guerre du Koweït, deux jours seulement
après la signature du cessez-le-feu avec les Américains, les Kurdes (comme
les chiites) se soulèvent ; ils y sont encouragés par les Américains qui
pensent profiter de la défaite de Saddam Hussein pour s’en débarrasser. La
vengeance de Saddam Hussein envers les Kurdes et les chiites est
effroyable et la répression sanglante. 500 000 Kurdes se réfugient en Iran et
en Turquie, mais ils en sont aussitôt chassés. Cette situation dramatique
suscite la compassion des alliés occidentaux de la guerre du Koweït et celle
de leurs opinions publiques qui, à juste titre, sont ulcérées par tant de
violence, et ce d’autant plus qu’elles ignorent les alliances et autres
retournements d’alliances qui ont caractérisé les relations des leaders kurdes
avec le pouvoir irakien. Les Américains acheminent rapidement l’aide
humanitaire (opération Provide Comfort) et début mai la communauté
internationale impose un blocus aérien à l’Irak.
Le 9 octobre 1991, un accord est enfin conclu entre les dirigeants kurdes
et le gouvernement irakien à la suite d’âpres combats dans la région de
Kifri.
Le Kurdistan autonome irakien
Cet accord permet l’amorce de l’organisation d’une région autonome kurde.
En 1992, des élections libres ont lieu à l’issue desquelles le PDK l’emporte
sur l’UPK ; quant à l’élection du dirigeant du parti, c’est Massoud Barzani
qui l’emporte sur Jalal Talabani avec seulement 5 000 voix de plus. Ce
dernier refuse de jouer le second rôle et, après de longues négociations, les
deux partis décident de constituer un gouvernement à parts égales, sans
toutefois qu’un président soit désigné. Mais les rivalités entre les deux
adversaires sont telles que les affrontements reprennent. Ils durent quatre
ans et font 4 000 morts.
En pleine guerre civile, en janvier 1995, l’UPK décide de prendre
d’assaut Erbil, la capitale du Kurdistan et le siège du gouvernement, pour
contraindre le PDK de lui verser la moitié des revenus générés par les droits
de douane sur les importations en Irak perçus au poste frontalier de Khabur.
Lors de la constitution du nouveau gouvernement, il avait été décidé d’un
commun accord que chaque parti devait bénéficier de 30 % des revenus des
postes frontaliers de sa zone d’influence. Or, l’UPK, qui a sa zone
d’influence dans le sud de la région kurde, a seulement des postes
frontaliers avec l’Iran qui ne génèrent que de faibles revenus ; alors que le
PDK, qui se situe au nord, bénéficie des revenus considérables des douanes
de Khabur à la frontière turque. Le PDK ne cède pas. Le 17 août 1996,
l’UPK lance une offensive contre son rival sur la route Hamilton avec les
soutiens logistique et militaire de l’Iran pour encercler Massoud Barzani.
Ce dernier, qui réalise que sa chute est imminente, décide de faire appel à
Saddam Hussein et récupère Erbil avec l’aide de l’armée baasiste, tandis
qu’avec l’aide de la médiation internationale, J. Talabani revient dans sa
zone d’influence en s’installant à Souleimanye.
Finalement, les accords de Washington, signés en septembre 1998,
mettent fin à ces conflits entre Kurdes : le PDK et l’UPK se mettent
d’accord sur la formation d’un gouvernement et d’un Parlement intérimaire
au Kurdistan irakien. Dès le mois suivant, l’Irak Liberation Act américain
prévoit un soutien accru à l’opposition irakienne, dont les partis kurdes, en
vue de déstabiliser le président Saddam Hussein.
Enfin, le 8 septembre 2002, les dirigeants du PDK et de l’UPK signent
un accord de paix, confirmant ainsi le Parlement unifié. Dans le même
temps, Washington se prépare à attaquer l’Irak pour renverser Saddam
Hussein. Il est donc clair que la réconciliation entre les deux formations
politiques doit beaucoup à la volonté des Américains qui en avaient besoin
pour réaliser leurs objectifs irakiens. Mais cette réconciliation est loin d’être
totale puisque chaque parti gouverne son territoire : au nord le PDK, qui a
pour capitale Erbil ; au sud l’UPK, avec pour capitale Souleimaniye.
Après la chute de Saddam Hussein, la réunification gouvernementale du
PDK et de l’UPK finit par se faire. Aux élections nationales irakiennes du
30 janvier 2005, le PDK et l’UPK se présentent sur la même liste. Les
chiites obtiennent la majorité absolue et les Kurdes arrivent en seconde
position. Ils apportent leur soutien à J. Talabani élu président le 8 avril 2005
pour un mandat de quatre ans.
En 2005, la nouvelle constitution reconnaît l’autonomie du Kurdistan
irakien et les institutions kurdes : un gouvernement, un Parlement, un
président élu (Massoud Barzani depuis 2005), installés dans la capitale
Erbil. Ils ont leur propre armée, les peshmergas, chargés de protéger les
frontières et la ville de Kirkouk (nord-est), principale réserve de pétrole de
l’Irak avec la ville de Bassora située dans le sud du pays. En Irak, la
génération qui a vingt ans aujourd’hui ne parle plus l’arabe mais le kurde
puisque c’est la langue de l’enseignement, et elle a vécu dans une région
qui est presque un État indépendant ; elle se sent donc profondément kurde.

La question kurde en Turquie


C’est en Turquie que les Kurdes sont les plus nombreux (selon les
évaluations, environ 18 millions), principalement dans la région du sud-est
de l’Anatolie. Les Kurdes dans l’Empire ottoman n’avaient pas de
problèmes particuliers ; musulmans, ils étaient bien intégrés et leurs élites
participaient à l’administration de l’empire. Mais, dans le contexte du
nationalisme exacerbé de la République de Mustapha Kemal, il était hors de
question de reconnaître un fait kurde : il n’y avait qu’un peuple turc auquel
les Kurdes devaient s’assimiler. Mais le caractère laïc du régime et son
refus du tribalisme ont suscité la première révolte kurde de 1925, qui fut
réprimée militairement. D’autres révoltes et d’autres répressions suivirent
jusque dans les années 1930. Puis, après la Seconde Guerre mondiale, il y
eut un calme relatif jusque vers la fin des années 1970.
Celui-ci fut rompu par les mouvements activistes de la gauche turque
(mouvements étudiants) qui choisirent d’installer la base de leur lutte
révolutionnaire tel que le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) dans les
montagnes du sud-est, pensant y trouver de nombreux partisans. En effet,
du fait de la méfiance des autorités turques à l’encontre de la population
kurde, elles avaient volontairement délaissé cette région qui est encore
aujourd’hui nettement moins développée que le reste du pays. Les facteurs
économiques et sociaux de mécontentement ne manquaient donc pas. Ce
sont d’ailleurs ces conditions de vie difficiles qui ont poussé les Kurdes à
émigrer vers l’Allemagne où ils représentent la majorité des Turcs.
Ces années-là sont marquées par de nombreux actes de violence
politique qui font des milliers de morts. C’est pour y mettre fin qu’en 1980,
les militaires font un coup d’État et déclarent l’état d’urgence. La répression
qui suit contraint les membres kurdes de ces mouvements activistes à fuir
en Syrie. La violence de la répression entraîne une opposition forte de la
population kurde contre le pouvoir turc. Le PKK et son leader,
Abdullah Ocalan, trouvent dès lors un solide soutien populaire et décident
de poursuivre la lutte armée, cette fois principalement au nom de la défense
du peuple kurde (1984), tout en gardant une orientation révolutionnaire à
forte tendance non démocratique
Après la guerre du Golfe, la protection par les Alliés de la région kurde
d’Irak permet aux militants du PKK de s’y réfugier et de continuer à
attaquer les forces militaires turques qui ripostaient violemment en
détruisant des villages, en déplaçant de force des centaines de milliers de
paysans kurdes et en faisant des milliers de morts. Cette politique
intransigeante et violemment répressive a donc continué à développer et à
renforcer le sentiment national kurde en Turquie.
À la fin des années 1990, les sanctuaires que représentaient le nord de
l’Irak et le nord de la Syrie pour les combattants du PKK deviennent moins
sûrs. Le soutien syrien aux réfugiés du PKK finit par susciter la menace
d’une action militaire turque en Syrie. Aussi les autorités syriennes
décident-elles la fermeture des camps du PKK et Ocalan est-il contraint de
s’exiler en 1998. En Irak, désireux de conforter son autonomie et le
développement économique de sa région, M. Barzani veille à améliorer ses
relations avec la Turquie et à ne pas fâcher ses protecteurs américains très
favorables à la lutte contre les combattants du PKK qu’ils qualifient de
« terroristes ». C’est pourquoi M. Barzani va jusqu’à faciliter les opérations
de l’armée turque contre le PKK sur son territoire. Le PKK n’a plus de
sanctuaire où se réfugier et, en 1999, Ocalan est arrêté au Kenya par des
agents turcs grâce à l’aide des renseignements américains, condamné à mort
puis à l’emprisonnement à vie après la suppression de la peine de mort en
Turquie (car le gouvernement est désireux d’intégrer l’Union européenne et
c’est l’une des conditions). Peu de temps après l’arrestation d’Ocalan, le
PKK annonce qu’il renonce à la lutte armée.
Mais, depuis, la situation géopolitique a considérablement changé. Lors
du premier mandat de Recep Erdoğan, chef de l’AKP (Parti de la Justice et
du Développement, parti islamiste considéré comme modéré), et dans la
perspective d’une adhésion à plus ou moins long terme de la Turquie à l’UE
– celle-ci imposant le respect des minorités –, la langue kurde a été
autorisée à la radio et à la télévision et les villages ont pu retrouver leur
nom kurde. Toutefois, l’enseignement en langue kurde est toujours interdit.
Mais, d’une part, l’éloignement d’une adhésion à l’UE et la
radicalisation islamiste conservatrice de l’AKP et de son chef (au pouvoir
depuis 2002), et d’autre part, les conséquences de la guerre civile syrienne,
avec le possible éclatement de ce pays pouvant conduire à la création d’un
État kurde aux frontières de la Turquie, ont rouvert les hostilités, y compris
armées, entre le pouvoir turc et les opposants kurdes. En effet, le
gouvernement turc et sans doute aussi une grande partie de la population
très nationaliste redoutent au plus haut point cette éventualité car elle
offrirait aux « terroristes » kurdes de Turquie, selon le qualificatif que leur
donnent les autorités turques, un territoire de repli, un soutien conséquent et
renforcerait la volonté des Kurdes de Turquie à conquérir leur
indépendance.

Un nouveau contexte géopolitique


La situation géopolitique des régions kurdes de l’Irak et de la Syrie a donc
complètement changé avec la conquête par Daech de territoires au nord-est
de l’Irak proches de la région kurde et de territoires au nord-ouest de la
Syrie, dont une partie est peuplée de Kurdes, effaçant ainsi de fait sur cette
portion de territoire la frontière entre des ceux États. Les combattants
kurdes se révèlent les plus déterminés à combattre ceux de Daech,
comparés aux soldats de l’armée irakienne qui n’ont pas su défendre
Mossoul. En revanche, les peshmergas irakiens réussissent à protéger leur
région de toute incursion ou offensive de Daech. Quant aux peshmergas
kurdes syriens, ils ont montré leur courage et leur détermination en gagnant
la bataille de Kobané (ville de 44 000 habitants à la frontière turque) à la fin
de l’année 2014. Combats d’autant plus difficiles que le gouvernement turc
s’est opposé à l’envoi de tout renfort en armes et en hommes, donnant ainsi
à penser qu’il préférait voir une victoire de Daech plutôt qu’une victoire
kurde.
Cependant, peut-on penser qu’en cas d’éclatement de l’Irak et de la
Turquie, un État kurde – qui réunirait les Kurdes de ces deux pays (Irak,
Syrie) – verrait le jour ? Rien n’est moins sûr. La supériorité politique du
Kurdistan irakien du fait de son antériorité institutionnelle sur la région
kurde syrienne et surtout sa plus grande richesse économique (c’est une
région pétrolière et son développement rapide doit aussi beaucoup aux
nombreux investissements turcs) lui donnerait un rôle dominant que les
Kurdes syriens ne seraient pas prêts à accepter. Quant à la Turquie, on l’a
dit, le gouvernement est décidé à s’opposer par tous les moyens à toute
tentative de réelle autonomie régionale kurde. De plus, l’évolution de la
société kurde (urbanisation, scolarisation, mobilité de la population – en
Turquie, la moitié des Kurdes vit hors de la région kurde du sud-est
anatolien) a contribué à l’affaiblissement du poids des tribus et des
confréries religieuses. Or, celles-ci pouvaient jouer un rôle favorable pour le
développement d’un mouvement national kurde transfrontalier, compte tenu
de leur organisation qui ignorait les frontières étatiques ; leur
affaiblissement a ainsi indirectement entraîné celui du mouvement
nationaliste kurde transfrontalier.
En outre, l’armée turque est plus que jamais déterminée à lutter jusqu’à
la disparition du dernier « terroriste » ; les accrochages restent fréquents et
la guerre entre l’armée turque et le PKK a clairement repris depuis l’été
2015, touchant non seulement les combattants mais aussi les civils. Le
couvre-feu a été instauré dans plusieurs villes kurdes du sud-est anatolien.
La « question kurde » est donc loin d’être réglée.
Figure 17 Le Kurdistan : de l’espoir d’un État au nationalisme régional
Sources : D’après Lacoste Y., 2006, Géopolitique, la longue histoire du monde, Paris, Larousse ;
Atlas du Monde diplomatique, 2010.
Chapitre 14

Le nationalisme régional
de la Kabylie

EN ALGÉRIE, l’ensemble régional montagnard, couramment dénommé la


Kabylie (ou les Kabylies, la Grande et la Petite) pose, si l’on peut dire,
depuis l’indépendance (1962), un certain nombre de problèmes politiques
d’origine culturelle. Bien qu’elle soit proche d’Alger et qu’une partie de sa
population soit très en contact avec la France, la Kabylie est en effet la
principale région d’Algérie où la culture berbère, notamment la langue,
s’est maintenue, malgré la politique d’arabisation menée par le
gouvernement depuis l’indépendance.
Depuis longtemps, les Kabyles font parler d’eux et un certain nombre de
mouvements (parfois clandestins) réclament une autonomie, sinon même
l’indépendance. Un nationalisme régional s’exprime à travers des
proclamations politiques, des manifestations d’hostilité au gouvernement,
des majorités électorales très différentes de celles que l’on rencontre dans
l’ensemble du pays. Pourtant de nos jours, ce n’est pas seulement en
Kabylie que se trouvent les Kabyles : ils forment une grande partie de la
population d’Alger, ils y parlent aussi l’arabe et ils jouent un rôle notable
dans la vie du pays, sauf dans l’appareil politique. Ce nationalisme régional
entraîne un conflit latent avec de périodiques poussées de fièvre qui
enflamment surtout les jeunes, en dépit des gendarmes envoyés par le
gouvernement.
Or, ces jeunes sont très nombreux et mécontents de l’avenir qui les
attend du fait de leur difficile et problématique insertion dans la vie active
dont ils rendent responsable la classe dirigeante au pouvoir depuis près de
cinquante ans. C’est pourquoi ils ont tendance à se tourner vers la défense
de leur territoire, de leur langue, de leur culture en se représentant qu’une
plus grande autonomie de la Kabylie permettrait un meilleur
développement. Mais toutes les populations berbères ne réagissent pas
comme les Kabyles. En effet, il existe beaucoup plus loin d’Alger un autre
ensemble berbérophone, le massif montagnard des Aurès, aux abords du
Sahara, qui fait beaucoup moins parler de lui que la Kabylie et il n’existe
pas encore de mouvement régional Chaouïa, car tel est le nom de cette
population berbère. Comment expliquer la singularité du mouvement
kabyle ?

La Grande-Kabylie : une montagne


exceptionnellement peuplée
Pour expliquer le problème kabyle, il est utile de prendre en compte
plusieurs grandes données géographiques, tout en se gardant d’un
déterminisme schématique. Les caractéristiques géographiques et politiques
qu’évoquent de préférence les Kabyles sont celles de la Grande-Kabylie,
l’ouest de l’ensemble kabyle, à savoir un massif ancien aux formes lourdes
d’un millier de mètres d’altitude qui se trouve au pied d’une étroite sierra
calcaire escarpée, la chaîne du Djurjura (2 500 m). On parle parfois de la
Kabylie du Djurjura. La grande singularité géographique du massif kabyle
et de sa partie côtière est d’avoir depuis longtemps une densité de
population extrêmement forte pour une région montagneuse : 250 à
300 habitants au km2, et ce avant la grande poussée démographique des
dernières décennies – bien qu’en Kabylie les effets de celle-ci aient été
compensés par une forte émigration.
Sur les hauteurs aplanies du massif kabyle qui dominent les vallées, se
trouve un très grand nombre de gros villages dont l’architecture
traditionnelle – maisons de pierre à toits de tuile à double pente – ressemble
à celle de la Corse, ce qui a beaucoup surpris, dès 1840, les premiers
observateurs français pour qui les « Arabes » (sic) étaient surtout des
« nomades » qui vivaient sous la tente. Les officiers français se rendirent
compte que ces montagnards n’étaient pas des Arabes, mais des paysans
parlant une langue singulière, le berbère (un Français à Tunis en avait déjà
fait un dictionnaire). Bons musulmans, leurs villages étaient cependant
rarement dominés par le minaret d’une mosquée.
Ces paysans montagnards étaient surtout des arboriculteurs (figuiers,
oliviers) dont les maigres récoltes en céréales ne pouvaient nourrir une si
nombreuse population ; aussi descendaient-ils en convois armés de leur
montagne pour aller vendre en plaine et à Alger, huile, figues séchées et
surtout toutes sortes de productions manufacturières réalisées dans la
plupart des villages (armes, socs de charrue, bijoux, étoffes, etc.). Les
militaires français se rendirent compte de la puissance guerrière que
constituait, du haut de leur massif, l’ensemble des tribus kabyles, où chaque
homme avait ses armes et savait combattre, du fait qu’il n’y avait pas de
grands notables et moins encore de prince en Grande-Kabylie. Puissance
guerrière qui avait permis aux tribus, tout en ayant des terres dans la plaine
et de nombreux contacts avec Alger, d’en repousser les janissaires et de
refuser de leur payer l’impôt.
Les Français s’abstinrent longtemps de chercher à conquérir ce
« bastion » de Grande-Kabylie, préférant d’abord en finir par des razzias
dévastatrices, avec la résistance des tribus de l’Ouest algérien menées par
Abd el Kader. En 1857, la conquête de la Grande-Kabylie se fit d’un coup
par une grosse opération militaire soigneusement préparée, comme dans
une guerre européenne, ce qu’en bons guerriers nombre de Kabyles
apprécièrent ; d’autant que – fait exceptionnel –, elle ne fut pas suivie de
dévastation systématique. Par la suite, nombre de Kabyles commencèrent à
s’engager comme tirailleurs dans l’armée française et participèrent
vaillamment à ses campagnes d’Italie et de Crimée. Cela ne sera pas sans
conséquences durables.

En Petite-Kabylie : des structures socio-


politiques très différentes
Ce que l’on appelle la Petite-Kabylie est formée d’une série de petits
massifs beaucoup moins peuplés que la Grande-Kabylie ; par ailleurs,
l’arabisation y est depuis longtemps bien plus importante. On peut
expliquer ce phénomène par la géo-histoire : au Xe siècle, l’est de
l’ensemble kabyle, et notamment la grande tribu des Kotama, participa au
raid audacieux d’un conquérant chiite, Mahdi Obeid Allah, venu du Moyen-
Orient. Il prit le contrôle de Sijilmassa dans le sud marocain, point d’arrivée
des routes de l’or transaharienne, et, grâce à cet or fonda la dynastie (IXe-
Xe siècle) qu’on appelle « Fatimide » au Maghreb pour ne pas dire
« Chiite ». Celle-ci fera la conquête de l’Égypte et les fondateurs, en 969,
de l’actuelle ville du Caire sont en quelque sorte des conquérants venus de
Petite-Kabylie.
Les relations de celle-ci avec la Tunisie et l’Égypte expliquent peut-être
son moindre peuplement, notamment à cause d’une notable émigration de
tribus, mais aussi parce qu’en Petite-Kabylie (à la différence de la Grande),
les tribus étaient gouvernées par de grands notables qui dépendaient du
puissant bey (gouverneur) de Constantine. La conquête de la Petite-Kabylie
fut assez précoce. En effet, après la prise de Constantine par les Français
(en 1837), les notables se rallièrent en échange de multiples avantages et
notamment l’accaparement de terres tribales.
En 1871, certains de ces notables, déconcertés par la révolte républicaine
à Alger et la chute de Napoléon III avec lequel ils entretenaient de
fructueux rapports, se révoltèrent pour, en quelque sorte, se « dédouaner ».
Ce fut, notamment en Petite-Kabylie, le cas de Mokrani que l’on considère,
à tort, comme l’organisateur de la révolte en Grande-Kabylie. Celle-ci fut,
en fait, organisée par les membres d’une confrérie religieuse spécifiquement
kabyle, la Rahmaniya. Les Kabyles, descendus de leur montagne,
attaquèrent dans la plaine de petits centres de colonisation, mais ils furent
rapidement vaincus par l’arrivée de troupes françaises, après la fin de la
guerre avec la Prusse.

La Grande-Kabylie, une évolution


politique et culturelle très singulière
À Paris, pour punir les Kabyles, les députés colonialistes avaient décrété en
mars 1871 la confiscation de leurs terres de plaine (et même certains
députés exigeaient la « déportation des Kabyles au désert »). Les officiers,
chargés chacun du contrôle d’une tribu kabyle, furent plus compréhensifs
(car de nombreux Kabyles avaient combattu dans l’armée française). En
fait, les tribus kabyles ne perdirent pas leurs terres de plaine, d’autant moins
que les colons, épouvantés par le récit des massacres dont certains d’entre
eux avaient été victimes en 1871, ne voulurent pas venir s’implanter au pied
des montagnes kabyles. Cela eut de grandes conséquences pour l’avenir de
la Kabylie.
En 1881, à Paris, le gouvernement Jules Ferry avait décidé l’école
primaire gratuite et obligatoire. Cette mesure devait être appliquée en
Algérie puisqu’il s’agissait aussi de départements français, où cependant les
« indigènes » n’étaient pas citoyens français. Mais les colons s’opposèrent
par tous les moyens à ce que l’on leur apprenne le français car cela risquait
de propager de « mauvaises idées », c’est-à-dire les valeurs de la
République enseignées à l’école, l’égalité, la liberté et la fraternité. Aussi la
Grande-Kabylie, parce qu’il n’y avait guère de colons, fut-elle la seule
région relativement proche d’Alger où, depuis Paris, le gouvernement put
implanter dans les villages des « écoles Jules Ferry » (pour les garçons
seulement) avec tout d’abord des instituteurs venus de métropole avec,
notamment, le concours des administrateurs et des officiers.
Cette scolarisation, même limitée, eut elle aussi des conséquences
majeures. En effet, les jeunes Kabyles qui avaient appris le français furent,
dès le début du XXe siècle, les premiers à venir travailler en France, en dépit
des obstacles administratifs mis par les colons. Les Algériens, n’étant pas
citoyens français, n’étaient pas astreints au service militaire, mais les
Kabyles étaient de loin les plus nombreux parmi les tirailleurs algériens qui
participeront à la conquête du Maroc et surtout à la guerre de 1914-1918.
Au lendemain de celle-ci, ce sont les Kabyles qui, parmi les Algériens, sont
les plus nombreux à émigrer en France, pour six mois, avant de revenir au
village, en étant remplacés dans la même entreprise par un frère ou un
cousin. C’est parmi ces immigrés kabyles que se forme, vers 1920, le
mouvement national algérien, dans une démarche anti-colonialiste. Ce
mouvement concerne d’ailleurs l’ensemble du Maghreb, comme le prouve
le titre du journal (en français) L’étoile nord-africaine que fonde en 1926
Messali Hadj (ce n’est pas un Kabyle) avec au début le soutien du Parti
communiste.
Le développement des écoles primaires en Grande-Kabylie aura une
autre conséquence importante : l’ardeur avec laquelle les petits Berbères se
mettent à l’étude du français est telle que nombre d’entre eux connaissent
une vraie réussite scolaire, qui les mène bien au-delà du certificat d’étude.
Entre les deux guerres, à l’École normale d’instituteurs de la Bouzaréa (près
d’Alger), la majorité des étudiants sont des Kabyles. Commence ainsi à se
former une sorte d’intelligentsia algérienne principalement kabyle. Celle-ci
souhaite des réformes, celles qu’en 1936 a laissé espérer le Front populaire,
notamment le développement de l’instruction en faveur des jeunes
musulmans. Mais après 1940, s’y opposent les Européens d’Algérie qui,
après avoir complètement exclu les Juifs de leurs rangs, se rallient
massivement aux formes les plus réactionnaires du régime de Vichy. Les
Kabyles ont formé la grande majorité des Algériens francophones, jusqu’à
ce que tous les jeunes Algériens, après 1943, soient mobilisés par le
gouvernement provisoire de la République française installé à Alger,
De Gaulle leur ayant promis de devenir après la guerre des citoyens français
à part entière.
En participant courageusement aux combats de la campagne d’Italie et
de la libération de la France, la plupart des Algériens sont devenus plus ou
moins francophones. Déjà traumatisés par la répression sanglante des
émeutes de Sétif (8 mai 1945 pour la libération de Messali Hadj, leader du
PPA, Parti du peuple algérien), ils furent déçus par le statut de l’Algérie
promulgué en 1947. Ce statut prévoit la création d’une assemblée
algérienne – ayant, à vrai dire, exclusivement des compétences
financières – et le droit de vote aux 9 millions d’Algériens non-européens
pour y élire 60 représentants (les 60 autres représentants étant choisis par le
million d’Européens vivant en Algérie). En créant une Assemblée
algérienne sans grands pouvoirs, mais dotée de deux collèges électoraux,
les musulmans furent humiliés par le fait qu’on leur avait accordé le même
nombre de députés que les Européens, pourtant dix fois moins nombreux.
Aussi le mouvement national algérien mené depuis Alger et la Kabylie, et
surtout alors par des francophones, s’étendit-il à l’ensemble de l’Algérie.

La Grande-Kabylie dans la guerre


d’indépendance
La défaite spectaculaire du corps expéditionnaire français en Indochine à
Dien Bien Phû, en mai 1954, laissa croire à nombre de nationalistes
algériens francophones que l’armée française était K-O et qu’il fallait
profiter de cette situation pour lancer en Algérie la guerre d’indépendance.
Mais Messali Hadj, le vieux leader du mouvement national, conseillait la
prudence, en expliquant que la France n’avait engagé en Indochine qu’une
partie de ses moyens militaires et qu’il valait mieux accroître les pressions
politiques pour revendiquer l’abolition du statut de l’Algérie, statut qui
faisait le jeu des Européens colonialistes.
De jeunes nationalistes, qui n’avaient guère travaillé en France,
accusèrent Messali Hadj de lâcheté et même de trahison et décidèrent sans
plus attendre de lancer la guerre de libération avec les attentats du
1er novembre 1954, en créant un nouveau mouvement politique
révolutionnaire, le Front de libération nationale (FLN). Messali Hadj, en
résidence surveillée en France, répliqua en changeant le nom de son parti
pour former le Mouvement national algérien (MNA).
Cette cassure du mouvement national en deux mouvements rivaux, entre
lesquels la lutte va devenir sanglante, bien qu’ils n’aient guère de
différences idéologiques majeures, va avoir des conséquences extrêmement
graves pour l’Algérie, et tout particulièrement pour les Kabyles. Parce que
nombre d’entre eux – les moins jeunes – avaient travaillé en France, ils
étaient plus ou moins de tendance MNA et furent contraints, sous peine de
mort, de se rallier au FLN qui rapidement était devenu plus puissant. Ces
luttes fratricides, attisées par les services secrets français, furent très graves
en Kabylie. Cependant elles n’empêchèrent pas que s’y constitue l’un des
maquis les plus importants, celui de la Willaya III, qui combattit l’armée
française (Willaya désigne les grandes subdivisions territoriales instaurées
par le FLN). La Kabylie, outre l’importance de sa population, avait en effet
comme autre caractéristique une position stratégique en raison de la
proximité d’Alger et des voies de circulation vers l’est de l’Algérie.
L’importance de la Willaya III au sein du dispositif du FLN avait déjà
suscité des tensions entre Kabyles et ceux qui se proclamaient avant tout
Arabes, mais dans les jours qui précédèrent la proclamation de
l’indépendance, se produisit une très grave crise dont les conséquences ont
été durables. Le dispositif militaire du FLN (dont le gouvernement
provisoire était à Tunis) comprenait, d’une part, les maquis dans diverses
régions d’Algérie et d’autre part, une armée régulière, l’ALN (Armée de
libération nationale), qu’il avait constituée en Tunisie et au Maroc, avec
l’aide de divers pays arabes. Les troupes de l’ALN étaient formées
d’Algériens qui avaient quitté l’Algérie ou la France où ils étaient venus
travailler. À partir de 1957, les troupes françaises établirent sur les
frontières algéro-marocaine et algéro-tunisienne de longs barrages
électrifiés, ce qui empêcha l’ALN, en dépit de ses équipements, de venir
combattre en Algérie.
Lorsqu’au printemps 1962, les négociations entre le gouvernement
français et le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA)
furent sur le point d’aboutir à un accord de paix, les combattants de la
Willaya III descendirent sur Alger, non pas pour piller la ville, mais en
accord avec les troupes françaises qui restaient désormais dans leur caserne.
En juillet 1962, une fois la paix proclamée, les Français levèrent aux
frontières les deux barrages électrifiés et cette « armée de l’extérieur » qui
n’avait pas combattu, et dont le colonel Boumédiène au Maroc avait pris le
commandement, marcha sur Alger, depuis la Tunisie et le Maroc. Une fois
aux abords d’Alger, les troupes de l’ALN livrèrent des combats très durs
aux combattants de la Willaya III. Ceux-ci se réfugièrent dans leurs
montagnes de Kabylie. Cette lutte avait aussi pour cause le conflit qui
venait d’éclater entre le GPRA et les chefs de l’ALN, Boumédiène ayant
mené un véritable putsch en imposant comme futur président Ben Bella (de
l’Ouest algérien) qui venait de sortir de prison et qui était l’un des
organisateurs des attentats du 1er novembre 1954.
L’année suivante, en 1963, contrecoup de ces combats fratricides des
environs d’Alger, une insurrection éclatait en Grande-Kabylie ; elle fut
écrasée par l’ALN qui fit de nombreux prisonniers. Mais nombre de
combattants de la Willaya III qui avaient si durement combattu les troupes
françaises préfèrent fuir… en France (où des lois d’amnistie allaient être
bientôt promulguées et les accords d’Évian ne prévoyaient pas de visa pour
les déplacements entre la France et l’Algérie). Ces patriotes algériens, dont
beaucoup avaient déjà vécu dans la « métropole », y rejoignirent le très
grand nombre des Algériens qui ne sont pas retournés en Algérie après la
fin de la guerre. Le FLN, afin d’alimenter ses finances, les avait envoyés en
France pour y gagner de l’argent. Mais les agents-percepteurs du FLN
avaient fait preuve dans leur fonction de telles brutalités (et plus encore en
assassinant de possibles membres du MNA) que beaucoup de ces émigrés
algériens (leur nombre passe de quelque 100 000 en 1950 à 500 000 en
1962), apprenant la dictature que les chefs du FLN exercent en Algérie, ont
préféré attendre avant de rentrer chez eux. Ils seront rejoints par d’autres
exilés, à chacune des crises politiques que connaîtra l’Algérie (notamment
en 1965, lorsque Boumédiène renverse Ben Bella qui est emprisonné ainsi
que nombre de ses partisans).

Le développement d’un nationalisme


culturel en Kabylie
La mémoire des luttes fratricides qui se sont produites à la fin de la guerre
s’est peu à peu atténuée et les jeunes n’en sont guère informés. Ils n’en sont
pas moins séduits par des projets d’autonomie de la Kabylie et ils portent
une attention de plus en plus grande à leur spécificité culturelle, en dépit de
l’arabisation imposée par le gouvernement au nom de l’unité nationale.
L’idée d’indépendance avait évidemment suscité de grands espoirs, mais,
depuis des décennies, la déception de l’opinion est de plus en plus grande,
constatant la médiocrité des progrès que l’Algérie a réalisés, alors qu’elle
dispose d’une rente pétrolière de plus en plus considérable. Les Algériens
estiment qu’ils ne profitent pas de l’énorme accroissement des prix du baril
depuis 1973. L’opinion dans son ensemble rend les dirigeants de l’appareil
d’État responsables de cette stagnation. L’opposition kabyle dénonce aussi
le fait que ce sont surtout des Kabyles qui ont été exclus du pouvoir.
Parce que le FLN a proclamé dès l’indépendance l’arabité soi-disant
fondamentale de la nation algérienne, en passant sous silence les réalités qui
résultent de son origine berbère, nombre de Kabyles estiment que si des
Arabes n’avaient pas monopolisé le pouvoir, et si des Kabyles y avaient eu
une place plus grande, l’Algérie n’aurait pas connu un tel marasme.
Le sentiment de relative supériorité culturelle qu’éprouvent, à tort ou à
raison, nombre de Kabyles tient pour une grande part au fait que leurs
familles, depuis les débuts du XXe siècle, ont bénéficié de l’enseignement en
français et de ce fait d’une certaine promotion sociale. En émigrant, ces
Kabyles ont connu les syndicats, des organisations politiques, ont lu des
journaux, se sont liés d’amitié avec des Français. Ils ont vécu dans une
société où existe une certaine liberté d’expression. Certains Kabyles ont
alors porté un regard neuf sur leur propre culture, en fonction d’idées
nouvelles qu’ils ont découvert dans des ouvrages écrits par des linguistes,
ethnologues et historiens français. L’écrivain kabyle Mouloud Mammeri,
qui deviendra le grand connaisseur de la poésie kabyle et de la culture
berbère, écrit en français, dans les années 1950, son premier roman La
Colline oubliée qui est un véritable document sur l’état des idées en
Kabylie, à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
En 1980, les autorités interdisent la conférence que Mouloud Mammeri
devait faire à Tizi-Ouzou sur des poèmes kabyles anciens : les jeunes
Kabyles se lancent alors dans une série de manifestations qui dureront
plusieurs semaines. Ce « printemps berbère » fut, en fait, le premier grand
mouvement d’opposition qui se dressa contre le pouvoir du FLN et ce, pour
des raisons principalement culturelles.
La crise politique et sociale qui culmine avec les événements d’octobre
1988, au cours desquels des manifestations sociales sont violemment
réprimées par l’armée qui tire sur la foule (plus d’une centaine de morts),
provoque l’abandon du système de parti unique et la brusque apparition du
mouvement islamiste ; les élections législatives de 1991 font apparaître de
façon spectaculaire la singularité culturelle de la Grande-Kabylie. Alors que
le Front islamiste du salut (FIS) remporte massivement le premier tour des
élections, y compris à Alger où les Kabyles sont pourtant nombreux, les
islamistes, qui font d’assez bons scores en Petite-Kabylie, n’obtiennent que
des résultats médiocres en Grande-Kabylie. L’opinion y exprime son
opposition à des raisonnements qui prétendent se fonder exclusivement sur
le Coran et la Tradition coranique.
L’argumentation majeure des islamistes est que les Algériens qui parlent
le français sont de faux musulmans. Certes, en dépit des lois d’arabisation,
l’utilisation du français est devenue un phénomène général en Algérie qui
dépasse largement les milieux kabyles. Cependant, les Algériens qui ne
savent pas le français, sont ceux qui n’ont guère de perspectives d’emploi
ou de promotion et les islamistes allèguent que l’Algérie n’a eu, en 1962,
qu’un simulacre d’indépendance, puisque le pays reste dominé et gouverné
par ceux qui parlent français, le « parti de la France ». Les Kabyles sont
particulièrement visés, bien qu’ils n’aient guère de place au gouvernement.
Mais on sait que beaucoup d’entre eux ont de la famille en France, soit que
leurs parents y soient restés après 1962, soit qu’ils aient quitté plus tard
l’Algérie pour fuir la répression politique ou trouver un travail plus
intéressant.
En 1991, le report sine die des élections et le refus des militaires de
laisser les islamistes mener des manifestations massives pour s’emparer du
pouvoir, comme en Iran, déclenche ce qui sera bientôt une atroce guerre
civile. Elle durera de 1992 à 2000. Elle sera terrible dans les environs
d’Alger, apparemment moins grave dans le Constantinois où les islamistes
ont en fait pris le pouvoir. La Grande-Kabylie, du fait de l’opposition de la
population aux islamistes, a eu la chance d’échapper à cette tragédie. Le
RCD, le Rassemblement pour la culture et la démocratie, ne parvient guère
à se faire entendre de l’ensemble des Algériens, car c’est en fait un parti
kabyle et il est affaibli par la rivalité entre jeunes et vieux leaders kabyles.
Alors que la guerre civile prenait progressivement fin, paradoxalement le
terrorisme islamiste est arrivé en Kabylie à partir de 1997, après que le
pouvoir algérien a conclu un accord de paix avec l’Armée islamique du
salut (AIS). Désireux de contrôler les Kabyles qui lui sont en majorité
hostiles, le gouvernement, dans un premier temps, laissa les terroristes
islamistes se venger de la résistance kabyle à un État arabo-islamiste, ce qui
a permis ensuite d’y envoyer l’armée pour rétablir l’ordre au nom de la lutte
contre le terrorisme et dans un deuxième temps des imams islamistes
amnistiés sont envoyés par le pouvoir en Kabylie, façon de montrer
l’hostilité du pouvoir au mouvement kabyle.
Dans ce contexte, la mort dans les locaux de la gendarmerie d’un jeune
Kabyle, dont le prénom, Jugurtha, était en lui-même un symbole, puisqu’il
traduit la volonté du mouvement Kabyle de renouer avec les héros berbères
de l’Antiquité (c’est-à-dire avant l’arrivée des Arabes et de l’islam) entraîna
de grandes manifestations. Il s’en est suivi une longue période durant
laquelle les jeunes prétendirent refonder la démocratie amazigh (le terme
berbère pour désigner les Berbères) sur la base du arch, c’est-à-dire de
chacune des tribus. Dans chacune d’elles fut reconstituée la vieille
assemblée villageoise, la jemaa, où les décisions devaient être prises à
l’unanimité et, pour une démocratie exemplaire, on décida que celle-ci
devait être renouvelée tous les mois. Tout cela provoqua de grands
désordres. La tentative des archs de marcher sur Alger se heurta aux
barrages des forces de l’ordre, sans pour autant que les Algérois s’en
émeuvent. La répression dont a été victime ce mouvement démocratique,
quelque peu démagogique, semble avoir affaibli pour un temps la résistance
des Kabyles tant en vers le pouvoir algérien qu’en vers les islamistes.
À telle enseigne que le commandement d’Al-Qaida au Maghreb islamique
(AQMI) qui mène les opérations au sud du Sahara, se serait implanté dans
une forêt de Grande-Kabylie plus précisément dans le massif du Djurdjura
et en aurait fait l’épicentre de son action en Algérie.
Figure 18 La Kabylie : un nationalisme régional post-colonial ?
Source : http://www.kabyle.com

Ce massif est ainsi devenu depuis quelques années, un repaire pour les
combattants islamistes, car il est non seulement proche d’Alger (150 km à
l’est), mais le relief permet de se dissimuler et de circuler discrètement
puisque c’est un enchevêtrement de falaises, de montagnes et de vallées
escarpées, aux versants couverts de forêts et truffés de grottes. Néanmoins,
la population kabyle reste dans sa majorité hostile aux terroristes islamistes
même s’il y a parmi eux des recrues locales.
Le danger qui guette le mouvement kabyle est de s’engager dans une
revendication d’indépendance, comme le prônent certains (pour une part,
d’anciens militaires). La manifestation d’un tel projet dresserait l’ensemble
des Algériens (y compris les Algérois d’origine kabyle) contre cette
revendication indépendantiste. Certes, la Grande-Kabylie compte 5 millions
d’habitants (et 2 millions de personnes d’origine kabyle seraient à Alger),
ce qui peut se comparer à la population de la Catalogne que certains
indépendantistes kabyles prennent souvent comme exemple. Mais le
territoire de la Grande-Kabylie est beaucoup plus petit que le territoire
catalan, et il n’a pas de ressources pour porter un État indépendant.
L’agglomération de Barcelone en pleine expansion compte 5 millions
d’habitants alors que Tizi-Ouzou n’en a que 140 000 et fort peu d’activités
économiques. Béjaïa (170 000 habitants) en a un peu plus, mais elle est
davantage en contact avec la Petite-Kabylie.
En revanche, autant l’indépendance semble une dangereuse illusion,
autant le développement d’une autonomie culturelle de la Grande-Kabylie
apparaît comme un projet raisonnable qui pourrait contribuer à redresser
l’image de l’Algérie au Maghreb, où se développe un mouvement pour la
reconnaissance de l’amazighité (amazirité), c’est-à-dire des cultures
berbères. Amazir veut d’abord dire « homme libre », mais certains récusent
le mot berbère qui viendrait du mot barbare donné par les Romains et les
Français aux hommes libres du Grand Maghreb. Les gens de l’Aures, les
Chaouïas, commencent à se soucier de leur identité culturelle et s’agacent
d’être souvent comparés aux Kabyles.
Au Maroc, où la population berbérophone est encore très majoritaire
dans les régions montagneuses, le choix de transcrire en caractères tifinars
touaregs la langue berbère (qui historiquement fut seulement orale) a pour
conséquence d’en réduire beaucoup la diffusion des textes et leur
signification. Le mouvement culturel kabyle est celui qui fait preuve du
plus grand dynamisme, car il s’appuie sur les quelques 2 millions de
Kabyles (ou d’origine kabyle) qui vivent en France.
Internet donne la possibilité de relations extrêmement étroites entre les
Kabyles de France et l’Algérie. Un très grand nombre de villages de
Grande-Kabylie ont désormais chacun un site qui permet d’échanger avec
des associations de culture berbère qui s’illustrent de façon exemplaire dans
les domaines de la littérature, de la philosophie, du cinéma, de la télévision
et de la chanson. On sait qu’au plan mondial, le culturel est devenu un des
nouveaux grands facteurs de production. L’essor culturel amazigh, sous sa
forme kabyle pour le moment, peut avoir un effet d’exemple sinon
d’entraînement pour le progrès de l’arabité.
QUATRIÈME PARTIE

La conquête
des ressources
Introduction

LES CONFLITS QUI PARAISSENT les plus logiques sont ceux dans lesquels les
protagonistes s’affrontent pour conquérir ou garder le contrôle de richesses.
Il y a alors une « bonne » raison de se lancer dans la bataille ; celle-ci n’est
d’ailleurs pas forcément armée et peut prendre des formes moins violentes
pour obtenir des résultats tout aussi positifs, par le biais, par exemple, de
réseaux d’influence, de la corruption, d’offres financières alléchantes, de
promesses d’investissement, etc.
Le risque de conflits, quelle qu’en soit la forme, est ainsi fortement
accentué par les possibilités de ressources, surtout si celles-ci sont très
recherchées. Selon l’économiste Philippe Hugon, « les relations entre
guerres et ressources naturelles ont conduit à une écologie politique de la
guerre analysant les guerres de ressources, environnementales, de pillages
ou de sécession liées aux ressources naturelles. Un État détenteur
d’hydrocarbures a neuf fois plus de risques d’être le théâtre de conflits
armés qu’un État qui en est dépourvu » [HUGON, in Hérodote, no 134, 2009].

Un contexte favorable aux conflits


La mondialisation économique
La forte croissance économique des pays émergents, au sens le plus large,
c’est-à-dire non limité aux seuls BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine,
South Africa en anglais pour contrainte d’acronyme) est un des effets les
plus positifs de la mondialisation des échanges, y compris désormais dans
de nombreux pays d’Afrique. Il est en effet difficile de nier la corrélation
qu’il y a entre ces deux phénomènes. L’économie de marché, malgré ses
nombreux aspects négatifs – dont l’accroissement rapide des inégalités qui
n’est pas l’un des moindres –, a permis le décollage de la croissance
économique. Ses taux sont désormais souvent supérieurs à ceux de la
croissance démographique, mettant ainsi un terme à la spirale de
l’appauvrissement de la majorité de la population du pays, même si une
minorité proche du pouvoir s’enrichit toujours de façon colossale et
indigne. Les dirigeants de ces pays en développement, y compris la Chine,
communiste, et l’Inde, favorable au contrôle par l’État de l’économie, ont
décidé de pratiquer l’économie de marché, d’accepter et même de
rechercher les capitaux étrangers privés pour développer leur industrie.
En effet, le financement extérieur joue un rôle central dans les ressources
des pays en développement, car l’épargne domestique est insuffisante pour
faire face à leurs besoins d’investissement. On distingue classiquement,
parmi les diverses sources de financement du développement, les flux
privés, les flux publics et les flux liés aux migrants. Les flux privés
représentent désormais 80 % du total des financements internationaux ; les
organisations économiques internationales – Fonds monétaire international
(FMI), Banque mondiale, Banque européenne d’investissement (BEI),
Banques de développement diverses… – estiment à près de 1 000 milliards
de dollars les flux de capitaux pour le développement, qui regroupent aussi
la philanthropie, les transferts des migrants, les capitaux Sud-Sud et les
investissements directs étrangers (IDE). Ils jouent un rôle important dans le
développement des pays émergents. Ils n’accroissent pas la dette du pays où
ils sont investis et sont les vecteurs de transferts technologiques et
d’intégration dans les réseaux du commerce international. La libéralisation
du commerce mondial a permis, d’une part, son exceptionnelle croissance
et, d’autre part, l’accroissement de la part des pays en développement dans
celui-ci.
Mais cette croissance économique a aussi fortement accru la demande en
matières premières de toutes sortes et donc leur prix. Les entreprises
occidentales doivent désormais composer avec d’autres concurrents, au
premier rang desquels la Chine et l’Inde, qui rendent les négociations avec
les dirigeants des pays détenteurs de ces ressources naturelles plus
difficiles, ressources devenues encore plus qu’auparavant des objets de
conflits.

La faiblesse des États


Si la volonté d’accaparer des ressources naturelles favorise le conflit, celui-
ci ne peut néanmoins se produire que si les forces qui se lancent dans la
bataille estiment avoir des chances sérieuses de l’emporter. C’est pourquoi
la faiblesse des États est un facteur déterminant dans le déclenchement de
ces conflits. Les pillages dus à la guerre dans certaines zones sont
redevenus fréquents. Redevenus car ils avaient disparu à partir du
XVIIIe siècle avec l’apparition d’armées d’État, mieux contrôlées et mieux
rémunérées, même si la position du vainqueur a toujours favorisé
l’accaparement des biens du vaincu. Longtemps, en effet, les guerriers ne
furent rétribués que par le pillage.
Dans ces « États faillis », comme on les appelle, les armées ne sont pas
ou plus correctement encadrées et les soldes irrégulièrement versées, aussi
les soldats se paient-ils à partir du butin, surtout en Afrique subsaharienne.
Il s’agit, dans la plupart des cas, non pas d’affrontements interétatiques
mais d’affrontements internes (ou infraétatiques) entre groupes plus souvent
ethniques que politiques, entre ceux qui sont au pouvoir et les groupes
rebelles qui s’estiment, parfois à juste titre, lésés et injustement traités par le
ou les groupes au pouvoir. La possibilité de s’enrichir rapidement grâce aux
ressources minières est la raison première du conflit, même si elle est
masquée par une argumentation politique. En cas d’affrontements dans des
régions frontalières, le groupe « pilleur-guerrier » peut avoir le soutien de
l’État voisin, intéressé par la fragilisation voire la déstabilisation du
gouvernement de l’État en question, et tirer ainsi quelque profit économique
et politique de la situation d’instabilité. En RDC, le cas des deux provinces
du Kivu – Nord et Sud – et de l’Ituri, zone frontalière de l’Ouganda et du
Rwanda, est à cet égard exemplaire. Des rapports internationaux ont
démontré le lien direct entre le commerce des minerais rares et les conflits
persistants dans cette zone. L’exploitation et le trafic du coltan, de l’étain et
de l’or, contrôlés par les groupes militaires et un entrelacs d’intermédiaires
aux ramifications internationales, nourrissent les achats d’armes et
entretiennent les tensions, dans une économie, certes frauduleuse, mais très
organisée. Les répercussions ont été tragiques : déplacements forcés des
populations, violences contre les femmes, enrôlement des enfants,
bouleversements des équilibres sociaux, pertes écologiques.
La faiblesse des États peut aussi inciter certains groupes ethniques au
séparatisme si la localisation périphérique de leur territoire le facilite, la
présence de richesses minières étant alors un bon moyen de financer la
rébellion.
On peut aussi mettre sur le compte de la faiblesse des États la violence
endémique qui les caractérise. C’est le cas de la Colombie où les homicides
et les enlèvements se comptent en milliers chaque année, où la terreur que
des groupes paramilitaires ou des milices privées des narco-trafiquants font
régner sur certaines régions, entraîne le déplacement de près de 6 millions
de personnes sur une population de 40 millions d’habitants. L’État a
toujours été faible car l’élite dirigeante pro-libérale voulait qu’il en soit
ainsi : limiter le plus possible le contrôle et l’intervention de l’État.
Cependant, tous les États faibles ne connaissent pas des mouvements de
guérilla comparables à celui des FARC (Fuerzas Armadas Revolucionarias
de Colombia), exceptionnels par leur longévité (plus de 50 ans), leur
nombre (20 000 hommes en arme en 1990, 8 000 en 2015 suite à la guerre
sans merci que leur a livrée l’armée colombienne forte de 500 000 hommes
avec le soutien des États-Unis) et leurs moyens auxquels le trafic de drogue
n’est pas étranger. En effet, les FARC n’ont plus grand-chose de commun
avec les guérillas révolutionnaires des années 1960, étant plus préoccupées
de stratégies militaires que de conquête de bases sociales et de soutien au
sein de la population paysanne. L’essor des cultures de coca et de
l’économie de la drogue dans les années 1970 y est pour beaucoup, car les
FARC contrôlent les terres amazoniennes des cultures de coca et en ont
même facilité l’expansion en protégeant les planteurs des actions de force
publique.

