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Arthur Rimbaud, Les cahiers de Douai

Biographie :

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Les thèmes abordés

Trois grands thèmes se dégagent :


• Les fugues : L’errance de Rimbaud, son goût du mouvement conduisent à étudier
l’image de la nature, le lieu de la fuite, qui se charge d’une valeur symbolique.

• La révolte, qui caractérise l’adolescent, amène à analyser les cibles visées et les
reproches adressés, en même temps que l’idéal qui, par contrepoint, s’affirme.

• L’image de la femme, dans toute son ambivalence, tantôt embellie et rêvée, tantôt
rejetée, qui traduit les rêves amoureux du jeune poète.

Enfin, ces poèmes de jeunesse, au-delà des emprunts à des modèles et de traits directement
issus de la poésie romantique, révèlent déjà des ruptures formelles qui annoncent la
révolution du langage poétique que cherchera à mettre en œuvre Rimbaud dans ses
recueils ultérieurs.

Les fugues

UNE ERRANCE DANS LA NATURE

La marche

Les poèmes accordent une place importance à la marche, dont témoigne la place du
verbe « aller » dans de nombreux poèmes, avec une progression. « Les Reparties de
Nina », poème en tête du recueil, s’ouvre sur ce verbe conjugué au conditionnel, en
unissant les amants, « nous irions », puis le « je » s’affirme : « j’irais ». Ce mouvement,
encore rêvé, imaginaire, se change ensuite en certitude, avec le choix du futur dans
« Rêvé pour l’hiver » (« Nous irons »), puis, dans « Sensation », avec la répétition de
« j’irai ». Enfin, dans « Ma Bohème », le choix de l’imparfait, « Je m’en allais », « J’allais »,
marque un retour sur soi, dot la durée est accentuée, comme un souvenir ébloui de ce
temps des fugues.
L'actualisation spatio-temporelle

Parallèlement à cette marche, le cadre s’élargit, se dilate, mais en restant indéfini,


flou. Peu de noms de lieux, en effet, c’est l’espace qui compte, d’où les nombreux pluriels,
« sentiers », « chemins », « au bord des routes », et la mention fréquente du « ciel », de
« l’azur », qui ouvre encore davantage vers l’infini.

Deux moments sont privilégiés, eux aussi symboliques. Il y a l’aube, le temps de


la naissance du jour, tel l’espoir qui s’ouvre, comme dans « Les Reparties de Nina » : le
« matin bleu, qui vous baigne / de vin de jour ». Mais, plus souvent, les poèmes
évoquent le soir, d’abord parce qu’il représente l’arrêt, la pause réparatrice, dans la ferme
du « village », par exemple, dans « Les Reparties de Nina », « Au Cabaret-Vert » ou dans
« la salle à manger » où sert « La Maline ». Le soir, avec le ciel nocturne parsemé
d’étoiles, est aussi le temps où les rêves peuvent se déployer, où l’imagination se
libère, comme dans « Roman », le temps de la création poétique, illustré dans « Ma
Bohème ».

Pour illustrer "Ma Bohème"


L’IMAGE DE LA NATURE
Le recueil la représente à travers la valeur symbolique des quatre éléments, qui
parcourent l’ensemble des textes.
L'air

Élément mouvant, le plus impalpable, il symbolise l’élan, l’enthousiasme, « le vent »


est une force qui pousse, qui permet de s’élever ; c’est le souffle qui, associé à l’espace
sidéral, au ciel, aux astres, stimule l’imaginaire. Il est évoqué dès les premiers vers des
« Reparties de Nina » : « nous irions, / Ayant de l’air plein la narine », et les « bois
frissonnants » sous le vent s’associent à l’idée de sentir « frémir des chairs ». Nous
retrouvons cette force dans « Sensation », « Je laisserai le vent baigner ma tête nue »,
mais surtout dans la deuxième partie d’« Ophélie ». Rimbaud reprend l’héroïne
d’Hamlet de Shakespeare, mais donne un tout autre sens à sa mort. Dans la pièce, elle
est amoureuse d’Hamlet, mais est incapable de comprendre sa quête de la vérité, et,
quand Hamlet assassine son père, Polonius, elle sombre dans la folie, et se noie de
désespoir. Or, Rimbaud donne une toute autre cause à sa mort : « C’est que les vents
tombant des grands monts de Norvège / T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté ; / C’est
qu’un souffle, tordant ta longue chevelure, / À ton esprit rêveur portait d’étranges bruits »,
qui résonnent quelques vers plus loin : « Ciel ! Amour ! Liberté ! » Comment ne pas voir
ainsi, en Ophélie, une sorte de double du jeune poète, lui aussi ivre de liberté lors de
ses errances sous le vent.
L'eau

Elle se rattache aussi, par sa fluidité, à cette image de mouvement, mais davantage
ambivalent.
Très fréquemment, elle est source de vie, ce sont les « gouttes / De rosée à [s]on
front, comme un vin de vigueur » qui, dans « Ma Bohème », telle l’eau du baptême,
donne au poète sa dimension sacrée en lui apportant l’inspiration.

En revanche, dans « Ophélie », ce mouvement traduit la menace qui pèse sur


l’héroïne : « C’est que la voix des mers folles, immense râle, / Brisait ton sein d’enfant ».
Et l’eau devient le lieu de la noyade, qui l’emporte au fil du courant, coulée reproduite par
l’allitération du [ l ] : « Voici plus de mille ans que la triste Ophélie / Passe, fantôme blanc,
sur le long du fleuve noir ». Mais comment ne pas voir dans cette noyade une
prémonition de l’expérience ultérieure de Rimbaud voulant se « faire
Voyant » ? Ophélie avait, elle aussi, voulu atteindre « L’Infini terrible », cette même quête
qui sera celle du poète du Bateau ivre et d’Une Saison en enfer… Et, comme elle, qui finit
noyée, et dont les « grandes visions étranglaient [l]a parole », Rimbaud mettra fin à sa
parole poétique…

John Everett Millais, Ophelia, 1852 Huile sur toile, 76,2 x 111,8 cm. Tate Gallery, Londres

La terre

Le végétal abonde dans ces poèmes de « fugues », fleurs, arbres, talus, herbe,
campagne… Mais, plus qu’un simple décor, la végétation donne la preuve de
l’existence d’une force cachée qui la fait jaillir de la terre, d’un dynamisme
vital, symbolisée par la récurrence du mot « sève ». Les morts d’ailleurs
fertilisent cette terre, tels les « soldats » « de Quatre-vingt-douze », « que la
Morts a semés, noble Amante, / Pour les régénérer dans tous les vieux
sillons ». De la terre peut donc sortir un monde nouveau, comme l’exprime
avec force le début de « Soleil et chair », Et, quand on est couché sur la vallée,
on sent / Que la terre est nubile et déborde de sang », avant que le poète ne
s’exclame : « Et tout croît, et tout monte ! ».

Le feu
Face au feu de l’âtre où « la flamme illumine, claire, les carreaux gris » (« Les
Reparties de Nina »), celui du four dans lequel le boulanger fait cuire le pain et
dont la chaleur réchauffe les « Effarés », un autre feu éclaire les fugues du
jeune Rimbaud, celui du soleil, dont de nombreux poèmes mentionnent les
« rayons ». Lui aussi symbolise une force créatrice, signalée et amplifiée par la
majuscule, dès les premiers vers de « Soleil et chair » : « Le Soleil, le foyer de
tendresse et de vie / Verse l’amour brûlant à la terre ravie ». Mais cette force
créatrice est aussi celle qui nourrit la poésie, comme le révèle la métaphore
des « Reparties de Nina » : « Nos grands bois sentiraient la sève / Et le soleil /
Sablerait d’or fin leur grand rêve / Vert et vermeil. »
Vincent Van Gogh, Le semeur au soleil couchant, 1888. Huile sur toile, 80,5 x
64. Rijksmuseum Krueller-Muller, Otterlo

Comment ne pas y voir ici l’image de l’alchimie, déjà évoquée par Baudelaire
et que Rimbaud reprendra plus tard dans « Alchimie du verbe », extrait d’Une
Saison en enfer, pour en faire le définition même de la création poétique ?

