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Édition entièrement révisée et augmentée

1
Tous droits de traduction,
d’adaptation et de reproduction
réservés pour tous pays.

© 2016, Groupe Artège


Éditions Desclée de Brouwer
10, rue Mercœur - 75011 Paris
9, espace Méditerranée - 66000 Perpignan

www.editionsddb.fr

ISBN : 978-2-22007-582-2
ISBN epub : 978-2-22002-025-9

2
Frank Lalou

LES 22 CLÉS DE L’ALPHABET


HÉBRAÏQUE

3
À Laurent Héricher
à sa complicité dans notre passion des lettres hébraïques,

à Annick de Souzenelle
à la femme courageuse, pionnière dans le domaine de la
symbolique des lettres.

4
Du même auteur

(Sélection depuis 1995)

1995
LA CALLIGRAPHIE DE L’INVISIBLE, essai sur la philosophie de la calligraphie,
éditions Albin Michel

1997
LES PROVERBES DE L’ENFER, William Blake, William Blake & co, (épuisé)
LA COURONNE DE SAINTETÉ, Ibn Gabirol, traduction Chouraqui, éditions Fata
Morgana

1998
LE SILENCE DE L’ETOILE, texte de C. Pasqua, éditions Alternatives (épuisé)

1999
GENÈSES, essais et illustrations sur les genèses de l’homme, éditions
Alternatives (épuisé)
INITIATION À LA CALLIGRAPHIE HÉBRAÏQUE, méthode de calligraphie,
éditions Alliance (épuisé)
INITIATION À LA CALLIGRAPHIE, Essai et méthode de calligraphie latine, SAEP
LE GRAND LIVRE DU CANTIQUE DES CANTIQUES, essai et exégèse, avec P.
Calame, éditions Albin Michel

2000
LE CANTIQUE DES CANTIQUES, illustration avec Patrick Calame, éditions Albin
Michel

2001
NOCES ERRATIQUES, Essais, poésie, calligraphie et photographie, éditions
L’Amourier
LES PSAUMES, essai et exégèse, traduction, avec P. Calame, éditions Albin
Michel
CÉRÉMONIE DU TRAIT, Essai et calligraphie, éditions Fata Morgana (épuisé)

5
2002
JE T’AIME, La formule je t’aime en 300 langues, nombreuses calligraphies en
toutes langues, éditions Alternatives
L’ÉVANGILE DE THOMAS, avec J.Y. Leloup, Essai et illustration, éditions Albin
Michel

2003
TES SEINS SONT DES GRENADES, Essai érotique, pamphlet sur le Cantique
des Cantiques, illustrations Albert Woda, éditions Alternatives (épuisé)

2004
CALLIGRAPHIE HÉBRAÏQUE, Méthode de calligraphie, éditions Fleurus

2005
LES LETTRES HEBRAÏQUES, entre sciences et kabbale, éditions alternatives
Ayin, collection bibliophilique, édition de l’Eau

2009
LE TAROT HÉBRAÏQUE DE LALOU, jeu de cartes avec livre, éditions Trédaniel

2011
L’ÉVANGILE DE THOMAS, une lecture juive, essai, éditions DDB

2012
PRATIQUE DE LA CALLIGRAPHIE HÉBRAÏQUE, cahier d’écriture, éditions
Lichma

2013
AUTOBIOGRAPHIE DE JÉSUS, essai, éditions EDM
DÉCOUVREZ LA PRATIQUE DE LA TÉNOUA, éditions Trédaniel
LE CANTIQUE DES CANTIQUES, pourquoi serais-je voilée, traduction,
photographie et calligraphie, éditions Véga

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REMERCIEMENTS

À Jean-Wahl, Marc Halévy, Patrick Calame, Yéshaya Dalsace, Pascal Chevallier,


Tina Bosi,
Georges Lahy, Raphaël Payeur, Élie Guez, Rivka Crémisi, Léa
Lalou, Jean-Pierre Guiliani, Floriane
Chinsky, Arouna Lipschitz, pour leurs questions sur les lettres,

au Père Philippe du centre orthodoxe de Sainte-Croix en Dordogne pour son


accueil,
à Alain Chevillat de Terre du Ciel pour sa confiance,
à Jean-Claude Kuperminc,
à Arial Danan,

à tous les stagiaires qui font des kilomètres pour venir écouter mes conférences et
qui ne savent
pas à quel point ma créativité vient de leur qualité d’écoute.

