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La douleur du nourrisson : une

entrave à la relation
et à la construction psychique
Annik Beaulieu

Introduction et problématique

Une attention au bien-être du nourrisson est prise en considéra-


tion dans les protocoles de soins de façon maintenant assez généra-
lisée. Bien que la douleur soit atténuée par les programmes de prise
en charge globale comme le NIDCAP ou par les analgésies récem-
ment utilisées en chirurgie et en néonatalogie, la douleur ne peut
être complètement éradiquée. La réflexion que je propose, étayée
sur mon expérience d’ostéopathe et de psychologue psychanalyste,
concerne le rôle de la douleur dans la construction psychique du
nourrisson. Depuis l’excitation du corps du bébé à partir de laquelle
se constitue la pulsion, jusqu’à la mise en route du circuit pulsion-
nel, la douleur modifie l’économie pulsionnelle du bébé, telle que
la décrit Freud dans l’Esquisse. La pulsion étant la base de l’édi-
fice métapsychologique freudien, voyons comment la douleur vient
interférer avec la structuration de l’appareil psychique, à partir de
l’histoire de la petite Vicky. Dans cette prise en charge, j’occupais
la fonction de psychanalyste. Vicky était suivie par un ostéopathe
près de son domicile.

L’histoire de Vicky déplie à elle seule les différentes étapes que


peut traverser un bébé qui s’enferme dans un retrait relationnel lors-
qu’il est submergé de douleur. Ce qui est le plus touchant dans cette

Annik Beaulieu - Psychologue, clinicienne psychanalyste Ostéopathe, Membre de


l’ALI et de la CIPPA. annikbeaulieu75@gmail.com

Corps & Psychisme, 2021, n° 78, 129-8


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histoire, et que Vicky illustre très clairement, c’est qu’elle perçoit le


bébé douloureux qu’elle a été comme un méchant-bébé.

Quand Vicky arrive au cabinet, elle a presque 3 ans. Elle est à la fois
timide, mais très vive, avec de beaux grands yeux brillants. Elle a déjà
un langage très élaboré qui lui permet de décrire finement toutes ses
observations. C’est une vraie pipelette !
La mère me consulte car Vicky dit presque tous les jours qu’elle a
mal au ventre. Elle semble angoissée et a toujours besoin d’être rassu-
rée. Elle souffre de nombreuses allergies alimentaires qui restreignent
fortement la variété de ce qu’elle peut manger.
La mère a elle-même remarqué que les aliments interdits sont ré-
introduits par Vicky lors du jeu de dinette, sous forme de repas crées
par Vicky avec des cailloux (« Maman, tu veux de la glace au fro-
mage ? »). La longue liste d’aliments strictement défendus (produits
laitiers, beurre, bœuf, poulet, agneau, soja) alourdit le rapport de Vicky
au plaisir de manger et complique les relations sociales, notamment à
la crèche. La mère est particulièrement fine et attentive à rester dans le
plaisir, en cuisinant toutes sortes de recettes plus ingénieuses les unes
que les autres avec sa fille. Elle s’efforce de recréer des aliments qui
ressemblent à ceux qui sont proscrits, à partir de la courte liste d’ali-
ments permis.

La menace d’accouchement prématuré

Vicky est la première enfant de ce couple jeune et dynamique. Le


couple avait planifié cette grossesse et s’en sont réjouis. Les difficultés
ont commencé à 6 mois de grossesse lorsque la mère a perdu son bou-
chon muqueux. Elle-même très vive et active, elle a assez mal vécu
d’être hospitalisée après une visite médicale qu’elle croyait être seule-
ment rassurante. Elle parle avec émotion de sa peur de perdre Vicky dès
ce 6e mois de grossesse, peur qui ne l’a pas quittée… jusqu’à l’arrivée
de sa première dent à 7 mois. Elle se souvient d’avoir pensé à ce mo-
ment précis : « Bon, si elle a une dent, on devrait s’en sortir… »

