Vous êtes sur la page 1sur 20

ESSAI

ENQUÊTE SUR L’ATELIER D’UN COMPOSITEUR


DE MUSIQUE CONTEMPORAINE

Nicolas DONIN*

RÉSUMÉ : Comment identifier le « médium technique » d’un compositeur contempo-


rain ? Pour esquisser une réponse, nous nous appuyons sur une étude réalisée en collabo-
ration avec Jacques Theureau, portant sur l’activité de composition de Philippe Leroux.
En reconstituant la genèse de son œuvre Voi(rex), nous avons observé une constante
interpénétration de plusieurs âges techniques et technologiques, dont une partie peut
être rattachée directement aux préoccupations wébériennes. Passer par une analyse de
détail des opérations compositionnelles et de leurs milieux techniques permet de saisir
la dynamique (re)productrice d’un médium technique encore sans nom.

MOTS-CLÉS : anthropologie, enregistrement, informatique musicale, musique contem-


poraine, partition, Philippe Leroux, processus de création.

ABSTRACT : How can the « technical medium » of the contemporary composer be iden-
tified ? In order to suggest an answer, we invoke a study written in collaboration with
Jacques Theureau concerning the compositional activity of Philippe Leroux. Through a
reconstruction of the genesis of his work Voi(rex), we observed a constant interpenetra-
tion of several technical and technological layers dating from radically different areas,
parts of which can be linked directly with Weberian preoccupations. An analysis of the
details of Leroux’s compositional operations and their technical environment allows us
to grasp the (re)productive dynamic of an as yet unnamed technical medium.

KEYWORDS : anthropology, recording, computer science, contemporary music, score,


Philippe Leroux, creative process.

* Nicolas Donin, né en 1978, est chercheur à l’Ircam, Il y anime le goupe de recherche en musi-
cologie et sciences humaines « Analyse des pratiques musicales » (Ircam/CNRS). Ses travaux portent
sur les œuvres, les pratiques et esthétiques musicales savantes selon une double approche : l’histoire
de la musique d’avant-garde depuis la fin du XIXe siècle ; les études empiriques en collaboration avec
des musiciens contemporains – compositeurs, interprètes, auditeurs.
Adresse : Institut de recherche et de coordination acoustique/musique, 1, place Igor Stravinsky,
F-75004 Paris.
Courrier électronique : Nicolas.Donin@ircam.fr

Revue de synthèse : tome 129, 6e série, n° 3, 2008, p. 401-420. DOI : 10.1007/s11873-008-0051-6


402 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008

ZUSAMMENFASSUNG : Wie lässt sich das « technische Medium » eines zeitgenössischen


Komponisten identifizieren ? Um eine Antwort zu skizzieren, stützen wir uns auf eine in
Zusammenarbeit mit Jacques Theureau durchgeführte Studie zur Kompositionstätig-
keit von Philippe Leroux. Beim Rekonstruieren der Entstehung seines Werkes Voi(rex)
haben wir eine beständige Durchdringung mehrerer technischer und technologischer
Zeitalter beobachtet ; ein Teil derselben kann direkt zu Webers Überlegungen in Bezie-
hung gesetzt werden. Eine Detailuntersuchung der kompositorischen Arbeit und ihrer
technischen Mittel erlaubt, die (re)produktive Dynamik eines noch namenlosen techni-
schen Mediums zu erfassen.

STICHWÖRTER : Anthropologie, Aufzeichnung, Musikinformatik, zeitgenössische


Musik, Partitur, Philippe Leroux, schöpferischer Prozess.

ϦϴϧϭΩ ϻϮϜϴϧ .ΓήλΎόϤϟ΍ ϰϘϴγϮϤϟ΍ ϒ͋ϟΆϣ Δηέϭ ϲϓ ΚΤΑ

ΎϬϋϮοϮϣ Δγ΍έΩ ϰϠϋ ΪϤΘόϨγ ˬΔΑΎΟϺϟ ρϮτΧ ϊοϮ˰˰ϟ ˮήλΎόϣ ϦΤ͋ ˴Ϡ˵Ϥϟ "Δ͉ϴϨϘΘϟ΍ ΔσΎγϮϟ΍" ΩΪ͋ Τϧ ϒϴϛ : κΨϠϣ ͉
͉
ϼΧ΍ΪΗ ΎϨψΣϻ ˬvoi(rex) Ϫ˶ ˶ϠϤϋ ϦϳϮϜΗ ΎϧΪϋ΃ ΎϣΪϨϋ .ϭέϮΛ ϙΎΟ ΔϛέΎθϤΑ Ζ͉ϤΗ ˬϭέϮϟ ΐϴϠϴϔϟ ϦϴΤϠΘϟ΍ ρΎθϨΑ ϖϠόΘϣ
˱
.Δ͉ϳήϴΒϴϔϟ΍ ΕϻΎϐθϧϻΎΑ ΓήηΎΒϣ ςΒΗήϳ ϥ΃ ΎϬϨϣ ˯ΰΠϟ
˳ ϦϜϤϳ Ϧϳ΃ ˬΔ͉ϴΟϮϟϮϨϜΘ͋ ϟ΍ϭ Δ͉ϴϨϘΘ͋ ϟ΍ ϝΎϴΟϷ΍ Ϧϣ ΩΪόϟ ΍ή̒ ϤΘδϣ
ΪΠΗ Ϣϟ Δ͉ϴϨϘΗ ΔσΎγϭ ΝΎΘϧ· ΓΩΎϋ· Δ͉ϴϜϣΎϨϳΩ ϢϬϔΑ Δ͉ϴϨϘΘϟ΍ ΎϬ΋΍ϮΟ΃ϭ Δ͉ϴϨϴΤϠΘϟ΍ ΕΎ͉ϴϠϤόϠϟ Ϟ˳ μϔϣ
͉ ϞϴϠΤΘΑ ϡΎϴϘϟ΍ ΢Ϥδϳ
.ΪόΑ ΎϬϤγ΍

Δ͉ϴϠϤϋ ˬϭέϮϟ ΐϴϠϴϓ ˬϢδϗ ˬΓήλΎόϣ ϰϘϴγϮϣ ˬΔ͉ϴϘϴγϮϤϟ΍ Δ͉ϴϟϵ΍ ˬϞϴΠδΗ ˬΎϴΟϮϟϮΑϭήΜϧ΃ : ΢ϴΗΎϔϤϟ΍ ΕΎϤϠϜϟ΍
.ω΍ΪΑϹ΍

⃻ઍ૞ᦛኅߩࠕ࠻࡝ࠛ     ࠾ࠦ࡜࡮࠼࠽ࡦ

ⷐ⚂㧦ߤߩࠃ߁ߦ⃻ઍ૞ᦛኅߩ‫ޟ‬ᇦ૕ᛛⴚ‫⷗ࠍޠ‬ᭂ߼ࠆߎߣ߇ߢ߈ࠆߛࠈ
߁߆‫ࠍ߃╵ޕ‬⠨߃ࠆߦ޽ߚߞߡ‫ޔ‬ᚒ‫࡯ࡠ࠘࠹࡮ࠢ࠶ࡖࠫߪޘ‬㧔ࡈ࡜ࡦࠬ࿖
┙⑼ቇ⎇ⓥ࠮ࡦ࠲࡯㧕ߩදജࠍᓧߡታ⃻ߐࠇߚ‫ޔ‬૞ᦛኅࡈࠖ࡝࠶ࡊ࡮࡞࡞
࡯ߩᵴേߦߟ޿ߡߩ⎇ⓥࠍ᜚ࠅᚲߦߒߚ޿‫ޕ‬ᓐߩ૞ຠߢ޽ࠆࡧࠜࠗ㧔࡟࠶
ࠢࠬ㧕㧔Voi
rex 㧕ߩᚑ┙ࠍౣ᭴ᚑߒߡࠁߊߣ‫࡯ࡃ࡯ࠚࡧޔ‬ᵷߩ㑐ᔃߏߣߢ
߽޽ࠆ‫ޔ‬ᛛⴚ‫ߩ࡯ࠫࡠࡁࠢ࠹ޔ‬㕙ߢ᭽‫ᤨߥޘ‬ઍߩ⚵ߺวࠊߖ߇Ᏹߦ⷗ࠄࠇ
ࠆ‫ޕ‬᭴ᚑ૞ᬺ‫ߡߒߘޔ‬ᛛⴚⅣႺߩ⚦߆޿ಽᨆࠍㅢߒߡ‫ߛ߹ޔ‬ฬ೨ߩߥ޿ᇦ
૕ᛛⴚߩ㧔ౣ㧕↢↥ᵴജߣ޿߁߽ߩࠍℂ⸃ߢ߈ࠆߛࠈ߁‫ޕ‬

