Vous êtes sur la page 1sur 1

Les vertus du bas de laine

Qu'il est doux d'être encensé par l'ennemi héréditaire ! Les oreilles françaises ont sans doute agréablement
tinté en 1908 quand Bülow, le chancelier du Reich, reconnut enfin : « La France doit sa richesse à son sol béni,
puis aussi à l'activité et à l'ingéniosité de ses habitants, mais encore plus à son admirable esprit d'économie, à
cette force d'épargne qui distingue chaque Français, chaque Française. (...) Ce que la France, par sa production,
gagne de moins que nous, elle l'épargne, elle le compense par les intérêts de son épargne. » Ce satisfecit venu
d'outre-Rhin ne pouvait qu'être objectif dans une bouche si autorisée ; il était assez dans l'air du temps pour qu'on
le crût, foi d'Allemand !
Vers 1900, en effet, ce n'est qu'un cri chez tous ceux qui s'intéressent à la finance et à l'économie politique,
chez ces quelques millions de ménages où, comme on disait alors, on a de l'argent "devant soi" : cette bonne
vieille France bien grasse et riche, diablement riche, avec ses bas de laine si lourds au fond des armoires, ses ren-
tiers bonasses, ses patrimoines patiemment accumulés et gérés en père de famille, ses réserves de métal jaune
sonnantes et trébuchantes et, trésor entre tous, son franc-or inébranlable depuis germinal an XI. N'est-elle pas, au
reste, le second investisseur au monde, derrière le Royaume-Uni, assurant quasiment à hauteur de 20% l'emprise
des riches sur les pauvres et leur contribution à la diffusion du progrès universel ?
Aujourd'hui, historiens et économistes nous invitent à moins d'enthousiasme : la propension française à
l'épargne ne serait pas si souveraine, et les Anglais, les Allemands ou les Belges s'entendent assez bien eux aussi
à l'art de faire fructifier leur petit capital. Il n'empêche que celle-ci fut considérée à l'époque, sans l'ombre d'un
doute, comme vertu très gauloise et signe considérable et flatteur de puissance. Au reste, le rapport de l'épargne
au revenu national n'était-t-il pas alors, bon an mal an, de 8 à 9%? Imagine-t-on les effets cumulatifs d'un tel acti-
visme, capable, en théorie, de doubles le poids de tous les magots privés en moins de quinze années ? La France
fin de siècle, par l'obstination de ses épargnants, est une formidable machine à accumuler du capital.
Ce fut peut-être, il est vrai, le signe d'états d'âme trop parcimonieux. Car de nombreux traits structuraux de
l'activité du pays n'incitaient ni à la dilapidation ni à l'investissement hardi. L'épargne était d'abord un réflexe des
campagnes, des petites et moyennes villes, où les occasions de dépenses demeuraient bien rares, ou l'autocon-
sommation familiale avait encore toute sa force, où le luxe restait inconnu et semblait inutile ou immoral. Or ce
monde agricole et artisanal travaillait beaucoup et fournissait encore en 1900 une bonne moitié du "produit phy-
sique", comme disent nos économètres : il s'offrait donc, mine de rien, les moyens d'épargner en toute tranquilli-
té. Il était clair aussi que la paresse démographique d'un pays qui faisait moins d'enfants réduisait d'autant le vo-
lume des dépenses et grossissait la part du gâteau à partager entre chaque vivant avisé. Et surtout, la rigidité so-
ciale jouait à plein en faveur de ceux qui savaient depuis longtemps compter leurs sous et les placer à bon es-
cient.
Même si les statistiques sont discutables ou incomplètes, toutes les études de succession révèlent, une fois
dissipée la poussière des petits héritages médiocres, une loi d'airain de la société française, claire comme le jour
et tout à fait pérenne : près de 90% de la fortune nationale sont détenus par 10% de la population ; 0,2% des suc-
cessions représentent 30% de la valeur totale des biens imposés. Et cette stricte hiérarchie d'argent quadrille aussi
impitoyablement le territoire : ainsi, les habitants de la Seine possèdent pratiquement le tiers de la fortune privée
du pays en 1900 ; ceux du Nord, de la Seine-Inférieure et du Rhône, aussi industrieux, et ceux plus franchement
agricoles, de la Seine-et-Oise et de la Marne, en concentrent pour leur part 13%.
A l'inverse, il n'y a guère d'accumulation populaire. Les pauvres, les salariés, survivent en dépensant tout :
70% des défunts ne laissent rien, et à Lille, par exemple, 87% des ouvriers meurent sans ressources en 1908.
L'épargne populaire, fragile et faible, n'est que très rarement placée et si, d'hasard, quelques sous ont été amassés,
ils passent dans le logement. Ce qui ne nuit pas, tout au contraire, à la multiplication des livrets des Caisses
d'épargne, si courus des milieux modestes, qui y déposent à tout hasard quelques centaines de francs : y sont ins-
crits 3,3 milliards de francs en 1890, puis 5,8 en 1913 ; aux mêmes dates, leur nombre saute de 7,2 0 15 millions,
qu'ils soient ouverts dans les Caisses privées ou à la Caisse nationale lancée par les PTT depuis 1881.
"Le Monde"

Vous aimerez peut-être aussi