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L’engouement pour le

mot « innovation », dans le monde


de l’entreprise comme dans celui des
politiques publiques, est en croissance
spectaculaire depuis plusieurs années.
C’est le principal mot d’ordre et un des
objectifs majeurs des entreprises. Dans
l’entreprise, la fonction de recherche et
développement (R&D) est délaissée au
profit de l’innovation et les directeurs
de l’innovation se multiplient. L’État

L’entreprise suit cette même tendance en publiant


sa « Stratégie nationale de recherche
et d’innovation » (SNRI). « Innovation »

numérique est un terme polysémique qui désigne


aussi bien l’innovation interne, tour-

et l’innovation
née vers l’amélioration continue des
processus, que l’innovation externe,
dont le but est de développer des nou-
veaux produits et services. Cet article
va s’intéresser aux conséquences de
la numérisation de l’économie sur
l’innovation externe, qui est celle qui
reçoit toute l’attention du moment,
pour expliquer le surcroît d’intérêt
pour celle-ci dans les entreprises, tout
La production d’innovations en proposant une caractérisation du
processus d’innovation adapté à ce
est un objectif central des nouveau monde numérique.
Dans la première partie de cet
entreprises et des économies article, nous allons discuter des diffé-
en général. Mais, pour l’auteur, rents sens du mot « innovation » et en
particulier dans le champ sémantique
l’entrée dans le numérique économique, c’est-à-dire l’innova-
conduit les entreprises 3.0 tion de marché, qui est en premier
lieu une innovation d’usage. L’impor-
à mettre en place tance croissante du terme accom-
une organisation radicalement pagne le rôle sans cesse grandissant
du consommateur dans l’économie.
différente de leur démarche La mondialisation, l’hypercompétition
marketing et d’innovation, tout et surtout la numérisation de l’éco-
nomie et des usages ont renversé le
en développant une interaction pouvoir en défaveur de l’entreprise, au
avec leurs clients à qui profit du consommateur. L’innovation
devient un impératif de survie pour les
l’innovation est destinée. entreprises.
La deuxième partie pose la ques-
tion du titre de cet article : « Qu’est-
ce que l’innovation dans un monde
numérique ? » Il est nécessaire de
Auteur caractériser cette économie numérique
Yves Caseau et le rôle central des consommateurs.
Académie des technologies Nous sommes rentrés dans « l’âge de

