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Du yahvisme à l'islamisme

Laurent Guyénot

Comme Alain Soral ne cesse de le répéter, par


l’idéologie du choc des civilisations, l’élite judéo-
sioniste exacerbe et instrumentalise l’opposition
séculaire entre les civilisations islamique et
chrétienne. Plus précisément, ce réseau qui travaille à
l’accomplissement du projet biblique de domination
des nations par Israël, se sert de l’islamisme pour
monter la chrétienté contre les pays arabes ennemis
d’Israël, et se sert de l’Empire chrétien pour les
détruire militairement. La triangulation fonctionne à
plein régime.

Israël se sert aussi de l’islam pour détruire de l’intérieur ses


ennemis parmi le monde arabe. Depuis le début du 20e siècle,
les États laïcs arabes, tout comme les projets panarabiques
qu’ils ont inspirés (ceux de Nasser et Kadhafi), ont été les
ennemis d’Israël, tandis que l’islamisme (l’islam exclusif,
politique et conquérant) a toujours été son allié objectif, pour
ne pas dire son instrument, dans la destruction de ces États
laïcs – Liban, Syrie, Irak, Libye. L’islamisation de la résistance
palestinienne par le Hamas, pour prendre un autre exemple,
fut particulièrement avantageuse pour Israël, dans la mesure
où elle a permis d’inverser l’image de cette résistance dans
l’opinion publique mondiale. D’une manière générale, les
Frères musulmans, dont le Hamas est issu, ont toujours été
utiles pour affaiblir les ennemis d’Israël ; quand ils ne
commettaient pas eux-mêmes des attentats contre Nasser en
Égypte, le Mossad en organisait en son nom (Opération
Susannah en 1954).

Les islamistes sont doublement les idiots utiles du sionisme :


non seulement ils détruisent de l’intérieur les États laïcs
hostiles à Israël, mais en plus, ils répandent dans le monde
entier une image détestable des populations musulmanes.
Après chaque attentat revendiqué par DAECH ou toute autre
groupe d’inspiration wahhabite, l’islamophobie progresse et la
sionosphère renforce son contrôle sur les institutions et les
consciences d’Occident.

Or nul n’ignore que l’islam wahhabite, qui est la matrice de


l’islamisme moderne, se revendique de l’islam conquérant des
origines, et qu’il le fait d’autant plus facilement qu’il partage
avec l’islam primitif son enracinement dans l’arabité
historique : les Saoud, maîtres de La Mecque depuis 1727, se
voient comme les nouveaux Quraych (la tribu maîtresse de La
Mecque à l’époque de Muhammad). Le crédo de Muhammad
ibn Abd al-Wahhab, fondateur du wahhabisme : « Il n’est de
dieu que Dieu ! », et sa phobie de tout ce qui ressemble à de
l’« associationnisme », est fidèle à la lettre du Coran [1].

Pour comprendre et combattre l’islamisme, il faut donc


clarifier sa relation avec l’islam des origines. La nier purement
et simplement ne fait rien avancer. Et pour comprendre
comment Israël instrumentalise l’islamisme, il faut remonter
aux relations complexes entre l’islam primitif et la
communauté juive du 7e siècle de l’ère chrétienne. C’est l’objet
de cet article.

Juifs et chrétiens dans l’Arabie de Muhammad

L’influence du judaïsme sur les révélations du prophète


Muhammad est bien connue. Elle transparaît dans les
nombreuses références à Moïse (Musa), Abraham (Ibrahim),
Joseph, David, Jonas et Salomon. Des sourates entières sont
consacrées à des légendes bibliques, avec des variations
laissant supposer un emprunt à des traditions orales
relativement autonomes par rapport au Tanakh juif.

Il n’y a là rien de mystérieux, puisque la biographie du


Prophète insiste sur son espoir de convaincre les Juifs de sa
légitimité comme prophète s’inscrivant dans la lignée biblique.
Il se rendait dans les lieux de prière des Juifs, adopta leurs
interdits, jeûnait les mêmes jours qu’eux, fit orienter
initialement la prière vers Jérusalem, et épousa une femme
juive de la tribu des Banu Nadir.

Nombreuses également sont les références coraniques à Jésus,


Marie et Jean-Baptiste, qui elles aussi démontrent des
influences hétérodoxes. Un épisode semi-légendaire de
l’enfance de Muhammad se rapporte à sa rencontre avec le
moine syriaque Bahira, qui aurait reconnu sur son dos le signe
de la prophétie. Un hadith célèbre (Sahih Al-Bukhari Hadith, I.
1.3) évoque sa reconnaissance par Waraqa ibn Nawfal, un
parent de sa première épouse Khadija, réputé prêtre chrétien.
Lorsque Muhammad lui raconta la visite de l’ange, Waraqa
expliqua : « Cet ange, c’est le Confident que Dieu a envoyé
autrefois à Moïse. » Ayant en quelque sorte oint Muhammad,
Waraqa s’éteignit [2]. Waraqa, dit le hadith, « connaissait la
Torah et l’Évangile », « savait tracer les caractères
hébraïques, et avait copié en hébreu toute la partie de
l’Évangile que Dieu avait voulu qu’il transcrivit » [3]. On peut
le qualifier de judéo-chrétien, par opposition aux pagano-
chrétiens issus de la prédication de Paul.