L’injuste répartition des richesses


L’actuelle multiplication des actes de pillages s’explique par deux facteurs
principaux : faiblesse de l’appareil d’État, incapable de maintenir l’ordre et
de contrôler efficacement le territoire, et aggravation, particulièrement
insupportable pour les plus démunis, des inégalités économiques et sociales,
autre marque de la faiblesse de l’État. En effet, nombre de dirigeants ne
cherchent pas à combattre les inégalités les plus scandaleuses ni à travailler
dans le sens de l’intérêt général et de la solidarité nationale, mais
uniquement à assurer les plus hauts revenus pour eux-mêmes et leur
clientèle politique entendue au sens large, c’est-à-dire leurs proches et ceux
qui les aident à se maintenir au pouvoir.
C’est ce que montre le pillage dans le delta du Niger du pétrole nigérian
(percement des oléoducs) par des groupes locaux parmi les plus démunis,
qui prennent des risques insensés (les risques d’explosion sont énormes et
les explosions très meurtrières) pour récupérer du pétrole et le vendre aux
propriétaires de petites raffineries qui trouvent un marché pour leur pétrole
mal raffiné, mais nettement moins cher que les produits raffinés importés.
Sur ce territoire, à la fois terrestre et maritime, donc entre pillage et
piraterie, les attaques de groupes de militants ou de simples pilleurs, de plus
en plus organisés et équipés, sont la cause des plus importantes pertes de
pétrole du Nigeria qui fournit 90 % des rentrées en devises du Nigeria. Le
gouvernement tente, grâce à des moyens militaires et politiques, de juguler
des attaques qui lui font perdre des milliards de dollars chaque année. Mais
les militants, principalement ceux de l’ethnie Ijaw, principale ethnie de la
région, réclament une meilleure répartition des revenus du pétrole et parfois
même la création d’un État fédéré qui regrouperait leur ethnie dans un seul
et même État, création qui se ferait au détriment des ethnies minoritaires,
les Itsekeri et les Urobo qui s’y opposent car elles ne souhaitent pas se
retrouver sous la domination des Ijaw. Rappelons que depuis
l’indépendance en 1960, les gouvernements nigerians successifs ont accepté
de créer de nouveaux États fédérés pour résoudre les tensions internes : de
3 États en 1960, on est passé à 12 États en 1967, puis à 19 en 1976, à 30 en
1991 et à 36 aujourd’hui.
L’injustice dans la répartition des richesses est sans doute aussi à
l’origine de la rébellion des populations du Darfour qui ne sont pas
véritablement séparatistes et qui ne réclament pas l’indépendance du
Darfour mais une juste répartition des richesses nationales entre les
différents peuples du Soudan. C’est d’autant plus nécessaire que la
croissance démographique a aggravé les tensions pour prendre ou garder le
contrôle de la terre, particulièrement là où les conditions pédologiques et
climatiques sont favorables comme sur les riches terres du Darfour
méridional ou les contreforts du volcan Djebel Marra. En effet, les raids et
les pillages opérés par ces désormais fameux cavaliers janjawid (les
cavaliers du diable) sont soutenus et payés par le gouvernement soudanais.
Celui-ci a mis au point une stratégie combinant les raids de ces cavaliers
rétribués pour leurs forfaits et ceux de l’aviation pour préparer le terrain et
épouvanter les populations visées afin de les faire fuir et en réactivant
habilement les vieux conflits entre nomades « arabes » et paysans noirs. Le
pillage organisé du Darfour existe bel et bien. Cette rébellion a conduit à
une répression massive dès 2003, entraînant massacres et déplacements de
populations.

Les pirateries des temps modernes


La piraterie maritime
La reprise des actes de piraterie dans les années 1990, d’abord dans le
détroit de Malacca puis, depuis le début des années 2000, dans le
golfe d’Aden s’explique par deux facteurs principaux qui sont liés :
l’accroissement rapide du trafic maritime avec la mondialisation
économique et donc les opportunités d’arraisonner des navires, et
l’aggravation de la pauvreté des laissés pour compte de la croissance
économique asiatique. Certaines zones sont plus propices que d’autres à la
piraterie du fait, d’une part, de leurs caractéristiques géographiques, les
détroits et leurs environs, comme celui de Malacca et le golfe d’Aden, sont
des voies de passage étroites et très fréquentées et, d’autre part, du fait de
l’aggravation de la pauvreté qui pousse des pêcheurs à la délinquance
maritime pour le plus grand profit des commanditaires. Comme le dit Éric
Frécon : « Le miracle de la croissance asiatique est rapidement devenu
mirage. Les oubliés du développement, regroupés dans leur taudis et
kampung (petits villages malais) indonésiens, à l’ombre de Singapour
l’opulente, ont alors dérivé vers la délinquance, en l’occurrence maritime
étant donné le contexte archipélagique » [FRÉCON, 2002].
Les pêcheurs locaux confrontés à la concurrence inégale des puissants et
modernes navires de pêche étrangers s’adonnent alors à la piraterie. Les
causes premières de la piraterie ne sont donc pas à chercher en mer mais sur
terre, du fait des situations de désordre et de violence politiques qui
aggravent des conditions insupportables de pauvreté.
Tous les conflits liés à la pêche ne relèvent pas exactement de la piraterie,
mais ils n’en sont pas très loin. En effet, l’accroissement de la demande de
poisson dans les pays développés entraîne une forte tension sur les zones de
pêche les plus productives et donc les plus convoitées. La situation se
trouve parfois encore aggravée quand ces zones se trouvent au cœur de
contentieux territoriaux. C’est le cas des îles Kouriles du Sud qui se trouve
au nord de l’île de Hokkaïdo, revendiquées par le Japon depuis leur
annexion par l’URSS à l’issue de la Seconde Guerre mondiale.

Les « nouvelles pirateries »


Les nouvelles pirateries n’ont rien de maritime, puisqu’il s’agit de la cyber-
piraterie et de la bio-piraterie. Dans un contexte de dépendance accrue aux
outils informatiques et d’interconnexion des systèmes au niveau mondial, la
cyber-piraterie est devenue un enjeu sécuritaire majeur pour les États et,
dans ce domaine aussi, la montée en puissance de la Chine inquiète. Or,
l’identification et la localisation des pirates sont techniquement difficiles et
incertaines. En outre, la lutte contre la cyber-piraterie est politiquement
complexe car elle met en jeu les libertés individuelles, ce qui pose nombre
de problèmes aux États démocratiques. Elle doit aussi s’organiser dans un
contexte de rivalités de pouvoir entre États cherchant à asseoir leur
suprématie informationnelle.
Quant au terme de « bio-piraterie », il fut employé pour la première fois
en 1993 par une ONG canadienne, sans doute parce qu’il sonne mieux à
l’oreille que « bio-pillage ». La dénonciation de la bio-piraterie donne lieu
aux discours les plus radicaux qui laissent croire que le commerce créé par
la biodiversité procure des milliards de dollars, voire même des trillons de
dollars comme l’affirment certains militants brésiliens tels que Luiz Paulo
Pinto, directeur de la section Mata Altântica de Conservation internationale,
une ONG qui milite en faveur de la protection de la biodiversité. En vérité,
le terme « bio-piraterie » peut souvent masquer la complexité de la réalité
du terrain et les enjeux complexes de la bioprospection qui consiste à
l’inventaire et l’évaluation des éléments constitutifs de la diversité
biologique dans le but de sa conservation et de son utilisation durable.
La guerre de l’eau aura-t-elle lieu ?
L’enjeu du contrôle des grands fleuves internationaux
L’eau est sans nul doute la ressource naturelle qui a le plus suscité
d’ouvrages de géopolitique et, ce, pour des raisons qui tiennent à la fois à la
nature de la ressource elle-même et aux représentations qui lui sont
attachées. Que l’eau soit une question de géopolitique, c’est une évidence
quand il s’agit de rivalités d’États pour le contrôle de territoires où se
trouvent des sources d’approvisionnement jugées indispensables à
l’existence même de la population. L’origine même du mot « rivalité »,
d’après le Dictionnaire historique de la langue française (Robert), renvoie
à l’eau puisque le premier sens de « rivaux » est : « ceux qui tirent leur eau
du même cours d’eau (rivus : le cours d’eau) et qui s’opposent en de
fréquents différends ». L’eau est donc depuis toujours un bien convoité à
contrôler.
L’eau est aussi chargée de valeur non pas marchande mais symbolique
extrêmement puissante puisqu’elle est indispensable à la vie. Symbole de
pureté, comme l’illustre le rôle de l’eau dans les religions, source de
salubrité, de bien-être et même de volupté au vu de certaines publicités,
l’eau doit donc être respectée et préservée.
Les rivalités politiques dans la répartition du débit des fleuves et des
rivières, entre des États, des régions ou des grandes villes sont fréquentes,
chacun cherchant à tirer parti de ressources hydrographiques plus ou moins
proches. À cette réalité s’ajoute le rôle des médias qui propagent l’idée que
l’humanité sera bientôt confrontée à l’insuffisance des ressources
hydrologiques de la planète. Certains écologistes affirment même que l’eau
pourrait devenir un enjeu économique et politique aussi important que le
pétrole et que si l’approche internationale de la gestion des ressources
n’évolue pas significativement dans les prochaines années, les deux tiers de
la population mondiale pourraient subir des manques d’eau plus ou moins
forts en 2025. Il est donc nécessaire de mener aussi une analyse critique des
représentations que diffusent les médias dès lors qu’il est question de
ressources en eau, de leur mise en valeur ou des concurrences qu’elles
suscitent sur des territoires de plus ou moins grandes dimensions.
Si tous seront touchés, certains le seront plus tôt et plus gravement que
d’autres, en particulier dans les milieux semi-arides, encore plus
vulnérables que les milieux arides, car la culture de la préservation de l’eau
et de son acheminement y est moins répandue et moins élaborée.
Par ailleurs, on annonce régulièrement qu’il y aura inéluctablement des
« guerres de l’eau » et que la première aura probablement lieu au Proche-
Orient entre Palestiniens et Israéliens, ou encore entre la Turquie, accusée
de capter les eaux du Tigre et de l’Euphrate au détriment de la Syrie et de
l’Irak. Mais, curieusement, cette menace a disparu quand le gouvernement
turc a renoué des relations avec le gouvernement syrien, de nouveau
suspendues depuis la guerre civile qui ravage la Syrie depuis 2011,
entraînant l’arrivée en Turquie de près de 2 millions de Syriens. En vérité,
les tensions autour de la répartition de l’eau ne sont pas liées à sa seule
rareté, ce qui n’est d’ailleurs pas vraiment le cas à propos du Tigre et de
l’Euphrate dont les débits sont très importants1, mais à des causes
politiques.
Il est à noter que les dirigeants syriens et irakiens qui réclament depuis
des années un partage hydrique plus équitable ne donnent jamais de chiffres
prouvant la diminution des débits de ces deux fleuves à cause de la
politique de barrages mise en place par la Turquie dans le gigantesque
projet d’irrigation et de construction de barrages sur l’Euphrate et le Tigre
pour développer le Sud-Est anatolien (GAP2). La Turquie soutient de son
côté que ces barrages permettent une meilleure régulation des débits.
Toute analyse sérieuse ne doit pas dissocier la « géopolitique de l’eau »
de l’ensemble des tensions géopolitiques qui existent entre les États.

Les conflits d’usage : eau, pouvoir et territoires


Les conflits d’usage liés au contrôle des ressources hydrologiques sont
désormais les plus fréquents ; s’y affrontent agriculteurs contre urbains,
écologistes contre industriels. L’augmentation de leur fréquence est liée aux
changements de mode culturale, à la croissance urbaine, aux loisirs (golf,
piscines…). Les sociétés développées sont de plus en plus adeptes du
développement durable, sans toutefois que leurs pratiques quotidiennes en
soient pour autant changées. Ainsi en France, où l’eau est globalement
abondante, les conflits d’usage de l’eau se multiplient et, en certains
endroits, la dégradation de la qualité de l’eau est préoccupante (par
exemple, concentration des nitrates en Bretagne du fait de l’élevage hors sol
intensif des porcs). Localement, cette situation provoque des tensions entre
acteurs et des rivalités sur des territoires où se convoite la gestion durable
des ressources en eaux superficielles et souterraines. Les situations de
conflit sont liées à un contexte particulier, un milieu écologique fragile
(zone humide au contact de l’eau salée marine et de l’eau douce de la
rivière) et des usagers de l’eau multiples (ostréiculteur, conchyliculteur,
agriculteur – maïs – aménageurs d’équipements touristiques).
C’est par exemple le cas de la Charente-Maritime où la diversité des
usages de l’eau s’est accrue régulièrement, provoquant des manques
accentués par la pollution, le déficit pluviométrique, l’augmentation
considérable de la consommation agricole, et générant des conflits le plus
souvent exacerbés. La question du partage de l’eau y est particulièrement
conflictuelle. Gérer l’eau n’est donc pas seulement une affaire technique
mais aussi un acte politique, et la diversité des acteurs politiques à l’échelle
locale, intercommunale, départementale, régionale auxquels s’ajoute un
maillage de territoires aux limites autres que celles des collectivités
territoriales classiques (les SAGE – Schéma d’aménagement et de gestion
des eaux –, les agences de Bassin, etc.), opacifie ces enjeux de pouvoirs et
rend le contrôle démocratique presque impossible.
Chapitre 15

La division du Soudan,
ou l’échec de la paix
américaine

LE SOUDAN A ÉTÉ, de son indépendance en 1956 à la proclamation officielle


de la sécession du Sud le 9 juillet 2011, le plus grand État d’Afrique, avec
2,5 millions de km2. Les conflits qui l’ont déchiré depuis le départ du
colonisateur britannique auront porté sur deux questions essentielles : la
possibilité de construire un État qui fit place à tous ses citoyens, quelle que
soit leur origine ethnique ou leur appartenance religieuse, et l’élaboration
d’un modèle de développement économique et social qui rendrait cette
unité possible. La réponse à ces questions est aujourd’hui négative. Pour
autant, l’indépendance du Sud n’est pas la panacée rêvée. Le clivage n’est
en effet pas tant Nord-Sud que centre-périphérie.

La première guerre (1955-1972)


La première rébellion éclate avant même l’indépendance, en réponse à
l’intention britannique de remettre celle-ci aux élites nordistes, héritières
des esclavagistes du XIXe siècle. La guerre civile, dévastatrice et ruineuse,
entraîne en 1969 un coup d’État militaire dirigé par le colonel
Jaafar Nimeiri, prêt à faire les concessions nécessaires à la paix. Celle-ci est
signée en juillet 1972 à Addis-Abeba, grâce à la médiation de l’empereur
Hailé Sélassié et des Églises.
Le Sud-Soudan, vaste territoire de 650 000 km2, obtient un statut de
large autonomie, avec un Parlement et un gouvernement régionaux, dont le
président est en même temps vice-président de l’ensemble du pays.
Installées à Juba, la capitale, ces institutions ont compétence sur toutes les
questions locales, ainsi que sur le développement économique. Le budget
central est censé affecter les ressources qui permettront au Sud, dépourvu de
toute infrastructure, de rattraper le niveau d’équipement du Nord. Entamée
dans l’enthousiasme, cette expérience tournera vite court. En effet, le Nord
ne remplit pas ses engagements et s’efforce de diviser pour régner, jouant
ainsi sur les dissensions existant entre les trois provinces du Sud : d’un côté,
les deux provinces du Haut-Nil et du Bahr el-Ghazal, autour de la cuvette
marécageuse du Haut-Nil ; ces régions sont habitées par de grands peuples
d’éleveurs transhumants de souche nilotique, comme les Dinka, en contact
ancien avec le Nord ; et de l’autre, les Équatoriens, pour la plupart paysans
de la forêt, à proximité des frontières avec le Kenya, l’Ouganda, le Congo
et la RDC.
À partir de 1977, le régime s’islamise et revient sur les concessions
faites aux Sudistes : redivision du Sud en trois régions (Equatoria, Bahr el-
Ghazal et Haut-Nil), éviction des fonctionnaires dinka et, surtout, refus de
partager avec le Sud la manne pétrolière à venir, pourtant située pour
l’essentiel dans le sous-sol du Sud. Le projet de creusement du canal de
Jonglei, qui démarre en 1978, destiné à assécher les marais du Haut-Nil
pour fournir un surcroît d’eau au Nord et à l’Égypte, provoque aussi
l’inquiétude des peuples d’éleveurs concernés.

La deuxième guerre (1983-2005)


La guerre reprend en mai 1983 avec la mutinerie de la garnison de Bor, sur
le Nil Blanc. Elle est menée par une nouvelle organisation, le Mouvement
de libération des peuples du Soudan (SPLM en anglais), dirigé par John
Garang, ancien rebelle Anyanya devenu colonel de l’armée soudanaise et
professeur d’économie agricole à l’université de Khartoum. Cette fois, la
rébellion ne revendique plus l’indépendance ni même l’autonomie du Sud-
Soudan.
Le manifeste fondateur affirme le caractère national du mouvement qui
lutte pour la reconnaissance des droits de tous les peuples marginalisés,
pour la plupart périphériques, au sein d’un État unitaire et laïque. Il s’agit
donc de mettre fin au monopole du pouvoir politique et économique détenu
par une minorité issue de la vallée du Nil au nord de Khartoum. Celle-ci
s’incarne depuis le XIXe siècle dans deux confréries islamiques dirigées par
deux grandes familles : la Khatmiya et la Mahdiya. L’appel du SPLM
s’adresse donc à tous les Soudanais, mais d’abord aux peuples
périphériques du Sud, de l’Ouest (Darfour), du Nord (Nubiens) et de l’Est
(Béja), ainsi qu’à ceux de la zone de transition entre le Nord et le Sud : le
district d’Abyei, les monts Nouba et le sud du Nil Bleu.

Années 1980 : le SPLM, un mouvement


« révolutionnaire » du Tiers-Monde
Le SPLM est soutenu par l’Éthiopie de Mengistu Hailé Mariam, le « Négus
rouge », lui-même « client » de l’URSS et du bloc socialiste. Le SPLM
engrange les succès militaires tandis que la guerre ruine le pays. Nimeiri,
devenu maréchal, est chassé par une insurrection populaire en avril 1985.
Au Nord comme au Sud, Garang jouit d’une immense popularité. Mais le
gouvernement militaire de transition refuse d’abolir les « lois islamiques »
instaurées par Nimeiri en septembre 2003. Le mouvement islamiste, dirigé
par le Dr Hassan el-Tourabi, bien que compromis avec le régime précédent,
obtient le maintien des Sudistes et de l’ensemble des non-musulmans dans
une situation d’infériorité juridique et, sous couvert de charia, instaure un
contrôle policier sur l’ensemble de la population.
Le SPLM poursuit toutefois son avance et occupe la quasi-totalité du Sud
face à une armée gouvernementale dépourvue de moyens et de directives.
Celle-ci conserve seulement, et de façon précaire, le contrôle des grandes
villes et des voies de communication.

30 juin 1989 : le coup d’État militaro-islamiste


Le régime parlementaire né des élections d’avril 1986 est divisé sur la
conduite à tenir : finalement, il se résout à entamer des négociations de paix
avec le SPLM prévues le 4 juillet 1989 à Addis-Abeba. Le Front national
islamique d’Hassan el-Tourabi fomente alors un coup d’État militaire pour
bloquer toute solution pacifique qui comporterait l’abrogation de la charia.
Le nouveau régime né du coup d’État du 30 juin 1989 choisit l’option
militaire : l’armée est purgée de ses cadres, remplacés par de jeunes
officiers islamistes ; des commissaires politiques sont nommés dans toutes
les unités pour galvaniser les troupes et promouvoir l’idéal du djihad, la
guerre sainte contre les infidèles. L’armée est doublée de Forces de défense
populaire, constituées de jeunes chômeurs raflés dans les rues des grandes
villes et encadrés par des fanatiques qui se livrent à des exactions massives
à l’encontre de la population civile, secondées par les milices tribales à la
solde de Khartoum : viols et exécutions de masse, vols de bétail,
destructions de villages et même restauration de l’esclavage…

Mai 1991 : la chute de Mengistu et l’éclatement


du SPLM
La chute de Mengistu en 1991, à la suite de l’effondrement de l’URSS,
contraint le SPLM à fuir son sanctuaire éthiopien. Le mouvement est très
affaibli et le leadership autocratique de John Garang remis en cause. Deux
de ses principaux lieutenants, Riek Machar et Lam Akol, d’ethnies
respectivement Nuer et Shillouk, font sécession et forment le SPLA-United
ou groupe de Nasir dans le Haut-Nil. Leur défection se solde par des
massacres intertribaux qui font des dizaines de milliers victimes dans leur
région d’origine, où les clans dinka et nuer vivaient jusque-là en harmonie.
Le SPLA-United prétend lutter pour l’indépendance du Sud-Soudan, à
l’opposé de la doctrine unitaire de Garang. Toutefois, dépourvu de soutien
extérieur, il ne peut survivre qu’en acceptant l’aide de Khartoum dont il
devient rapidement un simple supplétif.
Se rétablissant militairement avec l’aide de l’Ouganda et de l’Érythrée,
John Garang négocie en novembre 1994 avec Khartoum une déclaration de
principes qui doit fournir le socle d’un règlement pacifique du conflit : le
droit à l’autodétermination du Sud y est reconnu pour la première fois ainsi
que la séparation de la religion et de l’État, et donc l’abrogation de la
charia. Mais les négociateurs de Khartoum sont désavoués à leur retour par
les « durs » du régime. En juin 1995, le SPLM se rapproche de l’opposition
nordiste au régime avec laquelle il signe la déclaration d’Asmara, qui
confirme sa volonté de rester dans l’ensemble soudanais et lui accorde une
place centrale dans une Alliance nationale démocratique. Celle-ci réunit
onze formations politiques, syndicales et militaires évincées par le régime
islamique et choisit l’option militaire pour faire tomber le régime. Les
forces du SPLM aident à ouvrir des fronts à l’est du Soudan, entre le
Nil Bleu et la mer Rouge, avec un soutien affiché de l’Érythrée, devenue
indépendante en 1993.

Le Soudan islamiste de Tourabi


Khartoum, qui a soutenu l’Irak contre la coalition internationale et qui a
accueilli Oussama Ben Laden de 1992 à 1996, dans le cadre d’une politique
active de promotion de la « révolution islamique mondiale », est isolé et
mis au rang des États parias : en juin 1995, des agents de Khartoum tentent
d’assassiner le président égyptien Hosni Moubarak en visite à Addis-
Abeba ; en avril 1996, le Conseil de sécurité de l’ONU décrète des
sanctions contre le Soudan, accusé de soutenir le terrorisme international, et
les États-Unis instaurent un embargo commercial en novembre 1997.
Le 20 août 1998, à la suite des attentats contre les ambassades
américaines à Dar-es-Salaam et à Nairobi qui braquent à nouveau les
regards sur le Soudan, l’usine pharmaceutique Al-Shifa, soupçonnée de
fabriquer des armes chimiques, est détruite par des missiles américains. Le
bras de fer de l’administration Clinton avec le gouvernement soudanais
trouve là son point culminant.
La guerre prend alors, au Sud, la forme de luttes entre seigneurs de la
guerre dont les allégeances varient en fonction des intérêts financiers. Il en
résulte une série de désastres humanitaires d’une ampleur sans précédent,
provoqués par la soumission des agences de l’ONU aux interdictions du
gouvernement soudanais et du SPLM de secourir les victimes.

1999 : l’ère pétrolière et la chute de Tourabi


En 1999, une nouvelle ère s’ouvre avec la mise en exploitation des
ressources pétrolières du Centre-Sud du pays, qui devient rapidement un
exportateur non négligeable de pétrole (300 000 barils par jour en 2002,
450 000 en 2005). L’exploitation pétrolière transforme les enjeux de la
guerre :
– il est impératif pour le gouvernement et les investisseurs étrangers de
sécuriser les concessions et le tracé de l’oléoduc long de 1 500 km qui
rejoint le terminal de Bashaïr, sur la mer Rouge ; la population de la région,
pour l’essentiel des pasteurs nouer, est exterminée par une combinaison de
moyens modernes (hélicoptères blindés) et traditionnels (milices tribales).
Les compagnies étrangères, peu confiantes dans l’efficacité et la loyauté de
l’armée, embauchent leurs propres milices, encadrées par des mercenaires
étrangers ; chaque chef local s’évertue à contrôler une zone stratégique, ou
à s’ériger en protecteur d’une compagnie ou d’un champ pétrolifère. Au fil
des mois, le SPLM perd du terrain, face à l’armement neuf déployé par
Khartoum et aux milices recrutées grâce aux fonds du pétrole ;
– les ressources tirées du pétrole, de l’ordre d’un million de dollars par
jour, sont affectées à l’achat d’armes plus sophistiquées et plus meurtrières
(hélicoptères de fabrication russe, par exemple) ;
– l’intérêt stratégique du Soudan suscite une mansuétude nouvelle des
pays occidentaux, tandis que l’engagement des compagnies nationales
chinoise et malaysienne resserre les liens entre le Soudan et ces deux pays,
dont l’un est une puissance mondiale qui occupe un siège permanent au
Conseil de sécurité de l’ONU et l’autre une NPI, un « petit dragon »
musulman, qui allie la modernité technologique et financière occidentale à
une identité musulmane forte et agressive. D’autres engagements, comme
ceux de Talisman (Canada), de Lundin (Suède) ou de OBW (Autriche)
attirent l’attention des groupes de défense des droits de l’homme en
Occident, ce qui contraint ces investisseurs à se défaire de leurs actifs ou à
différer leurs opérations.
Sur la scène politique internationale, Khartoum regagne progressivement
du terrain, après la mise à l’écart en 1999 d’Hassan el-Tourabi ; en
février 2001, celui-ci est finalement mis en résidence surveillée après que
son mouvement, le Congrès national populaire, a signé un accord de
circonstance avec le SPLM, proposant de concéder l’abolition de la charia
et le droit à l’autodétermination des sudistes.

2001 : l’administration Bush et la quête


de la pax americana
L’attentat du 11 septembre 2001 à New York vient rappeler les liens entre le
régime de Khartoum et Al-Qaida. Ce souvenir jette un froid sur le
rapprochement engagé entre les États-Unis et le Soudan ; les Américains
exigent de pouvoir consulter tous les documents relatifs au terrorisme dont
dispose Khartoum et obtiennent même la livraison d’une vingtaine de
terroristes. Cependant, ils se refusent encore à normaliser leurs relations
avec Khartoum et à lever l’embargo commercial.
L’administration Bush exige des Soudanais une preuve de sincérité dans
leur recherche de la paix. Une mission du sénateur John Danforth est
envoyée à Khartoum et en revient avec quatre points tests de l’engagement
des belligérants : interdiction de bombarder les civils ; arrêt du trafic
d’esclaves ; cessez-le-feu humanitaire de six mois renouvelables dans les
monts Nouba ; ouverture de corridors et de fenêtres humanitaires au Sud.
Le gouvernement central et le SPLM n’ont d’autre choix que d’accepter
ces exigences. Sous l’égide de l’IGAD, des négociations de paix sont
ouvertes à Machakos, au Kenya. Un accord-cadre est signé le
20 juillet 2002, portant sur la cessation des hostilités et le partage du
pouvoir et des richesses. Khartoum accepte la perspective d’un référendum
d’autodétermination qui pourrait mener à l’indépendance du Sud. Cette
concession majeure soulève de multiples questions et des inquiétudes au
sein du régime et de ses supporters du Nord ainsi que dans les pays arabes
et musulmans. L’Égypte, en particulier, exprime ses craintes quant au
contrôle des eaux du Nil.

La marche à l’indépendance du Sud


Il faudra encore deux ans et demi pour parvenir, le 9 janvier 2005, à la
signature de l’accord de paix global (Comprehensive Peace Agreement) à
Naivasha, au Kenya. Entre-temps, une autre guerre est déclenchée, en
novembre 2002, au Darfour, par deux mouvements armés qui revendiquent
la prise en compte de leurs propres revendications, sur le modèle des
négociations en cours. La contre-insurrection menée par le régime
soudanais, avec l’assentiment tacite des parrains occidentaux des
négociations de Naivasha, sera d’une violence inouïe : plus de
300 000 morts, et plus de 2,5 millions de personnes déplacées sur 7 millions
d’habitants.
La contre-insurrection gouvernementale
au Darfour, un contre-feu à la paix au Sud
Les États-Unis, suivis par le Royaume-Uni, ont donné le feu vert au
gouvernement de Khartoum pour écraser la rébellion naissante au Darfour,
alors que les négociations avec le SPLM semblaient en passe d’aboutir. La
signature de cet accord de paix leur paraissait en effet un gage de solution à
tous les problèmes d’intégration nationale, dès lors que le SPLM
participerait au pouvoir à Khartoum. Cette analyse reposait cependant sur
de fausses prémisses : d’une part, il n’était pas envisagé que le
gouvernement de Khartoum s’engage dans une guerre d’anéantissement
(pourtant indispensable à ses yeux pour maintenir son contrôle sur
l’ensemble du pays, alors que les négociations de paix imposées par les
Occidentaux le fragilisaient) ; d’autre part, le SPLM n’était pas disposé à
défendre les intérêts des autres mouvements de rébellion contre Khartoum,
ni à partager les concessions chèrement acquises après vingt ans de guerre
avec les mouvements qui apparaissaient au Nord.
Deux mouvements rebelles se forment au Darfour : le premier, le
Mouvement de libération du Soudan, pluriethnique et laïque, opère sur le
pourtour du jebel Marra ; le second, le Mouvement pour la justice et
l’égalité, à base islamiste et tribale (un clan marginal de l’ethnie zaghawa),
est implanté à la frontière tchado-soudanaise et dans les confins désertiques
du nord. Tous deux nouent une alliance de circonstance en février 2003 et
parviennent à s’emparer de postes de police, puis de localités isolées. Le
gouvernement est pris en défaut. L’armée nationale compte certes plus de
150 000 hommes, mais elle est pour l’essentiel cantonnée au Sud. Et elle
n’est pas encline à s’engager dans une nouvelle guerre, après vingt ans de
combats très éprouvants au Sud-Soudan. D’autant plus que le Darfour
appartient au Nord, au dar el-islam, et que cette nouvelle guerre appelle à
leurs yeux un règlement politique plutôt que la répression aveugle qui
paraissait licite au Sud ou dans les monts Nouba. Les rebelles sont ainsi
maîtres du terrain. Le gouvernement a donc recours à l’articulation
éprouvée de l’aviation (bombardiers Antonov et hélicoptères de combat) et
de milices tribales opérant au sol.
La contre-insurrection entraîne le déplacement massif des villageois en
direction des villes et des camps installés à la hâte. Ces déplacements
répondent également au souhait des autorités de placer la population
supposée rebelle sous son contrôle et de récupérer durablement le
« Darfour utile », celui des populations sédentaires (les Four et les
nombreux autres peuples du Darfour central) qui s’inscrivent dans le
triangle formé par les trois capitales régionales (Nyala, El-Facher, El-
Geneina).
À partir de mars-avril 2004, la répression embrase l’est et le sud du
Darfour où une partie de la rébellion s’est repliée, le long de l’axe Nyala-
El-Facher et le long de la route de Nyala à El-Daeïn vers le sud-est. D’avril
à octobre 2004, la population déplacée passe à 1,6 million et le nombre de
réfugiés au Tchad se stabilise à 200 000.
Le gouvernement central, ayant atteint ses buts de guerre, se conforme
alors aux demandes de la communauté internationale.
Deux accords de cessez-le-feu, l’un signé à Abéché le 3 septembre 2003,
l’autre à Ndjamena le 8 avril 2004, permettent l’arrivée de l’aide
humanitaire et le déploiement à partir d’août 2004 d’observateurs de
l’Union africaine chargés de surveiller l’application de l’accord de
Ndjamena. C’est alors un déferlement d’aide et de personnels qui
investissent les grandes villes et quelques points d’appui locaux. On
compte, dès 2005, 80 ONG qui emploient 14 000 agents étrangers et
locaux. L’ONU et l’Union africaine, paravents des implications américaine
et européenne, poussent à l’ouverture de négociations entre le
gouvernement soudanais et les deux groupes rebelles du Darfour, à Abuja,
au Nigeria. L’accord de paix d’Abuja n’est finalement signé, le 5 mai 2006,
que par une faction minoritaire. L’armée et ses milices reprennent
l’offensive contre les bastions rebelles et la population civile tandis que des
conflits meurtriers éclatent entre groupes nomades. Parallèlement, des
groupes armés arabes, parfois d’anciens janjawid1, se joignent à la rébellion
après avoir pris conscience de la manipulation dont ils ont été l’objet de la
part du gouvernement central, et de leurs intérêts communs avec les
rebelles.
Une chape de silence est retombée sur le Darfour, après que le tsunami
de décembre 2005 en Asie du Sud a détourné l’attention des médias et
l’effort des humanitaires. Le gouvernement soudanais n’en a pas moins
repris, depuis l’accession du Soudan du Sud à l’indépendance en
juillet 2011, sa guerre d’attrition contre la population du bastion
montagneux et des steppes du Darfour et les groupes rebelles qui s’y
maintiennent : le nombre de personnes nouvellement déplacées en 2013
s’élèverait, selon l’ONU, à 450 000 personnes, et en 2014, à 250 000, alors
que pas un seul des 2,5 millions de déplacés n’a pu regagner son foyer et
que les ONG humanitaires sont désormais privées d’accès à la région.

L’accord de paix global de Naivasha


(9 janvier 2005) : un succès diplomatique
en trompe-l’œil
Le Comprehensive Peace Agreement auquel aboutissent en janvier 2005, les
négociations entamées au printemps 2002, prévoit un partage provisoire du
pouvoir (un gouvernement d’unité nationale, des élections législatives
auxquelles participerait le SPLM, désormais représenté au parlement de
Khartoum, et un partage des richesses, en particulier pétrolières). Dès 2004,
le sort des régions périphériques dont les mouvements rebelles ont rejoint le
SPLM, est pris en compte : la province du Sud-Nil Bleu et les monts Nouba
ont été traités dans des protocoles additionnels dès 2004, et devraient
pouvoir opter pour des formes diverses d’autonomie, voire même, selon les
interprétations, de réunion avec le Sud. Le SPLM domine par ailleurs le
gouvernement semi-autonome du Sud qui se met en place à Juba. Dotée
d’importantes recettes pétrolières, une administration sudiste se met en
place, avec l’aide des pays occidentaux. Cependant, le redéploiement des
forces et le désarmement des milices ne s’opèrent pas sans mal. La zone
frontalière d’Abyei, riche en pétrole, et peuplée à égalité de Dinka ngok et
de pasteurs nomades arabisés, les Messeriya, demeure en effet une pomme
de discorde entre Nord et Sud. À l’issue d’une période intérimaire de six
ans, le référendum d’autodétermination du 9 au 15 janvier 2011 donne une
majorité de 98 % à l’option de l’indépendance, qui sera proclamée le
9 juillet. Entre-temps, John Garang, l’homme qui incarnait la dernière
chance de l’unité, décède dans un accident d’hélicoptère au Sud-Soudan, en
août 2005, quelques semaines après son retour triomphal à Khartoum.
À Juba s’installe une administration sudiste issue des cadres de l’armée
de libération. Ceux-ci se partagent le flot des revenus pétroliers qui font
l’objet d’âpres négociations avec Khartoum. Ils sont néanmoins incapables
d’entamer le développement des infrastructures et des services attendus par
une population épuisée par vingt années de guerre et dont plusieurs millions
d’habitants reviennent, démunis de tout, des camps de déplacés de
Khartoum ou du Kenya.
Le nouveau gouvernement dispose de ressources enviables : le pétrole
lui rapporte de 4 à 5 milliards de dollars par an, tandis que l’aide
internationale se déverse à flots pour aider au décollage du 54e État
indépendant d’Afrique. Mais faute de cadres et d’une administration
minimale, cet argent est dilapidé et détourné, et la population ne bénéficie
en rien de l’indépendance. L’ONU, qui avec la Mission des Nations unies
pour le Soudan du Sud (MINUSS), déploie une force armée et des cadres
civils destinés à épauler l’administration locale, assiste sans réagir à la
gabegie qui s’installe et y contribue même, avec un budget de plus d’un
milliard et demi par an, dépensé en pure perte.
L’indépendance est confisquée par les anciens fighters, qui se
comportent en terrain conquis. Ils sont issus pour l’essentiel des groupes
d’éleveurs bovins de la cuvette du Haut-Nil, Dinka et Nouer, qui se
déchirent pour les postes à pourvoir, sans aucune considération pour les
besoins de la population. Tandis que la capitale, Juba, grandit sans contrôle
et dépasse 500 000 habitants, sans qu’aucun service ni infrastructure ne
soient mis en place, le gouvernement sud-soudanais annonce le 31 août
2012, un projet de nouvelle capitale Ramciel aux confins de la cuvette
marécageuse du Haut-Nil : une sorte de Dubai des marais, d’un coût estimé
à 10 milliards de dollars.
Par ailleurs, le pays bénéficie d’une des dernières étendues de terres
cultivables vierges de la planète, ce qui attire les convoitises d’États en
quête de sécurité alimentaire, comme la Chine, et de groupes
d’investisseurs du Golfe. La mise à l’encan de ces terres occupées par des
peuples d’agriculteurs ou d’éleveurs traditionnels se fait sans contrôle au
bénéfice des barons du régime.
Figure 19 Pétrole et terres fertiles, facteurs de conflits au Soudan
Source : Marc Lavergne, 2015.

Le gouvernement pléthorique (53 membres) mais incompétent doit faire


face à plusieurs défis dans sa relation avec le Soudan, avec lequel doit être
réglée la succession d’État :
Dès juillet 2011, le Sud crée sa propre monnaie, la livre soudanaise du
Sud, à parité avec celle du Nord. Le Nord voit ainsi s’échapper l’espoir
d’un levier sur la politique économique et monétaire du Sud, et d’asseoir la
solidité de sa monnaie sur les revenus pétroliers du Sud.
Environ 4 millions de Sudistes et leurs descendants, réfugiés au Nord
depuis le début de la guerre civile en 1983, y ont fait souche, tandis que
d’autres y sont fonctionnaires de l’État soudanais. À l’inverse, des
communautés originaires du Nord sont implantées parfois depuis des
générations dans les villes du Sud : ce sont les Jellaba, qui y détiennent le
commerce de gros et de détail. Les Sudistes considérés au Nord comme une
5e colonne sont expulsés au Sud, et spoliés de tous leurs biens au Nord, sans
que le gouvernement n’ait rien prévu pour leur accueil.
La question du partage des recettes pétrolières entre le Nord et le Sud se
focalise sur des régions frontalières contestées comme le district d’Abyei,
dont le sort n’est toujours pas réglé, à la suite du refus du Nord d’organiser
la consultation promise, sur fond de désaccord quant à la définition du corps
électoral. Après un affrontement armé, la région est désormais sous contrôle
d’un corps de Casques bleus éthiopiens.
Mais le différend concerne aussi le montant des royalties à verser par le
Sud pour le transit du brut à travers le territoire du Nord, seul débouché
possible, par l’oléoduc qui conduit à la mer Rouge. Il s’agit d’une ressource
vitale pour le Sud, mais également pour le Nord qui a perdu les 3/4 de ses
recettes pétrolières avec l’indépendance du Sud. Le régime a désormais du
mal à entretenir son appareil de sécurité, à choyer son armée et à répondre
aux besoins de la population urbaine. Dès l’été 2011, en écho aux
révolutions arabes, la jeunesse de Khartoum et des grandes villes de
province manifeste dans de violentes émeutes son mécontentement devant
la vie chère et l’absence de débouchés. Après des mesures de rétorsion
réciproques (fermeture de l’oléoduc, soutien à des mouvements rebelles de
part et d’autre), le Sud lance une opération militaire et s’empare pour
quelques jours du gisement du champ pétrolier contesté de Heglig en
avril 2012. Même si un accord précaire a pu être trouvé sur le montant des
royalties et des compensations à verser au Nord par le Sud, celui-ci n’en est
pas moins déterminé à trouver un débouché alternatif en direction du port
de Lamu, au Kenya.
Le tracé de la frontière commune, longue de 2 400 km, est contesté par
le Sud en de nombreux endroits, depuis la période coloniale où les intérêts
du Nord avaient été systématiquement privilégiés par les Britanniques. Des
affrontements armés ont eu lieu à de nombreuses reprises depuis lors, et la
question de l’accès des pâturages du Sud, en saison sèche, pour les groupes
d’éleveurs nomades du Nord (les Baggara) demeure cruciale. La frontière a
ainsi été fermée par le Nord, empêchant ses commerçants de ravitailler les
villes du Sud comme Wau, reliée à Khartoum par un chemin de fer, mais
inaccessible depuis Juba.
L’incapacité à traiter ces litiges a trouvé sa conclusion depuis
décembre 2013, dans une guerre civile dévastatrice dont nul ne saurait
prédire l’issue.

La guerre civile au Sud : fatalité africaine


ou échec américain ?
Le 23 juillet 2013, le président Salva Kiir limoge son vice-président Riak
Machar, celui-ci ayant exprimé sa volonté de lui succéder à la tête du pays à
l’échéance de 2015. Celui-ci, qui s’était rebellé contre John Garang dès
1991, n’a jamais caché son ambition, depuis qu’il a rallié le mouvement en
vue de l’indépendance. Il rassemble autour de lui nombre de mécontents,
chez ses contribules nouer, grande tribu du Soudan, mais aussi parmi les
cadres du pouvoir de toutes origines ethniques, effarés par la conduite des
affaires.
Le 15 décembre, des combats éclatent à Juba entre le SPLA (Sudan
People’s Liberation Army), qui tient lieu d’armée nationale, et des miliciens
favorables à Riek Machar. D’autres affrontements éclatent dans les villes
qui bordent le Nil, comme Bor et Malakal, et dans les régions pétrolifères
du nord (Bentiu). Les compagnies pétrolières étrangères chinoises et
malaysienne doivent évacuer leurs techniciens et cesser leurs opérations.
Le 20 janvier 2014, le gouvernement affirme avoir repris le contrôle de
ces villes, mais au prix de milliers de morts et de centaines de milliers de
déplacés. Le 23 janvier, un cessez-le-feu est conclu à Addis-Abeba, mais il
est rompu trois jours plus tard, autour des villes de Leer, de Bentiu et de
Malakal, en présence de la MINUSS impuissante et d’une prudente
abstention des puissances occidentales et de la communauté internationale.
Ce n’est que le 9 mai 2014 que Salva Kiir et Riek Machar se rencontrent
à Addis-Abeba pour un cessez-le-feu qui sera violé dès le début de la
semaine suivante. On estime le nombre des déplacés à 1,2 million, lesquels
sont par ailleurs menacés de famine. Une nouvelle rencontre le 11 juin
aboutit à un accord – sans suite – sur la formation d’un gouvernement de
transition. Les tentatives de médiation du Conseil de sécurité au mois
d’août n’ont pas plus de succès et la guerre de positions se poursuit depuis
lors dans l’indifférence générale. En juin 2015, la ville de Malakal est prise
par les rebelles commandés par le général Johnson Olony puis reprise en
juillet par les forces gouvernementales, et l’UNICEF, qui comme toute
l’armada onusienne, se distingue par son incapacité, révèle toute l’horreur
des atrocités commises de part et d’autre contre la population. On estime à
l’été 2015 que plus de 500 000 habitants ont fui le pays vers l’Éthiopie ou
l’Ouganda et que près de 2 millions de personnes errent d’un lieu à un autre
dans le pays.
Les pays voisins sont inquiets de cette déstabilisation du nouvel État. Si
Khartoum joue sur les deux tableaux, selon une tradition bien ancrée de
« divide and rule », soutenant le gouvernement « légal » de Salva Kiir et
armant en sous-mains les forces de Riek Machar, l’Ouganda a pris fait et
cause pour Salva Kiir et l’Éthiopie, qui abrite le siège de l’Union africaine
et anime l’IGAD (Intergovernmental Authority on Development) cherche
avec le soutien de Thabo Mbeki, ancien président sud-africain, une solution
durable à la crise. Le Kenya est quant à lui plus préoccupé par ses
difficultés internes, et par la menace des shebabs somaliens, soutenus par
Khartoum.
Khartoum poursuit en effet, malgré la perte de ses revenus pétroliers et
amputé du tiers fertile de son territoire, un activisme régional qui lui donne
une capacité de nuisance sur la scène internationale. Le régime du président
Omar el-Béchir, toujours sous mandat d’arrêt de la Cour Permanente
Internationale, cultive en effet des liens étroits avec les mouvements
djihadistes du Sahel, de la Corne de l’Afrique, aussi bien qu’avec l’Iran et
le Hamas. Il est actif de la Somalie au Sahara, en passant par la
Centrafrique, le Tchad, la Libye et le nord du Nigeria, jouant ainsi avec
succès de la dissuasion du faible au fort et de la myopie des États
occidentaux qui croient voir en lui un facteur de stabilisation régionale et un
acteur « business friendly ».
Adepte du double langage, le régime militaro-islamiste de Khartoum, qui
avait obtenu les financements de grands établissements de crédit comme la
BNP, en dépit de l’embargo américain, tente désormais de se faire passer
pour un allié de l’Occident, en rejoignant la Croisade des monarchies du
Golfe appuyées par l’Occident contre la rébellion houthiste au Yémen.
Il n’en poursuit pas moins également sur la scène intérieure ses buts de
guerre, écrasant impunément sa propre population au Darfour, dans les
monts Nouba et au sud du Nil Bleu sous un déluge de bombes, alimentant le
flot ininterrompu d’hommes et de femmes qui traversent le Sahara, puis la
Méditerranée, au péril de leur vie pour chercher refuge en Europe.
Chapitre 16

Le Projet du Sud-Est
anatolien (GAP) :
conflits autour d’un projet
de développement

LE GÜNEYDOĞU ANADOLU PROJESI (GAP), ou Projet du Sud-Est anatolien, est le


plus vaste projet d’aménagement régional jamais entrepris en Turquie et
l’un des plus ambitieux au monde. Le gigantisme est ici fortement
revendiqué pour ce projet qui couvre l’ensemble de la région du sud-est de
la Turquie – soit huit départements (Adıyaman, Batman, Diyarbakır,
Gaziantep, Mardin, Şanlıurfa, Siirt et Şırnak), pour une surface totale de
75 358 km2 (9,7 % de la Turquie) – et qui concerne directement plus de
7 millions de personnes, à majorité kurde.
Le GAP représente un investissement de 32 milliards de dollars pour
treize projets d’aménagement sur les bassins de l’Euphrate et du Tigre
prévoyant la construction de vingt-deux barrages principaux. C’est
également la construction de 7 000 km de canalisations, dont les deux
tunnels de Şanlıurfa, de 26,2 km chacun, réseau qui permettrait, au terme du
projet, de mettre en irrigation 1 700 000 hectares (20 % du total des terres
irrigables de Turquie). Avec l’installation de 19 centrales hydroélectriques,
le GAP devrait également disposer d’une capacité de production électrique
totale de 7 485 MW (27 000 GWh/an1).
Lancé en 1977, le projet devait initialement être achevé en 2005,
puis 2010. En 2015, on évalue le projet réalisé à 70 % pour les grandes
infrastructures, mais nettement moins pour les aménagements, notamment
la mise en eau des terres irrigables. Désormais, l’horizon de son
achèvement est situé à la fin des années 2020… voire 2049 [DAOUDY,
2009]. En plus de trente ans, les objectifs du GAP ont été progressivement
modifiés, passant d’un projet purement hydroélectrique à un projet
d’aménagement régional complexe. Peu contesté lors de son démarrage, le
GAP fait l’objet de critiques violentes depuis les années 1990 : de la part
des pays situés en aval de cet aménagement d’abord, mais aussi sur la scène
domestique, avec la prise de conscience des premières conséquences
mesurables (écologiques, humaines) de ce qui a été réalisé, ou encore du
fait de l’évolution des différents contextes dans lesquels ce projet s’est
développé. Plus qu’un générateur de conflits en soi, le GAP s’est révélé être
un formidable outil de cristallisation de tensions diverses, sur les plans
international, national et local.