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La révolution numérique

la multitude », pour reprendre le terme l’innovation de procédé et l’innova- organisations des entreprises tradi-
de Nicolas Colin et Henri Verdier. Dans tion d’usage (ou innovation produit). tionnelles. L’innovation technologique
ce monde numérique, les usages sont Pour une innovation technologique, est poussée par la R&D, c’est un flux
plus complexes, au sens étymologique la nouveauté s’exprime sous forme de d’information et de contrôle qui est
du tissage des interactions, car ils technique. Il n’y a pas de création de facile à organiser, et se prête bien aux
sont nourris par les possibilités sans valeur explicite, mais une augmenta- organisations hiérarchiques. L’innova-
cesse croissantes de la technologie et tion des possibilités qui se mesure sous tion de procédé est déjà un processus
la force de démultiplication liée à la forme de performance. L’innovation plus transverse et plus riche, mais il
dématérialisation et aux coûts de pro- de procédé introduit une nouveauté reste interne à l’entreprise et est facile-
duction qui sont quasi nuls. en termes de méthode, de processus ment décomposable et « distribuable »
La partie suivante propose une de production et se traduit par une (chacun s’occupe de son domaine),
réponse pratique à partir d’une théorie création de valeur (réduction des coûts donc les entreprises classiques ont pu
de l’innovation numérique exposée par ou augmentation des performances) évoluer pour intégrer des démarches
E. Ries dans The Lean Startup. Il s’agit pour l’entreprise. L’innovation d’usage d’amélioration continue et de qualité
d’un processus incrémental de codé- correspond à la mise en place d’un totale. L’innovation d’usage est fonda-
veloppement avec le client. Cette col- nouvel usage, qui génère une satis- mentalement tirée par l’extérieur. Il est
laboration s’articule autour de l’usage faction des utilisateurs et permet une nécessaire de comprendre les usages,
et suppose donc la mise à disposition création de valeur. On parle aussi d’ « d’être créatif sur un objet externe à
d’un produit, à partir duquel l’entreprise innovation produit », car celle-ci se l’entreprise et de mettre en œuvre
recueille de façon systématique les avis manifeste au consommateur comme ces innovations. Cette complexité du
et les données d’usage pour rentrer dans un nouveau produit (bien ou service), management de l’innovation est abor-
une boucle d’amélioration continue. mais c’est bien l’usage qui sanctionne dée dans de nombreux ouvrages clas-
La dernière partie s’intéresse aux le succès de l’innovation, pas les per- siques tels que Dealing with Darwin de
conditions qui favorisent l’émergence formances, fussent-elles nouvelles, du G. Moore ou The Innovator’s Dilemma
de l’innovation au sein d’une entre- produit. Le présent article est consacré de C. Christensen.
prise. L’innovation s’organise mais ne à l’innovation d’usage, car c’est elle qui
se décrète pas, il s’agit plus d’un enjeu correspond à l’intérêt majeur contem-
de culture d’entreprise. Pour innover porain évoqué en introduction. L’innovation dans
dans le monde numérique, il faut L’innovation technologique ali- un monde numérique
« lâcher prise » pour savoir s’adap- mente l’innovation de procédé et l’in-
ter aux usages et aux aspirations des novation d’usage, mais il n’y a pas de Le monde d’aujourd’hui est un
clients, et donner une véritable auto- lien causal : de nombreuses innovations monde complexe et imprévisible. Ce
nomie aux équipes qui mettent en technologiques ne trouvent pas d’usage n’est pas seulement lié à la dimension
œuvre la démarche de Lean Startup. et de nombreuses innovations d’usage numérique, mais cette numérisation de
ne reposent sur aucune technologie la production et de la consommation
nouvelle mais sont simplement des des produits et services y contribue
Qu’est-ce réutilisations de techniques connues, grandement. La conséquence fonda-
que l’innovation ? autour d’un besoin nouvellement iden- mentale est que pour produire une
tifié, l’exemple le plus emblématique innovation d’usage, l’usage est plus
Le Manuel d’Oslo de l’OCDE définit étant celui des valises à roulettes. L’in- important que la technologie. C’est le
l’innovation comme la mise en œuvre novation technologique est nourrie par paradoxe du monde numérique : dans
(implémentation) d’un produit (bien la science et l’expérimentation – elle est ce monde rendu possible par la tech-
ou service) ou d’un procédé nouveau le produit des processus de recherche et nologie, c’est l’usage qui domine la
ou sensiblement amélioré, d’une nou- développement. Même si ces processus création de valeur. Le client est devenu
velle méthode de commercialisation sont impactés par le développement « l’architecte de son expérience ». Cette
> économie & management

ou d’organisation de l’entreprise. Au- des nouveaux domaines scientifiques expression résume deux idées primor-
delà de la nouveauté qui est commune et technologiques, les processus d’inno- diales. La première est capturée par le
à toutes les analyses, il existe une vation restent relativement stables et mot « expérience » : l’appréciation de la
large palette de définitions du terme n’ont pas nécessité de remise en cause valeur apportée au client est holistique
« innovation » qui varient quant au radicale de l’organisation des entre- et ne se résume pas à une performance
sujet du champ d’action. Pour clarifier prises ces dernières années. fonctionnelle. Le mot « expérience »,
l’analyse, nous en distinguons trois Il en va tout autrement de l’inno- dans le champ sémantique de l’innova­
types : l’innovation technologique, vation d’usage qui est un défi posé aux tion, n’est pas facile à définir. C’est

