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DOSSIER

les rascals
Paris leur appartient
Après SOLDAT NOIR, un court-métrage très remarqué sur les bandes parisiennes
et la "chasse aux skins" en 1986, le réalisateur Jimmy Laporal-Trésor retourne
aux affaires avec LES RASCALS, portrait édifiant de la jeunesse de 1984 et d’une
France qui révèle au grand jour sa "faf" cachée. Notre pays comme le cinéma
ne l’a pas représenté depuis bien longtemps. Enfin du sang neuf.
Par Emmanuelle Spadacenta
En salles le 11.01.23
aux origines notamment celle du rock des années 50, blou-
son en cuir et coupe banane. Pour se rappeler
de ce que cette culture offrait comme pano-
Jimmy Laporal-Trésor, son ami d’enfance rama, Jimmy, Sébastien et Virak ont beaucoup
Sébastien Birchler et son pote de fac Virak compulsé les photos de Gilles Elie Cohen – qui
Thun travaillent ensemble depuis des années. a écrit "Vikings et Panthers" – et celles, quasi-
LES RASCALS concrétise une collaboration ment mythologiques, de Philippe Chancel qui,
jusque-là discrète, voire officieuse : Jimmy jeune reporter, a suivi de l’hiver 1982 au prin-
réalise sur un scénario qu’ils ont coécrit à trois. temps 1983 les Black Panthers et les Del-
Sur le tournage des RASCALS, jour 12, inté- Vikings. La jeunesse y est conscientisée. "Ils
rieur nuit dans un club rockab’ de Paris, c’est revendiquaient droit et devoir, en tant que jeu-
le trio, soudé, qui nous présente le projet et nesse issue de l’immigration maghrébine ou
l’action de la journée : la scène mise en boîte, coloniale", explique le photographe qui a,
où l’on discute du louchébem, cet argot titi depuis, compilé ses photos dans "Rebels" –
dont les jeunes raffolent, avant de se faire pro- certaines d’entre elles sont au générique du
voquer par une bande rivale, se déroule au film. "On n’a pas choisi 1984 par hasard, déve-
début du film. On sait déjà comment les Ras- loppe Jimmy, il s’agit d’une année de mutation
cals – tel est leur blase – sont devenus amis : où l’ancienne France côtoie la nouvelle
ils ont tous été victimes d’une bande de skins France. Il y aussi le divorce d’avec la gauche,
qui les a défoncés quelques années plus tôt ; un tournant vers l’individualisme. Jusque-là,
ils ont désormais 17 ou 18 ans. C’est le week- tout le monde écoute à peu près la même
end, ces banlieusards se rendent sur Paris – musique populaire, puis il y a une cassure, une
comme la voiture ne démarrait pas, ils en ont nouvelle musique arrive, s’adresse spécifique-
"emprunté" une. "C’est un vendredi soir de ment aux jeunes des quartiers populaires." Le
galériens. Mais ce sont des mecs cools, précise film, c’est vrai, aborde en creux l’arrivée du
Jimmy, des types qu’on aime bien." À hip-hop. "De 1984, continue Sébastien, on
l’époque, on parle du début des années 80, avait des images d’Épinal avant de faire des
Paris est sillonnée par des bandes. Beaucoup recherches, on se souvenait surtout qu’‘il ne
sont influencées par la culture américaine, fallait pas aller aux Halles’."

Jimmy Laporal-Trésor sur le tournage


des RASCALS des skins
aux boneheads
« Des bandes s’organisaient pour "Des bandes s’organisaient pour s’assurer
qu’on ne laisse pas des territoires entiers à des
s’assurer qu’on ne laisse pas des skins, argumente Jimmy. Ils savaient que s’ils
laissaient passer ça, un jour ils ne seraient plus
libres de circuler. Il y avait une conscience

