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Revue Philosophique de Louvain

Bergson et Simondon : autour du problème de l’individu et du genre


Su-Young Hwang

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Hwang Su-Young. Bergson et Simondon : autour du problème de l’individu et du genre. In: Revue Philosophique de Louvain.
Troisième série, tome 109, n°2, 2011. pp. 299-324;

doi : 10.2143/RPL.109.2.2119600

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2011_num_109_2_8176

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Abstract
For differing reasons both Bergson and Simondon may be called philosophers of becoming. Our aim in
this article is to bring to light by means of a comparative analysis of their thoughts the capital question
of the individual and the genre, both rethought from their genesis, both on the physical level and on the
level of relations between physics and biology. The problem of the genus and of the individual always
appears in scientific research and especially in systems of classification in biology, although the
present state of the natural sciences does not provide us yet with a definitive clarification. Bergson and
Simondon basing themselves, one on the biological model [differentiation], the other on the physical
model [individuation] attempt, each in their original way, to give a metaphysical interpretation of the
genesis of the individual and of the genus (transl. J. Dudley).

Résumé
Pour des raisons différentes, Bergson et Simondon peuvent être qualifiés l’un et l’autre de philosophes
du devenir. Notre objectif dans cet article est de mettre en lumière par une analyse croisée de leurs
pensées la question capitale de l’individu et du genre, repensés l’un et l’autre à partir de leur genèse, à
la fois au niveau physique et au niveau des relations entre physique et biologie. Le problème du genre
et de l’individu est toujours à l’œuvre dans les recherches scientifiques et surtout dans les systèmes de
classification en biologie, bien que l’état actuel des sciences naturelles ne permette pas encore de
nous en fournir un éclaircissement définitif. Bergson et Simondon en prenant appui, l’un sur un modèle
biologique [la différenciation], l’autre sur un modèle physique [l’individuation], tentent chacun à leur
manière originale de donner une interprétation métaphysique de la genèse de l’individu et du genre.
Bergson et Simondon:
autour du problème de l’individu et du genre

Introduction

Il existe peu d’études comparées consacrées à Bergson et Simondon.


On s’accorde pourtant à ce qu’ils soient liés l’un et l’autre par une filia¬
tion manifeste en qualifiant leur pensée de «philosophie du devenir»
(Barthélémy J.-H., 2005, p. 39). En effet, les deux philosophes français
fournissent une vision du monde fondée sur le changement, toute diffé¬
rente de celle des scholastiques qui procédaient à une classification des
êtres en genres bien définis. D’où leur manière originale de traiter la
genèse des êtres, que ce soit à travers l’évolution ou l’individuation.
Notre objectif n’est pas de comparer leurs idées en procédant à une étude
historique minutieuse et exhaustive, mais plutôt de rester centré sur une
question capitale: celle de l’individu et du genre, repensés l’un et l’autre
à partir de leur genèse, à la fois au niveau physique, puis au niveau des
relations entre physique et biologie.
Depuis la naissance des sciences physiques, les lois ont remplacé
les genres et les formules mathématiques se sont au moins partiellement
substituées aux classifications antiques. Comme les lois portent sur des
relations, plutôt que sur les choses, on a pu croire à la disparition du
problème de l’universel, et cela surtout dans la pensée d’un nominaliste
moderne comme Hume. Pourtant, il n’en est rien. Nous savons bien
aujourd’hui que des universaux sont toujours à l’œuvre dans les lois
scientifiques. On pourrait même dire qu’une loi est une relation entre
universaux. Quelle est donc leur nature et la nature des rapports qu’ils
entretiennent avec les particuliers? Lorsque nous passons de la phy¬
sique à la biologie où l’on dit souvent que l’exception fait la règle,
cette relation est-elle modifiée et pourquoi? Qu’en est-il de l’espèce
vivante? A-t-elle une réalité concrète? En quoi diffère-t-elle de l’indi¬
vidu? Notre ambition est de montrer comment et pourquoi ces ques¬
tions méritent d’être reprises et éclairées aujourd’hui de manière croisée
à travers un examen attentif des réponses que Bergson et Simondon y
proposent.

Revue Philosophique de Louvain 109(2), 299-324. doi: 10.2143/RPL.109.2.21 19600


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300 Su-Young Hwang

Individualité, ressemblance et identité chez Bergson

Le genre et l’individu dans le domaine de la vie

Dès le premier chapitre de L’évolution créatrice, le problème de


l’individualité vitale se pose. Pour Bergson, l’individualité n’existe que
chez les êtres vivants. Seul le corps vivant, en effet, «a été isolé et clos
par la nature elle-même»; lui seul se compose de «parties hétérogènes
qui se complètent les unes les autres» en accomplissant «des fonctions
diverses qui s’impliquent les unes les autres» (EC, p. 12)1. Cette thèse
place sans doute le philosophe français dans la lignée de Ravaisson et de
Boutroux, chez lesquels au point de vue de l’individualité, le primat de
la vie est clairement affirmé2. Cependant, comme les propriétés vitales
ne sont jamais réalisées entièrement chez Bergson, l’individualité com¬
porte «une infinité de degrés». Elle est de surcroît partout «combattue
par la tendance à se reproduire» ; le besoin qu’elle a ainsi «de se perpétuer
dans le temps» la condamne «à n’être jamais complète dans l’espace»
(EC, p. 13). Les deux raisons qui font ainsi que le vivant ne peut avoir
d’individualité complète se rapportent directement à sa philosophie du
processus, pourrait-on dire dans ce contexte. Il voit la vie entière comme
un immense «courant» dans lequel l’individu n’a qu’une existence et un
temps limités. Cette «énergie» vitale se transmet «d’un germe à un germe»
et l’organisme développé n’en constitue qu’un « intermédiaire » (EC, p. 27).
C’est donc bien au niveau de l’hérédité que la force vitale agit et non pas
au niveau de l’individu: «L’être vivant est surtout un lieu de passage et
l’essentiel de la vie tient dans le mouvement qui la transmet» (EC, p. 129).
Si l’essentiel de la vie est dans le courant, l’individu fini ne saurait en
réaliser tous les caractères.

1 Désormais, nous désignons dans notre texte les œuvres de Bergson d’après les
initiales suivantes: Matière et mémoire : MM; L’évolution créatrice : EC; La pensée et le
mouvant : PM (la pagination après les initiales des livres renvoie à la première édition
critique sous la direction de Frédéric Worms, disponible dans la collection «Quadrige» aux
Presses Universitaires de France); de même, les initiales du livre de Simondon L’individu
et sa genèse physico-biologique (Grenoble, Millon, rééd. 1995) sont: IG; L’individuation
psychique et collective (Paris, Aubier, rééd. 2007) est: IPC.
2 Ravaisson écrit dans son livre sur l’habitude: «Dans un tout homogène il y a de
l’être, sans doute, mais il n’y a pas un être. [...] Un tout hétérogène ne se divise plus en
parties semblables entre elles et semblables au tout. Ce n’est plus seulement de l’être, c’est
un être. [... ] Avec la vie commence l’individualité» (Ravaisson F., 1984, p. 12). Boutroux
suit cette vue dans sa thèse de 1874 (Boutroux É., 1929, p. 80).
Bergson et Simondon 301

Ainsi le monde de la vie comporte des degrés divers dans l’indivi¬


dualité. Mais cette diversité a une raison encore plus profonde, qui tient
à la position dualiste de l’auteur, comme le troisième chapitre de son livre
le montre clairement. Il pense l’organisme vivant comme un «modus
vivendi» entre le courant de la matière et le courant de la vie (EC, p. 250).
La vie en elle-même est une immensité de tendances virtuelles. C’est le
contact avec la matière qui crée la division réelle des tendances en actua¬
lisant ainsi la virtualité de la vie. Cette division engendre la dissociation
des individus en même temps que leur association. La formation des
individus en est donc issue, depuis l’explosion originaire et par cascades
de divergences successives. D’un autre côté, comme on le voit, dans la
colonie, le polymorphisme, les sociétés d’organismes vivants, et finalement
dans le traitement bergsonien du problème de la convergence d’appareils
identiques sur des lignes évolutives distinctes, la tendance à s’associer
reste toujours présente comme un guide invisible. Pourtant ce double
mouvement ne se fait pas de manière harmonieuse:
La tendance à s’individuer est combattue et en même temps parachevée par
une tendance antagoniste et complémentaire à s’associer, comme si l’unité
multiple de la vie, tirée dans le sens de la multiplicité, faisait d’autant plus
d’effort pour se rétracter sur elle-même. (EC, p. 259)

