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lu/media/files/pdf/leone_m_semiotique_de_la_frontiere_8_avril_2006

Vendredi 7 avril

Massimo Leone
(Université de Turin)

« Le concept de frontière dans la sémiotique


des cultures :
de Lotman à Perec »

14h30 – 16h25 Salle BS 2.04


« Sémiotique de la frontière »

Par Massimo Leone


Université de Turin

D’abord, je voudrais remercier Mme Marion Colas-Blaise et les autres collègues de l’Université de
Luxembourg de m’avoir invité à présenter une conférence au sein de ce programme de master,
très original et intéressant, en communication et coopération transfrontalières.
Je suis d’autant plus ravi de cette invitation car les étudiants auxquels je vais m’adresser
aujourd’hui constituent sans doute un public idéal pour que je commence de me livrer à un projet
ambitieux, celui de réfléchir sur le sujet de la frontière du point de vue de la communication et de la
sémiotique.
Je songe à ce projet depuis quelques années, précisément depuis que j’ai traversé une frontière
non pas abstraite et théorique mais géographique et concrète, celle qui sépare les EEUU et le
Mexique : j’ai croisé cette démarcation du nord au sud, partant de la ville américaine de San Diego
et parvenant à celle mexicaine de Tijuana. D’habitude, en fait, ceux qui visitent la ville californienne
ne résistent pas à la tentation de franchir la frontière et de se rendre brièvement, pendant un ou
deux jours, ou, pour mieux dire, pendant une ou deux nuits, au Mexique. Après avoir visité le
célèbre jardin zoologique, le parc aquatique et la vieille mission de San Diego, l’on veut jouir du
frisson qui donne cette traversée, éprouver l’expérience de passer d’un territoire à l’autre, d’un
pays à l’autre. Voici un premier sujet de réflexion, notamment pour une sémiotique des passions,
ou bien, comme le dirait Eric Landowski, pour une sémiotique existentielle : quelle est la valeur
émotionnelle, quelle est la valeur esthétique de ce passage ? Pourquoi le croisement d’une
frontière devrait-il nous transmettre ce frisson, et dans quelles conditions ? Car le passage d’un
territoire à l’autre n’est pas suffisant pour déclencher l’émotion ; il faut également que l’on traverse
une ligne idéale, séparant deux dimensions symboliques.
Dans le cas de la ligne qui sépare San Diego de Tijuana, cette expérience est, à la fois, diminuée
et magnifiée. Elle est magnifiée car la traversée ne concerne pas seulement deux territoires
géographiques, mais aussi deux cultures très différentes, voire antipodiques ; en outre, surtout
pour les jeunes citoyens des EEUU qui se rendent dans la ville mexicaine, ce passage n’est pas
simplement celui d’un pays à un autre, mais aussi un passage entre deux modalités existentielles :
celle de l’interdiction en deçà de la frontière, celle de la permission au delà d’elle ; ici l’on ne peut
pas entrer dans un bar si l’on est mineurs de 21 ans, l’on ne peut pas fumer dans un restaurant,
l’on ne peut pas boire de l’alcool dans les rues, tandis que là-bas l’on entre dans un univers où
l’alcool, les drogues, la prostitution vous ont offerts à chaque pas. Le sémioticien franco-lituanien
Algirdas J. Greimas dirait donc que ce croisement de la frontière entre les EEUU et le Mexique met
en scène une opposition entre deux systèmes de valeurs, souvent contradictoires. Comme toute

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narration, alors, celle qui s’incarne dans cette traversée possède ces figures : San Diego est la
ville du jour, tandis que Tijuana est sa représentation spéculaire, la ville de la nuit.
Cependant, si les oppositions interdiction/permission, jour/nuit, etc. magnifient l’expérience de la
frontière, elle est également diminuée, ou du moins entourée par une aura de surréalité, surtout en
raison des modalités de ce croisement. Nul avion, nul moyen de transport évoquant les traversées
transocéaniques vous sera nécessaire pour vous rendre de San Diego à Tijuana. Au contraire, il
vous suffira d’emprunter la ligne D du tram, la parcourir jusqu’au bout, et voilà : après quelques
centaines de mètres à pied vous serez au Mexique. L’on croise donc la frontière par le plus urbain
des moyens de transports, celui qui moins évoque un imaginaire d’aventures. En outre, une fois
arrivé à la ligne qui marque l’en deçà et l’au-delà des EEUU, personne ne contrôlera votre
passeport. Deux ou trois jeunes hommes mexicains, habillés en policiers frontaliers, debout dans
les ombres étroites qu’offre cette latitude, vous regarderont ironiquement, mais ils se garderont
bien de vous poser des questions : ils savent que vous passerez quelques nuits à Tijuana, que
vous y ferez tout ce qui vous est interdit aux EEUU, que vous laisserez le contenu de vos poches
en deçà de la frontière mexicaine, mais ils savent aussi que, terminé l’argent ou le week-end, vous
croiserez encore une fois la ligne de démarcation, pour rentrer, avec un mélange de nostalgie et
d’étourdiment, dans le pays du jour.
À ce moment là, l’expérience de ce voyage de retour vers les EEUU vous apparaîtra comme très
différente par rapport à celle de l’allée. Au lieu de vous promener agréablement d’un pays à l’autre
vous vous retrouverez dans une longue queue, avant que les douaniers américains contrôlent
soigneusement votre passeport et fouillent habillement dans vos bagages : il est interdit, au fait, de
rapporter des morceaux du pays de la nuit dans celui du jour. Ces fouilles seront particulièrement
attentives si vous voyagez avec un passeport mexicain : car les jeunes américaines qui voyagent
du nord au sud de la frontière souhaitent passer du territoire de l’interdiction à celui de la
permission, tandis que les jeunes mexicains qui la traversent dans la direction opposée visent à
franchir le seuil entre l’impuissance et le pouvoir. Or, il semble que la première transition modale
soit moins difficile à effectuer que la seconde. Celle du sud au nord, en fait, est rarement une
traversée temporaire : au contraire du jeun américain, souvent le jeun mexicain qui passe de
l’autre côté de la ligne rêve déjà d’un retour, ou songe déjà à son impossibilité. En outre, si la
traversée du nord au sud est toujours celle du touriste, ou du voyageur curieux, celle du sud au
nord est souvent alourdie par sa condition illégale : il arrive souvent, à la frontière entre San Diego
et Tijuana, de voire les policiers frontaliers américains en train d’arrêter des clandestins.
Selon la direction de la traversée, la frontière entre le Mexique et les EEUU est donc le lieu de
narrations fort différentes : d’un côté le clandestin terrorisé, de l’autre le touriste amusé. L’un des
buts d’une sémiotique de la frontière est alors d’analyser toutes ces narrations, afin de comprendre
le rôle qu’y joue la séparation entre les territoires. Quelles sont les valeurs profondes entre
lesquels l’on voyage en se déplaçant d’un territoire à un autre ? Quelle est la place de la frontière

