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Chapitre IV

Des paroles sans interlocution.


Les réseaux sociaux

On ne sera pas surpris de constater dans ce chapitre


que l’action collective rencontre des difficultés iden-
tiques à celles constatées en économie (une valeur qui
se nourrit du différentiel entre espace/non-espace) et
sur le plan du politique (une antinomie insurmontable).
Que peut produire concrètement un lien sans incor-
poration ? De nouvelles pratiques militantes, comme
celles regroupées sous le nom de cancel culture, que
nous traduisons par « culture de la proscription ». Ces
pratiques expriment une nouvelle demande de justice
dont la légitimité n’est pas contestable (égalité entre
les hommes et les femmes, dénonciation des discrimi-
nations) et qui n’a pu s’exprimer que grâce à la force
inédite des réseaux sociaux. Le développement du
web a donné une voix à des catégories qui n’avaient
pas accès à l’espace public comme les Intouchables en
Inde1. L’objet n’est donc pas d’en apprécier la légiti-
mité, mais de se pencher sur les enseignements que

1. Floriane Zaslavsky, « Internet et la lutte des Intouchables »,


Laviedesidees.fr, 8 juin 2021, ISSN : 2105-3030. URL : https://lavie-
desidees.fr/Internet-et-la-lutte-des-Intouchables.html

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l’on peut tirer de l’affrontement entre deux types de


légalités.
Les réseaux sociaux mettent l’espace public
sous pression par leur capacité à agir hors espace.
L’interlocution est profondément troublée parce que
toutes les médiations spatio-temporelles sont court-
circuitées et ne peuvent être substituées par la masse
et l’intensité des échanges. Ceux-ci ont beau être très
fonctionnels, ils demeurent impuissants à remplir
une fonction tierce. Des revendications de droits qui
oublient leur origine, à savoir la liberté pour tous, ne
tardent pas à se retourner contre leur propre finalité
et sombrer dans la violence.

1. une parole sans autrui

Par sa facilité, son accessibilité, sa vulgarisation,


la parole sur les réseaux sociaux se banalise ; elle
vaut moins par son contenu que pas sa masse. La
parole confond elle aussi sa production et sa produc-
tivité, c’est-à-dire sa capacité de reproduction. C’est le
mécanisme du « j’aime » (like) et surtout du retweet :
l’interlocuteur n’est qu’un relais pour une information
qui transite par lui car seule la masse compte, d’où le
phénomène de la viralité qui lui permet de croître de
manière exponentielle mais aussi de disparaître aussi
vite qu’il est apparu. Elle connaît en somme un destin
identique à celui de l’image, par dissociation entre son
expression et ses conséquences, et donc sa capacité à

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produire du sens collectif. La technique permet à la


parole individuelle d’atteindre hors espace une taille
inatteignable dans l’espace : on a là une masse qui
la dénature en même temps qu’elle l’exonère – ou la
prive – de toute interlocution. C’est la première dis-
sociation qu’introduit la sortie de l’espace.

L’abstraction de l’autre

« Quel est le mécanisme de la polémique ? », se


demande Camus. « Elle consiste à considérer l’adver-
saire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à
refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais
plus la couleur de son regard, ni s’il lui arrive de
sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quart
aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons
plus parmi les hommes mais dans un monde de sil-
houettes1. » L’univers des réseaux sociaux est ainsi
un monde de silhouettes, pire, un monde de chiffres
où chacun est réduit à une unité et où l’on s’agrège
(« Me Too ») aux autres pour faire masse – car la
silhouette est encore une représentation qui caractérise
une individualité.
Camus fait référence à la perception (« voir »).
« Simplifier l’autre pour le résumer à une silhouette,
à un archétype (‘l’ennemi’), facilite son exécution, tant
il est plus aisé de supprimer une abstraction qu’une

1. Albert Camus, « Le témoin de la liberté », Œuvres com-


plètes, t. III, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
p. 490-491.

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personne de chair. L’abstraction ne saigne pas, ne


supplie pas du regard1. » L’annulation d’un espace
commun de rencontre prive les parties d’une ressource
éthique : l’être affecté par la perception physique char-
nelle d’autrui, dont la présence oblige.
La sécurité de n’être pas vu désinhibe et libère les
pulsions violentes. Le « clicktivisme » transforme le
sujet démocratique en libérant ce qu’il y a de pire en
lui, c’est-à-dire des pulsions primaires : la haine, la
volonté de détruire, le désir mimétique. Le militantisme
déspatialisé marche en sens inverse de la citoyenneté,
qui invite chacun à se transcender pour trouver l’in-
térêt général en lui (comme le pensait Rousseau). Il y
a là bien pire qu’une abstraction, au reste. John Suler,
spécialiste de cyber-psychologie, évoque un processus
« d’introjection solipsiste », à savoir la construction
imaginaire d’une cible que l’on ne voit pas.

On ne dialogue plus avec une personne réelle de l’autre


côté du clavier et de l’écran, mais avec un personnage
introjecté qui court dans son imaginaire. Or, le fait qu’il
devienne le fruit de notre construction psychique favorise
la désinhibition, voire l’agressivité, puisqu’il n’est plus
que le fantasme négatif qu’on s’en est construit, méritant
l’injure, voire notre haine2.

Ne s’arrêtant pas à la réduction d’autrui en une abs-


traction, Camus a anticipé ce que provoque l’éloignement

1. Marylin Maeso, Les Conspirateurs du silence, Paris, Gallimard,


2019, p. 27.
2. Arnaud Mercier, « L’ensauvagement du web », The Conversation,
19 avril 2018.

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des corps : « Cette anonymisation de l’autre trouve son


écho dans celle que beaucoup s’imposent à eux-mêmes.
Tout se passe en effet comme s’il était d’autant plus
aisé de ne plus voir en autrui autre chose qu’une sil-
houette quand on s’est soi-même transformé en ombre,
sans nom ni visage1. » Des observations analogues ont
été émises par Hannah Arendt à propos de crimes de
masse2.

