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Enquête Sur L'atelier D'un Compositeur de Musique Contemporaine
Enquête Sur L'atelier D'un Compositeur de Musique Contemporaine
Nicolas DONIN*
ABSTRACT : How can the « technical medium » of the contemporary composer be iden-
tified ? In order to suggest an answer, we invoke a study written in collaboration with
Jacques Theureau concerning the compositional activity of Philippe Leroux. Through a
reconstruction of the genesis of his work Voi(rex), we observed a constant interpenetra-
tion of several technical and technological layers dating from radically different areas,
parts of which can be linked directly with Weberian preoccupations. An analysis of the
details of Leroux’s compositional operations and their technical environment allows us
to grasp the (re)productive dynamic of an as yet unnamed technical medium.
* Nicolas Donin, né en 1978, est chercheur à l’Ircam, Il y anime le goupe de recherche en musi-
cologie et sciences humaines « Analyse des pratiques musicales » (Ircam/CNRS). Ses travaux portent
sur les œuvres, les pratiques et esthétiques musicales savantes selon une double approche : l’histoire
de la musique d’avant-garde depuis la fin du XIXe siècle ; les études empiriques en collaboration avec
des musiciens contemporains – compositeurs, interprètes, auditeurs.
Adresse : Institut de recherche et de coordination acoustique/musique, 1, place Igor Stravinsky,
F-75004 Paris.
Courrier électronique : Nicolas.Donin@ircam.fr
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N. DONIN : ENQUÊTE SUR L’ATELIER D’UN COMPOSITEUR DE MUSIQUE CONTEMPORAINE 403
Q uel peut bien être le « médium technique » d’un musicien d’aujourd’hui, après un
siècle de relations tumultueuses entre reproductibilité technique du son et pratiques
musicales savantes occidentales ? C’est depuis l’atelier d’un compositeur de musique
contemporaine que nous tenterons de répondre à cette question, à travers l’articulation
délibérément anachronique entre une notion inspirée de la Sociologie de la musique
de Weber et des dispositifs de reproduction du son musical qui lui sont, du moins
pour une partie d’entre eux, largement postérieurs. Notre démarche s’appuiera sur un
double postulat, développé dans la première section : les pratiques musicales récentes
et leurs médiums techniques sont aussi mal connus que sont largement diffusés leurs
produits ; il n’est néanmoins pas prématuré d’en esquisser une caractérisation assez
générale à partir de cas exemplaires, à la condition de le faire en prenant au sérieux le
caractère vivant, complexe, ouvert des pratiques créatrices considérées. L’essai qui suit
se rapporte à une étude intensive de l’activité d’un compositeur actuel, en la rattachant
successivement à plusieurs cadres techniques et historiques pertinents.
L’exemplarité du cas étant ici requise, on doit d’abord montrer à quel titre une
pratique de composition musicale contemporaine constitue un objet légitime pour
répondre à l’interrogation initiale. L’ancrage dans la musique « contemporaine » ne
garantit en effet pas l’actualité des médiums techniques mis en jeu – ni l’actualisation
de cette notion. Il ne s’agit somme toute, parmi tous les mondes musicaux coexistant
aujourd’hui, que d’un monde musical bien particulier : celui qui a pour caractéristique
distinctive de poursuivre explicitement l’histoire de la musique savante occidentale,
dans sa relation organique (et problématique) à la notation et à la partition comme
milieux de la composition. C’est précisément à ce titre que l’on pourrait considérer
la musique contemporaine comme « hors sujet » ici, sachant qu’une conséquence
importante des mutations technologiques de la musique au XXe siècle a été de renforcer
l’isolement, le caractère marginal de la création musicale savante, non seulement par
rapport aux musiques diffusées par les mass media, mais aussi au sein de sa sphère de
référence constituée par la scène du concert (devenue au cours de la première moitié du
XXe siècle une institution conservatoire, vouée à la perpétuation d’un répertoire cano-
nique essentiellement issu du XIXe siècle). En fait, la musique dite « contemporaine »
a un intérêt spécial précisément à cause de ce genre d’imbrications paradoxales : elle
accumule les strates et les contraintes techniques, puisqu’elle consiste souvent tout à
la fois à écrire des partitions, fabriquer des dispositifs logiciels, expérimenter des tech-
nologies originales de diffusion, etc. Plus généralement, elle se définit par la notion de
recherche – et notamment, dans la tradition de Pierre Schaeffer puis de Pierre Boulez,
par un ensemble de démarches multidisciplinaires appelées « recherche musicale1 » –,
l’attitude de recherche devant en toute généralité se manifester par des innovations sur
les plans stylistique, théorique et/ou technologique.
