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STRUCTURALISME ET RELIGION

Bruno Karsenti

Pour l’optique savante comme pour le sens commun, il va de soi aujourd’hui que la religion
fait partie de la culture. Pourtant, cette inclusion n’est pas aussi évidente qu’on est porté à le
croire. Elle est le résultat d’une longue évolution à la fois des sciences et des mentalités au
terme de laquelle la religion a déchu de son ancien rang pour ne plus comparaître que sous le
signe du relatif et du particulier. Au bout du processus, on se retrouve dans la situation bien
décrite par Clifford Geertz : phénomène culturel, la religion l’est en un sens spécifique, ou
plutôt spécifiant. Du moment où l’on admet que la culture est attribuable en droit à toute
communauté humaine, la religion devient ce qui particularise de l’intérieur cet attribut
universel. Plus précisément, c’est à elle que revient de définir l’« ordre général d’existence »
propre à un type de société, de marquer son appartenance à une culture déterminée, distincte
de toutes les autres1. Sur la longue durée, une sorte d’inversion se serait donc produite. Il
semble qu’on soit passé d’une religion universelle exerçant sa domination et pénétrant toute
culture dans le contexte impérial de la « première modernité », à une culture universelle où la
religion concentre et exprime mieux qu’aucun autre type de faits – moraux, juridiques,
politiques, esthétiques…- la particularité irréductible qui subsiste dans la vie des sociétés
concrètes. Noyau dur de ce qu’une culture a de propre, elle relèverait par principe du non-
universalisable.
Mais de quelle universalité parle-t-on lorsqu’on se réfère à la culture pour y inclure la
religion ? Après tout, la culture aussi peut être ramenée à une création conceptuelle située, à
l’invention d’un type de société à un moment déterminé de son histoire. En un mot, elle aussi,
dans son concept et non simplement dans ses manifestations, peut être relativisée. Est-ce à
dire que la prétention à l’universalité, en changeant de motif, n’aurait pas vraiment changé de
porteur, que la religion de l’Occident impérial n’a fait que laisser place à un ethnocentrisme
d’un nouveau genre, celui centré sur les progrès de l’esprit humain unifiés par le concept de
culture, lui aussi apanage de l’Occident, mais d’un Occident désormais « éclairé » ? On sait ce
que cette vision a en fait d’illusoire. L’appartenance des sciences sociales au savoir des
Modernes est là pour le montrer : ordonnées au comparatisme dès leurs prémisses à la fin du
XVIIIème siècle, ces sciences ont complètement déplacé la question de l’universalisme par
rapport aux Lumières triomphantes. Partant de formes culturelles distinctes, elles se sont
1
Clifford Geertz: “Religion as a Cultural System”, in The Interpretation of Cultures, Basic Books, New York,
1973, p.87-125.
2

données pour but de les mettre en regard sans les réduire à un unique procès, et de repenser
« l’unité de l’homme », c’est-à-dire l’objet de l’anthropologie, sur des bases épurées de tout
présupposé philosophique de type essentialiste. La culture, pour ces sciences, est donc un
concept différencié intérieurement - une réalité à connaître non par application d’un schème,
mais par comparaison des données recueillies empiriquement. Et si le savoir anthropologique
a un sens, du moins dans sa version culturelle, c’est seulement en ce qu’il repose sur
l’ethnologie et la sociologie, non sur la philosophie.
Or il faut bien reconnaître que, dans cette tâche, la religion a joué un rôle clef. Plus ou moins
explicitement, on admettait qu’elle était précisément le lieu de la plus grande différence, la
manifestation de la vie du groupe d’où l’on pouvait tirer les écarts jugés les plus significatifs.
Dans la tradition intellectuelle française, il est remarquable que le pas important, avant le
développement d’une science ethnologique véritable, ait été accompli par le genre de
« voyage mental» de l’histoire ancienne. La Cité antique de Fustel de Coulanges, paru en
1864, a valeur de coupure et de refondation : les Anciens ne sont pas les Modernes, et les
Anciens sont eux-mêmes différents entre eux, mais d’une autre différence que celle qui les
sépare des Modernes. La « Cité antique » est le modèle qui les réunit, et qui nous distingue
d’eux. Or c’est à travers l’élément religieux que la double opération d’articulation et de
distinction se trouvait mise en œuvre. Opération possible à une seule condition : que la
religion soit rapportée à des institutions particulières, qu’un certain type de croyance
s’exprime dans des règles instituées – bref, que la sociologie des droits comparés initiée par
ce livre s’érige à partir de la comparaison des croyances.
Depuis cette période, on peut dire que la religion, au singulier, devient dans le champ des
sciences sociales une idée suspecte. Mais elle n’en est pas pour autant expulsée. Au contraire,
elle demeure un appui nécessaire, ne serait-ce que sous cette forme minimale du motif de la
« croyance » à titre de disposition d’esprit qu’il faut universellement présupposer pour que le
comparatisme puisse s’instaurer.
On passera donc du singulier au pluriel. Mais comment concevoir l’économie interne de ce
pluriel ? Une histoire locale des institutions d’enseignement peut fournir ici un bon éclairage.
En 1888, Léon Marillier se voit confier à l’Ecole pratique des hautes études de Paris un cours
libre intitulé « Religions des peuples non civilisés », transformé deux ans plus tard en
conférence. Le pluriel s’est donc considérablement accru. Des classiques aux non-civilisés, il
peut y avoir translation, pour autant que la leçon de Fustel a bien été entendue et qu’une
forme de société est corrélée à une modalité du « croire ». A sa manière, La Cité antique avait
déjà fait bouger les lignes, conjoignant l’analyse de l’Inde ancienne à celle de la Grèce et de
3

Rome. La contamination mutuelle de l’anthropologie et des études classiques, qui a fait toute
la fécondité d’un courant de pensée actif sur une longue période, est devenue possible grâce à
ce premier déplacement. Suivons toutefois les déplacements plus lentement : à la charge de
Marillier, sans changement d’intitulé, succèdent Marcel Mauss (1901), Maurice Leenhardt
(1941) et Claude Lévi-Strauss (1951). L’histoire des religions, la sociologie d’inspiration
durkheimienne, puis l’ethnologie « de terrain » marquent donc les étapes du développement
de l’anthropologie religieuse. Avec Lévi-Strauss toutefois, on assiste à un changement plus
profond. En 1954, la conférence prend un autre titre : « Religions comparées des peuples sans
écritures ». L’événement est d’une portée considérable, exposée quelques années plus tard,
après le tournant pris dans Le totémisme aujourd’hui et La pensée sauvage. On réalise alors
que sous le changement de titre, il ne s’agissait de rien moins que de la liquidation de
l’anthropologie religieuse2.
Encore faut-il dire en quel sens. En 1968, à l’occasion du centenaire de l’Ecole Pratique,
Lévi-Strauss revient sur le double infléchissement affiché en 1954: celui, résolu, du
comparatisme, et la nouvelle caractérisation des entités que l’on compare. La véritable
nouveauté, cependant, ne tient pas à cela, mais plutôt au fait que le comparatisme est
développé dans une optique proprement structurale. En quelques lignes, l’anthropologue se
sent alors fondé à tracer « les linéaments d’une théorie générale de la société »3 impliquée par
son approche. Les cultures sont analysées en termes de structures – ce que permet le
développement de la linguistique structurale (Saussure, Troubetzkoy et Jakobson), mais aussi
celui de la grammaire comparée et son contrecoup dans l’étude des faits culturels indo-
européens (de Meillet à Dumézil et à Benveniste). Dès lors, la question se pose simplement :
quel est le statut réservé aux faits religieux dans ce nouveau cadre ? Et la réponse tombe
comme un couperet : en aucun cas celui d’un domaine empirique suffisamment consistant
pour justifier une sectorisation de la discipline, l’isolation d’une sous-section indépendante.
La « théorie générale de la société » peut bien s’illustrer dans ce type de fait, le point essentiel
est qu’elle puisse en répondre, et par là les absorber. Surtout, elle n’en procède pas, comme si
la religion – ou la croyance – était dotée d’un privilège heuristique quelconque.
Il suffit pour s’en rendre compte d’examiner la nouvelle considération des mythes. Elle
suppose, dit Lévi-Strauss, que l’on rompe absolument avec la vision qui avait dominé ce

2
Voir cette mise au point finale du Totémisme aujourd’hui : « Si l’on attribue aux idées religieuses la même
valeur qu’à n’importe quel autre système conceptuel, qui est de donner accès au mécanisme de la pensée,
l’anthropologie religieuse sera validée dans ses démarches, mais elle perdra son autonomie et sa spécificité »
(PUF, 1962, p.152-153).
3
Anthropologie structurale II, Plon, 1973, p.84.
4

