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EAN : 979-10-210-2939-2
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Introduction
L’esprit de famille
C’est en vers, dans le célèbre poème de 1830 qui ouvre Les Feuilles
d’automne, que Victor Hugo nous a laissé sa fiche d’état civil :
La désunion parentale
Victor était le troisième fils de Sophie et Léopold. L’aîné, Abel, était né
en 1798, Eugène en 1800, et le chétif benjamin le 26 février 1802.
Besançon, qualifié approximativement de « vieille ville espagnole », ne fut
qu’un lieu d’habitation précaire, car six semaines après sa naissance la
famille fut dans l’obligation de déménager à Marseille, ce qui limite les
attaches de Victor Hugo avec la Franche-Comté. Léopold Hugo, fils d’un
menuisier de Nancy, avait entrepris une carrière militaire à la fin de
l’Ancien Régime, l’avait reprise sous la Révolution et la poursuivra sous
l’Empire fondé en 1804. De Marseille, il avait gagné la Corse avec ses trois
enfants, tandis que Sophie s’attardait à Paris pour défendre la cause
administrative de son mari auprès de la hiérarchie militaire. La
correspondance entre les deux époux révèle leur dissentiment : aux lettres
d’amoureux de Léopold, l’absente tarde à répondre. Elle ne le rejoint
qu’au moment où il est en poste à l’île d’Elbe. Lieu qui lui déplut et d’où
elle repartit pour Paris en novembre 1803, cette fois avec ses enfants. La
mésentente entre les conjoints était d’abord physique : le soldat était doté
d’un tempérament exigeant ; sa Sophie qu’il « adore » repoussait
froidement ses avances, au prétexte de ne plus vouloir d’enfant. À
Léopold, elle préfère un de leurs amis, officier lui aussi, du nom de
Lahorie, le parrain de Victor. Avec lui, elle a noué une liaison d’amitié
affectueuse, à l’insu de son mari. Celui-ci, de son côté, a comblé sa
frustration en prenant une maîtresse, Catherine Thomas, qui le suivra
partout.
Le désaccord des parents et le métier du père, trop nomade, ont eu
pour conséquence l’éducation toute maternelle que reçurent Victor et ses
frères. À Paris, en 1809, ils élurent domicile dans un ex-couvent d’une
impasse donnant rue Saint-Jacques, les Feuillantines. Le propriétaire y
résidait et en louait une partie. Cette résidence, dotée d’un jardin
enchanteur, devait devenir le paradis rêvé dans l’imaginaire du poète.
C’est dans ce jardin, farci d’oiseaux et de fleurs, que Victor compta parmi
ses partenaires de jeu une petite fille du nom d’Adèle, qui deviendra sa
femme. Ses parents, les Foucher, étaient des amis des Hugo ; ils resteront
longtemps proches de Sophie.
Aux Feuillantines, où ne pénétra jamais Léopold, Sophie abritait
clandestinement son ami Lahorie. Celui-ci avait trempé dans le complot
contre Napoléon fomenté autour du général Moreau ; il était recherché
par la police. Pendant dix-huit mois, il trouva refuge dans la chapelle
désaffectée de l’ancien couvent. Sous le nom de Courlandais, il partageait
la vie de la famille et complétait l’instruction des trois fils Hugo, qui
apprirent de lui à lire et traduire le latin sans dictionnaire, tandis que leur
père était occupé par la guerre en Espagne. Sur une imprudence de sa
part, Lahorie fut repéré, arrêté et mis au secret à Vincennes.
Cet événement motiva sans doute Sophie dans sa décision de rejoindre
son mari en Espagne avec ses enfants. Là-bas, Léopold, apprécié par le roi
Joseph Bonaparte, avait été nommé gouverneur de Guadalajara, où il
vivait avec sa maîtresse. Décidé à rompre avec sa femme, ce n’est pas lui
qui encouragea la venue de Sophie à Madrid, mais son frère Louis qui, de
retour à Paris, après avoir combattu en Espagne, était désireux d’un
rapprochement entre sa belle-sœur et son frère. Il était arrivé aux
Feuillantines triomphant, en apprenant aux enfants et à leur mère que
Léopold venait d’être nommé général. Sophie fut peut-être séduite par la
nouvelle condition sociale de son mari, dont la fortune sensiblement
accrue pourrait lui faire oublier les vaches maigres des dernières années.
Peut-être craignait-elle aussi d’être compromise après l’arrestation de celui
qu’elle avait protégé si longtemps chez elle. Toujours est-il qu’elle prit
bientôt le chemin de Madrid avec ses trois enfants.
Après un voyage long et éprouvant, en diligence, puis en carrosse, un
voyage pittoresque aussi auquel les enfants prirent un immense plaisir,
alors que leur mère bougonnait contre la cuisine à l’huile, le mauvais goût
du vin et l’assaut des punaises la nuit, la petite troupe arriva à Madrid, à
la grande colère de Léopold. Celui-ci déposa alors une requête en divorce
devant le tribunal de Guadalajara. En même temps, il faisait entrer son
aîné Abel dans les rangs des Pages du roi et faisait admettre les cadets, à
leur grand dépit, au collège des Nobles, tenu par des religieux au couvent
de San Antonio.
Malgré les aléas de ce séjour dont Victor et Eugène rentrèrent avec
leur mère en mars 1812 tandis que Léopold gardait Abel, ces jours passés
outre-Pyrénées dans des moments assez dramatiques devaient retentir
tout au long de la vie et de l’œuvre de Victor Hugo. À ce sujet, on a pu
parler de son « hispanisme » en évoquant Hernani, Ruy Blas, Torquemada,
mais nombre de ses poèmes (« La Légende de la nonne », « Guitare », etc.)
portent la marque de cette influence. Un monde d’alguazils, d’alcades, de
don Quichotte et d’inquisiteurs, mais aussi de jolies femmes qui passent
sur le pont de Tolède « en corset noir ».
De son côté, relâché, Lahorie, qui n’était pas attiédi dans sa rage
antinapoléonienne, participa au complot du général Malet en cette même
année 1812, ce qui lui valut d’être fusillé avec ses complices. Hugo relate
l’épisode dans Actes et Paroles : « Nous allâmes rejoindre notre père en
Espagne. Puis nous revînmes aux Feuillantines. Un soir d’octobre 1812, je
passais, donnant la main à ma mère, devant l’église Saint-Jacques du
Haut-Pas. Une grande affiche blanche était placardée sur une des
colonnes du portail ; celle de droite ; je vais quelquefois revoir cette
colonne. Les passants regardaient obliquement cette affiche, semblaient
en avoir un peu peur, et, après l’avoir entrevue, doublaient le pas. Ma
mère s’arrêta, et me dit : “Lis.” Je lus. Je lus ceci : “– Empire français – Par
sentence du premier conseil de guerre, ont été fusillés en plaine de
Grenelle, pour crime de conspiration contre l’empire et l’empereur, les
trois ex-généraux Malet, Guidal et Lahorie.” “Lahorie, me dit ma mère.
Retiens ce nom. Et elle ajouta : C’est ton parrain.” » L’épisode, dira Hugo,
aura une influence ineffaçable sur lui. Il aura vécu, enfant, dans l’ombre
de la mort.
Madame Hugo était une éducatrice à la fois exigeante et libérale,
voltairienne et incroyante tout comme son mari, qui était franc-maçon.
Grande liseuse, elle autorisait à ses enfants la lecture d’ouvrages qui
n’étaient pas tous de leur âge. Le loueur de livres, un dénommé Royol, lui
en avait fait la remarque, et la mère lui avait répondu « que les livres
n’avaient jamais fait de mal à personne ». Revenue aux Feuillantines avec
ses enfants, elle avait engagé un précepteur, du nom de La Rivière, qui
complétait les leçons de l’école. Quand l’invasion étrangère commença en
1814, le général Hugo fut chargé de défendre Thionville. Madame Hugo,
royaliste, n’était pas mécontente de voir tomber Napoléon, mais il lui
fallut loger un officier prussien et ses soldats quand Paris fut pris. Le
général Hugo, lui, fut destitué de son commandement et mis en activité.
De retour à Paris, il prit à tâche de trouver une pension pour ses fils qui
les préparerait à l’École polytechnique. Eugène et Victor se retrouvèrent
ainsi à la pension Cordier, lorsque commencèrent les Cent-Jours en
mars 1815. Leur général de père fut de nouveau envoyé à Thionville, où il
s’acharna si bien qu’il défendait encore la place après Waterloo contre les
Alliés. Il dut l’abandonner le 8 novembre 1815, la paix ayant été signée.
Plus tard, Victor Hugo exaltera le courage de son père, « ce héros au
sourire si doux ». Pour l’heure, celui-ci, mis en demi-solde, s’installe à
Blois au printemps de 1816. Le couple Hugo s’est dissocié, le général vit
désormais avec Catherine Thomas. Mais de loin il n’entend pas laisser à sa
femme le monopole de l’autorité familiale ; la pension qu’il lui verse lui
permet d’intervenir, et ses fils se rendent à ses exigences.
Au pensionnat Cordier, Eugène et Victor se montrent moins férus de
mathématiques que de poésie. Seuls, en tâtonnant, ils apprennent les
règles et riment en cachette. Pendant ces trois ans de pension, de 1815 à
1818, Victor compose des poèmes de tous les genres, traduit en vers
Virgile et Horace, écrit une tragédie, Irtamène, suivie d’une autre, Athélie
ou les Scandinaves, s’attaque à un opéra-comique, À quelque chose hasard
est bon… Sa prodigieuse fécondité littéraire se révèle. En 1817, il décide
de participer au concours de l’Académie française, dont le sujet du prix de
poésie était : « Le Bonheur que procure l’étude dans toutes les situations
de la vie. » À quinze ans, il obtient une mention et son nom apparaît dans
les journaux.
Suivant la volonté de leur père, Victor et son frère Eugène
poursuivirent leurs études au collège Louis-le-Grand. La poésie restait
l’objet de tous les soins de Victor. Abel fit entrer l’un et l’autre dans un
groupe de jeunes gens de son âge, le Banquet littéraire. Une fois par mois,
ses membres se lisaient à haute voix des morceaux choisis de leur récente
production. À partir de l’été 1818, les deux frères revinrent habiter chez
leur mère. Ils la suivirent dans ses fréquentes visites à ses amis Foucher
pendant l’hiver 1820. Ces soirées ne brillaient pas par l’éclat de la
conversation, Madame Hugo ne levait guère les yeux de sa couture, leurs
hôtes étaient peu bavards, mais Victor n’aurait pour rien au monde
manqué une de ces veillées monotones, tant Adèle Foucher, devenue une
belle jeune fille, attisait sa flamme.
