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DU MÊME AUTEUR

Épistémologie et Économie. Essai sur une anthropologie


sociale freudo-marxiste, Anthropos, Paris, 1973.
Le Projet marxiste. Analyse économique et matérialisme
historique, PUF, Paris, 1975.
Critique de l'impérialisme. Une analyse marxiste non léniniste
de l'impérialisme, Anthropos, Paris, 1979 (rééd. 1984).
Le Procès de la science sociale, Anthropos, Paris, 1984.
Faut-il refuser le développement ?, PUF, Paris, 1986.
La Planète des naufragés. Essai sur l'après-développement,
La Découverte, Paris, 1991 (rééd. 1993).
La Mégamachine. Raison technoscientifique, raison
économique et mythe du progrès, La Découverte, Paris, 1995
(rééd. 2004).
L'Autre Afrique. Entre don et marché, Albin Michel, Paris,
1998.
Les Dangers du marché planétaire, Presses de Sciences Po,
Paris, 1998.
La Planète uniforme. Climats, Castelnau-le-Lez, 2000.
La Déraison de la raison économique. Du délire d'efficacité
au principe de précaution, Albin Michel, Paris, 2001.
Décoloniser l'imaginaire. La pensée créative contre l'économie
de l'absurde. Parangon, Lyon. 2003.
Justice sans limites. Le défi de l'éthique dans une économie
mondialisée, Fayard, Paris, 2004.
Survivre au développement, Mille et une nuits, Paris, 2004.
Serge Latouche
L'occidentalisation
du monde
Essai sur la s i g n i f i c a t i o n ,
l a p o r t é e e t les l i m i t e s
de l'uniformisation
planétaire

Préface inédite
de l'auteur

La Découverte /Poche
9 bis. rue Abel-Hovelacque
75013 Paris
Cet ouvrage a été précédemment publié en 1989 (et 1992) aux Éditions La
Découverte dans la collection « Agalma ».
Ce livre a été couronné par le jury du prix Capri San Michèle en septembre 1992.

ISBN 2-7071-4591-2

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lectuelle, toute reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou
partiellement, du présent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre fran-
çais d'exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins,
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lement interdite sans autorisation de l'éditeur.
Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous
suffit d'envoyer vos nom et adresse aux Editions La Découverte. 9 bis, rue
Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez gratuitement notre bulletin tri-
mestriel À La Découverte. Vous pouvez également nous contacter sur notre site
www.editionsladecouverte.fr.

© Éditions La Découverte, Paris, 1989, 1992. 2005.


« Non, non, mille fois non ! Ne me parlez
pas de comprendre les Noirs. La mission du
Blanc est d'être le fermier du monde et il
n'a pas à s'attarder à des contingences aussi
dangereuses qu'inutiles. »

Jack LONDON, L'inévitable Blanc


(Robert Laffonl. Paris. 1985, p. 578).
Avertissement. Cet essai reprend sur certains points tout ou
partie d'analyses publiées antérieurement. Ainsi, la deuxième partie du
chapitre 3 a été ébauchée dans mon article « L'échec de l'occidentalisation »,
publié par la revue Tiers-Monde (n° 100. octobre-décembre 1984). La
deuxième partie du chapitre 4 reprend l'essentiel d'un exposé fait au
séminaire Decta III de la faculté des sciences économiques de Bordeaux
sur le thème de la France vassale, et intitulé « Peut-on encore parler de
nationalité économique pour la France ? » (À paraître dans Les Cahiers
de l '1SMEA). Une esquisse du chapitre 5 est parue dans la revue Alternative
économique/Économie en questions (juillet 1986), sous le titre : « Le choc
culturel ». Enfin, nous avons emprunté çà et là quelques références à notre
ouvrage Faut-il refuser le développement ? (PUF, 1986) et à notre
contribution à l'ouvrage collectif Il était une fois le développement (Rist
et Sabelli, Éditions d'En bas, Lausanne, 1987).
Une première version de ce texte a été lue par mes amis Alain Caillé,
Jean Chesneaux, Ahmet Insel, Thierry Paquot, Dominique Perrot, Gilbert
Rist. Leurs remarques et critiques m'ont été précieuses. Je me suis efforcé
d'en tenir compte, mais bien entendu, les erreurs, insuffisances et
maladresses du présent ouvrage n'engagent que moi.
Un remerciement spécial s'adresse à Mme Jeanine Bourgeois de
l'université de Lille-II qui, avec patience et dévouement, a bien voulu
décrypter et frapper mon manuscrit.
Enfin, il m'est particulièrement agréable de n'avoir à rendre grâce à
aucune firme multinationale ni institution nationale. Leur non-financement
a rendu possible de mener à bien cette recherche en toute liberté et dans
l'absolu dénuement de l'universitaire français authentique.
Préface à l'édition de 2005

L'occidentalisation du monde
à l'heure de la « globalisation* »

« Peut-être la société occidentale a-t-elle


depuis ses origines tendu vers ce point où elle
accomplirait ses valeurs implicites dans la
société bourgeoise - en même temps que le
monde stupéfait adoptait ces valeurs. Et peut-
être avec cette espèce de centre négatif, avec
ce rien central, d'habitation du vide, le
bourgeois a-t-il répondu à une sorte de désir
inconscient de l'homme, une sorte de passion
vers sa propre disparition. »
1
Jacques Ellul .

L'Occidentalisation du monde est paru en France en 1989. En


ce temps-là, on parlait beaucoup du « déclin de l'empire améri-
cain » - c'était le titre d'un film à succès du réalisateur québécois
Denys Arcand. Par une de ces ruses dont l'histoire a le secret, ce
n'est pas l'empire américain qui s'est écroulé, mais, chose incroyable

* Ce texte est une reprise d'une conférence prononcée à Udine le 2 octobre


2004. à l'occasion de la rencontre organisée par la Rete Radié Resch, Donne in
nero, Proiezione Peters et Icaro, sous le patronage de la commune et de l'assessorat
à la culture et du Centre d'études et d'initiatives pour la réforme de l'Etat de Rome,
sur le thème « L'occidentalisation du monde quinze ans après ». Il ne s'agissait
pas de faire le bilan de tous les changements intervenus pendant cet intervalle et
qui peuvent être rattachés à la mondialisation et donc indirectement à ->
8 L'occidentalisation du monde

et non prévue, l'empire soviétique. Depuis 1989, quinze ans seule-


ment se sont écoulés - et en même temps une éternité ! La chute du
mur de Berlin semblait annoncer la fin du mensonge et des illusions
totalitaires. Pendant quelques années, le monde occidental se prit à
rêver de la paix perpétuelle qu'amènerait à coup sûr l'extension
rapide à toute la planète de l'économie de marché, des droits de
l'homme, des tcchnoscienccs et de la démocratie. Aujourd'hui, le
cauchemar a clairement succédé au rêve.
Le lendemain du 11 septembre 2001, jour de l'attentat contre
les Twin Towers, un ami me téléphonait pour me dire que, relisant
la conclusion de L'Économie dévoilée, intitulée « La fin du rêve
2
occidental », il trouvait que l'analyse y était prophétique . Déjà,

->• l'occidenlalisation : l'émergence économique de la Chine, le développement


des armées privées, l'omnimarchandisation du monde, la banalisation de la criminalité
économique, la montée de la société du risque et l'invasion de la technoscience...
- j ' a i étudié ailleurs la plupart de ces phénomènes ; voir en particulier : La
Planète des naufragés, La Découverte, Paris, 1991 ; La Mégamachine, La Découverte,
Paris, 1995 (rééd., 2004) ; Les Dangers du marché planétaire, Presses de Sciences-Po,
Paris, 1998 ; Justice sans limites, Fayard, Paris, 2003. L'enjeu était plutôt de faire
le point sur la thèse centrale du livre, à savoir le processus d'homogénéisation
planétaire et les réactions au « rouleau compresseur » de l'uniformisation sous
l'égide de l'Occident.
1. Jacques ELLUL, Métamorphose du bourgeois, La Table Ronde, Paris, 1998,
p. 332.
2. J'y écrivais : « En réduisant la finalité de la vie au bonheur terrestre, en
réduisant le bonheur au bien-être matériel et en réduisant le bien-être au PNB,
l'économie universelle transforme la richesse plurielle de la vie en une lutte pour
l'accaparement des produits standard. La réalité du jeu économique qui devait
assurer la prospérité pour tous n'est rien d'autre que la guerre économique généralisée.
Comme toute guerre, elle a ses vainqueurs et ses vaincus ; les gagnants bruyants
et fastueux apparaissent auréolés de gloire et de lumière ; dans l'ombre, la foule
des vaincus, les exclus, les naufragés du développement, représentent des masses
toujours plus nombreuses. Les impasses politiques, les échecs économiques et les
limites techniques du projet de la modernité se renforcent mutuellement et font
tourner le rêve occidental en cauchemar. Seul un réenchâssement de l'économique
et du technique dans le social pourrait nous permettre d'échapper à ces sombres
perspectives. Il faut décoloniser notre imaginaire pour changer vraiment le monde,
avant que le changement du monde ne nous y condamne dans la douleur » (Serge
LATOUCHE (dir.), L'Économie dévoilée. Du budget familial aux contraintes planétaires.
Autrement, Paris, 1995, p. 194-195).
Préface à l'édition de 2005 9

dans L'Occidentalisation du monde, je mettais en garde contre la


montée d'un terrorisme disposant de moyens technologiques tou-
jours plus sophistiqués, appelé à un bel avenir du fait de la crois-
sance des inégalités Nord-Sud et de la montée des frustrations et
du ressentiment. Désormais, l'occidentalisation est devenue la mon-
dialisation et mes prévisions les plus sinistres se sont malheureu-
sement réalisées.
Je me garderai bien cependant de dire un peu hâtivement, comme
certains, que nous avons assisté en direct à l'écroulement de l'em-
pire américain, voire à la chute de l'Occident. Tout au plus, peut-
on voir dans l'événement un témoignage de la fragilité de notre
mégamachine techno-économique planétaire et de la haine engen-
drée par l'arrogance de notre mode de vie. On ne désamorcera pas
la bombe qui menace de nous faire sauter et on n'apaisera pas la
soif de revanche des laissés-pour-compte, en se mettant la tête
dans le sable comme l'autruche et en se gargarisant de belles paroles
sur l'avènement prétendu d'une société multiethnique et multicul-
turelle planétaire. Sans doute vaut-il mieux prendre la mesure de
l'« exception occidentale » et affronter avec lucidité le péril de la
mondialisation qui pourrait bien signifier la faillite de notre uni-
versalisme « tribal » et envisager sereinement son remplacement
par un « pluriversalisme » authentique.

La singularité occidentale

La mondialisation actuelle nous montre ce que le développe-


ment a été et que nous n'avons jamais voulu voir. Elle est, en effet,
le stade suprême de l'impérialisme de l'économie. Rappelons la for-
mule cynique d'Henry Kissinger : « La mondialisation n'est que le
nouveau nom de la politique hégémonique américaine. » Mais alors
quel était l'ancien nom ? C'était tout simplement le développe-
ment économique lancé par Harry Truman en 1949 pour permettre
au États-Unis de s'emparer des marchés des ex-empires coloniaux
européens et éviter aux nouveaux États indépendants de tomber dans
l'orbite soviétique. Et avant l'entreprise développementiste ? Le
10 L'occidentalisation du monde

plus vieux nom de l'occidentalisation du monde était tout simple-


ment la colonisation et le vieil impérialisme. Si le développement,
en effet, n'a été que la poursuite de la colonisation par d'autres
moyens, la nouvelle mondialisation, à son tour, n'est que la pour-
suite du développement avec d'autres moyens. Mondialisation et
américanisation sont des phénomènes intimement liés à un processus
plus ancien et plus complexe : l'occidentalisation.
Toutefois, l'Occident est un lieu introuvable. L'expérience his-
torique unique et spécifique du monde moderne révèle un ensemble
de forces relativement permanentes et des dimensions constantes
sous des formes toujours renouvelées. Il est assez naturel d'attri-
buer les éléments durables ainsi manifestés à un sujet appelé
« Occident ». Ce qui est désigné sous ce terme dans l'usage com-
mun recouvre en effet une expérience polymorphe et une dérive
historique. Ce que Heidegger appellerait un « destin ».
On constate que l'histoire du monde a été bouleversée par un
mouvement spécifique né en Europe occidentale, et que ce mou-
vement prend les formes les plus diverses, si bien que le mouve-
ment lui-même est plus caractéristique du phénomène que ses formes
mêmes. Le triomphe actuel de la société technicienne et marchande
s'explique en partie par la conception grecque de la phusis et de la
tekhné ; mais seule une adhésion à la croyance métaphysique d'une
continuité absolue et d'un déterminisme strict pourrait éliminer le
hasard, les accidents et les circonstances, dans le long parcours qui
nous sépare de nos origines helléniques, judaïques et chrétiennes.
L'Occident n'a consistance que dans une histoire authentique, ni
totalement déterministe, ni rétrodictive, ni pleinement évolution-
nistc. Le passé éclaire le présent, l'explique, mais parfois le
contredit et laisse présager d'autres destins qui ne se sont pas pro-
duits. Le présent poursuit certains des desseins du passé, mais innove
aussi radicalement.
Le mouvement inverse d'une définition précise de l'Occident est
un exercice beaucoup plus périlleux, mais néanmoins nécessaire. Le
sens commun nous apprend que l'Occident a à voir avec une entité
géographique, l'Europe, avec une religion, le christianisme, avec une
philosophie, les Lumières, avec une race, la race blanche, avec un
Préface à l'édition de 2005 11

système économique, le capitalisme. Pourtant, il ne s'identifie à


aucun de ces phénomènes. Ne s'agit-il pas alors, plus largement,
d'une culture ou d'une civilisation ? Mais, supposés réglés les redou-
tables problèmes de définition de ces deux concepts, il reste à cer-
ner la spécificité proprement occidentale de cette culture et de cette
civilisation-là. Or l'ensemble des traits successifs que l'on retient de
l'enquête historique et de l'examen analytique dessine une figure qui
ne ressemble à rien de connu et qui ne peut manquer de nous saisir
d'étonnement ; il s'agit, en effet, proprement d'un monstre par rap-
port à nos catégories de repérage des espèces. L'Occident nous appa-
raît comme une machine vivante, mi-mécanisme mi-organisme, dont
les rouages sont des hommes et qui, pourtant, autonome par rapport
à eux dont elle tire force et vie, se meut dans le temps et l'espace
suivant son humeur propre. En bref, une « mégamachine ».
Finalement, les deux aspects les plus remarquables de la sin-
gularité occidentale me paraissent résider dans son idéologie et dans
son caractère de mégamachinc techno-économique.
Aujourd'hui, l'Occident est une notion beaucoup plus idéolo-
gique que géographique. Dans la géopolitique contemporaine, le
monde occidental désigne un triangle enfermant l'hémisphère nord
de la planète avec l'Europe de l'Ouest, le Japon et les Etats-Unis.
La triade Europe, Japon et Amérique du Nord, rassemblée parfois
sous le nom de Trilatérale, symbolise bien cet espace défensif et
offensif. Le G8, ce sommet périodique des représentants des huit
pays les plus riches et les plus développas (Etats-Unis, Royaume-
Uni, France, Allemagne, Italie, Japon, Canada, Russie), tient lieu
d'exécutif provisoire de cet ensemble.
Irréductible à un territoire, l'Occident n'est pas seulement une
entité religieuse, éthique ou même économique. L'Occident comme
unité synthétique de ces différentes manifestations est une entité
« culturelle », un phénomène de civilisation. La pertinence de ce
concept d'Occident comme unité fondamentale sous-jacente à toute
une série de phénomènes qui se sont déployés dans l'histoire, ne
peut se cerner que dans son mouvement. Inséparable de sa souche
géographique originelle, son extension et ses dérivés tendent à le
réduire à un imaginaire. Géographiquement et idéologiquement.
12 L'occidentalisation du monde

c'est un polygone à trois dimensions principales : il est judéo-hel-


lénico-chrétien. Les contours de son espace géographique sont plus
ou moins précis suivant les époques. Ses frontières se font de plus
en plus idéologiques. Il s'est identifié presque totalement au « para-
digme » déterritorialisé qu'il a fait naître.
L'important dans cet imaginaire partagé me paraît être, d'une
part, la croyance, inouïe à l'échelle du Cosmos et des cultures, en
un temps cumulatif et linéaire et l'attribution à l'homme de la mis-
sion de dominer totalement la nature, et, d'autre part, la croyance
en la raison calculatrice pour organiser son action. Cet imaginaire
social que dévoile le programme de la modernité, tel qu'il est
explicité chez Descartes, trouve clairement son origine dans le fonds
culturel juif, dans le fonds culturel grec, et dans leur fusion.
Ce n'est qu'au terme d'une longue odyssée que l'idéologie et
la « culture » occidentales aboutiront à l'économicisation de la vie.
Il est vrai que ce processus a été poussé le plus loin aux États-Unis,
terre vierge où le poids de l'histoire était quasi absent.
Reste que la thèse de la réduction de l'Occident à une autoaf-
firmation de l'économie est doublement insatisfaisante. Elle coupe
l'histoire de l'Europe chrétienne et de son expansion en deux : une
partie avant la naissance du capitalisme, dont le dynamisme est à
attribuer à des facteurs « culturels » comme la religion ; et une par-
tie après, dont le mouvement résulte de mécanismes économiques.
Par ailleurs, elle nie la spécificité de l'Occident au profit d'une
machine naturelle ou, au moins, reproductible et universalisable.
Or, s'il est incontestablement reproductible dans certaines condi-
tions, le capitalisme ne paraît pas pleinement généralisable. L'exemple
du Japon hier, celui de la Corée du Sud aujourd'hui et celui des pays
émergents demain (peut-être) illustrent cette relative reproductibi-
lité. La crise de l'environnement, le dépassement d'ores et déjà de
l'empreinte écologique permise montrent l'impossible généralisa-
tion du mode de vie occidental. Le développement économique
engendre le sous-développement ou du moins l'implique. Le pro-
cessus de destruction créatrice qui nourrit la dynamique de l'éco-
nomie de marché provoque une déculturation planétaire, détruit le
lien social et suscite un ressentiment grandissant.
Préface à l'édition de 2005 13

L'illusion du multiculturalisme

Après cinquante ans d'occidentalisation économique du monde,


il est naïf et de mauvaise foi d'en regretter les effets pervers. Partout
dans le monde, on se massacre allègrement et les États se défont au
nom de la pureté de la race ou de la religion. Il y a tout lieu de pen-
ser que cet effarant retour de l'ethnocentrisme du Sud et de l'Est est
au fond rigoureusement proportionnel à la secrète violence impli-
quée par l'imposition de la norme universaliste occidentale. Comme
si, derrière l'apparente neutralité de la marchandise, des images et
du juridisme, nombre de peuples percevaient en creux un ethno-
centrisme paradoxal, un ethnocentrisme universaliste, l'ethnocen-
trisme du Nord et de l'Ouest, d'autant plus dévastateur qu'il consiste
en une négation officielle radicale de toute pertinence des diffé-
rences culturelles. Et qui ne voit dans la culture que la marque d'un
passé à abolir définitivement.
On est ainsi enfermé dans un manichéisme suspect et dange-
reux : ethnicisme ou ethnocentrisme, terrorisme identitaire ou uni-
versalisme cannibale.
Ce débat sur l'ethnocentrisme est d'autant plus actuel que les
problèmes du droit à différer font irruption dans notre quotidien, du
foulard islamique à l'excision, de la montée du racisme à la ghet-
toïsation des banlieues. La mise en perspective de nos croyances
en se mettant à la place de l'autre est indispensable sous peine de
la perte de la connaissance de soi, danger que fait peser la mondia-
lisation culturelle.
« Multiculturalisme » est un terme qui était encore assez peu
employé dans les années 1980, du moins en Europe. Pour les thu-
riféraires de la mondialisation heureuse, le triomphe planétaire de
l'économie de marché et de la pensée unique, loin de « broyer les
cultures nationales et régionales », provoquerait une « offre » inéga-
lée de diversité répondant à une demande croissante d'exotisme. La
société globale se produirait tout en préservant les valeurs fonda-
mentales de la modernité : droits de l'homme et démocratie. Et, en
effet, dans les grandes métropoles, le libre citoyen peut à son choix
14 L'occidentalisation du monde

déguster dans des restaurants « ethniques » toutes les cuisines du


monde, écouter les musiques les plus diverses (folk, afro-cubaine,
afro-américaine...), participer aux cérémonies religieuses de cultes
variés, croiser des personnes de toutes couleurs avec parfois des
tenues spécifiques.
Cette « nouvelle » diversité culturelle mondialisée s'enrichit
encore des hybridations et métissages incessants que provoque le
brassage des différences. Il en résulte l'apparition de nouveaux « pro-
duits ». Le tout dans ce climat de grande tolérance de principe qu'au-
toriserait un État de droit laïc. « Jamais, proclamait Jean-Marie
Messier, du temps de sa splendeur, lorsqu'il était le boulimique
représentant des transnationales du multimédia, l'offre culturelle
n'a été aussi large et diverse. » « L'horizon, pour les générations à
venir, poursuivait-il, ne sera ni celui de l'hyperdomination améri-
caine ni celui de l'exception culturelle à la française, mais celui de
la différence acceptée et respectée des cultures'. »
Curieusement, cette position médiatique semble rejoindre
celle de certains anthropologues, comme Jean-Loup Amselle, pour
qui « plutôt que de protester contre la domination américaine et de
réclamer un état d'exception culturelle assisté de quotas, il serait
préférable de montrer en quoi la culture française contemporaine,
son signifié, ne peut s'exprimer que dans un signifiant planétaire
globalisé, celui de la culture américaine* ». Celle-ci serait devenue
un opérateur d'universalisation dans lequel nos spécificités peu-
vent se reformuler sans se perdre. Le vrai péril alors ne serait pas
l'uniformisation, mais bien plutôt la balkanisation des identités.
Ainsi, du constat incontestable que les cultures ne sont jamais « pures,
isolées et fermées » mais vivent bien plutôt d'échanges et d'apports
continuels, que par ailleurs, une américanisation totale est vouée à
l'échec, que, même dans un monde anglicisé et « macdonalisé »,
les différences de langage et de cuisine se reconstitueraient, beaucoup

3. Jean-Marie MESSIER (président-directeur général de Vivendi Universal),


« Vivre la diversité culturelle », Le Monde, 10 avril 2001.
4. Jean-Loup AMSELLE, Branchements. Anthropologie de l'universalité des
cultures. Flammarion, Paris. 2001, p. 13.
Préface à l'édition de 2005 15

en concluent - hâtivement, à notre sens - que la crainte de l'uni-


5
formisation planétaire est sans fondement . L'invention de nouvelles
sous-cultures locales et l'émergence de « tribus » dans nos banlieues
gommeraient les effets de l'impérialisme culturel.
Cette position en face d'une situation neuve se retrouve par-
tiellement également dans de récents livres, y compris d'auteurs
6
dont je me sens proche . Un tel point de vue n'est soutenable qu'à
la condition de confondre les tendances lourdes du système domi-
nant avec les résistances qu'il suscite, de dissocier à la façon
anglo-saxonne l'économie de la culture et de refuser de voir que
l'économie est en passe de phagocyter en Occident tous les aspects
de la vie.
Remettons les pendules à l'heure. Loin d'entraîner la fertilisa-
tion croisée des diverses sociétés, la mondialisation impose à autrui
une vision particulière, celle de l'Occident et plus encore celle de
l'Amérique du Nord. Un ancien responsable de l'administration
Clinton, David Rothkopf, déclarait froidement en 1997 : « Pour les
États-Unis, l'objectif central d'une politique étrangère de l'ère de
l'information doit être de gagner la bataille des flux de l'informa-
tion mondiale, en dominant les ondes, tout comme la Grande-Bretagne
régnait autrefois sur les mers. » Et il ajoutait : « Il y va de l'intérêt
économique et politique des États-Unis de veiller à ce que, si le
monde adopte une langue commune, ce soit l'anglais ; que, s'il
s'oriente vers des normes communes en matière de télécommuni-
cations, de sécurité et de qualités, ces normes soient américaines ;
que, si ses différentes parties sont reliées par la télévision, la radio
et la musique, les programmes soient américains ; et que, si s'éla-
borent des valeurs communes, ce soit des valeurs dans lesquelles
les Américains se reconnaissent. » Il concluait en affirmant que ce
qui est bon pour les États-Unis est... bon pour l'humanité : « Les

5. Je ne crois pas que ce soit la position de Jean-Loup Amselle. mais c'est bien
celle que Nicole Lapierre, dans le compte rendu de son livre, lui attribue (Nicole
LAPIERRE, « L'illusion des cultures pures », Le Monde, 4 mai 2001).
6. Je pense à Eccessi di culture de Marco Aime (Giulio Einaudi. Turin, 2004)
et à La Fin de l'occidentalisation du monde de Henry Panhuys, sous-titré précisément :
« De l'unique au multiple » (L'Harmattan, Paris, 2004).
16 L'occidentalisation du monde

Américains ne doivent pas nier le fait que, de toutes les nations dans
l'histoire du monde, c'est la leur qui est la plus juste, la plus tolé-
rante, la plus désireuse de se remettre en question et de s'amélio-
7
rer en permanence, et le meilleur modèle pour l'avenir . »
Cet impérialisme culturel aboutit le plus souvent à ne substituer
à la richesse ancienne de sens qu'un vide tragique. Ce désenchan-
tement du monde a été bien analysé par Max Weber : « Le tramway
marche, certaines causes produisent certains effets, mais nous ne
savons plus ce qu'est notre devoir, pourquoi nous vivons, pourquoi
8
nous mourons . »
Les réussites de métissages culturels sont ainsi plutôt d'heu-
reuses exceptions, souvent fragiles et précaires. Elles résultent
plus de réactions positives aux évolutions en cours que de la logique
globale. L'irruption des revendications identitaires, au contraire,
constitue le retour du refoulé. La mégamachine globale rase tout
ce qui dépasse du sol, mais elle enfonce les superstructures et conserve
à son insu les fondations, en tout cas cette aspiration indéracinable :
l'aspiration à une identité. Sous l'uniformisation planétaire, on peut
retrouver les racines des cultures humiliées qui n'attendent que le
moment favorable pour resurgir, parfois déformées et monstrueuses.
Faute d'une place nécessaire et d'une légitime reconnaissance, les
cultures refoulées font partout retour ou se réinventent de manière
explosive, dangereuse ou violente.
Parce que l'universalisme des Lumières n'est que le particula-
risme de la « tribu occidentale », il laisse derrière lui bien des sur-
vivances, suscite bien des résistances, favorise des recompositions
et engendre des formations bâtardes étranges ou dangereuses.
Les réactions défensives face à l'échec du développement, les
volontés d'affirmation identitaire, les résistances à l'homogénéisa-
tion universelle vont prendre des formes différentes, plus ou moins
agressives ou plus ou moins créatives et originales. Dans les sociétés

7. David ROTHKOPF, « In praise of cultural impcrialism ? », Foreign Policy,


n° 107, Washington, élé 1997.
8. Bien résumé ainsi par Christian LAVAL, L'Ambition sociologique, La
Découverte/MAUSS, Paris, 2002, p. 427.
Préface à l'édition de 2005 17

plus déculturées comme l'Euramérique, la culture se réduit au recy-


clage marchand des survivances imaginaires et des aspirations déçues
9
- ce que Jacques Austruy appelle de l'« inutile partagé ». Ces sur-
vivances culturelles servent aussi malheureusement de « banques de
données » pour alimenter les conflits « ethniques » exacerbés qui
émergent sur la base de l'indifférenciation et de la perte de sens.
Les replis identitaires provoqués par l'uniformisation planétaire et
la mise en concurrence exacerbée des espaces et des groupes sont
d'autant plus violents que la base historique et culturelle en est plus
10
fragile (voire inexistante dans le cas limite de la Padanie ).
L'identité culturelle est une aspiration légitime, mais coupée
de la nécessaire prise de conscience de la situation historique, elle
est dangereuse. Ce n'est pas un concept instrumentalisable. D'abord,
lorsqu'une collectivité commence à prendre conscience de son iden-
tité culturelle, il y a fort à parier que celle-ci est déjà irrémédia-
blement compromise. L'identité culturelle existe en soi dans les
groupes vivants. Quand elle devient pour soi, elle est déjà le signe
d'un repli face à une menace ; elle risque de s'orienter vers l'en-
fermement, voire l'imposture. Produit de l'histoire, largement
inconsciente, elle est dans une communauté vivante toujours ouverte
et plurielle. Au contraire, instrumentalisée, elle se renferme, devient
exclusive, monolithique, intolérante, totalisante, en danger de deve-
nir totalitaire. La purification ethnique n'est pas loin. C'est à juste
titre que Maxime Rodinson a pu la stigmatiser comme « peste
communautaire" ».
Les pays d'Islam auxquels on ne peut s'empêcher de penser,
longtemps tentés par le projet nationaliste, le sont aujourd'hui - et,
semble-t-il, de plus en plus - par le fondamentalisme. Paradoxalement,

9. Jacques AUSTRUY, Le Scandale du développement, 1968 (rééd. Clairefontaine,


Genève-Paris, 1987).
10. Cette région de la plaine du Pô qui sert de référence au mouvement politique
italien de la Ligue du Nord d'Umberto Bossi. qui se revendique à la fois d'une
identité celte bien problématique et de la référence historique aux ligues lombardes
du Moyen Âge.
er
11. Maxime RODINSON, « La peste communautaire », Le Monde, 1 décembre
1989.
18 L'occidentalisation du monde

la déculturation engendrée par l'Occident (industrialisation, urba-


nisation, nationalitarisme) offre les conditions inespérées de ce
renouveau religieux. L'individualisme, ou plus exactement l'indi-
viduation. déchaîné comme jamais, donne sens au projet de recom-
position du corps social sur la seule base du lien religieux abstrait
en effaçant toute autre inscription territoriale. Il s'agit d'un islam
politique, théorisé notamment par Hassan El-Bana, le fondateur des
Frères musulmans. La religion devient la base d'un projet de recons-
truction de la communauté. Elle se voit attribuer le rôle d'assumer
la totalité du lien social.
Les mouvements islamiques fondamentalistes touchent avant
tout les villes et les bidonvilles dans les pays où la tradition a le
plus souffert des projets industrialistes, l'Iran de la révolution blanche,
l'Egypte post-nassérienne, l'Algérie « socialiste », le Pakistan ou
l'Indonésie d'après Sukarno et Suharto. Les animateurs ne sont pas
des notables ruraux ou des esprits rétrogrades, mais des ingénieurs,
des médecins, des scientifiques formés dans les universités. La reli-
gion, qui canalise les frustrations des exclus de la modernité et des
déçus des projets modernistes du nassérisme, du Baas ou du socia-
lisme arabe, est une croyance abstraite, rigoureuse, universaliste.
L'universalisme occidental se trouve ainsi confronté à un universa-
lisme tout aussi fort et réactionnel.
Il ne s'agit pas cependant d'une voie véritablement différente :
l'anti-occidentalisme de ce courant est très affiché, mais il ne va pas
jusqu'à une remise en cause radicale du capitalisme. Le fonction-
nement théocratique de l'Etat est plus une perversion de la moder-
nité qu'un projet radicalement différent. Il implique, certes, un rejet
de la métaphysique matérialiste de l'Occident, mais il a besoin de
garder la « base matérielle » et en particulier la machine. Ces mou-
vements anti-occidentaux s'accommodent fort bien de la tech-
nique et, le plus souvent, de l'économie de marché (la modernisation
sans le modernisme). Sans être totalement vide, le contenu spéci-
fique de ce qu'on appelle l'économie islamique reste très limité :
les banques et la finance islamiques, et un volontarisme éthique
assez flou. Elle n'exclut même pas un libéralisme quasi total. Le
néolibéralisme, de son côté, s'accommode assez bien des commu-
Préface à l'édition de 2005 19

nautarismes qui partagent la foi dans le libre-échange, la libre entre-


prise et la propriété privée. « La loi du marché peut être déclinée,
note Geneviève Azam, en fonction de différences culturelles abso-
lutisées, instrumentalisées et marchandisées. Les revendications
identitaires qui en découlent renforcent même le discours néolibé-
ral : face à des fractures posées comme absolues, seules les règles
objectives et neutres du libre-échange et de l'échange marchand
12
peuvent assurer la paix . » La menace d'une dérive totalitaire de
ces mouvements démagogiques et théocratiques n'est cependant
pas négligeable.
En fait, ce projet universaliste peut se lire comme le projet d'une
autre mondialisation, la mondialisation islamique. Dans son livre
Jusqu'au bout de la foi, Naipaul décrit assez bien ce projet d'isla-
13
miser la modernité . De même que Lénine définissait le socialisme
par le slogan « les soviets plus l'électrification », les ingénieurs isla-
mistes, indonésiens ou pakistanais, définissent leur projet par le pro-
gramme techno-économie de pointe plus charia. Mais on voit tout
de suite que cette proposition n'offre qu'une fausse alternative. « Les
néofondamentalistes, remarque Olivier Roy, sont ceux qui ont su
islamiser la globalisation en y voyant les prémices de la reconsti-
tution d'une communauté musulmane universelle, à condition, bien
sûr, de détrôner la culture dominante : l'occidentalisme sous sa
forme américaine. Mais ce faisant, ils ne construisent qu'un uni-
versel en miroir de l'Amérique, rêvant plus de McDo hallal que de
retour à la grande cuisine des vrais califes d'autrefois. [...] La oumma
imaginaire des néofondamentalistes est bien concrète : c'est celle
du monde global, où l'uniformisation des comportements se fait
soit sur le modèle dominant américain (anglais et McDo), soit sur
la reconstruction d'un modèle dominé imaginaire (djellaba blanche,
14
barbe... et anglais ). »

12. Geneviève AZAM. « Libéralisme et communautarisme », Politis, 20 novembre


2003.
13. Vidiadhar Surajprasad NAIPAUL, Jusqu 'au bout de la foi. Pion, Paris. 1998.
14. Olivier ROY. « L'islam au pied de la lettre ». Le Monde diplomatique,
avril 2002.
20 L'occidentalisation du monde

Le cœur de la mondialisation n'est pas remis en question, et la


dimension culturelle qui lui est ajoutée n'est guère susceptible de
plaire à tout le monde, pas plus que nos valeurs occidentales/chré-
tiennes. Pour les « néofondamentalistes » musulmans, l'autre mon-
dialisation social-démocrate que préconisent les « altermondialistes »
est tout aussi fallacieuse, voire plus, que celle de Bush. L'autre mon-
dialisation est non seulement un défi pour l'Islam, mais l'Islam est
5
aussi un défi pour l'autre mondialisation' ...

Plaidoyer pour un pluriversalisme

Il est un fait que le triomphe de l'imaginaire de la mondialisa-


tion a permis et permet une extraordinaire entreprise de délégiti-
mation du discours relativiste, même le plus modéré. Avec les droits
de l'homme, la démocratie, et bien sûr l'économie (par la grâce du
marché), les invariants transculturels ont envahi la scène et ne sont
plus questionnables. On assiste à un véritable « retour de l'ethno-
centrisme » occidental et anti-occidental. L'arrogance de l'apothéose
du tout marché est elle-même une forme nouvelle d'ethnocentrisme.
Les adversaires de la mondialisation libérale d'Occident ou
d'Islam devraient en tirer la leçon et éviter de tomber dans le piège
de l'ethnocentrisme qui leur est tendu. On devrait commencer à
savoir qu'il n'y a pas de valeurs qui soient transcendantes à la plu-
ralité des cultures, pour la simple raison qu'une valeur n'existe
comme telle que dans un contexte culturel donné. Or même les cri-
tiques les plus déterminés de la mondialisation sont eux-mêmes,
pour la plupart, coincés dans l'universalisme des valeurs occiden-
tales. Rares sont ceux qui tentent d'en sortir. Et pourtant, on ne

15. Étrangement, cette mondialisation islamique semble largement ignorée


des « altermondialistes ». L'invitation si controversée au Forum social européen
de Saint-Denis en 2003 de l'intellectuel musulman de Genève, Tariq Ramadan, ne
visait pas à découvrir cette autre mondialisation ni à dialoguer éventuellement avec
elle. Il s'agissait plus simplement, à mon sens, de ne pas laisser sur le bord du
chemin les contestataires musulmans du Nord et de tenter de les intégrer dans notre
altermondialisation.
Préface à l'édition de 2005 21

conjurera pas les méfaits du monde unique de la marchandise en


restant enfermé dans le marché unique des idées. Il est sans doute
essentiel à la survie de l'humanité - précisément pour tempérer les
explosions actuelles et prévisibles d'ethnicisme - de défendre la
tolérance et le respect de Vautre, non pas au niveau de principes
universels vagues et abstraits, mais en s'interrogeant sur les formes
possibles d'aménagement d'une vie humaine plurielle dans un monde
singulièrement rétréci.
Il ne s'agit donc pas d'imaginer une culture de l'universel, qui
n'existe pas, il s'agit de conserver suffisamment de distance critique
pour que la culture de l'autre donne du sens à la nôtre. Certes, il est
illusoire de prétendre échapper à l'absolu de sa culture et donc à un
certain ethnocentrisme. Celui-ci est la chose du monde la mieux
partagée. Là où l'affaire commence à devenir inquiétante, c'est
quand on l'ignore et qu'on le nie ; car cet absolu est bien sûr tou-
jours relatif.
Avec ses Persans, Montesquieu tentait de faire prendre conscience
à l'Europe de la relativité de ses valeurs. Seulement dans un monde
unique, dominé par une pensée unique, il n'y a plus de Persans !
En bref, ne faut-il pas songer à remplacer le rêve universaliste, bien
défraîchi du fait de ses dérives totalitaires ou terroristes, par un
« pluriversalisme » nécessairement relatif, c'est-à-dire par une véri-
table « démocratie des cultures » dans lequel toutes conservent leur
légitimité sinon toute leur place ? L'Europe a-t-elle un rôle à jouer
dans ce projet ? Peut-elle relever le défi ? L'occidentalisation du
monde aujourd'hui est plus une américanisation qu'une européa-
nisation. L'uniformisation planétaire se fait sous le signe de
L'American way of life. La plupart des signes extérieurs de la
« citoyenneté » mondiale sont made in USA.
Les États-Unis sont désormais l'unique superpuissance mon-
diale. Leur hégémonie politique, militaire, culturelle, financière et
économique est incontestable. Les principales firmes transnationales
sont nord-américaines. Elles conservent la haute main sur les nou-
velles technologies et sur les services haut de gamme. Le monde
est une vaste manufacture, mais le logiciel reste américain... Plus
que la vieille Europe, l'Amérique incarne la réalisation quasi intégrale
22 L'occidentalisation du inonde

du projet de la modernité. Société jeune, artificielle et sans racines,


elle s'est construite en fusionnant les apports les plus divers.
L'organisation rationnelle, fonctionnelle et utilitaire qui a présidé à
sa constitution est vraiment universaliste et fonde son unilatéralisme.
L'Europe peut-elle renier sa progéniture et se désolidariser du
« monstre » dont elle a accouché ? En dépit des rivalités et des anta-
gonismes de toutes sortes qui les opposent, elle en reste profondé-
ment complice et solidaire. Pour affirmer et renforcer sa différence,
il lui faudrait renouer avec ses racines prémodernes et précapita-
listes, comme la vision méditerranéenne, et retrouver sa parenté avec
son versant oriental et orthodoxe toujours resté en marge. Ces deux
Europe du Sud et de l'Est, en effet, sont aux confins de Vautre : le
proche, le moyen et l'extrême Orient. Et d'abord, le monde musul-
man dans sa diversité - turque, persane, mongole, berbère ou
arabe. Les échanges incessants, les complicités de toutes sortes les
ont toujours - en tout cas, longtemps - gardés de l'autisme de l'Europe
atlantique débouchant sur la démesure américaine.
Ce projet d'une voie européenne originale, dont l'ébauche de
Constitution européenne de 2004 ne peut malheureusement être
considérée comme une étape, est utopique sans doute, mais il est
nécessaire peut-être pour l'avenir de l'Occident et celui du monde.
Comme le dit le théologien et philosophe indo-catalan, Raimon
Panikkar : « C'est l'Europe qui doit collaborer à la désoccidentali-
sation du monde ; et même parfois, ce sont les Européens qui doi-
vent en prendre paradoxalement l'initiative auprès des élites
occidentalisées d'autres continents qui, tels de nouveaux riches, se
montrent plus papistes que le pape... L'Europe, ayant l'expérience
de sa culture et ayant saisi ses limites, est mieux placée pour accomplir
cette métanoia (regrès/regret) que ceux qui voudraient parvenir à
16
jouir des biens de la civilisation européenne . »

16. Raimon PANIKKAR, « Méditation européenne après un demi-millénaire »,


in 1492-1992, Conquête et Évangile en Amérique latine. Questions pour l'Europe
aujourd'hui, Actes du colloque de l'université catholique de Lyon, Profac, Lyon,
1992, p. 50.
Introduction

« Regarde, les rues se vident c'est l'heure de Dallas », constatait


un ami algérien avec lequel je me promenais une fin d'après-midi de
1985 à Alger. Encore intrigué, j ' a i raconté cette anecdote à des étu-
diants africains qui m'ont assuré sans sourciller : « Chez nous, c'est
pareil. »
En 1965, lors de mon premier séjour en Afrique, me trouvant à
Tsikapa, alors capitale de l'Union kassaïenne, l'une des vingt et une
provinces de l'ex-Congo belge morcelé, j'eus la curiosité d'aller au
ministère de la Statistique. J'entrai dans une case en pisé, au sol en
terre battue, séparée en deux par un pagne pendu à une ficelle. Dans
l'un des deux « bureaux », je demandais à la marna en train d'ajuster
indéfiniment un wax (« pagne ») rutilant, si des documents et des infor-
mations étaient disponibles. Je m'entendis répondre « Pas encore, on
attend les ordinateurs. » Il y a quarante ans, alors que les mondes de
couleur étaient officiellement délivrés de la présence des Blancs, l'oc-
cidentalisation pouvait encore avoir ce parfum de canular insolite
comme ces vieilles photos de chefs peaux-rouges portant un chapeau
haut de forme, au milieu de leurs plumes. Mais depuis les années 1980,
le monde est appelé à vivre de façon uniforme. Les satellites de télé-
communication sont lancés. Les interconnexions se mettent en place.
Les relais sont assurés pour que les marchés financiers qui se succè-
dent autour de la planète au gré des fuseaux horaires fonctionnent
comme une place unique ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Les informations, les spectacles, les modes, les ordres et tous leurs
contenus circulent instantanément du Nord au Sud et de l'Ouest à
24 L'occidentalisation du monde

l'Est. Les rideaux de fer et de bambou eux-mêmes n'y ont pas résisté ;
la pauvreté et la déréliction tropicale n'y font pas obstacle.
« Si on fait l'histoire des batailles, écrit C. Maurel, le colonia-
lisme a échoué. Il suffit de faire l'histoire des mentalités pour
s'apercevoir qu'il est la plus grande réussite de tous les temps. Le
plus beau fleuron du colonialisme, c'est la farce de la décolonisa-
tion... Les Blancs sont passés en coulisses, mais ils restent les pro-
1
ducteurs du spectacle . »
S'agit-il encore d'occidentalisation ? L'Occident n'est plus
l'Occident ; le Blanc n'est plus blanc. Faut-il considérer comme des
Occidentaux ces nouveaux venus dans l'épopée industrielle que
sont les Japonais, d'abord, et leurs imitateurs heureux du Sud-Est
asiatique ensuite ? L'imagerie médiatique nous les présente comme
de merveilleuses mécaniques humaines qui conquièrent des parts de
marché et font tourner la machine technique mieux que leurs anciens
maîtres et nous les propose en modèle, tout en renouant avec le fan-
tasme colonial du péril jaune.
Et quelle est la profondeur du triomphe de l'Occident ? Les
puissants haut-parleurs, dernier cri de la technique, perchés sur les
minarets n'appellent-ils pas à la prière, et non à acheter des les-
sives ? Si le désir d'accéder aux consommations des métropoles de
la richesse est universellement partagé, ce désir repose-t-il sur des
motifs partout identiques ? Va-t-il de pair avec une assimilation en
profondeur des modes d'organisation sociale, des logiques de pro-
duction et de reproduction ? Occidentalisation ou mondialisation
sociétale, le processus d'universalisation du monde et du niveau de
vie peut-il se poursuivre sans limites, balayer tous les obstacles et
aboutir à une véritable unification du monde ? Si les obstacles se révé-
laient insurmontables, se renforçant des contradictions mêmes du
projet universaliste, peut-on supputer des voies alternatives ?
Et d'abord, qu'est-ce que l'Occident ? La question ne se posait
pas quand les croisés, les conquistadores, les colonisateurs se
ruaient sur le monde. Lorsque la foi jetait la chrétienté hors d'elle-même,
lorsque la conviction de porter les Lumières poussait les conquérants

1. Christian MAUREL. L'Exotisme colonial, Robert Laffont, Paris. 1985. p. 15.


Introduction 25

d'empire vers leur mission civilisatrice. Nul état d'âme, nul doute
ou presque dans la certitude inébranlable de son bon droit et même
de son devoir. L'Occident existait bel et bien en soi et pour soi, comme
chrétienté d'abord, comme Europe des Lumières ensuite. L'orgie san-
guinaire, la rapacité prédatrice n'étaient que les faux frais de la marche
triomphante du char de l ' histoire écrasant quelques fleurs innocentes.
Les honnêtes gens déploraient les excès mais ne contestaient point
la justesse de l'expansion occidentale.
Ce temps des certitudes élémentaires est passé. Le doute s'est
insinué, la foi a été ébranlée. Puis est venu la débâcle des empires
coloniaux. Est-ce cette fin de l'Occident que prophétisait Romain
Rolland dans l'entre-deux-guerres ?
« Ce qu'on voit aujourd'hui, c'est l'immense fermentation du
monde, le soulèvement de toutes les civilisations opprimées contre
la civilisation blanche. La lutte sera longue et effroyable. Je crois bien
que la civilisation blanche y succombera. Et ce sera un nouveau Moyen
Age où se reformeront dans des siècles de ténèbres illuminés d'éclairs
2
les futurs âges classiques de raison et d'oppression . »
La décolonisation est venue, relativement paisible, en tout cas
sans cataclysme. La fin incontestable de la suprématie blanche n'a
pas été la fin de la civilisation occidentale. La mort de l'Occident
pour soi n'a pas été la fin de l'Occident en soi.
La persistance d'un processus « civilisationnel » enraciné dans
l'histoire antérieure repose la question du sens et du lieu de l'Occident.
La mondialisation contemporaine des principales dimensions de la
vie n'est pas un processus « naturel » engendré par une fusion de
cultures et d'histoires. Il s'agit encore de domination avec ses contre-
parties, assujettissement, injustice, destruction. Alors que l'Occident
pour soi a volé en éclats, l'identification de ce processus est une ques-
tion importante. Qui est responsable de l'uniformisation des modes
de vie, de la standardisation de l'imaginaire ?
Quelle puissance bonne ou mauvaise impose l'unidimensionalité
de l'existence et le conformisme des comportements sur les mines

2. Romain ROLLAND, Correspondances à E. Bloch, coll. « Lettres », Payot.


Lausanne, 1984. p. 153.
26 L'occidentalisation du monde

des cultures abandonnées ? L'Occident n'est plus l'Europe, ni géo-


graphique ni historique ; ce n'est plus même un ensemble de croyances
partagées par un groupe humain nomadisant sur la planète ; nous pro-
posons de le lire comme une machine impersonnelle, sans âme et
désormais sans maître, qui a mis l'humanité à son service. Emanci-
pée de toute puissance humaine qui voudrait l'arrêter, la machine
folle poursuit son œuvre de déracinement planétaire. Arrachant les
hommes à leur terroir, même dans les confins les plus reculés du
globe, la machine les projette dans le désert des zones urbanisées sans
les intégrer pour autant à l'industrialisation, à la bureaucratisation et
à la technicisation sans limite qu'elle propulse. La richesse, désor-
mais sans signification, se développe à l'infini dans le cœur de villes
sans frontières. À l'insu de ses constructeurs, la machine n'engendre
de la différenciation qu'en détruisant le tissu social. Cette déliaison
sociétale freine sérieusement les possibilités concrètes d'universali-
sation de tout modèle pseudo-social envisageable. Le mouvement
d'occidentalisation est d'une force terrifiante. Il abolit jusqu'aux dif-
férences des genres. S'il émancipe des liens de la tradition, la raison
sur laquelle il prétend se fonder a de quoi donner le vertige. Sa déme-
3
sure compromet la survie de l'homme et de la planète .
Sous le rouleau compresseur de l'occidentalisation, tout semble
avoir été déjà détruit, nivelé, écrasé ; et pourtant, dans le même temps,
les reliefs ne sont souvent qu'enfoncés, ils résistent parfois et sont
prêts à refaire surface.
Les exclus des bénéfices matériels et symboliques de la « moder-
nisation », toujours plus nombreux, peuvent et doivent, pour survivre
comme espèce et comme humanité, inventer des solutions nouvelles.
Ces projets différents se cherchent en pratique dans l'improvisation
et le bricolage. Ils peuvent donner naissance à des monstres, ou être
récupérés par la machine, mais ils nourrissent ainsi l'espoir que le
blocage de la machine ne sera pas la fin du monde mais l'aube d'une
nouvelle recherche d'humanité plurielle.

