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LA MUSIQUE EXPÉRIMENTALE SELON PIERRE SCHAEFFER.

L’EXPÉRIENCE
PHÉNOMÉNOLOGIQUE À L’ÉPREUVE DU LABORATOIRE

Pauline Nadrigny

Résumé :

Si Pierre Schaeffer est souvent présenté comme l'un des pères de la musique expérimentale
électroacoustique, la définition qu'il propose de cette expression tend à l'isoler. La musique
expérimentale – autre nom de la musique concrète, expression que Schaeffer finit par délaisser –
part de sons complexes et synthétiques, qu'elle se charge d'abord d'écouter et de penser. La musique
expérimentale n'est ici créatrice d'objet que dans la mesure où elle cherche à les entendre autrement
et, par conséquent, à les décrire autrement : elle engage une nouvelle conception du phénomène
sonore. L'expérimentation schaefferienne, avant d'être une fabrique laborantine de sons inouïs,
opère un retour phénoménologique à l'expérience sonore concrète.
En définissant ce que Schaeffer entend sous l'expression « musique expérimentale », depuis
les premières expériences du Studio d'essai, les débats avec ses contemporains dans les années 50,
jusqu'à la rédaction de son Traité des objets musicaux, nous tâcherons de souligner ce rapport
original entre le retour phénoménologique au son même et une pratique musicale en studio qui
cherche à fonder un nouveau solfège. Il s'agira de voir comment la musique expérimentale, dans son
acception schaefferienne, se joue dans une ambiguïté – certainement irrésolue – entre expérience
phénoménologique de l'écoute et expérimentation (comme méthode scientifique) d'un musicien
devenu « luthier des sons ».

Mots-clés : électroacoustique | musique concrète | objet sonore | solfège | Pierre Schaeffer

Biographie : Pauline Nadrigny est agrégée de philosophie et doctorante chargée d'enseignement à


l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, où elle travaille au sein de l'équipe Philosophies
contemporaines (Centre d'Esthétique et de Philosophie de l'Art). Ses recherches portent sur les
musiques contemporaines, en particulier l'électroacoustique, et sur le rapport des théories musicales
à la philosophie de la perception. En contrepoint de ces recherches, elle est également musicienne :
elle a signé un album sur le label indépendant Tsukuboshi et se produit régulièrement en concert.

1
… ce petit corps calcaire creux et spiral appelle autour de soi
quantité de pensées, dont aucune ne s'achève.
(Valéry, 1957 : 907)

Les appareils ne nous servent qu'à entendre


(Schaeffer, 1971 : 59)

De la coquille à l'oreille, également creuse et spirale, il n'y a qu'une analogie fort aisée, que
Pierre Schaeffer, dans les pas de Paul Valéry, n'hésite pas à faire, « de l'endroit à l'envers ».
(Schaeffer, 1944 : 91) Mais si l'une des premières émissions d'expérimentation radiophonique du
père de la futur musique concrète s'intitule « La coquille à planètes », c'est que cette analogie passe
par un moyen terme : la forme du pavillon du haut parleur qui, tout comme le coquillage ramassé à
marée basse, délivre aux auditeurs de la RTF des sons nouveaux. Schaeffer rappelle que l'image de
la radio-coquillage orne alors les affiches dans le métro et que les sons qu'elle « mugit » n'ont rien
de commun avec la « discrétion de l'océan ». L'un des enjeux de ces premières émissions sera dès
lors de rappeler le pavillon et la radiophonie à leur envers intime : « C'est l'oreille, à présent, que
risque de masquer la coquille. C'est l'auditeur, ce méconnu, que délibérément nous négligeons. »
(Schaeffer, 1944 : 93) Cette émission est donc l'occasion d'explorer, en bousculant la familiarité de
sa présence dans les foyers, ce que la radiodiffusion nous apprend du phénomène sonore et de
l'écoute.
Cette séduisante « parabole » de la coquille suffit à anticiper le problème de la musique
expérimentale telle que l'entendra Pierre Schaeffer, environ une décennie plus tard. Valéry,
inspectant son coquillage, se rendait attentif à ce qu'il avait de proprement « inouï ». De même,
l'essor de l'électroacoustique comme de l'électronique place de nombreux chercheurs et musiciens
dans un état d'émerveillement. Les musiques expérimentales de l'après-guerre se constituent en
partie sur une foi fascinée dans le couplage des progrès technique et esthétique. Pourtant, Schaeffer
prend vite conscience du caractère naïf de cette conception de l'expérimentation dont le piège serait,
paradoxalement, une forme de scientisme (un fétichisme de son objet acoustique).

1. Définir la musique expérimentale

Commençons par l'étude d'une publication très révélatrice : le volume de la Revue Musicale
intitulé « Vers une musique expérimentale ». Édité en 1957 sous la direction de Pierre Schaeffer, il
s'agit des actes de la première décade internationale organisée en 1953 par le groupe de recherches
de musique concrète. Bien que le titre de la décade renvoie à un courant précis, d'autres sensibilités
musicales s'expriment à l'occasion de ces conférences : Herbert Eimer du laboratoire de Cologne ou
Vladimir Ussachevsky au sujet de la tape music américaine. Cette diversité des approches sous-
entend que l'on comprend sous le nom de « musique expérimentale » un certain nombre de
démarches pourtant distinctes dont Schaeffer doit donc proposer – c'est là son rôle de directeur
scientifique de l'événement – une liste de caractéristiques partagées (Schaeffer, 1957 : 27)1 :

1. Remise en cause de la notion d'instrument


2. Insuffisance de la notion de note
3. Modification du rapport entre « composition et exécution », « entre auteurs et
instrumentistes »
4. Modification du « contact avec le public ».

