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Bulletin de la Classe des Beaux-Arts

Originalité et modernité chez Mozart


Robert Wangermée

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Wangermée Robert. Originalité et modernité chez Mozart. In: Bulletin de la Classe des Beaux-Arts, tome 2, 1991. pp.
217-234;

doi : https://doi.org/10.3406/barb.1991.20088;

https://www.persee.fr/doc/barb_0378-0716_1991_num_2_1_20088;

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LECTURE

Originalité et modernité
chez Mozart

par Robert Wangermée


Correspondant de la Classe

Mozart est mort à Vienne le 5 décembre 1791. D'un anniver¬


saire à l'autre, de celui de sa naissance en 1756 à celui de sa
mort, dans quelques jours, il est devenu, avec Beethoven et
Bach, un des musiciens les plus joués au monde, au concert, à
l'opéra, dans les festivals, à la radio, à la télévision et surtout
par le disque qui met à la disposition de chacun la totalité de
ses œuvres, parfois dans de nombreuses versions.
Les écrits sur Mozart se sont multipliés, particulièrement
cette année. Il s'agit aussi bien d'études musicologiques rigou¬
reuses que de livres de vulgarisation. Mozart est entré, aussi,
dans le monde des mass-médias ; sa vie fait l'objet de feuilletons
télévisés, de pièces de théâtre et de films qui, souvent, exploitent
une imagerie simplificatrice l'enfant prodige, le père tyranni
:

que, l'épouse capricieuse et irresponsable, l'éternel adolescent,


coureur de jupons qui se délecte de mots grossiers, qui aurait
« pondu » des chefs-d'œuvre dans l'inconscience de son propre
génie, l'incompréhension des contemporains, la haine de Salieri,
le messager de la mort et le Requiem, la misère et la fosse com¬
mune.

La présente lecture tentera, seulement, de montrer la place


particulière que Mozart a prise comme compositeur au tour¬
nant de l'Ancien Régime et de l'époque contemporaine et de
cerner certaines des spécificités de sa création musicale.

Le musicien d'Ancien Régime

Pour un musicien d'autrefois, la condition normale était d'être


au service d'une église ou d'un prince. Tel a été, par exemple,
le statut de Jean-Sébastien Bach qui, tout au long de sa vie, a

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Robert Wangermée

été organiste, Konzertmeister, Kapellmeister ou Can


diverses villes et cours.
La plus grande partie de sa musique a un caractère
nel, ses objectifs esthétiques devaient s'adapter aux exi
la liturgie, aux usages des divertissements de cours,
et aux souhaits de ceux pour qui il travaillait. Même
ajustements ne se faisaient pas toujours sans heurts,
jamais imaginé se libérer de cette condition.
C'est aussi le statut d'agent au service d'une égli
domestique au service d'un prince (comme l'a été à so
même, Joseph Haydn auprès du Conte Morzin et des
jusqu'en 1790), qui était destiné à Mozart. Son père,
musicien de l'archevêque de Salzbourg n'avait d'autre
que de le caser au mieux dans une cour princière
Munich, Vienne ou bien à Salzbourg, poste plus mod
où la vie était moins chère.
Pendant longtemps, Mozart semble ne pas avoir
conventions, les traditions et les habitudes de la soc
vivait ; il feignait de s'en accommoder, mais s'arrange
qu'elles ne puissent fonctionner. Ainsi, parmi les
musicien de cour auxquels il aurait pu accéder, il ne s'
montré intéressé que par ceux qui n'étaient pas dispon
ceux qui s'offraient à lui, il ne voulait pas.
En 1769 — il n'avait pas quatorze ans — Mozart s
vu confier à titre honorifique le poste de Konzertmeiste
niste principal) du prince-archevêque de Salzbourg ;
plus tard, il avait obtenu sa nomination définitive.
n'était pas souvent à la cour princière.
Après ses tournées d'enfant prodige à travers l'Eu
avaient duré de janvier 1763 à novembre 1766, il avait
l'Italie, séjourné à Vienne, à Munich, à Mannheim, à
23 ans, il avait ainsi passé plus de sept années hors
bourg, mais sans réussir à faire fortune. Il redoutait p
tout de devoir, en fin de compte, se résigner à s'éta
cette ville provinciale de Salzbourg et se soumettre aux
et aux goûts musicaux d'un prince-archevêque despote
cordait d'attention à son orchestre et ses musiciens qu
lustre qu'ils
pouvaient lui donner.
À l'époque, à la différence de certains hommes de l
par l'édition de leurs livres, avaient pu se constituer
de lecteurs assez large pour les faire vivre, à la différe
de certains peintres qui pouvaient vendre leurs tablea
Originalité et modernité chez Mozart

bourgeois comme à des princes, les compositeurs de musique


n'avaient pu acquérir encore la même autonomie, en raison,
sans doute, de la nature de leur art qui exige le plus souvent le
recours à une collectivité d'interprètes, un orchestre, des
chœurs.
S'il voulait échapper, au moins partiellement, aux contraintes
d'un service princier, le musicien n'avait que deux voies à sa
portée ; s'affirmer comme virtuose ou devenir un compositeur
d'opéra à succès.

Virtuose ou compositeur d'opéra ?