3. Sur ces derniers points (l'« asexualisation », le statut de la femme, la menace


écologique), il y aurait des éclaircissements à apporter, des approfondissements à
faire. J'ai tenté de traiter certaines de ces questions dans La Planète des naufragés,
La Découverte, Paris, 1992.
1

L'irrésistible montée de l'Occident :


la revanche des croisés

« By a gigantic act of faith we assume


that the Chronology in which we fit (with
difficulty and distorsion enough !) the events
and changes of that tiny part of the earth that
is the promontory of Eurasia which we call
Western Europe is also the chronology of
1
mankind . »
Robert NISBET.

Lorsque, après le traité de Versailles et le partage des dépouilles


de l'Empire ottoman, le général Gouraud vint à Damas assurer la
prise de possession de la Syrie par la France, il pénétra dans la mos-
quée des Umayyades où reposent les restes de Saladin, le grand
vainqueur des croisés, et, donnant du pied sur son tombeau, s'écria
« Réveille-toi, Saladin, nous sommes revenus. »
Quiconque à cette époque aurait eu à parler de l'occidentalisation
du monde aurait évoqué la montée de l'imperium blanc sur l'ensemble

1. « Par un gigantesque acte de foi nous supposons que la chronologie dans


laquelle nous arrangeons (avec pas mal de difficultés et de torsions) les événements
et les changements de cette petite partie de la terre, qui est le promontoire de
l'Eurasie et que nous appelons l'Europe de l'Ouest, est aussi la chronologie de
l'humanité. » Social Change and History. Aspects of Western Theory of Development,
New York, Oxford University Press, 1969, p. 241.
28 L'occidentalisation du monde

des terres émergées. « Occidentalisation » aurait d'ailleurs été mal


compris ; vous voulez dire « colonisation » ?
La domination blanche ne se limitait pourtant pas à la course
au drapeau. L'évangélisation, la conquête de marchés, l'approvi-
sionnement en matières premières, la recherche de nouvelles terres,
voire le besoin de main-d'œuvre étaient les compagnons naturels
de l'impérialisme colonial.
Pourtant, la décolonisation nous a montré que cette occidenta-
lisation de type ancien a connu des flux et des reflux. Ce à quoi nous
assistons semble bien plus profond et plus durable. « Les Blancs
sont passés en coulisses », et la science, la technique et le dévelop-
pement ont assuré leur relève. Quelle décolonisation peut-on concevoir
là contre ?
Toutefois, n'est-il pas abusif de voir dans des phénomènes si
différents la manifestation de la même « essence », l'Occident ?
Ne faut-il pas cerner au préalable les caractéristiques sinon la
nature de ce monstre ? Si, acceptant cette critique nominaliste
implicite, nous refusons de construire une chimère a priori et ne
désignons ainsi par commodité qu'un ensemble de manifestations,
nous sommes amenés alors à constater que l'histoire du monde
est bouleversée par un mouvement spécifique né en Europe occi-
dentale, et que ce mouvement l'emporte largement sur l'appré-
hension des caractères et de la nature de ce qui bouge. Selon un
mot célèbre de Marx, « l'anatomie de l'homme est la clef de celle
du singe ». L'Occident actuel nous donnerait la clef de sa genèse.
Toutefois, la même tradition hégéliano-marxiste voit dans le singe
le « germe » de l'homme achevé. Evolutionnisme et déterminisme
se complètent sans s'exclure et sont tous deux excessifs. Le triomphe
actuel de la société technicienne s'explique en partie par la concep-
tion grecque de la tekhnê et contribue à l'éclairer ; mais seule une
adhésion à la croyance métaphysique d'une continuité absolue et
d'un déterminisme stricts peut éliminer le hasard, les accidents et
les circonstances. L'Occident n'a consistance que dans une his-
toire authentique, ni totalement déterministe ni rétrodictive. Le
passé éclaire le présent, l'explique, mais parfois le contredit et
laisse présager d'autres destins qui ne se sont pas produits. Le
L'irrésisitible montée de l'Occident : la revanche des Croisés 29

présent poursuit certains des desseins du passé mais innove aussi


radicalement.
La dimension historique est nécessaire, non seulement parce
qu'il s'agit d'un processus qui s'accomplit dans la durée, voire dans
la très longue durée, mais encore parce qu'il s'enracine dans une
culture. Les succès et les échecs de l'impérialisme européen parti-
cipent de l'actuel mouvement de l'occidentalisation triomphante,
et celui-ci s'éclaire de ceux-là.

I. Les flux et reflux anciens

Est-il possible d'assigner une date pour le commencement ?


Tous les empires ne sont-ils pas impérieux et impériaux ? Les empe-
reurs qu'ils soient d'Assur, de Babylone, de Chine, du Mexique ou
du Pérou sont tous aussi vaniteux que Charles Quint ; le soleil ne
se couche jamais sur leurs empires. Ils sont rois des rois, maîtres
du haut et du bas, des quatre directions, des cinq éléments. Toute
souveraineté impériale prétend à l'universel. Ils sont fils du Ciel,
dieux sur terre, dieux vivants, tout-puissants au-dedans et au-dehors...
Lorsque la première Rome succombe en 410 sous les coups
d'Alaric, la relève est bien assurée en dépit des apparences. La Rome
éternelle, fille de Jérusalem, est déjà partie à la conquête des âmes.
La deuxième Rome, Byzance, se prépare à connaître de nouvelles
heures de gloire avant de transmettre son flambeau aux mains du
César du Nord, Ivan IV dit « le Terrible » qui fondera la troisième
Rome à Moscou, celle qui selon Eisenstein/Staline ne s'effondrera
pas... La flamme impériale née de l'inquiétude des Grecs et du mes-
sianisme des Hébreux renaît-elle en Europe de l'Ouest grâce à l'épo-
pée arabo-musulmane ? Déjà, Charlemagne, la croix d'une main,
l'épée de l'autre, occidentalise les marches orientales de l'Europe
de l'Ouest et assure la frontière sud. La chrétienté est née. Elle n'est
pas née dans cet Orient où elle a vu le jour et qui n'a pas su la conser-
ver. Elle est née dans l'asservissement des Saxons et la Reconquête
de l'Espagne. Le mouvement d'occidentalisation du monde est
d'abord une croisade. La croisade carolingienne subit un long reflux
30 L'occidentalisation du monde

avec les invasions, mais ce reflux de l'imperium n*empêche pas la


rapide conquête spirituelle ni la lente assimilation des barbares de
l'Europe du Nord et de l'Est. Sur la carte de l'Europe, alors que les
structures politiques se complexifient à la mesure des divisions féo-
dales, les monastères sont autant de petits drapeaux qui signalent
les avancées.

De l'échec des croisades au triomphe des conquistadores


e
La première renaissance du XII siècle voit apparaître une nou-
velle poussée plus forte encore. La chrétienté se met en mouvement
dans toutes les directions. Les croisades sont l'une des plus folles
entreprises jamais conçues par l'esprit humain. Cet empire colonial
féodal qui en résulte est sans lendemain. Cela va même achever
Byzance. Mais, dans l'histoire de l'occidentalisation du monde, la
chrétienté orthodoxe n'est pas vraiment la chrétienté, elle est de
second rang ; son prosélytisme est faible ; aussi, sa perte fortifie et
homogénéise la base occidentale.
De cette poussée, malgré le reflux, il restera un résultat défini-
tif, la reconquête d'une partie de l'Espagne ; un résultat durable
sur les marches orientales poussées jusqu'en Prusse avec les che-
valiers de l'Ordre teutonique ; un résultat exemplaire, les empires
maritimes de Gênes et de Venise qui préfigurent ce que seront les
hégémonies hollandaise et britannique.
L'occidentalisation du monde sous la figure de la chrétienté
e
s'achève avec son triomphe même au xvi siècle. Le siècle d'or de
la péninsule Hispanique voit dans le mouvement de la Reconquête,
achevée, une poussée nouvelle et décisive. Les grands navigateurs
et les grandes découvertes ouvrent la voie aux grands aventuriers du
ciel et de la terre. Le temps du monde fini commence avec Vasco de
Gama et Magellan. Saint François-Xavier va planter la croix jus-
qu'en face du Japon. Les conquistadores refont la carte du monde.
Les comptoirs, les forts et les missions sont les relais planétaires de
l'Occident. Les trois « M » de l'impérialisme triomphent : Militaires,
Marchands, Missionnaires. Les compagnies de condottieri assurent
la conquête des territoires et des hommes, les compagnies des
L'irrésistible montée de l'Occident : la revanche des Croisés 31

Indes assurent la conquête des marchés, la Compagnie de Jésus


assure la conquête spirituelle. La planète est « triangulée » par les
flux d'épices et d'esclaves, d'or et de pacotille. Le monde a vu sur-
gir et s'écrouler bien des empires, passer bien des conquérants,
d'Alexandre le Grand à Timour Leng (Tamerlan) ; mais, cette fois,
quelque chose d'irréversible se met en place. Bien des conquêtes
de telle ou telle puissance occidentale seront sans lendemain, mais
la mainmise de l'Occident sur la planète est définitive.
La conquête n'est pas seulement, en effet, pure conquête mili-
taire ou politique, ni même pillage et mise en coupe réglée.
L'asservissement commercial, financier, et l'exploitation produc-
tive elle-même, sans doute systématique, n'en épuisent pas totale-
ment le sens. L'entreprise coloniale participe aussi du projet de la
e
maîtrise totale de la nature. A l'exploit maritime du xvi siècle, suc-
cède l'exploit scientifique du XVIII . À la mainmise sur les richesses
e

et sur les âmes fait suite l'inventaire encyclopédique du cosmos.


Le voyage se fait philosophique ; il s'agit d'accumuler obser-
vations et connaissances, de tout savoir sur tout. Les expéditions se
multiplient, avec Cook, La Pérouse et leurs émules. Les objectifs
politiques, économiques et stratégiques ne sont pas oubliés pour
autant Bien sûr, tout se tient et se renforce. La maîtrise de la nature
est un projet total, voire totalitaire. Il faut dresser des cartes pré-
cises, recenser les ressources naturelles, inventorier les us et cou-
tumes des aborigènes. L'ethnographie s'invente et participe au succès
de l'ensemble. Napoléon s'embarquera pour l'Egypte avec une
2
cargaison de savants et d'instruments scientifiques .

2. Notons que le xix" siècle poursuivra de façon obsessionnelle la tradition des


voyages exploratoires, d'Alexandre de Humboldt à Charcot, mais en passant par
Livingstone et Stanley. La conquête des zones blanches de la planisphère devient
un sport. Il s'agit de sonder jusqu'aux profondeurs des océans, d'atteindre les cimes
« inviolées», en attendant d'aller planter de petits drapeaux sur la Lune. Le goût
des records se mêle à la soif de connaître et à la recherche de la gloire. Cette
obsession des exploits, des plus parfaitement gratuits aux plus sordidement intéressés,
est exclusivement occidentale. Jamais les Tibétains n'avaient eu l'ambition de tenter
l'ascension de l'Everest. La curiosité réelle des anciens Égyptiens ou des Chinois
n'a jamais tourné à l'émulation collective. ->
32 L'occidentalisation du monde

Pendant deux siècles, l'Europe va digérer l'énorme morceau.


La chrétienté est morte, l'empire-monde de Charles Quint a été
éphémère. L'ordre national-étatique est né, ainsi que l'écono-
mie-monde capitaliste. Le monde déjà sommairement accaparé
par l'Occident, en tout cas cerné par lui, va être repartagé au gré des
restructurations de l'économie-monde et de l'organisation poly-
phonique, sinon discordante, du « concept européen » puis de la
société des nations. La Hollande reprend à l'Espagne et au Portugal
l'essentiel de leur immense empire, christianisant moins, commer-
çant plus. La France tente sa fortune sur les mers, se taille un pre-
mier empire, mais l'hégémonie britannique s'affirme de fait avec
le traité de Paris de 1763 ; le contrôle absolu de l'empire des mers
deviendra incontestable après Waterloo.

La course au drapeau

On a coutume de privilégier la vague de colonisation qui démarre


après 1880 avec la « course au drapeau ». Le développement des
moyens de communication aidant, les puissances européennes dans
une rivalité exacerbée se ruent sur les derniers lambeaux des terres
« incontrôlées » de la planète. Plus sûr que jamais de la supério-
rité de sa civilisation grâce au développement industriel, l'homme
blanc se croit investi d'une mission sacrée. Cette mission est un
fardeau mais il le porte avec une allégresse et une rapacité sus-
pectes. Missionnaires, marchands et militaires des différentes puis-
sances rivalisent âprement, et parfois de façon sanglante, pour
contrôler de nouvelles zones. Explorateurs, aventuriers, soldats per-
dus, partout surgissent des hommes qui veulent être rois, par la
force ou le charisme : empereur du Sahara, roi des Patagons,

e
-> Au xx siècle, le stock des découvertes possibles étant en voie d'épuisement,
le Livre des records n'enregistre plus que des performances insolites et dérisoires,
mais la répétition des exploits passés est vendue aux masses de manière spectaculaire
et programmée, sous forme de circuits touristiques ou de manifestations sportives.
Chaque Occidental est devenu ainsi un conquérant du monde, au moins pendant
ses vacances...
L'irrésisitible montée de l'Occident : la revanche des Croisés 33

monarque du Kâfïristân, souverain du Moroni, de l'île de Pâques,


etc. En quelques de'cennies, les zones blanches disparaissent de la
carte du monde et les terres inconnues (des Blancs) sont annexées
à l'ordre national-étatique.
Pour être spectaculaire dans la démarche et les résultats, rien
de tout cela n'est vraiment nouveau. Les condottieri ont changé
d'armes, les marchands de méthodes, les prophètes de message,
mais les fantasmes sont les mêmes. Napoléon rêve de marcher sur
les traces d'Alexandre en Egypte. Charles X en s'emparant d'Alger
renoue avec la croisade. Du rêve de Dupleix à celui de Jules Ferry,
il n'y a pas vraiment de solution de continuité. Qu'on relise les
romans de chevalerie, on peut y trouver déjà tout l'imaginaire de
l'épopée coloniale. Les prouesses des paladins errants se déploient
outre-mer. Il y a du Don Quichotte dans ces cadets de famille qui,
de Cortes à Savorgnan de Brazza, de Diego de Almagro à Lord
3
Kitchener, partent bâtir des empires .
L'appel du grand large est permanent. Les rationalisations en
sont constamment réinventées.
Ainsi, Harry Magdoff considère que la période 1760-1875 est
une phase impérialiste importante ; il s'agit, selon lui, d'un impé-
rialisme lié à la recherche de débouchés et à l'industrialisation. Sans
doute les motivations sont-elles plus obscures, plus lointaines et
plus complexes, et prolongent celles des croisades et des conquis-
tadores. Toujours est-il qu'en 1800, l'Europe contrôlait théorique-
4
ment 55 % du globe et utilisait effectivement 35 % de sa superficie .
« L'extension territoriale des colonies européennes », selon le titre
de l'ouvrage d'un géographe du début du siècle, est la forme la plus
caricaturale de cette occidentalisation fruste. Lénine en cite les
éloquentes statistiques.

3. Ce que l'on peut tenir pour la première entreprise coloniale des Temps
modernes est la conquête des îles Canaries par un chevalier normand. Jean de
Béthencourt, en 1402 (en pleine guerre de Cent Ans), conçue et présentée comme
un exploit digne d'Amadis de Gaule.
4. Harry MAGDOFF, L'Impérialisme de l'époque coloniale à nos jours. Maspero.
Paris. 1979/37; voir Faut-il refuser le développement ? chap. II, PUF, Paris, 1986,
p. 48 et s.
34 L'occidentalisation du monde

TABLEAUX 1 ET 2. - POURCENTAGE DES TERRITOIRES APPARTENANT AUX


PUISSANCES COLONISATRICES EUROPÉENNES (PLUS LES ÉTATS-UNIS)

1878 1900
Afrique 10,8% 90,4%
Polynésie 56,8% 98,9%
Asie 51.5% 56,6%
Australie 100,0% 100.0 %
Amérique 27.5 % 27,2%

L'avancée des petits drapeaux des principales puissances peut


5
se suivre presque au jour le jour .

Années Angleterre France Allemagne


Superficie* Population** Superficie Population Superficie Population
1815-1830 126.4 0.02 0,5 -
1830-1860 2,5 145,1 0.2 3.4 -
1860-1880 7,7 267.9 0.7 -S -
1880-1889 9.3 309,0 3,7 56.4 1 14,7
• En mens de miles carrés,
b En millions d'habitants

Si on ajoute la petite Belgique avec l'immense Congo, le Portugal


avec ses nombreux restes, les États-Unis avec les dépouilles espa-
gnoles, et le jeune appétit du Japon, si on admet que la Perse, la Chine
et la Turquie sont alors réduites à l'état de semi-colonies, on peut
conclure avec Lénine que le monde est partagé entre les grandes
puissances.
Une dernière statistique récapitulative est éloquente de ce
point de vue (cf. tableau 3).
L'occidentalisation, sous sa forme coloniale, est arrivée à son
terme à la veille de la Première Guerre mondiale. Tout un chacun
le constate et s'en accommode. Les peuples forts doivent donner
des lois aux peuples faibles ou aux races inférieures, voire dégénérées,
pour le meilleur et pour le pire. La vieille Europe et la nouvelle

5. LÉNINE, L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme, OC. tome XXII.


Éditions de Moscou, p. 274-275.
L'irrésisitible montée de l'Occident : la revanche des Croisés 35

A
TABLEAU 3. - POSSESSIONS COLONIALES DES GRANDES PUISSANCES
(EN MILLIONS DE KILOMÈTRES CARRÉS ET EN MILLIONS D'HABITANTS)

Colonies Métropoles Total


1876 1914 1914 1914
2 2 2
km hab. Km hab. km hab. km 2
hab.
Angleterre 22,5 251.9 33,5 393.5 0,3 46,5 33,8 440.0
Russie 17,0 15,9 17,4 33.2 5,4 136,2 22,8 169.4
France 0,9 6,0 10,6 55,5 0,5 39,6 11,1 95.1
Allemagne -- 2,9 12.3 0,5 64,9 3,4 77,2
Étals-Unis -- 0,3 9,7 9,4 97,0 9,7 106,7
Japon -- 0,3 19.2 0,4 53.0 0,7 72.2
Total pour les 6 grandes puissances :
40.4 273,8 65.0 523.4 16,5 437.2 81.5 960.6
Colonies des autres puissances (Belgique. Hollande, etc.) 9.9 45,3
Semi-colonies (Perse, Chine. Turquie) 14.5 361.2
b
Autres pays 28,0 289,9
Ensemble du globe 133,9 1657,0
a. LENINE, op. cit. p. 278.
b. Et que sont ces "auties pays " ? Le Siam, l'Abysslnie... autant de semi-colonies qui ont echappé a la vigilance ce
Lénine

Europe, vrai nom de l'Amérique, dit-on à l'époque, se croient les


législateurs de l'univers, les « Romains modernes » selon les
déclarations de Théodore Roosevelt. Déjà, un publiciste yankee,
Stead, déclare : « L'américanisation du monde est en marche. »
Toutefois, est-ce là le fardeau de l'homme blanc ?

La faillite des 3 M et la crise de l'ordre ancien

En 1914, l'occidentalisation du monde sous forme d'adminis-


tration coloniale européenne est virtuellement achevée. L'homme
blanc contrôle pratiquement toute la planète ; ses trains et ses vapeurs
traversent les continents et sillonnent les océans, voire remontent
les grands fleuves. C'est la Belle Époque !
Un peu plus d'un demi-siècle après, que reste-t-il de ce rêve de
domination universelle ? Rien ou presque. Les confettis de l'empire
sont désormais de vrais fardeaux dont les ex-puissances coloniales
ne savent plus comment se débarrasser. Cette occidentalisation-là
36 L'occidentalisation du monde

a fait naufrage. L'Occident a été victime de son succès même et de


ses contradictions.
Si l'ordre occidental ancien était essentiellement colonial dans
la forme politique, il avait contribué à mettre en place une organi-
sation économique qui le supportait en partie et en partie le récu-
sait. Celle-ci peut se définir de façon caricaturale par l'image
d'une Europe manufacture de l'univers, et le reste du monde pour-
voyeur de matières premières et de produits primaires. Cette divi-
sion « spontanée » du travail était censée correspondre aux dotations
naturelles de facteurs de chaque partenaire et engendrer des avan-
tages pour tous. Elle n'aurait jamais existé « naturellement » si
l'ordre colonial et impérial ne l'avait instituée par la violence ouverte
(ouverture des marchés à coups de canon, cultures obligatoires...)
ou la violence symbolique (intimidation, séduction). Néanmoins,
une fois mise en place, cette organisation productive possédait une
grande stabilité et une tendance à se perpétuer et à reproduire, ce
faisant, l'ordre qu'elle supportait. Pour l'essentiel, les pays de
l'hémisphère sud sont encore aujourd'hui des monoproducteurs
d'agrumes tropicaux, de matières premières végétales et de produits
miniers. L'ordre colonial pouvait ainsi se pérenniser par un lais-
ser-faire économique presque sans entorse. Le libéralisme était
une idéologie admirable pour justifier ainsi cet ordre ancien. Le
libre-échange exclut, en effet, par hypothèse, toute injustice et toute
inégalité sur le plan économique.
Toutefois, la concurrence des différentes puissances européennes,
le fait même que l'ordre national-étatique qui réglait leur coexistence
reposait sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, devaient
engendrer avec le temps une crise de l'imperium occidental ancien
et sa dissolution. Le droit des pays les plus forts à dominer politi-
quement le monde entre en conflit avec le droit égal des peuples,
base de la souveraineté nationale, et sans lequel il n'y a pas d'ordre
international. L'imperium blanc ou européen échoue à se stabiliser.
Le reflux commence en quelque sorte avant même que le flux
soit achevé : qui plus est, l'impérialisme colonial finissant est une
tentative désespérée de colmater les brèches du système ancien.
S'il fallait donner une date symbolique à la fin de la domination
L'irrêsisitible montée de l'Occident : Ici revanche des Croisés 37

incontestée des Blancs, on pourrait prendre la défaite des troupes


italiennes à Adoua en 1896 devant les armées du ras Menelik. Dès
1897, le diplomate français Cartonnet des Fossés notait : « La nou-
velle d'Adoua s'est propagée à travers le continent noir avec une
rapidité incroyable. » Il ajoute qu'elle avait appris aux indigènes
que le Blanc n'était plus invincible. L'écrasement des Russes par
les Japonais en 1905 confirmera avec ampleur le fait et marquera
le début d'une nouvelle ère.
Avec un humour corrosif. Anatole France décrit le scandale pour
l'époque de cette victoire asiatique : « C'est une guerre coloniale,
disait expressément un grand fonctionnaire russe... Or, le principe
fondamental de toute guerre coloniale est que l'Européen soit supé-
rieur aux peuples qu'il combat ; sans quoi la guerre n'est plus colo-
niale, cela saute aux yeux. Il convient, dans ces sortes de guerres,
que l'Européen attaque avec de l'artillerie et que l'Asiatique ou
l'Africain se défende avec des flèches, des massues, des sagaies et
des tomahawks. On admet qu'il se soit procuré quelques vieux fusils
à pierre et des gibernes. Mais en aucun cas il ne doit être armé ni
instruit à l'européenne... Les Japonais s'en sont écartés. Ils font la
guerre d'après les principes enseignés en France par le général
Bonnal. Ils l'emportent de beaucoup sur leurs adversaires par le
savoir et l'intelligence. En se battant mieux que des Européens, ils
n'ont point eu égard aux usages consacrés et ils agissent de façon
contraire, en quelque sorte, au droit des gens. »
« Prenez garde que vous êtes des intermédiaires entre le singe
et l'homme, leur disait obligeamment M. le professeur Richet, d'où
il résulte que si vous battiez les Russes ou finno-letto-ougro-
slaves, ce serait exactement comme si les singes vous battaient »,
6
et Anatole France conclut : « Ils ne voulurent rien entendre ... »
Ainsi, alors que le Maroc n'est pas encore protectorat français,
bien avant qu'un second Adoua tente en 1935 de noyer dans le sang
éthiopien le souvenir cuisant du premier, la fin de la suprématie
blanche a déjà commencé. Celle-ci débouchera sur la décolonisation

6. Anatole FRANCK, Sur la pierre blanche. Nelson-Calmann-Lévy, Paris, 1905,


p. 188-191.
38 L'occidentalisation du monde

totale, à travers toute une série de crises. À titre de repères dans le


développement concret de la contradiction théorique de l'ordre impé-
rial ancien, évoquons quatre phénomènes qui, sans épuiser le sujet,
témoignent des étapes d'une évolution irréversible.
Le premier n'est autre que la crise de l'idéologie et des valeurs
e
occidentales. Cette crise remonte à la seconde moitié du xix siècle.
La société moderne, qui avait trouvé son équilibre et sa forme clas-
sique dans la figure de la société bourgeoise, voit ses valeurs contes-
tées violemment, en particulier avec la montée du socialisme. La
rationalité économique, fondement essentiel de la modernité, est
attaquée avec le rejet du dogme libéral du laisser-faire et de l'or-
ganisation capitaliste du mode de production. Cette contestation des
bases théoriques, et surtout idéologiques, de l'ordre ancien, que le
marxisme pousse le plus loin, s'accompagne d'une contestation pra-
tique. La révolte du prolétariat menace de subvenir la société bour-
geoise. L'impérialisme, cette forme brutale et maladroite
d'occidentalisation du monde, constitue une tentative d'exportation
des contradictions internes de la vieille Europe. La réussite appa-
rente de l'entreprise coloniale n'empêche pas l'ébranlement pro-
fond du système de pouvoir lié à la domination quasi exclusive de
la bourgeoisie capitaliste. Celle-ci a perdu sa bonne conscience,
c'est-à-dire la certitude de l'adéquation de ses pratiques et de ses
valeurs. Elle doit user de violence et d'hypocrisie pour se mainte-
nir. Si la corruption des élites, puis de l'ensemble du prolétariat,
réussit au-delà de toute espérance à neutraliser la menace de des-
truction du système en Europe de l'Ouest, c'est au prix de muta-
tions importantes. Le libéralisme politique subit une crise très
profonde qui ouvre la voie à la montée des totalitarismes, ces avatars
sinistres de la modernité.

La critique théorique va se poursuivre plus radicale, mais plus


souterraine, avec Nietzsche puis Heidegger.
Le deuxième phénomène est constitué par la Première Guerre
mondiale qui tout à la fois entraîne une rupture dans le fonctionne-
ment du système et manifeste avec éclat les limites de la mission
civilisatrice de l'Occident. Sur le plan économique, de larges
zones de la « Périphérie » sont laissées à elles-mêmes. La division
L'irrésisitible montée de I Occident : la revanche des Croisés 39

internationale du travail, qui avait inscrit dans les structures pro-


ductives la nécessité de l'imperium occidental, est partiellement
remise en cause dans les faits. De nombreuses colonies ou semi-colo-
nies (comme le Brésil) sont condamnées à l'autosuffisance sinon à
un développement économique autonome. Même si ces expériences
sont limitées et si, bien souvent, l'impérialisme américain occupe
à son profit la place laissée vacante par les puissances européennes
absentes et saignées à blanc, les choses ont changé et rien n'est plus
comme avant. La preuve est faite que la « civilisation et le progrès »
peuvent se développer sans tutelle occidentale, sans passer par la
division internationale du travail : tout au contraire. La maîtrise par
les nations elles-mêmes de leur politique économique est la condi-
tion d'une certaine prospérité. Dès lors, l'indépendance apparaît
comme souhaitable et nécessaire, et cela au nom même des valeurs
que l'Occident a utilisées pour assujettir ces pays. Tout cela est bien
sûr renforcé par cette autre séquelle de la Grande Guerre, la Révolution
russe, dont le retentissement est énorme dans le monde colonisé :
l'expérience soviétique a valeur d'exemple, et l'impact psycho-
logique est considérable. Un peuple immense, semi-colonisé, à moi-
tié asiatique de surcroît, s'est libéré de la sujétion occidentale et
prétend construire une société nouvelle en répudiant apparemment
les valeurs de la modernité : l'individualisme, le libéralisme
économique, la propriété privée des moyens de production.

Cet événement constitue une brèche de taille dans la prétention


de l'Occident à être le seul modèle de civilisation. La barbarie même
de la guerre va réduire à néant tout fondement à cette prétention.
La bourgeoisie qui a fondé son pouvoir grâce au mythe de l'éradi-
cation de la mort sous ses trois formes (violente, misérable, natu-
relle) n'assure la paix intérieure qu'au prix de gigantesques carnages.
Les plus « primitifs », enrôlés dans les armées de Verdun, sont jugés,
en outre, assez bons pour servir de chair à canon à l'égal des citoyens.
En faisant participer les colonisés à ses fêtes sanglantes, l'Occident
perd son alibi civilisateur. Le pouvoir colonial sape ses assises
imaginaires. Il ne lui restera plus que sa force, d'ailleurs bien affai-
blie. La légitimité et le consensus ont disparu à jamais sur les champs
de bataille de la Marne.
40 L'occidentalisation du monde

L'échec du modèle économique libéral en Occident même consti-


tue le troisième phénomène marquant. Dans les années trente, à
l'occasion de la grande crise, les pays du « Centre » occidental aban-
donnent le libre-échange et renoncent même, au niveau interne, aux
vertus de la concurrence. Partout, s'élèvent des barrières protec-
tionnistes, tous les États rivalisent dans l'interventionnisme, le pla-
nisme, le dirigisme. La foi en la main invisible, dans l'organisation
prétendument naturelle et spontanée, est reniée. Dans le même temps,
tout ce qui avait fait la grandeur de l'Occident, les mythes des
Lumières, est traîné dans la boue par les fascismes triomphants. Ce
nouveau coup achève d'enlever à l'occidentalisation impériale tout
semblant de justification.
La guerre de 1939-1945 n'a pas la même portée que celle de
1914, car le Blanc a perdu la face depuis longtemps. Comme l'ordre
colonial ne reposait plus que sur la faiblesse des colonisés et n'était
plus maintenu que par la force, l'épuisement, auquel la rivalité bel-
liqueuse des vieilles puissances coloniales aboutit, rend inévitable
la décolonisation. La nouvelle puissance hégémonique, les États-
Unis, où va désormais s'incarner un nouvel Occident rajeuni par
ce bain de sang, répudie l'héritage colonial. Pour mieux assurer
l'américanisation du monde, le second Roosevelt renie le premier.
Au vrai, dans un monde qui accepte désormais universellement
les valeurs de civilisation et de progrès, la colonisation n'apparaît
plus nécessaire à la domination occidentale. Les liens privilégiés
entre les métropoles et les anciennes colonies sont même nui-
sibles à l'expansion américaine. Les empires s'écroulent. La der-
nière tentative, celle de Mussolini avec l'invasion de l'Ethiopie, a
été la première à tourner court dans le ridicule d'une farce tra-
gique et anachronique. Le dernier empire encore important, dans
les années soixante, l'empire lusitanien, est une affaire non ren-
table et n'évite pas à sa métropole le statut dégradant de pays
sous-développé.

La décolonisation apparaît comme la dernière étape et l'abou-


tissement de la crise de l'ordre ancien. Cet aboutissement est
doublement provisoire : d'abord, parce que l'ordre ancien se per-
pétue au-delà de la décolonisation, sous une forme néo-coloniale,
L'irrésisitible montée de l'Occident : la revanche des Croisés 41

deuxièmement, parce que la « base économique » se transforme


avec l'industrialisation périphérique menée sous la double bannière
des développements nationaux et des firmes transnationales.
Toutefois, par-delà toutes ces vicissitudes, quelque chose de
l'Occident semble se perpétuer et, comme un phénix, renaître plus
beau et plus jeune de ses cendres après chaque reflux.

II. Le triomphe d'un modèle universel

Avec la décolonisation, les missionnaires bottés de l'Occident


ont quitté le devant de la scène, mais « le Blanc est resté dans la
coulisse et tire la ficelle ». Cette apothéose de l'Occident n'est plus
celle d'une présence réelle, d'un pouvoir humiliant par sa brutalité
et son arrogance. Elle repose sur des puissances symboliques dont
la domination abstraite est plus insidieuse, mais aussi moins contes-
table. Ces nouveaux agents de la domination sont la science, la tech-
nique, l'économie et l'imaginaire sur lequel elles reposent : les
valeurs du progrès.

L'apothéose planétaire de la science et de la technique

La technique a été un instrument puissant de la colonisation


des corps et des esprits. Les canonnières portugaises d'Albuquerque
ont brisé le monopole des Arabes sur le commerce des épices et
fondé la chaîne des comptoirs reliant Lisbonne à Macao en passant
par Le Cap, Ormuz, Goa, Malacca. Les mousquets espagnols ont
fait merveille contre les armes d'obsidienne de Montezuma. Dans
e
la colonisation du XIX siècle enfin, la supériorité militaire a eu un
rôle décisif.
e e
Pourtant, on le sait, du xvi au xix siècle, la supériorité tech-
nique de l'Europe n'était pas incontestable face à la Chine et à l'Inde,
et la supériorité militaire des armes de Cortès et de Pizarre ne pou-
vait compenser à elle seule l'infériorité prodigieuse du nombre.
Il faut faire entrer dans ce dernier cas le rôle de la ruse, la déter-
mination d'un projet impérial agressif, la séduction et l'utilisation
42 L'occidentalisation du monde

habile des mythes locaux. Tout cela est sans doute la conséquence
de « cet apport typiquement occidental », selon Cornélius Castoriadis,
de la conscience de soi. « Des civilisations par ailleurs très raffi-
nées, dit-il, mais fondées sur la conscience collective du groupe,
de la tribu, de la caste ont été balayées au contact de l'homme occi-
dental. Non parce qu'il avait une arme à feu ou un cheval, mais parce
qu'il possédait un état de conscience différent, le rendant capable
de se retrancher du monde et de le retrouver par une activité
7
intérieure . »
La supériorité européenne tient plus à l'efficacité d'un mode
d'organisation qui mobilise toutes les techniques pour réaliser son
objectif de domination, de la discipline militaire à la propagande,
qu'à ces techniques mêmes.
Cette « machinerie » sociale s'avérera, aussi, essentielle dans
la confrontation avec l'Orient. Sans doute inférieure au départ sur
le strict plan de certaines connaissances scientifiques et dans de
nombreux domaines techniques, l'Europe présente une organisa-
tion déjà technicienne beaucoup plus efficiente. La recherche obses-
sionnelle de la performance dans tous les domaines lui permet
d'intégrer immédiatement tous les éléments étrangers susceptibles
de renforcer sa puissance, que ce soit dans les modes d'organisa-
tion, les techniques ou les produits. Cette supériorité technique déter-
e
minante à partir du xix siècle deviendra un atout même de la
domination et reste un argument de l'imperium néo-colonial. Comme
le dit René Bureau : « Quand on est capable de construire des engins
de cent tonnes qui montent en dix minutes à dix kilomètres de hau-
teur, on a des droits sur ceux qui n'ont pas inventé la roue voilà ce
8
que nous croyons, avouez-le . »
Et il ajoute : « Pire, j ' a i entendu des Africains le dire. » Et là est
le véritable secret de l'actuelle occidentalisation du monde. Le droit
de la domination n'est plus asservissement du faible par celui que

7. Cornélius CASTORIADIS, « De l'utilité de la connaissance », Cahiers


Vilfredo Pareto, Revue européenne des sciences sociales, n° 79. 1988. p. 121.
8. René BUREAU, Le Péril blanc. Propos d'un ethnologue sur l'Occident,
L'Harmattan, Paris, 1978, p. 6 1 .
L'irrésisitible montée de I Occident : la revanche des Croisés 43

la technique rend fort, c'est l'attribut immédiat de la technique du


fait de l'évidence de sa supériorité. La technique est devenue un
article de foi universel, la conséquence concrète et la présence visible
de la nouvelle divinité : la science.
Les missionnaires chrétiens ont beaucoup contribué à répandre
ce culte séculier. Pour évangéliser les populations « sauvages », rien
de tel que la démonstration de l'efficience de la magie du Blanc.
Là où, grâce à la technique, la magie du Blanc se manifeste supé-
rieure à la magie autochtone, il est de bon conseil de se faire bap-
tiser... Le système blanc est perçu comme un tout, la vision
scientifique du monde, l'ingénierie technique et le rituel religieux
participent du même ensemble. Avec l'effacement des pères blancs,
la science et la technique l'emporteront sur le dogme dans le caté-
chisme du mimétisme. Tandis que nous y voyons une rupture, les
non-Occidentaux ressentent avec raison la continuité et l'unité de
l'Occident.
L'impérialisme a introduit les nouveaux dieux. Pour se libérer
du joug colonial et sortir de la situation humiliante de l'asservisse-
ment aux Blancs, les peuples du monde ont dû assimiler certains
des instruments de domination, s'identifier à l'adversaire et désirer
sa puissance. Le monde entier participe désormais à des niveaux
divers d'une société technicienne unique. La science est une, la
mathématique est le vrai langage commun à toutes les nations. Le
rituel des prix Nobel manifeste périodiquement l'universalité et
l'unité de la communauté des savants. Le culte mondial de la
technique prépare les nations et les hommes à se soumettre sans
rechigner à ses impératifs.
Cependant, l'admiration, le culte de la technique, même sa
connaissance abstraite ne suffisent pas pour devenir des Occidentaux.
La réalisation d'une société technicienne passe par l'industriali-
sation c'est-à-dire un bouleversement en profondeur des objectifs
et des moyens de fonctionnement de la société. La volonté de puis-
sance doit prendre la forme de l'accumulation illimitée, et la société
tout entière doit être embrasée d'un zèle irrésistible pour la
production, et ne trouver ses jouissances que dans sa progression
illimitée.
44 L'occidentalisation du monde

La domination de l'économique : le marché unique


et le mythe du développement

La colonisation a profondément bouleversé les structures éco-


nomiques de toutes les régions du monde, jusqu'aux confins les plus
reculés. Tous les peuples ont été touchés par le fonctionnement du
marché mondial et participent à la division internationale du travail.
En bouleversant les organisations traditionnelles de la production
et de la consommation par les sollicitations du marché, les lois de
la concurrence, la violence ouverte et la création d'infrastructures
de communication, l'Europe a créé un seul marché mondial, inté-
grant les communautés les plus sauvages à la machinerie unique.
Désormais, les nouvelles structures se reproduisent « spontané-
ment » par la seule force d'inertie et des mécanismes du marché,
enfermant les acteurs dans un destin presque infrangible. Les seuls
changements sont dès lors ceux que la « machine » impose. Aucun
décret de la providence n'avait fixé de toute éternité que le « rôle »
des Antilles était de produire du sucre. En transformant Cuba en
une vaste plantation de canne, l'Europe a scellé son destin pour plu-
sieurs siècles. Même une révolution socialiste désireuse d'industrie
lourde et de diversification agricole n'a pu bouleverser cet ordre de
choses.
En intégrant les diverses parties du monde au marché mondial,
l'Occident a fait plus que modifier leurs modes de production, il a
détruit le sens de leur système social auquel ces modes adhéraient
très fortement. Dès lors,l'économique devient un champ autonome
de la vie sociale et une finalité en soi. Aux formes anciennes d'être
plus se substitue l'objectif occidental d'avoir plus. Le bien-être cana-
lise tous les désirs (le bonheur, la joie de vivre, le dépassement de
soi...) et se résume à quelques dollars supplémentaires...
Ainsi s'universalise l'ambition au développement. Le dévelop-
pement, c'est l'aspiration au modèle de consommation occidental,
à la puissance magique des Blancs, au statut lié à ce mode de vie.
Le moyen privilégié de réaliser cette aspiration est évidemment la
technique. Aspirer au développement veut dire communier dans la
foi en la science et révérer la technique, mais aussi revendiquer pour
L'irrésistible montée de l'Occident : la revanche des Croisés 45

son propre compte l'occidentalisation, pour être plus occidentalisé


afin de s'occidentaliser encore plus.

L'invasion « culturelle ».

Des flux « culturels » à sens unique partent des pays du Centre


et inondent la planète ; images, mots, valeurs morales, normes juri-
diques, codes politiques, critères de compétence se déversent des
unités créatrices vers les tiers mondes par les médias (journaux,
radios, télés, films, livres, disques, vidéo). L'essentiel de la pro-
duction mondiale de « signes » se concentre au Nord, ou se fabrique
dans les officines contrôlées par lui, ou selon ses normes et ses
modes.
Dans les années 1970 déjà, le marché de l'information était le
quasi-monopole de quatre agences : Associated Press et United Press
(États-Unis), Reuter (Grande-Bretagne), France-Presse. Toutes les
radios, toutes les chaînes de télévision, tous les journaux du monde
étaient abonnés à ces agences. 65 % des « informations » mondiales
partaient des États-Unis. 30 à 70 % des émissions de télévision
étaient importées du Centre. Toutefois, le tiers monde consommait
5 fois moins de cinéma, 8 fois moins de radio, 15 fois moins de télé-
9
vision, 16 fois moins de papier journal que le Centre .
Dans les années 1980, on a assisté à un développement sans
précédent des industries culturelles et des télécommunications.
De puissants groupes privés multimédias transnationaux domi-
nent le marché mondial. Même si certains pays du Sud réussissent
à construire des puissances audiovisuelles autonomes (Brésil,
Mexique, Inde...), la production d'images et de messages est de
plus en plus monopolisée par la logique des produits transnationaux
10
qui couvrent l'espace-monde .