Ces quatre points permettent de proposer une définition des musiques expérimentales suffisamment
englobante pour traiter dans la même conférence de ses propres travaux, de Varèse, de Stockhausen,
1
Cette conférence a été rééditée (cf. Schaeffer, 2002 : 173).

2
de Cage. Il est intéressant de comparer ce « cahier des charges » à la liste qu'établit André Abraham
Moles quelques années plus tard (Moles, 1960 : 19), en commentant l'apparition de ces musiques
dites « expérimentales ». Il y ajoute trois points, dans la continuité de la liste précédente :

- « la musique est faite désormais pour être entendue, non pour être exécutée » ;
- « le disque apporte le concept d'une “substantialité” du son » ;
- « le pouvoir créateur qu'offre la machine se combine avec la tendance à en jouer, et à explorer
cette potentialité ».

La manipulation du son fixé ouvre ainsi sur des procédés multiples, qui invitent les compositeurs à
entretenir un nouveau rapport au matériau sonore. Cependant, derrière l'entente de la décade perce
déjà quelques dissensions : le débat final, sous la direction de Boris de Schloezer témoigne ainsi
d'un désaccord révélateur qui oppose Boulez et Schaeffer sur le sujet des œuvres. Là où Boulez ne
conçoit pas de penser l'expérimentation musicale coupée de la perspective créatrice et des œuvres
au sein desquelles les catégories nouvelles prendraient sens, Schaeffer modère l'enthousiasme de ses
interlocuteurs et les rappelle à plus de patience. Face aux compositeurs pressés de créer, Schaeffer
oppose « ceux qui, considèr[e]nt que les objets sonores sont loin d'être dénombrés, classés, trouvés
dans des séances de studio qui peuvent être heureuses ou malheureuses ». (1957 : 128) Suivant cette
perspective, c'est donc à une « longue période de recherches théoriques » (ibid.) qu'invite le
directeur du groupe de musique concrète, qui qualifiera les autres compositeurs présents comme des
« frères ennemis » (Schaeffer, 1973 : 26).
Là réside le cœur de la rupture entre une première définition de la musique expérimentale
par Schaeffer – celle, englobante, de la première décade et qui comprend une multitude de pratiques
musicales de l'après-guerre – et une conception plus personnelle. Loin de se reconnaître dans les
gestes de ses contemporains, la musique expérimentale selon Schaeffer se pensera d'abord comme
une « recherche musicale fondamentale » (1966 : 26), chargée d'étudier les objets sonores que la
manipulation du son fixé lui a fait découvrir, étude impliquant un véritable « réapprentissage de
l'entendre ». C'est cette deuxième définition que Schaeffer développe dans la « Lettre à Albert
Richard » (1957 : IV)2, prologue de l'édition de la Revue Musicale publiée quatre années après cette
rencontre. Car dans les quatre ans d'intervalles qui séparent la première décade de la parution de la
revue, Schaeffer développe un point de vue critique et solitaire :

« Loin d'affirmer une foi aveugle dans les machines nouvelles – électroniques, concrètes ou
à calcul – je demandais qu'on considère du même coup la musique traditionnelle, ses
instruments, ses symboles, son langage. » (ibid.)

Derrière cet intérêt pour le passé – thème fort courant chez Schaeffer – se profile le même souci de
l'auditeur, la prise en compte de ses attitudes perceptives, de son rapport particulier et intentionnel à
la sonorité. Face aux manifestations de la puissance électroacoustique, aux conditions matérielles
dans lesquelles se construit l'expérimentation musicale de l'après-guerre, Schaeffer appelle d'abord
à « une approche honnête du phénomène de l'audition », par « une expérimentation sur divers
publics ». N'hésitant pas à qualifier d' « éthique de l'auditeur » une telle démarche, il ordonne donc
la musique expérimentale à l'expérimentation sur l'écoute. Tout comme Lévi-Strauss critiquait les
« voyages et les explorateurs » (Lévi-Strauss, 1955 : 3), Schaeffer exprime un certain pessimisme à
l'égard du piège des procédés électroacoustiques. Ce pessimisme est sensible dès les premiers
concerts de musique concrète :

« Faut-il […] nous glorifier de nos pouvoirs, celui de graver le temps sur une cire où
s'enregistrent tous les sons du monde, que le monde nous laisse à peine le loisir d'examiner,
2
Cette lettre est également reproduite à la suite de l'article de Schaeffer (cf. Schaeffer, 2002 : 199).

