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L’approvisionnement des

villes de Castille aux Temps


modernes
Bartolomé Bennassar
p. 155-164

TEXTO NOTAS AUTOR
TEXTO COMPLETO
1Une trentaine d’années de familiarité avec les archives
espagnoles m’ont convaincu de cette vérité d’évidence, qui
n’est pas seulement espagnole : à l’époque moderne, et sauf
circonstances exceptionnelles, la structure de protection et de
défense authentique des individus est la ville, dans une
moindre mesure le gros bourg ou le village. L’Etat ne fait
guère figure que de prédateur : il prélève de l’argent et ses
exigences fiscales vont croissant tout au long de la période
moderne ; il prélève des hommes pour l’accomplissement de
sa politique extérieure. Or, une fois encore, sauf exceptions
(par exemple celles qui concernent les populations des zones
frontières ou des régions littorales), les sujets éprouvent ces
prélèvements comme des pertes « nettes » dont ils
n’aperçoivent aucune retombée : ni sous la forme d’une
participation de l’Etat à l’équipement de leur région (routes,
ponts, par exemple) au moins jusqu’au  XVIII  siècle, ni sous la
e

forme d’une politique de développement économique, cette


fois encore jusqu’au XVIII  siècle, d’une politique d’assistance
e

sociale ou d’éducation. Il peut se faire que la ville et l’Etat


coïncident dans un effort de défense de certaines
populations, lorsque la ville est siège de la Cour et du
gouvernement. Mais il y a alors naissance ou consolidation
d’un privilège et l’intervention de l’Etat sur les marchés, pour
assurer par exemple le ravitaillement de la ville-capitale, se
fait aux dépens des autres collectivités en provoquant ailleurs
la pénurie et l’enrichissement des denrées.

I. Le rôle de l’Etat
2Cela dit, le rôle de l’Etat dans l’approvisionnement des villes
est loin d’être nul dans le royaume de Castille aux Temps
Modernes. On peut même considérer qu’il s’agit d’une
intervention essentielle puisqu’elle a pour but d’assurer
l’alimentation, donc la survie de nombreux sujets qui ne
vivent pas sur les lieux immédiats de la production des
denrées alimentaires. On peut définir schématiquement ce
rôle de la façon suivante :
 1 Les textes disent : mayordomo de la alhóndiga.

 2 Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde


méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Ed. d (...)

3Pendant la plus grande partie de la période, cette


intervention prend la forme d’un soutien au   dirigisme qui
prévaut dans l’approvisionnement urbain. Dès les Rois
Catholiques, l’Etat aide à la création
des  alhóndigas ou  positos, c’est-à-dire aux magasins de
stockage des grains, gérés sous une forme ou sous une autre
par les municipalités ou des fondations pieuses, souvent par
un majordome qui n’a que cette fonction 1. C’est encore l’Etat
(ici le Conseil de Castille) qui accorde, éventuellement, le droit
de prélever des taxes  (sisas) sur la consommation de certains
produits alimentaires (en général viande, poisson ou vin).
C’est encore le gouvernement qui, s’il le juge nécessaire, fixe
le maximum des prix. L’Etat et le roi lui-même interviennent
pour favoriser l’importation de « blé de mer » dans les villes
qui ne peuvent se suffire de la production locale ou régionale.
Or, ce ne sont pas seulement Barcelone et Valence,
métropoles du royaume d’Aragon, mais aussi toutes les villes
du sud-est du royaume de Castille et Séville elle-même qui
sont déficitaires en blé. Je me contente de renvoyer à
la  Méditerranée de Fernand Braudel, qui signalait les
incessants efforts de Philippe II pour obtenir le maximum de
blé sicilien2. Le blé d’Afrique du Nord, et notamment
d’Oranie, était également très convoité. Inversement, et plus
rarement, il revient à l’Etat d’accorder des licences de sortie
de grains, du royaume de Castille vers ceux d’Aragon et de
Portugal.
4Cet interventionnisme est évidemment le résultat de la prise
de conscience de  l’inélasticité du marché des denrées
alimentaires et tout spécialement de celui des grains. C’est
l’inélasticité qui oblige à une organisation rigoureuse du
marché pour assurer son approvisionnement et limiter la
spéculation. D’autre part, il est évident que l’Etat intervient
parce qu’il connaît la relation entre approvisionnement en
denrées de première nécessité à prix modéré et maintien de
l’ordre public. Sur ce plan, on peut affirmer qu’il y a
communauté d’intérêts entre l’Etat et les catégories
dirigeantes des villes.
 3 Laura RODRIGUEZ, The Spanish riots of 1766, in : Past and
Present, mai 1973, p. 117-146.

