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Les différents modes d’existence

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MétaphysiqueS
Collection dirigée par
Élie During, Patrice Maniglier,
Quentin Meillassoux et David Rabouin

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Étienne Souriau

Les différents
modes d’existence

suivi de
Du mode d’existence de l’œuvre à faire

Présentation
Isabelle Stengers et Bruno Latour

Presses Universitaires de France

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ISBN 978-2-13-057487-3
Dépôt légal — 1re édition : 2009, novembre
© Presses Universitaires de France, 2009
6, avenue Reille, 75014 Paris

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Le sphinx de l’œuvre
Isabelle Stengers* et Bruno Latour**

Voici le livre oublié d’un philosophe oublié. Mais pas d’un


philosophe maudit créant dans sa mansarde, inconnu de tous,
une théorie radicale qui aurait fait l’objet d’une dérision générale
avant de connaître un succès tardif. Au contraire, Étienne Sou-
riau (1892-1979) a fait carrière, a connu charges et honneurs, a
bénéficié de toutes les récompenses que la République réserve à
ses enfants méritants. Et pourtant son nom et son œuvre ont dis-
paru des mémoires, à la manière d’un paquebot, sombrant sur
place, sur lequel se serait refermé la mer étale. Tout juste se sou-
vient-on qu’il fut responsable du développement en France de
cette branche de la philosophie qu’on appelle l’esthétique. On
s’explique mal qu’il ait été si connu, si installé, et qu’il ait ensuite
si complètement disparu.

** Je dois d’avoir découvert Souriau, malgré l’oubli qui a englouti son œuvre, à un
plongeur en eau profonde, Marcos Mateos Diaz, qui inopinément, lors d’un séjour en
Cévennes, me mit entre les mains L’instauration philosophique. Depuis lors, la question
posée par Souriau, son œuvre et son destin n’ont cessé entre nous de susciter réflexions,
relances et entretiens – « confidences sans interlocuteur possible », écrit Deleuze. Puisse
cette préface ne pas en interrompre le cours.
** Ébloui par ce livre qu’Isabelle Stengers m’avait fait connaître, je l’ai d’abord saisi
comme la seule tentative proche de cette enquête sur les modes d’existence que je poursuis
depuis près d’un quart de siècle et j’en avais fait très vite un premier commentaire trop
intéressé pour être fidèle (voir l’article inédit http://www.bruno-latour.fr/articles/
article/98-SOURIAU.pdf). Quand il s’est agi de préfacer la réédition de ce livre brûlant,
j’ai naturellement appelé Isabelle au secours et n’ai conservé que quelques paragraphes de
mon commentaire.

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2 Les différents modes d’existence

Nous en sommes réduits aux hypothèses tant est grand le


silence qui pèse sur lui depuis les années 19801. Il est vrai que son
style est pompeux, gourmé, souvent technique ; qu’il fait un
usage hautain de l’érudition ; qu’il exclut impitoyablement les
lecteurs qui ne partageraient pas son savoir encyclopédique. Il
est vrai aussi que Souriau incarne tout ce qu’apprennent à détes-
ter, après la Seconde Guerre mondiale, les jeunes gens en colère
qui veulent dire « non » au monde, depuis la racine qui fait
vomir Roquentin jusqu’aux sécurités de la pensée bourgeoise en
passant par les vertus de la morale et de la raison. Aucun doute
possible, il fait partie de ces philosophes mandarins que haïssait
Paul Nizan, de ces maîtres de la Sorbonne que dénonçait déjà
Péguy.
Par opposition à tous les penseurs de cette époque qui sont
encore célèbres aujourd’hui, la démarche de Souriau est inso-
lemment patrimoniale. Il profite sans compter d’un vaste héritage
de progrès dans les sciences et dans les arts au sein duquel il
déambule avec complaisance à la manière de son premier maître,
Léon Brunschvicg, lequel définissait l’avancée des sciences comme
une sorte de cabinet de curiosités où le philosophe pourrait à
loisir dégager, sous une forme toujours plus pure, les lois de la
pensée. Étienne Souriau n’est pas le penseur de la table rase. Cette
complaisance ne suffit pas à expliquer l’oubli qui marque son
œuvre, un oubli plus radical encore que celui qui frappe
Brunschvicg ou André Lalande – et auquel Gaston Bachelard n’a
échappé que parce qu’il a mis la raison sous le signe du « non ».
Tout se passe comme si, même pour ceux de ses contemporains
qui ne participaient pas à la furie de la rupture, Souriau, chargé
d’honneurs, avait été néanmoins perçu comme « inclassable »,
poursuivant un trajet que nul n’osait s’approprier pour le
commenter, le situer, le prolonger ou le piller. Comme si, d’une
manière ou d’une autre, il avait « effrayé » et donc fait peu à peu
le vide, un vide respectueux, autour de lui.
En tout cas, le livre que nous rééditions aujourd’hui a dû
frapper d’une totale incompréhension les quelques philosophes
qui pensaient néanmoins « connaître » Souriau. Comme si,

1. L’ouvrage collectif in memoriam, L’art instaurateur (Coll., 1980), n’est guère plus
éclairant que la thèse de l’une de ses disciples (Luce de Vitry-Maubrey, 1974).

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Le sphinx de l’œuvre 3

en 170 pages denses, publié en 1943, sur le mauvais papier des


restrictions de guerre, il rejouait, sans pourtant la trahir, le sens
même de cette tradition dans laquelle il déambulait avec assu-
rance. Comme si cette tradition se transformait soudain au point
de faire bégayer toutes les certitudes. Rééditer Les différents
modes d’existence en y ajoutant la conférence « Sur le mode
d’existence de l’œuvre à faire » donnée treize ans plus tard à la
Société française de philosophie qui en constitue une forme
d’épilogue1, c’est faire le pari que Souriau peut retrouver toute
l’audace qu’il avait alors.
Gilles Deleuze ne s’y était pas trompé, comme vont le décou-
vrir ceux qui ont quelque familiarité avec l’auteur de Différence et
répétition2. Il faut attendre une note in extremis dans Qu’est-ce que
la philosophie ? pour la reconnaissance d’une affinité, pourtant
aussi évidente que la fameuse lettre volée d’Edgar Poe3. Il est vrai
qu’en avouant sa dette envers Souriau, Deleuze ne se serait pas
seulement inspiré du plus original des opposants à Bergson, il se
serait aussi rallié à cette ancienne Sorbonne à laquelle il voulait
résolument tourner le dos. Aujourd’hui, cette Sorbonne a sombré
et l’air est saturé de petites querelles, dont ni Souriau ni Deleuze
ne pouvaient prévoir la cacophonie. Malgré le style suranné du
livre de 1943, le choc désormais vient surtout de la rencontre avec
un philosophe qui, avec superbe et sans crainte, « fait » de la phi-
losophie, construit le problème en répondant à ce qu’il appelle
une « situation questionnante », une situation qui le met en
demeure de répondre, qui engage un véritable corps à corps de la
pensée et qui refuse tout effet de censure à propos de ce dont
« nous savons bien » qu’il convient de ne plus parler – par
exemple Dieu, l’âme ou même l’œuvre d’art. Sans avoir jamais été
à la mode, Souriau est bel et bien un philosophe « passé de
mode ». Et pourtant son texte a aujourd’hui acquis la puissance
d’une question insistante : qu’avez-vous fait de la philosophie ?
1. Étienne Souriau, « Du mode d’existence de l’œuvre à faire » (Souriau, 1956), texte
reproduit en appendice à ce volume.
2. Un exemple parmi d’autres, ce « problème de l’œuvre d’art à faire », qui, dans Dif-
férence et répétition (Deleuze, 1968, p. 253), est renvoyé à Proust, mais ouvre à un déve-
loppement qui effectue des noces extraordinaires entre Mallarmé et Souriau. Voir aussi,
p. 274, la définition du virtuel comme tâche à remplir.
3. Il s’agit de la note 6, p. 44, de Qu’est-ce que la philosophie ? (Deleuze et Guattari,
1992).

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4 Les différents modes d’existence

Encore faut-il rendre audible cette question. Car Les diffé-


rents modes d’existence est un livre serré, concentré, presque
bousculé, où il est facile de se perdre tant sont denses les événe-
ments de pensée, les perspectives vertigineuses qui, sans cesse,
risquent de mettre le lecteur en déroute. Si nous proposons ce
long commentaire c’est parce que nous nous y sommes bien sou-
vent perdus nous aussi... Nous avons estimé que nous parvien-
drions peut-être (en nous mettant à deux !) à ce que lecteur ne
prenne pas ce livre pour un aérolithe tombé dans le désert. Pour
en faire autre chose qu’un étrange petit traité à la complexité
déconcertante, il faut d’abord le mettre en tension en rappelant
la trajectoire dans laquelle il se situe. Et justement, chez Souriau,
tout est question de trajectoire, ou plutôt de trajet.

« DEVINE OU TU SERAS DÉVORÉ »

Les grandes philosophies ne sont difficiles que par l’extrême


simplicité de l’expérience qu’elles cherchent à saisir et pour les-
quelles elles ne trouvent dans le sens commun que des concepts
tout faits. Il en est ainsi de Souriau. Son exemple favori, celui
sur lequel il revient chaque fois, c’est celui de l’œuvre d’art, de
l’œuvre en train de se faire, ou, comme dans le titre de sa confé-
rence repris par Deleuze, de l’œuvre à faire. C’est le creuset où il
ne cesse au cours de son travail de rejouer sa philosophie, c’est la
pierre philosophale de son grand œuvre. On retrouve cette expe-
rientia crucis dans le livre de 1943 aussi bien que dans la confé-
rence de 1956 sous une forme encore plus épurée. Elle se pré-
sente d’abord sous les apparences d’une étonnante banalité, à la
limite du cliché :
« Un tas de glaise sur la sellette du sculpteur. Existence réique indis-
cutable, totale, accomplie. Mais existence nulle de l’être esthétique
qui doit éclore.
« Chaque pression des mains, des pouces, chaque action de
l’ébauchoir accomplit l’œuvre. Ne regardez pas l’ébauchoir, regar-
dez la statue. À chaque nouvelle action du démiurge, la statue peu à
peu sort de ses limbes. Elle va vers l’existence – vers cette existence
qui à la fin éclatera de présence actuelle, intense et accomplie. C’est

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Le sphinx de l’œuvre 5

seulement en tant que la masse de terre est dévouée à être cette


œuvre qu’elle est statue. D’abord faiblement existante, par son rap-
port lointain avec l’objet final qui lui donne son âme, la statue peu
à peu se dégage, se forme, existe. Le sculpteur d’abord la pressent
seulement, peu à peu l’accomplit par chacune de ces déterminations
qu’il donne à la glaise. Quand sera-t-elle achevée ? Quand la conver-
gence sera complète, quand la réalité physique de cette chose maté-
rielle et la réalité spirituelle de l’œuvre à faire se seront rejointes, et
coïncideront parfaitement ; si bien qu’à la fois dans l’existence phy-
sique et dans l’existence spirituelle, elle communiera intimement
avec elle-même, l’un étant le miroir lucide de l’autre » (p. 107-108).

On dira que Souriau se donne des verges pour se faire battre :


le sculpteur devant son tas de glaise, c’est le topos par excellence
de la libre création imposant sa forme à la matière informe.
Quelle peut bien être l’utilité d’un exemple aussi classique ? Sur-
tout si c’est pour en revenir à la vieille idée platonicienne d’une
« réalité spirituelle » au modèle de laquelle se conforme l’œuvre.
Pourquoi Souriau flirte-t-il ainsi avec la possibilité de ce qui est
en fait un monumental malentendu ? Parce que pour lui c’est la
construction du problème qui compte, non les garanties que
demande l’air du temps, l’assurance que l’on est bien d’accord
quant au rejet du modèle platonicien. Ce qu’il cherche dans
l’exemple c’est à faire tracer par la pensée un cheminement d’ap-
parence simple pour s’efforcer ensuite d’écarter l’un après l’autre
tous les modèles utilisés au cours de l’histoire de la philosophie
afin d’en rendre compte. C’est la banalité du cliché qui va faire
ressortir l’originalité du traitement. Il va soumettre son lecteur à
une épreuve particulièrement difficile à tenir (nous pouvons en
témoigner) : parcourir jusqu’au bout le long trajet qui va de
l’ébauche à l’œuvre sans recourir à aucun des modèles connus de
réalisation, de construction, de création, d’émergence ou de
planification.
Pour que le lecteur ait une chance de passer l’épreuve, il ne
serait pas mauvais qu’il lise d’abord la conférence de 1956 ici
reproduite. C’est avec elle en effet que Souriau essaie d’intéresser
à sa pensée les vieilles barbes de la Société de philosophie (Gas-
ton Berger, Gabriel Marcel, Jacques Maritain, tous quelque peu
oubliés aujourd’hui) qui se font de leur discipline une idée très
différente de celle qui occupe alors les avant-gardes de l’art, de la

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6 Les différents modes d’existence

pensée ou de la politique. Souriau commence par une généralisa-


tion extrême de la notion d’ébauche :
« Afin de bien poser mon problème, je partirai d’une remarque
banale en somme, et que vous m’accorderez sans doute sans diffi-
culté. Cette remarque, et c’est aussi un grand fait, c’est l’inachève-
ment existentiel de toute chose. Rien, pas même nous, ne nous est
donné autrement que dans une sorte de demi-jour, dans une
pénombre où s’ébauche de l’inachevé, où rien n’a ni plénitude de
présence, ni évidente patuité, ni total accomplissement, ni existence
plénière » (p. 195-196).
Le trajet qui va de l’ébauche à l’œuvre, on le voit, n’est pas
limité au tas de glaise et au sculpteur ou au potier. Tout est
ébauche ; tout demande accomplissement : la simple perception,
mais aussi la vie intérieure, la société. Le monde des ébauches
attend que nous le ressaisissions mais sans rien nous promettre et
sans rien nous dicter. Et revoilà le tas de glaise :
« Le bloc de glaise déjà pétri, déjà dessiné par l’ébauchoir, est là sur
la sellette, et pourtant ce n’est encore qu’une ébauche. Bien entendu,
dès l’origine et jusqu’à l’achèvement, ce bloc, dans son existence
physique, sera toujours aussi présent, aussi complet, aussi donné
que peut l’exiger cette existence physique. Le sculpteur pourtant l’a-
mène progressivement vers ce dernier coup d’ébauchoir qui rendra
possible l’aliénation complète de l’œuvre en tant que telle. Et tout le
long de ce cheminement, il évalue sans cesse en pensée, d’une façon
évidemment toute globale et approximative, la distance qui sépare
encore cette ébauche de l’œuvre achevée. Distance qui diminue sans
cesse : cette progression de l’œuvre, c’est le rapprochement progres-
sif des deux aspects existentiels de l’œuvre, à faire ou faite. Vient ce
dernier coup d’ébauchoir, à ce moment toute distance est abolie. La
glaise modelée est comme le miroir fidèle de l’œuvre à faire, et
l’œuvre à faire est comme incarnée dans le bloc de glaise. Elles ne
font plus qu’un seul et même être » (p. 212).
L’erreur d’interprétation serait de croire que Souriau décrit ici
le passage d’une forme à une matière, l’idéal de la forme passant
progressivement à la réalité, comme une potentialité qui devien-
drait simplement réelle à travers le truchement de l’artiste plus
ou moins inspiré. Le trajet dont il nous parle est, de plus, l’exact
contraire d’un projet. S’il s’agissait d’un projet, l’achèvement ne
serait que la coïncidence finale entre un plan et une réalité enfin

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Le sphinx de l’œuvre 7

conforme. Or, l’achèvement n’est pas la soumission de la glaise à


l’image de ce qui, en retour, pourrait être conçu comme modèle
idéal ou possible imaginé. C’est l’achèvement lui-même qui finit
par créer une statue faite à l’image – à l’image de quoi ? Mais de
rien : l’image et son modèle parviennent ensemble à l’existence. Il
faut modifier tout à fait l’image du miroir puisque c’est l’achève-
ment de la copie qui fait que l’original vient s’y mirer. Il n’y a
pas ressemblance mais coïncidence, abolition de la distance entre
l’œuvre à faire et l’œuvre faite. Toute la question est d’apprendre
à passer de l’ébauche à son achèvement en se passant de tous les
réflexes de la philosophie du mimétique. Rien n’est donné
d’avance. Tout se joue en cours de route.
Le lecteur commence à comprendre que, malgré le style si
daté, il ne s’agit en rien d’un retour à l’Idéal du Beau dont
l’œuvre serait l’expression et l’artiste le médium. Inutile de comp-
ter sur le planificateur, le créateur, le réalisateur, et même sur
l’artiste. Aux commandes, il n’y a pas d’auteur. Il n’y a pas de
pilote le long de ce trajet-là. Ne comptez pas sur un humain qui
marcherait sur les chemins de la liberté. En plein existentialisme,
Souriau inverse les propositions de Sartre : un monde de contin-
gences dans lequel seule brillerait la liberté de l’homme qui
aurait la lourde charge de se faire lui-même. Tout est bien
contingent, chez Souriau, ou plutôt ébauché, mais sur l’homme
pèse le poids de l’œuvre à faire – et pourtant l’œuvre ne lui
donne aucun original à copier. Tout se passe chez lui comme si
la racine de Roquentin exigeait de celui-ci qu’il se mette au tra-
vail, qu’il se mette en chemin pour en compléter l’esquisse. On
voit que l’épreuve qui commençait par le banal cliché de la glaise
et du sculpteur, devient déjà plus difficile. Aucune connivence à
craindre avec la notion de création ou pire de créativité.
On pourrait objecter que Souriau n’a fait qu’identifier le plus
banal des problèmes et que si la réalisation d’un projet se heurte,
on le sait bien, aux ajustements du réel, aux résistances de la
matière, on va toujours cahin-caha de l’un à l’autre, en attendant
que l’original et la copie coïncident. Or, Souriau ne désigne pas du
tout ce petit bonhomme de chemin. Il pointe du doigt quelque
chose de vertigineux et que les planificateurs, les réalisateurs, les
créateurs, les constructeurs se gardent bien de mettre en avant :
tout, à tout moment peut rater, l’œuvre comme l’artiste. Souriau

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8 Les différents modes d’existence

va transformer le trajet apparemment si simple qui allait de l’idée


à sa réalisation en un vrai parcours du combattant pour cette
excellente raison qu’à tout moment l’œuvre est en péril aussi bien
que l’artiste – et le monde lui-même. Oui, avec Souriau, le monde
peut rater... Sans activité, sans inquiétude, sans erreur, pas
d’œuvre, pas d’être. L’œuvre n’est pas un plan, un idéal, un pro-
jet : c’est un monstre qui met l’agent à la question. C’est ce qu’il
dramatise, en 1956, sous l’invocation d’un personnage conceptuel
qu’il appelle le sphinx de l’œuvre et auquel il attribue cette fou-
droyante maxime : « Devine ou tu seras dévoré. »
« J’insiste sur cette idée que tant que l’œuvre est au chantier, l’œuvre
est en péril. À chaque moment, à chaque acte de l’artiste, ou plutôt
de chaque acte de l’artiste, elle peut vivre ou mourir. Agile choré-
graphie de l’improvisateur apercevant et résolvant dans le même
instant les problèmes que lui pose cet avancement hâtif de l’œuvre,
anxiété du fresquiste sachant que nulle faute ne sera réparable et que
tout doit être fait dans l’heure qui lui reste avant que l’enduit ait
séché, ou travaux du compositeur ou du littérateur à leur table, avec
le droit de méditer à loisir, de retoucher, de refaire ; sans autre talon-
nement ou aiguillonnement que l’usure de leur temps, de leurs forces,
de leur pouvoir ; il n’en est pas moins vrai que les uns et les autres
ont à répondre sans cesse, dans une lente ou rapide progression, aux
questions toujours renouvelées du sphinx – devine, ou tu seras
dévoré. Mais c’est l’œuvre qui s’épanouit ou s’évanouit, c’est elle qui
progresse ou qui est dévorée » (p. 205).

L’épreuve, pour l’artiste aussi bien que pour le lecteur,


devient, on le voit, beaucoup plus périlleuse. Au droit chemin
que proposait le projet, se substitue la vertigineuse hésitation
marquée tout au long par ce que Souriau appelle l’ « errabilité »
fondamentale du trajet.
On dira que cette errabilité ne vaut que pour l’artiste toujours
un peu foldingue, mais si vous demandiez à un ingénieur, à un
savant, à un entrepreneur, à un architecte, sûrement, eux sau-
raient planifier, prévoir, créer, construire en dominant peu à peu
les résistances imprévues de la matière. Souriau ne le pense pas.
S’il parle de l’œuvre et de l’artiste, c’est parce qu’il a besoin de
l’exemple le plus topique, le plus éloquent : celui qui fournit par-
tout ailleurs métaphores, contrastes ou oppositions. Mais il s’agit
bel et bien pour lui de faire trajet « partout ailleurs », car par-

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Le sphinx de l’œuvre 9

tout le « à faire » répond à ce grand fait qu’est l’inachèvement


existentiel.
On voit l’ironie de cette étiquette d’esthéticien que lui attri-
buent ceux pour qui le nom de Souriau n’est pas tout simple-
ment inconnu. Il est vrai, en effet, qu’il est l’auteur principal
(avec sa fille) du Vocabulaire d’esthétique et qu’il a longtemps
enseigné cette branche de la philosophie1. Et pourtant, chose
bien étonnante pour le fondateur de l’esthétique, il ignore l’art
contemporain avec la même superbe indifférence que l’existentia-
lisme ! Marcel Duchamp ne le fait pas plus penser que Jean-Paul
Sartre. Avec une tranquillité mandarinale, il parle de l’œuvre à
faire au moment même où tous les artistes se battent pour la
liberté suprême de l’artiste en criant « À bas l’œuvre d’art ! ». Ce
penseur totalement inactuel en pleine Sorbonne, poursuivant une
œuvre étrangère aux passions de l’artiste contemporain aux pri-
ses avec les avatars de l’iconoclasme offre le cas exemplaire d’un
idiot au sens de Deleuze, celui pour qui « il y a quelque chose de
plus important », qui l’empêche d’adhérer à ce qui mobilise les
autres. Souriau cherche dans l’exemple le plus caricatural de l’ar-
tiste démodé devant son tas de glaise démodé le secret d’un trajet
qui jamais ne doit permettre d’écarter l’énigme du Sphinx
capable de dévoration.
Gardons-nous d’ailleurs d’y voir un éloge de la liberté de l’ar-
tiste. Aucune liberté là-dedans, c’est à l’œuvre que doit se
dévouer l’artiste, mais cette œuvre ne lui annonce, ni ne lui pré-
pare rien. Elle l’inquiète, elle le tarabuste, elle le réveille la nuit,
elle est toute exigence. Mais elle est muette. Non pas muette
comme la racine de Roquentin dont l’inertie même est une
insulte à la liberté de l’homme. Muette comme le Sphinx de
l’œuvre. Et voilà que Roquentin ne vomit plus, mais qu’il se met
à trembler de ne pas être à la hauteur de cette racine muette
comme une ébauche qui exige d’être achevée.
Le lecteur comprend déjà qu’il va se trouver devant au moins
deux énigmes : celle que propose le Sphinx, et celle que propose
Souriau pour comprendre le trajet de l’œuvre sans le transformer
aussitôt en projet. Pour désigner cette trajectoire pour éviter
qu’on la confonde avec toute autre idée – création, émergence,

1. Souriau & Souriau, 1999. C’est le seul ouvrage de Souriau encore disponible.

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10 Les différents modes d’existence

fabrication, planification, construction – il va très tôt proposer le


beau mot d’instauration puis celui, plus énigmatique encore, de
progression ou d’expérience anaphorique1.
« D’une façon générale, on peut dire que pour savoir ce qu’est un
être, il faut l’instaurer, le construire même, soit directement (heu-
reux à cet égard ceux qui font des choses !) soit indirectement et par
représentation, jusqu’au moment où, soulevé jusqu’à son plus haut
point de présence réelle, et entièrement déterminé pour ce qu’il
devient alors, il se manifeste en son entier accomplissement, en sa
vérité propre. »2
Parler d’ « instauration » c’est préparer l’esprit à engager la
question de l’œuvre à l’envers exact du constructivisme au sens
marqué de manière indélébile par une querelle de responsabilité.
Instaurer et construire sont peut-être des termes proches, mais
l’instauration a l’insigne avantage de ne pas être encombré par
tout le bagage métaphorique du constructivisme – un bagage que
l’on peut dire « nihiliste » car il s’agit toujours de nier ce qui
pourrait empêcher l’attribution d’une responsabilité exclusive à
un terme, quel que soit par ailleurs ce terme. Si l’appel au thème
de la « construction » rend toujours un son critique, c’est qu’il
est utilisé préférentiellement non pour ceux qui se présentent
comme créateurs, revendiquant cette exclusive responsabilité,
mais contre ceux qui voudraient bien attribuer la responsabilité
de ce qu’ils font à autre chose qu’eux-mêmes. Mais tout com-
mence peut-être avec le modèle du potier – ou avec le Dieu
potier – imposant une volonté unilatérale à une glaise qui doit
être réputée indifférente – voire même inexistante avec le Dieu
créateur ex nihilo. Le monde n’est même plus de la boue saisie
par le souffle divin. Fiat ! Et c’est avec ce potier que Souriau
recommence lorsqu’il évoque son sculpteur et son tas de glaise.
Dire d’une œuvre d’art qu’elle est « instaurée », c’est se préparer

1. L’anaphore, figure de style mettant en œuvre reprise et répétition, et ce notamment


pour susciter une montée en intensité qui s’empare du lecteur, de l’auditeur, mais aussi du
locuteur lui-même, est ce dont les lecteurs de Péguy savent l’efficacité. Mais c’est Péguy
aussi qui parle dans Clio de l’ « effrayante responsabilité » du lecteur dont le destin de
l’œuvre dépend : « Par nos mains, par nos soins, par nos seules mains elle reçoit un accom-
plissement incessamment inachevé » (Péguy, 1987, p. 118). Péguy, penseur par excellence de
l’anaphore, c’est-à-dire de la répétition créatrice, et grand bergsonien devant l’éternel.
2. Souriau, 1938, p. 25.

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Le sphinx de l’œuvre 11

à faire du potier celui qui accueille, recueille, prépare, explore,


invente – comme on invente un trésor – la forme de l’œuvre. Si
elles viennent d’une ébauche alors les œuvres tiennent, résistent,
obligent – et les humains, leurs auteurs, doivent se dévouer pour
elles, ce qui ne veut pourtant pas dire qu’ils leur servent de
simple conduit1. Le temps des Muses est passé, et la question de
la responsabilité a changé. Si le sculpteur est responsable, c’est
au sens d’ « avoir à répondre de », et c’est devant cette glaise
qu’il n’a pas su aider à s’accomplir qu’il aura à répondre.
Pour Souriau tous les êtres doivent être instaurés, l’âme aussi
bien que le corps, l’œuvre d’art aussi bien que l’existant scienti-
fique, électron ou virus. Aucun être n’a de substance ; s’ils subsis-
tent, c’est qu’ils sont instaurés. Engagez l’instauration dans les
sciences, vous allez changer toute l’épistémologie ; engagez l’ins-
tauration dans la question de Dieu, vous allez changer toute la
théologie ; engagez l’instauration dans l’art, vous allez changer
toute l’esthétique ; engagez l’instauration dans la question de
l’âme, vous allez changer toute la psychologie. Ce qui tombe dans
tous les cas, c’est l’idée, au fond assez saugrenue, d’un esprit qui
serait à l’origine de l’action et dont la consistance serait ensuite
reportée par ricochet sur une matière qui n’aurait d’autre tenue,
d’autre dignité ontologique, que celle que l’on condescendrait à
lui accorder. L’alternative, dite bien à tort « réaliste », n’étant que
le ricochet de ce même ricochet ou plutôt son retour par effet boo-
merang : l’œuvre, le fait, le divin, le psychisme s’imposant alors et
offrant leur consistance à l’humain déchu de toute capacité d’in-
vention. L’instauration permet des échanges de dons autrement
intéressants, des transactions avec bien d’autres types d’êtres, et
cela en science, en religion, en psychologie aussi bien qu’en art.
Les concepts que Souriau met en place, il ne cessera de le
répéter, n’ont pas de sens indépendamment de l’expérience qui
les requiert, ils n’ont de valeur que par ce que l’on peut appeler
leur puissance de dramatisation. On pourrait dire de Souriau
qu’il cherche à renouveler l’empirisme, mais son empirisme n’est
pas du tout celui que nous devons à Hume et à ses si nombreux
successeurs. Qu’il y ait devant moi quelque tache blanche, et que

1. C’est ce même rapport que l’un de nous a tenté de désigner du néologisme de


« faitiche », voir Latour, 2009.

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12 Les différents modes d’existence

je puisse en inférer qu’il s’agit là d’une pierre, voilà qui ne pré-


sente pour lui aucun intérêt. Ce qui le fait penser, c’est ce que
requiert l’expérience du « faire œuvre » saisie dans son irréducti-
bilité à tout conditionnement sociologique, psychologique ou
esthétique. Souriau est en cela disciple de James : rien que l’expé-
rience, d’accord, mais alors toute l’expérience. Décidément, ce
qu’on appelle réalité manque encore cruellement de réalisme.

UN PROJET MONUMENTAL

Nous commençons à deviner où va Souriau, ce qui l’habite, le


Sphinx ou ce qu’il appelle aussi l’ « Ange de l’œuvre » (p. 206).
Mais d’où vient-il ? La biographie intellectuelle de Souriau, on
s’en doute, ne peut suivre d’autre trajet que celui de sa pensée de
l’œuvre à faire : elle suit un chemin bien sûr, mais qui ne saurait
être la réalisation d’un projet. En fait, s’il n’a jamais cessé de
penser la liaison entre la question de la réalité et celle de l’œuvre,
c’est pour en reprendre constamment la formule. Dans sa thèse
publiée en 1925, Pensée vivante et perfection formelle1, apparaît,
sans être thématisé comme tel, le mot « instauration » qu’il
renouvelle tout à fait en 1943 avant de le présenter de façon
apaisée en 1956. L’instauration, jusque-là simple conquête de la
réalité, impose alors la question des modes d’existence2.
Considérons d’abord le thème de la réalité comme conquête.
C’est à propos de la science que Souriau a d’abord exploré cette
position qui fait de lui le plus explicitement et le plus positive-
ment anti-bergsonien des philosophes. Voici comment il présente
à l’époque son enquête :
« Qui dit science dit œuvre abstraite et collective, vie supérieure et
sociale de l’esprit humain, exploitation expansive de la victoire déjà
remportée en de plus humbles combats, qui a permis à l’idéation indi-
viduelle, phénomène parmi les phénomènes, événement singulier roulé

1. Souriau, 1925.
2. Mode d’existence expression plus tard à la mode : voir Georges Simondon, Du
mode d’existence des objets techniques (Simondon, 1958) et Haumont, 2002, p. 67-88.

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Le sphinx de l’œuvre 13

dans le flot des lieux et des heures, de mordre à la fois en des points et
des instants distincts, de briser les cadres du hic et du nunc, sans cesser
pourtant de prendre son être et sa sève au sein de la réalité. »1

La pensée n’a pas à déplorer son abstraction, la manière dont


elle conquiert une intelligence des choses, qui est œuvre de
raison, ce qui signifie stabilité, constance, inflexibilité du raison-
nement. C’est qu’elle œuvre ainsi à son propre accomplissement.
« La conquête de notre propre pensée va de pair avec celle du
monde extérieur, elles sont une seule et même opération. »2
Penser ne suffit pas, ni non plus avoir une idée, qui peut, l’ins-
tant d’après, nous échapper. Si avoir conscience, c’est être
capable de vivre sa vie en (relative) continuité, de se souvenir
« maintenant et ici » de ce que l’on pensait ailleurs et peu avant,
la conscience, elle aussi, est une conquête.
« Ce que nous appelons conserver une pensée en notre esprit, c’est
la refaire pour tous les besoins que nous pouvons en avoir, et ce que
nous appelons la refaire, c’est en refaire une autre qui soit de même
forme. »3

La première formule que donne Souriau au trajet de l’accom-


plissement c’est donc celle de cette forme qui vient d’apparaître
ici et qui se présente comme la clef d’une continuité qui n’est pas
donnée d’avance, mais qu’il s’agit de conquérir.
Mais les formes ne vont pas constituer le privilège de l’épisté-
mologie. Il faut revenir sur Souriau esthéticien, mais cette fois
pour préciser que s’il a œuvré à contre-courant c’est aussi parce
qu’il avait à l’égard de l’esthétique une grande ambition, un pro-
jet monumental qui se dessine dès 1925. L’esthétique devrait
devenir une discipline de type scientifique portant sur la multi-
tude de ces êtres divers que sont les œuvres, conçues du point de
vue des formes qu’elles réalisent. Les œuvres forment alors ce
que Souriau appelle un plérôme4, un monde d’êtres instaurés en

1. Souriau, 1925, p. X.
2. Souriau, 1925, p. 232. Nous retrouverons ce thème capital dans la définition des
réiques, p. 38 et suivantes.
3. Souriau, 1925, p. 234.
4. Terme de philosophie ancienne signifiant « plénitude ». Il existe nombre de plérô-
mes pour Souriau, et par exemple celui des « philosophèmes » que fait exister le labeur
des philosophes – voir Souriau, 1939.

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14 Les différents modes d’existence

« patuité » : chacun en son éclat total, en sa présence à la fois


singulière et essentielle. Il appartient à l’esthétique de devenir
capable d’en dégager les lois architectoniques exactement comme
le font les sciences de la nature pour le monde des choses. Plus
précisément, de même que les physiologistes et les anatomistes
ont compris ce qui fait tenir un corps en comparant la multi-
plicité des vivants, l’esthétique apprendrait à explorer le plérôme
des œuvres dotées, elles aussi, d’un ordre, d’une hiérarchie, de
normes constitutives. Souriau veut être quelque chose comme le
Cuvier ou le Claude Bernard de ces vivants étranges que sont les
œuvres. Cette ambition, qui occupe encore le Vocabulaire
d’esthétique laissé en chantier à sa mort en 1979, implique une
idée de l’œuvre qui est précisément ce que déconstruisaient ses
contemporains : Souriau est incontestablement le philosophe de
la monumentalité1, une monumentalité de type organique,
cohérente, se conquérant par déterminations progressives et
ordonnées. Car c’est dans la mesure où la réalité est monumen-
tale qu’elle est lisible, c’est-à-dire que ses lois peuvent être déchif-
frées. On le vérifiera à la lecture de ce texte.
Et pourtant le livre qu’on va lire n’est pas plus d’esthétique
que d’épistémologie. Pour comprendre à quel point il s’agit
d’un livre de philosophie, de métaphysique, il faut éviter le
piège qui lierait de manière privilégiée les formes au connais-
sable, au risque de réduire le trajet de la connaissance à la
simple coopération du sujet connaissant et de l’objet connu – en
attribuant les responsabilités tantôt à l’un tantôt à l’autre. Si les
formes n’appartiennent pas à la perception ou à la pensée à la
manière de conditions de possibilité, elles n’appartiennent pas
non plus à la chose où elles résideraient tranquillement en
attente d’être découvertes. Elles appartiennent à la pro-
blématique de la réalisation conçue comme une conquête. Elles

1. On peut d’ailleurs lire le chapitre consacré au « plan d’immanence » dans Qu’est-ce


que la philosophie ? comme une extraordinaire tentative de sauver l’instauration du « phi-
losophème » de la conception monumentale qui est celle de Souriau (Deleuze et Guattari,
1992). Le plan d’immanence est lui aussi à instaurer, mais par création de concepts, en
zig-zag et expérimentations tâtonnantes, et lui-même, coupe sur le chaos, ne sera jamais
identifiable aux concepts qui le peuplent.

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Le sphinx de l’œuvre 15

se manifestent dans l’opération même grâce à laquelle aussi


bien la pensée que ce qui est pensé gagnent ensemble leur
solidité. Les formes, écrira Souriau dans L’instauration phi-
losophique, tiennent « les clefs de la réalité »1. Mais ces clefs
n’ouvrent aucune porte puisque la réalité doit être instaurée.
Les clefs désignent plutôt l’énigme dont la réalisation est
solution. Avant de donner projet à une discipline, qu’elle soit
scientifique, psychologique, esthétique ou philosophique, les
formes sont aux yeux de Souriau ce qui lie la notion de réalité
avec celle de réussite. Voilà ce qui manque toujours à
l’empirisme classique : la prise peut manquer. Aucune assurance
n’est donnée. Si la réalisation doit se conformer à l’exigence des
formes, la satisfaction de cette exigence ne peut être assimilée à
la simple soumission à des conditions générales quelles qu’elles
soient. Elle demande choix, renoncements, décisions. Elle est ce
qui met à l’aventure et au travail l’agent instaurateur. C’est
déjà vrai du scientifique qui ne projette ni ne découvre, mais
qui instaure et qui le fait en déployant « l’efficacité de l’art de
poser des questions »2. L’instauration, dans ce cas, désigne les
dispositifs expérimentaux, la préparation active de l’obser-
vation, la production de faits dotés du pouvoir de montrer si la
forme réalisée par un dispositif est ou non apte à les saisir.
Mais c’est aussi vrai de l’artiste. À chaque type d’instau-
ration correspond un type d’efficacité qui décide de la réalisa-
tion d’un être. Le seul trait commun est ce que l’instauration
demande à l’agent, ce dont la réalisation est récompense :
ferveur et lucidité. Tel est le « blason spirituel » que va se
donner Souriau.
Ce blason, Souriau le veut anti-bergsonien. Reprenant le
thème de l’antitypie, traditionnellement associé à l’impénétrabi-
lité des êtres extensifs, occupant une place sur un mode qui
exclut tous les autres, il affirme l’incompatibilité des formes les
unes avec les autres. Une réalisation implique sacrifices et renon-
cements. Avec ferveur il s’agit de s’engager, mais avec lucidité il
faut discriminer. Et c’est au philosophe de la compénétrabilité,

1. Souriau, 1939, p. 18.


2. Souriau, 1925, p. 248.

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16 Les différents modes d’existence

de l’osmose, au critique de ce qui sépare et trie qu’il s’adresse


lorsqu’il écrit :
« Il faut être un philosophe, un cérébralisé, un chercheur de belles
constructions abstraites, pour parvenir à concevoir le temps comme
un enrichissement, qui, conservant intégralement le passé, le com-
plète sans cesse par intégration d’un présent tout neuf. Pour ceux
qui vivent, pour ceux qui se heurtent aux angles de la vie, qui se
blessent à ses durs à-coups, le temps est fait d’anéantissement. »1
Souriau, grand lecteur de Bergson, refuse de le suivre parce
qu’il discerne dans l’évolution créatrice et dans la notion de
durée le risque d’un certain laisser-aller. Pour lui il s’agit de
conquérir, non de coïncider. Ce qui le fait penser ce n’est pas la
sympathie bergsonienne, mais Bergson lui-même, au corps à
corps avec les mots, le rythme de la phrase, l’arabesque du déve-
loppement2. C’est que le monde de Souriau est un monde où les
projets se brisent, où les rêves s’effondrent, où les âmes subissent
blessures et amoindrissement, voire anéantissement.
Mais c’est brusquement, aux dernières pages de sa thèse, que
le jeune philosophe déploie de manière inopinée une ambition
qui excède de manière vertigineuse le calme domaine, qu’il soit
d’ascendance aristotélicienne ou kantienne, où ont cours les for-
mes. C’est là que, d’un seul coup, Souriau étend la notion d’ins-
tauration à l’existence vécue elle-même. Une vie aussi cela doit
être instauré, c’est-à-dire soutenu par une forme :
« Prendre acte de soi en une de ces formes que l’harmonie et la per-
fection préservent de toute déchéance et de toute déviation, c’est la
condition initiale de la vie plénière, de la vie sublime, d’une vie véri-
tablement digne de ce nom. Maintenir cette forme à toute aventure,
à toute survenance, c’est désormais l’acte fondamental de cette vie :
son nom est aussi Fidélité. »3
Il ne s’agit plus du tout de savoir scientifique, de création
artistique, mais de la fidélité à soi-même. L’exemple n’est plus
1. Souriau, 1925, p. 153.
2. Ainsi, dans L’instauration philosophique : « Bergson ! Il est inutile de rappeler com-
bien toute sa philosophie est accomplie, terminée, ad unguem ; et combien même son
énormité de destruction philosophique, son refus de prendre en charge une multitude
d’aspects du monde et de l’existence est lié à la finition complète de la détermination de ce
qu’il accepte » (Souriau, 1939, p. 358).
3. Souriau, 1925, p. 273.

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Le sphinx de l’œuvre 17

maintenant celui de la science ou de l’art, mais, bizarrement,


celui du drome qui se joue la fin de l’adolescence, lorsque « cet
élan vague de la jeunesse en quête de vie doit faire place à la vie
elle-même », lorsque :
« la puissance de rêve commence à diminuer ; la vivacité d’illusion,
la richesse d’invention, le flou qui voile les lacunes, la nuée pourpre
qui cache l’objectif, tout cela s’étiole et s’appauvrit [...] C’est alors
que beaucoup châtrent le rêve, s’abandonnent au hasard, se renient
eux-mêmes, et ainsi renoncent à vivre, car, comme on voit, se
renier, c’est commettre la seule faute qui soit mortelle. Tant bien
que mal, ils substituent une autre forme à la première, tentent avec
ce qui leur reste une nouvelle vie, et consument la durée de leur
corps sans parvenir à vivre »1.
Reprenant certains thèmes du stoïcisme, Souriau appelle à
devenir « fils de ses œuvres », là où la magie bergsonienne pour-
rait, telle Circé, suggérer l’abandon aux délices d’un devenir qui
s’enrichirait de lui-même. Il s’agit pour l’âme de « faire acte de
présence », et de miser sur ce qui seul peut conférer :
« à l’action, à l’œuvre efficace de réalisation, une structure si solide
et si génératrice de nobles vœux qu’elle n’est rien d’autre que la
puissance de la foi jurée, du serment fait à soi-même »2.
Et de ce serment il donnera une formule lapidaire aux der-
nières lignes d’Avoir une âme, publié en 1938, alors que pour la
seconde fois il va être mobilisé3 :
« Il n’est pas au pouvoir propre d’une âme de se faire immortelle. Il
est en son pouvoir seulement d’en être digne. Si nous périssons en
notre nombre essentiel, il est au moins en notre pouvoir de faire que

1. Souriau, 1925, p. 274.


2. Souriau, 1925, p. 273.
3. Lors de la première guerre Souriau a passé quelques années en captivité. Dans son
Abstraction sentimentale (Souriau, 1925), où il entend se livrer à une étude objective de la
vie affective, il choisit d’étudier, en guise de document, un texte qui répond aux exigences
de l’objectivité parce qu’il n’a pas, explique-t-il, été écrit en réponse à cette question. Ce
texte n’est autre que ses propres carnets de captivité. Et ce que les larges fragments
extraits de ces carnets racontent est de fait éminemment plus lisible que les thèses aux-
quelles ils servent de support : il s’agit d’une lutte quotidienne pour accepter une vie inter-
rompue, dans la pleine dureté de cette interruption, c’est-à-dire sans céder aux chimères et
mélancolies qui peuplent de rêve la vie du prisonnier, c’est-à-dire du « désœuvré ». Il n’est
pas impossible que le philosophe qui fit, contre Bergson, le choix de la dureté et de la foi
jurée, soit né dans les forteresses d’Ingolstadt.

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18 Les différents modes d’existence

cela soit injuste. Avoir une âme, c’est faire en sorte que, si elle doit
périr, son dernier cri [...] puisse être à bon droit le soupir d’outre-
tombe de Desdémone : oh injustement, injustement assassinée ! O,
falsely, falsely murder’d ! »1

À PIED D’ŒUVRE

Nous voici maintenant au seuil des Différents modes d’exis-


tence. L’épreuve est bien définie : qu’il s’agisse de science, d’art
ou d’âme, il va falloir aller de l’ébauche à la réalité sans pouvoir
compter sur aucun linéament qui se réaliserait en secret et
comme en douce : une substance, un plan, un projet, une évolu-
tion, une providence, une création. Et pourtant ce n’est jamais
non plus à la seule liberté humaine perdue dans un monde sim-
plement contingent qu’il faut confier le trésor de l’invention des
êtres. Telle est la trajectoire dans laquelle s’insère ce livre. À
nous de marcher à notre tour et de tenter l’épreuve en passant
sur les mêmes charbons ardents.
D’un côté, on a l’impression que Souriau continue de penser
toujours le même mouvement de la réalité, d’un autre qu’il
modifie soudain tout son appareillage. Comme s’il relançait à
nouveau les dés, persuadé qu’on rate à chaque fois l’épreuve si
on ne rejoue pas la partie tout entière.
Faisons le point. Dès 1938, dans Avoir une âme, la position
du problème est acquise lorsque Souriau définit ce qui sera le
principe de sa recherche, recherche qui semble pourtant apparte-
nir au domaine de la psychologie (l’auteur y apparaît à l’écoute
d’étudiants et d’amis venus chercher conseil ou confier leurs
tourments) :
« On n’a pas le droit de parler philosophiquement d’un être comme
réel, si en même temps que l’on dit l’espèce de vérité directe ou
intrinsèque qu’on lui a trouvée (je veux dire sa manière d’être à son

1. Souriau, 1938, p. 141.

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Le sphinx de l’œuvre 19

maximum d’état de présence lucide) on ne dit pas aussi sur quel


plan d’existence on a pour ainsi dire, sonné son hallali ; sur quel
domaine on l’a atteint et forcé. »1
Le contraste est frappant entre cette exigence et la manière
dont il se référait à l’existence dans L’instauration philosophique,
paru pourtant la même année, mais préparée de bien plus longue
date2. Dans cet ouvrage, « exister » était simplement synonyme
de ce qu’il nommait en 1925 « vivre » :
« Vous supposez, enfants, que vous existez ; que le monde existe, et
vous en déduisez votre connaissance de ce qui est, comme une
simple combinaison, comme une simple adaptation mutuelle de ces
deux choses. Or je ne dis pas que vous n’existez pas du tout, mais
que vous n’existez qu’imparfaitement, d’une sorte confuse, à mi-
chemin entre l’existence réelle et cette absence de réalité, qui
entraîne peut-être même l’absence d’existence. Car l’existence même
a besoin de réalité, pour être vraie existence, et existence de quelque
chose ou de quelqu’un. Ou tout au moins il est beaucoup de sortes
d’existences. Mais notre existence réelle, concrète et individuelle est
presque toujours proposée comme à accomplir. Vous accompliriez
votre réalité si vous pouviez être, manifestement et pour vous-
mêmes, en votre “aséité”3 comme disait Prémontval ; en la “patuité”
de votre être, comme disait Strada, en son éclat total, en sa présence
à la fois singulière et essentielle – et cela pose un problème de vérité.
Ainsi vous-mêmes, qui croyez exister, vous n’existez que dans la
mesure où vous participez plus ou moins à ce que serait votre exis-
tence réelle ; et c’est simplement par rapport à ce qu’elle serait, que
vous existez, vous, présentement. »4
Autre contraste, dont on verra qu’il est corrélatif du premier :
dans Les différents modes d’existence, ce n’est plus d’abord à l’ins-
tauration que Souriau va se référer, mais, comme nous l’avons
déjà souligné, à la « variation anaphorique ». Alors que l’instau-
ration pointe vers le réalisateur et la réalisation, la variation ana-

1. Souriau, 1938, p. 23.


2. Il n’est pas impossible que Souriau, prévoyant qu’il allait être mobilisé (pour la
seconde fois), n’ait rédigé à la hâte Avoir une âme, étrange composition entre philosophie
et études psychologiques, terminant l’ouvrage par une rafale de propositions non élabo-
rées. Témoignage « au cas où » de ce qui aurait pu être ?
3. L’aseité, l’existence par soi-même – terme de scolastique – s’oppose à l’abaliété
(ab alio) – l’existence par référence ou dépendance à un autre.
4. Souriau, 1939, p. 6.

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20 Les différents modes d’existence

phorique dramatise la progression de ce qui au départ était tas de


glaise et s’achève en œuvre. Ici, l’homme est celui qui doit se
dévouer. Et c’est ce que requiert et ce dont témoigne ce dévoue-
ment, cette aide efficace apportée à l’anaphore, qui constituera le
thème principal de l’exposé de 1956.
Les différents modes d’existence engage la recherche dans une
voie indiscutablement métaphysique. Il ne s’agit pas d’une
conversion car, on l’a vu, Souriau poursuivra son projet monu-
mental d’une science de l’esthétique. Souriau lui-même plaide
pour une continuité, affirmant en 1952 que ses différents ouvra-
ges suivent « la liste des grands problèmes qu’il a tenu à aborder,
durant toute sa carrière de philosophe, en un certain ordre »1.
Mais la mémoire ne lisse-t-elle pas les événements ? Ou alors
Souriau n’est-il pas en train de produire une version « monu-
mentale » de lui-même ? De fait, il est vain de se demander si cet
engagement dans la métaphysique appartient au trajet des
« grands problèmes » que Souriau avait dès ses débuts prévu
d’aborder, ou s’il répond à des circonstances externes (la guerre
à nouveau, ou alors la nouvelle génération des philosophes qui
se détournent avec mépris des ambitions des anciens – à bas
Brunschvicg et Bergson ! – pour penser avec le Hegel
d’Alexandre Kojève, avec Husserl et Heidegger). Car même si
Souriau a défini la liste des problèmes qu’il aurait à aborder, il
ne s’agit pas de la conception d’un programme qu’il ne resterait
plus qu’à exécuter, ce qui serait tout à fait contradictoire avec la
notion même d’instauration. Pas de trait en pointillé qu’il suffi-
rait de repasser au crayon gras. Souriau est l’homme du trajet et
non du projet, et le « certain ordre » signifie aussi bien « c’est
pour le moment trop grand pour moi ». La seule chose que nous
pouvons dire est que ce petit livre dense, apparemment labyrin-
thique, étrangement bref, écrit dans la période de la plus grande
incertitude, a dû répondre à l’expérience vive d’un « c’est mainte-
nant ou alors peut-être jamais ! », c’est maintenant qu’il s’agit de
faire de la métaphysique, c’est-à-dire :
« d’inventer (comme on “invente” un trésor) ; de découvrir des
modes positifs d’expérience, venant à notre rencontre avec leurs pal-

1. Souriau, 1925, p. XIII. La citation intervient dans un texte intitulé « Trente ans
après », écrit par Souriau en 1952, à l’occasion de la réédition de son livre.

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Le sphinx de l’œuvre 21

mes, pour accueillir nos espoirs, nos intentions ou nos spéculations


problématiques, pour les recueillir et les réconforter. Toute autre
recherche est famine métaphysique » (p. 142-143).

OÙ L’ON TROUVE AU PREMIER CHAPITRE


UN PLAN QU’IL NE FAUT SURTOUT PAS SUIVRE...

Au début tout semble facile. Ça monte en pente douce.


Pourquoi nous avoir imposé tous ces préliminaires ? Le premier
chapitre est un premier chapitre. Il y a un plan. Des résumés.
Des transitions. On se croirait à l’agrégation de philosophie ; on
va lire une dissertation. C’est ramassé, c’est technique, c’est
allusif, mais enfin l’argument est clair : on va se mettre à comp-
ter les modes d’existence. Il n’y a pas de Sphinx aux portes de
ce livre.
Sauf que justement Souriau ne va pas suivre son plan. Le pre-
mier chapitre annonce un projet qu’il va transformer en trajet...
et les choses vont vite se compliquer. Tout se passe comme si sa
démarche était écartelée entre deux logiques. Il y a, d’une part, le
projet d’une vue d’ensemble, un coup d’œil synoptique sur l’exis-
tence dans sa totalité (au § 16, p. 87) et il y a, d’autre part, un
problème entièrement différent qui met sous tension l’ensemble
de l’argument. D’où le caractère affreusement heurté d’un livre
qui se présente d’abord sous l’aspect d’une organisation rigou-
reuse puis du retour subreptice à la question originelle de l’ins-
tauration. À la première logique répondent les chapitres I et III
et le début du quatrième ; à la seconde, le chapitre II et la fin du
quatrième. Les deux logiques sont originales mais pas au même
titre. Difficulté supplémentaire : Souriau fait comme si de rien
n’était, multipliant les titres, sous-titre et transitions1 comme s’il
avançait toujours du même pas sur le même chemin – alors qu’il
s’emploie à modifier le cheminer lui-même...

1. Multipliant les anaphores, cette fois-ci au sens de ce mot en analyse littéraire : tout
ce qui assure la continuité des éléments d’un texte par les effets de renvois, d’insistance et
de répétition.

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22 Les différents modes d’existence

Comme des guides qui montreraient le sommet pour ne pas


être accusés plus tard d’avoir trompé leurs clients, désignons au
lecteur le point d’aboutissement. Voici les trois dernières phrases
du livre :
« C’est par le chant d’Amphion que les murs de la Cité s’élèvent.
C’est par la lyre d’Orphée que les Symplégades s’arrêtent et se
fixent, laissant passer le navire Argo. Chaque inflexion de notre
voix, qui est ici l’accent même de l’existence, est un soutien pour ces
réalités plus hautes. Avec quelques instants d’exister, entre des
abîmes de néant, nous pouvons dire un chant qui sonne au-delà de
l’existence, avec la puissance de la parole magique, et peut faire sen-
tir, peut-être, même aux Dieux, dans leurs intermondes, la nostalgie
de l’exister ; – et l’envie de descendre ici, à nos côtés, comme nos
compagnons et nos guides » (p. 193).

C’est à cela qu’il faut arriver. Diable, voilà qui semble terri-
blement abrupt. Comment passer d’un comptage des modes
d’existence à ce formidable et pour tout dire très obscur décen-
trement qui permet de partager l’existence avec bien d’autres
êtres au point que les dieux en viennent à nous envier ? Au début
du livre le philosophe aux commandes décide et trie les modes
d’existence ; à la fin, ce n’est plus du tout lui qui décide. Décidé-
ment, ce n’est plus un sphinx mais une allée de sphinx qu’il va
falloir affronter.
Commençons par ce qui se présente, au premier chapitre,
comme un traité qui classerait de façon systématique l’im-
pressionnant ensemble des réponses discordantes proposées par
les philosophes les plus récents comme par ceux de la phi-
losophia perennis au même problème : combien y a-t-il de
façons de saisir l’existence ?
Précisons d’abord le sens du mot « mode » dans cette expres-
sion apparemment banale de mode d’existence. La notion est
aussi ancienne que la philosophie, mais, jusque-là, on considé-
rait, dans le discours, le modus comme une modification du dic-
tum lequel avait justement le privilège de demeurer semblable à
lui-même. Dans la succession de phrases : « il danse », « il veut
danser », « il aimerait bien pouvoir danser », « il aimerait telle-
ment bien savoir danser », le « danser » lui ne change pas, mal-
gré l’emboîtement, parfois vertigineux, des séries de modalisa-

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Le sphinx de l’œuvre 23

tions1. C’est sur ce même modèle du discours que l’on a d’abord


pensé la modalisation de l’être, en faisant varier par exemple le
degré d’existence de la puissance à l’acte mais sans jamais aller
jusqu’à modaliser le « ce qui » passait à l’acte. Aussi nombreux
et baladeurs qu’ils soient, les prédicats revenaient toujours se
loger comme des colombes dans le même colombier de la
substance...
Et donc au début du livre, Souriau présente son projet en
opposition au vénérable recueil des catégories dont le projet
remonte au moins à Aristote : s’il y a bien en effet plusieurs
manières de dire quelque chose de quelque chose, il n’en reste
pas moins qu’il s’agit toujours de dire. On reste donc dans la
même clef, celle des catégories, justement, qui consiste « à parler
publiquement sur quelque chose ou contre quelque chose » selon
l’étymologie même du mot grec cata-agoureuo. Autrement dit,
l’antique expression thomiste « quot modis praedicatio fit, tot
modis ens dicitur » ne dépasse pas les bornes étroites du vouloir
dire. Or, le multiréalisme, pour parler comme William James,
voudrait explorer bien d’autres modes d’existence que la seule
action de dire plusieurs choses d’un même être. Il voudrait qu’il
y ait justement plusieurs manières d’être2.
Il le voudrait, peut-être, mais dès lors que le philosophe
admet la pluralité des modes d’existence, il risque d’être noyé par
la foule des candidats.
« C’est que le monde entier est bien vaste, s’il y a plus d’un genre
d’existence ; s’il est vrai qu’on ne l’a pas épuisé, quand on a par-
couru tout ce qui existe selon un de ses modes, celui par exemple de
l’existence physique, ou celui de l’existence psychique ; s’il est vrai
qu’il faille encore pour le comprendre l’englober dans tout ce qui lui
confère ses significations ou ses valeurs ; s’il est vrai qu’en chacun
de ses points, intersections d’un réseau déterminé de relations

1. « Il faut donc supposer que la modalité procure au prédicat qu’elle modifie un


autre mode d’existence » (Fontanille, 1998, p. 168).
2. Même problème, d’après Souriau, avec Spinoza : « L’esse in alio doit s’entendre,
non du fait d’exister d’une autre manière que celle de la substance, mais du fait d’être
dans l’existence de celle-ci. Le sens du mot in dans cette proposition, est la clef de tout le
spinozisme, cet effort non pour dépasser mais pour annuler les spécificités existentielles,
avec une instrumentation tout entière empruntée à l’ordre ontique, et efficace seulement
dans cet ordre » (p. 169).

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24 Les différents modes d’existence

constituantes (par exemple spatio-temporelles) il faille aboucher,


comme un soupirail ouvrant sur un autre monde, tout un nouvel
ensemble de déterminations de l’être, intemporelles, non spatiales,
subjectives peut-être, ou qualitatives, ou virtuelles, ou transcen-
dantes » (p. 82-83).
C’est pourquoi Souriau peut affirmer à la fois que la philo-
sophie n’a cessé de s’interroger sur cette question de la pluralité
des modes d’existence – par exemple avec Plotin –, mais qu’elle
n’a jamais véritablement compté au-delà d’un seul mode. Elle n’a
jamais pu se priver du fil d’Ariane qui lui permet de ne pas se
perdre dans le labyrinthe de mondes s’ouvrant les uns sur les
autres : l’identité à soi de la substance qui obsède la tradition
depuis le défi de Parménide. Certes, on a bien dû rajouter à l’être
du non-être – cela commence avec Platon et chaque philosophie
se définit par l’ajout d’une forme ou une autre de non-être –
mais tous ces ajouts sont plutôt comme des sortes d’épicycles qui
ne remettent pas en cause le privilège central de la substance. Si
personne avant lui ne s’est intéressé à l’instauration, c’est parce
que le chemin de l’ébauche à son accomplissement n’était jamais
au fond que le surlignage d’un pointillé par un trait plein. Que se
passerait-il s’il n’y avait pas du tout de pointillé et qu’on se
privait tout à fait de la substance ?
« Question clé, disions-nous tout à l’heure ; point crucial où conver-
gent les plus grands problèmes. Quels êtres prendrons-nous en
charge par l’esprit ? La connaissance devra-t-elle sacrifier à la Vérité
des populations entières d’êtres, rayées de toute positivité existen-
tielle ; ou devra-t-elle, pour les admettre, dédoubler, détripler le
monde ?
« Question pratique aussi. Tant il est de grande conséquence pour
chacun de nous de savoir si les êtres qu’il pose ou qu’il suppose, qu’il
rêve ou qu’il désire, existent d’une existence de rêve ou de réalité, et de
quelle réalité ; quel genre d’existence est préparé pour les recevoir,
présent pour les soutenir, ou absent, pour les anéantir ; ou si, n’en
considérant, à tort, qu’un seul genre, sa pensée laisse en friche et sa vie
en déshérence de riches et vastes possibilités existentielles.
« Question, d’autre part, remarquablement limitée. Elle tient
bien, nous le voyons, dans celle de savoir si ce mot : exister, a ou
non le même sens dans tous ses emplois ; si les différents modes
d’existence qu’ont pu signaler et distinguer les philosophes méritent
pleinement et également ce nom d’existence.

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Le sphinx de l’œuvre 25

« Question positive enfin. L’une des plus importantes, par ses


conséquences, que puisse se proposer la philosophie, elle se présente
sous forme de propositions précises, susceptibles de critique métho-
dique. Recenser les principales de ces propositions, dans l’histoire
de la pensée humaine ; en ordonner le tableau ; chercher de quel
genre de critique elles sont justiciables ; c’est là une tâche substan-
tielle » (p. 84-85).

Point crucial, peut-être, mais comment articuler les problèmes


qui, selon Souriau, convergent en ce point ? La tâche, substan-
tielle peut-être mais somme toute assez classique, de recenser les
propositions produites dans l’histoire de la pensée humaine, d’en
dresser le tableau, de critiquer ou d’arbitrer, peut-elle s’articuler
avec la terrible responsabilité de déterminer quels êtres prendre
en charge, quels êtres rayer de toute positivité existentielle ? Une
possibilité existe, bien sûr, pour faire converger ces deux tâches
distinctes, tâches, dans les deux cas, qui sont celles d’un juge de
paix, mais arbitrant des prétentions différentes, celles des êtres et
celles des philosophes. Le tour serait joué si les propositions dis-
cordantes étaient ordonnées en une voie royale menant au bon
point de vue, celui qui permet de déduire quels êtres ont droit de
cité là où règne la perplexité empirique. Mais c’est une tentation
que, à la fin du troisième chapitre, Souriau répudiera avec
énergie. « Tentative trompeuse, fausse clarté », affirmera-t-il :
« Il nous faut résister vigoureusement à la tentation d’expliquer ou
de déduire ces modes repérés d’existence. Gardons-nous de la fasci-
nation dialectique. Sans doute il serait facile, avec un peu d’ingénio-
sité, d’improviser et de brosser à grands traits une dialectique de
l’existence, pour prouver qu’il ne peut y avoir que justement ces
modes-là d’existence ; et qu’ils s’engendrent les uns les autres dans
un certain ordre. Mais ce faisant, nous subvertirions tout ce qu’il
peut y avoir d’important dans les constatations ici faites » (p. 61).

La nécessité de résister s’annonce en fait déjà au premier cha-


pitre. Ordonner la discorde en voie royale, c’est supposer que
cette voie existe en pointillés, c’est-à-dire que l’ordonnateur se
borne à prendre acte d’une convergence que nul n’a vu avant lui.
Or, souligne Souriau, aucun apaisement ne peut être discerné, la
question de l’existence a toujours été ouverte et elle le reste (nous
ajouterons même qu’elle est devenue aujourd’hui un véritable

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26 Les différents modes d’existence

champ de bataille). Mais il y a pire. À propos de l’existence « les


réponses des philosophes sont tendancieuses. En même temps
qu’ils affirment, ils désirent » (p. 79), et le désir ici a le pouvoir
de « portes de bronze ouvrant et fermant, de leur battement fati-
dique, dans la philosophie de grands espoirs, dans l’univers de
vastes régions » (p. 82).
Le coup d’œil synoptique change alors de sens. Il ne s’agit
plus de classer des théories portant chacune sur ce qui « existe-
rait vraiment », par opposition à ce qui « ne serait que cons-
truction », simple illusion que le philosophe se ferait gloire de
briser. Ce serait classer des désirs, des réponses tendancieuses
– déconstruire, et non point instaurer. Ce serait prétendre au
rôle de « juge de paix », situé au-dessus des partis, au nom de
la plus pauvre des raisons. Celui qui classe les désirs des autres
ne peut échapper à son propre classement que s’il se présente
comme sans désir, parfaitement indifférent à la question dis-
putée. Ce n’est pas, bien sûr, la prétention de Souriau.
Le problème « nous concerne » (p. 195) lisons-nous dans son
texte de 1956, et Souriau ne veut pas dire seulement qu’elle
s’adresse à nous, mais que nous sommes engagés par elle, que
nous le voulions ou non. La question des modes d’existence est
bel et bien pratique, voire pragmatique au sens où William
James demandait ce que requiert une vie digne d’être vécue.
C’est en tout cas la lecture que nous proposons : le coup
d’œil synoptique conférera à la diversité des modes d’existence
la puissance d’une situation questionnante, où il s’agit non pas
simplement de répondre, mais d’instaurer, de réussir le trajet
exigé par la réponse. Un trajet dont l’aboutissement n’est
autre que la détermination de « comment » nous sommes
concernés par les modes d’existence – qu’il suffise ici de ren-
voyer aux trois dernières phrases du livre auxquelles aboutit
l’ « enquête ».
Cette proposition de lecture se heurte à une objection quasi
automatique comme toutes celles qui transforment la critique en
réflexe conditionné. Puisque Souriau n’est pas neutre, puisqu’il
est en fait engagé dans la construction audacieuse du problème
qu’impose son « désir », celui de donner à l’instauration ses
lettres de noblesse métaphysique, il est « comme les autres ». Le
coup d’œil synoptique n’est qu’un leurre, on ne nous dupera

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Le sphinx de l’œuvre 27

pas. Ce qui signifie aussi : non seulement nous ne sommes


pas concernés par la question de Souriau, mais nous sommes
déterminés à rester tels. Mais c’est alors qu’apparaît la force
singulière de ce petit livre. Pour qui choisit ce chemin critique il
sera illisible. Loin de fonctionner comme un leurre, chaque
étape de l’enquête menée sur les différents modes d’existence est
susceptible de plonger dans le désarroi si on la considère
comme visant à déguiser le tendancieux sous une apparence
d’impartialité.
Notre lecture prendra le parti de Souriau, seul moyen pen-
sons-nous de le lire. Plus précisément, il prendra le parti d’une
cohérence entre ce dont Souriau entend construire le problème,
et la manière dont il le construit. Le tableau des modes, la ques-
tion de savoir « combien » il y en a, est certes un prétexte, mais il
ne dissimule pas une triste vérité, celle d’un Souriau distribuant
l’existence, de manière souveraine, comme un titre de gloire
conféré à ceux qui servent le désir du souverain. Le tableau fonc-
tionne comme un trajet suscité par la question de la progression
anaphorique (question métaphysique imposée par le fait instau-
ratif), un trajet dont chaque moment nécessite et appelle une
expérience elle-même anaphorique. Une allée de sphinx en effet,
dont chacun demande que nous devinions – c’est-à-dire effec-
tuions la transformation anaphorique requise.
Un trajet, au sens de Souriau, n’est pas cumulatif : la résolu-
tion d’une énigme ne met pas en position de répondre à la sui-
vante. Mais toutes auront ici quelque chose de commun. À
chaque fois réussir, ce sera faire l’expérience de ce que le philo-
sophe a perdu sa place de juge, que les êtres ont reçu le pouvoir
de définir leur vérité, le mode d’existence qui leur est propre.
C’est par rapport à ces modes d’existence, de ce qu’ils deman-
dent, de leur perfection respective propre, de leur « réussite
propre dans l’art d’exister » qu’il s’agit de nous situer. En y ajou-
tant ensuite ce dont ils ont éventuellement besoin pour être sou-
tenus dans l’existence (abaliété) s’ils n’ont pas la capacité à
exister en soi et par soi (aséité). C’est donc bien par rapport à
eux que nous, qui posons la question de l’existence, allons nous
trouver situés et concernés.

