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THÉORIE ET PRATIQUE DE L’ÉVALUATION D’ENTREPRISE

80 TECHNIQUES ET RECHERCHE FRANCK BANCEL USHA R. MITTOO


AUTEURS

Théorie et pratique de
FRANCK BANCEL
EST PROFESSEUR
DE FINANCE À ESCP
EUROPE ET MEMBRE

l’évaluation d’entreprise1
DU LABEX RÉFI.
Il a publié plusieurs ouvrages
et articles dans des revues
académiques et professionnelles
Évaluer une entreprise est un exercice complexe. Certes, depuis les travaux de Modigliani (Financial Management,
European Financial Management
et Miller (1958) et le développement du CAPM par Sharpe, Lintner et Mossin au début des Journal, Journal of Applied
Corporate Finance, etc.). Franck
années soixante, les progrès de la théorie financière ont permis l’élaboration de modèles et Bancel a été doyen associé à
d’outils qui sont aujourd’hui utilisés quotidiennement par les évaluateurs. Pourtant, malgré des la recherche d’ESCP Europe et
directeur du programme PhD.
efforts considérables, la mise en œuvre des modèles standards d’évaluation pose toujours de
nombreuses questions aux professionnels. Par exemple, l’estimation des paramètres nécessaires
au calcul du WACC ou la détermination des valeurs terminales repose sur de nombreuses
hypothèses qui limitent les conditions de leur mise en œuvre.

d epuis une quin-


zaine d’années, plu-
sieurs enquêtes se
sont intéressées aux
décisions financières (Graham et
Harvey (2001), Bancel et Mittoo
(2004), etc.) mais aucune étude n’a
WHAT ARE THE TOOLS
AND THEORETICAL
MODELS MOBILIZED
BY EXPERTS?
During the last 30 years, financial
theory has elaborated a robust
européennes regroupant des experts
en évaluation dans différents métiers
(banque d’affaires, analyse finan-
cière, gestion de portefeuille, etc.)
ont accepté de participer à cette
étude (sociétés européennes du CFA
Institute, SFAF, SFEV et ESCP Europe
USHA R. MITTOO EST
PROFESSEUR DE
FINANCE À LA ASPER
SCHOOL OF BUSINESS
(UNIVERSITÉ DU
MANITOBA, CANADA).
conceptual framework for firm
mesuré de manière fine la relation alumni). Les questionnaires ont été Spécialisée en finance
valuation. However, if finance
entre le cadre théorique et les pra- collectés de manière anonyme afin internationale, Usha R. Mittoo
theory provides tools and models,
a publié dans de nombreuses
tiques d’évaluation. Afin de combler the implementation of valuation de favoriser des réponses sincères et revues académiques (Journal of
techniques may allow considerable
ce manque, les professeurs Franck honnêtes. Par ailleurs, des entretiens Finance, Journal of Banking and
latitude to practitioners.
Bancel (ESCP Europe) et Usha Mittoo ont également été menés auprès de Finance, Journal of Corporate
Professors Bancel and Mittoo
Finance) et professionnelles
(Université du Manitoba) ont mené surveyed European valuation certains évaluateurs européens afin (Journal of Applied Corporate
experts to collect data about
une enquête auprès des évaluateurs de collecter des données complé- Finance). Usha R. Mittoo est
their practices. The goal of the
européens pour mieux appréhender mentaires et de valider les conclu- membre du comité éditorial de
research is to know what tools and
plusieurs revues académiques.
leurs pratiques concernant le choix theoretical models are mobilized sions. Nous présentons ci-après les
by experts, to understand how
des méthodes d’évaluation et l’esti- premiers résultats de cette enquête
they estimate parameters for
mation des paramètres. Il s’agit de the implementation of models sur 396 questionnaires et proposons
savoir quels outils et modèles théo- and to measure the level of ensuite des commentaires et une
riques sont mobilisés par les experts, homogeneity / heterogeneity of analyse critique.
practices across countries and
de comprendre comment sont esti- professional practices (investment
més les paramètres nécessaires à banking, portfolio management, LES RÉSULTATS DE
etc.). Professors Bancel and
la mise en œuvre des modèles et de
Mittoo show that the theoretical
L’ENQUÊTE
mesurer le niveau d’homogénéité/ framework is widely disseminated Les résultats de l’enquête sont
d’hétérogénéité des pratiques selon and shared but that parameter résumés ci-dessous.
les pays ou les métiers. Un question- estimation is not standardized
among practitioners.
naire a été élaboré puis testé auprès Franck Bancel Les modèles utilisés
des évaluateurs professionnels. Plu- Usha R. Mittoo Sans surprise, les deux principaux
sieurs associations professionnelles www.revueanalysefinanciere.com
modèles utilisés par les profession-