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SOMMAIRE

INTRODUCTION

ARTICULATION DES COUPLES DE LETTRES

HISTOIRE DE L’ALPHABET HÉBREU

ALEPH
Le couple Aleph-Beth
Les 22 questions du P. Philippe Dautais

BETH
Le couple Beth-Guimel
Les 22 questions de J.J. Wahl

GUIMEL
Le couple Guimel-Daleth
Le livre des lettres Rabbi Akiva

DALETH
Le couple Daleth-Hé
Les 22 questions de Floriane Chinsky


Le couple Hé-Vav
Les 22 questions de Frank Lalou

8
VAV
Le couple Vav Zayin
Les 22 questions de Georges Lahy

ZAYIN
Le couple Zayin-‘Heth
Les 22 questions de Tina Bosi

‘HETH
le couple ‘Heth-Teth
Les 22 questions de Marc Halévy

TETH
Le couple Teth-Yod
Les 22 questions de Pascal Chevallier

YOD
Le couple de Yod-Khaf
Les 22 questions d’Albert Woda

KHAF
Le couple Khaf-Lamed
Les 22 questions de Rafaël Payeur

LAMED
Le couple Lamed-Mem
Le texte du spectacle : La chair des lettres

MEM
Le couple Mem-Noun
Les 22 questions de Patrick Calame

NOUN
Le couple Noun-Samekh
Les 22 questions de Yéshaya Dalsace

SAMEKH
Le couple Samekh-Ayin

9
Les 22 questions de Jean-Pierre Guiliani

AYIN
Le couple Ayin-Pé
Les 22 questions de Arouna Lipschitz


Le couple Pé-Tsadé
Les 22 questions de Rivka Crémisi

TSADÉ
Le couple Tsadé Qof
Les 22 questions de Léa Lalou

QOF
Le couple Qof-Rec
Les 22 questions d’Élie Guez

RECH
Le couple Rech-Shin
Récapitulatif

SHIN
Le couple Shin-Tav

TAV
Le couple Tav-Aleph
Les 22 questions du lecteur

BIBLIOGRAPHIE

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Tout langage est un alphabet de symboles dont l’exercice
suppose un passé que les interlocuteurs partagent ; comment
transmettre aux autres l’Aleph infini que ma craintive mémoire
embrasse à peine ? Les mystiques, dans une situation
analogue, prodiguent les emblèmes : pour exprimer la divinité,
un Perse parle d’un oiseau qui en une certaine façon est tous
les oiseaux ; Alanus ab Insulis, d’une sphère dont le centre est
partout et la circonférence nulle part ; Ézéchiel, d’un ange à
quatre visages qui se dirige en même temps vers l’Orient et
l’Occident, le Nord et le Sud. (Je ne me rappelle pas vainement
ces analogies inconcevables ; elles ont un rapport avec l’Aleph.)
Peut-être les dieux ne me refuseraient-ils pas de trouver une
image équivalente, mais mon récit serait contaminé de
littérature, d’erreur.

Jorge-Luis Borges,
L’Aleph
L’imaginaire Gallimard, p.124

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INTRODUCTION

Les lettres hébraïques fascinent.


