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Jean de Léry, Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, chapitre XIII, (1578). - Explication linéaire.

Problématique : Comment le narrateur, à partir d’un récit de voyage pittoresque, dénonce-t-il le mode
de vie des Européens ?

I- Mise en scène d’un récit de voyage pittoresque (l. 1 à 9)


A-Introduction précédant le dialogue : l’étonnement du vieux Tupinambas (l.1 à 3)
-Le récit est surtout constitué ici d’un dialogue qui, par sa vivacité, crée un effet de réel. L’extrait débute
par l’étonnement, compréhensible, des Tupinambas qui sont « ébahis » (l. 1) face aux efforts des
Français pour se procurer le bois du Brésil.
-Le nom propre « Tupinambas » crée de l’exotisme et nourrit l’imagination du lecteur, qui imagine le
« vieillard » sous les traits d’un de ces Indiens.
-Le récit est mené principalement au passé simple, mais Léry utilise le présent (« nos Tupinambas  sont
fort ébahis »), qui a pour fonction de réactualiser l’anecdote, pourtant vieille de plus de vingt ans.
-Les deux interlocuteurs sont clairement définis dès le début, un narrateur et le « vieillard » (l.3).
L’étonnement va parcourir tout le texte et justifier les questions que va poser le vieillard. Ce sont elles
qui vont faire progresser le dialogue.

B- Première question de l’Indien (l. 4-5)


-Ensuite le dialogue va alterner avec des commentaires du narrateur. Le choix du dialogue, introduit par
le discours au style direct, confère de l’authenticité à la conversation. Le narrateur agit tel un
ethnologue.
-Il utilise des termes empruntés à la langue des Indiens qu’il traduit : « Arabotan », c’est-à-dire « bois
du Brésil », « Mairs et Peros », Français et Portugais :
« Que veut dire que vous autres Mairs et Peros, c’est-à-dire Français et Portugais, veniez de si loin pour
quérir du bois pour vous chauffer, n’y en a-t-il point en votre pays ? ».

C- Réponse du narrateur (l. 6-9)


-Cette réponse ne se présente pas au style direct, mais au style indirect, ce qui fait pencher la parole du
narrateur davantage vers la narration et rend le récit cohérent. Il s’agit d’une explication. Cet arbre en
Europe ne sert pas à se chauffer mais à faire des teintures :
« À quoi lui ayant répondu que oui et en grande quantité, mais non pas de telles sortes que les leurs, ni
même2 du bois de Brésil, lequel nous ne brûlions pas comme il pensait, ains 3 (comme eux-mêmes en
usaient pour rougir leurs cordons de coton, plumages et autres choses) que les nôtres l’emmenaient
pour faire de la teinture ».
-Ce faisant, notons que le narrateur mentionne avec précision les us et coutumes des Indiens. Il précise
ainsi l’usage qu’ils font du bois entre parenthèses : « (comme eux-mêmes en usaient pour rougir leurs
cordons de coton, plumages et autres choses).

II- Premiers reproches adressés aux Européens (l. 10-21)


A- Une dénonciation plus explicite (l.10-16)
- Cette réponse laisse le vieil Indien sceptique, et ensuite les griefs à l’encontre des nations européennes
sont nombreux et précis.
-Le premier reproche est concret et donc irréfutable. Il concerne la vie quotidienne des Indiens. Le
vieillard dénonce les pillages des ressources naturelles brésiliennes, notamment du bois : « Voire , mais
vous en faut-il tant ? » Les questions servent à révéler l’incompréhension du « sauvage » devant
l’attitude des Européens, que l’on pressent comme répréhensible. Le dialogue tourne alors clairement à
la critique.
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- La réponse du narrateur met l’accent sur l’avidité des Européens, qui ne cherchent que
l’enrichissement du « marchand» :
« – Oui, lui dis-je, car (en lui faisant trouver bon 5) y ayant tel marchand en notre pays qui a plus de frises 6
et de draps rouges, voire même (m’accommodant 7 toujours à lui parler de choses qui lui étaient
connues) de couteaux, ciseaux, miroirs et autres marchandises que vous n’en avez jamais vu par deçà 8,
un tel seul achètera tout le bois de Brésil dont plusieurs navires s’en retournent chargés de ton pays. »
(l.11-14).
-La dénonciation devient explicite à travers certains propos du vieillard : le mot « merveilles » a encore
au XVIIe siècle son sens très fort du latin « choses incompréhensibles, dépassant l’entendement » :
« -Ha, ha, dit mon sauvage, tu me contes merveilles. » Ce reproche semble préparé par le narrateur lui-
même, qui souligne l’abondance « en grande quantité ». Il est encore soutenu par l’accumulation des
« marchandises » (« couteaux, ciseaux, miroirs… », l’expression « tout le bois », l’évocation visuelle des
« navires (…) chargés », et enfin la forte opposition entre le singulier « un tel seul » (marchand) et le
pluriel « plusieurs navires ».

