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Histoire économique et sciences sociales : alliance, cohabitation, confrontation ?

Michel Margairaz

p. 241-257

TEXTE NOTES AUTEUR

TEXTE INTÉGRAL

1Sujet maintes fois abordé et traité, la question des relations complexes et fluctuantes entre l'histoire et
les sciences sociales mérite un examen particulier en vue d'une réflexion plus précise sur les difficultés
spécifiques et les perspectives souhaitables pour l'histoire économique aujourd'hui en France.
Admettons que la question se pose en des termes différents suivant les voies et moyens empruntés dans
les différentes expériences nationales, variables selon les pays quant à la périodisation et aux modalités
de l'institutionnalisation de l'histoire économique et des autres sciences sociales comme disciplines. La
difficulté de la question provient en partie de la contrainte d'articuler une histoire institutionnelle des
disciplines, une histoire intellectuelle des courants à l'œuvre dans la production scientifique et une
histoire des outils et des méthodes à la disposition des chercheurs.

I. Genèse de l’histoire économique et des sciences sociales

2Dans la période pré-institutionnelle de l’histoire comme des sciences sociales, les disciplines elles-
mêmes n’étant pas véritablement instituées, aucune limite ne saurait les séparer. Seuls quelques
auteurs remarquables, tels Ibn Khaldun au XIVe siècle, Guillaume Budé et Jean Bodin au XVIe siècle,
William Petty et Gregory King au XVIIe siècle ou encore Adam Smith, Voltaire ou Condorcet au XVIIIe
siècle, sans qu'ils en aient nécessairement conscience, traversent ce qui nous apparaît aujourd'hui
comme des frontières disciplinaires en faisant œuvre d'historiens économistes. Ils se manifestent par
leur souci de se libérer des contraintes de la chronique en combinant chiffres et analyses scientifiques,
morales ou politiques de problèmes périodisés dans le temps, qu'il s'agisse de mesurer la monnaie, les
prix, les hommes ou même une approximation de la richesse nationale. Mais leur entreprise demeure
guère dissociable d'une œuvre littéraire lato sensu, où d'ailleurs économie, histoire, morale et
métaphysique se mêlent sans être véritablement différenciées clairement par eux, ni par leurs
contemporains.

3Au-delà de cette préhistoire, la question des relations entre histoire et sciences sociales se pose
différemment selon les pays, pour partie du fait de la diversité des chemins empruntés pour
institutionnaliser les disciplines en question. Or la voie française vers l'institutionnalisation de l'histoire
économique, on le sait bien, présente deux particularités non sans effet sur les modes originels des
relations qui se sont tissées entre histoire et sciences sociales. L'histoire économique y est apparue de
manière plus tardive qu'en Allemagne ou dans les pays anglo-saxons et s'est trouvée insérée dans les
facultés de lettres, et non dans les facultés de droit et de sciences économiques comme chez ceux-ci.
L'histoire économique comme discipline universitaire académique, autonome, reconnue et
institutionnalisée naît vers 1850, et se développe surtout dans la décennie 1870 à la fois en Prusse (puis
en Allemagne après 1871 et l'unification) et aux États-Unis. Les conditions de sa genèse et de son
évolution apparaissent d'ailleurs fortement tributaires des histoires nationales qui l'ont vu naître. Ainsi,
les principales revues et universités d'histoire économique (Berlin, Strasbourg, Harvard en particulier)
sont contemporaines de la construction de l'État-Nation de ces deux pays et se trouvent de fait
fortement liées à des finalités nationales et idéologiques. En Allemagne, l'histoire économique se trouve
étroitement associée à la construction de l'identité nationale et du nationalisme économique à son
service. Aux États-Unis, celle-ci repose sur un ensemble de préoccupations liées à une interprétation
économique de la constitution américaine, et particulièrement à l'étude des moyens de garantir les
droits de propriété, ou encore à une interprétation de la « frontière », elle-même constitutive de
l'identité nationale. Après 1900, en Grande-Bretagne cette fois, Manchester, Cambridge et Londres
fondent également chaires et revues d'histoire économique. Nombre des travaux publiés alors
s'appuient sur l'idée maîtresse de l'antériorité de l'industrialisation britannique. À partir de la fin des
années 1920, les universités et les revues telles que la London School of Economics (LSE) et l'Economic
History Review pour l'Angleterre, Harvard et le Journal of Economic History pour les États-Unis exercent
une véritable hégémonie sur l'histoire économique en croissance et perdurent (jusqu'à aujourd'hui)
comme établissements et publications de référence internationale. Après la Seconde Guerre mondiale,
lors de la Guerre froide et de la compétition avec les pays d'économie socialiste, nombre de travaux
d'histoire économique appartiennent à l'école historique américaine dite « du consensus », qui insistent
sur les vertus du take off – selon les termes de l'ouvrage célèbre de W. W. Rostow1 – d'une
industrialisation durable du capitalisme, en particulier dans sa capacité à réduire les inégalités sociales.
L'une des conséquences des traits spécifiques de ces histoires nationales a été en particulier la
subordination de l'histoire économique à la domination de l'économie et des économistes, parmi
lesquels figurent nombre de ceux qui ont animé les principaux courants de l'histoire économique, et
notamment depuis une cinquantaine d'années la New Economic History. Mais, de manière paradoxale
seulement en apparence, l'histoire économique « anglo-saxonne tout particulièrement » tire parti de
cette subordination à la science économique et de l'antériorité des revues qui en témoigne pour profiter
de la puissance de celle-ci et s'assurer de fait l'hégémonie sur l'ensemble de la production mondiale en
histoire économique.