La statue d’Henri IV sur le Pont-Neuf, que la Révolution avait abattue,
ayant été remise à sa place en 1818, l’événement inspira les Jeux floraux
de Toulouse qui proposèrent pour leur prix de poésie « Le rétablissement
de la statue de Henri IV ». Madame Hugo encouragea ses deux fils poètes
à participer au concours. Victor envoya d’abord une ode déjà toute prête,
« Les Vierges du Rhin », avant de composer et d’adresser le poème imposé
sur la statue redressée du Béarnais. Les deux poèmes obtinrent
réciproquement l’amarante d’or et le lys d’or, tandis qu’Eugène devait se
consoler avec des mentions.
Cette distinction, Victor comptait bien qu’elle contribuerait à le faire
valoir aux yeux de Monsieur et Madame Foucher. Ceux-ci passaient cet
été-là dans une maison de campagne à Issy, au grand dam de Victor. L’été
fini, les soirées reprirent à l’hôtel de Toulouse où habitaient les parents
d’Adèle. Le jeune poète s’aperçut avec bonheur que ses sentiments
rencontraient ceux de la jeune fille. Deux ans plus tard, il se souvenait du
moment où il s’était déclaré :
Arrivé à bon port, Victor descend dans une auberge, visite la ville,
écrit à son ami Alfred de Vigny sans lui révéler le but de son voyage :
« J’ai fait tout le voyage à pied, par un soleil ardent et des chemins sans
ombre d’ombre… » Guettant Adèle dans les rues, il l’aperçoit au bras de
son père. Alors, il se décide à écrire à celui-ci, lui faisant part et du
chagrin qu’il ressent à la perte de son « admirable mère » et de l’amour
qui brûle toujours en lui pour Adèle. Pierre Foucher, contrairement à ses
inquiétudes, accepte de recevoir Victor, qui lui renouvelle sa demande en
mariage et se dit sûr d’obtenir l’accord de son père le général (il est
encore mineur et l’autorisation était nécessaire pour un fils de moins de
vingt-cinq ans). Foucher se laisse convaincre. Reste tout de même à fléchir
le soldat paternel.
Vite, un pacte est scellé entre le père et le fils : le premier donnera son
autorisation au mariage, le second reconnaîtra pleinement le remariage
de son père et sa seconde épouse. Victor vivait alors dans un petit
appartement de la rue de Mézières qu’il partageait avec Eugène. Les
relations entre les deux frères étaient devenues exécrables. Eugène,
depuis la mort de leur mère, s’enfonçait dans la mélancolie et, lui aussi
amoureux d’Adèle, battait froid à son frère. La rupture advint. Eugène
partit vivre chez Abel. Victor, lui, déménagea rue du Dragon, où il menait
une existence assez chiche. Il avait promis à son futur beau-père qu’il
obtiendrait une pension royale et qu’il écrirait un roman à succès… De
fait, il se lance dans un récit inspiré par Walter Scott et la littérature
anglaise de l’époque, fort à la mode, et qu’il intitule Han d’Islande. Son
héros, le baron de Thorvick (anagramme de Victor), fond d’amour pour
Éthel, une belle aux cheveux noirs comme sa bien-aimée. Il s’en
expliquera dans une des Lettres à la fiancée :
Je voulais peindre une jeune fille, qui réalisât l’idéal de
toutes imaginations fraîches et poétiques, une jeune fille telle
que mon enfance l’avait rêvée, telle que mon adolescence
l’avait rencontrée, pure, fière, angélique ; c’est toi, mon Adèle
bien-aimée, que je voulais peindre.
En cette même année 1822, Hugo publiait son premier recueil, Odes et
poésies diverses, dont la thématique royaliste eut l’heur de plaire à
Louis XVIII qui lui octroya une pension annuelle de 1 000 francs,
complétant les piges qu’il recevait ici et là. À son père, qui s’était remarié,
il écrivit à propos de sa belle-mère :
J’ai pour elle le respect que je dois à la femme qui porte ton
noble nom, c’est donc sans aucune répugnance que je te prierai
d’être mon interprète auprès d’elle, je ne crois pouvoir mieux
choisir. N’est-il pas vrai, mon excellent et cher papa ?
Couple chancelant
Le bonheur du jeune couple est rapidement assombri par la chute
d’Eugène dans la folie. Il mourra à Charenton en juin 1837. Hugo lui
consacrera un poème dans Les Voix intérieures, « Eugène vicomte H. ». Le
général Hugo, lui, s’éteignit en 1828. Cinq ans auparavant, Victor et Adèle
avaient donné son prénom, Léopold, à leur premier enfant, mais celui-ci
ne vécut pas plus de trois mois. À partir de 1824, régulièrement, tous les
deux ans, d’autres enfants naquirent, Léopoldine (le prénom du général
restait honoré), Charles, François-Victor et enfin Adèle, en 1830.
À différentes reprises, dans ses vers, Hugo a célébré les joies de la
famille, mais la famille pour Hugo ne fut pas une source continue de
félicité. Son couple avec Adèle prit l’eau progressivement. Lui était trop
occupé par son œuvre ; elle se sentait délaissée. Victor, arrivé vierge à son
mariage, avait commencé à donner libre cours à ses appétits sexuels.
Adèle, qui les supportait mal, devint de plus en plus sensible aux
déclarations de leur ami Sainte-Beuve qui la courtisait. Étonnante
reproduction de l’histoire de ses parents. Le moment d’Hernani semble
avoir été déterminant. Dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie,
Adèle y fait allusion : « Ces représentations avec lesquelles il fallait
toujours lutter, aussi aventurées à la quarantième qu’à la première,
avaient fini par mettre la femme de l’auteur dans un état maladif et
nerveux. Chaque soir elle allait au-devant de son mari quand il sonnait et
disait : “La toile est tombée, n’est-ce pas ?” Le jour, pour fuir et oublier
Hernani, elle se promenait dans les lieux les plus retirés. Ce nom
d’Hernani lui arrivait toujours aux oreilles. Elle en était arrivée à
considérer la fin des représentations d’Hernani comme une délivrance. »
Pris par ses œuvres, Hugo n’avait pas perçu d’emblée, malgré sa
jalousie naturelle, le danger que représentait Sainte-Beuve, qu’il traitait en
ami sans ménager à son égard les termes affectueux. Il se sentait pourtant
malheureux ; Adèle, depuis sa dernière maternité, lui refusait la porte de
sa chambre, repoussait ses approches, se montrait d’une froideur atroce.
En septembre 1830, Sainte-Beuve était devenu le parrain de la seconde
fille des Hugo, Adèle, baptisée à Saint-Philippe-du-Roule. Le 7 décembre,
le critique révélait en mots voilés à son ami sa ferveur pour Madame
Hugo, non sans provocation : « Il y a en moi du désespoir, voyez-vous, de
la rage ; des envies de vous tuer, de vous assassiner par moments en
vérité ; pardonnez-moi ces horribles mouvements. » Sur quoi, il décide de
ne plus venir chez les Hugo, mais Victor le rassure : « Venez me voir
souvent. » Tout de même, les distances mises par Adèle à son endroit font
naître chez lui les premiers soupçons. Il s’en confie à son rival
ingénument : « Voyez-vous, je ne dis ceci qu’à vous seul, je ne suis plus
heureux. J’ai acquis la certitude qu’il était possible que ce qui a tout mon
amour cessât de m’aimer […]. Je suis vraiment malheureux. Je ne sais
plus où j’en suis avec les deux êtres que j’aime le plus au monde. Vous
êtes un des deux. Plaignez-moi, aidez-moi, écrivez-moi. » Quel
encouragement pour le galant : la place est à prendre !
Les mois passent, Sainte-Beuve et Adèle s’écrivent régulièrement à
l’insu du mari. La poésie s’en mêle, comme il va de soi dans ce milieu à
rimes abattues. Sainte-Beuve, d’une plume cruelle, se moque ainsi de
l’autre : « Adèle ! tendre agneau que de luttes dans l’ombre / Quand ton
lion jaloux, hors de lui, la voix sombre, / Revenait usurpant sa place à ton
côté, / Redemandait son droit, sa part dans ta beauté, / Et qu’en ses bras
de fer, brisée, évanouie, / Tu retrouvais toujours quelque ruse inouïe /
Pour te garder fidèle au timide vainqueur / Qui ne veut et n’aura rien de
toi que ton cœur ! »
Cri quelque peu désespéré, mais à tort car ce « timide vainqueur »
gagne finalement un peu plus que le cœur d’Adèle. Tous les deux se
rencontraient dans les églises Saint-Gervais ou Saint-Eustache, jusqu’au
jour où, au cours de l’année 1832, Sainte-Beuve loua une garçonnière
cour du Commerce, où Adèle put désormais rejoindre son adorateur. Leur
liaison dura jusqu’au moment où Victor Hugo rompit avec Sainte-Beuve.
Celui-ci se détacha progressivement d’Adèle, qui s’abîma un certain temps
dans la mélancolie.
De son côté, Victor était tombé amoureux d’une jolie comédienne
(« blanche avec des yeux noirs, jeune, grande, éclatante ») qu’on appelait
Mademoiselle Juliette, lors de la présentation de Lucrèce Borgia en 1833.
Tôt orpheline, élevée par une tante et un oncle Drouet, auquel elle avait
emprunté son nom, elle avait eu plusieurs protecteurs et était devenue
actrice. Elle deviendra la fidèle maîtresse d’Hugo, abandonnera le théâtre
et le suivra plus tard dans son exil. Adèle avait accompagné Victor elle
aussi. Jusqu’à la mort de son épouse, il manifestera à son « chère ange »
une tendresse amoureuse qui n’était pas feinte. Fidélité à Adèle, fidélité à
Juliette ! Hugo n’en finissait pas d’être fidèle. En 1865, Adèle, morte
d’ennui, quitte Guernesey pour s’installer à Bruxelles. Elle reviendra en
1867 passer six semaines, avant de mourir d’une attaque le 27 août 1868.
Enfants chéris
L’amour exalté du jeune Hugo pour Adèle Foucher n’avait pas duré.
Victor Hugo ne rencontra pas non plus le bonheur espéré avec ses chers
enfants. Dans Les Contemplations, il chante ses « deux filles » :
Quand on suit la vie de Victor Hugo, on est frappé par la place qu’y
occupe sa famille. Ses parents se sont déchirés, mais il les a respectés,
aimés et honorés. Lui-même et son épouse se sont éloignés l’un de l’autre,
mais sans rupture de l’alliance conjugale et sans fléchissement de
tendresse. Il prodigua aux siens une affection, une mansuétude, un amour
auxquels il ne se déroba jamais. Il aimait les avoir à ses côtés ; ils le
suivirent dans son exil. Patriarche, il devint un grand-père gâteau. Ses
incartades, ses fredaines, ses multiples conquêtes féminines, il les organisa
de telle sorte qu’elles ne puissent nuire à ses liens familiaux. Le secret y
présidait. Du moins s’y est-il efforcé : la famille était sacrée.
