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revue littéraire mensuelle

WITTGENSTEIN
octobre 2004

POÈTES DES ÉTATS-UNIS


Né en 1889 dans l’une des plus riches familles de Vienne, étudiant puis ami
de Bertrand Russell à Cambridge en 1912-1913, Wittgenstein s’engage
dans l’armée autrichienne pendant la Première Guerre mondiale.
À l’issue du conflit, il abandonne la fortune héritée en 1913
à la mort de son père, renonce à la vie universitaire,
entreprend une carrière d’instituteur de campagne (1919-1926)
puis se consacre pendant deux ans, à Vienne, à la construction
d’une maison pour sa sœur Margaret. En 1929, il accepte
de retourner à Cambridge, où il reçoit le grade de docteur
pour son Tractatus logico-philosophicus (1921), aujourd’hui
considéré comme l’un des livres majeurs du XXe siècle.
Dans le Tractatus, Wittgenstein tente de répondre à la question
« Que peut-on exprimer ? ». Son entreprise de clarification concerne
l’usage et les pièges du langage, la pensée logique, mais aussi
le sens éthique et esthétique du monde qui, selon les aphorismes
du Tractatus, relève de l’indicible. « Ce qui peut être dit
peut être dit clairement, et sur ce dont on ne peut parler,
il faut faire silence. » Dans ses travaux ultérieurs, Wittgenstein
a profondément réélaboré et enrichi sa philosophie première,
au point que l’on a pu parler de « seconde philosophie ».
Cependant, on observe une constante dans l’esprit profond
de sa démarche : pour Wittgenstein, la philosophie n’est pas
une discipline qui peut se constituer en savoir. Il faut plutôt y voir
une thérapeutique de la pensée. Wittgenstein affirme à ce propos :
« Je dois être simplement le miroir dans lequel le lecteur voit
sa propre pensée, avec toutes ses difformités, et par le secours duquel
il puisse la redresser. » En somme, il s’agit de changer le style de pensée :
« Changer le style de pensée, c’est ce qui compte dans ce que je fais,
et persuader les gens de changer leur style de pensée,
c’est ce qui compte dans ce que je fais ». Ce numéro d’Europe,
auquel participent quelques-uns des meilleurs spécialistes de Wittgenstein,
tant en France qu’à l’étranger, explore des aspects essentiels
et parfois méconnus d’une œuvre originale et fascinante.
ÉTUDES ET TEXTES DE
Christine Lecerf, Pierre Hadot, James Conant, Jean-Jacques Rosat,
Stanley Cavell, Emmanuel Bourdieu, Christiane Chauviré, Sandra Laugier,
Layla Raïd, Jean-Philippe Narboux, Jacques Bouveresse, Arnold I. Davidson,
Jean-Yves Mondon, Emmanuel Halais, Ursula Prokop, Bernhard Leitner,
Antonia Soulez, Jean-Pierre Potier, Bruno Ambroise, Élise Marrou.

CAHIER DE CRÉATION : POÈTES DES ÉTATS-UNIS


82e année — N° 906 / Octobre 2004

SOMMAIRE

LUDWIG WITTGENSTEIN
Christine LECERF 3 Quelques feuillets de pensée
dans le sac à dos de Wittgenstein.
Pierre HADOT 12 Réflexions sur les limites du langage.
James CONANT 31 Jeter l’échelle.
Jean-Jacques ROSAT 51 Le langage, la science et l’hypothèse.
Stanley CAVELL 63 L’accessibilité de la seconde
philosophie de Wittgenstein.
Emmanuel BOURDIEU 78 Wittgenstein esthétique.
Christiane CHAUVIRÉ 91 Le social au miroir des mathématiques.
Sandra LAUGIER 106 La question d’une subjectivité
sans psychologie.
Layla RAÏD 121 Wittgenstein et Dostoïevski.
Jean-Philippe NARBOUX 130 Jeux de langage et jeux de dressage.
Jacques BOUVERESSE 143 Les chemins de la religion.
Arnold I. DAVIDSON 152 Éthique, philosophie et exercices spirituels.
Jean-Yves MONDON 164 L’éthique et les expériences de pensée.
Emmanuel HALAIS 177 Wittgenstein ou l’éthique en images.