 4 Rappelons que l’alcabala, impôt sur les transactions, était le


premier revenu fiscal du royaume de (...)

5Précisément, l’inélasticité persistante du marché en


plein XVIII  siècle et l’influence qu’elle a sur l’ordre public vont
e

provoquer l’échec de l’Etat lorsque, sans renoncer au


dirigisme, il va tenter d’instaurer la liberté du commerce des
grains. Les émeutes de 1766 feront apparaître comme l’a
souligné Laura Rodriguez, la fidélité des populations et de
nombreux notables à un système qui leur donnait de plus
grandes assurances3.  L’espace de liberté
économique existant leur paraissait suffisant : il concernait un
certain nombre de denrées, comme nous le verrons ci-
dessous, et s’élargissait chaque année, dans la plupart des
villes, lors des  foires franches, accordées par le privilège royal
et qui duraient en général une ou deux semaines. En Castille,
la première foire franche avait été accordée à la ville de
Valladolid en 1156 et dédoublée par un privilège d’Alphonse
X le Sage en 1263, de telle sorte que la ville avait deux foires
franches de 15 jours, l’une au milieu du Carême, l’autre en
septembre. Ces foires étaient exemptes de l’impôt sur les
transactions commerciales, c’est-à-dire 1’alcabala4. En
revanche, le marché dit libre qui se tenait un ou plusieurs
jours de la semaine n’était nullement exempt de droits.
6Tel est rapidement défini le champ d’intervention de l’Etat
dans l’approvisionnement des villes. Beaucoup plus vaste,
plus complet est le rôle de l’Institution municipale. Et ce rôle
est proportionnel à l’importance des denrées dans la
consommation de la population, comme il était logique de le
supposer.

II. Le rôle des municipalités


1. L’obsession du blé
 5 Bartolomé BENNASSAR, Un Siècle d’Or espagnol, Paris, 1982,
p. 131-134.

7Dans ma thèse sur Valladolid, j’avais consacré plusieurs


pages à ce que j’ai appelé l’obsession du blé. J’ai pu, depuis,
me rendre compte que cette obsession était largement
répandue, ce qui est parfaitement logique eu égard à ce que
l’on sait des consommations alimentaires : aux Temps
Modernes, en Castille comme en France, en Italie, en
Allemagne, aux Pays-Bas, etc., les céréales représentent une
part fondamentale de la ration alimentaire et notamment de
l’apport calorique. Dans un livre récent,  Un Siècle d’Or
espagnol, j’ai essayé de rassembler les données dont on
dispose actuellement sur les rations du XVI  siècle en Castille
e

et même si la part des céréales est un peu inférieure à ce


qu’elle était en France elle reste dominante5.
 6 Bartolomé BENNASSAR, Valladolid au Siècle d’Or, Paris, 1967,
p. 66.