Les calligraphies chinoise, japonaise et arabe, nous plongent
dans une émotion artistique faite de puissance, rythme et
détermination, mais c’est leur exotisme qui opère sur nous leur
charme. Comme d’énigmatiques Madame Butterfly ou de sensuelles
Shéhérazade.
Peu de livres sont publiés sur la calligraphie hébraïque, mais de
nombreux le sont sur la valeur symbolique de cet alphabet. En
revanche, nous ne trouvons pas d’ouvrages sur la mystique des
lettres latines, arabes ou arméniennes. Et s’il en est, ils se réfèrent
toujours à l’histoire des lettres hébraïques.
En quoi ces 22 signes nous interpellent ? Sont-ils une mémoire
qui demande à révéler en nous un domaine secret de notre
inconscient ? Est-ce que nous percevons en eux, outre leur beauté
toute quadrangulaire, un univers sacré et interdit ? Ou bien pour le
chrétien, une connaissance taboue qui le pousse à retrouver la chair
des lettres de son Messie, Yéshou’a haNazir ?
J’ai été très ému de proposer cet ouvrage sur les lettres de mes
ancêtres chez un éditeur catholique. Mais devant la réalité de mon
lectorat, je ne peux que m’incliner et remercier. La plupart de mes
lecteurs, mes auditeurs ou stagiaires lors de mes séminaires, sont
des chrétiens convaincus et souvent pratiquants. Ces personnes
viennent de partout de France ou des pays francophones pour
écouter mes conférences sur des sujets aussi pointus et n’hésitent
pas à passer six jours pour n’étudier la symbolique que de cinq ou
six lettres. Quelle énergie les pousse à se pencher ainsi vers
l’hébraïsme ?
Pourtant la pensée juive est une pensée inconfortable. Jamais la
parole de Jésus n’a été aussi proche de cette philosophie que

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lorsqu’il dit : le fils de l’homme n’a pas d’endroit où reposer la tête,
(Lc 9,58). Elle n’apporte aucun dogme, aucune certitude, elle ne fait
que poser des questions et chaque question renvoie à une infinité de
questions. Quand on croit avoir compris un concept, un autre vient le
contrarier. La pensée juive est beaucoup plus atmosphérique, c’est-
à-dire qu’à l’issue d’un enseignement, on en sort imprégné d’un
sentiment à la fois rassurant et inquiétant. Rassurant car on
comprend que l’homme est ici-bas pour être taraudé de questions, et
inquiétant car cette pensée n’offre aucune recette facile pour y voir
clair.
Cette philosophie essaie de nous donner le cadastre d’un
territoire toujours à explorer : les champs de l’ENTRE-DEUX. Le Juif,
jamais installé, jamais sûr de son avenir, toujours un violon à la main
gauche et une valise à la droite, ne sait parler que de cet entre-deux,
à la fois source de toute jubilation spirituelle et intellectuelle, mais
aussi d’angoisse car on ne peut rien s’en approprier. Dans cette
terra incognita, personne ne peut planter un drapeau, tellement son
sol est fluide, et nul ne peut une fois revenu nous en faire une
parfaite relation.
L’entre-deux des choses, voilà ce qui nous intéresse. Les
chrétiens qui retournent à la source juive de leur religion, sans le
savoir vraiment au début, viennent lever le voile sur ces champs de
l’entre-deux. Tout l’enseignement de Jésus nous parle de ce
territoire. Quand il s’en prend aux pharisiens, dont il fait partie, c’est
parce que ceux-ci croient à la solidité des choses, à la fixité des
croyances et ne remettent pas en question leur mode de vie. À ces
gens installés dans le confort des idées reçues, il loue l’inconfort,
source de bonheur et de sincérité spirituelle. Aux Juifs, qu’il n’exclut
pas, ils demandent de redevenir des Hébreux, qui selon l’étymologie
et le dictionnaire le plus basique, veut dire, les Passants, mais
aussi… les Transgresseurs. De nombreux chrétiens aujourd’hui
n’ont plus peur d’apprendre l’hébreu, de se confronter à l’autre, et de
regarder le monde d’un autre point de vue, quitte à mettre en danger
certains lieux communs de leur tradition. Dans le cursus des
séminaires, le grec et le latin sont maintenant délaissés par les
futurs prêtres de l’Église catholique au profit de l’hébreu.