Ursula PROKOP 189 Margaret Stonborough-Wittgenstein,


esquisse d’un portrait.
Ursula PROKOP 193 Le palais Wittgenstein.
Ursula PROKOP 196 Les lettres d’exil.
Margaret STONBOROUGH- 200 Lettre à Ludwig.
WITTGENSTEIN

Bernhard LEITNER 203 Penser, construire :


Wittgenstein et l’architecture.
Jacques BOUVERESSE 218 Wittgenstein et la musique.
Antonia SOULEZ 238 Wittgenstein, Schoenberg
et l’Idée musicale.

Jean-Pierre POTIER et Jean-Baptiste PARA 249 Entre Wittgenstein et Gramsci.


Bruno AMBROISE 258 Wittgenstein et Pierre Bourdieu.

Élise MARROU 272 Repères chronologiques.


POÈTES DES ÉTATS-UNIS
Marilyn HACKER 281 Les frontières ouvertes
de la poésie américaine.
Marie PONSOT 284 Devant une photographie
d’Eunice B. Winkless.
W. S. MERWIN 289 Des araignées.
Sandra M. GILBERT 292 Embrasser le pain.
Irena KLEPFISZ 296 Bashert.
Marilyn HACKER 299 La voleuse.
Marilyn NELSON 302 La valse à Diverne.
Lawrence JOSEPH 304 Sous nos yeux.
Agha SHAHID ALI 308 Le pays sans bureau de poste.
August KLEINZAHLER 312 Sauce diable, whisky et chute de neige.
Mary Baine CAMPBELL 314 Au rédacteur en chef.
David BAKER 318 Fleur forcée.
Carl PHILLIPS 320 Méditation.
Yerra SUGARMAN 325 Verre.
Khaled MATTAWA 328 Chant du cœur.

CHRONIQUES
Pierre PARLANT 331 Entre-temps, Pasolini.

La machine à écrire
Pierre GAMARRA 339 Du Cap et d’ailleurs.

Les 4 vents de la poésie


Charles DOBZYNSKI 344 Des pistes biographiques.

Le cinéma
Raphaël BASSAN 351 Saccage libéral.

NOTES DE LECTURE
355
Max ALHAU, Marie-Claire BANCQUART, Yves BÉNOT, Roger BOZZETTO, Martine CADIEU,
Nelly CARNET, Jean-Pascal DUBOST, Anthony DUFRAISSE, Marie-Thérèse EYCHART, Thierry
GUINHUT, Françoise HÀN, Claude LISCIA, Jérôme MEIZOZ, Cécile OUMHANI, Anne ROCHE,
Milivoj SREBRO, Pierre YSMAL.
QUELQUES FEUILLETS
DE PENSÉE
DANS LE SAC À DOS
DE WITTGENSTEIN

Comme bon nombre d’amateurs de littérature autrichienne, j’ai


d’abord approché Wittgenstein le philosophe à travers la lecture de
Thomas Bernhard l’écrivain. La façon qu’a Bernhard de s’approprier
la vie et la pensée de Wittgenstein en une mystification géniale a
redonné corps tant à l’homme qu’à l’œuvre. Mais Bernhard a fait
plus : il a pris le sac à dos de Wittgenstein et ramené ses pensées dans
son pays. Ce faisant, il est devenu l’un de ses proches héritiers.
Né en 1889 dans l’une des familles les plus riches et les plus
cultivées de Vienne, Ludwig Wittgenstein n’a pourtant apparemment
rien de commun avec Thomas Bernhard, enfant illégitime, né en 1931,
dans un milieu populaire et rural. Le premier est philosophe et le
second est écrivain. On peut cependant disposer les choses autrement
et prêter attention à certains traits de leur vie et de leur œuvre —
l’obsession du suicide, le refus de l’héritage, l’exil de la pensée,
l’écoute intensive de la musique, les maisons, la question de la limite.
On peut alors considérer au contraire que ces deux hommes ont
partagé l’essentiel : un même désespoir, une même ambition et une
même exigence.
Comme Ingeborg Bachmann, Bernhard redécouvrit Wittgenstein
dans les années soixante, à une époque où l’Autriche de l’après-guerre
voulait encore tout ignorer de sa modernité. Ce penseur exilé,
autodidacte, marginal et juif devint plus qu’une référence savante pour
cette génération d’écrivains, eux-mêmes isolés dans une Autriche
4 QUELQUES FEUILLETS DE PENSÉE DANS LE SAC À DOS DE WITTGENSTEIN