ࠠ࡯ࡢ࡯࠼㧦ᢥൻੱ㘃ቇ‫ޔ‬㍳㖸‫ޔ‬㖸ᭉᖱႎಣℂ‫⃻ޔ‬ઍ㖸ᭉ‫ޔ‬ᭉ⼆‫࠶࡝ࠖࡈޔ‬
ࡊ࡮࡞࡞࡯‫ޔ‬ഃㅧࡊࡠ࠮ࠬ
N. DONIN : ENQUÊTE SUR L’ATELIER D’UN COMPOSITEUR DE MUSIQUE CONTEMPORAINE 403

Q uel peut bien être le « médium technique » d’un musicien d’aujourd’hui, après un
siècle de relations tumultueuses entre reproductibilité technique du son et pratiques
musicales savantes occidentales ? C’est depuis l’atelier d’un compositeur de musique
contemporaine que nous tenterons de répondre à cette question, à travers l’articulation
délibérément anachronique entre une notion inspirée de la Sociologie de la musique
de Weber et des dispositifs de reproduction du son musical qui lui sont, du moins
pour une partie d’entre eux, largement postérieurs. Notre démarche s’appuiera sur un
double postulat, développé dans la première section : les pratiques musicales récentes
et leurs médiums techniques sont aussi mal connus que sont largement diffusés leurs
produits ; il n’est néanmoins pas prématuré d’en esquisser une caractérisation assez
générale à partir de cas exemplaires, à la condition de le faire en prenant au sérieux le
caractère vivant, complexe, ouvert des pratiques créatrices considérées. L’essai qui suit
se rapporte à une étude intensive de l’activité d’un compositeur actuel, en la rattachant
successivement à plusieurs cadres techniques et historiques pertinents.

STRATIFICATION TECHNIQUE DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE

L’exemplarité du cas étant ici requise, on doit d’abord montrer à quel titre une
pratique de composition musicale contemporaine constitue un objet légitime pour
répondre à l’interrogation initiale. L’ancrage dans la musique « contemporaine » ne
garantit en effet pas l’actualité des médiums techniques mis en jeu – ni l’actualisation
de cette notion. Il ne s’agit somme toute, parmi tous les mondes musicaux coexistant
aujourd’hui, que d’un monde musical bien particulier : celui qui a pour caractéristique
distinctive de poursuivre explicitement l’histoire de la musique savante occidentale,
dans sa relation organique (et problématique) à la notation et à la partition comme
milieux de la composition. C’est précisément à ce titre que l’on pourrait considérer
la musique contemporaine comme « hors sujet » ici, sachant qu’une conséquence
importante des mutations technologiques de la musique au XXe siècle a été de renforcer
l’isolement, le caractère marginal de la création musicale savante, non seulement par
rapport aux musiques diffusées par les mass media, mais aussi au sein de sa sphère de
référence constituée par la scène du concert (devenue au cours de la première moitié du
XXe siècle une institution conservatoire, vouée à la perpétuation d’un répertoire cano-
nique essentiellement issu du XIXe siècle). En fait, la musique dite « contemporaine »
a un intérêt spécial précisément à cause de ce genre d’imbrications paradoxales : elle
accumule les strates et les contraintes techniques, puisqu’elle consiste souvent tout à
la fois à écrire des partitions, fabriquer des dispositifs logiciels, expérimenter des tech-
nologies originales de diffusion, etc. Plus généralement, elle se définit par la notion de
recherche – et notamment, dans la tradition de Pierre Schaeffer puis de Pierre Boulez,
par un ensemble de démarches multidisciplinaires appelées « recherche musicale1 » –,
l’attitude de recherche devant en toute généralité se manifester par des innovations sur
les plans stylistique, théorique et/ou technologique.

1. SCHAEFFER, 1966 ; MACHOVER, éd., 1985 ; VEITL, 1997.


404 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008

L’Ircam2, à la fois organisme de production d’œuvres, laboratoire de recherche et


centre d’enseignement de la composition, constitue un poste d’observation privilégié
pour étudier ces phénomènes. Depuis cette sorte de monastère moderne de la recherche
musicale, on peut s’essayer à comprendre comment font les musiciens pour composer
avec les catégories historiques qui étaient déjà au cœur du propos de Weber (échelles,
modes, instruments de musique, etc.) mais aussi avec des catégories et des appareils
– parfois moins nativement musicaux – liés à l’élargissement organologique propre
au XXe siècle : chaîne opératoire de l’enregistrement et de la diffusion du son, dispo-
sitifs logiciels issus de la recherche et du développement en informatique, etc. S’il
nous serait difficile, en l’état des connaissances musicologiques, d’écrire une « histoire
immédiate » de ces pratiques, nous pouvons en revanche tenter de plonger dans l’une
d’entre elles jugée a priori représentative, sans minorer le cas échéant sa singularité,
dont la prise en compte est absolument nécessaire pour respecter la complexité du
travail musicien – ce qui serait vrai d’ailleurs de n’importe quelle autre activité de créa-
tion et d’innovation, abordée en tant qu’elle participe d’un procès de rationalisation au
sens wébérien du terme.
En collaboration avec Jacques Theureau (chercheur en ergonomie cognitive, Ircam/
CNRS), nous avons eu la possibilité de reconstituer en détail – à environ un an et
demi de distance (en 2003-2004) – le cours du travail de composition d’une œuvre
de Philippe Leroux, Voi(rex)3, à partir des documents conservés par le compositeur et
avec son aide. Cette étude de musicologie empirique s’apparentait à la fois à la critique
génétique musicale (en particulier par son matériau) et à l’anthropologie cognitive (en
particulier par sa méthode de recueil de données). Nous n’en développerons pas ici les
présupposés et les objectifs, exposés ailleurs4. En effet, si nous nous appuyons sur des
descriptions et des résultats d’analyse issus de cette étude, c’est pour pouvoir poser des
questions qui sortent de son cadre. Il suffira des deux séries de précisions suivantes.
D’une part, le matériau principal de l’étude était un ensemble de traces matérielles de
la genèse, conservées par le compositeur pour la plupart, par exemple des esquisses,
brouillons, essais sonores ou informatiques, mais aussi des notes éparses précédant la
période de composition à proprement parler, ou encore des échanges épistolaires avec
la soliste qui allait chanter l’œuvre pour la première fois. D’autre part, nous avons
« coproduit » avec le compositeur de nouvelles traces de son activité de composition
de Voi(rex) : l’enregistrement vidéo (et la retranscription) d’entretiens entre lui et nous,
dont le but était de reconstituer les étapes successives de l’écriture de la partition – les
traces matérielles préexistantes jouant alors pour le compositeur le rôle de stimulant
(pour la remémoration de son activité passée) et de contraintes (pour garantir une

2. Institut de recherche et de coordination acoustique/musique, organisme associé au Centre


Georges-Pompidou (voir http://www.ircam.fr).
3. Œuvre pour voix, ensemble (six instrumentistes) et dispositif électronique. Composée en 2002
(assistant musical pour la partie électronique : Frédéric Voisin), créée en janvier 2003 à l’espace de
projection de l’Ircam, par Donatienne Michel-Dansac (soprano) et l’ensemble Itinéraire sous la direc-
tion de Pierre-André Valade. Enregistrement paru en 2004 chez Nocturne (NTCD 358).
4. La méthode et le dispositif de recueil de données sont exposés en détail dans THEUREAU et
DONIN, 2006. Une lecture différente de la scène présentée dans les sections 2 et 3 du présent article est
proposée dans THEUREAU et DONIN, 2007, dans le cadre d’une analyse de la cognition du compositeur à
l’échelle de plusieurs mois de travail.
N. DONIN : ENQUÊTE SUR L’ATELIER D’UN COMPOSITEUR DE MUSIQUE CONTEMPORAINE 405

restitution des opérations musicales effectives, sans possibilité – volontaire ou invo-