Les sources idéologiques d’un projet


d’aménagement
Ce projet pharaonique trouve ses racines dans des logiques administratives
et politiques mises en place dans les premières décennies de la République
de Turquie. Le mot d’ordre est alors la modernisation à marche forcée et,
dès 1936, le gouvernement d’Ankara fonde l’Administration des études
électriques (Elektrik Işleri Etüd İdaresi) dont la mission est d’étudier les
possibilités de développement des ressources hydroélectriques afin de
faciliter l’électrification du pays et de rendre possible l’industrialisation. La
construction des barrages relève aussi du symbole politique, dans la mesure
où elle permet de confirmer l’accession de la nouvelle Turquie au niveau de
technicité (et donc de civilisation) des Occidentaux et ce, au profit du
renouveau de l’Anatolie. En 1953, la construction des barrages est confiée à
la Devlet Su İşleri (DSİ), puissante Administration d’État des Eaux qui
réalise entre 1966 et 1974, le barrage de Keban sur l’Euphrate (département
d’Elazığ). Avec une structure de 210 mètres de haut et une capacité
hydroélectrique de 1 330 MW, c’est le premier « géant » de Turquie ; son
réservoir couvre une surface de 675 km2 et fait de lui, pour un temps, le
troisième lac de Turquie2…
C’est le succès à la fois technique et politique de ce projet qui va donner
le coup d’envoi aux projets d’aménagement de l’Anatolie du Sud-Est qui se
concrétiseront à travers la mise en place du GAP en 19773.
Conçu initialement comme un projet technique dévolu à la seule
exploitation des ressources en eau et à la production d’énergie, le GAP va
vite évoluer, tout au moins dans le discours. Il doit désormais s’appuyer sur
un Master Plan, un plan directeur ambitieux. Il s’agit de conduire la région
la plus pauvre de Turquie à rattraper son retard tout en participant à l’essor
du commerce extérieur turc, en la transformant en centre d’exportation de
produits agricoles.
À cela, il faut bien sûr ajouter la dimension politique, qui n’est d’ailleurs
pas niée par les responsables du GAP, même si ce n’est que de manière
implicite avant 2002. En effet, la guérilla kurde du PKK4, qui éclate dans la
région en 1984, va durer jusqu’au début des années 2000. Même si le
conflit est resté plutôt de faible intensité (près de 40 000 morts tout de
même en 15 ans), il a gravement désorganisé la région, accéléré à la fois le
regroupement urbain et l’émigration vers Istanbul et les grandes villes
d’Anatolie. Dans un tel contexte, la réalisation du GAP va peu à peu être
comprise par les uns comme l’expression de la turquification menée par le
pouvoir dans la région et, pour les autres, comme un outil permettant à
moyen et long termes, si ce n’est de résoudre la question kurde, tout au
moins de raffermir les liens avec le reste du pays de cette région centrifuge.
La puissance du GAP est à son apogée en 1992 avec l’achèvement du
barrage Atatürk, pièce centrale du projet. La fierté de l’administration et de
la classe politique de l’avoir mené à bien – alors que le conflit avec le PKK
sévit dans la région – a été largement partagée par l’opinion publique
turque, à défaut des populations locales. La mise en eau du sixième plus
grand barrage du monde a été présentée comme le signe de la réussite du
projet civilisationnel de la Turquie et, dans le contexte local du moment,
comme l’affirmation de l’inaliénable caractère turc de cette terre contestée
par les séparatistes kurdes.
Mais c’est aussi la mise en eau du barrage Atatürk qui va sonner l’heure
des premières critiques virulentes du GAP : d’abord au-delà des frontières,
puis rapidement en Turquie même.
La guerre pour l’eau ou l’eau pour
la guerre ?
De l’importance des conditions du milieu physique :
relief et climat
La géographie a un impact lourd sur les stratégies des acteurs pour s’assurer
des ressources suffisantes en eau, leur répartition étant très inégale et la
géographie hydraulique ne suivant pas les frontières. Pour autant, peut-on
parler de situation conflictuelle liée aux seules ressources en eau ? Celles-ci
sont d’ores-et-déjà à la source d’une tension… entre les analystes qui
affirment que l’eau sera inéluctablement à l’origine de conflits importants et
ceux qui, au contraire, soulignent que ce sont les situations de conflits
préexistantes qui dominent, les antagonismes sur l’eau n’ayant de sens que
dans ce cadre [BOESEN, RAVNBORD, 2004].
Si le droit international est clair sur les questions de navigation sur des
cours d’eau transfrontaliers, le vide juridique règne toujours en matière de
gestion des ressources en eau. Un accord international a bien été adopté en
1997 par l’Assemblée générale des Nations unies5, mais il n’est pas encore
entré en vigueur. En attendant, ce sont des doctrines qui régissent les
différends entre États. La doctrine Harmon6 affirme la souveraineté absolue
d’un État sur les eaux d’un fleuve international dans les limites de ses
frontières : c’est évidemment une doctrine qui favorise les pays situés en
amont, et qui a été adoptée par la Turquie. La doctrine de « la première
appropriation » oblige les États à garantir la bonne alimentation des usages
préexistants : c’est celle que défend l’Irak, le premier des trois pays à avoir
aménagé le cours d’eau. Enfin, la doctrine de « l’intégrité territoriale
absolue » laisse toute latitude aux États d’amont à utiliser l’eau dans la
mesure où ils ne mettent pas en danger l’alimentation « naturelle » des pays
d’aval : c’est la solution la plus coopérative, mais qui suppose une entente
minimale entre les différents protagonistes.
L’Euphrate (2 700 km de long), et le Tigre (1 900 km) prennent leur
source en Turquie respectivement dans les monts du Taurus et du Zagros.
L’Euphrate coule ensuite en Syrie puis en Irak, qui est donc tributaire de la
Syrie et de la Turquie pour son approvisionnement en eau de surface. Le
Tigre, quant à lui, coule d’abord en Turquie puis en Iran, mettant l’Irak une
nouvelle fois en situation de dépendance. Ces deux fleuves ont un régime
pluvio-nival caractérisé par les pluies méditerranéennes d’hiver et la fonte
des neiges au printemps. Les eaux montent dès novembre jusqu’en avril,
puis baissent jusqu’en octobre. La variation saisonnière est extrêmement
forte : avec un débit moyen de 830 m3/s, l’Euphrate enregistre une moyenne
d’étiage de 300 m3/s avec des crues de 8 000 m3/s.
En outre, les irrégularités d’une année sur l’autre – de 1 à 4 – sont
également très importantes. Avec 1 410 m3/s de débit moyen à Bagdad, le
Tigre connaît le même type de variations, avec un étiage en été à 360 m3/s7.
Tableau 16.1 Répartition en pourcentage de la superficie des bassins et de la
contribution au volume des débits de chaque pays riverains
Euphrate Tigre

% du débit % du bassin (**) % du débit % du bassin

Turquie 88 % (*) 28 % 40 % 12 %

Syrie 12 % (*) 17 % – 2%

Irak – 40 % 51 % 52 %

Iran 9% 34 %

(*) Ou bien respectivement 98,5 % et 1,5 % selon que l’on considère que les affluents du fleuve
en Syrie (le Sajour, le Balikh et surtout le Khabur) sont syriens ou bien turcs (ils prennent leur
source en Turquie).
(**) Le total ne fait pas 100 % du fait des eaux souterraines en provenance d’Arabie saoudite.

Les crises successives


En 1962, la Turquie participe à des rencontres avec la Syrie et l’Irak
(séparément) sur les questions hydrauliques. Le premier accord, sans grande
portée, est signé en 1980 entre la Turquie et l’Irak. En 1987, la Turquie
« consent » à signer un accord bilatéral avec la Syrie, garantissant à cette
dernière un débit minimum de l’Euphrate à la frontière de 500 m3/s, soit
56,2 % du débit naturel à cet endroit. « Consent » car, dans l’esprit
d’Ankara, c’est uniquement en signe d’apaisement et de compréhension que
cet accord est signé et non en réponse à un quelconque droit que les pays
situés en aval pourraient faire valoir… En 1990, la Syrie et l’Irak signent un
autre accord bilatéral portant sur une répartition des eaux de l’Euphrate de
42 % pour la Syrie et 58 % pour l’Irak. Il n’y a aucun accord tripartite.
En 1990, malgré l’accord de 1987, le bassin de l’Euphrate va connaître sa
seconde grande crise, avec la mise en eau du barrage Atatürk. Le président
Turgut Özal fait alors valoir que « l’Euphrate est une rivière turque » et
qu’il n’y a pas lieu de la partager. Quant au GAP, Ankara considère qu’il
s’agit d’une affaire domestique même si, une fois toutes les réalisations
achevées, 70 % du débit de l’Euphrate et environ 50 % de celui du Tigre
seront captés en Turquie… Mais c’est pour d’autres raisons qu’Ankara ne
prend pas de gants pour remplir l’énorme lac du barrage Atatürk, allant
jusqu’à réduire le débit à la frontière syrienne bien en dessous de 100 m3/s
en janvier 1990. Damas soutient alors ouvertement le PKK, qui se sert du
nord de la Syrie comme base arrière, et c’est clairement en rétorsion que le
pouvoir turc a voulu montrer qu’il pouvait couper l’eau à tout moment… à
moins que la Syrie ne change de politique. Avec l’inauguration du barrage
de Birecik et l’ouverture des canaux de Şanlıurfa en 1994-1995, la quantité
d’eau est à nouveau réduite au détriment de la Syrie, Ankara refusant toute
négociation à ce sujet tant que Damas apporte son soutien au PKK. La
tension entre les deux pays atteint son paroxysme en octobre 1998, lorsque
l’armée turque se masse à la frontière. Rapidement, la Syrie cesse de jouer
la carte kurde et lâche le leader du PKK, Abdullah Ocalan, qui est
finalement arrêté et emprisonné en Turquie en février 1999.
L’hypothèque kurde étant levée, les négociations sur l’eau reprennent
dès 2001 dans un esprit beaucoup plus coopératif. Le contexte hydro-
politique de la Syrie jusqu’en 2000 est de faire face à la fois aux exigences
d’eau de l’Irak et aux projets organisés par les Turcs en amont. Avec
l’accession de Bachar el-Assad au pouvoir en 2000 et la guerre d’Irak
en 2003, la Syrie s’attache à briser son isolement en multipliant les logiques
de coopération avec son puissant voisin. Dans ce contexte, l’argument
développé par les Turcs selon lequel la Syrie ne dispose pas de bonnes
zones de stockage et qu’il vaut mieux pour Damas coopérer avec Ankara
pour l’obtention d’un débit régulier organisé en amont, peut alors faire sens.
Dans le même esprit, un accord de développement commun a été signé
entre les deux pays à propos de l’Oronte, fleuve utilisé à 90 % par les
Syriens et que les Turcs estiment pollué lorsqu’il débouche dans la province
du Hatay8.
La guerre civile syrienne, qui commence en mars 2011, va profondément
changer la donne. Dès juin 2011, Ankara met fin à la lune de miel avec
Damas et dénonce la « sauvagerie » de Bachar el-Assad, avant de s’engager
de plus en plus activement dans l’aide aux différents groupes combattant le
pouvoir de Damas. La montée en puissance du PYD (le Parti de l’Union
démocratique – parti kurde syrien proche du PKK), qui cultive une relation
ambiguë avec le pouvoir de Damas, inquiète fortement le pouvoir turc. Le
parti kurde syrien va très vite contrôler la zone de contact avec la Turquie
(avant que l’État islamique ne mette en cause cette suprématie) ce qui ne
peut, d’un point de vue turc, que faciliter la capacité de mouvement de la
résiduelle rébellion kurde de Turquie. La région du GAP constitue la plus
grande partie de cette région frontalière et les organisations kurdes voient
dans les aménagements récents une volonté d’Ankara de renforcer le
verrouillage de la frontière. L’achèvement de la construction des tunnels de
Şanlıurfa (2012), qui permettent d’utiliser les eaux retenues par le barrage
Atatürk afin d’irriguer les plaines frontalières de Harran et de Mardin
Ceylanpınar, ou encore la mise en eau du barrage de Silvan (2011) sont
ainsi perçus côté kurde comme autant d’outils pour contrôler la frontière et
compliquer le mouvement des militants kurdes.

Le GAP : un bilan plutôt négatif


en Turquie
Est-il possible, trente-cinq ans après le démarrage du projet, d’avoir une
idée sur son état d’avancement ? Les chiffres disponibles à ce sujet sont
toujours très (trop) globaux et le plus souvent contradictoires, en l’absence
de tout système d’évaluation.
En ce qui concerne la réalisation du projet dans son ensemble, les
chiffres fournis par l’administration ou les analystes varient de 44 % à plus
de 60 %… Par commodité, disons qu’un peu plus de la moitié du projet
aurait été réalisée. Si 15 des 22 barrages sont construits en 2015 et deux en
passe d’être achevés prochainement, le taux de réalisation est beaucoup plus
faible pour les aménagements régionaux, en particulier en termes
d’irrigation : l’Administration d’État des Eaux (DSI) et l’administration du
GAP estiment l’avancement du projet, fin 2014, à 935 km de canalisations
principales construites et à 411 508 hectares ouverts à l’irrigation, sans qu’il
soit précisé si ces terres font l’objet effectivement d’une exploitation. Cela
représente 22,9 % du total prévu pour la DSI, mais 38,8 % pour le GAP qui
ne comptabilise « que » 1 060 000 hectares a aménagé dans le cadre du
projet9.
S’il est clair que le projet accuse d’énormes retards et n’a pas tenu toutes
ses promesses en termes de développement, son impact sur la région est
néanmoins sensible. La production agricole a très largement augmenté et
s’est diversifiée ; le niveau d’éducation et la couverture sanitaire aussi, de
même que le niveau de vie en général. Mais il est difficile, hormis pour la
production agricole, de définir le rôle exact du GAP, la région ayant
bénéficié au cours de la dernière décennie à la fois de la paix revenue et du
dynamisme économique de la Turquie.
Quant à la pollution, elle n’a pas été véritablement envisagée par le GAP,
qui n’a planifié le réseau de collectes des eaux d’irrigation qu’en 2002.
Pourtant, le passage à une agriculture intensive comporte un risque
important de baisse de qualité de l’eau, du fait de l’usage massif d’engrais,
de fertilisants chimiques et de pesticides. La situation devient d’ailleurs
critique dans la vallée d’Harran (la seule à avoir été presque complètement
aménagée) et les stations d’épuration prévues ne seront sans doute pas
suffisantes. De surcroît, le problème commence déjà à devenir international,
les zones d’irrigation longeant la frontière syrienne et polluant les affluents
syriens de l’Euphrate.
L’administration du GAP n’a pas fait grand cas des caractéristiques
culturelles locales, à commencer par la particularité de la propriété foncière
dans cette région. Pourtant, l’administration centrale avait déjà connu des
déboires dans les années 1960, se trouvant dans l’incapacité d’y mettre en
place une réforme agraire développée ailleurs dans le pays. La dernière
tentative, en 1978, s’est soldée par une renonciation du gouvernement du
fait du clientélisme électoral local. Le résultat est que 50 % des terres sont
possédées par seulement 8 % de la population agricole, et près de 40 % de
celle-ci est composée de travailleurs agricoles non propriétaires
[MCDOWALL, 2004]. Du fait des investissements et des seuils de rentabilité
nécessaires pour une exploitation irriguée, la mise en place du GAP va
de facto profiter à une infime proportion de la population et nourrir le
ressentiment des classes moins favorisées. Toujours dans le même esprit
techniciste, le niveau de compétence réel des futurs travailleurs agricoles
bénéficiaires du GAP n’a pas été pris en compte initialement, avant que le
GAP n’organise des formations et ne prenne des mesures de rattrapage en
matière d’alphabétisation pour une population qui est la plus déficiente du
pays en la matière. Enfin, les promoteurs ne tiennent pas compte des
problèmes humains posés par le conflit entre l’armée et le PKK, ni des
hiérarchies et de l’emprise du système clanique kurde (aşiret).
La question des déplacés et des indemnisations est un problème qui a
lourdement contribué à rendre le GAP impopulaire dans la région et en
Turquie. Le nombre d’individus déplacés est d’ailleurs difficile à évaluer :
les évaluations des ONG opérant dans la région sont d’environ
200 000 personnes sur la zone du GAP pour l’ensemble des barrages déjà
construits ; pour le projet Ilısu, les chiffres varient de 30 000
à 70 000 personnes. Après quinze années de guerres qui ont eu pour
conséquence dans la région une hémorragie démographique – y compris en
raison des campagnes de « pacification » et des destructions de villages
organisées par l’armée turque au milieu des années 1990 –, il est difficile de
savoir si les populations ont été déplacées du fait du GAP ou non. Par
ailleurs, les conditions d’indemnisation ou de relogement (selon que les
populations concernées sont propriétaires ou non, que la propriété est sous
eau ou « simplement » inatteignable, etc.) sont très diverses, et notoirement
insuffisantes.
Le GAP est donc un projet qui est resté concentré sur « l’hydro-
impératif » (tout en affichant des ambitions sociales et un souci de
concertation) comme le montrent les polémiques autour de la construction
du barrage d’Ilısu.

La difficile résolution de la question kurde


L’arrivée du Parti de la Justice et du Développement au pouvoir (AKP)
en 2002 coïncide avec la fin de la guerre avec le PKK, autorisant
l’expression de solutions au problème kurde au-delà de l’impératif
sécuritaire. L’AKP, dès les élections de 2002, a fait un score honorable dans
le sud-est (26 % des voix contre 34 % au niveau national) ; mais c’est
surtout aux élections de 2007 qu’il va recevoir un véritable mandat de la
part de la population kurde du sud-est (53 % de vote pour l’AKP). Entre les
deux élections, le gouvernement de Recep Erdoğan, qui reconnaît en 2005
que « L’État a fait des erreurs sur la question kurde », va relancer le
GAP. En 2006, une loi retire à l’administration du GAP ses compétences en
matière de POS, au profit des collectivités locales10. Symboliquement, la
même loi délocalise l’administration du GAP à Şanlıurfa. Enfin, un Plan
d’Action pour la période 2008-2012 est adopté (Eylem Planı 2008-2012) :
ce n’est pas moins de 20 milliards de dollars que le gouvernement prévoit
d’investir, en grande partie grâce aux privatisations, pour un plan qui
affiche l’ambition de créer en cinq ans 3,8 millions d’emplois et
d’augmenter le revenu moyen par habitant de 209 %11… L’accent est alors
mis sur les méthodes participatives et le développement durable et, tirant le
bilan des réalisations précédentes, d’importantes procédures locales de suivi
sont mises en place.

Tableau 16.2 Caractéristiques des 17 barrages en activité ou en voie


d’achèvement
Source : Données synthétisées à partir des documents fournis par le Devlet Su İşleri (DSİ),
disponibles sur : www.dsi.gov.tr et www.gap.gov.tr (GAP Su Kaynakları Geliştirme Programı –
Programme de développement des ressources en eau).
L’objectif à court terme est avant tout électoraliste. L’AKP a réussi, au
début des années 2000, à conquérir une partie de l’électorat kurde sensible à
l’alternative offerte par un parti opposé aux pratiques kémalistes et qui
affirme sa volonté de promouvoir en Turquie des pratiques démocratiques
sur le modèle européen. En Anatolie du Sud-Est, l’AKP rivalise ainsi avec
le Demokratik Toplum Partisi (DTP), le Parti social démocratique (kurde).
À plus long terme, il s’agit d’apporter une solution à la sempiternelle
« question kurde » par la mise en place de pratiques démocratiques et par le
développement économique. Le GAP, selon les propres termes de Recep
Erdoğan, se veut « un projet de restauration sociale ».
Après 2007, les espérances quant à un règlement rapide de la question
kurde se sont rapidement réduites : le PKK reprend ses activités à partir de
son sanctuaire du Kurdistan irakien et le gouvernement Erdoğan est de
moins en moins enthousiaste à l’idée de faire évoluer la position de l’État
sur le problème kurde après les avancées de 2002-2007. La figure de
l’ennemi attribuée aux séparatistes kurdes a aussi des vertus politiques, que
ce soit en termes de gage donné aux franges nationalistes de l’électorat ou
comme plaidoyer pour le soutien à un État protecteur engagé dans un
combat contre un ennemi largement diabolisé, ce qui a pour effet de rendre
inaudible (si ce n’est illégitime) toute opposition.
Parallèlement, après les années de violences, la dynamique identitaire
turque s’est « re-territorialisée » sur la zone du Sud-Est. Le GAP devient
ainsi pour beaucoup, plus qu’un programme de développement, un outil
d’occupation du territoire et d’effacement de la mémoire kurde. Dans les
années 1930, les militaires, lors de la révolte kurde du Dersim, utilisaient la
« frontière naturelle » de l’Euphrate jusqu’à la passe de Keban pour isoler
les rebelles. De même, les principales zones prévues pour être mises en
irrigation dans le cadre du GAP se situent massivement le long de la
frontière syrienne. Même si cette répartition a une logique du fait de la
topographie montagneuse du nord de la région, elle organise de facto la
zone frontalière en couloir aménagé par de grandes propriétés, ce qui,
comme le soupçonnent des militants kurdes, répond à la fois à une logique
politique d’ancrage de la région au territoire national turque et à la
construction d’une zone tampon sécurisée le long de la frontière syrienne.
Les enjeux écologiques et patrimoniaux
L’ensemble de ces enjeux s’est concentré ces dernières années sur la
construction du barrage hydroélectrique d’Ilısu, pièce maîtresse du
dispositif du GAP sur le Tigre et dont la mise en eau était initialement
prévue pour 2013, puis 2015. Les problèmes posés par ce projet sont
environnementaux (aggravation des pollutions, disparition d’une vallée
entière et destruction d’une flore et d’une faune particulière), humains
(déplacement nécessaire d’environ 30 000 personnes), patrimoniaux (le site
d’Hasankeyf est menacé), économiques (contestation d’un projet portant sur
1,5 milliard de dollars) et enfin d’ordre culturel.
Le cœur de l’enjeu est la disparition programmée du site historique de
Hasankeyf, ville-clé de la frontière entre l’Empire romain d’Orient et
l’Empire perse, qui possède de magnifiques vestiges de son passé, à
commencer par un pont du XIIe siècle. Depuis plus de quinze ans, des
associations turques locales et nationales sont relayées par des ONG
internationales pour dénoncer le projet. À l’étranger, le projet Ilısu va aussi
rencontrer une forte hostilité.
La Syrie et surtout l’Irak sont sans surprise vent debout contre la
construction d’un nouveau réservoir de 10 000 hm3 qui va ponctionner un
peu plus leurs ressources hydrauliques. Sur un autre front, la campagne
internationale menée autour de la défense de ce joyau du patrimoine
mondial s’est appuyée sur le désastreux précédent du site romain
d’Apamée-Zeugma, mis sous eau par le remplissage du barrage de Birecik
en 1999. À la suite du scandale de Zeugma, le gouvernement britannique
est amené, face à une habile campagne des ONG kurdes et
environnementalistes de Londres, à renoncer à soutenir des entreprises
nationales parties prenantes au projet. L’Allemagne, la Suisse et l’Autriche,
qui avaient accordé en 2007 des crédits à l’exportation à des entreprises
nationales impliquées dans le projet Ilısu, vont, à leur tour, se désengager du
projet en 2009, après une enquête indépendante concluant au non-respect
des exigences fixées en ce qui concerne l’impact social et environnemental.
Sur le plan national, le GAP a plus de détracteurs : la (re)découverte du
patrimoine anatolien par toute une génération de jeunes gens des grandes
villes de l’ouest, souvent très impliquée dans des actions militantes ou
associatives, a suscité l’émergence de dizaines d’ONG hostiles au GAP et
au projet d’Ilısu en particulier.
Les populations locales (kurdes en majorité) sont également très
opposées au projet : outre la défense d’Hasankeyf – qui, par ailleurs, depuis
le début de la polémique, a connu un développement touristique
extraordinaire –, c’est une hostilité générale à l’ingénierie territoriale opérée
par l’État qui se manifeste. Le gouvernement turc affirme au contraire que
la réalisation du barrage apportera à cette région pauvre les moyens de
développer son économie, en permettant la création d’emplois (le chantier,
la centrale mais aussi de nouvelles activités de pêche ou de culture
intensive), d’infrastructures permettant de développer le tourisme,
l’amélioration globale du niveau de vie…
« Comment peut-on détruire une ville qui fait partie du patrimoine
mondial de l’humanité ? » s’interrogeait le maire de la ville Vahap Kusen,
avant d’évoquer l’étonnant cas d’un État qui viole ses propres règles
puisque la Turquie a classé le Pont et d’autres monuments au patrimoine
historique…
Figure 20 Le GAP : l’enjeu géopolitique de l’aménagement d’un
territoire (situation début 2016)
Source : www.gap.gov.tr

Pourquoi d’autres solutions, comme un barrage plus modeste, n’ont-elles


pas été ne serait-ce qu’envisagées ? Enfin, la question des déplacés est
également cruciale, d’autant plus qu’elle interroge à la fois la réalité de la
modernisation démocratique de cette Turquie candidate à l’UE et en même
temps le sérieux de la prise en compte par Ankara des populations locales.
L’autoritarisme du GAP, l’absence de souci de la population, ravivent les
blessures de la guerre civile qui a sévi dans la région pendant près de vingt
ans. Qui plus est, le déplacement de cette population frontalière avec la
Syrie, kurde en majorité, entre désormais en résonance avec celle des
réfugiés syriens.
Le parti kurde DTP s’est fait le relais de l’opinion locale et des ONG
pour s’opposer à un projet qui dénaturerait la région, aidé en cela… par le
GAP lui-même. Car, depuis plus de quinze ans, que ce soit avec le soutien
du GAP (à travers les programmes ÇATOM notamment) ou dans le cadre
d’applications locales de l’Agenda 21 [GENLI YIĞITER, YIRMIBEŞOĞLU, 2003],
de jeunes diplômé(e)s de la région ont acquis les moyens de se mobiliser
contre des projets qui, auparavant, n’auraient pas rencontré d’oppositions
légales et organisées.
Ce n’est sans doute pas le moindre des paradoxes du GAP qui, en ayant
mis en place un projet techniciste appliqué à un territoire, a créé à la fois
une forte identité territorialisée et les moyens pour celle-ci de s’exprimer
avec force dans un contexte plus démocratique.
Chapitre 17

Les enjeux miniers


de la guerre au Kivu

À L’EST DE LA RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO (RDC), le Kivu,


frontalier du Burundi, du Rwanda et de l’Ouganda, vit au rythme de la
guerre depuis plus de vingt ans. Par Kivu, on entend ici l’ancienne province
héritée du Congo belge dont les trois subdivisions ont été érigées en
provinces en 1988 : Nord-Kivu (chef-lieu : Goma), Sud-Kivu (chef-lieu :
Bukavu), Maniema (chef-lieu : Kindu), soit un espace de 320 000 km2 et
environ 13 millions d’habitants en 2010 [DE SAINT-MOULIN, 2010].
La guerre affecte surtout le Nord et le Sud-Kivu, pour trois raisons
principales. Premièrement, il s’agit de régions de hautes terres (horsts et
volcans de la région dite des Grands Lacs), très convoitées pour leurs
aptitudes agro-pastorales. Deuxièmement, ces régions ont été entraînées
dans la guerre des Grands Lacs par un phénomène mécanique de proximité
et parce que le Rwanda y a exporté ses conflits internes. Troisièmement, le
Kivu est une province « minière » dont les ressources, exploitées depuis
l’époque coloniale, ont été fortement valorisées par le boom du tantale au
tournant du millénaire : la colombo-tantalite (« coltan ») est devenue un
minerai stratégique depuis l’explosion du téléphone portable dont le tantale
est un des composants irremplaçables.
Tous les ingrédients d’un conflit multidimensionnel sont ici réunis
[POURTIER, 1996]. La difficulté est de faire la part des choses. La
« malédiction des matières premières » et sa déclinaison en « coltan de
sang », à l’instar des « diamants de sang », n’épuise pas la question.
« Plutôt que de parler de “guerres de ressources”, il convient donc de
comprendre cette multiplicité de violences » [LE BILLON, 2003]. Si l’échelle
internationale est déterminante parce que la demande des marchés du nord –
y compris désormais la Chine – crée l’offre et fixe la valeur, à l’échelle
locale l’économie minière s’articule avec la scène économique, sociale et
politique.
L’évaluation de l’impact des enjeux miniers sur les conflits ne peut donc
s’apprécier sans leur contextualisation : à l’est de la RDC, la guerre – qui
pour être dite de « basse intensité » n’en est pas moins très destructrice –
s’est installée dans la durée parce qu’elle traduit des tensions structurelles
extrêmement fortes [WILLAME, 2010 ; COLLIER, HOEFFLER, 2004].

Le Kivu : un territoire toujours en conflit


Le Kivu n’a pas connu de paix durable depuis les massacres interethniques
de 1993-1994 au Masisi (territoire du Nord-Kivu situé à l’ouest de Goma).
Au printemps 1994, les autorités coutumières étaient parvenues à un accord
de paix. Hélas, en juillet de la même année, la catastrophe du Rwanda allait
entraîner le Kivu dans les guerres des Grands Lacs.
Guerre de 1996-1997 d’abord, déclenchée par la destruction des camps
de réfugiés du Kivu qui, hébergeant plus de 1 million de Hutus, faisaient
peser une menace sur le pouvoir tutsi de Kigali. Celui-ci est parvenu à ses
fins tandis que la campagne militaire s’élargissait à la conquête du pouvoir
au Congo-Zaïre par Laurent Désiré Kabila. Guerre de 1998-2002, ensuite,
opposant la République Démocratique du Congo et ses alliés (Zimbabwe,
Angola, Namibie, Tchad) à ses anciens « parrains », Rwanda, Ouganda.
Burundi. Cette guerre fut à la fois une guerre civile au cours de laquelle le
Kivu entra en rébellion contre Kinshasa, sous la houlette du Rassemblement
Congolais pour la Démocratie (RCD-Goma), et la première « guerre
continentale africaine » [LANOTTE, 2003 ; POURTIER, 2003]. Les accords de
Sun City de 2002, qui mirent fin au conflit, du moins sur le papier, n’ont
pas été entièrement suivis d’effets.
Les conditions du retrait en 2003 des troupes ougandaises de l’Ituri
(jouxtant le Nord-Kivu) ont fait le lit d’affrontements violents entre milices,
notamment pour le contrôle des mines d’or de la région de Bunia. Au Nord
et au Sud-Kivu, libérés de l’occupation des militaires rwandais, des groupes
armés rivaux font régner depuis lors une insécurité endémique, ponctuée
d’accès de violences et d’opérations militaires, sous le regard le plus
souvent passif de la Mission de l’Organisation des Nations unies pour le
Congo (MONUC), devenue en 2010, Mission de l’Organisation des Nations
unies pour la Stabilisation en République démocratique du Congo
(MONUSCO) – un changement de sigle qui en réalité n’a pas changé
grand-chose.
Les populations civiles sont les principales victimes de ces conflits sans
fin. Un rapport de l’ONU, concernant les violations des droits de l’homme
en RDC entre mars 1993 et juin 20031, dresse un bilan accablant de dix
années de guerre au Congo, principalement dans les provinces de l’Est. Or,
depuis 2003, la guerre civile a continué à sévir au Nord et au Sud-Kivu.
L’ONG américaine International Rescue Committee, dans son plaidoyer en
faveur de la paix au Congo, publie des données relatives au coût
démographique de la guerre : en extrapolant à partir d’une étude sur la
mortalité effectuée en 2001, elle estime à plus de 5 millions en 2012 le
déficit démographique consécutif à la guerre. Ces données, contradictoires
avec les projections de population couramment admises, sont contestées :
des chercheurs de l’université Simon-Frazer de Vancouver, par exemple,
estiment le nombre de décès liés à la guerre entre 2001 et 2007
à 900 000 personnes contre 2,8 millions pour l’IRC. Quoi qu’il en soit, le
coût humain et économique de la guerre est considérable. Après avoir été
occupé par les militaires rwandais et ougandais, le Kivu est livré aux
exactions de groupes armés qui se combattent tout en participant, les uns et
les autres, au pillage des ressources naturelles.
La relation de causalité entre exploitation illicite des ressources et
perpétuation de la guerre est abondamment documentée depuis la
publication en avril 2001 du premier rapport d’un groupe d’experts de
l’ONU sur l’exploitation illégale des ressources naturelles de la RDC, suivi
par d’autres rapports à raison d’un ou deux, voire plus, chaque année.
À cette source irremplaçable s’ajoutent celles de très nombreuses ONG
locales comme Pole Institute de Goma, et surtout internationales, parmi
lesquelles Human Rights Watch, Global Witness, International Alert,
Crisis Group, International Peace Information Service (IPIS), etc.
La MONUC puis la MONUSCO et diverses agences des Nations unies
comme l’Office pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) ou
l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) fournissent des
informations de première main. L’abondante bibliographie est
proportionnelle à la tragédie du Kivu et à la complexité de la situation qui
règne dans la poudrière des Grands Lacs.

Une terre convoitée, un espace de violences


L’est du Kivu bénéficie, tout comme le Rwanda et le Burundi, des bienfaits
de l’altitude sous les latitudes équatoriales. La fraîcheur éloigne la mouche
Tsé Tsé, ouvrant les espaces à l’élevage bovin, et l’anophèle, vecteur du
paludisme. Agriculteurs et éleveurs ont trouvé des conditions favorables à
leurs activités sur les hautes terres de la crête Congo-Nil qui ont connu une
croissance précoce de la population. Les densités y sont aujourd’hui parmi
les plus fortes d’Afrique : 430 hab./km2 au Rwanda en 2014.
À la fin du XXe siècle, le pays « des mille collines » est devenu une nasse
démographique. La compétition pour la terre a provoqué des violences
intercommunautaires entre Hutus et Tutsis dont le génocide de 1994 a été le
paroxysme. Mais la pression démographique est aussi à l’origine de flux
migratoires du Rwanda vers les espaces moins peuplés du Kivu où les agro-
pasteurs retrouvaient des conditions écologiques identiques à celles de leur
milieu d’origine. Spontanée ou organisée, la migration a déversé depuis des
décennies, sinon plusieurs siècles, les excédents de population du Rwanda
dans l’est du Congo, engendrant des problèmes d’identité qui, depuis les
indépendances, ne sont toujours pas résolus.
La cohabitation entre des populations qui se disent « autochtones »
(Hunde, Nyanga, Tembo, Havu, etc.) et les originaires du Rwanda ou
« Banyarwanda », pacifique au début, s’est tendue lorsque les autochtones
se sentirent dépossédés de leurs terres et de leurs prérogatives foncières et
politiques par les rwandophones : les premières tensions se manifestèrent
dès 1959 au sujet de la représentation dans les nouvelles assemblées élues.
Trente-quatre ans plus tard, les massacres du Masisi de 1993 n’eurent pas
d’autre cause que la compétition pour l’accès à la terre dans ce territoire où
les Banyarwanda étaient devenus majoritaires. Ils préfigurent les violences
armées qui, après 1996, précipitèrent le Kivu dans un cycle de guerres
civiles aggravées par l’exportation dans l’est du Congo du conflit
destructeur entre Hutus et Tutsis, et par la mainmise du Rwanda, à la faveur
de la guerre, sur les ressources minières.
Des enjeux miniers renouvelés
Les ressources minières du Kivu ne sont pas comparables à celles du
Katanga, cœur minier de ce « scandale géologique » congolais pour
reprendre l’expression du géologue belge Cornet, ébloui par les richesses du
sous-sol katangais qu’il découvrit en 1892. Cuivre et cobalt, zinc et
manganèse, or, uranium et germanium ont scellé le destin de cette province
orientale du Congo. Elle fit sécession quelques jours seulement après la
proclamation de l’indépendance le 30 juin 1960 : l’enjeu en était la
préservation des intérêts de l’Union minière du Haut-Katanga (UMHK),
archétype de la compagnie minière coloniale. L’ONU mit un terme à la
sécession : pour la première fois, les casques bleus intervenaient en Afrique
subsaharienne. Cinquante ans après, ils sont à nouveau présents au Congo.
Les minerais du Kivu n’ont pas non plus autant de valeur que les diamants
du Kasaï, province qui fut agitée elle aussi par des tentatives de sécession.
Le Kivu ne connut pas en 1960 une effervescence comparable à celle de ces
deux provinces « riches ». La chasse aux minerais n’y est devenue un enjeu
économique et politique crucial qu’au tournant du millénaire, lorsque la
compétition minière s’est emparée d’un espace déjà fragilisé par ses
tensions démo-ethniques.
L’exploitation des ressources minérales au Kivu n’est pourtant pas
récente. Elle remonte aux années 1920 avec la découverte de l’or puis de la
cassitérite. Deux sociétés du groupe Empain (Symetain et Cobelmine)
dominèrent le secteur jusqu’après l’indépendance. En 1976, elles
fusionnèrent en créant la SOMINKI, Société des Mines du Kivu, dans
laquelle l’État zaïrois détenait 28 % du capital. Mais l’effondrement des
cours de l’étain après un pic en 1985 conduisit le groupe Empain à vendre
ses parts de la SOMINKI. En 1996, celle-ci était rachetée par le groupe
canadien Banro, à un fort mauvais moment car les troupes de l’Alliance des
Forces Démocratiques pour la Libération du Congo-Zaïre (AFDL) de
Laurent-Désiré Kabila se livrèrent à un pillage en règle des actifs de la
société. Après les années de guerre civile, les contrats miniers signés dans
des conditions opaques ont été « revisités », avec un succès mitigé car la
confusion juridique couvre des pratiques de corruption solidement ancrées
dans la société congolaise (le « mal zaïrois » du temps de Mobutu). Dans ce
contexte trouble, Banro a abandonné le volet cassitérite pour concentrer son
action sur l’exploitation aurifère devenue effective en 2011 (concession de
Twangiza).
Le paysage minier a complètement changé lors des dernières années du
e
XX siècle. Les start-up ont soudainement valorisé le tantale, celui-ci entrant
dans la fabrication des condensateurs qui équipent les téléphones portables
et les consoles informatiques. Conséquence : l’abondance de la colombo-
tantalite au Kivu a provoqué la ruée de dizaines de milliers de personnes
vers les sites miniers abandonnés par la SOMINKI. Ils ont rejoint
l’immense cohorte de ceux qu’on appelle les « creuseurs » au Congo-Zaïre.
La flambée des cours du tantale n’a été que de courte durée (1999-2001),
mais l’activité minière s’est adaptée aux variations de la demande du
marché mondial. Elle se partage aujourd’hui entre production de cassitérite,
wolframite, coltan, sans compter l’or dont les cours ont atteint des sommets
en 2013.

De l’économie minière « informelle »


au marché mondial
Les creuseurs sont l’image emblématique de l’informalisation de
l’économie minière congolaise. Ils sont plusieurs centaines de milliers,
peut-être 2 millions, répartis dans toutes les zones minières du Congo. Le
Kivu n’est entré que tardivement dans ce cycle de l’exploitation minière
informelle, dite aussi « artisanale ». Et dans un contexte très particulier :
celui de la rébellion déclenchée en juillet 1998 contre Laurent-
Désiré Kabila. Une rébellion qui servit de paravent à la mainmise du
Rwanda sur les ressources du Kivu (café, bois, produits miniers).
La rapidité de la mise en place de l’exploitation minière artisanale tient
au fait que les anciens mineurs de la défunte SOMINKI connaissaient
l’emplacement des gisements et les techniques d’extraction et de séparation
de la cassitérite et du coltan. Ils ont été les initiateurs locaux d’un travail de
la mine qui peut s’effectuer sans aucun capital, si ce n’est pelles, pioches,
marteaux et burins. Il repose essentiellement sur l’énergie humaine, celle en
particulier de jeunes garçons capables de se glisser dans d’étroits boyaux
souterrains suivant les filons minéraux. Dans le contexte d’une économie
déstructurée par le délitement de l’État et le repli des campagnes sur une
autosubsistance de survie, la mine a offert aux ruraux la possibilité d’un
gain, certes minime (de l’ordre de 1 dollar par jour), mais laissant miroiter
la possibilité de la « chance ». Surtout dans les placers aurifères : on peut
toujours rêver de trouver une pépite.
Loin d’être inorganisé, le secteur minier « informel » fonctionne selon
un modèle pyramidal éprouvé. À la base, les creuseurs extraient le minerai,
à ciel ouvert dans des carrières, ou bien dans des galeries, pour le compte
d’un « chef d’équipe ». Des chefs coutumiers arguant de leurs droits
fonciers réussissent, avec plus ou moins de succès selon les cas, à faire
reconnaître leurs droits miniers et à prélever ainsi une rente sur l’activité
extractive. Des négociants achètent le minerai et l’acheminent, ou le font
transporter, jusqu’aux comptoirs situés dans les villes de l’est du Kivu et au
Rwanda où il est conditionné pour l’exportation. Le transport des minerais a
dû s’adapter au délabrement des infrastructures terrestres depuis les
années 1990 ; beaucoup de zones minières sont inaccessibles par route.
C’est le cas de la principale d’entre elles, la zone de Bisie, au Nord-Kivu,
premier centre de production de cassitérite [GARRETT, 2008]. Enclave
minière isolée au cœur des forêts du territoire de Walikale, à
environ 200 km à vol d’oiseau de Goma, elle n’est accessible qu’à pied.
Le minerai est transporté à dos d’homme sur une trentaine de kilomètres
jusqu’à la route Bukavu-Kisangani, dans des sacs qui sont ensuite
acheminés par camion jusqu’à un tronçon asphalté utilisé comme piste
d’atterrissage par de petits avions. Ceux-ci évacuent le minerai, à raison de
2 tonnes par rotation, jusqu’à Goma. Le fret retour consiste en produits de
première nécessité pour la population de mineurs qui, isolée dans la forêt,
dispose de peu de ressources alimentaires, si ce n’est, dans le meilleur des
cas, la production provenant de quelques clairières cultivées par les
femmes, ou le produit de la chasse.
Les villes frontalières réceptionnent les minerais provenant de
l’intérieur : elles constituent la charnière entre l’économie informelle en
amont et l’économie formelle en aval. Les courtiers et des sociétés
spécialisées dans le commerce des minerais servent d’intermédiaires entre
les comptoirs et les entreprises métallurgiques des pays industriels ou
émergents, équipés pour le traitement du tantale : États-Unis, Allemagne,
Belgique, Chine, Kazakhstan. La chaîne de production se termine dans les
usines de fabrication des condensateurs et dans celles des portables qui ont
envahi le marché mondial. Son premier segment, de la mine aux comptoirs,
est confronté à un environnement de grande insécurité, d’absence de droit,
de violence. Dans ce far east congolais où l’État n’est pas en mesure
d’assurer la protection des personnes règne la loi du plus fort. L’économie
minière a été très tôt « militarisée », des hommes en armes assurant la
police des mines avant que la situation politique du Kivu conduise à une
multiplication de groupes armés qui trouvent dans son contrôle des moyens
financiers pour l’achat d’armements. Le Kivu n’est pas sorti de ce cercle
vicieux : à peine un groupe milicien a-t-il déposé les armes qu’un autre
surgit.

Pillage des ressources et perpétuation


des conflits
L’exploitation minière artisanale s’est développée à la faveur d’une
conjonction très particulière qui a vu le boom du coltan coïncider avec la
rébellion et l’occupation militaire rwandaise. Le RCD Goma et le Rwanda,
l’un et l’autre à la recherche de ressources monétaires, se sont rapidement
organisés pour tirer le meilleur profit de l’exploitation minière. Les réseaux
politico-économiques tutsis transfrontaliers ont encadré avec beaucoup
d’efficacité cette relance inopinée de l’économie minière. D’emblée,
l’activité extractive a été militarisée ; au cours de la deuxième guerre du
Congo (1998-2002), les ressources naturelles de l’est du pays ont été
systématiquement pillées par l’Ouganda et le Rwanda. Les deux alliés sont
d’ailleurs devenus de farouches adversaires lorsqu’ils se sont disputé le
contrôle des riches territoires diamantifères de la région de Kisangani :
en 2000, la capitale de la Province orientale a été le théâtre de violents
combats entre les frères ennemis, confirmant le rôle central des ressources
minières dans les conflits du Congo.
La dérive des buts de guerre du Rwanda et de l’Ouganda a été très tôt
dénoncée. Dès son premier rapport, en avril 2001, le groupe d’experts de
l’ONU apporta des informations précises sur les diverses pratiques
d’exploitation illégale des ressources naturelles. Les rapports suivants
affineront la connaissance de tous les mécanismes de cette économie de
pillage et des acteurs qui s’y livrent, tant du côté du Congo que de ses
voisins. Le Rwanda s’appuie naturellement sur les réseaux tutsis avec pour
conséquence de renforcer l’animosité entre autochtones et Banyarwanda et
d’alimenter les tensions intercommunautaires. Profitant de sa supériorité
militaire, le Rwanda a organisé la commercialisation du coltan au profit de
ses entreprises. Durant les années d’occupation rwandaise, et encore après
le départ définitif des soldats en 2003, des norias d’avions petits-porteurs
ont acheminé les minerais directement des zones de production vers Kigali :
les exportations rwandaises de coltan dépassèrent alors de très loin la
production nationale. Les minerais du Kivu ont ainsi financé les dépenses
militaires du Rwanda.
Les zones minières sont devenues un champ de luttes entre factions
militaires pour le prélèvement de « taxes » à la sortie de la mine et aux
« barrières » installées aux points stratégiques du transport. C’est ainsi que
des conflits de « basse intensité » se greffent sur des économies de survie
dans un pays que la faillite de l’État a précipité dans une spirale de sous-
développement. En dehors de quelques pôles urbains, l’État n’a plus de
prise sur des territoires abandonnés à eux-mêmes et qui se trouvent par voie
de conséquence dans une situation de non droit laissant la place à toutes
sortes d’exactions. L’absence d’un contrôle territorial exercé par les
autorités légitimes va de pair avec une anomie généralisée dans les zones
grises de conflits sans visibilité.
L’illusion minière, qui consiste à croire qu’un pays « potentiellement »
riche – comme on ne cesse de le dire au sujet de la RDC – accédera à la
richesse, ne résiste pas à la réalité, d’autant que le Congo n’est pas sorti du
schéma de la « politique du ventre » selon l’expression de Jean-
François Bayart [BAYART, 1989]. Il est rare que les rentes minières exercent
des effets positifs sur le développement économique et social d’États
fragiles. La RDC ne dispose pas actuellement des capacités de
« gouvernance » qui lui permettraient d’échapper sinon à la « malédiction »
des matières premières, du moins aux conséquences déstabilisatrices d’un
afflux de capitaux qui stimule les convoitises individuelles plus qu’elle ne
favorise un développement équitable. Au Kivu, l’exploitation des
ressources naturelles profite, localement, à trois catégories d’acteurs : les
négociants des comptoirs urbains, les hommes armés qui participent à la
prédation en usant de la Kalachnikov, et les détenteurs du pouvoir politico-
administratif. Conflits et pillages s’auto-entretiennent sur le terrain d’une
économie populaire de temps de guerre pendant que des marchands de
morts s’enrichissent en approvisionnant les belligérants en armes et
munitions2.