Après trois mois d’hospitalisation dus au risque d’infection secon-


daire à la fissure de la poche des eaux, la mère est rentrée à la maison.
Elle est de retour à l’hôpital à la 37e SA afin de déclencher l’accouche-
ment pour des raisons médicales. Après avoir tant craint qu’elle naisse
en avance, Vicky n’arrive qu’au bout de 3 jours de contractions sous
ocytocine. « Elle a dû avoir peur de venir car dès le début du déclenche-
ment, son rythme cardiaque était à 200 ! », se rappelle la mère.
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Avec un bon poids de naissance de 3 kg, Vicky a d’abord une in-


fection à un œil puis un ictère nécessitant des séances de photothéra-
pie. « Dès la naissance, elle geignait. La sage-femme nous a expliqué
que c’était secondaire à une souffrance fœtale. » L’allaitement difficile
entraîne une perte de poids et une hypothermie, « sa température était
constamment à 36 degrés. Le médecin a dit qu’elle se laissait mourir ».
Des séances de peau à peau sont débutées. L’alimentation avec le lait
maternel donné à la paille de façon concomitante avec la succion du
doigt est poursuivie.

La mère s’inquiète car, bien que Vicky soit son premier bébé, elle
la trouve très renfermée :
« À 2 mois, on croyait qu’elle était sourde. Elle ne nous regardait
pas. On a eu notre premier sourire à 6 mois. »
Les diarrhées avec rectorragies alertent les parents, qui apportent la
couche à la visite médicale.
« Le médecin ne nous croyait pas, il disait qu’on était des parents
inquiets ». Une rectoscopie à 2 mois précise le diagnostic d’entéroco-
lite induite par les protéines alimentaires. Le régime d’exclusion dans
l’alimentation de la mère, qui souhaite poursuivre l’alimentation au lait
maternel, calme les symptômes de Vicky. Elle reprend graduellement
du poids et les épisodes de pleurs intenses s’apaisent un peu, mais pas
complètement. Vicky demeure un bébé dont l’intensité des pleurs reste
élevée et peu modulée.

Un bébé hypertonique et hypersensible

Je questionne la mère sur le bébé que Vicky a été : « Elle était


très tonique, à 2 mois, elle tenait déjà debout ! Elle ne se blottis-
sait pas dans nos bras, elle se jetait sans cesse en arrière. Je me
disais qu’elle était très dynamique. » Les photos apportées par la
mère illustrent le schéma d’extension que Vicky a présenté dès les
premières semaines. Son hypertonie s’est un peu apaisée avec une
première séance d’ostéopathie à 5 mois, « après laquelle Vicky a
pu prendre ses pieds et graduellement les mettre à la bouche ». Une
autre séance à 10 mois a aidé Vicky à s’organiser physiquement :
« Elle a marché à 4 pattes dans la semaine suivant cette séance », se
rappelle la mère.

La marche debout et le langage sont apparus vers 18 mois. Mais


Vicky était toujours très renfermée, particulièrement à la crèche, où
elle présentait un retrait relationnel, en restant dans son coin avec
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son doudou et suçant son pouce. « On n’a eu aucun câlin avant ses 2
ans » ajoute la mère. L’hypersensibilité aux bruits se manifeste à la
crèche mais également à la maison. L’utilisation de l’aspirateur ou
du sèche-cheveux lui déclenche des crises de pleurs intenses.

Le clivage entre les bonnes


et les mauvaises photos

Lors d’un entretien individuel, la mère évoque le fait qu’elle n’a


jamais parlé à Vicky de son histoire, de ce début difficile marqué par
la peur de la perdre à 6 mois de grossesse, à cause du risque d’ac-
couchement prématuré. La mère souligne même qu’elle a deux al-
bums photos, un album avec l’ensemble des photos, et un autre al-
bum constitué uniquement de photos agréables, représentant de beaux
souvenirs. Des souvenirs souvent enjolivés, par exemple concernant
l’allaitement : « Je lui ai dit qu’elle avait été allaitée jusqu’à 7 mois,
alors qu’en vrai elle n’a jamais bu une goutte de lait à mon sein. Elle
pouvait rester une heure au sein mais, à la pesée, elle n’avait pas pris
un gramme. »