amnésique et conservatrice. Ils firent de Wittgenstein le modèle de


l’intellectuel autrichien et de son œuvre un legs de la modernité
autrichienne. Bachmann lui consacra dans les années cinquante
plusieurs émissions radiophoniques et tenta en vain d’inciter les
éditions Suhrkamp à publier son œuvre intégrale. Dans La Trentième
Année (1961) et Malina (1971), l’écrivain se livre à une confrontation
poétique avec la pensée de Wittgenstein. C’est dans ces mêmes années
que Bernhard Leitner entreprend de sauver la maison construite par
Wittgenstein dans les années vingt à Vienne. C’est également dans ces
mêmes années que Thomas Bernhard entame de façon souterraine son
dialogue littéraire avec Wittgenstein, avec la parution de sa nouvelle
Marcher (1971), dialogue qui deviendra officiel avec la parution du
Neveu de Wittgenstein (1983).
Thomas Bernhard possédait dans sa bibliothèque un exemplaire
du Tractatus et des Recherches philosophiques. Bon nombre de ses
déclarations attestent de sa fascination pour la philosophie en
général et pour la vie et l’œuvre de Wittgenstein en particulier. Il
concède dans l’un de ses entretiens avec Sepp Dreisinger aimer
fraternellement Wittgenstein et aimer ses phrases, pour la beauté de
leur construction et leur effet bénéfique sur l’imagination. « La
philosophie, on ne devrait l’écrire qu’en poèmes », déclarait
Wittgenstein. Comme celle de Wittgenstein, toute l’œuvre de
Thomas Bernhard peut être lue comme l’appropriation d’une forme
de pensée qui est en même temps un style de vie et un style
d’écriture. « Se frotter à la philosophie, à ce qui est écrit — confie-
t-il dans son monologue filmé Trois jours — est la chose la plus
dangereuse, surtout pour moi. » Et c’est dire. Toute l’œuvre de
Bernhard peut être également lue comme la traduction littérale de
l’injonction du philosophe : « Philosopher, c’est détruire le
philosophe qui est en nous. »
Citons, par exemple, dans le dernier volet de l’autobiographie
Un enfant, ces propos du grand-père — que Bernhard définit
comme son « véritable philosophe » —, propos qui rappellent très
fortement la préface du Tractatus : « Et si dans toute la vie nous
recevions sans interruption les réponses à des questions et si nous
avions finalement trouvé les réponses de toutes les questions, en fin
de compte, nous n’aurions quand même pas beaucoup avancé, ainsi
parlait mon grand-père. » Bernhard use tout au long de son œuvre
de la référence à Wittgenstein sur un mode tantôt comique tantôt
CHRISTINE LECERF 5

