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FRANCE

france-catholique.fr

Catholique
86 e année - Tiré à part des 3203 - 3204 - 3205 mars 2010
ISSN 0015-9506

Les docteurs de l’Église


et la mystique
DOSSIER
THÉOLOGIE

Les docteurs et l
T
out chrétien est un mystique même connues, mais on observe des dominantes natio-
s’il l’ignore, du moins doit-il l’être nales au lendemain du Moyen Âge. Au XVIe siècle
pour vivre sa foi. Le plus souvent on c’est l’Espagne mystique qui brille, au XVIIe siècle
considère que cette dimension de la c’est le tour de la France, puis au XVIIIe siècle
vie chrétienne relève de la spiritua- c’est l’Italie. Au XIXe siècle la situation est mar-
lité de chacun ne nécessitant pas de quée par le déclin de la mystique compensé par
formation particulière et par ailleurs la multiplication des épiphanies mariales qui se
on note qu’elle ne se prête pas à un enseigne- poursuivent au XXe siècle. Aujourd’hui on assiste
ment systématique comme la théologie morale à une sorte de « mondialisation » des charismes
par exemple. Le résultat peut être résumé en une mystiques donnant naissance à des dévotions
phrase : l’affectivité n’est pas évangélisée, ou ne adaptées aux nouvelles mentalités. Au XXe siècle,
l’est pas suffisamment. Cette situation n’est pas la sœur polonaise sainte Faustine est l’exemple
vraiment nouvelle, mais ce qui est nouveau c’est
l’esprit de notre temps où l’émotionnel orchestré
Chaque d’un sommet mystique parmi d’autres révélations
moins connues et remarquables.
par bien des facteurs, humains et techniques, est docteur est Quel usage fait-on de ces trésors de spiri-
devenu envahissant. La science n’a pas manqué tualité ? Dans le clergé la réserve, parfois l’oppo-
de s’y intéresser et même de proposer des solu- un univers sition, sont souvent la règle, faute de formation
tions, mais son registre est purement humain,
un humain blessé, qui ne tient pas compte du
original qui préalable ou par souci de privilégier l’action. Un
changement d’attitude serait souhaitable dans
surnaturel. doit être un monde comme affolé par l’absence de repères
Il existe des mystiques naturelles que Maritain notamment au plan affectif. La nature humaine,
proposait d’appeler des mystiques du miroir par étudié pour manipulée par les idéologies et les techniques, est
opposition à la mystique chrétienne qualifiée de
mystique du feu. C’est d’elle dont il sera question
lui-même faite pour l’amour et la vérité (Caritas in Veritate).
C’est la mystique qui peut aider nos contempo-
ici en vue de prendre la mesure des besoins et rains à trouver la paix intérieure et avec la paix,
des ressources qui sont offertes par la tradition la joie intérieure. Le clergé est au premier rang
catholique principalement. des chercheurs de paix et le modèle qui lui a été
La philosophie est au service de la théologie donné avec le curé d’Ars est tout un programme
qui est fondée sur la Révélation et est devenue, et un programme où la mystique est très présente.
avec la scolastique, une science. Elle doit garan- Le dossier proposé ici comportera quatre
tir l’orientation de la mystique qui vit de la foi, contributions. Les deux premières sur Thérèse
mais ne procède pas à l’aide de concepts. C’est la d’Avila et François de Sales ont été confiées à des
charité qui lui donne son mouvement, la mystique auteurs universitaires : Isabelle Alvira dont l’impo-
est une force unifiante qui couronne tous les sante thèse porte sur La vision de l’homme selon
savoirs. Le Christ est venu apporter le feu sur la Thérèse d’Avila (F.-X. de Guibert, 1994), et Hélène
terre et c’est son humanité qui est le chemin de Michon qui enseigne à l’université Rabelais de
la montée mystique vers l’union puis l’unité. Les Tours et a publié récemment un maître ouvrage
mystiques catholiques sont d’une merveilleuse sur François de Sales, une nouvelle mystique (Cerf,
variété et contrairement à la tradition orthodoxe 2008). Les deux autres contributions sont celles
qui ne connaît pas de femmes mystiques formel- de prêtres : Mgr Pascal Ide, prêtre du diocèse de
lement reconnues, la tradition catholique, elle, Paris et membre de la Communauté de l’Emma-
est riche depuis mille ans de mystiques féminines. nuel, qui vient de soutenir une thèse de théologie
L’ensemble
L’avènement des mystiques féminines a d’ailleurs à l’Institut catholique de Paris sur Le don chez
du dossier
coïncidé avec celui de la scolastique occidentale Hans Urs von Balthasar et Patrick de Laubier, pro-
forme un tout
menacée par le rationalisme. fesseur honoraire de l’université de Genève, qui a
ouvert au débat.
Les différents ordres ont donné à l’Église des notamment écrit sur les mystiques contemporains
mystiques hommes et femmes, leurs œuvres sont (Gabrielle Bossis, Maria Valtorta, etc.). n
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la mystique Dossier réuni par Don Patrick de LAUBIER

D
ix docteurs de l’Église sur trente- Bartolomé
trois of frent un enseignement Esteban
Murillo :
sur la vie proprement mystique, il Saint
s’agit des saints suivants : Éphrem Augustin,
le Syrien, Augustin, Bernard de La Vierge et
Clairvaux, Bonaventure, Catherine l'Enfant Jésus
de Sienne, Thérèse d’Avila, Jean de (1664).
la Croix, François de Sales, Alphonse de Liguori,
Thérèse de l’Enfant Jésus. Il y a trois femmes et un
diacre. Parmi les prêtres quatre sont des évêques.
Il y a six moines ou moniales. Selon les nations
actuelles, trois sont italiens, trois sont français et
deux espagnols. Deux sont de l’âge patristique,
trois du Moyen Âge et cinq de l’époque moderne
et contemporaine. On peut dire que la catégo-
rie la plus représentée est celle du monachisme
dans la période moderne et contemporaine (XVIe-
XXe siècle). Chaque docteur est un univers original
qui doit être étudié pour lui-même. Il y a pourtant
des traits communs et si tous n’ont pas commenté
le Cantique des cantiques comme l’ont fait saint
Bernard et saint Jean de la Croix, tous s’en sont
inspirés.
Il faut citer ici dom Guéranger à propos de
sainte Gertrude : On a remarqué que chez les
auteurs mystiques, l’amour divin emprunte sou-
vent le langage de l’amour profane. La remarque
est naïve assurément ; mais ne serait-ce pas au
contraire l’amour humain qui aurait dérobé à
l’amour divin ses expressions enflammées ?
Les poèmes d’Éphrem de Nisibe sont des
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hymnes pleines de théologie comme celles sur la


nativité qui chantent Marie et son enfantement
merveilleux, c’est le Cantique de la Mère très pure
et du Fils qui s’est ajusté à notre faiblesse. Sans se
lasser, Éphrem de Nisibe chante la Mère qui est
aussi la Sœur : Car elle est ta Mère, elle seule. Et ta d’autre (X, 22). Plus loin il s’écrie : Mon poids c’est
Sœur avec tous. Elle te fut Mère. Elle te fut Sœur.
Elle est aussi ton Épouse, avec les vierges pures. En
L'importance mon amour ; en quelqu’endroit que je sois emporté,
c’est lui qui m’emporte. Votre don nous enflamme
tout tu l’as ornée, toi qui de ta Mère es la beauté que tient la et nous soulève : nous brûlons et nous allons. Nous
(Hymnes de la Nativité XI). montons les degrés du cœur et nous chantons le
Saint Augustin qui aimait aimer, écrivit ses Mère de Dieu Cantique des degrés (XIII, 9).
Confessions en revivant le Cantique à sa manière
dans le récit d’une conversion qui lui a donné la
dans la vie Avec saint Bernard la mystique commence
à prendre une autonomie par rapport à la théo-
joie d’aimer : c’est Vous-même qui êtes cette joie. mystique logie qui, en Occident, va devenir une science.
C’est cela le bonheur ! Se réjouir de Vous, pour Cette mystique inaugure une dévotion mariale
Vous, à cause de Vous ; c’est cela et il n’y en a point qui deviendra peu à peu un vaste fleuve dont le
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ton cœur, de même à cet instant je te livre le Mien,
qui te fera vivre toujours. Le Cantique s’achève
avec la demande de la Bien-Aimée : Mets-moi
comme un sceau sur ton cœur. Pour Catherine, le
Bien-Aimé qui est Dieu, fit encore davantage. Ce
n’est plus moi qui vit mais le Christ qui vit en moi
(Galates 2,20).
Thérèse d’Avila dans les Pensées sur l’amour
de Dieu, cite le Cantique : Qu’il me baise du bai-
ser de sa bouche. Ô mon Seigneur et mon Dieu,
quelle parole est-ce là, dite par un ver de terre à son
Créateur ! Soyez béni. Vous, Seigneur, qui nous avez
instruits de tant de manières ! Mais qui oserait, mon
Roi, dire ces paroles sans votre permission. C’est
chose étonnante, on s’étonnera donc que je dise à
qui que ce soit de les dire… Puis elle ajoute : Qu’est-
ce qui nous étonne ?... N’approchons–nous point du
Saint Sacrement ? (OC, DDB, p. 565).
Jean de la Croix est l’auteur du Cantique spiri-
tuel qui a un caractère autobiographique et com-
mence ainsi : L'âme éprise de l’amour du Verbe Fils
de Dieu son Époux, désirant de s’unir à Lui par une
vision claire et essentielle, propose ses angoisses
d’amour, se plaignant à Lui de son absence, et ce
d’autant plus qu’étant blessée de son amour pour
lequel elle a quitté toutes choses, et soi-même
encore, elle se voit néanmoins privée de la présence
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de son Ami qui ne la délivre pas de cette chair