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28 Les différents modes d’existence

OÙ L’ON RENCONTRE
AU CHAPITRE II UNE BIZARRE HISTOIRE DE FANTÔME

Le lecteur va donc se trouver face à deux parcours en quin-


conce : l’un porte sur le combien de modes et l’autre sur le com-
ment se rendre digne de répondre à quelque mode que ce soit.
Pour compliquer les choses, cette question seconde (mais pre-
mière aussi bien que dernière, on le sait), Souriau va la désigner
du terme trompeur de « surexistence » qu’il ne faut pas du tout
prendre pour une sorte d’appel à la transcendance. Patientons,
nous ne sommes pas au bout de nos peines.
C’est avec les « modes intensifs » que commence ce que Sou-
riau lui-même nomme une « enquête ». On se souviendra de son
apostrophe à ces enfants qui croient exister : « Vous n’existez
que faiblement. » L’exister est-il susceptible de plus ou de
moins ? Ce serait une première question bien digne d’entrer dans
le tableau des propositions philosophiques. Mais le trajet aboutit
plutôt à une épreuve : que se passe-t-il quand, au lieu que le
monde réponde pour nous, nous sommes mis en situation de
devoir répondre pour le monde ? Roquentin comptait sur la
racine sans s’en apercevoir : elle allait « de soi ». Mais voilà sou-
dain qu’elle fait défaut ou n’existe plus que si lui-même a la force
de la maintenir dans l’existence – ce serait vraiment à donner la
nausée. Devant la même racine, le Roquentin de Souriau, lui,
vacille. Il y va de son existence dans son rapport avec la racine et
de la racine avec sa propre existence reprise ou continuée
– continuée parce que reprise. Paradoxalement, c’est en ne sui-
vant pas l’existentialisme, que Souriau va définir l’existence.
Comment Souriau a-t-il mené son affaire ? L’apostrophe
« vous n’existez que faiblement » adressée à des « enfants »
oriente immédiatement vers le contraste entre ce qu’ils sont et ce
qu’ils pourraient devenir, vers le point de vue du possible, de ce
qui en eux est en puissance, prêt à émerger. Qui ne souhaite à ces
enfants une intensité de vie croissante, toujours plus riche d’ex-
périence ? Mais c’est là un point de vue que Souriau qualifie
d’ « aimable » (p. 92) et la première épreuve est de le refuser.

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Le sphinx de l’œuvre 29

L’accepter, ce serait tuer la question, poser le problème en des


termes qui donnent la solution. L’émergence, n’est-ce pas cette
notion qui discerne sous le présent le futur déjà à moitié en
route, le pointillé préparant le trait plein ? Souriau va rejeter tout
aussi bien l’autre réponse, rivale, selon laquelle l’existence serait
ce qu’on possède complètement ou pas du tout. Dans les deux
cas, écrit-il, nous sommes dans le domaine de la doxa, c’est-à-
dire de réponses qui ne semblent satisfaisantes que parce que le
problème auquel elles semblent répondre n’a pas été construit.
Des réponses libres de s’affronter sans fin.
La construction du problème va donc commencer : la ques-
tion de l’existence telle que nous pouvons la poser en termes de
force et de faiblesse, doit, pour échapper à la doxa, passer par
une « affirmation existentielle ». Rappelons-nous que pour
chaque être on doit pouvoir préciser « sur quel plan d’existence
on a pour ainsi dire, sonné son hallali » (p. 19). Or, ce n’est qu’à
partir de l’expérience effective d’une dissolution dans le néant
que la question de la force ou de la faiblesse trouve le plan où
elle devient interrogation effective, terrible.
« Insistons. Il ne faut pas soumettre la question : suis-je ; à la ques-
tion : que suis-je ? Il ne faut pas que la réponse : je ne suis pas, ou,
je suis à peine ; signifie : je ne suis pas moi-même ; ou bien : ce n’est
pas moi qui suis, mais quelque chose est, et je ne fais qu’y partici-
per. C’est Dieu, par exemple qui est ; ou (transposition du Ich denke
au Es denkt in mir) c’est le Denken qui est. Il faut que la réponse :
non ; ou : à peine ; signifie : il n’y a, là où je regarde, là où
j’éprouve l’existence, que peu ou pas du tout d’existence. Ailleurs et
pour autre chose, il n’importe » (p. 100-101).

Et voilà précisément pourquoi Descartes, par exemple, a failli


à l’épreuve que Souriau a montée. Le Cogito « n’a pas été
compromis, même par l’hypothèse du malin génie » (p. 94). Des-
cartes, existant pensant, n’a jamais accepté qu’à la question
« suis-je ? » la réponse puisse être « non ! ». Pour lui, la force ou
la faiblesse ne sont pas immanentes à celui qui dit « je » et à sa
pensée. Il n’a pas vacillé. Il ne voulait que situer l’être pensant le
long d’une échelle qui monterait de la plus petite à la plus
grande perfection. C’est un peu comme si l’on avait confondu la
mesure de la taille du gamin qui grandit et la question de savoir

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30 Les différents modes d’existence

si cet enfant va continuer à exister pour de bon. On pourrait


faire la même objection à Heidegger. Il a l’air bien trop sûr de
l’Être en tant qu’être pour qu’on puisse croire qu’il a passé
l’épreuve. Il s’appuie sur l’Être. Mais si l’Être venait à lui man-
quer ? Si Heidegger s’était mis à répondre pour lui et qu’il ait
fait défaut ? Cela, il ne l’a pas pensé. Cette épreuve, il ne l’a pas
traversée.
Et c’est en ce point (§ 27, p. 101) qu’Étienne Souriau quitte,
pour ce chapitre du moins, l’histoire de la philosophie et se met à
inventer toute une série de personnages conceptuels qui, contrai-
rement à Descartes ou à Heidegger, subiront l’épreuve du bascule-
ment : « Je prends sur moi de répondre pour ce qui me fait exister,
mais je puis me retrouver sans appui. » Tous ces personnages font
l’expérience du vacillement, voire de l’anéantissement : le fantôme
s’évanouit ; le naufragé se laisse couler ; l’homme de la vocation
religieuse affronte la question : « Suis-je de force à supporter ma
mission ? » Dans les trois cas, le personnage n’est pas convaincu
de faiblesse par l’exemple d’un autre, plus fort, plus lucide, plus
sincère que lui. Il n’a pas de point de comparaison, pas de psy-
chologie, pas de passé, pas d’avenir. Le fantôme existe en tant
qu’Envoyé, mandaté pour une vengeance ; le naufragé nage parce
qu’il sait nager, parce que, lorsque son bateau a chaviré au milieu
de l’océan, il fallait nager ; l’homme de vocation missionnaire est
constitué existentiellement par l’appel de Dieu auquel il répond.
Dans les trois cas, il y a d’abord un soutien. Un monde, celui du
mandat, de l’habitude ou de l’institution religieuse, se trouve là
pour conférer raison et signification. Mais dans les trois cas, ce
soutien peut venir à manquer – « Pourquoi est-ce que je fais
cela ? » Aussitôt chacun des personnages se trouve dépouillé des
raisons qui le portaient et l’assuraient. Ce qui arrive, insiste Sou-
riau, à quiconque s’interroge sérieusement sur son être. Pour
répondre à l’épreuve que nous présente Souriau, pour suivre le
trajet, il faut avoir hésité, il faut avoir tremblé en s’apercevant que
l’expérience anaphorique pourrait très bien, comme on dit, ne pas
avoir de répondant. Comment croire celui qui parlerait de l’être
sans avoir risqué d’être dévoré par le Sphinx ?
Attention, quand Souriau parle de Dieu ici, c’est-à-dire quand
il traite de l’exemple du croyant, il ne s’agit pas du tout de trans-
cendance – et c’est ce qui se vérifie dans ce qui est sans doute son

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Le sphinx de l’œuvre 31

livre le plus abouti, L’ombre de Dieu1. L’homme de la vocation


religieuse ne « perd pas la foi », au sens où, soudain, il conclurait
que « Dieu n’existe pas » – un peu comme un enfant qui soudain
comprendrait que ses cadeaux lui viennent de ses parents et pas du
Père Noël. Ce n’est pas un « autre » monde, sans Dieu, qui s’offre
à lui, ni non plus la découverte d’une liberté existentielle dont les
évidences du monde l’avaient privé. L’interrogation est sérieuse,
elle est même terrible, et pourtant il ne s’agit pas pour Souriau
d’un chemin vers la liberté, mais d’une approche de ce que signifie
un mode d’expérience « pur », dont le personnage conceptuel doit
témoigner. L’homme de foi n’a pas perdu la foi, il fait l’expérience
de cette foi « pure », dépouillée des évidences de la réalité reli-
gieuse. N’étant plus embarqué dans un monde qui répond pour lui
et le soutient, il n’est plus soutenu que par l’appel de Dieu, auquel
il est réponse, instrument pour Dieu qui lui a donné mission. Dieu,
en ce sens, répond pour lui, lui donne sa raison d’être, le soutient,
quitte à le juger, à le renvoyer au néant s’il répond mal ou faible-
ment. Mais qui l’assure de cela ? Car il est tout aussi exact – et
c’est la vraie bascule de la responsabilité existentielle –, que Dieu a
besoin de lui pour cette mission, c’est-à-dire qu’Il dépend de lui.
« Terrible pouvoir de renverser la question » (p. 104). Dieu, qui
était sa raison d’être, qui répondait pour lui, est maintenant ce
pour quoi lui-même doit répondre. La question n’est plus de savoir
s’il sera capable d’accomplir sa mission, mais s’il est de force à
soutenir cette mission, alors qu’il n’a que lui-même pour se soute-
nir. C’est à lui de répondre. Est-il fort ou faible ?
« À la fois l’un et l’autre. J’ai cette force. Est-elle vraiment force ou
faiblesse ? Qui le dira ? Cela même a-t-il un sens ? Je suis cette force
telle qu’elle est, elle-même en elle-même » (p. 104).

1. Souriau, 1955. « Ombre », car il faut le préciser à l’adresse de ceux qui ricaneraient
trop vite, la question de Souriau n’est pas du tout celle de l’existence de Dieu, ni non plus
l’expérience de l’aide reçue dans les variations anaphoriques d’une vie. Ferveur et lucidité
ne sont pas les privilèges du croyant, ni ne sont spécifiquement nourris par la foi. La dif-
férence est que le croyant demande et cherche un rapport de réciprocité qui soit actif et
sensible. Le vœu spirituel du croyant, « c’est qu’à tout ce qui se passe en lui et qui engage
sa vie spirituelle [...] réponde immédiatement quelque chose, sans doute de tout différent,
peut-être amour, peut-être pitié, peut-être colère, qui soit du moins immédiat, corrélatif et
au moins du même ordre ; que, si on peut user de mots si faibles, tout ce qui se passe en
lui de spirituel “intéresse” aussitôt ce qui est à l’autre extrémité de ce diamètre infini, et
réciproquement » (p. 308).

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32 Les différents modes d’existence

À chaque fois qu’il sera question d’existence pure, on ne


mesurera pas l’existence en référence à quoi que ce soit de plus
intense, de plus fort ou de plus faible – ces termes ne convien-
nent que pour la réalité. Lorsque le missionnaire était assuré de
répondre à Dieu, lorsque le monde, et ses propres habitudes reli-
gieuses le soutenaient et confirmaient le bien-fondé de sa mis-
sion, il suffisait pour le définir de pointer du doigt cet assem-
blage solide et consistant. On pouvait même être tenté
d’expliquer la vocation par le monde qui la stabilise et la nourrit,
de même que le rivage au loin pourrait déclencher l’effort du
nageur. Mais le moment de l’interrogation terrible appartient au
genre pur de la foi : répondre à Dieu ou répondre pour Dieu,
c’est-à-dire être, par soi-même, de force à supporter cette
mission.
Ici encore il ne faut pas s’y tromper, c’est l’expérience anapho-
rique qui mène Souriau, et pas du tout quelque fascination
romantique ou quelque privilège tendancieux conféré au vacille-
ment existentiel, à l’épreuve qui ébranle la foi ou au sentiment de
vanité qui envahit le nageur. Ces expériences sont la signature de
l’existence pure, de la ténuité où elle nous réduit lorsqu’on s’y
réduit. L’expérience anaphorique ne traduit donc nulle tentation
existentialiste et surtout nul mépris pour la réalité et l’appui
qu’elle donne. Elle demande simplement de ne pas confondre
« facteurs de réalité (à analyser pour chaque mode d’existence) et
prétendus facteurs d’existence » (p. 106). Un genre pur d’existence
n’a pas de facteurs et ne délivre, en tant que tel, aucun message.
C’est donc la distinction entre réalité et genre pur d’existence
qui est cruciale. C’est elle qui fait le partage entre le Souriau qui
pense l’instauration comme un « fait » parce qu’il lie réalité et
réussite et le Souriau qui met en problème l’instauration à partir
de la question des modes d’existence. Et c’est justement en ce
point qu’intervient l’exemple princeps du tas de glaise et de son
sculpteur que nous avons analysé plus haut (p. 4-5). Souriau
nous prévient : le problème a changé. « Ne regardez pas l’ébau-
choir, regardez la statue » : cette statue qui va vers l’existence à
condition que le sculpteur réponde pour elle et qu’elle réponde,
ou non, pour lui.
Nous arrivons au terme de la transformation du problème
posé par les modes intensifs : l’expérience anaphorique en redis-

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Le sphinx de l’œuvre 33

tribue les termes. La doxa opposait ceux qui affirment qu’on


existe tout à fait ou pas du tout à ceux qui voulaient penser une
existence qui deviendrait plus riche, plus parfaite, plus vraie. Non,
les variations intensives n’affectent pas l’existence pure, qui « se
suffit, malgré l’apparence de vacillement ou de ténuité où elle
nous réduit lorsqu’on s’y réduit » (p. 111). En revanche, elles
trouvent leur pertinence dans le mouvement anaphorique, car
c’est par rapport à son achèvement que les étapes du trajet, cha-
cune pleine et entière, ne sont plus qu’ébauche et préparation.
Oui, nous pouvons dire que nous existons plus ou moins, mais
seulement dans la perspective de cette progression anaphorique
qui fait d’une vie une véritable œuvre. Que celui qui ne se soumet
pas à l’œuvre à faire ne se demande pas si sa vie a ou non réalité.
Et c’est là que nous retrouvons le plan en quinconce puisque
l’œuvre, par définition, oblige à agencer plusieurs modes d’exis-
tence : la glaise bien sûr, mais aussi l’âme de l’artiste, sans
oublier la statue à la recherche de sa forme – les trois en grand
danger d’être ratés. Comme cela fait déjà trois modes, il nous
faut passer de la question du « comment ? » à la question du
« combien ? ».

LE DÉBUT DU CHAPITRE III


ET LES CINQ PREMIERS MODES D’EXISTENCE PURE

« Chaque mode est à soi seul un art d’exister » (p. 111). « À


soi seul », tel est le défi qui met sous tension le troisième cha-
pitre. Il ne s’agit pas d’opposer existence pure et réalité, mais de
demander à chaque mode quelle est sa propre manière de « faire
réalité ». De mode à mode, la comparaison ne doit donc pas se
faire en passant par l’intermédiaire d’une substance qui leur
serait commune et dont ils seraient autant de variations, mais en
donnant à chacun la capacité de produire à sa manière l’en-
semble des catégories ontologiques qui lui sont propres. C’est un
peu comme si chaque mode possédait un patron particulier (au
sens de ce mot dans les travaux de couture), patron ontologique
qui ne peut pas s’appliquer aux autres modes ou qui, si on s’obs-

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34 Les différents modes d’existence

tinait quand même à l’appliquer, entraînerait des déforma-


tions, des plis, des inconforts, brefs des erreurs de catégorie
innombrables.
Le troisième chapitre est le plus long du livre et celui qui
paraît le plus logiquement organisé, même si cette organisation
est tout à fait trompeuse. Puisque l’œuvre à faire oblige, en
quelque sorte, à croiser plusieurs modes, il est capital de considé-
rer maintenant les différences qui existent entre eux (c’est après
tout le titre du livre !) dont dépend la qualité de l’existence, ques-
tion clé que l’on retrouvera au chapitre IV. L’organisation du
chapitre est en fait double (pour ne pas dire duplice) : on va pas-
ser par un éventail de modes (attention les termes sont étran-
ges) : les phénomène d’abord, puis les « réiques » (y inclus les
concepts et les âmes !), puis les « sollicitudinaires » (en fait les
êtres de fiction), ensuite les virtuels avant d’aborder les « synap-
tiques ». Mais en même temps, le trébuchet auquel on va peser
successivement ces modes, c’est leur rapport à l’instauration :
chacun représente un degré distinct de risque, risque où se mani-
feste de plus en plus clairement la réussite ou l’échec de l’expé-
rience anaphorique. Dans le phénomène on ne peut pas sentir le
risque couru par leur existence ; dans le virtuel on le sent totale-
ment ; alors que dans les éléments intermédiaires on commence à
le deviner. C’est qu’en allant d’un mode à l’autre le risque de
rater l’ébauche se fait de plus en plus grand puisque l’on va peu
à peu de l’aseité (existence en soi) à l’abaliété (existence dans la
dépendance d’un autre).

Les phénomènes en patuité

Le premier mode abordé par Souriau, celui du phénomène,


n’a jamais eu de chance avec les philosophes. On l’a élevé trop
haut en lui donnant le douteux statut de fournir la seule source
légitime à toute connaissance possible ; on l’a rabaissé trop
bas, en faisant du phénomène la simple apparence trompeuse
qui dissimulerait les vraies réalités – qualités secondes dont il
faut se détourner s’il s’agit d’accéder aux qualités premières,
seules réelles. Mais, Souriau, pas plus que Whitehead, n’évolue
dans une nature qui aurait bifurqué en qualités premières et

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Le sphinx de l’œuvre 35

secondes1. Le phénomène ne mérite donc à ses yeux ni cet excès


d’honneur, ni cette indignité. Non, Souriau veut capter le phé-
nomène indépendamment de la notion mal composée de matière,
sans l’engager aussitôt dans la sempiternelle question de ce qui
appartient à l’objet et de ce qui appartient au sujet. Il ne va pas
s’en servir comme pendant de cheminée à la subjectivité. Autre-
ment dit, il n’y a pas d’au-delà ni d’en-deçà du phénomène. Il
possède son mode propre.
« Pour saisir l’existence phénoménique, il faut éviter avant tout,
redisons-le, de concevoir le phénomène comme phénomène de
quelque chose ou pour quelqu’un. Cela, c’est l’aspect que prend le
phénomène, lorsque ayant abordé la considération de l’existence par
quelque autre modalité, on le rencontre après coup, et par exemple
dans son rôle de manifestation. [...] On ne le conçoit bien dans sa
teneur proprement existentielle, que lorsqu’on le sent comme soute-
nant et posant à soi seul ce qui peut s’appuyer et se consolider en
lui, avec lui et par lui. Et c’est à ce titre qu’il apparaît comme un
modèle et un étalon d’existence » (p. 119).
De fait, l’expérience offerte par le phénomène pur est tout
autre chose que ce que les premiers empiristes appelaient la sen-
sation : « Dans la sensation, le caractère phénoménique est très
intense, mais très mêlé. Les sensations sont en quelque sorte le
vacarme des phénomènes » (p. 117). Pour la première fois depuis
le premier empirisme, nous nous trouvons devant un vecteur,
une « vection » dit Souriau, enfin délivrée de la question de la
connaissance ou alors de l’obligation de n’être que le répondant
d’une intentionnalité. Le phénomène de Souriau ne se trouve
plus pris en tenaille entre ce qu’il y aurait derrière lui – les quali-
tés premières – et ce qu’il y aurait devant lui – les qualités secon-
des. Ce qui va définir ce mode complètement original et rare-
ment qualifié comme tel par la philosophie, c’est sa patuité :
« Il est présence, éclat, donnée non repoussable. Il est, et il se dit
pour ce qu’il est.
« On peut sans doute travailler à l’exorciser de cette irritante
qualité de présence par soi. On peut le dénoncer ténu, labile et
fugace. N’est-ce pas là simplement s’avouer dérouté devant une
existence pure, d’un seul mode ? » (p. 113).

1. Whitehead, 1998 [1920] ; Stengers, 2002.

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36 Les différents modes d’existence

Le phénomène pur, d’un seul mode, « déroute » ! Pourquoi ?


Parce que nous sommes rarement arrêtés par lui ; nous ne som-
mes que rarement empêchés de le concevoir comme phénomène
de quelque chose ou pour quelqu’un, accès à un suppôt ou
répondant d’une intentionnalité. Mais il ne s’agit pas de battre
notre coulpe, plutôt de reconnaître ce que nous lui devons. Car
« telle est la générosité du phénomène » (p. 114) : il se donne à
tous les autres modes et ne reçoit rien d’eux. Dans quel cas pou-
vons-nous pourtant le capter dans toute sa pureté ? La langue le
dit, on se « laisse captiver », et elle témoigne ainsi pour le phéno-
mène, pour « ses vections d’appétition, ses tendances vers
l’autre », que l’on peut suivre, précise Souriau, « en leur rayon-
nement tant qu’elles restent encore faites de l’étoffe du phéno-
mène » (p. 117). C’est bien sûr le privilège de l’œuvre et même de
l’objet d’art, selon Souriau, que de conférer au phénoménal cette
puissance de suspendre le glissement existentiel qui va du mani-
feste à la manifestation « de », de s’imposer dans sa teneur
existentielle propre.
Si le phénomène apparaît « comme un étalon d’existence »
pour tous les autres, c’est du fait de sa générosité, non parce
qu’il frapperait de faiblesse les autres modes d’existence. Souriau
n’est pas un romantique, ni non plus un mystique, célébrant la
vérité ineffable falsifiée par l’affairement humain. Ou s’il est
mystique, c’est un mystique de la monumentalité. Le spectacle
sensible possède une tout autre qualité que d’être ineffable : il se
dit pour ce qu’il est. D’où son aséité : il ne tient que de lui-même
son mode d’être ; c’est le spectateur qui est posé en lui, avec lui
et par lui. Si le promeneur se met à savourer un spectacle printa-
nier, c’est à la composition de ce spectacle qu’il devient sensible :
ce spectacle captive à la manière d’une œuvre, quoiqu’il ne soit le
produit du travail d’aucun compositeur.
On objectera que le spectacle a un spectateur et que sans
spectateur, il n’y aurait pas de spectacle. Ce serait bien mal com-
prendre Souriau : ce n’est pas le spectateur qui projette la signifi-
cation du spectacle sur une trame indifférente, disponible pour
toute signification, c’est le spectacle qui soutient son spectateur.
On se souvient que dans sa thèse, Souriau avait souligné que si le
spectateur veut garder mémoire de ce qu’il a senti (ne serait-ce,
s’il est phénoménologue, que pour en opérer la réduction), il

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Le sphinx de l’œuvre 37

aura à refaire, à en conquérir la forme – ou l’âme, écrit-il ici. Et


ce faisant, c’est également de la conquête de sa propre âme qu’il
s’agit. On comprend que Souriau ne va pas plus donner dans la
phénoménologie que dans l’existentialisme. Ce qui importe, c’est
d’opérer une réduction existentielle et non pas phénoménolo-
gique. Le phénomène est situé ici à distance maximale de la phé-
noménologie, dont Souriau dit avec une cruauté amusée en
citant Kipling : « Si bien qu’une phénoménologie, en ce sens,
c’est où l’on peut le moins chercher le phénomène. The darkest
place is under the lamp, comme dit Kim » (p. 116).

Les modes réiques : qu’est-ce qu’une chose ?

C’est quand Souriau passe au deuxième mode pur, celui qu’il


appelle réique (du latin res), que le lecteur comprend le caractère
vertigineux de cette enquête. Exister c’est pratiquer l’art d’exis-
ter. Le phénomène était capable de soutenir l’existence d’une
âme qui répondait pour lui – ne dit-on pas d’un paysage qu’il « a
une âme », d’un spectacle qu’il est « captivant » ? S’il y avait un
art d’exister pour une âme, prise au sens de « Je phénomé-
nique », nous allons maintenant découvrir qu’il y a aussi un art
d’exister du réique offert par un autre mode d’être qui va pro-
duire à la fois la raison et la chose, définies toutes deux comme
ce qui se met en quête de permanence et d’identité. En effet,
puisqu’à chaque mode d’existence doit correspondre l’art d’une
mise au point sur un plan particulier, pour chaque mode il existe
une façon différente de subir l’épreuve de l’anaphore. Il va donc
y avoir autant de types de formes – il faudrait dire de formation
de formes – qu’il y aura de modes.
Depuis sa thèse, c’est dans la science, on le sait, que Souriau
a trouvé le premier exemple du travail des formes : l’esprit
connaissant va être institué, instauré, par l’effort des êtres réi-
ques pour gagner leur droit à l’existence. La question n’est pas
de théorie de la connaissance. Elle ne met pas en scène le sujet
connaissant, qui ne se retrouve jamais, de toute façon, devant la
pure existence puisqu’il a toujours à faire à une réalité plurimo-
dale (cette fleur, odeur et couleurs, mais aussi, cette chose que je
peux cueillir, écraser, mettre en pièces et par là connaître). C’est

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38 Les différents modes d’existence

un peu comme si chaque forme laissait dans son sillage une


façon différente « d’avoir une âme ». Le phénomène en laisse
une derrière soi ; la chose en laisse une autre.
Mais qu’est-ce qu’une chose, si elle est réduite à sa pure
teneur existentielle ? C’est ce qui se maintient à travers ses mani-
festations – contrairement au phénomène qui n’était que (et
toutes) ses manifestations. Avec ce à quoi la raison apprend à
répondre nous quittons le mode du phénomène. Si le spectacle
sensible, phénoménal, s’imposait au spectateur, le mode pur
d’exister réique s’impose, lui, en tant que :
« présence indifférente à la situation ici où là dans un univers
déployé et ordonné selon l’espace et le temps. C’est là sa base
d’existence. En tant qu’art d’exister, c’est la conquête et la réalisa-
tion, la possession effective de cette indifférence à la situation »
(p. 123).
Cette fois-ci, le travail nécessaire pour assurer l’existence
continue des choses est vivement ressenti : l’instauration devient
beaucoup plus présente et avec elle le risque pris de tout rater.
En effet, la chose, contrairement aux phénomènes, n’existe pas
en patuité, elle ne captive pas, et il faut de grands efforts pour
conquérir la distinction entre ce qui se maintient et ce qui se
manifeste :
« C’est l’identité de la chose à travers ses apparitions diverses qui la
définit et la constitue. Il y a accord sur le caractère systématique de
la chose, et sur ce fait que ce qui la caractérise spécifiquement, c’est
de rester numériquement une à travers ses apparitions ou utilisa-
tions noétiques » (p. 120).
« Numériquement une », tout est là. Les phénomènes for-
maient une composition que l’œuvre d’art avait le privilège de
faire pleinement ressentir. Les choses, elles, forment système,
mais à condition de faire exister ce système sur le mode de
l’ « utilisation noétique ». Est-ce à dire que nous sommes enfin
parvenus à la « vraie réalité », celle qu’étudient les scientifiques
dans leurs laboratoires, celle de cette pierre qui tombe où elle
tombe, quitte à fracasser le crâne d’un passant ? Allons-nous
voir enfin avoir affaire à ce que les scientifiques décrivent en
termes de mouvement et d’énergie, l’enchaînement des causes et
des effets ? Bien sûr que non. Les sciences sont des institutions

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Le sphinx de l’œuvre 39

trop complexes et des pratiques bien trop plurimodales pour


offrir un mode d’existence pur. Galilée a besoin de bien plus que
de son plan incliné pour que sa réussite, l’association noétique
d’une relation physico-mathématique numériquement une avec
les billes qu’il y fait rouler, devienne synonyme de « fondation
des sciences modernes »1.
Ce que cherche Souriau ce n’est pas la réalité « indépen-
dante » de l’esprit humain, mais la chose qui parvient à demeu-
rer semblable à travers l’espace et le temps et qui produit de ce
fait et comme par surcroît la res cogitans. Toute seule ? Non.
Grâce à un autre travail où l’instauration devient chaque fois
plus visible. Que d’effort pour devenir indifférent à la situation !
Le point est crucial, d’autant plus crucial que, on s’en souvien-
dra, Souriau insistait dès sa thèse sur ce fait que l’un des aspects
de cette identité – pouvoir conserver par exemple la pensée du
triangle équilatéral – c’est pouvoir la refaire. Ce qui est en jeu
avec le mode d’existence réique n’est pas une réalité inhumaine,
étrangère à la pensée. Bien au contraire le statut réique comporte
la pensée, et même de triple manière : comme liaison, comme
conscience et comme agent2. Ce qui explique pourquoi Souriau
ne perd pas une seconde à essayer de comprendre par quel
miracle la pensée et le monde extérieur peuvent s’accorder : c’est
deux fois la même chose, autrement dit le monde ressaisi sous le
mode d’existence de la chose3.
Au lieu de partir de l’espace et du temps pour définir des cho-
ses – qualités premières –, dont les phénomènes ne seraient que
les apparences – qualités secondes –, Souriau va faire du mode
d’existence pur des choses ce qui engendre une forme particulière
d’espace et de temps. Mais que l’on oublie ici la générosité du
phénomène. C’est la signature du mode d’existence pure réique
que de produire un temps et un espace avec réticence et
difficulté.
1. Stengers, 2006.
2. On voit là comment cette métaphysique échevelée peut se brancher sur les études
beaucoup plus terre à terre des science studies et comment le lien peut être fait entre la
chose ici définie et les « mobiles immuables » suivi par l’histoire des sciences. Voir par
exemple Netz, 2003.
3. Quand il va vraiment utiliser la notion de « correspondance » c’est aux dernières
pages du livre et pour donner un autre nom à l’accord entre l’ébauche et l’œuvre en bri-
sant définitivement la métaphore du miroir comme de toute mimesis.

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40 Les différents modes d’existence

Pour définir la réussite propre au mode réique, Souriau nous


propose une expérience de pensée : il nous demande de chiffon-
ner une vaste feuille de papier, ou alors de replier sur lui-même
un long ruban ; ensuite on les percera d’une aiguille ; à la fin,
une fois la feuille ou le ruban dépliés, ils apparaîtront (appari-
tion phénoménale) criblés de trous – au hasard pour la feuille,
tout au long pour le ruban, chaque trou représentant l’évidence
phénoménique d’un « ici maintenant ». Puis il va appliquer cette
drôle de comparaison à deux exemples apparemment sans rela-
tion : un théorème et M. Durand, c’est-à-dire l’objet platonicien
d’une part, l’individu particulier d’autre part ! Mais aux deux il
pose la même question : comment comprendre qu’ils deviennent
« numériquement un », alors qu’il n’y a nulle substance et nul
cadre spatiotemporel pour les soutenir dans l’existence ?
Dans les deux cas il faut pouvoir penser qu’il n’y a qu’un seul
trou, comme il n’y a qu’une seule aiguille. « L’existence réique
c’est comme l’unité du trou ou de l’aiguille. Comme mode pur
d’exister, le mode réique est présence possessive de soi-même en
cette indivision » (p. 123). S’il faut admettre qu’il y a indifférence
du théorème par rapport à sa situation, par rapport à l’endroit
de la feuille qui a été troué, il faut donc l’admettre aussi non
pour M. Durand, mais pour le mode d’existence pur dont la
conquête assure qu’il « y a une durandité ». Mais on ne peut dire
que le théorème et M. Durand sont tous deux « numériquement
un » que dans le respect de conditions distinctes, des conditions
qui correspondent aux cas respectifs du papier chiffonné et du
ruban.
Au cas du ruban correspond le type d’ubiquité des choses sin-
gulières dont les manifestations phénoménales doivent communi-
quer entre elles de manière conforme à certaines lois. Et cela,
qu’il s’agisse de M. Durand ou de sa pipe. Leur ubiquité est res-
treinte au temps, et cela à condition encore que leurs apparitions
respectent un certain ordre – que nous le décrivions comme vieil-
lissement ou usure. Il y a une histoire des choses. Mais ils ne
bénéficient pas de l’ubiquité spatiale : si M. Durand ou si sa pipe
font apparition phénoménale « ici », ni l’un ni l’autre ne pour-
ront au même moment être ailleurs. « Il y a alibi pour eux »
(p. 124), écrit Souriau. En outre, tant qu’une chose singulière
existe, elle n’est jamais nulle part. Ce que nous aurions tendance

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Le sphinx de l’œuvre 41

à identifier à la définition même du statut d’ « exister vraiment »,


est en fait le seul lot des choses, dont la condition humaine dit le
caractère astreignant : « N’être jamais à deux endroits à la fois,
c’est triste. Être toujours quelque part, la condition est plus dure
encore » (p. 124).
Mais à quoi correspond le cas du papier chiffonné, le cas
d’entités « une » non soumises à de telles conditions ?
« Le triangle équilatéral en soi est l’essence une de diverses appari-
tions phénoménales, de triangles concrets qui peuvent être répartis
au hasard dans le monde, et séparés les uns des autres, comme sont
répartis au hasard les hommes qui participent en commun à une
humanité identique en eux tous » (p. 124).

Il ne s’agit aucunement de faire comme si, avec le mode


réique, l’on avait découvert enfin le monde réel. L’équilatéralité
a dû être instaurée, et l’instauration de l’humanité (un leitmotiv
de Souriau) est, disons, à peine ébauchée. Quant aux choses sin-
gulières, l’expérience proprement anaphorique du trou d’aiguille
nous interdit d’en confondre le mode d’existence pur avec un
quelconque « subsister temporel assuré paresseusement et lourde-
ment » (p. 128). Si l’indifférence peut être transversale à des
ordres que nous aimons à tenir séparés, c’est parce que cette
indifférence, il va falloir l’obtenir sans jamais pouvoir s’assurer
sur un espace-temps qui servirait de cadre aux choses à connaître
comme à l’esprit connaissant. Sans jamais non plus conférer aux
choses le pouvoir d’agir, c’est-à-dire d’expliquer ce qui se produit
au cours du temps. Le temps, ici, a un ordre, c’est tout. Adieu
donc aux petits corps dont les chocs devaient expliquer transfor-
mations et événements. Adieu à l’opposition si confortable entre
réalité objective et sujet connaissant.
Le tournant que donne Souriau à l’épistémologie est assez
stupéfiant : puisqu’à chaque mode d’existence il convient de
demander quels sont ses facteurs propres de réalité, tout se passe
comme si chaque type de spectacle engageait un nouveau type de
spectateur. Déjà l’âme du promeneur, captivée par un spectacle
printanier, témoignait pour les « vections d’appétition » d’une
réalité phénoménale conçue comme un assemblage harmonique,
facteur de réalité de ce monde. Mais lorsqu’il s’agit de la pensée
comme liaison du système et comme conscience de l’existence

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42 Les différents modes d’existence

une dans l’identité, les deux vecteurs, choses et pensées, sont


coproduits. Il faut donc se garder de faire de la pensée ce dont
un être psychique serait cause ou auteur. Cohésion et liaison
sont ce que supposent les êtres réiques, ce qui entre dans leur
constitution :
« Prenons garde en effet qu’elle [la pensée] ne peut pas être conçue
comme produit ou résultat de l’action d’un être psychique, lui-même
réiquement conçu, distinct de la chose assemblée, et qui soit sujet ou
suppôt séparé, de la pensée. Celle-ci n’a d’autre suppôt que la chose
même qu’elle assemble et ressent. Purement impersonnelle à certains
égards, il faut se garder de la concevoir en tant qu’elle est opérante
dans le statut réique en y mettant tout ce que nous entendons et
savons par ailleurs de la pensée. Telle que l’implique ce statut, elle est
purement et simplement liaison et communication. Elle est aussi
conscience, mais ce dernier mot s’entendant seulement comme lui-
sance phénoménale [...] En dernière analyse, c’est avant tout la
cohésion systématique, la liaison qui est essentielle et constitutive ici
dans ce rôle de la pensée. On doit même se demander s’il ne s’agit pas
d’un facteur plutôt que d’un effet de la pensée » (p. 127).

L’innovation est décisive : l’objet connu et le sujet connais-


sant ne préexistent pas à ce mode d’existence. Il n’y a pas
d’abord une pensée qui se tournerait ensuite vers un objet pour
en extraire la forme. Il y a d’abord « liaison et commu-
nication », « cohésion systématique », ce que Souriau appelait
dans la citation précédente la capacité « de rester numérique-
ment une », et ensuite seulement, à titre de conséquence, une
capacité particulière de la pensée, ce qu’il a l’audace de définir
comme « une luisance phénoménale »... La pensée objective ne
luit que quand passent les choses ! Autrement dit, il n’y a pas
d’emblée de pensée objective : il y a des objets ou plutôt des
choses dont la circulation dans le monde va donner aux âmes
leur tonalité rationnelle qui va se trouver amplifiée, approfondie
par cette offre. La pensée « n’a d’autre suppôt que la chose
même qu’elle assemble et ressent ». Voilà pourquoi Souriau
inverse le rapport usuel en faisant de la cohésion et de la liaison
un « facteur » de la pensée, non ce qui renverrait à elle comme
« cause ». L’âme des réiques laisse derrière soi une conscience
more geometrico.

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Le sphinx de l’œuvre 43

Les modes réiques : comment faire pour avoir une âme ?

On objectera que ce qui est pensable pour la raison ne l’est


pas pour les âmes. Si l’on peut à la rigueur accepter que res cogi-
tans et res extensa naissent ensemble et du même mouvement qui
fait naître un cadre spatio-temporel quelque peu continu, en
quoi cela peut-il s’appliquer à notre conscience ? Cela ne tient
pas debout. On peut faire toute la métaphysique que l’on vou-
dra, on ne peut pas engendrer du même souffle l’éternité des
théorèmes mathématiques et la continuité de M. Durand ! C’est
oublier que l’indifférence à la situation propre aux réiques est
conquise. Or, ce qui est conquis est une forme de monumentalité.
Les âmes, les âmes à obtenir, à former, à expérimenter, elles
aussi, en ce sens, sont des choses. Justement parce qu’elles cher-
chent à se tenir debout...
« Si le mot de statut réique paraît choquant, et cette “chosalité”
inapplicable à l’âme, réservons le mot de réité aux cosmos spéciaux
de l’expérience physique ou pratique ; parlons plus généralement
d’un mode ontique d’existence, qui conviendra aux psychismes aussi
bien qu’aux réismes. Tout ce que nous affirmons des psychismes, en
y constatant, ce même mode d’exister, c’est qu’ils ont une sorte de
monumentalité, qui fait de leur organisation et de leur forme la loi
d’une permanence, d’une identité. Loin d’en compromettre la vie en
la concevant ainsi, c’est autrement qu’on la manque, si on ne
conçoit l’âme comme architectonique, comme système harmonique
susceptible de modifications, d’agrandissements, de subversions par-
fois, et même de blessures... en un mot un être » (p. 127-128).
Qu’en est-il alors de ces êtres psychiques eux-mêmes ? Qu’en
est.il de M. Durand identique à lui-même à travers ses différentes
apparitions phénoménales ? Non pas du « Je phénoménique »
durandien captivé par le paysage, ni non plus de M. Durand rayon-
nant du bonheur d’un nouvel amour, suscitant l’émotion d’un
amour perdu ou l’effroi d’un amour trahi. Nous parlons ici de la
« durandité » qui fait communiquer ces différentes apparitions, qui
traduit la « monumentalité » propre à M. Durand et fait de son
organisation et de sa forme « la loi d’une permanence, d’une iden-
tité ». Cette durandité est ce que Souriau appelle une âme, ou un
« psychisme ».

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44 Les différents modes d’existence

Il est possible qu’Étienne Souriau ait fait l’expérience de ce


qu’il entend par sa propre « souriauité », de la « possession de soi
en l’indivisible de l’identité personnelle ». On se souviendra de la
manière dont, à la fin de sa thèse, la question de la forme entrait
en communication avec la nécessité de « prendre acte de soi ».
Mais il appartient au philosophe de l’œuvre de faire communiquer
l’accomplissement de ces nobles vœux avec l’ubiquité de base qui
caractérise le « mode ontique d’existence », incluant réisme et psy-
chisme, et avec la possibilité d’une psychologie positive :
« Ce qui est absurde et grossier dans le chosalisme, c’est de considé-
rer l’âme comme analogue à une chose physique et matérielle
– notamment dans les conditions de son subsister. Il est déjà plus
admissible, mais encore inadéquat, de la concevoir sur le type
ontique des êtres vivants et selon leurs conditionnements. Mais c’est
à la psychologie – une psychologie qui n’ait pas peur de l’ontique de
l’âme (qu’elle l’appelle psychisme si elle a peur du mot) – d’en dire
les conditionnements spécifiques – y compris la pluralité, l’assemble-
ment, le contrepoint des âmes ; tout cet interpsychique qui fait de
leur aménagement d’ensemble un cosmos » (p. 128).
Étienne Souriau a été ce psychologue qui n’avait pas peur de
l’ontique, pour qui « avoir une âme » c’est d’abord être exposé à
la « rater », à la laisser s’étioler, à se tromper sur ce qui peut
l’agrandir ou la subvertir, et c’est aussi être prêt à répondre de la
blessure infligée à l’âme d’un autre. Alors que l’art d’exister
propre au phénoménique demandait l’éclat lucide, sans référence
à quoi que ce soit d’autre que lui-même, l’âme de M. Durand ne
se résume pas à un plérôme de points de lucidité, elle demande
un cosmos. Si l’expérience amoureuse peut avoir « le caractère
discret et fermé sur soi, stellaire et limité microcosmiquement, du
phénomène » (p. 118), M. Durand amoureux requiert, lui, que
l’objet de son amour ne surgisse pas inopinément comme venu
de nulle part. Et comme le dit drôlement Souriau, il en est de
même pour la pipe qu’il mâchonne, et qu’il compte bien retrou-
ver là où il l’avait laissée. Le psychologue qui s’attacherait à sai-
sir ce qui s’affirme identique à travers les manifestations phéno-
ménales de M. Durand, ne pourra faire abstraction d’un
ensemble parallèle et cohérent d’autres histoires, d’un « plérôme
d’existences réiques spécifiées, harmoniques dans leurs histoires,
dans leur canon d’ensemble » (p. 126). Nous avons affaire ici à

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Le sphinx de l’œuvre 45

la pensée agent (et non pas au penseur qui agit !) qui suppose et
façonne des cosmos selon les différents modes. Selon le mode
ontique, il y a contrepoint, car les choses n’agissent pas...
On voit comment Souriau échappe complètement à l’emprise
du sujet et de l’objet. Impossible de continuer tous les jeux de
bascule de la philosophie kantienne. Objet et sujet naissent de
concert. Avant lui, s’il fallait ajouter quelque chose à la matière,
c’était vers l’esprit qu’on devait se tourner, il n’y avait pas
d’autre débouché. Et si cet esprit pouvait bien donner des
valeurs, des dimensions, des grandeurs, celles-ci étaient tout à
fait dénuées d’accès à l’être – comme on dit d’un pays qu’il a,
qu’il recherche ou qu’il manque d’un « accès à la mer ». Kant
illustre parfaitement cette déficience : il enfile les critiques l’une
derrière l’autre pour rajouter la morale, la religion, l’esthétique,
la politique, mais sans pouvoir pour autant leur accorder de
l’être, lequel se trouve entièrement accaparé par la connaissance,
laquelle est d’ailleurs absolument incapable de comprendre com-
ment il se fait qu’elle puisse connaître objectivement un monde
qu’elle est obligée, finalement, d’abandonner. Or, dans ce livre,
chose et psychisme sont deux fois la même chose, en tant du
moins qu’ils ont affaire avec la continuité spatio-temporelle – et
chose doit être pris littéralement.
Avec cette stupéfiante définition des réiques nous commen-
çons à comprendre pourquoi la philosophie classique n’a jamais
pu encaisser la multiplicité autrement qu’en faisant d’elle les pré-
dicats d’une seule et même substance : elle n’a jamais accepté de
saisir la connaissance « objective » comme relevant d’un mode
d’existence hautement spécifique, auquel il convient de donner
tout ce qui lui revient – et Souriau lui donne, on vient de le voir,
beaucoup – mais seulement ce qui lui revient. C’est parce qu’il
n’a pas respecté cette discipline qu’Aristote, par exemple, peut
croire qu’il parle des différentes catégories de l’être, alors qu’il ne
quitte à aucun moment un unique mode d’interrogation, celui
de la connaissance. C’est pourquoi Kant, des siècles plus tard,
quand il dresse sa propre table des catégories, n’envisage pas une
seconde qu’elles soient toutes dans la même « clef », si bien que
cette multiplicité d’approches se ramène à la seule libido sciendi.
On a toujours exagéré la capacité du mode d’existence des choses
(de surcroît en la séparant des psychismes) en faisant comme si

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46 Les différents modes d’existence

elle définissait tous les modes d’être alors qu’elle offre un mode
d’être qui subsiste côte à côte avec les autres. Cela n’enlève rien
à la dignité, à l’originalité, à la vérité de la connaissance mais
cela lui enlève assurément le privilège d’arracher leur dignité,
leur originalité et leur vérité aux autres modes d’existence.
Avec Souriau, l’amalgame kantien se trouve bel et bien
défait. Nous avons des phénomènes (au sens défini plus haut)
qui circulent enfin avec leur propre « patuité », sans avoir à
répondre d’un suppôt (derrière eux) ni d’un sujet intentionnel
(devant eux). Nous avons, d’autre part, en plus, par-dessus, des
choses dont la circulation laisse, si on ose dire, à titre de sillage
ou de trace, des pensées objectives dans la tête de ceux qui sont
capables de se laisser informer par elles. Et nous avons aussi des
êtres psychiques, imposant la question de leur architectonique et
de ce qui peut l’accomplir ou la ruiner. On est toujours dans
l’empirisme mais il y a plus d’une demeure dans le royaume de
l’expérience.
Souriau, on s’en doute, ne va pas s’en tenir là. D’autres
modes d’existence sont encore à venir, tous d’égale dignité onto-
logique. Avec lui, nous allons pouvoir compter enfin jusqu’à
trois, et même au-delà : jubilation de l’ontologie après des siècles
d’abstinence forcée ! Fin de la « famine métaphysique » !

Les êtres de fiction ont besoin de notre sollicitude

Aurons-nous enfin le droit d’accorder l’existence à des êtres


jusque-là rejetés dans le « purement subjectif », par exemple, aux
êtres de fiction ? À ces fantômes, chimères et imaginaires parfois
si inconsistants que nous avons bien de la peine à en retrouver
ou refaire l’expérience, mais qui semblent parfois dotés d’une
insistance telle qu’ils semblent plus « vrais » que MM. Durand,
Dupond ou Dufour avec qui nous sommes appelés à cohabiter ?
« Il est inversement des entités fragiles et inconsistantes, et, par cette
inconsistance, si différentes des corps qu’on peut hésiter à leur
accorder une manière quelconque d’exister. Nous ne songeons pas
ici aux âmes ; mais à tous ces fantômes, à ces chimères, à ces mor-
ganes que sont les représentés de l’imagination, les êtres de fiction.
Y a-t-il pour eux un statut existentiel ? » (p. 130-131).

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Le sphinx de l’œuvre 47

S’ils existent, de tels êtres doivent avoir un « positif d’exis-


ter », une teneur existentielle propre. Il s’agit donc de résister à
la tentation de les caractériser par ce qu’ils ont tous en commun,
qui est une négation, car tous :
« sont, au fond, des êtres chassés les uns après les autres de tous les
cosmos ontiques contrôlés et conditionnés. Leur seul malheur com-
mun les rassemble, sans pour cela faire de leur ensemble, un plé-
rôme, un cosmos » (p. 131-132).
Souriau ne parle pas ici des possibles (à ne pas confondre, on
va le voir, avec les virtuels) mais des êtres de fiction. Il y a une
consistance propre aux êtres de fiction, une forme propre d’ob-
jectivité que Souriau définit du joli mot de « syndoxique ». Nous
partageons tous, d’une certaine façon, Don Juan, Lucien de
Rubempré, Papageno, la Vénus de Milo, Madonna ou Friends. Il
s’agit bien de doxa mais d’une doxa qui nous est assez commune
pour qu’on reconnaisse à ces êtres une forme propre de monu-
mentalité. Nos goûts peuvent varier, mais ils se concentrent sur
des éléments assez bien distribués pour soutenir une analyse par-
tagée. Le donjuanisme n’a-t-il pas d’ailleurs quitté le domaine de
la fiction pour celui de la psychologie ? Mais Don Juan lui-même
continue à exister. Paradoxalement, alors que les psychismes
peuvent apparaître et disparaître, les êtres de fiction demeurent.
« Napoléon à Sainte-Hélène, relisant Richardson, avait établi soi-
gneusement le budget annuel de Lovelace ; et Hugo préparant Les
Misérables avait fait les comptes de Jean Valjean pour les dix ans
où il n’apparaît pas dans le roman (songez-y : la remote presence
d’un personnage de roman par rapport au roman ; voilà de l’imagi-
naire à haute dose !) » (p. 132).

C’est d’ailleurs bien pour saisir cette forme de continuité syn-


doxique propre aux récits de fiction que A. J. Greimas, grand
ami de Souriau, avait emprunté à la physique l’expression d’iso-
topie1. Un récit ne peut obtenir la continuité de ses personnages

1. Dans Sémantique structurale (Greimas, 1968), Greimas cite le curieux livre de Sou-
riau Les deux cent mille situations dramatiques (Souriau, 1959). L’isotopie est définie dans
le TLFI : « Ensemble redondant de catégories sémantiques qui rend possible la lecture uni-
forme du récit, telle qu’elle résulte des lectures partielles des énoncés et de la résolution de
leurs ambiguïtés qui est guidée par la recherche de la lecture unique. »

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48 Les différents modes d’existence

que par des redondances puisque chaque page, chaque instant,


chaque situation est différente d’une autre. C’est ce que la
théorie littéraire appelle justement l’anaphore qui permet d’assu-
rer qu’une forme suit le même trajet à travers ses continuelles
transformations1. Dans un récit de fiction, il faut, là encore mais
d’une autre manière, refaire tout ce qui va durer, et le refaire
constamment à la manière des formes définies très tôt par Sou-
riau sur le mode de la reprise.
Et pourtant, il manque aux êtres de fiction un élément capital
qui les différencie radicalement aussi bien des phénomènes que
des réiques :
« Leur caractère essentiel est toujours que la grandeur ou l’intensité
de notre attention ou de notre souci est la base, le polygone de sus-
tentiation de leur monument, le pavois sur lequel nous les élevons ;
sans autres conditions de réalité que cela. Complètement condition-
nelles et subordonnées à cet égard, que de choses que nous croyons
par ailleurs positives, substantielles, n’ont, quand on y regarde de
près, qu’une existence sollicitudinaire ! Existences à titre précaire,
elles disparaissent avec le phénomène de base. Que leur manque-
t.il ? L’ubiquité, la consistance, l’assiette réique et ontique. Ces
mock existences, ces pseudo-réalités sont réelles ; mais fausses en
ceci qu’elles imitent formellement le statut réique, sans en avoir la
consistance, ou, si l’on veut parler ainsi la matière » (p. 134).
Les êtres de fiction ont l’objectivité syndoxique d’un côté,
mais ils dépendent d’un autre côté de notre sollicitude. Les
humains ne produisent pas pour autant ces êtres par la façon
dont ils les reçoivent ; mais ils doivent assurer leur accueil, leur
servir de support – oui, leur réception ! – parce qu’ils constituent
leur « polygone de sustentation ». C’est comme si les œuvres de
fiction penchaient sur nous ; comme si, sans nous, elles devaient
chuter – un peu comme un chef gaulois debout sur un pavois
que plus personne ne porterait... Métaphore étrange pour cerner
cette enveloppe si particulière qui doit comprendre dans sa défi-
nition aussi bien sa solidité – c’est toujours le même Don Juan –
que son manque d’être – sans interprète, Don Juan disparaît.
« Mais on peut aussi exister par la force d’autrui. Il est certaines
choses – poèmes symphonies ou patries – qui ne possèdent pas par

1. Eco, 1985.

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Le sphinx de l’œuvre 49

elles-mêmes l’accès à l’existence. Il faut que l’homme se dévoue


pour qu’elles soient. Et peut-être en ce dévouement peut-il d’autre
part trouver une véritable existence » (p. 110).

Étonnante transformation de ce que la sociologie appelle


« théorie de la réception des œuvres » : le lecteur soutient l’œuvre
mais il n’est pas libre pour autant. Pas plus libre que l’artiste, ou
le savant, ou celui qui cherche à avoir une âme, il doit, comme
eux, se dévouer. Et ce dévouement n’a rien à voir avec une auto-
mystification. Celui qui soutient peut, dans le soutien qu’il
donne, trouver non pas une « mock existence », mais une exis-
tence véritable. « Mme Bovary c’est moi. » Et cela même si l’être
de fiction ne fait qu’imiter le « statut réique », même s’il existe
toujours une frontière où ce monde de la fiction, ce pseudo-cos-
mos, « se dissipe et s’effrange ». Voire, dans certains cas, même
si l’isotopie du personnage est sujette à caution. Que fait-il donc
là ? Comment s’est-il tiré de cette situation inextricable où nous
l’avions laissé ?
Rappelons, pour prendre exemple, que dans Le pays de l’or
noir, le capitaine Haddock n’arrivera jamais à répondre à une
question de ce genre à propos de son intervention cruciale et
inopinée : nous saurons seulement que « c’est à la fois très simple
et très compliqué ». On peut mesurer le choc vécu par le jeune
lecteur du journal Tintin, à comprendre que, à cause de cette
petite peste d’Abdallah, il ne saura jamais le fin mot d’une
énigme qui l’avait torturé depuis plusieurs semaines. Mais nous
pouvons aussi dire que Tintin et le capitaine Haddock risquent
là leur existence d’êtres de fiction ; ils risquent de se voir rejetés
par leurs lecteurs. C’est que les personnages de fiction sont en
situation d’abaliété radicale. Ils dépendent de nous et pourtant
nous ne saurions en modifier l’assiette.
Étrange mode d’existence ? Certes, mais comment prétendre
parler de la réalité, être fidèle à l’expérience, être empirique, si
nous ne définissons pas très exactement comment ces êtres exis-
tent et nous font exister ? Que serions-nous sans eux ? Lecteurs,
n’avez-vous pas appris qui vous êtes en lisant les aventures de
Tintin et Milou ? Et encore, nous n’avons pas, jusqu’ici, évoqué
l’auteur, Hergé, par exemple, choisissant de faire intervenir le
capitaine Haddock sur un mode dont il sait qu’il est inexpli-

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50 Les différents modes d’existence

quable et restera inexpliqué. Hergé, par la force de qui Haddock


a reçu un accès à l’existence qu’il ne possédait pas par lui-même,
et qui se demande si le tour qu’il va jouer au lecteur ne mettra
pas en danger cet accès. Hergé doit se poser la question : « Est-ce
faisable ? » C’est à une telle question que répond un nouveau
mode d’existence pur et du premier degré, le virtuel.

Les êtres virtuels

Si Tintin, Haddock, Milou et Abdallah n’ont d’existence qu’à


titre précaire, s’ils sont « faits de la même étoffe que les rêves »,
le virtuel, lui, n’a pas d’étoffe du tout, et pourtant il existe. Il
existe d’une existence conditionnée par une réalité, sans que cette
réalité la comprenne ou la pose. On pourrait dire, par exemple,
que Hergé a discerné, suspendu à la réalité de son lectorat avide
de comprendre, un virtuel que ce lectorat conditionnait sans l’ac-
complir. Il n’a pas conçu un lectorat imaginaire, autorisant une
possible imaginé. Il a discerné un lectorat virtuel dont le lectorat
actuel constituait alors la « formule évocatoire ».
« L’existence virtuelle est donc d’une extrême pureté, d’une extrême
spiritualité. À certains égards, on pourrait la considérer comme une
épuration de l’imaginaire, mais le virtuel garde toujours un carac-
tère d’abaliété qui peut le dévaloriser tant soit peu ; il a besoin d’un
point d’appui. C’est même ce qui le constitue et le définit. Il est un
conditionnement conditionné, suspendu à un fragment de réalité
étranger à son être propre, et qui en est comme la formule évoca-
toire » (p. 138).

Comme l’importance du virtuel, caractérisé ici en trois pages,


pourrait échapper au lecteur, il nous faut faire un bref détour
vers cette œuvre antérieure Avoir une âme : Essai sur les existen-
ces virtuelles dont nous avons déjà parlé et que Souriau cite en
note. Pour continuer avec notre exemple, c’est bien en effet de
l’âme d’Hergé qu’il s’agit ici, de ce moment où il a « su » que
c’était faisable, moment aigu, lucide, où le virtuel se donne en sa
patuité propre.
« Et ce serait une erreur grave de croire que ces sommets aigus, ces
pointes lucides sortent de l’être “comme la pointe de l’épée sort de

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Le sphinx de l’œuvre 51

l’épée”. Au contraire il faudrait savoir cette pointe plus réelle en son


acuité (toute immatérielle qu’elle soit) que l’épée qu’elle dessine en
quelque sorte par choc en retour. »1

Le lectorat d’Hergé, surpris, déçu peut-être, mais conservant


aux personnages fidélité et attention, se dessine comme par « un
choc en retour ». Et le moment aigu où il se dessine n’est pas
conditionné par l’âme d’Hergé. Au contraire, il la conditionne.
Attention, il ne s’agit pas ici de l’âme ontique, à la monumenta-
lité de laquelle convenait le triangle équilatéral, le « more geome-
trico ». Il s’agit d’une autre sorte d’âme, de l’âme qui « se pose
en nous », de ces pensées singulières que parfois nous avons
« bien de la peine à retrouver et à refaire », mais qui, telles
qu’elles se manifestent :
« ont en elles quelque chose qui les fait nôtres ; une certaine qualité
individuelle du “Je pense”, celle par laquelle mon “Je pense” à moi
se discerne de celui de l’homme le plus voisin. Mais gardons-nous
de croire que d’abord je suis ; et que cette pensée est mienne,
ensuite, parce qu’elle a reçu de moi une estampille. C’est le fait
qu’elle ait une certaine estampille, une certaine nota personalis, qui
dessine ce moi auquel elle peut être intégrée. Si elle ne l’avait pas ni
ne pouvait l’avoir, elle ne saurait m’appartenir. Ce n’est pas le moi
qui engendre existentiellement et ontologiquement ces pensées sin-
gulières ; ce sont toutes ces pensées singulières qui intègrent ce
moi [...] Il en dépend en tant que réalité. Et de fait là où il n’y a
aucune telle pensée, ce moi est absent »2.
C’est pourquoi, dans Les différents modes d’existence, Souriau
peut affirmer que les richesses les plus précieuses de la vie inté-
rieure appartiennent au monde de ces présences qui sont
absence, toujours suspendues à un fragment de réalité qui, étran-
ger à son être propre, en constitue comme la « formule évoca-
toire ». Et à nouveau, nous allons mesurer ici à quel point
Souriau n’est pas bergsonien. Le temps qui passe ne sauve ni ne
garde pas grand-chose. Il rate, il perd, il omet. Car l’accent n’est
pas mis sur cette richesse, sur ces pensées singulières qui nous
viennent sans que nous les engendrions. Ce qui est dramatisé

1. Souriau, 1938, p. 114.


2. Souriau, 1938, p. 116-117.

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52 Les différents modes d’existence

n’est pas le mode d’existence propre au virtuel « pour nous »,


mais plutôt la foule des évocations auxquelles nous demeurons
sourds :
« Nous vivons au milieu d’une forêt de virtuels inconnus dont quel-
ques-uns peut-être admirables, propres à nous combler, et que nous
ne songeons même pas à regarder, à réaliser ne serait-ce qu’en rêve,
dans les cahiers de brouillon de l’imaginaire. Et nous portons ail-
leurs nos intentions, vers des inachevables absurdes, vers des mons-
tres » (p. 137-138).
Il faut entendre le cri de cette dernière phrase, ce cri du réali-
sateur qui résonne à nouveau dans le texte de 1956, avec le
grand thème de l’inachèvement existentiel :
« Le pont que personne ne songe à construire, dont on ignore même
la possibilité ; mais dont tous les matériaux sont là, et dont la
nature, la portée, la forme sont parfaitement déterminées à titre de
seule solution d’un problème dont toutes les données sont parfaites
et ignorées, existe d’une existence virtuelle plus positive que celui
qu’on a entrepris et dont un vice ou une insuffisance de conception
rend l’achèvement impossible » (p. 137).
Souriau ne désigne pas, on s’en doute, le démiurge, le Dieu
créateur ; nul fantasme prométhéen n’habite ce philosophe de
l’œuvre à faire. La question n’est pas de réaliser à tout prix. Le
virtuel opère plutôt une dramatisation du « faisable ». Souriau
est le penseur de l’instauration, pas de l’œuvre impossible, du
créateur séduit par un imaginaire chimérique. Ce qui est « fai-
sable » est ce que, à chaque moment du trajet, l’agent de l’ins-
tauration doit discerner. Avec Souriau, tant la flèche que la cible
de l’intentionnalité se trouvent toujours inversées. Aucune tenta-
tion phénoménologique. Aucun anthropocentrisme. La question
du « faisable » fait divorcer l’instauration de la manifestation
d’une volonté du créateur ou de son intentionnalité. Jamais de
ex nihilo, jamais de « Fiat » décidant souverainement de ce qui
sera, et jamais non plus de « ce n’est qu’une construction ».
Cependant nous sommes loin de la fin de l’enquête. Car si
« la courbe des ogives interrompues, en haut des colonnes, des-
sine dans le néant la clef de voûte absente » (p. 136), la formule
évocatoire de la clef que constituent ces ogives se courbant l’une
vers l’autre n’a pas en elle-même l’efficace d’un appel, celui de la

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Le sphinx de l’œuvre 53

voûte à restaurer. Le virtuel, comme mode d’existence pure, n’a


pas le caractère impératif qui différencie le jeu kaléidoscopique
des pensées singulières du trajet de celui qui fait œuvre. Il faut
que la virtualité soit dotée d’une vection, que la courbe inter-
rompue accueille ce qui transformera l’évocation en « à faire ».
Et bien sûr, Souriau ne fera pas appel ici à la volonté du créa-
teur venant, à la manière d’un deus ex machina, suppléer à la fai-
blesse de l’intrigue. Nous avons affaire à ce qu’il définit comme
un problème de second degré par rapport à l’existence pure, un
problème que celle-ci permet de poser, mais non de résoudre : le
problème de la progression anaphorique. Voilà pourquoi nous
ne sommes pas au bout de nos peines.
Et c’est là que nous allons retrouver cet étrange plan en quin-
conce. Depuis les phénomènes jusqu’aux virtuels, Souriau a
déployé comme un éventail de modes d’existence qui vont de
l’aséité la plus complète à l’abaliété la plus risquée. On pourrait
croire qu’il va enfin poser le problème de cette progression ana-
phorique dont le virtuel semble constituer la formule évocatoire.
Mais tous les éléments du problème, nous allons le comprendre,
ne sont pas réunis. Les modes ontiques d’existence n’en permet-
tent pas la formulation.

LA FIN DU CHAPITRE III


ET LA QUESTION DES SYNAPTIQUES

Comme si les épreuves passées ne suffisaient pas, Souriau va


en tenter une autre, encore plus difficile. Comme si respecter la
patuité des phénomènes, abandonner toute l’épistémologie du
sujet et de l’objet, saisir les âmes dans leur monumentalité, avoir
de la sollicitude pour les êtres de fiction, remplir le monde de vir-
tualités non saisies, n’avait pas suffi à définir le trajet de l’ana-
phore. Et non, tout cela ne suffit pas, car ces modes demeurent
chacun en lui-même alors que l’expérience exige de toujours les
agencer – de même que la statue dans l’atelier du sculpteur exi-
geait de conjoindre les phénomènes, les âmes, les virtuels. S’il est
donc vrai que l’œuvre à faire requiert le multimodal, il faut bien

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54 Les différents modes d’existence

que le trajet de l’anaphore soit défini dans le passage même par


lequel la rencontre de plusieurs modes devient possible. Comptez
tous les modes ontiques que vous voudrez, nous suggère Souriau,
entassez-les en pyramides, vous n’aurez toujours pas défini com-
ment l’on va de l’un à l’autre. Or aller, passer, virer, glisser de
l’un à l’autre mode, c’est l’expérience même, et Souriau est d’a-
bord un empiriste à la James : rien que l’expérience, oui, mais
alors toute l’expérience.
Pour faire comprendre la transition comme mode pur,
Souriau utilise une comparaison qu’il dit lui-même être bancale :
celle entre les mots (les sémantèmes) et les verbes (les morphè-
mes). Les premiers communiquent avec la formule « il est, et il se
dit pour ce qu’il est » ; les seconds font transition. En tant que
tels, les sémantèmes, c’est-à-dire les modes ontiques, sont requis
par la question de l’instauration, par la mise à l’existence de
l’œuvre puisque la réussite dans l’art d’exister se jouera toujours
sur le plan d’existence défini par l’un de ces modes purs. Et
pourtant ils sont insuffisants car ils restent muets sur la transi-
tion, le changement actif et réel, l’innovation modale – sur les
morphèmes. Produire la mise au point que demande la transi-
tion, telle est l’épreuve à laquelle Souriau se soumet lui-même,
entraînant son lecteur dans cette allée de Sphinx qui murmurent :
« Tu ne passeras jamais ! » – sans qu’on sache si cette menace
s’adresse à lui, aux lecteurs, à la philosophie, à ce livre tellement
ramassé (à moins qu’il ne s’adresse à ses commentateurs !).

