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Par Fabien Blanchot, Maître de conférences à l’université Paris Dauphine, co-directeur du MBA Management
des Ressources Humaines
Version avec bibliographie complète de l’article paru dans : Meier O. (2007, sous la dir. de), Gestion du
changement, Dunod, Gestion Sup, novembre – Et correction de la figure 1.3 (p. 15 de l’ouvrage)
Introduction
En même temps, beaucoup font le constat d’un taux d’échec élevé des alliances, de l’ordre
de 50%4. L’interprétation qu’on peut en faire n’est pas évidente, pour au moins deux raisons.
D’une part, les indicateurs utilisés varient d’une étude à l’autre : insatisfaction de l’un des
partenaires ou de tous, non atteinte des objectifs initiaux, résultats économiques de l’entité
conjointe... D’autre part, le taux d’échec peut varier selon le type d’alliance. Si l’on se
focalise, par exemple, sur les coopérations concernant des projets de R&D très risqués, on
1
Le Monde, 6-7 novembre 2005
2
CFO Research Services et PriceWaterHouseCoopers (2004), « The CFO’s Perspective on Alliances », CFO
Publishing Corp., mai
3
Les données varient toutefois substantiellement selon les études, en partie en raison de la diversité des
définitions retenues des alliances.
4
33% des alliances étudiées par Bleeke et Ernst (1992) constituent un échec pour les deux partenaires et 49%
pour au moins l’un des deux partenaires. Ernst et Bamford (2005) mentionnent un taux d’échec d’environ 50%,
tout comme Bearing Point (Lettre Stratégie n° 17, mars 2004), Barringer et Harrison (2000), Accenture
(Outlook Special edition, octobre 1999)...
peut s’attendre à des déceptions plus nombreuses que si l’on étudie uniquement des projets de
co-production. Autrement dit, quand une alliance échoue, ce peut être autant du fait des
caractéristiques du projet (ou de l’activité) concerné que de la relation entre les partenaires.
Les fiascos ne sont donc pas nécessairement le fruit d’une difficulté à piloter une relation
partenariale. Ils peuvent refléter le risque associé à tout projet entrepreneurial, qu’il soit
conduit ou non par plusieurs firmes. D’ailleurs, les données disponibles permettant de
comparer le degré de réussite des alliances, des fusions-acquisitions (F&A) et des stratégies
de cavalier seul (par exemple, des filiales 100% créees ex nihilo) ne sont pas toujours en
défaveur des alliances (Chowdhury, 1992)5. Il n’empêche que le monde des affaires regorge
d’histoires d’alliances qui se finissent mal du fait de la survenance de problèmes indépendants
du projet porté. Citons, à titre d’illustration, Global One, une filiale commune entre France
Telecom, Deutsche Telecom et Sprint. Cette entité, née en 1996, a été reprise en 2000 par
France Telecom, en raison d’un conflit entre les dirigeants des groupes français et allemand et
d’une coopération difficile entre les salariés des deux groupes. Réciproquement, certaines
alliances connaissent une dynamique plus favorable que celle imaginée lorsqu’elles ont été
conclues. On peut citer, par exemple, le cas de Nummi, une filiale commune créée en 1983 entre
General Motors et Toyota, toujours en activité en 2006, et présentée comme ayant des résultats
remarquables6.
Plusieurs questions découlent de ces constats. Tout d’abord, il y a celle des motifs du
recours aux alliances. Ensuite, on peut s’interroger sur les problèmes à l’origine d’échecs
fréquents. Enfin, il est crucial de comprendre pourquoi certaines entreprises tirent mieux leur
épingle du jeu que d’autres dans ces opérations conjointes. Les deux premières questions
renvoient aux enjeux des alliances, à ce qu’elles peuvent rapporter et coûter. On les traite
dans une première partie après avoir défini notre objet d’étude. La dernière question concerne
les facteurs clés de succès des alliances. On lui consacre une seconde partie où l’on revient
aussi sur les concepts de succès, d’échec et de performance. Une troisième partie présente un
cas réel qui illustre nombre des points abordés.
5
La comparaison n’est toutefois pas forcément pertinente, notamment s’il y a diversité des projets concernés.
6
voir, notamment, http://www.nummi.com
Premièrement, on restreint le champ d’étude aux relations inter-firmes. Dans la presse, le
terme d’alliance est parfois utilisé comme synonyme de rapprochement et peut, de ce fait,
être associé aux fusions-acquisitions, perspective que l’on ne retient pas. Deux questions se
posent naturellement : que recouvrent les relations inter-firmes et pourquoi s’y intéresser
spécifiquement ? Ce sont des liens entre des entités qui sont et demeurent juridiquement
indépendantes. Il y a absence de pouvoir central légal commun aux co-contractants et pas de
contrôle de droit ou de fait7 de l’un sur l’autre. Dans ces conditions les alliances se
distinguent des relations intra-firme (par exemple, des relations entre deux services) mais
aussi des relations intra-groupe (i.e. des relations entre les filiales d’une même maison-mère
ou des relations siège-filiales). Elles diffèrent des fusions-acquisitions, qui sont toujours
constitutives de relations intra-groupe (cas des acquisitions ou prises de contrôle) ou intra-
firme (cas des fusions, qui conduisent à la disparition d’entités juridiques8). Cette distinction
se justifie parce qu’elle reflète des différences d’enjeux (qu’on présente plus loin). Mais elle
n’est pas toujours évidente dans la réalité parce que le contrôle de fait n’est pas aisément
vérifiable. Il peut être présumé dès lors que l’une des parties dépasse un certain seuil dans la
détention des droits de vote d’une autre, mais rien ne permet de l’exclure si ce palier n’est pas
atteint. On se situe sur un continuum, si bien qu’il est immanquable que la qualification d’une
opération peut être difficile dès lors qu’elle n’est pas positionnée aux extrêmes de l’échelle
du degré de contrôle : il existe une irréductible zone de flou. Un cas typique est le
rapprochement Renault-Nissan. D’un côté, la participation de Renault dans le capital de
Nissan est minoritaire (36,8% puis 44,4%) et toute la communication du nouvel ensemble
insiste sur le fait qu’il s’agit d’une alliance équilibrée9. D’un autre côté, il ne fait guère de
doute que Renault influence significativement les décisions en assemblée générale de Nissan,
de sorte qu’on se rapproche d’une relation intra-groupe. Pour dépasser cette limite, il suffit de
considérer que les enjeux des alliances sont aussi une affaire de degré : plus on se rapproche
du pôle de l’extrême indépendance juridique (absence de contrôle de droit et de fait), plus on
est susceptible d’être associé aux enjeux (positifs et négatifs) de cette indépendance.
Deuxièmement, on n’inclut dans la sphère des alliances que les relations inter-firmes :
• Qui sont le résultat d’accords comportant des engagements réciproques s’inscrivant dans
la durée. Du fait de cette particularité, il s’agit de contrats incomplets parce que
l’incertitude et la capacité cognitive limitée des humains rendent impossible
l’identification de l’ensemble des problèmes futurs pouvant survenir et des solutions
envisageables. Une alliance ne spécifie donc pas précisément et exhaustivement ce que
chaque partie doit faire dans toute situation concevable. Le corollaire de cet attribut est
qu’il doit exister des mécanismes d’ajustements ex post, qui peuvent être de trois types :
7
En droit des sociétés français, il y a contrôle de droit quand une entreprise détient la majorité absolue des
droits de vote dans les assemblées générales d’une autre entreprise. On parle dans ce cas de groupe de sociétés,
la seconde entreprise étant considérée comme filiale de la première. Il y a contrôle de fait lorsqu'une firme
détient moins de 50% du capital de son partenaire (absence de contrôle de droit) mais qu'elle détermine dans les
faits les décisions en assemblée générale ou en conseil d’administration. La fraction des droits de vote à détenir
pour disposer d’un tel pouvoir dépend en fait de toute une série de facteurs (de Montmorillon, 1986, p. 20):
statuts de la société en question et droit national dont elle relève, structure de son capital... En droit français, le
contrôle de fait est présumé lorsque la société dispose directement ou indirectement d'une fraction des droits de
vote supérieure à 40%, et qu'aucun autre associé ou actionnaire ne détient directement ou indirectement une
fraction supérieure à la sienne. Comme le signale Guyon (2001, p. 624), « de plus en plus, on considère donc
que la filiale est la société placée sous la dépendance de la maison mère, même si celle-ci détient moins de la
moitié du capital, dès lors qu’elle détermine en fait les décisions dans les assemblées générales ou qu’elle
choisit les dirigeants ».
8
Tout au moins dans l’acception française de cette notion. En effet, dans le langage anglo-saxon, les
« subsidiary mergers » renvoient aux offres publiques d’échange, opérations qui laissent subsister la
personnalité juridique des entités concernées.