Similarité et égalité

Anonymous est un mouvement sans limites définies,


dont les membres sont par définition anonymes, qui
ne cherchent pas nécessairement d’ailleurs à connaître
les autres membres et dont l’action peut prendre des
tours punitifs. Ils revendiquent de ne pas appartenir
à l’espace. Ils sont de surcroît sans visage ou, plus
exactement, portent tous le même visage, ce qui est
très significatif du passage de l’égalité à la similarité.
La multitude se réunit entre semblables. La simila-
rité n’est pas l’égalité, tout au contraire, car elle fait
d’autrui un autre moi-même (d’où le narcissisme). Le
« Je » y est sans cesse appelé à se rencontrer lui-même
et avec son semblable.
L’égalité est un concept politique qui réclame
un espace public pour se déployer, la similarité est
un concept mathématique qui sert de succédané à

1. M. Maeso, Les Conspirateurs du silence, op. cit., p. 37.


2. Voir sur ce point Jérôme Porée, Le Mal. Homme coupable,
homme souffrant, Paris, Armand Colin, 2000.

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l’égalité. Le rassemblement se fait à partir de l’évidence


du mal, de la faute faisant scandale qui peut renvoyer
à des situations très diverses et qui ne sont pas toutes
des infractions pénales. Il peut aussi bien s’agir d’un
crime (le viol) que d’une norme morale telle qu’un
comportement déplacé à l’égard d’une femme ou d’un
safari autorisé en Afrique, voire d’une incivilité, d’un
adversaire politique ou encore d’une femme supposée
légère ou tout simplement grosse1 ; les membres du
réseau ne sont pas non plus épargnés, loin de là.
Hannah Arendt estime que le monde commun
naît parce que, « malgré les différences de localisa-
tion et la variété des perspectives qui en résulte, tous
s’intéressent toujours au même objet ». Et le monde
commun est menacé de disparaître « dans les condi-
tions de la société de masse ou de l’hystérie de foules
où nous voyons les gens se comporter tous soudain en
membres d’une immense famille, chacun multipliant
et prolongeant la perspective de son voisin. Dans les
deux cas, les hommes deviennent entièrement privés ;
ils sont privés de voir et d’entendre autrui, comme
d’être vus et entendus par autrui2. » Elle désigne par
là le principe même de l’intersubjectivité.
Le principe de similarité permet de faire masse,
et il faut distinguer la similarité de la multitude, qui
réclame, elle, une diversité interne des compétences,
notamment. La similarité fonctionne par agrégation

1. Marion Dupont, « L’online shaming, version moderne du


goudron et des plumes », Le Monde, 7 juin 2019.
2. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. fr. G. Fradier,
Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 69.

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des mêmes alors que l’association entre membres diffé-


rents mais égaux crée, au contraire, un lien politique.
Il n’est pas surprenant que les mouvements nés sur
le net aient autant de difficultés à se transformer en
mouvements politiques car leur fondation ne l’est pas.
La confusion entre similitude et égalité a profon-
dément à voir avec l’acte d’interlocution. Lorsque je
parle à quelqu’un ou que je lui serre la main, j’in-
troduis une relation d’altérité en même temps que de
communauté : je dois imaginer l’autre pour m’adres-
ser à lui.

L’anonymat et la honte :
une relation brisée

Le ressort de la violence symbolique envers les


cibles de telles campagnes est celui de la honte. La
honte fait le pendant de l’indignation et de l’écart par
rapport à la norme du groupe. L’internet a accéléré le
passage d’une culture de la culpabilité (guilt culture)
à une culture de la honte (shame culture). Celle-ci
« désigne des conjonctures historiques où, au moins
pour certains groupes sociaux, le salut de l’homme
se joue au niveau de l’apparaître. Mais cette formule
serait tout à fait trompeuse si elle faisait penser à une
comédie sociale. Il s’agit beaucoup plus profondément
d’un drame dont la péripétie essentielle est la lutte à
mort pour la reconnaissance1 ».

1. François Tricaud, L’accusation. Recherche sur les figures de


l’agression éthique, Paris, Dalloz, 1977, p. 148.

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Le honteux imagine le jugement que le groupe social


porte sur lui1 ; cette anticipation l’oblige à prendre dis-
tance par rapport à son désir, à se voir de l’extérieur
(à se spatialiser moralement, pourrait-on dire). Une
telle intériorisation du jugement possible des autres est
le ressort de l’autocensure et donc du contrôle social.
Le sentiment de honte, on le voit, passe par le regard.
Mais sur les réseaux sociaux, le regard n’est plus com-
mutatif : la personne désignée à l’annulation ou à la
destruction est « hyper-vue » mais les regards qui la
détruisent par la honte ne sont, eux, pas exposés.
L’anonymat fait en effet voler en éclats cette structure
en conférant l’invisibilité et donc l’impunité à celui qui
fait honte, la technique lui permettant « d’aveugler son
interlocuteur et lui-même du même geste2 ».
La déspatialisation de l’espace civique exaspère le
jugement expéditif, d’un côté, et interdit la réplique de
l’autre. Le non-espace des réseaux sociaux permet une
accusation sans frais, ce qui est contraire aux procé-
dures de justice où l’accusateur prend le risque d’être
condamné lui-même en cas d’échec de son action.
Cette asymétrie entre l’espace social et le non-espace
de l’attaque, parce qu’elle permet d’échapper à toute
responsabilité, dénature l’espace civique et change
toutes les relations.
Si la honte signe toujours l’échec d’une aspiration
à l’intimité, on comprend qu’elle devienne un levier
contre un nombre grandissant de personnes, tant le
désir d’apparaître se répand avec les réseaux sociaux.

1. M. Maeso, Les Conspirateurs du silence, op. cit., p. 40.


2. Ibid., p. 40.

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Le retentissement de ces campagnes d’humiliation


« est d’autant plus fort, que les nouvelles technologies
s’insinuent dans la vie la plus quotidienne et qu’elles
favorisent l’effacement des distances aux autres et à
soi-même1 ».