lontaire – de reconstruction rétrospective). Des extraits des deux entretiens portant sur
l’écriture de l’un des mouvements seront cités dans les pages qui suivent.
Ce dispositif nous a permis de reconstituer des unités significatives d’activité et de
proposer une description acceptable par le compositeur de sa propre façon de travailler.
À travers l’activité de composition de Leroux, nous pouvions espérer non seulement
comprendre le travail d’un musicien représentatif de l’Ircam à cette époque5, mais
aussi apprendre quelque chose sur des pratiques compositionnelles correspondant aux
esthétiques dominantes de la fin du XXe siècle en France : musique spectrale (Leroux
est souvent compté parmi la « seconde génération » du spectralisme), musique mixte
(le compositeur utilise aussi bien l’informatique de façon pré-compositionnelle que
pour le traitement du son instrumental en temps réel au moment de l’exécution en
concert) et électroacoustique (élève d’Ivo Malec, Leroux a été un électroacousticien
présent au GRM6 au début des années 1980).
De cette étude, nous tirerons ici une description (le début de la composition du troi-
sième mouvement de Voi(rex), qui en comprend cinq) conjuguée à une analyse (portant
sur le processus de relecture et le rôle qu’y jouent certaines médiations techniques). En
référence à cette « scène » microscopique, nous montrerons comment le processus de
composition s’appuie sur les propriétés spécifiques de différents modes d’enregistre-
ments : solfégique tout d’abord (la notation musicale est l’un des principaux moyens
techniques d’enregistrement et de reproduction de la musique7), mais aussi audionumé-
rique (prises de son puis séquençage et traitement des fichiers de son ainsi produits),
et plus généralement informatique (enregistrement de données sonores et musicales
liées à l’utilisation de certains logiciels musicaux). Comme on le verra, les différentes
sortes de reproductibilité correspondantes sont branchées les unes sur les autres aussi
bien par des procédures stables de type routine, qu’au gré de situations de composition
imprévues, ouvertes, rendant possibles des conduites exploratoires et des paris à la fois
techniques et stylistiques.

UN MOMENT IMPORTANT DE LA COMPOSITION DE VOI(REX) PAR PHILIPPE LEROUX

Des inscriptions mnémotechniques à la relecture

Leroux rédige ses œuvres mesure après mesure, au crayon et à la gomme, sur un
manuscrit qui deviendra in fine le manuscrit transmis à son éditeur. Fin juin 2002, après

5. Il y était à la fois présent comme créateur – à travers Voi(rex) et le projet d’une nouvelle œuvre,
effectivement réalisée par la suite – et comme enseignant en composition auprès des étudiants du
cursus en composition musicale assistée par ordinateur.
6. Groupe de recherches musicales, associé à l’Institut national de l’audiovisuel (voir http://www.
ina.fr/grm/), institution de recherche musicale française spécialisée dans la composition et l’étude
d’œuvres électroacoustiques fixées sur support d’enregistrement.
7. Au sens d’Adorno en son ouvrage inachevé sur la « reproduction musicale » (ADORNO, 2001).
Si ses notes indiquent qu’Adorno prendrait acte du nouvel âge musical ouvert par la banalisation du
disque et de la radio, sa théorisation portait bien sur le système traditionnel de la reproductibilité musi-
cale : notation musicale, partition, exécution/interprétation.
406 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008

avoir achevé l’écriture des deux premiers mouvements de Voi(rex), Leroux rassemble
le matériau à sa disposition comme il le fait à l’orée de l’écriture de chaque nouveau
mouvement. Cela va du schéma sur un bout de nappe, comportant quelques traits de
crayon et un commentaire en style télégraphique, au plan synoptique grand format de
l’œuvre – sorte de tableau stipulant les caractéristiques de chaque mouvement au moyen
d’un graphe et de quelques mots-clés –, en passant par l’annotation détaillée du texte
poétique sur une photocopie. Il vaut la peine de relever que certaines idées importantes
sont tellement évidentes pour le compositeur qu’il n’a pas éprouvé le besoin de les noter
(nous ne les connaîtrons que par nos entretiens de remise en situation de composition).
En outre, une partie du matériau disponible pour l’ensemble de l’œuvre se trouve dans
l’ordinateur. Enfin, le manuscrit des deux premiers mouvements encode de nombreux
matériaux, idées, choix musicaux qui, bien que déjà largement consommés dans l’écri-
ture, pourront être éventuellement réinvestis dans l’écriture des mouvements suivants.
Le processus de relecture, qui prend plusieurs jours, permet au compositeur de réac-
tualiser de nombreuses relations entre éléments hétérogènes et de préciser certaines de
ces relations par la copie littérale de différentes notes éparses sur une même liste réca-
pitulative qui deviendra progressivement le plan du mouvement. Parmi de nombreuses
autres choses, il apparaît au cours de cette relecture que le compositeur tient particuliè-
rement à l’idée d’« aplats d’accords » – même s’il ne se doute pas encore qu’il en fera
une caractéristique d’écriture globale du mouvement :

« Je sais qu’il va y avoir des aplats d’accord, des choses vraiment très simples, [...]
qui me viennent de petites notes que j’ai prises... et j’ai risqué ma vie pour ça puisque
j’écoutais [la radio] en conduisant sur le périphérique, je me souviens encore d’un
certain virage, et j’étais en train de noter en même temps...8 »

Au cours de la relecture s’établit une nouvelle situation de composition qui ouvre


et ferme des relations possibles entre les objets posés sur sa table de travail : partition
manuscrite, plan général de l’œuvre, pochettes thématiques remplies de brouillons et de
notes, gomme, ordinateur, chronomètre, etc. Plus précisément, ce que Leroux cherche
généralement à faire au travers de la relecture, c’est, d’une part, connecter entre eux
une partie des matériaux (soit dans une succession qu’il schématise rapidement sur un
nouveau brouillon, soit en les subsumant sous un concept compositionnel) ; et d’autre
part, trouver un point d’entrée dans l’écriture du mouvement, à la suite de quoi les
éléments présents seront en quelque sorte sommés de s’agencer les uns aux autres.

Importance imprévue d’une opération routinière de relecture-réécoute

Parmi les éléments non spécifiquement destinés à ce mouvement mais disponibles


comme matériau à tout moment de la composition, l’un d’eux a un statut particulier :
il a été réalisé après le début de la composition de l’œuvre et n’a pas encore été solli-
cité au cours de l’écriture. Il s’agit d’un enregistrement audio des accords de Voi(rex),
issu d’une séance d’enregistrement avec les musiciens qui joueront plus tard l’œuvre

8. Entretien avec Philippe Leroux, Paris, 2 avril 2004.


N. DONIN : ENQUÊTE SUR L’ATELIER D’UN COMPOSITEUR DE MUSIQUE CONTEMPORAINE 407

achevée. Cette séance, demandée par le compositeur dès le début du processus de


production de l’œuvre à l’Ircam, donc planifiée indépendamment de la préparation et
de l’avancement de la composition en tant que telle, avait été réalisée en avril – c’est-
à-dire pendant l’écriture du début de l’œuvre (qui avait commencé fin février). Lors de
cette séance, l’ensemble instrumental avait joué chacun des 26 accords principaux de
Voi(rex), à chaque fois déclinés sous une douzaine de formes. L’ingénieur du son avait
ensuite segmenté la session de travail de façon à livrer au compositeur une suite de
fichiers son correspondant à chaque fragment musical, en éliminant les essais invalidés
au cours de la séance.
Au cours de son processus de relecture (en l’occurrence, de réécoute) des matériaux
disponibles, Leroux décide d’écouter cette série de sons – ce qu’il n’avait pas encore
pu faire – et a le plaisir de découvrir que ces instrumentations qui avaient été notées en
hâte quelques jours avant la séance produisent des effets sonores intéressants9, en parti-
culier parce que dans plusieurs prises, l’ensemble sonne comme un son de synthèse ou
bien comme des sons acoustiques avec traitement en temps réel. Certains sons, longue-
ment tenus par les instruments, correspondent bien à son désir de travailler la notion
d’« aplats d’accords ». Le compositeur n’écoute bien sûr pas ces fichiers sur une chaîne
hi-fi ou à partir d’un logiciel de type iTunes (gestion d’une phonothèque personnelle),
mais directement à partir de son environnement habituel de travail sur le son, ProTools,
un séquenceur audionumérique10. Il est donc d’emblée en situation d’écoute-action.
Praticien de la musique électroacoustique depuis 25 ans, il procède machinalement
à des opérations classiques de manipulation-variation du son, par exemple l’écoute
des fichiers à l’envers ou leur écoute partielle (avec découpage de fragments) : « La
première chose que je fais, c’est de présenter le premier accord et de l’enchaîner avec
le même accord mais [joué à l’envers]. »
Alors que tous les sons étaient au départ chargés les uns à la suite des autres sur une
seule piste 1 du séquenceur, le compositeur en vient rapidement à déplacer plusieurs
d’entre eux sur les débuts des autres pistes afin d’embrasser du regard, en un seul écran
d’ordinateur, les sons qui l’intéressent le plus. (Ce n’est pas forcément là l’esprit d’un
séquenceur, où il est précisément possible d’étaler dans le temps aussi loin que l’on
veut des fichiers son si l’on est certain de ne jamais vouloir les écouter simultanément.)
En désactivant toutes les pistes sauf celle du son qu’il veut écouter, il redécouvre un
à un ces sons. Progressivement, il fait le départ entre groupe de sons retravaillés et
sons à exclure ou repousser – et ce, au moins sur les trente premières secondes de sa
session. Les premiers essais de ce type étant concluants, le compositeur envisage de
faire des fichiers son issus de la séance d’enregistrement avec les musiciens le matériau
principal de ce mouvement, et c’est alors qu’il inscrit les mots « aplats d’accords » bien

