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Cours d’Economie Politique

Université Paris 1 – Université du Caire


Avril 2021

Professeur Pierre Garello

Première journée : Objet et Méthode de l’économie et début consommateur

Lectures :

Adam Smith : Extrait de La richesse des nations : « La manufacture d’épingles »


Frédérique Bastiat : « Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas »
Causalité et corrélation :
Définition de l’économie :
Notes de cours en français :
Notes de cours en anglais :

Thème 1 : QU’EST-CE QUE L’ÉCONOMIE ?

L’Économie — avec un E majuscule — est un domaine de connaissances, au même titre


que la Physique, les Mathématiques, la Sociologie, le Droit, la Mécanique, l’Art, la Biologie,
l’Astronomie, l’Écologie, la Médecine, la Théologie, etc. Mais, bien entendu, chacun de ces
domaines la connaissance a une nature particulière et progresse selon des méthodes
différentes. La connaissance d’un mécanicien expérimenté n’est pas de nature identique à la
connaissance d’un mathématicien. Pourtant ce sont bien là deux connaissances utiles à
l’homme ; je suis heureux de voir un mécanicien se pencher sur mon moteur et un
mathématicien calculer la trajectoire d’un satellite. L’inverse n’est pas forcément vrai !
Comprendre la nature et l’évolution des connaissances est quelque chose de tellement
important que cela constitue en soi un domaine de connaissances. On appelle ce domaine
l’épistémologie. L’épistémologie est en quelque sorte la science des sciences, on dit aussi la
philosophie des sciences. L’histoire des sciences est pleine de querelles épistémologiques. Ce
sont en général des querelles très violentes — même si cela reste le plus souvent, mais pas
toujours, au niveau de violences intellectuelles et non pas physiques — car lorsqu’elles
interviennent cela veut dire que les chercheurs ne sont plus du tout d’accord sur la façon de
faire avancer les connaissances. Cela peut même aller jusqu’à traiter l’autre d’imposteurs.
Pour vous donner un exemple, un économiste de la dernière partie du 20 ème, Murray

1
Rothbard, a écrit un livre intitulé « Économistes et Charlatans » car, d’après lui, beaucoup
d’économistes prétendent posséder un savoir qu’en fait ils n’ont pas.
Dans ce premier thème nous allons faire un peu d’épistémologie. Nous allons nous
interroger sur la nature du savoir de l’économiste et sur les méthodes de l’Économie.
Commencer par les questions d’épistémologie est un choix délicat. C’est un peu comme
si on demandait à un apprenti en mécanique automobile de commencer par lire une histoire de
la mécanique et le compte-rendu des querelles entre directeurs de lycées techniques sur la
meilleure façon d’enseigner la mécanique. Ne vaudrait-il pas mieux demander à l’apprenti de
commencer par démonter un moteur et d’en comprendre les rouages internes ? Oui sans
doute. Mais justement, le savoir du mécanicien automobile n’est pas de la même nature que le
savoir de l’économiste. L’objet de ce savoir par exemple est connu sans ambiguïté : le
mécanicien cherche à comprendre et améliorer le fonctionnement des automobiles,
éventuellement à réparer les automobiles lorsqu’elles sont en panne. Le savoir de
l’économiste fait par contre l’objet de beaucoup d’ambiguïtés. C’est pourquoi il faut
commencer par un peu d’épistémologie, même si cela, j’en conviens, est quelque peu abstrait.
Mais rassurez-vous, nous n’allons pas entrer dans les détails. Nous allons nous contenter
ici de « débroussailler » le terrain. Ce n’est que vers la fin du cours, lorsque nous aurons
abordé des problèmes plus concrets, lorsque nous aurons vu les économistes à l’œuvre, que
nous pourrons donner des réponses plus complètes à ces questions épistémologique.

1. Définition de l'Économie

Pour commencer nous allons nous pencher principalement sur l'objet de l'économie, ou,
si vous préférez, sur la « mission » confiée à l’économiste. L'économiste est-il spécialisé dans
l'étude d'un domaine particulier ? Dans l'étude de phénomènes particuliers ? Ou bien
l'économiste est-il quelqu'un qui adopte un point de vue spécifique sur la réalité, tout comme
le sociologue, le psychologue ou le juriste appréhendent la réalité chacun à leur manière, avec
leurs propres instruments ?
Pour répondre à ces questions je partirai d’une réflexion intuitive sur l’Économie : Pour
le commun des mortels, de quoi parle-t-on lorsqu’on fait de l’Économie. Ensuite je montrerai
que cette approche intuitive débouche assez naturellement sur la définition aujourd’hui la plus
communément acceptée de l’économie. Enfin je montrerai pourquoi cette définition est
incomplète et proposerai une alternative.

A. Définition de Lord Robbins

Au terme "économie" nous associons assez naturellement le verbe « économiser », et à


l'action d'économiser est associée l'idée de travail, de sacrifice présent pour un meilleur
avenir. Travail, sacrifice, efforts : nous constatons dès le départ que l’objet intuitif de
l’économie n’est pas très excitant ! C’est bien plus gratifiant de faire du droit et de s’intéresser
à la justice, à l’équité, ou de faire de la musicologie, ou je ne sais quoi encore !

2
Mais laissons de côté pour l’instant les sensations associées au terme d’économie et
interrogeons-nous sur la raison pour laquelle les gens désirent économiser ? Par introspection
nous constatons que nous économisons pour deux raisons :
 pour atteindre un but que l’on s’est fixé, et donc pour répondre à un besoin : je veux
partir en vacances l’été prochain
 parce que nos ressources sont insuffisantes, parce qu'il y a un problème de rareté : mes
revenus sont tels que, si je ne mets pas de l’argent de côté, je ne pourrai pas partir en
vacances !
L'existence (i) de besoins non encore satisfaits et (ii) d’un environnement caractérisé par
la rareté de certaines ressources sont les deux éléments que l'on retrouve dans toute activité
économique.