La spéculation à la place de la relation

Les réseaux sociaux ont adopté spontanément le


mécanisme de la spéculation financière : sur Tweeter,
chacun relance une information quelle que soit sa
valeur pour spéculer sur elle : peut-être l’informa-
tion prendra-t-elle de la valeur si elle est relayée par
d’autres. Comme tout le monde fait de même, la
valeur devient purement spéculaire et croit exponen-
tiellement. Cette croissance ne peut s’arrêter que s’il
y est mis un terme par la chute de la victime, seule
forme autorégulatrice du mécanisme spéculaire.
La sortie de l’espace déréalise autrui. Comparaissant
pour une affaire de cyberharcèlement et de menaces de
mort, l’un des prévenus répondit qu’il s’agissait d’un
jeu, d’humour, voire de provocations, mais pas de
réelles menaces2 : « c’était pour gagner des points sur le

1. M. Dupont, « L’online shaming, version moderne du goudron


et des plumes », art. cit.
2. Le 3 juillet 2018, le tribunal de Paris condamnait deux inter-
nautes à 6 mois de prison avec sursis et 2 000 € d’amende pour
menaces de mort à l’encontre d’une journaliste qui avait pris la
défense de deux militantes féministes elles-mêmes victimes de cyber-
harcèlement. Romain Badouard, « Internet et la brutalisation du
débat public », Laviedesidees.fr, 6 novembre 2018. Toutes les infor-
mations sur ce procès sont tirées de cet article.

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forum ou des points internet ». Après la condamnation,


un autre individu qui avait posté sur le même forum un
appel au meurtre, plaidera la « blague » avant d’ajouter
que, dans le flot de messages publiés après la condam-
nation, il avait cherché à se distinguer de la multitude :
« Je me suis dit que j’allais faire mieux que les autres. »
Ces justifications montrent tout d’abord que les
enjeux sont autant externes, par rapport à l’enjeu
civique, qu’internes, dans la compétition, dans la
« bataille de visibilité » entre internautes pour amé-
liorer le référencement de leurs sites. Ce qui est un
enjeu crucial de liberté et de sécurité pour la journaliste
menacée de mort sur les réseaux sociaux, est source de
divertissement ou d’enrichissement pour les autres. Le
modèle économique des plateformes repose sur le trafic
qu’elles engendrent, c’est-à-dire sur le nombre de clics :
où l’on constate à nouveau une surdétermination par
la logique économique de la valeur sociale du débat.

De la multitude au besoin de faire corps

La solidarité au sein des groupes doit être sans


faille. Quiconque refuserait de se joindre à la cam-
pagne ne tarderait pas à devenir à son tour suspect. La
solidarité n’est plus affaire de conviction mais de signe
d’appartenance au bon camp. Arrêtons-nous sur ce
qui est dénoncé comme un « nouveau tribalisme » et
inversons la question : cette culture de la proscription
contemporaine est-elle le fait des nouvelles tribus ou
ne traduirait-elle pas du désir de constituer des tribus ?
Du désir de faire corps avec d’autres ?

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Ce qui les rassemble [les dénonciateurs], c’est la peur de


la dissonance, l’angoisse de l’excommunication qui anime
bon nombre de leurs membres. Car, lorsque le combat
se substitue au débat, la polémique à l’échange critique,
il n’est plus le temps de se parler, moduler, concéder, en
corrigeant les erreurs et les approximations de son propre
camp pour faire avancer la réflexion : il faut faire corps,
coûte que coûte, et s’opposer en bloc à un adversaire
dont on a gommé les aspérités afin de l’uniformiser pour
accélérer sa condamnation1.

Et si la déspatialisation nous renvoyait brutalement


à la nécessité de vivre avec son corps mais également
de faire corps ? Que veut-dire « faire corps » dans le
monde numérisé de la déspatialisation ? Une solution
immédiate consiste à faire corps par le désir mimétique
et violent : par la détestation commune d’un être honni.

2. une parole pour elle-même

La dissociation logos/praxis

L’intégration d’une masse de messages éloigne la


parole de l’action, logos de praxis2. Se creuse ainsi
un fossé entre expressivité et agentivité. Les réseaux

1. M. Maeso, Les Conspirateurs du silence, op. cit., (nous sou-


lignons).
2. Voir à ce sujet Éric Sadin, L’Ère de l’individu tyran. La fin
d’un monde commun, Paris, Grasset, 2020, p. 164.

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sociaux permettent de passer directement de l’expressi-


vité à une agentivité primaire, violente, sans médiation,
qui paralyse les institutions. La parole a beaucoup
d’impact par sa masse au détriment de sa capacité à
changer le cours des choses, voire au contraire, en le
renforçant, parce qu’une parole dans l’espace public
n’a pas la même portée que dans le non-espace numé-
rique. Le symbolique est ce qui confère une autorité
à un contenu verbal1.
Ces paroles accusent une fonction d’expressivité
au détriment de leur performativité dans le réel.
L’expressivité peut être assimilée au destin de la visi-
bilité dans cette tension entre espace et hors-espace :
la même brillance, le même clinquant, la même valeur
par la masse (aux antipodes de la démocratie, où la
force de l’argumentation d’un seul peut convaincre un
corps de citoyens, ce que met en scène Sydney Lumet
dans Douze hommes en colère), le même manque de
profondeur politique, le blocage au stade de l’émotion,
d’un cri indiscipliné. Elles constituent une force, voire
une violence politique dont on ne sait que faire.

Une masse de paroles valorisées

Il faut entendre le terme de productivité de la parole


hors espace, qui contraste avec la relative faiblesse de
son action dans l’espace, au sens figuré mais aussi au
sens propre. C’est d’ailleurs le lien entre ces deux sens
qui fournit une explication au dilemme actuel que

1. Voir A. Garapon et J. Lassègue, Justice digitale, op. cit.

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posent les réseaux sociaux à la démocratie. N’oublions


pas que les instruments numériques provoquent une
double dissociation : entre le contenu des messages
et leur nombre, d’une part, mais également entre la
masse et sa valeur commerciale en termes d’attention
et de fidélisation au réseau. Ces deux totalisations
s’opèrent hors espace mais toutes deux font retour à
l’espace et doivent être comprises ensemble.
La valorisation commerciale exerce un rôle déter-
minant sur le contenu échangé. L’objectif économique,
rappelons-le, est d’accrocher et de conserver le plus
longtemps possible les internautes dans les filets des
réseaux. Qu’y a-t-il de plus mobilisateur (engaging)
que l’opposition eux/nous ? L’archaïque ne vient pas
de nulle part mais parce qu’il est le meilleur mobili-
sateur. On rappelle souvent que les fausses nouvelles
sont plus attractives et retiennent plus l’attention
que la vérité, qui réclame de l’attention, puis de la
réflexion et qui est souvent ennuyeuse. C’est pour-
quoi, « même si les ingénieurs de ces plateformes ne
cherchent pas à amplifier le tribalisme et la polarisa-
tion, les algorithmes de sélection le font à leur place1 ».
D’où l’explication algorithmique de cette régression.
On peut en dire de même de la conflictualité qui
vient de la polarisation nous/eux. Ces instruments
poussent donc structurellement à l’antagonisme, voire
à l’agressivité ainsi qu’à l’irrationalité, ce qui est accru
par la déspatialisation puisque l’on est seul face à son
écran sans la présence de l’autre qui oblige, et que
tout paraît simple à un cerveau échauffé. Il en est