Le Coran nomme généralement les chrétiens « nazaréens », un


terme qui désigne effectivement chez les hérésiologues
chrétiens des fidèles du Christ restés attachés au judaïsme ; ils
sont souvent confondus avec les ébionites, supposés issus des
communautés palestiniennes dispersées à la chute de
Jérusalem en 70. Les nazaréens sont opposés à la christologie
trinitaire des conciles œcuméniques du 4e siècle, et rejettent la
divinisation du Christ, qu’ils considèrent comme une déviance
païenne. Au 6e siècle, ils sont rejoints dans leur ressentiment
contre Constantinople par les églises jacobites, nestoriennes ou
monophysites, issues de schismes plus récents et qui comptent
aussi des réfugiés en Arabie. Le Coran démontre l’influence
très nette du judéo-christianisme anti-trinitaire, par exemple
dans la sourate 4, verset 171 :
« Ô gens du Livre (Chrétiens), n’exagérez pas dans
votre religion, et ne dites d’Allah que la vérité. Le
Messie Jésus, fils de Marie, n’est qu’un Messager
d’Allah, Sa parole qu’Il envoya à Marie, et un souffle
(de vie) venant de Lui. Croyez donc en Allah et en
Ses messagers. Et ne dites pas “Trois”. Cessez ! Ce
sera meilleur pour vous. Allah n’est qu’un Dieu
unique. Il est trop glorieux pour avoir un enfant.
C’est à Lui qu’appartient tout ce qui est dans les
cieux et sur la terre et Allah suffit comme
protecteur. »

À l’époque de Muhammad, les deux grands empires sont


monothéistes : Byzance est chrétien et la Perse est
zoroastrienne, tout en abritant aussi de nombreux juifs et
chrétiens. Plusieurs tribus arabes sont converties au
christianisme. C’est le cas des Ghassanides, sédentarisés sur les
marches de l’empire byzantin. Ils préservent des coutumes
bédouines comme la polygamie et se rattachent à l’Église
monophysite en conflit avec l’orthodoxie byzantine, mais ils
sont fédérés à l’Empire par un traité d’alliance, et leur roi reçoit
le titre byzantin de phylarque. Selon des sources arabes,
Muhammad aurait tenté sans succès de se les concilier, car ils
représentaient un obstacle militaire dans l’expansion vers le
Nord. Le dernier de leurs rois sera défait aux côtés des
Byzantins à la bataille du Yarmouk (636) [4].

Le christianisme et le judaïsme sont également présents au Sud


(Yaman en arabe) [5]. Au Yémen se trouve le royaume
d’Himyar, qui à partir du 1er siècle contrôle une grande partie
de l’Arabie méridionale. En 380, son roi se convertit au
judaïsme et fait détruire les temples polythéistes. Des
spécialistes pensent qu’il s’agissait plutôt d’un « monothéisme
judaïsant » [6]. Ce passage de l’Arabie du Sud au monothéisme
judaïsant, deux siècles et demi avant l’islam, obéissait déjà à
une volonté politique d’unification. Quant au christianisme, il
s’était déjà diffusé sur l’autre rive de la Mer Rouge, dans le
royaume éthiopien d’Aksoum, dont l’empire s’étend à l’Ouest
jusqu’au Soudan et l’Égypte, et qui s’allie aux Byzantins contre
les Perses. Au Yémen, la lutte entre chrétiens et juifs tourna à
la guerre civile au 6e siècle, ce qui provoqua l’ingérence du roi
d’Aksoum en faveur des chrétiens. Un roi chrétien prend le
pouvoir en 519, mais il est renversé en 522 par le monarque juif
Yusuf Dhu Nuwas. Celui-ci déclenche un grand massacre des
chrétiens, mais il tombe à son tour lorsque le roi d’Aksoum
envahit le Yémen, qui rentre alors sous sa tutelle. Le
christianisme balaye les derniers foyers judaïques, forcés de se
convertir ou de partir. Mais la royauté chrétienne est renversée
par un général d’Abyssinie nommé Abraha, et en 570, un
prince juif yéménite, Sayf Ibn Dhi Yazan, fait appel aux Perses
pour chasser les Abyssins. Cette histoire mouvementée
témoigne des troubles causés par la lutte entre judaïsme et
christianisme en Arabie, et permet de contextualiser
l’émergence de l’islam comme troisième voie.

Les Juifs étaient nombreux également dans l’Arabie centrale de


Muhammad. Sur les cinq tribus résidant à Yathrib (Médine),
trois étaient juives (les Banu Qaynuqa, Banu Nadir et Banu
Qurayza) ; elles pratiquaient l’agriculture et divers artisanats
dont la joaillerie, et vivaient dans des quartiers fortifiés [7]. À
150 km plus au nord, l’oasis de Khaybar était aussi occupée par
des Juifs. La tradition islamique fait remonter l’installation des
Juifs dans le Hedjaz à l’époque de Moïse [8]. Elle est en tout
cas très ancienne, car leurs noms et leur organisation tribale
sont typiquement arabes.

Leur judaïsme est certainement assez éloigné du talmudisme


de Bagdad, Jérusalem et Constantinople. On compte parmi ces
Juifs arabes les Réchabites, qui considèrent comme un
commandement divin de s’abstenir de vin, et qui ont pu
influencer Muhammad sur ce point. Les Réchabites sont
encore signalés au début du 19e siècle à proximité de La
Mecque [9], mais leur ancienneté est attestée par la Bible, où le
prophète Jérémie loue leur fidélité au commandement de leurs
pères (Jérémie 35,6).

Aux côtés des chrétiens et des juifs, le Coran mentionne à trois


reprises les sabéens, dans des formules comme « les juifs, les
sabéens et les nazaréens ». On s’accorde à reconnaître en eux
les ancêtres des mandéens, une religion issue de la matrice
judaïque qui survivait encore récemment en Irak, et dont les
livres glorifient Jean-Baptiste mais diabolisent Jésus. Enfin, la
tradition islamique prétend qu’il existait en Arabie, à l’époque
de Muhammad, des Arabes monothéistes qui n’étaient ni
chrétiens ni juifs, mais fidèles à la religion d’Abraham, les
hanîfs [10].

