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Charles Zemmour et Eric Maurras

Laurent Joffrin
L’affaire Maurras va plus loin qu’on ne croit. A travers l’affaire de la «commémoration» de la
naissance du théoricien de l’Action française, une opération se dessine, qui en dit long sur
l’évolution de la droite française. Elle consiste à réhabiliter, par la bande, certains penseurs
nationalistes des années 30 qu’on veut manifestement réintégrer dans le patrimoine du na-
tionalisme français contemporain, au mépris des justes interdits qui ont frappé ces auteurs
à la Libération, en raison de leur comportement pendant l’Occupation. Triste entreprise qu’il
faut rapidement mettre au jour. Dans le Figaro, Eric Zemmour se fait le fer de lance de cette
offensive. Comme je l’ai déjà fait plusieurs, par souci de clarté et d’équité, je reproduis ici son
article (les citations d’origine sont en gras), avec les commentaires idoines.
L’affaire Maurras, par Eric Zemmour
«Charles Maurras fait encore peur. C’est la leçon de l’épisode tragicomique qui a agité
le Landerneau parisien ces jours-ci. A peine le nom de l’ancien théoricien de l’Action
française est-il apparu dans la liste officielle des commémorations de l’année qu’un
concert de protestations orchestré a conduit la ministre de la Culture à baisser pa-
villon sans combattre et à supprimer prestement le nom interdit.»
Charles Maurras ne fait pas peur. Il suscite, par son anti-républicanisme et son antisémi-
tisme obsessionnel, la réprobation, pour ne pas dire plus, des démocrates et des républi-
cains. Ceux-ci n’ont pas peur, ce ne sont pas des enfants qui craignent le grand méchant
Maurras. Ils sont opposés à ses thèses, ce qui est la moindre des choses. Le «concert de pro-
testation» qu’il a suscité n’est pas «orchestré», nul comité secret dans cette affaire mais la
simple opposition d’une partie de l’opinion et des intellectuels. Toujours cette manie de
Zemmour de suggérer on ne sait quel complot contre lui et la «pensée libre».
«Pourtant, comme le font remarquer les historiens qui ont établi cette liste, commé-
morer n’est pas célébrer.»
Ce point est contesté. Il y a une parenté entre «commémorer» et «célébrer», ce sont deux
notions distinctes mais voisines. C’est ce risque de confusion qui a conduit Françoise Nyssen
à demander qu’on retire le nom de Maurras, non du débat public, mais de la liste officielle
des commémorations.
«La République a un devoir d’évocation de toutes les gloires de notre pays, sans juge-
ment de valeur idéologique.»
Pétition de principe. La République a le devoir de laisser les historiens travailler librement
et de garantir la liberté d’édition, non de commémorer sans le moindre distinguo la nais-
sance ou la mort de tous les personnages de l’histoire de France. Zemmour invente un «de-
voir» qui n’existe pas.
«Sinon, elle devient un régime sectaire qui, à la manière de Staline, efface de la photo
nationale ceux qui se sont opposés au pouvoir.»
La comparaison avec Staline est grotesque. Le dictateur contrô lait l’ensemble de la produc-
tion intellectuelle en URSS. La République maîtrise les cérémonies officielles mais elle ga-
rantit aussi le libre exercice de la recherche, de l’expression publique, le mouvement sponta-
né de la société civile. Maurras n’est interdit nulle part, ses œuvres sont accessibles, ses par-
tisans ne sont en rien pourchassés. Toujours cette victimisation pathologique qui est la tac-
tique habituelle de Zemmour.
«En censurant ainsi le nom de Maurras, certains voudraient accréditer l’idée que les
fameux "Etats confédérés" (Juifs, protestants, francs-maçons, métèques) gouvernent
encore la République qu’ils ne s’y prendraient pas autrement !»
Etrange prétérition. Zemmour veut-il dire qu’on risque de réveiller un vieux fantasme
maurrassien ? Ou bien suggère-t-il que «les juifs, les protestants, les francs-maçons et les mé-
tèques» exercent toujours aujourd’hui une influence pernicieuse sur la marche de l’Etat ?
Ambiguïté inquiétante.
«Il est paradoxal qu’à l’heure où l’on ne cesse de vouloir "réconcilier les mémoires"
(de la guerre d’Algérie en particulier), on se refuse obstinément à réconcilier celles
de la Seconde Guerre mondiale.»