1. Zeynep Tufekci, “It’s All Rigged”, The Atlantic, 17 février 2021.

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ainsi parce que les échanges sont organisés par des


algorithmes (algorithms responsive) qui vont dans le
sens inverse de celui de la démocratie. Ils sont par
leur constitution même agressifs et irrationnels, donc
anti-démocratiques.

Une « action expressive », un signal,


la démonstration d’une capacité
plutôt qu’une action politique

La bourse de New York a connu un épisode très


intéressant au début du mois de février 2021 : le groupe
GameStop, chaîne de magasins de jeux vidéo (vestige
d’un monde ancien, à l’heure du streaming) se présen-
tait comme une proie idéale pour les fonds spéculatifs
qui misaient sur sa disparition imminente. C’était sans
compter sur la réaction d’une horde de jeunes boursi-
coteurs, réunis sur une plateforme de bourse en ligne
non payante, qui se ligua au sein de WallStreetBets, un
forum très actif du site web communautaire américain
Reddit. En achetant aveuglément, ils portèrent soudain
la valeur à des sommets, faisant perdre des sommes
colossales à deux fonds spéculatifs, Melville Capital
et Citron Research. L’aventure s’arrêta là car la plate-
forme de transaction en ligne Robinhood (Robin des
Bois) utilisée par les petits actionnaires, parvint à
limiter leurs achats en faisant jouer la réglementation
bancaire consécutive à la crise de 20081.

1. En effet, pour des opérations considérées comme risquées, la


loi exige que les dépôts de garanties soient plus élevés dans le but de

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Cette affaire, selon l’agence Bloomberg, mettait


aux prises des professionnels de la finance avec des
stratégies à long terme et organisés pour spéculer qui
partagent quelques règles communes, d’un côté, « avec
une dynamique tribale d’apprentis-investisseurs guidés
par leurs émotions1 » de l’autre (en effet, nombre des
jeunes avaient passé leur enfance dans ces magasins,
ce qui donnait à leur action une dimension affective).
Certes, à la fin, c’est la finance qui a triomphé, mais
l’important était d’envoyer un signal qui a d’ailleurs
été parfaitement reçu par les milieux financiers. Un
professionnel réputé remarquait que « des petits por-
teurs qui agissent de façon concertée constituent une
force avec laquelle les marchés vont devoir compter2 ».
Le lien entre cette affaire et le mouvement
Occupy Wall Street, voire l’invasion du Capitole le
6 janvier 2021, a rapidement été fait par la presse
américaine. Les outils numériques sont utilisés pour
agir et se manifestent par une présence dans l’espace
qui n’est que présence : l’objectif est d’être présent
en occupant. Ces mouvements sont en ce sens-là
paradigmatiques. La déspatialisation débouche sur
une hyper-occupation de l’espace sans nécessaire-
ment d’objectif politique à long terme3. À l’image

responsabiliser les investisseurs. Ce coût était devenu prohibitif pour


les jeunes qui avaient lancé l’opération.
1. Un commentateur de l’agence Bloomberg cité par Z. Tufekci,
« It’s All Rigged », art. cit.
2. Gregori Volokhine, président de la société d’investissement
Meeschaert Capital Markets, cité par Stéphane Lauer, « Wall Street
n’est pas la forêt de Sherwood », Le Monde, 9 février 2021.
3. Cela a étonné les commentateurs de cette prise du Capitole
qui, à la différence de la prise de la Bastille lors de la Révolution

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d’autres mouvements sociaux sans leader, il semble


que le sens de la protestation s’épuise dans l’action
elle-même, qui n’a d’autre finalité que de gripper le
système, d’occuper les ronds-points, d’empêcher la
circulation. Ces mouvements peinent à durer dans le
temps. Ils souffrent de ce que Zeynep Tufekci qualifie
de « paralysie tactique1 ». Le lien avec l’espace n’est
pas rompu, mais l’espace est occupé autrement, par
une agrégation d’atomes.

Une paralysie stratégique

Les actions sur les réseaux sociaux font bien souvent


le choix d’une cible unique plutôt que d’analyser et
de critiquer le système tout entier de façon politique.
Cela permet d’avoir un objectif clair et identifié, et
de pouvoir gagner rapidement. Un objectif restreint,
unique, atteignable, suffit à montrer que le système
est vulnérable, que même les institutions les plus pres-
tigieuses sont à portée de main de la multitude. Il y
a donc là à l’œuvre une logique de démonstration
de force effective, faute de pouvoir saisir le tout ; on
n’arrive plus à symboliser autrement que par un résul-
tat effectif. Cette dimension est commune au combat
boursier de l’affaire GameStop, aux gilets-jaunes et à
#MeToo : elle manifeste la revanche des petits, des

française, n’a débouché sur rien parce que le mot d’ordre était d’oc-
cuper les lieux pour occuper.
1. Z. Tufekci, Twitter et les gaz lacrymogènes. Forces et fragili-
tés de la contestation connectée, Caen, C & F Éditions, 2019, p. 18.

