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Jean Claude Milner-De L'école-Seuil (1984) PDF
Jean Claude Milner-De L'école-Seuil (1984) PDF
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DU MÊME AUTEUR
AUXMÊMES
ÉDITIONS
, De la syntaxe à l'interprétation
1978
L'Amour de la langue
1978
Ordres et raisons de langue
1982
Les Noms indistincts
1983 .
'
Arguments linguistiques
1973
JEAN-CLAUDE MILNER
DE L'ÉCOLE )
ÉDITIONS DU SEUIL
27, rue Jacob, Paris VIe
ISBN 2-02-006818-4
.. " La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une
.. i;. utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle
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. ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par
les articles 425 et suivants du Code pénal.
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dire qu'il y a de l'école, c'est dire tout ce qui a été dit, mais rien de plus.
Ainsi, ce n'est pas dire que tous les savoirs sont transmissibles ; ce n'est
même pas dire que tous les savoirs transmissibles sont ou doivent être
transmis par l'école ; ce n'est pas dire que les spécialistes chargés de
transmettre savent tout ce qu'il y a à savoir en général, ni tout ce qu'il y a
à savoir du savoir qu'ils transmettent. Sans doute, on peut toujours
ajouter d'autres déterminations aux quatre déterminations essentielles.
Par exemple, on peut souhaiter que l'école rende heureux, qu'elle
contribue à la bonne santé physique et morale, qu'elle permette un
usage rationnel du téléphone ou de la télévision, etc. Il n'y a rien à
redire à cela, pourvu qu'on se souvienne qu'il s'agit de fins secondes et
surajoutées, de bénéfices additionnels : vouloir en faire des fins princi-
pales et des bénéfices majeurs, c'est en réalité renoncer aux détermina-
tions essentielles. C'est donc vouloir la fin de l'école.
Les quatre nécessités mentionnées précédemment sont de nature
manifestement formelle. Il ne saurait être question de s'en tenir là. En
réalité, toute décision concernant l'école, pour peu qu'elle n'en recher-
che pas l'abolition ou la déconstruction, consiste à donner un contenu
substantiel aux quatre nécessités formelles. Il s'agit donc toujours
premièrement de nommer et de définir les savoirs qu'on voudrait voir
transmis ; secondement de régler les formes institutionnelles et spécia-
lisées de la transmission. La première décision implique des choix de
conjoncture qui sont certainement économiques et sociaux, mais aussi
politiques : toute société ne fera pas les mêmes choix, suivant le rapport
qu'elle entretient à la science et à la technique, suivant qu'elle dispose
ou non d'un État, d'une Nation, d'une Histoire. La seconde décision est
en fait celle de la pédagogie, conçue non comme une fin, mais comme un
pur moyen de la transmission : elle n'a souvent que peu de chose à faire
avec la pédagogie usuelle et vulgarisée.
Ce que peut et doit être l'école dans un pays tel que la France est donc
une question non triviale, qui engage des analyses. Bien conscient - à la
différence de la plupart de ceux qui traitent de ces matières - que la
tâche est difficile, nous ne projetons ni de l'épuiser ni même de la traiter
véritablement. Nous nous bornerons à des remarques susceptibles
d'orienter l'attention. Pour le moment, en tout cas, nous nous en
tiendrons au formel. C'est que les choses en sont arrivées à un point de
confusion tel que le simple rappel du balisage formel se révèle utile. Car
les quatre négations de l'école, que l'on peut construire a priori, ne sont
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dire que les savoirs effectivement transmis par l'école ne devraient pas
être transmis, qu'ils ne méritent pas de l'être : qu'importe en effet le
savoir de la métrique latine - à supposer qu'il soit enseigné - en face
de ce qui n'est pas enseigné : poterie, tissage ou boulangerie. Mais on
voit bien que la question est là toute différente : on fait semblant de
parler des savoirs en général pour dire qu'il n'y en a pas, mais en réalité
on parle de certains savoirs en particulier pour dire qu'ils ne devraient
pas exister. Nous ne discuterons pas ce point ici : tout au plus fera-t-on
remarquer qu'il n'y a aucune raison a priori pour qu'on enseigne la
métrique latine dans les écoles, plutôt que la boulangeriç. Mais l'inverse
est vrai aussi : il n'y a aucune raison d'enseigner la boulangerie, plutôt
que la métrique. C'est une affaire de décision et il serait préférable que
la décision fût motivée : bien des gens croient que tout ici va de soi. Les
plus nombreux aujourd'hui tiennent qu'il vaut mieux enseigner aux
élèves la fabrication des crêpes que l'orthographe. Nous leur abandon-
nerons leur préférence ; simplement nous soulignerons qu'elle ne
saurait revendiquer le moindre privilège sur la préférence inverse : l'une
et l'autre doivent être justifiées par des raisons, lesquelles, bien
évidemment, se révéleront rapidement des raisons de fond. Les péda-
gogues du « concret » ont leur philosophie et leur politique, tout comme
les autres : il serait bon parfois qu'on puisse les examiner pour
elles-mêmes.
Une thèse fréquemment avancée par les ennemis de l'école, c'est qu'il
existe des savoirs qui se transmettent ailleurs. Qu'elle n'a donc nul
monopole. Cela va de soi : il y a sûrement des savoirs qui se transmettent
par des voies non scolaires. Il y en a aussi, il faut bien le dire, qui ne se
transmettraient guère, s'il n'y avait nulle école. Peut-on croire sérieuse-
ment que les mathématiques ou la physique, sans parler de la philoso-
phie, de l'histoire, de la philologie, subsisteraient un instant s'il n'y avait
' pas, pour les soutenir, une forme de contrainte : une règle de bienséance
selon quoi, dans nos sociétés, il est tenu pour honorable de les connaître
un tant soit peu ? L'école n'est que l'expression institutionnelle de cette
bienséance, et, dans une société égalitaire, l'école obligatoire pour tous
assure que les patriciens ne seront pas seuls à l'observer. Nous disons
bienséance à dessein, ne tenant pas à préjuger de la plus ou moins
grande utilité sociale ou productive des savoirs : il devrait suffire ici que
certaines ignorances soient mal supportées. Il en va ainsi en France, où,
pour des raisons qu'on peut expliquer, le peuple dans son ensemble
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respecte les savants, déteste les ignorances quand elles lui sont impo-
sées, les méprise quand elles se trahissent chez quelque puissant.
N'oublions donc pas les savoirs qui réclament l'école. Mais, enfin, il
en est qui ne la réclament pas.
Cela signifie en réalité qu'ils ne réclament pour être transmis le
soutien d'aucune obligation scolaire et d'aucune institution contrai-
gnante. Pour qu'il en soit ainsi, il faut qu'ils disposent d'une force de
transmission autonome, et celle-ci, dans la plupart des cas, n'est autre
que la passion de ceux qui les détiennent et le nombre de ceux qu'ils
passionnent. Aussi ces savoirs rebelles à l'école apparaissent-ils toujours
les plus passionnants pour le plus grand nombre : s'il en allait autre-
ment, ils seraient, comme les autres savoirs, dépendants pour subsister
d'une obligation institutionnelle. Ces savoirs, on les connaît : ils se
divisent en gros en deux classes. D'une part, on a ce qu'on peut appeler
les savoirs chauds : le savoir du vent qui tourne, de la terre riche en
signes secrets, des matières maniables ou non, de la chatte qui pressent
le froid prochain, etc. En bref, ce que Sido apprend à sa fille : on sait le
prix que Colette y attachait et qu'il ne l'a pas empêchée pourtant d'aller
à l'école et d'y apprendre quelque chose que Sido ne lui apprenait pas.
Mais passons. L'autre classe est celle des savoirs proliférants : ils
changent au gré des modes, mais, quand ils sont dans leur éclat, rien ne
semble leur résister. Aujourd'hui la bande dessinée, hier le cinéma,
demain autre chose donnent lieu à une érudition qui ne le cède en rien
en rigueur et en sécheresse à la philologie classique. Comme cette
dernière, elle suscite des assauts et des controverses : le furor philolo-
gicus est de même nature que la passion du fan, et inversement. ,
Chauds ou proliférants, il s'agit bien de savoirs. On peut à leur propos
distinguer des experts et des ignorants. Ils supposent une transmission
explicite - laquelle prend souvent les voies d'une initiation secrète,
mais peu importe. Ils ne sont pas innés et ne s'acquièrent pas par
imprégnation : voilà le point. Au reste, ils sont, à bien des égards, tout à
fait opposés. Les savoirs chauds sont volontiers campagnards et ances-
traux : ils viennent des aînés - souvent des pères et des mères, parfois
des vieillards. Leur temps est celui de la lenteur, présentée comme un
gage d'éternité ; leur forme est la permanence. Les savoirs proliférants
circulent au sein d'une même classe d'âge et, par-dessus tout, échappent
à la famille. Appartenant aux villes, souvent aux banlieues, leur forme,
comme celle des villes, change vite. Aussi leurs détenteurs doivent-ils se
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ner, dans l'instant même où ils lui résistent, une pensée et un langage.
Toute société articule et transmet des savoirs. Il n'est donc qu'une
seule position cohérente, si l'on croit à l'inanité de ceux-ci. Elle revient à
rêver la disparition de quelque société que ce soit. Il n'y a pas de savoir
qui vaille, parce qu'il n'y a pas de société qui vaille : tel serait le
théorème. Mais, pour le soutenir, il faut des esprits sensiblement plus
forts que la moyenne des pédagogues : Rousseau par instants, le
maoïsme de la Révolution culturelle, les Khmers rouges, quelques
mouvements millénaristes se sont affrontés aux conséquences. Le plus
souvent, elles s'accomplissent dans l'horreur sans phrases. Il arrive
cependant qu'un tel discours s'articule avec grandeur et générosité. Il
n'est rien alors qu'on puisse lui opposer. Sinon qu'il ne s'y agit à aucun
instant de la moindre réforme : le mot même ferait sourire ceux qui
s'installent de toute leur raison dans le mépris conjoint des savoirs et de
la société. On ne peut transiger en la matière : proposer des réformes,
c'est vouloir que la société continue ; proposer des réformes qui
supposent qu'elle disparaisse, c'est se mentir à soi-même et mentir à
tous 1.
Aussi ne faut-il pas s'étonner si les réformateurs donnent toujours le
sentiment de ne pas aller jusqu'au bout de leur logique. Il existe des gens
pour vouloir explicitement la fin de l'école, mais les réformateurs ne
sont pas de ce nombre. Ce dont ils programment la mort, ils disent
vouloir le sauver : ils veulent donc et ils ne veulent pas. Pris dans une
contradiction patente, ils s'en tirent diversement : par le sophisme
inconscient, par la mauvaise conscience ou, c'est le cas le plus fréquent,
par le discours de l'Autrement : on ne dira pas que l'école doit
disparaître, mais qu'elle doit continuer d'une Autre manière. Qu'à tout
observateur impartial, cette Autre manière paraisse rendre toute école
impossible, c'est là un détail dont on sera requis de ne tenir aucun
compte. On ne dira pas que les enseignants sont l'appendice inutile
d'une institution dangereuse et presque criminelle ; on dira seulement
qu'ils doivent devenir Autres : animateurs, éducateurs, grands frères,
nourrices, etc. La liste est variable. Que, par là, les enseignants cessent
d'être ce qu'ils doivent être, c'est encore une fois sortir de la question.
1. Ainsi a-t-on pu lire, sous la plume d'un. défenseur de la récente réforme des
Universités, que celle-ci se comparait à une révolution culturelle : de tels propos sont
bouffons. Quand les temps sont aux réformes, c'est bien que les révolutions
culturelles ont cessé. '
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On ne dira pas que les enseignants n'ont pas à exister, mais qu'ils ont à
exister Autrement. Que cette Autre existence consiste à renoncer à
soi-même pour disparaître dans la nuit éducative et s'y frotter, tous
corps et tous esprits confondus, avec les partenaires de l'acte éducatif -
manutentionnaires, parents, élèves, etc. -, seul un méchant pourrait en
prendre ombrage.
Mais, pour peu que l'on se détourne des leaders de la réforme et
qu'on s'attache au tout-venant de leurs sectateurs, le plus frappant est
ceci : tout n'est que pur et simple rond de jambe. Il ne faut pas dire
d'eux qu'ils veulent et ne veulent pas, mais qu'ils disent vouloir et ne
veulent pas. Combien de laudateurs des récentes réformes des collèges
ou des universités qui, en réalité, ne souhaitent à aucun prix qu'elles
soient entièrement prises au sérieux ? Ce qui ne les empêche pas de
militer, parfois fort activement, pour qu'elles se fassent : c'est que tout
pour eux se ramène au geste dont on rêve qu'il sera sans conséquence, à
l'hommage de pure extériorité rendu à des valeurs reconnues. La
divinité, aujourd'hui, proclame l'école inutile et superflue ; elle exige
l'abolition des savoirs : on la sert de toutes les forces qu'on a pu
rassembler - grâce à l'école et aux savoirs. Mais, le triomphe venu, on
sera catastrophé : « N'aviez-vous pas compris », gémira le sectateur des
réformes, à l'adresse des princes dont il s'était fait le fléau, « que je
parlais pour ne rien dire ? » Aux princes alors de découvrir, avec
amusement s'ils sont cyniques, avec exaspération s'ils sont novices, que
le meilleur moyen de chagriner les réformateurs, c'est encore de leur
accorder ce qu'ils demandent.