champ de recherche depuis la philosophie des Lumières, et qui s’était communiquée sans
altération notable aux sciences de l’homme et jusqu’à la psychanalyse. Vico, Rousseau,
Voltaire et Freud, bien que salués pour leurs intuitions, doivent être renvoyés à ce stade
préscientifique du savoir où l’on espérait encore identifier un instinct religieux propre à
l’humanité, et où, guidé par cette intention, on cherchait, sous le discours mythique, une
source qui expliquerait ses constructions métaphoriques. Il est vrai que les mythes
appartiennent bien au langage figuré ; mais ce langage n’est compréhensible que si l’on cesse
de faire de la figuration (ou de la métaphore) l’effet des « passions et sentiments » où se
recompose le visage de l’homo religiosus. Il faut ici prendre un point de vue franchement
surplombant : celui de la correspondance des codes avec lesquels les mythes opèrent – et non
de la correspondance des termes, piège dans lequel même Freud serait tombé. Selon la
nouvelle optique, on ressaisit la pensée mythique comme une expression de la pensée
symbolique, qui imprègne le champ religieux, mais est loin de s’y réduire. Et l’on en fait en
définitive « l’appréhension primitive d’une structure globale de signification, qui est un acte
de l’entendement »4.
La « théorie générale de la société » que Lévi-Strauss s’est risqué à esquisser en 1968 tire les
conséquences de cette rupture. Elle se présente comme un « vaste système de
communication » aux trois étages que sont la parenté, les activités économiques et le langage.
Dans cet édifice, la religion est ramenée au langage, processus de communication déployé
dans deux directions, des dieux vers les hommes et des hommes vers les dieux. La religion
tient alors essentiellement en mythes et en rites. Les mythes sont ces « métalangages » -
discours où les structures signifiantes fonctionnent à plein et sont élevées à un plus haut degré
de complexité que le langage ordinaire - par lesquels la communication des dieux vers les
hommes s’effectue ; et les rites ces « paralangages » - faits de gestes et d’instruments - par
lesquels les hommes instaurent et règlent leur communication en direction des dieux. Ce
double circuit est relié à d’autres circuits, aux autres étages du système. Parenté, échanges
économiques et religion peuvent être compris dans un même cadre comme différents niveaux
de structuration d’une culture donnée. Les comprendre structuralement revient donc à dégager
les correspondances qui existent entre eux, et qui témoignent de la construction différentielle
du sens tel qu’il émerge à chaque niveau.
On voit le programme ouvert par ces lignes. Désenclaver la religion, la détrôner du rôle,
encore assumé dans la sociologie durkheimienne orthodoxe, de phénomène social primordial

4
La potière jalouse, Plon, 1985, p.255.
5

à l’aune duquel tous les autres pourraient être déchiffrés, en cela consiste l’avancée. Elle n’est
certes pas sans précédents. L’approche maussienne en termes de « fait social total », après
tout, l’impliquait déjà assez clairement. Et l’on pourrait en dire de même, quoi que pour
d’autres raisons, du fonctionnalisme de Radcliff-Brown et Malinowski. Dans le structuralisme
toutefois, l’accent mis sur le langage laisse augurer tout autre chose qu’une immersion et une
meilleure intégration du religieux dans le social. C’est que le social, à son tour, cesse d’être
conçu comme un socle explicatif suffisant – ensemble de relations formant une totalité
fonctionnelle ou expressive qu’il aurait fallu postuler. La question structurale porte sur le fait
que l’expérience des sujets sociaux vient se subordonner à l’effectivité d’un « système vrai »,
non conçu par eux, mais mis en œuvre et actualisé dans leurs discours et leurs pratiques de
telle façon que ces discours et pratiques soient effectivement dotés de sens. Il s’ensuit que le
système, condition de sens, est système de communication où se communique tout autre
chose que du « sens »: des objets, des mots, des biens et des personnes, insérés dans des
codes. Et, comme on l’a vu, la production de ces codes suppose l’exercice de cette pensée
symbolique que l’anthropologue étudie en poussant « l’investigation au-delà des bornes de la
conscience »5 des acteurs. Sa tâche est de recomposer par conséquent du sens avec ce qui n’en
est pas, dans un espace d’intelligibilité qui est celui de la science qu’il pratique, et non pas
celui d’une conscience collective retrouvée au plan de la vie sociale.
Dans cette mesure toutefois, le religieux n’est-il tout de même pas clandestinement doté d’une
prééminence ? Ne serait-il pas le meilleur angle, d’un point de vue de méthode, pour
appréhender le symbolisme ? Métalangage mythique et paralangage rituel ne seraient-ils pas
les deux verres grossissants permettant de saisir cette communication dont il s’agit de décrire
le « système vrai », caractéristique d’une culture ? Cela, Lévi-Strauss le récuse expressément.
Il le fait en une phrase que Michel Cartry a bien relevée : « Pour autant que les faits religieux
ont leur place dans un tel système, on voit qu’un aspect de notre tentative consiste à les
dépouiller de leur spécificité »6. Bref, la conjuration de l’homo religiosus et de son empreinte
dans le savoir anthropologique doit être menée jusqu’au bout. Mais la spécificité rejetée n’est
pas non plus complètement déniée. Tout se passe comme s’il y avait là un résidu. Car la
communication religieuse conserve un aspect singulier:
« les interlocuteurs divins ne sont pas des partenaires comme les autres, au sein d’un
même système de communication. L’homme se les représente comme des images ou

5
Anthropologie structurale II, p.85.
6
Cité et commenté par Michel Cartry « Le fait religieux » (1987), in Incidence 6, Le chemin du rite : autour de
l’œuvre de Michel Cartry, Le Félin, 2010, p.30.
6

des projections (totales ou partielles) de ce système, ce qui introduit dans la théorie


une contrainte supplémentaire, mais n’altère pas son économie ni ses principes »7

Cette dernière précision soulève plusieurs questions. La pensée symbolique, pour des raisons
qui apparaissent mal ici, éprouverait la nécessité de ne pas s’en tenir aux relations
interhumaines ou intramondaines. Certes, il ne s’agit pas là de ce penchant à la figuration qui
ferait resurgir un instinct religieux, enraciné lui-même dans les « passions et sentiments » que
voulaient scruter les philosophes du XVIIIème siècle. Il s’agit d’« actes d’entendement »,
d’une fonction de l’esprit exercée conjointement dans d’autres registres que le religieux, et
analysable à la seule condition d’adopter le point de vue du système embrassant tous ces
registres. Il demeure que la « contrainte supplémentaire » est, comme dirait Mauss, un
« résidu qu’il faut décrire ». En admettant qu’elle n’altère pas le système, en quoi celui-ci la
requiert-il ? D’où vient ce besoin de projection, voire d’imaginaire du système, qui donne à la
communication religieuse son profil particulier? Plus simplement : quelle est la place du
religieux dans la fonction symbolique, et comment se comprend-il à partir d’elle ?
On dira que c’est précisément en empruntant la voie royale du mythe que Lévi-Strauss a
délivré ses réponses. Or cela n’est vrai qu’en partie. Quels que soient les avantages qu’elle
présente, et même si on la considère assez large pour faire place à l’analyse structurale des
rituels, cette voie ne répond pas exactement à l’indication qu’on vient de lire. Elle laisse
intacte la question relative à la différence de plans des interlocuteurs, et donc le fait qu’il y a
des dieux, que les hommes et les dieux, posés comme distincts, communiquent dans les deux
sens. Difficulté réduite, mais pas abolie par la dynamique de projection, puisque celle-ci
intervient plus comme un postulat du symbolisme que comme un argument justifiable à partir
de lui. Disons le autrement : le symbolisme religieux reste suffisamment singulier en tant que
symbolisme pour qu’une anthropologie religieuse, même lorsqu’elle résiste aux charmes
d’une phénoménologie du divin ou du sacré et tire tout le profit de l’avancée structurale, ne se
dissolve pas complètement ou immédiatement dans une anthropologie de l’esprit. A moins,
peut-être, de définir cette dernière autrement que Lévi-Strauss ne l’a fait.
Un certain nombre d’anthropologues, mais aussi de psychologues et de philosophes, ont été
sensibles à cette difficulté et ont entrepris de travailler dans d’autres directions que celle des
Mythologiques pour la résoudre. Ils ont par là profondément transformé – plus que Lévi-
Strauss, et en dépit de la dette qu’ils se reconnaissent envers lui – la façon dont les sciences
sociales abordent les phénomènes religieux.

7
Anthropologie structurale II, p.84-85.
7

Une voie radicale a été initiée à travers la critique de la notion de symbolisme, visant à en
dégager les mécanismes cognitifs sous-jacents et à redéfinir les croyances dans ce cadre. Il
s’agirait alors d’accentuer le tournant intellectualiste de l’anthropologie structurale jusqu’à lui
substituer une étude du fonctionnement de l’esprit plus conforme aux progrès de la neuro-
psychologie, de la linguistique d’inspiration chomskienne et des théories de la
communication8. A terme, le religieux est expliqué sans recours au symbolisme, et c’est le
scrupule même de Lévi-Strauss – le résidu noté, la « contrainte supplémentaire » au système
où le religieux a encore sa marque – qui disparaît du même coup. Notons qu’on retrouve en
cela un ancien motif, dont on veut renouveler complètement l’approche : on se donne pour
tâche privilégiée une explication de la croyance, sur une base cette fois-ci naturaliste.
Une tout autre voie est empruntée par ceux qui continuent à travailler le symbolisme de
l’intérieur, sans se satisfaire de la logique des transformations mise en oeuvre dans les
Mythologiques, mais sans le réduire non plus à un phénomène d’un autre ordre. Ceux-là,
pourrait-on dire, se tiennent fermement à la grande thèse lévi-straussienne d’une
anthropologie qui s’attache aux formations symboliques, non pas en les référant aux activités
sociales comme à leur fondement, mais seulement en admettant qu’elles sont intrinsèquement
sociales, non réductibles au biologique ou au mental. L’enjeu, dans ces conditions, est
double : il est, à rebours du tournant cognitiviste, de mieux comprendre ce que Lévi-Strauss a
voulu dire en refusant, contre Durkheim, d’engendrer le symbolique à partir du social9 ; et il
est de redonner aux phénomènes religieux plus de poids dans un tel contexte10.
Pour différentes qu’elles soient, ces deux voies font réapparaître, par delà Lévi-Strauss, cette
dimension essentielle de la question qui incombe à toute approche des phénomènes religieux,
et qui se trouvait déjà impliquée, mais non encore articulée, dans la Cité antique au milieu du
XIXème siècle : la corrélation de la croyance et de l’institution, la conjonction entre une
disposition d’esprit qui fait que les individus croient en des êtres surnaturels, s’adressent à eux
et reçoivent d’eux des messages, et des règles contraignantes, caractéristiques d’une vie
sociale déterminée.