Mais il faut encore une condition pour qu'il y ait réellement « problème » économique :
il faut que les ressources, dont la rareté est durement ressentie, puissent être utilisées à des
fins différentes. En d'autres termes, il n’y a problème économique si un choix est possible,
s’il y a des alternatives.
Pour en revenir à notre exemple de départ : si vous avez tout juste de quoi vivre alors le
choix de l'utilisation de votre revenu pour la consommation ou pour l'épargne destinée aux
vacances ne se pose pas. Il n'y a pas de véritable alternative à l'utilisation de la ressource rare
qu'est l'argent, autre que la consommation. Il n'y a pas à proprement parler de problème
économique.
Ainsi, il semble que dans le langage courant on associe le plus souvent au nom
« économie » et au verbe « économiser » les idées de besoin, de rareté, et de choix.
Je vais à présent vous donner la définition de l’Économie que proposait l’économiste
anglais Lionel Robbins dans un ouvrage de 1932 (Essai sur la nature et la signification de la
science économique, Librairie de Médicis, Paris, 1946), et vous constaterez par vous-même
que cette définition est assez proche de notre approche intuitive de la question.
L'économie est la science qui étudie le comportement humain en tant que relation
entre des fins et des moyens rares à usages alternatifs.
Évidemment cette définition n’est pas la seule que l’on puisse trouver de l’Économie,1
et elle n’est pas sans défaut—nous allons d’ailleurs la critiquer dans un instant--, elle n’en
demeure pas moins parmi les plus répandues. C’est pourquoi nous devons dans un premier
temps nous assurer de l’avoir bien comprise.

B. Commentaires et nouvelle définition

Revenons tout d’abord sur trois mots clés de la définition proposée par Robbins : fins,
moyens, comportement

1
Dans mon dictionnaire (Larousse) on trouve par exemple la définition suivante : « Ensemble des
activités d’une collectivité humaine, relatives à la production et à la consommation des richesses ». Je vous invite
à utiliser votre moteur de recherche pour voir les définitions de l’économie qui y sont proposées.

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1 - Le comportement humain
La première chose à noter c’est que l’individu est au centre de la réflexion économique.
C’est ce qui fait la noblesse de cette discipline. Certes l’économiste ne parle pas toujours de
choses amusantes, certes son message n’est pas toujours plaisant à entendre, et fait même
souvent grincer les dents, mais l’Économie est néanmoins palpitante car c’est une discipline
qui se penche sur les problèmes concrets des hommes et des femmes.
Évidemment, l’Économie n’est pas le seul champ de connaissances qui touche de près
les hommes et les femmes. En fait, toutes les disciplines, tous les champs de connaissance se
développent parce qu’ils touchent de près les humains : Le Droit est intéressant parce
qu’indispensable à la vie en grande société. La Physique permet de trouver de nouvelles
façons de satisfaire nos besoins, la Théologie répond à notre désir de comprendre d’où nous
venons, qui nous sommes, etc. L’Économie n’est donc pas la seule discipline à s’intéresser
aux personnes. Pourtant, l’individu n’est pas simplement le destinataire de la
connaissance de l’économiste, il en est également l’objet direct. L’économie a pour objet
l’analyse des comportements humains. Cela démarque nettement l’Économie des sciences
dites naturelles comme la Physique, la Biologie, la Chimie.
Le fait d’avoir pour objet le comportement même des individus, et non pas celui des
animaux, des molécules, ou des planètes, est à la fois une chance et une source de
difficultés pour cette discipline. Une chance car, l’économiste étant lui-même un individu, il a
par introspection une connaissance « naturelle » de son objet d’étude. Mais cette chance peut
aisément tourner en handicap : puisque tout le monde à une connaissance innée des
comportements humains, tout le monde peut se prétendre économiste !
Ainsi, alors que peu de gens songeraient à se faire passer pour physiciens sans avoir
étudié la physique pendant des années, nombreux sont ceux qui, sans jamais l’avoir
sérieusement étudié, se prétendent économistes, ou en tous les cas prétendent en connaître
plus qu’ils n’en savent vraiment. Beaucoup par exemple, pensent en savoir plus en économie
qu’en mécanique automobile. Et pourtant dans bien des cas c’est souvent le contraire ! Ces
gens sous-estiment leurs connaissances en mécanique : ils savent en effet comment entretenir
un moteur (il faut entre autres de l’huile et de l’eau et une bonne révision), ce qui est bon pour
les pneus (ne pas monter sur les trottoirs, ne pas rouler sur du verre, vérifier la pression),
comment faire avancer la voiture (il faut mettre de l’essence, savoir passer les vitesses, etc.).
A l’opposé ils surestiment leurs connaissances en économie : ils croient savoir, mais ne savent
pas, comment faire progresser le niveau de vie, comment résorber les crises, qu’est-ce qui est
bon pour l’emploi, à quoi sert la bourse, comment fonctionnent les économies des autres pays,
etc.
Enfin, dernière remarque sur ce point, le fait que l’économie ait pour objet d’analyse les
comportements humains rend la tâche de l’économiste fort complexe car l’être humain,
contrairement une fois encore aux planètes ou aux cailloux, est un être pensant et créatif. Une
bonne partie des difficultés de prévision en matière économique vient de la dimension
créatrice des comportements humains. Nous reviendrons longuement sur ces difficultés de
prévision.

2 - Les fins (et la rationalité) :


La définition de Robbins nous informe que l’économie est un domaine de connaissances
qui certes analyse les comportements humains mais avec une grille de lecture bien
particulière. Nous étudierons les comportements dans la mesure où ceux-ci sont finalisés.
Ou, de façon plus exacte, nous tenterons d’expliquer les comportements observés comme

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étant des comportements finalisés. Nos modèles et explications seront donc peuplés
d’individus qui ne sont pas passifs. Nos individus agissent ; ils sont rationnels dirons-nous
dans le langage de l’économiste. L’entrepreneur a des fins — des objectifs — qu’il désire
atteindre et cela guide son comportement, de même le consommateur a des objectifs qu’il
désire atteindre et qui le guident. Le comportement de l’homme d’État, élu ou administrateur,
sera lui aussi examiné avec la même grille de lecture : l’homme d’État a des objectifs qu’il
désire atteindre et qui guident ses choix.
L'économiste s'intéresse donc aux comportements finalisés. De nombreux auteurs ont
souligné ce point.
- Pour Henri Denis : l'économie est une activité « calculée » par opposition à
« inspirée ».
- Pour Daniel Villey : « l'économie serait du domaine du médiat, et l'immédiat lui
échapperait ».
- L'économiste autrichien, Ludwig von Mises, proposait de rebaptiser l'économie du
nom de praxéologie ou " étude de l'action humaine ", qui pour lui est, par essence,
finalisée.
L’origine (grecque) du terme « économie » semble aller dans la même direction. Notons
enfin que le sens étymologique du terme économie renvoie à l'idée d'ordre, de rangement :
oikos, nomos = maison et ordre : mettre de l'ordre dans sa maison, dans ses choix.