Les universités aujourd'hui, les collèges et les lycées demain illustre-
ront assez cette versatilité structurale. Un esprit non prévenu ne peut
manquer de s'interroger devant tant de contradictions concentrées.
Comment en vient-on à demander la disparition de l'école ? Comment
ceux qui articulent cette demande sont-ils justement des gens qui
doivent tout à l'école - leurs revenus et leurs pensées ? Comment
peuvent-ils prétendre qu'ils sauvent l'école ? Comment la disparition de
l'école peut-elle être conçue en même temps comme son extension et
son approfondissement ? Quelles forces sont là à l'oeuvre ? Sont-elles
matérielles ou intellectuelles ? A ces questions nous tenterons d'appor-
ter des réponses.
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Forces ténébreuses .
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La machine à trois pièces
Une machine règne sur l'école publique en France ; elle régit tous les
types d'enseignements, primaire, secondaire et supérieur ; elle est
indépendante des gouvernements et des régimes ; elle est immuable : les
ministres successifs qui ont cru, par quelque réforme, marquer de leur
patronyme sa transformation n'ont jamais été que ses agents, conscients
ou inconscients, en tout cas, aisément remplaçables. Qu'importe alors
que la plupart d'entre eux aient été des esprits étroits, peu cultivés et
paresseux. Qu'importe que la droite ait succédé à la gauche, puis la
gauche à la droite : la partie était ailleurs.
La machine est composée de trois pièces qui du reste fonctionnent
rarement ensemble : il arrive le plus souvent qu'elles se combinent à
deux, laissant la troisième à l'écart. Cependant, la combinaison par deux
changeant souvent de nature, toutes les trois tour à tour interviennent et
jouent pleinement leur rôle. La première pièce est constituée par
l'ensemble des gestionnaires. Ce sont des fonctionnaires de gouverne-
ment, tenus par l'administration des Finances, qu'ils en soient eux-
mêmes membres ou qu'ils soient simplement obéissants. Leur axiome
j est connu et simple : il convient de réduire les coûts. Il n'y a là rien de
spécifique : on sait que l'Armée, la Justice, la Santé, etc., sont traitées
'.. de semblable façon et seule une conjoncture particulière pourra faire
varier le dessein général. Mais il s'ajoute à cela une volonté plus secrète
et spécialement active quand il s'agit des enseignants : les gestionnaires
supportent mal - et cela est d'essence - un pouvoir qui puisse s'égaler
au leur en étendue et qui, de plus, s'autorise d'une légitimité
indépendante ; haine des corps intermédiaires et des zones d'auto-
nomie. Il va de soi que l'institution scolaire et universitaire est ici bien
gênante, du moins l'institution publique. Les membres en effet en
sont des fonctionnaires ; ils représentent l'État, et cela sur la base
d'une compétence reconnue et, le cas échéant, sanctionnée par des
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FORCES TÉNÉBREUSES ...
concours et des titres nationaux. Leur autorité est donc double : d'une
part, elle naît d'une source que les gestionnaires ne peuvent que
respecter, puisqu'elle est semblable à celle d'où ils tirent eux-mêmes
leur pouvoir, nommément la puissance publique. D'autre part, elle se
fonde sur une légitimité tout autre, dont peu de gestionnaires oseraient
proclamer la vanité : le savoir Ajoutons-y l'extension de l'institution :
en droit, tout Français dépend, à un moment de sa vie, des enseignants.
Il est peu d'administrations qui puissent en dire autant.
Les Finances, justement, sont du nombre. Tant que l'enseignant est à
la fois un fonctionnaire et un savant, le gestionnaire d'État - et
singulièrement le financier - s'inquiète. Contrairement à ce qu'imagine
un vain peuple, il ne craint pas les enseignants à opinions : il ne croit pas
aux opinions, aussi lui importent-elles peu. Il craint les enseignants
légitimes. Afin de mieux assurer leur disparition, il souhaite, entre
toutes choses, dénouer le complexe : (a) faire que les enseignants
coûtent moins cher ; (b) faire que les enseignants ne puissent en aucun
cas passer pour des représentants de l'État ; (c) faite que leur légitimité
n'ait pas une source plus haute que celle des gestionnaires eux-mêmes ;
(d) faire qu'ils n'accèdent à nulle espèce d'autonomie. Or le point
crucial est le savoir. Dans la mesure où, dans les sociétés modernes, la
détention d'un certain savoir, tenu pour recevable selon certains critères
(variables, mais déterminés dans une conjoncture donnée) et pour
mesurable (grâce au diplôme), confère un titre à revendiquer un certain
revenu, dans la mesure donc où, dans nos sociétés modernes, un savoir
mesurable est une créance tenue pour valide sur les finances publiques,
alors il va de soi que la créance sera d'autant plus élevée que le savoir
sera reconnu comme plus étendu. En conséquence, si les enseignants
sont très savants, ils tendront à coûter cher. A l'inverse, plus ils seront
ignorants, meilleur marché ils seront. Remplacer le savoir par le devoir
d'ignorance, ou, si ce mouvement paraît trop violent, le remplacer par
une qualité non mesurable - dévouement, abnégation, aptitude à
l'animation, chaleur affective, etc. -, voilà de bons bénéfices.
Mais il y a plus que le gain sordide : si les enseignants ne peuvent plus
faire valoir la mesure dç leur savoir par des titres nationaux, s'ils
consentent à ne plus s'autoriser que de leurs vertus privées, ils ne sont
plus des représentants de l'État. Cela en soi n'aurait rien de dramatique,
mais souvenons-nous de ce qu'est notre pays. La seule autorité qui
compte y est celle de l'administration (la décentralisation n'annonce
guère de changements significatifs sur ce point) ; elle est, en tout cas, la
seule à pouvoir, éventuellement, tenir son rang en face des potentats
locaux. Réduits désormais au rang d'employés municipaux ou régio-
naux, à peu près comparables à des curés de paroisse, les enseignants
pèseront peu en face des diverses puissances établies, publiques ou
privées. Leur légitimité sera ce qu'en fera leur employeur : quelles que
soient d'ailleurs ses qualités affectives, l'enseignant ignorant n'aura de
titre à enseigner que le bon vouloir de l'autorité du lieu et du moment.
Et les gestionnaires escomptent bien demeurer seuls, en dernier ressort,
à incarner cette autorité.
Enfin, plus un individu sait de choses, plus il est capable d'organiser
son temps de manière autonome. Mais aussi, et dans cette mesure
même, il réclame plus âprement le droit et les moyens de mettre en
œuvre cette capacité. D'autant que le savoir appelle le savoir : plus un
individu sait de choses, plus il est capable d'en savoir de nouvelles et
plus il souhaite en savoir de nouvelles. En vérité, c'est là pour lui, bien
souvent, un besoin. Par un recouvrement compréhensible, ce besoin
aura pour lieu de satisfaction le temps autonome que, par ailleurs, il
réclame et maîtrise. Sur ce point, se retrouvent et s'appuient, sans
toujours en être avertis, les techniciens conscients de leur compétence
(cadres ou autres), les artisans, les paysans, les artistes, et, tout autant,
les enseignants savants. De là cette régularité qui étonne les commen-
tateurs irréfléchis : plus un enseignant est savant - ce qui, dans une
institution d'État, se dit, tant bien que mal : plus un enseignant a de
titres nationaux' -, plus il dispose de temps autonome. Au fur et à
1. Comme toute mesure, celle-ci est sujette à caution. D'une part, il n'est pas
évident que les savoirs se laissent mesurer adéquatement ; d'autre part, il n'est pas
évident que les titres nationaux - tels qu'ils sont - soient la meilleure des mesures
possibles. Sur le premier point, il faut bien que, dans une société tout entière dominée
par la mesure, les savoirs se plient, tant bien que mal, à la loi commune : n'existe
socialementque ce qui est mesurable. Sur le second point, la discussionest ouverte : à
première vue, en France, seul ce qui est national fait foi. Si donc la mesure d'un savoir
doit faire foi, il faut qu'elle soit nationale. Mais la situation peut changer.
Ajoutons qu'on peut admettre le principe des titres nationaux, mais refuser la
manière particulière dont ils sont actuellement définis et organisés.
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i FORCES TÉNÉBREUSES .
1. Si par temps libre on doit entendre un temps qui n'appartient pas au temps de
travail, le temps autonome est tout le contraire.
2. Que de sottises n'a-t-on pas écrites sur ce sujet. On sait que les gestionnaires ont
remis en cause le temps autonome des enseignants savants. De deux manières : dans
les collèges, en prévoyant d'aligner le service des agrégés sur celui des certifiés (ce qui
est une augmentation) et celui des PEGC sur celui des certifiés (ce qui est une
diminution) ; dans les universités, en augmentant le service des professeurs et en
diminuant celui des maîtres-assistants (nous simplifions). A quoi les journalistes de
gauche ont applaudi.
Ce qui est ainsi atteint, c'est bien le rapport, jusque-là tenu pour légitime, entre
savoir et temps autonome. C'est donc une question de droit : que, dans les faits, il y ait
eu des abus, comme on s'est plu à le répéter, cela peut être vrai. En réalité, les abus
sont infiniment moindres qu'on ne le dit, mais il faut pour s'en rendre compte une
attention et une information à quoi les gestionnaires et les journalistes ne se croient
pas obligés. Mais y en aurait-il beaucoup, faut-il pour cela renoncer à un droit
fondamental, quoique ignoré ?
Parce qu'il y a des journalistes menteurs ou légers, faut-il renoncer à la liberté de la
presse ? Parce qu'il y a des fraudes électorales, faut-il renoncer aux élections
libres ?
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LA MACHINE A TROIS PIÈCES
peu dans l'école, on aura tout à la fois abaissé les coûts, déstabilisé les
enseignants, invalidé leur légitimité et entamé leur autonomie : d'une
seule pierre quatre coups.
Mais un semblable discours ne saurait être tenu ouvertement. Le
public ne supporterait pas qu'on lui proposât comme idéal explicite des
enseignants gentils et ignorants. Il supporte déjà fort mal qu'on les lui
propose dans les faits, car, on le sait, l'enseignant ignorant est déjà là.
Le public ne supporterait même pas qu'on lui expliquât qu'un ensei-
gnant doit ne rien coûter : il considère que tout service mérite salaire et
ce qui le préoccupe, c'est bien plutôt que le service ne soit pas rendu. Il
faut donc des déguisements aux intentions des gestionnaires : ceux-ci ne
manquent pas. On peut user de thèmes démocratiques : ainsi l'on
dénoncera des privilèges, en confondant sciemment des passe-droits
authentiques (lesquels généralement demeurent ignorés et intouchés) et
certaines particularités, nécessaires au bon exercice d'un métier défini,
ainsi les « services » censément légers et inégaux. On peut user de
thèmes décentralisateurs : par là, les gestionnaires sont assurés de se
réserver le véritable pouvoir qui, à leurs yeux, est le pouvoir d'État. On
peut user de thèmes progressistes : puisque, par nature, les concours et
les examens ne peuvent s'appuyer que sur des savoirs déjà bien
constitués, il est aisé de les taxer de passéisme. Il va de soi que rien n'est
plus archaïsant et immobiliste que le fantasme gestionnaire, mais, de
cela, il ne sera pas question. On peut user des thèmes d'efficacité : le
temps autonome, par définition, ne se prête pas à la rationalité des
décomptes. Du même coup, il devient facilement suspect : ce qui n'est
pas contrôlable, seconde par seconde, n'est-il pas nécessairement
synonyme d'oisiveté, sinon de gabegie ? Ce qui fait que le gestionnaire,
soucieux par démocratie affichée d'égaliser les temps de travail contrô-
lés, se gardera de les aligner sur la durée la plus courte : cette solution
eût été parfaitement « démocratique », elle aussi, mais justement la
démocratie, en réalité, n'avait aucune importance. Ce qui était décisif,
c'était la réduction de l'intolérable autonomie. On peut user des thèmes
du service public : dire qu'avant toute chose, il faut songer aux enfants
(ou aux élèves, ou aux étudiants, ou à la jeunesse, etc.), que l'école est
faite pour eux et non pour ceux qui y enseignent, que ces derniers sont
au service des enfants (ou des élèves, ou des étudiants, ou de la
jeunesse, etc.). Arrive-t-il cependant que, par aventure, la jeunesse
fasse entendre quelque parole, le gestionnaire, curieusement, restera
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LA MACHINE A TROIS PIÈCES ,
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Ce n'est pas que les trois forces n'aient pas leurs points de séparation.
Ainsi, la Corporation ne déteste rien tant que l'ouverture et la
communauté indifférenciée que souhaitent les chrétiens ; cela va de soi,
puisque la Corporation est essentiellement close sur elle-même et
revendique le droit d'être un corps séparé de l'ensemble de la société.