9
En fait, ce discours prend tout son sens si l’on distingue le « rapport actionnarial » du « rapport partenarial ».
un dispositif de décision conjointe (comité de coordination), un dispositif d’arbitrage, une
délégation décisionnelle à l’un des partenaires établissant une relation d’autorité10.
• Qui sont gouvernées sur la base d’un principe de décision conjointe pour s’ajuster aux
événements futurs non prévus dans le contrat ou nécessitant une évolution des termes de
l’accord. Ça n’exclut pas le recours à des arbitres en cas de désaccord non directement
soluble par les partenaires, ni le recours à la délégation d’autorité pour tout ou partie des
questions opérationnelles. Mais la prise de décision conjointe est le principe dominant, les
autres demeurant subsidiaires. L’acceptation d’un principe de décision conjointe
présuppose un minimum de confiance mutuelle11. Celle-ci peut avoir plusieurs origines :
l’expérience partagée de relations réussies, une réputation de bon partenaire et/ou
l’existence d’assurances (de garanties) contre les risques associées à une situation de
dépendance. Ce besoin de confiance conduit les juristes à considérer que la relation doit
être emprunte d’intuitu personae ou d’affectio societatis.
• Où les partenaires ont défini ensemble (« co-construit ») l’objet et les modalités de leur
accord. Cette caractéristique est étroitement associée à la précédente12. Elle reflète un
même état d’esprit : celui de coopération13, fondé sur une reconnaissance de la capacité
de chacun à apporter des contributions dans le cadre d’un travail collectif et de la
nécessaire prise en compte des intérêts de chacun. Cela ne signifie toutefois pas que les
partenaires adopteront à coup sûr les comportements vertueux que l’on associe parfois à
l’idée de coopération (Blanchot, 1999, p. 41 sq.) : ceux d’honnêteté, de loyauté, de
longanimité…
Elle diffère aussi de nombreux accords inter-firmes, tels que la franchise (et la concession
commerciale), la sous-traitance ou l’accord de licence. La franchise est pourtant un accord
avec des engagements réciproques qui s’inscrivent dans la durée. Mais le principe de décision
conjointe n’est pas celui qui domine. C’est le franchiseur qui définit ce que seront les
modalités de la franchise et qui prend, en général, les décisions relatives à l’évolution des
rapports avec ses franchisés. On peut ainsi trouver dans les contrats de franchise des clauses
du type « le franchisé exploitera son établissement conformément aux règles, règlements,
méthodes, procédés, programmes et plans du franchiseur, en suivant strictement les
instructions de politique générale qui lui seront communiquées » (LeTourneau, 1994, p. 105).
De la même façon, les accords de sous-traitance traditionnels se caractérisent davantage par
le principe de délégation d’autorité que par celui de décision conjointe. On parle d’ailleurs de
donneur d’ordre pour le maître d’oeuvre et d’exécutant pour le sous-traitant, ce dernier
acceptant de se soumettre à l’autorité du premier. Quant à la licence, il s’agit d’un contrat en
vertu duquel le droit d’exploitation d’un brevet, d’une marque, d’un dessin ou modèle est
concédé par son titulaire à un tiers (le licencié), en général en contrepartie de redevances15. Il
ne comporte pas de principe de décision conjointe (ni ex ante, ni ex post) et ne peut, de ce
fait, être considéré comme une alliance. Ce qui n’exclut pas qu’une alliance puisse prévoir
des concessions de licence…
On peut finalement indiquer qu’il n’est pas possible de tracer une frontière précise entre le
champ des alliances et celui des autres accords comportant des engagements réciproques
s’inscrivant dans la durée. D’une part, la présence d’un principe de décision conjointe (ex
ante et ex post) n’est pas toujours aisée à vérifier et doit parfois être présumée. D’autre part,
l’adoption d’un principe de décision conjointe n’est pas synonyme d’absence de rapports de
force ou d’équilibre dans les pouvoirs de négociation des partenaires. Dans ces conditions,
l’asymétrie de pouvoir ne peut être utilisée comme critère d’exclusion. En particulier, de
nombreux accords entre fournisseurs et clients sont difficiles à classer. Il n’y a pas de raison
de les exclure du simple fait que ce sont des relations verticales. Mais il n’est pas non plus
possible de les inclure systématiquement, même quand il s’agit d’accords durables
comportant des engagements réciproques. En effet, l’objet même de certaines de ces relations
implique que les domaines d’ajustements ex post sont très limités et ne requièrent pas une
coordination étroite. Dans ces conditions, le principe de décision conjointe n’est pas
dominant, même s’il n’est pas exclu. Le contrat (de type classique) reste le principal référant
pour l’action et l’arbitrage le dispositif privilégié pour les ajustements ex post
problématiques. Un contrat de fourniture de long terme d’un bien standard peut revêtir ces
caractéristiques. En revanche, un accord entre un équipementier et un constructeur
automobile, qui comporte un important travail de co-conception, revêt les caractéristiques
d’une alliance16. Au fond, cette difficulté à définir les frontières du champ des alliances n’est
un problème que pour ceux qui souhaitent en faire un recensement ou les étudier
empiriquement. Elle est sans incidence quand il s’agit de rendre compte des enjeux associés
aux (dimensions caractéristiques des) alliances.
14
Dans le droit classique des contrats, toutes les contingences futures pertinentes sont décrites. La nature de
l’accord est soigneusement délimitée, l’identité des parties n’est pas une information pertinente et les
réparations (en cas de non-exécution d’un des termes de l’accord) sont précisément prescrites (Williamson,
1994, p. 96). On cherche donc à rendre le contrat le plus complet possible.
15
Définition de l’INPI (Institut National de la Propriété Industrielle).
16
Sur ce sujet, voir notamment Garrette et Dussauge (1995, chapitre 6).
1.2. Typologies et enjeux des alliances
Même quand on adopte une définition restrictive, le phénomène des alliances reste d’une
grande variété, qui reflète des avantages, inconvénients, limites, risques, logiques et
motivations diverses. Pour en rendre compte, de multiples typologies ont été proposées. Elles
concernent les deux composantes constitutives d’une alliance : les partenaires et leur accord
(Figure 1.2).
En ce qui concerne les objectifs des partenaires, Doz et Hamel (2000, p. 43 sq), par exemple,
distinguent trois types d’alliances (cooptation, cospécialisation, apprentissage/appropriation)
selon leur logique de création de valeur : « Soit les partenaires cherchent à acquérir une
meilleur positionnement stratégique et des capacités concurrentielles accrues par la
cooptation d’entreprises concurrentes ou complémentaires ; soit ils tentent de conjuguer
leurs ressources par cospécialisation, afin de s’ouvrir l’accès à de nouveaux marchés et de
créer ou poursuivre des opportunités qu’ils ne pourraient envisager de saisir seuls ; soit,
enfin, ils comptent sur les alliances à la fois pour combler des lacunes en termes de
compétences et pour en acquérir de nouvelles ». Aussi utile qu’elle soit, cette typologie
entretient une confusion entre les deux fondements d’une alliance : la (ou les) stratégie(s)
qu’elle sert et les avantages qu’elle procure comparativement à l’action autonome, la F&A
et/ou la relation de marché. Par exemple, si une entreprise conclut une alliance dans le cadre
de son développement dans un pays étranger, on peut considérer qu’il y a une double
motivation : l’internationalisation et la recherche des avantages d’un accord de coopération17.
Alliance
17
À moins qu’il ne s’agisse de la seule option envisageable, auquel cas le second motif de l’alliance est son
caractère exclusif.
Toute alliance peut donc être analysée comme le levier d’un mouvement stratégique, un
moyen au service d’une stratégie (concurrentielle, anti-concurrentielle et/ou de
développement)18 choisi du fait de l’absence d’autres options ou en raison de ses avantages
comparatifs. Ceux-ci sont multiples (Figure 1.4) et dépendent partiellement du profil des
partenaires et des caractéristiques de l’accord conclu.
En ce qui concerne le profil des partenaires, Garrette et Dussauge (1995, p. 81 sq), par
exemple, distinguent les accords de coopération selon l’appartenance sectorielle des co-
contractants : « A un premier niveau, il convient évidemment de distinguer les partenariats
noués entre des entreprises n’appartenant pas au même secteur d’activité et qui ne sont pas
directement en concurrence les unes avec les autres, des alliances entre firmes concurrentes
18
A la différence des F&A, il est plus difficile d’associer les alliances à une stratégie financière (recherche
d’une plus-value dans le cadre d’une logique achat-vente) ou à une stratégie opportuniste des dirigeants (par
exemple, l’accroissement de leur pouvoir, de leur rémunération et/ou le renforcement de leur enracinement).