Cette grille de lecture des comportements adoptée par l’économiste a souvent été
critiquée. On l’accuse d’être réductionniste. Il y aurait quelque chose d’inhumain à supposer,
comme le font les économistes, que les humains sont toujours rationnels ! Et les critiques
tournent en dérision les ersatz d’individus qui peuplent nos modèles et qu’ils ont rebaptisés
les homo-oeconomicus et opposent à l’homme réel, animé de raison, mais aussi de passion et
qu’ils appellent l’homo-sapiens2.
La question de la rationalité est très débattue et nous ne pouvons entrer trop avant dans
ce débat. Notons tout de même que deux « géants » de l’économie au XXème siècle, Ronald
Coase et Friedrich Hayek, ont bien insisté sur le fait que nous nous comportons de façon
rationnelle uniquement lorsque nous sommes dans un contexte qui nous incite (ex : la
propriété). Hayek disait que la force d’une société réside dans le fait que ceux qui se
comportent de façon plus rationnelle ont du succès.
Tel est donc la démarche de l'économiste : il ne cherche pas à étudier une catégorie de
phénomènes particuliers, il cherche à comprendre la réalité observée, quel que soit le
domaine, comme étant l'expression, la résultante de comportements individuels rationnels et
finalisés (on parle d'explication téléologique)
Dans le jargon de l’économiste, les fins ce sont les objectifs de l’agent économique. Et
quels sont ces objectifs : c’est là satisfaction des besoins. Nous retrouvons donc là notre
approche intuitive : l’économie débute avec la constatation que nous avons des besoins à
satisfaire. L’action de l'individu a pour finalité la satisfaction de ses besoins.

2
Un mot encore en ce qui concerne les passions. On peut très bien être passionné tout en étant rationnel. Je peux
par exemple avoir une passion pour les motos anciennes ou pour mon épouse. Cela me conduira à faire des choix
qui, aux yeux de certains, pourront paraître irrationnels, mais à mes yeux sont tout à fait rationnels. Mon
comportement est bien guidé par le désir d’atteindre mes fins : garder l’amour de ma femme, m’offrir une
Bonneville T120, modèle 69.

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La subjectivité des fins (ou des besoins)
Quelles sont ces fins, ces besoins ? La définition ne nous le dit pas ; elle se contente de
mentionner « des fins ». Cette imprécision est à moitié volontaire. En effet, l’économiste ne
s’intéresse pas à la nature précise des besoins. Il ne cherche même pas à en préciser la liste.
L’agent économique peut préférer le cassoulet à la choucroute, le football à la danse, une
répartition des revenus plus ou moins égalitaire : ce n’est pas l’affaire de l’économiste.
L’économiste prend les fins de l’individu comme elles sont. Pour lui ce sont des données, non
des choses qu’il faut modifier. Dans le jargon de l’économiste on dira que les fins sont
« subjectives », voulant signifier par là qu’elles sont attachées, dépendantes du sujet (au sens
de la personne).
Ce point est extrêmement important et délicat. Il revient d’une certaine façon à séparer
les questions éthiques des questions économiques (même si, ainsi que nous le verrons, la
cloison est loin d’être totalement étanche). En effet, l’économiste s’interdit a priori et en tant
qu’économiste de porter un jugement de valeur sur les objectifs poursuivis par les individus.
Pour utiliser un terme apparu dans les querelles épistémologiques du siècle dernier, on dira
que l’économie est un domaine de connaissance « neutre à l’égard des valeurs », en allemand,
wertfrei.
Lorsqu’on fait de l’analyse économique nous « prenons les gens tels qu'ils sont », avec
leurs goûts, leurs aspirations, sans porter aucun jugement sur ceux-ci, et nous tentons à partir
de ces données de trouver une logique à leur comportement et de prévoir leurs conséquences.

Évidemment cette position, ce principe du wertfrei, place l’économiste dans une


situation très particulière : en même temps qu’il reconnaît la satisfaction des besoins comme
moteur essentiel de l’activité humaine il s’interdit tout jugement de valeur sur ces besoins ; il
va même jusqu’à ne pas analyser ces besoins de près. Mais alors, est-ce que la discipline ne
deviendra pas infructueuse si elle est bâtie sur de tels principes ? Peut-on dire quelque chose
d’intéressant à propos des activités humaines si l’on se refuse à examiner de près les motifs,
les fins ?
La vérité est que l’économiste peut, sans se prononcer sur les valeurs qui guident
les décideurs et prévalent dans une société, un groupe d’individus, s’intéresser aux
conséquences prévisibles de l’adoption de telle ou telle position morale. Pour le dire
autrement, il peut s’attacher à montrer que si dans le groupe prévaut une certaine idée
de la moralité alors la dynamique de ce groupe sera différente.
N'oublions pas que l’un des fondateurs de la science économique enseignait la
philosophie morale ! Voir aussi les nombreuses recherches sur les liens possibles entre
religion et économie (je pense ici à des auteurs comme Max Weber ou Deirdre McCloskey).
Vous pouvez saisir cette idée en vous demandant laquelle des entreprises se développera
le plus rapidement : celle où règne une atmosphère de camaraderie, de coopération et de
respect ou celle qui est dominée par la méfiance, le mensonge, la jalousie ?

3- Les moyens

Nous avons vu que l'économiste s'intéresse aux comportements humains finalisés,


s'interdisant de porter un jugement de valeur sur les fins subjectives. Ce qui va rendre cette

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étude des comportements intéressante c'est le fait que ces comportements ne sont pas
évidents. Ils ne sont pas évidents car les moyens permettant de satisfaire les besoins existent
en quantité insuffisante. L'individu va donc devoir effectuer des choix. Ainsi l'économie est
la science des choix. Dès qu'il y a rareté et nécessité d'un choix, il y a problème économique.

Deux remarques : Une sur la subjectivité des ressources, l'autre pour attirer votre
attention sur deux ressources rares qui jouent un rôle très important en économie.