De leur côté, les gestionnaires ne sauraient permettre que le discours
chrétien soit généralisé à l'ensemble des appareils ; ce serait leur propre
mort qui serait ainsi programmée. De même, ils ne sauraient permettre
que les privilèges réclamés par la Corporation - toute-puissance et
irresponsabilité - soient complètement effectifs : s'ils l'étaient, une
parcelle de leur propre autorité serait abandonnée. C'est pourquoi les
alliances sont temporaires et limitées, mais elles sont aussi sans cesse
recommencées grâce à quelques maîtres-mots. Les contradictions entre
les chrétiens et la Corporation seront utilement masquées par la
mention du mot pédagogie : qu'importe que les premiers l'entendent en
un sens et la seconde en un autre. Le mot est lâché et autorise tous les
pactes. Les contradictions entre les chrétiens et les gestionnaires ne
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risqueront pas de prendre un tour critique, pour peu que le discours
anti-institutionnel soit strictement limité dans ses effets. Justement
parce qu'ils haïssent l'école, les gestionnaires sont trop heureux de la
soumettre au discours qu'ils détestent le plus ; ayant donné ce gage,
s'étant donné le luxe de paraître s'ouvrir à ce qui leur est le plus ennemi,
ayant par là obtenu le label de générosité que les chrétiens célèbrent
par-dessus tout, ils sont à même d'arrêter les frais. Pas question que le
discours chrétien soit suivi d'effets dans les lieux qui importent aux
gestionnaires : ni dans les centres de décision, ni dans l'armée, ni dans
les tribunaux, ni même dans les quelques « grandes » écoles qui
comptent à leurs yeux.
Au reste, les contradictions tripolaires, qui sont les plus dangereuses
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DE LA TRIPLEALLIANCEA LA RÉFORMEUNIQUE
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FORCESTENEBREUSES ...
n'ont plus désormais en partage que des erreurs, des contre-vérités, des
insuffisances, cette évidence était trop incontournable, sans doute, pour
qu'on pût la dissimuler longtemps. Un certain Laurent Schwartz, après
tout, avait soulevé te voile. Aussi ks thèmes de la docte ignorance
étaient-ils là nécessaires : d'où la traduction chrétienne.
On voit du même coup que la laïcité elle-même n'est effectivement
qu'un leurre. Qu'y a-t-il de moins laïque en effet que la réforme
Legrand ? Qu'y a-t-il de moins laïque que de ramener l'enseignant au
confesseur ? Car le tutorat n'est rien d'autre que de la direction de
conscience. Qu'y a-t-il de moins laïque que de fonder l'école sur le lieu
de vie ? C'est retrouver l'ambition des sectes religieuses qui veulent
toujours que leurs cloîtres vaillent des mondes.
Ce qui restera, dans l'affaire, le moins compréhensible, c'est qu'un
gouvernement entier ait pu ignorer les structures de son propre pays et
la nature des véritables enjeux, au point de s'appuyer sur des alliances
aussi instables - au vrai, de pures et simples alliances de mots -, pour
régler le sort de l'école. Pour l'enseignement supérieur, il faut sans
doute invoquer une profonde indifférence : n'ayant aucune doctrine
propre, l'exécutif s'est abandonné à ceux qui, parmi les parlementaires,
appartiennent à l'Université. Il ne savait pas sans doute que, sauf
exception, un universitaire qui demande à se faire élire, a renoncé à
toute recherche. Cela ne le qualifie généralement pas pour raisonner
sainement sur l'articulation entre l'enseignement supérieur et cette
recherche qu'il a toujours ignorée ou qui l'a déçu. La rénovation des
collèges, sans doute, recevait davantage d'attention. Peut-être faut-il
même supposer à la réforme Legrand des attraits incomparables, si,
comme il semble, elle était censée, entre autres choses, résoudre la
célèbre querelle du dualisme scolaire. Car une querelle célèbre est
toujours importante aux yeux des puissants : la susciter, l'entretenir ou,
au contraire, l'éteindre leur paraît un dessein digne d'eux. La volonté de
changement, en l'occasion, exigeait qu'on en finît. Ajoutons que,
vraisemblablement, le gouvernement, semblable en cela à la majorité
des Français, ignorait que la querelle célèbre en cachait une autre,
infiniment plus réelle et décisive : s'il fallait, pour éteindre la première,
rallumer la seconde et dresser les uns contre les autres les divers
membres de l'école publique, il n'en savait rien, et l'eût-il su que
peut-être il n'en aurait eu nul souci.
Les réformateurs chrétiens ont dû être sincères. Ils le sont souvent : ils
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DE LA TRIPLE ALLIANCE A LA RÉFORME UNIQUE
1
LA PRESSE
47 .
1 FORCESTÉNEBREUSES
pourtant, leur est offerte. De tout cela, le journaliste ne sait rien. Il s'en
tient à ce qu'il voit : le pouvoir de l'enseignant, dont il méconnaît la
nature exacte, n'en est pas moins, à ses yeux, paré de séductions. Il est
peu étendu, mais il est à l'occasion intense ; il est tenu pour légitime ; en
tout cas, il est institutionnel et ne dépend du bon vouloir de personne.
Par-dessus tout, le pouvoir de l'enseignant s'exerce de sujet à sujet.
Par quelles voies, il ne le comprend pas, mais la blessure est là,
béante. Qu'importe qu'il ait l'occasion de téléphoner à son gré aux
célébrités du jour, qu'importe qu'il soit lu partout, qu'importe qu'il soit
bien payé ; il souhaite un autre type de puissance et celle-ci, croit-il,
s'exerce ailleurs : dans la classe la plus obscure, le plus petit des .
enseignants, ignoré de tous et peu payé, a le droit et le moyen d'être un
maître.
Il y a là quelque chose que le journaliste ne supporte pas. Car, enfin,
l'enseignant est pour lui un objet de dédain : au regard des critères du
Journal, ce n'est rien en effet.ilde plus, parce qu'il est journaliste, le
journaliste raisonne en termes d'opinion : qu'un pouvoir se légitime en
termes de savoir - c'est-à-dire le contraire de l'opinion -, voilà une
'
cause de scandalel'Enfin, quand on se pique de décider sur ce qu'il est
licite de dire ou de penser dans une conjoncture donnée, comment
supporter que par sa seule existence, une figure calomniée, négligée,
insultée suffise à démentir la prétention ?
A toujours rencontrer, chez un être qu'il dédaigne et ne comprend
pas, l'objet que par-dessus tout il désire, le journaliste missionnaire perd
la mesure. C'est un effet normal de la mécanique des passions. Aussi se
fera-t-il l'agent fidèle de la Triple Alliance, alors même qu'il craint les "
gestionnaires, méprise la Corporation et n'est pas nécessairement
chrétien.
, Il composera, pour lui rendre service, ce qu'on peut appeler la pensée
naturelle de l'école. Grâce à celle-ci, la Réforme multipliée sera
'
présentée, en toute occasion, comme une partie de l'ordre du monde,
aussi nécessaire et incontestable que le décours des astres. Du même
coup, la Triple Alliance sera définitivement dispensée d'apparaître au
grand jour : quoi qu'elle demande et quoi qu'elle obtienne, la justifica-
tion en aura d'avance été donnée, sans qu'elle ait eu à parler pour
elle-même. Le journaliste missionnaire lui a fabriqué un manteau'
d'évidences, dont elle s'enveloppe pour demeurer à jamais invisible. Il -
ne faut même pas dire alors que la Triple Alliance est puissante : par
'
48
LA PRESSE
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III
Une différence entre mille est que les cœurs pieux, assurés que les
institutions sont en elles-mêmes un mal ou, du moins, un témoignage du
mal, ne peuvent néanmoins se résoudre à ne pas s'y résigner. Car, on le
sait, les coeurs pieux se résignent, avec tristesse, au péché : les
institutions, issues du péché, subsistent donc, comme lui. Alors, le vœu
qu'elles n'existent pas se transpose tout bonnement en réforme et la
réforme elle-même ne consiste pas à améliorer quelque fonctionnement
que ce soit (ce serait là une illusion matérialiste). Par elle, les
institutions, auxquelles il faut bien se résigner - nous sommes, n'est-ce
pas, sous le règne de la Loi, et non pas sous celui de la Grâce - doivent
fonctionner comme si elles n'existaient pas.
D'où le principe de toute réforme pieuse : exténuer l'institution,
quelle qu'elle soit, de telle façon que, pratiquement, ce soit presque
comme si elle était abolie, comme si du moins elle était transparente.
C'est bien le rêve de l'institution nulle ou, à défaut, transparente, qui
s'annonce par le nom de communauté. Communauté éducative, com-
munauté universitaire, on connaît ce langage. Est ainsi décrit et souhaité
un rassemblement où chacun s'entretient avec chacun, où chacun dit
tout ce qu'il est à chacun, où chacun donne tout ce qu'il a à chacun, où
toutes les fonctions s'échangent, dans une circulation constante, de telle
façon qu'il y a à la fois la richesse la plus grande des diversités et l'égalité
la plus absolue des pouvoirs. C'est le rêve de la première Église, qui est
aussi l'Église dépouillée de toute institution : en fait, les chrétiens sans
Église Après le protestantisme hollandais du xvle siècle, il semblerait
. que le catholicisme français en ait retrouvé la puissance d'idéal.
L'histoire montre que le concept de l'institution s'est construit par la
conviction que de telles communautés étaient impossibles ; à l'inverse,
la communauté ne dit rien d'autre que l'abomination de toute institu-
tion. Il y a donc antinomie entre les deux concepts. Mais le chrétien
réformiste n'en a cure : convertissant l'antinomie en tension dialectique,
il a désormais fabriqué un instrument puissant, propre à articuler tout
aggiornamento. Il est vrai que le Candide du moment n'y verra jamais
1. On comprend alors que certaines écoles catholiques, tenues par des gens qui
croient à l'Eglise comme institution, soient justement rebelles au discours pieux. On
. comprend aussi que, par un retournement étrange, mais compréhensible, certains
parents mettent leurs enfants à l'école catholique, non seulement pour échapper à la
Corporation, mais aussi pour échapper aux réformateurs pieux.
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57
DE L'ÉCOLE
LA PENSÉENATURELLE
devenu de plus en plus muet sur l'école : y a-t-il une politique de droite,
une politique socialiste, une politique communiste de ces choses ? Il ne
semble pas : ce qu'on entend de ce côté n'est jamais qu'un écho de la
Triple Alliance, plus gestionnaire - et encore - quand il s'agit de la
droite, plus chrétien quand il s'agit de la gauche. En tout cas, la tradition
laïque et radicale - celle d'Alain, disons - est bien morte. Il faut donc
l'avouer : les cœurs pieux étaient seuls à parler, parce qu'ils étaient seuls
à avoir quelque chose à dire.
D'autant que ce qu'ils disent rappelle souvent autre chose, qui
importe davantage. Nous avons déjà pointé les échos anti-autoritaires
dont les distraits créditent le discours pieux de l'institution nulle. Pure
confusion auditive. Mais le fait est que la vibration encore présente des
thèmes de 68 a été intégralement absorbée par le discours pieux.
Celui-ci, lors des événements, s'était révélé aussi peu approprié qu'au-
cun des discours constitués ; mais, plus captateur qu'aucun autre - c'est
du reste l'un de ses traits majeurs que cette labilité et cette viscosité qui
lui permettent de tout attacher et dévorer -, il a su, grâce à Lip, grâce à
la CFDT, grâce à la Pologne, grâce aussi aux échecs d'autrui, qui sont sa
nourriture de prédilection, il a su se présenter en continuateur de ce
qu'il n'avait pas engagé, en héritier de ce qui lui était le plus
étranger.
On soupçonne cependant qu'aux raisons de conjoncture doivent s'en
ajouter d'autres, plus essentielles. Le discours pieux ne serait-il pas
aujourd'hui celui qui divise le moins les notables ? Il devrait être clair en
tout cas qu'il se prête constamment à une double lecture. D'autre part, il
reprend, en les transposant, certains thèmes dont l'origine politique est
évidente : la communauté répète la classe sociale ; le dévouement, la
conscience de classe ; la solidarité, la position de classe ; la réforme, la
révolution. Ce faisant, il acclimate ces thèmes auprès de ceux qui les
eussent peut-être rejetés s'ils avaient gardé leur label d'origine. D'autre
part, le discours de l'institution nulle - qu'il s'exprime comme
décentralisation, comme autogestion, comme communauté - est, à le
bien prendre, strictement équivalent au discours capitaliste libéral : une
version adaptée de la main invisible d'Adam Smith. On sait l'aversion
que la gauche française éprouve pour de telles références : revêtues du
vêtement pieux, elles passent inaperçues et, parfois même, sont
approuvées. Il n'est pas impensable en tout cas que s'acclimatent ainsi,
sur un sol qui leur est naturellement étranger, les procédures les plus
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le roman du reflet
' L'opinion la plus répandue tient que l'école est le reflet de la société.
Le discours pieux à l'occasion la répète, mais il n'en a pas le monopole ;
ce qui se fonde ici, c'est plutôt le discours progressiste, qui lie
étroitement réforme scolaire et réforme sociale. Ce discours peut
interférer souvent avec le discours pieux, car les coeurs pieux, aujour-
d'hui, sont progressistes. Mais la réciproque n'est pas aussi largement
vérifiée : il existe bien des progressistes qui ne sont pas du parti pieux,
même s'ils ne répugnent pas à s'allier avec ce dernier.