9. Cf. Armand MATTELART. Multinationales et systèmes de communication.


Anthropos, Paris, 1976.
10. Cf. Armand MATTELART. La Communication-monde. Histoire des idées et
des stratégies, La Découverte. Paris. 1992.
46 L'occidentalisation du monde

Ces flux d'information et de produits culturels ne peuvent pas


ne pas « informer » les désirs et les besoins, les formes de com-
portement, les mentalités, les systèmes d'éducation, les modes de
vie des récepteurs. Cette propagande insidieuse et un « don » irré-
sistible qui témoigne de la vitalité débordante des sociétés hyper-
développées, mais asphyxie toute créativité culturelle chez les
capteurs passifs des messages. La France assure ainsi un service
d'information gratuit par satellites auprès des radios et télévisions
africaines. Elle fournit tous les jours dix minutes d'actualités inter-
nationales et africaines, et des documentaires. Elle envoie aussi
5 200 heures annuelles de programmes gratuits. Enfin, elle distri-
bue des films français et subventionne 80 % des productions ciné-
matographiques de l'Afrique francophone.
Certes, la France retire quelques bénéfices de ce cadeau fait aux
chefs d'État africains. Tous les pays francophones d'Afrique ont
adopté le procédé S E C A M , à l'exception du Cameroun qui a
choisi le procédé allemand PAL, mais dont les équipements sont
fournis à 80 % par la France".
Toutefois, les avantages incontestables pour l'industrie
audiovisuelle française ne sont peut-être pas les plus importants.
Il serait absurde de faire une comptabilité d'épicier. Le dynamisme
pousse au don, et les retombées sont autant politiques que
symboliques, et participent d'une logique sociétale qui renforce
ce dynamisme.
Le résultat le plus évident pour l'Afrique, c'est qu'il n'y a pas
de véritable audiovisuel africain ni de dynamique à en attendre. Ce
processus aboutit à la dépossession de soi-même. Le groupe
envahi ne peut plus se saisir lui-même autrement que par les caté-
gories de l'autre. L'idéologie de la science, de la technique, du pro-
grès et du développement se trouve ainsi véhiculée par ce canal,
directement, ou « incorporée » aux autres messages. La transnatio-
nalisation des communications avec les satellites et l'informatique

11. Cf. Franck MAGNARD el Nicolas TENZER, La crise africaine : quelle politique
de coopération pour la France ?, PUF, coll. « Politique d'aujourd'hui », Paris,
1988, p. 161.
L'irrésistible montée de l'Occident : la revanche des Croisés 47

renforcera encore l'uniformité des modèles et la dissymétrie des


flux. On peut parler à ce sujet d'un imperium culturel des pays riches
à condition de bien en saisir le mécanisme. C'est par le don et non
par la spoliation (ou le pillage cher aux tiers-mondistes) que le Centre
se trouve investi d'un extraordinaire pouvoir de domination. Or cette
logique asphyxiante du don fonctionne pour toutes les composantes
de la culture au sens fort et pas seulement pour les biens « cultu-
rels » au sens étroit. On la retrouve pour l'alimentation comme pour
la technologie.

La standardisation de l'imaginaire

L'acceptation de fait de la technique dans son utilisation quoti-


dienne, la croyance partagée dans la science comme source des mer-
veilles de la technique, la sujétion forcée à l'économique, le tout
réactivé, renforcé par l'invasion culturelle, constituent des facteurs
irrésistibles de standardisation de l'imaginaire. Science, tech-
nique, économique véhiculent un contenu imaginaire très riche. La
relation de l'homme au monde y est profondément déterminée. Il
s'agit de la conception du temps et de l'espace, du rapport à la nature,
du rapport à l'homme lui-même. L'humanité vit désormais tout
entière dans l'ère chrétienne et sur la base de l'heure GMT. On ne
réfléchira jamais assez sur ce que cela signifie. Certes, il y a d'autres
ères, l'hégire pour l'islam, les ères bouddhiques et quelques
autres. Il y a d'autres découpages de l'année que ceux de l'année
civile occidentale calquée sur la vie du Christ, avec leurs cycles
propres. On connaît l'Année du dragon et le Têt..., mais ces survi-
vances pittoresques et folkloriques ont peu de prise sur les horaires
des avions. L'organisation pratique, pour des impératifs « tech-
niques », fonctionne sur le système unique. L'idéal serait même de
raplatir la planète et de supprimer les fuseaux horaires. Ainsi, les
membres des staffs de certaines firmes transnationales règlent leur
montre sur l'heure du siège, celle de New York. Dans le très beau
film Mille milliards de dollars, on voit les dirigeants de toutes nations
et de toutes couleurs fêter leur grande réunion annuelle à 3 heures
du matin heure locale.
48 L'occidentalisation du monde

Il est remarquable que le monde se soit soumis à ce découpage


en beaucoup moins de temps que l'Europe elle-même. Ce n'est
qu'en 1564, sous le règne de Charles IX, que le début de l'année
er
légale fut fixé au 1 janvier. La Russie n'adoptera ce « nouveau
style » qu'avec Pierre le Grand en 1725, l'Angleterre en 1752. C'est
Bonaparte qui a emporté les dernières résistances, çà et là, dans le
reste de l'Europe ! Au Moyen Age la datation variait d'un pays à
l'autre. L'année commençait officiellement le jour de Noël en
er
Allemagne, en Suisse, au Portugal et en Espagne, le 1 mars à Venise,
le 25 mars en Angleterre. A Rome, tantôt le 25 janvier, tantôt le
25 mars. En Russie, à l'équinoxe de printemps. En France, le début
de l'année légale commençait le jour de Pâques, c'est-à-dire d'une
fête mobile : les années de « style français » variaient donc de
330 à 400 jours ! Certaines années avaient deux printemps. La Russie
n'est passée du calendrier julien au calendrier grégorien qu'en deve-
nant l'Union soviétique. On sait que la révolution d'Octobre se
fête en novembre ! La Grèce ne s'alignera qu'en 1928.
Quant à l'heure GMT, elle marque le triomphe de la concep-
tion mécaniste et newtonienne du temps sur les conceptions tradi-
tionnelles, liées au rythme des saisons et à la position des astres.
La conséquence de cela est une extraordinaire uniformisation des
modes de vie et de pensée et une mimésis généralisée. Dans le monde
« déterritorialisé » des avions et des aéroports, on croise des gens
de toutes couleurs et de toutes provenances, habillés de même façon,
descendant dans les mêmes hôtels des chaînes internationales, par-
lant l'anglais international et mangeant la cuisine internationale.
Cette jet Society transnationale trouve certains prolongements jusque
dans les coins les plus reculés de la planète. On peut sur les hauts
plateaux de Nouvelle-Guinée entendre sortir d'un transistor le der-
nier tube à la mode à New York, au fond de la jungle du Sud-Est
asiatique voir un paysan boire un Coca-Cola, croiser dans un vil-
lage de brousse en Afrique une Toyota conduite par un notable
local... Par désir de copier les maîtres, par nécessité pour survivre,
parce que la conformité aux normes est la loi, l'imitation se déchaîne
sans limites, caricaturale dans les institutions et certains comporte-
ments, sinistre dans la maîtrise incontestable des techniques de
L'irrésisitible montée de l'Occident : la revanche des Croisés 49

contrôle des populations, de l'oppression, du maniement des


armes et des pratiques policières. Ce qui était singerie innocente
devient un effet de miroir grimaçant qui nous renvoie notre vérité.
Certes, il y a encore des cases de boue séchée où des indigènes
demi-nus qui portent des scarifications sacrifient aux fétiches ; mais
pour combien de temps encore ? Ne rêvent-ils pas de remplacer le
pisé par des parpaings, la paille du toit par des tôles ondulées, la
lampe à pétrole par l'électricité, les fétiches par des appareils électro-
ménagers et des savants ? Le voudraient-ils, pourraient-ils échap-
per à l'unification de l'univers alors que l'œil des plus puissants
satellites peut observer leur moindre mouvement et que leurs oreilles
peuvent enregistrer leurs conversations les plus intimes ? Le temps
du monde fini a bien commencé et il a commencé comme fin de la
pluralité des mondes. Un seul monde tend à être un monde uni-
forme. Cette indifférenciation des êtres humains au niveau plané-
taire est bien la réalisation du vieux rêve occidental. En se conformant
à l'american way of life, les êtres humains réalisent l'achèvement
du fantasme de Théodore Roosevelt d'américanisation du monde,
mais aussi celui de tous les impérialistes. Comme le dit Anatole
France : « Le rêve d'une plus grande Angleterre, d'une plus grande
Allemagne, d'une plus grande Amérique, conduit quoi qu'on veuille
12
et quoi qu'on fasse au rêve d'une plus grande humanité . »

Cette unification du monde achève le triomphe de l'Occident.


On sent bien que ce n'est pas tout à fait une fraternité universelle
qui est le terme de cette expansion dominatrice. Il ne s'agit pas d'un
triomphe de l'humanité, mais d'un triomphe sur l'humanité, et
comme les colonisés de naguère, les frères sont aussi et d'abord des
sujets. Toutefois, quel est cet Occident triomphant qui ravit ultimement
l'imperium et revêt la pourpre ?

12. Anatole FRANCE, op. cit., p. 182.


2

L'Occident introuvable

« La plus formidable machine à produire


est pour cela même la plus effrayante machine
à détruire. Races, sociétés, individus, espace,
nature, forêt, sous-sol ! Tout doit être utile,
tout doit être utilisé, tout doit être productif,
d'une production poussée à son régime
maximum d'intensité. »
1
Pierre CLASTRES .

L'expérience historique unique et spécifique du monde moderne


révèle un ensemble de forces relativement permanentes et des dimen-
sions constantes sous des formes toujours renouvelées. Il est assez
naturel d'attribuer les éléments durables ainsi manifestés à un sujet
appelé « Occident ». Ce qui est désigné sous ce terme dans l'usage
commun recouvre en effet l'expérience polymorphe et la dérive his-
torique que nous avons rencontrées.
Le mouvement inverse d'une définition précise de l'Occident
est un exercice beaucoup plus périlleux mais néanmoins nécessaire.
L'évaluation du phénomène d'occidentalisation et surtout la mesure
de sa portée impliquent que l'on propose au moins à titre d'hypo-
thèse une esquisse de l'essence de l'Occident. Toutefois, ni le genre

1. Pierre CLASTRES, Recherches d'anthropologie politique. Le Seuil, Paris,


1980, p. 56.
L'Occident introuvable 51

propre ni la différence spécifique de l'Occident ne sont commodes


à saisir.
Le bref survol historique du chapitre précédent nous montre que
l'Occident a à voir avec une entité géographique, l'Europe, avec
une religion, le christianisme, avec une philosophie, les Lumières,
avec une race, la race blanche, avec un système économique, le capi-
talisme, et que pourtant il ne s'identifie avec aucun de ces phéno-
mènes. Ne s'agit-il pas alors, plus largement, d'une culture ou d'une
civilisation ? Mais supposé réglés les redoutables problèmes de défi-
nition de ces deux concepts, il reste à cerner la spécificité occiden-
tale de cette culture, et de cette civilisation-là. Or l'ensemble des
traits successifs que l'on retient de l'esquisse historique et de
l'examen analytique de cette rapide enquête dessine une figure qui
ne ressemble à rien de connu et qui ne peut manquer de nous saisir
d'étonnement, voire d'effroi ; il s'agit, en effet, proprement d'un
monstre par rapport à nos catégories de repérage des espèces,
mi-mécanisme mi-organisme. L'Occident nous apparaît comme une
machine vivante, dont les rouages sont des hommes et qui, pour-
tant, autonome par rapport à eux dont elle tire force et vie, se meut
dans le temps et l'espace suivant son humeur propre.

I. L'Occident : un espace et un destin

De la péninsule européenne a la Trilatérale

L'Occident est d'abord une entité géographique. Il est remar-


quable que le terme ne désigne pas un lieu ou un espace précis
mais une direction. Ce site, où le soleil se couche, se déplace avec
lui quand on saura que la Terre tourne. Certes, l'Ouest n'est ni le
Nord, ni le Sud, ni l'Est, mais sur une sphère, l'Extrême-Orient
devient l'Occident prochain. Les États-Unis de l'Est sont à l'ouest
2
du Maghreb (dont le sens originel est Occident ). Le Japon est à

2. Rappelons que le terme de Maures (Mauri en latin) que les Romains donnaient
aux tribus des actuels Maroc et Mauritanie viendrait du phénicien mahurim, les
« hommes de l'Occident ».
52 L'occidentalisation du monde

l'ouest de la côte californienne... Il est tout autant le « pays du soir »


que celui du Soleil Levant. De même la Corée n'est pas plus le Pays
du Matin Calme que du « soir fébrile »...
Il y a un Occident du Sud et un Occident du Nord.
Si les Colonnes d'Hercule sont pendant des siècles l'extrême
Occident d'un monde méditerranéen, l'Angleterre et, à la limite,
l'Islande (l'Ultima Thulé) sont la fin de l'Occident de la chrétienté
du Nord. L'Occident maghrébin sombre définitivement dans l'orien-
talisme quand le centre de gravité de l'histoire moderne bascule de
la Méditerranée à l'Atlantique. Les caravelles pour atteindre l'Orient
font reculer l'Occident jusqu'aux Indes occidentales.
Aujourd'hui, l'Occident est une notion beaucoup plus idéolo-
gique que géographique. Dans la géopolitique contemporaine le
monde occidental désigne un triangle enfermant l'hémisphère nord
de la planète avec l'Europe de l'Ouest, le Japon et les Etats-Unis.
La Trilatérale symbolise bien cet espace défensif et offensif.
Ainsi, l'Occident est une notion que l'extension et même les
dérives de sa base géographique tendent à réduire à un espace ima-
ginaire. Il ne se comprend, néanmoins, qu'à partir de sa souche
géographique.
Si l'Occident manifeste une telle errance géographique faut-il
y voir, suivant certaines leçons de l'histoire, une entité raciale, éco-
nomique, éthique ou religieuse ? Ce sont là, certes, des dimensions
présentes à certaines époques et qui parfois peuvent sembler
fondamentales ou dominantes.

Le fardeau de l'homme blanc

Peut-on, par exemple, réduire l'Occident à une entité raciale ?


e
Le XIX siècle, incontestablement, a cru à la suprématie de la race
blanche. La tâche de civiliser le monde serait le fardeau de l'homme
blanc, et l'empire du monde sa récompense. Nul doute que l'ère de
l'impérialisme a été la forme blanche de l'occidentalisation.
Si l'Occident a été longtemps assimilable à une couleur de peau,
cela ne va pas sans problème - d'ailleurs la couleur blanche est
d'abord emblématique : les « Blancs » vont du rose au basané... - ;
L'Occident introuvable 53

cette occidentalisation-là est tout à fait contradictoire. Sans entrer


dans les débats de l'anthropologie physique sur l'inconsistance de
la notion de race blanche, la suprématie n'appartient pas à tous les
Blancs, pas à tous de façon égale, et en définitive pas qu'aux Blancs...
Presque tous les peuples de l'Europe se sont cru une vocation à cet
empire. Le pangermanisme, le panslavisme se sont affirmés contre
la prétention anglo-saxonne, voire latine, à l'hégémonie. Cependant,
la réussite incontestable du Japon, qui a délivré l'Asie du mythe de
l'homme blanc, constitue un défi redoutable à la suprématie de la
race blanche. Par ailleurs, les médiocres « performances » des Blancs
e
de l'Europe du Sud, à partir du xvii siècle, sans parler de ceux
d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient, perturbent tous les classe-
ments. Les Afrikaners ont dû décider que les hommes d'affaires
japonais étaient des « Blancs d'honneur », alors que les « Asians »
(Indiens de race aryenne pourtant) étaient des « Coloured ».
L'occidentalisation du monde ne peut être cependant une
transformation des non-Occidentaux en Blancs..., le projet civili-
sateur se heurte à la contradiction insoluble qu'on ne peut être maître
et égal. La définition de l'Occident par la race blanche réduit l'oc-
cidentalisation du monde à son asservissement dans le projet colo-
nial. Sans doute y a-t-il là une vérité profonde de l'occidentalisation
qui ne doit pas être oubliée dans les formes plus subtiles de l'occi-
dentalisation contemporaine. Toutefois, la soumission de la planète
à une race supérieure est un projet contraire au processus d'assi-
milation et d'uniformisation que nous avons diagnostiqué.

Sous le signe de la croix

Peut-on alors assimiler l'Occident à une entité religieuse ?


On accole souvent à l'Occident le qualificatif de chrétien : l'ex-
pression « l'Occident chrétien » des mouvements extrémistes réac-
tionnaires n'est-elle pas tautologique ? N'avons-nous pas rencontré
comme forme originelle de l'Occident : la chrétienté ? Il y a dans
le monothéisme une base très forte pour un prosélytisme actif.
Convertir par le fer et la foi est une des bases de l'expansion occi-
dentale. Cette base, la chrétienté cependant la partage intégralement
54 L'occidentalisation du monde

avec l'Islam, dont le monothéisme plus rigoureux fonde un prosé-


lytisme encore plus vigoureux. Les conversions à l'islam sont beau-
coup plus nombreuses à l'heure actuelle que les baptêmes, et semblent
plus solides.
Toutefois, le message chrétien de l'Évangile a un contenu plus
universaliste que celui du Coran. La reconnaissance de l'individu
comme valeur absolue est plus prononcée dans le christianisme que
dans les autres religions monothéistes. Elle instaure une relation
personnelle privilégiée entre chaque fidèle et Dieu. Le christianisme
se trouve de ce fait détaché de toute souche culturelle. Il est sus-
ceptible virtuellement d'accueillir tous les hommes (à condition
qu'ils soient déculturés...).
Le messianisme chrétien a été une composante importante de
l'Occident. L'occidentalisation du monde a été très longtemps, et
n'a pas totalement cessé d'être, une christianisation. Cependant, la
chrétienté est un ensemble hétérogène, et cela, presque dès l'ori-
gine. Les chrétientés d'Orient (coptes, melkites) ou d'Afrique
(Ethiopie), bien que plus proches sans doute du christianisme ori-
ginel, n'ont pas manifesté un dynamisme interne et externe signi-
ficatif. Repliées sur elles-mêmes, sur la défensive, elles sont plus
tentées par l'érémitisme que par le projet séculier de la maîtrise
de l'univers. La religiosité ne s'est pas portée sur les valeurs laïques
de la science et de la technique, et les lumières du Ciel n'ont point
illuminé le siècle. Il en est relativement de même de la chrétienté
orthodoxe.
Le refus du « fïlioque » retentit profondément jusqu'à nos
5
jours dans la Russie soviétique et post-soviétique . Le conflit des
deux pouvoirs, civil et religieux, ne s'y produira pas. Le choc de la
papauté et de l'Empire, décisif pour l'émancipation des villes mar-
chandes, et les multiples conflits entre les deux glaives n'auront
point lieu d'être. La société civile restera toujours inhibée et atro-
phiée, et l'individualisme conservera sa forme marginale comme

3. On sait que l'une des causes de la rupture entre Rome et Byzance a été le
refus par cette dernière de la croyance que le Saint-Esprit procède aussi du Fils, de
la même façon que du Père, et qui devint un dogme au concile de Lyon en 1274.
L'Occident introuvable 53

dans les sociétés holistes ; il sera le lot des ascètes, des errants, des
Raspoutine... La religion du père, où le prince est sanctifié et les
hommes d'Eglise dotés de faveurs temporelles, est impériale plus
qu'impérialiste. Au-delà des ambitions immédiates du pouvoir,
aucune force, aucun ferment ne travaille à jeter durablement la
société hors d'elle-même. Le prosélytisme originel des chrétientés
orientales, qui amène les nestoriens jusqu'en Chine, n'a été qu'un
feu de paille. Au contraire, la chrétienté occidentale catholique, rela-
tivement autonome, a bien soutenu l'expansionnisme des croi-
sades et, dans une certaine mesure, celui de la première et même
de la deuxième colonisation. La vocation missionnaire de l'Occident
se manifeste bien avant la première croisade dans les poussées d'auto-
christianisation. Fernand Braudel note avec raison : « En fait, l'ex-
périence carolingienne est à l'origine, ou si vous préférez, elle a
confirmé la naissance de la chrétienté et aussi de l'Europe, les
deux termes étant alors identiques, comme deux figures géomé-
4
triques qui, exactement, se recouvrent . »
La résistance de Charles Martel à Poitiers, mais plus encore la
conversion brutale des Saxons par saint Boniface, ne constituent-elles
pas la « première croisade », c'est-à-dire l'acte d'auto-affirmation
de l'Occident comme foi et comme force ?
Toutefois, cette auto-affirmation n'a pas sa source même dans
le seul message chrétien qu'elle propage, la « catholicisation » du
monde finira d'ailleurs par s'essouffler devant les résistances
5
religieuses et culturelles .
Le protestantisme sous sa forme puritaine (et certaines de ses
retombées dans le catholicisme piétiste) va donner à l'Occident une
impulsion nouvelle. L'individualisme poussé à l'extrême suscite
une « morale » radicalement profane et économique : l' utilitarisme.
Dans le même temps, l'universalisme de cette conception se dote
d'un contenu positif dont la force subversive n'a pas fini de s'épuiser :
la proclamation des Droits de l'homme.

4. Fernand BRAUDEL, L'Identité de la France, tome II, Arthaud-Flammarion


1986. p. 105.
5. Rappelons que catholique vient du grec katholicos, « universel».
56 L'occidentalisation du monde

L'enrichissement inéluctable, engendré par la pratique d'une


ascèse personnelle qui valorise l'effort, le calcul et poursuit anxieu-
sement les signes de l'élection divine dans la réussite terrestre, ne
pouvait qu'entraîner rapidement une sécularisation de cette religion
pourtant dogmatique et sectaire. La forme profane du protestan-
tisme est l'économie politique. L'identification de l'Occident à cette
entité religieuse revient finalement à son assimilation à une entité
économique.
Le prosélytisme protestant pur n'a pas eu une extension supé-
rieure à celui de la chrétienté catholique, malgré la richesse et le
dynamisme des sectes. Il se heurte aux mêmes limites. En revanche,
le prosélytisme du message profane, celui des Droits de l'homme,
de la démocratie formelle, de l'utilitarisme, du calcul écono-
mique, de la science et de la technique, de la croissance et du
développement, celui-là connaîtra un succès prodigieux, mais il
peut être assimilé, réinventé peut-être, voire dépassé par des peuples
de tradition bouddhique, confucéenne et shintoïste. L'exemple du
Japon et des nouveaux pays industriels du Sud-Est asiatique est là
pour en témoigner.
L'identité Occident-chrétienté, malgré ses limites, contient sans
doute une vérité profonde. Celle-ci tiendrait dans l'individualisme,
6
si l'on accepte l'analyse de Louis Dumont : « En termes sociolo-
giques, l'émancipation de l'individu hors-du-monde en une com-
munauté qui marche sur la terre mais a son cœur dans le ciel, voilà
7
peut-être une formule passable de christianisme . » Il ajoute : « Seul
cet enfantement chrétien me semble rendre intelligible ce qu'on a
8
appelé le "prométhéisme unique et étrange de l'homme moderne ". »
Cet individualisme, conséquence involontaire de la synthèse
judéo-hellénistique, ne se déploie vraiment qu'avec la réforme et
surtout Calvin, « prototype de l'homme moderne, avec sa volonté

6. Voir Louis Dumont. Essais sur l'individualisme. Une perspective


anthropologique sur l'idéologie moderne. Seuil, Paris. 1983, p. 42 ; voir aussi notre
analyse critique de cet ouvrage, « L'anthropologie et la clef du paradis perdu »,
s
L'Homme et la Société. n° 71-72, janvier-juin 1984. p. 65-80.
7. Louis DUMONT, op. cit.. p. 4 2 .
8. ID., ibid.. p. 255.
L'Occident introuvable 57

9
de fer enracinée dans la prédestination ». Cette volonté se combine
à l'inquiétude, lorsque le salut descend du Ciel sur la terre pour
former l'esprit d'entreprise, le goût de la découverte, la soif de
conquête. Ayant perdu son identité culturelle, l'homme moderne
se tourne vers l'Autre pour saisir son reflet perdu. Si sa volonté de
fer lui évite, en règle générale, l'absorption par l'Autre, elle entraîne
plus sûrement la destruction de l'Autre. Sans doute est-ce le prix à
payer pour accéder à la « conscience de soi ».
Ainsi, le phénomène « missionnaire » est certainement une
certaine vérité de l'Occident qui survit à tous ses contenus religieux.
On le retrouve toujours à l'œuvre sous les formes les plus diverses.
À Ukurumpa, sur les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée, se situe
le grand quartier général du Summer Institute of Linguistics. Sur
une grande carte où figurent les sept cent cinquante ethnies papoues
aux langues différentes, le grand état-major met des petits drapeaux
de différentes couleurs au fur et à mesure que les langues sont maî-
trisées, que la Bible et les Évangiles sont traduits par les mission-
naires envoyés sur place aux fins de conquête du terrain. Le même
phénomène se retrouve en Amazonie. L'implantation des déléga-
tions du Secours catholique en Afrique, de 1945 à nos jours, suit la
même logique conquérante. On passe de 4 (Dakar, Lomé, Douala,
Brazzaville) à 22 en 1958 et 57 en 1965. La multiplication des orga-
nismes non gouvernementaux (ONG) et des organisations carita-
tives, leur coordination progressive, la rationalisation de leur action
semblent obéir à une même logique de l'avancée... chacun pousse
ses pions, dans une partie dont l'enjeu est une certaine forme de
domination du monde. L'africanisation, souvent de façade comme
dans la sphère politique, ne peut, par la force des choses, changer
la nature du processus, car la règle du jeu est la même, et elle par-
ticipe sans doute de l'essence de l'Occident.

La conquête de l'opinion occidentale et la mobilisation des


moyens, par la sensibilisation aux drames du tiers monde (j'allais
écrire à la question coloniale comme à l'époque du parti du même

9. ID., ibid.. p. 255.


58 L'occidentalisation du monde

nom), se font selon des recettes et des techniques dont je retrouve


la trace dans mon propre vécu d'enfant.
Écolierd'une institution religieuse de maBretagne natale, je par-
ticipais selon le principe du volontariat forcé et enthousiaste à un
mouvement intitulé la « Croisade eucharistique ». (Eh oui !) Il s'agis-
sait avec nos petits moyens d'enfants (et ceux de nos parents) d'as-
sister la grande œuvre missionnaire. Moyennant de petites sommes,
il était proposé de racheter des petits nègres et des petits Chinois et
de les gagner au Christ par le baptême. Pour 100 anciens francs (le
prix de vingt caramels), on pouvait devenir le parrain d'un petit Jaune
ou le maître symbolique d'un petit Noir. Peut-être, parce que la révo-
lution communiste de 1949 m'a floué de mes investissements asia-
tiques d'enfant, je suis devenu perplexe quand je lis le tarif des B.A.
(bonne action) publié par le Secours catholique en 1964 pour s'ache-
ter une bonne conscience par la micro-réalisation. En voici un extrait
qui évoque irrésistiblement pour moi mes déboires anciens :
— Un âne pour porter les légumes 75 F ;
— Une bourse pour former un instructeur 500 F ;
— Un moteur pour un puits 3 000 F ;
— Un puits 5 000 F :
— Une bourse pour former un permanent pour un stage
à Paris 40 000 F .
Sans doute, cet activisme philanthropique et rationnel n'est qu'un
aspect, et un aspect sympathique, de l'Occident, mais je crois que
c'est aussi cela l'Occident. Encore aujourd'hui, beaucoup d'entre-
prises de développement à la base dans le tiers monde se font
directement ou indirectement sous le signe de la croix...

Le message éthique ou philosophique de l'Occident

L'athéisme contemporain ou, tout au moins, l'indifférence reli-


gieuse interdit de voir encore dans l'Occident un monde chrétien.
Toutefois, la sécularisation même de la religion ne fait-elle pas de
l'Occident le lieu de plus en plus abstrait porteur d'un message
éthique. L'Occident serait un ensemble de valeurs dont le trait
dominant est l'universalité.
L'Occident introuvable 59

Peut-être faudrait-il parler des sécularisations au pluriel.


L'interprétation des messages qui en résultent est objet de débats et
de polémiques. L'économie politique est sans doute une religion
profane, mais le rationalisme protestant, réduit à l'utilitarisme, est
moins un message éthique qu'une recette apparemment univer-
selle de faire des « affaires ». Pour beaucoup de défenseurs de la
« culture occidentale », la réduction de l'Occident à une entité éco-
nomique est un contresens abusif. Diverses nouvelles droites,
d'accord avec des traditions contre-révolutionnaires anticapitalistes,
voient dans les déviations mercantiles la marque de l'influence juive.
Si l'universalisme de la démocratie, de l'individualisme et de la
liberté est aussi rejeté avec Nietzsche au nom d'une communauté
organique mythique germano-aryenne, force est de conclure que
l'Occident se perd dans les marais brumeux des confins nordiques
et les nuages d'Ossian. Un tel Occident ne peut s'imposer à lui-même
que par un terrorisme effroyable et grotesque, et l'occidentalisation
du monde n'a pas eu lieu du fait de cet Occident-là. Elle n'a été
esquissée dans l'expérience nazie et fasciste qu'au prix de multiples
contradictions dans sa conception même. L'utilitarisme, la tech-
nique et l'économie ont été nécessaires comme moyens et se sont
imposés aussi comme fins dans ces tentatives qui prétendaient les
répudier.
10
« L'Occident, le pays du Soir », selon le mot de Heidegger ,
est-ce le pays mythique où naît la philosophie le soir venu, lorsque
la chouette de Minerve paraît, et que le soleil a déjà parcouru sa
longue course ?
Athènes puis la nouvelle Athènes, Berlin, et plus généralement
l'Allemagne, sont les sites où est née et s'est développée l'expé-
rience philosophique. Faut-il voir dans cette expérience (plus que
dans le contenu des messages) le noyau de ce qui constitue ce qu'on
peut appeler « Occident » ? Sans doute en est-il bien ainsi à condi-
tion de ne pas idéaliser l'Occident, et d'en assumer les dérives et
les délires jusque dans les expériences d'exterminations industrielles,

10. Martin HEIDEGGER. Qu'appelle-t-onpenser ?, PUF, Paris, 1973, p. 112.


60 L'occidentalisation du monde

froides et techniques, de son Autre indissociable dans la figure du


Juif réduit au statut de déchet.
La technique, la technocratie, cette montée du désert qu' Heidegger
dénonce justement, ne sont pas étrangères à cet Occident. Elles sont
l'Occident même. Et ce désert-là se répand sur la planète très au-delà
de son site natal.
Ce n'est pas sous cette forme crépusculaire que le message de
l'Occident se présente sous le jour le plus séducteur. Ce repliement
agressif délirant est le signe d'une crise tragique. 11 s'agit d'une
affirmation-négation poussée au paroxysme. La nostalgie de l'iden-
tité perdue amène à se détourner de sa réalité historique pour réa-
liser avec les moyens mêmes apportés par ce qu'on nie (l'économie
et la technique) la fiction chimérique de ce qu'on voudrait être. Cette
démarche suicidaire (y compris sous la forme du génocide de l'Autre)
est aussi une vérité de l'Occident, et une menace toujours à l'affût
à l'horizon.
À l'opposé de cette forme ténébreuse se tient la figure des
Lumières triomphantes. Le message éthique de l'Occident, dans la
tradition des penseurs libéraux et des philosophes du xvnf siècle,
serait les valeurs des Droits de l'homme et de la démocratie. La mis-
sion de l'Occident n'est pas d'exploiter le tiers monde, ni de chris-
tianiser les païens, ni de dominer par une présence blanche, elle est
délibérer les hommes (et plus encore les femmes...) de l'oppres-
sion et de la misère. La promotion de l'individu contre les contraintes
des préjugés, des croyances et des allégeances des sociétés tradi-
tionnelles, favorise l'épanouissement de la personne humaine et la
construction d'une société d'égaux. Ces valeurs permettent de fon-
der une paix universelle, une société de nations dont la démocrati-
sation et la civilisation (le respect des droits de l'homme) pourraient
aboutir à la fraternité universelle. Contre la haine de soi de la
vision anti-impérialiste qui débouche sur le totalitarisme rouge, il
faut sécher les sanglots de l'homme blanc et assurer la réussite de
cette occidentalisation du monde.
Que le monde soit déjà largement occidentalisé en ce sens, l'exis-
tence d'une Déclaration universelle des droits de l'homme, de
l'Organisation des Nations unies, d'un droit international public et
L'Occident introuvable 61

privé dont les inspirateurs sont Grotius et Puffendorf sont là pour


nous le rappeler. Toutefois, cet universalisme-là pourrait-il s'im-
poser sur la force de sa séduction si l'Occident n'était que ce mes-
sage éthique ? Et l'élimination de la misère peut-elle vraiment résulter
de la libération des énergies créatives de façon innocente ? Le déchaî-
nement utilitariste de l'intérêt personnel ne vide-t-il pas la démo-
cratie de l'essentiel de son contenu en instrumentalisant les hommes
dans la grande machine technicienne ?
La réduction de l'Occident à la pure idéologie de l'universa-
lisme humanitaire est par trop mystificatrice sans pour autant évi-
ter les pièges du solipsisme culturel qui mène tout droit à l'ethnocide.
Il est difficile de dissocier le versant émancipateur, celui des droits
de l'homme, du versant spoliateur, celui de la lutte pour le profit.
Les deux sont l'avers et l'envers d'une même médaille, dont le nom,
« libéralisme » contient toute l'antinomie. La liberté du commerce
est la garantie et le remède face à la menace totalitaire. Elle n'en-
11
gendre pas plus l'ancienne que « la nouvelle richesse des nations »
à moins de croire à l'harmonie des intérêts.

Occident et capitalisme

L'Occident n'est-il pas le lieu par excellence des rapports mar-


chands ou de cet extrême des rapports marchands les rapports
capitalistes ? La circulation marchande est la source d'une « méca-
nique » expansionniste et déréglée. Quelle que soit l'incertitude
sur l'interprétation du fameux texte d'Aristote dans Politique (I,
8 à 11), il s'agit tout de même d'une dénonciation de la démesure
du rapport marchand et d'une perversion de la « nature » de la mon-
naie. De moyen, celle-ci devient une fin, sans qu'aucune limite ne
soit inscrite dans la logique même de la circulation. Une société où
les rapports marchands existent contient un ferment de destruction
de l'ordre politique et éthique. Une valeur (qui est la valeur écono-
mique, et proprement une anti-valeur éthique) s'introduit dans les

11. Titre révélateur d'un essai de Guy Sorman (Fayard. Paris, 1987).
62 L'occidentalisation du monde

rouages du lien social. La communauté se trouve en partie éclatée


et poussée hors d'elle-même, déstabilisée par les marchands dont
l'horizon recule sans cesse, à la recherche de nouvelles sources de
profits.
Toutefois, assimiler l'Occident aux rapports marchands n'est
pas satisfaisant puisque ceux-ci existent au moins depuis aussi long-
temps que lui dans l'Empire Céleste et dans ce qui constituera les
mondes arabo-musulmans. Ces sociétés marchandes ne seront pas
des modes de production marchands ou des sociétés de mar-
chands. Les marchands n'y seront jamais dominants. La « déme-
sure » du rapport marchand y est durablement et efficacement
neutralisée par l'organisation sociopolitique. En Chine, les fils des
marchands enrichis aspirent au mandarinat. Dans le monde arabe,
les fortunes excessives sont le plus souvent confisquées - quand
elles ne sont pas dilapidées en dépenses festives. Ces sociétés ne
luttent pas contre un capitalisme qu'elles ignorent, mais pour leur
conservation, en préservant un certain équilibre entre les différentes
forces qui les travaillent et en faisant servir les dynamismes centri-
fuges à la cohésion du tout.
L'identification de l'Occident au capitalisme, en revanche, est
beaucoup plus sérieuse et sans doute largement fondée. Le capita-
lisme est incontestablement né en Europe de l'Ouest, presque simul-
tanément au Nord et au Sud. Il s'y est développé pendant des siècles.
Il s'est étendu de là au reste du monde, mais cette extension a été
précisément l'une des formes de soumission du monde à l'Occident.
Il y a eu peu de renaissances et de maturations hors de la zone ori-
ginelle. Lorsque des capitalismes « authentiques » se sont déve-
loppés ailleurs, comme aux États-Unis et au Japon, ces pays sont
devenus à leur tour partie prenante de l'Occident.
Toutefois, cette réduction de l'Occident à un système écono-
mique n'est pas pleinement satisfaisante. Certes, le problème posé
naguère par les pays de l'Europe de l'Est et l'Union soviétique peut
être facilement réglé : on dispose de toute une série d'arguments
solides pour considérer que le socialisme réel n'était qu'une variante
particulière des systèmes capitalistes et des sociétés « occidentales ».
On y retrouvait, bien sûr, l'industrialisation avec l'urbanisation et la
L'Occident introuvable 63

prolétarisation des masses, mais surtout le culte de la machine, de


la technique, de la science et du progrès, et la reprise du projet de la
modernité d'une domination totale de la nature. Si les résultats ont
été médiocres, ce n'est pas faute d'avoir fait de l'éthique du travail
et de la recherche de la performance une obsession médiatique.
Cependant, il y a des obstacles plus graves ; réduire l'Occident
au système capitaliste implique que ce qui se passe avant la nais-
sance du capitalisme ne concerne pas encore l'Occident ! Or, mal-
gré les tentatives des économistes de réduire le capitalisme à un
pur mécanisme, naturel pour les libéraux, artificiel pour les socia-
listes, il semble bien que le capitalisme soit précisément une mani-
festation de la spécificité « occidentale » de l'Occident et non sa
nature essentielle. Autrement, rien ne se serait opposé à ces renais-
sances universelles du capitalisme, et le monde serait d'ores et
déjà comme un seul marché, une seule nation, une seule société
homogène et uniforme de consommation et de salariat.
L'auto-affirmation de l'économie est ainsi doublement insatis-
faisante ; elle coupe l'histoire de l'Europe chrétienne et de son
expansion en deux. Une partie avant, dont le dynamisme est à attri-
buer à des facteurs « culturels », une partie après dont le mouve-
ment résulte de mécanismes économiques. D'autre part, elle nie la
spécificité de l'Occident au profit d'une machine naturelle ou, au
moins, reproductible.
La restriction supplémentaire de l' identité : Occident égale indus-
trialisation, est encore moins satisfaisante. L'industrialisation, telle
e
qu'elle se manifeste depuis le xix siècle, par son côté spectaculaire,
par les bouleversements inouïs qu'elle entraîne, par son processus
illimité d'accumulation, est certainement le signe extérieur le plus
voyant de l'Occident et de la mise en œuvre de sa puissance. Toutefois,
c'est une catégorie inconsistante coincée entre le système capitaliste
comme organisation sociale et la technique comme ensemble de rap-
ports homme-outil-matière. L'industrialisation est une manifesta-
tion diffuse, continue et répétée sur plusieurs siècles de forces plus
profondes qui travaillent la société occidentale. La vision stéréo-
typée d'une révolution industrielle se produisant en Angleterre au
e
milieu du xviii siècle est très largement mythique. Le passage de
64 L'occidentalisation du monde

l'outil à la machine, la généralisation des machines, le développe-


ment de la puissance des machines sont des processus qui se met-
e
tent en route en Europe dès le xii siècle avec les grands moulins à
eau et à vent (autorégulés par un mécanisme cybernétique dès le
e
xiv siècle) et qui se poursuivent sous nos yeux. La singularité bri-
tannique n'est qu'un moment spectaculaire dans un mouvement d'en-
semble avec ses tentatives et ses ratés. (Le Danemark où l'expansion
du machinisme se heurte à l'insuffisance de la base industrielle, la
Bohème où l'industrie minière rate sa mécanisation...)
Le rapport capitaliste est certainement la matrice clé de
l'industrialisation, encore que ce système n'épuise pas l'essence
de l'Occident.

Si nous acceptons de donner pertinence à ce concept d'Occident


comme unité fondamentale sous-jacente à toute une série de phé-
nomènes qui se sont déployés dans l'histoire, nous ne pouvons le
cerner que dans son mouvement. Inséparable de sa souche géogra-
phique originelle, son extension et ses dérivés tendent à le réduire
à un imaginaire. Géographiquement et idéologiquement c'est un
polygone à trois dimensions principales : il est judéo-hellénico-
chrétien. Les contours de son espace géographique sont plus ou
moins précis suivant les époques. Ses frontières se font de plus en
plus idéologiques.
Terre de l'hellénisme, puis de la chrétienté naissante, Empire
romain triomphant, voire arabo-islamique, sa figure revêt les traits
les plus caractéristiques en se déplaçant du Bassin méditerranéen
aux rives de l'Atlantique. Selon un processus de petites mutations,
le polygone occidental est tributaire pour son épanouissement d'autres
influences culturelles moins visibles, parce que sans traces « intel-
lectuelles ». Il est remarquable que le site de la chrétienté dyna-
mique recouvre l'aire de l'occupation des Celtes dont nombre
d'apports (il est vrai mineurs) sont encore repérables. Il est non
moins troublant de noter que ce même espace est à peu près celui
des invasions germaines et de leurs prolongements vikings.
Il y a dans la liberté germanique, telle que s'en lit la trace
dans la féodalité, et plus encore dans les aventures des Vikings et
L'Occident introuvable 65

des Normands, une certaine préfiguration tout à la fois de la libre


concurrence, de la liberté civile et des aventures coloniales.
Qui dira jamais la circonstance qui a joué le rôle de catalyseur
dans ce métissage culturel pour faire de l'Occident cette formidable
machine à bouleverser la planète ?
Royaumes maritimes d'où partent les caravelles, républiques
marchandes et industrieuses du Nord, terroirs du charbon et du fer,
de l'industrialisation, l'Occident s'enracine dans le continent
européen, sa position géopolitique exceptionnelle d'isthme au car-
refour des axes commerciaux et culturels, et son histoire plurielle,
avant de partir à la conquête et la reconquête du monde en des offen-
sives où la violence le dispute à la séduction ; il se prolonge et renaît
de l'autre côté de l'océan, et peut-être dans l'Empire du Soleil Levant.
Où sera-t-il demain ? Sur le pourtour du Pacifique, le Rim («rivage »),
comme le prédisent certains stratèges en chambre ?
Il s'est identifié presque totalement au paradigme déterritoria-
12
lisé qu'il a fait naître .
L'important selon nous est la croyance, inouïe à l'échelle du
Cosmos et des cultures, en un temps cumulatif et linéaire et l'attri-
bution à l'homme de la mission de dominer totalement la nature,
d'une part, et la croyance en la raison calculatrice pour organiser
son action, d'autre part. Cet imaginaire social que le programme

12. Johan Galtung le réduit à un code de dix traits :


« - Traits caractéristiques de la cosmologie sociale occidentale : conception
occidentale de l'espace, centriste et universaliste ; conception du temps linéaire,
centrée sur le présent ; conception plutôt analytique qu'holistique de l'épistémologie ;
conception des relations humaines en termes de domination.
- Traits caractéristiques de la structure sociale occidentale : division du travail
verticale et centralisée ; conditionnement de la Périphérie par le Centre ;
marginalisation : division sociale entre le dehors et le dedans ; fragmentation :
atomisation des individus à l'intérieur des groupes ; segmentation : division à
l'intérieur des individus. »
Sans doute l'essentiel y est-il, mais on peut discuter de certains traits plus
particuliers. L'opposition du dehors et du dedans, par exemple, n'est-elle pas
aussi centrale dans la pensée chinoise ? Voir le développement dans la perspective
des besoins fondamentaux « Il faut manger pour vivre », in Cahiers de l'IUED,
n° 11, Paris, 1980, PUF, p. 82-83.
66 L'occidentalisation du monde

de la modernité, tel qu'il est explicité chez Bacon et Descartes,


dévoile s'origine clairement dans le fonds culturel juif, dans le fonds
culturel grec, et dans leur fusion.
En dehors des mythes qui fondent la prétention à la maîtrise
de la nature et en dehors du schéma continu, linéaire et cumulatif
du temps, les idées de progrès et de développement n'ont rigou-
reusement aucun sens et les pratiques techniques et économique
qui en découlent sont totalement impossibles parce que insensées
ou interdites.

II. La spécificité occidentale

Irréductible à un territoire, l'Occident n'est pas seulement une


entité religieuse, éthique, raciale ou même économique. L'Occident
comme unité synthétique de ces différentes manifestations est une
entité « culturelle », un phénomène de civilisation. Encore faut-il
s'entendre sur le sens de ces termes et cerner la spécificité de cette
civilisation-là.

Culture « culturelle » et culture « culturale »

Le mot culture possède tant d'acceptions, et est utilisé dans des


contextes tellement divers, avec des connotations si variées qu'il
entretient une foule de malentendus. Faut-il, suivant le nominalisme
strict, le proscrire du langage « scientifique » et multiplier les mots
nouveaux aux contreparties claires, précises et distinctes dans le
champ du réel pour éliminer les équivoques ? Outre qu'il est peu
probable qu'on soit suivi dans cette voie, il est douteux que cette
opération donne le résultat escompté. La polysémie du mot culture
est la cause même de son succès. Elle permet de canaliser des désirs
et des aspirations aussi profonds qu'imprécis.
13
Dans plusieurs travaux antérieurs , nous avons défini la culture
comme la réponse que les groupes humains apportaient au problème

13. En particulier Faut-il refuser le développement ?, chap. vi, PUF, Paris, 1986.
L'Occident introuvable 67

de leur existence sociale ; cette conception que nous appelons « cultu-


rale » de la culture se rattache à l'approche anthropologique. Dans
les sociétés antérieures au monde moderne, la culture recouvre tous
les aspects de l'activité humaine. Ces sociétés ignorent justement
l'économie en tant que telle. La « sphère » économique est « enchâs-
sée » dans l'ensemble culturel et participe de cette réponse globale
au défi de l'être. La société moderne en « inventant » l'économie,
c'est-à-dire en autonomisant une « sphère » de la production, répar-
tition et consommation des richesses matérielles, sphère pour laquelle
il serait légitime et nécessaire d'optimiser l'allocation des moyens,
a réduit la culture aux préoccupations « culturelles » des ministères
qui en portent le nom. Cette réduction trouve son origine dans la
métaphysique occidentale qui, depuis Platon, scinde l'unité de l'être
en matière et esprit. La culture ne serait plus que la conscience (voire
la fausse conscience) qu'une société aurait de ses pratiques « maté-
rielles » à travers la religion, l'art et tous ses moyens d'expression.
Cette manifestation culturelle peut verser volontiers dans le folklore,
comme la « négritude » de Senghor, lorsque les choses « sérieuses »
de l'économie sont enjeu. Le respect des cultures laisse alors intact
le paradigme du développement et la dimension culturelle n'est qu'un
luxe que l'on peut éventuellement s'offrir pour sacrifier au rituel de
l'Unesco, en lançant un festival des arts africains ou en inaugurant
un musée des traditions populaires.