8
On pense ici à l’œuvre de Dan Sperber, qui trouve son impulsion dans Le symbolisme en général (Hermann,
1974) et qui évolue dans les années 80 vers une théorie épidémiologique des représentations. Sur cette ligne
naturaliste, voir Pascal Boyer, Naturalness of Religious Ideas, Berkeley University of California Press, 1994.
9
Voir Cl.Lévi-Strauss, « La sociologie française » in G.Gurvitch (éd.) La sociologie au XXème siècle, II, PUF,
1948 ; « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, 1966.
10
Plusieurs auteurs ont entrepris de renouveler l’anthropologie religieuse d’un point de vue structural en
remettant sur le métier la question du symbolisme. L’ouvrage La fonction symbolique (dir. M. Izard, P.Smith,
Gallimard, 1979), bien qu’il reprenne dans sa préface le refus lévi-straussien de faire de la religion une « sphère
réservée » (p.13), donne une vision d’ensemble de ce renouvellement. L’un des pôles éditoriaux les plus
importants a été à cet égard la collection « Système de pensée en Afrique noire » de la Section des sciences
religieuses de l’Ecole Pratique, dirigée par Alfred Adler et Michel Cartry.
8

Si l’on veut rejoindre la première articulation véritable de cette question, il ne fait pas de
doute que c’est à Durkheim et aux Les formes élémentaires de la religion qu’il faut revenir.
On se souvient que sa définition de la religion combinait deux critères : le sentiment du sacré,
et la communauté instituée qui correspond dans son lexique à l’« Eglise », prise en un sens
générique11. Le risque contenu dans le premier critère est évident : il est de tomber dans une
phénoménologie du religieux, elle-même adossée à un instinct religieux tel que l’admettaient
les philosophes. Durkheim viendrait alors compléter la liste qui va de Vico à Freud en passant
par Rousseau. Ce risque était pourtant par avance évité par le recours au second critère :
associé à la formation d’une communauté de croyants unis par une certaine conduite de vie, le
sacré se trouvait sensiblement déplacé par rapport à ses usages non sociologiques. Toute
société comporte un noyau religieux, non parce que les hommes seraient par nature des êtres
religieux, mais parce que vivre socialement implique la croyance en commun, de telle sorte
que du sacré s’instancie et exerce sur les conduites un pouvoir normatif. Telle est l’idée
essentielle en fonction de laquelle la thèse durkheimienne mérite d’être jugée. Dans ce cas, les
difficultés ne s’effacent pas, mais sont différentes de ce qu’on pense à première vue. Dans son
effort pour penser le lien social comme un lien moral, Durkheim a été conduit à faire de la
communauté de foi une sorte de situation paradigmatique, un point d’orgue de toutes les
figures du commun. Cette accentuation a suscité des confusions de plusieurs types. D’un
point de vue général, on peut dire que le risque est de manquer de discrimination entre les
deux types de liens, religieux et social – ce que paraît confirmer en dernier ressort une
tendance à la sacralisation de la société comme telle. Il reste que l’acte décisif pour
l’anthropologie religieuse se situe en amont : dans l’affirmation que le religieux ne se
constitue que dans un cadre institutionnel. Pour comprendre, non seulement la religion, mais
la société à partir d’elle, il faut scruter cette réalité paradoxale qu’est une croyance instituée.
C’était là toucher le cœur du problème, comme l’a bien souligné Edmond Ortigues :
« Certes, la religion a des sources dans l’âme humaine (en cela, l’homme diffère de
l’animal, car celui-ci réagit à ce qu’il perçoit alors que celui-là réagit davantage à ce
qu’il imagine), mais aucune explication psychologique de la religion ne suffit à
rendre compte des structures sociales et des constructions théologiques qu’une
religion se donne sous la forme impérative d’une règle de culte ou d’une règle de
foi, ou simplement d’une coutume ancestrale unissant le juste et le sacré. Ni les
métaphysiciens ni les mystiques n’ont réussi à briser le lien qui unit la croyance en
Dieu et l’allégeance à une institution sociale. Nous sommes tellement habitués à
ce fait « durkheimien » qu’il nous paraît aller de soi. Et pourtant, là est la grande
énigme dont il faut rendre compte. »12

11
Les formes élémentaires de la vie religieuse,(1912), PUF, 1990, p.65.
12
Le monothéisme, Hatier, 1999, p.5-6.
9

Au fond, la vraie rupture avec l’homo religiosus est venue de la sociologie, dans la distance
prise à l’égard de toute psychologie religieuse. Or c’est dans cette perspective que la portée
générale de l’anthropologie des faits religieux parvient à se dégager, et que l’on se trouve en
position d’interroger, non seulement la permanence du religieux, mais surtout ce à quoi il
donne accès plus largement en termes de théorie sociale. Sans doute, chez Durkheim, la
réflexion tournait court : car c’est encore la catégorie de sacré, cette rupture introduite dans
l’expérience des individus du seul fait qu’ils vivent en groupe, qui se voyait créditer d’une
fonction explicative. On retombait alors, comme l’a vu Lévi-Strauss, dans une explication du
symbolique par la vie sociale, mystérieusement capable d’engendrer la symbolisation, mais en
elle-même non symbolique. Renverser l’explication n’est pourtant pas plus satisfaisant, si l’on
fait de la fonction symbolique un « acte d’entendement » dont devraient découler des rapports
sociaux, avec les règles qui leur sont liées. Si l’énigme est bien celle désignée par Ortigues,
l’enjeu doit être de tenir ensemble les deux plans, de comprendre que le social est toujours
déjà symbolique, ou encore, ce qui revient ici au même, que la croyance, avec ses formes de
projections et de figuration, est d’emblée prise dans l’institution avec ses formes de relations.
Peut-on alors reprendre le fait « durkheimien » sur d’autres bases ? Il se pourrait que le
problème vienne, non de ce que Durkheim ait parlé de sacré, mais de ce qu’il n’en avait pas la
théorie convenable, précisément parce qu’une perspective structurale lui faisait défaut. Le
sacré, pour Durkheim, est la perception d’une différence de nature. Il ne se définit pas par un
certain contenu sémantique ou par une essence – ce qui le soustrait à toute phénoménologie
religieuse – mais par une forme brisée qui s’imprime à l’expérience humaine, forme dont
découle l’ensemble des distinctions dont l’esprit humain est capable, qu’elles soient morales
ou intellectuelles – le bien, le mal, le vrai, le faux, mais aussi le normal et le pathologique. De
cela, Durkheim avait tiré avec Mauss une théorie des catégories où Lévi-Strauss reconnaît à
bon droit les prémisses d’une « socio-logique » que son anthropologie de l’esprit aura
finalement poursuivie13. Mais si le sacré distingue, ou est ce qui permet de distinguer, qu’en
est-il de la distinction du sacré lui-même ? Plus précisément, est-il intérieurement objet de
distinction ? La réponse est évidemment affirmative et les Formes élémentaires ne l’ont pas
ignoré, puisque l’ouvrage est en partie construit sur le repérage de ses gradations, depuis
l’emblème déterminé, le Totem, jusqu’à la force anonyme qui le sous-tend et qui renvoie en
dernier ressort à une synthèse sociale. La considération des gradations, c’est-à-dire des
variations d’une même forme selon des différences de degré d’actualisation, ne résout pas

13
Voir « De quelques formes primitives de classification » (1903), in M.Mauss, Œuvres II, Minuit, 1969, p.13-
89. Et le commentaire de Lévi-Strauss, in Le totémisme aujourd’hui….
10

toutefois la question des distinctions formelles que l’on pourrait chercher à appliquer au sacré
lui-même. Or c’est précisément celle-ci qui se pose dans une optique structurale : y a-t-il dans
le champ des phénomènes religieux des rapports formels entre des êtres par lesquels chacun
d’eux se voit assigner une valeur propre, dans un système d’oppositions distinctives ?
Le sentiment du sacré, repris dans ce régime d’interrogation, renvoie à une réalité plus
profonde dont il n’est que l’effet produit dans les individus. Il relève d’une symbolisation
religieuse, qui se ramène à une structure formelle analogue à celle de la langue. Le portrait
bien connu du structuralisme en anthropologie se laisse ici percevoir. Il consiste dans le
rapport établi entre le fait social et le fait linguistique, sous l’égide du symbolisme. En passant
par le sacré, et en le dépassant, n’aurait-on alors rien fait d’autre que retrouver la « théorie
générale » esquissée par Lévi-Strauss en 1968, celle d’un système de communication stratifié
caractéristique d’une culture ? Ce n’est pas tout à fait le cas, si l’on admet que l’on touche
maintenant plus directement la « contrainte supplémentaire » que cette théorie reconnaissait,
la nécessité de comprendre le religieux comme une communication d’un certain type, entre
des êtres situés à des niveaux différents – bref, la symbolisation spécifique dont il est
question. Dans ce cas, l’approche doit se conformer à l’exigence de décrire les distinctions
entre les êtres religieux eux-mêmes, dans les rapports qui les lient aux hommes et le système
qu’ils forment. Elle est de comprendre comment un être surnaturel, un dieu, un esprit ou un
ancêtre, est distingué de tout ce qui n’est pas lui par le groupe qui le reconnaît en lui vouant
un culte et en recevant le message qui vient de lui, c’est-à-dire en croyant en lui. Ou encore :
il s’agit de comprendre comment cette distinction perçue par les membres du groupe est
rendue possible par un système de distinctions comparable à la structure d’une langue, avec
ses contraintes propres. Ainsi, on serait vraiment sur la voie de l’énigme mentionnée plus
haut. On se trouverait en mesure d’analyser les religions comme des faits sociaux, c’est-à-dire
sous la forme paradoxale de croyances instituées.
L’idée de Lévi-Strauss, lancée plutôt qu’explicitée, était que le système symbolique tout
entier se projette ou se figure dans des êtres surnaturels. La « contrainte supplémentaire »14
était une contrainte de projection, comme si le symbolisme devait se représenter, se laisser
« imaginer », et que la religion était la réponse à ce besoin. C’était là tourner le dos à une
approche structurale de la croyance en tant que croyance. C’était aussi refuser le problème
central, correctement formulé depuis Durkheim et présupposé par Fustel, du lien intérieur
entre croyance et institution. Le coût en avait été, au bout du compte, la dissolution de