tragique qui démythifie à sa manière l’image du philosophe


intouchable à la pensée absconse. « Une pensée en avais-je une
fondée sur des faits en avais-je une d’une réelle valeur la mère la
noyait dans la soupe », s’exclame la sœur de Ludwig dans Déjeuner
chez Wittgenstein. Ce maniement ludique et ostentatoire du
vocabulaire philosophique de Wittgenstein, cette façon d’en
reprendre les termes, ici les faits et la valeur, pour les faire
fonctionner dans le contexte ordinaire voire trivial de la
conversation peut s’apparenter à une traduction grotesque de ce que
Wittgenstein avait lui-même défini comme un jeu de langage.
Le 2 mars 1971, Thomas Bernhard écrivait à Hilde Spiel : « Je
vous ai promis un article pour votre Ver Sacrum — “quelque chose
sur Ludwig Wittgenstein”, voilà ce que vous me demandez, et je
retourne cette idée dans ma tête depuis deux semaines […] et la
difficulté d’écrire quelque chose sur la philosophie de Wittgenstein,
qui est avant tout poésie, puisque selon moi il s’agit, dans le cas de
Wittgenstein, d’un intellect (CERVEAU) poétique de part en part, par
conséquent d’un CERVEAU philosophique et non d’un philosophe —
cette difficulté est extrême. C’est comme s’il me fallait écrire
quelque chose sur moi-même (phrases !), et c’est chose impossible.
C’est un état de culture et d’histoire du cerveau qui ne se laisse pas
décrire. La question n’est pas : écrire sur Wittgenstein. La question
c’est : suis-je Wittgenstein, ne serait-ce qu’un instant, sans le
détruire, lui (W.) ou moi (B.) ? À cette question je ne peux pas
répondre, par conséquent, je ne peux pas écrire sur Wittgenstein
[…] il est la pureté de Stifter, la clarté de Kant réunies en UN, et le
plus grand depuis (et avec) Stifter. Ce que nous n’avons pas eu de
Novalis, cet Allemand, nous le trouvons à présent en Wittgenstein
— et encore une phrase : W. est une question à laquelle il ne peut y
avoir de réponse […]. Ainsi, je n’écris pas sur Wittgenstein, parce
que je ne peux pas, mais parce que je ne peux pas lui apporter de
réponse, par quoi tout s’explique de soi-même. »
Dans un style iconoclaste, qui mêle à la fois la rhétorique
épistolaire ordinaire, le ton sentencieux des propositions du
Tractatus et le style dialogué des Recherches, Bernhard s’adonne
dans cette lettre à une parodie du style de pensée wittgensteinien à
partir de l’expression « écrire sur Wittgenstein » : le « voir
comme » (écrire sur Wittgenstein / être Wittgenstein), la question
de la certitude (suis-je Wittgenstein), le langage privé (écrire sur
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moi-même). Ce que souligne également ce jeu, c’est le caractère


dangereux de l’entreprise qui consiste pour un écrivain à écrire sur
Wittgenstein, son impossibilité tragique (sans le détruire, lui ou
moi) et son non-sens comique (tout s’explique de soi-même). Mais
ne pas écrire sur Wittgenstein ne veut pas dire ne rien écrire sur
Wittgenstein. C’est le faire autrement : en le considérant comme un
héritage (ce que nous n’avons pas eu de Novalis, nous le trouvons
en Wittgenstein), par comparaisons (la pureté de Stifter, la clarté de
Kant, le plus grand depuis — et avec — Stifter) et à partir d’une
conception stylistique de son œuvre (la philosophie de Wittgenstein
est avant tout poésie). C’est donc à travers une activité, et non une
réflexion, que Bernhard va donner une réponse effective à la
demande d’Hilde Spiel d’écrire quelque chose sur Wittgenstein. Le
roman Corrections (1975) marque la confrontation véritable de
Bernhard avec Wittgenstein et transforme la question de l’écriture
sur Wittgenstein en un héritage littéraire.
Lire Corrections, c’est d’abord immédiatement percevoir
comme un air de famille entre trois personnages qui se ressemblent
entre eux et qui ressemblent à d’autres : le narrateur à Bernhard,
Roithammer à Wittgenstein, Höller à Stifter. Bernhard dispose ces
personnages fictifs dans un même paysage géographique et culturel
(la roche, la rivière, la vallée, le suicide, la musique, la
mathématique). Wittgenstein parlerait d’un « album de famille ». Il
superpose ces images et les oppose pour faire apparaître en quoi ils
se ressemblent (la construction d’une maison / œuvre) et en quoi ils
diffèrent par certains aspects (le franchissement de la limite). « La
saisie des aspects », dirait Wittgenstein. L’impression de cet air de
famille ne peut bien entendu surgir que s’il est basé sur un minimum
de traits en commun dans la biographie et l’œuvre de chacun des
personnages réels. Il y a ensuite ce qui relève de l’imagination
créatrice, du jeu fictif qu’un écrivain peut inventer à partir de cette
réalité. Roithammer / Wittgenstein se tue dans une clairière et le
Narrateur / Bernhard se retrouve alors avec tous les feuillets de la
pensée de son ami d’enfance dans un sac à dos. Que faire d’une telle
pensée ? La classer ? L’éditer ? Ou bien s’en faire l’héritier ? La
ramener dans sa mansarde ? Écouter sa leçon, la comprendre comme
une musique ? Bernhard donne à son récit la forme d’une correction,
mouvement consubstantiel à la forme de pensée de Wittgenstein,
mouvement par lequel la pensée renonce à ses illusions et reconnaît le
CHRISTINE LECERF 7