9. On pourra écouter l’exemple musical n° 1 qui accompagne cet article sur www.revue-de-synthese.
eu/2008-3.
10. Il s’agit d’un logiciel de montage couramment utilisé par les professionnels du son et de la
musique. L’interface d’un tel séquenceur consiste essentiellement en un ensemble de pistes audio hori-
zontales, audibles simultanément ou séparément, sur lesquelles on peut agencer de différentes façons
des fichiers sonores stéréo selon une représentation linéaire du temps commune à toutes les pistes. On
appelle session un ensemble de fichiers (avec leurs positions respectives) rassemblés dans un même
espace de travail mobilisant cette interface.
408 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008

nettement au milieu de sa feuille d’idées : ce qui devait ne constituer qu’un élément,


une section, une catégorie du mouvement, en devient constitutif de part en part 11.

Relation entre écriture électroacoustique et écriture de la partition

Quel agencement musical se produit-t-il dans les premières secondes de musique


ainsi élaborée ? En manipulant les fichiers disposés dans la session, Leroux détermine
une façon d’utiliser les longs fichiers d’une quinzaine de secondes qui contiennent des
accords tenus et peuvent correspondre aux « aplats d’accords » qui l’intéressaient. Il
travaille plus en détail la transition entre le premier fichier (placé au début de la piste 1
du séquenceur) et celui-ci lu à l’envers (placé à la suite, piste 2) de façon à ce qu’elle
soit insensible à la première écoute. Il imagine, à terme, de faire jouer le premier son
par les instruments (en recopiant dans la partition l’esquisse d’instrumentation que les
musiciens ont déchiffrée pendant la séance d’enregistrement), tandis que le second son
serait un fichier diffusé par les haut-parleurs – sans que l’on puisse déterminer facile-
ment à quel moment on passe de l’un à l’autre.
La simulation de cette logique d’imitations s’appuie essentiellement sur l’espace
quadrillé de l’interface ProTools. Chaque piste sur sa session tend à avoir une fonc-
tion : son à faire jouer par l’ensemble (piste 1), fichier son qui sera diffusé (piste 2),
fichier son d’appoint facilitant le tuilage entre les deux autres (piste 3), ornementa-
tion et enrichissement de certains passages plus riches sur le plan électroacoustique
(autres pistes). Ces relations de piste à piste donnent forme à ce que le compositeur
appellera bientôt, dans son discours d’accompagnement de l’œuvre une fois achevée,
le « modèle du modèle » : le monde instrumental et le monde électroacoustique consti-
tuent des modèles l’un pour l’autre et sont tissés d’imitations réciproques.
Une conséquence parmi d’autres de la situation de composition sur laquelle a débouché
la relecture est que la conception de ce début de mouvement s’effectue au moyen ProTools,
lieu de la trouvaille et moyen commode d’élaborer la simulation. L’interface du logiciel
devient, à la place de cet autre espace quadrillé qu’est la partition, un support constitutif
du schème musical qui régit le début de ce mouvement. Cette situation de composition
est inhabituelle par rapport au type de travail effectué sur les mouvements précédents,
dans lesquels la partition avait été prépondérante même lorsqu’un début faisait essentiel-
lement appel à l’électronique. Ce n’est qu’au fil de la conception de la première minute
de musique sur ProTools, que Leroux introduit l’écriture sur les pages de la partition,
non pas tant pour fixer la rédaction de la partie instrumentale (qui sera largement basée
sur l’orchestration de la liste d’accords initiale), que pour placer temporellement la voix,
jusqu’alors non prise en considération, et dont l’absentement dès la deuxième page doit
être pris en compte dans la réalisation du jeu sonore entre instruments et électronique
(destiné à se développer pendant tout le mouvement).
En outre, la relation entre session ProTools et partition se complexifie. Certains sons,

11. Cette extension de la place ainsi donnée à l’idée d’« aplats d’accords » l’amène aussi à privilé-
gier une écriture harmonique s’inspirant d’un mode de traitement du signal, le frequency shifting, qu’il
avait au départ réservé à l’écriture d’un autre mouvement, et à minimiser corrélativement l’inversion
de spectre, qui lui était au départ attribuée.
N. DONIN : ENQUÊTE SUR L’ATELIER D’UN COMPOSITEUR DE MUSIQUE CONTEMPORAINE 409

après avoir été retravaillés dans différents modules de traitement GRM Tools12, vont
être eux-mêmes utilisés comme des modèles à faire imiter par l’ensemble instrumental :
autrement dit, Leroux intègre dans l’écriture de la partition une prise en dictée de
certaines séquences de fichiers son ayant subi diverses manipulations électroacoustiques
qui les ont considérablement éloignés de tout idiome instrumental. Ces sons acousti-
ques enregistrés, maintenant qu’ils ont été profondément altérés dans l’espace de travail
audionumérique, sont en quelque sorte réencodés de force dans la notation solfégique.
Cela est rendu possible par des caractéristiques partagées : partitions et séquenceur sont
en effet des espaces repérés à deux dimensions dont l’une, le temps en abscisse, est mise
en commun par le choix, pour ce mouvement de l’œuvre, d’une pulsation à la seconde
qui se matérialise, du côté du séquenceur, par un décours temporel mesuré et représenté
en secondes, et du côté de la partition, par l’adoption d’un tempo de 60 à la noire (soit
60 pulsations par minute, comme le littéralisera une ligne de la partition spécifiquement
dédiée au décompte des secondes). Ainsi la composition réintègre-t-elle progressive-
ment la partition dans sa fonction de coordinatrice principale et de lieu de l’écriture : elle
règle le jeu de plus en plus serré d’imitations et de simulations entre ce que joueront les
instruments et ce qui sera diffusé par l’électronique13.

ENREGISTREMENTS

Au cours du processus qui vient d’être retracé, le compositeur a exploité plusieurs


techniques : notation verbale et graphique sur papier, enregistrement sonore en studio,
techniques de répétition d’un ensemble de musiciens, manipulation de fichiers son
dans un logiciel de séquençage, traitement informatique du signal audio, formatage
adaptable du papier à musique et de la nomenclature des partitions d’orchestre, dictée
musicale à la volée. Mais il s’appuie plus particulièrement sur certaines propriétés
remarquables de ces techniques et de leurs relations au sein de son atelier.

