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Le début des guerres de

Bourgogne et la bataille
de Grandson, 2 mars 1476
par Florent RENAUDIN
Massenie de Saint Michel 1473

I./ APERÇU DES GUERRES DE pas toujours avec celle des autres. Ces
divergences apparaissaient spécialement à
BOURGOGNE : Berne qui, contrairement aux autres
Confédérés, était très intéressée par la
1./ Causes des guerres de Bourgogne : frontière jurassienne et le pays de Vaud
(possessions savoyardes). Dans cette affaire,
● L’expansion de la Confédération : A la Berne fut soutenue par Soleure et Fribourg,
veille des guerres de Bourgogne, la deux villes qui ne faisaient pas encore partie
Confédération se composait de huit cantons : de la Confédération. En revanche, Berne ne
Uri, Schwyz, Unterwald, Lucerne, Zoug, s’engageait pas dans la partie Est et Sud de la
Glaris, Zurich et Berne. De plus, il y avait Confédération, où se situaient les intérêts des
des « pays sujets », possessions d’un seul autres Cantons. Par exemple, elle ne
canton, des baillages communs gérés participait pas à la gestion commune de la
collectivement, et de nombreuses villes et Thurgovie et ne soutenait pas les intérêts
régions, appelées pays alliés, qui ne faisaient d’Uri au Tessin.
pas partie de la Confédération, mais qui
étaient liées à un, à plusieurs ou à l’ensemble ● La Confédération et la politique
des huit cantons. européenne : La position stratégique et la
Après 1450, les Confédérés étendirent puissance militaire de la Confédération
leur territoire et leurs alliances avant tout en expliquent que, dans le seconde partie du
direction de l’Est et du Nord. Avec la ville et XVème siècle, les gouvernements des Cantons
l’abbé de Saint-Gall ainsi qu’avec Appenzell commencèrent à intervenir dans la politique
et Schaffhouse, ils scellèrent ou européenne. Non seulement ils étaient
renouvelèrent des alliances. En 1460, les recherchés comme alliés par les autres
Confédérés conquirent la Thurgovie qui était puissances, mais encore ils se montraient
une possession des Habsbourg ; la ville de actifs (surtout Berne) dans le politique
Winterthur passa à Zurich. Ainsi le Rhin et le européenne afin d’atteindre leurs objectifs
lac de Constance formaient une nouvelle territoriaux.
frontière naturelle en tre la Confédération et Le premier grand conflit eut lieu avec le
les Habsbourg-Autriche. Désormais, les duché de Bourgogne. Cet Etat puissant
Confédérés ne cherchèrent plus à étendre s’étendait comme un cordon étroit entre la
leurs possessions au-delà de cette frontière France et l’Empire germanique. Depuis
et, peu à peu, commença à surgir le désir 1467, la Bourgogne était gouvernée par le
d’une entente avec « l’ennemi juré ». Ce duc Charles le Téméraire. Il chercha à
rapprochement était de longue haleine et fut agrandir la Bourgogne afin qu’elle s’étende
toujours interrompu par des querelles, par de la mer du Nord jusqu’à la Méditerranée.
exemple la guerre de Waldshut en 1468. Vu ses intentions ambitieuses, il commença à
Dans cette alliance peu serrée que renforcer son influence sur le duché de
représentait la Confédération, les institutions Savoie auquel appartenait, entre autres, le
communes, la Diète par exemple, étaient pays de Vaud. De tous les Cantons de la
encore peu développées. Chaque canton Confédération, c’était surtout Berne, dont la
faisait sa propre politique qui ne s’accordait frontière à l’Ouest touchait la Bourgogne et
au Sud la Savoie, qui se sentit menacée par l’alliance entre la Bourgogne et l’Autriche,
les intentions de Charles le Téméraire. Berne et la Confédération ne pouvaient
La France eut le même sentiment. Louis envisager de vaincre la Bourgogne dans un
XI était depuis des années en guerre contre la conflit armé. C’est pour cette raison que
Bourgogne et avait tout intérêt à affaiblir son Berne, soutenue par la diplomatie française,
puissant voisin. Le territoire bourguignon favorisa une réconciliation entre la
l’empêchait d’atteindre le Rhin, limite Confédération et l’Autriche.
orientale de la politique expansionniste Le duc autrichien Sigismond lui-même
française. De plus, le roi de France était était de plus en plus disposé à chercher un
apparenté à la maison de Savoie : la arrangement avec les Confédérés.
duchesse Yolande était sa sœur. Contrairement à ce qu’il avait espéré, la
L’Empire germanique, gouverné par Bourgogne n’avait pas intérêt à s’entendre
l’empereur Frédéric III, se trouvait aussi en avec l’Autriche pour prendre des mesures
guerre contre Charles le Téméraire. La communes contre la Confédération. De plus,
conquête par ce dernier du Luxembourg et de l’administration bourguignonne dans les
la Lorraine fut considérée comme une grave territoires donnés en garantie par les
menace contre les intérêts de l’Empire. Habsbourg en Haute Alsace s’établit de telle
Dès 1469, la Bourgogne devint un sorte que Sigismond commença à perdre
danger potentiel pour l’ensemble de la l’espoir de jamais rentrer en possession de
Confédération suisse. Cette année-là, Charles ces terres ; les villes alsaciennes
le Téméraire signa avec Sigismond demandaient avec véhémence leur
d’Autriche le traité de Saint-Omer. rattachement à l’Autriche.