En l’absence d’autorité centrale et de frontières bien définies,


ces courants dialoguaient et s’interpénétraient. Dans un tel
contexte, le mouvement de Muhammad ne passait
certainement pas pour une nouvelle « religion », mais plutôt
pour une nouvelle variante du judéo-christianisme. Vers 735,
Jean Damascène, qui était actif dans l’administration
Omeyyade de Damas entre 700 et 705, inclut les « Ismaélites »,
qu’il nomme aussi « Sarrasins », parmi les sectes hérétiques
chrétiennes de tendance judaïsante.

Pas besoin d’être marxiste pour comprendre que la religion


reflète l’organisation sociale : tandis que le tribalisme est
ataviquement polythéiste (à chaque tribu ses dieux), le
monothéisme accompagne utilement toute tentative d’imposer
une unité nationale. Muhammad ne fut pas le seul visionnaire
mû par cette volonté : il dut affronter plusieurs concurrents,
dont le mieux connu est Musaylima, un chef charismatique de
la tribu des Banu Hanifa, qui refusait de se rallier à
Muhammad. Musaylima professait une doctrine fondée sur le
Dieu unique al-Rahman, imprégnée de monothéisme juif et
chrétien comme celle de Muhammad [11].

Par ailleurs, les historiens tempèrent la vision traditionnelle


d’une rupture radicale entre l’idolâtrie de l’Arabie pré-
islamique et le monothéisme islamique. Ils avaient beau
vénérer de nombreuses divinités, djinns et ancêtres héroïsés,
les Arabes reconnaissaient l’existence d’un Dieu suprême,
nommé simplement Allah (correspondant au El araméen). « La
plupart ne croient en Dieu qu’en lui associant d’autres
divinités », dit d’eux le Coran (12,106). Ce n’est donc pas un
dieu nouveau que Muhammad impose aux Arabes ; il se
contente de rediriger tous les cultes vers le Dieu suprême, le
seul auquel tout le monde croit.

La guerre perso-byzantine et la conquête de la Syrie

Les communautés juives à l’époque de Muhammad sont


affectées par un contexte géopolitique très troublé. Leur
situation dans les territoires de Byzance avait commencé à se
dégrader sous l’empereur Justinien (527–565), qui interdit la
lecture des textes en hébreu et la possession d’esclaves
chrétiens par les Juifs. Ces restrictions furent renforcées sous
Héraclius (610-641), dans le contexte de la guerre perso-
byzantine (602-628). Les Juifs, en effet, favorisent les Perses
contre les Byzantins. En 613, ils fomentent une révolte en
Palestine, espérant profiter de l’offensive perse pour prendre le
pouvoir sur l’ancienne terre d’Israël. Sur l’invitation secrète des
Juifs de Tyr, une armée juive estimée à 20 000 hommes
marche sur la ville. L’expédition échoue car les chrétiens, ayant
eu vent du complot, prennent les Juifs de la ville en otage. Les
envahisseurs juifs détruisent les églises autour de Tyr, et les
chrétiens exécutent deux mille de leurs otages en représailles.
Finalement, les assiégeants rebroussent chemin. Cette révolte
affaiblit la capacité de résistance de Byzance, et vaut aux Juifs
la haine des chrétiens. Lorsque, l’année suivante, le général
perse Shahrbaraz assiège Jérusalem, il est assisté de l’intérieur
par les Juifs. Les Perses leur confient le gouvernement de la
ville. Il s’ensuit dans la Ville Sainte une persécution vengeresse
contre les chrétiens, incluant massacres, déportation, incendies
de monastères et d’églises.

Les Juifs espéraient que l’empereur perse Khosro II leur


accorderait la totalité de la terre d’Israël, en récompense de
leur soutien. Mais les Perses, dont le royaume compte
également de nombreux chrétiens (principalement nestoriens),
changent de politique quelques années après et expulsent
même les juifs de Jérusalem. Byzance reprend les territoires
palestiniens en 622, puis, ayant fait la paix avec la Perse,
Héraclius fait une entrée triomphale à Jérusalem en 630. Des
massacres de Juifs ont lieu dans toute la Palestine. Un édit
impérial daté de 634 contraint les Juifs à la conversion sous
peine de mort. Il n’est pas appliqué partout, en raison de
l’opposition de l’Église, mais il fait fuir de nombreux Juifs.
Certains s’exilent en Arabie.

Tous ces événements avaient déclenché une grande ferveur


messianique parmi les Juifs. En témoigne le Sefer Zerubavel,
un texte en hébreu médiéval écrit, pense-t-on, en Palestine
entre 629 et 636. Il s’agit d’une vision apocalyptique attribuée
fictivement à Zerrubabel, un roi juif dont le nom est associé
dans la Bible à la restauration du temple après l’Exil à
Babylone. La vision annonce la restauration d’Israël et
l’établissement du Troisième Temple. Héraclius, désigné par le
cryptogramme Armilius, est assimilé à l’antéchrist.

Ce sont finalement les musulmans qui profiteront de


l’épuisement des ressources militaires des deux empires
byzantins et perses, et de la lassitude de leurs populations
après un quart de siècle de guerre. La Syrie tombe entre les
mains des Arabes après la bataille décisive du Yarmouk contre
les Byzantins en 636. La ville sainte, où les juifs avaient
interdiction de résider depuis 135, leur est de nouveau ouverte,
et ils y affluent.