B- Un renversement inattendu des rôles dans le dialogue (l.17-22)


-Au début, c’était le narrateur qui s’imposait par ses répliques, rapportées au style direct ou indirect.
Elles se composaient de longues phrases (calquées du latin) d’allure didactique, présentaient de
nombreux connecteurs logiques qui leur conféraient l’allure d’une logique indiscutable : « mais non
pas » ; « ni même », « ains », « car », « voire même », et par des subordonnées relatives (à étudier pour
la question de grammaire). Le souci du narrateur de convaincre l’Indien se marquait par des remarques
entre parenthèses (« en lui faisant trouver bon » ; « m’accommodant toujours à lui parler de choses qui
lui étaient connues »). Mais les questions du vieil Indien sont de plus en plus gênantes et déstabilisent
cette belle logique. Son propos est plein d’intelligence. Contrairement au narrateur, il exprime une
sagesse. Il s’agit de philosophie.
« Mais cet homme tant riche dont tu me parles, ne meurt-il point ?
– Si fait, si fait, lui dis-je, aussi bien que les autres. »
-Le vieillard apparaît intelligent, et il manie mieux la rhétorique et l’argumentation que le narrateur qui
ne saura plus quoi lui répondre. C’est un grand discoureur, comme tous les indiens du Brésil. Il manie
particulièrement bien les questions gênantes :
« Sur quoi, comme ils sont aussi grands discoureurs, et poursuivent fort bien un propos jusqu’au bout, il
me demanda derechef :
« Et quand donc il est mort, à qui est tout le bien qu’il laisse ?

Transition : Progressivement le vieillard qui se contentait au début de répliques courtes et simples, va


prendre de l’assurance et dominer la fin de cette conversation…

III-La sagesse du vieillard critique l’Europe et fait l’éloge de la vie du « sauvage » (l. 23 à la fin)
A- Dénonciation de la folie des Français (l. 23-27)
C’est le vieillard qui clôt le dialogue par une longue diatribe, au ton oratoire et persuasif :
« Vraiment, dit alors mon vieillard (lequel comme vous jugerez n’était nullement lourdaud), à cette
heure connais-je10 que vous autres Mairs, c’est-à-dire Français, êtes de grand fols. »
Sa tirade débute par un adverbe assertif (« vraiment »). Le souffle presque épique s’appuie sur une
succession de phrases interrogatives, qui sont des interrogations rhétoriques. Cette tirade est bien
structurée, se structure à l’aide de connecteurs logiques (« car », « mais, parce que … ») et oppose la
folie des Européens (« vous autres ») à la sagesse des Indiens (« nous ».). Par ce « nous », le vieil Indien

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se présente comme le porte-parole de son peuple tout entier. A court d’arguments, le narrateur ne
prend plus la parole.
-La critique des Français souligne que leur cupidité entraîne de l’inconscience face aux dangers et aux
souffrances :
« car vous faut-il tant travailler à passer la mer, sur laquelle (comme vous nous dites étant arrivés par-
deçà) vous endurez tant de maux, pour amasser des richesses ou à vos enfants ou à ceux qui survivent
après vous ? La terre qui les a nourris n’est-elle pas aussi suffisante pour les nourrir ? »

B- L’exemple de la vie naturelle des « sauvages » (l.27-32)

-Avec un esprit très pratique, le « sauvage » s’appuie encore sur des us et coutumes qu’il juge absurdes,
remettant en cause la pratique des héritages et des successions que vient de lui exposer le narrateur.
Indirectement le narrateur aborde le concept de relativité des coutumes, et donc de l’absurdité à
vouloir imposer sa culture à autrui :
« Nous avons (ajouta-t-il), des parents et des enfants, lesquels, comme tu vois, nous aimons et
chérissons ; mais parce que nous nous assurons qu’après notre mort la terre qui a nous a nourris les
nourrira, sans nous en soucier plus avant, nous nous reposons sur cela. »
-Au contraire, les Tupinambas respectent la nature, mère nourricière, envers laquelle il faut avoir de la
reconnaissance. L’expression « terre (…) qui (les/nous) a nourris » est répétée. Le verbe « nourrir » est
employé trois fois (au passé et au futur). Leur vie paraît plus sage car elle est guidée par la tempérance,
connotée par les mots « suffisante » et l’expression « sans nous en soucier plus avant ». -Ce ne sont pas
des « sauvages » dénués de sentiments humains profonds : ils ont le sens de la famille et respectent
toutes les générations, ancêtres (« parents ») et enfants : « Nous avons (ajouta-t-il), des parents et des
enfants, lesquels, comme tu vois, nous aimons et chérissons ».
-Ils ne sont pas irresponsables et savent se projeter dans l’avenir : « mais parce que nous nous assurons
qu’après notre mort la terre qui a nous a nourris les nourrira ». Cela leur procure une sérénité que les
Européens n’ont plus : « (« nous nous reposons sur cela »).

Conclusion : (Bilan) -Dans un dialogue vivant et réaliste Jean de Léry fait un réquisitoire contre les
nations qui se disent « civilisées », et au contraire un éloge des « sauvages ».
-Ce texte qui n’est au départ qu’un témoignage personnel prend de l’importance par sa dimension
humaniste. Il a sans doute influencé les réflexions de Montaigne sur le colonialisme dans l’essai « Des
Cannibales ».
-(Ouverture) Il annonce aussi le combat du siècle des Lumières (XVIIIe siècle). Montesquieu, par
exemple, reprendra dans ses Lettres persanes (1721) le procédé du regard naïf de l’étranger sur la
France. Voltaire s’en inspirera dans des contes philosophiques comme L’Ingénu. Le mythe du bon
sauvage naîtra de récits de voyage comme celui de Jean de Léry.

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