L’ombre de Dieu

Comment Souriau va-t-il nous faire sentir la nécessité du pas-


sage (ce qu’il va bientôt nommer synaptique) ? Ne comptons pas
sur lui pour nous faciliter la tâche et prendre un exemple facile.
Non, ce qu’il choisit c’est l’exemple de Dieu ! Il va s’en prendre,
ou plutôt nous demander de nous en prendre à Dieu même...
Voilà comment il va commencer ce nouveau cycle d’explora-
tion qui débute avec la défaillance de tous les sémantèmes à
penser le passage. Si nous passons cette épreuve, alors nous
aurons peut-être saisi de quoi va se composer plus tard le trajet
de l’instauration.

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Le sphinx de l’œuvre 55

On pourrait penser que la question de Dieu, Souriau va


l’aborder comme celle des modes purs. La porte semble large-
ment ouverte. Après tout si le triangle équilatéral existe aussi
bien que Don Juan, comment Dieu serait-il dénué d’existence ?
Mais voilà, peut-on trouver un genre d’existence propre pour ce
qui se tient hors de toute présence phénoménale, qui ne bénéficie
d’aucun appui existentiel, pas même de cette « formule évoca-
toire » qui amarre le virtuel à un fragment de réalité ? Le Dieu
nouménal, celui des philosophes et des savants, celui qu’on ajou-
terait, en quelque sorte, à l’ontique, pourrait bien n’être que pure
et simple privation d’existence.
L’idée que Souriau puisse conclure de ce raisonnement que
« Dieu n’existe pas » serait mal le connaître. Il en tire en effet
une tout autre conséquence : la gamme des modes d’existence
repérés jusqu’ici par l’enquête, gamme des ontiques qui chacun
définit une manière d’être, rencontre sa limite. Cette limite tient-
elle à ce que la question des modes d’existence a été attaquée par
le phénomène, ou plus précisément grâce à « la générosité du
phénomène » ? Ne pourrait-on dire que Dieu se pose dans
l’ordre du transcendant ? Après tout, pourquoi le problématique
lui aussi ne définirait-il pas un genre d’existence – le virtuel en
est bien un ?
« Dieu ne se manifeste pas dans son essence ; sans quoi il s’incarne-
rait dans le phénomène et dans le monde ; il serait du monde. Or il
le dépasse, il s’en distingue ; son exister se développe à côté de lui
et hors de lui. Son exister se définit donc comme existence
transcendante. Que vous le vouliez ou non, vous définissez ce mode
d’existence. En le supposant, vous le posez (ne serait-ce que
problématiquement) à titre de mode défini. C’est ce qu’il y a de
fort, ce qu’il y a d’inéluctable au cœur de l’argument ontologique »
(p. 143-144).

En attachant le problématique au célébrissime argument onto-


logique, Souriau, comme chaque fois, va changer la donne. Il va
fusionner, en effet la question de l’existence de Dieu avec ce thème
du chapitre II, ce vacillement qui nous fait passer de ce qui
répond pour nous à ce à quoi on devient capable de répondre :
« On peut dire : En prenant en charge l’univers ontique de la représen-
tation, vous avez pris Dieu en charge. Car il y figure. Il y représente le

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56 Les différents modes d’existence

mode particulier d’existence qui lui convient, et que son ontique


définit. Mode transcendant, et même absolu. À vous maintenant de
prouver qu’il faut le rayer, que cette existence n’en est pas une, ne cor-
respond à rien. La charge de la preuve vous incombe » (p. 144).
C’est là, souligne Souriau, la force propre de l’argument
ontologique, ce qui lui permet sinon de prétendre prouver l’exis-
tence de Dieu, en tout cas de rejeter la charge de la preuve sur
ceux qui la nient. Mais cette force, celle d’une revendication
d’existence, implique que ce qui revendique, ce qui se présente
comme une essence, soit capable de revendiquer. Il faut donc que
cette essence ne soit pas définie que verbalement. On dira qu’il
existe d’autres êtres, par exemple les entités mathématiques, qui
semblent définies verbalement mais qui sont néanmoins suscep-
tibles de revendiquer l’existence, de redemander ce dont on les a
dépouillées.
« Bien qu’on puisse les suivre en dehors du monde, par une trans-
cendance provisoire qui les prive aussi de l’exister, il suffit pour leur
restituer cet exister de les rabattre au sein du monde où elles exis-
tent essentiellement » (p. 144).
Cependant, si l’argument ontologique porte effectivement, il
ne peut pas porter sur un passage de ce genre, de l’essence à
l’existence ou de l’existence à l’essence, puisqu’un tel passage ne
concerne que les essences réelles, qui sont du monde. Il pourrait
concerner un personnage de fiction, même si celui-ci n’existe
que d’une existence sollicitudinaire. Mais pas Dieu comme exis-
tence transcendante. La transcendance n’indique pas un autre
monde, mais une façon d’être tout autrement dans le monde, et
donc hors de lui1. Ce qui constitue l’argument, ce qui est sa
force, ne peut se résoudre à l’insistance d’un problème posé
« que nous le voulions ou non ». L’existence problématique
« n’est pas du tout un genre d’existence, mais seulement ouver-
ture d’un problème relatif à l’existence » (p. 140). Un problème
qui demande réponse. Pour que l’argument ontologique porte, il

1. N’oublions pas que le monde n’a rien d’immanent non plus, puisqu’il est multimo-
dal, par définition, et que la patuité des phénomènes n’a déjà rien à voir, par exemple,
avec la quasi-transcendance des réiques qui parviennent à demeurer semblables à eux-
mêmes comme l’aiguille qui a percé le ruban ou le papier plié. Il faudrait dire au mini-
mum « les immanences » du monde.

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Le sphinx de l’œuvre 57

faut que la question « Qu’est-ce que le divin ? » ait effective-


ment, indubitablement, « fait passage » :
« Alors l’argument ontologique sera passage, non de l’essence à
l’existence ou de l’existence à l’essence, mais d’un mode d’existence
à l’autre [...] quel que soit le mode d’existence qu’on veut affirmer
dans cette conclusion : Dieu existe. C’est le passage d’un mode à
l’autre qui constitue l’argument. De toute manière, il suppose
qu’une réponse positive, sous forme d’une proposition concrète,
réelle, a été faite à cette question : De quoi s’agit-il ? qu’est-ce que
le divin ? et qu’il en a été prononcé – au moins – un modèle, une
entrevision, une conception, un exemple ; qu’il a été mis, d’une
manière quelconque, en cause, en mouvement, en action, en pré-
sence ; qu’il a comparu ; qu’il a “esté” en sa cause, comme Job
l’en sommait » (p. 145).

Nulle ironie, ici, mais une « exigence terrible » pour les philo-
sophes qui manient sans trop de précaution l’argument ontolo-
gique comme si l’on parlait de théorèmes ou de choses.
« Exigence terrible. Seuls y répondent, parmi les philosophes – seuls
s’objectent le divin – ceux qui osent (un saint Augustin, un Male-
branche, un Pascal) faire parler le Verbe. D’une façon générale, on
pourrait dire qu’il n’y a d’ester du divin, dans l’univers du discours
humain, qu’en ces quelque vingt pages de toutes les Écritures de
toutes les religions, où l’on peut avoir l’impression d’entendre un
Dieu parler en Dieu. Et vingt c’est beaucoup. Peut-être y en a-t-il
cinq en tout » (p. 145).

Cent millions de pages de théologie, mais cinq pages où Dieu


lui-même figure parce qu’on s’est adressé à lui dans sa langue !
Même saint Anselme ne se rendait peut-être pas compte de ce
que son argument, littéralement, impliquait. Que nous importe ce
misérable lien des prédicats et de la substance ! Il s’agit de la
création d’un champ de bataille, d’un lit de justice, plus violent
que ce ring où Jacob se bat avec l’ange, dans lequel l’adresseur et
l’adressé se trouvent convoqués selon le même mode d’existence,
absolument spécifique. Que l’on n’accuse surtout pas Souriau de
réactiver une forme de « philosophie chrétienne », alors qu’il
affirme que pratiquement personne n’a été capable de supporter
« la charge de la preuve » et que la plupart des propos « sur
Dieu » ou « de Dieu » ne sont que de déplorables erreurs de

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58 Les différents modes d’existence

catégories, appliquant à un mode d’existence précis les patrons


découpés à partir d’autres modes. Oui, bien sûr, on peut man-
quer de Dieu, mais nullement parce que les pauvres humains
ensevelis dans la fange de l’immanence devraient croire les reli-
gieux et tourner enfin leurs yeux vers le ciel : on manque de
Dieu, comme on manque le phénomène, comme on manque la
connaissance, comme on manque l’âme, comme on manque la fic-
tion même : parce qu’on est incapable de reconnaître que chaque
mode d’existence possède sa propre tonalité et qu’elle produit ce
choc en retour, à chaque fois différent, d’avoir un genre différent
d’âme.
Mais nous ne sommes pas au bout de la difficulté, car là où le
passage est effectif, témoigne-t-il d’une transcendance, au sens
d’une véritable extériorité existentielle ? Oui, peut-être, si le pâtir
divin, celui de l’homme s’objectant le divin, implique un agent.
On peut le discuter, mais cela autorise, en tout état de cause, la
conclusion vers laquelle Souriau nous dirige : c’est dans le pas-
sage qu’est « investie l’existence qui fait la réalité de cette trans-
cendance » (p. 146), et cela même si l’expérience de ce passage
peut comporter celle d’un « pour soi de Dieu » :
« En tant que nous sommes des personnes, nous existons pour
nous-mêmes. Et si nous savons nous constituer dans ce mode d’exis-
tence, nous sommes guéris de toute dépendance de l’autre et de l’ail-
leurs, de toute abaliété. Or dans une vision universelle de ce mode
d’existence, nous sommes conduits à le reconnaître aussi aux autres
personnes, en tant que nous les pensons, non pour nous mais pour
elles. N’est-ce pas la façon dont l’amour les pense ? Dans le tête-à-
tête avec Dieu, sans sortir de notre expérience nous en réalisons la
transcendance, si nous savons ressentir ce pour-soi de Dieu, dans
notre dialogue ; ou bien un pour lui de nous-mêmes, qui change
pour ainsi dire le centre de gravité de ce tête-à-tête, d’un point de
vue architectonique » (p. 147).

La singularité de la démarche de Souriau est qu’il parvient à


souligner que cette expérience n’implique pas une existence
transcendante tout en ne la rabaissant pas à quelque illusion que
ce soit. Le fait d’existence vient s’investir dans un rapport inter-
ontique – penser la personne aimée non pour nous mais pour
elle. Il en dit les périls dans une note :

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Le sphinx de l’œuvre 59

« [l’opération] aboutit pour une âme à poser son Dieu dans sa réa-
lité par rapport à elle. Elle prend sur soi, en se sacrifiant elle-même
comme personne, la personnalité de ce Dieu. Ainsi elle a sa récom-
pense – ou son châtiment. Elle a le Dieu qu’elle a mérité » (p. 148).

Mais, récompense ou châtiment, il s’agit de célébrer une


transformation architectonique du mode d’existence.
« Il n’y a pas d’existence transcendante, en ce sens que ce n’est pas
là un mode d’exister [...] Mais il y a des faits de transcendance : des
passages d’un mode d’existence à un autre. Et dans ceux que nous
venons d’essayer thématiquement, la transcendance, en tant que
passage, changement actif et réel, se marque justement dans cette
innovation modale : l’investissement d’existence dans la modulation
même » (p. 148-149).

Que la transcendance se marque à un investissement d’exis-


tence dans la modulation même, c’est-à-dire à une « transcen-
dantalisante transformation architectonique du mode d’exis-
tence » (p. 148), indique le trajet, chaque fois plus périlleux, qu’il
va nous falloir suivre pour qualifier, aussi exactement que pos-
sible, l’expérience anaphorique. Il faut pouvoir penser les modu-
lations de l’existence. Quant à l’investissement sur la modulation
même, il reviendra dans le chapitre IV sous une forme encore
plus exigeante. Avec Souriau, Dieu ne s’ajoute pas comme une
couche d’être à d’autres couches d’êtres, selon les façons de pen-
ser de la théologie rationnelle. Il permet de donner une dimen-
sion autrement plus risquée à ce que c’est que de vivre, et, là
encore, de réussir ou de rater.
« Vivre en fonction de Dieu c’est témoigner pour ce Dieu. Mais
prends garde aussi pour quel Dieu tu témoignes : il te juge. Tu crois
répondre pour Dieu ; mais quel Dieu, en répondant pour toi, te
situe, dans la portée de ton action ? » (p. 191).

Les synaptiques et les prépositions

Mais l’enquête, d’abord, doit se poursuivre. Le morphème, la


transition ou le passage viennent d’affirmer leur nécessité en tant
qu’éléments du problème de l’expérience anaphorique par excel-
lence, « s’objecter Dieu ». Alors que toute la philosophie depuis

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60 Les différents modes d’existence

Kant ne parvient même pas à compter jusqu’à trois, il faut tout


recommencer. Souriau n’est pas pour rien le penseur de l’ana-
phore, c’est-à-dire de la reprise.
« Le cycle parcouru est, bien entendu, celui seulement qui est de
connaissance humaine. Absolue ou relative, cette pauvreté en tout
cas est raison suffisante du besoin de concevoir et de tenter l’Autre,
comme mode d’existence » (p. 150).
Il faut maintenant « tenter l’Autre ». Mais là aussi l’explora-
tion devra procéder avec la discipline qui convient pour les
modes d’existence purs : il sera désormais question de morphè-
mes, et non plus de sémantèmes. Il faut donc prendre bien garde
à ne pas mélanger la considération des passages avec celle des
modes entre lesquels il y a passage. Il s’agit de prendre pour
seule réalité, ténue comme celle de tout mode pur, les actes de
passage.
« La seule réalité serait le drame immense ou le cérémonial de ces
actes... Les êtres y seraient des accessoires implicites, comme ceux
que suppose un enfant dans un jeu. L’homme qui meurt se trompe-
rait en pensant sa mort comme la terminaison temporelle de la
dimension cosmique d’un être ; et ne saurait pas que la véritable
réalité à ce moment serait le drame mystique d’une mort » (p. 151).
Mais comment faire pour capter le passage sans le réduire à
une simple combinaison de modes ? Il nous faut là encore,
comme dans la première partie du chapitre, une évidence sur
laquelle nous appuyer. À cette extension prodigieuse de l’empi-
risme, il faut une prise. Alors que c’était la présence suffisante et
indubitable propre au phénomène et à sa générosité qui avait
orienté la première enquête sur les modes ontiques, c’est l’événe-
ment qui va remplir ce rôle dans l’enquête sur les modes que
Souriau appelle synaptiques – au sens où l’être même de la
synapse, c’est « synapter », faire transition. L’événement, c’est ce
qui a lieu ; absolu d’expérience, « indubitable et sui generis »
(p. 152).
« Dans l’avoir, dans le faire, dans l’être même ; dans le naître ou le
périr, dans le venir ou le partir, il y a quelque chose qui diffère en
profondeur et foncièrement de la simple idée ou signification de ces
actions : il y a le fait ; il y a le ceci est, le ceci advient. Je tenais ce
verre, je l’ai lâché, et il se brise » (p. 152).

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Le sphinx de l’œuvre 61

Il y a là comme une nouvelle patuité, un nouvel indubitable,


irréductible à toute tentative de le ramener à l’objet d’une réfé-
rence, ce à quoi tous les modes synaptiques s’aboucheront. La
patuité ici n’est pas celle d’une présence, celle qui était propre au
phénomène. « L’abouchement au fait, à l’événement, c’est l’effi-
cace » (p. 153). On peut prendre l’exemple de cette canne dont
Robert Musil écrivait qu’elle donnait au savant barbu, interlocu-
teur d’Ulrich, la maligne tentation de lui faire briser tel beau
grand vase de cristal1. Coup de canne « irréparable, insuppres-
sible, inescamotable », geste qui n’a pour lui que son efficace,
que le bris d’un vase admiré – « injustement assassiné » comme
Desdémone. Mais la plainte n’a pas d’écho dans le monde
synaptique. L’événement avec sa patuité déploie tout un nou-
veau cosmos distinct des précédents dans lesquels il est pourtant
imbriqué en ce qu’il est étranger à l’œuvre aussi bien qu’à la
monumentalité de l’âme, que leur destruction y est événement,
seulement événement.

« On sait quelle importance W. James attachait, dans la description


du courant de la conscience, à ce qu’il appelait “un sentiment de ou,
un sentiment de car”. Nous serions ici dans un monde où les ou
bien, ou les à cause de, les pour et avant tout les et alors, et ensuite,
seraient les véritables existences [...] Ce serait une sorte de gram-
maire de l’existence que nous déchiffrerions ainsi, élément par élé-
ment » (p. 153-154).

Que Souriau en appelle à l’attention que l’empirisme radical


porte aux prépositions, et qu’il se réfère en particulier au courant
de conscience de William James est significatif. Car le courant de
James porte et brasse ce qui, dans le mode ontique, est existant,
ne cessant de le démembrer, de l’enchevêtrer, de le faire bifur-
quer, indifférent à toute revendication d’existence. Il ne s’agit
plus d’engendrer des êtres en continuité les uns avec les autres
mais de suivre « les modulations d’existence pour, d’existence
devant, d’existence avec » (p. 156) qui font le monde synaptique.
Voilà qu’adviennent des âmes distraites et non plus captivées. La
patuité des phénomènes et celle des événements tissent comme

1. Musil, 1973, t. I, p. 473.

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62 Les différents modes d’existence

une natte. La complexité de l’expérience est restituée, mais sans


qu’on abandonne la différenciation fine des modes.
Et pourtant, les lecteurs qui pourraient se croire en terrain de
connaissance et qui penseraient retrouver la grande tradition
pragmatiste – rénovée récemment en France – en seraient pour
leurs frais. À peine a-t-il indiqué la richesse de ce monde, ce cos-
mos alternatif du synaptique, que Souriau change à nouveau de
piste. Il fonce à travers deux douzaines d’énormes problèmes
philosophiques, notamment ceux de la fuite du temps, du statut
du futur, et de cette causalité qui était étrangère au réique,
comme si déjà il était urgent de passer au vrai problème, celui
que depuis le début il s’emploie à construire.
On s’étonnera moins du caractère quelque peu précipité de
ces considérations si l’on se rend compte que Souriau veut éviter
avant tout le projet d’une métaphysique systématique qui lui
ferait oublier que c’est le passage, le trajet de l’ébauche à l’œuvre
qu’il veut pouvoir qualifier. S’il a déplié les modes purs ontiques,
s’il s’est lancé dans les synaptiques ce n’est pas pour dire ce qu’ils
sont, c’est bien plutôt pour imposer une option existentielle. Il
faut choisir : l’être ou l’action, poser (ou rêver) un monde d’êtres
ou sacrifier toute cette ontique stable pour un genre de vie où les
liens avec tous les êtres seront « uniquement transitifs et situés
ou constitués dans l’action même, et selon son mode » (p. 158)1.
« On ne biaise pas avec cette déité, l’existence ; on ne la trompe pas
par des paroles captieuses, masquant une option non faite. Être, et
ne pas être tel, ne vaut. Taille-toi dans telle étoffe d’existence que tu
voudras, mais il faut tailler, et ainsi, avoir choisi, d’être de soie ou
bien de bure » (p. 159).

1. Le traitement de la causalité est typique de cette option, car Souriau la définit


comme « plus existante en tant qu’opérant synthétiquement – en tant que tiret – que les
éléments mesurables des phénomènes, qui sont suspendus, quant à leur réalité, à elle »
(p. 155). Quand il moque ce qu’il appelle les « misérables » antinomies kantiennes, Sou-
riau montre la supériorité de sa méthode : les antinomies ne sont jamais contradictoires
car l’une porte sur l’ontique et l’autre sur le synaptique (§ 103). Ajoutons que la thèse de
Souriau selon laquelle la question de la causalité et celle de la substantialité ontique ne
peuvent être associées, comme si le fait d’être cause de quelque chose d’autre que soi n’é-
tait autre qu’un attribut venant compléter la réalité substantielle, trouve une confirmation
dramatique dans l’histoire de la mécanique rationnelle. Le tiret est ici remplacé par le
« égal », qui autorisera la savante désinvolture avec laquelle le physicien ne cessera de
redéfinir les termes de l’égalité, leur niant toute possibilité de revendiquer une prétention à
être de véritables existants (voir Stengers, 2003, p. 101-158).

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Le sphinx de l’œuvre 63

Nous n’avons donc fait que nous préparer à ce qui est le véri-
table problème de Souriau, un problème auquel il n’a cessé, tout
au long de son texte, de renvoyer – problème du second degré,
écrivait-il, à propos des progressions anaphoriques, lorsque, par
exemple, une chose sensible vient progressivement à l’existence là
où ne gisait qu’un simple tas de glaise. Et nous venons encore
d’en passer par la question du risque et du ratage. Bien sûr le
sculpteur agit, et la chose qui vient à l’existence appartient à
l’ontique. Mais ce serait rater la question que de répondre que le
synaptique et l’ontique s’associent ici pour former une existence
plus riche, qui transcende le choix. On ne triche pas !
Mais Souriau ne renonce pas seulement à explorer le monde
synaptique. Voilà que, comme Pénélope il défait systématique-
ment la toile qu’il avait systématiquement tissée – ou plus préci-
sément il défait la tentation de faire système avec les modes qu’il
a dégagés. Souriau est peut-être le philosophe de l’architecto-
nique, mais certainement pas du système. Être complet pour lui,
ce n’est pas compter les modes et demander à quelque raison de
garantir que le compte est complet. C’est dégager complètement
ce que requiert le trajet de l’expérience anaphorique, lui être
complètement fidèle.
« Tentative trompeuse ; fausse clarté. Machine métaphysique, que
me veux-tu ? Elle nous tromperait d’autant plus qu’elle nous suggé-
rerait l’idée d’être en présence des éléments nécessaires à un discours
complet. Ce qui serait la plus fausse idée qu’on puisse se faire de ces
genres » (p. 162).
Et l’enquête finit d’une façon d’autant plus abrupte qu’on
nous apprend brusquement que les modes sont arbitraires ! Déci-
dément, le chapitre I qui prétendait afficher un plan d’enquête
nous égarait tout à fait. Les modes sont bien des éléments, mais
ils n’ont été choisis que par commodité en quelque sorte :
« Il faut les prendre comme ils sont : comme arbitraires. Songez-y
ainsi : un peintre primitif peut trouver sur sa palette les terres colo-
rées que lui fournit son sol et son entour technique : ocre jaune,
ocre rouge ; argile verte, noir de fumée » (p. 162).
« Repoussons donc toute tentation de structurer et de hiérarchi-
ser les modes en les expliquant dialectiquement. Vous manquerez
toujours la connaissance de l’existence en son propre, si vous en
ôtez cet arbitraire qui est une de ses absoluités » (p. 163).

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64 Les différents modes d’existence

Les modes sont tous d’égale dignité, tous égaux dès lors qu’ils
sont pris chacun en soi. C’est le « il faut tailler » qui met en ten-
sion le problème du second degré, celui de leur unification. Dès
son premier chapitre, Souriau utilisait l’analogie des couleurs et
en appelait à une
« pensée capable de tous les rayonnements multicolores de l’exis-
tence, mais même d’une lumière nouvelle, d’une lumière blanche les
unissant dans la clarté d’une surexistence qui surpasse tous ces
modes sans en subvertir la réalité » (p. 83).
Le lecteur débouche du chapitre III quelque peu secoué,
ébloui par les perspectives vertigineuses de ces cosmos entremê-
lés, mais déçu de voir qu’il va falloir tout recommencer au cha-
pitre IV. N’a-t-il donc appris pendant tout ce temps qu’à trouver
les mauvaises réponses aux questions du Sphinx ? Mais à com-
bien de fausses réponses a-t-il droit avant d’être dévoré ? Il faut
qu’il finisse par déchiffrer l’énigme et celle-ci, on le sait depuis le
début, ne peut être que dans l’instauration, dont Souriau nous
suggère, en utilisant un néologisme, qu’elle « est à la fois action
et position d’une ontique. Elle est ontagogique » (p. 164). Et il
ajoute : « Une philosophie de l’instauration rassemblera à la fois
les modes de l’agir et ceux de l’être, en étudiant comment et par
quelles voies ils peuvent se combiner » (p. 164).

LE CHAPITRE IV ET LES QUESTIONS DE SUREXISTENCE

Et voilà que nous retrouvons notre plan en quinconce. Le


vrai trajet anaphorique n’a été encore défini que par les modes
purs, qu’ils soient ontiques ou synaptiques. Le mot qui va dési-
gner ce qu’il faut trouver, nous le savons, c’est le mot de surexis-
tence. À ceci près qu’il ne faut pas se tromper sur le préfixe
« sur », le renvoyer à ce qui est déjà usité en philosophie ou en
théologie. Quel sens à donner à la surexistence, c’est ce qu’il va
falloir apprendre.
Nous commençons à connaître assez notre Souriau pour anti-
ciper quelque peu sur le chemin. Il doit y avoir deux façons

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Le sphinx de l’œuvre 65

entièrement différentes de penser la surexistence : l’une sur le


mode du « combien ? », l’autre sur le mode du « comment ? ».
La tentation serait de comprendre l’architecture d’ensemble
comme la liaison de tous les modes en un tout harmonieux. Un
tout qui serait, par nature, plurimodal. Mais on trahirait alors
l’injonction « il faut tailler », et au-delà d’elle l’affirmation de
l’antitypie aux accents anti-bergsoniens. C’est donc forcément,
selon l’autre mode que Souriau va engager la question de la
surexistence. Il va feindre, comme toujours, de succomber à
l’écueil du système avant de montrer comment, d’un violent coup
de barre, il y échappe.

La surexistence contre toute idée de totalité

Les modes d’existence purs doivent être compris, nous a appris


Souriau, comme des « éléments », à la manière de la gamme arbi-
traire des terres colorées avec laquelle faisait œuvre le peintre pri-
mitif – à ceci près, bien sûr, qu’il n’y a pas ici de peintre. Ou plus
précisément, à ceci près que c’est de la vie du peintre ou de la
nôtre qu’il va s’agir ici – d’une vie qui n’aurait pas la ténuité
propre aux modes purs, d’une vie qui demande à se réaliser non à
être analysée. La position du problème va donc être définie par
cette demande de réalisation confrontée à la pluralité des modes
purs, et Souriau envisagera d’abord la possibilité de conférer à la
valeur le pouvoir de conférer à une vie un statut supérieur à celui
des éléments avec lesquels elle doit composer.
Comme avec la question de l’intensité des modes que nous
avons rencontrée au chapitre II, la réponse fait appel à des per-
sonnages conceptuels qui tentent de conférer ce pouvoir à la
valeur.
« [Il y a le type de celui qui ] cherche pour se réaliser dans sa valeur
la plus haute, à se mettre au point avec précision sur un seul plan,
dans l’espèce d’existence pure qui lui permettra la meilleure détermi-
nation de soi-même » (p. 173).

Et puis il y a celui qui cherche :


« une façon d’être si complète, si riche, si patente à la fois, comme
en mille facettes, sur le plan du sensible et sur le plan de l’intelli-

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66 Les différents modes d’existence

gible, sur le présent et sur l’intemporel, sur le demeurer et sur


l’agir, qu’elle réside à la fois en tous ces domaines et qu’elle ne
tienne entière en aucun, les surpassant en les assemblant tous »
(p. 174).
Deux vœux et un double mouvement, l’un vers l’existence,
l’autre vers la réalité, vers l’enrichissement, vers la plénitude
d’un assemblage. Toute la question, alors, est de savoir s’il y a
moyen d’éviter l’écartèlement. Peut-on prendre parti pour un
mode d’existence sans s’arracher à quelque chose de plus pré-
cieux ? Peut-on aller chercher vers une réalité supérieure la gué-
rison de la plurimodalité sans s’écarter de l’existence ? Mais
Souriau rompt la symétrie. Il mettra plus tard « grossièrement
les points sur les i » (p. 182). L’impératif d’avoir à actualiser
toutes ses virtualités, à les unifier dans une vie est abstrait,
dénué du virtuel qui en dessinerait la faisabilité. Qui irait
conseiller à un jeune homme d’être à la fois un Don Juan et un
saint sous prétexte qu’il y aurait là deux possibles au lieu d’un
seul (p. 182) ?! Le père de Foucault fut un viveur puis un ascète,
mais jamais il n’aurait pu être l’un et l’autre en même temps...
La surexistence engage tout autrement que par simple accumu-
lation. Là encore la différence vient de la bonne et mauvaise
manière de protéger la multiplicité contre le danger de l’unité
aussi bien que de la dispersion. Et il faut d’abord pour cela ne
pas désigner la pluralité des modes comme ce dont il faut
guérir !
En fait, la question des valeurs n’a rien à voir avec la ques-
tion de la surexistence, car elle constitue en problème la diversité
des genres d’existence, alors que loin d’être elle-même un pro-
blème c’est cette diversité « qui pose le problème de la surexis-
tence, si plus ne fait : si elle ne pose pas la surexistence même »
(p. 175). Conclusion à ce stade : l’axiologie ne peut absorber l’o-
riginalité de la surexistence.
« Ce n’est nullement en tant qu’elle assemble ou qu’elle unit, qu’une
totalisation comporte un plus de réalité. Celle qui nous intéresse,
c’est celle qui, au-delà de la pluralité des genres d’existence, fait
apparaître quelque chose qui non seulement les embrasse, mais s’en
distingue et les surpasse. S’il faut définir la surexistence, ce n’est
donc par aucune considération axiologique, ni comme un degré plus
haut, plus sublime de l’existence (encore qu’elle puisse avoir cette

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Le sphinx de l’œuvre 67

sublimité) ; c’est par l’idée stricte et sévère d’un passage à des pro-
blèmes de second degré concernant l’existence, mais prononçant
saillie hors de son plan » (p. 175-176).

Mais nous n’en sommes pas encore là. L’idée de possible


demandant réalisation doit être affrontée, car avec elle se pro-
file le thème puissant (à l’époque de Souriau) de l’Homme le
plus réel, l’Homme par rapport auquel nous sommes comme
des adolescents que l’on exhorte à développer toutes leurs
« potentalités ». Mais cet Homme qui serait le Maître de tous
les genres d’existence, n’est-il pas une chimère ? Il ne suffit
pas de poser problématiquement la possibilité d’une existence
plénière, assemblant et surpassant tous les modes d’existence,
faisant de nous des ébauches désirant l’accomplissement, il
faut que le problème posé par cette existence ait une solu-
tion positive, efficace au sens où elle engage un trajet d’accom-
plissement.
« On peut dire [que cet homme] n’existe pas, même d’une existence
virtuelle, si ces divers modes d’ébauchement ne dessinent pas par
leur harmonie un achèvement qui soit comme le contour mystérieux
d’un être unique ; et qu’il n’existe même pas d’une existence idéale,
si ce contour mystérieux reste indéterminé et vacant dans ce qui
serait l’essentiel, c’est-à-dire dans un mode défini d’accomplissement
existentiel » (p. 179).

Foin d’idéal chimérique donc, mais aussi de l’idée d’une


solution qui serait posée sur un mode problématique à la
manière d’une inconnue. C’est précisément à cet « au-delà de
soi-même » que le concept de mode d’existence a permis de
résister.
Le lecteur peut, à juste titre s’interroger. Pourquoi ce long
trajet critique (16 paragraphes sur les 22 que comptent le cha-
pitre) pour en venir à la question qui avait déjà été formulée à la
fin du chapitre précédent ? S’agit-il d’une démarche pédagogique
ou bien d’une effective progression anaphorique ? Souriau, alors,
devait pour lui-même déterminer ce que peut la surexistence,
mais sans renier pour autant l’effort vers l’unité plénière dont il
la sépare. En tout état de cause, c’est sur l’évocation d’une ques-
tion du troisième degré qu’il termine le trajet, la question de
« l’unification de tous les modes possibles d’unification ». Mais

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68 Les différents modes d’existence

cette question, qu’il n’abordera pas1, n’a pas à interférer car elle
suppose résolue la détermination de la manière dont la surexis-
tence communique avec l’existence, et quels rapports elles sou-
tiennent l’une avec l’autre. Attention, il ne lui reste plus que cinq
paragraphes pour résoudre ce qui est le problème de tout
l’ouvrage.

Une nouvelle définition de la correspondance

Et c’est ici (enfin !) que l’instauration va jouer un rôle positif,


non celui d’un sphinx qui répéterait son « devine ! ». Car l’ins-
tauration témoigne en elle-même de ce que la surexistence est
plérôme, hiérarchique et ordonné. Elle en témoigne parce que,
comme Souriau l’avait déjà souligné en parlant de la progression
anaphorique de l’œuvre, faire œuvre, « c’est aussi choisir, trier,
jeter au panier. Et chacun de ces actes comporte un jugement, à
la fois cause, raison et expérience de cette anaphore » (p. 108).
C’est ce dont l’ensemble de ce livre nous a imposé l’expérience.
Et c’est ce qui apparaît, nous l’avons vu, sur un mode drama-
tique dans le texte de 1956, lorsque, à chaque moment du trajet
d’instauration, l’agent doit deviner au risque de se tromper, doit
juger, mais sans point de comparaison, sans référence aucune.
Instaurer, ce n’est pas se représenter ce à quoi on veut arriver,
puis mobiliser les moyens pour la réalisation de cette fin. Ce
n’est pas suivre un plan. Si la réalité doit se conquérir ce n’est
pas au sens d’une opération armée, mais au sens peut-être où se
conquiert la confiance d’un animal craintif. Un geste brutal et
s’évanouit ce qui était en train de se dessiner. Si l’instauration est
ontagogique, réalisant la convergence de l’action et du rêve, elle
témoigne de ce que cette convergence est un trajet de détermina-
tions progressives. Elle gravit « cet Arbre de Jessé ou cette
échelle de Jacob : l’ordre des surexistences » (p. 183). C’est pour-
quoi aussi l’œuvre en cours d’accomplissement, quoiqu’elle soit à
chaque moment du trajet parfaitement déterminée comme exis-
tante, est également ébauche, formule évocatoire pour un virtuel

1. Mais c’est cette question qu’il posera dans L’ombre de Dieu (Souriau, 1955).

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Le sphinx de l’œuvre 69

qui n’est plus seulement ici faisable mais se fait sentir sur le
mode du « à faire ». Tout ce qui est « à faire » « prononce et
implique une surexistence » (p. 188).
On voit que l’unification n’est pas affaire d’agent unificateur.
Souriau vise une unification sans autre principe ou responsable
qu’une insistance exigeant qu’on prenne parti, pour ce faisable
contre mille autres. Comme en témoigne la préposition « à » de
« à faire », l’unification implique une synapse, un branchement,
un abouchement, ce que Deleuze appellerait une entre-capture.
« Les modes d’existence, par leurs divers rapprochements, incli-
nent leurs branches pour dessiner, aux diverses clefs de ces voûtes,
des places pour des occupants » (p. 186). Et Souriau d’ajouter
cette précision capitale quand on sait la tentation qu’a représenté
l’idéal en philosophie aussi bien qu’en morale : les « occupants »
ne sont pas des existences idéales. « Il n’y a pas d’existence
idéale » (p. 187). L’ouverture de l’existence à la surexistence n’a
rien à voir non plus avec un idéal problématique éternellement
insistant, éternellement sans réponse. Si Souriau est un mystique,
c’est un mystique de la réalisation. « Ce dont il s’agit, c’est du pro-
blème résolu, dans la réalité de sa solution. Non pas cet idéal,
mais la réalité de cet idéal, voilà ce qui est en cause » (p. 187).
Mais comment une solution qui réalise peut-elle impliquer la
surexistence si, comme tout ce qui existe, cette solution a pris
parti pour un mode particulier d’existence ? Car le surexistant,
lui, ne prend pas parti. « Tout au plus il peut se refléter sur quel-
qu’un de ces modes – per speculum in aenigmate ; et même alors
il n’a d’autre existence que cette existence modale et spéculaire »
(p. 187).
Ne nous y trompons pas, ce qui est en jeu ici n’est autre que
la clef de voûte de la démonstration ou plutôt de la progression
anaphorique proposée par Souriau. S’il rate, si aucune expé-
rience sensible, aucun « fait existentiel », ne peut être produit qui
témoigne pour ce reflet, qui le fasse sentir sur le mode du virtuel,
il aura poursuivi une chimère et de son étonnante construction
ne resteront que des colonnes ruinées.
Et c’est vers la vénérable idée de connaissance vraie que Sou-
riau va se tourner, pour demander qu’on n’oppose pas trop vite
une fin de non-recevoir à la caractérisation d’une telle connais-
sance comme similitude de la pensée et de son objet. Car cette

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70 Les différents modes d’existence

caractérisation évoque « cette réalité surexistentielle qui unirait


et coordonnerait à la fois ce qui existe dans le mode où se fait
ma pensée et dans le mode (différent par hypothèse) de l’objet »
(p. 188).
Grâce à l’invention des réiques et de la production de la
chose en même temps que de la raison raisonnante, Souriau a,
reconnaissons-le, conquis le droit d’utiliser cette vieille lune de
l’adequatio rei et intellectu. Il l’a libérée de ce qui l’empoisonnait,
en faisait un instrument de propagande épistémologique au ser-
vice de la science opposée aux illusions humaines. La correspon-
dance n’est plus dévoyée par l’idée saugrenue d’un sujet connais-
sant faisant pendant de cheminée à la chose connue. Elle est
disponible à nouveau dans sa belle étymologie : elle répond à ce
qui répond, elle est adéquate à ce qu’elle a instauré. En elle le
début et la fin du trajet coïncident ; l’ébauche et l’œuvre. Et
pourtant ce n’est pas le trait plein qui soulignerait en gras
quelque trait en pointillé. C’est ce qui fait la différence entre un
trajet qui, comme l’écrira Souriau en 1956, met à chaque
moment l’agent à la devine, lui impose la question « Que vas-tu
faire de moi ? », et l’ensemble des constructivismes nihilistes qui
ricanent : « Cette question, c’est toi qui l’as posée ; cette réponse,
c’est la tienne, seulement la tienne. »
On retrouve ici le sens même de l’instauration et de son bas-
culement existentiel : ce qui répond pour nous, ce « répondant »
que requiert la connaissance vraie, peut-on répondre pour lui ?
La correspondance redevient ce qu’elle aurait toujours dû être :
une anaphore réussie qui définit en chemin les exigences successi-
ves de sa réussite. Et cela est vrai en science, en art, en religion,
comme en morale. Enfin, voilà brisée la métaphore du miroir,
celle qui a obsédé la philosophie. Ou plutôt la métaphore du
miroir une fois brisée, le miroir devient synonyme de la réussite
de l’instauration puisque le modèle et la copie se réalisent
ensemble par le truchement d’une anaphore. La correspondance
redevient possible : « Une réponse l’un à l’autre de la pensée et
de son objet, formant un couple. Le fait de cette réponse (juste
ou fausse, n’importe) c’est le seul fait existentiel ici. Il y a de
l’écho » (p. 188).
Il y a de l’écho. Cela implique-t-il qu’il y ait quelque chose de
commun, une « réalité commune ayant maîtrise à la fois de l’un

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Le sphinx de l’œuvre 71

et l’autre mode qui se répondent » (p. 189) ? Ne pourrait-on


objecter que cette implication d’une réalité qui n’existe pas,
d’une maîtrise à laquelle ne rend témoignage que l’effort de par-
venir à une connaissance vraie, n’est qu’une version de l’idéal
transcendantal, au sens de Kant ? N’est-elle pas suspendue à l’é-
cho comme réalité psychique ? En d’autres termes l’écho est-il
vraiment un fait existentiel, comme le sont la patuité ou l’effi-
cace ? Ou encore : y a-t-il synapse, transformation effective de
celui qui témoigne ? Et c’est ici que Souriau va faire appel au
type d’expérience évoqué à la fin de sa thèse, à cette prise acte de
soi en une forme qu’il s’agira de maintenir ouverte à toute aven-
ture, à toute survenance. L’efficace d’une telle synapse
« c’est de ressentir, comme une passion réelle, comme un subir qui
me modifie sans me changer, le fait d’être sous un regard, d’être
illuminé par cette vision de moi ; – et vraiment posé dans un nou-
veau genre d’existence, car cet être ne serait pas tel que moi je suis.
Celui qui est évoqué est bien celui qui participerait à la fois à ces
deux modes et en surmonterait la diversité constitutive. Il n’existe
pas, mais je puis, moi, lui répondre, par un pâtir du genre de celui
qui est ainsi défini. Pâtir du surexistentiel, en éprouvant une modifi-
cation qui lui réponde, et dont il soit la raison (au sens où raison
c’est rapport), c’est là sans doute la seule manière dont nous puis-
sions témoigner pour lui, et être en rapport d’action-passion avec
lui » (p. 189).
Toute réponse, bien sûr, n’est pas réponse de l’existence à la
surexistence, de même que, pour Souriau, toute vie n’est pas
véritablement digne d’être vécue. Mais aucun critère extérieur,
aucune référence ne joue ici, comme c’était le cas avec les modes
intensifs d’existence. Il faut et il suffit que le mode de réponse de
l’existant à l’existant soit fonction du surexistentiel, c’est-à-dire le
mette en jeu ou l’implique « à titre de raison ou de loi de
réponse » (p. 189). Et c’est bien, évidemment ce dont témoigne
l’action instaurative.
« Ce qui a fait grands Michel-Ange ou Beethoven, ce qui les a fait
géniaux, ce n’est pas leur propre génie, c’est leur attention à la
génialité, non en eux-mêmes, mais en l’œuvre » (p. 190).

Redoutable cohérence. La clef de voûte tient en effet.


L’épreuve a été passée. Peut-être, après tout, ne serons-nous pas

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72 Les différents modes d’existence

dévorés. La transcendance a été comprise en tant que passage,


changement actif et réel, se marquant dans l’innovation modale
que constitue « l’investissement d’existence dans la modulation
même » (p. 149).
Mais tout ceci ne vaut évidemment que pour qui ratifie ce
que Souriau a défini, dès sa première œuvre, comme une vie
véritable. Voilà qui ne le gène en rien, on s’en doute. La réus-
site n’a de sens que si l’on peut rater. Le but de Souriau n’est
pas d’affirmer que la transcendance concerne, même s’ils ne le
savent pas, ceux qui se suffisent des aventures du corps ou des
richesses virtuelles de leur âme. Il s’adresse à ceux qui ont l’ex-
périence de cette action-passion, de cette attention en l’œuvre,
quelle qu’elle soit. Qu’ils ne rabattent pas cette expérience sur
ce qui pourrait être rapporté aux modes d’existence du corps et
de l’âme. Qu’ils sachent honorer ce qui fait d’eux des êtres
« spirituels », dont le mode d’existence n’est autre que l’investis-
sement d’existence dans la modulation des deux autres, que
l’action-passion qui témoigne pour une autre raison, c’est-à-dire
pour un rapport avec autre chose. Qu’ils sachent qu’ils témoi-
gnent ainsi pour un être qui n’existe pas, mais dont la réalité
est « plus haute et plus riche que celle de chacune de ces voix
polyphoniques » (p. 190-191).
La surexistence définie par Souriau est aux antipodes de tout
pari sur la transcendance. Réalité plus haute ou plus riche, peut-
être, mais il n’y a pas dans ce cas d’autre monde, et surtout pas
de sur-monde offrant garantie. Et c’est ici que réapparaît, pour
la troisième fois, le thème de Dieu : « Tu crois répondre pour
Dieu ; mais quel Dieu, en répondant pour toi, te situe, dans la
portée de ton action ? » (p. 191).
Nous l’avons souligné, ferveur et lucidité composent le blason
de Souriau. Les surexistants ont besoin de nous, de notre fer-
veur, pour exister car cette ferveur est un nom pour la modula-
tion qui témoigne pour leur réalité. Il ne s’agit pas d’une ferveur
« en général », d’une spiritualité exaltée mais floue. Elle ne
témoigne pour un surexistant que si elle engage à l’œuvre, qui est
toujours cette œuvre, seule à porter témoignage pour ce surexis-
tant, de manière modale et spéculaire, certes, et comme en
énigme. Et c’est ici que la lucidité importe, car la confiance n’est
pas de mise. Les surexistants sont bel et bien dépouillés de toute

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Le sphinx de l’œuvre 73

surcharge idéalisante, réintroduisant en sous-main un étalon de


valeur, une perfection, le point fixe d’un devoir. Il faut oser
interroger le miroir, poser la question de la réalité à laquelle
nous offrons une prise dans l’existence.
« Tel amour est anéantissement dans une communion avec une
fausse réalité, faite au fond de néant. Tel autre est une œuvre véri-
table, créatrice et féconde. On peut s’y laisser prendre. Confusion
tragique. Savoir démêler ce qui est réellement plénitude et richesse,
par la nature même de l’œuvre à laquelle on rend témoignage en
travaillant à l’instaurer en fait, et par l’expérience directe de l’ins-
tauration, c’est connaître ce qui, dans l’existence même, peut se rap-
procher le plus de la surexistence. En tout cas, ceci est en nos
mains » (p. 192).

CONCLUSION : AU LECTEUR DE SE FAIRE SON TRAJET

Eh bien, ne sommes-nous pas arrivés à cette dernière phrase


du livre, qu’en guides attentifs et compatissants nous avions dési-
gnée au lecteur comme la cime à atteindre ? Ne comprend-il pas
enfin par lui-même pourquoi le monde déployé par Souriau est
devenu capable de « faire sentir, peut-être, même aux Dieux,
dans leurs intermondes, la nostalgie de l’exister ; – et l’envie de
descendre ici, à nos côtés, comme nos compagnons et nos gui-
des » (p. 193). Le monde réduit à deux modes – l’objet et le
sujet – quel dieu serait assez fou, masochiste ou ascète pour nous
l’envier ? Mais celui de Souriau, avec ses modes purs, avec sa
patuité et son efficace, et avec cette surexistence, n’est-il pas plus
digne d’être habité ?
D’où la question qu’on ne peut s’empêcher de poser : Sou-
riau mérite-t-il l’oubli dans lequel il est tombé ? Est-ce un philo-
sophe raté ? Il est légitime de poser la question puisqu’il n’a
cessé de méditer sur les conditions mêmes de l’échec. A-t-il
douté, lui qui fut en son temps un maître de Sorbonne,
l’exemple d’une réussite institutionnelle mais aussi de l’assu-
rance du vieux monde, avec son approche patrimoniale, son
style suranné et son attachement au monumental aussi bien

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74 Les différents modes d’existence

qu’à l’idée d’un artiste à l’œuvre ? S’est-il senti vaciller lorsque


les coups successifs de l’existentialisme, de la phénoménologie,
plus tard du structuralisme entreprirent d’éradiquer l’idée même
d’une œuvre d’art, de tout projet architectonique et bientôt de
l’institution même ? Et pourtant, soixante ans après, il semble
que la répartition du risque et de l’académisme ait profondé-
ment changé. Ce sont les iconoclastes qui semblent compassés
et c’est ce mandarin qui semble avoir pris tous les risques. Jus-
tement parce qu’il avait reconnu la fragilité de l’institution
comme celle de l’œuvre et qu’il avait su ressentir, depuis ses
premiers travaux, combien il était facile de perdre son âme.
Nous pourrions être tentés de passer devant l’étonnante
architecture conceptuelle déployée par Étienne Souriau comme
Diderot prévoyait que les générations futures passeraient devant
le monument écrasant de la mécanique rationnelle, celle des
Bernoulli, d’Alembert, Euler : les contemplant avec effroi et
admiration à la manière de celui qui, au pied des pyramides,
imagine la puissance et les ressources des hommes qui les ont
élevées. Mais la prévision de Diderot était optimiste, à la
mesure de son espoir en un avenir où serait forgée une alliance
entre « ceux qui réfléchissent et ceux qui se remuent » ; où l’on
plaindrait l’effrayante solitude de ceux qui se vouèrent à un
ouvrage fait pour subsister dans les siècles à venir. Nous ne
pouvons (malheureusement) hériter ainsi de Souriau. Sa voix
nous parvient comme d’un autre monde, en effet, mais un
monde dont l’héritage reste à inventorier.
Or, pour Souriau, hériter c’est refaire. Si notre lecture a bel et
bien tenté de « refaire » Souriau, ce n’est pas pour conserver,
pour permettre à ce qui est refait de conquérir sa continuité.
Aucun doute là-dessus, la continuité a été brisée. Il s’agissait
pour nous d’ouvrir la voie à la question qui est peut-être celle de
notre époque, et qui se pose d’ailleurs aujourd’hui à la plupart
des peuples de la Terre. Celle d’une autre manière d’hériter, mise
sous le signe du « comment ? » parce qu’une continuité brisée ne
se recolle pas. « Comment hériter ? », voilà la question à
laquelle, lisant Souriau, nous sommes confrontés. Une « situa-
tion questionnante », à laquelle lui-même n’apporte pas de
réponse, mais dont il a eu la force de montrer « qu’elle nous
concerne ».

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Le sphinx de l’œuvre 75

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Position du problème

Monisme ontique et pluralisme existentiel. Pluralisme ontique et monisme


existentiel. - Leurs rapports, leurs combinaisons. - Conséquences philoso-
phiques : richesse ou pauvreté de l'être; les exclusions souhaitées. - Aspects
métaphysiques, moraux, scientihques et pratiques du problème. Questions de
méthode.

$ 1. La pensée existe-t-elle, en elle-même et par elle-même ?


La matière existe-t-elle, et de la même manière ? Dieu existe-t-il ?
Hamlet, la Primavera, Peer Gynt ont-ils existé, existent-ils, et en
quel sens ? Les racines carrées des nombres négatifs existent-
elles ? La rose bleue existe-t-elle ?
Répondre à chacune de ces questions (par oui, par non, ou
par quelque sorte ; et ce n'est pas déjà si aisé) cela suffit-il ? assu-
rément non. Par leur accumulation même, ces questions en
posent une autre, plus vaste et qui les contient toutes : y a-t-il
plusieurs manières d'exister ? L'exister est-il multiple, non dans
les êtres où il s'actualise et s'investit, mais dans ses espèces ?
$ 2. Cette question, la philosophie l'a toujours tenue ouverte.
Mais les réponses des philosophes sont tendancieuses. En même
temps qu'ils affirment, ils désirent. Et selon ce qu'ils désirent on
voit I'existence tantôt s'épanouir en modes multiples, tantôt
redevenir une.
Si, lorsqu'on parle de l'être, I'espoir est de le voir siéger
numériquement seul, aussitôt la multitude des êtres que croyait
distinguer le sens commun devenant fantômale, ces prétendus
êtres, pour se réunir à l'être et se fondre en lui, s'assemblent par
tribus, qui suivent chacune la bannière d'un genre particulier
80 Les dffirents modes d'existence Position du problème 8l

d'existence. Ainsi s'assemblent entre eux tous les corps, puis tou- alterne les deux mouvements dont il vient d'être question. Après
tes les idées. Ou bien, les possibles, les contingents, les nécessai- avoir suivi la voie des atomistes, réduit I'existence au type
res. Et l'être unique, poui englober cette multitude' se fait syn- monadique, et fait de Dieu même une monade parmi les mona-
thèse de tous lés genres d'existence, unit en lui tous ces des il repart en sens contraire. Parmi les monades, il se prend à
rayonnements. Spinoia << s'enivre > de l'unicité de la substance' considérer une différence profonde entre celles qui sont créées,
Mâis aussitôt il la clive, et montre un ordre, une connexion des qui n'existent que par dieu, et la monade incréée, l'Etre néces-
choses, selon I'attribut de l'étendue ; ordre qui se redouble.selon saire. Puis, outre ces êtres créés, qui n'ont qu'une existence de
I'attribut de la pensée, puis selon une infinité d'autres attributs, fait ou contingente, il discerne des essences et des vérités, éter-
chacun éternel, èhacutt infini en son genre ; aucun ne suffisant à nelles et immuables. Et quel est leur statut d'existence ? Toutes
rendre compte de la richesse de réalité que possède la substance, ensemble, elles font le règne du possible, lequel doit avoir aussi
car, ( à proportion de la réalité ou de l'être que possède chaque quelque réalité. Au reste, à I'Etre nécessaire, < il suffit d'être
chose, u.t pLts grand nombre d'attributs lui appartiennent >' possible pour être actuel >>, et .la possibilité fonde l'existence,
$ 3. Supprimez la clef de voûte, ôtez l'unité panthéistique
de donc la possède éminemment. A la lueur répandue par lui sur
la substanôé, ce n'est pas le monde qui se divise en parties plura- le monde, on distingue (( un monde moral dans le monde
les (puisque les modeJ selon Spinoza se correspondent d'un attri- naturel >>, un règne des causes efficientes et un règne des causes
but'à l,aùtre), mais c'est I'exister qui se scinde irrémédiablement finales, un règne physique de la nature et un règne moral de la
en une multiplicité d'espèces. Même multiplicité si, sans.suppri- grâce, qui font comme deux ontologies distinctes reposant sur
mer l'unique, on le plaCe au-dessus de I'existence' < Je prie Dieu, des principes différents. Ainsi, lorsqu'il partait de la multitude
dit Maîtré Eckhart, qu'il me rende quitte de lui-même ; car l'être des êtres, Leibniz tendait à affirmer l'unicité de leur genre
sans être est au-dessui de Dieu. Que pourrait-on sacrifier de plus d'existence, dont la seule monade humaine pouvait être
cher à Dieu que lui-même par lui-même ? > Plotin, qui n'admet l'exemple. Mais lorsque inversement il part de l' << unité primi-
pas I'homottymie du verbe étre, appliqué à I'Un ou aux êtres qui tive >> (Monadologie, $ 47), aussitôt commence le clivage du réel
le suivent, compte neuf genres d'exister. selon des genres différents d'existence. Bref, il présente à lui
$ 4. Il est, inversement, des philosophes qui, loin de. poser seul, comme un balancement double, les deux mouvements de
I'unicité de l'être, reconnaissent une multitude d'êtres réellement pensée entre lesquels se répartissent généralement les philoso-
substantiels. Mais plus ceux-ci deviennent multitude, plus aussi phes, dont les uns tendent à reconnaître, les autres à nier la
leur statut d'existence devient semblable et unique. Voyez les pluralité existentielle en même temps qu'à nier ou à reconnaître
atomistes, que ce soient Épicure ou Gassendi, ou même. à cer- en raison inverse la pluralité des existants.
tains égardi, Leibnir. Ils divisent l'être jusqu'aux dernières limi- $ 6. On voit donc quelle profonde différence il y a entre un
-la
tes de division. Mais ces êtres sont semblables, fondés, par pluralisme ontique (posant la multiplicité des êtres) et un plura-
exemple, sur I'antitypie et f insécabilité' Et, malgré son apparente lisme existentiel (posant la multiplicité des modes d'existence).
richeise et sa complexité, I'assemblée innombrable de ces êtres Le monisme ontique peut, comme le panthéisme nous l'atteste,
ne témoigne enfin que pour un seul genre d'existence, dont on s'accommoder d'un pluralisme existentiel. Et le pluralisme
peut présenter comme type unique un seul atome. Tout au plus ontique peut s'efforcer de valoriser un monisme existentiel,
peut-ôn reconnaître encore, de ce point de vue (et c'est ce que comme le font les atomistes.
iait Leibniz), comme deux manières différentes d'exister, celle des $ 7. Mais s'il y a quelque apparence d'opposition et d'inver-
simples et celle des composés. sité entre cette pluralité existentielle et cette pluralité ontique, on
de le
$ S. L.itniz, d'ailleuri, est ici bien intéressant' On vient vérifiera aussitôt que cette opposition, bien que fréquente, n'est
voii cité comme atomiste. Mais loin de l'être uniquement, il pas nécessaire. Il peut exister, rare à la vérité, un monisme inté-
82 Les dffirents modes d'exislence Position du problème 83

gral qui proclame à la fois I'unité de l'être et l'unicité de l'exis- d'un réseau déterminé de relations constituantes (par exemple
tence : c'èst le cas des Éléates, et surtout des Mégariques. spatio-temporelles) il faille aboucher, comme un soupirail
Et d'autre part, il est un pluralisme en quelque sorte hyperbo- ouvrant sur un autre monde, tout un nouvel ensemble de déter-
lique, reconnaissant à la fois différents êtres et différents genres minations de l'être, intemporelles, non spatiales, subjectives peut-
d'existence, sans lien entre eux. C'est ce qu'on nomme polyréa- être, ou qualitatives, ou virtuelles, ou transcendantes ; de celles
lisme. Tels sont certains fidéismes qui posent, comme celui de peut-être où l'existence ne se saisit qu'en des expériences fugaces,
Schleiermacher, une sphère sentimentale de la religion et une presque indicibles, ou qui demandent à I'intelligence un effort
sphère rationnelle de la science, parfaitement indépendantes I'une terrible pour saisir ce à quoi elle n'est pas encore faite, et qu'une
de l'autre. pensée plus large pourrait seule embrasser ; s'il est vrai même
$ 8. Idées de derrière la tête ! Aspirations secrètes ! Qu'espè- qu'il faille, pour appréhender l'univers dans sa complexité, non
rent les atomistes, qui sont < libertins >>, sinon d'abolir les êtres seulement rendre la pensée capable de tous les rayons multico-
pour lesquels il n'est plus ainsi de genre d'existence - ceux de lores de l'existence, mais même d'une lumière nouvelle, d'une
l'expérience seulement morale ou de I'espérance seulement méta- lumière blanche les unissant dans la clarté d'une surexistence qui
physique. Et les tenants du pluralisme existentiel se donnent au surpasse tous ces modes sans en subvertir la réalité.
contraire un univers à deux ou trois tiroirs, un univers à double $ 11. Et inversement, le monde est bien intelligible et bien
fond, pour restaurer les êtres ainsi contestés. Pour les pluralistes rationnel, si un seul mode d'existence peut rendre raison de tout
intégraux, les polyréalistes, leur espoir est de montrer existantes ce qu'il contient, s'il est possible de le mettre en ordre selon une
les choses de la religion, sans avoir à offusquer celles de la seule détermination fondamentale, ou un seul réseau relationnel.
science ; comme les monistes intégraux, les Eléates veulent abolir Mais qu'on ne s'y trompe pas : pour que cette simplification
le mouvement, le devenir, sans être obligés de nier le monde. méthodique devienne illégitime, il suffit d'un seul craquement de
$ 9. On voit alors comme notre problème est au centre de la ce réseau. Il suffit, par exemple, si tous les êtres ont été décrits en
philosophie en ce qu'elle a non seulement de plus vivant, mais relations quantitatives, que le qualitatif s'avère indispensable
peut-être de plus tendancieux. Sur cette seule proposition : < il y pour rendre raison d'existants véritables, ou de variations dans
a plus d'un genre d'existence )) ; ou inversement : < le mot d'exis- les degrés de leur existence.
tence est univoque >>, s'affronteront non seulement les concep-
tions métaphysiques, mais, comme il est juste, les conceptions
$ 12. Et la réalité humaine aussi deviendra bien riche, s'il
apparaît qu'elle implique plusieurs genres d'existence ; qu'un
pratiques de I'existence les plus opposées. Selon la réponse, tout homme pour exister pleinement, pour conquérir toute sa vérité
l'univers et la destinée humaine changent d'aspect ; surtout si on d'être, doit occuper aussi bien (pour suivre l'analyse biranienne)
les combine en les croisant avec ces deux propositions : < Il y a son existence biologique que son existence sensitive, perceptive et
plus d'un être >>, ou bien < l'être est unique >>. Portes de bronze réflexive, puis enfin son existence spirituelle. Elle apparaîtra au
ouvrant et fermant, de leur battement fatidique, dans la philo- contraire bien simple et bien rationalisable si, de ces genres
sophie de grands espoirs, dans I'univers de vastes régions. d'existence, un seul est réel ; si, par exemple, une dialectique
$ 10. C'est que le monde entier est bien vaste, s'il y a plus matérialiste suffit à poser l'existence totale ; ou si l'individu n'a à
d'un genre d'existence ; s'il est vrai qu'on ne l'a pas épuisé, se composer qu'une existence temporelle, sans se préoccuper des
quand on a parcouru tout ce qui existe selon un de ses modes, < points à f infini > (pour ainsi parler) de son être ; s'il n'y a pour
celui par exemple de l'existence physique, ou celui de l'existence lui aucune existence hors du temps que son ignorance à cet égard
psychique ; s'il est vrai qu'il faille encore pour le comprendre puisse méconnaître ou laisser vacante. Et une seule petite
I'englober dans tout ce qui lui confère ses significations ou ses phrase : << il n'y a qu'une seule manière d'exister )) ; ou bien : < il
valeurs ; s'il est vrai qu'en chacun de ses points, intersections y en a plusieurs >, décidera de tout cela.

I
84 Les dffirents modes d'existence Position du problème 85

$ 13. J'ai observé, dit le physicien ou l'astronome, des posi- Question pratique aussi. Tant il est de grande conséquence
tons et des neutrons, des électrons représentables par intermit- pour chacun de nous de savoir si les êtres qu'il pose ou qu'il sup-
tence, et qui dansaient le Ballet des Quanta sur la scène de pose, qu'il rêve ou qu'il désire, existent d'une existence de rêve
l'espace et du temps, en rentrant parfois dans les coulisses de ou de réalité, et de quelle réalité ; quel genre d'existence est pré-
I'Indéterminé; j'ai vu des galaxies en expansion, de dimensions paré pour les recevoir, présent pour les soutenir, ou absent, pour
épouvantables à ma petite pensée humaine. Mais tout ceci les anéantir ; ou si, n'en considérant, à tort, qu'un seul genre, sa
avait-il une existence physique, objective et cosmique ; ou une pensée laisse en friche et sa vie en déshérence de riches et vastes
existence de raison et de représentation; ou enfin une exis- possibilités existentielles.
tence microscopique et télescopique ; je dis, qui soit substan- Question, d'autre part, remarquablement limitée. Elle tient
tiellement liée à celle de la chose microscope ou de la chose bien, nous le voyons, dans celle de savoir si ce mot : exister, a ou
télescope ? non le même sens dans tous ses emplois ; si les différents modes
d'existence qu'ont pu signaler et distinguer les philosophes méri-
, J'ai rêvé de toi, disent Goethe à Ennoia-Hélène ou Vigny à
Eva. Mais (devront-ils dire encore), y a-t-il place pour toi dans le tent pleinement et également ce nom d'existence.
monde réel, ou bien l'être qui t'incarnerait ne serait-il pas, par sa Question positive enfin. L'une des plus importantes, par ses
manière essentielle d'être, indigne de toi ? Es-tu, dans ta subs- conséquences, que puisse se proposer la philosophie, elle se pré-
tance, un être de rêve, et < fait de l'étoffe dont sont faits les sente sous forme de propositions précises, susceptibles de critique
rêves >>, comme dit Shakespeare, donc labile et précaire ; ou bien, méthodique. Recenser les principales de ces propositions. dans
procédant en moi de causes profondes et de raisons véritables, l'histoire de la pensée humaine ; en ordonner le tableau ; cher-
es-tu un être nécessaire ? Est-ce simplement une fermentation cher de quel genre de critique elles sont justiciables ; c'est là une
physiologique qui te soutient ? Es-tu I'Eternel Féminin, l'Eternel tâche substantielle.
Idéal, ou l'Eternel Mensonge ? Es-tu une nécessaire et constante $ 15. Faut-il y introduire en présentant exemplairement une
présence, ou faut-il te chercher du côté de ce que jamais on ne glane de distinctions existentielles ramassées au hasard : être en
verra deux fois ? acte et être en puissance ; existences explicite, implicite et compli-
J'ai rêvé de moi, meilleur que moi-même, plus sublime. Et cite ; modes de l'aséité et de l'abaliété, de I'ipséité et de l'altérité ;
cependant c'était moi, moi plus réel. Ce moi sublime est-il un exister formellement, objectivement, éminemment ; existence an
être de vérité ou d'illusion ; de vie objective transcendante ou de sich, ftir sich, bei sich (Hcgel) ; existence immédiate primaire
vie psychique contingente et subjective ? Une essence, une enté- (Urerlebnis), ou médiate et de réalité appréciée (Reininger);
léchie ; ou l'extrapolation illégitime d'une tendance ? Et de quelle existence cognitive-réelle et émotive-imaginaire, divisible en
manière serai-je le plus sage et le plus positif ; en disant : cela affective et volitionnelle (H. Maier) ; Dasein, Zuhandensein, Vor-
n'existe pas ; ou en m'attachant à cela pour en vivre ? handensein, etc. (Heidegger) ? Qu'importent de telles distinctions
$ 14. Tel est le problème. Ou plutôt telles sont les questions si on ne sait de quels points de vue elles résultent, lesquelles sont
auxquelles une droite discussion du problème devrait permettre I
compatibles ou non entre elles, quelle portée exhaustive elles
au philosophe de répondre avec tranquillité. peuvent avoir ?
I
Question clé, disions-nous tout à I'heure ; point crucial où IJne revue historique des positions successives du problème
convergent les plus grands problèmes. Quels êtres prendrons- serait plus utile ; mais les proportions de ce petit livre la rédui-
I
nous en charge par l'esprit ? La connaissance devra-t-elle sacri- I
raient à un raccourci insupportable ; et l'essentiel s'en retrouvera
fier à la Vérité des populations entières d'êtres, rayées de toute t ultérieurement. Elle nous montrerait du moins : comment la
positivité existentielle ; ou devra-t-elle, pour les admettre, dédou- pensée des primitifs, ou du moins la pensée antérieure à la philo-
bler, détripler le monde ? t
sophie, fut surtout sensible à des distinctions existentielles axio-

I
t

e
86 Les dffirents modes d'existence Position du problème 8',7

logiques, qui s'inscrivent souvent dans des témoignages philolo- et existence nouménale ; mais reconnu quantité d'autres modes,
giques (profane et sacré ; genres < fort >> et << faible > de la langue plus ou moins traditionnelsl. Comment Hegel a transformé les
des Masai, animé et inanimé, fictifs, de l'algonquin; principes modes les plus importants de la tradition en moments dialecti-
yin et yang de la pensée chinoise). Comment, au stade philoso- ques successifs. Comment enfin la continuité du mouvement qui
phique, la distinction ionienne du paraître et de l'être aboutit passe par Krause, Lotze, Meinong, Baldwin, aboutit aux écoles
(partant de l'opposition existentielle du phénomène à la subs- phénoménologiques et existentialistes, dont les principales carac-
tance) au monisme éléatique, basé sur la valeur ontologique téristiques sont d'une part, de postuler le droit de considérer
accordée au principe du tiers exclus. Comment Platon renouvelle I'existence à part de ses investissements, provisoirement mis entre
la question par cette idée géniale : le non-être, ce n'est pas priva- parenthèses ; d'autre part de tendre à multiplier presque indéfini-
tion d'existence, c'est, par rapport à tout mode déterminé d'exis- ment ses modes, en intégrant indissolublement l'un à l'autre, l'at-
tence, l'être-autrement. Comment il en résulte un pluralisme exis- tribut et la copule ; si bien que : être homme, être dans le monde,
tentiel auquel Aristote a donné certains thèmes essentiels (être en être passé, être présent, être futur, être appartenant, être dispo-
acte et être en puissance ; problème du statut des imaginaires ; nible, être lointain, etc. ; autant de manières d'être, moins au
du statut des futurs contingents...), et qui se développe au sens faible de l'expression (modes de détermination d'un suppôt)
Moyen Âge, dans un consentement ,nuni-e à une piùralité qu'au sens fort : moyens d'exister, conditions spécifiques
extrême des modes d'existence (qu'on songe à l'importance du d'existence, voies parcourues ou à parcourir pour obtenir accès à
seul problème de l'existence du singulier et de celle de l'univer- l'être, modes de l'intentionnalité constituante.
sel), auquel la seule dissidence importante est celle de Duns Scot, $ 16. Une telle revue historique mettrait surtout en évidence :
soutenant l'univocité de l'être contre la théorie thomiste de l'ana- d'abord la solidarité d'un butin qui unit les plus récentes instan-
logie. Comment, entre Aristote et la scolastique, s'interpose une ces aux expériences inécartables de la philosophia perennis;
importante action de Plotin, proposant d'une part I'unification ensuite, I'urgence de classer, d'ordonner tout cela, de chercher
des modes d'existence, au-delà de I'existence même ; d'autre part s'il se dispose en tableaux complets, d'où I'on puisse tirer
I'idée de degrés intensifs de l'être, qu'il estime omis par les péri- quelque vue d'ensemble, quelque coup d'æil synoptique sur
patéticiens, idée qui se retrouvera tant chez les gnostiques (Basi- I'existence dans sa totalité ; enfin, la division du problème en
lide) que chez les chrétiens (Origène, saint Augustin, Némésius, trois questions principales.
Enée de Gaza, Denys l'Aréopagite) et jusqu'à nos jours (Bradley La première est celle des modes intensifs de I'existence. Avant
ou Marvin, degrés ou niveaux) après avoir pris une signification de demander : ceci existe-t-il, et de quelle manière ; il faut savoir
particulière à la Renaissance avec G. Bruno (théorie d'un mini- s'il peut être répondu par oui ou non, ou si l'on peut exister - un
mum et d'un maximum de chaque existence singulière). Com- peu, beaucoup, passionnément, pas du tout...
ment Descartes a voulu réduire autant que possible les modes La seconde, celle des modes spécifiques proprement dite, est
d'existence, et a dfi pourtant reconnaître la non-univocité des dominée par I'opposition de deux méthodes. On peut considérer
substances créées et incréées, la différence du principe existentiel
de l'union des deux substances et de chacune d'elles isolément.
Comment Berkeley, tout spécialement, a pris parti contre la pos- 1. Rien que dans la discussion des paralogismes de la raison pure, Kant fait interve-
sibilité d'une < idée générale de l'être >>, et a signalé certaines de nir successivement ces distinctions : existence comme sujet et existence comme prédicat ;
existence propre du moi et existence des choses hors du moi; existence a priori et exis-
ses espèces (les âmes et les idées, la relation et la signification) tence déterminée au point de vue sensible; existence diversifiée selon la modalité (exis-
comme irréductibles et radicalement hétérogènes ; les corps enfin tence de fait, ou possible, ou nécessaire), différente de l'existence comme catégorie. Enfin
existence intensive, considérée comme <( degré de réalité par rapport à tout ce qui cons-
n'existant < que dans un sens secondaire et relatif >. Comment titue I'existence > (plus ioin : < pluralité non de substances mais de réalités formant un
Kant a non seulement proposé le thème : existence phénoménale quantum d'existence >).