Le monde selon Victor Hugo, héraut de l’universel, chantre de la
démesure, esprit faramineux, c’est d’abord cette cellule familiale. Elle peut
flotter, être prise dans les bourrasques ; elle reste unie vaille que vaille,
brisée seulement par la mort.
2
Le moment monarchiste
Victor Hugo passe de nos jours, à juste titre, pour l’un des pères
tutélaires de la République. Il fut cependant monarchiste pendant plus de
la moitié de sa vie. Il avait douze ans quand il attachait à sa poitrine la
cocarde blanche de ceux qui soutenaient le premier retour des Bourbons
en 1814 ; il avait treize ans au moment de la bataille de Waterloo qui fut
une catastrophe pour son père mais une bonne nouvelle pour sa mère.
L’éloignement de l’un, la proximité affectueuse de l’autre ont été
déterminants dans son adhésion pleine à la Restauration. Alors même que
le général Hugo défendait Thionville avec acharnement face aux Alliés
coalisés, le jeune Victor écrivait sur une page de sa grammaire latine :
« Vive le roi ! »
« Leur mère était royaliste, lit-on dans Victor Hugo raconté. Lorsque les
Bourbons revinrent, Madame Hugo eut une de ces émotions qui
électrisent. La royauté se confondait pour elle avec sa chère Bretagne et
les lys apparaissaient en même temps que la grande cheminée de famille
où elle avait laissé les rêves de sa jeunesse. L’enfance attache son charme
aux lieux où elle s’est écoulée et ces souvenirs étaient une renaissance
pour la Vendéenne. »
Tout naturellement, lit-on plus loin dans le même récit, les enfants
Hugo « se trouvèrent avoir l’opinion de leur mère, embrasser la royauté,
mais pour eux ce n’était pas une opinion, il n’y avait ni relation d’idées, ni
critique, c’était penser comme leur mère ».
Derrière Chateaubriand
Une autre raison cependant explique l’adhésion de Victor à la
monarchie, c’était l’exemple de Chateaubriand. Deux ouvrages en avaient
fait le chantre du parti légitimiste. Le premier était le Génie du
christianisme, paru en 1802 sous le Consulat, l’année même où entrait en
vigueur le Concordat signé par Napoléon avec le pape. Cette apologie du
catholicisme, qui obtint un grand succès, renversait les tendances à
l’indifférence en matière de religion (La Mennais) et réprouvait l’impiété
des Lumières qui avait voulu élever des barrières « entre l’homme et son
Créateur ». Les monarchistes étaient sensibles à la dimension
traditionaliste d’un ouvrage qui présentait un intérêt politique évident.
Souvent confus, peu orthodoxe du point de vue dogmatique, très
développé sur le plan esthétique (la seconde partie s’intitule « Poétique du
christianisme »), le Génie accompagnait le renouveau spirituel et créait ce
climat de religiosité propre à la monarchie depuis son effondrement. Le
second ouvrage qui fit sa gloire dans le parti monarchiste fut écrit en
mars 1814, au moment du reflux napoléonien, De Buonaparte et des
Bourbons, violent pamphlet contre le despote en phase d’être renversé (le
Sénat prononce la déchéance de l’empereur le 2 avril) : « Absurde en
administration, criminel en politique, qu’avait-il donc pour séduire les
Français, cet étranger ? Sa gloire militaire ? Eh bien, il en est dépouillé. »
Chateaubriand n’était pas un ultra, il s’était rallié à la Charte
constitutionnelle. Après les Cent-Jours, il avait été nommé ministre d’État,
avant de devenir, par la grâce de Louis XVIII, membre de la Chambre des
pairs. Il sera ministre des Affaires étrangères de décembre 1822 à
juin 1824 ; il s’illustrera par l’expédition d’Espagne, pour sauver
Ferdinand VII de la révolution. La prise du fort du Trocadéro restera
attachée à la mémoire de cette intervention, dont Chateaubriand avait fait
« le grand événement » de sa politique. Le 10 juillet 1816, Victor Hugo
avait écrit dans son journal : « Je veux être Chateaubriand ou rien. »
Dans ce contexte, et sous l’influence de « l’enchanteur », comme on
appelait François-René, les premiers poèmes de Victor Hugo publiés dans
Odes et poésies diverses sont imprégnés d’esprit monarchiste, l’alliance du
trône et de l’autel. Il affirmait fièrement dans sa préface de 1822 :
Le 18 juin, l’ode de Victor Hugo, parue chez Ladvocat, était reprise par
tous les journaux royalistes. Hugo devenait un poète officiel. Le roi, flatté
par ces vers, le reçut en disant : « M. Victor Hugo ! il y a déjà longtemps
que j’admire votre beau talent ; je relirai votre ode avec le plus grand
intérêt, et je vous remercie ! » La conversation n’alla guère plus loin, mais
pour manifester sa reconnaissance, Charles X offrit à Hugo un service de
Sèvres décoré de motifs d’or.
En fait, Hugo s’émancipait. Après la mort de sa mère, il s’était
rapproché de son père, on l’a vu, à l’occasion de son mariage. Ses idées
sur Napoléon changeaient. L’ex-empereur était porté par la légende ; les
libéraux eux-mêmes, oubliant le despotisme, le hissaient en champion de
la liberté contre les monarchies de droit divin. En février 1827, Hugo
compose une ode « À la colonne de la place Vendôme », ce monument
coulé dans le bronze des canons pris aux Prussiens en 1806. C’était un
hommage indirect à son père, le général Hugo :
Monsieur le ministre,
L’univers romantique
En 1824, déjà, Cyprien Desmarais posait la question dans son Essai sur
les classiques et les romantiques : « Comment la langue et le génie de la
langue resteront-ils stationnaires lorsque les mœurs, les politiques et tout
l’ordre social à qui la langue sert d’expression, se portent en avant ? »
Victor Hugo aura été le théoricien et le praticien de cette révolution
linguistique contre la langue immobile, consacrée, pétrifiée : « Les langues
ne s’arrêtent plus, disait-il encore dans la préface de Cromwell. Le jour où
elles se fixent, c’est qu’elles meurent. » Hugo est devenu l’agent principal
de la révolution culturelle que fut le romantisme : rejet des genres
cloisonnés, abolition des règles inhibitrices, libération du vers et de la
langue, préférence de la démesure au bon goût… Mais, comme le notait
Charles de Rémusat en 1827, la révolution de l’écriture appelait aussi la
révolution politique. Il y avait une cohérence entre son manifeste littéraire
et son adhésion au libéralisme : « Les Ultras de tout genre, classiques ou
monarchiques, auront beau se prêter secours pour refaire l’ancien régime
de toutes pièces, société et littérature ; chaque progrès du pays, chaque
développement des intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout
ce qu’ils auront échafaudé. »
4
Amours
Le ménage Hugo entre dans la vie modestement. Elle a reçu une petite
dot de 2 000 francs, composée en partie de meubles. Lui bénéficie d’une
pension annuelle attribuée par Louis XVIII, de 1 000 francs, à laquelle
s’ajoute, après la publication de Han d’Islande en 1823, une seconde
pension, de 2 000 francs. De 1822 à 1830, les maternités d’Adèle se
succèdent. Elle veut y mettre fin, et de quel autre moyen dispose-t-elle
pour y parvenir, sinon d’éloigner le conjoint du lit conjugal ? En 1830,
après la naissance d’Adèle II, elle ferme sa porte à Victor.
Date tournante, que cette année d’Hernani. Repoussé, frustré,
malheureux, Hugo, éloigné de sa femme, lui écrit de Bièvre en
juillet 1831 :
Elle rentra en France avec lui où elle mourut avant lui d’un cancer, le
11 mai 1883. L’attachement d’Hugo n’avait nullement décliné : « Je sens
profondément que tu es ma vraie épouse ; je ne pourrais vivre sans toi sur
cette terre, ni rayonner sans toi dans l’éternité. » À sa demande, Hugo fit
graver sur sa tombe, au cimetière de Saint-Mandé, l’épitaphe :
JULIETTE DROUET
1806-1883
Quand je ne serai plus qu’une cendre glacée,
Quand mes yeux fatigués seront fermés au jour,
Dis-toi, si dans ton cœur ma mémoire est fixée :
Le monde a sa pensée,
Moi, j’avais son amour !
VICTOR HUGO
Le plus étonnant est que la jeune dame était reçue dans la famille des
Hugo, comme si Adèle Hugo, qui détestait Juliette, n’était pas fâchée d’en
détacher son mari. En juillet 1852, Juliette, à Bruxelles, se désolait d’être
traitée en étrangère, elle exprima sa rancune à Victor : « Il y a quelque
chose de bien cruellement injuste et affreusement dérisoire pour moi à
penser que ce sacrifice, ce respect qu’on impose à mon dévouement, à ma
fidélité, à mon amour, on n’y songeait pas et on en faisait bon marché
quand il s’agissait d’une autre femme dont la vertu consistait à n’en avoir
aucune. » Cependant, le coup d’État et la proscription eurent pour résultat
de mettre fin à cette liaison sulfureuse, dont Juliette avait été meurtrie.
À Jersey, Victor Hugo eut la velléité d’en finir avec ses exaspérations
érotiques et ses infidélités. Sa résolution ne tint pas. Il y avait en lui une
addiction au sexe qui ne s’interrompit jamais. Henri Guillemin nous
rapporte qu’il s’est vanté un jour « d’avoir fait l’amour dix-neuf fois
pendant sa nuit de noces ». Ce n’était qu’un début. Dans les îles, loin des
comédiennes, des femmes du monde, des admiratrices parisiennes,
commence le cycle de ses amours ancillaires. Il tient la comptabilité de ses
conquêtes dans un carnet secret en formules cryptées, usant du latin, de
l’espagnol, des abréviations, des analogies, des symboles, tout un système
pour tromper celui ou celle qui tomberait sur ces pages, mais qu’il
s’évertue d’actualiser comme un collectionneur, un chineur de brocante ou
un obsédé : « cloche = masturbation, les deux Suisses = les seins, poêle
= la toison du pubis, osc = baiser, etc. » À peu près tout le personnel
féminin jeune de Marine Terrace puis de Hauteville-House y passe.
Guillemin nous avertit que toutes ses pratiques ne mènent pas
forcément à la limite de la « fornication » ; il n’est souvent qu’un voyeur,
fasciné par la nudité, amateur de défeuillaison. Mais il ne s’interdit pas de
passer à l’acte. Généreux, il rémunère ses partenaires, souvent des pauvres
filles, de gratifications qu’il mêle dans sa comptabilité à la colonne de ses
secours aux pauvres – réels eux aussi. Scrupuleusement, il note les chiffres
de ses appointements : 1 franc, 50 centimes, 3 francs, etc. Parfois, il reçoit
la visite d’amies du continent, qu’il honore de séances cachées. Quand il
part pour Bruxelles, il visite les prostituées ou chevauche d’autres
servantes. Il évite le ridicule du vaudeville, mais parfois au prix de ruses
inattendues.