Vers une transparence de l’économie


minière
Depuis la fin des années 1990, le Kivu ne parvient pas à s’extirper de ce
que les anglo-saxons appellent conflict minerals. De multiples acteurs tirent
bénéfice de la perpétuation des conflits, depuis l’échelle locale jusqu’au
marché mondial. L’incapacité de la mission des Nations unies, pourtant
présente depuis 1999, à mettre un terme aux violences armées, en dépit du
déploiement d’un effectif considérable (25 000 personnes dont 21 000 en
uniforme en mars 2015) et d’un budget annuel d’environ 1,4 milliard de
dollars en 2014, conduit les « faiseurs de paix » à rechercher d’autres
modalités de sortie de conflit. Le privilège d’impunité dont le Rwanda ne
s’est pas privé d’user après le génocide de 1994, a fini par s’effriter avec le
temps.
Enfin, les rapports de plus en plus nombreux dénonçant les liens étroits
entre économie minière et conflit, et les violences insupportables dont sont
victimes les populations du Kivu ont fini par faire prendre conscience de
l’ampleur du drame qui se joue à l’est du Congo. La rhétorique des
« diamants de sang » avait porté ses fruits au lendemain de la guerre en
Sierra Leone : le processus de Kimberley, signé en 2003, a mis en place un
régime de certification destiné à disqualifier l’achat de diamants provenant
de zones de conflits. La condamnation du « coltan de sang » s’inscrit dans
la continuité d’un mouvement d’opinion qui trouve un écho croissant dans
les pays du Nord. En 2002 à Durban, sous l’impulsion de Tony Blair,
l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives (ITIE),
relayée par la plateforme d’ONG Publish What You Pay, représente une
avancée importante dans la lutte contre les activités illicites et mafieuses.
Les sociétés du Nord – ou des pays émergents – qui achètent les minerais
du Kivu dans des conditions douteuses sont dénoncées. Certaines se sont
retirées pour ne pas ternir leur image de marque.
La traçabilité des minerais devient une question essentielle : comment
distinguer des minerais « propres » de ceux qui proviennent de zones de
guerre et servent à l’achat des armes ? Des recherches récentes, effectuées
notamment en Allemagne, ont mis au point des outils scientifiques
permettant de connaître l’origine des minerais. Mais la question est surtout
politique. En juillet 2010, l’adoption par le Congrès américain du
Financial Reform Act, porté par Dodd-Franck (Dodd-Frank Wall Street
Reform and Consumer Protection Act), pourrait changer la donne : les
sections de cette loi consacrées aux conflict minerals ont donné un an à la
RDC pour se mettre en conformité avec les exigences de traçabilité et de
« diligence raisonnable », selon les nouveaux canons de l’OCDE, faute de
quoi les produits miniers de RDC et des pays voisins seraient interdits
d’entrée aux États-Unis. Au Kivu, cette « loi Obama » a inquiété les
opérateurs économiques qui ont demandé un moratoire, le temps
d’organiser la mise en conformité de l’économie minière avec les principes
qui devraient en garantir la transparence. Les plaidoyers des ONG engagées
dans la dénonciation des « minerais de sang » ont fini par être entendus. Le
président Joseph Kabila lui-même est intervenu dans ce débat en décidant
en septembre 2010 de suspendre l’exportation des minerais du Kivu en vue
de priver de ressources les groupes armés. Mais les militaires, y compris les
forces armées congolaises, se sont empressés de contourner un embargo
qui, par ailleurs, retirait au peuple des creuseurs leur seul moyen de survie.
N’ayant pas donné de résultat probant, l’embargo a été levé en mars 2011.
La question de la légalisation de l’économie minière reste entière en
2015 ; elle ne pourra être résolue tant que des groupes armés rivaux
continueront à se disputer et à se partager, en toute illégalité, le contrôle des
territoires miniers.

Les groupes armés et le « militarisme


commercial »
La prolifération des groupes armés découle d’une histoire régionale
marquée par la montée des antagonismes politico-ethniques depuis deux
décennies. Le double clivage Hutus/Tutsis, autochtones/allochtones, est à
l’origine de la formation de ces groupes armés et autres milices qui se
disent d’auto-défense. À la suite de la destruction des camps de réfugiés
hutus en 1996, quelques milliers d’entre eux (pour la plupart anciens
militaires et miliciens interahamwe acteurs du génocide) trouvèrent refuge
dans les forêts du Kivu. Ils se sont organisés en un mouvement politico-
militaire, les Forces Démocratiques pour la Libération du Rwanda (FDLR),
lequel a bénéficié d’un appui en sous-main des autorités de Kinshasa. Les
FDLR contrôlent des territoires miniers au Nord et au Sud-Kivu, ce qui
assure la base économique de leur mouvement. Leur bonne connaissance du
terrain leur a permis d’échapper aux quelques tentatives d’opération
militaire montées contre eux. Leur mouvement s’affaiblit cependant
(arrestation de leurs chefs réfugiés en Allemagne et en France, retour au
Rwanda d’une partie d’entre eux sous l’égide du HCR, reddition de
quelques officiers), mais ils bénéficient encore de solides appuis au sein des
réseaux de commercialisation des minerais dans l’est de la RDC. Un plan
de désarmement à échéance de fin 2014, élaboré par le gouvernement
congolais et la MONUSCO, n’a pas eu les résultats escomptés.
Créé en 2005 par Laurent Nkunda, le Congrès national pour la défense
du peuple (CNDP) se présentait quant à lui comme un mouvement de
défense des Tutsis du Congo [SCOTT STEWART, 2008], implanté dans les
territoires à fort peuplement banyarwanda (Masisi, Rutshuru). Fortement
lié aux élites économiques tutsies, il tirait une part de ses ressources de
l’économie minière. Le rapprochement entre la RDC et le Rwanda en 2009
a conduit à l’arrestation de Nkunda, depuis lors en résidence surveillée à
Kigali, et à l’intégration des militaires du CNDP dans l’armée congolaise.
En 2012 cependant, une partie d’entre eux constatant que l’accès aux
ressources minières leur était désormais fermé, a repris le chemin de la
rébellion en créant en 2012 le Mouvement du 23 mars (M23), avec le
soutien du Rwanda : l’histoire se répète. Le M23 a été militairement vaincu
fin 2013… en attendant de nouveaux soubresauts de la nébuleuse tutsie
rwando-congolaise.
Les Maï-Maï3 sont des groupes d’autodéfense des sociétés paysannes qui
cherchent à protéger leur territoire des empiétements des « étrangers », à
savoir les rwandophones, principalement les Tutsis, qu’ils soient de
nationalité congolaise, rwandaise ou burundaise. À la différence des FDLR
et du CNDP, les milices maï-maï n’affichent pas de ligne politique claire
au-delà de leur méfiance viscérale vis-à-vis des étrangers qui accaparent
leurs terres. Des alliances de circonstance les réunissent pour un temps, des
rivalités de personnes ou des désaccords pour des motifs les plus divers les
séparent. Les Maï-Maï ont en tout cas compris qu’avec le contrôle de zones
minières ils pouvaient accéder à des ressources leur permettant de se
procurer les armes indispensables à la défense de leurs intérêts. FDLR,
CNDP, M23, Maï-Maï, les uns comme les autres ont mis le Kivu en coupe
réglée en se partageant, par la négociation ou par la force, les territoires
miniers.
Confrontée à l’héritage d’une anarchie généralisée, principalement dans
ses confins orientaux, la RDC a ouvert un chantier aussi ambitieux que
délicat : recréer une armée nationale, les Forces Armées de la République
Démocratique du Congo (FARDC), en y intégrant des militaires issus des
milices. Au Kivu, les FDLR, corps étranger à l’État congolais, sont exclus
du processus. En revanche, les forces armées du CNDP et les Maï-Maï sont
appelées à intégrer l’armée nationale, mais le « brassage » et le « mixage »
élaborés à la hâte n’ont pas eu le succès escompté : le M23 en est
l’illustration. Il est vrai que reconstruire une armée nationale avec les
ennemis d’hier tient de la quadrature du cercle. Les militaires gradés issus
des mouvances tutsies proches du pouvoir rwandais (RCD Goma, CNDP,
M23) n’ont jamais accepté d’être fondus dans une armée congolaise perçue
comme une soldatesque indisciplinée et dénuée de qualités militaires. Quant
aux hommes de troupe, peu ou pas payés, ils sont contraints de facto à vivre
sur le pays. La convergence d’analyse des très nombreux rapports consacrés
au Kivu ne laisse la place à aucun doute : les FARDC participent à la
prédation généralisée dont les populations de l’est du Congo paient le prix
fort. Les militaires se sont montrés tout aussi « affamés » que les miliciens
et prêts à user de leurs armes pour avoir leur part du gâteau minier.

Le drame qui se joue à l’est du Congo ne s’explique pas uniquement par


la « malédiction » des matières premières. La réalité, infiniment plus
complexe, est celle de l’imbrication de nombreux conflits. Personne n’a été
en mesure de dénouer ou de couper le nœud gordien, parce que celui-ci est
particulièrement embrouillé du fait de la multiplicité des acteurs impliqués
à toutes les échelles, depuis le trou des creuseurs jusqu’au marché mondial.
L’État congolais s’est révélé incapable d’imposer son autorité dans ses
confins orientaux soumis aux tensions ethno-démographiques régionales.
Présente sur le terrain depuis plus de dix ans, la mission de l’ONU s’est
longtemps illustrée par son impuissance. C’est seulement en 2013 que le
Conseil de sécurité a décidé de doter la MONUSCO d’une brigade
d’intervention au mandat plus offensif ; son appui aux FARDC a
notamment permis d’affaiblir le mouvement rebelle ougandais des ADF
(Allied Democratic Forces) qui sévit dans la région de Béni. L’impunité par
ailleurs ne favorise pas les politiques de paix. Toutefois, au cours des
dernières années, des responsables militaires de mouvements rebelles ont
été déférés en justice, comme par exemple Bosco Ntaganda, ancien chef
d’état-major du CNDP, promu général en se ralliant aux FARDC, inculpé de
crime de guerre par le Tribunal Pénal International pour des actes commis
en Ituri4.
Dans ce contexte délétère de « ni guerre ni paix », les acteurs de
l’économie informelle continuent un business as usual dont profitent
principalement la classe politico-économique et la hiérarchie militaire.
L’action des ONG internationales commence cependant à devenir audible ;
la pression sur l’aval de la chaîne de commercialisation des produits miniers
se resserre. Il n’est pas sûr pour autant que les puissances parties prenantes
(nord-américaines, européennes et asiatiques) et les groupes miniers
internationaux soient prêts à faire front uni pour assécher les ressources des
groupes armés. Cela étant, les enjeux miniers, très dépendants de la
conjoncture mondiale et qui trouveront un jour leur solution, ne doivent pas
faire oublier les facteurs structurels de temps long qui inscrivent le Kivu au
cœur du conflit multiforme de la région des Grands Lacs.
Figure 21 Guerre et ressources minières au Kivu
Source : R. Pourtier, BAGF, 2012.
Chapitre 18

Litiges insulaires
et enjeux géopolitiques
en mer de Chine du Sud

LA MER DE CHINE DU SUD couvre une surface de 3,5 millions de km2. Elle
s’étend sur près de 3 000 km, du détroit de Singapour au détroit de Taiwan
et est bordée par dix États : Chine, Taiwan, Philippines, Indonésie, Brunei,
Malaisie, Singapour, Thaïlande, Cambodge et Vietnam. À l’exception de
Taiwan, qui n’est pas représentée à l’ONU, tous ces États ont officiellement
adopté les principes de mer territoriale, de zone économique exclusive
(ZEE) et de plateau continental, définis par la Convention du droit de la mer
de 1982, pour délimiter leurs juridictions maritimes1. Pour autant, si de
nombreuses délimitations ont déjà été tracées dans les espaces de la plate-
forme de la Sonde, du golfe de Thaïlande et du golfe du Tonkin, il règne
encore dans une grande partie de la mer de Chine du Sud un
enchevêtrement de lignes de revendications au cœur desquelles figurent des
territoires insulaires dont la souveraineté est disputée par plusieurs États
riverains.
Ces litiges insulaires – notamment ceux des archipels Paracels et
Spratleys – font de la mer de Chine du Sud un point chaud, théâtre
d’escarmouches militaires, de provocations navales et d’arrestations de
pêcheurs. Au cours des années 2000, la tenue de pourparlers relatifs à la
mise en place d’un régime de coopération maritime, dans un contexte de
coopérations économiques et d’approfondissement des relations entre la
Chine et l’ASEAN (Association of Southeast Asian Nations), avait permis
un apaisement. Depuis le début des années 2010, les pays riverains, en
premier lieu la Chine, ont réaffirmé leur posture nationaliste sur la question
de la souveraineté des îles, faisant resurgir d’importantes tensions.
Qu’en est-il donc des revendications territoriales en mer de Chine du
Sud ? De quand datent-elles et quelle est la position de chacun des
protagonistes ? Parallèlement à cette question centrale de la souveraineté
des archipels et de leurs eaux environnantes, d’importants enjeux
économiques (pêche, hydrocarbures) et stratégiques (sécurisation des voies
maritimes, projection de la puissance navale) s’ajoutent et peuvent tout
autant, de manière conjointe ou séparée, exacerber, apaiser ou neutraliser
ces litiges. Au total, la mer de Chine du Sud reste une région sous haute
surveillance où s’expriment d’importantes rivalités géopolitiques, non
seulement entre les pays riverains mais aussi entre la Chine et les États-
Unis.

Les litiges insulaires des Paracels


et des Spratleys
Des îles au centre de nombreuses rivalités
La topographie sous-marine de la mer de Chine du Sud est constituée
d’espaces de plateaux continentaux aux profondeurs inférieures à
200 mètres et d’un bassin profond, dépassant en son centre 4 000 mètres et
parsemé de nombreuses montagnes sous-marines d’origine volcanique, dont
le sommet émerge parfois et forme ainsi les multiples terres insulaires tant
convoitées. On compte dans cet espace plus de 250 îles, rochers, récifs et
bancs, répartis en quatre groupes principaux qui sont, du nord au sud, les
îles Pratas, l’archipel des Paracels, le banc Macclesfield et ses dépendances
– au sein desquelles est généralement rangé le récif Scarborough – et
l’archipel des Spratleys.
Administrées par Taiwan, les îles Pratas sont seulement revendiquées par
la Chine, au même titre que Taiwan et constituent, de fait, une « affaire
chinoise » directement connectée à la question taïwanaise. Le banc
Macclesfield et ses dépendances sont revendiqués en totalité par la Chine et
Taiwan tandis que les Philippines n’y revendiquent que le récif
Scarborough. Le banc Macclesfield est en fait un très grand atoll immergé
qui s’étire sur 175 km d’est en ouest et 70 km du nord au sud. Son point le
plus haut culmine à 13 mètres en dessous du niveau de la mer. Le
récif Scarborough se compose quant à lui d’un îlot qui n’émerge que de
quelques mètres au milieu d’un atoll encerclé par une ceinture de corail à
fleur d’eau.
L’archipel des Paracels comprend vingt-trois formations insulaires,
divisées en deux groupes : le groupe Crescent et le groupe Amphitrite. La
superficie des terres émergées est d’environ 10 km2. Occupé entièrement
par la Chine depuis 1974, il est également revendiqué par Taiwan et le
Vietnam.
Enfin, l’archipel des Spratleys comprend plus de 230 formations
insulaires, majoritairement submergées à marée haute, dont la superficie
terrestre totale ne dépasse pas les 5 km2. L’île la plus grande, Itu Aba,
possède une superficie de 0,46 km2 et est occupée par Taiwan depuis 1956.
Les îles Spratleys sont revendiquées entièrement par la Chine, Taiwan et le
Vietnam et partiellement par les Philippines, la Malaisie et Brunei. Entre le
début des années 1970 et la fin des années 1990, à l’exception de Brunei et
de Taiwan, les quatre autres États se sont livrés à une véritable course à
l’occupation débouchant de facto sur un partage de l’archipel et
compliquant fortement la résolution du litige.
À première vue, cet attachement à ces îles, dont la surface émergée totale
est dérisoire, paraît surprenant. Il l’est bien sûr beaucoup moins si l’on
prend en compte l’espace maritime environnant. Les archipels des Spratleys
occupent ainsi une surface de 160 000 km2, sur laquelle l’État souverain
pourrait faire valoir des droits maritimes, à condition bien sûr que
l’établissement des diverses juridictions définies par le droit de la mer soit
possible. À travers ces îles, c’est aussi le contrôle sur de vastes espaces en
mer de Chine du Sud qui est en jeu.

La question de la souveraineté
Bien que certains des protagonistes tentent encore de justifier une
possession longue et continue des îles Paracels et Spratleys par des
découvertes archéologiques ou des textes anciens, la question de leur
souveraineté n’émerge véritablement que dans la première moitié du
XXe siècle. Elle est surtout le résultat de rivalités entre les puissances
coloniales, notamment la France et le Japon. Avant cette période, la mer de
Chine du Sud est déjà une importante voie de passage du commerce
maritime où circulent non seulement des marchands originaires de l’Empire
chinois et des nombreux royaumes sud-est asiatiques qui ont cohabité ou se
sont succédé sur ses rives (Funan, Angkor, Sri Vijaya, Ayutthaya, Champa,
Melaka, etc.), mais aussi des marchands coréens, japonais, indiens, perses
et arabes. Les îles Paracels et Spratleys sont alors principalement perçues
comme des sources de danger pour la navigation et ne sont aucunement
revendiquées ou disputées par les États de la région à une époque où le
concept de souveraineté nationale n’existe pas.
Ce dernier apparaît plus tard avec l’établissement des empires coloniaux
britanniques et français en Asie du Sud-Est. Du milieu du XIXe au milieu du
XXe siècle, la mer de Chine du Sud constitue surtout un enjeu pour quatre
puissances extérieures à la région : France, Grande-Bretagne, États-Unis et
Japon. Dans ce contexte, les îles deviennent progressivement une source
d’intérêts, d’abord économiques puis militaires. En 1877, les Britanniques,
à qui l’on doit le toponyme de « Spratleys », prennent possession de deux
îles pour y exploiter du guano. Ils sont imités dans les années 1920 par des
entreprises japonaises installées à Taiwan. L’expansion de la puissance
japonaise en Asie orientale dans les années 1930 pousse la France, à partir
de sa colonie indochinoise, à revendiquer les Paracels et les Spratleys et à y
établir quelques installations permanentes. La rivalité franco-japonaise
tourne finalement à l’avantage du Japon qui s’empare des deux archipels et
les rattache administrativement à sa colonie taïwanaise. En 1939, les
Japonais établissent une présence militaire dans les Spratleys et
commencent, après en avoir expulsé les Français, la construction d’une base
sous-marine sur l’île d’Itu Aba. L’armée japonaise utilise ensuite ces îles
comme plate-forme pour l’invasion des Philippines en 1942. À partir de
cette date, le Japon demeure la puissance dominante en mer de Chine du
Sud et ce, jusqu’à sa défaite en 1945.
Après la Seconde Guerre mondiale, la question de la souveraineté des
archipels Paracels et Spratleys s’inscrit dans le double contexte de la
décolonisation et de la guerre froide. La Conférence de San Francisco de
septembre 1951 constitue un tournant. Si elle confirme bien que le Japon
renonce à tout droit, titre et revendication sur ces îles, elle ne règle pas en
revanche la question de leur souveraineté. Il s’ensuit dès lors un vide
politique et juridique dont les États riverains de la mer de Chine du Sud
tentent de profiter. De leur côté, les États-Unis, principale puissance de la
région durant la guerre froide, restent neutres dans le litige. Ils ne sont pas
vraiment intéressés par ces îles et cherchent surtout à préserver la liberté de
navigation et à prévenir l’émergence de toute puissance hostile.
Deux nouveaux facteurs interviennent ensuite au tournant des
années 1970 : le pétrole et le droit de la mer. La perspective de trouver du
pétrole fournit une nouvelle motivation aux États dans leur quête de
souveraineté. Dans le même temps, les principes de ZEE et de plateau
continental garantissent aux États des droits exclusifs sur l’exploitation des
ressources marines jusqu’à une distance maximale de 200 milles marins,
pour la ZEE, et de 350 milles marins, pour le plateau continental, ce qui
redonne une valeur importante aux îles. Ces deux facteurs provoquent
rapidement une bousculade dans la délivrance de concessions pétrolières et
une exacerbation des revendications, doublée d’une véritable course à
l’occupation.
À partir de la fin des années 1980 et durant une bonne partie de la
décennie 1990, le contexte est marqué par l’émergence de la Chine, qui
profite alors des retraits soviétique et américain et accélère sa
modernisation militaire. En face, l’ASEAN se consolide et s’élargit avec les
intégrations de Brunei en 1984 et du Vietnam en 1995. Elle devient
progressivement un acteur de poids dans le litige et s’inquiète de la posture
plus affirmée, voire plus agressive, de la Chine qui estime avoir des droits
historiques en mer de Chine du Sud et considère les formations insulaires
qui s’y trouvent comme des parties intégrantes de son territoire.

Revendications et stratégies chinoises


Bien que certaines sources fassent mention d’une protestation chinoise à
l’encontre de l’occupation britannique de deux îles des Spratleys en 1877
puis de l’incorporation de l’archipel des Paracels à la province du
Guangdong peu avant la chute de l’Empire des Qing en 1911, c’est surtout
sous la Chine républicaine (1912-1949) que la mer de Chine du Sud et ses
îles deviennent progressivement des territoires chinois dans l’esprit des
autorités et des élites du pays. Ainsi, dans le discours comme sur les cartes,
la Chine étend d’une manière unilatérale sa frontière maritime à l’ensemble
de la mer de Chine du Sud. Établie aux alentours des îles Pratas au début
des années 1910, la frontière maritime atteint les îles Paracels et Spratleys
au cours des années 1930. Cette expansion est une réaction aux puissances
européenne et japonaise qui contrôlent alors la mer de Chine du Sud et
prennent progressivement possession des îles, à un moment charnière où la
Chine se repense en État-nation, pas seulement terrestre, mais aussi
maritime.
Aussitôt la Seconde Guerre mondiale terminée, la République de Chine
envoie des expéditions navales dans les deux archipels, y érige des
marqueurs de souveraineté, les rattache administrativement à la province du
Guangdong et y établit deux présences permanentes : l’une sur l’île
d’Itu Aba dans les Spratleys et l’autre sur celle de Woody dans les Paracels.
Cette progression chinoise s’oppose alors à la France qui réitère ses
revendications sur les archipels et s’installe sur l’île Pattle dans le
groupe Crescent des Paracels. À la fin de l’année 1947, les autorités
chinoises publient officiellement une carte dotée de pointillés englobant une
grande partie de la mer de Chine du Sud. Ces pointillés, dont le statut
juridique et la signification sont encore discutés, sont reproduits aujourd’hui
encore sur les cartes officielles chinoises et taïwanaises. Au-delà du débat,
cette ligne ne demeure pas moins une revendication permanente des
territoires insulaires que la République populaire de Chine, en héritière de
la Chine républicaine, a de nouveau formulé oralement le 15 août 1951,
quelques jours avant la tenue de la Conférence de San Francisco, puis sous
forme écrite dans le cadre de ses deux lois sur la mer territoriale,
promulguées en septembre 1958 et en février 1992.
La victoire des communistes en Chine en 1949 et la fuite des troupes
nationalistes à Taiwan provoquent le départ des garnisons républicaines des
archipels. Les troupes communistes prennent possession de l’île de Woody
dans les Paracels dès 1950. Malgré quelques tensions durant les années
suivantes, le statu quo règne jusqu’au début des années 1970. Les Paracels
sont alors divisées entre la Chine, qui consolide sa présence dans les
Amphitrite, et la République du Vietnam qui hérite de la possession
française des Crescent en 1956. L’opération d’annexion des Paracels est
achevée par les troupes chinoises le 19 janvier 1974, à la suite d’un
affrontement avec la marine de la République du Vietnam dont le régime,
qui disparaît un an plus tard au profit d’un Vietnam socialiste et réunifié, est
alors en grandes difficultés.
Cette appropriation des Paracels par la Chine tranche alors avec
l’absence de celle-ci dans les Spratleys, un archipel qu’elle revendique
officiellement depuis 1951 mais en direction duquel elle a toujours été
incapable de projeter ses forces pour s’y implanter, principalement en raison
de la faiblesse de la marine chinoise dont la quasi-totalité des navires est
alors déployée dans le détroit de Taiwan. À partir de la seconde moitié des
années 1970, la Chine prend progressivement conscience de son retard dans
la lutte pour leur occupation, alors même que le Vietnam socialiste et les
Philippines multiplient les appropriations. Aux yeux des autorités chinoises,
l’occupation de ces dernières devient ainsi primordiale pour matérialiser sa
revendication et pour rééquilibrer les forces en présence. Cet objectif prend
finalement forme durant les années 1980 et devient alors une des missions
clés de la marine chinoise qui entame dans le même temps un processus de
modernisation.
La pénétration de la Chine dans les Spratleys a lieu en juillet 1987. La
marine chinoise profite alors d’un contexte géopolitique favorable,
caractérisé par le retrait de l’URSS et l’isolement du Vietnam, englué dans
le conflit cambodgien, pour s’emparer du récif Fiery Cross. Les forces
vietnamiennes réagissent immédiatement en tentant d’établir un périmètre
autour des positions chinoises, mais cette compétition débouche finalement
sur un affrontement militaire, le 14 mars 1988, au cours duquel la marine
chinoise coule trois navires vietnamiens.
Dans la foulée de ce coup de force, la Chine accroît sa présence en
s’emparant de nouvelles îles entre 1989 et 1992 puis en s’appropriant le
récif Mishief, situé en plein cœur de la zone revendiquée par les
Philippines. Révélée en février 1995, cette dernière prise a toutefois suscité
de nombreux débats. Elle aurait en fait été planifiée par la marine chinoise
en coopération avec le département de la pêche sans le consentement du
Bureau politique du Parti communiste et de la Commission militaire
centrale qui souhaitaient alors apaiser la situation. D’autres sources font état
d’une initiative de la province de Hainan qui a hérité de la gestion
administrative des îles de mer de Chine du Sud dans la foulée de sa création
en 1988 afin de sécuriser des droits de pêche dans la région. Quoi qu’il en
soit, elle n’en constitue pas moins une prise supplémentaire dans un
contexte toujours marqué par la course à l’occupation.
Les revendications et prises de possession
du Vietnam, des Philippines et de la Malaisie
Comme la Chine, le Vietnam revendique des droits historiques sur les
archipels de mer de Chine du Sud qui remonteraient au début du XIXe siècle
alors que le royaume vietnamien était encore gouverné par la dynastie des
Nguyen. En outre, il se considère comme l’héritier légitime des possessions
françaises et revendique, à ce titre, un droit de succession. Ces
revendications sont d’abord portées par la République du Vietnam dont les
forces s’installent dans les Spratleys en août 1956 puis, après la
réunification vietnamienne de 1975, par la République socialiste du
Vietnam qui avait pourtant reconnu la souveraineté chinoise sur les deux
archipels en septembre 1958. Le 12 mai 1977, le Vietnam déclare une ZEE
de 200 milles marins et revendique officiellement les îles Paracels, alors
sous domination chinoise, ainsi que l’archipel des Spratleys, dont il occupe
déjà une dizaine d’îles.
Les Philippines commencent à avoir des vues sur les Spratleys en 1946
alors que sont lancées les premières expéditions navales chinoises mais
elles ne trouvent pas tout de suite une véritable expression officielle en
raison de l’opposition américaine. Bien qu’elle y ait effectué quelques
exercices, l’armée américaine considère alors ces îles comme extérieures à
la juridiction philippine et surtout ne souhaitent pas de tensions avec la
Chine de Tchiang Kaï-shek et la France, ses deux alliés de la guerre. En
mai 1956, un aventurier philippin du nom de Tomas Cloma débarque dans
la partie orientale des Spratleys. Considérant ces îles comme des
« territoires inoccupés » (terra nullius), il les revendique au nom des
Philippines et les nomme « îles Kalayaan » (Freedomland). Cette
pénétration philippine a pour principale conséquence de faire ressurgir la
question de la souveraineté sur un archipel qui était retombé dans l’ombre
depuis le départ en 1950 des troupes nationalistes chinoises. Elle pousse à
réagir non seulement la République du Vietnam, mais aussi Taiwan – dont
les troupes s’installent à nouveau à Itu Aba en octobre 1956 – et lance
véritablement la course à l’occupation. Les Philippines prennent à nouveau
position dans la partie occidentale des Spratleys durant les années 1970, où
elles ouvrent également quelques concessions pétrolières, avant de la
déclarer officiellement territoire philippin en décembre 1978.
Enfin, la Malaisie et Brunei ne revendiquent que quelques îles de la
partie méridionale de l’archipel des Spratleys, situées sur leur plateau
continental. La Malaisie a exprimé pour la première fois ses revendications
en 1979, à la suite des déclarations de souveraineté vietnamienne et
philippine, avant de prendre possession de cinq îles entre 1983 et 1999.

La mer de Chine du Sud depuis le début


des années 2000 : entre coopérations
économiques et rivalités stratégiques
La « Déclaration de conduite » de 2002
et l’apaisement temporaire des tensions
En modifiant l’équilibre des forces, l’expansion graduelle et plus affirmée
de la Chine entre la fin des années 1980 et le milieu des années 1990, avec
en arrière-plan l’accélération de sa modernisation militaire, a suscité
beaucoup d’émoi en Asie du Sud-Est. L’ASEAN dénonce alors un
comportement hégémonique de sa voisine du nord et l’accuse de vouloir
remplacer les États-Unis, dont l’armée quitte dans le même temps les bases
militaires philippines, comme puissance dominante.
Cette émergence du discours de la « menace chinoise » oblige la Chine à
changer d’attitude. L’objectif est surtout d’éviter la formation d’une
coalition ASEAN qui pourrait s’opposer à sa puissance et approfondir des
relations militaires avec les États-Unis. Dans le même temps, le
développement économique du pays nécessite de préserver la stabilité
régionale, d’approfondir ses relations commerciales avec l’ASEAN, et
d’accorder une plus grande attention à la coopération dans l’exploitation
des hydrocarbures et la sécurisation des voies maritimes. Par conséquent, la
Chine devient plus réceptive et s’engage véritablement à partir de la
seconde moitié des années 1990 dans un dialogue avec l’ASEAN qui
débouche le 4 novembre 2002 sur la signature d’une « Déclaration de
conduite en mer de Chine du Sud ».
Cette signature est alors unanimement reconnue comme une importante
contribution au maintien de la paix et de la sécurité dans la région et à la
promotion du développement et de la coopération économiques. À travers
elle, les parties s’engagent à résoudre pacifiquement les disputes
territoriales, à faire preuve de plus de transparence concernant leur posture
et modernisation militaires, ainsi qu’à respecter la liberté de navigation et
de survol des appareils militaires et civils dans les espaces de ZEE disputés.
Elles se prononcent également pour un développement conjoint des
ressources naturelles et une plus grande coopération dans la lutte contre la
piraterie. Toutefois, cette déclaration ne règle pas le cœur du problème,
c’est-à-dire les questions de souveraineté des territoires insulaires, et reste
globalement peu contraignante. L’exécution des principes affichés dépend
uniquement du bon vouloir et des efforts des parties. Son but est surtout de
diminuer les accrochages militaires et l’instabilité en mer de Chine du Sud
pour favoriser l’intégration économique en marche entre la Chine et l’Asie
du Sud-Est.
Lieu de tensions et de rivalités, la mer de Chine du Sud est aussi au cœur
d’une vaste coopération régionale, structurée par les échanges, les
investissements et les flux migratoires croisés qui se multiplient de part et
d’autre de ses rives. En un peu moins de vingt ans, le commerce entre la
Chine et l’Asie du Sud-Est a connu une croissance exponentielle, passant de
20 milliards de dollars en 1996 à plus de 360 milliards en 2014. L’entrée en
vigueur de la zone de libre-échange Chine-ASEAN (CAFTA : China-
ASEAN Free Trade Area), le 1er janvier 2010, a contribué à fortement
accélérer cette croissance. Enfin, conformément à la « Déclaration de
conduite en mer de Chine du Sud », les États riverains ont également
multiplié les accords de coopération dans le domaine de la protection et de
l’exploitation des hydrocarbures et de la sécurisation du transport maritime.

Hydrocarbures off shore et transport maritime


Les hydrocarbures, via l’octroi de concessions pétrolières à des consortiums
étrangers, ont constitué pendant longtemps un important vecteur de
revendication et un moyen pour les États riverains d’affirmer leur
souveraineté sur les espaces maritimes des plateaux continentaux, incluant
parfois des zones disputées. Dans le même temps, la présence des litiges
insulaires a fortement retardé l’exploration du bassin profond où les
réserves d’hydrocarbures ne sont encore que supposées.
Malgré une variation importante des estimations, la mer de Chine du Sud
est potentiellement présentée comme une des dix principales régions de
production de la planète. Certaines études chinoises mentionnent que les
réserves autour des îles Spratleys pourraient comprendre un peu plus de
100 milliards de barils de pétrole ainsi que 25 milliards de m3 de gaz
naturel. D’après l’US Energy Information Administration, les réserves
prouvées de pétrole en mer de Chine du Sud tourneraient pour l’instant
autour de 7 milliards de barils et seraient encore très majoritairement
localisées sur les plateaux continentaux, des espaces où la plupart des litiges
maritimes ont été réglés et où règne depuis quelques années la volonté de
coopérer. Citons à titre d’exemple le cas de la Malaisie, de l’Indonésie et du
Vietnam qui ont signé un accord tripartite en 2003, ou encore celui de la
Chine et du Vietnam qui ont fait de même en 2005 dans le golfe du Tonkin.
Certains de ces accords visent même à explorer conjointement des zones
plus éloignées et objets de litiges. Le 14 mars 2005, la China National
Offshore Oil Company (CNOOC), la Philippines National Oil Company
(PNOCO) et PetroVietnam se sont ainsi entendus pour conduire une
exploration conjointe autour de l’archipel des Spratleys.
À bien des égards, la coopération dans le bassin profond paraît
inéluctable. Les compagnies des États riverains sont en effet en grande
partie incapables d’opérer seules dans cet espace. Elles manquent encore
d’expérience et de technologie pour des opérations dans des eaux qui sont,
rappelons-le, très profondes. Elles sont donc contraintes de coopérer, non
seulement entre elles, mais aussi avec des compagnies américaines ou
européennes qui fournissent la technologie et les équipements en échange
d’un partage de la production. Cette coopération est également essentielle
pour minimiser les coûts et répartir les risques, qu’ils soient financiers ou
environnementaux.
En matière de transport maritime, la mer de Chine du Sud et ses détroits
(Malacca, Singapour, Sonde, Taiwan et Luzon) sont d’une très grande
importance stratégique. Ils sont une des principales voies de passages du
commerce mondial, trait d’union entre les océans Indien et Pacifique et sont
traversés par les grandes lignes transocéaniques reliant l’Asie orientale au
Moyen-Orient et à l’Europe. Les importations d’hydrocarbures et les
exportations de produits manufacturés chinois, japonais, sud-coréens ou
encore taïwanais naviguent ainsi en mer de Chine du Sud tout comme, bien
sûr, l’ensemble du commerce intra régional. Dans ce contexte, la
sécurisation des routes maritimes demeure un enjeu crucial non seulement
pour les États riverains mais aussi pour les puissances extérieures comme le
Japon, l’Inde, l’Union européenne et, bien sûr, les États-Unis.
Les menaces sont variées – des accidents causés par l’augmentation du
trafic au terrorisme, en passant par la piraterie –, mais elles ont, ces
dernières années, été prises en main par les États par le biais de la
coopération. Fin 2004, les pays de l’ASEAN, la Chine, le Japon, la Corée
du Sud et l’Inde ont par exemple signé un accord de coopération régionale
de lutte contre la piraterie. Un an plus tard, la Malaisie, l’Indonésie,
Singapour et la Thaïlande ont décidé de coordonner leur surveillance des
eaux internationales via l’établissement de patrouilles aériennes communes.
Ces dispositifs ont participé à faire baisser rapidement les actes de piraterie
dans la seconde moitié des années 2000 et ont sécurisé un peu plus la mer
de Chine du Sud et ses détroits.

La mer de Chine du Sud : un espace maritime


au cœur de rivalités stratégiques sino-américaines
Aussi intenses soient-elles, les diverses coopérations en mer de Chine du
Sud n’ont pas fait disparaître les méfiances, les rivalités et les tensions, non
seulement entre la Chine et ses voisins mais aussi entre la Chine et les
États-Unis.
La remise en mai 2009 au Bureau du droit de la mer par le Vietnam et la
Malaisie de leur projet de délimitation maritime sur le plateau continental a
suscité d’importantes protestations de la part de la Chine. Considérant
qu’une partie de la délimitation vietnamo-malaisienne rognait sur leur
revendication maritime, les autorités chinoises, qui venaient tout juste de
ranger la mer de Chine du Sud parmi « les intérêts fondamentaux » du pays,
au côté du Xinjiang, du Tibet et de Taiwan, ont vivement réagi, par le biais
d’une posture plus agressive dans cet espace. Il en a résulté une
exacerbation des tensions avec les Philippines autour du récif Scarborough
en 2012 puis avec le Vietnam autour des îles Paracels en 2014. En
janvier 2013, les autorités philippines ont sollicité une procédure arbitrale
auprès de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye – un acte autorisé par
la Convention des Nations unies sur le droit de la mer – afin de contester les
revendications chinoises en mer de Chine du Sud, notamment la notion de
« droits historiques » qu’elles considèrent comme contraires au droit
international.
Ces nouvelles tensions s’inscrivent dans un contexte de développement
de la puissance navale chinoise qui continue d’inquiéter. Lancée dans les
années 1980, la modernisation de la marine chinoise s’est fortement
accélérée durant les années 1990 et 2000. L’annonce par les autorités
chinoises en décembre 2010 de l’existence d’un programme national visant
à doter le pays d’un ou deux porte-avions d’ici 2020 en est un nouveau
témoignage. Le premier a été livré en 2012 et le second est en construction.
Cette annonce succède à la construction d’une nouvelle base de sous-marins
balistiques et nucléaires à Sanya, située dans le sud de l’île de Hainan sur le
littoral de la mer de Chine du Sud.
La modernisation de la marine chinoise a pour objectif de construire une
puissante marine de haute mer dont le rôle est de défendre « l’intégrité du
territoire », les « vastes eaux territoriales » et « les intérêts et droits
maritimes » du pays ainsi que de « sécuriser les routes maritimes et l’accès
aux ressources marines nécessaires au développement économique ». Plus
globalement, il s’agit de pouvoir résister à un éventuel conflit asymétrique
dans le détroit de Taiwan ou dans les mers de Chine et de projeter des
forces en haute mer au-delà de la première chaîne d’îles qui encercle les
mers de Chine, du Japon aux Philippines. Parallèlement, depuis sa
ratification du droit de la mer en 1996, la Chine développe ses flottilles de
garde-côte afin de mieux défendre ses divers intérêts maritimes et faire
appliquer ses réglementations.
Au-delà des nombreux débats qui agitent les militaires et analystes en
affaires stratégiques sur le niveau de puissance de la marine de haute mer
chinoise (dont sa flotte sous-marine balistique nucléaire et son porte-
avions), ce sont surtout la détermination de la Chine à acquérir de tels
équipements et l’importance que les militaires chinois accordent depuis
quelques années aux concepts de puissance navale qui sont pris en compte.
La multiplication des conférences sur la marine et la politique maritime de
la Chine aux États-Unis ainsi que la création du China Maritime Studies
Institute à l’US Naval War College en 2006 témoignent d’une très grande
préoccupation américaine. Certains experts attirent l’attention sur le danger
de la sous-estimation de la force sous-marine nucléaire chinoise simplement
parce que celle-ci ne serait pas une menace crédible à court terme. Cette
préoccupation explique en partie le retour de la puissance américaine en
Asie décidée par l’administration de Barack Obama lors de son premier
mandat. Face à la thèse de la « menace militaire chinoise », les officiers
chinois accusent les États-Unis de vouloir établir un
« encerclement stratégique » de la Chine en accentuant leur présence en
mer de Chine du Sud. La grande crainte réside dans la fermeture éventuelle
des détroits par l’armée américaine en cas de crise avec Taiwan ou en mer
de Chine du Sud, laquelle bloquerait une grande part des
approvisionnements en hydrocarbures du pays et l’empêcherait de projeter
une partie de ses forces en haute mer.
Figure 22 Tensions en mer de Chine du Sud : revendications
de souveraineté croisées et affirmation de la présence chinoise
Source : Sébastien Colin, 2015.

Cette rivalité stratégique sino-américaine en mer de Chine du Sud est


clairement visible à travers les tensions suscitées par les activités de
surveillance de la marine américaine que les militaires chinois dénoncent
comme étant de l’espionnage.
C’est essentiellement dans ce contexte qu’il faut replacer les
aménagements de la Chine observables depuis 2013 sur certaines îles
qu’elle occupe dans l’archipel des Spratleys. Ces aménagements consistent
à poldériser puis à construire des infrastructures, dont certaines seront à des
fins militaires. Ils sont le signe d’une ferme volonté de la Chine d’accroître
une présence physique dans l’archipel des Spratleys et d’établir un réseau
de points d’appui qui devrait permettre à terme de contrôler plus
efficacement les espaces insulaires et maritimes contrôlés et revendiqués
ainsi que de surveiller les principaux couloirs de circulation du trafic
maritime international. Bien que la Chine ne soit pas le seul État en cause –
les Philippines, le Vietnam, la Malaisie et Taiwan ont aussi dans le passé
réalisé quelques aménagements sur les îlots qu’ils occupent –, la rapidité et
les moyens qu’elle délivre pour la mise en place de ces infrastructures
attirent l’attention car elle est peut-être par ce biais en train d’asseoir son
avantage en mer de Chine du Sud en matière de présence et de capacités
militaires sur les autres États directement concernés par le litige et de
s’afficher de plus en plus comme le principal interlocuteur des États-Unis
en matière de sécurité maritime.

Les litiges insulaires en mer de Chine du Sud constituent un dossier


complexe. Si la question de la souveraineté des îles Paracels ne concerne
que la Chine et le Vietnam, celle des Spratleys ne semble négociable que
dans un cadre multilatéral réunissant tous les acteurs concernés. Les
sommets ASEAN-Chine feraient sans doute figure à ce titre de meilleure
instance, mais la Chine s’oppose fermement à ce que cette question y soit
abordée. La course à l’occupation des décennies antérieures a de fait de très
lourdes conséquences car aucun des États ne veut aujourd’hui abandonner
sa position. Et les actuels aménagements chinois dans les îles Spratleys ne
vont pas dans le sens d’une amélioration. Enfin, il est également probable
que la Chine refuse toute idée de négociations sur la souveraineté tant
qu’elle n’aura pas récupéré Taiwan, dont les autorités ont également hérité
de la frontière maritime construite dans les années 1930 et 1940 et
revendiquent de fait le même espace.
Les revendications insulaires sont surtout nourries par des nationalismes,
des méfiances et des rivalités entre États. Les ressources économiques sont
quant à elles susceptibles d’amplifier les disputes en dotant les îles d’une
plus grande valeur stratégique, mais ne représentent pas le cœur des litiges.
Les États riverains de la mer de Chine du Sud coopèrent d’ailleurs depuis
maintenant plusieurs années dans un certain nombre de domaines, incluant
la pêche, les hydrocarbures et la sécurisation des voies maritimes.
Au côté des litiges de souveraineté, la rivalité de puissance entre la Chine
et les États-Unis représente un autre défi géopolitique important. Pour la
Chine, l’objectif est avant tout d’affirmer sa puissance en Asie du Sud-Est,
une région qu’elle cherche aussi à ramener sous son aire d’influence. Cette
ambition n’est pas sans inquiéter les pays riverains, l’ASEAN et quelques
puissances maritimes extérieures comme le Japon, l’Inde et, bien sûr, les
États-Unis. Les enjeux géopolitiques en mer de Chine du Sud se déclinent
donc à plusieurs échelles : des archipels, objets de litiges entre les pays
riverains, à l’espace maritime tout entier, théâtre de rivalités entre grandes
puissances.
Chapitre 19

Le pétrole au delta
du Niger, une ressource
vecteur de conflit

LES EAUX DU DELTA DU NIGER dans le golfe de Guinée sont devenues, avec
114 attaques en 2008, les plus dangereuses du monde après celles situées au
large de la Somalie (désormais largement pacifiées grâce aux marines
européenne et asiatique). Ce chiffre a grandement diminué, passant de 91 en
2009 à 58 en 20101, mais la situation semble se dégrader à nouveau et le
périmètre des attaques ne cesse de s’élargir pour atteindre des pays aussi
lointains que l’Angola au sud de la zone ou la Guinée au nord-ouest du
golfe de Guinée. En 2013, une centaine de tentatives dans cette zone élargie
ont encore été signalées et repertoriées par les spécialistes et la tendance ne
pousse pas à l’optimisme2. Si une partie des acteurs de ces violences,
principalement des citoyens nigérians, appelés « militants », sont porteurs
de revendications politiques en direction de leurs dirigeants nationaux, une
grande partie d’entre eux profitent du chaos pour s’adonner à des activités
illégales comme le vol et la revente de pétrole nigérian.
Ces « militants » ont clairement identifié deux cibles : l’État fédéral et
les compagnies pétrolières. En effet, le Nigeria est un « mastodonte
énergétique », membre de l’Organisation des Pays exportateurs de pétrole
(OPEP) depuis 1971, avec une production de 2,2 millions de barils par jour
(bpj), qui fait de lui le premier producteur du continent (deuxième en termes
de réserves). Quant au gaz, le Nigeria en produit depuis le début des
années 1970 : 35 milliards de mètres cube par an, troisième rang du
continent (premier pour les réserves). Cette région est d’autant plus un
enjeu mondial que le golfe de Guinée dans son ensemble3 est devenu une
priorité géopolitique pour les États-Unis après les attentats du 11 septembre
2001 à New York, qui leur permet de moins dépendre du golfe Persique. En
2009, le Nigeria pourvoyait déjà, à hauteur de 700 000 bpj de brut, les
États-Unis4, ce qui faisait de lui leur premier client devant la Belgique,
l’Inde, le Brésil et l’Espagne. Cependant, du fait des importantes
découvertes de pétrole de schiste aux États-Unis, la première puissance
économique du monde a totalement cessé d’acheter du pétrole nigérian
depuis 2015. Cela modifie en profondeur sa relation avec l’Amérique5.
La totalité de l’exploitation des hydrocarbures au Nigeria se situe dans la
région du delta du Niger (40 % sont produits en on shore et 60 % en
off shore) qui regroupe les trois principaux États du pays producteurs de
pétrole : Rivers, Delta et Bayelsa ainsi que les six autres États producteurs
de pétrole de moindre importance : Abia, Akwa Ibom, Cross River, Edo,
Imo et Ondo. L’ensemble compte 40 millions d’habitants pour une
population totale de 170 millions d’habitants. Compte tenu de l’importance
économique du Delta, le pétrole pourvoit à 80 % des réserves en devises du
pays. Le président a un conseiller spécial chargé de cette région et c’est
seulement depuis novembre 2007 qu’un ministère lui est consacré alors que
le Delta est une zone conflictuelle depuis près de vingt-cinq ans. Les raisons
du mécontentement de la population sont nombreuses : peu ou pas
d’électricité, pollutions continues empêchant les pêcheurs de travailler,
pluies acides liées au torchage du gaz, etc. Enfin, problème clé, la
répartition des revenus pétroliers est jugée très injuste par la population du
Delta.
Paradoxalement, depuis le début de la production pétrolière en 1958, le
pays dans son ensemble ne s’est pas du tout enrichi, les Nigerians se sont
même appauvris : en 1971, le PIB par habitant était de 382 dollars dont
103 de revenus pétroliers ; en 2000, les revenus pétroliers par habitant
étaient de 170 dollars et pourtant le PIB global par parité de pouvoir d’achat
est passé en dessous du niveau de celui de 1971 [CHEVALIER, AOUN, 2007].
Comment la montée des violences dans le Delta s’est-elle opérée ? Qui
en sont leurs auteurs depuis le début des années 1990 ? Leur mode
opératoire et leur message ont-ils changé ? Même si c’est un problème
désormais régional, c’est bien depuis le Nigeria que les pirates partent,
comment l’État nigérian tente de répondre à ce fléau qui a des
conséquences importantes pour l’économie de tous les États de la région du
golfe de Guinée ?

L’échec des mouvements pacifiques


La montée de la piraterie depuis moins de dix ans est le fruit de frustrations
éprouvées par les nigérians dans la région du delta du Niger qui se sont peu
à peu organisés pour peser face à l’État. C’est donc, au départ, un problème
uniquement local, avant de s’internationaliser. C’est dans l’État de Rivers
que l’ethnie Ogoni, à partir de 1990, et par l’intermédiaire du Movement for
the Survival of Ogoni’s People (MOSOP), a été la première à dénoncer les
pratiques de la société anglo-néerlandaise Shell : en particulier, les
conditions environnementales de production – notamment la pollution –
dues à l’écoulement de pétrole brut sur les terres, le torchage du gaz associé
au pétrole et le manque de retombées économiques sur leur communauté.
En effet, depuis une loi de 1978 votée par le parlement nigérian, les
propriétaires d’un terrain où se trouve du pétrole peuvent être légalement
expropriés sans compensation, et le pourcentage revenant aux États
producteurs n’est alors que de 3 %6. Ces manifestations, pourtant
exclusivement pacifiques, conduisent néanmoins le chef de l’État de
l’époque, Sani Abacha, à faire pendre le leader Ken Saro-Wiwa, ainsi que
neuf autres activistes du MOSOP en 1995. Amnesty International va alors
mener une importante campagne internationale dénonçant les pratiques du
gouvernement de Sani Abacha et celles de Shell qui a toujours été suspecté
d’avoir contribué à ces pendaisons. Depuis lors, Shell a une image
détestable dans le pays.