II. La séquence Braudel-Labrousse : l’alliance avec la sociologie

4L’histoire économique s’est construite en France, on le sait bien, selon des modalités fort différentes et
nettement plus tardives2. Cette construction résulte tout à la fois de l'évolution et de la spécialisation de
la réflexion littéraire et philosophique avant le XIXe siècle, des fluctuations des pôles d'intérêt des
historiens ensuite, et, plus fondamentalement, des relations nouées par ceux-ci avec les sciences
économiques, et même avec les autres sciences sociales. Dans ces relations, l'histoire économique peut
tirer parti du développement et des évolutions de la science historique et de l'insertion de celle-ci au
sein des facultés de lettres. De fait, elle bénéficie en France de l'antériorité et de la prééminence
institutionnelle, académique et scientifique de l'histoire assurée dans la Troisième République naissante
dès les années 1880 sur les autres sciences sociales – géographie, économie, psychologie, sociologie –
plus tardivement constituées, autonomisées et reconnues, parfois avec un demi-siècle de décalage. De
manière paradoxale, si l'histoire économique se construit partiellement aux dires de ses promoteurs – et
sans doute moins que certains, tels Lucien Febvre, vont le prétendre ensuite – en réaction contre l'École
méthodique (ou positiviste, suivant un terme plus polémique employé par ce dernier), elle bénéficie
sans doute dans un premier temps de l'apport scientifique, méthodologique et épistémologique des
tenants de « la méthode », ainsi que de la position éminente dont l'École méthodique bénéficie au sein
de l'Université, et même plus largement de la République, en particulier pour s'affirmer en situation de
force face aux autres sciences sociales. La tentative avortée des sociologues durkheimiens au tournant
du siècle, peu après la fondation de L'Année sociologique, de subordonner les sciences sociales, dont
l'histoire, à la science-reine qu'est à leurs yeux la sociologie, garante de l'unité supposée de la science
sociale par excellence, offre d'ailleurs des possibilités supplémentaires aux historiens soucieux d'inverser
la relation3. Il en demeure cependant la figure à bien des égards inclassable de François Simiand, situé à
la fois sur les marges institutionnelles de la philosophie, de l'économie et de la sociologie et au carrefour
souhaité des sciences sociales4. Cette position le désigne du moins comme interlocuteur privilégié des
historiens à l'heure où certains d'entre eux, peu avant sa disparition prématurée (1935), lancent une
nouvelle tentative de rapprochement entre histoire et sciences sociales. Mais avant cela, la création par
Henri Berr en 1900 de la Revue de synthèse historique – toujours vivante aujourd'hui – manifeste la
préoccupation de faire de l'histoire la discipline organisatrice d'une hypothétique – et inaccessible –
synthèse encyclopédique.

5Cependant, jusqu'aux années 1930, il n'existe pas en France de véritable école d'histoire économique,
mais seulement l'œuvre de quelques individualités isolées, historiens économistes tels qu'Émile
Levasseur (1828-1911) ou Henri Hauser (1866-1946). Pour situer la véritable naissance de l'histoire
économique et l'établissement de nouvelles relations entre celle-ci et les sciences sociales du moment,
on connaît bien aujourd'hui l'événement majeur que représente la fondation en 1929 par Marc Bloch et
Lucien Febvre de la revue les Annales d'histoire économique et sociale. L'un des objectifs de la revue
consiste notamment à renouveler l'objet de l'histoire par le fait que les historiens y côtoient des
spécialistes d'autres sciences sociales – de François Simiand à Georges Friedmann en passant par les
géographes et les linguistes… – et dont les numéros sont consacrés, en partie, à l'histoire économique et
sociale, particulièrement celle des périodes médiévale et moderne. Parallèlement, Marc Bloch fonde à la
Sorbonne en 1938 l'Institut d'histoire économique et sociale (IHES), dont, après sa disparition tragique
en 1944 sous les balles nazies, la direction est assurée par Camille-Ernest Labrousse (1895-1988) de
1945 à 1967. Durant plus de deux décennies, l'IHES devient ainsi, sous sa férule, le lieu hégémonique où
se dessinent les traits majeurs de l'histoire économique à la française – plus particulièrement en histoire
des XVIIIe et XIXe siècles – et où s'instituent des relations singulières entre histoire économique et
sciences sociales.
6On pourrait penser que C.-E. Labrousse incarne, à travers sa personne et sa propre carrière, la volonté
de circulation entre histoire et sciences sociales. En effet, diplômé à dix années de distance de deux
thèses de doctorat, l'une en sciences économiques – donc en droit – puis l'autre en histoire (en lettres),
nul ne peut mieux que lui symboliser les échanges entre disciplines5. L'histoire ainsi construite dans
cette (double) œuvre se veut quantifiée et conçue comme « économique et sociale », où, à travers des
séries annuelles, voire mensuelles, des groupes sociaux homogènes et préétablis de la France
préindustrielle ou de la première industrialisation (laboureurs, journaliers, patrons, ouvriers…) se
définissent collectivement par leurs revenus (salaires, profits, rentes foncières…). Labrousse suit
d'ailleurs en cela les traces laissées deux décennies auparavant par François Simiand qui, dès le début du
siècle, à travers ses travaux statistiques sur des réalités conçues, dans la perspective durkeimienne,
comme des faits sociaux, produit une étude importante sur des séries de salaires, particulièrement ceux
des mineurs. Les revenus sont pensés chez Labrousse comme directement tributaires des prix – alors
surtout agricoles – eux-mêmes soumis aux fluctuations de la conjoncture courte, dépendantes à leur
tour des cycles longs (long waves) pensés et élaborés par le même François Simiand (et par Nicolaï
Kondratieff) dans les années 1910-1930, et comprenant des phases alternées de croissance et de
dépression de longue durée. Cette histoire économique à la fois « quantifiée » – plus d'ailleurs que
véritablement quantitative, du fait du caractère assez limité de l'appareil statistique – et «
conjoncturelle » puise certes dans les concepts et les méthodes du sociologue compagnon de route des
Annales. Mais surtout elle apparaît indissociablement conçue comme une histoire « sociale », et même
comme le fondement d'une histoire « globale », rythmée d'abord par le partage inégal et fluctuant de la
richesse entre les classes sociales antagonistes et, à cet égard, son caractère systématique rend plus
ardu le dialogue avec les économistes et trouve plutôt des interlocuteurs chez des sociologues du
temps. Plus généralement, par trois de ses caractéristiques, cette histoire économique tend
paradoxalement à s'isoler des autres sciences sociales. Elle postule un primat déterministe de
l'économique. Pour Labrousse, l'économie précède et détermine le social, qui anticipe lui-même sur le
politique et le mental, selon une quasi hiérarchie contraignante et préétablie. Ensuite, Fernand Braudel
dénonce chez Camille-Ernest Labrousse la fascination, voire l'« obsession » – selon le terme quelque peu
péjoratif employé à son endroit dans un article célèbre des Annales (devenues depuis 1945 Annales,
Économies, Sociétés, Civilisations) paru en 19586 – de la conjoncture développée par cette histoire et
perceptible à travers la préoccupation lancinante de quantifier les fluctuations courtes. Enfin, celle-ci se
manifeste par un intérêt particulier pour les crises économiques préindustrielles – et d'abord agricoles –
au XVIIIe siècle, sous la Révolution et au début du XIXe siècle, au point de construire le modèle type
d'histoire globale de la crise dite « d'Ancien Régime », où le paroxysme de cherté des prix entraîne la
mobilisation sociale, qui elle-même débouche sur la révolution politique en 1789, 1830 et 18487.
Schéma type d'« histoire globale » par excellence, qui peine à trouver ses interlocuteurs dans les autres
sciences sociales, si ce n'est certains sociologues.