Même si la conquête de la Syrie est attribuée au successeur de


Muhammad, le premier calife Abou Bakr (632-634), elle fut
certainement conçue et préparée par Muhammad ;
l’orientation initiale de la prière vers la Ville Sainte en
témoigne. Selon Jacob d’Édesse, écrivant dans la seconde
moitié du 7e siècle, c’est dès 626 que « les Arabes
commencèrent à faire des incursions en terre de Palestine ».
Vers 640, le prêtre jacobite Thomas le Presbytre parle d’une
incursion violente à Gaza par les « Arabes de Muhammad »
ayant eu lieu en 634, et un autre document grec évoque, au
sujet de la même incursion, le « prophète qui est apparu avec
les Saracènes ». Que Muhammad fût présent ou non (il est
supposé mort en 632), la conquête de la Palestine s’est faite en
son nom. L’historien du monde arabo-islamique Alfred-Louis
de Prémare conclut :

« Aussi haut que remontent nos informations, et


quelle qu’en soit la provenance, elles nous
indiquent que Muhammad fut l’initiateur de la
conquête de la Palestine. Les informations les plus
anciennes en figurent dans les chroniques
syriaques, arméniennes et grecques
contemporaines de la conquête [12]. »

Théophile d’Édesse, auteur grec du 8e siècle qui se trouvait à


Bagdad au service des premiers califes abbassides, retient chez
les conquérants de la Syrie deux motivations : la conquête
d’une terre fertile, et l’appât d’un butin abondant :

« Il [Muhammad] leur vantait l’excellence de la


terre de Palestine leur disant : “C’est à cause de la
croyance à l’unique Dieu que leur a été donnée cette
terre si bonne et si fertile.” Et il ajoutait : “Si vous
m’écoutez, Dieu vous donnera à vous aussi une
bonne terre où coulent le lait et le miel.” Comme il
voulait renforcer sa parole, il dirigea une troupe de
ceux qui avaient adhéré à lui, et il commença à
monter vers la terre de Palestine, attaquant,
ravageant et pillant. Ils revinrent chargés (de butin)
sans avoir subi de dommages, et ils ne furent pas
frustrés de ce qu’il leur avait promis [13]. »

Muhammad s’adressait également aux juifs, et l’on doit


naturellement supposer que c’est à ce projet de conquête de la
Palestine qu’il cherchait à les rallier. Reprenant la théorie
biblique selon laquelle les juifs auraient perdu la Palestine en
raison de leur incurable propension à l’idolâtrie (sourate 5),
Muhammad incarne le transfert de l’élection divine sur le
peuple arabe, mais sa mission prophétique est aussi une
chance pour les juifs de se racheter.

La chronique arménienne dite de Sebèos (vers 660) présente la


conquête de la Palestine comme un partenariat entre les Fils
d’Ismaël et les Fils d’Israël exilés en Arabie en raison des
persécutions d’Héraclius. Elle précise que Muhammad était
« très instruit et très versé dans l’histoire de Moïse », et qu’il
incitait ses partisans à conquérir la Palestine en leur disant que
Dieu l’avait promis « à votre père Abraham ». Une source
juive du 11e siècle (« une lettre de l’Académie de Jérusalem aux
communautés de la diaspora d’Égypte ») confirme : « Lorsque
les Arabes vinrent à Jérusalem, il y avait avec eux des
hommes d’entre les Fils d’Israël qui leur montrèrent
l’emplacement du Temple [14]. »

La tradition islamique attribue la fondation de la mosquée al-


Aqsa sur le mont du Temple au second calife, Omar (634-644).
Selon le récit attribué à un transmetteur palestinien, Rajâ Ibn
Haywa (mort vers 730), lorsqu’Omar pénétra à Jérusalem, il se
posa en nouveau David (équivalent du Messie) en récitant la
sourate 38 consacrée à David, et en restaurateur du Temple en
récitant la sourate 17, qui rappelle les infidélités des Juifs
comme cause des deux destructions du Temple. Puis le plus
influent des rabbins juifs aurait montré à Omar l’emplacement
du Temple, sur lequel Omar érigea un lieu de prière orienté
vers la Ka‘ba. Le rabbin, ajoute le récit islamique, se convertit à
l’islam. Mais la chronique de Sebèos affirme de façon plus
crédible que les Juifs furent déçus lorsqu’ils voulurent rebâtir
le Temple sur l’emplacement de l’ancien, car les Ismaélites les
repoussèrent et y établirent leur propre oratoire [15].

Toutes ces considérations ont conduit des historiens comme


Patricia Crone et Michael Cook à concevoir la conquête
islamique de la Palestine comme une entreprise dirigée
principalement – bien que discrètement – par des Juifs. Selon
eux, les sources syriaques, arméniennes et hébraïques du 7e
siècle dépeignent la formation de l’islam comme celle d’une
secte juive messianique connue sous le nom de hagarisme,
drainant des influences issues du judaïsme samaritain et
babylonien, et dont le but aurait été de récupérer la Terre
sainte sur les chrétiens byzantins. Ce n’est que vers 690 que le
mouvement, après avoir conquis bien d’autres territoires sur sa
lancée, aurait rompu avec son crypto-judaïsme d’origine pour
se définir en concurrence avec le judaïsme [16]. La tradition
islamique évoque même l’influence d’un Juif converti,
Hudhayfa, dans la décision du troisième calife Othman
(644-656) d’imposer un unique canon du Coran, sur le modèle
de la Torah [17]. D’autres savants préfèrent voir l’islam comme
enraciné dans un christianisme arabe pré-nicéen et judaïsant,
ce qui n’est pas contradictoire [18].