3
que nous explorons dans une hâte de Vandales, et que nous exposons incontinent, non sans
une secrète honte, mais avec le souci apostolique du découvreur de continents ? » (1952 :
71)

La critique porte précisément sur la dimension exploratoire de l'expérimentation musicale : pour


Schaeffer, l'exploration, pour ne pas être erratique, doit avoir pour corollaire une étude qui encadre
et oriente la pratique. En-deçà de la critique des techniques en jeu, c'est donc la nécessité d'un
solfège qui l'oppose aux pratiques expérimentales de ses contemporains, solfège qui naît dans une
interrogation sur l'écoute sonore et musicale.
Cette interrogation le conduit à poser le premier « postulat » de la « musique
expérimentale » ainsi redéfinie : « primauté de l'oreille. » (Schaeffer, 1957 : XI) Par ce postulat, qui
s'oppose à tout « déterminisme musical », il compte mettre au premier plan de la musique
expérimentale l'expérience de l'écoute. S'il affirme donc avoir « singulièrement restreint [s]es
perspectives » durant ces quatre années, il n'en définit pas moins ici les bases d'une recherche
musicale qui aboutira à la publication du Traité des objets musicaux3. La défiance de Schaeffer à
l'égard des musiques expérimentales n'est donc pas une simple défiance à l'égard des machines, ni à
l'égard de la science. Le problème est plutôt celui, trivial, de notre attitude à l'égard de nouvelles
techniques et des capacités d'analyse qu'elles pourvoient. Il n'est donc pas étonnant que ce soit
précisément par le biais du studio et de ses dispositifs que Schaeffer soit conduit à poser les
fondements de son futur solfège, en premier lieu son opposition à toute conception réductionniste
de la perception sonore et a fortiori musicale. Les expériences fameuses de la cloche coupée, du
sillon fermée4, et, plus tard, le travail effectué avec Reibel sur les anamorphoses manifestent une
utilisation des procédés de l'expérimentation scientifique dans une optique qui critique toute
prétention de la physique acoustique à rendre compte de la perception des objets sonores. Ce
paradoxe est clairement affirmé dans le Traité :

« refusant l'approche précédente du phénomène musical, se disant scientifique parce que


fondée sur la physique des sons, rejetons-nous une approche scientifique de la musique ?
Bien au contraire. Nous prétendons qu'une approche scientifique se définit par une méthode
adéquate à son objet. » (Schaeffer, 1966 : 138)

Cette « méthode adéquate », Schaeffer la présentait déjà en 1952 : dans une situation où « la
musique se présente aux plus courageux chercheurs d'aujourd'hui beaucoup plus comme une
recherche scientifique que comme un art d'expression », c'est à un « empirisme des constructions »
(1952 : 138) qu'il s'agirait de s'en remettre. Cet empirisme consiste en un mixte particulier de
protocole scientifique et d'expérience perceptive, dans le cadre d'un studio électroacoustique et non
pas électronique, ce dernier corroborant souvent un traitement réductionniste de la perception
sonore. Le studio électroacoustique est adapté au renversement perceptif exigé par Schaeffer, qui
demande de partir du primat de la perception. C'est ce renversement que Schaeffer commente
lorsqu'il critique, au premier livre du Traité (1966 : 60), la démarche qui fût celle de la musique
concrète. Cette dernière s'est selon lui fourvoyée dans une approche analytique, tombant dans le
même écueil que sa consœur électronique. Au nom de musique concrète, Schaeffer préférera celui
de recherche musicale ou musique expérimentale, expérimentation redéfinie, cependant, en un sens
3
« Si l'on voit bien quelles étaient les séductions d'une conception “scientiste” de la recherche musicale (sentiment de
savoir et de pouvoir sur le son), on voit bien aussi que Schaeffer apportait dans ce domaine le clivage et le doute en
assénant des vérités telles que celles-ci : le son perçu n'est pas le signal physique, la musique n'est pas l'acoustique,
elle n'est pas structure absolue mais résultat d'une relation entre sujet et objet, etc. » (Chion & Reibel, 1976 : 20)
4
Rappelons que l'expérience de la cloche coupée conduit Schaeffer à conclure que le phénomène d'attaque est
constitutif du timbre de certains sons : ainsi, « le “sillon fermé” et la “cloche coupée” sont les deux “expériences de
rupture” qui furent à l'origine de la musique concrète et de certaines découvertes du solfège expérimental. » (Chion,
1995 : 20)

4
ouvertement spéculatif, par rapport aux travaux de l'après-guerre5.
L'expérimentation scientifique permet donc d'encadrer ce qui s'est d'abord présenté comme
une expérience d'écoute. Décrivant dans ses journaux l'expérience de la cloche coupée (Schaeffer,
1952 : 15), l'auteur se rend attentif au caractère pourtant banal d'une telle expérience. Pour que
celle-ci se « révèle » dans son caractère crucial, il est nécessaire d'être dans la situation du studio
qui l'encadre, et ce en plusieurs sens : elle découpe l'expérience sur le fond des gestes et des
événements sonores, elle lui permet d'être répétée dans une procédure déterminée. Cet encadrement
conduit à une « généralisation » de l'expérience : si c'est « l'entêtement » qui permet à Schaeffer de
révéler les potentialités théoriques d'une simple expérience faite « au hasard » sur un son de cloche,
c'est bien le cadre du studio qui permet à cet entêtement de se réaliser, par la répétition contrôlée du
phénomène. La défiance de Schaeffer à l'égard du scientisme attaché à la musique expérimentale ne
l'a donc pas conduit loin de l'expérimentation en studio, « bien au contraire », puisque c'est elle qui
se trouve au fondement du renversement perceptif.