Les moyens - ou ressources, ou encore biens -, tout comme les fins sont subjectifs. En
effet, ils doivent être perçues par l'individu afin d'être pris en compte par cet individu.
L'économiste qui observe les comportements et phénomènes économiques doit toujours rester
conscient de cette évidence : l'individu agit toujours sur la base des fins qu'il s'est choisi et
avec les moyens qu'il a perçus comme étant disponibles (principe de causalité).

Dit autrement—et nous reviendrons longuement sur ce point fondamental—une chose,


un objet ne devient ressource que lorsqu'un individu trouve un moyen d'utiliser cette
chose pour satisfaire un besoin (exemple du pétrole, du goudron, de la chute d'eau, du vent,
etc.)
Ainsi le champ des ressources est-il modifié sans cesse, par la découverte de nouveaux
objets certes (comme la découverte de nouveaux gisements, d'une île, etc.) mais aussi par la
découverte de nouvelles façons d'utiliser des objets connus : imaginez la personne qui a
inventé la première roue...
Cette réflexion sur la subjectivité des ressources nous conduit tout naturellement à
présenter l'une des deux ressources essentielles à la satisfaction des besoins humains : la
ressource humaine (on parle parfois de capital humain). C'est là une notion économique
essentielle. Par capital humain nous comprenons tout le savoir emmagasiné par chacun d'entre
nous, mais aussi notre capacité de découverte de création. Toutes les solutions que nous
adoptons aujourd'hui pour lutter contre la rareté et ainsi satisfaire au moins une partie de nos
besoins ont été découvertes précédemment par un individu qui peut bien sûr être nous-mêmes.
Et ces solutions ne sont pas éternelles car justement un autre individu découvrira très
probablement, tôt ou tard, une autre façon de satisfaire ces problèmes.
Beaucoup de stupidité, de prédictions aberrantes ont été prononcées--et sont aujourd'hui
encore quotidiennement avancées--précisément parce ceux qui négligent l'importance de la
ressource humaine. En témoigne les « prévisions » réalisées en 1972-76 par les membres, très
respectables sans doute, du Club de Rome (plus de pétrole en 2005) qui préconisaient une
croissance zéro. Peut-être devrions nous leur rappeler l'adage de Jean Bodin : « Il n'est
richesse ni force que d'hommes ».
Enfin, dernière ressource rare qu'il nous faut gérer avec parcimonie et qui se trouve au
cœur de tous les choix, il s'agit du temps. Le temps est la ressource rare par excellence et c'est
pourquoi nous passons du temps à faire des arbitrages entre temps passé au travail, au loisir, à
la famille, aux amis, etc.

Pour résumé ces commentaires sur la définition de Robbins : Il n'y a pas de


« domaine économique » à proprement parler, il y a un point de vue économique.
L'Économie consiste à analyser les choix effectués par des individus ayant de multiples

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besoins (subjectifs) et seulement un nombre limité de moyens (eux aussi subjectifs et en
évolution). Existe-t-il d'autres points de vue sur notre réalité que celui de l'économiste ? Très
certainement ! C'est une chose de dire comme je l'ai fait que l'économie touche à beaucoup
plus de domaine qu'on le pense en général,3 c'est une autre chose de dire que le point de vue
de l'économiste est le seul qui ait une valeur. Beaucoup de domaines on plusieurs dimensions.
Pour n'en citer rien qu'une : la réflexion sur l'échelle des valeurs.

Critique de la définition de Robbins et nouvelle définition

Il n'est pas facile pour prendre un langage imagé de faire rentrer tout un domaine
d'étude, tout un ensemble de connaissances dans une définition. La définition de Robbins
n'échappe pas à cette vérité. Et bien qu'elle permît en son temps (1932 (p.16)) de clarifier bien
des problèmes, elle pêche par omission passant sous silence quelques aspects fondamentaux
de l'économie. Nous en relèverons plus particulièrement deux : l'aspect social des choix
économiques et l'aspect dynamique de ces choix.

A. L'économie ou la science des échanges : catallaxie


Robbins lui-même dans un article plus récent (AER, v.71, n°2, Mai 1981, réimpression
Lord Robbins "Nature" 1984) suggérait que soit pris en compte dans notre définition de
l'économie le fait que cette lutte rationnelle de l'homme contre la rareté - que nous avons
longuement évoquée - s'effectue au sein d'une société et que l'un des modes les plus efficaces
- en tout cas les cas, les plus usités - de lutte contre la rareté, c'est la division du travail et
l'échange.
C'était d'ailleurs, comme nous le verrons plus tard dans cours, le message principal de
l'un des fondateurs de la science économique, Adam Smith. Pour lui l'essor des économies
occidentales est principalement dû à l'abandon d'une économie autarcique pour une économie
ouverte, d'échange, ou chaque pays, chaque région, chaque individu est encouragé à se
spécialiser dans la production des biens et services qu'il peut réaliser avec le plus d'efficacité
et à obtenir les autres biens par l'intermédiaire de l'échange.
C'est parce que l'échange joue invariablement un rôle positif dans l'activité économique
que les attitudes ou politiques protectionnistes sont souvent qualifiés d'antiéconomiques
(inversement les inventeurs de la fameuse formule : « laissez faire, laissez passer », étaient
surnommés « les économistes »).

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Les questions de santé ont un aspect économique car il y a rareté. Il n'y a pas 36 scanners à Saint
Etienne, il va donc falloir gérer cette rareté. Les problèmes d'éducation sont au moins en partie des problèmes
économiques : la quantité d'enseignants de valeur désirant professer à Saint Etienne n'est pas illimitée, les locaux
ne sont pas illimités, le nombre d'heures à consacrer à l'instruction n'est pas illimitée. Il faudra donc effectuer des
choix. L'organisation du système carcéral implique un problème économique. L'organisation de vos vacances. La
lutte contre la criminalité est un problème économique à double titre : le criminel doit choisir entre la légalité ou
le crime, et la lutte elle-même met en œuvre des ressources rares.

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C'est également parce que l'échange est au cœur de l'activité économique que la
monnaie, bien dont la fonction première est de faciliter les échanges dans le temps et dans
l'espace, mérite toute l'attention de l'économiste.
C'est enfin parce que l'activité économique s'exprime avant tout par l'échange que
Hayek proposait de rebaptiser cette science : la catallaxie, c'est-à-dire précisément, la science
des échanges. Buchanan pour sa part propose de revenir à l’expression « économie
politique », le politique renvoyant à l’échange.