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> L’entreprise numérique et l’innovation

des méthodes et pratiques des sociétés


les plus innovantes du monde numé-
rique et le constat est sans appel : il
faut maîtriser les pratiques et les outils
de ce monde nouveau pour pouvoir
y participer. Par exemple, le monde
numérique est celui de l’intimité avec
le client. Il faut savoir connaître ses
clients sans les ennuyer, il faut pouvoir
apprendre des traces numériques des
clients, ce qui passe par la maîtrise des
techniques des « big data ».
Le fait que les usages s’expriment
dans un monde numérique rend encore
plus difficile de prévoir l’adoption des
innovations. Une partie de la com-
plexité est liée à la nature subjective
de l’expérience, une autre à la richesse
technologique du monde numérique,
qui permet de multiples interactions
entre différents produits et services.
Une autre difficulté est l’importance de
la « viralité » et de la recommandation
dans l’adoption d’une innovation d’usage
dans le monde numérique. La dimen-
sion sociale devient essentielle dans
l’expérience proposée par l’innovation.
Parce que l’usage est difficile à
prévoir, le retour sur investissement
(ROI - return on investment) d’une
innovation d’usage ne se planifie pas,
il se mesure et il s’optimise. C’est lié
une sorte de « valise » qui insiste sur permis l’auto-organisation sous forme à la complexité de l’usage que nous
la variété des dimensions de la satis- de communautés, qui permettent aux venons d’évoquer : l’importance de la
faction du client : esthétique, émo- consommateurs d’exercer leur pou- « traction » (usage réel de l’ensemble
tion, design, fonction, facilité, plaisir, voir de décision et de pression sur les des utilisateurs) dans la génération de
etc. Ce concept d’expérience n’est pas entreprises. valeur est combinée avec sa nature
seulement mal défini, il est éminem- La dimension informatique est pré- « non linéaire » (boucles de propaga-
ment subjectif : c’est le client qui sait, pondérante dans l’innovation numé- tion et renforcement viraux) qui rend
et lui seulement, si son « expérience » rique. Dans un billet de blog devenu la prévision très aléatoire. C’est pour
est satisfaisante. Dire que le client est célèbre, l’investisseur Marc Andree- cela que l’on parle du principe de la
l’architecte de son expérience permet sen a déclaré « Software is eating the perte acceptable (affordable loss) : au
de souligner le rôle central de celui-ci, world » : de plus en plus de métiers et lieu de garantir un retour sur investis-
mais également sa capacité à combiner d’entreprises sont définis et pilotés par sement, l’entreprise se fixe le budget
des produits et services de différents du logiciel et les services proposés sont qu’elle accepte de perdre pour explo-
fournisseurs. Une des caractéristiques fournis sous forme dématérialisée sur rer une opportunité, avec la consigne
du client dans le monde numérique le Web. La compétence informatique, très claire d’arrêter le projet dès que
est d’être bien informé et en position la capacité à développer des logiciels ce capital est dépensé. Le retour sur
de force par rapport à l’entreprise. Les qui accompagnent et facilitent les investissement n’est connu que lorsque
outils du Web ont beaucoup réduit nouveaux usages deviennent essen- l’usage est constaté et il conditionne
l’asymétrie d’information – le client tielles dans la capacité d’innover. Le les investissements qui suivent, selon
est souvent aussi compétent que les livre Les Géants du Web du cabinet une logique classique de « modèle
interlocuteurs de l’entreprise – et ont de conseil Octo fait un tour d’horizon d’affaires » (business case). La place