Ce qui est certain, c’est que les Arabes, comme les Perses avant
eux, furent accueillis favorablement par les Juifs, qui les
assistèrent dans le renversement du pouvoir byzantin. Alfred-
Louis de Prémare écrit :

« Il est connu en tout cas par de nombreuses


sources contemporaines ou proches de la conquête
islamique que les “Saracènes”, s’ils furent ressentis
du côté chrétien comme représentant le Démon,
furent initialement perçus du côté juif comme des
libérateurs précurseurs de l’ère messianique [19]. »

Dans un fragment d’apocalypse juive contemporaine de la


conquête arabe, mis fictivement sous le nom d’un célèbre
rabbin du 2e siècle (Shimon ben Yohaï), celui-ci, tout d’abord
inquiet de l’avancée arabe, est visité par l’ange Métatron qui le
rassure :

« Ne crains pas, fils d’homme : le Tout-Puissant


amènera le royaume d’Ismaël en vue de vous
délivrer du méchant royaume d’Édom (l’empire
byzantin). Surgira (chez les Fils d’Ismaël) un
prophète selon sa volonté, qui conquerra pour eux-
mêmes la terre. Ils viendront et en restaureront la
splendeur, et il y aura une grande terreur entre eux
et les Fils d’Esaü [20]. »

Dans un opuscule chrétien écrit en grec dans les années 634 à


640 et connu sous le nom de Doctrine de Jacob, il est question
d’une lettre d’un juif nommé Abraamès à son frère, au sujet
d’une victoire des Arabes (Saracènes) sur les Byzantins, au
cours de laquelle le lieutenant byzantin surnommé le
« Candidat » trouva la mort :

« Lorsque le Candidat fut tué par les Saracènes,


j’étais à Césarée—me dit Abraamès—, et j’allai en
bateau à Sykamina. On disait : le Candidat a été
tué ! Et nous, les juifs, nous étions dans une grande
joie. On disait que le prophète était apparu, venant
avec les Saracènes, et qu’il proclamait l’arrivée du
Christ oint qui allait venir [21]. »

L’image ambiguë des Juifs dans l’islam

Sous sa forme extrême, la thèse de l’origine juive ou judéo-


chrétienne de l’islam contredit l’historiographie islamique.
Selon Ibn Ishaq, premier biographe de Muhammad, les Juifs
étaient remplis de jalousie contre lui « parce que Dieu a
réservé aux Arabes le choix de son Prophète de parmi eux ».
Dès le début, ils « cherchaient à l’embarrasser, et à l’induire
en confusion ». Après que Muhammad eût conclu un traité
avec les trois tribus juives de Yathrib, ces derniers conservèrent
des liens avec leurs coreligionnaires de La Mecque, bastion des
ennemis de Muhammad. Ils désapprouvaient secrètement
l’attaque et le pillage de la caravane annuelle des Quraych
mecquois par Muhammad (bataille de Badr, 624). Lors du
siège de Yathrib entrepris par les Mecquois en représailles
(bataille de la tranchée, 627), ils furent soupçonnés d’avoir
voulu favoriser les Mecquois. C’est alors que Muhammad,
après avoir changé l’orientation de la prière vers La Mecque, se
serait retourné définitivement contre les Juifs.

Deux des trois tribus juives de Yathrib sont alors assiégées


dans leurs fortins, puis bannies. La troisième, celle des Banu
Qurayza, accusée d’avoir traîtreusement pris le parti des
assiégeants mecquois durant la bataille de la tranchée, a moins
de chance. Selon Ibn Ishaq, l’Envoyé d’Allâh fit décapiter tous
les hommes dans des fossés, puis il « fit le partage des biens
des Banû Qurayzah, de leurs femmes et de leurs enfants entre
les musulmans ». L’épisode suivant est la prise de l’oasis
Khaybar, ville juive fortifiée située à 150 km au nord de
Yathrib, où s’étaient réfugiés la plupart des Juifs bannis de
Yathrib. Muhammad fait torturer un Juif du nom de Kinanah
pour trouver le trésor caché des Juifs, puis distribue le butin en
gardant pour lui le cinquième. Les juifs survivants négocient
afin de demeurer à Khaybar et de continuer à travailler leurs
terres sous contrat de métayage, contre la moitié des récoltes.
Les guerriers de Muhammad poursuivent ensuite leur
progression vers le nord, et marchent contre la communauté
juive de Fadak. Dieu ayant « rempli d’effroi les cœurs des
habitants », ceux-ci se rendent sans combat. « Ainsi, Fadak
devint une propriété particulière de l’Envoyé d’Allah seul et
sans partage, car on ne fit courir pour s’en emparer ni des
chevaux ni des chameaux. »

Hichem Djaït, historien respectueux de l’historiographie


islamique, commente ainsi le premier massacre de juifs par les
guerriers musulmans :

« l’épisode du massacre froid et rationnel des Banu


Qurayza va inaugurer une violence d’État et de
guerre véritable, absolument inédite en Arabie et
qui dérive des pratiques de l’Orient ancien :
massacre de la totalité des hommes, mise en
esclavage des femmes et des enfants. La violence
bédouine n’avait pas cette allure systématique, cette
détermination, cette organisation et elle ne se
déployait pas à si grande échelle. L’élément étatique
intervient mais aussi le secours de l’idéologie
religieuse, avec la vision claire d’un avenir à
défendre et à qui il faut sacrifier, massivement des
vies humaines. L’émergence de ce type de violence
organisée va saisir de stupeur les Arabes en général
et Qurayshites en particulier. Naît alors
l’impression d’une puissance prophétique
insurmontable [22]. »

Il faut rectifier l’euphémisme prudent de Djaït : cette violence


islamique ne dérive pas « des pratiques de l’Orient ancien »,
mais de la Bible hébraïque. On pense à Moïse ordonnant
l’extermination de tous les Madianites à l’exception des
« petites filles qui n’ont pas partagé la couche d’un homme »,
et à la comptabilité du butin : « 675 000 têtes de petit bétail, 72
000 têtes de gros bétail, 61 000 ânes, et, en fait de gens, de
femmes n’ayant pas partagé la couche d’un homme, 32 000
personnes en tout », en plus des métaux précieux (Nombres
31,1-47). Le dieu de Muhammad est possédé de la même
jalousie et de la même avarice que celui des Hébreux. Si les
Hébreux de l’Exode étaient des Madianites, c’est-à-dire des
Arabes, comme le prétend une thèse solidement établie, il y a
dans ce retournement de fortune une cruelle ironie de
l’histoire.

