Séance 10

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Séance 10.

Liberté d’aller et venir et sûreté

I. Le régime des contrôles d’identité en France vous paraît-il satisfaisant ?


Pourrait-on envisager une évolution et une amélioration de ce régime ?

II. Avocat commis d’office, vous êtes chargé du dossier suivant.


M. Roumakoff, homme d’affaire russe, virulent opposant à V. Poutine, est suspecté d’avoir
organisé une vaste escroquerie à l’URSSAF et d’importants détournements de fonds publics
français et russes. Il a été interpellé à la suite d’un contrôle d’identité.

1°) Un tel contrôle d’identité était-il légal ? A quelles conditions ?

2°) Placé en garde à vue, il a été assisté d’un avocat pendant 30 mn, après l’avoir attendu deux heures.
Le reste de l’audition s’est déroulée sans avocat.
Est-ce légal ?

3°) Il s’inquiète sur le point de savoir s’il risque d’être placé en détention provisoire.
Que pouvez-vous lui dire ?

III. Cher maître,

Je vous écris sur les recommandations d’un ami qui m’a indiqué que je pouvais m’en remettre à
vous pour vous interroger au sujet d’une longue série de difficultés que je rencontre depuis
plusieurs semaines.
Je vous expose la situation. Mon nom est Mohamed Ben Metaib. Je suis français et vis en France
depuis ma naissance. Je travaille depuis 20 ans dans les services techniques de la commune de
Bistre. Je suis de confession musulmane, très pratiquant. Dans ma commune, j’enseigne le coran
aux jeunes musulmans. Je suis même président de l’AAJEM (Association d’aide aux jeunes
musulmans). Je n’ai jamais eu de problèmes avec la police. J’ai une vie très calme et sans histoire.
Mais depuis quelques temps, à cause, je traverse une période difficile, ponctuée d’une longue série
de déconvenues.

I. Tout a commencé avec un contrôle de police.

Il y a une semaine, je pars prendre le RER pour aller à Paris. Dans la gare, je me fais arrêter par
deux policiers qui me demandent de prouver mon identité. Ce jour-là, j’avais oublié mes papiers à
la maison. Un ami avec moi a tenté de justifier de mon identité. Mais ils n’ont rien voulu entendre
et m’ont emmené au poste pour m’interroger. J’ai continué à leur dire qui j’étais, mais ils n’étaient
pas satisfaits. Ils m’ont placé en cellule pendant plus de 76 heures.
Ils ont fini par me laisser partir lorsque ma femme leur a donné un extrait d’acte de naissance et une
fiche d’état civil.
Que pensez-vous de tout cela ? Est-ce légal ?

II. Mon fils, Samir a connu les mésaventures suivantes :


Alors qu'il venait de brûler un feu rouge, des policiers l'ont arrêté et l’ont emmené au poste. Au
bout de 6 heures, les policiers lui ont signifié, qu'il allait être placé en garde à vue, pour l'infraction
commise, pour défaut de présentation de ses papiers, et également parce qu'il le suspectait
d'appartenir à un réseau de trafiquant de stupéfiant, parce qu'ils avaient saisi dans ses poches, 150
grammes de cannabis. La GAV a commencé le 1 er avril 2012, à 21 h. C'est seulement le lendemain
matin, que les policiers lui ont fait savoir qu'il pouvait s'entretenir avec un avocat, tout en lui disant
qu'il n'y en avait aucun de garde à ce moment -là.
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Mon fils a voulu nous téléphoner pour nous demander de lui venir en aide et de contacter au plus vite
un avocat. Mais les policiers ont refusé.
Par la suite, les agents ont commencé à devenir très agressifs et violents. Il a reçu plusieurs
claques, un coup de poing qui lui a ouvert l’arcade sourcilière dans le cadre d’un interrogatoire
musclé sur un prétendu trafic de drogues dans la région. On lui a même cassé le poignet.
Mon fils, désorienté, a accepté de dire à qui il avait acheté ce cannabis, tout en soutenant qu’il n’était
pas un trafiquant, mais un consommateur occasionnel.

Le 2 avril à 21 h, les policiers lui ont signifié que la GAV allait être prolongée. C’est seulement à
ce moment-là qu’il a pu s’entretenir avec un avocat. Celui-ci a obtenu la levée de la GAV le
lendemain à 8h.

Très choqué par ce traitement et la tournure des évènements, je vous demande conseil.
1°) Quels étaient les droits et obligations de la police ?
2°) Quels étaient les droits de mon fils?
3°) Peut-il obtenir réparation pour ces deux jours très éprouvants ?
Peut-il saisir une autorité non juridictionnelle (je préfèrerai cette solution non contentieuse) ?
4°) Peut-il saisir un juge français, lequel et sur quel fondement ?

Droit Administratif n° 1, Janvier 2024, comm. 3


« Le Conseil d’État et la police : le nouvel uniforme du juge
administratif »

Commentaire par Gweltaz Eveillard professeur à la faculté de droit


et de science politique de Rennes - (Institut du droit public et de la
science politique)

Solution. – Lorsqu’il est saisi d’une demande d’injonction tendant à ce que


l’Administration mette fin à une carence structurelle de sa part, que ce soit
en complément d’un recours pour excès de pouvoir ou dans le cadre d’une
action de groupe, le juge administratif dispose du pouvoir d’enjoindre
toutes mesures utiles – en réalité nécessaires – à la cessation de cette
carence, sous réserve de ne pas se substituer aux pouvoirs publics pour
déterminer à leur place une politique publique ou leur enjoindre de le faire.

Impact. – Le Conseil d’État codifie et systématise une jurisprudence lui


permettant de vérifier que l’Administration se conforme à ses obligations
légales, y compris dans leur dimension politique, tout en s’interdisant de lui
dicter des choix politiques qui ne découleraient pas directement desdites
obligations.