2. Le solfège expérimental

C'est sur la base d'un tel renversement que se fonde le Traité des objets musicaux de 1966,
qui entend se placer dans un champ intermédiaire entre deux attitudes en défaut ou en excès. La
première est celle du réductionnisme qui cherche à mettre en évidence une corrélation entre le
niveau acoustique et le niveau perceptif élémentaire (cf. Annexe 1). La deuxième démarche, qui
pèche par excès, consiste à projeter sur le phénomène sonore le prisme déjà complexe de notre
système musical. C'est le propre de l'acoustique musicale, qui, dans le sillage de Helmholtz,
envisage le son dans la perspective de la fréquence. Renvoyant dos à dos le « défaut » comme
l'« excès » de ces deux démarches, Schaeffer appelle de ses vœux une « expérimentation
raisonnable » :

« Entre les sensations, qui ne sont qu'un état “instable”, artificiel de la conscience, et les
émotions esthétiques, déjà inaccessibles et trop compliquées, n'y a-t-il pas un champ
expérimental de la perception spécifiquement musicale, où seraient convenablement
confrontées l'incitation due à un signal extérieur et la conscience d'une signification
musicale ? » (Schaeffer, 1966 : 138)

La question est bien sûr rhétorique et c'est tout le programme du Traité des objets musicaux que de
défricher un tel champ, de lui donner ses bornes et d'en tracer les premiers sillons. Ce champ
expérimental s'organise « au niveau de l'objet », et ne prétend aborder le phénomène sonore qu'à
travers le prisme de son écoute. « Comment écoute-t-on ? » est la question fondamentale de la
démarche expérimentale schaefferienne (cf. Annexe 2), qui a pour autre nom « acoulogie ». La
fameuse théorie des quatre écoutes (ouïr-entendre/écouter-comprendre) est l'une des premières
étapes de cette étude. Elle distingue des attitudes perceptives globales, du concret à l'abstrait, de
l'objectif au subjectif. Ces attitudes, entre lesquelles notre écoute oscille sans cesse, constituent des
objets sonores et musicaux distincts, selon que l'on vise dans le son autre chose que lui-même ou
que l'on se concentre sur ses propriétés internes (cf. Annexe 3).
Loin de s'arrêter à la détermination des principales visées intentionnelles, Schaeffer entend
proposer un véritable solfège de l'objet sonore et musical, qui tente de répondre à une question
difficile : en l'absence de structure de référence (celles du solfège traditionnel), comment penser des
unités musicales pertinentes ? Conscient du passage difficile entre le sonore et le musical, Schaeffer

5
« L'esprit “expérimental” spécifique de ces organismes, particulièrement en Europe, put aisément conduire à des
expériences à caractère non commercial, qui exigent, dès qu'elles atteignent un certain stade, une somme appréciable
d'esprit spéculatif. » (Moles, 1960 : 19) L'auteur parle du Centre d'études radiophoniques à Paris, du studio de
musique électronique de la Westdeutscher Rundfunk à Cologne, du Studio di Fonologia Musicale à Milan...

5
propose de suivre la « logique du matériau » (Schaeffer, 1966 : 628). La logique en question n'est
pas celle de la physique acoustique : l'objet sonore est un objet perceptif, et Schaeffer se défie de
tout naturalisme. Il s'agit de partir du champ perceptif lui-même, dont on tente d'opérer la
cartographie. Mais comment déterminer les critères psychologiques de la perception des objets
sonores et musicaux ? Schaeffer témoigne d'une attitude apparemment paradoxale : un souci
d'intégrer la méthode expérimentale à une approche phénoménologique des objets sonores et
musicaux. Ici réside l'originalité de la démarche schaefferienne. Privilégiant l'ouïr et l'entendre,
c'est-à-dire une visée du son « pour lui-même », dans une écoute réduite induite par la situation
acousmatique, Schaeffer souhaite opérer un « retour au son même ». Les procédés
électroacoustiques mettent le musicien expérimental sur la voie de la phénoménologie :

« Pendant des années, nous avons fait de la phénoménologie sans le savoir. C’est seulement
après coup que nous avons reconnu, cernée par Edmund Husserl avec une exigence héroïque
de précision à laquelle nous sommes loin de prétendre, une conception théorique de l’objet
que postulait notre recherche. » (Schaeffer, 1966 : 262)

Il est certainement problématique d'affirmer « faire de la phénoménologie sans le savoir ». Mais


avant de nous pencher sur cette affirmation, étudions la manière dont la démarche expérimentale
s'emploie à appliquer les grands principes de la méthode phénoménologique à l'étude de l'écoute.
Déjà en 1957, Schaeffer proposait une méthode pour la recherche expérimentale. Son postulat
(« primauté de l'oreille ») constituait le cœur d'une axiomatique dont le déploiement était suspendu
à une méthode elle-même énoncée en cinq règles 6 (Schaeffer, 1957 : XIII) : la première était
« apprendre un nouveau solfège ». Dix ans plus tard, le Traité appliquera le même programme, dans
une perspective cette fois phénoménologique. Le réapprentissage de l'écoute est alors conçu par
Schaeffer comme dépendant d'une application de l'épochè à la perception sonore. À partir d'une
situation acousmatique, l'auditeur doit s'efforcer de viser le son en une écoute réduite : plus que la
rupture de facto avec le contexte de l'audition, une telle écoute est un acte psychologique radical.
Elle se veut une suspension de notre jugement au sujet de l'existence de la cause du son.