*
88 Les dffirents modes d'existence

I'existence investie, et prendre en charge le contenu ontique total


de la représentation humaine, pour en classer les modes et en
soupeser la teneur existentielle positive ; ou bien (considérant Crnptrnp II
que l'existence peut se trouver, non seulement dans les êtres,
mais entre les êtres) partir d'une donnée ontique aussi restreinte
que possible, et chercher par quels glissements, par quelles liai- Les modes intensifs d'existence
sons (représentant des modes nouveaux d'existence) on peut
passer du même à l'autre.
Ces deux méthodes donnent des résultats différents. L'une et
I'autre sont également valables. Nous verrons qu'on peut en
coordonner les résultats, et reconnaître dans l'existence, tant les
manières d'être des divers étants que les modulations diverses du
fait d'exister, ses échos et ses appels de proche en proche ; distin-
guant ainsi (pour user d'une comparaison philologique), des Esprits durs et esprits tendres. Tout ou Rien. - Le devenir et le possible
comme degrés d'existence. - Entre l'être et le non-être : niveaux, distances et
< sémantèmes >> et des < morphèmes > de l'existence (voir plus effets de perspective. - L'existence pure et I'existence comparée. - L'occupation
loin $ 73 et 76). ontique des niveaux. - Existence pure et aséité. - Existence et réalité.
La dernière question est celle de la recherche des unifÏcations
possibles, mettant en cause la notion de surexistence. $ 17. Exister pleinement, intensément, absolument, quel idéal !
Ce triptyque fournira ses cadres au plan général de notre Sortir de cette incertitude de soi-même où l'on se cherche en vain
enquête. dans un brouillard d'irréalité, aux rives du néant ! Siéger, en tout
arroi de I'acte d'être ! Quel idéal ; mais aussi, comme tout idéal,
peut-être quelle rêverie ! Peut-être quelle absurdité ! Est-il vrai
qu'on peut n'exister qu'à moitié ? Toutes choses, aussi bien cette
pierre que cette âme, dès qu'elles existent, ne sont-elles pas égales
dans l'existence ? Est-il des existences fortes et faibles ? L'exister
est-il susceptible de plus ou de moins'?
Oui, répondront ceux qui ont éprouvé ou qui savent imaginer
fortement cette impression de demi-existence ; ceux aussi pour
qui le mot d'existence représente moins un fait qu'une valeur ;

1. D'un point de vue philologique on pensera aux deux ( genres >, faible et fort, de
la langue des Masai, dont il vient d'être question ($ l5). D'un point de vue logique, on
pensera à l'opposition des classifications par classes et des classifications par types, ces
dernières, sous leur aspect logistique, visant à saisir < les propriétés graduables des choses,
I c'est-à-dire les qualités qui ne sont pas propres ou non à un certain objet, mais qui lui
sont propres à un degré plus ou moins élevé ). Cf. C. G. Hempel et P. Oppenheim, Der
I
Typusbegriff im Lichte der neuen Logik, Leide, 1936. V. leurs conclusions sur le remplace-
i. ment de < l'opposition statique ou-ou >> pat < l'opposition dynamique p/us ou moirts >> ; et
appliquer cela à l'idée de l'existence comme (( propriété graduable >. C'est à Benno
Erdmann que remontent principalement ces spéculations.
I

ft
90 Les dffirents modes d'existence Les modes intensifs d'existence 9L

ceux pour qui I'existence est un acte, susceptible de tensrons réalité est multiple, parce qu'elle forme en peu de temps beau-
diversesl. coup d'idéest.
Non ! répondront au contraire certains esprits rigoureux et Ou bien encore cette richesse s'appuiera sur une quantité, non
même rigoristes, dressés dès l'enfance à fonder la vertu de véra- ontologique, mais logique. Un genre biologique paraîtra plus
cité sur une stricte séparation de la chose qui est d'avec la chose riche d'existence, plus réel, parce qu'il renferme beaucoup d'espè-
qui n'est pas. Âmes iudes, peu enclines à l'indulgence pour ces ces (sans tenir compte du nombre des individus)2 ; une pensée
limbes intermédiaires où se jouent confusément l'insincérité et la paruîtra existentiellement pleine, et fortement réelle, parce qu'elle
mythomanie aussi bien que le vague à l'âme et les aspirations se module à travers des formes très diverses3.
existentielles troubles et confuses. On a l'existence, ou on ne I'a Même en ce qui concerne les valeurs, le bien et le mal (ce
pas, diront-ils. On est dans l'être, ou au dehors. Et fût-on à che- domaine privilégié, selon une certaine tradition, de la privation
val sur la limite, moitié dans l'être et moitié au dehors, il ne fau- ou de la plénitude) nos rigoristes récuseront toute possibilité de
drait pas dire qu'on existe d'une existence faible ; il faudrait dire les interpréter en degrés d'être ; et ne leur accorderont d'existence
qu'une partie de soi existe, pleinement, réellement, totalement, et réelle qu'autant qu'on peut les réduire au : ceci est ; par exemple
que l'autre n'existe pas. en les considérant comme des jugements, ayant une plus ou
$ 18. Donnons d'abord la parole à ces rigoristes. moins grande extension comme fait sociala.
Ils reconnaîtront qu'une existence peut être plus ou moins De même en ce qui touche le devenir. On se refusera par
riche ; qu'elle peut assembler en soi beaucoup d'être. Mais, exemple à considérer dans l'enfant l'ébauche d'un adolescent,
diront-ils, ce quantitatif est extensif. On peut occuper des dimen- dans I'adolescent l'ébauche d'un homme, ébauches plus ou
sions cosmiques étroites ou vastes, comprendre en soi peu ou moins éloignées d'une acmè, c'est-à-dire del'êtat de l'être parfait
beaucoup d'idées ou d'atomes ; embrasser plus ou moins d'es- qui leur sert de terme. On nous conviera à voir dans I'enfant
pace ou de temps ; enfermer une plus ou moins grande multipli- de 3, de 7, de 12 ans, autant de réalités à prendre telles quelles,
cité. Un genre sera riche d'existence qui rassemble un grand comme se sulfisant à elles-mêmes ; et sans rien de virtuel, sans
nombre d'individus. De même une pensée paraît intense qui en rien qui soit à mi-chemin entre le néant et cet être parfait auquel
on prétend le référer.
1. Dans les philosophies auxquelles on attribue, un peu trop globalement, l'étiquette
d'existentialistes, on observe à cet égard deux attitudes fort opposées. L'une (la plus authen- l.Rien n'est plus lrappant que la manière.dont Spinoza tend à réduire les intensités
tique peut-être, en tant que l'existenrialisme se réclame de Kierkegaard) prend l'existence existentielles à des questions de pluralité. Cf. Ethique,I, prop. IX ; IV, prop. XXXVIII,
comme possédée en fait, antérieurement à tout effort (vain peut-être, dit Jaspers; V, prop. XI, XIII, XXXUII, XXXIX; etc.
v. Vernunft u. Existenz) pour en prendre connaissance philosophique. Cf. Berdiaeff, Cinq On sait d'autre part que Bergson veut substituer aux intensités des diversités, mais
qualitatives, où la pluralité ne joue que d'une manière presque indéfinissable. On peut
Médit. sur I'exist., h. fr.,p.62-64; ou S. Frank, La Connais. et l'Être, tr. fr., p. 127.L'attre,
issue de la phénoménologie et teintée de romantisme, considère I'existence comme lait facile
regretter à certains égards pour sa philosophie que sa critique initiale de la notion de
peut-être à connaître, mais toujours à atteindre, à accomplir et à conquérir, et toujours quantité intensive l'ait conduit à se détourner des problèmes de l'existence intensive. Pour
lointain. C'est I'attitude de Heidegger. On observera que G. Marcel, qui semble d'accord lui, en somme, il est deux modes d'existence, I'existence < en position serrée >> et I'exis-
avec Berdiaeff dans Être et Avoir (p. 227) ou dans la Première Partie du Journal mëta- tence en position dispersée > (comme parlent les harmonistes). Par ailleurs, tout < plus
<<

physique, où l'idée d'existence est étroitement liée au type de l'existence corporelle, tend vers ou moins > est extensiL
la seconde attitude dans la Deuxième Partie, où I'idée d'existence est identifiée à celle de 2.Y.p. ex. É. Rabaud, <Adaptation et statistique >>, Rev. phq., lg37,ll, p. 28 sq.
salut. Chez cet auteur, l'opposition de l'être et de l'existence est marquée au point de lui 3. Cf. textes, notamment d'Amiel, rassemblés dans C. Saulnier, Le Dilettantisme,
laire dire que < l'expression l'être > est elle-même détestable et vide de sens (.ibid., p. 181 ; à
p. 123, etc.
propos de la question du < vouloir être >). Quant à L. Lavelle, dont la situation est plus 4. C'est ainsi que la question d'existence, sous la forme de la modalité assertorique
du jugement, opposée à l'optatif ou à l'impératif, est à la base des idées de L. Lévy-Bruhl
complexe, on rapprochera avec intérêt, de tel passage d'un ouvrage plus ancien (ex. Pré-
sence totale, p. 88) une longue note sur l'univocité dans un article récent (< De l'insertion du
sut La Morale et la science des meurs. On peut en rapprocher certaines idées de Calliclès
moi dans l'être par la distinction de l'opération et de la donnée >, Tijdschrift voor Philos., ou de Thrasymaque dans Platon, quant au problème de savoir si la morale est, notam-
nov. 1941,p.728).- VoirenfinMauriceBlondel, L'Etreetlesêtres,p. ll,23,102,etc. ment comme fait naturel.
92 Les dffirents modes d'existence Les modes intensifs d'existence 93

Point de vue qui, niant l'acheminement graduel du néant à Soit. Mais n'y a-t-il pas là une cote mal taillée, une idée
l'existence, postule plus ou moins l'accomplissement complet de trouble évoquant à la fois, dans un statut bâtard, deux idées
tout être, l'impossibilité d'un arrêt à mi-chemin. < I1 n'est pas au entre lesquelles il faudrait savoir choisir ? C'est d'une part, l'idée
pouvoir du non-être d'empêcher l'être de se constituer tout de genres différents d'existence - le possible, I'en-puissance, le
entier ; il n'est pas au pouvoir de l'être, de faire qu'il y ait ici ou prêt à émerger êtant à côté de l'actuel, du réel, et comme vus en
1à plus ou moins d'existence > (Parménide, v. 103 sq.). transparence à travers lui dans un autre ordre de réalité. C'est
Une loi du Tout ou Rien oblige alors à poser sous la forme d'autre part l'idée d'une sorte d'existence faible, balbutiée en des-
de l'oppositio medio carens tous les problèmes d'existence. Ainsi sous du seuil intègre de l'êtrel.
Pascal nous presse : Dieu est, ou il n'est pas. En vain le libertin, La vêrité est qu'il y a, c'est certain, quelque chose d'implexe
contemporain de Pascal ou futur renaniste, voudra s'évader vers dans ces idées de possibilité, de futurité prête à l'émergence, dont
l'idée d'un Dieu existant plus ou moins, ou en quelque sorte ; se contamine facilement le problème des degrés d'existence. Mais
par exemple à titre d'idéal' ; ou de donnée réflexive immanente; ce n'est point à dire que celui-ci soit un faux problème. La diffi-
ou parce qu'on identifiera son existence douteuse à une sorte de culté est de bien voir sur quel juste terrain il se pose, et de
faiblesse d'existence. Non, dit Pascal, il faut parier. Croix ou déblayer ce terrain de toutes sortes de végétations parasites. Pour
Pile. y parvenir, il faut suivre le mouvement dialectique qui l'engendre
$ 19. Qu'ils sont plus souples, plus nuancés, plus aimables, ces à partir d'une affirmation existentielle.
philosophes qui reconnaissent bien des intermédiaires entre l'être Aussi bien, jusqu'ici, en opposant les deux thèses extrêmes
et le non-être ; pour qui le possible, l'en-puissance, f infini même qui s'y affrontent, nous avons trouvé surtout deux attitudes
(comme chez Aristote)2 s'approchent seulement de l'être et font spontanées de pensée, qu'on peut référer à l'opposition chère à
milieu entre le non-être et lui ; ou encore ces hommes de science James des esprits durs et des esprits tendres. Nous sommes
qui, étudiant une évolution, y discerneront sous le présent le encore dans le domaine de I'opinion, de la doxa.
futur déjà à moitié route de l'être, et n'ayant besoin, pour émer-
ger, que d'un peu de maturation3. ***
1. Nous pensons à Renan, parce que cette âme tendre, ironique, fuyante, s'est expres-
$ 20. Je pense, j'existe. Cela peut être donné d'un coup,
sément élevée contre l'idée de faire tenir dans le Tout ou Rien existentiel le problème reli-
comme indissoluble et tout fait. Mais dès que l'existence se dis-
gieux. Cf. Drames philosophîques, p. 78 : < Tout ce qui est idéal non substantiel n'existe tingue tant soit peu de la pensée, qui lui sert de preuve et de
pas pour le peuple. Quand i1 dit: ceci n'existe pas, tout est fini. Je tremble pour lejour où témoignage, la possibilité du doute et la nécessité de modulations
cette terrible façon de raisonner touchera Dieu. >
2. < Puis donc qu'on ne peut se passer de I'infini, et qu'il ne peut non plus exister au
intensives s'introduisent avec f idée de mesure : j'existe dans la
sens plein, il faut lui reconnaître une existence inférieure à l'existence pleine, et cependant mesure où je pense.
distincte du néant. Ce mode intermédiaire d'existence qu'Aristote reconnaît d'une manière
générale et dont la solution du problème de l'infini n'est qu'une application particulière, l. On sait que la critique bergsonienne de l'idée de possible (La Pensée et Ie mouvant,
c'est la puissance > (Hamelin, Système d'Aristote, p. 28\. p. 115 sq.) outre f idée d'une non-impossibilité pratique, sur laquelle nous reviendrons -
3. V. sur la notion d'émergence, en rapport avec l'idée de développement: Newman; consiste surtout à y montrer une illusion venant du rejet sur le passé d'un présent déjà
avec les degrés de réalité : Bradley ; d'un point de vue réaliste : Whitehead, Hobhouse, fait, et qui alors apparaît rétrospectivement comme ayant été antérieurement possible,
Broad. Songer à l'< évolution émergente > de Lloyd Morgan ; et à son rôle dans la cons- puisque elfectivement advenu. Spinoza avait présenté I'idée du possible comme relative à
truction de I'univers selon Alexander. D'un point de vue biologique et psychologique notre ignorance de la détermination des causes à produire ou non une chose (v. Ethique,
expérimental, consulter p. ex. les documents qu'on trouvera réunis dans I'Année psycholo- éd. Appuhn, p.93,427 et 447). Comme étude récente mettant l'idée de possible surtout en
gique, p. ex., 1926, n" 576 sq. ; 1931, no' 269 sq.; etc. ; études de Coghill, Carmichael, rapport avec la pluralité des genres d'existence, v. dans le vol. XVII (Possibility) des Uni-
Shephard et Breed sur la maturation des schèmes de compofiemenl (maturing behaviour versity of California PublicaTions in Philosophy, particulièrement l'étude de G. P. Adams. -
patterns) et sur leur émergence successive et spontanée à divers stades de développement. Sur ce qu'il peut y avoir de positil dans l'idée de possible, sans que cela en fasse pourtant
- Bergson a employé la notion de maturation (cf. Evol. cr., p.3l). un véritable mode d'existence, v. plus bas $ 60.
94 Les dffirents modes d'existence Les modes intensifs d'existence 95

Descartes hésite. S'il prend, sans déférer à I'attitude réflexive, substantiellement différente de la
mienne, mais également
la pensée et I'existence comme données ensemble fie suis, je actuelle ? Ou enfin, s'agit-il d'autres moments de ma pensée,
pense, je suis pensant ; c'est tout un), I'existence lui paraît suffi- comparée à elle-même en ses instants divers, plus ou moins luci-
sante, et le problème même du tout ou rien ne se pose pas : le des, plus ou moins achevés ? Enfin, cette double distance de moi
tout est seul donné. Je suis dans l'existence, initialement et com- à I'archétype de la pensée et de moi à l'existence complète
plètement. Puis-je même concevoir mon néant ? En fait, aucun répond-elle à deux ordres distincts de faits, ou s'agit-il d'un seul
effort n'a été fait pour cela. Le Cogito n'est pas une vérité qui se et même fait, considéré sous deux points de vue différents ?
rétablit, qui s'instaure, après un instant tragique de totale disso- Autant de questions auxquelles on peut répondre diverse-
lution dans le doute universel. Il n'a pas été compromis, même ment ; auxquelles historiquement on a diversement répondu.
par I'hypothèse du malin génie. C'est une vérité qu'on trouve Lorsque Kant reprend la question, lorsque, dans son importante
subsistante, seule inatteinte par le doute. Un pilier de marbre discussion dr Phédon de Mendelssohn, il introduit cette idée :
intact après I'incendie ; non une colonne à construire. pour un être conscient, les degrés de conscience impliquent des
La conception corrélative du néant et de I'existence intégrale, degrés d'existence ; il conçoit ces degrés de conscience comme
et mon statut intermédiaire entre les deux, viennent de la introspectivement saisissables par I'observation. L'éloignement de
réflexion sur les rapports de I'existence et de la pensée, réflexion la pensée à sa perfection est conçu sur la base d'une comparaison
qui sépare les deux termes en saisissant leur rapport. Je suis pen- entre les divers moments d'une même pensée, entre les divers états
sant. Mais que suis-je ? Qu'est-ce Je ? C'est une chose qui pense. de lucidité d'une même monade. Lorsque l'existentialisme phéno-
Et qu'est-ce que penser ? Car ce Je n'existe, pensant, que si c'est ménologique réfère cette distance à celle d'une pensée mondaine
ici une vraie pensée. par rapport à une pensée transcendantale, il s'agit d'un archétype
Du coup, mon existence n'est plus absolue ; elle est référée à inactuel, situé dans un autre genre d'existence que ce qui s'y éta-
autre choser. L'essence de Ia pensée devient I'origine d'une abs- lonne, bien qu'il n'en soit pas substantiellement distinct.
cisse, son existence complète celle d'une ordonnée. Autant ma Mais Descartes lui-même avail pris parti. Pour lui, I'archétype
pensée actuelle est éloignée de la perfection absolue de la pensée, est transcendant, mais substantiel et actuel. C'est Dieu qui sert de
autant je suis éloigné de la perfection absolue de I'existence. L'un terme de référence. Quant à ma distance à lui, elle est question de
est fonction de l'autre. ressemblance. Par ma volonté je suis fait à son image, et vraiment
D'où toute une construction. L'existence se mesure. Elle a son égal ; par mon intelligence, I'image est imparfaite. Il y a des
son zéro et son infini ; et j'y occupe une position. C'est une gran- degrés de ressemblance. Ma ressemblance intellectuelle à Dieu est
deur, et une grandeur mesurable. à la fois positive et médiocre. Corrélativement, entre le zéro et
Mesurable ? assurément cela manque de précision. Que I'infini de l'existence, ma situation est intermédiaire. Elle est fonc-
signifie au juste cette distance de ma pensée à l'archétype ? tion de cette ressemblance imparfaite, et se mesure à elle. Toute-
S'agit-il d'une différence de nature, ou de valeur ? S'agit-il fois, bien que ma distance à Dieu et ma distance à l'être soient dis-
d'une ressemblance plus ou moins grande ? Et cet archétype tinctes en raison, en tant que I'une mesure l'autre, à d'autres
même est-il un étalon abstrait, notionnel , une pure essence de la égards elles représentent un seul et même fait, puisque c'est par
pensée ; ou s'agit-il d'une autre pensée, servant de type ; pensée Dieu que j'ail'ëtre, et que j'en suis substantiellement dépendant'.

1 . Il y a accord sur ce point entre le cartésianisme et la thèse phénoménologique-exis- l. < Lorsque je considère que je doute, c'est-à-dire que je suis une chose incomplète
tentialiste brièvement rappelée plus haut ($ 15) : inséparabilité du prédicat et de la copule et dépendante, l'idée d'un être complet et indépendant, c'est-à-dire de Dieu, se présente à
dans les jugements de subsomption. Être homme, c'est exister dans la mesure ou I'on est mon esprit... Je suis comme un milieu entre Dieu et le néant... Si je me considère comme
vraiment homme. A rapprocher de la théorie thomiste de Ia veritas in essentlo. participant en quelque sorte du néant ou du non-être, c'est-à-dire en tânt que je ne suis
96 Les dffirents modes d'existence Les modes intensifs d'existence 97

Le dernier point réintègre à certains égards le degré d'exrs- évaluable. Corrélativement, l'être et le non-être leur seront quan-
tence au sujet même, en tant qu'il trouve en lui un certain degré titativement mesurés et dosés. Tel l'échanson mesure le vin et
d'aséité, une puissance forte ou faible de se soutenir dans l'être et l'eau dans le cratère ; tel le potier mesure le sable et l'argile pour
d'exister en soi et par soi. Mais Descartes nie en somme cette faire sa pâte ; tel le Démiurge mesurera à chacun la part d'être et
aséité, et pose que je n'ai par moi-même aucune puissance de me de non-être qui lui revient. Recette (si l'on ose dire) pour une
soutenir. On peut donc, au moins provisoirement, faire abstrac- pierre : trois quarts de non-être, un quart d'être. Pour un bæuf :
tion de ce point de vue immanentiste entrouvert et aussitôt half and half. Pour un homme, un quart de non-être, trois quarts
refermé et considérer les deux distances, chez Descartes, comme d'ôtre. Homo duplex. Une double nature lui est impartie, en juste
si elles étaient deux ordres distincts de faits. proportion. Cela n'a rien d'intensif, cela est purement du domaine
$ 21. Qu'en résulte-t-il? de la quantité arithmétique et partant extensive. Le non-être, ici,
Une chose bien importante. c'est bien toujours, selon la vraie tradition platonicienne, I'Autre.
On peut se demander en effet si Descartes ne dépasse pas La quantité de non-être qu'enferme la nature humaine, c'est la
pour ainsi dire le but; si, dans la construction où il s'arrête, sub- quantité d'Autre qu'il renferme. Au lieu de mettre d'abord en pré-
sistent encore vraiment des degrés intensifs d'existence. sence le tout et le zêro, puis d'engendrer l'homme en raison pro-
Les degrés de ressemblance avec Dieu s'apparentent à cette portionnelle, on peut bien se placer d'abord en face de l'homme,
grande vision du monde en degrés hiérarchiques qui appartient comme le feront Némésius, et puis Pascal, et le soupeser en être.
généralement au courant platonicien, et qui reste en son fond S'il paraît vide et creux, peu dense en être, c'est qu'on ne consi-
bien distincte de I'idée d'un monde en degrés d'existence. Chez dère momentanément que ce qu'il contient d'être. Mais la raison
Basilide, Énée de Gaza, saint Augustin, Origène, Denys 1'Aréo- est toujours proportionnelle. Elle fait I'homme avec du même et
pagite (cf. plus haut $ 15) nous trouvons de même un monde par de l'autre, qui I'un et l'autre contribuent à sa nature, à la pléni-
échelons, avec des degrés d'éloignement par rapport à Dieu. Par tude totale accomplie par les deux principes.
exemple cet éloignement se marquera par une diminution pro- Descartes, dans le texte cité plus haut, s'exprime bien selon
gressive des effets de la bonté divine (Bonum sui diffusivum), cette forme de pensée. Et dans la mesure où, algébriste et géo-
résultat de sa justice distributive'. mètre, il pense un peu autrement, dans la mesure où il conçoit
Le bien et le mal seront ainsi quantitativement répartis, et plutôt la situation humaine entre l'être et le néant comme une
chaque créature en participera plus ou moins, en recevra une part distance sur un axe, cette évaluation, pour être géométrique, n'en
reste pas moins du domaine de la quantité extensive.
pas moimême le souverain être... je me trouve exposé à une infinité de manquements > ç22.8t tout cela, qu'on ne I'oublie pas, reste valable pour les
Descartes, Méditations, IV, 1-3. Voir aussi Réponses aux premières objections. L'interpré- conceptions kantiennes, husserliennes ou heideggériennes, en
tation de cette participation comme constituant effectivement des < degrés de réalité > est tant qu'elles évaluent les degrés d'existence de l'être conscient, de
formellement affirmée dans Rép. aux secondes obj., ax. IV et VI.
Il est intéressant de rapprocher de tout cela les idées exprimées par Pascal dans le l'être pensant ou de l'être humain comme des distances par rap-
fragment des Deux lnfnis (Pensëes, éd. Brunschvicg, n' y
72). Pascal présente le port à une conscience lucide, ou une essence de pensée, ou un
< milieu > entre l'être et le néant comme nous étant < échu en partage >. Le rang de f in- accomplissement des intentions ; et partant, qu'elles conçoivent
telligence dans l'ordre des choses y est spécifié par < le rang de notre corps dans l'étendue
de la nature >. Et pour celui-ci, le néant est la limite de l'infiniment petit, l'être est l'inhni
la distance de l'être qui s'interroge et de l'être pleinement exis-
en grandeur. La nécessité de considérer ces rapports comme existentiels est nettement tant comme un éloignement de lui par rapport à lui-même; éloi-
affirmée. < Le peu que nous avons d'être nous dérobe la connaissance des premiers prin- gnement métaphysique, gnoséologique ou même simplement
cipes, qui naissent du néant. > Mais l'infini d'en haut équivaut pour nous à un néant, les
extrêmes étant vis-à-vis de nous dans une même situation : < Nous ne sommes point à
temporel. Combien de temps me faut-il, ou quelles démarches
leur égard. > En Dieu seul se retrouvent et se réunissent les deux extrémités. dois-je faire, et quelles apories dialectiques dépasser, pour me
1. Denys Ar., De div. nom.,lY,20. trouver et m'instaurer moi-même dans mon existence plénière ?
98 Les dffirents modes d'existence Les modes intensifs d'existence 99

Les trois degrés que doit franchir l'homme, selon Maine de si oui, d'où viendrait une telle différence de traitement entre
Biran (le passage de l'existence biologique à l'existence psy- l'existence pure et l'existence comparée ? L'une des deux mérite-
chique, puis, à l'existence spirituelle) sont un passage par trois rait-elle plus ou moins que l'autre le nom d'existence ? Problèmes
plans, par trois grades existentiels qui sont à la fois trois genres à creuser.
d'existence, et trois degrés hiérarchiques ; pour un hégélien, ce $ 25. Toutefois, une ressource s'offre encore, et dont il faut dire
seront trois moments dialectiques. Mais aucun n'est en soi plus au moins un mot, pour donner consistance à I'intensité modale
ou moins réel qu'un autre. Et f intensité d'existence n'apparaît pure : c'est la thèse du peuplement ontique de l'intervallel.
pour ainsi dire que comme un effet de perspective, comme l'éloi- Entre moi et Dieu, la distance serait concrète et substantielle,
gnement d'un être, donné dans un statut d'existence, par rapport non par le nombre des nuits d'ascèse et de purification, mais par
au même être dans un autre statut d'existence, auquel on le la rêalité d'une < hiérarchie céleste )), par la présence, en chaque
réfère. Éloignement soit qualitatif (c'est une perspective degré, d'êtres spirituels ou mystiques qui en seraient les para-
aérienne), soit quantitatif et même mesurable ; nombrable par les digmes (thèse leibnizienne). Entre moi et la cellule originelle,
moments dialectiques ou les genres différents d'existence à tra- au-delà de laquelle il n'y aurait plus que néant biologique, une
verser pour I'atteindre. série positive de vivants me soutient, et donne plénitude et
consistance à I'intervalle qui me sépare du néant (thèse biolo-
gique et évolutionniste)2.
***
Positions historiquement considérables, mais qui, il est à
$ 23. Nous venons d'être mis, par cette analyse, en présence peine besoin de le dire, ne modifient en rien les positions déjà
de faits dont la portée est difficilement récusable. Le plus sou- acquises. Illustrer, concrétiser des degrés perspectifs et des inter-
vent, sinon toujours, les théories philosophiques qui font appa-
raître des degrés intensifs d'existence ne les trouvent pas imma- 1. On sait que L. Lavelle a fortement insisté (cf. notamment L'Acte pur, p. 200 sq.) sur
nents à une existence considérée en elle-même. Ils les font sortir cette notion d'intervalle. Nous insistons, quant à nous, sur l'impossibilité de le concevoir
d'un effet de perspective qui les situent entre des modes diffé- autrement que comme intervalle métaphysique entre deux modes d'existence. Pour
M. Lavelle, < I'intervalle absolu serait I'intervalle même qui sépara le néant de l'être >
rents. Ils sont relatifs, non à l'existence pure (en un genre donné) (ibid., p. 202). Mais, si ce qui précède est vrai, il n'y a d'intervalle entre l'être et le néant que
mais à l'ordre, del'existence comparée. Ils sont au-delà de l'exis- dans ces constructions qui mettent en jeu le même et l'autre, en tant que modes d'existence.
tence pure, pour laquelle l'instance éléatique reste valable. Ils On sait d'autre part l'effort fait par Heidegger pour existentialiser le néant
(cf . Qu'est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin, p. 27): << Le néant est originairement
sont dans l'intervalle entre deux plans ou modes d'existence. antérieur au non et à la négation. > L'angoisse en est la révélation. Tout cela est intéres-
C'est même exactement le passage de l'un à I'autre qui les fait sant à comparer, dans la littérature flrançaise, avec les précises propositions du poète du
apparaître. Pris chacun à part, ou dans leur rapport statique, ce néant, Leconte de Lisle:
qui s'actualisait comme intensif dans l'étape dynamique peut se < L'angoisse du néant te remplira le cæur...
... Ce qui n'est plus n'est tel que pour avoîr été,
résoudre en considérations extensives. Et le néant final des êtres et des choses
Car si les deux genres comparés entre eux peuvent finalement Est I'unique raison de leur réalité... >, etc.
apparaître comme pleinement réels, l'étape de passage, le lien 2. Remarquer la tendance des divers esprits à considérer comme plus réel soit l'inter-
transitif est réel aussi ; et se manifeste par l'expérience positive de valle d'en dessous soit I'intervalle d'en dessus (et aussi, par contamination, le passé et
l'avenir) selon le genre de réalité attribué aux êtres qui en lont le peuplement et
I'intensité existentielle. I'Erfiillung. Consulter les pages importantes de Bergson (Évol. cr., p. 350-354) sur ces phi-
$ 24. On hésite pourtant à annuler, pour ainsi dire, tout para- losophes grecs pour qui toute position de réalité implique la rêalité des degrés inlérieurs
mètre d'intensité dans un seul mode d'existence ; à refuser à une (ou antérieurs). Comparer ces pages avec la curieuse discussion de H. G. Wells (Décou-
verte de I'ayenir, confér. à la Royal Institution, avr. 1902) sur la réalité des êtres du futur.
existence pure toute possibilité de plus ou de moins. Faut-il Rapprocher cela du problèrne des rapports existentiels du grand et du petit, évoqué plus
accepter intégralement dans ce domaine f instance éléatique ? Et bas ($ 9s).

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100 Les différents modes d'existence Les modes intensifs d'existence 101

valles théorétiques par la considération des êtres concrets (imagi- je regarde, là où j'éprouve l'existence, que peu ou pas du tout
naires ou réels) qui leur servent de paradigmes, c'est encore pas- d'existence. Ailleurs et pour autre chose, il n'importe.
ser d'un mode à un autre ; c'est substituer à mon intensité propre Pour bien concevoir cette interrogation terrible, mettant vrai-
une sorte d'échelle extérieure, un escalier aux marches duquel ment en question l'existence, faudra-t-il évoquer le mourant, sur
siègent, anges ou animaux, des créatures d'un statut existentiel un champ de bataille, reprenant un instant conscience et se
absolument différent de celui qui me fait, moi, pleinement ou à demandant si vraiment il existe ? Tolstoi a été hante, littéraire-
demi existant. Ce n'est pas mon existence propre, c'est celle de ment, par cette donnée. Mais ou bien elle est trop littéraire, ou
ces êtres que je mets alors en discussion, et qui prête illusoire- bien indicible et par trop tragique en sa réalité. Nous préférerons
ment sa consistance à la mienne. Il y a toujours circuit de la emprunter au folklore une affabulation quelconque et plus
pensée à travers d'autres modes, d'un caractère ici purement commode.
exemplaire. ç 27. << Un an après, I'homme mort revint sur terre, pour
$ 26. Il faudrait donc, pour éprouver véritablement l'intrin- revoir ce qu'il avait tant aimé. Il revint assoiffé de vengeance >.
sèque de cette plénitude existentielle au sein d'un seul mode Le voici à nouveau existant ; et, par exemple, marchant sur
d'existence, arriver à se débarrasser définitivement de tous ces une route, au bord de la mer, au crépuscule. Il est comme un
systèmes de référence, de tous ces circuits par d'autres plans. 11 homme sortant d'amnésie. Il a de vagues souvenirs, comme
faudrait se mettre en face ou au sein de I'existence spécifique d'une existence antérieure. Existé-je vraiment ? Il se pose la ques-
d'un étant ; l'éprouver pour savoir jusqu'à quel point, dans ce tion : où suis-je ? Comment suis-je ? Ces questions, ne peut-on
statut isolé, elle se soutient elle-même et se manifeste intensive. les renvoyer à plus tard? Tout cela se clarifiera, s'ordonnera, se
Mais ce n'est pas sans une assez difficile ascèse de pensée que consolidera. Mais voici des indices. Ce chemin creux. Cela mène
nous pouvons réaliser cette pureté existentielle. quelque part... Pressentimentsl.
Le Cogito lui-même, disions-nous tout à I'heure, n'y est pas Ceci serait-il un songe ? question mal posée. Si c'était un
parvenu, n'ayant pas réalisé un véritable motif de doute existen- songe, il y aurait quelque part un homme dans un lit, et dor-
tiel. Il faudrait plutôt se mettre dans la perspective ouverte par mant. Il me semble, dit-il, que je suis un homme qui marche'
G. Bruno lorsqu'il parle de l'oscillation d'un être entre son maxi- Sable où mes pieds peinent. Lueurs à l'horizon. Vent hagard et
mum et son minimum. Mais c'est là tout le problème : comment tiède. C'est l'arbitraire de cette donnée qui met en déroute mon
le mode moyen pris comme point de départ sera-t-il assuré de esprit, et qui pourtant me confîrme, m'empêche de croire au
n'être pas un donné pleinement réalisé ; comment sentira-t-on néant... I1 y a quelque chose. Un monde à peine déterminé par
des oscillations réelles autour de ce médium ? Il faudrait les quelques indices, imparfaits et précaires. Je ne suis pas compris,
prendre dans un doute réel de I'homme sur sa propre existence, pour m'y consolider, dans quelque ensemble énorme et indubi-
doute fondé sur I'examen direct de celle-ci ; sur une interrogation table, que je sache et qui réponde pour moi. Il faut que je
si tremblante, si vraiment pénétrée de perplexité, que posant la réponde à moi seul, si faible et dépouillé que je me sente, pour ce
question : suis-je ? elle accepte la possibilité de répondre non. monde à poser, peu à peu, autour de moi. Et en moi, qu'y a-t-il ?
Insistons. I1 ne faut pas soumettre la question : suis-je ; à la Cet amour, ce désir de vengeance. Une mission. J'ai été envoyé
question : que suis-je ? Il ne faut pas que la réponse : je ne suis ici pour quelque chose. Je suis un homme qui va vers quelque
pas, ou, je suis à peine ; signifie : je ne suis pas moi-même ; ou
bien : ce n'est pas moi qui suis, mais quelque chose est, et je ne
1. Naturellement, le lecteur gêné par la fantasmagorie peut supposer qu'il s'agit en
fais qu'y participer. C'est Dieu, par exemple qui est ; ou (trans- d'un amnésique. Mais si celui-ci se pose réellement ainsi son problème. cela revient
réa1ité
position du lch denke au ,Es denkt in mir) c'est le Denken qui est. au même et à ce que nous cherchons : la question est posée sous les espèces concrètes d'un
Il faut que la réponse : non ; ou : à peine ; signifie : il n'y a, là où doute réel.

fi'
ilt
r02 Les dffirents modes d'existence Les modes intensifs d'existence 103

æuvre à accomplir....Je_suis, en tant que cet Envoyé. Je


suis ins_ s'agit pas non plus de l'objectif ou du subjectif, de l'idéalisme ou
trument dans la main d,un Dieu, qui m'a accord é Ia vie en
me du réalisme. Ce ne sont là que des aspects partiels ou technique-
donnant mission; mais ce Dieu'aussi avait besoin àe moi _
avait besoin d'un tel Envoyé. Je le suis, si je trouve Ln
il ment spéciaux du problème général et fondamental. Il s'agit
,urn-
samment forte, la volonté qui légitime ma présence ici, -oi,
(pour parler comme les scolastiques) de l'aséité ou de l'abaliétê
maichant comme de deux genres d'existence : être en soi et par soi, ou être
vers une maison que j'aperçois, que je devais apercevoir...
en et par quelque autre chose. Dans ce rapport du même et de
Ne poursuivons pas trop longuemént la fable. f-uginà"r,
vant la légende, le fantôme danJ la maison, urrirtunl Inuiribt.
,ui_ I'autre, qu'on peut discerner en tout être et que je peux discerner
repas de la femme et du petit enfant de I'autre, ,.niuni,
u., en moi-même, la responsabilité existentielle peut être portée soit
a par I'un soit par ['autre, et se reporter toute d'un côté ou de
spectacle, peu à peu fondre en lui et s'anéantir l; dési;-J. ".
u"n- l'autre, changeant l'équilibre de l'être.
geance et s'évanouissant lui-même, au chant
du coq, à mesure
que s'évanouit en lui ce désir de vengeance qui était Cet autre, quel est-il? Avec I'aséité, il s'agit d'existence
d'être à la fois et son être.
sa raison propre, indépendante, absolue en son mode ; avec I'abaliété,
d'existence réferée.
. $ 28. Pourquoi raconter cette histoire de fantôme ? parce que
chacun de nous est, plus^ou moins, dès qu'il r'i"tèiiog.
Notre fantôme de tout à l'heure existait en tant que mission-
ment sutr, son être, ce fantôme. parce que lui aussl, au
iiirurr- naire d'une mission de vengeance, en tant qu'envoyé. Tel homme
lieu, se sentira constitué existentiellement et consolidé par un appel,
comme de coutume, de se_ sentir compris et embarqué
Jun, ,r' une vocation. Envoyé d'un Dieu, ce Dieu répond pour lui, à cer-
monde qui répond pour lui et le soutient, qui f"ilnt.Jit
poser la question suis-je, ne vient à se poser cette question
O. tains égards ; ou encore, c'est le monde qui répond pour lui, le
pour quelque raison. Et laquelle ? c'est qrr'un instani iL
que monde sur lequel il se sent appelé à donner témoignage. Mais
a accepté qui nous assure que Dieu répond pour nous ? Qui répondra pour
de répondre pour le mondê, au lieu gue'le *;"à;;;;o.0.
lui. Et aussitôt ses forces défaillent. tèl un naufragé a o;aùoro
po.,. lui, affirmant que je n'usurpe point cette mission, et qu'il la
".ffort, et confirme ? N'est-il pas vrai qu'au fond, il restera toujours que
longtemps nagé, rageusem€nt, tranquillem""t, Jtruù,
c'est à moi, à certains égards, et à moi seul qu'il est donné, en
rythmiques de ses bras.et de ses jamtes, par instinËt, pui
m'interrogeant sur moi-même, de sentir si je réponds pour Dieu
nement, parce qu il était pris et soutenu par r'éran et lâ réalité
"rrt.ui
la catastrophe. Et puis, tout à coup, se rend compte qu,il est de ou Dieu pour moi'. Répondre pour Dieu, ou répondre à Dieu ?
Je réponds à Dieu, si je réponds à I'appel et à la vocation du
seul, dans le vaste o9é.1n, à la nage. bu coup il perd
toiies ses dehors par une vocation du dedans, par une réalité intérieure de
forces, au moment où il prend con"science et ne peut que
ser coulerr.
; se lais- la vocation. Et si j'y réponds mal et faiblement, Dieu d'autre
part cesse de répondre pour moi, pour mon existence. Il m'aban-
Là est tout le drame ; dans ce renversement du point de vue,
donne, et le fantôme à nouveau se dissipe, parce qu'en tant
toujours possible en droit, toujours effectuable en fait, àtl
torrt qu'instrument, il n'est qu'un mauvais et faible instrument. S'il
l:=oment,
II ne s'agit pas de l,homme dans le monde (évitons de trahit tout à fait, il s'anéantit tout à fait, en tant qu'il n'était que
lancer re lecteur sur une fausse piste) ou hors du monde.
Il ne cela.

l Notons ici unpoint dont l'importance se vérifiera par la suite : c'est qu,une partie
de ce sentimenr de vacillement, de dirninutior a. 1. Penser au problèrne de la prière. Cf. p. ex. Ménégoz: d'un certain point de vue, le
iti..,
ment, à cette réduction à un genre d'existence. Nous ie
tient precisement-à i. âlp""il"- croyant se suspend à Dieu par la prière ; il croit en Dieu. D'un autre point de vue, il pose
retrouverons, ce sentiment, tant le divin par sa prière; il croit Dieu. De même pour l'intentionnalité husserlienne. D'un
chaque mode d'être, réduit à ie qu"il est intrinsèquement,
apparaît ténu et rragile. pour certain point de vue, l'intentionnalité d'une pensée rélère cette pensée à son transcendant,
qui s'est habitué surtout à ra considération a.
d,existence; d,êtres établis à la l'intention achevée. D'un autre point de vue, cette pensée pose et contient l'intention,
fois dans plusieurs modes, s'y correspondant .il.ri.r.-Ufunt
"oÀpr.*es en soi_ comme immanente à I'acte de penser.

t
104 Les dffirents modes d'existence Les mocles intensifs d'existence 105

Mais d'autre part, je réponds pour Dieu, ou pour le monde, ensonessence,sifaiblesoitlamienne?Neserait-ceiciqu'un


ou pour l'objet de ma pensée, en tant que Dieu avait besoin de ;il*ti; â'."1â"t, il est, avec sa force ou sa faiblesse ; et sa force
moi, pour cette mission ; en tant qu'il avait besoin d'un fort et ot iu faiblesse résident en lui, et le constituent'
non d'un faible en cela ; en tant qu'il est en moi de le décevoir,
ou non, par cette force ou cette faiblesse personnelle. Et ramené ***
ainsi à moi-même, je n'ai que moi pour me soutenir. Est-ce
assez ? En tout cas, il faut que cela seul y subvienne - cela qui $ 29. Nous en savons peut-être assez pour répondre' et défini-
est ici, peu importe que je l'appelle ou non moi ; - que cela y -
tivernent cette fois, à la question posée'
U; douleur réelle, réfèrée à l'essence de la douleuf, sera tou-
subvienne tant bien que mal ; ou rien n'y subviendra.
Assurément, sous le premier aspect, j'étais à la fois jugé et iours faible. Mais considérée elle-même en elle-même' après ce
soutenu. Mais cela ne me dispensait pas du terrible pouvoir de i;lË;;;'.*iii."ti.t, encore relatif, qui lui vient de ce détache-
ou sa fai-
renverser la question, de me considérer comme faisant à moi seul *..rt à. l,autre, de sa'réduction à elle-même ; sa force ne sont plus
ma quiddité propre, et à certains égards de supporter, de sou- tl.rrc intrinsèques deviennent constitutives. Elles
force ou faiblesse d;existence, elles sont force ou faiblesse
exis-
tenir Dieu en tant que Dieu a besoin de moi. Par moi-même, accomplissent ou
suis-je de force à supporter ma mission ? En tant que référé à ma i;;i;r, Ët-à-i'interieur d'une. existence qu'elles.intégrants ou ana-
raison d'être, j'étais faible, comparé à l'accomplissement, à la Dour ce qu'elle est. À titre d'éléments
perfection en soi de cette raison par rapport à laquelle je suis
"urfont
il;ùi;;'oé .iirt.rr"., elles ne divisent pas l'existence, qui ne
jugé. En tant que je pèse ma force - la force avec laquelle je ;â;it.-q".".ti. à. leur assemblement dans une même présence.
réponds à cette raison - suis-je fort où faible ? A la fois l'un et Lt*l.t.nt. ce n'est pas analysable' Ce qui paraît -élémentspar
de

l'autre. J'ai cette force. Est-elle vraiment force ou faiblesse ? Qui It"irt.r"., appelons-le d'un autre nom. AppelonsJe,
le dira ? Cela même a-t-il un sens ? Je suis cette force telle qu'elle exemple, réalité. L, --^ rose
-
vapeurténue' à
est, elle-même en elle-même. SiO. Là-bas, à I'horizon, se propose une
M'assurerai-je d'être sur I'intensité de ma joie ou de ma dou- p.ii. r"r i.-ciet Uteute du'soir. Fàut-il y vgil l'existence faible
leur ? J'ai cette douleur ; elle m'assure d'être. Je puis (comme ce àt- rroug. rosé, ou l'existence d'un nuage-faiblement r.osé?
Soit
fou de Cardan) me délecter à me faire souffrir pour m'assurer C'est, ,.t turqoons-le, tout le problèmè de la perception'
un arbré, vu à tiavers le brouillard, ou un paysage à travers
une
d'être. J'existe ; je le sais par ma poignante douleur. O vos donc
omnes qui transitis per viam, attendite et videte si est dolor sicut vitre embuée, ou des lunettes mal appropriées' Quoi < !
notre æil et
dolor meus / - Insensé, enfant, qu'appelles-tu douleur ? Que s,écrie assez naTvement Cournotr, on inierpose entre
i"r-oùi"tt uiribl.r, selon I'excellente compâraison de Bacon' des
viens-tu nous montrer tes souffrances puériles ? As-tu perdu des
enfants bien-aimés, et refuses-tu toute consolation, comme u.rÀt'q"i tordeni làs lignes, déforment lei images ; et ce q,i était
;i;rl Ëjulier, bien oràonné, devient embrouillé et confus : en
Rachel ou comme Niobé ? As-tu vu s'évanouir toute espérance,
rappeler une participa-
et se défaire tout ton orgueil ? As-tu vu renverser Jérusalem àî"i iiît.tposition des verres peut-elle
pour toujours ? Pleures-tu, comme Jésus au Jardin des Oliviers, tion au néant ? > Évidemment, ii nous nous donnons dans une
les larmes de toute l'humanité, et pour toute humanité ? Ta l,arbre, notre rétine et le verre, nulle interven-
douleur sera toujours faible, si tu la compares à la Douleur
"ri"ùÀi. léur rapport, d'une existence diminuée. C'est notre
ilorr, O'unr"bjective
même, au terme et à l'essence même de toute douleur. Oui, ;;pt a;i, référéT Et uné vision type, claire et distincte, se met à
chose positive,
mais cette douleur est la mienne, elle est, pour moi et en cet ;;;ii"-ip.i du neant. cette partiôipation est une
instant, toute la souffrance. Qui sera douleur, si ceci n'en est
pas une ? Ne rendé-je pas, témoignage pour la douleur même, L Considérations, 2" éd. L l, P' 260'
r06 Les difJërents modes d'existence
Les modes intensifs d'existence r07
en tant que notre perception confuse ne va pas
sans gêne, sans
appétition d'un opiimum de vision sans apper Ajoutons que la précarité et la brièveté de certaines existen-
;
u$ q son tour, ce percepr cesse de particiier d;;é;;l vers
ces, vite construites et presque aussitôt détruites (notamment
pris lui-même en lui-mê-e, comme vue 'rrchétype.
s,il esr dans I'ordre psychique) donnent facilement l'illusion d'une exis-
constitutivement floue et
indistincte, accompagnée â'une tàtte appetition. tence faible ; tandis qu'on accorde aisément un niveau supérieur
TouJ au ptus à des existences longues et stables. Et bien à tort'.
dira-t-on que, comme- percept, il n,est pas très
réel, en ce sens
qu'il est constitué d'éréments $ 32. Il ne serait pas utile d'insister davantage. C'est à propos
mal défini avec une.intention -u
oiàon"e, .i-oà.rr'.rr, .upport
ou3""1iuu.rte. Donc, trois tableaux de chaque mode de l'exister que nous aurons à considérer ses
ou trois données:,I'existence_pure du percept lui-même; facteurs spécifiques de réalité. Il n'est pas non plus à propos de
exis_ discuter le plus ou moins de convenance de ce vocabulaire. Que
tence indécomposable, à prendie telle quelle,
ment scrurer la plus oÏ.T.oin, grande rèalité.
à;;i;;;; seule_
celui-ci, conforme à l'usage de certains penseurs, non de tous
|archétvpique ou de l'idéal, uî modJle à.
a"A.fÀ, i" àote O. (rien de plus flottant que l'usage des mots d'existence et de réa-
dont une autre perception (celle qu on aurait avec Ëô*;n*âiitinct", lité)2 serve seulement à distinguer le plan des éléments intégrants
appropriés) peut servii d'exempre. Ët .n des verres de cette intégration qui seule constate la possession indivisible de
deçà, du cotJde'exis-
,"":..p4lrique objecrive, les ihores *it I'existence, nous ne lui demandons pas davantage. Ce qu'il nous
î-orrt on
peut d'ailleurs, en ranr.qu'exisranrs physiâu"r. "ËË, "rfi. , ùleurite
ubprJ.i.i
faut, c'est avoir des mots pour bien décrire ce fait essentiel, objet
(elle sera nulle oour t'{1br.e" pur .i.èÉprè, foncier de ce point de notre étude : les variations anaphoriques
laites il n'érait qï'urr. iffurio"i o"
,i tfii"r'coriections d'un être s'élevant peu à peu vers son maximum de présence.
Oiiun mirage, etc.). Sans une
analyse aussi srricte, aulli poussée, ii $ 33. Un tas de glaise sur la sellette du sculpteur. Existence
de la confusion, et problèÀes ",t;;;?;;;;i [i:iOot* réique indiscutable, totale, accomplie. Mais existence nulle de
g 31. Mais revenons -uï po..r. l'être esthétique qui doit éclore.
à notre n,11eè. Existence faible d,un nuage
rosq disions-nous ; ou existence d,rin nuage faiblemenir.rt Chaque pression des mains, des pouces, chaque action de
Dang^Je premier cas, nous sommes
f l'ébauchoir accomplit l'æuvre. Ne regardez pas l'ébauchoir,
dais le d";;ir.^à;-l,exis_
tence référée. comparée. Nous évoquons typiquement rcgardez la statue3. A chaque nouvelle action du démiurge, la
tude solide et iiluminée d'r"-;u;;ffirue la pléni_ statue peu à peu sort de ses limbes. Elle va vers I'existence - vers
er parfair, groire d,un
beau soir, et nous y comparoni ceci qui ,r,e' cette existence qui à la fin éclatera de présence actuelle, intense et
ébauche inchoarive àr, q,r'ùn ,oupçàrr. ôu;
e;t-;i;;^;;,rr" accomplie. C'est seulement en tant que la masse de terre est
p1e1 de ce. qui esr, et nôn d,un â.tnetyp. idé.i
i;r;;; iuî, iir,uett dévouée à être cette æuvre qu'elle est statue. D'abord faiblement
Mais aussi, ce qui est, est ; et occupe êntièrement
;;;ô;âsentatif. existante, par son rapport lointain avec I'objet final qui lui
pure. Si nous_pouvons y discern"r'd., faiblesses, son existence donne son âme, la statue peu à peu se dégage, se forme, existe.
ments et des flous délicats, tout cela le détermine'"i ;;;qr"_
;;;
iacclmprit
9e qu'il est. Ce dont je peux pader alors,
p,oul
ténuité ou de ce flou commê lùi constituunt aï .",t. 1. On reviendra sur ces idées, ainsi que sur I'erreur d'attribuer une existence plus
urr. n";.ri
,ààriîà, r,.i
forte à ce qui est simplement plus grand, plus vaste spatialement, aux $ 53 et 95. Enfin
spécialement une < chosalité >) peu
maintenant, il le sera. davantagé qiand-' ,.
ilri;i;; X"Ëàm ,e.r cette valeur plus haute qui souvent donne l'illusion d'un exister plus intense sera traitée au
$ e3.
lidé et constirué en réverbèr. Jrn"i". àe
,.ru 2. L'usage que nous en laisons ainsi est du moins assez conforme au vocabulaire
lumière. "on".e'té,^.orrro-
Mais la modifi- kantien. Nous aurons I'occasion de revenir sur la différence de l'existence et de la réalité
cation de ces condirions de réalité ne ie fera pour Mac Taggart. Cf . Nature of Existence,liv. I, chap. I"', sect. 4'. Reality does not admit
tage. Ne confondons pas facreurs de réalité t", ;;;;1". îîuun- of degrees ?

chaque mode d'existenôe) et prétendu; i;r.;;r';.#i;#;


(à u;it;"; pour 3. Ce n'est pas en vain que Spinoza, lorsqu'il veut apprendre au philosophe la distinc-
tion entre deux des qnaîe êîre qui se distinguent les uns des autres, dans les créatures,
I'envoie < chez quelque statuaire ou sculpteur en bois >> (Cogit. mét., I" p., chap. II in calce).
108 Les dffirents modes d'existence Les modes intensifs d'existence 109

Le sculpteur d'abord la pressent seulement, peu à peu l'accom- tant la marche vers une présence intense, vers cette existence
plit par chacune de ces déterminations qu'il donne à la glaise. triomphante que manifestera l'æuvre achevée. Mais cette exis-
Quand sera-t-elle achevée ? Quand la convergence sera complète, tence croissante est faite, comme on voit, d'une modalité double
quand la réalité physique de cette chose matérielle et la réalité enfin coi'ncidente, dans l'unité d'un seul être progressivement
spirituelle de l'æuvre à fàire se seront rejointes, et coïncideront inventé au cours de ce labeur. Souvent nulle prévision : l'æuvre
parfaitement ; si bien qu'à la fois dans l'existence physique et terminale est toujours jusqu'à un certain point une nouveauté,
dans l'existence spirituelle, elle communiera intimement avec une découverte, une surprise. C'est donc cela que je cherchais,
elle-même, l'un étant le miroir lucide de l'autre ; quand la dialec- que j'étais destiné à faire ! Joie ou déception, récompense ou châ-
tique spirituelle de l'æuvre d'art imprégnera et informera la timent des essais ou des erreurs, des efforts, des jugements justes
masse de glaise de façon à la faire éclater à I'esprit ; quand la ou faux. Nullement donc un simple épanouissement ou une
configuration physique en la réalité matérielle de la glaise inté- simple intensifîcation d'existence. Cela, tous les vrais créateurs le
grera l'æuvre d'art au monde des choses, et lui donnera présence savent bien, qui savent tout ce qu'il y a de jugements, de déci-
hic et nunc dans le monde des choses sensibles. sions de la volonté, de reprises aussi dans cette marche vers l'être
$ 34. Insistons encore ; car nous sommes à la clef même du terminal, repos et récompense de la création. C'est par rapport à
problème, et nous aurons à revenir par la suite sur cette impor- cet être terminal, dont I'existence plurimodale est ainsi peu à peu
tante expérience du mouvement anaphorique, dont le sommet est réalisée par I'approche mutuelle de ces deux modes, et n'est
une présence existentielle intense, par rapport à laquelle des êtres réelle, n'est existante qu'à la fin (puisque son instauration est
ou des états antérieurs ne sont qu'ébauche et préparation. invention), que chaque stade préliminaire, parfaitement réel et
Instaurer, bâtir, construire - faire un pont, un livre ou une existant en soi, devient ébauche et préfiguret.
statue - ce n'est pas simplement et bonnement intensifier peu à Conclusion : cette expérience anaphorique, où nous voyons
peu une existence d'abord faible. C'est apporter pierre sur pierre, en effet variations intensives existentielles, est entièrement rela-
écrire une page après une page... Faire æuvre de pensée, c'est tive à une construction architectonique, où interviennent dans
faire éclore mille idées, et les soumettre à des rapports, à des pro- leur relation plusieurs modes purs de l'existence. Elle est du
portions ; c'est inventer de grands thèmes dominateurs, et impo- second degré par rapport à I'existence pure.
ser leur maîtrise aux idées, monstres rebelles qu'il faut redompter Nous aurons à voir ultérieurement si les problèmes du second
sans cesse. C'est aussi choisir, trier, jeter au panier. Et chacun de degré peuvent être ramenés à des problèmes d'existence, ou s'ils
ces actes comporte un jugement, à la fois cause, raison et expé- ne comportent pas nécessairement l'intervention d'une notion de
rience de cette anaphore, de chaque moment du rapprochement surexistence. En tout cas, au premier degré, où nous trouvons
progressif de deux modes d'existence. Chaque information nou- des existences pures et spécifiquement différentes, nous sommes
velle est la loi d'une étape anaphorique. Chaque gain anapho- bien dans le domaine de l'existence, parfaitement prononcée. Elle
rique est la raison d'une information nouvelle proposée. Car la correspond à cette mise au point d'un être sur un plan déterminé
succession des opérations de la dialectique instaurative comporte d'existence ; sans laquelle il n'y a pas véritablement existence,
à chaque étape l'apport d'une détermination formelle nouvelle. nous le vérifîerons ultérieurement. Et dans ce domaine de l'exis-
Mais si celle-ci modifie concrètement la masse physique en sa tence pure, l'instance éléatique est parfaitement valable.
rêalitê, elle n'augmente nullement, cela est évident, l'existence
physique de celle-ci. Elle n'augmente non plus nullement I'exis-
tence de cet être purement idéal ou virtuel : l'æuvre idéalement L De là parfois ce regret du style de l'ébauche, qui peut se traduire par la volonté de
la considérer comme ceuvre parfaite. De là Rodin ou van Dongen. D'où peut-être aussi ce
déterminée par l'ensemble des lois de cette dialectique. Et ce qui regret qu'ont manifesté quelques commentateurs de Pascal:l'Apologétique achevée eût-
s'ordonne sur le fil de cette progression anaphorique, c'est pour- elle valu, en intensité et en mordant, les ébauches que représententles Pensées?
110 Les dffirents modes d'existence Les modes intensifs d'existence 111

Et ceci répond à cette difficulté : d'où vient qu'il y a lieu de poèmes. Car l'art, c'est tous les arts. Et l'existence, c'est chacun
traiter autrement I'existence, enfermée dans son premier degré, et des modes d'existence. Chaque mode est à soi seul un art d'exis-
les sous-existences ou surexistences qu'on peut supposer au-des- ter. Et il en va de chacun d'eux comme des différents arts dans
sous ou au-dessus : celles-ci mettent en cause (ce qui définit le I'ordre esthétique. Il n'est pas exclu qu'il en soit des synthèses (le
second degré) l'existence plurimodale ; la combinaison complexe théâtre peut faire collaborer poésie, danse et mimique, peinture
qui met en rapport différents modes distincts d'existence. Le même avec le décor). Les << purismes > existentiels n'infirment
second degré suppose et exige le premier, et non inversement. Et pas non plus les tentatives de synthèse. Mais l'existence pure se
c'est ce que nous tenions à montrer. suffit, malgré l'apparence de vacillement et de ténuité où elle
$ 35. Cette valabilité de l'instance éléatique explique encore nous réduit lorsqu'on s'y réduit. Quant à l'expérience même des
autre chose : c'est que nous ne saisissions pas l'entrée ou la sortie variations intensives, elle atteste inéluctablement, en l'impli-
dans I'existence pure. Mais au fond, cela est heureux. Cela quant, la pluralité des modes d'existence.
implique que pour un être, pour nous hommes particulièrement,
I'effort vers l'intensité de réalité tienne dans les limites de ce qui
nous concerne, sans qu'il y ait à s'attarder sur cette difficulté :
pour exister, il faut agir, mais pour agir, il faut exister. Les
dieux, comme dit Paul Valéry, nous donnent gratuitement le pre-
mier vers. C'est ce qui fait la vérité de ce grand fait : tout être se
trouve initialement dans une situation donnée, qu'il ne dépend
pas de lui de refuser ou d'accepter. Cela est constitutif de l'exis-
tence. Mais il reste encore quelque chose à faire.
$ 36. Si tu veux avoir l'être, dit Méphistophélès à Homuncu-
lus, existe par tes propres forces.
Soit. Mais on peut aussi exister par la force d'autrui. Il est
certaines choses * poèmes, symphonies ou patries - qui ne possè-
dent pas par elles-mêmes I'accès à l'existence. Il faut que
l'homme se dévoue pour qu'elles soient. Et peut-être en ce
dévouement peut-il d'autre part trouver une véritable existence.
Quoi qu'il en soit, I'exister désigne et constate ce succès (de l'être
ou de son soutien) en tant qu'il est atteint.
Nous aurons à nous occuper ultérieurement des problèmes
relatifs à la région où se promeut, au-dessus d'elle-même l'exis-
tence, problèmes relatifs au second degré d'existence, et que
domine la question : d'où vient qu'un être puisse être le même et
se correspondre à travers les différents modes d'existence, les dif-
férents plans sur lesquels, pour exister, il est nécessaire qu'il soit
mis au point et réalisé. Actuellement, il nous faut repérer et étu-
dier ces différents plans, ces différents modes d'existence sans les-
quels il n'y aurait du tout point d'existence - pas plus qu'il n'y
aurait d'Art pur sans les statues, les tableaux, les symphonies, les

.{F
Cslpmns III

Les modes spécifïques doexistence

Section 1: Le phénomène ; la chose ; ontique et identité ; universaux et sin-


guliers. - Le psychique et le corporel - I'imaginaire et le sollicitudinaire - le
possible, le virtuel - le problème du nouménal.
Section 11: Le problème de la transcendance. - Exister et ester. - Existence
en soi et existence pour soi. - La transition.
Section 111 : Sémantèmes et morphèmes. - L'événement ; le temps, la cause.
- L'ordre synaptique et la copule. - Un tableau exhaustif des modes d'existence
est-il possible ?