mortelle pour jouir de Lui en l’éternité de la gloire
(Exposition). Rappelons que c’est dans une prison
de Tolède que les trente premières strophes du
Cantique spirituel furent composées. Avec Thérèse
Cantique est la source écrite interprétée très libre- Bernard
de Clairvaux.
d’Avila, son aînée, il lutta et souffrit pour que le
ment par l’abbé de Clairvaux qui avait eu des pré- Carmel se réformât. Poète et grand mystique, sa
curseurs célèbres comme Origène et Grégoire de vie est une épopée humaine et surnaturelle dont
Nysse. Marie très sainte, l’Église et l’âme prennent il se fit le chantre inspiré. À moi sont les cieux et
le visage de l’Épouse du Cantique : Un lien mysté- à moi est la terre, et à moi sont les peuples ; les
rieux, essentiel à la spiritualité bernardienne existe justes sont à moi et à moi les pécheurs ; les anges
entre la préparation de l’âme à l’union en Dieu, son sont à moi et la Mère de Dieu est à moi et pour moi
appartenance au Corps de l’Église et la médiation parce que le Christ est à moi et tout entier pour moi
de Marie (Albert Béguin). La réponse (Prière de l’âme énamourée).
Saint Bonaventure, septième supérieur général François de Sales plaçait le Cantique avant
des franciscains, en pèlerinage sur l’Alverne, écrit de l'Église au la Genèse, car l’Amour a précédé la création. Cet
L’itinéraire de l’âme à Dieu comme un poème mys-
tique de sept chapitres décrivant le chemin que
jansénisme, Aigle de douceur (Sainte-Beuve), est l’auteur d’un
Traité de l’amour de Dieu qu’il écrivit entre 1607 et
l’âme doit parcourir pour rencontrer définitivement religion de 1614. Il en parla, dans une lettre à sainte Jeanne de
le Bien Aimé : Je me rappelai entre autres choses Chantal, comme d’une biographie de sainte Charité.
le miracle arrivé à notre père en ce lieu même, la la crainte Entre-temps, ils fondèrent la Visitation sainte
vision d'un séraphin ailé, qui lui apparut crucifié. Marie (1610) et c’est dans un des monastères de la
Catherine de Sienne priait Dieu de créer en Visitation qu’en 1673 Marguerite Marie fut visitée
elle un cœur pur et, selon le récit de Raymond de par le Christ qui lui montra son Cœur lorsqu’elle
Capoue, son confesseur, elle vit venir le Seigneur priait dans le jardin du couvent de Paray-le-Monial.
en personne lui enlever le cœur et s’en aller, de Le Cantique des Cantiques trouvait ainsi une éton-
sorte qu’elle demeurât sans cœur… Quelque temps nante mise en scène avec les Séraphins tenant le
après le Seigneur lui apparut et lui dit : Ma très rôle du chœur. C’est le sommet de ce que Brémond
douce fille, de même que, l’autre jour, Je t’ai enlevé a appelé « l’invasion mystique ».
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Alphonse de Liguori, patron des moralistes que beaucoup chercheront ce que les pasteurs
et des confesseurs (1950), est un grand mystique catholiques ne pourront ou ne voudront pas offrir.
auteur d’un ouvrage intitulé Manière d'Entretenir
avec Dieu une conversation continuelle et familière. En dehors des docteurs, la foule rayonnante
N’est-ce pas la vie spirituelle selon le Cantique
lorsque la Bien-Aimée déclare : Je te conduirais, je
Chaque des mystiques est la gloire de l’Église du Christ et
notre temps est riche d’amis de Dieu de tous âges
t’introduirais dans la maison de ma mère, tu m’en- docteur est et toutes conditions. Hier les mystiques tentaient
seignerais ? Ce grand confesseur dont l’œuvre riva- de raconter leurs expériences que les mots ne
lisa en nombre de rééditions avec celle de Voltaire, un univers parvenaient pas à exprimer. Aujourd’hui, nombre
fut la réponse de l’Église au jansénisme, religion de
la crainte. Dans les Gloires de Marie, il convoque
original qui d’entre eux écrivent ce que le Verbe de Dieu leur
inspire et lorsque le Magistère donne sa garantie
tous les saints pour attester l’importance de la doit être nous pouvons laisser évangéliser l’affectivité par
dévotion à la Mère de Dieu qui est la mystique cette rosée du ciel qui est aussi le vin fort dont
par excellence, le chemin qui conduit à la Voie, la étudié pour parle le Cantique. Le caractère accessible de bien
Vérité et la Vie de l’Amour.
Avec Thérèse de l’Enfant Jésus, le Cantique
lui-même des écrits mystiques contemporains ne l’est pas
aux dépens de la profondeur. Plus généralement il
devient une histoire contemporaine et l’ouragan, faut se souvenir que ce n’est pas aux sages et aux
dont parla Pie XI à propos de sa popularité, conti- savants, mais aux tout-petits que la connaissance
nue à souffler sur tous les continents. Elle voulait du Père et du Fils est révélée.
être le Cœur dans l’Église et suivre toutes les voca- Les études sur la mystique sont souvent déce-
tions : une flamme de vantes parce que l’érudition ne permet guère
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Yahvé. Les grandes eaux d’entendre ce que les mystiques écoutent. On


ne pourront éteindre peut appliquer ici la parole de Jésus : les brebis le
l’amour, ni les fleuves le suivent parce qu’elles connaissent sa voix (Jean
submerger. Patronne des 10,4). Seule la lecture des œuvres est féconde,
missions, ses reliques encore faut-il choisir les textes et la variété des
vont là où elle aurait lecteurs, des lieux et des moments exige un dis-
voulu se rendre mais, en cernement et des guides. L’enseignement de la
entrant dans la Vie le jour mystique devrait consister
de sa mort, elle a prouvé surtout en des propositions
que l’Amour c’était le de lectures qui seront d’au-
Christ et par Lui la Trinité tant plus pertinentes qu’elles
très sainte. seront déjà expérimentées
On ne peut pas par- par celui qui les indique.
ler d’un progrès d’Augus- Pour conclure ces brèves
tin à Thérèse en passant observations il faut remar-
par Catherine et les autres quer l’importance que tient
grands mystiques. Chacun la Mère de Dieu dans la vie
apporte son trésor au service mystique et dans les œuvres
de l’Église. Ce qui change en des mystiques, docteurs ou
revanche, c’est l’écho que pro- non. Au commencement de
duisent ces enseignements l’Évangile, la Reine des mys-
et une tâche très importante tiques fut enceinte du Fils
consiste à les faire connaître. de Dieu sans que Joseph le
Si l’Église a retenu ces docteurs juste n’en sache la cause et
ce n’est pas pour les mettre sous ce fut un moment son tour-
le boisseau et la formation à une ment. Par la suite, au cours
mystique catholique ne fait pas des siècles, il est arrivé que
assez partie des cursus, aussi bien d’authentiques mystiques ne
dans les séminaires que dans les Saint Thomas d'Aquin soient pas reconnus aussitôt
congrégations. Chez les orthodoxes, qui n’ont pas et Catherine de Sienne, par le Magistère et cette épreuve est devenue
habituellement la formation scolastique, les Pères par Pedro Villegas comme une vérification de l’authenticité de ces
offrent une sagesse qui laisse davantage de place Marmoleja (1575).
témoins. En effet il n’y a pas seulement de vrais
à la mystique. En ce XXIe siècle annoncé comme mystiques et de faux spirituels, mais il arrive que
métaphysique et religieux, la mystique a une place de vrais mystiques deviennent des faux mys-
à prendre qu’il faut lui donner sinon c’est ailleurs tiques. n
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Thérèse d'Avila par Isabelle ALVIRA

Sainte Thérèse d’Avila (1515-1582), l’amour de Dieu pour nous ? Comment le décou-
vrir ? Comment se manifeste-il ? Et l’homme, peut-
réformatrice du Carmel, première femme il vraiment aimer Dieu ? Que doit-il faire ? Y a-t-
docteur de l’Église avec sainte Catherine il un lien entre l’amour de Dieu et des autres ?
de Sienne (1970), est l’une des figures Thérèse, forte de son savoir, répond aux grandes
questions que nous nous posons sur ce sujet fon-
mystiques les plus influentes de damental.
ces derniers siècles.

T
hérèse , si séduite dans sa jeunesse par L’amour de Dieu pour l’homme
les romans de chevalerie, a laissé à la
postérité des romans d’amour, bien plus La première difficulté consiste à découvrir
passionnants encore, entre Dieu et elle. et à croire à l’amour que Dieu nous porte. Il ne
Ses écrits, rédigés à la première personne, fait acception de personne ; Il aime tout le monde
nous introduisent dans une aventure réellement (V 27). Dieu n’a de cesse de nous manifester son
vécue, palpitante, montrant à la fois l’action de amour : Votre Majesté cherche mille moyens, mille
Dieu dans son âme et sa réponse, avec des dia- voies, mille inventions pour nous montrer l’amour
logues débordants de tendresse, de simplicité qu’Elle nous porte. Et nous, si peu exercés à vous
et d’humour. Sa relation avec Dieu a enflammé
et transformé son âme et celle d’innombrables
Seulement aimer, nous en faisons peu de cas (PAD 1).
En outre, nous savons que pour que l’amour
personnes à travers les siècles. Et cela parce que certains soit vrai et l’amitié durable, il faut la parité de
l’histoire de la sainte d’Avila, dans sa singularité, conditions (V 8). Que faire alors pour surmon-
comporte un message universel. reçoivent le ter un tel obstacle ? C’est Dieu et lui seul qui
Elle nous raconte ses expériences humaines et
divines avec un langage populaire, dépourvu de
cadeau d'une peut l’aplanir, en se donnant le premier et en
nous donnant son propre amour afin que nous

© JUNG ESPRIT-PHOTO.COM - CARMEL DE CLAMART.


tout bagage savant. expérience l’aimions. C’est lui, dit sainte Thérèse, qui a com-
S’il est vrai, comme nous le suggère Patrick mencé cette guerre d’amour (E 16), car Dieu nous
de Laubier, que tout chrétien est appelé à la mys- exception- a donné l’être, il nous a tirés du néant. Il nous
tique, c’est-à-dire à l’union amoureuse avec Dieu,
seulement certains reçoivent le cadeau d’une
nelle de la conserve l’existence, et bien longtemps avant de
nous créer, Il a préparé pour chacun de ceux qui
expérience exceptionnelle de la présence de Dieu présence de existent actuellement tous les autres bienfaits de
dans leur âme. Mais ce don, véritable avant-goût ses souffrances et de sa mort (V 10). Dieu ne se
du Ciel, est offert à travers eux à toute l’Église. Dieu dans contente donc pas de nous combler de ses dons. Il
Thérèse éprouve de manière extraordinaire ce que
nous sommes tous appelés à éprouver par des
leur âme se donne lui-même à nous de plusieurs manières.
Il nous envoie son Fils qui guérit notre nature, et
voies ordinaires : cet amour infini de Dieu dont dont l’Humanité est pour nous, d’après Thérèse, le
nous serons comblés en plénitude au Ciel : Dieu chemin par excellence pour parvenir à la Divinité.
veut montrer l’amour qu’Il nous porte. Il fait com- Il nous donne le Saint-Esprit, c’est-à-dire son
prendre à certaines âmes jusqu’où va cet amour, propre amour, pour que nous puissions l’aimer.
et nous porte par là à chanter ses grandeurs. Car Il Dès lors le problème de la disparité de conditions
s’unit d’une façon tellement intime à sa créature, n’en est plus un, par le simple fait que Dieu vient à
que, suivant l’exemple de ceux qui sur la terre sont notre rencontre, en nous divinisant.
unis pour toujours, Il ne veut plus se séparer d’elle Mais, ô Seigneur du ciel et de la terre, est-il
(VII D, 2). bien vrai que, même dès cette vie mortelle, on
Mais est-il vraiment possible à tout homme puisse jouir de vous dans une amitié si intime ?
d’avoir accès à un tel amour ? Comment croire à Oh ! Comme le Saint-Esprit le dit clairement par les