« Il y a objet sonore lorsque j’ai accompli, à la fois matériellement et spirituellement, une


réduction plus rigoureuse encore que la réduction acousmatique : non seulement, je m’en
tiens aux renseignements fournis par mon oreille (matériellement, le voile de Pythagore
suffirait à m’y obliger) ; mais ces renseignements ne concernent plus que l’événement
sonore lui-même. » (Schaeffer, 1966 : 268)

La création et la manipulation des objets sonores seront dès lors l'occasion d'autant « d'exercices de
rupture ». Le premier et le plus simple est la répétition du son (sillon fermé puis boucle) qui permet
de faire surgir les variations de l'écoute elle-même : « regardé, fixé par l'objet », le sujet se découvre
« fluctuant, différent d'avec soi ». (Schaeffer, 2002 : 126) Ces exercices, dont le but est de détacher
l'auditeur des visées causales, contextuelles, musicales (ces trois termes pouvant se recouper),
engagent un aller-retour entre manipulation du son et écoute attentive, va-et-vient entre le faire et
l'entendre que Schaeffer rapproche de l'apprentissage instrumental traditionnel. « Travaille ton
instrument »7, demandait à ses élèves le père de Schaeffer, violoniste. Son fils retient la leçon, mais
l'instrument est à présent l'oreille elle-même. Si l'écoute réduite se veut retour aux sons mêmes, elle
prend donc ses distances vis-à-vis de l'expérience sonore spontanée (dans l'écoute dite naturelle, le
son n'est pas visé pour lui-même). L'application du concept de réduction à l'écoute est donc ce qui
6
1. « Apprendre un nouveau solfège », 2. « Créer des objets sonores » : la musique expérimentale se construit dans
un aller-retour incessant entre le faire et l'entendre 3. « Modeler des objets musicaux » : la manipulation du son fait
surgir les critères fondamentaux du solfège. 4. « Réaliser des études » : elles permettent de généraliser l'expérience.
5. « Le travail et le temps » : c'est l'invitation, déjà énoncée dans le débat de 1953, à la patience et à l'étude.
7
Cette injonction figure en exergue du Traité des objets musicaux.

6
fait passer du champ de la simple expérience à celui de l'expérimentation.
Dans ce processus d'expérimentation phénoménologique, le dispositif technique du studio est
le moyen d'une étude et non d'une esthétique. Le solfège expérimental n'est pas encore de la
musique : il en est l'étude préliminaire. Or (4ème règle) la méthode schaefferienne préconise
justement d'effectuer des études qui permettent de généraliser les résultats des expériences d'écoute.
On pense spontanément aux premiers travaux de Schaeffer, par exemple L'Étude aux chemins de
fer, qui utilise la répétition pour faire émerger du bruit initial les potentialités musicales. Mais le rôle
des études a changé. Les études dites « aux objets » étaient créées dans une perspective musicale,
comme en témoignent les journaux de Schaeffer. Le « Solfège de l'objet sonore », disque qui
accompagne le Traité, n'a plus une telle vocation. Les différentes plages qui le composent
s'ordonnent à des thèmes de réflexions. Elles illustrent des thèses, participent à des démonstrations
et à la mise en évidence des principaux critères du solfège. La création sonore s'inscrit dans le cadre
de la recherche expérimentale et n'est plus l'application esthétique de cette dernière. Schaeffer
renonce donc à l'ambiguïté de l'étude au sens traditionnel (entre musique et exercice pour une
meilleure maîtrise instrumentale). Une telle ambiguïté n'est possible que dans le cadre d'un solfège
déjà cristallisé. Or, s'exclame Schaeffer, « dans un domaine expérimental, combien d'inconnues à la
fois !... » (Schaeffer, 1966 : 489)8
Va-et-vient entre le faire et l'entendre, entre la manipulation et la généralisation du résultat par
la publication d'études : la musique expérimentale mime donc, tout en se fondant sur un postulat
phénoménologique, la démarche expérimentale scientifique9. Et elle vise, comme résultat, une
classification des objet sonores sur un modèle inspiré, non pas de la classification chimique mais de
la botanique (les concepts de morphologie et de Gestalt y sont d'ailleurs centraux – en un sens
certes problématique). Schaeffer a l'ambition « de constituer un grand répertoire descriptif d'une
portée générale ». (Robert, 1999 : 270) Sans entrer dans le détail de cette vaste entreprise 10, notons
son principal écueil : une telle classification n'a de sens que dans la mesure où elle conduit à la
synthèse d'objets musicaux. Les descriptions de Schaeffer fonctionnent selon le principe
« gestaltiste » de la bonne forme. Or on conçoit aisément que ce qui est équilibré en terme de
sonorité n'est pas forcément convenable dans une perspective musicale. Le problème réside donc
dans la démarche même du Traité, qui part du bas (niveau élémentaire de la typo-morphologie) pour
arriver en haut (objet musical), là où tout solfège ne se constitue que comme la description d'un
système musical déjà existant. Schaeffer est conscient que « quand le sonore précède le musical,
rien ne va plus » (Schaeffer, 1966 : 33). Cette impasse nous conduit à interroger plus avant le
rapport qu'entretient le solfège expérimental à la phénoménologie.