Sigismond donna en gage au duc les terres Pour ces raisons, Sigismond décida de
des Habsbourg en Forêt Noire et en Haute changer de front et de se rapprocher de la
Alsace. En outre, les deux puissances Confédération. Le 30 mars 1474, grâce à
conclurent une alliance défensive. Ce faisant, l’intermédiaire de la France, les deux partis
Sigismond espérait surtout l’aide conclurent une Convention perpétuelle, dite
bourguignonne en cas de conflit avec les « Ewige Richtung ». Dans ce traité,
Confédérés. l’Autriche renonçait pour toujours à ses
Berne, se sentant encerclée de trois anciennes possessions sur la rive gauche du
côtés, commença à rechercher l’aide de la Rhin (entre autres l’Argovie et la
France, l’ennemie jurée de la Bourgogne. Thurgovie), reconnaissant ainsi le territoire
Cependant, Berne devait encore convaincre de la Confédération. En outre, l’Autriche et
les autres Confédérés de la nécessité d’une la Confédération scellaient un pacte militaire
alliance avec la France contre la Bourgogne. d’assistance mutuelle en cas d’incursion
A Berne même, il fallait encore surmonter étrangère.
une résistance interne à cette nouvelle Dès le début, l’histoire de la
orientation des affaires étrangères. Le parti Confédération avait été marquée par des
qui sympathisait avec la France (Diesbach) guerres contre les Habsbourg d’Autriche.
l’emporta sur le parti hostile aux Français que ces querelles séculaires se soient
(Bubenberg). Ainsi commença une terminées par la signature de la Convention
collaboration séculaire entre Berne et la perpétuelle fut déjà ressenti comme un
couronne française, qui ne prit fin qu’en événement exceptionnel par les
1798, avec l’intervention des forces contemporains.
révolutionnaires en Suisse. Par la suite, les villes du Haut-Rhin
Traditionnellement, les historiens (avec Mulhouse, qui était déjà pays allié, se
s’accordent à dire que Louis XI, diplomate joignirent à la « Basse Ligue » les villes de
rusé, avait entraîné Berne et les autres Strasbourg, Sélestat, Colmar et Bâle ainsi
Cantons, contre leur gré, dans une guerre que les évêchés de Bâle et Strasbourg),
contre la Bourgogne. Des recherches plus menacées par la Bourgogne, s’affilièrent à
récentes font ressortir clairement que Berne cette nouvelle alliance. A partir de ce
avait intérêt à circonscrire l’influence moment, toute la Confédération était
bourguignonne et que ses dirigeants en directement concernée par l’évolution de la
étaient conscients. situation en Haute Alsace.
Lorsque Charles le Téméraire refusa de
● L’arrangement avec l’Autriche et le début laisser racheter la région du Haut-Rhin
des guerres de Bourgogne : tant que durait donnée en garantie par l’Autriche, l’Alsace
se révolta en avril 1474 contre le pouvoir ● Seuls contre la Bourgogne : En janvier
bourguignon. Le bailli détesté, Pierre 1476, Charles le Téméraire pénétrait avec 20
Hagenbach, fut exécuté et l’Alsace replacée 000 hommes dans le pays de Vaud. Il reprit
sous la domination du duc Sigismond. Les la forteresse de Grandson, tenue par les
Confédérés sympathisaient avec les révoltés, Bernois, et fit exécuter toute la garnison. Les
ce que démontre la présence de délégués de Confédérés, alarmés par les Bernois,
la Confédération lors de l’exécution de partirent à la rencontre des Bourguignons au
Hagenbach. L’Alsace, l’Autriche et les bord du lac de Neuchâtel. Les armées se
Confédérés provoquaient ainsi consciem- rencontrèrent par surprise près de Concise, le
ment une confrontation militaire avec la 2 mars 1476. Avant que le combat débute
Bourgogne. véritablement, les Bourguignons furent pris
de panique pendant une manœuvre de
2./ Déroulement et conséquences des guerres de regroupement et prirent la fuite. Un immense
Bourgogne : butin revint aux Confédérés. Cependant, la
guerre n’était pas encore terminée après cette
Charles le Téméraire ne pouvait pas victoire facile. Mais pour les Confédérés, à
immédiatement intervenir lui-même dans ce l’exception de Berne, la mission était
conflit qui allait s’intensifier ; déjà en guerre remplie. Ils rentrèrent chez eux. Seule Berne
contre l’empereur germanique, il était en train occupa Morat avec 2 000 hommes.