territoires entiers à des skins. guerrière de rue, pas forcément légitime ou


légale, mais ils essayaient de faire quelque
chose pour le bien commun – même si ce
Jimmy Laporal-Trésor n’était pas verbalisé comme ça. Quand ils par-
taient se battre avec des skins le soir, ils ne
savaient pas s’ils allaient rentrer tétraplégiques
ou s’ils allaient rentrer du tout." Dans LES
RASCALS, les skins no future, qui se casta-
gnent bourrés comme des coings, laissent len-
tement leur place à des types aux idéologies
radicalisées, organisés, encartés PNFE (Parti
Nationaliste Français et Européen). Ils devien-
nent les Boneheads, spécialistes des raton-
nades. Si le film suit Rudy, frère du chef du
Gang des Antillais, Rico, fils d’immigré,
Sovann, bébé d’une famille rescapée des
Khmers rouges, Mandale et Boboche, le récit
plonge aussi dans la naissance de cette frange
raciste et violente. Et ce, via le regard de Fré-
dérique, la sœur du skin qui les avait agressés
et sur lequel les Rascals ont finalement appli-
qué la loi du Talion. Frédérique, assoiffée elle
aussi de vengeance, va se rapprocher d’Adam,
membre d’un groupe néonazi formé en partie
par de jeunes étudiants et professeurs a priori
bien sous tous rapports. Pour les Rascals, c’est
la fin de l’innocence et le début, pour eux
aussi, de la conscience politique. Le film est
donc un "récit d’apprentissage", autant dans
la veine de la chronique sociale LES SEI-
GNEURS de Philip Kaufman, errance de
jeunes dans le New York des années 60, que
de l’ultraviolent LES GUERRIERS DE LA
NUIT de Walter Hill. ➤
une autre Histoire
de France
La France n’est pas connue pour ses examens
de conscience, elle a la mémoire courte. Alors
Jimmy, Sébastien et Virak sont partis de bribes
de souvenirs pour retricoter le canevas de
cette époque où ils n’avaient même pas dix
ans. "Quand on parle des années 80 aux
gamins d’aujourd’hui, ils ne nous croient pas,
explique Jimmy. Quand on leur dit qu’à
l’époque on ne pouvait pas se promener à
Châtelet, qu’on ne pouvait pas aller à Répu-
blique parce qu’il y avait des skins qui nous
promettaient la misère, ils nous disent :
‘Arrête ! Genre y avait des skins qui faisaient
la loi à Paris’." "Ce n’est pas très documenté,
déplore Sébastien devant l’absence d’archives
sérieuses ou d’études sur le sujet. On a eu plus
de chance en rencontrant des anciens, avec la
tradition orale." On trouve bien sûr quelques
coupures de presse sur les affrontement des
fameuses "bandes zulus", manière dont les
médias décrivaient les jeunes issus de l’immi-
« On avait une histoire qui se déroulait en
gration, créant un raccourci entre ces bandes
prêtes à en découdre et l’influence du hip-hop
et d’Afrika Bambaataa, fondateur de la paci-
1986, plus axée sur la chasse aux skins, mais
fiste Zulu Nation, sur la jeunesse française.
"On est allés voir des personnes qui ont vécu
on n’arrivait pas à la caser dans LES RASCALS.
l’époque, dit Virak, et qui voulaient tout
raconter, justement parce que les générations Jimmy Laporal-Trésor
d’aujourd’hui sont dubitatives." "Ils veulent
transmettre, faire le bilan, ils espèrent sincè-
rement qu’on n’oublie pas l’époque et ce
qu’eux ont fait", précise Sébastien. Les chas-
seurs de skins, héros parfaitement complexes
de cinéma, n’ont pas fini de faire parler d’eux.
Car après SOLDAT NOIR et après RASCALS,
ce Paris-80’s, dont l’âpreté et la dangerosité