7Cette histoire attentive aux « faits de masse », quantifiés et répétés, ne se préoccupe guère des acteurs
individuels, ni même des événements singuliers, exceptionnels ou remarquables, si ce n'est les crises et
retournements de conjoncture. À cet égard, cette histoire est bien fille de son temps. On a pu dire et
écrire que l'inspiration en était à la fois marxiste et, plus tardivement, structuraliste, au cœur des cinq
décennies qui s'étalent de la fin des années 1920 à celle des années 1970, période où ces courants
dominent successivement le paysage intellectuel des sciences sociales et pas seulement celui de
l'histoire. Certes, il est bien question de « structures » chez Braudel ou d'« infrastructures » et de «
superstructures » chez Labrousse. Mais les emprunts à Claude Lévy-Straus ou à Marx apparaissent
lointains, indirects, voire détournés et d'ailleurs revendiqués comme tels. En fait, il s'agit plutôt d'une
adaptation ad hoc, de réappropriations originales, voire d'un bricolage théorique, disent certains, avec
ou sans malveillance délibérée. Et, selon Jean Bouvier, directeur de l'IHES (avec Jean-Claude Perrot) de
1976 à 1984, nombre d'historiens de l'économie d'alors, « font, en quelque sorte, du marxisme (ou un
peu de marxisme) sans le savoir, et à doses fort variables »8. L'air du temps, en somme. Il apparaît
surtout avec force que l'heure est bien alors dans les diverses sciences sociales – non seulement en
histoire économique, mais aussi en sociologie, en linguistique, dans la critique littéraire, l'économie ou la
science politique – à penser nombre de réalités sociales comme les résultantes de processus sociaux où
l'individu n'a guère de part, de « procès sans sujet » selon l'expression récurrente employée alors par
Louis Althusser. Cette vaste construction intellectuelle d'histoire économique et sociale, sans doute
appuyée sur le charisme jauressien du grand pédagogue qu'a été Labrousse, se trouve couronnée par
une grande synthèse collective, dirigée conjointement par lui et par Fernand Braudel9. L'entreprise
repose en grande part sur la multiplication de grandes thèses d'histoire économique et sociale qui
regroupent surtout des études régionales de la période moderne et quelques thèses d'histoire
contemporaine dont les objets d'étude ne dépassent guère 1914. Il s'y déploie, le plus souvent, une
analyse traversant de manière quasi verticale les réalités démographiques, économiques, sociales,
culturelles et mentales, voire politiques. Mais le schéma paraît à ce point systématique qu'il n'offre que
des occasions limitées de rencontres disciplinaires avec les autres sciences sociales, au-delà de la
sociologie d'alors.

8Certes, dans le même temps, Fernand Braudel poursuit le programme amorcé par Marc Bloch et Lucien
Febvre, qui consiste bel et bien à faire de l'histoire – et plus précisément de « l'histoire économique et
sociale » des temps modernes et médiévaux – la discipline organisatrice du va-et-vient réciproque dans
le temps entre passé et présent, qui fonde l'interdisciplinarité entre l'histoire et celles qu'on a longtemps
nommées « les sciences de l'homme ». Interdisciplinarité à l'œuvre dans la quête de leur objet commun,
l'homme en société. La longue durée, longuement mise en évidence, justifiée et analysée depuis la
rédaction de sa thèse par Fernand Braudel10, apparaît bien comme « une des possibilités de langage
commun en vue d'une confrontation des sciences sociales » ; mais l'histoire, « la moins structurée des
sciences de l'homme », peut se montrer fort accueillante pour les concepts, les approches et les
méthodes importées des sciences voisines et, à cet égard, elle occupe une position à la fois prééminente
et d'ouverture « œcuménique »11. En effet, l'histoire, et en particulier l'histoire économique, joue un
rôle central « de fait » plus que « de droit », à travers le rôle dirigeant de Lucien Febvre (jusqu'à sa
disparition en 1955), puis de Fernand Braudel à la tête de la VIe section de l'École pratique des hautes
études (EPHE), mais la situation évolue déjà lorsque (1975) celle-ci devient l'École des hautes études en
sciences sociales (EHESS), même si les historiens y occupent encore pour un temps une position
éminente. Point d'orgue, Braudel achève, en 1979, une vaste synthèse, Civilisation matérielle, économie
et capitalisme, systématisant pour les années 1400 à 1800 à propos des sociétés préindustrielles
l'empilement socio-économique de trois étages. « Au ras du sol », celui de la « civilisation matérielle »,
celui des travaux et des jours de la masse des populations rurales12. À l'étage intermédiaire, celui des «
jeux de l'échange » et de l'économie de marché. Et à l'étage supérieur, celui du « capitalisme », milieu
étroit et cosmopolite où quelques stratèges du grand négoce international et des grandes affaires
organisent les grands équilibres à l'échelle de l'« économie-monde », dont les centres de gravité
dominants se déplacent en quatre siècles de Venise à Amsterdam, puis à Londres. On peut y reconnaître
au passage les emprunts ad hoc à l'anthropologie, à la géographie, à la sociologie ou encore à
l'économie.