Les divers degrés de l’individualité sont donc issus de cette lutte


entre l’unité et la multiplicité. Qu’on ne puisse pas exiger dans le monde
de la vie une définition précise de l’individualité tient donc non seule¬
ment à ce que cette dernière ne peut réaliser toutes ses tendances en un
temps limité, mais aussi à ce que l’unité mathématique s’applique mal au
monde biologique. L’élan vital, rappelons-le, n’est «ni unité, ni multipli¬
cité pures», puisque l’unité et la multiplicité sont «des catégories de la
matière inerte» (EC, p. 261).
Cette thématique du mouvement, de l’actualisation du virtuel par la
matière, de l’association et de la dissociation est donc celle sur laquelle
nous avons insisté pour éclaircir le problème de l’individualité. Mais elle
explique également qu’il y ait une réalité du genre: «L’idée de genre
correspond surtout à une réalité objective dans le domaine de la vie, où
elle traduit un fait incontestable, l’hérédité» (EC, p. 228). Nous avons
déjà vu que Bergson interprète l’hérédité comme un courant de vie qui se
transmet par l’intermédiaire de l’individu. Il s’inspire en cela de l’hypo¬
thèse défendue par Weismann de «la continuité du plasma germinatif».
Cette hypothèse est l’un des éléments essentiels sur lesquels le néodarwi¬
nisme va se développer à la fin du dix-neuvième siècle. Bien que cette
302 Su-Young Hwang

position soit l’objet constant de la critique bergsonienne à cause de son


type d’explication purement mécaniste, Bergson est du même avis
qu’elle, en ce qu’elle voit la cause des variations dans «les différences
inhérentes au germen» (EC, p. 86). Mais en même temps, celles-ci, loin
d’être accidentelles et individuelles, trouvent leur origine dans le mouve¬
ment de la vie qui va de génération en génération. La réalité du genre ainsi
affirmée, elle se manifeste d’abord dans l’existence des espèces, qui gagnent
ainsi une légitimité et un statut ontologique, ce qui était loin d’être le cas
dans la pensée de Darwin lui-même (Darwin C., 1859, p. 15-16).
L’apparition des espèces nouvelles comme l’individuation sont les
effets du processus de division engendré par l’élan vital qui est une force
de différenciation. En effet, la formation des espèces nouvelles montre
que la transmission des mêmes formes ne suffit pas. Ainsi, «l’hérédité
ne transmet pas seulement les caractères, elle transmet aussi l’élan en
vertu duquel les caractères se modifient, et cet élan est la vitalité même»
(EC, p. 232). Par conséquent, l’émergence des individus et des espèces
tient à la même cause, la même pulsion. Leur processus de division par
l’élan vital est comparable à celui de l’ontogenèse en embryologie, si l’on
pense notamment à l’image de «l’obus qui a tout de suite éclaté en frag¬
ments, lesquels, étant eux-mêmes des espèces d’obus, ont éclaté à leur
tour en fragments destinés à éclater encore, et ainsi de suite pendant fort
longtemps» (EC, p. 99).
La réalité du genre est aussi à l’origine des idées générales. Dans
Matière et mémoire , leur formation s’explique par l’adaptation des vivants.
Les idées générales ont leur origine dans le système des habitudes par
lequel le vivant partant des perceptions ambiguës de la ressemblance
répond à l’excitation analogue par la réaction identique. Ainsi «c’est
l’herbe en général qui attire l’herbivore» (MM, p. 177). Est-ce la ressem¬
blance elle-même qui fait que le vivant perçoit la ressemblance? Est-elle
fondée sur la réalité? Matière et mémoire ne donne pas de réponses pré¬
cises à ces questions. Pourtant chez Bergson, les idées générales ne sont
pas seulement des noms, comme tel serait le cas, s’il était nominaliste.
La ressemblance qui est à leur source n’est pas non plus une illusion de la
perception. De même que L'évolution créatrice reconnaît la réalité objec¬
tive du genre dans l’hérédité, La pensée et le mouvant affirme clairement
le fondement biologique de la ressemblance. «La vie travaille, dit Bergson,
comme si elle avait elle-même des idées générales, celles de genre et
d’espèce, comme si elle suivait des plans de structure en nombre limité,
comme si elle avait institué des propriétés générales de la vie» (PM, p. 58).
Bergson et Simondon 303

Pour que ces propriétés générales de la vie puissent être compatibles avec
la force divergente de l’élan vital, elles doivent provenir d’une sorte
d’«a priori morphogénétique» que l’élan transporte, comme le remarque
Canguilhem (Canguilhem G., 1990, p. 354). Mais la force divergente
de l’élan n’explique pas tout. Nous l’avons vu, c’est le contact avec la
matière qui permet de comprendre pourquoi l’élan unique ne s’est pas
imprimé dans «un corps unique» qui aurait évolué indéfiniment.
Ce contact détermine le processus de division dans la mesure où il engendre
une explosion due au concours de deux forces qui s’opposent. Mais pour¬
quoi cette division a-t-elle produit la différenciation des individus et des
espèces, et non pas seulement celle des individus entre eux? Pourquoi
l’élan a-t-il créé des individus qu’on peut classer et ordonner en un
certain nombre de catégories qui expriment chacune la ressemblance
des individus. La réponse réside dans l’usage du terme énigmatique de
«tendance». La vie, en effet, est une «tendance», et «l’essence d’une
tendance est de se développer en gerbe, créant, par le seul fait de sa
croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera son
élan» (EC, p. 100).

Le genre et l’individu dans le domaine de la matière

À lui seul, le corps matériel ne peut pas avoir d’individualité. C’est


notre perception qui fait son individualité. L’attitude de Bergson reste
ferme sur ce point. Dans le quatrième chapitre de Matière et mémoire , il
écrit: «Toute division de la matière en corps indépendants aux contours
absolument déterminés est une division artificielle » (MM, p. 220). Dans
le champ de la perception, l’étendue matérielle se présente originairement
à nous comme continue. C’est donc «la vie» qui va y établir «une pre¬
mière discontinuité» (MM, p. 222). En effet, la matière se divise en corps
bien déterminés sous la pression des besoins du vivant et de l’objet qui
les satisfait. Une telle vision des choses sera défendue encore plus ferme¬
ment dans L’évolution créatrice. L’idée d’une continuité de la matière,
énoncée de manière seulement conjecturale dans Matière et mémoire
devient une thèse philosophique claire dans le texte de 1907. Ainsi, si
nous supprimons notre action possible sur la matière, c’est-à-dire la per¬
ception, «l’individualité du corps se résorbe dans Γ universelle interaction
qui est sans doute la réalité même» (EC, p. 11).
La formation du genre, quant à elle, dans L ’évolution créatrice tient
du caractère «cinématographique» de la perception; les qualités du corps
304 Su-Young Hwang

physique sont des «vues stables» que nous isolons dans le flux continuel
du devenir matériel (EC, p. 301, 305). Voilà pourquoi le cristal lui-même
ne saurait être individué. Parmi ces qualités, la perception de la forme,
en particulier, explique l’émergence du genre dans la continuité de la
matière:

La forme n’est qu’un instantané pris sur une transition [...]. Quand les
images successives ne diffèrent pas trop les unes des autres, nous les consi¬
dérons toutes comme l’accroissement et la diminution d’une seule image
moyenne , ou comme la déformation de ces images dans des sens différents.
Et c’est à cette moyenne que nous pensons quand nous parlons de l’essence
d’une chose, ou de la chose même. (EC, p. 302)

