Vous êtes sur la page 1sur 12

Les voix silencieuses dans Quad de Samuel Beckett

Haruka Takeda
(武田 はるか)

I.
Quad est une des dernières pièces pour la télévision de Samuel Beckett, écrite en
anglais en 1980, mise en scène et réalisée en 1981 par celui-ci, produite par la
Süddeutscher Rundfunk et diffusée en R.F.A. le 8 octobre 1981 sous le titre Quadrat I
+ II1).
Dans cette pièce, on marche seulement, sans parler. On est quatre. On ne cesse de
marcher régulièrement sur les quatre côtés du carré et sur les deux diagonales en évitant
le centre. Beckett a appelé cette partie centrale la zone dangereuse. On ne voit pas
toujours les quatre sur ce quadrangle. On voit d’abord un, puis deux, puis trois et enfin
quatre. Chaque personnage est vêtu d’une longue tunique et encapuchonné. Les entrées
et sorties se répètent dans un même ordre. La direction des pas est toujours dans le sens
des aiguilles d’une montre. Il suffit donc de suivre, pour le dire avec Robert Scanlan2),
une seule « instruction ever to turn left whenever a corner was reached » : « ever
leftwards ». Tandis que les mouvements sur les quatre côtés et sur les diagonales
consistent à tourner à gauche, on fait un très petit saut à droite au centre. On ne s’y
heurte jamais.
Le parcours de Quad apparemment très complexe, mais de conception très simple,
a suscité de nombreuses interprétations. Dans un article « Quad and the Jungian
Mandala3) », Minako Okamuro y voit par exemple l’idée du mandala dream de Jung en
relation avec le labyrinthe de Daedalus et la danse mythologique… Voilà qui nous
révèle la profondeur de l’univers imaginaire de Beckett !
Examinons ici ce qui se trouve à l’intérieur de la pièce plutôt qu’à l’extérieur.
Entrons-y par le titre Quad. Ce titre peut faire penser au chiffre quatre (quadr-), mais ce
n’est pas la seule possibilité. Pour ceux qui connaissent déjà l’univers beckettien, ce
titre, qui ressemble au français quoi ou au latin quod, n’évoque-il pas d’emblée
l’onomatopée mystérieuse « quaqua » dans Comment c’est ?

– 155 –
[…] voix d’abord dehors quaqua de toutes parts puis en moi quand ça cesse de
haleter raconte-moi encore4) […]

C’est une expression étrange, mais il semble bien que cette onomatopée, peut-être
accompagnée de la nuance d’un quoi, représente les voix qui arrivent de toutes parts,
qu’on entend mal.
Or, l’univers de Beckett, dès le début, ne remplit-il pas notre tête de « quoi ? » ?
Depuis le roman Watt, la question « What ? » s’impose définitivement dans
l’effondrement du récit compréhensible. On ne pose pourtant plus cette question dans
L’Innommable, on se demande plutôt « comment c’est ». Et les voix qui parlent sans
cesse pour répondre à cette question élaborent des œuvres comme Comment c’est.
De telles œuvres nous font savoir que la lecture est par nature une expérience de
l’écoute. De plus, la voix qu’on sent s’entendre parler dans le texte ne peut parler
qu’avec les voix des autres qu’elle entend. C’est comme si on voyait la voix dans un
miroir se refléter dans un autre miroir, mais on sait que faute de corps la voix n’est pas
vue comme une image. Cependant, si on peut donner figure à la voix, c’est par les
onomatopées non-figuratives comme « quaqua » dans Comment c’est. Par l’expression
« quaqua de la foutaise » dans Comment c’est, on peut savoir que ce « quaqua », qui
pourrait évoquer aussi du caca scatologique, est de « la foutaise », c’est-à-dire des
balivernes et des fadaises. Et il faut dire que les matériaux des œuvres de Beckett
consistent tous en « foutaise » et que ce fait apparemment curieux est très important
chez lui.
Revenons au sujet de Quad. Nous avons dit que ce titre évoque l’expression
« quaqua » et on pourrait avancer que les voix qui se réduisent à ce « quaqua » se
dissimulent dans Quad écrit vingt ans après Comment c’est. Tentons de proposer cette
interprétation en nous référant à ce qui s’est développé dans les œuvres précédentes de
Beckett. On verra que ses recherches dans cette pièce qui date de ses dernières années,
s’inscrivent dans le prolongement de celles qui, depuis L’Innommable, étaient décisives
pour la littérature de la voix silencieuse. Dans Quad, au lieu des voix des personnages,
on écoute les bruits successifs de leur pas. Peut-être ne cessent-ils de se parler en
marchant sans rien dire.