J’évoque la possibilité de parler à Vicky de son histoire, de lui


raconter que ses parents avaient été très inquiets pour elle, mais que
maintenant elle était une petite fille vive et qu’il n’y avait plus à s’en
inquiéter. Après en avoir discuté en entretien individuel avec les pa-
rents, ils sont d’accord pour aborder le sujet avec Vicky lors de notre
prochaine séance. Les parents habitant en province, nos rencontres
sont en conséquence un peu plus espacées, et seule la mère accom-
pagne Vicky aux séances. La mère est d’accord pour aborder ce sujet
avec Vicky, en ma présence, lors de notre prochain rendez-vous.

Le bébé-méchant

Nous commençons la séance comme d’habitude, Vicky est assise


en face de sa mère et elle choisit le jeu de dinette. Elle donne à man-
ger à sa mère et à un poupon À un moment, la mère aborde le sujet
de l’annonce de la grossesse, elle raconte ce qu’elle faisait à ce mo-
ment-là, comment elle l’a annoncé au papa et la joie qu’il a exprimée.
Puis elle ajoute qu’à 6 mois de grossesse, il est arrivé un petit accident
et que maman a eu très peur, papa aussi, papi et mamie aussi. Vicky
est alors très attentive à ce que dit sa mère, elle la fixe avec ses grands
yeux marrons.
Quand il est question, dans le discours de la mère, de toutes les
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difficultés alimentaires du bébé Vicky, Vicky enrichit la scène et met


elle-même en jeu un second poupon, un qui a mal au ventre et est très
méchant. L’autre poupon est gentil et n’a pas de bobo au ventre.

J’amplifie le mouvement qu’elle a elle-même initié, et fais faire


une colère au bébé-méchant qui a très mal au ventre. Puis je lui tends
ce second poupon et lui demande si elle veut bien le consoler, comme
elle vient de le faire avec le bébé-gentil. Elle refuse et dit : « non, je
veux le mettre dans la poubelle ! ».
« Ah bon ? » j’ajoute, « il n’a pas le droit d’être en colère le
bébé qui a si mal au ventre et qui ne peut jamais manger comme les
autres ? »

Durant toute la durée de cette saynète, Vicky donne à manger et


à boire à sa mère et au bébé- gentil avec la dinette. Mais elle refuse
obstinément de nourrir le bébé-méchant qui a mal au ventre, ni même
de le prendre dans ses bras.

La scène se poursuit au sujet de ce bébé-méchant que Vicky veut


mettre à la poubelle et qu’elle refuse de consoler et de nourrir. S’iden-
tifiant à mes propres efforts pour consoler le bébé- méchant, la mère
prend soudainement la relève et rassure le bébé-méchant en le prenant
dans ses bras et en lui disant qu’il a droit d’être en colère car il a si mal
au ventre et il est toujours restreint dans son choix d’aliments. Elle
ajoute que même s’il fait des colères, sa maman va toujours l’aimer.
La mère est très émue, elle a les larmes aux yeux. Je lui demande si ce
qui la touche est le fait de voir la colère que manifeste Vicky envers le
bébé-méchant. Elle acquiesce et ajoute qu’elle n’avait pas soupçonné
que Vicky puisse être en colère contre cette part douloureuse d’elle-
même. La séance se termine ainsi, avec la mère qui console le bébé-
méchant, et Vicky qui garde le bébé-gentil.

L’Autre et sa grande bouche

Avant de partir, pendant que la mère et moi réglons les questions


de paiement et de rendez- vous, Vicky s’installe à la petite table pour
dessiner. Elle dessine la même chose sur quatre feuilles différentes :
la lettre A en gros sur chaque feuille, d’une couleur différente. Un A
avec une grande bouche, qui occupe toute la feuille, marqué d’une
petite barre. Le risque d’être dévorée par l’Autre non barré d’un
manque sera au menu de nos prochaines séances. J’y vois également
une marque de contrôle de ses sensations internes. Vicky est tellement
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dans la maîtrise de ce qu’elle ressent, qu’elle ne s’autorise pas à res-


sentir ni à laisser monter ce qui serait de l’ordre d’un mouvement inté-
rieur, exprimé dans un dessin. Le contrôle de son corps cherchant à ne
pas ressentir de douleur, l’a coupé des subtilités de son monde interne.