Or une malédiction s'attache au concept de reflet. Toutes les idées qui
en font usage se révèlent à l'expérience infiniment obscures. L'école
. comme reflet ne fait pas exception. A vrai dire, nul n'a jamais su
exactement ce qu'il fallait entendre par là et l'interprétation oscille entre
une tautologie et un mythe. La tautologie, c'est que l'école, faisant
partie d'une société donnée, en portera des marques. Cela va de soi ; le
difficile cependant est de dire exactement ce que sont ces marques et
jusqu'à quel point elles affectent le fonctionnement de l'école. Or, là, les
bavards souvent se taisent, car il faudrait une analyse fine qui,
justement, n'en reste pas à l'évidence massive et triviale de départ.
Le mythe, c'est celui de la correspondance terme à terme entre un
microcosme et un macrocosme. L'école est censée refléter en petit,
. comme un miroir
sphérique, toutes les déterminations essentielles du
grand ensemble social. Si, comme il arrive souvent, on suppose que la
. société se divise en classes et se structure de leur lutte, on ne se
contentera pas de soutenir que l'école est marquée (affectée, traversée,
etc.) par la lutte des classes ; il faudra aller plus loin et soutenir que
. l'école, par privilège, est le point de la société où se résume l'intégralité
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63 , :
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LA PENSÉENATURELLE
DE L'ÉCOLE
de la lutte. En tant que lieu particulier de la société, elle est donc le lieu
privilégié de la lutte des classes : thème connu.
De là suit un système d'analogies, qui fonctionne essentiellement
comme un système de traductions. Ainsi, toute différenciation à
l'intérieur du microcosme de l'école sera censée de même nature qu'une
différenciation dans le macrocosme. Si, par exemple, l'école distingue
entre des corps d'enseignants ou entre des types d'élèves, il s'agira
nécessairement d'une différenciation de classes sociales ; même la
différenciation entre enseignants et élèves sera facilement traduite ainsi.
De la sorte, c'est une seule et même chose que de vouloir abolir la
différence des classes sociales et de vouloir abolir les différenciations
internes à l'école. Une illustration anecdotique : la suppression des
mentions au baccalauréat, si elle doit être maintenue, n'aura sûrement
aucune conséquence pour la société française. Elle aura tout au plus
exaspéré certains professeurs (la majorité d'entre eux, semble-t-il), déçu
quelques élèves (plus nombreux qu'on ne le croit d'ordinaire) et irrité
quelques familles (la majorité d'entre elles, semble-t-il). La seule
justification qu'on en puisse trouver est justement la logique du
microcosme : ces mentions sont, par définition, une différenciation ; or
toute différenciation dans le microcosme répond à une différenciation
dans le macrocosme, et, comme on doit vouloir supprimer les secondes,
on doit aussi vouloir supprimer les premières. De la même manière,
quoique avec plus de vulgarité, on a pu lire sous la plume d'un
journaliste, au plus fort du débat lancé par le Monde sur le silence des
intellectuels, l'expression suivante, appliquée aux savants : « des capita-
listes du savoir ». Ces mots laissent rêveur : quelle notion faut-il avoir du
capitalisme pour qu'elle puisse être appliquée ici ? D'autant que ces
savants publient et enseignent, et entendent donc faire partager leur
savoir ; tel n'est pas généralement le procédé des capitalistes à l'égard de
ce qu'ils possèdent. Passons sur les exigences contraignant, chez Marx
-notamment, le bon usage du concept : plus-value et autres détails
négligeables aux yeux du journaliste. En fin de compte, il s'agissait
simplement de ceci certaines individus en savent plus que d'autres ; peu
importe pourquoi et comment : cela suffit à les différencier. Or toute
différenciation est une différenciation de classes : un savant est donc à
l'égard de l'ignorant comme le capitaliste à l'égard de l'ouvrier (ou le
riche à l'égard du pauvre ; ou le noble à l'égard du roturier). Le
parallèle, continué, fait peur : cela signifie-t-il que la lutte des classes
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LA PENSÉENATURELLE
DE L'ÉCOLE
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LE ROMAN PÉDAGOGIQUE
cher toute transmission effective. Sur cette thèse implicite s'est au reste {
fondé l'enseignement français durant une longue période et ce ne fut pas
celle de sa plus grande inefficacité.
Or, l'enjeu est de taille. Si en effet il existe une théorie autonome,
disons : une discipline spécifique, nommée pédagogie, les conséquences
sont inévitables : (I) il peut exister des spécialistes de cette discipline ;
(II) tout enseignant, comme tel et quelle que soit sa discipline, doit
connaître les théorèmes pédagogiques et se conformer aux procédures
qui en découlent (techniques pédagogiques) ; (nI) tout enseignant,
comme tel, doit donc avoir une teinture minimale de pédagogie ; toutes
les disciplines doivent se soumettre à la discipline reine et tous les
spécialistes doivent s'incliner devant le pédagogue. Ancillae paedago-
giae omnes, dira-t-on, ce qui est le pédagogisme dans sa forme extrême,
mais aussi courante.
. Comme la Corporation soutient qu'elle fournit la majorité des
spécialistes définis en (i), les conséquences (II) et (III) reviennent à lui
conférer une autorité morale et matérielle absolue. On notera que la
conséquence (n) est déjà entrée dans les discours : la réforme des
concours de recrutement prévoit que tout candidat devra y subir une
épreuve à contenu pédagogique ; quant aux syndicats de l'enseignement
supérieur, voilà bien longtemps qu'ils déplorent, sans du reste préciser
ce qu'ils veulent dire par là, l'indifférence des professeurs à la
pédagogie.
La conséquence (III) s'annonce également : primat, dans tout l'ensei-
gnement et notamment dans l'enseignement supérieur, de la science
pédagogique (nommée aussi, par un pluriel de Tartuffe, sciences de
l'éducation) 1.
Et pourtant, rien ne devrait en l'occurrence aller de soi. Considérons
la pédagogie théorique : nul ne pourrait citer les oeuvres de quelque
grandeur qui l'illustreraient. Il y a, sans doute, les célèbres classiques de
l'éducation : on les lit peu ; leur existence brute sans doute suffit. Il y a
parmi eux de grands esprits ; mais les plus grands d'entre eux,
Montaigne et Rousseau, présentent deux traits remarquables : premiè-
rement, ils ne parlent jamais de pédagogie : ils ignorent le mot. Quant à
. la chose, ils sont loin de s'y dévouer à l'exclusion de toute autre et ils
1. Dans les écoles normales d'instituteurs, le nom même de philosophie a été banni
et cette discipline n'est plus que l'humble servante de la pédagogie. Aux temps où la
philosophie était dite ancilla theologiae, l'Église n'était pas allée aussi loin.
73 , ,
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LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE
76
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LE ROMANPÉDAGOGIQUE
plus seuls en cause, mais aussi le « troisième âge » et les chômeurs : d'où les
universités du troisième âge et les congésde formation. En bref, l'école est la réponse
qu'on donne à ce que la production, par choix ou par nécessité, a laissé de côté.
1. C'est bien pourquoi la pédagogie déteste si fort la classe. On sait que la réforme
Legrand la supprime : par le plus, en regroupant les élèves en masses de l'ordre de la
centaine d'individus, et par le moins, en subdivisantces masses en petits groupes de
tutorat - une dizaine d'élèves par tuteur : douze, sans doute, comme les disciples.
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LE ROMAN PÉDAGOGIQUE
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LE ROMANPÉDAGOGIQUE
Le roman de l'échec
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Les bons apôtres gémissent déjà : mais les enfants, mais les étudiants,
mais les immigrés, vous n'en parlez pas, vous n'y pensez pas, vous les
méprisez. En un mot comme en cent, vous n'avez rien dit, puisque vous
n'avez pas prononcé le mot magique : l'échec scolaire. On connaît en
effet cette carte maîtresse, par quoi l'on a fermé la bouche, depuis des
décennies, à tous ceux qui voudraient traiter de l'école sur un autre ton
que les réformateurs. L'échec scolaire, pour beaucoup, résume la
question de l'école ; sur cet horizon se règle l'opinion quand, un instant,
elle oublie la querelle scolaire - la fausse, comme la vraie.
Or, il n'est pas de locution plus ambiguë que celle-là. Encore que son
usage, en lui-même, soit parfaitement univoque : on ne parle de l'échec
scolaire que pour condamner l'école. Une fois encore, on peut énumé-
rer des variantes : ou bien l'on condamne l'école telle qu'elle est
puisqu'elle produit l'échec scolaire. On proposera alors des réformes
pour y remédier. Ou bien l'on condamne toute école, parce que toute
école, censément, produit l'échec. Dans ce cas, on ne peut que souhaiter
une destruction radicale. Si, malgré tout, l'on propose des réformes,
c'est pur manque d'audace et pour ne pas dire ouvertement ce qu'on
veut. Et l'on retrouve le discours de l'institution nulle : la bonne école
est l'école disparaissante, parce que alors seulement elle sera sans effet
et donc sans production d'échec.
Bien évidemment, il est vain de distinguer trop nettement entre les
points de vue, parce que ceux qui les adoptent les adoptent volontiers
l'un et l'autre ; successivement ou en même temps. Cette confusion, qui
n'étonnera pas ceux qui ont pratiqué le discours pieux, est à son tour
r doublée par une autré., Les mots mêmes d'échec scolaire peuvent
)) entendre en deux sens : (a) Il s'agit de l'échec à l'école. Les
escriptions abondent ; elles se résument tout bonnement à ceci :
'existence du mauvais élève, de la mauvaise note, de l'examen raté.
t 82
Rien de moins, mais rien de plus : tout ici est interne à l'institution. (b) il
s'agit de l'échec de l'école : le fait que l'école n'assure pas la fonction
devrait être la sienne- Cela suppose évidemment une définition de cette
qui j '
fonction et un solide de référence qui permette d'établir si elle est
assurée ou non. Ce solide de référence, en toute logique, doit être
indépendant de l'institution ; autrement dit, il doit lui être extérieur -
économique, politique, social, intellectuel, suivant les choix. Pour ceux
qui ont décidé que l'école avait principalement à donner un métier, son
échec sera le chômage ; pour ceux qui ont décidé qu'elle avait
principalement à transmettre des savoirs, son échec sera toute espèce
d'ignorance ou d'incompétence. Il y a là matière à discussion et aucune
conclusion n'est évidente à l'avance. Quoi qu'il en soit, tout ici est
externe à l'institution.
Le pathos de l'échec scolaire ignore la différence. Elle est pourtant
capitale, ca?il pourrait bien se faire que l'école suscite de l'échec au sens \
(a), sans échouer au sens (b) : c'est en fait ce qu'on observe tous les )
jours. Le mauvais élève de quinze ans ne fait pas forcément le raté ou t
l'ignare de quarante. Inversement, une école peut ne pas susciter t
d'échec au sens (a) et pourtant échouer au sens (b) : selon
toute'
vraisemblance, le collège de la Réforme aura justement ce caractère. 11
La disjonction des deux échecs est d'autant plus imaginable que les
. lieux et les temps de l'un et de l'autre sont entièrement distincts. L'échec
au sens (a) a pour lieu la classe et pour temps la scolarité - en fait,
l'enfance et l'adolescence, en tant que ce sont des périodes retirées de
l'activité de production. L'échec au sens (b) a pour lieu la société tout
entière et pour temps la vie productive. Au reste, pour l'individu qui
échoue, rien ne se vaut : échouer dans l'école, ce n'est rien de plus
qu'une aventure de jeunesse, sinon d'enfance. Un souvenir plus ou
moins triste. Sauf accident, il n'y a nulle raison d'en faire un drame.
Échouer, à cause de l'école, dans la vie dite, non sans raison, réelle, cela
est sans recours. Alors, mais alors seulement, l'on est en droit de parler
d'un échec de l'école. Il est effectivement dramatique, mais justement la
Réforme, telle qu'elle est annoncée, n'y parera d'aucune façon.
Sans doute, ceux qui croient à l'école comme microcosme sont hors
d'état de faire la différence. Comme ils croient que l'école est une
société tout entière et la société tout entière une école, l'échec à l'école
est indistingable de l'échec de l'école. Aussi le mauvais élève devient-il à
leurs yeux le témoin de toutes les déchéances de la terre ; la mauvaise .
83 .
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LA PENSÉENATURELLEDE L'ÉCOLE ,
note répète toutes les marques d'infamie et l'examen raté préfigure
toutes les douleurs et les petites morts de la vie. S'étant érigés en
protecteurs permanents de l'humanité, ils croient de leur devoir de faire
en sorte que rien de cela n'existe plus. Aussi l'école, pour ne plus
produire d'échec au sens ' (b), doit censément ne plus produire d'échec
au sens (a).
On retrouve alors les confusions du départ. Car, pour accomplir ce
beau programme, on peut choisir plusieurs voies. La plus simple
consiste à vider de son sens toute notion liée à un échec possible : il ne
doit plus y avoir de moyen de désigner tel ou tel comme mauvais élève.