Leroux rédige ses œuvres mesure après mesure, au crayon et à la gomme, sur un
manuscrit qui deviendra in fine le manuscrit transmis à son éditeur. Fin juin 2002, après
5. Il y était à la fois présent comme créateur – à travers Voi(rex) et le projet d’une nouvelle œuvre,
effectivement réalisée par la suite – et comme enseignant en composition auprès des étudiants du
cursus en composition musicale assistée par ordinateur.
6. Groupe de recherches musicales, associé à l’Institut national de l’audiovisuel (voir http://www.
ina.fr/grm/), institution de recherche musicale française spécialisée dans la composition et l’étude
d’œuvres électroacoustiques fixées sur support d’enregistrement.
7. Au sens d’Adorno en son ouvrage inachevé sur la « reproduction musicale » (ADORNO, 2001).
Si ses notes indiquent qu’Adorno prendrait acte du nouvel âge musical ouvert par la banalisation du
disque et de la radio, sa théorisation portait bien sur le système traditionnel de la reproductibilité musi-
cale : notation musicale, partition, exécution/interprétation.
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avoir achevé l’écriture des deux premiers mouvements de Voi(rex), Leroux rassemble
le matériau à sa disposition comme il le fait à l’orée de l’écriture de chaque nouveau
mouvement. Cela va du schéma sur un bout de nappe, comportant quelques traits de
crayon et un commentaire en style télégraphique, au plan synoptique grand format de
l’œuvre – sorte de tableau stipulant les caractéristiques de chaque mouvement au moyen
d’un graphe et de quelques mots-clés –, en passant par l’annotation détaillée du texte
poétique sur une photocopie. Il vaut la peine de relever que certaines idées importantes
sont tellement évidentes pour le compositeur qu’il n’a pas éprouvé le besoin de les noter
(nous ne les connaîtrons que par nos entretiens de remise en situation de composition).
En outre, une partie du matériau disponible pour l’ensemble de l’œuvre se trouve dans
l’ordinateur. Enfin, le manuscrit des deux premiers mouvements encode de nombreux
matériaux, idées, choix musicaux qui, bien que déjà largement consommés dans l’écri-
ture, pourront être éventuellement réinvestis dans l’écriture des mouvements suivants.
Le processus de relecture, qui prend plusieurs jours, permet au compositeur de réac-
tualiser de nombreuses relations entre éléments hétérogènes et de préciser certaines de
ces relations par la copie littérale de différentes notes éparses sur une même liste réca-
pitulative qui deviendra progressivement le plan du mouvement. Parmi de nombreuses
autres choses, il apparaît au cours de cette relecture que le compositeur tient particuliè-
rement à l’idée d’« aplats d’accords » – même s’il ne se doute pas encore qu’il en fera
une caractéristique d’écriture globale du mouvement :
« Je sais qu’il va y avoir des aplats d’accord, des choses vraiment très simples, [...]
qui me viennent de petites notes que j’ai prises... et j’ai risqué ma vie pour ça puisque
j’écoutais [la radio] en conduisant sur le périphérique, je me souviens encore d’un
certain virage, et j’étais en train de noter en même temps...8 »
9. On pourra écouter l’exemple musical n° 1 qui accompagne cet article sur www.revue-de-synthese.
eu/2008-3.