non-sens de ses propositions. Comme Wittgenstein, Bernhard


décloisonne sans les confondre les frontières entre la philosophie et la
littérature. Surgit alors un air de famille, « des relations de papier »
entre des « cerveaux » « philosophiques, poétiques de part en part ».
Lorsqu’en 1975, Bernhard publie son roman Corrections, la
notoriété du philosophe Ludwig Wittgenstein, de même que la
diffusion et la connaissance de son œuvre, sont loin d’être ce qu’elles
sont devenues aujourd’hui. C’est à peu près à cette même période que
paraît en France Le Mythe de l’intériorité, troisième ouvrage de
Jacques Bouveresse consacré à la pensée de Wittgenstein qui servira
de référence à toute une génération de chercheurs. En France comme
en Autriche, la réception de Wittgenstein sera assez tardive et
s’opérera d’abord en dehors puis en marge de l’institution
philosophique. Il faut dire que dans ces deux pays, et pour des raisons
différentes, la tâche à accomplir est âpre : du fait de l’emprise en
France de la métaphysique allemande et de Heidegger, et en raison de
la reconnaissance tardive en Autriche d’une tradition philosophique
autrichienne, due en partie au tabou de l’exil massif des intellectuels
et des artistes en 1938. Reconnaître Wittgenstein, c’est non seulement
accepter de corriger radicalement sa manière de concevoir et de
pratiquer la philosophie mais c’est également accepter l’héritage
d’une tradition philosophique distincte de la tradition allemande et qui
a été anéantie en 1938 par le nazisme.
Il faut donc attendre les années quatre-vingt et la redécouverte en
France comme en Autriche de la modernité viennoise, grâce
notamment à Vienne fin de siècle, l’ouvrage de l’historien américain
de la culture Carl E. Schorske, pour que l’on commence à reconstituer
le contexte social et culturel de cette effervescence scientifique et
artistique, et pour que l’on restitue à Wittgenstein l’exigence éthique
de toute une époque : cette façon dont des gens aussi différents que
Freud, Loos, Schönberg, Kraus, Musil ou Wittgenstein ont vécu
l’éclatement de leur monde sous l’effet du progrès, et, sans faire
preuve d’aucune sentimentalité, avec précision et exactitude, se sont
eux-mêmes révolutionnés. En France, les années quatre-vingt sont
essentiellement marquées par un regain de traduction des textes de
Wittgenstein. Avec la parution des Remarques sur la philosophie de
la psychologie ou encore des Remarques sur les couleurs, des pans
entiers d’une philosophie qui ne s’est jamais cantonnée à la seule
question du langage mais s’est également confrontée à la question des
8 QUELQUES FEUILLETS DE PENSÉE DANS LE SAC À DOS DE WITTGENSTEIN

états mentaux, de la subjectivité ou encore au champ visuel sont ainsi


rendus accessibles, sans pour autant faire immédiatement l’objet de
l’exploration systématique que mèneront par la suite des philosophes
comme Christiane Chauviré ou Sandra Laugier. De même, la
publication des Remarques mêlées, recueil de notes et d’aphorismes
de Wittgenstein sur les valeurs, la civilisation, la culture ou encore la
parution toute récente de ses Carnets secrets, carnets de route du
jeune Wittgenstein aux prises avec l’écriture de son Tractatus, a
dévoilé la parenté de sa recherche philosophique avec une recherche
esthétique. Pourtant, là encore, il faudra attendre pour que son style
philosophique, indissociable de sa relation intime à l’art, notamment
à l’écoute et à la pratique de la musique, s’impose comme la
caractéristique d’une écriture philosophique. Une autre résistance a
entravé jusqu’à ces dernières années la pleine réception de la pensée
de Wittgenstein en France. Il s’agit de la distinction voire de
l’opposition virulente entre la philosophie dite « continentale » et la
philosophie dite « anglo-saxonne » ou « analytique », courant auquel
la philosophie autrichienne, Wittgenstein y compris, a été longtemps
rattachée du fait de l’émigration en Angleterre ou aux États-Unis de
ses derniers représentants. Ramener la pensée de Wittgenstein chez
elle, comme le proposait le scénario fictif de Thomas Bernhard,
nécessitait donc non seulement de pouvoir la resituer dans la tradition
bannie de son lieu d’origine mais d’être également capable de la
détacher du mode de pensée qu’elle avait inspiré dans ses territoires
d’accueil. En un mot, il fallait autant rompre avec la métaphysique
allemande qu’avec le positivisme anglo-saxon, et même éloigner
Wittgenstein de la plupart des idées du Cercle de Vienne (voir l’article
de Jean-Jacques Rosat). Et pratiquer sa pensée plutôt que chercher à
l’annexer.