8Pour assurer l’approvisionnement indispensable en grains,


les villes de Castille ont associé au secteur libre qui, en année
normale, est prépondérant un  secteur public. Ce secteur
public est constitué par une  alhóndiga, un  posito ou, en
Navarre, un  vinculo. Il joue le rôle de régulateur du marché
libre, en amortissant les variations des cours, notamment en
année déficitaire de la production régionale, à plus forte
raison quand l’année est calamiteuse. J’ai eu l’occasion de
montrer comment fonctionnait le système à Valladolid où au
marché libre de la Rinconada était juxtaposée
la  alhóndiga qui disposait de trois magasins sur la place de
Santa Maria, dans les rues de Sacramento et de Gormaz. Le
caractère régulateur de la halle aux grains apparaît
parfaitement dans le cas de l’année-récolte 1567-68 : en
raison du déficit de la récolte de l’année 1567, la halle vend
sur le marché libre de la Rinconada du grain et du pain cuit à
partir de 1568 (janvier) à des prix modérés (12 charges de blé
par jour, soit un peu plus de 26 hl, plus de 5 000 kilos de
pain). En mai 1575, lorsque la pénurie est beaucoup plus
accusée, la quantité vendue s’élève à 25 ou 30 charges de
grain, environ 60 hectolitres6.
9Cela suppose que la  alhóndiga ou  posito soit
approvisionnée suffisamment. Pour ce faire, il faut que les
municipalités se tiennent au courant des prévisions de
récoltes, puis des premières estimations, pour pouvoir
acheter à temps sur les marchés les plus avantageux. C’est
donc bien ainsi que les choses se passent et c’est en général
un  regidor, donc une personnalité importante, qui est
chargée de diriger la tournée d’achat. Celle-ci peut, dans les
mauvaises années, être longue, lointaine, difficile, et il vaut
mieux l’effectuer en août, septembre ou octobre qu’en janvier
ou février.
10Ce système a atteint une très grande diffusion : dès
l’époque des Rois Catholiques, on relève l’existence de
ces  services publics à Séville, Burgos, Madrid, Tolède,
Valladolid, Jaen, par exemple. C’est le cardinal Cisneros lui-
même qui fonde celui d’Alcala de Henares en 1513. En
Navarre, à la même époque, on observe l’existence de la
même institution, ainsi à Tafalla et Puente la Reina. Tout au
long du XVI  siècle, plus modérément au cours du  XVII  puis,
e e,

avec une impulsion nouvelle au XVIII  siècle, le mouvement de


e

création des  positos va continuer et concerner de simples


villages.
 7 Gonzalo ANES ALVAREZ, El Antiguo Regimen. Los
Borbones, Alianza Edit., 1975, p. 279-285.

11Dès la fin du XVI  siècle, en Vieille Castille, des bourgs et


e

villages comme Matopozuelos, Torrelobatón, Tudela de


Duero, Cigales, Villanubla, ont leur  posito. En 1751, selon la
statistique publiée par Gonzalo Anes, il existe
3 371  positos en Espagne d’origine publique (mais seulement
185 en Aragon, 12 en Catalogne et 69 à Valence, ce qui veut
dire que l’immense majorité appartient au royaume de
Castille). Les provinces de Cuenca, Tolède, Grenade, Soria,
Ségovie et Salamanque, en ont respectivement 293, 255, 254,
218, 209 deux fois, ce qui montre bien que ce ne sont pas
seulement les villes importantes qui sont pourvues de cette
institution. Le caractère public apparaît dans la composition
du conseil d’administration. Ainsi, l’ordonnance municipale
du 16 octobre 1556, qui créa le   posito de Murcie, publiée
récemment par Francisco Chacon, montre que dans le conseil
d’administration siègent le corregidor, le regidor, un jurat et
un chanoine de la cathédrale. Mais de nombreux   positos sont
le fruit de fondations pieuses : en 1751, à côté des
3371  positos publics, il y en avait plus de 1 500 qui étaient
d’origine charitable. Avec l’appui de l’Etat, et notamment la
création en 1751 d’un Superintendant général des  positos, le
mouvement de création repart de plus belle et, en 1773, il
existait en Espagne 5 225  positos publics grâce aux 1 854
fondations survenues depuis 1751, dont plus de 1 000 dans
les pays de la Couronne d’Aragon mais la Castille, au total, en
avait près de 4 000. A cette première catégorie s’ajoutaient
2 865  positos de fondation pieuse, dont il faut cependant
préciser que leurs capacités étaient bien moindres
puisqu’en 1773 leurs stocks en blé ne représentaient que
10 % des  positos publics7.
12J’ai déjà signalé la vocation régulatrice et antispéculative
des  positos, on pourrait presque ajouter, en langage
économique, que leur fonction était anticyclique. Elle
s’exerçait en effet non seulement par les ventes de grains et
de pain cuit sur les marchés ou aux boulangers mais aussi par
des prêts aux laboureurs quand le grain manquait pour les
semences et par une fonction de crédit rural qui s’est
beaucoup développée au XVIII  siècle. Mais il ne faut pas se
e