19
Synthèse élaborée par l’auteur à partir de la littérature sur les alliances, de déclarations de dirigeants
d’entreprises et d’entretiens auprès de bâtisseurs et pilotes d’alliances.
qui posent des problèmes spécifiques, à la fois sur le plan des législations anti-trust et sur
celui des relations entre alliés-concurrents. A un deuxième niveau, on fait habituellement la
distinction, au sein des partenariats entre firmes non concurrentes, entre les joint ventures de
multinationalisation, les partenariats verticaux et les accords inter-sectoriels ». Bien que
discutable compte tenu de « l’étanchéité » réduite entre les catégories identifiées20 et de
l’hétérodoxie des termes retenus21, cette typologie a le mérite de mettre l’accent sur la
diversité des problèmes auxquels peuvent être confrontés les partenaires d’une alliance (cf.
figure 1.5.).
L’intensité de ces limites et risques diffère selon le profil relatif des partenaires (identité ou
non du secteur d’appartenance, taille relative, différences culturelles,…) et les modalités de
l’accord. Comme tout n’est question que de degré, une approche au cas par cas s’avère
nécessaire pour leur évaluation.
20
Par exemple, dans les joint ventures de multinationalisation, qui associent des entreprises originaires de pays
différents (Garrette et Dussauge, 1995, p. 91), les partenaires peuvent très bien être des concurrents potentiels.
21
Dans les monde des affaires, on parle fréquemment d’alliances pour faire référence à des accords inter-
sectoriels, des partenariats verticaux ou des joint ventures de multinationalisation, et de partenaires pour faire
référence à des alliés…
22
Synthèse élaborée par l’auteur à partir de la littérature sur les alliances, de déclarations de dirigeants
d’entreprises et d’entretiens auprès de bâtisseurs et pilotes d’alliances.
Les caractéristiques de l’accord varient substantiellement d’une alliance à l’autre. Le
domaine de la coopération peut se limiter à un stade de la chaîne de valeur commun aux
deux partenaires (aux achats, par exemple, comme dans la coopérative Lucie commune à
Leclerc et Système U) ou inclure plusieurs stades pour la réalisation d’un seul projet (la
réalisation d’un véhicule nouveau, par exemple, comme dans l’alliance PSA-Mitsubishi pour
la mise sur le marché de nouveaux 4x4) ou de multiples projets (comme dans l’alliance
Renault-Nissan)23. Enfin, il peut concerner un segment stratégique déjà occupé par les
partenaires ou nouveau pour au moins l’un d’entre eux (par exemple, le partenariat entre
Michelin et Babolat visant le développement et la fabrication de nouvelles chaussures de
tennis). Les contributions peuvent être de même nature ou différentes24 et leur objet peut
inclure le partage de dépenses (d’actifs et/ou d’activité), la concession ou cession d’actifs,
l’exécution de tâches et/ou une restriction à la liberté d’action25. Ces modalités peuvent être
formalisées ou non et revêtir un statut juridique différent : contrat innomé26 (un accord en
R&D sans entité commune peut entrer dans cette catégorie, par exemple), filiale commune
sous forme sociétaire27 ou groupement (français ou européen) d’intérêt économique (GIE,
GEIE). L’éventuelle « joint venture », terme généralement utilisé comme synonyme de filiale
commune28, peut être détenue de manière égalitaire ou inégalitaire par les associés. Des liens
capitalistiques directs entre les partenaires peuvent être établis pour l’occasion, sous forme
de prise de participation minoritaire unilatérale ou croisée (avec des limites qui varient selon
les législations29). Plusieurs raisons sont possibles : accompagner une alliance d’envergure
justifiant l’entrée de chacun au conseil d’administration de l’autre, financer l’un des
partenaires, notamment s’il s’agit d’une PME30 ou s’il est en difficulté31, contribuer à aligner
les intérêts de chacun et créer de la confiance, accroître leur protection à l’égard des risques
d’OPA32… L’organisation de la coopération fait référence aux modalités de la division du
travail et de la coordination entre les partenaires et, le cas échéant, avec l’entité conjointe. Il
peut y avoir répartition des tâches et très peu d’échanges entre les partenaires (interface
« étroite ») ou, à l’opposé, mise en commun de toutes les tâches et profusion d’échanges
(interface « large »). L’organisation fait aussi référence à l’allocation des décisions : qui sera
23
pour des précisions sur les exemples donnés, on peut consulter http://www.michel-edouard-leclerc.com,
http://www.psa-peugeot-citroen.com/fr et le cas Renault-Nissan (Blanchot et Kalika, 2002, 2006)
24
Diverses typologies mettent l’accent sur cette dimension. Elles distinguent coopération de similitude et de
différence (Joffre et Koenig, 1984), coalitions X et Y (Porter et Fuller, 1986), alliances « link » et « scale »
(Hennart, 1988), accords unilatéraux et bilatéraux (Jorde et Teece, 1989) … Ainsi, « dans les coalitions X, les
firmes se partagent les activités d’une même industrie (par exemple, un partenaire produit et laisse à l’autre le
stade de la commercialisation). Dans les coalitions Y, les firmes partagent la performance d’une ou plusieurs
activités de la chaîne de valeur (par exemple, un accord de commercialisation conjointe). La distinction entre
les coalitions X et Y est importante parce que leurs motivations stratégiques et leurs coûts diffèrent » (Porter et
Fuller, 1986, p. 336).
25
C’est typiquement le cas des ententes, un type d’alliance où les partenaires restreignent leur liberté d’action en
matière, notamment, de fixation des prix de leur offre. On peut citer, comme exemple récent, le protocole
d’accord signé entre Gazprom et Sonatrach en août 2006. Les accords qui comportent une clause d’exclusivité
entrent aussi dans cette catégorie
26
Terme utilisé par les juristes pour qualifier un contrat dont les modalités générales ne sont pas définies par la
loi ou les tribunaux, par opposition aux contrats nommés.
27
Cette forme sociétaire va naturellement varier selon le pays d’implantation de la filiale commune : SAS, SA,
SARL, SNC, société en participation… pour la France, Corporation pour les Etats-Unis…
28
Même s’il a une signification juridique précise sur le sol américain : la joint venture américaine correspond
approximativement à la société en participation de droit français (absence de personnalité morale) et l’equity
joint venture à une société commune dotée de la personnalité juridique.
29
En France, les participations croisées (avec droits de vote) de plus de 10% sont interdites.
30
Par exemple, entre une grande entreprise pharmaceutique et une petite firme biotechnologique
31
Cf., notamment, le cas Renault-Nissan.
32
Ce serait la raison principale expliquant le renforcement par Nippon Steel et Posco, respectivement numéros 2
et 3 mondiaux dans le secteur de l’acier, de leur prise de participation croisée en octobre 2006 (La Tribune.fr du
20/10/2006)
habilité, chez chaque partenaire, à prendre quel type de décision ? Enfin, le pilotage de la
coopération renvoie au style et profil des pilotes, aux tableaux de bord utilisés et aux leviers
actionnés pour provoquer des changements.
Issue
alliance
Performance
partenaires
Performance
alliance
Performance Performance
objet alliance relation
Durée Dynamique
alliance alliance
Source : Blanchot (2007)
33
Cette section s’appuie sur Blanchot (2006a) et Blanchot (2007)
34
Les traits en pointillé signifient que les relations ne sont pas mécaniques. Les flèches à double sens signifient
que les relations sont biunivoques.
Les indicateurs de performance peuvent être de quatre types. Premièrement, la mesure ou
l’évaluation peut concerner les effets (passés ou anticipés) de l’alliance sur les partenaires. Il
s’agit alors mesurer ou estimer les conséquences (réelles ou potentielles35) de l’alliance sur,
par exemple, la valeur boursière des partenaires, leurs résultats comptables, leur part de
marché, leur production d’innovations organisationnelles, de process ou de produit, leur
acquisition de compétences... Deuxièmement, il est possible de focaliser l’attention sur les
résultats de l’objet de l’alliance, c’est-à-dire sur les projets, activités et/ou transactions
concernés. Si, par exemple, l’alliance sert un projet d’implantation dans un pays étranger, la
mesure pourra porter sur le degré d’atteinte des objectifs que les partenaires s’étaient fixés à
une échéance donnée, les résultats économiques de l’éventuelle entité commune, l’évolution
de sa part de marché... Troisièmement, on peut s’intéresser spécifiquement à la performance
(ou qualité, atmosphère) de la relation, c’est-à-dire à la manière dont les acteurs interagissent,
vivent et évaluent (ou anticipent) leurs rapports ou se jugent mutuellement. Il s’agit alors de
caractériser la relation à partir des comportements observables (par exemple, la fréquence des
conflits, la capacité ou non des coopérants à prendre des décisions conjointes…) et/ou de
mesurer les sentiments des acteurs en ce qui concerne la justice des rétributions et des
processus de décision36, la loyauté, longanimité et effort d’adaptation du partenaire, la
conflictualité de la relation, les rapports de pouvoir, l’intensité de la confiance mutuelle…
Quatrièmement, enfin, certains indicateurs, que l’on peut qualifier de composites, peuvent
inclure plusieurs des dimensions précédentes. Par exemple, quand on s’intéresse au degré de
réalisation des objectifs des partenaires, que ceux-ci soient communs ou privés, initiaux ou
émergents, on se situe plutôt sur l’arête « performance des partenaires – performance de
l’objet de l’alliance ». Lorsqu’on demande à des acteurs d’indiquer leur degré de satisfaction
globale à l’égard de leur alliance, on se situe au sein du « triangle de la performance » tel
qu’il apparaît dans la figure 2.1., sans que l’on puisse savoir ce que le répondant évalue
précisément. De la même façon, si l’on demande à des acteurs d’apprécier le potentiel de
création de valeur de leur coopération, on obtient une évaluation par anticipation qui peut
prendre en compte aussi bien les résultats de l’opération objet de l’accord que les effets de
l’alliance sur l’un et/ou l’autre des partenaires37.
