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Que les femmes se taisent dans les

assemblées ! » (1 Cor. 14.34)


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Suite à des questions qui m’ont été posées sur ce verset difficile, je retranscris
ci-dessous la petite portion de de mon mémoire de Master 2 qui traitait
spécifiquement de ce verset-là (Accueillir la prophétie dans l’Église, Essai de
théologie biblique, Mémoire de Master 2, sous la direction de François LESTANG,
Faculté de Théologie de l’Université Catholique de Lyon, soutenu en juin 2012, p.
67-70). Mon mémoire s’intéressait notamment à la question du discernement
des prophéties dans l’Eglise, et c’est par rapport à cette problématique que je
commente ce verset : Paul interdit-il aux femmes de l’Eglise de Corinthe de
participer au discernement des prophéties ?

Je ne traite pas ici des applications pratiques dans le contexte de l’Eglise


d’aujourd’hui, ou de la question de la place de la femme (ou de l’homme) dans
l’Eglise en général ; et je ne m’engagerai pas dans ce genre de discussions en
commentaires. Je rappellerai simplement qu’on ne peut pas aborder la
question de la place des femmes (ou des hommes) dans l’Eglise en se basant
seulement sur ce seul verset !

« Que les femmes se taisent dans les assemblées (αἱ γυναῖκες ἐν ταῖς ἐκκλησίαις
σιγάτωσαν) » (1 Co 14.34). Cet ordre a fait couler beaucoup d’encre. Pour certains
exégètes, l’interdiction concernerait la participation à l’évaluation des prophéties
évoquée quelques versets plus tôt (v. 29)[1]. Mais cette interprétation est-elle
légitime ?

Dans le contexte des versets 26 à 40, la lecture la plus naturelle consiste à une
interdiction de toute prise de parole par une femme dans le cadre d’une assemblée
chrétienne. Mais cette interdiction contredirait 1 Corinthiens 11.5 où Paul évoque la
possibilité pour une femme de « prier ou prophétiser ». De plus, on comprendrait
mal pourquoi Paul indiquerait que « tous » peuvent prophétiser (1 Co 14.31 ; cf. 1
Co 14.1, 5, 24) pour ensuite restreindre cette pratique aux seuls hommes.

Cette contradiction interne a fait dire à certains qu’1 Corinthiens 14.34-


35 serait une interpolation non paulinienne[2]. Le fait que ces deux versets soient
placés après le verset 40 dans certains manuscrits est avancé pour étayer cette
hypothèse. Toutefois, les spécialistes de la critique textuelle semblent avoir opté le
plus souvent pour l’opinion inverse, à savoir qu’il n’y avait pas d’interpolation[3].
Du point de vue du vocabulaire ou de la structure, ces deux versets s’insèrent très
bien dans leur contexte. Les verbes principaux de ces deux versets – se taire
(σιγάω), parler (λαλέω), se soumettre (ὑποτάσσω) et enseigner (μανθάνω) – ont
tous déjà été employés au moins une fois dans les versets qui précèdent (1 Co
14.27-33). Il en est de même pour l’expression caractéristique « dans l’église (ἐν
ἐκκλησίᾳ) » (cf. v. 28 et 33). S’il y a une interpolation, elle serait l’œuvre d’un
habile usurpateur. Or, comment un auteur aussi doué pour passer inaperçu aurait-il
pu laisser une contradiction si évidente avec 1 Corinthiens 11.5 ? N’aurait-il pas pu
simplement modifier ce dernier verset pour l’accorder avec sa conception des
rapports homme-femme[4] ? De toute évidence, nous n’avons pas ici affaire à une
extrapolation non paulinienne.

Si les défenseurs de la thèse de l’interpolation soulignent l’opposition entre ces


versets et l’affirmation du début du chapitre 11, il nous semble qu’au contraire, les
deux passages renvoient à une même problématique. Dans les deux passages, on
retrouve la notion d’autorité ou d’ordre entre hommes et femmes (1 Co 11.3-10).
Les deux arguments d’1 Corinthiens 14.34-35 – la référence à la Loi[5] et la notion
d’inconvenance ou de honte (αἰσχρός)[6] – sont déjà employés au chapitre 11 (cf. 1
Co 11.6-9, 13-14). Il en est de même de l’argument de « l’habitude des églises » (1
Co 14.33b ; cf. 1 Co 11.16) souvent présenté comme introduisant 1 Corinthiens
14.34-35. Enfin, la mise en valeur de la parole de l’apôtre (1 Co 14.36-38) rejoint la
parole introductrice à la problématique du chapitre 11 (1 Co 11.2).

Vraisemblablement, Paul fait face à une attitude problématique de la part de


certaines femmes de la communauté corinthienne et c’est cette même difficulté
qu’il faut détecter en arrière-plan des deux passages de l’épître (1 Co 11.2-16 et 1
Co 14.34-35).

