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Les Bacchantes, d’après Euripide

Un spectacle de K. M. Gruber créé à la Schaubühne de Berlin, d’après la traduction


allemande de W. Schadewaldt

DIONYSOS
Je… suis… Je suis… Je suis Dionysos, fils de Zeus.
Me voici devant Thèbes.
On me vénère sous les noms de Bacchus et de Bromios, le dieu de l’ivresse.
La fille de Cadmos, Sémélé, me mit au monde, quand son sein fut frappé par la foudre !
Moi, le dieu, je suis venu aujourd’hui sous l’apparence humaine, au lieu d’arborer mes
traits divins.
Je vois le tombeau de ma mère. Et au loin, les terres aurifères de Lydie, les régions de Perse
et de Phrygie baignées de soleil…
Ainsi, je suis venu ici, dans cette cité, afin de révéler aux mortels ma qualité de dieu.
Car les sœurs de ma mère elles, qui moins qui quiconque en avaient le droit, ont prétendu
que moi, Dionysos, je n’étais pas le fils de Zeus. Non !
Sémélé se serait commise avec quelque mortel, puis aurait attribué à Zeus le fruit de cette
faute charnelle.
Et ce serait pour cette raison que Zeus l’aurait tuée.
Pour les punir, je les ai chassées, dans un accès de frénésie, de leurs foyers.
Elles résident désormais dans les montagnes, l’esprit égaré.
Contraintes de porter mes attributs rituels.
De ses demeures s’est enfuie toute la population féminine.
Tout ce que la cité compte de femmes. Toutes de trouvent, pête-mêle à l’ombre des sapins
verts sur des sommets sans couvert.
Car il faut que cette cité comprenne, bon gré mal gré, combien elle pâtit de ne pas être
initiée à mon culte et que je prendrai la défense de Sémélé, ma mère, en me manifestant
aux mortels comme un dieu.
A Penthée, qui combat l’idée de ma naissance divine, qui m’exclue de ses libations, et qui,
dans ses prières, ne fait jamais mention de moi, à lui, et à tout le peuple de Thèbes, je
prouverai que je suis un dieu.
Aussi ai-je pris l’apparence humaine, métamorphosant mes traits divins en un corps
d’homme.
Je suis Dyonisos, fils de Zeus.
Dionysos sort. D'autres Ménades, qui forment le choeur, entrent en scène.

LE CHŒUR
Lui, dont jadis la mère, alors qu’elle le portait en son sein, connut les affres de la douleur.
Frappée par la foudre de Zeus, elle dut enfanter avant l’heure et perdit la vie, terrassée par
l’éclair.
Mais aussitôt, il fut emmené hors de la chambre de l’accouchée par Zeus, le Cronide, qui le
cacha dans sa cuisse, l’enfermant avec des agrafes d’or, à l’insu d’Héra.
Puis il donna naissance, quand les Destinées décidèrent le terme venu, à ce dieu à cornes
de taureau.
Et il orna sa tête d’une couronne de serpents.
Depuis lors, les ménades arborent les proies qu’elles capturent dans leurs cheveux tressées.
O demeures des Courètes, sur la terre sacrée de Crète, qui vit grandit Zeus. C’est en vos
foyers que, pour notre plaisir, les Corybantes aux triples cornes tendirent le rond tambour.
Lors de l’intense danse bachique, ils mêlèrent leurs ébats aux sons de Phrygie, au doux
souffle des flûtes.
Puis, entre les mains de Rhéa, la Mère des Dieux, ils remirent le tambourin pour faire écho
aux cris d’allégresse des bacchantes !
Mais elle, la Grande Mère, se le fit subtiliser lors de sa fête par de déments satyres, qui
jouèrent de ce tambourin lors de la fête triennale, si chère à Dionysos.
Venue de la terre d’Asie, loin par-delà le Tmolos sacré, j’accours ici pour m’acquitter
envers Bromios d’un doux effort, d’une agréable peine : chanter les louanges de Bacchos !
Bienheureux, celui qui, guidé par un génie protecteur, fort des mystères divins, mène une
vie saine et voue son âme aux rites sacrés. Celui qui, dans les montagnes, après les saintes
purifications, de la Grande Mère, Cybèle, pratique les orgies.
Celui qui, brandissant haut le thyrse couronné de lierre, s’adonne au culte de Dionysos !
Allez, bacchantes ! Allez, ô bacchantes !
Et Bromios, fils de dieu, le dieu Dionysos, ramenez-le au pays, qu’il quitte les montagnes de
Phrygie pour les routes de l’Hellade aux vastes places.
Ramenez Bromios !
O Thèbes, patrie de Sémélé, couronne-toi de lierre ! Fais foisonner le vert if aux beaux
fruits et entre dans la danse bachique avec des branches de chêne ou de sapin.
Borde ton vêtement, la peau de faon tachetée, de toisons blanches et bouclées.
Rends ton culte avec le puissant thyrse.
Révère sa puissance.
Bientôt, le pays tout entier dansera quand le dieu de l’ivresse, de son cri, mènera son
cortège vers les montagnes. Vers les montagnes où réside la multitude des femmes
arrachées à leurs fuseaux et à leurs métiers à tisser par Dionysos, dans son accès de
frénésie.

Épode.
Qu’il est doux, dans les montagnes, d’interrompre la course bachique et de se jeter à terre,
revêtues de la peau de cerf, l’habit sacré, de pourchasser le bouc pour l’égorger, puis de se
délecter de sa chair crue, tout en aspirant à gagner les monts de Lydie et de Phrygie, sous la
houlette de Bromios !
Le sol est ruisselant de lait, ruisselant de vin, ruisselant du nectar des abeilles. Tandis que
s’élèvent les effluves d’encens du Liban, Bacchos bondit et, brandissant la flamme ardente
de la torche de pin du narthex, rallie les âmes égarées au cortège et les appelle à danser,
tout en poussant des cris d’allégresse et en faisant flotter son abondante chevelure bouclée
dans les airs !
En même temps que ces cris d’allégresse, il laisse retentir, dans un grondement : « Allez, ô
bacchantes ! Allez, ô bacchantes ! Vous, orgueil du Tmolod ruisselant d’or, louez
Dyonisos, au son intense des tambourins !
Plongées dans l’extase bachique, glorifiez le dieu bachique, par vos chants phrygiens et vos
clameurs, tandis que la flûte au son charmant, la sainte flûte entonne l’air sacré, en
harmonie avec la course du cortège vers les montagnes.
Et c’est joyeuse, telle une pouliche aux côtés de sa mère nourricière, qu’avance, au pas de
danse, la bacchante !

Entre le vieux devin Tirésias, aveugle, le thyrse à la main, vêtu de la nébride, couronné de
lierre.

TIRÉSIAS (à la Coryphée)
Cadmos, roi originel, né des amours de Zeus et d’Io, sous l’apparence d’une génisse, petit-
fils de Poséidon, fils d’Agénor, qui, enfant encore, de sa flûte de berger, envoûta Typhon, le
plus imposant de tous les mortels, ayant jamais menacé les Olympiens.
Par son astuce, il contribua à sauver le règne de Zeus.
Cadmos, contraint de quitter Sidon, la citadelle paternelle, partit à la recherche d’Europe,
sa sœur, enlevée par Zeus, parcourut la moitié de la terre, fonda des villes et fit construire
des temples à Samothrace, Rhodes, Théra, en Crète, jusqu’au jour où l’oracle de Delphes
lui envoya une vache blanche qu’il lui ordonna de suivre jusqu’à ce pays, où Cadmos
terrassa le dragon de Castalie à l’aide d’un rocher. Et de la semence des dents du dragon
naquirent Echion, l’homme serpent, Udaios, l’homme du sol, Chtonios, l’homme des
profondeurs terrestres, Hyperénor, le surhomme et Péloros, le géant.
Cadmos, qui bâtit la Cadmée sur l’antre du dragon et reçut d’Athéna la Béotie en cadeau,
qui se vit donner pour épouse Harmonie, fille d’Aphrodite, et qui, dans sa demeure,
arborant douze trônes d’or, fut le premier mortel à inviter à sa table les Olympiens.
Ainsi s’écoulèrent cinq générations avant la naissance d’Hercule, fils d’Amphytrion, en
Grèce.
C’est Tirésias qui le demande.
Mais il connait la raison de ma venue et sait ce que moi, vieillard, j’ai convenu avec lui,
plus vieux encore.