B. L'activité économique est un effort constant d'adaptation


Une dernière dimension de l'économie qui est absente de la définition de Robbins c'est
la dimension changement/adaptation. En effet, les besoins des individus évoluent, ou tout
du moins la façon de satisfaire ces besoins : on fume moins dans nos sociétés qu'il y a trente
ans par exemple ; mais on courre beaucoup plus.
Évolue également, bien sûr, l'environnement naturel, soit de façon spontanée soit du fait
de l'activité des hommes.

Enfin, et surtout serai-je tenté de dire, les êtres humains, plus que tout autre espèce
vivante, et évidemment plus que toutes les "matières" qu'étudient par exemple le physicien ou
le biologiste, sont doués d'une capacité d'invention, de création, d'adaptation.
Ainsi toute approche statique, et toute approche en termes d'équilibre de l'activité
économique devra être prise avec la plus grande prudence. En particulier on se méfiera des
politiques, des interventions qui ont souvent un caractère durable, alors qu'un état économique
des choses est toujours susceptible d'évoluer.
Aucun monopole, s'il n'est protégé par quelque autorité ne pourra lutter contre les
capacités d'adaptation de l'homme. C'est ce que nous avons vu avec le cartel des producteurs
de pétrole...
Je terminerai ce premier chapitre de notre introduction, dont l'objet était de proposer des
éléments de réponse à la question "Qu'est-ce que l'économie ?", par une tentative de
redéfinition.

L'économie étudie les activités entreprises par chaque individu afin de satisfaire
ses propres besoins dans un environnement instable où de nombreuses ressources lui
semblent exister en quantité insuffisante. L'économie cherche également à expliquer les
phénomènes observés, et en particulier le progrès, comme étant les fruits de l’interaction
de nombreuses activités individuelles.

Inutile de préciser que cette définition, en particulier sa seconde partie qui se réfère à
une méthode bien particulière d'investigation que l'on appelle l'individualisme
méthodologique, ne fera pas l'unanimité par les économistes. Je crois qu'elle ralliera les
suffrages d'une majorité d'entre eux cependant. (Et je précise cela non pas car j'attache un
statut scientifique privilégié à l'opinion de la majorité, mais plutôt dans un souci de
présentation de l'état de la pensée économique contemporaine).

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Transition : pour Robbins il est clair que l’économie est une science (voir sa définition :
« L’économie est une science… »)

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2. Méthode et savoir de l’économiste

Après avoir défini l'économie, nous allons nous interroger sur le statut de la
connaissance économique. En particulier, pouvons-nous donner à cet ensemble de
connaissances le statut de science ?
Un fois encore, ces questions peuvent sembler quelque peu stériles à première vue. Ne
s'agit-il pas là avant tout d'une querelle d'universitaires et « chercheurs » plus préoccupés de
leur propre statut dans la société que de la classification de leur activité parmi les activités
scientifiques ou non scientifiques ? Peut-être cela à jouer un rôle dans le débat que nous allons
présenter, mais l'enjeu est d'une importance réelle.
En effet, si l'économie est une science, cela voudrait dire qu'il existe un savoir
économique précis. Les hommes, et en particulier les hommes politiques, seraient donc bien
avisés de ne pas négliger cette connaissance de l'économique, et cela limiterait d'une certaine
façon leur liberté d'action, tout en fournissant un guide pour l'action. De plus si l'économie
permet de découvrir, ou de mettre en évidence des lois et donc des régularités, il nous sera
possible d'établir des prédictions et ainsi d'alléger le poids de l'incertitude qui pèse sur
chacun de nos choix.
Si au contraire l'économie n'est qu'un ensemble d'opinions personnelles inspirées de
l'observation des faits, alors tout homme restera libre d'ignorer ses enseignements. L'économie
ne deviendrait qu'un exercice de rhétorique : les beaux parleurs, ceux qui possèdent l'art de
convaincre, de jongler avec les mots (et ...les chiffres), ceux-là guideront nos choix dans de
nombreux domaines.
Pour répondre à la question principale de cette section, j'aborderai donc successivement
les quatre points suivants :
1. Quelles sont les différentes méthodes scientifiques ?
2. Existe-t-il des lois économiques ?
3 - L'économiste est-il objectif ?

A. Démarche scientifique
On jugera des qualités scientifiques de votre démarche à l’examen de la méthode de
travail que vous suivrez. Le but de ce paragraphe est de présenter quelques familles de
méthodes et d’indiquer où se situe, en général, la démarche de l’économiste. Il sera alors clair
que l’Économie est bien dans le champ des connaissances scientifiques.

Distinction entre individualisme méthodologique et holisme


Définition : individualisme méthodologique : tout phénomène doit être expliqué en
partant des comportements individuels. C'est la seule voie pour l'intelligibilité de
l'économique.

Holisme : on peut se passer de cette référence à l'individu et raisonner directement sur


les phénomènes globaux.

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Ce cours délibérément repose sur individualisme méthodologique. La décision face à la
rareté est au centre des débats.

Méthode inductive et déductive


La méthode inductive a connu (et continue de connaître) un succès immense depuis un
siècle. Pour beaucoup elle constituait l’unique démarche acceptable pour la science. Cette
méthode consiste à aller du particulier, vers le général. Il faut observer la réalité et de
l’observation tenter de déduire des lois générales. L’avantage de cette méthode est de purger
la science de tout a priori, de toute métaphysique, de toute opinion personnelle en l’ancrant
dans la réalité observée.
Pourtant cette intention, quoique louable, conduit à une position intenable. Le
philosophe des sciences, Karl Popper, schématisait la position des inductivistes en disant que
leur slogan pourrait être « Observez et vous trouverez !». La réalité de la rechercher n’est
pas celle-là. On ne peut observer sans grille de lecture. L’observation qui ne s’appuie pas sur
des concepts premiers, des « théories » de la réalité reste vaine. (Imaginez-vous observer un
phénomène entièrement nouveau pour vous.)
Il est à noter que cette méthode est d'autant moins adaptée à l'économie que nous avons
en économie :
a) pas de laboratoire
b) une réalité plus qu'ailleurs en évolution perpétuelle

La méthode déductive consiste à poser des postulats de départ et en déduire par la


logique, la déduction, des lois qui s'appliquent aux phénomènes réels.
Exemple : la géométrie : on part d'un axiome (ou postulat) Euclide et par la logique on
en déduit des théorèmes, des lois...