Avec l'agrément du prince qui l'employait, le virtuose pouvait


prendre un congé — payé ou non — et tenter de se faire appré¬
cier à travers le pays ou à l'étranger. Violoniste, flûtiste, haut¬
boïste, ou claveciniste-organiste, il allait de ville en ville, deman¬
dait à se faire entendre dans une cour princière, chez des aristo¬
crates, dans les salons de riches familles bourgeoises, ou encore,
organisait à ses risques un concert public et payant avec divers
musiciens de la ville qui formaient pour lui un orchestre occa¬
sionnel. C'est ce qu'a fait Mozart avec un succès considérable,
et son père comme impresario, dans ses tournées d'enfant pro¬
dige il jouait à quatre mains avec sa sœur, accompagnait son
:

père qui était au violon, jouait tout seul des pièces de clavecin
de l'un ou l'autre de ses contemporains, déchiffrait, transposait
à vue des œuvres nouvelles, improvisait sur les thèmes qu'on lui
proposait et faisait entendre déjà sa propre musique, car le vir¬
tuose, à cette époque n'était pas qu'un interprète ; il devait aussi
être compositeur.
Les voyages que Mozart a accomplis plus tard n'ont pas tou¬
jours eu les mêmes succès que dans son enfance. Compte tenu
des frais de route, ils n'ont souvent été que médiocrement renta¬
bles car les concerts payants ne rassemblaient pas toujours le
public espéré et les gratifications octroyées pour des presta¬
1

tions dans les salons privés étaient laissées à la générosité de

1
Dans une lettre écrite de Strasbourg à son père le 15 octobre 1778, Mozart
lui disait « Ici, tout est pauvre, mais je donnerai après-demain, samedi 17, un
:

concert « par subscription », moi tout seul (pour éviter les frais), pour faire
plaisir à de bons amis, des amateurs et des connaisseurs, car si j'engageais de
la musique [c'est-à-dire des musiciens], cela me coûterait plus de 3 louis d'or
avec l'illumination, et qui sait si cela me rapportera autant... » {Correspon¬
dance, t. III, Édition française et traduction de l'allemand par Geneviève Gef
fray, t. III, Paris, 1989, p. 97, lettre n° 357).

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Robert Wangermée

ceux qui accueillaient le musicien. Ainsi, en novemb


après un passage à la cour du prince-Électeur du P
Mannheim, dans une lettre à son père, il ironise sur
sent» qui lui a été offert pour les leçons qu'il a don
bâtards princiers et les concerts qu'il a joués : « Com
pensais, ce n'était pas de l'argent mais une belle montr
J'aurais préféré 10 Carolins à cette montre qui est pour
luée à 20 Carolins avec la chaîne et la devise. En voy
d'argent que l'on a besoin et, avec votre permission, j'a
nant cinq montres. J'ai d'ailleurs bien envie de me faire
second gousset à chacune de mes culottes, afin, lorsq
chez un grand seigneur, de porter deux montres (ce qui
leurs à la mode), pour que l'idée ne vienne à personne
offrir une nouvelle » (lettre du 13 novembre 1777).
Les gains réels de Mozart pour ses tournées de virt
été longtemps trop aléatoires pour qu'il pût renoncer à
un poste fixe, rémunéré à l'année.
En ce qui concerne la composition d'opéra, c'est l'
offrait alors le plus de perspectives, car plus qu'en Alle
surtout plus qu'en France, on y trouvait, à côté des th
cour, de nombreux théâtres indépendants.
Mozart a commencé très tôt à composer des o
sérieux ou bouffes — , en italien surtout et parfois en a
il a écrit La Finta Semplice, alors qu'il n'avait que dou
sur commande d'un impresario italien installé à V
même année, il a écrit Bastien et Bastienne, un Sing
commande du fameux docteur Messmer à Vienne ;
Mitridate, rè di Ponto, un opera séria, pour le Teatro
Milan, grâce à la faveur du gouverneur général de Lo
un Salzbourgeois ; il a écrit Lucio Silla, un dramma p
pour Milan encore, en 1772 ; La finta giar dinier a,
bouffe pour Munich en 1774, quelques autres œuvre
Mais ses succès n'ont pas été assez déterminants pour
alors pu embrasser entièrement la carrière de com
d'opéra. C'est pourquoi, malgré l'aide occasionnelle de
mécènes, il a dû regagner Salzbourg dès décembre 177
dre son service auprès de l'archevêque Colloredo, nou
élu à ce poste.
Il détestait Salzbourg, ses habitants, leur manière

2 Cf. Correspondance, t. Ill, p. 128, lettre de Mozart à son père, 8 j


n° 373.
Originalité et modernité chez Mozart

Salzbourg, symbole de sa subordination à un seigneur et peut


être aussi de sa soumission à un père autoritaire. Aussi, est-il
congédié en août 1777 pour cause d'absences trop fréquentes ;
mais, après un voyage qui l'amène à Mannheim pour six mois,
à Paris pour six autres mois, à Munich enfin, il est à nouveau
contraint, sur pression très vive de son père, de rentrer à Salz¬
bourg pour signer un contrat qui lui impose de jouer de l'orgue
à l'église, à la chapelle et à la cour, de former les enfants de
chœur et de composer toute la musique religieuse ou profane
qui lui sera demandée par le prince. Mais cette perspective lui
pesait fort lourd, comme il l'écrivait à son père dans une lettre
du 15 octobre 1778 : « Je dois vous avouer franchement que je
rentrerais à Salzbourg le cœur plus léger, si je ne savais que je
dois y être en fonction... Cette simple pensée m'est insupporta¬
ble !... Mettez-vous à ma place... ! À Salzbourg, je ne sais pas
qui je suis... Je suis tout... et en même temps rien du tout... Je
n'en demande pas tant ! Mais pas non plus si peu, simplement
quelque chose, dans n'importe quel autre endroit » 3.