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paroles du livre des Cantiques ! Et cependant nous cet amour. De manière pédagogique, Dieu nous
ne voulons pas le comprendre. Ne nous révèlent- montre son amour pour que nous apprenions à
elles pas les délices que vous réservez aux âmes ? Tout amour aimer. Il fait notre éducation affective et senti-
Quelles caresses ! Quelle suavité ! Une seule de mentale. Il n’épargne ni paroles, ni gestes, ni actes
ces paroles devrait suffire pour nous transformer humain n'est pour montrer son amour aux âmes.
en vous ! Par combien de voies, de manières, ou
de modes divers ne nous montrez-vous pas votre
qu'un pâle Voilà pourquoi Thérèse s’étonne en constatant
la surprise avec laquelle nous accueillons, par
amour ? (PAD 3). reflet de cet exemple, les paroles du Cantique des cantiques :
En voyant ce qu’est l’amour de Dieu, la manière Qu’il me donne un baiser de sa bouche (Cantique
dont il se manifeste à l’homme, nous comprenons amour des Cantiques, 1). Nous pensons qu’elles sont
que tout amour humain n’est qu’un pâle reflet de trop osées pour les attribuer à Dieu et nous avons

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DOSSIER
peur de les écouter. Ô mon Dieu, quelle misère que elle est essentiellement personnalisante. Thérèse
la nôtre ! Nous ressemblons à ces animaux veni- nous montre que c’est seulement dans le don
meux qui changent en poison tout ce qu’ils man- amoureux au Christ que l’homme trouve son iden-
gent. Quelles grâces merveilleuses Dieu ne nous tité profonde et sa pleine réalisation. L’union de
accorde-t-il pas ici en nous faisant comprendre l’homme avec Dieu est une union amoureuse qui
le bonheur de l’âme qui l’aime et en nous encou- respecte l’altérité :
rageant à lui parler et à mettre en lui notre joie ! Le rien vous l’unissez à l’être infini
Malgré cela nous aurons peur et nous donnerons à Et, sans le faire disparaître, vous le transformez,
ces paroles un sens conforme au peu d’amour que Ne trouvant rien en lui qui soit digne de votre
nous ressentons pour lui (PAD 1). amour, vous l’aimez,
Mais mon Dieu qu’est-ce qui nous effraie Par vous, notre néant devient grandeur (P 7).
dans ces paroles ? Ne faudrait-il pas plutôt admi-
rer l’œuvre elle-même ? Est-ce que nous ne nous
approchons pas du très saint Sacrement (PAD 1), Réponse de l’homme à Dieu
où Dieu se donne à nous comme aliment avec son
corps, son sang, son âme et sa divinité ? L’union amoureuse implique la réciprocité dans
Et elle ajoute : Si vous entendez des paroles le don, car l’amour appelle l’amour (V 22). Voici
de tendresse sur les rapports intimes de Dieu avec les paroles que sa Majesté me répète souvent en
l’âme, ne vous en étonnez pas. L’amour que Dieu a me montrant un profond amour : "Désormais tu es
eu, et a pour nous malgré notre faiblesse, m’étonne mienne, et moi je suis tien" (V 39) ; et en une autre
bien davantage et me jette dans le ravissement. À
la vue de cet amour, je comprends que les paroles
L'union de occasion : "Je t’ai donné mon Fils, le Saint-Esprit et
cette Vierge, que peux-tu me donner en retour ?"
dont Dieu se sert pour nous le montrer ne sont l'homme (RD 19).
point exagérées : ses œuvres nous en manifestent Dans cette relation d’amour, l’initiative de
davantage encore (PAD 1). avec Dieu l’homme est avant tout une réponse. Voilà pour-
Dieu prend donc possession de l’âme, la
conduisant à une union amoureuse au caractère
est une quoi on commence à aimer Dieu en méditant sur
ce qu’on lui doit, car si nous ne savons ce que nous
nuptial qui domine la mystique thérésienne. D’où union recevons, nous ne stimulons pas à aimer (V 10).
le choix de la terminologie pour le signaler : union, L’amour est un don. Mais nous pouvons l’ac-
fiançailles, mariage. amoureuse cueillir ou non. Cela met en relief l’importance
Thérèse montre, ainsi, que l’union transfor-
mante a des degrés. Elle a recours à l’analogie de
qui respecte de notre liberté et de nos dispositions. Dieu ne
s’impose pas à nous. Répondre à l’amour de Dieu
l’amour humain entre un homme et une femme, l'altérité suppose donc, comme l’affirme Thérèse, un acte
pour parler de l’amour entre Dieu et l’âme, parce de détermination bien déterminée (ch. 23).
qu’il y a en effet une analogie. Le désir actuel Voilà pourquoi l’amour de Dieu s’est tou-
d’effacer toute différence, parfois même dans le jours présenté aux yeux des mystiques comme
vocabulaire mystique, montre que dans la relation un cadeau de Dieu lui-même, certes, mais aussi
amoureuse la volonté est utilisée au minimum. En comme une conquête. Seul celui qui cherche
revanche, Thérèse, à la suite de toute la tradition Dieu, c’est-à-dire celui qui le désire, peut le trou-
catholique, rappelle que l’amour s’enracine avant ver. Si nous mettons une foule d’obstacles à sa
tout dans la volonté. Et montre que celle-ci, pour venue, comment viendra-t-il à nous ? (V 8). Et cela
se donner définitivement, a besoin d’une intro- demande un travail, un effort (ascèse) afin de se
duction et de parcourir différentes étapes : amitié, disposer à l’union avec Dieu. La lutte pour acquérir
fiançailles, mariage. La volonté représente ici, les vertus, pour se détacher de soi-même et pour
d’une manière profonde, l’intériorité humaine. se rendre disponible à Dieu à travers la prière,
Toute la vie mystique n’est autre chose qu’un est indispensable. Et cela à tous les moments du
processus de croissance de l’amour qui aboutit à la cheminement spirituel. Même lorsqu’on parvient
divinisation de l’homme, car l’amour, comme le dit au pur amour, c’est-à-dire à l’abandon total entre
saint Jean de la Croix, établit la ressemblance entre les bras de Dieu, l’âme doit être toujours vigilante
celui qui aime et l’objet aimé (La Montée du Mont (VII D 3).
Carmel, I, ch. 4). Cependant l’union avec Dieu ne
conduit pas à une sorte de panthéisme, de fusion L’union avec Dieu passe nécessairement à tra-
avec la Divinité, où la personnalité humaine s’éva- vers le Christ, et en particulier à travers sa sainte
nouirait en quelque sorte, abîmée dans la Divinité. Humanité. Nous ne pouvons plaire à Dieu que par
La relation de Thérèse avec Dieu procède d’un la très sainte Humanité de Notre-Seigneur ; c’est
Dieu personnel et a lieu au centre de la personne : par elle qu’Il veut nous accorder des grâces signa-

8 FRANCECatholique n°3203 12 mars 2010


lées (…) Telle est la porte, par laquelle nous devons tôt comme quelque chose de purement spirituel,
entrer (V 22). La relation avec un Dieu qui est incorporel, abstrait, intellectuel ; tantôt comme un
Homme à la fois, souligne la proximité de Dieu, élan purement sentimental, irrationnel, émotif.
sans diminuer pour autant sa transcendance. La Elle n’accepte pas un prétendu spiritualisme
vue de Notre Seigneur et les entretiens si fréquents désincarné. Elle accepte la réalité matérielle telle
que j’avais avec Lui augmentèrent beaucoup mon qu’elle s’impose à elle, se méfiant de tout ce qui
amour et ma confiance. Je comprenais que, s’il est irait à l’encontre de la nature des choses. Elle
Dieu, il est Homme aussi et qu’il ne s’étonne pas des rejette ainsi l’idée de certains auteurs qui préten-
faiblesses des hommes (...) Je puis traiter avec Lui, daient arrêter les opérations naturelles des puis-
tout Seigneur qu’il est, comme avec un ami (V 37). sances pour parvenir plus vite à la contemplation ;
Dieu aime l’homme dans le Christ et l’homme ou celle de ceux qui cherchaient des conditions
aime Dieu à travers le Christ, en s’identifiant à exceptionnelles pour rencontrer Dieu : Nous pou-
lui. Il est le Chemin, le seul chemin. D’où l’objectif vons partout aimer ce Dieu souverain, aussi bien
de toute la mystique thérésienne : s’identifier au "au milieu des marmites", qu’au cœur même de la
Christ, faire en sorte que ce soit Lui qui vive en
nous : Le Christ est ma vie, dit-elle. Voilà à mon Elle s'est cour, car le véritable amant aime partout son bien-
aimé et ne perd jamais son souvenir (F 5).
avis, ce que l’âme peut dire dans le mariage spiri-
tuel (VII D 2).
attaquée Vouloir se passer des réalités corporelles pour
chercher Dieu lui semble une folie, car nous ne
à un faux sommes pas des anges, nous avons un corps (V 9).
Si le Christ nous a montré son amour en mou-
rant sur la croix, nous ne pouvons pas nous faire mysticisme On connaît par ailleurs son goût pour les images
et pour tous les signes sensibles (liturgie, sacre-
une fausse idée de l’amour, en voulant éviter de
prendre part à ses souffrances rédemptrices . Ce
pour lequel ments, eau bénite, etc.).
Elle s’est attaquée également à un faux mys-
qui explique le mot que Thérèse a entendu un l'amour de ticisme pour lequel l’amour de Dieu est synonyme
jour : Tu sais déjà les fiançailles qu’il y a entre moi
et toi ; dès lors ce que j’ai est à toi ; je te donne donc Dieu est de consolations, de jouissance et de quiétude. Or
Thérèse ne condamne pas ces sentiments-là, mais
tous les travaux et toutes les souffrances que j’ai
endurées ; tu peux demander à mon Père tout cela
synonyme de elle les distingue clairement de l’amour, car ils n’en
sont que des effets. En soulignant ce fait, elle met
comme un bien propre (RD 43). consolations, en relief ce qu’est l’essentiel de l’amour, à savoir le
De même que la jouissance ne s’identifie pas à
l’amour, mais est un effet, de même la souffrance de jouissance don : Non, l’amour ne consiste pas à répandre des
larmes, ni à goûter ces douceurs et ces tendresses
ne s’identifie pas, non plus, à elle. On peut jouir
et ne pas aimer, on peut souffrir et ne pas aimer.
et de que l’on désire ordinairement pour y trouver de la
consolation. Il consiste à servir Dieu dans l’humi-
Néanmoins l’amour vrai est indissociable en ce quiétude lité. Sans cela, nous semblerions recevoir toujours
monde de la souffrance et procure aussi une et ne rien donner (V 11).
jouissance d’autant plus grande qu’elle n’a pas été Il est frappant de constater que le mariage
recherchée pour elle-même. spirituel se conclut par un cantique louant la
valeur des œuvres : Voilà à quoi sert le mariage
spirituel qui doit toujours produire des œuvres,
Aimer avec son cœur et encore des œuvres. Telle est la vraie marque à
laquelle nous pouvons reconnaître que ces grâces
Aimer veut dire pour l’homme aimer avec et ces faveurs viennent de Dieu (VII D 4).
son cœur. Et le cœur est comme la synthèse de
toutes les dimensions corporelles et spirituelles L’amour de Dieu dont nous parle Thérèse n’est
de son être : intelligence, volonté, sentiments. pas celui d’une volonté pure ou angélique, mais
C’est l’homme total qui doit s’unir à Dieu, car d’un cœur humain qui exprime par conséquent
l’amitié se noue entre personnes, et non entre les son amour de la même manière qu’elle le ferait
intelligences, ou les volontés ou les sentiments pour toutes les personnes humaines qui lui sont
seulement. chères. Vous savez bien vous exprimer quand vous
L’amour imprègne tout notre être et par là parlez aux créatures, pourquoi ne trouveriez-vous
même affecte toutes nos facultés : la volonté, pas des paroles lorsqu’il s’agit de vous entretenir
l’intelligence, les sentiments. Nous pensons à l’être avec Dieu ? (ch. 28).
cher, nous voulons le voir, l’entendre… Cela explique la familiarité avec laquelle
Sainte Thérèse s’est efforcée de réfléchir à la Thérèse s’adresse toujours à Dieu. J’ai pris la har-
nature de l’amour, rejetant une double erreur dans diesse de me plaindre de sa Majesté et je lui ai
la manière de concevoir l’amour de Dieu : tan- dit : "Eh quoi ! Oh mon Dieu, n’est-ce pas assez