Ces différents indicateurs de performance sont interdépendants. Ainsi, une piètre qualité de la
relation peut nuire à la performance de l’objet de l’alliance qui peut affecter la performance
des partenaires. Réciproquement, une dégradation de la performance d’un des partenaires
peut altérer la qualité de la relation et la performance de l’objet de l’alliance. Mais les
relations possibles ne sont toutefois pas mécaniques parce que chaque facette de la
performance est aussi influencée par d’autres facteurs. Par exemple, la qualité de la relation
ne dépend pas que de la performance des partenaires et de l’objet de l’accord. Elle résulte
également du profil des coopérants, des modalités de l’accord, de la manière dont la
coopération est pilotée…
La performance entretient aussi des relations avec la dynamique38, la durée et l’issue de la
coopération, qui constituent d’autres indicateurs pour juger du degré de réussite d’une
alliance. Par exemple, une médiocre performance peut conduire à un divorce et, ce faisant,
35
On parle parfois dans ce cas de potentiel de création de valeur. L’évaluation de ce potentiel est importante
parce qu’elle contribue à apprécier certains risques, comme celui de désengagement du partenaire.
36
Toute une littérature est consacrée à ces questions de justice distributive et procédurale, qui ne concernent pas
que les alliances. Voir, notamment, Folger et Cropanzano (1998), Monin (2002) et Luo (2005).
37
S’ils évaluent le potentiel de création de valeur pour leur propre organisation, il font aussi implicitement une
hypothèse sur la répartition future de la valeur collective crée et, ce faisant, un possible jugement sur la justice
de la relation.
38
Par dynamique, on entend ici l’évolution des modalités de l’alliance. On y inclut, notamment, l’évolution de
l’étendue de la coopération. Si les partenaires décident d’élargir leur coopération, c’est en principe parce que
leur expérience passée et le potentiel de création de valeur perçu sont plutôt positifs. Plus généralement, les
alliances qui s’ajustent au contexte ont une performance plus élevée (Ernst et Bamford, 2005)
écourter la durée prévue de l’alliance. Ou bien, une incapacité des partenaires à faire évoluer
les modalités de leur relation en fonction des changements du contexte peut nuire à la
performance de l’alliance… Pour autant, le seul usage de ces indicateurs est dangereux parce
qu’il peut conduire à des interprétations erronées. Ainsi, certains partenaires mettent fin à leur
alliance non pas parce qu’ils estiment qu’elle a échoué mais parce que les objectifs initiaux
de l’opération ont été atteints. Réciproquement, le maintien d’une relation peut être
davantage le fruit d’une difficulté à trouver une issue acceptable pour chacun des partenaires
que le reflet d’une performance remarquable ou d’un fort potentiel de création de valeur.
Ce n’est pas parce que les sources de la performance, dynamique, durée et issue des alliances
sont multiples et enchevêtrées, qu’il n’est pas possible d’en construire une représentation
simplifiée potentiellement utile pour le manager. L’étude de la littérature de recherche
consacrée aux déterminants du succès des alliances (Blanchot, 2006a), et l’observation de
multiples coopérations, permettent de proposer une « méta-théorie » qui suggère les types de
leviers d’action dont disposent les bâtisseurs et pilotes d’alliance pour tenter de mieux
maîtriser le devenir des coopérations qu’ils initient ou dirigent (figure 2.2.).
Figure 2.2. Une méta-théorie de la performance, dynamique, durée et issue des alliances
Pilotage
39
Ils ne constituent qu’une partie des travaux qui cherchent à expliquer le recours aux alliances. En effet,
certaines approches avancent des facteurs explicatifs du choix qui ne sont pas reliés à la question de la
performance (par exemple, le mimétisme).
40
En fait, conformément à l’approche ressource, des ressources ou compétences rares, difficilement
transférables (mobilité imparfaite, imitabilité imparfaite, substituabilité imparfaite) et valorisables.
41
Par exemple, un système de distribution ou une force de vente.
essentiellement humaines plutôt que matérielles (car l’acquisition fait courir le risque de démotivation et de
départ d’hommes clés) ou encore parce que le partenaire est une entreprise patrimoniale plutôt que
managériale (l’alliance permet d’éviter les coûts d'une séparation de la propriété du management).
Facteurs plaidant en faveur d’une alliance plutôt que d’une relation de marché ou d’autres accords
• Besoin d’apprentissage inter-organisationnel, de fertilisation croisée : l’apprentissage, en particulier s’il
concerne des savoirs tacites et complexes, et l’innovation par suite d’échange d’idées sont favorisés s’il existe
une interaction forte et durable, en particulier une participation conjointe aux décisions dans le domaine où
des échanges sont souhaités
• Besoin de partager les dépenses, investissements, résultats, outputs d’un projet ou d’une activité : peu de
partenaires sont susceptibles d’accepter un tel partage s’ils ne participent pas aux décisions des projets ou
activités concernés
• Incertitude sur les ressources & compétences que chaque partenaire devra apporter (besoin de nombreux
ajustements ex post) : un contrat classique (par exemple, un licence), à la différence d’une alliance, doit
spécifier exactement ce que chacun apporte.
Le profil des parties prenantes renvoie aux caractéristiques des partenaires (acteurs
individuels et collectifs) qui n’ont pas d’incidence directe sur la supériorité d’une alliance par
rapport à d’autres options (contrairement aux facteurs contextuels) mais qui ont néanmoins
une influence sur sa performance. Un premier facteur a trait à la capacité stratégique des co-
contractants. Si un membre de la coalition ne peut apporter les contributions requises, les
objectifs visés ne pourront être atteints et l’utilité (ou potentiel de création de valeur) de
l’alliance sera rapidement mise en cause. En la matière, la réciprocité est de mise. Une
entreprise n’a donc pas intérêt à se préoccuper uniquement de la capacité stratégique des
autres. Elle doit aussi vérifier qu’elle peut apporter les ressources et compétences qu’on
attend d’elle. La fiabilité (en matière financière mais aussi de qualité, de respect des délais…)
est également importante puisque la défaillance d’un partenaire peut menacer la coopération.
Un second facteur clé de succès est la compatibilité des partenaires en termes d’objectifs et
de portefeuille d’alliances. Dans le cas contraire, les acteurs auront du mal à s’accorder sur la
manière de conduire leur alliance ou seront confrontés à des conflits d’intérêt. Un troisième
facteur est la capacité relationnelle des alliés. On entend par là leur aptitude à gérer une
coopération en général et leur relation en particulier. Elle se développe avec l’expérience de
chacun, dont la capitalisation est facilitée lorsqu’il y a présence d’une fonction (ou une
équipe) dédiée au pilotage des alliances. Mais elle est aussi fonction de l’implication,
interdépendance, confiance et compréhension des partenaires. L’implication se reflète dans
les contributions et sacrifices que chacun est prêt à apporter ou consentir pour assurer le
succès du projet ou activité objet de l’alliance. Elle dépend du potentiel de création de valeur
que chacun associe à l’objet de l’alliance compte tenu de sa stratégie. L’interdépendance est
une situation dans laquelle chaque partenaire a besoin de l’autre pour atteindre ses objectifs.