Retour sur la séance d’enregistrement avec les instrumentistes

Au moment où elle a eu lieu, la séance d’enregistrement avec les instrumentistes


avait essentiellement deux fonctions : faire sonner l’harmonie et fournir du matériau
audio pour composer. Tout d’abord, la séance permettait au compositeur d’entendre ses
26 accords sous une forme plus proche de leur utilisation future que de leur processus
de conception. Ces accords étaient l’aboutissement d’un assez long travail : sélection de

12. Logiciels conçus par le GRM. Certains GRM Tools sont également diffusés sous forme de plug-
ins (modules hétérogènes à l’interface principale du séquenceur, accessibles depuis le menu du logiciel)
inclus dans ProTools, ce qui permet de réaliser certaines manipulations du signal audio sans devoir
exporter les fichiers dans un logiciel de traitement de signal puis les réimporter dans le séquenceur.
13. En principe, on pourrait écouter l’exemple musical n° 2 qui devrait accompagner cet article sur
www.revue-de-synthese.eu/2008-3. Au moment, du bouclage de la Revue l’accord sur la diffusion de
cet extrait n’a pas été trouvé (voir ci-après, p. xxx). Le site de la Revue sera mis à jour selon les possi-
bilités offertes par l’éditeur musical.
410 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008

sons vocaux enregistrés avec Donatienne Michel-Dansac14 plusieurs mois auparavant ;


analyse fréquentielle de ces sons grâce au logiciel OpenMusic15 ; choix parmi les résul-
tats proposés par le logiciel. Ce dernier choix avait été opéré de trois façons distinctes :
par la lecture/écoute intérieure, par l’écoute de la simulation en MIDI proposée par
le logiciel, par exécution arpégée au piano. La version instrumentée – écrite – de ces
harmonies, exécutée par les musiciens lors de la séance d’enregistrement, était donc
l’exploration de la liste des 26 accords en grandeur nature, grâce à des travaux prati-
ques collectifs de variation imaginative d’un objet harmonique.
D’autre part, cette séance servait à constituer du matériau sonore sollicitable à de
nombreux moments futurs de la composition ; c’est à ce titre qu’elle constituera, une
fois en situation, la condition de possibilité du jeu qui se mettra en place dans le troi-
sième mouvement de Voi(rex). L’enregistrement garde mémoire des bonnes déclinai-
sons comme des moins bonnes – les prises franchement défectueuses ayant, quant à
elles, déjà été supprimées par l’ingénieur du son entre le moment de la séance et celui
de la remise du CD d’échantillons au compositeur.
Ce qui rend possible le déclenchement de l’écriture du troisième mouvement, néan-
moins, c’est une propriété de la situation d’enregistrement qui ne se réduit ni tout à fait
à l’une ni tout à fait à l’autre des fonctions que l’on vient de définir. En tant que maté-
riau voué à divers traitements ultérieurs, chaque notation interprétée était jouée pendant
une certaine durée (entre 10 et 20 secondes) afin qu’il soit possible, pour chacun des
sons, d’en extraire ultérieurement le meilleur extrait de quelques secondes sans être
dépendant de bruits parasites ou de défauts passagers dans la prise de son :

« [J’avais eu] besoin [“par sécurité”] d’avoir des tenues assez longues pour pouvoir les
travailler ensuite, et puis au contraire des notes très détachées, [sans imaginer alors que
j’allais] utiliser le maximum de temps de cette tenue, par exemple 15 secondes16. »

C’est cette propriété des sons joués lors de la séance d’avril 2002 – propriété éminem-
ment spécifique de la situation d’enregistrement et de la prise en compte des techno-
logies qui seraient utilisées par la suite pour isoler des fragments dans ces sons – qui
permettra au compositeur de concrétiser au débotté l’idée d’« aplats d’accords » qu’il
guignait. À quoi devra s’ajouter une seconde propriété tout aussi indispensable, cette
fois liée au travail des musiciens le jour de la séance : les accords entretenus sont joués
de façon très satisfaisante, régulière, et peuvent être conservés dans leur extension de
durée maximale. D’où la possibilité pour Leroux, au cours de sa relecture préparatoire
à l’écriture d’un mouvement de Voi(rex), de déprogrammer et reprogrammer autrement
la destination des sons issus de la séance d’enregistrement. L’importance de ce geste

14. Soprano pour la création, ainsi que pour l’enregistrement discographique de Voi(rex).
15. Logiciel de composition assistée par ordinateur, développé par Carlos Agon, Gérard Assayag
et l’équipe Représentations musicales à l’Ircam (voir www.ircam.fr/repmus.html). OpenMusic permet
de réaliser, selon une interface graphique, des opérations de calcul complexes sur des informations
MIDI (c’est-à-dire des paramètres musicaux encodés selon le protocole Musical Instruments Digital
Interfaces, établi en 1983, qui permet de faire circuler des données musicales entre divers appareils et
instruments électroniques).
16. Entretien avec Philippe Leroux, Paris, 2 avril 2004.
N. DONIN : ENQUÊTE SUR L’ATELIER D’UN COMPOSITEUR DE MUSIQUE CONTEMPORAINE 411

n’apparaîtra que dans l’après coup, une fois le processus de composition du mouve-
ment devenu irréversible.

De l’enregistrement du son à l’enregistrement de sa manipulation

Tout ce qui vient d’être montré est profondément lié au fait que le dispositif d’écoute
utilisé à cette étape par le compositeur se trouve être aussi un outil de manipulation et
d’agencement. Vu depuis notre début de XXIe siècle, rien d’étonnant à ce que le son
enregistré, quelle que soit la modalité de son enregistrement, soit toujours déjà un son
manipulable – un son dont l’exploration devient possible dans une série de dimensions
techniques et auditives en bonne partie nouvelles. Cela n’a pourtant pas toujours été
aussi évident. Ainsi, dans telle remarque de Weber sur l’enregistrement sonore comme
condition de possibilité d’un savoir ethnomusicologique correctement étayé17, ce qui
compte n’est par tant la possibilité de manipulation du son – vantée par Bartók lorsqu’il
déclare, bien plus tard, que « la science du folklore musical doit son développement
actuel à Edison18 » – que la possibilité d’accéder à divers phonogrammes constitués en
bases de données, en mémoire artificielle, pour les comparer19. Dans le cas qui nous
occupe, c’est au contraire la manipulabilité qui caractérise en propre le mode d’exis-
tence du son enregistré : il ne s’agira jamais de comparer deux sons déjà existants,
mais plutôt de les faire consonner, de les cloner et, de là, les différencier, ou encore de
les transformer en en oblitérant peu à peu l’origine. Ce n’est d’ailleurs pas seulement
le fait de la composition : l’ethnomusicologie actuelle joue de plus en plus d’outils
d’analyse et de synthèse dans le traitement du signal audio20 ; ici aussi se posent des
problèmes d’administration de la preuve et de mise à disposition des données dans un
contexte multimédia21.
En 2002, une nouvelle forme d’enregistrement sépare plus particulièrement Leroux
de l’époque de Bartók : la possibilité d’enregistrer le processus de manipulation lui-
même (c’est-à-dire soit le son produit, soit la variation des paramètres de contrôle du
son, au cours du temps de manipulation). Comme l’écrit Jean Molino à propos de ce
qu’il nomme l’« auralité » technologique du XXIe siècle :

« […les développements] réalisés depuis une vingtaine d’années dans le domaine de


la composition assistée par ordinateur […] vont tous dans la même direction : créer
des objets représentant des données, des opérations et des processus musicaux qui
soient à la fois efficaces et faciles à utiliser pour des gens qui n’ont pas une solide

17. « L’hypothèse […] selon laquelle toute mélodie, même primitive, serait finalement construite à
partir d’accords ramenés à leurs éléments, ne se concilie pas facilement avec les faits. D’un autre côté,
ce n’est qu’aujourd’hui que la connaissance strictement empirique de la musique primitive est parvenue
à un fondement exact sur la base d’enregistrements phonographiques », WEBER, 1998, p. 75.
18. BARTÓK, 1937, ici 1995, p. 33-34.
19. Mais cette nuance tient bien sûr au moins autant à la chronologie des citations qu’à une diver-
gence problématique : le phonographe et le phonogramme de 1910 ne sont pas ceux de 1930 ; et ces
derniers ne sont pas les appareils et technologies d’écoute de 2002.
20. Voir par exemple LORTAT-JACOB, 2004.
21. CHEMILLIER, 2003.
412 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008

formation informatique. Ces recherches […] répondent [au] même besoin qui a conduit
à la construction des échelles et de la notation : celui de disposer d’objets abstraits
qui permettent d’organiser et d’utiliser l’univers des sons. Et ces nouveaux objets, ces
nouvelles notations se référeront désormais moins à la réalité sonore qu’ils représentent
qu’aux modalités de leur production 22. »