Le terme de «moyenne» n’a évidemment pas un simple sens mathé¬


matique. Il renvoie plutôt à l’attitude «schématique» que revêt pour nous
le mouvement d’une chose, lorsque nous sculptons en lui une perception,
à la manière dont Phidias sculpte le galop d’un cheval sur «les frises du
Parthénon» (EC, p. 332).
Apparemment, pourtant, dans La pensée et le mouvant, Bergson
défend un réalisme des genres, à propos du monde matériel. Le genre
matériel se divise bien en «qualités», «éléments ou combinaisons
chimiques», et enfin en «forces physiques» (PM, p. 59). Mais ce qui
justifie cette division ne relève ici que de «l’identité»: C’est «la répéti¬
tion de l’identique, qui permet ici de constituer des genres» (PM, p. 61).
Les atomes d’oxygène et la gravitation, par exemple, sont bien partout
et à n’importe quel moment les mêmes dans l’univers. Quant aux quali¬
tés, elles se fondent sur «la fréquence des événements physiques élé¬
mentaires», la fréquence étant ici la condition de l’identité qui se répète
(PM, p. 60)3. L’identité des propriétés matérielles devient plus parfaite à
mesure qu’elle s’approche de la mathématique. Ce réalisme des genres
repose donc finalement sur un nouvel usage des idées générales tout à fait
différent de celui qui s’applique au monde vivant. Car dans le domaine de
la vie, les individus ressemblants qui appartiennent à une même espèce
se distinguent des produits matériels fabriqués par une même machine,
précisément parce qu’ils ne sont pas identiques les uns aux autres. L’iden¬
tité des propriétés matérielles et la ressemblance des propriétés vivantes
sont donc deux sources différentes du genre. Deux questions méritent

tités physiques
fréquences
3 Selon
d’une
l’exemple
quicertaine
rendent
que
longueur
possible
donne d’onde
Bergson,
notre perception
électromagnétique.
les fréquences
des couleurs.
se réfèrent
Ce surtout
seraientaux
donc
quan¬
les
Bergson et Simondon 305

d’être posées, à présent. Comment la thèse du genre matériel, fondée sur


l’identité est-elle conciliable avec celle de la continuité de la matière?4
Quel rapport essentiel existe entre les deux sources des genres vivants et
matériels? En d’autres termes, si l’identité et la ressemblance sont deux
sources différentes, comment expliquer qu’on les classe dans le même
ordre générique?
Tout d’abord, le concept d’identité semble en accord avec celui de
la continuité de la matière, en ce que le premier suppose le second. C’est
sous cet angle que le genre matériel a son origine dans la nature. Le pro¬
blème est donc de savoir comment les fréquences qui constituent une forme
d’identité — pour ne prendre qu’un exemple — se présentent pourtant
«entre certaines limites» (PM, p. 61). Bergson ne donne pas de réponse
précise à cette question. Seulement, en plus de cette condition mathéma¬
tique il rappelle la caractérisation biologique du genre. Il prolonge ici une
thèse déjà soutenue dans Matière et mémoire: la perception des qualités
sensibles n’est rien d’autre qu’une sorte de «contraction du réel opérée
par notre mémoire» (MM, p. 31). Nous constatons encore une fois que
l’origine du genre ne vient pas que du monde physique, le système per¬
ceptif est propre à une espèce vivante. C’est lui qui rend possible de
distinguer des genres en montrant en même temps les différences indivi¬
duelles qui se rattachent à chaque genre. Il y a donc bien in fine compa¬
tibilité entre la continuité de la matière et la discontinuité des genres
matériels. Mais cette compatibilité ne saurait trouver sa source dans le
seul monde matériel lui-même.
La seconde question concernant le dualisme bergsonien, est plus
complexe à éclaircir. Elle se rapporte à l’attitude bergsonienne vis-à-vis
du statut des connaissances scientifiques, qui semble avoir changé au fil
du temps. Dans L’évolution créatrice, tout d’abord, Bergson distinguant
l’ordre géométrique et l’ordre vital rapporte le premier aux lois et le
second aux genres. C’est que, si les lois n’atteignent que la connaissance
approximative des relations, les genres — c’est-à-dire «une moitié de
notre connaissance» — pourraient porter sur «la chose en soi», à condi¬
tion toutefois qu’à côté «des relations de terme à terme», l’expérience
puisse également présenter «des termes indépendants» (EC, p. 231).
Ensuite, lorsque Bergson dans La pensée et le mouvant, parle de l’identité
fondant le genre matériel, c’est encore l’ordre géométrique basé sur la

bergsonienne
4 Ce point
de laest
matière,
au centre
dansdeson
la ouvrage
critique de
que1911.
René Berthelot fait de la conception
306 Su-Young Hwang

mesure qui est en question. Il est à la source des «généralités objectives,


inhérentes à la réalité même» (PM, p. 58). Que deviendraient alors les
lois qui se constitueraient par les termes universels comme éléments,
forces, fréquences [qualités] etc.? L’esprit de la science change ici pour
Bergson. Au lieu de condamner comme autrefois le caractère artificiel
des lois scientifiques, il pense de plus en plus explicitement que la science
atteint le fond de la réalité, ce qui explique la moindre insistance de ses
analyses sur la notion de «relation» et l’importance qu’il accorde aux
genres matériels dans le texte de 1922. Ainsi, chez Bergson, la connais¬
sance de la matière, c’est-à-dire l’autre moitié de la connaissance peut
justement se dire au même niveau que la connaissance de la vie, bien que
leur sens diverge.

L’individuation, le seuil, l ’ information chez Simondon

U individuation du corps matériel et les seuils de la variation

Simondon est l’un des rares penseurs à mettre l’accent sur l’indivi¬
duation, plutôt que sur l’individu bien défini, et qui voit donc dans l’indi¬
vidu un résultat de l’individuation. Toute position philosophique qui
suppose l’individuation à travers les individus déjà faits commet une
sorte de pétition de principe. C’est ainsi que dans l’hylémorphisme aris¬
totélicien pour lequel l’individu est un composé de matière et de forme,
le principe de l’individuation y étant déjà donné, sa mise en jeu n’y
ajoute rien de nouveau. Par ailleurs, ces principes stables d’individuation
revêtent un caractère «technologique» ou plutôt «anthropomorphique»
(IG, p. 47), comme cela se manifeste à travers l’exemple de la brique.
Puisque la fabrication de celle-ci est guidée par l’intention de l’artisan,
son individualité ne vient que de là. Il faut donc sortir du monde de la
représentation établie par les besoins de l’homme pour aborder la nature
et la profondeur des choses. Dans le monde naturel, l’individuation se
présente à nous d’une tout autre manière, qu’on pourrait caractériser
comme dynamique, et non plus statique. Il ne s’agit plus de classer les
êtres supposés stables dans quelques catégories hiérarchiques, mais de
retracer leur genèse, c’est-à-dire «saisir l’ontogenèse dans tout le dérou¬
lement de sa réalité» (IG, p. 22). On voit ainsi que la démarche simon-
donienne se rapporte aux problèmes du devenir, ou plus généralement, à
ceux de «l’“ontologie” génétique» (Barthélémy J.-H., 2005, p. 39).
Bergson et Simondon 307

Cette thèse se ramène nécessairement à poser les questions sui¬


vantes. Quelle est l’origine des individus? Quel est le statut ontologique
du préindividuel à partir duquel des individus se constituent? Simondon
est ferme et clair sur ce point. Plutôt que d’Héraclite, il se rapproche des
physiologues ioniens — en particulier d’Anaximandre — en ce que
«l’origine de toutes les espèces d’être» est pour eux «antérieure à l’indi¬
viduation». La nature se caractérise ainsi comme «réalité du possible,
sous les espèces de cet apeiron dont Anaximandre fait sortir toute forme
individuée» (IPC, p. 196). En référence à cette source présocratique,
il donne une importance centrale au concept de «réalité préindividuelle».
L’originalité de Simondon est pourtant de la définir à travers les concepts
fondamentaux de la physique de son temps. Notamment, la thermodyna¬
mique qui fournit des outils précieux pour décrire «l’équilibre méta-
stable» du préindividuel qui est un système de l’énergie «tendu, sursaturé,
au-dessus du niveau de l’unité» (IG, p. 23, 24). L’individuation consiste
en ce fait que le déséquilibre énergétique du système conduit l’être à «se
déphaser par rapport à lui-même» (IG, p. 23).
L’être serait d’abord présenté comme ce qui existe à l’état d’unité tendue
et recélant une incompatibilité qui le pousse vers une structuration et une
fonctionnalisation constituant le devenir, le devenir lui-même pouvant être
conçu comme la dimension selon laquelle cette résolution de l’état premier
de l’être est possible par un déphasage. Le premier moteur ne serait donc
pas l’être simple et un, mais l’être en tant qu’il est antérieur à toute appa¬
rition de phases, les recélant énergétiquement, non en tant que formes ou
structures qui peuvent advenir (IG, p. 236).