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dominés, des sans-voix, des invisibles qui se signalent


par un gilet destiné à être le plus visible possible, de
Main Street contre Wall Street1.
Le mois de janvier 2021 marque ainsi un tour-
nant dans l’histoire des réseaux sociaux, qui ont
montré qu’ils peuvent servir à déplacer des millions
de dollars à la bourse aussi bien qu’à ébranler un
gouvernement, mais à chaque fois sans savoir que
faire ensuite. Rassemblements, mobilisations et occu-
pations peuvent s’analyser comme des « signaux de
capacité » qui ont moins pour fonction de transmettre
un message que de signaler la capacité à en envoyer,
qui tirent donc leur pouvoir de la menace ou de la
promesse de ce que les participants pourraient faire.
Mais ils n’aboutissent pas, la plupart du temps, parce
que s’indigner n’est que le début de l’histoire, la dif-
ficulté est bien de transformer l’action. Les réseaux
sociaux permettent néanmoins d’atteindre une masse
critique beaucoup plus rapidement que par le passé,
où la mobilisation prenait infiniment plus de temps
et d’énergie (mais ce n’était pas peine perdue car cela
favorisait une maturation de l’action).
Le travail fastidieux de toute action collective qui
consiste à mobiliser des militants, à les réunir (parfois
clandestinement), permettait à chacun de se frotter
les uns aux autres, de voir se dessiner des tendances
parfois conflictuelles, d’élaborer des procédures et de
définir des objectifs à moyen, court et long termes ;
souvent, une figure charismatique sortait du lot. Tout

1. C’est-à-dire la grande rue d’un village (Main Street) opposée


au principal quartier des affaires mondial.

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Le numérique contre le politique

cela renforçait la cohésion et permettait une certaine


souplesse en cas d’imprévu, de la réactivité en cas de
répression, enfin une plus grande longévité1. La façon
dont les technologies numériques renforcent la capacité
de ces mouvements à se former sans réelle planifica-
tion préalable, sans leaders (« horizontalisme »), et à
traiter les problèmes au fur et à mesure qu’ils arrivent
par les compétences disponibles (« adhocratie2 »), ne
prédispose pas à réagir en cas d’imprévu, ni à exercer
le pouvoir quand l’occasion se présente. En d’autres
termes, une mobilisation immédiate qui s’épargne le
temps et l’énergie de construire un espace commun
indispensable à l’action collective pour s’inscrire dans
le temps long, ne peut avoir d’effet durable.
L’usage des réseaux sociaux a grandement modifié
l’action politique dans le sens d’une fonctionnalisation
(mobilisation, financement, coordination, publicité)
mais révèle après-coup l’importance capitale des
à-côtés de l’action. L’essentiel semble résider hors de
cette fonction première, dans le temps passé ensemble
à attendre, à écouter des discussions oiseuses, à
tenter de se convaincre, dans la patience à l’égard

1. Z. Tufekci, Twitter et les gaz lacrymogènes…, op. cit.


2. « Adhocratie » est un néologisme (provenant du terme latin
ad hoc) utilisé pour désigner une configuration d’organisation qui
mobilise, dans un contexte d’environnements instables et complexes,
des compétences pluridisciplinaires et transversales pour mener à
bien des missions précises (comme la résolution de problèmes, la
recherche d’efficience en matière de gestion ou le développement
d’un nouveau produit). L’adhocratie a d’abord été formulée par
Alvin Toffler dans Le Choc du futur (1970), puis popularisée par
Robert Waterman Jr. dans Adhocracy. The Power to Change (1990).
Remarquons que ce terme vient de l’entreprise et du management.

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Des paroles sans interlocution…

des autres, dans l’attente d’un événement. Ces limites


de la fonctionnalisation de l’action sont à méditer
car probablement transposables à d’autres secteurs
ici étudiés.
Ces mouvements sont comme des travaux pratiques
pour éprouver la viabilité et la force de la multitude
comme forme politique. Ils ne semblent pas pouvoir
soutenir sur le long terme la comparaison avec les
formes traditionnelles de militantisme politique. Les
jeunes apprentis anarcho-boursicoteurs ont ainsi
« découvert que le pouvoir ne vient pas seulement
du ‘pouvoir’ mais de la volonté de se montrer et de
faire quelque chose ensemble1 dans le temps ».

3. espace indéterminé
des réseaux sociaux,
indétermination des rôles et des fins

Une tempête numérique s’abat sur un homme et la


sanction n’accepte aucun report dans le temps ni dans
l’espace du prétoire, qui sont les ressorts symboliques
du jugement, pas plus que l’indispensable différen-
ciation des rôles de chacun. Dans cette justice sans
procès, la masse des internautes vengeurs joue tous les
rôles : accusateurs, juges et exécuteurs d’une sentence
qu’ils ont eux-mêmes instruite et prononcée, ce qui

1. Joan Donovan, « The GameStop Chaos is Coming for Politics,


Too », Politico, 2 avril 2021.

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Le numérique contre le politique

annonce un effondrement du sens. On ne distingue pas


non plus les infractions légales qui ne sont pas morales
(distinction entre droit et morale que l’on a mis des
siècles à établir et qui est centrale pour le droit et pour
la liberté). Du vigilantisme à l’auto-justice1, les réseaux
sociaux et la culture numérique en général excitent
une pulsion justicière. Lorsqu’un policier demande à
un prévenu ayant proféré des menaces de mort à l’en-
contre de Mila2, ce qui l’avait poussé à commettre ce
délit : « Personne, répond-il, seulement « mon sens de
la justice ». « Mila ne sait même pas que j’existe, et je
suis presque certain qu’elle n’a pas lu mon message »,
répond un autre3. Ces violences aussi bien physiques
que symboliques qui caractérisent ces justiciers sont
l’aboutissement d’une justice sans interlocution.

Confusion des rôles

Il n’y a plus de séparation entre le témoin et le


juge : les membres du réseau qui reçoivent le tweet
constatent eux-mêmes l’« infraction » (si l’on peut
dire ! car il n’y a pas nécessairement d’infraction) et
condamnent du seul fait de voir ; ils passent ainsi d’un
acte de perception à un acte beaucoup plus moral, qui
est une condamnation. Les participants à un réseau

1. Voir à ce sujet Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayet,


Fiers de punir. Le monde des justiciers hors-la-loi, Paris, Seuil, 2021.
2. Une adolescente qui avait critiqué l’islam de manière virulente
sur Instagram.
3. Cité par Yann Bouchez, « Affaire Mila : ‘Mon tweet, c’est
rien, franchement’ », Le Monde, 19 mai 2021.