Deux autres acceptions du mot culture interfèrent avec les pré-


cédentes. La culture comme l'ensemble des représentations et des
symboles par lequel l'homme donne sens à sa vie, à ses expériences
concrètes, et la culture de l'homme cultivé. Le premier sens est par-
faitement illustré par l'analyse de J.-P. Dupuy et J. Robert : « Le pro-
gramme que constitue une culture peut être vu comme un système
organisé de symboles (langage, art, mythes, rituels) permettant aux
hommes d'établir des relations signifiantes entre eux et avec leur
monde, de trouver un sens à leur environnement et à leur vie, et par
là d'établir un certain sentiment de sécurité, toujours fragile et menacé
14
devant la fuite du temps et l'interrogation de la mort . »

14. J.-P. DUPUY et J. ROBERT, La Trahison de l'opulence, PUF, Paris, 1976.


68 L'occidentalisation du monde

Cette définition de la culture n'est pas très éloignée de notre


conception culturale. Pour les auteurs cités, la modernité entraîne
des risques dramatiques de perte de sens et fonctionne en partie
comme anticulture. Toutefois, cette conception n'intègre pas la tota-
lité de l'expérience humaine dans ce système de sens et dans la
culture ; il demeure un extérieur à la culture dont la technique et
l'économie font sans doute partie au moins partiellement. Un glis-
sement est donc possible vers la conception culturelle. Il a lieu chez
15
Jean Ziegler par exemple . La dernière acception, celle de la culture
cultivée, est sans ambiguïté possible tout entière du côté du cultu-
rel. Dans une société primitive, il n'y a aucun sens à dire de quel-
qu'un qu'il n'est pas cultivé. Cela est encore largement vrai dans
les sociétés traditionnelles. Quel que soit son statut, tout membre
de la communauté est intégré aux systèmes symboliques qui don-
nent sens à l'expérience du groupe, à travers ses pratiques diverses
(alimentaires, cultuelles, ludiques). Sa connaissance des mythes et
des rites, des danses et des musiques est le résultat et la marque de
son appartenance et de son initiation. Cette dernière, en particulier,
n'est pas une éducation facultative. On est « culture » et non cultivé.
L'oralité et la relative simplicité des techniques réduisent la distance
entre producteurs et consommateurs des créations culturelles. Aux
antipodes de la société du spectacle, la production du social est l'af-
faire de tous, la participation de chacun y est requise, même si elle
ne l'est pas de la même façon pour tous les membres.

Dans la société moderne, où la pratique matérielle a vu son sens


se dégrader et se réduire à une pure fonction, la culture culturelle
est faite d'un patrimoine de connaissances et des œuvres qui lui sont
liées ; elle englobe les arts et les sciences, le savoir technique et les
émotions esthétiques. Il ne s'agit plus tant d'un système symbo-
lique qui donne sens à l'existence que d'un code sélectif de signes

15. Jean ZIEGLER, La Victoire des vaincus. Oppression et résistance culturelle.


coll. « L'Histoire immédiate », Seuil, Paris, 1988. L'analyse que l'auteur consacre
à la culture aboutit à une grande confusion. On peut se demander si cette
reconnaissance tardive de la culture chez ce tiers-mondiste ne vise pas à l'embrasser
pour mieux l'étouffer. « La culture recueille le sens de l'expérience et donne sens
à l'expérience », écrit-il p. 32, mais l'expérience n'en fait pas partie !
L'Occident introuvable 69

de distinction. Cette culture-là est susceptible d'appropriation pri-


vative. Elle devient une valeur interne à la civilisation. Si elle est
encore très consistante et très partagée, elle continue à fournir un
sens à la vie et à la mort. Cela est patent dans le cas du Japon ;
alors, elle accroît incontestablement l'efficacité par rapport à des
sociétés vieillies et usées. On travaille plus efficacement dans un
monde encore enchanté. Si les objectifs du monde désenchanté y
trouvent leur place, on peut escompter de belles performances. Dans
la société moderne, de façon générale, on est plus ou moins cultivé,
et de larges parties de la population ignorent la plus grande masse
des productions « culturelles » de leur propre civilisation. Elles sont
largement incultes. En déculturant les populations du tiers monde,
l'occidentalisation les transforme ainsi en masses incultes. Cette
culture-là est une mise en scène pour consommateurs passifs
étrangers à leur propre culture.
Avec la définition/conception culturale, les choses vont en prin-
cipe autrement. Si la culture est « non pas un luxe ou une simple
jouissance esthétique, mais l'ensemble des solutions trouvées par
l'homme aux problèmes qui lui sont posés par son "environne-
16
ment" », selon la formule de Garaudy reprenant Paulo Freire , la
production, la répartition et la consommation des richesses, sinon
l'économie, font bien partie de la culture. Si chaque groupe humain
donne une réponse qui lui est propre au défi de l'existence, il y aurait
en théorie autant de façons de résoudre les problèmes de ce que dans
la « culture occidentale » nous appelons « sous-développement »
qu'il y a de cultures. La culture n'est pas en ce cas une dimension
du développement, c'est le développement au contraire qui serait
une dimension de la seule « culture occidentale ». Cela pose deux
nouveaux problèmes : celui de l'unité culturelle et celui de la nature
de la culture occidentale. La diversité des cultures, la légitimité de
cette diversité peuvent être remises en cause de cette façon.
Si la culture est réponse au problème de l'être, elle comprend
une infinité de volets comme l'être lui-même ; les niveaux de réponse

16. Cf. Paulo FKEIRE, Pour un dialogue des civilisations, Denoël, Paris, 1977,
p. 197.
70 L'occidentalisation du monde

peuvent être innombrables. Et les croisements des champs et des


niveaux peuvent amener un nombre illimité de combinaisons. 11 y a
la culture religieuse, la culture esthétique, la culture alimentaire, ves-
timentaire, etc., le point de savoir si l'on peut parler de culture tech-
nique et de culture économique étant provisoirement réservé. Il y a
la culture locale, régionale, nationale... Il y a une aire culturelle chré-
tienne, une aire culturelle islamique, une aire culturelle bouddhique...
Mais il y a aussi une culture bretonne, basque, et même des traits
culturels spécifiques à chaque village.
Si l'expérience du langage est un trait culturel fort qui permet
de délimiter des unités culturelles, celle du travail, du mode de vie,
est non moins importante on parle alors de culture ou de sous-culture
ouvrière, de culture paysanne ou rurale...
Cette infinie diversité permet à nouveau une « folklorisation »
de la culture ; s'il n'y a pas de « réfèrent » fort et évident de l'iden-
tité culturelle, l'unité du genre humain retrouve ses droits à travers
des expériences universelles susceptibles d'évolution mais non de
véritables variantes : celles de la science, de la technique et de l'éco-
nomie, voire du politique. Celles-ci sont les réponses modernes et
fonctionnelles aux « besoins » naturels et éternels de l'homme. Or,
il n'est certes pas vraiment légitime de désigner comme porteur
exclusif de la « culture » : « le peuple » ou « la nation ». On sait
tout l'arbitraire et tout l'artifice des découpages qui les font et les
ont fait surgir, y compris dans les vieux pays d'Europe. Considérer
la culture nationale comme le pilier de l'identité culturelle et trai-
ter le reste (région, classe, etc.) comme lieux de sous-culture est
parfaitement illégitime. La réponse au problème de l'existence
sociale se fait autant par le milieu familial, local, régional, le lan-
gage, la religion, que par l'appartenance nationale. Non seulement
celle-ci est mystificatrice, mais avec la transnationalisation de l'éco-
nomie, elle devient de plus en plus illusoire.

La culture contre la civilisation

En outre, les valeurs culturelles ne sont-elles pas des traits


résiduels et anecdotiques de la sauvagerie et de la misère des âges
L'Occident introuvable 71

précédant le développement ? Cette hypothèse n'est pas dénuée de


pertinence si on examine l'Europe elle-même et la « déculturation »
des campagnes avec l'intégration à l'économie moderne. La culture
est alors opposée à la civilisation.
Les deux termes ont la même dénotation. Dans son Identité de
la France, Fernand Braudel définit la civilisation comme la « façon
de naître, de vivre, d'aimer, de se marier, de penser, de croire, de
rire, de se nourrir, de se vêtir, de bâtir ses maisons et de grouper ses
17
champs, de se comporter les uns vis-à-vis des autres ».
Cette définition est bien celle que nous avons donnée de la culture
en son sens fort. Toutes les définitions possibles de la civilisation
poseraient le même problème. Et pourtant, l'usage a donné aux deux
termes des connotations différentes qui vont jusqu'à les opposer.
Ainsi, les « cultures » locales présentent de nombreux traits com-
parables aux « survivances » que les ethnologues répertorient dans
le tiers monde ; les coutumes, les parlers, les fêtes, les croyances,
les rites, les techniques, tout ce musée des arts et des traditions popu-
laires est comparable au musée de l'homme, et témoigne de l'époque
antérieure à la civilisation, c'est-à-dire d'une vie rude et misérable
où l'ignorance de la technique scientifique condamnait l'humanité
à une survie agrémentée de quelques « épices » : la culture.
Dans un ouvrage remarquablement documenté, Eugen Weber
montre la fin des cultures populaires sous l'effet de l'intégration au
18
progrès et à la modernité . Les sociétés rurales en France même
avaient des cultures riches, tout à fait comparables à celles des socié-
tés du tiers monde. Toutefois, leur mode de vie est incroyablement
précaire, et misérable. Cette « sauvagerie » est opposée à la civili-
sation. La civilisation apparaît alors comme projet né dans les villes.
« La civilisation est urbaine (civile, civique, bourgeoise, civilisée),
et il en va de même, naturellement de l'urbanité : de même que la
19
politesse, politique, police viennent de polis : toujours la cité . »

17. Fernand BRAUDEL, op. cit., tome I, p. 73.


18. Cf. Eugen WEBER, La Fin des terroirs. La modernisation de la France
rurale 1870-1914, Fayard, Paris, 1983.
19. J.D., ibid.,p.21.
72 L'occidentalisation du monde

Le projet « civilisation », né hors des racines des terroirs, est celui


de la modernité. Il est universaliste ; ses valeurs sont la science, la
technique, le progrès. Il détruit les cultures et apporte le bien-être
en désenclavant les terroirs et en substituant les lois du marché aux
relations sociales traditionnelles. Ainsi, l'étroitesse du cadre de vie
culturel vole en éclats tandis que la concurrence effrénée et la
recherche de la performance entraînent une accumulation matérielle
sans précédent, stimulée par le progrès de la science et des tech-
niques. La culture est toujours alors une « agri-culture ».
Ici, nous rencontrons une des contradictions du projet civilisa-
tionnel occidental. Le compromis entre la socialité concrète et l'hu-
manité abstraite de la modernité s'organise autour du programme
de l'État-nation. Cet État-nation est le lieu du patriotisme abstrait
de l'homme de la Déclaration de 1789, donc un État de sans-culottes
citadins, qui sont les enfants terribles de la civilisation, mais il ne
sera vraiment défendu, jusqu'en 1914, que par des paysans-citoyens,
20
qui sont les fils des cultures des terroirs . Quand la modernité aura
réalisé la fin des paysans et la fin des terroirs, il n' y aura plus personne
pour défendre la patrie. Ce sera ainsi la fin de l'ordre national-
21
étatique .
Ce projet civilisateur a mûri en Occident, il s'est identifié lar-
gement à lui. À l'heure actuelle, la forme dominante de ce projet
n'est autre que le « développement ». Cela pose le problème de la
nature « culturelle » spécifique de l'Occident.

L'occident comme anticulture

Si l'Occident est une « anticulture » soit, comme l'analyse Robert


22
Jaulin, parce qu'il détruit la richesse des ethnies du tiers monde

20. Georges Sorel à la suite de Renan souligne cette opposition entre citadins
et citoyens. Les urbains, dit-il, ne sont point « fondés » dans l'État comme les
paysans, mais citoyens. Cf. Georges SOREL, Les Illusions du progrès, chap. II, Rivière,
Paris, 1908.
21. Voir les percutantes analyses d'Hannah ARENDT dans Les Origines du
totalitarisme, coll. « Points », Seuil, Paris, 1982.
22. Robert JAULIN, La Décivilisation, politique et pratique de l'ethnocide. Éd.
Complexe, Bruxelles, 1974.
L'Occident introuvable 73

soit, selon l'analyse d'Eugen Weber, parce qu'il substitue à la misère


des terroirs du Centre, le bien-être anonyme de la croissance éco-
nomique, son projet n'en est pas moins une réponse au problème
de l'être social et, en ce sens, une « culture ».
Le sentiment d'une différence radicale de cette culture par rap-
port à toutes celles qui l'ont précédée ou qui lui font obstacle, ne
trouvant pas sa source seulement dans un préjugé positif ou néga-
tif ethnocentrique, a conduit beaucoup de penseurs à chercher la
spécificité de cette culture. Une réponse souvent donnée est que
l'Occident est la seule culture ouverte qui, dans l'histoire, se soit
intéressée aux autres cultures et qui, se mettant elle-même en ques-
tion, a de ce fait une vocation universelle. En d'autres termes, elle
contiendrait une « métaculture » lui permettant de se représenter
23
elle-même, de se mettre à distance, de s'autoréfléchir . De là vien-
drait sa supériorité. Si cette réponse séduit au premier abord, elle
est problématique et incomplète.
Si la distance critique était la source de la supériorité d'une
culture, cela serait autocontradictoire. L'Occident ne serait supé-
rieur qu'en tant, et pour autant, qu'il douterait de sa supériorité...
En outre, cette « qualité » ne suffit pas à définir complètement la
spécificité occidentale, car, en y réfléchissant, on peut dire que toute
culture contient une métaculture qui lui permet de se mettre en scène.
Tout au plus, la différence ne serait que de degré. Si les « petites
cultures » locales semblent peu ouvertes et n'exercent pas d'effets
de séduction sur les autres, il n'en est pas de même des « grandes
civilisations » concurrentes de l'Occident : l'Inde, la Chine, l'Islam.
Celles-ci participent d'ailleurs aussi de la civilisation définie

23. Cette approche de la spécificité de l'Occident par l'autoréflexion rejoint


les analyses des philosophes. L'Occident serait le lieu de naissance de l'expérience
philosophique. Cela est à la fois incontestable et dérisoire. S'il est légitime d'assimiler
philosophie et métaphysique occidentale, le connais-toi toi-même socratique devient
la base d'une méconnaissance tragique de l'Autre, à la fois comme Autre dans ses
propres projets d'autoréflexion (le bouddhisme par exemple) et comme soi-même
(la judaïté dans la philosophie allemande). On sait que cette méconnaissance (qui
va bien au-delà de l'expérience philosophique) aboutit à l'extermination des autres
et de soi-même.
74 L'occidentalisation du monde

antérieurement comme « anticulture ». Elles aussi ont engendré des


villes importantes, et cultivé des mœurs « policées ». Toutefois,
même si ces grandes « aires culturelles » exercent encore aujour-
d'hui des « effets de séduction » sur les petites cultures environ-
nantes, elles subissent à leur tour des effets de fascination
considérables de la part de l'Occident. Une métasociété mondiale
existe, qui tient moins à l'hégémonie britannique ou américaine, et
moins encore à l'ONU, qu'à la domination d'un « mécanisme »
d'échanges (pas seulement économique) qui met en relation toutes
les parties de la planète. Les plus grandes civilisations ne peuvent
résister à la force corrosive de ce mécanisme qui amène une partie
au moins de leurs élites à faire carrière dans cette « société-monde ».
Là, sans doute touche-t-on du doigt ce qui fait la spécificité de
l'Occident et sa nature d'« anticulture ». Seule « société » fondée
sur l'individu, elle n'a pas de véritables frontières. Le projet civili-
sationnel de la modernité n'a pas de sujet propre ni d'assise terri-
toriale définie de façon stricte. Même en cela elle ne serait pas très
différente de « mouvements » universalistes comme l'Islam. Ce qui
est propre à cet universalisme-là, c'est que son moteur est la concur-
rence des individus et la quête de la performance. Tout le monde
peut y participer et y jouer ; et même si les chances sont extraordi-
nairement inégales, il n'est pas exclu de gagner. La totalité du social
est susceptible de fonctionner comme un marché. Le « sauvage »
de la zone la plus reculée de la planète peut devenir un numberone
médiatique en gagnant le Marathon aux jeux Olympiques, en étant
vedette de cinéma après s'être fait repérer par un metteur en
scène ; il y a mille manières de prendre place dans la société-monde
et, le hasard aidant, de se hisser aux premières loges. L'Occident
est émancipateur, en ce qu'il affranchit des mille contraintes de la
société traditionnelle, et ouvre une infinité de possibles ; toutefois,
cet affranchissement et ces possibles ne se réaliseront que pour une
infime minorité. En contrepartie, la solidarité et la sécurité seront
détruites pour tous.

L'utilisation de la métaphore de la machine avec ses mécanismes


et son moteur pour parler de l'Occident se rencontre chez de nom-
breux auteurs. Le terroir d'Occident a vu naître un « système » qui
L'Occident introuvable 75

a la particularité de pouvoir se détacher de son socle historico-


géographique, et dont bien des traits sont négateurs des cultures. En
ce sens, il est reproductible, et il a été effectivement reproduit.
Toutefois, comme un tel « système », tout déterritorialisé et déshis-
toricisé qu'il soit, repose tout de même sur l'action des hommes, il
n'est machinique que de façon métaphorique. Le rapport des hommes
aux choses devient si prégnant qu'il contraint les rapports des hommes
entre eux et les force à agir comme des rouages d'une gigantesque
machine, même à leur corps défendant. Une certaine peur d'avoir
à affronter son semblable dans des rapports interpersonnels a poussé
les Européens à imaginer de confier toujours plus le fonctionne-
ment social à des automatismes. Le règne de la « main invisible »
ne se manifeste pas seulement dans le domaine économique, il
tend à régler la totalité de la vie sociale par le jeu de la mimésis,
l'intervention de la technique, le rôle des « appareils » bureaucra-
tiques. Certes, la neutralité humaine des automatismes évite, dans
l'idéal, l'arbitraire, la corruption et tous les abus liés à la faiblesse
humaine, mais le revers en est une déshumanisation toujours plus
poussée de la vie sociale.
Lorsque la dénonciation du système est récupérée par le sys-
tème lui-même pour renforcer la manipulation imaginaire de ses
membres, on a affaire à une machine sociale presque parfaite.
René Bureau appelle cette « mégamachine » la SUMI (société urbaine
militaire et industrielle) en lutte contre les S.A. (sociétés agraires).
« Le bon ton consiste à dénoncer la société de consommation
et à réclamer la qualité de vie ; mais la bonne tenue exige de rou-
24
ler en voiture et de regarder la télévision . »
Dans une analyse d'une grande force tragique, Jacques Ellul
analyse la mégamachine comme « société technicienne ». Le sys-
tème technique intègre les hommes comme rouages d'une machine
totale, et finalement totalitaire, dotée d'une force irrésistible
d'auto-accroissement.
Que l'on mette l'accent sur les rouages économiques ou sur les
rouages techniques, sur la mimésis ou la contrainte bureaucratique,

24. René BUREAU, op. cit., p. 12.


76 L'occidentalisation du monde

l'hubris du système réside bien dans l'absence de maîtrise de notre


25
maîtrise de la nature, suivant la formule de Marshall Sahlins .
Ce projet est anticulturel, non seulement parce qu'il est purement
négatif et uniformisant (pour qu'on puisse parler d'une culture, il
faut qu'il y en ait au moins deux....), mais surtout parce qu'il n'ap-
porte pas de réponse au problème de l'existence sociale des « per-
dants ». Intégrant dans l'abstrait le monde entier, il élimine
concrètement les « faibles » et ne donne droit de vie et de cité qu'aux
plus performants ; de ce point de vue, il est le contraire d'une culture,
qui implique une dimension holiste ; la culture apporte une solution
au défi de l'être pour tous ses membres.
Un ami chinois, avec qui je discutais de l'habitude dans cer-
taines régions de Chine et d'Indochine de donner aux enfants des
noms souvent répugnants pour écarter le malheur, m'expliquait qu'il
lui fallait attendre, avant de donner à ses enfants leur nom défini-
tif, de voir leur caractère se former, afin de contrebalancer leurs ten-
dances antisociales. A l'ambitieux on donnera un nom impliquant
médiocrité, à la fille trop belle un nom évoquant la laideur... Toute
supériorité est considérée comme danger pour l'équilibre social et
doit être conjurée par des stratégies symboliques.
En Nouvelle-Guinée, les Papous Gahuku-Kama avaient adopté
avec enthousiasme le football, mais ils l'avaient adapté à leurs valeurs
26
culturelles . Il était exclu qu'il y ait un gagnant et un perdant. La
partie se prolongeait, était suspendue, reprenait jusqu'à ce que les
comptes soient équilibrés. Cela n'empêchait absolument pas l'ex-
citation de chaque but et l'exaltation des héros du jeu. Chaque par-
tie renforçait la gloire et la satisfaction des deux camps, mais
l'agressivité était facilement conjurée. Faute d'avoir adopté une telle
sagesse les Baluba et les Lulua du Kassaï se sont massacrés impi-
toyablement de 1959 à 1962 à la suite d'un match interethnique à

25. Marshall SAHLINS. AU cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle,
Gallimard, Paris, 1980, p. 274.
26. K. E. READ, « Leadership and consensus in a New Guinean Society », Ann.
Anthropologist, vol. 6, n° 3, p. 249 (cité par Claude LÉVI-STRAUSS, Anthropologie
structurale 2, Pion, Paris, 1973, p. 373).
L'Occident introuvable 77

Luluabourg... Mais le tiers monde n'a pas le privilège des matchs


sanglants. La Belgique en a donné un tragique exemple sur le stade
du Heysel, grâce aux supporters d'outre-Manche... Les différences
les plus infimes peuvent donner lieu à un déchaînement inouï
d'agressivité. Un parti suisse des automobilistes n'a-t-il pas mis à
son programme de passer les Verts au lance-flammes !
L'échec est inscrit au cœur même du projet occidental - c'est
le revers de la performance. Sur le plan « culturel », il s'agit d'une
contradiction avec la dimension universaliste du projet. L'Occident
propose une humanité de frères et d'égaux, toujours mieux nour-
ris, mieux vêtus, mieux logés, mieux soignés. Toutefois, dans le
même temps, ce « mieux » repose sur l'élimination du « bien » pour
toute une fraction de l'humanité. L'Occident a réussi à faire illusion
pendant longtemps, en « exportant » l'échec chez les non-occiden-
talisés ou les moins occidentalisés. Cet échec, dans ce qu'un éco-
nomiste spécialiste des relations internationales, Kindleberger,
appelle « une partie de saute-mouton internationale », est en outre
l'échec du développement dans le tiers monde.
Sans cet échec, la violence mimétique en Occident ne connaî-
trait aucune limite. Le tiers monde est l'exutoire des passions
déchaînées par le jeu déréglé des concurrences non maîtrisées. À
l'origine des grands carnages délirants du tiers monde qui jettent
l'effroi dans les chaumières et nous confirment dans la conviction
de la barbarie de l'Autre, on trouve les frustrations créées par
l'Occident. Les exemples sont légion : le paisible Cambodge plongé
dans un génocide inouï suite à l'intervention américaine, l'Iran
privé de sa révolution bourgeoise de Mossadegh par une inter-
vention anglo-américaine, jusqu'au terrorisme aveugle des enlè-
vements, détournements, prises d'otages, suscité par le cauchemar
du Moyen-Orient. Toute cette violence attribuée à l'Autre, qui nous
est renvoyée en miroir, est celle-là même que nous n'avons pas su
affronter ni maîtriser.
L'identification de l'Occident à la « machinerie » socio-techno-
économique pose tout de même un problème. Bien que comme
« modèle de civilisation » l'Occident ne soit pas universalisable, en
tant que « machine », il est reproductible. Que l'on mette, comme
78 L'occidentalisation du monde

Jacques Ellul, l'accent sur la technique, ou, selon une approche plus
traditionnelle, sur l'économie, il n'en demeure pas moins que cette
« machinerie » est appropriable comme le montre l'exemple du
Japon et des pays du Sud-Est asiatique. Le fait que ces pays ont assi-
milé de façon parfaite (plus que parfaite même, serions-nous tenté
d'écrire) les secrets de la « machinerie » sans rien devoir, en appa-
rence du moins, au polygone imaginaire judéo-hellénico-chrétien
pose un sérieux problème.
La réponse usuelle (implicite en général) est que la « révolu-
tion industrielle » aurait fait entrer l'humanité dans l'ère tech-
nique, de façon comparable à la révolution néolithique pour la
domestication des plantes, des animaux, la maîtrise du polissage et
l'invention de la poterie. Le caractère évolutionniste de cette
objection ne doit pas masquer sa force. Les « découvertes » du
Néolithique ont eu une portée quasi universelle, sans, en apparence,
remettre en cause la diversité culturelle ni traduire l'impérialisme
d'une société ou d'un ensemble de sociétés pour lesquelles ces
« techniques » auraient été une des dimensions culturelles.
Le rapprochement analogique entre révolution néolithique et
révolution industrielle enlève pratiquement toute substance à la thèse
de l'occidentalisation du monde. En dehors des tentatives avortées
de colonisation politique et de conversion religieuse, le terme
d'occidentalisation n'a alors ni sens ni portée. Dans cette optique,
la diffusion de nouvelles sources d'énergie (charbon, pétrole, élec-
tricité, nucléaire), la généralisation de nouveaux procédés de fabri-
cation, l'universalisation de nouveaux produits sont une étape de
l'histoire universelle et non une forme de domination de l'Occident.
Vue de cette manière, l'occidentalisation a été un échec historique.
La réussite de l'Occident, la révolution techno-économique, est la
cause même de sa disparition. En transmettant à l'humanité cette
« trouvaille », il a accompli, mais aussi achevé, sa mission histo-
rique. Chacun peut se l'approprier, l'adapter à sa propre culture et
utiliser les moyens inouïs qu'elle fournit contre ce prétendu Occident
(qui, au vrai, se trouve de ce fait atomisé dans son concept, avant
de l'être, éventuellement, en pratique, après une catastrophe
nucléaire...).
L'Occident introuvable 79

On notera qu'une telle thèse réduit la culture à un sens quasi


culturel, mais cette réduction bénéficie ici de toute la force d'une
certaine histoire incontestable. Cela peut une nouvelle fois déboucher
sur la thèse de la « nouvelle richesse des nations ».
Le fait que nous sachions peu de choses sur cette fameuse
révolution néolithique, et que le peu que nous en sachions ait été
élaboré et interprété par des spécialistes imbus des idéologies du
progrès et de l'évolution, introduit un sérieux « biais » dans notre
vision de cet événement et de sa portée.
Un réexamen de la « neutralité » relative de la révolution néo-
lithique est certainement un programme de recherche prometteur ;
toutefois, il est exclu d'entrer ici dans des débats qui excèdent notre
compétence.
Sans s'engager dans un processus révisionniste de la présentation
« traditionnelle » de la « révolution néolithique », il est possible de
critiquer l'analogie entre celle-ci et la « révolution industrielle » que
nous préférerions appeler « révolution techno-économique ».
Nous ne nions pas a priori que certains aspects de cette révolution
constituent des acquis incontestables pour l'humanité. Aussi bien,
des apports techniques essentiels de cette révolution, comme la
boussole, la poudre ou le papier, ne doivent rien à l'Occident. Il
nous paraît que le cadre axiologique qui a fait de cette révolution-là
la machine ethnocidaire, et à la limite suicidaire que nous dénon-
çons, est impliqué beaucoup plus profondément dans cette his-
toire que ne l'était celui qui a vu l'épanouissement de la révolution
néolithique.
Même si demain l'Occident devait se nipponiser ou se siniser,
il n'empêche que l'appropriation de la machine techno-économique
par l'Extrême-Orient n'a pu se faire que grâce à une occidentalisa-
tion essentielle. Certes, encore fallait-il que cette appropriation fût
possible. Aucune fatalité ne destinait l'Occident à inventer seul tous
les éléments de son paradigme. Certains ont été inventés par d'autres
et importés par lui (les découvertes techniques et théoriques des
Chinois, des Indiens et des Arabes), d'autres ont pu être trouvés
par d'autres, en même temps ou avec décalage, comme le rapport
marchand ou même la féodalité. L'ensemble des données historiques
80 L'occidentalisation du monde

prédisposait incontestablement beaucoup mieux le Japon que les


27
cultures d'Afrique noire à assimiler la « machinerie » occidentale .
Toutefois, cette assimilation/appropriation n'en traduit pas moins
une occidentalisation en profondeur. La conception linéaire et cumu-
lative du temps, la croyance en la possibilité de maîtriser la nature,
et la conviction qu'il s'agit d'une mission sacrée pour l'humanité
ont bousculé la sagesse bouddhique, qui ne survit qu'à condition de
s'en accommoder. Certes, le culte de la performance ne s'est pas
greffé sur un individualisme manifeste, il reste l'objet d'une action
collective et donne un sens nouveau à la solidarité culturelle et à
l'identité ethnique. Mais cette tentative même de greffer la société
technicienne sur une communauté enracinée dans une culture incar-
nant l'esprit d'un peuple (le Volkgeist) n'est pas vraiment nouvelle.
L'Allemagne avait déjà essayé cette voie-là avec le résultat apoca-
lyptique que l'on sait. Le Japon n'a emprunté à l'Occident que l'es-
sentiel, reléguant l' accessoire au vestiaire et conservant pour le reste
sa propre culture. Ce reste, dont l'inventaire quant à son importance
et sa signification est à faire, semble même apporter de l'huile dans
les rouages de la machinerie tandis que l'Occident est encombré
de tout le fatras de ses échafaudages et de ses projets avortés.
Il est remarquable que l'Amérique latine, pourtant occidentali-
sée depuis longtemps avec la violence que l'on sait et une pénétra-
tion massive d'Européens, s'est encombrée de l'accessoire et n'a
pas pu ni su acclimater l'essentiel. Le folklore culturel européen a
envahi la vie quotidienne, mais l'indianité est restée étrangère au
projet de domination de la nature et au temps linéaire et cumulatif.

27. Pour un bref résumé des débats sur ce point on peut se reporter à notre livre
Faut-il refuser le développement ? Il est à remarquer que de 1850 à 1950, la
« machine » a été le mieux maîtrisée par les Wasp ( White Anglo-Saxon Protestant),
conformément à la thèse de Max Weber. Les sociétés d'individus déracinés d'origine
occidentale, aux États-Unis et dans les dominions anglo-saxons, sont plus
performantes que les vieux États européens. Depuis quelques décennies, et
singulièrement avec la crise actuelle, on assiste à une véritable revanche des
non-Wasp, Japonais et Coréens, à un degré remarquable, mais aussi aux États-Unis
même, à celle des minorités hispano-catholiques. Dans certains contextes, un certain
holisme, mêlé à l'esprit de conquête, s'avère plus efficace que l'individualisme pur.
L'Occident introuvable 81

Ladinos et Afro-Brésiliens restent largement à l'écart de l'imagi-


naire de la modernité. Devant le spectacle télévisé de l'alunissage
des Américains du Nord, un grand débardeur noir de Sâo Salvador
de Bahia s'écrie « Eh, vous là-bas, les imbéciles ! Ils vous ont bien
eus les Américains ! Croyez-vous que Shango laisserait, ne serait-ce
28
qu'un instant, un Blanc poser sa paluche sur la Lune ? »
Le soleil s'est couché depuis longtemps sur la vieille Europe.
Les croisades sont oubliées, et l'épopée coloniale a vieilli d'un
seul coup de plusieurs années-lumière. La chrétienté marchande et
industrielle n'a plus aucun secret pour dominer le monde, et la gloire
des Blancs n'est plus qu'une survivance provisoire. Pourtant, la
machine à déraciner pour s'être déracinée elle-même hors de son
site natal reste plus jeune que jamais. Elle informe le monde en
une vaste technopole, broyant les nations dans ses rouages impla-
cables, écrémant les élites et abandonnant au rebut des corps
exsangues et désarticulés. L'économie et la technique sont le cœur
du système mais ce ne sont ni son commencement ni sa fin.

Au terme de cette enquête sur le destin et la nature de l'Occident,


et avant de voir plus en détail les effets concrets de l'occidentali-
sation, on peut souligner l'ambiguïté profonde du phénomène.
L'occidentalisation est un processus économique et culturel à double
effet : universel par son expansion et son histoire, reproductible
par le caractère de modèle de l'Occident et sa nature de « machine ».
Dans les deux cas, l'aboutissement idéal est l'accès égal de tous
et de chacun aux bienfaits de la « machine », soit parce que chaque
groupe humain pourrait reproduire à son profit une telle « machine »,
soit parce que, unique, la « machine » étendrait ses bienfaits à tous.
En se posant en modèle, la machine occidentale se présente
comme accessible à tous. Chacun peut construire une telle merveille
pour son propre compte. L'Angleterre a montré la voie au
e
xviii siècle, suivie de la plupart des pays européens. Les États-Unis
et les dominions blancs ont poursuivi en dépassant leurs premiers
maîtres. Le Japon, à son tour, a tenu à prouver que le modèle était

28. Anecdote rapportée par Jean ZIEGLER, op. cit., p. 21.


82 L'occidentalisation du monde

bien maîtrisable par des non-Blancs, non occidentaux (et même


orientaux à l'extrême...). Les quatre Petits Dragons du Sud-Est asia-
tique montrent que la reproductibilité, non seulement n'est pas liée
à une zone géographique et à une aire culturelle, mais encore qu'elle
est indépendante de la période historique. Transhistorique et a-spatial,
le modèle de la société technicienne, avec tous ses attributs, de la
consommation de masse à la démocratie libérale, semble bien repro-
ductible et, de ce fait même, universel.
Universel, l'Occident l'est encore plus directement par son exten-
sion/mondialisation à partir de son pôle initial ou de ses rebonds
ultérieurs. Cette mondialisation s'étend des flux de marchandises
aux flux financiers, mais aussi à la production. Transhistorique et
a-spatial, le capital est transnational par essence. L'uniformisation
touche tous les domaines, de l'information aux droits de l'homme.
L'ennui pour cette légende rose est que cette double universa-
lité se trahit par cette dualité même. Les deux processus mimétiques
se neutralisent et se contredisent. La reproductibilité n'est pas uni-
verselle car elle implique l'expansion. Plus elle touche le noyau dur
du système, plus elle est difficile, conflictuelle et limitée.
L'expansion, de son côté, ne concerne que la propagation de
l'uniformité « culturelle », au détriment de la créativité locale. Le
mimétisme du développement n'est qu'une caricature tragique de
l'universalité, sous couvert de laquelle se perpétue une domination
de fait des « maîtres anonymes de la machine ».
3

L'occidentalisation comme
déracinement planétaire

L'homme blanc est revenu


Ses yeux brillent dans l'ombre
Comme des tisons sous le vent
De ses grosses mains
Il arrache le collier d'Enari
Les flèches de Remie
La jupe de Chirimica
Le petit hamac de Camo
Ses aboiements font pleurer la petite fille.
La mère presse Camo contre sa poitrine
Et dit : « Lâchez-nous. »
1
Chant Piaroa (Amazonie ).

Lorsque les penseurs occidentaux se sont livrés à cette auto-


critique, où certains ont vu la source contradictoire de la supério-
rité de l'Occident, ils ont dénoncé l'impérialisme européen
essentiellement comme un vaste système de spoliation. Qu'il s'agisse
d'un pillage féodal et destructeur ou d'une exploitation ration-
nelle, l'impérialisme est saisi comme une affaire fondamentalement
économique, et accessoirement politique. Ni Marx, ni Lénine, ni

1. J. MEUNIER et A . - M . SAVARIN, Massacre en Amazonie, J'ai lu, Paris, 1970,


p. 65.
84 L'occidentalisation du monde

Rosa Luxemburg, ni les marxistes tiers-mondistes n'y ont vu un


phénomène de dynamisme culturel, pas plus d'ailleurs que
Schumpeter, Hicks et la plupart des penseurs « bourgeois ». Ces
derniers ramènent l'expansionnisme de l'Occident à des séquelles
du féodalisme, à la survivance de l'aristocratie, à la permanence de
mentalités prédatrices et aux résurgences de l'économie de com-
mandement. Dans tous les cas, c'est toujours de butin et de pré-
bendes qu'il s'agit. Seuls certains coloniaux, sous une forme cynique
ou confuse, et toujours paternaliste, ont eu l'intuition de l'enjeu réel.
La vitalité des cultures se prouve par leur diffusion. Il a fallu attendre
ce renouvellement de l'autocritique de l'Occident par l'anthropo-
logie culturelle pour s'interroger sur l'occidentalisme des « valeurs »
universelles et en particulier de l'économie. En dénonçant l'impé-
rialisme économique, les radicaux occidentaux poursuivaient d'une
autre façon l'occidentalisation du monde, tandis qu'en se lançant à
corps perdu dans la bataille du développement, leurs émules du tiers
monde approfondissaient ce processus.
Toutes les descriptions de ce qu'on appelle sous-développement
dans le tiers monde évoquent une situation de déréliction. Il ne s'agit
pas seulement de famine et de misère, mais d'un abandon débou-
chant, même dans des cas moins affligeants, sur des sociétés sans
espoir et sans perspective.
Cet effet de l'occidentalisation n'est pas le résultat d'un méca-
nisme économique en tant que tel, mais d'une déculturation. Cette
déculturation se reproduit à son tour et s'aggrave par la thérapeutique
mise en œuvre pour y remédier : la politique de développement et
la modernisation.

I. Déculturation et sous-développement

L'Occident est une nébuleuse, qui, comme l'univers de Pascal,


a son centre partout et sa circonférence nulle part. Il est devenu une
vaste machine sociale qui a ses ancrages dans nos têtes. Un guer-
rier de Papouasie, une paysanne des rizières indochinoises, une mar-
chande de wax (« pagne ») des marchés de Cotonou, un imam de
L'occidentalisation comme déracinement planétaire 85

Qom, un bureaucrate de Bucarest sont, qu'ils le veuillent ou non,


des Occidentaux. Sans doute ne le sont-ils pas exclusivement, sans
doute le sont-ils moins qu'un fermier du Middle West, un spécula-
teur du Stock Exchange de Londres, un ouvrier de chez Renault ou
un cadre de Toyota ; mais, même ces derniers sont-ils intégralement
des Occidentaux ? Si l'Occident est cette machine anticulturelle que
nous avons analysée, aucune société, aucun individu n'est intégra-
lement occidental. Il n'y a pas, et ne peut y avoir de société inté-
gralement individualiste, car cela est une contradiction dans les
termes. Il y a toujours une part de holisme dans la constitution et le
maintien du lien social. « Permettre au mécanisme de marché, note
Karl Polanyi, de diriger seul le sort des êtres humains et de leur
2
milieu naturel..., aurait pour résultat de détruire la société . »
L'Occident, nous l'avons vu, ne se réduit pas au mécanisme
économique du marché, mais celui-ci constitue une forme typique
de la recherche de la performance et tend à étendre sa logique à
l'ensemble du social.
Il n'y a pas et ne peut y avoir non plus identification entre un
individu ou une société et une machine à accumuler, à calculer.
L'homme n'est jamais totalement unidimensionnel, peut-être parce
que l'humanisation passe par un système symbolique toujours arbi-
traire et de ce fait polysémique. L'adhésion à des valeurs n'est jamais
absolue et exclusive. Il en a toujours été ainsi, il en est encore ainsi,
même si l'on ne peut rien affirmer de l'avenir. Il est possible que
nos systèmes symboliques se réduisent à des codes de signes, dans
un univers de plus en plus technicisé, mais on n'en est pas encore
là, et il n'est pas certain qu'on y arrive jamais. Tous les efforts faits
pour s'en approcher soulignent le fossé qui reste à franchir.
Le Japonais, l'Américain, l'Européen ont encore des valeurs
spécifiques, des traditions, des attaches affectives dont le fonde-
ment n'est pas dans la mégamachine, mais dans l'histoire et les ter-
roirs. La déculturation n'est pas totale. Certes, la consommation
tend à se substituer à toute autre identification culturelle. Au Sud

2. Karl POLANYI, La Grande Transformation. Gallimard, Paris, 1983 (1944).


L'occidentalisation du monde

(et dans une certaine mesure à l'Est), la non-consommation condamne


les communautés occidentalisées à des sociétés du vide vouées au
simulacre.

La déculturation et l'ethnocide

Une précision conceptuelle s'impose ; on trouve dans la litté-


3
rature les termes d'acculturation, déculturation, voire enculturation ,
utilisés de façon assez laxiste avec des sens parfois opposés. Ce flou
sémantique s'explique par l'ambiguïté de notre culture, d'une part,
et par la complexité des phénomènes interculturels d'autre part.
Nous utilisons le terme acculturation pour désigner une réac-
tion positive au choc interculturel. Lorsque deux cultures entrent en
contact, si les traits culturels qui s'échangent se contrebalancent et
que chacune conserve son identité et sa dynamique propres après
intégration et assimilation des éléments étrangers, on parlera d'ac-
culturation réussie. Lorsque, au contraire, le contact ne se traduit
pas par un échange équilibré, mais par un flux à sens unique mas-
sif, la culture réceptive est envahie, menacée dans son être propre
et peut être considérée comme victime d'une véritable agression.
Si l'agression est en outre physique, c'est la disparition pure et
simple ou génocide. Si l'agression est symbolique, le génocide est
seulement culturel, c'est l'ethnocide. L'ethnocide est le stade suprême
de la déculturation.
L'introduction des valeurs occidentales, celles de la science, de
la technique, de l'économie, du développement, de la maîtrise de
la nature, est à la base de la déculturation. Il s'agit d'une véritable
conversion.
La violence détruit plus qu'elle ne convertit vraiment. La conquête
spirituelle implique qu'un contact ait pu s'établir entre l'Occident
expansionniste et les autres mondes. Le contact suppose quelque

3. Jean POIRIER risque même le terme de dysculturation pour désigner les


déstructurations engendrées par les bouleversements technologiques introduits par
I'« ère quaternaire », « Progrès technique et progrès social », dans L'Idée de Progrès,
Vrin, Paris, 1982, p. 173.
L'occidentalisation comme déracinement planétaire 87

chose comme des « besoins » communs, base d'un échange possible.