Ce numéro d’Europe montre qu’en ce début de XXIe siècle, et


sous l’impulsion de travaux pionniers, notamment ceux de Jacques
Bouveresse en France et de Stanley Cavell puis de Cora Diamond
aux États-Unis, les études wittgensteiniennes ont pris un tournant
méthodologique qui permet d’éclairer différemment les textes de
Wittgenstein et de donner un sens nouveau à cette lecture (cf. la
lecture du Tractatus par Pierre Hadot ou celle des Recherches
philosophiques par Stanley Cavell). Nous publions ici une lettre
inédite de Ludwig Wittgenstein à Arvid Sjögren que nous a confiée
CHRISTINE LECERF 9

Cecilia Sjögren, sa fille, dans laquelle Wittgenstein écrit à propos


de la religion : « Le chemin naturel pour moi, qui du reste, dans
mon cas, a mené bigrement peu loin, passe par la pensée. Mais ce
n’est tout de même pas le chemin qui pourrait être le meilleur. »
Pour Wittgenstein, le chemin qui passe par la réflexion n’est pas
meilleur que celui qui passe par une action ou par un mode de vie.
Il est forcément difficile et frustrant par les renoncements qu’il
exige de la part de celui qui pense (cf. Jacques Bouveresse). Le
travail de la pensée est pour Wittgenstein autant une activité de
clarification des concepts qu’il est un travail sur soi-même. Il
nécessite de la part du philosophe qu’il se libère de sa propension à
expliquer et à théoriser, pratiques qui détournent le langage de son
fonctionnement ordinaire. Cette tension entre la vie de tous les jours
et la philosophie, cette invitation à se transformer soi-même pour
penser différemment apparente la philosophie de Wittgenstein à la
tradition antique de l’exercice spirituel (cf. Arnold Davidson). Mais,
au terme de ce chemin, celui qui pense devra qui plus est « jeter
l’échelle » sur laquelle il vient de monter, reconnaître comme
dépourvues de sens les phrases qu’il a lues (cf. James Conant). Une
fois le corps du texte rejeté, celui qui pense peut alors se livrer à des
exercices d’imagination pratique (cf. Emmanuel Bourdieu) ou
encore au souvenir d’expériences absolues (cf. Emmanuel Halais).
Ces nouvelles lectures s’appliquent également aujourd’hui à des
écrits de Wittgenstein longtemps inexplorés, comme ceux qui
abordent la question de la subjectivité (cf. Sandra Laugier et Layla
Raïd) ou les mathématiques (Christiane Chauviré). Elles ouvrent
des perspectives de recherche tout à fait novatrices quant à la
manière non psychologique mais anthropologique de penser le sujet
ou les objets mathématiques. Posture épistémologique qui n’est pas
sans affinité avec le travail mené par Pierre Bourdieu dans le champ
des pratiques sociales (cf. Bruno Ambroise). Conversion du regard
qui n’est pas étrangère à son amitié avec Piero Sraffa (cf. Jean-
Pierre Potier et Jean-Baptiste Para).
Il importait également de montrer que Wittgenstein n’était pas
l’homme d’un seul chemin et qu’il s’était risqué sur d’autres voies
pour accéder à la compréhension du langage, celle de notre langage
ordinaire, de l’art ou de la religion (cf. Jacques Bouveresse).
Wittgenstein ne fit pas que penser la philosophie comme une
clarification de la grammaire du langage, il l’expérimenta en
10 QUELQUES FEUILLETS DE PENSÉE DANS LE SAC À DOS DE WITTGENSTEIN