soldats noirs Hafsia Herzi. "Manuel m’expliquait que LES


RASCALS était coûteux pour un premier film
et que, comme je n’étais personne, ce serait
leur de peau, ni mes origines. La république
fonctionne bien car si l’on n’est pas en échec
scolaire, on n’est pas mis dans une case. Mais
semblent avoir été effacées des livres d’His-
toire, va refaire parler de lui. Cette fois, à la
télévision. SOLDAT NOIR va être décliné en
Jimmy explique : "Avec Seb et Virak, on avait compliqué à financer." Mais la deuxième ver- dès que je suis sorti du système scolaire, série. "La série s’appelle BLACK MAMBAS,
une histoire qui se déroulait en 1986, plus sion du scénario séduit particulièrement le quand est venu le temps de trouver un appar- nous explique Manuel Chiche, qui ne lâche
axée sur la chasse aux skins, et on n’arrivait producteur qui consent à confier la mise en tement ou un job, je me suis rendu compte décidemment pas Jimmy. Elle est en dévelop-
pas à la caser dans LES RASCALS" qui se scène à Jimmy si et seulement s’il réalise un brutalement que ma couleur de peau avait pement avec Canal + création originale. Son
déroule deux ans plus tôt. Ce bout de récit court-métrage au préalable pour affiner sa son importance. D’autant que je venais de sujet est surtout : grandeur et décadence
est devenu SOLDAT NOIR, court-métrage mise en scène, former une équipe solide qui banlieue. À 27 ans, j’ai réalisé que je n’étais d’une utopie appelée Zulu Nation". Évidem-
au destin hors du commun. Ce film de 27 pourra l’accompagner ensuite sur le long- pas comme tout le monde." Se révèle à ses ment, Sébastien et Virak sont à la plume,
minutes a été présenté à La Semaine de la métrage. SOLDAT NOIR est un film haute- yeux une France dont le racisme ordinaire épaulés par Thibault Valetoux, créateur de la
Critique en 2021, puis sélectionné aux César ment personnel. "C’est mon enfance qui l’a blesse ses "minorités" sans que personne ne série SENTINELLES, lauréate de nombreux
en 2022. Il a été la carte de visite du réalisa- nourri, confie Jimmy, les conversations dans s’en émeuve. C’est Michel Leeb à la télé ou, prix. "SOLDAT NOIR est une sorte de pilote
teur. Explications ? Lorsque Jimmy Laporal- les cours de récré. On parlait beaucoup entre comme le montre SOLDAT NOIR, une publi- de BLACK MAMBAS, qui d’une certaine
Trésor rencontre Manuel Chiche à l’époque jeunes des skins qui terrorisaient Paris." Avec cité en 4m x 3m pour le fast-food Free Time façon prend la suite de RASCALS dans l’ex-
de MON FRÈRE dont il est scénariste, c’est Sébastien et Virak, ils créent le personnage qui caricature un Noir comme un cannibale ploration de ‘l’autre histoire de France’." La
l’entente immédiate. C’est à lui que Jimmy, de Hughes – joué par Jonathan Feltre qui voulant "manger du blanc". "Je l’avais rangée franchise la plus excitante du cinéma français
Sébastien et Virak proposent LES RASCALS, incarne Rudy dans LES RASCALS – et cal- dans un coin de ma tête, se souvient le réali- est décidément en marche. ●
le genre de projets atypiques et à la vision quent sa colère sur celle qu’a pu ressentir sateur. Arrivé à l’âge adulte, j’en parlais avec
forte dont le dirigeant de la société de pro- plus jeune Jimmy, gamin aux origines créoles les gens, mais ils ne me croyaient pas. Plus
duction et distribution The Jokers raffole. élevé par sa grand-mère. "Pendant long- tard, je suis retombé dessus dans un livre inti-
Sauf que Jimmy ne peut arguer comme temps, je ne me suis pas construit comme tulé ‘Négripub’, qui recueille toutes les pubs
expérience derrière la caméra que LE BAI- Noir. J’étais un collégien, un lycéen, un jeune racistes de la France du XXe siècle. Ça m’a
SER, court-métrage en plan séquence avec homme. Je ne me définissais pas par ma cou- rassuré : je n’étais pas fou."

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