d’assiéger la ville de Neuss (au nord de
Cologne). Les Bourguignons se limitèrent donc à Entre temps, Charles le Téméraire
quelques attaques en Haute Alsace, mais ces réussit à former une nouvelle armée à
villes étant alliées aux Confédérés, ceux-ci furent Lausanne. En juin, il marcha sur Morat et
obligés de leur porter secours et déclarèrent la commença le siège. Ce n’est que sur les
guerre à la Bourgogne, le 25 octobre 1474. instances de Berne que les Confédérés
L’alliance avec la France, à laquelle Berne comprirent que la nouvelle poussée
aspirait depuis longtemps, fut alors ratifiée et bourguignonne était une menace pour toute
signée par tous les Confédérés. Des troupes des la Confédération et qu’ils décidèrent de
Confédérés se mirent en marche pour la Franche- prêter main forte. Le 22 juin 1476, devant les
Comté, en compagnie de contingents autrichiens portes de la ville de Morat, l’armée
et alsaciens ; elles battirent les troupes confédérée infligea une défaite décisive aux
bourguignonnes une première fois à Héricourt. Bourguignons.
Charles le Téméraire put s’échapper de
Pendant que les autres Confédérés se Morat, mais fut battu en janvier 1477 à
repliaient après ce premier succès, les Bernois Nancy, la capitale lorraine, par une armée
attaquèrent les alliés de la Bourgogne dans le lorraine, autrichienne et confédérée. Il
pays de Vaud et se rendirent maître de seize mourut durant la bataille, le 5 janvier 1477.
villes, dont Morat et Grandson. Dans les
territoires qu’ils occupaient, les Bernois firent Tout le déroulement de la guerre de
des ravages avec une brutalité peu commune, Bourgogne est résumé dans un vieux poème
même pour cette époque habituée à la guerre. grâce auquel les écoliers suisses devraient
Cette brutalité explique peut-être la dureté mémoriser les évènements :
impitoyable qui caractérisa les affrontements
ultérieurs entre Confédérés et Bourguignons. « Karl der Kühne verlor
bei Grandson das Gut,
Au début, les Confédérés se croyaient bei Murten den Mut,
protégés par l’alliance avec la France ; de toute bei Nancy das Blut. »
façon la guerre se déroulait en dehors de leur
territoire. Dans la deuxième moitié de l’année soit : « Charles le Téméraire perdit
1475, leur situation s’aggrava brusquement. à Grandson le bien,
Charles le Téméraire leva le siège infructueux de à Morat le courage,
Neuss et décida d’attaquer les Confédérés. Le roi à Nancy la vie. »
de France, dans cette situation, aurait dû
intervenir en faveur des Confédérés, mais il se ● Gains territoriaux insignifiants pour les
déroba et conclut même un armistice avec Confédérés : Ce sont surtout la France et
Charles le Téméraire, laissant les Confédérés se l’Autriche qui profitèrent du démembrement
battre seuls. de l’immense héritage bourguignon, car
Charles le Téméraire ne laissait pas de évènements. Elles concernent non seulement
successeur masculin. Les gains territoriaux Grandson, mai aussi Morat sur laquelle les
des Confédérés, qui avaient fourni les plus informations, tenant compte de l’importance
forts effectifs, restèrent minimes. Berne reçut de la bataille, sont nettement plus
Cerlier et Aigle et, en partage avec Fribourg, substantielles.
les villes de Morat, Grandson, Orbe et En ce qui concerne les Confédérés, la
Echallens. Les Confédérés vendirent la chronique la plus importante est celle du
Franche-Comté à l’empereur germanique Bernois Diebold Schilling l’Ancien, qui se
contre l’avis de Berne (les Confédérés trouvait en mission officielle. Elle contient
cherchaient à empêcher Berne d’étendre son de nombreuses illustrations qui permettent
influence). Les terres d’Alsace et de Bade, y une reconstitution sur place du déroulement
compris le Fricktal, revinrent à l’Autriche. de la bataille. Schilling fut probablement un
témoin oculaire de la bataille de Grandson.
● Aggravation des divergences entre les Dans la perspective bourguignonne, les
Cantons à Landsgemeinde et les Cantons batailles sont décrites par l’envoyé milanais
urbains : Le succès des Confédérés dans les Panigarola, dans ses lettres au duc de Milan.
guerres de Bourgogne eut des conséquences Panigarola suivit Charles le Téméraire
militaires et politiques à l’intérieur de la pendant toute la campagne contre les
Confédération : Confédérés.