Section I
$ 37. Le statut phénoménique est sans doute, de tous les sta-
tuts existentiels, le plus obvie, le plus manifeste. Manifeste aussi
bien en son existence qu'en son essence (qui sont inséparables) il
est, peut-être, le manifeste en soi.
Il est présence, éclat, donnée non repoussable. Il est, et il se
dit pour ce qu'il est.
On peut sans doute travailler à l'exorciser de cette irritante
qualité de présence par soi. On peut le dénoncer ténu, labile et
fugace. N'est-ce pas là simplement s'avouer dérouté devant une
existence pute, d'un seul mode ? On peut postuler à.son propos
et derrière lui du stable, du subsistant, du suppôt. A ce suppôt
c'est lui qui sert d'attestation. Non seulement d'attestation, mais
de couronnement, de récompense. Il est sanction existentielle ; et
de toutes la plus souhaitée. Une technique du faire-apparaître,
telle qu'elle instruit dialectiquement aussi bien I'expérience du
tr4 Les dffirents modes d'existence Les modes spécifiques d'existence 115

physicien que celle du mystique, est un art d'aboucher au phéno- nier que << I'univers des apparences ne soit lui-même du réel, du
mène n'importe quelle ontique. De manifeste, le phénomène solide, du bon ). Il ( constitue, dit-il, une réalité >t.
devient alors manifestation ; d'apparence apparition. Mais c'est $ 38. Où commencent donc les difficultés ?
en se partageant avec son suppôt, en lui donnant ce qu'il a d'in- Les unes sont théorétiques. Le phénomène se suffit-il vrai-
dubitable patuité. Telle est la générosité du phénomène. ment à lui-même ? Est-il isolable ? N'implique-t-il pas autre
S'agit-il même d'un abouchement, d'une rencontre ? On peut chose que lui ; et non seulement la substance ou le suppôt, selon
soutenir que l'existence phénoménique, c'est I'existence en la tradition ionienne ; mais encore l'intentionnalité, I'essence,
patuité, I'existence à l'état lucide, splendide ou manifeste. La d'une part ; d'autre part la subjectivité, le Je témoin ?
prétendue rencontre avec le phénomène serait alors le passage D'autres sont pratiques 0e veux dire, quant à la pratique
de l'existence obscure, à I'existence manifeste - un embrase- effective de la pensée). Il n'est pas facile de bien isoler le phéno-
ment, une incandescence spirituelle de l'être. Et défions-nous mène, de le réduire à lui seul pour l'éprouver purement.
même du préjugé qui tiendrait I'existence obscure pour bathique $ 39. Devant moi, des arbres sont en fleurs, éclatant sur le
et nécessairement antérieure à l'existence lumineuse. N'oublions fond de ciel bleu et d'herbe verte. Fraîcheur et autorité des tein-
pas que cet être obscur n'est qu'inféré ; que seul d'entre ces tes ; appui les unes sur les autres des couleurs, à la fois en oppo-
deux l'être revêtu ou tramé de lumière présentielle (car c'est sition et en harmonie ; êclat du blanc rosé au soleil ; dessin
cela, le phénomène) peut être considéré comme immédiatement pathétique d'un seul petit bouquet de fleurs, à l'extrémité d'une
incontestable. branche, sur le bleu turquoise du ciel ; tout cela ne nous force-t-il
Une telle constatation nous inféode-t-elle à ce qu'on nomme pas d'avouer, par contrainte, qu'il y a du réel ?
phénoménisme ? Nullement. Qu'il s'agisse de D. Hume ou de Oui, mais on sait aussi depuis longtemps * outre ce qu'il y a
Renouvier, phénoménistes ou phénoménalistes' soutiennent de conceptuel dans la perception, où toute sensation est com-
qu'en dehors du phénomène il n'y a pas d'existence véritable ou prise - ce qu'il y a dans le sensoriel même de relatif et de diffé-
assurée. Nous sommes donc fort loin de cela. L'existence du phé- rentiel. Plus profondément ne devions-nous pas convenir, à I'ins-
nomène n'exclut pas la possibilité des autres modes. Et d'ailleurs tant, que cette intensité de présence du spectacle avait sa clef
est-il une philosophie qui ait jamais dénié au phénomène l'exis- dans l'harmonie, dans la structure, dans l'art essentiel de ce Drei-
tence ? Même le platonisme tient à le < sauver >. Même M. Mau- klang en bleu, vert et rose, bref, dans un principe spirituel dont
rice Blondel, pour qui l'< existence >> n'est << qu'un aspect extrin- la perfection propre l'amène à sa solidité présentielle et assure la
sèque de l'être inviolable >, se refuse à croire que ( d'un côté se réalité de celle-ci ? Le contenu sensible de cet ensemble peut être
trouve tout le phénomène, de I'autre tout le subsistant >>, et à mis entre parenthèses : c'est son architectonique - pur principe
formel - qu'on peut garder à part, et considérer comme l'âme et
la clef de cette patuité indubitable.
L Le mot de phénoméniste semble avoir une signihcation surtout existentielle, celui D'ailleurs, ne doit-il pas encore son éclat, ce complexe lumi-
de phénoménaliste une signification critique (v.le Vocab. hisl. et crit., s. v.). R. Berthelot
y attribue à Renouvier le premier emploi du mot de phénoménisme en français; mais cela neux et printanier, au contraste qui l'oppose aux grisailles de
ne paraît pas exact. À notre connaissance, ce premier emploi serait de Mérian '. Sur le l'hiver, encore présentes à ma mémoire ? L'ai-je assez attendu, ce
phénoménisme de D. Hume, tn Mémoires de I'Acad. de Berlin (en français), 1793. Mérian printemps ! J'ai douté presque qu'il en pût être encore. Si main-
d'ailleurs répudie le phénoménisme et emprunte pour son usage à Lambert le mot de phé-
noménologie. Quant au vrai instigateur du phénoménisme, c'est sans doute Arthur Collier tenant il triomphe, c'est d'une victoire sur le doute et l'absence.
dans sa Clavis (Jniversalis (1713, réirnpression de 1837). Mais il n'emploie pas le mot, et S'il dit : la beauté du monde n'est pas un vain mot, c'est qu'il
n'a exercé aucune influence sérieuse. F. Olgiati, dans son Cartesio (Milan, 1934) fait du
phénoménisme une des trois attitudes cardinales de la philosophie; au point de ranger
Descartes parmi les phénoménistes - simplement parce qu'il ne rentre pas dans les autres l. L'Ête et les êtres, p. 18,30 et 53. Saint Augustin, que M. M. Blondel pratique
thèses; mode de raisonnement qui appelle des réserves. beaucoup, l'avait dit. Y. Contra Acad.,llI,24-26: et de Vera Rel., 62.
116 Les dffirents modes d'existence Les mode,s spécifiques d'existence tt7

témoigne contre ce doute. Ainsi son témoignage appelle et sup- on peut les suivre en leur rayonnement, tant qu'elles restent
pose ce doute même. Force en{ln délivrée, être enfin accompli, encore faites de l'étoffe du phénomène. Ainsi le Je est phénomé-
c'est sur le fond obscur de toute cette absence qu'il se détache. nique, non en tant qu'il est encore insuffisamment suivi en trans-
Autre jeu de rapports, affectifs et conceptuels ceux-là, qui contri- cendance. mais en tant qu'il y a dans le phénomène quelque
buent encore à son éclat comme à sa signification. Et, bien forme du Je. C'est une forme d'égoïté, une signature si l'on veut,
entendu, que serait cette signification sans moi pour qui tout cela mais au sens où le faire et le style intrinsèque d'un tableau
se signifie ? Qui dit spectacle ne dit-il pas spectateur ? peuvent être appelés la signature d'un maître.
$ 40. A tout cela, qui n'est pas à contester, une seule réponse : $ 41. Quant à la difficulté tirée du caractère relatif de la sen-
opérer effectivement cette réduction existentielle, antithèse exacte sation, elle est encore moins considérable.
de la réduction phénoménologique, et qui exige, nous l'avons vu D'abord elle prouve une chose : c'est que la sensation pure
(cf. $ 28) un difficile renversement. Que par ailleurs, des glisse- (en tant qu'on pourrait I'isoler) ne serait pas phénoménique.
ments existentiels et des attaches morphématiques conduisent, du Paradoxe apparent, clarté réelle. La sensation en général (préci-
phénomène pur, vers d'autres réalités en d'autres modes, c'est sément parce qu'elle est comprise dans la perception) est un très
une autre question. On peut inversement centrer toute cette sys- mauvais exemple du phénomène - loin d'en être le modèle et le
tématique sur le phénomène pur, et s'installer à ce centre pour le type parflait. Elle n'en est qu'une espèce assez impure, où le phé-
sentir support et répondant du reste : c'est là se mettre au point nomène, engagé comme il est dans une construction complexe,
de vue du phénomène. est difficile à discerner. Il y a aussi phénomène soit dans l'affectif
Car la dialectique phénoménologique met entre parenthèses le qui en est peut-être le cas le plus typique, soit dans les expérien-
phénomène lui-même, dans sa présence réelle et son immédiateté, ces les plus abstraites ou les plus indicibles de la pensée, loin de
pour conserver et regarder seulement, en I'explicitant et en l'ac- tout fonctionnement des sens.
complissant à part, en dehors, ce que le phénomène implique et Dans la sensation, le caractère phénoménique est très intense,
exige d'allant vers autre chose que lui-mêmel. Si bien qu'une mais très mêlé. Les sensations sont en quelque sorte le vacarme
phénoménologie, en ce sens, c'est où l'on peut le moins chercher du phénomène ; tandis que les nuances innombrables et délicates
le phénomène. The darkest place is under the lamp, comme dit des essences sentimentales, ou bien les lueurs sombres, les éclairs
Kim. vagues sur fond de ténèbres de la pensée pure, de la méditation
Il est vrai qu'on s'embarrasse bien I'esprit en disant : le phé- morale ou philosophique ou même de l'expérience mystique en
nomène implique... il appelle..., il suppose... Il n'existe donc pas sont les notes musicales et les accords.
indépendamment de ce qui l'entoure, I'instruit, tient à lui ; et $ 42. Tout cela prouve encore qu'il y a quelque naïveté à
sans lequel il n'existerait pas. Mais c'est là I'effet d'une pensée concevoir le phénomène pur comme étant nécessairement simple
bâtarde, où I'on cherche le phénomène tout en en sortant indû-
ment. On suppose le phénomène anatomisé. Exsangue, on l'en-
- un atome qualitatif. Simplicité et pureté ne sont pas synony-
mes. Le cas du phénomène à la fois pur et simple, tel qu'on le
toure de ses organes. Pour qui le prend dans sa vie, le phéno- cherche dans la sensation pure, est un cas extrême, où il est satis-
mène pose à l'êtat phénoménal ses intentions et autres facteurs fait à des exigences différentes, et qui ne sont pas nécessairement
de réalité. Ses vections d'appétition, ses tendances vers l'autre, liées.
Il ne faut même pas s'attacher trop à l'idée du qualitatif
comme définissant le phénomène - encore qu'en effet le phéno-
1. Ceci a été bien mis en évidence, à plusieurs reprises, par F. Heinemann. Cf. son
Léonard de Vinci, Rev. phq., 1936, II, p. 365-366 ou encore Les problèmes et la valeur mène soit essentiellement qualitatif. Car on risquerait de l'oppo-
d'une phénomënologie comnte thëorie de la réalitë ; Éte et apparaite, Congr. internat., ser inconsidérément au quantitatif. Or il y a des phénomènes du
193'7, t. X, p. 64 sq. quantitatif, qui sont si l'on veut le qualitatif du quantitatif.

*$
118 Les différents modes d'existence Les modes spécifiques d'existence l19

Qu'est-ce qu'avoir le sens du rythme, par exemple, si ce n'est cosmiques ; sur la présence du Je dans cet ensemble, simplement
sentir cela ? Et c'est parce que le qualitatif du phénomène n'ex- comme signature ou signe personnel de quelques-uns de ces
clut pas le quantitatif, qu'il n'exclut pas la pluralité, avec tout ce points, formant eux-mêmes, un ensemble ; sur la possibilité de
qu'elle peut comporter d'architectonique. Sentir la qualité propre phénomènes communs, marqués à la fois de signatures égoïques
d'un accord musical curieux, en ce qu'il a d'ineffable et d'unique, diverses, donc pouvant appafienir en commun à des moi diffé-
n'empêche nullement d'y sentir ces délicats rapports et tout ce rents, communiant entre eux sous ces espèces ; et plus générale-
nombre, dont l'édifice s'accomplit et s'exprime dans, par, avec ment, sur le fait que les phénomènes s'agencent entre eux, que
cette qualité. leur plérôme est harmonique. Mais ce dernier aspect soulève
$ 43. Ainsi donc, quant à cet art immanent au phénomène, alors des questions, relatives à leur agencement médiat, selon
dont nous parlions tout à l'heure et que raniment ces idées d'ac- d'autres entités et d'autres modes de réalité.
cord et d'architectonique, il se peut en effet que le phénomène lui I $ 45. Ce qui importe surtout pour I'instant, c'est d'avoir
doive tout son éclat. Mais il le doit, non à l'art abstrait qu'on réformé des erreurs en suspendant momentanément des habi-
tudes. Pour saisir l'existence phénoménique, il faut éviter avant
I

peut en isoler par comparaison et induction généralisante, mais à


l'art concret qui est effectivement et singulièrement à l'æuvre tout, redisons-le, de concevoir le phénomène comme phénomène
dans son existence présente. Cet art est la loi d'éclat du phéno- de quelque chose o\ pour quelqu'un. Cela, c'est l'aspect que
mène, l'âme de sa présence et de sa patuité existentielle. Le dire à prend le phénomène, lorsque ayant abordé la considération de
part, c'est simplement (par quelque abstraction déjà), distinguer l'existence par quelque autre modalité, on le rencontre après
dans le phénomène existant son existence et son être ; mais non coup, et par exemple dans son rôle de manifestationr ; ou bien
le référer à quelque chose d'autre que lui-même. , lorsque, l'ayant pris comme point de départ, on tâche (comme
Si. par exemple, nous songeons moins à ces phénomènes dont les phénoménologistes), d'opérer un glissement vers d'autres exis-
l'extériorité (comme dans le cas du sensoriel) fait encore impu- I
tences, en reportant la pensée et I'expérience ontologiques sur les
reté et difficulté ; qu'à une phénoménalité intérieure immanente attaches morphématiques qui en sont solidaires, et qui condui-
et intrinsèque ; - si nous songeons à ce que c'est, pour une âme I
sent de lui vers d'autres modes. On ne le conçoit bien dans sa
ou une personnalité humaine, qu'exister phénoménalement, I
teneur proprement existentielle, que lorsqu'on le sent comme
c'est-à-dire à l'état lucide, splendide ou éclatant (oh, qu'il a soutenant et posant à soi seul ce qui peut s'appuyer et se consoli-
éclaté aux esprits ! dit Pascal), soit pour autrui, soit pour soi- der en lui, avec lui et par lui. Et c'est à ce titre qu'il apparaît
même ; nous verrons que la possession d'un tel exister revient à comme un modèle et un étalon d'existence. C'est sous cet aspect
la pratique effective de cet art qui constitue un être sur le plan que nous avons tâché de le montrer.
même du lucide et de l'éclatant ; non sans cette adresse et ce Maintenant, que devient-il lorsqu'il est mis en relation avec
savoir, non sans cette maîtrise que supposent la victoire sur les d'autres modes ? Conserve-t-il alors son essence propre ? Celle-ci
ombres, l'embrasement et l'incandescence intégrale de l'être, faits reste-t-elle inchangée lorsqu'il sert de terme de référence et d'at-
constitutifs d'un tel mode d'existence. testation ultime à un être posé dans un autre mode ? Son exis-
$ 44. Si l'orientation générale de notre étude I'admettait, on tence, qui fut première ici simplement parce que l'étude de l'exis-
pourrait insister sur quelques points intéressants - par exemple ter a commencé délibérément par lui, garde-t-elle quelque
sur le caractère discret et fermé sur soi, stellaire et limité micro- primauté - à titre d'ultima ratio d'existence - pour les autres
cosmiquement, du phénomène ; sur son rapport avec l'instant (il modes ; et faut-il nécessairement lui référer ceux-ci ? Peut-on
a des signes locaux, immanents, base de la détermination du hic
et du nunc); sur I'aspect du monde phénoménique (du plérôme 1. C'est ce qui arrive chez Mac Taggart Cl. Nature o.f Existence,liv. II, chap. XIII :

des phénomènes : la Mâya) comme ensemble de points de lucidité Manifestation.


r20 Les dffirents modes d'existence Les modes spécffiques d'existence t2l
I
concevoir des êtres qui n'aient aucune relation avec le phéno- I assemble, ainsi que sur leur hiérarchie et sur la nature de l'élé-
mène ? Autant de problèmes à envisager à présent. C'est par I ment pyramidalement dominant. Whitehead à part soutient que
l'idée de chose qu'on les aborde le plus aisément. la systématisation n'est point nécessaire, et qu'un seul quale peut
avoir le caractère réique, s'il subsiste identique à travers ses
I
I différentes incarnations ou apparitions. Auquel cas I'identité
*** numérique suffit à caractériser le statut réique.
$ 46. Qu'est-ce au juste qu'une chose ? Si on aborde la ques- Lotze a assimilé cette identité à celle, toute subjective, du
tion en partant du phénomène, elle a été bien explorée dans la I moi. Difficulté : l'identité de l'objet physique comporte deux
philosophie'. Et il y a accord sur l'essentiel. Soit que l'on consi- i aspects, I'un de présence immédiate, I'autre de présence éloignée
dère la chose comme un système de phénomènes spécialement I ou inférée (la remote presence de Baldwin) tandis que le moi est
i
sensoriels et plus ou moins hiérarchisés par le primat d'un sens généralement supposé toujours présent à lui-même. Seul I'incons-
(généralement le sens tactile) ; système stable en ce qu'il a d'es- cient pourrait être et est parfois considéré comme ùîe remote
sentiel, et capable de reparaître inchangé ; soit qu'on cherche cet I presence du moi. On peut rétablir ainsi l'unité en passant par
essentiel et ce stable au-delà du phénomène, les qualités sensibles r l'intermédiaire de la supposition de continuité dans les moi
I
n'en étant qu'une illustration variable ou qu'une approche, et étrangers ou extérieurs, et seulement ensuite, par analogie, en la
I
rien ne demeurant nécessairement identique en elles (auquel cas supposant aux objets non psychiques.
r
le primat, clef de cette hiérarchie, est établi sur un plan distinct i Autre difficulté : quid de cette présence éloignée ou inappa-
de celui du phénomène, à moins qu'il ne s'agisse par exemple rente ? N'est-elle pas parfois, entre les apparitions de la chose,
d'un phénomène de la forme ou de la structure, ou encore de non pas existence inapparente, mais destruction, inexistencer?
I
l'association et de l'ordre) ; en tous les cas c'est I'identité de la cela dépend peut-être de la nature des diverses choses. Les théo-
chose à travers ses apparitions diverses qui la définit et la cons- ries de I'apocatastase et de la palingénésie admettent la possibi-
titue. Il y a accord sur le caractère systématique de la chose, et lité d'une reconstitution sans identité. L'idée de reconstitution
sur ce fait que ce qui la caractérise spécifiquement, c'est de rester I avec identité, mais sans existence dans l'intervalle, est appliquée
I
numériquement une à travers ses apparitions ou utilisations noé- par le dogme catholique à la résurrection de la chair. Elle a été
I
tiques. Le désaccord porte seulement sur les éléments fondamen- I
appliquée aux âmes mêmes, entre la mort et le jugement dernier,
talement compris dans le système, et sur la nature du lien qui les par Milton (v. Traité de la doctrine chrétienne, p.280, c. p. Sau-
I rat, La pensée de Milton, p. 153). Les théories communes de la
I
chose physique nient que la chose jamais se dissipe temporaire-
l. V. notamment: Hume, Traité de la nature humaine, liv. I, IV' Partie, chap. II ; ment, mais admettent seulement l'inexistence a parte post et
tr. David, p. 254; Kanl, Critique de la raison pure, Erdm., 5' éd., p. 200 ; tr. Tremesai-
gues, p. 211;Meinong, Ueber die Stellung der Gegenstandstheorie im System der Wissen- a parte ante : les choses ont un commencement et une fin. L'idée
schaften, $ 15 ; Bradley, Appearence and Reality,2" éd., p. 73 ; Husserl, Formale und trans- de maturation, l'idée d'en-puissance nient partiellement I'inexis-
cendantale Logik, p. 138 ; et J. Nicod, La gëométrie dans le monde sensible, p. 99
tence a parte ante, en supposant un état d'existence latente, sur
(intéressantes applications des idées de Russell et de Whitehead). V. aussi Frege, cité par
Brunschvicg, L'expërience humaine et la causalitë, p.481. Quant à Gonseth, Les mathéma- un laps d'une durée d'ailleurs très insuffisamment définie, avant
tiques et la réalité, c'est à propos de la < physique de l'objet quelconque ) (v. notamment l'émergence. Leibniz a nié absolument la possibilité d'aucune
p. 164) qu'il rentre dans cet accord général. Mais ses buts (sur lesquels nous reviendrons)
sont différents: il s'agit pour lui surtout d'indiquer des stades différents (en quoi on pour-
rait le rapprocher du génétisme de Baldwin) supposant une sorte de recommencement
successif du même statut structural, pour < l'objet aristotélicien >r, < l'objet goethéen >, l. Le meilleur exemple, c'est le mode d'existence de l'æuvre musicale (ou théâtrale) ;
< l'objet brouwérien >, etc. Mais prendre garde, dans toute cette documentation, à la elle n'a aucune présence latente ou obscure entre ses théophanies, ses exécutions. Léonard
conlusion et au flottement qui se produisent, chez certains auteurs, entre les deux notions de Vinci s'affligeait pour l'æuvre musicale de cette soi-disant infériorité de statut, par rap-
de chose et d'objet. port aux autres arts. < L'infortunée musique, dit-il, meurt aussitôt. >

fr
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r22 Les dffirents modes d'existence Les modes spécifiques d'existence 123

existence temporaire des êtres, et I'idée d'existence latente est dépliée elle sera criblée de trous au hasard. Néanmoins il n'y a
ramenée par lui à celle d'existence microscopique (v. par ex. qu'un trou, qu'une aiguille ayant traversé la feuille en ligne
théorie de la préformation des germes). La théorie de la fixité des droite ; malgré cette dispersion fortuite et ces intervalles sur la
espèces fait porter la réité ainsi entendue, non sur I'individu, feuille.
mais sur l'espèce, admettant que rien de nouveau en cet ordre ne L'existence réique, c'est comme I'unité du trou ou de l'ai-
peut apparaître entre la création universelle et un terme eschato- guille. Comme mode pur d'exister, le mode réique est présence
logique, soit spécifique pour chaque espèce, soit également uni- possessive de soi-même en cette indivision, présence indifférente
versel. Selon les massorètes, Léviathan existe actuellement et à la situation ici où là dans un univers déployé et ordonné selon
depuis l'origine du monde, parce qu'il sera nécessaire au soir du l'espace et le temps. C'est là sa base d'existence. En tant qu'art
Jugement pour le grand repas en commun des élus (v. Samuel d'exister, c'est la conquête et la réalisation, la possession effective
Bochart en son Hiérozoicon). Ces divergences correspondent de cette présence indifférente à la situation. C'est d'une confron-
moins à des philosophies différentes qu'à des efforts pour diver- tation ultérieure à la diversité phénoménale que résultent les
siher un même statut réique selon des cas d'espèce, êtres physi- aspects divers, les présences séparées de cette entité une. C'est de
ques ou psychiques, animés ou inanimés, etc. On va voir I'impor- cette séparation ultérieure que résulte la distension de son unité
tance de cette constatation. entre ces manifestations multiples, distension qui constitue l'état
$ 47. Pour l'identité, elle est toujours de même nature. Elle est d'existence latente, ou de présence éloignée. Dans le cas de
une communion avec soi-même, une indilférence à la collocation l'identité du moi, la sentir c'est sentir le mode propre d'existence
et à la répartition spatiotemporelle ; dont l'état d'existence de l'être identique. Ou celui-ci n'existe pas, ou il existe ainsi.
latente ou de remote presence est une conséquence ultérieure. $ 48. Mais, nous l'avons dit, tout cela se diversifie selon diffé-
Prenons le cas le plus simple : celui où, de toutes les appari- rentes spécif,rcités ontiques. Qu'en résulte-t-il pour celles-ci, pour
tions d'une même chose, on peut faire un discours sur une même les entités rationnelles, les êtres vivants, les choses physiques, etc. ?
ligne temporelle (c'est l' < ordre chronal > de Leclère et Michel Rien de plus simple que le statut des entités rationnelles, des
Souriau, < Introd. au symbolisme mathém. >>, Rev. phq., 1938,I, êtres abstraits, des systèmes russelliens, tels que tel être géomé-
p. 366). Comparons ce discours à un ruban où se trouveraient trique, tel théorème, etc.r. Ils n'ont en effet aucune autre condi-
brochés de-ci de-là des motifs ornementaux semblables. On peut
plisser le ruban de manière à faire coïncider, et même s'interpé-
nétrer (si le ruban est d'une épaisseur nulle) ces motifs sembla- 1. Sur le cas des existences mathématiques, consulter particulièrement Oskar Becker,
Mathematische Existenz, Halle, 1927 ; ou le problème est abordé sous l'angle où nous le
bles, qui finalement ne font qu'un seul être. Déplissons, étendons rencontrons ici. Voir aussi, naturellement : Pierre Boutroux, < L'Objectivité intrinsèque
en ligne droite le ruban : cet être se trouve séparé de lui-même et des mathématiques>, Rer'. de mët. et ntor., 1903, p. 589;Milhaud, Condit. et lim. de kt
réparti pluralement çà et là sur le ruban. Mais notre ruban peut cert. log. (not. p. 150) ; Brunschvicg, Etapes de la philos. math. ; Chaslin, Ess. s. le mécan.
psych. : des opër. de Ia math. pure, not. p. 176, 234 sq., 239, 249, 27 5 ; B. Russell, Introd. à
rester plissé. Un observateur parfaitement plat astreint à le suivre la ph. math.; Husserl, Philos. de I'arithnt.; Meyerson, Explic. dans /es ,5c. (et Lichtenstein,
linéairement rencontrera plusieurs fois ce motif, sans savoir qu'il < La Ph. des math. selon E. Meyerson >, Rev. phq., mars 1923); et puis Couturat,
forme un seul et même être. Supposons qu'au lieu d'un motif, il H. Poincaré, Winter, Gonseth, etc. Les principales difficultés sont : I / l'existence mathé-
matique peut-elle (comme y tend Couturat) être réduite à un ensemble de conventions
s'agisse d'une aiguille traversant le ruban plissé : notre observa- opératoires ? 2 / l'existence étant accordée aux êtres mathématiques, celle-ci doit-elle être
teur discursif croira rencontrer, à des intervalles plus ou moins rangée plutôt dâns le statut réique, lié à un genre spécial d'expérience ; ou bien 3 i fautil
réguliers, des aiguilles semblables, ou des trous multiples, sans la concevoir comme une existence idéale transcendante ? Les considérations qu'on retrou-
vera ultérieurement viseront surtout le problème du passage de la seconde à la troisième
savoir qu'il n'y a qu'un seul et même trou, et qu'une aiguille. de ces opinions, et de sa légitimité ; le cas des êtres mathématiques n'étant qu'un cas par-
Au lieu d'un ruban, supposons une vaste feuille de papier ticulier dans un problème général. Ici il n'est question que du statut réique de ces entités;
chiffonnée au hasard et traversée par I'aiguille. Une fois la feuille le problème de leur existence rationnelle ou transcendante éTanT réservé pour plus tard.

t
t24 Les différents modes d'existence Les modes spëcifiques d'existence r25

tion à remplir que celles qu'on vient de dire. Le triangle équilaté- plus ou moins jeune ou vieux, cela fait la loi d'un ordre chronal
ral en soi est l'essence une de diverses apparitions phénoménales, simple. Mais il faut que, dans cette histoire, les accessoires - le
de triangles concrets qui peuvent être répartis au hasard dans le frère de Durand, et sa pipe, et son mouchoir - ne fassent pas
monde, et séparés les uns des autres, comme sont répartis au non plus des apparitions désordonnées, discontinues, absurdesr.
hasard les hommes qui participent en commun à une humanité Toutes ces < histoires de choses > (comme disait Rignano) sont
identique en eux tous; sans que nous ayons à nous préoccuper parallèles et médiatisées par un ordre commun. Il y a un univers
d'aucune remote presence ou existence latente de l'humanité, des choses.
entre ces incarnations diverses. Pensez à notre feuille de papier $ 50. Tout cela a, d'ailleurs, un caractère nettement empi-
plissée au hasard, de tout à l'heure. rique. La pensée, qui apporte là sans doute a priori le besoin de
$ 49. Par contre, les choses se compliquent dès qu'il s'agit des cet ordre, n'apporte pas de même la solution ni la connaissance
choses singulières, et par exemple, non de l'essence de I'homme du genre d'histoire qui convient à chaque être, ni surtout la certi-
universel, mais de celle de Socrate ou de Durand. tude a priori de la réussite de l'harmonisation presque totale du
Socrate ou Durand répondent d'abord intégralement aux cosmos des choses. En fait, l'histoire de la Représentation (il est
conditions qu'on vient de dire. Il y a une socratité, ou une dommage que personne n'ait jamais entrepris de l'écrire)
durandité, qui font communiquer entre elles leurs diverses appa- témoigne de la lenteur de cette harmonisation ; obtenue le plus
ritions phénoménales. Ce sont celles d'un même être, selon le souvent par élimination (ou report à f imaginaire) de ce qui ne
mode d'existence défini à I'instant. cadre pas avec ces systèmes de conditions, devenus de plus en
Mais elles obéissent en outre à beaucoup d'autres conditions. plus stricts et exigeants. Certains faits occupent à I'heure pré-
Durand n'a pas I'ubiquité spatiale. Sa présence sur ce trottoir sente une signification prérogative dans la pensée philosophique
parisien exclut sa présence à Carpentras, ou à tout autre endroit, ou scientifique à ce sujet. Tels en particulier ceux qui concernent
dans ce même moment. Il y a alibi pour lui. Dans I'ordre des les êtres microphysiques. On sait que les fameuses < relations
coexistences il n'est pas < répétable > (pour parler comme d'indétermination > de Heisenberg indiquent l'entrée dans une
J. Ullmo). Son ubiquité est restreinte à I'ordre chronal. Ce n'est région où certains de ces conditionnements - par exemple l'assi-
plus la feuille chiffonnée de tout à l'heure, c'est le ruban linéaire gnabilité perpétuelle d'une position - commencent à n'être plus
plissé. remplissables. Quelle que soit la portée de ces faits sous d'autres
De plus, il faut que ces apparitions obéissent à un certain incidences philosophiques, ici leur signification est bien nette ;
ordre, caractéristique des réités vivantes. Les présences de c'est simplement l'échappée de la chose électron hors du statut
Durand doivent le montrer, non tantôt vieux, tantôt jeune, en de l'existence réique, tel qu'il se définit pour les choses apparte-
cheveux bruns et en cheveux gris, sans ordre. Cela doit faire une nant au domaine indivis de l'expérience vulgaire et de la tech-
histoire conformé à certaines lois qui sont le lot de la condition nique normale du physicien. C'est pourquoi cette chose cesse,
humaine. Bien plus, la remote presence est déterminée elle-même comme dit F. Gonseth, < d'exister sans réticence >> (Les math. et
bien particqlièrement. N'être jamais à deux endroits à la fois, la réa\., p. 157). On en conclut parfois, et à tort, que la réité n'est
c'est triste. Etre toujours quelque part, la condition est plus dure donc qu'un <préjugé macroscopique> (ibid., p. 158). En quoi
encore. Ses présences éloignées doivent subir la loi de certaines
conditions pratiques de vraisemblance : déplacement à une l. Il existe un art spécial, à la vérité fort inférieure (celui de l'<illusionniste>, du
vitesse plausible (il n'était pas ce matin à Pékin), etc. prestidigitateur) visant à créer pour la perception concrète du spectateur des histoires de
choses contraires en apparence aux conditionnements normaux. Il emprunte parfois ses
Il y a plus. Sans doute il est toujours possible d'ordonner les modèles à la stylistique du rêve (cf. par ex. David Devant, Seuets of my Magics, lr. 1r.,
phénomènes d'un être de façon raisonnable : tout ensemble peut 1928, notamment p. 84). Il y a à réfléchir pour le philosophe sur les conditions et les
être mis en ordre, du point de vue d'un seul caractère. Durand signilications de cet art.
126 Les dffirents modes d'existence Les modes spécifiques d'existence t27

préjugé, si par là on veut dire fantôme, erreur, idole ? Il est vrai part, antérieur ou ultérieur. C'est par elle que I'existence réique
que souvent on croit le petit plus réel que le grand ; et faux pour se constitue, mais elle-même s'y constitue aussi, elle y réside, elle
le grand ce qui n'est pas applicable jusqu'au petit. Mais c'est là y opère. Elle y est facteur de réalité.
qu'est le préjugé. Il laut donc noter simplement qu'ici le statut Prenons garde en effet qu'elle ne peut pas être conçue comme
réique atteint les bords de son district propre, de son ontologie produit ou résultat de l'action d'un être psychique, lui-même réi-
régionale. Faut-il en conclure (J. Perrin, Langevin) que les nou- quement conçu, distinct de la chose assemblée, et qui soit sujet,
veaux étants saisis à cette échelle ultramicroscopique deviennent ou suppôt séparé, de la pensée. Celle-ci n'a d'autre suppôt que la
alors des < êtres rationnels > ? En tout cas, il faut tenir grand chose même qu'elle assemble et ressent. Purement impersonnelle
compte de cette remarque que << l'univers no 2 > d'Eddington, qui à certains égards, il faut se garder de la concevoir en tant qu'elle
est le leur, reste suspendu à l'univers no 1 ; et que << dans la réa- est opérante dans le statut réique en y mettant tout ce que nous
lité des infusoires, des bactéries, de l'agitation moléculaire trahie entendons et savons par ailleurs de la pensée. Telle que I'im-
par le mouvement brownien, il y a le microscope > (J. Sageret, plique ce statut, elle est purement et simplement liaison et com-
< La Physique nouvelle>>, Rev. phq., I, p. 195). munication. Elle est aussi conscience, mais ce dernier mot s'en-
N'oublions donc pas le caractère empirique, et même tech- tendant seulement comme luisance phénoménale ; ce qui ramène
nique (soit pratique soit scientifique) de ces systèmes de condi- cette conscience de l'existence une et identique à la constatation
tionnements, et du cosmos que chacun définit. Quand on parle que nous n'en parlons comme existante que sous les espèces où
d'être-dans-le-monde, c'est être-dans-un-certain-monde qu'il faut elle est lucide et présente pour elle-même, ce qui n'est peut-être
entendrel ; ces conditionnements définissant corrélativement (par pas constitutif. En dernière analyse, c'est avant tout la cohésion
adaptation mutuelle et accommodement réciproque) un cosmos systématique, la liaison qui est essentielle et constitutive ici dans
et une classe d'existants. Un tel cosmos, c'est un plérôme d'exis- ce rôle de la pensée. On doit même se demander s'il ne s'agit pas
tences réiques spécifiées, harmoniques dans leurs histoires, dans d'un facteur plutôt que d'un effit de la pensée. Quelle que soit
leur canon d'ensemble. l'importance philosophique de ce point, considérons-en seule-
$ 51. Ce statut réique, si important, ne suppose-t-il pas ment cet aspect : s'il est des êtres psychiques, loin d'être la cause
quelque chose encore ? Oui, tel que nous venons de le voir il de la pensée dans cette acception, ils la supposent ; elle entre
comporte indubitablement la pensée. Mais de quelle manière ? dans leur constitution.
Cela requiert une grande attention. $ 52. La psychologie et même la métaphysique conçoivent
La pensée y apparaît trois fois : comme liaison du système aisément - nécessairement même - des entités ontiques de
- comme conscience de I'existence une dans l'identité - comme pensée : qu'on les nomme des psychismes ou des âmes. Il s'agit
agent dans les accommodements et les tris qui façonnent le toujours d'un tout organisé, permanent jusqu'à un certain point ;
cosmos. identique à travers ses manifestations ; et (peut-être) pas toujours
Ce dernier point est extérieur, ultérieur, non résident. Il intégralement présent à lui-même phénoménalement. Or ceci est
montre simplement I'effort de la pensée humaine pour connaître une structure et une existence évidemment réiques. Nous revien-
et ordonner un ensemble rationnel, dont la plus grande partie lui drons tout à I'heure sur le problème de sa spiritualité, comme
est objective, et constitue une expérience : cet ensemble relation- nous reviendrons sur la rationalité des entités mathématiques.
nel est une donnée. Mais les deux premiers points doivent être Bornons-nous ici à constater sa participation au même statut
retenus comme immanents. La pensée n'y figure pas un être à dont on vient d'explorer les grandes lignes. Si ce mot de statut
réique paraît choquant, et cette < chosalité > inapplicable à
L Noter que dans I'existentialisme phénoménologique, le monde n'est pas l'univers. rlj
l'âme, réservons le mot de réité aux cosmos spéciaux de l'expé-
Le mot est pris au sens de Jean, I, 10 : opposition du Logos et du Cosmos. rience physique ou pratique; parlons plus généralement d'un
r28 Les dffirents modes d'existence Les modes spécifiques d'existence t29

mode ontique d'existence, qui conviendra aux psychismes aussr que nous instaurons le plus facilement et le plus quotidienne-
bien qu'aux réismes. Tout ce que nous affirmons des psychismes, ment. Ames que nous avons bien de la peine à retrouver et à
en y constatant ce même mode d'exister, c'est qu'ils ont une refaire, et dont nous méconnaissons I'importance métaphysique.
sorte de monumentalité, qui fait de leur organisation et de leur Le cas limite est celui d'une existence absolument éphémère, et
forme la loi d'une permanence, d'une identité. Loin d'en com- que jamais on ne verrait deux fois1. Il n'y aurait alors, pour un
promettre la vie en la concevant ainsi, c'est autrement qu'on la tel être, aucune possibilité de jouir de son identité, d'en faire
manque, si on ne conçoit l'âme comme architectonique, comme usage. Mais ceci nous amène à des situations d'une précarité
système harmonique susceptible de modifications, d'agrandisse- pratique pour ainsi dire hyperbolique, qui conduisent vers
ments, de subversions parfois, et même de blessures... En un d'autres considérations.
mot, un être. A la fois systématisation de faits, de phénomènes $ 54. Il faudrait aussi se demander si l'identité elle-même n'a
psychologiques et possession de soi en I'indivisible de l'identité pas une base, si elle ne doit pas être garantie... Cela c'est une
personnelle. Ce qui est absurde et grossier dans le chosalisme, autre question, qui sort de la perspective de cette enquête ; et à
c'est de considérer l'âme comme analogue à une chose physique laquelle vraisemblablement il ne pourrait être répondu qu'en
et matérielle - notamment dans les conditions de son subsister. Il évoquant cette invariance essentielle, primordiale, distincte de
est déjà plus admissible, mais encore inadéquat, de la concevoir I'ubiquité pratique, et qui ne fait qu'un sans doute avec une
sur le type ontique des êtres vivants et selon leurs conditionne- certaine perfection. Mais, encore une fois, ceci est une autre
ments. Mais c'est à la psychologie - à une psychologie qui n'ait histoire2.
pas peur de I'ontique de l'âme (qu'elle l'appelle psychisme si elle
a peur du mot) - d'en dire les conditionnements spécifiques - y
compris la pluralité, I'assemblement, le contrepoint des âmes ; ***
tout cet interpsychique qui fait de leur aménagement d'ensemble $ 55. Nous sommes conduits à remarquer (pour revenir au
un cosmos. statut ontique à présent mieux saisi dans sa généralité) quelle
En ce cosmos, la pensée impersonnelle, ou plutôt son facteur : grande différence il y a entre les êtres du point de vue de leur
l'assemblement et la liaison de soi, la synthèse résidente ou stabilité, de ce qu'on peut concevoir comme leur solidité.
immanente, hgurera à titre constitutif comme elle figure dans les Il en est un dont le privilège de subsister, d'être solide, paraît
autres systèmes ontiques, et non autrement. Davantage suscep- éminent : c'est le < corps propre >>3. Au point qu'on tend parfois
tible de conscience et d'activité sans doute ; et sinon plus fragile, à réserver complètement le nom d'existence à ce type ontique.
sans doute aussi plus mouvante.
$ 53. N'oublions pas, en effet, que le statut de l'existence L Dans un article récent et intéressant, malheureusement beaucoup trop court (Ghé-
ontique n'exclut en aucune façon la labilité de l'existence. Son réa, < Existences >>, Rer,. mët. et mor., oct. 1940) figure une opposition entre l'< existence-
ubiquité de base ne suppose jamais un subsister temporel assuré durée > et l'< existence-idée >, à laquelle on peut songer ici.
2. Nous avons essayé, il y a bien longtemps (v. Pensée ûvante et perfectionformelle,
paresseusement et lourdement, ou mécaniquement, ni même en 1925) de montrer comment cette identité faite de fidélité à soimême exige comme raison ou
continuité. Bien plus, nous observons perpétuellement, particu- loi cette sorte de perfection par laquelle ce qui est actualisé d'une certaine manière en
lièrement dans l'ordre psychique, des instaurations tellement quelque sorte stylisée ne peut varier sans se corrompre et ne peut être autrement qu'il n'est.
Sint ut sunt, aut non sint. Au temps où nous publiions cet ouvrage, il fallait réagir vigoureu-
rapides, tellement fugaces, qu'à peine les saisit-on. Ainsi nous sement contre certains préjugés temporalistes et dynamistes, pour laire accepter cette façon
posons parfois pour nous (ou il se pose en nous) des âmes de voir. Nous croyons avoir reçu depuis bien des confirmations de ce point de vue.
momentanées, dont la rapidité et la succession kaléidoscopique 3. Sur son rôle typique, aussi bien que médiateur, M. Gabriel Marcel, parmi les phi-
losophes contemporains, a, comme on sait, particulièrement insisté. Cf. supra, $ 18, et
contribuent à l'illusion d'une existence moindre et faible ; bien Journal métaphysique, notamment p. 130 et 237. Par ailleurs, voir Platon, Némésius, saint
qu'elles puissent avoir plus de grandeur et de valeur que celles Augustin, Malebranche, lvhitehead, etc.
130 Les dffirents modes d'existence Les modes spëcifiques d'existence r31

Le corps a sans doute un rôle privilégié comme intermédiaire représentés de I'imagination, les êtres de fiction. Y a-t-il pour
nécessaire entre le monde et nous. Mais les raisons mêmes de ce eux un statut existentiel ?
privilège, quelles sont-elles ? Elles tiennent à ceci qu'il est possible Notre corps n'est pas une fata morgana. Nous nous plaçons
de déduire le corps à partir du phénomène. Par exemple, il y a obligatoirement, pour percevoir, à son point de vue. Il est soli-
dans les phénomènes de notre horizon une certaine constance dement encastré comme chose physique dans le cosmos de ces
perspective, qui permet de déterminer un lchpunkr (comme dit choses. Mais nous avons des corps fictifs dans le rêve et dans la
V. Schmarsow) par rapport auquel ils sont toujours ordonnables. rêverie, corps compris dans des cosmicités illusoires.
On montrerait de même qu'il est à la fois en opposition avec les Ce monde des imaginaires a depuis bien longtemps, a tradi-
autres corps (en tant qu'il est subjectivement connu) et en homo- tionnellement en philosophie une position stratégique importante
généité avec eux, par ses relations par exemple d'antitypie. Point dans le problème existentiell.
de vue, médiation, évasion dynamique aussi : car gràce au corps, Les considérer comme simplement supportés par la pensée,
la limite de nous-mêmes se déplace en s'enfonçant dans le monde ; c'est regarder la pensée comme capable de poser arbitrairement
autant d'éléments architectoniques adhérents au phénomènes. Par et sans autre conditionnement que son décret des êtres dépen-
eux, le corps constitue vraiment une tête de pont du phénomène dant totalement d'elle. Et la ressemblance de ces êtres de repré-
sur le cosmos des entités réiques. D'où ce privilège. D'où sans sentation, de ces êtres factices avec certains êtres de pure logique,
doute aussi le fait qu'une pensée tout à fait rudimentaire (enfan- dont on les a parfois rapprochés (songer au bouc-cerf d'Aristote)
tine ou même animale) est conduite à commencer par lui et son risquera d'étendre même aux entités logiques ou rationnelles ce
type les opérations de reconnaissance de l'existence réique. Ce qui statut existentiel purement psychologique.
en explique l'apparente et empirique supériorité existentielle : c'est D'autre part, leur accorder une existence spécifique, y voir un
le premier ouvrage, le chefl-d'æuvre enfantin du stade où nous mode de l'être, n'est-ce pas bien gênant, tant à cause de leur
avons cessé d'être simplement phénomène. caractère fantômatique que de leur acosmicité ? Ce sont, au
Mais expliquer ainsi cette supériorité, c'est, partiellement, la fond, des êtres chassés les uns après les autres de tous les cosmos
nier. En fait, l'existence du corps propre n'est pas purement cor-
porelle et physique : elle est surtout l'expression de l'obligation
d'une existence psychique astreinte à suivre toujours un corps en 1. Sur la théorie de I'existence imaginaire, voir Aristote, Më|., M, 1018 b; Hermen,
ses aventures terrestres. Elle appartiendrait presque à ce que I, s. f.; Meinong, Ueber Annahmen; el Unters. zu Gegenstandstheorie; Baldwin, la
pensée et les choses, tr. fr. notamment p. 54, 154 sq., 193 sq., 203,212, etc., c'est-à-dire
nous appellerons tout à l'heure l'existence < sollicitudinaire >>, si tout ce qui concerne les objets de la < fantaisie >, de la simulation inférieure (théorie du
I'on pouvait se dégager plus ou moins de cette astreinte, ou s'af- make-believe) et de la simulation supérieure (rapports avec les fictions du jeu et celles de
franchir de cette sollicitude. Mais cette astreinte est trop forte l'activité artistique); v. aussi Dictionary o/'Philos., s. v. Assumption; Brunschvicg, Etapes
de la philos. math., p. 549; Dupré, Pathologie de l'imagination ; Safire, L'Imaginaire;
pour qu'on puisse contester l'objectivité et la positivité de cette Dewey, Studies in Logical Theory; Russell, notamment : Meinong's Theory of Complexes
ontique pratiquement privilégiée. and Assumptions, Mind, 1904; Ryle, Braithwaite et G. Moore, Imaginary Objects, in Pro-
ceedings of Aristotelian Society, vol. suppl. n" XII, 1933 (important) ; Reininger, Metaphy-
sik der Wirklichkeit (daîs la perspective logique du Cercle de Vienne et de la théorie des
*** énoncés) ; enfin Heinrich Maier, Wahrheit und Wirklichkeil, notamment I, p. 279 (tl
oppose fortement existence cognitive-réelle et existence émotive-imaginaire. Il rattache la
$ 56. Il est inversement des entités fragiles et inconsistantes,
théorie des imaginaires à la théorie de la croyance). Du point de vue esthétique, on
consultera: Paul Souriau, L'Imaginatîon de I'artîste; Witasek, Allgem. Aesthetik (notam-
et, par cette inconsistance, si différentes des corps qu'on peut ment p. 111-112 ; rapports de l'invention artistique et de la théorie des Annahmm de Mei
hésiter à leur accorder une manière quelconque d'exister. Nous nong); M. Dessoir, Aesthetîk, p. 36, etc. Le mot d'Imaginaire ne figure pas at Vocabu-
ne songeons pas ici aux âmes (dont il a êtê dêjù question) ; mais laire histor. et ctil. de la philosophie. Il faut regretter cette lacune (il y en a inévitablement
dans un monument de cette taille); surtout étant donné le double sens, philosophique et
à tous ces fantômes, à ces chimères, à ces morganes que sont les mathématique, du terme.
t32 Les dffirents modes d'existence Les modes spécifiques d'existence 133

ontiques contrôlés et conditionnés. Leur seul malheur commun Lewis, un << univers du discours > littéraire. Mais sur son autre
les rassemble, sans pour cela faire de leur ensemble un plérôme, frontière, ce monde se dissipe et s'effrange. Nulle logique d'appa-
un cosmos. rition, nulles lois d'identité, de ce côté fantômal : pensez aux chi-
Il est exclu, bien entendu, de les caractériser existentiellement mères sitôt évanouies que nées dans la terreur d'une tragique
par ce fait que, comme représentation, ils ne correspondent pas à attente. Si la poésie, en tant qu'art et branche technique de la lit-
des objets ou à des corps. Considération relative à un problème térature, pose avec autant de solidité que pourraient le faire un
du second degré ; et d'ailleurs purement négative. roman ou un tableau Eviradnus ou Eloa, le ravin d'Ernula ou la
$ 57. Ils n'existent - à leur manière - que s'ils ont un positif tente de Samson, n'a-t-elle pas sur ses bords de vagues appari-
exister. it'j' tions, un instant aperçues courantes à travers le hallier du poé-
+' tique, et qui font tressaillir brusquement la pensée sans pouvoir
Or ils l'ont. ,t.
*
D'un certain point de vueo comme ils sont positifs en effet, '& être rangées dans un monde stable, défini, clos et solide comme
ces êtres ! Même les monstres, même les chimères, même les êtres

un parc entouré de murs ?
du rêve. On a pu étudier quelques-uns d'entre eux dans le même ,i $ 58. C'est précisément à ce caractère transitif et transitoire
esprit objectif que ceux de l'histoire naturelle, de l'histoire ou de que les imaginaires doivent leur situation dialectique particulière.
l'économie politique. Il y a des recherches concrètes d'artistes sur En gros, leur statut est ontique, dans ses meilleures régions ; cela
l'anatomie de l'ange (comment se rattache exactement l'ossature n'est pas douteux. Un chien imaginé est un chien, parce qu'il
de l'aile à l'omoplate ?) ; sur celles du centaure ou du faune participe de l'ontique du chien. Mais en ce sens, il tend à échap-
(cf. E. Valton, Les Monstres dans l'art, p. 54 et 62). Napoléon à per au phénomène pour devenir pure entité logique, être de rai-
Sainte-Hélène, relisant Richardson, avait établi soigneusement le son. Et de l'autre, il tend à se dissiper en purs phénomènes, aux-
budget annuel de Lovelace; et Hugo préparant Les Misérables quels il emprunte toute sa réalité existentielle.
avait fait les comptes de Jean Valjean pour les dix ans où il n'ap- $ 59. Les imaginaires participent, en tant que suspendus à un
paraît pas dans le roman (songez-y : la remote presence d'un per- phénomène de base, aux conditions propres de réalité de celui-ci,
sonnage de roman par rapport au roman ; voilà de I'imaginaire à soit distinct ou flou, soit intense ou faible. Et c'est une manière
haute dose !). Il y a une curieuse question de la réalité des temps de les définir. À ce compte, ils s'opposent aux êtres de la percep-
imaginaires, qui a fait l'objet d'une controverse entre Russell et tion, dont la consistance existentielle ne dépend nullement de
Mac Taggart (cf. Nat. of Exist., t.II, p. 16: en quel sens peut-on l'intensité ou de la clarté de la sensation comme phénomène de
dire que, dans Don Quichotte, l'aventure des moulins est anté- base, mais de tout un ensemble de déterminations cosmiques.
rieure à celle des galériens ?). Mais alors, leur cas n'est pas seulement celui de la faculté d'ima-
Chaque roman, chaque tableau même est à certains égards un gination. Il s'élargit pour englober aussi tout ce qui dépend du
microcosme (faites l'expérience, comme pour le budget de Love- sentiment, de l'émotion. En fait, le phénomène de base des
lace : établissez ce qu'impliquent, dans un rayon de 5 km, et, imaginaires est souvent émotif.
peut-être, dans I'histoire de plusieurs jours ou de plusieurs En ce sens, il faut donc les ranger dans une classe existentielle
années, la Joconde ou les Bergers d'Arcadie). Enfin, est-il besoin beaucoup plus vaste : celle des êtres qui sont présents et existent
de dire que de tous ces microcosmes se compose une sorte de pour nous d'une existence à base de désir, ou de souci, ou de
grand cosmos littéraire et artistique, où certains personnages crainte ou d'espérance, aussi bien que de fantaisie et de divertis-
types ont une existence innombrable et pourtant essentielle et sement. De ces êtres, on pourrait dire qu'ils existent à proportion
identique (songez à Don Juan). de I'importance qu'ils ont pour nous - soit que nous nous
Donc, par un côté, ce monde tend à prendre une existence inquiétions de beaucoup de choses, soit qu'une seule nous soit
syndoxique, sociale, bien positive. Il y a, pour parler comme nécessaire.
r34 Les dffirents modes d'existence # Les modes spécifiques d'existence 135
f;
fi'
Ainsi, comme 1l y a des imaginaires, il y a des émotionnels, trÉ
chain tirage ! Que j'aie ou non pris un billet, ma rêverie de can-
des pragmatiques, des attentionnels (si l'on ose dire) ; les impor- Ë
ffi, didat millionnaire est absolument et ontologiquement pareille. Il
tants de tel ou tel soin ou de tel ou tel scrupule; bref, une exis-
ne m'en coûte pas plus pour imaginer que mon billet gagne, et
tence sollicitudinaire (dont on peut considérer que Heidegger a #1
pour imaginer que j'ai un billet. Mais si je n'en ai pas, je sais que
donné à certains égards quelque étude partielle, sans voir assez, à #E ma rêverie modifie le réel ; et je dis : c'est impossible. Si j'en ai
notre sens, qu'il n'y a pas là révélation ou manifestation, mais g: i-
'$i
.il,: un, ma rêverie ne modifie rien - sinon peut-être un futur incon-
base d'existence). Leur caractère essentiel est toujours que la *i naissable. Je dis donc qu'il y a possibilitê. La différence ici réside
grandeur ou l'intensité de notre attention ou de notre souci est la f.t'
tout entière dans le degré de modification supposée du réel
base, le polygone de sustentation de leur monument, le pavois ',.Y,

::, actuel ; et la possibilité n'exprime rien de plus qu'une certaine


sur lequel nous les élevons ; sans autres conditions de réalité que d:
i3 adaptabilité de I'imaginaire au réel.
cela. Complètement conditionnelles et subordonnées à cet égard, ûI
Êr
s Mais le cas le plus intéressant est celui de ce qu'on pourrait
que de choses que nous croyons par ailleurs positives, substan-
appeler la possibilité absolue. On dira : telle figure, tel être, tel
tielles, n'ont, quand on y regarde de près, qu'une existence solli- Æ
événement, est possible en soi, indépendamment de toute réfé-
.,Ë

citudinaire ! Existences à titre précaire, elles disparaissent avec le rence à I'actuel. Je sais qu'il n'y a jamais eu de centaures ni de
phénomène de base. Que leur manque-t-il ? l'ubiquité, la consis- { faunes, qu'il n'y en aura jamais. Mais anatomiquement (voir
tance, l'assiette réique et ontique. Ces mock-existences, ces ..'l
plus haut) le premier est impossible, le second est possible.
pseudo-réalités sont réelles ; mais fausses en ceci qu'elles imitent e,i
formellement le statut réique, sans en avoir la consistance, ou, si
jr Qu'est-ce à dire, sinon que le second est conforme en gros à
certaines lois morphologiques de la vie, et non le premier ? Un
I'on veut parler ainsi, la matière. imaginaire peut ou non - mais gratuitement - être structuré
Et c'est là un second caractère des ontiques de cette classe ; ils selon une cosmologie donnée. Gratuitement, car la loi, bien
n'ont pas, ils imitent le statut réique. entendu, ne régit pas l'imaginaire comme elle régit son modèle.
$ 60. A cet égard, on observera (ce qui augmente beaucoup Exigences imitatives, empruntées à un type ontique pris dans une
leur importance) que le possible n'est en réalité qu'une variété dè cosmologie positive, elles sont toutes de surcroît. Ainsi la < pos-
l'imaginaire. sibilité absolue >>, c'est cette stylistique particulière de l'imagi-
Cela est évident lorsqu'il s'agit de ces pseudo-possibles, repo- naire : la conformité gratuite et de surcroît à un conditionnement
sant seulement sur les suggestions de la crainte ou de l'espérance, ontique et cosmique donné.
sur les essais représentatifs de la prévision. C'est ce qui explique pourquoi le possible paraît plus réel ou
Plus subtil est le cas de ce que Bergson appelle la non-impos- plus approchant de l'existence que l'imaginaire en gên&al. Natu-
sibilité - l'absence d'empêchement (La Pensée et le mouvant, rellement, il n'en approche ni plus ni moins. I1 est une sous-
p. 130 ; cf. supra, $ 19) - qui indique un rattachement au réel, variété de I'imaginaire, lui-même variété du mode ontique. Mais
sous des espèces cosmologiques, notamment quant à des disposi- il simule assez bien d'autres variétés qu'on est accoutumé à trai-
tifs de causalité. Je puis entrer dans cette chambre, si elle n'est ter comme plus réelles.
pas fermée à clef, ou si j'ai la clef. Mon imagination de cette
$ 61. Quant à I'imaginaire en gênéral, on voit que son mode
action peut s'intégrer au réel sans postuler de modifîcations spécial d'existence (en dehors de ces simulations) réside dans sa
(elles-mêmes imaginaires) de celui-ci. Devenir milliardaire, en
suspension totale au phénomène de base. Il est vrai que ces simu-
héritant d'un oncle d'Amérique, l'agréable rêverie ! Mais est-ce lations peuvent s'avancer plus ou moins loin (et parfois très
possible ? En I'espérant, tu supposes que ton père a eu un frère,
avant) dans la cosmicité ; que les imaginaires peuvent s'organiser
actuellement en Amérique, et milliardaire... Or ceci, ce n'est plus de façon à poser un univers du discours, plus ou moins solide ; et
du possible, c'est du vrai ou du faux. Gagner à la loterie, au pro- par exemple, d'une positivité sociale importante. Nous songeons
t36 Les dffirents modes d'existence Les modes spécifiques d'existence r37

moins en ceci à I'univers littéraire ou artistique, qu'à certains avec une précision parfaite, dans leur étoffe de néant. Mode
mythes, qui peuvent même agir assez (cf. théorie du-mythe dans d'existence particulièrement riche d'une multitude de présences
les Réflexions sur la violence de G. Sorel) pour les incoiporer au qui sont absences. Mode d'existence particulièrement écono-
monde de la représentation usuelle concrète. Mais alors, ils ces- mique aussi : l'ongle du lion suffit à I'existence virtuelle de I'ani-
sent d'être de purs imaginaires, et s'investissent dans un autre mal entier ; la trace < du pied sanglant et nu de l'amour sur le
genre d'existence. sable >> sufht à dessiner dans f intermonde, en marge de l'être, le

rE mystérieux passant.
La vie intérieure, particulièrement, abonde en présences de ce
*** .âl

genre. Ses richesses les plus précieuses en sont faites, ses trésors
*.
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$ 62. Faisons un pas de plus. * sont de ce monde-là.
L'imaginaire (et le possible son sous-produit), attaché et sus- Et qu'on n'évoque pas ici l' < intention >> phénoménologique.
pendu comme il l'est à l'existence phénoménale, reste cependant Elle n'en est qu'un cas particulier, d'ailleurs entaché à la fois de
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fait d'une certaine étoffe positive, nommément psychologique. Il -i; logicisme et de psychologisme : le cas où l'attache de la virtualité
est fait de la même étoffe que les rêves. ?
se concrétise en vection phénoménale, en élan vers un achève-
Est-il un mode d'existence où (à part cette attache qui le ment qui se commence en fait, ou s'exprime déjà dans un symbo-
subordonne à une autre existence) il n'y ait pas d'étoffe du lout ; lisme plus ou moins vague. Mais le pont cassé, que personne
une existence taillée dans une étoffe de pur néant? n'essaye de rétablir, dessine la retombée de la voûte interrompue
Oui : Telle est l'existence virtuelle. aussi bien que celui qui est effectivement et activement en cons-
Nous n'y insisterons pas, en ayant traité longuement ailleursr. truction. Le pont que personne ne songe à construire, dont on
Bornons-nous à noter l'essentiel. ignore même la possibilité; mais dont tous les matériaux sont là,
Dire qu'une chose existe virtuellement, est-ce dire qu'elle et dont la nature, la portée, la forme, sont parfaitement détermi-
n'existe pas ? Nullement. Mais ce n'est pas dire non plus qu,elle nées à titre de seule solution d'un problème dont toutes les don-
est possible. C'est dire qu'une réalité quelconque la conditi,onne, nées sont parfaites et ignorées, existe d'une existence virtuelle
sans la comprendre ou la poser. Elle se complète au dehors, se plus positive que celui qu'on a entrepris et dont un vice ou une
ferme sur soi dans le vide d'un pur néant. L'aiche du pont cassé, insuffisance de conception rend l'achèvement impossible.
ou commencé, dessine virtuellement la retombée qui manque. La Car qu'on ne s'y trompe pas : il y a des intentions inaccom-
courbe des ogives interrompues, en haut des colonnes, àessine plissables, des vections inachevables ; elles ne communiquent
dans le néant la clef de voûte absente. Le galbe inchoatif d'une i
:;' avec aucune existence virtuelle. I1 faut bien autre chose qu'un
arabesque pose virtuellement I'arabesque entière. Il y a, comme p" élan et qu'une intention pour qu'il y ait là existence : il faut
tr qu'une loi d'harmonie ferme sur soi, architectoniquement, l'être
dans l'imaginaire, suspension dans l'abaliété à une iéalité quel-
conque ; mais nul achèvement en représentation, en vision ou en ,:; supposé ; il faut que ces courbes commencées, lancées dans le
j;.
rêve, n'est nécessaire ni présent. vidé, se rassemblent et s'ordonnent dans le vide en un virtuel
Quantité d'ébauches ou de commencements, d,indications réellement existant en ce mode. Et c'est pour cela sans doute
interrompues, dessinent autour d'une réalité infime et chan- qu'une âme est avant tout une harmonie. L'âme que nous
geante tout un jeu kaléidoscopique d'êtres ou de monumentalités n'avons pas, mais que nous pourrions avoit, est faite en sa vir-
qui n'existeront jamais ; qui n'ont d'autre réalité que d,être .: tualité de l'harmonie qui coordonne en accords ce dont l'ébauche
d'avance ou hypothétiquement conditionnés, déterminès parfois i d'une mélodie intérieure atracé un instant le galbe interrompu.
1:
Et nous vivons au milieu d'une forêt de virtuels inconnus
l. Avoir une Âme; Essai sur les existences viltuelles, Les Belles Lettres, 193g. dont quelques-uns peut-être admirables, propres à nous combler,
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r38 Les dffirents modes d'existence Les modes spécifiques d'existence 139
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et que nous ne songeons même pas à regarder, à réaliser ne ,4..
jr Problème très important. On pensera soit à des êtres pure-
serait-ce qu'en rêve, dans les cahiers de brouillon de l'imaginaire. ir ment rationnels ou logiques, soit à des formes sans matière, soit
Et nous portons ailleurs nos intentions, vers des inachévables *, à des essences; soit encore et d'abord à l'existence nouménale
absurdes, vers des monstres. ';, (style kantien).
La différence- au sein de l'intentionnalité, par exemple - $ 64. L'expression est paradoxale. Elle signilie étymologique-
entre l'accomplissable et l'inaccomplissable (et I'on verrt dire ment qu'il s'agit de choses connues et pensées (vo6upevg) ; ce qui
inaccomplissable, non faute de forcè ou de ferveur, mais parce les supposerait suspendues à des réalités psychiques. A certains
que I'entreprise est absurde ou autodestructive), c,est là la rèahté égards, elles ne différeraient des imaginaires, alors, que par leur
du virtuel, et ce qui en fait un mode d'existence. caractère général et abstrait. Ce seraient en quelque sorte les
imaginaires de I'entendement. Ils n'entreraient dans l'univers du
*** discours que sous cette forme de représentés rationnels, êtres de
l'idéation, de la pensée dans son actualité psychologique.
$ 63. L'existence virtuelle est donc d'une extrême pureté, Si d'autre part on essaie de les dégager de cette inhérence
d'une_ extrême spiritualité. À certains égards, on pouriait la pour les poser comme absolument transcendants, on cesse de
considérer comme une épuration de l'imaginaire, mais le virtuel pouvoir en parler ; ils sont (quels qu'ils soient dans leur mode
garde toujours un caractère d'abaliété qui peut le dévaloriser tant d'existence) par rapport à nous totalement des inconnus - puis-
soit peu; il a besoin d'un point d'appui. C,est même ce qui le qu'on ne les pose à part qu'autant que notre pensée ne les touche
constitue et le définit. Il est un conditionnement conditiônné, pas, ne les conçoit pas.
suspendu à un fragment de réalité étranger à son être propre, et Kant, il est vrai, a montré lui-même une voie pour échapper à
qui en est comme la formule évocatoirei ce dilemme. Si on n'objecte à tout discours sur les noumènes que
Peut-on faire un pas de plus ? Peut-on concevoir une exis- ce fait positif, empirique et extrinsèque, d'être pour nous des
tence absolument dématérialisée, faite de conditionnements i. inconnus, peut-être le seul manque en nous d'une faculté
inconditionnés, libérés de toute attache, de toute suspension à ,:'!r appropriée à leur appréhension (la fameuse < intuition intellec-
une réalité évocatoire ; antérieurs à tout investissement concret tuelle >) les séparerait de notre pensée. On nierait donc comme
,t,
même partiel ? +$ actuelle leur liaison avec un phénomène sui generis, caractéris-
tique de cette intuition. Mais il suffirait pour les poser de poser
l. Il pourra sembler que les trois notions d'imaginaire, de possible et de virtuel sont problématiquement cette intuition comme éventuelle ; ou même
ici trop rapprochées. c'est pourtant ce qui apparaît,itoyons-nous, lorsqu'on les examine
d'un point de vue purement existentiel. Bien entendu si on rétablit, avec È point de vue de d'en trouver, sinon l'intuition directe, du moins des témoignages
la connaissance critique, ces trois notions dans toute la teneur de leur import philoso- indirects. L'entité mathématique, échappant dans une existence
phique, elles se séparent bien davantage. selon une remarque pénétrante, qn. norrs d.uon, en soi à notre intuition, se révélerait éventuellement et indirecte-
au premier lecteur de ce livre (M. E. Bréhier), < I'imaginàire se réfère â un existant réel,
qui est moi imaginant; le possible est intrinsèque, cômplètement indépendant de tout ment par la régularité et l'universalité de contraintes exercées,
existant réel ; le virtuel est l'existant réel lui-même commènçant à se manifester. Ils s,in- soit sur notre entendement, soit sur les figures (sur les deux à la
troduisent d'ailleurs d'une manière fort différente, le premiei dans un sens péjoratil (tout fois, pensait Platon) au cours des raisonnements et des démons-
cela n'est qu'imaginaire !), le second dans une discussiôn logique, le troisièmè én métaphy-
sique >>. Pour le possible, il a des acceptions subjectives et objectives (v. le vocab. hist. et trations discursives. Les << êtres de raison > (cf. plus haut $ 50)
crit.). Les premières (que Lachelier trouvait abusives) le rejettent davantage vers l,imagi- que seraient les entités physiques ultramicroscopiques seraient
naire, les secondes vers la lexis logique ou même vers le nouménal. Enfin, issimilé au pro- situés en soi hors de l'expérience (on ne peut les déceler expéri-
bable mathématique (sens B 3 dt vocab.) il n'appartient plus qu'à l,ordre de la connais-
sance critique. L'idée d'< existence probable > n'a aucune teneui existentielle propre: elle mentalement parce que les conditions mêmes de I'expérimenta-
mesure certaines propriétés notionnelles précises d'une existence quelconque
lle plus tion les modifient) ; mais on les supposerait éventuellement déce-
souvent virtuelle). lables, si une nouvelle technique du flaire-apparaître, les touchant