Je propose à la mère d’accueillir la colère et la frustration de Vicky


si ces émotions se présentent, tout en suggérant que nous fassions de
la place ici au cabinet pour cette part d’elle- même. La mère est sur-
prise car elle essayait plutôt d’encourager Vicky à être une grande
fille et « à prendre sur elle ». Mais elle comprend l’idée car le surmoi
féroce que Vicky a mis en scène avec la poupée qui a mal au ventre
a été sans appel. L’illustration était patente. La mère ajoute : « Vicky
prend tellement sur elle qu’elle ne bronche même pas lors des piqûres
ou des vaccins. »

Douleur et surcharge d’excitations

Vicky reste aujourd’hui timide et réservée, mais lors de notre


première rencontre, je n’aurais pas pu supposer tous les déboires
qu’elle a traversés avec ses parents. Son retrait relationnel initial
exposé par les parents et ses douleurs digestives n’ont pas mené à un
tableau autistique. La description que les parents font de leur bébé
aurait pu le laisser présager : bébé semblant être sourd, sans échange
de regard ni de sourire, en hypertonie, dans un schéma d’extension,
hypersensible aux bruits. Vicky a utilisé un certain nombre de dé-
fenses, d’abord autistiques, mais sans toutefois s’y fixer.

Nous verrons que Vicky a d’abord été dans un schéma d’extension,


qui est l’état le plus éclaté et qui maintient le bébé dans un processus
primaire de décharge. Elle a ensuite évolué vers un agrippement interne
à la douleur, qui permet une certaine cohésion interne mais s’accom-
pagne d’un retrait relationnel. Puis un clivage schizo-paranoïde entre le
bon et le mauvais objet lui a été nécessaire. En gardant le fil conducteur
que trace la pulsion, les différentes étapes que traverse Vicky donnent
à voir les effets que la douleur peut produire sur la mise en place de la
structure psychique, par les défenses qui s’imposent face à la somme
des excitations provenant des pulsions et de la douleur.

Douleur et complications périnatales

Nous savons grâce à de récentes études (Ami et al., 2019) que


même lors d’accouchements typiques, les contraintes que subit le
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fœtus sont importantes et probablement source de douleur. Ces


contraintes peuvent laisser des séquelles qui n’étaient jusqu’à main-
tenant que très peu prises en compte. Le passage de la tête du fœtus
dans le bassin de la mère nécessite une superposition des sutures
crâniennes. Certains fœtus retrouvent un crâne souple après la nais-
sance, et chez d’autres, la superposition de certaines sutures persiste
en entraînant une déformation du crâne, en pain de sucre, déforma-
tion appelées plagiocéphalie (de la racine plagio signifiant oblique).

Il en est de même des autres manœuvres utilisées lors des ac-


couchements assistés, que ce soit les forceps, les ventouses, ou les
spatules, ou lors d’accouchements très longs comme ce fut le cas
pour Vicky ; les douleurs engendrées ne sont pas négligeables. Les
compressions crâniennes et du massif facial ainsi induites peuvent
être importantes. Les compressions crâniennes favorisent le schéma
d’extension (Cabrera-Martos et al., 2016). Elles peuvent également
prédisposer aux otites (Morin et al., 2012) et causer des difficultés
pour le nourrisson lors de l’allaitement. Les bébés ont une meilleure
succion (mesurée par une tétine reliée à un capteur), après avoir été
soulagés des tensions par un travail ostéopathique crânien.