- Grâce à leur succès, les guerriers suisses Des instructions détaillées se trouvent
étaient de plus en plus demandés comme dans les ordonnances de Charles le
mercenaires par les puissances Téméraire concernant l’organisation et
étrangères. Ainsi, les Confédérés, qui l’armement des troupes bourguignonnes. Les
s’engageaient encore plus au service vestiges du camp de Charles le Téméraire, ce
d’autres puissances, allaient se trouver qu’on appelle le butin bourguignon, peuvent
mêlés plus souvent aux conflits être considérés comme des sources
européens, par exemple aux guerres dans matérielles.
le Milanais.
- Les tensions déjà existantes entre les ● Vers Grandson : Charles veut en découdre
Cantons à Landsgemeinde et les Cantons avec les Suisses, ces « maudits Allemands »,
urbains s’accentuèrent avec les guerres comme il dit. Il veut se diriger depuis la
de Bourgogne. Les campagnes avaient Lorraine vers le Jura pour aider les alliées
été menées surtout sous l’impulsion de savoyards contre les agresseurs confédérés.
Berne, et les Cantons à Landsgemeinde Avec ses troupes de Lorraine et celles que
craignaient une prédominance des devraient fournir les deux Bourgognes, la
cantons urbains. Le conflit éclata, famille de Savoie et peut-être le duc de
lorsque les villes de Fribourg et Soleure, Milan, il espère former une armée de 25 000
liées avec Berne, demandèrent leur hommes.
entrée dans la Confédération. L’affaire Début janvier, il expédie une avant-
ne s’apaisa qu’en 1481 avec le garde de 400 lances (entre 3 000 et 4 000
Convenant de Stans. hommes) sous les ordres des frères Lignana
- Les Confédérés se querellèrent aussi au vers le pays de Vaud. Ensuite son artillerie
sujet du partage de l’important butin s’ébranle, tout comme sa cavalerie lourde. Il
bourguignon, ce qui provoqua des quitte lui-même Nancy le 11 janvier 1476
tensions entre les divers Cantons. pour se rendre à Neufchâteau, Vesoul,
Besançon. Le 6 février, il quitte Besançon,
passe le col de Jougne deux jours plus tard.
II./ LA BATAILLE DE GRANDSON, LE Pour éblouir la cour de Savoie et les envoyés
italiens, il a le contenu de plusieurs centaines
2 MARS 1476 : de chariots : ses tentes et ses pavillons
doublés de soie, des tapisseries, des bijoux,
● Indication au sujet des sources : Pour la des vêtements somptueux, des reliquaires,
reconstitution du déroulement des batailles des manuscrits, de l’argenterie, des caisses
de Grandson et Morat, nous pouvons nous de monnaie, tous les trésors de sa chapelle,
baser sur des sources écrites et illustrées qui tout l’attirail d’une Secrétairerie d’Etat.
sont détaillées. Ne seront citées que les pendant trois jours, posté au sommet du col,
sources les plus importantes et, les pieds dans la neige, il surveilla le défilé
chronologiquement, les plus proches des
de ce train magnifique et de son armée. Le part en reconnaissance, le long du lac, en
11 février, il passe aux Clées (lieu d’un direction de Neuchâtel.
massacre perpétré par les Bernois) et fait
hisser ses couleurs sur le château d’Orbe, Quel est le paysage qui, à ce moment-là,
dont il ne reste que deux tours aujourd’hui. s’offre à ses yeux ? A gauche, une plaine
Pendant ce temps-là, les Suisses côtière oblongue qui borde la chaîne du Jura,
pratiquent la tactique de la terre brûlée et abrupte, enneigée et boisée en contrebas. Le
reculent à mesure que les Bourguignons bas est planté de vignes. Cinq villages se
avancent vers le lac de Neuchâtel. L’avant- dressent, coincés entre lac et montagne :
garde italienne de l’armée bourguignonne a Champagne, Bonvillars, Onnens, Corcelles
déjà atteint les rives du Léman. Le pays de et Concise. Plus on s’éloigne de Grandson, et
Vaud devient petit à petit bourguignon.. plus la plaine côtière se rétrécit. Au bout de
L’intention du duc est de rassembler toute cette plaine, un contrefort jurassien et une
son armée en un immense camp en rase colline boisée. De quoi entraver la bonne
campagne avent de marcher sur les marche d’une armée. Pour dépasser cette
Confédérés. Et il attend son artillerie, plus colline, deux routes s’offrent à nous à partir
lente. de Concise : une grimpe à travers les vignes
Le 19 février, il quitte enfin Orbe, mais et franchit le contrefort au-dessus du lac ;
au lieu de foncer sur Payerne ou Morat c’est l’antique via Detra. L’autre route se
comme tout le monde le pensait, il vient rapproche de la côte, et mène au couvent de
mettre le siège devant Grandson, sur la rive la Lance (aujourd’hui un hôtel) en
nord du lac de Neuchâtel. Il installe son contournant la colline par la droite, et
pavillon sur un mamelon au sud-ouest de débouche au bois de Seyte. Deux kilomètres
Grandson, encore appelé sur les cartes plus loin, après avoir franchi une combe de
actuelles « le duc de Bourgogne ». torrent, on atteint le château de Vaumarcus.
