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Platon Cournarie PDF
Platon Cournarie PDF
Laurent Cournarie
Philopsis : Revue numérique
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Avant-propos
L’œuvre de Platon est composée de dialogues. Il n’est sans doute pas
le créateur du genre. Il n’est même pas le seul à mettre en scène Socrate.
Socrate n’est d’ailleurs pas le protagoniste nécessaire de la forme dialoguée :
dans le Sophiste et dans le Politique, le premier rôle est tenu par l’Etranger
d’Elée, dans le Timée par le Pythagoricien du même nom, dans les Lois,
Socrate est presque totalement absent. Pour autant, la présence et l’absence
de Socrate ne constitue pas le critère permettant de distinguer entre un Platon
socratique et un Platon platonicien (voir J. Brunet et A. E. Taylor). Car il y a
bien des dialogues dont la doctrine est platonicienne, et dont Socrate est le
protagoniste (Philèbe).
On a l’habitude de distinguer, en dehors des œuvres apocryphes, trois
périodes dans l’œuvre de Platon :
- les écrits de jeunesse, les uns consacrés à défendre la mémoire de
Socrate, probablement dans cet ordre : Apologie de Socrate, Criton,
Euthyphron ; les autres où l’on reconnaît la méthode socratique d’examen,
une préparation critique qui purifie l’esprit des préjugés pour une recherche
libre de la vérité, et qui porte sur des vertus particulières : le courage dans le
Lachès, la sagesse pratique (sôphrosunè) dans le Charmide, l’amitié dans le
Lysis, la justice au livre I de la République. Certains considèrent que le
Gorgias vient clore cette période des dialogues dits socratiques ;
- la maturité, après le retour de Platon à Athènes et l’installation de
l’Ecole à l’Académie ; on cite le Ménéxène, L. Robin, Platon, p. 30),
l’Euthydème, le Cratyle, le Phédon, le Banquet, le reste de la République, le
Phèdre.
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I. Kalon-Technè-Mimèsis
Le beau et le bon : Hippias Majeur
Le beau, l’art et l’image, Banquet, République
II. Archè-Eidos-Ousia
L’âme, le principe : Phèdre
Le Bien et l’essence : République VI
L’origine du monde : Timée
III. Epistémè-Ousia-Genesis
Les mots et les choses : Cratyle
Le devenir, l’être : Théétète, Sophiste, Timée
La science : Théététe
IV. Politeia-Nomos-Dikaiôsunè
La justice, l’Etat : République
La démocratie : République VIII
V. Praxis-Arétè-Agathon
Enseigner et définir la vertu : Ménon
La mort, la philosophie, l’immortalité : Phédon
La liberté et le choix : République X
Le plaisir, le bien : Philèbe
I. Kalon-Technè-Mimèsis
1
Cf. l’introduction de Pradeau en GF, p. 30-33.
les plaisirs honteux, et manque finalement le sens dont la beauté est le signe ;
et celui de l’initié véritable qui maintient une distance, ou se maintient dans
une distance à l’apparition de la beauté, s’imposant comme le bon cheval du
mythe de l’attelage ailé, docile et vaillant, « la contrainte de sa réserve »
(254a), qui seule rend l’âme apte à se ressouvenir de l’Idée. A la vue de
l’aimé, « les souvenirs du cocher se portent vers la réalité de la Beauté »
(254c). Le beau a ce pouvoir parce qu’il est une expérience du ravissement,
qui brise les habitudes. Par l’effroi suscité, l’homme est ramené à son âme,
et le désir, délié des appétits sensuels, retrouve son élan vers l’intelligible. La
beauté blesse l’homme du désir sensible, et réveille l’amour de l’être.
L’âme recueille la vision du beau comme l’appel 5 à se délier du
sensible. Ainsi la logique profonde de l’expérience esthétique est d’entraîner
l’âme au-delà des objets immédiats qui ont suscité son émotion. Rien de
sensible, c’est-à-dire de limité, de partiel, de contingent, ne satisfait le désir
dans sa fin, comme le montre Diotime dans le Banquet6. L’éducation selon la
beauté conduit l’âme, degré par degré, à dépasser le sensible : beauté d’un
corps, beauté universelle des corps, beauté morale, beauté de la science, et
finalement beauté de l’Idée où s’achève la science, c’est-à-dire beauté
purement intelligible7. Finalement, l’âme est sensible au beau pour ne pas
mourir à l’intelligible. Nous avons la beauté pour ne pas mourir de la
sensibilité8.
Davantage encore, dans cette renaissance et cette conversion de
l’âme, il n’est jamais question de l’art, ou seulement de l’art dialectique,
c’est-à-dire de l’exercice de la science. Ainsi la réévaluation initiale du
sensible dans le discours sur la beauté épouse la dévaluation de l’art qui en
devient l’exact opposé : là où la beauté élève l’âme du sensible vers
l’intelligible (dialectique de l’amour), l’art abaisse l’âme de l’intelligible
vers le sensible, ou mieux à l’intérieur du sensible, de l’objet à l’image, de
l’apparence à l’apparence d’apparence.
L’art fait le contraire de la beauté : il plaît en abolissant toute distance,
séduit sans provoquer la stupeur ; il enchaîne au lieu de libérer. Il répète et
confirme l’autorité du sensible sur l’âme. Au fond, le platonisme est la
philosophie profonde du classicisme, même quand celui-ci fera l’éloge
apparent de l’art. Dans le classicisme, « la beauté essentielle n’a rien à voir
avec l’art. Mais l’art, lui, a affaire avec la beauté. La relation classique entre
ces deux notions n’est pas réciproque. Le beau est en soi absolument
indépendant de l’art, mais l’art se situe dans la dépendance du beau qu’il
prétend atteindre et représenter »9.
Mais précisément l’art n’est jamais en mesure de produire « la beauté
parfaite, il ne peut au mieux que l’imiter ». Et « plus le beau se trouve
valorisé, identifié à l’être en tant qu’être suprême, et plus la distance entre
5 Marcel Ficin, dans son Commentaire sur le Banquet de Platon (V, 2), rattache kallos
10 Phédon, 60e6.
11 Ibid., 61 a3.
12 République, VI, 501a.
13 Cf. République X, 598b 1-4.
14 Id., 598b.
15 Id., 599a.
16 Id., 596e.
17 République, III, 393bc, 394 bc.
18 Cf. F. Dagognet, Pour l’art d’aujourd’hui., Dis Voir, 1992, p. 21-22.
19 Cf. Lois, 655d.
20 En sculpture, les règles du Canon de Polyclète, qui définissent la beauté (cf. le
Skiagraphe qui introduit dans les tableaux et les décors le jeu des ombres et des couleurs pour
reproduire les apparences et donner l’illusion de la réalité. Cet illusionisme par la couleur et la
profondeur fut poursuivie par Zeuxis, dont Pline dans son Histoire naturelle (XXXV, 36, 5, p
. 61) nous a laissé la célèbre anecdote des oiseaux picorant les raisins peints sur le décor, déjà
rappelée.
21 Lois, VII, 797d-e.
22 Cf. République, X, 598a-b, 601c-d et Sophiste, 235d-236c.
23 Platon lutte contre le progrès de l’illusionisme de la peinture qui va jusqu’au
trompe-l’œil, la polychromie conventionnelle qui applique « aux plus belles parties du corps,
les couleurs les plus belles » (pourpre), non les couleurs naturelles (noir) (République, IV, 420
c-d), le recours à une vision perspective qui fausse la véritable proportion des corps et des
formes pour s’adapter aux données de la perception. Ainsi, « les artistes d’aujourd’hui
envoient promener la vérité, et donnent à leurs œuvres, non pas les proportions qui sont
belles, mais celles qui paraîtront l’être » (Sophiste, 235d).
24 Cf. Lois, II, 656d-e.
25 Cf. République, II, 377b
société les remet donc justement à leur place : là où il n’y a pas de société
possible »26. L’artiste ne répond à aucune fonction qui détermine la division
et la hiérarchie des classes sociales. Plus encore, être du double, du
spectaculaire, inclassable, ici et ailleurs, il est la réfutation vivante de la
justice dans la cité qui règne quand chacun accomplit sans déroger à son
rang la tâche qui correspond à son essence.
C’est pourquoi, à défaut de renoncer à tout art, la cité doit exercer sur
lui un contrôle strict, pour le ramener à ce qu’il ne devrait jamais cesser
d’être, un instrument de pédagogie sociale. Ce qui conduit à proscrire les
œuvres licencieuses, mensongères, à prévenir toute innovation et à
encourager les artistes qui cultivent l’amour du bien27.
Finalement, l’art est également séparé du beau et du vrai. La beauté de
l’art est toujours relative – là où la beauté absolue est intelligible – et
toujours plus sophistiquée. La beauté dans l’art devient pur divertissement. Il
n’y a que pour le divin artisan du monde que la beauté et l’art sont unis et
également admirables, parce qu’il ne détourne jamais son regard du modèle
éternel. Dans l’art humain, l’imitation est livrée à l’arbitraire. Le mal de
l’image n’est pas tant dans l’imitation elle-même (copie), que dans le
semblant de vérité qu’elle engendre (simulation). L’imaginaire c’est au fond
l’ « imitation de l’effet de vérité. Et cette imitation tire sa puissance de son
caractère immédiat. Platon soutiendra alors qu’être captif d’une image
immédiate de la vérité détourne du détour. Si la vérité peut exister comme
charme, alors nous perdrons la force du labeur dialectique, de la lente
argumentation qui prépare la remontée au Principe. Il est donc requis de
dénoncer la prétendue vérité immédiate de l’art comme une fausse vérité,
comme le semblant propre de l’effet de vérité. Et telle est la définition de
l’art, et de lui seul : être le charme d’un semblant de vérité »28.
Le charme est réel, mais la vérité illusoire. L’imaginaire c’est le désir
de la vérité comme immédiateté et séduction.
II. Archè-Eidos-Ousia
30 En même temps il faut noter que c’est à l’âme plus qu’à une quelconque réalité
(même le Bien) que Platon identifie la notion de principe. On pourrait dire que si le Phèdre
démontre que l’âme est bien de l’ordre des principes, Platon laisse entendre que c’est de l’âme
que se dit surtout la notion de principe. La raison paraît en être que tout principe est principe
de quelque chose et que le mouvement est précisément ce dont il y a principe. Il ne suffit pas
de dire que le principe est inengendré et incorruptible, il faut encore affirmer qu’il est avant
tout ce qui met en mouvement, soi-même éternellement, et toutes choses qui dépendent de lui.
C’est parce qu’il est principe de mouvement que le principe est immortel. Ainsi trois
caractéristiques définissent un principe : immortalité, incorruptibilité, automotricité ; et
l’automotricité est la condition de l’immortalité et de l’incorruptibilité. Et c’est bien la raison
pour laquelle l’âme est principe et que le principe s’applique à l’âme plus qu’à tout : elle est
principe de vie et de mouvement du corps. Et c’est parce que le principe est moteur et
automoteur que la notion ne peut convenir absolument aux Formes qui sont certes
inengendrées et incorruptibles mais dont on ne peut sans contradiction supposer qu’elles sont
en mouvement. La question se pose alors de savoir s’il peut y avoir des principes d’autre
chose que le mouvement.
principe qui transcende par sa nature ce pour quoi il est principe » (op. cit.,
p. 39). L’archè ne commande pas toutes choses parce qu’il est en toutes
choses mais parce qu’il n’est dans aucune : il les commande parce qu’il les
domine, c’est-à-dire qu’il transcende l’ordre du devenir auquel elles sont
soumises : le principe domine ce qui domine (le devenir) les choses.
« L’archè est étrangère au devenir qu’elle tient sous sa dépendance car,
même présente dans un corps ou unie à lui, elle [l’âme] s’y donne comme
différente par nature, transcendant le corps par sa nature même. Parce qu’elle
doit mouvoir le corps (et le monde, pour l’âme universelle), elle se trouve
ontologiquement surévaluée : ce par quoi il y a du mouvement est lui-même
cause de son propre mouvement, ce par quoi il y a de la vie et de la mort, de
la naissance et de la corruption, échappe lui-même à la naissance et à la
corruption, est inengendré et incorruptible. Il y dépendance de ce qui devient
à l’égard de ce qui est toujours, ce qui suppose que la permanence du devenir
est impensable sans la référence à un ordre de réalité différent qui échappe à
la finitude. L’archè ne dit plus seulement l’unicité profonde et intérieure du
monde et de l’être, mais la transcendance ontologique qui maintient et
soutient le monde » (ibid., p. 39-40).
Mais pour terminer il faut insister malgré tout sur les limites de
l’approche du principe dans le Phèdre. L’archè est un détour essentiel pour
la théorie de l’âme, mais elle n’est pas une notion pensée pour elle-même, ou
plutôt il n’apparaît pas que Platon dans ce contexte en fasse un objet propre
du discours philosophique. La philosophie (et la philosophie platonicienne)
ne se laisse pas définir par la recherche de ou sur l’archè.
« - Tu m’as souvent entendu dire que le l’objet de la science la plus haute est
la forme du Bien <tou agathou idea megiston mathèma>, et que c’est d’elle que la
justice et les autres vertus tirent leur utilité et leurs avantages. C’est encore, tu t’en
doutes bien, ce que je vais te répondre à présent, en ajoutant que nous ne connaissons
pas exactement cette idée <ouk ikanôs ismen> et que, si nous ne la connaissons pas,
connussions-nous tout ce qui est en dehors d’elle aussi parfaitement qu’il est possible,
cela, tu le sais, ne nous servira de rien, de même sans la possession du bien celle de
toute autre chose nous est inutile. Crois-tu en effet qu’il y ait quelque avantage à
posséder quelque chose que ce soit, si elle n’est bonne, ou à connaître tout, sans
connaître le bien <aneu tou agathou>, et à ne rien connaître de beau ni de bon ?
[505a-b] (…)
Notre constitution sera donc parfaitement organisée, si elle a pour veiller sur
elle un gardien qui possède cette connaissance.
- Nécessairement, dit-il ; mais toi-même, Socrate, que penses-tu que soit le
bien ? science, plaisir ou quelque autre chose ? [506b] (…) Nous serons satisfaits si,
comme tu nous as expliqué la justice, la tempérance et les autres vertus, tu nous
expliques de même ce qu’est le bien.
- Et moi aussi, mon cher, dis-je, je le serai, et même pleinement ; mais je
crains que cela ne dépasse mes forces et que mon zèle maladroit n’apprête à rire.
Faisons mieux, mes bienheureux amis ; laissons-là quant à présent la recherche du
bien tel qu’il est en lui-même ; il me paraît trop haut pour que l’élan que nous avons
porte à présent jusqu’à la conception que je m’en forme. Mais je veux bien vous dire,
si vous y tenez, ce qui me paraît être le rejeton du bien et son image la plus
ressemblante ; sinon, laissons la question. [506e] (…)
- Et bien, maintenant, sache-le, repris-je, c’est le soleil que j’entendais par le
fils du bien, que le bien a engendré à sa propre ressemblance <analogon>, et qui est,
dans le monde visible, par rapport à la vue et aux objets visibles, ce que le bien est
dans le monde intelligible <noètô topô>, par rapport à l’intelligence et aux objets
intelligibles. [508c] (…)
- Or ce qui communique la vérité aux objets connaissables et à l’esprit la
faculté de connaître, tiens pour assuré que c’est l’idée du bien <tèn tou agathou
idean> ; dis-toi qu’elle est la cause de la science et de la vérité <aitian … epistèmès …
kai alètheias>, en tant qu’elles sont connues ; mais quelque belles qu’elles soient
toutes deux, cette science et cette vérité, crois que l’idée du bien en est distincte et les
surpasse en beauté <allo kai kallion>, et tu ne te tromperas pas. Et comme dans le
monde visible on a raison de penser que la lumière et la vue ont de l’analogie avec le
soleil, mais qu’on aurait tort de les prendre pour le soleil, de même, dans le monde
intelligible, on a raison de croire que la science et la vérité sont l’une et l’autre
semblables au bien mais on aurait tort de croire que l’une ou l’autre soit le bien ; car il
faut porter plus haut encore la nature du bien <meizonôs timèteon tèn tou agathou
hexin>. [509a] (…) Je pense que le soleil donne aux objets visibles non seulement la
faculté d’être vus, mais encore la genèse, l’accroissement et la nourriture, bien qu’il
ne soit pas lui-même genèse <ouk genesin auton onta>. (…) De même pour les objets
connaissables, tu avoueras que non seulement ils tiennent du bien la faculté d’être
connus, mais qu’ils lui doivent par surcroît l’existence <to einai> et l’essence <tèn
ousian>, quoique le bien ne soit point essence, mais quelque chose qui dépasse de loin
l’essence en majesté et en puissance <ouk ousias ontos tou agathou, all’ eti epeikeina
tès ousias presbeia kai duanamei huperechontos> [“le Bien n’est étance mais ce qui la
dépasse en majesté et en puissance”].
Alors Glaucon s’écria plaisamment : “Dieu du soleil, quelle merveilleuse
transcendance ! <daimonias huperbolès>.
C’est ta faute aussi, répliquai-je : pourquoi m’obliger à dire ma pensée sur ce
sujet ? [509b-c]. (…)
Tu n’ignores pas, je pense, que ceux qui s’occupent de géométrie,
d’arithmétique et autres sciences du même genre, supposent <hupothemenoi> le pair
et l’impair, les figures, trois espèces d’angles et d’autres choses analogues suivant
l’objet de leur recherche ; qu’ils les traitent comme choses connues <adelpha>, et
que, quand ils en ont fait des hypothèses, ils estiment qu’ils n’ont plus à en rendre
aucun compte ni à eux-mêmes ni aux autres, attendu qu’elles sont évidentes à tous les
esprits ; qu’enfin, partant de ces hypothèses et passant par tous les échelons, ils
aboutissent par voie de conséquences à la démonstration qu’ils s’étaient mis en tête de
chercher. (…) Par conséquent, tu sais aussi qu’ils se servent de figures visibles et
qu’ils raisonnent sur ces figures, quoique ce ne soit point à elles qu’ils pensent, mais à
d’autres auxquelles celles-ci ressemblent. Par exemple c’est du carré en soi, de la
diagonale en soi qu’ils raisonnent, et non de la diagonale telle qu’ils la tracent, et il
faut en dire autant de toutes les autres figures. Toutes ces figures qu’ils modèlent ou
dessinent, qui portent des ombres et produisent des images dans l’eau, il les emploient
comme si c’étaient aussi des images, pour arriver à voir ces objets supérieurs qu’on
n’aperçoit que par la pensée. (…) Voilà ce que j’entendais par la première classe des
choses intelligibles, où, dans la recherche qu’il en fait, l’esprit est obligé d’user
d’hypopthèses <hupothesesi>, sans aller au principe <ouk ep’ archèn iousan>, parce
qu’il ne peut s’élever au-dessus des hypothèses, mais en se servant comme d’images
des objets mêmes qui produisent les ombres de la section inférieure, objets qu’ils
jugent plus clairs que les ombres et qu’ils prisent comme tels. (…) Apprends
maintenant ce que j’entends par la deuxième section des choses intelligibles. Ce sont
celles que la raison elle-même <autos o logos> saisit par la puissance dialectique <tê
tou dialegesthai dunamei>, tenant ses hypothèses non pour des principes <tas
hupotheseis poioumenos ouk archas>, mais pour de simples hypothèses, qui sont
comme des degrés et des points d’appui pour s’élever jusqu’au principe du tout <epi
tèn tou pantou archèn iôn>, qui n’admet plus d’hypothèse. Ce principe atteint, elle
descend, en s’attachant à toutes les conséquences qui en dépendent, jusqu’à la
conclusion dernière, sans faire aucun usage d’aucune donnée sensible, mais en passant
d’une idée <eidesin> à une idée, pour aboutir à une idée.
- Je comprends, dit-il, mais pas suffisamment ; car ce n’est pas, je m’imagine,
une mince besogne que cette recherche dont tu parles. Il me semble pourtant que tu
veux établir que la connaissance de l’être et de l’intelligible par la science de la
dialectique <to upo tou dialegesthai epistèmès tou ontos te kai noètou> est plus claire
que celle qu’on acquiert par ce qu’on appelle les sciences, lesquelles ont des
hypothèses pour principes <ai hupotheseis archai>. Sans doute ceux qui étudient les
objets des sciences sont contraints de le faire par la pensée, non par les sens ; mais en
partant d’hypothèses, ils ne te paraissent pas avoir l’intelligence de ces objets, bien
que ceux-ci soient intelligibles avec un principe. Et il me paraît que tu appelles
connaissance discursive <dianoian>, et non intelligence, la science des géomètres et
autres savants du même genre, parce que la connaissance discursive est quelque chose
d’intermédiaire entre l’opinion et l’intelligence <metaxu ti doxès te kai nou>.
- Tu as bien compris, dis-je. Maintenant à nos quatre sections applique ces
quatre opérations de l’esprit : à la section la plus élevée l’intelligence <noèsin>, à la
seconde la connaissance discursive <dianoian>, à la troisième la foi <pistin>, à la
dernière la conjecture <eikasian>, et range-les par ordre de clarté, en partant de cette
idée que, plus leurs objets participent de la vérité, plus ils ont de clarté. » (Platon,
République, VI, 505a-511e).
est dit epekeina tès ousias en 509b9 et Glaucon emploie en 509c2 le terme
huperbolè pour exprimer cette supériorité du Bien.
Reprenons ces trois points.
a/ Platon n’indique pas explicitement que le Bien est le principe
anhypothétique. La référence au Bien et la référence au principe
anhypothétique ne s’intègrent pas à la même séquence textuelle. Pour autant,
le principe anhypothétique est qualifié de « principe de tout » <tèn tou pantos
archèn> en 511d6-7. Or une telle qualification ne semble pouvoir s’appliquer
qu’au Bien en tant précisément qu’il possède cette efficience ontologique (et
pas seulement une fonction épistémologique) de donner l’être et l’essence à
toutes les idées. Par ailleurs, si la dialectique qui cherche ce qu’est chaque
chose n’arrête son examen qu’une fois atteint le terme <telos> de
l’intelligible, c’est-à-dire le Bien en son essence <o estin agathon> (532a5-
b-3), on peut difficilement ne pas assimiler le principe anhypothétique et le
Bien. C’est ce que l’analogie entre le Bien et le soleil semble confirmer : si
le Bien est comme le soleil, il joue dans son domaine (la connaissance
dialectique) le même rôle que le soleil dans le sens : il est donc le principe
absolu au-dessus duquel il n’y a rien (anhypothétique) : il n’est posé par rien
d’antérieur car il est le terme ultime ou premier qui pose tout. Et dans
l’allégorie de la Caverne, la sortie du prisonnier ne s’achève qu’avec la
vision du soleil, c’est-à-dire selon l’analogie, qu’avec la saisie du Bien31.
Enfin cette identification se déduit également de l’opposition entre la
dialectique et la géométrie. La géométrie est présentée à la fois comme
science qui pose des principes qui ne sont que des hypothèses, ce qui la place
en dessous de la dialectique qui remonte à un principe anhypothétique, et
comme ce qui prépare la dialectique en traitant de formes essentielles : donc
la dialectique qui remonte au premier principe prend pour objet le Bien
(donc le Bien = le principe anhypothétique de la dialectique).
b/ La lettre du texte indique que le Bien ne se contente pas de rendre
les formes connaissables mais que de lui elles tiennent aussi l’être et
l’essence (509b7-8). Le passage ne dit pas exactement que le Bien donne
l’être (l’existence) et l’essence aux Formes mais seulement que l’être et
l’essence sont, en plus de leur connaissance, attachés ou joints <proseinai>
au Bien. Mais l’analogie avec le soleil pour lequel il est dit qu’il procure
<parechein> (509b3) la genèse et l’accroissement aux choses visibles, peut
laisser penser que ce rapport est bien une forme de donation. Platon de
manière tout à fait claire propose une double fonction au Bien : fonction
épistémologique et fonction ontologique. Le Bien, de même que le soleil
rend visibles les choses sensibles, rend intelligible les formes (fonction
épistémologique) : le Bien, de même que le soleil engendre les choses
sensibles, fait être les essences (fonction ontologique). On pourrait même
préciser que cette fonction ontologique présente un double aspect : principe
d’être, il fait exister en général les Idées ; principe de détermination, il
constitue l’identité de chaque Forme – il les fait toutes exister et chacune
31 « A la fin, je pense, ce serait le soleil, non dans les eaux, ni ses images reflétées sur
quelque autre point, mais le soleil lui-même dans son propre séjour qu’il pourrait regarder et
contempler tel qu’il est. (…) Après cela, il en viendrait à conclure au sujet du soleil, que c’est
lui qui produit les saisons et les années, qu’il gouverne tout dans le monde visible et qu’il est
en quelque manière la cause <aitios> de toutes ces choses que lui et ses compagnons voyaient
dans la caverne » (516b-c).
Bien. La dialectique est présentée comme la recherche de ce qu’est <o estin> le Bien (VII,
522b1). Or ce qu’est une chose est son essence et correspond à son idée (507b6-8).
réalisée. L’idea est cause et puissance tandis que l’essence est forme ou
structure : la première est l’acte de poser l’essence tandis que l’essence est ce
qui est posé par cet acte.
Enfin et surtout, l’interprétation ontologique de la transcendance du
Bien entre en contradiction avec une autre dimension du texte, constamment
réaffirmée concernant le statut de la dialectique, c’est-à-dire la théorie de la
connaissance.
A partir de là, trois questions principales peuvent être posées qui
relèvent toutes de l’histoire de la philosophie, mais pas au même titre. La
première est en quelque sorte doxographique (l’histoire de la philosophie
concerne ici l’interprétation de la question du principe au sein du
platonisme), tandis que les deux autres envisagent le principe comme posant
la question du sens d’une métaphysique du Bien définie comme au-delà de
l’essence (la métaphysique du bien dans l’histoire de la philosophie.
1/ La lecture ontologique de ce passage de la République est-elle
nécessaire et tout à fait convaincante, et peut-on considérer que la question
du principe définit la philosophie platonicienne ? Cette lecture
« ontologique » du livre VI a été contestée par plusieurs commentateurs,
notamment en France par Monique Dixsaut (cf. Le naturel philosophe) –
même si elle a reçu au cours de l’histoire ses plus hautes lettres de noblesse
(néo-platonisme). Une lecture plus attentive du texte suggère une
interprétation épistémologique du principe et une interprétation dialectique
du Bien.
2/ Que signifie nommer le principe Bien plutôt qu’être ? Une
métaphysique, c’est-à-dire une philosophie du principe (c’est-à-dire une
philosophie fidèle à son projet) qui donne au principe le nom du maître mot
de la morale équivaut-elle à une métaphysique qui identifie l’être et le
principe ? Autrement dit, la métaphysique du Bien ne dessine-t-elle pas le
paradigme d’une métaphysique sans ontologie, c’est-à-dire une
métaphysique qui se situe en dehors de l’onto-théologie, voire une théologie
sans l’être ?
3/ Toute pensée du principe est-elle nécessairement une métaphysique
de ce qui est au-delà de l’essence ? Il y a une réponse obvie à cette question
qui consiste à écarter tout simplement la voie métaphysique d’une pensée du
principe. Une pensée du principe est une pensée non métaphysique, et cette
pensée du principe fait fond sur le sens fonctionnel, et épistémologique du
principe – c’était un peu le sens de la critique par M. Dixsaut de
l’interprétation ontologique du livre VI de la République. Mais une
métaphysique du principe qui ne soit pas une métaphysique de l’au-delà des
êtres et des essences est-elle possible ? Pour en comprendre la possibilité, il
faudrait approfondir cette métaphysique qui radicalise la transcendance du
principe, c’est-à-dire de faire le détour par la métaphysique plotinienne.
Donc pour la première interrogation, force est de constater que jamais
le Bien n’est nommément identifié au principe anhypothétique. Celui-ci est
évoqué en opposition aux principes hypothétiques des mathématiques :
l’âme ne saurait atteindre un principe véritable, c’est-à-dire non conditionné,
dans la première section de l’intelligible. Donc c’est indirectement qu’on
établit le rapport entre le Bien et le principe anhypothétique (ou par d’autres
passages comme 518c4-d1 ou 526d7-e6). Ensuite comment le Bien pourrait-
il être à la fois le sommet de l’intelligible, l’objet ultime de la recherche
cherchant ce qu'est le Bien, il est admis qu'il n'est ni le plaisir ni la pensée même, car on ne
peut se contenter de ce qui est seulement un bien apparent : autrement dit le Bien fait lui-
même apparaître la différence entre l'apparence et l'essence et c'est en tant qu'il éclaire cette
différence qu'il est au-delà de l'essence. La transcendance du Bien est pour ainsi dire
immanente au mouvement dialectique lui-même. Elle ne peut en être séparée, ce que l'on fait
quand on l'hypostasie comme le principe inconditionné, divin, séparé des formes. Le Bien est
une idée (il n'est pas ce qui est indicible au-delà de toute forme ou idée), qui est effectivement
extérieure aux idées mais seulement en tant qu'elle possède un pouvoir que les autres n'ont pas
: rendre évidente la différence entre les formes et les apparences. La priorité du Bien est
dialectique et non pas ontologique.
ci ne dit pas le Bien mais quelque chose du Bien, ne détermine pas son
essence mais sa puissance, c’est-à-dire comme rapport à autre chose que soi.
La survalorisation du Bien se fait en termes de puissance, donc de relation, et
c'est pourquoi il est aventureux d'en tirer des conclusions ontologiques : la
transcendance (l'hyperbole) indique un excès dans la méthode, un excès de
l'image par l'analogie, et non une transcendance ontologique. L'analogie dit
plus ou trop par rapport à ce qu'il y a à penser.
Si la causalité du Bien ne peut se penser sur le mode de la génération,
ne peut-on pas supposer une participation ? Si le Bien doit rester le principe,
il est au-dessus des genres de l'être, tout en donnant l'être à la totalité des
formes. Mais alors le Bien ferait participer les autres formes à l'être dont il
est cause. Toutefois jamais, là encore, Platon n'insiste sur l'idée d'implication
du Bien dans la participation des formes à l'être. En outre que le principe soit
le Bien l'empêche d'être l'être universellement participé (il est un être, une
essence) ; inversement en faire l'être universellement participé, c'est ne pas
reconnaître en lui le Bien.
La difficulté principale liée au principe concerne donc la notion de
participation. Cette notion est centrale dans la métaphysique platonicienne
mais elle concentre sur elle tous les problèmes d'une métaphysique des
principes. La difficulté a une porte générale pour la métaphysique du
principe. Platon parle de methexis pour penser la relation de dépendance des
intelligibles à l'égard du Bien et des sensibles à l'égard des intelligibles. Mais
la nature ou la raison de cette relation demeure obscure. Il faudrait admettre
que le Bien est la cause de la participation (puisqu'il dispense sinon l'être du
moins l'intelligibilité des essences en tant qu'essences). Mais comment se
représenter cette causalité ? Elle doit être motrice comme le suppose
Aristote, sinon le Bien consiste seulement dans une cause formelle, c’est-à-
dire qu'elle est une forme parmi les autres, ce qui nuit à sa transcendance.
Pourtant jamais Platon ne présente dans ces termes la relation de
participation. On ne peut pas non plus envisager la participation de manière
immanente, comme si les formes étaient contenues dans les choses, au moins
en puissance (ce qui est le point de vue d'Aristote), car elles perdraient dans
le sensible leur nature et leur identité ontologiques (c'est la première aporie
du Parménide). La notion de participation essaie de rendre intelligible la
double fonction que doit remplir le principe : être détaché du principié
(transcendance) mais relié à lui (dépendance). La participation est nécessaire
sans que cette nécessité soit explicitée.