CONCLUSION
Cette analyse conduit à constater que les poèmes liés aux "fugues" de
Rimbaud vont bien au-delà d’une simple description de la nature. Elle est
totalement sublimée, invoquée telle une divinité dans « Le Dormeur du val »,
« Nature, berce-le chaudement », ou dans « Le Mal », avec la mise en valeur de
l’interpellation : « – Pauvres morts ! dans l’été, dans l’herbe, dans ta joie /
Nature ! ô toi qui fis ces hommes saintement !... – » Se substituant à la religion
officielle, avec ses rites et ses dogmes, celle que rejette Rimbaud, elle incarne
une religion qui puise dans le monde antique sa puissance, « Chair, marbre,
Fleur, Vénus, c’est en toi que je crois ! », et se confond avec l’amour et la
femme : « Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, / Par la Nature, –
heureux comme avec une femme. »

Rimbaud le révolté

La jeunesse de Rimbaud est, en soi, une révolte, mais elle se traduit dans la
satire et les dénonciations, parfois violentes, qu’expriment plusieurs poèmes
des « Cahiers de Douai ».
LA RÉVOLTE RELIGIEUSE
Comme il est de règle à cette époque, et tout particulièrement dans les petites
villes de province, la famille Rimbaud est pratiquante, et le jeune garçon, dont
la mère, particulièrement rigoureuse, exige chaque soir la lecture de la Bible, le
« livre du devoir », comme il le nomme, a fréquenté l’église, et fait sa
communion. Son rejet de tout ordre moral s’attaque donc, très
naturellement, à la religion qui le soutient.
L'anticléricalisme

Sa première cible est le clergé, représentant terrestre de Dieu, et Rimbaud se


souvient très certainement du Tartuffe de Molière dans son « Châtiment de
Tartufe ». Le reproche est l’hypocrisie qu’il met en évidence en dépeignant
son désir amoureux, illustré, de façon répugnante, par « sa peau moite », qui se
cache sous sa « chaste robe noire ». Tout est faux en lui, ce que soulignent
l’oxymore, « effroyablement doux », et surtout l’image : « Jaune, bavant la foi
de sa bouche édentée ». Qui est alors ce « Méchant » qui intervient au cœur du
sonnet, en « arrachant » le vêtement trompeur ? Molière, certes, dont le dernier
vers, « nu du haut jusques en bas », reprend la réplique de Dorine à Tartuffe,
mais aussi le jeune poète révolté lui-même, le « méchant » garçon qui lance
son cri de mépris et de dégoût.
Cette attaque s’explique si l’on considère que ce comportement peut venir de
l’interdit que l’Église impose à toute sexualité, à commencer par celle du
clergé. Or, pour Rimbaud, laisser s’exprimer les désirs de « la chair » est dans la
nature même de l’homme, et même de l’univers dont, dans « Le Soleil et la
chair », il célèbre « le grand hymne d’amour ».
Tartuffe, le faux dévot
La religion démasquée

Mais, au-delà du clergé, c’est à la foi religieuse qu’entend transmettre l’Église


que s’en prend Rimbaud. Une première accusation rapide est lancée dans « Le
Forgeron » : « Le Chanoine au soleil filait des patenôtres / Sur des chapelets
clairs grenés de pièces d’or. » D’une part, dans le contexte de son long poème,
il souligne le soutien apporté par l’Église au pouvoir monarchique, ici de
Louis XVI, monarque « de droit divin ».

D’autre part, il illustre aussi le lien entre l’Église et l’argent, critique


développée avec plus de force dans « Le Mal ». Il y met en parallèle les
massacres causés par la guerre, et l’indifférence de Dieu lui-même à cette
souffrance, lui qui ne se plaît que dans le luxe, « qui rit aux nappes damassées /
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or / Qui dans le bercement des
hosannah s’endort », pour ne réagir qu’au moment de la quête, en entendant le
bruit du « gros sou » donné par des mères qui ont perdu leur fils. L’Église
trahit donc les textes sacrés qui appellent à imiter le Christ, par la pauvreté,
la charité et la compassion avec ceux qui souffrent.

LA RÉVOLTE POLITIQUE
Les cibles de la critique

Qu’il s’agisse de la monarchie absolue ou du second Empire, des « rois », dont


Louis XVI, ou de Napoléon III, Rimbaud se livre, tantôt à une satire ironique,
tantôt à un réquisitoire féroce.
Ainsi, le titre, « L’éclatante victoire de Sarrebrück », est déjà de l’ironie par
antiphrase puisque ce combat n’a été qu’un simple accrochage entre les troupes
françaises et prussiennes que l’Empire a voulu faire passer pour une
exceptionnelle « victoire ». Tout le sonnet cherche donc à démythifier
l’« apothéose » de l’empereur, en le ridiculisant : il est « sur son dada »,
lexique puéril, il « voit tout en rose », dans une illusion de pouvoir, et la satire
se confirme par l’antithèse du vers 4 : « Féroce comme Zeus et doux comme un
papa. » Dans la chute du sonnet, Rimbaud achève la satire en n’hésitant pas à
recourir à la grossièreté : au cri « Vive l’Empereur ! » d’un soldat, « son voisin
reste coi », ce qui marque son rejet et, pire encore Boquillon, personnage
emblématique du soldat contestataire, « se dresse, et – présentant ses derrières
– : « De quoi ? » Le geste fait sourire, mais est une véritable insulte.
L'empereur Napoléon III

L’attaque est plus violente dans plusieurs autres poèmes, par exemple dans
« Le Mal », où le poète dénonce le cynisme du « Roi » qui « raille » le
massacre qui se déroule sous ses yeux. Rimbaud avait d’abord écrit « le chef »,
accusation plus directe, en changeant de mot, il contourne la censure puisque le
pays est alors dirigé par un empereur et non pas « un roi ». De même, le titre au
pluriel « Rages de Césars », dépasse la personne de Napoléon III : ce sont tous
ceux qui veulent « souffler la Liberté » que Rimbaud englobe dans sa
dénonciation. Mais il ne masque pas, pour autant, avec l’exclamation et le
lexique méprisant, sa critique de Napoléon III, à présent prisonnier au château
de Wilhelmstrohe : « l’Empereur est soûl de ses vingt ans d’orgie ! »

La dénonciation de la guerre

Deux images s’opposent dans les « Cahiers ».


D’un côté, Rimbaud admet qu’il puisse y avoir des guerres légitimes,
celles qui se font au nom de la liberté, d’où l’éloge aux « [m]orts de Quatre-
vingt-douze et de Quatre-vingt-treize », qui ont combattu pour empêcher le
retour de la monarchie. Dans le panégyrique qu’il leur adresse, le ton du poète
se fait oratoire célébrer la noblesse de ceux « dont le sang lavait toute grandeur
salie », jusqu’à leur donner la dimension de martyrs venus sauver
l’humanité en en faisant un « million de Christs ».
Ernest Meissonnier, Le Siège de Paris, 1870. Huile sur toile, 53,5 x 70,5. Musée
d’Orsay
Mais, d’un autre côté, il y a les guerres injustes, celles qui ne visent
qu’à soutenir un pouvoir corrompu, dont celle de 1870 donne un parfait
exemple. C’est ce que souligne le dernier tercet du sonnet dédié aux « morts de
Quatre-vingt douze », qui oppose le pronom « Vous », qui les célèbre, au
« Nous » pour renvoyer à ceux qui, sous le pouvoir despotique de l’empereur
Napoléon III, masqué sous le pluriel « courbés sous les rois comme sous une
trique », se soumettent. L’allusion est nette à travers la dédicace à « Paul de
Cassagnac », réuni à son père dans la chute finale, qui signale que la critique
vise bien ceux qui appuient le second empire et la guerre de 1870.
« Pauvres morts ! » s’exclame le poète dans « Le Mal », en montrant le terrible
massacre qui « fait de cent millions d’hommes un tas fumant », et cette même
compassion se retrouve dans le portrait du « Dormeur du val ». La construction
du sonnet met peu à peu en place la triste vérité qui éclate dans la brutalité du
dernier vers : « Il a deux trous rouges au côté droit. »
L'IMAGE DU PEUPLE
Norbert Gœneutte, La Soupe du matin, 1880. Huile sur toile, 115 x 165. Musée
d’Orsay
La misère du peuple

Dans plusieurs poèmes, Rimbaud introduit des détails qui, tous, convergent
pour illustrer la pauvreté, depuis les soldats de Valmy en « sabots » et en
« haillons », jusqu’aux vieilles mères « pleurant sous leur vieux bonnets noirs »
la mort de leur fils, en passant par les « effarés » : « À genoux, cinq petits, –
misère ! – / Regardent le boulanger faire / Le lourd pain blond… » Les points
de suspension semblent résumer leur envie, leur faim, le froid qui les fait
trembler, car ils n’ont que « ce trou chaud » pour se réchauffer.

C’est cette même misère qu’explique le « forgeron » au roi Louis Seize. Un


long passage dans la deuxième strophe rappelle les abus du « Seigneur », le dur
travail et les destructions subies : « Et quand nous avions mis le pays en sillons,
/ Quand nous avions laissé dans cette terre noire / Un peu de notre chair… nous
avions un pourboire : / On nous faisait flamber nos taudis dans la nuit ». Bien
sûr, le temps des rois est terminé… mais Rimbaud montre que, pour autant, le
peuple n’est pas sorti de la misère, « – Mais voilà, c’est toujours la même
vieille histoire ! », et que toujours il est exploité pour servir le luxe des
puissants : « […] les pauvres à genoux ! / Nous dorerons ton Louvre en
donnant nos gros sous ! »
L'arrogance de la bourgeoisie

Face à ces « gueux » qui « ne mangent pas », comme les nomme « le


forgeron », il y a les « rentiers à lorgnons » et, « Épatant sur son banc la rondeur
de ses reins », le gros bourgeois à la « bedaine flamande ». Le contraste est
flagrant entre la pauvreté des uns et la richesse de ceux qui, sous l’Empire,
prospèrent. « Il reste des mouchards et des accapareurs », s’écrie le
« forgeron », c’est-à-dire des gens pour soutenir l’injustice sociale, et ce sont
eux que dénonce Rimbaud. Ce sont les « richards » qu’agresse le peuple dans
« Le Forgeron », tous ceux aussi qui ont part à la loi, les « hommes noirs, qui
prennent nos requêtes / Pour se les renvoyer comme sur des raquettes », les
avocats qui se rangent du côté des puissants. Enfin, ce sont ceux qui vont
« mitonner les lois », fixer « quelques tailles », c’est-à-dire des impôts, les
députés que Rimbaud désigne avec ironie : « Nos doux représentants qui nous
trouvent crasseux ! »
La révolte