CADMOS
Me voici !
Vois… Je suis paré des attributs divins. Quant au fils de ma fille, Dionysos, qui s’est révélé
aux hommes comme un dieu, je dois, de toutes mes forces, le soutenir, le magnifier.
Où devons-nous danser ?
Où devons-nous aller et secouer nos têtes grises ? Car j’oublie volontiers que je suis un
vieillard.

TIRÉSIAS
Il en va pour moi comme pour toi. Moi aussi, je me sens jeune et je veux prendre part à la
danse.

CADMOS
Le vieillard que je suis doit –il te guider toi, vieillard, comme un enfant ?

CADMOS
- Tiens-moi par la main.

TIRÉSIAS
- Prends la mienne ! Et serre-la dans la tienne.

CADMOS
Jamais je ne mépriserai – moi qui ne suis qu’un homme – les dieux !

TIRÉSIAS
Et gardons-nous aussi de rivaliser de sagesse avec les puissances supérieures. Quant aux
traditions héritées de nos pères, vieilles comme le monde, il n’est aucune parole qui puisse
les réduire à néant.
PENTHÉE
La cosmographie par le biais de noms, ne donne pas de meilleurs résultats que la
cosmographie classique. Pourrait-on, alors, se passer de noms ? Certainement pas ! Les
noms sont nécessaires pour exprimer que telle chose possède telles caractéristiques. Et
ainsi de suite. Ils lient une phrase donnée à des objets bien précis. Tandis que la
cosmographie classique élabore un modèle du monde, les noms, par contre, sont rivés au
monde de manière à dissimuler celui-ci derrière aux. Dudestin, je peux me rendre
indépendant. Il y a deux divinités : le monde et mon ego indépendant. Je suis soit heureux,
soit malheureux ! Voilà tout ! On peut dire qu’il n’existe ni bien ni mal. Celui qui est
heureux ne doit rien redouter. Ni même la mort. Seul celui qui ne vit pas dans le passé,
mais au présent, est heureux. La vie au présent ne connaît pas la mort. La mort n’est pas
un événement de la vie. Elle n’est pas une réalité du monde. Si, sous le terme « éternité, on
n’entend pas la notion de durée interminable, mais au contraire celle d’intemporalité,
alors, on peut dire que vit éternellement celui qui vit au présent.
Il paraît que les femmes ont quitté leurs demeures pour prendre part à de prétendues
bacchanales. Accourues dans la montagne, elles rendent le culte du nouveau dieu,
Dyonisos, qui qu’il soit, qu’elles honorent de leurs danses. Pleines à ras bord, des jarres se
dressent au beau milieu de leur camp. Et l’une se faug=file par ici à l’écart et l’autre par
là, afin de s’isoler et de se donner aux hommes, sous prétexte d’être dorénavant des
ménades, des célébrantes qui sacrifient aux rites ! Cependant, avant Bacchos, elles doivent
vénérer Aphrodite. Toutes les femmes que j’ai d’ores et déjà attrapées sont retenues, les
mains liées, sous la garde attentive de mes gens, dans les prisons. Quant à celles qui m’ont
échappé, je les chasserai des montagnes : Ino, Agavé qui, unie à Echion m’a jadis donné
naissance, ainsi que la mère d’Actéon, Autonoé. Une fois que je les aurai mises aux fers,
j’aurai tôt fait de faire cesser la dépravation de ces bacchanales !
On dit aussi qu’il est arrivé un étranger. Un faiseur de miracles, un conjurateur venu de
Lydie, aux boucles brunes, cheveux parfumés, yeux noirs, avec, dans le regard, les charmes
d’Aphrodite. Jour et nuit, sous couvert de rites sacrés, il côtoie ces jeunes femmes. Que je le
tienne ici, sous ce toit, et je lui ferai passer l’envie de frapper du thyrse et de secouer sa
chevelure, en lui tranchant la gorge !
Pourtant, cet homme affirme qu’il serait un dieu, Dionysos !
Pourtant, il affirme qu’il aurait été cousu, jadis, dans la cuisse de Zeus, alors que cet
enfant a péri brûlé, frappé par la foudre, avec sa mère. Car celle-ci avait menti en
prétendant l’avoir conçu avec Zeus.
Cela ne mérite-t-il pas la corde d’avoir le front d’une telle effronterie ? Qui que soit cet
étranger !
Mais, là-bas, un autre prodige ! Le devin Tirésias, en compagnie du père de ma mère. Quel
spectacle grotesque ! En pleine extase bachique !
Non, je me refuse, père, à admettre que, malgré votre âge avancé, vous manquiez de bon
sens.
C’est toi, Tirésias, qui l’as entraîné. Tu espères, en introduisant ce nouveau dieu chez les
hommes, multiplier les observations de vols d’oiseaux et les immolations par le feu afin
d’en tirer quelque revenu.

TIRÉSIAS
Ce nouveau dieu dont tu te moques, je ne saurais dire encore quelle sera son importance
future dans l’Hellade. Car deux choses, jeune homme, sont primordiales pour les hommes :
Démeter, la Terre, tout d’abord. Tu peux lui donner le nom que tu souhaites, l’un ou
l’autre. Celle-ci nourrit les hommes d’aliments secs. Mais celui qui est venu, le fils de
Sémélé, a découvert les vertus équivalentes du breuvage tiré du raisin, auquel il a initié les
hommes. Lui qui apaise le chagrin des mortels accablés de tracas, quand ils s’imprègnent
du nectar de la vigne. Lui qui, avec le sommeil, apporte l’oubli des maux quotidiens. Il
n’existe pas d’autre remède aux épreuves. C’est lui qui est donné en offrande aux dieux. Il
est d’origine divine. C’est à lui que les hommes doivent tous les bienfaits qui sont leurs. Et
tu ris du fait qu’il ait été cousu dans la cuisse de Zeus ? Eh bien, je vais t’en expliquer la
signification.
Quand Zeus l’arracha au feu de la foudre et l’emporta, nouveau-né, dans l’Olympe des
dieux, Héra voulut alors le précipiter du haut du ciel, mais Zeus imagina une parade, que
seul un dieu pouvait concevoir : il détacha un fragment de l’éther qui entoure la Terre de
toutes parts et le donna, sous les traits de l’enfant, en gage à Héra, préservant ainsi
Dionysos de la haine d’Héra. Mais, par la suite, les hommes ont raconté qu’il aurait trouvé
une « cache » dans la cuisse de Zeus, car, par une erreur de langage, ils n’ont pas compris
que le dieu l’avait donné à la déesse Héra en « gage ». C’est ainsi que fut forgée l’histoire.
Tu le verras bondir sur les rochers de Delphes, torches au poing, sur le plateau entre les
deux sommets du mont, brandissant et agitant la branche bachique. Il sera grand, alors, en
Grèce.
C’est pourquoi, écoute, Penthée ! Et ne soutiens pas que la force ait tout pouvoir sur les
hommes.
Si tu as une opinion, et que cette opinion te blesse, ne va pas croire que tu es dans le juste.
Non, accueille ce dieu en ce pays. Fais-lui des offrandes, danse et couronne ta tête de
lierre. Sois avec nous, et non en dehors de nos lois.
Pour l’heure, tu papillonnes, inconstant, et bien que voyant, tu ne vois rien. Et n’oublie pas
la fin tragique d’Actéon : les chiens carnassiers qu’ils avaient élevés le lacérèrent lors
d’une partie de chasse parce qu’il s’était enveloppé dans une peau de cerf pour tenter
d’apercevoir, à une source, les formes féminines de la déesse Artémis. Puisse cela ne pas
t’arriver.
Allons, viens avec nous rendre gloire au dieu.

PENTHÉE
N’approche pas ta main de moi. Si tu veux t’adonner aux bacchanales, libre à toi. Mais ne
me contamine pas, avec ta folie ! Quant à celui-là, qui t’a inculqué ta démence, il paiera
pour cela. Qu’on envoie quelqu’un, vite ! Qu’il se rende au siège d’où il observe le vol des
oiseaux. Qu’il le soulève avec des leviers, le renverse, qu’il mette tout en pièces, de fond en
comble, tout ! Qu’il livre ses bandelettes sacrées aux vents et aux cyclones !
Vous, là, parcourez la ville et trouvez-moi cet étranger efféminé qui a introduit cette
nouvelle folie parmi les femmes, et souille nos lits. Quand vous l’aurez attrapé, amenez-le
ici, enchaîné, afin que je lui inflige le châtiment de lapidation. Il doit mourir ! Il regrettera
amèrement d’avoir propagé le culte de Bacchos ici, à Thèbes !