Donnons-en un exemple significatif dans la pratique de Leroux en isolant son usage


du freezing. Cette manipulation du son consiste à isoler et déplacer une fenêtre à l’in-
térieur d’un échantillon sonore donné, avec une mise en boucle continue donnant un
effet de « sur place » – de gel, comme le nom anglais l’indique – lorsqu’on déplace
lentement la fenêtre (représentée par un point dans l’interface 23). Leroux trouve un
intérêt à ce traitement au cours de la composition du troisième mouvement de Voi(rex) :
il explore le fenêtrage (déplacement et variation d’envergure de la fenêtre) au sein
d’un son d’arpège de piano qui joue un rôle structurant depuis le début du mouve-
ment ; avant chaque essai, afin de pouvoir conserver les moments d’exploration satis-
faisants, il sélectionne dans l’interface l’enregistrement continu des sons produits via
la variation du fenêtrage. Certains passages de ces explorations s’avèrent intéressants
au point de pouvoir être réécoutés en tant que fichiers son autonomes, sans référence à
la manipulation d’origine ; ces fichiers sont alors isolés, éventuellement retravaillés, et
réinjectés dans le travail en cours sur le séquenceur.
L’usage du freezing s’inscrit donc dans une chaîne d’opérations qui peut être résumée
ainsi : sélection du son dans la session ProTools, enregistrement direct des variations
effectuées dans le module GRM Tools, emploi dans la session ProTools d’une partie du
son ainsi obtenu. Mais la chaîne ne s’arrête pas là : poursuivant sa logique d’imitations
réciproques entre sons traités par ordinateur et écriture instrumentale, Leroux a l’idée
de faire un retour vers la notation et prend en dictée certains fichiers son « freezés »,
quand bien même – ou précisément parce que – ils n’ont plus aucune vraisemblance
instrumentale 24. Par exemple, l’entrée, à la 160e seconde du mouvement, du piano
suivi de la clarinette basse et du duo violon/violoncelle 25, est en fait l’imitation par
ces instruments d’un fichier son présent dans la session ProTools du compositeur.
Ainsi repassé au crible de l’écriture, le matériau aboutit à une phrase musicale qui lui
apparaît inédite : « Le gel d’un accord, déplacer une fenêtre à l’intérieur d’un arpège,
je ne vois aucune opération d’écriture instrumentale [usuelle] qui pourrait ressembler
à ça […] 26. » Le procédé est repris et amplifié dans les pages suivantes, étayant le
climax du morceau (voir l’exemple 1). Cette chaîne de sélections et de reproductions,
traversée sensible des stratifications du médium technique, émancipe nettement le

22. MOLINO, 2007, p. 520.


23. Les différentes versions existantes de cette interface peuvent être visualisées sur les pages
de présentation commerciale des GRM Tools : http://www.grmtools.org/quicktour/index.html puis
« Freeze ».
24. Ceci en continuité avec ce que nous indiquions supra, p.xxx-xxx.
25. En principe, le passage pourrait être écouté sur www.revue-de-synthese.eu/2008-3. Il corres-
pond à l’exemple musical n° 2, à partir de 2’30’’. Rèjétons qu’au moment, du bouclage de la Revue
l’accord sur la diffusion de cet extrait n’a pas été trouvé (voir ci-après, p. xxx). Le site de la Revue sera
mis à jour selon les possibilités offertes par l’éditeur musical.
26. Entretien avec Philippe Leroux, Paris, 29 avril 2004.
N. DONIN : ENQUÊTE SUR L’ATELIER D’UN COMPOSITEUR DE MUSIQUE CONTEMPORAINE 413

travail compositionnel des savoirs et artisanats sur lesquels il s’appuie : « J’ai écrit là
des choses que je n’aurais jamais écrites tout seul [il donne l’exemple d’un motif isolé
de violon, mesures 243-244 :] de moi-même, […] jamais je n’aurais écrit cela27. »

Exemple 1. – Version tardive du passage de la partition coïncidant avec la séquence sonore


F 51 (voir l’exemple musical n° 2, 3’11-3’19’’). © Philippe Leroux, reproduit avec son aimable
autorisation.

27. Entretien avec Philippe Leroux, Paris, 29 avril 2004.


414 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008

L’extrémité de cette chaîne d’opérations – l’imitation instrumentale du freezing d’un


son instrumental – va rapidement s’autonomiser dans la pratique du compositeur, au
point de constituer selon son expression un « outil d’écriture » :

« Là, ça devient fantastique, parce qu’[après] un très gros travail de réécoute intérieure
pour vraiment bien entendre ce qui se passe, recadrer les choses, etc., à la fin de ça, j’ai
gagné vraiment un nouvel outil d’écriture que je vais pouvoir utiliser dans cinquante
pièces qui vont suivre, qui n’auront [pas nécessairement] à voir avec l’électronique28. »

Reproductible à condition de solliciter des fichiers son du même type, cette chaîne
d’opérations sera effectivement pratiquée de nouveau quelques mois plus tard, pour
l’écriture du dernier mouvement de Voi(rex)29 ; et la stéréotypisation se poursuivra au
fil d’œuvres ultérieures.

Enregistrement de données musicales avec leurs paramètres

La modalité d’enregistrement dont on vient d’analyser la place au sein d’une pratique


compositionnelle particulière se situe à l’intersection entre la notion traditionnelle d’en-
registrement du son musical et la notion de sauvegarde informatique. En toute généra-
lité, bien des logiciels permettent d’enregistrer des métadonnées telles que la variation
continue dans le temps d’un paramètre en relation avec un fichier édité. Cette possibilité
technique, avant d’être le ressort éventuel d’une étape compositionnelle comme dans le
cas précédent, sert couramment à archiver des moments et des états significatifs d’un
travail en évolution. Désignons donc cette procédure, selon son nom usuel mais avec une
extension certainement un peu trop large30, par le verbe « enregistrer sous » (save as).
Leroux sollicite régulièrement cette procédure d’enregistrement au cours de la prépa-
ration et de l’écriture du deuxième mouvement de Voi(rex), lorsqu’il utilise le logi-
ciel de composition assistée par ordinateur OpenMusic. L’exemple 2 montre un patch
(programme réalisé par l’usager par l’interconnexion d’opérateurs symbolisés graphi-
quement), conçu grâce à une librairie logicielle spécifique développée par l’assistant
musical de Leroux à l’occasion de plusieurs périodes de travail en studio sur le projet
de Voi(rex)31. Cette image peut se lire globalement de haut en bas : l’opération informa-
tique consiste ici à croiser un tracé réalisé à la souris – dans le cadre presque carré, en
haut à gauche – et un réservoir de notes (défini par plusieurs paramètres) qui seront les

28. Entretien avec Philippe Leroux, Paris, 29 avril 2004.


29. En principe, on pourrait écouter l’exemple musical n° 3 qui devrait accompagner cet article sur
www.revue-de-synthese.eu/2008-3. Au moment, du bouclage de la Revue l’accord sur la diffusion de
cet extrait n’a pas été trouvé (voir ci-après, p. xxx). Le site de la Revue sera mis à jour selon les possi-
bilités offertes par l’éditeur musical.
30. En effet, pour la commodité de l’exposé, nous ne distinguerons pas ici l’« enregistrer sous » au
sens strict qui évite de fermer le document en cours d’édition, et les procédures équivalentes comme,
par exemple, celle consistant à fermer un document pour le dupliquer, puis renommer l’un des deux
exemplaires et éditer l’autre à nouveau.
31. On appelle patch une combinaison d’opérateurs algorithmiques, munie d’une ou plusieurs
entrées et d’une ou plusieurs sorties, et fabriquée par un utilisateur pour réaliser une procédure compo-
sitionnelle ou pré-compositionnelle déterminée.
N. DONIN : ENQUÊTE SUR L’ATELIER D’UN COMPOSITEUR DE MUSIQUE CONTEMPORAINE 415

seules dans lesquelles le programme doit puiser ; le résultat est un couple de courbes
mélodiques correspondant au tracé précédent (l’une selon la chronologie interne du
geste calligraphique, l’autre transposant l’image du tracé achevé) selon des conventions
usuelles 32. Lorsqu’il travaille sur ce patch, l’utilisateur peut à tout moment procéder à
une actualisation du résultat de calcul (nommé « évaluation du patch »), mais le logiciel
ne mémorise pas les altérations successives et il est donc nécessaire, si l’on souhaite
conserver un état donné et continuer à modifier le patch, de procéder à une sauvegarde.

Exemple 2. – Copie d’écran d’un patch conçu par Philippe Leroux et Frédéric Voisin dans
l’environnement OpenMusic (copie réalisée par Philippe Leroux pendant la composition de son
œuvre, reproduit avec son autorisation).