dissimuler que la gestion de ces institutions était difficile et


pas toujours exemplaire : de mauvaises conditions de
stockage nuisaient à la qualité du grain, provoquaient
l’invasion des charençons, de sorte que le blé devenait
invendable si la récolte suivante était bonne ; il y avait des
erreurs dans l’appréciation de la conjoncture, de sorte que
les  positos achetaient trop ou pas assez. Le rythme des
ventes n’était pas suffisamment ajusté aux prévisions et à
l’écoulement des récoltes, et si des réserves excessives
étaient conservées les cours s’effondraient dès l’annonce
d’une bonne récolte, le  posito vendait à perte à moins que
des mesures autoritaires soient prises, interdisant
provisoirement l’importation de grains. Bref, la gestion était
déficitaire.
 8 James CASEY, The kingdom of Valencia in the seventeenth
century, Cambridge University Press, 1979, (...)

13Ainsi, à Valladolid, les comptes de Pedro Vásquez de


Salazar, regidor et commissaire de la   alhóndiga, montrèrent
qu’en trente ans, de 1556 à 1586, la perte avait été de près
de 16 millions de maravedis, un peu plus de 500 000 par an,
somme élevée mais pas scandaleuse si l’on songe que la ville
devait acquitter 7 700 000 maravedis par an au titre de
l’alcabala en 1557-61 et 19 millions en 1579-81. J’ai
d’ailleurs montré que le déficit de l’alhóndiga avait pu
longtemps être soldé par les bénéfices de l’adjudication
des  alcabalas et, au temps de la prospérité, cela a dû être le
cas de nombreuses villes. Au XVII  siècle, une plus grande
e

rigueur aurait dû s’imposer, mais il n’est pas sûr qu’elle ait pu


s’imposer. En tout cas, dans le royaume de Valence, James
Casey a démontré que les municipalités s’étaient ruinées ou
du moins lourdement endettées dans leur politique
de  welfare State où les achats de grains à l’étranger tenaient
une grande place8. Il est vrai aussi qu’au XVIII  siècle l’Etat a
e

parfois utilisé indûment les fonds en argent


des  positos transformés malgré eux en banquiers.
14Qu’il s’agisse du marché libre ou des  positos, le souci de
l’approvisionnement a conduit à définir pour chaque ville des
aires d’achat. Je renvoie notamment aux communications de
Francis Brumont et de Juan Gelabert pour Burgos et les villes
de Galice. Dans les années difficiles, les envoyés des
municipalités se livraient ainsi à de rudes luttes d’influence
sur les marchés encore pourvus. Ainsi, Tolède se fournissait
habituellement dans les campagnes de la Sagra et de la
Manche. Mais, en cas de nécessité, les émissaires de Tolède
allaient jusqu’aux abords de Toro et de Salamanque, voire
jusqu’à la Terre de Campos où ils entraient en concurrence
avec ceux de Madrid, Burgos ou Valladolid. Les villes du
Levant murcien se fournissaient surtout en Sicile ou en
Afrique du Nord. En bonne santé, Murcie ne pourvoyait qu’au
quart de sa consommation, trois mois de blé seulement.
15En dépit des pertes, des erreurs de gestion, des
malversations, le rôle des  positos ou  alhondigas a été positif.
Il a considérablement atténué l’ampleur des crises
frumentaires tant qu’il a fonctionné correctement. Les
dérèglements du système au XVII  siècle, conséquence de
e

l’appauvrissement général, ont aggravé les famines, surtout


dans l’Espagne centrale où le recours au « blé de mer » était
impossible. Au XVIII  siècle, les progrès de l’administration
e

publique ont entraîné un retour en force du système.