9Dans le même temps – paradoxe pour des historiens proches des Annales – l'histoire économique et
sociale labroussienne coupe quasiment toute relation avec les économistes, français et étrangers, qui,
dans le sillage de Simon Kuznets aux États-Unis, et tout particulièrement en France les économistes de
l'Institut des sciences économiques appliquées (ISEA) – devenu ensuite ISM (mathématiques) EA –
élaborent une histoire dite « quantitative » de l'industrie française, à savoir une comptabilité nationale
rétrospective d'inspiration keynésienne. Nulle relation non plus avec les économistes qui, au même
moment aux États-Unis ou au Royaume-Uni, développent la Nouvelle histoire économique ou New
Economic History. Au total, l'histoire économique connaît bien son acmé dans le second tiers du XXe
siècle – entre la crise des années 1930 et la fin de la Grande croissance – un fléchissement ensuite, avec
toutefois de fortes poussées de renouvellement depuis lors, avec de nouvelles formes de relations avec
les sciences sociales.

III. L’éclatement de l’ancienne alliance (1970-1980)

10Plusieurs facteurs se combinent pour rendre compte du déclin de l’histoire de type labroussien et du
type de relations instituées avec les autres sciences de l’homme.

11D'abord, les effets de critiques prononcées de l'intérieur du milieu des historiens ou, de l'extérieur, de
la part d'autres sciences sociales. Il faut y voir aussi, de manière quasi mécanique, la rançon des succès
obtenus, les filons déjà explorés s'épuisant, en particulier en histoire sérielle des prix départementaux
du blé au XIXe siècle. Au point que dès la fin des années soixante, certains ironisent sur « la
départementalisation » par trop systématique de cette histoire. De surcroît, les travaux labroussiens
montrent peu d'intérêt pour le XXe siècle qui s'ouvre à la curiosité des chercheurs. En outre, de
l'extérieur de la discipline, les effets du linguistic turn mettent en doute, parfois de manière radicale, les
réalités économiques et sociales prédéfinies dans les catégories sociales ou statistiques auxquelles les
labroussiens ont pris l'habitude de recourir. Mais le bouleversement apparaît beaucoup plus général et
affecte l'ensemble des sciences sociales, où l'on constate le retour de balancier idéologique des années
1970-1990, marqué en particulier par le reflux, voire la déroute du structuralisme et du marxisme dans
l'univers intellectuel des diverses disciplines.

12À l'échelle des historiens, l'histoire globale fondée sur l'histoire économique et sociale de type
Braudel-Labrousse est remise en cause au sein des historiens proches des Annales, au profit d'une
démultiplication des objets d'études et d'un quasi éclatement des approches, comme en témoignent les
analyses précoces de Jean-Claude Perrot13 dès la fin des années 1960 ou, de manière un peu
postérieure, celles de Pierre Nora dans le recueil collectif Faire de l'Histoire14. Bien plus, certains
historiens de l'économie mettent en cause à la fin des années 1980 – Jean Bouvier et Camille-Ernest
Labrousse sont disparus respectivement en 1987 et 1988 – « la grande alliance avec la sociologie » et le
caractère « effroyablement déterministe » (François Caron) de l'histoire économique labroussienne15 et
plaide pour une diversification des approches. Mais dans cet élargissement sans frontière apparente, ce
n'est pas l'histoire économique qui bénéficie de l'exploration des territoires nouveaux, ni l'économie qui
apparaît comme la science partenaire la plus recherchée. Les travaux des années 1980 témoignent de
l'émergence de nouveaux objets, tels que le retour de l'événement, du fait singulier, du politique, de
l'acteur et de l'individu (avec le développement de la microstoria). De même, les historiens manifestent
un intérêt grandissant pour les marges, les frontières entre catégories sociales, les groupes marginaux
ou intermédiaires, les formes de circulation et de mobilité sociale, rejetant ainsi les classes sociales
homogènes prédéfinies et les hiérarchies stables. Il s'en suit de nouvelles alliances, qui ne retiennent
guère l'économie comme interlocuteur.

13Les formes d'interdisciplinarité entre histoire et sciences sociales privilégient davantage le partenariat
avec la sociologie, elle-même fortement diversifiée, et surtout avec l'anthropologie, au point de fonder
une discipline en tant que telle, l'anthropologie historique, en forte expansion à la charnière des années
1970 et 1980. Fait significatif, dans un recueil collectif destiné à présenter en 1988 à un large public une
seconde édition sélective de la « nouvelle histoire », aucun chapitre n'est consacré à l'histoire
économique16. Le terrain se trouve alors occupé par d'autres formes d'histoires : outre l'anthropologie
historique, la démographie historique, l'histoire des mentalités, des représentations, de la mémoire,
puis la Gender History, l'histoire culturelle, et d'autres encore… En outre, parmi les héritiers directs de
Camille-Ernest Labrousse, certains tels Adeline Daumard, Rolande Trempé ou Yves Lequin veulent
rendre autonomes l'histoire sociale ou encore l'histoire urbaine de l'histoire économique et s'intéresser,
indépendamment de toute hiérarchisation préalable et de tout soubassement économique, aux groupes
sociaux de la modernité, aux nouvelles communautés, aux formes de sociabilités, etc.