Elle encourage la prise en considération des intérêts de tous, la recherche de solutions
mutuellement satisfaisantes, un juste partage de la création de valeur… L’interdépendance est
élevée si les compétences et ressources des firmes (allouées à l’alliance) sont créatrices de
valeur, rares et difficilement imitables. Dans une perspective d’interdépendance durable et
d’évitement d’une dépendance unilatérale, chacun doit s’assurer que ses contributions seront
utiles au partenaire aussi longtemps que de besoin. La confiance est la croyance en la loyauté
future du partenaire. Elle peut résulter d’un raisonnement inductif à la suite d’expériences
communes42, d’une assurance liée à une capacité de rétorsion en cas de nuisance du
partenaire, de l’appartenance à un même réseau social au sein duquel chacun a intérêt à
préserver sa réputation... Enfin, la compréhension mutuelle repose sur le partage de
représentations communes qui peuvent résulter d’une expérience partagée mais aussi d’une
proximité culturelle. Il est généralement admis que les différences culturelles (nationales,
organisationnelles, professionnelles) sont source d’incompréhension (Chevrier, 2003 ; Meier,
42
Ce qui plaide en faveur d’une stabilité des acteurs d’une coopération.
2006), ce qui ne signifie toutefois pas que la diversité culturelle soit nécessairement facteur
d’échec (Blanchot, 2007). D’une part, elle peut avoir des effets vertueux : favoriser le respect
mutuel, l’innovation, aider l’un et/ou l’autre des partenaires à se développer dans une
nouvelle zone géographique, améliorer la pertinence des décisions... D’autre part, les
problèmes qu’elle peut générer ne sont pas nécessairement insurmontables ou incompatibles
avec le maintien d’une coopération. En particulier, l’apprentissage inter-organisationnel peut
contribuer à une meilleure compréhension mutuelle.
Les attributs objectifs (initiaux et subséquents) de l’alliance renvoient à tous les éléments
qui peuvent caractériser la relation établie. Il peut s’agir du périmètre de la coopération, des
apports et contributions des partenaires (leurs engagements), des modalités de leur
rétribution, de la forme juridique de l’accord, des processus de décision et de gestion des
conflits, de la composition et formation des équipes, des informations échangées et canaux de
communication privilégiés... Ils reflètent les termes de la négociation mais aussi les
changements opérés dans le cadre du pilotage de la relation. On se focalise ici sur les FCS
transversaux aux différents types d’alliances. Premièrement, il faut éviter que le champ de la
coopération ne recouvre des domaines où l’un et/ou l’autre partenaire souhaite conserver sa
liberté d’action, sauf à accroître les risques de conflit. Deuxièmement, il est important que les
partenaires s’entendent dès le départ sur les objectifs opérationnels. La discussion sur ces
derniers dès la phase de négociation doit contribuer à réduire l’asymétrie informationnelle et
l’ambiguïté concernant les attentes des partenaires. Elle permet d’évaluer s’il y a
compatibilité entre les ambitions de chacun, situation requise pour éviter les blocages.
Troisièmement, il faut définir une interface en rapport avec les besoins d’intégration et de
différenciation (Doz, 1988 ; 1996). Par exemple, si on souhaite un apprentissage inter-
organisationnel, il faut favoriser les échanges entre les acteurs travaillant dans les domaines
où les savoirs à transférer se situent. Réciproquement, il faut minimiser l’interface là où la
protection des savoirs est de mise. Cela peut pousser à une répartition des tâches (plutôt qu’à
la constitution d’une équipe commune), ce qui nécessite de s’assurer que les « lots » confiés à
chacun sont définis clairement, que les interdépendances sont réduites et que les mécanismes
de coordination sont précisés. Il en résulte que des connexions d’intensité variable peuvent
être établies à différents niveaux entre les partenaires. Pour chacun de ces niveaux, il est
important de définir les rôles et responsabilités de façon à éviter des situations d’ingérence
nuisibles au climat relationnel (par exemple, la direction du partenaire A prend une décision
qui aurait dû relever du middle management de A, parce qu’un acteur du middle management
de B l’a sollicitée directement). Quatrièmement, quand des équipes communes doivent être
constituées, il faut éviter de cumuler les différences de statut et de fonction entre les sous-
groupes culturels. En effet, ce renforcement des clivages au sein du groupe a tendance à
accentuer les conflits d’identité. Cela ne signifie toutefois pas qu’il faille partager les postes
sur le strict critère de l’égalité, plutôt que sur celui de la compétence. Une telle clé de
répartition artificielle réduit le potentiel de création de valeur tout en entretenant les
divisions, tensions et conflits entre groupes culturels. Cinquièmement, il faut ajuster la
richesse des mécanismes de traitement de l’information aux besoins de réduction
d’incertitude et d’ambiguïté. Pour réduire l’incertitude, qui reflète un déficit d’information, il
faut densifier les données. Les médias pauvres, tels que les rapports écrits, peuvent être
suffisants. Mais les compléments apportés doivent être précis, pertinents et crédibles. Pour
lever des ambiguïtés, c’est-à-dire des divergences dans l’interprétation d’une même
information, il faut encourager les échanges inter-subjectifs qui peuvent contribuer à la
construction d’un univers de sens commun. Cela requiert de passer par des médias
riches (rencontres en face à face et groupes de discussion avec communication à double sens)
qui permettent l’échange de signaux verbaux et non-verbaux, des feed-back, le partage
d’émotions… facilitant l’émergence d’interprétations communes. Sixièmement, l’implication
est plus forte quand les acteurs ont le sentiment que les décisions qui les concernent sont
justes ou légitimes. La théorie de la justice procédurale suggère que c’est d’autant plus le cas
que sont respectés les principes d’uniformité, d’exactitude, de neutralité, de représentativité,
de droit d’appel, d’éthique, de clarté et de respect43. Ces principes sont notamment valables
pour la gestion des conflits, où l’objectif est d’aboutir à une solution mutuellement
satisfaisante plutôt qu’à un compromis générateur de frustrations ou à l’exercice d’une
autorité destructrice. La théorie de la justice distributive suggère aussi l’importance d’une
juste rétribution. Dans les alliances, l’équité (égalité des rapports contributions / rétributions
entre les partenaires) constitue un facteur clé de succès. Toutefois, le respect de ce principe
n’est pas évident. D’une part, il renvoie à des perceptions qu’il n’est pas facile de maîtriser.
D’autre part, même si c’était le cas, il y aurait danger à rechercher en permanence l’équité si
elle est incompatible avec l’efficacité et l’efficience. Seule une gestion en dynamique (avec
des déséquilibres temporels qui se compensent dans la durée) peut permettre de résoudre ce
genre de contradiction.
Le pilotage44 fait référence à cette activité managériale indispensable pour maintenir en
dynamique la pertinence et le potentiel de création de valeur de l’alliance, son efficience,
l’équilibre du rapport entre les partenaires… Il doit se préoccuper non seulement des activités
ou projets qui entrent dans le cadre de l’alliance mais aussi des relations entre les acteurs de
la coopération, des modifications du contexte et des parties prenantes. Il consiste à assurer un
suivi des différentes facettes de la performance de l’alliance grâce à un tableau de bord
spécifique, et à engager les actions correctives requises. La première tâche peut s’appuyer sur
notre modélisation de la réussite des alliances (cf. supra figure 2.1). Pour les aspects
subjectifs, il est possible d’administrer des enquêtes de « climat relationnel ». La seconde
tâche consiste à faire évoluer les attributs objectifs de l’alliance. L’ambition peut être de
modifier les perceptions et comportements des parties prenantes45 dans la perspective de
renforcer leur mobilisation, de réduire les tensions, de rétablir un sentiment de justice, de
favoriser l’apprentissage46… Elle peut être aussi d’ajuster les conditions initiales aux
évolutions du contexte et des parties prenantes, ou de les améliorer à la suite d’un
apprentissage. Dans tous les cas, cela implique de savoir gérer le changement. D’autant que
le processus est particulièrement complexe puisqu’il concerne au moins deux entreprises, et
donc, deux systèmes décisionnels, deux systèmes de management, deux cultures
d’organisation47... Pour le moins, l’acceptation du changement repose sur la présence d’un
tableau de bord commun aux différents partenaires48, afin de favoriser une représentation
commune des opportunités, menaces et problèmes à traiter.