2. La viande, le poisson, les
denrées de base. Les obligados
16On retrouve le dirigisme dans l’approvisionnement des
denrées protéiniques, viande et poisson, mais aussi, au moins
dans de petites agglomérations, de la charcuterie, de l’huile
d’olive (surtout dans les zones non productrices), du sel et
parfois du vin, des chandelles et du bois. Le système
dominant est celui de l’obligado (appelé parfois d’un autre
nom, ainsi  abastecedor à Murcie), c’est-à-dire que la
municipalité met en adjudication les boucheries et la
poissonnerie, ou encore la taverne, et passe marché avec
l’individu ou la compagnie qui lui fait les propositions les plus
avantageuses : celui-ci s’engage (s’oblige) à approvisionner
les tables de viande ou de poisson durant toute la saison. Les
contrats portent mention des viandes (bœuf, veau, mouton,
agneau) ou des poissons à fournir (frais, « remouillé », salé,
en baril, etc.) à des prix fixes. En échange, les   obligados ont
le monopole du service, exception faite des foires et marchés
francs. Dans des villes comme Vallodolid et Grenade, il
existait deux sortes d’obligados : celui de la boucherie
publique et celui de la boucherie franche de l’Audience.
Souvent la ville réserve à l’obligado des boucheries des
pâturages municipaux où il pourra entretenir son bétail sur
pied. Le même système fonctionne pour la poissonnerie.
17Les contrats ne vont pas sans péripéties. Dans son souci
d’obtenir la fourniture de viande ou de poisson au meilleur
prix, la municipalité se montre parfois trop exigeante et les
faillites d’adjudicataires imprudents ne sont pas rares. Il
arrive également que le malheur des temps ou l’exigence
excessive de la municipalité amènent tous les candidats à
l’adjudication à se dérober : la municipalité est alors obligée
de prendre en régie la boucherie ou la poissonnerie. Le
résultat est alors, régulièrement, désastreux : en quelques
mois, des pertes sévères contraignent les édiles à composer
et à accepter avec de nouveaux adjudicataires une révision
sérieuse des prix.

18Une ville comme Madrid posait, au XVIII  siècle,


e
des
problèmes particulièrement délicats. Il s’agissait alors d’une
ville de 150 000 habitants, relativement éloignée des zones
fortes productrices des denrées alimentaires, ce qui
augmentait le coût de ces denrées, et il n’était pas facile, par
exemple, d’assurer les 2 000 fanègues de blé nécessaires
chaque jour. Or, le peuple de Madrid était justement redouté
par les pouvoirs publics : l’émeute du 28 avril 1699 avait
provoqué la chute du favori, le comte d’Oropesa ; celle du 23
mars 1766, dite  motin de Esquilache, provoqua un autre
changement politique. Il fallait donc maintenir le prix des
subsistances au plus bas possible, ce qui entraînait des
faillites en série.