Encore une étrange formule, empreinte de confusion. Réconcilier les mémoires algériennes
et françaises est de bonne politique, un demi-siècle après la fin de la guerre. La Seconde
Guerre Mondiale pose un problème différent. La réconciliation franco-allemande est faite
depuis longtemps. Mais faut-il à toute force réconcilier les mémoires pétainistes et gaul-
listes, collaborationnistes et résistantes, nazies et juives ? Drô le d’œcuménisme…
«Mais nos belles âmes continuent à célébrer des intellectuels comme Sartre ou Ara-
gon, qui ont applaudi des régimes totalitaires et sanguinaires, sans qu’on songe à le
leur reprocher.»
Encore une contre-vérité : Sartre et Aragon ont été maintes fois dénoncés par maints au-
teurs pour leur soutien à l’URSS de Staline. Zemmour invente une immunité qui n’existe pas.
«Le destin posthume de Maurras s’est joué en 1940. Le chantre du nationalisme inté-
gral soutient Pétain, refusant de choisir entre les gaullistes pro-Anglais et les collabos
pro-Allemands.»
Formulation mensongère et farfelue. Maurras proposait, pendant la guerre, qu’on fusille
sans jugement les résistants et qu’on prenne leurs familles en otage si on ne parvenait pas à
les capturer. Il n’a évidemment rien proposé de tel pour les collabos, dont il était lui-même.
Zemmour utilise une fausse symétrie, parfaitement artificielle.
«Les deux sont pourtant ses héritiers : les premiers à rejoindre De Gaulle à Londres
furent des maurrassiens soucieux de continuer la lutte ; mais d’autres élèves de l’Ac-
tion française lui reprochèrent aussi sa germanophobie qui l’empêchait de militer
pour une Europe unie.»
Plaisanterie saumâtre. Comme chacun sait, les pêcheurs de l’île de Sein étaient de fervents
lecteurs de Maurras, ainsi que René Cassin, juriste français juif qui a rejoint Londres dès
juin 1940… Il y eut quelques maurrassiens à Londres. Mais le plus connu d’entre eux, Daniel
Cordier, qui deviendrait le secrétaire de Jean Moulin, a fait justice de la fable zemmourienne.
«Il y avait de tout dans la France libre», a-t-il dit en substance. Autrement dit, aucune pré -
séance maurrassienne…
«Maurras était anti-allemand et anti-nazi. Il n’était pas raciste et se moquait du ra-
cisme des nazis. Son antisémitisme était un antisémitisme d’Etat, qui reprochait aux
Juifs un pouvoir excessif en tant que groupe constitué, à la manière de Richelieu lut-
tant contre "l’Etat dans l’Etat" huguenot.»
Maurras n’était pas racialiste, certes, à la différence des nazis. Mais en 1944, alors que les
déportations battaient leur plein sans qu’il puisse l’ignorer, il vitupérait toujours les juifs. Sa
haine antisémite était certes une haine «d’Etat» et non un postulat biologique. Pour les inté -
ressés, la différence était mince : ils finissaient de toute manière dans les camps de la mort.
La phrase «Maurras n’était pas raciste» suscite un amer sourire. C’est lui qui a dit de Léon
Blum : «C’est un homme à fusiller, mais dans le dos…» Zemmour finit d’ailleurs par en conve-
nir :
«Mais ces considérations politiques subtiles furent balayées par la Seconde Guerre
mondiale. Maurras ne comprit pas que celle-ci n’était pas seulement une lutte entre
Etats, mais aussi une lutte entre idéologies. Que ses diatribes contre l’Etat dans l’Etat
juif étaient impardonnables au moment où des Juifs étaient exterminés dans des
camps. Quelques années plus tard son plus brillant disciple, Pierre Boutang, le recon-
nut volontiers et prit parti pour l’Etat d’Israël, qui s’avérerait un bel exemple de "na-
tionalisme intégral" pour le coup très maurrassien.»
Maurras était monarchiste, Israël est une démocratie parlementaire. On peut penser ce
qu’on veut de la politique israélienne, mais en l’occurrence, la comparaison ne vaut rien.
«Il y eut une époque, pas si lointaine, où l’on pouvait évoquer Maurras sans peur ni
reproches. De Gaulle a dit : "Maurras est devenu fou à force d’avoir toujours raison."
Le président Pompidou le citait devant les étudiants de Sciences Po. Raymond Aron
s’interrogeait dans le Figaro : "Le général de Gaulle est-il maurrassien ?" Nous vivons
une époque merveilleuse où l’inculture fait la paire avec le sectarisme.»
«Evoquer Maurras sans peur ni reproches» : c’est bien le but de cette tribune, qui veut repla-
cer Maurras dans la catégorie des penseurs respectables, en gommant ou en édulcorant
toutes les ignominies dont il s’est rendu coupable, avant et après la guerre. Quant à «l’incul-
ture» et au «sectarisme», après une telle accumulation de billevesées, de quel cô té sont-ils ?

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