Les complications périnatales, tout en étant un des facteurs de


risque liés à l’autisme (Getahun et al., 2017), ont des conséquences
très variables sur le bébé. Même un accouchement simple engendre
sa part de contraintes. Bien qu’ils soient entremêlés avec son his-
toire, les facteurs douloureux du côté du bébé sont à prendre en
considération en eux-mêmes afin d’apporter au bébé le soulagement
nécessaire. Les difficultés d’allaitement par suite d’un accouche-
ment de trois jours, sous ocytocine, comme ce fut le cas pour Vicky,
ont vraisemblablement une part mécanique liée à des restrictions de
mobilité du massif facial, qui dans la plupart, peuvent être soulagés.

Douleur : décharge et schéma d’extension

Telle que décrit par les parents, Vicky était un bébé qui se cam-
brait en extension et qui était très difficile à porter dans les bras.
Un bébé douloureux déclenche un réflexe tonique d’extension. Ce
phénomène est bien connu, entre-autre dans les services de néona-
talogie et auprès des prématurés dont le système nerveux central
n’est pas achevé. Ce réflexe d’extension, quand il est très fréquent et
qu’il n’est pas graduellement compensé par le développement de la
musculature abdominale, induit ce qu’on appelle un schéma d’exten-
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1. Ce fut le sujet de ma thèse sion1. Le schéma d’extension, caractérisé par le déséquilibre entre l’avant
de doctorat : Beaulieu A, Le et l’arrière du corps au profit de ce dernier, entrave le développement psy-
schéma d’extension : un obs-
chomoteur du nourrisson, qui normalement se construit sur la base d’un
tacle à l’émergence du champ
pulsionnel, chez le bébé à enroulement du bassin. Le schéma d’extension rend également le portage
risque d’autisme, Université difficile, car il est très inconfortable de prendre dans ses bras un bébé qui
de Paris, 2020. se cambre constamment en arrière. L’accordage tonico-émotionnel entre
le corps du bébé et le corps de celui qui le porte s’en trouve perturbé.

Freud décrit le processus de décharge d’énergie du corps du bébé


dans son texte l’Esquisse. Le corps du nourrisson est soumis à des excita-
tions. Dû à l’absence de filtre, quand les excitations produites par la dou-
leur viennent s’ajouter aux stimulations du corps par les besoins vitaux,
le bébé n’a pas la possibilité d’inhiber la décharge motrice que sont le
cri, les pleurs et le réflexe d’extension. Un bébé qui se cambre sans cesse
en extension court-circuite le passage du processus primaire (lors duquel
la décharge d’excitation est immédiate) au processus secondaire (grâce
auquel l’inhibition de la décharge d’excitation permet de suspendre la sa-
tisfaction et ainsi constituer les bases du principe de réalité). « Je donne-
rai le nom de processus primaire au processus psychique que le premier
système autorise seulement ; et de processus secondaire à celui qui a lieu
sous l’inhibition du second. » (Freud, 1900).

L’une des conséquences dramatiques pour les bébés qui sont pour
ainsi dire bloqués dans les processus primaires par la décharge immé-
diate des surplus d’excitations (causé par les afflux de douleur) concerne
la difficulté de passer aux processus secondaires, qui sont à la base des
processus de pensée. Le bébé ne peut alors pas constituer une banque de
souvenirs d’expérience de satisfaction apaisantes qui le ferait patienter
quand la faim commence à se faire sentir. Le système d’alarme par les
pleurs se met en branle de façon intense dès l’apparition de la sensation
de faim : : « La décharge motrice […] pendant la domination du principe
du plaisir, sert à débarrasser l’appareil psychique de l’accroissement des
excitations […]. La suspension de la décharge motrice est assurée par le
processus de pensée qui se forme à partir de l’activité de représentation.
La pensée est dotée de qualités qui permettent à l’appareil psychique de
supporter l’accroissement de la tension d’excitation pendant l’ajourne-
ment de la décharge. » (Freud, 1925)