C’est là, à un peu plus de dix kilomètres de
● Le siège de Grandson : Il pleut et il fait Grandson, que s’arrête Charles.
froid, les ruisseaux sont gonflés. Le camp Ce château appartient à jean de
bourguignon forme un demi-cercle autour de Neuchâtel. La garnison (40 hommes) obtient
Grandson et regroupe 15 000 hommes. Les l’autorisation de partir vers Neuchâtel avec
Confédérés ne sont que 500 dans la ses armes. Charles laisse au château 400
forteresse. L’assaut est lancé le 21 février. archers et gens d’armes sous le
Les Confédérés vont bien essayer de commandement de Jean de Rosimboz, et il
ravitailler le château grâce à des bateaux, repart vers Grandson.
mais ils seront accueillis à coups de
veuglaires et bombardes ! La garnison se ● Chercher l’ennemi… : Le rassemblement
rend finalement le mercredi des Cendres, le des confédérés suisses et de leurs alliés à
28 février. Sur ordre du duc, les 412 commencé le 26 février. Les premiers arrivés
prisonniers sont garrottés et pendus, par à Neuchâtel ont été les contingents de
grappes, aux arbres du camp. « Spectacle Strasbourg et de Bâle, puis ceux de Berne, de
horrible », note Panigarola… Ecoutons Fribourg, de Soleure, de Bienne, de Lucerne,
également Molinet qui écrit dans ses de Zürich, de Baden, de Thurgovie. Berne a
chroniques : « Et fit pendre par trois fourni à elle seule plus de 7 000 hommes,
bourreaux aux arbres procains le nombre de sous Schachnachthal et Hallwyll. De petits
quatre cents ou environ et les autres furent cantons comme Uri et Unterwalden
noyés dans le lac. Il n’était si dur cœur qui fournissent près de 500 hommes chacun.
ne dût avoir pitié de regarder les pauvres Physiquement et moralement, les quinze
hommes pendus aux branches desdits arbres, à vingt mille hommes qui ont défilé dans
en cette multitude qu’elles rompaient et Neuchâtel sont une élite.
choyaient sur la terre, avec les hommes à Le vendredi 1er mars, jour où le
demi morts, qui piteusement par cruels Téméraire occupe Vaumarcus, les
satellites étaient mutilés. » Cette exécution Confédérés cantonnent au sud-ouest de
durera 4 heures… Neuchâtel, entre Colombier et Bevaix, dans
Nous sommes le vendredi 1er mars 1476. la plaine de Boudry. Le soir, leurs chefs
Au matin du même jour, le Téméraire, suivi tiennent conseil. On leur dit que le camp de
de quelques escadrons, sort de son camp et Grandson est une position formidable,
défendue par le cours de l’Arnon, par des
fossés et par une nombreuse artillerie. Ils à Les 1 200 montagnards de Schwyz et
croient (et c’est une erreur) que Charles n’en Thoune sont envoyés en flanc-garde sur la « via
sortira pas à moins qu’on le provoque. Le detra », au-dessus de Gorgier. Cheminant sous
meilleur moyen de le provoquer ? L’obliger bois, les pieds dans la neige, ils dépassent
à secourir Vaumarcus. C’est donc sur Fresens et atteignent la « combe de Ruaulx » en
Vaumarcus qu’ils décident de porter le gros face du pont-Porret.
de leur effort. à Pendant ce temps-là, les Bernois,
Charles, quant à lui, ne sait qu’une seule suivis de la masse des Confédérés, arrivent par la
chose : ses ennemis se concentrent près de route littorale au pied de l’escarpement de
Neuchâtel. Il ne saura rien de plus jusqu’à Vaumarcus.
l’instant de la rencontre.