La description simondonienne de l’état préindividuel mélange les


entités physiques et métaphysiques. Et pourtant, la métastabilité de
l’énergie du système et le déphasage, qui constituent l’individuation ne
peuvent se comprendre sans l’image physique. Il apparaît évident que
Simondon donne le privilège à l’explication physique, lorsqu’il présente,
en particulier, pour modèle de l’individuation la cristallisation à partir de
la résolution sursaturée.
Π est donc nécessaire d’envisager d’une manière précise la formation
du cristal, puisqu’elle montre bien dès le niveau physico-chimique la
naissance du type ou genre en même temps que de l’individu. La cristalli¬
sation nous montre plus concrètement deux conditions de l’individuation:
celles de l’énergie et de la singularité. A certaines conditions de tempé¬
rature et de pression, dès qu’on met un germe cristallin dans une solution
sursaturée à l’état d’équilibre métastable (Γ eau-mère), le changement
308 Su-Young Hwang

d’état se produit. D’abord, le germe engendre autour de lui la «polarisa¬


tion de la substance amorphe» par laquelle une couche de molécules
commence à se structurer en cristal (IG, p. 86). La première couche
devient un autre germe pour la seconde, et se propage à la manière d’un
«relais», toujours en s’amplifiant. La polarisation étant à la base de la
structuration du cristal, il n’y a pas d’autre forme qui règle tout le pro¬
cessus de la cristallisation. Dès lors, Simondon écrit: «le germen n’est
pas substantiellement distinct du cristal; il reste inclus dans le cristal, qui
devient comme un germe plus vaste. Ici, le soma est coextensible au
germen, et le germen au soma» (IG, p. 87). Ces propos de Simondon
impliquent l’identité originelle de l’individu et du genre. On nous en
montre un autre exemple frappant: le cristal de soufre qui présente deux
formes allotropiques, orthorhombique et monoclinique. Leur différence
de structure géométrique tient à leurs germes différents, mis chacun dans
du soufre liquide sursaturé, et qui causent la «discontinuité énergétique»
entre les deux états amorphes sous la température de 95.4°C, car le cris¬
tal orthorhombique en utilisant toute l’énergie potentielle du système
avant la structuration devient stable, alors que le cristal monoclinique
reste instable puisqu’il ne l’a pas complètement dépensé (IG, p. 77-78).
D’un autre côté, même dans une seule forme du cristal de soufre, il y a
aussi des individus cristallins divers, susceptibles «d’une variation plus
fine, dans certains cas continue, comme la vitesse de refroidissement»
(IG, p. 79). Ainsi il peut écrire:
Nous ne devons jamais considérer tel être particulier comme appartenant à
un type. C’est le type qui appartient à l’être particulier, au même titre que
les détails qui le singularisent le plus, car l’existence du type dans cet
être particulier résulte des mêmes conditions que celles qui sont à l’origine
des détails qui singularisent l’être. Parce que ces conditions varient de
manière discontinue en délimitant des domaines de stabilité, il existe des
types. (IG, p. 79)

La différence ou plutôt discontinuité des niveaux du genre et de


l’individu étant reconnue, leurs formations sont en continuité l’une avec
l’autre. Dans les deux cas, la même individuation donne lieu à une structure
par un élément singulier qui étant historico-hasardeux, amorce le chan¬
gement d’état de l’énergie potentielle, qu’est le déphasage. La naissance
de la structure est donc «critique». Les limites discontinues dans la
nature matérielle se dégageant ainsi de leur fond n’ont rien de négatif,
mais constituent quelque chose de nouveau ou plutôt de créateur. Ce fait
à la fois scientifique et philosophique mérite d’être signalé.
Bergson et Simondon 309

De l’individuation physique à l’individuation vitale

Le problème du passage continu ou discontinu de la matière à la vie


commence à se poser chez Simondon autour de la question de l’état
préindividuel. A ce propos, deux points sont à préciser. Tout d’abord,
même si la notion de préindividuel est chargée chez lui de connotations
empruntées au monde physique, il ne faut surtout pas prendre ces der¬
nières en un sens trop littéral. Le préindividuel représente originairement
la manière d’être du microphysique, dont les phénomènes «ne seraient
en fait ni physiques ni vitaux, mais préphysiques et prévitaux» (IG, p. 149).
Cet usage qui va contre nos connaissances physiques se rapporte bien
entendu à une hypothèse métaphysique simondonienne d’après laquelle
l’individuation ne commence que lorsqu’il y a «échange entre le niveau
microphysique et le niveau macrophysique» (IG, p. 148). C’est aussi à
ce niveau d’échange qu’on doit chercher la continuité entre l’inerte et le
vivant: le niveau des macromolécules de la chimie organique. L’inerte
et le vivant se composent des mêmes éléments physico-chimiques. Leur
mode d’organisation est lui-même interchangeable. C’est là que nous
proposerons une seconde remarque: la continuité substantielle ne va plus
être susceptible d’expliquer leur individuation, y compris sous la forme
réductionniste qu’elle peut prendre et que Simondon nomme: «matéria¬
lisme». L’individuation vitale ne saurait être une synthèse des individus
physiques tout faits et supposés plus simples que les individus vivants.
Ce n’est pas au niveau des individus, mais bien à celui de l’individua¬
tion que la relation entre l’inerte et le vivant doit donc être considérée.
L’individuation vitale suit le premier moteur de l’individuation physique
en ce sens que celle-ci développe la singularité initiale donnée dans son
état préindividuel, alors que celle-là reçoit successivement plusieurs sin¬
gularités et les amplifie tout en les rendant compatibles, au lieu de se
stabiliser en répétant la première. Elle ne s’accomplit donc pas après,
mais avant l’achèvement de l’individuation physique.
L’individuation vitale viendrait s’insérer dans l’individuation physique en
en suspendant le cours, en la ralentissant, en la rendant capable de propa¬
gation à l’état inchoatif. L’individu vivant serait en quelque manière, à ses
niveaux les plus primitifs, un cristal à l’état naissant s’amplifiant sans se
stabiliser. (IG, p. 150)

Il y a donc bien une discontinuité fondamentale entre l’individuation


physique et l’individuation vitale, que Simondon décrit par «une dif¬
férence quantique de capacité de réception d’information» (IG, p. 149).
310 Su-Young Hwang

La différence entre l’individu matériel et l’individu vivant ne tient elle-


même qu’à leurs modes différents d’individuation, et non pas à leur défi¬
nition. A plus forte raison, ne pourrait-on pas expliquer l’existence des
degrés divers de l’individualité que nous observons dans le monde de la
vie, si l’on essaie de définir rigoureusement le sens de l’individu vivant?
Simondon en disant qu’«on ne peut pas, en toute rigueur, parler d’indi¬
vidu, mais d’individuation», ne considère chaque individu que comme le
résultat de son individuation (IG, p. 189). Parmi les formes primitives de
la vie, celle de la colonie, dont les coraux constituent un exemple, a une
manière d’être comparable à celle du cristal, à savoir que l’ensemble
de la colonie se porte vers une même direction: «l’accroissement» (IG,
p. 200). La colonie n’est, à proprement parler, ni individu, ni groupe,
mais un mode indifférencié de vie qui partage ces deux caractères. L’ex¬
pression «indifférenciée» peut cependant prêter à confusion et laisser
entendre qu’il existe une hiérarchie entre les individus vivants. Si l’on
part des formes rudimentaires de la vie comme le corail, l’individu rela¬
tivement isolé par rapport à la colonie pourrait être considéré comme
«un sous-individu» d’une unité supérieure de vie, et cela en ce sens que
«l’unité de vie serait le groupe complet, organisé, non l’individu isolé»
(IG, p. 156).
Ce type d’approche présente une vision toute différente du monde
vivant. Là où l’individu isolé n’apparaît pas encore clairement, la crois¬
sance somatique et la reproduction se mélangent l’une avec l’autre,
comme dans le cas du bourgeonnement des coraux et de la schizogonie
des amibes, deux modes de modification somatique, en même temps que
de reproduction, alors qu’elles correspondent à deux phénomènes essen¬
tiellement différents de la vie, car par la première l’individu s’intégre
dans la communauté vitale et par la seconde l’individu prolonge son
existence dans le temps. L’être qui se régénère ainsi en prolongeant son
corps est un être qui dépasse la mort. La mort n’est pas une propriété
nécessaire de ce mode de vie. Simondon élargit pourtant cette vision.
Il en fait un trait général de la vie en tant que collective (l’espèce ou le
groupe), car celle-ci peut subsister en permanence, en ce sens que «le
collectif, équivalent fonctionnel de la colonie» maintient sa métastabilité
qui «se perpétue sans vieillir à travers des individuations successives»
(IG, p. 216). L’individu — y compris humain — même isolé ne pouvant
survivre sans s’intégrer dans une communauté, que ce soit l’espèce ou la
société, Simondon a raison de le caractériser d’abord par ce trait rudi¬
mentaire de la vie.
Bergson et Simondon 311