Néanmoins, il faut faire la part de l’exagération dans la violence


que prête Ibn Ishaq à Muhammad contre les Juifs ; tout
comme la violence biblique, elle est peut-être partiellement
fictive. En effet, elle rend difficilement compréhensible la
collaboration enthousiaste des Juifs avec les conquérants
musulmans dans les territoires byzantins. Le texte d’Ibn Ishaq
ne nous est parvenu que dans une version collectée au 9e
siècle, à une époque où l’islam se définit comme une religion
concurrente du judaïsme et veut faire oublier qu’il avait été, à
ses débuts, une entreprise largement soutenue par les Juifs.
Certains historiens sont même d’avis que le changement
d’orientation de la prière vers La Mecque au lieu de Jérusalem
ne date pas de Muhammad, mais du calife Othman.

La renaissance juive sous le califat

Ce qui est certain, c’est que la conquête islamique fut une


aubaine pour les communautés juives. Non seulement en Syrie,
mais dans toutes les terres conquises. Auparavant, les Juifs
étaient répartis dans deux empires qui se faisaient la guerre ;
les Juifs de l’empire byzantin étaient coupés du centre
intellectuel de Babylone. Un siècle après la mort de
Muhammad, pratiquement tous les Juifs du monde vivaient
dans un espace politique unifié. Certes, ils étaient encore des
citoyens de seconde classe, mais c’était un statut bien
préférable au statut de non-citoyens qu’ils avaient
précédemment. Dans un monde où, durant deux siècles, les
musulmans restèrent minoritaires, les Juifs avaient
maintenant un statut égal à celui des chrétiens, et bénéficiaient
d’une très large autonomie sociale.

Ils n’eurent plus à craindre les conversions forcées. En fait, ils


ne subissaient même pas, de la part de leurs maîtres
musulmans, d’encouragement à la conversion. Car dans
l’idéologie des conquérants musulmans, explique Hichem
Djaït,

« n’entrait nullement en ligne de compte l’idée de


convertir les autres peuples mais simplement celle
d’instaurer l’autorité de Dieu par la domination de
l’islam. Au niveau du simple guerrier, il y avait une
idéologie vague du jihad comme étant l’expression
de la volonté de Dieu avec sa récompense dans
l’autre vie, mais non une vocation de missionnaire
de la foi [23]. »

La motivation première des conquérants arabo-musulmans


était matérielle : « cette machine de guerre, écrit Hichem
Djaït, n’a pu se créer et s’étendre qu’en se fondant sur l’appétit
de butin de cercles de plus en plus élargis d’Arabes [24]. »
Comment d’ailleurs reprocher à des peuples vivant dans les
conditions extrêmes du désert de convoiter les terres du Nord,
où coulent le lait et le miel ? Un discours prêté au conquérant
de l’Égypte, Amr ibn al-As, le résume bien :

« Nous sommes les Arabes, gens d’épines et


d’acacia. Et nous sommes les gens de la Maison
d’Allâh. Nous étions les plus mal pourvus quant à la
terre, les plus misérables quant au genre de vie.
Nous mangions la chair morte non saignée. Nous
nous attaquions les uns les autres. Nous menions la
vie la plus misérable qui soit parmi les hommes. […]
Et si les Arabes que j’ai laissés derrière moi savaient
quel est le genre de vie qui est le vôtre, aucun d’eux
n’aurait de cesse qu’il ne vienne chez vous pour y
participer [25]. »

L’islam des origines n’était donc pas une religion conquérante,


mais simplement la religion des conquérants. Ceux-ci ne se
désignaient pas encore comme muslim, mais comme des
muhâjirûn, c’est-à-dire des colons (littéralement, « ceux qui
ont quitté leur pays »). Ils possédaient une conscience ethnique
très aiguë : le Prophète et tous ses compagnons, ainsi que tous
les califes qui se succèdent jusqu’au 13e siècle, sont d’une seule
tribu arabe, les Quraych, qui contrôlait déjà le sanctuaire de La
Mecque aux temps préislamiques. La conversion occasionnelle
d’un non-Arabe dans les territoires conquis passait au départ
par son rattachement à l’une ou l’autre des tribus arabes dans
un lien de dépendance morale (wala) comparable à celui d’un
esclave affranchi, le converti restant soumis à l’impôt
foncier [26]. Ce n’est qu’au milieu du 8e siècle, avec l’accession
de la famille abbasside au califat, que l’islam commence à se
penser comme une religion universelle [27]. Mais la conversion
des Juifs ne fut jamais à l’ordre du jour.

Les conquérants arabes, qui avaient un besoin de nombreuses


compétences pour gouverner leur empire, ont ouvert aux juifs
des perspectives d’ascension sociale inespérées. La spécialiste
Marina Rustow résume ainsi ce que la conquête arabo-
musulmane apporta aux Juifs :

« l’empire islamique fournit aux juifs l’occasion et


les moyens de fonder de nouvelles communautés,
d’en affermir d’anciennes et de développer des
réseaux d’échange et de communication inédits.
L’effet le plus notable sur le judaïsme en tant que
système de croyances et de pratiques fut la relative
standardisation de celles-ci à une échelle plus vaste
que jamais—à tout le moins au niveau des élites
cultivées et urbaines sinon auprès des masses
rurales, l’imprégnation culturelle se heurtant à de
telles limites dans toute société préindustrielle. Au
demeurant, les juifs en terres d’Islam devaient
devenir une collectivité très urbanisée, bien plus
que la moyenne de la population. Malgré les
distances, ces diverses communautés devaient
développer une koiné culturelle cohérente et faire
preuve d’une mobilité géographique
impressionnante si on les compare à d’autres
sociétés prémodernes [28]. »

La plus grande communauté juive mondiale se trouvait au


cœur de l’empire perse. Après la fin de la conquête islamique
de la Perse, au milieu du 8e siècle, les académies talmudiques
(yeshivot) de « Babylonie » devinrent les autorités spirituelles
suprêmes du monde juif, faisant office de centres de savoir et
d’organes de gouvernement mondial. Encore au 16e siècle, des
communautés juives aussi éloignées que l’Espagne sollicitaient
des directives à Bagdad.