Ainsi, une double conclusion s'impose. D'une part, les difficultés sur
la participation révèlent les ambiguïtés de la philosophie platonicienne sur le
principe. Mais ces difficultés sont peut-être les difficultés de toute
métaphysique du principe – ce qui fait que la spéculation métaphysique sur
le principe est invariablement aporétique. La métaphysique pose la nécessité
d'un Principe, affirme la nécessité de sa transcendance, mais elle ne paraît
pas capable de préciser la nature spécifique de la relation du principié au
principe. La science première consiste à poser un terme supérieur à tous les
autres, mais ne transforme pas cette position en une connaissance de la
subordination entre le principe et ce qui en dépend. C’est la conclusion
générale que l’on peut tirer de l’examen du principe à partir de la République
de Platon. D'autre part, et de manière opposée, il ressort de ces difficultés
qu'il n'y a justement pas de philosophie (ou de métaphysique) du principe
chez Platon. Il est sans doute excessif d'envisager une théorie platonicienne
des principes. Platon est le premier à problématiser l'exigence d'archê (la
connaissance n'est possible qu'à partir de principes et la connaissance des
principes fonde en raison la connaissance ; autrement dit il problématise
l'idée de principes premiers ou de connaissance première). Mais précisément
l'exigence des principes est maintenue comme une exigence qui ne se
réfléchit pas dans une théorie unifiée des principes. Selon le contexte, ce ne
sont pas les mêmes entités qui remplissent la fonction de principes (l'âme, le
modèle et le démiurge, les Formes, le Bien). La référence au principe se fait
toujours dans un contexte théorique propre : comme auxiliaire dans le
Phédon à une preuve de l'immortalité de l'âme, comme élément d'une
cosmologie dans le Timée, comme condition de possibilité de la science et de
la dialectique dans la République. Il y a sans doute une exigence de principes
premiers chez Platon, mais elle ne se traduit pas par une théorie des
principes ou par la remontée vers un terme absolument premier.
34
Platon a problématisé le concept de matière sous le nom de chôra. En grec ancien,
il signifie la place occupée par quelqu’un, le pays, le lieu habité, le rang, le poste, le territoire
ou la région. C’est pour ainsi dire un mot de géographie : un lieu investi par opposition à
l’espace abstrait. Or Platon retourne le sens du mot pour lui faire dire au contraire la vacuité
de la détermination. Derrida, dans un texte de 1993, Khôra, renonce à traduire le terme
platonicien en lui associant l’article défini, ce qui serait déjà l’assigner à un type d’étant, lui
faire correspondre un référent. Il ne faut pas dire la chôra, et donc dire que la chôra est ceci
ou cela comme si elle pouvait être le sujet d’une proposition affirmative, mais simplement :
« il y a khôra mais la khôra n’existe pas » (p. 32). Chôra, une « référence sans référent ».
De fait, Platon ne définit jamais le terme. Il se contente de le cerner au moyen de
métaphores : il compare la chôra à un mère <mêtêr> (50d2) ou une nourrice <tithênê>
(52d4), c’est-à-dire une matrice, mais aussi, au contraire d’une matrice, une empreinte
<ekmageion> (50c1). La chôra est à la fois, par rapport au devenir <genesis>, empreinte et
matrice. Ainsi en son fond propre, la chôra est dépourvue de toute identité (elle est donc
l’opposé absolu de la forme) – ce qui est « difficilement croyable » : « en la voyant, on la
rêve » (52b3) – c’est ce thème de l’imaginaire et presque de l’hallucination qui est développé
par le texte de Plotin (cf. infra). Il y a l’être (la forme), les existants, et le milieu nourricier.
Celui-ci est un « troisième et autre genre » (48e3) que l’être absolu (l’ontôs on de la forme) et
l’être relatif (le devenir), et même dans une expression oxymorique une espèce <eidos>
invisible <anoraton>. La chôra est (elle existe à titre de réceptacle de l’être) mais se présente
comme un obstacle infranchissable à l’intellection (qui face à elle se trouve sans ressources
<aporei>. Elle n’est ni l’être (le modèle toujours identique à soi : A=A) ni le devenir (la copie
du modèle : non A), ni A ni non A, ce qui est exclu de la raison – serait-elle le tiers exclu de
la raison logique ? La chôra peut avoir sa place dans le mythe mais pas dans le règne de la
logique. Le monde est ordonné. Il faut donc admettre qu’il est fait à l’image d’un modèle
intelligible et par un démiurge qui a le regard fixé sur ce modèle dans sa production (donc le
principe d’ordre est double : causalité formelle du modèle, causalité efficiente du démiurge,
qui supposent entre elles le regard du démiurge et finalement sa bonté pour vouloir imiter le
modèle. Et entre la causalité ouvrière et le sensible qualifié et ordonné en monde (le monde
tel qu’il est et qu’on perçoit) il faut faire intervenir un troisième genre que Platon appelle
chôra.
Si donc l’on définit la matière par la chôra, il en ressort qu’elle constitue l’irrationnel,
la limite inférieure de l’être et du devenir, ce dont la dialectique ne peut venir à bout dans sa
puissance unifiante du divers. La dialectique est située entre deux alogon (irrationnel) : ad
supra, le Bien (au-delà de l’essence, cf. République VI), ad infra la matière (c’est-à-dire
l’apeiron, l’indéfini).
Si je dis : « ceci est du feu », quel est l’objet visé par le « ceci « ? Le « ceci » désigne
ce feu-ci, celui qu’on a sous les yeux. Mais la réponse n’est pas suffisante car le « ceci »
indique quelque chose de persistant quand le feu, lui, est évanescent. Donc le « ceci » désigne
plutôt le « ce en quoi les corps qui sont passagèrement tels (feu, air, eau…) trouvent leur
manifestation singulière ». Le « ceci » du feu, ou de l’air n’est pas lui-même feu ou air mais
« ce en quoi » il y a air ou feu : c’est le réceptacle, la nourrice qui reçoit les corps
élémentaires dont les corps sont constitués.
Mais que dire du « ce en quoi » (réceptacle) lui-même ? En tant qu’il (ou elle : la
matière) reçoit les choses (les imitations des formes), il (elle) ne peut avoir lui (elle)-même de
forme. Si en effet, « la matière » avait une forme propre, elle ne pourrait recevoir l’empreinte
de genres opposés à cette forme. Si elle était légère elle ne pourrait accueillir le lourd… C’est
pourquoi il faut la concevoir « amorphe », c’est-à-dire sans qualification, sans aucune
détermination, inqualifiable, indéterminable et inquantifiable (cf. texte de Plotin). « La mère
et le réceptacle n’est, devons-nous dire, ni terre, ni air, ni feu, ni eau, ni rien qui soit fait de
ces corps, ni de quoi ces corps eux-mêmes soient faits… » C’est une sorte d’être « invisible et
amorphe », « qui reçoit tout », sans donner aucune qualification au corps qu’il reçoit, « qui
participe d’une façon très embarrassante de l’intelligible », qui est apte à recevoir les
imitations des êtres éternels « d’une manière dure à exprimer et merveilleuse ».
De là, il ressort pour la « matière » - si l’on accepte d’identifier la matière chez Platon
à la chôra du Timée – deux conséquences :
monde est né, c’est pourquoi il est visible et tangible. Or tout ce qui naît est
l’effet d’une certaine cause. Autrement dit, si l’intelligible par principe est
sans cause (étant éternel, il est inengendré et sans cause pour expliquer son
être), l’autre mode de l’être, celui qui naît toujours, a besoin d’une cause
pour justifier son existence. Et le monde ne pouvant être le produit du hasard
ou de la nécessité comme le pensent les atomistes, il s’agit de se représenter
quelle espèce de cause l’a produit. En effet, puisqu’il est, de toutes les
choses qui sont nées, la plus belle (29a), le monde est l’œuvre d’une cause
nécessairement belle et bonne, c’est-à-dire intelligente. Et de même que
l’artisan fabrique un objet utile ou beau, contenant une certaine perfection
visible extérieurement, en s’inspirant d’un modèle, il faut supposer que le
monde qui est beau et harmonieux <kosmos> a été engendré sous l’action
d’un démiurge (un artisan divin) à partir d’un modèle idéal. Il doit y avoir
autant et même plus de perfection dans la cause que dans l’effet (monde). Si
donc il y a de la perfection dans la forme même du monde (ordre), le monde
ne peut avoir pour origine, une cause plus imparfaite que lui (matière,
hasard, nécessité) : donc la cause du monde est une intelligence supérieure.
Mais ici il y a deux choses à considérer : une difficulté dans le texte et
le dédoublement de la causalité en causalité efficiente et en causalité
exemplaire.
On a interprété le passage ainsi : le monde est sensible (naissance)
mais il est le plus beau rejeton du sensible. La beauté du monde prouve une
cause intelligente et bonne, c’est-à-dire une cause efficiente qui n’a pas pu
ne pas s’appuyer sur un modèle idéal (intelligible). En fait le texte associe ce
que nous enchaînons dans un raisonnement de type physico-téléologique :
« Mais il faut encore se demander, au sujet du monde, d’après lequel des
deux modèles, celui qui le façonne l’a réalisé : si c’est d’après le modèle
identique et uniforme, ou si c’est d’après celui qui est né. Or si ce monde est
beau et si l’ouvrier est bon, il est clair qu’il fixe son regard sur le modèle
éternel ».
En fait, s’il n’est pas permis de penser que le démiurge a pris pour
modèle, le modèle inférieur et périssable, c’est que le monde présente une
perfection ontologique formelle supérieure à sa réalité matérielle immédiate.
Le monde est sans doute sensible, corps matériel qui contient tous les corps
matériels. Mais il est aussi, plus essentiellement, l’unité totale de tous les
corps. C’est pourquoi, le modèle périssable (le sensible), n’a pas pu servir de
modèle au monde qui, en tant qu’unité et totalité des choses sensibles, lui est
ontologiquement supérieur (cf. 30c : « Ne croyons point que ce fut à la
ressemblance d’aucun des objets qui naissent, pour être par nature des
parties du tout. - Car, dans ce cas, ressemblant à un être incomplet, le Monde
ne saurait être beau. Mais, ce dont font partie tous les autres Vivants, soit
considérés isolément, soit pris ensemble, posons en principe que c’est à cela
qu’il doit ressembler le plus »).
Cette dernière remarque nous ramène à cette idée importante selon
laquelle l’essence du monde consiste dans sa médiation entre le sensible et
l’intelligible, médiation qu’il est et exerce parce qu’il est le tout. Le monde
c’est l’idée du tout et l’idée du tout fait la médiation entre le modèle
intelligible et la réalité sensible. Le monde par son unité, son ordre, participe
à l’intelligible : comme totalité ou unité il reflète le modèle. Le tout précède
les parties qui n’existent que par lui comme l’intelligible est la raison du
sensible. Le monde n’est pas la somme des parties et le démiurge n’a pas
commencé par engendrer les choses puis le monde, mais le monde (l’âme du
monde, le corps du monde) et les choses sensibles dans le monde. Mais en
tant que tout, le monde est immanent à sa réalité sensible (parties).
Autrement dit, la totalité (le monde en tant que monde) c’est la trace de
l’intelligible dans le sensible. C’est pourquoi le monde est l’image bonne et
belle, « le dieu visible à l’image du dieu invisible » (34a).
Ainsi le monde est la rencontre de l’intelligible et du sensible,
imperfection du parfait, ou perfection de l’imparfait. Le monde n’est pas le
modèle, mais à l’image du modèle. Et pourtant la dualité du modèle et de
l’image ne suffit pas à rendre raison du monde. La causalité formelle ou
exemplaire du modèle se voit ainsi redoublée par la causalité efficiente du
démiurge. « Si le monde comme totalité est la médiation entre l’Intelligible
et le sensible, cette totalité appelle une nouvelle médiation ; celle-ci porte un
nom : c’est le Démiurge, au joint du Paradigme et du Cosmos » (P. Ricœur).
Le démiurge ne créé pas la matière. La matière préexiste à son action
ordonnatrice : « toute cette masse visible, il l’a prise, dépourvue de tout
repos, changeant sans mesure et sans ordre et il l’a amenée du désordre à
l’ordre <eis taxin auto hègagen ek tès ataxias>, car il avait estimé que
l’ordre vaut infiniment mieux que le désordre» (30 a). Cette matière est le
substrat du monde, sa cause errante (37). A l’opposé le modèle est la cause
en quelque sorte formelle du monde. Et le modèle est cause à l’égard de
l’action du démiurge qui le force à le reproduire et à le reproduire de la façon
la plus parfaite possible. Platon poursuit son examen en évoquant les
contraintes qu’imposent en quelque sorte la causalité exemplaire à la
causalité efficiente :
- le modèle contient tous les vivants intelligibles, donc l’image
sensible doit contenir tous les vivants sensibles (30 d sq) ;
- un seul modèle, donc un monde unique (31b) ;
- la proportion entre les éléments pour former le corps du monde (31b-
32c) ;
- la sphéricité du monde ; l’âme du monde et la formation du ciel et de
ses mouvements circulaires (34b-37a) ;
- la pérennité temporelle du monde, image sensible de l’éternité (37
d) ;
- la complétude du monde qui contient les quatre seules espèces
possibles de vivants (40a sa).
En résumé, « tel fut donc dans son ensemble, le calcul du Dieu
<logismos theou> qui est toujours, à l’égard du Dieu qui devait naître un
jour. En vertu de ce calcul, il en fit un corps poli, partout homogène, égal de
toutes parts, depuis son centre, un corps complet, parfait, composé de corps
parfaits » (34b). Ce raisonnement ou ce calcul est l’effet de la contrainte du
modèle sur le démiurge pour appliquer ce qui est parfait à une matière qui
répugne par sa nature même à toute perfection. Ainsi le démiurge n’est pas
plus créateur que libre dans sa production du monde. Il est un artisan
supérieur qui soumet une matière livrée au désordre à la forme du modèle
intelligible : cette soumission est plutôt une élévation qui informe et
ordonne.
Mais aussi bien sans le démiurge le modèle resterait sans image. Aussi
le démiurge ressortit-il au principe qu’est l’âme : ce qui meut un corps en se
III. Epistémè-Ousia-Genesis
35
« Mimologique » désigne la relation d’analogie ou d’imitation entre le mot et la
chose ; « mimologisme » désigne le fait du langage où s’exerce cette relation et le discours ou
la doctrine qui l’investit, (p. 9, Seuil, 1976).
« L’essence est ce qui empêche que tout soit invention arbitraire dans le
langage. (…) Si le langage est convention, il a une histoire comme œuvre des
hommes. Mais nous ne pouvons l’enfermer dans l’histoire : l’essence c’est ce qui
empêche que tout soit convention dans le langage. Le langage vient à l’homme sans
que l’homme puisse le plier à son arbitre. Le passage du « legein » au « logos »
signifie qu’on ne peut pas dire n’importe quoi. La thèse de la convention, d’un
glissement temporel des significations apparaît en liaison constante avec la thèse
ontologique du devenir universel. C’est pourquoi, dans sa première partie, le Cratyle
attaque, avant le Théétète mais comme lui, la thèse de Protagoras de « l’homme-
mesure de toutes choses » et lui oppose l’ousia, mesure du langage. C’est une des
premières fois … que l’être est nommé sous la forme substantive de l’ousia ;
l’intention du substantif est anti-subjective : « crois-tu que l’ousia est propre à
chacun ? ». Or l’homme serait la « mesure de toutes choses » si le langage n’était que
convention (385c). L’ousia, c’est la mesure du langage : l’homme, générateur de
significations, est lui-même mesuré par l’être des significations (383d). Le débat
sociologique nature-convention devient le débat ontologique être-apparaître. (…) Plus
loin, à 386e, Platon définit un être pour soi, un réalisme des signification. Le
problème de l’essence, c’est le problème d’un langage absolu, d’un langage « juste »
(cf. Husserl, Troisième Etude logique : idée d’une grammaire absolue qui serait la
logique36). Nous serions en face du « nom en soi » si nous pouvions « voir » les
significations (Cratyle 389d) ; c’est ce que fait le législateur du vrai langage, « les
yeux fixés sur ce qui est le nom en soi » (ibid.) ; ce législateur idéal serait précisément
le dialecticien.
Nous sommes ainsi à la racine du réalisme des significations (énoncé à 386e).
En effet, l’une des source de l’ontologie des essences, c’est le refus du subjectivisme
et de l’historicisme du langage. L’essence est identifiée à l’être, la convention se
réduisant à l’apparaître » (Etre, essence et substance chez Platon et Aristote, p. 10-
11).
36
La grammaire pure ou a priori contient les lois de l’unité de sens des expressions,
càd les lois morphologiques des significations. A ce titre, elle est elle-même antérieure à la
logique, même formelle, puisqu’elle a pour objet les conditions pour qu’une expression soit
dotée de sens, pour qu’elle soit une expression possible. Elle étudie les lois a priori de
constitution et d’enchaînement des significations pures. La grammaire pure concerne le
jugement en tant que jugement, le domaine des expressions douées de sens ou bien formées,
même si leur contenu, le signifié, est absurde ou fait contre-sens. Par exemple, « un rond ou »,
« un homme et est » sont des expressions dépourvues de sens (sinnlosen) et ne relèvent pas,
par principe, de cette discipline logico-formelle de la morphologie des significations. Des
expressions comme « 2+2 = 5 », « tous les A sont des B parmi lesquels quelques-uns ne sont
pas des B », malgré leur contradiction logique, sont douées de sens.
et aux états mentaux. Frege est ainsi amené, on l’a déjà évoqué, à postuler un
« troisième monde » ou « troisième règne » (das dritte Reich) propre aux
entités logiques, aux significations objectives.
Mais ce geste, du moins chez Platon, est solidaire d’un préjugé, qui
consiste à réduire l’activité linguistique à la dénomination. Nommer n’est
qu’une partie du discours, mais sa partie essentielle, puisque le nom est
défini comme un instrument, dont la fonction est double : didascalique et
diacritique. Le nom sert à apprendre et à discerner les essences (388c). Mais
en réalité la fonction diacritique l’emporte sur la fonction didascalique. Cette
décision est un coup de force contre le langage, dont l’activité est plus riche.
Mais cette réduction est peut-être le prix à payer pour faire ressortir les deux
autres dimensions du langage que sont l’expression et la communication,
l’axe de la signification. La signification est manifeste dans la nomination
qui relègue la fonction sociale et pragmatique du langage, et qui met en
avant sa dimension sémantique, comme relation entre le mot et la chose, au
détriment aussi de sa dimension syntaxique. Il y a peut-être là un préjugé
constitutif de la philosophie du langage, comme le pense Wittgenstein au
début des Investigations philosophiques en faisant référence à un texte de
saint Augustin (Confessions I, 8) : l’essence du langage est la dénomination :
la signification est ce qui est coordonnée au mot qui tient lieu de la chose (p.
115). Et apprendre la signification d’un mot, c’est apprendre la coordination
du mot et de la chose, comprendre que le mot dénomme la chose.
Finalement, cette conception du langage aboutit à faire du langage (ou de la
langue) une nomenclature comme l’appelle dédaigneusement de
Saussure.(Cours de linguistique générale, p. 97). Le mot signifie pour autant
qu’il dénomme la chose correspondante. La signification s’épuise dans la
dénomination, c’est-à-dire dans sa relation sémantique et référentielle à la
chose. On peut même aller plus loin : la signification a pour modèle le nom
propre. Le nom idéal, le nom juste est celui qui désigne exactement la chose,
c’est-à-dire qui s’applique à elle et seulement à elle, ce qui est le cas du nom
propre. Indirectement, c’est le paradigme du nom propre qui pèse sur
l’analyse de la signification et du langage – Genette se demande si l’on ne
pourrait pas traduire le sous-titre du dialogue par « sur la propriété des noms »
(p. 17).
Cette théorie sémantique de la signification, qui indexe la signification
sur la nomination, et dont le paradigme paraît être le nom propre, reconduit
la réflexion sur un terrain bien connu de la « dialectique socratique-
platonicienne, celui de l’activité et de la fabrication : nommer, c’est fabriquer un
nom, le nom est un instrument de la relation entre l’homme et la chose, nommer est
donc fabriquer un instrument » (ibid., p. 14). Le nom est l’instrument de la
dénomination : il sert à instruire et à distinguer la réalité. Et user des mots
c’est s’en servir à cette double fin. Mais l’analogie avec le domaine
technique induit encore une réflexion sur la compétence requise pour la
fabrication du nom. Si le nom est un instrument, il y a, comme pour le métier
à tisser, un ouvrier pour le fabriquer. D’où l’hypothèse de l’onomathurge.
Socrate souligne qu’« il n’appatient pas au premier venu d’établir le
nom, mais à un artisan du nom <onomathourgos> » (388c). Mais
l’onomathurge n’est pas un artisan comme les autres. Pour déterminer plus
précisément la compétence requise par ce « faiseur de noms », il faut
identifier l’onomathurge et le nomothète. A partir d’un jeu de mot sur
nomos, qui signifie usage et loi, Socrate suggère que si c’est le nomos qui
met à disposition les mots, comme l’avait d’abord reconnu Hermogène, le
langage est alors l’œuvre du législateur. Mais comment le législateur,
homme rare, ouvrier magnifique parmi les mortels, s’y prend-il pour
« fabriquer » l’instrument du langage ? En appliquant une certaine forme à la
matière des sons et des syllabes, comme l’artisan adapte le bois à la fonction
de la navette, en lui imposant la forme ou le concept de navette. De la même
façon, le législateur onomathurge, fixe le nom en soi, le nom idéal, l’idée du
nom et « l’impose aux sons et aux syllabes ». A cette condition et tant qu’il
saura imprimer « la forme de nom requise par chaque objet à des syllabes de
n’importe quelle nature » (390a), il sera un bon législateur et le langage
l’instrument qu’il doit être.
Mais comment savoir si la forme convenable a été donnée au nom, si
le nom dit la chose correctement, c’est-à-dire en signifiant justement sa
forme ? L’onomathurge est un artisan rare, mais pas infaillible. C’est encore
l’analogie instrumentaliste qui permet de répondre à cette nouvelle question.
Elle impose une nouvelle fiction. La valeur d’une activité s’apprécie
seulement par l’usage, plus précisément par celui qui est passé maître dans
l’usage d’un art et de ses instruments. Seul un bon capitaine, par exemple,
sait juger la valeur du travail du constructeur de navire. Mais ici quel peut
être l’usager compétent pour apprécier, en connaissance de cause, la valeur
du travail de l’onomathurge ? Certainement un être aussi rare que lui, doué
d’une compétence également éprouvée. Cela ne peut être le locuteur
ordinaire mais seulement celui qui sait poser les bonnes questions, qui est
maître dans l’art d’interroger et de répondre. Ce locuteur idéal, c’est le
dialecticien.
Au total donc, il apparaît ainsi que :
- la question de la signification est rapportée exclusivement à l’acte de
dénomination, c’est-à-dire au problème de l’établissement du nom ;
- ce problème n’est pas une mince affaire, puisque ce n’est rien de
moins que le problème de l’origine du langage ;
- la théorie de la signification est une théorie du nom à laquelle on
peut appliquer le schéma aristotélicien des quatre causes, comme le fait
Goldschmidt (Essai sur le Cratyle, p. 85) : le nom ne signifie que s’il
dénomme justement la chose, ce qui met en jeu la cause matérielle des
phonèmes, la cause formelle du nom en soi, la cause efficiente du
nomothète, la cause finale du dialecticien, qui sait mettre à profit la fonction
diacritique et didascalique du langage ;
- donc la thèse de la naturalité n’est nullement contradictoire avec une
forme de convention : « Cratyle a raison de dire que les noms appartiennent
naturellement aux choses, et qu’il n’est pas donné à tout le monde d’être
artisan des noms » (390e). On est ici à l’opposé du spontanéisme romantique
du Volksgeist (l’esprit d’un peuple comme ce qui donne la forme interne
d’une langue). La signification se déploie dans l’espace d’une langue bien
faite ; or une langue bien faite c’est une langue produite et évaluée par des
spécialistes (nomothète/dialecticien). Bien parler est une compétence qui
n’est pas à la portée de n’importe qui. N’importe qui dit n’importe quoi,
c’est-à-dire parle sans signifier, puisqu’il n’utilise pas les mots justes. Le
mot qui n’est pas juste est un mot qui en vaut un autre, c’est-à-dire un mot
qui ne dit rien de déterminé, qui se perd dans le flux des mots. Comme peut
37
Pour Platon il y a toujours eu une filiation entre le mobilisme et le relativisme, et
entre le relativisme et la sophistique. De fait Protagoras enseignait cette fluence perpétuelle
des choses ou plutôt des relations entre les choses. Car affirmer que la sensation est science,
que la sensation et l’apparence sont identiques, qu’en fait d’être il n’y a rien d’autre que ce
qui apparaît comme cela apparaît à chacun, bref qu’il n’y a rien au-delà du phénomène, ne
dispense pas d’expliquer le processus de la sensation, les conditions de son expérience, si elle
vaut pour l’expérience première et ultime (science) qu’elle prétend être. Or en vertu de ses
présupposés subjectivistes, la sensation ne peut être expliquée comme l’apparence d’un objet
pour un sujet, puisqu’elle récuse cette distinction de l’être et de l’apparence, de l’objet et de
l’image. La sensation n’est pas le point de vue que le sujet prend sur l’objet à partir de l’effet
que cet objet a sur lui. Elle n’est pas un phénomène parmi d’autres, mais la phénoménalité du
phénomène. Dès lors si la science est sensation, l’explication des conditions par lesquelles
elle se produit n’est pas accessoire mais absolument nécessaire, et il s’agit de savoir à quelles
conditions la sensation peut se constituer comme science, sans jamais rompre avec son
relativisme et son subjectivisme de principe.
38
Socrate en induit que poser l’égalité sensation-science, revient à soutenir la thèse de
Protagoras. L’interprétation de cette thèse, ou sa rectification intervient plus tard. Socrate fait,
à partir de 166a, l’apologie de Protagoras où conformément au Traité sur la Vérité, l’homme
qui sert de critère n’est ni le sujet individuel - interprétation qui a dominé jusqu’à Zeller -, ni
l’humanité en général (Th. Gomperz), mais bien le sophos, le savant qui sait, par sa science
ou son art, redresser les jugements ou convertir, à la façon du médecin, le pathologique en
normal. C’est donc au sophos ou à l’expert que revient le statut de critère ou de mesure : la
science relève moins de l’epistémè que de la technè . Autrement dit toutes les opinions ne se
valent pas même si aucune n’est vraie et ne l’emporte sur toutes les autres : le salutaire, sinon
l’utile est la mesure du vrai.
39
Métaphysique, A, 6,987a 32-33 ; M, 4, 1078b 12-17, éd. Vrin, 1974, traduction J.
Tricot.
elles ne constituent pas un objet possible pour la science, et que s’il doit y
avoir science de quelque objet, ce ne pourra être que de réalités stables
identiques à elles-mêmes, permanentes par nature, et donc distinctes du
sensible.
Le relativisme ou le « phénoménisme » (est ce qui paraît tel à
chacun)40 conduit naturellement au mobilisme, qui en est la théorie la plus
spéculative. Car si la sensation est le critère de la vérité, rien n’est un en soi
et par soi. Telle qualité est aussi bien perçue autrement ou pour son
contraire : le phénoménisme met du mouvement dans les choses. Ou encore
ce qui explique la différence de perspective sur la nature des choses, c’est
que rien n’est, mais toujours il devient (152e). Rien n’est, tout paraît, porté
par le flux et le mouvement. Le chaud et le feu est « lui-même engendré de
la translation et de la friction » (153a), c’est-à-dire par du mouvement. Si
l’on veut faire de la sensation la mesure de la connaissance des choses, et
ainsi réduire l’être au phénomène, il faut concevoir une mobilité
fondamentale du phénomène. S’il y avait des objets ayant en soi et pour soi
une unité, la sensation ne serait pas science. Il faut exclure l’être et
n’accepter que le devenir, comme l’on fait « tous les sages à la file, sauf
Parménide » (152e) et les plus grands poètes, Homère notamment. Toutes
choses proviennent de ce qui est mouvant et fluent et c’est pourquoi l’Océan
est le père de dieux, et que partout on loue le mouvement comme principe de
vie. Suit un éloge, si profondément inscrit dans la mentalité grecque, du
mouvement : c’est l’exercice et non le repos qui est signe de vitalité pour le
corps comme pour l’esprit. Tout ce qui est puissance de mouvement est bon,
toute puissance contraire mauvaise. Le mouvement est principe universel du
bien, tant chez les hommes que chez les dieux. La cessation du mouvement,
c’est la mort. Le devenir n’est pas une dimension de la vie, mais la vie
même. Il faut tenir pour assuré que « l’un, le mouvement, c’est le bien, et
dans l’âme et dans le corps, et l’autre, c’est tout le contraire » (153c).
Si donc la sensation est science, l’être et l’apparence ou le phénomène
se valent. Mais alors le phénomène se résout à son tour en devenir. Le
sensualisme de Théétète relève du relativisme, phénoméniste comme lui. Par
phénoménisme il faut entendre cette doctrine qui soutient que l’on ne connaît
rien au-delà des apparences ou des phénomènes, et sauve, pour ainsi dire, les
apparences à partir d’elles-mêmes. Ainsi faut-il toujours songer à remplacer
40
En effet dire que la sensation est critère de toute science, c’est soutenir que
l’homme est mesure de toutes choses, c’est-à-dire que tout est comme il semble ou paraît à
chacun. Les choses n’ont d’autres attributs que ceux qui se manifestent au sujet individuel : le
choses sont telles ou différentes selon le sujet auquel elles apparaissent. C’est ce que veut dire
la formule de Protagoras : « Telles les choses tour à tour m’apparaissent, telles elles sont pour
moi ; telles elles t’apparaissent, telles elles sont pour toi. Or, homme tu l’es aussi bien que
moi » (152a). Socrate prend l’exemple suivant : « Que sera, en ce moment, par soi-même, le
vent ? Dirons-nous qu’il est froid, qu’il n’est pas froid ? Ou bien accorderons-nous à
Protagoras qu’à celui qui frissonne, il est froid ; qu’à l’autre, il ne l’est pas ? » C’est ainsi
qu’il faut interpréter cette philosophie : le vent est tel qu’il apparaît à chacun, c’est-à-dire tel
qu’il le sent. « Apparence <phantasia> et sensation sont identiques » (152c), et la sensation
est bien infaillible, c’est-à-dire science. Si tout être se réduit à l’apparence, au fait d’apparaître
tel à chacun, alors la sensation qui saisit l’apparence, atteint l’être même dont elle n’est pas
distincte. Elle ne peut qu’être infaillible <apseudès>, elle ne peut tromper, puisqu’elle est ce
qui apparaît. Elle est donc bel et bien science. « Il n’y a donc jamais sensation que de ce qui
est, et jamais que sensation infaillible, vu qu’elle est science » (152c).
41
« Ce que tu nommes couleur blanche n’est rien de distinct en soi, ni en dehors de
tes yeux, ni au dedans de tes yeux. Et ne va point la ranger en quelque place ; car, dès lors,
elle serait quelque part, en son rang, et serait stable, au lieu de devenir par genèse continue »
(153d-e).
42
On retrouve ici la lettre du fragment 91 auquel on réduit volontiers la pensée
d’Héraclite : « Car on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve ».
43
Socrate les distingue des « Fils » ou des « amis de la Terre » pour qui tout être est
corps. Il s’agit de l’empirisme le plus grossier : être ce n’est pas sentir ou être senti, mais être
étreint à pleines mains.
44
Cette théorie de la vision et de la sensation qui remonte au moins aux thèses
d’Empédocle, partagée par Gorgias ou adoptée par Protagoras, Platon lui-même la conserve
quand il tente d’expliquer à son tour le mécanisme de la vision dans le Timée (45b-67c).
Gurthie (An history of Greek philosophy, Cambridge, 1965) distingue trois modèles de
la vision chez les penseurs grecs : l’œil constitue la vision (pythagoriciens), les objets causent,
par simulacres, la vision dans l’œil (épicuriens), la vision est la rencontre des deux éléments
(Empédocle).
Cette théorie de la vision comme rencontre de deux rais lumineux est largement
partagée par les penseurs grecs, des présocratiques aux auteurs classiques. La vision est donc
ici assez proche du toucher : le regard prospecte le monde de l’intérieur du monde. Le monde
ne se loge pas dans la vision, mais la vision se fait du fond du monde et s’y projette comme
pour le palper. Le monde est de son côté intégralement phénomène, tout lumière <phôs>,
éclat lumineux, de sorte que les êtres sont seconds par rapport à cette phénoménalité première.