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nels sont le DCF et les multiples considèrent le coût de marché de FIGURE 2 : DÉFINITION DU LEVIER (PONDÉRATION DETTE ET FONDS
(80 %) (figure 1). Plus étonnant, la dette et privilégient des matu- PROPRES AU SEIN DU WACC)
la méthode des Free Cash-Flows rités longues (“5 ans” et “10 ans
4%
to Equity est citée par 38 % des ”pour 80 % des experts). Les autres Structure financière
cible (valeur de marché)
experts, ce qui s’explique pro- approches demeurent marginales
bablement par la présence dans (figure 3). 29 % Structure financière des
l’échantillon d’un nombre impor- entreprises du secteur
40 %
tant d’experts issus de l’univers des Le coût des fonds propres Structure financière
fonds d’investissements. D’autres Une large majorité d’experts uti- en valeur comptable

méthodes d’évaluation sont citées lisent le CAPM pour calculer le 27 %


Autres
mais demeurent très marginales coût des fonds propres (80 %). Les
(options réelles, etc.). autres approches citées reposent
le plus souvent sur l’utilisation de
Le coût du capital (Wacc) bases de données externes ou sur FIGURE 3 : ESTIMATION DU COÛT DE LA DETTE
La plupart des experts (87 %) uti- une estimation par l’expert consi-
lisent le coût moyen pondéré du déré d’un taux fixé a priori consi-
10 ans
capital pour actualiser les flux futurs dérant une prime de risque fondée 15%
et considèrent pour 60 % d’entre sur sa propre évaluation. Cela étant,
5%
eux un taux d’actualisation unique les experts estiment de manière très 5 ans
40 %
sur la période. Il n’y a cependant différente les trois imputs néces-
pas de consensus sur la manière saires au calcul du coût des fonds Court terme (- d'un an)
de pondérer dette et fonds propres. propres : le taux sans risque, le bêta 40 %
40 % des experts interrogés défi- et la prime de risque de marché.
Autres
nissent la pondération dette/fonds
propres à partir d’une structure Le taux sans risque
cible exprimée en valeur de marché Une majorité (63 %) d’experts consi-
alors que 29 % utilisent les valeurs dèrent que le taux sans risque est le à 10 ans est choisie par 79 % des de marché pour le calcul du bêta en
comptables. 27 % considèrent la taux des obligations souveraines du experts (figure 4). fonction de la firme cible. 56 % des
structure financière des entreprises pays dans lequel l’entreprise cible experts n’ajustent pas le bêta histo-
du secteur (figure 2). est située. Cela étant, 28 % des L’estimation du bêta rique (méthode de Blume ou autre).
experts pensent qu’il convient de Une large majorité de répondants
Le coût de la dette prendre en compte le taux des obli- (82 %) estiment les bêtas à par- La prime de risque de marché
Une majorité d’experts (67 %) gations des États AAA. La maturité tir de mesures historiques. Mais le 58 % des experts utilisent une
calcul varie fortement d’un expert prime de risque de marché ex-post
FIGURE 1 : MÉTHODES D’ÉVALUATION UTILISÉES à l’autre. Respectivement, 10 %, et 42 % une prime de marché ex-
90% 54 % et 36 % des experts inter- ante. La prime de risque moyenne
80% 80%
80% rogés considèrent des périodes a augmenté significativement
70%
de “moins d’un an”, de “un an à entre 2006 et 2012, passant de
60%
50% trois ans” et de “plus de trois ans” 4,8 % à 5,8 %.
40% 38% (figure 6). Les rentabilités sont défi-
30% 22% nies en recourant à des fréquences Risque taille/liquidité et risque
22%
20%
10% “journalières”, ”hebdomadaires/ politique
10%
0 mensuelles” ou “annuelles” par res- Il est intéressant de noter que seu-
Modèle Les Les Le modèle L'actif net Autres pectivement 23 %, 57 % et 20 % lement 50 % des experts consi-
DCF multiples dividendes "Free Cash réévalué méthodes
futurs flow to (figure 5). Une large majorité d’ex- dèrent que le bêta est une “bonne”
actualisés Equity" perts (72 %) sélectionnent l’indice méthode de mesure du risque, pro- !