Avant l’islam, les Juifs du monde chrétien avaient perdu la


connaissance de l’hébreu, au profit du latin et du grec ; cette
perte était une étape majeure vers l’assimilation.
Contrairement aux chrétiens, qui sont restés très longtemps
attachés à leurs langues coptes, syriaques ou grecques, les Juifs
ont très rapidement adopté l’arabe, langue sémitique proche de
l’araméen et de l’hébreu, tout en développant, à usage interne,
une langue judéo-arabe qui leur permettait de maintenir une
séparation. L’hébreu a été revivifié comme langue sacrée. Une
nouvelle culture juive a fleuri dans les grands centres
intellectuels du monde musulman, et nulle part mieux qu’en
Andalousie.

« L’islam ouvrait de nouveaux espaces pour


l’épanouissement des communautés juives. À
terme, il devait mener à bien davantage : une
révolution totale de la culture juive, aussi bien celle
des élites cultivées que celle du quotidien des
masses juives urbaines comme rurales. Avant le 10e
siècle, les formes rabbiniques du judaïsme
élaborées dans la Mésopotamie et la Palestine de
l’Antiquité tardive devaient se répandre bien au-
delà pour s’implanter sur un territoire
extraordinairement étendu, de la péninsule
Ibérique au Khorasan. En ce sens, on peut dire que
l’islam a non seulement transformé le judaïsme,
mais lui a permis de s’affirmer et de se diffuser. Ces
transformations s’observent dans cinq domaines : la
politique, la démographie, l’économie, la langue et
la technologie [29]. »

C’est sous la domination islamique que commence « l’ultra-


urbanisation des Juifs » et la mondialisation de leur commerce.
Le géographe perse du 9e siècle Ibn Khordadbeh nous
renseigne par exemple, dans son Livre des Routes et des
Royaumes, sur les Radhanites, marchands juifs qui
« transportent depuis l’Occident des eunuques, des femmes
réduites en esclavage, des garçons, des soieries, des castors,
des martres et d’autres fourrures, et des épées », parcourant
des distances prodigieuses couvrant la moitié du globe.

Compte tenu de tout cela, l’auteur juif David Wasserstein


affirme dans un article publié dans la Jewish Chronicle :

« L’islam a sauvé la communauté juive (Jewry). C’est une


affirmation impopulaire et dérangeante dans le monde
moderne. Mais c’est une vérité historique. L’explication de cela
est double. D’abord en 570, à la naissance du prophète
Muhammad, les Juifs et le judaïsme étaient en voix
d’extinction. Et ensuite l’arrivée de l’islam les a sauvés en leur
offrant un nouvel environnement dans lequel non seulement ils
ont survécu mais se sont épanouis, établissant les fondations
d’une prospérité culturelle juive à venir– y compris dans la
chrétienté – passant du monde médiéval au monde moderne. »

Si l’Islam n’était pas survenu, précise Wasserstein, « le


Judaïsme à l’Ouest aurait décliné jusqu’à disparaître dans
certains endroits. Et le Judaïsme à l’Est serait devenu juste un
autre culte oriental [30]. »

Conclusion
Comme on l’a vu, la conquête musulmane des 7e-8e siècles
présentait un caractère ethnique très marqué, et même un
caractère tribal et clanique, bien loin de l’universalisme vers
lequel il évoluera par la suite. Cette conquête est comparable
aux grandes invasions ayant affecté l’Europe depuis la fin de
l’Antiquité. Toutes ces invasions visaient à s’approprier les
fruits d’une civilisation prospère par le renversement de ses
institutions. Mais aucune grande invasion n’a réussi comme la
conquête arabe. Ni les Huns du 4e siècle, ni les Mongols du 13e
n’ont réussi à pérenniser leurs conquêtes ; ils n’ont laissé aucun
héritage. D’autres peuples, comme les Francs, les Goths, les
Vandales ou les Lombards, ont pris racine dans les territoires
conquis, mais ils ont été culturellement, linguistiquement et
religieusement romanisés : seuls peut-être les Slaves et les
Anglo-saxons ont réussi à imposer leur langue à une partie des
autochtones conquis, mais ils ont fini eux aussi par se
christianiser, c’est-à-dire se romaniser. Et leur aventure est
sans commune mesure, en terme de rapidité et d’étendue, avec
la conquête arabe menée par Muhammad et ses deux
successeurs.

À quoi est dû ce succès incomparable de la conquête arabe ? La


réponse unanime, aussi bien de la part des musulmans que des
historiens laïcs, est : l’islam. Bien que la conversion à l’islam ne
fût pas la motivation de la conquête, la nature même de l’islam
empêchait les conquérants de s’assimiler aux civilisations
supérieures qu’ils conquéraient et, par conséquent, assurait à
long terme la conversion des populations conquises dans leur
majorité. Ce qui distingue la conquête arabe de toutes les
invasions menées par d’autres guerriers nomades, c’est son
prétexte fondé sur le triple paradigme hébraïque : dieu jaloux,
peuple élu, terre promise. Simple superstructure, dirait le
marxiste, mais néanmoins d’une efficacité redoutable.