Un musicien libre

Dans cet état d'esprit le séjour à Salzbourg à partir de janvier


1779 ne pouvait se prolonger sans que n'éclate un conflit.
En novembre 1780, Mozart demande un nouveau congé
parce que le prince-électeur de Bavière lui a commandé un
opera séria pour le carnaval suivant ; le préavis est long parce
qu'à l'époque un opéra se composait essentiellement sur le lieu
où il devait être joué pour que le compositeur puisse tenir
compte des qualités (et des défauts) des chanteurs dont il pour¬
rait disposer. Aussitôt après les premières représentations d 'Ido
meneo, fin janvier 1781, Mozart reçoit l'ordre de rejoindre l'ar¬
chevêque, alors à Vienne pour congratuler Joseph II qui venait
de succéder à l'impératrice Marie-Thérèse. Colloredo est fier de
son orchestre et l'exhibe un peu partout, mais il interdit à
Mozart de donner des concerts à son propre profit : nouveau
conflit donc entre l'ordre ancien et les souhaits d'individualisme
du musicien. D'autre part, Mozart est humilié d'être placé à
table entre les valets de chambre et les cuisiniers 4 et de devoir
se présenter chaque jour dans l'antichambre de l'archevêque

3 Correspondance, t. Ill, p. 96, lettre n° 357.


Robert Wangermée

pour prendreles ordres de son maître 5. « Je suis le


homme du monde, si seulement on me tient en considé
dit-il 6. Aussi, lorsque l'archevêque ordonne à son orc
rentrer à Salzbourg, Mozart refuse de partir et, début m
après une scène orageuse avec l'archevêque qui, dans l
de sa situation historique, lui crie qu'il ne veut plus
donne sa démission. « Mon bonheur commence main
écrit-il à son père 7.
Cette fois, la décision définitive est prise. Mozart
ainsi un musicien d'un type nouveau, un artiste indépe
a perdu sa sécurité, il a gagné sa liberté. Du moins, une
liberté : désormais, il ne dépend plus d'un prince, ma
gagner sa vie au jour le jour en jouant des concerts, en
des leçons, en publiant des partitions, et en composan
Dans une lettre à son père en date du 2 juin 1781
raconte que le comte d'Arco, intendant de l'archevêq
malgré tout, tentait de le faire revenir sur sa démission
« Croyez-moi, vous vous laissez trop éblouir ; ici, la r
d'un homme est bien peu. Au début, on récolte tous
et on gagne beaucoup d'argent, c'est vrai, mais com
temps ? Après quelques mois, les Viennois veulent
quelque chose de neuf » 8.
Mozart n'a pas pris garde à ces paroles prémonitoire
une autre lettre à son père, il avait dit déjà : «... qu
même je devrais mendier, je ne voudrais plus servir u
gneur » 9.
Il s'intalle donc à Vienne et tout semble d'abord
favorable. Dès son arrivée, il est reçu de manière très
lante par un certain nombre de mécènes de la nobles
le public bourgeois des amateurs de musique. Dans l
dans de riches demeures ou bien dans des concerts pub
organise à son bénéfice, il joue ses concertos, improvise
vier, fait entendre ses symphonies. Alors que pour so
à Salzbourg, il recevait une rétribution de 450 florins p
seul de ses concerts à Vienne pouvait lui rapporter
1 500 florins. Il donne des leçons de piano et de compo

5 Correspondance, t. Ill, p. 220, lettre n° 425, du 12 mai 1781.


6 Correspondance, t. Ill, p. 229, lettre n° 431, du 2 juin 1781.
7 Correspondance, t. Ill, p. 217, lettre n° 424, du 9 mai 1781.
8 Correspondance, t. Ill, p. 229, lettre n° 431.
9 Correspondance, t. Ill, p. 223, lettre n° 427, du 16 mai 1781.
Originalité et modernité chez Mozart

reçoit chaque jour trois ou quatre élèves fortunés qui peuvent


chacun lui rapporter 400 ou 500 florins par an. Il vend à des
éditeurs des sonates, de la musique de chambre, des quatuors
(l'éditeur Artaria lui payera 450 florins pour les six quatuors
dédiés à Haydn) ; il reçoit des gratifications pour les dédicaces
de certaines œuvres à des mécènes. Comme le principe des
droits d'auteur payés à chaque exécution ne s'était pas encore
imposé, il recevait aussi du directeur du théâtre ou du prince
qui lui en faisait la commande une somme forfaitaire de quel¬
que 500 florins pour chaque nouvel opéra dont il pouvait éven¬
tuellement exploiter le succès en réalisant, en outre, les arrange¬
ments de certains airs pour divers ensembles instrumentaux.
On a estimé que jusqu'à 1785 ses revenus annuels avaient pu
se situer, selon les années, entre 2 000 et 6 000 florins, ce qui l'a
mis dans une situation de fortune assez florissante. Mais, dans
la suite, il n'a pu maintenir ses succès de pianiste à la mode et
la composition d'opéras n'a pu compenser ses revers. Mozart
s'est lourdement endetté dans les dernières années de sa vie. À
la veille de sa mort, il avait été condamné à rembourser une
dette considérable, avec saisie d'une partie de ses revenus et
mise sous séquestre de ses biens 10 .