À plusieurs reprises, Rimbaud a mentionné son enthousiasme pour la


Commune, moment révolutionnaire où le peuple a tenté de prendre le pouvoir,
comme si sa propre révolte ne pouvait que conduire à l’approbation de la colère
populaire. Mais cette volonté de conquérir la liberté par une lutte du
peuple est déjà exprimée dans ses poèmes de jeunesse, avec un évident
souvenir des poèmes de Victor Hugo. C’est ainsi que sont dépeints les soldats
« de Quatre-vingt douze », « pâles du baiser fort de la liberté », et ce qui
explique le cri lancé dans « Rages de Césars » : « La Liberté revit ! »
La Commune de Paris : l'insurrection du 18 mars 1871
Mais c’est dans « Le Forgeron » qu’il dépeint le mieux cette rage
révolutionnaire, celle de 1789 : « Oh ! Le Peuple n’est plus une putain. Trois
pas / Et, tous, nous avons mis la Bastille en poussière ! » Il multiplie les visions
d’une foule exaltée, avec des métaphores épiques qui soulignent sa
puissance : « […] se lève la foule / La foule épouvantable avec des bruits de
houle, / Hurlant comme une chienne, hurlant comme une mer, / Avec ses bâtons
forts et ses piques de fer ». Toute la fin de ce long poème amplifie cette marche
vers la liberté, et, derrière le pronom « nous » employé par le forgeron (« Nous
sommes libres, nous ! ») et son injonction insistante répétée, « Regarde donc le
ciel ! », se cache l’adolescent qui lui aussi aspire à cette « vengeance » et
refuse la médiocrité de sa vie provinciale : « C’est trop petit pour nous, / Nous
crèverions de chaud, nous serions à genoux ! »

CONCLUSION
Rimbaud retrouve les accents de Victor Hugo pour s’attaquer, parfois
directement, parfois par le biais d’autres chefs d’État, les « rois », « Louis
Seize », à toute tyrannie, et, à plusieurs reprises, pour lancer un hymne à la
liberté, trop oubliée depuis la grande Révolution de 1789. Mais les tyrans sont
nombreux, dans le monde politique, mais aussi cachés sous la soutane. Et
même, dans son propre foyer, se subit-il pas l’oppression d’une mère
excessivement rigoureuse ?

La femme et l'amour

Même si, dès sa rencontre avec Verlaine, Rimbaud vit ouvertement son
homosexualité, ses poèmes d’adolescence révèlent, eux, plus de complexité
dans son attitude face aux femmes, très présentes ne serait-ce que dans les
titres, « Les Reparties de Nina », « Vénus anadyomène », « Ophélie », « La
Maline ». Mais l’image donnée de la femme est ambivalente, comme chez de
nombreux écrivains romantiques, de même que celle de l’amour qui
oscille entre la sensualité et une forme de sublimation.

UNE IMAGE CONTRASTÉE


La femme-ange

Transformer la femme en un ange, consolatrice et soutien de l’homme, relève


d’une ancienne tradition, à rattacher au culte marial, celui de la Vierge, mère de
l’humanité. Peut-être cette image sublimée est-elle, chez Rimbaud, celle d’une
mère idéalisée, contrepoint de la sienne… Elle s’incarne dans l’héroïne
shakespearienne, Ophélie, dont la blancheur symbolise l’innocence et la pureté ;
elle est d’ailleurs désignée, à deux reprises, comme une « enfant », tandis que le
« beau cavalier pâle » qui se tient « à [s]es genoux » semble lui rendre un culte.
Eugène Lami, La Nuit d’octobre, 1883. Aquarelle, gouache et crayon, 100 x
148. Musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau, Rueil-Malmaison
La femme-démon

Mais une image contradictoire traduit l’échec de ce rêve d’une femme-


ange : l’idéalisation s’inverse en haine, en un violent rejet. Elle n’est plus
alors qu’un être de chair hideux et répugnant, comme la dépeint « Vénus
anadyomène ». Parodie de Botticelli, celle de Rimbaud sort, elle aussi, de
l’onde, mais d’« une vieille baignoire », comparée à un « cercueil vert en fer
blanc ». Ainsi, là où le peintre déifiait la femme, Rimbaud s’acharne à en
détruire la beauté : « Puis, le col gras et gris, les larges omoplates / Qui
saillent ; le dos court qui rentrent et qui ressort ». Les couleurs, « la graisse »,
l’odeur (« et le tout sent un goût / Horrible étrangement »), tout contribue à
renforcer l’horreur du portrait, jusqu’à la chute du sonnet qui animalise la
femme en ajoutant à l’oxymore la scatologie : « – Et tout ce corps remue et tend
sa large croupe / Belle hideusement d’un ulcère à l’anus. »
LA SENSUALITÉ
Le fantasme amoureux

La plupart des poèmes renvoie aux premiers émois de l’adolescent qui laisse
libre cours à ses rêves sensuels. « Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai
rêvés », s’écrie-t-il dans « Ma Bohème », mais s’agit-il vraiment d’« amours » ?
Ces rêves sont souvent liés aux « fugues », face à la servante du « Cabaret-
Vert » ou à « La Maline », comme si l’expression de la sensualité était aussi
une façon de s’opposer aux contraintes morales, aux bonnes mœurs
imposées par l’ordre bourgeois. Ainsi, la « demoiselle aux petits airs
charmants » trottine « [s]ous l’ombre du faux-col effrayant de son père… »,
symbole de l’interdiction qui la rend inaccessible.
Il ne reste alors que le rêve d’une complicité partagée, tel le jeu amoureux
évoqué dans « Rêvé pour l’hiver » ou les trois baisers donnés à la jeune fille
« fort déshabillée » de « Première soirée » : « La première audace permise, / Le
rire feignait de punir ! » ? L’imaginaire poétique se substitue à l’impossible
concrétisation.
Pierre-Auguste Renoir, La Promenade, 1870. Huile sur toile, 65 x 81,3. Paul
Getty Museum, Malibu, Californie
La "chair" féminine

Dans ses portraits, Rimbaud met l’accent sur la « chair » de la femme, et


c’est d’ailleurs sur elle que s’ouvre le recueil dans « Les Reparties de Nina » :
« Ta poitrine sur ma poitrine ». Elle résume en elle toutes les sensations, à la
fois « mousse de champagne », couleurs d’un « sang / Qui coule, bleu, sous ta
peau blanche / Aux tons rosés », ou encore « goût de framboise et de fraise, / Ô
chair de fleur ! » Pourtant, elle n’est qu’imaginée, comme dans les dernières
strophes d’« À la Musique » qui détaillent un parcours fantasmé du corps
féminin : « Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres ». Les quelques
gestes évoqués ne sont d’ailleurs qu’une allusion fictive, comme celui suggéré
dans « La Maline » dans la dernière phrase, la jeune serveuse qui tend la
joue : « Sens donc : j’ai pris UNE froid sur la joue… » Mais les points de
suspension laissent le geste en suspens, comme à la fin des « Reparties de
Nina », de « Première soirée » ou de « Rêvé pour l’hiver ».
Eva Gonzalès, Le Réveil, 1877-78. Huile sur toile, 81,5 x 100. Der Kunstverein,
Bremen
L’AMOUR : UN MYTHE ?
L’image de la femme illustrée dans « Les Cahiers » conduit à une vision
contrastée de l’amour, tantôt démythifié par le regard humoristique que je
jeune poète jette sur lui-même, tantôt sublimé dans un élan panthéiste.
L'amour démythifié

À plusieurs reprises, Rimbaud se rit de lui-même, de ses premières émotions,


en soulignant le décalage entre le rêve et la réalité. Cela ressort de la chute
brutale du premier poème, « Les Reparties de Nina ». Après l’élan de la
complicité sensuelle – célébrée par « LUI » à travers le conditionnel, « nous
irions », que le futur semble transformer en certitude : « Tu viendras, tu
viendras, je t’aime ! » – dans le tétrasyllabe final, accentué par la majuscule,
« ELLE » crée une saisissante rupture : « ET MON BUREAU ? » Cette
question, allusion à un rival employé de bureau, réintroduit la réalité
médiocre de la vie provinciale : la jeune fille n’est pas capable de se hausser à
la hauteur du rêve du poète !
De même, dans « Roman », le jeune poète qui « divague » en déroulant les
visions sensuelles de son imagination ne cache pas sa naïveté dans
l’autoportrait qui termine le poème, dans sa quatrième partie, en répétant le vers
d’ouverture : « – On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans ». C’est aussi ce
que révèlent les réactions féminines dans « Roman », « Et comme elle vous
trouve immensément naïf », ou dans « À ma Musique » : « Elles me trouvent
drôle et se parlent tout bas… »
L'amour sublimé