Autrement dit, quand le bébé est douloureux, l’expérience de satis-


faction n’opère pas. Le parent est compétent pour soulager les besoins
vitaux de son bébé mais se trouve démuni face aux douleurs de celui-ci.
Les douleurs digestives de Vicky dépassaient les capacités d’apaisement
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que peuvent apporter le Nebenmensch, l’autre secourable, tel que Freud


le décrit. L’échec de l’expérience de satisfaction rend difficile ce passage
où le bébé inhiberait la décharge motrice, par sa pensée et le souvenir
de cette expérience de satisfaction. Le passage au processus secondaire
construit par la comparaison entre ses objets de satisfaction dans la réalité
extérieure est court-circuité par la douleur et les décharges motrices qui
s’entretiennent l’une l’autre.
C’est ce qu’ont décrit les parents de Vicky : les pleurs et le schéma
d’extension en faisait un bébé difficile à porter et à consoler. Ses pleurs
n’étaient pas modulés, elle supportait très difficilement l’attente. Ce ni-
veau est le plus éclaté dans la construction psychique, l’énergie pulsion-
nelle est déchargée avant même que le circuit pulsionnel ne se constitue,
ne permettant ni l’inscription psychique, ni la mise en place des trois
temps de la pulsion.

L’agrippement à la douleur
et l’identification adhésive

Il est fréquent de constater une hypertonie chez les bébés dou-


loureux, particulièrement ceux en retrait relationnel. En plus du re-
trait lié au ressenti de douleur, qui cause une atonie psychomotrice,
l’agrippement interne à la douleur peut être une trouvaille du bébé
douloureux pour s’assurer une cohésion interne : « Parfois l’agrippe-
ment musculaire est interne et bloque la digestion ou la respiration.
Il procure une sensation de solidité et de contrôle faute de sécurité
interne fiable et en l’absence d’enveloppes psychiques constituées »
(Lheureux-Davidse, 2012). La façon dont les parents racontent l’hy-
pertonie de Vicky, qui tenait presque debout à 2 mois et qui ne se
lovait pas dans leurs bras est typique des bébés douloureux.

Cet agrippement à la douleur va de pair avec l’identification


adhésive dont font preuve les nourrissons après la naissance, dans
cette étape normale de leur développement : « chez le nouveau-né
l’identification est adhésive (E. Bick, op. cit.) « quand il acquiert le
sens d’une adhésivité, d’un rétablissement du sentiment d’être collé
à la mère » par l’intermédiaire d’un toucher de sa part. C’est le fan-
tasme de projection à la surface de l’objet qui précède le fantasme 2 tel que mentionné par G.
de projection dans l’objet. » (Missonnier, 2009) Haag lors de présentations
orales, avec par exemple
l’agrippement à l’œsophage
L’agrippement interne à la douleur2 a la même fonction qu’un comme à un axe dans le cas
agrippement visuel à une lumière au plafond chez ses bébés ou de reflux gastro-œsophagien
l’agrippement manuel à un objet autistique. C’est une stratégie pour du bébé.
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le bébé de conserver un minimum de cohésion. Comme le souligne


Chantal Lheureux Davidse, le retrait relationnel et l’agrippement
deviennent une façon pour le bébé de préserver le lien (Lheureux
Davidse, 2012).

Clivage sensoriel et hypersensibilité

Le démantèlement sensoriel, tel que décrit par D. Meltzer, est


une autre des stratégies communes aux bébés douloureux et aux bé-
bés en retrait relationnel. L’hypersensibilité est un symptôme com-
mun chez les bébés qui n’ont pas encore inclus l’autre dans leur
processus psychique. Se trouvant submergés de sensations internes,
n’ayant pas les filtres suffisants, le recours au clivage sensoriel est
une tentative pour gérer la somme des sensations envahissantes, en
les fractionnant. Ce clivage est plus archaïque que celui de la phase
schizo-paranoïde, il s’adresse aux sens. Vicky présentait cette hy-
persensibilité, particulièrement en ce qui concerne les bruits de la
maison, qui lui provoquaient des pleurs, voie de décharge contre la
saturation de son système sensoriel.