Nous sommes maintenant au matin du Le château se défend. L’assaut suisse est
samedi 2 mars 1476. Panigarola écrit : « Le un échec complet. A 1 500 mètres sur la droite
duc était sorti du camp avec l’armée pour des Bernois et à 150 mètres plus haut, les
occuper un monticule voisin d’un passage Schwyzois sont reçus à leur grande surprise par
qu’il fallait emprunter pour arriver là où les une volée de flèches. Ces archers ont-ils été
Suisses se trouvaient ». Ce « monticule » ne détachés de la garnison de Vaumarcus ? Sont-ils
peut être que la colline ronde qui, en effet, des éclaireurs précédant d’assez loin le
obstrue la rive du lac, entre le couvent de la Téméraire ? Peu importe ! Les gens de Schwyz
Lance et Vaumarcus. Voici donc Charles se jettent en avant, enlèvent le pont, franchissent
parti pour occuper cette colline. Il compte la combe et poursuivent l’adversaire sur la « via
ensuite livrer une bataille décisive. Sur quel detra ». Passé Verneaz, ils dévalent, toujours sur
terrain ? Entre la plaine de Grandson, qui la même route, contre le flanc du bois de Seyte.
finit à la Lance, et la plaine de Neuchâtel, qui Ils débouchent de la montagne au lieu dit « Prise
s’ouvre aux approches de Bevaix, six à huit Gaulaz ». Et là, subitement, ils découvrirent,
kilomètres d’escarpements et de chemins ainsi que l’écrit Diebold Schilling, « le duc avec
resserrés interdisent tout emploi de la sa grande puissance et son innombrable armée
cavalerie. Est-ce parce qu’il prévoit les rangée en bon ordre dans la vaste campagne ».
difficultés de ce passage que Charles a laissé
son train derrière lui ? Ses tentes et ses Cette rencontre est une surprise générale
trésors ne sont pas sortis du camp de pour les deux armées. Charles ne savait rien de
Grandson. Si au contraire le duc ne veut l’avance des Suisses. Les Suisses ignoraient qu’il
qu’occuper fortement les abords de eût quitté son camp retranché ! Comme le dit si
Vaumarcus, à quoi bon quitter ses bien Pierre Frédérix dans son excellent ouvrage
retranchements de Grandson avec toute une « La mort de Charles le Téméraire » ,
armée ? « Grandson est comme le choc de deux béliers
Pour atteindre le ravin de Vaumarcus, les qui auraient marché aveuglément l’un vers
Bourguignons ont à peu près la même l’autre ».
distance à parcourir que les Suisses : deux
lieues. Les deux ennemis quittent leurs Les montagnards de Schwyz ont prévenu
camps respectifs à la même heure, au lever le gros de leur armée. Au lieu de reprendre
du jour. l’attaque du château, les contingents de Berne, de
L’armée bourguignonne était divisée en Fribourg et de Soleure gravissent au plus vite les
trois corps : pentes de la combe et rattrapent leurs alliés sur la
à le Grand Bâtard Antoine suit les « via detra ». D’autres confédérés longent le lac
rives du lac vers Concise et la Lance. vers le couvent de la Lance.
à Le duc, précédé d’une avant-garde Entre 11h00 et 12h00, la bataille
d’archers, marche avec les Italiens et les s’engage réellement. Le cœur de la bataille est
Savoisiens (Savoyards) à flanc de coteau, sur situé au débouché de la « via detra », sur les
la « via detra », derrière Onnens et pentes abruptes – prés et vignes – qui dominent
Corcelles. Concise et toute l’armée bourguignonne en
à Vient en soutien la réserve de marche dans la plaine.
cavalerie commandée par Jean de Clèves et Panigarola dit avoir vu de ses yeux une
Frédéric d’Egmont. formation serrée de 8 000 hommes, au milieu
desquels flottaient une trentaine de bannières
Les Suisses sont également divisés en vertes et un étendard blanc. Un personnage à
plusieurs corps d’armée : barbe, vêtu d’une longue tunique, chevauchait
alentour et donnait des ordres. Ce qu’a vu de bord, l’infanterie se débande. On entendit le
l’ambassadeur milanais, le Téméraire le voit cri de sauve-qui-peut.
aussi. Alignés sur quatre rangs, au coude à La moitié de l’armée bourguignonne au
coude, les piquiers forment un mur compact ? La moins n’avait même pas été engagée. Elle n’avait
jambe gauche fléchie en avant, les mains nouées reçu ni un boulet ni un coup de hallebarde ou de
sur la hampe à hauteur du genou, les hommes du lance. Elle fuyait. Charles, d’abord confondu
premier rang appuient le talon de leur arme devant ce spectacle proprement stupéfiant,
contre leur pied droit. Aux autres rangs, les éperonne son cheval, galope, injurie les fuyards,
armes sont horizontales. Ces piquiers, revêtus de les frappe du plat de sa lame. En vain : hommes,
la demi-cuirasse sur une jaque de cuir, et coiffés bêtes, voitures, tout est en déroute. Il rallie
du chapel de fer rond, portent des chausses noires quelques centaines de cavaliers, en forme une
et blanches, ou rouges et bleues ; ils ont le visage arrière-garde, fonce sur l’ennemi. Les Suisses
glabre, des anneaux d’or suspendus aux oreilles. s’arrêtent, le reçoivent au bout de leurs piques et
Les hallebardiers se tiennent derrière eux, les reprennent leur marche. Le dernier combat se
arbalétriers ou archers sur les côtés du carré. Les livre devant le fossé de l’Arnon.