14
Anthropologie structurale II, p.85.
11

l’anthropologie religieuse. Mais celle-ci résiste. Elle renaît forcément dès que l’énigme de
départ est réactivée. Et elle s’entend tout autrement du moment où l’on s’efforce d’exploiter
l’apport structural dans ce qu’il a d’essentiel : non la résorption du religieux dans le langage,
mais la lecture que la linguistique autorise du symbolisme religieux.
Sur cette route, on rencontre une oeuvre contemporaine de celle de Lévi-Strauss, dont
l’impact sur les sciences religieuses fut considérable, mais dont l’appartenance au
structuralisme est plus ambiguë: il s’agit de l’œuvre de Dumézil. Il faut dire que, pour les
lecteurs de l’après-guerre, sa généalogie était quelque peu brouillée. Elle était complètement
étrangère à l’inspiration phonologique, voire au Saussure du Cours de linguistique générale,
marque de fabrique du structuralisme dans sa version dominante. Comme l’a bien montré
Jean-Claude Milner, Dumézil se rattache à la grammaire comparée et à la linguistique
historique de Meillet, au Saussure de la période parisienne (l’auteur du Mémoire de 1878, où
s’établissent pour la première fois les principes d’une linguistique indo-européenne). En
s’enfonçant plus loin dans le XIXème siècle, il se rattache encore à la Cité antique de Fustel
de Coulanges, ouvrage décidément séminal. Le programme indo-européaniste, en effet, y était
déjà amorcé – et il l’était avec une orientation nettement linguistique, accusant cependant un
contretemps au regard des méthodes et des découvertes de la science du langage qui auraient
été nécessaires à sa mise en oeuvre15. De cette généalogie de l’œuvre de Dumézil ressort un
comparatisme qui n’a pas la même source que celui de Lévi-Strauss16. Le fait qu’il lui ait été
compatible historiquement – qu’une alliance ait été passée entre les deux courants, et que
celle-ci ne soit évidemment pas sans fondement – ne change rien à la différence d’origine que
l’on pointe ici. Ses répercussions sur l’approche des faits religieux tiennent à une raison
essentielle: c’est qu’avec Dumézil, on parvient mieux à discerner la logique des
différenciations susceptibles de rendre compte de ce qu’on a appelé les croyances instituées.
Les « faits comparatifs » tels que les conçoit Dumézil ne sont pas des « faits primaires », mais
des « faits secondaires » : ce sont des « concordances sur un fond de différences »,
concordances « confrontées, mesurées et limitées »17 par l’histoire des mots, de leur extension
sémantique et de leurs usages, de telle sorte qu’une « idéologie » se détache et caractérise une
identité culturelle, et pas seulement linguistique, fondée sur la tripartition fonctionnelle des
figures divines. C’est ainsi que, de l’Indo-européen comme langue reconstruite par les néo-

15
Sur cette anticipation de Fustel, voir J.-Cl.Milner, Le périple structural, Verdier, 2002, p.73-74.
16
Pour une confrontation des deux modes de comparatisme, on se reportera à la thèse récente de Gildas Salmon,
Logique concrète et transformations dans l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss, Paris I, 2009.
17
« Leçon inaugurale au Collège de France » (1949), in Mythes et dieux des Indo-européens, Flammarion, 1992,
p.19-20.
12

grammairiens, on passe à la culture indo-européenne, reconstituée elle aussi en l’absence de


données documentaires attestant de l’existence effective d’une population ancienne qui lui
corresponde. Ce qui s’avère essentiel pour effectuer ce passage, c’est la différenciation des
dieux, « les rapports qu’ils soutiennent entre eux et les équilibres que révèlent ces
rapports »18. Or ces rapports et ces équilibres sont sociaux. La classification qu’ils traduisent
ne présuppose nullement, pour être comprise, l’application du schème formel de la langue
comme système d’oppositions distinctives, mais seulement la différenciation de trois
fonctions – sacerdotale, guerrière et productive - d’emblée rapportée à une structure sociale et
à l’ensemble d’attitudes qu’elle induit. Ce vers quoi pointe l’analyse, ce n’est pas une pensée
symbolique exercée par codage de différents matériaux, mais c’est la symbolisation religieuse
propre à une entité socio-historique qui ne s’individue et ne se révèle historiquement qu’à
travers elle. Cette symbolisation s’appuie sans aucun doute sur des représentations
imaginaires, par quoi chaque figure voit ses contours s’estomper et déborder constamment sur
ceux des autres. L’histoire des religions, en écho à la phénoménologie du religieux qui
menace toujours de reprendre le dessus, se perd bien souvent dans l’inventaire de ces
fluctuations de la croyance19. Mais le point de vue scientifique s’affranchit de cette confusion
en cherchant la structuration à l’œuvre dans les croyances, une fois rapportées aux institutions
sociales dont elles sont solidaires. La dimension imaginaire est ainsi élevée à un niveau
d’expression où les représentations isolées s’entre-limitent et se distinguent
fonctionnellement, devenant par là des valeurs auxquelles les individus se conforment dans
leur existence sociale. La culture des Indo-européens, lue à travers leur religion, est
essentiellement cela : un symbolisme institutionnel qui norme l’existence de ce groupe
reconstruit par comparaison, un système complexe de règles sociales, c’est-à-dire de
comportements différenciés et ordonnés de la même manière, attribuable à un groupe
spécifique, quoi qu’il en ait pu être de son homogénéité sociale réelle. Pour y accéder, aucune
hypothèse n’est nécessaire sur l’universalité de l’esprit humain, dont le symbolisme serait la
dernière clef de déchiffrement. En revanche, il faut mettre l’accent sur la différenciation des
dieux au sein d’une religion donnée, et discriminer leurs liens aux hommes, dans les différents
sens qu’ils peuvent prendre.
On dira que cela ne vaut, précisément, que pour des cultures où il y a des dieux, des esprits,
des ancêtres, suffisamment pluriels pour pouvoir être distingués. Le monothéisme, en d’autres
termes, semble faire exception, s’ériger en point aveugle de la comparaison qu’on cherche à

18
L’héritage indo-européen à Rome, 1949, p.65.
19
Voir sur ce point le commentaire d’Edmond Ortigues, Le discours et le symbole, Aubier, 1962, p.192-193.
13

fonder. L’objection est pourtant trop massive pour être abordée de façon aussi directe. Notons
du reste que l’argument de la Révélation, central dans le monothéisme, reste tout de même un
problème de distinction du vrai dieu de ce qui n’est pas lui. Et que la différenciation des
instances spirituelles, même hiérarchisées, n’y est aucunement secondaire.
Plus pertinente est la remarque selon laquelle, en s’orientant dans cette voie, on fait droit, non
seulement à la dimension sociale particulière des phénomènes religieux – au fait que les liens
des hommes entre eux soient solidaires de leurs liens aux dieux, pour autant que les dieux
sont rapportés les uns aux autres – mais aussi à leur dimension historique particulière.
Dumézil, en effet, parle expressément d’héritage indo-européen à propos de la
trifonctionnalité. Le terme est soigneusement pesé. Dumézil le justifie de la manière
suivante : puisqu’il faut écarter aussi bien l’explication par le hasard (les trois fonctions se
retrouvent dans un nombre suffisant de cultures pour que la coïncidence soit tout à fait
improbable) que l’explication par la nécessité naturelle (elles forment un système assez
singulier pour invalider tout hypothèse universalisante), seule reste l’explication par la parenté
génétique ; et puisque qu’il est exclu qu’une des cultures étudiées l’ait communiqué aux
autres, cette parenté doit se comprendre en termes d’héritage commun provenant d’une source
plus ancienne. On en conclura que la culture indo-européenne dans sa globalité reste marquée
de contingence. Elle est le produit d’une généralisation comparative, mais elle reste locale, la
théorie des trois fonctions n’ayant pas vocation à s’épanouir en thèse anthropologique. Nulle
« théorie générale de la société » n’y est impliquée. L’œuvre reste celle d’un historien, qui ne
cesse d’ailleurs de revendiquer son appartenance à cette discipline. Et cependant, c’est dans
ce dont il est fait l’histoire que la leçon épistémologique de Dumézil prend toute son ampleur.
L’héritage indo-européen témoigne de la transmission d’un système symbolique. Le
symbolisme, en d’autres termes, est d’ordre traditionnel, le système qu’il forme relève, en tant
que système, d’un certain développement diachronique. En dévoilant l’héritage indo-
européen, on peut dire qu’on renouvelait profondément l’interrogation sur la texture et la
modalité de construction d’une tradition symbolique.
La trifonctionnalité, avec le mode de distinction et de classification des figures de la divinité
et l’architecture sociale et institutionnelle qui lui est corrélative, s’est transmise à différents
niveaux, sur différentes lignes historiques, à partir d’une même souche. C’est donc qu’il y a
une histoire des croyances instituées qui éclaire la constitution des faits religieux, dans leur
spécificité. Plus encore : c’est que le fait qu’une croyance soit instituée ne se mesure pas
simplement à sa corrélation à des règles sociales synchroniquement déployées, mais à la façon
dont se règle une question d’héritage culturel, et donc de transmission temporelle de la
14