3. L'apport problématique de la phénoménologie : quelle expérience ?

Décrivant la démarche expérimentale selon Schaeffer, nous avons en effet été marqués par
l'ambiguïté constante d'une recherche qui, s'effectuant en studio et dans la méthode de
l'expérimentation scientifique, n'en repose pas moins sur des « postulats » phénoménologiques
assumés. L'impossible passage du sonore au musical sur la base de la seule description typo-
morphologique n'est-elle pas le symptôme de cette ambiguïté ? « Longtemps, nous avons fait de la
phénoménologie sans le savoir », affirme Schaeffer au Livre IV de son Traité. Les thèses de Husserl
et de Merleau-Ponty11, convoquées ponctuellement au cours de l'ouvrage, jouent ainsi le rôle de
8
Les études du Trièdre fertile renoueront, dans les années 70, avec une approche plus ouvertement musicale (ces
pièces sont d'ailleurs une forme de repentir, puisque qu'elles ne sont composées qu'à base de sons de synthèses, en
partant du trièdre de référence temps/hauteur/durée thématisé avec André Abraham Moles).
9
Cette imitation fonctionne jusque dans l'organisation collective de la recherche (Kaltenecker & Le Bail, 2012 : 190-
200).
10
Pour avoir une vue d'ensemble de ce solfège, on se reportera au tableau récapitulatif (cf. Annexe 4).
11
Schaeffer se réfère en priorité aux Ideen et aux Méditations cartésiennes de Husserl, ainsi qu'à à la Phénoménologie
de la perception de Merleau-Ponty (notamment l'introduction). Il est évident que ces références sont convoquées de

7
postulats que l'on découvre a posteriori : premières dans l'ordre de la connaissance, elles sont
cependant secondes dans l'ordre de la découverte. Cette expérience en studio, durant laquelle on
ignore encore le lien entre acousmatique et retour phénoménologique aux choses mêmes, n'est pas
un temps perdu. Bien au contraire, Schaeffer, reprenant l'image de la conversion religieuse, assimile
ces années de pratique à un vécu qui donnera une véritable consistance aux concepts et aux thèses
de la phénoménologie :

« Averti ou non, le lecteur qui a entendu parler de phénoménologie ne l'a pas forcément
vécue : on ne devient pas phénoménologue en lisant Husserl pour préparer un examen. Tout
comme on se convertit, plutôt tard que tôt, à des notions dont on avait pris connaissance
dans sa jeunesse sans aucunement les comprendre, on peut découvrir ici, ou manquer
complètement, le témoignage qui est offert. C'est ici, évidemment, que le discours échoue :
on ne raconte pas une expérience. » (1972 : 23)

La part de vécu que l'expérience musicale apporte aux théories de la perception est donc essentielle
pour Schaeffer, position corollaire de son refus des musiques dites a priori qui conçoivent
l'expression musicale comme une application du concept à l'expérience. Mais si l'expérience donne
ici une chair aux concepts de Husserl, encore faut-il se demander de quelle expérience s'agit-il. Loin
d'être celle de l'audition ordinaire, celle-là même à laquelle Husserl se réfère dans des pages
fameuses des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps en parlant des
coups d'horloge par exemple, c'est à l'expérience acousmatique de l'objet sonore que Schaeffer
pense ici. Une telle expérience, passée au filtre de l'expérimentation, a subi une abstraction radicale.
Donner une armature conceptuelle philosophique à une expérience musicale qui s'épanouit au sein
du studio n'est pas anodin. Un fossé se creuse entre les postulats phénoménologiques du livre IV et
la démarche même de Schaeffer, démarche non pas physicaliste mais « de physicien », parce
qu'opérant par le biais d'outils qui conduisent à une analyse. Jean Molino souligne ainsi que l'écoute
réduite « est en contradiction absolue avec l’inspiration fondatrice de la phénoménologie, qui vise
non à décrire les propriétés sensibles d’un objet du monde mais à en comprendre la genèse. 12 » (cité
par Gallet, 2002 : 58) C'est finalement le statut même de l'expérience sonore qui prête ici à
confusion : le retour au perçu est, paradoxalement, une abstraction que l'expérimentation en studio
permettait d'effectuer. Mais n'est-ce pas se méprendre sur le rôle phénoménologique de l'épochè,
qui, dans son interprétation schaefferienne, consiste à littéralement couper le phénomène sonore des
« conduites perceptives intentionnelles et globales » (Solomos, 1999 : 91).
Pour autant, ces critiques peuvent manquer la subtilité d'une approche qui, ponctuellement,
fait de nouveau place à ces expériences auditives plus familières, et les utilise pour relancer
l'expérimentation lorsqu'elle s'engage dans une impasse. Échouant à constituer un solfège sur la
base des seuls critères perceptifs de bonne forme, Schaeffer sollicite une écoute dite « musicale »
qui prête ses critères à la musique expérimentale par « généralisation » (Schaeffer, 1973 : 38). Le
solfège des objets musicaux se construit en effet en englobant les critères musicaux traditionnels,
dont il rend compte à une échelle plus vaste, où leur rôle n'est plus cardinal (par exemple, la note
devient une certaine relation des critères de masse et de facture). Cette généralisation a également
un sens méthodologique : les critères musicaux traditionnels ont servi de pistes de départ qu'il a