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La révolution numérique

du client est telle dans la création de qu’il est trop difficile de comprendre donc il faudra itérer. C’est également
valeur, tout comme la sophistication l’usage et d’apporter ce qui manque du une rupture fondamentale par rapport
des expériences, qu’il n’est pas possible premier coup. Innover, c’est apporter aux processus d’innovation d’il y a
de prévoir, il faut donc « se contenter » de la valeur au client, seul celui-ci est vingt ans : l’innovation est « cultivée »
de mesurer et de s’adapter. juge de cet apport de valeur. Le prin- et non pas conçue, pour reprendre la
La deuxième idée fondamentale cipe phare de la Silicon Valley, c’est de distinction proposée par Kevin Kelly
est que, dans ce monde numérique du trouver le pain point, le point névral- dans Out of Control. Deuxièmement,
xxie  siècle, ce ne sont pas les idées qui gique, ce qui provoque une gêne ou il faut aller vite pour explorer rapi-
comptent, c’est la réalisation irrépro- un agacement dans la vie du client, à dement, parce que beaucoup d’idées
chable, celle qui apporte simplicité et un moment de sa journée. La plupart originales sont simplement fausses.
utilité au client. Tout le monde a les des innovations consistent à proposer Produire rapidement un MVP est la
mêmes idées, et il n’est vraiment pas un usage qui résout cette difficulté. meilleure façon d’abandonner le pro-
difficile de les produire. Ce qui dis- Le plus souvent, il s’agit d’une gêne jet s’il ne fonctionne pas, pour pouvoir
tingue les entreprises, c’est la rapidité dont l’utilisateur est conscient, mais explorer une autre idée. Dans le jar-
et – surtout – la qualité d’exécution. quelque fois, c’est le nouveau produit gon de la Silicon Valley, cela s’exprime
Dans un monde complexe – comme ou service qui révèle « une gêne que sous la forme du slogan « Fail sooner
l’est le domaine numérique/logiciel –, l’on ne connaissait pas » : autrement to succeed faster » (« Échouer rapide-
pour produire « une idée qui marche », dit, on ne peut plus s’en passer une ment pour réussir plus vite »). Le côté
il faut faire et pas fois que l’on découvre le nouvel usage. « minimal » du MVP représente un
seulement réfléchir. L’idée principale du Lean Startup, changement de culture qui n’est pas
L’innovation est La véritable inno- exprimée précédemment par Steve simple. C’est un compromis, puisqu’il
vation se produit Jobs, est qu’on ne peut pas compter y a une tension entre le viable et le
un processus
par alchimie, par sur le client pour exprimer son besoin. minimal et cela suppose d’accepter de
de cocréation la participation des C’est une rupture fondamentale avec se concentrer sur l’essentiel pour pro-
avec le client différentes voix et les approches d’il y a vingt ans qui duire un objet simple à mettre entre les
parce qu’on laisse s’appuyaient sur les études clients pour mains du client. La célèbre citation de
suffisamment d’au- faire émerger les nouveaux besoins. Reid Hoffman, fondateur de LinkedIn,
tonomie à ceux qui produisent le code Pour engager le client dans un dia- illustre cette difficulté de mettre en
pour exprimer leur talent. Cette thèse a logue constructif, il faut le mettre en place le concept du MVP « pour de
émergé progressivement depuis quinze présence d’un premier produit, d’une vrai » : « If you are not embarrassed
ans. Par exemple, plusieurs investisseurs solution « qui marche » à son problème, by the first version of your product,
dans la Silicon Valley ont constaté qu’il au pain point qui a été identifié. C’est you’ve launched too late. »
n’y avait pas de corrélation entre la qua- pour cela que le Lean Startup s’appuie L’innovation dans le monde numé-
lité du premier logiciel prototype qui sur le concept de MVP (minimum viable rique nécessite des équipes pluridisci-
leur avait été présenté par des start-up product – produit minimal viable). Le plinaires (« cross-function » en anglais)
et la réussite de l’entreprise quelques « viable » signifie que même s’il est et autonomes, parce que la complexité
années plus tard, mais une corrélation simple, le produit est fonctionnel, ce du monde numérique se traduit en de
très forte entre le succès et la capacité qui déclenche à la fois l’intérêt du multiples interactions, qui font que
de ces start-up à écouter et mettre en client et l’intérêt de ses retours. L’expé- le taylorisme ne fonctionne plus. Ces
pratique les retours des premiers utili- rience montre que les utilisateurs sont équipes fonctionnent de manière syn-
sateurs. Cette pensée a été brillamment de remarquables innovateurs une fois chrone, autour d’un temps commun.
développée et formalisée par Eric Ries qu’ils sont mis en situation d’utiliser un C’est un des points essentiel du livre
dans son livre The Lean Startup. produit. Ils sont avides de partager leurs d’Eric Ries, et une rupture par rapport
commentaires et leurs retours, de façon aux modes d’organisation antérieurs. Le
proportionnelle à l’intérêt du MVP, et travail synchrone s’organise autour de
> économie & management