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140 Les dffirents modes d'existence ki,ï Les modes spécifiques d'existence t4t
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avec assez de délicatesse les abouchait avec le phénomène sans &ïr ration totale, à effectuer en poussant résolument au large du
les subvertir. Ils y sont d'ailleurs reliés déjà d'une façon plus ou phénomène. Mais lorsque cette amarre est rompue, jusqu'à quel
moins indirecte. Dieu lui-même - le Dieu nouménal des méta- 4F point peut-on penser que toute existence, avec ce dernier appui
physiciens - serait aussi bien le Dieu senti des mystiques, si des existentiel, ne défaille pas ? Il faudrait sans doute (et c'est ce
témoignages indirects justifiaient par ailleurs sa présence, ou si çt$' qu'exprime le væu de l'intuition intellectuelle, ou de l'expérience
une intuition particulière (réservée à certains privilégiés doués igdr' problématique) leur trouver et leur assigner un nouveau genre
d'un sens spécial du divin) pouvait I'atteindre et le rendre d'existence. En attendant, il y a bien, purement et simplement,
< sensible au cæur )), par exemple. privation d'existence.
En ce cas, le holà kantien interdisant de parler de ces incon- Elle peut se présenter sous diverses formes. L'annulation du
nus perdrait toute valeur. Un navigateur plus hardi - songez au ,1d'
,&;
paramètre existentiel peut apparaître comme suppression (ou mise
cri : < Philosophes, à vos bords ! > de Nietzsche dans le Gai ft entre parenthèses) d'un attribut. L'existence comme prédicat, c'est
Savoir (n" 289) * pourrait toujours cingler vers ces Îles Fortunées
:ËI
H. la thèse de Leibniz (cÎ. Nouveaux Essais,IV' Partie, début)t.
(pensons à Gaunilon de Marmoutiers) qu'on nous dit indécou- ,{:
Ê Lorsqu'on fait de l'existence, non pas un prédicat, mais la
vertes, mais non pour cela indécouvrables. Qu'une faculté nou- Jù
tit position même de la chose (c'est la thèse de Kant : Krit. d. rein.
velle s'ouvre en nous... Vern., Ak. 598), la suppression, de I'existence est en même temps
$ 65. Si séduisante que soit la perspective, par son appel à un t;i
't. refus de poser la chose. On peut alors, sans doute, mettre à part
élargissement de la pensée, à une innovation dans la connais- $'
:s l'existence et la noter à propos de la chose, comme une affirma-
sance, elle reste toutefois insuffisante, du point de vue qui nous Ë4
tion que << l'univers du discours n'est pas nul >>2. Mais c'est subs-
:Ë:
occupe. Sans doute cela permettrait de faire entrer utilement ces *' tituer à l'existence un symbole logique de l'existence. La chose
noumènes dans I'univers du discours, mais seulement à titre
.+

il
{.
ainsi considérée comme objet de cette affirmation, c'est bien un
d'existences problématiques, ce qui n'est pas du tout un genre être ou un discours, considéré indépendamment de toute affirma-
d'existence, mais seulement ouverture d'un problème relatif à tion ou de toute négation. C'est la pure lexis3. Une lexis,
1'existence. !, l'énoncé d'un système de relations considérées indépendamment
La vérité est que, lorsqu'on pense à l'isolement possible des 1:
de l'acte qui peut affirmer ou nier ce système comme existant, tel
conditionnements ontiques, pris en dehors de toute présence est le résidu ultime auquel nous sommes parvenus par cette voie.
éprouvée et phénoménale, on pense à tout autre chose qu'à des Encore une fois, on pourrait rechercher ultérieurement si un
existants problématiques. On pense à des essences indépendantes nouveau genre d'existence ne pourrait ressusciter ces fantômes
de toute existence. exsangues, les ranimer comme de ce sang qu'Ulysse fait boire
C'est à tort, notamment, qu'on reproche à l'argument ontolo- aux morts. Par-delà tout rattachement au phénomène, par-delà
gique un passage indu de l'essence à I'existence. Tout au plus toute position actuelle ou idéation, au-delà même d'une intention
s'agit-il d'un retour. La vérité est que, dans toute considération ou d'une détermination idéelle selon les voies proprement phéno-
des noumènes, il y a passage de l'existence à I'essence.
Nous avons vu en effet comment, ayant abordé l'existence
par le phénomène, on passe de là aux organisations ontiques, et l. On pourrait en rapprocher Russell (Prarc. of Math., 427) eî tant qu'il considère
I'existence (en cela différente de l'être) comme propriété de certaines classes d'individus.
d'abord, aux plus pratiques et spontanées, les ontiques corpo- {
2. Cf. Couturat, Algèbre de la logique, $ 20. Le symbole en est : I 0.
relles ; puis aux plus techniques, appuyées sur des disciplines 3. Petite difficulté de vocabulaire: on a parlois (Goblot, Logique, $ 50) appelé <juge-
scientifiques qui les rationalisent en leur ôtant un peu de leur ments virtuels >> ces énoncés considérés dans leur contenu, indépendamment de toute affir-
mation ou négation, comme dans la phrase latine: sapientem solum esse beatum. Rien de
solidité instinctive et sensible ; de là aux imaginaires puis aux vir- commun avec le virtuel existentiel comme il a été décrit plus haut. Les termes de diclunt
tuels. Enfin les représentés de I'entendement réclament une sépa- ou de /exi.c évitent cette équivoque.
t42 Les dffirents modes d'existence Les modes spécifiques d'existence 143

ménologiquesl, lorsque enfin défaille tout mode de I'ontique, on tions ou nos spéculations problématiques, pour les recueillir et
peut demander si quelque chose de nouveau ne peut survenir, les réconforter. Toute autre recherche est famine métaphysique.
qui les regonflera d'exister. En attendant, il peut sembler $ 67. Premier espoir. On dira : avant de tenter un nouveau
qu'entre le moment où ils s'évanouissent ainsi, dépouillés de tout cycle d'exploration, ne peut-on trouver ce que nous cherchons
ce qui les avait soutenus d'abord, et celui où ils renaissent, après dans le cycle même déjà parcouru, simplement en en modifiant
transfusion d'un sang nouveau, ils subsistent un instant, eux- l'.::
&,
l'ordre ; en nous libérant de cette attaque par le phénomène, qui
mêmes en eux-mêmes, dans cet intermonde de l'existence. Mais .t n'était pas obligatoire ?
c'est là l'illusion d'un moment limite. La chose homme, la chose fleur, la chose théorème, en tant
Qu'est-ce à dire, sinon qu'ici nous voyons s'évanouir complè- que systèmes, ne sont-elles pas assez constituées - hors de toute
tement I'existence telle que nous l'avions abordée ; que nous apparition phénoménale - pour représenter de I'existence ?
sommes parvenus aux limites du monde - celui de l'ontique - 3
:!l Car enfin, ces cadres, ces gabarits de relations, si squeletti-
.+,
d'abord exploré2 ? ,tii
'i;
ques que nous les ayons trouvés en fin de compte, ne sont pas
'.; rien. N'ont-ils pas eux-mêmes, d'un certain point de vue, tout ce
*
t.: qui peut définir l'existence - même par exemple le signe local ou
Section II !, temporel, le hic et le nunc intrinsèques, les relations collocatives ;
t], ou encore la consistency?
$ 66. Nous ne pouvons - ni ne voulons certes - esquiver le Le cas de l'essence divine dans l'argument ontologique sera le
problème de I'existence transcendante. Mais que ceci soit bien .ll cas le plus frappant. Mais on pourrait en dire attant de toute
entendu : il ne s'agit pas de poursuivre l'ontique au-delà de ses :r
,i ontologie. Chaque ontique ne suffit-elle pas à dessiner une
adhérences au phénomène et à l'expérience, jusque dans le vide ; manière d'être, un mode propre d'existence ? Et si celui-ci ne
erreur de tant de métaphysiciens - et sans doute de la phénomé- s'accommode pas d'une immanence à I'ordre du phénomène et
nologie. Il s'agit d'inventer (comme on < invente )) un trésor) ; de de l'expérience, il faut bien alors qu'il soit regardé comme se
découvrir des modes positifs d'existence, venant à notre ren-
..4

posant dans I'ordre du transcendant. Ceci ne suffit-il pas à défi-


contre avec leurs palmes, pour accueillir nos espoirs, nos inten- :-:
,i nir l'existence transcendante ?
L'instance peut paraître subtile. Il faut bien avouer qu'elle est
l. Sur la notion d'existence idéelle, au sens phénoménologique, v. spécialement: forte. L'essence divine, dira-t-on par exemple, intervenait tout à
Maximilien Beck, Ideelle Existenz, in Phtlosophische Hefte, Berlin, 1929, fasc. (3), l, '*" I'heure (à propos du nouménal) comme posée doune façon pro-
p. l5l sq.; et (4), 2, 197 sq. *
2. I faû noter les dif{icultés proprement logiques, inhérentes à cette défaillance
blématique. Mais telle qu'elle est ainsi, elle définit un exister, une
s manière d'être - l'exister divin. Or cet exister problématique,
(comme des difficultés physiques, ou plutôt microphysiques, surgissaient là où défaille s
l'existence corporelle). Nous en citerons une, des plus curieuses: la querelle des logiciens & vous ne pouvez ni l'affirmer, ni non plus le nier. Et tel qu'il est
sur cette opinion bizarre (soutenue par McCall, Venn, J. Jorgensen, etc.) selon laquelle les
propositions universelles n'impliqueraient pas, en eflfet, l'existence de leur objet; mais si .t ï hypothétiquement posé, il ne peut rentrer dans les cadres de l'ex-
fait les particulières. Là-dessus Bradley remarque humoristiquement ainsi, lorsqu'on dit :
f
'l' périence ou du phénomène - parce qu'il est de son essence de ne
( tous les farfadets ont des culottes vertes > : on n'implique pas l'existence des larfadets; Fr le pouvoir. Dieu ne se manifeste pas dans son essence ; sans quoi
mais on l'affrrme en ajoutant : < et quelques-uns ont une toque rouge >). - En réalité, l'ar-
gutie repose sur une question d'expression verbale. La logique traditionnelle, en écrivant
il s'incarnerait dans le phénomène et dans le monde ; il serait du
*'' monde. Or il le dépasse, il s'en distingue ; son exister se déve-
'i

comme il se doit: Tout farfadet a une culotte verte; quelque farfadet a une toque rouge; l?j
évite toutes ces difficultés. C'est l'écriture au pluriel: < quelques-uns d'entre eux >, qui
Ë
'Ér
loppe à côté de lui et hors de lui. Son exister se définit donc
provoque le phénomène considéré; en laisant appel à l'imagination avec son caractère
concret, tel qu'il peut réaliser la pluralité des êtres. Il y a donc glissement de I'existence
'{.. comme existence transcendante. Que vous le vouliez ou non,
{g
logique à I'existence imaginaire. On observe quelque incertitude de certains logiciens, $
I
vous définissez ce mode d'existence. En le supposant, vous le
notamment de Cambridge, à cet égard. posez (ne serait-ce que problématiquement) à titre de mode
.

.:

n
tr
144 Les dffirents modes d'existence ffi Les modes spécifiques d'existence t45
ffi
#
défini. C'est ce qu'il y a de fort, ce qu'il y a d'inéluctable au s grandeur l'octave du monde, ou ne peuvent coincider avec son
cæur de I'argument ontologique.
#
,sIr'
contenu. Telle serait nommément I'existence divine ; et il n'y a
ffi
Cela est indéniable. On peut l'examiner d'ailleurs autrement. *g peut-être pas beaucoup d'autres exemples métaphysiques à évo-
On peut dire : En prenant en charge I'univers ontique de la querl. Sous cette forme, I'idée est-elle valable ? Oui sans doute.
représentation (cf. plus haut $ 16 et plus bas $ 82 et 84) vous # Mais prenons garde qu'elle repose sur cette supposition qu'un
avez pris Dieu en charge. Car il y figure. Il y représente le mode #'f exister divin est défini. Et non défini verbalement (J'appelle Dieu
particulier d'existence qui lui convient, et que son ontique défi- l'être infini et parfait...) mais réellement ; ne serait-ce que d'une
#]
nit. Mode transcendant, et même absolu. A vous maintenant de façon toute virtuelle (ce qui est un genre de réalité) par I'idée
prouver qu'il faut le rayer, que cette existence n'en est pas une, ,Ë,

4i imparfaite que nous en formons.


ne correspond à rien. La charge de la preuve vous incombe. Alors I'argument ontologique sera passage, non de l'essence à
C'est incontroversable. I'existence ou de l'existence à I'essence, mais d'un mode d'exis-
$ 68.. Toutefois ne nous y trompons pas. À quoi assistons- tence à un autre ; par exemple, de cette existence virtuelle (ou de
nous ? A une revendication d'existence. Des statuts ontiques, ce que Descartes eût appelé existence objective) à une existence
réduits à l'état de lexis, purs êtres de raison dépouillés de ce qui actuelle (ou formelle en style cartésien), ou quel que soit le mode
en faisait des étants, redemandent ce qu'on leur a ôté. n ne s'agit d'existence qu'on veut affirmer dans cette conclusion : Dieu
que de leur faire restitution. Ainsi des entités mathématiquesr. Le existe. C'est le passage d'un mode à l'autre qui constitue l'argu-
cycle dont on les isole comme essences les contenait à l'état ment. De toute manière, il suppose qu'une réponse positive, sous
d'étants ; et si I'on conçoit bien I'identité qui fondait cette exis- forme d'une proposition concrète, réelle, a étê faite à cette ques-
tence, comme antérieure en soi (v. $ a7) à toutes les collocations tion : De quoi s'agit-il ? qu'est-ce que le divin ? et qu'il en a été
cosmiques de I'apparition et de la manifestation, il n'est besoin proposé - au moins - un modèle, une entrevision, une concep-
d'aucune modalité transcendante pour fonder cette existence. De tion, un exemple ; qu'il a été mis, d'une manière quelconque, en
même pour le moi. Au sein même de la phénoménalité où il peut cause, en mouvement, en action, en présence ; qu'il a comparu;
apparaître sous cet aspect d'égoïté qui est l'un des siens, son qu'il a < esté ) en sa cause, comme Job l'en sommait.
identité le fonde et fait base d'existence sans recours au noumé- Exigence terrible. Seuls y répondent ; parmi les philosophes
nal et au transcendant. - seuls s'objectent le divin - ceux qui osent (un saint Augustin, un
Il en est de même pour la plupart des essences réelles. Bien Malebranche, un Pascal) faire parler le Verbe. D'une façon géné-
qu'on puisse les suivre en dehors du monde, par une transcen- rale, on pourrait dire qu'il n'y a d'ester du divin, dans l'univers
dance provisoire qui, on l'a vu, les prive aussi de I'exister, il suf- du discours humain, qu'en ces quelque vingt pages de toutes les
fit pour leur restituer cet exister de les rabattre au sein du Écritures de toutes les religions, oùl'on pzuf avoir l'impression
monde, où elles sont essentiellement. Telle la constitution de la d'entendre-un Dieu parler en Dieu. Et vingt, c'est beaucoup.
gamme rabat le cycle des quintes à l'intérieur de l'octave, bien Peut-être y en a-t-il cinq en tout. Mais il faudrait tenir compte,
que par sa structure ce cycle semble en sortir, et s'éloigner aussi des gesta Dei. Que, par exemple, la glaise humaine (senti-
immensément de la situation initiale de la tonique. ments, pensées, ou surtout événements d'une vie) soit pétrie et
Le besoin de transcendance n'apparaît que pour les existences malaxée de telle manière qu'elle y reconnaisse la main d'un
qui ne sauraient être rabattues ainsi, parce qu'elles dépassent en Dieu...
1. Encore resterait-il la ressource de chercher si des investissements d'existence inter-
1. I1 n'est pas étonnant de voir leur sort discuté en commun avec celui des entités ontiques ou morphématiques ne permettraient pas une sorte de réinsertion de Dieu dans
théologiques; similitude bien montrée à propos de Malebranche par P. Schrecker, < Le l'octave du monde, sans coihcidence avec lui et avec son contenu ontique. C'est de ce
parallélisme théologico-mathématique chez Malebranche >>, Rev. phq., 1938, I, p. 215 sq. côté, semble{-il que Bergson cherchait Dieu.
146 Les dffirents modes d'existence Les modes spécffiques d'existence t47

Car qu'on y songe bien, le problème n'est posé que si le sujet pas, au moins directement, de poser comme transcendante I'on-
dont on affirme : il existe, a comparu. Que de spéculations théo- tique essentielle définie ; mais de passer d'elle à un mode d'exis-
logiques ou métaphysiques où il ne figure en aucune manière ! tence different ; et spécialement, dans ce cas, à ces investisse-
ments morphématiques qui feront l'objet de la troisième section
$ 69. Mais approfondissons davantage le problème.
Dans de telles présentations, il n'est encore aucunement ques- de ce chapitre'.
tion d'une transcendance, au sens d'une extériorité existentielle. $ 71. Une autre ressource se propose, sur des bases plus inté-
Tout au plus pourrait-on parler ici d'une sorte de transcendance ressantes encore quant à l'objet général de notre étude. Il s'agit
morale, de changement d'ordre de grandeur, ou de valeur, ce qui de I'idée d'existence pour-soi.
appartient à un autre groupe d'idéest. Si jusqu'à un certain point On dira : il est exclus de parler, pour ce divin ainsi présent
il y a passage, ici, d'un ordre de grandeur humain à un ordre problématiquement à notre pensée, d'existence en soi. Mais sans
supérieur, cela nous laisse totalement ignorants dans le problème quitter le cycle parcouru jusqu'ici, nous y avons encore l'expé-
de savoir si ce divin n'est pas de base humaine ; si cela vient du rience d'un mode d'existence, qui suffit, si l'on y songe bien, à
dehors ou s'il s'agit de I'homme en train de devenir divin, en sa réaliser cette transcendance cherchée.
pensée ou son expérience. C'est dans l'ordre psychique que nous avons rencontré cette
Pour avoir le droit de comprendre en un sens transcendant existence. En tant que nous sommes des personnes, nous existons
le : il existe, qui fait le second membre de la proposition, il fau- pour nous-mêmes. Et si nous savons nous constituer dans ce
drait avoir recours à d'autres spéculations. mode d'existence, nous sommes guéris de toute dépendance de
Lesquelles ?
l'autre et de I'ailleurs, de toute abaliété. Or dans une vision uni-
Bien des ressources se proposent. verselle de ce mode d'existence, nous sommes conduits à le recon-
$ 70. L'une des plus simples, à propos de cette passion, de ce
naître aussi aux autres personnes, en tant que nous les pensons,
pâtir divin dont on vient de parler, consisterait à évoquer ce non pour nous mais pour elles. N'est-ce pas la façon dont I'amour
postulat, parfois présenté comme un axiome2, que toute passion les pense ? Dans le tête-à-tête avec Dieu, sans sortir de notre expé-
suppose une action, tout patient un agent - comme toute vallée rience nous en réalisons la transcendance, si nous savons ressentir
suppose une colline ou toute vente un achat. Qu'est-ce à dire, ce pour-soi de Dieu, dans notre dialogue ; ou bien un pour-lui de
sinon que le passage cherché sera effectué sous la forme inter- nous-mêmes, qui change pour ainsi dire le centre de gravité de ce
ontique de la catégorie de communauté ou de réciprocité; - du tête-à-tête, d'un point de vue architectonique2.
Miteinandersein. C'est en lui que sera investie l'existence qui fait
la rêalité de cette transcendance. Naturellement, ce passage vau- 1. L'argument par la cause de l'idée de Dieu en nous; et par l'axiome : < Il doit y
dra ce que vaut l'axiome ; la critique a là-dessus de quoi s'exer- avoir pour le moins autant de réalité dans la cause efficiente et totale que dans son eflet >,
cer. Mais ce n'est pas notre affaire. Le but était de montret, en tel qu'il figure chez Descartes, est un autre exemple du mêrne fait. Ici, c'est le rapport
cause-effet qui sert de synapse pour le mouvement de transcendance.
cet << essai thématique >>, pàr quelles sortes d'opérations on peut . 2. On sait que I'expression d'existence-pour-soi est hégélienne; et qu'elle comporte
essayer problématiquement de dessiner des transcendances même un germanisme, en tant que le fiir-sich implique quelque idée d'existence séparée
impliquant extériorité. Elles supposent, et c'est ce qu'il fallait (cf. aussi, p. ex., Lotze, Mikrokosmos, t. ilI, p. 535). Quoi qu'il en soit, Renouvier l'a
transcdte telle quelle de Hegel, et I'a passée à Hamelin (cf . Essai, chap. V, 2: 2 éd.,
montrer, un changement dans la nature même de l'investisse- p. 356-357); où la différence de l'existence en soi et de l'existence pour soi est posée à
ment de l'existence. On sort ici du mode ontique. Il ne s'agit propos du ( système agissant >. << Nous avons à découvrir pour lui un mode d'existence
qui ne nous renvoie pas à un autre, et qui ne soit pas cependant l'existence en soi... Tout
l'être libre... est pour lui-même. > On pourrait d'ailleurs rapprocher cela de la critique de
1. Il sera abordé au dernier chapitre. l' < existence pour moi > et de l'existence en soi dans le Cogito, par Maine de Biran ( Rap-
2. Cf. Descartes au début du Traité des passions; et sources scolastiques ln Gilson, ports des sciences naturelles avec la Psychologie). Enfn le problème de Dieu pour moi et
Inde x s co las t ico- car tésien.
dans moi revient souvent dans le Journal métaphysique de Gabriel Marcel. - Nous croi-
148 Les diffërents modes d'existence Les modes spécifiques d'existence 149

Plus que jamais, il ne s'agit pas d'argumentation et de spécu- gner à l'entité problématique, et c'est là seulement ce qui lui fait
lation: c'est la réalisation elfective de ces actes ou de ces son existence ; le fait de transcendance n'étant alors nullement
moments dialectiques qui réaliserait, moins une transcendance constitutif et modal.
qu'une transcendantalisation (si I'on ose dire) du divin objecté. Mais il y a des faits de transcendance : des passages d'un
Elle réside tout entière, comme on voit, dans cette transforma- mode d'existence à un autre. Et dans ceux que nous venons d'es-
tion architectonique du système ; qui substitue à un couple où sayer thématiquement la transcendanceo en tant que passage,
Dieu dépend de I'homme, un autre couple formé des mêmes élé- changement actif et réel, se marque justement dans cette innova-
ments sémantiques, mais où, morphologiquement (pour parler tion modale : l'investissement d'existence dans la modulation
avec précision), c'est désormais I'homme qui dépend de Dieu. même, et en général dans le passage, dans la liaison interon-
Nous n'avons pas à critiquer en son fond le bien-fondé et la tique ; dans les intermondes de l'existence ontique.
valeur de ces idéesl. Ce qui nous intéresse, c'est leur portée ici. C'est le dernier groupe de modes d'existence sur lequel il nous
Elles nous montrent, non une existence transcendante, mais une reste à jeter un coup d'æil.
transcendantalisante transformation architectonique du mode
d'existence. Là encore, le fait d'existence considéré vient s'inves-
ry
tir dans un rapport interontique ; dans le rapport de subordina- *" Section III
tion architectonique - de << composition )) pourrait-on dire (au
sens esthétique du terme) - qui fait la situation corrélative des
deux éléments dont le rapport change. Les musiciens compren-
dront ce que c'est, en songeant à une < modulation enharmo-
t $ 73. Nous avons, presque au début de cette étude, introduit
une comparaison philologique, en rappelant I'opposition que
font les linguistes, dans le discours, entre les < sémantèmes >
nique > : cette succession de deux accords faits substantiellement (substantifs, adjectifs, < éléments qui expriment les idées des
des mêmes notes mais dont la succession effectue un changement représentations >) et les < morphèmes > (ceux qui expriment les
de tonalité, parce que la note qui sonnait comme tonique dans le # rapports entre les idées)'. Ce qui fut envisagé dans la première
premier, ne sonne plus que comme dominante, ou comme sen- section de ce chapitre constituait pour ainsi dire l'ordre des
sible, etc. ; et qu'ainsi tout l'équilibre intérieur se modifie sémantèmes existentiels. Et les deux ( essais thématiques > de
kaléidoscopiquement, sans modification des termes. # transcendance envisagés dans la seconde nous montraient l'exis-
*
$ 72. Conclusion : il n'y a pas d'existence transcendante, en ce tence passant dans ce que l'on peut envisager, par comparaison,
sens que ce n'est pas là un mode d'exister. Il faut que la trans- ffi comme constituant des morphèmes.
cendance problématique se double d'une existence réelle, à assi- Changement important dans l'assiette même de l'être. Est-il
nécessaire, est-il justifiable, comme inhérent foncièrement à une
conception complète de I'existence ?
rions assez volontiers que la véritable foi s'exprime! non en : Dieu pour moi, mais en :
moi pour Dieu; dans un pour-Toi, ou même un pour-Lui, de tout l'être, qui resterait Mais au fait, ce que nous avons vu précédemment était-il lui-
valable même avec retour vers le monde. Le véritable amour aussi, peut-être. même justifiable ?
1. La critique est d'ailleurs aisée. Sl l'opération est vraie, si elle est effectuée en sa Oui, sans doute, si l'on a bien compris la signification d'en-
réalité vivante, elle aboutit pour une âme à poser son Dieu dans sa réalité par rapport à
elle. Elle prend sur soi, en se sacrifiant elle-même comme personne, la personnalttê de ce
# semble de cette pluralité de I'existence. L'existence est fragmen-
Dieu. Ainsi elle a sa récompense - ou son châtiment. Elle a ce qu'elle voulait. Elle a le taire, parce qu'elle s'ébauche sur bien des points différents à la
Dieu qu'elle a mérité. Maintenant, tous ces Dieuxlà - tous ceux des mystiques ou des fois, et reste ainsi foncièrement discontinue et lacunaire. Voilà
croyants rëels - forment-ils un seul Dieu, ou même Dieu ; et à quelles conditions ? Cela
encore est un problème du second degré, un problème de surexistence. En tout cas, c'est
ce qu'il ne faut pas perdre de vue, pour voir l'existence telle
certainement par des voies de ce genre que le problème de la théodicêe est réellement ffi
m,
posé ; et non par des flatus vocis de métaphysiciens ou de théologiens. l. Cf. Vendryès, Le Langage, p. 86. V. aussi plus bas g 76.
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150 Les dffirents modes d'existence Les modes spécifiques d'existence 151

qu'elle est. Et pourtant, chacune de ces attaques, chaque incipit parce que le devenir est toujours celui d'un être, donc coincidant
de la mélodie toujours nouvelle de l'existence représente topiquement avec une ontique (ceci dit, surtout en pensant à
quelque chose de surprenant et toujours admirable : le succès Bergson). Pour réaliser complètement, à la fois l'écartèlement des
local d'un essai dans l'art d'exister. Cet art suppose, on l'a vu, êtres et l'innovation du statut d'existence que représente la consi-
qu'un mode précis d'existence a été trouvé et employé - telle dération des seuls morphèmes ; il faudrait par exemple
une idée artistique s'étant décidée, pour être, à se faire roman s'entraîner imaginativement comme il suit.
ou poème, tableau ou statue, cathédrale ou symphonie. L'éton- Qu'on songe d'abord à une vision détachant l'être d'un sta-
nant, pourrait-on dire, c'est que de ces modes il en existe au tut ontique déterminé, en le transposant successivement dans
total si peu. Et cela tient moins sans doute à une possibilité différents modes, de niveaux différents ; par exemple, une per-
d'uniflrcation qu'à une pauvreté des ressources; - qu'à la sonnalité humaine transposée successivement dans une existence
paresse, si I'on peut dire, d'une imagination ontagogique qui se physique, à titre de corps présent dans le monde des corps, puis
contente indéfiniment de trois ou quatre types d'æuvre. Non dans une existence psychique, à titre d'âme parmi les âmes,
qu'ils suffisent, mais par indigence et peut-être habitude de puis dans une existence toute spirituelle hors des temps et du
l'être. Il est vrai, bien entendu, qu'il faut compter avec I'in- monde, enfin dans une existence divine et mystique où elle se
connu, et que n'entre en jeu ici que ce dont nous avons I'expé- confondrait avec quelque être immense et bon dont elle ne
rience... Le cycle paraouru est, bien entendu, celui seulement serait plus qu'une partie. Enfin, sans poser le problème de la
qui est de connaissance humaine. Absolue ou relative, cette correspondance de ces êtres et de leur unité (ce qui passerait au
pauvreté en tout cas est raison suffisante du besoin de conce- second degré de l'existence) qu'on prenne pour seules réalités
voir et de tenter I'Autre, comme mode d'existence. Et cela suffit ces passages mêmes. Qu'on évoque un univers de l'existence, où
à rendre compte du changement d'investissement auquel nous les seuls étants seraient de tels dynamismes ou transitions :
assistons ; de ces tentatives d'évasion dynamique, qui interca- morts, sublimations, spiritualisations, naissances et renaissances,
lent, pour ainsi dire, des < notes de passage >> hors des < bonnes fusions avec I'IJn et séparations d'avec lui ou individualisa-
notes >>, hors des notes tonales de la mélodie ; et qui exigent, en tions. Et peut-être ainsi concevrait-on une sorte de vie divine
plus des statiques accords parfaits, le dynamisme de l'accord (un peu panthéistique ? non ; mais sans êtres) ; et où ne figure-
dissonant, principe de mouvement. Là s'atteste, dans la spécifi- rait pas même I'Etre unique, à titre d'existant de type ontique :
cation nécessaire, non I'idée, le désir de ces évasions, mais leur car n'y seraient réels, au fond, que des actes mystiques. La
réalisation effective. seule réalité serait le drame immense ou le cérémonial de ces
actes... Les êtres y seraient des accessoires implicites, comme
$ 74. Quelle subversion générale en résulte, quant à I'assiette
de l'existence, on pourrait s'en faire une idée en évoquant I'héra- ceux que suppose un enfant dans un jeu. Il n'y aurait nul
clitisme ou le bergsonisme ; ou dans un autre ordre aussi impor- besoin que ces ombres devinssent des substances. L'homme qui
tant d'idées, ces philosophies ou ces physiques qui placent l'exis- meurt se tromperait en pensant sa mort comme la terminaison
tence dans des atomes qualitatifs ou des qualia (Berigard ou temporelle de la dimension cosmique d'un être ; et ne saurait
Whitehead) par rapport auxquels les sujets de ces qualités ne pas que la véritable réalité à ce moment serait le drame mys-
sont plus que des complexes fortuits, sans cesse faits et défaits. tique d'une mort, sur lequel s'appuierait et se consoliderait ce
Mais dans tous ces exemples, il subsiste toujours une tendance à qu'il aurait lui-même de réalité, en y participant à titre de per-
concevoir encore sur le type ontique les nouveaux existants ainsi sonnage impliqué virtuellement dans I'ordre de la fiction, par le
aperçus, ou bien à admettre qu'on retrouve l'ontique par des drame.
considérations de complexes, ou en pratiquant des coupes sur le $ 75. Dans un monde ainsi conçu,l'événement,l'advenir (das
devenir; ou en assistant à de simples immobilisations ; ou enfin, Geschehen, the event, ort occurrence), ce genre si particulier du
t52 Les dffirents modes d'existence Les modes spécffiques d'existence 153

faitr, prend une position et une valeur existentielles assez compa- tion d'une essence : I'entité du se-briser, avec ce qu'elle implique
rables à celles que nous avions reconnues au phénomène, dans d'une ontique fragile, deux fois constituée, l'une selon l'idée du
l'autre vision du monde à laquelle fut consacrée la première verre entier, l'autre selon l'idée du verre en morceaux. Mais tout
partie de ce chapitre. cela ne fait pas un pas vers la saisie de ce donné lui-même : ici,
De même que le phénomène est, à certains égards, une pré- en ce momeît, il y a le se-briser. L'advenue ; le fait du fait, cela
sence suffisante et indubitable, avec laquelle on pourrait au reste irréductible. Une seule forme I'exprime vraiment : la verba-
besoin construire tout un univers, mais qu'il est naturel de lité du verbe, de la partie du discours où s'exprime la différence
reprendre et de comprendre dans les constructions ou modes entre venir et vient, tomber et tombe, tombait ou tombera.
divers qu'on peut rassembler dans une sorte d'ordre ou de règne C'est ce que Descartes sent confusément et laisse échapper
général de l'ontique ; de même l'événement est un absolu d'expé- avec le Cogito; dans le Cogito, il y a le moi, il y ala pensée, il y a
rience, indubitable et sui-generis, avec lequel on pourrait faire I'existence du moi et de la pensée. Mais il y a le fait du Je pense,
aussi tout un univers, le même peut-être que celui de I'ontique, dans son advenue. Mode d'existence absolument différent de celui
mais avec une tout autre assiette d'existence ; et auquel on sus- du moi ou de la pensée. Et tant que vous le réduirez à une actuali-
pendrait (comme I'ontique est suspendue au phénomène) un sation de ces entités : le moi et la pensée, vous en laisserez échap-
règne des transilions, des connexions - du synaptique, si l'on per un élément irremplaçable, le : ceci a lieu. Plus tard il aura eu
voulait forger un mot d'ensemble, en opposition avec I'ontique. lieu. C'est fait advenu. Le Cogito n'est pas seulement preuve
Ce qui fait la grandeur de l'événement, ce n'est pas qu'il soit d'existence pour le moi et la pensée, il est événement qui se pro-
transitif ou dynamique, ni même qu'il soit singulier et hic et nonce par lui-même et éclate comme un verre se brise.
nunc, c'est qu'il est le fait, c'est qu'il est ce qui a lieu. Tout à l'heure il y avait eu verre entier ; maintenant il y a ces
Dans l'avoir, dans le faire, dans l'être même ; dans le naître morceaux. Entre les deux, il y a l'irréparable. Irréparable, insup-
ou le périr, dans le venir ou le partir, il y a quelque chose qui pressible, inescamotable même par les plus subtiles ressources de
diffère en profondeur et foncièrement de la simple idée ou signi I'esprit, qui peut s'en détourner mais n'y peut contredire. Patuité
fication de ces actions : il y a le fait ; il y a le ceci est, le ceci de cet irréductible. Telle est l'existence du fait'.
advient. Je tenais ce verre, je l'ai lâché, et il se brise. Certes on Si pareille en sa patuité à celle du phénomène, que des confu-
peut par la plume réduire cet indubitable du fait à la considéra- sions se proposent et s'inscrivent dans le langage. Le physicien
dira volontiers phénomène pour fait et fait pour phénomène.
C'est qu'il y a (mais non toujours) phénomène du fait ; comme il y
l. Geschehen se traduirait bien en françaispar avoir-lieu, à condition que dans ce gal- a fait du phénomène. Mais les deux sont essentiellement distincts.
licisme on tienne bien compte de l'abolition complète de la spatialité et même du topique
temporel que suggérerait le mot de lieu. Heidegger, qui a insisté sur l'importance de l'évé- L'abouchement au fait, à l'événement, c'est l'efficace.
nement (de l' < historial )) comme traduit assez contestablement M. Corbin) n'en a peut-
être pas marqué assez non seulement l'originalité, mais I'autonomie comme donnée exis-
tentielle pouvant se suffire à elle-même; comme donnant appui et consistance à toute ***
autre réalité abordée par 1ui. Whitehead et Alexander attachent aussi grande importance à
l'opposition de l'être et de l'événement. Mais Lotze un des premiers avait montré $ 76. Pour ce qui concerne le monde du synaptique, ce monde
(v. Mikrokosmzs, t. III, p. 497-498) ce caractère existentiel de l'événement, qui lui fait qui communique mieux avec le fait qu'avec tout autre mode
déborder, en tant que Wirklichkeit, le domaine de la Realitdt. Auparavant, la suffisance
de l'événement, reconnue par certains philosophes, a été le plus souvent combattue en rai- d'existence, on sait quelle importance W. James attachait, dans
son d'une vision substantialiste. C'est le cas pour les Stoïciens, pour qui l'événement,
étant incorporel, n'est qu'un épiphénomène de l'être et suppose la. substance (cf. Bréhier,
Thëorie des incorporels dans I'ancien stoi'cisme). V. aussi pour I'Epicurisme. Lucrèce, I, 1. Sur le fait, il y a de bonnes choses (avec un peu de pathos) dans Strada. V. U/tÈ
457 sq. - Sur l'importance métaphysique et mystique des < événements ) pour Pascal, v. le mum olganum, t. II, p. 128 : < En se laisant élément, le fait est médiateur entre l'être et
Mystère de Jésus. I'esprit >, etc.
r54 Les différents modes d'existence Les modes spécifiques d'existence 155

la description du courant de la conscience, à ce qu'il appelait Ainsi l'événement à venir est comme appelé et capté, puis
<< un sentiment de ou, rtn sentiment de car >>. Nous serions ici relâché et renvoyé dans le passé par cette forme constante, par
dans un monde où les ou bien, ou les à cause de, les pour etavant cet et puis, par cet et alors, dont I'essence est d'être placé, non
tout les et alors, et ensuite, seraient les véritables existences. dans l'instant, mais entre deux (qu'on songe à cette expression :
D'un côté, répétons-le, les sémantèmes de l'existence, parmi l'entrefaite), dans l'intermonde, entre I'instant qui part et l'ins-
lesquels le phénomène pur représenterait assez bien l'adjectif tant qui vient. Et I'instant, en tant qu'il est purement présent
pur, et devenu autonome, séparable de tout l'ordre substantif - donc immobile et mort - n'en est lui-même ainsi qu'une
que l'ontique représente'. De l'autre, le synaptique, dans l'ordre dépendance virtuelle, presque moins riche que le passé, cet
des morphèmes, correspondrait à tout ce matériel grammatical imaginé.
(conjonctions, prépositions, articles, etc.) auquel on opposerait $ 78. Bien entendu, la rëciprocitë, dont nous avons vu tout à
bien (tout en le comprenant dans le même ordre morphéma- l'heure la portée, comme puissant moyen de transcendance, vien-
tique) l'événement comme correspondant à l'essence propre du drait aussi dans cet ordre existentiel. Mais il faut bien en com-
verbe. prendre la nature, que cet exemple mettait typiquement en
Ce serait une sorte de grammaire de l'existence que nous évidence.
déchiffrerions ainsi, élément par élément. Elle est existentielle, en ce sens que la liaison dont elle
Il n'est pas question, bien entendu, d'inventorier en détail (on témoigne porte bien sur le fait d'être. Il n'y a pas de passion sans
verra tout à l'heure, $ 84, pourquoi) le contenu de ce mode action, tel est I'exemple qui tout à l'heure nous montrait une voie
synaptique. Une poignée d'exemples suffira à situer et à évoquer pour passer en transcendance de l'humain au divin. Mais que
dans sa richesse I'ordre nouveau qu'on vient de définir. l'on comprenne bien qu'il ne s'agit pas par cette voie hypothé-
$ 77. La structure du temps nous servira utilement d'exemple. tique de passer de l'existant homme à l'existant Dieu. Il s'agirait
Qu'on le conçoive comme une dimension cosmique, comme un d'un investissement propre de I'existence, dans cette action com-
ordre d'attributs successifs, etc., ces conceptions supposent tou- mune ; ou dans le mystère supposé de cette action-passion. En
jours une structure immanente à un ensemble ontique : univers, tant que fait, qu'événement, qu'existence, elle serait l'acte de ce
psychisme singulier ou cosmos psychique du plérôme des âmes, mystère ; attestant son existence propre à titre d'événement, et
n'importe. Et cela est en effet une conception valable du temps, non celle des deux personnages que le mystère comporte ou pose,
d'un certain point de vue. et qui n'existeraient que relativement à lui.
Mais si, d'un autre point de vue, on le résout en cette vection, C'est leur relation seule qui existerait, alors. Et l'on voit en
cette polarisation, cette façon dont le temps présent fuit sur le quoi l'entreprise de Hamelin serait définitivement impossible, en
futur qui se fait, c'est ce passage, c'est cette transition qui est à la tant que c'est de la relation que sortirait toute la représentation.
fois l'âme du temps et le fondement de sa réalité subjective. Le Car d'un monde de relations on ne ferait jamais sortir comme
futur n'est pas alors un statut particulier d'existence, voisin du existante aucune réalité ontique. Ce seraient là des mondes diffé-
possible, de l'éventuel, de l'en-puissance, et encore du voilé, de rents, ou deux interprétations existentielles d'un même monde ; à
I'inconnu transcendant (et en toutes ces voies, que de difficul- moins qu'on'ne trouve inversement les moyens d'une transcen-
tés !). Le futur, c'est l'accomplissement en virtuel qui complète le dance, posant le terme comme existant, hors de la relation.
mouvement de ce présent penché sur le futur - de ce futur $ 79. De même la causalité, cette connexion flonctionnelle,
tombant dans le présent. dynamique en tant qu'elle permet une régression à I'infini, sera
plus existante en tant qu'opérant synthétiquement - en tant que
l. < Le résultat ultime de l'évolution du mot abstrait vers le concret, c'est d'en faire tiret - que les éléments mesurables des phénomènes qui sont sus-
un adjectif>, Vendryès, Le Langage, p. 155. pendus, quant à leur réalitê, à elle (v. $ 103).
156 Les dffirents modes d'existence Les modes spécifiques d'existence 157

$ 80. Et l'on voit encore quelle est la véritable signification Ils correspondent évidemment aux deux modes d'exploration
de cette existence pour soi ou pour quelque chose d'autre, qui a déjà brièvement signalés ($ 16) : soit prendre en charge tout le
servi plus haut à caractériser le passage du cycle précédent à contenu ontique de la représentation, le répartir, le cliver en
celui-ci. Les modulations d'existence pour, d'existence devant, modes existentiels ; soit partir d'une ontique quelconque, unique
d'existence avec, sont autant d'espèces de ce mode général du et chercher par quelles attaches, de là, on << module >> (au sens
synaptique. Et par ce moyen on peut aisément se guérir du trop des musiciens) vers d'autres tonalités existentielles. Il s'agissait
d'importance donné dans certaines philosophies au fameux alors de proposer des méthodes. Mais ce n'est plus d'une ques-
homme-dansJe-monde; car l'homme devant le monde, et même tion de méthode qu'il s'agit à présent. L'opposition ainsi mise en
l'homme contre le monde (adversus.' le contre en tant que évidence est réelle. Et pour bien le comprendre, il faut apprécier
conflit, que heurt et choc violent, qu'essai d'une prise d'ascen- ce qu'il peut y avoir de profondeur, dans l'idée du poète qui
dant toute offensive) sont aussi réels. Et inversement il y a aussi nous a parlé.
le monde dans I'homme, le monde devant l'homme, le monde D'un monde où I'action n'est pas la sæur du rêve.
contre I'homme. L'essentiel est de bien sentir que l'existence Le rêve et l'action sont deux grands exemples de l'option exis-
dans toutes ces modulations s'investit, non dans l'homme ou tentielle qui se propose à nous dès qu'il s'agit d'opérer effective-
dans le mondeo ni même dans leur ensemble, mais dans ce pour, ment des réalisations.
dans ce contre, où réside le fait d'un genre d'être, et auxquels, Du second cycle ici étudié, l'action - et non pas l'acte ni l'ac-
de ce point de vue, sont suspendus aussi bien l'homme que le tivité - est bien le thème le plus typique. Un homme peut poser,
monde. par l'imagination ou par la perception, le décor ontique de sa
$ 81. On voit encore - corollaire important - comment la vue vie. Il peut soutenir un mode de réalité sur lequel il s'appuiera,
de ces faits résout très simplement (bien qu'avec quelque décep- où il se constituera, et qui posera un monde d'êtres, dont il sera
tion peut-être pour certains métaphysiciens) l'antique problème I'un. Êtres de rêve ou d'exister physique et concret, n'importe.
de savoir si la copule du jugement, avec le petit mot est, Ce qui n'est pas, dans l'exister physique, il pourra le poser dans
implique réellement existence. le rêve. En tous ces cas il sera démiurge, et créateur ou soutien
Elle l'implique assurément; à condition qu'on voie bien d'un genre de réalité. Mais en optant pour l'action, il s'enfoncera
qu'elle n'implique ni l'existence substantive du sujet, ni celle (de dans un tout autre genre de réalité, il optera pour une tout autre
quelque manière qu'on veuille l'interpréter) du prédicat ; mais manière d'être. Là, tout le verbal sera vain, et tout le stable de
celle seulement de la synapse, de la copule en tant qu'existence l'ontique, fantômal. Il n'y aura plus à proprement parler d'uni-
de la relation d'inhérence, qu'il s'agit de voir, dans cette perspec- vers du discours. Il y aura seulement cette action qui est du
tive, en son existence pure, qui est du mode synaptique ; exis- genre de l'événement. Et pour s'y établir, pour s'y situer existant
tence à laquelle sont suspendues celle du sujet et celle de l'attri- au sens où existe I'action, il faudra sacrifier (sacrifice énormeo
but, en qu'ils sont supposés dans un même fait, qui est, lui, le effrayant) toute cette ontique solide et stable de soi-même et
véritable existant. même du monde, qui de I'autre point de vue paraissait typique-
ment substantielle. Récompense ? Uniquement cet enfoncement
dans un genre d'existence qui offre alors à soi seul, non sans ver-
***
tige, la participation au réel par I'opération même des faits de
$ 82. Inutile d'insister, davantage, d'inventorier d'autres espè- l'action.
ces. Efforçons-nous de faire porter le poids de la pensée sur l'es- Nous écrivons pour des philosophes, à qui communément le
sentiel, sur la signification philosophique générale de cette oppo- nom seul de l'action est connu, non pas l'action même ; et à qui
sition entre les deux cycles existentiels parcourus. le fait d'opter - complètement et totalement pour I'action repré-
Les modes spécifiques d'existence 159
r58 Les différents modes d'existence

sente un renoncement à tout ce qui leur paraît la vie réelle (ils rieur, relatif ou secondaire, mais au contraire au point de vue
l'appelleront vie de l'esprit) parce que c'est de ce côté qu'est même de I'existence sur son propre terrain ; le < premier degré >
toute I'ontologie, avec sa métaphysique propre. C'est pourquoi de l'existence dont nous venons, en ce chapitre, d'essayer d'ex-
nous n'avons guère d'espoir de leur faire entendre bien ce dont plorer un peu la teneur, est bien le plan premier ; non seulement
nous parlons, si ce n'est en le leur faisant sentir négativement basique mais direct, exact et précis, de l'existence. C'est là qu'est
dans leur horreur à cette idée : fermer tous les livres, cesser tous l'existence. C'est 1à qu'elle siège, qu'elle réside. Et elle est
les discours, oublier toutes les théories qui soutiennent le monde exigeante.
de I'ontique, et entrer dans I'action par un renoncement à leur $ 83. Il ne faudrait pas, naturellement, accorder une impor-
philosophie - à ce qui leur paraît la philosophie; comme Pascal tance dominatrice et constitutive à cette opposition entre l'ordre
renonça la mathématique ou Rimbaud renonça la poésie. Entrer de I'existence ontique et celui de l'existence par l'action' On a
dans quelque grande aventure, où l'événement devient la vraie voulu montrer, par cet exemple topique, la tealité vivante et le
substance ; et les liens avec tous les êtres, uniquement transitifs et pathétique concret ; pratique, de ces clivages de l'existence, qui
situés ou constitués dans l'action même, et selon son mode. lorcent à I'option parce que l'existence, c'est un certain mode
Genre de vie qui leur assurera une expérience de ce mode de d'existence ; et qu'il faut qu'un parti ait été pris, pour qu'une
l'être ; et d'autant plus exigeant que la difficulté n'est pas d'agir existence soit réelle. Bien entendu, aucun de ces partis pris n'est
une ou deux fois par hasard : la difficulté est d'agir toujours, temporellement définitif, sauf si les conditions cosmiques enga-
d'être compris dans un agir à ce point vaste, qu'il englobe toute geni ainsi, dans un définitif pratique, par exemple dans les limi-
la vie en chacune de ses minutes, tyranniquement, totalitaire- tes de la vie humaine en sa dimension. Je puis - ( un fruit et puis
ment : bref ; qu'il fasse assister à 1a formation d'une cosmicité un autre fruit >>, comme dit Mahomet - goûter de diverses sortes
dans le plérôme des actions, et à l'insertion de la vie dans cette d'existence ; constituer : ce dont je rêve, d'abord dans l'ordre du
cosmicité. rêve, puis dans celui de l'existence physique et concrète. Je puis
Or ce sur quoi nous voulons attirer l'attention, c'est sur la dépouiller le vieil homme et essayer, à mes risques, une vie nou-
portée d'une telle évidence de la réalité de I'option effectivement velle dans un monde encore non tenté par moi, et tout autre.
faite de cette manière. Il est bien vrai que l'action n'est pas la Mais ce qu'il faut bien voir, c'est que chacune de ces tentatives
sæur du rêve. Dans telle subversion affreuse où notre monde est, en tant que démarche d'existence, un parti pris absolu, une
usuel se briserait ou se dissiperait, nous pouvons évidemment option métaphysiquement définitive. L'être ainsi instauré est
nous réfugier dans le rêve, pour y rétablir un fantôme de ce totalement, foncièrement ce qu'il est, c'est-à-dire de tel ou tel
monde ou d'un meilleur. Nous pouvons encore nous réfugier mode. On ne biaise pas, avec cette déité, I'existence ; on ne la
dans la contemplation de ce que le monde réel nous offre de fra- trompe pas par des paroles captieuses, masquant une option non
ternel à ce rêve, ne serait-ce que par la beauté des choses du faite. Être, et ne pas être tel, ne vaut. Taille-toi dans telle étoffe
moins offertes à nous par le ciel et les arbres et les eaux. Mais d'existence que tu voudras, mais il faut tailler, et ainsi avoir
nous pouvons aussi prendre en main l'arme ou l'outil, et agir. choisi, d'être de soie ou bien de bure.
D'abord, dans l'immédiateté de l'être et au premier degré, les '
deux sont inconciliables : ce sont des investitures radicalement ***
différentes de vie et d'existence. C'est tout ce que nous voulions
dire. $ 84. Pour tout dire en peu de mots, les dffirents modes
D'une façon générale, la nécessité pour être, d'opter entre tel d'existence sont les véritables éléments.
ou tel mode d'existence est le signe de ce fait que la spécificité Peut-il en être fait un décompte exact ? Sans doute ; si l'on
des modes d'existence ne correspond pas à un point de vue infé- poussait loin la comparaison philologique plusieurs fois
160 Les dffirents modes d'existence Les modes spécifiques d'existence 161

employée ici, on pourrait se flatter d'avoir structuré le tableau constater des modes reconnus et indubitables d'existence, mais
complet des modes d'existence, par I'espèce de carrure ou de d'en conquérir. Et les plus importants sont peut-être ceux qui,
symétrie de composition que le tableau présente, lorsqu'on le dans la condition humaine réelle, se prononcent si peu et restent
prend à partir du phénomène pour suivre celui-ci dans les formes tellement à l'état d'infime ébauche et d'instauration précaire,
du règne ontique, puis pour reprendre l'enquête avec ce règne du qu'ils échappent à la conscience. Songez, pour vous en faire une
synaptique, qui vient à son tour se concréter sur l'événement et idée, à ce que purent être les premières ébauches de l'existence
s'y suspendre. Si bien qu'un tableau philologique des parties du spirituelle, pour l'homme, lorsque ni la morale, ni la pensée reli-
discours pourrait nous donner l'impression de fournir des cadres gieuse, ni la science, ni la philosophie ne fournissaient encore, ne
pour un tableau général des modes. distinguaient et ne concrétisaient les éléments de cette vie, et que
Mais - outre le caractère empirique et limité de cette expres- les facteurs premiers de sa réalité faisaient tressaillir la pensée
sion philologique ; outre ce fait particulièrement important que d'un sauvage ou d'un barbare, dans sa caverne, comme une
I'inscription philologique n'est qu'un essai approché, insuffisant, apparition sans permanence et sans nom. Il en va sans doute ici
pour exprimer quelque chose de beaucoup plus fondamental, comme dans l'art, où les grands instaurateurs sont moins de véri-
tant bien que mal analysé par cette expression ; sans compter tables inventeurs, que ceux qui ont su discerner, dans les balbu-
toute la place qu'il faut reconnaître aux innommés et aux inex- tiements de certains précurseurs, les linéaments d'un style
primés - il faut se défier surtout de I'apparente fermeture sur soi nouveau, qu'ils ont développé, magnifié et légitimé dans de
du tableau qu'une symétrie peut-être vaine, basée sur l'opposi- grandes æuvres.
tion des sémantèmes et des morphèmes, dispose ainsi. Elle mas- En disant : chaque être, pour exister, doit découvrir son mode
querait ce fait essentiel, que justement le tableau est ouvert. Les d'existence (ou bien on doit le découvrir pour lui), nous disons
deux règnes ainsi inventoriés empiriquement dans leurs modes aussi, forcément : il y a des modes d'existence encore innommés
comprennent chacun des modes en nombre sans doute indéfini, et inexplorés, à découvrir pour instaurer certaines choses, qui
qui laissent un hiatus, un abîme peut-être jamais comblé dans seront lettre morte tant que ce mode n'aura pas été inventé,
leur ensemble. Enfin, la structure obtenue dépend surtout de innové.
l'ordre adopté pour cette recherche, pour ce parcours; ordre qui $ 86. C'est pourquoi il nous laut résister vigoureusement à la
n'est pas nécessaire. Il symbolise, en effet, avec cette dualité de tentation d'expliquer ou de déduire ces modes repérés d'exis-
méthode plusieurs fois signalée ($ 16 et 82) et qui a pu nous diri- tence. Gardons-nous de la fascination dialectique. Sans doute il
ger dans nos recherches. C'est assez pour nous assurer de n'avoir serait facile, avec un peu d'ingéniosité, d'improviser et de brosser
sans doute rien omis d'important, mais non pour nous assurer à grands traits une dialectique de l'existence, pour prouver qu'il
d'avoir saisi I'ordre véritable des éléments, des modes de l'être. Y ne peut y avoir que justement ces modeslà d'existence ; et qu'ils
a-t-il même un tel ordre ? L'idée en est-elle valable ? s'engendrent les uns les autres dans un certain ordre. Mais ce fai-
$ 85. En envisageant, tout au début de cette enquête, la plura- sant, nous subvertirons tout ce qu'il peut y avoir d'important
lité hypothétique de ces modes, le monde ainsi multiple nous dans les constatations ici faites.
frappait surtout par sa richesse. Il a pu tout à l'heure nous frap- Attirés par l'analogie philologique, nous pourrions montrer
per aussi par sa pauvreté. Paresse de l'être, disions-nous tout à qu'il ne saurait y avoir que quatre parties du discours, auxquelles
I'heure. Mais aussi, lacunes heureuses, ouvrant leur vide sur des nos groupes correspondraient en fait : adjectif, le phénomène,
voies nouvelles à essayer. Tentanda via est... Avia Pieridum pera- c'est-à-dire : être patent comme manifestation claire, avec à la
gro loca... Pour nous autres hommes, indéfectibles espoirs. Nulle limite le quale instantané, libéré de toute attache substantielle ;
fin de non-recevoir ne peut être opposée à tel mode frais et nou- substantif, l'être identique et permanent, avec à la limite l'éter-
veau, ou plus sublime, d'existence. Il ne s'agit pas seulement de nité, la substance qui demeure ; verbe : être réel comme événe-
t62 Les dffirents modes d'existence
Les modes spécifiques d'existence r63

ment, comme action, comme fait, avec à la limite la suffisance de


sur la terre. Ainsi, telle æuvre humaine se fera mieux dans le rêve
l'acte qui se pose et se définit par sa force et non (comme le phé-
que dans I'action, telle autre mieux dans l'action que dans le
nomène) par son essence qualitative ; prépositions, conjonctions,
rêve. Telle réalité s'instaurera mieux dans le spirituel que dans le
articles, enfin, tout ce qui est réel comme détermination corréla-
corporel. Mais croirons-nous que le spirituel vaut mieux que le
tive ou complétive appelée par synapse.
corporel ? Aussitôt nous nous souviendrons qu'il est tel fait
Tentative trompeuse ; fausse clarté. Machine métaphysique,
sublime - le sacrifice de la vie - qui exige un corps ; et que le
que me veux-tu ? Elle nous tromperait d'autant plus qu'elle nous
verbe peut gagner en grandeur à s'être fait chair ; parce que telle
suggérerait l'idée d'être en présence des éléments nécessaires à un
æuvre exige la chair.
discours complet. Ce qui serait la plus fausse idée qu'on puisse se
Repoussons donc toute tentation de structurer et de hiérar-
faire de ces genres.
chiser les modes en les expliquant dialectiquement. Vous man-
Il faut.les prendre comme ils sont: comme arbitraires. Son- querez toujours la connaissance de l'existence en son propre, si
gez-y ainsi : un peintre primitif peut trouver sur sa palette les ter-
vous en ôtez cet arbitraire qui est une de ses absoluités.
res colorées que lui fournit son sol et son entour technique: ocre
jaune, ocre rouge ; argile verte, noir de fumée. Il faudra qu'il s'en $ 87. On voit comme il serait vain de vouloir compter sur ses
doigts les modes d'existence, et d'en arrêter d'avance le nombre.
contente ; et c'est avec cette gamme qu'il peindra : elle s'impose à
Contentons-nous d'avoir justifié de la seule manière dont elle
lui par pauvreté, par renoncés du donné en sa contingence. De puisse être justifiée la pluralité existentielle. L'existence a besoin
même la gamme que trouvera à sa disposition le musicien rus-
de cette vaiétê, comme la palette du peintre ou l'élémentaire
tique, parce qu'il a percé ici ou là les trous de son pipeau. D'une
pipeau du musicien le plus rustique a besoin de plusieurs cou-
donnée initiale contingente, il tire peut-être par nécessité ses
leurs ou de plusieurs notes. Et sans doute avec deux ou trois
modulations sur l'autre, par rapport à ce donné. Mais le donné
couleurs, avec quatre ou cinq notes on peut faire de nobles pein-
initial est arbitraire. tures ou de belles mélodies. Mais sans exclure qu'il soit innové,
Ainsi en est-il des anodes. Les modes de l'être sont contin- ajouté des couleurs nouvelles à ces peintures ou des notes nou-
gents. Chacun pris pour origine ; peut appeler par dialectique,
velles à cette pauvre gamme rustique. Qu'on songe à ce que I'in-
tel ou tel autre. Mais chacun pris à son tour pour origine est vention dt dièze a pu être, comme ouverture sur des univers
arbitraire. Il est gratuit. Voilà ce qu'il ne faut pas perdre de
nouveaux avec de nouvelles tonalités !
vue. Ainsi toute tentative pour les légitimer à partir de l'un
d'entre eux considéré comme privilégié, est laute grossière et $ 88. Or évidemment, des tentatives d'unification sont possi-
blès - non bien entendu, de vaines totalisations, fermant sur un
abîme d'erreur. Chacun peut être subordonné aux autres, pris
discours fini, sur une gamme une fois pour toutes, sur un univers
dans un certain ordre. Mais pris chacun en soi, tous sont
unique I'ensemble de ces éléments. Mais par exemple, n'y a-t-il
égaux; et d'autres, en nombre indéfini, parmi les inconnus, pas perspective pour une solution unique, sous la forme d'une
auraient les mêmes droits. Gardons-nous donc d'en fermer le
dialectique unique de l'existence, valable à travers toutes ses
cycle, en les expliquant.
modalités ?
Là encore, la comparaison avec I'art sera plus fidèle. Ni la Peut-être. Sans doute même. Et il ne semblerait pas étrange
sculpture ne vaut en soi mieux que la peinture, ni la musique que
de la chercher du côté de quelque chose qui participe plutôt a
l'architecture. Il est bien vrai que telle ou telle ceuvre à faire se
réalisera mieux, comme en son milieu favorable, en sculpture
l'art qu'à toute autre voie instaurative apte à en donner quelque
modèle - à condition de l'élargir assez et de le prendre en son
qu'en peinture, en bronze qu'en marbre, ou qu'en terre, etc. Cas
principe pur - un art commun ou pur d'exister, commun à ces
d'espèce (et nous y reviendrons : v. aussi le $ 73). Mais cela ne
qéera nullement un primat général du bronze sur le marbre ou différents arts d'exister dont il faut effectivement choisir et prati-
quer quelqu'un pour avoir existence. Mais une telle solution, en
164 Les dffirents modes d'existence

sa vraisemblance, n'abolirait jamais la diversité des points de


départ, des souches originaires, et l'originalité de chacun des par-
Csa.pnnn IV
tis pris initiaux qui ont présidé à chaque réalisation.
Il s'agirait en effet d'une unité dialectique possible, hypothé-
tique, au-delà ou en deçà de l'existence. De la surexistence
Quant à l'unité existentielle elle-même, à l'instauration réelle
de l'Unique, légitimant l'unicité théorétique de la dialectique en
æuvre, elle soulève le grand problème, non d'un effacement ou
d'une résolution involutive de cette diversité originaire, mais de
son surmontement par la reprise de toutes ces souches, en une
gerbe commune pour des instaurations à la fois complexes et
pourtant convergentes. la participation simultanée à plusieurs
C'est la dernière des questions que nous avons à envisager.
Les problèmes de I'unification ; -
genresdtxistence; l'union substantielle. - La surexistence en valeurs; - exis-
Peut-être pouvons-nous dès maintenant nous demander si elle ne ience qualifiée ou axiologique; - séparation de I'existence et de la réalité
participe pas jusqu'à un certain point de l'hypothèse et de I'idéal, comme valeurs. - Le second degré. L'Ueber-Sein d'Eckart et l'Un de Plotin ;
puisque le tableau des spécificités existentielles est et doit demeu- - les antinomies kantiennes ; - la convergence des accomplissements ; le troi-
rer ouvert, incomplet en ceci qu'il laisse place, soit à l'inconnu, sième degré. - Le statut du surexistant; - son rapport avec l'existence. -
Conclusions.
soit à l'encore ininventé et irréalisé...
-
$ 89. En particulier, quant à ces deux moitiés à ces deux
$ 90. L'existence, c'est toutes les existences ; c'est chaque
tétracordes - du semantème et du morphème ; ou sous un autre
mode d'exister. En tous, en chacun pris à part, intégralement
point de vue, de l'être (ontique) et de l'action, il n'est pas exclu
I'existence réside et s'accomplit.
sans doute qu'on en puisse concevoir une synthèse unifiante.
Faut-il comprendre qu'elle est irrémédiablement séparée d'elle-
Cette option entre l'ontique et l'action qui fut esquissée tout à
même ; que par et dans sa diversité modale, elle est scindée ?
I'heure ne peut-elle être surpassée ? L'idée d'instauration y peut
Le problème est inévitable. 11 est difficile à bien poser. Mal
être médiatrice. La thétique est à la fois action et position d'une
posé, if abonde en faux problèmes, aussi bien qu'91 fausses solu-
ontique. Elle est ontagogique. Une philosophie de I'instauration
tions ; ce qu'on voit surtout chez ceux qui, attentifs en gros aux
rassemblera à la fois les modes de I'agir et ceux de l'être, en étu-
thèmes philosophiques les plus fréquemment remués à l'heure
diant comment et par quelles voies ils peuvent se combiner. Mais
actuelle, y font un mélange fautif des questions relatives à l'être
ce sont là des problèmes qui évoquent inéluctablement (songeons
et à l'exiitence : notamment en ce qui concerne ce problème de
au caractère essentiellement plurimodal de l'expérience anapho-
l'unihcation.
rique) ceux de la surexistence, et un passage à ce plan du second
S'unifier, cela peut être un effort vers l'identité. Il y a des êtres
degré, dont ii nous reste à dire un mot. N'oublions pas qu'à cer-
épars - épars dans un mode donné d'existence, et qui cherchent
tains égards il nous éloigne de I'existence. Transcendance en plus
par rapport à tel ou tel mode, mais à l'exister lui-même en sa léur identité. Problème déjà rencontré, déjà étudié ici (cf. $ af :
c'est celui par exemple, de se guérir de l'éparpillement phénomé-
teneur directe, dès qu'il s'agit de faire converger ses divers modes
nal. Arriver à communier avec soi-même, sous cet aspect, c'est
en dehors du plan où ils se posent, c'est-à-dire en dehors de ce
plan même de l'existence, que seuls légitimement ils définissent. trouver son unité ontique, sa vérité d'être dans le mode ontique.
Communier avec les autres est un problème de même genre. Il
n'implique nul changement de mode. Par l'amour, par la charité,
166 Les dffirents modes d,existence
De la surexistence 167

par 1'unanimité,. par. l'harmonie, par la corrélation


organique,
par la forme unifianre, s'instaurerônt un pfu, par son identité, mais par son unité, quelque chose d'autre, dans
trunâ
âme extensivement plus vaste, un être p1f", ô.pi."., ".i"ro_
.À?ir, ,rr" un statut supérieur à la double spécificité existentielle donnée ?
co.sme, æuvre, group€ social ou simple duo
du môi et'du toi; $ 91. Sous cette forme, le problème peut sembler abstrait,
lllTporte. Tout au ptus y distinguera'-t-on, comme des modarités construit, forgé à plaisir. Pourtant il est réel : il correspond à des
différentes, l'existenèe à-soi seu"l ou l,exiitenr. expériences ou des aspirations concrètes, vivables.
pour la partie, conquérir cet exister ensemble, "rrr.Àùt.. tutui, Nous avons posé à ce sujet plus haut ($ 55) une pierre d'at-
uàir leporté
sur l'être global instàuré cet exister à soi seul "'.rt tente. Il s'agissait de notre rapport avec notre corps. Nous notions
à;;
uoici un. problème différent. LorsquË t"
;d; iu purti..
à propos de ce corps propre, combien son existence est peu corpo-
,,^=Y:t:
l exlstence ensemble, elle appète un mode dlffereni ;;ËJÀf,utt. relle : elle est surtout I'expression d'une astreinte psychique.
; elre veut s,y
transposer. Elle veut.se guérir, non de l,éparpillem*iOu", Communément, nous sommes des âmes, ou plutôt (car ce
un
mode.d'existence, mais dà ce mode même. Èt i y
u, nouJuuo.r,
mot d'âme évoque des richesses virtuelles, des harmonies, des
vu, bien d'autres formes de ce væu de l'autre. Érr.rur. orrgi- grandeurs prétendues) simplement des psychismes. Mais ne nous
nelle : la présence de soi, la rencontre initiale attardons pas à cette différence.
genre d'existence insatisfaisant. Effort : aller
o" .oi--àurr, ,n Pour poser la question dans les termes de G. Marcel nous
vers soi dans I'ailleurs ; trouver un nouveau pran
u.., iuutiJ, ul.. sommes des âmes, et ce corps, nous l'avons. Mais pouvons-nous
o,e*isterrte sur
point de soi-même est meiileure, ou bien, où être aussi ce corps ?
5:,:^1^tl li::,uucet
s avere posslble être meilleur où l,on serait compris On dira : l'étrange désir ! Ne sommes-nous pas heureux d'être
qu'9n préfère à soi-même et à l,isolement initial. r---- ; être une âme ? Si d'abord nous étions un corps, ne souhaiterions-
Problème pratique, concret, vivable mais où nous pas avoir une âme, être cette âme ? (Et en effet, nous, psy-
même
^
;
temps ce problème critique et réfiexii:
s,ébauche en
chismes, il nous faut une ascèse pour avoir une âme.) Mais ne
être soi dans I'ailleurs ; comment un même etr.";;;;;;ilït_on
p."i-ii-.eiio., .t considérons pas ce problème : confondons, pour la clarté du
r,1 retrouver. toujours lui_même, en deux modes récit, psychisme et âme. C'est âme que nous sommes. Et ce corps
Oiiier.nt, que nous avons, est-il insensé de souhaiter l'être ; de souhaiter
d'existence ?
,,.
À certai.ns.égardg, c,est encore un problème d,identité, mais être aussi lui ? Le Verbe (nous dit-on) a souhaité se faire chair.
plurimodale.. Nous. avons p.r, norl, avons dû C'est qu'en effet le corps, nous I'avons vu, n'est pas inférieur à
9'idqtl
(cf. g a7) l'identité comparer"aî l'âme : il a ses propres. Il peut souffrir la douleur et la mort, il
unimodale à unË r'ott" a" pr""
d'existence, bouclé ou froissé de telle sorte que "à"ru*.
ce qui y est
peut les offrir. Les hérétiques monophysites soutenaient que le
séparé prenne contact avec. soi-même, et Verbe avait eu un corps, mais n'avait pas été ce corps - qu'en lui
rrnir;pénètr.,"Jirrtegr.
en une même existence ontique. Mais maintenant, il n'avait pas souffert, ni n'était mort sur la croix. C'est récuser,
iL Jâlmit o.
courber, d'amener au contact et à l'interpénétiation au moins, une belle idée morale. Et non seulement la douleur et
d'existence, de façon qu,un même être ociupe
â.i" irur. le sacrifice sont en cause avec cette existence corporelle, mais
à la fois un. ptu..
dans I'un et l'autre. aussi la joie, la participation physique à la nature.
..
Et voici la question qq1 pose : cet être plurimodal, en Or sommes-nous notre corps ? Nous y sommes liés, astreints
_r. son
identité, est-il plural z gsi-it tu so-muiion et l\rnification'oniique à le suivre ; enchaînés à lui par la synapse causale. Mais être
de deux modes d'existence, simplement communicants mon corps, le puis-je aisément ? Peut-être ai-je cru en approcher,
? Ou bien
dessine-t-il, dans une nouvelle manière d,être _ à telles heures où, couché sur l'herbe rase, offert au soleil, au
surexistence * une réarité qui, au lieu d'assembler
,"i.tÀË. o,, vent de mer, j'ai cru communier avec la Mère Terre, avec la rêa-
et additionner
simplement tel et tel mode, surpasse reur diversite, lité du Grand Fétiche. J'ai cru un instant être matière - un corps
.f p"ï.1 parmi les corps. Et encore, combien y avait-il de {iction, d'ima-
"",