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Des paroles sans interlocution…

sont donc à la fois justiciers et possibles justiciables :


ils sont témoins et juges en même temps.
Une autre conséquence de la déspatialisation – et
donc de la perte d’une fonction d’assignation à la fois
d’une forme et d’une signification qui sont le propre
de l’espace – est non seulement la confusion des rôles,
mais aussi l’incertitude sur ce qui les pousse à agir : un
acte militant ? un désir de gloire ? le souci d’augmenter
le capital réputationnel d’un site ou d’une entreprise
de presse ?
L’effondrement de l’espace dans les réseaux sociaux
a pour effet de désarticuler également la succession
dans le temps. L’espace de la procédure n’agit plus et
le travail de la justice est déréglé parce que les acteurs
remplissent tous les rôles en même temps. La fusion,
encore plus que la confusion des rôles, contraste avec
la séparation des fonctions au cours du procès. La
procédure comme temporalisation, c’est-à-dire comme
déploiement d’un certain ordre dans le temps, impose
une succession des actions mais aussi une pluralisation
des acteurs. L’idée de la loi est associée à un acte
premier de séparation. La déspatialisation écrase les
différents rôles qui avaient besoin de distance pour
exister. Il n’y a plus de jeu possible. Suspension du
temps et suspension de l’espace dans le rituel judi-
ciaire vont de pair. Spatialisation, temporalisation,
séparation des tâches, séparation des pouvoirs, fictions
procédurales sont intimement liées. C’est là toute la
structuration symbolique du procès.
Le climat d’intimidation que font régner les vigi-
lants numériques et leurs accusations errantes est le
contraire de la justice incarnée dans un lieu hautement

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Le numérique contre le politique

symbolique comme le prétoire. Ce n’est pas un hasard


si dans sa tragédie sur la naissance de la justice,
Eschyle met en scène la transformation des Érinyes1,
ces déesses de la vengeance, affreuses gorgones, en
Euménides, déesses gardiennes des lois de la Cité,
localisées dans une grotte sous l’endroit où siégeait
le tribunal à Athènes. D’errantes, elles deviennent
sédentaires.
Cette réalité fait ressortir la fonction du rituel
judiciaire, qui pose l’acte premier de délimiter un
espace séparé pour la justice. Dans le procès, l’auteur
de l’accusation est toujours nommé, il est désigné par
une fonction et un espace propre dans le prétoire.
L’espace du procès tente de neutraliser le rapport de
force alors que l’on constate que les réseaux sociaux
font tout le contraire. Quand la spatialisation dispa-
raît, ce n’est pas la liberté qui envahit notre espace
mais au contraire l’oppression. Cette égalité est ren-
forcée dans le procès par la relation dialoguée ; tout
le procès est distance. L’idée de dialogue exige qu’il
y ait au moins deux places différentes et que chacun
soit capable de reconnaître que sa droite est la gauche
de l’autre. Il y a une non-commutativité des corps
propres qui est au fondement de la possibilité d’une
interlocution ; l’interlocution exige d’être à la fois à
sa place et imaginairement à la place de l’autre mais
sans la confondre avec la sienne. La force du rituel
judiciaire est de faire la synthèse entre la position
spatiale et la condition dialogique, et résulte d’un

1. Le trio était composé de Mégère (« la haine »), Tisiphone


(« la vengeance ») et Alecto (« l’implacable »).

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Des paroles sans interlocution…

mixte d’architecture – et donc de spatialisation – et


de procédure – et donc de parole.
S’opère ainsi une constante confusion des plans de
l’opinion et de la justice, de la rumeur et de la preuve,
de la morale et de la politique :
A chaque époque sa mode idéologique : la nôtre se pré-
occupe surtout de la sensibilité personnelle blessée et de
la vertu du voisin. Elle pratique la confusion à outrance
du public et du privé, de la morale et du droit1.

4. désorientation de l’espace,
ambivalence des positions

Ces nouveaux mouvements sociaux sont pris dans


une contradiction dont ils ont du mal à se sortir en
se réclamant de la démocratie tout en rejetant ses
procédures et ses formes. Une telle contradiction a
partie liée à la déspatialisation, qui rend plus diffi-
cile le jugement. Ainsi, nous avons du mal à qualifier
une violence à la fois progressiste et régressive, tant
ces deux traits sont présents simultanément dans ces
nouvelles pratiques.

1. Belinda Cannone, « Et si les féministes se remettaient à faire


de la politique ? », Le Monde, 1er août 2020.

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Le numérique contre le politique

Une violence à la fois


progressiste et régressive

Qu’il s’agisse des mœurs, de la politique ou de la


bourse, les réseaux sociaux ont à l’évidence rééquilibré
le rapport de force en permettant à une multitude de
voix isolées de faire masse et de contourner le caractère
spatial de la domination (qui naturalisait les mœurs et
se nourrissait précisément de l’isolement des personnes
sous emprise). Les dominés ont à présent « de la surface
sociale », comme on disait autrefois lorsque le réseau
social était le privilège des dominants. La communica-
tion numérique est d’autant plus forte qu’elle ignore les
frontières (d’où cette globalisation inédite des protesta-
tions à laquelle on a assisté ces dernières années), qu’elle
parle directement aux émotions grâce, entre autres, au
véhicule des images, et qu’elle permet de désincarcérer
des expériences locales d’une injustice jusqu’ici tolérée.
Les réseaux sociaux donnent un coup de fouet à
la dynamique démocratique de l’égalité des condi-
tions qui s’étend ainsi aux femmes, aux minorités et
fournissent des armes pour une critique salutaire des
institutions. Un tel débordement, une telle critique ne
sont-ils pas consubstantiels à la démocratie ? Mais
les réseaux sociaux ne peuvent pas revendiquer pour
autant une sorte d’inhérence démocratique en préten-
dant porter par eux-mêmes la voix du peuple et en
disqualifiant a priori toute critique comme une attaque
contre la démocratie elle-même1.