Mozart et les traditions

Quels qu'aient été les avatars de la fortune, le passage de


Mozart dans un nouveau statut social s'est marqué dans ses
œuvres. Au départ, comme tous les compositeurs d'autrefois, il
insérait sa musique dans un langage éprouvé par ses prédéces¬
seurs et dans les formes que lui léguait la tradition. Mais il a
eu la chance de pouvoir, très tôt, élargir ses références. Salz
bourgeois, il ne s'est pas contenté des modèles que lui propo¬
saient les compositeurs provinciaux de la cité archiépiscopale.
Pendant toute sa jeunesse — et même jusqu'à son installation
à Vienne, — dans chaque ville où il passait, il prenait contact
avec les musiciens locaux, moins pour établir des relations ami¬
cales ou de bonne compagnie que pour découvrir des musiques
qui lui étaient inconnues, s'imprégner de leur style, décrypter
leurs procédés d'écritures et les expérimenter en les imitant.

10 H. C. Robbins Landon, Mozart et les francs-maçons, Paris, Thames and


Robert Wangermée

Mozart a subi ainsi l'influence de son père, médiocre


siteur, mais bon technicien, de Michel Haydn, frère d
à travers sa musique d'église ; à Paris, de clavecinistes
des compositeurs du Concert Spirituel ; à Londres
Chrétien Bach ; à Mannheim des symphonistes de la
Italie, des compositeurs d "opera buffa et séria.
En imitant ces musiques diverses, Mozart avait suiv
seils de son père qui voyait dans une telle pratique une
de succès et qui dans une lettre du 29 février 1778, a
tentait de faire fortune à Paris lui recommandait : «
commencer à écrire, écoute ou vois les opéras qu'on
bas. Je te connais, tu es capable d'imiter tous les sty
effet, Mozart s'assimilait aisément les procédés de com
des musiciens qu'il découvrait. Mais peu à peu il amalg
qu'il prenait provisoirement pour modèle dans un lan
devenait le sien, en tenant compte, cependant, des goûts
pour qui il composait, ses patrons, ses maîtres. Dans
que fonctionnelle, en particulier les messes et motets de
culte, les opéras faits sur commande à partir de livrets
tants, les divertissements de toute espèce, il veillait à ne
perturber les normes stylistiques et même à respecter
tifs extra-musicaux d'édification ou de divertissement
aux différents types de musique qu'il abordait.
Sa rupture avec Salzbourg s'accompagne chez Moza
brouille sérieuse et véritablement symbolique avec son
n'a admis ni sa décision de s'installer à Vienne, ni un
tard son projet de mariage avec Constance Weber,
doute, l'autonomie artistique que Wolfgang allait
désormais de manière décisive.
En devenant musicien indépendant, Mozart n'a p
s'inquiéter des goûts personnels du prince qui l'employa
il a dû affronter un « public », c'est-à-dire une collectiv
nyme.
Nous sommes ici à l'aube de ce qui à travers tout le
cle et jusqu'aujourd'hui, aboutira à une opposition
entre une musique facile et légère et une musique qui
des ambitions culturelles. En face d'un public anonym
attitudes sont possibles pour un artiste. Ou bien il
plaire au plus grand nombre et ne recourt qu'à un lang
aspérité qui ne perturbera pas ceux qui l'entendront e
mettra de commercialiser ses productions dans un
marché.
Originalité et modernité chez Mozart

Ou bien, libéré de sa sujétion à un patron, il ne veut pl


satisfaire que sa seule conscience de créateur et ne craint pas
bouleverser à chacune de ses œuvres le langage auquel
recourt, car il cherche avant tout à marquer ses spécificités p
des originalités d'écriture ; sans se soucier de succès comme
ciaux, il n'aspire qu'à voir reconnus ses mérites par le micro
milieu des experts, quelques critiques, quelques amateurs écla
rés et surtout quelques compositeurs soucieux comme lui d'i
novation qu'il reconnaît pour ses pairs.
En Allemagne, c'est à l'époque de Mozart (qui est aussi ce
du Sturm und Drang) que l'on a commencé à accorder de l'im
portance à Y originalité. Le principe esthétique qui avait lon
temps prévalu dans tous les arts était celui de Y imitation : imita
tion de la nature, imitation de sentiments stéréotypés (la joie,
douleur, la colère, etc.), imitation des formes et des procédés
langage antérieurs ; l'invention consistait alors à faire des com
binaisons neuves d'éléments légués par la tradition. Le langag
et les formes n'étaient pas statiques pour autant, mais, sauf
quelques moments de crise, ils se transformaient de manière q
semblait conforme à des lois de la nature.
Roland Mortier a montré naguère qu'à l'époque des Lumiè
res, l'originalité était véritablement devenue une nouvelle cat
gorie esthétique. Telle qu'elle est alors conçue — par Hegel, p
exemple, dans son Esthétique — elle ne peut cependant être co
fondue avec la recherche de la singularité pour elle-même. Sel
Kant, l'originalité est le talent de produire ce dont on ne pe
donner d'avance de règles déterminées, mais qui doit « servir
mesure ou de règle d'appréciation » pour les œuvres ultérieures
l'œuvre originale devient, ainsi, elle-même un modèle 11 .