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dans le programme narratif qui à la fois concrétise et met en scène ce passage ? Comment la
structure du mouvement des corps dans l’espace et dans le temps détermine telle ou telle
expérience de la frontière ? Et encore : quelles sont les figures, les symboles, les emblèmes de
cette transition du même à l’autre, de l’autre au même ?
Si on a le bonheur de rentrer dans la catégorie des touristes, plutôt que dans celle des clandestins,
l’expérience du croisement de la frontière entre les EEUU et le Mexique est dédramatisée non
seulement en raison de la facilité du passage, mais aussi par un phénomène que l’on pourrait
appeler de « pidginisation des cultures » : en se promenant entre San Diego et Tijuana, l’on a
l’impression de se rendre d’un coin mexicain des EEUU à un coin américain du Mexique. En deçà
de la frontière, la migration d’une large communauté mexicaine a mexicanisé le paysage urbain,
du point de vue linguistique, architectural, gastronomique, etc. ; au-delà de la frontière, le flux
continuel de jeunes visiteurs américaines a fait en sorte que Tijuana se transforme de plus en plus
afin de satisfaire l’imaginaire de ces voyageurs. Tijuana n’est donc pas le Mexique tel quel, mais le
Mexique en tant que fantasme, sorte de délire nocturne où s’expriment les tendances culturelles
refoulées de la jeunesse américaine.
Si San Diego est une ville américaine mexicanisée et si Tijuana est une ville mexicaine
américanisée, le problème surgit de savoir où situer cette frontière entre un territoire et l’autre,
entre une culture et l’autre. Où commence le Mexique, et où se terminent les EEUU ? Sur les
plans géographiques, la frontière est bien une ligne, mais dès qu’on la croise personnellement, l’on
s’aperçoit tout de suite que cette représentation visuelle est quelque peu trompeuse. D’abord,
parce que même du point de vue de la gestion policière, la frontière entre le Mexique et les EEUU
ne se présente pas comme une ligne, mais plutôt comme une zone, ou, mieux encore, comme une
sorte de vallée de ciment large plusieurs centaines de mètres. En effet, le projet actuel du
gouvernement américain d’ériger un mur à la frontière avec le Mexique poursuit l’objectif de
donner une effrayante réalité tangible aux représentations cartographiques, de réduire la zone de
frontière à une ligne dont l’épaisseur serait celle d’un mur, de transformer une séparation
horizontale, celle de la vallée de ciment, dans une séparation verticale, et donc dépourvue
d’épaisseur dans sa représentation cartographique. Cette réduction de la zone de frontière à une
ligne est fonctionnelle au projet étatique de gestion du territoire. Cependant, l’expérience de la
traversée entre les deux pays révèle que cette ligne est plutôt une zone aux marges effilochées, si
non un continuum. Voici donc un deuxième sujet sur lequel il faudrait réfléchir : le mot « frontière »
évoque deux imaginaires différents, que l’on peut caractériser à l’aide d’une sémiotique
topologique, à savoir l’étude de l’espace en tant que forme du sens. Pour ceux qui ne sont pas
familiers avec cette branche de la sémiotique, il suffit de savoir que la sémiotique topologique fut
inaugurée par un article pionnier d’Algirdas Julien Greimas (« Pour une sémiotique topologique »,
dans Sémiotique et sciences sociales, Paris : Seuil, 1983, pp. 129-158), puis cultivée et
développée par nombre de sémioticiens.

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D’un côté, l’on peut donc concevoir la frontière comme une ligne dont l’épaisseur se réduit
virtuellement jusqu’à zéro. Ce modèle de frontière ne connaît aucune incertitude quant à la
démarcation d’un territoire : ici, il y a l’Italie ; là-bas, franchie ladite ligne, il y a la France. Une telle
conception joue un rôle capital dans l’imaginaire collectif, notamment car elle se transpose dans
maintes représentations visuelles : toute la cartographie moderne se fonde sur cette notion de la
frontière comme ligne sans épaisseur. Ainsi, la panoplie de plans géographiques, auxquels nous
sommes familiarisés depuis l’école primaire et même avant, contribue à la diffusion de cette idée,
laquelle à son tour est à la base de ses transpositions cartographiques, dans un rapport de
circularité.
Cependant, l’histoire de la cartographie nous indique que cette façon de représenter visuellement
les frontières, et la conception qui à la fois la fonde et s’en nourrit, a une origine historique précise
ainsi qu’une évolution au long des siècles ; il s’agit donc d’une pratique conventionnelle, qui
cependant est résultée bien commode, surtout en relation au fonctionnement de l’état en tant
qu’entité institutionnelle moderne. Car pour les buts de son organisation juridique, l’état moderne a
besoin de déterminer avec précision les limites qui le séparent de ce qui se situe en dehors de lui-
même. En outre, plusieurs des disciplines traditionnelles se plient à cette exigence de l’état : la
géographie essaie de déterminer de façon impeccable la forme de cette ligne qui est la frontière ;
l’histoire, quant à elle, produit un discours qui justifie la présence de telle ou telle ligne par rapport
à une autre.
Toutefois, si l’on consulte à l’entrée « frontière » un dictionnaire quelconque, par exemple le
Robert micro, la première définition en registre cette conception unidimensionnelle : « limite d’un
territoire, ou séparant deux états » ; en revanche, dans une deuxième définition, la topologie de la
frontière comme ligne sans épaisseur semble gagner une nouvelle dimension, se dilatant dans
l’espace jusqu’à devenir une « zone située près de cette limite ». Si la première acception de
frontière intéresse plutôt les cartographes, les géographes et les historiens, la deuxième doit plutôt
faire l’objet d’une étude sémiotique. Car il ne s’agit plus de mesurer une ligne de frontière par
rapport aux territoires qu’elle est censée séparer, ou bien la représenter visuellement, ou bien
encore décrire le parcours historique par lequel elle a été établie. Au contraire, lorsqu’on passe de
la ligne de frontière à la zone de frontière ce qui intéresse est d’analyser quels indices, quelles
traces, quels signes, indiquent le fait que l’on se rapproche d’une frontière, ou bien que l’on
s’éloigne d’elle. Le discours appelé à rendre compte de ces rapprochements, de ces éloignements
n’est donc plus celui quantitatif des mensurations, mais celui qualitatif concernant les discours qui,
se superposant les uns aux autres, ont donné lieu à une certaine forme de la zone de frontière.
Nous retrouvons cette attention à la sémiotique de la frontière dans les mots de George Perec,
écrivain français membre de l’OULIPO, lequel s’intéressa beaucoup à la topologie et au sens de
l’espace. Dans un essai publié pour la première fois en 1974, Espèces d’espace, Perec essaie de
soumettre l’espace, surtout celui où nous menons nos vies quotidiennes, à un procès de