TIRÉSIAS
Entêté ! Tu ne mesures pas la véritable ampleur de tes propos.
Te voilà dément, toi qui, auparavant déjà étais dérangé !
Partons, Cadmos ! Prions pour cet homme, aussi sauvage soit-il, et pour la cité aussi, afin
que dieu ne lui inflige pas de maux incommensurables.
Allons, essaie de soutenir mon corps, comme moi le tiens. C’est un piètre spectacle de voir
tomber deux vieillards comme nous.
LE CHŒUR
Chypre… île de la déesse Aphrodite. Demeure de ceux qui charment les mortels : les
Amours !
La Piérie, séjour des Muses !
Le droit de célébrer des bacchanales ! Là-bas, les bacchantes ont le droit sacré de
s’adonner à leurs rites et célébrations. Là-bas, les bacchantes ont le droit sacré de
s’adonner à leurs rites et célébrations…
Le droit… D’accomplir des actes sacrés ! Le droit sacré de connaître l’extase bachique. Le
droit divin de célébrer les mystères de Cybèle, la Grande Mère ! Le droit éternel de gagner
les montagnes en des danses frénétiques. De vagabonder avec des rameaux de chêne ou de
sapin, avec une toison blanche.
Le droit oral d’agiter leur chevelure dans l’éther. Le droit naturel de faire la bacchante en
de saintes purifications. Le droit ancestral de chasser le bouc, de le saigner et de se délecter
de sa chair crue.
L’homme le plus sage, comparé au dieu, fait figure de primate en matière de sagesse,
beauté et tout le reste. Qui est sage un jour n’est pas sage toujours. Penser au-delà de sa
condition humaine n’est pas non plus gage de sagesse. La vie est brève pour qui vise haut et
ne parvient pas à atteindre ce qui est à sa portée. Un esprit judicieux est la plus haute des
perfections. Et la sagesse consiste à dire et faire le vrai, conformément à l’essence des
choses, en y étant attentif. Une vie de calme et de raison dure toujours, inébranlable. Car
ceux qui demeurent dans l’éther, se penchent, depuis les cieux, sur les choses humaines :
les dieux ! Mais c’est l’éclair qui gouverne l’univers. Dans la lumière et les nuits
bienvenues, mène une vie bienheureuse et aie la sagesse de tenir ton cœur et ta raison loin
des hommes présomptueux.

PENTHÉE
Révèle-moi, avant tout, ton origine.

DIONYSOS
La réponse tient en peu de mots. As-tu déjà entendu parler du vert Tmolos ?

PENTHÉE
Pourquoi introduis-tu ces rites en Grèce ?

DIONYSOS
C’est Dionysos, le fils de Zeus, qui m’envoie.

PENTHÉE
Avez-vous là-bas un Zeus qui engendre de nouveaux dieux ?

DIONYSOS
Non ! C’est celui-là même qui s’est uni ici à Sémélé.

PENTHÉE
T’a-t-il donné des ordres en songe ou de vive voix ?

DIONYSOS
C’est les yeux dans les yeux qu’il m’a inculqué ses rites.
PENTHÉE
Et ces rites, quels sont-ils ? Quelle est leur forme, leur nature ?

DIONYSOS
Ils doivent rester secrets à tous les non-initiés.

PENTHÉE
Quel profit en tirent ceux qui sacrifient à ce culte ?

DIONYSOS
Un profit indicible. Mais tu n’en sauras rien.

PENTHÉE
Tu aiguises ma curiosité en parlant à mots couverts.

DIONYSOS
Les mystères du dieu sont impénétrables pour l’impie.

PENTHÉE
Tu uses de détours pour ne rien me révéler !

DIONYSOS
La sagesse paraît creuse aux ignorants.

PENTHÉE
Est-ce ainsi ta première étape, avec ton dieu ?

DIONYSOS
Tous les Barbares célèbrent déjà ses rites.

PENTHÉE
Ils sont encore plus dénués de bon sens que les Grecs !

DIONYSOS
Ils ont d’autres mœurs. Et en cela, davantage de bon sens.

PENTHÉE
Pour avoir ainsi vainement houé sur les mots, tu devras expier.

DIONYSOS
Et toi, tu expieras ta déraison et ton blasphème.

PENTHÉE
Je vais commencer par couper tes douces boucles.

DIONYSOS
Elles sont sacrées. Consacrées à Dionysos !
PENTHÉE (aux gardes)
Saisissez-vous de lui ! Avec moi, c’est Thèbes que cet homme bafoue !

DIONYSOS
Ne m’attachez-pas vous dis-je, car je suis clairvoyant et vous ne l’êtes point.

PENTHÉE
Et moi, je dis : « Exécution ! » Je suis le plus fort.

DIONYSOS
Tu ne sais pas où tu te tiens, ni ce que tu fais, ni qui tu es !

PENTHÉE
Penthée, fils d’Agavé, descendant d’Echion.

DIONYSOS
Penthée, effectivement ! « Celui qui souffre ». « L’homme de la souffrance ». Celui qui
porte un tel nom est prédisposé à la souffrance !

PENTHÉE
Allez, enfermez-le dans les écuries. Là, tu pourras danser avec les femmes qui tu as
conduites ici. Je vendrai cette racaille comme esclaves, dès que j’aurai fait taire leurs
tambours et tambourins. Ou bien je les renverrai à leurs métiers à tisser.

LE CHŒUR
De quelle sauvagerie fait preuve ce fils de la terre, ce descendant du dragon, Penthée ! Fille
de l’Achélous, père des fleuves, ô source Dircé, oui, tu as jadis accueilli dans tes eaux le
nouveau-né, fils de Zeus, Dionysos. Penthée, fils d’Echion, lui-même issu du sol, est un
monstre à l’œil sauvage ! Dionysos, fut arraché aux flammes immortelles par Zeus, son
père ! Penthée, fils d’Echion, lui-même issu du sol, est un monstre à l’œil sauvage, et non
un être humain ! Il est meurtrier comme un Géant ! Un ennemi des dieux ! Dionysos, fut
arraché aux flammes par Zeus, son père, qui s’écria : « Allons, Dithyrambe, entre dans
mon giron viril ! Que Thèbes sache que désormais, ô Bacchos, tel sera ton nom ! »
De quelle sauvagerie fait preuve ce fils de la terre, ce descendant du dragon, Penthée !
Avec des cordes, il menace de me lier, moi, la suivante de Bromios !
Où es-tu ? Est-ce à Nysa, la terre nourricière des fauves, que tu conduis ton cortège, le
thyrse en avant, ô Dionysos ? Ou bien vers les sommets coryciens ?
O bienheureuse Piérie, Evios te vénère. Il viendra, annonciateur de danses et de
bacchanales. Et franchissant le fleuve Axios aux courants rapides, il emmènera avec lui un
cortège de ménades tourbillonnantes. Et le fleuve Lydias, le père, source de félicité et
bienfaiteur des mortels, qui, dit-on, enrichit la terre où paissent les chevaux, de ses eaux les
plus belles.

DIONYSOS (il est invisible)


Ohé ! Ecoutez-moi… Ecoutez ma voix ! Ohé bacchantes ! Bacchantes !

DIONYSOS
Une fois encore, je t’appelle. Moi, Dionysos, fils de Sémélé, fils de Zeus ! Moi, Dionysos…
LA SECONDE CHOREUTE
Ne vois-tu pas... le feu ? Ne vois-tu pas autour du tombeau sacré de Sémélé, la flamme
laissée par celle qui, jadis, fut foudroyée ? La flamme du tonnerre de Zeus ! A terre ! Jetez
à terre vos corps tremblants, ménades ! Car le Seigneur, mettant tout sens dessus dessous,
marche contre cette… maison ! Il est fils… fils de… Zeus !

