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Hwang Su-Young. Bergson et Simondon : autour du problème de l’individu et du genre. In: Revue Philosophique de Louvain.
Troisième série, tome 109, n°2, 2011. pp. 299-324;
doi : 10.2143/RPL.109.2.2119600
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2011_num_109_2_8176
Résumé
Pour des raisons différentes, Bergson et Simondon peuvent être qualifiés l’un et l’autre de philosophes
du devenir. Notre objectif dans cet article est de mettre en lumière par une analyse croisée de leurs
pensées la question capitale de l’individu et du genre, repensés l’un et l’autre à partir de leur genèse, à
la fois au niveau physique et au niveau des relations entre physique et biologie. Le problème du genre
et de l’individu est toujours à l’œuvre dans les recherches scientifiques et surtout dans les systèmes de
classification en biologie, bien que l’état actuel des sciences naturelles ne permette pas encore de
nous en fournir un éclaircissement définitif. Bergson et Simondon en prenant appui, l’un sur un modèle
biologique [la différenciation], l’autre sur un modèle physique [l’individuation], tentent chacun à leur
manière originale de donner une interprétation métaphysique de la genèse de l’individu et du genre.
Bergson et Simondon:
autour du problème de l’individu et du genre
Introduction
1 Désormais, nous désignons dans notre texte les œuvres de Bergson d’après les
initiales suivantes: Matière et mémoire : MM; L’évolution créatrice : EC; La pensée et le
mouvant : PM (la pagination après les initiales des livres renvoie à la première édition
critique sous la direction de Frédéric Worms, disponible dans la collection «Quadrige» aux
Presses Universitaires de France); de même, les initiales du livre de Simondon L’individu
et sa genèse physico-biologique (Grenoble, Millon, rééd. 1995) sont: IG; L’individuation
psychique et collective (Paris, Aubier, rééd. 2007) est: IPC.
2 Ravaisson écrit dans son livre sur l’habitude: «Dans un tout homogène il y a de
l’être, sans doute, mais il n’y a pas un être. [...] Un tout hétérogène ne se divise plus en
parties semblables entre elles et semblables au tout. Ce n’est plus seulement de l’être, c’est
un être. [... ] Avec la vie commence l’individualité» (Ravaisson F., 1984, p. 12). Boutroux
suit cette vue dans sa thèse de 1874 (Boutroux É., 1929, p. 80).
Bergson et Simondon 301
Pour que ces propriétés générales de la vie puissent être compatibles avec
la force divergente de l’élan vital, elles doivent provenir d’une sorte
d’«a priori morphogénétique» que l’élan transporte, comme le remarque
Canguilhem (Canguilhem G., 1990, p. 354). Mais la force divergente
de l’élan n’explique pas tout. Nous l’avons vu, c’est le contact avec la
matière qui permet de comprendre pourquoi l’élan unique ne s’est pas
imprimé dans «un corps unique» qui aurait évolué indéfiniment.
Ce contact détermine le processus de division dans la mesure où il engendre
une explosion due au concours de deux forces qui s’opposent. Mais pour¬
quoi cette division a-t-elle produit la différenciation des individus et des
espèces, et non pas seulement celle des individus entre eux? Pourquoi
l’élan a-t-il créé des individus qu’on peut classer et ordonner en un
certain nombre de catégories qui expriment chacune la ressemblance
des individus. La réponse réside dans l’usage du terme énigmatique de
«tendance». La vie, en effet, est une «tendance», et «l’essence d’une
tendance est de se développer en gerbe, créant, par le seul fait de sa
croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera son
élan» (EC, p. 100).
physique sont des «vues stables» que nous isolons dans le flux continuel
du devenir matériel (EC, p. 301, 305). Voilà pourquoi le cristal lui-même
ne saurait être individué. Parmi ces qualités, la perception de la forme,
en particulier, explique l’émergence du genre dans la continuité de la
matière:
La forme n’est qu’un instantané pris sur une transition [...]. Quand les
images successives ne diffèrent pas trop les unes des autres, nous les consi¬
dérons toutes comme l’accroissement et la diminution d’une seule image
moyenne , ou comme la déformation de ces images dans des sens différents.
Et c’est à cette moyenne que nous pensons quand nous parlons de l’essence
d’une chose, ou de la chose même. (EC, p. 302)
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306 Su-Young Hwang
Simondon est l’un des rares penseurs à mettre l’accent sur l’indivi¬
duation, plutôt que sur l’individu bien défini, et qui voit donc dans l’indi¬
vidu un résultat de l’individuation. Toute position philosophique qui
suppose l’individuation à travers les individus déjà faits commet une
sorte de pétition de principe. C’est ainsi que dans l’hylémorphisme aris¬
totélicien pour lequel l’individu est un composé de matière et de forme,
le principe de l’individuation y étant déjà donné, sa mise en jeu n’y
ajoute rien de nouveau. Par ailleurs, ces principes stables d’individuation
revêtent un caractère «technologique» ou plutôt «anthropomorphique»
(IG, p. 47), comme cela se manifeste à travers l’exemple de la brique.