Pour la composition de ce deuxième mouvement, Leroux s’inspire du tracé de diffé-


rentes lettres de l’alphabet, issues du texte qu’il met en musique. Effectuer le geste calli-
graphique souhaité (modèle des lettres anglaises manuscrites) est tout sauf facile : il doit
se faire au moyen de la souris et ne peut apparaître que dans l’espace restreint du cadre
déjà mentionné. Pour chaque lettre, plusieurs essais s’avèrent généralement nécessaires.
Lorsqu’un essai est musicalement concluant, mais aussi bien lorsque plusieurs versions
différentes de la même lettre donnent des résultats visuels et auditifs stimulants pour le
compositeur, ce dernier les conserve grâce à la procédure « enregistrer sous ». Cette délé-
gation à la mémoire informatique fait du patch non seulement le fournisseur d’un matériau

32. Au bas est associé le grave et au haut l’aigu, tandis que la direction de gauche à droite figure
l’écoulement du temps.
416 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008

sonore intéressant, mais aussi, le trait étant conservé, une mémoire de l’action et des
émotions qui lui sont associées. Ce type de délégation peut être, à certains égards, appa-
renté aux inscriptions mnémotechniques évoquées en commençant – notes et brouillons –,
si ce n’est qu’un patch sauvegardé conserve intact son potentiel de réplication-variation ;
le résultat musical qui a été jugé suffisamment riche de potentialités compositionnelles
pour être sauvegardé n’oubliera pas, si l’on peut dire, de quel espace de variation il
procède. Il sera réinscriptible dans une dynamique de composition, plus facilement qu’un
enregistrement de la manipulation d’un traitement sonore dans ProTools. En outre, le fruit
de ce travail sera indirectement ouvert à de tout autres utilisations, puisqu’il aura donné
lieu au développement d’une librairie logicielle spécifique par Frédéric Voisin (le réali-
sateur en informatique musicale avec lequel Leroux aura travaillé dans les studios de
l’Ircam). Cette librairie peut être intégrée aux mises à jour ultérieures du logiciel, diffusé
auprès d’une communauté d’usagers, principalement compositeurs eux aussi.

INSCRIPTION ET SYNCHRONISATION : LA PARTITION AU CENTRE DE L’ATELIER

Les chaînes d’opérations que l’on vient de décrire ont en commun d’aboutir à la
partition, directement le plus souvent (par exemple par la reprise littérale du maté-
riau mélodique produit par un patch), ou bien indirectement (par exemple lorsque
le matériau qu’elles engendrent s’avère insuffisamment cohérent avec le passage de
la partition auquel il est destiné : le matériau n’est pas utilisé dans la partition, mais
sa non-utilisation contribue pour le compositeur, d’une part, à définir la nature et la
consistance du passage concerné, et d’autre part, à réévaluer, en vue de la poursuite de
la composition, les opérations et les outils à l’origine de ce matériau).

La partition et ses autres

La partition, comparable en cela aux techniques et technologies précédemment


étudiées, est un support d’enregistrement (dans le prolongement des usages originaires
de la notation musicale33) en même temps que de génération. Si ce second versant
est certainement le plus évident aujourd’hui, le premier ne doit pas être sous-estimé,
comme l’a notamment rappelé dans les années 1970 la formulation de l’idéal spectra-
liste d’une partition qui ne serait que la translitération de caractéristiques physiques
mesurables et calculables du son34. Les deux versants d’enregistrement et de génération
s’insèrent d’une façon spécifique dans l’économie générale de l’atelier : prise dans un
milieu technique renouvelé, affectée par des matériaux et des procédures qui lui sont
hétérogènes quant à la fonction (inscriptions au crayon sur des esquisses) ou quant

33. Voir, supra, l’article de Marie-Noël Colette, « Guy d’Arezzo et “notre notation musicale
moderne”. La transmission écrite du chant dans le haut Moyen Âge », p. xxx-xxx.
34. Pour Tristan Murail, comme pour d’autres musiciens dits spectraux, « la notation musicale
n’existe plus en tant que réalité préalable [… mais] n’existe que comme point d’arrivée du processus
de composition, où elle transcrit pour le lecteur les résultats obtenus » (MURAIL, 2004, p. 34). La forma-
tion intellectuelle et musicale de Leroux a été contemporaine du développement de cette esthétique, et
sa proximité avec les compositeurs spectraux a été fréquemment relevée par la suite.
N. DONIN : ENQUÊTE SUR L’ATELIER D’UN COMPOSITEUR DE MUSIQUE CONTEMPORAINE 417

à la qualité (données informatiques), la partition est appelée à s’articuler avec ses


autres, sinon à les intégrer. La partition n’aura donc pas été seulement le script de la
future synchronisation de l’ensemble instrumental au concert, mais d’abord le prin-
cipal moyen de synchronisation entre tous les éléments issus du travail de composition,
disposés autour d’elle dans l’espace physique de l’atelier.
La partition doit en particulier supporter l’exigence de relations organiques entre le
monde instrumental et le monde électroacoustique. L’œuvre, une fois publiée, consistera
en une partition imprimée mentionnant les points d’intervention de l’électronique et un
CD contenant les éléments informatiques et leur mode d’emploi. Aussi la partition de
Voi(rex) comporte-t-elle une variété de signes et de fonctions plus grande que n’importe
quelle partition – fût-ce d’opéra – écrite une soixantaine d’années plus tôt. Les conven-
tions d’écriture de la musique mixte n’étant pas standardisées, Leroux, comme beaucoup
d’autres compositeurs de ce répertoire, tente localement des innovations dans la notation
de la partie électronique : non seulement il distingue plusieurs plans en utilisant plusieurs
portées (« hauteur-rythme-dynamique », « description morphologique », « spatialisa-
tion », « nom du son »35), mais il développe pour certains d’entre eux des conventions
locales de notation inspirées de la représentation sonagrammatique de ces sons, aux
destinataires partiellement indéterminés (ce sont éventuellement le chef d’orchestre pour
un travail de détail, éventuellement le musicologue pour faciliter l’étude de la partition
en l’absence d’accès à la partie électronique, éventuellement d’autres compositeurs qui
pourront ou non s’inspirer de ces conventions dans leurs propres partitions). Le danger
d’être mal compris des instrumentistes constitue cependant un frein important à ce type de
tentative (qui a eu son heure essentiellement dans la musique contemporaine des années
1960-1970, en relation avec la dénonciation du caractère trop contraignant de la notation
des œuvres d’avant-garde). En effet, comme l’a formulé Leroux à plusieurs reprises au
cours de nos entretiens, « on ne dispose que de trois répétitions », et si l’œuvre est mal
jouée (ce à quoi peut facilement conduire une notation insuffisamment transparente), il y
a moins de chances qu’elle soit ultérieurement programmée.

Maîtrise et dépossession dans l’écriture

Les remarques précédentes indiquent assez ce en quoi la partition tend structurellement


à échapper à son auteur. Ce dernier passe d’ailleurs un temps considérable à la relire, à la
réentendre intérieurement et à la simuler (en chantonnant, mimant, etc.) afin de pouvoir
continuer à l’écrire. Cela constitue un stade avancé de ce que Weber avait clairement
pointé dans ses remarques sur le rôle de la notation dans la musique occidentale :

« Une œuvre musicale moderne quelque peu compliquée ne saurait, sans les ressources
de notre notation musicale, ni être produite ni être transmise ni être reproduite : sans
cette notation, elle ne peut absolument pas exister en quelque lieu et de quelque manière
que ce soit, pas même comme possession interne de son créateur36. »

35. À ces quatre plans (dont l’un est composite) pourrait être ajoutée la portée « déclenchement »,
accolée à la partie vocale, puisque c’est la chanteuse qui commande une partie des sons diffusés en live.
36. WEBER, 1998, p. 117-118 (c’est nous qui soulignons).
418 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008

Cette dernière précision se vérifie autant pendant la composition – logique construc-


tive où Leroux s’appuie sur l’ensemble de ce qui est déjà écrit pour contraindre le
plus possible l’espace de variation de la nouvelle portion qu’il rédige – qu’après la
composition, puisqu’il se réfèrera aux indications laissées par lui dans la marge infra-
paginale du manuscrit 37 pour se repérer facilement dans la partition lorsqu’un étudiant
en composition ou un exégète lui demandera des éléments d’explication de tel ou tel
passage de l’œuvre.
On a insisté sur le rôle de la partition, à la fois comme document et comme modèle
de structuration, dans la provocation et la mise en circulation du matériau par le
compositeur entre les différentes strates techniques qui se trouvent associées dans son
atelier – en particulier la strate informatique, la plus récente. Leroux a caractérisé une
telle opération de provocation et de mise en circulation – la prise en dictée de fichiers
son instrumentaux gelés – comme une innovation compositionnelle. On peut certes en
douter, sachant que de nombreux compositeurs ont exploré les zones intermédiaires
entre écriture instrumentale et traitement électroacoustique, y compris lui-même dans
ses œuvres précédentes (en usant de procédures apparentées, selon des agencements
techniques un peu différents). Mais qui saurait évaluer correctement le caractère inno-
vant de la procédure, et même son existence autonome en tant que procédure, tant
qu’elle ne s’est pas reproduite et stabilisée au-delà de son atelier ?