– 156 –
Les voix silencieuses dans Quad de Samuel Beckett

II.
L’image de la marche joue un rôle central chez Beckett, et l’on peut dire qu’elle
représente métaphoriquement très souvent l’écriture beckettienne. Or, si l’on cherche,
dans les œuvres précédentes, des marches qui ressemblent à celles de Quad, on
s’aperçoit qu’elles apparaissent presque toujours comme des mouvements de va-et-
vient.
Dans Watt, l’image du va-et-vient est souvent celle du couple que forment Watt et
Sam. C’est une image comique dans laquelle deux corps sont en train de devenir un :
« […] allant et venant, allant et venant, nous passions et repassions entre les clôtures,
ensemble de nouveau après si longtemps, sous le soleil ardent, dans le vent impétueux5) ».
Si le mouvement de va-et-vient semble très bizarre, sa réitération ne souligne pas la
personnalité singulière de chacun, mais au contraire la ressemblance que dit
l’expression désignant le couple Watt et Sam « comme un seul homme6) ». Dans
L’Expulsé, le mouvement du va-et-vient, d’une tonalité toujours comique, commence
clairement à s’affirmer comme la métaphore de la vie humaine. Le personnage expulsé,
dans cette nouvelle, va et vient en comptant des chiffres — dès l’incipit, il y a la scène
du comptage des marches du perron « mille fois, aussi bien en montant qu’en
descendant » ; pour lui, « cela ressembl[e] à tant d’autres berceaux, tant d’autres
tombeaux 7) ». Ce mouvement fait imaginer une expérience collective plutôt
qu’individuelle.
Il semble que le va-et-vient représente également la vie humaine plus générale
dans Malone meurt et L’Innommable. Citons ces lignes de Malone meurt : « […] afin
de ne pas mourir il faut aller et venir, à moins d’avoir quelqu’un qui vous ravitaille sur
place, comme moi8) ». On reconnaît ici que le narrateur n’est pas astreint au va-et-vient.
Dans L’Innommable, le sujet parlant reste également observateur : « Je finirai peut-être
par être très entouré, dans un capharnaüm. Allées et venues incessantes, atmosphère de
bazar. Je suis tranquille, allez9) ».
Le mouvement de va-et-vient comme métaphore de la vie devient de plus en plus
important chez Beckett, car c’est dans ce mouvement que celui-ci découvre l’objet à
raconter. Il semble que le narrateur des Textes pour rien manifeste cela :

Et [la bouche] rouverte ce sera, qui sait, pour dire une histoire, au vrai sens des
mots, du mot dire, du mot histoire, j’ai bon espoir, une petite histoire, aux êtres
vivants allant et venant sur une terre habitable bourrée de morts, une brève

– 157 –
histoire, sous le va-et-vient du jour et de la nuit, s’ils vont jusque-là, les mots qui
restent, j’ai bon espoir, je le jure10).

La volonté manifeste de raconter « une petite histoire aux êtres vivants allant et
venant » semble se rattacher à une sorte de décision que Beckett arrive à prendre après
Textes pour rien écrits pour sortir de la mauvaise passe de L’Innommable. Il dit vers le
milieu des années soixante :

Trouver une forme qui accommode le gâchis, telle est actuellement la tâche de
l’artiste11).

[…] on doit seulement parler du gâchis. Quand Heidegger et Sartre parlent d’une
opposition entre l’être et l’existence, ils ont peut-être raison, je n’en sais rien ;
mais leur langage est trop philosophique pour moi. Je ne suis pas un philosophe.
On peut seulement parler de ce qu’on a en face de soi, et maintenant c’est
seulement le gâchis… il est là et il faut le laisser entrer12).