Le titre initial de « Soleil et chair », « Credo in unam », parodie des premiers


mots du credo catholique, « Credo in unum deum », traduit immédiatement la
dimension quasi mystique que Rimbaud accorde à l’amour, à travers
l’image mythologique de la déesse Vénus : « Je crois en toi ! Je crois en toi,
divine mère, / Aphrodité marine ! »
La Vénus d’Arles, vers 360 av. J.-C. Copie romaine d’une statue d’Aphrodite.
Musée du Louvre
Certes, ce long poème d’un jeune homme de seize ans reprend bien des
souvenirs scolaires, notamment de Lucrèce qui, dans De rerum Natura,
adressait lui aussi un hymne à Vénus : « Ô mère d’Énée et de sa race,
bienfaisante Vénus […] », avec un éloge vibrant à celle qu’il relie, comme le
fera Rimbaud, au soleil : « dans le ciel apaisé se répand et resplendit la
lumière ». Rimbaud y réunit tous les personnages qui, dans la mythologie, se
rattachent à l’amour, Vénus, sous son nom grec aussi, Aphrodite, et son
surnom de Kallipyge, et son fils, Éros, mais aussi des déesses-mères, liées à des
cultes orientaux antérieurs, Cybèle, mère des dieux et source de toute vie, et
Astarté. Il accentue encore la grandeur de l’amour, en rappelant que même le
plus grand des dieux, Zeus, en a connu les plaisirs, avec Europe ou Léda, tout
comme Séléné, déesse de la lune, avec son amant Endymion, ou le puissant
héros, Héraclès. Enfin, l’on peut reconnaître, dans la « Dryade », la
« Nymphe » évoquée à la fin, « [q]ui rêve, un coude sur son vase, / Au beau
jeune homme blanc que son onde a pressé », Écho que dédaigne Narcisse,
fasciné par sa propre image jusqu’à mourir d’avoir voulu s’éteindre.
Tous ont donc accepté de se soumettre à la loi de l’amour : « Mais l’Amour,
voilà la grande foi ! » C’est la religion qui s’oppose à un christianisme qui, aux
yeux de Rimbaud, n’a fait que réprimer les élans naturels et la liberté de
l’homme : « – Oh ! la route est amère / Depuis que l’autre Dieu nous attelle à
sa croix ; / Chair, marbre, fleur, Vénus, c’est en toi que je crois », associant la
déesse à la fois à la sensualité, à la Nature, mais aussi au « marbre » du
sculpteur, de la création artistique. La troisième section du poème lance alors
un cri d’espoir, mis en évidence par les majuscules, les adjectifs hyperboliques,
soulignés par un chiasme et les exclamations : « Tu surgiras, jetant sur la vaste
Univers / L’Amour infini dans un infini sourire ! / Le Monde vibrera comme
une immense lyre / Dans le frémissement d’un immense baiser ! »
CONCLUSION

La femme, celle qui fait rêver, que l'adolescent rêve de voir nue et d’enlacer,
l’amour, perçu comme témoignage d’une sensualité qui se pose en vérité de
l’âme, autant d’images qui nous rappellent la jeunesse de Rimbaud lorsqu’il
compose ses « Cahiers ». Cependant, comment ne pas lire également, dans ses
rêves, dans ses élans, et, parfois, dans ses rejets, toutes les rebellions qui se
donneront libre cours dans ses œuvres ultérieures, et ce goût de la liberté,
qu’il manifestera jusqu’à la fin de sa vie, au-delà de toutes les contraintes, y
compris celles de la morale ?
Le langage poétique

Rimbaud, excellent élève au lycée, a parfaitement assimilé à la fois l’héritage


gréco-romain et la poésie classique, les élans lyriques d’un Victor Hugo et les
sonnets ciselés des Parnassiens, qui se retrouvent dans ce premier recueil. Mais
il y révèle déjà son désir de trouver une langue nouvelle, pour une nouvelle
parole poétique, qu’il définit, dans la lettre à Paul Demeny, dite « Lettre du
voyant », comme devant être « une langue de l’âme pour l’âme, résumant tout,
parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. »
LES RUPTURES DANS L’HÉRITAGE
L'héritage

Nous reconnaissons deux formes poétiques déjà anciennes, le long poème,


comme « Le Forgeron » ou « Soleil et chair », où l’indignation, la révolte, ou,
inversement, l’espoir, peuvent largement s’exprimer, comme pouvait le faire
Hugo. Inversement, le sonnet occupe aussi une place importante.
Illustration pour "La Ballade des pendus" de Villon, 1489. Gravure sur bois
Il y a également un héritage dans le choix des sujets, nourris de mythologie,
de souvenirs historiques, et de lectures. Pour ne citer qu’un exemple, « Bal
des pendus » rappelle le romantisme noir et son goût pour le macabre emprunté
au Moyen Âge avec ses « danses macabres » : « Hurrah, la bise siffle au grand
bal des squelettes ! / Le gibet noir mugit comme un orgue de fer ! / Les loups
vont répondant, des forêts violettes : / À l'horizon, le ciel est d'un rouge
d’enfer… » Rimbaud a parfaitement entendu la proclamation des Romantiques,
prolongé par Baudelaire : de la laideur peut sortir la beauté.
Les ruptures

Dans la versification
Rimbaud, s’il choisit souvent le sonnet, est loin d’en respecter la
versification régulière. Ainsi, dans les quatrains, les rimes sont très
fréquemment croisées, au lieu d’être embrassées, et différentes dans chacun,
comme dans « Le Dormeur du val » ou « Au Cabaret-Vert », et l’orthographe
est parfois modifiée pour satisfaire à la rime, tel, dans « La Maline », « je ne
sais quel met » pour permettre la rime avec « parfumait « , ou bien la rime ne
fonctionne que pour l’œil et non pour l’oreille, comme celle entre « « la grande
Vénus » et « sont venus ».
Dans les rythmes
Dans la structure de sa phrase également, Rimbaud poursuit le travail pour
assouplir le rythme, qui coïncide de moins en moins avec celui de la
versification. Ainsi, il multiplie les rejets – ou contre(rejets – et les
enjambements, ne fait plus grand cas de la césure pour préférer des coupes
secondaires. Cela se traduit notamment dans ses choix d’une ponctuation qui
introduit des ruptures brutales, tout particulièrement les nombreux tirets, et
les points de suspension qui laissent la syntaxe en suspens, dont « L’éclatante
Victoire de Sarrebrück » donne un très bon exemple.
VERS UNE LANGUE NOUVELLE
Autour du lexique

Le cri de Victor Hugo, dans Les Contemplations, « Plus de mot sénateur, plus
de mot roturier », a été entendu par le jeune Rimbaud, qui n’exclut aucun mot
de sa langue poétique, à commencer par les archaïsmes patoisants, tels ce
verbe « épeurer », médiéval, qui a survécu dans la province des Ardennes,
l’emploi de « maline » au lieu de « maligne », ou des formulations locales : « le
feu qui claire les couchettes » dans « Reparties de Nina », ou « Elle arrangeait
les plats, près de moi, pour m’aiser » dans « La Maline ».
Il ne recule pas non plus devant les familiarités, notamment quand il s’agit
d’interjections, telles « Hop ! », « Peuh ! », « Hein ? », mais aussi avec les
emprunts aux réalités de son temps, par exemple les « pioupious », surnom
des jeunes soldats, « fumant des roses », métonymie qui, par la couleur de leur
paquet, désignent des cigarettes peu coûteuses. Nous l’entendons s’exclamer
« Oh ! là là ! » ou « nous chantions tra la la », voire se montrer grossier,
intégrant dans le poème des mots comme « merde », « putain »… Enfin, nous
relevons, dans « Roman », un néologisme, « Le cœur fou Robinsonne à travers
les romans », évocateur du lien qu’établit le jeune poète entre son rêve
amoureux et son goût pour la liberté et l’aventure.
Image publicitaire : le "pioupiou"
Une "voyance" annoncée

Le désir de Rimbaud, dès sa jeunesse, est de faire de la poésie une langue


« résumant tout », c’est-à-dire englobant tout l’univers, et, en même temps,
en en reproduisant l’élan vital. C’est ce qui explique à la fois le choix de sa
syntaxe, de son lexique, et les images élaborées.
La syntaxe se brise, pour restituer le mouvement : « Riant à moi, brutal
d’ivresse, / Qui te prendrais / Comme cela, – la belle tresse, / Oh ! – qui
boirais ». Les verbes de mouvement sont omniprésents, « aller », « marcher »,
« s’avancer », mouvements qui alternent, de l’ascension, en une gigantesque
expansion, à la chute, du glissement à l’horizontale au tourbillon. Ainsi, dans
« Soleil et chair », « L’Idéal, la pensée invincible, éternelle, […] Montera,
montera, brûlera sous son front ! », plus loin, sur le flot, « Entre le laurier rose
et le lotus jaseur / Glisse amoureusement le grand Cygne rêveur » ou bien
Héraclès « [s]’avance, front terrible et doux, à l’horizon ! »
Les images accordent une large place aux couleurs, jusqu’à composer
une sorte de tableau lumineux, qui peut rappeler les illustrations colorées des
livres d’enfants, comme dans le dernier tercet d’« Au Cabaret-Vert » qui nous
montre : « Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse / D’ail, – et
m’emplit la chope immense, avec sa mousse / Que dorait un rayon de soleil
arriéré. » Nous pouvons aussi y observer les synesthésies, c’est-à-dire l’union
des sensations, ici la vue, l’odorat, le goût…, soutenues par les rythmes et les
sonorités, comme dans le premier quatrain de « Le Mal » qui restitue l’horreur
violente du combat par le jeu des allitérations, [ g ] et [ K ] associées au [ R ].
Luque, caricature de Rimbaud, « Voyelles », L’Illustration, janvier 1888
CONCLUSION

La langue poétique des « Cahiers » est encore loin des fulgurances du Bateau
ivre et, surtout de la prose poétique des Illuminations. Cependant Rimbaud ose
déjà des ruptures, aussi bien dans sa versification que dans ses choix lexicaux
ou dans ses thèmes, qui se remarquent d’autant plus qu’elles contrastent avec
des poèmes encore très parnassiens, d’un lyrisme encore traditionnel.