Il y a le monde, c’est-à-dire la visibilité ou la lumière et en lui et par elle, les êtres. Pour un
Grec, vivre c’est voir et être vu, c’est-à-dire tenir de cette visibilité tout son être. Mourir et
être mort c’est avoir le visage recouvert du “casque d’Hadès” <kunè>, qui confère
l’invisibilité. Il n’y a pas jusqu’à l’identité sociale que n’informe la vision. La culture grecque
est une culture de l’honneur et de la honte, qui se lisent sur les apparences et dans le regard de
l’autre. L’homme d’élite sera bon et beau à la fois. Pour le Grec voir c’est donc à la fois vivre
et connaître. Soumettre la sensibilité à choisir entre la vie et la connaissance, “ne parle pas
grec”. Voir sur le rapport de la vie et de la lumière, caractérisé par le couple voir-être vu,
“Figuration de l’invisible et catégorie psychologique du double : le colossos”, Jean-Pierre
Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs, II , Maspéro, 1974, pp. 75-76).
première, même si tout savoir se réduit à la sensation, mais elle est portée
par un devenir qui est Tout. Tout ce qui vient à être devient par mutuelle
composition d’une puissance d’agir et d’une puissance de pâtir. Et dans cette
genèse infinie l’action et la passion sont plus réelles que les termes qu’elles
mettent en présence. Parmi les rejetons de ce mouvement plus ancien et plus
vrai que les êtres, il y a la dualité sensible-sensation qui elle-même se
reproduit par couple de corrélatifs qui ne portent pas tous un nom, tant le
devenir est plus riche et plus inventif que les possibilités conceptuelles du
langage. C’est même lui qui est la puissance d’erreur et d’illusion, non les
sens. Si la science est sensation et s’il faut reconduire la sensation au devenir
universel, alors le langage ne vient pas rectifier le témoignage des sens, il
n’est pas la vérité de la sensation qui se nie en voulant se dire. C’est le
langage qui, à l’inverse, doit travailler contre lui-même pour tenter d’épouser
la dialectique du devenir. Partout il faut bannir le verbe « être » et ne point
accepter de dire ou quelque chose, ou quelqu’un, ou de moi, ou ceci ou cela,
ou aucun autre mot qui fixe ; mais employer les expressions qui traduisent la
réalité : « en train de devenir, de se faire, de se détruire, de s’altérer » ; car si
peu qu’une expression crée de fixité, la proférer est s’offrir à la critique
(157a-b). Ici c’est le langage qui est principe d’illusion sur la réalité. Mais si
le langage s’épuise à formuler le devenir, si l’intelligibilité du devenir est
suspendue au pouvoir du langage à viser et à exprimer son objet, alors du
devenir il n’y a aucun discours vrai possible. Le devenir est le vrai mais le
vrai du devenir est inaccessible au langage et à la connaissance.
L’affirmation du devenir est suivie du silence. Le savoir du devenir est
indicible.
Matière et mouvement
45
Voir F. Alquié, La désir d’éternité, p. 12-13. Le temps se confond avec l’essentiel
du changement, càd l’irréversibilité du devenir. Un changement est temporel dans la mesure
de cette irréversibilité. L’espace est le lieu des changements, ou mieux « ce par quoi » je peux
toujours nier le changement, changer le changement, annuler son effet par un mouvement
contraire. L’identité est soit dans le repos soit dans la négation par un changement de la
négation d’un changement initial. Mais il y a quelque chose qui ne revient pas avec
l’annulation du changement spatial, c’est le temps passé.
Les Grecs posent bien une différence entre des mouvements parfaits, où le
changement affirme la loi d’identité, et des changements qui altèrent les êtres (devenir). Mais
l’altération d’une part, obéit à un cycle imperturbable qui ramène à l’ordre les perturbations
du devenir, et d’autre part, concerne les êtres, non les espèces, les individus, non les formes.
Les Grecs ne se sont pas représenté le temps comme irréversible.
On peut voir le devenir comme cette heureuse possibilité d’être ce que l’on n’est pas
encore, de changer, de se renouveler, de s’alléger de toute la vie passée, càd d’une part de
déterminisme. Puiser dans le fleuve de la nouveauté la joie d’une expérience inédite de soi et
du monde. Mais cette vérité a son revers : le devenir est aussi bien cette loi impérieuse qui
impose de n’être plus pour avoir la chance d’être encore, de mourir à soi pour persévérer dans
l’être. On peut certes insister sur l’asymétrie de l’avenir par rapport au présent et au passé :
l’avenir est autre chose que le présent, autre chose que la réalisation de ce que le présent est
en puissance. Il est plutôt le lieu de la liberté. Tout est possible à qui a un avenir, et possède
un avenir tout ce qui est en devenir.
Mais on peut insister sur quelque chose de plus profond encore que l’ouverture au
possible, et qui est l’irréversibilité. Tout ce qui est devient. Tout ce qui devient advient. Tout
ce qui advient survient pour la dernière fois. Chaque événement prend la suite de l’autre, sans
retour possible du second au premier : autrement dit, chaque événement se produit une seule
fois pour toujours. Sans doute l’irréversible fait la valeur des événements, de l’expérience :
tout ce qui est, parce qu’il est unique pour toute l’éternité du devenir, est inévaluable,
infiniment précieux. Mais d’un autre côté, si la chose, malgré sa valeur infinie , est privée de
sa confirmation, c’est à peine si on peut dire qu’elle existe. Ce qui ne peut être réitéré est
progressivement gagné par le doute. Tout est dans le passage, mais le temps ne repasse pas
par l’instant béni. Voici résumé en quelques mots, ce que la philosophie de V. Jankélévitch
nous donne à penser sur le devenir. Il confie ainsi dans une série d’entretins intitulée Quelque
part dans l’inachevé : « L’irréversibilité n’est pas une propriété du temps : c’est le temps lui-
même qui est l’irréversibilité elle-même ; il n’y a pas d’autre irréversibilité que celle du
temps, et pas de temps qui ne soit irréversible ! L’irréversibilité se définit comme
l’impossibilité de la répétition, et l’impossibilité de la répétition implique l’impossibilité de la
confirmation. L’irréversible porte l’insaisissable à son comble : le devenir devenant toujours
sans revenir et progressant toujours dans le même sens, les recommencements sont
impossibles et les repentirs inefficaces ; la deuxième fois prend la suite de la première et elle
est donc une autre, même si elle n’est pas nouvelle, même si elle répète la première fois
littéralement. L’événement irréversible ne laisse derrière soi qu’une image de plus en plus
effacée, à peine une idole, un reflet infiniment douteux, et finalement plus rien. (…)
L’irréversibilité du temps (…) fait de chaque événement une première-dernière fois, la
première fois étant aussi la dernière. D’une part chaque fois est une pointe aigüe, unique dans
toute l’éternité, et par conséquent incomparable, irremplaçable, inimitable, inestimable ; plus
que rarissime : précieuse infiniment ; la valeur de l’unique est à proprement parler
inévaluable ; tel est le fait d’avoir été, d’avoir vécu, d’avoir aimé. Mais d’autre part la chose
infiniment précieuse devient à la longue infiniment douteuse si elle n’est jamais répétée. C’est
ici la misère de la temporalité et de la mortalité qui donne un sens profond à la répétition. Une
chose que l’on m’a dite et que personne n’a jamais répétée, c’est comme si elle n’avait jamais
été dite ; elle se perd, souvenir indiscernable de l’oubli, dans le lointain des âges et la nuit des
siècles. L’accumulation des années, à la limite, rend déjà tout témoignage incertain. Une
chose qui est arrivée, mais une seule fois, est-elle vraiment arrivée ? » (Gallimard, p. 32-33).
Mais il y a solidarité entre ces deux dimensions du devenir, càd entre ces deux visages
de l’irréversibilité. Puisqu’on peut substituer “irréversible” à “devenir”, c’est l’irréversibilité
qui en produisant toujours du nouveau, entraînant de nouveauté en nouveauté, ne laisse pas le
loisir de constituer l’expérience, d’en approfondir le sens (Le je-ne-sais-quoi et le presque
rien, II, p. 93). Le devenir, en somme, c’est l’identité de la futuration et de la passéité du
passé, de la nouveauté et de l’impossibilité d’une répétition. Le devenir est perpétuel
recommencement, càd impossibilité de recommencer le même commencement. Ou encore la
futuration ne se referme sur aucune prétérition : aucun reflux pour annuler le flux, aucun
revenir pour compenser le devenir. Le devenir en ouvrant à la nouveauté condamne
l’existence à la « semelfactivité », càd à cette manière d’être équivoque, faite à la fois
d’originalité, fusse-t-elle infinitésimale, et d'inconsistance. « Tout instant, dans l’absolu, est
inouï et inédit, parce que tout instant est “semel-factif” et, théoriquement, ne se compare à nul
autre ; dans l’existence la plus tristement monotone, un instant se différencie toujours du
précédent, une soirée d’automne d’une autre soirée d’automne, par quelque qualité
imperceptible : les couleurs du couchant, le parfum du vent … Or un événement qui est arrivé
une seule fois dans toute l’éternité, et puis jamais plus, never more, est-il vraiment arrivé ? Un
événement qui est advenu une seule fois dans l’histoire d’un homme – une rencontre, une
aventure, un premier baiser, une soirée de printemps -, et qui ne s’est jamais renouvelé depuis,
sera comme s’il n’était jamais advenu : du moins sera-t-il équivoque et douteux pour toujours
et jusqu’à la fin des temps» (Id., p. 94). La répétition est une illusion, l’identité une
approximation.
Le devenir existe : il est le lot de tout ce qui existe ici bas, engagé
dans la matière. Par principe la matière est ce qui est corruptible du fait de sa
constitution, la non-simplicité. L’un, l’absolument simple, ne devient pas : il
est, c’est-à-dire reste éternellement le même. Au contraire, ce qui est
multiple est sujet au changement. Le devenir se caractérise en effet par la
génération et la corruption. La génération est indissociable de la corruption.
Ce qui ressortit au devenir ne cesse de se transformer, de se déplacer d’un
lieu à un autre, et finalement disparaît. Etre pour n’être plus, être condamné
à changer pour se maintenir dans l’être, tel est le devenir.
Ainsi il y a au monde le lieu inengendré, donc immuable, donc
incorruptible des Formes intelligibles ; et le lieu changeant, de la génération,
donc de la corruption, donc de la mort, qui caractérise les choses sensibles.
Et le peu d’être que celles-ci possèdent leur vient de la participation aux
Idées dont elles sont les images. Et par conséquent, c’est par l’idée que la
chose sensible, emporté par le devenir, est connaissable. Car le devenir, ou le
sensible – ce qui revient au même -, par nature, ne satisfait pas aux
conditions de stabilité et de permanence d’un objet de discours et de
connaissance. C’est pourquoi les formes intelligibles jouent le rôle de causes
et de modèles des choses sensibles.
Mais comment le sensible participe-t-il à l’intelligible ? Comment ce
qui est dans le devenir peut-il relever de l’être ? Comme l’on sait, la
participation – dans sa double forme, verticale( choses/Idées) et horizontale
(Idées/Idées) – est le principal problème du platonisme. Une première
solution consiste à faire surgir des idées d’un rang supérieur, que Platon
appelle « les plus grands genres », genres suprêmes auxquels les autres
Formes participent. C’est la voie, à la fois logique et ontologique, suivie par
le Sophiste. L’autre solution consiste à tenter de rendre raison de la genèse
intégrale du sensible : c’est l’approche cosmologique du Timée.
Il n’est pas possible de maintenir une distance infinie entre l’être et le
devenir. Comme dit solennellement l’Etranger du Sophiste : « Au philosophe
donc … une règle absolue … est prescrite … : par ceux qui prônent, soit
l’Un, soit même la multiplicité des Formes, ne point laisser imposer
l’immobilité du Tout ; à ceux qui, d’autre part, meuvent l’être en tous sens,
ne point même prêter l’oreille ; mais faire sien, comme les enfants dans leurs
souhaits, tout ce qui est immobile et tout ce qui se meut, et dire que l’être et
le Tout est l’un et l’autre à la fois »( 249c-d).
La vérité est dans le mélange des genres, parce que, que l’on affirme
le devenir universel ou l’identité immuable des Formes, dans tous les cas on
procède à une attribution de l’être. Les uns énoncent que l’être est en
mouvement, les autres que l’être est immobile. Autrement dit, la prédication
de l’être est effectuée par les mobilistes comme par les Amis des Formes. Se
faisant, ils reconnaissent, la réalité de l’être, comme distincte du mouvement
et du repos. L’être est un genre troisième par rapport au mouvement et au
repos. Mais dire que l’être est quelque chose d’autre que le mouvement et le
48
Etre et substance chez Platon et Aristote, p. 97.
49
Id., p. 98.
50
Id., p. 99.
qui est toujours immuable et inchangé, cela ne devient ni plus vieux, ni plus
jeune, avec le temps, et donc cela ne fut, ni ne devient actuellement, ni ne
sera dans le futur. Bien au contraire, une telle réalité ne comporte aucun des
accidents que le devenir implique pour les termes qui se meuvent dans
l’ordre sensible, mais ces accidents sont des variétés du temps, lequel imite
l’éternité et se déroule en cercle suivant le nombre ».
Ainsi le devenir est conservé dans le temps : le passage, le
changement est réel, marqué par la temporalisation du verbe être. Et cette
temporalisation est un processus qui mord sur les êtres : le passé, le présent,
le futur sont les accidents du temps qui s’accompagnent, pour les êtres,
d’une altération et d’une corruption qui aboutissent à la destruction. Mais
d’un autre côté, le devenir du temps est soumis à l’ordre et à la mesure du
nombre. Le changement est en quelque sorte ramené à la raison. Le devenir
ne progresse pas de façon hasardeuse, imprévisible, mais suivant la loi des
nombres qui traduit à la fois la causalité formelle de l’intelligible et la bonté
de la cause démiurgique. Le temps c’est l’ordre du devenir, l’unité de tous
les changements. Ou plus précisément, chaque changement a son rythme,
progresse selon un certain ordre, et tous les changements se déroulent dans et
selon le temps astronomique de la Grande année (39a).
Pourtant il y a quelque chose d’irréductiblement rebelle à l’ordre et à
la raison dans le devenir. Ou encore il y a un résidu irrationnel dans la
genèse du sensible. Car le démiurge n’a pas engendré ce en quoi le devenir
se produit, comme il n’a pas engendré les structures intelligibles qui servent
de modèle à l’organisation du monde – ce pourquoi il n’est qu’un dieu
artisan et non un dieu créateur. Comme l’écrit P. Ricœur, « l’action du
modèle parfait, par le truchement de la “meilleure âme” présuppose un
donné opaque qui représente un écart entre le réel et le Bien, entre l’image et
le modèle ». Ce non-être, qui résiste à l’action formatrice du démiurge,
qu’on peut appeler chaos ou cause errante, place, matrice, nécessité ou
simplement matière <chôra> …, n’est pas l’autre de l’être, comme dans la
dialectique du Sophiste – le non-être est encore un genre de l’être, ce que
l’être n’est pas. Il est d’une altérité plus radicale et plus redoutable : l’altérité
de ce qui dans l’engendré n’est pas engendré, dans ce qui est œuvré n’est
plus œuvrable. La chôra est ce qui ne se laisse pas persuader entièrement
comme dit 48a. Elle est le principe d’un changement dans le sensible qui ne
se laisse pas dominé par l’intelligence. C’est une causalité indomptable,
irréductible à toute finalité. C’est la limite originelle à la persuasion du Bien.
Tout ce qui naît devient et, par là-même, est sujet à la corruption. La
corruption est en quelque sorte, l’effet de cette impuissance de la matière à
se laisser ordonner, à recevoir l’être formel.
Ou plus exactement, la matière c’est le non-être défini comme l’autre
de toute détermination. Elle est bien quelque chose – ce qui reçoit tout, ce
qui reçoit l’empreinte, la nourrice, la matrice, lieu <topos>, place <chôra>,
siège <erdra>, nécessité <anagkè>, où le devenir et la génération se
produisent -, mais un quelque chose indéterminé et indéterminable : cela
même qui précède toute détermination et dont aucune détermination ne vient
à bout. Cette indétermination ontologique contient le devenir, est le
fondement dont le devenir est la manifestation. Ce qui n’est pas soumis au
pouvoir d’une forme, ce qui est, par nature, non-défini, est toujours autre que
lui-même, c’est-à-dire indéfiniment changeant. On peut sans doute ici
La science : Théétète
53
Voir 23c-27c.
54
Voir V. Brochard, « Le devenir dans la philosophie de Platon », Etudes de
philosophie ancienne et de philosophie moderne, 1926, p. 108.
théorique sur le savoir ou sur la science en général prouve, par défaut, qu’il
n’y a pas de science de la science (la méta-théorie de la science n’est pas
scientifique), ce qui montre que la dimension d’absence n’a pas disparu,
qu’il y a toujours un point de fuite. C’est le paradoxe : la science s’échappe
précisément à elle-même quand il s’agit de se définir – ce qui s’exprime
psychologiquement par le tourment du savoir, désigné par Socrate comme la
passion de l’étonnement : « je ne puis ni me satisfaire des réponses que je
formule, ni trouver, en celles que j’entends formuler, l’exactitude que tu exiges, ni,
suprême ressource, me délivrer du tourment de savoir » (Théétète, 148e).
Inversement, si une science de la science était possible, la science pourrait
s’achever et se posséder dans sa définition : la science pourrait se déduire de
sa définition. La science serait en quelque sorte a priori55. Ici l’alternative
paraît être la suivante : ou bien l’on affirme que la définition de la science
peut être scientifique, mais cette assertion risque d’être purement
métaphysique car la science de la science n’est pas science effective ; ou
bien la science est effective mais demeure incertaine à l’endroit de sa propre
définition.
En 145e-146a, Socrate pose donc la question conductrice du dialogue:
« la science, en quoi peut-elle bien consister ? » La science est, mais qu’est-ce
que la science ?
Théétète lui répond (146a) : « tout ce qu’on peut apprendre avec Théodore
est science ». La réponse n’est pas injustifiable. La liaison de la science et de
l’enseignement n’est pas fortuite. Théétète est mathématicien. Or la science
mathématique se dit mathèma, qui signifie d’abord en général étude, science,
connaissance. Et mathèma dérive de manthanô qui veut dire apprendre,
s’instruire. Pourtant la réponse est immédiatement suivie de l’objection
habituelle de Socrate, parce que Théétète a imprudemment rapporté la
55
Si l’on applique l’exigence unitaire de la définition à la définition de la science,
l’idée de science devrait pouvoir contenir toutes les sciences comme des spécifications de son
genre. Mais ici la pensée est peut-être au rouet. 1/ L’idée de science suppose l’avènement
historique de la science. L’idée de science ne précède pas son apparition dans la culture. C’est
parce qu’une mutation dans la culture a eu lieu, avec le passage du mythe à la raison, de la
vérité comme inoubliable à la vérité comme accord rationnel, que la définition de la science
devient un problème : le fait de la science précède l’idée de la science. 2/ L’idée de science
est donc toujours une rationalisation a posteriori de ce qui se pratique comme savoir des
choses : autrement dit, les sciences précèdent la science. C’est parce qu’il y a déjà
l’astronomie, la géométrie qu’on peut se demander avec Socrate : la science en quoi consiste-
t-elle ? 3/ Or, rien ne permet d’être assuré que ce que chaque science est (la science dans son
effectivité) ne viendra pas contester ce que la définition de la science dit qu’elle est.
Autrement dit, il risque toujours d’y avoir une tension et même un conflit entre l’exigence
rationnelle de la définition de la science (l’idée de science) et le travail effectif du savoir (les
sciences) qui modifie la compréhension de la science. Si le rationalisme critique se tient du
côté de l’idée de la science (la science contre l’opinion ; la définition de la science pour
comprendre la chose dont on prononce le mot), le rationalisme dialectique se tient du côté des
sciences : ce sont les sciences qui font évoluer la science. La science sans les sciences risque
de ne constituer qu’une idole ou un concept dépassé qui ne permet pas de saisir le réel et ainsi
d’être le concept séparé de la réalité. Ainsi, le rapport entre science et sciences est loin d’être
simple et pacifié. Peut-être serons-nous amenés à reconnaître une idée antique de la science et
une idée moderne de la science qui chacune repose sur le paradigme de certaines sciences
(l’astronomie et la géométrie pour la science antique, la physique pour la science moderne).
Plus radicalement encore, l’histoire des sciences est-elle l’histoire de l’idée de science ou
l’histoire des idées de la science ? La discontinuité est-elle interne à l’idée de science ou
externe entre des paradigmes différents de l’idée de science (la science comme discipline
théorétique dans l’Antiquité, la science comme expérimentation à l’époque moderne) ?
science non pas à l’instruction en général, mais à “tout” ce que l’on peut
apprendre auprès de Théodore (c’est-à-dire l’astronomie, la géométrie,
l’harmonie, le calcul). C’est pourquoi Socrate s’écrie : « le geste est noble et
généreux : on te demande un [la science], tu donnes plusieurs [de sciences]… ».
Socrate demande en effet à Théétète de passer du fait (la géométrie est une
science, l’astronomie est science) au droit : quelle est l’essence une que la
géométrie, l’harmonie et l’astronomie ont en partage, malgré la différence de
leurs objets, et qui autorise leur commune qualification. Si l’on nomme
science la géométrie et science l’astronomie, c’est sur fond d’un être
commun. C’est l’être commun des sciences, c’est-à-dire l’idée de science
qu’il faut définir. Théétète comprend immédiatement l’exigence, puisqu’il
donne l’exemple de cette méthode dans l’étude des irrationnels qu’il a
entreprise avec Théodore, mais en éprouve, à l’endroit de la science, qui est
un objet difficile et plus universel, un profond désarroi. Il passe alors, en
suivant sa nature généreuse, à une seconde définition.
La seconde réponse de Théétète (151e) énonce : « science n’est pas autre
chose que sensation ». Qu’est-ce qui suggère à Théétète cette réponse ?
Socrate fait comme si elle venait tout droit du sophiste Protagoras, dont
Théétète aurait suivi les leçons. Pourtant cette réponse paraît curieuse pour
un mathématicien de formation, puisque la pensée mathématique, même si
elle a recours en géométrie à l’intuition par le tracé des figures et de façon
plus systématique que ne le fait croire la forme déductive de son exposition
(Euclide), entend se régler sur une démarche abstraite et formelle où le
raisonnement exerce toute sa puissance à produire la vérité. Donc on ne voit
pas ce qui pousse Théétète à avance cette première réponse. On peut peut-
être supposer : 1/ que le savant revient ici à la position commune, oubliant
tout ce qu’il sait – ce qui n’est pas rare : incapable de réfléchir à partir de son
savoir sur l’essence du savoir (universel de droit), il revient à l’universel
factuel, c’est-à-dire au préjugé de l’opinion qui croit que tout savoir repose
sur la sensation : la doxa c’est précisément la croyance que science est
sensation. Mais cette croyance n’est pas seulement commune : elle a reçu sa
forme savante et c’est ce que montre l’assimilation de la réponse de Théétète
à Protagoras et à Héraclite ; 2/ qu’elle vient finalement d’une réflexion
(peut-être naïve) sur la démonstration. Quand il démontre, le mathématicien
est « saisi » par l’évidence, il a le sentiment de la présence du vrai. Peut-être
est-ce ce sentiment d’évidence, de présence du vrai, qu’il appelle aisthèsis. Il
dit ainsi : « celui qui connaît quelque chose perçoit ce qu’il connaît, et, au
moins selon ce qui pour le moment est évident à mes yeux, la connaissance
n’est pas autre chose que la sensation ». Savoir c’est percevoir ce qu’on sait :
la science est donc sensation. Mais ici la sensation ne paraît pas être
empirique : elle a bien la forme du savoir ou de la conscience intellectuelle.
Mais ce n’est pas dans cette voie que Socrate s’engage : il rapporte
d’emblée la réponse de Théétète à la doctrine de Protagoras – ce qui porte
évidemment la marque de l’auteur Platon qui oriente la réflexion vers la
réfutation de ses principaux adversaires théoriques. Si science = sensation,
alors être signifie apparaître, puisque apparaître signifie être senti. Et ce
phénoménisme conduit tout droit au relativisme (de Protagoras) selon lequel
l’homme est la mesure de toutes choses – et le phénoménisme et le
relativisme peuvent eux-mêmes se résoudre dans le mobilisme universel
d’Héraclite ; « un en soi et par soi rien ne l’est … car jamais rien n’est, toujours il
56
Le problème est bien le suivant : est-ce la science qui pose la différence du vrai et
du faux ou, admet-on en dehors de la science, du vrai et des modes de connaissance de la
vérité ? Si je définis la science comme connaissance vraie et si la détermination du vrai
procède de la science, nous tombons dans un raisonnement circulaire. Comment éviter ce
cercle, sans abandonner pour autant la référence à la vérité, telle est sans doute la question la
plus aigüe.
Ailleurs, Platon montre que si l’opinion vraie n’est pas science, elle lui est apparentée
quand elle la prépare ou l’annonce ; c’est le cas dans l’interrogation du jeune esclave de
Ménon par Socrate. Cette interrogation est destinée à faire apparaître la réminiscence en acte.
Socrate demande à l’esclave de dupliquer la surface d’un carré. L’esclave commence par
dupliquer le côté du carré (ce qui donne un carré de surface quadruple), puis il augmente le
côté du carré de sa moitié, avant de parvenir, aidé par Socrate, à la bonne solution (le carré
double est construit sur la diagonale). L’esclave n’est pas entré dans la science géométrique ;
il tâtonne et ne démontre pas, mais il s’y prépare : il a découvert qu’il y avait en lui le pouvoir
de découvrir le vrai ; la science est devenue possible.
IV. Politeia-Nomos-Dikaiôsunè
57
On peut ajouter que Platon a fait l’expérience des guerres entre factions et de la
crise de la cité, comme le rappelle Popper (La société ouverte et ses ennemis, I, p. 42) et que
c’est pour contrer cette tendance au déclin qu’il s’arme de la théorie métaphysique des
Formes pures pour concevoir l’idée d’un Etat stable et affranchi de la tendance à la corruption
de tout ce qui est sensible.
58
Pour rappel voici les circonstances de ce procès exemplaire. En 404 se produit la
défaite d’Athènes dans la guerre du Péloponnèse. Suivent huit mois d’un gouvernement de
collaboration avec Sparte (l’oligarchie des Trente), renversé par une révolte démocratique
conduite par Thrasybule et Anytos, le principal accusateur de Socrate. Socrate est inculpé en
399. Platon concevra toujours à l’égard de la démocratie une haine mêlée de mépris. Personne
n’est allé plus loin dans la critique de cette forme de régime (République VIII ), où le désir
est tout-puissant et particularisant - il est significatif que la liberté propre à la démocratie soit
appelée exousia, la licence, l’excès hors de l’essence, le régime de l’opinion folle (cf. Janine
Chanteur , Le désir et la cité, p. 28sq), où l’opinion supplante la vérité.
A la question : pourquoi ce procès ? Xénophon (Ap. de S. §29) répond naïvement : en
raison d’une vengeance personnelle d’Anytos. Il reprocherait à Socrate d’avoir détourné son
fils de la tannerie familiale pour la philosophie. Ce procès s’apparente plutôt à une espèce
d’exorcisme politique. On sait Socrate innocent de ce dont on l’accuse mais il est le bouc-
émissaire désigné pour exorciser les doutes et les démons de la Cité. Comme si l’on trouvait
ici, à l’époque classique, un avatar du rite du Pharmakos (cf. Girard La violence et le sacré
ch. IV)
Les chefs d’inculpation : perversion et impiété constituent d’ailleurs une formule
stéréotypée, qui a déjà servi contre Anaxagore en 433 - pour avoir dit que le soleil est une
masse de pierre incandescente et la Lune une terre -, contre Protagoras ou Diagoras (Cf.
Eudore Derenne, Les procès d’impiété intentés aux philosophes à Athènes, Champion 1930).
Le dialogue de l’Apologie de Socrate n’est pas le premier dialogue de Platon. Sur la
justice il n’est pas le plus spéculatif. Pourtant on aurait tort de le négliger : en filigrane il est
question de la science, de la philosophie, de la divinité, de l’éducation, de la mort …. Surtout
Platon fait ici l’apologie du « Philosophe » aux prises avec les préjugés et le conservatisme.
La défense de Socrate est directe, sans procuration ni témoins éplorés comme il était
de coutume (34c). Homme droit il est sûr de la vérité et de la justice de son discours : « je ne
vous dirai que la vérité. (…) Tout ce que j’ai à dire est juste » (17b-c), car seule la vérité
permet à la justice de ne pas être une faveur (35c) . Il se justifie en rappelant d’abord son
respect des lois et en donnant deux preuves de son légalisme (32 b-c). Une première fois sous
la démocratie, il fut le seul des prytanes à refuser de voter la motion illégale contre les
généraux de la bataille des Iles Arginuses (406), malgré la pression populaire. Une seconde,
au temps de l’oligarchie, il refusa de prêter son concours à l’exécution de Léon de Salamine.
Socrate a toujours pris la défense de la justice qu’il faut « mettre au-dessus de tout » (32e).
Xénophon confirme qu’il n’a jamais rien demandé qui fut contraire aux lois (Mémorables,
Apologie de Socrate 34c).
Mais cette défense reste ambiguë, comme la figure qu’il incarne vis-à-vis de la société
grecque, on l’a rappelé. Elle n’échappe pas, pour ainsi dire, au jeu de l’ironie. Il a certes
respecté la loi mais pour autre chose qu’elle même, au nom d’autre chose qui la dépasse.
Socrate représente le droit de la conscience à juger ce qui est bon et juste.
Il est faux par exemple de penser, comme Xénophon, que Socrate assimile le juste au
nomimon (« Socrate démontre que la justice consiste à obéir aux lois de l’Etat, et que cette
obéissance engendre la concorde entre les citoyens. Mais il y aussi des lois non écrites,
imprimées dans le cœur de l’homme par la divinité, et dont la violation est toujours suivie
d’une punition inévitable » (Xénophon Mémorables, IV ch. 4), ce qui reviendrait à confirmer,
avec la rumeur, que Socrate est un sophiste. Car c’est exactement la thèse de Protagoras ou
d’Antiphon. On lit par exemple chez ce dernier ce fragment de son Traité sur la vérité : « La
vertu de justice consiste à ne pas transgresser ce que la cité, dans laquelle on vit comme
citoyen, considère comme légal ». La suite du texte permet de situer exactement l’opposition
et les divergences : « Par conséquent un homme pratiquera la justice en en tirant pour lui-
même le plus grand bénéfice si c’est devant des témoins qu’il respecte la souveraineté des
lois ; mais s’il est seul et sans témoins, son intérêt lui commande de suivre la nature. Car les
impératifs de la loi sont conventionnels, mais ceux de la nature nécessaires. Et les conventions
légales que l’on admet par contrat mutuel, ne sont pas naturelles. Les impératifs naturels ne
résultent pas d’un accord. Donc celui qui transgresse les prescriptions légales, s’il le fait à
l’insu des contractants du pacte social, échappe à toute infamie et à tout châtiment »
(Antiphon le sophiste, Les sophistes , PUF p. 174-175)
Là où le sophiste identifie le juste au légal, donc relativise la loi (réduite à l’arbitraire
d’une convention) au profit de la nature et envisage le respect de la loi instituée en termes
exclusifs d’intérêt public (cf. Glaucon dans République I, quand il évoque l’anneau de
Gygès), Socrate soutiendra toujours la thèse que l’injustice est un mal en soi, qu’être injuste
est toujours mauvais. Autrement dit l’opposition entre la nature et la loi est encore une
opposition juridique alors que la position de Socrate est résolument morale : l’injustice est
toujours un mal, à commencer pour celui qui l’a commet même dans le secret. La mort est
moins à redouter que la faute car « le plus difficile n’est pas d’éviter la mort, mais bien plutôt
d’éviter de mal faire » (39a-b). La justice est une espèce d’impératif moral. La crise de la loi
conduit chez Socrate à une intériorisation de la loi : la loi à besoin de la loi morale. Platon
quant à lui, nous semble-t-il, déplace l’opposition entre le juste naturel et le juste légal.
Platon dédouble la nature elle-même, en distinguant comme c’est connu la nature sensible et
la vraie nature intelligible dont la loi positive doit être l’expression la plus approchée. Dès
lors, s’opposer à la loi, c’est contredire la nature intelligible. C’est ainsi que l’on peut
interpréter cet argument de Socrate dans le Gorgias : « Ainsi donc, ce n’est pas seulement
selon la loi qu’il est plus honteux de commettre une injustice que de la subir, et que la justice
est dans l’égalité: c’est aussi selon la nature <phusei > (Gorgias , 489b).