Il faut laisser entrer le gâchis … dans l’art et la littérature. Il semble que cette idée
persiste jusque dans les dernières œuvres de Beckett. Et l’on peut dire que c’est
exactement le « quaqua de la foutaise » qui correspond à ce qu’il appelle le gâchis.
Rappelons ici que Va-et-vient13), écrit d’abord en anglais en 1965 (Come and Go)
indique une interaction verbale circulaire entre trois femmes, Flo., Vi. et Ru., mais
selon un mouvement de va-et-vient dialogique. Il semble que ce qui va et vient soit des
paroles murmurées qui ne nous arrivent jamais plutôt que les corps visibles de trois
personnages.
Beckett quitte le discours monologique qui animait la trilogie romanesque,
commence à représenter l’univers abstrait que vivifie la relation mutuelle entre les
individus, entraîné dans la circulation éternelle des vies qu’on appelle souvent
réincarnation.
On peut reconnaître également l’image du va-et-vient dans Neither en 1965 (Ni
l’un ni l’autre traduit en 197514)). Selon James Knowlson, Beckett a cité, en parlant
avec Morton Feldman, compositeur américain, les mots mêmes de ce texte comme étant
le seul thème de sa vie : « Va-et-vient dans l’ombre, de l’ombre du dehors à l’ombre du
dedans. Va-et-vient, entre le moi inaccessible et le non-moi inaccessible15). » C’est
comme si Beckett commençait, en cessant d’être observateur, à se joindre au courant du

– 158 –
Les voix silencieuses dans Quad de Samuel Beckett

va-et-vient des gens.


Il y a beaucoup de personnages qui pratiquent le va-et-vient. Dans Pas en 1975,
un personnage féminin va et vient toujours en murmurant. Dans Berceuse en 1980, une
dame presque fantomatique se balançant dans une chaise berçante ne cesse de
soliloquer, ses paroles sont ressassées comme le bercement répétitif de la chaise et la
voix off les répète elle aussi. Parmi ces paroles, on distingue des phrases dans lesquelles
ondoient les expressions « going to and fro / finisse d’errer de-ci de-là ».
L’image d’une femme qui va et vient dans la pénombre, on la voit dans Mal vu
mal dit en 1981 : « Tout en noir elle passe et repasse. Les bords de sa longue jupe noire
frôlent le sol » ; « l’œil passe de l’une à l’autre. Passe et repasse16) ». « Elle » paraît
assez fantomatique. Mais est-elle vraiment particulière comme une existence ? Elle
n’apparaît que comme une image invisible dans le noir de la nuit, et le texte nous
apprend qu’elle n’a pas l’air très heureuse. Le mouvement de va-et-vient de cette
vieille, décrit dans le texte, qui nous semble l’étonnante réalisation, si l’on peut dire, de
la méthode que Beckett a découverte avec All Strange Away en 1963 17) , est
apparemment étrange, énigmatique et mystérieux.
Peut-être ce que ce va-et-vient représente n’est-il pas une existence particulière,
mais la banalité de la vie solitaire des femmes comme l’Emma de Flaubert ou celle qui
murmure seulement son fancy dans All Strange Away. Il ne s’agit pas de personnes
médiocres par rapport à d’autres géniales, mais du quotidien de chacun de nous. Et si
nous faisons ce même va-et-vient dans notre vie quotidienne, qu’est-ce que nous
faisons ? Lisons quelques passages de Textes pour rien :

[…] je cherchais, allant et venant, ce que ça pouvait bien être, et je trouvais, en me


disant, Ce n’est pas moi, je n’ai pas encore commencé, on ne m’a pas encore vu,
et en me disant, Si, si c’est moi, et en train de ne plus être, qui plus est, et en
pressant le pas, pour arriver avant l’assaut suivant, comme si je marchais sur le
temps, et en me disant, et ainsi de suite18).

Cette sorte d’image du va-et-vient nous fait imaginer ces moments où l’on
continue à penser en marchant, inaperçu, sans rien dire. Quand le va-et-vient se rattache
à l’idée du quotidien, on est tout près de Maurice Blanchot :

Le quotidien, c’est la platitude (ce qui retarde et ce qui retombe, la vie résiduelle
dont se remplissent nos poubelles et nos cimetières, rebuts et détritus), mais cette

– 159 –
banalité est pourtant aussi ce qu’il y a de plus important, si elle renvoie à
l’existence dans sa spontanéité même et telle que celle-ci se vit, au moment où,
vécue, elle se dérobe à toute mise en forme spéculative, peut-être à toute
cohérence, toute régularité19).