19La fin du XVIII  siècle illustre ces difficultés. Il y avait à


e

Madrid, outre le  posito du blé, sept services du


ravitaillement : viande, lards et graisses  (tocino), huile d’olive,
poisson, charbon de bois, savon et chandelles, qui
fonctionnaient en général selon le système des   obligados. Ce
système est abandonné en 1786 et la Compagnie des « Cinco
Gremios Mayores » prend alors le bail jusqu’en 1794 où elle
l’abandonne après avoir perdu 80 millions de réaux ! La ville
prend ces services en régie directe : au cours du triennat
1796-98, elle perd 32 millions de réaux. Une Direction Royale
est créée pour prendre le relais : en trois ans, de 1799
à 1801, elle réussit l’exploit de ne perdre que 11 millions et
demi de réaux. L’analyse du phénomène est simple : par souci
politique, les denrées ont été vendues constamment au-
dessous du prix de revient. Le reste de l’Espagne a payé pour
Madrid.
20Les  obligados ne faisaient pas toujours faillite ! En dépit du
contrôle auquel ils étaient assujettis et qui était exercé par
les fieles du ravitaillement munis de poids personnels avec
lesquels ils pouvaient repeser les quantités vendues, et
chargés également de vérifier la qualité, ils pouvaient profiter
de leur monopole sur le marché et tirer le meilleur parti des
bonnes périodes. Il est symptomatique qu’on voit
plusieurs  obligados renouveler les baux obtenus, que
d’autres s’efforcent d’enlever l’adjudication de plusieurs villes
ou bourgs voisins, que des bourgs comme celui de Los
Yebenes, près de Tolède, soient devenus de véritables
pépinières d’obligados de la viande.
21Bien entendu, la géographie jouait son rôle dans
l’approvisionnement des denrées. On ne s’étonnera pas que
la consommation de viande ait été supérieure à Oviedo à ce
qu’elle était à Valladolid d’environ 20 % et que celle de Murcie
ait été plus proche de celle de Valladolid que de celle
d’Oviedo, avec une proportion plus forte de viande de
mouton. Les villes voisines de la mer comme Saint-Jacques-
de-Compostelle ou Murcie étaient évidemment favorisées
dans l’approvisionnement en poisson et la variété bien plus
grande près de l’Atlantique que de la Méditerranée : à Murcie,
par exemple, les gens s’empiffraient de sardines bon marché
et consommaient aussi beaucoup de thon ; à Saint-Jacques, la
gamme des poissons et fruits de mer était immense.
22Comme il y avait des aires de fourniture des céréales, il y
avait des secteurs privilégiés de production de la viande et du
poisson. Si la plus grande partie du pays fournissait du
mouton et de l’agneau, c’était le Leon (au sens large) qui était
la grande zone de la viande bovine avec, entre autres, les
marchés de La Bañeza et de Benavente. La Galice venait en
tête des régions de pêche et elle fournissait une grande partie
de la Castille, jusqu’à Madrid et Tolède. Cependant, c’était la
côte gaditane qui produisait le plus de thon, grâce à ses
nombreuses madragues.
 9 Angel GARCIA SANZ, Desarrollo y Crisis del Antiguo Regimen
en Castilla la Vieja. Ed Akal, 1977, p. (...)

23Le vin pose un problème différent. Le royaume de Castille


possédait un grand nombre de régions productrices : en
Galice, dans le Bierzo léonais, en Vieille Castille avec les
vignobles de Toro, Valladolid, Medina del Campo, en Nouvelle
Castille au sud de Tolède et dans le Levant murcien, enfin
dans plusieurs districts andalous. Le poids des intérêts des
viticulteurs était suffisamment considérable pour que les
magistratures municipales s’efforcent de protéger ces
intérêts. Le principe est donc d’interdire l’importation de vins
d’autres régions du pays, soit de façon absolue comme à
Murcie de 1556 à 1567, ou à Vallodolid de manière
permanente, soit pendant quelques mois, jusqu’au moment
où toute la production locale (ce que l’on appelle « le vin de la
terre ») ait été consommée. Ce système pouvait être d’ailleurs
parfaitement abusif comme à Ségovie où, depuis le privilège
de 1351 de Pedro I,
er
la population était obligée de
consommer un vin mauvais et relativement cher pour
satisfaire les intérêts d’un petit nombre de viticulteurs ; et ce
privilège fut seulement atténué à la fin du XVI  siècle9.
e