Il ne doit donc plus y avoir de notes. Qu'une école serait belle,
ajoute-t-on, si elle n'avait plus pour finalité l'examen, ni le diplôme.
Puis, voyant l'incrédulité se peindre sur les visages, on gémit en son for
intérieur sur le conservatisme et la dureté de cœur des hommes. Les
vrais prosélytes, au reste, ne se laissent pas arrêter pour si peu : usant de
la liberté qu'ils se donnent de retraduire les déterminations de l'école en
déterminations sociales - microcosme/macrocosme -, ils ont tôt fait
de dénoncer le rapport de classe qui se dissimule dans la différence bon
élève/mauvais élève, l'oppression qui s'énonce dans les notes ou les
mentions, la brisure mortelle qu'entraîne la scansion de l'examen. Mais
les plus réalistes reconnaissent, en soupirant, que les temps ne sont pas
venus.
Ils proposent alors un paquet d'inventions Lépine, dont l'effet
consiste à user et à vider peu à peu de tout contenu le système qu'on ne
peut détruire trop vite. L'examen, si blessant, est atténué en contrôle
continu ; la note subsiste toujours, mais, au lieu d'être attribuée par un
maître, elle est le fruit d'une auto-évaluation où l'élève détermine
lui-même s'il a mené à bien le projet qu'il avait lui-même construit ; le
rapport entre maître et élève est maintenu, mais il est présenté comme '
un contrat, par lequel les partenaires, égaux en droits, s'accordent
ensemble sur un programme ' : que l'un des partenaires soit supposé en
savoir plus que l'autre ; que, dans les collèges et les lycées, l'un soit un
adulte et l'autre un enfant ou un adolescent ; que, après tout, il arrive
que la contradiction, le développement inégal, l'antagonisme soient des
conditions nécessaires d'un processus, tout cela est évidemment tenu
pour négligeable. On retrouve une fois encore et toujours la structure de
doivent être rédigés en termes de mesure. Telle est la finalité des notes
et des examens : signifier aux individus saisis par l'école que celle-ci a
accompli quelque effet. Il va de soi que le détail technique, en la
matière, est toujours modifiable et il ne faut pas hésiter à changer ce qui
peut ou doit l'être. Mais la finalité elle-même doit être maintenue.
Le succès et l'échec sont seulement la traduction pour l'individu de ces
messages que lui adresse l'école à propos des effets qu'elle produit.
.
Ils sont indissolublement liés : supprimer l'échec, au nom de l'égalité,
c'est aussi supprimer le succès et c'est du même coup supprimer tout
repère. Les effets de l'école, privés de ce qui pourrait les signaler, équi-
valent dès lors à un pur néant. La conséquence, au reste, est voulue
par certains : on sait que les hommes véritablement pieux haïssent, '
par-dessus tout, les effets comme tels. Seule l'inefficacité leur paraît '
admirable.
Si les signaux sont exprimés comme une mesure, c'est par une loi
générale de nos sociétés : en fait, c'est une marque que la société imprime
sur l'école. Pour que cette marque disparaisse, il faudrait que la société
fût transformée, et cela, de fond en comble, puisqu'il faudrait que
tout le langage de la mesure eût disparu. Aucune société moderne ne
.
répond à cette condition, quel que soit par ailleurs son mode d'orga-
nisation. Une école qui n'émette aucun signal ou des signaux qui ne
soient pas des mesures est donc bien de l'ordre du songe : un îlot
enchanté de lisse sérénité au sein d'un monde traversé de ruptures
'
et de failles.
Qu'on ne se laisse pas troubler par le fait. en lui-même évident et
trivial, que les mesures ne sont pas toujours fiables, que le savoir
quantifié n'épuise pas tous les savoirs possibles, que la distribution du
succès dans l'école, comme toute autre, peut recouvrir des injustices.
Tout cela est vrai, mais de peu d'importance, si du moins il existe des
moyens de corriger, hors de l'école, les injustices de l'école. Il faut qu'il
y ait des mesures explicites - la technique de la note et de l'examen
semble, tout bien considéré, la plus simple - ; il faut qu'il y ait des
succès et, par conséquent, des échecs. Il faut que succès et échecs aient
des conséquences matérielles. Il ne faut pas que celles-ci soient
irrémédiables.
L'essentiel est donc, comme il se doit, hors de l'école. Faire en sorte
que l'échec dans l'école n'entraîne pas immanquablement l'échec hors
de l'école.
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Le roman sociologique
aux savoirs. De tels propos affleurent chez les réformateurs ; ils sont
souvent explicites chez les journalistes et il arrive que certains ensei-
gnants, désespérés par les difficultés de leur tâche, les fassent leurs à
leur tour. Certaine presse libérée accueille volontiers ces déclarations
cavalières, où l'on croit emporter d'autant plus la conviction qu'on aura
adopté un style goguenard : « Qu'est-ce qu'ils en ont à foutre, les gosses
d'immigrés, de » - ici, un nom de discipline, de théorème, d'auteur,
etc., au gré des circonstances Il y aurait beaucoup à redire à de tels
propos : on pourrait rappeler que, après tout, l'immigration n'est pas
chose nouvelle ni même la convocation de l'école à l'enseignement de
masse. L'école primaire est ouverte aux peuples depuis longtemps :
croit-on vraiment que les instituteurs de la zone, dans l'entre-deux-
guerres, n'aient pas eu eux aussi à se colleter avec des enfants dont les
parents ne parlaient pas le français, avec le prestige de la délinquance,
avec le chômage ? Ils n'en tiraient pas généralement la conclusion que
l'école doit disparaître et renoncer aux savoirs. D'un point de vue plus
général, il conviendrait de manifester quelque défiance à l'encontre du
langage populiste, singulièrement quand il parle des immigrés. L'amour
des immigrés dont il se veut porteur est strictement l'envers de la haine
des immigrés : il est de même nature. Les bougnoules sont comme des
chiens, s'écrie le raciste ordinaire ; mais le pieux et sentimental
anti-raciste pense et dit exactement la même chose, surtout quand il
s'occupe d'enseignement : comme pour les chiens, il faut apprendre à
vivre avec les immigrés (« vivre ensemble », n'est-ce pas ?), et pour y
parvenir il faut, comme pour les chiens, les aimer très fort. Comme pour
les chiens, enfin, il ne faut leur apprendre que ce qui les concerne :
disons, pour être bref, le caniveau. Transformer l'école en caniveau
pour immigrés, tel est le programme populiste, auquel concourent les
réformateurs pieux : c'est abominable.
Sans doute, il faudrait bien de la naïveté pour croire que les masses
demandent à s'instruire, pour croire que tout baignera dans l'huile, que
des adolescents à qui tout répète que seule la délinquance les attend,
accepteront aisément de s'intéresser à quoi que ce soit qui se révèle
inutile à commettre un délit ou éviter une sanction judiciaire. Mais enfin
ces évidences ne suffisent pas ; elles ne sont que partielles : ou faut-il
croire comme les dames du xixe siècle que les classes populaires
1. Variantenon exclusive «: Qu'est-cequ'ils en ont à foutre, les loubards(de
banlieue)de » - les mêmesnomspeuventsuivre.
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LE ROMAN SOCIOLOGIQUE
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sont les classes dangereuses et ne connaissent que la force brutale
et le crime ?N'en déplaise aux modernes patronnesses, les peuples - et
les immigrés - ont, eux aussi, quelque rapport au langage et à
l'entendement. C'est dire qu'ils ont quelque rapport aux savoirs et à
l'école : rapport peut-être difficile et sinueux, mais qui ne saurait être
nié sans honte. '
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Une variante atténuée de la thèse consiste alors à soutenir que seuls
certains savoirs intéressent les peuples et que les autres leur sont
inutiles, sinon hostiles. Il est facile de voir que revient ici sous une forme
à peine déguisée la croyance que l'ignorance peut être souhaitable,
singulièrement pour les classes inférieures. Celui qui, de plus, se
déclarant fort ami du peuple, vouera aux gémonies les savoirs abstraits et
compliqués des bourgeois, pour vanter les savoirs concrets et simples
que les peuples doivent aimer par-dessus tout, celui-là dans la réalité
dira ceci : les peuples n'ont droit qu'à ce qui sert la production. Or, la
seule opinion digne, en la matière, tient que les peuples ont droit à tous
les savoirs, sans excepter les savoirs abstraits ou improductifs ; qu'aucun
d'entre ceux-ci ne leur est naturellement étranger, ni inutile, ni ennemi.
Et qu'il faut agir en toutes circonstances de telle façon que ce droit de
principe s'effectue autant qu'il est matériellement possible. L'école,
dans un temps où les peuples sont supposés s'y rendre, ne doit donc rien
céder sur les savoirs, ni sur leur abstraction, ni sur leur sophistication, ni
sur leur distinction. Reste à faire en sorte que la transmission s'accom-
plisse : les principes ayant été posés, c'est à chacun, placé en position
d'enseigner, de déterminer, dans des circonstances infiniment variables,
la stratégie la plus efficace. Il s'agit là essentiellement d'un acte du sujet,
dans sa singularité la plus absolue ; aucun règlement administratif ne lui
sera d'aucune utilité. Que, dans certains cas, la loi de la rue l'emporte,
'
cela peut être vrai, mais ne saurait affecter l'essentiel. ' .
Certains observateurs ont cru pouvoir soutenir que l'enseignement
français, celui surtout que, depuis M. Haby, l'on essaie d'abolir dans les
lycées, était fondé sur des principes de classe. Ces principes avaient deux
caractères : d'une part, ils étaient implicites, en sorte qu'il était
impossible de les apprendre autrement que par imprégnation ; d'autre
part, ils étaient détenus par une classe déterminée. Ces deux caractères
combinés les rendaient inaccessibles à qui n'appartenait pas par nais-
sance à la bonne classe. Or, c'étaient ces critères secrets qui étaient
censément décisifs et non pas ce qui s'enseignait explicitement : les rites
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LA PENSÉE NATURELLE DE L'ÉCOLE
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soit ; la conséquence n'est pas ce qu'on en dit, mais ceci : ont désormais
accès aux savoirs des sujets sans prédécesseurs ni héritage.
La situation elle-même n'est pas neuve : à la fin du xixe siècle déjà,
des enfants d'illettrés apprirent à lire. Elle est inédite cependant par ses
dimensions. Il est du reste curieux de constater combien l'on s'acharne à
la masquer ou à l'atténuer. Les plus soucieux de n'en tenir aucun compte
étant justement ceux qui s'en réclament hautement. C'est en effet à des
fins de dissimulation que servent certains propos lénifiants sur les
référents culturels : on vante, encore et toujours, la richesse inépuisable
des traditions (maghrébines, occitanes, loubardes, etc.). C'est le pathos
connu des savoirs chauds et des savoirs proliférants. A peine se fait-il
légèrement plus plausible quand il s'agit des immigrés, dont certains se
réclament de cultures au sens le plus plein.
Quelques distinctions cependant ne seraient pas inopportunes : entre
les cultures d'une part - les unes écrites, les autres orales ; cultures
féodales, cultures paysannes, cultures urbaines, etc. -, entre leur
accessibilité d'autre part : qui peut ignorer la différence entre le
Vietnamien qui sait lire le vietnamien et le Maghrébin qui ne sait pas lire
l'arabe ? Il faut beaucoup aimer le confusionnisme pour ne pas tenir
compte de tels détails. Quoi qu'il en soit, là n'est pas la question : car le
point est que, à ces savoirs hérités, l'école en France sera toujours
inadéquate. On peut le regretter, mais il faut savoir que c'est propre-
ment pour elle se renier elle-même que de chercher à s'ouvrir aux
savoirs traditionnels ; c'est aussi abolir ces derniers : car ils ne sont pas
moins inadéquats à l'école que celle-ci ne l'est à leur égard. La vérité,
c'est que, les possèdent-ils ou pas, les immigrés sont également seuls
devant l'école. Et il en va de même de la plupart des sujets issus des
peuples. Bien loin qu'il faille s'apitoyer et gémir, il faut reconnaître là
leur grandeur : ce ne sont pas des héritiers, ce sont des fondateurs.
L'élève moderne ne peut se réclamer de personne, sinon de lui-même
et de son maître. Il est proprement incroyable qu'on en ait pu déduire la
nécessité de l'affaiblissement de l'école. C'est tout le contraire qui est
vrai : précisément parce qu'il n'est plus d'héritiers, l'école aujourd'hui
doit être volontariste, ambitieuse et résistante. Précisément parce qu'il
n'est plus de recours (de famille ou de classe), elle doit porter les savoirs
au maximum de leur explicitation et de leur extension. La conséquence
est si évidente qu'il faut supposer de bien grandes forces pour qu'elle ait
pu être obscurcie. Mais ces forces justement existent. Passons sur le
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jl. Supposons même qu'on adopte un instant le point de vue vue sociologique.
sociologique . L'école
doit être un lieu de résistance à toutes les injustices et notamment les plus criantes
d'entre toutes : celles de la fortune et de la naissance. Comme de coutume, les
solutions pieuses vont tout à l'encontre d'un tel dessein, que pourtant elles affirment
partager ; disons le mot : pour que l'école résiste à l'inégalité, il ne faut pas qu'elle soit
égalitaire, il faut qu'elle soit inégalitaire. Qu'elle oppose sa propre inégalité à
l'inégalité de la société. Quelle injustice y a-t-il à redouter ? Aucune en amont, s'il a
été institué un système efficace de bourses et d'aides. Aucune en aval, s'il a été
institué un système efficace de rattrapages, de passerelles, de décrochages, etc"Aux
gestionnaires de bien faire leur travail, au lieu de se décharger à coups de réformes sur
ceux qui n'en peuvent mais.