adoptant de nouveaux modes de vie. La période de sept années


(1921-1928) qui sépare la publication du Tractatus du retour de
Wittgenstein à Cambridge fut longtemps cantonnée à de simples
événements biographiques dont on a négligé la portée dans son
œuvre. De 1921 à 1925, il est instituteur et rédige un Dictionnaire à
l’usage des enfants des écoles primaires. De 1926 à 1928, il est
architecte et construit la maison de sa sœur Margaret. Il accumule
ainsi un savoir pédagogique et artistique qui guidera ses réflexions
ultérieures, par exemple sur les jeux de langage chez l’enfant (cf.
Jean-Philippe Narboux) ou sur la délimitation de l’espace et la
grammaire des couleurs (cf. Bernhard Leitner).
Depuis une quinzaine d’années, grâce notamment à la
biographie de Ray Monk, Le Devoir de génie, on connaît mieux la
personnalité tourmentée de Wittgenstein. Sa solitude affective, son
exil en Angleterre et en Norvège et le don de tout son héritage
familial ont longtemps masqué les liens étroits et permanents qui le
liaient à sa famille. Nous publions ici plusieurs extraits d’un
ouvrage non encore traduit d’Ursula Prokop ainsi qu’une lettre
inédite que nous a confiée Thomas Stonborough, le petit-fils de
Margaret, la sœur de Wittgenstein, de sept ans son aînée. Ces
nouveaux documents permettent de mieux cerner l’univers
contradictoire de cette grande famille viennoise de la bourgeoisie
juive éclairée. Mais ils jettent surtout un éclairage particulier sur les
liens affectifs et intellectuels qui unirent par-delà l’exil Ludwig à
Margaret, sa sœur préférée. Femme indépendante, passionnée de
littérature, de psychologie et de philosophie, sensibilisée aux
mathématiques et à la physique, Margaret a joué un rôle non
négligeable dans la formation et l’expression de la sensibilité littéraire
et artistique de son frère. Très connus en Autriche pour leur rôle de
mécènes, les Wittgenstein se distinguaient également par un talent
musical exceptionnel. Pour cette famille liée aux Schumann et à
Brahms, la musique se cantonnait toutefois essentiellement à la
grande époque du romantisme allemand et autrichien (cf. Jacques
Bouveresse). Moderniste résigné, Wittgenstein partagera néanmoins
avec certains de ses contemporains comme Schönberg des
interrogations communes sur le langage musical (cf. Antonia Soulez).
D’une façon générale, ce numéro brise l’image traditionnelle du
philosophe théoricien et propose un « retour à l’ordinaire ».
Wittgenstein apparaît également comme l’auteur d’une écriture
CHRISTINE LECERF 11

philosophique capable de dialoguer autant avec des écrivains,


comme Thoreau ou Dostoïevski, qu’avec des philosophes comme
Plotin ou Kierkegaard.
Ce qu’il nous a légué, c’est une œuvre philosophique qui se lit.
Comme toute grande philosophie, c’est une langue qui permet à
ceux qui la pratiquent d’articuler leurs exigences envers le monde,
envers les autres et envers eux-mêmes. Comme toute grande œuvre,
il ne faut pas craindre de ne pas la comprendre. Comme le disait
Wittgenstein de la poésie de Trakl, il est également « beau d’en
admirer le ton », en amateur.
Je tiens à remercier toutes celles et ceux qui ont bien voulu
témoigner dans ce numéro de leurs activités de recherche et livrer
les résultats de leurs travaux les plus récents. Je remercie tout
particulièrement Christiane Chauviré et Sandra Laugier pour leur
encouragement et leur collaboration active à l’élaboration de ce
numéro. Toute ma gratitude va enfin à Françoise et Thomas
Stonborough ainsi qu’à Cecilia Sjögren pour m’avoir confié des
documents inédits qui perpétuent à leur manière l’héritage de
Wittgenstein.

Christine LECERF

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