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description dépaysante, laquelle encourage le lecteur à percevoir ce qui d’habitude passe
inaperçu : le fait que l’espace n’est pas, comme le suggère la philosophie kantienne, un donné
aprioristique de l’expérience ; il est, en revanche, comme le découvrira la sémiotique générative,
une construction discursive. Souvent, c’est par l’ironie que Perec parvient à cet effet de
dépaysement (terme qui, soit-il dit entre parenthèses, exprime fort bien la tentative de déconstruire
le concept de frontière et ses représentations). Voici la façon dont il évoque la représentation des
frontières françaises dans un plan géographique, je cite (p. 15 de l’édition Paris : Galilée, 2000) :

« Un autre [espace] encore, beaucoup plus gros, et vaguement hexagonal, a été entouré
d’un gros pointillé (d’innombrables événements, dont certains particulièrement graves, ont
eu pour raison d’être le tracé de ce pointillé) et il a été décidé que tout ce qui se trouvait à
l’intérieur du pointillé serait colorié en violet et s’appellerait France, alors que tout ce qui se
trouvait à l’extérieur du pointillé serait colorié d’une façon différente (mais, à l’extérieur dudit
hexagone, on ne tenait pas du tout à être uniformément colorié : tel morceau d’espace
voulait sa couleur, et tel autre en voulait une autre, d’où le fameux problème topologique
des quatre couleurs, non encore résolu à ce jour) et s’appellerait autrement (en fait,
pendant pas mal d’années, on a beaucoup insisté pour colorier en violet – et du même
coup appeler France – des morceaux d’espaces qui n’appartenaient pas au susdit
hexagone, et souvent même en étaient fort éloignés, mais, en général, ça a beaucoup
moins bien tenu). »

Perec évoque ironiquement le parcours historique, souvent violent et ensanglanté, qui a conduit à
la création de ce qui apparaît, à présent, comme un simple pointillé sur le plan géographique, mais
il souligne également le caractère arbitraire de cette décision de ne pas appeler « France » que ce
qui se situe à l’intérieur de cette ligne. En passant, en outre, il se réfère au problème topologique
des quatre couleurs. En 1840 le mathématicien August Ferdinand Mobius observa que tout
graphique planaire, et donc même un plan géographique, pouvait être colorié avec quatre couleurs
seulement, et cela indépendamment de la forme même du graphique. Cette observation empirique
et inductive donna lieu au problème d’en trouver une démonstration mathématique et déductive.
En dépit de son apparente simplicité, la solution de ce problème requit l’exécution de calculs
complexes, qui ne furent possibles qu’à l’aide des ordinateurs, et précisément en 1976, à savoir
deux ans après la parution de l’ouvrage de Perec. Cependant, l’écrivain français ne cite le
problème topologique des quatre couleurs que pour produire, encore une fois, un effet ironique : la
mathématique est mélangée avec les prétentions politiques de tel ou tel territoire d’acquérir son
indépendance, et donc sa propre couleur dans le plan géographique. De même, Perec ridiculise
l’entreprise coloniale française en la décrivant comme une tentative de colorier en violet des
« morceaux d’espace qui n’appartenaient pas au susdit hexagone, et souvent même en étaient fort
éloignés ».
Le résultat de ce dépaysement ironique est donc celui d’inviter le lecteur a ne pas attribuer une
valeur ontologique aux frontières, et surtout à leur représentation visuelle cartographique et
unidimensionnelle.

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Dans un autre passage, Perec dédie une attention spécifique à l’espèce d’espace qui est la
frontière ; il semble être conscient de la dialectique, que nous venons d’évoquer, entre frontière
comme ligne et frontière comme zone (p. 145) :

« Les pays sont séparés les uns des autres par des frontières. Passer une frontière est
toujours quelque chose d’un peu émouvant : une limite imaginaire, matérialisée par une
barrière de bois qui d’ailleurs n’est jamais vraiment sur la ligne qu’elle est censée
représenter, mais quelques dizaines ou quelques centaines de mètres en deçà ou au-delà,
suffit pour tout changer, et jusqu’au paysage même : c’est le même air, c’est la même terre,
mais la route n’est plus tout à fait la même, la graphie des panneaux routiers change, les
boulangeries ne ressemblent plus tout à fait à ce que nous appelions, un instant avant,
boulangerie, les pains n’ont plus la même forme, ce ne sont plus les mêmes emballages de
cigarettes qui traînent par terre… »

Dans ce premier paragraphe, l’attention de l’écrivain est pour la frontière comme ligne de
démarcation entre deux altérités. Tout de suite, toutefois, Perec semble vouloir mettre en exergue
l’écart entre le projet politique de cette frontière unidimensionnelle et la réalité du territoire qu’elle
est censée articuler. La barrière de bois qui devrait symboliser, par sa forme et par sa position, le
passage d’une identité à l’autre, d’une altérité à l’autre, n’est jamais là où elle devrait se situer ; de
façon inévitable, un clivage se produit entre le symbole de la séparation et la séparation réelle. En
effet, la réalité sous-jacente au projet politique fait en sorte que des ambiguïtés s’y glissent,
transformant ce qui était une ligne de frontière dans une zone. L’affirmation qui suit contient
également un arrière-goût ironique : dans quelques centaines de mètres, nous dit un Perec
faussement émerveillé, tout change, même l’air et le paysage. Constatation paradoxale, qui
toutefois souligne un phénomène central pour une sémiotique de la frontière : souvent, lorsque
nous nous déplaçons d’un territoire à un autre, ce n’est pas la perception d’une différence qui nous
transmet cette émotion de franchir une frontière ; au contraire, c’est le fait même d’avoir franchi
une frontière qui oriente notre attention vers les différences, plutôt que vers les similarités. La ligne
de frontière, cette barrière en bois que nous traversons par le mouvement même de notre corps,
est donc une sorte d’opérateur sémiotique lequel marque le passage non seulement d’un territoire
à un autre, mais aussi et surtout d’un régime épistémologique à un autre ; en deçà de la barrière,
ce qui doit nous intéresser sont plutôt les similarités ; au-delà de la ligne, ce qui compte sont plutôt
les différences. Perec est bien conscient de ce mécanisme de persuasion occulte, et essaie de le
démystifier : d’abord, franchie la frontière, il nous raconte sa surprise face au changement d’objets
qui notamment ne changent pas dans un espace aussi étroit, tels que le paysage. En deuxième
lieu, il attire l’attention du lecteur sur des changements triviaux, comme ceux des panneaux
routiers, ou des emballages de cigarettes.
En effet, en sémioticien de l’espace, Perec sait bien que toute ligne de frontière n’est qu’une
fiction, le résultat de la projection d’un discours politique sur le continuum d’un territoire. Dans le
paragraphe suivant, il se donne comme but de ne pas obéir à la persuasion de la frontière et à