FRANCECatholique n°3203 12 mars 2010 9


DOSSIER
que vous me reteniez dans cette misérable vie ! vraiment digne de ce nom, tandis que ces affec-
(…) Or les quelques instants qui me restent pour tions basses de la terre l’ont usurpé et ne le méri-
jouir de votre présence, vous vous cachez ! (…) tent point (ch 7).
Comment votre amour pour moi peut-il le souffrir ?
Seigneur, s’il m’était possible de me cacher de vous,
La vie Si donc ces âmes aiment le prochain, elles dési-
rent passionnément qu’il aime Dieu et qu’il en soit
comme vous vous cachez de moi, je suis persuadée humaine… aimé. Dans le cas contraire, elles le savent, l’amour
que votre amour pour moi ne le souffrirait pas !
Mais vous êtes toujours avec moi et me voyez tou-
est divinisée ne serait pas durable. Cet amour, d’ailleurs, leur
coûte cher ; car elles ne négligent rien de ce qui
jours. Une telle inégalité est trop dure, ô mon Dieu.
Considérez, je vous en supplie, que c’est faire injure
par l'amour est en leur pouvoir pour être utiles à leur prochain.
Elles sont prêtes à sacrifier mille fois leur vie pour
à celle qui vous aime tant" (V 37). de Dieu lui procurer le moindre bien. Ô précieux amour ! Il
Il n’y a pas d’amour sans dialogue. D’où l’im- s’applique à imiter le Prince de l’amour, Jésus, notre
portance de la prière, ce commerce intime d’amitié bien ! (ch 7).
où l’on s’entretient souvent seul à seul avec ce Dieu
dont on se sait aimé (V 8).
L’amour éprouvé par Thérèse est celui d’une Conclusion
femme qui a su intégrer parfaitement toutes les
dimensions de sa personne. Son amour montre L’expérience mystique montre avec force
à la fois la présence de sa volonté libre, de son que la vocation de l’homme à l’amour ne peut
intelligence et de ses sentiments. De plus, elle Références s’accomplir pleinement qu’en nous ouvrant de
découvre clairement les répercussions corporelles bibliographiques : façon vitale l’amour de Dieu. C’est en l’aimant que
de ses expériences mystiques. La gloire et le repos l’homme découvre et réalise son identité.
que l’âme éprouve dans l’union avec Dieu rejaillis- Œuvres complètes de La vie humaine, tout en restant humaine, est
sent sur le corps. L’homme n’est pas une dualité Sainte Thérèse de Jésus, divinisée par l’action de Dieu. Nous pouvons affir-
de natures difficiles à assembler, mais une unité éd. du Seuil. mer, suivant la pensée thérésienne, que la nature
harmonieuse de matière et d’esprit. Sa spiritualité humaine n’est authentiquement naturelle que
se manifeste dans ses actions les plus matérielles, Vie écrite par elle-même : lorsque la personne vit une vie surnaturelle. Son
mais l’homme demeure aussi un être corporel V humanité ne s’évanouit pas au contact avec Dieu ;
jusque dans la spiritualité la plus profonde . au contraire, elle devient plus réelle, comme cela
Chemin de la Perfection : se voit par le nombre et la qualité de ses opéra-
Ch tions. Un fantôme, en revanche, ne produit rien.
L’amour des autres La capacité transformante de l’amour explique
Le château de l’âme ou le qu’il ait toujours été comparé au feu, qui trans-
L’amour est par essence un dans le cœur de livre des Demeures : forme tout ce qu’il touche. Le Saint-Esprit, qui est
l’homme. Nous avons un seul cœur pour aimer D l’Amour de Dieu, est représenté par des langues
Dieu et les autres. Sainte Thérèse constate, en de feu. Sainte Thérèse, tout comme Saint Jean
aimant Dieu, un phénomène très intéressant : Pensées sur de la Croix a constamment recours à cet élément
l’élargissement de son âme. La capacité d’aimer l’amour de Dieu : pour parler de l’amour transformant de Dieu : De
qu’a la volonté humaine est une participation à PAD même que le phénix, d’après ce que j’ai lu, après
l’amour de Dieu : L’amour, à mon avis, est comme être passé par le feu, renaît de ses cendres avec
une flèche que lance la volonté. Si cette flèche part Relations spirituelles : une nouvelle vie, de même aussi l’âme est toute
avec toute la force que possède la volonté délivrée R transformée par ce feu divin d’où elle sort avec des
déjà de toutes les choses de la terre et occupée désirs nouveaux et le plus mâle courage (V 39).
de Dieu seul, elle doit très certainement faire une Relations diverses : Or nous connaissons le résultat de ce feu
blessure à Sa Majesté. Aussi, enfoncée en Dieu Lui- RD dévorant en constatant l’activité déployée par les
même qui est amour, elle en revient avec les plus mystiques comme Thérèse, mais aussi en admirant
grands profits (PAD 6). Les Fondations : leur ouverture aux autres, leur don sans condi-
Par conséquent plus l’homme est uni à Dieu, F tions, leur joie, leur liberté, leur paix.
plus il aimera les autres tels que Dieu les aime. Peu de mois avant sa mort, Thérèse écrit : Je
Ceux-là, direz-vous, n’aiment donc, et ne savent Poésies : goûte une grande paix intérieure. Les joies et les
aimer personne si ce n’est Dieu ? Je réponds qu’ils P peines ont peu de puissance pour m’enlever long-
aiment beaucoup plus : leur amour est plus vrai, temps cette présence des trois personnes divines
plus ardent et plus utile ; enfin c’est de l’amour. Exclamations : dont il m’est absolument impossible de douter
Ils sont toujours beaucoup plus portés à donner E (R 7). Toute l’œuvre de sainte Thérèse semble
qu’à recevoir ; telle est leur disposition à l’égard du vouloir dire que pour celui qui aime Dieu, le ciel
Créateur lui-même. Leur amour, je vous l’assure, est commence dès ici-bas. n

10 FRANCECatholique n°3203 12 mars 2010


FRANCE
france-catholique.fr

Catholique
86 e année Hebdomadaire n° 3204 - 19 mars 2010 3€
ISSN 0015-9506

Les docteurs de l’Église et la mystique (2)

François de Sales
DOSSIER
LES DOCTEURS ET LA MYSTIQUE (2e partie)

François de Sale
S
Ce samedi 20 mars, à partir de 7 h 30, les Grand Siècle demeure pour beau-

CLICHÉ DENIS VINçON / MUSÉE DAUPHINOIS


i le
coup le siècle des bienséances et de
Visitandines retrouvent à Grenoble, le temps la civilité, tant du point de vue lit-
d'une journée, le monastère construit pour téraire que du point de vue social,
elles au XVIIe siècle et dont François de Sales on omet souvent de considérer que
cette dernière, avant de définir les rapports à
lui-même a posé la première pierre. Cette autrui, a permis de caractériser un certain rap-
journée monastique organisée à Sainte-Marie port à Dieu lorsque, sous l’impulsion magistrale
d'en-Haut à l'initiative des religieuses du d’un François de Sales, la dévotion a pour ainsi
dire rejoint le monde. Rappelons brièvement le
monastère de la Visitation de Voiron est contexte historique qui précède l’émergence de
ouverte au public auquel est proposé, depuis la spiritualité salésienne. La vie chrétienne est
le 5 mars, un
parcours de
découverte
de l'ancienne
vocation
religieuse du
lieu. Depuis
1968 et après
une longue
histoire
tourmentée,
le couvent
est devenu
le Musée
dauphinois.
Nous nous
associons à l'émotion de nos amies de la placée, depuis saint Paul, sous le signe du com-
Visitation de Voiron et à la démarche de tous bat – il s’agit de lutter contre le vieil homme
pour faire triompher l’homme nouveau recréé
les visiteurs de la très belle exposition réalisée par le Christ –, mais une théologie chaque fois
par ce musée, en publiant ici le deuxième plus complexe et une mystique chaque fois plus
abstraite ont fini, en cette fin du Moyen âge,
article du dossier réuni par le Père Patrick par occulter quelque peu cet aspect central de
de Laubier sur les docteurs de l'Église et la la spiritualité chrétienne.
mystique. Après l'article d'Isabelle Alvira sur Certains ouvrages auront alors pour fina-
lité de le remettre à l’honneur : l’Imitation de
Thérèse d'Avila, la semaine dernière, voici une Jésus-Christ fait figure de fleuron d’une telle
étude sur François de Sales par Hélène Michon. littérature qui unit indissolublement l’itinéraire

12 FRANCECatholique n°3204 19 mars 2010


par Hélène MICHON * Visitation de Grenoble : Sainte-Marie

s
d'en-Haut. Ci dessous : chapelle

de l'anthropologie
conventuelle du XVIIe siècle. Décor
peint en 1666 pour la célébration de la
canonisation de saint François de Sales.