10. Il s’agit d’un logiciel de montage couramment utilisé par les professionnels du son et de la
musique. L’interface d’un tel séquenceur consiste essentiellement en un ensemble de pistes audio hori-
zontales, audibles simultanément ou séparément, sur lesquelles on peut agencer de différentes façons
des fichiers sonores stéréo selon une représentation linéaire du temps commune à toutes les pistes. On
appelle session un ensemble de fichiers (avec leurs positions respectives) rassemblés dans un même
espace de travail mobilisant cette interface.
408 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008
11. Cette extension de la place ainsi donnée à l’idée d’« aplats d’accords » l’amène aussi à privilé-
gier une écriture harmonique s’inspirant d’un mode de traitement du signal, le frequency shifting, qu’il
avait au départ réservé à l’écriture d’un autre mouvement, et à minimiser corrélativement l’inversion
de spectre, qui lui était au départ attribuée.
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après avoir été retravaillés dans différents modules de traitement GRM Tools12, vont
être eux-mêmes utilisés comme des modèles à faire imiter par l’ensemble instrumental :
autrement dit, Leroux intègre dans l’écriture de la partition une prise en dictée de
certaines séquences de fichiers son ayant subi diverses manipulations électroacoustiques
qui les ont considérablement éloignés de tout idiome instrumental. Ces sons acousti-
ques enregistrés, maintenant qu’ils ont été profondément altérés dans l’espace de travail
audionumérique, sont en quelque sorte réencodés de force dans la notation solfégique.
Cela est rendu possible par des caractéristiques partagées : partitions et séquenceur sont
en effet des espaces repérés à deux dimensions dont l’une, le temps en abscisse, est mise
en commun par le choix, pour ce mouvement de l’œuvre, d’une pulsation à la seconde
qui se matérialise, du côté du séquenceur, par un décours temporel mesuré et représenté
en secondes, et du côté de la partition, par l’adoption d’un tempo de 60 à la noire (soit
60 pulsations par minute, comme le littéralisera une ligne de la partition spécifiquement
dédiée au décompte des secondes). Ainsi la composition réintègre-t-elle progressive-
ment la partition dans sa fonction de coordinatrice principale et de lieu de l’écriture : elle
règle le jeu de plus en plus serré d’imitations et de simulations entre ce que joueront les
instruments et ce qui sera diffusé par l’électronique13.
ENREGISTREMENTS
12. Logiciels conçus par le GRM. Certains GRM Tools sont également diffusés sous forme de plug-
ins (modules hétérogènes à l’interface principale du séquenceur, accessibles depuis le menu du logiciel)
inclus dans ProTools, ce qui permet de réaliser certaines manipulations du signal audio sans devoir
exporter les fichiers dans un logiciel de traitement de signal puis les réimporter dans le séquenceur.
13. En principe, on pourrait écouter l’exemple musical n° 2 qui devrait accompagner cet article sur
www.revue-de-synthese.eu/2008-3. Au moment, du bouclage de la Revue l’accord sur la diffusion de
cet extrait n’a pas été trouvé (voir ci-après, p. xxx). Le site de la Revue sera mis à jour selon les possi-
bilités offertes par l’éditeur musical.