structure elle-même. La communication des hommes et des dieux, dans les deux sens, ne doit
pas seulement être comprise comme la mise en rapport de deux systèmes de différenciations ;
elle doit aussi être restituée diachroniquement comme la modalité de persistance et de
construction d’une structure dans le temps. La remarque est décisive pour le problème
épistémologique qui nous occupe. En somme, si l’anthropologie religieuse peut reconquérir
son adjectif qualificatif, ce devrait être justement par ce biais : en se faisant plus et autrement
historienne qu’elle ne l’a été. Non pas en se séparant de l’histoire des religions pour aller vers
une étude de l’esprit humain et de la fonction symbolique, mais en intégrant le symbolisme à
l’histoire, et par là en donnant à l’histoire des religions une autre tournure.
On atteint ici un second impensé religieux du structuralisme dans sa version dominante : sous
celui de la croyance instituée, celui de la tradition. Tous deux, du reste, ne sont pas sans liens.
Il ne suffisait pas, comme le fit Durkheim, d’indiquer que le sacré et la « communauté de foi »
sont les deux faces d’une même réalité. Il fallait encore comprendre que le symbolisme
religieux est temporellement constitué, que la communauté de foi est toujours aussi
communauté de tradition, et que c’est dans l’élément de la tradition que les distinctions
opérant à travers le principe du sacré parviennent à se creuser. Dans ce cas, notons que c’est
aussi la dimension normative du religieux qui voudrait être mieux comprise : le fait qu’aux
croyances correspondent des règles de conduite sanctionnées, et que la validité et l’efficacité
de ces règles ne puissent être expliquées sans tenir compte du fait, non seulement qu’elles se
transmettent, mais aussi qu’elles ont elles-mêmes pour fonction d’inscrire les individus dans
une chaîne de transmission, de les instaurer en récipiendaires d’un certain « héritage » qu’il
leur faut assumer. Par quoi la solidarité sociale que les faits religieux permettent
d’appréhender se précise. Il lui est essentiel de lier les vivants et les morts, présents et absents
réunis dans un rapport de continuité où la normativité sociale se refonde en permanence. Le
sacré, en ce sens, renvoie aux origines de la communauté. Ou encore, l’origine symbolique de
la société se laisse décrire, du moment où l’on restitue aux faits religieux leur centralité en les
concevant inséparablement comme des faits d’ordre traditionnel et normatif, à travers lesquels
l’existence et le développement dans le temps d’un certain groupement humain parviennent à
se régler.
En somme, les considérations qui précèdent n’auront fait qu’expliciter notre point de départ :
le présupposé, partagé par les sciences sociales et le sens commun contemporain, que la
religion est effectivement une composante de la culture. Pour celle-ci, on ne peut nier que la
transmission soit en effet constitutive : elle n’est pas une opération seconde sur une matière
inerte, mais forge par elle-même ce qu’on entend précisément par réalité culturelle. Et de la
15

même manière, elle exprime le caractère normatif de cette réalité, le fait qu’elle consiste en
manières de penser et d’agir qui s’imposent aux individus à raison de ce qu’ils reçoivent
d’elle, et donc selon leur inscription dans les chaînes de transmission qui la composent. Bref,
s’il est vrai que la religion se ramène essentiellement à une tradition, et si elle offre sur la
transmission un point de vue plus direct qu’aucun autre fait, alors il est pleinement justifié
d’en faire un discriminant culturel d’élection.
Mais ce point de vue reste trop général tant qu’on n’a pas dit en quel sens le mot de tradition
mérite d’être pris. Le parcours suivi jusqu’ici permet de préciser les choses. Le mot de
tradition acquiert toute sa portée si l’on considère que ce qui se transmet est d’ordre
symbolique – que c’est par la voie du symbolisme que la transmission a lieu dans un ordre
qu’il convient d’appeler traditionnel. En cela consisterait le primat heuristique de la religion :
elle rend perceptible la normativité culturelle comme normativité symbolique, en ajoutant
qu’on entend par là une tradition toujours active. Disons-le autrement : l’anthropologie
religieuse regagne ses droits, si et seulement si linguistique et histoire des religions coopèrent,
isolant un plan d’analyse où synchronie et diachronie ne sont pas séparées et où le concept de
tradition acquiert de nouveaux contours. Le déplacement, soulignons-le, serait dans ce cas
interne au paradigme structural. Plus que vers la « théorie générale de la société » que Lévi-
Strauss avait présentée en 1968 sous le visage d’une théorie de la communication, au triple
plan de la parenté, de l’économie et du langage, on se tourne vers une théorie de la
transmission des formations symboliques, qui reconnaît dans la communication des hommes
et des dieux, resituée dans une trame traditionnelle, son centre de gravité.
On trouve chez Edmond Ortigues les fondements d’une telle approche. La conception du
symbolisme qui se dégage de son œuvre emprunte à des champs de recherches très différents,
qui vont de l’anthropologie à la linguistique, de la psychanalyse à l’histoire des religions et à
la philosophie du droit, voire à la théologie. Il ne s’agit pourtant pas là d’éclectisme. Ortigues
tourne obstinément autour d’un même réseau serré de questions, qui ont le fait religieux pour
point d’orgue. S’il fallait lui assigner une identité disciplinaire, c’est à la philosophie qu’on
devrait le rattacher, non sans donner de celle-ci une acception suffisamment distendue et
ouverte pour intégrer les concepts forgés en sciences sociales 20. C’est que le grand mérite

20
On trouvera une bibliographie sélective par Norbert Le Guerinel et Pierre Le Quellec-Wolff dans La
Révélation et le droit, Beauchesne, 2007. Vincent Descombes exprime le sentiment éprouvé par tout lecteur
d’Ortigues : « Qui nous donnera une vue d’ensemble de l’œuvre de Edmond Ortigues ou même l’esquisse d’une
notice générale de ses travaux ? Pour entreprendre utilement une telle présentation, il faudrait ajouter à une
connaissance directe de la philosophie contemporaine des compétences qui sont rarement réunies chez une
même personne (études bibliques, histoire des religions, psychanalyse, etc.) » (« Edmond Ortigues et le tournant
16

d’Ortigues est de reprendre en philosophie le problème du religieux tel que les sciences
sociales l’ont reconfiguré. Il est de chercher à rendre intelligible le trièdre qui nous est apparu
constitutif du symbolisme culturel : celui formé par la tradition, la croyance instituée et la
norme.
En ouverture de son recueil Religions du livre, religions de la coutume (1981) Ortigues fait la
remarque suivante : l’histoire des religions a une particularité épistémique peu souvent
soulignée, qui interdit de la confondre avec l’histoire d’autres phénomènes culturels, tels les
sciences ou les arts. Dans l’histoire des sciences ou l’histoire de l’art, la spécification du
domaine couvert et la détermination de l’objet peuvent être opérées à l’aide de critères
relativement indépendants du développement historique : la facture de l’œuvre ou la
psychologie de la perception dans le domaine artistique, la construction logique des énoncés
ou l’épreuve de l’expérience pour la science. Bien qu’Ortigues ne le fasse pas, on pourrait
étendre cette considération au domaine linguistique et à l’histoire des langues. Dans chacun
de ces cas, les critères sont soumis à discussion, à réélaboration et à controverses, et leur
dépendance à l’égard de l’histoire n’est pas récusée, mais seulement relativisée et circonscrite.
Avec la religion, on assiste cependant à une contamination plus profonde : on est en présence
de manifestations symboliques particulières pour lesquelles ce sont les critères d’objectivation
eux-mêmes qui s’avèrent de nature historique. En d’autres termes, tout critère définitionnel du
religieux, il faut s’y résoudre, est intrinsèquement historique, au sens radical où c’est dans
l’histoire qu’il prend sa forme même de critère.
A cette singularité, Ortigues donne la raison suivante : c’est que « la pensée religieuse
est inséparablement liée à des formes institutionnelles et rituelles de transmission et de
tradition »21. L’énigme de la croyance instituée est ainsi abordée de front : elle se ramène à
l’efficacité de ces formes rituelles dont la fonction relève, non de la communication en
général, mais de cette forme de communication particulière qu’est la tradition. Un même
prisme structural permet ainsi d’approcher les religions dans leur diversité empirique: prises
en elles-mêmes, distinguées à l’intérieur des phénomènes culturels en général, elles sont au
fond de la symbolisation à l’état d’histoire, ou à de la symbolisation sous forme historique. Ce
qui s’avère constitutif, ce n’est pas le sacré, ce n’est pas même la communauté de foi, moins
encore la perception du divin ou l’expérience de la transcendance : c’est le fait que les

linguistique », L’Homme, 175-176, 2005). La lecture qui suit sera de fait très partielle, limitée par les questions
que nous avons formulées concernant la possibilité d’une anthropologie religieuse d’inspiration structurale.
21
Religions du livre, religions de la coutume, p.7. Nous citons dans l’édition disponible sur le site
« Les classiques de sciences sociales », http://classiques.uquac.ca/.
17

