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Gérard Vindt Alternatives économiques, n° 179, mars 2000

Les années 30 voient le royaume de Suède abandonner la


lutte des classes pour une société solidaire.
Naissance d'un modèle

Ådalen, 1931. Dans cette petite ville située à 500 kilomètres au nord de Stockholm, la direction du
cartel du bois fait appel à des « jaunes » pour remplacer des arrimeurs en grève. Le syndicat, dirigé
par des communistes, organise une virulente riposte contre ces briseurs de grève. La troupe
intervient le 14 mai ; l'officier commandant, affolé par les jets de pierres, fait tirer sur les
manifestants : cinq morts, cinq blessés1.
Cet événement dramatique agit comme un électro-choc. A l'automne 1932, le désir d'apaisement
permet aux sociaux-démocrates de remporter un grand succès aux élections. Avec Per Albin
Hansson, ils s'installent à la tête du pays. Etat, syndicats ouvrier et patronal choisissent alors de faire
face à la crise et ses 160 000 chômeurs : un consensus s'instaure, qui laisse tout sa place au
capitalisme privé mais organise la concertation et une exceptionnelle redistribution sociale. Pendant
près d'un siècle, le modèle suédois sera synonyme d'une égalité sociale et d'un développement des
services sociaux publics sans pareil. Ainsi est-il né, dans la douleur, d'un puissant volontarisme
politique qui sut utiliser les atouts du pays.

Un décollage rapide
Le premier atout est la prospérité économique. Le décollage industriel a certes été tardif, puisqu'il
n'est survenu qu'après 1850, mais il a été rapide : en 1913, le PIB par habitant équivaut à celui de la
France. Le capitalisme suédois s'avère dynamique, constituant de grandes entreprises innovantes qui
exploitent au mieux les richesses naturelles dont elles disposent (bois, fer, hydroélectricité), comme
la Stab (cartel des allumettes), Nobel (armement), Ericsson (téléphones), SKF (roulement à billes,
1907), ou Volvo (automobiles (1927). Fortement exportatrices, comme le sont nécessairement les
grandes entreprises au marché national étroit, elles conquièrent des créneaux porteurs sur les
marchés internationaux, tout en monopolisant le marché intérieur.
Cette économie souffre relativement peu des crises et des guerres qui secouent l'Europe au
XXème siècle. La crise des années 30, même si elle a frappé les contemporains et est à l'origine du
modèle suédois, est vite résorbée. Le PIB maximum de 1930 est dépassé dès 1934. En 1935, les
chômeurs ne sont plus que 42 000. La Seconde Guerre mondiale n'interrompt pas cette prospérité.
Le fer suédois est on ne peut plus prisé par les nazis : 50% de la production suédoise alimente leur
machine de guerre. Le PIB de la Suède augmente de 16% durant le conflit – tandis que celui de la
France chute de 50%2. Durant les Trente Glorieuses, le PIB par tête reste supérieur de 10% à celui
de la France. La grande pauvreté, qui était encore très présente dans les campagnes dans les années
30, a disparu.

Morale et modèle social


Le deuxième atout est à chercher dans la société suédoise elle-même. Avant 1929 et plus encore
avant la Grande Guerre, les relations sociales sont rudes. La grande grève des scieries, en 1879, est
suivie d'une répression sévère. En 1899, une loi punit des travaux forcés « l'entrave à la liberté du
travail ». Une grève générale secoue le pays en 1909. Des romanciers suédois se sont fait l'écho

1 Ådalen 31 est aussi le titre d'un film militant de Bo Widerberg (1969).


2 Les multiples compromissions avec l'Allemagne nazie, tant dans le domaine économique que dans le domaine
politique, font aujourd'hui débat en Suède. Voir « La Suède fait un mea culpa sur son attitude pendant la guerre. Le
Premier ministre a brisé un tabou », Le Monde, 21 janvier 2000.