LE CHŒUR
Toi, ô lumière suprême, qui illumines nos joyeuses célébrations bachiques, je suis heureuse
de te voir devant moi, moi qui étais abandonnée.
DIONYSOS
Il croyait m’avoir attachée.
Il croyait m’avoir attaché.
Alors qu’il ne m’avait même pas touchée.
Alors qu’il ne m’avait même pas touché.
En proie à l’illusion.
En proie à l’illusion.
Dans l’étable où il m’enferma, où il m’enferma, à la mangeoire, il aperçut un taureau.
Dans l’étable où il m’enferma, à la mangeoire, il aperçut un taureau !
Il lui jeta des cordes autour des jarrets et de la croupe.
Il lui jeta des cordes autour des jarrets et de la croupe.
Haletant d’excitation, ruisselant de sueur, sur tout le corps, se mordant les lèvres.
Tandis que moi, tout près, j’étais tranquillement assise là, à l’observer.
Tandis que moi, tout près, j’étais tranquillement assis là, à l’observer.
Finalement, il renonce à ce labeur, croyant que je me suis enfuie, se saisit… d’une épée,
une épée noire !
Une épée noire… Et s’élance à l’intérieur de la maison. Devant, dans l’entrée, une
chimère : il bondit, se précipite dessus, sauvagement, et pourfend le lumineux éther, comme
si… il me poignardait !
Que l’on ferme, je l’ordonne, toutes les portes alentour.
Allons donc !
Les dieux ne sont-ils pas capables de franchir aussi les murs ?
Voilà que tu raisonnes ! Toujours à raisonner, sauf quand il le faudrait.
En d’impérieuses circonstances, alors… je raisonne !
Penthée… Penthée, ô Seigneur ! Seigneur de cette terre thébaine !
J’arrive du Cithéron, où jamais ne cessent les scintillants tourbillons de neige blanche.
Qu’as-tu donc de si urgent à m’apprendre ?
J’ai vu les vénérables bacchantes, celles qui, effarouchées, ont fui le pays, les pieds nus. Et
je suis venu t’en informer, ainsi que la cité, Seigneur !
Elles font des choses incroyables, bien plus que des miracles ! Mais auparavant j’aimerais
savoir si je puis t’exposer librement ce qui se passe là-bas ou si je dois modérer mes propos.
Car tu es irritable, ô roi, d’un tempérament irascible, avec une propension à affirmer ta
suprématie. Voilà ce que je redoute !

PENTHÉE
Parle ! Tu n’as rien à craindre de moi. Nul ne doit s’irriter contre un messager porteur de
la vérité.
Plus tu me livreras de faits monstrueux sur les bacchantes, plus nous alourdirons le
châtiment de celui-ci, qui a initié les femmes à ces pratiques.

LE MESSAGER
Menant mon troupeau de bœufs, j’étais en train de gravir la montagne, alors que le soleil
dardait ses rayons pour réchauffer la terre. J’aperçus alors trois chœurs de femmes. Le
premier mené par Autonoé. Un autre par Agavé, ta mère. Et le troisième, sous les ordres
d’Ino.
Toutes gisaient, dans l’abandon du sommeil. Certaines adossées aux branches d’un sapin.
D’autres, la tête négligemment posée sur des feuilles de chêne, jetées à même le sol.
Pudiquement ! Et non, comme tu l’affirmes, enivrées de vin et du son des flûtes,
secrètement à l’affût de l’amour dans la forêt.
Alors, je vis se dresser ta mère, qui poussa le cri rituel, au milieu des autres femmes, dès
qu’elle entendit le mugissement des bêtes à cornes, afin de les tirer du sommeil. Puis, les
yeux lourds de sommeil, elles furent toutes bientôt debout. Un prodige de décence. Jeunes
et vieilles. Et des jeunes filles aussi, pas encore mariées. D’abord, elles relâchèrent leurs
cheveux, les laissant retomber sur leurs épaules. Puis, elles rajustèrent les peaux de faon,
dont les liens s’étaient dénoués et maintinrent ces peaux tachetées avec pour ceinture les
serpents qui leur léchaient les joues. Certaines, tenant dans les bras un chevreuil ou des
louveteaux sauvages, les abreuvèrent du lait blanc dont leur poitrine était encore lourde :
de jeunes mères qui avaient abandonné leur nourrisson. Et elles déposèrent sur leurs têtes
des couronnes de lierre, de chêne et des fleurs de liseron. L’une d’elle s’empara de son
thyrse et frappa contre les rochers. Et aussitôt, un flot d’eau limpide s’écoula.
Une autre planta son narthex dans le sol. Et aussitôt, le dieu en fit jaillir une source de vin.
Certaines, ressentant l’envie de boire le blanc breuvage, grattèrent la terre du bout des
doigts et recueillirent du lait à profusion. Et des bâtons entourés de lierre s’écoulaient des
flots de doux miel. Tant et si bien que toi-même, si tu avais été présent, ce dieu, qu’à
présent tu dénigres, tu l’aurais poursuivi de tes prières, si tu avais vu cela.
Nous autres, bouviers, nous nous réunîmes avec les bergers, nous racontant les uns les
autres combien ce qu’elles faisaient là était prodigieux et étonnant. Un homme, qui flâne
souvent dans la cité et s’y entend en discours, prit la parole : « Vous qui vivez dans la
montagne sacrée, que diriez-vous si nous arrachions la mère de Penthée, Agavé, à ces
bacchanales, afin de gagner la reconnaissance de notre Seigneur ? »
Il nous sembla qu’il avait bien parlé. Aussi, nous nous cachâmes. Nous nous mîmes en
embuscade dans les buissons touffus. Et elles, à l’heure dite, se mirent à brandir leur thyrse
pour entamer la danse bachique et, d’une seule voix, appelèrent Bacchos, le fils de Zeus.
Lui, Bromios ! Et à leur danse se joignirent la montagne et les animaux. Il n’y avait rien
qui ne fût entraîné dans cet élan !
Tout à coup, voilà qu’Agavé dansa tout près de moi. Voulant me saisir d’elle, je bondis de
derrière mon buisson. Alors, elle s’écria : « Mes chiennes agiles, nous sommes traquées par
ces hommes ! Aussi, suivez-moi. Suivez-moi, armées de vos thyrses ! » Quant à nous, nous
prîmes la fuite, évitant ainsi d’être lacérés par les bacchantes. Elles se jetèrent sur nos
vaches qui paissaient dans l’herbe, sans aucun fer, à main nues. Et là, tu aurais pu voir
l’une d’elle s’en prendre à une jeune vache aux pis lourds, encore mugissante, qu’elle
déchira en deux. D’autres mirent en pièces des vaches adultes. On voyait des longes et des
pattes au sabot fendu tourbillonner ça et là, puis rester suspendues aux sapins, ruisselantes
de sang ? Et d’indomptables taureaux qui, d’ordinaire, placent toute leur hargne dans
leurs cornes, s’abattaient sur le sol de tout leur corps, avant d’être emportés par mille
mains de femmes, qui les dépouillaient de leur chair en moins de temps qu’il ne t’en faut
pour fermer tes paupières sur tes yeux royaux. Puis elles s’élancèrent, telles des oiseaux
prenant leur essor, vers les basses plaines, le long des berges de l’Asopos, où poussent de
riches moissons pour le peuple de Thèbes. Sur les villes d’Hysiae et d’Erythrae, au pied du
mont Cithéron, elles fondirent comme une horde ennemie, dévastèrent tout, mettant tout
sens dessus-dessous, s’emparèrent des enfants dans les maisons, vidèrent les pièces de leur
mobilier. Tout ce qu’elles entassaient sur leurs épaules n’était retenu par aucune corde. Et
pourtant, rien ne tombait sur le sol noir. Ni l’airain, ni le fer… Et dans leurs cheveux, elles
portaient du feu qui ne les brûlait pas !
Le peuple courut prendre les armes, furieux d’avoir été pillé par les bacchantes. On vit
alors un spectacle insoutenable, Seigneur ! Les paysans ne purent leur causer la moindre
blessure avec leurs armes ! Tandis qu’elles, les femmes, rien qu’en lançant leurs thyrses,
parvinrent à les blesser et à les mettre en fuite. Des femmes contre des hommes. Cela ne va
pas sans l’aide d’un dieu. Après quoi, elles regagnèrent l’endroit qu’elles avaient quitté, les
sources que le dieu avait fait jaillir pour elles. Elles se lavèrent pour enlever le sang. Et de
leur langue, les serpents leur léchèrent les joues, faisant ainsi disparaître les gouttes de
sang qui maculaient leur peau.