Ce vocabulaire « économique » ne doit pas nous faire illusion, il
s'agit avant tout de valeurs qui ne prennent la forme de marchandises
qu'occasionnellement.
Dans le cas de l'Afrique, l'esclavage et la traite n'ont été pos-
sibles que parce qu'il existait un esclavage dans les sociétés tradi-
tionnelles, qu'il y avait des chefferies cupides et belliqueuses, et
qu'on pouvait leur donner des moyens de satisfaction.
Les conversions religieuses massives n'ont eu lieu que là où les
croyances dans l'au-delà s'articulaient à des « techniques » suscep-
tibles d'être concurrencées victorieusement par la magie des Blancs.
Les sociétés traditionnelles qui sont allergiques aux valeurs
des Blancs sont purement et simplement éliminées par extermina-
tion ou dépérissement « naturel ». Le bon Indien a effectivement
été un Indien mort, alors qu'un Noir mort perdait toute valeur. Dans
le cas des Indiens, l'ethnocide équivaut d'une façon ou d'une autre
à un génocide. Beaucoup d'ethnologues tentent plus ou moins en
vain de tirer le signal d'alarme pour sauver les derniers Indiens
d'Amazonie.
« Que deviennent les tribus prises en charge par les services de
protection ? interrogent J. Meunier et A.-M. Savarin. "Pacifiés", les
Parintintins ne sont plus que des pauvres en haillons, réduits à la
mendicité. "Pacifiés", les Kaingang croupissent dans une réserve
de l'État de Sâo Paulo où l'on parque les Indiens condamnés de droit
commun. "Pacifiés", les Maka du Chaco paraguayen habitent le parc
4
zoologique d'Asuncion où ils "font l'Indien" pour quelques sous . »
Clochardisés ou massacrés au terme d'un long martyrologe, le
résultat est finalement la disparition quasi inéluctable des Indiens.
Le projet de l'éthique bourgeoise d'éliminer la mort sous toutes
ses formes, et d'imposer comme valeur la vie sans autre qualité, n'a
pu prendre racine que là où la mort biologique est tout de même
perçue comme non désirable. Certes, les sociétés traditionnelles
donnent un sens très fort à la mort, à la misère, à la maladie, tandis
que l'exaltation de la vie biologique comme valeur suprême est

4. J. MEUNIER et A.-M. SAVARIN, op. cit., p. 119.


88 L'occidentalisation du monde

inhumaine et détruit le sens même de l'existence dans son épaisseur


qualitative. L'Occident, en désenchantant le monde, fait de la vie
terrestre la valeur par excellence. Quand on n'a plus l'éternité devant
soi, la vie est une lutte inquiète contre le temps. Certes, le temps
terrestre devient infini, mais cette infinitude ne fait que donner un
champ illimité à l'anxiété de l'homme moderne. L'accumulation
infinie des œuvres est un substitut fantasmatique de l'immortalité.
Cette lutte obsessionnelle contre le temps, indifférente à la jouis-
sance de l'instant, est propre à l'homme occidental. Toutefois, même
pour le non-Occidental, même pour le « primitif », le don de la vie
ou de la survie par la médecine, par l'aide alimentaire, peut-être
même par la paix civile, est difficile à refuser. La « quantité de
vie » n'est pas, pour eux, une valeur en soi, mais elle peut être la
condition permissive de la qualité désirée. Durkheim note sans doute
avec raison : « Le seul fait expérimental qui démontre que la vie
est généralement bonne, c'est que la très grande généralité des
5
hommes la préfère à la mort . »
Les sociétés qui exaltent la mort sur les champs de bataille ou
magnifient le suicide ne font pas de la mort biologique, en tant que
telle, une valeur. Si la guerre est une fête et la mort au combat un
sort enviable, la vie joyeuse et insouciante est bonne à prendre. Le
projet occidental d'élimination de la mort est bon à prendre pourvu
qu'il ne remette pas en cause le sens ancien et traditionnel de la
vie. Malheureusement, il n'en est pas ainsi. Le projet occidental de
mort à la mort est radical et exclusif. Le combat de la vie pour la
vie est véritablement totalitaire et exige un abandon total des pra-
tiques sociales d'intégration du « négatif », mort, misère, malheur...
Leur perte de sens qui est la perte de sens de la culture tout entière
et sa réduction folklorique se fait naturellement et en douceur. Même
en Amazonie, les guerres tribales ont reculé. Si elles ont repris sur
les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée, ce n'est pas que la moder-
nité soit en recul, c'est que les « kiaps » chargés par l'Australie de
maintenir la paix blanche ont disparu avec l'indépendance. Si le

e
5. Emile DURKHEIM, De la division du travail social (2 éd.), Alcan, Paris, 1902,
p. 225.
L'occidentalisation comme déracinement planétaire 89

taux de suicide est encore plus fort au Japon que dans les autres
pays, il tend à se rapprocher de la moyenne mondiale. Le culte occi-
dental de la vie pour la vie, et son revers profane, qu'il n'y a pas
d'au-delà et que la mort n'a pas de sens, a pénétré absolument par-
tout et s'incruste de plus en plus profondément. Nietzsche avait très
bien perçu la signification de ce phénomène. « On a renoncé à la
6
grande vie lorsqu'on renonce à la guerre . »
Même si en fin de compte, ni la mort violente, ni la mort misé-
rable, ni la mort naturelle n'ont été éliminées, le spectacle de leur
éradication imaginaire et son commencement de mise en œuvre
réelle sont suffisamment impressionnants pour « piéger » les
sociétés non occidentales. Progressivement, le monde se désen-
chante pour elles, sans que la vie, si prolongée qu'elle soit, retrouve
aucune plénitude. Elle n'est que survie.
Il y a aussi une vérité tragique dans l'humanisme-universalisme
de l'Occident. L'affirmation que les valeurs de l'Occident, étant
« naturelles », sont celles de tout homme et de tous les hommes
devient vraie, sans que pour autant ces valeurs soient plus « natu-
relles ». Tout simplement, n'ont survécu et ne survivent que les
sociétés qui ont, au moins en partie, accepté ces valeurs-là. De ce
fait, l'histoire rétrodictive peut prétendre que ces valeurs étaient en
germe dans leurs cultures et que l'Occident n'a fait que leur révéler
à elles-mêmes leur vérité profonde.
Les anthropologues qui trouvent de la vie économique jusque
dans les sociétés les plus primitives et qui interprètent les relations
de réciprocité comme des échanges marchands embryonnaires
obéissant au calcul utilitaire ne font que fournir l'alibi théorique
de l'ethnocide concret.
Le véhicule de cette « conversion » ne peut être la violence
ouverte ou le pillage même déguisé en échange marchand « inégal »,
c'est le don. C'est en donnant que l'Occident acquiert le pouvoir et
le prestige qui engendrent la véritable déstructuration culturelle. Les
sociétés peuvent se défendre contre la violence et le pillage. Si elles

6. Cité en note dans Le Crépuscule des idoles (Introduction), Garnier-


Flammarion, Paris, 1985, p. 63.
90 L'occidentalisation du monde

ne sont pas détruites, elles peuvent résister et sont peu enclines à


abdiquer leur identité culturelle en faveur de celle de l'agresseur.
En revanche tout les prédispose à se présenter comme désarmées
et sans défense devant le don. On ne refuse pas la médecine qui
sauve la vie, le pain qui soulage la misère, l'objet inconnu et magique
qui séduit et dont on peut retirer du prestige dans sa propre culture.
Dans toutes les sociétés, le donateur acquiert du prestige et
devient créancier d'une dette de reconnaissance que rien ne peut
annuler. Le néo-colonialisme avec l'assistance technique et le don
humanitaire a fait beaucoup plus pour la déculturation que la colo-
nisation brutale.
Les économistes, avec leur machine à calculer à la place du cœur
et de la tête, raisonnant en petits épiciers, se sont sans doute pro-
fondément trompés en attribuant le sous-développement à la ponc-
tion des richesses. L'orgie sanguinaire des conquistadores, l'auri
sacra fames des aventuriers, phénomènes jamais vraiment dispa-
rus, encore présents dans la rapacité des firmes transnationales, dans
7
la violence des mercenaires ou les abus des experts , ne sont que
des « bavures », spectaculaires certes, mais à tout prendre tout à fait
secondaires dans le drame cosmique de la dynamique des sociétés.
Le dévouement sans limite des bâtisseurs d'empire, l'abnégation
des médecins sans frontières, la sollicitude des frères des hommes,
l'amour du prochain des missionnaires, la compétence solidaire des
techniciens, voire l'ardeur internationaliste et l'abnégation des révo-
lutionnaires professionnels sont les vrais acteurs du drame de la
déculturation.
Comment, devant cette avalanche de bonne volonté, refuser
d'abandonner ses pratiques contraires à l'hygiène, sa façon de pro-
duire inefficace et irrationnelle, ses croyances ancestrales, dès lors
que l'imaginaire, qui instituait leur monde comme le monde, est
mortellement blessé par la seule existence d'un autre monde ? Cet
autre monde est, en effet, radicalement différent des autres socié-
tés voisines. La coexistence conflictuelle des sociétés traditionnelles

7. Voire dans l'obsession collectionneuse des ethnologues, la collection est


aussi une « économie de collecte... ».
L'occidentalisation comme déracinement planétaire 91

ne portait pas atteinte à l'affirmation du privilège exclusif d'humanité


que chaque culture attribuait à ses membres. « On oublie, écrit
Claude Lévi-Strauss, qu'à ses propres yeux chacune des dizaines
ou des centaines de milliers de sociétés qui ont coexisté sur la terre
ou qui se sont succédé depuis que l'homme y a fait son apparition
s'est prévalue d'une certitude morale - semblable à celle que nous
pouvons nous-mêmes invoquer - pour proclamer qu'en elle - fût-elle
réduite à une petite bande nomade ou à un hameau perdu au cœur
des forêts - se condensaient tout le sens et la dignité dont est
8
susceptible la vie humaine . »
Ce solipsisme culturel qui n'excluait pas une certaine conscience,
voire reconnaissance de l'Autre, est fondamental pour assurer la
cohérence et la permanence de chaque culture. Il n'est plus possible
d'en maintenir la fiction dans le contact avec l'Occident. Celui-ci
est indestructible de fait. Son absorption imaginaire reste fragile et
doit être indéfiniment recommencée devant son insistance. Il se tient
hors d'atteinte et continue de donner sans rien accepter. Il s'approprie
le cas échéant, mais ne reconnaît aucune dette et n'entend recevoir
de leçon de personne.
Frappées au cœur, les sociétés non occidentales ne peuvent que
tourner à vide. La perte de sens qui les touche et les ronge comme
un cancer, progressivement, n'est pas une acculturation. Le simple
fait que l'Occident est là, présence inéliminable et inassimilable,
n'implique pas que l'on intègre ses ressorts et ses secrets. Cette pré-
sence, sans aucune violence physique, sans tentative de spoliation
et d'exploitation, est à elle seule cataclysmique. Le ver est dans le
fruit. Le vide créé par la perte de sens insidieuse et progressive
qu'engendre l'existence de l'Occident est comblé d'une certaine
façon par le sens occidental. Cette substitution n'est pas une accul-
turation car il ne s'agit pas de l'adoption des mythes de l'Occident
et de l'intégration de ses valeurs avec l'agressivité carnassière que
cela implique. Plus simplement, n'ayant plus d'yeux pour se voir,
de parole pour se dire, de bras pour agir, la société blessée adopte
le regard de l'Autre, se dit avec la parole de l'Autre, s'agit avec les

8. Claude LÉVI-STRAUSS, La Pensée sauvage. Plon, Paris, 1962, p. 329.


92 L'occidentalisation du monde

bras de l'Autre. Son monde est bien désenchanté. Le mot


désenchantement est à prendre ici à la lettre. Que lui reste-t-il quand
ses dieux sont morts, que ses mythes sont fables, que ses exploits
sont impuissants et inutiles ? La société non occidentale ne peut
plus que se découvrir dans une nudité insensée, telle que l'Occident
l'a décrétée : elle est misérable. Vouée à la mortalité infantile, à
une espérance de vie dérisoire, rongée par des parasitoses de toutes
sortes, elle ne possède que des techniques archaïques et ridicules,
qui lui donnent un PNB par tête infime. Elle ne voit plus dans ses
rites que des protubérances monstrueuses (cannibalisme, sacri-
fices humains...) engendrées par le délire de la misère et de l'obs-
curantisme. Cernée par les batteries de critères de l'organisation des
Nations unies, elle est vaincue. Elle s'avoue vaincue. Elle réclame
même à cor et à cri d'être classée parmi les moins avancées. Elle
n'est plus bonne qu'à la mendicité internationale.
Et tout cela sans colonisation, avant même que ses structures
productives aient été détruites par la concurrence des produits étran-
gers, avant même que ses « richesses » aient été pillées par les
conquistadores, les sociétés coloniales, les firmes transnationales.
Le sous-développement est en son essence ce regard, cette parole
d'Occident, ce jugement sur l'Autre, décrété misérable avant de
l'être, et le devenant parce que jugé ainsi irrévocablement. Le
sous-dévcloppcmcnt est une nomination occidentale.
Cette essence du sous-développement a été occultée par le fatras
des accessoires historiques, par l'infinie diversité des contingences,
par la subtilité des réactions. Même le Japon n'a pas échappé à ce
diktat. Il fut aussi, l'espace d'un court instant, il est vrai, un pays
misérable et barbare, où l'on tuait ses enfants à la naissance, ven-
dait ses filles pour survivre misérablement, et mettait un chapeau
claque avec un kimono...
Cette intériorisation du regard de l'Autre et de son jugement a
été universelle. On peut encore saisir ce vacillement de l'œil avec
les derniers « sauvages ». Les « grands hommes » de la forêt des
hauts plateaux de Nouvelle-Guinée deviennent les clochards (ras-
cals) des bidonvilles de Port Moresby. On peut fixer sur la pelli-
cule l'instant tragique où tout bascule, où un monde encore perçu
L'occidentalisation comme déracinement planétaire 93

comme le monde vire à la déchéance, par la disgrâce du dieu chrétien.


Cette « grande transformation » se lit sur l'allure physique des
intéressés : l'affaissement du corps, la tristesse du regard. Les popu-
lations d'athlètes splendides deviennent des dégénérés rongés par
l'alcoolisme et le vice... à moins de se ressaisir et de partir à la
conquête du monde en devenant plus occidentaux que les Occidentaux
s'il se peut...
Marcien Towa, philosophe camerounais, l'affirme franchement.
« Le secret de l'Europe, écrit-il. réside dans ce qui la différencie de
nous », donc il faut « se nier, mettre en question l'être même du
soi, et s'européaniser fondamentalement... nier notre être intime
pour devenir l'Autre... viser expressément à devenir comme l'Autre,
9
semblable à l'Autre, et par là, incolonisable par l'Autre ».
Et si l'Autre, tel un vampire, ne survit que par le sang de ses
victimes... La tentation est grande de se donner bonne conscience
et de sécher les sanglots de l'homme blanc, en constatant qu'en effet
le sous-développement n'est pas le résultat d'une spoliation ou d'un
problématique échange inégal. L'occidentalisation ramenée à son
noyau dur, l'économisation, est possible et engendrerait bien la
richesse qu'elle promet. Les nouveaux pays industriels montrent la
voie de cette nouvelle richesse des nations. Le sous-développement
n'est plus que le résultat contingent de la malchance, de la maladresse
et de la perversité. La machine occidentale innocente et efficace
s'offre en modèle permanent pour en sortir.
Notre analyse de l'insertion de l'économique dans la culture ne
permet pas de garder un tel optimisme. Les Aztèques pensaient
que la force du soleil se nourrissait des cœurs palpitants des vic-
times offertes en sacrifices ; sans doute avaient-ils raison ; la force
et la chaleur de l'empire avaient besoin de rituel. La machine sociale
que nous avons construite a besoin elle aussi de son contingent de
victimes. Contrairement à l'économisme critique (le marxisme ou

9. Marcien TOWA, Essai sur la problématique philosophique dans l'Afrique


actuelle, Éd. Clé, Yaoundé, 1971, p. 39-45 et 56. Cité par Abdou TOURÉ dans La
Civilisation quotidienne en Côte d'Ivoire, procès d'occidentalisation, Karthala,
Paris, 1981, p. 66 et 72.
94 L'occidentalisation du monde

le tiers-mondisme), le sacrifice des non-élus n'est pas produit par


l'accumulation illimitée dans une sorte de jeux à somme constante.
La mise hors jeu d'une part considérable des individus et des groupes
sociaux est nécessaire pour « économiciser » le social, et commencer
puis poursuivre une partie dans laquelle l'accroissement continu
de la somme détruit sa signification.

II. Les agents du déracinement

La perte du regard et de la parole ne va pas aussi sans celle des


bras. L'adoption du jugement de l'Autre entraîne l'adoption de l'ac-
tion qu'il conçoit. Jugée internationalement sous-développée et le
devenant chaque jour davantage, la société du tiers monde n'a d'autre
ressource que d'inscrire son action dans le cadre d'une stratégie de
développement. Conséquence nécessaire de l'autocolonisation, le
développement est donc bien la poursuite, le prolongement de la
colonisation. Il s'agit de détruire activement ce qui ne l'était que
passivement dans le choc de la perte de sens. L'expert hors culture
est ici l'agent par excellence de l'exécution du destin. Le « déve-
loppement économique, écrit de façon très révélatrice l'un d'eux,
d'un peuple sous-développé n'est pas compatible avec le maintien
de ses coutumes et mœurs traditionnelles. La rupture avec celles-ci
constitue une condition préalable au progrès économique. Ce qu'il
faut, c'est une révolution de la totalité des institutions et des com-
portements sociaux, culturels et religieux et, par conséquent, de l'at-
titude psychologique, de la philosophie et du style de vie. Ce qui
est requis s'apparente donc à une désorganisation sociale. Il faut
susciter le malheur et le mécontentement, en ce sens qu'il faut déve-
lopper les désirs au-delà de ce qui est disponible, à tout moment.
On peut objecter la souffrance et la dislocation que ce processus
entraînera ; elles semblent constituer le prix qu'il faut payer pour
10
le développement économique ».

10. J.-L. SATIE, The Economic Journal, vol. LXX, 1960, cité par Dominique
PERROT, Interculture, n° 95, avril 1987, p. 9.
L'occidentalisation comme déracinement planétaire 95

Raymond Barre ne démentira pas, qui affirme dogmatique-


ment dans son manuel : « L'inégalité des revenus est source
11
d'insatisfaction et, par là, source de progrès humain . »
Le déracinement analysé ci-dessus s'alimente entre autres par
le jeu de trois processus importants qu'il contribue à mettre en place :
l'industrialisation, l'urbanisation, le « nationalitarisme ». Ceux-ci
sont, d'une certaine façon, les trois volets du triptyque de la poli-
tique de développement.
L'ennui est que les conseilleurs, là aussi, ne sont pas les payeurs.
Ils n'offrent pas d'assurance en cas d'échec. Ne va-t-on pas tro-
quer la proie pour l'ombre ? Déstabiliser l'équilibre ancien pour ne
provoquer que l'imaginaire du développement et ne réaliser que la
clochardisation ?

L'industrialisation

L'industrialisation est la voie royale pour accéder aux délices


du niveau de vie de l'Occident et aux mirages de sa puissance. Elle
est universellement tentée quel qu'en soit le prix. Elle entraîne, bien
sûr, une destruction des formes économiques antérieures (artisanat,
communautés rurales). Or ces formes n'étaient pas des moyens
neutres de produire les biens de consommation, elles participaient
très profondément aux croyances et aux mythes fondateurs des
sociétés.
Un mimétisme technologique plus ou moins poussé découle
inévitablement de l'industrialisation. La standardisation des pro-
duits s'impose sous la pression du marché mondial, sinon par goût,
et la discipline des gestes de travail est mise en œuvre par la machine.
Toute la vie se trouve bouleversée par la raison industrielle : les
rythmes, les modes, les finalités.
Toute limitée, freinée, bloquée qu'elle soit, comme dans la plupart
des pays d'Afrique noire, une industrialisation minimale se produit
par « substitution d'habitudes de consommation ». Les produits et
les usages traditionnels s'en trouvent détruits de manière irréversible.

11. Cité par René BUREAU, op. cit.. p. 211.


96 L'occidentalisation du monde

La logique de l'usine s'impose dans toutes les sphères de la société :


dans les ateliers traditionnels, mais aussi dans les bureaux et
jusque dans la vie privée. Il n'y a pas d'alternative à ce processus
mimétique. Certes, le raccourci technologique ou l'industrialisation
« rampante » sont des voies différentes dans leurs moyens et leurs
résultats immédiats, mais l'objectif final est identique.
La réalisation de grands projets fondés sur l'adoption massive
de techniques de pointe aboutit à des échecs maintenant bien connus
et reconnus. La greffe technologique, dit-on, échoue, et le complexe
industriel inachevé rouille au milieu du paysage dévasté. Ces cathé-
drales du désert, ces éléphants blancs ne tournent au mieux qu'à
50 % de leur capacité de production à grands renforts d'experts
étrangers et de subventions. Alors que la société moderne vit aux
dépens de ses industries, les entreprises du tiers monde survivent
aux dépens de la société.
Les causes immédiates de ces échecs sont désormais admises.
La société technicienne n'est pas une vraie machine qu'on achète clé
en main. Les hommes, leurs croyances, leurs traditions, leurs com-
pétences sont des rouages indispensables au bon fonctionnement de
la machine et ils ne sont pas livrés avec elle en prêt-à-porter.
Le raccourci technologique est un leurre car la technique n'est
pas seulement la machine à laquelle elle a donné naissance, mais
l'ensemble des relations des hommes, des outils et de l'environne-
ment à l'occasion du procès de production et de consommation.
Tout doit aller de concert. Toute faille dans le circuit conduit à des
échecs. Ceux-ci sont donc innombrables, et leurs causes infiniment
diverses.
L'industrialisation rampante, plus modeste dans sa démarche,
fondée sur la vitalité de l'artisanat traditionnel ou de l'activité infor-
melle, utilisant des techniques plus appropriées, s'efforce de com-
bler le saut. Elle y réussit parfois, comme dans le cas des nouveaux
pays industriels, mais cette normalisation d'un processus non mimé-
tique est le lieu de nombreux paradoxes. Le but à atteindre est de
rejoindre la voie normale du développement par un embrayage tech-
nologique endogène, c'est-à-dire une remontée de la filière et une
complexification progressive du tissu industriel. Alors, on aboutirait
L'occidentalisation comme déracinement planétaire 91

12
à une « industrialisation de plein exercice » qui réalise le déve-
loppement c'est-à-dire le beau, le bon, le bien de la modernité. Ce
processus diffus et spontané, véritable réussite réactionnelle du déve-
loppement mimétique raté, deviendrait ainsi après coup une autre
stratégie de... développement.
Le passage de « l'ethno-industrialisation » (certains aiment à
désigner ainsi le secteur informel), de nature défensive, à une éco-
nomie agressive compétitive sur le plan international est particu-
lièrement délicate à réaliser. L'entrée dans la technopole
transnationale, qui se met en place en articulant tiers monde off-
shore et économies locales du Nord et du Sud, est de plus en plus
difficile. Surtout, la normalisation de la dynamique informelle
tend à détruire le lien social sur lequel elle repose. Elle introduit,
en effet, les ferments les plus destructeurs d'une modernité peut-être
dépassée. Par cela même, elle ronge la souche sociétale de la créativité
endogène.
Ainsi, même si elle connaît une certaine réussite, cette indus-
trialisation-là est guettée aussi par le mimétisme déculturant.
L'impossibilité de l'occidentalisation n'est pas ici ontologique, elle
est purement historique.

L'urbanisation

Bagdad, Le Caire, Kyoto, Han k'ou étaient des cités énormes


quand Londres et Paris n'étaient encore que des bourgades, et New
York une forêt vierge. Si la ville est un phénomène ancien, et pas
spécifiquement occidental, l'urbanisation est une évolution récente
mais aussi irrésistible que l'industrialisation. Celle-ci la suscite, la
crise l'aggrave. La croissance démographique, le système politique,
les stratégies économiques, les catastrophes naturelles, le système
éducatif, les télécommunications et les mirages des vitrines, tout
concourt à accélérer le processus. Quand la richesse naturelle le
permet (mines ou pétrole), les villes se développent et vivent de

12. Expression de Pierre JUDET (voir « Industrialisation rampante et diffuse


dans les PED », Tiers monde, n° 118, avril-juin 1989).
98 L'occidentalisation du monde

l'exploitation de cette richesse, et en parasites sur le surplus. Quand


la richesse est absente et que l'administration constitue la princi-
pale industrie du pays, l'urbanisation se développe encore. La bureau-
cratie coloniale avait fondé des villes de commandement,
l'indépendance politique accentue le processus de bureaucratisa-
tion. Le nombre de fonctionnaires au Sénégal quelques années après
l'indépendance était dix fois le nombre des anciens administrateurs
de l'AOF tout entière !
e
Pour le meilleur et pour le pire, depuis la fin du xx siècle, le
tiers monde vit sinon en ville, du moins en bidonville. L'essentiel
de la population mondiale se concentre dans d'immenses banlieues
plus ou moins sauvages. Le processus est le fruit de la crise socié-
tale et de la perte d'identité culturelle. Mais à son tour, il aggrave
de manière évidente le déracinement et provoque une rupture avec
la souche culturelle campagnarde. L'organisation urbaine, très lar-
gement calquée sur un modèle transnational, détruit le rapport ancien
à l'espace. Les HLM algériens ne sont pas conçus pour la famille
coutumière, avec sa dimension élargie et ses pratiques, mais pour
des couples vivant à l'européenne. « Cet habitat, notent G. Massiah
et J.-F. Tribillon, doit contribuer à casser les solidarités tradition-
nelles qui unissent encore, par les familles élargies, les individus à
l'ensemble de la population. En lançant ses premiers immeubles
collectifs à Dakar, la Société immobilière du Cap-Vert - construc-
teur public sénégalais dont le financement était assuré par la
Caisse centrale de coopération économique française - avançait
l'argument publicitaire suivant : "Avec des appartements à l'euro-
péenne, vous pourrez refuser de recevoir à demeure les parents qui
13
débarquent ." »
La forme très particulière que prend l'urbanisation contempo-
raine accroît encore la déculturation. La banlieue est le degré zéro
de l'habitat citadin ; quant au bidonville, il se situe carrément en
négatif. Le logement suburbain se réduit à une pure fonction. Il n'y
a dans le paysage ni centre, ni repères, ni signes pour marquer

13. Gustave MASSIAH et Jean-François TRIBILLON. Villes en développement,


coll. « Cahiers libres », La Découverte, Paris, 1988.
L'occidentalisation comme déracinement planétaire 99

l'identité et éduquer l'âme à la beauté ou au plaisir. Espace froid,


voire espace-poubelle, les couronnes urbaines se mesurent en temps
de transport, en obstacle/séparation des lieux symboliques du cœur
de la polis. L'enfant des zones, sauf exceptions heureuses, ne connaît
de l'espace civilisé que les paysages les plus dénaturés où la laideur
le dispute au rebut, l'insécurité à l'insanité.
Les bidonvilles transposent le déracinement et la déréliction des
banlieues des villes industrielles d'Occident à une échelle supé-
rieure. Ne disposant ni de voirie, ni d'eau courante, ni d'électricité
(au moins officiellement), ces caricatures de ville n'ont pas d'exis-
tence légale. Excroissances monstrueuses et parasitaires, ces zones
seraient des enfers vivants, si la vitalité de leurs occupants non tota-
lement déculturés ne les avaient transformées en des laboratoires
d'une nouvelle socialité.
L'industrialisation et l'urbanisation se sont produites aussi, et
d'abord, dans les pays « occidentaux » avec des effets identiques.
Pourtant, les paysans des zones « arriérées » d'Europe, qui ont quitté
la misère et l'étouffement du milieu étroit traditionnel pour les
grandes villes ou les États-Unis, n'ont pas eu un immense regret
pour la perte de leur « identité » culturelle. Avec de meilleurs reve-
nus, ils se sont acheté un passeport de citoyen du monde. Pour la
plupart, les mirages de la ville ou de l'Amérique ont été (au moins
à la génération suivante) de véritables miracles. La modernité a
même fini par pénétrer les campagnes elles-mêmes, désormais
presque vides, et par y introduire les normes du confort moderne
anonymes, uniformes et aseptisées. L'accès à la modernité a été la
fin des cultures et le triomphe de la civilisation.
Parfois, les cultures ancestrales ont été spontanément abandon-
nées, parfois il a fallu que la concurrence économique ou l'État cen-
tralisateur et civilisateur les détruisent de haute lutte.
Les victimes de cette modernisation volontaire ou forcée ont été,
somme toute, assez peu nombreuses dans les pays développés, et
n'ont pu faire entendre leur voix, en tout cas. Si bien que l'idée
s'est imposée, sur la base d'un vécu massif, que le développement
était un substitut très positif de la culture. L'identité culturelle est
remplacée par le PNB par tête et l'accès massif à la consommation.
100 L'occidentalisation du monde

Les rituels du gadget jetable remplacent le folklore. La culture


est devenue au fond synonyme de retard, d'arriération. La concep-
tion du développement qui s'est répandue et imposée dans le tiers
monde a été celle d'une nécessaire substitution, à la culture tradi-
tionnelle, de l'industrialisation. Celle-ci était censée avoir les mêmes
effets « civilisateurs » que dans les pays anciennement développés,
c'est-à-dire engendrer un usage de la marchandise qui remplisse la
vie et gave les citoyens d'un bien-être euphorisant. Cependant, très
vite, il est apparu que l'industrialisation mimétique avait bien des
effets destructeurs sur les cultures traditionnelles mais n'apportait
pas, ipso facto, une réponse complète aux problèmes de l'existence
sociale. Les technocrates du tiers monde ont d'abord pensé que ce
vide serait comblé avec le temps. Toutefois, le temps passant, le vide
s'est accru, en général, de l'impuissance d'un développement arti-
ficiel et non compétitif à canaliser les énergies et les désirs et à
tenir lieu de culture. On a alors pensé à utiliser les restes, les survi-
vances de la culture antérieure et à faire coexister projet industria-
liste et modernisateur avec identité culturelle ; cela a donné lieu à
de nombreuses expériences d'authenticité, de négritude, d'arabité,
d'islamisation... Lorsque le projet industriel n'a pas réduit la « dimen-
sion culturelle » à des formules purement incantatoires et vides de
sens, la coexistence conflictuelle des deux composants du mélange
a pu dégénérer en explosion comme dans le cas du génocide khmer.

Le « nationalitarisme »

L'ordre national-étatique s'est imposé à l'échelle mondiale


comme forme exclusive du politique. La personnalité juridique dans
la communauté internationale n'étant reconnue qu'aux États de type
moderne, seules les nations qui se sont dotées des signes de l'ordre
étatique peuvent faire partie de la société des nations, dont l'ONU
constitue la forme institutionnalisée. Tout groupe ou groupement
humain, accidentel ou rassemblé par une identité profonde, tente
d'obtenir ce statut... La décolonisation a vu surgir une pléthore
d'États nouveaux dont les frontières résultent des découpages plus
qu'arbitraires du partage colonial. Ces États, souvent artificiels, du
L'occidentalisation comme déracinement planétaire 101

tiers monde tentent d'imposer à leurs « néo-citoyens » une identité


nationale abstraite et vide. Ce faisant, ils luttent avec un acharne-
ment digne d'une meilleure cause contre les identités culturelles
des ethnies concrètes.
L'une des plus belles réussites de l'occidentalisation, en effet,
a été la diffusion des instruments de pouvoir. Castoriadis le note
très pertinemment : « Les techniques du pouvoir, c'est-à-dire les
techniques d'abrutissement collectif - il y a un haut-parleur dans
tous les villages qui diffuse le discours du chef, il y a une télévision
qui donne les mêmes nouvelles, etc. Ces techniques se diffusent
avec la vitesse du feu dans la prairie, et ont envahi toute la terre ;
tout de suite cela s'est répandu partout. N'importe quel caporal dans
n'importe quel pays du tiers monde sait manier les jeeps, les
mitraillettes, les hommes, la télévision, les discours et les mots
"socialisme", "démocratie" et "révolution". Cela, nous le leur avons
donné, appris de façon très généreuse. Ce qui est relativement peu
diffusé, c'est précisément l'autre composante de notre société,
c'est-à-dire les valeurs émancipatrices, démocratiques, de libre
14
recherche, de libre examen, etc. . »
Si la civilisation se réduit à la police et à l'armée, l'universalité
est d'ores et déjà réalisée... Les guerres dans le tiers monde de ces
quarante dernières années ont fait déjà plus de morts que la Seconde
Guerre mondiale.
Redoutablement efficace pour susciter des luttes fratricides à
l'occasion d'un match de football ou pour se disputer quelques
pouces de désert, le nationalitarisme échoue à donner un sens à un
projet collectif autonome. Hors de l'Occident, l'État reste à côté
de la société. Il s'efforce de la détruire ou de la corrompre, il échoue
à s'y fondre. Le désenchantement national" transforme les sociétés
du tiers monde en sociétés du vide.
Dépossédés de leur socialité authentique, et donc de la connais-
sance de leur réalité, les peuples du tiers monde ne se reconnaissent

14. Cornélius CASTORIADIS, De l'utilité de la connaissance, op. cit., p. 108.


15. Hélé BEJI, Désenchantement national. Essai sur la décolonisation, Maspero,
Paris, 1982.
102 L'occidentalisation du monde

pas dans les nouveaux rapports politiques, juridiques, administra-


tifs issus des indépendances. Les gouvernements sont voués à un
mimétisme qui frise la caricature et le grotesque. Quand ils s'y livrent
d'eux-mêmes, la méconnaissance de l'original donne lieu à des qui-
proquos plaisants ou sinistres, qu'une partie de l'élite cultivée et les
Européens tournent en ridicule. Pour éviter ces « erreurs », on fait
appel à grands frais à des experts occidentaux qui, même avec la
meilleure bonne volonté du monde, font ce qu'ils savent faire et
qu'ils ont toujours fait par la force des choses, sans pouvoir ni savoir
prendre en compte la différence du contexte, si tant est qu'ils en
aient pris conscience.
Ainsi, l'Afrique de l'Ouest subsaharienne s'est dotée du plus
bel ensemble d'institutions françaises concevables : constitutions,
codes civils, règlements d'urbanisme, système de crédit, organi-
sations pédagogiques, etc. Bien sûr, tout cela est tout aussi inadapté
et absurde que les chasse-neige soviétiques de Conakry, brocar-
dés naguère par les experts français en mimétisme. Bujumbura a
été dotée d'un schéma français d'aménagement et d'urbanisme,
alors qu'il n'y a ni préfet, ni ingénieur de l'équipement, ni urba-
niste. La Côte-d'Ivoire a recopié dans les années soixante le décret
français du 31 décembre 1958 sur les plans d'urbanisme avec toutes
les servitudes issues de l'histoire de l'urbanisation française. On
pourrait ainsi multiplier les exemples jusque dans les plus petits
détails.
Sans doute, la forme nationale-étatique n'est pas un trait essen-
tiel de la machine occidentale. En tant que mécanisme atemporel
et aspatial, l'Occident n'a pas de lien fondamental avec l'organisa-
tion étatique sous la forme nationale. Il préexiste, nous l'avons vu,
sous la forme sociale complexe d'une chrétienté faite d'un enche-
vêtrement indescriptible d'allégeances et d'identités. Il s'organise
peut-être en technopole transnationale en laissant une grande béance
là où se tenait le politique.
Toutefois, la forme nationale-étatique a été pour l'Europe le
compromis sociétal de la modernité. Incapable de régir le monde en
tant que tel et de le dominer dans l'inorganisation, l'Occident s'est
épanoui sous la forme d'une matrice du lien social tout à la fois
L'occidentalisation comme déracinement planétaire 103

abstraite et réaliste. Le contrat social, les droits de l'homme concer-


nent l'homme en général, le citoyen du monde, mais l'Europe
concrète s'est trouvée une identité spécifique dans l'appropriation
particulière de ce projet universel : d'où une prolifération d'Etats
organisés à peu près sur le même modèle. L'abstraction de ce type
de socialité se manifeste par la montée des agents fonctionnels : la
bureaucratie. La bureaucratisation qui est le pendant de la techno-
cratisation dans l'économie, et qui finit par osmose et symbiose
par fusionner avec elle, participe au déracinement des sociétés
traditionnelles.
Ces trois processus, industrialisation, urbanisation, nationalita-
risme, contribuent à une monstrueuse clochardisation du tiers monde,
véritable phénomène de « décivilisation ». Les valeurs et les raisons
de vivre des populations sont niées. Les rapports des hommes au
monde et les rapports des individus entre eux (en particulier entre
les sexes) sont bouleversés, ils deviennent de plus en plus abstraits,
sans substance, mécaniques et fonctionnels. La promesse de
l'Occident, celle de la richesse et de la fraternité, devient concrète-
ment l'indigence, le déracinement, la déréliction, et cela non pas à
titre transitoire, mais de façon toujours plus définitive.

Occidentalisation, modernisation et développement

L'intériorisation du regard de l'Autre engendre dans les socié-


tés non occidentales la nécessité d'une stratégie de développe-
ment. Il s'agit d'une certaine façon d'une occidentalisation planifiée.
Cette entreprise a commencé bien avant que le mot même de déve-
loppement soit à la mode. Elle remonte aux premiers jours de l'idéo-
logie du progrès et des Lumières. Elle s'appelle aussi modernisation.
On sait que la modernité est un projet global qui fait à l'écono-
mie une large place, tandis que le développement n'est pas seule-
ment une politique économique mais une réforme de toute la société.
Le progrès est au cœur de tous ces projets synonymes. L'objectif
est purement mimétique. Il n'est donc jamais atteint. Les pays déve-
loppés sont eux-mêmes touchés par l'obsession de la modernisa-
tion. Par un effet de feed-back, la course au développement des pays
104 L'occidentalisation du monde

du tiers monde renforce encore la poursuite compulsionnelle d'un


impossible rattrapage dans une mimésis généralisée.
Dès que l'Occident a posé le Progrès comme pierre angulaire
de la modernité, tous les pays victimes de sa présence et d'abord
ceux du voisinage proche se sont trouvés atteints par le mal incu-
rable du retard. 11 en est ainsi de la patrie par excellence du retard,
la Russie. Depuis Pierre le Grand, sinon Ivan IV le Terrible, l'élite
russe est obsédée par sa différence avec l'Occident occidental et
s'efforce de l'annuler par tous les moyens. Comme dans le « cargo
cuit », la mimésis porte d'abord sur les signes extérieurs de la moder-
nité. Coupons nos barbes et raccourcissons nos habits, dit Pierre le
Grand, et nous serons puissants et riches comme les Européens. Et
comme sans cela nous sommes condamnés à périr, quiconque ne
se pliera pas à l'oukase sera puni de mort. Construisons des trac-
teurs, dira Staline, et nous rattraperons les Anglais et les Américains,
sinon nous serons battus. Et nous ne le voulons pas. Aussi, quiconque
ne se pliera pas à l'oukase sera puni de mort.
Qu'est-ce que le projet de Khrouchtchev, celui de Gorbatchev,
sinon la poursuite du programme de la mise en modernité de l'Union
soviétique ?
Le déracinement a été ici planifié, la déculturation programmée
tout au long des plans quinquennaux. L'Occident n'a pas colonisé,
ni pillé, ni détruit les croyances, les coutumes, les mœurs, les œuvres.
Qu'importe ! Les Soviétiques seront leurs propres conquistadores.
Les églises et les couvents seront rasés, les villages seront brûlés,
les populations déportées, les paysans, c'est-à-dire le peuple, exter-
minés et remplacés par des hommes nouveaux sans racines, sans
liens avec le sol, le paysage, la nature, l'environnement. La fin des
e
terroirs, que la III République a réalisée en France patiemment et
en douceur, sera précipitée avec une brutalité sans précédent.
Ce terrorisme stupide consterna l'Occident lui-même car il
était fait sans discernement et sans distinction. Ceaucescu a détruit
les plus vieilles églises de Bucarest et remplacé la beauté et les
charmes des repères anciens où se reconnaît un peuple par l'ano-
nymat d'artères bétonnées, et d'ailleurs mal construites, vouées
au délabrement prématuré. Il se préparait à raser plusieurs milliers
L'occidentalisation comme déracinement planétaire 105

de villages de Transylvanie, à la consternation même des pays


16
« frères » impuissants , quand il a fini par succomber sous le poids
de ses excès.
Contaminé par la proximité, l'Empire ottoman, à son tour, fut
e
atteint par l'obsession du retard. Dès le xviii siècle, les sultans
progressistes ont entrepris la modernisation de la Turquie. Kemal
Atatürk, avec la même énergie que Pierre le Grand a poursuivi une
occidentalisation accélérée. Le programme de déculturation est radi-
cal. Tout y passe, l'écriture, la musique, les barbes, la coiffure, les
17
vêtements .
Ce terrorisme grotesque exercé sur une population par ses élites
mêmes est voué à une impasse tragique. Il y a de la double contrainte
(le fameux double bind de l'école de Palo Alto), un double impéra-
tif impossible dans ce programme. Il faut se moderniser pour sur-
vivre, mais il faut se détruire pour se moderniser. Cette dénaturation
exigée pour être entraîne une véritable schizophrénie collective.
Celle-ci se retrouve dans tous les tiers mondes, et plus particu-
lièrement dans les sociétés qui ont lutté contre le pouvoir colonial
pour défendre leur droit à l'existence et qui utilisent les structures
militaires de leur lutte pour leur identité pour détruire cette identité,
au nom de la bataille pour la production.
Bien évidemment, seuls les non-Occidentaux assez sages pour
avoir pu et avoir su rester eux-mêmes ont réussi à affronter victo-
rieusement le défi de la modernisation. Cette manière d'aborder
l'obstacle ne le détruit pas, mais il préserve provisoirement le
sujet.
Les pays d'Occident ne sont pas exempts à leur tour de l'ob-
session du retard. Dans une course sans but, ou dont le but recule
au fur et à mesure que l'on avance, nul n'est jamais parvenu au terme
de l'effort. Comme les épreuves sont en outre nombreuses, personne

16. La protestation contre les destructions de l'identité roumaine avait été


plutôt molle, peut-être tout simplement parce que ce projet d'agro-ville n'était
qu'un cas extrême du fonctionnement normal de la machine.
17. Voir Cengiz AKTAR, L'Occidentalisation de la Turquie. Essai critique.
L'Harmattan, Paris. 1985.
106 L'occidentalisation du monde

n'est premier en tout. Le serait-il que la fragilité de sa victoire lui


e
impose de consolider son avance. Déjà au XVIII siècle, la France
est obsédée par son retard vis-à-vis de l'Angleterre. Celle-ci l'avait
e e
été au XVII par rapport aux Pays-Bas. L'Allemagne le sera au XIX ,
e
et l'ensemble du monde au XX . Le retard est partout présent comme
réalité ou comme menace. Chaque nation, chaque entreprise, chaque
région, chaque commune, chaque individu doit se battre, mobiliser
ses énergies, investir son épargne, calculer ses choix, soupeser les
risques, bander ses efforts pour maintenir ses positions, creuser ses
écarts, rattraper son retard ou plus simplement freiner son déclin.
Il n'est pas question de viser la joie naïve et saine d'une victoire.
Savourer, c'est s'arrêter, se reposer, c'est renoncer à la lutte et se
condamner d'avance. Cette impitoyable nécessité ne débouche
que sur la survie (et la jouissance furtive de la lutte pour les tem-
péraments agressifs).
La mimésis est la seule loi. L'angoisse vient de ce qu'il n'y a
pas plus de modèle que de terme à la course. Que produire, qu'in-
venter, que consommer, que croire ? La même chose que les autres
mais plus et mieux, et moins cher. Le leader ne peut donc échapper
au vertige qu'il entretient chez ses rivaux. Jeux fascinants ?
Incontestablement, comme peuvent fasciner l'absurde, le néant et
la mort. Mais ce jeu morbide est aux antipodes de l'humanité fra-
ternelle que l'Occident annonce dans son universalisme humaniste.
La seule ludicité qu'il propose est loin de l'innocence joyeuse de
l'âge d'or, c'est la jouissance perverse du sado-masochiste. La seule
universalité qu'il propose est celle des cimetières. Quoi d'étonnant
si beaucoup lui ont trouvé un parfum de mort !

On a vu ce qui constitue, selon nous, la spécificité de l'Occident.


On voit les conséquences de son fonctionnement en acte dans le pro-
cessus de l'occidentalisation du monde et par quels moyens se réa-
lise ce « déracinement » planétaire. Avant de voir les limites du
processus, il n'est peut-être pas inutile de souligner la spécificité
du rapport interculturel engendré par l'occidentalisation par rapport
aux formes antérieures de « domination » culturelle. Si l'impéria-
lisme occidental n'est ni le seul ni le plus brutal des impérialismes
L'occidentalisation comme déracinement planétaire 107

de l'histoire, « l'invasion culturelle » de l'Occident n'est pas un cas


unique d'influence interculturelle asymétrique : il y a de nombreux
exemples historiques, avec ou sans domination politique, voire avec
domination politique en sens contraire. On connaît l'exemple clas-
sique de la Grèce vaincue donnant des lois à son vainqueur, Rome,
laquelle a répandu la culture gréco-latine dans le monde connu, et
en particulier en Gaule. Il y a le cas de la séduction du Japon par la
culture chinoise, celui de l'imposition de la culture arabo-musul-
mane jusqu'en Espagne, et bien d'autres. Dans tous ces cas, il y a
une forte dose de déculturation, au sens que nous avons donné à ce
terme, pour les victimes (du viol ou de la séduction). La singularité
de l'occidentalisation tient à la spécificité de l'Occident comme
culture-anticulture. Dans tous les cas précédents, la déculturation
est suivie d'une acculturation réussie. La perte de la culture origi-
nelle est compensée par l'acquisition de la nouvelle culture. A aucun
moment, il n'y a perte de l'identité culturelle. Celle-ci se transforme
et change. Il peut y avoir une crise de transition et un certain malaise,
mais on ne rencontre pas ce vide, cette perte de sens, source de la
seule misère vraiment intolérable. Paradoxalement, l'Occident est
à la fois la seule « culture » qui se soit vraiment mondialisée, avec
une force, une profondeur et une rapidité jamais rencontrées, et, en
même temps, la seule « culture » dominante qui échoue à assimiler
vraiment non seulement les allogènes, mais ses propres membres.
La raison de ce paradoxe nous est maintenant familière. Son uni-
versalité est négative. Son prodigieux succès est dans le déchaîne-
ment mimétique de modes et de pratiques déculturantes. Il universalise
la perte de sens et la société du vide.
4

Les limites de l'occidentalisation du monde

« Nous avons vu de nos jours conclure


un contrat social entre personnes se trouvant
dans l'état de nature - bellum omnium contra
omnes. Ces personnes, c'étaient les puissances
du monde, ce contrat, c'était la Société des
Nations. Et ce corps artificiel s'est dissocié
parce qu'il ne s'y trouvait point de pouvoir
secouru par un droit transcendant auquel les
droits des parties ne fussent pas opposables. »

1
Bertrand DE JOUVENEL .

Les déchirures du monde contemporain sont d'autant plus


choquantes que le schéma d'une unité essentielle de l'humanité
est plus que jamais inscrit dans notre imaginaire. La conviction en
cette unité se renforce de l'existence de plus en plus manifeste d'un
modèle culturel transnational qui uniformise la vie à l'échelle pla-
nétaire dans tous ses aspects. Les limites, pourtant non moins visibles,
de cette unité tiendraient soit à la superficialité de la dimension
culturelle ou à l'absence d'inscription en profondeur du modèle

1. Bertrand DEJOUVENEL, DU pouvoir (1" éd. 1945). coll. « Pluriel ». Hachette.


1972, p. 90.
Les limites de l'occidentalisation du monde 109

occidental, soit encore à l'échec de l'occidentalisation du niveau


de vie et aux résistances des sociétés périphériques pourtant largement
déculturées.
Cette pluralité de la saisie des causes et des aspects de la diver-
sité et de la division du monde tient à l'ambiguïté sémantique fon-
damentale et irrémédiable du terme culture en Occident.
L'occidentalisation est d'abord une gigantesque mise en scène éco-
nomique mondiale, même si le résultat le plus spectaculaire est l'uni-
formisation des modes et des modèles plus que l'obtention de
véritables moyens de s'y conformer. On comprend dès lors
l'extraordinaire complexité des enjeux culturels.
Si l'occidentalisation du monde est en train d'échouer, ce n'est
pas parce que les émetteurs d'information ne sont pas assez puis-
sants, mais plus simplement parce que, d'une part, « la base de la
culture », l'économie, ne suit pas et que, d'autre part, le « système
sociétal » qui porte le projet est en voie de décomposition. Le
développement n'est pas un modèle généralisable ; il s'agit bien
plutôt d'un instrument de domination du monde dont la dyna-
mique complexe accroît toujours, ou recrée, des déchirures dans
« l'infrastructure », pour autant que celle-ci ne tire son sens que du
spectaculaire système de pouvoir qui l'accompagne. La crise du
développement est nécessairement une crise culturelle. Les déçus,
les floués du mythe se tournent vers des formes agressives d'affir-
mation culturelle, reconstruites comme anti-occidentales.
Ces recherches d'authenticité culturelle vont des mascarades
idéologiques du Zaïre au tragique ethno-suicide du Kampuchéa.
L'incontestable réussite du Japon, hier, et celle plus probléma-
tique de certains NPI, aujourd'hui, semblent témoigner soit d'une
occidentalisation réussie, soit du sauvetage de l'identité culturelle,
et finalement des deux... Ces expériences sont d'heureuses excep-
tions qui confirment malheureusement la règle. Elles sont liées à un
contexte géo-socio-historique bien particulier. Elles prouvent peut-être
que rester soi-même est en tout cas la condition nécessaire à la réus-
site de la « mutation industrielle ». L'endogénéisation de l'innova-
tion technique et de la consommation, liée à une acculturation
positive, est la base d'une réussite qui reste agressive, conquérante,
110 L'occidentalisation du monde

et par là même exceptionnelle. L'universalisation de l'attitude hégé-


monique ne peut engendrer un ordre mais bien un chaos : l'état de
bellum omnium contra omnes. La réduction de l'agression généra-
lisée en concurrence pacifique profitable à tous, suivant le grand
mythe libéral, supposerait que l'hypothèse de l'harmonie des inté-
rêts soit prouvée, ce qui est loin d'être le cas, et que la recherche de
la richesse soit une fin en soi sans lien avec la volonté de puissance
et la lutte pour le pouvoir, ce que l'observation immédiate dément.
L'échec des politiques d'authenticité et de retour aux sources
culturelles ne doit pas faire illusion sur l'échec probable de l'occi-
dentalisation ni masquer, en tout cas, les limites de ce processus.
Cet échec ou ces limites sont doubles ; ils tiennent pour partie
aux contradictions mêmes du projet occidental et trouvent leur source
en son sein. Ils tiennent, par ailleurs, à la décomposition de la forme
de liaison sociétale dans laquelle s'est épanouie la modernité :
l'État-nation. Le premier aspect de l'échec de l'occidentalisation se
manifeste dans la faillite du développement économique du tiers
monde. Le développement économique, en effet, constitue la base
du projet de la modernité ; il intègre la conception démiurgique et
prométhéenne de l'Occident avec ses mythes du progrès, de la science
et de la technique. Le deuxième aspect de l'échec de l'occidentali-
sation se manifeste par la disparition d'un espace social où puisse
s'accrocher le processus d'occidentalisation.