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remarquer, au contraire, non pas ce qui change au-delà de la ligne, mais ce qui demeure sans
variations (ibidem) :

« Noter ce qui reste identique : la forme des maisons ? la forme des champs ? les
visages ? les emblèmes « Shell » dans les stations-service, les panonceaux « Coca-
Cola », quasi identiques à eux-mêmes, comme l’a prouvé une récente exposition de
photos, de la Terre de Feu à la Scandinavie et du Japon au Groenland, les règles de la
conduite automobile (avec quelques variantes), l’écartement des voies de chemin de fer (à
l’exception de l’Espagne), etc. »

Si la présence d’une ligne de frontière nous encourage à percevoir des différences, le projet de
Perec est plutôt celui de déconstruire l’intériorisation de ce projet politique d’articulation du
territoire. Il se penche, donc, sur ce qui demeure inchangé après la frontière, comme les maisons,
les visages, mais aussi les icônes des entreprises transnationales ; Perec écrit cet ouvrage dans la
première moitié des années soixante-dix, mais il semble présager ceux que les sciences humaines
découvrirons quelques décennies plus tard : en Europe comme ailleurs, l’illusion des frontières,
véritable emblème des nationalismes romantiques, coexiste avec une globalisation économique et
culturelle où toute idée de démarcation territoriale apparaît comme obsolète. La frontière devient
donc, aujourd’hui plus que jamais, un problème de communication ; si avant l’on communiquait à
travers une frontière, aujourd’hui c’est la frontière même que l’on communique : une certaine idée
de la frontière, une certaine conception des relations entre une identité et une altérité. Perec est
bien conscient que la frontière est un produit, plus qu’un présupposé, de la communication et, plus
en générale, de l’activité sémiosique. Il raconte donc des frontières qui ont particulièrement saisi
son imagination (p. 146-147) :

« En 1952, à Jérusalem, j’ai essayé de poser le pied en Jordanie, en passant au-dessous


des fils de fer barbelés ; j’en ai été empêché par les gens qui m’accompagnaient : il paraît
que c’était miné. De toute façon, ce n’est pas la Jordanie que j’aurais touché, mais du rien,
du no man’s land.
En octobre 1970, à Hof, en Bavière, j’ai, comme on dit, embrassé d’un seul regard quelque
chose qui était de l’Allemagne de l’Ouest, quelque chose qui était de l’Allemagne de l’Est et
quelque chose qui était de la Tchécoslovaquie : c’était, en l’occurrence, une vaste étendue
grisâtre et morose, et quelques boqueteaux. L’auberge – ouest-allemande – d’où l’on
découvrait ce panorama, était très fréquentée.
En mai 1961, non loin des ruines de Sbeitla, en Tunisie, quelque part du côté de Kasserine,
j’ai vu la frontière algérienne : une simple rangée de barbelés ; à quelques centaines de
mètres, on voyait une ferme en ruine qui était en Algérie. La ligne Morice, qui était encore
opérationnelle, passait, m’a-t-on dit, juste derrière. »

Ce passage mériterait une analyse sémiotique et linguistique ponctuelle ; en général, ces trois
frontières évoquées par Perec déterminent une espèce d’espace que l’anthropologie de Marc
Augé indiquerait comme des non-lieux : le rien, le no man’s land entre Israël et Jordanie ; la vaste
étendue grisâtre et morose entre Allemagne de l’Ouest, Allemagne de l’Est et Tchécoslovaquie ;
une rangée de barbelés à la frontière algérienne. L’imaginaire de la frontière raconté par Perec

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dans ces quelques lignes est alors plutôt dysphorique ; il contraste nettement avec l’euphorie
surréelle que l’écrivain avait ironiquement suggérée au début de ce passage. C’est comme si,
dans l’imagination de Perec, l’état fût animé par une sorte de force centrifuge, qui pousse vers
l’extérieur les frontières ; cependant, plus l’on s’éloigne du centre de cette expansion, plus le projet
politique et identitaire qui le soutient parait s’affaiblir : l’on arrive donc à une frontière qui n’est ni un
en deçà ni un au-delà, mais plutôt une terre de personne, là où, à cause de la compétition entre
les différentes identités, aucune d’entre elles ne parvient véritablement à attribuer une qualité à
l’espace, à lui donner du sens, une forme sémantique. Voilà donc le choix du gris comme couleur
de cette sous-détermination, de cette indétermination. Résultat paradoxale, si l’on considère que,
comme le dit Perec dans la suite de son texte, la frontière est, au contraire, l’objectif d’un effort
identitaire. L’expérience de la Shoah, qui frappa brutalement la famille de Perec, est à l’origine de
cette conception déshumanisante de la frontière (p. 147) :

« Les frontières sont des lignes. Des millions d’hommes sont morts à cause de ces lignes.
Des milliers d’hommes sont morts parce qu’ils ne sont pas parvenus à les franchir : la
survie passait alors par le franchissement d’une simple rivière, d’une petite colline, d’une
forêt tranquille : de l’autre côté, c’était la Suisse, le pays neutre, la zone libre…
(La Grande illusion : on ne tirait pas sur des prisonniers évadés dès l’instant où ils avaient
franchi la frontière…) »

Perec insiste donc sur le caractère abstrait des frontières, en dramatisant davantage l’artificialité
par laquelle elles superposent des oppositions arbitraires sur le continuum de l’humanité : en deçà
de la ligne il y a la mort, au-delà d’elle la vie. Il souligne, en outre, la violence inhérente au
processus historique par lequel ces lignes ont été déterminées (p. 148) :

« On s’est battu pour des minuscules morceaux d’espace, des bouts de colline, quelques
mètres de bords de mer, des pitons rocheux, le coin d’une rue. Pour des millions
d’hommes, la mort est venue d’une légère différence de niveau entre deux point parfois
éloignés de moins de cent mètres : on se battait pendant des semaines pour prendre ou
reprendre la Cote 352.
(L’un des généraux en chef de l’armée française pendant la guerre de 14-18 s’appelait le
général Nivelle…) »

Dans Espèces d’espace, le projet de déconstruire l’espace de la frontière coïncide avec celui d’en
montrer l’artificialité, mais aussi avec celui de dévoiler le caractère conflictuel du processus qui
conduit à sa constitution. En effet, pour Perec la frontière n’est jamais le résultat d’une coopération
ou d’une négociation pacifique ; en revanche, elle est une ligne qui sépare deux projets politiques
et identitaires opposés, une ligne qui mesure par sa topologie le point où les forces rivales ont
trouvé un point d’équilibre et ont cessé le combat.
Comme tout discours sur la frontière, celui de Perec n’a pas l’ambition de saisir la réalité historique
de la constitution de toutes les frontières, mais plutôt celui de fournir une interprétation narrative et
littéraire de cette espèce d’espace.