LIRE L’ARRET et ENSUITE LE COMMENTAIRE


CE, ass., 11 oct. 2023, n° 467771, Ligue des droits de l’homme et a. : publié au
Recueil Lebon
[ …] Vu la procédure suivante :
La Ligue des droits de l’homme (LDH) et l’association Action des chrétiens
pour l’abolition de la torture (ACAT) demandent au Conseil d’État : 1°)
d’annuler pour excès de pouvoir la décision implicite par laquelle le ministre de
l’intérieur et des outremer a rejeté leur demande, reçue le 15 juillet 2022, tendant
à ce qu’il prenne toutes
112
mesures utiles pour assurer le respect par les forces de l’ordre de l’obligation de
port visible de l’identifiant individuel ; 2°) d’enjoindre au ministre de l’intérieur
et des outremer de prendre toutes mesures utiles de nature à garantir le respect
de ces obligations, et notamment d’édicter une instruction prescrivant aux
directions de la police nationale et de la gendarmerie nationale d’adapter leur
réponse disciplinaire et de modifier les spécifications techniques du matricule
pour le rendre plus visible, plus lisible, et plus facilement mémorisable ; […]
Vu : le code de la sécurité intérieure ; l’arrêté du 7 avril 2011 relatif au respect
de l’anonymat de certains fonctionnaires de police et militaires de la
gendarmerie nationale ; l’arrêté du 24 décembre 2013 relatif aux conditions et
modalités de port du numéro d’identification individuel par les fonctionnaires de
la police nationale, les adjoints de sécurité et les réservistes de la police
nationale ; l’arrêté du 30 mars 2018 relatif au numéro d’immatriculation
administrative des agents de la police nationale et de la gendarmerie nationale ;
le code de justice administrative ; […] Considérant ce qui suit :
1. Par un courrier du 13 juillet 2022, la Ligue des droits de l’homme (LDH) et
l’association Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) ont
demandé au ministre de l’intérieur de prendre toutes mesures utiles pour assurer
le respect par les membres des forces de l’ordre de l’obligation de port visible de
l’identifiant individuel. Elles lui demandaient notamment d’édicter une
instruction à l’attention des directions de la police nationale et de la gendarmerie
nationale prescrivant des sanctions effectives en cas d’absence de port du
matricule par les agents, et de modifier les spécifications techniques du
matricule pour le rendre plus visible, plus lisible, et plus facilement
mémorisable. […] Ces organisations demandent au Conseil d’État d’annuler
pour excès de pouvoir le refus implicite opposé à leur demande et d’enjoindre
aux ministres de prendre les mesures demandées. […]
Sur les conclusions à fins d’annulation présentées par la LDH et l’association
ACAT : En ce qui concerne le cadre juridique du litige :
4. Aux fins de favoriser des relations de confiance entre les forces de
sécurité intérieure et la population et d’assurer, tant dans l’intérêt des
administrés que des personnes susceptibles d’être mises en cause,
l’identification des agents, le deuxième alinéa de l’article R. 434-15 du code de
la sécurité intérieure, qui figure au sein d’un chapitre consacré à la «
déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale », énonce que
« Sauf exception justifiée par le service auquel il appartient ou la nature des
missions qui lui sont confiées, [le policier ou le gendarme] se conforme aux
prescriptions relatives à son identification individuelle ».
5. L’article 2 de l’arrêté du 24 décembre 2013 relatif aux conditions et
modalités de port du numéro d’identification individuel par les fonctionnaires de
la police nationale, les adjoints de sécurité et les réservistes de la police
nationale, pris pour l’application de cet article R. 434-15, précise que : « Les
agents qui exercent leurs missions en tenue d’uniforme doivent être porteurs, au
cours de l’exécution de celles-ci, de leur numéro d’identification individuel. /
Toutefois, en raison de la nature de leurs missions, sont exemptés de cette
obligation de port : / – les personnels chargés de la sécurité des sites de la
4
direction générale de la sécurité intérieure ; / – les personnels chargés de la
sécurité des bâtiments des représentations diplomatiques françaises à l’étranger ;
/ – les personnels appelés à revêtir leur tenue d’honneur lors de cérémonies ou
commémorations. » Selon l’article 4 du même arrêté, les personnels qui
exercent leurs missions en tenue civile et qui revêtent, au cours d’opérations de
police , un effet d’identification tel le brassard police doivent, de même, porter
leur numéro d’identification individuel. Enfin, l’article 6 du même arrêté précise
que ces dispositions ne sont pas applicables aux agents des services mentionnés
en annexe de l’arrêté du 7 avril 2011 relatif au respect de l’anonymat de certains
fonctionnaires de police et militaires de la gendarmerie nationale.
6. Il ressort par ailleurs d’une note-express du 13 décembre 2013 du
directeur général de la gendarmerie nationale, communiquée par le ministre à
l’appui de ses écritures, que les militaires de la gendarmerie nationale, à
l’exception des membres des corps de soutien et des gendarmes adjoints
volontaires, doivent porter un bandeau identifiant, qui doit être systématique et
permanent, à moins que le contexte d’opération n’en exclue le port ou qu’un
service ne soit dispensé de cette obligation en raison de la nature particulière de
ses missions.
7. Enfin, en vertu de l’arrêté du 30 mars 2018 relatif au numéro
d’immatriculation administrative des agents de la police nationale et de la
gendarmerie nationale, le numéro identifiant correspond, pour les agents de la
police nationale, à l’exception de ceux affectés à la direction générale de la
sécurité intérieure, au numéro référentiel des identités et de l’organisation « RIO
» et, pour les agents de la gendarmerie nationale, au numéro de matricule
opérationnel.
8. En vertu des dispositions citées aux points 4 à 7, il incombe, d’une part,
à l’autorité administrative de déterminer les modalités de port du numéro
d’identification individuelle par les agents qui y sont astreints, de telle sorte que
ce numéro soit apparent et suffisamment lisible par le public, dans les
conditions de chacun des contextes opérationnels pour lesquels son port est
prescrit. Il appartient, d’autre part, aux agents concernés, sous le contrôle de
leurs autorités hiérarchiques, de porter celuici de façon apparente lors de
l’exercice de leurs missions, sauf dans les cas dûment prévus par les
dispositions réglementaires en vigueur.
En ce qui concerne l’office du juge :
9. Lorsque le juge administratif est saisi d’une requête tendant à
l’annulation du refus opposé par l’administration à une demande tendant à ce
qu’elle prenne des mesures pour faire cesser la méconnaissance d’une obligation
légale lui incombant, il lui appartient, dans les limites de sa compétence,
d’apprécier si le refus de l’administration de prendre de telles mesures est
entaché d’illégalité et, si tel est le cas, d’enjoindre à l’administration de prendre
la ou les mesures nécessaires. Cependant, et en toute hypothèse, il ne lui
appartient pas, dans le cadre de cet office, de se substituer aux pouvoirs publics
pour déterminer une politique publique ou de leur enjoindre de le faire.
10. Il incombe à l’administration d’accomplir ses missions dans le respect
des règles de droit qui lui sont applicables. Elle doit, à cet effet, faire disparaître
5
de l’ordonnancement juridique les dispositions qui y contreviennent et qui
relèvent de sa compétence. Il lui appartient, en outre, de prendre les mesures
administratives d’ordre juridique, financier, technique ou organisationnel
qu’elle estime utiles pour assurer ou faire assurer le respect de la légalité.
Lorsque le juge administratif constate, eu égard notamment à la gravité ou à la
récurrence des défaillances relevées, la méconnaissance caractérisée d’une règle
de droit dans l’accomplissement de ses missions par l’administration et que
certaines mesures administratives seraient, de façon directe, certaine et
appropriée, de nature à en prévenir la poursuite ou la réitération, il lui revient,
dans les limites de sa compétence et sous la réserve mentionnée au point 9,
d’apprécier si le refus de l’administration de prendre de telles mesures est
entaché d’illégalité. Cette illégalité ne peut être regardée comme constituée que
s’il apparaît au juge qu’au regard de la portée de l’obligation qui pèse sur
l’administration, des mesures déjà prises, des difficultés inhérentes à la
satisfaction de cette obligation, des contraintes liées à l’exécution des missions
dont elle a la charge et des moyens dont elle dispose ou, eu égard à la portée de
l’obligation, dont elle devrait se doter, celle-ci est tenue de mettre en œuvre des
actions supplémentaires.
11. Lorsque l’illégalité du refus de l’administration de prendre des mesures
est établie, le juge, saisi de conclusions en ce sens, lui enjoint d’y mettre fin par
toutes mesures utiles. Il appartient normalement aux autorités compétentes de
déterminer celles des mesures qui sont les mieux à même d’assurer le respect
des règles de droit qui leur sont applicables. Toutefois, le juge peut circonscrire
le champ de son injonction aux domaines particuliers dans lesquels l’instruction
a révélé l’existence de mesures qui seraient de nature à prévenir la survenance
des illégalités constatées, le défendeur conservant la possibilité de justifier de
l’intervention, dans le délai qui a lui été imparti, de mesures relevant d’un autre
domaine mais ayant un effet au moins équivalent. Enfin, dans l’hypothèse où
l’édiction d’une mesure déterminée se révèle, en tout état de cause,
indispensable au respect de la règle de droit méconnue et où l’abstention de
l’autorité compétente de prendre cette mesure exclurait, dès lors, qu’elle puisse
être respectée, il appartient au juge d’ordonner à l’administration de prendre la
mesure considérée.
En ce qui concerne les défauts de port effectif et apparent de l’identifiant
individuel :
12. Les associations requérantes soutiennent en premier lieu, en produisant
des témoignages et des constats circonstanciés et réitérés assortis de
photographies et d’extraits vidéos, que l’absence de port apparent de leur
numéro d’immatriculation par les agents de police et de gendarmerie lorsque
ceux-ci sont soumis à cette obligation ne relève pas de défaillances ponctuelles
liées à des comportements individuels mais présente un caractère très répandu,
tant en raison de l’absence de port de la bande détachable sur laquelle il figure
que parce qu’il est susceptible d’être recouvert par des équipements de
protection individuelle. En second lieu, plusieurs rapports et avis du Défenseur
des droits et de la Commission nationale consultative des droits de l’homme,
ainsi que des observations formulées par les corps d’inspection de la police et de
la gendarmerie nationale corroborent ces constats. Le ministre de l’intérieur et
6
des outre-mer ne produit pas en défense d’élément de nature à contredire
l’ampleur de ces cas de défaut de port apparent de l’identifiant individuel et se
borne à indiquer qu’il procède régulièrement à des rappels à la réglementation.
Il en résulte que cette méconnaissance très fréquente d’une obligation simple à
satisfaire caractérise une carence de l’autorité administrative à faire assurer son
respect par ses agents.
13. Dans ces conditions, et quels que soient les autres moyens dont dispose
l’administration pour identifier des agents qui feraient l’objet de plaintes ou de
poursuites, les associations requérantes sont fondées, eu égard à ce qui a été dit
au point 9, à soutenir que le ministre de l’intérieur n’a pas pris les mesures
propres à assurer l’effectivité du respect par les membres des forces de sécurité
intérieure de l’exigence de port effectif et apparent de l’identifiant individuel
prévue par les dispositions réglementaires rappelées aux points 4 à 7 et à
demander l’annulation du refus que le ministre de l’intérieur a opposé à leur
demande en tant qu’il porte sur la prise de toutes mesures utiles aux fins de
rendre effectif le respect de cette exigence.
En ce qui concerne les modalités techniques retenues pour assurer une lisibilité
suffisante de l’identifiant individuel des agents :
14. Le numéro identifiant dont le port est prescrit par les dispositions
rappelées aux points 4 à 7 est composé de sept chiffres. Il ressort des pièces du
dossier, et notamment de la notice technique de la direction de l’évaluation, de
la performance, de l’achat, des finances et de l’immobilier du ministère de
l’intérieur produite en défense, que, pour mettre en œuvre ces dispositions,
l’administration a fait le choix d’inscrire ce matricule en caractères de 7,6 mm
de haut sur une bande détachable, apposée sur l’épaule ou sur la poitrine des
agents, de 50 mm de long sur 12 mm de large s’agissant des policiers, et de 45
mm de long sur 12 mm de large s’agissant des gendarmes.
15. Il ressort des pièces du dossier que les caractéristiques techniques de
l’identifiant individuel décrites au point précédent ne garantissent pas, au regard
notamment de leur dimension réduite, une lisibilité suffisante de celui-ci dans
l’ensemble des contextes opérationnels où son port visible est prescrit par les
dispositions mentionnées aux points 4 à 6, notamment lorsque les agents
interviennent dans des contextes de rassemblements ou d’attroupements. Par
suite, les associations requérantes sont également fondées à demander
l’annulation de la décision attaquée en tant qu’elle refuse de modifier les
modalités de l’identification individuelle pour en assurer une lisibilité suffisante
pour le public dans l’ensemble des contextes opérationnels. […] Sur les
demandes d’injonction :
17. Aux termes de l’article L. 911-1 du code de justice administrative : «
Lorsque sa décision implique nécessairement qu’une personne morale de droit
public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public
prenne une mesure d’exécution dans un sens déterminé, la juridiction, saisie de
conclusions en ce sens, prescrit, par la même décision, cette mesure assortie, le
cas échéant, d’un délai d’exécution. (…) ».
18. D’une part, il y a lieu, en conséquence de l’annulation prononcée au
point 13, d’enjoindre au ministre de prendre toutes mesures utiles aux fins
7
d’assurer le respect par les agents de police et de gendarmerie, y compris
lorsque l’emplacement habituel de leur matricule est recouvert par des
équipements de protection individuelle, de l’obligation de port apparent du
numéro d’identification rappelée au point 8, lorsque ceux-ci y sont soumis.
19. D’autre part, l’annulation prononcée au point 15 implique que le ministre
modifie les caractéristiques de l’identifiant individuel, et en particulier ses
dimensions, afin d’en assurer une lisibilité suffisante pour le public dans
l’ensemble des contextes opérationnels.
20. Il y a lieu d’ordonner au ministre de l’intérieur et des outre-mer de
prendre les mesures mentionnées aux points 18 et 19 dans un délai de douze
mois suivant la notification de la présente décision. […]
DÉCIDE : […] Article 2 : La décision implicite du ministre de l’intérieur et des
outremer est annulée en tant qu’elle concerne le refus de prendre toutes mesures
utiles de nature à faire respecter aux agents l’obligation de port effectif et
apparent de l’identifiant individuel ainsi que celui de modifier ses
caractéristiques. Article 3 : Il est enjoint au ministre de l’intérieur et des outre-
mer, dans un délai de douze mois à compter de la présente décision : de prendre
toutes mesures utiles de nature à faire respecter l’obligation de port effectif et
apparent de l’identifiant individuel par les agents de police et de gendarmerie, y
compris lorsque l’emplacement habituel de leur matricule est recouvert par des
équipements de protection individuelle ; de modifier les caractéristiques de
l’identification individuelle, en particulier sa taille, de façon à en garantir une
lisibilité suffisante pour le public dans l’ensemble des contextes opérationnels.
[…]
CE, ass., 11 oct. 2023, n° 454836, Amnesty International France et a. : publié au
Recueil Lebon
[…] Les associations et organisations non gouvernementales Amnesty
International France, Human Rights Watch, Maison communautaire pour un
développement solidaire, Open Society Foundation London, Open Society
Institute, Pazapas Belleville et Réseau Égalité, antidiscrimination, justice
interdisciplinaire demandent au Conseil d’État : 1°) d’enjoindre à l’État, sur le
fondement des articles L. 77-10-1 et suivants du code de justice administrative ,
de faire cesser la pratique généralisée sur l’ensemble du territoire national de
contrôles d’identité discriminatoires fondés sur les caractéristiques physiques
associées à une origine réelle ou supposée des personnes contrôlées, en prenant
les mesures préconisées par la requête et toutes autres mesures que le Conseil
d’État jugerait utiles ; 2°) de mettre en place sous son égide ou celle de l’autorité
qu’il désignera, une procédure de suivi et d’évaluation des mesures retenues
;
Vu : la Constitution, notamment son Préambule ; la convention européenne de
sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; la loi
organique n° 2011-333 du 29 mars 2011 ; le code de l’organisation judiciaire ;
le code de procédure pénale ; le code de la sécurité intérieure ; la loi n° 2008-
496 du 27 mai 2008 ; la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 ; le code de
justice administrative ; […] Considérant ce qui suit :

8
1. L’association Amnesty International France et autres demandent au
Conseil d’État, par une action de groupe fondée sur les articles L. 77-10-1 et
suivants du code de justice administrative , d’ordonner à l’État de mettre fin au
manquement résultant, selon les requérantes, de l’existence d’une pratique
généralisée de contrôles d’identité discriminatoires par les forces de police et de
gendarmerie ciblant les personnes présentant des caractéristiques physiques
associées à une origine réelle ou supposée, dits « contrôles au faciès ».
Sur le cadre juridique :
En ce qui concerne le cadre juridique applicable à l’action de groupe :
2. La loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIème
siècle a introduit dans le titre VII du livre VII du code de justice administrative
un chapitre X, relatif à l’action de groupe. Aux termes de l’article L. 77-10-1 du
code de justice administrative : « Sous réserve des dispositions particulières
prévues pour chacune de ces actions, le présent chapitre est applicable aux
actions suivantes engagées devant le juge administratif : 1° L’action ouverte sur
le fondement de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions
d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les
discriminations ; 2° L’action ouverte sur le fondement du chapitre XI du présent
titre ; 3° L’action ouverte sur le fondement de l’article L. 142-3-1 du code de
l’environnement ; 4° L’action ouverte sur le fondement du chapitre III du titre
IV du livre Ier de la première partie du code de la santé publique ; 5° L’action
ouverte sur le fondement de l’article 37 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978
relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés ».
3. Les articles L. 77-10-3 et suivants du code de justice administrative
définissent les règles communes qui régissent les cinq catégories d’actions de
groupe, sous réserve de dispositions législatives particulières à chacune d’entre
elles. Aux termes de l’article L. 77-10-3 de ce code : « Lorsque plusieurs
personnes, placées dans une situation similaire, subissent un dommage causé par
une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la
gestion d’un service public, ayant pour cause commune un manquement de
même nature à ses obligations légales ou contractuelles, une action de groupe
peut être exercée en justice au vu des cas individuels présentés par le
demandeur. / Cette action peut être exercée en vue soit de la cessation du
manquement mentionné au premier alinéa, soit de l’engagement de la
responsabilité de la personne ayant causé le dommage afin d’obtenir la
réparation des préjudices subis, soit de ces deux fins ». En vertu de l’article L.
77-10-4 du même code, une action de groupe ne peut être exercée que par une
association agréée ou une association régulièrement déclarée depuis cinq ans au
moins et dont l’objet statutaire comporte la défense d’intérêts auxquels il a été
porté atteinte. L’article L. 77-10-6 du même code dispose que : « Lorsque
l’action de groupe tend à la cessation d’un manquement, le juge, s’il constate
l’existence de ce manquement, enjoint au défendeur de cesser ou de faire cesser
ledit manquement et de prendre, dans un délai qu’il fixe, toutes les mesures
utiles à cette fin. Il peut également prononcer une astreinte ».
4. Aux termes de l’article 10 de la loi du 27 mai 2008 portant diverses
dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte

9
contre les discriminations : « I. (…) Une association régulièrement déclarée
depuis cinq ans au moins intervenant dans la lutte contre les discriminations ou
œuvrant dans le domaine du handicap peut agir devant une juridiction civile ou
administrative afin d’établir que plusieurs personnes physiques font l’objet d’une
discrimination directe ou indirecte, au sens de la présente loi ou des dispositions
législatives en vigueur, fondée sur un même motif et imputable à une même
personne. Peuvent agir aux mêmes fins les associations régulièrement déclarées
depuis cinq ans au moins dont l’objet statutaire comporte la défense d’un intérêt
lésé par la discrimination en cause. / L’action peut tendre à la cessation du
manquement et, le cas échéant, en cas de manquement, à la réparation des
préjudices subis (…) ». Aux termes enfin de l’article 1er de la même loi : «
Constitue une discrimination directe la situation dans laquelle, sur le fondement
de son origine, de son sexe, de sa situation de famille, de sa grossesse, de son
apparence physique, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation
économique, apparente ou connue de son auteur, de son patronyme, de son lieu de
résidence ou de sa domiciliation bancaire, de son état de santé, de sa perte
d’autonomie, de son handicap, de ses caractéristiques génétiques, de ses mœurs,
de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de ses opinions
politiques, de ses activités syndicales, de sa capacité à s’exprimer dans une langue
autre que le français, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou
supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée,
une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a
été ou ne l’aura été dans une situation comparable (…) / Constitue une
discrimination indirecte une disposition, un critère ou une pratique neutre en
apparence, mais susceptible d’entraîner, pour l’un des motifs mentionnés au
premier alinéa, un désavantage particulier pour des personnes par rapport à
d’autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne
soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour réaliser ce
but ne soient nécessaires et appropriés. / La discrimination inclut : 1° Tout
agissement lié à l’un des motifs mentionnés au premier alinéa et tout agissement à
connotation sexuelle, subis par une personne et ayant pour objet ou pour effet de
porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile,
dégradant, humiliant ou offensant (…) ».
5. Il résulte de ces dispositions que, dans les domaines mentionnés à l’article
L. 77-101 du code de justice administrative , une action de groupe peut être
engagée devant le juge administratif, par une association satisfaisant aux
conditions prévues par loi, lorsque plusieurs personnes, placées dans une situation
similaire, subissent chacune un dommage causé par une personne morale de droit
public ou une personne morale de droit privé chargée de la gestion d’un service
public et que les dommages ainsi subis trouvent leur cause commune dans un
même manquement de cette personne morale à ses obligations légales ou
contractuelles. En ce qui concerne l’action ouverte sur le fondement de la loi du
27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire
dans le domaine de la lutte contre les discriminations, le dommage peut résulter
de discriminations directes ou indirectes.

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6. L’action de groupe peut tendre soit à la cessation du manquement dans
lequel le dommage trouve sa cause, soit à la réparation des préjudices subis, soit
à ces deux fins.
7. Lorsque l’action de groupe tend à la réparation des préjudices subis,
l’engagement de la responsabilité de la personne ayant causé le dommage obéit
aux conditions de droit commun, notamment à celles tenant au caractère certain
du préjudice et à l’existence d’un lien de causalité direct entre le manquement
commis et le préjudice allégué.
8. Lorsque l’action de groupe tend à la cessation d’un manquement à des
obligations ayant causé un dommage à plusieurs personnes placées dans une
situation similaire et susceptible d’engager la responsabilité de son auteur dans
les conditions prévues au point 7, il appartient au juge administratif, dans les
limites de sa compétence, de caractériser l’existence d’un tel manquement et, si
le dommage n’a pas cessé à la date à laquelle il statue, d’enjoindre au défendeur
de prendre la ou les mesures nécessaires pour y mettre fin. Cependant, et en
toute hypothèse, il ne lui appartient pas, dans le cadre de cet office, de se
substituer aux pouvoirs publics pour déterminer une politique publique ou de
leur enjoindre de le faire.
9. Il incombe à toute personne morale de droit public, de même qu’à toute
personne morale de droit privé chargée de la gestion d’un service public,
d’accomplir ses missions dans le respect des règles de droit qui lui sont
applicables. Elle doit, à cet effet, faire disparaître de l’ordonnancement juridique
les dispositions qui y contreviennent et qui relèvent de sa compétence. Il lui
appartient, en outre, de prendre les mesures administratives d’ordre juridique,
financier, technique ou organisationnel qu’elle estime utiles pour assurer ou
faire assurer le respect de la légalité. Lorsque le juge administratif constate, eu
égard notamment à la gravité ou à la récurrence des défaillances relevées, la
méconnaissance caractérisée d’une règle de droit dans l’accomplissement de ses
missions par la personne morale visée par l’action de groupe et que certaines
mesures administratives seraient, de façon directe, certaine et appropriée, de
nature à en prévenir la poursuite ou la réitération, il lui revient, dans les limites
de sa compétence et sous la réserve mentionnée au point 8, d’apprécier si
l’abstention de cette personne de prendre de telles mesures est constitutive d’un
manquement. Le manquement peut être regardé comme constitué s’il apparaît
au juge qu’au regard de la portée de l’obligation qui pèse sur la personne morale
concernée, des mesures déjà prises, des difficultés inhérentes à la satisfaction de
cette obligation, des contraintes liées à l’exécution des missions dont elle a la
charge et des moyens dont elle dispose ou, eu égard à la portée de l’obligation,
dont elle devrait se doter, celle-ci est tenue de mettre en œuvre des actions
supplémentaires.
10. Lorsque le manquement résultant de l’abstention de la personne
concernée est établi et que les conditions fixées par le texte sont réunies, le juge
saisi d’une action de groupe lui enjoint d’y mettre fin par toutes mesures utiles.
Il appartient normalement aux autorités compétentes de déterminer celles des
mesures qui sont les mieux à même d’assurer le respect des règles de droit qui
leur sont applicables. Toutefois, le juge peut circonscrire le champ de son

11
injonction aux domaines particuliers dans lesquels l’instruction a révélé
l’existence de mesures qui seraient de nature à prévenir la survenance des
illégalités constatées, le défendeur conservant la possibilité de justifier de
l’intervention, dans le délai qui a lui été imparti, de mesures relevant d’un autre
domaine mais ayant un effet au moins équivalent. Enfin, dans l’hypothèse où
l’édiction d’une mesure déterminée se révèle, en tout état de cause,
indispensable au respect de la règle de droit méconnue et où l’abstention de
l’autorité compétente de prendre cette mesure exclurait, dès lors, qu’elle puisse
être respectée, il appartient au juge de l’action de groupe d’ordonner à l’auteur
du manquement de prendre la mesure considérée.
En ce qui concerne le cadre juridique applicable aux contrôles d’identité :
11. Aux termes de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen de 1789 : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite
une force publique. Cette force est donc instituée pour l’avantage de tous (…) ».
La force publique est chargée, dans le cadre des lois et règlements, des missions
essentielles de protection des personnes et des biens contre les atteintes dont ils
peuvent être l’objet, de lutte contre toutes les formes de criminalité et de
délinquance et de maintien de l’ordre. Elle joue ainsi un rôle indispensable pour
assurer la paix publique. Ses agents doivent exercer leurs missions dans le
respect des règles en vigueur et dans une relation de confiance avec la
population.
12. Dans le cadre de l’accomplissement de leurs missions, les autorités de
police peuvent être amenées à procéder à des contrôles d’identité. Ainsi, aux
termes de l’article 78-1 du code de procédure pénale : « L’application des règles
prévues par le présent chapitre est soumise au contrôle des autorités judiciaires
mentionnées aux articles 12 et 13. / Toute personne se trouvant sur le territoire
national doit accepter de se prêter à un contrôle d’identité effectué dans les
conditions et par les autorités de police visées aux articles suivants. » Aux
termes de l’article 78-2 du même code : « Les officiers de police judiciaire et,
sur l’ordre et sous la responsabilité de ceux-ci, les agents de police judiciaire et
agents de police judiciaire adjoints mentionnés aux articles 20 et 21-1° peuvent
inviter à justifier, par tout moyen, de son identité toute personne à l’égard de
laquelle existe une ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner : – qu’elle a
commis ou tenté de commettre une infraction ; /–ou qu’elle se prépare à
commettre un crime ou un délit ; /–ou qu’elle est susceptible de fournir des
renseignements utiles à l’enquête en cas de crime ou de délit ; /–ou qu’elle a
violé les obligations ou interdictions auxquelles elle est soumise dans le cadre
d’un contrôle judiciaire, d’une mesure d’assignation à résidence avec
surveillance électronique, d’une peine ou d’une mesure suivie par le juge de
l’application des peines ; /–ou qu’elle fait l’objet de recherches ordonnées par
une autorité judiciaire. / Sur réquisitions écrites du procureur de la République
aux fins de recherche et de poursuite d’infractions qu’il précise, l’identité de
toute personne peut être également contrôlée, selon les mêmes modalités, dans
les lieux et pour une période de temps déterminés par ce magistrat. Le fait que le
contrôle d’identité révèle des infractions autres que celles visées dans les
réquisitions du procureur de la République ne constitue pas une cause de nullité
des procédures incidentes. / L’identité de toute personne, quel que soit son
12
comportement, peut également être contrôlée, selon les modalités prévues au
premier alinéa, pour prévenir une atteinte à l’ordre public, notamment à la
sécurité des personnes ou des biens ». Par sa décision n° 2022-1025 QPC du 25
novembre 2022, le Conseil constitutionnel a jugé que la mise en œuvre des
contrôles ainsi confiés par la loi aux autorités compétentes ne saurait s’opérer
qu’en se fondant sur des critères excluant, dans le strict respect des principes et
règles de valeur constitutionnelle, toute discrimination de quelque nature que ce
soit entre les personnes.
13. Aux termes de l’article R. 434-16 du code de la sécurité intérieure : «
Lorsque la loi l’autorise à procéder à un contrôle d’identité, le policier ou le
gendarme ne se fonde sur aucune caractéristique physique ou aucun signe
distinctif pour déterminer les personnes à contrôler, sauf s’il dispose d’un
signalement précis motivant le contrôle (…). »
14. Un contrôle d’identité effectué selon des critères tirés de caractéristiques
physiques associées à une origine, réelle ou supposée, sans aucune justification
objective préalable, constitue une discrimination directe au sens des dispositions
précitées de l’article 1er de la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions
d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les
discriminations et crée un dommage pour les personnes qui y sont exposées.
Sur les conclusions de la requête :
En ce qui concerne la compétence du juge administratif :
15. Si l’appréciation de la régularité des contrôles d’identité opérés sur le
territoire et la réparation des éventuels préjudices résultant de contrôles
d’identité irréguliers relèvent de la compétence de l’autorité judiciaire en
application, respectivement, des articles 781 du code de procédure pénale et L.
141-1 du code de l’organisation judiciaire, la responsabilité de l’État peut
également être recherchée devant le juge administratif s’il est soutenu que, par
un manquement à ses obligations dans le cadre de ses missions d’organisation
du service public judiciaire, il peut être regardé comme ayant contribué
directement à la commission de contrôles d’identité irréguliers, notamment en
raison de leur caractère discriminatoire.
16. La présente action de groupe tend à faire reconnaître l’existence d’un
manquement de l’État pour n’avoir pas pris les mesures normatives et
organisationnelles de nature à prévenir une pratique « systémique » et «
généralisée », selon les termes des requérantes, de contrôles d’identité à
caractère discriminatoire. Il résulte de ce qui a été dit au point précédent qu’une
telle action relève de la compétence du juge administratif alors même, comme
l’oppose le ministre de l’intérieur, que l’appréciation de la régularité des
contrôles d’identité évoqués dans les cas individuels présentés, en application de
l’article L. 77-10-3 du code de justice administrative , au soutien de l’action,
relève de la compétence du juge judiciaire.
En ce qui concerne la recevabilité de l’action de groupe :
17. En premier lieu, le ministre de l’intérieur fait valoir que les contrôles
d’identité discriminatoires allégués par les requérantes seraient imputables, à les
supposer établis, à des auteurs différents et non, comme l’exige l’article 10 de la
13
loi du 27 mai 2008 précité, à une même personne. Toutefois, ainsi qu’il a été dit,
la présente action ne met pas en cause les manquements commis par les auteurs
de contrôles d’identité discriminatoires pris individuellement, mais tend à faire
reconnaître qu’en ne prenant pas certaines mesures d’ordre normatif et
organisationnel, l’État, en tant que responsable de l’organisation du service
public judiciaire, a créé les conditions de tels contrôles. La fin de non-recevoir
tirée de la méconnaissance des conditions de l’article 10 de la loi du 27 mai
2008 doit, par suite, être écartée.
18. En deuxième lieu, aux termes de l’article R. 77-10-5 du code de justice
administrative : « La requête doit, à peine d’irrecevabilité, préciser dans le délai
de recours (…) les cas individuels au vu desquels elle est engagée (…) ».
Contrairement à ce que soutient le ministre de l’intérieur, les requérantes
présentent plusieurs témoignages nominatifs et circonstanciés faisant état,
postérieurement à la date d’entrée en vigueur de la loi du 18 novembre 2016 de
modernisation de la justice du XXIème siècle susvisée ayant instauré la
procédure d’action de groupe, de contrôles d’identité que les personnes
concernées ont perçus comme étant justifiés uniquement par leur origine
ethnique réelle ou supposée. De tels témoignages répondent à la condition de
recevabilité fixée à l’article R. 77-10-5 du code de justice administrative .
19. En dernier lieu, le ministre de l’intérieur fait valoir que les contrôles
discriminatoires allégués, à les supposer établis, ont pleinement produit leurs
effets à l’encontre des membres du groupe invoqué par les requérantes et qu’il
n’y a donc plus de manquement à faire cesser. Toutefois, ainsi qu’il a déjà été
dit au point 17, le manquement dénoncé par la présente action de groupe n’est
pas l’illégalité commise par les agents de l’État lors de contrôles d’identité
donnés, mais celui, structurel et continu, qui résulterait d’une inaction de l’État.
Il y avait toujours lieu, à la date d’introduction de la requête, de se prononcer
sur l’existence d’un tel manquement. Par suite, la fin de non-recevoir soulevée
par le ministre doit être écartée. […]
En ce qui concerne l’existence d’un manquement de l’État à ses obligations :
22. Les officiers de police judiciaire et les agents de police judiciaire doivent
respecter, dans l’accomplissement de leurs missions, l’interdiction de procéder à
des contrôles d’identité discriminatoires. La commission de tels contrôles est
susceptible, dans chaque cas individuel, d’engager la responsabilité de l’État
devant le juge judiciaire. Il appartient à l’État de prendre toutes mesures
administratives utiles d’ordre juridique, financier, technique ou organisationnel
pour en prévenir ou limiter la survenance. Il revient au juge administratif, saisi
d’une action de groupe tendant à la cessation d’un manquement allégué
résultant d’une carence de l’État dans la mise en œuvre de telles mesures, de
rechercher tout d’abord si l’existence de contrôles d’identité discriminatoires se
réduit à des cas isolés ou revêt une ampleur suffisante pour que soit établie une
méconnaissance caractérisée de la règle de droit par l’État du fait de ses agents.
23. Les requérantes soutiennent qu’il existe au sein des forces de police et de
gendarmerie une pratique « systémique » et « généralisée » de contrôles
d’identité fondés uniquement sur des caractéristiques physiques associées à une
origine réelle ou supposée. Ils invoquent notamment la condamnation pour faute