La « valeur » de la théorie, si l'on adopte cette méthode sera bien entendu intimement
liée à la « qualité » des postulats de départ (rappelons par exemple qu’il existe une géométrie
non-euclidienne) ainsi qu’à ma capacité à raisonner sans faire d’erreur de logique.
La méthode déductive repose donc moins sur l’observation que la méthode inductive. A
la limite on pourrait même se passer totalement de l’observation. Cette position extrême est
appelée l’apriorisme méthodologique : on pose un postulat que l’on considère à priori comme
vrai—et qu’on se refuse à vérifier—et on applique par la suite consciencieusement une
démarche logique. Il n’y a donc rien à vérifier. Les résultats de mes recherches sont
nécessairement exacts !
L’Économie telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui est plus proche de la démarche
déductive que de la démarche inductive. En économie l'un de ces postulats de base (le seul
nécessaire selon Mises) est que le comportement humain est rationnel.
Comment pouvons-nous être certain de la validité de ce postulat ? John Stuart Mill (une
des économistes les plus célèbres du XIXe) écrivait : « Les bases, les fondations de
l'économie politique sont établies sur des observations indubitables de la nature humaine ».
En d'autres termes c'est l'introspection, et notre familiarité avec les comportements humains
qui nous permet de définir un point de départ, un postulat.

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Pour conclure sur cette première dichotomie méthodologique, disons que la méthode
employée par les économistes semble bien être un panaché de déduction et d'induction. On
parle parfois d’une démarche « hypthetico-déductive ».

Comment décider de la valeur d'une théorie ?


L'économiste, comme tout scientifiques est confrontée à la question de la qualité de ses
théories, de ses analyses. Comment mesurer cette qualité ? Comment choisir entre deux
théories concurrentes ?
1. Soumettre sa théorie au feu de la réalité
Un homme a grandement influencé notre réflexion sur la méthode, c'est sûrement Karl
Popper. Le message principal qu'il a tenté, et est parvenu à faire passer est le suivant : « On ne
peut jamais prouver la véracité d'une théorie, mais une bonne théorie est une théorie qui, au
moins en principe peut être démentie par les faits ».
En d'autres termes, une bonne théorie doit pouvoir être « testée ». Dans la pratique cette
approche a été très suivie, mais elle rencontre de nombreux problèmes car les phénomènes
sociaux sont d’une grande complexité. Par ex., nombreuses sont les théories entachées
d'anomalies, ce qui n'empêche pas que nous continuions à les utiliser ... à défaut de mieux.
Retenons que nous ne devons pas être naïfs à l'égard des théories : citation de Claude
Bernard (1865) : « les théories que nous possédons sont loin de représenter des vérités
immuables. Quand nous faisons une théorie générale dans nos sciences, la seule chose dont
nous soyons certains c'est que toutes ces théories sont fausses absolument parlant. Elles ne
sont que des vérités partielles et provisoires qui nous sont nécessaires, comme des degrés sur
lesquels nous nous reposons, pour avancer dans l'investigation ».

2. Lakatos et Programme de Recherche scientifique


Nous terminerons ce rapide survol méthodologique en développant la thèse de Lakatos
sur l'évolution des sciences, thèse qui nous semble plus pertinente que celle de Khun et plus
réaliste qu'une thèse basée sur l'application rigide du critère de la falsification (cf. Mingat,
Salmon, Wolfelsperger. p. 207-210)
Pour Lakatos, chaque scientifique évolue dans le cadre d'un programme de recherche.
Un programme de recherche est composé de plusieurs théories, méthodes de travail, outils
d'analyse qui peuvent être organisés de la façon suivante :
Il y a tout d'abord les éléments qui constituent le noyau du PRS (programme de
recherche). Par exemple : il y a impossibilité de déséquilibres durables, ou encore l'homme se
comporte rationnellement, ou encore les agents maximisent leur utilité, etc. Autour de ce
noyau viennent se greffer d'autres théories ou lois ou hypothèses que l'on considère comme
« acquises », puis viennent se joindre encore d'autres théories, lois hypothèses ou instruments
d'analyses plus contingents.

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Lorsqu'une théorie, une conjecture émanant de ce P.R.S. est confrontée à des
observations il est fort possible qu'elle soit un jour réfutée. Le scientifique essaiera alors de
pallier ce problème en modifiant dans son programme ce qui est le plus éloigné de son noyau.
Au pire il introduira une hypothèse totalement ad hoc : ex : il n'y a pas de déséquilibre durable
sauf s’il y a un choix exogène important.
Dans le long terme, ce qui fera la valeur d'un P.R.S. c'est sa fécondité, sa capacité à
prédire des faits nouveaux ou à découvrir des relations nouvelles tout en évitant le plus
souvent de contrer des réfutations avec des hypothèses ad hoc.
Donc, lorsque plusieurs PRS sont confrontés, il n'y a jamais victoire absolue de l'un sur
l'autre, tout au plus une bataille est-elle gagnée ici et là. Par contre il peut y avoir abandon de
l'un des camps durant des performances trop décevantes par rapport à celles de l'autre P.R.S.
Je crois que cette description est assez proche de la réalité scientifique.

Nous retiendrons de cette sous-section :


a) plusieurs méthodes possibles en économie, mais la méthode déductive s'est imposée,
même si elle n'est pas sans faire recours à l'observation ou l'introspection (d'où le nom de
méthode hypothetico-déductive).
b) notre demande sera basée sur l'individualisme méthodologique bien qu'une autre
approche a parfois été employée
c) on ne peut jamais prouver qu'une théorie est vraie, tout au plus peut-on prouver
qu'elle est fausse.
d) mais une théorie réfutée peut être sauvée de multiples façons (ex/ hypothèse ad hoc)
e) les théories émises font parties d'un ensemble conceptuel plus large : un PRS
l'arbitrage entre PRS étant basée sur leurs capacités à expliquer de nouveaux phénomènes.
Conclusion
Gardez-vous des positions naïves (une théorie est vraie ou fausse) ou nihilisme (tout est
affaire d'influence, de rhétorique, d'opinions)
B. Lois et prédictions

Existe-t-il des lois en Économie ? Avant de répondre - et autant le dire de suite, nous
répondrons par l'affirmatif - il est utile de rappeler ce que l'on entend par loi.
Une loi scientifique établit entre les faits des rapports mesurables, universels et
nécessaires qui autorisent la prévision.