A l'inégalité interne et structurante, on peut du reste ajouter l'inégalité externe : le
parti socialiste, autrefois, souhaitait que les enfants les plus pauvres disposent des
meilleurs enseignements. (Cf. rapport Mexandeau.) Une telle conception n'est pas
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LA PENSÉENATURELLEDE L'ÉCOLE
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absurde ; elle n'a cependant de sens que si l'on sait distinguer entre un bon et un
mauvaisenseignement. Comme, sur ce point, la plus grande confusionrègne, le vaeu,
pour respectable qu'il soit, demeure unyoeu strictement pieux.
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IV
Ainsi, parmi les mutations qui censément pullulent, fort peu sont
effectives et celles qui le sont rendent caducs en leur principe tous les
projets des réformateurs courants. Qu'il s'agisse des collèges, des
lycées, des universités, les thèmes agités s'articulent autour de la
modernisation et de la démocratisation. Mais, derrière les thèmes, il n'y
a que des images d'Épinal, lesquelles de plus sont irrémédiablement
datées : elles ont quarante ans. Elles ont resurgi, lors de la retombée de
Mai 68, quand on vit, les batailles de rue terminées, poindre comme
autant de clowns défraîchis les constructeurs d'une école prétendument
rénovée : comme si cela avait jamais été la question. Par ce bain de
jouvence inespéré, elles ont retrouvé des couleurs nouvelles et ceux qui
. les proposent peuvent se prévaloir d'un mouvement de masse passé.
Seul un regard inattentif peut se laisser tromper : les titres des seconds
, sont nuls, le vieillissement des premières s'est impitoyablement accé-
léré. S'il faut absolument parler de modernisation, qu'on le fasse
sérieusement, et l'on aura tôt fait de trouver à ce qui est proposé sous ce
' chef le parallèle éclairant : qu'on se souvienne des experts qui firent
édifier Fos au moment même où la sidérurgie allait entrer dans sa crise
la plus profonde - ou les abattoirs de La Villette, au moment où les
camions frigorifiques allaient les rendre inutiles. Qu'on se souvienne des
milliards dépensés alors en pure perte.
Le même avenir est promis aux réformes de l'école ; le gouffre
financier est assuré, avec cependant un détail de plus : on aura, dans
l'affaire, ruiné la vie de milliers d'individus.
De la même manière, s'il faut parler de démocratisation, qu'on le
fasse sérieusement et sans sociologie : on conclura sans peine que les
réformateurs ne connaissent pas le sens de ce mot. Inutiles donc, quant à
leurs objectifs avoués, les réformes pieuses sont aussi dangereuses :
passons sur certains objectifs inavoués, mais conscients - on songe ici
107
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! ".
RUINE DE L'ÉCOLE ET MISÈRE DES INTELLECTUELS
aux manoeuvres de la Corporation. Mais il est des effets qui ne sont pas
toujours voulus et qui sont pourtant inéluctables : ils affectent un
complexe de croyances entrecroisées.
Que les savoirs et les libertés aient partie liée, que l'école soit
l'institution où ce lien se noue, que les intellectuels aient en charge d'en
épeler le discours, on l'a cru longtemps : c'est cela qu'on nomme les
Lumières. Or, les Réformes touchent, dans l'école, systématiquement,
tous les points où les fils se mêlent : les savoirs, les intellectuels et les
libertés. En France, une certaine articulation s'est établie entre l'école
et les intellectuels : beaucoup d'enseignants sont des intellectuels et
beaucoup d'intellectuels sont des enseignants. Cette double relation
cependant n'est ni vraie partout ni vraie depuis toujours. Dans
beaucoup de pays, les enseignants ne sont pas des intellectuels et, s'il y
existe des intellectuels, ils n'ont aucun lien spécial à l'école. Même en
France, la double relation n'est devenue constante qu'après la guerre de
1914 ; il semblerait de plus qu'aujourd'hui, elle se dénoue. En ce sens, la
question de l'école, telle qu'elle se pose aujourd'hui dans notre pays, est
compliquée d'un événement encore secret : quelque chose est en train
de se passer qui touche le statut social des intellectuels, et le symptôme
de cette modulation a pour théâtre de manifestation les lieux d'ensei-
gnement.
Si les enseignants et les intellectuels intersectent, c'est pour une raison
d'institution : la tradition française était, jusqu'à une date récente,
qu'on recrutât les enseignants en termes de savoir. Ce principe a une
traduction matérielle : les concours de recrutement, mais ce n'est pas
l'essentiel'. Ces concours eux-mêmes ne sont que l'expression contin-
gente et modifiable du principe et c'est ce dernier qui est crucial ; on
peut l'énoncer ainsi : celui qui engage un individu comme spécialiste de
Il ...
1. La superstition des concours de recrutement n'est donc pas de mise. On peut
admettre leur réforme ou même leur suppression, à condition que soit maintenue, par
d'autres voies, la liaison qu'ils assuraient, tant bien que mal, entre la fonction
d'enseignement et les savoirs.
Les concours ont été sévèrement critiqués. Mais les griefs sont de deux sortes :
d'une part, on leur reproche de privilégier excessivement les critères de pur savoir
(aux dépens de l'affectivité ou de la pédagogie ou de quelque autre référent
supposément préférable) ; d'autre part, on leur reproche de ne pas s'appuyer sur les
savoirs les plus accomplis, tels que la recherche scientifique les développe.
Là encore, il faut choisir : loin qu'ils se renforcent mutuellement, les deux types de
griefs se détruisent.
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LES INTELLECTUELS ET L'ÉCOLE
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ET L'ÉCOLE
1. En vérité, l'enseignant ne saurait avoir à l'égard de ses élèves qu'un seul devoir :
les respecter, c'est-à-dire les traiter en sujets. Mais il faudrait pour cela qu'il puisse se
respecter lui-même ; voilà ce qui semble le plus difficileà certains petits pédagogues. -
On les comprend, à défaut de les excuser.
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1. Ne parlons pas des individus, encore que Cavaillès méritât autre chose que des
oublis systématiques. Parlons des institutions : une faculté entière a été déportée,
pour avoir, la première dans sa région, organisé la Résistance. On ne sache pas que ni
un tribunal, ni une préfecture, ni un corps d'armée aient osé quoi que ce soit de cet
ordre.
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RUINE DE L'ÉCOLE ET MISÈRE DES INTELLECTUELS
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LES INTELLECTUELS ET L'ÉCOLE =
dans tous les instants de la vie et elle accordait plus de temps autonome
que d'autres employeurs. Cela est fini : le temps autonome est de plus
en plus chichement mesuré ; et dans son principe même, il est attaqué :
l'enseignant secondaire est convoqué à se transformer en missionnaire
éducatif de tous les instants ; ses pensées les plus intimes doivent être
tissues de la matière pédagogique. Les enseignants du supérieur
eux-mêmes n'ont plus véritablement le droit d'être des intellectuels :
c'est un privilège qu'on leur concède, de manière toujours précaire et
révocable, et qu'ils doivent payer par une disponibilité de tous les
instants.
De toute manière, à supposer même que le supérieur offre encore des
conditions d'existence un peu décentes, les intellectuels du secondaire
n'en peuvent retirer aucun bénéfice : d'ici l'an 2000, il n'y aura aucun
poste dans les universités ; ceux qui y seraient créés seront réservés à la
promotion interne - et, de préférence, strictement locale - de ceux qui
sont déjà en place. Et, comme tout le monde dans les universités a le
même âge - la quarantaine -, ceux qui sont nés trop tard ou n'ont pas,
au bon moment, su ou pu ou voulu profiter des places offertes, sont
condamnés aux ténèbres extérieures. En fait, les intellectuels du
secondaire sont comme des rats pris au piège : ils ne peuvent sortir de la
nasse ; et s'ils y restent, c'est pour se voir reprocher ce qu'ils sont : tout
est prêt pour qu'ils ne puissent plus travailler pour eux-mêmes et pour
qu'ils ne puissent plus enseigner comme ils croient devoir le faire. Tout
leur sera impossible : l'accomplissement de leurs talents et l'exercice de
leur métier. Comme le procureur fasciste requérant contre Gramsci, le
ministre de la Triple Alliance a décidé : il faut empêcher ces cerveaux de
fonctionner pour toujours. -
La misère morale est donc là, dans ces attaques constantes, menées à
la fois par l'administration, par les collègues et par la presse. L'intellec-
tuel transcendantal est encore exalté - pour combien de temps ? on
peut se le demander. L'intellectuel réel, en tant qu'il gagne sa vie en
enseignant, est pourchassé et mis dans l'obligation soit de renoncer à sa
pensée, soit de renoncer à vivre décemment.
Cela est d'autant plus grave que la majorité des intellectuels qui
enseignent tiennent tout autant à l'école qu'à leur savoir propre. Parce
que, sans se l'avouer toujours, ils nourrissaient une belle illusion, un peu
ridicule, mais point antipathique : le sujet, employé par l'école, se met à
croire qu'une harmonie peut régner entre l'institution employeuse et
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RUINE DE L'ÉCOLE ET MISÈRE DES INTELLECTUELS
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Les intellectuels
à l'époque de leur indifférenciation
Si l'école cesse de jouer, dans les faits et pour des raisons de principe,
son rôle de mécène, qui le jouera sur une échelle comparable ? Si de
plus, elle cesse de leur proposer son assise sociale, où les intellectuels
pourront-ils trouver un asile ? Sans doute, la presse est là, et les mass
media, tout disposés, disent-ils, à accueillir les intellectuels en mal
d'argent et trop heureux d'avoir contribué à leur rendre l'école
inhabitable. Mais on découvrira bientôt qu'ils sont des employeurs
redoutables : mangeurs de temps, mangeurs de pensée, mangeurs
d'hommes. L'hécatombe au reste a déjà commencé. Car ces articles
multipliés, ces romans bâclés, ces essais dont les premiers passent pour
vifs et prestes, mais dont les seconds s'accomplissent en rapidité rance et
en savoirs trop courts, ils sont bien souvent l'oeuvre d'esprits cultivés,
ouverts et curieux ; mais le temps leur manque, et la possibilité d'être
patients. Ils n'ont ni le loisir ni bientôt le goût d'apprendre ce qui doit
être appris et que l'ingéniosité ne saurait remplacer. Les pires devien-
nent méchants, c'est-à-dire journalistes ordinaires, détestant spéciale-
ment les intellectuels qui, contrairement à eux, ne cèdent pas. Les
meilleurs ont encore en eux-mêmes le respect des savoirs ; mais ils ne
peuvent plus se passionner pour eux, ni donc les pratiquer, encore moins
les fonder ni les continuer. Bientôt, ce respect ne sera plus qu'une
politesse de bonne compagnie, qui les empêchera de se joindre au
ricanement usuel. Les bonnes relations qu'ainsi ils continueront d'entre-
tenir avec les grands intellectuels qu'ils admirent devront remplacer, à
leurs propres yeux, les travaux qu'ils auraient pu et dû, en d'autres
circonstances, accomplir eux-mêmes. Mais il aurait fallu, n'est-ce pas,
qu'autre chose leur fût offert que le monde pressé de l'édition et de
l'audio-visuel : or, aujourd'hui, grâce à quelques ministres malinten-
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LES INTELLECTUELS A L'ËPOQUE DE LEUR INDIFFÉRENCIATION
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, RUINE DE L'ÊCOLE ET MISÈRE DES INTELLECTUELS
vie») L'ennui, bien souvent, est le seul affect qu'ils osent confesser.
Certains, plus retors, usent de métaphores : répugnant à déclarer
ouvertement leur passion, ils la retraduisent dans un langage supporta-
ble pour les autres et pour eux-mêmes ; les comparaisons avec la terre
(« je suis un laboureur, penché sur mon sillon ») et avec l'artisanat
(rempaillage de chaises ou cathédrales, suivant qu'on est modeste ou
arrogant) ont là quelques occasions de rendre service. Mais quand on en
vient au faire et au prendre, seule la singularité leur importe. Les
intellectuels supportent fort mal qu'on la dissolve. Tout propos qui
démontre que leur objet existe ailleurs, que leur manière a eu des
précédents, ou simplement que leur activité doit se confondre avec
d'autres, est pour eux une blessure. Il ne convient surtout pas de voir
dans une telle sensibilité un amour-propre excessif : il s'agit d'une
condition sine qua non de leur fonctionnement. C'est donc systémati-
quement les insulter que de faire mine de croire que tous se valent et que
tout se vaut.
Or, les pratiques de l'indifférenciation sont devenues générales, ou
mieux, obligées. Elles définissent, à côté du pédantisme de l'ignorance,
un code de politesse inversée, un cérémonial de la grossièreté dont
chaque interview dans la presse, chaque émission dite littéraire, chaque
circulaire ministérielle, chaque décision législative paraissent l'expres-
sion ponctuelle. D'autant que les pratiques peuvent s'autoriser de
concepts : il existe, entièrement développé, un discours indifférenciant.