« Roman »
Léo Ferré https://www.youtube.com/watch?v=T7COPf5uNRo

Felhur X Andro https://www.tiktok.com/@felhurxandro/video/


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Introduction

Accroche

• Dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, Rimbaud se moque de Musset


et de son long poème « Rolla ».
• Jacques Rolla, jeune bourgeois se suicide par amour.
À quinze ans, ces élans de passion mettent les jeunes en rut ; à seize ans, ils se
contentent déjà de les réciter avec cœur ; à dix-huit ans, à dix-sept même, tout
collégien qui a le moyen, fait le Rolla, écrit un Rolla ! Quelques-uns en meurent
peut-être encore.
Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871.

• Rimbaud admire les romantiques, mais blâme leur lyrisme.


• Il développe alors une poésie sensible mais ironique.

Situation

• Notre poème présente les émotions d’un adolescent, quittant les cafés pour
goûter l’ivresse de la Nature. Une aventure qui a une dimension universelle !
• Il rencontre l’amour et se croit dans un roman, ce qui nous entraîne dans une
intrigue littéraire en raccourci.
• Mais le regard du poète est chargé d’ironie, refuse le sublime, et l’on devine
que le manque de sérieux de la jeunesse n’est pas ce que l’on croit !

Problématique

Comment le poète emprunte-t-il aux codes du roman pour raconter avec ironie
un petit récit d’éducation sentimentale ?

Mouvements pour un commentaire linéaire

Les différents « chapitres » numérotés du poème révèlent bien les intentions de


l’auteur :
1) Une situation initiale qui invite le jeune personnage adolescent à quitter les
cafés pour aller sur la promenade.
2) Des émotions fortes sur la promenade, rapportées avec une certaine ironie et
un refus du sublime.
3) Une rencontre amoureuse fortement marquée par un imaginaire littéraire et
notamment romanesque.
4) Une passion de courte durée qui change l’idée que le poète se fait de sa
propre désinvolture…

Axes de lecture pour un commentaire composé

I. Une aventure d'adolescent


1) Une expérience universelle
2) Une évolution des perceptions
3) L'ivresse de la Nature
II. L'impression de vivre un roman
1) Un récit intriguant
2) Des émotions romanesques
3) Une littérature qui fait rêver
III. Une poésie riche en ironie
1) Un regard ironique
2) Un refus du sublime
3) Sérieux et désinvolture
Premier mouvement :
Un départ vers la Nature

On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.


— Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,
Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !
— On va sous les tilleuls verts de la promenade.

Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !


L'air est parfois si doux, qu'on ferme la paupière ;
Le vent chargé de bruits — la ville n'est pas loin —
A des parfums de vigne et des parfums de bière…

Une expérience qui a une dimension universelle

Le premier vers du poème « On n’est pas sérieux quand on a dix sept ans »
semble se présenter d’abord comme une confidence autobiographique, mais
l’emploi et la répétition du pronom indéfini « on » modère cette première
impression pour suggérer une expérience plus large, universelle, à laquelle le
lecteur peut s’identifier.
Le choix du « on », et non l’emploi du « je », cher aux poètes romantiques pour
exprimer leurs états d’âme, révèle aussi le souhait de Rimbaud d’opérer une
distance critique et de s’écarter des codes lyriques traditionnels pour relater
avec ironie ses premiers élans amoureux.

• Premier vers : phrase courte véritable un aphorisme.


• « On » pronom indéfini, implique tout un chacun.
• Verbe d’état « on n’est » (présent de vérité générale).
• Verbe « être » suivi par « avoir » (avoir 17 ans est définitoire).
⇨ Morale originale qui sera démontrée dans la suite.

En quoi cet aphorisme est-il original ?

• C’est une négation : « on n’est pas sérieux »


• Litote (double négation qui insiste au contraire).
• Sens positif restitué : on est très désinvolte à 17 ans !
• Diérèse sur « sérieux » (deux voyelles, deux syllabes séparées).
⇨ Normalement une morale est sérieuse dans une fable ou un apologue (récit
qui démontre une idée). Ici la désinvolture vient contredire paradoxalement la
volonté d’être moraliste !

Comment est exprimée cette désinvolture ?

• Le ton est oral, presque familier « foin » pour dire « assez ».


• On peut l’interpréter comme du discours direct libre : une parole prononcée,
du moins en pensée par le jeune homme de 17 ans. On pourrait y mettre des
guillemets.
• Le point d’exclamation exprime cette émotion, ce besoin de liberté
déclencheur.
⇨ Désinvolture qui marque le début de ce « roman ».

Comment l’intrigue se met-elle en place ?

Les circonstances du récit s’organisent en deux temps : l’auteur donne d’abord


des éléments d’ordre autobiographique : les « dix-sept ans » qui évoquent l’âge
de Rimbaud en 1854.

Un cadre spatio-temporel précis est mis en place dans un second temps : la


scène se déroule « un beau soir » à la fin du printemps et au début de l’été
« bons soirs de juin ». La saison ainsi que l’heure sont donc propices à la
rencontre amoureuse.

• Les tirets longs marquent les moments où l’intrigue progresse.


• Début du récit avec l’élément perturbateur « un beau soir ».
• Être et avoir, au présent de vérité générale, sont relayés par des verbes au
présent d’énonciation.
• Verbe de mouvement « aller » suivi de perceptions « sentir … fermer la
paupière … avoir des parfums ».
⇨ Le désir de liberté du jeune homme l’invite à vivre de nouvelles expériences
sensorielles.

Quelles sont les perceptions associées aux cafés ?

• Les cafés « tapageurs » font beaucoup de bruit.


• La bière (dans les « bocks ») pétille, ainsi que la limonade.
• Les « lustres » des cafés sont « éclatants ».
• Le « lustre » a parfois un emploi ironique : donner du lustre à quelque chose =
un éclat artificiel.
• Le « lustre » est aussi une période de cinq ans : cela exprime bien la fin d’une
période, 17 ans marque la fin de l’enfance.
⇨ L’éclat des cafés laisse place à d’autres plaisirs.

Comment est raconté ce départ vers la Nature ?

• Entre tirets « — la ville n’est pas loin — » litote.


• L’enjambement « le vent [...] / A des parfums ».
• La préposition « sous » n’est pas « dans » : l’immersion n’est pas totale. Les
tilleuls ne constituent pas une forêt.
⇨ La promenade est un lieu intermédiaire qui n’est pas la Nature profonde et
sauvage.

Comment se traduit l’évolution des perceptions ?

• Ivresse associée à la ville, mais atténuée : les bocks sont accompagnés de


limonade, la bière n’est plus qu’un « parfum », le vin n’est que « vigne ».
• Boissons : bock > limonade > café > tilleul (tisane qui apaise).
• La lumière et la couleur des lustres laissent place à la couleur « verte » des
tilleuls et à l’ombre des « soirs de juin ».
⇨ Cette fuite dans la Nature apporte l’apaisement.

Comment sont exprimées les perceptions liées à la Nature ?

• Douceur du parfum des tilleuls : adverbe « bon » réemployé comme adjectif


(c’est un polyptote).
• Subordonnée circonstancielle corrélative de conséquence « si doux qu’on
ferme la paupière » : douceur enivrante.
• Les parfums remplacent la vue (il « ferme la paupière »).
• Ce mot « parfum » est d’ailleurs répété deux fois.
• Les bruits sont portés par « le vent » (odorat + toucher).
⇨ Perceptions adoucies, la vue laisse place à d’autres sens.

Le poète quitte les « cafés tapageurs » de la ville pour profiter de la nature


environnante qui éveille tous les sens :
Sa vue « tilleuls verts »
Son odorat « les tilleuls sentent bons »
Son goût « parfums de bière »
Le jeune poète s’ouvre avec délectation à la sensualité du monde.
Cet enthousiasme sensoriel se traduit également par l’usage d’une ponctuation
expressive.
Cet élan passionné se manifeste aussi par les répétitions des termes « bons » et
« parfum ».

Comment évolue l’intrigue à la fin de ce mouvement ?

• La « vigne » s'oppose aux « bocks », annonçant déjà une autre forme d’ivresse
dans la Nature.
• Les « soirs » de juin laissent entendre que la nuit va tomber.
• Les points de suspension à la fin de ce mouvement laissent le temps au lecteur
d’imaginer la suite.
⇨ On peut se demander jusqu’où ira cette fugue de l’adolescent, quelles
surprises elle nous réserve…

Deuxième mouvement :
Des émotions fortes rapportées avec ironie

II

— Voilà qu'on aperçoit un tout petit chiffon


D'azur sombre, encadré d'une petite branche,
Piqué d'une mauvaise étoile, qui se fond
Avec de doux frissons, petite et toute blanche...