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Dans ce livre, je ne présenterai pas, comme il est de coutume,
les lettres une par une. D’autres auteurs préfèrent cette méthode
très analytique et rassurante. J’ai préféré, grâce à ce fabuleux outil
qu’est l’alphabet, parler de l’entre-deux des choses, et évoquer, non
pas la lettre isolée, mais le couple des lettres. Au lieu de parler de
l’Aleph, puis du Beth, ce qui me passionne est plutôt ce qui se passe
quand les deux lettres successives se confrontent, s’accouplent ou
se disputent.
Il est fascinant d’imaginer que l’ordre alphabétique n’est pas géré
par le pur hasard mais par une logique initiatique profondément
signifiante pour qui veut s’y pencher, ou s’y perdre. Par exemple
l’Aleph est l’unité, le Un primordial à toute création, il est souvent
synonyme de Dieu dans la tradition ; la lettre qui suit est le Beth, la
maison. Se confrontent dès ces deux premiers signes : un premier
où l’homme est absent, rejeté dans sa pluralité et dans son
existence, et un second tellement humain, celui de la maison qui
accueille, rassure et protège. Face à face : le Non-humain et le Tout-
humain. L’étude qui anime tout chercheur de vérité est de savoir
comment ce Non-humain a permis l’accès au Tout-humain, comment
on passe du Un de l’Aleph au Deux du Beth.
Le lexique nous apprend aussi qu’Aleph et Beth donnent tout
simplement un mot : AB, qui est la racine du nom commun père. À
peine commencée, la comptine de l’alphabet, nous comprenons qu’il
se passe symboliquement tellement de choses d’une lettre à l’autre
et que l’essentiel est peut-être dans cet entre-deux des lettres.
Quand communément nous disons l’ordre alphabétique, nous
n’avons pas conscience de ce que nous avançons. Pourquoi, en ce
qui concerne l’alphabet latin, pouvons-nous parler d’ordre ?
Pourquoi le A est avant le B, et pourquoi le N suit le M et le Q
précède-t-il le T ? Le monde et notre culture basée sur le livre
auraient-ils été différents si nous avions au lieu ABCDE… RXABL ?
En réalité, face à cette suite de lettres sans aucun lien entre elles,
n’aurions-nous pas l’honnêteté de dire plutôt : le désordre
alphabétique ?
Les Arabes ont d’ailleurs bouleversé l’ordre alphabétique
archéologique. Au début de l’Islam, les érudits avaient conservé cet
ordre antique, mais par la suite ils ont préféré rompre avec l’ancien

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classement et ranger leurs lettres, désormais sacrées depuis la
rédaction du Coran, selon une progression qui tient compte des
difficultés calligraphiques. Peut-on dire que leur monde en fut
réorienté ? Je laisse la réponse en suspens.
Le christianisme a tenu à respecter l’essentiel de la tradition
alphabétique, car, de même qu’il a englobé dans le canon de ses
textes sacrés, le Nouveau Testament et la Torah juive, il a compris
que, même si des zones obscures étaient véhiculées dans cet
alphabet, il ne fallait pas se couper de son mystère et espérer que
celui-ci soit un jour éclairé.
Avec la connaissance de l’hébreu et de la culture hébraïque, il
est vraiment possible de parler de l’Ordre alphabétique, car toutes
les lettres se suivent selon une logique symbolique rigoureuse, c’est
pourquoi, tout au long de mon livre, je n’hésite pas à évoquer le jeu
de l’oie, ou le chemin initiatique. Dans le décryptage de cet ordre,
n’oublions tout de même pas de saupoudrer le tout d’humour. Je ne
viens pas créer une nouvelle secte fondée sur l’alphabet mais
simplement donner du sens là où il semble ne régner que du chaos.
Ainsi les chapitres comprendront les études des couples Aleph-
Beth, Beth-Guimel, Guimel-Daleth, Daleth-Hé, etc. Le lecteur, outre
ces essais, trouvera un ensemble de textes qui tâcheront de faire le
tour de cette grille de lecture du monde et de la vie. Se présenteront
des passages très personnels – parfois allant jusqu’à
l’autobiographique –, parfois traditionnels, mais aussi des questions
que posent aux lettres certains auteurs invités dans ces pages.
Mais ne nous trompons pas sur ces lettres hébraïques, quand
vous dites Aleph, vous dites A, quand vous dites Beth, vous dites B,
Daleth, D, E, Hé. Elles appartiennent à tout le monde. Tous les
alphabets ont la même origine. Les AZERTYUIOP de mon
Macintosh sont dépositaires des secrets des lettres véhiculés depuis
3 700 ans, depuis l’invention de l’alphabet dans une lumineuse et
déserte région du Sinaï et ces mêmes signes sinaïtiques sont un
héritage de l’Égypte pharaonique, elle, ancienne de plus de 5 000
ans. J’espère qu’après la lecture de ce livre, plus personne
n’appuiera sur les touches d’un ordinateur ou n’écrira muni d’un
stylo-plume, avec la même désinvolture.