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Une loi permet avant tout de mieux comprendre la réalité (les faits) puisque son énoncé
suit la découverte de régularités universelles.
Le terme universel doit être cependant pris avec précaution. L'énoncé d'une loi limite en
effet, souvent le champ d'application de celle-ci. Rares sont les relations observées en tout lieu
et toute circonstance. Par exemple, (Henri Guitton) l'eau gèle à zéro degré si et seulement si
l'eau est pure et la pression atmosphérique se situe à un niveau bien précis (je crois 760
millimètres...). Il ne faudra donc pas reprocher aux relations économiques de ne pas être de
véritables lois scientifiques sous prétexte qu'elles ne sont vérifiées qu'en certaines
circonstances. C'est le propre d'une loi !
Mais, s’il est juste qu'une loi définisse son propre champ d'application, elle ne peut par
contre tolérer aucune exception à l'intérieur de ce champ. Si par exemple l'eau ne gelait pas à
zéro degré dans un univers où l'eau est pure et la pression à la hauteur requise alors la loi
énoncée ci-dessus ne serait pas une loi scientifique.
Alors existe-t-il des lois économiques ? La réponse est oui. Comme le dit si bien Henri
Guitton (p.110) :
« S'il n'y avait pas de lois économiques, s'il était impossible de prévoir que, tels et tels phénomènes
se produisant dans des conditions déterminées, tels autres phénomènes ne manqueront pas de se
réaliser, les directeurs d'entreprises, industrielles, commerciales, agricoles, ne sauraient jamais
quelle ligne de conduite ils doivent suivre, le budget de l'État ne pourrait faire l'objet d'aucune
prévision ; les lois et les mesures d'ordre économique seraient adoptées et appliquées au hasard,
dans l'incertitude de leurs conséquences. »
En bref, pas de loi, pas de base pour prendre nos décisions, quelles qu'elles soient. Nier
l'existence de lois économiques revient à nier la possibilité d'un calcul économique même.
Donnons quelques illustrations :
1. S'il n'y a pas de loi mettant en rapport les quantités offertes et demandées d'un bien et
le prix de ce bien, comment choisir une stratégie de vente ? Comment savoir s'il est opportun
de réduire le coût de production ?
2. S'il n'y a pas de loi relative aux intérêts des pays dans les échanges internationaux,
sur quel critère le diplomate va-t-il conduire les négociations internationales (comme celles du
G.A.T.T.) ?
3. Comment prévoir l'effet d'une sur-taxation du tabac s'il n'y a aucune loi sur la
consommation ? (Nous verrons que le tabac donne lieu à une demande très inélastique et donc
que cette demande ne varie que très faiblement à une augmentation des prix).

De façon générale, si les comportements étaient tout à fait imprévisibles, il nous serait
fort difficile de choisir une ligne d'action ! (Shackle)
Avant d’aller plus loin, notons que les régularités, les lois économiques peuvent fort
bien avoir leur source dans des paramètres « non économiques ». C’est ainsi que les
règles juridiques constituent un instrument privilégié pour la réduction de l’incertain. Pour
prendre un exemple simple : si j'anticipe que les passants ne viendront pas cueillir les fleurs
de mon jardin c'est pour des raisons relatives non seulement à la logique économique mais
aussi à l'existence de contraintes juridiques. La cueillette des fleurs de mon jardin constituerait
en effet une transgression de ma propriété qui est contraire à la loi. Donc dans la mesure où
les passants sont rationnels et qu’ils répugnent les contraventions, je peux avec une relative
sérénité anticiper qu’aucun ne viendra cueillir mes fleurs.

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Ayant établi (grâce à un raisonnement par l’absurde) qu’il existe des lois économiques
(dont la source est éventuellement juridique) comment ces lois peuvent-elles servir à la
prévision ? Car tel est bien le but de la recherche d’une loi : nous cherchons à mieux
comprendre, mieux connaître la réalité observée, pour mieux prévoir les phénomènes à venir
et donc prendre de meilleures décisions.
La question est subtile. Regardons en effet la réalité pour nous en convaincre : vous
n’avez aucune difficulté à prédire que si je lâche une pierre elle tombera, tout en vous sentant
incapables—surtout si la pierre a des formes un peu arrondies—de dire où exactement
atterrira cette pierre. Newton peut alors venir vous expliquer avec précision la loi de la
gravité, et toutes les lois qui s’y rattachent. Pourtant, même après cet enseignement, vous vous
sentirez toujours incapable de dire où se terminera la course de la pierre.
A travers ce cas nous voyons bien qu’il existe un lien non trivial entre degré de
précision d’une loi et degré de précision de mes prédictions.
Les lois économiques—comme toutes les lois—peuvent être précises et néanmoins ne
pas permettre certains types de prédictions précises.

D’ailleurs l’économiste n’est pas réputé pour la qualité de ses prévisions ! Il n’a pas
toujours su prévoir des choses aussi importantes que les crises ; l'effondrement d'une monnaie,
la montée du chômage ou même le taux de croissance de l'année suivante. Un économiste qui
a reçu le prix Nobel, Paul Samuelson, écrivait au milieu des années 80 que le système de
planification soviétique est parfois plus efficace que le système capitaliste. Moins de dix ans
plus tard le mur de Berlin tombait et l’on pouvait constater sans ambiguïté que la gestion
centralisée avait donné des catastrophes. Samuelson s’était trompé (pour que l’histoire soit
complète il faut quand même dire que de nombreux économistes étaient en désaccord avec
Samuelson et avaient correctement prédit la chute et l’inefficacité du système soviétique).
Devons-nous, vu ces échecs de prévisions, en conclure que l’économiste n’a pas
découvert de lois (ce qui serait en contradiction avec ce que nous venons de dire) ? Non,
malgré ces échecs il existe des lois économiques, et on ne peut les ignorer sans courir de
dangers. Mais ces lois sont d'un caractère spécial car elles portent sur une réalité elle-même
spéciale.