Pourtant si l’on voit à présent la vie sous l’angle de l’individu isolé,


la mort y survient cette fois comme un trait essentiel. Simondon remarque
un fait curieux: même dans une colonie de coraux, il arrive qu’un indi¬
vidu détaché de sa colonie ponde au loin des œufs et meure. La relation
entre l’individu isolé, la reproduction sexuée et la mort est donc mani¬
feste. On sait que l’individu sexué sert de modèle à la théorie célèbre de
Weismann pour lequel le soma essentiellement lié à l’individu est péris¬
sable, alors que le plasma germinatif seul se prolonge d’une génération
à l’autre. L’individu se distingue ainsi radicalement de l’espèce dont les
caractères se transmettent par le germen. Mais, que ce soit la modifica¬
tion somatique ou la reproduction sexuée, la génération est une activité qui
transmet une «information»: elle est 1’«activité du transfert amplifiant»
et «les degrés d’individualité sont relatifs à la densité de cette activité»
(IG, p. 189-190). Lorsque cette activité se concentre sur le système ner¬
veux, l’individu possède son indépendance parfaite. Simondon rapporte
donc le point culminant de l’individuation vitale à l’indépendance du
régime d’information, se réalisant par le système nerveux. L’individu est
«l’être autonome qui régit lui-même son développement, qui emmagasine
lui-même l’information et régit son action au moyen de cette informa¬
tion» (IG, p. 190). La reproduction sexuée et l’indépendance du régime
d’information qui caractérisent l’individu vivant isolé sont le résultat de
l’individuation du niveau supérieur de la vie.
La question du genre vital est également liée à celle du mode de
reproduction. Simondon refuse une position métaphysique qui partirait
des formes supérieures de la vie pour penser celle-ci, comme c’est le cas
chez Aristote ou chez Weismann. Il suit plutôt Rabaud pour qui la géné¬
ration sexuée n’est qu’une simple «complication» dans le mode de repro¬
duction, puisque du cristal jusqu’au corail et en passant par l’amibe,
l’individu lui-même est en même temps «la substance héréditaire», en
ce que son germen y prolonge directement son soma (IG, p. 175, 189).
Il est vrai que cette position soulève une difficulté manifeste. La distinc¬
tion de l’individu et de l’espèce n’est pas rendue aisément possible si
nous prenons l’exemple de la schizogonie, puisque l’organisme indivi¬
duel et les types génétiques s’y trouvent mêlés l’un à l’autre. En revanche,
dans le cas de l’individu sexué, la substance héréditaire se diffuserait par
les cellules germinales, ce qui rend possible de faire de celles-ci le vec¬
teur de l’hérédité, comme le montre aujourd’hui la biologie moléculaire,
à travers l’usage qu’elle fait toujours des métaphores informatiques et de
la notion de programme génétique. On a pourtant raison de remarquer
312 Su-Young Hwang

que Simondon «sous-estime la puissance individualisante de la configu¬


ration génétique individuelle» (Fagot-Largeault A., 1995, p. 41). En effet
pour lui, c’est l’individuation en tant qu’activité de transmission de
l’information à travers un processus de résonance interne qui crée des
types de caractères vivants; ce ne sont pas les types génétiques stables
qui créent les individus. L’ontogenèse entendue comme développement n’est
pas le déploiement rigoureux du programme: elle excède celui-ci, en ce
qu’elle est «le système de résolution d’un couple disparate» (Petit V., 2009,
p. 49). Il y a bien hérédité, mais le «caractère héréditaire serait non pas
un élément prédéterminé, mais un problème à résoudre, un couple de deux
éléments distingués et réunis, en relation de disparation» (IG, p. 205).
Le problème du genre ou du type est aussi lié à sa manière d’analyser
l’évolution du vivant. Pour expliquer celle-ci Simondon va user de deux
dispositifs, l’un conceptuel et l’autre biologique: la «problématique»
d’une part et la «néoténisation» de l’autre. Tout d’abord, le processus de
la vie, que cela soit à travers l’ontogenèse ou l’évolution, est une «pro¬
blématique perpétuée», en même temps qu’un «enchaînement de résolu¬
tions successives» (IG, p. 204, 212). L’évolution prolonge l’individua¬
tion par excellence, car cette dernière opère, non seulement au niveau des
individus, mais encore au niveau plus élevé de la vie, en ce que le vivant
invente des résolutions de problèmes dans toute sa dimension perceptive,
active et adaptative: l’individuation serait donc une «opération beaucoup
plus générale» que ce que l’on pense (IG, p. 212)5. C’est ainsi qu’on a
pu mettre en relation le couple de concepts «tension/résolution» chez
Simondon avec celui de «variation/sélection» chez Darwin, en disant que
«“l’individuation” est le nom simondonien du mécanisme évolutif uni¬
versel» (Fagot-Largeault A., 1995, p. 28). Ensuite, il est important de
noter que Simondon se réfère à un phénomène évolutif particulier: la
néoténisation. Il écrit: «parce qu’elle est directement liée à un processus
de néoténisation, l’individuation est la racine de l’évolution» (IG, p. 212,
note). Cette affirmation reviendrait à dire que l’espèce tire son origine
des individus naissants qui s’amplifient en même temps comme tels, au
lieu de se stabiliser dans leur développement total; ce qui expliquerait la
différence qu’il y a entre le vivant naissant et le simple cristal et aussi

la
milieu
aspects
seule
5 etde
Simondon
individuation
élément
l’opération
d’individuation.
écritd’individuation»
qui
à ces’accomplisse
propos:
Les «L’ontogenèse
conduites
(IG,
dansp. le212).
perceptives,
vivant
est une
[...] individuation,
actives,
Vivre consiste
adaptatives,
mais
à être
n’est
sont
agent,
pas
des
Bergson et Simondon 313

entre l’animal naissant et le végétal. Simondon généralise «ce type de


rapports entre classes d’individus, en supposant, dans la catégorie des
vivants, une cascade de développements néoténiques possibles» (IG,
p. 150). Cette hypothèse nous fournit une autre manière de voir l’espèce
que celle de l’hylémorphisme aristotélicien. Elle doit encore sa valeur à
sa conception de l’individuation comme activité du transfert amplifiant.
Si l’opération néoténique consiste bien en gros, à ralentir ou à suspendre
le processus naturel de la vie en amplifiant le potentiel de son état anté¬
rieur, elle correspond en cela, à toute la démarche de l’individuation
simondonienne6. Pourtant sur cette question de la relation entre l’hypo¬
thèse philosophique proposée par Simondon et les données actuelles de
la science, nous ne nous avancerons pas davantage, puisque les prises de
position du philosophe français ouvrent des débats et suscitent des polé¬
miques plus qu’elles ne présentent de véritables solutions.