Il semble que Blanchot souligne ici l’importance de la banalité où se joue la


liberté de l’existence. Si l’on pense au parcours régulier des quatre corps dans Quad en
l’associant à l’idée blanchotienne de la banalité dans le quotidien, on peut comprendre
qu’il n’est pas besoin de reconnaître visuellement les trajets des pensées dans les
parcours géométriques. Peut-être y a-t-il une grande liberté des paroles sous les
mouvements réguliers, liberté faisant que les paroles muettes de chaque personne se
bousculent silencieusement — et c’est ce qu’on appelle le fancy que, dans All Strange
Away, engendrent les paroles libres. Dans Quad, le trajet des paroles du fancy reste
délibérément dissimulé… alors que le courant du temps est représenté par la marche
des personnages.
L’image du va-et-vient dans Compagnie en 1985 (en anglais en 1980) ne semble
guère différente de celle qui prévaut depuis Watt et la trilogie. Cependant, le degré
d’abstraction s’accroît. En témoignent ces lignes de Compagnie :

Tout en rampant le calcul mental. Grain à grain dans la tête. Un deux trois quatre
un. Genou main genou main deux. Un pied. Jusqu’à ce qu’au bout mettons de
cinq il tombe. Puis tôt ou tard en avant de zéro à nouveau. Un deux trois quatre
un. Genou main genou main deux. Six. Ainsi de suite. En ligne droite autant que
faire se peut. Jusqu’au moment où n’ayant pas rencontré d’obstacle penaud il
rebrousse chemin. De zéro à nouveau. Ou s’engage dans une tout autre direction.
À vol d’oiseau de son mieux. Et là encore sans le moindre terminus pour sa peine
il finit par renoncer et par changer encore de cap. De zéro à nouveau. Sachant
pertinemment ou peu se doutant à quel point l’obscurité peut dévoyer.
Senestrorsum à cause du cœur. Comme aux enfers. Ou inversement convertir en
rectiligne l’ellipse délibérée. Quoi qu’il en soit aussi gaillard rampe-t-il aucune
borne jusqu’à présent. Genou main genou main. Du noir sans borne20).

Le demi-tour souple comme le mouvement de la baguette du chef d’orchestre


pendant quelques mesures sereines, sans la ligne de départ ni la ligne d’arrivée, ne nous
apparaît-il pas comme un symbole de la banalité de la vie ? Au sein de la banalité, on

– 160 –
Les voix silencieuses dans Quad de Samuel Beckett

n’est pas le héros ni l’héroïne qui atteint son but, ni le malfaiteur qui détruit l’ordre. On
accomplit son va-et-vient comme tout le monde.
Les gens selon Beckett continuent leur va-et-vient, « sans le moindre terminus
pour [leur] peine », sans « obstacle » qui les incite à retourner sur leurs pas. D’ailleurs,
comme ils sont « gaillards », ils le font « as he will21) », sans être obligés. Qu’est-ce
qu’ils font ? Ils murmurent en eux-mêmes, par exemple énumèrent des chiffres.

III.
Les murmures dans le mouvement du va-et-vient font penser à l’anonymat des
voix plutôt qu’à leur individualité, avec l’image beckettienne d’une « confusion
identitaire22) » formulée par Evelyne Grossman. Rappelons que Deleuze a écrit un
article intitulé L’Épuisé dans lequel il s’agit toujours de la représentation de la spatialité
et de l’image du mouvement dans les œuvres de Beckett. On voit effectivement que
tout l’espace chez Beckett est épuisé par toutes les images possibles de mouvements. Il
semble que, dans Quad, l’individualité n’ait pas beaucoup d’importance, et que
prédomine l’anonymat des gens qui marchent. En effet, les personnages se ressemblent
plus encore que ceux figurant dans Impromptu d’Ohio.
L’indication par Beckett concernant les interprètes est simple et claire :

Aussi semblables que possible par la stature. Petits et maigres, de préférence.


Une certaine expérience de la danse souhaitable. Des adolescents, à envisager.
Sexe indifférent23).

Cependant, qui sont-ils ? Qui sont ces « personnages inaffectés dans un espace
inaffectable24) » ? Il vaut mieux être un peu prudent, en lisant les propos de Deleuze :
« Les personnages mêmes, petits et maigres, asexués, encapuchonnés, n’ont d’autres
singularités que de partir chacun d’un sommet comme d’un point cardinal, personnages
quelconques qui parcourent le carré chacun suivant un cours et dans des directions
données 25) ». Il est vrai que, pour les interprètes, la direction du mouvement est
précisément donnée. Mais en va-t-il de même dans la scène fictive que jouent les
interprètes ? Les personnages fictifs marchent-ils as well comme on l’a vu dans la
précédente citation de Compagnie ? Quand Deleuze écrit que « ‹ le › grand apport de
Beckett à la logique est de montrer que l’épuisement (exhaustivité) ne va pas sans un
certain épuisement physiologique26) », il semble qu’il ait parfaitement raison. Mais,