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La crise pose également des


questions nouvelles. Certes,
les méthodes n’ont pas
fondamentalement changé mais
! bablement parce que le CAPM ne pays (écart de taux avec les pays les professionnels ont revisité
prend en compte que le risque de
marché.
AAA ou le CDS). leurs pratiques sur des sujets
Depuis une vingtaine d’années, de Mise en œuvre du DCF essentiels comme le risque pays ou
nombreux travaux de recherche Les experts valident les busi- la détermination de l’échantillon
ont montré que d’autres facteurs
comme la taille, le price to book
ness plans à partir des données
du secteur (46 %) et des per-
de sociétés comparables.
ratio ou la liquidité avaient égale- formances passées de la firme
ment de l’importance. 58 % des cible (43 %). La détermination Mise en œuvre des multiples sur des hypothèses contestables.
experts interrogés considèrent une de la valeur terminale ne fait pas Les experts utilisent les multiples Un évaluateur rappelle également
prime de risque additionnelle pour non plus l’objet d’un consensus. financiers usuels (FV/EBITDA, etc.) que la valeur est fondamentalement
tenir compte de la liquidité/taille Elle se définit pour une majo- mais également d’autres multiples fonction de la conjoncture.
et du risque politique en ajustant rité d’experts (51 %) comme la fondés sur des logiques sectorielles. i) Impacts de la crise financière
le bêta ou en majorant le coût des valeur actuelle d’un cash flow Le PER reste très utilisé (figure 8). Une majorité d’experts (55 %)
fonds propres (de l’ordre de 20 % à normatif croissant à l’infini. Pour Les experts procèdent à des ajuste- expliquent que la crise n’a pas
30 % selon leur jugement). Dans la seulement 18 % des experts, la ments fréquents pour tenir compte changé fondamentalement leurs
plupart des cas, le risque politique méthode du cash flow fade est de la taille, de la croissance ou de la pratiques d’évaluation. En revanche,
est intégré en considérant le rating retenue (figure 7). liquidité de la firme cible. certains paramètres font désormais
l’objet d’une attention particulière
FIGURE 4 : ESTIMATION DU TAUX SANS RISQUE Avantages et limites des et notamment la détermination de
1%
méthodes d’évaluation l’échantillon de sociétés compa-
Les experts considèrent que les rables, la valeur de la liquidité et le
4% 3 mois
7% 9% méthodes d’évaluation sont faciles risque pays.
6 mois
à expliquer et respectent le cadre
théorique. Leur standardisation per- DES COMMENTAIRES
1 an met de les comparer et de créer un SUR LES RÉSULTATS
langage commun entre les parties Notre échantillon d’experts interro-
79% 10 ans prenantes. En revanche, certains gés disposent d’une bonne connais-
experts soulignent que les méthodes sance du cadre théorique et par-
supérieur à 10 ans standards donnent l’illusion de la tagent un langage commun. Les
précision alors qu’elles reposent experts soulignent les avantages liés