IV. L’alliance avec l’économie et ses limites : de la New Economic History (ou cliométrie) à la Business
History
14Fait significatif, même au Royaume-Uni, l’histoire économique, malgré le poids de l’Economic History
Society et l'impact de l'Economic History Review, connaît un certain déclin dans les années 1980, comme
en témoigne l'ouvrage de David Coleman, History and the Economic Past (1987). Cette vulnérabilité est
sans doute accentuée par une autonomie de l'histoire économique dans les structures universitaires
britanniques (hors des départements d'histoire ou de sciences économiques). Deux formes de
renouvellement de l'histoire économique interviennent cependant dans les pays anglo-saxons dans les
années 1960-1970 : la New Economic History et la Business History. Mais elles manifestent, tout au
moins pour la première, assez rapidement leurs propres limites. Avec un décalage habituel d'une ou
deux décennies, certains historiens français vont suivre la voie ainsi tracée.

15Chacun à leur manière, Pierre Vilar et Jean Bouvier – les deux successeurs immédiats de Labrousse à
la tête de l'IHES entre 1965 et 1984 – témoignent, malgré leur volonté d'y parvenir, de la difficulté
théorique et pratique de coopérer entre histoire et sciences économiques, malgré la réforme de 1968 et
l'autonomie accrue des universités permettant aux historiens et aux économistes de se côtoyer dans la
même université (notamment à l'université devenue Paris I Panthéon Sorbonne). Pierre Vilar reste
attaché à une histoire économique et sociale puisant concepts et méthodes dans un marxisme ouvert
mais revendiqué comme tel dans un débat scientifique17. En outre, il privilégie par principe la longue
durée : « L'histoire ne peut se développer sans la stabilité à très long terme d'un certain nombre de
facteurs », affirme-t-il en avril 199218. Jean Bouvier, tout en soulignant l'importance de l'héritage de
François Simiand et d'Ernest Labrousse et les tensions entre approches historiennes et économiques,
tente de manière plus « éclectique » – selon ses propres termes – d'articuler travaux des historiens et
des économistes, notamment avec les tenants de l'École française de la régulation19. Il en résulte en
particulier une livraison des Annales sur les finances publiques20.

16D'autres historiens cependant croient possible de nouer une nouvelle alliance avec l'économie en
s'engageant dans la New Economic History ou cliométrie. On nomme ainsi les travaux visant à appliquer
l'économétrie à l'histoire, en d'autres termes à proposer des études d'économétrie rétrospective. Il
s'agit pour le chercheur de partir d'un modèle économique théorique explicite fondé sur des fonctions
algébriques combinant plusieurs variables. Le modèle est alors testé à l'aide de données quantitatives
historiques puisées dans des séries chronologiques relatives aux variables21. Parmi les travaux
pionniers, ceux de Robert Fogel, dès les années 1960, font état de recherches portant sur le rôle des
chemins de fer dans la croissance économique américaine. Celui-ci recourt à des hypothèses
contrefactuelles – « qu'aurait été la croissance américaine sans… ? » – pour calculer la croissance
américaine sans la présence des chemins de fer. De même, il publie des travaux sur le rôle de l'esclavage
dans l'économie du Sud des États-Unis ou encore sur celui de la machine à vapeur dans la croissance
britannique. Dès lors, les historiens en viennent à calculer la contribution exacte de telle variable parmi
toutes celles présentes dans la fonction censée figurer la croissance. Par-delà la diversité des travaux de
New Economic History, trois critiques principales ont pu être formulées à son encontre dès les années
1960 de divers horizons. Tout d'abord, le recours à une histoire contrefactuelle est peu admis par les
historiens. Ce sont d'ailleurs souvent des économistes qui, dans les universités de sciences économiques
aux États-Unis ou en Europe, mènent à bien ces recherches, ou à tout le moins élaborent avec des
historiens les instruments économétriques mis en œuvre. Ensuite, l'usage répété de données
statistiques quantitatives, sans toujours manifester un recul suffisant quant à leur mode d'élaboration,
pose problème au moment même où le regard critique à l'égard de toute source s'est fortement aiguisé.
Enfin, est remis en question l'emploi fréquent de modèles économiques néoclassiques, qui partent
d'hypothèses induisant par avance le sens des interprétations et aboutissant à des résultats
tautologiques, en particulier en définissant a priori le comportement des acteurs, censés agir de manière
rationnelle et informée dans des marchés supposés parfaits.

17Ces travaux recueillent néanmoins un vif succès au Royaume-Uni, en Espagne22 – et de là, dans
l'ensemble du monde hispanophone d'Amérique latine – ou encore en Italie et dans une grande partie
de l'Europe. Il est vrai que dans la plupart de ces pays, on l'a dit, l'histoire économique, enseignée dans
les universités de sciences économiques, est soumise à une double influence dominante, celle des
économistes et parmi eux, celle des courants anglo-saxons hégémoniques. En revanche, la cliométrie,
bien qu'appelée de ses vœux par plusieurs historiens économistes, tel François Crouzet, ne connaît
qu'un écho limité en France, où la séparation demeure profonde entre histoire et économie, à
l'exception de quelques travaux relativement isolés, tels les ouvrages des statisticiens Jean-Jacques
Carré, Paul Dubois et Edmond Malinvaud23, ou celui de Maurice Lévy-Leboyer avec l'économiste
François Bourguignon24. De surcroît, les critiques se multiplient aux États-Unis dans les années 1980,
qui voient alors le reflux de ce courant outre-Atlantique. Celles-ci ajoutées à celles portées à l'encontre
de l'histoire quantifiée labroussienne ont sans doute fragilisé toute forme d'histoire quantitative en
France. Celle-ci cependant dans les années récentes trouve quelques défenseurs lucides qui en
démontrent les vertus, ne serait-ce que parce que tout effort de mesure des phénomènes économiques
et sociaux, sous réserve de certaines précautions méthodologiques, peut servir d'utile garde-fou et
fournir des hypothèses fécondes, à condition de poursuivre le raisonnement au-delà par des recherches
qualitatives25.