La réalité sur laquelle se penche l'économiste est fort complexe, plus encore que celle
sur laquelle se penchait Newton ! L'Économie doit non seulement étudier les éléments
individuels d'un phénomène - qui ne sont autres que des individus pensants, créateurs, et non
pas des cailloux ou des particules -, mais il doit aussi étudier les différentes connections entre
ces individus : un caillou ne se préoccupe pas de savoir comment son voisin caillou pourrait
interpréter son déplacement sur la gauche ; un individu oui !4

Du fait de la complexité de son sujet, l'économiste ne pourra mettre en évidence très


probablement que des lois scientifiques d'un type particulier. La multiplicité et le caractère
des relations humaines nous conduisent à énoncer des lois « générales » ; c'est-à-dire des lois
dont les champs d'application est délimité de façon particulière, par une clause ceteris

4
Sur ces points, voir Hayek, New Studies, pages 26-27, ou encore Mengat-Salmon-Wolfelsperger p.90 et
suivantes.

16
paribus, ce qui signifie : « toutes choses égales par ailleurs ». En d'autres termes, il sera plus
difficile en économie que dans les autres sciences d'isoler un phénomène. (Pas d'expérience
sous vide en économie...).
Cela a bien entendu un effet sur la possibilité de prédire, ou si vous préférez sur le type
de prédiction que pourra fournir l'économiste. Il découle en effet de cette complexité du sujet
que nous pourrons au mieux prédire des modes de réactions et d'action et nous ne pourrons
que très rarement fournir des prévisions chiffrées avec précision.

Dans ce cours je présenterai de nombreuses lois économiques susceptibles de conduire à


des prédictions. En voici quelques exemples :
1. Nous pouvons prédire que si les taux d'intérêts augmentent la valeur des obligations
baissera, mais nous ne pourrons pas toujours indiquer un pourcentage précis.
2. Nous pouvons prédire que si la concurrence s'accroît les prix vont baisser, mais nous
ne pouvons dire de combien et pendant combien de temps, et encore moins ce que sera le
marché dans un an ou deux.
3. Nous pouvons prédire que si une ressource rare et utile venait à manquer, les agents
économiques tenteront de trouver des substituts à cette ressource. Nous ne pouvons prédire
quels substituts ils trouveront, ni dans quel espace de temps.
4. Nous pouvons prédire que, toutes choses égales par ailleurs, une politique monétaire
stable conduira à un taux de croissance plus élevé qu'une politique monétaire conjoncturelle ;
mais nous ne pouvons donner « le » taux de croissance optimal de la masse monétaire.
5. Nous pouvons prédire que les fonds de placement vont se développer car le système
de retraite par répartition est inadapté. Nous ne pouvons prédire ni le détail des contrats
d’épargne qui seront proposés, ni l’évolution précise de la législation en la matière.

D’une certaine façon l’Économie est une leçon de modestie.

Économie et éthique : démarche positive et normative

Nous avons déjà évoqué la question des valeurs lorsque nous parlions des « fins » que
poursuit l’individu rationnel. Les questions de valeur (et d’éthique donc) interviennent
également à un autre niveau. L’économiste peut en effet se fixer pour objectif, non seulement
d’expliquer les phénomènes sociaux mais aussi de dire aux autres (en particulier aux
décideurs publics) ce qu’il faut faire. Il passe alors d’une analyse positive (on dit aussi
descriptive), à une analyse dite « normative ».
La première démarche qu’il peut choisir est donc la démarche descriptive. Le but que
l’on se fixe est alors d'analyser la réalité telle qu'elle est ; nos lois scientifiques seront alors
déclinées sur le mode indicatif : si la demande augmente alors, toutes choses égales par
ailleurs, le prix baissera.
La deuxième démarche n'a pas pour objet la description mais plutôt le conseil, l'avis.
Elle ne nous dit pas ce qui est, mais ce qui devrait être, elle vise à définir, non ce que les gens
font mais ce qu'il faudrait faire. C'est l'approche normative. Les lois dérivées de cette

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approche se déclineront cette fois-ci à l'optatif voir, à l'impératif. « Pour résorber le chômage,
il faudrait ... » « Toute décision cohérente nécessite que ... », etc.

Avant de parler d’analyse normative, notons qu’il sera difficile pour l’économiste,
même s’il se limite à une analyse positive, d’être totalement objectif. Il semble en effet
qu'aucune science ne soit purement objective. C’était le rêve des « positivistes » du cercle de
Vienne, mais ce n’est qu’un rêve. Pourquoi ? Car tout savoir est le fruit du travail d'un être
humain, plus précisément, un fruit de sa pensée, de son esprit, et que toute pensée est
subjective. Tout homme a son propre regard sur la réalité, sa façon d'interpréter, de classer, de
mémoriser ses expériences. De plus, le scientifique comme tout homme est—et c’est heureux
—doté non seulement d'une raison, mais aussi d'un cœur d'où naissent des passions qui
orientent sa réflexion. Donc il n'existe pas de réflexion purement objective.

Quand faisons-nous du normatif ? Par exemple, chaque fois que l'on compare les
besoins ou les utilités de deux individus, car on ne peut affirmer, par exemple, que les besoins
d'un individu sont plus urgents que ceux d'un autre sans recours à un jugement de valeur,
aussi partagé soit-il. A plus forte raison on ne pourra se prononcer sur les bienfaits d'une
politique économique sans recours à des jugements de valeur.
Une politique extrêmement efficace contre le chômage sera ainsi rejetée parce que, bien
qu'elle soulage les chômeurs actuels, cela met en peine tous les futurs demandeurs d'emplois.
Le vrai danger ne réside pas tant dans l’introduction de jugements de valeur dans
nos analyses, mais dans la possibilité de faire passer pour « neutre » une analyse qui ne
l'est pas.
Il faut aussi garder à l’esprit que l'économie normative doit se soumettre à l'économie
positive. L’introduction de jugements de valeurs ne doit pas se faire aux dépens des lois
économiques. Une Économie normative qui ignore les lois économiques n’est pas
scientifique. C’est du « charlatanisme ».
En résumé, il ne faut pas qu'il y ait des « économistes techniciens » d'un côté, des
« penseurs-décideurs » d'un autre. Il nous faut des penseurs qui prennent en compte les
résultats de l'analyse économique, des « économistes penseurs » ou, si vous préférez, des
« penseurs économistes ».

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