L’une de ses proies, après son retour en France, fut Blanche. Blanche
tout court, sans patronyme, née de père et de mère inconnus, qui avait été
recueillie par les Lanvin 1. Juliette, qui avait connu les Lanvin dans l’atelier
de James Pradier, l’avait prise à son service ; elle devint la maîtresse de
Victor en 1873. Hugo et Juliette étaient retournés à Guernesey avec elle.
Sans rien savoir de leur intimité, Juliette se défie d’une si jolie fille et la
pousse à rentrer en France, avec l’accord fallacieux de son cher et tendre.
À vrai dire, Hugo avait conçu avec Blanche un plan pour déjouer la
méfiance de Juliette. Elle prit bien le bateau après avoir fait ses adieux,
mais, discrètement, elle reviendra et assouvira encore une dizaine de
jours, dans le secret, les désirs du grand homme. Généreux, Hugo lui
remet une somme considérable, 720 francs. Mais ses ruses sont bientôt
apprises par Juliette. Nouvelle crise. Nouveau désarroi d’une femme qui
atteint presque soixante-dix ans et qui est désemparée. Une fois encore,
elle reviendra à lui, lui pardonnera. Nouveau serment du parjure, aussi
fragile que les autres. Le milieu parisien est propice à tous les
débordements, elle n’est pas dupe. Mais elle l’aime, elle l’aime : « Je ne
veux pas te faire une scie de tes bonnes fortunes, lui écrit-elle en 1878,
mais je ne peux m’empêcher de sentir que mon vieil amour fait triste
figure au milieu de toutes ces cocottes à plumes et à bec-que-veux-tu. »
L’amour, à la fin de sa vie, n’est plus qu’affection, tendresse, secours
mutuel : « Il n’y a d’amour vrai, pour le Victor Hugo de la fin, écrit Henri
Guillemin, que dans l’exclusion de tout élément sexuel. » Depuis 1873,
selon les sources connues, il semble que Victor Hugo a cessé tout
commerce sexuel avec Juliette. Il aime Juliette de cet « amour vrai » ;
pour le reste, il suit sa nature. Celle d’Olympio était insaturable.
Cette vie amoureuse et sexuelle nous donne un peu le tournis. Le
fascinant de l’histoire est la puissance de cet homme qui, tout en écrivant
une œuvre gigantesque, pratique ses amours avec un appétit de géant. Il
fabule, ment, trompe à loisir, mais sans jamais manquer au serment
d’aimer toujours celles qu’il a chéries, étonnamment fidèle dans la
polygamie.
L’imaginaire monstrueux
La fin ne justifie pas tous les moyens. Mais ce n’est pas cette question
qui préoccupe Habibrah ; il veut assouvir sa haine, jouir des angoisses de
ses ennemis, incendier les forêts, anéantir les familles.
Un autre roman de jeunesse, Han d’Islande, inspiré de Walter Scott,
enrichit la galerie des monstres hugoliens. Han, héros éponyme du récit,
concentre en sa personne la hideur physique et morale. Difforme,
sanguinaire, il se vêt de peaux de bête, est accompagné d’un ours dressé
et se nourrit de sang humain. Doué d’une force herculéenne, il peut tuer
un loup en combat singulier à main nue. Hugo décrit « son visage de tigre,
ses membres ramassés, ses épaules sanglantes, à peine couvertes d’une
peau encore fraîche, ses grandes mains armées d’ongles, et son regard
flamboyant… ». Incarnation du mal, de la barbarie, de l’insensibilité et de
la violence, il est devenu, depuis la mort de son fils, l’ennemi du genre
humain. Il fait peur, son rire est horrible, ses rugissements sont d’une
bête ; il peut dire ainsi à son ours Friend : « je ne suis pas homme, je suis
au-dessus de cette espèce misérable, je suis une bête farouche comme
toi ».
Han n’est pas le seul personnage diabolique du roman. Son dialogue
avec le bourreau Orugix révèle un autre être sanguinaire :
Une vingtaine d’années plus tôt, il avait publié une plaquette intitulée
Étude sur Mirabeau, où il mettait en relief l’opposition entre la
physionomie ignoble du tribun et son génie politique. Il était laid, mal
bâti, le visage ravagé par la petite vérole – « cet homme a la petite vérole
à l’âme », disait un collègue ; on le traitait de scélérat, d’assassin ; la
presse des deux extrêmes se déchaînait contre lui. Mais, « quand cet
homme était à la tribune dans la fonction de son génie, sa figure devenait
splendide et tout s’évanouissait devant elle ». Sa hideur devenait
« grandiose et fulgurante dont l’effet par moments était électrique et
terrible ». Cet homme-là, c’était le peuple de 1789 incarné ; c’était
l’événement immense, « la chute de la forme monarchique de la France ».
Le tribun, celui que Victor Hugo appelle « le vrai grand homme
essentiel de ces temps-là », va devenir un modèle pour le romancier.
Jusque-là, le monstre, c’était le mal ; la difformité physique alliée à
l’ignominie morale. Les nouveaux monstres d’Hugo vont opérer la
dissociation entre elles. Le grotesque va s’associer au sublime. Deux
grandes figures romanesques vont s’approprier cette inversion de sens
dans la monstruosité. C’est Quasimodo, le sonneur de cloches de Notre-
Dame de Paris ; ce sera ensuite Gwynplaine de L’Homme qui rit.
Quasimodo est, de tous les monstres d’Hugo, le plus connu. À
plusieurs reprises, le cinéma s’est emparé de ce personnage hors du
commun : on ne dénombre pas moins de sept réalisations entre 1911 et
1996. Enfant abandonné, il a été recueilli par l’archidiacre de Notre-
Dame, Claude Frollo, qui l’a nommé Quasimodo du nom du jour où il l’a
sauvé du néant, le premier dimanche d’après Pâques. Il est devenu le
sonneur de la cathédrale. Un sonneur si appliqué, si zélé, si heureux de
faire tinter les cloches qu’il en est devenu sourd. Il fait son entrée dans le
roman à l’élection du pape des fous, précédée d’un concours de grimaces,
dont il sort vainqueur sans conteste :
Cet effrayant visage, Déa ne le voit pas, et les deux enfants s’aiment
d’amour tendre.
La Green-Box qui transporte la troupe de village en village et de ville
en ville parvient finalement à Londres. Un coup de théâtre s’y produit : la
révélation de l’identité de Gwynplaine. Il est le fils légitime unique du
baron Clancharlie, pair du royaume, et à la famille duquel il a été enlevé.
Il devient ainsi héritier des biens et des titres de son père. Gwynplaine
devient lord du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne, riche de possessions
considérables. De plus, il est admis comme il se doit à la Chambre des
lords. Quelle revanche ! « Ah ! tour de roue définitif ! j’étais en bas, je suis
en haut. »
Capable de ramener un moment au sérieux son « infernal rictus », il
fait son entrée à la Chambre des lords. D’emblée il fait scandale en
refusant de voter l’augmentation de la provision annuelle du roi, ce qui
l’amène à s’expliquer par un discours qui donne tout son sens symbolique
au monstre, une incarnation du peuple :
Il n’est pas entendu, les lords rient, les évêques rient, les juges rient. Et
laissent la chambre vide. Mais Gwynplaine a lancé une bombe ; une
bombe à retardement.
Dans sa critique publiée dans Le Nain jaune, Barbey d’Aurevilly,
défenseur de la monarchie catholique, vieil ennemi de Victor Hugo, ne s’y
est pas trompé : dans ce livre, écrit-il, « tout ce que le monde respecte à
juste titre : les grandeurs sociales, les pouvoirs, les royautés, les
aristocraties, les religions, les législations sévères, tout ce qui fut l’honneur
de l’Histoire, est insulté ».
Les monstres ne sont plus ce qu’ils étaient.
La mesure, le bon goût, la bienséance volent en éclat. Le colossal a
pour complice le phénoménal, le prodigieux. Il faut tirer l’homme de sa
gangue du savoir-vivre ; le montrer aux limites de sa frénésie et de ses
dérèglements. Ces ratés de la création, nains, siamois, veaux à deux têtes,
moutons à cinq pattes, doit-on les rejeter, les condamner, les interdire de
séjour ? Ils sont là pourtant, parmi nous, les difformes, les informes, les
repoussants de tout genre, mais ce serait trop facile de s’arrêter à la
compassion. Dieu les a voulus ainsi ; ils doivent avoir une mission, et
d’abord montrer la profonde ambivalence de la création.
Cette ambivalence, nous la portons en chacun de nous qui ne sommes
pas indemnes de monstruosité, pense Victor Hugo. En deçà de nos
aspirations à l’idéal et par-delà la trivialité de nos comportements, il existe
cette zone obscure, cachée, ignorée où nous pouvons nous révéler
monstrueux. Hugo suggère cette psychologie des profondeurs.
Inversement, il a voulu changer notre regard sur les « anormaux » ; après
avoir fait d’eux des diaboliques, il les a rangés au rang des prophètes. La
vérité ne sort pas de la norme, mais de l’écart, du marginal, de l’ex-
centrique.
6
Culte napoléonien
La conversion
Le petit, fils de Sophie, était donc royaliste, mais il était aussi l’enfant
de Léopold, général d’Empire. Après la mort de sa mère, le rapprochement
avec son père au moment de son mariage fit évoluer Victor. En 1827, un
incident diplomatique lui permet d’exprimer en vers sa pensée nouvelle à
l’endroit de Napoléon. Lors d’une réception du nouvel ambassadeur
d’Autriche à Paris, le comte Apponyi, celui-ci, sous les ordres de
Metternich, refuse que l’huissier annonce les titres de quatre généraux
d’Empire, pourtant ralliés au roi. Les quatre invités humiliés prennent
aussitôt congé. Hugo, indigné, compose alors une ode « À la colonne de la
place Vendôme » :
Oui, c’est une fête ; la fête d’un cercueil exilé qui revient en
triomphe. Trois hommes du peuple, de ces pauvres ouvriers en
haillons, qui ont froid et faim tout l’hiver, marchent devant moi
tout joyeux. L’un d’eux saute, chante et fait mille folies en
criant : « Vive l’empereur ! »
Ce qui frappe Hugo dans cette cérémonie est le contraste des attitudes
entre le peuple et les bourgeois, entre l’enthousiasme populaire et les
maladresses du gouvernement :
De l’oncle au neveu
Après l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte à la présidence de la
République, en décembre 1848, la ferveur d’Hugo pour l’oncle qui n’a pas
faibli l’a poussé, c’est probable, à voter pour le neveu. Comme chez bien
des Français qui l’élirent au premier tour de l’élection présidentielle, le
nom a suscité l’entraînement : Louis-Napoléon Bonaparte ! Après le coup
d’État du 2-Décembre, écœuré, révolté, indigné, il n’aura de cesse de
célébrer le premier empereur pour confondre dans une antithèse
vengeresse le second, l’infâme Badinguet. Dans Les Châtiments, écrits dans
les lendemains du coup d’État à Jersey, la référence à Napoléon Ier nourrit
le pamphlet :
Révolution
Le Ralliement
Quand la révolution de Février éclate, il n’est pas dans le coup. Il suit
l’insurrection qui fait des progrès d’heure en heure. Apprenant l’abdication
du roi, il entend soutenir la régence de la duchesse Hélène d’Orléans.