L'époque de Mozart, bien entendu, n'est pas la nôtre,


n'est pas celle de la société de masse : Mozart gardait des co
tacts directs avec le public des concerts et des opéras auxque
il destinait sa musique. Mais, il résistait à son père qui, to
comme il devait désapprouver vivement sa rupture avec Sa
bourg, l'avait toujours incité à écrire une musique assfez faci
pour être comprise par le public le moins formé. « Si tu ve
composer un opéra allemand — écrivait-il le 1er novembre 17
à Wolfgang alors à Mannheim — je te recommande un sty
naturel et populaire, facilement compréhensible par tout

11 Roland Mortier, L'originalité : une nouvelle catégorie esthétique au siècle


Robert Wangermée

monde... » 12 . L'année suivante il écrivait encore à W


alors à Paris : « Si tu composes quelque chose pour
écris des morceaux faciles pour les amateurs et popula
Ce pouvait être un conseil judicieux à propos d'œuv
clavier dont la publication, de fait, était souvent desti
amateurs. Mais, les conseils de Léopold étaient du mê
à propos d'œuvres plus ambitieuses, telles que le « dr
musica », Idomeneo, re di Creta. Il écrivait, en effet, le
bre 1780, à Wolfgang, alors à Munich : « Je te conseil
ser dans ton travail, non seulement au public music
sais qu'il se trouve 100 ignorants pour 10 véritables
seurs — n'oublie donc pas ce qu'on nomme le populai
chatouille aussi les longues oreilles » 14. À quoi, Moza
dait quelques jours plus tard (le 16 novembre) : « Au s
qu'on nomme le populaire, vous n'avez pas à vous
souci, car dans mon opéra, il y a de la musique pour
sortes de gens — sauf pour les longues oreilles » 15.

L'innovation bien tempérée

Mozart, en effet, tenait compte du public qui l'accuei


faveur dans les concertos pour piano qu'il jouait régu
dans ce qu'on appelait des « académies ». Il voulait
lui apporter la démonstration de virtuosité qu'il att
divertir, mais il souhaitait aussi mettre dans sa mu
choses inattendues et personnelles. Ainsi, en 1782, l
proposé quelques-uns de ses concertos dans une séri
certs en souscription, il a souligné son souci de faire un
mis entre la demande du public ordinaire et une innova
tile qui pourrait être perçue par les connaisseurs. « Le
tos — écrit-il à son père le 28 décembre de cette anné
nent juste le milieu entre le trop difficile et le trop facile
très brillants, agréables à l'oreille, naturels sans tombe
platitude. Ici et là, les « connaisseurs » seuls peuvent
satisfaction ; mais, de telle sorte que les non-connaisse
sent en être contents sans savoir pourquoi » 16.

12 Correspondance, t. II, p. 102, lettre n° 147.


13 Correspondance, t. II, p. 308, lettre n° 321, 29 avril 1778.
14 Correspondance, t. Ill, p. 169, lettre n° 396.
15 Correspondance, t. Ill, p. 175, lettre n° 399.
16 Correspondance, t. IV, pp. 76-77, lettre n° 502.
Originalité et modernité chez Mozart

Une telle déclaration caractérise parfaitement l'esthétique de


Mozart.
Il sait, en effet, jusqu'où il peut aller trop loin, lorsqu'il veut
innover à des fins expressives et pour marquer son originalité ;
en principe, il entend se maintenir dans des normes qui ne déso¬
rientent pas ses auditeurs. Au moment où il composait L'Enlè¬
vement au sérail, Mozart s'est expliqué ainsi dans une lettre à
son père du 26 septembre 1781, à propos d'un air de fureur
d'Osmin, lorsqu'au premier acte de l'opéra, le gardien du sérail,
découvre Pedrillo et Belmonte : « Le drum beym Barte des Pro¬
pheten, etc. — est certes dans le même tempo que ce qui précède
mais avec des notes rapides — et comme sa colère croît sans
cesse, l'allégro assai — alors qu'on pense que Varia est déjà fini
— doit à coup sûr produire le meilleur effet, dans une toute
autre mesure et dans une autre tonalité ; car un homme dans un
tel état de colère, dépasse tout ordre, toute mesure et toutes
bornes ; il ne se connaît plus. Il faut donc que la musique ne se
connaisse pas non plus. Mais, comme les passions, violentes ou
non, ne doivent jamais s'exprimer jusqu'à faire naître le dégoût,
et que la musique, même dans la situation la plus épouvantable,
ne doit jamais offenser l'oreille, mais toujours procurer le plai¬
sir, que donc la musique doit toujours rester musique, je n'ai
pas utilisé une tonalité étrangère à fa (la tonalité de Varia), mais
une tonalité apparentée ; toutefois, pas le ton le plus voisin, ré
mineur, mais un ton plus éloigné, la mineur » 17.
Il s'agit donc d'un souci d'innovation expressive mais que
Mozart tempère pour la rendre non perturbante.
Le degré d'audace dans la recherche de l'inattendu et dans
l'innovation varie chez Mozart selon la nature des œuvres et
selon le public auquel elles sont destinées. Mais, lorsqu'on lui
commande L'Enlèvement au Sérail, il ne peut se contenter de
composer les petits Lieder dont se satisfaisaient les amateurs de
Singspiel en langue allemande ; il écrit pour le premier rôle
féminin de grands airs à vocalises, il ajoute des ensembles et
conçoit une orchestration si savante et si travaillée qu'après la
représentation, l'empereur Joseph II ne peut s'empêcher de lui
dire : « Trop de notes, mon cher Mozart ».
Cela ne signifie nullement que dans ses opéras, Mozart n'ait
songé qu'à la musique. Il faut se garder de mal interpréter la
phrase souvent répétée qu'il a écrite à son père dans une lettre