18Seconde voie de rapprochement, à travers la Business History Review se développe, dans la décennie
1960, une série d'histoires d'entreprises sous l'influence des travaux de l'historien et économiste
américain Alfred D. Chandler relatifs à la grande entreprise moderne, contemporaine de la seconde
industrialisation et perçue à travers ses mutations corrélées entre stratégies et structures d'organisation
managériale26. Malgré des travaux datant des années 1950, tels ceux de Claude Fohlen ou encore de
Bertrand Gille et de Jean Bouvier sur la banque au XIXe siècle, l'histoire des entreprises manifeste
comme souvent un retard de deux décennies en France (la revue Entreprises et histoire n'est créée
qu'en 1992), du fait notamment d'une méfiance durable et réciproque entre chercheurs et chefs
d'entreprise et d'un accès souvent malaisé aux archives privées. Cependant, ce type d'histoire se
développe depuis les années 1980 et les publications se multiplient depuis lors, grâce en partie au
soutien de fondations, au mécénat d'entreprises publiques et privées ou à l'appui de comités d'histoire
et de revues spécialisées dans certains secteurs (électricité, transports ferroviaires, aluminium…). Les
historiens y trouvent un terrain de coopération avec les économistes, les sociologues, les gestionnaires,
les juristes… Après un certain engouement dans les années 1990-2000, le mouvement semble
cependant s'essouffler. Même si l'objet est neuf, cette approche micro-économique se heurte en effet à
des questions méthodologiques et théoriques parfois anciennes, qui, on l'a vu, traversent plus
généralement la discipline historienne. Trois dérives principales en menacent l'essor. D'abord, la
tendance à surestimer une histoire strictement internaliste, reposant sur des sources qui transcrivent de
manière privilégiée, voire exclusive, le regard des dirigeants des entreprises sur leurs propres pratiques,
une histoire pro domo, somme toute. Le risque corrélatif ensuite, conscient ou non, de produire une
success story où, de manière tautologique et téléologique, on explique la réussite économique – ou
l'échec – de telle entreprise par des facteurs de succès préalablement fixés et validés par avance. Enfin,
le danger de saturation et de répétition par la multiplication de monographies qui sous-estiment les
interactions méso-économiques – à l'échelle des branches – et macro-économiques, à l'échelle de la
société tout entière.

19Cependant, la diversification des champs de recherches dans le temps – par l'exploration, longtemps
retardée, du XXe siècle – et dans l'espace repose, en grande partie, sur l'intérêt récent porté, par-delà
les entreprises, aux branches et aux secteurs, aux produits et aux marchés, ainsi qu'aux territoires de
l'économie. Là encore, l'ouverture aux sciences sociales sur des objets limités a pu s'avérer féconde, en
particulier avec l'économie ou la sociologie économique. Cet élargissement s'écarte toutefois
sensiblement des approches de Chandler, en particulier en renouvelant l'intérêt pour le capitalisme
familial, pour les petites et moyennes entreprises ou encore pour les systèmes productifs locaux –
appelés parfois « districts industriels » – avec le souci de s'émanciper d'une vision linéaire et univoque
de l'évolution économique qui suivrait le modèle de l'économie américaine dominante. Plus
généralement, dans les années 1980, nombre d'historiens français par-delà leur diversité, qu'il s'agisse
de Jean Bouvier ou de François Caron, se reconnaissent dans une démarche « révisionniste » – au sens
où ils réfutent l'idée du « retard » du capitalisme français – comme l'ont longtemps soutenu des auteurs
anglo-saxons –, au profit d'une analyse en termes d'évolution à caractère et périodisation spécifiques27.

20De même, l'histoire des techniques produit des ouvrages féconds, depuis les travaux pionniers de
David Landes, qu'il s'agisse de l'histoire des inventeurs et des ingénieurs, de celle des écoles et de la
formation, celle des innovations de produits ou de procédés ou encore, de manière plus ambitieuse, de
recherches sur les systèmes techniques, dans la lignée des travaux de Bertrand Gille. Cette histoire peut
se trouver également menacée d'enfermement dans une approche descriptive, si elle néglige les
dynamiques des réseaux d'acteurs ou les pressions de la demande et des usages sociaux et culturels de
la consommation. Elle fournit elle aussi matière à interdisciplinarité avec les économistes, les
gestionnaires, les ethnologues, les sociologues, les juristes ou les politistes.
V. Les nouvelles alliances à double sens

21Le renouvellement des approches de l’histoire économique s’opère en grande partie par le dialogue
ravivé sur des bases nouvelles entre l’histoire économique et les autres sciences sociales. Désormais, les
alliances ne s’effectuent pas avec le préalable de définir la discipline hégémonique, ni avec celui de bâtir
une immense construction englobant toutes les sciences sociales. Les coopérations apparaissent
partielles, plus diversifiées et souvent éphémères. Depuis les années 1990, de nouveaux travaux
résultent pour une part des débats engagés dans certaines revues telles que les Annales – rebaptisées
de manière significative en 1993 Annales, Histoire Sciences sociales – ainsi que Genèses, Histoire et
Mesure, Entreprises et histoire, Le Mouvement social, la Revue d'histoire moderne et contemporaine…
où l'histoire côtoie plusieurs des courants eux-mêmes renouvelés des autres sciences sociales, en
particulier l'économie, la sociologie, le droit, la gestion ou les sciences politiques. On peut
schématiquement en retenir quelques-uns28.