montagnards de Schwyz, qui arborent la croix Toute l’artillerie de siège, des centaines
blanche sur champ rouge, et dont le nom – les de tentes, la plupart des approvisionnements
« Schwyzer » - est souvent appliqué à l’ensemble avaient été laissés, avec une garde assez
des Confédérés, sont réputés pour leur force et nombreuse, à l’intérieur du camp de Grandson. Il
pour leur brutalité. Le cavalier barbu qu’a vu aurait été facile de défendre ce camp de
Panigarola est le vieil avoyer de Lucerne, Grandson, d’autant plus que les Suisses
Hassfürter, un boiteux et l’un des seuls bannerets arrivaient à bout de souffle, après une marche
qui n’aient pas mis pied à terre. d’une vingtaine de kilomètres, accomplie sous le
Que va faire Charles le Téméraire face à poids des armes et armures, en à peine six heures
la plus redoutable infanterie d’Europe ? il envoie de temps. Mais le flot des fuyards n’avait que
des archers et des couleuvriniers tirailler en avant traverser le camp : il gagnait les pentes du Jura.
et établit autour de Corcelles quelques pièces Le duc se retrouvait abandonné de ses troupes et
d’artillerie qui ouvrent le feu sur la « via detra ». en grand danger. Il était trahi, on l’avait vendu,
Il ordonne à un corps de cavalerie lourde de criait-il, hors de lui, à Panigarola, témoin et
monter aussi haut que possible à flanc de acteur de cette scène étonnante ? L’ambassadeur
montagne et d’attaquer la phalange suisse sur sa milanais dut joindre des objurgations à celles
droite. Cette cavalerie, déboulant en oblique sur d’un petit groupe d’officiers pour décider enfin le
une pente bosselée, charge à deux reprises, avec Téméraire à partir au galop dans la direction
le résultat que l’on peut prévoir : les chevaux d’Orbe.
s’embrochent sur les piques. Louis de Chalon,
prince d’Orange et sire de Château Guyon, 28 Les Suisses s’approchent maintenant du
ans, qui brandissait un étendard brun, blanc et camp de Grandson, exténués. Ce qu’il virent en
bleu à croix d’or, est tué par un Bernois. Et avec premier les effraya : les pendus – presque tous
lui, Pierre de Lignana, Quentin de la Beaume, des Bernois – du mercredi précédent. On était le
Jean de Lalaing et quelques autres seigneurs de la samedi après-midi, et personne ne les avait
maison ducale. dépendus ? On coupa les cordes et enterra les
La phalange descend lentement vers victimes. Une trentaine de Bourguignons, qui
Corcelles ? Charles, qui manœuvre pour l’attirer s’étaient jetés dans le château de Grandson
en plaine, commande à ses cavaliers de prendre (quelle gaffe ! ! !) furent pendus « aux mêmes
un peu de champ afin de repartir à l’attaque et licols ». On leur fracassa même la tête à coup de
d’envelopper les Suisses par la gauche. hallebarde une fois que les cordes furent
C’est alors, pour la malheur du détachées… Pauvre vengeance. La grande affaire
Téméraire, que de nouveaux contingents ennemis désormais, ce sera le butin.
débouchent à la fois de la « Prise Gaulaz » et des
bois qui coiffent la colline de la Lance. Cette Le butin de Grandson est resté célèbre
apparition, le son des cors de Lucerne, le dans l’Histoire. Il le méritait. Y étaient compris
mugissement de la trompe d’Uri, au moment où le matériel et l’équipement d’une armée : toute
cavaliers et artilleurs reculent et exécutent leur l’artillerie bourguignonne, soit plus de cent
déploiement tactique, jettent la panique dans « pièces à poudre » selon Molinet, deux cents
toute l’armée bourguignonne. Les compagnies selon Panigarola, quatre cents selon Knebel de
d’ordonnance tournent bride, les chariots virent Bâle ; des tonneaux de poudre et des
couleuvrines par centaines ; des milliers de
lances, de haches, d’arcs, d’arbalètes, de masses découpaient comme dans une boutique de
d’armes ; des milliers de chevaux de trait, de drapier. A Lucerne, raconte Diebold Schilling,
harnais, de tentes ; des vivres de plusieurs mois ; l’on distribua quatre cent kilos de vaisselle
vingt-sept bannières et cinq cent cinquante d’argent et des monnaies à pleins chapeaux. La
drapeaux. Suisse est devenue un vaste marché noir, où les
Les vainqueurs avaient aussi ramassé des paysans servaient de receleurs, les banquiers, les
femmes ! Mais sur ce chapitre, les contemporains changeurs, orfèvres et joailliers de revendeurs.
bourguignons, français et italiens sont muets, les Même les villages des cantons forestiers étaient
Suisses d’une curieuse discrétion. Dans les concernés.