Comprendre le terme de « cocréation » n’est pas un rituels et d’outils, tels que les stand-up
le processus abus de langage : on obtient, dans ce meetings et le management visuel. La
d’innovation : dialogue, une richesse insoupçonnée de pratique du stand-up meeting consiste
The Lean Startup suggestions et de connaissances. à commencer la journée en rassemblant
Le MVP est « minimal » pour deux l’équipe pendant une courte réunion,
Le point de départ d’Eric Ries est raisons. Premièrement, parce que dans qui se tient debout pour éviter qu’elle
le fait que l’innovation est un proces- le monde complexe numérique, il est ne dure trop longtemps et pour mobi-
sus de cocréation avec le client, parce difficile de faire juste du premier coup, liser l’énergie, pendant laquelle chaque

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> L’entreprise numérique et l’innovation

membre de l’équipe partage ce qu’il du client. Pour citer Eric Ries, « lorsque tants et de méthodes sont apparus, qui
va faire dans la journée et ce qui est les causes et les effets sont compris de se proposent de favoriser « l’idéation »,
important pour lui. Le management façon claire, les gens sont davantage c’est-à-dire la génération d’idées. Pour-
visuel consiste à utiliser les murs des capables d’apprendre de leurs actions ». tant, comme nous venons de l’expli-
lieux dans lesquels travaille l’équipe On mesure ici l’influence de l’approche quer, la génération d’idées, même si
pour partager le maximum d’infor- « Lean » de Toyota. elle joue un rôle fondamental, n’est
mations, qu’il s’agisse de calendrier, L’approche du Lean Startup défi- pas le point critique dans le succès
d’ordonnancement ou d’affectation de nit l’innovation comme un processus d’une politique d’innovation. Ce qui
tâches et de ressources. d’accumulation de connaissances, sur est déterminant, puisque l’innovation
L’innovation est un processus lequel Eric Ries applique les méthodes s’accomplit dans l’action, c’est de libé-
incrémental qui s’appuie sur des d’optimisation issues du lean manage- rer l’énergie des « acteurs » (de ceux
méthodes de développement agiles, ment. L’unité de mesure est le valida- qui font, les « doers » en anglais). Si
un sujet qui dépasse le cadre de cet ted learning : le processus d’innovation l’on cherche à résumer de façon la plus
article mais qui est bien couvert (voir, produit de la connaissance client, concise possible, la richesse et la com-
par exemple, le livre de Jorgen Appelo). validé par une mesure. Précisément, plexité du monde numérique invalident
Un des principes clés des approches il s’agit de mesurer la satisfaction le taylorisme du xxe siècle. Pour ce qui
agiles, en plus de ce que nous venons associée à un usage dans un contexte. concerne l’innova-
de dire sur les équipes autonomes et L’objectif de la start-up ou de l’équipe tion, cela signifie
synchrones, est le travail en « petits « innovation » est de produire une qu’il n’est plus pos- Il n’est plus
lots », que l’on appelle « sprints ». masse critique de savoirs, dont on peut sible de différen- possible de
La décomposition en petites étapes, ensuite produire de la valeur d’usage. cier les étapes, de
séparer la création
avec une évaluation continue à la fin La production de connaissances n’est séparer la création