La contre-attaque des Ijaw


Grâce, en partie, à l’action du MOSOP, le nouveau président Olusegun
Obasanjo, élu en 1999, porte la part dévolue aux États producteurs de 3 % à
13 %. Cela ne change cependant rien aux pratiques des compagnies
pétrolières, notamment face aux problèmes environnementaux. À la fin des
années 1990 et au début des années 2000, naissent de nouvelles
« rébellions » plus exigeantes et plus violentes. Cette fois, c’est l’ethnie des
Ijaw qui mène la rébellion. Les Ijaw sont une ethnie nombreuse
(contrairement aux Ogonis), estimée à 14 millions d’habitants7 et répartie
parmi les neuf États du Delta dont principalement celui de Bayelsa.
Plusieurs mouvements censés défendre les intérêts de cette ethnie se créent,
mais ils sont parfois rivaux entre eux, ce qui accroît encore les tensions.
L’un de ces groupes, le Ijaw Youth Council (IYC), revendique, dans son
manifeste de 1998 (The Kaima Declaration), le droit d’obtenir les revenus
du pétrole du sol et la création d’un « Ijaw Land ».
Ce mouvement est dirigé de 2001 à 2003 par un militant converti à
l’islam8 « Mujahid » Asari Dokubo. En désaccord avec les autres leaders, il
crée en 2004 le Niger Delta People’s Volunteer Force (NDPVF). Il affronte
alors, essentiellement à Port Harcourt et à Warri, un autre mouvement rival,
le Niger Delta Vigilant (NDV) de Tom Ateke. Si ces deux groupes ont des
revendications politiques, comme le contrôle de la manne pétrolière par les
populations locales, ils ont surtout pour but de s’arroger le « business » très
rentable de la contrebande de pétrole brut. Ils financent aussi les campagnes
électorales des hommes politiques locaux proches du pouvoir central en
échange d’une certaine immunité, ce qui les décrédibilise fortement auprès
de la population.

Le MEND ou la professionnalisation
du combat contre l’État et les compagnies
La création en 2006 du Movement for the Emancipation of the Niger Delta
(MEND) marque une nouvelle étape dans la stratégie de revendication. Le
MEND est le premier mouvement d’ampleur qui ne se réclame pas d’une
ethnie en particulier mais de tous les habitants de la région du Delta. Il se
veut inclusif pour gagner en puissance et visibilité. Le mouvement affirme
sa radicalité : « Notre but est de détruire entièrement la capacité du
gouvernement à exporter du pétrole ». Le MEND lutte également pour que
la terre appartienne aux habitants et que la redistribution des revenus
pétroliers soit revue. En s’attaquant aux infrastructures pétrolières, il veut
contraindre l’État à négocier. Le MEND a été une sorte de nébuleuse, telle
Al-Qaida : certains de ses membres participent à des actions en son nom
puis reprennent ensuite leur autonomie. La première attaque du MEND date
de janvier 2006 : neuf salariés de la société para-pétrolière italienne Saipem
sont assassinés.
Grâce à des moyens provenant notamment du trafic de pétrole brut, le
MEND a disposé d’importantes capacités d’action : bateaux rapides,
armements lourds… Comme une partie de ses membres ont été ou sont
dans l’armée, ces combattants sont bien entraînés. Le MEND a fait sauter
des oléoducs et des gazoducs, attaque les usines de liquéfaction… Ces
attentats ont arrêté chaque fois la production pendant plusieurs semaines,
voire plusieurs mois. Certains sont même très ciblés car des militants
travaillent aussi pour les compagnies pétrolières et savent précisément quels
sont les points névralgiques à toucher. Des zones où les pétroliers se
sentaient auparavant en sécurité, comme dans l’off shore, ont été attaquées.
Le 2 juin 2006, lors de l’attaque d’une plateforme de la société pétrolière
norvégienne Statoil, seize personnes sont kidnappées. Le 20 juin 2008, des
bateaux rapides attaquent la plateforme de Bonga (produisant plus de
200 000 bpj), située à 120 km des côtes. En septembre 2008, après plusieurs
bombardements de l’armée nigériane contre des villages où seraient cachés
des militants, le MEND lance la mission « Barbarossa » : plusieurs dizaines
d’attaques font à nouveau plonger la production pétrolière et gazière,
jusqu’au cessez-le-feu du 27 septembre 2008, rompu le 30 janvier 2009. Le
25 février 2009, une nouvelle étape est franchie : un hélicoptère
transportant des civils est détruit en vol. Désormais, plus aucun espace
(maritime, terrestre, aérien) n’est sûr. Le 11 juillet 2009, le MEND sort du
Delta en lançant sa première attaque à la bombe dans la capitale
économique du pays, Lagos. Il monte encore d’un cran sa capacité de
nuisance avec l’attentat du 1er octobre 2010 à Abuja, la capitale fédérale, au
beau milieu de la célébration du cinquantenaire de l’indépendance. L’un des
isntigateurs de cet attentat, Henry Okah, est en prison depuis 2011 en
Afrique du Sud où il a été interpellé.
Le but immédiat des activités du MEND au Nigeria a été atteint : la
production d’hydrocarbures plonge. Certains jours de 2009, elle est même
divisée par deux. Entre 2008 et 2009, la production gazière baisse de 29 %,
passant de 35 à 25 milliards de mètres cubes par an. On assiste dans le
même temps à l’explosion des budgets sécurité des sociétés pétrolières.
Dennis Amachree, le chef de la sécurité d’Addax (une des sociétés actives
dans le Delta), estime en février 2009 à 3,5 milliards de dollars les budgets
sécurité des sociétés pétrolières de la région pour l’année 2007 (primes
d’assurance, employés, mesures de sécurité en général), et à plus de
3 milliards de dollars les pertes en pétrole.

La régionalisation de la violence
Les militants nigérians du delta du Niger sont désormais devenus des
mercenaires qui voyagent aussi en dehors de leur pays pour « gagner leur
vie ». La violence s’étend ainsi à d’autres pays de la région du golfe de
Guinée. C’est le cas du Cameroun où 70 personnes ont été tuées et
50 kidnappées depuis 2004. En outre, les violences se multiplient depuis la
rétrocession de la péninsule de Bakassi9 par le Nigeria en août 2008. Les
Bakassi Freedom Fighters (BFF), d’origine nigériane, militent pour que la
population de cette péninsule (peuplée de 50 000 personnes à 95 %
nigérianes) d’environ 1 000 km2 s’autodétermine pour être rattachée au
Nigeria. Ce mouvement n’accepte pas la domination camerounaise et le
contrôle de sa police sur la péninsule sur laquelle ils ont toujours vécu et
pêché. Dès le 31 octobre 2008, quinze salariés de Total, dont six Français,
sont kidnappés par les militants du BFF. Ils seront libérés dix jours plus tard
en échange d’une rançon. Les BFF veulent faire pression sur les autorités
camerounaises. Mais, depuis 2009, les BFF – dont le nombre n’a jamais
dépassé la centaine de membres –, n’ont pas revendiqué d’actions. Certains
d’entre eux ont été mis en prison, d’autres ont certainement accepté
l’amnistie au Nigeria qui leur propose depuis 2009 un salaire (400 dollars
par mois) en échange de l’arrêt des violences, sans que cela ne fasse cesser
le vol de pétrole et la piraterie.
Enfin, un petit noyau de radicaux a créé un autre mouvement : l’Africa
Marine Commando (AMC) qui organise depuis 2010 des enlèvements
d’équipages de bateaux étrangers, sans but politique affiché, « travaillant »
uniquement pour l’argent. Le dernier kidnapping de l’AMC remonte au
7 février 2011 où 13 Camerounais ont été enlevés puis libérés le 17 février
contre une rançon de 320 000 euros. Depuis 2012, plus aucune
revendication de ce groupe. L’armée camerounaise stationnée en masse sur
Bakassi est parfois aussi liée à ces kidnappings10. Il est désormais certain
que « l’industrie » du rapt a fidélisé les membres de ces groupes qui
s’intéressent désormais bien moins à l’agriculture et à la pêche.
En Guinée équatoriale, une tentative de coup d’État a lieu le
18 février 2009. Des commandos très bien préparés arrivent à Malabo grâce
à huit bateaux rapides. Le but de l’expédition est clairement de prendre la
présidence. Si certains militants du Delta ont probablement été recrutés
pour les besoins de l’attaque, plusieurs d’entre eux parlent la même langue,
le Haoussa (une des principales langues du Nigeria). L’expédition a
probablement été commanditée en dehors du Nigeria : la rentabilité de la
piraterie et des actes de kidnapping occupent des Nigérians qui n’ont, de
toute façon, pas de travail sur place. Ils sont donc tentés de vendre leur
« savoir-faire » dans d’autres régions et pays du golfe de Guinée.

Les réponses de l’État nigérian aux défis


posés par les militants du Delta
Pour résoudre la crise du Delta, le président nigérien Olusegun Obasanjo
met en place dès la première année de son mandat, en 2000, la Niger Delta
Development Commission (NDDC) qui a pour but de financer des projets
d’infrastructures et de faciliter la création d’emplois pour la région. Mais
ses budgets, trop limités, ne permettent pas d’obtenir des résultats
significatifs. Le NDDC n’a comme seul résultat tangible que le placement
de personnalités influentes du Delta à son conseil d’administration. Pour
écraser les premiers actes de violence, Obasanjo crée la Joint Task Force
(JTF), formée de militaires et de policiers d’élite spécialement chargés de
ramener le calme dans le Delta. Cependant, très vite, les JTF vont avoir une
mauvaise réputation à cause de leur extrême violence et parce qu’ils
participent au « business » du recel du pétrole de contrebande.
L’arrivée du président Umaru Yar’Adua élu en mai 2007 va assez peu
modifier la stratégie globale dans ses premières années de gouvernement
[AUGÉ, 2009]. Yar’Adua instaure le 4 septembre 2008 le Niger Delta
Technical Committee (NDTC) avec, à sa tête, le dirigeant du MOSOP,
Ledum Mitee. Ce comité a pour triple mission de synthétiser tous les
rapports effectués sur la question du Delta depuis 1958, d’en tirer les
recommandations à court, moyen et long termes et de faire des propositions
pour une solution pérenne. Le rapport final du NDTC, jamais publié, n’aura
aucune suite immédiate. Fin décembre 2008, le Premier ministre en charge
du Delta est enfin nommé mais, une fois de plus, il n’aura qu’un très faible
budget à sa disposition, tout comme le NDDC.
Devant l’inefficacité des mesures politiques et militaires (la production
pétrolière continue à s’écrouler avec la multiplication des attaques), le
président Yar’Adua, poussé par les sociétés pétrolières à agir, propose en
mai 2009 un projet d’amnistie qu’il lance le 25 juin 2009. L’une des raisons
de l’inefficacité de l’amnistie est son budget, 50 milliards de nairas
(200 millions de dollars), insignifiant compte tenu du nombre de militants
engagés (26 000 individus). Plusieurs milliers d’entre eux sont envoyés à
l’étranger (Ghana, Afrique du Sud, Malaisie mais aussi Italie, Pays-Bas,
Israël, États-Unis) mais, les formations n’ont pas eu toujours les effets
escomptés et de nombreux militants sont revenus au Nigeria sans trouver de
métier lié à leurs nouvelles compétences. Une partie d’entre eux ont
également été mis en échec lors de la formation du fait de leur
déscolarisation précoce, la pratique de l’anglais n’étant, par exemple, pas
suffisante pour apprendre à l’étranger dans cette langue.
Le processus a aussi pâti de la maladie du président Yar’Adua, absent du
pays durant plusieurs mois à la fin 2009, son état l’empêchant de gouverner
à son retour. Il a ainsi fallu attendre février 2010 pour que le vice-président
Goodluck Jonathan devienne président par intérim, et mai 2010 pour qu’il
devienne président plénipotentiaire et qu’enfin le processus soit relancé.
Jonathan a un profil assez singulier car c’est le premier chef de l’État
nigérian originaire du Delta, plus particulièrement de Bayelsa. Ancien
gouverneur de cet État, il appartient à la deuxième plus grande ethnie de la
région, les Ijaw ; il connaît donc très bien les problèmes de cette région,
peut-être même trop bien…

La gestion catastrophique du secteur


énergétique
La mauvaise gestion du pétrole est certainement la cause essentielle des
troubles de la région du Delta ; elle est aussi l’une des grandes faiblesses
d’un pays qui n’a pas réussi à développer d’autres industries fortes. Le
pétrole représente 95 % des exportations et plus de 60 % des recettes du
budget de l’État fédéral : 330 milliards de dollars de revenus pétroliers de
1971 à 2000, plus de 100 milliards de 2000 à 2004 et plus de 55 milliards
en 200711. Malgré l’importance de cette manne financière, le Nigeria se
trouve toujours dans le bas du tableau en terme de développement (153e sur
187 pays en 2012 dans l’indice de développement humain), ainsi qu’au
sujet de la corruption (136e sur 175 pays pour Transparency International en
201412).
L’un des problèmes principaux de la gestion pétrolière du Nigeria tient à
sa politique décentralisatrice. Alors qu’à l’indépendance, le Nigeria était
composé de trois grandes régions, il compte, en 2011, trente-six États, eux-
mêmes subdivisés en 774 gouvernements locaux. Dans les zones de
production, ces gouvernements locaux peuvent s’avérer être le premier
maillon à corrompre pour que les compagnies pétrolières travaillent dans
une paix relative. Cette décentralisation s’est révélée désastreuse pour la
gestion pétrolière. En effet, l’État fédéral redistribuait 50 % des revenus du
pétrole en 1960 aux États producteurs ; pourcentage qui est descendu à 3 %
en 1976 car le pouvoir militaire en place se désintéressait complètement du
développement du Delta (la quasi-totalité des dirigeants venait du nord, du
centre et de Lagos), en privilégiant les dépenses liées à la création de la
nouvelle capitale politique Abuja.
Il faut attendre 1999 pour que le premier président civil élu, Olusegun
Obasanjo, fasse passer le pourcentage redistribué aux États producteurs à
13 %. Le budget des États dépend encore aujourd’hui, en grande partie, des
redistributions de l’État fédéral qui viennent presque exclusivement des
recettes pétrolières. La décentralisation a complètement échoué sur le plan
de la gestion pétrolière car tout est resté contrôlé par le pouvoir central. De
plus, la multiplication des États et des gouvernements locaux dilue les
sommes versées à chacune des entités administratives et rend la dépense
publique peu efficace du fait de son « émiettement ».
La gestion des infrastructures énergétiques est aussi un facteur de
mécontentement des Nigérians. Alors qu’il est le premier producteur de
pétrole du continent, le Nigeria se montre incapable de raffiner la quantité
nécessaire de produits pour sa propre consommation (250 000 à
300 000 bpj), celle-ci ne représentant pourtant qu’1/6e de sa production de
brut. De même, pour sa consommation électrique, le Nigeria produit
actuellement 3 000 à 4 000 MW pour 170 millions d’habitants. Par
comparaison, l’Afrique du Sud a installé 43 000 MW de capacité alors
qu’elle ne compte que 50 millions d’habitants et qu’elle ne possède
pratiquement pas de gaz ni de pétrole.
Enfin, la société pétrolière nationale, la Nigerian National Petroleum
Corp (NNPC), ne parvient pas à réunir suffisamment d’argent pour payer sa
quote-part sur la plupart des projets pétroliers. En effet, la NNPC, pour
maximiser ses revenus, contrôle plus de 55 % des joint-ventures qu’elle
forme avec Shell, Chevron, Exxon-Mobil, Total et ENI. Pour développer les
champs, elle doit s’acquitter d’importants investissements aux côtés de
sociétés étrangères. Ces dernières en arrivent à gager les productions futures
pour avancer la part de la NNPC, incapable de trouver l’argent nécessaire.

La question centrale du gaz


Les compagnies pétrolières ont, depuis 50 ans, brûlé la quasi-totalité du gaz
associé au pétrole. Ce torchage, estimé à 70 millions de mètres cubes par
jour13 par Goodluck Jonathan, lorsqu’il n’était encore que vice-président
nigérian, fait perdre 2 à 3 milliards de dollars par an au pays, détériore
l’environnement et contribue à la pénurie de gaz des centrales électriques
qui ne peuvent donc pas délivrer suffisamment de courant. Le Nigeria
détient aujourd’hui les premières réserves gazières d’Afrique, devant
l’Algérie, soit 185 trillions de pieds cubes (unité communément utilisée
dans les calculs de réserves). Mais, du fait de ce torchage massif du gaz
associé, il n’arrive qu’en troisième position, pour la production, après
l’Algérie et l’Égypte14. Le manque de volonté politique prime aussi ici car
les gouvernements n’ont pas su contraindre les sociétés pétrolières à stopper
le torchage. Cette pratique est officiellement interdite depuis 1984.
Malgré les amendes que les sociétés pétrolières sont contraintes de payer
pour ne pas s’être conformées à la loi, peu ont fait les efforts de créer les
réseaux nécessaires à l’arrêt du torchage. Et pour cause, les pétroliers sont
devant un dilemme : vendre le gaz au Nigeria en construisant des réseaux
coûteux (c’est-à-dire produire à quasi-perte), brûler le gaz, ou bien trouver
des clients sur le marché international qui seront livrés sous forme de gaz
liquéfié (donc gagner de l’argent). Une revalorisation des prix d’achat du
gaz par l’État a été proposée en 2010, sans provoquer un réel changement
malgré la privatisation partielle du secteur électrique engagée depuis 2012
par le président Goodluck Jonathan. En cas de revalorisation massive des
prix d’achat du gaz par l’État, cela pourrait permettre un approvisionnement
plus régulier des centrales électriques au gaz, les pétroliers jouant le jeu en
construisant des réseaux de récupération pour vendre leur production
localement au lieu de la brûler ou de l’exporter.
Le président de transition Goodluck Jonathan qui a remporté le scrutin
présidentiel du 16 avril 2011 où il se présentait sous les couleurs du parti au
pouvoir depuis 1999, le People’s Democratic Party (PDP) a
considérablement déçu tout au long de son mandat. Cela a conduit à son
échec lors des élections présidentielles du 28 mars 2015. Il n’a pas réglé le
moindre problème de fond : répartition des revenus, accélération du
développement économique de la région du Delta, construction des
infrastructures, et enfin écarter les politiciens corrompus. Au contraire, la
corruption pendant son mandat a explosé, le scandale concernant
18,5 milliards de dollars de revenus pétroliers qui auraient disparu a été mis
au jour et il n’a pas été le seul15. De plus, l’amélioration du secteur
électrique n’a pas été perceptible durant son mandat et la privatisation des
centrales et des réseaux de transport qu’il a tout de même eu le courage
d’engager16 devrait prendre probablement encore de longues années avant
d’avoir de réel impact. La montée en puissance de la menace du groupe
islamiste Boko Haram au nord du Nigeria à partir de 2009 a pris le pas en
termes de menace sécuritaire, par rapport au delta du Niger. Selon Amnesty
International, 13 000 personnes ont été tuées par ce mouvement depuis
2009 et il a été donc quasi-impossible de donner davantage au delta du
Niger durant cette période. Cela aurait été totalement incompréhensible
pour les Nigérians. Cependant, indirectement, Goodluck Jonathan a tout de
même donné des avantages à des hommes d’affaires de sa région d’origine.
Le « business » du vol du brut, par le perçage d’oléoducs ou grâce à des
organisations bien plus grandes qui s’emparent de quantités beaucoup plus
notamment en contrôlant les ports d’exportation, a en effet prospéré sous la
présidence 2011-2015. Ces réseaux Ijaw (ethnie de Goodluck Jonathan)
mais pas seulement, gagnent beaucoup d’argent grâce à ce pétrole. Ils le
raffinent dans des petites structures de fortune puis le revendent dans les
pays frontaliers, comme au Cameroun, au Bénin, au Niger et au Tchad, ou
alors soudoient les douaniers et les responsables des ports pour emporter
des cargaisons entières au large. Le pétrole est ensuite raffiné dans les
grandes structures de la région : Sénégal, Cameroun, Côte d’Ivoire et Ghana
et est ainsi « blanchi ». Ce commerce a pu atteindre en 2008, pire moment
de la crise du MEND, quelque 15 % de la production du pays soit plus de
200 000 bpj. En 2015, on parle plus volontiers de 400 000 bpj17, ce qui
équivaudrait avec un baril à 100 dollars à une perte de 12 milliards de
dollars pour l’État et les compagnies pétrolières. C’est pourquoi, très
souvent le discours politique de ces mouvements, n’est qu’un vernis qui
cherche à masquer les intérêts financiers.
Cependant, tant que la corruption des élites du pays empêchera les
habitants de profiter de la manne pétrolière, que l’environnement sera
pollué par l’exploitation pétrolière sauvage sans que l’État prenne des
mesures de coercition, tous les mouvements de militants pourront
facilement instrumentaliser le mécontentement des Nigérians.

Figure 23 Pillages et pirateries dans le delta du Niger


Source : D’après Hérodote, no 134, 2009.
CINQUIÈME PARTIE

Deux études de cas


Chapitre 20

Israël-Palestine :
un conflit d’une
exceptionnelle complexité

LE CONFLIT ISRAÉLO-PALESTINIEN est l’un des problèmes géopolitiques les


plus complexes et passionnels de l’histoire contemporaine. Selon la presse
internationale, il remonterait aux lendemains de la Seconde Guerre
mondiale et à la première guerre israélo-arabe de 1948. On a alors parlé de
conflit « israélo-arabe », car la nation palestinienne n’était pas encore
visible. Ce conflit a en fait commencé dès les années 1920. C’est donc l’un
des plus anciens litiges géopolitiques et l’inquiétude qu’il suscite ne cesse
de croître, comme en témoigne la place qu’il occupe en permanence dans
les médias. Ainsi, depuis plus de soixante ans, il a été marqué par de
multiples attentats et opérations de représailles, trois guerres avec les États
arabes voisins et coalisés, puis trois grosses opérations militaires dans l’État
voisin qu’est le Liban.
Depuis plus de trente ans, la diplomatie américaine et celles des pays
européens cherchent une solution à faire accepter par des pouvoirs qui sont
directement antagonistes. Mais le conflit tend à se complexifier : le nombre
de protagonistes indirects s’est accru, certains se situant même à des
distances considérables des lieux les plus disputés. Ainsi, depuis plus de dix
ans, l’Iran utilise ce conflit pour projeter son influence en Méditerranée, ce
qui est fort dangereux, ne serait-ce qu’en raison des proclamations
belliqueuses, voire génocidaires sous la présidence de Mahmoud
Ahmadinejad (2005-2013) qui proclamait rayer Israël de la carte, des
islamistes au pouvoir à Téhéran. Situés à près de 2 000 km d’Israël, ces
Iraniens ont désormais des relais au Proche-Orient, en particulier en Syrie et
au Liban, ce qui inquiète beaucoup nombre de monarchies arabes.
Depuis soixante ans, le conflit israélo-palestinien a bien sûr fait l’objet
en Europe et aux États-Unis (mais, hélas, fort peu dans les pays arabes) de
nombreux travaux d’historiens et de spécialistes des relations
internationales. Mais les raisonnements géographiques sont encore rares et
ont surtout porté sur les problèmes hydrauliques, très importants sous un
climat méditerranéen à forte aridité estivale et dans des pays de plus en plus
peuplés.
Aussi ce conflit pose-t-il au géographe un délicat problème de méthode :
par quoi commencer ? On pourrait évoquer l’histoire de l’Antiquité pour
expliquer la complexité et la force des actuelles représentations religieuses.
Mais en vérité, c’est surtout depuis l’occupation de la Cisjordanie par
l’armée israélienne, après son étonnante victoire de 1967 que les groupes
religieux juifs ont fouillé dans la Bible la description de la Terre promise
aux Hébreux, pour justifier leurs prétentions sur la Cisjordanie, qu’ils
appellent la Judée et la Samarie1. C’est une des difficultés majeures qui
bloquent désormais la résolution du conflit.
Dans le camp adverse, il est aussi une autre difficulté majeure à la
résolution du conflit : le refus de toute solution proclamé par les islamistes
politiques. Or, ils ont désormais un poids politique important dans le
mouvement national palestinien qui était relativement laïque et comptait
jusqu’alors des musulmans et des chrétiens. C’est surtout depuis 1967, et
l’occupation de la Vieille Ville de Jérusalem par les Israéliens, que les
musulmans proclament de nouveau avec force qu’elle est la troisième ville
sainte de l’Islam, après La Mecque et Médine. Or, donnée géographique
d’importance aujourd’hui, au cœur de la Vieille Ville, les deux plus
anciennes mosquées sont construites sur l’esplanade où fut érigé autrefois le
Temple de Salomon, située juste au-dessus du « Mur des Lamentations »
que les Juifs vénèrent.

La Bible et la géographie
Le terme d’Israël, plus exactement Eretz Israël, la Terre d’Israël (Israël
serait le surnom de Jacob après son combat avec l’ange), désigne dans
l’Antiquité la partie déjà principale (grâce aux pluies) d’Eretz Israël,
c’est-à-dire la Terre promise aux Hébreux dans la Bible il y a environ
4 000 ans, et dont ils durent faire la conquête sur les Cananéens
(descendants de Canaan, petit-fils de Noë, comme l’étaient aussi les
Phéniciens). La Bible donne une description très précise de cette
conquête des plateaux de Judée et de Samarie (Cisjordanie), situés au
nord de celui de Galilée qui domine le lac de Tibériade d’où sort le
Jourdain. Ces descriptions bibliques sont d’une grande importance
géopolitique car c’est sur elles que disent, aujourd’hui, se fonder les
groupes religieux israéliens qui prétendent s’emparer de lieux qui sont
habités et cultivés depuis des siècles par des Arabes, qu’ils soient
chrétiens ou musulmans. En revanche, le texte sacré évoque de façon
nettement plus vague les étendues arides d’Eretz qui s’étendaient
beaucoup plus largement vers l’est jusqu’à l’Euphrate pour les tribus
pastorales des Hébreux.
Les Philistins figurent déjà dans les écrits d’Hérodote. Ce peuple mal
connu et sans doute non sémite, était dans la plaine côtière le voisin
occidental des Hébreux, mais aussi son grand adversaire, comme le
rappelle l’histoire du combat de David contre Goliath. Sur les plateaux
de Samarie, le roi David, il y a 3 000 ans, fit de Jérusalem, qu’il avait
pris aux Cananéens, la capitale des Hébreux en y apportant l’Arche
sainte. Son successeur Salomon y fit bâtir le premier Temple, qui fut à
plusieurs reprises détruit par des envahisseurs et rebâti par les Hébreux.
Ils passèrent plus tard, avec le roi Hérode, sous le contrôle de l’Empire
romain et Jésus-Christ de Nazareth en Galilée fut crucifié à Jérusalem il
y a 2 000 ans. C’est l’empereur de Rome, Hadrien, qui dénomma
Palestine le territoire situé entre la côte et la vallée du Jourdain (yarden
en hébreu, urdunn en arabe), et c’est aussi lui qui décida de disperser les
Juifs dans l’empire pour mettre fin à leurs fréquentes révoltes et à leurs
luttes intestines.

Chrétiens et musulmans
C’est le premier empereur chrétien, Constantin, de Byzance, qui fit
construire au IVe siècle plusieurs basiliques à Jérusalem qui devint ensuite
un grand centre de pèlerinage chrétien. En 637, les Arabes musulmans
prirent Jérusalem, cité chrétienne. Ils la considéraient eux aussi comme
une ville sainte, et le calife omeyade Abd el Malik y fit bâtir le Dôme du
Rocher (mosquée d’Omar) à l’emplacement du Temple de Salomon ; la
mosquée Al Aqsa (d’où le Prophète Mohamed sur son cheval serait
monté au ciel) fut ensuite construite sur cette esplanade des mosquées
(200 x 400 mètres) qui domine le Mur dit « des Lamentations »
(appellation du XIXe siècle), qui est pour les Juifs le lieu le plus saint.
Cette juxtaposition sur un espace aussi restreint de lieux chargés d’aussi
grandes valeurs religieuses a aujourd’hui de grandes conséquences
géopolitiques dans le contexte du conflit israélo-arabe.
Jérusalem ayant été prise aux Arabes par les Turcs Seljoukides en 1071,
la première croisade de chrétiens d’Occident fut lancée en 1096 pour
libérer de la domination musulmane la Palestine, la Terre sainte et le
tombeau du Christ. Les Croisés s’emparent de Jérusalem en 1099 où ils
massacrent la population juive qui s’y trouve encore (soi-disant pour la
punir d’avoir tué le Christ), et fondent un « royaume chrétien de
Jérusalem » d’où ils seront chassés au XIIIe siècle par la contre-offensive
musulmane dirigée par Saladin, un chef kurde turquisé. Les pèlerins
chrétiens pourront revenir à partir du XIVe siècle, sans pour autant être
très actifs à Jérusalem. La ville fait partie de l’espace syrien (Damas) qui,
à partir du XVIe siècle, devient jusqu’au début du XXe siècle une
circonscription de l’Empire ottoman.
C’est surtout depuis le conflit israélo-arabe que les musulmans, et surtout
ceux de Palestine, accordent une si grande importance à Jérusalem qu’ils
appellent Al Qods et à la mosquée Al Aqsa. En revanche, les chrétiens du
monde entier n’ont plus une telle ferveur géopolitique pour Jérusalem.

Le facteur religieux n’a donc pris de l’importance qu’après 1967. Pour


mieux comprendre les actuels rapports de forces et leurs configurations
présentes, il importe donc d’analyser les causes premières du conflit, qui ne
sont pas religieuses.

Un conflit très singulier par sa longue


durée et son retentissement
À l’aube du XXe siècle, le conflit que l’on appela plus tard israélo-
palestinien commence par l’apparition d’une rivalité de pouvoirs sur du
territoire ; des pouvoirs qui s’exercent sur des étendues restreintes, non
étatiques, et sur des effectifs modestes subordonnés aux fonctionnaires peu
nombreux d’un vaste empire (l’Empire ottoman), culturellement étrangers
aux uns et aux autres. En effet, ce conflit naît d’une rivalité croissante entre,
d’une part, des immigrés européens portés par un projet collectif original
(sioniste) qui arrivent peu à peu pour cultiver ensemble, dans une petite
plaine côtière, des terrains laissés plus ou moins à l’abandon et, d’autre part,
des autochtones (arabes), notables et paysans des hauteurs voisines qui, à la
vue de cette mise en valeur, en viennent bientôt à contester l’acquisition par
des étrangers de ces terres théoriquement collectives.
Premier contrecoup inattendu d’un très grand conflit d’abord lointain (la
Première Guerre mondiale) : la disparition de l’Empire ottoman et le
remplacement de ses fonctionnaires par des officiers d’un empire colonial
européen, lesquels favorisèrent ensuite l’installation agricole d’immigrés
sionistes européens, jusqu’à ce que l’accroissement de leur nombre
provoque la révolte des autochtones. Second contrecoup d’un énorme
conflit international, la Seconde Guerre mondiale : la fin de l’empire
colonial (britannique) et l’indépendance des pays arabes, mais aussi la
volonté du groupe des immigrés sionistes de former sur les terres qu’ils ont
mises en valeur un État indépendant. Ce sera ensuite la première guerre
israélo-arabe…
À la fin du XXe siècle, et plus encore dans les décennies suivantes, ce
conflit, sur des étendues qui ne sont guère plus vastes qu’au début, oppose
pour la possession du même territoire un État-nation de petite taille mais
doté d’un redoutable appareil militaire, à une nation arabe palestinienne en
formation, sans moyen militaire ni véritable appareil d’État. L’État-nation
qu’est devenu Israël pourrait être considéré comme un État de type
européen (régime parlementaire et rivalité de nombreux partis), mais son
problème politique et géopolitique fondamental est, depuis une trentaine
d’années, de plus en plus fonction d’un projet biblique imposé par un
groupe minoritaire ultra-religieux. L’importance croissante de celui-ci fait
qu’il n’est plus possible de considérer l’État d’Israël comme un État de type
européen puisqu’en Europe les sociétés sont de plus en plus laïcisées. La
nation arabe palestinienne s’est, quant à elle, formée progressivement, mais
sous l’action de groupes plus ou moins clandestins qui, en dépit de leurs
rivalités, étaient relativement laïcs, associant des musulmans et des
chrétiens. Mais, depuis une vingtaine d’années, est apparu en Palestine un
mouvement politique islamiste qui, en prétendant imposer la loi coranique à
tous les Palestiniens, en a exclu les chrétiens et a rompu l’unité politique et
territoriale de la nation palestinienne. En récusant tout droit à l’existence
d’Israël, ces islamistes, représentés par le Hamas, sont en fait les
adversaires symétriques les plus utiles aux ultra-religieux israéliens, mais
aussi aux autres Israéliens puisqu’ils ont réussi à fracturer l’unité
palestinienne.
Dans ce début de XXIe siècle, certains veulent faire du vieux conflit
territorial israélo-palestinien un conflit entre monde musulman et monde
judéo-chrétien, ne serait-ce qu’en raison du fait que les Européens, et ces
Européens d’Outre-Atlantique que sont les Américains, ne peuvent
moralement abandonner Israël aux conséquences de ses erreurs. C’est une
donnée géopolitique majeure. Nombre d’Européens et d’Américains –
surtout les plus citoyens – se souviennent que leurs grands-parents ont
autrefois laissé se diffuser les ragots antisémites et ont laissé faire en
Allemagne ceux qui allaient perpétrer cette tragédie européenne,
extraordinaire et épouvantable, que fut la Shoah.

À nouveau contexte géopolitique, nouvelles


dénominations
D’autres conflits entre musulmans et non-musulmans autochtones perdurent
depuis aussi longtemps, mais sans donner lieu au même écho médiatique. Il
s’agit notamment du conflit entre le Pakistan et l’Union indienne, qui naît à
la suite d’une décolonisation expéditive en 1947 et du tracé d’une frontière
longue de 3 000 km effectué à la hâte, et toujours alimenté par l’évocation
contradictoire du sort de millions de réfugiés musulmans ou non-
musulmans, chassés des lieux où ils étaient nés au moment de la partition.
En comparaison, le conflit israélo-palestinien semble bien modeste, car il
ne concerne plus ou moins directement qu’environ 15 millions de personnes
et ne porte apparemment que sur un territoire (sans notable ressource
minière) de petites dimensions, environ 30 000 km2, soit seulement la
superficie de la Bretagne. Celui-ci s’étend sur quelque 300 km du nord au
sud, et 100 km entre la côte méditerranéenne et la profonde vallée du
Jourdain, elle aussi nord-sud, que prolonge le fossé tectonique de la mer
Morte (comme l’ont nommé les Grecs). Fait singulier, ce petit espace, si
disputé, n’a pas eu d’appellation particulière durant des siècles dans les
Empires arabe puis ottoman. Il est, de nos jours, désigné par deux noms
différents, l’un et l’autre extrêmement anciens : Israël et Palestine, c’est-à-
dire le pays des Philistins (un peuple sans doute non sémite dont parle
Hérodote).
Il n’est pas inutile de situer ce petit territoire dans un bien plus vaste
ensemble géohistorique : le Moyen-Orient. Vers 1920, l’archéologue
égyptologue américain James Breadsted y a distingué, au nord-ouest des
immenses déserts de Syrie et d’Arabie, ce qu’il a appelé le grand « croissant
fertile » (c’est-à-dire où il y a assez d’eau pour que l’on puisse cultiver).
L’une des deux pointes de ce croissant est formée par le petit ensemble
Israël-Palestine qui se prolonge vers le nord par les montagnes du Liban ;
l’autre pointe du croissant est, à l’est, la Mésopotamie, la liaison entre les
deux étant assurée par le piémont de la grande chaîne du Taurus d’où
descendent de nombreuses rivières. À l’ouest, sur la Méditerranée, ce grand
croissant fertile s’articule à l’Égypte par les plaines du Nord-Sinaï et la très
ancienne ville de Gaza qui a été égyptienne jusqu’en 1920.
Fait singulier, c’est aussi vers 1920 que les political officers
britanniques, prenant la place des fonctionnaires ottomans, nomment en
Cisjordanie, mais aussi en Palestine, les régions situées à l’ouest du
Jourdain. C’est d’ailleurs aussi vers 1929 que la Mésopotamie, dénommée
Irak, passe elle aussi sous mandat britannique. Et c’est vers 1920 que l’on
commence à parler d’un « foyer national pour le peuple juif » en Palestine
après la fameuse déclaration, en 1917, du ministre anglais des Affaires
étrangères Arthur Balfour. Quelques années plus tard, on parle d’Israël.

Les origines du conflit


À l’origine du conflit : un paradoxe géographique
Comment s’est discrètement amorcé, à la fin du XIXe siècle, ce qui allait
devenir le conflit le plus durablement préoccupant de la fin du XXe siècle ?
Les historiens et les spécialistes des relations internationales considèrent la
formation du mouvement sioniste en Europe à la fin du XIXe siècle comme
cause première du conflit. Mais le projet sioniste, celui des intellectuels,
n’aurait pas pu s’implanter concrètement sur le territoire, et d’abord de
façon très modeste – avec seulement au début le dévouement de quelques
centaines de personnes –, sans une donnée tout à fait géographique. On ne
l’évoque guère car de nos jours, on n’en mesure plus l’importance et cette
donnée a été depuis progressivement transformée.
Au milieu du XIXe siècle, dans l’ensemble spatial que l’on appellera plus
tard la Palestine, le sous-ensemble qu’est la plaine côtière (20 à 25 km d’est
en ouest, 150 km du nord au sud) était alors extrêmement peu peuplé et
guère cultivé à cause de marécages et du paludisme. Pourtant, sur la côte, se
trouvaient de très anciennes et importantes villes portuaires comme Jaffa,
Haïfa et Gaza, moins affectées par le paludisme grâce au vent de la mer et à
leur situation sur un bourrelet littoral ou sur les hauteurs du Mont Carmel
(c’est le cas d’Haïfa). C’est sur les plateaux de Palestine, soit à environ
800 mètres d’altitude, que se trouvait l’essentiel de la population,
principalement musulmane, mais aussi chrétienne et juive, et les célèbres
villes de Jérusalem, Hébron, Naplouse, etc. Les pluies qui tombent sur ces
plateaux alimentent des nappes aquifères dont les eaux s’écoulent en
profondeur suivant la pente des couches de terrain, assez peu vers l’est (vers
le profond fossé de la mer Morte), mais surtout vers l’ouest, vers la
Méditerranée. Cet écoulement se faisant de façon confuse dans la plaine,
faute de pente suffisante, on n’y trouve guère de véritables cours d’eau mais
des marais. Jérusalem se trouve à l’amont de la vallée que le Soreg a
creusée dans le plateau (mais qui se perd en arrivant dans la plaine) ; il en
est de même des autres cours d’eau qui sont encore moins importants. Cette
inorganisation du réseau hydrographique dans la plaine explique les
problèmes de drainage. De nos jours, on ne se rend plus compte de leur
importance en raison des grands travaux hydrauliques qu’ont réalisés les
Israéliens.
Paradoxalement, ce furent les mauvaises conditions écologiques et
géographiques qui favorisèrent l’implantation des Juifs en Palestine. Sans
elles, ils n’auraient pas trouvé de terres à acheter et le sionisme n’aurait pas
eu de projection territoriale. Si cette plaine côtière avait été autrefois
convenablement drainée (comme le furent les huertas espagnoles), le
paludisme n’y aurait pas sévi et, de ce fait, elle aurait été déjà densément
peuplée (comme c’était le cas de la plupart des plaines littorales
méditerranéennes). Aussi, des immigrants venus de lointains pays
européens n’auraient-ils pas pu s’y implanter. Au début du XIXe siècle, on
trouve d’autres plaines littorales marécageuses, paludéennes et, dès lors,
très faiblement peuplées sur les côtes méditerranéennes : notamment la
plaine de la Mitidja, en Algérie, bien que située dans l’arrière-pays d’Alger.
Les colons français qui y furent implantés par les militaires à partir des
années 1835, pour des raisons stratégiques, subirent les effets du paludisme
et connurent un taux de mortalité considérable, avant la réalisation
relativement tardive de travaux de drainage et d’assèchement. La quinine
extraite d’écorces de quinquina ne commença à être produite qu’à partir de
1850 et ce fut longtemps un médicament coûteux. Mais l’exemple de la
Mitidja en dépit de ses dimensions (100 km d’est en ouest) n’a qu’une
portée régionale, car l’implantation des colons se fit dans bien d’autres
parties du millier de kilomètres de littoral algérien qui ne présentaient pas
des conditions naturelles aussi défavorables.
En Palestine, la plaine littorale et son milieu écologique défavorable, et
de ce fait son faible peuplement, constituaient près de la moitié de la région
historique où certains Juifs envisageaient de s’implanter puisque leurs très
lointains ancêtres y avaient vécu durant des millénaires, avant d’être obligés
de la quitter dix-neuf siècles auparavant. L’attrait pour cette plaine
paludéenne ne doit donc pas être perçu comme une volonté de conquête
coloniale comme celle de l’Algérie, mais comme un courant migratoire,
modeste à ses débuts, résultant d’initiatives privées, et à intégrer dans le
contexte des grands courants d’émigration qui ont caractérisé l’Europe au
XIXe siècle.

Le facteur démo-géographique : les migrations


internationales
Les migrations juives
Les migrations sont certes des facteurs démographiques, mais ce sont aussi
d’importants facteurs géographiques, surtout celles qui, au XIXe siècle
notamment, ont modifié de façon évidente le peuplement de vastes pays
faiblement peuplés. Les conséquences géographiques des émigrations sont
moins spectaculaires. Tous les peuples européens ont alors connu de fortes
émigrations, y compris ceux qui étaient en voie d’industrialisation, à
l’exception des Français, les seuls à être déjà en faible croissance
démographique.
Le phénomène d’émigration a principalement concerné les Juifs
ashkénazes (qui parlent le yiddish, une langue assez proche de l’allemand),
particulièrement nombreux dans l’ouest de l’Empire russe (environ
6 millions en Ukraine, Pologne, Pays baltes) et dans les Empires austro-
hongrois et allemand. Un très grand nombre d’entre eux émigrèrent vers les
États-Unis et aussi, mais de façon bien moindre, vers la France, car les Juifs
savaient qu’ils y étaient reconnus comme citoyens français depuis 1791 (et
depuis 1871 pour les Juifs d’Algérie). En comparaison, l’émigration des
Juifs vers la Palestine fut bien plus tardive et longtemps très minime, et elle
dut se concentrer sur un espace restreint, la petite plaine côtière.
L’émigration des Juifs de l’Empire russe s’accentue avec la vague de
pogroms qui les frappe après 1881 : la rumeur systématiquement propagée
accuse des intellectuels révolutionnaires juifs d’avoir favorisé l’assassinat
du Tsar Alexandre II (13 mars 1881), lui qui avait pourtant aboli le servage.
Certes, une émigration de Juifs vers la Palestine avait commencé à être
envisagée quelque temps auparavant, notamment par Moses Hess
(en 1862), un philosophe socialisant (proche de Marx) qui avait été
impressionné par le mouvement des nationalités, et notamment celui pour
l’unité italienne. C’est lui qui commence à lancer l’idée du « sionisme »,
terme géographique forgé avec le nom d’une hauteur dominant Jérusalem et
qui, par extension, désigne la ville. Mais les rabbins sont alors très hostiles
à l’idée de regrouper la diaspora en Palestine, car, selon eux, seule la venue
du Messie doit permettre d’y reconstituer le royaume d’Israël. D’autres
Juifs d’Allemagne et de l’Empire russe sont alors aussi hostiles à toute
émigration, car le Bund, parti-syndicat des travailleurs juifs, estime que
ceux-ci doivent être l’avant-garde de la classe ouvrière. D’autres Juifs, ceux
qui s’appelleront ensuite les sionistes, eurent d’autres vues.

Les sionistes en Palestine


Selon les époques et les points de vue, il y a eu des mouvements sionistes
différents les uns des autres, avant de devenir plus tard colonialistes. Il est
important d’en tenir compte pour comprendre les transformations du
problème israélo-arabe, surtout au plan géographique. Selon Maxime
Rodinson, célèbre orientaliste français, grand connaisseur marxiste du
monde musulman et fils de Juifs russes devenus communistes en France,
« le mot “sioniste” apparaît à la fin du XIXe siècle pour désigner un
ensemble de mouvements différents dont l’élément commun est le projet de
donner à l’ensemble des Juifs du monde un centre spirituel, territorial ou
étatique en général localisé en Palestine » (Encyclopaedia Universalis,
article « Sionisme », 1972). L’idéologie sioniste a d’abord visé à regrouper
dans un pays les Juifs dispersés de la diaspora pour les protéger contre des
persécutions de plus en plus fréquentes. Il fut question de l’Argentine ou de
l’Ouganda ou même de Madagascar, puis vint l’idée qu’il serait mieux de
tenter de les regrouper en Palestine, pays de leurs lointains ancêtres, qui
dépendait alors de l’Empire ottoman, où il n’y avait plus guère de Juifs
(environ 25 000 au milieu du XIXe siècle, dont les conditions de vie étaient
assez misérables).
Les dirigeants turcs avaient depuis longtemps de bons rapports avec les
Juifs séfarades (parlant un vieil espagnol) qui avaient été chassés d’Espagne
au XVIe siècle et s’étaient réfugiés sur les côtes de Turquie. De surcroît, le
gouvernement ottoman, à la fin du XIXe siècle, avait noué des relations
économiques et militaires avec l’Allemagne (construction à partir de 1900
du Bagdad-Bahn et du chemin de fer de Médine), ce qui facilita
l’implantation en Palestine d’immigrants juifs ashkénazes de culture
allemande. Théodore Hertzel fut fréquemment reçu à Istanbul après la visite
officielle qu’y fit en 1895 l’empereur Guillaume II.
Les sionistes ont d’abord voulu s’implanter aux abords de Jérusalem ou
d’Hébron mais, sur ces plateaux bien peuplés, il n’y avait pas de terres à
acheter et les notables arabes comme les autorités ottomanes ne donnèrent
leur accord que pour quelques implantations d’immigrés, et seulement dans
les étendues faiblement peuplées de la plaine côtière et autour du lac de
Tibériade. Encore fallait-il que ces immigrés européens puissent s’y
implanter durablement.
Le fait qu’ils aient pu acheter d’assez vastes étendues de terre faiblement
peuplées ne peut être considéré comme la cause géographique première de
l’implantation sioniste que dans la mesure où celle-ci a pu surmonter les
difficultés naturelles, les marais et le paludisme. Parmi les premiers villages
qui furent créés, plusieurs, à cause de la mortalité, ne purent se maintenir,
notamment aux abords du lac de Tibériade. De plus, ces nouveaux venus
n’avaient guère de connaissance des travaux agricoles, puisqu’en Europe,
depuis des siècles, il était interdit aux Juifs de posséder une terre et de la
cultiver, ce qui les confinait à des activités commerciales, artisanales ou
intellectuelles. Si l’on compare à nouveau avec la plaine de la Mitidja en
Algérie où le paludisme fit également des ravages, la plupart des petits
colons avaient, quant à eux, outre le soutien de l’armée coloniale, quelque
expérience paysanne, mais ils n’avaient guère de projet commun. Beaucoup
abandonnèrent le terrain qui avait été alloué à chacun d’eux pour se réfugier
à Alger, surtout après des raids de cavaliers lancés en 1839 par
Abd el Kader. La colonisation agricole de la Mitidja ne fut vraiment lancée,
comme dans d’autres régions d’Algérie, qu’après 1880, une fois que
presque tout le vignoble français a été détruit par le phylloxéra et, pensait-
on alors, à tout jamais. Pour le remplacer, le gouvernement français décida
de favoriser le développement d’un grand vignoble en Algérie.
L’implantation des immigrés sionistes en Palestine, à partir de 1882, ne
bénéficia pas de ce genre de soutien ni de débouché. Ce sont surtout des
intellectuels, héritiers de la « philosophie des Lumières » qui, dès la fin du
XVIIIe siècle, entraînèrent la formation d’une nouvelle pensée juive,
l’Haskala (dont le foyer fut Vilno en Lituanie) et l’émergence d’une langue
hébreu moderne (l’hébreu jusqu’alors était une langue liturgique). Le
mouvement sioniste va surtout attirer des Juifs laïques, épris de modernité,
plus ou moins marxistes, qui veulent montrer et se prouver à eux-mêmes
qu’ils peuvent tout aussi bien que d’autres peuples cultiver la terre de leurs
mains. Ceux-ci restent groupés en villages plus ou moins communautaires
pour faire face ensemble à des tâches agricoles qu’ils s’efforcent
d’accomplir de façon scientifique. Cependant, des Juifs, notamment venus
de Roumanie, préfèrent des activités urbaines et commerçantes et se fixent
à Jaffa, à côté de l’importante ville arabe dont le port extrêmement ancien
est fort actif ; arrivent aussi à Jaffa des colonies religieuses protestantes,
américaines et surtout allemandes dont certains membres plantent les
premières plantations d’orangers destinés à l’exportation, ce qui est facilité
par la proximité du port. Une controverse émerge alors : ces plantations
furent-elles le fait de « paysans arabes » ou de protestants allemands ?
En 1903, des Juifs créent au nord de Jaffa un lotissement qui devient peu
à peu une ville nouvelle après la Première Guerre mondiale, Tel Aviv. Plus
au nord, Haïfa, malgré un site urbain et portuaire plus favorable (les pentes
du Mont Carmel), attira moins les premiers sionistes et la ville, avant 1948,
resta surtout arabe (mais des protestants allemands s’y fixèrent aussi). En
1914, la communauté juive de Palestine compte 85 000 personnes, la
surface des terres achetées par les Juifs passe de 200 000 à 400 000 hectares
entre 1900 et 1914 et leur prix commence à augmenter considérablement.
L’accroissement de ces acquisitions n’aurait pas été possible sans le soutien
financier d’Edmond de Rothschild et de grands banquiers anglais d’origine
israélite. Une compagnie anglo-palestinienne est constituée en 1902.
Nonobstant ces soutiens financiers qui se développeront par la suite (et
qui aident aussi à des achats de terre en Argentine pour des immigrants
juifs), les débuts de l’implantation en Palestine d’une population juive
d’origine européenne ne résultent pas, avant 1918, d’un phénomène de
domination coloniale, si l’on tient compte, d’une part, de la situation de
subordination de ces immigrés aux autorités ottomanes et, d’autre part, du
fait que ces immigrés européens travaillent de leurs mains et n’emploient
guère d’autochtones. Mais ces immigrés sionistes partagent plus ou moins
explicitement un projet que l’on peut qualifier de géopolitique, puisqu’il
désigne leur avenir et celui de leurs enfants sur un territoire que tout à la
fois ils découvrent et considèrent comme celui de leurs ancêtres.