à la mystique
Page précédente : détail du décor peint
sous la tribune de la chapelle. Pose de la
première pierre par Christine de France
et François de Sales en 1619.

de l’âme vers Dieu, à la connaissance de soi et consacré à la vie dévote qu’à celui consacré à la
au combat ascétique vie mystique : le Traité de l’Amour de Dieu.
François de Sales se démarque, de ce point Une C’est que l’auteur de l’Introduction à la vie
de vue, de ses prédécesseurs : l’Introduction à la
vie dévote constitue, en effet, une solution de
anthropologie dévote développe ce que nous pourrions appe-
ler une anthropologie de la convenance entre
continuité puisqu’elle marque le passage d’une de la l’homme et Dieu, qui n’est pas sans modifier
littérature centrée sur le combat à une littéra- par voie de conséquence son appréhension de
ture centrée sur la dévotion. Si le combat ascé- convenance la vie de relation avec Dieu. Pour lui, en effet, le
tique y est certes reconnu comme nécessaire,
il ne fonctionne pas comme point de départ de
entre l'homme rapport qui existe entre l’homme et Dieu n’est
pas de disproportion, d’infinie distance mais
l’itinéraire qui conduit l’âme à Dieu. Ce nouvel et Dieu tout au contraire de convenance, de similitude,
éclairage se vérifie aussi bien dans son ouvrage de proportion. L’homme a conservé avec Lui une

FRANCECatholique n°3204 19 mars 2010 13


GRENOBLE
Il y a quatre siècles, Sainte-Marie d’en-Haut

P
our célébrer le quatrième centenaire de l’ordre brodées de fils de soie, véritables peintures exécutées à
de la Visitation Sainte-Marie et rendre hommage à l’aiguille. Ou encore des croix reliquaires en argent portées
ses fondateurs, le Musée dauphinois propose une par les sœurs.
nouvelle lecture du lieu qu’il occupe depuis 1968, Plus loin, dans le chœur des religieuses, un nouvel
au fil d’un parcours qui traverse le monastère. entretien filmé de l’historienne Anne Cayol-Gerin replace
Une invitation à mieux appréhender les fondements d’un la naissance de l’ordre de la Visitation Sainte-Marie dans le
ordre religieux et à découvrir l’histoire mouvementée du contexte politique et religieux du XVIIe siècle. Marqué par
monastère de Sainte-Marie d’en-Haut. la Réforme catholique incarnée par le concile de Trente, ce
Sous les arcades du cloître, la statue de François de siècle connaît, selon ses propos , « le plus grand mouvement
Sales a retrouvé sa place dans le monastère après une de reprise en main de l’Église ». Un mouvement qui
absence de plusieurs décennies. Elle semble veiller entraîne la multiplication des monastères à Grenoble.
à nouveau sur ce lieu et annonce le début du parcours De beaux portraits, dont celui de Jeanne de Chantal
de visite. Peu après, un premier écran vidéo délivre le prêté par le monastère de la Visitation de Voiron, ou celui
témoignage d’une visitandine du monastère du May à d’une ursuline qui lui fait face, ornent les murs austères du
Voiron sur son engagement spirituel : « J’avais 16 ans, chœur des religieuses. Près de la grille de la chapelle est
confie-t-elle, lorsque le sermon d’un prêtre a déterminé installé le portrait de François de Sales.
ma vie : "Le Christ continue d’appeler des jeunes gens à Il faut ensuite franchir la grille qui isolait les visitandines
Lui consacrer leur vie comme Il l’a fait à Nazareth sur et entrer dans la chapelle, joyau de l’art baroque. Rare
les chemins de Galilée. Ce n’est pas Lui qui n’appelle témoignage d’un décor peint d’après les instructions du
plus, c’est nous qui entendons mal. Dans cette assemblée, père jésuite Claude-François Ménes trier, ces peintures
n’y aura-t-il pas un jeune homme ou une jeune fille qui, réalisées par Tous saint-Largeot pour célébrer la
entendant ce que je viens de dire, comprendra soudain canonisation de François de Sales, reprennent sens grâce
cela : C’est pour moi ?" J’ai reçu ces mots en aux explications données par Gérard Sabatier
plein cœur et n’ai pas douté un instant que « Le plus grand dans un entretien filmé. Historien, auteur
le Christ me les adressait. Inutile de décrire
le combat qui a suivi la joie profonde que j’ai
mouvement de de l’ouvrage Claude-François Ménestrier,
les jésuites et le monde des images, Gérard
éprouvée alors… Un combat qui a duré des reprise en main Sabatier dévoile avec passion les mystères
années, jusqu’au moment où je n’ai plus pu d’un décor conçu pour faire l’éloge du saint
reculer pour rejoindre la vie contemplative. de l'Église » mais aussi pour immortaliser les grands
Mais il a d’abord fallu choisir un ordre épisodes de l’histoire de la Visitation.
monastique. La lecture des lettres d’amitié Enfin, dans la chapelle latérale dédiée
de François de Sales a emporté mon choix et j’ai voulu en à saint François de Sales et à la Vierge, le tableau de
quelque sorte le suivre… Peu à peu, la vie en Visitation, par Jacques-André Treillard (1712–1794) a repris sa place en
sa simplicité, par sa cordialité, par cet appel à l’humilité et surplomb de l’autel. Il représente le saint en habit d’évêque
à la douceur, m’a attirée. Et j’ai progressivement compris accueillant dans les cieux sainte Jeanne de Chantal revêtue
la richesse, la profondeur de cette page d’Évangile : la de l’habit de visitandine.
rencontre de Marie et d’Élisabeth, rencontre de l’homme Entièrement dépoussiéré et traité pour raviver les
avec son Dieu et surtout de Dieu avec chaque homme. Et couleurs, le retable de cette chapelle resplendit. Et depuis
pouvoir passer ma vie à chanter cette page d’Évangile est quelques jours, la porte du tabernacle, subtilisée dans
une joie profonde, une joie que je suis toujours heureuse de les années 1970, est reconstituée à l’identique d’après
partager avec tous ceux qui viennent dans notre monastère photographies. Elle montre un pélican nourrissant ses petits
et tous ceux que j’approche d’une manière ou d’une autre. dans leur nid.
Et comme disaient les prédicateurs autrefois : "C’est la grâce
que je vous souhaite. Amen." » Musée dauphinois, 30, rue Maurice Gignoux, 38031
La visite se prolonge dans le couloir qui conduit à la Grenoble cedex 1. Ouvert tous les jours (10h-18h), sauf le
chapelle où est relatée l’histoire réactualisée du monastère, mardi et le 1er mai. Entrée gratuite. Tél. : 04.57.58.89.01,
enrichie des dernières recherches et complétée de www.musee-dauphinois.fr
Vient de paraître : Chantal Spillemaecker, Sainte-Marie
nouveaux objets de dévotion provenant des collections du d’en-Haut à Grenoble. Quatre siècles d’histoire, Éd. Musée
musée et du monastère de la Visitation de Voiron. Ainsi sont dauphinois, 120 pages tout en couleur, 15 €. Lire aussi :
exposés en vitrine des ouvrages réalisés par les religieuses Gérard Sabatier, Claude-François Ménestrier, les jésuites et le
au XVIIe siècle, telles ces bourses de toile satinée, finement monde des images, PUG, 335 pages + CD audio, 35 €.

14 FRANCECatholique n°3204 19 mars 2010


CLICHÉ DENIS VINçON / MUSÉE DAUPHINOIS

Chapelle de Sainte-Marie
réelle convenance : Nous sommes créés à l’image d'en-Haut. Détail du senti. Il nous faut répondre par la négative, car
et semblance de Dieu : qu’est-ce à dire cela, sinon décor de 1666 : Vase l’auteur n’hésite pas à qualifier cette inclination
que nous avons une extrême convenance avec sa symbolisant l'esprit de de secrète : Ce n’est pas possible qu’un homme
divine Majesté ? (1) saint François de Sales pensant attentivement à Dieu, voire même par
Dans le chapitre XV intitulé De la convenance éclatant de lumière. le seul discours naturel, ne ressente un certain
qui est entre l’homme et Dieu, François de Sales élan d’amour que la secrète inclination de notre
adopte alors un langage essentiellement psy- nature suscite au fond du cœur. (2)
chologique : l’homme a besoin de Dieu ; et réso- Cette secrète inclination, si elle se trouve en
lument anthropomorphique, afin de souligner la nous, ne vient pas de nous. En effet, l’adjectif
réciprocité : Dieu a besoin de l’homme. Certes, les secret possède dans la langue classique, comme
besoins ne sont pas de même nature : l’homme
a grand besoin et grande capacité de recevoir
Le double en témoigne Furetière, le double sens de ce que
l’on tient caché et de ce que l’on ne connaît pas.
du bien, Dieu a grande abondance et grande sens de ce Cette inclination peut bien se trouver en nous,
inclination pour en donner, mais il reste que tout en nous étant secrète, inconnue. Le texte
notre auteur utilise les mêmes termes dans les que l'on tient de François de Sales nous le confirme : l’hono-
deux cas. De sorte que dans le Traité, François
de Sales disserte autant sur le désir de Dieu de
caché et de ce rable inclination que Dieu a mise en nos âmes. (3)
Celle-ci est donc la trace, le mémorial de l’action
l’homme que sur le désir de l’homme de Dieu. que l'on ne de Dieu en nous : il y a bien en l’homme une pré-
La convenance est-elle synonyme d’inclina- sence de Dieu sous la forme d’une inclination. La
tion ? La convenance pourrait être vue comme connaît pas différence alors entre convenance et inclination
échappant à la sphère de la conscience, l’incli- ne serait pas de l’ordre de conscient / incons-
nation, elle, appartenant au domaine du res- cient mais plutôt une relation de cause à effet :