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Gérard Vindt Alternatives économiques, n° 179, mars 2000

d'une société dure et arriérée3. Pourtant, des historiens soulignent les atouts du « tempérament
scandinave », marqué par un sens civique et une morale luthérienne qui favorisent la solidarité
nationale4. Jonas Pontusson, lui, souligne la « forme relativement égalitaire de la société
préindustrielle »5. L'accent mis sur l'éducation populaire est précoce : l'école gratuite et obligatoire
date de 1842. Une politique sociale bismarckienne est menée par les gouvernements conservateurs-
libéraux, qui commencent à mettre en place des systèmes de protection des salariés.
Troisième atout : les affrontements de classes et leur traduction politique ne vont pas en se
radicalisant. Dans ce processus, la neutralité pendant la Grande Guerre paraît déterminante. La
défaite de l'Allemagne en 1918, la victoire des démocraties et les inquiétudes que suscite la vague
révolutionnaire partie de la Russie bien proche accélèrent le processus démocratique, qui répond
aux aspirations populaires : le système électoral, qui avantageait les propriétaires, est aboli et
remplacé par un suffrage universel élargi aux femmes.
C'est le parti social-démocrate (SAP), réformiste, qui incarne le mieux, aux yeux des
Suédois, à la fois la démocratisation de la vie publique et le progrès économique. Ce parti s'appuie
sur un syndicat (LO, Landsorganisationen, regroupant les quatre cinquièmes des salariés) et sur des
mouvements de masse (coopératives, mouvements de femmes et de jeunes). Il est implanté au-delà
de la classe ouvrière, chez les petits paysans et les employés, et participe à divers gouvernements de
coalition dans les années 20. En 1932, la politique économique proposée par ses économistes, dont
Gunnar Myrdal6, est clairement de type keynésienne. Cette politique de déficit budgétaire, de
relance de la consommation, de baisse de taux d'intérêt et de grands travaux vise avant tout à
assurer le plein-emploi et peut, grâce à la reprise économique, s'appuyer sur une hausse de la
fiscalité pour les classes aisées. Un programme systématique de réformes sociales est engagé
concernant l'assurance chômage, la retraite, les allocations familiales, l'aide aux mères de famille, le
logement social, la protection des mineurs, celle des handicapés, etc. Mais l'Etat social-démocrate
suédois ne prétend pas tout réguler. Dans cette politique dite du « foyer du peuple », la convention
de Saltsjöbaden (1938), entre le syndicat patronal et LO, tient une place essentielle, en mettant au
point des procédures d'accords collectifs, en institutionnalisant les conflits et leur arbitrage. Après-
guerre, les conventions nationales salariales s'imposeront à toutes les entreprises.

Le modèle va-t-il se dissoudre dans l'Europe ?


Depuis vingt ans, le modèle suédois est à la peine. Le capitalisme continue à se porter plutôt bien.
Mondialisé largement avant les autres, il conserve de fortes positions dans de nombreux secteurs :
télécommunications, pharmacie, automatisation industrielle, automobile... Certes, le mouvement de
fusions-acquisitions conduit à déplacer parfois les centres de décisions hors du pays. Mais la Suède
a surtout souffert d'erreurs de politique économique qui ont déstabilisé le secteur bancaire et mis en
cause la compétitivité. La montée du chômage qui en a résulté a conduit à placer le modèle en
situation d'accusé, dans un contexte de montée idéologique du libéralisme. Les négociations par
branche ou par entreprise ont pris le pas sur les négociations nationales et divers avantages sociaux
ont été réduits.
Malgré tout, la société suédoise reste une des moins inégalitaires d'Europe et son système
social un des plus protecteurs. La question posée aujourd'hui est de savoir si le modèle suédois,
fondé naguère sur un puissant communautarisme national, va se dissoudre dans l'Europe ou s'il

3 Comme Per Olov Enquist qui, dans Le départ des musiciens montre l'archaisme social et politique des bûcherons du
nord du pays.
4 Voir notamment Les sociétés scandinaves de la Réforme à nos jours, par Jean-François Battail, Régis Boyer et
Vincent Fournier, éd. Puf, 1992.
5 Voir « Le modèle suédois en mutation », par Jonas Pontusson, in Les capitalismes en Europe, par Colin Crouch et
Wolfgang Streeck, éd La Découverte, 1996.
6 Voir « Un adversaire de l'orthodoxie », Alternatives Economiques, n° 141, octobre 1996.

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peut, au contraire, y puiser de quoi trouver un nouveau souffle. La réponse ne va pas de soi, d'où les
sentiments mitigés des Suédois à l'égard de la construction européenne.

Quel évènement dans les années 30 a été décisif pour la politique des années 30 ?

Quel importance ont les syndicats joué pendant le 19ième siècle ?

Qu'est le « modèle suédois » ?

Que veut-dire « foyer du peuple » ?

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