Puisque la fabrication de celle-ci est guidée par l’intention de l’artisan,
son individualité ne vient que de là. Il faut donc sortir du monde de la
représentation établie par les besoins de l’homme pour aborder la nature
et la profondeur des choses. Dans le monde naturel, l’individuation se
présente à nous d’une tout autre manière, qu’on pourrait caractériser
comme dynamique, et non plus statique. Il ne s’agit plus de classer les
êtres supposés stables dans quelques catégories hiérarchiques, mais de
retracer leur genèse, c’est-à-dire «saisir l’ontogenèse dans tout le dérou¬
lement de sa réalité» (IG, p. 22). On voit ainsi que la démarche simon-
donienne se rapporte aux problèmes du devenir, ou plus généralement, à
ceux de «l’“ontologie” génétique» (Barthélémy J.-H., 2005, p. 39).
Bergson et Simondon 307
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Le sens du virtuel chez Bergson est bien dégagé par Deleuze. Le vir¬
tuel n’est pas le possible en tant qu’idéal qui se réalise, mais bien le réel
qui peut s’actualiser. Un idéal, qu’il soit forme ou idée ne précède pas
le réel, mais plutôt imite celui-ci: «ce n’est pas le réel qui ressemble
au possible, c’est le possible qui ressemble au réel» (Deleuze G., 1966,
p. 101). D’ordinaire, pourtant, la réalisation du possible est censée sup¬
poser, d’une part, la ressemblance entre le possible et le réel, à la manière
des images qui imitent les Idées dans la métaphysique de Platon. Elle
nécessite, de l’autre, une certaine limitation, puisque tous les possibles
ne pourraient se réaliser, comme dans la théorie de la possibilité de Leib¬
niz. L’idée du possible fait ainsi du schème conceptuel abstrait la condi¬
tion du réel. Au contraire, le virtuel bergsonien est réel en tant que tel.
Il s’actualise en se différenciant. Au lieu de se limiter, il crée d’une
manière positive «ses propres lignes d’actualisation» (Deleuze G., 1966,
p. 100). Entre le virtuel et les êtres actualisés il n’y a donc pas de res¬
semblance, mais seulement une différence. Là est le sens propre de la
création. On peut comparer le préindividuel de Simondon au virtuel de
Bergson. En effet, la réalité préindividuelle ne ressemble pas aux indivi¬
dus, en ce que ceux-ci sont le résultat d’une structuration qui n’existait
pas avant, et qu’ils s’engendrent donc comme de véritables nouveautés.
C’est ainsi qu’on a pu décrire le préindividuel comme «une puissance
génératrice et créatrice» (Chabot P., 2003, p. 85). Chez les deux auteurs
cette puissance constitue l’équilibre instable de forces (ou tendances) qui
n’attendent que l’occasion par laquelle le virtuel se divise ou se déphase.
Il est vrai que Simondon n’emploie pas le mot virtuel, mais plutôt celui
de «potentiel» emprunté à la thermodynamique7, alors que chez Bergson,
le virtuel est constitutif de la métaphysique même de la durée, qui a pour
modèle la conscience, mais qui se prolonge en tant que telle à la manière
de la vie. Malgré cela, la ressemblance des deux penseurs est manifeste
concernant le caractère essentiel du virtuel: celui-ci s’actualisant par la
différenciation chez l’un et par l’individuation chez l’autre, aucun schème
conceptuel ne lui est applicable. Pour tracer la genèse, c’est-à-dire pour
penser le devenir, les outils conceptuels créés pour des êtres tout faits ne
servent à rien. Il s’agit de se replonger dans le tout et de penser à partir
d’Anaximandre.
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la relation de l’énergétisme avec Bergson, on peut se reporter au livre de
318 Su-Young Hwang
Bergson fait une seule fois mention du cristal que Simondon prendra
comme paradigme de l’individuation physico-chimique. Mais le cristal
ne peut pas constituer l’individu pour lui, puisqu’il «n’a ni hétérogénéité
de parties ni diversité de fonctions» (EC, p. 12). En général, la matière
n’est pas susceptible de «constituer des systèmes naturellement isolés,
naturellement clos» (EC, p. 15)9. Si l’individu matériel n’est donc qu’un
être de raison, Bergson reconnaît pourtant aux genres matériels une réa¬
lité, révélée par «la répétition de l’identique». Cette thèse suppose au
fond celle de la continuité de la matière, en ce qu’elle explique l’identité
surtout par les fréquences immanentes au mouvement de la matière
— semblables aux fréquences d’une certaine longueur d’onde électro¬
magnétique — , et qui sont réalisées toujours dans «certaines limites».