Depuis le balcon de la mairie de son arrondissement, il harangue la foule :
Un peu plus tard, place de la Bastille, devant une « foule ardente » qui
réclame la « déchéance » du roi, Hugo annonce la Régence. Il est pris à
partie, insulté, menacé : « À bas le pair de France ! » Il réplique :
Le député conservateur
Le 29 mars, dans une Lettre aux électeurs, Hugo déclare :
Hugo justifie son vote négatif dans une lettre insérée dans Le Moniteur
du 5 novembre :
Par toutes les grandeurs des arts, des lettres, des sciences,
par les victoires de l’industrie et du progrès. Le travail
populaire peut faire des miracles. Et puis, la France est une
nation conquérante. Quand elle ne fait pas de conquête par
l’épée, elle veut en faire par l’esprit. Sachez cela et allez.
L’ignorer vous perdrait.
Colère
Le coup d’État
Le matin du 2 décembre, anniversaire du sacre de Napoléon et de la
victoire d’Austerlitz, Hugo apprend que, dans la nuit, l’armée, conduite
par le ministre de la Guerre Saint-Arnaud, une « main de fer », a procédé
à l’arrestation des principaux adversaires du prince-président : Thiers et
les généraux Lamoricière, Cavaignac, Changarnier, Bedeau ; que le Palais-
Bourbon a été occupé ; que des affiches ont été apposées, par les soins du
ministre Morny, demi-frère du président, annonçant la dissolution de
l’Assemblée et – comble d’habileté ! – le rétablissement complet du
suffrage universel… Hugo n’hésite pas, appelle à la résistance, se démène
pendant trois jours de réunion en réunion, court les rues pour appeler au
peuple, fait imprimer des affiches, se concerte avec les députés de gauche
et de droite qui n’acceptent pas le fait accompli, dicte une proclamation :
Contre l’usurpateur
Napoléon le Petit suit les voix de la contrebande de la Belgique à la
France. On peut lire dans la correspondance d’Alexandre Dumas, à la date
du 17 novembre 1852 : « Nous faisons passer en France des Napoléon le
Petit par milliers : un de nos amis vient d’en emporter deux douzaines
dans le buste du président lui-même… » Un président goguenard, qui a
dit à ses courtisans, en recevant l’ouvrage : « Voyez, Messieurs, voici
Napoléon le Petit par Victor Hugo le Grand ! » L’a-t-il lu jusqu’au bout ?
Dans les dernières pages, Hugo écrit :
« Citoyens ! Marchons ! »
Si Victor Hugo a intitulé son livre Napoléon le Petit, c’est bien sûr en
comparaison de son oncle, Napoléon le Grand, qu’il n’a cessé d’admirer :
Une autre opposition, une autre antithèse : celle qui oppose le futur
Napoléon III à la France. Ainsi vient la conclusion :
Vous ne voyez donc pas que c’est tout cela qui est chimère !
Vous ne voyez donc pas que le Deux-Décembre n’est qu’une
immense illusion, une pause, un temps d’arrêt, une sorte de
manœuvre derrière laquelle Dieu, ce machiniste merveilleux,
prépare et construit le dernier acte, l’acte suprême et triomphal
de la Révolution française ?
Ce pouvoir usurpé, pris par la force, doit périr par la force. Pour Hugo,
« le citoyen digne de ce nom n’a qu’une chose à faire : charger son fusil et
attendre l’heure » :
Ce sera peut-être une longue patience, mais non une attente vaine.
Comme le dit le dernier vers du poème consacré à Jéricho :
Exil
Hauteville House
La longue période de l’exil se révèle féconde. Hugo aligne les vers, met
au point ses recueils. Mais le combat politique ne cesse jamais pour lui. En
avril 1855, il publie sa Lettre à Louis Bonaparte, à l’occasion de la venue de
Napoléon III à Londres. Les Français et les Anglais entendent fêter leur
victoire commune contre la Russie dans la guerre de Crimée. À Douvres,
l’empereur peut lire l’adresse de Victor Hugo affichée sur les murs :
En mai 1856, Hugo, grâce aux ventes des Contemplations – dont une
édition a paru en Belgique et une autre autorisée à paraître en France –,
peut acquérir Hauteville House, une spacieuse maison du début du
e
XIX siècle, que le nouveau propriétaire va transformer à son goût. Juliette
trouvera à se loger dans la même rue. Salle de billard pour ses fils, petit
salon, fumoir, salle à manger, chambres, appartement d’invités, toutes ces
pièces sont décorées en amateur d’art et en collectionneur. C’est au
troisième étage que l’écrivain a installé sa thébaïde, d’où il voit la mer
derrière une large baie vitrée. Après un temps d’hésitation, les habitants
de Guernesey accueillent le Français avec sympathie. De son côté, Hugo
tient bourse ouverte aux démunis. À partir de mai 1862, il invite une
myriade d’enfants pauvres à déjeuner chaque semaine.
Pourtant, la vie n’est pas vraiment drôle dans cette petite île anglo-
normande de 63 kilomètres carrés, où il vit avec sa famille, dans sa
maison de Hauteville, à Saint-Pierre-Port. Lui, du moins, travaille, aligne
les vers, écrit son roman. Juliette a suivi son grand homme, dans un état
permanent d’admiration, peut-être heureuse de le voir échapper, lui qui
ne la prend plus guère dans ses bras, aux innombrables tentations
parisiennes. Adèle s’ennuie, François-Victor brûle de rentrer à Paris,
Charles piaffe, Adèle II, après avoir refusé tous les partis qu’on lui a
présentés, s’amourache de son officier de Pinson. La tension ordinaire qui
règne dans la maison ne s’apaise que par la fuite. On s’échappe à Jersey, à
Londres, dans l’île de Wight, en Belgique.
Victor Hugo, qui parle en connaissance de cause de l’exil, a affirmé
aussi sa grandeur :
En vous retirant de tout, on vous a tout donné ; tout est
permis à qui tout est défendu ; vous n’êtes plus contraint d’être
académique et parlementaire ; vous avez la redoutable aisance
du vrai, sauvagement superbe.
Vécu comme une catharsis, l’exil, dans son cas, transforme et libère.
La mondanité qui contraint aux convenances, au bon ton, aux politesses
inhibitrices, n’a plus cours ; la liberté de pensée n’est plus aliénée par
l’ambition ou la vanité ; le recul permet de se concentrer, comme dirait le
cardinal de Retz, sur la substance au mépris du frivole. À Louise Colet, il
écrit en 1857 :
Le poète au sommet
Le premier recueil est celui de la poésie lyrique, personnelle,
subjective. « L’auteur, lit-on dans la préface de 1856 des Contemplations, a
laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à
goutte à travers les événements et les souffrances, l’a déposé dans son
cœur. » C’est la vie d’un homme, mais, nous dit-il, c’est « la vie des autres
aussi ». On se souvient de son cri : « Ah ! insensé, qui crois que je ne suis
pas toi ! » Hugo y chante les joies de la famille ; le long deuil inachevé :
La tête politique
En dehors de ses ouvrages, Victor Hugo agit par le discours, les
articles, des interventions, une correspondance – dont nous trouvons le
corpus dans la partie d’Actes et Publications intitulée « Pendant l’exil ». Ces
textes sont d’abord et encore la condamnation de Napoléon III,
l’usurpateur, le tyran :
Misère et fraternité
Le romantisme social
Très tôt, Hugo a été sensible aux diverses formes de la domination de
l’homme sur l’homme. Dans son roman Bug-Jargal, il décrivait la
condition des esclaves à Saint-Domingue, l’insensibilité des maîtres, et
faisait du chef de la révolte le héros éponyme de son récit. Dans Han
d’Islande, il était, à vingt-et-un ans, un des premiers à décrire une révolte
ouvrière, celle de mineurs norvégiens. Un des poèmes des Feuilles
d’automne, datant de janvier 1830, « Pour les pauvres », est un appel aux
riches :
Dans vos fêtes d’hiver, riches, heureux du monde,
Quand le bal tournoyant de ses feux vous inonde,
Quand partout à l’entour de vos pas vous voyez
Briller et rayonner cristaux, miroirs, balustres,
Candélabres ardents, cercle étoilé des lustres,
Et la danse, et la joie au front des conviés ;
Un roman universel
En 1860, en exil à Guernesey, Hugo reprend Les Misérables, l’œuvre
interrompue en février 1848. Il se croit alors très malade, souffre
d’insomnie et de maux de gorge à répétition qui lui font craindre la mort.
Il lui importe d’achever l’œuvre en cours avant la fin. Juliette s’applique à
copier le manuscrit au fur et à mesure. Suivant le conseil de son médecin,
le docteur Corbin, qui lui suggère de changer d’air, Hugo quitte
provisoirement Guernesey au début du printemps 1861 pour Bruxelles.
Belle occasion pour lui d’aller visiter le champ de bataille de Waterloo :
« Je n’aurai qu’un mot à en dire dans mon livre, écrit-il, mais je veux que
le mot soit juste. Je suis donc venu étudier cette aventure sur le terrain, et
confronter la légende avec la réalité. » Il va mieux ; il s’est laissé pousser
la barbe, on le complimente ; il explique qu’elle le protégera des maux de
gorge ! À plusieurs reprises, en juin 1861, il arpente le fameux champ de
bataille. Le 30, il triomphe : « J’ai fini Les Misérables. » Façon de parler,
car il faut tout relire, corriger, affiner, polir. Le marbre est encore brut.
Hugo cherche maintenant un éditeur qui acceptera d’acheter les droits du
livre pour 300 000 francs, tel est son prix. Énorme ! Humaniste, certes,
mais dur en affaires ! Hetzel, mis au courant, déclare forfait. C’est son fils,
Charles Hugo qui, finalement, négocie les droits avec Lacroix et
Verbœckhoven. Ce sera donc 300 000 francs, droits de traduction
compris, la durée de l’exploitation du titre par l’éditeur étant de douze
ans. Le 2 décembre 1861, Lacroix est à Guernesey ; il en repart le 6 avec
la première partie des Misérables intitulée « Fantine ». Un prospectus est
prévu : « Après le Moyen Âge, le temps présent, telle est la double étude
de Victor Hugo. Ce qu’il a fait pour le monde gothique dans Notre-Dame
de Paris, il le fait pour le monde moderne dans Les Misérables. Ces deux
livres seront dans son œuvre comme deux miroirs reflétant le genre
humain. »
Le 25 février 1862, Hugo envoie une courte préface à Lacroix :
Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une
damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation,
des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée
qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la
dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la
femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront
pas résolus ; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie
sociale sera possible ; en d’autres termes, et à un point de vue
plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et
misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être
inutiles.