410 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008
« [J’avais eu] besoin [“par sécurité”] d’avoir des tenues assez longues pour pouvoir les
travailler ensuite, et puis au contraire des notes très détachées, [sans imaginer alors que
j’allais] utiliser le maximum de temps de cette tenue, par exemple 15 secondes16. »
C’est cette propriété des sons joués lors de la séance d’avril 2002 – propriété éminem-
ment spécifique de la situation d’enregistrement et de la prise en compte des techno-
logies qui seraient utilisées par la suite pour isoler des fragments dans ces sons – qui
permettra au compositeur de concrétiser au débotté l’idée d’« aplats d’accords » qu’il
guignait. À quoi devra s’ajouter une seconde propriété tout aussi indispensable, cette
fois liée au travail des musiciens le jour de la séance : les accords entretenus sont joués
de façon très satisfaisante, régulière, et peuvent être conservés dans leur extension de
durée maximale. D’où la possibilité pour Leroux, au cours de sa relecture préparatoire
à l’écriture d’un mouvement de Voi(rex), de déprogrammer et reprogrammer autrement
la destination des sons issus de la séance d’enregistrement. L’importance de ce geste
14. Soprano pour la création, ainsi que pour l’enregistrement discographique de Voi(rex).
15. Logiciel de composition assistée par ordinateur, développé par Carlos Agon, Gérard Assayag
et l’équipe Représentations musicales à l’Ircam (voir www.ircam.fr/repmus.html). OpenMusic permet
de réaliser, selon une interface graphique, des opérations de calcul complexes sur des informations
MIDI (c’est-à-dire des paramètres musicaux encodés selon le protocole Musical Instruments Digital
Interfaces, établi en 1983, qui permet de faire circuler des données musicales entre divers appareils et
instruments électroniques).
16. Entretien avec Philippe Leroux, Paris, 2 avril 2004.
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n’apparaîtra que dans l’après coup, une fois le processus de composition du mouve-
ment devenu irréversible.
Tout ce qui vient d’être montré est profondément lié au fait que le dispositif d’écoute
utilisé à cette étape par le compositeur se trouve être aussi un outil de manipulation et
d’agencement. Vu depuis notre début de XXIe siècle, rien d’étonnant à ce que le son
enregistré, quelle que soit la modalité de son enregistrement, soit toujours déjà un son
manipulable – un son dont l’exploration devient possible dans une série de dimensions
techniques et auditives en bonne partie nouvelles. Cela n’a pourtant pas toujours été
aussi évident. Ainsi, dans telle remarque de Weber sur l’enregistrement sonore comme
condition de possibilité d’un savoir ethnomusicologique correctement étayé17, ce qui
compte n’est par tant la possibilité de manipulation du son – vantée par Bartók lorsqu’il
déclare, bien plus tard, que « la science du folklore musical doit son développement
actuel à Edison18 » – que la possibilité d’accéder à divers phonogrammes constitués en
bases de données, en mémoire artificielle, pour les comparer19. Dans le cas qui nous
occupe, c’est au contraire la manipulabilité qui caractérise en propre le mode d’exis-
tence du son enregistré : il ne s’agira jamais de comparer deux sons déjà existants,
mais plutôt de les faire consonner, de les cloner et, de là, les différencier, ou encore de
les transformer en en oblitérant peu à peu l’origine. Ce n’est d’ailleurs pas seulement
le fait de la composition : l’ethnomusicologie actuelle joue de plus en plus d’outils
d’analyse et de synthèse dans le traitement du signal audio20 ; ici aussi se posent des
problèmes d’administration de la preuve et de mise à disposition des données dans un
contexte multimédia21.
En 2002, une nouvelle forme d’enregistrement sépare plus particulièrement Leroux
de l’époque de Bartók : la possibilité d’enregistrer le processus de manipulation lui-
même (c’est-à-dire soit le son produit, soit la variation des paramètres de contrôle du
son, au cours du temps de manipulation). Comme l’écrit Jean Molino à propos de ce
qu’il nomme l’« auralité » technologique du XXIe siècle :
17. « L’hypothèse […] selon laquelle toute mélodie, même primitive, serait finalement construite à
partir d’accords ramenés à leurs éléments, ne se concilie pas facilement avec les faits. D’un autre côté,
ce n’est qu’aujourd’hui que la connaissance strictement empirique de la musique primitive est parvenue
à un fondement exact sur la base d’enregistrements phonographiques », WEBER, 1998, p. 75.