1. M. Maeso, Les Conspirateurs du silence, op. cit., p. 32.

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L’espoir que portent ces mouvements est terni par


la résurgence de logiques archaïques. À commencer
par celle du mécanisme sacrificiel du bouc émissaire,
qui n’a jamais disparu et contre lequel s’édifie la
justice. La viralité des réseaux sociaux favorise une
vieille logique de la tache et de la contamination qui
correspond au stade le plus archaïque de la sym-
bolique du mal1. Les foudres des tempêtes sur les
réseaux sociaux s’abattent en effet autant sur les
supposés coupables que sur tous ceux qui les ont
fréquentés, qui rappelle la dialectique ancienne de
la souillure et de la contagion (une métaphore qui
parle à notre temps).
La culture de la proscription procède également
d’un rapport au temps très particulier : tout se passe
en effet comme si le temps était étal devant nous sans
qu’il soit jamais révolu, sans que rien ne puisse être
oublié, au mépris du droit à l’oubli ; c’est là, au reste,
une sorte de « fin de l’histoire » qui accompagne la fin
de l’espace2. Le temps ne créé plus de distance, il ne
sépare plus, il ne produit pas l’Histoire. L’écoulement
du temps ne capitalise plus, l’histoire ne scelle plus des
acquis démocratiques.
Cette contradiction est manifeste dans le politique-
ment correct, qui impose une police du langage mais
pour des causes justes, à propos de la dénonciation

1. Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, tome II. Finitude et


culpabilité, livre II : La symbolique du mal, Paris, Aubier, 1960,
rééd. 1988.
2. On songe bien sûr ici au fameux livre de Francis Fukuyama,
La Fin de l’histoire et le dernier homme, trad. fr. Denis-Armand
Canal, Paris, Flammarion, 1992.

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Le numérique contre le politique

du colonialisme qui a fait la fortune des dictateurs ou


encore de la lutte antitotalitaire qui risque de dégénérer
en concurrence des victimes. Plus de distinction non
plus entre les infractions légales qui ne sont pas morales,
on l’a dit. S’instille là une nouvelle forme de contrôle
social, voire de violence, ce qui est pour le moins inat-
tendu de la part de mouvements progressistes.
La pratique du doxing consiste à révéler les données
personnelles (et notamment l’adresse) en particulier
dans le cas d’un individu condamné pour acte pédo-
phile après la peine. On ne peut qu’être frappé par
l’asymétrie entre la masse anonyme (mob, en anglais1)
et l’isolement de la personne proscrite que l’on sou-
haite voir disparaître. D’ailleurs, mobbing désigne très
exactement en anglais le harcèlement moral, à savoir
la conduite abusive qui par divers moyens dont des
gestes, des propos répétés, proférés en public ou en
privé, dégradent les conditions de vie d’une personne,
sa réputation, en menaçant à terme son équilibre psy-
chique. La similarité entre l’infraction de harcèlement
récemment inscrite dans le Code pénal2 et l’attitude
justicière est saisissante.
Ces actions militantes risquent donc à leur corps
défendant d’alimenter des mécanismes ou des présup-
posés dont nous avons mis longtemps à nous défaire
(lynchage médiatique, bouc émissaire, juridiction des
émotions, essentialisation du délinquant (théorie du

1. Le mot anglais mob, qui signifie la foule informe par opposi-


tion à l’opinion ou au peuple, vient de l’adjectif « mobile » et renvoie
donc à l’idée de circulation et de versatilité.
2. Loi du 22 juillet 1992.

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« criminel né » de Lombroso1), et de promouvoir un


nouvel ordre moral qui, quoique plus sympathique,
n’en demeure pas moins un ordre moral s’imposant
au droit. Elles montrent la fragilité d’un bien pour
lequel nos ancêtres se sont battus et dont nous avons
hérité : une institution qui met les passions à distance.
Nous pensions qu’un tel combat pour la démocratie
et les libertés avait réuni un large consensus, de Hugo
à Camus, de Jean Valjean à Meursault.
Pour toutes ces raisons, il est difficile de ranger
ces mouvements dans les catégories politiques clas-
siques : sont-elles toujours à « gauche » ? Ne se
rapprochent-elles pas de conduites qui appartenaient
jusqu’ici à l’extrême droite ? Mais que signifient
« droite » et « gauche » dans un univers déspatialisé ?
La déspatialisation nous ramène à un univers indif-
férencié. L’ambivalence qui semble consubstantielle
à la culture de la proscription a partie liée avec la
déspatialisation.

Une inversion des places


faute d’espace triangulateur

Les démonstrations de force que fournissent à ces


mouvements les réseaux sociaux conçoivent la victoire
comme un échange de places. Avec la force du nouveau

1. Cesare Lombroso (1835-1909) est le fondateur de l’école


italienne de criminologie, depuis son livre L’Homme criminel où il
défendait l’idée d’une cause innée au comportement criminel (autre-
ment appelée théorie du « criminel-né »).

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Le numérique contre le politique

regard public sur les réseaux sociaux, l’humiliation


change de camp. On répond au harcèlement par un
harcèlement, à la lourdeur par la lourdeur. L’objectif
est d’inverser les rôles ; il est moins de l’ordre de la
justice que de la vengeance.
Cette attitude aboutit à une absolutisation de
l’innocence d’un côté, et de l’autre, à une culpabilisa-
tion collective et généralisée. Ainsi, la colonisation ou
l’esclavage pèsent désormais comme un péché originel
dont on ne peut se défaire sinon par la contrition. Et
ce péché originel renvoie donc chacun, dirait Camus,
à sa solitude1.
On a du mal à retrouver les caractéristiques du
débat démocratique dans des actions coup de poing
qui alimentent une opposition irréductible de points
de vue d’autant plus extrêmes qu’ils n’ont plus de
médiateur (ce qui est en principe le rôle du droit).
Les combats ne trouvent plus leur arbitre en raison
de la béance symbolique ouverte par la déspatiali-
sation. Un combat réclame un terrain partagé et des
armes communes permettant la comparaison. C’est
ce que réalise le langage, à condition d’être ration-
nalisé dans des formes particulières. L’espace étant
ainsi l’ultime médiateur des conflits politiques2, sa
disparition partielle ne peut que rendre ceux-ci plus
insolubles.

1. Voir Albert Camus, Réflexions sur le terrorisme (présenta-


tion d’extraits de l’œuvre d’Albert Camus sur le terrorisme avec
Jacqueline Lévi-Valensi et Denis Salas), Paris, Nicolas Philippe,
2002.
2. Nous nous permettons de renvoyer à A. Garapon et M. Rosenfeld,
Démocraties sous stress, op. cit.