PENTHÉE
Voilà déjà que la folie de ces bacchantes se propage comme l’incendie. La honte de la
Grèce ! Mobilisez tous les hommes aux lourdes armures. Ainsi que les cavaliers aux
chevaux au pied léger, tous ceux qui manient le javelot et tous ceux qui tendent la corde de
l’arc ! Tu ne m’obéis pas. Tu n’entends pas mes avertissements ?

DIONYSOS
Penthée ! Tu m’offenses ! Néanmoins, je te donne ce conseil : ne lève pas les armes contre
un dieu. Tiens-toi tranquille. Bromios ne tolérera pas que tu chasses les bacchantes des
montagnes qu’il a consacrées.

PENTHÉE
Ne me fais pas la leçon !

DIONYSOS
Moi, je préférerais lui faire des sacrifices plutôt que, dans un accès de colère aveugle, de
résister à son aiguillon. Un homme… contre un dieu !

PENTHÉE
Je lui offrirai le sang des femmes en sacrifice. Comme elles le méritent. Dans les gorges du
Cithéron.

DIONYSOS
Les choses peuvent encore tourner à ton avantage, mon ami.
PENTHÉE
Comment donc ? En devenant l’esclave de mes esclaves ?

DIONYSOS
Je t’amènerai ces femmes ici, sans la moindre arme.

PENTHÉE
Dans quel piège veux-tu m’attirer ?
DIONYSOS
C’est dans ton intérêt que j’utiliserai mes talents.

PENTHÉE
Tout ce que vous voulez, c’est que vos bacchanales durent éternellement !

DIONYSOS
Aimerais-tu aller dans les montagnes et côtoyer ces femmes dans leur campement ?

PENTHÉE
Je donnerais tout l’or de l’Etat pour cela.

DIONYSOS
D’où te vient cette concupiscence ?

PENTHÉE
J’éprouverais de la répugnance à la vue de ces femmes.

DIONYSOS
Et tu prendrais plaisir à observer ce qui te rebute ?

PENTHÉE
Certainement. Muet, tapi sous les sapins.

DIONYSOS
Même si tu t’y rends en cachette, elles te découvriront.

PENTHÉE
J’irai ouvertement, alors. Tu as raison.

DIONYSOS
Laisse-moi te conduire.

PENTHÉE
Entreprends ce voyage avec moi ! Vite ! Ne perdons pas de temps.

DIONYSOS
Va enfiler une robe de lin !

PENTHÉE
Comment ? Moi, je devrais renoncer à être un homme, me faire passer pour une femme ?

DIONYSOS
Elles te tueront si elles t’aperçoivent sous une apparence masculine.

PENTHÉE
Tu as raison. Tu parles comme un sage des temps anciens.
DIONYSOS
Je t’habillerai moi-même ! Rentre chez toi !

PENTHÉE
Comment ? Avec des habits de femme ? Non, j’ai honte.

DIONYSOS
Ton désir d’observer les bacchantes s’est donc dissipé ?

PENTHÉE
Alors, dis-moi comment tu comptes m’accoutrer.

DIONYSOS
Je couvrirai tes temps de tes cheveux.

PENTHÉE
Et quel genre d’attirail encore ?

DIONYSOS
Une robe allant jusqu’aux pieds et un bandeau sur la tête.

PENTHÉE
Est-ce tout ? Vas-tu ajouter autre chose ?

DIONYSOS
Un thyrse en main et… une peau de faon tachetée.

PENTHÉE
Non, jamais je ne mettrai des vêtements de femme !

DIONYSOS
Alors, tu verseras ton sang, en te battant contre les bacchantes.

PENTHÉE
Oui, en effet ! Je dois d’abord m’y rendre en éclaireur.
Mais comment traverser Thèbes en passant inaperçu ?

DIONYSOS
Je te guiderai à travers des ruelles désertes.

PENTHÉE
Tout, plutôt que de me laisser ridiculiser par les bacchantes.
Je rentre chez moi pour prendre ma décision. Je veux y réfléchir.

DIONYSOS
Libre à toi. Quant à moi, je me tiens de toute façon à ton service.

PENTHÉE
J’irai, donc. Ou bien je partirai en armes ou alors, je suivrai ton conseil.
DIONYSOS (tourné vers le chœur)
Cet homme est tombé dans mes filets. Il ria chez les bacchantes et le paiera de sa vie. Que
son esprit s’égare, troublé par la folie extatique ! Car aussi longtemps qu’il est lucide, il se
refusera à porter des vêtements de femme. Mais si son esprit s’gare, il y consentira. Je vais
le revêtir de la parure avec laquelle il ira dans l’Hadès, massacré par les mains de sa mère.
Il verra alors que le fils de Zeus, Dionysos, est véritablement un dieu : le plus redoutable
mais aussi le plus clément envers les humains.

Il entre dans le palais.

LE CHOEUR
Parmi les chœurs
Toute la nuit durant
Pourrai-je entamer
De mes pieds nus
La danse bachique
La nuque renversée en arrière
Dans l’air humide de rosée ?
Comme le faon
Qui s’ébat
Dans les verts délices
De la prairie
Après avoir échappé
A ses terribles poursuivants
Après avoir franchi
Des filets bien tressés !
Voilà que le chasseur
Dans une clameur
Précipite ses chiens
A grand effort
A grand élan
Le faon bondit précipitamment
Vers la plaine
Le long du fleuve
Se réjouissant de retrouver
Ces lieux solitaires et déserts
Et le feuillage ombrageux
De la forêt
Qu’est la sagesse ?
Est-il au monde
Présent des dieux plus envié
Parmi les humains
Que de tenir sa main
Victorieusement
Au-dessus de la tête
De son ennemi ?
Ce qui est beau
Nous est cher aussi
Toujours !
DIONYSOS
Toi, qui exiges de voir ce que nul ne doit voir. Toi qui fais des choses qu’il n’est pas permis
de faire. C’est toi, Penthée, que j’invoque : sors de ta maison, apparais devant moi, dans tes
habits de femme, de bacchante, de ménade, toi qui veux épier ta mère et le cortège des
femmes !
Tu ressembles à une fille de Cadmos !

PENTHÉE
Vraiment, moi, j’ai l’impression de voir deux soleils, deux fois Thèbes et la citadelle aux
sept portes. Toi, je te vois comme un taureau, devant moi, et sur ta tête se dressent deux
cornes. Etais-tu avant déjà, un animal ? Tu es devenu un taureau !

DIONYSOS
Le dieu nous escorte, à présent, en allié. Et, dorénavant, tu vois ce que tu dois voir !

PENTHÉE
Et toi, comment me vois-tu ? N’ai-je pas la démarche d’Ino ou l’allure d’Agavé, ma mère ?

DIONYSOS
Vraiment, quand je te vois, je crois les voir en personne. Mais attends ! Une de tes boucles
a bougé et n’est plus en place, comme je l’avais mise sous ton bandeau.

PENTHÉE
Pendant que j’étais dans la maison, à agiter la tête d’avant en arrière, pris par la danse
bachique, c’est là qu’elle a dû se déplacer.
DIONYSOS
Moi qui ai endossé le rôle de ta servante, je vais arranger ta coiffure. Viens… Lève la tête.
PENTHÉE
Va, fais-moi beau ! Je m’en suis remis à toi.

DIONYSOS
Ta ceinture est trop lâche. Les plis de ta robe ne tombent pas d’aplomb sur tes talons.
PENTHÉE
Seulement du côté droit. A gauche, la robe tombe parfaitement sur le talon.
DIONYSOS
Je suis heureux de constater chez toi un tel revirement. Tu me tiendras pour le meilleur de
tes amis quand tu verras le chaste cortège des bacchantes.
PENTHÉE
Pourrais-je porter les gorges du Cithéron, en plus des bacchantes sur mes épaules ?

DIONYSOS
Tu le peux si tu le veux ! Auparavant, tu nourrissais de mauvaises pensées. A présent, tu
penses enfin comme tu le dois !

PENTHÉE
Prendrons-nous des leviers ? Ou vais-je le hisser à mains nues, en prenant appui, de
l’épaule ou du bras, contre son sommet ?

DIONYSOS
Ne détruis pas les demeures des nymphes ni les grottes de Pan, dans lesquelles il joue de la
flûte.