&
168 Les dffirents modes d'existence De la surexistence t69

gination là-dedans ? Se pourrait-il que Descartes,


et après lui $ 92. Une première approche - dangereuse, mais importante -
tous les cartésiens.se soiènt préoccuiés c'ro iuu*'pÀuËrrr.,
qu'après tout il n'y aiT-(on ose à peine Ë dt*) ., de I'idée de surexistence peut être tentée dans I'ordre de la
!à-r"à" to.,t valeur. Précisément parce qu'elle est dangereuse, il faut commen-
d'union substantielle, même en Dieui Seulement dr-. .ollubora-
tions (ie sais me servir de mon corps, cet instru-."t, cer par elle, ne serait-ce que pour nous mettre en garde contre les
bien aussi se servir de moi) ; et des transitions, et des
.i il sait périls qu'elle implique.
Éoirespon_ $ 93. Bien que nous n'ayons pas compté sur nos doigts les
dances; et une certaine habitude O,Ctre ensembl;.
MJiI';e là à
être lui, il y a disrance; et distance aussi, de tà il;il; I genres d'existence, nous espérons n'avoir rien omis d'essentiel.
à la fois ce. corps et cette âme, non dans un {ui soit I Toutefois, n'est-il pas certains aspects existentiels qui, lorsqu'on
simple-ru"r-r"uu"._
assembrage met sur le même plan tous les genres d'existence, en les déclarant
additif, mais dans un surpassement de leur dualit'é, I
sion pourtant ni anéantisiement de leur .*irtè"". ,pJ.inqr.. I
égaux, risquent d'être méconnus ?
Et, bien entendu, le problème se pose exactement dans les I Et d'abord, avons-nous trouvé un genre d'existence pour
mêmes termes, s'il s,agit, non plus de psychism. toutes les réalités ? Par exemple, comment existent les lois de la
,i-à,"*irt.n". I
corporelle, mais d'existence psyihique quoiidienne I nature ? Il est clair que, parallèlement à l'identité dans I'ordre de
d'existence spirituelle et sublime. eic.
et
"ori"ret.,
.t I'ontique, I'identité dans l'ordre de l'événement leur donne le seul
or ici, l'idée de totarité est absolument inopérante, insuffi- appui existentiel de base dont il puisse être besoin à leur sujet.
sante ; elle est d'un autre ordre, elle se dévelopiè Est-ce toutefois en reconnaître assez, si l'on peut dire, la dignité
.ur-ln u"tr.
registre philosophique, eile orchestre a" lo"i-uïr.rl.JËro-.r, et I'immensité de présence ? Du même point de vue, la dyade
toujours relatifs à l'assembrage ontique, et nullement indéfinie du grand et du petit ne diversifie-t-elle pas, non seule-
a ce ;""r';i.i ment des existences infimes, qui échappent, on I'a rappelé, au
sement de l'hétérogénéité eiistentielle plurimodat..
grand point, auquel il faut se maintenir âttentif
C.ri- ta t" statut normal de l'ontique réique à l'échelle humaine, mais aussi
dans touie'ra dis- des existences qui surpassent immensément en grandeur cette
cussion qui va suivre. Et il est peu de systeÀès
monistes qui ne tombent à cet égaid dans de ro".o.r"à--à-.nt
iuuJàr, pu,
confusion de l'ontique et de l'exisîentiel, et par la confusion
corré- à I'aide de la théorie de I'expression, par opposition aux relations de dépendance causale,
ranve de ra totarité et de l'unité, confusion qui de partie à tout, et de fondement de l'existence dans I'essence. D'où I'importance de ce
entraîne à son tour
l'annulation de la distance quTr peut y avoir (distance fait que dans les choses créées (et non en Dieu) il y a distinction de l'essence et de l'exis-
noétique tence. Voir aussi (rôrd, I, III, s. f.) la distinction des quatre être, dont l'existence est un.
mais aussi peut-être distance et véritablement onto-
-etuptryrique
logique) entre un simple assembiage plurimodal C'est ce qui pousse Ritter à dire que chez Spinoza. si la seule distinction du mode et de la
.eurite substance était celle de I'existence en soi, comme déhnition arbitraire de la substance, on
autre et nouvelle surpassa_nt la pluralité existentielle "i-urr" pourrait l'ôter < sans altérer le système dans la suite de ses conséquences, pour peu que,
plan de.laquelle s'acôomplit pourtant comprètement
.,ri changeant l'usage de la langue, on consentît à nommer substance ce que Spinoza nomme
"Luqrr.
iexisËnce'. simplement mode de l'être, et qu'on imaginât pour la cause de soi ou pour Dieu un autre
Et c'est ici que l'idée de surexistence va devèni. i"di.il;;Lù. nom >. Mais faire cela serait absurde, si I'on prétendait attribuer à Spinoza, sur précé-
dents alexandrins; une sorte de théorie de la surexistence de la substance. La remarque de
Ritter prouve que le système de Spinoza pose le problème, mais à titre de difficulté,
l. On observe aisément, que_le monisme spinozien, sans résoudre le problème d'aporie non résolue. Dans les Cogitationes metaphysicæ, ou les choses existent, en Dieu
faut), 1'entrevoit pourtant, er-i'illustre pu. r", iàinr (il s,en < éminemment >>, comme pour Descartes, il y a jusqu'à un certain point entre I'existence
tente, pàr.;i;",J.ii; de la substance divine et celle des choses créées, une distinction; mais elle n'est pas main-
. I'unité (à ne pas confondre avec l,ùnicité, "iiorts
ëog. *rtupn, I, v, y est fort loin d,être
simplemenr ta totalité. Mais c'est u q"e s,ouvient "i. tenue dans 1'Éthique, où l'existence est certainement univoque, malgré l'axiome I, où l'esse
noter, chez Spinoza, comme moyen de parer à celles-cr,
tit", r", iiri,"irrtjr]Eï1"îi .ir, il ruu, in alio dort s'entendre, non du fait d'exister d'une autre manière que celle de la substance,
et par conséquent de les recon_ mais du fait d'être dans I'existence de celle-ci. Le sens du petit mot in dans cette proposi-
naître' d'une part I'attéDuation du caracière existentiel-des
attributs (seuls existent à pro- tion, est la clef de tout le spinozisme, cet effort non pour dépasser mais pour annuler les
prement parler la substance et les modes), d'autre
part le maintien d,une reration architec- specificités existentielles, avec une instrumentation tout entière empruntée à I'ordre
tonique entre les modes et ra substance.
-ag.o n.iË*"onvénients ; ce qui se rait surtout ontique, et efficace seulement dans cet ordre.
De la surexistence
I7I
t70 Les dffirents modes d'existence

cisations. La physique d'Anaxagore a profané les corps


célestes'
échelle ? Et s'il est des recommencements cycliques qui renouvel- Il n'en reste pas moins
lent, du microcosme au macrocosme, de l'homme à Dieu peut- ôi;il; l"i.irei;;ilour'. Et ain-si
qi.fq". chose, non seulement de
de sulte.
respectable' mais de considé-
être, des choses à l'univers, des atomes aux systèmes sidéraux pas, dans
certaines similitudes de statut et de structure, peut-on, en ne iuUËàuor ces différences en niveau dè valeur. N'est-il quo-
sorte profanes'
voyant ici que l'analogie, annuler le paramètre d'une différence ii*irt.".. d'un homme, des états en quelque
ou suprêmes' qul
iiâi*t, vulgaires ; et des états nobles, extrêmes
aussi bien en sublimité qu'en immensité ? Alors les questions se motal' quel-gy: chose de
précipiteront: la catégorie de modalité n'offre-t-elle pas des exis- maintiendraient toujours' sous un aspect
si cette différence du
tences contingentes et des existences nécessaires, dont on rappro- .. À""fit^e ? Et t"on Ooit se demànder d'exister de
chera peut-être des existences momentanées et des existences sublime et du non noUt. n'affecte pas le mode même
ordre, dit Pascal. La
éternelles ; et bien qu'elles puissent, qu'elles doivent rentrer dans ;;;i^;.;ep"iiit uirrri. Cela est pures' de même niveau'
d;un autre
s'enca-
les cadres déjà parcourus, ne reste-t-il pas entre elles, une diffé- ;;JJi,t" deJexistences spécifiques différence en degrés : celui
rence de valeur qu'on ne peut oublier ? N'a-t-il pas aussi été drerait ainsi entre deur proUlËmes^de
;;e;!;érl"tensifs, oeja etuaies au chapitre II et celui, différent
question d'exister formellement et d'exister éminemment, ce qui
met en jeu traditionnellement un moins et un p/zs ; l'existence mais slmétrique, des degrés de valeur2'
$ 95. Il peut y avoii iourtant'
il y a certainement' une part de
éminente contenant (Descartes, Méd.,lII,7), < les mêmes choses
ou d'autres plus excellentes > que la formelle, et lui étant au oreirg. daàs ceitaines di ces idées. ilien de moins philosophique
ffiï .;;ilrion à., degrés de valeur avec la dyade du grand et
moins égale ? ou
D'autre part, sans revenir sur les questions d'intensité, n'est-il à" p.tii.-ù"rr. raison pJur gulgn graLd corps céleste' galaxie que tel
;yré;; ,t.iluir., sàrtË oe ialibaÀ sidéral, vaille mieux
pas certaines façons d'exister plus ardentes, plus ferventes, plus d'un livre,
jaillissantes ou saillantes que d'autres ? Hugo disait de Dieu : Âii"f i"n-e, telie pJt" idée biottie aux feuillets telle
le grain de
;;aa. à. t.r.. pétiie en statuette. Il n'esr pas dit que
Il est, il est, il est;- il est éperdument... sable ne contienne pas, dans son abîme, quelque atome habité
ptus precieusement iué t.tt. immense planète' Un seul acte de
Exister éperdument (et aussi exister lyriquement, exister si utte âme humble' peut valoir
l'on ose dire, saltativement, comme on fait un bond, comme on iftâriie, æuvre d'un instant dans
pousse un grand cri de joie ou d'amour), ce n'est peut-être pas *i"rr* que les uutiÀt actions, aveugles d'un grand à
co.rps social'
voir avec les
Les sommets moraux de I'existencè n'ont rien
exister plus, quantitativement parlant ; mais n'est-ce pas exister Et pareillement' on pourrait
autrement que dans un exister fait de grisaille, de pluie domini- ;iÀ.;;l;;t spatiales de l'être' fût nécessairement plus pré-
cale, d'apathie et de maussaderie quotidienne ? Enfin, si, comme ;;;ietr* Auei'existence plurimorlale qui serait.? ta
on l'a vu ($ 86) les existences pures, en droit, sont égales entre q"i.. .tlti."".'po"' L'être. fois T:i
elles, ne dira-t-on pas qu'une existence plurimodale, assemblant
"i""t.
coûrme corps, moi comme âme, moi comme
phénomène' mol
en soi et unifiant dans une riche réalité plusieurs de ces existen-
ces, vaudra mieux qu'une seule d'entre elles ?
1'Enosantdirequ'iln'étaitpasenvoyéparlesdieux,.,ùàè0éoæeproveivlllàvëptoca
$ 94. Sans doute le dualisme un peu grossier du primitif, répar- (Dioe. L., X, ll8).
tissant toutes choses en deux groupes, le profane et le sacrét a été 2.PourHamelin.chaquemodedialectiqued.existence.dansl.ordreoulesparcourt
peu à peu désarçonné par toute une série de profanations et de laï- |,Essai,<s,appuie>>surlemodesuivantetsupérieur;ensoltequ'ilyaconcordancede
er des valeurs (v. T éd., p' 487 sq.)'
l,ordre dialectiq,r., 0., .oà.r, à., itri.nriter â'être, est à ce
pour Lachelier .o*. pîut nuuuir.on. la différence de I'inférieur au supérieur
a raison de théories ontologiques' D'où
l. ooint inscrite aans t'êtrelôtlte suffrt rendre
Que pour le primitifcette opposition est existentielle, que le passage de l'état pro- ll Ëàet.. définition par Auguste comte du matérialisme comme
lane au sacré est un changement totius substantic, cf. Durkheim, Forntes élém. de la vie iy#ril;ffi;;;;Ë. a
n iJiocttin. qui explique le supérieur par I'inférieur >'
relig., p. 54.
t72 Les dffirents modes d'existence De la surexistence 173

comme suite d'événements, ou moi comme ontique intemporelle,


Mode préférable, assurément aux autres (à la neutralité de
vaudra-t-il mieux que ce même être purifié, mis au point sur un l'événement ou de I'action) quand il est qualifié en bien. Mais
seul plan, dans un seul mode, si lantômal soit-il
- -^ê-. I'imagi_
naire ? comme dit le héros halluciné de calderon, si la vida es
non préférable, en tout état de cause, à tout autre mode, ce qui
reviendrait à dire qu'un crime. parce qu'il est qualifié morale-
suerto, si la vie est un songe, < le bien et le mal faits en songe
ment, vaut mieux. qu'une action indifférente. Ce qui ferait le
n'en restent pas moins bien et mal >>. Et ne sera-t-il pas plis mieux ici, ontologiquement parlant, ce serait l'adjonction de
facile et plus efficace de réaliser certaines perfections ou sublimi-
ce mode aux modes déjà reconnus ; non sa substitution à eux.
tés dans ce mode pur que dans l'épaisseurà'une existence hétéro-
Peut-on tenter cette substitution générale en vertu du thème
gène ? Enfin, nous I'avons vu, on ne peut affirmer que l,existence
ontologique : le bien seul existe véritablement ? Ce serait (avec le
psychique (par exemple) soit supérieure en tout étàt de cause à
fameux sophisme l'erreur et le mal n'existent pas) rétablir I'indif-
l'existence corporelle (ce qui a èmbarrassé bien des métaphysi-
férentisme dont on voulait sortir. L'assimilation du mal absolu
ciens, par exemple Descartes et Spinoza, d,une hiérarchie des
avec le non-être, et du mal relatif avec une moindre existence,
substances qui répugne au reste de leur système). chaque mode
rentre dans les pensées imparfaites fondées sur les confusions
d'existence a ses- qualités propres et ses àéfauts'(c,est pourquoi
signalées au chapitre II. Ce qui lait le mal du mal, c'est que soit
aucun, certes, n'est superflu). chacun peut recevoir le subfime en lui-même, soit en ce qui est mauvais (soit existence, soit réa-
(cf. $ 86 et 9l). Si l'ordre de la valeur est existentiel (ce qui se dis-
lité), il existe, il est réel. Il s'est vu qu'on le pratiquât pour se
cute) il interfère comme au hasard avec les modes spécifiques de
sentir exister.
l'existence. C'est cas d'espèce. Tout au plus serionr-rorr, âmenés
En d'autres termes, selon les voies courantes, le problème
à faire de l'existence morale * de l'existênce qualifiée, en bien ou
moral peut être enfermé dans les limites de cette adjonction d'un
en mal - un mode spécifîque d'existence. mode de I'existence qualifiée. Il n'en reste pas moins que d'un
À ta vérité, nous ôroyons qu'on peut rendre raison autrement autre point de vue, plus métaphysique, on peut concevoir, non
du bien et du mal, comme du beau ou du laid, du vrai ou du une existence de la valeur (ainsi limitée) mais des valeurs d'exis-
faux ; c'est-à-dire qu'à la question : comment existent-ils ? on
tence ou de réalité. Et de ce point de vue, il y aurait quelque
puisse répondre : ils existent en autre chose, ils résident en cer-
concordance entre la recherche des sommets de l'existence, en
tains conditionnements de réalité, dont nommément I'idée de valeur, et cette recherche de I'unité, qui pose, à propos d'existen-
perfection peut nous donner un exemple. Sans soulever ce grand
ces plurimodales, le problème d'une surexistence pyramidante et
problème, concédons qu'on puisse dirè qu'ils existent en soi cela
médiatisante.
reviendrait seulement à reconnaître l'eiistence moralement qua-
lifiée comme un nouveau mode pur d'existence, à ajouter à ceux $ 96. Or cette concordance (et cela est important) peut se
manifester et se suivre en deux sens.
que nous avons déjà reconnust.
Quelquefois une existence complexe, implexe, imparfaite dans
une équivoque épaisseur, cherche pour se réaliser dans sa valeur
I' Il semble que cette existence qualifiêe. concernant surtour I'action, donc l'événe- la plus haute, à se mettre au point avec précision sur un seul
ment (car elle constitue la vie morale), dessinerait une sorte de recommencement, dans
plan, dans l'espèce d'existence pure qui lui permettra la meilleure
.nouveau mode, du plérôme des événements. Recommencerait-elle aussi le règne
un
ontique? Il semble que non, que seulement ellerarfecterait. les notions de responsabilité détermination de soi-même. Ascèse dépouillante et précisante à
et d^e mérite, se présentant comme l'instrument de ieur rapport. c'est la solution la plus la fois : je me ferai âme, et âme seulement, parce qu'en ce cristal
conforme aux voies générales de l'éthique du sens commun. cela soulève des problèàes,
notarnment parce que Ia thèse qui rattache la valeur à des conditionnements de réalité, seulement je peux tailler le resplendissement que je cherche. Je
nommément ontique, implique une conception morale assez différente. ce n,est pas
le
me ferait de chair, parce qu'en mortifiant cette chair je serai le
lieu de tlaiter de ces problèmes. Il n'esf pas indiflerent pourtant de les indiquer au soulfrant volontaire que demande mon idée du mérite moral.
passage.
Mon æuvre, je la ferai en rêve, parce que sa splendeur morale et
n4 Les différents modes d'existence De la surexistence 175

sa pureté ne s'accommodent pas des compromissions du réel. Je


ce væu : retenir à la fois l'exister, et cette plus grande réalité ; se
la ferai en pierre, parce que je rêve d'un édifice qui recueille et guérir de la plurimodalité, sans se priver de l'existence. Car exis-
abrite véritablement des corps misérables, et qu'un hôpital de ter, de ce point de vue - prendre parti pour un mode d'exis-
rêve n'abrite pas effectivement des souffrants. Et peut-être la tence - n'est-ce pas se déchirer, s'arracher de quelque chose de
ferons-nous de terre et d'eaux, d'arbres et de gazons, àe tableaux plus précieux ? Et inversement, aller vers ce statut de réalité
et de statues, de salles de lecture et de salles de jeu ; parce que supérieure, n'est-ce pas s'écarter de l'existence ? C'est toute la
nous haïssons I'utopie, et que nous voulons un bienfait pour les question.
hommes vivants, dans la complexité de leur être. euelquefois
$ 98. Mais au fait, pourquoi cette expression : se guérir de la
une existence simple, pure - une âme qui ne peut sortir de la plurimodalité ? La diversité des genres d'existence est-elle un
solitude des âmes, un rêve qui n'esquisse qu'une perfection illu- mal ? N'est-elle pas plutôt une aide ? Non seulement elle est une
soire et subjective - cherche une façon complète et diverse d'être,
conséquence, une expression même de I'autonomie de l'existence
de se retrouver à la fois sur le plan du rêve et sur celui de l'ac- (exister, disions-nous, c'est opter, choisir, prendre parti, coura-
tion, sur le plan du psychique et sur celui du physique. Au terme geusement, délibérément pour un mode d'existence) ; elle est
idéal, on entrevoit l'idée d'une façon d'être si complète, si riche, encore la condition de quelque chose de plus. Tout se passe
si patente à la fois, comme en mille facettes, sur le plan du sen- comme si ces notes, ces voix diverses avec lesquelles on fait la
sible et sur le plan de l'intelligible, sur le présent et sur l'intempo- < polyphonie > (pour reprendre une expression chère à bon droit
rel, sur le demeurer et sur l'agir, qu'elle réside à la fois dans tous à M. Lalo) et I'harmonie de l'existence, étaient les instruments
ces domaines et qu'elle ne tienne entière en aucun, les surpassant
nécessaires et admirables de quelque chose qui en dépasse le
en les assemblant tous. plan, et qui est réellement au-dessus de I'existence. C'est cette
Or une telle façon d'être ne sera-t-elle pas plus réelle qu'une polyphonie qui pose le problème de la surexistence, si plus ne
seule des existences pures sur lesquelles elle s'ouvre ? Et l'homme
fait : si elle ne pose pas la surexistence même. Gardons-nous.
qui sera à la fois l'homme physique, l'homme moral et religieux, donc, en voulant nous guérir de cette plurimodalité, condition
l'homme intellectuel, I'homme agissant et I'homme subsistant, ne inhérente à I'existence, de nous guérir à la fois de I'existence et
sera-t-il pas l'homme le plus réel, comparé à ce qu'il prend de de la surexistence, et cherchant I'IJn, d'aller vers le néant.
fantômal, réduit à un seul de ces modes, lequel appellera tou-
jours et exigera chacun des autres, pour compléter sa réalite?
$ 97. Oui, mais si cela est ainsi, rien qui concerne l'existence, ***
mais seulement la rêalité, dans cet enrichissement et cette pléni-
$ 99. De ce qui précède, une conclusion nous reste. Ce pas-
tude. Trois valeurs peut-être : une valeur intrinsèque des ch.oses, sage par la notion de valeur a fait justice de toute confusion pos-
ou si l'on veut un nôuveau mode pur d'existence, l''existence qua- sible entre un plus de réalité et un plus de grandeur ou de
lifiée, à ajouter aux autres que nous avons déjà reconnus. Et puis richesse extensive. Ce qui sulfit à exorciser les derniers fantômes
ces deux valeurs, valeur d'existence, valeur de réalité. Il se pour-
encore liés à I'idée de totalité. Ce n'est nullement en tant qu'elle
rait qu'elles fussent en raison inverser. Assurément, en toui cas, assemble ou qu'elle unit, qu'une totalisation comporte un plus de
elles sont séparables. D'où le double mouvement tantôt vers la réalité. Celle qui nous intéresse, c'est celle qui, au-delà de la plu-
réalité, tantôt vers l'existence. Sans doute nous pouvons former ralité des genres d'existence, fait apparaître quelque chose qui
non seulement les embrasse, mais s'en distingue et les surpasse.
L Au chapitre II elles nous étaient apparues ($ 29 et 3l) presque comme une distinc- S'il faut définir la surexistence, ce n'est donc par aucune considé-
tion de raison, au sein de la seule existence. On voit s,affirmer ici la portée en même ration axiologique, ni comme un degré plus haut, plus sublime
temps que la signification profonde de leur distinction.
de l'existence (encore qu'elle puisse avoir cette sublimité) ; c'est
176 Les dffirents modes d'existence De la surexistence t77

sévère d'un passage à des problèmes du


par l'idée stricte et autres ; et non nécessairement d'un statut de réalité distinct de
second degré concernant l'existence, mais prononçant saillie hors I'existence. Ainsi, si I'unité s'obtient en extension au prix d'une
de son plan. diminution de la compréhension, I'existence où s'actualise cette
$ 100. Dès le début de cette étude, nous avons rappelé les unité sera une existence générique ; et au terme de toutes les uni-
idées si connues de Maître Eckart, touchant l'Ueber-Sein, la fications possibles par cette voie ( le genre suprême, comme dit
surexistence divine. Or c'est là, comme on sait, non pas une thèse justement un logicien qui a bien mis en forme ce problème clas-
originale du mysticisme spéculatif allemand, mais une antique siquer, sera I'idée abstraite d'être, le plus étendu, mais le plus
tradition néo-platonicienne, que la théologie chrétienne doit sur- pauvre de tous les concepts ; si vide eue, selon certains
tout à Denys I'Aréopagiter. La clef en est dans Plotin, pour qui, métaphysiciens, il est indiscernable de son contraire... )).
s' < il y a plusieurs genres d'être...^il y a une unité extérieure aux En d'autres termes, l'unité de l'être obtenue par cette voie
genres, car l'IJn est au-delà de l'Etre >2. définira à son sommet hiérarchique, pour l'être en question, une
$ 101. Il est vrai que l'Un de Plotin n'est pas l'Un de tout le existence abstraite, générique, logique, très pure et très pauvre. Il
monde. Mais I'universalité du problème est évidente, hors de ses y a maldonne et l'on s'est tout simplement transporté sur le plan
aspects. soit strictement plotiniens, soit généralement théologi- notionnel.
ques3. A y bien réfléchir, il semble possible d'abord de soutenir Si l'on veut éviter cet appauvrissement, si l'être auquel on
que toute unité définit une existence ; puis d'en inférer que toute pense n'est pas cet être d'une existence purement abstraite
unité de deux existences définit une existence d'un ordre supé- - l'existence notionnelle de la totalité de l'être - mais un être
rieur. Mais celle-ci s'entend d'une supériorité hiérarchique et conçu comme doué d'une plénitude suprême, comme riche de
architectonique de la nouvelle existence par rapport aux deux toute existence, on le concevra notamment (pour rester sous cet
aspect logique) comme ayant << en même temps que I'extension la
1. ( Toute pensée ne s'élève que vers l'être, et Dieu est au-dessus de l'être >> (De div. plus vaste, la compréhension la plus riche > (ibid.).
nom., I,4). Voir sur la doctrine de l'Ueber-Sein au xlv" siècle, par exemple : O. Karrer, Soit, mais poser la question ainsi, ce n'est plus constater dans
Meister Eckart, 1926, p. 293 sq. Voir aussi Revue néoscolastique, 1927, 69-83.
2. Enn., VI, 2, I ; trad. E. Bréhier, t. VI, Première Partie, p. 102. - Toutefois, bien des opérations effectives de pensée une réalisation positive d'uni-
que l'idée de surexistence vienne naturellement sous le patronage plotinien, il faut obser- flrcation, dans un genre précis d'existence. C'est poser un idéal, et
ver que, telle qu'elle figure au présent chapitre, elle dillère notablement de f idée telle que désigner problématiquement I'existence suprême, où s'effectue-
I'a conçue historiquement Plotin. Historiquement la question du surexistant s'introduit
comme question d'origine des existences, et non pas de couronnement, ce qui a pour rait cette unification. S'agit-il encore d'existence ? Ne s'agit-il pas
conséquence de distinguer entre existence finie et existence infinie, plutôt qu'entre exis- d'une existence sans genre déterminé d'existence ? Je dis, déter-
tence et surexistence. Pour Plotin, si I'eZvar n'appartient pas à l'Un, |'$raptlç lui appartient minée peut-être par les conditions de réalité qui lui sont imposées
pleinement.
3. Léon Chestov est peut-être, parmi les contemporains, celui qui a le plus nettement problématiquement ; mais non posée à titre d'existence, tant que
repris, dans l'ordre de la théodicée, cette affirmation qu' < on ne peut dire de Dieu qu'il le problème n'est pas résolu positivement. I1 se peut que l'équa-
existe. Car en disant: Dieu existe, on le perd immédiatement. ) Et il a sans doute impres- tion comporte solution ; il se peut aussi que ce soit une ( ques-
sionné Gabriel Marcel, s'il laut interpréter en ce sens (cf. Bespaloff, < La métaphysique de
G. Marcel >>, Rev. phq., 1938, II, p. 34) son âveu courageux: < Je ne sais pas ce que je tion imparfaite (au sens cartésien de l'expression ; voir les
crois. >> - Contre la théorie surexistentielle de la divinité, a toujours milité par contre f in- Regulæ), et même une question sans aucune solution possible.
terprétation courante du nom divin révélé à Moïse (Exode, 3,13-14) comme signihant : je
suis celui qui est. En réalité I'interprétation véritable est : je suis qui je suis ; laçon de par-
Quoi qu'il en soit, I'existence ainsi définie ne saurait être consi-
ler hébraique équivalant à une fin de non-recevoir opposée à toute dénomination du dérée comme posée que dans et par une solution efficace du pro-
divin. Cf. A. Lods, IsraëL, des origines au milieu du vttf siècle, p.374. L'< appellation blème - si une telle solution existe (qu'elle existe dans notre
conventionnelle > Yahvé < doit rappeler sans cesse la phrase dont elle est l'abrégé : I1 est pensée ou dans l'avenir, ou virtuellement, ou à I'origine univer-
qui i1 est ; l'Être que l'homme ne saurait définir >. Ce qui, ajoute notre auteur, ( ne
manque pas de grandeur >. Assurément. Ce qui, ajouterons-nous, est intéressant à rap-
procher des voies bien connues de la < théologie négative > d'origine alexandrine. 1. Goblot, Traité de Logique, p. 114.
178 Les dffirents modes d'existence De la surexistence 179

selle, ou en acte actuel, inconnu et transcendant, ou connu et de maîtrise. Nous rêvons ainsi d'une sorte de chef-d'æuvre de
auquel nous participons... il n'importe). Bref, en tant que posée l'art d'exister. Et si l'Homme, qui n'est ni I'homme charnel, ni
problématiquement, c'est une réalité définie, indépendamment de l'homme psychique, ni l'homme spirituel, ni l'homme motal,
toute existence ; le fait qu'elle existe constituant une tout autre mais l'homme comme Maître de tous les genres d'existence, on
question, et exigeant un acte distinct, un moment spécial ajou- peut dire que l'homme n'existe pas, s'il n'existe que dans un seul
tant, quelque chose d'absolument sui generis (précisément de ces modes. Il n'existerait que de cette existence plénière, qui
l'existence) à cette constitution de conditions de réalité. serait aussi surexistence. Mais on peut dire aussi qu'il n'existe
pas, même d'une existence virtuelle, si ces divers modes d'ébau-
$ 102. D'autres logiciens, par exemple Mac Taggart, prennent
le problème en sens inverse. Ayant posé d'abord, d'une part la chement ne dessinent pas par leur harmonie un achèvement qui
réalité (qu'il identifie à l'être, being), d'autre part I'existence, il soit comme le contour mystérieux d'un être unique ; et qu'il
admet (raisonnablement) que tout ce qui existe doit être réel. n'existe même pas d'une existence idéale, si ce contour mysté-
Mais il se demande si toute réalité est existante. Et forcé de rieux reste indéterminé et vacant dans ce qui serait I'essentiel,
convenir qu'il peut y avoir réalitê non existante (ses exemples, c'est-à-dire dans un mode défÏni d'accomplissement existentiel'.
d'ailleurs, évoluent surtout sur le thème du possible) il écarte la Ainsi sa surexistence n'est pas seulement une situation hiérar-
gravité du problème, remarquant qu'une réalitê non existante ne chique culminante, c'est aussi une situation hors de I'existence.
saurait avoir d'intérêt pratique pour nous, mais seulement un Elle n'y rentrerait qu'en se faisant mode déterminé d'existence.
intérêt purement spéculatifl. Perdant alors ce caractère surexistentiel, celui-ci rentrerait à son
Mais est-il vrai qu'il en soit ainsi ? Sans insister sur (( l'intérêt tour dans le cycle des existences du premier degré, et dans les
de I'intérêt > spéculatif ; sans rester dans le cycle de la métaphy- rapports architectoniques et même hiérarchiques qui peuvent
sique ou de la théodicée, ne dirons-nous pas, par exemple, que assembler ceux-ci, sans monter au second degré * à ce second
l'idée ou le problème de I'Homme le plus Réel, tel qu'on I'a vu degré qui caractérise un problème, situé par définition hors du
plus haut, est un de ceux qui touchent le plus franchement à nos plan de l'existence proprement dite.
intérêts les plus fonciers et les plus intenses ? N'est-il pas, peut- $ 129. Un troisième exemple, et non moins classique, situera
être, caché ou latent au fond de toutes nos ambitions ou de tous encore mieux ces questions : ce n'est rien de moins que celui des
nos désirs, bien que parfois d'une manière absolument secrète antinomies kantiennes.
pour nous-mêmes ? À certains égards, rien de si misérable que ces prétendues
Or si un tel être était, sans doute pourrions-nous dire qu'il antinomies, si l'on veut y voir un achoppement inévitable de la
existerait bien davantage que n'existent les images fragmentaires raison, se contredisant nécessairement elle-même lorsqu'elle veut
de lui qui s'indiquent çà et là sur les différents plans d'existence déterminer existentiellement dans leurs conditions de réalité les
où nous le voyons dessiner quelque réalité de lui. Mais, on le grands objets métaphysiques. Où voyons-nous qu'il y ait contra-
sait, c'est là une façon de parler dangereuse, qui conduit facile-
ment au sophisme. Ce que l'on conçoit en concevant cet < exister 1. C'est notamment ce qu'il y a de si décevant dans le livre célèbre du D' A. Carrel :
plus >>, c'est d'abord un plus quantitatif ; puisqu'en effet c'est L'Homme, cet inconnu. L'unité de I'homme y est sans cesse postulée sans être jamais légi
timée. Cf. p. ex. p. 35 : < Si on définit I'homme comme composé de matière et de cons-
I'assemblement de genres nombreux d'existence, et aussi de gen- cience, on émet une proposition vide de sens, car les relations de la matière corporelle et
res aussi divers que possible. C'est aussi un plus de supériorité, de la conscience n'ont pas jusqu'à présent été amenées dans le champ de l'expérience.
Mais on peut donner de l'homme une définition opérationnelle en le considérant comme
1. < We can, then, have interest in the real, even though it should not be existent. un tout indivisible, nanifestant des activités physicochimiques, physiologiques et psycho-
But it is only that interest which we have in knowledge for its own sake. All our other logiques. > V. aussi p. 393, bien optimistement: < Aujourd'hui la science nous permet de
love développer toutes les potentialités qui sont en nous. > I1 s'agit de < restaurer l'homme...
interests - in happiness; for example, in virtue, or in deal exclusively with the exis-
suivant les règles de sa nature >. Mais cette nature est-elle une ?
tent... ) (The Nature of Existence, vol. I, p. 8).
180 Les dffirents modes d'existence
De la surexistence 181

diction entre les thèses et les anti-thèses ? Se contredire, c,est


affirmer A et non-A d'une même chose ? Nous lisons bien, par d'illégitimité l'acte d'hypostasier ce principe ? Il est vrai qu'en
exemple, dans le << premier conflit )), que a) le monde a un com- hypostasiant ainsi, on ne fait que poser problématiquement l'idée
mencement dans le temps, et est aussi limité dans I'espace ; et d'une solution. Et I'on aurait tort, ayant nommé x cette
que b) le monde n'a ni commencement, ni limites dansl,espace, inconnue, de parler d'elle comme existante, et surtout de croire
mais qu'il est infini dans le temps comme dans I'espace. Mais réduire au premier degré une équation du second degré en écri-
suffit-il d'avoir employé le même mot : le monde, dans une pro- vant : x2 = X. La vraie question est de savoir si une telle
position et dans I'autre, pour avoir parlé de la même chose, pour inconnue, une telle unité plurimodale, est capable d'existence ; et
I'avoir mise en cause ? D'un côté on considère un plérômé des si oui, quelle manière d'exister est offerte, soit objectivement, soit
événements, reliés par la synapse causale, ou temporèile, ou spa- en pensée, pour la réaliser. Le droit (à conquérir) de poser un
tiale (< une série infinie d'états successifs des choses dir mondê >, sur-univers, de se donner comme existant un monde assemblant
dit Kant). De I'autre, on considère un plérôme ontique ( < le en une réalitê unique ces deux plérômes et ces deux modes
monde sera un tout infini donné de choses existantes > ). Ce plé- d'existence, est un excellent exemple de ce second degré, et de ses
rôme synaptique et ce plérôme ontique - ces deux univers côili- problèmes.
geant chacun un groupe particulier d'existants, représentant deux $ 104. Ne croyons donc pas qu'elle soit aisée, l'hypothèse
modes spécifiques d'existence (car il y a bien, Kant a raison de le d'une harmonie préétablie, complète et toute faite, entre toutes
montrer, à l'æuvre dans l'antinomie une position de l,objet les intentions ou postulations d'accomplissement convergentes ;
comme existant) - ces deux univers, car essentiellement ils sont par laquelle, chaque modalité d'existence apportant avec elle le
deux, différeront profondément dans leur conditionnement de besoin de I'autre, d'un exister dans une modalité différente, tou-
réalité ; quoi de plus satisfaisant pour la raison ? La difficulté tes ensemble dessineraient au-delà d'elles-mêmes une existence
commence seulement si I'on veut faire coincider ces deux univers, unique et plénière qui leur conférerait leur intégrale réalité. Sur-
si I'on veut, nonobstant leur profonde différence - I'un fîni, tout, sentons combien cette hypothèse, si on veut la pousser du
l'autre infini (plus probablement : l'un inflni, l'autre indéfîni) ; côté de l'être - du côté de I'idée d'un être occupant et soutenant
l'un statique, I'autre dynamique (plus exactement : I'un ontique, cette intégrale réalité - fait diverger alors l'être et l'existence,
l'autre synaptique), l'un discontinu, etc. si l'on veut, dij-je, l'être en question étant à chercher de plus en plus en dehors du
proposer un univers supérieur, se donner un genre d'étant qui plan de l'existence, par rapport à la pluralité duquel il se définit.
soit à la fois I'un et l'autre, qui les assemble en une reaiite Car si tout cela est exact, on voit clairement non seulement com-
unique. Difficulté sans doute de conception pour nous (la pensée bien, mais pourquoi l'idée de totalité est insuffisante pour définir
n'y est pas faite), difficulté aussi d'existenôe. euelle serâ cette et pour consolider I'idée de surexistence, en sa valeur de réalité.
manière d'être qui effectuera non seulement I'assemblement, la Nous avons déjà vu, à propos du virtuel ($ 62) I'importance
< complication > des deux modes d'existence en cause, mais leur qu'il faut attacher à la possibilité ou à f impossibilité de l'accom-
possession indivise de ce qu'a d'original leur (( acte commun ) plissement. Dire par exemple (à la manière de certains personna-
(pour parler comme Aristote) ? lismes faciles se réclamant assez illégitimement de Renouvier)
Et Kant a bien raison de rapporter à I'ordre de l, < idéal que pour exister pleinement, un homme doit réaliser toutes ses
transcendantal > le problème de cette ( totalité > (non pas possibilités, développer et actualiser toutes ses virtualités, c'est ne
< absolue >>, mais strictement relative au problème donné), dônt rien dire. Si l'on prend virtualité dans un sens sévère précis, par-
la recherche, en tant qu'elle est un beioin irrécusable de la ler d'un totum potestativum aomme existant virtuellement, c'est
pensée, est bien < principe régulateur >. Mais la < décision cri- postuler qu'il a une solution toute prêparée, toute satisfaisanteo
tique > du problème est parfaitement inopérante. pourquoi taxer du problème ; laquelle reste simplement à transporter du mode
virtuel dans tel autre mode à déterminer (ce qui fait encore ques-
t82 Les dffirents modes d'existence De la surexistence 183

tion ; mais il ne s'agit que d'un problème de transposition de qu'on sache bien le risque qu'on accepte : on se jette ainsi en
mode à mode). Mais y a-r-il une ielle solutioo, pensée bien au-delà des régions spirituellement maniables de la
.rn.
existence virtuelle de cette unité, c'est la question.- "'"ià-àii"
pour^mettre surexistence. On supprime du même coup toutes les considé-
grossièremelt points sur les i, dans un exemple humain, tel rations architectoniques qui peuvent donner un point d'appui
.1".r
aimable et joli jeune homme de dix-sept ans, rêïeur et joueur, concret et positif à cette exploration d'un au-delà métaphysique
orgueilleux et timide, intelligent et sentimentil, urr., serisuet et de I'existence. Par hypothèse on unit, on mélange, on efface dans
un peu mystique, a àLa fois l'étoffe d'un Don Juan et d,un saint, une dissolution involutive ultime ces différences : Dieu et le
d'un général d'armée (il en a conduit danr ses iêu.rrÀf.t 0,"" monde, transcendance morale et transcendance unitive, union
peintre (il en a les.dons,.c'est positir), d'un littérateui'aussi, substantielle de l'âme et du corps et union gnoséologique du sujet
et
d'un homme d'action (s'il se d-gfdt de ses langueurs .l-d. ,., et de l'objet en subvertissant et annulant (pour s'être supposé
hésitations). Lui dire : c'est bien simple, soyez à la fois ce saint d'emblée au sommet) toute hiérarchie des entités placées sur les
et
ce Don Jrpg_, c9 peintre, ce littérateùr et cè général, est-ce parler degrés de cet Arbre de Jessé ou de cette Echelle de Jacob : I'ordre
sagement ? Il n'est pas dit qu'une destinée n1 puisse être des surexistences, seul appui en ces problèmes pour des recherches
offerte
par le hasard, et une âme être construite et màinten.r. pu, l,.f_ métaphysiques solides. N'allons pas trop vite. Non seulement
forf la. persévérance et le génie qui effectivemeni réurir""t nous n'irions pas plus loin, mais nous perdrions le seul fruit véri-
unification tout cela. Telles chos.i n. ,orrt pas communes. En "" table qu'on puisse tirer philosophiquement de ces études, et peut-
tout cas, on ne contestera pas que supposer Lefle-rà réarisée, ou être aussi le contact avea ce qui en lait la portée pratique, avec
même réalisable, c'est supposer l'invention d'une ui.n I'expérience également hiérarchique et ordonnée de l'instauration.
_bien géniale, bien importante, et toute"rror.
curieuse, nouvelle ; $ 105. Car enfin, une dernière question se soulève que nous
quelque chose qui n'est en rien donné, mais qui est à nous contenterons d'esquisser rapidement : celle de l'unification
iiouver.
Quelle proposition concrète faire, pour conciîier et mettre en des unifications.
synthèse tous ces éléments ? c'est à te hic. À plus forte iaison Il y aurait faiblesse, en effet à s'arrêter, à se contenter d'une
s'il s'agit de faire cet homme, qui unisse subs'tanti.rtè-."t ui. seule conception (si satisfaisante qu'elle puisse être) de I'unité et
morale et mystique, vie artistique, vie corporelle, en une unité de la totalité, dans le genre propre d'existence ou dans le niveau
évidente et positive - non seulement picôtem"rrt o"-.i,- o"-ra, de surexistence qu'elle postule. Comme si ce principe d'unifica-
dans tous ces modes, mais réarisation âe leur unité .rn tion était le seul possible'.
étant, et non seulement plurimodal mais en même "o--" temps reel
$a.ns ]a.
synthèse de ces divers genres d'existence, ." .rn. à"i.t.n".
1. C'est la difficulté où se heurtent tous les elforts pour rendre raison de la réalité
à la.fois supérieure et suprêrne et une. Je vois bien, ârrar-1e en suivant une dialectique unique et uniforme. Ce qu'on ne rencontre pas ainsi peut-il être
considérant tel exemple éfonnant et presque surhumain. alterner dit inexistant ? Hamelin a bien senti la difficulté. D'où son elfort désespéré (et vain) pour
ici I'action et le rêve. la vie mystique êt l'action prouver: I / que sa dialectique n'est pas intellectuelle (l'intellect ne survenant, dans son
opposition au pratique et à l'affectif, qu'au sein des phénomènes psychologiques, à la fin
encore, en quoi ce saint est-ir cet homme d'action, en"llir..-'rraui,
quoi ce lit- du processus de la représentation) ; et 2 / que les dialectiques de la beauté ou de la bonté
térateur est-il cet uTu.t-t, en quoi cette âme est_elle ce corps ? ne sont pas le principe d'un recommencement aô oyo de toute sa tâche sur d'autres bases
Voilà ce qu'il faudrait dire. (cf, Essai, 2" éd., p. 445 sq. et 496 sq.). D'oir I'obligation d'une esthétique purement
notionnelle (447) et de I'afhrmation qu'< il ne pouvait pas être nécessaire que I'Esprit
On peut donc - pour rev€nir au grand problème qu,expliquait absolu se fit bonté absolue D (496). Il s'agit pour lui de prouver (tâche impossible, presque

"".tt-9.99-paraison - poser si l'on veut à titre d'idéar tiansôenàan- absurde) que ce qui n'aurait d'existence qu'au nom d'une dialectique autonome de l'art
tal l'idée d'une totalité universelle. on peut même ajouter, sur la ou de la morale n'existerait pas ; qu'après avoir suivi l'æuvre d'un esprit qui est divin, au
nom de sa Sagesse, il ne faut pas recommencer la tâche au nom de la Puissance puis au
foi d'une déduction tant soit peu abstrâite et notiorin.iiÀ,'q","tte nom de l'Amour. Oubliant ce qui est écrit, selon Dante, aux portes de I'Enfer : Fecemi la
représenterait le maximum possible de richesse en réalité.'Mais divina Potestate - La somma Sapienza, el primo Amore...
184 Les dffirents modes d'existence De la surexistence r85

Il est prégnant à cet effet de songer comme les différents Spinoza, le Dieu de Malebranche, I'Union substantielle de Des-
efforts vers l'unité évoquent des être différents, selon la nature de cârtes ; ou encore l'Idée-Être de Strada, l'Acte pur de Gentile,
la surexistence postulée : être bathique, fondement et origine ,
le Maximum humain de G. Bruno, etc., représentent, reflétés en
commune de toutes choses, ou être terminal, culminance com- miroir sur le plan du discours, des postes définis où résident
mune de toutes choses ; unité d'un tout réassemblant des êtres r
effectivement des réalités précises dans le domaine surexisten-
déjà parfaitement déterminés dans tel ou tel mode, et compre- ,
tiel. À ce point qu'on peut effectivement chercher (par une cri-
nant toutes leurs vérités d'être, accomplies ; ou somme de tous I
tique qui serait peut-être utilement armée par ces réflexions) si
leurs accomplissements, dans le seul plan de la surexistence; ou r
cei représentations sont adéquates, si elles correspondent bien à
principe commun (tant soit peu abstrait) de leur existence ; et r
leurs objets, bref, si elles sont vraies ; I'idée de vérité pouvant
ainsidesuite,Poseridéalement,SouSlenomd'être,l,unitéde intervenir ici, parce qu'il y a réalitê de ces objets. La critique
tout cela, qu'est-ce donc ? à bien mettre en forme le problème, I
en question devrait en effet d'abord chercher, par une instance
I'unification
c'est postuler, non I'unification directe de tout, mais i
purement métaphysique, quelles données existentielles définis-
une
de tous les modes possibles d'unification. C'est bien poser I
ient, à leur intersection au second degré, dans la surexistence
un
surexistence d'un génre encore plus éloigné de l'existence, et ;
des réalités précises, offertes à la pensée comme objets positifs
problème du troisième degré, le dernier sans doute que notre de spéculation. Et ce n'est qu'ensuite qu'on pourrait essayer de
pensée puisse aborder.
r
chercher jusqu'à quel point ces spéculations sont croyables et
nous donnent (sous quelque nom que ce soit) des
J

images
I
approchées, symboliquement correspondantes à quelque . chose
dè- ces entités dans leur conditionnement de réalité. A une
*** I

$ 106. Nous nous serions bien mal fait entendre, si l'on pou- métaphysique ainsi comprise, le petit livre qu'on a entre les
;
vait voir, en quoi que ce soit qui précède, aucune fîn de non- i mains n'a d'autre ambition que d'être une Introduction' C'est
recevoir opposée à telle spéculation, ancienne ou récente, tou- pourquoi, quittant ce point de vue lié à la critique, et délaissant
les philosophies pour la réalitê, il nous reste simplement à ten-
;
chant l'être ou l'existence en leur unité et leur totalité : c'est
I
exactement le contraire. ter de dire, par brèves conclusions, comment la surexistence (en
ce qu'elle a aussi bien de négatif que de positif communique
I
Si, en effet, ces spéculations ont, à certains égards, un aspect r
critiqueévident(ellescommuniquentavecleproblèmed,unephi- avec l'existence, et quels rapports elles soutiennent I'une avec
losophie générale des philosophies)l ; elles n'en ont pas môins ;
l'autre.
une autre face, par laquelle, du moins nous l'espérons, elles com-
muniquent avec la.plus concrète réalité. I ***
Car si une réalité quelconque occupe les points ainsi définis i
problématiquement ou idéalement, aux diverses et précises clefs $ 107. D'abord de quelle nature est le surexistant ? que
de voûte, aux sommets réellement culminants, aux lieux hauts
;
-
savons-nous de lui ? quel monde est ce monde ? Puis : sur le
effectifs de la surexistence, cette réalité doit être-.une prop,osition plan de I'existence qu'est-ce qui témoigne du surexistant ? Quel
I
concrète de la surexistence, répondant, par un dire positif de soi ést, ici, le fait ? - Enfin : quel est le rapport ? Quelle construction
est-ce là, qui fait témoigner l'un pour l'autre l'existant et le
:
aux. conditions supposées.
A certains eeurOr,"iËire de L. Lavelle, le Dieu de L. Ches- :
surexistant ? Se soutiennent-ils mutuellement ; ou I'un est-il à la
tov, I'homme de Heidegger ; ou si I'on préfère, la substance de base de l'autre ? Et quel besoin ont-ils l'un de l'autre ?
;
Et ces points réglés (ou entrevus), qu'y a-t-il là qui nous
l. Cf. Instauration phitosophique, chap. V, p. 366 sq. I concerne ; et comment cela nous concerne-t-il ?
186 Les dffirents modes d'existence De la surexistence 187

*
t<* tions elles-mêmes (avec toutes leurs diversités possibles), et de ce
troisième degré, peut-être abstrait, peut-être purement théoré-
$ 108. Une chose est sûre: il y a beaucoup,de choses, d'êtres tique et qui en tout cas ne saurait communiquer avec I'existentiel
et de faits, dans la surexistence, beaucoup d'Eons dans ce Plé- que par la médiation nécessaire des surexistences, selon I'ordre
rôme, et non pas le seul Un. Ce monde est hiérarchique et archi- de leur Plérôme.
tectonique. C'est même ce que nous tenons,de plus assuré à son Et qu'on ne dise pas non plus : il s'agit d'idéal, ni surtout
sujet. Nous I'avons vu : Arbre de Jessé ou Echelle de Jacob. Il y d'existences idéales. Car il n'y a pas d'existence idéale, l'idéal
a un ordre et comme une généalogie de la surexistence. Les n'est pas un genre d'existence. Ou plutôt, au sens usuel et le plus
modes d'existence, par leurs divers rapprochements, inclinent précis du terme, c'est simplement de l'imaginaire. L'idéal, c'est
leurs branches pour dessiner, aux diverses clefs de ces voûtes, des
l'imaginaire parfait. On évoquerait plus utilement, plus profon-
places pour des occupants. Est-ce le Dieu de Malebranche, ou le
dément, l'< idéal transcendantal > au sens de Kant, c'est-à-dire
Surhomme de Nietzsche qui est à I'intersection du corps et de un principe directeur. Mais à tort encore; car un tel principe dit
l'âme ? On peut douter. Cela n'est-il pas placer Dieu trop bas
seulement un problème posé (et pour la pensée, en un sens cri-
dans la hiérarchie des Eons surexistentiels, que de le placer à ce
tique). Or ce dont il s'agit, c'est du problème résolu, dans la réa-
niveau ? Mais n'est-ce pas diviniser l'homme le plus réel, que de lité de sa solution. Non pas cet idéal, mais la realitê de cet idéal,
I'entrevoir en l'imaginant, tel qu'il doit être pour réaliser cette voilà ce qui est en cause.
unité, non seulement des existences corporelle et psychique, mais Il est vrai que de notre point de vue, il peut nous paraître à
de ces deux ensembles et de I'existence spirituelle, et puis encore
instaurer (c'est le cas surtout pour cet homme plus réel) ; et c'est
des existences de I'ordre ontique et de I'ordre de l'événement ? Si
dans l'expérience de I'instauration que nous en avons la plus sen-
Dieu existe, demande splendidement Nietzsche, pourquoi ne sible approche. Mais cela (qui est de notre point de vue) n'en
suis-je pas Dieu ? Il faut que je devienne Dieu, disait déjà Nova-
change pas la nature, toute de réalité, qui n'est pas affectée selon
lis. Mais d'une manière ou d'une autre, trop divin pour être que plus ou moins nous nous en approchons. Tout au plus
appelé homme, trop humain pour être appelé Dieu (et c'est en peut-on dire qu'à l'approche complète, au contact, il cesserait
donnant des noms que les métaphysiciens se jettent dans l'erreur) d'être surexistence pour être existence. Mais cela est-il possible ?
ce dont on parle ici ou là, c'est le même être (la même entité) En attendant, on en peut dire surtout qu'il n'existe pas (en tant
entrevu vaguement d'une manière ou d'une autre, mais précisé- qu'il n'est pas encore instauré), si exister c'est être au plan de
ment désigné, avec sa teneur exacte de réalité, par le point méta- l'existence, c'est avoir pris parti pour un mode d'existence. Tout
physique que définissent ses coordonnées existentielles. Ne nous
au plus il peut se refléter sur quelqu'un de ces modes - per specu-
laissons donc pas aller à dire : c'est le même être, au sens de lum in ænigmate; et même alors il n'a d'autre existence que cette
ceci : c'est l'être même; car parler ainsi, ce serait se hâter de existence modale et spéculaire. Or il est trop riche en réalité pour
désigner sous un nom global toute la région de la surexistence, pouvoir tenir dans ce plan ni même dans les divers plans d'exis-
abstraction faite de cet ordre et de cette architectonique qui per- tence qu'il assemblet.
mettent de discerner, de distinguer avec précision ces entités
diverses, et par exemple, Dieu et l'univers - exactement tel Dieu,
tel univers, coordonnant tel ou tel plan d'existence à tel ou tel 1. Qu'on ne dise pas non plus: il s'agit d'une essence. Assurément il s'agit d'une
essence, mais c'est ne rien dire. Il y a aussi des essences d'existants, qui résident dans ces
niveau surexistentiel. N'admettons pas non plus trop aisément existants (c'en est la quiddité existentielle). Et ici il s'agit de I'essence de surexistants, rési-
qu'en allant d'emblée suffisamment haut, on trouve fînalement dant dans ces existants (c'en est la quiddité de réalité). Le mot d'essence n'ajoute donc
l'unité complète, la coordination totale. Car, nous le savons rien, ne dit rien, et ne ferait qu'égarer vers d'autres points de vue non pertinents à notre
problème. Encore une fois, il s'agit purement et simplement, de réalité de niveaux de
($ 105) il ne saurait s'agir que d'une coordination des coordina- réalité dépassant nécessairement I'existence.
t88 Les dffirents modes d'existence De la surexistence 189

$ 109. Et comment les assemble-t-il? Ceci nous ramène dans Goethe ou de Baudelaire) sont inscrites dans l'existence, comme
le plan et au point de vue de l'existentiel. une relation positive. Mais comment se répondent-ils ? Là est
Nous savons à présent la différence qu'il y a entre un simple I'insertion possible de la surexistence. Ce qui fait surexistence,
assemblage plurimodal - une coacervatio - et cette synthèse avec l'intervention de l'idée de vérité, c'est I'idée non seulement
(pour employer un mot d'ailleurs dangereux) qui prononce et d'un être ensemble, mais d'une réalité commune ayant maîtrise à
implique une surexistence. De cette dernière, un exemple encore la fois de l'un et l'autre mode qui se répondent ; impliquant aussi
sera utile et à propos ; d'ailleurs, de première grandeur au point bien chez ce sujet le fait de connaître, que chez l'objet le fait
de vue philosophique, car ce n'est rien de moins que le problème d'être connu, comme une qualité réelle. < Etre connu tel qu'on
de la connaissance. est ! > væu (cri ou soupir) d'un personnage de Gabriel Marcel.
On s'embarrasse d'un faux problème, quand on oppose une < Tel que l'on est > est bien inutile, dangereux même. Ce que je
certaine hn de non-recevoir à une certaine idée (non la seule, souhaite, si je forme à bon escient ce væu, ce n'est pas qu'il y ait,
mais très importante et inécartable) de la vérité : la similitude de grossièrement, quelque part quelque être (connu ou inconnu) qui
la pensée et de son objet ; fin de non-recevoir fondée sur l'exté- forme de moi, sans que je le sache ni ne le sente, une juste idée :
riorité de I'objet, donc incomparable par la pensée à elle-même. c'est de ressentir, comme une passion réelle, comme un subir qui
Car il y a un certain aspect où la pensée (ou le dire) et l'objet me modifie sans me changer, le fait d'être sous un regard, d'être
sont tous deux extérieurs, ou du moins donnés à la pensée sur un illuminé par cette vision de moi ; - et vraiment posé dans un
même plan. Et cet aspect est sans doute celui où la notion de nouveau genre d'existence, car cet être ne serait pas tel que moi
vérité s'est formée ou éprouvée d'abord. Tu mens, car je vois je suis. Celui qui est évoqué est bien celui qui participerait à la
vivant celui que tu dis mort. Ou encore : tu parles, toi d'un len- fois à ces deux modes et en surmonterait la diversité constitutive.
tisque et toi d'une yeuse. Tu sub schino, tu sub prino Il n'existe pas, mais je puis, moi, lui répondre, par un pâtir du
(Daniel XID. Le lentisque et l'yeuse des vieillards menteurs évo- genre de celui qui est ainsi défini. Pâtir du surexistentiel, en
quent l'un et l'autre, inconciliables, au-dessus d'eux cette réalité : éprouvant une modification qui lui réponde, et dont il soit la rai-
l'arbre vrai ; celui qui aurait abrité le prétendu péché de son (au sens où raison c'est rapport), c'est 1à sans doute la seule
Suzanne. manière dont nous puissions témoigner pour lui, et être en
Mais de quelque manière qu'on prenne le problème, I'idée de rapport d'action-passion avec lui.
connaissance vraie évoque toujours quelque chose de semblable. De même qu'il y a des réponses de mode à mode, qui restent
Qu'il s'agisse de ma propre pensée subjective, et de son objet sur le plan de I'existence, et comme une relation directe, assem-
transcendant, toujours s'évoque, de même, cette réalité surexis- blante sans plus, de même il y a aussi des réponses de I'existence
tentielle qui unirait et coordonnerait à la fois ce qui existe dans à la surexistence.
le mode où se fait ma pensée, et dans le mode (différent, par Et il n'y a pas d'autre manière de les exprimer et de les res-
hypothèse) de l'objet. Or comment ma pensée, qui évoque (en se sentir, qu'en constatant que dans certains cas, le mode de
voulant vraie) cette surexistence, peut-elle la mettre en acte, réponse de l'existant à l'existant passe par le second degré, met
sinon en s'informant, en se modelant sur cette ftalité ? Dans en jeu ou implique à titre de raison ou de loi de réponse ce
I'existence, il y a seulement une correspondance, non une ressem- surexistentiel. Il en est fonction.
blance, mais une réponse l'un à l'autre de la pensée et de son Tout le monde sait qu'on peut défaire un næud sans toucher
objet, formant un couple. Le fait de cette réponse (juste ou à ses deux extrémités - en passant par la quatrième dimension.
fausse, n'importe) c'est le seul fait existentiel ici. Il y a de l'écho. De même la réalisation pratique, concrète effective, de problèmes
A telle pensée s'affronte tel objet. L'yeuse et le lentisque s'appel- comme ceux de la connaissance ou de la vérité témoigne d'un tel
lent, se répondent et s'affrontent. De telles réponses (au sens de passage par la dimension de la surexistence. C'est le fait d'agir
De la surexistence 191
190 Les dffirents modes d'existence

ou de pâtir, conformément à la réalité (même problématique) de celle de chacune de ces voix polyphoniques, si ta vie se modifie
ce surexistentiel qui est, non sa projection sur l'existentiel en et se module en fonction de cette surexistence : I'union substan-
miroir et par énigme, mais son expérience. C'est une expérience tielle de ces trois.
de ce genre que nous avons vue aussi, dans l'action instaurative, Or prends garde pour quelle têalitê ainsi tu témoignes, riche
par l'effet de l'anaphore. De même encore si telle force nous ou paout., allant vers le plus réel ou vers le néant. Car si tu
vient, dont on ne peut rendre raison sans impliquer telle réalité témôignes pour cette réalité, elle te juge.
surexistentielle comme clef de notre réponse à l'occasion, à la Viire en fonction d'un Dieu - cela a êté dit - c'est témoigner
situation. Ce qui a fait grands Michel-Ange ou Beethoven, ce qui pour ce Dieu. Mais prends garde aussi pour quel Dieu tu-témoi-
les a fait géniaux, ce n'est pas leur propre génie, c'est leur atten- gtres il te juge. Tu crois répondre pour Dieu; mais quel Dieu,
'
én répondanipour toi, te situe, dans la portée de ton action ?
tion à la génialité, non en eux-mêmes, mais en l'cÊuvre. Car les
æuvres sont aussi dans la surexistence, non seulement dans le Tâ charité èncore (et I'on n'en dira jamais trop l'importance)
laps de l'instauration, par cette expérience de l'anaphore, qui, peut faire faire un pas à une humanité qui n'existe pas. Mais fais
nous l'avons vuo met en jeu avec l'accroissement dans I'intensité àttention à ceci : cètte humanité, qui sera ainsi plus une, affecti-
de réalitê,la pluralité des plans existentiels, mais par leur situa- vement, sera-t-elle la plus réelle ? Il se pourrait parfois (fais-y
tion à ce carrefour existentiel : leurs conditionnements spirituels attention) que ta dureté (repousse de toi, repousse de I'hlmanité
de réalité formelle intrinsèque ; et puis tout le virtuel de la cette dépravation du cæui, cette bassesse, ou cette brutalité
demande du siècle, des besoins noétiques du moment, de I'at- matériellè des væux !) posât surexistentiellement, en témoignant
tente humaine, qui dans ce mode du virtuel en dessinent la pour elle, une humanité plus réelle et plus haute, et par exemple
contre-épreuve, le contre-relief. L'æuvre la plus réelle, c'est celle plus spirituelle et plus môrale, en môme temps que psychique et
non seulement que ses qualités propres dessinent en beauté ou corporelle.
'Calcul
sublimité, mais celle aussi qui est l'assouvissement d'un appel, difficile ? Sans doute. Impottant par cela même' Cal-
d'un désir indéfini et amorphe en soi ; formes qui cherchent leur cul d'ailleurs qui peut se remplacer jusqu'à un certain point par
matière et matières qui cherchent leurs formes. I'expérience.
Or ce qui est vrai des grandes æuvres de I'art, l'est aussi, sous Résoudre seulement par la pensée de tels problèmes c'est s'ef-
cet aspect, des grandes æuvres morales ou même simplement forcer de donner quelque exiitence à ce qui surexist-e, en lui
humaines, vitales et pratiques, à instaurer. offrant comme miroir quelque mode existentiel où se refléter tant
$ 110. Et c'est sur cette note que nous voudrions terminer. bien que mal ; mode qui séra ici la pensée' Mais il n'est pas dit
Car la philosophie vaudrait-elle une heure de peine, si elle ne q.r. mode ait aucunè supériorité, sinon peut-être pragmatique'
nous armait pour la vie ? Ët a"é bon droit le mode même de l'ontique physique et du monde
Justice immanente : exister à la manière d'un corps, c'est être matériel et terrestre pourrait rendre de pareils témoignages et
un corps. À la manière d'une âme, être une âme. Tu seras une porter de tels reflets. Établir en fonction de cet homme, à la fois
âme, si tes harmonies intérieures, par le nombre de leur architec- ôhair et pensée, spiritualité et moralité, et pour lui sur cette terre
ture et I'arroi de leurs sonorités, dessinent des richesses virtuelles des demèures, dei institutions sociales, des spectacles culturels,
et te font plus grand que toi-même, et aussi plus indestructible et c'est témoigner pour lui aussi bien que si l'on cherchait seule-
plus comblé. Mais tu ne seras aussi un être spirituel, que si tu ment à l'entrevôir en pensée. Et ceci s'engage peut-être plus
peux parvenir à vivre en témoignant pour ce surexistant, qui grandement et plus forternent dans les voies de cette instauration
qui peut en donner l'expérience la plus sûre'
serait l'être unique, maître à la fois de ces trois voix concer- ^ Mais d'ailleurs, cette construction progressive de l'homme le
tantes, de ces trois modes de l'existence. Or cet être n'existe pas,
mais tu témoignes pour sa réalité, plus haute et plus riche que plus réel, qui constitue une de nos tâches les plus obvies, les plus