De la différenciation à l’identification: deux conceptions


DIFFÉRENTES DU DEVENIR

La pensée des deux philosophes français converge fortement autour


de deux points essentiels. Tout d’abord, ils affirment clairement la réalité
du virtuel — la virtualité de la vie chez Bergson et le préindividuel chez
Simondon. Ensuite, la nature de l’individu et du genre en même temps
que leur relation sont liées à leur genèse qui s’amorce donc à partir du
virtuel ou du préindividuel. Pour cette raison, l’individuation elle-même
passe chez eux par divers degrés d’individualité. Notre analyse partira
donc de ces deux points fondamentaux: le sens métaphysique du virtuel
et la cause de la diversité de l’individualité. Elle se développera ensuite
autour de trois problèmes: le passage de la matière à la vie; l’individu et
le genre dans la matière; l’individu et le genre dans le monde vivant.
Notre ambition est de montrer que c’est dans le traitement philosophique
de ces problèmes que leur pensée trouve son point de divergence.

niles
du
l’article
jeune
de6 de
La
l’espèce
chimpanzé
P.
néoténie
Menke
ancestrale,
consiste
et(2007)
celuicomme
etde
dans
aul’homme
livre
lecela
fait
deest
que
S.adulte.
rendu
J.l’espèce
Gould
On
manifeste
(1977).
peut
fille semaintient
par
Simondon
reporter
l’analogie
les
sursemble
caractères
ceentre
problème
voir
le crâne
juvé¬
dansà

ce phénomène la cause majeure de l’évolution à condition qu’il soit un indice de l’indivi¬


duation saisie dans tout son déroulement. Mais dans le texte de Simondon, ce thème n’est
pas traité et développé d’une manière directe. Il n’est présent qu’ implicitement, ce qui fait
la difficulté de son interprétation.
314 Su-Young Hwang

Le sens du virtuel chez Bergson est bien dégagé par Deleuze. Le vir¬
tuel n’est pas le possible en tant qu’idéal qui se réalise, mais bien le réel
qui peut s’actualiser. Un idéal, qu’il soit forme ou idée ne précède pas
le réel, mais plutôt imite celui-ci: «ce n’est pas le réel qui ressemble
au possible, c’est le possible qui ressemble au réel» (Deleuze G., 1966,
p. 101). D’ordinaire, pourtant, la réalisation du possible est censée sup¬
poser, d’une part, la ressemblance entre le possible et le réel, à la manière
des images qui imitent les Idées dans la métaphysique de Platon. Elle
nécessite, de l’autre, une certaine limitation, puisque tous les possibles
ne pourraient se réaliser, comme dans la théorie de la possibilité de Leib¬
niz. L’idée du possible fait ainsi du schème conceptuel abstrait la condi¬
tion du réel. Au contraire, le virtuel bergsonien est réel en tant que tel.
Il s’actualise en se différenciant. Au lieu de se limiter, il crée d’une
manière positive «ses propres lignes d’actualisation» (Deleuze G., 1966,
p. 100). Entre le virtuel et les êtres actualisés il n’y a donc pas de res¬
semblance, mais seulement une différence. Là est le sens propre de la
création. On peut comparer le préindividuel de Simondon au virtuel de
Bergson. En effet, la réalité préindividuelle ne ressemble pas aux indivi¬
dus, en ce que ceux-ci sont le résultat d’une structuration qui n’existait
pas avant, et qu’ils s’engendrent donc comme de véritables nouveautés.
C’est ainsi qu’on a pu décrire le préindividuel comme «une puissance
génératrice et créatrice» (Chabot P., 2003, p. 85). Chez les deux auteurs
cette puissance constitue l’équilibre instable de forces (ou tendances) qui
n’attendent que l’occasion par laquelle le virtuel se divise ou se déphase.
Il est vrai que Simondon n’emploie pas le mot virtuel, mais plutôt celui
de «potentiel» emprunté à la thermodynamique7, alors que chez Bergson,
le virtuel est constitutif de la métaphysique même de la durée, qui a pour
modèle la conscience, mais qui se prolonge en tant que telle à la manière
de la vie. Malgré cela, la ressemblance des deux penseurs est manifeste
concernant le caractère essentiel du virtuel: celui-ci s’actualisant par la
différenciation chez l’un et par l’individuation chez l’autre, aucun schème
conceptuel ne lui est applicable. Pour tracer la genèse, c’est-à-dire pour
penser le devenir, les outils conceptuels créés pour des êtres tout faits ne
servent à rien. Il s’agit de se replonger dans le tout et de penser à partir

d’Anaximandre.
le terme
problème
7 Comme
de du
«possible»
potentiel
nous
Mais l’avons
dans
pour
réel,
ce voir
rappelé
montrer
cas, J.-H.
son plus
sens
son
Barthélémy,
haut,
caractère
correspond
Simondon
2005,
réel
plutôt
enemploie,
p. 1au
le14.virtuel
comparant
biende que
Bergson.
à Yapeiron
rarement,
Sur
Bergson et Simondon 315

de là l’individuation, dont procède justement «l’individuation de la


connaissance» (IG, p. 34). Cette pensée du devenir nécessite donc une
méthode nouvelle, que ce soit l’intuition ou la transduction, qui épousent
toutes deux le mouvement du réel.
La pensée de nos deux auteurs concorde encore autour d’un second
point fondamental: puisque l’individualité se réalise à des degrés divers,
il n’y a jamais d’individuation unique et complète. Cette incomplétude
de l’individuation est aussi liée à la manière d’être du préindividuel et du
virtuel. Chez Bergson, la tendance vitale à s’individuer trouve son enne¬
mie dans la tendance à s’associer, ce qui vient du caractère même de
«l’unité multiple de la vie». De cette tension résulte les divers degrés
d’individuation que l’on rencontre depuis la colonie jusqu’à l’individu
isolé. C’est ainsi que dans tout le monde vivant, «l’individualité appa¬
rente du tout est le composé d’un nombre non défini d’individualités
virtuelles, virtuellement associées» (EC, p. 261). En fait, ce schème du
virtuel prolonge celui de la mémoire. Dans Matière et mémoire, le célèbre
schème du cône renversé représente l’actualisation de la mémoire «vir¬
tuelle» dans la perception: il y a tout un mouvement psychologique qui
va et vient du plan du rêve où s’accumulent des souvenirs «individuels»
à celui de l’action où se produit «l’association» des idées qui s’insèrent
dans la perception (MM, p. 169-189). L’analogie entre le mouvement
psychologique et celui de la vie est manifeste, en ce qu’ils constituent une
unité dynamique qui règle toute l’actualisation du virtuel. Chez Simon-
don, on peut trouver une forme analogue d’unité originelle à travers son
concept d’«être polyphasé». L’individuation ne se réalise pas en une
phase unique. Elle constitue un déphasage de l’être par rapport à lui-
même. En effet, l’être individué n’épuise pas tout le potentiel de la réalité
préindividuelle, comme nous l’avons vu à travers l’exemple des deux
formes allotrophiques du soufre. Voilà pourquoi l’être qui comprend en
lui le potentiel préindividuel est aussi un être polyphasé dans lequel il n’y
a de pluralité que «celle de l’être comme phase, dans la relation d’une
phase d’être à une autre phase d’être» (IG, p. 229). La pluralité ainsi
entendue ne serait plus celle d’une somme de parties qui existent toutes
dans une même dimension, mais plutôt celle d’une unité pluridimension¬
nelle, dont les phases coexistent chacune dans leur dimension propre.
Chaque phase existant virtuellement dans cette unité crée son individua¬
lité au moment opportun. L’être polyphasé de Simondon ressemble donc
assez à l’unité multiple de Bergson. Pour l’un comme pour l’autre, les
phases ou les tendances coexistant sans communication à l’état virtuel
316 Su-Young Hwang

ne se concrétisent que successivement. D’où les degrés divers de l’indi¬


vidualité qui dominent différents modes d’être. Le virtuel qui n’est ni
forme toute faite, ni néant absolu constitue par son dynamisme propre les
conditions originelles de l’individuation.
Sur quel point précis se focalise donc leur divergence? Nous allons
alléguer ici que ce point n’est autre que la question de l’ontogenèse qui
amorce le devenir au niveau élémentaire et qui a un sens spécifique pour
chacun de deux penseurs. Il est intéressant de noter que cette spécificité
s’amorce à travers le choix des exemples qu’ils vont utiliser pour bâtir
leur modèle théorique. Pour envisager cet événement fondamental qui est
presque synonyme d’individuation en effet, Simondon va se servir du
cristal. Cet exemple physico-chimique fait contraste avec celui de Berg¬
son. Celui-ci met plutôt l’accent sur la naissance de l’individu dans le
développement d’un organisme par un processus d’explosion et de division.
Ces choix divergents ne sont pas anodins. Il en va dans un cas comme
dans l’autre d’une conception différente de la relation entre la vie et la
matière, entre le physique et le biologique.
Il s’agit bien pour Simondon d’établir l’ontogenèse par un déphasage
du préindividuel s’effectuant à l’occasion d’un événement singulier
impliquant une forme ou une autre d’interaction avec le monde extérieur.
Concernant ce processus élémentaire, l’auteur met l’accent sur la discon¬
tinuité entre l’individuation matérielle et l’individuation vitale, à la fois
quant à leur mode de réception et quant au développement de l’informa¬
tion issue de la singularité en question. Pourtant cette discontinuité des
deux régimes d’information ne renvoie jamais chez lui ni à une forme ou
à une autre de métaphysique dualiste et substantialiste, ni à une perspec¬
tive réductionniste. Elle concerne non seulement la relation physico¬
biologique, mais aussi le passage de chaque régime à un autre jusqu’à
l’individuation psycho-collective. Il y a ontogenèse dès qu’il y a un effet
de seuil, c’est-à-dire l’émergence d’un point de discontinuité au sein d’un
processus continu, de telle sorte que «chaque être ait intégré à lui-même
une condition continue et une condition discontinue» (IG, p. 109). C’est
ainsi qu’on ne peut caractériser la position simondonienne que comme
une «ontogenèse non-réductionniste» (Barthélémy J.-H., p. 41).
En revanche, pour Bergson, l’ontogenèse est avant tout un phéno¬
mène biologique qui a son principe dans l’élan vital, alors que la matière
physique se résorbe dans «la durée immanente au tout de l’univers»
(EC, p. 11). Cette dernière ne permet pas directement l’individuation.
C’est le contact de la vie avec la matière qui divise les êtres vivants,
Bergson et Simondon 317