FRANCECatholique n°3204 19 mars 2010 15


DOSSIER
la convenance est source de l’inclination. À cette telle conversation, mettant en place une réci-
première relation de proportion entre l’homme procité supposant une certaine forme de parité.
et Dieu, qui est la relation même de la création, Loin des extases mystiques se situant au-delà
s’y ajoute une seconde, celle même que produit des concepts, François de Sales enjoint à une vie
l’amour car l’homme a conservé une inclination de prière qui prend pour point de comparaison
naturelle à aimer Dieu, en dépit du péché des l’activité même des hommes entre eux, celle du
origines : La convenance donc qui cause l’amour dialogue, comme pour souligner que l’oraison est
ne consiste pas toujours en la ressemblance, mais aussi naturelle ou ordinaire à l’homme que peut
en la proportion, rapport ou correspondance de l’être la conversation.
l’amant à la chose aimée. (4) L'amour Or, cet art de la conversation va permettre
La proportion est telle pour François de Sales au dévot de rejoindre l’honnête homme. En effet,
entre le cœur humain et Dieu qu’il n’hésite pas à naît de la de cette conversation avec Dieu découle alors
ajouter : Dieu est Dieu du cœur humain. (5) Ainsi,
l’amour naît de la proportion et conduit à la pro-
proportion et une sainte conversation avec le prochain, comme
l’amour du prochain découle, en bonne théologie,
portion. conduit à la de l’amour de Dieu. Le chapitre II de l’Introduction
D’une telle anthropologie découle alors une unit, en effet, de façon tout à fait significa-
conception de la vie chrétienne qui peut bien proportion tive oraison - entretien avec Dieu- et conversa-
avoir comme maître mot la douceur, au lieu du tion - entretien avec les hommes. Les hommes
combat, puisqu’elle s’instaure dans un rapport qui se trouvent sur l’échelle de Jacob dialoguent
d’attirance mutuelle. D’une convenance onto- ainsi avec le ciel et la terre : Ils ont des ailes pour
logique, on va passer à une convenance des voler, et s’élancent vers Dieu par la sainte oraison,
relations entre l’homme et Dieu. La dévotion est mais ils ont des pieds aussi pour cheminer avec les
précisément ce qui transforme la vie chrétienne hommes par une sainte et aimable conversation. (9)
de combat en suavité, non qu’elle supprime la « Sainte oraison » et « sainte conversation »
lutte ascétique mais elle en lime les aspéri- se rejoignent ainsi pour former un même modèle
tés en mettant l’accent sur ce qu’elle apporte : de civilité, car la seconde imite la première.
l’amour de Dieu, plus que sur ce qu'elle exige. CLICHÉ DENIS VINçON / MUSÉE DAUPHINOIS La fine pointe de la politesse qu’est la civilité,
La première définition nous est fournie au avant de caractériser les rapports humains
chapitre I de l’Introduction : La dévotion n’est ou même féminins, est bien utilisée dans le
autre chose qu’une agilité et vivacité spiri- langage salésien pour désigner une certaine
tuelle par le moyen de laquelle la charité fait forme de dévotion, celle-là même qui voit
ses actions en nous, ou nous par elle promp- Dieu comme le premier interlocuteur d’une
tement et affectionnément. (6) conversation qui n’est autre que l’oraison.
Il est clair qu’une telle agilité n’est pos- De la même façon que la « sainte
sible que parce qu’au fond l’homme est véri- conversation », la vertu de l’humilité, si elle
tablement disposé à aimer Dieu. Dès lors, la s’exerce en premier lieu vis-à-vis de Dieu,
fonction de la dévotion nous est précisée se tourne dans un second temps vers le pro-
au chapitre II : La dévotion est le vrai sucre chain, qu’il s’agit alors de valoriser en lieu et
spirituel, qui ôte l’amertume aux mortifica- place de soi-même : Le haut point de cette
tions et la nuisance aux consolations [...] elle humilité gît à non seulement reconnaître
nous remplit [le cœur] d’une suavité mer- volontairement notre abjection, mais l’aimer
veilleuse (7) et s’y complaire, non point par manquement
Une conséquence maîtresse de cette de courage et de générosité, mais pour exal-
convenance fondamentale entre l’homme ter tant plus la divine Majesté, et estimer
et Dieu nous est donnée dans la définition de Chapelle de beaucoup plus le prochain en comparaison de
l’oraison du chapitre I du livre VI du Traité de Sainte-Marie d'en-Haut. nous-mêmes. (10)
l’Amour de Dieu, qui présente celle-ci comme Détail du décor : Or, cet amour d’autrui comme d’un autre soi-
une aimable conversation avec Dieu : L’oraison Vertu symbolisant même caractérise dans le même temps l’attitude
ou théologie mystique n’est autre chose qu’une l'amour du prochain. de qui possède une vertu chrétienne, celle de
conversation par laquelle l’âme s’entretient très l’humilité, et celui de qui maîtrise un art, celui
amoureusement avec son Dieu [...] par icelle, de la conversation mondaine. De fait, la civilité
nous parlons à Dieu et Dieu réciproquement parle qui se met en place tout au long du siècle, des
à nous. (8) salons mondains aux ruelles des précieuses, a
Le texte comporte une réelle insistance sur bien en commun avec la vie de dévotion, outre
la structure dialogique, de sujet à sujet, d’une l’art et la manière de savoir communiquer avec

16 FRANCECatholique n°3204 19 mars 2010


autrui, celui de préférer le plaisir d’autrui au La dévotion civile, exposée par François de
sien propre. L’enjeu est clair : humilité chré- Sales, proviendrait ainsi d’une double modification
tienne et politesse mondaine contiennent les de perspective : l’une, du point de vue de la spiri-
mêmes formules parce qu’elles proposent des tualité, l’évêque de Genève centrant son analyse
attitudes identiques. La dévotion civile n’est pas sur la dévotion plus que sur le combat ; l’autre,
seulement fruit d’une convenance ontologique CLICHÉ DENIS VINçON / MUSÉE DAUPHINOIS du point de vue de l’anthropologie, François de
de l’homme avec Dieu mais encore elle Sales soulignant davantage la relation onto-
est source de civilité avec autrui. En ce logique qui unit l’homme à Dieu, que le
sens, elle contient en germe la réconci- péché des origines qui l’en sépare. Si, en
liation de l’homme pieux ou dévot, et de commençant, nous rappelions qu’avec lui, la
l’homme poli ou honnête. dévotion avait rejoint le monde, nous pour-
De fait, elle autorise une conception rions maintenant aller plus loin et affirmer
remarquablement normalisée de la vie que la mystique même a rejoint le monde
chrétienne, au double sens de réglée et puisqu’une vie extatique est possible en son
de conforme à l’ordinaire. Ainsi, à l’heure sein. En effet, la réconciliation du monde et
de définir ce qu’il appelle la troisième de la dévotion, en donnant naissance à une
sorte d’extase : celle des œuvres et de la nouvelle forme d’extase, met en place une
vie, François de Sales opère la distinction nouvelle définition de la mystique : celle de
suivante : [...] lors nous ne vivons pas seu- la sainteté chrétienne dans le monde. Tel
lement une vie civile, honnête, chrétienne n’est pas le moindre mérite de la dévotion
mais une vie surhumaine, spirituelle, civile que celui d’avoir autorisé l’élaboration
dévote et extatique. (11) d’une définition moderne de la sainteté,
La ligne de séparation ne s’inscrit pas détachée du cadre conventuel, et considé-
entre vie civile et vie chrétienne mais rée plutôt comme un approfondissement de
entre vie chrétienne et vie extatique, la vie chrétienne que comme une vocation
c'est-à-dire entre vie chrétienne qui particulière adressée à certains. n
parachève la vie civile et vie chrétienne
* Ancienne élève de l’École Normale Supérieure
supérieure qui suppose la recherche effi- de la rue d’Ulm, Hélène Michon est maître
cace de la sainteté, même si cette sainte- de conférences à l'université François-Rabe-
té peut, dans l’optique salésienne, être le lais de Tours, où elle enseigne la littérature
fait de celui qui demeure dans le monde : française du XVIIe siècle. Elle a publié L'Ordre
Ne point dérober, ne point mentir, ne point du cœur. Philosophie, théologie et mystique dans
les Pensées de Pascal, Champion, 1996, rééd.
commettre de luxure, prier Dieu, ne point 2007 ; et Saint François de Sales, une nouvelle
jurer en vain, aimer et honorer son père, mystique, Cerf, 2008, couronné par l’Académie
ne point tuer, c’est vivre selon la raison des Sciences Morales et Politiques.
naturelle de l’homme ; mais quitter tous nos biens, Cette statue de
aimer la pauvreté, tenir les opprobres, mépris, François de Sales en (1) Saint François de Sales, Traité de l’Amour
fonte était sur le clocher de Dieu, Livre I, ch. XV, Œuvres, éd. A. Ravier,
abjections, persécutions, martyres pour des féli- Gallimard, coll. de la Pléiade, 1969, p. 396.
cités et béatitudes, se contenir dans les termes de Ste-Marie d'en-Haut
(2) Ibid., p. 399.
d’une très absolue chasteté, et enfin vivre emmi (construit au XIXe siècle (3) Ibid., p. 404.
et démoli en 1935 (4) Op. cit., Livre I, ch. XV p. 375.
le monde et en cette vie mortelle contre toutes
parce qu'il menaçait de (5) Op. cit., Livre I, ch. XV p. 395.
les opinions et maximes du monde et contre le s'écrouler). Retrouvée (6) (7) Introduction à la Vie Dévote, Ière partie,
courant du fleuve de cette vie, par des ordinaires en 2007 dans le jardin ch. I, p. 18-19.
résignations, renoncements et abnégations de de la clinique des Bains (8) Traité de l’Amour de Dieu, livre VI, ch. I,
nous-mêmes, ce n’est pas vivre humainement qui fermait ses portes, p. 609.
mais surhumainement [...] partant cette sorte elle vient de retrouver (9) Introduction à la Vie Dévote, Ière partie, ch.
de vie doit être un ravissement continuel et une une place légitime sous 2, p. 21-22.
les arcades du cloître de (10) Op. cit., IIIe partie, ch. VI, p. 134.
extase perpétuelle d’action et d’opération. (12) (11) (12) Traité de l’Amour de Dieu, Livre VII, ch.
Dès lors, la vie civile ou honnête ne conduit Ste-Marie d'en-Haut. VI, p. 682.
plus à « se damner en honnête homme » comme (13) « Ce que je vous dis là ne va pas bien loin ;
tentait de l’expliquer Pascal (13) ou à vivre en et, si vous en demeurez là, vous ne laisserez
marge de la grâce comme pouvait bien le laisser pas de vous perdre ; mais au moins vous vous
perdrez en honnête homme. » IIIe Discours sur
penser La Rochefoucauld, mais elle se confond la condition des Grands, in Œuvres complètes,
avec la vie chrétienne car elle n’en est ni la éd. par Jean Mesnard, Desclée de Brouwer,
négation ni un produit de substitution. 1992, t. IV, p. 368.

FRANCECatholique n°3204 19 mars 2010 17


DOSSIER
lES DOcTEuRS DE l'ÉglISE ET la mySTIquE (3)

Théologiens ou m par Mgr Pascal IDE

Né en 1957, Pascal Ide notre époque, a appelé à une théolo- frayeur non seulement parce que j’ai
gie plus enracinée dans la vie de prière. conscience qu’il m’a manqué plus d’une
est prêtre du diocèse Voire, préfet de la Doctrine de la foi, fois la charité à votre égard, mais plus
de Paris et membre Joseph Ratzinger proposait un suggestif encore parce que ma modeste activité
raccourci historique : « Le discours de la théologique m’a paru bien loin de cette
de la Communauté de connexion entre théologie et sainteté haute vocation à la sainteté qu’on vient
l'Emmanuel. Médecin, n’est pas un discours sentimental ou d’assigner au théologien. (4) » La théolo-
docteur en philosophie et pieux, mais trouve son fondement dans gie plus traditionnelle ne semble guère
la logique même des choses et a pour priser non plus la piété en théologie. Le
en théologie, il est l'auteur elle le témoignage de toute l’histoire. professeur de Fribourg, grand spécialiste
de très nombreux livres. Athanase n’est pas pensable sans la de saint Thomas, qu’était le père Jean-
nouvelle expérience du Christ faite par Hervé Nicolas disait : « Saint Paul dit
Il conclut pour nous le l’abbé Antoine, Augustin sans la pas- que ‘la piété est utile à tout’. Oserais-je
dossier rassemblé par le sion de son chemin vers la radicalité gloser ce mot en ajoutant : ‘en théologie,
Père Patrick de Laubier chrétienne, Bonaventure et la théologie elle ne suffit à rien’. » Et de citer le mot
franciscaine au XIIIe siècle sans la nou- de Jésus : « Ce n’est pas en me disant :
sur les Docteurs de l'Église velle et immense réalisation du Christ Seigneur, Seigneur, qu’on entrera dans
et la mystique.* dans la figure de saint François d’As- le Royaume des Cieux » (Mt 7,21). Et
sise, Thomas d’Aquin sans la passion de il ajoutait qu’en matière de théologie