18. BARTÓK, 1937, ici 1995, p. 33-34.
19. Mais cette nuance tient bien sûr au moins autant à la chronologie des citations qu’à une diver-
gence problématique : le phonographe et le phonogramme de 1910 ne sont pas ceux de 1930 ; et ces
derniers ne sont pas les appareils et technologies d’écoute de 2002.
20. Voir par exemple LORTAT-JACOB, 2004.
21. CHEMILLIER, 2003.
412 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008
formation informatique. Ces recherches […] répondent [au] même besoin qui a conduit
à la construction des échelles et de la notation : celui de disposer d’objets abstraits
qui permettent d’organiser et d’utiliser l’univers des sons. Et ces nouveaux objets, ces
nouvelles notations se référeront désormais moins à la réalité sonore qu’ils représentent
qu’aux modalités de leur production 22. »
travail compositionnel des savoirs et artisanats sur lesquels il s’appuie : « J’ai écrit là
des choses que je n’aurais jamais écrites tout seul [il donne l’exemple d’un motif isolé
de violon, mesures 243-244 :] de moi-même, […] jamais je n’aurais écrit cela27. »
« Là, ça devient fantastique, parce qu’[après] un très gros travail de réécoute intérieure
pour vraiment bien entendre ce qui se passe, recadrer les choses, etc., à la fin de ça, j’ai
gagné vraiment un nouvel outil d’écriture que je vais pouvoir utiliser dans cinquante
pièces qui vont suivre, qui n’auront [pas nécessairement] à voir avec l’électronique28. »
Reproductible à condition de solliciter des fichiers son du même type, cette chaîne
d’opérations sera effectivement pratiquée de nouveau quelques mois plus tard, pour
l’écriture du dernier mouvement de Voi(rex)29 ; et la stéréotypisation se poursuivra au
fil d’œuvres ultérieures.
seules dans lesquelles le programme doit puiser ; le résultat est un couple de courbes
mélodiques correspondant au tracé précédent (l’une selon la chronologie interne du
geste calligraphique, l’autre transposant l’image du tracé achevé) selon des conventions
usuelles 32. Lorsqu’il travaille sur ce patch, l’utilisateur peut à tout moment procéder à
une actualisation du résultat de calcul (nommé « évaluation du patch »), mais le logiciel
ne mémorise pas les altérations successives et il est donc nécessaire, si l’on souhaite
conserver un état donné et continuer à modifier le patch, de procéder à une sauvegarde.
Exemple 2. – Copie d’écran d’un patch conçu par Philippe Leroux et Frédéric Voisin dans
l’environnement OpenMusic (copie réalisée par Philippe Leroux pendant la composition de son
œuvre, reproduit avec son autorisation).
32. Au bas est associé le grave et au haut l’aigu, tandis que la direction de gauche à droite figure
l’écoulement du temps.
416 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008
sonore intéressant, mais aussi, le trait étant conservé, une mémoire de l’action et des
émotions qui lui sont associées. Ce type de délégation peut être, à certains égards, appa-
renté aux inscriptions mnémotechniques évoquées en commençant – notes et brouillons –,
si ce n’est qu’un patch sauvegardé conserve intact son potentiel de réplication-variation ;
le résultat musical qui a été jugé suffisamment riche de potentialités compositionnelles
pour être sauvegardé n’oubliera pas, si l’on peut dire, de quel espace de variation il
procède. Il sera réinscriptible dans une dynamique de composition, plus facilement qu’un
enregistrement de la manipulation d’un traitement sonore dans ProTools. En outre, le fruit
de ce travail sera indirectement ouvert à de tout autres utilisations, puisqu’il aura donné
lieu au développement d’une librairie logicielle spécifique par Frédéric Voisin (le réali-
sateur en informatique musicale avec lequel Leroux aura travaillé dans les studios de
l’Ircam). Cette librairie peut être intégrée aux mises à jour ultérieures du logiciel, diffusé
auprès d’une communauté d’usagers, principalement compositeurs eux aussi.