17 Mozart, Correspondance, t. Ill, pp. 260-261, lettre n° 451.

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Robert Wangermée

du 13 octobre 1781 : « dans un opéra, il faut absolumen


poésie soit fille obéissante de la musique ». La suite de
précise, en effet : « Un opéra plaira d'autant plus que le
la pièce est bien élaboré, que les mots sont écrits pour
que et non pas pour le plaisir d'une misérable rime... L
est lorsqu'un bon compositeur, qui connaît le théâtre e
lui-même en mesure de faire des propositions, trouve
intelligent, un vrai phénix... » 18.
Pour les opéras bouffes qu'il a composés à partir de
tallation à Vienne — Les Noces de Figaro, Don Giovan
fan tutte, — Mozart choisit et impose, en dépit des
interventionnistes de la censure impériale, des sujets p
ment originaux qui abordent de manière légère des thè
ves : la dénonciation des abus du régime féodal dans F
mythe du libertin puni et voué aux enfers, dans Do
l'amour, la tromperie dans toute la complexité des se
dans Cosi fan tutte, Mozart participe à l'élaboration de
à leur structure dramatique. Bien entendu, son origin
manifeste essentiellement dans le traitement musical du
ne confie plus aux seuls récitatifs le soin de faire avan
tion et aux airs la part lyrique de ses opéras. Les airs
aussi s'inscrire dans une action scénique ; Mozart con
duos, des ensembles et de grands finals où tous les pers
à la fois disent des choses différentes et où l'action re
chaque scène dans une forme musicale toujours remise
mais parfaite. Pour Mozart, tout est musique et tout es
Les êtres qu'il met en scène ont une vie autonome et o
eux des conflits dont les lignes de force constituent l'act
matique. Pour la comedia ou le dramma in musica, alo
livret nous présente les personnages de l'extérieur, c'est
rieur de l'âme que nous fait pénétrer la musique ; elle
que les mots, elles les éclaire, ou bien les dénonce. A
précision absolue la musique de Mozart dit l'inexorimab
La musique de chambre avait longtemps été un d
ment pour la satisfaction d'un prince ou le plaisir des
qui la pratiquaient en commun, plus souvent peut-être
l'écoutaient. C'est Joseph Haydn qui a donné une
esthétique plus grande au quatuor à cordes. Mozart a
exemple d'abord dans la série des six quatuors qu'il a c

18 Correspondance, t. Ill, p. 265, lettre n° 453.


Originalité et modernité chez Mozart

à partir
de 1783 et que, de manière très significative, il a précisé¬
ment dédiés à Haydn. Ce n'est pas qu'il imite alors Haydn
comme il l'aurait peut-être fait jadis, mais il veut se faire recon¬
naître comme un égal par le seul maître auquel il accorde une
admiration sans restriction. Mozart a écrit dans sa dédicace que
ces quatuors étaient « le fruit d'un long et laborieux effort ».
Lorqu'il fait l'aveu d'un travail ardu c'est toujours parce qu'il
a voulu donner à une œuvre une dignité et une originalité parti¬
culière.
On a dit que Mozart avait beaucoup écrit. Dans son catalo¬
gue, on compte, il est vrai, 626 œuvres, plus des suppléments.
Tant qu'un compositeur ne conçoit qu'une musique fonction¬
nelle qui s'inscrit dans les normes de la tradition, il peut écrire
vite et avec abondance. Il n'en va plus de même lorsqu'il veut
marquer ses compositions de l'empreinte d'une originalité pro¬
pre. Mozart a beaucoup moins écrit dans les dix dernières
années de sa vie qu'auparavant. En effet, dès le moment où
selon une de ses expressions, il composait « un peu judicieuse¬
ment », il écrivait beaucoup moins vite et ses œuvres prenaient
plus d'ampleur.
Au témoignage de Rochlitz, un de ses premiers biographes
qui a publié son livre dès 1798, et l'a rédigé d'après des témoi¬
gnages directs, « Ce que Mozart écrivait, quand il avait quelque
chose de grand ou d'important à faire, lui venait rarement sur
l'heure et comme si cela fût tombé du ciel. Cela allait bien
moins vite quand il s'agissait de mettre en ordre et de composer
ce qu'il avait inventé... il achevait dans sa tête des morceaux
tout entiers, les portant en lui jusqu'au moment où il avait l'oc¬
casion de les écrire ou la volonté de s'en débarrasser d'un seul
coup ».
Cette présentation du travail de composition en deux phases
— une lente gestation intérieure et une transcription rapide,
comme sous le souffle fulgurant de l'inspiration — visait à met¬
tre en évidence de manière particulièrement valorisante le génie
créateur de Mozart à une époque où il était encore loin d'être
reconnu sans discussion. En fait, les brouillons manuscrits et les
esquisses de Mozart qui ont été conservés permettent de recons¬
tituer une méthode de travail plus consciente et moins mythi