qu’ils soient espèces ou individus. La matière, loin d’être une singularité


quelconque, est un principe indépendant de la vie, ou plutôt un mouve¬
ment opposé à elle. C’est donc bien d’une forme de pensée dualiste qu’il
s’agit ici, même si on peut défendre bien sûr l’idée qu’il s’agit d’un
dualisme de tendances et non pas véritablement d’un dualisme de subs¬
tances (Jankélévitch V., 1931, p. 174). L’élan vital étant en continuité
avec l’individuation vitale rencontre la matière comme un obstacle qu’il
doit contourner ou dépasser. Ainsi, même si la matière et la vie sont des
dimensions de la durée, l’abîme qui les sépare est plus profond que chez
Simondon. Sans doute, le dualisme bergsonien est-il dû en partie à l’inca¬
pacité de la science de son époque à comprendre la vie. Quant à son
continuisme, qu’il faut sans doute mettre en relation avec le courant éner-
gétiste de la fin du XIXe siècle, il concerne la durée de tout l’univers, qui
recouvre à la fois la vie et la matière8. Cette incompatibilité du dualisme
et du continuisme qui constitue l’un des problèmes les plus difficiles de
la métaphysique bergsonienne n’est pas sans rapport avec la situation des
sciences naturelles auxquelles il fait face. Cela explique au moins en
partie son refus d’admettre l’individualité du corps matériel, et de ne voir
la formation d’individus que dans le monde vivant.
Notre quatrième point concerne la nature de l’individu et du genre
dans le monde matériel. Cette question surgit chez Simondon autour de
l’exemple du cristal. Le préindividuel du cristal est l’état amorphe, carac¬
térisé par son «isotropie». Les molécules qui le constituent sont dispo¬
sées sans ordre, ni structure, alors que celles qui composent le cristal sont
ordonnées à la manière d’un réseau qui se prolonge dans une structure
géométrique, comme le tétraèdre, l’hexaèdre, l’octaèdre, le rhomboèdre,
etc. La disposition périodique des éléments en présente une «systémati¬
sation» toujours ouverte, il est vrai, mais qui se stabilise dans une struc¬
ture. Ici l’individualité, si l’on peut en parler, consiste dans cette structure
naturellement formée et relativement stable. Si la même condition pro¬
duit des individus de même structure, c’est qu’ils sont du même genre.
En fait, la discontinuité énergétique créant différentes structures géo¬
métriques, des individus issus de la même discontinuité varient selon
des circonstances plus détaillées et plus accidentelles. C’est ainsi que
Simondon, en introduisant la discontinuité dans la continuité du devenir,
explique la genèse consécutive du genre et de l’individu.

M. Capek,
8 Sur1971.
la relation de l’énergétisme avec Bergson, on peut se reporter au livre de
318 Su-Young Hwang

Bergson fait une seule fois mention du cristal que Simondon prendra
comme paradigme de l’individuation physico-chimique. Mais le cristal
ne peut pas constituer l’individu pour lui, puisqu’il «n’a ni hétérogénéité
de parties ni diversité de fonctions» (EC, p. 12). En général, la matière
n’est pas susceptible de «constituer des systèmes naturellement isolés,
naturellement clos» (EC, p. 15)9. Si l’individu matériel n’est donc qu’un
être de raison, Bergson reconnaît pourtant aux genres matériels une réa¬
lité, révélée par «la répétition de l’identique». Cette thèse suppose au
fond celle de la continuité de la matière, en ce qu’elle explique l’identité
surtout par les fréquences immanentes au mouvement de la matière
— semblables aux fréquences d’une certaine longueur d’onde électro¬
magnétique — , et qui sont réalisées toujours dans «certaines limites».
Ce qui compte dans cette hypothèse, c’est l’existence des limites qui
déterminent réellement les genres matériels. Mais Bergson ne précise pas
en quoi consistent ces limites. Il revient toujours à la fonction perceptive
des vivants pour expliquer la formation des genres matériels. Concernant
le rôle de la perception et aussi de la technique dans celle-ci, Simondon
est du même avis que Bergson. Pourtant là où Bergson ne voit que l’iden¬
tité et la continuité, il observe bien la discontinuité réelle qui détermine
le passage d’un seuil, et qui crée ainsi des individus et des genres dans
le monde matériel.
Nous sommes enfin arrivés au dernier point: la nature du genre et
de l’individu dans le monde vivant. La genèse de l’individu, c’est-à-dire
l’ontogenèse chez Bergson étant limitée à l’être vivant, nous avons déjà
vu qu’elle est issue du courant vital. La naissance du genre n’a pas
d’autre origine. L’élan, force explosive de la vie, divise les tendances
immanentes à la vie en plusieurs grandes lignes de l’évolution, qui se
subdivisent encore en espèces et en individus. Pourtant, «l’élan est fini,
et il a été donné une fois pour toutes» (EC, p. 266). Au lieu d’imposer
aux vivants des formes bien déterminées, l’élan vital procédant à travers
la matière, est une force qui «cherche toujours à se dépasser elle-même,
et toujours reste inadéquate à l’œuvre qu’elle tend à produire» (EC, p. 127).
D’où le caractère imprévisible et événementiel de la vie. Cette vision du

cristal,
est
s’être
en
divisible
suivant
connue
référé
9 car
IIenn’est
non
Ravaisson:
à cristaux
paraît
la fin
seulement
pasdu
enprobable
semblables
xvme
1876.
«Un
l’hypothèse
siècle,
cristal
Il que
semble
actuellement
Bergson
mais
n’est
de
que
l’article
pas
l’abbé
Bergson
n’ait
un existants»
individu;
Haüy
de
pas
Désiré
suit
connu
surplutôt
la(Boutroux
car
Gemez
formation
leilBoutroux
mécanisme
est,auquel
indéfiniment
É.,périodique
lorsque
Simondon
1929,
de lap.celui-ci
genèse
peut-être,
dusemble
80).
cristal
du
dit
Bergson et Simondon 319

monde nous invite à penser «la contingence» comme un facteur impor¬


tant du processus vital (Miquel P.- A., 2007, p. 13). La naissance des genres
n’est donc ni déterminée, ni pourtant purement aléatoire. Le problème du
genre est avant tout celui de distinguer des groupes d’êtres chacun par
ses caractères communs. La biologie établit bien depuis trois siècles des
systèmes de classification des êtres vivants. Pourtant les critères sur les¬
quels elle s’appuie ne sont pas toujours aussi clairs que l’on pourrait le
croire. Les classifications ne sont pas de simples catalogues basés sur les
physionomies des êtres, mais tentent plutôt de représenter de mieux en
mieux la sinuosité même de l’évolution. Or, d’après le paléontologue
Gould, les embranchements de la vie ne sont pas apparus d’une manière
progressive, par l’accumulation de grands nombres de spéciations, mais
plutôt d’une manière précisément explosive et contingente. Il se réfère
notamment à «l’explosion cambrienne» dont on a observé le développe¬
ment dans les archives fossiles d’animaux issus des schistes de Burgess
(Gould S. J., 1991, p. 61-62). L’explosion était unique dans l’histoire de
l’évolution et les grandes lignes issues d’elles correspondent en même
temps par leur singularité anatomique à des embranchements majeurs.
Ceux-ci se sont bien différenciés eux-mêmes en une infinité d’espèces
au cours du temps ou ont disparu pour des raisons diverses. L’histoire de
l’évolution est alors celle des «variantes sur des modèles de base établis»
à l’époque cambrienne (Gould S. J., 1991, p. 74). L’évolution procède
donc par différenciation, et non par association, comme Bergson l’affir¬
mait déjà et elle résulte bel et bien d’une sorte d’explosion originelle.
L’idée de l’élan vital, si nous reconsidérons ce dernier comme un prin¬
cipe naturel qui ne renferme plus en lui aucun mystère n’est pas si éloi¬
gnée d’un principe de contingence, contingence caractérisée par Gould
comme «une chose en soi et non comme la combinaison du déterminisme
et du hasard» (Gould S. J., 1991, p. 57).
Qu’en est-il à présent du problème de la contingence au niveau de
l’hérédité? Le genre se transmet bien de germe en germe. C’est en tout
cas sur cette idée que reposent ce que l’on a nommé en 1958 «le dogme
central» de la biologie moléculaire, ainsi que les images aujourd’hui un peu
tombées en désuétude du code et du «programme génétique». Sur ce sujet,
Canguilhem a pu écrire: «Dire que l’hérédité biologique est une commu¬
nication d’information, c’est en un certain sens, revenir à l’aristotélisme,
si c’est admettre qu’il y a dans le vivant le logos, inscrit, conservé et
transmis» (Canguilhem G., 1979, p. 362). Plus récemment, Anne Fagot-
Largeault était encore presque du même avis: «Le génome d’un individu,
320 Su-Young Hwang