de chacune, est fondamentale pour pas sans surprises, mais on apprend de l’idée de sa réa- de l’idée de
être efficace dans un environnement toujours quelque chose et le fait de se lisation. C’est pour sa réalisation
complexe et changeant. À chaque fin concentrer sur l’apprentissage four- cela que l’innova-
de sprint, l’équipe remet en cause sa nit un cadre positif et mobilisateur. La tion dans le monde
tactique et sa priorisation pour tenir formule qui traduit la connaissance numérique se trouve entre les mains
compte des réactions des clients et des client en valeur d’usage est précisé- de ceux qui réalisent et que la culture
aléas – fréquents à cause de la com- ment le modèle d’affaires du produit. des entreprises doit évoluer pour, d’une
plexité technologique. Pour reprendre Comme cela a été expliqué plus haut, part, reconnaître et apprécier ces com-
les propos d’Eric Ries, la solution à la le modèle d’affaires est mis au point pétences et, d’autre part, donner à ces
complexité de la tâche d’innovation de façon continue, au fur et à mesure équipes l’autonomie nécessaire pour
est un « commitment to iteration », un que l’on développe les validated lear- innover au service du client.
engagement de suivre rigoureusement ning. La pratique qui étalonne ou Une deuxième caractéristique
cette démarche incrémentale. invalide le modèle d’affaires à partir structurelle du monde numérique est la
La démarche d’innovation est de ce qui est produit s’appelle l’« inno- dimension de « lâcher prise », la capa-
construite autour d’une boucle d’ap- vation accounting ». Comme pour la cité du management à s’adapter à son
prentissage centrée sur le client, avec comptabilité, il faut de la rigueur et environnement et son évolution rapide,
trois sources d’informations : la mesure de la traçabilité. Lorsqu’il y a trop à écouter et suivre ses clients plutôt
explicite de la satisfaction, sous forme de connaissances qui invalident le que son intuition. C’est un changement
de questionnaires ; la mesure implicite, modèle, il faut « pivoter », c’est-à-dire profond de culture qui est évoqué dans
en utilisant les métriques d’usages – formuler une nouvelle hypothèse de plusieurs de nos sources. Par exemple,
faciles à tisser dans l’expérience numé- création de valeur. De la sorte, on va le livre Le Marketing synchronisé de
rique – qui permettent de savoir ce que développer le modèle d’affaires pen- Marco Tinelli propose une organi-
le client utilise réellement du produit dant que l’on développe le produit. sation radicalement différente de la
qui lui est proposé ; et la mesure sociale, démarche de marketing et d’innovation
c’est-à-dire la mise à disposition d’un dans ce monde numérique. Deux idées
forum communautaire d’échange qui Favoriser l’innovation résument ce changement : l’attention
permet aux clients de s’exprimer sur dans les entreprises entièrement tournée vers le client et
leur ressenti. Chaque dimension est l’obsession de la mesure.
importante et l’équipe utilise ensuite Depuis dix ans, développer l’inno- Le monde numérique est celui
l’analyse statistique pour valider ou vation est un mot d’ordre absolu dans de l’immédiateté et de la rapidité.
invalider son modèle de satisfaction les entreprises. Beaucoup de consul- Pourtant, il reste une tension entre