22Tout d'abord, la gestion, la sociologie et l'économie des organisations offrent des concepts et des
méthodes pour rénover l'histoire des entreprises en s'attachant à l'histoire de la gestion, du
management, de la recherche ou de la formation par le dépassement du cadre microéconomique de
l'entreprise individuelle29. Ensuite, les débats autour du linguistic turn en particulier en sociologie, en
économie, ou en statistique conduisent économistes, sociologues et historiens de l'économie, par un
véritable retournement méthodologique, à entreprendre d'étudier la construction historique des
catégories statistiques elles-mêmes, telles que le chômage30 ou les catégories socioprofessionnelles31,
ou encore à s'appliquer à l'histoire même des travaux et des services statistiques32. Ensuite, en
dialoguant avec des économistes – en particulier dans la lignée des recherches de l'économie néo-
institutionaliste – et des sociologues, des historiens traitent de différentes institutions sociales,
économiques et financières majeures telles que les conseils de Prud'hommes, l'Office du Travail, les
chambres de commerce au XIXe siècle, la Banque de France, la Caisse des dépôts, le Conseil national
économique, les ministères économiques et sociaux… Les institutions ne sont alors pas seulement
conçues comme des acteurs supplétifs lorsque le marché est défaillant, mais bien comme des
organisations à part entière avec leurs structures, leurs personnels, leurs pratiques, leurs traditions et
leurs cultures propres, qui s'imbriquent dans une histoire plus large, économique mais aussi politique,
sociale et culturelle. Loin de s'opposer à la constitution des marchés (des produits, des services ou de
l'argent), ces institutions forment souvent des cadres nécessaires à leur construction, voire à leur bon
fonctionnement.

23Enfin, les travaux des économistes sur la théorie des jeux ou encore ceux qui relèvent de l'économie
des conventions33 incitent des historiens à renouveler l'histoire des acteurs économiques et des
produits. Dans ce dernier cas, aborder les différents acteurs (chefs d'entreprise, salariés, sous-traitants,
consommateurs…) à travers les relations et les accords qu'ils nouent autour du travail, des produits et
des marchés selon des normes et des savoirs communs conduit à redécouper les frontières entre
l'économie, la société et ses dynamiques. Cela a permis de revivifier des histoires de produits et de
marchés qui, eux-mêmes, sont alors conçus comme des constructions sociales en situation. En y
intégrant l'action publique, ces recherches incitent également à dépasser l'opposition réductrice entre
État et marché et à définir des configurations plus complexes mêlant acteurs privés et publics. C'est le
cas de l'histoire des politiques publiques ou encore des services publics économiques, qui recomposent
à la fois l'histoire du droit, de l'économie et de la politique.

VI. Conclusion

24En retour, l’histoire économique peut contribuer à l’intégration des dynamiques économiques dans
les mutations de l’histoire sociale, de l’histoire politique ou même de l’histoire culturelle et des sciences
sociales avec lesquelles celles-ci communiquent principalement. Dès lors, l’histoire économique peut
prendre aussi sa place dans des domaines qui ne lui sont pas spécifiques et amorcer le dialogue avec des
sciences autres que l’économie. Ainsi, en coopération avec les sociologues, les politistes, les ethnologues
ou les anthropologues, l’histoire de la mobilité sociale et urbaine, celle des migrations ou encore celle
des productions culturelles incluent les évolutions propres aux mutations du travail, de la formation, des
marchés, des produits ou des capitaux. Des travaux récents sur l’histoire du livre ou celle des œuvres
artistiques font leur part aux marchés de l’édition ou de l’art, à ce qu’on appelle l’histoire de l’économie
culturelle. L’histoire politique contemporaine au contact des sciences politiques, de son côté, ne saurait
négliger les dynamiques monétaires, financières ou économiques. Ainsi, l’histoire des mutations de la
machine de l’État au XXe siècle ne peut ignorer l'élaboration, la mise en œuvre et l'impact des politiques
publiques économiques ou financières. De même, l'histoire politique des acteurs et de leurs décisions ne
peut faire abstraction des contraintes, particulièrement matérielles, économiques et financières, qui
limitent d'autant la marge de manœuvre des décideurs. Par ailleurs, l'histoire des relations
internationales s'imbrique de longue date – depuis les travaux de Pierre Renouvin dans les années 1950
et de ses héritiers depuis lors – aux évolutions économiques, monétaires et financières, sans négliger les
relations avec les sciences politiques ou la géopolitique. Enfin, dans le dialogue avec les politistes,
certaines questions mises en évidence par des historiens de l'économie viennent brouiller les clivages
politiques traditionnels, notamment l'antagonisme classique droite-gauche de la période
contemporaine, et découpent différemment le champ politique. Il en est ainsi du protectionnisme, du
service public, de la politique industrielle ou de certaines politiques publiques, qui apparaissent
largement transpartisanes et redéfinissent les découpages politiques convenus au point de remodeler
les cultures politiques elles-mêmes.

NOTES

1 Rostow W. W., Les étapes de la croissance économique, trad. fr., Paris, Éditions du Seuil, 1962 [1960].
2 Cf. Margairaz M., Histoire économique. XVIIIe-XXe siècles, Paris, Larousse, 1992, ainsi que l’article «
Histoire économique », Encyclopaedia Universalis, 2008.

3 Parmi nombre de contributions, signalons la synthèse de Revel J., « Histoire et sciences sociales : une
confrontation instable », in Boutier J., Julia D. (éds), Passés recomposés. Champs et chantiers de
l’histoire, Paris, Éditions Autrement, p. 69-81.

4 Cf. le texte, plusieurs fois réédité, de Simiand F., « Méthode historique et science sociale », Revue de
synthèse historique, 1903, p. 1-22 et 129-157.

5 Labrousse C.-E., Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle, 2 vol.,
Paris, Dalloz, 1933 (version publiée de sa thèse de droit et sciences économiques) ; La crise de
l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, Paris, Presses
universitaires de France (PUF), 1944 (version publiée de sa thèse de lettres) ; réédition, Paris, PUF, 1990
(avec une préface de Jean-Claude Perrot, alors directeur de l’IHES).

6 Braudel F., « Histoire et sciences sociales : la longue durée », Annales ESC, no 4, octobre décembre
1958 ; article reproduit dans Braudel F., Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 41-83.

7 Cf. Labrousse C.-E., « 1848-1830-1789 – Comment naissent les révolutions ? », in Actes du congrès
historique du centenaire de la Révolution de 1848, Paris, Presses universitaires de France (PUF), 1948, p.
1-20.