19 Cfr Ulrich Konrad, Mozart's sketches, dans Early Music, février 1992,
Robert Wangermée

Alors que Beethoven gardait toujours sur lui un c


lequel il inscrivait au vol, où qu'il fût, les idées music
lui venaient, Mozart utilisait des feuilles volantes po
à la plume d'une écriture très cursive les esquisses pr
res des œuvres qu'il entreprenait de composer. On pe
guer les esquisses continues et les esquisses partielles.
Les esquisses continues notent la structure plus o
complète d'une pièce de musique : il peut s'agir d'un
ligne méthodique (vocale ou instrumentale) et d'une
bien déjà d'une partition plus complète. Pour un final
par exemple, l'esquisse peut indiquer déjà les différent
la basse, les parties de premier violon, les éventuelles
des instruments solistes. L'esquisse peut faire apparaîtr
nes corrections, ou certains changements d'orientation
sont imposés au compositeur à la relecture. En princi
constituent déjà un canevas assez précis que le com
n'a plus qu'à suivre et à compléter dans son trava
Mozart, en effet, s'insinue généralement dans des sché
mels préétablis qu'il ne met pas en cause fondamenta
mais auxquels il apporte en cours de travail des modi
de détail qui peuvent être significatives. Certaines
sont poussées assez loin et peuvent compter plus d'
taine de mesures avant d'être abandonnées provisoirem
définitivement.
Sur les feuillets d'esquisses partielles sont notammen
les thèmes qui doivent être exploités dans l'œuvre. C
ment à Beethoven qui retravaillait ses thèmes dans
avant même d'aborder le travail proprement dit de
teur. Mozart préfère abandonner un thème qui ne le
pas entièrement ou dont il ne voit pas clairement l'us
pourrait faire ; il lui arrive alors de noter sur le mêm
un autre thème qui, lui, sera exploité.
Certaines esquisses proposent d'insérer aussi de br
loppements, plus ou moins complexes, notamment con
ques que le compositeur se propose d'insérer ensuit
place dans une œuvre en cours d'écriture ; dans ce ca
les parties figurent déjà dans l'esquisse.
Dès lors, il est hasardeux de prétendre que Mozart
dans sa tête la totalité d'une œuvre qu'il n'avait plu
qu'à rédiger lorsqu'il se mettait à sa table de travail.
du moment où il a été soucieux de manifester son orig
établissait des brouillons préparatoires soit pour esq
Originalité et modernité chez Mozart

structure d'ensemble d'une pièce, soit pour noter certaines idées


musicales ou pour élaborer certains développements complexes.
La notation de l'œuvre définitive pouvait être alors assez rapide
puisque Mozart appliquait des schémas préexistants qu'il veil¬
lait cependant à modifier dans le détail pour créer des « surpri¬
ses » auprès des « connaisseurs » suffisamment formés. Ce tra¬
vail ne dispensait pas Mozart d'amender encore les œuvres aux¬
quelles il accordait une particulière importance : les quatuors
dédiés à Hadyn portent la trace de nombreuses corrections par¬
fois minuscules, mais toujours significatives, non seulement
dans les manuscrits, mais même dans les parties déjà gravées.
En effet, lorsqu'il compose, Mozart part d'un langage dont
les normes sont connues parce qu'elles ont été pratiquées par
d'autres avant lui et en même temps que lui ; les formules mélo¬
diques, rythmiques et harmoniques auxquelles il recourt et les
schèmes formels dans lesquels il les insère paraissent souvent si
familiers qu'à l'écoute de l'œuvre, l'auditeur croit pouvoir devi¬
ner la suite de son déroulement. Mais, Mozart introduit sans
cesse des exceptions — petites ou importantes — aux formules
et à la forme globale elle-même : « si nous autres compositeurs
devions suivre les règles à la lettre comme prétendent écrire cer¬
tains librettistes trop soucieux de la rime », a-t-il dit un jour,
« nous ne ferions que de la musique aussi médiocre que leurs
livrets » 20. Mozart joue à tromper l'attente de l'auditeur : l'ir¬
ruption de l'inattendu au milieu du déjà connu est chez lui l'es¬
sence même de l'innovation et de l'originalité ; c'est ce qui
déclenche l'émotion et le plaisir. Par rapport à la volonté de
perturbation perpétuelle du langage dans tous ses paramètres
qui a souvent caractérisé l'invention musicale au cours de ce
XXe siècle, on peut dire que Mozart introduit dans sa musique
une « originalité bien tempérée ».
Dans certaines de ses œuvres, il est vrai, les audaces sont plus
grandes. Ainsi dans l'introduction au dernier des quatuors
dédiés à Haydn (K465 en ut), la superposition inusitée de lignes
mélodiques autonomes crée des tensions si fortes que le surnom
de « quatuor des dissonances » qui lui a été donné dès le
XIXe siècle ne paraît pas immérité, même aujourd'hui : certains

20 Traduction française d'après Jean et Brigitte Massin, Wolfgang Amadeus


Mozart, Paris, 1959, p. 473.
21 Correspondance, t. Ill, p. 265, n° 453, lettre du 13 octobre 1781. À propos de
Robert Wangermée