14
lourde dont a fait l’objet l’État par un arrêt de la cour d’appel de Paris du 8 juin
2021 pour des contrôles d’identité à caractère discriminatoire effectués à la Gare
du Nord le 1er mars 2017, un rapport du Défenseur des droits de 2019 selon
lequel, notamment, les jeunes hommes « perçus comme noirs ou arabes » ont
vingt fois plus de probabilité d’être contrôlés que la moyenne des individus,
ainsi qu’un rapport de la Commission européenne contre le racisme et
l’intolérance du 28 juin 2022 publié le 21 septembre 2022 s’inquiétant de la
persistance de contrôles discriminatoires et de comportements abusifs de la part
des forces de l’ordre françaises. Ils produisent par ailleurs des témoignages
circonstanciés de plusieurs responsables associatifs faisant état des contrôles
d’identité récurrents dont ils font l’objet sans autre motif apparent que leurs
caractéristiques physiques, ainsi que de quelques policiers qui évoquent des
pratiques consistant à contrôler prioritairement les « personnes perçues comme
noires ou arabes ».
24. Ainsi qu’il a été dit au point 22, l’appréciation de la régularité des
contrôles d’identité opérés sur le territoire relève de la compétence de l’autorité
judiciaire en application de l’article 78-1 du code de procédure pénale. Il en
résulte que la seule circonstance qu’un contrôle d’identité soit perçu comme
discriminatoire par la personne qui en fait l’objet et, le cas échéant, par des
observateurs extérieurs, ne permet pas d’établir avec certitude, en l’absence de
décision du juge judiciaire, qu’il présente effectivement un tel caractère. Par
ailleurs, le ministre de l’intérieur fait valoir en défense que le nombre des
plaintes enregistrées auprès de l’autorité judiciaire ou sur les plateformes de
l’inspection générale de la police nationale et de l’inspection générale de la
gendarmerie nationale pour des contrôles d’identité discriminatoires est
extrêmement faible. Toutefois, il résulte de l’instruction, et notamment d’un
rapport du déontologue du ministère de l’intérieur de juillet 2021, que ces
données ne permettent pas de rendre compte de l’ampleur des contrôles
d’identité susceptibles de recevoir une telle qualification, en raison notamment
de la difficulté à en établir la preuve et de la résignation ou du manque
d’information des victimes. Compte tenu de l’absence de traçabilité
administrative des contrôles d’identité effectués sur le territoire et de
l’impossibilité qui en résulte de déterminer leur nombre et leurs motifs,
l’ensemble des témoignages et rapports produits, notamment les études réalisées
par le Défenseur des droits, permet de tenir pour suffisamment établie
l’existence d’une pratique de contrôles d’identité motivés par les
caractéristiques physiques, associées à une origine réelle ou supposée, des
personnes contrôlées, qui ne peut être regardée comme se réduisant à des cas
isolés. S’ils ne revêtent pas, comme le prétendent les requérantes, un caractère «
systémique » ou « généralisé », de tels faits, qui créent un dommage pour les
personnes qui y sont exposées, constituent une méconnaissance caractérisée de
l’interdiction des pratiques discriminatoires définies à l’article 1er de la loi du
27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire
dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
25. Cependant, les requérantes soutiennent que la lutte contre les contrôles
d’identité discriminatoires nécessiterait de supprimer la disposition de l’article
78-2 du code de procédure pénale permettant de contrôler l’identité de toute

15
personne dans un but de police administrative , de modifier le même article afin
de limiter et de rendre plus objectifs les motifs pouvant justifier les contrôles
d’identité de police judiciaire, de créer un régime spécifique pour les mineurs,
d’instituer une autorité administrative indépendante chargée de veiller à la
régularité des opérations de contrôle d’identité et de souscrire au protocole
additionnel n° 12 à la convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales. Elles soutiennent, en outre, qu’il
conviendrait d’imposer la remise d’un récépissé de contrôle aux personnes
contrôlées ainsi que l’établissement systématique, après chaque opération de
contrôle, d’un rapport précisant, notamment, le lieu et la date de l’opération, les
nom et matricule des agents étant intervenus, les motifs précis du contrôle et les
éventuelles suites qui y ont été données, et la transmission de ces rapports par
l’autorité hiérarchique des unités de contrôle au procureur de la République.
Elles considèrent enfin que le Gouvernement devrait redéfinir les rapports entre
la police et la population, intégrer dans l’évaluation des agents leur propension à
se baser sur des stéréotypes, modifier les méthodes et le contenu des formations
délivrées aux agents sur les questions de discriminations et renforcer la réponse
disciplinaire en cas de plainte pour contrôle d’identité discriminatoire.
26. L’action en manquement dont le Conseil d’État a été saisi porte ainsi sur
l’abstention des pouvoirs publics, soit, principalement, d’adopter des mesures
dont il n’appartient pas au juge administratif de connaître, parce qu’elles
touchent aux rapports entre les pouvoirs exécutif et législatif ou à la conduite
des relations internationales, soit de refondre les dispositifs existants. Ces
mesures visent en réalité à une redéfinition générale des choix de politique
publique en matière de recours aux contrôles d’identité à des fins de répression
de la délinquance et de prévention des troubles à l’ordre public, impliquant
notamment des modifications des relations entre les forces de police et l’autorité
judiciaire, le cas échéant par l’intervention du législateur, ainsi que l’évolution
des relations entre la police et la population. Elles relèvent donc de la
détermination d’une politique publique et excèdent par suite, ainsi qu’il a été dit
aux points 8 et 9, l’office du juge de l’action de groupe.
27. Il résulte de l’ensemble de ce qui précède que la requête des associations
Amnesty International France et autres doit être rejetée […].
DÉCIDE : […] Article 3 : La requête des associations Amnesty International
France et autres est rejetée. […]
Note :

La France vit actuellement, c’est un euphémisme, une relation compliquée avec


sa police . S’il n’est sans doute pas vrai que « tout le monde déteste la police »
(pour reprendre les termes du slogan régulièrement entendu lors de
manifestations visant à protester contre les abus réels ou supposés commis par
les forces de l’ordre), son action est de plus en plus souvent remise en cause,
non seulement par des personnalités politiques de l’opposition, mais également
par des associations de défense des droits de l’homme, qui l’accusent de faire
preuve d’une violence excessive dans le cadre du maintien de l’ordre lors des
manifestations et de la répression des débordements qui – il faut bien l’admettre

16
– s’y produisent de plus en plus souvent, et de faire preuve d’un racisme
quasiment structurel qui la conduirait, malgré leur interdiction, à pratiquer de
manière systémique des contrôles « au faciès » qui contribueraient à entretenir
chez les populations d’origine immigrée de faire l’objet d’une discrimination
institutionnalisée, et nourriraient dans les quartiers populaires un climat de
tension susceptible de dégénérer en émeutes au premier incident grave.
Ce débat, jusqu’alors très largement politique, a connu des développements
juridiques. Plusieurs associations ont demandé au ministre de l’Intérieur de
prendre toute mesure utile pour assurer le respect de l’obligation réglementaire –
elle résulte de l’article R. 434-15 du Code de la sécurité intérieure et de son
arrêté d’application du 24 décembre 2013 – faite aux forces de l’ordre de porter
de manière visible un identifiant lisible, en l’occurrence un numéro
d’identification individuel, qui permet, en cas d’incident, de déterminer plus
aisément l’identité de l’auteur, ou des auteurs, des faits en cause, en vue de
l’engagement de poursuites civiles, pénales et disciplinaires : plus précisément,
elles souhaitaient, d’une part que soit adoptée une instruction prescrivant aux
directions de la police nationale et de la gendarmerie nationale d’adapter leur
réponse disciplinaire en cas d’absence de port du numéro d’identification
individuel, d’autre part que les spécifications techniques relatives à ce dernier
soient modifiées afin de le rendre plus facilement visible. Le ministre s’étant
abstenu de répondre à cette demande, les associations ont déposé devant le
Conseil d’État un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation du rejet
implicite qui en était résulté (le silence sur le refus d’adopter une mesure autre
qu’individuelle n’étant pas soumis au principe selon lequel le silence de
l’Administration vaut acceptation), accompagné d’une demande d’injonction
d’adopter les mesures demandées au ministre.
En parallèle, plusieurs associations et organisations non gouvernementales ont
déposé devant le Conseil d’État une action de groupe – la première depuis que la
loi du 18 novembre 2016 a permis les actions de groupe devant la juridiction
administrative – tendant à enjoindre à l’État de faire cesser la pratique
généralisée des « contrôles au faciès » sur l’ensemble du territoire national, ces
contrôles étant contraires tant à la jurisprudence du Conseil constitutionnel
(Cons. const., 25 nov. 2022, n° 2022-1025 QPC, A. : JO 26 nov. 2022, n° 56 ;
Dr. adm. 2023, alerte 6) qu’à la lettre des textes (CSI, art. R. 434-16), et de
mettre en place une procédure de suivi et d’évaluation des mesures retenues.
Ces deux recours, malgré leurs natures différentes, soulevaient une question
commune, celle d’un office plus général du juge administratif, ou plus
exactement d’ailleurs des limites entre l’office nécessairement juridique du juge
administratif et le règlement de questions politiques. La question est d’autant
plus délicate que les deux sphères du juridique et du politique ne sont pas
étanches, et s’interpénètrent. Sans pouvoir entrer dans les détails d’une question
qui justifierait, à elle-seule, de beaucoup plus amples développements, deux
rappels s’imposent. D’une part , la jurisprudence administrative présente, de
longue date, une dimension politique (D. Lochak, Le rôle politique du juge
administratif français : LGDJ, Bibliothèque de droit public, 1972) – preuve, s’il
en fallait une, que, derrière le juridique, le politique n’est jamais loin. D’autre
part, les débats anciens sur la définition de l’acte de gouvernement, acte
17
poursuivant un mobile politique avant de devenir un acte intervenant dans une
matière politique (CE, 19 févr. 1875, n° 46707, Prince N. : Lebon, p. 155, concl.
R. David ; D. 1875, 3, p. 18, concl.), et ceux plus contemporains sur son
périmètre, notamment sur la détachabilité de certains actes par rapport aux
matières politiques que sont les relations entre les pouvoirs publics
constitutionnels et la conduite des relations internationale, montrent la difficulté
à établir une frontière entre le strictement politique et la politique saisie par le
droit.
À cette question commune, le Conseil d’État a entendu donner une réponse,
sinon unique, du moins unifiée. Il ne pouvait bien évidemment pas joindre deux
recours de natures et d’objets différents, émanant de requérants différents, au
seul prétexte qu’ils soulèveraient une problématique juridique commune qui, au
demeurant, n’est même pas la question juridique immédiate. Il n’a pas même
confié la tâche de conclure au même rapporteur public. Néanmoins, il a tranché
les deux recours dans une formation identique – la plus solennelle, d’ailleurs, ce
qui, en l’espèce marque l’importance à la fois politique et juridique des affaires
– le même jour et par deux décisions dont une partie des formules est en tous
points identiques. Tout en réaffirmant que son office de juge de la légalité et/ou
de la responsabilité lui permet, le cas échéant, de régler des questions politiques
– qui sont alors « juridicisées » – le Conseil d’État pose à cet office une limite :
l’impossibilité pour lui de se substituer aux pouvoirs publics pour déterminer
une politique publique ou leur enjoindre de le faire.
1. L’office du juge administratif ou le traitement juridique de
questions politiques