PENTHÉE
Ce n’est pas en usant de brutalité que l’on doit triompher des femmes. Je chercherai une
cachette parmi les sapins.

DIONYSOS
Tu trouveras la cachette adéquate, si, rusé, tu t’approches à pas de loup pour épier les
ménades.

PENTHÉE
C’est vrai, je les vois déjà, dans les buissons, tombant comme des oiseaux dans les doux
pièges de l’amour.

DIONYSOS
Cela, tu le verras. C’est pour cela que tu te rends là-bas. Et peut-être les captureras-tu… Si
ce n’est pas toi qui te fais prendre !

PENTHÉE
Conduis-moi à présent à travers la cité de Thèbes ! Je suis le seul homme qui se risque à de
tels actes.

DIONYSOS
Le seul à risquer la mort, oui, à peiner pour cette ville. Le seul ! Aussi seras-tu confronté à
des combats que, certainement, tu devras livrer seul. Alors, suis-moi. Je t’escorterai, tu
parviendras là-bas indemne. Mais tu seras ramené par une autre personne.

PENTHÉE
Ma mère ?

DIONYSOS
A la vue de tous.

PENTHÉE
C’est bien là mon objectif !

DIONYSOS
Tu rentreras porté…

PENTHÉE
Quel faste !

DIONYSOS
Dans les bras de ta mère.

PENTHÉE (flatté et heureux) Tu veux me faire aller jusqu'aux délices!


Quels plaisirs tu me promets.

DIONYSOS (amer)
Des plaisirs, certes.

PENTHÉE
Ceux que je mérite !

DIONYSOS
Tu es inouï, monstrueux, et c’est une épreuve monstrueuse qui t’attend. Tu connaîtras une
gloire allant jusqu’au ciel.
Tendez les mains, toi, Agavé, et vous, ses sœurs, filles de Cadmos. Ce jeune homme, je vais
le mener vers un grand combat. Mais c’est moi qui en sortirai vainqueur. Quant au reste,
les faits parleront d’eux-mêmes.

Dionysos sort.

LE CHOEUR
Allez, allez ! Courez vers la montagne ! Allez ! En route ! Rapides chiennes de la folie,
courez vers la montagne où les filles de Cadmos s’adonnent à leurs rites sacrés. Allez,
excitez-les contre lui ! Cet homme travesti en femme ! Ce fou qui vient épier les ménades !
Sa mère sera la première à le voir. Nous, nous le guetterons du haut d’un rocher ou de la
cîme d’un arbre. Et alors, elle criera… Elle criera aux autres ménades : Qui est-ce donc ?
Qui est-ce donc ? Qui est-ce qui court la montagne ? Qui est-ce donc ? Qui est ce Thébain
qui court la montagne ? Ce Thébain qui court la montagne pour venir épier les ménades ?
Dans nos montagnes, dans nos montagnes, le voilà ! Bacchantes ! Qui donc l’a enfanté ? Il
ne peut être issu de la chair d’une femme. Non ! Il doit être né d’une lionne ou d’une
Gorgone de Lydie. Voilà son origine ! D’une Gorgone de Lydie…
Ah, qu’apparaisse la déesse de la justice ! Qu’elle vienne avec son glaive et tue, en lui
coupant la gorge, l’impie, cet homme sans loi, cet homme sans conscience… Le fils
d’Echion, issu de la terre !
Celui qui bafoue le droit, celui… dont la fureur fait fi des lois. Celui qui, ô Bacchos,
s’oppose, délirant, à tes rites et à ceux de ta mère. Déchaînant sa volonté délirante, il croit
dominer par la violence celui qu’on ne peut vaincre.
Un esprit désenchanté est gage de mort. Ne pas s’élever contre les dieux, conserver une
attitude propre aux mortels, est gage… d’une vie sans tourments. Car le savoir, je ne
l’envie point. Mais j’aspire à connaître un bonheur plus grand et plus visible. Mener une
vie qui est source de félicité. Passer mes journées et mes nuits dans l’innocence et un
respect véritable. Et rejeter… ce qui est en dehors du droit et des lois. Redoutez les dieux !
Ah, qu’apparaisse la déesse de la justice ! Qu’elle vienne avec son glaive et tue, en lui
coupant la gorge, l’impie, cet homme sans loi, cet homme sans conscience… Le fils
d’Echion, issu de la terre !
Montre toi, sous l’apparence d’un taureau.
Montre toi, sous l’apparence d’un taureau ou d’un serpent aux multiples têtes. Ou d’un
lion se consumant dans les flammes ! Apparais, ô Bacchos ! Jette sur le chasseur, dans un
sourire, les filets de la mort, quand il tombera parmi la troupe des ménades.

Entre un messager.

LE MESSAGER
O maison, jadis la plus heureuse de toute la Grèce. Maison issue de la semence du dragon,
la lignée de la terre, initiée par Cadmos, venu de Sidon. Amèrement, je te pleure, moi, le
dernier esclave.
Penthée est mort ! Lui, le fils d’Echion
Crois-tu que Thèbes compte si peu d’hommes que tes propos blasphématoires resteront
impunis ?
Se réjouir… Se réjouir du malheur n’est pas beau, ô femmes !

LA CORYPHÉE
Quelle mort a donc connu ce criminel, cet homme coupable de sacrilège ?