59
Que les gouvernants soient riches ou pauvres importe peu, ce qui importe, c’est
qu’ils possèdent la science du gouvernement. Et cette science les dispense de devoir
nécessairement gouverner en fonction des lois (293d-e). Un « gouvernement sans loi » est
donc légitime (294a). Et la raison est donnée en suivant : c’est la fixité et la généralité de la
loi qui en fait un instrument politique inférieur : « C’est que la loi ne sera jamais capable de
saisir à la fois ce qu’il y a de meilleur et de plus juste pour tous, de façon à édicter les
prescriptions les plus utiles. Car la diversité qu’il y a entre les hommes et les actes, et le fait
qu’aucune chose humaine n’est, pour ainsi, dire, jamais en repos, ne laissent place, dans
aucun art et dans aucune matière, à un absolu qui vaille pour tous les cas et pour tous les
temps » (294b).
«Tout gouvernement établit toujours les lois dans son propre intérêt, la
démocratie, des lois démocratiques ; la monarchie, des lois monarchiques, et les autres
régimes de même ; puis, ces lois faites, ils proclament juste pour les gouvernés ce qui
est leur propre intérêt, et, si quelqu'un les transgresse, ils le punissent comme violateur
de la loi et de la justice. Voilà, mon excellent ami, ce que je prétends qu'est la justice
uniformément dans tous les Etats : c'est l'intérêt du gouvernement constitué. Or c'est
ce pouvoir qui a la force ; d'où il suit pour tout homme qui sait raisonner que partout
c'est la même chose qui est juste, je veux dire l'intérêt du plus fort ».
60
Thrasymaque soutient donc que la déviation des régimes, leur corruption est
l’essence même du politique. Aristote considère au contraire que la démocratie est la
corruption de la république ou politéia, la monarchie la corruption de la royauté, l’oligarchie
la corruption de l’aristocratie. Le principe de corruption est toujours le même : le
gouvernement se fait au profit des gouvernants. L’oligarchie est ainsi un despotisme des
riches, un gouvernement de classe alors que l’aristocratie est par excellence le régime qui
repose sur la vertu et le mérite.
Ainsi là où Platon et Aristote sont d’accord pour considérer que tout régime est
satisfaisant s’il gouverne en vue de l’intérêt général mais exposé à la corruption,
Thrasymaque condense les deux thèses en une seule : tous les régimes se valent parce que
tous sont corrompus en gouvernant dans leur intérêt.
Gouverner est une espèce d’art. Or l’artisan est infaillible quand il fait bien son travail
et n’a d’autre intérêt que l’intérêt des autres. Ainsi la cité juste sera « une association dans
laquelle chacun sera un artisan au sens strict, une cité d’artisans, d’hommes (et de femmes)
dont chacun aura un seul métier, qu’il fait bien et avec un dévouement total, c’est-à-dire sans
se soucier de son propre avantage, uniquement pour le bien des autres. Cette conclusion
pénètre tout l’enseignement de la République. La cité qui y est élaborée comme un modèle est
fondée sur le principe « un homme - un métier » ou « chacun doit s’occuper de ses propres
affaires ». Les soldats y sont des « artisans » de la liberté de la cité (395c) ; les philosophes y
sont des « artisans » de l’ensemble de la vertu commune (500d) ; il y a un « artisan » du ciel
(530a) ; même Dieu est présenté comme un artisan - comme l’artisan des idées éternelles
elles-mêmes (507c, 597). Et c’est parce que, dans la cité juste, le fait d’être citoyen se
confond avec celui d’être artisan d’une manière ou d’une autre, et que le siège du métier ou de
l’art est dans l’âme et non dans le corps, que la différence entre les sexes perd son importance,
ou qu’on établit l’égalité des sexes (462c-455a; cf. 452a). La meilleure cité est une association
d’artisans : ce n’est pas une association de gentilshommes qui « s’occupent de leurs affaires »
au sens où ils mènent une vie retirée ou privée (496d 6), ni non plus une association de
parents » (L. Strauss, La cité et l’homme, pp. 104-105).
61
Gouverner est une espèce d’art. Or l’artisan est infaillible quand il fait bien son
travail et n’a d’autre intérêt que l’intérêt des autres. Ainsi la cité juste sera « une association
dans laquelle chacun sera un artisan au sens strict, une cité d’artisans, d’hommes (et de
femmes) dont chacun aura un seul métier, qu’il fait bien et avec un dévouement total, c’est-à-
dire sans se soucier de son propre avantage, uniquement pour le bien des autres. Cette
conclusion pénètre tout l’enseignement de la République. La cité qui y est élaborée comme un
modèle est fondée sur le principe « un homme - un métier » ou « chacun doit s’occuper de ses
propres affaires ». Les soldats y sont des « artisans » de la liberté de la cité (395c) ; les
philosophes y sont des « artisans » de l’ensemble de la vertu commune (500d) ; il y a un
« artisan » du ciel (530a) ; même Dieu est présenté comme un artisan - comme l’artisan des
idées éternelles elles-mêmes (507c, 597). Et c’est parce que, dans la cité juste, le fait d’être
citoyen se confond avec celui d’être artisan d’une manière ou d’une autre, et que le siège du
métier ou de l’art est dans l’âme et non dans le corps, que la différence entre les sexes perd
son importance, ou qu’on établit l’égalité des sexes (462c-455a; cf. 452a). La meilleure cité
est une association d’artisans : ce n’est pas une association de gentilshommes qui
« s’occupent de leurs affaires » au sens où ils mènent une vie retirée ou privée (496d 6), ni
non plus une association de parents » (L. Strauss, La cité et l’homme, pp. 104-105).
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Le sophiste ici rappelle Calliclès : l'injustice est un genre de vie digne de l'homme
supérieur et le mobile du peuple à y renoncer n'est que la crainte. Pourtant son immoralisme
pleinement assumé - il n'y a que la chaleur qui fasse rougir le sophiste (350d) - va au-delà de
la morale des maîtres, de l'excellence par nature. Pour Thrasymaque il n'y a pas de droit
naturel pour fonder une échelle des valeurs. Le droit c'est toujours l'intérêt déguisé. Les forts
dominent les faibles mais cette domination ne traduit aucun droit supérieur. Il n'y a ni droit
supérieur, ni droit inférieur parce que le droit n'existe pas du tout. Le droit, c'est l'avantage
que l'on retire de la force. Le droit humain, l'ordre du nomos n'est pas l'inversion du droit de
la nature (phusis), car la notion de droit est pure hypocrisie. Thrasymque renvoie en quelque
sorte dos à dos Socrate et Calliclès. « Pour qui sait raisonner » (339a), au sophiste
précisément, il appartient de détruire l'hypocrisie sociale et la bonne conscience
philosophique : la force crée le droit ; le droit n’est que le nom que l’hypocrisie sociale pose
sur la force.
63
D’ailleurs de façon caractéristique, quand la discussion reprend avec Glaucon et
Adimante, qui assument la thèse déficiente de Thrasymaque, avançant les arguments qu'il n'a
pas su développer, Glaucon réintroduit la distinction entre la nature et la loi (359a-b) - on ne
dit plus « Thrasymaque prétend que …» mais « les gens pensent que… » (358e; 359b; 367a).
Thrasymaque en reste à l’opinion, celle du « grand nombre », des « dix mille autres » : la
justice c’est ce qui est déjà établi dans et par la cité. Jamais il ne s’interroge sur la nature et
l’origine de la justice – et donc encore moins sur l’origine de l’Etat. Personne ne croit à la
justice. Thrasymaque n’a fait que prêter son nom à une vérité aussi répandue que difficile à
réfuter. Quelle est donc exactement cette conception commune de la justice ? Glaucon, le
premier se charge de la résumer pour la soumettre à la réfutation de Socrate. Adimante
prendra ensuite le relai pour en déduire toutes les conséquences. En voici les principales
étapes:
1) où faut-il situer la justice parmi ces trois types de bien que Glaucon propose à
l’assentiment de Socrate : est-elle au nombre des biens voulus pour eux-mêmes comme la joie
et tous les plaisirs inoffensifs, ou des biens voulus comme le moyen d'autre chose parce qu'ils
sont pénibles mais utiles, ou des biens à la fois voulus pour eux-mêmes et pour leurs
conséquences ? Socrate et Glaucon n'hésitent pas à faire figurer la justice parmi ces derniers,
tandis que la foule est prompte à la classer « dans les biens pénibles, ceux qu'il faut cultiver en
vue du salaire et de la bonne renommée et pour sauver sa réputation, mais qu'il faut fuir pour
eux-mêmes, à cause de la peine qu'ils exigent » (358a) Nul n’est juste volontairement, mais
par force.
2) Glaucon reprend alors la distinction philosophique entre nomos et phusis, négligée
par Thrasymaque, pour découvrir « l'origine ou l'essence <genesin te kai ousian> de la
justice. Les hommes sont naturellement animés d'un désir de jouissance sans limites. Par
nature, commettre l'injustice est un bien, la subir un mal. Mais les hommes ont remarqué les
désavantages inévitables de cette situation. Aussi jugent-ils « qu'il est utile de s'entendre les
uns avec les autres pour ne plus commettre ni subir l'injustice. De là prirent naissance les lois
et les conventions des hommes entre eux, et les prescriptions de la loi furent appelées légalité
et justice ». Autrement dit la justice n'est pas un bien en soi, mais bien plutôt l'injustice. La
justice est un compromis, le produit d’un calcul. La justice ne répond qu’à une nécessité
pragmatique de la raison. La justice n’est pas posée comme fin dernière de la raison, mais
comme le moyen du bonheur pour des sujets qui n’ont pas renoncé à leurs désirs. La justice
est d’utilité commune, car une société de tyrans est invivable. Elle est un mal nécessaire qu’il
faut endurer. Les hommes consentent à ne pas commettre l'injustice pour ne pas avoir à la
subir. Mais ce contrat n'a rien changé à la nature humaine qui ne peut s'empêcher de préférer
l'injustice à la justice. Le bien c'est commettre l'injustice en toute sûreté : le mal c'est devoir
subir l'injustice. La justice n’est pas le juste milieu, sommet d’après Aristote, mais la pauvre
moyenne « entre le plus grand bien, c'est-à-dire l'impunité dans l'injustice, et le plus grand
mal, c'est-à-dire l'impuissance à se venger de l'injustice » (359a). La justice n’est pas difficile
à établir mais pénible à supporter. Les hommes n’acceptent la justice que faute de ne pouvoir
être injustes impunément.
Ainsi quand Thrasymaque posait que la justice c’est l’intérêt du plus fort, il entendait
celui qui l’est en fait, non celui qui l’est naturellement. Les faibles par coalition peuvent être
plus forts que les forts (cf. Gorgias 488c-e). Glaucon, au contraire indique que la justice c’est
l’obéissance à l’égalité instituée par la légalité qui remplace l’inégalité antagonique de la
nature.
3) C’est pourquoi il ne faut pas s’illusionner sur les louanges que les individus et les
Cités adressent à la justice. Tout n’est que mensonge et hypocrisie. C’est ce que veut illustrer
Glaucon par le mythe du berger Gygès, berger au service du roi de Lydie. Si l’homme pouvait
se rendre invisible, il s’abandonnerait sans retenue à l’injustice. Il serait toujours ce qu’il est
seulement en privé. Il ne relèverait que de lui-même : les autres n’existeraient pas, ou
simplement comme des moyens. Entre moi et ma volonté, aucun obstacle, aucun scrupule. Il
oserait enfin tout ce qu’il veut. La crainte ne viendrait pas tempérer par son désir
« pléonéxique » : « donnons à l’homme de bien et au méchant un pouvoir égal de faire ce qui
leur plaira; suivons-les ensuite et regardons où la passion <épithumia> va les conduire : nous
surprendrons l’homme de bien s’engageant dans la même route que le méchant, entraîné par
le désir d’avoir sans cesse davantage <pleonexia>, désir que toute nature poursuit comme un
bien, mais que la loi ramène de force au respect de l’égalité » (359c) On ne trouvera pas un
homme assez juste pour observer la justice en ayant le moyen d’être injuste sans châtiment
(360b-c). Le méchant et le bon, le juste et l’injuste finissent par se confondre. L’injuste serait
un juste plus audacieux, le juste un injuste plus timoré. La conscience morale ne serait donc
que l’intériorisation de la conscience de l’autre et de la crainte de la peine. Et si jamais il se
trouvait un seul juste, on en ferait l’éloge public mais tous ne penseraient pas moins qu’il est à
plaindre comme le plus « insensé des hommes » (360d).
4) Le même réalisme conduit pratiquement tous les hommes au mensonge, au
déguisement. La justice est bonne en principe, mauvaise en fait. Et puisqu’il n’est pas
possible d’être injuste sans crainte, qu’il n’est pas permis de proclamer le mépris de la justice
que chacun nourrit en secret, et que pourtant seule l’injustice peut assurer le bonheur, il
suffira de paraître juste sans l’être, de cultiver l’art de la dissimulation. L’injustice est un art
qui suppose bien des qualités d’intelligence, de ruse et de prévoyance. Le juste est celui qui
maîtrise les signes de la justice, qui sait jouer du prestige de ses apparences, un « sophiste »
accompli en quelque sorte. Si la justice est science, le juste possède la connaissance de
l’injustice. Il s’agit seulement d’être plus habile que les autres : « De même l’homme injuste
doit conduire adroitement ses entreprises injustes sans se laisser découvrir, s’il veut être
supérieur dans l’injustice ; s’il se laisse prendre, il faut le tenir pour un piètre artiste ; car le
chef-d’œuvre de l’injustice, c’est de paraître juste sans l’être. Donnons donc à l’injuste parfait
l’injustice la plus parfaite <teleôtatèn adikian>, sans rien en retrancher ; qu’en commettant
les plus grands crimes il se ménage la plus grande réputation de justice, et, si parfois il fait un
faux pas, qu’il soit capable de s’en relever, qu’il soit assez éloquent pour se disculper, si l’on
dénonce un de ces crimes, qu’enfin il emporte par la violence ce qu’il ne peut obtenir
autrement » (361a-b).
Pour être heureux, c’est-à-dire injuste, il ne reste qu’à devenir tyran ou à passer maître
dans l’art de la dissimulation. La thèse de Thrasymaque se démarque ici de celle de Calliclès :
la justice n’est pas le droit naturel du meilleur, mais une compétence, un certain art
consommé du jeu sur les apparences, impossible sans l’art rhétorique. Thrasymaque est un
rhéteur, à l’époque de l’apogée de la rhétorique, c’est-à-dire à l’apogée de la démocratie
athénienne. L’éloge de l’injustice, le pouvoir du langage dévoyé vers l’effet rhétorique, les
apparences contre l’essence, tous ces éléments font système pour Platon.
Ainsi dans la Cité de l’hypocrisie, c’est l’injuste qui, parce qu’il l’est sans le paraître,
est honoré, qui obtient la félicité, tandis que le juste, celui qui l’est véritablement sans le
paraître, se trouve en butte aux malheurs, à l’infamie et même au supplices -l’allusion à
Socrate est patente. C’est l’injuste qui tient dans l’apparence de justice un bien réel, et le juste
qui s’attache à un bien illusoire en réglant sa vie sur la justice intérieure (vertu).
5) Ainsi comme le laissait entendre Glaucon au début de son développement, la
justice est louée pour les biens qu’elle produit ici-bas ou dans l’autre monde. La preuve,
surenchérit Adimante : personne n’exhorte à la vertu de justice pour elle-même. Le frère de
Glaucon en vient à la critique, non de la justice, mais de l’éloge de la justice. Contrairement à
ce que soutient Socrate, personne ne désire la justice pour soi, ne la désire comme un bien en
soi. « Ce n’est pas pour elle-même qu’ils louent la justice, c’est pour la considération qu’elle
procure; on veut en paraissant juste, tirer de sa réputation des magistratures-, des mariages et
tous les avantages … qui vont à l’homme juste en vertu de sa bonne renommée.» (363a) Les
leçons de vertu sont de simples conseils pour vivre heureux. L’on n’apprend jamais qu’à agir
conformément à la justice et en vue des biens que promet son respect.
La crainte et l’espérance religieuses jouent un rôle social non négligeable dans la
modération des désirs. La justice est bonne parce qu’elle plaît aux dieux qui récompensent
ceux qui s’y soumettent. l’injustice est mauvaise puisque les dieux la punissent. Mais outre
qu’ils maintiennent le point de vue commun sur le caractère pénible de la justice, ces
arguments n’ont rien de moral pour autant. L’échange dont la justice fait l’objet
(récompenses, châtiments) peut lui-même être inique. Non seulement la justice est, comme le
chemin hors de la Caverne, « une route longue et escarpée » - devant la justice les dieux ont
mis la peine (364d) - mais il est toujours temps pour l’injuste de réparer sa faute, d’acheter
l’indulgence» de ses juges souverains: « on peut par des sacrifices et des jeux divertissants
être absous et purifié de son crime, soit de son vivant, soit même après sa mort » (365a). Bref
l’échange est purement économique, parfaitement réversible. Il n’y a pas de crime qu’une
expiation ne puisse effacer. Si la justice n’est pas un bien en soi, l’injustice n’est pas un mal
en soi. D’ailleurs il ne manque pas de poètes pour suggérer que ce sont les dieux qui sont
responsables du partage des qualités : la facilité pour l’injustice, la difficulté pour la justice,
les souffrances à l’homme juste, la félicité au méchant. L’éloge et la justification de la justice
exigent donc que soit exclue l’hypothèse d’un recours à des châtiments divins. Aussi faudra-t-
il exclure de la cité juste tous ces poètes mensongers.
Car il n’y a pas d’éducation possible, l’éducation est elle-même une vaste hypocrisie,
si l’on n’apprend qu’à savoir tracer autour de soi « comme une façade et un décor, une image
de vertu » (365c). L’aporie de la justice est bien la même que celle de l’éducation. Aussi la
République est-elle un traité sur la justice parce qu’elle est d’abord un traité d’éducation :
« Ce n’est point un ouvrage de politique, comme le pensent ceux qui jugent des livres que par
leurs titres; c’est la plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait » (Rousseau, Emile I).
du désir. Il n’est qu’une mystification des faibles contre les forts. La loi est
d’essence « réactive » là où le droit du plus fort est pleinement affirmatif : la
loi c’est le ressentiment de la justice des faibles face à l’innocence de la
puissance des forts. Le fort pose pour soi son désir comme l’expression de
son être, le faible s’unit au faible pour compenser par association sa faiblesse
naturelle. La convention de la loi c’est l’artifice contre la nature. Si le
positivisme de Thrasymaque est plus proche du marxisme, la généalogie de
Calliclès est davantage nietzschéenne. Mais tous deux louent l’action injuste
– Thrasymaque consent à la reconnaître injuste, alors que Calliclès plaide en
sa faveur.
64
De façon caractéristique, Socrate, en résumant la thèse de Calliclès avec les vers de
Pindare, substitue « le juste » à la loi (488b).
Platon n’est pas le seul à porter le débat sur la justice. Isocrate considère aussi, on l’a
signalé, que l’inflation des lois est paradoxalement le signe d’une Cité malade. « Le nombre
et la précision de nos lois est un signe que notre ville est mal organisée : nous en faisons des
barrières pour les fautes et sommes ainsi forcés d’en établir beaucoup. Or, les bons politiques
doivent non pas remplir les portiques de textes écrits, mais maintenir la justice dans les âmes ;
ce n’est pas par les décrets mais par les mœurs que les cités sont bien réglées; les gens qui ont
reçu une mauvaise éducation oseront transgresser même les lois rédigées, mais ceux qui ont
été élevés dans la vertu accepteront d’obéir même aux lois dont la lecture est facile »
(Aréopagitique, 39-41).
65
Elle rompt avec la définition la plus commune de la justice, celle par exemple
défendue par Simonide : « rendre à chacun le sien, ce qui lui est dû ». Si l’on retient cette
définition, l’analogie entre l’âme et l’Etat est impossible. C’est donc une autre définition qui
est supposée pour que l’analogie conserve un sens : « maintenir chacun dans sa fonction
propre ». Mais en un autre sens, la définition platonicienne de la justice est une
réinterprétation de la définition commune : il y a justice si chacun fait ce pourquoi la nature
lui a donné des compétences spécifiques : revient à chacun la part que la nature lui a donné.
Autrement dit c’est une ontologie des essences (chaque être exprime une essence et la valeur
ontologique de l’essence décide de la place et de la hiérarchie de chaque être) qui commande
la théorie de la justice, et la théorie de la justice politique.
quand la Cité est harmonieuse, c’est-à-dire unie, reflétant par cet accord
entre ses éléments l’unité qui règne dans l’intelligible entre les essences et le
Bien. On pourrait dire qu’elle est au politique, ce que l’Idée du Bien est à
l’égard des Idées, le principe final de leur articulation.
Autrement dit, la justice n’est pas l’objet immédiat de la politique,
mais elle est donnée de surcroît quand la cité est organisée comme il
convient, c’est-à-dire selon un principe de stricte hiérarchie entre les classes
et les vertus qui les définissent spécifiquement. La justice est l’effet de
l’unité de la cité, comme la division est le facteur de toute injustice.
L’Etat idéal
« Si l’on donnait à lire de loin à des gens qui ont la vue basse des lettres
écrites en petits caractères, et que l’un d’eux s’avisât que les mêmes lettres se trouvent
écrites ailleurs en caractères plus gros sur un tableau plus grand, ce leur serait, je
présume, une belle chance de commencer par lire les lettres et d’examiner ensuite les
petites pour voir si ce sont les mêmes. (…) Par conséquent il pourrait bien y avoir une
justice plus grande dans le cadre plus grand, et par là plus facile à déchiffrer. Si donc
vous y consentez, nous examinerons d’abord quelle est la nature de la justice dans les
Etats <polis> ; ensuite nous l’étudierons dans l’individu, en tâchant de retrouver la
ressemblance de la grande dans les traits de la petite. (…) Eh bien … si nous
considérions en imagination [theasaimetha = contempler, considérer par
l’intelligence] la formation d’un Etat, ne verrions-nous pas aussi la justice s’y former,
ainsi que l’injustice ? (…) L’Etat doit sa naissance à l’impuissance où l’individu se
trouve de se suffire à lui-même et au besoin qu’il éprouve de mille choses. Vois-tu
quelque autre cause <archè> à l’origine de l’Etat ? (…) Dès lors un homme prend un
autre homme avec lui en vue de tel besoin, puis un autre en vue de tel autre besoin, et
la multiplicité des besoins assemble dans la même résidence <oikèsis> plusieurs
hommes qui s’associent pour s’entraider : c’est à cette société que nous avons donné
le nom d’Etat. (…) Jetons par la pensée <logos> les fondements <archè> d’un Etat ;
ces fondements seront naturellement nos besoins <chréeia> » (République, III, 368e-
369c).
autant la justice est une vertu sans faculté et sans classe déterminées. Mais
c’est qu’elle consiste « dans l’ordre, la concorde, la hiérarchie naturelle et la
division du travail fondée sur celle-ci, qui régit, organise et unité le tout, la
Cité tout entière » (Koyré, p. 131). La justice se réalise d’elle-même si la
condition d’un Etat uni et harmonieux se trouvent réalisée. La genèse idéale
de l’Etat révèle que la cité des besoins, organisée strictement sur le principe
de la compétence qui en procède, est une cité harmonieuse, c’est-à-dire une
cité juste. La justice n’est pas un fait d’institution, mais de nature. Elle est
fondée « dans la nature des choses mêmes » (ibid.), dans la nature de la cité.
La justice politique est donc directement issue de la division sociale
du travail. Simplement à la coordination des compétences il faut substituer
pour ainsi dire leur subordination hiérarchique, autrement dit poser le primat
de l’intérêt général. Plus exactement, il faut veiller à instituer dans les faits et
durablement cet ordre « naturel » des fonctions appropriées à chacun. Dans
cette institution, le principe économique de spécialisation obéit désormais à
une logique politique (l’unité de l’Etat, l’intérêt du tout). Etant donnée la
multiplicité des métiers et des classes, il s’agit de produire l’Etat comme un
tout organique, c’est-à-dire d’identifier le principe d’unité politique et le
principe de hiérarchie sociale. Or pour que les classes sociales travaillent au
bien commun de toute la cité, il faut traduire politiquement et
systématiquement « le grand principe de la convenance », c’est-à-dire
instituer la hiérarchie des classes sociales. Il faut ainsi que les classes
inférieures acceptent leur soumission par rapport à la classe dirigeante, dont
l’autorité, ou la supériorité consiste précisément dans la connaissance de
l’intérêt général, c’est-à-dire dans l’idée de l’Etat comme totalité. Doit
commander celui qui a en vue le tout de l’Etat, c’est-à-dire celui qui possède
la connaissance de l’Etat comme Tout, c’est-à-dire celui qui possède la
science dialectique des essences, de leurs rapports réciproques et de leur
dépendance à l’égard du Bien. Autrement dit, la position « historiciste » du
problème de l’Etat (comment l’Etat est-il né, même idéalement ?) conduit à
une théorie de la souveraineté réduite à la question de savoir qui doit
gouverner, qui appelle elle-même une théorie de l’éducation68.
La réponse est bien connue : doivent gouverner les philosophes, c’est-
à-dire l’élite de l’élite. C’est au terme d’une éducation longue et sélective
que les meilleurs des gardiens exercent le pouvoir suprême (éducation du
corps et de l’âme par la gymnastique et la musique pendant 20 ans,
instruction aux sciences et à la dialectique pendant dix, mise à l’épreuve
dans des fonctions subalternes, pendant 15). Alors, parvenus à l’âge de 50
ans environ, ces gardiens émérites « formant l’armée permanente de l’ordre
et du bien » comme dit Koyré, seront enfin capable de conduire les affaires
de l’Etat. Encore cette accession aux charges ne s’accompagne-t-elle pas de
tous les privilèges qu’habituellement on associe à la carrière politique.
Puisqu’ils doivent toujours servir l’Etat, ils doivent vivre…
68
Cf. K. Popper, op.cit.
la funeste passion de la possession est puissante dans le cœur des hommes – Platon
leur interdit non seulement de posséder, mais même de toucher à l’or et à l’argent. La
Cité les nourrit, les habille, les arme. Pour le reste ils ont tout en commun, même les
femmes – pour les gardiens, hommes et femmes, il n’y aura pas de mariage permanent
–, même les enfants, qui seront tous élevés dans des crèches publiques et qui ne
connaîtront ni leur père, ni leur mère, ni leurs frères, afin que l’affection exclusive que
chacun de nous est porté à éprouver pour sa famille, pour les siens, ne nuise pas à
l’amitié et à la camaraderie qui les lie entre eux, n’affaiblisse pas l’attachement qu’ils
doivent à la Cité » (Koyré, p. 125-126).
Ce n’est pas une vie heureuse ou enviable, mais aussi bien n’est-ce
pas le bonheur de la classe des gardiens qui est visé mais celui de l’Etat.
D’un autre côté, l’éducation aura pour mission d’inculquer aux autres
classes le respect des meilleurs, du savoir, et donc de la hiérarchie naturelle
entre les citoyens, quitte à se faire propagande et à recourir au mensonge du
mythe et de la fable (le mythe des races). Finalement la cité parfaite,
organisée par la science des philosophes-rois, décline socialement les degrés
du savoir : de la théôria des chefs-gardiens à la foi ou à l’opinion (doxa) des
citoyens ordinaires, en passant par la dianoia des simples gardiens
auxiliaires.
Mais que vaut cette image de la Cité parfaite ? C’est sans aucun doute
une utopie. La théorie de l’Etat est une théorie de l’Idée de l’Etat : genèse
idéale, cité parfaite, gouvernement confié aux philosophes. Tout est ici
irréel, impossible factuellement, même si cette Cité n’est pas contradictoire
en soi69. Or précisément que vaut une utopie politique, surtout quand l’Etat
dont elle dessine le projet, présente des aspects qu’on peut aller jusqu’à
qualifier de « totalitaires » ? Mais avant même d’envisager cette question de
fond, il faut s’intéresser à la fonction critique des cités réelles que constitue
l’utopie de l’Etat juste. La théorie utopiste de l’Etat trouve un complément
nécessaire dans une typologie des cités imparfaites, des déviations
politiques. A la genèse idéale de l’Etat correspond l’histoire hypothétique de
69
Hegel souligne que ce qu’on interprète (à tort) comme un idéal utopique, un « idéal
vide » est en réalité la conscience philosophique la plus élevée de « la nature de la vie éthique
grecque » (Principes de la philosophie du droit, préface, p. 54) : dans la République, Platon
ne construit pas un Etat impossible et irréel, le « rêve » d’un Etat parfait et pacifié, mais saisit
la rationalité, c’est-à-dire la vérité effective de la réalité historique de la cité grecque. «La vie
civile grecque est ce qui constitue le véritable contenu de la République de Platon. Platon
n’est pas l’homme qui s’attarde aux principes et aux théories abstraites ; son esprit véridique a
connu et présenté ce qui est véritable du monde dans lequel il vivait, l’élément véritable de cet
esprit unique qui a été vivant en lui autant qu’en Grèce. Personne ne peut dépasser son temps,
l’esprit de son temps est aussi son esprit; mais il s’agit de reconnaître celui-ci dans son
contenu » (Leçons sur Platon, p. 125-127). Platon est pleinement conscient de l’émergence
des droits « subjectifs » qui remettent en cause l’équilibre de la Cité. Seulement Platon ne
peut y voir la manifestation d’un nouveau fondement moral et politique (la liberté infinie de la
subjectivité), parce qu’il ne peut penser « par dessus son époque » et anticiper la « révolution
mondiale » apportée par le christianisme. Il interprète donc cet avènement comme un facteur
de corruption de l’Etat grec (§ 185, Rem.), et répond à cette menace par l’interdiction de
choisir sa classe, de posséder des propriétés, de fonder par le mariage une famille autonome
… Platon réaffirme idéalement que l’individu séparé n’est rien, qu’il ne possède aucun droit
en dehors de son existence politique. La contradiction entre les droits de la substance éthique
et les ferments de droits individuels ne peut être résolue concrètement dans le cadre de la cité
qui est désormais en crise mais conceptuellement dans le logos philosophique. Platon la
neutralise en radicalisant la subordination de l’individu et de la famille à la justice de l’Etat.
Ce n’est pas là une fantaisie de l’imagination (utopie au sens courant). C’est la substance de la
vie grecque qui se reformule et prend conscience de sa vérité théoriquement au moment où
elle s’efface de l’histoire mondiale.
« chaque individu ne doit exercer qu’un seul emploi dans la société, celui
pour lequel la nature lui a donné le plus d’aptitude. (…) La justice consiste à
s’occuper de ses affaires, sans s’occuper de celles des autres » (433a-b).
L’Etat est juste « si le dirigeant dirige, si l’ouvrier travaille et si l’esclave
peine » commente Popper (p. 82) : on ajoutera s’il est interdit que l’ouvrier
puisse jamais diriger l’Etat, et le dirigeant en venir à devoir travailler. En
résumé, « Platon qualifie de juste l’existence de privilèges de classe, alors
qu’en général c’est leur absence qui nous apparaît comme telle. Mais la
différence va encore plus loin : pour nous, la justice suppose une certaine
égalité dans le traitement des individus, tandis que Platon ne la considère pas
comme s’appliquant aux relations entre ceux-ci, mais comme une propriété
de l’Etat tout entier, ayant pour fondement un certain rapport entre classes.
Pour lui, l’Etat est juste s’il est sain, fort, uni, en un mot stable » (p. 83-84).
Jamais donc, dans la République au moins, Platon n’articule la justice
et l’égalité et ne mentionne que la justice signifie l’égalité devant la loi
(isonomie) (p. 85). Par quoi il rompt avec l’expérience grecque de la polis,
c’est-à-dire avec la conception partagée, proche de la nôtre, de la justice
dans « un sens individualiste et égalitaire » (p. 83). Toute la théorie politique
est ici dirigée contre la démocratie et ses conséquences. Et en défendant la
cause de Socrate, la possibilité qu’existe la philosophie dans l’espace de la
Cité, il réfute l’esprit individualiste de la pensée de Socrate (p. 110-113).