Le juge administratif ne s’est jamais refusé par principe à connaître d’actes


administratifs ou d’actions administratives présentant une dimension politique.
Toute autre solution l’aurait d’ailleurs conduit à amputer sérieusement sa
compétence, le droit n’étant jamais qu’un moyen, un instrument, pour atteindre
des fins qui sont souvent politiques, à des degrés divers – assez directement
lorsque l’Administration agit de manière générale et abstraite, de façon plus
médiate lorsqu’elle le fait de manière individuelle. Par ailleurs, la définition
même du politique n’a rien d’une évidence : on n’ira certes pas jusqu’à affirmer,
comme certains, que « tout est politique », mais il n’existe aucune raison de
retenir du politique une conception restreinte, limitée à la définition par l’État
des grandes politiques publiques nationales, les collectivités territoriales
pouvant elles aussi développer des politiques au sens étymologique du terme, en
réglant les affaires de la communauté.
De la même façon, il n’existe pas de raison de distinguer fondamentalement les
actions contentieuses visant à contester une politique exprimée par des actes
administratifs ou des actions administratives et celles visant à la réclamer : il a
toujours été admis que le refus de l’Administration d’adopter un acte ou de
mener une action, voire sa simple inertie à le faire, pouvait, s’agissant des actes,
faire l’objet d’un recours en contestation de la légalité et constituaient,
s’agissant cette fois des actes comme des actions, des fondements de la
responsabilité de l’Administration. Il existe de longue date un contentieux de la

18
carence administrative , dont la « carence structurelle » – pour reprendre les
termes de commentateurs autorisés (A. Goin et L. Cadin, Le juge ne peut pas tout,
chron. sur les présents arrêts : AJDA 2023, p. 2105) – ne constitue que le degré
ultime. On relèvera de surcroît que la distinction entre action positive et carence
n’est pas toujours évidente, ces deux griefs potentiellement reprochables à
l’Administration étant parfois symétriques : ce qu’on nomme « carence » peut
n’être que le refus plus ou moins explicite de mener une certaine action pour
continuer à en développer une autre, et peut ainsi se traduire d’un point de vue
concret par la perpétuation d’une action positive donnée. Le cas des « contrôles
au faciès », à les supposer systémiques, est emblématique de cette équivoque : on
veut croire que cette situation ne résulte de rien d’autre que d’une inaction des
autorités compétentes à faire respecter par les agents des forces de l’ordre
l’interdiction de tels contrôles, et non du choix délibéré de continuer à les
pratiquer ; il n’empêche que, dans les deux cas, elle se traduit bien par une action
positive, la réalisation de contrôles discriminatoires.
Pour réaliser ce contrôle, les instruments juridiques existent, il suffit de s’en saisir.
Il s’agit, tout d’abord du recours pour excès de pouvoir, utilisé dans l’affaire
Ligue des droits de l’homme. Si l’office initial du juge de l’excès de pouvoir,
l’annulation de la décision de refus d’adopter une décision administrative donnée,
peut apparaître réducteur, l’attribution au juge administratif, en parallèle de son
office de juge de l’excès de pouvoir, d’un office de juge de l’injonction
d’exécution par la loi n° 95-125 du 8 février 1995 lui permet désormais
d’accompagner les annulations qu’il prononce d’une injonction à
l’Administration, soit d’adopter une mesure déterminée (CJA, art. L. 9111), soit
de réexaminer le dossier afin d’adopter, au vu des résultats de ce réexamen, une
nouvelle décision (CJA, art. L. 911-2). Le premier de ces pouvoirs, en particulier,
est adapté à l’annulation sur le fond de décisions de refus, au point que, depuis
quelques années, la demande d’injonction subsume dans certains cas la demande
d’annulation et commande alors le régime de cette dernière, la légalité du refus
étant alors appréciée, comme celle du bien-fondé de l’injonction, au jour de la
décision du juge et non au jour où il a été émis, afin que, en vertu de l’effet utile
de sa décision, le juge de l’excès de pouvoir ne déclare l’illégalité du refus et n’en
prononce l’annulation que s’il y a lieu de prononcer également l’injonction
demandée (CE, ass., 19 juill. 2019, n° 424216, Assoc. des Américains
accidentels : JurisData n° 2019-014151 ; Lebon, p. 296, concl. A. Lallet ; AJDA
2019, p. 1986, chron. C. Malverti et C. Beaufils ; JCP G 2019, 1193, note B.
Defoort ; Procédures 2019, comm. 338, note N. Chifflot ; RFDA 2019, p. 891,
concl.) – même s’il n’existe pas de corrélation systématique, la subsomption
existant dans des contentieux qui ne portent pas sur une décision de refus, alors
qu’elle n’existe pas dans le contentieux de certaines décisions de refus.
Il pourrait également s’agir d’un recours de plein contentieux en prononcé direct
d’une injonction : mais, si le juge administratif a ponctuellement créé de tels
recours, se dispensant du biais inutile du recours pour excès de pouvoir, voire le
supprimant s’il existait (CE, 29 nov. 2019, n° 410689, P. : JurisData n° 2019-
021157 ; Lebon, p. 402 ; Dr. adm. 2020, comm. 14, note G. Eveillard ; AJDA
2020, p. 313, concl. G. Odinet), cette possibilité semble quelque peu végéter

19
depuis que l’office du juge de l’excès de pouvoir a connu l’évolution précitée, le
Conseil d’État privilégiant visiblement le cadre classique aménagé.
Il pourrait encore s’agir d’une action en responsabilité. Ce recours ne paraissait
pas particulièrement adapté de prime abord, lorsque la réparation du préjudice
ne pouvait se résoudre que par le versement de dommages-intérêts. Dans le
cadre d’actions visant à sanctionner la carence des pouvoirs publics à adopter
des mesures générales, les recours émanent en effet le plus souvent de
groupements, dont le préjudice réel n’est pas évident : la condamnation de la
personne publique à l’euro symbolique a certes au moins le mérite de proclamer
la déficience de l’administration, mais guère plus que cette vertu morale.
Néanmoins, depuis qu’en 2015 et dans le cadre de la responsabilité pour faute,
cette condamnation pécuniaire peut être accompagnée d’une injonction de faire
cesser le fait générateur du dommage ou d’en pallier les effets (CE, 27 juill.
2015, n° 367484, B. : JurisData n° 2015-017901 ; Lebon, p. 285 ; Dr. adm.
2015, comm. 78, note C. Zacharie ; AJDA 2015, p. 2277, note A. Perrin), à la
seule condition que cette injonction soit demandée en complément d’une
demande indemnitaire (CE, avis, 12 avr. 2022, n° 458176, SCI La Closerie :
Lebon, p. 87 ; Dr. adm. 2022, comm. 30, note G. Eveillard ; BJCL 2022, p. 289,
concl. M. Pichon de Vendeuil ; Contrats-Marchés publ. 2022, comm. 186, note
C. Chamard-Heim ; JCP A 2022, 2214, note H. Pauliat).
Il peut enfin s’agir d’une action de groupe, comme celle utilisée dans l’affaire
Amnesty International. Le procédé, connu du contentieux civil, a en effet été
étendu au contentieux administratif par la loi n° 2016-1547 du 18 novembre
2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle (CJA, art. L. 77-10-1 et s.).
Il permet, dans les cas auxquels il s’applique (CJA, art. L. 77-10-1), et lorsque
plusieurs personnes ont été victimes d’un manquement de l’Administration à ses
obligations légales ou contractuelles, à un groupement d’agir en vue, soit de la
cessation dudit manquement, soit de l’indemnisation des victimes de celui-ci,
soit des deux. Ne supposant pas le dépôt à titre principal d’une demande
indemnitaire – même si cette contrainte est assez aisée à contourner dès lors
qu’une demande fixée à un euro symbolique y satisfait – elle apparaît plus
appropriée à la sanction d’une carence systémique que l’action en responsabilité
« classique » – car l’action de groupe doit bien être considérée comme une
action en responsabilité, a fortiori depuis que l’injonction est rangée parmi les
mesures de réparation du dommage (CE, sect., 6 déc. 2019, n° 417167, Synd.
des copropriétaires du Monte-Carlo Hill : JurisData n° 2019-021048 ; Lebon,
p. 445 ; Dr. adm. 2020, comm. 16, note G. Eveillard ; AJDA 2020, p. 296,
chron. C. Malverti et C. Beaufils ; Contrats-Marchés publ.
2020, comm. 63, note P. Soler-Couteaux ; RFDA 2020, p. 133, concl. G.
Pellissier ; RFDA 2020, p. 333, note J. Petit). On peut d’ailleurs s’étonner que
le Conseil d’État distingue ici l’action en responsabilité de la demande
d’injonction : loin de tirer les conséquences du caractère assez critiquable de
l’assimilation, on peut plutôt estimer qu’il a suivi la lettre de la loi du 18
novembre 2016, dont la rédaction opère expressément une telle distinction. Quoi
qu’il en soit, figure au nombre des cas dans lesquels une action de groupe est
possible la lutte contre les discriminations au sens du droit de l’Union
européenne, mise en œuvre en France par la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008.