La poussée des impérialismes au Proche-Orient


En dépit de certains discours, le Moyen-Orient est la partie du monde où les
impérialismes ont le plus tardivement établi leur domination politique, en
raison de leurs rivalités et de la relative puissance de l’Empire ottoman.
Mais la défaite de celui-ci durant la Première Guerre mondiale comme
l’effondrement de l’Empire russe, modifièrent considérablement la situation
géopolitique. Déjà Paris et Londres en 1916, avec les accords secrets Sykes-
Picot (du nom des négociateurs), s’étaient réparti des zones d’influence, la
française sur la Syrie et le Liban, la britannique sur la Palestine et la
Mésopotamie où l’armée du Commonwealth et surtout l’armée indienne,
arrivée par mer au Koweït, venaient pourtant de subir un très grave revers.
On estime que l’armée turque a été irrémédiablement touchée par la victoire
remportée, non sans mal, par les troupes anglo-indiennes venues d’Égypte
dans le sud de la Palestine (aidées par des Juifs palestiniens), sur la ligne
fortifiée Beersheva-Gaza le 31 octobre 1917, ce qui les a conduits ensuite
jusque dans le nord de la Syrie. Est-ce une coïncidence ? Le
2 novembre 1917, le ministre britannique des Affaires étrangères, Arthur
Balfour, rend publique, dans une lettre à Lord Rothschild, sa fameuse
« déclaration » selon laquelle « Le gouvernement de Sa Majesté envisage
favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le
peuple juif et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet
objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter
atteinte aux droits civiques et religieux des collectivités non juives existant
en Palestine. »
Les conséquences de cette « déclaration » seront d’autant plus
importantes que la Société des Nations, instituée par le Traité de Versailles
en 1919, vient de confier à la France et au Royaume-Uni le « mandat »
d’exercer des fonctions administratives et politiques sur les pays arabes qui,
auparavant, faisaient partie de l’Empire ottoman. Or, en 1915, pour obtenir
contre celui-ci le soutien militaire d’une « révolte arabe », les Britanniques,
en l’occurrence leur Haut-Commissaire en Égypte, avaient promis au Chérif
de La Mecque, descendant du Prophète, de constituer après la défaite des
Ottomans un « grand royaume arabe » notamment sur l’Arabie, la Syrie,
l’Irak et la Palestine et dont le ou les souverains seraient fils du Chérif,
membres de la grande famille des Hachémites.
Dès la défaite ottomane, Fayçal, l’aîné d’entre eux, s’installe à Damas et,
malgré le soutien des Syriens, en est chassé par les troupes françaises qui
viennent appliquer le mandat sur la Syrie. En Irak, les Britanniques font
face en 1920 à une grande insurrection dans le sud (notamment celle de la
majorité chiite) dont ils viennent à bout en s’appuyant (comme l’avaient fait
les Ottomans) sur les sunnites et en nommant Fayçal roi, sous protectorat
anglais.

Les débuts du conflit israélo-arabe


Les tensions en Palestine sous mandat britannique
En Palestine et dans la bande de Gaza (qui, avant la guerre, dépendait
encore de l’Égypte), le mandat britannique suscite d’autant plus
l’opposition des Arabes que certains apprennent que le texte proposé à la
Société des Nations reprend exactement les termes de la
« déclaration Balfour » : « faciliter l’immigration juive et encourager
l’installation compacte des Juifs », ce qui implique à terme l’instauration
d’un État juif, selon les visées de Hertzel. Cela entraîne en mai 1920 des
pétitions et des manifestations à Jaffa et, en juin 1921, encore à Jaffa, de
graves émeutes contre les Juifs, avant même la proclamation officielle du
mandat en 1923. Mais, depuis fin 1917, la Palestine et Gaza étaient
occupées par l’armée britannique.
L’instauration d’une autorité britannique, qui fut tout à fait de type
colonial, va entraîner une augmentation considérable de l’immigration
juive : elle atteint 164 000 personnes en 1930, et la surface des terres
achetées à 80 % à de grands propriétaires double encore. La régression du
paludisme et la bonification des terres de la plaine suscitent désormais les
revendications de la population arabe, dont la croissance démographique
commence, elle aussi, à être sensible.
En 1929, de graves émeutes contre les Juifs éclatent à Hébron. Les
émeutes de 1921 avaient conduit ces derniers à constituer dès 1920 une
organisation paramilitaire de défense, la Haganah, tolérée par les
Britanniques. Avec le développement des tensions avec les Arabes, elle
compte rapidement jusqu’à 16 000 hommes et femmes. En 1936, le nombre
d’immigrés juifs en Palestine s’élève à 400 000.
La même année éclate contre les Britanniques et les Juifs la « grande
révolte arabe » qui durera jusqu’en 1939. Elle exige l’indépendance et elle
est dirigée notamment par le Grand Mufti de Jérusalem, Amin al-Huseini
(membre d’un puissant clan arabe), dont l’antisémitisme s’inspire déjà des
thèses d’Adolf Hitler, et qui prend discrètement contact avec le
gouvernement nazi. De nombreux Juifs sont assassinés ; en représailles, un
groupe terroriste juif, l’Irgoun, se crée et assassine des Arabes. Durant cette
« grande révolte arabe », les Britanniques doublent l’effectif de leurs
troupes en Palestine mais, en dépit du soutien que les combattants juifs de
la Haganah leur apportent, ils décident, à la grande colère des sionistes, de
bloquer l’immigration juive pour essayer de réduire les revendications
arabes.
Le gouvernement de Londres constitue une Commission d’enquête sur
les causes de cette révolte, la Commission Peel qui « recommande » en
1937 de reconnaître à terme deux États indépendants (en 1930, l’Irak sous
mandat avait déjà été reconnu indépendant) et, pour cela, d’opérer une
division territoriale de la Palestine. L’État juif obtiendrait la Galilée (autour
du lac de Tibériade) et le nord de la plaine côtière jusqu’à Jaffa-Tel Aviv.
Un « corridor » entre la côte et Jérusalem resterait sous le contrôle des
Britanniques. Après s’être violemment opposés les uns aux autres, les
sionistes, sous l’influence de Ben Gourion, acceptent ce plan. Les Arabes
s’y opposent radicalement.
La question de la Palestine est remise à plus tard du fait de l’éclatement
de la Seconde Guerre mondiale qui n’épargna pas le Proche-Orient
(offensive de l’Afrika Korp vers l’Égypte, combats des troupes anglaises en
Syrie et au Liban contre les troupes françaises du régime de Vichy,
complices d’un raid aérien allemand à Bagdad). Les Juifs de Palestine
participent évidemment à l’effort de guerre britannique. Le Mufti de
Jérusalem, Amin al-Huseini, instigateur de la « grande révolte arabe » de
1936, après avoir été expulsé au Liban, est transféré en Allemagne par les
Français vichystes, où il rencontre Hitler après avoir contribué à la
formation d’une division musulmane SS en Bosnie occupée par la
Wehrmacht. Fait prisonnier en Allemagne par l’armée française en 1945,
Amin Al Huseini est ramené en France où il n’est guère surveillé, avant de
partir en Égypte.

Les conséquences de la Shoah


Au lendemain de la guerre, l’afflux vers Israël des Juifs rescapés du
génocide est plus grand que jamais ; les thèses des sionistes selon lesquelles
un État juif est le seul moyen de sauver les Juifs d’une grande catastrophe
se sont hélas dramatiquement confirmées. La plupart des rabbins
maintiennent cependant leur opposition au projet d’un État juif qu’ils jugent
toujours impie, certains d’entre eux estimant même que la Shoah fut la
punition des Juifs pour leurs péchés.
La révélation de l’horreur du génocide fait que, durant de nombreuses
années, plus personne en Europe n’ose critiquer les Juifs et le projet
sioniste. Mais les autorités britanniques persistent à interdire l’immigration
juive en Palestine, et leurs rapports avec les sionistes deviennent de plus en
plus tendus. Le 22 juillet 1946, l’Irgoun fait sauter à Jérusalem l’hôtel King
David, siège de l’état-major britannique ; bilan : 96 morts. Le
gouvernement britannique, en 1946, met fin à son mandat sur la
Transjordanie et reconnaît l’indépendance au royaume de Jordanie à l’est de
la vallée du Jourdain et du fossé de la Mer morte. Devant la multiplication
des attentats menés tant par l’Irgoun que par des groupes arabes, malgré les
100 000 soldats dont il dispose en Palestine, le gouvernement britannique
annonce en janvier 1947 qu’il va remettre à l’ONU son mandat sur la
Palestine et que ses responsabilités y cesseront dans six mois.
Les difficultés du problème israélo-arabe suscitent une grande émotion
aux États-Unis et en Europe occidentale avec le drame de l’Exodus. En
juillet 1947, un navire ainsi baptisé pour ce voyage vers la Palestine quitte
le port de Sète avec à son bord 4 500 Juifs, femmes et enfants compris, pour
une part rescapés des camps ; il est bloqué pendant des semaines par les
militaires britanniques au large des côtes palestiniennes. Malgré une forte
campagne internationale, ces Juifs sont finalement transférés de force sur
trois « navires-cages » britanniques et sont débarqués en Allemagne, dans la
zone d’occupation britannique. Le scandale est énorme, surtout aux États-
Unis, et le gouvernement américain exige que l’ONU prenne en charge la
question palestinienne. C’est, semble-t-il, à ce moment que Staline prend
discrètement la décision d’apporter à l’ONU son soutien au futur État
d’Israël et ce, surtout pour poser des problèmes aux Britanniques (Churchill
ayant dénoncé publiquement le « rideau de fer » dès mai 1945). Le
30 novembre 1947, l’ONU adopte le plan de partage de la Palestine de
1937, avec contrôle international sur Jérusalem. David Ben Gourion, chef
d’un exécutif sioniste, accepte et c’est Amin al-Huseini, à la tête d’un Haut
Comité arabe, qui exprime le refus des Arabes et leur volonté de réunifier
toute la Palestine, refusant l’existence d’un État juif comme celle d’un
royaume de Jordanie.
Des combats entre Juifs et Arabes éclatent en novembre 1947 sous l’œil
indifférent des militaires britanniques qui se retirent vers l’Égypte et le
canal de Suez (resté sous contrôle britannique) en mai 1948, au moment où
l’Union soviétique reconnaît officiellement l’État d’Israël, trois jours avant
les États-Unis. Ben Gourion décide la mobilisation des hommes et des
femmes dans les forces de la Haganah et donne l’ordre de défendre leur
village à tout prix. Mais des groupes terroristes juifs (l’Irgoun avec
Ménahem Begin) qui échappent à son autorité commettent des exactions
spectaculaires : notamment, en avril 1948, le massacre, devenu célèbre, du
village de Deir Yassine (situé sur une petite hauteur entre Tel Aviv et
Jérusalem dans l’étroit couloir qui aurait dû rester sous contrôle
international) pour terroriser les populations arabes, celles de Jaffa et
d’Haïfa, afin de les pousser à l’exode. Amin al-Huseini proclame que les
Juifs seront sous peu jetés à la mer, que la victoire des Arabes est certaine et
que ceux-ci rentreront bientôt chez eux. Quelque 350 000 réfugiés arabes
auraient alors afflué sur les plateaux de Cisjordanie.

1948-1949 : l’échec des armées arabes coalisées


Avec l’arrivée en Palestine de puissants contingents envoyés par l’Égypte,
l’Irak, la Syrie, le Liban et la Jordanie, commence au printemps 1948 la
première guerre israélo-arabe. Dans un premier temps, la situation de la
Haganah est très difficile car elle ne dispose que d’armes légères, puisque
les Britanniques sont partis avec leur armement tout en continuant
d’empêcher toute importation d’armes. Après de lourdes pertes de part et
d’autre (notamment autour de Jérusalem), une trêve est négociée en juin par
le médiateur de l’ONU, le comte suédois Folke Bernadotte, qui s’efforçait
d’appliquer le plan de partage de la Palestine et d’internationalisation de
Jérusalem. Bernadotte est assassiné en septembre 1948 par un groupe
terroriste proche de l’Irgoun. Mais cette trêve permet à de nombreux
volontaires (juifs et non juifs) et à des cargaisons d’armes fournies
clandestinement par divers États (URSS, Tchécoslovaquie, France…)
d’arriver en Israël. Cependant, compte tenu de la supériorité numérique des
Arabes coalisés, les Juifs, logiquement, auraient dû être balayés.
Mais ces armées arabes, constituées depuis l’indépendance récente de
leurs États, subissent l’inexpérience de leurs officiers récemment promus.
Aucune coordination n’a, semble-t-il, été établie entre leurs
commandements. Les soldats des armées arabes n’ont pas la détermination
des combattants juifs qui ont appris les horreurs de la Shoah. Cependant,
l’armée jordanienne – la fameuse « Légion arabe » –, formée par les
Anglais avec les Bédouins du désert (sous le commandement de
Gordon Pacha), fait preuve d’une efficacité redoutable. Elle occupe les
plateaux de Cisjordanie et, du haut des versants qui dominent la vallée qui
conduit à Jérusalem, fait subir de lourdes de pertes aux Juifs qui ne peuvent
pas atteindre la « Vieille Ville ». Profitant de l’inexpérience des soldats
égyptiens, les combattants juifs foncent vers le sud à travers le désert du
Neguev, jusqu’à l’extrémité nord du golfe d’Akaba.
Une série d’armistices est successivement établie de février à juillet 1949
entre les diverses armées arabes et celle d’Israël. Cette ligne de front
deviendra la frontière officielle de l’État d’Israël telle qu’elle est
aujourd’hui encore internationalement reconnue. Celle-ci correspond au
versant par lequel le plateau de Cisjordanie domine la plaine littorale, pente
que les combattants israéliens dans leur contre-offensive sous le feu de leurs
ennemis n’ont pas pu escalader. Dans la vallée du Soreg, ils n’ont pas pu
avancer au-delà des faubourgs occidentaux de Jérusalem, ce qui fait que la
Vieille Ville historique ne fut pas incluse dans le nouvel État d’Israël.
Tel Aviv est alors proclamée capitale. Cette ville d’allure ultramoderne est
encore internationalement reconnue comme capitale d’Israël, même si
depuis, en 1980, le gouvernement israélien a proclamé Jérusalem « capitale
éternelle d’Israël », malgré la condamnation de l’ONU et du Conseil de
sécurité qui refusent d’entériner les conséquences territoriales de la grande
victoire israélienne de 1967.

Israël et les changements politiques du Moyen-Orient


Après la disparition en 1918 de l’Empire ottoman qui régnait depuis des
siècles, le Moyen-Orient est brusquement passé sous la domination
manifeste des deux grandes puissances coloniales européennes, l’Angleterre
et la France. Auparavant, l’une et l’autre avaient contribué à la
modernisation : la France pour la réalisation du canal de Suez (inauguré en
1869) cofinancé par une dynastie égyptienne modernisatrice, avant de
devoir en 1875 céder financièrement la place aux Anglais qui établissent un
protectorat. À la même époque, leur rôle s’exerce aussi en Perse où ils sont
les premiers à découvrir du pétrole et où ils contrecarrent l’expansion de
l’Empire russe.
La Seconde Guerre mondiale avait mis fin au mandat français en Syrie et
au Liban où le régime de Vichy avait tenté de favoriser une tentative
aéroportée de l’Allemagne nazie vers l’Irak. Menacés par une poussée de
l’Afrika Korp de la Libye vers l’Égypte, devenue théoriquement
indépendante en 1936, les Britanniques, pour éviter une insurrection du
peuple égyptien, furent obligés de promettre la fin de leur protectorat. Et le
conflit israélo-arabe les contraignit à mettre fin à leur mandat en Palestine.
Ainsi, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les pays arabes du
Moyen-Orient se trouvent subitement indépendants, dans le cadre des
frontières tracées par les colonisateurs. Les manifestations les plus
évidentes de ces nouvelles indépendances furent les parades des nouvelles
armées nationales. Celles-ci sont en vérité les discrètes héritières des
anciennes troupes coloniales, leurs officiers ayant caressé depuis longtemps
les idées d’indépendance.
Aussi la défaite arabe de 1948-1949 en Palestine fut-elle une cruelle
surprise pour les Arabes et fut ressentie comme une véritable catastrophe
(Nabka). Les Juifs, jusqu’alors considérés par les Arabes comme incapables
de se battre puisqu’ils s’étaient laissés maltraiter dans les pogroms et
conduire aux camps d’extermination, (en passant volontairement sous
silence l’insurrection du ghetto de Varsovie), avaient, contre toute attente,
victorieusement repoussé les nouvelles armées arabes en Palestine.
Humiliés, les officiers égyptiens, notamment, estimèrent que le responsable
était le roi Farouk, docile au protectorat britannique. Un complot
d’« officiers libres » le renversa en 1952, proclama la république et l’un
d’entre eux, Gamal abd el Nasser, prit, pour lui-même, le pouvoir en 1954.
Le but de Nasser fut non seulement de venger la Nabka mais aussi de
mener à bien un grand projet géographique que les Britanniques éludaient
depuis des décennies : construire en Haute-Égypte un gigantesque barrage
sur le Nil, pour stocker les énormes quantités d’eau qui allaient être
nécessaires à une population égyptienne qui – selon les perspectives
démographiques – allait devenir de plus en plus nombreuse dans l’étroite
vallée qu’est l’Égypte. Il s’agit bien de géographie tant les conséquences de
l’ouvrage sont importantes : le lac Nasser en amont du barrage présente 5 à
35 km de large et 500 km de long. Mais la réalisation de ce grand projet va
se heurter à des difficultés économiques puis politiques qui vont entraîner
des changements considérables dans les rapports de forces au Moyen-
Orient, et dont les conséquences majeures se marqueront surtout dans le
conflit israélo-arabe.
Pour financer la construction du grand barrage d’Assouan, Nasser
demanda le soutien de la Banque mondiale où le rôle des États-Unis était
prépondérant. Or, le gouvernement américain (sous la pression, dit-on, du
lobby des producteurs de coton inquiets de la concurrence d’une grande
production égyptienne), s’opposa à l’octroi de ce prêt considérable à
l’Égypte. Furieux, Nasser, pour financer la construction de son barrage,
décréta, en juillet 1956, la nationalisation du canal de Suez, afin d’en
récupérer les fructueux péages perçus jusqu’alors par la « Compagnie
universelle » (devenue en 1875 majoritairement britannique). Le scandale
fut d’autant plus grand que Nasser put bientôt annoncer avec Nikita
Khrouchtchev que l’URSS allait participer pour un tiers au financement du
barrage et qu’elle fournirait le matériel de construction, les ingénieurs et le
personnel qualifié.
Les Britanniques, déjà scandalisés par la nationalisation du canal,
dénoncèrent un ralliement de Nasser au bloc communiste, et les dirigeants
français l’accusèrent de financer et d’armer la rébellion des Algériens qui
avait éclaté en 1954. Une expédition militaire contre l’Égypte fut préparée
secrètement et le président du Conseil français, le socialiste Guy Mollet,
obtint que les Israéliens y interviennent directement. C’est en effet de la
France qu’Israël recevait alors l’essentiel de l’aide militaire (notamment
dans le domaine nucléaire et les fameux Mirages IV). L’armée israélienne
devait d’abord subitement attaquer l’Égypte et atteindre le canal de Suez et
ensuite, sous prétexte de séparer ces deux belligérants, les troupes
françaises et britanniques interviendraient aussi sur le canal. Ce qui fut fait
en octobre 1956, mais les États-Unis qui n’avaient pas caché leur désaccord
avec un tel plan intervinrent avec les navires de leur VIe flotte qui barrèrent
la route aux convois militaires des Français et des Britanniques. L’URSS,
bien qu’embarrassée par l’insurrection de Budapest, menaça la France et
l’Angleterre de ses fusées. Les corps expéditionnaires français et anglais
durent bientôt se retirer et les Israéliens quittèrent la rive est du canal rendu
inutilisable par le nombre de navires que les Égyptiens y avaient coulés.
L’ONU obtint la démilitarisation de la presqu’île du Sinaï pour séparer les
militaires israéliens des Égyptiens.
Les Juifs d’Égypte qui, depuis des siècles, y étaient nombreux, durent
fuir ce pays et il en fut de même dans la plupart des pays arabes du Moyen-
Orient, notamment à Bagdad où, depuis des siècles, ces « Juifs orientaux »
(parlant arabe) étaient nombreux.
La participation d’Israël en 1956 à cette guerre d’intervention
typiquement impérialiste aura de grandes conséquences dans les rapports de
forces du conflit israélo-arabe. En effet, Nasser, fier d’avoir fait reculer les
Anglo-Français et apparaissant comme le leader des Arabes avec son projet
de République arabe unie, apparaît désormais comme l’un des chefs du
camp anti-impérialiste. Il reçut dès lors du bloc soviétique une aide militaire
considérable, et il en a été de même pour la Syrie qui se proclame grand
adversaire d’Israël. Une fois entraînés durant des années au maniement
d’armes modernes et d’avions de combat, les militaires arabes ont été
persuadés qu’ils allaient enfin pouvoir vaincre l’armée d’Israël.
La guerre des Six Jours (juin 1967)
Une victoire armée israélienne déterminante
Début 1967, Nasser proclame dans un discours : « Notre objectif est la
destruction d’Israël. Le peuple arabe veut se battre. » Il pousse l’ONU à
évacuer le Sinaï que ses troupes réoccupent aussitôt. En mai 1967, elles
interdisent aux navires israéliens de passer le détroit de Tiran pour atteindre
le port d’Eilath au fond du golfe d’Akaba. Les dirigeants israéliens se
sentent gravement menacés par cette coalition qui est désormais fortement
armée. Ils estiment imminente l’attaque des forces arabes et décident de
l’anticiper. Le 5 juin, au lever du jour, l’aviation israélienne (surtout des
Mirages) volant au ras de la mer pour éviter les radars, attaque les
aérodromes égyptiens et, venant de l’est, elle profite d’avoir dans le dos le
soleil levant, qui aveugle les observateurs adverses, pour détruire en
quelques minutes la quasi-totalité de l’aviation égyptienne. Après quoi, les
blindés israéliens se lancent dans la plaine qui s’étend au bord du massif du
Sinaï et malgré de lourdes pertes atteignent le canal de Suez le 8 juin ; ce
même jour, l’Égypte demande l’armistice.
Au centre de la Palestine, l’armée jordanienne et d’importants
contingents irakiens encerclent la partie ouest de Jérusalem tenue
depuis 1948 par les Israéliens ; mais le 7 juin, les parachutistes israéliens, là
aussi avec de lourdes pertes, encerclent la partie est de Jérusalem et en
prennent le contrôle. La Jordanie, ayant perdu l’essentiel de son aviation,
demande l’armistice. Au nord, après avoir contenu l’offensive syrienne
menée à partir du plateau du Golan (1 200 m), les Israéliens, forts de leurs
victoires au sud et au centre, décident le 9 juin de s’emparer de cette
position stratégique d’où descend l’essentiel des eaux du Jourdain et du lac
de Tibériade. Mais les Soviétiques, alliés de la Syrie, exigent l’arrêt
immédiat des combats et menacent d’intervenir.
La proximité des différents théâtres d’opération permet à l’état-major
israélien de transférer vers le nord des forces qui viennent tout juste de
combattre au centre et au sud et là aussi, après des combats acharnés, celles-
ci s’emparent du plateau du Golan, les Syriens ayant craint une opération
sur Damas. Le 10 juin, l’URSS et les États-Unis imposent un cessez-le-feu
à Israël et à la Syrie. La guerre a duré six jours. L’armée israélienne, Tsahal,
avec ses très nombreux réservistes, hommes et femmes, acquiert alors pour
de nombreuses années un prestige considérable.
Les troupes israéliennes occupent donc les plateaux de Cisjordanie dont
une partie de la population se réfugie en Jordanie, mais aussi le versant
ouest de la vallée du Jourdain et de la dépression de la mer Morte, le
plateau du Golan, la bande de Gaza dont la population reste sur place, la
presqu’île du Sinaï et enfin la rive est du canal de Suez. En novembre 1967,
le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies proclame, dans sa
résolution 242, « l’instauration d’une paix juste et durable au Proche-Orient
qui devrait comprendre a : le retrait des forces armées israéliennes des
territoires occupés au cours du récent conflit ; b : la fin de toute
revendication ou de tout état de belligérance, respect et reconnaissance de la
souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique de
chaque État de la région et de son droit de vivre en paix à l’intérieur de
frontières sûres et reconnues, à l’abri de menaces ou d’actes de violence ».
Israël admet les termes de cette résolution en déclarant qu’il restituera
chacun des « territoires occupés » à l’État qui le possédait avant 1967,
lorsque celui-ci reconnaîtra l’État d’Israël dans les frontières de 1948.
Cependant, en 1980, Israël proclame annexer définitivement la totalité de
Jérusalem et le plateau du Golan.
Après 1967, sur le canal de Suez qui devait rester obstrué par les épaves
jusqu’en 1975, les Égyptiens mènent une guerre d’usure, en tirant de temps
à autre sur les soldats israéliens retranchés sur l’autre rive.

Pour les religieux, le « miracle » de la guerre des Six Jours


En Europe, même après la Shoah, les idées des sionistes (jugés plus ou
moins libres penseurs) étaient toujours mal vues des rabbins pour qui la
recréation d’un État d’Israël ne pouvait être réalisée qu’avec la venue du
Messie. La rapidité avec laquelle l’armée d’Israël avait vaincu en 1967 et le
fait qu’elle ait conquis la Vieille Ville de Jérusalem et la Terre promise aux
Juifs dans la Bible, apparurent aux yeux des rabbins et des Juifs les plus
croyants comme un véritable miracle, même s’il avait été payé par la vie et
le sang d’un grand nombre de jeunes combattants. Cette victoire fut la
preuve pour les religieux que le sionisme n’était pas impie.
Encore fallait-il, à leurs yeux, reconquérir la véritable Terre promise, car
la plaine côtière n’en fit pas partie puisque c’était le pays des Philistins. De
nombreux juifs, notamment venus d’Europe ou des États-Unis, se sont dès
lors plongés dans l’étude géographique de la Bible, arpentant sous
protection de Tsahal le plateau de Cisjordanie pour y localiser des lieux
historiques qu’ils estiment sacrés. Y installer peu à peu de petites
« colonies » (faute de pouvoir expulser les Arabes) en dépit de la précarité
des conditions de vie et de l’insécurité est, pensent-ils, un moyen de hâter la
venue du Messie. Cette entreprise, commencée peu après 1967, continue
encore aujourd’hui. À noter que ce projet de reconquête de toute la Terre
promise est aussi le fait des protestants évangéliques qui sont, en quelque
sorte, des sionistes chrétiens ; or, comme leur influence est grande aux
États-Unis, ils relaient efficacement celle du lobby des Juifs américains.

De guerre lasse, une sorte de modus vivendi entre


États voisins
Après la guerre de 1967, une petite guerre d’usure continua sur le canal de
Suez. Nasser meurt en 1970, sa grande œuvre géographique, le grand
barrage d’Assouan est inauguré en 1971, inauguration présidée par Anouar
el-Sadate successeur de Nasser (au côté du président du Soviet suprême)
qui ne cache pas son intention de mener la revanche des Arabes contre
Israël. Habile manœuvrier, il parvient à obliger de nombreux Soviétiques à
quitter l’Égypte après l’achèvement du barrage, tout en obtenant de l’URSS
la livraison d’armes très perfectionnées et de nombreux avions, ce qu’elle
hésitait pourtant à faire pour ne pas mécontenter les Américains, avec qui
elle était entrée en négociations.
Le 6 octobre 1973, profitant que les Juifs soient dans la célébration du
Grand Pardon, le Yom Kippour, l’armée égyptienne, après avoir subitement
traversé le canal de Suez, lance une attaque massive terrestre et aérienne
contre les Israéliens, alors que les Syriens partent à l’assaut du Golan. Les
Israéliens pris de court à cause de l’étonnante carence de leurs services
secrets, subissent des pertes considérables, et le Premier ministre Golda
Meir lance le 9 octobre un appel à l’aide aux Américains :
« Sauvez Israël ». Ceux-ci fournissent en hâte un soutien important par voie
aérienne à partir notamment de leur VIe Flotte basée en Méditerranée.
L’armée israélienne reprend progressivement l’avantage, esquisse même
un mouvement vers Damas tandis que les troupes du général Sharon
traversent le canal de Suez. Le 16 octobre, les pays arabes de l’OPEP
décrètent un embargo pétrolier contre les pays qui soutiennent Israël. Un
cessez-le-feu entre Israël et l’Égypte s’établit le 24 octobre et en novembre,
à Alger, les pays de l’OPEP (y compris l’Iran) décident, avec l’accord des
États-Unis, le triplement des prix mondiaux du pétrole. Les pays
occidentaux acceptent immédiatement. C’est le premier « choc pétrolier ».
L’armée égyptienne tire de cette guerre le prestige qui lui manquait
jusqu’alors et en novembre 1977, Anouar el-Sadate se rend brusquement en
Israël, rencontre le Premier ministre Menaël Begin qui l’avait secrètement
invité ; ce chef du parti de droite, le Likoud, qui venait pour la première fois
de remporter les élections, avait été avant 1948, le patron de l’Irgoun.
Sadate prend la parole devant la Knesset, le parlement israélien, pour
évoquer la possibilité d’un accord de paix permanent, compte tenu des
intérêts mutuels de l’Égypte et d’Israël.
Le scandale est grand dans le monde arabe mais le président des États-
Unis, Jimmy Carter, pousse à la poursuite des négociations, et c’est dans sa
résidence d’été Camp-David qu’il réunit Ménahem Begin et Anouar el-
Sadate, pour poursuivre les discussions et obtenir la signature d’un accord
(dit de Camp-David) en septembre 1978. Malgré les protestations des
opinions publiques arabes, cet accord jeta les bases d’un traité de paix signé
à Washington entre Israël et l’Égypte en mars 1979. L’Égypte reconnaît
alors l’existence de l’État d’Israël dans ses frontières de 1948 et la libre
circulation des navires israéliens dans le canal de Suez et le golfe d’Akaba.
Israël s’engage à évacuer toute la presqu’île du Sinaï – ce qui fut fait – et à
accorder un statut d’autonomie aux populations arabes de Cisjordanie et de
la Bande de Gaza, ce qui n’a pas encore été véritablement fait trente ans
plus tard. L’Égypte est exclue de la Ligue arabe ; une grande partie de
l’opposition égyptienne, qu’il s’agisse des Frères musulmans, des
nassériens ou des communistes, est hostile à ces accords.
Le président Sadate est assassiné en 1981, lors d’une parade militaire, par
des soldats membres du djihad islamique qui font aussi de nombreuses
victimes étrangères. Le vice-président Hosni Moubarak, blessé dans
l’agression, devient président et, jusqu’à sa déposition en 2011, appliquera
le traité de paix sans défaillance en dépit de la politique de « colonisation
juive » menée en Cisjordanie par les religieux israéliens. Il est vrai que
l’Égypte, et particulièrement l’armée égyptienne, reçoit des États-Unis
depuis plus trente ans une aide financière considérable. Il en est de même
pour Israël.
En 1994, un traité de paix est signé entre Israël et le royaume de Jordanie
qui n’a pas participé à la guerre du Kippour et qui renonce à ses droits sur la
Cisjordanie.

La difficile formation d’une nation


palestinienne
Le terme de Palestine est une très ancienne expression géographique, mais
celui de Palestinien n’est apparu que récemment, quarante ans après les
débuts du conflit israélo-arabe en Palestine. En effet, se considéraient
simplement comme des Arabes, les habitants de Palestine qui, après 1920,
se sont opposé à l’installation d’Européens, qu’ils soient juifs ou
britanniques. Après la guerre de 1948, les Arabes qui ont été chassés de
Jaffa, d’Haïfa et de la plaine côtière et qui se sont réfugiés en Cisjordanie
continuent de se considérer comme des Arabes. C’est pour eux une façon de
croire qu’ils auront le soutien des pays arabes voisins pour retrouver leurs
terres. Les Israéliens, quant à eux, espèrent que ces réfugiés se fondront
dans l’ensemble des pays arabes, ce qui réglerait le problème du retour des
réfugiés palestiniens sur leurs terres. C’est soi-disant pour s’opposer à une
telle dilution du problème palestinien que les différents États arabes ont
refusé d’intégrer ces réfugiés de Palestine. Ceux-ci sont en vérité l’objet de
diverses discriminations et sont restés longtemps abrités sous les tentes des
camps de réfugiés en vivant des subsides de l’UNRRA, l’Organisation de
secours des Nations unies. Avec le temps, les tentes ont été remplacées par
des constructions en dur plus ou moins précaires.

La division des réfugiés palestiniens entre différents


États
Ces discriminations auraient pu favoriser la prise de conscience
relativement rapide d’une nation palestinienne différente de celles des
autres Arabes, mais cela a été retardé par son morcellement géographique.
En effet, les Palestiniens se trouvent dispersés et isolés en différents
groupes sur différents territoires soumis à des pouvoirs qui les contrôlent
étroitement. En 1948 et 1967, environ 750 000 personnes au total ont quitté
les lieux où ils étaient enracinés pour se réfugier sur les plateaux de
Cisjordanie, dans la bande de Gaza, et surtout en Jordanie, au Liban, en
Syrie, assez peu en Égypte et plus tard dans les pays du Golfe et aux États-
Unis.
C’est en Égypte qu’a été constituée, et seulement en 1964 et sous le
contrôle du gouvernement égyptien, une Organisation de libération de la
Palestine (OLP), mais celle-ci pendant des années n’a pas été très active.
C’est d’ailleurs l’avis de celui qui sera connu sous le nom de Yasser Arafat.
Né au Caire en 1929 et président de l’Union des étudiants de Palestine,
inquiété à ce titre par la police égyptienne, il alla travailler au Koweït où il
créa en 1959 avec d’autres jeunes palestiniens, le Fatah, acronyme de
« Mouvement national palestinien de libération ».

La rivalité de différentes organisations de résistance


palestiniennes
C’est après la défaite spectaculaire des armées arabes en 1967 et l’afflux de
nouveaux réfugiés de Palestine, notamment en Jordanie, que le Fatah va
commencer son action par des opérations terroristes en Cisjordanie, mais
aussi au niveau international. C’est surtout à partir de cette époque que l’on
parle de Palestiniens. Mais, dans les différents pays où se trouvent des
réfugiés de Palestine, se constituent aussi d’autres mouvements de
résistance qui mènent également des opérations terroristes qu’ils veulent
spectaculaires aux yeux de l’opinion européenne et américaine. Ils sont, en
fait, plus ou moins rivaux et sous contrôle d’un des gouvernements arabes,
eux aussi en désaccord. On a pu parler d’une hyperpolitisation des jeunes
dans les camps de réfugiés où l’UNRRA verse des fonds pour qu’existe un
assez bon niveau d’enseignement.
Dans les années 1970 ont existé de nombreuses (près de vingt)
organisations palestiniennes, regroupées « en principe » dans l’OLP, le
Fatah, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP, sous influence
de l’Irak, puis de la Libye), le Front démocratique de libération de la
Palestine (FDPLP sous influence syrienne), la Saïka (Syrie), etc., dont les
leaders tiennent de grands discours révolutionnaires marxistes, même
lorsqu’elles sont financées par des États et des monarchies où l’on
pourchasse les marxistes. Chacune se glorifie d’opérations terroristes
spectaculaires qui font parler d’elle dans les médias.

Tentative de putsch et premières opérations


terroristes de Palestiniens
En septembre 1970, en Jordanie où les réfugiés palestiniens sont très
nombreux, le Fatah et quelques autres déclenchent une grande insurrection
pour renverser le roi Hussein. N’avait-il pas été formé dans les écoles
militaires britanniques ? Le roi est sauvé par les guerriers bédouins de la
Légion arabe qui écrasent l’insurrection. Les organisations palestiniennes
armées se replient au Liban alors que de nombreux réfugiés palestiniens,
sous surveillance, peuvent rester en Jordanie. En septembre 1972, un
commando plus ou moins lié au Fatah et dénommé « Septembre noir » en
mémoire de l’écrasement de la révolte en Jordanie, prend des athlètes
israéliens en otage lors des Jeux olympiques de Munich ; onze d’entre eux
sont tués dans des circonstances dramatiques. Cet acte de terrorisme de
retentissement mondial fait un grand tort à la cause palestinienne. Peu
après, l’aviation israélienne bombarde en représailles les camps du Fatah au
Liban et en Syrie, faisant 200 morts, ce que condamne le Conseil de
sécurité.
Au Liban, dont le gouvernement et l’armée sont traditionnellement
affaiblis par les rivalités entre les principales communautés religieuses –
sunnites, chiites, chrétiens maronites (chacune d’elles étant de surcroît
divisée en grandes familles) –, le Fatah joue un rôle de plus en plus
important et tire nombre de rockets sur le nord d’Israël. Le sud du Liban
devient un « Fatahland » où les Palestiniens font la loi. En 1975, éclate une
féroce guerre civile qui devait durer des années et dans laquelle les
organisations palestiniennes attaquent des groupes armés maronites qu’elles
accusent d’être des alliés d’Israël. En 1976, alors qu’à Beyrouth des
quartiers maronites sont sur le point de succomber sous les assauts des
groupes palestiniens, ceux-ci sont écrasés par l’armée syrienne qui vient
d’envahir le Liban. En effet, le président syrien, Hafez el-Assad, s’oppose à
la prise de pouvoir des Palestiniens au Liban ; désireux de constituer une
Grande Syrie, il est aussi l’un des leaders du parti Baath dont le projet est
de faire l’unité des Arabes. C’est aussi le projet du rival qu’est le Baath
irakien avec Saddam Hussein, dont les rapports sont exécrables avec le
Baath syrien.
La Syrie soutient donc l’Iran dans sa guerre contre l’Irak et ce, d’autant
plus que la minorité chiite des Alaouites y est au pouvoir. C’est de la
frontière irakienne que sont amenées en hâte à Beyrouth des troupes
syriennes pour y combattre les Palestiniens. La guerre civile libanaise n’en
continue pas moins, avec diverses participations des Syriens car ceux-ci,
depuis 1920 et l’instauration des mandats, ont toujours refusé l’existence
d’un Liban indépendant.

Les invasions israéliennes du Liban pour en chasser


le Fatah
Malgré ses revers dans la guerre civile à Beyrouth, le Fatah se réorganise au
Sud-Liban d’où il lance des opérations et des missiles contre Israël. En
1978, l’armée israélienne lance une première opération au Sud-Liban où
elle forme avec des Libanais chiites une armée mercenaire et constitue un
État fantoche, « l’État libre du Sud-Liban ». C’était aussi pour Israël,
toujours soucieux des problèmes d’eau, une façon de s’approprier
discrètement les eaux du Litani, un fleuve qui prend sa source au centre du
Liban.
En juin 1982, prenant prétexte de la poursuite des tirs de rockets du Fatah
sur le nord d’Israël, le gouvernement israélien lance l’opération « Paix en
Galilée », un raid éclair qui conduit les troupes du général Sharon jusqu’à
Beyrouth. Celles-ci, après de durs combats, prennent le contrôle de la ville
et, avec le concours indirect des Syriens, cherchent à liquider l’état-major
de l’OLP et Yasser Arafat. Ceux-ci parviennent à s’échapper grâce à la
protection de navires français (envoyés par le Président Mitterrand) et sont
transférés en Tunisie avec 4 000 combattants. Peu de temps après, dans
Beyrouth, les civils palestiniens des « camps » de Sabra et Chatila sont
égorgés par vengeance par des phalangistes chrétiens sans que les Israéliens
n’interviennent. Ce massacre suscite une grande émotion dans la
communauté internationale et en Israël. L’armée israélienne évacue alors
lentement le sud du Liban où elle installe une sorte de milice libanaise
(surtout chiite) à sa solde pour éviter le retour du Fatah. Mais combattre
cette occupation israélienne ou celle de forces d’interposition de l’ONU fut
ainsi un prétexte pour le Hezbollah, le mouvement islamiste des chiites
libanais, pour inventer en 1982, la méthode des attentats-suicides avec des
volontaires au martyre.

1987 : la première Intifada


Une fois installée à Tunis et profitant des aides versées discrètement par
différents pays, l’OLP dite « extérieure » se manifeste beaucoup moins par
des opérations terroristes. Elle porte désormais son effort sur la mobilisation
clandestine des jeunes palestiniens dans les « territoires occupés2 ». Ceux-ci
estiment désormais qu’ils n’ont pas grand-chose à attendre des États arabes
et que leurs manifestations de refus de la domination israélienne doivent
prendre des formes que le régime israélien, qui se proclame démocratique,
ne puisse pas écraser par des opérations militaires. Cette période peut être
considérée comme décisive dans la prise de conscience d’une nation
palestinienne.
En 1987, éclate à Gaza et en Cisjordanie, l’Intifada, l’Insurrection contre
les Israéliens, que l’on a aussi appelée la « guerre des pierres » car les
jeunes Palestiniens évitent d’utiliser des armes à feu pour ne pas susciter
une riposte massive de Tsahal, la police israélienne répliquant surtout à
coups de bâton, pour briser des os, sans trop faire couler le sang. Cette
insurrection sans tués qui dura des années (1987-1993) et qui était filmée
par les télévisions de différents pays, suscita une grande gêne en Europe et
aux États-Unis dans les milieux qui étaient jusqu’alors très favorables à
Israël.

Les accords d’Oslo en 1993 et la reconnaissance


d’une « Autorité palestinienne »
Des négociations secrètes sont menées (en Norvège notamment), avec le
soutien des Américains, entre le gouvernement israélien et le Fatah de
Yasser Arafat. Elles aboutissent, en 1993, aux « Accords d’Oslo ».
L’Organisation de libération de la Palestine reconnaît, enfin, l’existence
d’Israël et le gouvernement israélien, enfin, celle d’une « Autorité
palestinienne ».
Ce n’est pas un État souverain car elle ne peut avoir d’armée, seulement
une police, et son autorité n’est reconnue que sur une partie de la
Cisjordanie. Sur une autre partie, le contrôle du territoire est partagé avec
les Israéliens et enfin sur une troisième partie le territoire reste totalement
sous contrôle israélien celle où se trouvent leurs « colonies ». Les
Palestiniens acceptent que la question de Jérusalem qu’ils revendiquent
toujours ainsi que celle du retour des réfugiés soient remises à des
négociations ultérieures. Arafat, président de l’Autorité palestinienne
s’installe à Ramallah près de Jérusalem. Par la suite, l’espoir de la paix est
si fort que Rabin et Arafat se sont serrés la main sur la pelouse de la Maison
Blanche devant Bill Clinton et qu’ils ont reçu le prestigieux et
emblématique prix Nobel de la Paix.

Le refus des « accords d’Oslo » par la droite


israélienne et le Hamas palestinien
Ces accords d’Oslo furent accueillis avec satisfaction aux États-Unis et en
Europe (l’Union européenne décida d’octroyer des subsides réguliers à
l’Autorité palestinienne), mais avec méfiance dans les pays arabes et avec
une extrême hostilité dans une partie de l’opinion israélienne. En effet, ils
avaient été négociés par les dirigeants du parti de gauche, le Parti
travailliste, qui avait alors la majorité au Parlement ; ils furent donc
dénoncés comme une trahison par les juifs religieux et le Likoud, parti de
droite influent dans les milieux populaires où les juifs séfarades sont
nombreux. Une campagne acharnée fut lancée contre le Premier ministre
Ishak Rabin (ex-général), qui fut assassiné par un juif religieux le
29 octobre 1995. Cet événement retarda beaucoup l’application des accords
d’Oslo et les « colonies » sionistes se multiplièrent en Cisjordanie.
Alors que le Fatah, qui comptait des musulmans et des chrétiens,
affirmait des positions laïques, les islamistes créent en 1987 un nouveau
parti, le Hamas, soutenu par des Frères musulmans égyptiens. Celui-ci
dénonçait les accords d’Oslo et affirmait son refus d’accepter la présence
d’Israël.
2000 : la seconde Intifada et le foyer islamiste
de Gaza
En 2000, une nouvelle Intifada éclate à Jérusalem sur « l’esplanade des
mosquées » et prend immédiatement une tournure sanglante tant du côté
israélien que du côté palestinien. Des groupes islamistes palestiniens se
lancent en Israël dans une campagne d’attentats-suicides (à l’imitation des
chiites libanais du Hezbollah), ce qui favorise la victoire du Likoud et des
partis religieux aux élections israéliennes. Comme ces attentats-suicides ne
peuvent guère être empêchés, le gouvernement israélien entreprend la
construction d’un mur fortifié pour empêcher les Palestiniens de
Cisjordanie de venir travailler en Israël, en dehors d’un petit nombre
de points de contrôle. De surcroît, ce mur qui suit en principe la frontière de
1948, englobe sur le plateau de nombreuses « colonies » en Cisjordanie.
L’édification de ce « mur de la honte » provoque une grande indignation et
campagne médiatique en Europe, surtout dans les milieux de gauche qui le
comparèrent au « rideau de fer » et au « mur de Berlin ». En Israël, les
milieux progressistes qui militaient pour « la Paix maintenant »
(mouvement créé en 1978 après la visite de Sadate à Jérusalem),
déconcertés par la stratégie des attentats-suicides menée par les islamistes
du Hamas, perdirent beaucoup de leur influence dans l’opinion.

2005 : l’évacuation par les Israéliens de la bande


de Gaza et la montée en puissance du Hamas
L’Intifada prend des formes de plus en plus violentes dans la « bande de
Gaza » où, sous l’influence croissante du Hamas, une population de plus en
plus nombreuse (plus d’1 million d’habitants) s’entasse sur ce territoire
exigu dont une bonne partie de la superficie était accaparée par les
exploitations agricoles de quelque 8 000 horticulteurs israéliens. La
situation des soldats israéliens chargés du service d’ordre devenant de plus
en plus périlleuse dans la bande de Gaza, l’opinion israélienne estime qu’il
faut abandonner ce petit territoire, ce que décide le général Sharon, malgré
l’opposition d’une grande partie du Likouk, son propre parti, mais avec
l’appui de députés travaillistes.
Après la mort d’Arafat en 2004, que les Israéliens considéraient comme
complice des attentats, des négociations sont entreprises avec le nouveau
président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas. Sharon, malgré
l’opposition acharnée des Juifs religieux, fait procéder à l’évacuation de la
bande de Gaza ; les islamistes du Hamas proclament alors qu’ils ont mis en
fuite l’armée israélienne.