S'y enchaîne une série de concepts qu'on peut bien dire collecteurs,
comme les égouts du même nom. Leur fonction consiste à faire
s'évanouir toute différenciation parmi les objets intellectuels. De la
sorte, tout intellectuel qui revendiquera sa singularité pourra être réduit
au silence. Ces concepts collecteurs sont légion : l'interdisciplinarité est
un moyen propre, dans une institution, à condamner ceux qui ont investi
quelque passion dans une discipline. Prise en rigueur, elle pourrait
désigner la combinaison articulée de savoirs précis ; dans les faits, elle se
ramène le plus souvent à la juxtaposition des ignorances. Il s'agit
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1. Symptôme fréquent : le mythe du laboratoire et la chasse au chercheur isolé. Le
CNRSest une mined'exemples.Le plusrécentest la suspicionà l'égarddu livre :un
chercheur, pour faire preuve de son activité, ne saurait faire valoir que des
publications à caractère collectif (de préférence, audio-visuelles) ; le livre est une
forme trop archaïque quant à son support, et trop individuelle quant à sa
signature.
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LESINTELLECTUELS
A L'ÉPOQUEDE LEURINDIFFÉRENCIATION
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RUINE DE L'ÉCOLE ET MISÈRE DES INTELLECTUELS
passion, quand elle s'énonce, est toujours faible et ridicule aux yeux de
ceux qui ne la partagent pas - aux yeux surtout de ceux qui n'en
éprouvent aucune. Le journaliste qui ne sait rien, le fonctionnaire qui ne
croit à rien, le gauchiste revenu de tout sont dès lors prêts à unir leurs
railleries. Ils ont en face d'eux des sujets et tout sujet est comique, dès
qu'il abaisse sa garde et se dévoile. Le rire est d'autant plus fort que
certains de ces sujets étaient eux aussi revenus de tout et, le cas échéant,
seraient capables d'en faire la théorie mieux que personne. Quoi de plus
drôle alors que de les saisir en flagrant délit de tenir à quelque chose ?
Quoi de plus drôle que de découvrir que ce à quoi ils tiennent ce sont des
bibliothèques, des musées ou même des lycées et des facultés ? La
bonne farce, on s'en tape encore sur les cuisses dans les cafés.
Mais qu'ils prennent garde à leur tour ceux qui rient si fort. Tous,
journalistes, fonctionnaires, gauchistes revenus de tout, à l'instant où ils
rient, se sont transformés, sur un point seulement, mais pour toujours,
en bourreaux de l'esprit. Et qu'on ne croie pas s'excuser d'avoir ricané
des enseignants, en arguant de son amitié pour les arts, les lettres et les
sciences. Car l'enchaînement est nécessaire : la mise à mort des
intellectuels qui enseignent atteint aussi bien les intellectuels qui
n'enseignent pas, les artistes, tous ceux en fait qui ne sauraient justifier
leur objet que par une passion, déclarée ou secrète. La haine des savoirs
et des institutions qui les transmettent n'est que la part avouée d'un
mouvement général et masqué : le nouveau philistinisme.
Le philistinisme ancien se perpétue et ne surprend pas : incompréhen-
sion obtuse des bourgeoisies locales, méfiance des politiciens, terreur
blanche des municipalités reconquises, il n'est que de lire les journaux.
Avec un peu de mémoire, intellectuels et artistes se souviennent que,
dans leur pays, il est toujours des phases de ce genre ; au vrai, c'est la
face obscure de la France, condition peut-être de sa face lumineuse. S'il
faut en croire le passé, le triomphe du pire est, dans ce champ, toujours
provisoire.
Mais le discours généralisé de l'indifférenciation installe un philisti-
nisme plus redoutable. Car tout désormais est affecté. Le langage, tout
d'abord : de même que les mots d'école, de savoirs, d'enseignement, ont
été bannis, de même on substitue au théâtre l'animation, à la sculpture
les arts plastiques, à la médecine la santé. En toute occasion, on
pourchasse le mot propre et connu de tous, au profit d'un mot
englobant, qui ne dit rien à personne : un gros mot et un mot sale. Au
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RUINE DE L'ÉCOLE ET MISÈRE DES INTELLECTUELS
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Les savoirs dans une école juste
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Est juste, aux yeux des peuples, une législation qui permet à chacun
d'inscrire sa singularité, c'est-à-dire justement ce qui le fait absolument
distinct de tout autre. Voilà ce que les Révolutionnaires avaient
admirablement compris : « la liberté, écrit Robespierre, est le pouvoir
qui appartient à l'homme d'exercer, à son gré, toutes ses facultés.
Elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour bornes, la nature
pour principe et la loi pour sauvegarde ».
Dans un langage plus moderne, une politique digne de ce nom doit
garantir à chaque sujet le droit et les moyens d'accomplir, autant qu'il
est en lui, le désir qui l'anime. Que ce soit un devoir impossible, soit ; du
moins a-t-il un sens et l'on ne devrait pas trop se presser de le négliger.
, Que ce soit un devoir vide, parce qu'un sujet ignorerait le plus souvent
çe qu'il désire lui-même, non pas. Il dispose de balises et de repères pour
l'imagination : dans notre société qui calcule et mesure, il incarnera
volontiers l'instant de son propre accomplissement sous les espèces de
l'excellence. L'inégalité et la compétition qui apparemment en découlent
ne doivent pas faire illusion : elles n'importent guère, au regard de
l'essentiel qui est l'accomplissement - ce que Robespierre eût appelé le
libre exercice de quelque faculté. On peut regretter que notre société ne
propose à l'imagination que le langage de la mesure, mais elle est ainsi :
tant qu'elle le demeurera, on ne saurait dénier à personne le droit à
l'excellence sans lui dénier le droit de s'accomplir.
Or, les excellences sont incommensurables les unes aux autres. Cela
signifie qu'aucune ne blesse aucune autre : l'excellence dans l'ordre du
savoir-penser n'offusque pas l'excellence dans l'ordre du savoir-faire ou
du savoir-dire. Aucun sujet, exerçant à son gré son droit à l'excellence,
ne lèse les droits d'autrui, pourvu que tous l'exercent de leur côté. Si tel
ou tel se croit offensé parce que tel autre sait plus de choses que lui ou
les sait mieux - qu'il s'agisse de penser, de faire ou de dire -, une seule
réponse : celui-là s'est fait tort à lui-même en n'exerçant pas son droit.
Car, s'il l'avait exercé, il ne ressentirait nulle offense. Avis à la
Corporation.
Nous poserons en thèse que, parmi les facultés de l'homme, il
convient de compter la faculté de savoir. L'institution qui lui donne lieu
de s'exercer est l'école. Une loi juste sur l'école a pour seule fin de régler
l'exercice de cette faculté. N'y ayant aucune limite qui s'autorise des
droits d'autrui, chacun est en droit d'y atteindre son point d'excellence :
en donner les moyens effectifs, telle est la seule utilité qu'on doive
requérir de l'institution. Toute loi qui, organisant l'école, bafoue le droit
à l'excellence et borne - en fait et au principe - l'exercice de la faculté
de savoir est donc sans fondement politique : elle est, eût dit Robes-
pierre, essentiellement tyrannique et injuste. Or, toutes les lois proje-
tées ou votées récemment touchant l'école et l'université ont ce
caractère. Dans les collèges, il est enjoint aux élèves qui veulent en
savoir plus de s'en tenir aux termes du contrat éducatif propre à
l'établissement. Il est enjoint aux enseignants de prendre pour modèle
ceux d'entre eux qui en savent le moins. Dans les universités, il est
enjoint aux professeurs de s'en tenir, quant à ce qu'ils peuvent
enseigner, et aux étudiants, quant à ce qu'ils peuvent apprendre, aux
nécessités du monde économique : ce qu'on appelle pompeusement
« professionnalisation » n'étant rien d'autre qu'une interdiction adres-
sée à tous de s'intéresser à autre chose qu'à ce que pourrait souhaiter un
employeur possible (lequel, bien souvent, n'est malheureusement qu'un
employeur fictif).
Cette position peut invoquer toutes les raisons du monde : nécessités
économiques, modernisation, changement, égalisation des chances, etc.
Elle est radicalement injuste.
Un cynique pourrait néanmoins soutenir que, injuste en droit, une
telle limitation peut se révéler utile en fait. Après tout, une politique
réaliste n'est-elle pas de l'ordre de l'utile ? Or, il faut être clair : le
principe de l'école, le seul qui lui donne un sens, est le suivant :
'
. aucune ignorance n'est utile
136
1 i _ _
' .
LES SAVOIRS DANS UNE ÉCOLE JUSTE
le mépris à l'égard des savoirs que l'on ne maîtrise pas au nom des
savoirs que l'on maîtrise : c'est le mépris du lettré pour le mathématicien
ou le mépris du mathématicien pour le lettré ou du philosophe pour le
philologue ou du philologue pour l'historien. Variantes du conflit des
facultés : il n'y a là rien de grave, tant que la puissance publique ne s'en
mêle pas et ne tranche pas, d'autorité, en faveur de l'un ou l'autre
mépris. Ici, comme ailleurs, son devoir est de rester neutre ou, si la
nécessité s'en fait sentir, de maintenir les équilibres : confrontée au
mépris réciproque des techniciens et des savants « fondamentalistes »,
des disciplines « concrètes » et des disciplines « abstraites », c'est
proprement, de sa part, commettre une forfaiture que d'intervenir et de
faire pencher la balance.
Il y a aussi, ce qui est d'une tout autre nature, le mépris des savoirs
que l'on ne maîtrise pas au nom de sa propre absence de savoir : c'est
l'ignorantisme militant. Il se déploie largement aujourd'hui dans les
cercles qui s'occupent de l'école. Il se manifeste ouvertement chez les
journalistes, pour des raisons que l'on sait : il est, chez eux, structurel. Il
se manifeste aussi chez certains instituteurs ou PEGC à l'égard de leurs
collègues plus titrés : on craint de manquer à la charité, sinon à
l'exactitude, en parlant ici de pur et simple ressentiment.
Il est vrai que tous ces mépris sont souvent confondus, intentionnel-
lement ou non : l'histoire du syndicalisme chrétien dans l'Université -
nommément du SGEN - n'est rien d'autre que la transition constante
du mépris modeste de certains savants à l'égard de leur propre savoir au
mépris arrogant de quelques ignorants à l'égard du savoir des autres.
Les premiers, bien entendu, sont sans défense à l'égard des seconds :
leur modestie les empêche de combattre, puisque défendre les savoirs
leur paraît se défendre eux-mêmes, ce que leur maxime morale leur
interdit. Incapables, par leur personnalisme impénitent, de distinguer
entre leur individualité d'une part et d'autre part le savoir que cette
individualité occasionnellement incarne, ils sont prêts d'un même
mouvement à abandonner la première à l'humilité requise par leur
morale et le second à l'humiliation requise par le ressentiment d'autrui.
Nous n'avons aucune raison d'accepter ces confusions. La tradition
française du mépris à l'égard des savoirs, si grands qu'en puissent être
les représentants, est dangereuse et il faut la combattre.
Que de grands esprits parlent d'ignorances souhaitables ou même
utiles, libre à eux - d'autant qu'en général ils ne sont pas, pour leur
-_ 138
LES SAVOIRS DANS UNE ÉCOLE JUSTE
139
, .
, L'ËCOLE ET LES SAVOIRS
Ces principes étant posés, et étant admis que leur validité ne saurait
être qu'idéale, il reste à déterminer des contenus. Question tabou : la
thèse familière des spécialistes de l'éducation et des réformateurs qui,
explicitement ou implicitement, s'en inspirent, c'est que les contenus
n'importent pas. Seule importe la forme, c'est-à-dire les méthodes
pédagogiques : celles-ci seront d'autant plus pures que les contenus
seront plus pauvres. Mais, par ailleurs, les contenus subsistent toujours,
si peu que ce soit ; comme malgré tout, ils ne sont pas censés importer,
aucune pensée n'est accordée à leur détermination : restent alors les
fantasmes du Français moyen sur ce que doivent être une enfance, un
bonheur, une normalité. La Réforme s'est ornée au fil des ans de
multiples patronymes (Fouchet, Fontanet, Haby, Legrand, etc.) ; un
seul en vérité lui convient et c'est Dupont-la-Joie.