LE MESSAGER
Après que nous… eûmes quitté les limites de la cité de Thèbes et avancé au-delà des berges
de l’Asopos, nous parvînmes sur les pentes montagneuses du Cithéron, Penthée et… moi,
car j’accompagnais mon maître, ainsi que… lui, l’étranger qui nous guidait vers ces lieux.
Nous fîmes d’abord halte dans… une vallée aux praieries herbeuses, respectant le silence,
respectant le silence, étouffant le bruit de nos pas, et faisant taire nos langues, afin de
pouvoir voir sans être vus. Là, il y avait un vallon bordé de versants escarpés, baigné par un
ruisseau et ombragé par des épicéas. Là, se tenaient les… ménades. Les ménades aux
mains zélées, qui vaquaient à diverses occupations, joyeusement. Ainsi, certaines
s’affairaient autour de leur thyrse, qui avait perdu sa parure de feuillage, et lui rendaient
sa crinière de lierre. D’autres, telles des pouliches, ayant échappé au joug aux ornements
colorés, chantaient en alternant l’hymne bachique ! Penthée, cependant, l’infortuné, ne vit
pas la horde de femmes et s’écria : « Etranger ! De l’endroit où nous nous tenons, je ne
puis, de mes yeux, distinguer les femmes qui se comportent en… ménades. Mais si, sur
cette hauteur, là-bas, je grimpais à la cime d’un épicéa, je pourrais observer à loisir les
agissements obscènes des… ménades !
Ausitôt je vis alors le… l’étranger accomplir ce prodige : en effet, il saisit la cime d’un
épicéa, qui touchait le ciel, et tira, tira, tira, tira, tira pour l’abaisser jusqu’au sol noir. Et le
tronc se courba, comme un arc ou comme… une roue, dessinée par un compas. Ainsi,
l’étranger fit ployer un arbre, un arbre, fils de la montagne, de ses seules mains, jusqu’à
la… terre. Jusqu’à la terre.
Alors, il installa Penthée parmi les branches de l’épicéa et laissa aller le tronc entre ses
mains. Doucement, en prenant soin de ne pas faire tomber l’homme. Et bien droit dans…
l’éther, l’arbre se redressa, portant mon maître, assis sur son dos ! Celui fut plus vu qu’il
ne vit les bacchantes.
Mais à peine le vit-on, nettement, perché là-haut, qu’aussitôt l’étranger se volatilisa. Et de
l’éther, une voix, que j’imagine être celle de… Dionysos, s’éleva alors : « O femmes ! Je
vous amène là qui fait de vous, de moi et de mes orgies, un sujet de moquerie ! Vengez-vous
sur lui ! »
Oui, telles furent ses paroles.
Puis, l’éther se tut. La forêt cessa de faire bruire ses feuilles. Et même les animaux ne
firent plus entendre aucun bruit. Même les femmes, qui n’avaient pas distinctement
entendu cet appel, se redressèrent et jetèrent des regards de part et autre. Puis, il répéta son
commandement. Et, ayant à présent clairement perçu l’ordre de Bacchos, les fils de
Cadmos s’élancèrent alors, aussi prompts que des colombes sauvages, en un vif élan.
Agavé, la mère, les sœurs de la même lignée et toutes les bacchantes. Par-delà la gorge du
torrent, et les précipices, elles bondirent, le souffle du dieu les ayant rendues folles.
En haut de l’épicéa, elles aperçurent le Seigneur. Et elles jetèrent, elles lui jetèrent, d’abord
des pierres, des pierres qu’elles lancèrent avec force, grimpées sur un rocher qui se dressait
face à lui, puis l’assaillirent avec des branches d’épicéa. D’autres firent tournoyer leur
thyrse contre lui, malheureuse cible ! Cependant, ce fut en pure perte : c’est à une hauteur
qui le mettait hors de portée de leur ardeur qu’il était assis, l’infortuné, au comble de la
perplexité.
Finalement, elles arrachèrent, avec la fureur de l’éclair, des branches de chênes, avec
lesquelles elles voulurent dégager les racines de l’arbre. Mais… leurs efforts demeurèrent
vains. Alors, Agavé s’écria : « Allons ! Mettez-vous en cercle tout autour de l’arbre et
agrippez-le, ô ménades. Ainsi, nous capturerons cet animal grimpé à l’arbre et nous
l’empêcherons de dévoiler les rites secrets de notre dieu ! » Et, de leurs milles mains, elles
se saisirent du tronc et l’arrachèrent du sol ! Et lui, perché là-haut, fut précipité de toute
cette hauteur et s’écrasa sur le sol à grands cris. Penthée le savait, sa fin était… proche.
Tout d’abord, en sa qualité de prêtresse, sa mère voulut procéder au meurtre sacré et se rua
sur lui. Il arracha le bandeau de ses cheveux afin qu’elle le reconnaisse et ne le tue point,
la malheureuse. Il lui toucha la joue et lui dit : « C’est moi, mère, ton fils ! C’est moi,
Penthée, que tu as mis au monde dans la demeure d’Echion ! Aie pitié, mère ! Aie pitié de
moi ! Malgré mes fautes, ne tue pas ton fils, ne me tue pas ! »
Elle, cependant, l’écume aux lèvres et les yeux révulsés, ne voyait pas ce qu’elle aurait dû
voir. Elle était totalement sous l’emprise du dieu. Du dieu… Elle ne l’écouta pas. De ses
mains, elle saisit son bras gauche et, prenant appui du pied sur ses côtes, le lui arracha de
l’épaule, sans le moindre effort, car le dieu conférait la force à ses bras.
Ino, cependant, s’activait de l’autre côté, à lui arracher des lambeaux de chair ! De même,
Autonoé et toute la… De même, Autonoé… De même, Autonoé et toute la troupe des
bacchantes s’affairaient sur lui, faisant entendre une seule et même clameur. Lui,
gémissant, jusqu’à son dernier souffle.
Elles, poussant leur cri bachique !
Et l’une emporta un bras. L’autre, un pied. Les côtes furent mises à nu tandis qu’elles le
lacéraient. Les mains couvertes de sang, elles se lançaient l’une l’autre les membres de
Penthée, comme des balles.
Son corps gisait en morceaux éparpillés, certains sous des rochers escarpés, d’autres dans
le sous-bois touffu de la forêt, difficiles à retrouver. Quant à l’infortune tête, celle-ci, sa
mère la prend dans ses mains, puis l’enfourche à l’extrêmité de son thyrse et la porte ainsi,
comme s’il s’agissait de la tête d’un lion des montagnes. Elle traverse tout le Cithéron,
après avoir laissé ses sœurs parmi les chœurs des ménades. Puis, elle pénètre, arborant sa
funeste prise, ici, dans ses murs, en invoquant Bacchos, son compagnon de chasse, son
allié dans cette capture, le vainqueur ! Mais elle, elle cueille les larmes de cette victoire.
Quant à moi, je me retire, avant qu’Agavé n’entre ici, dans cette maison.
La sagesse d’esprit, cependant, et… le respect des dieux sont les plus beaux, et, je pense, les
plus sages vertus dont l’homme puissent faire usage !
Il sort. Le choeur chante et danse l'hymne de triomphe qui suit.

LE CHŒUR
Penthée, le descendant du dragon, en revêtant des habits de femme et saisissant le thyrse
sacré, est allé vers une mort certaine. Le taureau, le dieu cornu, l’a mené vers l’Hadès, vers
son malheur. O bacchantes, filles de Cadmos, à son doux chant triomphal vous avez mis
fin, dans les râles et les pleurs. Quel beau combat : lever une main dégoulinante de sang
contre son propre fils ! Saluez l’entrée magistrale du dieu !

AGAVÉ
Bacchantes d’Asie !
Nous ramenons de la montagne une couronne fraîchement cueillie, ici, au pays. Et un
heureux gibier !
LE CHŒUR
Entre dans notre cortège !

AGAVÉ
J’ai capturé sans piège le jeune lion que voici !

LE CHŒUR
Qui l’a atteint la première ?

AGAVÉ
C’est à moi que revient cet honneur.
On me surnomme « Agavé la bienheureuse » dans le chœur ! Quelle heureuse prise !
Prenez part au festin !

LE CHOEUR (avec horreur)


Au festin ? Malheureuse !

AGAVÉ (caressant la tête)


Cette bête est jeune ! On voit tout juste apparaître, sur ses joues, là, un duvet, si épais.

LE CHŒUR
On dirait une bête sauvage, avec cette crinière !

AGAVÉ
Bacchos est un habile chasseur et c’est habilement qu’il a rabattu cette proie vers les
ménades.

LE CHŒUR
Le dieu est chasseur !

AGAVÉ
Tu me loues ?

LE CHŒUR (hésitant)
Je te loue.

AGAVÉ
Comme bientôt tout le peuple de Thèbes…

LE CHŒUR...
Et Penthée, ton fils…

AGAVÉ
Il louera sa mère…

LE CHOEUR .
A qui revient la capture
AGAVÉ
De ce jeune lion !
Une monstruosité… Réalisé de manière monstrueuse.

LE CHŒUR
Es-tu fière ?

AGAVÉ
Je jubile devant la grandeur, la grandeur et l’éclat de ce qu’ai accompli par cette chasse.

LA CORYPHÉE
O infortunée, montre à la ville la glorieuse prise que tu rapportes.

AGAVÉ
Vous, qui habitez la belle citadelle du pays de Thèbes, approchez, venez voir cette proie,
cette bête, que nous, filles de Cadmos, nous ramenons. Non pas avec des filets, non pas
avec les javelots bardés de lanières des hommes, des guerriers, mais simplement du bout de
nos blanches mains. A quoi bon se vanter et se procurer des javelots à la forge ? Inutile !
Nous… avons capturé ce fauve à mains nues et dispersé ça et là ses membres mis en pièces.
Nous… avons capturé ce fauve à mains nues et dispersé ça et là ses membres mis en pièces.
Où est mon père ? mon véritable père ? Qu’il vienne ! Et Penthée, où est-il ? mon fils ?
Qu’il grimpe sur une échelle adossée à notre maison afin de fixer aux triglyphes la tête de
ce lion que j’ai… capturé à la chasse et ramené au pays.

CADMOS (aux serviteurs)


Suivez-moi, vous qui portez Penthée, ce funeste fardeau, serviteurs ! Suivez-moi devant la
maison.
Voyez, je ramène son corps, tel que l’ai retrouvé après mille recherches ardues. Ce corps, je
l’ai retrouvé dans les gorges du Cithéron, mis en pièces. Il n’y a pas deux membres que
j’aie ramassés au même endroit. Ils étaient tous dispersés dans des bosquets difficiles
d’accès. Celui que je ramène, assassiné par les bacchantes, c’est mon petit fils. Et celle qui
enfanta jadis Actéon, ma fille Autonoé, je l’ai vue, avec sa sœur Ino, encore sous l’empire
de la folie, errer dans la forêt. Quant à elle, la troisième de mes filles, on m’a informé
qu’elle cheminait par ici, toute à l’excitation de la course bachique : Agavé !
Et ces dires n’étaient pas sans fondement.
Je la vois, ô funeste spectacle !