manière ponctuelle et sans commentaires précis de la part de l'auteur. Nous renvoyons sur ce point aux remarques de
Martin Kaltenecker sur l'usage de « seconde main » des références phénoménologiques au sein du chapitre IV du
Traité (Kaltenecker & Le Bail, 2012 : 194). Cependant, le reproche de Jean-Jaques Nattiez, accusant l'auteur de faire
du « délayage pseudo-philosophique », semble exagéré (1976 : 10).
12
Néanmoins, je ne partage pas le jugement de Bastien Gallet, qui estime que « [l]à où Husserl entreprend de
suspendre phénoménologiquement la thèse de l’existence du monde afin de mettre en évidence le sens de sa
transcendance (une réduction non à l’objet mais aux actes constituants de la conscience), Schaeffer ne fait que
modifier techniquement notre rapport au monde. » (2002 : 59) C'est oublier la distinction explicite faite par
Schaeffer entre l'acousmatique (situation factuelle) et l'écoute réduite (acte de la part de l'auditeur).

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fallu élargir, pour y faire circuler des objets musicaux non traditionnels. L'écoute musicienne et
innovante, requise dans le solfège expérimental, entretient un rapport dialogique avec l'écoute
musicale, qui se réfère à des acquis musicaux hérités. C'est dans la collaboration de ces deux
écoutes que la constitution d'une musique expérimentale est possible. L'expérience d'écoute
spontanée, que la classification expérimentale semblait rejeter, refait ici surface. Loin d'être
simplement évacuée, elle émerge comme un fil conducteur de l'expérimentation, fil que l'on délaisse
souvent mais que le chercheur en mal de critères pertinents peut toujours ressaisir pour s'orienter.
Car, empruntant à l'expérimentation scientifique sa méthode, l'expérimentation musicale ne peut –
comme toute expérimentation – totalement s'abstraire de l'expérience contre laquelle on estime trop
rapidement qu'elle se construit13.
Le recours à l'écoute musicale donne donc une assise au solfège expérimental. Ce dernier
n'en reste pas moins, selon son auteur, fort loin d'être abouti, d'abord car la musique expérimentale
s'adresse à un public lui-même expérimental (Schaeffer, 1952 : 199), qui doit apprendre à entendre
autrement. La question de son enseignement est également problématique, le solfège étant lui-même
en constitution. La musique expérimentale propose donc une esquisse, et non une théorie aboutie.
Schaeffer l'assume, clôturant son Traité par cette citation de Heidegger (Le principe de raison) :
« Plus riche est dans cet ouvrage, l'impensé, c'est-à-dire ce qui à travers cet ouvrage et par lui seul,
vient vers nous comme jamais encore pensé. » Ou encore dans sa postface au Traité : « Où veux-je
donc en venir ? Au début du chemin, seulement. » (1969 : 212)
La conception schaefferienne de l'expérimentation est assurément isolée dans le paysage
musical de l'après-guerre. Par son souci de contrôle de l'expérience, son désir de solfège, elle
témoigne un net refus de pratiques musicales aussi bien erratiques qu'aléatoires. Cependant, par son
oscillation entre pratique laborantine et thèse philosophique 14, ne traduit-elle pas cependant une
problématique transversale à ce même paysage, celle d'une esthétique oscillant elle-même entre ses
conditions de production et les conceptions plus théoriques auxquelles elle s'adosse ? Non que cette
tension soit forcément contradictoire. Chez Cage, si critiqué par l'auteur du Traité, ne trouve-t-on
pas une dualité non résorbée entre ce qui relève des conditions de possibilité du matériau factuel
(piano, bande, papier, conques...) et une conception de l'expérience qui ne cache pas ses impulsions
philosophiques et spirituelles ? Ce bricolage constant – un bricolage qui articule des manipulations
et des écoutes à des positions théoriques, et non simplement un bricolage interne aux pratiques du
studio – fait du projet schaefferien quelque chose d'autre qu'une définition volontariste et arbitraire
de la musique expérimentale. Celle-ci se définit tout à la fois dans ses conditions matérielles
(organologique, laborantine) et des définitions plus ou moins explicites de la notion d'expérience
musicale. Cette irrésolution permet de reconduire la spécificité de son projet, certes ancré sur le
plan théorique d'un solfège, à un ensemble de gestes musiciens, voire de paroles musiciennes de ses
contemporains. C'est également là que se constitue l'héritage laissé par le fondateur du GRM : non
pas seulement des appareils (le phonogène) ou des études (noires, violettes, aux casseroles et aux
locomotives), mais une irrésolution qui consiste à ne clore l'expérimentation musicale ni sur ses
conditions de production ni sur une position esthétique de surplomb. On comprend donc que, dans
le sillage de Schaeffer, se placent aussi bien des tenants de l'orthodoxie acousmatique (Bayle) que
des figures qui portent la musique expérimentale au-delà du studio, en la recontextualisant (Ferrari).

4. Du solfège expérimental à la musique même : une poétique du sonore

Mais en quoi la musique expérimentale selon Pierre Schaeffer est-elle encore une musique ?
La question est abrupte, mais il convient de la poser franchement en prenant conscience que là

13
« Le mouvement de résorption du perçu dans l’expérimental ne peut […] être pensé jusqu’au bout, puisque le perçu
continue d’être le repère existentiel de l’activité scientifique. » (Ricœur, 1955 : 168)
14
Voire spirituelle : la conception schaefferienne de l'expérience, outre son ancrage phénoménologique doit également
à une influence de thèmes chrétiens (l'écoute réduite comme oraison) voire spiritualistes (cf. Kaltenecker, 2010).