La peine de mort
D’où lui est venu ce besoin d’entamer cette campagne ? Une longue
campagne, puisque, de son vivant, jusqu’à ses derniers jours, Victor Hugo
n’aura de cesse, à chaque fois qu’il le pourra, de condamner la peine de
mort. En 1862, il s’en explique dans une lettre à un citoyen de Genève, à
un moment où Genève entreprend de réviser sa Constitution et s’interroge
sur la peine capitale :
Plus tard, en 1823, il est témoin d’un autre spectacle, plus noir encore.
Il s’agit de la montée à l’échafaud d’un parricide, Jean Martin. Adèle, dans
Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, écrit :
« Au Pont-au-Change, la foule était si épaisse qu’il devint difficile
d’avancer. MM. Victor Hugo et Jules Lefèvre purent cependant gagner la
place [de Grève]. Les maisons regorgeaient de monde. Les locataires
avaient invité leurs amis à la fête ; on voyait des tables couvertes de fruits
et de vins ; des fenêtres avaient été louées fort cher ; des jeunes femmes
venaient s’accouder à l’appui des croisées, verre en main et riant aux
éclats, ou minaudant avec des jeunes gens. Mais bientôt la coquetterie
cessa pour un plaisir vif : la charrette arrivait.
« Le patient, le dos tourné au cheval, au bourreau et aux aides, la tête
couverte d’un chiffon noir rattaché au cou, ayant pour tout vêtement un
pantalon de toile grise et une chemise blanche, grelottait sous une pluie
croissante. L’aumônier des prisons, l’abbé Montès, lui parlait et lui faisait
baiser un crucifix à travers son voile.
« M. Victor Hugo voyait la guillotine de profil ; ce n’était pour lui
qu’un poteau rouge. Un large emplacement gardé par la troupe isolait
l’échafaud ; la charrette y entra. Jean Martin descendit, soutenu par les
aides, puis, toujours supporté par eux, il gravit l’échelle. L’aumônier
monta près de lui, puis le greffier, qui lut le jugement à haute voix. Alors
le bourreau leva le voile noir, fit apparaître un jeune visage effrayé et
hagard, prit la main droite du condamné, l’attacha au poteau avec une
chaîne, saisit une hachette, la leva en l’air ; mais M. Victor Hugo ne put
pas en regarder davantage, il détourna la tête, et ne redevint maître de lui
que lorsque le Ha ! de la foule lui dit que le malheureux cessait de
souffrir. »
Le livre de Victor Hugo, Le Dernier Jour d’un condamné, est éreinté par
la critique pour d’apparentes raisons littéraires : qu’est-ce que ce
condamné dont ne sait rien ? « Ce criminel n’a pas eu de passé, écrit
Nodier dans le Journal des Débats ; il vient là, sans antécédent, sans
souvenirs : on dirait qu’il n’a pas vécu avant d’être criminel. » Mais aussi,
mais surtout, on ne pardonne pas à Hugo ce plaidoyer implicite qu’il écrit
en faveur de l’abolition. Dans Le Curé de village, Balzac, défendant les
thèses traditionalistes, parlera, tel Joseph de Maistre, du Dernier Jour d’un
condamné comme d’une « sombre élégie, inutile plaidoyer contre la peine
de mort, ce grand soutien des sociétés »…
C’est bien le cœur du problème. Hugo, comme tous les abolitionnistes
qui viendront après lui, nie absolument l’efficacité sociale de la peine de
mort. Pourquoi la société, anonyme, abstraite, aveugle, se ferait-elle aussi
criminelle que les criminels ? Doit-elle s’exonérer du « Tu ne tueras
point ? ». La lutte pour l’abolition de la peine de mort lui paraît
civilisatrice entre toutes. Les exécutions ne sont pas des exemples qui
dissuadent, mais des contre-exemples qui encouragent la férocité
humaine. « Nous nions que le spectacle des supplices produise l’effet
qu’on en attend. Loin d’édifier le peuple, il le démoralise, et ruine en lui
toute sensibilité, partant toute vertu. » L’exécution publique fascine plus
qu’elle ne terrorise ; elle donne à admirer le courage de ceux qui bravent
la mort en braves ; elle pérennise la loi du talion des hommes restés dans
l’état de nature : œil pour œil, dent pour dent, tête pour tête ; elle
déconsidère l’autorité qui n’a pas eu l’autorité d’empêcher le pire, le
crime, la barbarie première. Mais, dissimulée, en tapinois, hors des yeux
de la foule, derrière les murs de la prison, l’exécution dit la honte d’un
État, d’une justice d’État qui règle ses comptes en cachette. Pire que tout,
elle est, dans tous les cas, l’aveu d’une désespérance, que l’homme abîmé
dans le crime ne pourra jamais se racheter.
Hugo dit aux jurés que les vrais coupables ne sont pas ses fils, mais
lui-même qui, depuis vingt-cinq ans, a défendu en toute occasion
l’inviolabilité de la vie humaine. Il invoque Dieu, il montre l’effigie de
Jésus-Christ qui préside au fond de la salle aux débats, cette autre victime
de la peine de mort. « Je le jure devant ce gibet où, il y a deux mille ans,
pour l’éternel enseignement des générations, la loi humaine a cloué la loi
divine. » Il rappelle qu’on en a fini avec le fer rouge, le poing coupé, la
torture et l’Inquisition ; il faut que le sanctuaire de la justice soit délivré
de « cette figure sinistre qui suffit pour le remplir d’horreur et d’ombre : le
bourreau ». Pathétique, il décrit la mise à mort du jeune homme de 29 ans
traîné sur l’échafaud, qui se révolte, qui se débat, qui refuse de mourir.
Les exécuteurs font des efforts sauvages. Il faut que force reste à la loi,
c’est la maxime. « L’homme se cramponne à l’échafaud et demande grâce ;
ses vêtements sont arrachés, ses épaules nues sont en sang ; il résiste
toujours. » Il faudra un long temps pour le forcer, « hurlant, hagard, tout
ensanglanté », à mettre sa tête sous le couteau de la guillotine. Car Hugo
prend toujours soin, dans ses plaidoyers, de narrer des faits, de présenter
des personnages, de mettre en scène l’horreur au lieu de s’en tenir à des
abstractions.
Charles est condamné à la prison ; son frère François-Victor l’est à son
tour pour avoir publié dans L’Événement un article favorable au droit
d’asile pour les proscrits étrangers. Le journal est saisi.
Exilé à Jersey, Hugo intervient encore dans une affaire de
condamnation à mort. Le 18 octobre 1853, à Guernesey, un homme,
John-Charles Tapner, était entré de nuit chez une femme, l’avait tuée
pour la voler, puis avait mis le feu à la maison pour cacher son crime. Le
3 janvier suivant, il avait été condamné à mort. Une fois encore Hugo
s’indigne contre la loi du talion. Il s’avise de lancer un appel aux habitants
de Guernesey. Il reprend ses arguments en faveur de la grâce de Tapner et
de l’abolition en général. « Peuple de pêcheurs, bons et vaillants hommes
de la mer, ne laissez pas mourir cet homme. » L’assassin est peint en « un
être frémissant qui va mourir ». Il stimule la fierté patriotique des îles
anglo-normandes : qu’elles soient l’exemple à suivre !
La lettre publique d’Hugo, reprise par la presse, émeut les habitants de
Guernesey. Des pétitions circulent, une adresse à la reine est rédigée. Rien
n’y fait : Tapner est exécuté le 10 février. La Chronique de Jersey titre le
lendemain : « Le supplice a été plus atroce que le crime. » Le bruit s’est
répandu que l’ambassadeur de France, Walewski, a rencontré Lord
Palmerston, secrétaire d’État à l’Intérieur : la France de Napoléon III
serait-elle intervenue ? Victor Hugo écrit alors à Palmerston. Il repousse
ironiquement l’idée que Bonaparte ait pu influer sur une décision de la
justice britannique : « Vous n’avez obéi à aucune influence. » Cette fois
encore, il décrit par le menu ce que fut cette exécution impitoyable, ratée,
interminable, et achève son épître par une mise en garde :
Nous les anarchistes, nous les démagogues, nous les
buveurs de sang, nous vous le déclarons, à vous les
conservateurs et les sauveurs, la liberté humaine est auguste,
l’intelligence humaine est sainte, la vie humaine est sacrée,
l’âme humaine est divine. Quand nous prononçons ces mots :
Progrès, Révolution, Liberté, Humanité, vous souriez, hommes
malheureux, et vous nous montrez la nuit où nous sommes et
où vous êtes. Vraiment, savez-vous ce que c’est que cette nuit ?
Apprenez-le, avant peu les idées en sortiront énormes et
rayonnantes. La démocratie c’était hier en France ; ce sera
demain l’Europe. L’éclipse actuelle masque le mystérieux
agrandissement de l’astre.
Paris-le-Peuple
Avant que la bière ne fût inhumée, Hugo s’est mis à genoux et l’a
baisée.
Tout a changé en 1789. Paris est devenu ce qu’il est resté : la ville de
la Révolution, qui a décrété à jamais la « suprématie de Paris ». « Rome a
plus de majesté, Trèves a plus d’ancienneté, Venise a plus de beauté,
Naples a plus de grâce, Londres a plus de richesse. Qu’a donc Paris ? La
révolution. » Une lente ascension depuis le Paris romain, une « sublime
sortie des ténèbres ». Le retentissement de la Révolution a hissé Paris au-
dessus de toutes les autres villes du monde. « Paris est sur toute la terre le
lieu où l’on entend le mieux frissonner l’immense voilure invisible du
progrès. Paris travaille pour la communauté terrestre. » Ce n’est plus la
ville des grands, des seigneurs, des princes et des rois, c’est la ville du
peuple.
Tourmente
Dans l’esprit de Victor Hugo, la paix, la paix universelle, est une valeur
suprême et une préoccupation de tous les moments de sa vie. En
août 1849, présidant le Congrès de la paix qui se tenait à Paris, il affirmait
dans son discours d’ouverture :
Le 27 mai, Hugo, qui venait de rentrer chez lui après minuit, entend
sonner à sa porte. De sa fenêtre, il demande qui est là. On lui répond :
« Dombrowski » – c’est le nom d’un officier de la Commune. Hugo le
croyait mort. Est-il en fuite ? Vient-il lui demander asile ? Il descend
ouvrir, mais une grosse pierre frappe le mur, et il aperçoit un
attroupement devant chez lui. Une foule réactionnaire qui le prend pour
un communard, qui vilipende l’étranger venu semer la guerre civile en
Belgique. C’est donc un guet-apens ! De sa fenêtre, il crie aux agresseurs :
« Vous êtes des misérables ! » La fenêtre est refermée. Un pavé brise les
vitres. Au dehors, la meute scande des cris hostiles : « À mort Victor
Hugo ! À mort Jean Valjean ! À mort Clancharlie [L’Homme qui rit] ! À la
lanterne ! À la potence ! À mort le brigand ! Tuons Victor Hugo ! »
L’assaut est donné, mais la bonne, Mariette, a verrouillé la porte, trop
solide pour être brisée. Les pierres pleuvent sur la maison.