humains sont des êtres qui vivent la transmission au niveau que le symbolisme, avec ses
contraintes propres, permet de définir et de stabiliser.
En disant cela, il faut remarquer qu’on n’a pas dérogé au principe structural de l’homologie
entre fait social et fait linguistique. Simplement, on a introduit dans un type particulier de fait
social, le fait religieux, un élément qui en déplace l’enjeu. Plus exactement, c’est l’argument
saussurien de la valeur qui se voit altéré, assigné à prendre en charge une certaine
détermination temporelle. Dans son livre Le discours et le symbole, Ortigues avait pu ainsi
présenter un portrait relativement inattendu du structuralisme : certes, tout réside bien dans
l’articulation entre syntagme et paradigme, et, à travers elle, dans la distinction entre parole et
langue, entre discours, ou expression, et structure proprement dite, ordre de symbolisation où
les valeurs des signes se constituent relationnellement. Les conditions formelles du sens sont
des « lois de structures, l’ensemble des relations qui restent constantes dans un groupe de
transformations»22, et le paradigme n’est autre que la classification de ces formes. Mais à tous
les niveaux de l’analyse linguistique on a néanmoins affaire à deux types de rapports : aux
côtés des rapports associatifs et classificatoires (paradigmatiques), jouent les rapports de
positions successives dans la chaîne parlée. Or c’est de là que vient la difficulté : puisqu’il
faut tenir compte du jeu combiné de ces deux types de rapports, une autre distinction est
nécessaire, celle qui concerne la hiérarchie des unités fonctionnelles (phonèmes, morphèmes,
mots, phrases) du discours. Il est vrai que « qui dit ‘forme’ dit ‘sélectivité’ ». Mais il est vrai
aussi que « qui dit ‘fonction’ dit ‘hiérarchie’ »23. A ne se concentrer que sur la sélectivité, on
perd de vue un aspect fondamental du problème linguistique : le fait que tout discours se
construise par hiérarchisation des unités fonctionnelles sélectionnées.
Le point est d’importance, parce qu’il touche justement à la dimension temporelle du langage.
Si la sélectivité est toujours hiérarchique, il s’ensuit qu’une différenciation temporelle régit la
chaîne parlée qui n’est pas seulement liée à la matérialité du temps objectif où elle a lieu, mais
qui est celle d’un temps logique, opérant dans la langue. Les « conditions formelles du sens »
fonctionnent dans cet élément à la fois logique et temporel. C’est donc que le concept de
valeur accrédité par la linguistique saussurienne doit être redéfini. Il n’est pas épuisé par la
distinction entre syntagme et paradigme. Il faut faire un pas de plus – ce que fait Ortigues en
se tournant vers la linguistique de Gustave Guillaume – et intégrer le point de vue du temps,
ou encore celui des « tensions temporelles » du discours, à la définition du symbolisme et à
l’élaboration d’une perspective structurale complètement déployée. Suivre cette voie a une

22
Le discours et symbole, 1962, p.187.
23
Op. cit., p.96.
18

conséquence remarquable d’ordre épistémologique. Elle implique que l’on conçoive une
meilleure intégration des sciences humaines en général, par dépassement de la scission entre
science formelle et science historique à laquelle le structuralisme avait paru se tenir:
« Le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure (professé de 1906 à
1911) appartient à une période de transition durant laquelle toutes les disciplines
historiques ont dû remettre en question un certain nombre de postulats qu’elles
avaient hérités du XIXème siècle. La linguistique moderne est issue pour une part de
cette « crise du positivisme historique ». L’opposition que Saussure établit entre
linguistique diachronique ou historique et linguistique synchronique ou structurale
n’est pas sans rappeler les controverses qui divisaient alors les historiens en
« historisants » et en « sociologues ». Opposition provisoire sans doute, qui devait
aboutir à modifier notre conception de l’histoire en la rendant elle-même plus
structurale »24

Les sciences de la culture, et la linguistique comme les autres, demeurent quoiqu’on fasse des
sciences historiques. L’heure est venue de surmonter l’ancienne querelle des méthodes,
d’œuvrer à une nouvelle conception de l’historicité dont le formalisme structural, dans sa
version offensive de mise en suspens de l’histoire, n’aura été que le prélude. Et l’on comprend
du même coup que, dans cette reconfiguration d’ensemble des sciences de l’homme, la
question du symbolisme traditionnel devienne un enjeu majeur. En mettant l’accent sur ce
point, l’anthropologie religieuse est appelée à retrouver la position centrale d’où elle avait été
expulsée. Elle se voit restaurée, non simplement comme discipline spéciale, mais bien comme
lieu d’articulation où s’exhibe dans toute sa clarté la constitution intrinsèquement temporelle
des valeurs culturelles.
On considérera donc les religions comme différents modes de transmission, source de
valorisation des symboles. De ce point de vue, la distinction la plus évidente est celle entre les
religions du livre et les religions de la coutume. Les premières sont des religions de salut,
transmises par prédication doctrinale à vocation universelle. Elles utilisent pour cela l’outil
scripturaire, tendent à se développer en dogmatique, et s’affirment sur le mode missionnaire –
la mission étant à la lettre une figure limite de la transmission, où la transitivité tend à
s’effacer. Les religions de la coutume, en revanche, restent fermement adossées à un concept
sociologique de tradition qui n’a pas vocation à s’élargir, se tient dans les limites d’un groupe
donné, soumis à des normes qui ne valent que pour lui. De cette grande distinction, on ne
conclura pas cependant à une dichotomie. Sa fonction est surtout d’indiquer un processus de
différenciation qui s’enracine dans la normativité coutumière. C’est aux religions de la
coutume qu’il revient de nous instruire sur la transmission symbolique et sur ses conditions,
les religions du livre en étant une modification singulière. Sans doute la coutume n’est-elle

24
Op.cit, p.73.
19

qu’un élément de base de ce qu’on entend par fait religieux : la foi, ou encore l’illumination
mystique ne s’y réduisent pas25. Mais cela ne change rien au primat et à la persistance de
l’ancrage coutumier, dont aucune religion ne se détache complètement. Dans le vaste tableau
comparatif qui se dégage alors, on notera que l’émergence du monothéisme occupe une
position stratégique. En lui – c’est-à-dire dans cette anomalie qu’est le judaïsme primitif,
religion coutumière tendue vers son propre dépassement - se concentre le problème général de
l’articulation des deux grands pôles26. Il est comme le point focal à partir duquel l’ensemble
de la structure peut être déplié.
Une religion coutumière, on l’a compris, conserve un caractère ethnique : le fait de croire ne
s’y sépare pas de l’héritage reçu par et dans un groupe, héritage à l’aide duquel il trace ses
propres frontières et règle son existence. Le culte des ancêtres y joue par conséquent un rôle
essentiel – mais aussi, comme le montre amplement l’ethnologie africaine (Meyer Fortes,
Evans-Pritchard), la divination. Or c’est précisément ce double aspect qui fait question.
Comment comprendre la solidarité des deux orientations de la croyance, l’effectuation
conjointe, mais non pas confondue, des deux cultes cardinaux, l’un tourné vers les ancêtres -
la communauté des vivants et des morts, et le lien tissé entre présent et passé par référence à
l’origine - et l’autre vers le devin et les signes qu’envoient les dieux pour guider les conduites
futures ? Telle doit être l’interrogation de départ sur la transmission symbolique manifestée
dans les rituels de la coutume. Notons qu’elle recroise une question interne à la tradition
occidentale, ou indo-européenne, adressée cette fois-ci à l’ancienne religion romaine : celle de
la distinction des sacra et des auspicia, des rites sacrificiels et des oracles. Pour Ortigues, il
ne fait pas de doute qu’on a là les « deux bases classiques »27, les deux piliers de toute
institution religieuse, révélée dans sa structure coutumière. D’un point de vue formel, on peut
y voir les deux tensions structurales de sens inverse et symétrique, à l’intérieur desquelles les
valeurs symboliques se forment et se distribuent.
On admettra que les sacrifices et les révélations forment un système de relations cultuelles où
se constitue la normativité sociale de la coutume. Un double échange symbolique a lieu,
conditionnant des actes symétriques. Parfois, les deux actes semblent coïncider. Sur l’autel,

25
Religions du livre, religions de la coutume, p.11-12. Dans les religions du livre, les accents du mot « foi » sont
appelés à varier, entre fidélité éprouvée dans l’observance et croyance justifiante (« Foi », in La Révélation et le
droit, Beauchesne, 2007, p.213-238), de même que le sens donné à l’expérience mystique (« Que veut dire
‘mystique’ ? », Revue de Métaphysique et de morale, 1984, p.68-85).
26
A cette question est consacré l’ultime « sonnet » d’Ortigues : le petit livre paru dans une collection scolaire
intitulé Le monothéisme (Hâtier, 1999). Voir aussi l’entrée « Yahvé », dans Sur la philosophie et la religion. Les
entretiens de Courances, PUR, 2003.
27
Le monothéisme, p.6.
20

on sacrifie un animal et on lit dans ses entrailles les signes divinatoires. L’offrande et la
réception se rencontrent apparemment au même point du sacrifice divinatoire, avec la forme
qui lui est propre. Il ne s’agit pourtant pas, insiste Ortigues, d’une identification : c’est plutôt
un phénomène-limite d’opposition distinctive, et donc l’attestation d’une fonction
structurante28. Les circulations de prestations et de contre-prestations n’abolissent jamais le
caractère aléatoire du signe, le fait que celui-ci soit reçu d’un autre lieu, sans raison
absolument contrôlable – le fait qu’il « vienne d’ailleurs ». C’est là sa nature de symbole au
sens littéral. Dans le double rapport sacrifice-divination, il s’agit en somme d’ajointer deux
choses que la représentation tient d’ordinaire séparées : 1) le rapport que les hommes
entretiennent avec les dieux pour concevoir l’ordre légitime dans lequel ils s’inscrivent, la
juste disposition des rapports sociaux ; 2) le fait que l’on soit toujours confronté à la réalité
irruptive d’événements aléatoires où cet ordre est mis à l’épreuve, pour chacun des individus
en présence et selon la position particulière occupée à l’intérieur du groupe. Dit plus
simplement : la structure symbolique des phénomènes religieux tient à cette nécessité
d’accorder les deux questions qu’aucune société ne peut laisser sans réponse : celle de la
justice, et celle du destin ; celle d’un ordre légitime où l’on prend place, et celle d’une
destinée propre à chacun.
Partons du second point. Qu’une société ne puisse être conçue comme une construction
abstraite, une forme isolable de son milieu de vie, qu’elle soit constamment confrontée au
traitement et à la résolution des problèmes qui se posent à elle et qui remettent en jeu son
ordre propre, Lévi-Strauss l’avait déjà fortement souligné, et cet ancrage matérialiste du
structuralisme est souvent oublié. Il reste qu’en mettant au premier plan la divination, on voit
émerger un tout autre aspect de la question. Celle-ci, en l’occurrence, prend une tournure plus
directement subjective : comment les individus abordent-ils, en tant que membres d’un
groupe, ce qui leur arrive en propre – ce qui leur arrive à eux, singulièrement ? S’interroger
sur la divination, c’est mettre au premier plan ce questionnement centré sur l’acteur. Le
destin qui se cherche dans un cadre coutumier est toujours un destin singulier. Mais l’on se
méprend complètement sur son sens quand on cherche à y introduire une intention de
prévision, le soulagement d’une inquiétude par le calcul. Ce dont il faut partir, c’est plutôt
d’un mélange « d’événement improbable et de pathos significatif »29, qui requiert l’inscription
dans une structure d’intelligibilité que la religion de la coutume vient fournir. Seule une
acception tardive du terme de destin – imputable aux Stoïciens et à leur rationalisme, selon