3. Le marché libre
24Une partie des grains et toutes les autres denrées relevaient
du marché libre : les menus grains ou légumes secs (pois,
vesces, fèves, lentilles), les légumes verts et les fruits, le miel,
les sucres, les confiseries, l’eau et la neige très recherchée
pendant les chaleurs de l’été, les œufs, le fromage, le gibier
et le poisson de rivière. Ce marché était cependant surveillé,
toujours dans le souci d’éviter la spéculation et les hausses
abusives des prix. Les paysans qui apportaient leur grain au
marché de Séville devaient produire un certificat signé par
l’un des  alcaldes de leur village, garantissant la provenance
du blé ou de l’orge, de façon à éviter la revente et à éliminer
les intermédiaires. Sur les marchés de nombreuses villes, la
revente est interdite pendant les premières heures, de façon à
ce que les acheteurs puissent se fournir directement auprès
des producteurs qui amènent leurs denrées au marché. Les
revendeurs ou  regatones ne peuvent intervenir qu’au bout de
quelques heures. Les contrôleurs du ravitaillement parcourent
le marché et leur tâche est facilitée par le groupement des
ventes de même nature : légumes
verts  (hortaliza), fruits  (fruteria), épicerie  (especeria), œufs,
volailles et gibier  (aves y caza), etc. Les producteurs de ces
denrées sont d’ailleurs membres du même « métier »
ou  «  miembro de renta  ».
25Bien que la consommation des denrées que je viens
d’énumérer soit très difficile à quantifier, il serait tout à fait
erroné de la négliger. Prenons le cas du gibier : tous les
voyageurs ont insisté sur la très grande abondance du gibier
en Espagne aux Temps Modernes, abondance logique si l’on
songe que la population représente alors à peu près la moitié
de la française pour un territoire qui est plus étendu que le
français. Or, le droit de chasser n’était limité que par les
chasses royales et n’était pas une exclusive de la noblesse. Le
résultat est que la consommation de lapins de garenne, de
lièvres, de faisans, de perdrix, de cailles, était relativement
importante. Dans une moindre mesure, le poisson de rivière
jouait son rôle : ainsi, à Tolède, de 1583 à 1604, le marché
est régulièrement alimenté en truites et saumon salé, plus
épisodiquement en anguilles ; à Valladolid, la consommation
de truites et de saumon était également notable. Quant à celle
des œufs, les comptabilités hospitalières permettent, compte
tenu de la régularité de leurs achats et de leur importance, de
supposer une forte consommation, conforme d’ailleurs aux
traditions ibériques.
26D’autre part, il faut tenir compte des variantes régionales :
à partir des années 1610-20, le maïs intervient de façon de
plus en plus massive dans l’alimentation des villes
cantabriques, de la Galice et de Santander. Le riz supplée
parfois le blé dans le pays valencien et les sucres donnent un
caractère particulier aux marchés des huertas de Valence et
de la côte grenadine.

4. Bilan du système
27Les études de consommation ne sont pas encore assez
développées pour que l’on puisse dresser un bilan
satisfaisant, susceptible de nourrir des comparaisons
quantifiées avec les autres pays. Les échantillons dont on
dispose suggèrent des rations de grain (et donc de pain), de
viandes et aussi de laitages moins importantes qu’en France,
en Allemagne, aux Pays-Bas, mais des rations de poisson,
d’œufs, de sucres (grâce à l’abondance du miel et à la
production de sucre de Valence et de Grenade) supérieures à
celles de la France. Il reste à considérer la variable
chronologique.
28Au XVI  siècle, jusqu’à la dernière décennie de ce siècle,
e

voire jusqu’aux années 1620, le système de sécurité


alimentaire mis en place par les villes de Castille fonctionne
relativement bien. On est en effet impressionné par la rareté
des grandes famines (n’affirmons pas cependant qu’elles sont
absentes) et des émeutes de subsistances pendant toute cette
période.
 10 Antonio DOMINGUEZ ORTIZ, Alteraciones Andaluzas, Narcea,
1973, tout le livre. La carte des localit (...)

 11 Vicente PEREZ MOREDA, Las crisis de mortalidad en la


Espana interior siglos XVI-XIX, Ed. Siglo XXI (...)