AGAVÉ
Père ! Tu peux te targuer d’être, entre tous les hommes, celui qui a engendré les meilleures
des filles. Toutes autant que nous sommes, et moi tout particulièrement. Moi qui ai délaissé
mon métier à tisser pour accomplir un acte suprême : chasser des bêtes sauvages à mains
nues ! Ainsi, je porte dans mes bras, tu le vois, ce trophée que nous allons suspendre devant
notre maison. Prends-le, ô père, dans tes mains et, fier de mon butin, invite tous tes amis à
un festin. Car tu es bienheureux. Oui, bienheureux que j’aie accompli un tel acte.
CADMOS
O douleur infinie, insoutenable spectacle du crime que vous avez commis de vos funestes
mains ! Voilà un beau sacrifice que tu as offert aux dieux. Et tu invites à festoyer le peule
de Thèbes, et moi aussi, tu m’y invites. O ruine ! La tienne d’abord, et la mienne aussi !
Le dieu, issu de notre lignée…
AGAVÉ
Comme elle est morose, la vieillesse chez les hommes.

CADMOS
…A juste titre !...
AGAVÉ
Quel piètre spectacle !
CADMOS
… nous a affligé un châtiment extrême.
AGAVÉ
Ah, si mon fils pouvait faire aussi bonne chasse, suivant l’exemple de sa mère, quand avec
les jeunes gens de Thèbes, il part sur les traces des bêtes sauvages. Mais il se complaît à
défier les dieux ! Il faudra le mettre en garde, père.
Qu’on le fasse venir ici, en ma présence, afin qu’il me voie, afin qu’il me voie toute à ma
félicité !
CADMOS
Hélas ! hélas ! quand vous aurez conscience de ce que vous avez fait, combien votre douleur
sera terrible! Si jusqu'au bout vous restez dans l'état où vous êtes, sans être heureuses, vous
aurez du moins l'illusion de n'être pas malheureuses.
Quand vous prendrez conscience de ce que vous avez fiat, vous serez affligées d’une
douleur incommensurable.
Mais… si vous restez à jamais dans cet état, qui est le vôtre à présent, vous ne serez pas…
heureuses, sans pour autant vous tenir non plus pour malheureuses.
AGAVÉ (sortant peu à peu du délire)
Qu’y a-t-il donc de mal à cela ? Qu’ y a-t-il d’affligeant ?
CADMOS
Lève, pour commencer, les yeux vers l’éther.
AGAVÉ
Voilà, tu vois… Pourquoi me demandes-tu de le regarder ?
CADMOS
Est-il toujours le même ? Ou bien le trouves-tu changé ?
AGAVÉ
Beaucoup plus clair. Beaucoup plus pur et plus transparent.
CADMOS
Le trouble règne-t-il toujours dans ton âme ?
AGAVÉ
J’ignore tout de cela. Je retrouve mes esprits. En quelque sorte, mes pensées sont autres…
CADMOS
Ainsi, tu entends distinctement et peux répondre clairement ?
AGAVÉ
J’ai oublié, père, tout ce que j’ai dit auparavant.
CADMOS
Dans quelle maison es-tu entrée par ton mariage ?
AGAVÉ
C’est à celui qui est, dit-on, issu de la terre, à Echion, que tu m’as unie.
CADMOS
Et quel fils as-tu donné à ton époux, dans cette maison ?
AGAVÉ
Penthée. Il est mon enfant et celui d’Echion.
CADMOS
Et quelle est cette tête que tu tiens là ?
AGAVÉ
Celle d’un lion m’ont dit celles qui l’ont capturé.
CADMOS
Regarde la bien. Ce n’est pas si difficile à voir !
AGAVÉ
Que vois-je ? Qu’est-ce que je tiens entre mes mains ?
CADMOS
Regarde bien, que tu saches ce que tu vois là.
AGAVÉ
Je vois la plus terrible des souffrances, ô infortunée que je suis !
CADMOS
Qu’en penses-tu ? Dirait-on vraiment un lion ?
AGAVÉ
Non ! C’est la tête de Penthée, ô malheureuse, que je tiens dans mes mains.
CADMOS
De Penthée ! Bien avant, même que tu le reconnaisses.
AGAVÉ
Qui l’a tué ? Comment est-elle arrivée entre mes mains ?
CADMOS
Funeste vérité, comme tu viens bien mal à propos !
AGAVÉ
Parle ! Que vais-je entendre ? J’ai le cœur qui bat.
CADMOS
C’est toi qui l’as tué avec tes sœurs.
AGAVÉ
Est-il mort à la maison ? Ou en rase campagne ?
CADMOS
Là-bas, où Actéon fut lacéré par des chiens.
AGAVÉ
Comment donc ? Il est allé au Cithéron, l’infortuné ?
CADMOS
Il voulait bafouer le dieu et ses rites.
AGAVÉ
Mais nous… comment sommes-nous arrivées là-bas ?
CADMOS
Vous déliriez. Et toute la ville était en proie à l’extase bachique.
AGAVÉ
Dionysos nous a anéantis. A présent, je comprends.
CADMOS
Vous l’aviez bafoué avec mépris, vous aviez nié sa qualité de dieu !
AGAVÉ
Et le corps bien-aimé de mon fils, où est-il, père ?
CADMOS
Ce que j’ai retrouvé au prix de grands efforts, je l’ai ramené ici.
AGAVÉ
A-t-on vraiment dû reconstituer son corps, membre après membre ?
CADMOS
Ma fille, vois par toi-même.
Ces membres bien-aimés, ensanglantés et atrocement déchiquetés… Puis-je les toucher de
mes mains ? Embrasser les morceaux de cette chair que j’aie moi-même nourrie. O visage
chéri ! O jeune joue ! O douce chevelure qui est à présent raidie, plaquée au crâne ! Bras
qui naissaient des épaules, pleins de force, à présent relâchés et atrocement repliés. Mains
bien-aimées, jadis fortes et alertes, à présent crispées, engourdies et couvertes
d’égratignures. O poitrail ! O flancs qui recouvraient jadis si magnifiquement les côtés ! O
genoux, pieds ! O ancien édifice du corps tout entier, dont, à présent, il ne reste que des
débris : os, chair, informes.
Il était comme vous, il ne vénérait pas le dieu. C’est pourquoi Bacchos vous a tous
précipités vers la même perte : vous et lui, pour anéantir notre maison, et… moi-même !
Moi qui n’ai pas de fils, je vois cet être issu de ton sein, ô infortunée ; mourir de la plus
funeste et honteuse des morts.
Homme le plus cher entre tous… Car même si tu n’es plus, tu comptes parmi les êtres les
plus chers à mon cœur, mon enfant. Jamais plus tu ne caresseras ce menton de ta main.
Jamais plus tu ne m’appelleras « grand-père », mon enfant. Tu ne te pelotonneras plus
contre moi en me demandant : « Qui te fait du tort ? Qui te manque de respect, vieil
homme ? Qui irrite ton cœur ? Qui t’offense ? Dis-le-moi, que je châtie le coupable,
père ! »
A présent, me voilà misérable. Et toi, pitoyable.
La mère est à plaindre. Et les sœurs, misérables !

AGAVÉ
Père, tu vois comment, pour moi, les événements ont pris une funeste tournure en l’espace
d’une seule journée.
J’occupais une position privilégiée à Thèbes, à nulle autre pareille : moi, la fille du
fondateur de la lignée des Spartes. Moi, l’épouse d’Echion, qui régnait en maître sur le
peuple de Thèbes. Moi, la mère du meilleur des fils qui m’aimait et me respectait. A
présent, c’en est fini de tout cela, par ma faute. En niant l’union de ma sœur avec le dieu
suprême, j’ai renié le dieu que, mourante, elle a enfanté, frappée par la foudre de Zeus.
Puis, mue par la folie, j’ai erré dans la montagne, prise par l’extase bachique et, - moi qui
ai abattu le lion ! – j’ai tué mon propre fils en jubilant ! Ce visage bien-aimé ! Mais, mon
vieux père, viens, remettons la tête de ce trois fois infortuné à sa juste place et tâchons de
reconstituer l’ensemble du corps, fidèlement, autant que possible… Entièrement souillé de
sang… Touche ces restes, ô ma funeste main !
Comment pourrai-je procéder à ton inhumation, ô mon fils, dans le respect de la coutume ?
Comment te faire les ablutions ? Comment te vêtir ? Te parer ? Et comment… Comment te
serrer avec prévenance contre mon cœur ? Ma propre main n’est-elle pas l’artisan de mon
propre crime ?
Père, tu vois combien tout a changé pour moi…

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