– 161 –
tandis qu’il tient à l’idée de l’épuisement dans un espace qu’il considère comme
inhérent aux œuvres de Beckett, il semble ne pas s’intéresser au fait qu’il y a là aussi
l’apparition de la temporalité dans la fiction — irréductible à la dimension où la fatigue
physique des interprètes se produit. Et il y a peut-être là un point de bifurcation entre
son interprétation du silence dans Quad et la nôtre.
En traitant du silence chez Beckett, Deleuze écrit en citant L’Innommable : « un
vrai silence, pas une simple fatigue de parler, car “ce n’est pas tout de garder le silence,
il faut voir aussi le genre de silence qu’on garde27)…” ». Et il demande certes : « ‹ quel ›
serait le dernier mot et comment le reconnaître ? » Mais il ne semble pas se demander
ce que peut être « le genre de silence qu’on garde ». C’est ce genre de silence qu’on
garde qu’on devrait envisager sans le négliger, parce que dans la temporalité du silence,
il y a la voix qui ne laisse pas ses traces dans l’espace, et qui est animée seulement par
le temps.
Comme Deleuze s’attache toujours à la représentation de l’espace chez Beckett —
ainsi qu’à la forme de l’œuvre-télévision dont il reconnaît l’intérêt28) —, il tente
d’analyser Quad en la comparant aux autres œuvres-télévision comme Trio du fantôme,
… que nuages…, Nacht und Träume, même si semble l’y pousser la cohérence du
recueil, Quad et autres pièces pour la télévision aux Éditions de Minuit. On pourrait
s’intéresser à un point qui ne retient guère Deleuze concernant la relation de Quad aux
autres images du va-et-vient, comme dans Pas.
L’indication brève de Beckett sur les pas nous paraît très significative. Il écrit
clairement : « Un bruit de pas caractéristique propre à chaque interprète29) ». Certes, un
pas est affecté à chaque interprète, mais ce qui est représenté ici c’est autre chose. On
voit d’abord le mouvement répétitif et régulier d’individus semblables dans un carré.
L’image se poursuit avec insistance. Dans cette image de Quad, qu’est-ce qui surgit
alors ? Peut-être devrait-on y voir une preuve qu’ils murmurent en eux-mêmes, sans
rien prononcer, en comptant des chiffres par exemple comme dans Compagnie : sous
les formes visibles du mouvement dans le carré, il y a des mouvements tout autres qui
font que chacun a sa propre vie, quoique celle-ci soit toujours banale. Même s’il est vrai
que, comme Deleuze l’écrit, « Quad est une ritournelle essentiellement motrice, avec
pour musique le frottement des chaussons30) » et des pas, qu’« [o]n dirait des rats31) »,
on peut entendre autrement cette image et voir que, malgré la similitude de ceux qui
sont astreints aux va-et-vient, joue entre eux une différence, même minime. Quad nous
fait constater, comme toutes les autres œuvres, à quel point la différence dans les

– 162 –
Les voix silencieuses dans Quad de Samuel Beckett

murmures importe à Beckett. Rappelons que les voix sont également comparées aux
pas de souris dans Watt :

Le voilà donc étalé sur le banc, veuf de toute pensée, de toute sensation à part une
légère impression de fraîcheur, à un pied. Les voix qui dans son crâne allaient
chuchotant en canon étaient comme une galopade de souris, une rafale de menues
pattes grises dans la poussière. C’était là sans doute une sensation aussi, à
strictement parler32).

Ici, les pas sont des résonances vocales. Peut-être les pas dans Quad nous font-ils
penser également à des murmures muets. En faisant leurs bruits, ils continuent leur
mouvement et la consistance de la durée nous fait percevoir une différence entre les
quatre existences sur le quadrangle.