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réside le cœur des critiques adressées à ce projet, jusque chez ses héritiers les plus proches. . On
trouvera les sources de cette séparation entre la recherche musicale et « la musique même » dès le
début des années 1950, dans ces « adieux à la musique concrète » proférés par l'auteur à la fin du
recueil de ses premiers journaux. Revenant sur le rapport entre création et théorie, Schaeffer
reconnaît qu'être au studio et devant la page sont deux situations fort différentes. « Dès lors que je
me suis mis à écrire » avoue-t-il, « je n'étais déjà plus cet homme qui inventait des appareils, qui
manipulait des sons ». (Schaeffer, 1952 : 196) C'est aussi cet aveu qui conduit Schaeffer à renoncer
à la création musicale. Mais, par là même, l'esquisse trouve sa valeur proprement créatrice dans le
projet schaefferien. « J'inventais des pensées, je manipulais des mots » (ibid.) : la création musicale
devient création théorique et lexicale. Qu'est-ce en effet que le solfège des objets sonores sinon une
vaste tentative de nomination ? Grain pur, grain mixte, couleur et épaisseur du grain, timbre creux
ou plein, rond ou pointu, cuivré ou mat, nœud, frange, trame, torculus, clivis, porrectus... : l'auteur
invente un vocabulaire via des sources esthésiques diverses (visuelles, tactiles), emprunte au
vocabulaire d'un passé musical révolu, etc.
Renonçant à l'œuvre musicale, Schaeffer se pense donc en écrivain 15, la musique
expérimentale trouvant paradoxalement sa résonance artistique dans une poétique du sonore. Ce
travail d'invention – voire « d'inventaire » (Nattiez, 1976 : 16) – n'est pas sans rapprocher le projet
schaefferien des écrits de Ponge, qui lui aussi « tourne autour » de son objet (Chion, 2002 : 60 ), le
déploie dans tous ses états et en produit une logoscopie16. Cette poétique du sonore, inspirée à ses
première heures par l'auteur des Variétés, se rapproche avec les années du « partiprisme » pongien,
comme en témoignent les dernières pages du Traité. Dans un paragraphe intitulé « le sens des
mots », Schaeffer revient sur la conception pongienne du langage comme « signe palpable », et son
itinéraire vers « l'onomatopée originelle », par un emploi des mots « attentif et docile ». Nul
pédantisme dans les termes employés : « Aucun néologisme, haine de Diafoirus, plutôt un appel à
l'imagination concrète, tactile, artisanale. » (Nattiez, 1976 : 16). Si ce que l'on recherche est un
langage des choses – cette logique du matériau sur laquelle le solfège expérimental entend se fonder
– reste dès lors à dire ce solfège : ici la démarche de Ponge, peut-être dans sa connexion avec la
tradition phénoménologique17, sert de référence à l'auteur du Traité qui, s'il a affaire à des sons, n'en
doit pas moins les nommer. Tout comme chez Ponge dont les mots, selon Sarte, « déshumanisent »
les choses en en glaçant le « vernis de signification utilitaire » (1947 : 237), le solfège expérimental
décontextualise un vocabulaire commun ou technique.
Mais il ne s'agit pas seulement de nommer : il faut aussi classer, voire cartographier ce
champ perceptif où se placent les objets sonores comme autant de bonne formes possibles. D'où
l'utilisation récurrente du tableau et du schéma dans le Traité. Loin d'être une modélisation des lois
de constances ou de simples tableaux à double entrée, ces figures mêlent rigueur formelle et termes
évocateurs dans une sophistication souvent ludique : jeu de flèches et de contours, de courbes et de
segments, imbrications de figures, etc. (cf. Annexe 5). Parlant ainsi d' « écriture-ramification »,
Bayle relève une forme de redoublement de l'expérimentation schaefferienne, qui prolonge
l'exploration du matériau sonore par celle du matériau écrit (lexical ou schématique). Allons plus
loin, en disant que l'expérimentation musicale ne fait pas que se prolonger dans une poétique : elle
s'y donne en miroir, comme un imaginaire scientifique. À nouveau, par delà les ruptures théoriques,
Schaeffer retrouve sur ce point ses contemporains : il y a dans le Traité une forme de performativité
de l'écriture, qui participe pleinement de la musique expérimentale en tant qu'elle se pense et qu'elle
se raconte, en des textes qui participent de sa positivité artistique.

15
N'oublions pas que Schaeffer, parallèlement à la recherche musicale et à l'institution, a toujours mené une activité
littéraire, depuis Clotaire Nicole et Tobie à la fin des années 30 jusqu'aux années 80, avec Excusez-moi je meurs, ou
Prélude, choral et fugue. Il tenait également un journal partiellement publié.
16
Nous empruntons ce terme à Jean-François Courtine (« “Que la vérité aujourd'hui soit verte” : métalogique et
logoscopie chez F. Ponge. », conférence donnée aux Archives Husserl le 04 février 2012)
17
Nous renvoyons aux lectures multiples de l'œuvre de Ponge, de Sartre à Maldiney, en passant par Merleau-Ponty.

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