Les chaînes d’opérations que l’on vient de décrire ont en commun d’aboutir à la
partition, directement le plus souvent (par exemple par la reprise littérale du maté-
riau mélodique produit par un patch), ou bien indirectement (par exemple lorsque
le matériau qu’elles engendrent s’avère insuffisamment cohérent avec le passage de
la partition auquel il est destiné : le matériau n’est pas utilisé dans la partition, mais
sa non-utilisation contribue pour le compositeur, d’une part, à définir la nature et la
consistance du passage concerné, et d’autre part, à réévaluer, en vue de la poursuite de
la composition, les opérations et les outils à l’origine de ce matériau).
33. Voir, supra, l’article de Marie-Noël Colette, « Guy d’Arezzo et “notre notation musicale
moderne”. La transmission écrite du chant dans le haut Moyen Âge », p. xxx-xxx.
34. Pour Tristan Murail, comme pour d’autres musiciens dits spectraux, « la notation musicale
n’existe plus en tant que réalité préalable [… mais] n’existe que comme point d’arrivée du processus
de composition, où elle transcrit pour le lecteur les résultats obtenus » (MURAIL, 2004, p. 34). La forma-
tion intellectuelle et musicale de Leroux a été contemporaine du développement de cette esthétique, et
sa proximité avec les compositeurs spectraux a été fréquemment relevée par la suite.
N. DONIN : ENQUÊTE SUR L’ATELIER D’UN COMPOSITEUR DE MUSIQUE CONTEMPORAINE 417
« Une œuvre musicale moderne quelque peu compliquée ne saurait, sans les ressources
de notre notation musicale, ni être produite ni être transmise ni être reproduite : sans
cette notation, elle ne peut absolument pas exister en quelque lieu et de quelque manière
que ce soit, pas même comme possession interne de son créateur36. »
35. À ces quatre plans (dont l’un est composite) pourrait être ajoutée la portée « déclenchement »,
accolée à la partie vocale, puisque c’est la chanteuse qui commande une partie des sons diffusés en live.
36. WEBER, 1998, p. 117-118 (c’est nous qui soulignons).
418 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008
Aussi partielles soient-elles, les analyses qui précèdent auront documenté la façon
exemplaire dont l’innovation compositionnelle émerge sur fond de routine et ne se
révèle que dans l’après-coup de sa reprise. Elles auront, plus précisément, mis en
évidence l’enjeu des transcodages incessants, parfois aventureux, entre les mondes
techniques a priori peu compatibles rassemblés dans l’atelier : ce sont des imitations,
des traductions, des conversions des uns vers les autres qui constituent le terreau de
l’invention. La création musicale apparaît sous son jour le plus aventureux, voire le
plus incertain, dès lors qu’on souligne la dynamique propre et les fondements matériels
des processus par lesquels Hugues Dufourt, dans Mathesis et subjectivité, définit la
logique de la composition :
37. Rappelons qu’il s’agit toujours d’un travail d’écriture à la main : Leroux est l’un de ces compo-
siteurs, de plus en plus rares, qui remettent à leur éditeur des partitions manuscrites – au crayon – au
lieu de fichiers informatiques. On en comprend facilement la raison dès que l’on considère à quel point
sa pratique de composition joue de la puissance cognitive de l’inscription et du pouvoir fixateur du
solfège, en esquissant le moins possible sur portée avant de rédiger et en ne modifiant le texte musical
que par gommage ponctuel.