Nuit de juin ! Dix-sept ans ! — On se laisse griser.


La sève est du champagne et vous monte à la tête...
On divague ; on se sent aux lèvres un baiser
Qui palpite là, comme une petite bête…

Comment est représentée la nuit qui tombe ?

• Les « soirs de juin » > ciel « d’azur sombre » > « Nuit de juin ».
• Évolution du ciel à travers l’enjambement « chiffon / d’azur ».
• Le verbe « se fondre » montre une progression de l’obscurité.
⇨ La tombée de la nuit coïncide avec une évolution du récit.
Comment évolue ce petit récit ?

• Les deux tirets longs font encore progresser l’histoire : d’abord l’apparition du
« chiffon » ensuite, l’ivresse qui « monte ».
• Le verbe de perception « apercevoir » laisse place à des verbes d’action « se
fondre … monter … divaguer … palpiter ».
• Points de suspension : le lecteur apprécie chaque étape.
⇨ L’évolution du récit est partagée avec le lecteur.

Comment le lecteur est-il impliqué dans l’histoire ?

• Le premier mot « Voilà » déictique (situation d’énonciation) comme si le


poète nous montrait du doigt le feuillage des tilleuls.
• Le pronom indéfini « on » est éclipsé un instant par la deuxième personne du
pluriel « vous monte à la tête ».
• Est-ce un vouvoiement ou un « vous » collectif ? Le poète s’adresse
directement au lecteur, comme une discussion intime.
⇨ Nous partageons le point de vue de cet adolescent.

Comment ce point de vue est-il poétisé ?

• Le « chiffon » (métaphore) bout de ciel à travers les branches.


• On peut entendre l’expression « agiter un chiffon » : le ciel détourne
l’attention du jeune homme.
• Souvent « l’étoile » est un guide. Cette « mauvaise » étoile annonce peut-être
un destin tragique ?
• Rien de sublime ici, elle est « petite et toute blanche ». Nulle tragédie ni
divinité malveillante.
⇨ Rimbaud joue avec les genres, la poésie crée une distance à l’égard des
grands sentiments tragiques et romanesques.

Comment la poésie parvient-elle à éviter le sublime ?

• L’adjectif « petit » revient quatre fois, pour le « chiffon », la « branche », la «


mauvaise étoile » et enfin, la « petite bête ».
• Bout de ciel très limité : un « chiffon » sans valeur (chiffonner), « tout petit »,
il est « encadré » par une branche.
• Le participe passé « piqué » en fait un simple trou d’épingle.
• Cela libère la polysémie du mot « piquer » : le piquant d’une plaisanterie ou
encore « se piquer » d’une prétention.
⇨ Sentiments forts de l’adolescent mais poésie ironique.
Comment sont exprimés les émotions de l’adolescent ?

• Phrases nominales exclamatives « Nuit de juin ! Dix-sept ans ! »


• Sur le même plan : saison de l’année / saison de la vie.
• La même « sève » agit dans tous les êtres.
• L’ivresse du « champagne », plus forte que la bière / limonade, reste une
ivresse de bulles…
• La bulle est symbole de vanité : c’est une ivresse éphémère.
⇨ Ivresse, émotion dominante, moquée par la voix du poète.

L’enthousiasme amoureux de l’adolescent s’exprime par de nombreux procédés


: phrases exclamatives, la brièveté de ces deux phrases nominales brise le
rythme et la régularité de l’alexandrin pour signifier l’ivresse qui s’empare du
poète.
Cette ardeur se signale aussi par l’emploi massif du champ lexical de l’ivresse.
La romance vécue par le jeune homme se place sous le signe de l’excellence : le
« champagne » boisson noble se substitue à la bière au caractère populaire et
prosaïque.

Le premier hémistiche du vers 14 insiste également sur la griserie. Cette sève


symbolise bien l’éveil du jeune homme à une sensualité qui le rend euphorique.
Enfin l’usage des points de suspension aux vers 12,14 et 16 témoigne avec
ironie de la difficulté d’expression du poète, submergé par ses émotions, qui en
vient à perdre la parole.

Comment se traduit cette voix ironique du poète ?

• Les mots sont forts « griser … divaguer »


• Le sujet subit l’action à la voix pronominale : « se laisser griser … se sentir ».
• Phrase courte, aparté « On se laisse griser » : comme pour expliquer ou
excuser l’adolescent.
• Verbe « divaguer » du latin divagari (= errer).
• Baiser = « petite bête » (tout cela n’est qu’une « bêtise » ?)
⇨ L’adolescent se prend au sérieux, le poète démystifie…

Cette deuxième section du poème retrace les premiers émois amoureux du


jeune poète. Cette rencontre se caractérise par son romantisme mais Rimbaud
en atténue le lyrisme et modère l’enthousiasme du jeune poète, la répétions de
l’adjectif « petit »n déprécie la beauté de la nuit.
Troisième mouvement :
Une rencontre amoureuse romanesque

III

Le coeur fou robinsonne à travers les romans,


— Lorsque, dans la clarté d'un pâle réverbère,
Passe une demoiselle aux petits airs charmants,
Sous l'ombre du faux col effrayant de son père...

Et, comme elle vous trouve immensément naïf,


Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif...
— Sur vos lèvres alors meurent les cavatines…

Comment s’exprime le goût romanesque de l’adolescent ?

Le vers 17 s’ouvre sur une double référence / La première évoque le personnage


de Robinson Crusoé. C’est à partir de ce prénom d’un héros partant à l’aventure
que Rimbaud forge le néologisme « robinsonne » qui signifie vagabonde.
La ,seconde référence « à travers les romans » fait écho à l’univers romanesque
des romans d’amour dont les aventures sentimentales font rêver le jeune poète.

• L’adolescent est désigné comme un « cœur fou ». Métonymie.


• Verbe « robinsonner » référence au roman de Daniel Defoe Robinson Crusoë.
Renvoie au verbe « divaguer ».
• La préposition « à travers » suggère l’aventure.
• Le pluriel « les romans » : beaucoup de lectures.
⇨ Rimbaud lui-même lit beaucoup, ce que sa mère voit d’un mauvais œil
quand Paul Demeny lui offre Les Misérables !

Comment Rimbaud joue-t-il avec les codes du roman ?

• Construction du poème : quatre chapitres numérotés.


• Succession des événements. Le lien logique « Lorsque » indique un moment
de basculement.
• Jeu avec la focalisation « elle vous trouve » (aperçu du point de vue de la
jeune fille) comme le ferait un romancier omniscient.
⇨ L’imitation du style romanesque est ironique.
Comment le poète se moque-t-il de cette dimension romanesque ?

• Cliché romantique de la « clarté du réverbère » au clair de lune.


• Le réverbère « pâle » est personnifié comme un témoin.
• Exagération avec cette « ombre du faux col ».
• Les « cavatines » : airs d’opéra considérés comme mièvres.
⇨ Tous les éléments de la romance sont exagérés, et débordent sur d’autres
registres littéraires.

Quels registres littéraires se trouvent évoqués ?

• « L’ombre du faux col » fait du père un géant (conte de fées ?)


• « Charmant » du latin carmen = sortilège, envoûtement.
• Merveilleux + fantastique avec l’adjectif « effrayant ».
• Présence du « père » obstacle à l’amour : intrigue de comédie.
• Le « faux col » : costume et fausseté des apparences.
• Les « bottines » : famille bourgeoise. Thème de roman réaliste.
⇨ Rimbaud présente un adolescent émotif, influencé par la littérature, mais qui
ne vit pas réellement des aventures.

Comment percevons-nous les émotions du personnage ?

• Effet de contraste « clarté … ombre » : subjectivité du personnage, qui reste


dans l’attente d’un signe.
• Prépositions illogiques « dans » la clarté mais « sous l’ombre » ?
• Le verbe « se tourner » est retardé par un long CC de manière.
• Les points de suspension laissent imaginer que la phrase est interrompue : que
fait-elle d’un mouvement vif ?
⇨ Le moment où leurs regards se rencontrent n’est pas raconté.

Pourquoi cette rencontre est-elle si peu idéalisée ?

• On retrouve encore l’adjectif « petit » deux fois : « petits airs charmants » puis
plus tard « petites bottines ».
• Allitération en T petits pas comiques.
• Subordonnée de cause « comme elle vous trouve immensément naïf » : intérêt
mais condescendance.
• L’adverbe « immensément » particulièrement long, insiste sur cette naïveté
qui l’empêche de deviner comment il est perçu.
• 2e personne du pluriel « vous » : récit rétrospectif ?
⇨ Le poète est désormais capable d’une certaine autodérision.
Une fugue bien éloignée d’une grande aventure

• Le « réverbère » indique qu’on est toujours proche de la ville.