D
Dominique pour l’Évangile et l’évangé- mariale, bien des errements sont dus à
a n s u n a r t i c l e justement lisation ; et l’on pourrait continuer ainsi la fausse conviction « que la piété pou-
célèbre, dont la première tout au long de l’histoire de la théolo- vait suppléer une réflexion sérieuse et
publication remonte à 1948, gie. (2) » exigeante. (5) »
le grand théologien suisse Certains s’alarmeront que la mys-
Hans Urs von Balthasar écri- tique, la sainteté ou la spiritualité N’opposons pas ce qui doit être uni.
vait : « Que depuis la haute scolastique chrétiennes soient proposées comme Dom Jean Leclercq a montré que, au
il n’y ait plus eu qu’un petit nombre voie obligée du renouvellement de la douzième siècle, la théologie monas-
de théologiens qui furent des saints, théologie actuelle. Les craintes et les tique et la théologie scolastique avaient
c’est peut-être dans l’histoire de la objections ne manqueront pas : émo- vivement conscience de leur complé-
théologie catholique l’un des faits les tionnalisme, subjectivisme, fidéisme, mentarité, le moine étant « ordon-
moins remarqués et pourtant les plus et autres « ismes ». Une telle approche né à la spiritualité » et le clerc « à la
dignes d’attention ». Inversement, n’est-elle pas trop identitaire ? À être science (6) ». Chacune des positions ici
jusqu’au treizième siècle, « les grands trop confessante, la théologie ne risque- esquissée présente une part de vérité
saints […] étaient aussi, pour la plu- t-elle pas de faire fi de l’exigence cri- à sauver. D’un côté, on ne saurait nier,
part d’entre eux, de grands dogmati- tique ? À Jean-Yves Lacoste qui affirme dans l’histoire, un éloignement progres-
ciens (1) ». Certes, depuis sept siècles, que la théologie est l’effort d’une foi sif entre spiritualité et théologie. Le 1er
les grands spirituels ne manquent pas. « en quête de charité et déjà mûe par décembre 2009, dans une homélie aux
Mais quel théologien de l’ampleur d’un la charité », précisant que, pour les membres de la Commission théologique
Origène, d’un saint Augustin ou d’un Pères, « elle s’identifie avec la plus haute internationale, Benoît XVI commentait
saint Thomas, c’est-à-dire ayant « inter- contemplation et s’élabore dans l’ex- ainsi le passage où Jésus bénit son Père
prété la Révélation dans sa plénitude », périence des saints aussi certainement d’avoir caché son mystère aux sages
a été canonisé durant cette période ? et plus que dans celle des docteurs (3) », pour le révéler aux petits (Mt 11,25-
À plusieurs reprises, le pape actuel, qui Marcel Neusch répond, non sans iro- 27) : « On pourrait facilement citer de
est l’un des plus grands théologiens de nie : « En lisant cela, j’ai été pris de grands noms de l’histoire de la théo-

18 FRANCECatholique 2010
ystiques ?
logie de ces deux cents ans, dont nous pendant le haut Moyen Âge, le cher- logien n’est plus seulement ni même
avons beaucoup appris, mais le mystère cheur à partir de la Renaissance. Certes, d’abord un maître qui expose la doctrine
ne s’est pas ouvert aux yeux de leur on pourrait apporter bien des nuances à ses élèves, répond à leurs questions,
cœur. En revanche, il y a aussi à notre et des précisions, par exemple, en intro- voire dispute avec eux, mais celui qui
époque des petits qui ont connu ce mys- duisant les moines entre les évêques et cherche. Son émergence s’associe à deux
tère. Nous pensons à sainte Bernadette les enseignants universitaires, mais le évolutions : de la compétence généra-
Soubirous ; à sainte Thérèse de Lisieux, schéma global demeure. liste (le dogmaticien médiéval est aussi
avec sa nouvelle lecture de la Bible ‘non Les Pères sont presque tous des exégète, moraliste, canoniste, etc.) à la
scientifique’, mais qui entre dans le cœur évêques (font principalement excep- spécialisation, du commentaire d’écrits
de l’Écriture Sainte », etc. Le cardinal tion saint Jérôme, saint Maxime et faisant autorité (dont le plus célèbre
Lustiger proposait un jugement simi- saint Jean Damascène). En effet, pour est Les sentences de Pierre Lombard)
laire : « La théologie, après avoir fourni être docteur, « deux choses sont [alors] aux manuels d’enseignement – auxquels
à la philosophie, voire à la sociologie requises : d’abord une reconnaissance l’imprimerie donnera une portée inouïe.
occidentale, une grande part de leurs par la voix des fidèles, et ensuite une Peut-être la nouvelle configuration du
concepts et de leur substance, a souvent certaine excellence, non seulement dans savoir qui s’amorce avec la communica-
pris comme condition de production la parole, mais aussi dans l’action au tion planétaire immédiate permise par
les normes de la scientificité critique, service de l’Église (8) ». Celui que l’on la toile informatique entraînera-t-elle
jusqu’à laisser s’essouffler les démarches appellera ‘théologien’, au sens étymo- un modèle inédit de docteur et donc de
originales qui lui permettent de donner logique, parle de Dieu et porte cette théologien. Ce modèle demeure en tout
son fruit propre […]. La théologie n’est parole au peuple, non seulement par son cas très inchoatif. La figure aujourd’hui
point la métathéorie du discours reli- verbe mais aussi par ses actes. encore dominante est celle apparue au
gieux, ni la science des religions, mais, Au haut Moyen Âge, la société seuil des Temps modernes, qui valorise le
au sein de l’Église, elle est recherche de change, la classe des commerçants travail de la raison.
Dieu par l’intelligence humaine, éclairée apparaît. De même qu’une partie de la Ne rêvons pas nostalgiquement à
par la foi au Verbe incarné, mort et res- population se déplace de la campagne un prétendu âge d’or. Assurément, « la
suscité, dans la communion de l’Esprit- à la ville, de même le lieu de transmis- théologie universitaire au Moyen Âge »,
Saint. (7) » sion du savoir se déplace-t-il du monas- qu’elle soit dominicaine, franciscaine ou
De l’autre côté, on ne peut affirmer tère à l’université (qui vient de naître). autre, « n’en demeura pas moins, tout
que seuls les saints sont théologiens. Désormais, comme on le voit dans le au long de son histoire, sinon identifiée
Une telle assertion n’est pas seulement débat entre Abélard et saint Bernard, à une quête spirituelle, du moins pré-
injuste et excluante, elle nie la spéci- la part donnée à la raison, voire à son occupée de spiritualité (9) ». On pourrait
ficité du discours théologique. D’une autonomie, s’agrandit. À l’orée de sa en dire de même de l’époque patris-
part, celui-ci n’est pas d’abord fondé Somme de théologie, un saint Thomas tique. Mais l’ouverture au monde, un
sur l’expérience, mais sur la foi. Ensuite, d’Aquin se demande si celle-ci est une sens croissant de l’autonomie du savoir,
il est intelligence de cette foi et donc science et il répond affirmativement. de l’homme, des institutions, un déve-
doit faire appel à l’ordre des raisons. La troisième figure du théolo- loppement inédit des outils intellectuels,
Comment concilier les deux affirma- gien, celle du chercheur, apparaît à la qui va caractériser l’époque suivante, va
tions ? Renaissance. Influencée elle aussi par la inventer un nouveau visage de la raison
métamorphose de l’intellectualité, elle que, non sans risque mais heureusement,
Leur diversité s’explique pour des est calquée sur celle du savant. Le théo- la théologie prendra, au moins pour une
raisons historiques. De fait, depuis l’ori-
gine du christianisme, se sont succédé
trois figures de théologiens : le pasteur
à l’âge des Pères de l’Église, l’enseignant
On ne peut affirmer que seuls
les saints sont théologiens )
FRANCECatholique 2010 19
DOSSIER
part, en compte. De plus, aucune des Ne peut-on pas encore davantage 3. Enfin, ces deux sagesses ne sont
figures de théologien précédemment unir en sauvegardant la distinction ? Je pas juxtaposées mais hiérarchisées. En
décrites n’est adéquate à la totalité de la m’aiderai ici d’une mise au point heu- effet, la théologie vient de la foi vivante,
théologie qui est parole sur le Dieu inef- reuse du cardinal Charles Journet (12) , mais la sagesse mystique naît de plus
fable ; toutes en disent quelque chose rejoignant – une fois n’est pas coutume haut, de la foi surélevée par les dons du
sans en épuiser le Mystère. – son collègue et compatriote le cardinal Saint-Esprit ; or, leur action ne va jamais
Donc, répétons-le, il s’agit d’in- Hans Urs von Balthasar. La culture his- sans une expérience, un goût. « La mys-
tégrer et non d’exclure. Paraphrasant torique du second s’enrichit de la finesse tique, disait le spécialiste de mystique
une phrase célèbre de Kant, le théo- doctrinale du premier. mulsulmane Louis Gardet, est l’expé-
logien allemand Walter Kasper, depuis rience fruitive de l’absolu. (14) »
devenu cardinal, écrivait en 1979 : « Les 1. Théologie et mystique (ou spiri-
concepts théologiques sans expérience tualité) sont unies, puisque toutes deux 4. Passons au plan de l’existence
religieuse sont vides, les expériences reli- procèdent de la foi. En effet, sans la du théologien. La distinction des deux
gieuses sans concepts théologiques sont lumière de la foi vive, ni l’une ni l’autre sagesses se retrouve dans sa vie.
aveugles. (10) » Ce qui pose à nouveau la ne pourrait atteindre Dieu qui se révèle. Charles Journet le manifeste à partir de
question : comment réconcilier théologie Plus encore, ces deux approches consti- l’exemple par excellence qui est celui de
et mystique ou spiritualité ? tuent deux sagesses, autrement dit deux saint Thomas : « Dans son cœur, comme
Pour faire court, deux voies sont regards permettant d’approcher leur dans celui des Pères et des mystiques,
habituellement proposées. La première, ‘objet’ par les sommets. brûlait la flamme de la sagesse propre-
objective, propose d’étudier la théolo- ment inexprimable des dons, et c’est elle
gie vécue par les Saints. Jean-Paul II l’a 2. Pour autant, ces deux approches qui lui faisait verser des larmes chaque
particulièrement valorisée. Présentant se distinguent. Elles constituent deux fois qu’il célébrait le saint sacrifice de
l’encyclique Fides et ratio, il observait : régimes différents de connaissance, la messe. Mais son travail se déroulera
« L’heure est venue de valoriser systé- deux manières de connaître. La sagesse sur le plan et selon les lois d’une sagesse
matiquement et avec plus d’attention théologique procède par mots et proprement exprimable, de soi concep-
l’expérience et la pensée des saints pour concepts. En effet, dès qu’elle est enra- tuelle et discursive, la sagesse théolo-
l’approfondissement des vérités chré- cinée dans le cœur de l’homme, la foi gique. » Il faut donc clairement affirmer
tiennes. (11) » Dans sa lettre apostolique suscite l’intelligence : « Comment la véri- que la mystique des Saints ne s’identifie
Novo millenio ineunte du 6 janvier 2001, té révélée, dès qu’on la suppose adressée pas à la théologie : celle-ci a ses règles
le même pape convoquait ce qu’il appelle à des hommes et descendue à la ren- rationnelles et ses exigences critiques.
le « grand patrimoine qu’est la ‘théologie contre de leurs ignorances et de leurs
vécue’ des Saints », en précisant bien que égarements, ne provoquerait-elle pas 5. Mais ce qui est vitalement uni
cette « aide sérieuse » se fait « conjointe- elle-même, et ne couvrirait-elle pas de est aussi vitalement hiérarchisé. « La
ment à la recherche théologique » (n°27, son influence souveraine les démarches théologie […] demande à être mise tout
Souligné dans le texte). de l’intelligence conceptuelle destinée entière, pour l’accomplissement de sa
La seconde, subjective, vise à récon- à l’accueillir ? ». La théologie emploie tâche spéculative comme de sa tâche
cilier le travail du théologien et la vie toutes les ressources de la raison pour pratique, sous la lumière des dons du
de sainteté. À plusieurs reprises, le pape rendre compte du Mystère, dans la Saint-Esprit. (15) » Il y va d’une raison
Benoît XVI en a souligné l’importance. lumière de la foi. Mais il existe une autre commune à toute connaissance que
Voici par exemple ce qu’il écrivait, au connaissance de Dieu : la sagesse mys- Jacques Maritain formule ainsi : « Il
début de son pontificat, le 6 octobre tique. Trois traits la caractérisent : elle n’y a pas de savoir sans intuition, sans
2005 dans un message pour un congrès procède par connaturalité, c’est-à-dire une lumière fournie par quelque saisie
sur Balthasar : « La spiritualité n’atténue par expérience ; elle fait appel à l’amour ; intuitive du réel ou de l’objet. » Voilà
pas l’aspect scientifique, mais confère à elle n’est pas mesurée par les mots et pourquoi notre monde a tellement soif
l’étude théologique la méthode correcte les concepts. Pour autant, elle ne les nie d’expériences authentiques et écoute
pour pouvoir parvenir à une interpré- pas, ainsi que le théologien fribourgeois si volontiers les témoins. Chesterton
tation cohérente. Elles ne sont en rien le dit dans une formule dense et capi- raconte qu’à l’issue d’une de ses confé-
exclusives. […] La théologie ne peut se tale : « Sur la route que la foi ouvre par rences portant sur les dogmes, un géné-
développer que par la prière qui saisit la les concepts, l’amour fait aller la foi plus ral l’avait apostrophé, lui disant qu’il
présence de Dieu et qui se confie à lui loin que les concepts. (13) » avait un jour, dans le désert, fait l’ex-
dans l’obéissance. » périence de Dieu, et que cela avait pour
lui plus de prix que tous les dogmes. Et