Aussi partielles soient-elles, les analyses qui précèdent auront documenté la façon
exemplaire dont l’innovation compositionnelle émerge sur fond de routine et ne se
révèle que dans l’après-coup de sa reprise. Elles auront, plus précisément, mis en
évidence l’enjeu des transcodages incessants, parfois aventureux, entre les mondes
techniques a priori peu compatibles rassemblés dans l’atelier : ce sont des imitations,
des traductions, des conversions des uns vers les autres qui constituent le terreau de
l’invention. La création musicale apparaît sous son jour le plus aventureux, voire le
plus incertain, dès lors qu’on souligne la dynamique propre et les fondements matériels
des processus par lesquels Hugues Dufourt, dans Mathesis et subjectivité, définit la
logique de la composition :

« Composer, c’est donner la priorité à l’avenir. Telle détermination pourra servir de


base à une autre, qui se constituera au-delà d’elle, avec des formulations d’ordre supé-
rieur. La musique consiste surtout à faire apparaître ce qu’il y a aussi de privatif dans
le positif lui-même, afin d’atteindre le stade d’une réflexion pleinement intérieure,
affranchie des formalités et de l’arbitraire subjectif. Elle développe ce qui n’était qu’en
germe, explicite ce qui n’était qu’à l’état latent, formule, expose et médiatise les déter-
minations du contenu et rend manifeste sa part relationnelle38. »

37. Rappelons qu’il s’agit toujours d’un travail d’écriture à la main : Leroux est l’un de ces compo-
siteurs, de plus en plus rares, qui remettent à leur éditeur des partitions manuscrites – au crayon – au
lieu de fichiers informatiques. On en comprend facilement la raison dès que l’on considère à quel point
sa pratique de composition joue de la puissance cognitive de l’inscription et du pouvoir fixateur du
solfège, en esquissant le moins possible sur portée avant de rédiger et en ne modifiant le texte musical
que par gommage ponctuel.
38. DUFOURT, 2007, p. 19.
N. DONIN : ENQUÊTE SUR L’ATELIER D’UN COMPOSITEUR DE MUSIQUE CONTEMPORAINE 419

Enfin, nos analyses auront abordé interfaces et outils logiciels à la fois en tant que
concrétisations techniques d’une histoire musicale de longue durée39 et comme éléments
d’une organologie radicalement nouvelle, tant dans sa conception que dans ses effets
possibles. Certes, nos descriptions d’un terrain singulier ont procédé à l’inverse du
comparatisme de la Sociologie de la musique, qui s’appuyait sur une compilation
de littérature spécialisée, accédant ainsi directement à une musique en quelque sorte
pré-problématisée. Mais contrairement à Weber, nous avons ici affaire à une pratique
vivante, qui n’est pas encore l’objet d’une histoire, ni a fortiori d’une archéologie, et
qui, par conséquent, ne laisse pas encore bien distinguer quelles concrétisations objec-
tives elle laisse derrière elle.
Il s’agissait justement d’interroger le « médium technique » là où il n’est pas isolé,
nommé, distingué à l’avance : c’est-à-dire dans le creuset d’une pratique créatrice
jonglant avec des outils et des supports hétérogènes, et thématisant cette relation. Ce
faisant, nous n’avons pas été contraints de réduire la notion de médium technique à celles
d’objet technique ou de dispositif technologique. Le médium technique du processus
créateur décrit ici n’est plus seulement, par exemple, un système harmonique inscrit à
la fois dans des oreilles, des pianos et des théories explicites de l’harmonie ; il relève de
catégories sonores ou musicales en voie de constitution dans l’usage des outils et des
instruments de l’atelier. Comment les appeler ? On ne le saura qu’en comparant40.

LISTE DES RÉFÉRENCES

ADORNO (Theodor W.), 2001, Zu einer Theorie der musikalischen Reproduktion, Nachgelassene
Schriften, I. 3, Francfort, Suhrkamp.
BARTÓK (Béla), 1937, « La musique mécanique », trad. franç. Peter SZENDY, Les Cahiers de
l’Ircam, n° 7, 1995, p. 27-40.
CHEMILLIER (Marc), 2003, « Pour une écriture multimédia de l’ethnomusicologie », Cahiers de
musiques traditionnelles, vol. XVI, p. 59-72.

39. À cet égard, il faudrait certainement, plus que nous ne l’avons fait, caractériser les différents
logiciels considérés sous l’angle de leurs implicites musicaux. Chaque logiciel, par les algorithmes
qu’il utilise, par les fonctions qui sont mises en avant dans l’interface, implique une esthétique musi-
cale, définit la musique. Si, par exemple, on esquisse les différences entre GRM Tools et OpenMusic
en relation avec l’usage qu’en fait Leroux, on relèvera que le premier est un logiciel de traitement
audio aux possibilités discrètes (modules correspondant à des opérations historiquement détermi-
nées), à la manipulation intrinsèquement visuelle, dans un espace de variation musicale limité en
droit, tandis que le second est un environnement ouvert incitant, par sa capacité de calcul, à la combi-
natoire entre des éléments monadiques (opérateurs logiques, fichiers MIDI, fichiers son…), et dont
l’esthétique peut être explicitée en considérant les données et les paramètres musicaux qu’elle requiert
(soit une extension des éléments constitutifs de la définition de la musique dans le solfège, disposés
dans un temps linéaire qui exclut, par exemple, la notion de boucle chère aux musiques électroniques
et minimalistes).
40. En ce qui concerne la composition de musique contemporaine, nous avons, pour l’heure, abordé
la comparaison de deux façons : par la réalisation d’une nouvelle étude avec le même compositeur,
mais cette fois dans le temps même de la genèse d’une nouvelle œuvre (Apocalypsis, 2005-2006) ;
par la mise en série d’enquêtes portant sur d’autres « ateliers » de compositeurs (voir notamment
l’ensemble de textes réuni dans La Fabrique des œuvres, numéro thématique de Circuit, musiques
contemporaines, vol. XVIII, n° 1, 2008).
420 REVUE DE SYNTHÈSE : TOME 129, 6e SÉRIE, N° 3, 2008

DONIN (Nicolas) et THEUREAU (Jacques), 2007, « Theoretical and methodological issues related
to long term creative cognition : the case of musical composition », Cognition Technology &
Work, vol. IX, n° 4, p. 233-251.
DUFOURT (Hugues), 2007, Mathesis et subjectivité. Des conditions historiques de possibilité de la
musique occidentale, Paris, Éditions MF.
LORTAT-JACOB (Bernard), 2004, « L’oreille jazz. Essai d’ethnomusicologie », Circuit, musiques
contemporaines, vol. XIV, n° 1, p. 43-51.
MACHOVER (Tod), éd., 1985, Quoi ? Quand ? Comment ? La recherche musicale, Paris, Christian
Bourgois/Ircam.
MOLINO (Jean), 2007, « Qu’est-ce que l’oralité musicale ? », dans NATTIEZ (Jean-Jacques), éd.,
Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, t. V, p. 477-527.
MURAIL (Tristan), 2004, Modèles et artifices, textes réunis par Pierre MICHEL, Strasbourg, Presses
universitaires de Strasbourg.
SCHAEFFER (Pierre), 1966, Traité des objets musicaux. Essais interdisciplines, Paris, Le Seuil.
THEUREAU (Jacques) et DONIN (Nicolas), 2006, « Comprendre une activité de composition musi-
cale. Les relations entre sujet, activité créatrice, environnement et conscience préréflexive »,
dans BARBIER (Jean-Marie) et DURAND (Marc), éd., Sujets, activités, environnements.
Approches transverses, Paris, Presses universitaires de France, p. 221-251.
VEITL (Anne), 1997, Politiques de la musique contemporaine. Le compositeur, la « recherche
musicale » et l’État en France de 1958 à 1991, Paris, L’Harmattan.
WEBER (Max), 1998, Sociologie de la musique. Les fondements rationnels et sociaux de la
musique, trad. franç. Jean MOLINO et Emmanuel PEDLER, Paris, Métailié.

Vous aimerez peut-être aussi