• L’adolescent s’oppose à Robinson explorateur d’îles désertes !
• La vue d’un « faux col » suffit à l’effrayer, et le regard de la jeune fille le rend
muet « meurent les cavatines ».
• Le verbe « passer » fait peut-être allusion à « Une passante » de Baudelaire :
se moquant de la sensiblerie du poète, cela annonce déjà une relation éphémère.
⇨ Derrière ces moqueries, Rimbaud songe peut-être déjà à pousser beaucoup
plus loin ses explorations poétiques.

Quatrième mouvement :
Une passion de courte durée

IV

Vous êtes amoureux. Loué jusqu'au mois d'août.


Vous êtes amoureux. — Vos sonnets La font rire.
Tous vos amis s'en vont, vous êtes mauvais goût.
— Puis l'adorée, un soir, a daigné vous écrire !...

— Ce soir-là..., — vous rentrez aux cafés éclatants,


Vous demandez des bocks ou de la limonade...
— On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans
Et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade.

Comment est amenée cette ultime épisode du récit ?

• Nouveau chapitre, peut-être, après une ellipse temporelle.


• Rimes croisées = progression pas à pas du récit, alternance de rimes
masculines et féminines.
• Les rimes féminines concernent les actions de la jeune fille « rire … écrire » :
histoire d’amour en raccourci.
⇨ Cette fin arrive de façon très rapide.

Comment est décrit cet amour éphémère ?


• Deux phrases dans deux hémistiches qui s’équivalent : « vous êtes amoureux
» est explicité par « loué jusqu’au mois d’août ».
• Ironie du verbe « loué » : il doit se rendre disponible pour elle.
• Double sens du mot « loué » : recevoir des louanges.
• Mais cela ne durera pas : « jusqu’au mois d’août » .
⇨ L’histoire d’amour n’aura duré que 3 mois maximum.

Comment est exprimé l’engouement du jeune homme ?

• Une phrase très courte deux fois : « vous êtes amoureux. »


• Discours direct libre ? On entend la voix du jeune homme.
• On peut penser au monologue d’Emma Bovary :
J’ai un amant ! un amant ! Se délectant à cette idée comme à celle d’une autre
puberté qui lui serait survenue.
⇨ Le poète a pris conscience de son bovarysme : le fait de se croire héros d’un
roman.

Comment s’exprime l’ironie du poète ?

• D’abord « l’adorée » avec l’article défini, divinise la jeune fille.


• Mais le verbe « daigner » insiste sur la condescendance.
• Majuscule au pronom « La ». La jeune fille est idéalisée.
• Le « rire » est ambigu (comme dans les « réparties de Nina »).
• C’est son « immense naïveté » qui la fait rire.
• Ponctuation forte après « écrire » : émotions et attentes fortes.
⇨ Nous n’aurons pas le contenu de cette lettre mais on devine que c’est une
lettre de rupture.

Comment sont rapportées les dernières actions ?

• Le « soir » est repris au dernier quatrain « ce soir là ».


• Les points de suspension sont suivis d’une virgule, l’émotion a laissé place à
la déception.
• Le préfixe « rentrez » nous ramène bien au début du poème.
• Mais le verbe « demandez » s’oppose au « foin » du début.
⇨ L’effet de boucle est accompagné de différences.

En quoi le retour diffère du premier quatrain ?


• Les « cafés éclatants » sont un condensé des « cafés tapageurs aux lustres
éclatants du début ».
• La conjonction a changé : « des bocks OU de la limonade » cela n’a pas
vraiment d’importance.
• Le jeune homme a perdu ses amis, son amour l’a rendu « mauvais goût ».
⇨ Le retour au départ n’est pas nécessairement euphorique, on peut y percevoir
une certaine amertume.

Le poème se construit de manière circulaire en s’achevant sur le lieu (les cafés)


que le poète fuyait au début. Ils représentent à présent un refuge où, dépité, le
poète se console dans la boisson. Fin de l’idéal amoureux et retour à la vie
ordinaire.

Comment la première phrase prend-elle un nouveau sens ?

• La phrase au présent de vérité générale « on n’est pas sérieux quand on a dix-


sept ans » a complètement changé de sens.
• La désinvolture qui l’avait amené à l’amour est désormais une désinvolture à
l’égard de l’amour.
⇨ Il est intéressant de voir ce poème avec le regard du poète qui a pris en
maturité, revendiquant son absence de sérieux.

La répétition du vers d’ouverture du poème prend ici une dimension ironique :


la promesse d’une histoire exaltante du vers 1 est vue rétrospectivement au vers
31 et semble sonner avec humour la fin des illusions.

Que peut traduire cette évolution du regard de Rimbaud ?

Le dernier vers constitue une chute inattendue à double titre. Le poème se clôt
sur l’image des tilleuls avec l’anacoluthe « et qu’on a des tilleuls verts » qui
marque une rupture syntaxique.
Rimbaud se joue des codes du lyrisme traditionnels.

• Les « tilleuls verts » : arbre citadin par excellence. Le poète veut au contraire
sortir des sentiers battus.
• De même, « la promenade » avec l’article défini : lieu bien connu des
villageois.
• Intentions de Rimbaud : vivre des aventures plus « sérieuses » ?
⇨ La fuite de Rimbaud avec Verlaine lui inspirera une poésie plus amère : Une
Saison en Enfer.
Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l’ai trouvée amère. — Et
je l’ai injuriée.

• Notre poème, aventure d'adolescent, aventure universelle, où l’attrait de la


Nature et l’ivresse des sens conduisent à la recherche de l’amour.
• Rimbaud choisit de nous raconter cette aventure en faisant référence au roman
ainsi qu’à tout un imaginaire littéraire qui en font une véritable petite éducation
sentimentale.
• Mais il garde une certaine distance, riant des illusions romanesques du jeune
adolescent qu’il était.
• Cette ironie naissante révèle que l’expérience de l’amour a une dimension
initiatique.

Ouverture

• Rimbaud pense probablement à Flaubert quand il écrit ce poème. Le procès de


Madame Bovary a eu un grand retentissement, et L’éducation sentimentale
vient tout juste d’être publié, en 1869.
Il regarda les fenêtres du premier étage ; et il rit intérieurement de pitié sur lui-
même, en se rappelant avec quel amour il les avait si souvent contemplées !
Vincent van Gogh, Terrasse du café le soir, 1888.
"Roman": l'expression du rêve amoureux

Ce huitième poème du premier des deux « Cahiers de Douai », est daté du 29


septembre 1870, date de sa mise au propre effectuée alors que Rimbaud séjourne
chez les tantes de son professeur Izambard, après sa première fugue et son court
passage en prison. Il n’a donc que seize ans… même si, dans ce poème, il se
vieillit, peut-être pour présenter comme réalisé ce qui n’est encore qu’imaginé. Peu
avant, le 24 mai, il commençait déjà ainsi une lettre adressée déjà au poète
Théodore de Banville : « Nous sommes aux mois d’amour ; j’ai dix-sept ans… »
Le titre « Roman » introduit d’ailleurs déjà la dimension imaginaire. Rappelons
qu’à l’origine, au Moyen Âge, c’est un récit écrit en langue romane, et d’abord en
vers, une fiction qui raconte les aventures, souvent amoureuses, vécues par un
héros. Ce poème nous présente, en effet, en quatre étape chronologiques,
chacune de deux quatrains, la brève histoire d’un amour d’adolescence.
Un "roman"