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Cependant, il faut bien avouer que cette conception de la frontière comme cicatrice d’un conflit
passé est très présente dans l’imaginaire moderne, jusqu’à être même prédominante. Dans son
introduction à un ouvrage collectif, consacré au sujet des frontières (Frontières, Lille : Éditions du
CTHS, 2002, pp. 7-14), l’historien Christian Desplat écrit :

« […] un instant oubliée, la frontière réinvestit sans tarder le champ des passions. D’où
l’impression, très discutable au demeurant, que la frontière est nuisible par essence, que sa
seule existence suffit à cristalliser les conflits, générer les violences. »

Des objets tels que les limites, les confins, les marges, les bords, les contours, les frontières, les
seuils, etc. sont centraux non seulement dans l’imagination de la littérature contemporaine, mais
aussi dans toutes les sciences sociales et humaines, et notamment dans le domaine scientifique et
disciplinaire qui nous occupe à présent. Pensons, par exemple, à la sémiotique, et en particulier à
l’analyse du discours littéraire : l’on a débattu longuement et de maintes façons différentes sur ce
que l’on a appelé « les limites du texte ». Est-il nécessaire, est-il possible, de déterminer ces
limites ? Comment établir le point où le texte commence d’exister, le point où il cesse d’exister ?
Dans le domaine de la sémiotique interprétative, à savoir celle qui se dédie au problème de la
coopération herméneutique entre le texte et celui qui les lit, ces questions ont donné lieu, par
exemple, au dialogue entre Umberto Eco d’un côté, qui souhaitait fixer avec certitude les limites du
texte et, par conséquent, de son interprétation (d’où la publication d’ouvrages tels que Les limites
de l’interprétation, Paris : Grasset, 1992) et, de l’autre côté, les déconstructionistes, lesquels,
s’appuyant sur la philosophie derridienne (par exemple, celle de Marges de la philosophie, Paris :
Minuit, 1972), visaient, au contraire, à soumettre ces limites à une tension de plus en plus aigue,
parfois jusqu’à les défaire. En outre, c’est dans le cadre de ce dialogue autour des frontières
textuelles que l’on doit situer les efforts de nombre de linguistes et de sémioticiens pour définir le
langage des limites, à savoir l’ensemble des traces, des indices, des signes par lesquels un texte
nous suggère : « attention, je suis sur le point de commencer »…ou plutôt : « attention, je suis prêt
à ma fin ». Par exemple, l’apparition d’un générique est le signe qu’un film est en train de se
terminer. Techniquement, ces éléments constituent ce que l’on appelle le « paratexte » et ont fait
l’objet de plusieurs études, dont la plus célèbre demeure celle de Gérard Genette (Seuils, publiée
par Seuil en 1987).
Mais la question des frontières ne concerne pas uniquement les linguistes ou les sémioticiens. Il
s’agit, en effet, d’un problème qui touche l’épistémologie de toutes les sciences. D’un point de vue
plus philosophique et abstrait, en fait, il relève d’une question plus générale, que l’on pourrait
formuler comme il suit : doit-on et peut-on déterminer les limites d’un objet ? Quel langage est-il
préférable d’utiliser afin de décrire et analyser ces limites et leur évolution dans l’espace et dans le
temps ? Et encore : ces limites, sont-elles une conséquence de l’ontologie de la réalité, ou bien un
effet de discours, l’héritage d’un réseau complexe de pratiques textuelles ?

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La difficulté et l’urgence de répondre à ces questions varient selon la complexité des objets
considérés, mais aussi selon la pertinence que l’on choisit pour leur détermination. Pour le sens
commun, par exemple, saisir les limites de ce feuille de papier ne pose pas un problème, tandis
que la physique des particules serait, peut-être, d’un avis différent.
De ce point de vue, la frontière entre deux pays se présente toujours comme un objet très
complexe, dont la nature change remarquablement selon la pertinence adoptée. D’où la possibilité
de redessiner les limites d’un territoire en choisissant un critère différent de segmentation de
l’espace. D’ailleurs, la coopération transfrontalière et la communication qui à la fois la constitue et
en permet le développement ne consiste pas dans l’élimination de toutes frontières tout court ; cela
impliquerait un cosmopolitisme globalisant et globalisé où nulle forme sémantique, nulle topologie
sémiotique, interviendrait à articuler un territoire. Mais un territoire qui ne possède aucune forme
de l’espace n’exprime aucun sens saisissable ; d’où le sentiment d’anonymat, de perte de l’identité
qui en dérive ; d’où les tentatives, parfois violentes, de retrouver une articulation plus ou moins
rigide de l’espace au sein d’un univers de sens globalisé. Le sociologue catalan Manuel Castells
l’a affirmé dans plusieurs de ses études : la société contemporaine exprime à la fois une tendance
à la globalisation, et donc à l’effacement de toute frontière, et une tendance opposée de création
ou récréation d’identités isolées. Plusieurs des conflits ethniques ou ethno-religieux de l’histoire
contemporaine peuvent être lus à l’intérieur de cette dialectique.
À cet égard, la communication transfrontalière peut jouer un rôle central, car elle est a même de se
proposer comme élément de médiation au sein de cette dialectique. Ne prétendant ni effacer les
frontières étatiques existant, ni en proposer des nouvelles, la communication transfrontalière peut,
cependant, soumettre les frontières à un procès de redéfinition sémantique. Nous avons déjà
remarqué que la frontière peut être conçue comme une ligne, mais qu’elle peut être envisagée
également comme une zone aux marges plus effilochées. Or, la série de discours que la
communication transfrontalière produit autour de telle ou telle frontière peut contribuer à ce
passage de la ligne à la zone, à la création d’un espace de médiation où les divisions qui articulent
les territoires peuvent être rediscutées et même, parfois, redessinées. D’ailleurs, le développement
des eurorégions, et même de l’Union Européenne, comme l’a montré Mme Marie-France Gaunard
dans ses ouvrages, se fonde sur la possibilité de modifier par la communication la conception de
l’espace et de son articulation.
À ce propos, la linguistique, la sémiotique et les autres sciences de la communication peuvent
fournir un apport efficace, non seulement en étudiant les instruments de la persuasion rhétorique,
ceux grâce auxquels l’on peut parvenir à une nouvelle segmentation de l’espace, mais aussi en
réfléchissant sur le concept même de frontière, sur la pratique même de la segmentation
territoriale. Du reste, l’une des premières questions que la communication transfrontalière doit se
poser est justement celle de la diversité des langues, et des différentes façons dont les limites
territoriales sont conçues et dénommées dans tel ou tel idiome. Comme l’écrit l’ethnologue