Tableau 3.1. Opinions des acteurs sur les effets de l’alliance, la performance de l’objet
de l’accord et la qualité relationnelle (scores extrêmes sur trois périodes)
Opinions des répondants sur l’effet de l’alliance (éventail des réponses sur les 3 enquêtes)
• Au plus 8% pensent que les effets de l’alliance sur leur entreprise sont insatisfaisants
• Au plus 17% pensent que l’alliance a eu un impact négatif sur leur entreprise
• Au plus 25% pensent que ce que NR a apporté à leur firme ne vaut pas l’investissement réalisé
• Au plus 8% pensent que ce NR apportera à leur firme dans l’avenir n’excédera pas l’investissement réalisé
• Entre deux tiers et 78% pensent que l’alliance a eu un impact positif sur leur position concurrentielle, leur
notoriété, l’originalité de leur offre, la protection de leurs innovations et/ou leur crédibilité scientifique
• Entre deux tiers et 100% pensent que l’alliance aura un impact positif sur les compétences de leur entreprise
et de son personnel, sa part de marché, sa notoriété, sa position concurrentielle, la qualité de son offre,
l’originalité de son offre et/ou sa crédibilité scientifique
• Jusqu’à 92% pensent que leur entreprise ne récompense pas leurs contributions aux projets de NR
• Au plus 16% pensent que ce que leur apporte personnellement NR ne vaut pas ce qu’ils lui consacrent
Opinions sur la performance de l’objet de l’accord
• Entre 24% 54% pensent que le degré d’avancement des projets est moins rapide que prévu
• Entre 8% et 24% pensent que le coût des projets est supérieur à celui prévu
• Entre 75% et 92% sont satisfaits à l’égard des réalisations de Nutrirecherche et au plus 8% sont insatisfaits50
• Au moins 92% pensent que les projets de Nutrirecherche peuvent avoir des retombées importantes
Opinions sur la qualité de la relation
• Au plus 24% des répondants sont insatisfaits du rapport entre leur entreprise et Nutrirecherche
• Au plus 16% des répondants sont insatisfait du rapport entre leur entreprise et les autres partenaires
• Aucun des répondants ne sont insatisfaits de leurs propres relations avec les autres partenaires
• Aucun des répondants ne sont insatisfaits de leur relation avec l’équipe de Nutrirecherche
• Moins de 8% pensent que les désaccords entre les partenaires sont fréquents
• Moins de 16% pensent que des désaccords ont porté sur des aspects essentiels de Nutrirecherche
• Jusque 42% pensent que si un partenaire profite plus de Nutrirecherche ce n’est pas parce qu’il contribue plus
• Au plus 8% pensent que certains partenaires n’ont pas respecté leurs engagements
• Au plus 8% pensent que certains partenaires ne respecteront pas leurs engagements dans un futur proche
• Au plus 16% pensent que certains pourraient prendre une décision préjudiciable à d’autres partenaires ou à
l’alliance
Ces enquêtes ont été complétées par des informations collectées auprès de Nutrirecherche,
notamment dans le cadre d’une participation à plusieurs conseils de surveillance et comités
techniques de l’alliance, qui fournissent des indications précieuses sur la dynamique de la
relation.
50
Le reste étant sans opinion.
d’ingrédients facturées aux partenaires et, d’autre part, les frais occasionnés par les activités
de recherche et de production d’ingrédients originaux) est positif depuis 2003. En 2006, elle
est toujours sur pied et maintient le rythme de ses investissements. Aucun partenaire ne s’est
désengagé.
L’initiateur de cette alliance est une PME française, NutriFrance, créée en 1995 par quatre
cadres ayant démissionné d’une entreprise du même secteur. En 2001, elle a un effectif d’une
vingtaine de salariés, pour l’essentiel des ingénieurs en nutrition animale et des vétérinaires.
Son chiffre d’affaires est de l’ordre de 10 millions d’euros. C’est, dans le secteur de la
nutrition animale, une entreprise appelée firme service. Elle a une activité de conseil en
nutrition animale et de vente de « prémix ». Ces derniers sont des concentrés d'oligo-
éléments, de vitamines et de minéraux, qui sont associés en faible pourcentage aux
différentes matières premières pour constituer l'aliment complet à destination des animaux.
Ces premix sont conçus et commercialisés par l’entreprise, leur fabrication étant pour une
partie réalisée en interne et pour l’autre confiée à des sous-traitants. Leur composition varie
selon les exigences nutritionnelles des animaux et, donc, selon leur espèce, leur stade
physiologique (lactation, reproduction…),… Les clients de l’entreprise sont, pour l’essentiel,
des fabricants d’aliments pour animaux et des éleveurs. Ses conseils et prémix concernent les
porcs, les ruminants et les volailles. Ce métier de « diététique pour les animaux » requiert une
bonne connaissance des besoins des animaux et de l’alimentation animale (propriétés des
matières premières et des compléments alimentaires ou additifs). Il faut aussi pouvoir réaliser
un suivi rigoureux garantissant une traçabilité complète de la chaîne de fabrication des
prémix (contraintes industrielles proches de celles du secteur pharmaceutique). Nutrifrance
réalise la majeure partie de son chiffre d’affaires en France, mais est aussi présente à
l’étranger. En 2001, elle conseille et fournit déjà quelques clients au Portugal, en Espagne, en
Hongrie, au Maroc, au Venezuela, au Chili et au Canada où elle a d’ailleurs créé une filiale
commerciale. L’entreprise considère à cette époque qu’elle est confrontée à un problème
stratégique : les premix qu’elle conçoit ont tendance à être rapidement (en quelques mois)
copiés par des concurrents de grande taille qui peuvent inonder plus rapidement le marché
qu’elle ne le peut. Nutrifrance pense que la solution est de disposer d’une exclusivité sur un
ou deux composants (ingrédients) de chaque premix pour empêcher l’imitation.
Concrètement, cela nécessite à la fois de découvrir des ingrédients jusqu’alors inutilisés mais
efficaces (capables, par exemple, d’accélérer la croissance des animaux) et de disposer de
l’exclusivité de leur exploitation. De là découle l’idée de développer une activité de
recherche spécifique, orientation confortée par un autre constat : la loi interdit un certain
nombre d’ingrédients jusqu’alors autorisés, ce qui requiert d’en découvrir de nouveaux qui
soient « politiquement corrects » (selon les termes du directeur technique de NF). Le choix
d’une société conjointe de R&D, NutriRecherche, est retenu. Pour détenir l’exclusivité des
ingrédients qu’elle développera, cette société doit travailler à partir de matières difficilement
accessibles pour les concurrents ou qui doivent subir un traitement spécifique (extraction
d’une essence, broyage…) dont le process doit rester secret pour demeurer non imitable.
Mais pourquoi une alliance ? Plusieurs raisons sont fournies par le directeur technique et
co-directeur de Nutrifrance, qui est l’initiateur et le porteur du projet. Tout d’abord, l’activité
de R&D à développer requiert des moyens financiers importants (Nutrifrance est une PME
aux ressources limitées), avec un retour sur investissement qui ne peut être immédiat (il faut
du temps) et demeure incertain. En effet, il faut s’engager simultanément dans plusieurs
projets, visant à évaluer l’efficacité de différents ingrédients. Ensuite, il faut imaginer de
nouvelles pistes à explorer et tester les effets des nouveaux ingrédients utilisés sur des
élevages d’animaux dans différents pays (ambition internationale). Cela suppose de
s’associer avec plusieurs partenaires situés dans différents pays. Enfin, il faut rentabiliser les
investissements qui seront réalisés, ce qui suppose que la nouvelle structure puisse vendre des
volumes importants (des ingrédients qu’elle découvrira), dépassant la capacité d’absorption
de Nutrifrance. D’autant que les ingrédients qui seront développés sont soumis à une
contrainte économique : leur prix unitaire ne pourra guère dépasser celui des produits
existants, même s’ils sont plus efficaces, compte tenu de la pression sur les prix qu’il existe
dans la filière.
Ce qui précède suggère qu’il s’agit, pour l’initiateur, d’une alliance au service du
maintien de sa compétitivité. C’est l’option choisie, plutôt qu’une action autonome, parce
que l’entreprise a besoin de mobiliser des ressources et compétences additionnelles pour
mener à bien des projets de R&D qui sont risqués (retour sur investissement non garanti). La
F&A n’est guère envisageable, parce qu’il y a besoin de faire appel simultanément à
plusieurs partenaires pour pouvoir disposer des budgets nécessaires, multiplier les idées
d’ingrédients méritant étude, tester leur efficacité dans différents pays et rentabiliser les
découvertes. En outre, il n’existe pas de partenaires potentiels cherchant à se faire racheter.
Même si c’était le cas, Nutrifrance n’aurait certainement pas les moyens de les acquérir ou
ses dirigeants propriétaires n’auraient pas l’envie d’entrer dans une logique de fusion avec
partage du pouvoir sur le nouvel ensemble. Enfin, la relation de marché n’est pas ici une
option concevable, compte tenu des avantages recherchés (fertilisation croisée, partage des
dépenses de l’activité de recherche) et de l’impossibilité de spécifier précisément à l’avance
les ressources et compétences que chaque partenaire devra apporter dans le futur (besoin de
co-décisions ex post).
En ce qui concerne le choix des partenaires, Nutrifrance s’appuie sur quelques principes
(formalisés dans un document powerpoint) qu’elle considère comme constituant des « règles
de travail en réseau ». Tout d’abord, il y a celui de « réciprocité » : les partenaires doivent
être ouverts, prêts à échanger des informations. Ensuite, les participants doivent être
« crédibles », c’est-à-dire qu’ils doivent avoir une expérience dans le domaine de la
coopération inter-firmes. Enfin, il faut qu’il y ait « non concurrence » entre les partenaires.