( Comment réconcilier théologie


et mystique ou spiritualité ?
l’essayiste anglais de commenter par-
devers lui qu’il trouvait la réflexion du
militaire fort sensée. Mais le principe

20 FRANCECatholique 2010
si juste affirmé par Maritain pose un ne peut qu’admirer la splendeur ». En (1) « Théologie et sainteté », in Mgr Philippe
problème considérable : en cette vie, effet, elle a su « que la réalité princi- Barbarin, Théologie et sainteté, Saint-Maur,
Parole et Silence, 1999, p. 93.
nous ne pouvons avoir une intuition pale de l’Église, l’élan intérieur qui la (2) Joseph Ratzinger, Natura e compito della
de Dieu et des mystères révélés, qui ne vivifie, disons son ‘âme créée’, c’est la teologia, trad. Riccardo Mazzarol et Carlo Fedeli,
sont connus que par la foi. Nous ne les charité (17) ». coll. « Il teologo nella disputa contemporanea.
verrons que dans ce que l’on appelle, Le philosophe français ami de Storia e dogma », Milano, Jaca Book, 2005, p.
justement, « vision béatifique ». Où trou- Charles Journet est ainsi conduit à dis- 55.
(3) Dictionnaire critique de la théologie, Jean-
ver ces ressources de lumière ? Maritain tinguer les grands théologiens – ceux Yves Lacoste (éd.), Paris, PUF, 1998, p. 1126-
en distingue deux : la théologie, écrit- dont la théologie est illuminée par les 1132.
il, « regorge d’intuitivité par le savoir dons du Saint-Esprit – et ceux qui sont (4) Marcel Neusch, « Leçon académique. La
supérieur de la contemplation infuse seulement (!) de bons théologiens (18) – dernière classe ! », Transversalités, n° 79, juillet-
(don de Sagesse), et par le savoir infé- bien que priant, voire fervents, ils sont septembre 2001, p. 175-182, ici p. 176.
(5) Jean-Hervé Nicolas, « Marie-Joseph Nicolas :
rieur et purement rationnel de la méta- dénués d’une telle lumière. Par exemple, une vie au service de la théologie », Bulletin de
physique (16) » – qui est, pour lui, celle Karl Rahner fait partie de la race des Littérature Ecclésiastique, 113 (2002), p. 5-18,
de saint Thomas. Mais, on peut et doit premiers lui dont toute la théologie ici p. 10.
le regretter, la métaphysique n’a plus est la thématisation d’une expérience (6) L’amour des Lettres et le désir de Dieu. Ini-
guère d’audience en théologie depuis décisive : l’expérience de la « consola- tiation aux auteurs monastique du Moyen Âge,
coll. « Initiations au Moyen Âge », Paris, Le Cerf,
quelques décennies. Ne pourrait-on tion sans cause », développée par saint 1956, p. 13.
d’ailleurs faire l’hypothèse que, de même Ignace dans les Exercices spirituels (19) . (7) Jean-Marie Lustiger, « La pratique théo-
que, depuis un demi-siècle, dans l’Uni- Répétons-le une dernière fois : logique dans un monde sécularisé », Etudes
versité, les sciences humaines se sont il s’agit d’unir en distinguant, non de (janvier 2000), p. 50.
autonomisées et ont pris des galons de (8) Camille Dumont, « Qui est théologien ? »,
séparer en excluant. Aux yeux de la foi Nouvelle revue théologique, 113 (1991), p.
commandement, souvent au détriment dont parlait le Père Rousselot, la théolo- 185-204, ici p. 187. Cf. Hans Urs von Balthasar,
de la philosophie, de même, la théologie gie doit joindre ceux de l’amour et ceux Retour au centre, trad. Robert Givord, Paris, DDB,
a trouvé dans la méthodologie, autant de la raison (dans la double lumière 1971, chap. 1 : « Unité de la théologie et de la
que dans les moissons de fait engran- d’abord de la sagesse philosophique et spiritualité ».
gées par ces sciences nouvelles venues, (9) Gilles Berceville, Histoire de la théologie, sous
ensuite des sciences humaines). Pour le la dir. Jean-Yves Lacoste, Paris, Seuil, 2009, p.
le lieu d’un rajeunissement ? C’est ce dire autrement, un théologien authen- 277 ; cf. p. 225-279.
qu’évoquait l’ancien archevêque de Paris tique doit vivre à genoux autant qu’as- (10) « Aspekte gegenwärtiger Pneumatologie.
cité ci-dessus. Pour ne donner qu’un sis, et dans l’ordre. À genoux, car la Einführung », Walter Kasper (éd.), Gegenwart des
exemple, et même si son emploi s’ex- prière est « élévation de l’esprit vers Geistes. Aspekte der Pneumatologie, Freiburg-
plique aussi pour d’autres motivations, il Basel-Wien, Herder, 1980, p. 7-22, ici p. 9.
Dieu », selon la belle définition de saint (11) « Discorso alla Pontificia Università Urba-
suffit de songer à l’impact considérable Jean de Damas, et prépare donc à son niana », L’Osservatore romano, 13 novembre
du marxisme sur le discours théologique ascension, selon l’ordre des raisons, 1998, p. 5.
et pas seulement en Amérique latine. vers le Mystère trois fois Saint. Assis (12) Je m’aiderai du bel article de Michel Cagin,
Mais les sciences humaines ne pourront à sa table de travail, car la théologie « Théologie dogmatique et spiritualité chez
jamais accéder à la dignité d’un savoir Charles Journet », Charles Journet un témoin du
est une discipline rigoureuse : elle est XXe siècle. Actes de la semaine théologique de
sapientiel. science de la foi. J’ajouterais volontiers l’Université de Fribourg, Faculté de théologie,
Quoi qu’il en soit, le théologien que le théologien doit enfin être debout 8-12 avril 2002, coll. « Sagesse et culture »,
doit d’abord puiser à la source de la pour transmettre. Certes, pour des rai- Parole et Silence, 2003, p. 341-356.
sagesse d’amour. C’est aussi là que la sons pédagogiques : Joseph Ratzinger (13) Charles Journet, Connaissance et inconnais-
théologie des Saints trouve sa place. sance de Dieu, coll. « Foi vivante » n° 119, Paris,
demeure un exemple indépassé d’en- DDB, 1969, p. 63 et 101.
En effet, à défaut de cette lumière des seignant qui conjugue la limpidité à la (14) La Mystique, coll. « Que sais-je ? » n° 694,
dons du Saint-Esprit, le théologien aura profondeur. Mais aussi pour des raisons Paris, PUF, 1970, p. 5.
tout intérêt à se mettre à l’école des intrinsèques : le savoir, comme le bien, (15) Charles Journet, Introduction à la théologie,
mystiques reconnus par l’Église. On est appelé à se communiquer. Cette loi Paris, DDB, 1947, p. 31 et 91.
attend par exemple une ecclésiologie (16) « Savoir théologique et intuitivité », Cahiers
se vérifie a fortiori quand il s’agit de Jacques Maritain, n° 20 (juin 1990), p. 19-62, ici
qui recueille pleinement la conception la bonne nouvelle de Dieu se révélant p. 26 et 29.
de l’Église que vivait sainte Thérèse de pour sauver l’homme. « Vous avez reçu (17) « L’Eglise telle que la pense et la vit sainte
l’Enfant-Jésus. D’ailleurs Charles Journet gratuitement, donnez gratuitement » Thérèse de Lisieux », Entretiens sur l’Eglise,
en est déjà partiellement l’héritier lui (Mt 10,8). n Saint-Maur, Parole et Silence, 2001, p. 119.
qui écrivait : « Il y a chez sainte Thérèse (18) « Savoir théologique et intuitivité », p. 39
et sqq.
de Lisieux, non certes une ecclésiolo- (19) Cf. Bernard Sesbouë, Karl Rahner, coll.
gie, mais une connaissance vécue de “Initiation aux théologiens”, Paris, Le Cerf, 2001,
ce qu’est l’Église, dont le théologien * cf. France Catholique Nos 3203 et 3204. chap. 2 : “L’inspiration spirituelle d’une œuvre”.

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