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Thomas K. Schippers dans un article sur « La frontière dans l’imaginaire identitaire de l’Europe »
(dans Desplat, Christian (2002) Frontières, op. cit., pp. 79-86) (p. 79) : « […] la langue anglaise
dispose dans ce domaine d’une richesse remarquable dont les subtilités sémantiques sont souvent
difficilement traduisibles : border, boundary, frontier et même end, sont traduits en français
indistinctement par « frontière » ou en allemand par Grenze. » En réalité, il me semble que l’on
puisse trouver dans toutes les langues un lexique assez sophistiqué pour décrire l’articulation d’un
territoire et les séparations qu’elle produit. Dans la langue française, nous avons déjà fait référence
à la définition de frontière comme ligne ou comme zone ; mais on pourrait ajouter également les
définitions des autres termes qui composent ce petit lexique de l’articulation spatiale. Par exemple,
selon le Robert micro, une limite est en premier lieu une « ligne qui sépare deux terrains ou deux
territoires contigus », mais aussi, en deuxième lieu, la « partie extrême où se termine une
surface ». Retourne, donc, même dans la définition du mot « limite », cette oscillation entre une
topologie de la ligne et une topologie de la zone ; sous cet aspect, la sémantique des mots
« frontière » et « limite » se structure de la même façon, quoique les connotations des deux
termes, qui à la fois s’incarnent et se développent par rapport aux usages métaphoriques des deux
lexèmes, soient assez différents. Quant au terme « confins », il est registré plutôt dans sa forme
plurielle, est désigne, je cite, les « parties d’un territoire situées à son extrémité, à sa frontière » ;
cette définition évoque donc une topologie de la zone, plutôt que de la ligne, quoique cette zone se
détermine toujours en relation à une ligne de frontière. Le mot « bornes », au contraire, toujours au
pluriel, se réfère plutôt à une démarcation bidimensionnelle, à une valorisation de l’aspect ponctuel
de la séparation. D’ailleurs, cette signification se rattache à la signification originaire du mot
« borne », qui désigne la « pierre ou autre marque servant à délimiter un champ, une propriété
foncière, et qui sert de repère ». Une borne est donc un objet fonctionnel vis-à-vis d’une
articulation arbitraire de l’espace, en vue de sa segmentation pour des buts juridiques ou
économiques. De même, « bord » signifie, je cite, « contour, limite, extrémité d’une surface ».
En général, le lexique de la frontière peut être classifié selon la sémiotique topologique impliquée
par tel ou tel mot. Comme toute classification, celle des différentes façons de dénommer
l’articulation de l’espace se fonde sur plusieurs critères. Nous avons déjà évoqué l’un d’entre eux :
un lexème peut désigner une séparation unidimensionnelle, ou bien une dilation bidimensionnelle
de cette séparation : d’un côté l’on aura donc la « ligne de frontière », de l’autre côté la « zone de
frontière » ; un autre critère concerne le point de vue par rapport auquel se construit la topologie
de la séparation. Des mots tels que « frontière » et « borne » impliquent toujours la présence d’une
démarcation qui se situe entre deux territoires ; le mot « bord », au contraire, désigne toujours une
segmentation de l’espace, mais en adoptant comme point de vue la partie extrême de l’en deçà
d’un territoire plutôt que la relation entre cet en deçà et un au-delà. Ce type de point de vue a
tendance à délimiter une zone liminale aux confins ambigus, plutôt qu’une limite bien déterminée.
Enfin, il ne faut pas oublier des mots comme le français « seuil ». Selon le Robert micro, ce terme

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désigne la « limite au-delà de laquelle se mettent en place des nouvelles conditions ». Cette
définition, qui étymologiquement dérive du mot employé pour dénommer la « dalle ou planche
recouvrant la partie inférieure de l’ouverture d’une porte », est la seule, au sein du « lexique de la
frontière », qui désigne une séparation territoriale en faisant référence non pas à un en deçà, mais
plutôt à un au-delà : d’ailleurs, même l’objet matériel d’où dérive l’acception métaphorique du mot,
le seuil de la porte, implique cette projection vers l’extérieur.
Frontière, limite, confins, borne, bord, seuil : l’emploi de chacun de ces mots introduit une nuance
de signification différente lorsqu’on dénomme l’articulation d’un territoire. Parler de « frontière »
entre les EEUU et le Mexique signifie évoquer un certain imaginaire, ou, comme diraient les
sémioticiens, une certaine « encyclopédie d’interprétants » ; parler de « seuil » entre ces deux
pays, au contraire, suscite un effet sémantique différent. En fait, selon les mots que l’on choisit
d’utiliser, l’on transmet telle ou telle idée de la frontière, privilégiant tel ou tel aspect de sa
topologie : d’un côté, la frontière comme écart abrupt entre deux altérités ; de l’autre côté, la
frontière comme pôle apical dans un continuum de différences ; d’un côté, une frontière qui se
détermine par rapport à l’un deçà d’un territoire, de l’autre côté, une frontière qui privilégie plutôt
l’au-delà, ou bien l’espace plus ou moins étroit entre l’en deçà et l’au-delà ; d’un côté, la frontière
comme démarcation motivée, qui répond à la nature du territoire segmenté ; de l’autre côté, la
frontière comme séparation arbitraire, qui s’impose, parfois de façon violente, sur la morphologie
physique et culturelle du territoire. À ce propos, si l’on observe un plan géographique de la planète,
il est inévitable d’observer que certains territoires, comme celui européen, par exemple, ont été
segmentés par des lignes plutôt irrégulières, tandis que d’autres territoires, comme celui africain,
sont articulés plutôt par des lignes parfaitement droites, face auxquelles l’on est moins prêts à
croire qu’il s’agit de frontières « naturelles ». Cependant, l’on ne doit pas conclure non plus que
toute frontière à la morphologie irrégulière soit motivée et que toute frontière à la morphologie
régulière soit arbitraire : car même la décision d’utiliser telle ou telle caractéristique de l’orographie
d’un territoire pour en segmenter l’espace est arbitraire. George Perec le relève avec l’ironie qui
est la sienne dans une section d’Espece d’espaces consacrée à « Mon pays » (p. 148) :

« Le territoire national (la Mère Patrie – en allemand Vaterland –, la Nation, le Pays, la


France, l’Hexagone) est un État de l’Europe occidentale correspondant à la plus grande
partie de la Gaule cisalpine. Il est compris entre 42º20’ et 51º5’ de latitude nord et entre
7º11’ de longitude ouest et 5º10’ de longitude est. Sa superficie est de 528 576 kilomètres
carrés.