IV.
Quad est au comble du silence beckettien, presque symétrique de L’Innommable,
semble-t-il. Toutefois, on peut percevoir une différence entre les deux œuvres. Tandis
que dans L’Innommable, l’espace littéraire est plein du silence d’une voix constituant
un monologue des voix, ce sont les silences pluriels de chacun qui remplissent cet
espace dans Quad. On pourrait donc comprendre que le silence dans cette œuvre n’est
pas une masse homogène, mais les silences hétérogènes des existences. Peut-être celles-
ci, tout comme le sujet parlant dans L’Innommable, continuent-elles à écouter leur
propre voix que visitent les voix des autres, en tendant l’oreille.
Quad se présente en deux versions : la première version Quadrat I est en couleurs
à tempo rapide (15 min) et la seconde Quadrat II est monochrome à tempo lent (5 min).
S’il est vrai que, comme l’écrit Knowlson, Beckett a dit à propos de l’image des
marches ralenties des quatre interprètes de la seconde version qu’on la verra « dix mille
ans plus tard33) », ne pourrait-on pas considérer la vision qui se dégage de Quadrat I
comme celle de notre monde d’aujourd’hui ?
Si l’on voit ce film, on peut s’apercevoir que, contrairement à l’impression de
monotonie silencieuse qu’aurait produite l’image photocopiée de cette pièce, la manière
de marcher de chaque interprète est assez bruyante et que les pas précipités
accompagnés des bruits de la percussion intensifient fortement leur allure hâtive,
notamment dans la première version, Quadrat I. Dans le milieu du carré, zone

– 163 –
dangereuse, il n’y a peut-être rien. Si cette zone est dangereuse, c’est que le heurt des
existences y est inévitable. À ce propos, il suffit de se rappeler que les rencontres entre
les êtres sont toujours des événements difficiles dans les œuvres précédentes de
Beckett. Nous pouvons imaginer que les interprètes donnent régulièrement un coup de
frein pour se détourner de la zone. Leur mouvement ne ressemble-t-il pas à celui des
personnes qui avancent en esquivant les autres, comme les gens dans un supermarché
bondé, les salariés dans le quartier des affaires, ou les gens qui marchent rapidement
dans la station de métro, ou encore ceux qui flânent sans aucun but ?
L’important est de reconnaître chez Beckett une pluralité entre des murmures qui
forment apparemment une masse. À ce propos, rappelons les bruissements des voix
mortes qu’Estragon et Vladimir entendent dans En attendant Godot :

ESTRAGON. — Toutes les voix mortes.


[…]
Silence.
VLADIMIR. — Elles parlent toutes en même temps.
ESTRAGON. — Chacune à part soi.
Silence.
VLADIMIR. — Plutôt elles chuchotent.
ESTRAGON. — Elles murmurent.
[…]
Silence.
VLADIMIR. — Que disent-elles ?
ESTRAGON. — Elles parlent de leur vie.
VLADIMIR. — Il ne suffit pas d’avoir vécu.
ESTRAGON. — Il faut qu’elles en parlent.
VLADIMIR. — Il ne leur suffit pas d’être mortes.
ESTRAGON. — Ce n’est pas assez.
Silence.
VLADIMIR. — Ça fait comme un bruit de plumes.
ESTRAGON. — De feuilles.
VLADIMIR. — De cendres.
ESTRAGON. — De feuilles.
Long silence34).

Ici, le bruissement des voix mortes est remplacé distraitement par celui de

– 164 –
Les voix silencieuses dans Quad de Samuel Beckett

l’écriture — des plumes et des feuilles — qu’on produit en fumant probablement, si les
feuilles sont des feuilles de papier… Ce qui est suggéré ici, c’est que l’image du va-et-
vient dans Quad ainsi que dans les autres œuvres est une sorte de trompe-l’œil qui
cache la vie secrète invisible des gens ordinaires. Quad adopte d’une part la forme du
carré, du quadrille d’autre part, ce qui, avec le caractère répétitif de l’image, fait penser
aux murmures beckettiens : « quaqua » ou « fancy ». Le silence de Quad contient donc
le « quaqua de la foutaise » dans le « fancy » : le vacarme silencieux. Dans ces silences,
ceux qui font les pas du va-et-vient ne sont pas morts, mais des vivants qui apparaissent
parfois presque fantomatiques. Les murmures muets sont mobilisés par les pas avec le
temps qui coule dans la vie. Ce que l’insistance dans les silences nous fait sentir c’est le
courant du temps figuré par les mouvements dans le carré, comme si le temps de
l’œuvre et le nôtre étaient le même temps.
(Chargée de cours à l’Université Chuo)