20
Ainsi, l’action de groupe constitue une voie appropriée pour sanctionner la
pratique des contrôles d’identité « au faciès », dont le Conseil d’État démontre
qu’il s’agit bien d’une discrimination au sens des dispositions précitées : l’action
est en l’espèce recevable, et le juge administratif compétent pour en connaître
nonobstant la circonstance que les contrôles d’identité, quel que soit leur but,
sont soumis au régime de la police judiciaire et notamment au contrôle de
l’autorité judiciaire (CPP, art. 78-1).
L’utilisation des voies de droit précitées n’est cependant possible qu’au prix
d’une montée en généralité des demandes. Il y a en effet bien loin de la simple
demande d’adoption d’une réglementation de police municipale des campings
(CE, 23 oct. 1959, n° 40922, D. : Lebon, p. 540 ; RDP 1959, p. 1235, concl. A.
Bernard ; RDP 1960, p. 802, note M. Waline) ou d’exécution par le maire de la
réglementation préfectorale en la matière (CE, sect., 14 déc. 1962, n° 50114,
D. : Lebon, p. 680 ; AJDA 1963, p. 85, chron. Y. Gentot et J. Fourré ; D. 1963,
jurispr. p. 117, concl. M. Combarnous) à des demandes tendant à l’adoption de
mesures nationales applicables à des pans entiers de l’action des pouvoirs
publics. Pour autant, cette montée en généralité n’est pas inédite, comme en
attestent plusieurs précédents : ainsi en ce qui concerne l’obligation d’assurer la
mise à disposition de vaccins correspondant aux seules vaccinations obligatoires
(CE, 8 févr. 2017, n° 397151, B. de L. et a. : JurisData n° 2017-002296 ;
Lebon, p. 35), celle de garantir le délai d’enregistrement des demandes d’asile
(CE, 28 déc. 2018, n° 410347, Assoc. La Cimade : JurisData n° 2018-024004 ;
Lebon T., p. 561) ou d’octroi des visas (CE, 9 juin 2022, n° 455754, A. et a. :
JurisData n° 2022-009707 ; Lebon, p. 167, concl. P. Ranquet ; AJDA 2022, p.
2468, chron. T. Janicot et R. Wadjinny-Green) ou encore l’adoption de mesures
de lutte contre la pollution de l’air (CE, 12 juill. 2017, n° 394254, Assoc. Les
Amis de la Terre France : JurisData n° 2017-014183 ; Lebon, p. 229 ; AJDA
2018, p. 167, note A. Perrin et M. Deffairi ; RFDA 2017, p. 1135, note A. Van
Lang) ou contre les gaz à effet de serre (CE, 1er juill. 2021, n° 427301, Cne
Grande-Synthe et a. : Lebon, p. 201, concl. S. Hoynck ; Dr. adm. 2021, alerte
123, A. Courrèges ; AJDA 2021, p. 2115, note
H. Delzangles ; JCP G 2021, act. 795, note B. Parance et J. Rochfeld ; JCP A
2021, 2264, note F.-X. Fort et C. Ribot ; RFDA 2021, p. 447, concl., note A.
Van Lang, A. Perrin et M. Deffairi). Aucun obstacle n’avait jusqu’alors semblé
arrêter le juge administratif dans l’admission que de telles demandes pouvaient
bien être résolues dans le cadre de son office.
En premier lieu, la généralité des mesures d’injonction demandées. Plus la
carence est large, moins elle est en effet susceptible d’être résolue par une
mesure précise. Cependant, le juge administratif n’a jamais posé de réserve à
l’examen des demandes d’injonction tendant à l’adoption, sans davantage de
précisions, de « toutes mesures utiles » (CE, 27 nov. 2019, n° 433520, Droits
d’urgence et a. : JurisData n° 2019-021113 ; Lebon T., p. 547 ; Dr. adm. 2020,
comm. 18, note F. Grabias ; JCP G 2020, 207, note C. Testard), dont certaines
peuvent d’ailleurs être d’une appréciation technique fort délicate – ainsi en
matière sanitaire ou environnementale. Au contraire même, en prononçant une
telle injonction, le juge, loin de s’immiscer dans les tâches de l’Administration,
laisse à celleci une large marge d’appréciation pour déterminer les mesures

21
appropriées à la satisfaction du résultat qu’elle est tenue d’atteindre ou du moins
de rechercher – puisque, comme l’explique la rapporteure publique sur l’affaire
Amnesty International, E. de Moustier (concl. disponibles sur Ariane, p. 13), la
distinction entre obligation de moyens et obligation de résultat n’est ici guère
appropriée.
En deuxième lieu, la circonstance qu’une partie des mesures nécessaires à la
résolution de la carence, et que donc le juge administratif s’accorderait le droit
de prescrire, consisterait en actes dont la juridicité serait insusceptible de
contrôle de la part de ce même juge, soit à raison de son incompétence – ainsi
l’adoption de mesures législatives (CE, 1er juill. 2021, n° 427301, Cne Grande-
Synthe et a. : Lebon, p. 201, concl. S. Hoynck ; AJDA 2021, p. 2115, note H.
Delzangles ; JCP G 2021, act. 795, note B. Parance et J. Rochfeld ; JCP A
2021, 2264, note F.-X. Fort et C. Ribot ; RFDA 2021, p. 447, concl., note A.
Van Lang, A. Perrin et M. Deffairi), le dépôt d’un projet de loi ou le refus de le
déposer étant lui-même un acte de gouvernement (CE, 29 nov. 1968, n° 68938,
T. : Lebon, p. 607 ; D. 1969, jurispr. p. 386, note V. Silvera ; RDP 1969, p. 686,
note M. Waline) – soit à raison de l’irrecevabilité du recours – ainsi l’adoption
de « simples » mesures d’ordre intérieur.
En troisième lieu, enfin, l’inscription des mesures dans ce que le lexique
commun appelle le « temps long ». Si les pouvoirs d’injonction du juge
administratif impliquent en effet la fixation d’un délai d’exécution, ce délai n’est
nullement encadré par les textes, ce qui a permis au Conseil d’État d’adresser
des injonctions portant sur du très long terme (CE, 1er juill. 2021, n° 427301,
Cne Grande-Synthe et a. : Lebon, p. 201, concl. S. Hoynck ; Dr. adm. 2021,
alerte 123, A. Courrèges ; AJDA 2021, p. 2115, note H. Delzangles ;
JCP G 2021, act. 795, note B. Parance et J. Rochfeld ; JCP A 2021, 2264, note
F.-X. Fort et C. Ribot ; RFDA 2021, p. 447, concl., note A. Van Lang, A. Perrin
et M. Deffairi), inaugurant ainsi ce qu’on nomme désormais le « contrôle de
trajectoire » (S. Hoynck, concl. sur CE, 1er juill. 2021, n° 427301, Cne Grande-
Synthe et a. : Lebon, p. 201 ; RFDA 2021, p. 447), mais qui n’est jamais que
l’utilisation, poussée à son paroxysme, de pouvoirs que le juge détenait et
exerçait déjà.
Ainsi replacés dans leur contexte, les deux arrêts du 11 octobre 2023 ne
constituent nullement une rupture, ni même une véritable amplification de ce
contrôle, mais plutôt une systématisation, comme le proposait du reste E. de
Moustier (concl. préc., p. 13).
Le Conseil d’État en donne du reste, plus explicitement qu’il ne l’a jamais fait,
la motivation juridique : la circonstance que, nonobstant leurs implications
politiques, de telles questions sont juridiques en ce qu’elles sont saisies par le
droit. D’un côté, l’Administration, qui doit exercer ses missions dans le respect
de la légalité, ne fait que déférer à cette dernière en faisant disparaître de
l’ordonnancement juridique les dispositions illégales, dans la mesure du moins
où celles-ci relèvent de sa compétence, et il lui appartient par ailleurs d’adopter
les mesures administratives d’ordre juridique, financier, technique ou
organisationnel qu’elle estime utiles pour assurer ou faire assurer le respect de la
légalité. De l’autre, en contrôlant l’exercice desdits pouvoirs par

22
l’Administration, le juge administratif ne fait rien d’autre que contrôler la
légalité de l’action de cette dernière : ainsi, saisi d’une demande, quelle qu’en
soit la voie, tendant à ce que l’Administration se conforme à ses obligations
légales, il lui appartient d’apprécier si elle manque ou non auxdites obligations
et, dans le premier cas, de lui enjoindre d’adopter les mesures nécessaires.
Par ailleurs, d’un point de vue « politique », en tout cas d’un point de vue de
positionnement dans les équilibres institutionnels, le juge administratif peut
difficilement se permettre de rester à l’écart des grands enjeux qui agitent la
société, sous peine d’être taxé de complaisance à l’égard du Gouvernement,
grief que ses détracteurs ne sont que déjà trop enclins à lui adresser. En
concentrant son contrôle sur les carences les plus vénielles, il encourrait le
reproche, adressé en d’autres temps au Conseil constitutionnel, de « filtrer le
moustique et laisser passer le chameau » (J. Rivero, Autour de la loi sécurité et
liberté. Filtrer le moustique et laisser passer le chameau ? : AJDA 1981,
p. 275). Dès lors qu’une partie du contrôle des décisions prises par les plus
Hautes Autorités de l’État, en l’occurrence les autorités gouvernementales, en
tout cas à travers leur action réglementaire, relève de sa compétence, il peut
difficilement s’y dérober en procédant à une autolimitation de son office. On
peut comprendre qu’il n’ait, de ce point de vue, aucune envie de ressusciter sous
une autre forme la théorie des actes de gouvernement dans sa conception
initiale, soit en se déclarant incompétent pour connaître des contestations
portées contre elles, soit pour limiter son office à leur égard, dès lors qu’elles
mettent en cause des questions politiques. Sans doute peut-il à son tour encourir
le reproche de céder à la mode du temps, de chercher à tout prix à attirer
l’attention sur lui en apportant sa touche aux « justes causes » : mais à tout
prendre, cela vaut sans doute mieux que celui d’ajouter à la carence
administrative l’inertie juridictionnelle…
Dans le cadre de la systématisation de sa jurisprudence, le Conseil d’État se
trouve conduit à préciser, d’une part de quelle manière il caractérise l’illégalité
ou le manquement, d’autre part de quelle manière il détermine les injonctions
appropriées.
La caractérisation de l’illégalité ou du manquement, d’abord, n’est pas exempte
de difficultés. En effet, même s’il s’inscrit dans le cadre officiel d’un contrôle de
légalité, le juge se fait en réalité juge de l’efficacité d’un service public ou d’une
politique publique, c’est-à-dire d’une situation de fait qu’il apprécie à l’aune des
obligations légales de l’Administration (E. de Moustier, concl. préc., p. 16).
C’est la technique pour réaliser cette appréciation qui doit être détaillée.
Dans un premier temps, le juge doit vérifier l’existence d’une méconnaissance
caractérisée de l’obligation légale. Il résulte de cette formule que toute
méconnaissance par l’Administration de ses obligations légales ne suffirait pas à
entraîner sanction de la part du juge, ce qui est conforme à la jurisprudence
solidement établie selon laquelle l’obligation d’agir s’apprécie de manière plus
rigoureuse que la légalité de l’action : on retrouve par exemple cette idée dans
l’appréciation de la légalité de l’inaction de la police administrative , qui n’est
entachée d’illégalité que lorsqu’existe un péril suffisamment grave résultant
d’une situation particulièrement dangereuse pour l’ordre public (CE, 23 oct.

23
1959, n° 40922, D. : Lebon, p. 540 ; RDP 1959, p. 1235, concl. A. Bernard ; RDP
1960, p. 802, note M. Waline). Ainsi, seule une méconnaissance particulièrement
importante peut entraîner une sanction de la part du juge, cette importance se
déduisant notamment – donc pas exclusivement – de la gravité ou de la récurrence
des défaillances relevées.
Dans un deuxième temps, le juge doit déterminer s’il existe des mesures que
l’Administration pourrait prendre pour prévenir la poursuite ou la réitération de
cette méconnaissance de manière certaine, directe et appropriée. Il s’agit donc
d’exiger des mesures en cause qu’elles répondent spécialement au manquement
allégué, ce qui n’a là-encore rien de foncièrement nouveau : s’agissant de la
carence de la police administrative déjà, le Conseil d’État n’en a admis l’illégalité
que si la mesure en cause est indispensable pour faire cesser le trouble à l’ordre
public précédemment décrit (CE, 23 oct. 1959, n° 40922, D. : Lebon, p. 540 ;
RDP 1959, p. 1235, concl. A. Bernard ; RDP 1960, p. 802, note M. Waline).
Dans un troisième temps, enfin, le juge doit vérifier si l’abstention de
l’Administration d’adopter les mesures sus-évoquées est constitutive d’une
illégalité ou d’un manquement. Ces derniers ne sont en effet constitués que si
l’Administration apparaît tenue d’adopter des mesures supplémentaires par
rapport à celles qu’elle a déjà prises, et si elle le peut au regard des difficultés
inhérentes à la satisfaction de ses obligations légales, des contraintes liées à
l’exercice de ses missions et des moyens dont elle dispose ou – afin d’éviter
qu’elle tire parti de ses propres insuffisances à se les procurer – dont elle devrait
se doter. Cette prise en compte par le juge des contraintes matérielles et
organisationnelles pesant sur l’Administration n’est pas nouvelle, elle non-plus,
même si elle est apparue plus récemment, dans le contentieux de la légalité du
moins (car, dans celui de la responsabilité, elle est consubstantielle à la
qualification de la faute ou du degré de faute nécessaire à l’engagement de la
responsabilité de l’Administration) : on l’a par exemple rencontrée s’agissant de
l’appréciation de la légalité du refus de l’administration pénitentiaire de mettre en
place des menus de substitution (CE, 10 févr. 2016, n° 385929, K. : JurisData n°
2016-002223 ; Lebon, p. 26 ; AJDA 2016, p. 1127, note X. Bioy, concl. M.
Guyomar), ou de fournir aux détenus des conditions de détention davantage
respectueuses de leur dignité (CE, 19 oct. 2020, n° 439372, min. Justice et sect.
française de l’OIP : JurisData n° 2020-016997 ; Lebon, p. 351 ; Dr. adm. 2021,
comm. 7, note G. Eveillard ; AJDA 2021, p. 41, note J. Schmitz ; JCP A 2020,
2295, étude P. ParinetHodimont). Elle est conforme à l’image que se fait le juge
administratif de sa propre fonction qui, sans être celle – du moins directement –
d’un administrateur, implique qu’il soit conscient des conditions dans lesquelles
l’Administration exerce ses missions avant de porter un jugement sur son
comportement. De même, la prise en compte de la bonne volonté et des efforts de
l’Administration pour se conformer, dans la limite de ses moyens, à ses
obligations, tendait déjà, depuis quelques années, à se développer au-delà du seul
contentieux de la responsabilité (CE, 19 oct. 2020, n° 439372, min. Justice et sect.
française de l’OIP : Lebon, p. 351 ; Dr. adm. 2021, comm. 7, note G.
Eveillard ;AJDA 2021, p. 41, note J. Schmitz ; JCP A 2020, 2295, étude P.
Parinet-Hodimont).