Sur 2 640 kilomètres environ, ce territoire est bordé d’un espace maritime qui constitue les
« eaux territoriales » françaises.

Le territoire national est surmonté, sur la totalité de sa superficie, d’un « espace aérien ».

La défense, l’intégrité et la sécurité de ces trois espaces terrestre, maritime et aérien sont
l’objet de préoccupations constantes de la part des pouvoirs publics.

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Je ne pense pas avoir quelque chose de spécial, ou de spatial, à ajouter en ce qui
concerne mon pays »

L’on pourrait mener de façon encore plus détaillée cette étude structurale du lexique de la
frontière. Ce qui plus importe, toutefois, est de saisir la façon dont la frontière se prête à plusieurs
représentations, qui privilégient tel ou tel aspect, telle ou telle conception, du rapport entre le
même et l’autre.
De ce point de vue, la théorie sémiotique élaborée par Jurij M. Lotman et par l’école de Tartu a
donné une contribution fondamentale ; en étudiant les cultures en tant que mécanismes
sémiotiques, Lotman et ses élèves ont développé une conception topologique des rapports entre
cultures différentes, où la notion de frontière joue un rôle central. La sémiotique lotmanienne est
très complexe, mais aujourd’hui nous nous bornerons à la considération d’un article publié en
russe par Lotman en 1969, dont le titre pourrait être traduit comme « Le métalangage des
descriptions typologiques de la culture » (« Ometajazyke tipologičeskich opisanij Kul’tury », publié
dans Trudy po znakovym sistemam, IV, Tartu, 1969, pp. 460-477) ; c’est surtout dans cet article,
en fait, que Lotman se penche sur le concept de frontière et en fait l’un des pivots de son modèle
sémiotique.
Le problème de la construction d’une typologie des cultures, nous dit Lotman, n’est certainement
pas un nouveau problème : il est soulevé périodiquement, dans des moments déterminés du
développement scientifique (et culturel en général). Toute sorte de culture crée sa propre
conception du développement culturel, et donc sa propre typologie des cultures. En général, deux
approches peuvent être distinguées :

1) Sa « propre culture » est considérée comme unique. À elle s’oppose la « non culture » des
autres groupes sociaux. C’est l’attitude, continue Lotman, du Grec vis-à-vis du barbare,
mais aussi de toute antithèse entre une collectivité « élue » et une « profane ». En outre, sa
« propre » culture est opposée à celle d’autrui, à celle « étrangère », sur le fondement de
l’opposition « organisé VS non-organisé ». Ainsi, du point de vue de la culture que l’on
adopte comme norme et dont le langage revêt la fonction de métalangage d’une typologie
des cultures, les systèmes qui s’opposent à elle ne se présentent pas comme des types
différents d’organisation, mais comme des types de non-organisation. Ce qui les
caractérise n’est pas la présence de traits structuraux différents, mais leur absence
complète. Une variante de cette approche est celle qui se développa dans la culture
européenne du dix-huitième siècle, où la norme qui définit le métalangage de la description
typologique de la culture n’est pas déterminée par la « culture » mais par la « nature ».
Tous les types de culture, opposés à la « nature » y étaient pensés comme quelque chose
d’unitaire, non susceptible de différentiation interne. Ces types étaient décrits comme
« contre nature » et s’opposaient, donc, aux normes « naturelles » de la vie des peuples

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« sauvages ». Ces derniers, toutefois, n’étaient pas différenciés intérieurement car ils
représentaient l’incarnation de la norme unitaire de la nature humaine.

2) Une approche alternative à celle opposant culture et non-culture est celle qui reconnaît
l’existence, dans l’histoire de l’humanité, de quelques (ou plusieurs) types de culture
internement autonomes. Selon l’optique de celui qui décrit, c’est-à-dire, en définitive, selon
la culture à laquelle il appartient, l’on définit également le métalangage de la description
typologique : à sa base l’on trouvera des dichotomies de type religieux, psychologique,
national, historique ou social, qui définissent autant de frontières, autant de limites, entre tel
ou tel groupe social, mais aussi entre les territoires où ces groupes résident habituellement.

Quoiqu’elle soit l’approche par laquelle une culture donnée se considère et évalue ses relations
avec ce qui se trouve en dehors d’elle-même, la question demeure de développer un métalangage
qui puisse parvenir à établir une typologie des cultures sans que ce langage de description soit
« contaminé » par la culture à partir de laquelle il a été élaboré. Afin que ce métalangage soit d’un
ordre autre par rapport à celui des cultures qu’il est censé décrire, Lotman essaie de le construire
sur la base de modèles spatiaux, et, en particulier, en utilisant l’apparat formel mis au point par la
topologie. Lotman la définie comme le fit, pour la première fois, son fondateur, c’est-à-dire le
mathématicien français Émile Poincaré : une branche de la mathématique qui étudie les propriétés
des espaces, invariantes par transformations homéomorphes. Lotman et l’école de Tartu formulent
donc l’hypothèse que cet apparat formel, originairement élaboré afin d’analyser les propriétés
topologiques des figures et des trajectoires, puisse être employé, en tant que métalangage, dans
l’étude des types de culture.
Selon la sémiotique lotmanienne, les caractéristiques invariantes d’une culture donnée, lesquelles
se retrouvent dans tous les éléments qui la composent, peuvent être résumées dans un
mécanisme, dit texte de la culture, lequel est une sorte de schéma générateur de la culture en
question. Le texte de la culture représente le modèle le plus abstrait de la réalité du point de vue
d’une culture donnée. On peut donc le définir également comme le cadre du monde d’une culture :
le cadre du monde de la culture luxembourgeoise, par exemple, ou celui de la culture française.
Il faut, selon Lotman, distinguer entre deux éléments : d’un côté, la structure spatiale de ce cadre
du monde ; de l’autre côté, les modèles spatiaux en tant que métalangage pour la description des
types de culture. Dans le premier cas, les caractéristiques spatiales appartiennent à l’objet qui est
décrit ; dans le deuxième, au métalangage de la description. Toutefois, continue Lotman, un
rapport précis de corrélation existe entre ces deux plans, car l’une des particularités universelles
de la culture humaine serait cette attitude des cadres du monde à se présenter selon une logique
spatiale.