Platon confond individualisme et égoïsme, et c’est pourquoi il assimile, en
réponse à ce danger, constitutif de la démocratie, altruisme et collectivisme
(p. 109). Le holisme, le collectivisme serait la seule alternative à l’égoïsme
destructeur du lien social. C’est l’émancipation de l’individu qu’il faut
combattre à toute force puisque c’est elle qui est responsable de la montée de
la démocratie. Mais l’individualisme se rattache plutôt « à la vieille
conception intuitive de la justice, selon laquelle celle-ci est une certaine
façon de traiter les individus, et non, comme le voudrait Platon, la santé et
l’harmonie de l’Etat. Cette idée, fort bien exprimée par Aristote lorsqu’il dit
que « la justice est quelque chose qui concerne les personnes », avait été
développée par la génération de Périclès, qui déclarait lui-même dans sa
célèbre oraison que, « en ce qui concerne le règlement de nos différends
particuliers, nous sommes tous égaux devant la loi », ajoutant que « nous
nous gouvernons dans un esprit de liberté (…) dans nos rapports quotidiens
et [nous sommes] tolérants dans nos relations particulières ». (A comparer
avec cette observation de Platon que l’Etat ne forme pas des citoyens « pour
les laisser tourner leur activité où il leur plaît ») » (p. 91).
La philosophie politique s’écarte ici de l’expérience grecque de la
politique 70 . L’Etat n’est plus ce dont les citoyens sont également
responsables, par la mise en commun de leur liberté dans l’exercice de la
parole public, mais la charge d’une classe supérieure dont le savoir permet
de toujours subordonner l’Etat à la justice, et par là d’assurer la finalité la
plus haute de l’Etat qui est de prendre soin de la vertu des citoyens. Mais
l’Etat peut-il confondre sa fin avec le projet de l’éducation morale des
citoyens, sans conduire à un autoritarisme insupportable ? Sa fonction n’est-
70
Et au passage c’est la définition de la philosophie qui change : elle n’est plus
recherche de la sagesse et de la vérité, mais possession de la sagesse et de la vérité. C’est à la
condition de posséder la science des essences que le philosophe est justifié à gouverner.
non pour déceler et combattre les maux les plus graves et les plus immédiats
de la société » mais « pour lutter pour son bonheur futur » (p. 131).
Mais la critique de l’utopisme platonicien, et de ses
aspects « totalitaires », suffit-elle à rejeter comme inactuelle pour nous toute
la philosophie politique des Anciens ? Le modèle de l’Etat idéal dessiné par
Platon dans la République épuise-t-il tout l’enseignement que les Modernes
peuvent retirer de l’étude de la cité antique et de la théorie philosophique de
la Cité-Etat ? Il est encore temps de redire avec H. Arendt que « la cité
grecque continuera d’être longtemps au fondement de notre existence
politique, au fond de la mer, donc aussi longtemps que nous aurons à la
bouche le mot “politique” », ce qui signifie finalement que, compte tenu de
sa philosophie politique, au moins dans la République, Platon est le moins
grec des philosophes grecs. Aussi peut-on trouver chez Aristote qui, à bien
des égards, s’oppose à son maître Platon, de quoi penser une autre
philosophie antique de l’Etat, à même, paradoxalement, parce que l’obstacle
de l’utopie est levé, de mieux signaler tout ce qui sépare la théorie moderne
de l’Etat de l’expérience de la Cité des Anciens.
« N’est-il pas vrai que tout d’abord on est libre dans un tel Etat
[démocratique], et que partout y règne la liberté, le franc parler, la licence de faire ce
qu’on veut. (…) Mais partout où règne cette licence, il est clair que chacun peut s’y
faire un genre de vie particulier, suivant sa propre fantaisie. (…) Cette constitution,
dis-je, a bien l’air d’être la plus belle de toutes. Comme un manteau bigarré, nué de
toute sorte de couleurs, ce gouvernement bariolé de toutes sortes de caractères
pourrait bien paraître un modèle de beauté ; et il est bien possible, ajoutai-je, que,
semblables aux enfants et aux femmes, chez qui la bigarrure émeut la curiosité, bien
des gens le considèrent effectivement comme le plus beau. (…) Mais, repris-je, n’être
pas contraint de commander dans cet Etat, même si l’on est capable, ni d’obéir, si on
ne le veut pas, ni de faire la guerre quand les autres la font, ni de garder la paix quand
les autres la gardent, si on ne désire point la paix ; d’un autre côté commander et
juger, si la fantaisie vous en prend, en dépit de la loi qui vous interdit toute
magistrature ou judicature, de telles pratiques ne sont-elles pas divines et délicieuses
sur le moment ? »
Mais c’est au nom de cette liberté, que les enfants n’obéissent plus à
leurs parents, les élèves à leurs professeurs. Ces derniers refuseraient
d’exercer la moindre autorité ou d’exiger le moindre respect. L’Etat
démocratique « ne connaît plus de mesure et s’enivre de liberté ». Il est
« altéré » par son principe même parce que celui-ci tend naturellement à
l’excès : la liberté contient l’abus de liberté. Règne ainsi la plus entière
confusion, par mépris des ordres, c’est-à-dire l’anarchie qui n’épargne
personne, pas même les animaux :
71En réalité, il n’y a moins chez Platon un mépris du peuple que la volonté de
remettre le peuple à sa place. Il ne s’agit pas d’élever le peuple en l’éduquant, mais de le faire
participer à la politique en comprenant et en respectant le savoir philosophique qui doit
organiser celle-ci. Socrate dit ainsi : « N’incrimine pas la foule ainsi. Elle aura là-dessus une
opinion différente si, au lieu de la quereller tu sermonnes et que tu la délivres de son
animosité envers l’amour de l’instruction en lui faisant voir quels hommes tu appelles
philosophes » (République, VI, 499d). La foule doit avoir un maître qui éduque cette force.
Aussi le principal obstacle à la politique n’est-il pas la foule mais ceux qui, animés par le
désir du pouvoir, flattent la foule (les sophistes). Finalement, le peuple n’est pas donné mais à
produire : il faut politiser le peuple, annuler sa force (la populace) ou la transformer en
puissance politique, en rendant le peuple capable de comprendre le sens des lois même s’il ne
peut en être l’origine (qui revient à la classe de ceux qui savent). C’est surtout dans le
Politique et dans les Lois que ce projet trouve sa voie chez Platon (par le tissage de la
population, l’extension de l’éducation à l’ensemble des citoyens…).
Praxis-Arétè-Agathon
l’édition G-F Flammarion (2ème édition corrigée et mise à jour, 1993) dont l’introduction et
les notes constituent désormais pour le lecteur français le document de travail de référence.
73
voir Benny Shanon : « Le Ménon. Une conception de psychologie », in Les
paradoxes de la connaissance ).
Introduction (70d-71d)
- Le thème du dialogue : la vertu s’enseigne-t-elle ? (70a)
- Ignorance de Socrate qui invite Ménon à définir la vertu (70a-71d).
70d-71d
Le dialogue commence de façon abrupte par l’énoncé d’une question
par Ménon, sans aucun préambule, contrairement à ce qui se passe en
général dans la plupart des dialogues platoniciens. On peut supposer que
Platon a été inspiré, pour les circonstances du dialogue, par la visite que fit le
personnage historique de Ménon, à la fin du Vè siècle, à Athènes pour
obtenir une aide militaire et que sa ville Pharsale puisse se défende contre le
tyran Lycophron. On apprend au cours du dialogue qu’il est jeune, sans être
adolescent (76b), riche et est accompagné de nombreux serviteurs (82a),
qu’il est le fils d’Alexidème (76e) et le compagnon d’Aristippe, qu’il est
l’hôte héréditaire du roi de Perse (78d), que sa famille entretient des liens
d’hospitalité avec la famille d’Anytos (90b). Surtout il est présenté par
Socrate comme l’élève du célèbre rhéteur Gorgias.
Tout se passe donc comme si Ménon était seulement animé par la
volonté de rencontrer Socrate pour lui poser sans détour la question :
comment la vertu s’acquiert-elle ? La question est, pour ainsi dire, son
propre contexte d’énonciation.
Elle n’est pas d’abord une question philosophique, mais
l’interrogation que la culture grecque se pose à elle-même avec insistance.
Loin d’être accessoire, elle touche à l’identité de la culture grecque. Pour le
comprendre, il faut s’arrêter sur la notion d’aretè 74 et sur la crise que
provoque dans cette histoire, au Vè siècle, l’avènement de la sophistique.
formel : la vertu est-elle matière enseignée ou bien est-il dans le concept même de vertu
qu’elle soit susceptible d’enseignement ? La suite du dialogue nous paraît mêler les deux
sens : la vertu ne s’enseigne pas puisqu’on constate qu’il n’y a aucun maître ni aucun disciple
en vertu. Cet argument empirique est censé réfuter l’idée que la vertu soit science, c'est-à-dire
la condition formelle d’un enseignement de la vertu. Voir M. Canto, note 2, p. 210-211 et
l’article de Jonathan Barnes, Revue philosophique, 4, 1991.
Sur la discussion portant sur la différence de signification entre les deux termes, voir
l’article de Bluck, dans Les paradoxes de la connaissance, p. 163-171.
76 Comme le note Bernard Piettre (Ménon, Nathan, 1990, p. 36), Ménon propose donc
quatre thèses. La vertu est ou science (thèse de Socrate dans le Lachès, dans le Protagoras, et
celle de Platon à partir de la République), ou exercice pratique (thèse des cyniques, des
cyrénaïques et des sceptiques), ou don de nature (thèse aristocratique chantée par les poètes
comme Pindare ou Théognis), ou don de fortune (thèse de la fin du dialogue).
77 Voir par exemple, Protagoras, 312 c-320c.
78 Voir M. Canto, note 1 p. 209.
79 Le terme convient sans doute mieux à certains égards pour traduire l’arétè grecque.
80 Voir W. Jæger : « Nous pouvons trouver dans l’histoire du mot aretè (qui se
rencontre aux époques les plus lointaines) un moyen d’accéder … à l’histoire de la culture
grecque. L’équivalent de ce mot aretè n’existe pas en français moderne : son acception la plus
ancienne représente un mélange de fierté, de moralité courtoise et de valeur guerrière.
Pourtant cette idée d’aretè est la quintessence même de l’éducation aristocratique dans la
Grèce archaïque. (…) L’aretè constitue vraiment l’attribut du noble. Les Grecs ont toujours
pensé qu’une force et une bravoure exceptionnelles formaient la base naturelle du droit au
commandement : il leur était impossible de dissocier autorité et aretè. La racine de ce mot est
identique à celle d’aristos terme servant à indiquer des talents et une supériorité
extraordinaires - et on se servait sans cesse d’aristos au pluriel pour désigner la noblesse.
Tout naturellement, les Grecs, qui classaient les individus d’après leur valeur, utilisèrent un
critère semblable pour le monde en général. C’est la raison pour laquelle ils appliquèrent le
mot aretè à des choses et à des êtres qui n’avaient rien d’humain » (op. cit., p. 31-32).
81 « La rationalisation de l’éducation politique n’est qu’un exemple particulier de la
rationalisation de toute la vie à Athènes : alors plus que jamais, le but de l’existence fut
l’accomplissement, le succès. Un tel changement devait nécessairement modifier les valeurs
qui servaient de critères pour jauger les individus. Les qualités morales se virent désormais
reléguées à l’arrière-plan, tandis que l’accent fut mis sur les qualités intellectuelles. (…) Pour
la première fois, le côté intellectuel de l’homme eut la prééminence absolue, d’où cette
mission éducative que les sophistes s’efforcèrent de remplir. C’est là la seule explication
possible de leur croyance en la possibilité d’enseigner l’aretè » (W. Jæger, op. cit., p. 141).
82 « Agir conformément à l’aretè, c’est alors se soumettre à un bien objectif, par
prosopopée des lois dans le Criton, ou le concept de justice universelle ou légale chez Aristote
(Ethique à Nicomaque, V, 2-3).
84 Voir dans la suite du dialogue 88 c-89a. Voir aussi République, X, 618 c-d.
le savoir qui fonde les vertus comme des valeurs substantielles, à égale
distance entre la pure valeur subjective et le conformisme social.
Or si Socrate est amené à parler de la vertu, à la demande de Ménon,
ce n’est pas au même sens que lui. Sous le même mot, ce sont deux concepts
qui s’opposent. C’est d’ailleurs ce que dramatise la première réplique de
Socrate.
Socrate décrit ironiquement l’état de la vie intellectuelle athénienne
comme un vide. La science <sophia> a déserté la cité pour s’expatrier en
Thessalie. Il oppose la magnificence, la richesse de la Thessalie, pourtant
réputée pour son inculture, à la sécheresse d’Athènes. Entre les deux cités la
situation est présentée comme exactement inverse : en Thessalie, à l’instar
de Gorgias lui-même, chacun paraît capable de répondre, sans détour à
toutes les questions du premier venu, à commencer par celles qui concernent
la vertu (70c) ; à Athènes, le premier venu est incapable de répondre à la
moindre question sur la vertu (71a).
Ici plusieurs interprétations sont possibles. Ou bien Platon veut dire le
contraire de ce qu’il dit, tant on a du mal à se convaincre que le
dessèchement intellectuel puisse caractériser l’Athènes du Vè siècle : c’est
une ironie contre l’enflure du savoir et du style du savoir thessalien. Alors la
critique porte contre l’enseignement de Gorgias, puisqu’il est celui-là même
qui a apporté la science en Thessalie. Le savoir n’est pas où l’on croit, dans
la magnificence, la généreuse assurance thessalienne mais dans la pseudo-
indigence athénienne.
Mais le trait d’ironie porte aussi bien contre les athéniens eux-mêmes,
exprimant la position critique de Socrate à l’égard de ses concitoyens qui ne
consentent pas à mettre la science au centre de la question de la vertu. La
réponse de Socrate, qui consiste à dire qu’il ne lui est pas possible de savoir
comment s’acquiert la vertu avant qu’il ne sache préalablement répondre à la
question de sa nature, vise tout autant le pseudo-savoir rhétorique ou
sophistique des étrangers que le conformisme social athénien.
Autrement dit, Ménon pose la question des moyens d’acquérir la
vertu, à partir de la thèse sophistique d’un enseignement possible de la vertu,
et dans l’horizon d’un concept finalement pragmatiste de la vertu, conforme
au concept dominant de l’excellence grecque, comme l’atteste la première
définition qu’il formule : « le désir des belles choses avec le pouvoir de se
les procurer » (77b).
Socrate avoue son ignorance, en feignant l’ignorance générale des
athéniens sur cette question. Il suggère à Ménon que la question qu’il pose
est prématurée et que pour son propre compte, le savoir lui fait défaut. Il
précise même la cause de son ignorance. Elle consiste exactement dans
l’ignorance de l’essence de la vertu. « Or si je ne sais pas ce qu’est la vertu,
comment pourrais-je savoir quoi que ce soit d’elle ? Te paraît-il possible
que, sans connaître aucunement Ménon et ignorant qui il est, on sache de lui
qu’il est riche, beau, noble même, ou tout le contraire de cela ? Ce fait te
paraît-il possible ? » (71 b, p. 126). Ici Socrate oppose clairement, comme
souvent dans les dialogues socratiques 85 , ce qui relève des propriétés
<opoion ge ti> à l’essence <ti estin> (71b) - ce que confirme l’énumération
des qualités dans l’exemple (riche, beau, noble). Autrement dit le fait de
85L’attribut peut désigner une qualité accidentelle, une partie de l’essence, une
détermination qui compose sa définition (voir note 14 p. 215).
donc pas seulement rhétorique, mais relève de la sophistique. La rhétorique c’est l’art
(technè), le savoir-faire de l’orateur, qui parle devant les assemblées ou les tribunaux, ou du
rhéteur, qui enseigne la manière de convaincre. La sophistique a une autre ambition. Elle
prétend enseigner et transmettre un savoir et se présente comme un art de la discussion dans
l’affrontement des opinions. Mais Platon s’emploie à réduire la différence (voir le Gorgias).
cette question de l’unité de la vertu l’essentiel du chapitre 13, où il prend nettement position
73c-75b
Ménon comprend la nécessité d’une telle réduction, mais c’est Socrate
qui indique le nom de cette unité visée par la définition. Toutes les vertus
possèdent une certaine « forme » <eidos> par laquelle elles sont vertus
(72c). Que faut-il comprendre ici par forme ? Car c’est le même terme qui
sert à Platon pour désigner l’Idée, la Forme substantielle purement
intelligible, coéternelle à l’âme. Pourtant rien n’autorise à penser que, dans
ce passage, la notion de forme possède déjà le sens qu’il prend dans la
«métaphysique» platonicienne. Rien n’est énoncé ni sur le statut ontologique
de la forme (de réalité vraie par opposition aux apparences sensibles) ni sur
le type de rapport entre elle et ce dont elle est le principe d’unité
(participation, imitation). La forme semble seulement désigner le caractère
général et distinctif d’une chose que la définition doit énoncer pour
constituer une véritable définition.
Ainsi contrairement à l’usage, il ne faut pas considérer pour définir la
vertu la différence entre l’homme et la femme, la femme et l’esclave, c'est-à-
dire citer des vertus particulières correspondant à des natures particulières.
Ce qu’on doit avoir en vue c’est le caractère commun de la vertu. De même
en faveur de Gorgias contre Socrate : « Par conséquent, c’est par nature que la plupart des
êtres commandent ou obéissent. Car c’est d’une façon différente que l’homme libre
commande à l’esclave, le mâle à la femelle, et le père à l’enfant. Et bien que les parties de
l’âme soient présentes en tous ces êtres, elles y sont cependant présentes d’une manière
différente : l’esclave est totalement privé de la partie délibérative ; la femelle la possède, mais
démunie d’autorité ; quant à l’enfant, il la possède bien, mais elle n’est pas développée. Nous
devons donc nécessairement supposer qu’il en est de même en ce qui concerne les vertus
morales : tous doivent y avoir part, mais non de la même manière, chacun les possède
seulement dans la mesure exigée pour remplir la tâche qui lui est personnellement assignée.
C’est pourquoi, tandis que celui qui commande doit posséder la vertu éthique dans sa
plénitude (car sa tâche, prise au sens absolu, est celle du maître qui dirige souverainement, et
la raison est une telle directrice), il suffit que les autres aient seulement la somme de vertu
appropriée au rôle de chacun d’eux. Il est donc manifeste qu’une vertu morale appartient à
tous les êtres dont nous avons parlé, mais aussi que la modération n’est pas la même vertu
chez l’homme et chez la femme, ni non plus le courage et la justice, comme le croyait
Socrate : en réalité, chez l’homme le courage est une vertu de subordination, et on peut en
dire autant des autres vertus. Cette diversité apparaît aussi dans toute sa clarté quand on
examine les choses plus en détail, car ceux-là se trompent du tout au tout qui soutiennent
d’une façon générale que la vertu consiste dans le bon état de l’âme, ou dans l’action droite,
ou quelque chose d’analogue : il est bien préférable d’énumérer, à l’exemple de Gorgias, les
différentes vertus particulières, que de définir la vertu de cette façon-là » (1260a 8-28,
traduction J. Tricot, Vrin, 1962, p. 77-78).
que la force est toujours la même chose, quelque soient ses formes, chez
l’enfant ou l’adulte, de même la vertu est toujours quelque principe identique
et distinctif qui préside à l’action, quelques soient la particularité et la
contingence qui affectent les individus et les situations. Soit donc cette
définition de la vertu qui répond aux réquisitions de la définition : la vertu,
prise généralement, consiste dans la capacité à bien diriger (ici la cité, là la
maison, etc.). La vertu c’est toujours l’excellence de la bonne administration,
quelque soit le contexte variable de son application.
A la faveur de cette notion de « bien diriger », Socrate introduit les
idées de tempérance et de justice. On peut s’étonner que Ménon accepte si
facilement cette suggestion qu’il n’y a pas de vertu sans justice ni
tempérance, que tous les actes vertueux se ressemblent, que c’est par les
mêmes qualités de tempérance et de justice qu’ils sont bons (73c). Si
l’accord de Ménon n’est pas extorqué, il n’est pas non plus dénué
d’ambiguïté. Car là où la référence à la tempérance et surtout à la justice,
privilégiée en suivant, possède certainement un sens moral pour Socrate,
Ménon peut continuer d’y voir l’expression du succès : l’homme vertueux,
l’homme bon, le citoyen dans l’action politique, la femme dans l’action
domestique, est l’homme qui réussit. Rien ne laisse supposer que Ménon
pose un rapport de nécessité, conceptuelle entre la vertu, le la bien et justice,
et qu’il abandonne la valeur conventionnelle attachée aux notions de vertu et
de bien99.
D’ailleurs aussitôt, sur la proposition de Socrate qui lui demande de se
remémorer l’enseignement de Gorgias sur cette question, Ménon revient à la
vertu masculine du commandement 100 . Si Ménon intègre à sa façon
l’exigence socratique d’universalité de la définition, il ne rompt pas avec
l’idéal d’efficacité qui rallie à la fois la jeunesse ambitieuse d’Athènes et les
sophistes qui profitent de cette ambition en prétendant enseigner la vertu.
L’ambiguïté est si présente que Socrate ne peut s’empêcher de
rappeler à Ménon la nécessité d’introduire la justice dans la définition du
commandement. Il faut compléter la définition par la bonne administration et
le commandement et dire : la vertu c’est la capacité de commander de façon
juste.
Sans doute, la vertu est-elle mieux définie à présent. D’une part parce
que la justice est une dimension irréductible de la vertu. D’autre part, parce
la définition est enfin générale ou universelle. Mais un nouvel embarras
apparaît. Sous prétexte de définir la vertu, la forme unique commune à toutes
les vertus, on l’assimile à la vertu de justice. Sans doute n’y-a-t-il pas de
vertu sans justice, mais la justice reste une vertu particulière qui ne peut,
sans contradiction, passer pour la vertu en général. Ce qui est dénoncé ici
c’est une sorte de pétition de principe.
Mais encore Ménon a-t-il du mal à saisir. Pour sortir de l’embarras, il
s’empresse de faire remarquer que la vertu contient aussi, outre la justice, le
courage, la tempérance, le savoir. A cette combinaison des quatre qualités
qui donnait la définition commune de la vertu, Ménon ajoute la
magnificience <megaloprepeia>, en suivant sans doute l’enseignement de
101 Voir note p. 239 dans l’édition Belles-Lettres. Pour le commentaire de cette liste
des qualités constitutive d’un acte qualifiable de vertueux, voir M. Canto,notes 42 et 43 p.
225.
102 Voir M. Narcy, p. 179.
103 On peut encore interpréter différemment la portée de ce passage, qui commande
peut-être toute la lecture du dialogue. Si la dialectique n’est pas une forme possible du logos,
si comme mouvement de don et d’accueil, elle en accomplit l’essence, alors tout ce que
s’efforce de montrer Socrate à Ménon, ce n’est pas ce que c’est que définir, mais plutôt ce que
signifie répondre. Toute la première partie du dialogue développe une vue de la dialectique
du point de vue de la réponse, avant d’envisager le point de vue de la question (deuxième
partie). Socrate proposerait non pas un art de la définition (on ne trouve d’ailleurs dans le
texte aucun terme signifiant précisément définition) mais un art de la réponse. Ménon doit
apprendre à répondre, c’est-à-dire désapprendre à croire que répondre c’est dire ce que l’on
sait, comme l’enseignement de Gorgias l’en a persuadé depuis longtemps. La méthode de
l’elenchus serait seule pleinement appropriée à la réponse qui se veut conforme à l’esprit de la
conversation contre la manière éristique de répondre.
104 Voir Théétète : «Si nous étions des habiles et des doctes, après exploration
complète de ce qui relève de la pensée, il ne nous resterait plus qu’à nous offrir le luxe d’une
mutuelle mise à l’épreuve et à nous affronter sur le mode sophistique en un combat qui le
serait également, en faisant cliqueter les arguments les uns contre les autres» (154b-c).
105 «La méthode par laquelle Socrate fait , méthode que j’appellerai tout au long de cet
essai l’, comporte une forme de discussion qu’Aristote, lui, dénomme : une thèse est réfutée
75b-77a
Pourtant il n’est pas indifférent que le premier exemple de définition
soit justement géométrique, comme si les notions mathématiques étaient plus
quand et seulement quand on peut déduire sa négation (Réfutations sophistiques, 165b 3-5)»,
G. Vlastos, , Les paradoxes de la connaissance, p. 54.
106 M. Canto, op. cit., p. 60.
107 « Mais son attitude [celle de Socrate] est … inspirée par la règle d’or du dialogue :
dire la vérité, mais à travers ce que l’interlocuteur reconnaît savoir. Le dialogue consiste à
tenir toujours un discours intelligible à celui qui le reçoit : d’où l’abandon d’une formule qui
n’a pas l’acquiescement de Ménon ; mais de là aussi le refus de lui délivrer de façon
didactique le savoir qui lui manque. Lui enseigner ce qu’est la définition lui apprendrait-il à
définir ? La spécificité du dialogue tel que l’entend Socrate décèle une collusion entre
l’éristique et le didactisme, dénonce l’équivoque de la fonction du maître, qui enseigne, mais
aussi qui domine : Ménon n’apparaît-il pas, dans toute cette partie du dialogue, comme
paralysé par l’autorité de Gorgias et empêtré dans son rôle d’élève ? C’est donc, de la part de
Socrate, parfaite cohérence avec la forme même du dialogue, que de ne jamais poser la
question de la définition qu’à travers des exemples, et de n’en montrer la nécessité que sous la
forme d’un manque dans les réponses de Ménon. C’est l’affirmation constante qu’il s’agit
bien d’un dialogue et que c’est l’essentiel » (M. Narcy, art. cit., p. 180).
108 Voir, Vlastos, id. , p. 55-56.
aisément définissables que les notions morales. Socrate répète donc que la
rondeur n’est pas la définition de la figure, mais une certaine figure - ou que
le blanc n’est pas la définition de la couleur mais une couleur particulière -,
c'est-à-dire que malgré leur contrariété, la figure ronde et la figure droite ont
en commun d’être et d’être nommées à juste titre, des figures109.
Mais Ménon perd déjà patience et courage. Ou plutôt Ménon manque
de la distance, et sans doute des aptitudes nécessaires, pour comprendre le
sens du dialogue. Il ne peut que se méprendre sur la méthode de l’elenchus,
sur la nécessité des détours et des rappels sur la définition. Il y a peut-être
même un malentendu de la part des deux protagonistes sur la position qu’ils
occupent l’un par rapport à l’autre dans l’entretien. Socrate croit que Ménon
est acquis à l’esprit désintéressé de la conversation, aux règles de l’entretien
dialectique, alors qu’il continue de s’opposer à lui en qualité de disciple de
Gorgias. Inversement Ménon se trompe sur la règle d’or du dialogue en
l’interprétant fatalement comme un procédé éristique, qui n’a d’autre
fonction que de retarder le moment de la réponse et de permettre à Socrate
de l’emporter plus sûrement dans la discussion110.
C’est pourquoi Socrate consent à proposer lui-même une définition,
sans doute volontairement fautive : la figure est ce qui s’accompagne
toujours de couleur (75b). Si Socrate peut définir la figure par la couleur,
c’est qu’il identifie la figure <schèma> et la surface <epipedon>. Seule une
surface et non une ligne, ou un ensemble de lignes à une dimension peut en
effet être le support de la couleur. Cette définition est une réminiscence de la
géométrie pythagoricienne. On lit chez Aristote 111 que « l’observation
empirique montre ainsi que la sensation de couleur s’accompagne toujours
de la perception d’une étendue à deux dimensions, sans que s’y trouve
impliquée également la perception de la profondeur »112.
Ménon réagit immédiatement à cette définition. Il relève la naïveté de
Socrate qui définit ignotum per ignotius. Mais Socrate ne cherche pas à
défendre sa définition, comme pourrait le faire le sophiste. Il en change
volontiers aussitôt après au profit de celle-ci : la figure c’est la « limite du
solide » (76a), mais non sans préciser à Ménon quelles conditions doivent
présider à la conversation philosophique. Socrate en profite pour opposer à
la pratique éristique de la discussion les exigences de l’entretien dialectique.
Sans accord, il n’y a pas de dialogue possible. La définition en est
certainement l’instrument privilégié. Mais sans un esprit de bienveillance
mutuelle, où chacun est animé du même désir de rechercher la vérité pour
elle-même, aucun accord par la définition n’est possible. Davantage encore,
109 Ce passage est difficile d’interprétation, d’abord pour la traduction des adjectifs
substantivés to stroggulon (le rond) et de to euthu (le droit) (voir M. Narcy, , Concepts et
catégories dans la pensée antique, p. 212-213, Vrin, 1980), ensuite pour l’opposition entre les
deux types de figure. On peut considérer que Socrate oppose ou bien les figures circulaires
aux figures à angles droits - mais alors l’ovale est aussi contraire à la figure ronde que la
figure droite, comme le parallélogramme de son côté à la figure à angles droits - ; ou bien les
surfaces de courbes fermées , rondes ou non, aux surfaces polygonales. Selon cette seconde
interprétation, l’opposition s’étendrait à tout le concept de figure. Voir M. Canto, note 45, p.
226.
110 Voir M. Narcy, p. 181-182.
111 De sensu, 3, 439a 31.
112 Voir Mugler C., Platon et la recherche mathématique de son époque, Anton W.
la vérité procède de l’accord sur une règle unique qui constitue la règle d’or
du dialogue : ne considérer comme vrai que ce qui est compris et admis par
les interlocuteurs, à chaque moment de la discussion et sur la seule base des
arguments qu’ils avancent (75d).
Cette définition, imaginée à l’intention de la culture scientifique de
Ménon113, est plus analytique (le solide est dans un rapport plus proche de la
figure que la couleur), tout à fait constructive (le concept de figure est
élaboré à partir du solide : la figure se définit comme l’intersection du solide
avec un plan), et pleinement conforme à la règle du dialogue qui vient d’être
rappelée, et dont elle est l’application immédiate. Ainsi Socrate s’assure-t-il
que Ménon comprend bien les notions de limite, de surface et de solide que
la définition suppose. Cette définition est assurément plus satisfaisante que la
précédente : elle définit la figure par des notions plus connues, voire plus
simples, à la manière du mathématicien.
Pourtant Ménon ne fait ici aucun commentaire. Rompant
manifestement avec les principes de l’entretien dialectique, il rebondit sur la
définition pour revenir sur le défaut de la précédente, exigeant de Socrate la
définition de la couleur qu’il avait alors jugée indispensable (76a)114.
Socrate se montre néanmoins docile à l’injonction « tyrannique » de
Ménon et croit devoir s’exprimer, pour mieux se faire comprendre de lui, à
la manière de Gorgias (76c)115. Socrate propose donc un troisième exemple
de définition, empruntée au présocratique Empédocle, qui fut peut-être le
maître de Gorgias. Manifestement Socrate associe dans cette référence à
Empédocle, non seulement Ménon et Gorgias, mais les thessaliens, dont
Aristippe (76c). La couleur n’est rien d’autre qu’un écoulement de figures
adapté aux organes de la vue et qui produit la vision (76d)116.
Ménon félicite vivement Socrate pour cette définition qu’il juge
admirable, parce qu’il y reconnait un style familier et qu’elle est assez
générale pour s’appliquer à d’autres phénomènes, comme la voix ou
l’odorat. Mais cette admiration n’est pas faite pour contenter Socrate qui, au
contraire, juge cette définition malgré, ou plutôt à cause de son
style « tragique »117, inférieure à la définition, elle plus sobre, de la figure118.
113 On s’explique alors mieux peut-être le choix par Socrate d’un exemple
mathématique de définition.
114 Dans tout ce passage, on notera que c’est Ménon qui interroge. Mais l’interrogation
est menée à seule fin d’embarrasser Socrate, c'est-à-dire au mépris des règles du dialogue.
115 L’expression kata Gorgian n’autorise peut-être pas à voir dans cette définition une
énigmatique, voire mythique de ce genre de définition, tel qu’on peut en trouver la trace chez
certains présocratiques, ou simplement le style emphatique de sa formulation ? Voir M.
Canto, note 67, p. 236-237.
118 A travers ce contraste dans les définitions et les jugements qu’elles suscitent, on
77b-80d
En guise de définition, Ménon cite les vers d’un poète inconnu qu’il
commente de façon personnelle120 mais sans doute peu originale : la vertu
consiste dans le désir des belles choses joint au pouvoir de se les procurer.
Cette nouvelle définition ne vaut guère mieux que la précédente.