I. L'échec du développement

Lorsque Ahmed le Doré, sultan de Marrakech, tout fier de son


nouveau palais couvert de marbre et d'or, surnommé El-Bedi (« la
merveille »), le fit visiter à son bouffon et qu'il demanda à celui-ci
ce qu'il en pensait, il s'entendit répondre : « Quand il sera démoli,
il fera un gros tas de terre. » Moins d'un siècle plus tard, la dynas-
tie saadienne était remplacée par les Alaouites, et Moulay Ismaïl
réalisait la prédiction...
Si les princes de ce monde avaient gardé suffisamment d'humour
pour avoir des bouffons, ceux-ci pourraient être tentés de dire devant
Les limites de l'occidentalisation du monde 111

le spectacle de l'industrialisation du tiers monde : « Ça fera un


gros tas de ferraille. »
L'occidentalisation n'est, d'une certaine façon, que « l'habillage »
culturel de l'industrialisation, mais l'occidentalisation du tiers monde
est d'abord une déculturation, c'est-à-dire une destruction pure et
simple des structures économiques, sociales et mentales tradition-
nelles, pour n'être remplacée à terme que par un gros tas de ferraille
destiné à la rouille. L'impasse industrielle mène directement à l'im-
passe sociétale. Les deux échecs n'en feraient d'ailleurs qu'un : le
rejet de la greffe « occidentalisation ».
L'expérience nous permet de constater que l'industrialisation,
quels que soient les jugements de valeur que l'on peut, par ailleurs,
porter sur elle, a un rôle extraordinairement destructeur face à la
société et la socialité traditionnelles. Le constat minimal qui peut
faire unanimité est qu'elle bouleverse les modes de vie et les façons
de penser.
A partir de là, le jugement qu'on portera sur elle dépendra des
options théoriques et philosophiques adoptées. Si l'on pense que
l'industrialisation n'est que l'intégration du progrès technique, et
que celui-ci n'est qu'un moyen d'accroître la productivité du tra-
vail humain, le développement, sous la forme de l'industrialisation
2
massive, est le « point de passage obligatoire » de toute société
désireuse d'améliorer le sort de ses membres. Les aspects positifs
de ce développement-industrialisation seront nécessairement
supérieurs aux aspects négatifs. Les méfaits déplorés par certains
d'une inévitable déculturation seront largement compensés par les
avantages matériels du développement économique. L'Algérie offi-
cielle des années 1970, par exemple, semblait bien avoir fait clai-
rement « le choix industriel ». L'industrialisation était définie dans
une brochure du ministère de l'Information comme : « Un ensemble
de techniques modernes mettant en œuvre des machines dont le
résultat est de permettre l'accroissement de la production et la baisse

2. G. DESTANNE DE BERNIS, « De l'existence de points de passage obligatoires


pour une politique de développement », Cahiers de l'ISMEA, série F, n° 29, Paris,
février 1983, Ya-t-il un modèle obligé de développement ?
112 L'occidentalisation du monde

du coût humain. » D'autre part, selon la même brochure : « On


peut dire que l'industrialisation est la condition sine qua non du
3
développement . » Les choix implicites présupposés par ces textes
sont clairs. La technique est posée comme un pur moyen, neutre,
inscrit dans les virtualités du donné naturel de l'homme et permet-
tant une maîtrise croissante de la nature. Le naturalisme et l'uni-
versalisme virtuels de la technique ramènent le sous-développement
au refus pervers de l'utilisation des moyens disponibles d'en sortir,
dans un contexte fortement évolutionniste.
Il est assez évident que, quels que soient les doutes que l'on peut
avoir sur le bien-fondé d'une telle position, doutes renforcés par
les limites, impasses, échecs de la « stratégie industrielle », il est
impossible de l'ébranler sérieusement si l'on ne remet pas en
cause les présupposés sur lesquels elle repose.
Le « choix industriel » repose non seulement sur la volonté de
bâtir l'usine et de la faire tourner, mais encore sur l'espoir qu'elle
fonctionnera comme maison de la culture ! La déculturation inévi-
table, voire nécessaire, due aux transformations économiques ne
laisserait pas derrière elle un désert ; ou plutôt celui-ci serait
immédiatement fécondé. L'acculturation serait cet accès à une nou-
velle culture, une culture de l'industrialisation, de la technique et
du développement, bref une culture du même type que celle qui
règne dans les autres lieux où l'industrialisation et le développe-
ment ont triomphé. On se propose de gagner le pari d'une réussite
de l'occidentalisation de la société. Quelle que soit, en effet, l'im-
portance des traits spécifiques hérités du passé que l'on désire pré-
server, c'est bien de cela qu'il s'agit, même si les moyens utilisés
aujourd'hui diffèrent de ceux utilisés naguère par Pierre le Grand
ou Kemal Atatürk.
Ce pari, on le sent, repose sur l'idée que l'Occident est une
culture comparable aux autres, supérieure peut-être, mais de
même nature. Nous avons vu ce qu'il fallait en penser.
Ce qui est proposé aux populations du tiers monde en rempla-
cement de leur identité culturelle perdue consiste en une identité

3. Le Choix industriel de l'Algérie, éd. SNED, 1975, p. 2 et 3.


Les limites de l'occidentalisation du monde 113

nationale absurde et une appartenance fallacieuse à une commu-


nauté universelle. La première est absurde théoriquement et prati-
quement. Théoriquement, car la nation n'a pas de sens dans une
communauté universelle, pratiquement, car les nations créées par
l'Occident ne correspondent à aucune maturation locale. La seconde
est fallacieuse car le statut d'homme, ironiquement réduit à une abs-
traction, est vidé de tout contenu par la seule différenciation main-
tenue, créée et exacerbée, celle de la quantité des richesses disponibles.
Ni citoyen du monde à part entière, car le suffrage est censitaire, ni
membre d'un clan ou d'une ethnie, puisque tout cela a été détruit,
ni national d'aucun État authentique, car la politique « nationali-
taire » des États, nés artificiellement de la décolonisation, n'a d'autre
racine à offrir qu'un mimétisme généralisé, « l'occidentalisé » du
tiers monde est un clochard.
Occidentalisé, l'homme du « Sud » l'est par ses désirs, ses
références imaginaires, la prégnance de la ville et des modèles de
consommation du Centre sur sa quotidienneté. Clochard, il l'est par
sa réalité concrète, son déracinement profond, son niveau de vie
misérable en bidonville. Si l'industrialisation échoue à occidenta-
liser la quantité consommée, elle réussit admirablement l'urbani-
sation, la tertiarisation et la bureaucratisation de la pseudo-société.
L'occidentalisation réelle des élites, c'est-à-dire leur intégration
dans la « culture » ethnocidaire internationale, réussit tant bien que
mal (le plus souvent de façon caricaturale), au prix de la margina-
lisation des populations.
L'industrialisation forcenée et artificielle est la plupart du temps
vouée à l'échec à moins de se concrétiser dans des projets occi-
dentalo-centrés dont la réussite même est le signe d'un échec plus
profond. On peut discuter du succès de telle ou telle expérience iso-
lée ; le fait même qu'elle fasse figure de miracle renforce le carac-
tère patent de l'échec massif de l'éradication du sous-développement
en tant que réalité planétaire.
S'il est loisible de penser guérir le mal par le mal et remédier
aux insuffisances de l'industrialisation et du développement par
encore plus d'industrialisation et plus de développement, le dia-
gnostic de l'échec de l'occidentalisation est difficilement récusable.
114 L'occidentalisation du monde

Il ne s'agit pas de refaire le bilan des échecs du développement


conçu comme une technique, mais de réfléchir sur la nécessité de
ces échecs. Une littérature très abondante existe pour constater et
déplorer les impasses de telle ou telle « thérapeutique ». Les experts
qui ont passé leur vie au chevet du malade deviennent volontiers
4
moroses sur leurs vieux jours et font état de leur scepticisme .
Non sans humour, Mahbud Ul Haq, qui fut expert en planifica-
tion au Pakistan, évoque les errements de la technique miracle du
développement.

« 1948-1955 : L'industrialisation par substitution aux importa-


tions est la clé du développement.
« 1960-1965 : La substitution aux importations est une erreur :
la promotion des exportations est la seule solution.
« 1966-1967 : L'industrialisation est une illusion ; seule la crois-
sance rapide de l'agriculture apporte la réponse au sous-dévelop-
pement.
« 1967-1968 : Pour éviter d'être submergé par le trop-plein de
population il faut accorder la priorité au contrôle démographique.
« 1971-1975 :En réalité, les masses n'ont rien à gagner au déve-
loppement. Il faut donc rejeter la croissance du PNB et mettre en
5
avant l'impératif de redistribution . »

Et le catalogue est loin d'être complet... Il y a l'espoir mis dans


les industries industrialisantes, le retour en force de thérapeu-
tiques néolibérales, la recherche d'avantages comparatifs dyna-
miques, la construction d'un tissu industriel de petites entreprises,
etc. Au terme de son périple entre les échecs et les impasses, le spé-
cialiste désabusé se réfugie dans un empirisme et un pragmatisme
6
modeste .

4. Dans cette littérature désenchantée, le constat très honnête de H. RAULIN et


E. REYNAUD, L'Aide au sous- développement, PUF, Paris, 1980, est exemplaire.
5. Dans Pierre JACQLEMOT, Économie et sociologie du tiers monde, L'Harmattan,
Paris, 1981, p. 50.
6. Voir la contribution de Pierre JUDET dans IFRI, Les Pays les plus pauvres,
Economica, 1981.
Les limites de l'occidentalisation du monde 115

L'impuissance de la technique reste occultée par l'impuissance


d'en sortir. Sans la remise en cause du développement, il semble
quasi impossible d'échapper au totalitarisme de la technique.
La pensée dominante ayant réduit les rapports entre cultures à
la seule dimension économique de leurs résultats, elle considère,
tout à fait normalement, que la solution du problème du tiers monde,
ainsi baptisé « sous-développement », est une question technique
soluble par des moyens techniques. Modèles et experts doivent
prendre l'affaire en main, et ce, de manière irréversible ; tout échec,
en effet, sera susceptible d'être traité comme un nouveau problème
technique, source de nouvelles percées de la technique. D'abord
rebelle à cette réduction, la pensée marxiste a fini par s'y plier.
Analysant le sous-développement comme le résultat de contradic-
tions sociopolitiques à l'échelle mondiale, elle a d'abord songé à la
thérapeutique de cheval de la révolution. Confiée à des spécialistes
professionnels et devenue une affaire technique, la stratégie révo-
lutionnaire a fini par se dégrader en cuisine économique ; un
savant dosage de nationalisation et d'industrialisation planifiée
semble la panacée pour guérir le tiers monde. L'échec des solu-
tions libérales et marxistes, loin de remettre en question le dia-
gnostic, renforce la prise en charge du problème par les laboratoires.
La nécessité de ces échecs est la conséquence de l'impasse de
l'approche technique.

Pour un pays individuel donné, un « décollage » économique,


et même un rattrapage, pour difficiles qu'ils soient, ne sont pas abso-
lument impossibles. Cela implique deux conditions créer un cadre
de valeurs où la technique prend son sens, briser l'absence
d'auto-dynamisme.
Rappelons que le choc culturel de l'économie-monde capitaliste
détruit massivement les structures et les institutions du tiers monde.
Toutefois, des survivances se maintiennent, s'organisent et résistent,
tandis que les conditions sociales et psychologiques du fonctionnement
de l'accumulation capitaliste sont loin d'être réalisées.
On peut lutter contre les survivances par une politique habile,
en accroissant l'intégration économique au marché mondial, en
détruisant par une législation appropriée les derniers remparts de
116 L'occidentalisation du monde

l'ordre ancien. Le minimum de consensus social sur les valeurs libé-


rales sera beaucoup plus difficile à obtenir par décret... Sans doute
les sociétés qui connaissent traditionnellement un développement
important des rapports marchands ont seules quelque chance d'y
parvenir. L'occidentalisation se propage dans le tiers monde à vive
allure. Toutefois, cette occidentalisation passive n'est que l'effet
de la déculturation. L'occidentalisation nécessaire au développement,
celle du Japon, l'occidentalisation active, implique une acculturation
beaucoup plus problématique.
Une politique d'intervention massive de l'État pour stimuler
l'investissement et le recours à une stratégie de conquête des mar-
chés (avec éventuellement une politique de grande puissance)
peut, selon l'exemple japonais d'hier, et peut-être celui des nou-
veaux pays industriels d'aujourd'hui (ceux de l'orbite japonaise
dans le Sud-Est asiatique ou ceux de l'orbite américaine, Mexique,
Brésil), faire passer un pays du stade de victime de l'impérialisme
à celui de sous-impérialisme.
Une telle « recette » peut toutefois se heurter à l'histoire comme
dans le cas de l'Iran dont on pourra toujours dire que cela aurait
réussi..., si cela n'avait pas explosé trop tôt...
On est de toute façon loin du « spontanéisme » ultralibéral.
Surtout, cette solution n'est pas généralisable. Les échecs de cette
thérapeutique que l'on peut recenser, ici ou là, ne tiennent pas tant
à des failles techniques, comme le diront les experts du Fonds moné-
taire international, orfèvres en la matière, mais plus simplement à
son irréalisme historique combiné à son impossibilité globale.
L'expérience historique du développement planifié autocentré
est une façon indéniable de surmonter l'absence de dynamisme du
capitalisme de marché. Elle semble ainsi constituer un modèle.
Qui plus est, la généralisation d'une telle société rendrait le fonc-
tionnement du capitalisme libéral théoriquement impossible par
asphyxie. Le développement planifié de type soviétique permet une
poursuite de l'accumulation qui n'a pas besoin d'une incitation à
investir en provenance de l'extérieur. La « machine économique »
n'étant pas autonome mais branchée symbiotiquement sur l'appa-
reil politique, l'existence de rapports économiques dissymétriques
Les limites de l'occidentalisation du monde 117

(et en ce sens historiques) ne semble pas indispensable à la


reproduction du capital contrôlée par la bureaucratie.
Cela est confirmé par la remarque suivante d'un économiste
hongrois, bon connaisseur : « L'État de type soviétique n'a rien à
craindre d'un déclin de la propension à investir en cas de trop fré-
quentes dislocations du système des prix ou d'une trop forte redis-
tribution du surplus en faveur des entreprises déficitaires. Investisseur
principal, il est toujours en mesure de lancer de grands projets pour
combler une lacune éventuelle entre investissements nécessaires et
réels. Mais ce cas est tout à fait hypothétique car, dans une écono-
mie de type soviétique, le problème ne réside jamais dans le manque
du désir d'investir de la part des entreprises. Ayant toutes les rai-
sons de compter sur une compensation étatique en cas de déficit
grave, elles ne sont pas découragées par l'insuffisance de la demande
7
éventuelle . » « La crise ne prend jamais un caractère de surpro-
8
duction mais de sous-production . »
Dans les années 1960, ce modèle a été plus facile à « vendre »
au tiers monde que le modèle libéral. Outre qu'il bénéficiait du
label socialiste qui le lavait de tous les péchés du capitalisme et de
l'impérialisme, ce qui n'était pas négligeable comme argument de
vente, il bénéficiait de la préférence des classes dirigeantes pour la
bureaucratie, et de la méfiance des sociétés traditionnelles pour le
libéralisme économique et les rapports marchands. Toutefois, en
admettant même que l'économie de pénurie puisse être considérée
comme un « développement », la généralisation du modèle semble
rencontrer un certain nombre de limites. Le problème de la domi-
nation, que l'on peut considérer comme étant au cœur de la dialec-
tique développement/sous-développement, n'est pas plus « résolu »
par cette « solution technique » que par la solution libérale mais,
indépendamment de cette question fondamentale, la réalisation du
« socialisme réel » généralisé rencontre des obstacles.

7. Marc RAKOVSKI, Le Marxisme face aux pays de l'Est, Savelli, Paris, 1977,
p. 142-143.
8. ID., ibid., p. 156. Arghiri EMMANUEL défend avec force un tel point de vue
dans son ouvrage Le Profit et les crises, Maspero, Paris, 1974.
118 L'occidentalisation du monde

Le dynamisme des économies bureaucratiques paraît lié à la


concurrence avec le monde libéral. Les sociétés de consommation
constituent, semble-t-il, non seulement un stimulant, mais encore
un modèle pour le mode de vie, les gammes de production, les filières
technologiques. Le développement des économies soviétiques serait
lui aussi « mimétique ».
« Le choix effectué en faveur d'une imitation de la technologie
occidentale, écrit Rakovski, coûte moins que l'invention d'une tech-
nique alternative et autonome. Plutôt que par l'identité de la
techno-structure qu'impliqueraient nos deux modèles indépen-
damment l'un de l'autre, le parallélisme des évolutions techniques
capitaliste et soviétique s'explique par le retard systématique de la
seconde par rapport à la première, et ce retard continue à rendre
extrêmement probable l'emprunt de solutions déjà existantes par
9
le retardataire . »
La généralisation du modèle bureaucratique sous sa forme mimé-
tique actuelle se heurte à la même objection écologique que la géné-
ralisation de l'économie de marché : si le monde entier vivait à
l'heure américaine (en supposant que l'heure russe s'y substitue...),
toutes les réserves connues de la planète seraient épuisées en quelques
mois, l'encombrement aérien empêcherait tout avion de décoller,
10
la pollution ne tarderait pas à nous asphyxier .
Même si l'objection écologique est discutable, car la finitude
du monde est toujours relative, elle mérite d'autant plus d'être prise
en considération que l'industrialisation selon le modèle soviétique
est très « coûteuse » en ressources naturelles.
En admettant que l'un ou l'autre des modèles (libéral ou bureau-
cratique) réussisse à éliminer les symptômes matériels du sous-déve-
loppement et à combler tout ou partie du « retard » des indices
économiques (ce que nous ne pensons pas le moins du monde), le
problème ne serait pas résolu pour autant. Si l'on accepte notre
vision anti-économiciste du fonctionnement du système mondial,

9. Marc RAKOVSKI, op. cit., p. 151.


10. « Le seul système agro-alimentaire (s'il devait être généralisé à l'échelle
mondiale) absorberait plus que toute l'énergie consommée dans le monde »,
M.-F. MOITIN et R. DUMONT, L'Afrique étranglée, Seuil, Paris, 1980, p. 32.
Les limites de l'occidentalisation du monde 119

l'enjeu est d'abord la domination politique et culturelle. Nous pou-


vons faire nôtre la remarque d'Ignacy Sachs : « Sans parti pris idéo-
logique et en toute objectivité, on peut faire le constat que les
principaux déséquilibres matériels et politico-économiques actuels
de notre monde sont dus en majeure partie à un usage incontrôlé et
irresponsable des grands pouvoirs techniques, et à une volonté de
puissance illimitée des groupes privilégiés qui ont le monopole des
moyens, au système technico-industriel et commercial tel qu'il
fonctionne, en particulier en régime capitaliste". »
La restriction finale n'a pas lieu d'être ; le modèle soviétique
constitue plus une variante du projet occidental qu'une alternative
authentique.
Le problème du développement n'est pas, en effet, celui de l'ac-
cès à un certain niveau défini une fois pour toutes, il est d'acquérir
ou de maintenir un statut dans un univers hiérarchisé en perpétuelle
compétition. Le développement n'a donc de sens qu'au sein de
l'Occident, en tant qu'il implique la « machine » comme son
noyau dur. Il n'est devenu un problème mondial que parce que (et
dans la mesure où) le monde est occidentalisé. Les pays du tiers
monde peuvent fort bien s'industrialiser (au moins jusqu'à un cer-
tain degré), ils peuvent acclimater de nombreuses techniques, même
une forme élémentaire de système technicien. On connaît d'ores et
déjà des pays sous-développés industrialisés, voire à haute techno-
logie. Si on ne connaît pas de pays sous-développés sans misère ni
pauvreté (en dehors des indices statistiques officiels du PNB par
tête qui ne donnent que l'ordre de classement du résultat des courses),
cela tient, pensons-nous, à ce que la misère physiologique est dans
l'imaginaire occidental le signe qui manifeste le mieux l'infério-
rité. L'épanouissement quantitatif de la valeur-vie se signifie par la
mise en scène de son contraire, la mort misérable (et ses compagnes,
12
la mort naturelle et la mort violente ). On peut mourir de faim,

11. Ignacy SACHS, Stratégies de l'écodéveloppement, Éd. Ouvrières, Paris,


1980, p. 12.
12. Nous renvoyons sur ce poinl le lecteur à notre contribution « Si la misère
n'existait pas, il faudrait l'inventer », dans RIST et SABELLI, Il était une fais le
développement. Éditions d'En bas, Lausanne, 1986, p. 143-155.
120 L'occidentalisation du monde

dit-on, à côté d'un ordinateur. Cela est incontestable. Aussi bien, il


est douteux que les microprocesseurs nourrissent la planète ; en
revanche, l'Occident n'a probablement pu produire des ordina-
teurs que parce que quelque part des gens mourraient de faim et de
désirs. La « machine » ne fonctionne que sous pression et la menace
de la survie physiologique est un de ses ressorts. Cette nécessité,
contrairement à l'analyse tiers-mondiste, n'a rien de « maté-
rielle », elle est purement « symbolique ».
L'inscription des pays de l'Est dans l'Occident est sur ce point
indéniable. Les développements qui ont suivi la chute du mur de
Berlin ont confirmé cette situation. Le lien social, quand la société
civile, c'est-à-dire les survivances précapitalistes, est niée, ne peut
être maintenu que par le terrorisme de masse. Dans le tiers monde,
la « recette » totalitaire ne suffit souvent même pas à créer un mini-
mum de bien-être ni à empêcher les républiques socialistes africaines
de sombrer dans l'anarchie sanguinaire au sein de la misère la plus
atroce. Cette politique ne fait qu'accélérer l'incohérence qui se
propage de façon rampante ailleurs, y compris dans les démocra-
ties des pays développés, et sape le processus d'occidentalisation.
Pour conclure cette analyse très fragmentaire, nous voudrions
revenir sur l'équation « occidentalisation = industrialisation » et sur
certaines conséquences de la différence de vision qu'on peut avoir
du double phénomène.
L'égalité de départ n'est pas une identité. L'industrialisation
n'est pas à l'origine du processus de déstructuration de toutes les
sociétés du tiers monde. L'industrialisation, en effet, ne serait pas
concevable sans une occidentalisation préalable. La religion du déve-
loppement suppose une conversion des esprits qui s'est faite par la
force brute (la colonisation dans certains cas), par la force symbo-
lique (la fascination dans le cas de la Turquie d'Atatürk), par les
deux (cas de l'Egypte).
L'industrialisation, fille de l'occidentalisation, voit son destin
lié très largement à celui de sa mère. L'échec de l'industrialisation
entraîne l'échec de l'occidentalisation, puisque la participation
concrète à la « culture occidentale » suppose un droit d'entrée de
10 000 dollars par tête de PIB annuel. L'échec de l'occidentalisation,
Les limites de l'occidentalisation du monde 121

à son tour, implique celui de l'industrialisation, du moins sous sa


forme autodynamique intégrale avec un système technicien com-
plet. Cet échec n'est pas absolument nécessaire pour chaque pays
du tiers monde, pris individuellement, il nous semble nécessaire
pour l'ensemble, en bloc.
La signification de la réussite des deux processus serait l'im-
plantation d'une dynamique de la maîtrise du monde, c'est-à-dire
l'insertion victorieuse dans une course à la domination. L'échec se
traduit par l'insertion des seules élites dans la modernité de l'Occident,
tandis que les masses sont marginalisées.
Toutefois, la modernité elle-même comme projet sociétal est en
crise. Cela compromet plus profondément encore la réussite de
l'occidentalisation du monde.

II. La crise de l'ordre occidental

Même folle ou délirante, la machine, qui nous a semblé consti-


tuer l'essence de l'Occident, a fonctionné au sein d'un certain ordre.
Dans une certaine mesure même, elle a contribué à édifier cet ordre ;
elle a participé à sa naissance et, plus largement encore, à son fonc-
tionnement. Tant que l'ordre a permis la reproduction d'un tissu social
complexe, l'Occident a été sinon une culture, du moins une civilisa-
tion, et une civilisation infiniment riche des dépouilles culturelles
dont elle s'est parée. Cependant, sous cette figure de l'ordre, l'Occident
a été et est encore d'une certaine façon « national-étatique ».
Cette figure de l'ordre national-étatique est une figure extrê-
mement forte. Nous voulons dire par là que la structuration des
sociétés occidentales en Etats-nations constitue la base fondamen-
tale de l'identité sociale des individus membres, au moins au niveau
imaginaire. Les sociétés occidentales sont donc d'abord des socié-
tés politiques. Le politique y est la forme privilégiée de la sociabi-
lité. Si celle-ci est bien abstraite, c'est qu'il est lui-même bien abstrait
dans son contenu. Il possède en revanche une force, due à sa pré-
gnance dans l'imaginaire, qui en fait une instance qu'on considère
comme quasi indestructible parce que naturelle et transhistorique.
122 L'occidentalisation du monde

Certes, ces croyances sont elles-mêmes bien historiques, et appar-


tiennent en propre à l'Occident. En détruisant le lien social, la
machine détruit cet ordre et scie la branche sur laquelle elle repose.
Pour le comprendre il est nécessaire d'entrer un peu plus en détail
dans l'histoire de cet ordre, de voir sa nature antinomique et comment
se développe sa crise.
Jusqu'à l'aube de la modernité, l'Occident reste dans un grand
flou en ce qui concerne l'organisation sociétale. L'âge des Lumières
a désigné sous le nom de gothique cette période du « sombre Moyen
Âge » qui couvre une dizaine de siècles « obscurs ». Cette période
présente pourtant une grande unité culturelle pour l'Europe, avec
la chrétienté, la langue latine des clercs et la double figure de la
papauté et de l'Empire. Le politique n'est pas le principe de l'iden-
tification sociale ; celle-ci repose sur des bases concrètes infiniment
plus riches et plus complexes, comme les cultures populaires, et sur
l'imaginaire unificateur de la religion. Toutefois, en redécouvrant
ou réactivant la pensée philosophique et politique de l'Antiquité,
les humanistes offrent aux bureaucraties royales, et aux bourgeoi-
sies montantes qui les appuient, les instruments symboliques d'un
ordre qui sera proprement l'ordre politique, et d'ailleurs le seul
principe de l'ordre social, celui de l'État-nation.
Cet ordre national-étatique sera dans le même temps, et du même
mouvement, un ordre international-étatique. L'Etat-nation est le
sujet du droit international, il est souverain. Nulle puissance légi-
time au-dessus, nulle au-dessous. Les sociétés qui n'ont pas adopté
la forme nationale-étatique n'ont pas d'existence juridique, elles
sont à découvrir, à conquérir et à civiliser. L'ensemble des sujets
souverains qui dominent la planète forme une société des nations,
ou association contractuelle des États membres.
Même s'il faut plusieurs siècles pour passer du concert euro-
péen, déjà manifesté au traité de Westphalie (1648), à l'organisa-
tion des Nations unies, les bases du système sont parfaitement
présentes et claires dès l'origine. On les trouve exposées chez Hugo
Grotius (1583-1645), Samuel Pufendorf ( 1632-1694) et sans doute
même déjà chez Francisco Vitoria (1480-1546) et Francisco Suarez
(1548-1617).
Les limites de l'occidentalisation du monde 123

Tout cela est bien connu ; ce qui est moins clair, c'est le lien
entre cet ordre national-étatique, dont on sent qu'il est profondé-
ment occidental, et la « machine » qui a été analysée antérieure-
ment comme techno-économique. Si le fondement de la liaison reste
encore à questionner, celle-ci prend une forme tout à fait repérable
et fondamentale avec la nationalité économique.

Le concept de nationalité économique


Dès l'émergence de l'État-nation, il a été manifeste que celui-ci
avait quelque chose à voir avec l'économie. Les mercantilistes furent
en même temps les premiers théoriciens d'une économie politique
et les « supporters » de l'État moderne. Toutefois, il s'agissait de
préconiser des politiques économiques nationalistes (protection-
nisme, colbertisme, pacte colonial...) et non de développer une véri-
table analyse de la consistance économique de l'État-nation. Tant
et si bien qu'avec les libéraux, les économistes en viennent à nier
la pertinence de l'État-nation. Rappelons le mot fameux de Turgot :
« Quiconque n'oublie pas qu'il y a des États politiques séparés les
uns des autres et constitués diversement ne traitera jamais bien
13
aucune question d'économie politique . » Même si par la force
des choses, l'État-nation a imposé aux économistes sa réalité, le
rapport entre le fonctionnement du lien social et les mécanismes
économiques est resté en dehors du champ de réflexion des polito-
logues et des économistes.
Le surgissement contemporain d'États-nations, sans substrat
économique, avec la farce de la décolonisation, a fait prendre
conscience de l'existence a contrario d'un lien très fort entre
l'État-nation, l'économie et le développement.
La « souveraineté économique » qui est l'aspiration clé des
États-nations est une idée purement métaphorique et sans contenu
rigoureux. Le concept de nationalité économique, en revanche, peut
être construit de façon cohérente, mais il ne tire sa pertinence que

13. TURGOT, Œuvres complètes, tome II, éd. Daire, p. 800.


124 L'occidentalisation du monde

d'une analyse historique ; la nationalité économique apparaît alors


liée à la croissance et au développement économique.
Si le concept de nationalité économique est plus solide que celui
d'indépendance, et qu'on peut lui donner un contenu rigoureux, il
est dans son origine tout aussi « métaphorique ». Tiré du politique,
on cherche à transposer sur le plan économique les attributs qui lui
sont liés sur le plan politique et, en particulier, la souveraineté dont
le contenu central est justement l'indépendance.
Le juriste Carré de Malberg dans sa Théorie de l'État le précise
clairement : « Grâce à la souveraineté externe, l'État a donc une
puissance suprême, en ce sens que sa puissance est dégagée de toute
sujétion ou limitation envers une puissance extérieure », et, si on
avait des doutes, il ajoute « Dans l'expression "souveraineté exté-
rieure" le mot souveraineté est donc au fond synonyme d'indépen-
14
dance . » Cette souveraineté « externe » est liée à la souveraineté
« interne », c'est-à-dire une autorité suprême sur les membres et
entités présentes sur le territoire national.
« Un État qui serait tenu de quelque sujétion envers un État
étranger ne posséderait pas non plus une puissance souveraine à
15
l'intérieur . »
Cette idée d'un État-nation « maître chez lui » sur le plan
économique constitue bien un des attributs imaginaires de la
nationalité économique.
Pourtant, il n'en est pas et ne peut en être ainsi, sauf étatisation
totale de l'économie et système totalitaire. L'État-nation n'a pas et
ne peut avoir de summa potestas économique, de souveraineté
16
économique, interne et externe . La sujétion des agents serait, sur
ce plan, la négation de la société civile. Ne disposant pas de la sou-
veraineté interne, l'État n'a pas non plus la souveraineté externe.

14. CARRÉ DE MALBERG, Théorie de l'État [1922]. éd. du C N R S , 2 vol., Paris,


1962. tome I, p. 71.
15. ld, ibid., p. 71.
16. Même dans le cas des pays de l'Est naguère, la souveraineté économique
de l'État était largement mythique. Dans le tiers monde, la volonté d'acquérir la
souveraineté économique a souvent mené à une étatisation aux résultats dérisoires.
Les limites de l'occidentalisation du monde 125

Ce n'est pas qu'il soit assujetti à la puissance économique suprême


d'un autre État, ce qui serait contradictoire, mais il n'a pas la maî-
trise sur des « puissances » économiques privées, a fortiori sur les
entités transnationales.
La nationalité économique est une circonstance historique. Ce
n'est pas une construction juridique susceptible d'une permanence
ni même de transposition artificielle. « L'ardente obligation » pour
les agents économiques installés sur le territoire national de réali-
ser les desseins de l'État-nation, dont le général de Gaulle a
énoncé la nostalgique exhortation, était un vœu pieux. La nation
économique ne se réduit pas à l'économie publique.
La logique de l'État et du politique et celle du capital et du
marché n'ont pas de raison de coïncider et ne coïncident pas nor-
malement. Le civisme des agents économiques, qui est loin d'être
négligeable, peut biaiser la logique du profit, comme les incita-
tions et réglementations gouvernementales peuvent infléchir le jeu
économique en faveur de « l'intérêt national ». Toutefois, la fusion
et l'harmonie des deux intérêts ne sont pas « naturelles ».
Ce n'est que dans un contexte historique très particulier que les
deux termes, nation et économie, peuvent coexister avec une
épaisseur de sens et recevoir une pertinence.
La nation économique, que les « hasards » de l'histoire ont
engendrée en Occident dans les décennies antérieures à 1970, n'a
donc jamais été un État-nation économique.
La souveraineté politique, disent les juristes, bien qu'ayant sa
source dans la nation (souveraineté nationale) a un titulaire, l'État,
dont les organes sont identifiables. La souveraineté économique a
pu avoir sa source dans la nation, mais les organes n'en ont jamais
été les titulaires exclusifs. Au vrai, son existence même est très lar-
gement mythique. C'est pourquoi la notion de « nationalité écono-
mique » apparaît plus intéressante et plus pertinente.
Il faut attendre François Perroux pour voir apparaître une défi-
nition de la « nationalité économique ». « Économiquement, écrit-il,
la nation est un groupe d'entreprises et de ménages coordonnés et
abrités par un centre qui détient le monopole de la puissance publique,
c'est-à-dire l'État. Entre les parties constituantes s'établissent des
126 L'occidentalisation du monde

17
relations particulières qui les rendent complémentaires . » La contin-
gence et le volontarisme s'équilibrent harmonieusement dans cette
e e
définition. Les États-nations qui ont réussi entre le XVI et le XIX siècle
ont été sans doute des ensembles d'agents économiques dynamiques,
relativement interdépendants, « abrités » par l'État et bien d'autres
circonstances (comme les difficultés de communication et les
dotations naturelles). Toutefois, la consistance la plus rigoureuse
du concept de la nationalité économique semble avoir été fournie
par le spectacle qu'ont donné les principales économies occiden-
tales entre 1950 et 1980. Là est vraiment né le « modèle » envié par
le tiers monde, celui des économies nationales développées. Ces
États-nations respectables, et combien respectés, ont non seulement
un territoire reconnu et une indépendance juridique, ils ont aussi
une économie nationale. Celle-ci se caractérise par une interdé-
pendance très forte entre les branches économiques situées sur le
territoire national. Les interrelations complémentaires entre les
agents économiques nationaux sont très denses. On peut même don-
ner une illustration rigoureuse du degré d'intégration économique
de l'État-nation grâce à un instrument statistique et économique mis
au point pendant la même période : le tableau des échanges inter-
industriels de Wassili Leontieff. Plus la matrice des inputs natio-
naux est « noire » - autrement dit, plus les coefficients sont présents
et élevés -, plus l'économie nationale a de consistance ; elle est
autocentrée. Plus la matrice des inputs nationaux est « blanche »
- autrement dit vide -, plus l'économie sera « extravertie » selon la
terminologie popularisée par Samir Amin. L'extraversion, signe
rigoureux de la « dépendance économique » selon cet auteur, serait
la caractéristique des économies sous-développées. Celles-ci subi-
raient en conséquence des « effets de domination » systématiques
de la part des économies du Centre vers lesquelles elles sont tour-
nées. L'existence d'un tissu industriel serait le critère de la natio-
nalité économique, elle-même « infrastructure » de l'indépendance
politique.

17. François PERROUX, Le Capitalisme, coll. « Que sais-je ? », n° 315, PUF,


Paris, 1962, p. 125.
Les limites de l'occidentalisation du monde 127

Ce modèle n'est donc pas seulement envié par le tiers monde,


il est aussi celui dont les citoyens ont plus ou moins la nostalgie.
Prospérité économique, indépendance politique, rayonnement culturel
semblent bien aller de pair avec la nationalité économique ainsi
entendue.
Il faut toutefois remarquer le décalage entre l'épanouissement
de la nationalité économique et celui de la nation politique. Si on
en croit Hannah Arendt, la décadence de la nation comme réalité
18
politique vivante remonte à la guerre de 1914 . L'existence éco-
nomique de la nation dans la période intermédiaire ne se traduit
pas encore par une régulation étatique qui accroît le dynamisme de
l'économie intégrée tout en l'ouvrant de plus en plus sur l'écono-
e
mie mondiale. Il y a depuis le XVI siècle des politiques nationales
qui visent à briser les liens transnationaux antérieurs de la finance
et du commerce, et à articuler les économies locales et régionales
sur un marché national. La création des infrastructures vise à unifier
économiquement l'espace.
L'aspiration au développement ressentie par tous les pays du
tiers monde, au-delà ou à travers des revendications d'indépendance
et de décolonisation économiques prolongeant les indépendances
et les décolonisations juridiques et politiques, est celle d'accéder à
la « nationalité économique ». Cette aspiration constitue le fond de
la réclamation d'un nouvel ordre économique international.
Les pays développés, de leur côté, ont tout fait pour susciter et
entretenir cette aspiration mimétique. Le nationalisme du dévelop-
pement est bien révélé par les locutions emphatiques : « Peuples en
développement », « développement national et populaire », qui
émaillent la littérature sur le sujet.
Le développement a partie liée avec la nation. De façon révé-
latrice, Gérard Grellet considère le « contrôle étranger » comme une
des quatre caractéristiques du sous-développement et il identifie
implicitement développement et autonomie.
« De larges pans du système productif des pays sous-développés,
écrit-il, sont contrôlés par des intérêts étrangers, soit sans articulation

18. Hannah ARENDT, op. cit.. tome II, L'Impérialisme, p. 180.


128 L'occidentalisation du monde

avec le reste de l'économie, de sorte qu'un développement auto-


19
nome s'avère impossible . » Le développement est une relation
triangulaire spécifique entre l'économie, le pouvoir et l'espace.
L'espace du développement est d'abord celui du territoire national.
Les développements régionaux et locaux ne sont que les sous-
produits, des inventions dérivées, imitatives. Le pouvoir est celui
de l'État, qu'il s'agisse de l'État-« veilleur de nuit » ou de
l'État-patron omniprésent.
La base géographique, naturelle, du développement économique
est le territoire d'État. L'économie elle-même n'a été pensée comme
sphère autonome que dans le cadre implicite de l'État-nation. Le
politique auquel elle s'oppose, et par rapport auquel elle se situe,
se définit lui-même dans l'ordre national-étatique, véritable ordre
« naturel » des sociétés modernes... L'acteur du développement,
sa base humaine, culturelle, c'est la nation. Tout naturellement, le
résultat en est un produit national.
Le mécanisme économique qui engendre le développement s'ins-
crit dans ce cadre national-étatique. Les cercles vertueux se produi-
sent en son sein. Ceux-ci sont, en partie spontanés, en partie volontaires,
suivant des proportions qui varient selon les écoles. Les libéraux met-
tent l'accent sur la « main invisible » et la mécanique naturelle de la
concurrence sur le marché intérieur en relation avec le libre-échange
à l'extérieur. L'équilibre instantané se prolonge en une croissance
optimale par le plein emploi des facteurs. Les interventionnistes insis-
tent sur l'impulsion de l'État et l'existence d'un mode de régula-
tion. Celui qui, historiquement, s'est trouvé lié avec l'ère du
développement, c'est le mode de régulation keynéso-fordiste. Un
contrat social tacite ou négocié au gré des accords tripartis (État,
patronat, syndicats) assure la croissance harmonieuse par transfor-
mation des gains de productivité en hausse des revenus justifiant les
investissements pour une production de masse, dans une « société
salariale ». Le « fordisme en son apogée, écrit Alain Lipietz,
marque en somme la limite de l'autocentrage possible du capitalisme

19. Gérard GRELLET, Structures et stratégies du développement économique.


coll. « Thémis », PUF, 1986, p. 33.
Les limites de l'occidentalisation du monde 129

20
développé ». La nationalité économique ne se comprend que dans
le contexte du développement qui ne peut être que national.
L'ouverture des économies à laquelle a abouti la dynamique
même de la croissance marque la fin d'une ère : l'ère du dévelop-
pement et l'ère des nationalités économiques. C'est incontestable-
ment la perte de l'indépendance entendue comme interdépendance,
intégration et autocentrage. C'est surtout la fin de l'Etat-nation
comme entité souveraine et comme principe d'animation de la vie
économique.
La société technicienne dont l'économie est l'aspect le plus
visible entre aussi dans une crise profonde.

La crise de la nationalité économique


et des sociétés industrielles
« Les peuples et les patries qui aspirent à la liberté tremblent en
découvrant que l'État souverain est devenu, pour un grand nombre,
une recette impraticable », écrivait, en 1958, François Perroux dans
La Coexistence pacifique. « Ce qui était alors vrai de petits pays,
de pays neufs ou de pays nouvellement indépendants, l'est aujour-
d'hui pour tous les pays de la planète », commente Michel Beaud ;
il ajoute : « Aucune économie nationale ne peut se penser tran-
quillement close en ses frontières. Et là, sans doute, réside une des
causes de la crise du fordisme et de la perte d'efficacité des recettes
keynésiennes rien n'assure plus qu'un surcroît de pouvoir d'achat
dans un pays entraînera dans ce pays une augmentation de la demande
susceptible d'y stimuler les activités.
« Internationalisation, multinationalisation, mondialisation des
nations et du monde : il n'est pas de problème national ou local qui
21
ne doive être pensé dans sa dimension mondiale . »
S'il est réaliste de prétendre que l'heure de la fin de la société
des nations n'a pas encore sonné, il est plus difficile d'affirmer le

2 0 . Alain LIPIETZ, Mirages et miracles, problèmes de l'industrialisation dans


le tiers monde. La Découverte, Paris, 1986, p. 4 3 .
2 1 . Michel BEAUD, « Interdépendances », Le Monde, 17 février 1987.
130 L'occidentalisation du monde

caractère transhistorique du cadre national. Il nous semble plausible


de soutenir l'existence d'une crise majeure et décisive de l'ordre
national-étatique. A côté de l'émergence d'une transnationalisation
économique, on assiste à une véritable « déterritorialisation » socié-
tale et à une « transculturation » plus ou moins liées à cette trans-
nationalisation des firmes. La « machine techno-économique »
continue de tourner dans un cadre de plus en plus surréaliste.
Avant l'ère du mythe du développement national, certains éco-
nomistes prétendaient penser la dynamique des entités économiques,
abstraction faite du cadre national. Le plus important d'entre les
phénomènes engendrant la croissance, l'accumulation du capital,
dans sa nature et son essence, n'a pas de lien avec une patrie. Le
territoire et la nation des acteurs importent peu au capital. Si les cir-
constances historiques ont mêlé étroitement les destins du capital
et de l'État-nation, au point qu'on a pu penser que le capital créait
l'État-nation, il faut se rendre compte qu'au-delà d'un certain seuil
il le détruit. L'existence d'un « marché intérieur », la création d'une
force de travail libre - conditions nécessaires à l'expansion du capi-
tal - n'auraient pu se faire sans le triomphe de l'État-nation. Toutefois,
la collusion du capital et de l'État-nation n'a jamais été un pacte
scellé entre deux personnages. Seul l'État, dans une certaine mesure,
est susceptible d'une représentation « personnifiée ». Le mouve-
ment du capital n'a jamais été réductible à l'action d'un acteur
dont la mission aurait été d'animer l'économie nationale. Si au sein
de l'économie-monde, il y a eu de fait une certaine coïncidence entre
le mouvement du capital dans certains espaces et l'animation éco-
nomique de certains États-nations, celle-ci était contingente et liée
à des conditions historiques exceptionnelles.