Remarquons que Paul emploie l’argument de la « honte (αἰσχρος) » (1 Co 14.35 ;


cf. 1 Co 11.6). De plus, dans ce même verset, Paul encourage les femmes à poser
leurs questions à « leur propre mari (τοὺς ἰδίους ἄνδρας) » (1 Co 14.35), ce qui
suppose que certaines femmes aient pu poser des questions à d’autres hommes.

Terence Paige met en rapport cette situation avec la culture gréco-romaine


ambiante :

Nous avons observé que, dans le monde grec, il y avait un déplacement parfois surprenant des
frontières et des rôles, en rapport avec les actes et les paroles des femmes dans le domaine de
la religion. Ce déplacement correspond exactement aux déclarations de Paul aux Corinthiens
qui, pour notre culture actuelle, peuvent sembler contradictoires : une femme doit couvrir sa
tête lorsqu’elle prophétise ou prie ; et une femme ne doit pas parler du tout. La « parole » qui
est qualifiée de « honteuse » par Paul en 1 Corinthiens 14 n’était pas du tout celle du discours
sacré ; c’était la conversation ordinaire avec des hommes qui n’étaient pas de sa famille.[7]
Dans le monde de Paul, il était honteux pour une femme de discuter avec un
homme qui n’était pas son mari, son père ou son frère. Cependant, une femme
pouvait avoir une fonction religieuse particulière l’autorisant, par exemple, à
prophétiser devant des hommes. Dans le judaïsme de l’époque, des femmes ont pu
également recevoir une fonction de responsabilité dans les synagogues de la
diaspora[8]. Il en est de même dans les églises du NT. Les femmes y ont la
possibilité de prier (Ac 1.14 ; 1 Co 11.5) ou prophétiser (Ac 2.17-18 ; 21.9 ; 1 Co
11.5). Certaines femmes des églises pauliniennes apparaissent comme ayant exercé
une responsabilité particulière (Rm 16.1-3 ; Ph 4.2-3). De plus, les croyants
s’appellent « frères » et « sœurs », et Paul va jusqu’à dire dans un autre contexte
qu’il n’y a « ni homme, ni femme » en Jésus-Christ (Ga 3.28). Dans un tel
environnement, il n’est pas inconcevable que certaines Corinthiennes aient pris la
liberté de dépasser les codes relationnels de l’époque, ce que Paul leur reproche en
s’appuyant sur la notion vétérotestamentaire d’ordre et de soumission[9].

Ainsi, en 1 Corinthiens 14.34-35, Paul interdirait aux femmes toute discussion


inappropriée avec un homme. La question qui nous intéresse est de savoir si cela
inclut la participation au discernement des prophéties (1 Co 14.29) ?

Rien ne permet de dire que l’interdiction de Paul vise en particulier l’évaluation des
prophéties[10]. Celle-ci a été évoquée très courtement quelques versets plus tôt (v.
29), et les versets qui suivent se réfèrent plutôt à la prophétie (v.30-33). Pourquoi
Paul évoquerait-il à nouveau le discernement des prophéties sans plus de
précision[11] ? Une telle lecture n’est absolument pas naturelle. De plus, nous
avons vu que le discernement était la responsabilité de l’ensemble de la
communauté. Pourquoi Paul restreindrait-il ensuite cette tâche aux seuls hommes ?
Enfin, Paul dit que les femmes désirant « s’instruire de quelque chose » n’ont qu’à
questionner leur mari à la maison (v.35). Si leurs questions sont là dans le but de
discerner la prophétie, en quoi leur mari pourrait-il les instruire à la maison ?

Il est plus naturel de lire l’injonction de Paul comme se référant à l’ensemble des
discussions inappropriées entre une femme et un homme qui n’est pas le « sien ».
Par contre, il est possible que cette interdiction générale affecte également la
manière dont se déroule le discernement des prophéties. Il n’est pas impossible que
des femmes aient pu avoir des conversations inappropriées dans ce cadre.
Toutefois, tout dépendra de la manière dont nous imaginons que se déroule le
discernement. Si, comme certains le suggèrent, l’évaluation consiste normalement
en une « appréciation silencieuse », il est évident que l’injonction des versets 34-35
ne peut pas être en rapport avec celle-ci[12] !

[1] Wayne GRUDEM, The Gift of Prophecy in 1 Corinthians, p. 239-255 ; Donald


CARSON, Showing the Spirit, p. 129-140 ; Anthony THISELTON, The First
Epistle to the Corinthians, p. 1150-1161.