Le frayage et la représentation

Nous l’avons vu avec l’Esquisse, la douleur parcoure les neu-


rones en saturant le système sensoriel, ce qui entraîne une décharge
musculaire, sous forme de foudre : « Or la douleur […] a ceci de
particulier qu’elle n’est pas « prise en charge » par un représentant
psychique qui l’inscrirait dans la chaîne signifiante. La douleur pro-
duit un frayage, une trace, mais une trace par défaut, la trace d’un
manque de représentation, qui ne peut donc se refouler. Cette carac-
téristique donne une place particulière à la douleur dans la relation
intersubjective. » (Pautrel, 2009).

Comme nous le rappelle C. Lheureux Davidse, bien que la dou-


leur ne soit pas représentée psychiquement par un signifiant, le fait
que l’autre puisse nommer les sensations du bébé permet au bébé
de percevoir ces sensations ; étant ainsi perçues, elles s’inscrivent

psychiquement en tant que représentations. Quand le bébé peut


s’identifier aux mots que lui propose l’autre, il peut se représenter
psychiquement la sensation de la douleur, qui en sera d’autant plus
atténuée. L’expérience partagée, nommée, fait office de contenance
et permet la symbolisation des ressentis corporels.
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Des défenses autistiques transitoires… ?

Vicky a utilisé des mécanismes de défenses autistiques, comme


en témoignent chez elle le schéma d’extension, le retrait relationnel,
l’agrippement à la douleur et l’hypersensibilité. Elle a utilisé ces
mécanismes sans toutefois s’y fixer. Au même titre qu’en psycho-
thérapie, il est de règle de ne pas interpréter les défenses mais bien
l’angoisse sous-jacente, je fais l’hypothèse que le fait de soulager la
douleur peut contribuer à lever les défenses. Est-ce ce qui a permis
à Vicky de ne pas s’enfermer dans une structure autistique ? L’envi-
ronnement particulièrement ajusté et l’absence de facteur génétique
lié à un autisme sont sans doute des éléments favorables. Auxquels
s’ajoutent la singularité de Vicky, sa façon de faire avec son symp-
tôme, dans la subjectivité qui est la sienne…

Nous pouvons constater après coup que malgré son retrait rela-
tionnel initial et les défenses autistiques qu’elle a utilisées, Vicky
est entrée dans le 3e temps pulsionnel, tel que j’ai pu le constater
dans sa façon de jouer à la dinette. En effet, Vicky ne donnait pas
à manger à sa mère de façon opératoire, ni par pure imitation. Elle
recherchait activement à susciter son plaisir, en regardant l’expres-
sion de son visage pour y déceler la joie qu’elle-même suscite chez
sa mère. C’est ce que ne feront pas les bébés qui n’arriveront pas à
sortir de leurs défenses autistiques, telle que l’a démontrée l’étude
Préaut (Olliac et al., 2017), validée chez les bébés dès 4 mois.

Vicky a donc eu accès à un niveau d’élaboration psychique qui


inclus l’autre en tant qu’objet sur lequel elle n’est plus en adhési-
vité mais duquel elle peut être vue, et sur lequel elle peut projeter.
Elle nous illustre ses possibilités de symbolisation de son monde
interne et son utilisation de défenses plus élaborées, qui laissent
sous-entendre que l’autre est inclus dans son processus de pensée,
par l’identification projective, voir par l’inhibition de ses pulsions
sadiques.

Clivage et identification projective

Le clivage tel qu’il se produit dans la phase schizo-paranoïde,


décrite par Melanie Klein, s’adresse à l’objet de satisfaction. Chez
les enfants douloureux, le clivage de leur part douloureuse est par-
fois nécessaire à la cohésion de leur structure. Dans le cas le Vicky,
le clivage a été initié par la mère, afin de rendre tolérable l’histoire
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qu’elle a vécue avec son bébé. Les jolies photos qui représentaient
une version idéalisée des premiers mois de Vicky étaient rassem-
blées dans l’album que Vicky avait à disposition. Un second album,
auquel Vicky n’avait pas accès, regroupait l’ensemble des photos,
incluant celles illustrant les moments de difficultés et celles prises
à l’hôpital.