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ARTICULATION DES COUPLES DE
LETTRES

Aleph-Beth

Aleph est le Un, la présence divine unificatrice. Pour créer


l’univers, il invente le Deux, Beth. Dans l’Aleph, nous avons donc
l’Un et le Deux séparateur du Un et du reste, créateur/créature
Beth, dans son essence numérique est 2, Dualité. Sous cet
aspect, elle est séparatrice. Mais le Deux mis en place, cette lettre
est aussi le symbole de la gestation matricielle, donc formatrice
d’unité, unificatrice. Le Beth est le projet qui unit tous les aspects
humains dans un but unique.

Beth-Guimel

Beth couplé au Guimel est une valeur unificatrice, maison,


intimité. Le Guimel qui suit est séparateur. Le voyage entraîne
toujours des séparations. Le chameau d’Abraham est le véhicule
séparateur de la maison de son père. Le chameau est le véhicule du
Lekh Lekha, Va vers toi-même. Mais une fois le chameau ayant été
jusqu’au bout de son essence, il devient unificateur : c’est lui qui
relie les hommes, les oasis, qui fait le commerce. Le mot commerce
veut dire relation.

Guimel-Daleth

Le Guimel avec le Daleth est unificateur puisqu’il fait rejoindre le


point de départ et le point d’arrivée : la Porte initiatique. Le Daleth
est une cloison séparatrice des dimensions parallèles, mais il est
aussi le seuil qui permet l’échange entre ces dimensions.

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Daleth-Hé

La porte devient pour le Hé unificatrice, car, passé son seuil, il


faut être unifié pour entrer en prière. Le Hé, la prière, est unification
avec l’Autre et soi-même. Mais elle est aussi séparatrice car elle
ménage un espace sacré, séparé du reste du monde.

Hé-Vav

Cet espace séparé, créé par la prière Hé, appelle une unification
offerte par la lettre unificatrice par excellence, le Vav, qui va ainsi
unir le sacré et le profane. Pensons au symbole chrétien de la
crosse épiscopale. Cette unification va engendrer une force
séparatrice, car cette harmonie est impossible sans engendrer une
certaine mort. La séparation par le Vav se fera par excès.

Vav-Zayin

Le trop-plein de Vav trouve son antipoison dans l’arme


séparatrice : le Zayin. Zayin, c’est aussi le sexe de l’homme. Le sexe
dans son étymologie latine est aussi le Séparé. Le sexe et l’épée
séparent mais pour mieux réunir, on ne peut envisager de nouvelles
relations sans le courage des séparations. L’arme sexuelle ou l’arme
de métal cherchent l’unification, soit pour les étreintes amoureuses,
soit pour créer des alliances et des empires, favorisant des
pacifications.

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Zayin-‘Heth

Le Zayin en compagnie du ‘Heth est unificateur et que trouve-t-il


sur son chemin ? Le séparateur ‘Heth, la barrière. Mais armé du
glaive Zayin, il est plus facile de franchir la deuxième épreuve de
l’alphabet. L’effort pour franchir cette barrière fera rassembler tous
les niveaux de l’être. Ce rassemblement de nous-même afin de
mieux sauter fait de cette lettre une nouvelle unificatrice. Elle unit
ses forces pour un seul but, passer l’étape.