[2] Cf. p. ex. Gordon FEE, The First Epistle to the Corinthians, p. 699-702.
[3] Cf. le résumé du débat par Elim HIU, Regulations Concerning Tongues and
Prophecy, p. 140-142. Parmi les articles décisifs, on notera essentiellement celui de
Curt NICCUM, “The Voice of the Manuscripts on the Silence of Women: The
External Evidence for 1 Cor 14:34-35”, New Testament Studies, 43.2 (1997), p.
242-255.

[4] Cf. Elim HIU, Regulations Concerning Tongues and Prophecy, p. 140.

[5] La référence à l’Ancien Testament est implicite mais évidente en 1 Corinthiens


11.7-9 (cf. Gn 1.27 ; 2.18, 21-23). Nous pensons que « la Loi (ὁ νόμος) » (1 Co
14.34) est à comprendre dans le même sens que quelques versets plus tôt (1 Co
14.21) où le mot désigne, comme souvent chez Paul, l’enseignement du canon juif
dans son ensemble, puisqu’il est utilisé pour introduire une citation du prophète
Esaïe. La référence à l’Ancien Testament concernerait uniquement la notion
générale d’ordre établi par Dieu et de soumission (ὑποτάσσω) à cet ordre (Cf.
Anthony THISELTON, The First Epistle to the Corinthians, p. 1153-1155).
Preston Massey lit « la loi (ὁ νόμος) » comme une référence à la « coutume » du
monde gréco–romain (Preston T. MASSEY, “Is There a Case for Elite Roman
‘New Women’ Causing Division at Corinth ?”, Revue Biblique, 118.1 (2011), p.
81-83). Toutefois, un tel usage du terme, sans autre précision, serait pour le moins
surprenant sous la plume de Paul !

[6] Le mot « honte (αἰσχρός) » se retrouve en 1 Corinthiens 11.6 et 1 Corinthiens


14.35 alors qu’il n’est employé que quatre fois au total dans le NT.

[7] Terrence PAIGE, “The Social Matrix of Women’s Speech at Corinth. The
Context and Meaning of the Command to Silence in 1 Corinthians 14.33b-
36”, Bulletin for Biblical Research, 12.2 (2002), p. 241.

[8] Ibid., p. 237-238. Terrence Paige se base sur les travaux de Bernadette J.
Brooten (Bernadette J. BROOTEN, Women Leaders in the Ancient Synagogue:
Inscriptional Evidence and Background Issues, Chico, Scholars Press, 1982, 281
p.). Cf. aussi Sidnie White CRAWFORD, “Mothers, Sisters, and Elders: Titles for
Women in Second Temple Jewish and Early Christian Comunities”, in James R.
DAVILA, sous dir., The Dead Sea Scrolls as Background to Postbiblical Judaism
and Early Christianity: Papers from an International Conference at St. Andrews in
2001, Leiden, Brill, 2003, p. 177-191.

[9] Cf. Christopher FORBES, Prophecy and Inspired Speech, p. 270-277 ; Terrence
PAIGE, “The Social Matrix of Women’s Speech at Corinth”, p. 217-242 ; Elim
HIU, Regulations Concerning Tongues and Prophecy, p. 139-150.

[10] Cf. Christopher FORBES, Prophecy and Inspired Speech, p. 272-273 ; James
GREENBURY, “1 Corinthians 14.34-35: Evaluation of Prophecy Revisited”, p.
721-731 ; Elim HIU, Regulations Concerning Tongues and Prophecy, p. 147-148.
[11] Wayne Grudem avance également un argument structurel. Selon lui, la
structure des versets 26 à 36 est ainsi : le verset 26 présente la thèse principale – «
quand vous vous assemblez […] que tout se fasse pour l’édification » –, les versets
27-28 constituent un premier exemple spécifique – le parler en langues – et les
versets 29 à 36 constituent un deuxième exemple – la prophétie. Au sein de ce
deuxième exemple, les versets 30 à 33a développent la première partie du verset 29
– « Que deux ou trois prophètes parlent » – et les versets 33b à 36 développent la
seconde partie du verset – « et que les autres discernent » (Cf. Wayne
GRUDEM, The Gift of Prophecy in 1 Corinthians, p. 245-251). Toutefois, il nous
semble que les versets 33b à 35 constituent plutôt un troisième exemple spécifique
à la thèse principale. En effet, les versets 27-28, 29-30 et 34-35 ont une
construction similaire : ces trois doubles versets évoquent chacun la manière dont il
convient de parler (λαλέω) et de se taire (σιγάω) ; les versets 27, 29 et 34
introduisent tous un nouveau sujet et sont tous suivis par une phrase conditionnelle
– protase + apodose – introduits par une formule similaire (« ἐὰν δὲ » aux versets
28 et 30, « εἰ δέ » au verset 35) et apportant des précisions sur le sujet.

[12] C’est l’argument majeur de James GREENBURY, “1 Corinthians 14.34-35:


Evaluation of Prophecy Revisited”, p. 721-731.
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