Le point tournant décisif lors de la dernière séance décrite se


situe au moment où la mère, par identification à ma position tierce,
vient exercer une fonction contenante, prenant à sa charge, en le
berçant, le bébé-méchant que Vicky excluait en voulant le jeter à la
poubelle. La fonction contenante fut alors exercée dans son sens de
portage physique, au sens de prendre avec, d’embrasser, de conte-
nir, cette part douloureuse de leur histoire, autant pour la mère que
pour Vicky. La fonction de contenance opérée par les mots, pour
symboliser et transformer le vécu traumatique, pourra se poursuivre
lors de séances subséquentes avec Vicky et ses parents, avec une
attention particulière à inclure la présence du père.

Douleur et inhibition des pulsions sadiques

Un des mécanismes de défense que j’ai fréquemment rencontrés


chez des enfants douloureux est l’inhibition. L’inhibition des pulsions
sadiques se retrouve chez certains enfants qui ont été malgré eux « sa-
disés » (du point de vue de l’enfant) par les soins médicaux ou par la
douleur (même si ces soins étaient nécessaires bien sûr). Plusieurs de
ces enfants que j’ai reçus étaient incapables de détruire une tour de
cubes empilés par exemple. Une autre fillette n’arrivait pas à dessiner
et me tendait son feutre pour que je le fasse à sa place. Vicky pour sa
part pouvait dessiner mais de façon très pauvre et dans un contrôle
total (uniquement la lettre A). La possibilité d’exprimer des pulsions
sadiques dans le jeu sans craindre l’anéantissement de l’objet peut
relancer la capacité à penser. Cette voie sera à explorer avec Vicky.

Conclusions

L’accouchement et les complications périnatales peuvent être


une source de douleur pour le bébé. Faisant échouer l’expérience
de satisfaction, les excitations causées par la douleur maintiennent
le bébé dans un processus primaire de décharge, ce qui entrave son
processus de pensée. La douleur peut venir faire effraction, par le
schéma d’extension, chez le tout-petit qui n’a pas introjecté une en-
La douleur du nourrisson : une entrave 141
à la relation et à la construction psychique

veloppe psychique suffisante. La douleur contribue alors au retrait


relationnel, en servant de modalité d’agrippement interne. Dans ce
délicat équilibre entre la pulsion et les possibilités de contenance
psychique, le clivage peut être nécessaire quand l’enveloppe conte-
nante n’est suffisamment élaborée pour supporter l’afflux d’excita-
tions provenant du corps pulsionnel auxquelles s’ajoutent les exci-
tations douloureuses. La mise à distance du mauvais objet, comme
l’a illustré Vicky à l’aide de la seconde poupée, celle qui avait mal
au ventre, qu’elle ne voulait pas nourrir mais plutôt mettre à la pou-
belle, lui a été nécessaire, en miroir du clivage qui s’était temporai-
rement fixé chez sa mère.

A la lumière de cette réflexion, il semble que la douleur doive


être prise en compte comme un des éléments essentiels prenant
part à la construction psychique. S’ajoutant aux excitations liées
au corps pulsionnel, la douleur peut rendre l’enveloppe contenante
insuffisante et engendrer ainsi un certain nombre de réactions de
défense. Au même titre que les mécanismes de défenses sont utili-
sés pour soulager l’angoisse, ils peuvent aussi survenir pour dériver
le trop plein d’excitations que la douleur ajoute au corps pulsion-
nel. Ainsi, l’éventualité d’une douleur doit être systématiquement
recherchée et soulagée. Quand elle ne peut être évitée, il semble
important de ne pas sous-estimer son rôle dans l’économie pulsion-
nelle, et d’offrir un espace à l’enfant pour l’élaborer psychiquement
afin de remettre en route les défenses fixées qui peuvent faire obsta-
cle au déploiement de sa subjectivité.
142 CORPS & PSYCHISME
recherches en psychanalyse et sciences humaines

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