D’abord la citation est un procédé critiquable et chaque fois critiqué par
Socrate quand son interlocuteur s’accorde cette facilité121. Ménon pense soit
par exemple (première définition de la vertu), soit par autorité (Gorgias, le
poète). Il ne fait peut-être même que reproduire ce qu’il a appris auprès du
sophiste, qui demandait à ses élèves d’apprendre par cœur des formules et
des citations122. Ensuite la définition a un tour pléonastique caractérisé :
désirer n’est-ce pas toujours rechercher les belles choses ? L’expression « les
belles choses », c'est-à-dire, pour un grec 123 , « les bonnes choses », est
inutile.
C’est ce point que Socrate discute d’abord attentivement. Toute
l’argumentation s’attache à convaincre Ménon de cette vérité essentielle au
platonisme que nul n’est méchant volontairement. Socrate montre ainsi
successivement que si l’on peut certes désirer le mal en l’ignorant comme
mal, si l’on peut désirer le mal en le reconnaissant comme mal mais en
rappelle M. Canto (note 73, p. 239), se livre à un commentaire très libre des vers cités,
laissant ainsi entendre qu’on peut leur faire dire tout ce que l’on veut.
122 Voir Aristote, Réfutations sophistiques, 34, 183b37-a38.
123 On sait que le grec associe volontiers les valeurs du beau et du bien
(kaloskagathos). Ici la beauté n’a rien d’esthétique ou de moral mais désigne tout ce qui est
valorisé socialement comme une chose désirable et bonne (voir M. Canto, note 74, p. 238).
Pourtant c’est bien Socrate qui, délibérément, substitue l’expression « bonnes
choses » à l’expression « belles choses ». Cette substitution est importante parce qu’elle
commande la première critique de la définition de Ménon, qui repose sur cette conviction que
le désir ne peut viser que le bien. Les belles choses sont les bonnes choses, c'est-à-dire les
choses utiles et avantageuses. Sur les dialogues où Platon envisage les rapports d’identité ou
de subordination entre le beau et le bien et l’utile, voir M. Canto, ibid..
124 Il y a dans ce passage une équivoque. Ménon, dans un premier temps, admet la
possibilité qu’on désire le mal, en connaissance de cause, parce qu’il envisage sans doute le
cas où l’on n’en est pas soi-même la victime, mais autrui, en particulier son ennemi ; alors
que Socrate, partant d’une autre prémisse - désirer le mal, c’est désirer qu’il arrive à soi-
même, donc en souffrir -, ne peut conclure qu’à la contradiction. Ce qui est seulement
possible pour Socrate, c’est de désirer un bien apparent, pour un bien réel, c'est-à-dire désirer
un mal pris à tort pour un bien (voir Protagoras, 353c et Gorgias, 467a-468e). Cette
incompatibilité entre le désir et le mal est si totale qu’elle est parfois présentée comme une
évidence (voir Euthydème, 278 e, Banquet, 205a).
125
Voir. J.-C. Fraisse, op. cit., p. 9.
126
Platon substitue ici vouloir (boulesthai) à désirer (epithumein) et ne semble pas
leur reconnaître un objet différent (désirer le mal non connu comme tel/vouloir
nécessairement le bien) comme dans le Gorgias ((466b-468e).
80a-d
Mais Ménon n’est pas prêt à supporter cet échec. Il manifeste son
impatience et son dépit en reprenant la parole. Il s’adresse à Socrate et
retourne contre lui son propre désarroi. Le sentiment d’avoir subi l’entretien
et l’exaspération que peut en éprouver un disciple habitué au discours
persuasif s’expriment en cet endroit. Ménon accuse alors Socrate de vouloir
seulement embarrasser par ses questions chacun de ses interlocuteurs qui,
troublés et comme drogués, finissent par être totalement anesthésiés127. Cette
torpeur inspire la comparaison que, pour se railler, Ménon établit entre
Socrate et la raie-torpille <narkè> qui engourdit <narkan poiei> et paralyse
celui qui le touche. L’aporie de la discussion est, pour Ménon, la preuve de
la malignité de Socrate et la confirmation que le procédé socratique est
finalement éristique. C’est pourquoi Ménon ne peut s’empêcher d’attribuer
son embarras non à son ignorance, mais à la duplicité et aux sortilèges de
Socrate. Cet épisode dramatique révèle le dialogue au malentendu initial sur
la nature de l’entretien dialectique et le soumet à l’épreuve de sa possibilité.
Ainsi Ménon n’a jamais cessé de se penser comme disciple de
Gorgias, d’assimiler le dialogue à la joute oratoire. Et même si, à la
différence d’autres interlocuteurs de Socrate pris d’un sentiment comparable
de vertige, par exemple Théétète, Ménon formule lui-même son embarras128,
127 Tout ce vocabulaire lié à la sorcellerie et à la magie, souvent employé par Platon à
propos des sophistes, prend tout son relief avec la mise en garde finale de Ménon qu’on peut
interpréter comme l’anticipation des chefs d’accusation et de la condamnation de Socrate (
(80b). Sur ce point voir M. Canto, note 99, p. 146.
128 Voir Théétète, 148e-149a.
80d-86c
Mais avant de disparaître provisoirement de la scène du dialogue,
Ménon, sur le modèle agonistique de la discussion éristique, croit reprendre
l’initiative de l’entretien en provoquant à son tour l’embarras de Socrate. Il
transforme sa propre difficulté à définir la vertu en une difficulté absolue
portant sur les conditions de possibilité du savoir. Il approfondit l’aporie et
croit peut-être justifier à ses yeux sa défaillance. Rebondissant sur
l’invitation de Socrate à s’enquérir, à nouveau, avec lui de « ce que peut bien
être la vertu » (80d), Ménon lui oppose comme un défi une question
apparemment spécieuse, jugée « éristique » par Socrate (80e), mais dont la
résolution engage pourtant des hypothèses théoriques radicales. Comment
savoir si l’on peut enseigner la vertu ? En sachant définir ce qu’elle est. Mais
nous ignorons la nature de la vertu. Comment donc chercher ce qu’on ne
connaît pas ? La définition est introuvable parce qu’apprendre est
impossible. Ménon s’empresse donc d’objecter à Socrate : « De quelle façon
chercheras-tu, Socrate, cette réalité dont tu ne sais absolument pas ce qu’elle
est ? Laquelle des choses qu’en effet tu ignores, prendras-tu comme objet de
ta recherche ? Et si même, au mieux, tu tombais dessus, comment saurais-tu
qu’il s’agit de cette chose que tu ne connaissais pas ? » (80d).
C’est moins le paradoxe de Ménon que sa reformulation par Socrate
qui a fait la fortune du dialogue132. Socrate transforme l’argument de Ménon
en un dilemme : « il n’est possible à un homme de chercher ni ce qu’il
connaît ni ce qu’il ne connaît pas ! En effet, ce qu’il connait, il ne le
chercherait pas, parce qu’il le connaît, et le connaisseur, n’a aucun besoin
d’une recherche ; et ce qu’il ne connaît pas, il ne le chercherait pas non plus,
parce qu’il ne saurait même pas ce qu’il devrait chercher » (80e). Même si
Ménon accepte la reformulation de son argument par Socrate, comme le
confirme sa réplique suivante, les deux versions présentent des différences
notables.
Ce qu’il est convenu d’appeler le « paradoxe de Ménon » est
complexe. Il comporte deux parties. D’abord Ménon pose le problème de
l’objet et de la méthode de la recherche. Ensuite il soulève la question de la
possibilité d’identifier ce qui est connu comme étant la même chose que ce
qui était recherché. En fait c’est la même difficulté qui est développée dans
les deux moments du paradoxe, si bien qu’on peut parler à propos de
l’argument de Ménon, d’un argument « réitératif »133. En effet l’ignorance de
l’objet concerne à la fois le commencement de la recherche - si je ne sais pas
ce que je cherche, il n’y a aucune raison de chercher ceci plutôt que cela,
dans cette direction plutôt que dans telle autre (première partie) - et son
terme très hypothétique - si j’ignore ce que je cherche, je n’ai aucun moyen
de savoir si ce que j’ai trouvé correspond à l’objet cherché (deuxième
partie). La recherche n’a aucune raison de commencer ni aucune certitude de
pouvoir s’achever : quand l’ignorance est absolue, c’est-à-dire première et
définitive, c'est la recherche qui est impossible.
Cette double précision d’un régime absolu d’ignorance, dans un
contexte de recherche est essentielle. En effet si l’argument de Ménon porte
sur la capacité à apprendre, encore ne s’agit-il pas de toute espèce
d’apprentissage, mais seulement de l’aptitude à acquérir une compétence
intellectuelle dans le cadre d’une recherche sur ce dont nous sommes
absolument <parapan> ignorants. Cette « qualification forte »134 <parapan>
sera précisément omise par Socrate dans sa reprise de l’argument. Son
emploi par Ménon signifie que le domaine des acquisitions empiriques est
132 Voir pour la bibliographie impressionnante sur ce court passage, M. Canto, p. 120-
121.
133
Voir M. Canto, p. 69 et note103 p. 247.
134Lulius
Moravcsik, Les paradoxes de la connaissance, p. 302.
A moins que Ménon se soit cru incité à utiliser ici ce terme parce que Socrate l’avait
employé précédemment en 71a 6 et en 71b 4.
exclu du paradoxe ; qu’il porte donc seulement sur des contextes a priori. Le
problème ne se pose pas pour l’apprentissage d’une compétence pratique,
qui procède soit d’un acquis antérieur, soit de l’imitation, soit d’un
enseignement, mais de l’apprentissage d’un savoir théorique dans le cadre
d’une recherche a priori 135 . L’absence de cette expression dans la
reformulation par Socrate de l’argument signifie sans doute que pour lui, on
n’ignore jamais tout à fait ce qu’on cherche. Non seulement le langage dit
quelque chose : sa fonction référentielle est la condition minimale du savoir.
Mais encore pour Platon, même si le langage n’est ni la même chose que
l’être ni la mesure de l’être, comme le soutiennent les sophistes, il porte la
trace de l’Idée, il est le signe de l’essence qu’il appartient à la définition de
viser et de dégager pour elle-même. D’ailleurs la réminiscence est la contre-
hypothèse, sous forme de mythe, de la supposition d’une ignorance absolue :
l’âme n’a jamais été ignorante absolument, la passage de l’ignorance au
savoir, n’est pas le passage d’un état de manque absolu de connaissance à
une connaissance relative, mais la redécouverte d’un savoir toujours
possédé. Ainsi le mythe de la réminiscence répond à la réduction du
paradoxe au champ du savoir a priori tout en récusant l’idée d’une ignorance
absolue. Il a bien plutôt pour fonction de réfuter cette hypothèse, dont le
caractère éristique tient à son absurdité même. Cette supposition est vraiment
extravagante tant à l’égard de Ménon, qui se faisait fort de définir facilement
la vertu, qu’à l’égard de la culture grecque.
Mais peut-être Ménon n’a-t-il conscience que de reformuler, avec son
paradoxe, la conviction de Socrate, à savoir qu’il est impossible de savoir si
la vertu peut s’enseigner si l’on ne sait pas d’abord définir ce qu’est la vertu,
et que cette définition est le premier objet de la recherche, à mener en
commun, alors même que la nature de la vertu n’est pas connue. C’est
encore un malentendu, cette fois sur l’exigence socratique de la définition,
qui explique cette nouvelle péripétie du dialogue. Le terme de parapan
supporte d’ailleurs presque à lui seul la radicalisation qu’effectue Ménon,
par son paradoxe, de l’aporie dans la définition de la vertu. Contraint de tenir
compte des réfutations de Socrate (la vertu n’est aucune vertu), sans pour
autant se résoudre à renoncer à l’idée que la vertu existe concrètement,
Ménon est conduit à poser que la vertu est quelque chose dont on ne peut
absolument rien savoir. Il ramène la définition de la vertu à la définition d’un
objet empirique, et assimile la connaissance socratique par définition à la
connaissance intégrale. Ou encore inversement, l’aporie de la définition
signifie l’ignorance absolue et l’ignorance absolue condamne la possibilité
de toute recherche de la définition. Comme l’écrit M. Canto : « Il est vrai
que Ménon n’a sans doute jamais reconnu d’autre mode d’existence à la
vertu que celui d’un objet empirique : la vertu, ce sont des actes, des
fonctions, des comportements particuliers. Chacune de ses réponses
« empiriques » a été récusée par Socrate. Et il est probable que, en dehors de
135 « Comme on l’a dit, ceci est un paradoxe propre à l’apprentissage qui prend la
138 « L’objection est spécieuse et porte loin : elle implique, en effet, qu’on ne peut rien
apprendre. Platon, disons-le tout de suite, la prend extrêmement au sérieux. Disons même
davantage : Platon l’accepte. La théorie de la réminiscence nous explique justement que la
situation - effectivement impossible - de chercher ce qu’on ignore totalement, ne se réalise
jamais. En fait, on recherche toujours ce que l’on sait déjà. On cherche à rendre conscient un
savoir inconscient, on cherche à se ressouvenir d’un savoir oublié » (Koyré, op. cit., p. 25).
139 Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. 3 La philosophie grecque, éd.
141 Les commentateurs font assaut d’érudition pour savoir qui se cache précisément
derrière ces êtres divins. Ce que l’on peut dire de façon assez sûre c’est que :
- l’idée d’une existence substantielle et immortelle de l’âme n’est pas encore, au
Vème siècle, une idée répandue, en dehors des cercles orphiques et pythagoriciens ;
- l’orphisme a sans aucun doute marqué la pensée de Platon : le corps comme prison
de l’âme, la transmigration des âmes … ;
- des arguments plaident en faveur d’une interprétation strictement pythagoricienne du
passage (l’exemple qui vérifie la réminiscence est mathématique ; Platon nomme couramment
les Pythagoriciens du terme de sophoi qu’il a utilisé pour parler des ces hommes et de ces
femmes qui savent des choses divines ; les femmes étaient admises dans les cercles
pythagoriciens). Sur cette question voir M. Canto, introduction p. 77-78 et note 111, p. 250-
251.
142 Mugler, op. cit., p. 368.
143
Voir les Miettes philosophiques. « Au point de vue socratique, tout point de départ
dans le temps est eo ipso [de ce fait] une contingence, une donnée qui s’efface, une occasion ;
le maître n’est pas non plus davantage » (p. 10-11, Œuvres complètes, t. VII, éd. de l’Orante).
144
« L’“aporia” est une ignorance orientée, une ignorance pleine. Dans l’embarras, il
y a comme un pressentiment de ce qui est à chercher (Cf. l’expression “je l’avais sur le bout
de a langue” : c’est comme une reconnaissance en négatif de ce qu’on cherche. Le problème
posé est celui du pré-savoir, de la pré-science. Platon attache toujours à l’âme deux attributs,
l’embarras et la recherche ( à quoi correspondent les verbes “aporein” et “dzétein”. Le thème
de la réminiscence apparaît pour la première fois dans le Ménon. Il sert précisément à élucider
de façon mythique cet état de l’âme qui est visitée par le pressentiment du vrai » (P. Ricœur,
Etre, essence et substance chez Platon et Aristote, Sedes/Cdu, 1982, p.28).
nature, qui assure que l’action de chaque partie de la nature sur une autre
peut engendrer une conséquence sur toute la nature, et la liaison entre les
vérités apprises qui permet à l’âme d’enchaîner les connaissances entre elles
jusqu’à recomposer la totalité du savoir145.
La seconde difficulté porte sur la nature et le statut de ces choses vues
par l’âme, avant toute existence empirique. Faut-il y inclure les réalités
empiriques, comme l’expression « …ayant contemplé toutes choses et sur la
terre et dans l’Hadès… » (81c) paraît le suggérer, ou au contraire réduire le
champ de la connaissance prénatale aux vérités a priori ? Autrement dit, il
s’agit de savoir ce qui est susceptible d’être objet de connaissance innée.
Cette question engage en tout cas l’interprétation du statut de la
réminiscence dans le Ménon, comparativement aux autres dialogues où cette
doctrine est reprise. Notre passage dit que l’âme a vu toutes choses. Est-ce
un indice suffisant pour penser que Platon fait ici référence à la théorie des
Formes ?
Mais même si ce n’est pas le cas, comme la plupart des
commentateurs l’admettent, on ne doit pas pour autant supposer que les
choses vues en question relèvent de la réalité empirique. Comme le souligne
M. Canto, la réminiscence suscite des vérités que tout être humain doit
reconnaître comme telles, elle ne peut concerner les vérités pour la
connaissance desquelles l’âme aurait dû être incarnée dans tel ou tel corps
particulier146. On peut ajouter que cette interprétation va dans le sens de la
logique du dialogue si, comme on l’a dit en suivant J. Moravcsick, le mythe
de la réminiscence répond, à travers sa reformulation éristique par Socrate
(dilemme), au paradoxe de Ménon qui limitait le problème de
l’apprentissage au contexte de la recherche des connaissances a priori. Mais
il faut attendre l’entretien avec le jeune esclave pour que cette question
trouve sa réponse la plus autorisée.
Ménon n’est pas pleinement convaincu que le mythe de la
réminiscence apporte sa solution au paradoxe qu’il a opposé à l’aporie de la
définition de la vertu, ou plutôt au scandale que représentait à ses propres
yeux son embarras dans la discussion. La remarque de Socrate sur la valeur
intrinsèquement « pratique »147 ou en quelque sorte « performative » de cette
hypothèse n’a pas suffi. En effet, la réminiscence a l’avantage de faire ce
Nous ne devons pas nous tromper sur l’impression de froideur que donne cette
attitude. Mais on ne peut pas lire ces écrits sans être saisi dans sa pensée même. Il y a
ici une exigence sans fanatisme, une suprême possibilité qui ne se fige pas dans une
morale, une façon de s’ouvrir à la réalité ponctuelle et unique de l’absolu. Avant de
l’atteindre, l’homme ne doit pas s’abandonner, mais lorsqu’il repose en lui, il peut
vivre et mourir en paix ».
57a-b
De ce prologue, il n’y a sans doute pas beaucoup à dire sur le plan
philosophique, si ce n’est, comme le signale M. Dixsaut, à propos du
premier mot « autos » : « Etais-tu en personne, Phédon, aux côté de Socrate
… ? ». Et Phédon de répondre : « Autos », « J’y étais en personne ».
Il faut y lire d’abord la référence au témoignage direct, par opposition
à une connaissance rapportée, moins crédible, d’où les questions pressantes
d’Echécrate : « Qu’est-ce donc qu’a dit cet homme avant sa mort ? Et
comment est-il mort ? ». Et plus loin, après les informations sur les causes
du retard de l’exécution de la sentence (le navire de Délos), il redemande :
« Mais ce qui entoura cette mort, Phédon ? Les paroles, les actes ? (…) Aie à
cœur de tout nous rapporter aussi clairement que tu pourras ».
Mais là où, notamment dans le pythagorisme, le « soi-même » désigne
la parole du maître et situe la connaissance dans un enseignement reçu d’un
autre, le socratisme a toujours insisté sur la nécessité de « découvrir par soi-
même » (99c), même si c’est toujours au contact du discours de l’autre, et si
le maître est, comme dira Kierkegaard, l’occasion de la découverte
personnelle de la vérité. Si « découvrir par soi-même » est la maxime de la
connaissance, alors évidemment le narrateur de la mort du philosophe qui a
énoncé cette maxime, ne peut pas être placé dans une autre situation que
celle du témoin direct. Etre présent à la parole de Socrate c’est devenir
présent à soi-même : s’approprier le sens de la mort de Socrate n’est possible
que par une présence et un acte de présence qui impliquent une
compréhension du discours. Dans ces derniers moments, l’impératif du souci
de soi ou de son âme est mis en scène.
Ensuite, derrière l’idée d’une connaissance acquise par soi plutôt que
par la tradition, se pose le problème de l’identité de soi. A quoi identifier le
« soi-même » ? Est-ce au corps ou à l’âme, ou à l’unité des deux ? Que
devient le soi après la mort du corps ? S’annonce ici d’emblée la réflexion de
l’âme sur elle-même, la définition de la philosophie comme souci de son
âme, la liaison entre cette manière de concevoir la philosophie et le thème de
l’immortalité de l’âme. Socrate dira que le corps déserté par l’âme n’est plus
Socrate (115c-e) – les funérailles concerneront le corps de Socrate, non
Socrate lui-même, et donc il peut bien advenir n’importe quoi à sa dépouille,
être brûlée ou enterrée, c’est indifférent : l’identité personnelle ne consiste
que dans l’âme, et plus précisément sans doute dans l’âme s’efforçant de
penser par soi. On ne peut pas oublier que l’autos (« autos kath’autos »)
désigne une propriété ontologique de la Forme (en quelque sorte l’essence
même de la forme). Et l’analogie de l’âme et de la Forme se fait par cet
autos : l’âme c’est l’essence de l’individu, c’est le « soi-même », et avoir
souci de soi ou de son âme c’est bien la même chose. C’est pourquoi, la
véracité du récit tient surtout à une certaine attitude, une certaine qualité de
présence pour l’écouter et l’accueillir en soi. Il faut s’accorder à ce qui est
dit, c’est-à-dire se donner le loisir nécessaire, s’affranchir du travail, de
l’affairement, du souci du corps, pour être présent à soi par le souvenir de
celui qui a mis à profit le temps supplémentaire que le sort lui accordé, pour
réfléchir ultimement au sens même de la philosophie. Phédon a été en
149
Xanthipe a gardé son calme jusqu’à la venue des disciples. Son désespoir éclate,
comme l’écrit Schærer, « à l’idée de l’entretien qui va s’ouvrir. Il a par là une signification
dialectique » (art. cit., p. 15). Son attitude est incompatible avec les conditions d’une
discussion philosophique. Mais c’est parce qu’elle introduit un facteur temporel, une actualité
historique, des circonstances extérieures qui sont tout à fait étrangers à la vérité du discours
(cf. Criton, 46b-c)). Finalement, « ce n’est donc ni de sa vie ni de son cœur que Socrate bannit
Xanthippe, mais de la discussion dialectique. Il en use envers elle comme à l’égard
d’Antisthène et d’Euclide. Car il s’agit avant tout d’assurer l’essor de l’âme raisonnable » (p.
16). Peu après, Socrate remet à sa place Criton, qui s’inquiète de l’effet contrariant de
l’échauffement de la discussion sur l’action du poison, et renvoie le serviteur à la préparation
de la boisson mortelle comme il a renvoyé Xanthippe à ses enfants.
150
Du moins cela vaut-il pour cette troisième sorte de rêve nommée chrematistos où
un dieu révèle ce qui doit ou ne doit pas advenir, ou ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Ce type
se distingue du rêve proprement symbolique qui présente une signification sous forme
d’énigme, ou du rêve qui préfigure un événement futur <horoma>. Cf. Dodds, Les Grecs et
l’irrationnel, p. 112.
151
On sait la place qu’occupe la musique dans l’éducation qui introduit dans l’âme
une heureuse harmonie <euharmostia> et le sens de la mesure <euruthmia> (cf. République,
III, 400e, 401d)
l’injonction, non pas se contenter d’accoucher les esprits, faire enfanter mais
enfanter soi-même, c’est-à-dire en l’occurrence produire effectivement une
œuvre. La vie de Socrate aura été philosophique, mais ce fut une vie sans
œuvres. Composer des poèmes, ce n’est pas nier la philosophie, mais faire
que la philosophie devienne principe de « compositions » (poièmata). Il
s’agit d’accomplir le désir de la vérité (philosophie), l’exigence du savoir,
dans une œuvre (poème). M. Dixsaut fait l’hypothèse que c’est même une
manière, pour Platon, d’exprimer une sorte de leçon de finitude : au dieu il
suffit de communiquer sa parole et sa volonté, à l’homme il n’est possible de
participer au divin et de s’immortaliser pour ainsi dire que par le détour de
l’écriture et de la composition d’œuvres. Par là même, il révèle les limites de
sa propre entreprise : écrire les œuvres que Socrate n’a pas écrites, raconter
le dialogue de la mort de son maître, faire ce que Socrate fait à l’égard
d’Esope, transcrire ou transposer une parole en composant un dialogue. Il
justifie aussi le style de son dialogue, mêlant le raisonnement et la fable, le
muthos et le logos que la vie de Socrate a unis.
Toujours est-il que Socrate profite en quelque sorte des circonstances,
d’abord la fête en l’honneur d’Apollon qui ayant retardé son exécution (« Le
procès eut lieu, la fête du dieu fit obstacle à ma mort » (61a)), mérite d’être
célébré par un hymne et ensuite, le sort qui veut qu’il ne connaisse par cœur
que les fables d’Esope. Obéir au dieu, c’est écrire des poèmes, c’est-à-dire
devenir poète, mais être poète, c’est inventer des histoires. Or Socrate en se
disant mauvais en mythologie, ne revendique ni le don d’invention, ni
l’autorité d’auteur : il se contente de transcrire ou de transformer un discours
venu d’ailleurs – comme Platon se contentera de rapporter le récit de
Phédon. Autrement dit, Socrate indique une sorte de règle de non-réciprocité
entre le logos et le muthos. Comme dit M. Dixsaut, le philosophe ne peut se
servir du logos pour raconter une fable, c’est-à-dire faire en sorte que le
mythe soit assumé dans la forme du logos, comme si le discours mensonger
pouvait s’identifier au discours vrai (cf. République, III, 376e) mais le
muthos peut devenir matière à discours argumentatif. La philosophie peut
ainsi s’approprier le mythe mais sans confondre les discours, sans supprimer
la distance de l’origine extrinsèque de son contenu. C’est ce qu’illustrera le
« mythe » final du dialogue. Ainsi il n’est pas besoin d’inventer des fables,
mais de décrire allégoriquement la condition des hommes ou de ce que les
hommes font de leur âme, pour articuler le mythe et le raisonnement sans les
identifier.
Rien dans ces premiers moments du dialogue ne laisse présager une
discussion sur l’immortalité de l’âme. L’enchaînement paraît très libre et
sans objet déterminé. Socrate exprime l’étrangeté de sa sensation quand il est
délivré de ses fers. Cébès intervient en entendant le nom d’Esope qui lui
évoque celui d’Evènos, tandis que Simmias, connaissant ce dernier, précise
qu’il ne suivra pas Socrate dans son conseil. D’ailleurs Socrate s’en fait lui-
même l’écho : « D’ailleurs, c’est sans doute à qui doit faire le voyage de là-
bas qu’il convient tout particulièrement de soumettre ce voyage à un examen
approfondi et d’exprimer par une histoire ce qu’il s’imagine que cela peut
bien être. Que pourrait-on d’ailleurs faire d’autre dans le temps qui reste
jusqu’au coucher du soleil ? » (61e) L’exécution ne pouvant avoir lieu avant
le coucher du soleil, il n’y a rien d’autre à faire (aucune askolia) que passer
le temps à s’adonner à la libre discussion philosophique, quel qu’en soit le
152
Cf. note 41, p. 184. Ici ce qui est intéressant, c’est de voir comment Platon qui fait
porter à Socrate une condamnation sans réserve du corps dans le dialogue, ponctue sa
progression de notations sur les attitudes ou les gestes des corps. Cf. M. Labrune « Le corps
dans la philosophie de Platon », p. 29. Platon prend soin de décrire les corps présents,
recensent ceux qui sont absents, et détaille leur maintien : Xanthippe portant son enfant dans
ses bras, Socrate assis dans la position des condamnés, la chevelure de Phédon que Socrate
caresse pour le préserver par-delà sa mort. Ce double jeu du discours est original, consistant à
« s’appuyer sur le corps pour bannir le corps » (N. Loraux, cité, p. 184).
ont le souci de notre bien. Ici c’est la réciproque de notre devoir qui est mis
en avant en quelque sorte : en retour de leur obéissance inconditionnelle, les
hommes bénéficient de la bienveillante attention des dieux. Les maîtres et
les bons maîtres – ce qu’on ne peut pas soupçonner que les dieux ne sont pas
– prodiguent tout leur soin à ceux qui composent leur troupeau. L’homme ne
peut pas être pour lui-même un meilleur maître que le dieu à son égard. Or
mourir c’est être définitivement privé de ce soin, de sorte que seul un
« homme stupide » peut envisager la mort comme une libération alors
qu’elle est une fuite loin du plus grand des biens. Et le philosophe qui
raisonne ne fait que déraisonner : son attitude trahit plutôt son « incapacité à
raisonner » (62e). Non seulement il ne doit pas tenir ce discours, mais il doit
même se révolter contre la mort comme étant le pire des maux, comme la
cause qui éloigne l’homme « de ce qui est meilleur que lui ». Cébès renverse
ici le sens des mots : ce qui est rationnel c’est de se révolter contre la mort,
ce qui est irrationnel c’est d’accepter la mort. Pour le Platon de la
République (X, 604e-605a), la révolte est justement le fait de la partie
irrationnelle de l’âme. Or, on l’a dit, Socrate dans le Phédon représente la
vérité philosophique de la mort, c’est-à-dire le rapport dépassionné et sans
tragique à la mort.
Socrate n’est pas mécontent de l’objection à laquelle se rallie Simmias
qui ajoute l’argument « social » de l’abandon des disciples (63b). Il le
complimente même. Pourtant l’objection n’est recevable que si l’on a
mésinterprété le « suivre celui qui meurt » comme un « suivre dans la mort »
et que si l’on suppose que mourir c’est disparaître, c’est-à-dire que la mort
est une fin absolue. Dans ces conditions évidemment, il est absurde et
insensé, quand on est philosophe de vouloir la mort et de ne pas se révolter
contre elle, car c’est se priver du plus grand bien, le soin des dieux, pour se
précipiter dans le plus grand des maux puisqu’il est identique au néant. L’on
comprend ainsi le recours socratique à l’archaïsme orphique et/ou
pythagoricien. Platon s’appuie sur un ensemble de vérités : 1/ l’espoir qu’il y
a quelque chose après la mort et non pas rien (63c) ; 2/ la croyance en un lieu
de la survie de l’âme (l’Hadès) (80d, 81d) ; 3/ la conviction que la naissance
est renaissance (72d) ; 4/ l’affirmation que les âmes vertueuses connaissent
un sort meilleur que celui des âmes mauvaises (63c, 72e, 81d-82c) ; 5/ la
certitude que l’âme peut se purifier et anticiper ainsi la mort – pour lutter
contre une forme d’irreligiosité à laquelle conduit le luxe des pratiques
mortuaires, qui corrompt le culte des morts (cf. sur les réglementations
funéraires, Lois XII, 958d-960a), et qui fait système comme dit Joly (p. 62-
63) avec le « matérialisme théorique » de ceux qui posent non seulement que
l’essence c’est le corps (cf. Sophiste, 246b), mais que l’âme est identique au
corps et donc disparaît avec la mort de celui-ci. C’est contre cette opinion,
qui est la plus répandue chez les hommes, pour ne pas dire présente en tous
(77b) et conduit à voir dans la mort le mal le plus redoutable, qu’il convient
de restaurer les vérités anciennes pour supporter une espérance raisonnable.
Socrate opposera ainsi l’indestructibilité de l’âme à sa destructibilité pour la
foule, et la confiance du philosophe à la crainte devant la mort (85a, 88b,
95be).
Donc Socrate doit affronter Cébès et de Simmias dont le reproche se
présente comme un tribunal. Socrate se retrouve dans la même position
qu’au cours de son procès, à devoir organiser sa défense. Mais cette fois
l’apologie n’a pas pour objet sa vie, mais son attitude devant la mort,
gouvernée par la croyance et l’espérance dans une vie bienheureuse de l’âme
philosophique après la mort. L’objection met Socrate dans une situation
inédite dans l’économie des dialogues platoniciens. Comme l’écrit M.
Dixsaut : « Pour une fois, ce n’est pas Socrate qui dispose de la force
logique, de l’argument irréfutable sous la pression duquel l’interlocuteur
révèle petit à petit ce qu’il défend et qu’il défend ce qu’il est, c’est-à-dire
qu’il préfère, l’appétit propre dont son discours n’est que la justification. Ici
au contraire c’est Socrate qui, dans ce qu’il dit, défend ce qu’il a choisi
d’être, Socrate qui tient le discours de l’apologie (63b, 63d, 66e, 69d) et
appuie son logos sur une manière de vivre et de mourir. Les apories, pour
une fois, sont suscitées par Cébès et Simmias (84c-d) » (Le naturel…, p.