38. DUFOURT, 2007, p. 19.
N. DONIN : ENQUÊTE SUR L’ATELIER D’UN COMPOSITEUR DE MUSIQUE CONTEMPORAINE 419
Enfin, nos analyses auront abordé interfaces et outils logiciels à la fois en tant que
concrétisations techniques d’une histoire musicale de longue durée39 et comme éléments
d’une organologie radicalement nouvelle, tant dans sa conception que dans ses effets
possibles. Certes, nos descriptions d’un terrain singulier ont procédé à l’inverse du
comparatisme de la Sociologie de la musique, qui s’appuyait sur une compilation
de littérature spécialisée, accédant ainsi directement à une musique en quelque sorte
pré-problématisée. Mais contrairement à Weber, nous avons ici affaire à une pratique
vivante, qui n’est pas encore l’objet d’une histoire, ni a fortiori d’une archéologie, et
qui, par conséquent, ne laisse pas encore bien distinguer quelles concrétisations objec-
tives elle laisse derrière elle.
Il s’agissait justement d’interroger le « médium technique » là où il n’est pas isolé,
nommé, distingué à l’avance : c’est-à-dire dans le creuset d’une pratique créatrice
jonglant avec des outils et des supports hétérogènes, et thématisant cette relation. Ce
faisant, nous n’avons pas été contraints de réduire la notion de médium technique à celles
d’objet technique ou de dispositif technologique. Le médium technique du processus
créateur décrit ici n’est plus seulement, par exemple, un système harmonique inscrit à
la fois dans des oreilles, des pianos et des théories explicites de l’harmonie ; il relève de
catégories sonores ou musicales en voie de constitution dans l’usage des outils et des
instruments de l’atelier. Comment les appeler ? On ne le saura qu’en comparant40.
ADORNO (Theodor W.), 2001, Zu einer Theorie der musikalischen Reproduktion, Nachgelassene
Schriften, I. 3, Francfort, Suhrkamp.
BARTÓK (Béla), 1937, « La musique mécanique », trad. franç. Peter SZENDY, Les Cahiers de
l’Ircam, n° 7, 1995, p. 27-40.
CHEMILLIER (Marc), 2003, « Pour une écriture multimédia de l’ethnomusicologie », Cahiers de
musiques traditionnelles, vol. XVI, p. 59-72.
39. À cet égard, il faudrait certainement, plus que nous ne l’avons fait, caractériser les différents
logiciels considérés sous l’angle de leurs implicites musicaux. Chaque logiciel, par les algorithmes
qu’il utilise, par les fonctions qui sont mises en avant dans l’interface, implique une esthétique musi-
cale, définit la musique. Si, par exemple, on esquisse les différences entre GRM Tools et OpenMusic
en relation avec l’usage qu’en fait Leroux, on relèvera que le premier est un logiciel de traitement
audio aux possibilités discrètes (modules correspondant à des opérations historiquement détermi-
nées), à la manipulation intrinsèquement visuelle, dans un espace de variation musicale limité en
droit, tandis que le second est un environnement ouvert incitant, par sa capacité de calcul, à la combi-
natoire entre des éléments monadiques (opérateurs logiques, fichiers MIDI, fichiers son…), et dont
l’esthétique peut être explicitée en considérant les données et les paramètres musicaux qu’elle requiert
(soit une extension des éléments constitutifs de la définition de la musique dans le solfège, disposés
dans un temps linéaire qui exclut, par exemple, la notion de boucle chère aux musiques électroniques
et minimalistes).
40. En ce qui concerne la composition de musique contemporaine, nous avons, pour l’heure, abordé
la comparaison de deux façons : par la réalisation d’une nouvelle étude avec le même compositeur,
mais cette fois dans le temps même de la genèse d’une nouvelle œuvre (Apocalypsis, 2005-2006) ;
par la mise en série d’enquêtes portant sur d’autres « ateliers » de compositeurs (voir notamment
l’ensemble de textes réuni dans La Fabrique des œuvres, numéro thématique de Circuit, musiques
contemporaines, vol. XVIII, n° 1, 2008).
420 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008
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