La République
L’idéal républicain
De retour d’exil à Paris, Hugo, au moment des procès des
communards, prend à tâche de sauver Rochefort du pire. Il demande à
voir Thiers, qui le reçoit, à la préfecture de Versailles où il habite. Celui
qui vient d’être nommé président de la République l’accueille
aimablement ; il promet à son visiteur que Rochefort ne sera pas
embarqué, qu’il purgera sa peine dans une forteresse en France. Hugo se
récrie contre la forteresse, Thiers prend note. En fait, ce ne sont que de
belles paroles, Rochefort suivra les autres condamnés en Nouvelle-
Calédonie.
Hugo ne se préoccupe pas seulement du sort de Rochefort. Il défend la
cause de Louise Michel, du journaliste Maroteau, réussit à sauver la vie de
trois femmes condamnées à la peine capitale. « Nouvelles insultes.
Recrudescence de rage dans une foule de journaux. » Il apprend qu’à
Guernesey, on a voulu brûler sa maison, « vu que c’est moi qui ai brûlé
Paris et tué l’archevêque. Pendant que les curés catholiques disaient cela
dans le Luxembourg, les curés protestants le disaient en Angleterre ». Il
retourne chez Thiers, plaide pour l’amnistie. Il s’entretient avec le duc
d’Aumale, candidat à l’Académie :
La dissolution est prononcée par les sénateurs par 349 voix contre
130, mais Hugo a été entendu par l’opinion ; il reçoit des soutiens de
toutes parts. Il participe aux réunions électorales, appuie la candidature
du républicain Jules Grévy dans le IXe arrondissement de Paris :
Jamais la foi dans le progrès n’a été affirmée avec pareille éloquence.
Le propos d’Hugo provoque la riposte de Mgr Dupanloup, évêque
d’Orléans, peu disposé à approuver l’éloge de Voltaire, qui écrit une lettre
ouverte au poète. Réplique d’Hugo : de quel droit un évêque lui fait-il la
leçon ? Quand on sait que l’Église n’a cessé de chanter aux oreilles de
l’usurpateur, à l’homme du 2-Décembre, tant de Te Deum, de Magnificat,
de Gloria tibi !
Hugo est devenu riche grâce à ses droits d’auteur, de plus en plus
élevés. Il note régulièrement ses placements par l’intermédiaire de la
banque Rothschild. Il consigne aussi le montant de ses générosités,
régulières ou exceptionnelles, à la Caisse de secours des familles des
transportés, aux ouvriers lyonnais, aux détenus politiques, pour les
étrennes des conducteurs d’omnibus, à de simples particuliers… Ses
dernières œuvres remportent un immense succès : après L’Année terrible
(1872), Quatrevingt-treize (1874), Histoire d’un crime (1877), La Légende
des siècles (1877, 1883), les Quatre vents de l’esprit (1881), Torquemada
(1882)… Ses pièces, jouées ou rejouées, obtiennent des triomphes :
adaptation des Misérables au théâtre de la Porte-Saint-Martin (1878),
reprise d’Hernani avec Sarah Bernhardt (la même année), de Ruy Blas, de
l’adaptation de Notre- Dame de Paris (1879), reprise du Roi s’amuse
(1882)… Ni cette extraordinaire productivité, ni sa richesse ne contrarient
ses combats politiques.
Rien ne paraît plus en mesure d’arrêter l’illustre vieillard, devenu voix
de la conscience républicaine, héraut de la liberté, prophète de
l’humanité, défenseur des opprimés, champion des États-Unis d’Europe. Il
lui reste, certes, des adversaires, chez les catholiques, les monarchistes, et
aussi chez les écrivains des nouvelles générations, qui ont juré d’enterrer à
tout jamais le romantisme, la sentimentalité, l’effusion lyrique – comme
l’écrit Zola dans Le Figaro du 2 novembre 1880, à la suite de la publication
de L’Âne – une mise en garde contre le scientisme : « Mon frère l’homme,
il faut se faire une raison, / Nous sommes vous et nous dans la même
prison ; / La porte en est massive et la voûte en est dure ; / Tu regardes
parfois au trou de la serrure, / Et tu nommes cela Science ; mais tu n’as /
Pas de clef pour ouvrir le fatal cadenas. »
Émile Zola, qui publie alors son Roman expérimental, s’en prend à
Hugo : « Victor Hugo, l’homme du siècle ! ironise-t-il. Victor Hugo, le
penseur, le philosophe, le savant du siècle ! Et cela au moment où il vient
de publier L’Âne, cet incroyable galimatias, qui est comme une gageure
tenue contre notre génie français ! […] Comment nous luttons, nous
travaillons, nous avons conquis la méthode et nous avançons à pas-de-
géant dans toutes les connaissances ! Comment ! en cent années à peine,
des sciences se sont créées et ont grandi, une évolution superbe a lancé
l’humanité à la conquête du vrai ! Et c’est justement l’heure que cet
homme choisit pour lâcher son âne et lui faire insulter la science ! Mais
cet homme n’est pas des nôtres ! » Bref, Hugo, pour Zola, appartient au
Moyen Âge.
N’importe ! Le poète ne relève pas ces attaques : n’est-il pas le chantre
de l’instruction, le serviteur du progrès, le combattant de la paix, la
conscience de l’humanité ? À son passage, les gens le saluent en criant :
« Vive Victor Hugo ! » Jamais écrivain n’a été plus que lui honoré, reconnu
comme un génie et un bienfaiteur. Il y a de quoi irriter les jeunes
confrères. Flaubert note dans sa correspondance la jalousie de Zola pour
la gloire acquise par Hugo.
Le 25 février 1881, Jules Ferry, président du Conseil, rend visite à
Victor Hugo, à la veille de son anniversaire, pour lui offrir au nom du
gouvernement un vase de Sèvres peint par Fragonard. Une grande
cérémonie est décidée pour le 27 à l’occasion de ses quatre-vingts ans.
Pendant toute une journée, le peuple défile devant sa maison décorée,
avenue d’Eylau, en acclamant son nom. Des couronnes sont accrochées au
mur : « Au poète, au philosophe, au grand justicier de la cause des
peuples. » Des délégations des villes et des départements se succèdent, au
milieu des acclamations. Devant le conseil municipal de Paris, Hugo
prononce des paroles interrompues par les vivats : « Je salue Paris. Je
salue la ville immense… » Défilés, musiques, chorales, fleurs qui
s’entassent, jusqu’à la nuit, malgré la neige, une foule de toutes
conditions, où les chapeaux voisinent avec les casquettes, les élèves des
lycées avec les soldats, passe devant la fenêtre de Victor Hugo. Des
cadeaux lui sont offerts, médailles, livres, écrins, plumes d’or… Marée
humaine, spectacle stupéfiant comme dit la presse, « date à jamais illustre
dans notre histoire nationale ». Et Le Rappel d’ajouter : « Il semblait que ce
fût l’aurore d’une époque nouvelle, du règne de l’intelligence, de la
souveraineté de l’esprit. »
Le 4 mars, Hugo étant de retour au Sénat (il a été réélu en janvier),
l’assemblée se lève et le salue par des applaudissements prolongés. Il
remercie : « Jamais, jusqu’au dernier jour de ma vie, dit-il, je n’oublierai
l’honneur qui vient de m’être fait. Je m’assieds profondément ému. »
Aucun autre écrivain n’a pu prétendre personnaliser plus et mieux que lui
l’esprit d’une République libérale, nécessairement anticléricale,
démocratique, progressiste, soucieuse de fraternité avec les exclus, à la
fois patriote et ouverte aux solidarités internationales. Son apothéose est
contemporaine des grandes lois fondatrices de la IIIe République : la
liberté de pensée, la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté
syndicale, le rétablissement du divorce, et de ces lois sur l’instruction
publique auxquelles le nom de Jules Ferry est resté attaché, et dont, dès
sa profession de foi républicaine, il s’était fait l’apôtre ardent. Au-dessus
des péripéties politiciennes, Victor Hugo symbolisait à lui seul le génie
républicain.
15
L’au-delà
Pour Hugo, ce pape, loin d’être une entrave à l’unité italienne, devait
faire de l’Italie une nation unifiée. Pour lui, Pie IX avait adopté la
Révolution française, pour en faire, dit Hugo, une « révolution
chrétienne ». Il n’allait pas tarder à déchanter. Dans les mois qui suivent,
en effet, après que Mazzini et Garibaldi eurent proclamé la République
romaine, Pie IX s’enfuit à Gaète. L’Autriche alors décide d’intervenir
contre les patriotes italiens. À Paris, l’Assemblée constituante vote une
intervention militaire pour empêcher les Autrichiens de s’emparer de
Rome. Mais les élections de 1849 portent au pouvoir une Assemblée
législative, en majorité conservatrice et papiste, qui amène le corps
expéditionnaire commandé par le général Oudinot à changer d’objectif :
rétablir sur son siège le pape, lequel annule les réformes libérales et
restaure son pouvoir absolu, sous les baïonnettes françaises. Le président
de la République Louis Bonaparte réagit : il écrit une lettre à son aide de
camp, rendue publique le 7 septembre par Le Moniteur, dans laquelle il
formule son désir d’obtenir du pape des institutions libérales en même
temps que l’amnistie en faveur de la population des États romains. Le
19 octobre 1849, Victor Hugo, dessillé, intervient longuement à
l’Assemblée législative pour condamner la politique romaine du
gouvernement. Rappelant qu’il a voté les crédits du corps expéditionnaire
français, sous la Constituante, pour empêcher l’Autriche de marcher sur
Rome, il dénonce le dévoiement de cette intervention au profit du
« pouvoir clérical » restauré :
Contre le cléricalisme
Il rappelle alors la lettre du président de la République française qui
demandait des réformes, l’amnistie, et qui « traçait au pape le programme
sérieux d’un gouvernement de liberté », à laquelle Pie IX a répondu par un
Motu proprio : « En fait de liberté politique, le Saint-Siège n’accorde rien :
en fait de clémence, il accorde moins encore. » Alors, lance-t-il à ses
collègues, il faut choisir. Ou la réforme libérale, ou la restauration d’un
régime qui censure et réprime : « Il faut que l’esprit vivant de l’Évangile
pénètre et brise la lettre morte de toutes ces institutions devenues
barbares. Il faut que la papauté arbore ce double drapeau cher à l’Italie :
Sécularisation et nationalité. » Le grand discours du député Hugo, cent fois
interrompu par la droite, acquise à la pleine restauration des pouvoirs
pontificaux, est chaleureusement applaudi par la gauche républicaine,
mais la gauche est minoritaire. Louis Bonaparte fait bientôt volte-face,
trop sensible à l’opinion catholique, et se contente de quelques mesures
prises par Pie IX.