Basler Chroniken il est question de 2 000 « filles Que valait ce fantastique butin ? 500 000
de camp bourguignonnes » qui se seraient florins, avait-on calculé au début. Puis trois
trouvées sur le champ de bataille. Et Diebold millions. Vers 1950, on parlera de deux cents
Schilling prétend qu’au moment où les millions de francs suisses.
piquenaires suisses se mirent en prière, toute Actuellement, on peut voir une partie de
l’armée ennemie poussa un cri épouvantable, ce butin au musée historique de Berne : armures,
« les femmes comme les hommes, car il y en avait pavois, tapisseries sublimes, étendards et
4 000, tant marchandes que filles publiques, drapeaux, etc… Je les ai vu durant ce mois
comme on put l’apprendre par la suite ». Nous d’août, et c’est réellement impressionnant ! De
n’en savons pas plus. même que les trois chapes de l’ordre de la Toison
Plus remarquables que les femmes ( ah d’Or exposés au château de Gruyères.
bon ? ? ?) étaient les trésors privés. Des trésors Ce butin est rentré dans l’histoire, et
tels que les Suisses n’en avaient jamais vus avant s’est même métamorphosé en légende. A coté de
ce samedi 2 mars 1476 : les pavillons tendus de lui, le butin de Morat, dont on parlera dans le
soie des grands seigneurs bourguignons ou prochain journal, n’aura qu’une bien pâle figure.
flamands, les tentes de Charles « le hardi » (l’une Et pourtant, il était (ou sera) lui aussi de taille !
d’elles avait été fabriquée pour son père), son
trône, son épée, sa chapelle, ses vêtements, son Je joins à cet article plusieurs planches
linge, ses coffres de voyage, ses cassettes pleines de cartes et croquis sur le début des guerres de
de bijoux, ses reliquaires, ses draps d’or et Bourgogne et sur la bataille de Grandson. J’ai
d’argent. Tous les signes d’une richesse et d’un également photocopié (désolé pour le manque de
luxe inimaginables. netteté !) quelques photos prises par mes
Pour le matériel militaire, tout se passa (mauvais) soins sur le champ de bataille même. Il
assez bien. Les arsenaux et les églises pleuvait ce jour-là…
recueillirent une partie de l’artillerie, des armes,
des drapeaux ; Lucerne devint un dépôt ; Berne,
Schwyz, Soleure se partagèrent les pavillons BIBLIOGRAPHIE :
ducaux. Pour le reste, il n’y avait aucune
discipline, aucun ordre impératif, aucune § FREDERIX (P.), La mort de Charles le
menace, aucune intention d’équité entre les Téméraire, Gallimard, Paris, 1966.
vainqueurs. L’on vit des rapaces : un miséreux § ASSE (E.), Louis XI et Charles le
qui repartit le lendemain de la bataille sur un Téméraire, paris, 1889.
cheval somptueusement carapaçonné, un § RENOUARD DE BUSSIERE (M.-T.), Histoire
« commissaire au butin » qui ramena dix chariots de la ligue formée contre Charles le
de marchandises dans son village. L’on vit des Téméraire, 1845.
malchanceux qui se faisaient voler une fortune en § BRUSTEN (C.), L’armée bourguignonne de
pièces d’or ou d’argent. Les ignorants, les 1465 à 1477, Bruxelles, 1954.
rustres, incapables de distinguer l’étain du § GARNIER (J.), L’artillerie des ducs de
vermeil, étaient la majorité. L’on se transmetta Bourgogne, Paris, 1895.
longtemps le conte exemplaire de ce Suisse qui § PERRIER (F.), Grandson et Morat, Fribourg,
trouva « le gros diamant du duc où pendait une 1876.
grosse perle, le remit dans son écrin, le jeté sous § BRION (M.), Charles le Téméraire,
un chariot, le vint rechercher et le vendit pour un Tallandier, 1977.
florin à un prêtre » qui en reçut trois francs de § Grandson, 1476, essai d’approche
ses seigneurs. (selon Guillaume Paradin, dans pluridisciplinaire d’une action militaire du
Annales de Bourgogne, Lyon, 1566). XVème siècle, Lausanne, 1976.
Pour se débarrasser des plus beaux (il existe beaucoup d’autres ouvrages, mais
brocarts, les soldats les mesuraient et les souvent en allemand ! ! !).

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