identiquement présent dans toutes les cellules de son organisme, est plus
stable que ‘métastable’. Cela invite à ne pas récuser trop vite l’hylémor-
phisme» (Fagot-Largeault A., 1994, p. 41). Or nous avons déjà relevé
que nos deux auteurs présentent tous deux des perspectives plus larges et
flexibles concernant l’hérédité. Pour Bergson, celle-ci est avant tout «la
transmission de l’élan»: c’est un processus dynamique. Pour Simondon,
elle est «un problème à résoudre», au lieu d’être prédéterminée. Pour
l’un comme pour l’autre, elle concerne le vital, en tant que processus
général qui apparaît au premier plan, que ce soit par l’image de l’élan ou
par l’analyse de l’individuation. Il ne s’agit évidemment pas de donner
une explication précise au problème de l’hérédité. Mais leurs positions
contiennent déjà en creux les principes d’une critique de toute com¬
préhension trop rigide du modèle du déterminisme génétique fondée sur
les notions de code et de programme génétique. Or de telles critiques
prennent de plus en plus d’importance dans la science d’aujourd’hui.
Plutôt que de limiter à la thèse de la traduction colinéaire et irréversible
de l’ADN en protéines, on tend à mettre en évidence «l’ensemble des sys¬
tèmes dynamiques que constituent les réseaux biochimiques par lesquels
des états fonctionnels se maintiennent, se transforment et se transmettent»
(Atlan H., 1999, p. 56)10. Nous n’entrerons pas dans des débats qui dépas¬
seraient notre objet de recherche. Notons simplement pour finir que la
contingence et l’imprévisibilité semblent jouer un rôle plus important dans
les perspectives développées aujourd’hui par la biologie des systèmes.
Il nous a donc semblé important de noter que non seulement la
contingence est au centre du problème de l’émergence des genres en
biologie chez nos deux auteurs, mais que leur point de vue conserve par
certains aspects une véritable actualité dans le monde des sciences
contemporaines. Il nous faut pourtant à présent analyser ce qui les sépare.
Si Bergson constate la dualité manifeste de l’individu et du genre dans
le monde vivant, il n’en va pas de même chez Simondon. Celui-ci
— envisageant comme «unité de vie» le groupe complet qui ne connaî¬
trait pas la mort, plutôt que l’individu isolé — souligne l’identité ou
plutôt l’indifférenciation de l’individu et du genre, en ce sens que l’indi¬
vidu est déjà «substance héréditaire» dans le corail et l’amibe, tout
comme dans le cristal. Deux points sont à relever ici. D’abord, l’indivi¬
duation ne contrarie pas la reproduction, pour lui. Elle commence par la

On peut
10 seParréférer
là on pour
prend
ce en
problème
compte au
leslivre
interactions
d’Eva Jablonka
entre laetgénétique
de MarionetJ.l’épigénétique.
Lamb (1995).
Bergson et Simondon 321

croissance dans l’espace et s’achève par la reproduction dans le temps,


ce qui n’est pas le cas chez Bergson. Ensuite il ne voit pas la reproduction
sexuée comme un phénomène essentiel de la vie, mais plutôt comme une
complication accidentelle. Lorsqu’on part de l’individuation ainsi géné¬
ralisée, il est relativement aisé de comprendre le passage de la matière à
la vie, malgré leur discontinuité11. Mais pour les mêmes raisons, on est
immanquablement enclin à sous-estimer la reproduction sexuée, qui est
pourtant sans doute à l’origine d’un accroissement de la diversité hérédi¬
taire chez certaines espèces et qui pourrait aussi expliquer l’émergence
de changements radicaux pendant la spéciation.
L’idée de la substantialité de l’espèce qui est chose évidente chez
Bergson s’inspire au contraire de la thèse de Weismann. Son dualisme
consiste en ce fait que la matérialité de l’individu est destinée à se défaire,
alors que le courant de vie en tant que force de création continue indéfi¬
niment. Il est vrai que l’individuation simondonienne crée des nouveau¬
tés, en ce qu’elle est une polarisation et une structuration qui n’existaient
pas dans le préindividuel, et qui en cela sont comparables à un système
auto-organisé (Prigogine L, Stengers I., 1979). Pourtant de l’auto-organi-
sation à la spéciation il y a encore loin. On peut dire que si Bergson s’est
plus préoccupé d’expliquer le problème de l’évolution et de la spéciation,
Simondon s’est employé à donner un modèle concret de l’ontogenèse dès
son niveau physico-chimique. Cette différence d’attitude a peut-être
déterminé leurs différents modes d’explication à l’égard du processus du
passage du préindividuel à l’individuation. Si chez Bergson, l’actualisa¬
tion du virtuel consiste en un processus de différenciation fondé sur
l’hypothèse d’une explosion originaire de la vie, chez Simondon, elle est
celui de l’identification qui part au contraire du cristal, à condition que
cette dernière ne se règle pas sur la logique, mais prenne la forme d’une
«polarisation» auto-organisée.

Académie des Sciences de Hallym Su-


Young Hwang
Université de Hallym,
Chun-cheon, Gangwon-do
Corée du sud
hsy62@yahoo.co.kr

11 C’est le cas de Kauffman théoricien des systèmes auto-organisés en biologie et


aussi de Caim-Smith, qui voit dans la cristallisation de certaines argiles l’une des origines
de la vie (Kauffman S., 1995; Caim-Smith A. G., 2001).
322 Su-Young Hwang

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Résumé — Pour des raisons différentes, Bergson et Simondon peuvent être


qualifiés l’un et l’autre de philosophes du devenir. Notre objectif dans cet article
est de mettre en lumière par une analyse croisée de leurs pensées la question
capitale de l’individu et du genre, repensés l’un et l’autre à partir de leur genèse,
à la fois au niveau physique et au niveau des relations entre physique et biologie.
Le problème du genre et de l’individu est toujours à l’œuvre dans les recherches
324 Su-Young Hwang

scientifiques et surtout dans les systèmes de classification en biologie, bien que


l’état actuel des sciences naturelles ne permette pas encore de nous en fournir un
éclaircissement définitif. Bergson et Simondon en prenant appui, l’un sur un
modèle biologique [la différenciation], l’autre sur un modèle physique [l’indivi¬
duation], tentent chacun à leur manière originale de donner une interprétation
métaphysique de la genèse de l’individu et du genre.

Abstract — For differing reasons both Bergson and Simondon may be


called philosophers of becoming. Our aim in this article is to bring to light by
means of a comparative analysis of their thoughts the capital question of the
individual and the genre, both rethought from their genesis, both on the physical
level and on the level of relations between physics and biology. The problem of
the genus and of the individual always appears in scientific research and espe¬
cially in systems of classification in biology, although the present state of the
natural sciences does not provide us yet with a definitive clarification. Bergson
and Simondon basing themselves, one on the biological model [differentiation],
the other on the physical model [individuation] attempt, each in their original
way, to give a metaphysical interpretation of the genesis of the individual and of
the genus (transi. J. Dudley).

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