C’est alors que Victor Hugo rompt avec l’Église officielle. Il avait
composé quelques mois plus tôt, dans l’illusion qu’il entretenait sur les
sentiments du souverain pontife, un poème intitulé « Le Pape ». Il ne le
publiera que beaucoup plus tard, mais il en retournera le sens en
introduisant ce mot du pape à son réveil : « … quel rêve affreux je viens
de faire ! ».
La rupture de Hugo avec les catholiques français se creuse encore
l’année suivante. La première occasion en est le vote de la loi Falloux.
Revenons-y. Falloux, ministre de l’Instruction publique, présente un projet
de loi scolaire on ne peut plus favorable au clergé catholique. Le souvenir
des journées de Juin, la peur du socialisme et de la révolution ont pour
effet de réconcilier les libéraux libres penseurs et le parti catholique dans
la défense de l’ordre. À cet effet, le rôle de l’enseignement était capital.
Thiers aussi bien que le catholique Montalembert flétrissaient les
instituteurs qui favorisaient l’irréligion et le socialisme. Pour faire de bons
Français obéissants, il fallait placer le système scolaire sous la tutelle des
autorités religieuses. La loi du 15 mars 1850 obligeait chaque commune à
entretenir une école publique, sans toutefois contraindre les enfants à la
fréquenter. Prêtres et religieuses pouvaient y enseigner, même si, par
ailleurs, il existait des écoles dites libres. Dans le secondaire, la loi
autorisait tout Français âgé de vingt-cinq ans à ouvrir un établissement, à
seule condition de détenir le baccalauréat ou le brevet, sans aucune
exigence de diplôme pour ses collaborateurs, ce qui facilitait la présence
des congréganistes.
Hugo, à l’Assemblée, dénonce le projet avec virulence. Il tient d’abord
à exposer son idéal : l’instruction gratuite et obligatoire, « un grandiose
enseignement public, donné et réglé par l’État, partant de l’école de
village et montant de degré en degré jusqu’au Collège de France, plus
haut encore, jusqu’à l’Institut de France ». En même temps, il défend la
liberté de l’enseignement pour les instituteurs privés, la liberté de
l’enseignement pour les corporations religieuses, « la liberté de
l’enseignement pleine, entière, absolue, soumise aux lois générales comme
toutes autres libertés ». Nous n’y sommes pas encore, nos finances ne
peuvent encore y pourvoir. La liberté, elle, est un principe sans obligation
financière. Mais attention ! cette liberté de l’enseignement, il faut la placer
sous la surveillance de l’État, c’est-à-dire de « l’État laïque, purement
laïque, exclusivement laïque ». De sorte qu’on ne doit introduire dans le
conseil supérieur de surveillance ou dans les conseils secondaires « ni
évêques, ni délégués d’évêque ». Car : « J’entends maintenir, quant à moi,
et au besoin faire plus profonde que jamais, cette antique et salutaire
séparation de l’Église et de l’État, qui était l’utopie de nos pères, et cela
dans l’intérêt de l’Église comme dans l’intérêt de l’État. »
Qui veut le contraire ? Qui veut placer l’école sous la tutelle du
clergé ?
Hugo n’entre pas dans les détails d’un projet de loi ; il sait qu’elle sera
votée de toute façon. Sa volonté est de dénoncer d’abord et surtout la
montée en puissance d’un catholicisme politique qui est l’ennemi des
libertés et de la démocratie. L’idéal de celui-ci ?
La loi scélérate sera votée le 31 mai. C’est après cette date, comme
Victor Hugo en avait montré la menace à la droite, que les « sociétés
secrètes » se multiplient.
Le mouvement réactionnaire ne s’arrête pas là. En juillet, nouveau
projet de loi, sur la presse cette fois. Inspirée par le président Bonaparte,
la majorité décide de rétablir le droit de timbre sur les feuilles
périodiques ; cette disposition fiscale mettait en péril la presse la plus
pauvre. Une fois encore, au nom de la liberté de pensée, Hugo prononce
le 9 juillet 1850 l’un de ces grands discours où il dévoile l’hypocrisie de
l’adversaire. Sous l’aspect d’une simple mesure fiscale, il s’agit, dit-il, de
favoriser une certaine presse, la presse ultramontaine en premier lieu. Un
incident provoque sa diatribe contre le « parti jésuite ». Faisant allusion à
une phrase prononcée naguère par Montalembert sans citer son nom,
Hugo est interpellé par le président de séance, prompt à défendre
l’orateur de droite. Hugo a beau dire que ce n’est pas Montalembert qu’il
attaque mais son parti, il s’ensuit un charivari à l’issue duquel Hugo
prononce l’une de ses philippiques les plus acérées contre le cléricalisme :
Il n’a plus rien en commun avec une religion catholique qui fait porter
sur les enfants le poids des péchés du monde. Il retient du catholicisme la
charité, dont de grandes figures peuvent encore s’illuminer. Mais son Dieu
n’est pas là.
Péguy a pu écrire de la spiritualité d’Hugo qu’il était « vaguement
panthéiste » et d’aucune façon chrétien : « c’est ce qu’il fut certainement le
moins. Il ne le fut pas du tout ». Il faudrait nuancer cette assertion. Car si
pour lui l’existence de Dieu est dans la nature, sa foi n’est pas toujours
étrangère au christianisme et à l’enseignement du Christ. Il a pu avoir ce
mot fracassant : « Je décloue le Christ du christianisme. » La figure de
Mgr Myriel dans Les Misérables incarne sans doute le chrétien idéal, et ce
personnage créé par l’auteur avait quelque peu indigné Michelet
(« Comment ! Il a fait un évêque estimable et un couvent intéressant ! »).
Dans « La Chouette », poème des Contemplations, il compare l’oiseau cloué
sur une porte à Jésus crucifié :
Hugo croit à l’invisible, au lien durable avec ses « chers morts » : « Ils
m’entendent. Je les entends. » L’épisode des tables tournantes ne dure pas
plus de trois ans, mais jusqu’à la fin de sa vie, Hugo entend frapper, la
nuit, dans les murs de sa chambre ; il est superstitieux ; il croit aux
intersignes. Dans la nuit du 1er au 2 novembre, de la Toussaint au jour des
morts, écrit-il en 1882,
Communion
Autres ouvrages
Pierre Albouy, La Création mythologique chez Victor Hugo, José Corti,
1985.
Jules Barbey d’Aurevilly, Le XIXe siècle, Mercure de France, 2 vol., 1996.
Louis Barthou, Les Amours d’un poète. Documents inédits sur Victor Hugo,
L. Conard, 1919.
Paul Bénichou, Le Sacre de l’écrivain, 1750-1830, José Corti, 1985.
Juliette Drouet, « Mon petit grand homme… » Mille et une lettres d’amour à
Victor Hugo, éd. Paul Souchon, Gallimard, « L’Imaginaire », 2002.
Henri Guillemin, Victor Hugo et la sexualité, Gallimard, 1954.
L’Histoire, « Victor Hugo, portrait d’un génie », no spécial 261,
janvier 2002.
Jean-François Kahn, L’Extrordinaire Métamorphose, Fayard, 2001.
Anne Martin-Fugier, Les Romantiques, Hachette Littératures, 1998.
Mona Ozouf, Les Aveux du roman, Fayard, 2001.
Henri Pena-Ruiz et Jean-Paul Scot, Un poète en politique, Flammarion,
2002.
Patricia Ward, The Medievalism of Victor Hugo, University Park,
Pennsylvania State University Press, 1975.
Michel Winock, Les Voix de la liberté, Seuil, 2001.
DU MÊME AUTEUR
Les Communards (avec Jean-Pierre Azéma), Seuil, 1964 ; Thierry Marchaisse, « Octets », 2015.
La IIIe République : 1870-1940 (avec Jean-Pierre Azéma), Calmann-Lévy, 1969 ; Hachette,
« Pluriel », 1978 ; Thierry Marchaisse, « Octets », 2015.
Victor Hugo dans l’arène politique, Bayard, 2005 ; Thierry Marchaisse, « Octets », 2015.
La République se meurt 1956-1958, Seuil, 1978 ; Gallimard, « Folio Histoire », 1985, 2008.
La Fièvre hexagonale. Les grandes crises politiques de 1871 à 1968, Calmann-Lévy, 1986 ; Seuil,
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Nationalisme, antisémitisme et fascisme en France, Seuil, « Points Histoire », 1990, 2014.
L’Échec au roi, 1791-1792, Olivier Orban, « Réserve ouvrage », 1991. Repris sous le titre La Grande
fracture 1790-1793, Perrin, « Tempus », 2014.
1991. Les frontières vives, Seuil, « Journal de la fin du siècle », 1992.
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Les Voix de la liberté. Les écrivains engagés au XIXe siècle, Seuil, 2001 ; « Points », 2002, 2010. Prix
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La France politique. XIXe-XXe siècle, Seuil, « Points Histoire », 1999, 2003.
Jeanne et les siens, Seuil, « Fiction et Cie », 2003 ; « Points », 2004, 2013. Prix Eugène Colas de
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La Belle Époque. La France de 1900 à 1914, Perrin, 2002 ; « Tempus », 2004.
La France et les Juifs, de 1789 à nos jours, Seuil, « L’univers historique », 2004 ; « Points Histoire »,
2005. Prix Montaigne de Bordeaux, 2004.
L’Invention de la démocratie, 1789-1914 (dir. avec Serge Berstein), Seuil, « L’univers historique » ;
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La République recommencée, de 1914 à nos jours (dir. avec Serge Berstein), Seuil, « L’univers
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Les Derniers Feux de la Belle Époque. Chronique culturelle d’une avant-guerre (1913-1914), Seuil,
2014.
François Mitterrand, Gallimard, « NRF Biographies », 2015 ; Folio-Histoire, 2016. Prix du livre
d’histoire du Sénat, 2015.
Journal politique. La République gaullienne, 1958-1981, Thierry Marchaisse, 2015.
Refaire la démocratie. Dix-sept propositions (dir. avec Claude Bartolone), Thierry Marchaisse, 2016.
La France républicaine. Histoire politique, XIXe-XXIe siècle, Robert Laffont, « Bouquins », 2017.
Les Lieux de l’histoire de France (dir. avec Olivier Wieviorka), Perrin, 2017.
Les Années Mitterrand 1981-1995, Journal politique 2, Thierry Marchaisse, 2018.
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