On retrouve le ruralisme : l'école doit proposer le petit supplément de
campagne qui est censé manquer aux citadins, toute classe se faisant
fermette ou cabanon. Par prosaïsme militant, on demande que l'école
soit concrète et interdise à chacun l'usage abstrait de sa pensée ; les
livres sont dangereux : apprendre à lire est un mal 1 ;quant à écrire, quoi
de plus pernicieux ? Mieux vaut s'en tenir aux techniques imprécises de
l'expression indifférenciée. Dans les célèbres crêpes, bûchettes et pâte à
modeler, l'on reconnaît le bricolage du dimanche, et dans les activités
d'éveil (visites d'entreprises, présence dans des émissions de radio,
animations diverses) la promenade du même jour. Sport en pantoufles,
méridionalisme et enfin, par-dessus tout, familialisme : le Dupont
pédagogue veut que l'école soit pour l'élève comme une maison de
vacances où l'on prépare des confitures, où l'on joue au grenier, où la
bonne grand-mère, sous sa coiffe paysanne (qu'elle soit, dans les faits,
représentée par un instituteur barbu est négligeable), instille au passage
quelques leçons d'éternelle sagesse : que l'homme n'est ni bon ni
1. Si la réalité n'était pas tragique,l'on rirait volontiersdes pédagogueset .
réformateurssaisispar Talbot. Ceux qui proclamaientbien haut l'inutilitéde la
lecture et voyaientdans les illettrésles précurseursde l'avenir, on les retrouve
médusésdevantl'incontournable horreur :des ouvriersde quaranteans qui effecti-
vementne saventpas lire.
Même scénario,en moinsdouloureux,pour l'enseignementde l'histoire.Une
interventionvenue d'en haut a, de fait, balayéles structureset les principesdes
pédagogues.Mais,après le premiermouvementde désarroi,ces derniersse sont
remis :verbalement,ils accordenttout à la disciplineprotégée,renonçantdu même
coupà leursjouetsfavoris dans
; lesfaits,on verrabientôtquetoutest commeavant :
hainede la disciplinehistorique,interdisciplinarité
bête et primeà l'ignorance.
140
. ,. i
. LES SAVOIRS DANS UNE ÉCOLE JUSTE
mauvais, que trop de savoir nuit, que le fer chaud brûle, etc. Faire en
retour que l'école soit pour le maître comme une seconde famille :
éventuellement, un substitut de progéniture pour certains célibataires
pieux et inféconds i.
Pétain, en tout cas, n'est pas loin. A force de ne pas vouloir choisir, à
force de prétendre qu'il n'y avait pas lieu de le faire, on en arrive ainsi à
ce qu'il faut bien appeler un avilissement des esprits. Ce qu'une école
transmet doit faire l'objet d'une décision explicite et ne saurait être
laissé à la nécessité aveugle de la non-pensée. Les principes du choix
sont clairs, même si l'on peut discuter du détail de leur application. Il y a
deux critères généraux : l'indépendance de la nation et l'exercice par
chaque sujet de toutes ses libertés - ce qui est l'exercice de toutes ses
facultés. Une nation ne connaît pas à l'égard d'elle-même d'autre devoir
que celui d'assurer, passivement, quand elle le peut, activement, quand
elle le doit, son indépendance. Elle ne connaît pas à l'égard de ceux qui
vivent, ne fût-ce qu'un instant, sur son territoire, d'autre devoir que
celui de leur permettre le plein exercice de leurs libertés.
Reste à décider du détail. Il faut alors tenir compte de quatre
conditions. La première est que tous les savoirs sont égaux en dignité,
mais ne le sont pas en puissance et en fécondité. La seconde est que les
voies de l'indépendance varient au fil des conjonctures : à l'ère du
marché mondial, l'indépendance économique et technique est néces-
saire, si elle n'est pas suffisante. La troisième est que les voies de
l'indépendance varient aussi suivant les nations : en France du moins,
elles passent par une histoire et par une langue. La quatrième est que
l'exercice des libertés, reconnu en droit, peut être rendu difficile en fait,
non pas par des mesures policières - à cela, on sait résister -, mais par
la force de l'opinion.
La première condition peut se dire autrement : il est des savoirs
stratégiques qui donnent la clé d'une famille d'autres savoirs. Ainsi nul .n
ne doute que le formalisme mathématique ne soit un tel savoir dans tu
l'ordre des sciences. Certains pensent que la thermodynamique a ce jf tj
statut ; d'autres que la biologie cellulaire le mérite davantage 4 less
1. On comprend alors que, parmi les enseignants les plus rétifs à appliquer la j
réforme des collèges (réforme Legrand), il faille compter les mères de famille. Elles
n'ont pour leur part nul besoin d'un supplément familialiste ; bien au contraire,
l'école où elles enseignent fonctionne comme le lieu qui les affranchit, pour un temps
bien déterminé, de la famille.
141 .
. L'ÉCOLE ET LES SAVOIRS .
_ ,_ '
débats sont ouverts, mais, en tout cas, ils ont un sens. Il en va de même
dans toutes les branches du savoir. Cela suit du reste de la proposition
que l'horizon de l'école est l'encyclopédie : il n'est pas d'encyclopédie
sans la détermination d'une organisation des savoirs et il n'est pas
d'organisation des savoirs qui ne consiste à en reconnaître certains pour
décisifs. Il va de soi que la gestion, imposée par les nécessités de la
finitude, impose aussi de préférer les savoirs stratégiques aux autres :
ainsi les décisions, déterminées par les conjonctures, devront aussi tenir
compte de l'organisation théorique des savoirs. Laquelle est proprement
une affaire de philosophie : implicite ou explicite (il vaudrait mieux
fût explicite).
a qu'elle
La seconde condition implique que l'école transmette tous les savoirs
'
propres à assurer l'indépendance appropriée à l'ère du marché mondial.
Nous disons bien : tous les savoirs. Cela n'est pas sans conséquence, car,
'ustement, les techniciens ne s'accordent pas sur ce qui leur est
écessairé Ainsi les informaticiens, qui, comme les ingénieurs des
mines autrefois, incarnent aujourd'hui la lutte pour l'indépendance, se
divisent en deux groupes : selon les uns le savoir informatique se suffit à
lui-même et rend inutile tout autre savoir ; selon les autres, au contraire,
le savoir informatique suppose comme requisit logique l'encyclopédie
de tous les savoirs possibles. Un tel débat est un symptôme : en aucune
circonstance, on ne peut faire une confiance aveugle aux représentants
d'une technologie pour déterminer ce que cette technologie entraîne
comme conséquences. Il convient alors de s'en remettre au raisonne-
ment : toute technologie - et sur ce point les technologies nouvelles
n'innovent en rien - est, depuis le xvil siècle, à penser comme la forme
appliquée d'une branche de la Science ; réciproquement, toute branche
de la Science peut être pensée comme la théorie de quelque technologie.
L'indépendance technique suppose donc la Science. Elle suppose,
autrement dit, que soit transmis tout ce qui est nécessaire à ce que la
. Science existe, c'est-à-dire se modifie.
t ' La troisième condition n'a qu'une seule conséquence, mais elle est
capitale : sont nécessaires, comme disciplines spécialisées, l'enseigne-
ment de l'histoire, celui de la langue et celui des Lettres.
tj La quatrième condition affirme que, dans les démocraties formelles, il
) n'est pas de puissance plus dangereuse pour les libertés que l'opinion -
) qu'il s'agisse de l'opinion brute ou de l'opinion médiatisée. Là où elle
règne, point de liberté d'expression ou de pensée car on ne peut plus
. 142
LESSAVOIRSDANSUNEÉCOLEJUSTE
dire ou penser que ce qui est recevable par une communauté de fait ou
par des techniques de communication ; point de droit de vote effectif : le
uffrage n'est plus qu'un cas particulier du sondage ; point d'état de
croit : l'opinion courante l'a toujours emporté d'avancelet la seule loi
alide est désormais, dans sa violence nue ou insidieuse, la loi de
1.
L'école n'a qu'un devoir : résister à la puissance de l'opinion. Il ne
sert à rien de se voiler la face et de faire des ronds de jambe sur la
nécessaire ouverture du monde, sur la réconciliation souhaitée entre
l'école et l'audio-visuel. Ce sont des fariboles, si l'on oublie l'essentiel :
peut et doit user de toutes les techniques anciennes et nouvelles
ut'école
qui lui sont accessibles. Elle doit user de l'informatique, de la télévision,
de la presse, etc. Mais cet usage, non seulement licite mais nécessaire, a
une fin spécifique : résister aux thèmes que ces mêmes techniques
usuellement justifient. Retourner incessamment les techniques contre
leur finalité manifeste, tel est le mouvement ; il est sophistiqué et
réclame pour être mené à bien des sujets dominateurs et sûrs d'eux-
mêmes. Tout le contraire de l'effacement et de l'humilité qu'on prône
aux enseignants.
En droit, tous les savoirs contribuent à détruire le pouvoir absolu de
l'opinion. Mais seul un esprit léger pourrait s'en tenir là : dans la réalité,
quelque savoir stratégique est requis, pour affirmer et démontrer qu'il
existe un au-delà de la doxa. En France, du moins, un tel savoir existe :
il s'appelle la philosophie 2. t,
143
L'ÉCOLE ET LES SAVOIRS
Post-scriptum
144 ,
LESSAVOIRSDANSUNEÉCOLEJUSTE
' ''
<
1
"
. .. 2
Les Français se plaisent à croire qu'ils vivent dans un pays libre. Plus
qu'une certitude empirique, il s'agit là d'un voeu : ils souhaitent ne pas
pouvoir penser à la signification du nom propre France sans y inclure la '
réalité des libertés formelles et de leur exercice. Car, malgré les
logiciens, les sujets parlants croient volontiers que les noms propres ont '.
une signification, quitte à admettre qu'elle se réduit à des images
précaires. Pour le nom France, la signification reçue se laisse représen-
ter comme un lieu où vivent, le plus agréablement possible, des sujets '
libres.
Et pourtant, on ne saurait passer sous silence ce qu'on redit depuis des
siècles ; d'un point de vue empirique et réaliste, la France se laisse aussi
décrire comme un pays d'autorités. Un réseau serré y saisit les
individus : notables locaux, administration nationale, officiels de toute
nature, les systèmes se croisent, se contredisent, se renforcent. La
centralisation longtemps a été désignée comme la cause principale de
cette incessante capture ; il va de soi qu'il n'en est rien : la décentrali-
sation, chère autrefois à la droite rurale et reprise aujourd'hui de tous
..
côtés, n'opère au mieux qu'un déplacement d'accent ; au pire, elle
ajoute un système fort d'enserrement à ceux qui existent déjà. Dans le
couple centralisation/décentralisation, se perd en vérité la seule ques-
tion qui compte : la possibilité pour un individu, s'il le préfère, de ne
s'insérer dans aucune collectivité partielle - groupe politique, syndicat,
'
corps administratif, etc. - sans perdre pour autant, si peu que ce soit,
aucun de ses droits, ni aucun de ses pouvoirs.
La réalité empirique est la suivante : nous vivons dans un pays où
aucun de nous, pris dans son isolement, n'est tenu pour capable en fait
d'exercer sa liberté. En sorte que la sauvegarde de l'individu réside
seulement dans son caprice - c'est la célèbre humeur individualiste des
. Français, symétrique inverse d'une organisation trop pressante - ou,
146 .
' LES SAVOIRS DANS UN PAYS LIBRE
1. Cela suffit à vider de leur pertinence la plupart des propos tenus par les sciences
de l'éducation.
Pour ne prendre qu'un seul exemple, un réformateur gestionnaire, nommément
M. P. Aigrain, a critiqué le système des concours, en remarquant qu'aucun pays,
hormis la France, ne l'a adopté. Comment ne pas répondre : et alors ? D'une telle
constatation, rien ne suit.
Il pourrait se faire, après tout, que la France eût à résoudre un problème dont les
termes ne se retrouvent nulle part ailleurs. D'une part parce que l'école en général y
joue un rôle unique en son genre, d'autre part parce que son histoire politique est elle
aussi unique en son genre. A-t-on jamais vu les « classesdirigeantes » se diviser aussi
profondément qu'en France ; a-t-on jamais vu les fractions s'employer à exclure aussi
systématiquement les fractions momentanément vaincues ? Pendant des décennies,
des individus,qu'apparemment leur naissanceou leur fortune destinaient au pouvoir,
s'en sont trouvés écartés : les grands bourgeois par les aristocrates, puis le contraire,
les orléanistes par les légitimistes,puis le contraire, les républicainspar les royalistes,
puis le contraire, les nationaux par les collaborateurs, puis le contraire. On ne trouve
pas cela dans les autres grandes démocraties, où par le jeu des mariages et des
ententes, les « classes dirigeantes » s'unissent plus solidement.
C'est dans cette division que le système des concours a trouvé sa logique et sa
continuité. On remarquera qu'aujourd'hui, où il est battu progressivementen brèche,
les notables sont réconciliéset le recrutement par la naissance a repris ses droits.
'
150 ..
LES SAVOIRS DANS UN PAYS LIBRE
1. On comprend que la question des immigrés soit à cet égard cruciale, comme lieu
de la contradiction la plus aiguë entre universalité et particularité.
2. Ainsi, ceux qui attaquent l'idéologie française en montrant qu'elle est particu-
lière se révèlent du même coup partie prenante de cette idéologie même : elle est
seule en effet à juger à ce degré toute particularité comme une faute.
l
151
L'ÉCOLEET LESSAVOIRS .
I. AXIOMATIQUE 7 7
II. FORCESTÉNÉBREUSES 19
3. La presse ........................................................................ 42
III. LAPENSÉENATURELLE
DEL'ÉCOLEUNE
: DÉCOMPOSITION 51
V. L'ÉCOLE
ETLESSAVOIRS 133