L'actualisation spatiale
Même s’il n’est que fiction, le roman s’inscrit dans un décor, et c’est sur lui que
s’ouvre et se ferme le poème, en mêlant deux aspects contrastés, le cœur de la
ville et la nature, opposition soulignée par les tirets aux vers 2 et 4. Mais, au
début, la formule « foin de » traduit le rejet de la ville, de son bruit, de son activité,
des « cafés tapageurs aux lustres éclatants », pour trouver refuge « sous les tilleuls
verts de la promenade ». À la fin, le mouvement s’inverse : le roman s’achève,
toujours « on a des tilleuls verts sur la promenade », mais ils ne sont plus qu’une
réalité lointaine, et la ville reprend toute sa place, avec le glissement de l’adjectif
qui ne s’applique plus aux seuls « lustres » mais s’élargit aux « cafés », avec un
choix de consonnes comme pour illustrer leur force d’attraction : « vous rentrez aux
cafés éclatants ».
Ce décor, liant ville et nature, permet de mélanger aussi toutes les sensations,
visuelles d’abord, avec la lumière et les couleurs, mais aussi olfactives,
tactiles et auditives : « Les tilleuls sentent bon », « L’air est parfois si doux », « Le
vent chargé de bruits, – la ville n’est pas loin, – / A des parfums de vigne et des
parfums de bière… » Cette association d’impressions sensorielles différentes forme
une synesthésie qui suggère déjà le trouble ressenti par l’adolescent, presque
une sorte d’ivresse, de vertige : « On se laisse griser », « On divague », écrit-il
dans le quatrième quatrain.
L'actualisation temporelle
Les quatrains suivent une progression temporelle, en marquant nettement les
étapes de cette aventure amoureuse.
Le point de départ, comme dans un conte, en est posé par la formule qui
annonce déjà l’événement exceptionnel, celui qui viendra briser la banalité
quotidienne : « – Un beau soir ». La scène se déroule au début de l’été, et le
moment est décrit dans la seconde partie du poème, puis résumé en un élan
d’enthousiasme, mis en parallèle avec l’âge, l’adolescence : « Nuit de juin ! Dix-
sept ans ! » À nouveau, cette description recourt aux synesthésies : l’« azur
sombre » s’associe à une « étoile, qui se fond / Avec de doux frissons, petite et
toute blanche ». La nuit elle-même semble vibrer d’émotion.
Les indices temporels, soulignés par les tirets, détaillent ensuite le
déroulement de ce « roman », que le choix du présent semble faire revivre par
l’écriture poétique. Au vers 18, « lorsque » introduit l’événement perturbateur,
traditionnel, une rencontre, et « alors », au vers 24, sa conséquence, le coup de
foudre : « Sur vos lèvres alors meurent les cavatines ». Une durée est ensuite
mentionnée, « jusqu’au mois d’août », celle de l’été, jusqu’à l’intervention d’un
nouvel événement, de résolution celui-là, « – Puis l’adorée, un soir, a daigné vous
écrire… ! », qui conduit à la situation finale : « – Ce soir-là,… – vous rentrez aux
cafés éclatants, ». Notons aussi le rôle des points de suspension qui ponctuent
chacun de ces moments, comme pour laisser le lecteur imaginer le trouble et les
sentiments de l’adolescent.
L'aventure amoureuse
Avant d’être vécue, elle est d’abord rêvée, mais déjà dans une expression de
sensualité : « on se sent aux lèvres un baiser / Qui palpite là, comme une petite
bête… » Toutes les lectures semblent, à travers le néologisme et le pluriel, venir
soutenir les rêves amoureux de l’adolescent : « Le cœur fou Robinsonne à travers
les romans ».
Mais, dans les romans, l’amour se heurte forcément à des obstacles et exige
de l’amant qu’il surmonte des épreuves. C’est ce que reproduit ici l’hypallage qui
attribue au « faux-col » ce qui relève en fait de ce « père » qui, en accompagnant
sa fille, l’enveloppe de son « ombre », d’une noirceur destinée à la rendre
inaccessible : elle marche « sous l’ombre du faux-col effrayant de son père ». Le
coup de foudre est immédiat, c’est une possession entière, traduit par la répétition
de « Vous êtes amoureux ». Il s’agit alors de conquérir celle qui, comme dans la
tradition courtoise reprise par les romantiques, est désignée comme « l’adorée »,
divinisée par la majuscule du pronom , conquête qui réactive la fonction assignée à
la poésie : « Vos sonnets La font rire ». L’amant se place ainsi sous la
dépendance totale de la femme aimée, jusqu’à la réception de cette lettre : elle
« a daigné vous écrire… ! » L’exclamation indique l’importance de ce moment, mais
auquel les points de suspension conservent tout son mystère. Quel est le contenu
de cette lettre ? Seuls l’indice antérieur, « jusqu’au mois d’août », et le retour dans
les « cafés », donc la reprise du cours ordinaire de l’existence, permettent de
penser qu’elle met fin aux quatre chapitres de ce « roman ». Rupture imposée, ou
fuite du jeune homme qui ne souhaite pas s’engager davantage ? Au lecteur de
combler le vide…
L'autoportrait

L'adolescence
Le poème n’utilise pas le pronom « je », mais l’indéfini « on » qui généralise
cette aventure amoureuse. En répétant, au début et à la fin, « on n’est pas
sérieux, quand on a dix-sept ans », avec la diérèse qui amplifie l’adjectif et le
présent à valeur de vérité générale, il fait de ce bref « roman » l’illustration
même de l’adolescence. C’est l’âge de la contestation, du rejet de la morale
adulte qui voudrait imposer à la jeunesse le « sérieux ».
Mais l’adolescence est une période ambivalente, comme suspendue entre
l’enfance et le monde adulte, hésitation reflétée par les deux boissons citées,
« les bocks » ou « la limonade ». Même le langage poétique traduit cette
ambivalence, en conservant une expression parfois enfantine, par exemple avec la
répétition, « Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin ! », ou la
comparaison du « baiser » à « une petite bête ».
La conjonction « et », qui relie la légèreté des « dix-sept ans » à la présence des
« tilleuls verts », exprime aussi, de façon cocasse, l’idée que l’adolescence
correspond à l’éveil de sensualité, des désirs, encore flous : « La sève est du
champagne et vous monte à la tête… » unit la nature à cet état d’ivresse des sens,
que les points de suspension semblent prolonger. L’adolescent est donc l’âge où un
« cœur fou » est tout prêt à se laisser prendre par « une demoiselle aux petits airs
charmants », celle qui saura vous pousser à imiter ce que les » romans » d’amour
décrivent.
Le romantisme démythifié
Le cadre choisi pour cette rencontre amoureuse, spatial, avec « les tilleuls verts »,
et temporel, cette « nuit de juin » douce et parfumée, répond à l’image traditionnelle
dans la poésie romantique. Cependant, Rimbaud y introduit des éléments qui
viennent rompre cette atmosphère idyllique. Déjà, « la ville n’est pas loin »,
donc le jeune garçon ne lui échappe pas complètement, il en sent même encore les
« parfums de bière ».
De plus, sa description semble rétrécir le cadre nocturne, avec la répétition de
l’adjectif « petit » dans le troisième quatrain et la comparaison qui ôte à la nuit toute
sa splendeur romantique : « – Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon / D’azur
sombre, encadré d’une petite branche ». Ce même rétrécissement s’applique au
ciel, une seule « mauvaise étoile », à peine distincte, « petite et toute blanche ».
Enfin, la jeune fille ne surgit pas dans un rayon éclatant de lune, mais « dans la
clarté d’un pâle réverbère ». Elle n’est d’ailleurs pas décrite, car, finalement, peu
importe : il ne s’agit pas de vivre l’amour unique, de trouver l’âme-sœur chère aux
romantiques, mais seulement d’éprouver quelques moments d’ivresse.
La distanciation
Après le pronom « on », le moment du coup de foudre introduit un glissement, mais
non pas au « je » lyrique » mais au « vous » : « – Sur vos lèvres alors meurent les
cavatines… » C’est comme si intervenait un dédoublement entre le poète
écrivant et l’adolescent vivant le « roman », le premier contemplant le
comportement du second avec un sourire amusé et se moquant gentiment de
son exaltation. C’est ce que traduit le portrait de la « demoiselle », où l’allitération
en [ t ] imite la vivacité de la marche et du mouvement : « Tout en faisant trotter ses
petites bottines, / Elle se tourne, alerte ». C’est donc la jeune fille qui, avec
coquetterie, prend l’initiative, ce que souligne le poète : « Et, comme elle vous
trouve immensément naïf ».
L’expression amoureuse elle-même traduit cette naïveté, déjà par la répétition
« Vous êtes amoureux », comme pour s’en persuader soi-même, alors que la
formule « Loué jusqu’au mois d’août » réduit considérablement ce « roman »
d’amour en fait bien banal à en juger par le jugement critique des autres : « Tous
vos amis s’en vont, vous êtes mauvais goût ». Même la poésie dédiée à son
« adorée » obtient des réactions bien éloignées de l’émotion espérée : « Vos
sonnets La font rire. » L’adolescent amoureux n’est guère pris au sérieux, et la
dernière lettre, pourtant attendue, met fin à ce beau « roman », qui n’était, en
réalité, qu’une amourette d’été.
Eva Gonzalès, Portrait d’une femme en blanc, 1879. Huile sur toile, 100,5 x 81,
détail. Collection particulière
CONCLUSION

Ce poème est bien éloigné du ton lyrique propre à l’expression amoureuse. Il est
plutôt la reconstitution d’un moment léger de l’adolescence vagabonde de
Rimbaud, qui ne se souvient de ses lectures que pour mieux en sourire. Car tout
est sourire ici, les occupations d’un soir d’été, l’ivresse, les rêves sensuels, l’amour
rêvé plus que vécu, et même les « sonnets » alors composés qui « font sourire ».
Mais ce sourire conduit à démythifier cette aventure, « roman », c’est-à-dire
inventée le temps d’un poème, témoignage de l’illusion qu’est l’amour, au-delà
de l’élan et des enthousiasmes. Ainsi, le poème traite de façon originale ce qui
était un thème conventionnel de la poésie lyrique.

Question de grammaire :
Relevez et analysez une subordonnée conjonctive circonstancielle dans la phrase :
« l’air est parfois si doux, qu’on ferme la paupière. » v6

Etape 1 : Délimitez la subordonnée conjonctive circonstancielle


La phrase comprend deux verbes, donc deux propositions : une principale et une
subordonnée
Citez la conjonction de subordination qui introduit celle-ci. Quel adverbe fonctionne
avec cette conjonction comme un « corrélatif »?

Etape 2 : Précisez la circonstance exprimée.


Quelle circonstance exprime la subordonnée conjonctive?
(Notez que l’on peut reformuler la phrase : la douceur de l’air conduit à fermer la
paupière)

La phrase comprend deux verbes donc deux propositions :


- la principale « l’air est parfois si doux »
- Une subordonnée « qu’on ferme la paupière »
Cette subordonnée est introduite par la conjonction de subordination « qu’ »
associée à l’adverbe corrélatif « si »
Elle exprime la conséquence du fait exprimé dans la principale. Cette proposition
subordonnée conjonctive est donc complément circonstanciel de conséquence.

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