Ce qui compte dans cette hypothèse, c’est l’existence des limites qui
déterminent réellement les genres matériels. Mais Bergson ne précise pas
en quoi consistent ces limites. Il revient toujours à la fonction perceptive
des vivants pour expliquer la formation des genres matériels. Concernant
le rôle de la perception et aussi de la technique dans celle-ci, Simondon
est du même avis que Bergson. Pourtant là où Bergson ne voit que l’iden¬
tité et la continuité, il observe bien la discontinuité réelle qui détermine
le passage d’un seuil, et qui crée ainsi des individus et des genres dans
le monde matériel.
Nous sommes enfin arrivés au dernier point: la nature du genre et
de l’individu dans le monde vivant. La genèse de l’individu, c’est-à-dire
l’ontogenèse chez Bergson étant limitée à l’être vivant, nous avons déjà
vu qu’elle est issue du courant vital. La naissance du genre n’a pas
d’autre origine. L’élan, force explosive de la vie, divise les tendances
immanentes à la vie en plusieurs grandes lignes de l’évolution, qui se
subdivisent encore en espèces et en individus. Pourtant, «l’élan est fini,
et il a été donné une fois pour toutes» (EC, p. 266). Au lieu d’imposer
aux vivants des formes bien déterminées, l’élan vital procédant à travers
la matière, est une force qui «cherche toujours à se dépasser elle-même,
et toujours reste inadéquate à l’œuvre qu’elle tend à produire» (EC, p. 127).
D’où le caractère imprévisible et événementiel de la vie. Cette vision du
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Bergson et Simondon 319
identiquement présent dans toutes les cellules de son organisme, est plus
stable que ‘métastable’. Cela invite à ne pas récuser trop vite l’hylémor-
phisme» (Fagot-Largeault A., 1994, p. 41). Or nous avons déjà relevé
que nos deux auteurs présentent tous deux des perspectives plus larges et
flexibles concernant l’hérédité. Pour Bergson, celle-ci est avant tout «la
transmission de l’élan»: c’est un processus dynamique. Pour Simondon,
elle est «un problème à résoudre», au lieu d’être prédéterminée. Pour
l’un comme pour l’autre, elle concerne le vital, en tant que processus
général qui apparaît au premier plan, que ce soit par l’image de l’élan ou
par l’analyse de l’individuation. Il ne s’agit évidemment pas de donner
une explication précise au problème de l’hérédité. Mais leurs positions
contiennent déjà en creux les principes d’une critique de toute com¬
préhension trop rigide du modèle du déterminisme génétique fondée sur
les notions de code et de programme génétique. Or de telles critiques
prennent de plus en plus d’importance dans la science d’aujourd’hui.
Plutôt que de limiter à la thèse de la traduction colinéaire et irréversible
de l’ADN en protéines, on tend à mettre en évidence «l’ensemble des sys¬
tèmes dynamiques que constituent les réseaux biochimiques par lesquels
des états fonctionnels se maintiennent, se transforment et se transmettent»
(Atlan H., 1999, p. 56)10. Nous n’entrerons pas dans des débats qui dépas¬
seraient notre objet de recherche. Notons simplement pour finir que la
contingence et l’imprévisibilité semblent jouer un rôle plus important dans
les perspectives développées aujourd’hui par la biologie des systèmes.
Il nous a donc semblé important de noter que non seulement la
contingence est au centre du problème de l’émergence des genres en
biologie chez nos deux auteurs, mais que leur point de vue conserve par
certains aspects une véritable actualité dans le monde des sciences
contemporaines. Il nous faut pourtant à présent analyser ce qui les sépare.
Si Bergson constate la dualité manifeste de l’individu et du genre dans
le monde vivant, il n’en va pas de même chez Simondon. Celui-ci
— envisageant comme «unité de vie» le groupe complet qui ne connaî¬
trait pas la mort, plutôt que l’individu isolé — souligne l’identité ou
plutôt l’indifférenciation de l’individu et du genre, en ce sens que l’indi¬
vidu est déjà «substance héréditaire» dans le corail et l’amibe, tout
comme dans le cristal. Deux points sont à relever ici. D’abord, l’indivi¬
duation ne contrarie pas la reproduction, pour lui. Elle commence par la
On peut
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là on pour
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d’Eva Jablonka
entre laetgénétique
de MarionetJ.l’épigénétique.
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Bergson et Simondon 321
Bibliographie