FIGURE 5 : ESTIMATION DU BÊTA – FRÉQUENCE DES RENTABILITÉS FIGURE 6 : ESTIMATION DU BÊTA – PÉRIODE D’ESTIMATION

Rentabilités 10%
20% Moins
23% journalières
d'un an
36%
Rentabilités
Entre un an
hebdomadaires/
et trois ans
mensuelles
54% Plus de
57% Rentabilités
trois ans
annuelles

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TECHNIQUES
TECHNIQUESET
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FIGURE 7 : CHOIX DE LA VALEUR TERMINALE FIGURE 8 : CHOIX DES MULTIPLES

3% 90%
Un flux normatif 83%
80%
croissant à l'infini 68%
70%
60%
La méthode du
28% 50% 46% 47%
cash flow fade
51% 40%
30%
Un
multiple 20% 14%
18% 10%
0
Autres Firm Value / Firm Value / PE ratio Price to Autres
EBITDA EBIT Book ratio

à la standardisation des modèles. des paramètres est en revanche POUR CONCLURE


Depuis plus de trois décennies, relativement peu standardisée. Le Force est de constater qu’après
les techniques d’évaluation sont CAPM est largement diffusé mais 40 ans de développement continu,
enseignées dans les universités, sa mise en œuvre demeure encore la finance a progressé et propose
les écoles et les organismes pro- dépendante de l’expert considéré. désormais un cadre théorique lar-
fessionnels, ce qui a évidemment Le calcul du bêta, du levier finan- gement mis en œuvre par les pro-
contribué à cette évolution. Lors d’un cier ou encore de la prime de risque fessionnels. Cela étant, ce cadre
entretien, un expert disposant d’une de marché renvoie à des pratiques présente des limites en ce qui
expérience professionnelle impor- très hétérogènes. Cette absence de concerne l’estimation des para-
tante a souligné que les manuels de consensus ouvre à l’évidence la voie mètres nécessaires au déploiement
finance d’entreprises n’enseignaient à des valeurs très différentes pour la des modèles et ne permet pas de
aujourd’hui qu’un nombre réduit de même entreprise. prendre en compte des questions
méthodes comparé à ce qui pou- Les experts soulignent également majeures. C’est désormais l’en-
vait se pratiquer il y a une vingtaine certaines faiblesses des méthodes. jeu de la décennie à venir pour la
d’années. Un certain nombre de sujets impor- finance académique de proposer
Si le cadre conceptuel est large- tants sont difficiles à prendre en des solutions acceptables pour les
ment diffusé et partagé, l’estimation compte dans le cadre standard de professionnels.
l’évaluation. Par exemple, la flexi-
bilité financière, pourtant essen- 1) Les auteurs remercient les associations
BIBLIOGRAPHIE tielle pour appréhender la mobilité
professionnelles qui ont accepté de parti-
ciper à cette étude (sociétés européennes
Bancel, F. et U.R. Mittoo, 2004, stratégique d’une entreprise et in du CFA Institute, SFAF, SFEV et ESCP Europe
Cross-country determinants of alumni) et les experts qui ont répondu aux
capital structure choice: A Survey fine sa valeur, est par exemple très questionnaires. Les auteurs remercient
of European Firms, Financial difficile à modéliser. La crise pose également le Labex Réfi pour son soutien.
Management 33(4), 103-132.
Graham, J. R. et C. R. Harvey,
également des questions nouvelles.
2001, The Theory and Practice Certes, les méthodes n’ont pas fon-
of Corporate Finance: Evidence
From the Field, Journal of
damentalement changé mais les
Financial Economics 60(2/3), professionnels ont revisité leurs
187-243.
pratiques sur des sujets essentiels
Modigliani F. et M. Miller, 1958,
The Cost of Capital, Corporate comme le risque pays ou la déter-
Finance and the Theory of mination de l’échantillon de socié-
Investment, American Economic
Review 48, 261-297 tés comparables.

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