La description de la nationalité économique comme système


autocentré est irréprochable. Le seul problème vient de ce que cela
correspond à une situation tout à fait spécifique et ne peut en aucun
cas constituer un modèle universel. Pendant l'ère de l'ordre natio-
nal-étatique, une certaine marge de manœuvre était possible pour
un État national particulier. L'histoire fournit ainsi plusieurs exemples
de pays qui ont réussi à renforcer la cohésion et la puissance de
leur économie dans l'économie-monde.
Les limites de l'occidentalisation du monde 131

L'Allemagne et le Japon sont les exemples classiques illustrant


cette démarche. Les nouveaux pays industriels sont une ultime
tentative, partiellement réussie, d'atteindre le stade de « l'écono-
mie nationale ». Seulement, une politique de nationalisme écono-
mique et de développement économique fondé sur l'espace national
perd tout sens à l'époque de la « déterritorialisation » de l'écono-
mie. Le phénomène en jeu est à la fois très simple dans ses causes
au moins abstraites et très complexe dans ses effets concrets. Le
capital, qui reste le fondement de la dynamique économique mon-
diale, est en effet transnational dans son essence. Le marché mon-
e
dial, dont les embryons sont pleinement attestés dès le XII siècle,
finit en quelque sorte par « rejoindre son concept ». Après huit siècles,
il réussit enfin à effacer les inscriptions territoriales des structures
productives. Non seulement le capital est devenu ou redevenu inter-
national dans la circulation des marchandises et dans ses assises
financières, mais le processus de production et le procès de travail
se fractionnent et se redistribuent sur la planète tout entière. François
Mitterrand, en 1975, signalait le phénomène avec pertinence. Dans
La Paille et le Grain, il note « [...] l'entrée enjeu d'un phéno-
mène, aussi important dans l'histoire que la naissance des nations,
je veux dire l'avènement des firmes multinationales. Treize d'entre
elles figurent parmi les cinquante premières entités économiques
du globe. Si l'on extrapole la tendance observée de 1960 à 1968,
soixante sociétés, dont les trois quarts à dominante américaine,
contrôleront en 1985 tous les circuits de la puissance. Chacune aura
un chiffre d'affaires supérieur au produit national brut d'un pays
comme le nôtre. Associées, elles distanceront les États-Unis
d'Amérique.

« On peut imaginer sans tomber dans la science-fiction le moment


où un holding contrôlant le crédit, la recherche, la production et les
échanges sur les cinq continents, disposera de la réalité et de l'au-
torité d'un gouvernement mondial que les politiques, toujours en
retard d'une époque, n'auront pas encore ébauché - je rectifie : il
22
n'y a pas à imaginer. C'est une certitude . »

22, François MITTERRAND, La Paille et le Grain, Flammarion, 1975, p. 53-54.


132 L'occidentalisation du monde

Si l'impact de la puissance des firmes transnationales sur le jeu


de la puissance et le destin des nations est l'objet d'interprétations
divergentes et peut prêter à discussion, les signes de cette puissance
sont concordants et généralement admis dans leur moyenne et leur
tendance. Dans la décennie 1970-1980, selon les travaux du
23
CEREM , les 866 premières firmes multinationales contrôlaient
déjà 76 % de la production manufacturière mondiale. D'après les
évaluations du FMI, de l'ONU et de la revue Fortune, le rapport
entre le chiffre d'affaires des plus grandes entreprises industrielles
du monde (toutes plurinationales) et le produit brut des pays indus-
24
triels aurait évolué de la façon suivante en pourcentage :

1962 1971 1980


Les 200 plus grandes 17,6 19,2 22,6
Les 500 plus grandes 23,4 26,2 30,1

La juxtaposition, faite par Jean Masini, des revenus des prin-


cipales multinationales et des revenus des États en 1983-1984 est
assez éloquente, même si les chiffres comparés ne recouvrent pas
25
des réalités identiques . Cela suffit toutefois pour prendre conscience
de la différence de richesse et de puissance entre les citoyens des
26
firmes et les membres de la plupart des États . En effet, avec la

23. CEREM : Centre d'études et de recherches sur les entreprises multinationales


de l'Université de Paris-X-Nanterre.
24. Tableau établi par TRAJTENBKRO in Concentration global y transnaciona-
lizacion, Instituto para America Latina, Centre de EconomiaTransnacional, Buenos
Aires, juillet 1985, cité par W.ANDREFF, Cahier du Gemdev,n° 6, mars 1986, p. 181.
25. Jean MASINI, Multinationales et pays en développement. Le profit et la
croissance, PUF, IRM, 1986, p. 32 et 33. Les revenus nets sont les seuls bénéfices
avant impôts, ils sont donc très inférieurs aux chiffres d'affaires et sensiblement
moindres que la valeur ajoutée qui correspond mieux aux PIB.
26. La Banque mondiale ne se risque plus depuis à fournir des estimations
aussi globales. Toutefois, tous les chiffres dont on dispose pour la période la plus
récente confirment cette évolution. Sans doute faut-il revoir à la baisse les chiffres
précédents. Ce n'est que vers 1992 que le chiffre d'affaires des 500 plus grandes
firmes transnationales sur le produit brut des pays industriels aurait atteint le seuil
significatif de 30%.
Les limites de l'occidentalisation du monde 133

transnationalisation des firmes, la dynamique du capital et, plus


généralement, le mouvement de l'économie et de la société moderne
tendent à détruire le sens de la nationalité économique. Le PNB
par tête n'a jamais eu grande signification, mais dans un espace
économique intégré et interdépendant, sa croissance traduisait une
élévation de la « richesse » marchande engendrée et appropriée
de façon relativement homogène par la nation à l'intérieur des
frontières. Dans l'économie mondiale en gestation et déjà dans
27
l'« État commercial ouvert », on peut toujours procéder à des
enregistrements de flux et à leur évaluation statistique, mais ces
chiffres deviennent de plus en plus surréalistes.
La « déterritorialisation » de l'économie ne se limite pas à la
croissance des firmes multinationales. Quelles que soient les contra-
dictions qui agitent la nouvelle division internationale du travail,
les délocalisations et autres redéploiements industriels obéissent de
moins en moins à des stratégies nationales : la mondialisation des
enjeux économiques s'impose. A côté du mouvement des seuls
investissements étrangers directs et des investissements en porte-
feuille, il y a les joint-ventures, les ventes d'usines clé en main, les
contrats de licence, d'accords de partage de la production, de
sous-traitance internationale. Tout cela conspire à la transnationa-
lisation du système productif et financier. D'autres phénomènes,
comme la « fin des paysans » et la mondialisation des télécommu-
nications, contribuent ainsi à la rupture des liens entre l'économie
et la souche territoriale.
La désintégration du tissu industriel détruit la solidarité natio-
nale et accroît l'écart entre la moyenne statistique et la dispersion
réelle des niveaux et des modes de vie. La régulation, remplacée
provisoirement par une politique industrielle à la recherche de ses
principes, tend à perdre toute consistance. La crise de l'État-provi-
dence, c'est la crise de l'État tout court, c'est la fin de l'économie
autocentrée.

27. Expression de G. GAGNE. Voir « L'État commercial ouvert ». Bulletin du


MAUSS, n° 17, mars 1986, p. 71-103.
134 L'occidentalisation du monde

La crise de l'ordre national-étatique ne se réduit pas à cet aspect


économique, elle a d'autres ressorts tout aussi puissants, qui
renforcent la crise du « développement » comme forme du
« nationalisme » économique.

La déterritorialisation » sociétale et la « transculturation »


La « déterritorialisation » n'est pas seulement un phénomène
économique qui vide de sa substance la nationalité économique,
elle a des impacts politiques et culturels, tandis que des phénomènes
autonomes de « transculturation » ont en retour un effet écono-
mique, et contribuent à accélérer le déclin de la nationalité écono-
mique. Même si l'on rejette l'idée simpliste que le politique ne serait
qu'une superstructure déterminée par la base économique, il est
assez évident que la transnationalisation des firmes et « l'extraver-
sion » généralisée des économies privent la réalité nationale d'une
part notable de sa substance. Le drame des jeunes nations du tiers
monde est là pour nous en fournir le témoignage permanent. La dis-
position de la Charte des droits et des devoirs économiques des États,
qui stipule que « les multinationales ne doivent pas intervenir dans
28
les affaires intérieures des pays où elles travaillent » témoigne
d'une grande naïveté. En dehors des interventions flagrantes et cho-
quantes comme celle d'ITT au Chili, le fait que le PIB de la plu-
part des pays du Sud est beaucoup plus faible que la surface financière
des firmes les rend fragiles. Toutefois, les États du tiers monde ne
sont pas les seules « victimes » de cette situation. Si les firmes trans-
nationales obéissent plus à une logique du profit qu'à la recherche
du pouvoir, elles déstabilisent, même involontairement, les pouvoirs
en place et engendrent insidieusement de nouveaux rapports d'al-
légeance à leur propre profit. De son côté, la technique elle-même,
avec les satellites de communication et la pollution nucléaire, crée
des sphères immédiatement transnationales, et tout cela fait éclater
la base triangulaire (économie-espace-pouvoir). L'expérience des

28. Edmond JOUVE, Le Droit des peuples, coll. « Que sais-je ? », PUF, 1986,
p. 88.
Les limites de l'occidentalisation du monde 135

États artificiels du tiers monde nous montre aussi qu'il y a d'autres


causes à la crise de l'État-nation (cependant ce dernier dispose encore
de forces « autonomes » non négligeables). La crise de l'État-nation
comme entité politique, longuement analysée par les philosophes
du politique, sert de toile de fond à ces événements. La dépolitisa-
tion des citoyens, le remplacement des institutions politiques par
des organes administratifs achèvent de vider l'État-nation de sa sub-
stance. En ce qui concerne la culture proprement dite, les choses
sont encore plus complexes. Plus qu'une transculturation, ce qui
apparaît d'emblée, c'est un « impérialisme » culturel occidental et
singulièrement anglo-saxon. L'implantation dans les principaux
pays industriels d'Occident de la quasi-totalité des industries
culturelles, l'industrialisation même de la culture par l'usage des
médias (journaux, livres, disques, cassettes, radios, films, télévi-
sion) créent un quasi-monopole des pays du Nord. La richesse, enfin,
des patrimoines culturels « nationaux » accumulés par les vieux
États-nations, y compris grâce au « pillage », du patrimoine mon-
dial (par les musées, les bibliothèques, les banques de données et
la production culturelle antérieure), participe à une invasion cultu-
relle du Sud par le Nord, et à l'intérieur du Nord des États-Unis vers
les autres pays (dont la France).

L'importance de la langue dans la création et la transmission


de la culture, et l'existence de facto de l'anglais comme langue de
communication mondiale renforcent encore l'apparence de cet impe-
rium et contribuent à lui donner une certaine réalité. Plus qu'à une
acculturation à des valeurs universelles, on assiste à une déculturation
même des vieux États industrialisés.
Toutefois, là encore, le « nationalisme » est largement dépassé
au profit de la transnationalisation. Avec les satellites de télécom-
munication et l'informatique, la mondialisation est immédiate. La
standardisation des produits culturels, la production de normes et
de modes échappent à tout enracinement. Les flux d'information
transnationaux ne peuvent pas ne pas « informer » les désirs et les
besoins, les formes de comportement, les mentalités, les systèmes
d'éducation, les modes de vie des récepteurs. La perte de l'identité
culturelle qui en résulte est incontestable ; elle contribue à déstabiliser
136 L'occidentalisation du monde

l'identité nationale politiquement et économiquement. Ce qu'il reste


de la créativité « nationale » se trouve dans un état de sujétion
vis-à-vis d'une culture qui apparaît et qui est effectivement étran-
gère. Mais paradoxalement cette extranéation, cette aliénation, si
elle est inégalement partagée, devient cependant universelle. Les
ferments de décomposition ne sont pas émis par les uns au détri-
ment des autres, ils touchent tout le monde, même si chacun en est
différemment affecté.
Le drame de la modernité mise sur orbite planétaire, ce n'est
peut-être pas, sur ce plan, la dépendance des uns et l'imperium des
autres, c'est l'appauvrissement culturel qui résulterait de la stan-
dardisation et résorption des messages dans la technicisation des
médias, et le vide de la prétendue culture de la technique.
« Aujourd'hui, écrit Jacques Ellul, avec les plus merveilleux moyens
de diffusion possibles, on diffuse une culture dont on peut dire au
19
mieux qu'elle est une absence de culture et produite au hasard . »
À cela s'ajoute la propagation de l'individualisme. Par l'inté-
gration économique mondiale, par la mondialisation culturelle, par
mille canaux divers qui se renforcent mutuellement, l'individua-
lisme s'insinue partout et se répand toujours plus profondément
dans les sociétés non occidentales. Or la mentalité individualiste
constitue un ferment de décomposition du lien social. Elle ronge le
tissu des solidarités traditionnelles comme un cancer. Ce qui rend
l'individualisme irrésistible, c'est qu'à chacun il apparaît comme
une libération. Il émancipe, en effet, des contraintes et ouvre des
possibles sans limites, mais aux dépens des solidarités qui
constituaient la trame des collectivités.

La fin de la société des nations


La déterritorialisation économique et sociétale fait moins
apparaître un nouvel ordre international, ou même un ordre mondial,
qu'un désordre ou un chaos.

2 9 . Jacques ELLUL. Le Système technicien, Calmann-Lévy, Paris, 1977, p. 2 8 9


Les limites de l'occidentalisation du monde 137

Ce désordre il est déjà là, dans beaucoup de pays semi-indus-


trialisés. Un ministre brésilien a dit de la région de Sào Paulo :
« C'est une Suisse entourée de vingt Biafra. » Cela tend à devenir
vrai à l'échelle de la planète. Là où il y a une firme, une implan-
tation industrielle, commerciale, un centre de recherche, que ce
soit à Singapour, dans la Silicon Valley, au Katanga. vont régner
une relative prospérité, une société de consommation, voire un sub-
stitut régional de l'Etat-providence. Là où il n'y a jamais rien eu,
là où entreprises et bureaux ont fermé leurs portes, au Nord comme
au Sud, naissent ou persistent misère et pauvreté sans garantie
sociale d'aucune sorte et sans solidarité. Dans ce monde en peau
de léopard, le politique s'estompe, l'administration, la bureaucra-
tisation se renforcent, les appareils de police s'autonomisent pour
gérer des contraintes dépersonnalisées. Les États-nations, même
les plus grands et les plus forts, ne décident plus que d'exécuter,
comme naguère les sous-préfets de province, avec une omnipuis-
sance dérisoire, des décrets pris ailleurs et nulle part. La violence,
l'insécurité, le terrorisme s'installent aux portes des riches, à Sào
Paulo, à Bogota, à Caracas, à Lima, à Mexico : les îlots de pros-
périté s'enferment dans des bunkers, où l'on ne pénètre qu'avec
des codes électroniques toujours plus sophistiqués. Milices pri-
vées, gangs et racketteurs de toutes sortes règlent leurs comptes
sous le regard impuissant ou complice de ce que l'on appelle encore
pouvoirs publics et forces de l'ordre. Vision de science-fiction ?
Cela est déjà une réalité pour une part importante de l'Amérique
latine où l'existence et le maintien du lien social ont toujours été
problématiques. La perte des repères et des supports des institu-
tions sociétales dans un monde déstructuré par la machine
techno-économique nous fait glisser plus ou moins rapidement
sur cette pente.

La crise de l'ordre national-étatique est bien le signe d'une


véritable crise de civilisation. Est-ce pour autant la fin de toute
civilisation ?
Cet effondrement d'un ordre social et sociétal qui a tout de même
informé un monde, dans les convulsions et les douleurs que l'on
sait, ne laisse pas un vide total.
138 L'occidentalisation du monde

À moins de s'achever en apocalypse dans un sanglant crépus-


cule des Dieux, ce pour lequel il a construit les moyens matériels
adéquats, et qu'on ne peut exclure, le chaos qui suit la décomposi-
tion brutale ou ralentie de l'ordre national-étatique laisse place à
des « alternatives ». Là où « la machine » n'a pas vraiment trouvé
son site propre, dans la zone où l'occidentalisation a été la plus
superficielle, où les résistances ont été les plus vives, où les limites
ont été les plus sensibles, là aussi, se dessinent le plus nettement,
sinon les contours d'un nouvel ordre et d'un monde nouveau, du
moins les formes de recomposition partielle de socialités.
5

Au-delà ou ailleurs

« Lorsque Karna et les guerriers tout joyeux


se mirent en route, la terre trembla et fit entendre
un cri déchirant. On vit les sept grandes planètes
se détacher du soleil, des météores tombèrent et
tout l'horizon fut embrasé. La foudre tomba du
ciel sans pluie et des vents terribles se levèrent.
Puis, des bandes d'animaux et d'oiseaux se
déplacèrent à maintes reprises de façon à avoir
ton armée à leur gauche, faisant prévoir un grand
danger. Les coursiers du célèbre Karna
s'effondrèrent au sol. Une effroyable pluie
d'ossements tomba de l'espace. Les armes se
mirent à flamboyer et les emblèmes à trembler,
les montures versèrent des larmes. Ces terribles
présages de malheur et d'autres encore
apparurent pour annoncer l'extermination des
Kaurava. Mais personne n'en tint compte car
tous étaient égarés par le destin. »

1
Mahabharala .

La faillite de la machine techno-économique engendre le déclin


de l'Occident comme civilisation. L'échec du développement et la
fin de l'ordre national-étatique sont les signes et les manifestations
de cet échec, mais ce ne sont pas ses causes exclusives. Les résistances

1. Chant VIII, 37, traduction Garnier-Flammarion, tome 2, p. 168.


140 L'occidentalisation du monde

des sociétés différentes, leur capacité à survivre comme différentes,


l'aptitude des socialités élémentaires à détourner les apports les plus
divers de la modernité dans des sens radicalement étrangers contri-
buent à l'érosion de la domination du modèle occidental. Ces sur-
vivances, résistances et détournements permettent d'envisager la
chute de l'Occident non comme la fin du monde, mais seulement
comme la fin d'une civilisation. La vitalité, le dynamisme de l'autre
laissent augurer des échappatoires à la fatalité de l'univers
unidimcnsionncl.

I. Survivances, résistances et détournements

L'Occident ne peut proposer une « culture » de la technique et


de l'industrialisation qui réenchante le monde et lui donne sens. Il
ne peut non plus satisfaire ses promesses d'abondance. Ce double
échec nourrit la résistance « culturelle » à l'Occident. Le rouleau
compresseur occidental lamine tout en apparence, mais le relief des
cultures écrasées n'est pas réduit en poussière : il n'est qu'enfoncé
dans un sol élastique. On croyait la grande pyramide de Mexico
rasée aux fondements, ceux-ci n'étaient qu'enfouis dans le sol spon-
gieux de Tenochtitlan et on a eu la surprise de les redécouvrir ainsi
que ceux des pyramides qui l'ont précédée et qui en étaient recou-
verts, en creusant des parkings... Il en est de même pour de nom-
breuses cultures. En Afrique noire, en particulier, l'adhésion au
système blanc n'a souvent été qu'apparente. Quand il était indis-
pensable de « connaître papier » et déjouer la simulation, d'acquérir
la magie du Blanc pour lui complaire et lui tenir tête, cela a été fait,
mais de façon parallèle à la conservation des valeurs culturelles tra-
ditionnelles. Ces stratégies de double jeu qui se sont développées
pendant la période coloniale ne laissent évidemment pas la culture
d'origine intacte. Le pouvoir colonial, la logique techno-écono-
mique exigeaient et exigent un engagement toujours plus poussé.
Beaucoup y ont perdu leur âme. mais beaucoup plus nombreux
encore sont ceux qui ont résisté et qui résistent. La modernité est
acceptée et intégrée en partie dans la pensée magique.
Au-delà ou ailleurs 141

La pensée indienne, au premier abord beaucoup plus riche et


plus subtile pour un Occidental peu compétent, permet cette résorp-
tion de l'Occident y compris dans ses réussites techniques les plus
impressionnantes, comme l'a très bien montré Louis Dumont.
« Il existe des hommes, note par ailleurs René Bureau, qui ne
sont pas du tout persuadés que le "Progrès", comme nous l'appe-
lons avec une belle certitude, correspond à un mieux pour l'homme ;
et ces hommes vivent, ils ne se contentent pas de survivre : ils épa-
nouissent leur humanité, ils aiment, ils pensent, ils travaillent, ils
sont responsables, ils échangent, ils se connaissent, ils regardent la
2
mort en face. Cela ne laisse pas d'être impressionnant, non ? »
Cette « permanence » de socialités hétérodoxes peut être consi-
dérée comme une « survivance » en voie de disparition si l'on regarde
les choses avec le prisme évolutionniste. Elle est souvent une forme
d'acculturation en gestation. Les indépendances politiques ont certes
substitué l'autocolonisation au pouvoir blanc trop voyant, mais dans
le même temps, la faillite patente des nouveaux États et de leur pro-
jet de développement crée ou recrée des espaces de liberté. Les
frustrations engendrées par l'échec des tentatives de modernisation,
d'autre part, nourrissent des réactions et réactivent de vieux démons.
Certes, face à une offensive massive de l'Occident, ces résistances
ne « tiendraient » sans doute pas. Toutefois, la chance des sociétés
non intégralement occidentalisées et paupérisées n'est pas tant le
déclin ou le vieillissement de l'Occident que sa « crise ». Nous n'avons
défini l'Occident ni comme un peuple, un Volk, selon la tradition de
la philosophie idéaliste allemande, ni même comme une culture ou
une civilisation se référant à une collectivité (concert de nations, plus
ou moins liées par une communauté d'histoire et de destin) ; nous
ne l'avons pas non plus assimilé à une foi (la chrétienté). Les peuples,
les civilisations, les croyances vieillissent et perdent de leur capa-
cité de réaction face à la corrosion inévitable du temps. Toutefois,
la machine techno-économique par laquelle nous avons caractérisé
l'Occident a survécu à toutes sortes de convulsions historiques ; la
perte de la foi, le déclin de la vieille Europe, les crises de conscience

2, René BUREAU, op. cit., p. 151-152.


142 L'occidentalisation du monde

des vieilles nations. Est-ce à dire que cette « machine » est immor-
telle et indestructible ? Nous ne le pensons pas et nous avons déjà
dit pourquoi. La mégamachine est une anticulture. Sa force est quasi
irrésistible, mais elle ne peut s'exercer qu'au sein d'une organisation
sociale qu'elle ronge comme un cancer.
Culture anticulture, l'Occident est, sous cet aspect, autophage.
Les cultures dites industrielles sont bien plutôt des cultures indus-
trialisées. Les valeurs et les solidarités anciennes coexistent avec
l'industrialisation, l'animent mais n'en sont point le produit. La
dynamique des sociétés modernes repose sur une fuite en avant per-
pétuelle qui crée l'illusion de l'équilibre ; elle cimente un ensemble
en transformation incessante. L'impérialisme est au cœur même
du projet occidental.
L'échec de l'occidentalisation, c'est aussi l'échec de n'avoir
d'autre substitut à proposer à la croissance matérielle sur le plan de
l'imaginaire. L'Occident n'enchante le monde que par la tech-
nique et le bien-être. Ce n'est pas rien, mais ce n'est pas assez. Le
besoin d'identité ne peut se nourrir dans les seuls repères quantita-
tifs qui tiennent lieu de systèmes de sens. La crise de l'Occident,
ce n'est ni la destruction de la machine technicienne, plus solide
que jamais, ni l'épuisement de ses effets toujours aussi ravageurs.
La crise de l'Occident tient plutôt à la destruction du social sus-
ceptible de prendre en charge les conditions de bon fonctionnement
de la machine. La fin de l'Europe conquérante est malgré tout un
signe crépusculaire. Même si d'autres dieux émergent grâce au
déclin des anciennes divinités, le Walhalla dans son ensemble est
menacé d'effondrement. Nouvelles et anciennes, toutes les divinités
sont dévorées par le Ragnarök.
À partir de là, on peut lire la faillite de l'occidentalisation du
tiers monde comme un retour au chaos et à la barbarie ou comme
une résistance à l'Occident et une volonté de recomposition des
socialités. La première lecture n'exclut d'ailleurs pas forcément la
seconde ; en tout cas certains symptômes sont bien les mêmes.
Dans une nouvelle humoristique, Patricia Highsmith met en
scène avec brio cette décomposition de l'œuvre civilisatrice dans
les jeunes États indépendants. En quelques années, le Nabuti, un
Au-delà ou ailleurs 143

pays imaginaire d'Afrique noire, étrangement ressemblant au Zaïre,


s'enfonce dans un indescriptible délabrement au milieu des carcasses
à l'abandon. Progressivement, tout tombe en panne dans
3
l'indifférence, l'apathie, la fête barbare et cruelle .
Tout cela n'est pas faux, et tout Occidental qui se promène
dans d'anciens pays colonisés ne peut échapper à la nostalgie des
réussites de l'ordre colonial. Ça marchait bien, même si cela repo-
sait sur une exploitation et une injustice énormes. L'exploitation et
l'injustice n'ont pas disparu, elles se sont parfois aggravées avec
l'apparition de dictatures sanguinaires et grotesques, mais rien ne
marche plus vraiment.
Dans une forme voisine, Marco Ferreri dans son film Y-a-bon
les Blancs, donne le spectacle de l'extraordinaire indifférence de
l'Afrique à la modernité occidentale.
Résoudre les problèmes que l'Europe a apportés à l'Afrique, y
compris le développement économique, n'intéresse que les Blancs,
en proie à la mauvaise conscience, à la volonté de puissance ou
tout simplement mal dans leur peau. Les Africains, qu'il s'agisse
des populations de l'intérieur, mais même des élites occidentalisées
des capitales, ont d'autres préoccupations dont la plupart nous sont
radicalement étrangères.
Bien des inconsolables de la colonie applaudissent à ces faillites.
Ils dénoncent l'abandon par l'homme blanc de son fardeau et y
voient la justification de l'ordre colonial, voire la nécessité, dans
l'intérêt même des pauvres indigènes, d'un retour en force.
Pour être plus complexe, la situation de l'Amérique latine n'est
sans doute pas fondamentalement différente. A propos précisément
de ce problème de la réussite de la greffe occidentale, Castoriadis
déclare : « J'ai dit moi-même au Brésil, de façon provocatrice, à
certains Brésiliens : "Il y a un avenir possible de votre pays qui peut
se résumer par ces trois mots : football, samba et 'macumba' (la
4
macumba étant la magie )." »

3. Patricia HIGHSMITH, « Au Nabuli : bienvenue à une délégation des Nations


unies », in Catastrophes, Calmann-Lévy, Paris, 1988.
4. Cornélius CASTORIADIS. De l'utilité de la connaissance, op. cit., p. 108.
144 L'occidentalisation du monde

Cet échec de l'occidentalisation n'est pas l'échec des Africains


et des autres, c'est proprement l'échec de l'Occident, de sa préten-
tion à l'universalité. Le tragique et le grotesque des situations
post-coloniales ont souvent pour cause un mimétisme absurde et la
destruction des identités culturelles. Si l'Africain déculturé n'es pas
un Occidental, il n'en est pas moins déculturé la responsabilité en
incombe à l'Occident. Privés de leur mémoire collective, privés de
leurs élites, détruits ou assimilés, les peuples du tiers monde persistent
à vivre selon des normes étrangères à la modernité et à pratiquer
des rites dont ils ne connaissent plus toujours le sens et la raison.
Pourtant, à côté de l'échec de l'occidentalisation, lisible dans
la déréliction, il y a des signes nombreux et concordants de résis-
tance, de survivances et de permanences. Ces signes témoignent de
la vitalité et de la créativité culturelles. Celles-ci se manifestent dans
l'émergence de formes syncrétiques, de détournements, de contre-cul-
tures. Ce ne sont pas là seulement oripeaux en tissu d'arlequin
pour voiler la nudité, mais le témoignage de la persistance de rai-
sons du monde irréductibles à la métaphysique occidentale.
Les cultes syncrétiques comme le kimbanguisme et le kitawala
dans le bassin du Congo, le vaudou sur la côte du Bénin, à Haïti, à
Cuba, au Brésil sont des croyances vivantes en pleine expansion
dans lesquelles des rites chrétiens ou des éléments modernes s'in-
tègrent à un vieux fonds de valeurs ancestrales. Le kimbanguisme
poursuit son ascension au Zaïre ; de nouvelles églises sont construites,
les adeptes se multiplient. Le vaudou, sous sa forme brésilienne, le
candomblés, témoigne de la survivance de mythes africains après
plusieurs siècles d'une déculturation sous la forme la plus brutale :
le déracinement et l'esclavage, aggravés par la persécution du clergé
catholique. Les prêtres et prêtresses du culte nagô, babalaos et yawa-
lorisos, ont inventé des ruses subtiles pour tromper leurs persécu-
teurs. Ils assimilaient certains saints chrétiens à leurs divinités
africaines et perpétuaient les rites et le culte noirs sous l'apparence
d'une dévotion blanche. La Vierge était identifiée à Yemanja, la
déesse des mers et des rivières. Saint Jérôme à Olodumare, saint
Sébastien à l'Orisca Olorun, le Christ lui-même étant l'Orisca-Roi,
Orisanla ou Oxala. Sainte Barbara cache Iansan et sainte Iphigénie,
Au-delà ou ailleurs 145

5
Oximare . À l'inverse, le kimbanguisme congolais investit le culte
chrétien et l'organisation ecclésiale des valeurs noires. Il combine
l'ascétisme chrétien et l'efficacité de l'organisation militaire salu-
tiste, à l'initiation traditionnelle. Sur la base de ces croyances et de
ces représentations « nouvelles » et « modernes » par rapport aux
systèmes anciens, les identités culturelles se réaffirment au-delà des
espaces ethniques, y compris dans les zones urbanisées.
L'urbanisation elle-même, sous la forme dégradée et anarchique
que nous avons vue, qui devrait normalement aboutir à la déshu-
manisation totale dans un enfer insalubre de tôle et de carton, est le
lieu de maturation de véritables « contre-cultures ». Dans les pobla-
ciones de Santiago du Chili comme dans les favelas de Rio, tout
comme dans les cités d'Abidjan ou les bidonvilles de Casablanca
et du Caire, un tissu social se reconstitue. Les solidarités se met-
tent en place s'inventant de nouvelles bases de légitimation.
L'auto-organisation s'efforce de résoudre les mille et un pro-
blèmes quotidiens, de l'enlèvement des ordures à l'ensevelissement
des morts, en passant par les branchements clandestins d'eau et
d'électricité. On supplée à la carence des pouvoirs publics, et on
trouve pour résoudre les problèmes des solutions, parfois géniales,
qu'ils seraient bien incapables de mettre en œuvre. Les chiffonniers
du Caire gagnent de l'argent en traitant les ordures, alors que les
pouvoirs publics ou les usines européennes en perdent. En adoptant
et adaptant le système des chiffonniers, la ville du Caire a pu créer
trois usines de traitement avec tri manuel et compostage qui cou-
vrent leurs frais de fonctionnement, grâce à la vente de compost et
des granules de plastique, alors que les usines étrangères un moment
envisagées auraient encore aggravé l'endettement du pays.
L'échec de l'industrialisation et la faillite des économies offi-
cielles, très largement publiques et fondées sur le mimétisme, lais-
sent place à l'émergence d'une économie informelle proliférante.
Structuré sur la base d'une organisation sociale plus ou moins tra-
ditionnelle, obéissant à une logique différente de celle de la grande

5. Jean ZIEGLER, op. cit., p. 53.


146 L'occidentalisation du monde

économie capitaliste, le « secteur » informel assure la survie, et sou-


vent bien plus, sur la base d'un « bricolage » ; l'ingéniosité se
combine à l'astuce pour résoudre les problèmes concrets auxquels
sont confrontées les villes du tiers monde.
Cette possibilité d'émergence d'un tissu économique autonome
repose très largement sur l'existence d'un « modèle de consom-
mation » différent. La standardisation et l'uniformisation à l'échelle
mondiale se heurtent à des limites. Les couches populaires du tiers
monde ne s'habillent pas comme les Blancs, elles portent d'autres
coiffures, n'utilisent pas les mêmes objets, n'habitent pas de la même
façon, ne vivent pas leurs loisirs de manière identique, ne mangent
pas les mêmes aliments, et cela, même dans les grandes métro-
poles d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. Un modèle alimen-
taire urbain en Afrique se met en place, différent du modèle
traditionnel, mais sur la base de produits locaux (attiéké à Abidjan,
6
akassa au Bénin, etc. ). Il en est de même au Brésil et au Mexique,
à Bangkok et à Calcutta.
La grande industrie occidentale n'a pas cherché ou n'a pas pu,
en tout cas dans les conditions actuelles, s'emparer de ces
« créneaux ». Les villes du tiers monde ne sont pas seulement des
mirages pour des paysanneries ruinées, surpeuplées et délaissées,
ce sont aussi des miracles. Contre toute attente, en dépit des
statistiques, on y vit.
Les mouvements « identitaires », dont le fondamentalisme
islamique, saisi dans son ensemble, est l'illustration actuelle la plus
typique, sont plus complexes. La montée spectaculaire de ce cou-
rant ne doit pas cacher d'autres phénomènes du même type, comme
l'extrémisme brahmanique en Inde, ou les revendications identi-
taires différentes comme la montée du régionalisme (y compris dans
les vieux pays d'Europe). Tous ces mouvements sont suscités par
l'échec de la modernisation et résultent des frustrations engen-
drées par cet échec. Les masses arabes, influencées depuis les

6. L'attiéké est une sorte de couscous à base de farine de manioc, l'akassa


une boule de pâte à base de farine de maïs. Et on pourrait ajouter le foufou, le gari,
la chikwangue, le dolo, le sodabi, etc.
Au-delà ou ailleurs 147

années 1980 par les Frères musulmans ou les mouvements chiites,


étaient nassériennes ou baasistes vingt ans plus tôt, c'est-à-dire
qu'elles mettaient alors leurs espoirs dans le modernisme et croyaient
en une synthèse possible de l'héritage arabe et de la modernité. Leur
fanatisme actuel permet de mesurer l'ampleur de leur déception.
Certes, ce courant est porteur de nombreuses ambiguïtés. Il se nour-
rit des formidables survivances religieuses et culturelles sans les-
quelles il n'aurait jamais vu le jour. Il trouve dans la nostalgie d'un
passé historique glorieux, en partie mythique, une force de résis-
tance et d'expansion. Il constitue une tentative ambiguë de conci-
liation de l'industrialisation et de la technique avec le Coran, une
modernisation sans la modernité. Ce détournement fait problème.
Les sociétés concernées n'ont jamais fait de la religion leur seul
principe d'identification sociale. La oumma, ou assemblée des
croyants, n'avait été qu'un repère unificateur imaginaire pour des
communautés enchevêtrées, formées d'un réseau très complexe de
liens historiques. La charia n'avait jamais été la loi civile, et les
fanatiques ont raison de dénoncer l'âge d'or des grands empires
arabes comme une époque de corruption, d'impiété et d'hérésie. La
grande période de la Perse, celle des poètes chantant l'amour et le
vin, celle des miniatures raffinées et des palais des Mille et Une
Nuits, était aux antipodes du puritanisme imposé par les ayatollah.
Paradoxalement, la déculturation engendrée par l'Occident
(industrialisation, urbanisation, nationalitarisme) offre les condi-
tions inespérées d'un renouveau religieux. L'individualisme, déchaîné
comme jamais, donne sens au projet de recomposition du corps
social sur la seule base du lien religieux abstrait en effaçant toute
autre inscription territoriale (y compris les pratiques religieuses
populaires comme le maraboutisme). L'universalisme occidental se
trouve confronté à un universalisme tout aussi fort et réactionnel.
Il ne s'agit pas cependant d'une voie véritablement différente ;
l'anti-occidentalisme de ce courant est plus affiché que profond. Le
fonctionnement totalitaire de la religion est une perversion de la
modernité plus que son autre. Il implique un rejet de la métaphysique
matérialiste de l'Occident mais il a besoin de garder la base maté-
rielle et en particulier la technique. Ce formidable détournement
148 L'occidentalisation du monde

n'en exerce pas moins une fonction corrosive sur l'occidentalisation


et peut déboucher sur d'étonnants mouvements, y compris des formes
très inquiétantes du point de vue des valeurs de l'universalisme
occidental.
On peut lire ces symptômes de la faillite de l'occidentalisa-
tion, de façon purement négative, comme le signe de l'échec glo-
bal de la civilisation, parce qu'il n'y aurait pas d'autre civilisation
que l'Occident. Les résistances et détournements sont regardés
comme dérisoires et prêtent à sourire. Le fait que les objets de la
société de consommation sont détournés de leur usage et interpré-
tés dans des systèmes de pensées différents est vu comme le signe
d'une incapacité congénitale à s'adapter à la vie civilisée normale
et non comme le témoignage émouvant de la reconstitution des dif-
férences. Bien sûr, rien n'est joué. Si une recolonisation est peu
probable, l'émergence réussie d'un autre modèle est d'autant moins
certaine que bien des mémoires collectives ont disparu, que les
rituels qui survivent ont perdu leur sens. Dans les réserves offi-
cielles, ou de fait, les « protégés » de l'Occident interdits de culture
ne peuvent que perpétuer l'espèce, tout en refusant obstinément
une assimilation pure et simple. Que reste-t-il chez les Pascuans
de leur fabuleuse culture ? Réduits à un petit groupe misérable,
dépossédés par les moutons et les vaches étrangères de leur minus-
cule « État », et obligés d'avoir un laissez-passer de la marine chi-
lienne pour sortir de l'enceinte de barbelés où ils sont parqués, ils
n'ont plus ni espoir, ni ambition, ni souvenir. De la différence, il
ne reste que le principe manifesté avec entêtement, faisant regret-
ter à beaucoup que l'Occident ne soit pas allé au bout du génocide
7
si bien commencé .

Au regard de l'Occident blasé, les plus belles réussites de l'éco-


nomie informelle font figure de bricolages folkloriques à l'aune des
performances inouïes des techniques d'avant-garde. La socialité
reconvertie des bidonvilles est gangrenée par l'âpreté de la surex-

7. Sur le long martyrologe des Pascuans. l'émouvant témoignage de Francis


MATIÈRE, dans Fantastique île de Pâques (Laffont, Paris, 1965), complète le classique
ouvrage de l'ethnologue Alfred MÉTRAUX. L'île de Pâques, Gallimard, Paris, 1941.
Au-delà ou ailleurs 149

ploitation, de la sous-traitance, traversée de conflits innombrables,


et tout à la fois menacée de mort par l'insalubrité et la pollution, et
d'explosion par une croissance démographique incontrôlée.
Tous ces signes de résistance que nous avons mentionnés
n'esquissent l'aurore d'un autre projet, que dans la mesure où les
signes d'un déclin de l'Occident dessinent un crépuscule préalable.

II. La montée de perspectives nouvelles

Le développement offshore de la technopole transnationale ne


peut perpétuer la fiction d'une société-monde. Le tiers monde
8
« quart-mondisé » a néanmoins connu, et continue de connaître
une certaine intégration dans la civilisation mondiale, c'est-à-dire
occidentale. Ce passage est irréversible. Quelle que soit la nostal-
gie de l'univers ancien, de ses équilibres et de sa richesse culturelle,
le retour pur et simple est impossible et impensable.
S'adressant aux étudiants de Papouasie-Nouvelle-Guinée, un
juriste australien, Peter Sack, déclarait récemment : « Tous les
Occidentaux vous répètent inlassablement qu'il n'est pas souhai-
table de revenir en arrière. En vertu du principe de l'enquête poli-
cière "Cui bono", cette déclaration est suspecte. Certes, nous autres
Australiens, nous n'avons pas du tout intérêt à ce que les aborigènes
rétablissent la situation antérieure. Cela signifierait que les Blancs
devraient retourner en Angleterre... » La même question se pose
avec acuité en Nouvelle-Calédonie. Les Kanaks sont beaucoup moins
convaincus que les experts français que ce retour n'est ni souhai-
table ni possible. Toutefois, le souhaitable n'est pas forcément
possible, il n'est pas forcément sans arrière-pensées, également sus-
pectes chez certains. Le reniement du passé est en tout cas infini-
ment moins nécessaire et souhaitable que les Blancs ne le proclament.
Dans la plupart des cas, les peuples, les groupes humains, les membres
plus ou moins individualisés désormais des sociétés détruites veulent

8. Jean CHESNEAUX, « Tiers monde "Offshore" ou tiers monde quart-mondisé


et libération du troisième type », Tiers-Monde, n° 100, octobre-décembre 1984.
150 L'occidentalisation du monde

vivre en assumant le double héritage de leur culture et de leur pas-


sage par le maelström de la modernité. Les cultures vouées au solip-
sisme culturel ont disparu, leurs membres sont morts. Ceux qui ont
survécu sont dans une certaine mesure prêts à affronter le défi. Ils
n'acceptent pas sans réagir de se laisser laminer par les évolutions
dites irréversibles parce que liées à des mécanismes techno-
économiques.
Au sein de la déréliction des bidonvilles, une extraordinaire vita-
lité se déploie. Il ne s'agit pas de se contenter d'une survie biolo-
gique pour constituer les troupeaux dociles et passifs à la disposition
des firmes, esclaves mécaniques d'une consommation et d'une pro-
duction délirantes. Il s'agit d'une création, de la reconstruction d'une
société humaine par le détournement et la récupération des objets
et des forces de la modernité à partir des valeurs culturelles et des
liens résiduels des communautés traditionnelles. Une véritable syn-
thèse se fait dans la vie quotidienne concrète, à l'insu des penseurs
et des théoriciens, entre les deux héritages. Cette fusion qui pour-
rait accoucher d'une authentique post-modernité se cherche à l'aveu-
glette dans les mailles de plus en plus relâchées de l'ordre mondial
occidental en crise.

La crise du formel et sa signification

Il a fallu attendre les années 1970 pour que les économistes


découvrent que les condamnés à mort du tiers monde avaient résolu
contre toutes les théories le problème de leur survie. Exclus du
monde des vivants par les statistiques officielles, les clochards urbains
qui continuaient à s'entasser autour des villes du tiers monde, sans
ressources connues et avouables, étaient condamnés à disparaître.
Mendiants ou bricoleurs, ces parasites n'avaient d'avenir qu'au-
tant que le développement économique normal réussirait. En atten-
dant, leur seule chance de ne pas crever était de retourner bien
sagement dans leur campagne d'origine et d'y travailler la terre de
façon un peu plus efficace. Pouvoirs publics locaux et experts étran-
gers, qu'ils soient libéraux ou radicaux, ne voyaient d'avenir que
dans l'élimination de cette verrue sur le visage lisse du développement
Au-delà ou ailleurs 151

canonique. Il s'agissait, en effet, d'une sphère de survivance de


petites activités artisanales à la technologie archaïque, vivant en
parasite sur le corps sain de la société en développement et en voie
de modernisation. Les petits métiers illégaux devaient disparaître
pour favoriser l'économie moderne, officielle et rationnelle. Les
migrants devaient être refoulés dans les zones rurales. On a tenté
parfois de supprimer cette frange imprécise de petits métiers proli-
férant en marge de l'économie moderne en créant artificiellement
un secteur étatique concurrent financé à grands frais sur les deniers
publics, ou en subventionnant des entreprises privées modernes, le
plus souvent étrangères. Dans la plupart des cas, des mesures répres-
sives ont été utilisées contre ces ennemis du progrès. Comme « les
faits, dit-on, sont têtus », et comme 50 à 80 % des individus valides
des zones urbaines du tiers monde faisaient leur vie dans ce monde
marginal, sans demander aux pouvoirs publics autre chose que de
vouloir bien les laisser vivre en paix et se débrouiller à leur guise,
force fut de reconnaître le phénomène. Il devenait indécent d'assi-
miler ce secteur à une frange résiduelle et même à un phénomène
transitoire. Cette reconnaissance ne fut évidemment pas celle d'un
laboratoire d'une société post-moderne, mais d'abord uniquement
d'un emploi « informel ». Les économistes, puis les pouvoirs publics
locaux ont alors découvert l'importance des revenus et de la pro-
duction de tout un secteur jusque-là ignoré. La mode et les médias
ont fini par s'emparer de l'affaire. Il fut de moins en moins ques-
tion de supprimer et réprimer ces « informels » mais au contraire
de les aider. Leur secteur non structuré devint un « développement
spontané », une « industrialisation rampante » à encourager et nor-
maliser, bref, une autre voie de développement. Alors que, dans le
même temps, les expériences de développement endogènes s'enli-
saient dans l'incohérence et l'inefficacité bureaucratiques, les huma-
nistes des ONG et d'ailleurs furent bien aises de trouver cette planche
de salut pour porter leurs espoirs.