Isaac et Ismaël : deux demi-frères engagés depuis toujours


dans une rivalité fraternelle, se disputant l’héritage
d’Abraham/Ibrahim, à savoir, dans un premier temps, la terre
des Cananéens promise par Yahvé, et à la fin des temps la
domination du monde. L’islam prétend en effet qu’Ismaël, père
des Arabes, et non Isaac, père de Jacob/Israël, est le fils
consacré à Dieu par le simulacre de sacrifice (Genèse 22), et
que la Ka’ba fut bâtie par Abraham. Rivalité mimétique ?
Rivalité en tout cas d’autant plus violente que les deux religions
sont si proches. Si l’on retient l’hypothèse madianite résumée
dans mon précédent article, « Yahvé est né en Arabie » [31],
l’islam est sorti du même moule anthropologique que le
yahvisme primitif. Il est certain en tout cas que la conquête
arabe est intimement liée aux mouvements messianiques et
proto-sionistes du 7e siècle.

Entendons-nous : du point de vue de l’historien, cet islam


arabe et conquérant des origines n’est pas plus
« authentique », « véritable » ou « légitime » que le
wahhabisme qui s’en réclame, ou que les autres islams
d’aujourd’hui ou de demain. Comme toute institution humaine,
les religions sont soumises aux évolutions dialectiques de
l’histoire. Ce sont des systèmes organiques capables – dans
certaines limites – de s’enrichir d’éléments civilisationnels
exogènes, ou au contraire de se retrancher dans leurs
archaïsmes.

L’islam des origines n’est pas le germe unique de la civilisation


islamique, dont le mérite revient, c’est bien connu, aux Perses,
aux Turcs et aux Berbères, autant qu’aux Arabes – sans parler
des chrétiens et des juifs. Au 14e siècle, l’historien arabe Ibn
Khaldoun, dressant le bilan du développement des sciences
dans la civilisation islamique, écrivait : « C’est un fait de
constatation étrange que la majorité des porteurs de science
dans l’islam ait été constituée de non-Arabes [32]. »

Notes
[1] Hamadi Redissi, Le Pacte de Nadjd : Ou comment l’islam
sectaire est devenu l’islam, La Couleur des idées, kindle, e.
891-916.

[2] Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam. Entre


écriture et histoire, Seuil, 2002, p. 328.

[3] Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam, op. cit.,


p. 328.

[4] Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam, op. cit.,


p. 41-56 ; David Samuel Margoliouth, Mohammed and the Rise
of Islam, Putnam’s Sons, 1905, p. 35-39.

[5] Littéralement, Yaman signifie « à droite » et Sham, qui


désigne la Syrie-Palestine, « à gauche » (lorsqu’on regarde le
soleil levant).

[6] Iwona Gajda, « Monothéisme en Arabie du Sud


préislamique », Arabian Humanities, sur https://
cy.revues.org/132

[7] Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam, op. cit..


p. 101.

[8] Gordon D. Newby, « Les Juifs d’Arabie à la naissance de


l’islam », dans Histoire des relations entre juifs et musulmans,
des origines à nos jours, dir. Abdelwahab Meddeb et Benjamin
Stora, Albin Michel, 2013, p. 39-51 (p. 40) ; David Samuel
Margoliouth, Mohammed and the Rise of Islam, op. cit., 1905.

[9] Journal of the Rev. Josepf Wolff in a Series of Letters to Sir


Thomas Baring, 1839, p 389, en ligne sur Google livres.

[10] Hamadi Redissi, Le Pacte de Nadjd, op. cit., e. 4017-30

[11] Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam, op.


cit., p. 124.

[12] Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam, op.


cit., p. 131-135.

[13] Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam, op.


cit., p. 133.
[14] Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam, op.
cit., p. 132, 161-162.

[15] Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam, op.


cit., p. 166-171.

[16] Patricia Crone et Michael Cook, Hagarism : The Making of


the Islamic World, Cambridge University Press , 1977.

[17] Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam, op.


cit., p. 289

[18] Karl-Heinz Ohlig et Gerd-Rudiger Puin (dir.), The Hidden


Origins of Islam. New Research into Its Early History,
Prometheus Books, 2010.

[19] Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam, op.


cit., p. 161.

[20] Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam, op.


cit., p. 163.

[21] Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam, op.


cit., p. 148-149.

[22] Hichem Djaït, La Grande Discorde. Religion et politique


dans l’islam des origines, Folio histoire/Gallimard, 1989, p.
47-48.

[23] Hichem Djaït, La Grande Discorde, op. cit., p. 70.

[24] Hichem Djaït, La Grande Discorde, op. cit., p. 70 et 96.

[25] Ibn Asakir, Histoire de la ville de Damas (12e siècle), cité


dans Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de l’islam, op.
cit., p. 222.

[26] Rochdy Alili, L’Éclosion de l’islam, Dervy, 2004, p.


150-154 et 181.
[27] Jacqueline Chabbi, Le Seigneur des tribus. L’islam de
Mahomet, CNRS/Biblis, 2013, p. 20-21.

[28] Marina Rustow, « Juifs et musulmans dans l’Orient


islamique », dans Histoire des relations entre juifs et
musulmans, des origines à nos jours, dir. Abdelwahab Meddeb
et Benjamin Stora, Albin Michel, 2013, p. 75-98.

[29] Marina Rustow, « Juifs et musulmans dans l’Orient


islamique », op. cit., p. 75-98.

[30] David J Wasserstein, « So, what did the Muslims do for


the Jews ? », Jewish Chronicle, 24 mai 2012, sur
www.thejc.com/comment/commen..., traduction française sur
www.alterinfo.net/L-Islam-A-...

[31] https://www.egaliteetreconciliation...

[32] Cité dans Alfred-Louis de Prémare, Les Fondations de


l’islam, op. cit., p. 325-326.

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