28
Religions du livre…, p.37.
29
La Révélation et le droit, p.194.
21

Ortigues – a jeté ici la confusion. L’oracle opère plutôt à la manière d’un « charme », il apaise
l’angoisse face à ce qui arrive en faisant entrer l’événement dans une séquence rythmée,
ordonnée lentement dans sa parole incantatoire :
« Pensez à ce que Freud nous propose dans l’analyse d’un rêve : dites la première
chose qui vous passe par la tête, obéissez au rythme des associations, et l’âme
viendra. Il y a dans les techniques de la géomancie l’apaisement d’un ordre qui se
fait lentement, lentement (c’est très long), sans qu’on sache bien où l’on va. Quand
des paroles seront prononcées, elles s’appuieront sur le tissu vivant d’un ordre
lentement institué, pas à pas, un ordre qui se montre sans rien dire en déposant sur
nos questions indécises de précises figures. Car nul ne pourrait exprimer directement
ce qui est en question dans l’angoisse des hommes. Mais l’angoisse, en se jouant
d’elle-même, devient rythme en se prescrivant une rime. Alors vient la parole qui
convient à la rime. Si l'oracle montre qu'un organe de mon corps est en conjonction
funeste, il ne sera pas réfuté par l'absence en moi de douleur, puisque d'imprévisibles
circonstances pourront paraître en consonance avec l'irréfutable sentence comme à
la fin d'un vers la pensée devient événement par la grâce d'une assonance. Ainsi chez
Marcel Proust, afin que le temps soit retrouvé, il faut que l'acte d'écrire dépose ses
figures sur tout ce qui arrive. L'araignée se balance, se balance aveuglément,
s'accroche, repart, se balance, va, vient, danse tant qu'à la fin elle se retrouve au
centre de sa toile, dans un espace orienté. Alors, mais alors seulement il peut être
question de savoir où l'on va. »30

Cette mise en rapport de la divination (qu’elle soit celle de la géomancie ou de la parole


oraculaire) et de la cure analytique n’est pas sans rappeler les développements célèbres de
Lévi-Strauss sur l’efficacité symbolique des pratiques chamaniques31. Le symbolisme est
« efficace » comme ordonnancement et changement de plan. La causalité qu’il met en œuvre
est formelle, et non efficiente. A travers la divination toutefois, un autre aspect apparaît:
l’ordre des choses qui s’annonce à travers les signes reçus s’impose avec l’autorité de ce qui
doit être, il a la forme de l’autorité d’un monde où l’individu peut venir s’inscrire. En ce sens,
la divination est congruente à la justice qui s’exprime dans l’autre direction du culte : celle,
symétrique, qui va des hommes vers les dieux sur l’autel des sacrifices.
Sacrifier aux dieux et aux ancêtres, c’est s’acquitter d’une dette, donner à chacun ce qui lui
revient. Là encore, l’image de Rome peut être invoquée à titre de figure typique. On se
souvient de la fameuse définition du De Republica de Cicéron – tout au moins à travers la
critique qu’en fait Augustin dans la Cité de Dieu : le peuple est « une multitude d’hommes
assemblée en société par le consentement à un droit et par la communauté d’intérêt » (« iuris
consensu et utilitaris communione sociatum »)32. Dans cette représentation païenne et
coutumière, la société se place donc au point de conjonction, ou d’enveloppement, entre des
intérêts communs et un droit commun. Mais il faut pour cela que les rapports de droit se

30
Religions du livre…, p.55.
31
Voir les deux textes « Le sorcier et sa magie » et « L’efficacité symbolique » dans Anthropologie structurale,
Plon, 1958.
32
Voir La Cité de Dieu, XIX, 21, 1.
22

déploient dans un monde où il y a des dieux, auxquels justice est rendue. L’ordre de la
coutume est un ordre de justice – un ordre où religion et droit sont liés intérieurement – pour
autant que les sacrifices et les oracles fonctionnent ensemble. Et tout comme notre regard sur
la divination se trouvait faussé par nos attentes rationalistes, nous comprenons mal le sacrifice
lorsque nous plaquons sur lui l’image d’une justice humaine subordonnée à la justice divine,
ou encore lorsque nous suspectons, sous le iuris consensu, quelque chose comme une
convention tacite, voire un consentement par abdication de la volonté. Le bon point de départ
est tout autre. Il consiste à prendre l’idée de justice, dans son économie interne, comme
impliquant les dieux ou les ancêtres, c’est-à-dire d’autres êtres que les vivants actuels,
d’autres entités que les individus composant physiquement, au présent, la société dont il s’agit
de régler l’existence. A l’aune de cette exigence, l’inscription des « intérêts communs », à
l’intérieur des « rapports de droit consentis » prend un autre sens: elle consiste à déplacer le
concept de justice au-delà des considérations d’utilités, référées aux individualités
empiriquement données. La société, si l’on suit la définition païenne, se placerait d’emblée
au-delà de l’utile – et cette ouverture, il est significatif qu’elle ne s’opère pas d’abord par le
biais de l’amour, comme le voudrait le penseur chrétien (en l’occurrence Augustin, critiquant
Cicéron33) mais bien par celui de la justice, dans la forme inséparablement divine et humaine
qu’on cherche à lui donner.
Rendre à chacun ce qui lui revient, c’est rétablir un ordre des choses et des êtres, rétribuer
l’individu en fonction de la place qu’il occupe dans un monde qui l’englobe, et des relations
dans lesquelles il est pris avec les autres êtres qui composent ce même monde. Il y a donc, au
principe de cette vision, une disposition cosmologique que les sacra viennent entériner, et
auxquels les dieux participent. On ne comprend pas la normativité coutumière sans renvoyer à
cet arrière-plan cosmologique, quels que soient les aspects qu’il peut prendre selon les
cultures considérées. Elle implique le consentement à un ordre du monde, jugé légitime. Il est
légitime que cela revienne à celui-ci, en fonction de ce que la société reconnaît de lui – en
fonction de l’inscription sociale qui est la sienne, attachée à sa personne et à son nom, et plus
encore constitutive de cette personne et de ce nom. Dans ces conditions, les normes légitimes,
à l’intérieur du système de la coutume, jouent essentiellement le rôle de « marqueurs de
relations ». Elles sont là, non pour agir sur (c’est la déformation moderne, faisant surgir au
premier plan le concept de volonté, qui nous le fait croire) mais pour attester d’un lien entre.
Ce qui oblige à proprement parler, n’est autre qu’un rapport reconnu, dont l’expression

33
Sur ce passage, voir E.Gilson, Les métamorphoses de la Cité de Dieu, p.52sq.
23

normative est l’attestation ou le marqueur – en d’autres termes, le symbole, au sens le plus


classique du terme. Chaque norme sociale est à prendre, non comme l’expression d’une force
qui aurait dans le collectif son foyer dynamique, mais comme un fragment qui vient s’ajointer
à un autre au sein d’un ordre global. Les êtres sociaux n’existent véritablement, ne prennent
consistance d’êtres, que dans ces attestations respectives, dans ce réseau de relations qui se
retisse en chacun de ses points. C’est pourquoi on se rend justice en se saluant. Bien plus que
le respect des contrats, les salutations font toucher ce sens profond de la justice humaine
comme premier lieu de la socialité, auquel toute réalité institutionnelle renvoie en dernier
ressort. Ici, l’expérience de l’ethnologue se révèle plus éloquente que celle du juriste ou du
philosophe :
« Qu’il me soit permis de rappeler ici un souvenir. Je me trouvais un jour dans un
village particulièrement misérable du Sénégal oriental, au sein d’une population
affligée du ver de Guinée et autres maladies, n’ayant pour breuvage qu’une eau
croupissante, entourée d’une nature hostile où s’allumait de tous côtés les feux de
brousse, ce jour-là, en écoutant le chantonnement monotone des interminables
salutations, je me disais que le rite est encore la dernière choses par quoi nous
sommes des hommes, plutôt que des animaux. La ritualisation est, comme
l’élégance, une façon de charmer l’angoisse »34

On retiendra cette primauté anthropologique conférée au rituel, pris au sens primordial de


rituel de reconnaissance au sein d’un groupe. Mais disant cela, on n’a pas pour autant répondu
à la question : pourquoi faut-il précisément que la dette aille à des êtres tels que des dieux ou
des ancêtres ? Qu’est-ce qu’un tel acte, impliquant le divin ou l’absent, est susceptible de
nous apprendre sur la composition d’un collectif qui mérite le nom de société ? Pourquoi
l’ordre des choses, la bonne disposition où la justice a son socle, ne pourrait-elle pas être un
ordre strictement mondain, une disposition des êtres et des choses strictement terrestres, en se
tenant strictement au plan des rapports interhumains ? La réponse que donne Ortigues à cette
interrogation sur le droit des dieux révèle toute la portée d’une optique structurale :
« Pour que soient mises en forme les marques de la reconnaissance sociale, il faut
que la nécessité naturelle accepte quelque chose en plus ou en moins, il faut que
quelque chose soit ajouté ou soustrait à la nature pour constituer une valeur
d’information qui puisse être valable « en vertu de sa forme » car à ce titre
seulement elle peut juger les faits, exiger qu’ils lui soient conformes, au lieu d’avoir
à se conformer à eux. »35