Été 2006 : la guerre d’Israël et du Hezbollah au Liban


En 2000, le gouvernement israélien, embarrassé par les critiques
internationales sur son projet de détournement des eaux du Litani vers le
Jourdain, décide d’évacuer le Sud-Liban et de « laisser tomber »
brusquement ses mercenaires chiites de l’Armée du Sud-Liban. Ceux-ci
sont récupérés par le Hezbollah, le parti chiite islamiste libanais qui
proclame qu’il vient d’infliger une lourde défaite aux Israéliens, ce qui
renforçea son prestige. Sa puissance doit beaucoup aux financements
iraniens et aux livraisons d’armes par l’entremise de la Syrie et, lors d’un de
ses coups de main sur la frontière, en juillet 2006, le Hezbollah capture des
soldats israéliens.
Tsahal lance alors des opérations au nord de la frontière pour les
retrouver, ce à quoi le Hezbollah riposte par des tirs de roquettes sur des
villes du nord d’Israël. La riposte d’Israël prend la forme de
bombardements aériens sur le Sud-Liban, mais le Hezbollah lança vers le
sud des roquettes bien plus puissantes et il est apparu dans leurs débris
qu’elles étaient de fabrication iranienne. On savait les liens qui existaient,
par l’intermédiaire de la Syrie, entre l’Iran chiite et le Hezbollah lui aussi
chiite, mais les services de renseignement israéliens ne se doutaient pas de
l’importance des engins fournis par les Iraniens au Hezbollah.
L’aviation israélienne multiplie ses raids sur tout le Liban pour y détruire
les sites de lancement de missiles et les routes par lesquelles ils étaient
acheminés depuis la Syrie. Cette riposte aérienne s’avérant inefficace, le
commandement de Tsahal se résout à une offensive terrestre qui se heurte à
d’importantes fortifications que le Hezbollah avait construites secrètement
tout près de la frontière israélienne. Les chars israéliens font demi-tour
après qu’un certain nombre d’entre eux ont été détruits par des missiles
anti-chars ultramodernes de fabrication russe, fournis par la Syrie ou par
l’Iran. Israël accepte, au bout de quelques jours, qu’un cessez-le-feu assuré
par des casques bleus de l’ONU, mette fin à cette opération aussi mal
engagée.
Cette guerre du Liban de l’été 2006 suscita une grande réprobation dans
l’opinion européenne mais aussi dans l’opinion israélienne qui ne
comprenait pas que le commandement israélien ait lancé cette opération
avec de telles négligences. Elle se solde non pas par une défaite de l’armée
israélienne mais par une victoire des islamistes du Hezbollah qui ont prouvé
leur force. Cette guerre du Liban a démontré que désormais l’Iran chiite,
malgré la distance, joue un rôle important dans les problèmes du Proche-
Orient, au moment où l’armée américaine est empêtrée dans la guerre
d’Irak. Tout ceci inquiète les dirigeants américains et ceux des États
sunnites d’autant qu’à Gaza, la guerre civile entre le Fatah et le Hamas
tourne à la victoire de ce dernier.

2006 : la victoire électorale du Hamas


Aux élections législatives palestiniennes de janvier 2006, le Hamas, qui a
beau jeu de dénoncer la corruption scandaleuse de dirigeants de l’OLP,
obtient la majorité absolue, avec 79 députés ; le Fatah n’en a que 45. Les
rapports entre les deux partis se dégradent et en juin 2007, le Hamas prend
par la force le contrôle total de Gaza et en chasse le Fatah après de violents
combats, Les dirigeants israéliens évitent tout contact avec ce
gouvernement du Hamas qui refuse de reconnaître l’existence d’Israël ;
l’Union européenne (qui a cessé ses versements de subsides à l’Autorité
palestinienne) approuve la position d’Israël.
Les islamistes de la bande de Gaza poursuivent leurs actions armées
contre Israël en tirant des roquettes « artisanales » contre des villes
israéliennes à leur portée. Tsahal réplique par des bombardements des sites
de lancement de ces engins, puis par des incursions armées. Durant l’une
d’entre elles, un soldat franco-israélien est kidnappé.
Après sa prise de pouvoir à Gaza, le Hamas (ou plutôt des groupes
islamistes extrémistes, tels que le djihad islamique) manifeste sa volonté de
lutte armée contre Israël en multipliant les lancements de fusée dites
« artisanales » à courte portée sur le territoire israélien, particulièrement sur
la ville de Sdérot. Pour déjouer le blocus israélien, le matériel nécessaire à
la fabrication de ces fusées est acheminé par les tunnels creusés sous la
frontière du territoire de Gaza avec l’Égypte, frontière contrôlée en surface
par l’armée israélienne et l’armée égyptienne. Face à la multiplication de
ces tirs de fusées – elles n’ont pas causé d’importantes pertes humaines –,
les Israéliens durcissent leur blocus et multiplient les raids aériens ponctuels
sur les lieux d’où sont tirés ces engins.

La guerre de Gaza (fin 2008-début 2009)


À l’approche d’une élection législative et en raison de l’exaspération des
électeurs, l’armée israélienne lance sur la bande de Gaza, le
27 décembre 2008, une grande opération militaire, l’opération « Plomb
durci ». D’abord des bombardements massifs et de violents tirs d’artillerie,
puis le 5 janvier 2009, les chars et des troupes d’élite entrent dans la ville de
Gaza et les localités voisines. Le même jour, l’Union européenne demande
en vain l’arrêt des combats ; le président américain George W. Bush encore
officiellement au pouvoir (la passation de pouvoir à Barak Obama se fera
quelques jours plus tard) ne fait pas de déclaration, mais le représentant des
États-Unis au Conseil de sécurité bloque une résolution demandant l’arrêt
des combats.
La presse occidentale étant tenue à l’écart par les Israéliens, c’est la
chaîne Al-Jazira de la télévision du Qatar, qui rend compte de la violence
des combats, en dénonçant notamment l’emploi par les Israéliens de
bombes et d’obus au phosphore, ce qui provoque une grande émotion dans
l’opinion occidentale et la fureur dans les pays arabes et en Iran. Le
secrétaire général de l’ONU se dit scandalisé et demande une enquête.
Israël met fin à l’opération le 18 janvier, deux jours avant l’entrée en
fonction de Barak Obama. Son premier coup de téléphone hors des États-
Unis est pour Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne,
dont l’impuissance a été manifeste durant la guerre de Gaza. Celle-ci n’a
pas pour autant anéanti les capacités guerrières du Hamas qui maintient son
opposition radicale au Fatah et au président de l’Autorité palestinienne.
Le roi Abdallah d’Arabie saoudite, qui avait déjà tenté de réconcilier ces
deux frères ennemis, déclare alors en août 2009 qu’un État palestinien ne
pourra voir le jour tant que les Palestiniens resteront divisés et que leur
rivalité fera bien plus de tort à la cause palestinienne que les Israéliens.

La guerre de Gaza (été 2014)


Comme en 2009, ce sont les tirs de roquettes tirés depuis la bande de Gaza
sur le territoire israélien, majoritairement par des groupes palestiniens
islamistes radicaux (dont le djihad islamique palestinien), qui ont provoqué
la risposte de l’armée israélienne décidée à y mettre fin ainsi qu’au
réapprovisionnement du Hamas en armes. L’opération « bordure
protectrice » commence le 8 juillet 2014 par des bombardements aériens
touchant des populations civiles, elle est suivie d’une offensive terrestre qui
a pour objectif d’attaquer les militants combattants et de détruire les
infrastructures, surtout les nombreux tunnels qui passent sous la frontière
entre Gaza et Israël, les sites de lancement des roquettes et leurs unités de
fabrication. Un cessez-le-feu est finalement obtenu avec l’aide de l’Égypte
le 26 août.
L’offensive israélienne fait plus de 2 000 morts palestiniens dont les trois
quarts sont des civils ; 50 000 maisons palestiniennes sont entièrement
détruites et 30 000 le sont partiellement ; l’unique centrale électrique est
elle aussi détruite, les hôpitaux endommagés, des centaines d’écoles et de
crèches détruites car l’armée israélienne soupçonnait le Hamas d’y cacher
des armes. La violence de l’offensive israélienne suscite la désapprobation
internationale et des manifestations hostiles à Israël. Des actes antisémites
ont lieu dans plusieurs pays européens.

Un conflit sans issue ?


Le roi d’Arabie saoudite, en 2002 puis en 2007, avait proposé au nom de la
Ligue arabe un Plan de paix : tous les États arabes reconnaissent l’État
d’Israël dans les frontières de 1948, en échange de sa promesse de faire
évacuer les « colonies israéliennes » de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est.
Mais le gouvernement israélien a mis comme condition à cet accord, non
seulement la reconnaissance internationale que Jérusalem est la capitale
d’Israël, mais aussi que les familles des réfugiés palestiniens de 1948 ne
puissent prétendre revenir sur le territoire israélien. Devant l’attitude du
président américain qui a déclaré qu’il ne pouvait imposer ce plan à Israël,
car il est désormais soumis à la pression des ultras du Parti républicain et
des Évangélistes, le roi d’Arabie a décidé de « geler » publiquement ses
relations avec Barak Obama, tout en l’informant sans doute officieusement
que la Chine faisait des offres fort intéressantes pour les exportations
pétrolières des pays du Golfe.
Benjamin Netanyahou, bien que son parti, soit arrivé second aux
élections légistatives de 2009, réussit à former un gouvernement d’alliances
et déclare qu’il ne veut pas s’engager à faire partir de Cisjordanie les
« implantations israéliennes », et même qu’il n’est pas question d’en faire
cesser l’extension et la multiplication.

La question des « implantations religieuses »


Celles-ci sont désormais au nombre de 150 grandes et petites avec environ
400 000 habitants dont 90 000 autour de Jérusalem. Il s’agit principalement
de Juifs ultra-orthodoxes et/ou d’immigrants récents (venus entre autres
d’ex-Union soviétique) qui ont trouvé à se loger à meilleur compte dans ces
colonies. Plus le nombre de ces « colonies » augmente, moins il est possible
d’établir la continuité territoriale d’un État palestinien. En Judée et en
Samarie, c’est-à-dire en Cisjordanie, les « colons » ultra-religieux qui sont
armés se cramponnent à leur maison, persuadés de faire un acte de très
grande portée religieuse : assurer la venue du Messie. Il faudrait une terrible
épreuve de force pour les faire partir, que l’armée israélienne ne voudra pas
assumer, car les religieux y sont de plus en plus influents ; elle ne voudra
pas laisser agir une armée palestinienne dans une opération dramatique qui
aura un très grand retentissement international.

Le rôle croissant d’une minorité religieuse


réactionnaire
L’opinion israélienne dans sa majorité, surtout dans la grande ville
ultramoderne qu’est Tel Aviv, dont l’agglomération compte 3,5 millions
d’habitants, semble pourtant résignée à la nécessité de laisser se constituer
un véritable État palestinien, avec la maîtrise de son territoire. La minorité
que forment les Juifs ultra-religieux cherche à imposer ses règles de vie en
Israël, et tout d’abord à Jérusalem (800 000 habitants). La minorité
religieuse traditionnaliste mène une entreprise véritablement réactionnaire
contre les idées modernistes qui ont inspiré les pionniers sionistes et les
combattants des guerres qu’ils durent mener pour sauver l’État qu’ils
avaient créé. L’influence des partis de gauche qui était grande autrefois, y
compris dans l’état-major de l’armée, a été anéantie surtout par les
attentats-suicides perpétrés par les groupes islamistes. Les partis juifs
religieux qui s’appuient sur une extrême droite (formée notamment
d’immigrés relativement récents) cherchent à prendre le pouvoir en Israël,
en profitant des conflits suscités par les extrémistes islamistes, ce qui réduit
les possibilités de négociations avec les modérés de l’Autorité
palestinienne.

La détérioration de l’image internationale d’Israël


La violence de l’opération israélienne sur Gaza (décembre 2007-premiers
jours de janvier 2008) a profondément choqué les opinions européennes et
américaines. En France, notamment, où vivent près de cinq millions de
personnes d’origine maghrébine, des mouvements d’extrême gauche
expriment leur solidarité avec les Palestiniens, fussent-ils islamistes, et
dénoncent l’impérialisme de l’État d’Israël. Le soutien aux Palestiniens
favorise une réapparition de sentiments anti-sémites, sous couvert de
dénonciations du rôle de grands groupes financiers américains qui portent
souvent les noms juifs de leurs fondateurs britanniques.
Des manifestations de solidarité avec Gaza se sont développées en
Turquie dont les relations avec Israël étaient jusqu’alors particulièrement
bonnes (les Turcs gardant le souvenir de la « trahison des Arabes » en
1916). Le 31 mai 2010, une flottille partie de Turquie pour forcer le blocus
israélien de Gaza fut attaquée par des commandos israéliens qui tuèrent
neuf personnes. Le gouvernement d’Ankara exprima violemment sa colère,
envisagea la rupture de ses relations diplomatiques avec Israël et décida
d’interdire les entraînements de l’aviation israélienne dans l’espace aérien
turc, ce qu’elle faisait depuis des années. Depuis les tensions se sont
apaisées, la gravité de la situation géopolitique dans la région a conduit les
deux chefs de gouvernement à reprendre leurs relations.

L’éclatement ou la dislocation territoriale


des Palestiniens
Pour refuser le Plan de paix présenté par le roi d’Arabie saoudite,
Netanyahou exige de la part des pays arabes l’engagement d’interdire aux
familles des réfugiés palestiniens de 1948, de revenir en Israël. Beaucoup
étaient allés en Cisjordanie, d’autres en au Liban. Si l’on ajoute au nombre
des réfugiés de 1948 ceux qui furent provoqués par la guerre de 1967, on
évalue à 750 000 le nombre d’exilés qui ont dû fuir leur domicile. Mais
depuis cette époque, leur nombre s’est considérablement accru car la
croissance démographique est encore particulièrement forte chez les
Palestiniens.
Ceux-ci se trouvent désormais sur les plateaux de Cisjordanie
(2,8 millions) et sur la côte dans la « bande de Gaza » (1,8 million), mais
aussi en Israël (1,6 million, surtout au nord dans la région chrétienne de
Nazareth), bien que beaucoup de leurs parents aient été chassés ou aient fui
en 1948. De nombreux Palestiniens se trouvent aussi dans les États voisins
où leurs familles se sont réfugiées en 1948 et en 1967, surtout en Jordanie,
4,5 millions où ils formeraient la majorité des 6,2 millions d’habitants ;
nombre de ces Palestiniens de Jordanie sont des réfugiés du Koweït qui ont
dû fuir cet État en 1990, après l’invasion irakienne.
Les Palestiniens se trouvent encore au Liban (402 000), en Syrie
(630 000), en Égypte (270 000), en Arabie et dans les États du Golfe
(620 000) ; environ 260 000 sont aux États-Unis. Les Palestiniens, bien que
de langue arabe et musulmans pour la plupart, et en dépit de l’ancienneté de
leur installation depuis 1948 dans ces différents pays du Proche-Orient, n’y
sont toujours pas considérés comme des nationaux de l’État où ils se
trouvent et ils y sont souvent mal vus. Aussi ces Palestiniens « de
l’extérieur » réclament-ils le droit de revenir en Palestine, lorsqu’un traité
de paix pourra être enfin établi avec Israël. Mais le gouvernement israélien
refuse absolument ce principe, car les Palestiniens qui, au total dans le
monde sont environ 12 millions (avec une croissance démographique assez
forte) seraient plus nombreux que les Juifs (7,6 millions, dont 1,2 d’Arabes
israéliens).

Le séparatisme islamiste de la bande de Gaza


Le président des États-Unis, Barak Obama, s’efforce régulièrement de
convaincre le Premier ministre israélien de la nécessité de mettre fin au
conflit israélo-palestinien, en reconnaissant un vrai État palestinien, avec
une cohésion territoriale. Netanyahou rétorque que le Hamas au pouvoir à
Gaza refuse de reconnaître la légitimité d’Israël et affirme sa volonté de le
combattre par tous les moyens.
La population de Gaza a d’autant plus de raisons de diaboliser Israël
qu’elle a subi plusieurs attaques armées dont certaines d’une extrême
violence, et ce depuis l’année 2012, toujours en riposte à des tirs de roquette
ou obus de mortier. En Palestine, aucune autre population civile n’a connu
de tels bombardements aériens et d’artillerie qui, dans les guerres de 1967
et de 1973, avaient exclusivement porté sur des objectifs militaires. La
population de Gaza se sent abandonnée par l’Autorité palestinienne et
même par les Palestiniens de Cisjordanie qui ne leur ont guère manifesté de
soutien. L’Autorité palestinienne et son président ont choisi une nouvelle
stratégie, en l’occurrence diplomatique, en essayant de faire reconnaître un
État palestinien par le plus grand nombre d’États possible dans le monde.
Mais cela ne renforce en rien sa souveraineté sur le territoire en quelque
sorte « mité » par les colonies israéliennes que lui tolèrent encore les
Israéliens.
La rupture au sein de la nation palestinienne semble désormais profonde :
durant des décennies, sa formation progressive comme sa revendication
d’indépendance avaient réuni des musulmans et des chrétiens ainsi que
quelques juifs. Le succès électoral des islamistes du Hamas en 2006 et sa
prise de pouvoir par la force à Gaza en 2007 étaient des signes d’un risque
de divorce au sein de la nation palestinienne. Les réconciliations
successives entre le Hamas et l’Autorité palestinienne sont le signe
qu’aucune des deux parties n’a vraiment la volonté politique de les mettre
en œuvre.

Les conséquences de la révolution égyptienne


Au début de l’année 2011 eut lieu la « révolution égyptienne » et le
président Hosni Moubarak a été déposé par les généraux de sa propre
armée, les uns et les autres étant chargés par les États-Unis de faire
respecter l’accord de paix israélo-égyptien de 1979, et ce moyennant le
versement d’un milliard de dollars à l’armée égyptienne et d’un autre
milliard de dollars à l’économie égyptienne pour payer les importations de
blé pour nourrir sa population. Dans un premier temps, l’armée égyptienne
a décidé qu’elle levait ses barrages sur la courte frontière qui sépare
l’Égypte de Gaza, frontière sous laquelle passent les fameux tunnels contre
le blocus israélien. Les Frères musulmans (parti islamiste conservateur) ont
ensuite gagné les élections en 2012.
Les difficultés liées à l’exercice du pouvoir ont rapidement commencé.
Mal préparés à la responsabilité des affaires de l’État, sans vrai soutien de
l’Occident et face à la forte opposition de l’Arabie saoudite par peur de la
contagion, les Frères musulmans se sont retrouvés très affaiblis tant sur le
plan financier que diplomatique, et même sur le plan politique interne,
puisque l’Arabie saoudite apporta une aide financière substantielle à ses
nouveaux alliés salafistes. Faute de pouvoir ou de vouloir s’attaquer aux
racines du mal-être de la population, ils firent des femmes et des Coptes des
boucs émissaires. Ils unirent ainsi rapidement contre eux les partisans de
l’ancien régime et/ou les Coptes, les progressistes laïques, et l’armée put
ainsi en juillet 2013 reprendre le pouvoir détenu sans discontinuité depuis
1952. Israël retrouvait alors la stabilité de la situation antérieure et l’appui
du régime égyptien au détriment des Palestiniens. La frontière entre Gaza et
l’Égypte se refermait.
Quoi qu’il en soit, dans tout projet d’un véritable État palestinien, se
posera la question éminemment géographique de son unité territoriale. Il
faudra bien tenir compte de la cinquantaine de kilomètres qui séparent la
bande de Gaza (avec bientôt 2 millions d’habitants) et le sud de la
Cisjordanie : un couloir pour relier ces deux parties aurait formé une
barrière entre le sud d’Israël et la majeure partie de l’État. Aussi des
ingénieurs ont-ils pensé qu’on pourrait relier les deux parties du territoire
palestinien soit par un tunnel, soit par une liaison ferroviaire, étanche en
quelque sorte et construite en certains points sur pilotis pour être
franchissable dans le sens nord-sud par les Israéliens. Grands travaux que
financerait l’aide internationale, trop heureuse de marquer ainsi la fin du
conflit israélo-palestinien. Mais ce n’est pas pour demain.
Figure 24 Le conflit israélo-palestinien : approche diatopique
Source : D’après Lacoste Y., 2006, Géopolitique, la longue histoire du monde, Paris, Larousse.
Chapitre 21

Le cyberespace, un champ
d’affrontement géopolitique

BIEN LOIN DU PACIFIQUE VILLAGE GLOBAL rêvé par les utopistes au tout début
de l’Internet, le cyberespace est désormais perçu à la fois comme une
menace et une ressource dans la plupart des conflits géopolitiques
contemporains. Pour les armées de nombreuses nations, dont la France, il
est même devenu un enjeu stratégique majeur et un champ de confrontation
à part entière. Cette représentation laisse peu de place à la vulnérabilité,
pourtant intrinsèque au cyberespace, et encourage le renforcement des
capacités défensives et le développement d’un véritable arsenal offensif et
de commandements militaires spécialisés.
Or le cyberespace représente un véritable défi stratégique. Contrairement
aux autres domaines militaires que sont la terre, la mer, l’air et l’espace, ce
milieu, né de l’interconnexion globale des systèmes d’information et de
communication, n’est pas un milieu naturel. Il est entièrement façonné par
l’homme et surtout en reconfiguration rapide et permanente. C’est donc un
domaine difficile à appréhender et encore plus à représenter, en raison de sa
géographie complexe et changeante, et pour part intangible. On ne sait pas
encore très bien ce qu’est un terrain militaire dans le cyberespace, et il
n’existe pas vraiment de cartes d’état-major du cyberespace.
C’est aussi un milieu dans lequel les paradigmes stratégiques classiques
comme la dissuasion, la riposte, l’anticipation ou encore le contrôle des
armes ne sont pas directement transposables, en raison de ses spécificités
propres. Les cyberattaques sont particulièrement difficiles à anticiper, à
détecter, à attribuer, à contrer, à qualifier et à décourager. La réponse
stratégique ou tactique est ainsi particulièrement complexe à élaborer et à
mettre en œuvre, tout comme la coopération internationale dans la
résolution des crises et la conduite des opérations militaires.
Le cyberespace présente de nouvelles menaces sécuritaires mais aussi de
nouvelles opportunités (surveillance, espionnage, manipulation de
l’information) pour les États comme pour les groupes non étatiques, les
dissidents, les criminels, les entreprises, les individus. Les activités
transfrontières qu’il facilite représentent un défi à l’exercice des pouvoirs
régaliens par les États, confrontés à un enchevêtrement de juridictions qui
contraint leur action. Enfin et surtout, les enjeux politiques, économiques,
militaires et démocratiques sont complètement entremêlés et difficilement
dissociables car les réseaux sont partagés entre la société civile, les
gouvernements et les entreprises1. La rupture stratégique est telle qu’elle
oblige à adapter les règles d’application du droit international et repenser
les cadres de la sécurité collective.
Jusqu’à récemment, ces questions, perçues comme très techniques,
étaient aux mains d’une communauté d’experts de culture scientifique. Les
révélations en cascade sur les pratiques offensives des États, notamment par
Edward Snowden à partir de juin 2013, et la multiplication de cyberattaques
de plus en plus sophistiquées et médiatisées les ont fait entrer avec fracas
dans la sphère politique, médiatique et stratégique. La prolifération des
conflits géopolitiques pour, dans et par le cyberespace, rend sa
compréhension désormais incontournable dans l’analyse des conflits du
monde contemporain.
Qu’est-ce que le cyberespace, la cyberguerre, les cyberconflits ? Quels
en sont les ressorts et les enjeux ? Comment assurer la sécurité collective
à l’ère des réseaux informatiques ?

Cyber quoi ? Le grand brouillard


sémantique
Le terme de brouillard est souvent utilisé pour désigner le cyberespace et
reflète bien le flou qui entoure les définitions multiples que l’on peut en
trouver, et que l’avènement du cloud ne manque pas d’épaissir. Le
Pentagone a proposé pas moins d’une douzaine de définitions au cours des
dernières années, avant de recruter une équipe de chercheurs qui a mis un
an à en élaborer une, si sophistiquée que personne ne l’utilise2.
Il est en effet difficile d’englober dans une seule définition les différentes
dimensions que le terme recouvre, et dont la combinaison rend le
cyberespace si unique.
Le cyberespace est d’abord et avant tout un environnement
d’information créé par l’interconnexion planétaire des systèmes
d’information et de communication, où les données sont créées, stockées et
surtout partagées entre des utilisateurs. Il désigne à la fois l’infrastructure
matérielle à la source de cet environnement, soit les différents éléments qui
composent l’Internet, et l’espace immatériel où circulent les flux de
données, les informations, les idées, les interactions entre les personnes qui
sont derrière les ordinateurs. Le cyberespace, c’est ainsi à la fois l’Internet,
un réseau de réseaux informatiques, et l’espace d’information et de
communication qu’il génère entre des individus de toutes nations, à une
vitesse quasi instantanée qui bouleverse le rapport à la distance3.
Pour en faciliter la compréhension, on offre souvent une représentation
simplifiée en trois couches. La couche physique, appelée aussi couche
inférieure, comprend l’infrastructure matérielle qui est à la base de
l’Internet, le gigantesque réseau de réseaux informatiques : les câbles de
fibre optique, les routeurs, les serveurs, la technologie cellulaire, les
satellites, les ordinateurs personnels, smartphones, tablettes et autres objets
connectés. Cette couche matérielle est ancrée dans le territoire et répond
aux contraintes de la géographie physique et politique ; on peut
relativement aisément la cartographier. La deuxième couche est la couche
logique (ou syntaxique), qui comprend les services (protocoles,
programmes, applications) qui permettent d’assurer la transmission des
données entre deux points du réseau et donc de faire voyager l’information
jusqu’à son destinataire, en conservant son intégrité. Or les routes
empruntées par les données changent tout le temps dans un système
totalement décentralisé et ultra-dynamique, mais aussi non sécurisé et
manipulable. Sa cartographie est particulièrement complexe mais
néanmoins instructive (voir les travaux de Dyn Research et CAIDA). La
troisième couche est la couche sémantique ou cognitive, appelée aussi
couche supérieure. C’est l’espace de l’information, des réseaux sociaux, des
discussions et des échanges instantanés dans le monde, c’est aussi l’espace
de l’influence, de la propagande et de la guerre informationnelle.
Mais le cyberespace, c’est aussi une métaphore puissante, qui fait l’objet
de représentations géopolitiques profondément contradictoires : celle, issue
de la littérature de science-fiction, pensée dès 1984 par le romancier
William Gibson et formulée par les pionniers de l’Internet, d’un territoire
indépendant, libre de contraintes et de régulations, qui véhicule un idéal de
démocratie, à préserver de l’ingérence des États ; ou celle d’un territoire de
menaces et d’opportunités, un champ de bataille pour les États, un territoire
à maîtriser, à contrôler et dans lequel il faut positionner ses forces voire
« planter son drapeau4 ».
Comprendre les représentations qui sous-tendent l’usage des métaphores
est essentiel à l’analyse des stratégies des acteurs et des dynamiques de
conflit. Or l’usage à profusion du préfixe « cyber » devant toutes sortes de
termes – tout comme les amalgames et analogies hasardeuses qui fleurissent
bon train dans les discours politiques et les médias – n’aide pas à dissiper le
brouillard, bien au contraire. Il peut masquer la réalité des enjeux, en
conférant un caractère virtuel à des menaces ou des actions qui sont bien
réelles, même si elles opèrent via des réseaux informatiques.
Les chercheurs et experts sont partagés sur l’usage même du terme
cyberguerre. Dans son ouvrage Cyber War Will Not Take Place (2013),
Thomas Rid dénonce son usage abusif, rappelant les trois caractéristiques
qui permettent de qualifier une guerre. Elle doit être violente, donc
impliquer l’usage de la force, elle doit potentiellement causer des morts, et
elle doit être instrumentalisée à des fins politiques. Or l’analyse des
principales cyberattaques connues montre qu’elles se résument
essentiellement à des actes de sabotage, d’espionnage et de subversion. Et
malgré la surenchère alarmiste dans la dénonciation du risque de
cyberterrorisme, de Pearl Harbor numérique ou de cyber-Armageddon,
force est de constater que les cyberattaques n’ont, à ce jour, directement tué
personne.
D’autres arguent cependant qu’il ne s’agit que d’une question de temps
avant qu’une cyberattaque majeure puisse causer des morts et être qualifiée
d’acte de guerre. Et beaucoup soulignent que la cyberguerre a déjà
commencé, alors que les capacités cyber sont utilisées en appui d’autres
moyens pour mener des opérations militaires. Or, si les opérations menées
par les États dans le cyberespace flirtent parfois avec les limites de la
déclaration de guerre (voir Stuxnet contre les centrales nucléraires
iraniennes), elles sont pour l’instant restées sous le seuil de son
déclenchement qui, comme nous le verrons, reste à définir.
Les États-Unis, mais aussi la France, la Grande-Bretagne et d’autres ont
néanmoins déclaré qu’une cyberattaque majeure pourrait être considérée
comme un acte de guerre et justifier une réponse par tous les moyens
nécessaires, y compris les armes conventionnelles. Une telle situation reste
inédite. Mais les formes et les contours de la guerre évoluent, et le terme
« cyberguerre » recouvre souvent une acception bien plus large, dont
l’anglais permet d’exprimer la nuance (cyberwarfare). Il englobe
généralement toutes les actions menées via les réseaux informatiques,
potentiellement combinées avec d’autres moyens d’action, dans le cadre de
conflits géopolitiques plus ou moins ouverts, entre des acteurs étatiques
et/ou non étatiques. La notion de cyberconflit est encore plus large,
puisqu’elle désigne selon Daniel Ventre toute forme de conflit qui
« s’exprime de façon totale ou partielle dans le cyberespace, qu’il s’y
déroule ou l’utilise comme un véhicule5 ».
Depuis la fin des années 2000, les incidents cyber se multiplient et
prennent de l’ampleur (Estonie en 2007, Géorgie en 2008, Stuxnet en 2010,
Saoudi Aramco en 2012), alors que l’expansion rapide et continue des
systèmes d’information et de communication accroît la surface d’attaque
des États qui prennent de plus en plus conscience de leurs vulnérabilités
et du risque complexe auxquels ils font face.

Les menaces pour les États dans


le cyberespace
Dans le cyberespace, non seulement les États, mais aussi des individus, des
groupes politiques, des organisations criminelles ou des terroristes peuvent
s’emparer de technologies qui sont largement accessibles et à faible coût
pour mener à distance différents types d’opérations. Ces technologies
renforcent ainsi le pouvoir des petits acteurs, qui nourrit l’idée d’une
menace asymétrique, diffuse et imprévisible. Mais elles renforcent aussi le
pouvoir des États.
Les protagonistes peuvent perturber les instruments de communication et
d’information d’un État ou d’une armée pour entraîner des
dysfonctionnements, les rendre inopérants, empêcher l’accès à des
ressources ou manipuler l’information. Ils peuvent aussi saboter des
installations, des armes voire des infrastructures critiques, avec des
conséquences potentiellement dramatiques ; espionner pour obtenir un
avantage stratégique ou préparer une future attaque ; influer sur l’opinion
ou les troupes (opérations psychologiques, propagande, campagnes de
dénigrement, déni de service, défacement) ; mobiliser et recruter à des fins
politiques (terrorisme, subversion, levée de fonds, coordination d’actions).
En 2007, des attaques massives en déni de services (DDoS) ont paralysé
les serveurs des banques, médias, sites gouvernementaux et autres services
publics de l’Estonie, suscitant une prise de conscience générale. Menées en
représailles suite au déplacement d’un monument à la gloire de l’Armée
rouge du centre-ville vers la périphérie de Talinn, ces attaques peu
sophistiquées qui consistent à lancer de multiples requêtes simultanées afin
de saturer les serveurs, émanaient de hackers patriotes russes, fort
probablement soutenus par le gouvernement russe qui a toujours nié toute
implication. La plupart des États ont alors réalisé qu’ils étaient mal préparés
face à ce nouveau type de menaces et ont développé des cyberstratégies et
des capacités pour répondre aux vulnérabilités créées par leur dépendance
croissante aux systèmes d’information et de communication.
Pour autant, les attaques les plus sophistiquées et les plus difficiles à
prévenir et détecter émanent principalement des États, qui disposent, pour
les plus avancés, des ressources techniques, financières et humaines pour
les concevoir et les mener à bien. En 2012, le New York Times révélait les
détails de l’attaque Stuxnet, un virus informatique très sophistiqué lancé en
2010 afin de ralentir secrètement le programme nucléaire iranien qui n’était
pourtant pas connecté à l’Internet, ce qui a nécessité le recours à du
renseignement et des moyens humains. Élaboré par les services américains,
en collaboration avec les services israéliens, le virus s’est accidentellement
retrouvé sur l’Internet où les entreprises de cybersécurité ont tôt fait
d’identifier sa mission. L’une des conséquences inattendues de cette arme
d’un nouveau genre est la prolifération de cyberarmes de moindre intensité,
dérivées des techniques rendues publiques de Stuxnet. Les organisations
criminelles ont ainsi récupéré et adapté des technologies sophistiquées
développées par un État qu’elles utilisent à leur profit ou au service d’autres
États ou acteurs commanditaires. Dans le cyberespace, l’arme peut parfois
se retourner contre l’État qui en est à l’origine.
L’attaque Stuxnet est souvent considérée comme le premier acte connu
de cyberguerre, en raison de la nature de son action (sabotage) et son
attribution à un acteur étatique. Sorte de troisième voie entre une diplomatie
coercitive et une attaque armée, ce sabotage d’un nouveau genre hors du
cadre des conflits armés n’a pas fait l’objet de représailles immédiates mais
a encouragé l’Iran à déclarer mettre sur pied une « cyberarmée », soit à
développer des capacités offensives. Depuis, les révélations d’Edward
Snowden ont montré l’étendue des activités offensives des États-Unis et
l’ampleur inégalée de leur arsenal.
D’autres États sont connus pour mener des actions offensives de grande
envergure via les réseaux informatiques, aux premiers rangs desquels la
Chine, Israël, la Russie, l’Iran et la Corée du Nord. Dès 2007, les Israéliens
auraient ainsi hacké le système de défense aérien de la Syrie, préalablement
à une série de bombardements. En 2008, un an après les attaques contre
l’Estonie, des attaques ciblées contre les serveurs de la Géorgie précèdent
l’intervention armée russe.

La « guerre cool » entre les États-Unis


et la Chine
La Chine, en particulier, a fait l’objet d’accusations virulentes d’abord par
le Congrès américain et la presse – notamment autour de la publication du
très médiatisé rapport Mandiant qui révélait l’intrusion non détectée depuis
des mois de hackers chinois dans les systèmes informatiques de multiples
entreprises et médias américains –, puis directement par le président Barak
Obama à partir de 2013. Les accusations d’espionnage et de vol de
propriété intellectuelle ont conduit à une escalade des tensions entre les
deux pays, avec la mise en examen par la justice américaine de cinq
officiers de l’armée chinoise et la suspension, en représailles, du groupe de
travail bilatéral sur les questions cyber par le régime chinois pendant près
de deux ans. Les analogies historiques ont fleuri dans les médias et les
discours stratégiques, produisant un nouveau concept de « guerre cool »,
une lutte silencieuse faite d’attaques de basse intensité dont le double sens
du terme « cool » suggère qu’elle est moderne et relativement détendue,
« fraîche » plutôt que froide et « branchée » nouvelles technologies.
Dans le but d’assurer son développement économique et la
modernisation de son armée, la Chine mène de longue date une stratégie
d’acquisition tous azimuts de l’information de haut niveau scientifique,
technologique, économique, politique et stratégique. Elle exploite de plus
en plus à ces fins toutes les ressources du cyberespace, avec des attaques
très nombreuses et souvent peu sophistiquées qui laissent des traces
visibles, même si elles tardent parfois à être détectées. En 2015, les États-
Unis ont accusé la Chine d’avoir piraté l’agence de gestion du personnel
(Office of Personnel Management) et volé les données de 4,5 millions
d’employés américains, alors que des hackers chinois déclaraient par
ailleurs avoir volé des informations stratégiques dans le secteur de la
défense américaine.
Bien qu’elles engendrent des tensions géopolitiques au plus haut niveau,
ces attaques ne relèvent en rien d’actes de guerre. Pourtant, dans le but de
dramatiser les enjeux et faire pression sur la Chine, l’administration Obama
crée une sérieuse ambiguïté en qualifiant l’espionnage chinois de menace
sur la sécurité nationale, et en liant souvent dans le même discours
l’espionnage et le risque de cyberattaque sur les infrastructures vitales des
États-Unis. Or une telle attaque est fortement improbable, étant donné
l’interdépendance économique entre les deux pays et les risques de
représailles encourus par la Chine. Ce lien discursif ajoute à la confusion
des enjeux et dessert l’argument principal des États-Unis dans le bras de fer
avec la Chine.
L’administration américaine insiste en effet sur la distinction entre
espionnage stratégique – qui est légitime – et le vol de propriété intellectuel
et de secret des affaires donnant un avantage compétitif sur le plan
économique, qui est illégal aux États-Unis et contraire aux règles du
commerce. De son côté, la Chine ne reconnaît pas une telle distinction – qui
est justement difficile à défendre si l’on estime que l’espionnage
économique est une question de sécurité nationale – et nie toute implication
dans l’espionnage en général. Elle dénonce les capacités technologiques
très supérieures des États-Unis et les attaques multiples dont elle fait l’objet
de la part de la NSA, s’appuyant sur les révélations de Snowden.
Mais la montée en puissance de la Chine dans le cyberespace inquiète les
puissances occidentales. En 2010, la Chine a détourné vers son territoire
plus de 15 % des routes mondiales de l’Internet pendant 18 minutes en
2010, un « traffic hijacking » qui pourrait être le résultat d’une erreur ou
bien une démonstration magistrale de ses capacités. Elle investit
massivement dans les hautes technologies et la recherche sur l’Internet du
futur, avec comme ambition de devenir une puissance d’innovation. Avec
près de 700 millions d’internautes, la Chine entend se positionner comme
une grande puissance du cyberespace et revendique sa place dans les
négociations sur la gouvernance de l’Internet, l’application du droit
international au cyberespace et l’adaptation des normes de sécurité
collective.

L’exploitation du cyberespace
par les stratèges russes
Les Russes ont démontré un véritable savoir-faire dans la manipulation des
outils cyber et une certaine maturité dans leur intégration à leur stratégie
politique, économique et militaire. Ils seraient passés maîtres dans l’art de
la guerre hybride, qui combine la guerre conventionnelle, le recours aux
opérations spéciales, la guerre informationnelle et les cyberattaques. Lors
de l’intervention en Ukraine en 2014, les services russes auraient utilisé leur
excellente connaissance des réseaux pour infiltrer les systèmes
d’information et de communication et récolter des informations
stratégiques. Ils sont soupçonnés par le gouvernement ukrainien d’être à
l’origine des pannes de courant qui ont plongé 700 000 foyers de l’ouest de
l’Ukraine dans le noir en décembre 2015, après que des malwares6 ont été
retrouvés dans le réseau d’alimentation électrique7. Si elle est avérée, cette
attaque serait une première du genre.
En octobre 2015, des navires russes ont été repérés à plusieurs points du
globe manœuvrant à proximité des câbles sous-marins qui transportent
l’essentiel du trafic Internet, suscitant la nervosité des militaires et officiers
du renseignement américains qui redoutent une attaque sur ces
infrastructures critiques8 en cas de tensions ou de conflit ouvert9. Les
officiels américains ont coutume de saluer les compétences techniques
russes en matière offensive en disant : « Tout ce qu’on sait faire, les Russes
savent le faire aussi10. » Les attaquants russes seraient particulièrement
habiles pour masquer leurs traces et développer un arsenal très sophistiqué
(techniques d’intrusion, virus, outils de chiffrement et de déchiffrement,
etc.).
Mais c’est d’abord et avant tout l’héritage soviétique en matière
d’organisation humaine et d’art de la manipulation psychologique qui
distingue les offensives russes dans le cyberespace.
Les attaques émanent ainsi rarement directement des agents qui
s’abritent derrière des « proxies » qui mènent les attaques pour leur compte,
à savoir des hackers individuels ou appartenant à des groupes organisés de
type mercenaires ou mafias. Si certains recherchent le profit, beaucoup sont
aussi animés de motivations politiques et idéologiques et se considèrent
comme des « hackers patriotes. » L’attaque contre l’Estonie en 2007 a ainsi
été revendiquée un groupe de jeunes pro-Kremlin – revendication qui reste
invérifiable – lié à l’organisation « Nashi », créée par Vladimir Poutine
mais financée par des entrepreneurs russes et indépendante du
gouvernement11.
Les hackers russes utilisent des techniques d’« ingénierie sociale »
particulièrement sophistiquées pour mener à bien leurs attaques. Elles
consistent par exemple à récolter des informations sur une personne par des
voies multiples (sources ouvertes, renseignement, socialisation au club de
gym ou via les réseaux sociaux), puis la manipuler pour arriver à pénétrer
un réseau ou un ordinateur. La plus grande vulnérabilité des systèmes est
souvent le facteur humain. Les attaquants réussissent à se faire passer pour
quelqu’un ou usent d’astuces psychologiques pour gagner la confiance d’un
utilisateur et le pousser à cliquer sur une pièce jointe contenant un malware,
insérer une clé USB infectée dans son ordinateur ou révéler ses codes
d’accès.
Enfin, ces techniques s’insèrent dans une approche beaucoup plus
globale du cyberespace, où la guerre d’influence fait rage. Contrairement
aux pays européens, la Russie – comme la Chine d’ailleurs – a développé
ses propres réseaux sociaux et moteurs de recherche qui proposent des
contenus politiques, culturels et linguistiques à destination de la Russie et
son étranger proche, reconstituant ainsi dans le cyberespace la zone
d’influence soviétique12. Le pouvoir russe mène des opérations d’influence
et de propagande particulièrement poussées afin de dérouter ses ennemis,
discréditer ses adversaires et susciter l’adhésion populaire à ses opérations
militaires et politiques.
Des liens complexes entre le public
et le privé
Les opérations offensives susceptibles de dégénérer en conflit ouvert ne se
limitent toutefois pas aux actions entre États, car le secteur privé est
omniprésent dans le cyberespace. Et c’est sans doute là un changement de
paradigme essentiel dans le domaine de la défense. Les opérateurs privés
ont développé et possèdent l’essentiel de l’infrastructure de l’Internet. Près
de 90 % des ordinateurs dans le monde opèrent sous un système développé
par Microsoft, qui se trouve, de fait, un opérateur clé pour détecter le trafic
suspect, prévenir et contrer les attaques. Mais surtout, la surface d’attaque
ne cesse d’augmenter en raison de la dépendance croissante aux réseaux
informatiques et les vecteurs d’attaques sont bien trop nombreux pour que
les États puissent faire face seuls. Ils s’appuient de plus en plus sur le
secteur industriel pour développer les techniques, les outils mais aussi les
services pour défendre leurs systèmes et leurs infrastructures vitales,
majoritairement opérées par le secteur privé.
Les réseaux informatiques sont partagés entre les militaires, les civils et
les entreprises, et les mêmes techniques peuvent servir à des attaques
stratégiques comme à de l’espionnage économique ou de la criminalité. Le
nombre de cyberattaques est en expansion continue et les services de l’État
sont dépassés par le nombre. Ils concentrent leurs investigations sur les
attaques qui visent des cibles sensibles ou utilisent les techniques les plus
sophistiquées, et qui produisent un impact majeur avec un effet stratégique.
Les partenariats entre les secteurs public et privé sont donc essentiels pour
défendre efficacement le territoire.
Le secteur privé développe aussi des outils offensifs (exploits, outils de
surveillance, etc.), que les États acquièrent mais que les entreprises utilisent
aussi parfois pour défendre plus agressivement leurs réseaux. La difficulté à
protéger les données personnelles des cyberattaques et prévenir le vol de
propriété intellectuelle ou le secret des affaires a ouvert la voie à tout un
marché lucratif de la cyberdéfense « active », une version plus musclée de
la cybersécurité aux contours flous à en juger par la prolifération de
définitions contradictoires. D’après les enquêtes menées auprès des
entreprises, la pratique du « hack back », qui consiste à retourner l’arme
contre l’adversaire pour identifier l’attaquant et répondre, serait courante,
même si elle est illégale dans la plupart des pays. Les pratiques des États
évoluent également dans un sens où la distinction entre les pratiques
défensives et offensives s’estompe au profit de l’objectif final de sécurité.
La complexité des liens public-privé dans le domaine est
particulièrement bien illustrée par le problème de l’exportation des
technologies de surveillance intrusive. Développées par le secteur privé, ces
techniques sont utilisées par une multitude d’acteurs (gouvernements,
entreprises, individus, groupes politiques) pour collecter des données
personnelles sur l’Internet. Un rapport de l’Union européenne souligne les
risques d’abus, une fois que ces technologies auront franchi les frontières de
l’UE et donc sa zone de juridiction13. Elles font aussi l’objet de discussions
dans le cadre des Accords de Wassenaar de 1996 sur la réglementation des
exportations d’armes conventionnelles et des biens et technologies à double
usage.
Enfin, le secteur privé est non seulement une ressource mais aussi une
cible dans les attaques entre États. Le gouvernement américain anticipait
depuis des années le risque d’une attaque sur des sites gouvernementaux ou
des infrastructures vitales. L’offensive contre Sony Pictures en novembre
2014, attribuée par le FBI à la Corée du Nord, est arrivée comme une
surprise monumentale14. Il a d’ailleurs fallu plusieurs semaines à la Maison
Blanche pour qualifier l’attaque contre l’industrie majeure du
divertissement comme un acte de « cybervandalisme », un terme à
consonance plus dramatique que « cybercrime » mais qui reste sous le seuil
de la guerre. Le président Obama a toutefois déclaré en personne que cette
attaque majeure conduirait à des représailles, dont certaines seraient visibles
et d’autres non. L’Internet coréen a par la suite subi une coupure de
plusieurs heures, une démonstration de force claire, bien que non
revendiquée par les États-Unis.
Ce cas illustre l’extrême entremêlement des enjeux. S’attaquer à des
infrastructures critiques très bien protégées demande des ressources
importantes. Cibler une entreprise comme Sony Pictures ou TV5Monde est
beaucoup plus abordable pour une multiplicité d’acteurs et peut provoquer
un retentissement médiatique planétaire au service d’un effet stratégique.
Les entreprises sont ainsi soumises à des risques de criminalité,
d’espionnage ou de sabotage de la part de tous types d’acteurs, y compris
des États. Elles peuvent être la cible de rivalités de pouvoir géopolitiques
(attaques, dénigrement, terrorisme) et subir par ailleurs les dégâts
collatéraux des pratiques ou des politiques gouvernementales, notamment la
perte de confiance de leurs utilisateurs liées à la surveillance intrusive.
La gestion du risque cyber pour les entreprises doit ainsi s’inscrire dans une
approche globale du risque, qui inclut le risque géopolitique. Pour les États,
la surface d’attaque n’en est que plus importante, d’autant que ces attaques
peuvent émaner non seulement d’acteurs étatiques mais aussi d’acteurs non
étatiques, dont le comportement est d’autant moins prévisible.

Menace asymétrique et acteurs


non étatiques
L’exemple le plus déroutant de ces nouveaux défis pour les États est peut-
être l’utilisation du cyberespace par Daech. Les terroristes n’attaquent pour
l’instant pas les infrastructures critiques dans le but de causer des morts
civils, ce qui n’exclut pas qu’ils y viennent un jour. Ils privilégient pour
l’heure des modes d’action qui requièrent moins de moyens et offrent,
quasiment à coup sûr, un fort impact médiatique. Cela ne signifie pas qu’ils
soient dénués d’intérêt ou de compétences pour le cyberespace. Le groupe
Daech en a au contraire démontré une grande maîtrise des codes, des
techniques et des usages.
Le groupe terroriste utilise le cyberespace pour diffuser de la propagande
sur les réseaux sociaux par des vidéos très travaillées qui s’inspirent de la
scénographie hollywoodienne et donnent l’illusion de ses moyens
techniques et financiers15. Les scénaristes de la propagande manient le
teasing comme dans les séries télévisées et usent habilement de la violence
pour créer l’effet surprise, le choc et la sidération de leur public. Les
réseaux sociaux sont l’instrument privilégié pour pousser les jeunes à la
radicalisation puis les recruter, en détournant les outils de communication et
de marketing développés à des fins commerciales. L’organisation repère les
jeunes intéressés et influençables puis entre en contact avec eux via
Facebook ou d’autres réseaux sociaux pour les convertir à sa cause et
organiser leur départ vers la Syrie. Les réseaux servent aussi à lever des
fonds ou planifier des opérations. Le groupe aurait recruté des centaines de
professionnels bien formés (reporters, infographistes, community managers,
reporters, etc.) qui constituent l’élite de l’organisation et seraient payés
jusqu’à 7 fois plus que les soldats, d’après les interrogatoires menés auprès
de certains prisonniers comme Abu Hajer ou Abu Abdullah al Maghribi16.
Le dispositif de propagande serait constitué de 36 agences autonomes
coordonnées depuis le QG de Raqqa.
Cette menace est particulièrement complexe à contrer pour les États17. Il
est très difficile de savoir d’où part la propagande, où sont les individus et
les serveurs impliqués et donc qui, quand, comment et où frapper pour être
efficace, sans se tromper de cible et sans plonger dans le noir les services de
renseignement qui opèrent via les réseaux. Les blocages techniques des
sites qui diffusent des vidéos terroristes ou la suppression des comptes
Twitter propagandistes se révèlent d’une efficacité très limitée en raison de
la capacité d’adaptation rapide dont font preuve les terroristes : ils recréent
des comptes sur lesquels ils migrent avec leurs abonnés, passent par des
réseaux chiffrés et anonymisés et utilisent de multiples relais de diffusion
qui débordent les capacités de traitement des services. Les données
permettant l’identification et la localisation des protagonistes, voire leur
inculpation, lorsqu’elles sont traçables, sont pour l’essentiel entre les mains
des plateformes privées de réseaux sociaux (Twitter, Google, Facebook),
principalement américaines. La collaboration avec les plateformes est
cruciale pour traquer les terroristes, récolter des preuves mais aussi lutter
contre la propagande.
Comment contrer la diffusion de la propagande dans le cyberespace ?
Comment tirer partie des opportunités qu’offre l’espace numérique pour
traquer les terroristes et les neutraliser, mais aussi pour prévenir la
radicalisation des jeunes susceptibles de se retourner contre leurs
concitoyens ? La distinction entre la menace intérieure ou extérieure
devient de plus en plus complexe. Ces menaces nécessitent une approche
globale qui implique une coopération poussée entre les gouvernements à
l’échelle internationale, mais aussi au sein des gouvernements, et avec les
acteurs privés et la société civile, ce qui nécessite une réelle évolution de la
culture et des pratiques de bien des services étatiques de sécurité et défense.