‘Heth-Teth

Le couple ‘Heth-Teth est particulier. Si on n’accepte pas la


séparation ‘Heth, si on évite le rassemblement de toutes nos
énergies, la lettre qui suit nous donne un terrible enseignement : on
tournera en rond pour toute l’éternité comme le serpent qui se mord
la queue. Le Teth est unificateur, mais cette union pousse à
l’enfermement. Le cercle est cette figure angoissante dont on ne
peut sortir. Ce qui unit trop sépare du reste, comme les autistes se
séparent du monde, tellement le leur est clos.

Teth-Yod

Cet aspect étouffant du cercle vicieux Teth trouve sa résolution


dans la leçon du Yod. Yod est la main tendue, généreuse qui va
casser la gangue, qui va ouvrir les fermetures proposées par Teth.
Yod, lettre divine masculine, est séparatrice, car pour qu’il y ait don,
il faut un donneur et un bénéficiaire, une hiérarchie. Quand je donne,
j’accepte de me séparer de ce que j’ai, voire de ce que je suis. Cette
séparation est bienveillante. Elle est unificatrice car elle tend à
l’ensemencement.

Yod-Khaf

Ce don spermatique du Yod trouve son espace d’accueil dans


l’autre main de l’alphabet, le Khaf, monde concave qui mûrit dans
son sein les fruits de la générosité du Yod. Khaf est semblable au
Beth, une lettre en gestation, comme cette dernière, elle est ouverte

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dans le sens de l’avenir. Elle sait se séparer de sa progéniture pour
laisser un espace à l’avenir au projet.

Khaf-Lamed

Khaf, tellement féminin, matrice des grandes mutations, à


l’énergie si unificatrice, entraîne une lettre masculine, ithyphallique :
le Lamed. L’étude LMD sépare l’enfant du sein de sa mère, mais
réunit ce même enfant à la communauté des hommes et des
femmes.

Lamed-Mem

Cette étude unificatrice n’est fertile que si elle est sur-maternée


par le Mem, ventre gravide. L’étude demande une maturité. Mem
unifie la tendance masculine de l’étude, mais le Mem doit se séparer
du fruit de ses entrailles pour parler à la prochaine lettre.

Mem-Noun

La gestation dans le Mem crée une clé pour accéder aux autres
dimensions : le Noun. Le Noun est le symbole de la survie dans
d’autres dimensions. Cette lettre est l’unificatrice des multiples
mondes. Mais la reconnaissance d’un univers multidimensionnel fait
réaliser de nombreux niveaux d’Altérité. Cette prise de conscience
est séparatrice. L’altérité de Noun prend pour exemple l’altérité de la
femme.

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Noun-Samekh

Passage d’une dimension féminine aquatique à une dimension


masculine et phallique (voir forme du hiéroglyphe égyptien). Le
Samekh est une sorte d’antenne qui relie la Terre et le Ciel, l’homme
et le divin. Mais il est à lui seul deux lettres. La différence de forme
sensible entre le paléohébreu et l’hébreu carré marque les deux
aspects de cette curieuse lettre. La forme ancienne est verticale et
phallique, la forme judaïque est circulaire, sans aucune ouverture.
Ce cercle parfait comme le Teth antique est une figure angoissante
propice à l’enfermement, mais aussi aux gestations très secrètes
séparant du monde ordinaire.

Samekh-‘Ayin

L’enfermement ésotérique trouve sa cure dans l’œil ‘Ayin du


discernement. Discerner, c’est séparer les choses, les placer

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chacune à leur place. L’œil est ici l’instrument aux dichotomies
nécessaires pour ne pas voir le monde comme un espace flou. Avec
sa paupière qui ouvre et qui ferme, ‘Ayin est à la fois fermeture et
ouverture, séparation, les yeux fermés permettant une unification
avec son moi intérieur, et unification avec le cosmos.