Le problème est bien celui de fondation des normes, dans une société donnée. Plus
exactement, il est de savoir comment le droit s’instancie par rapport aux faits, s’extrait de
l’existence factuelle de la vie telle qu’elle a cours. Dans une perspective structurale, inspirée

34
Religions du livre…p.31.
35
Religions du livre…p.72.
24

de la phonologie et de la cybernétique, le questionnement se concentre sur l’apparition d’une


valeur d’information, de telle façon que les faits diffèrent d’eux-mêmes, qu’une différence s’y
marque suffisamment pour les investir d’une valeur à l’aune de laquelle on puisse les juger.
Ce qui est en cause, c’est la configuration d’une expérience de la réalité où celle-ci peut être à
proprement parler évaluée, où elle entre dans un régime d’évaluation « en vertu de sa forme ».
Poursuivons la citation :
« Rien d’humain ne peut exister qui ne soit capable de donner tort à la matérialité de
certains faits, de condamner certaines conduites, de sélectionner les possibles en
permis ou interdits (…) Pour que le « vivre », comme dit Aristote, se transforme en
« bien vivre », il faut qu’il détache de soi les formes sociales de sa propre
manifestation afin de régler les possibles dans le jeu de la vie. L’exemple le plus
simple qu’on puisse donner de cette soustraction créatrice de possible est la
transformation de l’action en geste : le geste est une action inachevée qui virtualise
son objet, pétrit le possible en vertu de sa forme purement gestuelle (et qu’est-ce que
les psychologues appellent pulsion, sinon une ébauche d’activité ?). Mais au-delà du
geste, il y a le mémorial, comme la maison, l’autel, ou simplement le nom des
ancêtres, qui permet à une communauté humaine de comporter toujours plus de
membres possibles que des membres actuellement vivants. Ce supplément d’âme est
l’obscure clarté de la tradition »

Ce passage est remarquable à plusieurs titres : tout d’abord, il montre que la forme de vie,
celle du « bien vivre » ou du « vivre juste », se conçoit comme une opération créatrice à
même la vie. Les formes se détachent au plus près de l’existence, par une différenciation
interne sélective. Rien d’humain ne s’affirme qui n’engage cette différenciation et cette
sélectivité, comme jeu réglé de possibles vitaux, où se creuse l’opposition distinctive du
permis et de l’interdit. C’est là, structuralement, l’opposition distinctive culturelle ou
traditionnelle. Dis-moi quel est ton interdit, je te dirai ce que vaut ta vie, pour moi qui la
reconnaît comme légitime, qui donc te reconnais comme marqué à même la vie. Sinon, ta vie
ne vaut rien, elle tombe dans l’indifférenciation factuelle, et je peux te tuer. C’est ce que
Ortigues retient de son expérience ethnographique au Sénégal : il était « tuable », tant
qu’aucun interdit ne le marquait en propre. Car sa vie n’était pas une forme de vie, une vie
évaluable « en vertu de sa forme ».
De même, on relèvera l’insistance sur le geste, pris comme exemplum de la forme de vie.
Dans l’anthropologie religieuse ouverte par Ortigues, il s’agit surtout de dégager le sens
profond de ce que pourrait être une approche structurale du geste – et à partir de là du rite, en
récusant toute césure trop marquée entre rite et mythe. Le geste n’est pas l’action, comme
action dans le monde. L’action est de l’ordre du fait. Une action a lieu, qu’elle atteigne ou non
sa fin. Du geste, en revanche, on dira qu’il crée son lieu, qu’il le circonscrit. Il vient dessiner
un lieu qui se superpose au monde des faits. On rejoint ce qu’on avait relevé à propos de la
pratique divinatoire, en particulier de la géomancie : l’enjeu est de circonscrire un espace où
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les événements vont venir se ranger. La géomancie implique une géographie, et le geste est
comme la forme la plus élémentaire de cette pratique de construction d’espace. C’est
pourquoi il peut être décrit comme une action inachevée, suspendue au niveau des possibles à
l’intérieur desquels une règle puisse venir jouer. Ortigues va plus loin, poussant sa réflexion
jusqu’à faire l’hypothèse vertigineuse que la pulsion, au sens freudien, est précisément une
réalité de ce type : un fait vital qui « possibilise » la vie en suspendant son accomplissement,
« pétrit les possibles », fait jouer en eux une règle qui les différencie et les ordonne. La
pulsion serait alors une retenue créatrice, bien plutôt qu’une décharge de force. A même les
faits biologiques, elle est déjà du droit, déjà projetée dans le régime spécifique dont le droit
délivre la clef. Entre cette réalité vitale et un monument, un autel, un symbole matériellement
incarné, on parvient à tracer une ligne discrète, ténue, mais néanmoins continue. Car ces faits
instituées, ces phénomènes sociaux « chosifiés », ne sont rien d’autre que la solidification du
geste instaurateur : ils sont les différents lieux que le geste a posé et dans lequel il
s’accomplit, c’est-à-dire produit son inachèvement constitutif. Ils sont la production effective
du lieu que le geste instaure, dans sa forme de geste, c’est-à-dire dans sa suspension à l’égard
du registre mondain de l’action.
Ainsi se trouve indiqué ce qui serait le point d’orgue d’une anthropologie religieuse restaurée
dans une perspective structurale, axée sur les formes de transmission symbolique. Une société
se gouverne de l’intérieur par des rites. Un certain sens de la justice s’y affirme, qu’on aurait
tort de penser à partir de la justice divine, alors même qu’elle implique qu’il y ait des dieux,
ou plus essentiellement des absents - nos absents. Tout rituel comporte forcément un geste
vers l’ancestral, une remontée vers les ascendants, en ce qu’ils sont l’origine symbolique de la
vie actuelle. Disons les choses autrement : la vie est donnée, et ce « donné » n’est ressaisi
sélectivement, doté d’une valeur d’information, que si les morts parviennent à être pensés
comme origine de la vie, venant creuser en elle ce qu’Ortigues appelle un « vide efficace »,
présence-absence qui est l’opérateur primordial d’une différenciation dans l’ordre de la
tradition. Le culte des morts, compris de cette manière, est donc la pierre de touche de la
religion de la coutume. Il est pris comme la seule possibilité d’honorer une source de vie,
sélectionnée et instituée en source de vie légitime. Ce n’est pas la vie, nos vies, que les morts
fondent ou engendrent : c’est notre vie légitime, c’est-à-dire une place dans un ordre
positionnel, notre statut de vivant qualifié. La mort, le mort, intervient dans la vie du vivant
actuel comme une « brèche » qualifiante, l’attribution d’une valeur opposable à d’autres dans
une structure. Le sacrifice sur l’autel du lignage relève de cette fonction de qualification
différenciée, de production de différenciation. Mais pour que cette vie soit conduite, il faut
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aussi qu’un certain organigramme prélevé dans l’ancestral, et singularisant à notre égard, soit
doté du pouvoir de nous envoyer des signes en propre, et donc de nous orienter en cette vie.
C’est ce qu’on obtient sur l’autel de la divination. La vie parvient à juger la vie en assumant la
négativité de la mort, mais de la mort qui nous parle, qui nous guide, de la mort qui se décline
donc au futur, anticipant ou orientant le cours naturel de la vie empirique. L’ancestral, passé
au crible de la divination, est tourné vers le futur, en un acte de gouvernement ou
d’orientation. Il sort en cela de ce rôle purement causal qu’il revêt tant qu’on s’en tient à la
génération spécifique, à l’engendrement vital : il dirige les existences de l’intérieur d’elles-
mêmes, en disposant le lieu de ce qui leur arrivera, et en leur laissant percevoir sur l’autel les
coordonnées de cette topographie. Et il le fait à l’intérieur d’un symbolisme traditionnel,
structuré par la double tension des sacrifices et des révélations. Symbolisme qui fonctionne
essentiellement au rituel, pierre de touche du fait religieux ressaisi au cœur de son énigme : la
solidarité qu’il assure entre des formes de transmission et des modes de vie institués.
Ainsi s’éclaire, pour une anthropologie spécifiquement religieuse, la « contrainte
supplémentaire » que Lévi-Strauss avait admise concernant ce type de faits, l’exigence de
moduler la théorie générale de la communication symbolique en intégrant la différence de
niveau de l’émetteur et du destinataire. Cette contrainte ne se laisse décrire que si l’on admet
que, dans les deux directions, des hommes vers les dieux dans les sacrifices, des dieux vers
les hommes dans la divination, il y va d’un problème, non pas d’expression, mais d’attestation
et de monstration. Quelque chose se montre, est montré, et par là même attesté. Dans les
signes révélés, les puissances du destin ne disent pas leur choix, en un discours qui nous
introduirait dans le développement d’un sens, mais elles se manifestent comme le fondement
d’un ordre. La culture, ressaisie à travers la religion de la coutume, n’a pas de discours, parce
qu’elle est un ordre manifesté où la vie des membres d’un groupe peut avoir lieu, si tant est
qu’elle est plus qu’une vie biologique – si tant est qu’elle est une vie sociale, la religion
permettant, mieux qu’aucun autre fait culturel, d’observer la façon dont se dessinent, pour un
groupe donné, les « limites de la sociabilité humaine »36.

36
La religion et le droit, op.cit., p.196.

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