8 Bouvier J., « Tendances actuelles des recherches d’histoire économique et sociale en France », in
Enquête de la Nouvelle Critique, Aujourd’hui l’histoire, Paris, Éditions sociales, 1974, p. 133.

9 Cf. les huit volumes publiés sur une quinzaine d’années sous la direction de Braudel F. et Labrousse C.-
E. (éds), Histoire économique et sociale de la France, Paris, Presses universitaires de France (PUF), 1968-
1982.
10 Braudel F., La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand
Colin, 1949.

11 Braudel F., « Histoire et sciences sociales : la longue durée », art. cit. (n. 6), p. 81.

12 Braudel F., Civilisation matérielle, Économie et capitalisme, Paris, Armand Colin, Paris, 1979. Cf.
également du même, La Dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985.

13 Perrot J.-C., « Rapports sociaux et villes au XVIIIe siècle », Annales ESC, mars-avril 1968, p. 241-267.

14 Le Goff J. et Nora P. (éds), Faire de l’histoire, 3 vol., Paris, Gallimard, 1974.

15 Caron F., « Introduction générale », in Charle C. (éd), Histoire sociale. Histoire globale, Actes du
colloque des 27-28 janvier 1989, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1993, p. 18. Dans
son introduction, François Caron remet en cause vivement les approches de l’histoire économique telles
qu’elles ont été défendues par Labrousse, Pierre Vilar et Jean Bouvier dans un colloque tenu vingt ans
plus tôt à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, les 24 et 25 mai 1967 et dont les actes ont été
publiés sous le titre Ordres et classes, Paris, LaHaye, Mouton, 1973. Cf. également Lepetit B. (éd.), Les
Formes de l’expérience. Une autre histoire sociale, Albin Michel, Paris, 1995, et Jean-Yves Grenier,
L’économie d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l’incertitude, Albin Michel, Paris, 1996.

16 Le Goff J., La nouvelle histoire, Bruxelles, Éditions Complexe, 1988. Il s’agit de la réédition augmentée
d’une sélection de « dix articles essentiels » puisés dans le dictionnaire publié dix années auparavant,
dirigé par Roger Chartier, Jacques Revel et Jacques le Goff, et intitulé La nouvelle histoire (Paris, Éditions
Rez CEPL, 1978).

17 Vilar P., Une Histoire en construction. Approche marxiste et problématiques conjoncturelles, Paris,
Éditions de l’EHESS/Gallimard, 1982.

18 Boutier J., « La mémoire vive des historiens. Entretien avec Pierre Vilar », in Boutier J., Julia D. (éds),
Passés recomposés… op. cit. (n. 3), p. 275.
19 Bouvier J., « Tendances actuelles des recherches d’histoire économique et sociale en France », art.
cit. (n. 8), p. 131-142. Cf. également Bouvier J., L’Historien sur son métier. Études économiques. XIXe-
XXe siècles, Paris, Édition des Archives contemporaines, 1989, ainsi que ses ultimes propos sur l’histoire
économique in Fridenson P. et Straus A. (éds), Le Capitalisme français. XIXe-XXe siècles. Blocages et
dynamismes d’une croissance, Paris, Fayard, 1987. Il s’agit d’un volume de Mélanges en l’honneur de
Jean Bouvier, avec des introductions et un postscriptum de ce dernier.

20 Annales ESC, avril-juin 1978.

21 Cf. Andreano R. (préface de Heffer J.), La Nouvelle histoire économique. Esquisse de méthodologie,
Paris, Gallimard, 1974.

22 Pour une confrontation récente des travaux d’histoire économique en France et en Espagne, cf.
Barciela C., Chastagnaret G. et Escudero A. (éds), La Historia económica en Espana y Francia (siglos XIX y
XX), Alicante, Universidad de Alicante, 2006.

23 Carré J.-J., Dubois P. et Malinvaud E., La croissance française. Un essai d’analyse économique causale
de l’après-guerre, Paris, Le Seuil, 1972, (rééd. Paris, Le Seuil, 1976).

24 Lévy-Leboyer M., Bourguignon F., L’économie française au XIXe siècle. Analyse macroéconomique,
Paris, Economica, 1985.

25 Cf. parmi de multiples articles, celui de Grenier J.-Y., « L’histoire quantitative est-elle encore
nécessaire ? », in Boutier J., Julia D. (éds), Passés recomposés… op. cit. (n. 3), p. 173-183. Cf. également
Bairoch P., Economics and World History. Myths and Paradoxes, University of Chicago Press, Chicago,
1993 (Mythes et paradoxes de l’histoire économique, trad. fr., La Découverte, Paris, 1994) ; Verley P.,
L’Échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Gallimard, Paris, 1997, ainsi que les
livraisons de la revue Histoire et mesure, et, plus récemment, le manuel de Lemercier C. et Zalc C.,
Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, La Découverte, 2008.
26 Chandler A. D., Organisation et performance des entreprises, 3 vol., (trad. fr.) Paris, Éditions
d’Organisation, 1992-1993.

27 Fridenson P. et Straus A. (éds), Le Capitalisme français. XIXe-XXe siècles. Blocages et dynamismes


d’une croissance..., op. cit. (n. 19).

28 Cf. Barjot D. (éd.), « Où va l’histoire économique ? », Historiens et géographes, no 378 et 380, mai-
octobre 2002.

29 Fridenson P., « Un nouvel objet : les organisations », Annales ESC, nov.-déc. 1989, p. 1461-1477.

30 Salais R., Baverez N., Reynaud B., L’invention du chômage, Paris, PUF, 1986.

31 Desrosières A., Thévenot L., Les catégories socioprofessionnelles, Paris, La Découverte, 1988.

32 INSEE, Pour une histoire de la statistique, t. 1, Paris, INSEE, 1977.

33 Boltanski L., Thévenot L., De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991 ;
Salais R. et Storper M., Les Mondes de production. Enquête sur l’identité économique de la France,
Paris, Éditions de l’EHESS, 1993.

AUTEUR

Michel Margairaz

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