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En des termes plus simples, l’on pourrait résumer l’hypothèse de Lotman comme il suit : la
topologie est un métalangage, dérivé de la mathématique, par lequel l’on essaie de construire une
sorte de typologie universelle des cultures. Ce métalangage est d’autant plus approprié, car les
cultures mêmes se pensent et pensent aux autres cultures en des termes spatiaux, comme si une
logique topologique fût à la base de leur organisation interne.
Les descriptions des textes de la culture, ou des cadres du monde, que l’on réalise moyennant la
modélisation spatiale, et, en particulier, grâce à la topologie, sont appelées modèles de la culture.
Les textes, littéraires, artistiques ou d’autre type, qui font partie d’une culture donnée peuvent être
considérés comme des interprétations de tel ou tel modèle de la culture.
Dans l’élaboration qu’en fournit Lotman, les modèles de culture possèdent trois caractéristiques
fondamentales : 1) les types de partition de l’espace universel ; 2) la dimension de l’espace
universel ; 3) l’orientation.
Une frontière divise l’espace de la culture dans des continua qui comprennent des points ou des
ensembles de points. L’interprétation sémantique d’un modèle de culture consiste à établir des
correspondances entre ces éléments (espace, frontière, points) et les phénomènes du monde
objectif. Parmi les traits les plus généraux des modèles de culture, l’on compte la présence d’une
frontière fondamentale qui en divise l’espace en deux parties distinctes. L’espace de la culture
n’est continuel qu’à l’intérieur de ces parties et s’interrompt en correspondance de la frontière.
Malheureusement, Lotman ne semble pas être conscient de ce que nous avons souligné, à savoir
que même le concept de frontière n’est pas une invariante culturelle, que l’on puisse utiliser
comme métalangage pour la description de toute culture, mais un élément qui se présente
différemment selon le contexte culturel considéré. Cependant, ce qu’il faut retenir de cet article de
Lotman est l’intuition suivante : les frontières ne sont pas uniquement des séparations
apparaissant dans l’articulation d’un territoire ; elles sont également des traits culturels plus
abstraits, qui marquent la présence d’une discontinuité dans l’organisation d’une culture par
rapport à une autre. Ainsi, lorsqu’une frontière géographique est vécue comme une séparation
motivée, voire « naturelle », entre un territoire et les territoires voisins, cela signifie qu’elle est
perçue comme une frontière également dans le modèle topologique d’une culture donnée par
rapport aux autres. Mais l’histoire contemporaine nous fournit maints exemples où les membres de
telle ou telle collectivité ne perçoivent pas cette coïncidence entre morphologie géographique et
topologie culturelle : par exemples, tous les indépendantismes européens se fondent sur le fait que
l’on remarque une disharmonie entre la morphologie d’une frontière étatique et celle qui apparaît
au sein du texte d’une culture, selon la terminologie de Lotman : par exemple, selon les activistes
de l’indépendantisme basque, la frontière entre Espagne et France contraste avec celle dont ils
soulignent l’importance dans leur cadre du monde, à savoir celle divisant les Basques de ceux qui
ne le sont pas. Il s’agit, selon la modélisation lotmanienne, d’un des modèles de culture les plus
simples, celui qui oppose « nous » et « les autres ». Lotman en représente la topologie comme

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une frontière circulaire, à l’intérieur de laquelle se situe l’espace culturel du « nous », tandis que
celui des « autres » s’étend dans l’espace environnant. Par rapport à cette topologie, Lotman
distingue entre deux situations possibles : il dénomme « orientation directe » la coïncidence du
point de vue du texte avec celui de l’espace interne du modèle culturel ; tandis qu’il désigne
comme « orientation inverse » la coïncidence de ce point de vue du texte avec l’espace extérieur,
celui des autres. Ainsi, selon l’orientation du point de vue qui la perçoit, la frontière qui sépare
l’espace du nous de celui des autres reçoit des connotations différentes : d’un côté il y aura la
perspective de celui qui essaie de pénétrer dans l’espace du nous, ou même d’en défaire la
frontière ; de l’autre côté, en revanche, il y aura la perspective de celui qui s’identifie avec cette
même frontière, et essaie de la défendre. Correctement Lotman suggère que, puisque l’espace à
l’intérieur de la frontière se compose d’un nombre fini de points, tandis que l’espace extérieur à
cette même frontière est virtuellement infini, plusieurs cultures interprètent cette opposition
topologique entre un dedans et un dehors comme le fondement de toute une série d’opposition,
celle entre mon peuple et les autres peuples ; celle entre le clan et les étrangers, celle entre le
sacré et le profane, celle entre la culture et la barbarie, l’intelligentsia et le peuple, le cosmos et le
chaos. Toutes ces oppositions partagent le même trait, à savoir celui d’opposer la présence d’une
organisation et son absence.
Lotman nous a laissé nombre d’intuitions remarquables sur les différentes façons dont les cultures
attribuent du sens aux frontières qui articulent l’espace, soit-il l’espace géographique d’un territoire
ou celui sémiotique d’une typologie des cultures.
Ce qui intéresse davantage les étudiants d’un master en communication et coopération
transfrontalières est que la sémiotique de la frontière, celle qui est contenue à l’état embryonnaire
dans les notes littéraires de Perec ou la sémiotique de la frontière formalisée par l’école de Tartu,
nous invite à réfléchir sur la considération qui suit : nulle frontière est un donné naturel de
l’expérience, car elle se constitue toujours comme le résultat d’un réseau très complexe de procès
de significations et de communications. Connaître en profondeur les lois de cette constitution, à
savoir le langage par lequel une frontière se construit et devient à son tour un mécanisme
producteur de sens, signifie avoir la possibilité de reprogrammer la frontière même, de la
soumettre à un projet de communication censé en redéfinir la topologie culturelle. Car si la
définition des frontières politiques est souvent, comme le suggérait Perec, le fruit d’une série de
relations conflictuelles, les frontières culturelles, quant à elles, ne peuvent se dessiner que grâce à
des relations de communication.

Conférence prononcée à l’Université de Luxembourg, le 8 avril 2006, dans le cadre d’un


cours de Marion COLAS-BLAISE.

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