24
L’identification des mesures à enjoindre, ensuite, dépend, d’une part, du constat
opéré lors de l’étape précédente, d’autre part des limitations posées à l’office du
juge de l’injonction et qui consistent, afin de ne pas faire œuvre d’administrateur
– refus qui a longtemps justifié le refus du juge administratif de se reconnaître
un pouvoir d’injonction à l’égard de l’Administration – d’une part à ne pouvoir
prononcer que les mesures nécessaires à mettre fin à l’illégalité ou au
manquement (CE, 27 nov. 2019, n° 433520, Droits d’urgence et a. : JurisData
n° 2019-021113 ; Lebon T., p. 547 ; JCP G 2020, 207, note C. Testard), d’autre
part à ne pouvoir prononcer des mesures dont l’Administration disposerait d’un
pouvoir discrétionnaire, si limité soit-il, pour les déterminer (comme cela ressort
très nettement des articles L. 911-1 et L. 911-2 du CJA).
Ainsi, c’est uniquement lorsqu’une mesure déterminée, et une seule, apparaît
nécessaire à mettre fin à l’illégalité ou au manquement, qu’il peut l’enjoindre.
Le cas n’est certes pas fréquent dans l’hypothèse d’une carence systémique,
laquelle, on l’a dit, suppose le plus souvent des moyens de résolution complexes
et pluriels : si le juge l’évoque ici, c’est bien à titre d’exception.
Aussi, en principe, ce sont bien « toutes mesures utiles » que le juge va prescrire
en conséquence de l’illégalité ou du manquement. Si un tel manque de précision
peut, comme on l’a vu, susciter quelques réserves au regard de l’obligation
normalement imposée au requérant de déposer des conclusions suffisamment
précises, il constitue dans le cas d’une carence systémique le seul moyen pour le
juge de ne pas faire œuvre d’administrateur en s’immisçant dans le pouvoir
d’appréciation de l’Administration sans pour autant renoncer à user de son
pouvoir d’injonction pour contraindre l’Administration au respect de ses
obligations légales. L’Administration est ainsi jugée, dans le cadre d’un éventuel
contentieux de l’exécution, au regard des résultats obtenus, le juge se contentant
d’apprécier a posteriori si les moyens – en l’occurrence les mesures choisies par
elles – étaient appropriés.
Néanmoins, et c’est peut-être l’aspect le plus original des présentes décisions,
même s’il n’est pas rigoureusement nouveau, lui non plus (V. ainsi : CE, 20
mars 2023, n° 449788, France Nature Environnement et a. : Lebon, p. 46 ;
AJDA 2023, p. 1294, note L. Peyen), le juge se reconnaît le pouvoir, lorsque
l’Administration dispose d’un pouvoir discrétionnaire, de l’orienter vers les
mesures qui lui paraissent les plus adéquates, sans les lui imposer : il peut ainsi
circonscrire le champ de son injonction aux domaines particuliers dans lesquels
l’instruction a révélé l’existence de mesures les mieux à même de remédier à
l’illégalité ou au manquement, l’Administration conservant néanmoins la
possibilité de justifier de l’intervention, en lieu et place desdites mesures,
d’autres mesures ayant un effet au moins équivalent à celles prescrites par le
juge (V. déjà : CE, 27 mars 2023, n° 452354, Sect. française de l’OIP : Lebon,
p. 83, concl. E. de Moustier ; Dr. adm. 2023, alerte 59, A. Courrèges ; AJDA
2023, p. 884, chron. A. Goin).
L’application de ces principes aux espèces conduit le Conseil d’État, saisi de
l’absence d’effectivité de l’obligation faite aux forces de l’ordre de porter en
toutes circonstances un identifiant lisible, à constater deux illégalités. En
premier lieu, le caractère systémique de l’absence du port de l’identifiant

25
individuel et l’absence de toute mesure prise par le ministère de l’Intérieur afin
de remédier à cette situation. En second lieu, l’inadéquation des spécifications
techniques adoptées par le ministère pour définir la taille de l’inscription de
l’identifiant sur les uniformes, et qu’il se refuse à modifier, pour assurer, à
supposer même que ledit identifiant soit effectivement porté, sa lisibilité par les
usagers.
S’agissant de la première illégalité, le Conseil d’État choisit la voie la plus
générale de l’injonction au ministre de l’Intérieur d’adopter toutes mesures
utiles pour mettre fin à l’absence de port de l’identifiant individuel. S’agissant
de la seconde, il lui prescrit, de manière plus précise mais lui laissant néanmoins
une marge d’appréciation, de modifier les spécifications techniques afin
d’augmenter la taille de l’identifiant individuel arboré.
En ce qui concerne la réalisation de contrôles d’identité « au faciès », la Haute
Juridiction, si elle se refuse à qualifier une telle pratique de « systémique » ou «
généralisée », faute de preuve, juge néanmoins, au vu des témoignages et des
études produites sur la question, y compris par des autorités publiques comme le
Défenseur des droits, qu’elle est suffisamment répandue pour constituer un
manquement caractérisé aux obligations légales de l’Administration. En
revanche, il considère ne pouvoir enjoindre les mesures demandées pour y
mettre fin, celles-ci excédant les limites de son office – car, pour large qu’il soit,
ledit office n’est pas illimité.
2. Les limitations de l’office du juge administratif dans la
détermination des politiques publiques

Le Conseil d’État pose, quel que soit le recours dont il est saisi, une limite
générale à son office : il ne relève pas de l’office du juge administratif de se
substituer aux pouvoirs publics pour déterminer une politique publique – c’est-
à-dire la déterminer à leur place – ou leur enjoindre de le faire – c’est-à-dire,
sans prendre nécessairement position sur le contenu précis de cette politique,
leur ordonner de changer de politique.
La solution ne saurait surprendre sur son principe même. Le juge, quel qu’il soit,
fait toujours preuve de réserve – du moins en France – lorsqu’il contrôle des
autorités politiques, y compris lorsque les actes émanant de cette dernière sont
des actes juridiques.
Ainsi, le Conseil constitutionnel, lorsqu’il contrôle la constitutionnalité des lois,
rappelle avec une profonde régularité qu’il ne dispose pas d’un pouvoir
d’appréciation identique à celui du Parlement (jurispr. constante depuis : Cons.
const., 15 janv. 1975, n° 7454 DC, Loi relative à l’interruption volontaire de
grossesse : Rec. Cons. const., p. 19), ce qui le conduit à limiter son contrôle à
l’erreur manifeste d’appréciation. Le partage entre le contrôle de la juridicité de
la loi et l’appréciation de la politique suivie par le législateur n’est pas toujours
évident : pour ne prendre que deux exemples, le contrôle de l’exigence
constitutionnelle d’intelligibilité de la loi fiscale permet indiscutablement un
contrôle de la qualité rédactionnelle de la loi, voire du fond même de la loi –
lorsque l’objectif poursuivi par le législateur n’implique pas un degré de
complexité de la loi tel que celui finalement retenu (Cons. const., 29 déc. 2005,
26
n° 2005-530 DC, Loi de finances pour 2006 : Rec. Cons. const., p. 168) – mais
assurément pas du choix de la politique fiscale menée par le Gouvernement et le
Parlement ; de même, le contrôle de l’objectivité et de la rationalité des critères
de différenciation des traitements réservés par le législateur à différentes
catégories de contribuables s’opère au regard des objectifs poursuivis par la loi,
dont il s’agit alors de vérifier la cohérence (Cons. const., 29 déc. 2009, n° 2009-
599 DC, Loi de finances pour 2010 : JurisData n° 2009-024427 ; Rec. Cons.
const., p. 218), mais il ne saurait en aucune façon mettre en cause lesdits
objectifs, sauf à ce qu’eux-mêmes soient contraires à une norme
constitutionnelle.
On trouve une réserve identique de la part de la juridiction administrative
lorsqu’elle contrôle l’activité du pouvoir réglementaire. Sauf à des normes
supérieures – notamment la loi dont il est censé permettre l’application, ou la
directive européenne qu’il est chargé de transposer – imposent à ce dernier une
obligation précise, le Conseil d’État limite son contrôle sur le contenu même du
règlement à l’erreur manifeste d’appréciation (V., pour un exemple récent au
sein d’une jurisprudence abondante : CE, 4 déc. 2023, n° 460892, Collectif des
maires anti-pesticides et a.).
Ce qui est vrai pour l’action positive l’est tout autant pour la carence. Le Conseil
d’État avait déjà eu l’occasion de l’indiquer dans le cadre du contentieux, en
référé-liberté, des conditions de détention dans les prisons : s’il peut enjoindre
des mesures à l’administration pénitentiaire, lesdites mesures ne sauraient
présenter un caractère structurel, que seul le pouvoir politique peut apprécier
(CE, 28 juill. 2017, n° 410677, Sect. française de l’OIP : JurisData n° 2017-
015008 ; Lebon, p. 285, concl. E. Crépey ; AJDA 2017, p. 736, chron. G.
Odinet et S. Roussel ; AJDA 2017, p. 2540, note O. Le Bot). Cela revenait déjà à
affirmer que le juge administratif se refusait à s’immiscer dans la définition des
politiques publiques.
On est bien obligé, pour autant, de constater que, dans plusieurs décisions
récentes relatives à la carence des autorités gouvernementales, le Conseil d’État
semblait avoir fait preuve d’une plus grande audace. Sans aller jusqu’à affirmer
expressément qu’il enjoignait la détermination d’une politique publique, ses
décisions rendues en matière de pollution de l’air ou de lutte contre les gaz à
effet de serre (CE, 12 juill. 2017, n° 394254, Assoc. Les Amis de la Terre
France : JurisData n° 2017-014183 ; Lebon, p. 229 ; AJDA 2018, p. 167, note
A. Perrin et M. Deffairi ; RFDA 2017, p. 1135, note A. Van Lang. – CE, 1er
juill. 2021, n° 427301, Cne Grande-Synthe et a. : Lebon, p. 201, concl. S.
Hoynck ; Dr. adm. 2021, alerte 123, A. Courrèges ; AJDA 2021, p. 2115, note
H. Delzangles ; JCP G 2021, act. 795, note B. Parance et J. Rochfeld ; JCP A
2021, 2264, note F.-X. Fort et C. Ribot ; RFDA 2021, p. 447, concl., note A.
Van Lang, A. Perrin et M. Deffairi) impliquaient de telles conséquences. En tout
cas, telles sont bien les conséquences qui en ont découlé.
Pour autant, et le fichage des deux arrêts en témoigne, la Haute Juridiction
n’entend pas opérer de revirement de jurisprudence, ce dont on doit sans doute
déduire que le contentieux environnemental constitue, par les obligations
extrêmement précises imposées aux pouvoirs publics par des textes de valeur