223). Ainsi Socrate l’exprime avec force : il défend l’espoir qu’en mourant
il aille « auprès des dieux qui sont des maitres parfaitement bons » (63c),
tout en marquant la différence entre cet espoir, qui peut recevoir une
justification philosophique, et l’espoir moins probable de rejoindre dans
l’Hadès les hommes les meilleurs, Sans cet espoir, il se révolterait contre la
mort et soutiendrait, comme Cébès, qu’il est rationnel de se révolter contre la
mort. Mais si le meilleur est à venir, non pas dans cette vie où l’âme est en
compagnie du corps, mais dans une vie où l’âme est libérée de son
compagnon, elle connaitra une meilleure condition, et d’autant meilleure que
l’âme aura bien conduit sa vie. Autrement dit, l’espoir est double : qu’il y a
quelque chose après la mort et non pas le néant ; que le sort de l’âme des
bons est meilleur que celui de l’âme des méchants – ce second espoir ne
faisant pas partie de la religion grecque traditionnelle.
153
C’est aussi ce qu’on retrouve dans l’épicurisme, mais évidemment au profit d’un
matérialisme intégral, et pour souligner que la crainte de la mort est corrélative du désir
d’immortalité : la mort, ramenée à sa vérité philosophique, càd physique, n’est rien d’autre
que la dispersion des atomes de l’âme, qui ne sont plus retenus par l’enceinte du corps, ce qui
entraîne de fait la suppression de la sensibilité, et donc l’impossibilité d’éprouver la mort. Et
ce qu’on ne peut sentir, il est vain de le craindre comme le plus grand des maux.
demeure encore sous la forme du cadavre, il est probable que l’âme jouisse
d’une semblable persistance à cette différence près que la continuité du corps
dans le cadavre c'est la mort, mais que celle de l'âme est l’immortalité.
Platon introduit une différence par le temps des verbes : l’achèvement du
devenir pour le corps (il est “devenu” lui-même, tel qu’en lui-même,
gegonai, parfait du verbe gignesthai, “devenir”) et la permanence de l’être
pour l’âme (einai, infinitif présent du verbe “être”).
Socrate passe à une seconde opinion dont il cherche à savoir si son
interlocuteur la partage également, concernant les plaisirs – et non plus le
plaisir en soi. Le passage au pluriel s’explique sans doute, parce qu’il va être
question du corps, c’est-à-dire de ce qui est, par nature, principe de pluralité.
Le lien avec ce qui précède paraît être le suivant. La définition de la mort
comme séparation éloigne du discours de l’opinion sur la mort, mais ne sert
pas à justifier la “facilité à mourir” du philosophe, c’est-à-dire à justifier la
différence entre celui qui est vraiment philosophe et celui qui ne l’est pas. Le
critère sera précisément l’affranchissement à l’égard des plaisirs du corps.
Vivre librement par rapport au corps, dans la déliaison de l’âme d’avec le
corps, c’est ne pas s’attacher aux plaisirs corporels
La question suivante ne porte pas directement sur les plaisirs, mais sur
le naturel philosophe : « est-ce que cela te paraît être le propre d’un homme
qui est philosophe que de prendre au sérieux ce qu’on appelle les plaisirs,
l’espèce de plaisirs que l’on prend, par exemple, à la nourriture et à la
boisson ? » (64d). Il y a donc bien continuité d’analyse. Le véritable
philosophe, pour la même raison, ne craint pas la mort et ne surestime pas
l’importance des plaisirs sensibles, qu’ils soient nécessaires (nourriture,
boisson) ou moins naturels (mode vestimentaire) – ce que confirme plus bas
la réponse de Simmias : « pour moi, je crois qu’il n’y accorde aucune
importance, en tout cas celui qui, vraiment, est philosophe » (64e). Socrate
est connu pour porter toujours le même manteau, hiver comme été, et
marcher pieds nus, alors que les Grecs avaient un goût prononcé pour les
chaussures. Aristophane se moque du négligé de Socrate dans les Nuées –
alors que Platon dans le Banquet, le présente chaussé, propre, bien vêtu
quand il se rend chez Agathon, par devoir de politesse. Mais quand ce n’est
pas nécessaire, le philosophe dédaigne son corps. Mais ce n’est pas un
ascétisme, comme le prouve encore le Banquet, où Socrate ne renonce pas à
boire, mais avec modération, ce qui fait qu’il est le seul à ne pas être ivre. Ce
dédain du corps n’a rien de commun avec le mépris des apparences et des
conventions sociales dont feront preuve les cyniques, dont les figures
marquantes furent Antisthène, le fondateur, et Diogène (de Sinope). Le texte
fait mention à plusieurs reprises de restrictions (67a, 83a), comme ici où
Platon précise que le philosophe sait prendre la part qui revient au corps,
quand c’est nécessaire (64e) et que donc, inversement, la déliaison de l’âme
d’avec le corps n’est jamais complète et définitive : le philosophe s’éloigne
du corps pour se tourner vers l’âme, du moins « autant qu’il en est capable »
(64e) – ce qui souligne d’une part qu’il n’est pas possible de s’abstraire du
corps, et que cet affranchissement est variable selon le naturel et selon le
degré de sagesse de chacun.
Donc il ne peut s’agir, dans l’esprit de Platon, d’un mépris pour le
corps, qui aurait tôt fait de se rappeler à l’ordre de l’âme en empêchant
l’exercice de la philosophie elle-même : un corps malade, exsangue,
154
Traditionnellement, l’ouïe, mais surtout la vue est privilégiée comme le sens le
plus intellectuel.
155
Sur l’identité de ces poètes, cf. note 75, p. 330-331.
156
C’est le premier passage qui traite de l’Idée. On notera que Socrate paraît la
proposer comme une « conception déjà admise dans le cercle platonicien » (L. Guillermit,
L’enseignement de Platon, II, L’éclat, 2001, p. 139) : « nous disons qu’il existe … », ensuite
que cette conception est généralisée à toutes les choses ; enfin, que l’Idée est d’emblée
présentée comme « objet propre de la seule pensée à l’exclusion des sens » (ibid.).
Dans ce passage les deux premières caractéristiques de l’Idée sont dégagées : l’en soi
et l’essence intelligible. D’une part, l’Idée c’est l’en soi, « ce qui est vraiment, càd ce qui
n’est pas tantôt ceci, tantôt cela, à la fois ceci et cela, ce qui est uniquement ce qu’il est,
exclusivement en stricte conformité au principe d’identité, A est A. » (p. 143). D’autre part,
l’Idée est inaccessible aux sens. « L’Idée n’est donnée qu’à l’intelligence, ce n’est pas un
sensible, mais un intelligible <noèton>. La saisir est l’affaire de la seule pensée (dianoia) par
un acte qui lui est propre et qui exclut toute sensation, le logismos. La pureté de la pensée, son
affranchissement à l’égard de toute expérience qu’on doit aux sens est la condition
indispensable de la saisie de l’Idée » (ibid.).
chose c’est réfléchir sur ce qu’elle est en elle-même (65e), la propriété qui
constitue son être - ousia (étance) est formé sur einai. L’essence c’est ce
qu’a en propre une chose, à ceci près que l’avoir, ou la propriété ici consiste
dans l’être même de la chose. Or l’essence, identifiée au vrai, d’une chose
n’est accessible qu’à la pensée, à la pensée pure, affranchie du corps et des
sensations (65a), puisque c’est seulement par la définition et le raisonnement
qu’est capturé le réel en soi.
Socrate dégage finalement « le sens » de son raisonnement, c’est-à-
dire défend sa position comme étant l’opinion des philosophes, du moins de
ceux qui philosophent droitement, qui peut inspirer leur croyance et leur
espérance concernant le sort de l’âme après la mort. Le portrait du
philosophe qui se dessine est celui qui tient le corps pour une chose
mauvaise, cause de toutes les dissensions, de tous les désagréments pour la
pensée, qui voit dans la mort le moment de souveraine libération de l’âme,
c’est-à-dire le moment où l’âme réalisera son désir de penser, quand
concentrée sur son être propre, elle connaîtra le bonheur de vivre en
compagnie des réalités vraies. Donc l’âme ne peut connaître les êtres réels
que quand elle est pleinement elle-même, c’est-à-dire à part du corps, état
qui n’est réalisé que dans la mort. De sorte que désirer la connaissance de
l’être, cela revient pour l’âme à désirer être elle-même, c’est-à-dire à désirer
la mort. La mort est la condition de la sagesse et puisque le philosophe a
toute sa vie cherché la sagesse, il s’est toute sa vie préparé à la mort. Ici
plusieurs points sont à souligner :
- la guerre est causée par le désir pléonéxique qui a sa source dans le
corps, parce qu’il est, ontologiquement, principe de multiplicité, c’est-à-dire
d’opposition. Non seulement, il faut toujours satisfaire des besoins divers,
consacrer à ses soins tout son temps, au détriment du loisir de la philosophie,
mais encore, ces impulsions s’opposent en nous et opposent les hommes
entre eux. La guerre est un phénomène « économique » plutôt que politique,
suscité par le souci du corps. La guerre apparaît dans l’Etat avec la
multiplication des besoins (République, II, 373d sq), c’est-à-dire avec
l’extension du soin des corps ;
- le corps est l’image même du mal : cause de tous les tourments, de
toutes les contraintes, de tous les dérèglements. Il est cette chose insensée
qui engendre tous les excès et toutes les confusions, qui prive l’homme de
modération dans ses actions et d’intelligence dans sa connaissance et qui
tend à s’emparer de toute sa vie ;
- le philosophe est non seulement l’ami de la sagesse <phronèsis>
mais son amant <erastès> – ce qui nous renvoie à la présentation que font de
la philosophie le Banquet ou le Phèdre : l’élan de l’âme pour la vérité est de
même nature, mais sous une forme « sublimée », que le désir amoureux.
Donc si tout cela est, Socrate a raison d’espérer atteindre dans la mort
ce qu’il a cherché toute sa vie en philosophant (67b-c). Mais cette noble
espérance157 suppose un changement de registre ou une interprétation de
l’anticipation de la mort par l’exercice de la philosophie. Philosopher c’est
apprendre à mourir et à être mort, c’est-à-dire en réalité purifier son âme
(catharsis).
157
« Noble espérance », qui associe la valeur militaire du courage à la philosophie,
pour souligner la fermeté de l’âme du philosophe face à la mort.
c’est une déliaison et une séparation de l’âme d’avec le corps ». La mort est
le nom commun, la séparation le nom approprié : ici le sens réel, là le sens
nominal. La philosophie est l’effort pour délier l’âme du corps, qui consiste
dans une purification de l’âme par la pensée ; la mort est la réalisation de
cette activité. Comme l’écrit M. Dixsaut : « il y a deux noms pour une seule
et même opération. Quand le philosophe pense, examine, réfléchit, la
déliaison se nomme philosopher ; quand il se représente les conditions de
possibilité de ce qu’il fait, elle se nomme mourir, ou être mort » (p. 81).
Par conséquent, la mort cesse d’apparaître comme le mal absolu, ce
qui supprime définitivement la vie. Elle est plutôt elle-même objet
d’espérance pour l’âme qui en attend une libération complète : c’est la fin
non de l’âme mais de l’aliénation de l’âme au corps, le moment où la
purification, l’exercice de la philosophie, est récompensée par l’état de
pureté qu’atteint l’âme dans l’au-delà, terme équivoque pour désigner le
royaume de l’Hadès et le lieu des réalités invisibles ou intelligibles. C’est
une espérance sans crainte pour le philosophe qui s’est entraîné « à une
manière de vivre aussi proche que possible de la mort » (67e). Craindre la
mort et se révolter contre elle – la révolte étant inspirée par la peur du néant
– serait, en effet, tout à fait « illogique » (67e) : ce serait redouter l’objet qui
anime le désir de toute une vie. Au contraire, la mort vient combler l’amour
qui porte le philosophe à la réflexion : désirer le savoir et désirer la mort, ou
espérer être séparé du fardeau du corps (68a), c’est au fond la même chose.
Donc le philosophe, encore une fois, du moins s’il en est un « réellement »
(68b), non seulement est sans crainte ni révolte devant la mort, mais même il
doit se réjouir de sa venue, car « il croira intensément que la pensée, il ne
pourra la rencontrer en toute pureté nulle par ailleurs, seulement là-bas ».
C’est bien un désir de pureté qui anime la philosophie, mais cette pureté
concerne la pensée. D’une certaine façon, dans la mort, la pensée se pense
elle-même. Comme on l’a dit en introduction, dans la mort, le philosophe ne
voit pas l’ennemi de la pensée mais la condition de sa pure présence. Entrer
dans la mort, c’est espérer rencontrer la pensée. La sérénité de Socrate (du
philosophe) devant la mort est fondée sur une croyance et une espérance
elles-mêmes fondées sur la définition de la mort et de la pensée comme
séparation. La facilité à mourir du philosophe est l’expression pratique de
l’identification de la mort et de la pensée à un acte de séparation et de
l’Hadès à l’intelligible. L’espoir naît de la conviction que cette opinion est
vraie (cf. M. Dixsaut, p. 79-80).
Tel est donc le signe suffisant (68b), le critère décisif pour reconnaître
le philosophe. La mort fait bien le partage entre les hommes : il y a ceux qui
craignent la mort, se révoltent contre elle parce qu’ils ont cultivé le souci du
corps, et donc les plaisirs et les passions qui en sont le cortège (passions
sociales de l’argent ou des honneurs) et ceux qui l’accueillent sereinement
parce qu’ils ont entretenu l’amitié du savoir. Les premiers obéissent à la
partie irrationnelle de l’âme (désirs ou cœur) ; les seconds agissent en
suivant la partie rationnelle. Autant le soin du corps donne lieu à des
manières de vivre, des passions et des passions multiples (plaisir de le
façonner physiquement, de le parer, d’accumuler de l’argent ou les
honneurs), autant le souci de l’âme oriente seulement vers la philosophie.
D’un côté, les passions de l’extériorité, du pouvoir sur les autres, de l’autre
qu’un vice déguisé. Elle n’a rien d’éthique puisqu’elle n’est jamais
recherchée pour elle-même, posée comme un bien en soi, mais seulement par
crainte du mal qu’on subirait en ne la recherchant pas. La vertu n’est pas
visée pour elle-même mais par calcul d’intérêt pour un moindre mal, de sorte
que le vrai mobile de la vertu est la peur. La modération elle-même est
inspirée par la peur de perdre des plaisirs plus grands possibles ou à venir.
« Le peur se révèle être l’origine dissimulée de toutes les vertus » (M.
Dixsaut, p. 83-84).
On pourrait croire que la critique de la vertu est menée au nom d’une
conception plus élevée de la vertu qui requiert de l’affranchir de l’idée de
calcul et d’échange, à l’image du devoir moral chez Kant qui exclut toute
considération des moyens et des fins extérieures à la volonté. La vertu non-
éthique procéderait du calcul sur le plaisir – et par là Platon pourrait viser un
courant sophistique réduisant les valeurs sociales et religieuses à un
hédonisme et à un utilitarisme (cf. B. Pièttre, note p. 223). En fait, la vertu se
prête à un échange, mais non à un calcul. La vertu au sens commun est
fausse parce qu’elle relève d’un échange trompeur (« une vertu en trompe-
l’œil » (69b). Ce n’est pas l’échange mais le type d’échange qui est en cause
(« il y a fort à craindre que ce ne soit pas, pour acquérir de la vertu, un mode
correct d’échange » 69a). Il s’agit d’obtenir un courage qui soit vraiment du
courage, une modération qui soit une authentique modération, d’échanger
une fausse vertu pour une vraie vertu, un faux plaisir pour un véritable. Or le
moyen de cet échange n’est rien d’autre que la phronèsis, traduite par M.
Dixsaut par « pensée »158 . C’est la pensée qui détermine le corps comme
l’origine des maux et des peurs, qui rectifie l’opinion en distinguant les
plaisirs vrais des plaisirs illusoires. Elle est la monnaie de l’échange parce
qu’elle assure le passage du vice en vertu, du faux plaisir en vrai plaisir,
c’est-à-dire purifie l’âme de son attachement au corps. Les vertus sans la
pensée sont imparfaites, ou inversement, « il suffit de penser vraiment», de
faire de la pensée la norme de la vie, pour acquérir les vertus. Et par cette
acquisition, la pensée se renforce elle-même. Etre vertueux c’est vérifier que
la pensée est le principe d’unité de toutes les vertus. Nul ne peut être
vertueux s’il ne réfléchit pas et nul ne peut enseigner la vertu s’il n’enseigne
à réfléchir. Et si le philosophe est juste, modéré et courageux, c’est parce
qu’il s’est appliqué à détacher son âme du corps, c’est-à-dire à vraiment
penser. On voit ici que la vertu n’est éthique que parce qu’elle est
intellectuelle et cognitive : elle consiste à savoir hiérarchiser les plaisirs en
fonction de ce qu’ils sont réellement, et non de se contenter de les calculer
dans le temps. C’est le détour par l’interrogation sur l’essence des choses et
des valeurs qui assure l’acquisition des vertus.
On peut s’interroger ici sur le bien-fondé de l’image de la « monnaie »
à propos de la pensée. En effet, comme l’écrit M. Dixsaut, « si l’on échange
de la monnaie contre une marchandise, on ne la possède plus, alors que la
vertu qu’on achète, avec de la pensée est « accompagnée de pensée » (69b) ;
de plus, à la différence de la pensée, la monnaie n’a pas de valeur en elle-
même, elle n’a qu’une valeur d’échange » (p. 85). Ce qu’il faut comprendre
c’est que la modération n’est pas seulement acquise en échange de la pensée,
mais convertie en pensée (modération réfléchie). La vertu n’est rien d’autre
qu’un mode pratique de la pensée, c’est-à-dire une forme de purification de
158
Cf. note 165 p. 353-354.
Cébès, comme cela vient d’être dit, formule une requête plus qu’une
objection. En effet quelle illusoire espérance si l’âme, après s’est purifiée par
l’exercice de la philosophie, est détruite au moment même de la mort, se
dissipant comme un souffle et disparaissant nulle part, ainsi que le pense
l’opinion, selon les croyances homériques (cf. le vers d’Homère, cité en
République III, 378a : « Mais l’âme, à la façon d’une fumée, disparaît sous la
terre avec un petit cri », Iliade, XXIII, 107) ? Le langage en porte la trace,
comparant la vie à la respiration, la mort à l’expiration : celui qui meurt rend
son dernier souffle ou son dernier soupir. On peut interpréter le terme de
paramuthia de manière ambivalente, comme signifiant une parole qui
persuade et qui rassure. Il s’agit de se persuader que l’âme est immortelle et
ainsi, de faire taire la peur que l’âme ne soit plus rien après la mort – Cébès a
besoin d’une parole qui rassure <paramuthia> et donne confiance » (p. 87).
Plus précisément, il s’agit de convaincre non seulement que l’âme continue
d’exister après la mort, mais encore qu’elle conserve « aussi une certaine
force et de la pensée » (70b), contrairement à ce qui se passe pour les âmes
fantômes dans l’Hadès, privées d’esprit et de force (cf. note 110, p. 339).
Cela tendrait à prouver que Platon, malgré ce qui sera développé par la suite
sur la simplicité de l’âme et sa parenté avec les Idées, a comme le
pressentiment des idées kantienne de grandeur intensive ou leibnizienne de
différentielle de la conscience. Comme l’écrit Guéroult rapprochant Kant de
Platon, tout en précisant que dans la Critique de la raison pure (« Réfutation
de l’argument de Mendelsohn, p. 294-296) Kant ne commente pas le Phédon
mais répond à M. Mendelssohn, « l’âme a une existence qui n’est pas celle
des choses sensibles, qui n’est pas non plus la simple réalité de l’essence ;
cette existence, c’est une certaine activité, une conscience, et c’est de cette
existence-là qu’il s’agit de démontrer l’indestructibilité » (art. cit., p. 488), et
il le faut bien pour que l’argument de la réminiscence soit lui-même possible
et convaincant. Si connaître c’est, pour l’âme, se ressouvenir, si donc la
connaissance des essences suppose l’existence antérieure et pré-empirique
de l’âme, c’est à condition de supposer que l’identité de l’âme consiste dans
l’activité de la pensée et dans la conscience. L’âme ne peut pas n’être rien, y
compris d’un point de vue intensif, si elle a l’existence d’une pensée et d’une
conscience.
Mais évidemment pour croire cela, qui rompt avec toutes les
croyances ordinaires (cf. note 97, p. 189), il faut des arguments
particulièrement convaincants. Le sujet mérite un examen approfondi qui est
tout le contraire d’un bavardage. Du moins ce discours ne pourra-t-il pas
159
Cf. Guéroult, art. cit., p. 474.
160
Cf. par exemple, le fragment B 88 : « Sont le même le vivant et le mort, et l’éveillé
et l’endormi, le jeune et le vieux ; car ces états-ci, s’étant renversés, sont ceux-là, ceux-là,
s’étant renversés à rebours, sont ceux-ci » (trad. M. Conche, Fragments, p. 373)
devenir à partir de l’autre. Par ailleurs, si vie et mort sont sur le même plan
que les autres exemples cités, que signifie devenir plus mort après avoir été
plus vivant et plus vivant après avoir été plus mort ?
Mais Socrate joue ici sur le terme de genesis qui signifie devenir et
naissance, en mettant sur le même plan les deux significations alors que
« devenir » se dit selon un changement accidentel, tandis que « naître » se dit
selon un changement essentiel (passage à l’être). Pour dissiper la difficulté, il
faut supposer que la mort et la vie sont des accidents de l’âme considérée
dans son essence à part. Mourir c’est pour l’âme se séparer d’un corps, vivre
s’incarner dans un corps – hypothèse parfaitement conciliable avec le mythe
de la palingénésie ou de la métempsychose. Il faut attendre 103b pour que
cette difficulté soit levée, quand Socrate répond à Cébès qui lui rappelait le
présent argument, en demandant de distinguer les choses qui ont des
contraires ou les attributs contraires des contraires eux-mêmes: une chose
devient à partir de son contraire (contraires relatifs, qualitativement et
quantitativement), mais jamais un contraire en soi ne devient son contraire.
Une chose grande peut, de grande devenir petite, et elle se distingue de la
Grandeur qui ne peut devenir la Petitesse.
Mais la difficulté tient peut-être en partie à une mésinterprétation du
passage. Pour M. Dixsaut, ici, l’argument ne porte pas sur le devenir, sur la
nature de ce qui devient, mais sur les implications logiques de la notion de
devenir. Dire qu’une chose devient grande, c’est supposer nécessairement
qu’elle a été petite, et que son état antérieur est contraire à celui auquel le
devenir aboutit : devenir -> x -> y antérieur à x contraire à x. Donc malgré
l’allure héraclitéenne – et l’on sait que Platon met souvent en scène
l’héraclitéisme qu’il connaît pour y avoir été formé par l’intermédiaire de
Cratyle –, le principe est pris dans une perspective plus logique
qu’ontologique : « « c’est ainsi qu’elles surviennent toutes, c’est à partir de
leurs contraires que viennent à exister les choses contraires » (71a).
Sur ce plan de l’universalité logique du devenir des contraires, Socrate
avance une nouvelle idée (« autre chose » 71a). C’est un autre principe qui
est dégagé : s’il y a deux termes posés comme contraires par le devenir qui
les relie, il y a deux devenirs : la même relation se fait en deux sens
opposés : une chose devient plus petite après avoir été plus grande, plus
grande après avoir été plus petite. Le devenir est réversible (ici aucune flèche
temporelle du devenir n’est envisagée), ce qui atteste du caractère non
physique et seulement logique de l’analyse qui lui est consacrée. Autrement
dit, logiquement, aucun terme n’est un aboutissement quelconque (finalité) :
chaque terme est non seulement relatif à l’autre (premier principe), mais
aussi relatif que lui (deuxième principe). Autrement dit le devenir des
contraires est un processus symétrique : devenir le contraire à partir du
contraire c’est pouvoir redevenir celui-ci à partir de celui-là. Les termes
contraires sont équivalents de même que le double devenir qui peut les faire
naître l’un de l’autre : « les termes proviennent les uns des autres et il y a
devenir réciproque de chacun des termes vers l’autre » (71b-c).
Muni de ce double principe , Socrate peut revenir au cas de la relation
mort-vie, qu’il traite de manière analogique, en demandant à Cébès de
prolonger l’analogie, à partir de la relation sommeil-veille – le procédé n’a
rien de fortuit, évidemment, elle se construit sur le lieu commun qui compare
la mort et le sommeil, décrits comme les « enfants jumeaux de la Nuit » chez
mourir
Etre vivant < > être mort
revivre
161
Si la mort est comparable au sommeil, mourir ne paraît pas plus redoutable que
s’endormir, et vient s’inscrire dans un cycle d’alternance de vies et de morts. Cf. M. Dixsaut,
p. 91.
est mortelle comme toutes les choses vivantes, mais sa mort n’est pas un état
définitif : tout ce qui vit meurt, et tout ce qui meurt revit. On peut donc dire,
paradoxalement, l’âme immortelle. Mortelle et morte, elle est assurée,
comme la veille à l’égard du sommeil, d’un retour à la vie. Ou encore, les
âmes des morts ne sont pas mortes et pour pouvoir ainsi mourir et renaître,
devenir mortes et vivantes, elles doivent « exister quelque part, un quelque
part d’où justement elles viennent de nouveau à naître » (72a). On notera
que l’Hadès est le lieu où l’âme est conduite après la mort et d’où elle
revient pour renaître à la vie : ainsi l’âme n’est pas décrite comme y vivant et
devant y survivre mais comme existant là-bas, par opposition vague à ici (cf.
M. Dixsaut, p. 93-94) d’où elle prend le « tournant », selon l’image de la
course au stade (cf. note 122, p. 341), pour revivre. Cela revient à dire que
l’âme existe séparément du corps, qu’elle est le principe de vie qui se
conserve dans la mort pour en annuler l’effet.
Mais on peut se demander si l’argument est vraiment concluant. On
retrouve la difficulté d’assimiler le couple vivant-mort aux contraires relatifs
(juste/injuste). Il y a comme deux arguments en présence. Le premier, qui a
valeur universelle, énonce que des morts naissent les vivants, des vivants les
morts, en parfaite conformité avec le double principe des contraires. Le
second qui suit l’application du premier à l’âme fait apparaître l’exigence et
la présupposition d’un principe de permanence au devenir lui-même. En
réalité, un contraire ne naît pas de son contraire, sans autre lien entre eux que
le devenir. Le devenir suppose plutôt quelque chose qui demeure et qui
reçoit des déterminations contraires. C’est ce que fait apparaître l’évocation,
somme toute, allusive de l’âme en 72 a. L’âme pour pouvoir revenir à la vie
doit exister quelque part. L’âme est le sujet du passage de la vie à la mort et
de la mort à la vie. En l’espèce, le principe du changement c’est l’âme. Mais
alors, ou bien c’est l’âme qui meurt et revit, ce qui contredit d’avance la
quatrième et lointaine preuve de l’immortalité (105b-107d), ou bien c’est le
corps qui meurt, parce qu’elle est le principe d’animation du corps, ce qui
n’est possible que si elle possède ce pouvoir indépendamment du corps, ce
qui, cette fois, suppose la troisième preuve « qui, d’ailleurs, la rend inutile »
(p.141). Finalement l’argument des contraires présuppose l’immortalité de
l’âme plutôt qu’il ne l’établit162.
On ajoutera que l’argument ne prouve pas ce qu’il était censé prouver,
si l’on se souvient de la formule complète en 70b : « que l’âme existe après
que l’homme est mort, qu’elle conserve aussi une certaine force et de la
pensée ». Rien ne montre que dans l’état contraire de la mort, l’âme conserve
cette capacité qu’elle possède dans la vie, à moins d’admettre à nouveau que
l’âme est une substance distincte du corps, c’est-à-dire une Forme ou
quelque chose d’analogue à une Forme – ce qui nous ramène toujours à la
troisième preuve.
La conclusion de l’argument par Socrate n’est, d’ailleurs, pas moins
énigmatique : « du meilleur est réservé aux âmes bonnes, et du pire aux
mauvaises » (72e). Les commentateurs en ont souvent eux-mêmes conclu
qu’il s’agissait là d’une interpolation – mais Platon reviendra encore sur ce
point en 80d-82c – et suppriment la phrase. Ce qui frappe surtout, c’est le
manque de continuité avec ce qui précède, exactement comme l’introduction
par le même Cébès, du thème de la réminiscence qui suit immédiatement son
162
Cf. B. Piettre, op. cit., p. 182-183.
présent. Ce qui serait impossible si notre âme n’existait pas en quelque façon
avant d’être entrée dans cette forme humaine. De sorte que, par cette voie,
aussi, l’âme semble être quelque chose d’immortel » (72e-73a). Cébès
résume ainsi les principaux acquis de ce passage du Ménon : que si savoir
c’est se ressouvenir, l’actualisation de la réminiscence suppose un
questionnement ; que la réminiscence énonce la vérité, « tout ce qui est
comme c’est » ; et qu’ainsi elle atteste la présence dans l’âme d’un savoir ;
même si cette vérification se fait de manière privilégiée dans le domaine
mathématique.
Mais en même temps, comme le montre bien M. Dixsaut, cette reprise
est aussi une « distorsion » (note, 128, p. 343). Platon donne à Cébès le ton
de la récitation, qui a un tour exclusivement « épistémologique », où l’âme,
et plus précisément le travail de l’âme sur elle-même, fait défaut. Il néglige
ainsi de préciser que le savoir attesté par la réminiscence n’a pas été acquis
au cours de l’existence empirique, qu’il a été oublié, et que sa reconquête
passe par un moment d’aporie, par la conscience de l’ignorance d’où seul
peut naître le désir et le plaisir de la quête (Ménon, 84b-c). La réaction de
Simmias contraste justement avec cette version schématique de la
réminiscence, et ramène au plus près de la vérité de la réminiscence en
demandant « d’apprendre en quoi consiste l’acte [de] se ressouvenir ». Il a
oublié ce que c’est que se ressouvenir, il désire réapprendre ce qu’il en est de
cette expérience, c’est-à-dire se ressouvenir du ressouvenir. Il illustre par son
exigence et son effort de compréhension le fait « que l’ignorance n’est
jamais qu’oubli, et la science, réminiscence » (B. Piettre, p. 232).
Le discours de Socrate se présente ainsi comme l’occasion d’une
réminiscence de la réminiscence, de se rappeler les conditions de la
réminiscence. Aussi va-t-il déplacer la perspective, en prenant ses distances
avec l’exposé du Ménon et son résumé par Cébès.
74a-75a
2ème référence aux Idées dans le cadre de l’exposé du Phédon sur la
réminiscence. Socrate s’arrête au cas d’un ressouvenir fondé sur une
association par similitude
- reconnaissance de l’Egal en soi (cf. 65d)
- l’égal en soi = ce qui n’est qu’égalité = la Forme ou l’essence
- l’égal en soi n’est rien de ce qui est dit égal
- le problème : comment connaît-on cette réalité ?
- est-ce à partir des choses égales ? Mais les choses égales tout en
restant les mêmes n’apparaissent pas telles toujours ; elles sont connues par
la perception ; or la perception des choses égales les rend parfois inégales.
- il y a une difficulté sur l’expressions « les choses… égales en soi ».
L’égalité en soi = l’unicité et l’identité de la forme ≠ pluralité des choses.
Contradiction de supposer plusieurs formes de l’égalité.
La différence avec le Ménon est que l’exemple mathématique est
« dialectique » par lui-même, c’est-à-dire oblige à effectuer le dépassement
de la perception sensible vers la connaissance intelligible. La figure est une
image : le problème posé de la duplication du carré contraint à une réflexion
non pas de l’image mais sur l’image vers les propriétés qui en constituent
l’essence intelligible. Socrate part de la sensation, c’est-à-dire de ce qui n’a
pas, comme tel, de pouvoir d’auto-dépassement. (cf. M. Dixsaut, p. 98-99 et
163
D’une certaine façon, la philosophie d’Aristote peut se laisser interpréter comme
un retour de Platon à Socrate, puisque le Stagirite refuse, comme Socrate l’avait fait avant lui,
mais sans en avoir réfléchi les raisons - il fallait l’“erreur” platonicienne pour cela, c'est-à-
dire l’analyse des apories de la doctrine des Idées -, de séparer l’idée du sensible, l’universel
des choses. L’invention de l’Idée représente pour Aristote une impasse de la philosophie,
alors même que le platonisme partage avec le projet aristotélicien la recherche d’une science
première. Le platonisme est en quelque sorte le mauvais commencement de la métaphysique
(science première). C’est sans doute ce qui peut expliquer, l’insistance avec laquelle Aristote
revient sur la critique de la doctrine platonicienne des Idées, c'est-à-dire du platonisme. Elle
avait déjà frappé Proclus qui relève dans un fragment conservé par Philopon tous ces passages
critiques. « Dans les Analytiques seconds (I, 22, 83 a 33), il traite les Idées de babillages
<teretismata> ; au début de l’Ethique à Nicomaque (I, 6), il s’en prend à l’Idée du Bien ; en
physique, il refuse de considérer les Idées comme causes de la génération (De Gen. et Corr.,
II 9, 335b 10 sq) ; dans la Métaphysique, il attaque cette doctrine dès le premier livre (A, 9) ;
il revient à la charge au livre Z, chap. 16, et enfin dans les derniers livres, notamment en M,
ch. 4-5 ; et dans ses dialogues, il proclamait ouvertement ne pouvoir adhérer à cette doctrine,
dût-on l’accuser de malveillance » (cité par J. Moreau, Aristote et son école, p. 27).