‘Ayin-Pé

Les deux lettres évoquent toutes deux des parties du corps qui
s’ouvrent et qui se ferment, les yeux et la bouche. L’une pouvant être
aussi l’enseignement écrit que l’on voit, et l’autre l’enseignement oral
que l’on donne par la bouche. Le Pé est unificateur car il est le
résultat de la pénétration du Yod et du Khaf (voir forme). Il est
séparateur dans l’enseignement oral car le maître et le disciple sont
bien séparés. L’enseignement oral sépare car il ne peut se donner
qu’à un petit nombre, alors que l’enseignement écrit peut se partager
davantage.

Pé-Tsadé

La bouche et l’hameçon, le harpon. De nouveau un couple très


cohérent symboliquement. Le Tsadé accroche la bouche. Mais cette
accroche est en vue d’une édification. La valeur de Justice et de
Sagesse de la lettre donne le ton. Tsadé arrache, sépare d’un milieu
le poisson que l’on attrape. Il permet de transplanter d’une
dimension à l’autre. Il sépare pour établir une harmonie. Tsadé peut
être aussi la balance, c’est-à-dire le maintien des équilibres.

Tsadé-Qof

La justice visant à l’équilibre de l’unification par la séparation du


Bien et du Mal rentre en harmonique avec la symbolique du Qof, la
dernière épreuve de l’alphabet, le chas de l’aiguille. On ne peut
accéder à cette dernière épreuve que lorsque le travail de la justice
discerne et sépare. Comme le Daleth, le Qof est séparateur à un
niveau plus profond, il exige le dépouillement, comme le Daleth, il
unit en une seule personne deux modes de réalité pour accéder au
Rech qui suit.

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Qof-Rech

Le Qof sépare le chercheur du monde ordinaire et unit toutes les


parcelles éclatées de l’être pour enfin déboucher sur le visage
humain de Rech. Rech est ce regard lancé vers l’avenir qui se
sépare du passé pour ne se concentrer que sur le projet. Ce même
regard englobe et réunit d’une manière synoptique les possibilités de
l’homme en marche.

Rech-Shin

Le travail unificateur du Rech passe par la pénultième lettre de


l’alphabet, le Shin. Le Shin comme le Zayin est une machine à
séparer. La fonction de la dent est de broyer, mais cette
désagrégation a un but : la continuité de l’unité de l’homme. Elle est
donc aussi un instrument d’unification.

Shin-Tav

L’unification finale obtenue, Tav vient dans une croix signer et


achever cette initiation. Il ajoute une unification à celle du Shin. La
croix signe et exprime ainsi l’unicité de celui qui signe, mais en
parachevant la démarche, elle sépare l’avant et l’après. Cette lettre
est aussi la mort qui sépare, mais toute mort dans l’univers spirituel
est nouveau commencement. Cette mort par le Tav favorise
d’emblée un re-commencement de l’alphabet. Le Tav séparateur
vient se joindre à l’Aleph. Et le grand jeu sans fin vrille une nouvelle
spire.

22
L’ALPHABET HÉBREU
Le chemin initiatique : lettres masculines et féminines

Les lettres avec Yod sont émettrices, les autres


matricielles. Le Teth et le Mem possèdent les deux vertus.
Ainsi alternent, selon un algorithme rigoureux, émission et
réception.

23
HISTOIRE DE L’ALPHABET HÉBREU

Dans ce chapitre, je ne donnerai qu’un aperçu des principales


étapes de l’histoire de l’alphabet. Dans mon ouvrage Les Lettres
sacrées de l'alphabet hébreu, j’ai développé plus en détail tous les
aspects archéologiques de cette période clé de l’écriture. Les
lecteurs pourront aussi trouver dans la bibliographie les titres des
ouvrages de référence en la matière.