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Des paroles sans interlocution…

Le tiers ne se résume pas à la fonction d’arbitrer les


conflits, il a aussi une dimension symbolique. Aucune
action de justice ne peut se justifier elle-même (à la
différence d’une action politique, qui se légitime par
son résultat). La justification doit être reçue d’un
tiers de justice impartial, représentant les valeurs pro-
fondes du pacte civique. « Être juste, écrit Ricœur,
c’est être justifié par un Autre ; plus précisément, c’est
être déclaré juste, être ‘compté comme juste’1. » La
nécessaire altérité du tiers justificateur est appelée le
sens forensique de la justice. Mais la déspatialisation
inhibe le travail de justice qui est une spatialisation
des rapports sociaux.

Le retournement,
destin d’une accusation errante

Sans intervention d’un tiers de justice, la victime


risque de se faire instrumentaliser. Des avocates
pénalistes féministes se sont ainsi insurgées contre
ce qu’elles considèrent comme une exploitation des
victimes2 ; elles rappellent, entre autres, que la véri-
table victime du réalisateur Roman Polanski3 a tourné
depuis longtemps la page et dénonce le mouvement
contre son ex-agresseur : « Lorsque vous refusez

1. P. Ricœur, La Symbolique du mal, op. cit.


2. Ce que confirme Véronique Le Goaziou : Viol : que fait la
justice ? Paris, Presses de Sciences Po, 2019.
3. Marie Dosé et alii, « Aucune accusation n’est jamais la preuve
de rien, sinon il suffirait d’asséner sa seule vérité pour prouver et
condamner », Le Monde du 8 mars 2020.

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Le numérique contre le politique

qu’une victime pardonne et tourne la page pour satis-


faire votre besoin égoïste de haine et de punition,
vous ne faites que la blesser plus profondément ».
Et ces avocates de se demander : « Au nom de quel
impératif, voire de quel idéal victimaire, cette victime
est-elle sacrifiée ?1 » Au-delà de l’aspect polémique,
cette question est très profonde dans une perspective
anthropologique en ce qu’elle retourne le sacrifice.
Effectivement, la victime se trouve instrumentalisée :
alors que toute l’histoire de la justice a consisté à la
protéger, à retarder l’immolation en la soustrayant à
l’espace ordinaire en la confinant de manière conser-
vatoire dans un lieu sécurisé (la prison, dont on a
oublié qu’elle était aussi destinée à préserver l’accusé
de la vindicte publique et du lynchage), à ritualiser
son exposition publique en lui permettant de s’ex-
pliquer, voici qu’elle est brandie par la foule comme
un trophée.

5. une revendication de droits


qui oublie son origine
risque de se nier

Toutes les contradictions ci-dessus énumérées


viennent de l’hétérogénéité entre l’espace et le hors-
espace, d’un conflit de normes entre deux légalités :
la légalité au sens classique, qui vient d’une très

1. Id.

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Des paroles sans interlocution…

longue élaboration du droit comme forme symbo-


lique d’une part, et de l’autre, une double légalité
technique et économique. Le malaise ressenti devant
ces actions des réseaux sociaux procéderait de la
même dissociation, du différentiel pour l’économie,
de la coexistence de deux voies pour la constitution
du politique. La dissociation interviendrait ici entre
l’expression et l’action, entre logos et praxis, entre
les intentions justicières et les valeurs sacrifiées (sup-
pression de la présomption d’innocence, négation de
toute liberté et droit de la défense). « De même que
la technologie a contraint l’image à se défaire de sa
signification, puis de son contenu, de même voit-on
l’éthique subir désormais pareille pression pour se
défaire du rapport à la liberté, jusqu’ici censé la
fonder1. » On retombe sur l’ambivalence systémique
dont il a déjà été question.
Pour être authentiquement politique, c’est-à-dire
intervenir dans la cité, toute action doit être contem-
poraine de son histoire, garder le lien avec son origine,
c’est-à-dire sa genèse politique, et non pas uniquement
son origine technique, aussi performante soit-elle. En
se situant hors espace, ces mouvements prétendent
s’émanciper de la condition historique et politique,
donc spatiale, de l’homme.
Cette condition spatiale implique non seulement
que l’homme ne peut vivre hors de l’espace mais aussi,
plus profondément, qu’il a besoin de faire du sens en
partant de l’espace pour interpréter les signes qui en
sont le maillon central. C’est la signification de cette

1. A. Le Brun et J. Armanda, Ceci tuera cela, op. cit., p. 206.

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Le numérique contre le politique

continuité entre l’origine et le contemporain, entre la


parole et l’action, entre le cadre (notamment rituel)
et la parole. Par cette continuité, la parole est cadrée,
ce qui lui permet de cadrer la violence. Parce qu’elle
est cadrée, l’autre y a une place, il peut être disposé
par rapport au locuteur.
Les sentiments d’indignation à l’origine de toute
institution doivent être élaborés, formulés, argumen-
tés, en bref, ils doivent être spatialisés et transportés
par le langage dans une autre scène ; faute de quoi
les accusations sont condamnées à rester enfermées
dans la circularité infinie des réseaux sociaux, dans
le ressassement et l’amertume. Jamais la masse des
zélateurs ne pourra se substituer à l’intervention
d’un tiers. Ce dernier doit être construit, s’installer
dans un espace approprié et être lui-même institué.
Cet espace ritualisé est indépassable, comme l’a
compris Jürgen Habermas : « Il y a une constitu-
tion de la modernité, c’est-à-dire un certain cadre
normatif hors duquel la critique sombre (dans la
régression vers l’archaïque, le mythique, l’instinc-
tuel à consonance fasciste) ou erre ; l’événement
constitutif devient quasi constitutionnel1. » Il nous
faut retrouver l’énergie des fondations, la force de
l’institution, en l’occurrence celle du procès, qui
accompagne et sécurise le passage de l’indignation à
l’institution, du cri inarticulé à la parole argumentée,
du rituel divinatoire à la procédure décisoire. C’est
là sa puissance de transformation de la violence en

1. Jean-Claude Monod, L’art de n’être pas trop gouverné, Paris,


Seuil, 2019, p. 84.

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Des paroles sans interlocution…

ordre. C’est en cela qu’il contribue à la politique,


dont l’essence, dit Pierre Hassner, « consiste non pas
à supprimer la force, mais à la domestiquer pour la
faire servir à sa propre négation1 ».

1. P. Hassner, La Revanche des passions. Métamorphoses de la


violence et crises du politique, Paris, Fayard, 2015, p. 338.

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