Coopération internationale et prévention


des conflits
Face aux acteurs non étatiques et au risque d’escalade des conflits liés à un
incident cyber, les États ont besoin de renforcer la coopération
internationale et de redéfinir les cadres de la sécurité collective. Le centre
d’excellence de l’OTAN de Tallinn est le centre névralgique de la réflexion
juridique sur droit international et cyberespace. La plupart des États, y
compris la Chine et la Russie, reconnaissent désormais que le droit
international s’applique au cyberespace. Mais les modalités sont toujours en
discussion.
Un premier manuel assez controversé, publié en 2013 par un groupe
d’experts du centre, expose un certain nombre de recommandations tout en
laissant ouvertes quelques questions cruciales : quel est le seuil au-delà
duquel une cyberattaque peut être considérée comme un acte de guerre ?
Qu’est-ce qu’une contre-mesure dans le cyberespace ? Qu’est-ce qu’une
attaque armée ? Le droit international s’applique-t-il en cas de cyberattaque
majeure en temps de paix ?
De nombreuses spécificités du cyberespace rendent les mécanismes et
principes du droit international complexes à mettre en œuvre, comme par
exemple la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite et la
légitime défense. Ainsi, l’attribution n’est pas toujours possible à effectuer
ou prouver, ce qui rend souvent impossible l’imputation d’un acte à un État
et par conséquent l’engagement éventuel de sa responsabilité. De même, la
difficulté à prévoir l’effet d’une contre-mesure dans le cyberespace et ses
éventuels dégâts collatéraux rend difficile le calcul de la proportionnalité de
la réponse. Et la qualification d’une cyberattaque en attaque armée, qui
justifierait la légitime défense, n’est pas simple. La réponse par des moyens
conventionnels à une cyberattaque comporte par ailleurs de sérieux risques
d’escalade des conflits, ce que nombre d’experts extérieurs ont souligné. Ce
premier document a toutefois eu le mérite de lancer la discussion, et de
démontrer qu’il ne fallait pas la laisser exclusivement aux mains des
juristes.
Le groupe des experts gouvernementaux de l’ONU (UN GGE) a publié
en juillet 2015 un rapport de consensus sur une série de normes de
comportement responsables des États dans le cyberespace, ainsi que des
mesures de confiance, des engagements de coopération internationale et des
principes d’applicabilité du droit international18. Malgré les difficultés
inhérentes à sa mise en œuvre, ce texte représente une véritable avancée
dans les discussions, d’autant qu’il réunit 20 pays dont les plus grandes
puissances du cyberespace comme les États-Unis, la Chine, la Russie, la
France, l’Allemagne et le Royaume-Uni19. Parmi les principes importants,
les États se sont notamment mis d’accord sur le fait qu’ils ne devaient pas
utiliser les technologies d’information et de communication (TIC) pour
endommager volontairement des infrastructures vitales. Ils ne doivent pas
attaquer directement ou indirectement les équipes d’intervention d’urgence
en informatique (Computer Emergency Response Teams CERT/CSIRT). Le
rapport stipule également que les États doivent respecter les résolutions de
l’ONU sur les droits de l’homme et les libertés fondamentales sur Internet.
Les États ont également pris des engagements en termes d’assistance
mutuelle, d’échange d’information et de renforcement de leurs capacités
pour améliorer la sécurité de leurs systèmes.
Le rapport rappelle les principes du droit international que les États
signataires reconnaissent, notamment le principe de souveraineté de l’État
dans le cyberespace et la non-intervention dans les affaires d’autres États,
qui est un enjeu crucial pour la Chine et la Russie qui défendent le principe
de contrôle souverain des données et de l’information dans leurs efforts
diplomatiques. En revanche, bien que le document souligne le droit inhérent
des États à prendre des mesures en accord avec le droit international et le
respect de la charte de l’ONU, il n’évoque pas explicitement le droit à la
« légitime défense ». La délégation chinoise s’y est opposée, elle a dénoncé
dans les négociations le risque de militarisation du cyberespace et la
nécessité d’encourager un règlement pacifique des conflits. La Chine a
d’ailleurs signé avec la Russie en mai 2015 un « cyber pacte » de non-
agression. Cet accord est un peu paradoxal de la part de deux pays qui
dénoncent de concert la militarisation du cyberespace et se défendent d’y
mener des actions offensives.
L’effet de surprise est toutefois venu du « cyber pacte » entre les États-
Unis et la Chine, négocié au plus haut niveau lors de la visite du président
Xi Jinping aux États-Unis en septembre 2015. Les tensions étaient alors à
leur comble, l’administration américaine avait clairement laissé entendre
que des sanctions pourraient être prises contre les entreprises chinoises qui
avaient bénéficié de cyberespionnage aux dépens des entreprises
américaines. Le régime chinois a dépêché un envoyé de haut niveau, Meng
Jianzhu, responsable de la sécurité de l’État, pour des négociations en
urgence en amont de la visite du président Xi.
L’accord comprend deux engagements de bonne conduite et la création
de nouveaux mécanismes de coopération bilatérale. Les deux États
s’engagent à coopérer lorsqu’une requête d’assistance est formulée pour
contrer une activité malveillante sur leur territoire respectif. Ils s’engagent
également à ne pas commettre ou soutenir sciemment, par des moyens
cyber, de vol de propriété intellectuelle, secrets commerciaux ou autres
données économiques confidentielles dans le but de procurer à leurs
entreprises un avantage compétitif. À ces fins, un mécanisme de dialogue
bilatéral de haut niveau sera créé pour lutter contre la cybercriminalité et
assurer le suivi des demandes d’entraide, accompagné d’une hotline pour
prévenir les risques d’escalade d’incidents cyber. Un groupe d’experts de
haut niveau sera également constitué pour dialoguer sur les normes de
comportement responsable des États dans le cyberespace.
Ce pacte constitue une avancée importante dans la régulation des
activités des États dans le cyberespace et l’amélioration de la coopération
internationale pour lutter contre la cybercriminalité. Il vise à encourager la
retenue dans les activités offensives et la mise en place des mécanismes de
dialogue pour prévenir l’escalade des conflits entre États. Il reste à voir,
toutefois, quelles seront les mesures effectivement prises et le
comportement des autorités chinoises. Les obstacles restent importants de
part et d’autre. Comme nous l’avons vu, les Chinois refusent d’opérer une
distinction entre espionnage stratégique et espionnage économique (vol de
données et propriété intellectuelle) et le président Obama a clairement laissé
entendre que l’option des sanctions restait ouverte si les pratiques chinoises
ne correspondaient pas à l’esprit de l’accord. En matière d’assistance
mutuelle, les Chinois déplorent souvent que les Américains refusent de
partager des informations sensibles dans leurs requêtes d’assistance. Le
rejet par les États-Unis de requêtes chinoises d’assistance liée au contrôle
des contenus sur le web pourrait aussi poser problème. Enfin, la mise en
œuvre de la hotline nécessitera que les deux pays, aux larges bureaucraties,
puissent faire fonctionner efficacement leur processus interministériel.
Figure 25 Le cyberespace, un champ d’affrontement géopolitique

Les discussions autour des normes de comportement responsables des


États sont limitées par les difficultés inhérentes à l’environnement du
cyberespace. L’application de nombre de ces règles est difficile – parfois
impossible – à vérifier, ce qui peut faire douter de leur valeur. Bien des
questions de définitions et de terminologie restent entières. Elles nécessitent
d’être abordées en gardant à l’esprit que la technique évolue très vite et
qu’elles doivent être suffisamment précises pour être utiles mais
suffisamment flexibles pour ne pas être trop vite obsolètes. Ces discussions
sont néanmoins indispensables car si ces normes non contraignantes
n’empêcheront jamais personne de les transgresser, elles guident l’action
des États et assurent un minimum de prévisibilité de leur comportement, ce
qui peut réduire les risques pour la paix et la stabilité internationales.

Conclusion
Le cyberespace est ainsi devenu un champ d’affrontements géopolitiques
mais aussi un vecteur d’attaque et d’influence, et même un enjeu de ces
conflits. Il est essentiel de retenir qu’il ne s’agit pas d’un territoire virtuel
mais bien d’une dimension nouvelle des conflits géopolitiques. Les
cyberconflits et la cyberguerre ne se déroulent pas en dehors du contexte
géopolitique de leurs protagonistes. Ils résultent de l’action des êtres
humains pris dans des rivalités de pouvoir sur leur territoire, qui utilisent le
cyberespace comme outil de puissance tout en s’exposant à ses
vulnérabilités.
La plupart des conflits ont aujourd’hui une dimension cyber en raison de
l’omniprésence des systèmes informatiques interconnectés dans tous les
outils de nos sociétés, tous les équipements de nos armées et dans tous les
aspects de notre vie sociale, économique et politique. Pour comprendre les
conflits dans le monde, il est dès lors indispensable pour les géographes de
se forger une culture sur les questions cyber, car elles occupent une place de
plus en plus grande dans tous les conflits géopolitiques et deviennent partie
prenante de l’analyse géographique. Mais il est aussi indispensable
d’étudier la géographie du cyberespace et les dynamiques spécifiques des
cyberconflits comme un champ d’études à part entière, malgré les multiples
défis techniques et méthodologiques auxquels il faut faire face, car c’est
désormais un domaine hautement stratégique.
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Index des noms

A
Abacha, Sani 1, 2
Abadi, Haïdar al- 1, 2
Abbas, Mahmoud 1, 2, 3, 4, 5
Adams, Gerry 1
Ahmadinejad, Mahmoud 1
Akhmetov, Rinat 1
Akol, Lam 1
Al-Nosra (Front) 1, 2, 3
Al-Qaida 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) 1, 2, 3, 4
Allawi, Iyad 1
Amachree, Dennis 1
Arafat, Yasser 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Arana y Goiri, Sabino 1
Aref, Abd-es-Salam 1
Armée islamique du salut (AIS) 1
Armia Krajowa (armée) 1
Asari Dokubo, Mujahid 1
Assad, Bachar el- 1, 2, 3, 4, 5
Assad, Hafez el- 1
Atatürk, Kemal 1
Ateke, Tom 1
Aznar, José María 1
B
Baas (parti) 1, 2, 3
Baghdadi, Abou Bakr al- 1, 2, 3
Baghdadi, Abou Omar al- 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Balfour, Arthur 1, 2, 3
Baloch, Uzair Ali 1
Baradar (Mollah) 1, 2
Barak, Ehoud 1, 2, 3, 4, 5
Barzandji, Mahmoud 1, 2
Barzani, Massoud 1, 2
Barzani, Mustafa (mollah) 1, 2
Bassaïev, Chamil 1
Béchir, Omar el- 1
Begin, Ménahem 1, 2, 3
Beltrame, José Mariano 1
Ben Bella, Ahmed 1, 2
Ben Gourion, David 1, 2, 3
Ben Laden, Oussama 1, 2, 3
Bernadotte, Folke 1
Bhutto, Zulfikar Ali 1
Bildu (coalition) 1
Black, David 1
Blair, Tony 1, 2
Blanc, Christian 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Blanco, Carrero 1
Boko Haram 1
Boudiaf, Mohamed 1
Boumédiène, Houari 1, 2, 3, 4, 5
Braouezec, Patrick 1, 2
Breadsted, James 1
Bush, George W. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7

C
Cardoso, Fernando Henrique 1
Carter, Jimmy 1
Chamil, Imam 1, 2
Chevardnadze, Edouard 1
Clinton, Bill 1, 2, 3, 4, 5
Cloma, Tomas 1

D
Dacoit, Rehman 1, 2
Dallier, Philippe 1
Danforth, John 1
De Gaulle, Charles 1
Delanoë, Bertrand 1, 2, 3
Devedjian, Patrick 1, 2
Doudaïev, Djolakh 1, 2

E
Erdoğan, Recep 1, 2, 3, 4
Euskal Herritarrok (coalition) 1

F
Favier, Christian 1
Fayçal (roi) 1, 2
Fazullah, Maulana 1
Foucher, Michel 1, 2
Fraga, Manuel 1
Franco (général) 1, 2, 3, 4, 5, 6

G
Garang, John 1, 2, 3, 4, 5, 6
Gaudin, Jean-Claude 1
Gildchrist, Jim 1
Gorbatchev, Mikhaïl 1
H
Hachémi, Tarek al- 1, 2
Hadj, Messali 1, 2, 3, 4
Hajer, Abu 1
Hamas 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Hanotin, Mathieu 1
Hassan II 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Herri Batasuna (parti) 1, 2
Hertzel, Théodore 1, 2
Hess, Moses 1
Hezbollah 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Hidalgo, Anne 1, 2
Hitler, Adolf 1, 2, 3, 4
Hollande, François 1, 2
Huchon, Jean-Paul 1, 2, 3, 4
Huntington, Samuel 1
Huseini, Amin al- 1, 2, 3, 4
Hussain, Altaf 1
Hussein (roi) 1, 2, 3
Hussein, Saddam 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12

I
Ianoukovytch, Viktor 1, 2
Iouchtchenko, Victor 1
Issawi, Rafi al- 1, 2
Iztetbegovic, Alija 1

J
Jinnah, Muhammad Ali 1
Jobim, Nelson 1, 2
Jonathan, Goodluck 1, 2, 3, 4, 5
Joulani, Abou Mohammed al- 1
K
Kabila, Joseph 1
Kabila, Laurent-Désiré 1, 2, 3, 4
Kader, Abd el 1, 2
Kadyrov, Ramzan 1
Karoutchi, Roger 1
Kemal, Mustafa 1, 2
Kerr, Ronan 1
Khmelnitski, Bohdan 1
Khrouchtchev, Nikita 1, 2, 3
Kiir, Salva 1, 2, 3
Kolomoïski, Ihor 1
Kosciusko-Morizet, Nathalie 1
Koutchma, Leonid 1, 2

L
Lacoste, Yves 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Lebranchu, Marylise 1, 2
Leroy, Maurice 1
Ligue arabe 1, 2, 3, 4, 5
Likoud (parti) 1, 2, 3
Lula da Silva, Luis Inacio 1

M
Machar, Riek 1, 2, 3, 4, 5
Maghribi, Abu Abdullah al- 1
Maï-Maï (groupe de miliciens) 1, 2, 3
Malik, Abd el 1
Maliki, Nouri al- 1, 2, 3, 4, 5, 6
Mammeri, Mouloud 1, 2, 3
Maras (gang) 1
Maskhadov, Aslan 1
Mbeki, Tabo 1
Mehsud, Baitullah 1
Meir, Golda 1
Meng Jianzhu 1
Mercier, Michel 1
Milosevic, Slobodan 1, 2
Mitchell, George J. 1
Mitee, Ledum 1
Mladic, Ratko 1
Mokrani, Cheikh El 1
Mollet, Guy 1
Moubarak, Hosni 1, 2, 3, 4
Moutlak, Saleh al- 1
Muhammad, Sufi 1

N
Nasser, Gamal abd el 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Netanyahou, Benjamin 1, 2, 3
Niemeyer, Oscar 1
Nikolić, Tomislav 1
Nimeiri, Jaafar 1, 2
Noujaïfi, Oussama al- 1, 2

O
Obama, Barack 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Obasanjo, Olusegun 1, 2, 3
Obaydallah (Mollah) 1
Ocalan, Abdullah 1, 2, 3
Olmert, Ehoud 1
Olony, Johnson 1
Omar (Mollah) 1, 2, 3
organisation État islamique (Daech) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13,
14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32,
33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47
Oumarov, Dokou 1
Özal, Turgut 1

P
Padilha, José 1, 2
Paisley, Ian 1
Pavelic, Ante 1
Pécresse, Valérie 1, 2
Pentagone 1
Pinto, Luiz Paulo 1
Polisario (Front) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Poutine, Vladimir 1, 2, 3

R
Rabin, Ishak 1, 2
Romney, Mitt 1
Rothschild, Edmond (de) 1, 2

S
Saakachvili, Mikhaïl 1
Sadate, Anouar el- 1, 2, 3, 4
Sarkozy, Nicolas 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Saro-Wiwa, Ken 1
Sharon, Ariel 1, 2, 3, 4, 5, 6
Sinn Fein 1, 2, 3
Snowden, Edward 1, 2, 3
Staline, Joseph 1, 2
Sykes, Mark 1

T
Talabani, Jalal 1, 2, 3, 4, 5
Tchiang Kaï-shek 1
Thatcher, Margaret 1
Tito, Josip Broz 1, 2, 3, 4
Tourabi, Hassan el- 1, 2, 3, 4, 5
Tudjman, Franjo 1, 2
Turnowksi, Allan 1
Tymochenko, Ioulia 1, 2

W
Wilson, Pete 1

X
Xi Jinping 1

Z
Zarqawi, Abou Mousab al- 1, 2
Zawahiri, Ayman al- 1
Ziya ul-Haqq, Muhammad 1
Index des lieux

A
Abkhazie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Abuja 1, 2, 3
Abyei 1, 2, 3
Adıyaman (Dpt) 1
Addis-Abeba 1, 2, 3, 4, 5
Aden (golfe) 1
Adjarie 1, 2, 3
Afghanistan 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Afrique noire 1
Afrique subsaharienne 1, 2, 3
Al-Anbar 1, 2
Alger 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Algérie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52
Allemagne 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
Ankara 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Arabie saoudite 1, 2, 3, 4, 5, 6
Aragon 1, 2, 3, 4
Argentine 1, 2
Arizona 1, 2, 3, 4
Arlit 1
Arménie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Asie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Atatürk (barrage) 1, 2, 3, 4, 5, 6
Azerbaïdjan 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14

B
Bagdad 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Balkans 1, 2, 3, 4, 5, 6
Barcelone 1, 2, 3, 4
Belfast 1, 2, 3, 4, 5, 6
Belgique 1, 2, 3, 4, 5
Belgrade 1, 2, 3
Bénin (golfe) 1
Bethléem 1
Beyrouth 1, 2, 3, 4, 5, 6
Biélorussie 1
Bilbao 1
Biscaye 1
Bosnie-Herzégovine 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36,
37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55,
56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65
Bouzaréa 1
Brcko 1, 2
Brésil 1
Bruxelles 1
Burundi 1, 2, 3

C
Californie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Cameroun 1, 2, 3, 4
Caspienne (mer) 1
Catalogne 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Caucase 1, 2
Chine 1
Cisjordanie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30
Ciudad Juarez 1
Clichy-sous-Bois 1
Colorado 1, 2
Congo 1
Constantine 1
Corée du Nord 1, 2
Corée du Sud 1
Corse 1, 2
Crimée 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Croatie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Cyberespace 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19,
20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31

D
Daghestan 1, 2, 3
Dar-es-Salaam 1
Darfour 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Deir-Ez-Zor 1
Derry/London Derry 1, 2, 3, 4, 5
Diyala 1, 2, 3
Diyarbakır (Dpt) 1
Djurjura 1, 2
Dniepr 1, 2, 3
Dnipropetrovsk 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Donbass 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Donetsk 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Dubai 1
Dublin 1, 2
Écosse 1, 2, 3, 4, 5
Égypte 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32
E
Erbil 1, 2, 3
Érythrée 1
Espagne 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24
Estonie 1, 2, 3, 4, 5, 6
État islamique en Irak et au Levant (EIIL) 1
États-Unis 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58,
59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77,
78, 79, 80, 81, 82, 83, 84
Éthiopie 1, 2, 3, 4
Euphrate 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13

F
Fallouja 1, 2, 3, 4
Figuig 1
Flandre 1, 2
France 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50

G
Galice 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Galicie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Gaza 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34
Géorgie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16
Gibraltar (détroit) 1
Golan 1, 2, 3, 4
Golfe 1
Goma 1, 2, 3, 4, 5, 6
Guangdong 1, 2
Guinée (golfe) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7

H
Hassaka 1
Hatay (Sandjak d’Alexandrett) 1
Haut-Karabagh 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Haut-Nil 1, 2, 3, 4
Hébron 1, 2, 3, 4
Homs 1

I
Ifrane 1, 2
Île-de-France 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Inde 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Ingouchie 1, 2, 3
Irak 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41,
42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57
Iran 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25, 26
Irlande du Nord 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Islamabad 1
Israël 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59,
60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68
Italie 1, 2, 3, 4, 5, 6
Ituri 1, 2, 3, 4

J
Jaffa 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Japon 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Jérusalem 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58,
59
Jordanie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Juba 1, 2, 3, 4, 5, 6

K
Kabardino-Balkarie 1, 2, 3, 4
Kabylie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30
Kandahar 1
Kano 1, 2
Karachi 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33
Katanga 1
Kazakhstan 1
Keban (barrage) 1, 2, 3
Khartoum 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18
Khyber Pakhtunkhwa 1, 2
Kiev 1, 2, 3, 4, 5, 6
Kigali 1, 2, 3
Kimberley 1
Kinshasa 1, 2
Kirkouk 1, 2, 3, 4, 5, 6
Kisangani 1, 2
Kivu 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25
Kobané 1
Kosovo 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Kouriles (îles) 1, 2
Kurdistan 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17
L
La Défense 1, 2
Le Caire 1
Liban 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20
Libye 1, 2, 3, 4, 5, 6
Lituanie 1, 2, 3, 4, 5

M
Macédoine 1
Maghreb 1, 2, 3, 4, 5
Mahabad 1
Malacca (détroit de) 1, 2, 3
Malaisie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Malakal 1, 2, 3
Mali 1, 2, 3, 4, 5, 6
Maroc 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25
Marra (jebel) 1, 2
Marrakech 1
Marseille 1, 2, 3
Mauritanie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
Méditerranée 1, 2, 3, 4, 5, 6
Mer morte 1, 2
Mexique 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Mexique (golfe) 1
Moldavie 1
Monténégro 1, 2, 3, 4, 5
Montfermeil 1
Moscou 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Mossoul 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Moyen-Orient 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13

N
Nairobi 1
Naplouse 1, 2
Navarre 1, 2, 3
Ndjamena 1
Neguev 1
Nevada 1, 2
New York 1, 2, 3, 4
Niger 1, 2, 3, 4, 5, 6
Niger (delta) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Nigeria 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19
Nil 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Ninive 1, 2, 3, 4
Nouakchott 1
Nouba (monts) 1, 2, 3, 4, 5

O
Orante (détroit) 1
Ormuz (détroit) 1
Ossétie 1
Ossétie du Sud 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
Ossétie du Nord 1, 2, 3
Ouganda 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10

P
Pakistan 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Palestine 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39,
40, 41, 42, 43, 44
Paracels (archipel des) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Paris 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22,
23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32
Pays Basque 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12
Philippines 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Pologne 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Posavina 1
Proche-Orient 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8

Q
Qatar 1
Quetta 1, 2, 3

R
Ramadi 1, 2
Ramallah 1, 2
Ramciel 1
Raqqa 1, 2, 3
Republika Srpska (République serbe de Bosnie) 1, 2
République démocratique du Congo (RDC) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11,
12, 13
Rif 1, 2
Rio de Janeiro 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8
Rio de Oro 1, 2, 3, 4, 5, 6
Rio Grande 1, 2, 3, 4
Royaume-Uni 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13
Russie (Fédération de) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36,
37, 38, 39, 40
Rwanda 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12

S
Sahara occidental 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Saint-Denis 1, 2
Salahaddin 1, 2, 3
San Diego 1, 2
Sandjak de Novi Pazar 1
São Paulo 1, 2
Save (cours d’eau) 1
Seguiet el Hamra (canal rouge) 1, 2, 3, 4, 5
Seine-Saint-Denis 1, 2, 3, 4, 5
Sénégal 1, 2, 3
Sénégal (fleuve) 1, 2, 3, 4
Sétif 1
Sinaï 1, 2, 3, 4, 5
Sorek 1
Soudan 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21
Souleimanye 1
Spratleys (archipel des) 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17,
18
Srebrenica 1
Swat 1, 2, 3, 4
Syrie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54

T
Taiwan 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14
Tallinn 1
Taurus 1, 2, 3
Tbilissi 1, 2, 3, 4, 5
Tchad 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Téhéran 1
Tel Aviv 1, 2, 3, 4, 5
Terek 1
Texas 1, 2, 3, 4
Tigre 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9
Tijuana 1
Tindouf 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Tizi-Ouzou 1, 2, 3
Tucson 1
Turquie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37, 38, 39, 40,
41
U
Ukraine 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36
Union européenne 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18,
19, 20, 21
URSS 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21,
22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30
Utah 1

V
Valence 1, 2, 3
Volhynie 1, 2, 3, 4

W
Washington 1, 2
Wau 1
Waziristan 1, 2, 3, 4

Y
Yougoslavie 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15
Table des figures

Figure 1 La Métropole du Grand Paris et les territoires qui la composent


Figure 2 Jérusalem, capitale frontière
Figure 3 Asphalte et favelas
Figure 4 Découpage zonal et stratégie de reconquête
Figure 5 Ségrégations et affrontements à Karachi
Figure 6 Le Sahara occidental : un héritage colonial toujours conflictuel
Figure 7 L’expansion du territoire de Daech
Figure 8 Guerres et tensions au Caucase
Figure 9 Répartition ethno-raciale de la population californienne (en %)
Figure 10 Répartition ethno-raciale de l’ensemble de la population
américaine (en %)
Figure 11 Contrôles et passages à la frontière Mexique-États-Unis
Figure 12 La Bosnie-Herzégovine : enjeu des nationalismes
Figure 13 Le phénomène séparatiste et la dimension linguistique en Ukraine
Figure 14 L’indépendantisme en Catalogne
Figure 15 Nationalismes régionaux et conflits en Espagne
Figure 16 Belfast : la fin du conflit ?
Figure 17 Le Kurdistan : de l’espoir d’un État au nationalisme régional
Figure 18 La Kabylie : un nationalisme régional post-colonial ?
Figure 19 Pétrole et terres fertiles, facteurs de conflits au Soudan
Figure 20 Le GAP : l’enjeu géopolitique de l’aménagement d’un territoire
(situation début 2016)
Figure 21 Guerre et ressources minières au Kivu
Figure 22 Tensions en mer de Chine du Sud : revendications de
souveraineté croisées et affirmation de la présence chinoise
Figure 23 Pillages et pirateries dans le delta du Niger
Figure 24 Le conflit israélo-palestinien : approche diatopique
Figure 25 Le cyberespace, un champ d’affrontement géopolitique
1. Établissement public de coopération intercommunale.
1. www.boston.com/bigpicture/2010/11/rios_drug_war.html
2. lepoint.fr, 25/11/2010. Disponible sur : www.lepoint.fr/monde/les-
blindes-investissent-les-favelas-a-rio-de-janeiro-25-11-2010-
1267236_24.php
3. 0,35 euro.
4. Juan Arias, El País. Disponible sur :
www.courrierinternational.com/article/2010/12/10/dix-millions-de-
spectateurs-pour-un-film-coup-de-poing
1. Si sa croissance démographique se poursuit, Karachi pourrait être la plus
grande ville du monde en 2030. Sur le « désordre organisé » de Karachi,
voir l’étude récemment publiée par Laurent Gayer [GAYER, 2014].
2. Le MQM, le PPP, l’ANP, le MQM-Haqiqi (une dissidence du MQM), le
Sipah- Sahaba Pakistan (une organisation terroriste sunnite), les Ahl-e
Sunnat (un autre nom des Barelvis, des sunnites traditionalistes qui
s’opposent avec virulence aux talibans), mais également des policiers, des
médecins et des agents immobiliers.
3. Il est donc évident que la domination économique de Karachi, et sa
richesse certes relative, sont des facteurs de premier plan pour expliquer
l’attraction qu’elle exerce, qui est elle-même largement responsable de
l’anarchie semi-contrôlée qui y règne [BOIVIN, 2015, p. 143-144].
4. Le patronyme de Ghaffar Zikri indique qu’il appartient à la communauté
des Zikris, une secte hétérodoxe de Baloutches qui furent, avec les Sindhis,
parmi les premiers habitants de Karachi [GAYER, 2014].
5. BBC News, 13 février 2010, “Karachi tackles growing Talibans”.
6. Les Federally Administered Tribal Areas (FATA) sont un ensemble de
petites unités administratives du nord-ouest du Pakistan, qui se trouvent
entre la province de Khyber Pakhtunkhwa, le Baloutchistan et
l’Afghanistan. Elles sont constituées de sept « agences tribales », dont le
Waziristan du Nord et le Waziristan du Sud, et de six petites régions
frontalières. Elles disposent d’une très large autonomie vis-à-vis du reste du
Pakistan, héritage des temps britanniques. Les FATA ont cependant des
représentants à l’Assemblée nationale et au Sénat qui étaient, jusqu’en
1997, désignés par les conseils de tribus. Depuis cette date, ils devraient
être élus au suffrage universel comme dans le reste du Pakistan.
Considérées comme les unités administratives les plus rurales et les plus
pauvres du Pakistan, elles étaient peuplées en 2000 de près de 3,5 millions
d’habitants.
7. Sur le MQM, voir BOIVIN, 2015.
8. Syed Saleem Shahzad décrit sa rencontre avec des chefs talibans afghans
dans un logement de Banaras Colony. « Des talibans du district de Panjwai,
dans la région de Kandahar, sont là : ils sont venus pour collecter de
l’argent pour le jihâd chez eux » [SHAHZAD, 2007].
1. Haïdar al-Abadi, autre membre historique du Parti de l’appel islamique
(Hizb al-Da’wa al-islamiyya), chiite, lui succède fin 2014 sous la double
pression de Washington et de Téhéran.
2. Voir BENRAAD Myriam, 2008, « Du phénomène arabe sunnite irakien :
recompositions sociales, paradoxes identitaires et bouleversements
géopolitiques sous occupation (2003-2008) », Hérodote, no 130, automne,
p. 59-75.
3. Ibid., 2008, « De la tentation hégémonique au déclin de l’Organisation
d’Al-Qa’ida en Irak, miroir des métamorphoses d’une insurrection (2004-
2008) », Maghreb-Machrek, no 197, automne, p. 87-101.
4. Certaines milices chiites irakiennes, initialement envoyées au combat en
Syrie aux côtés de Bachar el-Assad, ont ainsi été rappelées au combat en
Irak.
5. Voir BENRAAD Myriam, 2012, « La Sahwa tribale irakienne : “réveil” de
la tradition ou subversion ? », Maghreb-Machrek, no 212, p. 27-46.
6. Ibid., « Offensive djihadiste en Irak, la fin de l’ordre postcolonial »,
Libération, 26 juin 2014.
7. Idid., « Les sunnites au défi de Daech », Libération, 17 février 2015.
8. Une partie des establishments golfiotes est connue pour sa caution
idéologique aux courants les plus durs et ses financements plus ou moins
obscurs en Irak et en Syrie, en plus de ceux versés par de riches sponsors
privés de la péninsule.
1. Notons que l’imam Chamil était un Avar, peuple vivant essentiellement
au Daguestan voisin.
2. Bien qu’il soit parfois difficile d’affirmer qui sont les commanditaires des
attentats, on peut estimer les attaques terroristes des groupes tchétchènes en
Russie à plusieurs dizaines depuis le début des années 1990, faisant sans
doute plus de 1 000 morts civils.
3. « Les rebelles islamistes du Caucase russe font allégeance à l’État
islamique », AFP, 24 juin 2015.
4. Gérard Chaliand, dans l’émission « Zéro Info », sur BFM TV, le
29 mars 2010.
5. Selon les recensements soviétiques, les Arméniens comptaient pour
94,4 % de la population du Haut-Karabagh en 1921, 88,1 % en 1939,
80,6 % en 1970 et 75,9 % en 1979 [CHORBAJIAN, DONABÉDIAN, MUTAFIAN,
1994].
6. Outre les 140 000 Arméniens du Haut-Karabagh (pour 47 000 Azéris), le
reste de l’Azerbaïdjan soviétique compte 200 000 à 250 000 Arméniens à la
fin de l’URSS.
1. Contrat de servitude temporaire, par lequel une personne s’engage à
travailler pour une durée limitée sur les terres d’un colon en échange de son
voyage et de l’obtention d’une terre en pleine propriété au terme du contrat.
Ces personnes sont appelées des indentured servants. Pour ceux allant dans
les colonies de l’Empire britannique, (Australie et les Treize colonies
britanniques en Amérique du Nord en particulier), la durée du contrat était
en général de cinq ou sept ans.
1. Le nom de cet État est toujours contesté par la Grèce car l’une de ses
régions porte ce nom.
2. Les nationalistes croates ou serbes favorables à l’extension du territoire
de leurs nations sur la Bosnie-Herzégovine n’englobent pas tous les Serbes
ou tous les Croates. Cela complexifie la lecture de la géopolitique locale
surtout dans les moments de crise où des alliances diverses sont possibles.
3. « Après la crise de la ligue des communistes yougoslaves, à partir de la
fin des années 1980, l’armée yougoslave s’aligne sur les positions des
républiques de Serbie et du Montenégro […]. Cette dérive institutionnelle et
politique se reflète dans la […] formation d’un Commandement suprême
échappant au contrôle de la Présidence collégiale yougoslave en mars 1991.
Quand l’armée yougoslave entre en guerre, elle est donc largement privée
[…] de toute tutelle étatique » [BOUGAREL, 1996, p. 107].
4. Research and Documentation Center, Sarajevo.
5. www.unhcr.org/cgi-bin/texis/vtx/page?page=49e48d766
1. Maïdan signifie la Place : elle a été renommée place de l’indépendance à
la suite de l’éclatement de l’URSS ; c’est la place centrale de Kiev sur
laquelle se tiennent les grands rassemblements et qui fut occupée par les
partisans de la révolution orange en 2004 et ceux du rapprochement avec
l’UE fin 2013-2014.
2. Nikita Khrouchtchev est né en 1894 dans une famille ukrainienne dans
un village de la région russe de Koursk. En 1908, sa famille déménage dans
le Donbass, où Nikita travaille dans les mines jusqu’en 1918 avant de
s’engager dans l’Armée rouge.
3. Il existe un débat entre les spécialistes occidentaux sur ce sujet. Ainsi,
Sakwa [2015] considère que la victoire près d’Ilovaïsk était le fait exclusif
des forces rebelles. En revanche, Wilson [2014] parle de l’intervention
directe de l’armée russe. Nombreux témoignages de soldats ukrainiens
ayant été faits prisonniers à cette occasion soutiennent la thèse de Wilson
[2014], indiquant avoir été combattus et arrêtés par des soldats russes
portant des insignes officiels de l’armée. La configuration géographique de
l’encerclement appuie également la thèse de l’intervention de l’armée russe,
car les forces armées ukrainiennes près d’Ilovaïsk ont été attaquées à partir
du territoire russe. En tout cas, une investigation parlementaire ukrainienne
a été lancée au sujet de la tragédie d’Ilovaïsk. À ses résultats doit s’ajouter
une investigation de chercheurs indépendants capables de croiser les
sources diverses et comparer les témoignages des participants directs de ces
événements indépendamment de leur appartenance militaire.
1. Instituto Nacional de Estadística. Disponible sur : www.ine.es/
1. De la tribu des Hachémites, gardiens des lieux saints jusqu’à la prise du
pouvoir par les Saouds avec l’appui des Britanniques.
1. L’Euphrate (2 315 km) draine un bassin versant de 440 000 km2, dont
35 % en Turquie, 20 % en Syrie et 45 % en Irak. 88 % du débit du fleuve
provient des eaux turques, 12 % des eaux syriennes, 0 % de l’Irak. Le Tigre,
plus à l’est (1 900 km), draine un bassin de 258 000 km2, dont 12 % en
Turquie, 2 % en Syrie, 53 % en Irak et 33 % en Iran. C’est l’Irak qui
contribue le plus au débit du fleuve, à hauteur de 51 %, la Turquie 40 %,
l’Iran à 9 %.
2. Güneydoğu Anadolu Projesi.
1. Milices recrutées pour l’essentiel dans les tribus chamelières des marges
désertiques du Nord mues par l’appât du butin et l’espoir de se voir
attribuer les terres fertiles et bien arrosées de leurs victimes sédentaires.
1. Administration d’État des Eaux, Devlet Su İşleri (DSİ).
2. Après le lac de Van et le lac Salé. Depuis 1992 et l’achèvement du
barrage Atatürk, le lac du Barrage de Keban (Keban Barajı Gölü) a reculé
d’une place.
3. Le GAP est créé formellement par la fusion de deux projets de
développement préexistants concernant respectivement le bassin de
l’Euphrate et celui du Tigre.
4. PKK (Partiya Karkerên Kurdistan), le Parti des travailleurs du Kurdistan.
5. Convention sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau
internationaux à des fins autres que la navigation, Doc. 51/209, mai 1997.
6. Du nom de Judson Harmon, juge américain qui trancha un différend avec
le Mexique en 1895.
7. À titre de comparaison, la Seine a un débit moyen de 460 m3/s (300 m3/s
à Paris), la Loire de 900 m3/s et le Rhin de 2 200 m3/s.
8. Ancien Sandjak – division administrative de l’Empire ottoman –
d’Alexandrette détaché de la Syrie sous mandat en 1936-1939 par les
Français, ce que conteste toujours Damas.
9. GAP, Güneydoğu Anadolu Projesi (GAP) Eylem Plani 2014-2018 (Plan
d’action du GAP 2014-2018), décembre 2014, p. 18. Téléchargeable sur :
www.gap.gov.tr
10. Loi sur les Agences de Développement, no 26074, publiée le 8 février
2006.
11. ÖZHAN Taha, 2008, “New Action Plan for Southeastern Turkey”, op. cit.,
p. 4.
1. Rapport du Projet Mapping concernant les violations les plus graves des
droits de l’homme et du droit international humanitaire commises entre
mars 1993 et juin 2003 sur le territoire de la République démocratique du
Congo, ONU, 1er octobre 2010.
2. Le célèbre Victor Bout, arrêté en Thaïlande en mars 2008 puis transféré
aux États-Unis, fut un marchand de mort d’envergure internationale qui a
livré des armes dans la région des Grands Lacs.
3. Du mot swahili maï, l’eau. Les Maï-Maï firent leur apparition lors des
rébellions dans l’est du Congo en 1964 : les combattants croyaient que des
pratiques magiques les rendaient invulnérables, les balles de l’ennemi se
vaporisant lorsqu’elles les touchaient. Ils savent aujourd’hui qu’il est
préférable de croire aux pouvoirs de la Kalachnikov.
4. Situé au nord du Kivu, l’Ituri a connu des conflits armés d’une grande
violence en 2003. Le chef de l’Union des patriotes congolais (UPC), l’une
des milices impliquées dans ce conflit, Thomas Lubanga, a été arrêté et
transféré à La Haye auprès du TPI sous l’inculpation de crimes de guerre.
Bosco Ntaganda, militaire tutsi d’origine rwandaise a combattu dans
l’Armée patriotique rwandaise au côté de Paul Kagame, puis dans l’UPC de
Thomas Lubanga. Il s’est rendu à la justice en 2013 ; son procès s’est
ouvert en septembre 2015. Le jugement n’est pas encore connu.
1. Établi en 1982, lors de la Conférence de Montego Bay, le droit de la mer
est entré en vigueur en 1994. Il définit plusieurs types d’espaces maritimes,
dont la mer territoriale, la zone économique exclusive (ZEE) et le plateau
continental, qui répondent chacun à des critères juridiques différents.
1. RISK INTELLIGENCE NIGERIA, Review of 2010 and Outlook for 2011.
2. CONTROL RISKS, Riskmap Report 2014 :
www.controlrisks.com/webcasts/studio/flipping-book/RiskMap-Report-
2014/files/assets/basic-html/page106.html
3. La région du golfe de Guinée représente tous les pays côtiers d’Afrique
de l’Ouest et centrale allant du Liberia jusqu’au Gabon. L’Angola est aussi
souvent inclus dans les réflexions liées à la gestion pétrolière de cette
région.
4. NATIONAL BUREAU OF STATISTICS OF NIGERIA, juillet 2010.
5. Voir AUGÉ Benjamin, 2014, « Le bassin atlantique : une nouvelle
géopolitique des hydrocarbures entre les Amériques et l’Afrique »,
Hérodote, no 156.
6. À l’indépendance en 1960, il était de 60 %. Cependant, à l’époque, les
revenus pétroliers étaient très faibles. La production a crû significativement
à partir de 1970 jusqu’à atteindre 2 millions de barils par jour. Source : BP
Statistical Review of World Energy 2010.
7. NWAJIAKU K., 2005, “Between Discourse and Reality, The Politics of Oil
and Ijaw Ethnic nationalism in the Niger Delta”, Cahier d’Études
africaines. L’auteure utilise la fourchette entre 8 et 12 millions en se basant
sur les travaux de Sokari Okine (2001) et ceux de Human Rights Watch.
Selon Nwajiaku, le recensement de 1952 fait mention de 900 000 Ijaw et
aucune autre recherche de terrain n’a pu mesurer précisément le nombre de
membres de cette communauté.
8. La grande majorité des habitants du Delta sont chrétiens ou animistes,
contrairement aux États du Nord où la religion musulmane est dominante.
9. Bakassi est l’extension de la péninsule de Calabar dans le golfe de
Guinée. Ce territoire situé à la frontière entre le Nigeria et le Cameroun a
fait l’objet d’un important contentieux entre les deux pays. À la suite de la
décision d’annexion de la péninsule par le président nigerian Sani Abacha
en décembre 1993, la tension est montée entre les deux armées qui se sont
combattues. Cependant, après la saisie par le Cameroun des Nations unies
en mars 1994, un arrêt de la Cour Internationale de Justice (CIJ) de La Haye
rendu en octobre 2002 a attribué cette zone au Cameroun. Il a fallu attendre
août 2008 pour que les policiers nigérians quittent définitivement la zone.
Si le potentiel géologique de Bakassi n’est pas connu, la proximité avec les
réserves pétrolières nigérianes a, depuis les années 1990, poussé les deux
États à lutter pour récupérer une zone potentiellement intéressante.
10. Conversation privée avec un colonel de l’armée camerounaise, mars
2011.
11. 2007 est la meilleure année pour les revenus pétroliers au Nigeria. Cela
s’explique par une production stable contrairement à 2008 où les cours sont
en moyenne plus élevés, mais où la production est en chute libre du fait des
attaques des « militants ». Selon les dernières estimations du national
Bureau of Statistics du Nigeria, les revenus pour 2010 ont dépassé ceux de
2007, atteignant 59 milliards de dollars. Ils sont depuis stables, la hausse
des prix du brut jusqu’en juin 2014 étant en partie annulée par la baisse de
la production, passée de 2,4 millions avant les années 2006-2009 (MEND) à
à peine 2,2 millions b./j. en 2014 (chiffre venant de la présentation du
budget 2015 par la ministre de la coordination économique Ngozi Okonjo
Iweala, décembre 2014).
12. www.transparency.org/country#NGA
13. Chiffres donnés par le vice-président de l’époque, Goodluck Jonathan,
devenu président en 2010, dans un discours prononcé le 11 février 2008
pour les 50 ans du début de la production pétrolière.
14. BP Statistical Review of World Energy, 2010.
15. Ce cas a été rendu public par le gouverneur de la Central Bank of
Nigeria, Sanusi Lamido, renvoyé courant 2014 pour avoir médiatisé cet
épisode. Il est depuis l’Émir de Kano, le deuxième plus important
représentant des musulmans au Nigeria après le sultan de Sokoto.
16. AFRICA ENERGY INTELLIGENCE, Les pétroliers annexent l’électricité,
19 mars 2013.
17. www.thisdaylive.com/articles/navy-nigeria-loses-n433-62bn-through-
oil-theft-yearly/203272/
1. En effet, jusqu’en 1967, les rabbins n’étaient guère favorables à la
création d’un État d’Israël, puisque le Messie n’était pas encore venu.
2. Territoires de l’ancienne Palestine mandataire britannique occupés par
l’armée israélienne après la guerre des Six Jours : Cisjordanie, Gaza et
Jérusalem-Est.
1. Pour un panorama plus complet des enjeux, voir « Cyberespace : enjeux
géopolitiques », Hérodote, no 152-153, 2014.
2. SINGER P. W. et ALLAN Friedman, 2014, Cybersecurity and Cyberwar,
Oxford, Oxford University Press, p. 13.
3. DOUZET Frédérick, 2014, « La géopolitique pour comprendre le
cyberespace », Hérodote, no 152-153.
4. DOSSÉ Stéphane, 2010, « Vers une stratégie de milieu pour préparer les
conflits dans le cyberespace ? », DSI, no 59.
5. VENTRE Daniel, 2012, Cyber Conflict. Competing National Perspectives,
Londres, Wiley-ISTE, p. 77.
6. Malware ou logiciel malveillant : il existe un très grand nombre de
logiciels malveillants, le ver informatique, le virus, le cheval de Troie en
sont des exemples. Ils ont pour but d’infiltrer un ordinateur ou un réseau
afin d’entraver son bon fonctionnement ou d’en prendre le contrôle
(DESFORGES A., DÉTERVILLE E., 2014, « Lexique sur le cyberespace »,
« Cyberespace : enjeux géopolitiques », Hérodote, no 152-153, p. 24).
7. L’enquête est encore en cours. Voir : www.voanews.com/content/russia-
suspected-in-first-ever-cyberattack-on-ukraine-power-grid/3135485.html
8. Une infrastructure critique ou vitale est une infrastructure identifiée par
l’État comme essentielle à la vie de la Nation (ex. : réseaux de distribution
d’énergie, d’eau, infrastructures de santé, finances, etc.).
9. SANGER David E., SCHMITT Eric, 2015, “Russian Ships Near Data Cables
Are Too Close for U.S. Comfort”, The New York Times, 25 octobre.
10. Assertion répétée en diverses occasions dans les meetings de haut
niveau.
11. www.wired.com/2009/03/pro-kremlin-gro/ et Kévin Limonier,
intervention à Milipol 2015.
12. LIMONIER Kévin, 2014, « La Russie dans le cyberespace :
représentations et enjeux », Hérodote, no 152-153.
13.
https://secure.edps.europa.eu/EDPSWEB/webdav/site/mySite/shared/Docu
ments/Consultation/Opinions/2015/15-12-
15_Intrusive_surveillance_EN.pdf
14. L’entreprise a subi un piratage massif qui nécessité de lourdes
interventions sur ses systèmes d’informations. Elle a assisté impuissante à
la divulgation de données personnelles et de conversations électroniques
sensibles qui ont conduit sa vice-présidente à la démission et ses personnels
à une class action (recours collectif). En raison de menaces terroristes, elle
a renoncé à la sortie en salle du film The Interview.
15. BONIFAIT Bastien, DOUZET Frédérick, 2015, « Propagande de l’État
islamique, une stratégie médiatique efficace », Revue de Défense nationale,
19 novembre (http://fr.calameo.com/read/000558115fab11dd04042) ;
BONIFAIT Bastien, L’utilisation du cyberespace par l’E.I., une menace et un
défi pour les démocraties européennes à travers l’exemple français,
Mémoire de Master 2, IFG Paris 8 (disponible sur :
www.cyberstrategie.org) ;
16. TTU, Lettre d’informations stratégiques et de défense, no 1000,
9 décembre 2015 ; WINTER Charlie, 2015, The Virtual « Caliphate » :
Understanding Islamic State’s Propaganda Strategy, Quilliam.
17. DOUZET Frédérick, 2016, « Le cyberespace, troisième front de la lutte
contre Daesh », Hérodote, no 160, 1er trimestre.
18. www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/70/174
19. Le rapport de 2013 avait permis d’établir que le droit international
s’appliquait au cyberespace, ce qui a constitué le point de départ des
discussions suivantes.

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