Notes
1) Première diffusion en Grande-Bretagne (BBC 2), le 16 décembre 1982 ; publié en 1984 par
Faber and Faber.
2) Beckett, Remembering Remembering Beckett, A Centenary Celebration, Edited by James and
Elizabeth Knowlson, New York, Arcade Publishing, 2006, p. 297.
3) Minako Okamuro, « Quad and the Jungian Mandala » in Samuel Beckett Today / Aujourd’hui
6 : Samuel Beckett : Crossroads and Borderlines. L’Oeuvre-carrefour / L’Oeuvre limite, édité
par Marius Buning, Matthijs Engelberts, Sjef Houppermans, Amsterdam, Atlanta, Rodopi B.
V., 1997.
4) Samuel Beckett, Comment c’est, Les Éditions de Minuit, [1961] 2005, p. 9 ; How it is,
Londres, John Calder, 1964.
5) Samuel Beckett, Watt, Les Éditions de Minuit, [1968] 2005, p. 169. On devrait faire
remarquer ici que, dans la version anglaise en 1953, Beckett utilise l’expression « up and
down », qui est traduite dans la version française par l’expression « allant et venant ». Plus
tard, on voit dans Rockaby écrit en anglais en 1980 l’expression « going to and fro » qui est
traduite par l’expression « errer de-ci de-là » dans Berceuse.
6) Ibid., p. 168.
7) Samuel Beckett, L’Expulsé dans Nouvelles et Textes pour rien, Les Éditions de Minuit, [1958]
2003, p. 15.
8) Samuel Beckett, Malone meurt, Les Éditions de Minuit, [1951] 2001, p. 95
9) Samuel Beckett, L’Innommable, Les Éditions de Minuit, [1953] 2005, p. 9.
10) Samuel Beckett, Textes pour rien, dans Nouvelles et Textes pour rien, op. cit., p. 159.
11) Pierre Mélèse, Samuel Beckett, Seghers, [1966, 1969] 1972, coll. « Théâtre de tous les temps »,

– 165 –
pp. 138-139.
12) Ibid., pp. 137-138.
13) Samuel Beckett, Va-et-vient, dans Comédie et actes divers, trad. de l’anglais par l’auteur, Les
Éditions de Minuit, [1972] 1996.
14) Samuel Beckett, Neither dans As The Story was Told, Londres, John Calder, 1999 (Beckett
Short, No. 11) ; Ni l’un ni l’autre dans Pour finir encore et autres foirades, Les Éditions de
Minuit, [1976] 2004, p. 77.
15) James Knowlson, Beckett (Damned to fame : The Life of Samuel Beckett, Londres,
Bloomsbury Publishing plc, 1996), trad. de l’anglais par Oristelle Bonis, Acte Sud, 1999, coll.
« Babel », n° 838, pp. 1010-1011.
16) Samuel Beckett, Mal vu mal dit, Les Éditions de Minuit, [1981] 2002, p. 25 et p. 36.
17) Samuel Beckett, All Strange Away, Londres, John Carder, [1963] 1999 (Beckett Short, No. 9).
18) Samuel Beckett, Textes pour rien, dans Nouvelles et Textes pour rien, op. cit., pp. 178-179.
19) Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p. 357.
20) Samuel Beckett, Compagnie, Les Éditions de Minuit, [1985] 2004, pp. 67-68.
21) Samuel Beckett, Company, Londres, John Calder, 1980, p. 69.
22) Evelyne Grossman, Esthétique de Samuel Beckett, SEDES, 1999, coll. « Esthétique », pp. 48-
50.
23) Samuel Beckett, Quad, in Quad et autres pièces pour la télévision, trad. de l’anglais par Édith
Fournier, Les Éditions de Minuit, [1992] 2002 p. 13.
24) Gilles Deleuze, L’Épuisé, in Quad et autres pièces pour la télévision, op. cit., p. 80.
25) Ibid.
26) Ibid., p. 61.
27) Ibid., pp. 66-67 ; Samuel Beckett, L’innommable, op. cit., p. 37.
28) Gilles Deleuze, L’Épuisé, in Quad et autres pièces pour la télévision, op. cit., p. 74 : « Il y a
une spécificité de l’œuvre-télévision ».
29) Ibid., p. 12.
30) Ibid., pp. 80-81.
31) Ibid., p. 81.
32) Samuel Beckett, Watt, op. cit., p. 241.
33) James Knowlson, Beckett, op. cit., p. 1077.
34) Samuel Beckett, En attendant Godot, Les Éditions de Minuit, [1952] 2005, p. 81.

– 166 –

Vous aimerez peut-être aussi