Ces principes vont présider à la sélection. D’une part Nutrifrance ne va approcher que des
sociétés qu’elle connaît bien pour avoir déjà travaillé avec elles dans le cadre de relations
commerciales : tous les partenaires étaient et demeurent des clients, qu’ils exercent ou non le
même métier. En fait, ce ne sont pas tant les relations commerciales qui sont déterminantes
(elles représentent au plus à 3% du chiffre d’affaires de Nutrifrance), que la qualité des
relations établies avec les dirigeants des entreprises approchées. D’autre part, Nutrifrance ne
va rechercher que des firmes qui ne sont pas concurrentes et se situent à l’étranger. Pour
encore réduire le risque concurrentiel, le principe est posé selon lequel un pays ne peut être
représenté que par une entreprise51. Dans un premier temps, le directeur technique de
Nutrifrance va faire part de son projet à une société portugaise, Nutriportugal, cliente depuis
1995 et dont il connaît l’un des deux dirigeants depuis une quinzaine d’années. C’est une
firme service, comme Nutrifrance, avec une trentaine de salariés. Mais elle ne fournit de
services que couplés à la vente de ses prémix, est spécialisée dans la nutrition du porc et
intervient essentiellement au Portugal. Elle est cliente de Nutrifrance pour les raisons
suivantes (propos d’un dirigeant de NutriPortugal) : « on s’est rendu compte qu’au Portugal,
on était assez éloigné. On avait besoin de quelqu’un qui ait d’autres sources, qui soit mieux
situé au niveau du réseau de la nutrition animale en général. A l’époque, le secteur allait
plutôt mal et on ne se sentait pas très à l’aise. A ce titre, on essayait de récupérer un peu
d’information technique, de know-how et l’ancienne société dans laquelle travaillait le
directeur technique de Nutrifrance était la seule qui était prête à nous transférer du know-
51
Ceci n’empêche toutefois pas des confrontations possibles dans des pays tiers (cf. infra).
how sans nous vendre des produits (prémix) dont on n’avait pas besoin puisqu’on les
fabriquait ».
L’accord entre les deux entreprises aboutit à la création officielle de la filiale commune
Nutrirecherche en avril 2001. Deux mois plu tard, l’alliance est élargie à deux sociétés
espagnoles, l’une représentant l’Espagne (Nutriespagne), l’autre (Nutrivenezuela) agissant
pour le compte de sa filiale vénézuelienne. La première fabrique et vend des prémix, son
activité de conseil ne concernant que les acheteurs de ses produits (comme Nutriportugal).
Mais, comme Nutrifrance, elle s’intéresse aux porcs, aux ruminants et aux volailles. Elle est
devenue cliente de Nutrifrance en 1996 à la suite d’un contact établi par Nutriportugal. La
deuxième, dont la maison-mère est une entreprise de médicaments pour animaux, fabrique et
vend également des prémix. Elle est aussi devenue cliente de Nutrifrance en 1996. Quand on
interroge le représentant espagnol de Nutrivenezuela sur les motifs de sa participation dans
l’alliance, il répond que « quand le directeur technique de Nutrifrance nous a parlé de ce
projet, notre Président a été intéressé. Parce que, pour lui, le futur se situe là et il est clair
qu’il faut investir pour gagner de l’argent dans le futur. Un jour, on peut trouver quelque
chose d’intéressant dont on aura l’exclusivité. C’est une petite partie de nos investissements.
On a l’habitude de faire cela, d’investir dans des projets qui n’ont pas beaucoup de chance
de réussite comme c’est le cas dans le domaine pharmaceutique. Et puis la filiale
vénézuélienne a besoin de nouvelles technologies. C’est pour cela qu’on travaille avec
Nutrifrance ». Cette logique de saisie d’une opportunité ou « d’option pour voir » apparaît
constituer la motivation majeure des associés choisis par Nutrifrance. En Juin 2001, chacune
des 4 sociétés détient 25% des parts de Nutrirecherche. Trois mois plus tard, la question est
posée, lors d’une réunion du conseil de surveillance de Nutrirecherche, de l’entrée dans
l’alliance d’une firme chilienne (Nutrichili). C’est une entreprise qui est cliente de
Nutrifrance depuis 1997 et qui est en discussion pour son entrée dans NR depuis que sa
création a été annoncée. À la différence des quatre autres partenaires, Nutrichili n’est pas une
firme service mais un éleveur et transformateur de volailles avec, en outre, une activité
agricole. C’est une source d’inquiétude, sachant que, selon le directeur technique de
Nutrifrance, les expériences antérieures de coopération avec des entreprises se situant dans
des métiers différents ont échoué. Toutefois, le gérant de Nutrifrance rappelle, lors du conseil
de surveillance de septembre 2001, que « il y a deux critères de sélection d’un partenaire
auxquels on est attaché : le partenaire potentiel doit déjà travailler avec nous et on doit être
en confiance avec lui » Pour lui, ces deux conditions sont remplies. En plus Nutrichili
apporterait une contribution nouvelle, en tant qu’entreprise maîtrisant la filière dans son
ensemble et « qui pense produit fini ». En même temps, le gérant de Nutrifrance considère
que « entrer dans Nutrirecherche, ça doit se mériter. Ce n’est pas qu’une question de pays
d’appartenance ». Finalement, il est décidé lors de ce conseil qu’une réponse définitive sera
donnée à Nutrichili à la fin de l’année 2002, après une année probatoire. En novembre 2002,
les dirigeants de Nutrichili sont invités à la réunion annuelle du conseil de surveillance de
Nutrirecherche et entrent officiellement dans son capital en mai 2003, avec détention, comme
désormais pour tous les autres partenaires, d’un cinquième des parts.
Les représentants des partenaires et les personnels en contact sont tous bilingues ou
trilingues. Ils comprennent le français et parlent couramment l’espagnol. Enfin, ils partagent
pour la plupart une formation supérieure dans le domaine de la santé animale, de l’agriculture
ou de l’agronomie.
Ces informations sur l’alliance Nutrirecherche suggèrent que le mouvement stratégique opéré
remplit plusieurs des conditions de sa réussite. D’une part, il a un fondement solide : il peut
influencer la compétitivité des partenaires et la décision d’alliance apparaît constituer un
choix pertinent, un « first best », comparativement aux autres options envisageables. D’autre
part, il s’appuie sur des partenaires qui ont une forte capacité relationnelle. Ces aspects
contribuent à expliquer le potentiel de création de valeur associé à l’alliance et la confiance
relative que se font les partenaires (cf. tableau 3.1.).
Toutefois, les mêmes informations révèlent des faiblesses susceptibles de porter préjudice à
l’alliance. D’une part, la capacité stratégique des partenaires ne semble pas avoir fait l’objet
d’investigations particulières. Le risque est alors que les contributions effectives de certains
se limitent à la composante financière et que les recherches (mais aussi l’activité de
distribution) soient moins fructueuses qu’espérées. D’autre part, l’activité de certains
partenaires laisse présager des problèmes en termes de compatibilité d’objectifs et
d’implication. En effet, tous les partenaires n’étant pas spécialisés sur les mêmes espèces
animales, il peut y avoir des difficultés dans le choix des projets de Nutrirecherche, une
insatisfaction à la suite des choix opérés et l’impossibilité d’atteindre les volumes escomptés
en termes de vente par NR aux partenaires des ingrédients qu’elle a développés. Dans les
faits, plus des deux tiers des acteurs de l’alliance considèrent, en 2005, que certains projets
retenus sont sans rapport avec les besoins de leur entreprise, seuls 8% pensent que les
partenaires ont contribué du mieux possible aux projets pilotés par Nutrirecherche, moins de
60% pensent que leur entreprise a répondu aux attentes de NR, et les volumes de vente
réalisés sont inférieurs à ceux espérés. Si la satisfaction des partenaires reste élevée et la
relation subsiste, c’est probablement en raison de la force des liens entre les acteurs, de
l’attrait que constitue l’activité de Nutrirecherche (indépendamment des projets qu’elle
conduit à un instant donné et des résultats qu’ils génèrent), mais aussi des attributs objectifs
de l’alliance et des modalités de son pilotage.
Nutrirecherche est une société par actions simplifiée (SAS). Une charte de l’alliance
formalise « les orientations et les engagements de la société commune, de ses membres
associés et partenaires ». Ses 17 articles précisent l’objet et les domaines d’action de la filiale
commune, les conditions d’entrée de nouveaux associés, son mode de gouvernance, de
fonctionnement et de financement, ses obligations envers les associés, les obligations des
associés et autres partenaires envers elle, et ses principes éthiques. Les statuts de la SAS, la
charte de l’alliance, ainsi que divers entretiens permettent de recenser les principaux attributs
objectifs initiaux de Nutrirecherche (tableau 3.2.).