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La révolution numérique

le « temps court » et le « temps long » mais une habitude. » Ma­nager l’excel- produit des siècles précédents. Cette
dans la pratique de l’innovation. Il faut lence, com­me manager l’innovation, rupture de paradigme peut se résumer
les deux pour innover : un temps court relève de la culture des habi­tudes. Le par trois principes.
pour l’action et l’itération, mais égale- chapitre 12 du livre de Langdon Mor- > « Innover, c’est créer de la valeur
ment un temps long pour l’incubation, ris, qui s’intitule « Doing It », contient d’usage pour l’utilisateur » : la réussite
ce qui est parfaitement illustré par 40 recommandations qui sont essen- d’une innovation est sanctionnée par
l’histoire du développement des pro- tiellement des pratiques. Il faut éga­ la satisfaction du client associée à un
duits chez Apple. De nombreux spé- lement produire un ali­g nement nouvel usage. L’innovation ne s’exprime
cialistes de l’innovation ont montré rigou­reux sur l’objectif stra­tégique plus en termes de fonctionnalités ou
que les intuitions, celles sur lesquelles de l’entreprise. Il faut allier la variété de performances, mais en termes de
on va appliquer les processus du Lean des opinions et des points de vue à satisfaction liée à une expérience.
Startup, mettent du temps à se former, l’unicité de l’objectif, ciment d’une > « Dans un monde complexe et numé-
à se développer. Dans l’innovation, véritable collaboration et de création rique, l’innovation se fait en cocréation
tout n’est pas une course de vitesse, il de valeur. Dans son livre Dealing with avec l’utilisateur » : le client est, par
y a également un travail long et lent Darwin, Geoffrey Moore nous met en construction, au cœur de l’usage et il
de préparation. Les deux approches se garde sur l’absence d’alignement stra- n’est pas possible de trouver un avan-
combinent : dans son livre The Myths tégique interne, premier frein observé tage de façon durable et compétitive
of Innovation, Scott Berkun déclare à la colla­bo­ration trans­verse, qui est sans l’associer au développement de
que la meilleure leçon à prendre des l’une des conditions du développe- l’innovation.
grands innovateurs comme Newton et ment des innovations. > « Innover c’est faire » : la complexité
Archimède est de travailler avec pas- de l’expérience rend impossible le
sion mais de savoir faire des pauses. L’innovation dans l’entreprise jugement du mérite d’une idée inno-
Il y a, de la même façon, une ten- numérique est un véritable défi, parce vante. Ce qui crée la différenciation
sion entre l’expertise et la pluridis- qu’il existe une rupture de paradigme, et la valeur, c’est la qualité de l’exé-
ciplinarité. L’expertise est nécessaire par rapport à l’innovation techno- cution, dans le respect des deux prin-
pour innover, c’est ce qu’exprime cette logique qui a nourri l’innovation cipes précédents. •
maxime de Google : « It’s best to
do one thing really, really well. » Il
faut également combiner les talents
et diversifier les contributions. Le
> bibliographie
Appelo J., Management 3.0: Leading Agile Developers, Developing Agile
mécanisme qui réconcilie cette ten-
Leaders, Boston, Addison-Wesley, 2010.
sion entre l’expertise et l’ouverture
Berkun S., The Myths of Innovation, Sebastopol, O’Reilly, 2007.
est celui de la plateforme, un point
Caseau Y., Processus et Entreprise 2.0., Paris, Dunod, 2010.
qui est remarquablement illustré dans
Christensen C., The Innovator’s Dilemma, Boston, Harvard Business School
le livre de Phil Simon The Age of the
Press, 1997.
Platform. La plateforme est l’outil qui
Colin N. et Verdier H., L’Âge de la multitude, Paris, Armand Colin, 2012.
permet d’implémenter une stratégie
Kelly K., Out of Control: The New Biology of Machines, Social Systems and
d’innovation ouverte. Elle est égale-
the Economic World, New York, Perseus Books, 1995.
ment le cœur des développements en
Mayer-Schönberger V. et Cukier K., Big Data: A Revolution That Will Trans-
open source, une bonne synthèse entre form How We Live, Work and Think, Londres, John Murray, 2013.
expertise et multicompétence.
Moore G., Dealing with Darwin: How Great Companies Innovate at Every
C’est pour cela qu’il est difficile de Phase of their Evolution, New York, Portfolio/Penguin Books, 2005.
pro­poser des méthodes pour encoura- Morris L., Permanent Innovation, Innovation Academy, 2006.
ger l’innovation, il faut savoir cultiver
Octo Technology, Les Géants du Web : Culture – Pratiques – Architecture,
les contraires. Les concepts de méthode
> économie & management

Paris, Octo, 2012.


et d’innovation ne sont pas inconci- Prahalad C. K. et Ramaswamy V., The Future of Competition: Co-Creating
liables, mais il faut plutôt s’appuyer sur Unique Value with Customers, Boston, Harvard Business School Press, 2004.
les prati­ques. Ce n’est pas un hasard Ries E., The Lean Startup, New York, Crown Business, 2011.
si le livre de Langdon Morris Perma- Searls D., The Intention Economy, Boston, Harvard Business Review Press, 2012.
nent Innova­tion fait référence à la Simon P., The Age of The Platform: How Amazon, Apple, Facebook and
citation d’Aristote : « Nous sommes ce Google Have Redefined Business, Las Vegas, Motion Publishing, 2011.
que nous faisons de manière répétée. Tinelli M., Le Marketing synchronisé, Paris, Eyrolles, 2012.
L’excellence n’est donc pas une action

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