27
supra-législative, une exception appelant un office spécifique (A. Goin et L.
Cadin, Le juge ne peut pas tout, chron. sur les présents arrêts : AJDA 2023, p.
2105). Dès lors, se pose inévitablement la question, à laquelle seul l’avenir est
susceptible d’apporter une réponse, de savoir s’il existera ainsi d’autres «
secteurs spécifiques ».
La solution ne saurait davantage surprendre sur sa technique. Plutôt que de se
déclarer incompétent pour connaître de conclusions tendant au prononcé ou à
l’injonction de mesures relevant de la détermination d’une politique publique, le
Conseil d’État y voit une limite à son office, c’est-à-dire une question de bien-
fondé.
Une telle classification appelle trois observations.
Elle montre tout d’abord la relativité des classifications en contentieux
administratif. Ces dernières – on pense, comme en l’espèce, aux différentes
étapes du contrôle juridictionnel sur l’acte dont il est saisi, mais également, à
supposer que le recours soit déclaré recevable et qu’il appartienne au juge d’en
examiner le bien-fondé, aux cas d’ouverture du recours pour excès de pouvoir –
présentent certes un intérêt logique et pédagogique mais, dans bon nombre de
cas, le choix de placer tel ou tel contrôle dans telle ou telle catégorie relève d’un
pur déterminisme de la part du juge, d’autres classements ayant été parfaitement
envisageables.
Elle n’est par ailleurs pas isolée, en tout cas pour ce qui concerne l’éviction de
l’incompétence. On notera par exemple que le juge privilégié régulièrement le
non-lieu – c’est-à-dire l’absence d’objet – à l’incompétence lorsqu’il lui est
demandé de connaître d’un acte de valeur législative, que ce soit pour constater
la ratification ou la validation d’un acte administratif (CE, sect., 7 mars 1980, n°
02377, Assoc. des étudiants de l’Université Paris 13 : Lebon, p. 128 ; D. 1980,
IR, p. 494, obs. B. Toulemonde ; Gaz. Pal. Rec. 1980, 2, p. 582, concl. J.
Massot).
Elle était enfin difficilement évitable. En effet, l’appréciation de la question de
savoir si le juge peut ou non – on emploie à dessein un terme général –
enjoindre les mesures demandées ne se situe qu’au terme du contrôle
juridictionnel, une fois établie l’existence d’une illégalité ou d’un manquement :
ce seul constat souligne le caractère nécessairement frustrant du choix qui aurait
pu être opéré de faire de cette aptitude une question de compétence, qui aurait
conduit le juge à refuser d’opérer tout contrôle du bien-fondé de la requête.
Certes, pourra-t-on objecter – et sans doute le Huron n’aurait-il pas manqué de
le faire (J. Rivero, Le Huron au Palais-Royal ou réflexions naïves sur le recours
pour excès de pouvoir : D. 1962, doctr., p. 37) – à quoi bon réaliser, comme
dans l’affaire Amnesty International, un contrôle si c’est pour priver l’illégalité
ou le manquement constaté de toute sanction ? Cette condamnation platonique
n’a guère de mérite que d’exister, et semble nous ramener à des temps révolus
où le juge ne disposait à l’égard de l’Administration d’aucun moyen efficace ou
presque de la contraindre à corriger réellement les illégalités qu’elle commettait.
Néanmoins, elle a tout de même ce mérite : proclamer n’est pas toujours
insatisfaisant, puisque certains requérants s’en contentent lorsqu’ils bornent
leurs prétentions à une demande de réparation symbolique. Par ailleurs, il ne

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faut pas perdre de vue que les conclusions que le juge serait inapte à satisfaire
sont susceptibles d’être mêlées à d’autres qui, ne participant pas de la
détermination d’une politique publique, pourraient parfaitement être accueillies.
Les deux espèces ne l’illustrent pas puisque, dans l’affaire Ligue des droits de
l’homme, aucune demande d’injonction n’est rejetée alors que, dans l’affaire
Amnesty International, le Conseil d’État opère un rejet total, mais la ligne
jurisprudentielle ainsi exposée conduira nécessairement le juge à effectuer, dans
bon nombre de cas, un tri assez fin entre les conclusions qui relèvent de son
office et celles qui n’en relèvent pas – tri dont le plus logique et le plus simple
implique qu’il soit effectué au stade de la détermination des conséquences à tirer
de l’illégalité ou du manquement précédemment constaté.
En revanche, un certain nombre d’interrogations subsistent sur la manière dont
le juge caractérise l’objet des mesures demandées comme participant de la
détermination d’une politique publique. Une nouvelle fois, la fragilité de la
distinction entre le juridique et le politique ressurgit…
Les raisons pour lesquelles, dans l’affaire Amnesty International, le Conseil
d’État refuse de prononcer les injonctions demandées, peuvent néanmoins
fournir quelques enseignements.
La Haute Juridiction relève en effet, tout d’abord, que les requérants sollicitent
la modification sur plusieurs points d’une disposition législative, l’article 78-2
du Code de procédure pénale, afin que ce dernier ne permette plus de réaliser
des contrôles d’identité dans un but de police administrative , et qu’il définisse
de manière plus limitée et plus objectifs les motifs de nature à justifier un
contrôle d’identité dans un but de police judiciaire. Elle note également qu’une
autre des mesures demandées vise à la création d’une autorité administrative
indépendante chargée de veiller à la régularité des opérations de contrôle
d’identité – laquelle création relève du domaine de la loi. On peut donc en
déduire que relève de la détermination d’une politique publique une demande
tendant à l’adoption de dispositions législatives, qu’elles soient institutives,
abrogatives ou modificatives. Si cela est avéré, le Conseil d’État opérerait ce
faisant un recul par rapport à de précédentes décisions, où il ne semblait voir
aucun obstacle à prononcer une telle injonction – ou du moins à prononcer des
injonctions qui impliquaient l’adoption de mesures législatives (CE, 12 juill.
2017, n° 394254, Assoc. Les Amis de la Terre France : JurisData n° 2017-
014183 ; Lebon, p. 229 ; AJDA 2018, p. 167, note A. Perrin et M. Deffairi ;
RFDA 2017, p. 1135, note A. Van Lang. – CE, 1er juill. 2021, n° 427301, Cne
Grande-Synthe et a. : Lebon, p. 201, concl. S. Hoynck ; AJDA 2021, p. 2115,
note H. Delzangles ; JCP G 2021, act. 795, note B. Parance et J. Rochfeld ;
JCP A 2021, 2264, note F.-X. Fort et C. Ribot ; RFDA 2021, p. 447, concl., note
A. Van Lang, A. Perrin et M. Deffairi).
Ce premier critère, à le supposer établi, peut d’ailleurs être étendu à toute
demande visant à l’adoption d’un acte qu’il n’a pas compétence pour contrôler.
En effet, la décision ou le refus de l’exécutif de déposer un projet de loi est, on
le rappelle, un acte de gouvernement (CE, 29 nov. 1968, n° 68938, T. : Lebon,
p. 607 ; D. 1969, jurispr.

29
p. 386, note V. Silvera ; RDP 1969, p. 686, note M. Waline). Or, les requérants
sollicitaient également une injonction tendant à ordonner au Gouvernement
français de ratifier le 12e protocole additionnel à la Convention européenne des
droits de l’homme, lequel étend l’application du principe de non-discrimination
à l’ensemble des droits garantis par la loi, y compris par les seules législations
nationales. La décision de ratifier – ou d’approuver – ou non un engagement
international étant lui-aussi un acte de gouvernement (CE, ass., 18 déc. 1998, n°
181249, SARL du Parc d’activités de Blotzheim : Lebon, p. 483, concl. G.
Bachelier ; AJDA 1999, p. 127, chron. F. Raynaud et P. Fombeur ; RFDA
1999, p. 315, concl.), cette demande se heurte au même rejet que la précédente,
le Conseil d’État relevant que l’une comme l’autre touche aux rapports entre les
pouvoirs exécutif et législatif ou à la conduite des relations internationales, qui
sont les deux domaines actuels des actes de gouvernement.
Un deuxième critère – à moins qu’il ne s’agisse ici que d’un indice, car il est
beaucoup plus subjectif que le premier – réside dans l’objectif ultime poursuivi
par le requérant, au-delà de l’objet, ou des objets, directs de sa demande. Sa
demande viserait ainsi à la détermination d’une politique publique lorsqu’elle
poursuivrait un objectif très général – ou, peut-être, aurait d’autant plus de
risques d’être considérée comme visant à la détermination d’une politique
publique que l’objectif général qu’elle poursuit serait vaste. Ce caractère
excessivement large pourrait se déduire, soit d’une demande par elle-même très
– trop – générale, soit d’une série de demandes par elles-mêmes relativement
circonscrites, mais dont le cumul révèlerait un objectif beaucoup plus large –
cette deuxième hypothèse permettant d’éviter que le requérant ne tente de
dissimuler l’ampleur de ses objectifs derrière des demandes plus précises. Dans
l’affaire Amnesty International, les demandes en cause relevaient d’ailleurs des
deux catégories. Lorsque les requérants demandent au juge d’enjoindre au
Gouvernement de redéfinir les rapports entre la police et la population, il s’agit
bien évidemment d’un objectif très ambitieux. Quant aux demandes, plus
circonscrites, visant à imposer la remise aux personnes contrôlées d’un
récépissé, l’intégration dans l’évaluation des agents de leur propension à se
baser sur des stéréotypes, la modification des méthodes et du contenu des
formations délivrées aux agents et le renforcement de la répression disciplinaire
en cas de plainte pour contrôle discriminatoire, leur ajout participe du même
objectif ultime, la redéfinition du mode général d’organisation et de
fonctionnement de la police . On pourra utilement comparer cette requête avec
celle, dans la première affaire, de la Ligue des droits de l’homme, tendant
uniquement à la réalisation de son objet direct, le respect de l’obligation du port
de l’identifiant personnel.
Un troisième critère, enfin – à moins que lui-aussi, pour les mêmes raisons que
le précédent, ne soit qu’un indice – moins net mais présent en filigrane dans le
raisonnement du Conseil d’État, est celui de la marge d’appréciation dont
dispose l’Administration. Plus une norme supérieure, ou même simplement une
norme réglementaire existante, définit précisément ses obligations, moins les
injonctions qui lui sont adressées peuvent apparaître comme lui intimant la
détermination d’une politique publique. Ainsi, dans l’affaire Ligue des droits de
l’homme, il lui était simplement demandé de respecter une obligation déjà très

30
précisément édictée par un texte réglementaire, l’article R. 434-15 du Code de la
sécurité intérieure, la seule mesure supposant une quelconque part
d’appréciation étant la détermination de la taille des caractères affichés sur
l’uniforme dans le but, fixé par voie réglementaire, que le numéro soit lisible : la
question, et probablement la réponse du Conseil d’État, auraient été toutes
autres s’il lui avait été demandé d’enjoindre au Gouvernement d’instituer une
telle obligation, absente de la réglementation. Au contraire, dans l’affaire
Amnesty International, l’interdiction des contrôles d’identité discriminatoires est
certes posée par la loi et le règlement, et peut certes trouver un fondement
constitutionnel, l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen ; mais aucun de ces textes ne définit précisément quelles doivent être les
méthodes et les critères de contrôle, ce qui laisse à l’Administration une large
marge d’appréciation pour les déterminer – trop large pour qu’il soit possible de
les lui imposer.
Par cette réserve, le Conseil d’État s’évite le reproche de s’immiscer dans le
fonctionnement interne de l’Administration pour se faire administrateur à la
place de l’administrateur, ce qui n’est ni la fonction ni l’aspiration profonde du
juge, même dans le cadre du plein contentieux. Par ailleurs, il pose aussi une
limite à la tentation de juridiciser totalement la politique afin de faire du juge le
décideur ultime de tous les litiges entre les pouvoirs publics, ou entre les
pouvoirs publics et les citoyens – tentation bien connue du droit et du
contentieux constitutionnels, et que le Conseil constitutionnel s’efforce lui-aussi
de déjouer. En ce sens, la présente réserve vient compléter l’effet de ce qui
subsiste de la théorie des actes de gouvernement : de la même façon que ce n’est
pas à un juge de dire si le président de la République a eu raison de dissoudre
l’Assemblée nationale ou d’interroger le peuple par voie référendum – ou si le
Gouvernement a eu raison de déclencher telle ou telle procédure de
rationalisation du parlementarisme… – ce n’est pas à lui de décider, hors du
cadre général fixé par les normes supérieures, du contenu des politiques
décidées et exécutées par les pouvoirs publics, dont il lui revient simplement de
s’assurer qu’elles respectent le cadre général fixé par les normes supérieures.
Mots clés : Police . - Administration.
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