T.

fr
192 Les dffirents modes d'existence De la ,surexi,gtence 193

immédiatement offertes, ne comporte pas seulement l'invention I'harmonie d'un accord avec les voix distinctes qui le rendent.
de sa réalité, à impliquer dans notre vie propre, mais peut-être la C'est par l'usage que nous faisons de ces voix polyphoniques de
découverte de modes nouveaux d'exister, pour l'homme concret; l'existence que sont ses divers modes, et au plan de laquelle nous
modes nécessaires pour l'harmonie de la réalité à laquelle ils sommes par notre pratique de l'art d'exister ; que nous pouvons,
concourent. C'est une des raisons pour lesquelles le problème à cette polyphonie, faire rendre des accents et des accords
reste ouvert, et la surexistence évoquée distante de l'existence : il comme d'un autre monde, qui sont notre contribution, en même
y a encore bien des expériences non faites, des existers non temps que notre participation, aux réalités de la surexistence.
conquis, pour que le problème soit enfin parfaitement défini, et C'est par le chant d'Amphion que les murs de la Cité s'élèvent.
commence à offrir une solution virtuelle. C'est par la lyre d'Orphée que les Symplégades s'arrêtent et se
Et c'est en quoi l'existence est, nous l'avons dit, à la fois très fixent, laissant passer le navire Argo. Chaque inflexion de notre
riche et très pauvre. Pauvreté heureuse, puisqu'elle laisse place à voix, qui est ici l'accent même de I'existence, est un soutien pour
l'invention, à la nouveauté de modes inéprouvés d'existence ces réalités plus hautes. Avec quelques instants d'exister, entre
- posant ainsi d'ailleurs de nouvelles possibilités, même pour la des abîmes de néant, nous pouvons dire un chant qui sonne au-
surexistence, qui à cet égard dépend encore de nous, et ne nous delà de l'existence, avec la puissance de la parole magique, et
écrase pas de son monde hiérarchique et sublime. Nous avons peut faire sentir, peut-être, même aux Dieux, dans leurs inter-
pouvoir sur elle ; nous pouvons y faire naître, y faire éclore des mondes, la nostalgie de l'exister ; - et l'envie de descendre ici, à
réalités nouvelles, qui n'y figureraient pas sans nous. nos côtés, comme nos compagnons et nos guides.
$ 111. Que si I'on s'étonne ou s'effraye de ce qu'a, à certains
égards, de négatif, cette surexistence finalement évoquée comme
condition nécessaire de certaines des réalisations les plus riches
de cet art multiple d'exister dont nous avons cherché à saisir
quelques linéaments, on songera pour s'y familiariser, au vieux
thème romantique de la parenté de l'amour et de la mort. Telle
mort est chute vers le rien ; telle autre, incandescence éclatante
d'une vie qui achève de se brûler dans la vive flamme d'un sacri-
fice suprême. Tel amour est anéantissement dans une commu-
nion avec une fausse réalité, faite au fond de néant. Tel autre est
une æuvre véritable, créatrice et féconde. On peut s'y laisser
prendre. Confusion tragique. Savoir démêler ce qui est réellement
plénitude et richesse, par la nature même de l'æuvre à laquelle
on rend témoignage en travaillant à l'instaurer en fait, et par
I'expérience directe de l'instauration, c'est connaître ce qui, dans
I'existence même, peut se rapprocher le plus de la surexistence.
En tout cas, ceci est en nos mains.
Il est bon que certaines choses n'existent pas, pour que nous
ayons à les faire ; pour qu'elles aient besoin de nous, afîn d'exis-
ter. Mais au-delà de I'existence, elles ont, soyons-en sûrs, leur
réalité. Et cette réalité même, si surexistentielle qu'elle soit, n'est
pas sans rapports avec nous * rapports du genre de celui qu'a
Du mode d'existence
de l'æuvre à faire*
Étienne Souriau

Je souhaite mettre ici à l'épreuve quelques idées qui me sont


chères. Elles me sont chères, et pourtant je souhaite les mettre à
l'épreuve, en les offrant à votre discussion. Pourquoi ? Parce
qu'elles ne sont pas de celles où l'on doive s'abandonner trop
facilement au plaisir d'affirmer.
Je pose un problème. Je dis qu'il nous concerne tous, en tant
qu'hommes et en tant que philosophes. Comment pourrais-je le
dire, si je n'obtiens I'assentiment d'autres philosophes, de forma-
tion et d'idéaux aussi divers que possible, d'accord avec moi
pour afhrmer l'urgence et l'universalité de ce problème ?
Et pour tenter de le résoudre, ce problème, j'essaie de faire
appel à une expérience d'un certain genre. Mais plus cette expé-
rience me paraît cruciale et précieuse, et intervenant dans la
trame intime de la vie et de la pensée pour les soutenir et les gui-
der, plus il m'importe de rester vigilant vis-à-vis de moi-même,
afin de ne pas m'abandonner, croyant y trouver appui et direc-
tion, à une sorte de rêverie superstitieuse. Quel philosophe vou-
drait affirmer qu'un certain genre d'expérience existe, s'il ne peut
éveiller chez autrui le souvenir et la conscience d'une expérience
pareille ? Tel est le fruit précieux pour moi, que je cherche ici.
Afin de bien poser mon problème, je partirai d'une remarque
banale en somme, et que vous m'accorderez sans doute sans diffi-
culté. Cette remarque, et c'est aussi un grand fait, c'est l'inachève-

* Extrait du Bulletin de la Sociétë française de philosophie, 50 (1), séance du


25 février 1956, p 4-24.
196 Les dffirents modes d'existence Du mode d'existence de l'æuvre à faire t97

ment existentiel de toute chose. Rien, pas même nous, ne nous est
donné autrement que dans une sorte de demi-jour, dans une
et telle qu'on ne puisse répondre à la question : ((
Ceci existe-
pénombre où s'ébauche de f inachevé, où rien n'a ni plénitude de
t-il ? ) que par Plus ou Moins, non par Oui ou Non. Et vous me
présence, ni évidente patuité, ni total accomplissement, ni exis-
direz peut-être que j'ai tort ou que j'exagère, ces choses ayant
tence plénière. Cette table que je touche, ces murailles qui nous
une existence physique, positive, non susceptible de plus ou
moins, et telle qu'il faille bien répondre : physiquement oui, ces
enclosent, moi qui vous parle et chacun de vous si vous vous
choses existent.
interrogez à ce sujet, rien de tout cela n'a une existence assez for-
tement prononcée pour que nous puissions la trouver d'une inten-
Il est vrai. Je puis répondre par oui ou non à la question
d'existence, mais seulement parce que le oui atteste une sorte de
sité assouvissante. Dans I'atmosphère de l'expérience concrète, un
minimum exigible, d'une nature presque purement pragmatique,
être quelconque n'est jamais saisi ou expérimenté qu'à mi-chemin
à peine un peu contrôlée par certaines des disciplines les plus élé-
d'une oscillation entre ce minimum et ce maximum de son exis-
mentaires du physicien, à l'échelle macroscopique.
tence (pour parler comme Giordano Bruno) qui, à dire vrai, ne
I1 est inutile à mon propos de soulever les questions plus sub-
nous sont guère que suggérés par le sentiment de cette oscillation,
tiles qui se poseraient si je faisais intervenir ce point de vue du
de l'accroissement ou de la diminution des lumières ou des ténè-
physicien, mais à une autre échelle que cette échelle macrosco-
bres de ce demi-jour, de cette pénombre existentielle dont je par-
pique. De tels problèmes pourraient nous égarer. Il nous faut
lais tout à I'heure. L'existence est-elle jamais un bien qu'on pos-
rester dans la teneur d'une expérience commune, concrète,
sède ? N'est-elle pas bien plutôt une prétention et un espoir ? Si
humainement vécue. C'est de ce point de vue que je dis que cette
bien qu'à la question : < Cet être existe-t-il ? ) il est prudent d'ad-
table, malgré sa sufhsante existence physique, reste encore à
mettre qu'on ne peut guère répondre selon le couple du Oui ou
peine ébauchée, si je songe aux accomplissements spirituels qui
Non, mais bien plutôt selon celui du Plus ou Moins.
lui manquent. Accomplissements intellectuels, par exemple. Son-
Cela est évident pour nous-mêmes en ce qui nous concerne.
geons à ce qu'elle serait devant un esprit capable de discerner
Nous savons tous que chacun de nous est l'ébauche d'un être
toutes les particularités et les significations humaines, histori-
meilleur, plus beau, plus grand, plus intense, plus accompli, et
ques, économiques, sociales et culturelles d'une table de Sor-
qui pourtant est, lui-même, Être à réaliser, et dont la réalisation
bonne ! Significations qui lui sont à coup sûr inhérentes, et pour-
lui incombe. De sorte qu'ici I'existence accomplie n'est pas seule-
ment un espoir, elle répond aussi à un pouvoir. Elle exige un
tant toutes virtuelles, tant qu'il ne se trouve un esprit capable
d'englober, d'assumer I'existence intellectuelle accomplie de cette
faire, une action instauratrice. Cet être accompli dont je parlais
table, de donner champ à cet accomplissement, d'exercer un
tout à I'heure, est æuvre à faire. Et comme l'accès à une plus
réelle existence est à ce prix, nous ne pouvons échapper, en ce
effort pour promouvoir en ce sens l'existence d'un tel objet.
Encore cet accomplissement purement intellectuel n'est-il qu'un
qui nous concerne nous-mêmes, à la nécessité de nous interroger
aspect du problème. Il y a d'autres formes de I'accomplissement
sur le mode d'existence de cette æuvre à faire. Elle nous spirituel. Songeons à I'aventure que cette table pourrait vivre si
concerne. C'est-à-dire que tels que nous sommes ici, nous som-
sa destinée était d'être reprise par un esprit d'artiste et de pour-
mes concernés par elle, nous subissons par un véritable pâtir
suivre dans un tableau l'existence objective (au sens où nous
I'agir qu'exprime le verbe actif de cette formule : l'æuvre nous
savons tous que Descartes prenait ce tenne) dont un peintre
concerne. Et, bien entendu, nous le savons tous, il en est de
pourrait la gratifier. Tentons-en l'expérience. Imaginons cette
même si, au lieu de penser à notre personne, nous pensons à
table traitée dans ce style d'intimité et presque d'intériorité dont
I'Homme en tant qu'il est à instaurer.
un Vermeer a le secret ; ou bien telle qu'elle apparaîtrait comme
Mais j'ai dit tout à I'heure qu'il en est ainsi de toute chose.
accessoire d'un Colloque de Philosophes peint par un Titien ou
J'ai dit : cette table. ces murs sont dans une condition semblable par un Rembrandt. Ou évoquonsJa dans l'éclatant dénuement
198 Les differents modes d'existence Du mode d'existence de l'æuvre à 199
foire

ou la mystérieuse évidence qu'un Van Gogh expose un peu bru- autre être. Différence assurément profonde, et qui modifie les
talement dans ses représentations de teile Chaise ou de téile table conditions pratiques du problème, mais sans en modifier
d'une chambrette d'Arles. Il s'agirait bien là de promotions l'essence. Ces sortes d'êtres doivent aussi être considérés sous
d'existence. L'artiste, en de tels cas, a charge d'âme vis-à-vis des I'aspect de l'æuvre à faire, et d'une æuvre vis-à-vis de laquelle
êtres qui n'en ont pas encore, d'âme, qui n'ont que la simple et nous ne sommes pas sans responsabilité.
plate existence physique. Il découu.e qui manquait encbre à Mais laissons de côté pour I'instant cette question de respon-
cette chose en ce sens. L'accomplissement ". qu,il lui conËre, c'est sabilité. Qu'elle reste ici comme une pierre d'attente. Nous y
bien l'accomplissement authentique d'un être qui n,occupait reviendrons en terminant. Ce que je viens de dire suffit à poser le
pour ainsi dire que la place à lui dévolue dans lé mode d,exis- problème, ou plus exactement à constater comment le problème
tence physique, mais qui restait encore pauvre à faire dans d,au- se pose. S'il est vrai, comme nous venons de le voir, que l'æuvre
tres modes d'existence. Si bien que si cette table physiquement non faite encore pourtant s'impose comme une urgence existen-
est faite, par le menuisier, elle est encore à faiie, en ce qui tielle, je dis : à la fois comme carence et comme présence d'un
concerne l'artiste ou le philosophe. Et si quelqu,un de vous avàit être à accomplir et qui se manifeste comme tel, avec un droit sur
tendance à penser que cet accomplissemènt par l,artiste est un nous. Si cela est vrai, la manière même dont existe l'ceuvre à
peu un luxe, une tâche non nécessaire et que I'objet lui-même faire et le problème que j'envisage ici sont une seule et même
n'appelle po-r.nt, je pense qu'aucun de vous Àe voudrait dire que chose.
son accomplissement par le philosophe est un luxe et une tâôhe Je ne puis pourtant me défendre ici d'une inquiétude. Certai-
non nécessaire. Ainsi, par exemple, nous sentons bien qu,entre nement, celui qui voit bien en face le fait qu'on vient d'exposer,
ces divers accomplissements artistiques que j'ai ébauchéi tout à celui qui sent comment chaque être, confusément et médiocre-
l'heure en imagination, il y en a probàblement un qui serait ment saisi sur un plan d'existence, est comme accompagné sur
sinon plus vrai, tout au moins plus authentique qu,un aùtre, s'ef- d'autres plans par des présences ou des absences de lui-même, s'y
lectuant selon une voie où réellement l'obje1 appelle, sans pou- redouble en se cherchant, et là peut-être ainsi se pose le plus
voir se le donner à lui-même, le droit fil de sa-destinée existen- intensément en sa véritable existence ; celui-là pourra être émer-
tielle. Nous sentons aussi que cet accomplissement intellectuel veillé de la richesse d'une réalitê ainsi multipliée à travers tant de
des significations, dont j'ai parlé d'abord, nous ne pouvons en plans d'existence. Mais quand je parle des æuvres à faire comme
faire bon marché en ce qui regarde l'accomplissement philoso- d'êtres réels, quand j'admets qu'un être physique, j'ai dit tout à
phique de l'objet. Et serons-nous nous-mêmês authentiquement l'heure cette table, j'aurais pu dire aussi une montagne, une
philosophes si nous ne nous sentons concernés par l'æuvre que vague, une plante, une pierre - est comme doublé au-dessus de
représente la promotion spirituelle d'objets de ce genre ? N'est-ce lui-même par des images de plus en plus sublimes de lui, je man-
pas là notre tâche ? Ne nous sentons-nous pas iesponsables de querais de vigilance philosophique si je ne me demandais aussi :
cette tâche, un peu de la même manière que I'artistè se sent res- <i Est-ce que je ne suis pas en train de peupler ce monde, qui
ponsable vis-à-vis du genre d'accomplissément qu'il cherche de m'apparaît ainsi si riche, si anobli de tant de réponses en échos,
son côté ? Quand nous parlions tout à I'heure de la personne ou et si pathétique de tant d'absences de réponse ; est-ce que je ne
de I'homme comme æuvres à faire, nous constationJsimplement suis pas en train de le peupler d'entités imaginaires ? > Car enfin,
que ceux que cette æuvre concerne trouvent aussi en eux, croient nous, philosophes, sommes tous alarmés par le souvenir du
trouver ou croient sentir un pouvoir répondant à une sorte de fameux rasoir d'Occam, et dressés à nous demander jusqu'à quel
devoir. Tandis qu'à présent nous sommei en face d,êtres dont la point nous pouvons multiplier sans nécessité les êtres. J'afhrme
teneur existentielle, réduite à ce minimum qu'est I'existence phy- ou j'ai cru pouvoir affirmer qu'il y avait bien une nécessité à
sique, ne peut achever de s'accomplir que par le pouvoir à'un cette multiplication, et que ce n'est nullement une nécessité
F
200 Les dffirents modes d'existence #
fl Du mode d'existence de l'æuvre à faire 201
3
logique, mais une nécessité que nous sentons et dont nous pâtis- #
Je ne puis saisir séparément ni l'existence plate et simple de la
sons. Mais je craindrai toujours de me laisser aller là , i.
ce g"rr.e f., chose physique, par exemple, en tout cas concrètement donnée,
de superstition dont je m'aiarmais dès le début ce ceite carserie, ?
tr sans son halo d'appels vers un accomplissement ; ni la virtualité
si je. n'arrive pas à trouver un contact expérientiel uu.. lË pure de cet accomplissement, sans les données confuses qui
mode ':i,
d'existence de l'æuvre à faire, et avec tes etres
lui,*Lià"t
qginr c'est ce que je suppose) seron ce mode. En toute bonne to"
l'ébauchent et l'appellent dans le concret. Mais dans I'expérience
philosophique, je ne. puis appe]9r que virtuel cet accomplisse_
foi du faire, je saisis la métamorphose progressive de l'une dans
l'autre, je vois comment cette existence virtuelle se transforme
ment, tant que dans le concret l'æuvre est encore à faire. peu à peu en existence concrète. En regardant æuvrer le sta-
Je dois avouer immédiatement
- et ceci complète mes bases
de départ - que nous perdrions sans doute notre temps
tuaire, je vois comment la statue, d'abord æuvre à faire absolu-
à essayer ment distincte du bloc de marbre, à chaque coup du ciseau et du
d'avoir }ne expérience soit directe, soit r.prer.ïtaiiu. du maillet peu à peu s'incarne dans le marbre. Peu à peu le marbre
contenu de ces carences, de ces lacunes à combler, de ce càmplé-
se métamorphose en statue. Peu à peu l'æuvre virtuelle se trans-
ment d'existence qu'appellent toutes ces choses qui n'Lxisterrt forme en æuvre réelle. Chaque acte du statuaire, chaque coup du
qu'à demi. c'est en admettant que tout cera tombe^sous
le coup ciseau sur la pierre, constitue la démarcation mobile du graduel
d'une sorte d'intuition intellectuèlle. que je risquerais-à" it-u., passage d'un mode d'existence à un autre.
dans la rêverie ou Ia superstition pïitosoptrii;".-1. Encore, si j'examine le statuaire, n'ai-je pas vraiment cette
;renorai
sévères précautions. J'évitèrai toùt appet à l';idee de expérience. C'est le statuaire lui-même qui, accomplissant peu à
TêT.".de
finalité, nous verrons tout à r'heure pourquoi,
"ài "ei
cherchant le rapport entre l'existé.r". uirtuele i;yi.ui*orui. peu ses démarches instauratrices, à la fois guide cette métamor-
riexistence phose et l'éprouve en ses voies.
concrète (e vous demande de me passer ces termes provisoires Je ne voudrais pas me hasarder jusqu'à dire que cette expé-
nécessaires pour que je n'avance rien que de bien pôsitif et de rience instaurative est la seule sur laquelle nous puissions prendre
sûr), il me semble que
ig n'ai qu'une seuie prise .rpeii*ii.tt. i"i,
c'est celle du.passage d'un
appui ici. Je n'aurais affirmer, je ne crois même pas, que cette
mode à l'autre, et de cette transposi- expérience active du faire, telle que l'éprouve le statuaire, explore
tion progressiyg Oa1 laquelle, dans une démarche inrtuuruiiu", .. l'unique voie de l'accomplissement. Je ne voudrais pas écarter de
qui n'était d'abord que dans le virtuel se métamà.pt or. .n l'horizon philosophique le genre d'événement auquel d'autres ont
s'établissant progressivement dans le mode de liexistence cru pouvoir faire appel lorsqu'ils s'inquiétaient de problèmes ana-
concrète.
logues : croissance, évolution, schème dynamique, développement
une métamorphose... vous connaissez sans doute ce texte si conduisant à une émergence. Tout ce qu'impliquent ces mots est
savoureux du philosophe chinois Tchouang Tseu : une nuit, bien digne d'attention. Mais quelque effort qu'on puisse faire
Tchouang Tseu rêva qu'il était un papillon vo"rtigeant sa.,s souci. pour acquérir une sorte de sentiment intime et concret de ce qu'on
Puis il se réveilla, et.s'aperçut qu'ii était le mis5rable-iclo.,urrg pourrait appeler le fil du courant intérieur des instaurations spon-
Tseu. < pr, ajoute-t-il, oq ne pèut pas savoir si c,est Tchouang
ianées. il n'y a rien là qui puisse être à la fois aussi direct. àussi
Tseu qui s'est réveillé après avôir rcvé qu'il était .,. pupittorr,
o,, intime. aussi vécu dans I'expérience de ses régulations que ce que
gi :]..1t _le papillon qul 1 rêvé qu'il âevenaif r"frà"à"f-rr"" nous trouvons dans l'expérience personnelle du faire. Et quels
eveillé. Mais, ajoute.le philosophe, cependant entre Tcfiouang dangers, dès lors que nous prétendons assister en nous, avec cons-
Tseu et le papillon il y a une dén'ar.ution. cette démar"utron]
cience, à une instauration un peu panique dont ni les pouvoirs. ni
c'est un devenir, un_passage, I'acte d,une métamorphora. ii-
les actes ne sont véritablement nôtres. Je le répète : je n'écarte pas
Rien n'est_plus philosophique. Et en y pensant comme il faut comme impossibles ou illusoires de telles expériences, ni comme
y penser, j'ai bien ici le principe d'une roiuiion à mon problème.
fausses ou superstitieuses les philosophies qui ont cherché à s'ap-
ffi
t 203
202 Les différents modes d'existence ! Du mode d'existence de I'euvre à faire

puyer sur une telle conscience. Je dis seulement qu'elles m'inquiè- pinceau une touche de couleur ; il est libre, sur sa toile'- de la
li.ttrl ici ou 1à ; il est libre, sur sa palette, de choisir duque bleu ou
tent. Susceptibles d'apparaître à première vue plus grandioses,
parce qu'elles cherchent communion non seulement avec des à,, ,o.rg., et c'ést dans cette liberté entière de choix com-
devenirs particuliers, mais même avec de vastes devenirs cosmi- ;;;.;î;"ne manière ou d'une autre, quelle que soit l'æuvre à

ques (au moins dans l'ordre de la vie), nous pouvons être certains instaurer, I'action de cet agent instaurateur'
qu'elles en cherchent plutôt une reconstitution conjecturale s'éloi- Autre exemple, si vous excusez un rapprochement ou un pas-
gnant d'autant de I'expérience directe et vécue qu'elles postulent. ,ug"-"" peu abrupt ; la dialectique descendante de Platon et le
Tandis que l'expérience du faire instauratif, intimement liée à la prËUfJÀ. qrr. porâit-Aristote, affîrmant que c'était un.syllogisme
Enàiue. Suivons platon lorsque, d'une démarche démiurgique,
il
genèse d'un être singulier, est une expérience directe et incontes-
i;ri;;.;;ur le définir, le Sbphiste. ou bien lorsque' sans cesse par façon
table par l'agent instaurateur, des actes, des conditions et des
démarches selon lesquels un être passe de ce mode d'existence de modèle, il instaure le pêcheur à la ligne, en ajoutant
énigmatique et lointain, mais intense dont j'ai parlé tout à I'heure, àes déterminations nouvelles, par exemple, l'homme qui capte
à I'existence sur le plan du concret. àiuotr., êtres, soit par la ruse^ soit par la violence, et ainsi de
;.rtt".- Pourquoi choisit-il I'un plus que l'autre ? Répondre à
la
C'est bien pour cela aussi que j'écafie des données d'un tel
problème l'idée de finalité. Je ne nie nullement qu'elle soit une â""rtio", c,èst chercher s'il exiite une dialectique _de_l'instaura-
quel que soit le fil directeur
tion. Mais nul doute en tout cas que
conception philosophique valable. Je dis seulement qu'elle n'est
d'aucune ressource ici. Elle désigne et résume simplement l'hypo- de cette instauration, I'inStauratéur iii ne soit libre du choix.
thèse selon laquelle il y aurait le même principe de vection en Cest ce que Raymond Lulle répondait d'ailleurs à Aristote. Une
expériencè q.re ,rous analyserons tout.à l'heure guide ce choix'
en
exercice dans les démarches de I'agent instaurateur exerçant son
pouvoir de faire, et dans les processus spontanés, jusqu'à un cer- peimettant de saisir l'avancement de l'être qui est entre nos

tain point analogues formellement à ceux du faire, mais où ne Iioi", pà"r être achevé, vefs son accomplissement. Le peintre qu'il
a

ses raiions pour choisir sur sa palette la couleur


va
sont ni engagées ni décelables par expérience la liberté et
l'efficacité d'un tel agent. employer. tvtàis I est en son pouv.oir de choisir'
'En"second
Je ne dis donc aucun mal de toutes les alliciantes spéculations lieu, I'efficacité.^ Qu'il agisse manuellement ou spi-
qu'on peut entreprendre dans les domaines que je viens d'évo- rituellement, l'instaurateur, le créateur (si vous me-- permettez
quer. Mais il paraît absolument certain que c'est dans I'exercice dl"mployet indifféremment ces deux mots pour alléger mon
du faire, tel que l'agent instaurateur le pratique et le ressent, que .rpoié;,-1. créateur, dis-je, opère la création' En vous montrant'
j'.rsaie de le faire, qu'il y a un être de la statue avant que
réside la seule expérience intime, immédiate et directe dont nous
disposions dans le problème que j'envisage. Là où nous prenons
"-o-é
i. ."Jpi."t I'ait faite, je né nie-en rien, au contraire, que qui le sta-
il"" étuit libt. de ne pas la faire, et que c'est bien lui l'a
en charge, par notre efficacité personnelle, le fait qu'un être
aboutisse à une présence concrète aussi plénière que possible, là faite. Fichte disait : touie détermination est productio-n.
nous avons affaire à un genre d'expérience dont, vous le sentez, La statue ne se fera pas d'elle-même ; I'humanité_future non
I'incidence sur le vaste problème que je posais en commençant plus L,âme d,une sociéié nouvelle ne se fait pas d'elle-même, il
est évidente. faut ou'on v travaille, et ceux qui y travaillent opèrent bien sa
Et d'emblée se manifestent en cet agent instaurateur trois g.rirË.'np"irouissement d'un êtrè dans le monde, soit; mais épa-
caractères sur lesquels il faut porter notre attention. Je les énu- io"lrr.*è"t qui ne se peut s'il ne se nourrit pour^ ainsi. dire de
ayant
mère : liberté, efficacité, errabilité. t;èffort, de l'âcte de l,âgent. Si notre sculpteur, fatigué,.
D'abord la liberté : au moins une liberté pratique, un pouvoir p"iA, ia foi en son *.rui., incapable de résoudre les problèmes
de choisir dans l'indifférence. Le peintre tient au bout de son liiiitiq"", qui se posent à lui pour avancer davantage, laisse

n
204 Les différents modes d'existence Du mode d'existence de l'æuvre à faire 20s
' ï,sl
ff
tomber l'ébauchoir, ou cesse de frapper du maillet sur le ciseau -*i
$[
il y a des séries d'événements idéaux qui courent parallèlement
l'æuvre à faire reste dans ses limbes, à mi-chemin, comme * aux événements réels. << C'est ainsi qu'il en fut de la réformation,
avortée... Eugène Delacroix disait que si tant d'æuvres de .È' au lieu du protestantisme est arrivé le luthéranisme. > Je songe
Michel-Ange sont restées inachevées, c'est qu'il s'attaquait à des encore à ce pari de Pascal dont l'âme n'est pas de nous dire qu'il
problèmes insolubles. 11 ne sentait pas, pour user d'un autre faut opter, mais de nous assurer qu'ayant opté, nous sommes
vocabulaire, qu'il y avait dans son projet une sorte de < caractère exposés à l'avoir bien ou mal fait.
létal ). Différence précisément, entre le projet et le trajet instau- J'insiste sur cette. idée que tant que l'æuvre est au chantier,
ratif. Mais j'y reviendrai tout à l'heure. Une chose est sûre. Si, l'æuvre est en péril. A chaque moment, à chaque acte de I'artiste,
incapable de résoudre le problème qu'il a devant lui à une étape ou plutôt de chaque acte de I'artiste, elle peut vivre ou mourir.
précise de la création, incapable de décision, d'invention ou d'ac- Agile chorégraphie de l'improvisateur apercevant et résolvant
tion, le créateur s'arrête d'agir, alors la créature cesse de venir au rt ,ir
dans le même instant les problèmes que lui pose cet avancement
monde. Elle ne progresse qu'au prix de cet effort du créateur. T hâtif de l'æuvre, anxiété du fresquiste sachant que nulle faute ne
Et j'ai annoncé en troisième lieu : errabilité. C'est là un point
.:
I sera réparable et que tout doit être fait dans l'heure qui lui reste
essentiel. J'y insiste d'autant plus que, dans tout ce que j'ai lu sur avant que I'enduit ait séché, ou travaux du compositeur ou du
la question dont je vous parle, il m'a semblé que c'était un des littérateur à leur table, avec le droit de méditer à loisir, de retou-
points qu'on omettait le plus, sur lesquels en tout cas on n'ap- cher, de refaire ; sans autre talonnement ou aiguillonnement que
portait pas une suffisante attention. l'usure de leur temps, de leurs forces, de leur pouvoir ; il n'en est
Après avoir apporté sa liberté et son efficacité, l'agent pas moins vrai que les uns et les autres ont à répondre sans
apporte aussi son errabilité, sa faillibilité, sa soumission à cesse, dans une lente ou rapide progression, aux questions tou-
l'épreuve du bien joué ou du mal joué. Il peut, ai-je dit, placer jours renouvelées du sphinx - devine, ou tu seras dévoré. Mais
librement où il le veut son coup de pinceau. Mais s'il le place ç'est l'æuvre qui s'épanouit ou s'évanouit, c'est elle qui progresse
mal, tout est manqué, tout s'écroule. L'usage qu'il fait de sa ou qui est dévorée. Progression pathétique à travers les ténèbres
liberté peut être bon ou mauvais. Son efficacité péut être de pro- dans lesquelles on s'avance à tâtons, comme quelqu'un qui gravi-
mouvoir ou de ruiner. Après avoir agi, il peut entendre la voix rait une montagne dans la nuit, toujours incertain si son pied ne
mystérieuse qui dit : < Harold, tu t'es trompé ! >> Et cette voix va pas rencontrer un abîme, sans cesse guidé par la lente éléva-
mystérieuse, c'est cette constatation tragique que connaissent tion qui le fera cheminer jusqu'au sommet. Dramatique et perpé-
bien tous ceux qui ont pratiqué les arts : l'æuvre qui rate, qui tuelle exploration plutôt qu'abandon au cheminement spontané
s'effondre misérablement tandis qu'elle paraissait si bien en d'une destinée...
route, parce qu'il y a eu faute dans le choix des mots, dans la Si ce que je vous dis vous paraît juste, vous voyez que nous
touche, dans les mille rapports de convenance qu'il laut calculer nous trouvons en face d'une sorte de drame à trois personnages.
instantanément, bref, parce que ce mal joué dont je parlais tout D'un côté l'æuvre à faire, encore virtuelle et dans les limbes ;
à I'heure a eu pour sanction immédiate un avortement, un recul d'un autre côté, l'æuvre dans le mode de présence concrète où
existentiel, la cessation de cette promotion de l'être qu'assurait elle se réalise ; enfîn I'homme qui a la responsabilité de tout cela,
sans cesse le créateur pathétiquement penché sur cette genèse qui, par ses actes, tente de réaliser la mystérieuse éclosion de
fragile. l'être dont il a pris la responsabilité.
Et je ne parle pas simplement de la petite aventure de l'aqua- Je suis ainsi amené, dans ce drame à trois personnages, à par-
relliste dont la touche a séché trop vite, ou du sculpteur qui a ler de l'æuvre à faire, comme étant bien un personnage' J'oserais
fait éclater son marbre en l'attaquant sous un mauvàis plan de presque dire une personne, à moins que ce ne soit un peu une de
clivage. Je songe à des choses telles que celles-ci : Novalis disait : mes superstitions de sentir, aussi fort que je le fais, ce caractère
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206 Les différents modes d'existence Du mode d'existence de I'euvre à faire 207

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de personne qu'a l'æuvre à faire. En tout cas, cette dualité de l'æuvre, s'il n'y avait pas dans l'æuvre quelque chose qui paraît
Ir
l'æuvre qui est dans les limbes et de l'æuvre qui est déjà plus ou mériter le don d'une âme et parfois d'une vie ; en tout cas, d'im-
moins sculptée, écrite, tracée sous les yeux ou dans les âmes des menses travaux. C'est bien ce qui permet de parler comme d'une
hommes, cette dualité me paraît essentielle à la problématique de réalité de cette æuvre qui n'existe pas encore, et qui peut-être ne
l'instauration sous ses formes les plus importantes et dans tous sera jamais faite. Je ne postule pas ce qui est en question quand
les domaines. j'implique l'être de l'æuvre dans cette double existence, si
Mais comment la désigner, comment la nommer, comment la vraiment je tiens celle-ci dans cet acte de la métamorphose que
décrire, cette æuvre encore à faire, en tant qu'elle intervient j'essaie de saisir.
comme un des termes du problème, si ce n'est comme un des I C'est bien pourquoi, comme je vous l'ai dit, je laisse entière-
personnages du drame. tii ment de côté pour désigner cette forme spirituelle tout ce qui
Ne disons pas que ce soit un < projet )), pour des raisons que t&# pourrait se rapporter à I'idée de projet. De même que j'ai écatté
je vous demande la permission d'expliquer tout à l'heure ; ne tm'J!. d'un côté I'idée de finalité, avec futurité de l'æuvre réussie, de
disons pas que ce soit une futurité, puisque ce futur peut ne pas l.t même j'êcarte de l'autre côté le projet, c'est-à-dire ce qui, en nous-
arriver, s'il y a avortement. Je vous propose un terme dont je t
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mêmes ébauche l'æuvre dans une sorte d'élan et pour ainsi dire la
sais bien qu'on peut en contester la convenance, et que d'ailleurs lr jette au-devant de nous pour la retrouver au moment de l'accom-
je soumets à votre critique : je parle de la < forme spirituelle > de t :it plissement. Car à parler ainsi, on supprime d'une autre manière
l'æuvre. Ailleurs, il m'est arrivé d'employer cette expression :
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I parmi les données de la question toute expérience ressentie au
<< L'ange de l'æuvre >. simplement pour iépondre à l'idée de | :. cours du faire. On méconnaît notamment l'expérience, si impor-
quelque chose qui paraît venir d'un autre monde et jouer un rôle a: tante, de I'avancement progressif de l'æuvre vers son existence
annonciateur. Mais bien entendu, vous vous doutez que je ne concrète au cours du trajet qui y conduit. Permettez-moi de
:r,

prononce ce mot qu'en I'accompagnant de tous les < en quelque I reprendre ici une idée qui m'est dès longtemps chère (e l'ai pré-
sorte >> philosophiques qui conviennent. Et sans doute pour ce sentée dès le premier ouvrage que j'ai publié) en opposant ainsi le
rapprochement, de la forme spirituelle et de I'ange, je pourrais projet et le trajet. A ne considérer ici que le projet, on supprime la
m'abriter derrière l'autorité de William Blake. En fait, et pour découverte, I'exploration, et tout I'apport expérientiel qui survient
parler un langage plus sévère et plus technique, je dis bien que le long du décours historiel de I'avancement de l'æuvre. La traiec-
l'æuvre à faire a une certaine forme. Une forme accompagnée toire ainsi décrite n'est pas simplement l'élan que nous nous som-
d'une sorte de halo d'espoir et d'émerveillement dont le reflet est mes donné. Elle est aussi la résultante de toutes les rencontres.
pour nous comme un orient. Toutes choses qu'on peut évidem- Une forme essentielle de moi-même, que j'assume comme struc-
ment commenter par un rapprochement avec l'amour. Et en fait, ture et comme fondement de ma personne, n'est pas sans exiger
si le poète n'aimait déjà un peu le poème avant de l'avoir écrit, si sans cesse au cours de mon trajet vital mille efforts de hdélité,
tous ceux qui pensent un monde futur à faire naître ne trou- mille acceptations douloureuses de ce que capte cette forme à tra-
vaient pas dans leurs rêves à ce sujet quelque pressentiment vers le monde et mille refus onéreux de ce qui n'est pas compatible
émerveillé de la présence appelée, si en un mot l'attente de avec elle. Mais particulièrement, en ce qui concerne le décours du
l'æuvre était amorphe, il n'y aurait sans doute pas de création. processus instauratif, je ne puis oublier que surviennent au cours
Je ne me laisse pas aller ici à une sorte de mystique de I'effort même du trajet d'accomplissement bien des actes absolument
créateur, je constate simplement que le créateur n'échappe guère innovateurs, bien des propositions concrètes improvisées soudain
à cette sorte de mystique par laquelle se justifie son effort. Il y en réponse à la problématique momentanée de chaque étape. Sans
aurait, notamment dans la création artistique, une sorte de pros- oublier toute la motivation qui survient au cours de chaque déci
titution du fait de faire de sa propre humanité un moyen pour sion, et ce qu'ajoute cette décision elle-même. Instaurer, c'est
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208 Les dffirents modes d'existence .',
Du mode d'existence de l'æuvre à faire 209

suivre une voie. Nous déterminons l'être à venir en explorant sa en cela, nous met en demeure de choisir, de répondre. Que vas-tu
voie. L'être en éclosion réclame sa propre existence. En tout cela,
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faire ? Elle nous met à la devine comme le deus absconditus.
l'agent a à s'incliner devant la volonté propre de l'æuvre, à devi- Écoutons le monologue intérieur du peintre, monologue qui est
ner cette volonté, à faire abnégation de lui-même en faveur de cet I en réalité un dialogue : << Ce coin-ci de mon tableau reste un peu
être autonome qu'il cherche à promouvoir selon son droit propre l.l terne, il faudrait ici une touche vive, un éclat de couleur. Un
à I'existence. Rien n'est plus important dans toutes les formes de bleu vif ? Une touche orangée?... Ici une région est insuffisam-
création que cette abnégation du sujet créateur par rapport à ment meublée ; mettrai-je un personnage ? Un détail de pay-
l'æuvre à faire. Dans l'ordre de I'instauration morale, c'est l'obli- sage ? Ou puis-je au contraire supprimer ces personnages que
gation de laisser le vieil homme pour trouver I'homme nouveau. voici, de façon à mieux faire ressortir I'obscur espace ambiant ? >
Dans l'ordre social, c'est l'ensemble des sacrifices qu'exige de De même le littérateur : < Ici il me faudrait une épithète étrange,
chaque participant l'élaboration de l'âme d'ensemble qu'il s'agit rare, ou inattendue... Là un substantif qui résonne d'échos pro-
d'instaurer. Je pourrais dire des choses analogues en ce qui fonds et intimes... Après ce que vient de dire mon personnage, il
concerne l'instauration intellectuelle. Si en tout ceci je prends faut dans la bouche de l'autre une réplique propre à opérer un
volontiers f instauration artistique comme exemple, c'est simple- I rebondissement dramatique... Ou bien ici, ce qu'il faut mettre
ment parce qu'elle est peut-être de toutes la plus pure, la plus I dans sa bouche, c'est un mot d'esprit... > Ce mot d'esprit, il est
directe, celle où l'expérience que je cherche est la plus accessible I totalement à inventer. Et pourtant il est nécessaire. L'æuvre,
et la plus clairement vécue. Mais n'oublions pas que ce que I
tiç: sphinx ironique, ne nous aide pas. Elle ne nous fait jamais grâce
nous avons à trouver est valable dans tous les domaines de I ':I d'une invention. Beethoven compose la V" Symphonie. Dernier
l'instauration. I
.,.*,,
mouvement de l'andante, le silence peu à peu s'est fait. Seule une
Serrons-la de plus près, cette expérience. En quoi nous per- I
* palpitation des timbales le meuble et le fait vivre. Et maintenant
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met-elle, sans superstition, sans complaisance à de fragiles hypo- I
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il faut qu'il s'élève, des violoncelles à l'unisson, une grande
thèses, de parler de cette forme spirituelle dont il vient d'être I phrase au chant calme et sublime. Mais cette exigence, qui est
1;
question comme d'une réalité positive, expérimentale, qui résiste I
il, sûre, qui pose intensément la situation, c'est aussi un vide à rem-
à l'esprit, sur laquelle l'esprit s'appuie, et vis-à-vis de laquelle t plir. Un vide où I'invention peut faire cruellement défaut, peut
l'esprit échange des interrelations actives et passives ? ;T
s'épuiser en essais vains et sans vertu. Peut-être un instant béni
Là encore, il y a trois points essentiels à discerner. i,l* laissera éclore comme spontanément la phrase qu'exige l'æuvre.
Dans ce dialogue de I'homme et de l'æuvre, une des présences rir Peut-être le musicien noircira longtemps son papier, ses carnets
les plus remarquables de l'æuvre à faire, c'est le fait qu'elle pose ifj d'ébauches, recherchera dans le fatras des esquisses déjà faites ou
et soutienne une situation questionnante. ) des æuvres partiellement réutilisables le chant qui doit monter là.
Car ne I'oublions pas, l'action de l'æuvre sur l'homme n'a t Immense attente qui paraît incomblable et qui pourtant devra
jamais I'aspect d'une révélation. L'æuvre à faire ne nous dit I être comblée, cat à de tels moments, la faute ne se pardonne pas.
jamais : voilà ce que je suis, voilà ce que je dois être, modèle que I L'æuvre nous attend là, et si nous la ratons, l'æuvre non plus ne
tu n'as qu'à copier. Dialogue muet où l'æuvre, énigmatique, iro- I nous rate pas. Si nous ne donnons pas la réponse juste, aussitôt
nique presque, semble dire : et maintenant que vas-tu faire ? Par ] elle s'écroule, elle s'en va, elle s'en retourne dans les limbes loin-
quelle action vas-tu me promouvoir ou me détériorer ? I tains d'où elle commençait à sortir. Car c'est de cette façon
Que vas-tu faire ? J'imagine que c'est un peu le nom de I cruellement énigmatique que l'æuvre nous questionne, et de cette
l'homme pour Dieu, de cet homme auquel il a donné la liberté I façon qu'elle nous répond : tu t'es trompé.
de faire ce qu'il voudrait, mais qu'il attend à l'acte, pour être I Parfois encore, la situation questionnante se présente ainsi.
perdu ou sauvé. L'æuvre de même, d'une manière un peu divine I L'artiste sent que ce qu'il vient de faire est valable, mais que ce

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2t0 Les dffirents modes d'existence Du mode d'existence de I'euvre à faire

n'est pas encore tout à fait cela. Il faudrait un élan nouveau. Il t,, qu'il avait déjà faite, un << divertissement ) sans grande-portée,
faudrait passer à un niveau artistique supérieur. Songeons aux t,t àais qu'un simple changement de rythme a élevé à la hauteur
trois états dt Chiron de Hôlderlin ; d'abord I'attente du jour, r .i.t qu'exigeait l'æuïre. Charlotte se fait sous la plume de Goethe
uï"" J"r ressouvenirs de ses amours avec Frédérique Brion ou
'?
puis reprise du poème transformé en attente de la mort ; puis l:
enfin, la soif de l'impossible mort pour immortel. En ces deux lr avec Charlotte Buff, et ainsi de suite. Mais c'est le roman qu'il
premiers états, déjà le poème est beau. Mais il n'est pas sublime. est en train d'écrire qui fouille dans son âme, qui prend pour s'y
Le poète, qui relit son poème en son deuxième état, sent d'une nourrir les souvenirJ et les expériences utilisables. Doit-on dire
certitude absolue, d'une expérience directe et flagrante, qu'il y a que Dante a utilisé dans la Divine Comédie les expériences de
encore une transhguration à opérer, un dernier motif à intro- son exil, ou que c'est la Divine Comédie qui avait besoin de I'exil
duire comme un ferment nouveau dans l'æuvre et qui l'établira de Dante ? Quand Wagner s'éprend de Mathilde, n'est-ce pas
en plein ciel comme un haut sommet. Mais je le répète, si claire Tristan qui a besoin de Wagner amoureux ? Car c'est ainsi que
et évidente que soit cette exigence de l'æuvre, elle ne dispense en nous sommes concernés et employés par l'æuvre, et que nous
rien I'inventeur d'inventer. Tout est encore à faire, comme dit le jetons à son creuset tout ce que nous trouvons en nous qui
peintre de Balzac à son disciple : < Il n'y a que le dernier coup de iuisse répondre à sa demande, à son appel. Toutes les grandes
pinceau qui compte. > De moins grands que Beethoven ou buut.t piennent l'homme en entier, et l'homme n'est plus que le
Hôlderlin l'ont parfois senti, ce moment tragique où l'æuvre serviteui de l'æuvre, ce monstre à nourrir. Scientifiquement par-
semble dire : < Je suis là, réalisée en apparence mais un plus lant, on peut parler d'un véritable parasitisme de l'æuvre par
grand que toi saurait que je n'ai pas encore atteint mon éclat rapport à l'homme. Et cet appel de l'æuvre, c'est un peu comme
suprême, qu'i[ y a encore quelque chose à faire que tu ne sais pas cet àppet de l,enfant qui réveille sa mère en plein sommeil. Elle
faire. > C'est bien pour cela que si souvent, on peut le dire, le sent àussitôt qu'il a bèsoin d'elle. Cet appel de l'ceuvre, tout le
génie survient à la dernière minute, dans ce moment suprême où monde le connaît parce que tout le monde a eu à y répondre' Il
une dernière retouche, ou bien une refonte totale, décide de I'ac- nous réveille la nult pouf nous faire sentir le temps qui s'écoule,
cès de l'æuvre à sa grandeur suprême. N'oublions pas que Rem- qui nous reste strictement mesuré pour tout ce qui nous reste à
brandt a recommencé bien des fois les Pèlerins d'Emmaùs avant fàire. C'est lui qui faisait pleurer César songeant qu'à son âge
d'aboutir au seul de ces Emmaùs qui crève le plafond usuel de Alexandre était mort. C'esf lui qui fait descendre le sculpteur la
l'art et nous transporte en pleine sublimité. nuit à son atelier pour donner au bloc de glaise encore humide
Telle est cette première forme de I'expérience de l'æuvre à les trois coups d'êbauchoir dont il a encore besoin. C'est lui,
faire, que j'ai appelée la situation questionnante. La lorme spiri- encore, dans i'instauration morale, qui réveille la nuit ceux qui se
tuelle pose et définit, avec précision la nature d'une réponse sentent responsables des souffrances ou des maux d'autrui. Je
qu'elle ne souffle pas à l'artiste, mais qu'elle exige de lui. disais tout à l'heure, en commençant, qu'il est essentiel à notre
En deuxième lieu, je signalerai ce que j'appelle : l'exploitation problème de sentir que l'æuvre à faire nous concerne. Et c'est
de l'homme par l'æuvre. âinsi que nous le sentons. Je dis qu'elle nous concerne : nous
Cette proposition que devra faire l'artiste, en réponse à la sommés concernés par e1le. Nous nous sentons concernés. Et
question posée par l'æuvre, évidemment il la tire de lui-même. Il c'est I'expérience même de cet appel de l'æuvre. C'est par cet
galvanise toutes ses puissances d'imagination ou de souvenir, il I appel qu;elle nous exploite. Et si je mets en cause' peut-être, ici,
fouille dans sa vie et dans son âme pour y trouver la réponse I qiètq"èt superstitioni personnelles, je crois que même si on me
cherchée. Beethoven, nous le savons 0'y ai fait allusion tout à I rèfuse cette idée que l'æuvre est une personne, on ne peut me
I'heure), cherchant le motif musical qui précède dans la Neu- I refuser du moins ôette idée qu'elle est par rapport à nous, lors-
vième L'Hymne à la Joie, a fini par le retrouver dans une æuvre t qu'elle est achevée, un être autonome ; autonome de fait et par
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212
l- Du mode d'existence de l'æuvre à 213
Les différents modes d'existence J1î
faire

d
destination - et pourtant nourri pendant qu'il s'achève et pour I reflet de ce qu'était l'æuvre à faire dans I'ceuvre faite. Il suffit,
qu'il s'achève de tout ce qu'il y a de meilleur en nous. Ce parasi- )i',.,. pour que l'æuvre puisse être dite achevée, d'une sorte de proxi-
tisme spirituel dont je parlais, cette exploitation de I'homme par | ;i' mité des deux présences de l'être à instaurer sur les deux plans
l'Guvre, c'est I'autre face de cette abnégation par où nous aceep- ,it d'existence qui viennent ainsi presque en contact. Mais enfin,
tons bien des souffrances et des peines, en raison de ce droit à ti cette proximité suffisante définit l'achèvement. On ne saurait en
l'existence dont l'æuvre se prévaut par rapport à nous, en son rendre raison sans ce sentiment, cette expérience d'une distance
appel. t. plus ou moins grande, qui fait que l'ébauche est encore très loin
Enfin en dernier lieu, je tâcherai de discerner un dernier I. de la statue. Et cette appréciation d'une distance, qui mesure spi-
contenu de l'expérience instaurative, dont l'expression est moins rituellement l'étendue de la tâche à poursuivre, on ne saurait la
I
concrète et forcément plus spéculative que les deux contenus que I confondre avec aucune évaluation concrète de déterminations
je viens d'inventorier. C'est ce que j'appellerai la nécessaire réfé- I
positives. Ne conlondons pas l'évidence de l'achèvement avec
rence existentielle de l'æuvre concrète à l'æuvre à faire. Ou si i n'importe quel fini d'exécution, avec une stylistique de ce qu'on
vous me passez un terme pédantesque, le rapport diastématique I appelle vulgairement ou en termes d'industrie ou de commerce la
de I'une avec l'autre. < finition >. Confusion grossière, à laquelle ont succombé par-
Voici ce que je veux dire. Tant que l'æuvre est en progrès... I fois, à certaines époques, les artistes dont les ébauches ou les
Précisons. Le bloc de glaise déjà pétri, déjà dessiné pâr ltbau- I esquisses sont meilleures que les ceuvres terminales. Ne croyons
choir, est là sur la sellette, et pourtant ce n'est encôre qu,une I pas non plus qu'il s'agisse, comme à la rigueur on pourrait pen-
ébauche. Bien entendu, dès l'origine et jusqu'à I'achèvement, ce I ser qu'il s'agit de cela dans la dialectique platonicienne, d'une
bloc, dans son existence physique sera toujours aussi présent, I addition successive de déterminations, en sorte que le nombre de
aussi complet, aussi donné que peut l'exiger cette existenie phy- I celle-ci mesurerait la distance, non pas par rapport à I'achève-
sique. Le sculpteur pourtant l'amène progressivement vers ce I ment, mais par rapport au point de départ. Nous savons tous
dernier coup d'ébauchoir qui rendra possible l'aliénation com- que parfois l'ébauche, plus compliquée, physiquement, géométri-
plète de l'æuvre en tant que telle. Et tout le long de ce chemine- quement, a des formes beaucoup moins simples que l'æuvre ter-
ment, il évalue sans cesse en pensée, d'une façon évidemment I minale, souvent plus dépouillée et plus pure en ses formes. Ainsi
toute globale et approximative, la distance qui sépare encore donc on penserait un peu en béotien si on cherchait n'importe
cette ébauche de l'æuvre achevée. Distance qui diminue sans quelle solution de ce genre au problème de l'achèvement. Or je
cesse : cette progression de l'æuvre, c'est le rapprochement pro- ) n'ai pas besoin de vous dire que ce problème de l'achèvement,
gressif des deux aspects existentiels de l'æuvre, à faire ou fâite. en toute théorie de l'instauration, est bien souvent la pierre
Vient ce dernier coup d'ébauchoir, à ce moment toute distance d'achoppement. Je ne me souviens même d'avoir rien lu, chez
est abolie. La glaise modelée est comme le miroir fidèle de aucun des auteurs philosophiques ou autres, qui se sont attaqués
I'Guvre à faire, et l'æuvre à faire est comme incarnée dans le : à ce problème de la dialectique instaurative, qui réponde, je ne
bloc de glaise. Elles ne font plus qu'un seul et même être. Oh, dis pas d'une manière suffisante, mais seulement d'une manière
jamais tout à fait, bien entendu. Miroir trouble, où l,æuvre à quelconque à ce problème de l'achèvement. Ni chez Hegel, ni
faire se mire, selon les paroles pauliniennes, ut in speculo per : Hamelin. Ce n'est pas d'ailleurs que même l'artiste le plus expéri-
aenigmate, car il y a toujours une dimension d'échec dans toute menté ou le plus génial n'ait ses inquiétudes et ses erreurs à ce
réalisation quelle qu'elle soit. Soit dans l'art, soit et plus encore : sujet. Un Vinci était de ceux qui ne se décidaient pas à abandon-
dans les grandes æuvres de I'instauration de soi-mème ou de I ner l'æuvre. Et on peut penser qu'un Rodin parfois, par crainte
quelque grande æuvre morale ou sociale, il faut se contenter I d'aller trop loin, a abandonné un instant trop tôt. Difficile esti-
d'une sorte d'harmonie, d'analogie suffisante, d'évident et stable I mation où luttent confusément entre eux des facteurs tels que le
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214 Les dffirents modes d'existence Du mode d'existence de I'euvre à faire 2t5

regret d'aliéner complètement l'æuvre, de couper le cordon ce sens que nous explorons avec elle et pour elles les chemins qui
ombilical, de dire: maintenant je ne suis rien pour elle. Ou la mènent à sa finale présence concrète. Oui, en tête à tête avec
encore la nostalgie de l'æuvre rêvée, I'horreur de cette inévitable l'æuvre, nous ne sommes pas seuls. Mais le poème non plus n'est
dimension d'échec dont je parlais tout à l'heure. Et parfois pas seul, s'il trouve son poète. Le grand, l'immense poème qui
encore la crainte de gâter l'æuvre déjà presque satisfaisante, par comblelait l'homme d'aujourd'hui, qui éveillerait I'homme à
une faute du dernier moment. Mais à travers toutes ces affres du venir, ce poème est là, il n'attend que son poète. Qui de nous
dernier moment qui voudrait n'être pas dernier, ou qui tremble l'écrira ?
d'outrepasser, il n'en reste pas moins que c'est bien une Et ceci me conduit à mes conclusions. C'est là que je retrouve
expérience directe qui intervient, dans ce dernier moment. cette responsabilité dont je parlais en commençant et qui nous
Expérience dont le contenu, de quelque façon qu'on f interprète, incombe à propos de tout l'inachevé du monde.
suppose toujours cette référence mutuelle de l'æuvre à faire et de Notre problème en effet ne se pose pas seulement dans le
l'Guvre faite, dans l'estimation de leur distance décroissante et futur; bien qu'assurément ce soit sous l'aspect d'une instaura-
finalement presque abolie. tion future qu'il se présente le plus évidemment à nos yeux, et
Non seulement ces trois aspects de l'expérience instaurative gu'il nous attire le plus immédiatement. Mais tout ce que nous
justifient profondément, je l'espère, cette présence réelle de venons de dire nous donne une approche philosophique univer-
l'æuvre à faire que je cherchais devant vous, et dont elle donne selle de toute réalité. Et d'abord, cela nous apprend à discerner,
trois aspects comme trois rayons d'une même lumière. Mais je dans tout ce qui se présente à nous comme du tout fait, dans le
crois que le dernier aspect que nous venons d'envisager com- présent ou dans le passé, avec cet aspect d'æuvre un mouvement
mente d'une façon non seulement positive, mais, j'oserais dire, vers l'existence qui met en cause, en deçà, des forces instaurati-
vraiment pathétique, cette richesse du réel en ces divers plans ves, au-delà, des appels et des orients; bref, toute une aide reçue
d'existence dont je parlais en posant mon problème. Car ll ne dont l'objet, inerte en apparence, est le témoignage. L'aspect
s'agit pas d'une simple correspondance harmonique de chaque pathétique du monde, pathétique ou dramatique, dont je parlais
être à lui-même tel qu'il est en présence ou en carence à travers tout à I'heure et qui apparaît si clairement dans la démarche ins-
ces divers plans, que je vous demande de concevoir un peu à la I taurative, subsiste comme drame joué, révolu jusqu'à un certain
manière des attributs spinoziens où les modes se correspondent. point, dans toutes les données réelles. Et il n'est certainement pas
I
Mais il faut bien penser qu'il y a non seulement des correspon- I sans importance philosophique d'arriver à le sentir. Mais il y a
dances, des échos, mais encore des actions, des événements par I plus. Ce que nous saisissons àl'état de tout fait, d'existence suf-
lesquels ces correspondances se font ou se défont, s'intensifient fisamment prononcée, est cependant, d'un certain point de vue,
comme dans la résonance d'un accord nombreux, ou se délient et jusqu'à un certain point, resté en route à mi-chemin. Nous ne
se défont. Là où une âme humaine, de toutes ses forces, a pris en sommes pas irresponsables de cet inachèvement, s'il nous est
charge l'æuvre à faire, là, sur un point pathétique, à travers possible, notamment par l'instauration philosophique, de lui
cette âme deux êtres qui n'en font qu'un, exilés l'un de l'autre conferer un accomplissement qui n'est pas encore acquis.
à travers la pluralité des modes d'existence se regardent Il ne faut pas trop déférer à cette tendance temporaliste, à
nostalgiquement I'un l'autre et font un pas l'un vers l'autre. cette tendance à trop envisager toutes choses sous l'aspect d'un
Or en tel cas, cette âme humaine aide, lucidement, passionné- déroulement dans le temps par une succession d'étapes sponta-
ment cet être séparé de lui-même à se réunir. Mais n'oublions nées, d'élans qui se prolongent d'eux-mêmes du passé vers I'ave-
pas qu'en cette tâche lui aussi reçoit une aide. Quand nous nir. Il est trop facile de dire : < Ceci a avorté dans le passé, n'en
créonso nous ne sommes pas seuls. Dans ce dialogue où l'æuvre parlons plus... Ce qui est venu ensuite est meilleur. > Je viens
nous interroge, nous appelle, elle nous guide et nous conduit, en de le dire, bien des choses sont restées à demi-route, à l'état
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216 Les dffirents modes d'existence Du mode d'existence de l'æuvre à faire
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d'ébauche. Il n'est pas dit qu'elles ne soient pas, jusqu'à un cer-


& s'adresse si instamment à chacun de nous, dès qu'il se sent à l'in-
tain point, récupérables, pour des achèvements qui nous incom- r$ tersection de deux modes d'existence, dès qu'il sent en les vivant
bent encore. Je m'explique. Nous sommes responsables devant - et c'est sa vie même - cette oscillation, cet équilibre instable, ce
l'enfant, devant l'adolescent que nous avons été, de tout ce qui tremblement pathétique de toute réalité entre des forces qui la
ouvrai une voie où nous ne nous sommes pas avancés ; de tout tr soutiennent en deçà et une transparence en sublimité qui se
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ce qui dessinait des forces plus tard inemployées ; sclérosées, des- 'l' dessine au-delà.
séchées par la vie qui n'est pas toujours accomplissement. Et si
nous pensons à un monde terrestre digne d'être habité par
l'homme vraiment accompli, cet Homme accompli, parvenu à
son stade sublime et devenu le maître des destinées de tous les
autres êtres de ce monde, prend en charge ces destinées. J'aime- I
rais vous avoir fait un peu sentir avec moi ce thème qui philoso-
phiquement me hante, que de ce point de vue, il n'est aucun être I

- le moindre nuage, la plus petite fleur, le plus petit oiseau, une


roche, une montagne, une vague de la mer - qui ne dessine aussi
bien que I'homme au-dessus de soi-même un possible état
sublime, et qui ainsi n'ait ici son mot à dire par les droits qu'il
a sur l'homme en tant que celui-ci se fait responsable de
l'accomplissement du monde. Non seulement I'accomplissement
philosophique, ce qui est évident, mais même l'accomplissement
concret du Grand (Euvre.
Je pourrais commenter ces choses en posant des problèmes
très techniquement philosophiques. Par exemple, en évoquant le
Cogito sous cet aspect d'æuvre, avec tout ce qu'il implique de
faire, et d'aide reçue ; en montrant toutes les solidarités qu'il des-
sine de nous, du Moi du Cogito avec toutes les données cosmi-
ques qui coopèrent à son æuvre, dans une expérience commune
où tout cherche ensemble sa voie à l'existence, mais ceci c'est une
autre histoire. Je ne voudrais pas retomber ici dans ce pain quo-
tidien parfois un peu sec des discussions philosophiques techni-
ques où trop facilement nous perdons de vue l'aspect le plus vital
de nos problèmes.
Je voudrais avoir contribué un peu à mettre ici l'accent sur ce
qu'a en effet de vital la question que j'ai voulu soumettre à vos
réflexions. J'ai dit que je soumettais ces idées à vos réflexions
pour mon profit personnel. Mais ce qui me tient le plus à cceur,
c'est ce qui n'a rien ici de personnel, c'est ce qui au contraire doit
être partagé entre tous, ressenti par vous tous si tout ce que j'ai
ébauché devant vous est exact. Je veux parler de cet appel qui
TABLE DES MATIÈRES

LE SPHINX DE L'(EUVRE, par Isabelle Stengers et Bruno


Latour

LES DIFFÉRENTS MODES D'EXISTENCE, par Étienne


Souriau 77

Csepnnl Pnnunn - Position du problème 79


Monisme ontique et pluralisme existentiel. Pluralisme
ontique et monisme existentiel. - Leurs rapports, leurs
combinaisons. - Conséquences philosophiques:
richesse ou pauvreté de l'être; les exclusions souhai-
tées. - Aspects métaphysiques, moraux, scientifiques et
pratiques du problème. Questions de méthode.

Csnpnne II - Les modes intensifs d'existence 89


Esprits durs et esprits tendres. - Tout ou Rien. - Le deve-
nir et le possible comme degrés d'existence. - Entre
l'être et le non-être: niveaux, distances et effets de
perspectives. - L'existence pure et I'existence com-
parée. - L'occupation ontique des niveaux. - Existence
pure et aséité, - Existence et réalité.
l,
.t

{' CneptrRr III - Zes modes spécifiques d'existence ll3


Section 1; Le phénomène ; la chose ; ontique et identité ;
universaux et singuliers. - Le psychique et le corporel ;
I'imaginaire et le sollicitudinaire; le possible, le vir-
f tuel; le problème du nouménal.
Section II : Le problème de la transcendance. - Exister et
ester. - Existence en soi et existence pour soi. - La
transition.

ffi

fr
220 Les dffirents modes d'existence

Secrion 111 .' Sémantèmes et morphèmes. - L'événement ;


le temps, la cause. L'ordre synaptique et la copule. -
Un tableau exhaustif des modes d'existence est-il pos-
sible ?

CsepttRn IY - De la surexistence 165


Les problèmes de l'unification; la participation simul-
tanée à plusieurs genres d'existence ; I'union substan-
tielle. - La surexistence en valeurs ; existence qualifiée
ou axiologique; séparation de I'existence et de la réa-
lité comme valeurs. - Le second degré. - L'Ueber-Sein
d'Eckart et l'Un de Plotin ; les antinomies kantiennes ;
la convergence des accomplissements; le troisième
degré. - Le statut du surexistant; son rapport avec
I'existence. - Conclusions.

DU MODE D'EXISTENCE DE L'(EUVRE A FAIRE. par


Étienne Souriau 195

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Novembre 2009 N" 55 322
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