29A l’inverse, dès la fin du règne de Philippe III, et peut-être


avant, la structure de « sécurité alimentaire » se délabre
considérablement. Mal approvisionnés et en déficit constant,
les  positos jouent mal leur rôle, les municipalités doivent
solder les pertes des services de ravitaillement et s’endettent
gravement. Les émeutes de la faim deviennent beaucoup plus
fréquentes, notamment en Andalousie pendant les
années 1647-52 où elles affectent les grandes villes (Séville,
Cordoue, Grenade, Malaga, Ecija) mais aussi beaucoup
d’agglomérations secondaires telles que Palma del Rio,
Lucena, Estepa, Osuna, Loja, Bujalance, Alhama, Ayamonte,
Sanlucar, Tarifa, Montefrio, Velez Blanco... Ces émeutes sont
en liaison directe avec les crises frumentaires, la mauvaise
administration des services de ravitaillement, les manœuvres
spéculatives comme celles du duc de Segorbe et Cardona,
seigneur de Lucena, qui vendit, en 1647, 40 000 fanègues de
blé à l’extérieur. Il est d’ailleurs symptomatique que les
émeutes de 1647 aient éclaté surtout dans les villes de
juridiction seigneuriale (Lucena, Puente Genil, Estepa,
Alhama...). Il est d’autre part certain que les populations ont
incriminé la mauvaise administration, que ce soit à Grenade, à
Cordoue ou à Séville, et l’une des revendications
fondamentales des émeutiers est la baisse du prix du pain.
Ces mêmes villes connurent une grave famine en 168310.
Dans l’Espagne centrale des deux  mesetas, et notamment en
Vieille Castille, Vicente Pérez Moreda constate que les
surmortalités ne sont plus dues aux épidémies, en particulier
de peste, mais aux famines : ainsi, en 1605-07, 1615-16,
1630-32, 1681-8311.

30Dans le courant du XVIII  siècle, la situation se modifie de


e

nouveau, cette fois de manière favorable. Avec l’appui et sous


le contrôle du gouvernement, les  positos retrouvent, comme
nous l’avons vu, leur fonction régulatrice sur le marché des
céréales et jouent un rôle accru dans le crédit rural. Le
rétablissement du système traditionnel s’accompagne de la
concession de nouveaux marchés hebdomadaires afin
d’augmenter la densité du réseau commercial, Angel Garcia
Sanz en a donné des exemples pour la région de Ségovie. Les
émeutes frumentaires sont dans l’ensemble peu nombreuses
et seules celles de 1766, non dénuées d’arrière-pensées
politiques, ont été importantes. Progressivement, quoique
lentement, l’économie de marché acquérait une plus grande
élasticité qui devait être à la source de modifications
profondes dans l’organisation du ravitaillement.
NOTAS
1 Les textes disent :  mayordomo de la alhóndiga.

2 Fernand BRAUDEL,  La Méditerranée et le monde méditerranéen à


l’époque de Philippe II, Paris, Ed. de 1966, t. I, p. 525.

3 Laura RODRIGUEZ, The Spanish riots of 1766,  in  : Past and


Present, mai 1973, p. 117-146.
4 Rappelons que l’alcabala, impôt sur les transactions, était le
premier revenu fiscal du royaume de Castille. Son montant global
était arrêté et réparti entre les différentes circonscriptions fiscales
par le Roi et les Cortès selon le régime de l’abonnement ou
forfait  (encabezamiento). Les autorités des circonscriptions
(villes,  merindades, etc.) affermaient ensuite l’alcabala par
catégories de produits : viande, poisson, vin, bois de construction,
draps, etc.

5 Bartolomé BENNASSAR,  Un Siècle d’Or espagnol, Paris, 1982,


p. 131-134.

6 Bartolomé BENNASSAR,  Valladolid au Siècle d’Or, Paris, 1967,


p. 66.

7 Gonzalo ANES ALVAREZ,  El Antiguo Regimen. Los


Borbones, Alianza Edit., 1975, p. 279-285.

8 James CASEY,  The kingdom of Valencia in the seventeenth


century, Cambridge University Press, 1979, p. 162-167.

9 Angel GARCIA SANZ,  Desarrollo y Crisis del Antiguo Regimen en


Castilla la Vieja. Ed Akal, 1977, p. 194-197.

10 Antonio DOMINGUEZ ORTIZ,  Alteraciones Andaluzas, Narcea,


1973, tout le livre. La carte des localités affectées par les émeutes
se trouve p. 51.

11 Vicente PEREZ MOREDA,  Las crisis de mortalidad en la Espana


interior siglos XVI-XIX, Ed. Siglo XXI, 1980.

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