Attributs Caractéristiques
• Domaine d’activité : étude, conception et mise en place de projets de R&D scientifiques,
Périmètre de la technologiques et industriels, en matière de nutrition animale et humaine
coopération • Zone géographique : tous pays
• Apport en capital initial
• Participation financière annuelle aux frais de fonctionnement de NR
• Participation financière pour chaque projet de R&D auquel un partenaire adhère (un
partenaire peut décider de ne pas participer financièrement à certains projets. Dans ce
cas, il ne bénéficie pas de ses résultats)
• Un partenaire peut réaliser pour NR des opérations de façonnage (traitement, mélange
d’ingrédients) et des essais terrain dans le cadre des projets auxquels il participe. Dans
Apports et les deux cas, il est rétribué comme tout fournisseur de NR.
Contributions des • Chaque partenaire doit fournir à NR toute information dont il dispose qui pourrait être
partenaires utile à la réalisation des projets pilotés par NR (y compris des informations sur le
potentiel de tel ou tel ingrédient sur son marché…)
• Chaque partenaire est, dans son pays, le distributeur exclusif des produits qui résultent
des recherches de NR. Concrètement, il achète à NR les produits dont il a besoin et les
revend (en réalisant une marge) en son nom propre mais avec présence sur les sacs du
logo de NR. Il assure, dans son pays, la promotion de NR.
• Pilotage de l’alliance : le premier président de NR est prévu par les statuts (nomination
pour 3 ans). C’est le directeur technique de Nutrifrance, qui cumule donc deux fonctions.
Les statuts prévoient qu’il puisse être rémunéré, ce qui n’est toutefois pas acté.
• Droits de propriété répartis à parts égales entre les partenaires
• Mécanismes de contrôle (gouvernance) de la filiale commune : un conseil de surveillance
Droits de (CS) composé d’un représentant par entreprise associée et du président de NR. Chargé de
propriété, contrôler les actes du président, d’agréer l’entrée de nouveaux associés, de s’assurer de la
mécanismes de bonne gestion financière de NR et de sa bonne conduite déontologique.
gouvernance et • Mécanismes de liaison et de coordination : le CS est chargé d’assurer la liaison (transfert
organisation de la d’informations) entre NR et les sociétés associées (rôle d’interface). Au quotidien, la
filiale commune coordination avec les associés et les tiers est assurée par les ingénieurs R&D de NR (1
lors de la création en 2001; 2 à compter de 2003) dont le rôle principal est de réaliser les
projets d’étude et de recherche confiés à NR
• Localisation : en France, initialement dans les locaux de NF
• Langue de communication : le français (écrits) et l’espagnol
• Décisions stratégiques :
o Président de NR : il est officiellement investi des pouvoirs les plus larges.
Néanmoins, les décisions stratégiques sont soumises à l’aval du CS et,
éventuellement, des associés (en assemblée générale).
o CS : prend ses décisions à la majorité des deux tiers. Attributions officielles :
validation des projets de recherche proposés par le comité technique (CT), fixation du
prix des produits de NR, avis en cas d’entrée d’un nouvel associé, agrément des
personnes extérieures nommées au CT,
o Actionnaires : prennent toutes les décisions concernant la modification de NR.
Décisions prises à la majorité des deux tiers pour les décisions qualifiées
Processus de d’extraordinaires dans les statuts et à la majorité simple pour les autres décisions
décision • Décisions opérationnelles :
o Ingénieurs R&D de Nutrirecherche : définissent les protocoles de recherche,
coordonnent les travaux, communiquent sur les avancées et résultats obtenus
o CT : prend ses décisions à la majorité des deux tiers (chaque société ne dispose que
d’une voix). Constitué de spécialistes issus des sociétés associées, conseille NR dans
les choix des projets, leur déroulement, et les applications possibles des innovations.
Son président d’honneur est une personne extérieure compétente dans les domaines
de recherche de Nutrirecherche (un universitaire, en fait). Les autres sont des
membres des sociétés associées, élus à la majorité des deux tiers. Ils sont au
maximum 20, chaque société pouvant en proposer jusque 5.
• Gestion des conflits insolubles par les partenaires
o Par arbitrage (en cas de non résolution amiable)
Processus de • Tout actionnaire peut céder ses titres selon des modalités fixées dans les statuts.
sortie de l’alliance • Tout actionnaire peut être exclu dans huit situations mentionnées dans les statuts (ex :
exercice d’une activité concurrente de celle de NR ou non respect des engagements).
Décision prise à la majorité des deux tiers, actionnaire concerné exclu. Titres rachetés
selon des modalités fixées dans les statuts.
Les apports et contributions attendus des partenaires sont avant tout financiers et
commerciaux. il est certes prévu que les associés participent à la réalisation des projets de
Nutrirecherche en fournissant des informations pertinentes, mais l’accord ne prévoit pas leur
contribution permanente en matière de compétences et savoir-faire52 : au quotidien, ce sont
les salariés de la filiale commune, embauchés pour l’occasion, qui réaliseront les projets. On
peut considérer qu’il s’agit d’une faiblesse de la coopération, si l’on admet que son potentiel
de création de valeur est d’autant plus élevé que les partenaires combinent des savoir-faire
complémentaires et peuvent valoriser à grande échelle les découvertes réalisées. En revanche,
le fait que les partenaires puissent ne pas participer au financement d’un projet confère une
souplesse qui contribue à résoudre le problème évoqué plus haut de la spécialisation de
certains partenaires sur une seule espèce animale.
52
Tout comme la sélection des partenaires ne semble pas avoir été réalisée en priorité en fonction de leurs
capacités stratégiques (capacité à apporter des contributions pour la réalisation des projets de recherche et
capacité à distribuer d’importants volumes d’ingrédients mis au point).
L’interface est cohérente avec la division du travail opérée. La filiale commune est chargée
de la réalisation des projets de R&D que les partenaires auront choisi. Cette participation à la
sélection des projets est importante à plus d’un titre. D’une part, elle constitue un moment
privilégié pour combiner les savoirs et expertises de chacun. D’autre part, elle accroît la
probabilité de pertinence des projets retenus, chaque partenaire ayant une connaissance
privilégiée de son marché national et, donc, une aptitude particulière à évaluer le potentiel de
vente d’un ingrédient nouveau dans son pays. C’est d’autant plus important que chacun doit
assumer dans son pays la distribution des produits de NR. Les échanges se déroulent, et les
décisions se prennent, au sein des comités techniques et conseils de surveillance. Ces derniers
ne se caractérisent pas par une superposition de clivages : les acteurs appartiennent à des
entreprises différentes et n’ont pas en principe la même nationalité, mais leurs rôles et
pouvoir formel sont identiques. Les rencontres ont au moins une périodicité annuelle, sous
forme de réunions d’environ deux jours chez l’un des partenaires. Il s’agit d’un moment
privilégié pour traiter les problèmes (par exemple, la répartition des zones géographiques
entre les partenaires), lever les ambiguïtés sources d’incompréhension et, donc, d’apaiser les
sentiments négatifs qui pourraient surgir… Ce média riche laisse la place, entre deux
réunions sur site, aux médias plus pauvres que constituent le mail et le téléphone. Ce sont les
moyens de communication privilégiés par les ingénieurs de NR lorsqu’ils doivent échanger
avec les représentants des différents partenaires. Il arrive toutefois que le président de NR
échange en face à face avec l’un des partenaires, lors de ses missions de conseil en qualité de
directeur technique de Nutrifrance. C’est l’une de ses nombreuses activités en qualité de
pilote de l’alliance.
Conclusion
Rien n’est jamais tout blanc ou noir dans une coopération. La réussite absolue ou l’échec
total sont des extrêmes plus théoriques que réels. Le défi est de faire en sorte que l’on soit
plus proche de la réussite « pure » que de l’échec « pur ». Suivant cette perspective, il est
important de ne s’engager dans une coopération que pour des projets qui le justifient et, le cas
échéant, de construire une relation permettant de tirer parti des avantages d’une alliance tout
en évitant le maximum de ses inconvénients. Le profil des partenaires et les modalités de la
relation sont à cet égard déterminants. L’incertitude et les limites cognitives des acteurs
rendant impossible la conclusion de contrats complets, le pilotage constitue aussi un facteur
clé de succès. Il doit permettre l’ajustement des modalités de l’accord aux évolutions du
contexte, de façon à maintenir la pertinence des projets et l’implication des partenaires. Au
fond, les alliances entretiennent un double rapport avec la gestion du changement. D’un côté,
elles sont un levier du changement stratégique. D’un autre côté, elles constituent un espace au
sein duquel le changement est bien souvent requis dans une perspective de réussite. Sauf
lorsqu’il concerne le leader « naturel » de l’alliance…
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