Sans épiloguer ici sur les contradictions contenues dans cette


entreprise de récupération, il est important de montrer la mécon-
naissance profonde du phénomène dont témoigne la démarche de
l'appréhension « économiste ».
L'occidentalisation du monde

Tous les noms par lesquels ce phénomène a été désigné ainsi


que les définitions qui en ont été données révèlent une incapacité à
cerner sa logique propre. Informel, non structuré, parallèle, margi-
nal, non officiel, souterrain, occulte, etc., ce « secteur » arbitraire-
ment réduit à son aspect économique est saisi en négatif par référence
à une norme : structurée, officielle, organisée. L'économie formelle
est visible et lisible ; cette économie-là, l'informelle, toute vivante
et importante qu'elle soit, est atypique et inquiétante. On comprend
qu'à défaut de la sanctionner, il importe de la domestiquer en tri-
ant le récupérable de l'irrécupérable, et en normalisant le premier
ensemble. Les distinctions entre une partie involutive et une partie
évolutive, une partie productive et une partie parasitaire, visent cet
objectif.
Ce qui frappe dans toutes les définitions données par les experts,
c'est l'absence de « genre propre » du secteur informel. On ne cerne
que la différence spécifique. Le secteur est choisi comme écono-
mique, sa logique est donc supposée être celle de l'économie. De
ce fait, il est évidemment atypique par rapport aux formes normales
du genre. Il est réduit à l'ensemble des différences avec l'image nor-
male, sans aucune logique propre. Tout se joue dans le découpage
social/économie et dans l'élimination du social. Cette approche dif-
férentielle ne permet qu'une saisie statistique sans signification.
Elle est d'ailleurs très arbitraire car la norme elle-même n'est pas
si évidente.
A cela s'ajoute le fait d'interpréter ces phénomènes par réfé-
rence à des phénomènes semblables rencontrés dans le passé en
Occident, sans tenir compte de la différence de contexte. Saisies en
elles-mêmes, les activités informelles sont étonnamment proches,
e e
en effet, des petits métiers qui fleurissaient au XVII et au XVIII siècle
dans les principaux pays d'Europe du Nord où l'industrialisation
était en gestation. La prolétarisation des campagnes et l'exode rural
entraînaient un afflux de population dans les villes, alors même que
l'industrie n'embauchait pas encore cette main-d'œuvre disponible.
La masse énorme de besoins à satisfaire en ville, la carence des
formes traditionnelles de production pour y faire face offrirent un
terrain favorable à l'expansion des petits métiers. Ceux-ci se déve-
Au-delà ou ailleurs 153

loppèrent sur des bases souvent régionales (Savoyards, Auvergnats,


Limousins, etc.), car des milieux culturels se reconstituaient dans
les zones urbaines. L'expansion de la grande industrie a fini par
éliminer progressivement ce secteur informel qui est apparu après
coup comme transitoire. On est tenté de penser que l'actuelle pro-
lifération dans le tiers monde des petits métiers est un phénomène
identique et condamné au même destin. Identique, ou en tout cas
très proche, cela est indiscutable, mais il faut souligner avec force
que les petits métiers européens ne se limitaient pas à leur seul aspect
économique. La richesse humaine de ce phénomène était porteuse
de plusieurs évolutions possibles.
La situation historique actuelle condamne le secteur informel
du tiers monde à un autre destin ou, pour mieux dire, lui ouvre
d'autres perspectives. Ainsi, il faut reconsidérer, nous semble-t-il,
la signification des anciens petits métiers en même temps qu'ap-
précier le contexte nouveau où se manifeste cette floraison nouvelle.
Tout d'abord, il n'est possible de penser « l'informel » que si
on a saisi le formel. Or si celui-ci est « formellement » repérable,
il est aussi « réellement » en crise. Cette situation est sans doute ce
qui a permis de voir l'informel. La découverte des années 1970 a
été, en effet, féconde. Elle a permis de découvrir que l'informel exis-
tait également au cœur de nos propres sociétés et qu'il menaçait les
repères les mieux établis dans notre ordre.
Le travail formel est une pratique qui participe de l'essence
même de l'Occident ainsi que de l'économie dont il est un élément
central. Transformation de la nature pour satisfaire nos besoins,
ce travail-là n'existe que sur la base d'un univers mental implicite.
L'ensemble de représentations qui lui donnent sens et le rendent
pertinent, donc possible, est celui-là qui constitue l'imaginaire de
l'économie. Il s'organise autour de trois niveaux interdépendants :
un niveau anthropologique, un niveau sociétal, un niveau physico-
technique. Ce dernier niveau se présente comme le premier et la
base de l'ensemble dans l'idéologie économique, mais il apparaît
comme un effet d'optique des deux autres.
Le niveau anthropologique concerne la conception de l'homme
sous-jacente. Elle repose sur l'articulation de trois croyances : le
154 L'occidentalisation du monde

naturalisme, l'hédonisme, l'individualisme. L'atome social calcule


ses plaisirs et ses peines, et rationalise son action pour couvrir ses
besoins naturels.
Le niveau sociétal concerne la conception de la société qui résulte
de cette appréhension de l'homme comme Homo œconomicus. Elle
est caractérisée par un mode d'organisation contractuelle de la vie
en société pour la politique comme pour la production. Il s'agit donc
d'une association à but lucratif : la paix, la sécurité, la garantie de
la propriété privée sont les bases qui permettent à la division et à
l'organisation du travail de donner la plus grande richesse pour le
plus grand nombre.
Le niveau physico-technique concerne la conception de la nature
qui est présupposée par de tels hommes dans une telle société. Cette
nature est une donnée hostile qu'il faut s'approprier et maîtriser
par le travail et la production.
Cette vision de l'homme, de la société et de la nature donne sens
au travail et à l'ensemble des catégories économiques. Il s'agit d'une
sphère de signification parfaitement autoréférentielle. On y recon-
naît sans peine, sous une autre forme, les dimensions désormais
familières du polygone occidental. Le paradigme du formel (tra-
vail et économie) s'inscrit dans ce champ sémantique. Il s'agit d'une
activité de nature technique (transformation/fabrication) mettant en
œuvre des instruments (outils et machines) pour agir sur une matière
première (issue de la nature). Le prototype de cette activité se trouve
dans l'artisanat précapitaliste tandis que la norme socialisée de la
contrainte se réalise dans le salariat capitaliste.
Il est vrai que l'activité concrète « salariée » de l'immense majo-
rité des hommes modernes n'a rien à voir avec le paradigme arti-
sanal du travail de l'imaginaire économique. Cela se manifeste de
façon tangible avec la crise du travail productif et la montée des ser-
vices. La validation sociale d'activités considérées traditionnelle-
ment comme des « appendices malsains de l'industrie et de la
société », des minitels roses à la publicité, entraîne une autodestruction
du concept de travail. Celle-ci avait d'ailleurs été pressentie avec
effroi dès l'origine par Malthus : « Si la peine qu'on se donne pour
chanter une chanson est un travail productif, écrit-il, pourquoi les
Au-delà ou ailleurs 155

efforts qu'on fait pour rendre une conversation amusante et ins-


tructive et qui offrent assurément un résultat bien plus intéressant,
seraient-ils exclus du nombre des actuelles productions ? Pourquoi
n'y comprendrait-on pas les efforts que nous avons besoin de faire
pour régler nos passions et pour devenir obéissants à toutes les lois
divines et humaines, qui sont sans contredit le plus précieux des
biens ? Pourquoi, en un mot, exclurions-nous une action quelconque
dont le but est d'obtenir le plaisir ou d'éviter la douleur, soit dans
le moment même soit dans l'avenir ? Il est vrai qu'on pourrait y
comprendre de cette manière toutes les activités de l'espèce humaine
9
pendant tous les instants de leur vie . »
Devant cette menace d'insignifiance du travail et de l'écono-
mie, Malthus et les économistes ont posé la barrière arbitraire du
salariat, sur la toile de fond de l'imaginaire économique. Cela était
nécessaire pour que « ça tourne ».
La crise actuelle du travail productif atteint de plein fouet le
mode de légitimité dominant dans le monde occidental. Le travail
reste, en effet, la base de la légitimation sociale et on ne sait pas sur
quel autre mythe le pouvoir et la richesse pourraient trouver une
indispensable justification au sein de l'ordre national-étatique.
Sans être directement liée à la fin du politique et de l'ordre natio-
nal-étatique, la crise du travail contribue très fortement à saper les
bases de la civilisation occidentale. L'histoire de celle-ci a pu
apparaître pendant longtemps aux esprits optimistes comme un pro-
cessus de destruction créatrice à tous les niveaux. Le processus des-
tructeur est indéniable. Les réactions créatrices se sont effectivement
produites pendant longtemps, grâce à la vitalité d'un tissu social
consolidé par l'ordre national-étatique et l'éthique du travail. Les
sociétés occidentales ont pu exporter leurs contradictions, reculer
les échéances par une fuite en avant perpétuelle. Toutefois, si notre
analyse est juste, c'est désormais le cœur même du dispositif
stabilisateur qui est touché. La réaction créatrice ne peut plus être
engendrée au sein d'un corps en décomposition, elle ne peut se
produire qu'à l'extérieur et d'une certaine façon contre lui.

9. Thomas Robert MALTHUS, Principes. Aillaud, Paris, 1820. p. 28.


156 L'occidentalisation du monde

Société et socialité informelle

Bien que cette crise touche très profondément l'essence même


de l'Occident, ce n'est pas tant sous cet angle que nous voulons
l'envisager, mais plus simplement comme mode d'accès privilégié
à la signification de l'informel dans le tiers monde. Le travail
informel, en effet, ne peut être appréhendé au départ que comme
une activité humaine qui obtient et procure des résultats analogues,
voire identiques, et en tout cas comparables à ceux du travail formel
sans entrer dans le cadre des présupposés idéologiques de l'économie.
L'économie informelle entretient ainsi une double relation d'iden-
tité et de différence avec l'économie formelle. L'identité consiste
en ce qu'elle donne naissance à la production de biens et de ser-
vices comparables à ceux du secteur « normal », satisfaisant en appa-
rence les besoins normaux, homologués, créant des emplois similaires
et engendrant des revenus de niveau souvent voisin. Toutefois, cette
identité est un leurre auquel se laissent volontiers prendre les éco-
nomistes. L'économie informelle n'est pas une activité salariale au
sens strict. Elle n'obéit pas à la logique de la société salariale, même
si elle rémunère une main-d'œuvre. Outre que celle-ci est souvent
familiale, tribale et toujours atypique, l'activité n'obéit pas vrai-
ment à tout ce que le travail présuppose en Occident (éthique du
devoir, mission rédemptrice, etc.).
Enfin, le but de la production informelle n'est pas l'accumula-
tion illimitée, la production pour la production. L'épargne, quand
elle existe, n'est pas destinée à l'investissement pour la reproduc-
tion élargie. Le secteur ne se développe pas par concentration des
unités mais par leur multiplication. Les ressources servent largement
à la satisfaction de besoins culturels : dépenses festives, solidarité
du groupe.
Le tiers monde, malgré l'occidentalisation, est loin d'avoir atteint
le stade de l'individualisme des sociétés industrialisées du Nord.
Lorsque l'on demande à quelqu'un en Afrique noire (et dans bien
d'autres régions du monde) combien de personnes il considère
comme faisant partie de sa famille, la réponse tourne autour de trois
cents. Un ami béninois m'expliquait qu'à la dernière fête de famille
Au-delà ou ailleurs 157

ce chiffre était dépassé et que tous n'avaient pu venir, alors qu'en


fonction d'une loi calquée sur la loi française, les réunions de plus
de trois personnes étaient interdites à cause de l'état de siège ! Dans
les zones urbaines, où les grandes familles sont forcément écla-
tées, des micro-organisations se mettent en place sur la base d'une
mémoire populaire et d'identités culturelles. Elles prennent en charge
la vie quotidienne par des stratégies ingénieuses de survie. Cela ne
concerne pas seulement la production et la vente, mais aussi
l'autoconstruction, les coopératives d'achat, la cuisine en commun,
l'organisation des loisirs et les activités récréatives (y compris le
théâtre populaire).
Dans les pays latino-américains en particulier, l'éthique solidaire
s'est manifestée dans de nombreuses formes de micro-organisations
autogérées : organisations économiques populaires du Chili,
communautés ecclésiales de base au Brésil, organisations de quartier,
mouvements de jeunes et de femmes, associations indigènes, groupes
écologiques, etc.
Les activités productrices dans un tel contexte, même si elles
utilisent des technologies parfois sophistiquées, et le savoir scien-
tifique disponible, sont immédiatement incluses dans une socialité
autre. La débrouillardise, la créativité ne prennent pas la forme de
l'entreprise capitaliste. L'atelier, le garage palmier (sans autre immo-
bilisation que l'ombre d'un arbre) ou la ferblanterie de récupéra-
tion se plient au contraire à une dynamique sociale originale. On
est ingénieux sans être ingénieur, entreprenant sans être entrepre-
neur, industrieux sans être industriel. La disqualification de fait au
sein du système n'exclut pas de saisir une seconde chance hors du
système.
10
Non pas que l'accès à « l'industrialisation de plein exercice »
soit impossible ; il se produit ici ou là, dans les pays les plus tou-
chés par l'occidentalisation ; il se produira tant que la crise de
l'Occident n'aura pas atteint un seuil tel que l'occidentalisation soit
neutralisée. Le plus souvent, elle n'est pas tentée, car elle n'est pas

10. Suivant l'expression bien trouvée et déjà citée de Pierre Judet.


158 L'occidentalisation du monde

tentante là où l'insertion dans l'économie mondiale est faible. La


manifestation extrême de la crise est ainsi dans le même temps une
amorce de solution.
Ces résistances à la tentation de l'Occident sont une source
d'espoir. Elles laissent anticiper que la mort de l'Occident ne sera
pas nécessairement la fin du monde...
L'émergence de l'économie et de la socialité informelles est
d'autant plus significative qu'elles s'articulent aux résistances, sur-
vivances et permanences face à l'occidentalisation. Alors que la
crise de l'ordre national-étatique compromet le tissu sociétal des
pays industriels et constitue une menace grave pour l'existence
même du lien social, elle ne peut que libérer les forces vitales et les
solidarités actives brimées par le carcan du nationalitarisme et l'ordre
artificiel de l'Etat mimétique. Alors que la machine techno-écono-
mique risque de tomber en panne faute de substrat social, les éner-
gies créatrices des sociétés du tiers monde détournées et niées par
le rejet de la machine peuvent se trouver décuplées.
La crise de l'ordre « occidental » comme effet des contradic-
tions de l'insertion de la machine techno-économique au sein du
tissu social est la condition d'épanouissement éventuel de nouveaux
mondes, d'une nouvelle civilisation, d'une ère nouvelle.
Conclusion générale

Faut-il sauver Babel ?

« Tout le monde se servait d'une même


langue et des mêmes mots. Comme les
hommes se déplaçaient à l'Orient, ils
trouvèrent une plaine au pays de Shinear et
ils s'y établirent. Ils se dirent l'un à l'autre
"Allons ! Faisons des briques et cuisons-les
au feu !" La brique leur servit de pierre et le
bitume leur servit de mortier, ils dirent :
'"Allons ! Bâtissons-nous une ville et une
tour dont le sommet pénètre les cieux !
Faisons-nous un nom et ne soyons pas
dispersés sur toute la terre !"»

Bible de Jérusalem, Genèse II : 1-6.

En brossant à grands traits cette fresque de l'Occident,


n'avons-nous pas cédé au désir de noircir le tableau, et succombé
à cette haine de soi qui pousse les prophètes à annoncer la chute de
Babylone ?
Il faut sans doute tempérer le catastrophisme qui résulterait d'une
lecture un peu hâtive des pages précédentes. La fin de l'Occident
n'est pas nécessairement l'Apocalypse. Comment, par ailleurs, ne
pas conserver les aspirations « émancipatrices » portées par la
modernité ? Tout manichéisme est à proscrire dans une analyse qui
160 L'occidentalisation du monde

n'exclut, certes, ni une large part d'intuition ni la défense passionnée


des victimes des injustices, mais qui s'efforce de cerner le probable
et le souhaitable avec impartialité et sérénité.

Au-delà du désir d'apocalypse


L'Occident, qui a inventé le progrès, la croissance, le dévelop-
pement, qui vit dans la croyance bien ancrée d'une marche indéfi-
nie constituant son propre objectif et bonne en soi, a aussi
paradoxalement inventé le déclin, la décadence, le chaos.
Les sociétés antérieures, et surtout les sociétés non occidentales
ne se pensaient pas dans l'« histoire ». Leur grandeur et leur déca-
dence ne peuvent être que le jugement d'un regard extérieur.
Même si elles se pensaient de manière cyclique, la phase régres-
sive n'était qu'un reflux provisoire, une étape dans un ordre immuable.
Le chaos des Grecs, le tohu-bohu des Hébreux est une situation
cosmique originelle, antérieure à l'émergence de l'ordre humain.
Les penseurs des Lumières « inventent » la chute de l'Empire
romain, la décadence du monde arabe, le déclin de l'Empire céleste,
tandis que les armes occidentales provoquent la décomposition de
e
l'empire du Grand Moghol aux Indes, après avoir causé au XVI siècle
1
la ruine des civilisations amérindiennes .
Aux vieux schémas cycliques de Platon et Aristote de la cor-
ruption et de la dégénérescence des formes politiques, à ceux des
penseurs de l'Islam - celui d'Ibn Khaldun, entre autres, du renver-
sement des dynasties citadines amollies par la civilisation urbaine
ferment d'individualisme et d'égoïsme hédoniste et leur remplace-
ment par des tribus nomades, où l'assabya (la « solidarité ») est
intacte -, à ceux des historiens chinois expliquant la rotation des
dynasties sur l'immuable Empire céleste des 18 provinces par la perte
e
du mandat du Ciel, les philosophes du XVIII siècle substituent une
analyse de la dialectique des causes internes et des causes externes,
dans laquelle, à côté ou à la place de l'étemelle corruption des principes

1. Tahar MEMMI, « Sous-développement et décadence », Tiers-Monde,


n° 100, décembre 1984.
Conclusion générale 161

et de la dégénérescence des élites, intervient la croyance en une « per-


fectibilité indéfinie » de l'esprit humain (Turgot-Condorcet). La bour-
geoisie montante est convaincue de la supériorité de la société (et
de l'esprit) moderne et en voit des signes partout : les formes poli-
tiques, le raffinement des mœurs, le développement du commerce.
Tout concourt à la marche irréversible de la civilisation, même ses
reculs apparents. Au fil des ans et des événements, cette doctrine
acquiert une force telle qu'il devient impossible d'émettre le moindre
doute sur l'évidence du progrès, vide de tout contenu autre que
lui-même. C'est le progrès du progrès.
Ces « principes » nouveaux deviendront presque exclusifs dans
e
les sciences sociales du XIX siècle et se transformeront en évidences
e
pratiques au XX siècle, sous la forme du progrès technique et de
l'accumulation illimitée du capital.
Certes, il ne manquera pas de voix pour appliquer à l'Occident
les principes mêmes de la décadence des autres. Les historiens de
l'économie relativisent la marche progressive par le constat des crises
et des récessions. Marx, en particulier, prévoit une grande crise qui
provoquerait la mutation du système capitaliste. Pareto accommode
la « circulation des élites » aux fluctuations de l'économie. Toutefois,
la croissance linéaire du progrès technique, le développement des
forces productives restent acquis ainsi que le développement de l'éco-
nomie. La civilisation occidentale qui s'est fondée sur la technique
et l'économie peut bien connaître des mutations et des révolutions,
sa progression est irrésistible et sa position inexpugnable. Chaque
recul lui permet au contraire de nouveaux bonds en avant.
Les penseurs « réactionnaires » ou « idéalistes », qui fondent encore
l'histoire sur des principes, peuvent annoncer le « déclin de l'Occident »
comme Oswald Spengler et Arnold Toynbee. Ils font figure d'isolés
et ne sont pas vraiment pris au sérieux. Qu'importe la perte des empires
coloniaux, la Révolution russe, les guerres mondiales, les troubles du
tiers monde, le cycle des affaires continue. Il a même été remplacé
après la Seconde Guerre mondiale par une croissance forte et soute-
nue. Malgré les difficultés récentes, l'unification du monde sous les
signes du progrès technique et du développement économique, valeurs
fondatrices de l'Occident, n'a jamais été aussi poussée.
162 L'occidentalisation du monde

Les prophètes de l'Apocalypse ont souvent été des esprits cha-


grins qui prennent pour un drame cosmique leur propre drame
intérieur, ou tout au moins qui appartiennent à une classe, ou un
groupe, ou un pays en voie de disparition et qui étendent à la dimen-
sion d'un monde ce qui n'est qu'une péripétie locale.
Cari Schmitt remarquait déjà : « Qu'un peuple n'ait plus la force
ou la volonté de se maintenir dans la sphère du politique, ce n'est
pas la fin du politique dans le monde. C'est seulement la fin d'un
2
peuple faible . »
La présente réflexion n'échappe sans doute pas à cette situation.
Le fait que nous appartenions à la vieille Europe, et que nous soyons
français, nous prédispose à une telle vision. Malgré les espoirs mis
dans la construction d'une unité européenne, les gouvernants des
pays membres n'en finissent pas de se mettre d'accord sur les obs-
tacles à une véritable union politique. Et la France, grande puis-
sance de second rang, n'en finit pas d'assister à l'inéluctable
drame de son déclin sur la scène mondiale.
Bien sûr, nous prétendons que si cette situation nous rend plus
sensible à la perception d'un air du temps qui serait celui de la fin
d'une ère, nos analyses transcendent le petit bout de terre où se situe
notre observatoire et valent pour un plus vaste monde.
Pour tenter d'échapper à la « haine de soi » à laquelle on a attri-
3
bué, non sans raison bien souvent, le « sanglot de l'homme blanc »,
il est nécessaire de dédramatiser l'Apocalypse. 11 n'y a pas lieu d'être
prophète de mauvais augure. Même s'il ne nous paraît pas moral
de nous opposer à la décadence de l'Occident, il ne nous paraît pas
possible non plus de la désirer. La vision cataclysmique repose sur
le télescopage d'évidentes banalités et des signes critiques. Nous
savons que nous sommes mortels ; même si nous pensons que
l'Occident fait exception, nous avons appris que les civilisations
sont mortelles. Enfin, nous n'ignorons pas que le stock des armements
nucléaires est grandement suffisant pour faire sauter la planète, et

2. Carl SCHMITT, La Notion de politique, traduction de Steinhauser,


Calmann-Lévy. Paris, 1972, p. 97.
3. Pascal BRUCKNEK, Le Sanglot de l'homme blanc, Le Seuil, Paris, 1983.
Conclusion générale 163

que nous ne pouvons faire confiance ni à la sagesse ni à la pru-


dence des responsables. De là, à chaque signe de crise, la tentation
de passer immédiatement aux extrêmes, il y a là un petit glissement
qu'il ne nous paraît pas nécessaire de franchir.
Il faut tenter de se débarrasser tout à la fois du fantasme d'im-
mortalité et de la fascination par la catastrophe, pour penser de façon
raisonnable la fin de l'Occident. Il n'y a, au fond, qu'un exemple
vraiment connu de fin d'une civilisation, celui qui a hanté la moder-
nité, la fin du monde antique et plus précisément la chute de l'Empire
romain. C'est toujours à ce modèle qu'on se réfère pour penser ce
que pourrait être notre déclin. Eh bien ! précisément, à bien le lire,
ce modèle est tout sauf catastrophique. Cette fin n'en finit pas, et
la chute dramatique n'est qu'une façon des historiens d'écrire l'his-
e e
toire a posteriori. Entre le III siècle et le VI siècle après Jésus-Christ,
pour nous limiter à la période la plus dramatique, il y eut certes des
catastrophes, dans divers coins de l'Empire, mais il y a toujours
des catastrophes locales à toutes périodes. Il y eut aussi des périodes
d'accalmie générale, et des conjonctures locales heureuses.
A aucun moment, le sentiment d'une catastrophe unique et géné-
ralisée ne se fait jour. Même la prise de Rome par Alaric en 410
n'est un symbole de la chute que pour nous. Pour les contempo-
rains, il n'est qu'un épisode malheureux des rivalités au sein de
l'Empire et le signe que Ravenne compte plus que Rome.
La perte de sens sera très lente et infiniment longue, puisque le
mythe impérial survivra à Byzance, dans l'Occident carolingien, et
dans le Saint-Empire qui ne tombe qu'en 1806 ! Le monde antique
était mort que nul ne le savait encore. Alors, qui nous avertira de la
mort de notre civilisation ?

La nostalgie de l'universel
Si l'Occident nous est apparu comme cette machine infernale,
qui broie les hommes et les cultures pour des desseins insensés que
nul ne connaît et dont le terme risque d'être la mort, il n'est pas
que cela. Il y a dans le projet hellénico-judéo-chrétien l'aspiration
à une humanité fraternelle. Parallèlement à la déculturation de la
164 L'occidentalisation du monde

planète et à l'impérialisme sous toutes ses formes, l'Occident a pro-


duit et élaboré le rêve d'une cité émancipée où tous les hommes
auraient leur place, et dont chacun serait un libre citoyen. Ce pro-
jet est-il souhaitable, est-il possible, et à quelles conditions ? Ce
rêve d'une conquête du Ciel que certains ont cru réaliser par la tech-
nique est très exactement celui de Babel. Yahvé lui-même y a cru.
« Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes
avaient bâtie. Et Yahvé dit : Voici que tous font un seul peuple et
parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises !
4
Maintenant aucun dessein ne sera irréalisable pour eux . »
Les temps sont venus, en effet, où les hommes font un seul peuple
et parlent une seule langue et où aucun dessein n'est irréalisable
pour eux. Mais la cité qu'ils ont construite est difforme. Il y règne
l'injustice, la violence, la haine. Elle se déchire elle-même. Et la
technique, qui devait engendrer l'abondance et apaiser les querelles,
donne à l'injustice, la violence et la haine des moyens multipliés.
Le risque de la destruction pure et simple est plus fort que jamais.
Alors, parce que le rêve a tourné au cauchemar, faut-il renoncer
à ses promesses ? En tout état de cause, faut-il militer pour sauver
la tour de Babel ? N'est-il pas souhaitable que triomphe une culture
transnationale uniforme ? Admettons qu'au lieu d'entraîner la
déréliction totale où ont sombré la plupart des Amérindiens, cette
culture universelle réussisse à instaurer la communication et la com-
préhension de tous et de chacun. Rien ne peut sembler plus dési-
rable. Quelque conscient que soit un Occidental des méfaits et des
dangers de l'Occident comme machine techno-économique, il lui
est impossible de renoncer à certaines des valeurs produites par la
civilisation hellénico-judéo-chrétienne. Les droits de l'homme et le
respect de la personne humaine, tout autant que le respect des cultures
et les droits des peuples font partie de ce patrimoine dont la réali-
sation est un objectif qu'on ne peut abandonner ; ce faisant, il appa-
raît nécessaire de rejeter le fétichisme du culte de la vie purement
biologique, et le mythe identitaire. L'Occident a détruit le « solip-
sisme culturel ». Sans doute, cette destruction est-elle irréversible.

4. Genèse, II : 7.
Conclusion générale 165

Jamais plus, pour autant qu'on puisse anticiper l'avenir, un « groupe


humain singulier ne pourra s'appeler "les hommes", "les vrais
hommes" ». Si la post-modernité voit la renaissance de cultures
diverses, celles-ci ne seront jamais plus tout à fait comme avant.
Cette impossibilité pour une culture d'ignorer l'existence des autres
est très différente de la conscience antérieure que les Barbares étaient
tout de même des hommes. Faut-il le regretter et souhaiter une res-
tauration du solipsisme culturel ? La reprise de l'héritage de la rai-
son émancipatrice sous bénéfice d'inventaire n'est pas sans poser
des problèmes ; la dissociation des composants est-elle possible ?
Le paradoxe de l'égalité est un de ces problèmes les plus tra-
giques posés à la raison pratique occidentale. Pas de fraternité vraie
sans égalité réelle, mais pas d'égalité sans identité des conditions et
équivalence des situations. La résolution théorique de l'antinomie
consiste à poser l'équivalence en dehors de l'espace de la commen-
surabilité. Tous les hommes sont égaux et se valent en tant qu'ils
sont incomparables. Cette reconnaissance du droit à la différence est
d'autant plus suspecte qu'elle est déjà affirmée par les philosophes
des Lumières et qu'elle n'a empêché aucun des excès que l'on sait.
« Le risque, nous dit Raymond Aron, esprit universaliste, s'il en
5
fut, est moins celui de l'uniformité que du conformisme . »
On retrouve là la trace des fortes pensées d'Alexis de Tocqueville.
La terreur religieuse qui le frappe en voyant l'irrésistible montée de
l'égalité tient beaucoup à la perception de ce risque de conformisme.
On a vu au niveau des États-nations à quels abîmes aboutissait le
conformisme engendré par le nivellement des conditions et la « mas-
sification » des citoyens. Le totalitarisme aime l'uniforme, et le
conforme y mène directement.
La mondialisation du processus uniformisant, même en dehors
de toutes les « tares » de l'Occident, peut faire craindre les pires
détournements. L'empire-monde fraternel risque fort d'être celui
du grand frère, le Big Brother d'Orwell. Le risque est d'autant plus
grand que cette société mondiale resterait technicienne. Or, si on

5. Raymond ARON, Les Désillusions du progrès. Calmann-Lévy, Paris,


p. 117.
166 L'occidentalisation du monde

accepte l'analyse percutante de Jacques Ellul, « à la vérité, il y a


une voie, mais une seule : la dictature mondiale la plus totalitaire
qui puisse exister. C'est exactement le seul moyen pour permettre
à la technique son plein essor et pour résoudre les prodigieuses
6
difficultés qu'elle accumule ».
Enfin, au nom même de l'humanisme occidental, nous pouvons
conserver quelques préventions à l'égard d'un monde unique même
fraternel. La pluralité de l'homme est peut-être au niveau culturel
comme au niveau génétique la condition de sa survie. Qui sait si,
en fonction de leurs spécificités mêmes, les cultures aujourd'hui
niées et bafouées ne seront pas demain les plus aptes à relever les
défis de l'histoire ? L'appauvrissement du patrimoine culturel de
l'humanité dont l'Occident est largement responsable causerait alors
un dommage incalculable. Il n'est pas sûr du tout que la différence
culturelle puisse s'accommoder à un niveau significatif d'un uni-
versalisme authentique.
« Il faut bien dire, s'écrie l'ethnologue Marc Augé, que si on pous-
sait ce terme des différences à son comble, on irait jusqu'à l'incom-
7
municabilité entre cultures, et à mon avis tout démontre le contraire . »
Cette vue est bien optimiste. Certes, l'expérience personnelle de l'an-
thropologue se fonde sur la possibilité de la communication et la véri-
fie, mais les expériences collectives de rapports interculturels conduisent
à une vision plus réservée. Les notations coloniales de Pierre Loti, à
propos des rapports des Chinois et des marins européens, me parais-
sent plus pertinentes : « Du reste, ce petit monde, enfermé sous son
suaire d'arbres et séparé de tout, ne s'étonnait pas d'être ainsi, mais
plutôt de voir qu'il était possible d'être autrement..., ils se sentaient
8
profondément inconnaissables les uns aux autres . »
La reconnaissance d'une humanité plurielle est une voie étroite
qui est peut-être un héritage de la raison émancipatrice, dont la nos-
talgie mérite d'être sauvée au milieu du chaos, des décombres et des
espoirs qu'engendrerait la décomposition de l'Occident. Toutefois,
il convient de se défier des pièges innombrables de la fausse universalité.

6. Jacques ELLUL, op. cit., p. 2 8 7 .


7. De l'utilité de la connaissance, op. cit., p. 96.
8. Pierre LOTI, Matelot, Calmann-Lévy, Paris, 1948, p. 175.
Conclusion générale 167

La position d'un penseur aussi lucide et aussi critique de


l'Occident que Cornélius Castoriadis a de quoi laisser rêveur. « Vous
avez posé une double question : "Sommes-nous supérieurs aux
autres ?" et ensuite "Est-ce qu'il ne faut pas affirmer la valeur de
l'universalité ?" Quant à moi, je ne craindrai pas de répondre oui à
votre première question. En paraphrasant Orwell, il m'était arrivé
d'écrire : toutes les cultures sont égales, mais il y en a une qui est
plus égale que les autres, parce qu'elle est la seule qui reconnaît
9
l'égalité des cultures . » Ce sophisme bien compréhensible n'en tra-
duit pas moins une position ethnocentrique qui s'éclaire par l'ap-
préhension pertinente, mais unilatérale, des limites du respect des
cultures et de la différence.
« La lapidation des adultères est inacceptable pour nous, ainsi
que la résection des mains des voleurs, la pratique de l'infibulation
et l'excision des fillettes... Mon respect des cultures ne peut pas
embrasser cela et un point d'interrogation surgit dans la mesure où
je pense qu'il y a quand même une certaine solidarité entre cela et
le reste. Là, sans doute en vertu de mes propres valeurs, c'est-à-dire
des valeurs que je reconnais et que je choisis dans ma propre culture,
le simple respect de la culture de l'Autre s'arrête, j ' e s s a y e de
10
comprendre, mais je ne respecte pas au sens que j'accepte . »
Castoriadis a tout à la fois raison et tort. Il a raison de souligner
l'inacceptable POUR NOUS. On pourrait y ajouter les sacrifices
humains qui horrifièrent les conquistadores et justifièrent les bûchers
de l'Inquisition pour accélérer le génocide des Aztèques. Toutes ces
coutumes barbares heurtent notre conception du respect de la vie.
Certes, nous tuons plus volontiers en temps de paix civile par les
accidents de la route que les sauvages par aucun de leur rituel. Cette
observation des ethnologues est juste, mais ne fait rien à l'affaire.
Non plus que le constat que chaque société, la nôtre y compris, a
ses rituels de violence et d'extermination. Les nôtres sont au moins
aussi ignobles que ceux des « sauvages », la torture et les géno-
cides actuels dépassent en barbarie la fête cannibale des Indiens
Tupinamba ou les sacrifices humains des Aztèques, et même les

9. Cornélius CASTORIADIS, De l'utilité de la connaissance, op. cit., p. 99.


10. ld., ibid.,p. 109.
168 L'occidentalisation du monde

autodafés d'hérétiques de naguère. Les atrocités, qui sont insoute-


nables, ne se comparent ni ne se calculent. En outre, les Occidentaux
peuvent affirmer que nos rituels barbares n'ont jamais fait l'unani-
mité et qu'il s'est toujours trouvé de bons esprits pour les repous-
ser. Cela est incontestablement moins sûr dans les sociétés dites
holistes. Pour comprendre ou tout au moins préciser cette intolé-
rance, il faut moins s'attacher aux violations de notre soi-disant res-
pect de la vie et intégrité de la personne humaine qu'à cette autre
coutume qui choque notre respect de la mort, l'« anthropophagie ».
Je n'entends pas par là le fait de tuer son prochain pour le manger,
ce qui renvoie encore à la question du respect de la vie, mais uni-
quement le fait de le manger une fois tué, quelle que soit par ailleurs
la cause de son décès (sanction pénale, rituel ou mort naturelle).
Un récent voyage en Papouasie-Nouvelle-Guinée où l'amour
du prochain était poussé naguère jusqu'à ses dernières conséquences,
et les discussions sur place avec les missionnaires, et même les
ethnologues, m'ont convaincu que l'on avait là un clivage essentiel.
On ne peut pas être civilisé et manger de la chair humaine. Pourtant,
la raison utilitaire commanderait plutôt ce recyclage des morts et
cette « utilisation » économique des restes. De toute façon, on sait
que le cannibalisme des « sauvages » se fonde rarement sur la
seule raison utilitaire. On dévore le plus souvent ses proches pour
conserver leurs vertus dans la famille ou ses ennemis pour en pri-
ver les clans adverses. Ce cannibalisme n'exclut nullement, bien
au contraire, le culte et le respect des morts.
Il n'est pas même incompatible avec la croyance en l'immorta-
lité de l'âme. Sans doute pose-t-il quelques problèmes avec celle de
la résurrection de la chair, mais même ceux-là ne sont pas insur-
montables. L'intérêt particulier du cannibalisme tient en ce qu'il n'y
a, me semble-t-il, aucun argument rationnel démontrant l'« infé-
riorité » culturelle des civilisations cannibales. La vie ne vient pas
ici présenter ses mirages en jouant sur le passage de la qualité à la
quantité. Si je partage bien sûr pleinement ce tabou et l'horreur
qu'inspire l'anthropophagie, quej'avoue ne pas vraiment comprendre,
j ' e n constate la force extraordinaire. La seule attitude rationnelle
devait être de tolérance : « Si vous n'aimez pas, n'en dégoûtez pas
Conclusion générale 169

les autres. » Or cette « diffe'rence » est proprement insupportable.


Dans son essence, elle est sans doute du même type que celle de
nombreux tabous alimentaires pour lesquels, même au sein de
l'Occident, l'intolérance est la mieux partagée.
Les Américains refusent de manger de la viande de cheval et
veulent empêcher les autres d'en manger. Ils jugent les Français,
11
qu'ils soupçonnent d'en manger, comme des « cannibales ». Autant
que les sacrifices humains, le cannibalisme a servi de justification
à l'imposition occidentale de la tolérance et du respect des cultures
par le fer et le feu. Nous sommes là au cœur, sinon du caractère
insupportable de la différence culturelle, au moins de ses limites.
Et, là, nous ne pouvons plus suivre Castoriadis et ceux qui pen-
sent comme lui ; l'affirmation que l'Occident reconnaîtrait l'éga-
lité des cultures est tout à fait contestable. Cette égalité
malheureusement n'est reconnue que post-mortem, comme pour la
valeur de l'Indien. Pour le reste, la reconnaissance n'est sans doute
pas supérieure, ni de nature différente, à celle de toutes les autres
sociétés plongées dans le solipsisme culturel. Il y a eu des Grecs
pour reconnaître la valeur des Barbares et de leurs cultures, et les
ethnologues témoignent d'abondance qu'il leur arrive d'avoir en
face d'eux des interlocuteurs tout aussi libres de préjugés
qu'eux-mêmes (et souvent plus). Ces heureuses rencontres dans
toutes les sociétés nous retiennent de désespérer de la nostalgie de
la fraternité mais nous interdisent tout excès d'optimisme. Il n'y a
pas d'universalité vraie, pensons-nous, qui serait le monopole d'une
culture, fût-ce la nôtre. L'universalité de valeurs transhistoriques et
ontologiques est une illusion comme les idées de Platon. Notre répu-
gnance aux coutumes barbares des autres n'est pas fondée sur un
culte de valeurs vraiment universelles, mais sur celui de nos seules
raisons occidentales. Avant de songer à une véritable universalité,
il convient de s'interroger sur la barbarie de notre civilisation, voire
son intolérance aux yeux des autres. Il y a bien des traits de nos
mœurs qui semblent horribles, monstrueux aux yeux des sociétés
non occidentales. Si celles-ci les ont finalement tolérés, c'est qu'elles

11. Voir la pénétrante analyse de Marshall SAHLINS, in op. cit., p. 211-212.


170 L'occidentalisation du monde

n'ont pas eu le choix et n'ont pu en interdire chez nous les pratiques,


comme nous avons interdit, chez elles, celles qui nous paraissaient
insupportables.
11 est monstrueux pour un hindou de tuer et de manger une vache,
cela est beaucoup plus choquant sans doute que ça ne l'est pour
nous de laisser les veuves des bramines se jeter dans les flammes
du bûcher de leur mari. Il est clair que si l'Inde avait conquis le
monde, la purification des veuves ferait partie des droits de la femme,
et le meurtre des vaches serait proscrit comme un crime contre le
respect de la vie. On ne peut qu'adhérer avec respect et admiration
à la position de Gandhi déclarant : « Toute tradition en désaccord
avec les règles de la morale doit être rejetée sans hésitation, même
si elle remonte à la nuit des temps. Il en est ainsi de nos coutumes
à l'égard des intouchables ou du veuvage et du mariage des enfants.
Si j ' e n avais le pouvoir, j'abolirais ces horribles pratiques mêlées
12
de vieilles superstitions . » Toutefois, cette morale évoquée est-elle
véritablement universelle ? N'est-elle pas plutôt celle acquise dans
les universités britanniques 7
La seule universalité vraie concevable ne peut donc reposer
que sur un consensus vraiment universel. Elle passe par un dialogue
authentique entre les cultures. Un tel dialogue est possible puisque
la communicabilité existe. Il ne peut aboutir que si chacun est prêt
à faire des concessions. Nous partageons la conviction que chaque
culture a beaucoup à apprendre des autres, qu'elle peut s'enrichir
de nombreux apports. Il n'est pas sûr pour autant que chacun puisse
jouer le jeu de la réciprocité, c'est-à-dire concrètement renoncer à
sa « barbarie » pour obtenir de l'Autre qu'il renonce à la sienne
afin de permettre aux deux de jouir de leurs échanges réciproques.
Comme il n'y a aucun espoir de fonder quoi que ce soit de durable
sur l'escroquerie d'une pseudo-universalité imposée par la violence
et perpétuée par la négation de l'Autre, le pari qu'il y a un espace
commun de coexistence fraternelle à découvrir et à construire vaut
la peine d'être fait.

12. GANDHI, Tous les hommes sont frères, coll. « Idées », Gallimard, Paris,
1985. p. 141.
Table

Avertissement 6

Préface à l'édition de 2005 7

Introduction 23

1. L'irrésistible montée de l'Occident : la revanche


des croisés
I. Les flux et reflux anciens 29
De l'échec des croisades au triomphe des conquistadores 30
La course au drapeau 32
La faillite des 3 Met la crise de l'ordre ancien 35
II. Le triomphe d'un modèle universel 41
L'apothéose planétaire de la science et de la technique 41
La domination de l'économique : le marché unique
et le mythe du développement 44
L'invasion « culturelle » 45
La standardisation de l'imaginaire 47

2. L'Occident introuvable
I. L'Occident : un espace et un destin 51
De la péninsule européenne à la Trilatérale 51
Le fardeau de l'homme blanc 52
Sous le signe de la croix 53
Le message éthique ou philosophique de l'Occident 58
Occident et capitalisme 61
II. La spécificité occidentale 66
Culture « culturelle » et culture « culturale » 66
La culture contre la civilisation 70
L'Occident comme anticulture 72
3. L'occidentalisation comme déracinement planétaire
I. Déculturation et sous-développement 84
La déculturation et l'ethnocide 86
II. Les agents du déracinement 94
L'industrialisation 95
L'urbanisation 97
Le « nationalitarisme » 100
Occidentalisation, modernisation et développement 103

4. Les limites de l'occidentalisation du monde


I. L'échec du développement 110
II. La crise de l'ordre occidental 121
Le concept de nationalité économique 123
La crise de la nationalité économique et des sociétés
industrielles 129
La « déterritorialisation » sociétale et la « transculturation » 134
La fin de la société des nations 136

5. Au-delà ou ailleurs
I. Survivances, résistances et détournements 140
II. La montée de perspectives nouvelles 149
La crise du formel et sa signification 150
Société et socialité informelle 156

Conclusion générale
Faut-il sauver Babel ? 159
Au-delà du désir d'apocalypse 160
La nostalgie de l'universel 163
Dans la m ê m e collection

Littérature et v o y a g e s Marco Polo, Le devisement du monde, le


livre des merveilles (2 tomes).
Mémoires de Céronimo.
Fadhma Amrouche, Histoire de ma vie. Victor Serge, Les Années sans pardon.
Taos Amrouche, te grain magique. Victor Serge, Le Tropique et le Nord.
Ibn Batûtta, Voyages (3 tomes). Inca Garcilaso de la Vega, Commentaires
Louis-Antoine de Bougainville, Voyage royaux sur le Pérou des Incas (3 tomes).
autour du monde.
René Caillié, Voyage à Tombouctou
(2 tomes).
Christophe Colomb, La découverte de Essais
l'Amérique. Journal de bord et autres
écrits, 1492-1493 (tome 1).
Christophe Colomb, La d é c o u v e r t e de Mumia Abu-Jamal, Condamné au silence.
l'Amérique. Relations de voyage et Mumia Abu-Jamal, En direct du couloir
autres écrits, 1494-1505 (tome 2). de la mort.
James Cook, Relations de voyage autour Fadela Amara, NI putes ni soumises.
du monde. Michel Authier et Pierre Lévy, Les arbres
Hernan Cortés, La Conquête du Mexique. de connaissances.
Bernai Diaz del Castillo, Histoire Etienne Balibar, L'Europe, l'Amérique, la
véridique de la conquête de la guerre.
Nouvelle-Espagne (2 tomes). Louis Barthas, Les carnets de guerre de
Charles Darwin, Voyage d'un naturaliste Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918.
Nicolas Beau et Jean-Pierre Tuquoi,
autour du monde.
Notre ami Ben Ali.
Charles-Marie de La Condamine, Voyage Michel Beaud, te basculement du
sur l'Amazone. monde.
Homère, L'Odyssée. Sophie Bessis, L'Occident et les autres.
Jean-François de Lapérouse, Voyage Paul Blanquart, Une histoire de la ville.
autour du monde sur l'Astrolabe et la Augusto Boal, Jeux pour acteurs et non-
Boussole. acteurs.
Bartolomé de Las Casas, Très brève Augusto Boal, Théâtre de l'opprimé.
relation de la destruction des Indes. Lucian Boia, La fin du monde.
Louis-Sébastien Mercier, L'an 2440, rêve Philippe Breton, L'utopie de la
s'il en fut jamais. communication.
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peuple et civilisation.
État du m o n d e François Sirel, Serge Cordellier et al.
Chronologie du monde au 20* siècle.

Rochdy Alili, Qu'est-ce q u e l'islam ?


L'État du monde en 1945.
L'occidentalisation du m o n d e
Essai sur la signification, la p o r t é e et les limites
de l'uniformisation planétaire
Postface inédite de l'auteur
Au terme d'une histoire multiséculaire complexe, l'Occident
s'est transformé en une «machine sociale» non contrôlable,

L'occidentalisation du monde
ayant la certitude d'être universelle parce qu'elle est repro-
ductible.
Croissance illimitée des marchandises, multiplication des
réseaux de communication, urbanisation intensive, change-
ments techniques continuels, éclatement de la famille-souche,
émancipation des femmes. État-providence, scolarisation for-
cée, démocratie parlementaire : le modèle occidental est per-
suadé d'être le meilleur. Il joue de la fascination qu'il exerce
sur les élites et les peuples pour s'exporter au Sud et à l'Est.
L'universalisation du modèle se heurte pourtant à des résis-
tances et à des obstacles de toute nature. Son triomphe même
engendre des ferments de décomposition qui suscitent des
alternatives possibles, que l'auteur tente d'explorer dans ce
livre.

«L'occidentalisation du monde progresse surtout depuis que les der-


niers grands empires se sont retirés de leurs colonies. C'est en tout cas
le constat que dresse Serge Latouche, mais c'est aussitôt pour le
déplorer : l'extension de l'Europe se fait sous le signe de l'uniformité
planétaire et non du respect de la diversité. À ce thème [...],
Latouche sait donner [...] un ton original qui force l'intérêt.»
LE NOUVEL OBSERVATEUR

Serge Latouche
Serge Latouche. un des animateurs de La Revue du MAUSS, président de
l'association La ligne d'horizon, économiste et philosophe, professeur
émérite à I université de Paris-XI (Sceaux), est le défenseur actuel le plus
connu de la perspective de la - décroissance conviviale ». Il a notamment
publié La Planète des naufragés (La Découverte, 1991), L'Autre
Afrique, entre don et marché (Albin Michel. 1998), Justice sans limites
(Fayard. 2003) et La Mégamachine (La Découverte, 2004).

En couverture : Peter Charlesworth (Bail. Indonésie, mars 1998)/Onasia.

Éditions La Découverte,
9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris
www.editionsladecouverte.fr
8 € • ISBN 2-7071-4591-2

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