doctes professeurs d'harmonie (comme F.-J. Fétis) y on


de telles audaces qu'ils ont cru devoir corriger ce qu'ils
saient n'être que des erreurs d'impression. Mais selon
que mozartienne les dissonances de l'introduction se r
bientôt en un allegro sans problèmes, dont la simplici
pureté sont d'autant mieux mises en évidence. Si be
séduisantes qu'elles soient, la plupart des 51 symphon
Mozart a composées ne sont que des œuvres brèves,
à servir d'introduction à une soirée musicale ou pour
mouvement par mouvement des airs de concert et des
tos. Il n'y en a guère plus de sept ou huit, écrites dans
nières années de sa vie — période où sa création aband
plus SQuvent toute fonctionnalité pour concevoir des
autonomes — qui méritent le nom de « symphonie »
prébeethovenien, c'est-à-dire au sens moderne du m
forme désormais s'est amplifiée, un menuet a été ajo
trois mouvements habituels de la sinfonia à l'italienne. E
culier les trois dernières symphonies (K 543, 550, 55
bémol, en sol mineur et la Jupiter) écrites en 1788
ampleur et une gravité nouvelle. Or, elles semblent
jamais été exécutées du vivant du compositeur. Mozart
écrire sans commande précise, seulement parce qu'il
envie et qu'il pouvait ainsi se permettre de pousser plus
recherches d'originalité. Ce souci de musique pure est e
acte de musicien moderne.
Dans la musique d'église, Mozart était aux prises
genre où la tradition pèse de manière particulière : il s'
temps conformé ici aux règles et impératifs de ce gen
tionnel. Cependant, installé à Vienne après sa rupture a
chevêque et alors qu'il n'avait plus aucune obligation
l'Église, il a écrit sa messe en ut mineur en 1783, sa
pression que sa volonté artistique, sinon peut-être au
respecter le vœu qu'il avait fait de l'écrire s'il épousa
tance Weber. La messe ici n'est plus qu'un cadre for
n'est plus une messe au sens liturgique, mais, comme
la Missa solemnis de Beethoven ou le Requiem de Ve
œuvre d'art où Mozart réactive mieux qu'ailleurs la mu
Bach et de Haendel en intégrant des éléments d'un
passé à sa propre écriture. Mais cette messe en ut mi
restée inachevée, tout comme le Requiem qui, en défin
aussi une œuvre non-fonctionnelle répondant à des
artistiques.
Originalité et modernité chez Mozart

L'esquisse des préoccupations sociales et spirituelles qui ont


conditionné les activités créatrices de Mozart ne serait pas com¬
plète si n'était évoquée enfin l'adhésion du musicien, en décem¬
bre 1784, à la franc-maçonnerie. On peut dire, en effet, que
cette dernière a représenté pour Mozart une transcendance de
la même nature que celle qu'il a accomplie sur la place artisti¬
que et qui est liée à elle. Mozart était bon catholique, comme
toute sa famille. Son père a craint que la rupture avec l'archevê¬
que n'entraîne de sa part un éloignement vis-à-vis de la religion.
Mozart s'est défendu contre ces reproches. Ainsi qu'il avait
admis les traditions artistiques qu'il avait reçues, il n'a pas
songé à mettre en question cette filiation religieuse.
Mais, il est certain qu'après avoir été longtemps humilié dans
sa conscience d'homme et d'artiste par la position subalterne
que la société lui infligeait, ce qui a dû particulièrement attirer
Mozart à la franc-maçonnerie c'est la joie de rejoindre une col¬
lectivité d'hommes libres et égaux.
Dans les loges viennoises que l'empereur Joseph II, en des¬
pote éclairé, tolérait en s'efforçant de les contrôler, Mozart
retrouvait des nobles, des ecclésiastiques de haute volée, des
riches bourgeois, des hommes de science, des éditeurs, des hom¬
mes de lettre, des artistes ; au total, une certaine élite d'esprits
éclairés qui ne représentait qu'une petite partie de la popula¬
tion, mais auprès de qui il trouvait un accueil fraternel.
Il n'est pas certain que Mozart ait lu les dialogues publiés en
1778 et 1780 où Lessing donnait comme objectif à la franc
maçonnerie d'œuvrer au rassemblement d'homme de bonne
volonté, sans distinction de classe ou de nation, à la création
d'un monde où l'injustice et l'intolérance cesseraient d'exister.
Mozart n'a jamais tenté d'énoncer rationnellement des pensées
philosophiques de cette espèce mais elles sont présentes dans
son esprit et dans la problématique dramatique de ses derniers
opéras ( Les Noces de Figaro, Don Giovanni et, bien entendu, La
Flûte enchantée).
Dans cette dernière œuvre conçue à la fin de sa vie, Mozart
a su rendre sensible, non par des raisonnements mais par l'émo¬
tion artistique, les grands principes des Lumières : aspirations à
la sagesse, à l'égalité entre les hommes, à la fraternité. En
mêlant intimement à l'action féérique, au divertissement popu¬
laire et aux allusions à Y opera séria, des références ésotériques,
il diffusait un message qui correspondait à la conception du
monde des élites éclairées de la fin du XVIIIe siècle, mais qui

233
Robert Wangermée

pouvait être compris plus largement, car il pouvait être


à plusieurs niveaux.
Esprit moderne, Mozart l'a été dans son adhésion à
maçonnerie et la distance qu'il a prise avec l'autorité
ainsi que dans son refus d'une subordination à l'auto
prince.
Musicien moderne, il l'a été dans la mesure où, à
cette rupture, il a refusé de soumettre sa musique aux
fonctionnelles et aux critères de jugements de l'autorité
chique d'une société de cour ; à partir du moment
s'adressant à un public anonyme qu'il devait désormais
pour gagner sa vie, il ne s'est cependant pas asservi à
a souhaité mériter l'approbation de ses pairs (en l'oc
un musicien comme Joseph Haydn) en marquant son
et, en définitive, ne s'en rapporter dans sa création, qu
pre conscience artistique.

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