165
C’est ici l’occasion de réfléchir au rapport entre l’idée et le langage, du moins du
point de vue du platonisme. De façon caractéristique, la question de l’essence ou de l’idée se
pose à propos d’un terme. Autrement dit la question de l’essence ne se pose que par la
médiation du langage. Si la connaissance se réduisait à la pure sensation, la nécessité de poser
la question de la forme ne pourrait advenir. L’idée nous situe dans un au-delà de la sensation,
et cet au-delà est donné avec le langage. Mais il faut aussitôt remarquer que le langage reste
dans un rapport d’extériorité par rapport à la forme. La forme est cherchée, elle n’est pas
immédiatement connue dans le langage. En outre il s’agit toujours de savoir déterminer la
forme de que l’on appelle ainsi, par tel ou tel mot : piété, beauté, courage, vertu. Le mot est en
quelque sorte une dénomination arbitraire. L’identité par le langage n’est pas une identité
réelle, mais simplement nominale. Mais en même temps l’usage réglé du langage, la réflexion
sur le langage, sa fonction et sa destination mettent sur le chemin de l’essence. C’est au moins
la conviction de Socrate. L’identité nominale est le signe de l’identité réelle de l’essence.
C’est l’existence du mot qui induit l’existence de l’essence qui fonde son identité.
Contrairement à un conventionnalisme radical - la dénomination est une pure convention qui
signifie la chose par coutume (Hermogène) -, l’acte de dénommer laisse supposer qu’il
signifie quelque chose de réel, et que c’est cette chose réelle qui est la mesure de la
dénomination. En d’autres termes, le mot induit la position de l’essence et, inversement,
l’hypothèse de l’essence sert de mesure au langage pour l’empêcher de sombrer dans le pur
arbitraire de la convention. De façon tout à fait caractéristique, quand Platon critique pour la
première fois dans le Cratyle la thèse relativiste de Protagoras, il lui oppose l’ousia comme
mesure de toutes choses. C’est-à-dire que Platon associe toujours le relativisme (thèse
épistémologique et ontologique) au conventionnalisme (thèse linguistique). Si le langage est
pure convention, l’homme est la mesure de la signification (385c) : la pensée ne pense rien
par les mots qu’elle utilise : elle est gagnée par le devenir sensible lui-même. Les propositions
sont comme les statues de Dédale : insaisissables, elles fuient la pensée ; insaisissables elles
ne saisissent rien. C’est dans l’Euthyphron que l’être est nommé sous la forme substantivé de
l’essence <ousia> et opposé au devenir du langage :
« Socrate - De telle sorte, Euthyphron, qu’étant prié par moi de définir ce qui est
pieux, il semble bien que tu ne veuilles pas m’en révéler la vraie nature <ousian>, et que tu
t’en tiennes à un simple accident : à savoir, qu’il arrive à ce qui est pieux d’être aimé par tous
les dieux. Quant à l’essence même de la chose <o ti de on>, tu n’en as rien dit jusqu’ici. Cesse
donc, si tu le veux bien de dissimuler, et, revenant au point de départ, dis-moi en quoi consiste
proprement ce qui est pieux, sans plus chercher si cela est aimé des dieux ou susceptible de
quelque autre modalité. Ce n’est pas là-dessus que nous discuterons. Applique-toi seulement à
me faire comprendre la nature propre de ce qui est pieux et de ce qui est impie.
Euthyphron - En vérité, Socrate, je ne sais plus te dire ce que je pense. Toutes nos
propositions semblent tourner autour de nous et pas une ne veut reste en place.
Socrate - C’est-à-dire, Euthyphron, que tes affirmations semblent être autant d’œuvres
de Dédale, notre ancêtre » (11b-c).
Au contraire, le langage signifie quelque chose, dès lors qu’on pose l’ousia en mesure
du langage, parce que l’ousia ou l’être de chaque chose ne varie pas selon chaque individu
Voir Cratyle, 385e-387a :
« Socrate. - Or çà, voyons un peu, Hermogène. Crois-tu qu’il en soit ainsi des êtres
<onta> eux-mêmes, et que leur essence <ousia> varie avec chaque individu ? - C’était la
thèse de Protagoras, quand il déclarait que l’homme “est la mesure de toutes choses”, voulant
dire sans doute que telles les choses me paraissent, telles elles me sont, et que telles elles te
paraissent, telles te sont - ou bien te semblent-ils par eux-même avoir dans leur essence une
certaine permanence ?
(…)
Socrate. - Par conséquent, s’il n’est pas vrai que toutes choses soient pareillement à
tous à la fois et toujours, ni que chacune soit propre à chacun, il est clair que les choses ont
par elles-mêmes un certain être permanent, qui n’est ni relatif à nous ni dépendant de nous.
Elles ne se laissent pas entrainer çà et là au gré de notre imagination ; mais elles existent par
elles-mêmes, selon leur être propre et conformément à leur nature <ousian> ».
Ricœur a ainsi raison de voir dans le réalisme des significations, la racine du réalisme
des essences ou des Idées (Etre, essence et substance chez Platon et Aristote, p. 11). Le
langage est premier pour nous ; mais l’essence, la présence de l’être de la chose dan sa vérité
en soi et pour l’âme <idea>, est première en soi, antérieure par nature. Cela signifie que le
problème de l’essence et de l’idée ne se forme pas chez Platon avec sa réflexion sur les
mathématiques, mais avec le problème du langage.
A partir de là on peut saisir l’originalité et les faiblesses du platonisme, c'est-à-dire du
réalisme des Formes :
1) le langage, malgré tout, s’il ne fait qu’imiter l’essence, est un instrument imparfait
de la connaissance. L’idée domine le langage ; le mot n’est pas l’essence. La réalité vraie est
l’idée pure. C’est pourquoi tout se passe comme s’il fallait sauter par dessus le langage pour
saisir les réalités en soi par elles-mêmes. Le langage participe encore du sensible. Comme dit
encore Ricœur : « Cette voie c’est le trajet de la caverne : la première ombre, c’est le mot.
Parce que Platon est parti du langage, toute sa philosophie de l’essence en est marquée. Le
sens préexiste au mot ; le sens est ainsi la première préexistence, la première transcendance de
l’être à l’apparaître» (id.). Au delà du logos sur les essences, il y a la noèsis, la contemplation
du Bien qui est en même temps fusion avec le principe.
2) ce point de départ linguistique de la philosophie des Idées explique le pluralisme
ontologique du platonisme. L’acte fondamental du langage c’est moins juger que dénommer,
c'est-à-dire viser des choses, discriminer entre les choses et distinguer en elles leur essence
(voir Cratyle 387c-388c). Connaître, on l’a dit c’est définir la nature d’une chose, c'est-à-dire
identifier sa forme. « La conséquence est importante pour toute l’ontologie platonicienne.
L’être est essentiellement discontinu ; il se donne d’emblée dans des réalités multiples, dans
des êtres. (…) L’ontologie platonicienne est une ontologie pluraliste : parce qu’il y a des
mots, il y a des êtres <ta onta> » (id., p. 12). Et, faut-il ajouter, ces êtres correspondent à des
essences distinctes. Autant de mots, autant d’êtres ou d’essences. L’être est pluriel : il y a des
êtres.
Du même coup on voit que le problème du platonisme, dans une seconde réflexion,
consiste à rendre raison de la relation entre les êtres, puisque l’être, s’il est pluriel, n’est pas
tout : chaque être est ce qu’il est, mais il n’est pas les autres êtres. Autrement dit, dans une
ontologie pluraliste des essences, l’être et le non-être s’impliquent et c’est par
l’approfondissement de cette ontologie pluraliste, nécessairement relationnelle, que le
platonisme tente de dépasser les apories du réalisme des essences.
paraît sur son propre fond, dans son identité propre. Ce qui veut dire que ce
n’est pas l’esprit qui rend visible la forme, qui se donne l’idée, mais qu’il
s’ouvre à la connaissance de la chose dans la visibilité de l’idée166.
Ainsi l’hypothèse de l’idée est une hypothèse nécessaire parce que
seule elle permet de fonder objectivement la connaissance. Si connaître c’est
connaître ce qui est, ou inversement si seul l’être est objet de connaissance
(identité, permanence), alors la connaissance a pour objet l’essence des
choses. Or l’idée est exactement ce qui est visé dans la définition de chaque
chose en soi et par soi : l’idée donne à voir l’essence de la chose et c’est dans
cette manifestation, dans cette figure de l’essence par l’idée ou la forme que
consiste la connaissance. Connaître c’est connaître l’essence, c'est-à-dire
s’élever au plan de l’idée.
Ainsi si toute la connaissance ne doit pas se réduire à l’opinion, il faut
que nos idées ne se réduisent pas à nos représentations. Le geste platonicien
consiste à fonder l’objectivité du savoir en niant le caractère subjectif de
l’idée. L’idée ne peut pas être un mode immédiat de l’esprit, un concept, une
représentation de l’âme, sinon elle ne saurait arracher notre connaissance du
devenir du monde sensible où nous existons. Platon radicalise en quelque
sorte l’opposition des deux routes de Parménide. Il y a la voie de l’opinion,
où les idées sont inessentielles et en mouvement ; il y a la voie de la science,
où les Idées sont essentielles et immuables. Il faut que l’idée ne dépende pas
de moi pour que son contenu soit universel et nécessaire, c'est-à-dire
objectif. L’âme trouve refuge dans les Idées pour échapper aux
contradictions du sensible, c'est-à-dire pour fonder la science.
Comme dit Guéroult, « finalement, on peut se demander si toute cette
conversation, malgré ses recours intermittents à des méthodes de
démonstration rigoureuse, n’a pas d’autre objet que de nous faire partager
une croyance, sans jamais nous faire dépasser le noyau de cette espérance
que Socrate nous exprime dès le début [63d] » (p. 471).
Selon Guéroult (art. cit.), Le Phédon mêle, dans ce qui se présente
comme une « méthode d’initiation », faisant correspondre comme toujours
dans le platonisme, degrés d’être et degrés de connaissance, « la fiction et le
raisonnement, le vraisemblable et le vrai, l’espoir et la certitude ou
l’obéissance » (p. 469). L’incantation religieuse se pénètre de raisonnements
plus l’on s’élève dans l’initiation, mais jamais au point que la vérité soit
dépouillée de beauté, d’enchantement. L’objet de la méditation ici c’est un
objet singulier, puisque c’est l’âme. Ce qu’il s’agit de connaître c’est l’âme
elle-même, ce qui n’est possible pour Platon que par une conversion
progressive du regard de l’âme sur elle-même. L’âme est d’abord séparée
166
Voir Heidegger, « La doctrine de Platon sur la vérité », Questions II : « L’effort
propre de la pensée vise cette apparition de l’évidence, qui est accordée dans la clarté d’une
luminosité. Cette apparition ouvre une perspective sur ce comme quoi chaque étant est
présent. Ce que la pensée recherche ici, c’est 1’idea. L’“idée”, est la vue-au-dehors, l’é-
vidence (Aussehen) qui ouvre une perspective (Aussicht) sur la chose présente. L’idea est le
pur fait de briller, au sens où l’on dit que “le soleil brille”. Elle n’est pas sous la dépendance
d’une autre chose qui se trouverait derrière elle et qui la ferait apparaître, elle est elle-même
ce qui paraît, et qui n’a pas d’autre affaire que de paraître, de briller elle-même. L’idea est ce
qui a pouvoir de briller. L’être de l’idée consiste à pouvoir briller, à pouvoir être visible. C’est
cette luminosité de l’idée qui accomplit la présence, c’est-à-dire qui chaque fois rend présent
ce qu’un étant est » (p. 145-146).
- choix du sujet éthique qui s’engage, par son choix même, à changer
sa manière d’être et d’agir – liberté intérieure au choix.
C’est toute la différence entre le choix des hommes au fond de la
caverne qui peuvent préférer telle ou telle ombre qui se profile sur le fond de
la caverne en y demeurant et le choix du prisonnier qui dit « oui » à la
lumière et au savoir et accepte la souffrance qu’implique la conversion de
l’âme ;
3) le cas les plus fréquent c’est le mauvais choix : nous sommes libres
de nos choix mais nous ne savons pas choisir. Donc nous ne manquons pas
de volonté, de telle sorte que nous sommes libres dans nos choix, mais
d’intelligence pour déterminer l’objet qu’il faut préférer. La leçon du mythe,
c’est donc qu’il faut apprendre à penser ou à bien penser, ce qui est peut-être
la même chose, c’est-à-dire à cultiver la philosophie qui enseigne à discerner
la vie bonne et la vie mauvaise, la vertu et le vice. La justice est donc affaire
de connaissance, la morale et la politique, où s’exerce le choix des hommes,
réclament l’exercice de la philosophie. Une vie ne doit pas être jugée pour
elle-même, dans son immédiateté, mais dans son rapport à l’excellence de
l’âme ;
4) mais puisque nous sommes libres du choix, nous sommes
responsables de notre manque de jugement. On retrouve la thèse socratique :
nous ne voulons pas le mal et pourtant nous le faisons, non par malice de la
volonté mais par ignorance : « nul n’est méchant volontairement ». Choisir
mal, ce n’est pas vouloir le mal. C’est vouloir mal, c’est-à-dire sans rectitude
intellectuelle ;
5) nous possédons par le choix le moyen de vivre une existence
autonome, mais le plus souvent nous choisissons par habitude, par passions :
dans la liberté, la détermination du passé se trouve associée. C’est par
paresse, par manque d’éducation, par inintelligence donc que le choix
dépend des inclinations, comme dans le mythe le choix d’une vie future
dépend des vies antérieures. Le choix est libre mais déterminé par des
conditions antécédentes. Même dans cette lumière d’outre-monde, entre la
Terre et le Ciel, se projette l’ombre du passé et avec lui la nécessité : le choix
est-il libre s’il est déterminé par le passé ? L’habitude n’est-elle pas la force
qui entraîne tous nos choix ? Je choisis comme j’ai choisi, comme j’ai
l’habitude de choisir – et si le choix, comme eut pu dire Pascal, n’était
qu’une première habitude oubliée ? Platon fait ici place, dans le cadre du
récit mythique d’un choix intemporel, à la critique rationnelle de toute
théorie de la liberté. Ainsi Kant explique que tout ce qui existe, existe dans
le temps c’est-à-dire que ce qui existe est déterminable dans le temps (par
une position dans le temps). Or tout ce qui se produit dans le temps est
nécessairement conditionné par le passé, de telle sorte qu’on ne peut jamais
être libre. Le passé conditionne le choix et puisqu’il est hors de portée de
mon choix (je ne peux pas choisir mon passé mais je choisis à partir de lui),
il se fige en nécessité. Mon passé est pour moi la nécessité. Et même
davantage, ce n’est pas seulement mon passé, mais « une série infinie
d’événements que je ne puis que continuer d’après un ordre prédéterminé »
qui conditionne mon choix :
« Toute action qui se passe dans un point du temps est nécessairement sous la
condition de ce qui était dans le temps qui a précédé. Or, comme le temps passé n’est
plus en mon pouvoir, toute action que j’accomplis d’après des principes déterminants
qui ne sont pas en mon pouvoir, doit être nécessaire, c’est-à-dire que je ne suis jamais
libre dans le moment où j’agis. Bien plus, quand même je considérerais mon existence
tout entière comme indépendante de toute cause étrangère (par exemple de Dieu), de
telle sorte que les principes déterminants de ma causalité, de toute mon existence
même ne seraient pas en dehors de moi, cela ne changerait pas le moins du monde
cette nécessité naturelle en liberté. Car je suis à tout moment toujours encore soumis à
la nécessité d’être déterminé à agir par ce qui n’est pas en mon pouvoir, et la série
infinie a parte priori des événements que je ne ferais que continuer, d’après un ordre
prédéterminé et que je ne pourrais nulle part commencer moi-même, serait une chaîne
naturelle continue et ma causalité ne serait par conséquent jamais liberté » (Critique
de la raison pratique, « Examen critique de l’analytique »).
« Celui à qui le premier sort était échu, s’avançant aussitôt, choisit la plus
grande tyrannie, et, emporté par l’imprudence, et par une avidité gloutonne, il la prit
sans avoir examiné suffisamment toutes les conséquences de son choix. Il ne vit pas
que son lot le destinait à manger ses propres enfants et à d’autres horreurs ; mais
quand il l’eut examiné à loisir, il se frappa la poitrine et se lamenta d’avoir ainsi
choisi, sans se souvenir des avertissement de l’hiérophante ; car, au lieu de s’accuser
lui-même de ses maux, il s’en prenait à la fortune, aux démons, à tout, plutôt qu’à lui-
même. » (619b-c).
« C’est là, ce semble, cher Glaucon, qu’est le moment critique pour l’homme,
et c’est justement pour cela que chacun de nous doit laisser de côté toute autre étude,
et mettre ses soins à rechercher et à cultiver celle-là seule. Peut-être pourra-t-il
découvrir et reconnaître l’homme qui lui communiquera la capacité et la science de
discerner les bonnes et les mauvaises conditions et de choisir toujours et partout la
meilleure, autant qu’il lui sera possible, en calculant quels effets toutes les qualités …
ont sur la vertu pendant la vie, par leur assemblage et leur séparation. Qu’il apprenne
de lui à prévoir le bien ou le mal que produit tel mélange de beauté avec la pauvreté
ou la richesse et avec telle ou telle disposition de l’âme, et les conséquences qu’auront
en se mélangeant entre elles la naissance illustre ou obscure, la vie privée et les
charges publiques, la vigueur ou la faiblesse… Alors tirant la conclusion de tout cela,
et ne perdant pas de vue la nature de l’âme, il sera capable de choisir entre une vie
mauvaise et une vie bonne, appelant mauvaise celle qui aboutirait à rendre l’âme plus
injuste, et bonne celle qui la rendrait meilleur, sans avoir égard à tout le reste ; car
nous avons vu que, pendant la vie et après la mort, c’est le meilleur choix qu’on
puisse faire. Et il faut bien garder cette opinion dure comme l’acier en descendant
chez Hadès, afin de ne pas se laisser éblouir là-bas non plus par les richesses et les
maux de cette nature, de ne pas se précipiter sur les tyrannies ou autres choix du
même genre, qui causeraient des maux sans nombre et sans remède et nous en feraient
souffrir à nous-mêmes de plus grands encore, mais plutôt de vouloir choisir toujours
parmi les conditions la condition moyenne, de fuir les excès dans les deux sens, et
dans cette vie, autant qu’il est possible, et dans toutes celles qui suivront ; car c’est à
cela qu’est attaché le bonheur de l’homme » (618b-619a)
Bien choisir c’est choisir ce qui est raisonnable. Mais ce qui est
raisonnable est-ce toujours et nécessairement, ce qui est également éloigné
de tout excès ?
6) mais le mythe ajoute une condition supplémentaire et aggravante :
le choix est irréversible, et celui qui choisit mal a mal choisi pour toujours.
Choisir bien ou mal c’est choisir sans retour : aucun choix n’annule un choix
mais ajoute son irréversibilité à l’autre. Alain dans Les idées et les âges, au
chapitre consacré à « Platon », commente ce texte et s’appuie sur lui pour
développer sa thèse d’une liberté qui consiste à continuer et non à
commencer quelque chose de nouveau. Il en tire argument pour montrer que
le choix précède le choix, du moins son exercice réfléchi ; que si nous ne
croyons pas que le choix nous détermine plutôt que nous ne le déterminons
c’est parce que, comme les âmes du mythe, nous sommes oublieux de notre
passé, de sorte que nous vivons plusieurs vies, autant que nous avons faits de
choix ; que donc il est toujours trop tard pour prétendre exercer sa liberté en
toute souveraineté, que nous sommes précédés par nos choix irréfléchis et
que c’est irréversible ; mais que cela ne supprime pas le choix ou la liberté :
ce qui est fait est fait à jamais, mais il reste à faire autrement, à parfaire ce
qui a été fait, bref à continuer mieux ce qui a été mal choisi. La vertu n’est
pas de choisir, mais de rassembler ce qui se donne comme épars dans le
temps, c’est-à-dire d’unifier notre propre existence, ce qui n’est rien d’autre
que penser. Le meilleur du choix, n’est pas dans l’acte de volonté, mais dans
la pensée ; de telle sorte qu’il faut réinscrire dans le temps, pour chaque
instant, ce que le mythe présente comme des choix éternels.
peut recevoir n’importe quelle âme, que donc l’âme ne peut choisir son
corps, mais que l’âme étant l’acte second d’un corps ayant la vie en
puissance, elle est toujours relative au corps qui lui correspond. Donc on ne
saurait voir une âme d’homme s’actualiser dans un corps d’animal. Ensuite,
le choix n’est pas la condition de la liberté, mais la liberté la condition du
choix, c’est-à-dire que l’existence précède le choix et non pas l’inverse.
C’est pourquoi Aristote propose une toute autre conception du choix,
appropriée à la vie humaine ou aux conditions humaines de la vie éthique.
167 Reste qu’on a du mal à saisir où est l’erreur dans le plaisir faux. Sans doute n’est-
elle pas dans l’objet mais dans l’activité de l’âme qui juge mal la réalité de son désir. Mais
alors l’erreur concerne l’opinion et le jugement et non le plaisir même. Le plaisir faux est le
plaisir simplement imaginé, puisque, aussi bien, l’âme peut se représenter un plaisir
indépendamment de l’existence de son objet. Peut-être le plus haut plaisir est-il alors dans la
fiction, ou du moins sans correspondance avec un fait ou un besoin (ni plaisir d’organe au
sens de Freud, quand l’excitation d’une zone érogène trouve son apaisement là où elle se
produit, ni plaisir fonctionnel, comme le plaisir de l’alimentation. Le fantasme est susceptible
par lui-même d’engendrer un plaisir et même, le plaisir ne pouvant trouver sa satisfaction
dans la réalité investit l’imaginaire pour se réaliser (rêve). Ainsi la sublimation du désir est-il
peut-être la source des plaisirs les plus élevés : le refoulement contraint le désir et la force de
la pulsion sexuelle à se diriger vers un nouveau but non sexuel et à viser des objets valorisés
(l’activité artistique, l’investigation intellectuelle). Par là, l’ensemble de la culture serait une
production du désir sublimé, du moins si on introduit l’hypothèse de l’inconscient. La réalité
n’est pas un obstacle au plaisir, si le modèle du plaisir est le plaisir fonctionnel, car alors le
plaisir et le besoin figurent sur la même scène de la réalité : on ne saurait opposer comme
deux principes, le plaisir et la réalité. Il n’en va pas de même, si le plaisir est lié à
l’accomplissement d’un désir inconscient : les deux principes paraissent antagonistes.
Sans doute donc a-t-on affaire à une conception éthique de la vérité. Non pas
nécessairement au sens où le vrai serait une appréciation morale, mais parce que le plaisir,
relevant de la discussion éthique, doit être rapporté à la distinction entre l’utile et le nuisible,
le préférable et son contraire (cf. Teisserenc cité par S. Simha, Le plaisir, p. 106). Ou encore
le plaisir faux est un plaisir qui verse dans la démesure, ce qui le rend inadéquat à son objet :
il s’exagère la source ou l’étendue de la satisfaction. Ou enfin dans une interprétation
phénoménologique, inspirée à Gadamer (L’éthique dialectique de Platon, p. 246sq) par le
concept heideggerien de la vérité : la joie qui se trompe d’objet est encore un plaisir, mais non
un vrai plaisir dont l’intention révélante de la nature de son objet est confirmée
point de vue, le maniérisme (défini par certains comme the stylish style) est
bien la vérité de l’opération de l’art, c’est-à-dire la distanciation du plaisir et
du désir, le désintéressement de la satisfaction par rapport à l’existence de
l’objet de la représentation : la femme est d’autant plus belle que son image
semble idéale ou la rend inaccessible, par les propriétés de l’art, au désir. La
peinture dissocie le voir du désirer : un corps dont la beauté le donne à voir
simplement. L’idéalisation du corps féminin irréalise le désir charnel. Mais il
n’en demeure pas moins, que le plaisir esthétique, en régime figuratif, est un
plaisir impur, qui doit conquérir sur l’immédiateté du désir son autonomie :
n’étant pas immédiatement pur, il n’a aucune chance de le devenir. L’art est
une opération sur le désir et sur les passions : catharsis disait Aristote. Une
manière de déposer ses passions, de mettre à distance la sensibilité du désir,
la faculté de plaisir et de peine de la faculté de désirer.
Ainsi les plaisirs purs sont des plaisirs sensibles mais non corporels :
ils affectent le corps mais ne le mobilise par physiologiquement. C’est
pourquoi à l’exception des odeurs (Platon était connu pour apprécier les
parfums), sont exclus les sensibles qui mettent directement les sens au
contact des objets. Comme l’expliquera Aristote dans le Traité de l’âme, les
saveurs, le goût, le tangible, ont le siège et le milieu de leur sensation dans le
corps (II, 10-11) et sollicitent tout le corps. Ces plaisirs ne peuvent être purs
parce qu’ils sont tous des plaisirs de la restauration du corps et par là
inséparables de la douleur.
Mais les plaisirs purs ne sont pas simplement les plaisirs esthétiques.
Socrate propose d’y ajouter les plaisirs des sciences. Par définition le plaisir
de la connaissance est un plaisir de l’âme. Mais ce n’est pas cet attribut qui
leur vaut d’être distingués, c’est le fait qu’ils ne sont pas « fêlés » de
douleur. Encore faut-il admettre qu’ils ne sont pas précédés ou suivis par la
peine d’un manque. Socrate suggère que l’hypothèse est recevable parce
qu’on n’y trouve pas « une fringale d’apprendre ». L’explication est un peu
embarrassée : même quand on oublie ce que l’on sait, la perte du savoir n’est
pas douloureuse en elle-même mais seulement quand l’oubli prend
conscience de lui-même et du besoin du savoir qu’il dissimule. Quand elle
sait l’âme n’éprouve aucune peine mais un plaisir plein (comme pour la
sensation esthétique) puisque l’âme est comblée par un objet qui n’est pas
plongé dans le devenir ; quand elle ne sait plus du fait de l’oubli, elle
n’éprouve pas le manque de ce qu’elle ne sait plus. On pourrait ajouter, à
l’appui de cette explication, que le défaut de l’ignorance est de ne pas se
savoir elle-même, et son avantage de ne pas ressentir le manque du savoir :
le passage du non-savoir au savoir est vécu comme le passage d’un état
neutre au plaisir. Mais cela revient à négliger la facticité de l’acte
d’apprendre. Apprendre est intermédiaire entre ignorer et savoir. S’il est
évidemment légitime de parler d’un plaisir d’apprendre (acquérir plus de
compétences, mieux maîtriser ses aptitudes…) alors on doit admettre qu’il
est impossible sans genèse : le plaisir d’apprendre consiste à tendre vers le
savoir, à faire que progressivement le savoir prenne la place du non-savoir.
Mais si le plaisir d’apprendre est un devenir, alors toute l’économie de la
théorie platonicienne est compromise. Avec la genèse de l’apprentissage,
c’est le genre de l’illimité qui revient en force et, avec lui, le compagnon de
la douleur, de sorte que les plaisirs faux ou impurs s’imposent définitivement
comme la définition même du plaisir et l’hédonisme triomphe. Ce passage
laisse perplexe tous les commentateurs. Comment Platon peut-il avancer que
savoir n’est pas précédé d’un désir puisque la possibilité même de la
philosophie est attachée à la priorité de l’Eros (cf. Banquet), que toute la
dialectique ascendante est portée par l’amour ardent et l’effort douloureux de
l’âme pour le Bien ? Seul le désir, et donc le manque, peut précisément
endurer la douleur de l’effort à supporter pour sortir de l’aveuglement
confortable de la doxa et, à l’instar du prisonnier de l’allégorie de la caverne,
remonter la pente dure et escarpée de la connaissance de l’intelligible.
Pourtant le rejet du désir des plaisirs intellectuels est confirmé aussitôt
par la différence entre genèse et existence <ousia> qui suit. Le bien consiste
dans l’existence en vue de laquelle il y a genèse. Donc le plaisir-genèse n’est
pas le bien. S’il a sa place dans le genre de l’illimité, cela n’est pas vrai des
plaisirs purs. Si le plaisir est genèse, il n’appartient pas à la catégorie du
bien. Et ceux qui cherchent dans le plaisir la joie d’exister (54c) avouent ne
pouvoir supporter une vie sans besoins, sans souffrances et sans destruction
qui est le contraire indissociable de la genèse : autrement dit, ils déraisonnent
puisque le bien-être pour eux consiste dans ce qui ne parvient jamais à être
et dans le malaise perpétuel.
On voit donc que le point d’achoppement de la valeur éthique du
plaisir est finalement ontologique. Si le bien est dans le devenir, le plaisir
pourra passer pour le souverain bien ; si le bien relève de l’être, soit on
conteste au plaisir toute valeur éthique, soit on réduit la valeur du plaisir à la
classe de certains biens (les plaisirs purs). Et cette alternative de l’être et du
devenir ne se pose pas seulement à la philosophie qui cherche à définir le
plaisir sans adhérer à l’hédonisme (comme chez Platon avec la théorie de la
vie mixte ou comme chez Aristote avec la théorie de l’activité), mais elle
divise l’hédonisme lui-même : contre Aristippe, Epicure définit le véritable
plaisir dans le plaisir au repos.
Et c’est encore en référence à l’être que s’opère la distinction des
sciences. Les sciences qui traitent de ce qui est sont les sciences les plus
exactes, c’est-à-dire les plus vraies et les plus pures, tandis que les sciences
empiriques leurs sont inférieures. Toute cette section sur les sciences (55c-
59c) précède l’analyse finale qui aboutit à la table des valeurs. Elle introduit
une réflexion sur la mesure. Toutes les sciences sont vraies mais non pas
pures : les sciences appliquées, intéressées à l’utilité, sont moins pures que
les sciences théoriques, les mathématiques ou la “théologie”. Ainsi le plaisir
de la science est pur parce qu’il est plaisir du savoir pour le savoir. Le plaisir
intellectuel (ou la joie intellectuelle) est beau (ou la science est agréable par
elle-même) parce qu’il lie l’âme à ce qui objectivement est beau, vrai et bon
en soi tout en la déliant subjectivement de la sphère des besoins : plus une
science est pure, plus le plaisir est pur. Ainsi il est acquis que si pureté et
vérité ne sont pas strictement identiques, elles sont parentes et appartiennent
au même genre d’être (63 e), révélé par l’analyse des sciences théoriques : la
mesure. C’est pourquoi, quand il s’agit de s’imaginer tel un démiurge
composer le meilleur mélange de la vie mixte, de savoir quelle science
associer à quel plaisir, et à quelle réalité accorder l’excellence, il apparaît
que « le plaisir n’est pas le premier bien ni même le second, mais que c’est
sur la mesure, sur le mesuré, sur l’à-propos <to kairon> [ici kairos a la
même extension que to metrion, le mesuré]) et toutes choses pareilles » (66a)
que se fixe la préférence. Viennent ensuite : « la proportion, la beauté, la
1 la mesure
2 la proportion, la beauté, la perfection
3 l’intellect et la sagesse
4 les sciences
5 les plaisirs purs
« Les plaisirs, et, en somme, les plus grands, rien qu’à voir quelqu’un en train
de s’y livrer, nous les découvrons si grotesques ou marqués d’une si extrême
indécence, que nous prenons honte nous-mêmes, nous faisons tous nos efforts pour
dérober et voiler un tel spectacle et ne le confions qu’à la nuit, comme si la lumière du
jour ne devait pas le voir » (66a).