Avant d’aborder toute l’histoire de l’alphabet hébraïque, il faut


que le lecteur prenne bien conscience de la fraternité des trois
alphabets, hébreu, grec et latin. L’alphabet hébreu circule en
voyageur clandestin dans l’alphabet latin. À ce point caché que
presque personne ne le voit. Même certains professeurs d’hébreu ne
le voient pas et ne commencent pas leur cours par cette simple
constatation. Pourtant cette connaissance leur permettrait un
apprentissage plus rapide de la comptine alphabétique.
Des séries de lettres hébraïques se retrouvent intégralement
dans l’alphabet latin. La différence vient des noms différents
attribués aux lettres. L’alphabet latin est à l’hébreu ce que le lait
stérilisé est au lait entier. Le lait stérilisé est parfaitement homogène,
sans crème, sans dépôt et se conserve beaucoup plus longtemps, le
lait entier est crémeux, avec des nuances de couleurs inquiétantes
pour nos yeux obsédés par l’hygiène et avec des odeurs fortes.
Pourtant c’est avec le lait entier qu’on fait les bons fromages, riches
en goût et en diversité.

Première série commune :

Aleph, Beth, Guimel, Daleth, Hé, Vav = A B C D E F

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Le C et le Guimel peuvent être confondus, chez les Latins ces
deux phonèmes étaient très proches, pour les distinguer ils ont
rajouté une petite barre horizontale au C.
Le F et le Vav expriment deux sons de la même famille, en
allemand par exemple le son F est rendu par un V (Vater).

Deuxième série commune :

Yod, Khaf, Lamed, Mem, Noun, Ayin, Pé = I-J K L M N – O P


Si on extrait le Samekh, le O et le P avec pour équivalent le ‘Ayin
et le Pé restent dans l’ordre de la comptine alphabétique.

Troisième série commune :

Qof, Rech, Shin, Tav = Q R S T

Nous pourrions aller plus loin dans la similitude, si nous sautons


le Samekh et le Tsadé, car ainsi la dernière série serait beaucoup
plus longue, et nous aurions parfaitement placé par rapport à l’ordre
latin ces lettres hébraïques : Yod, Khaf, Lamed, Mem, Noun, ‘Ayin,
Pé, Qof, Rech, Shin et Tav.

25
En reprenant l’ensemble des graphes, voici donc les lettres
communes dans leur bon emplacement. Retenons que 17 sur 22
sont cohérentes ordinalement dans l’alphabet latin. J’espère que,
grâce à ce jeu, les apprentis hébraïsants retiendront mieux la petite
chanson de l’alphabet.

LES 6 PHASES DE L’HISTOIRE DE L’ALPHABET HÉBREU

Après avoir réalisé que l’alphabet hébreu vivait toujours dans


l’alphabet latin, nous comprenons qu’apprendre son histoire et sa
symbolique revenait à apprendre l’histoire et la symbolique de
l’alphabet latin. L’hébreu n’est pas une écriture allogène à l’Europe.
Le peuple juif a de tout temps vécu en Europe, on retrouve même
des inscriptions hébraïques datant de l’Antiquité sur le sol gaulois.
La Bibliothèque nationale de France possède la plus belle collection
de livres en hébreu dont de très nombreux sont d’origine franco-
française. N’oublions pas que le plus important commentateur de la
Bible, reconnu et présent dans tous les Talmud du monde était un
vigneron français, Rachi de Troyes (env. 1040 - 13 juillet 1105) et
que la Kabbale a été codifiée dans la Provence médiévale.
L’histoire de l’alphabet hébreu se répartit en 6 phases. Les 4
premières étapes sont communes à tous les alphabets du monde
méditerranéen.

Les hiéroglyphes égyptiens


Le protosinaïtique
Le protocananéen
Le paléohébreu
La cursive araméenne
L’hébreu carré

LES HIÉROGLYPHES ÉGYPTIENS

26
Deux systèmes d’écriture sont nés seulement à quelques siècles
d’intervalle à l’est de la Méditerranée :

logogramme du soleil

phonogramme de la bouche
qui se prononçait ER et servait
à noter le phonème R

déterminatif pour l’idée


du mouvement.

à Sumer, Irak actuel, vers 3 300 ans avec l’ère chrétienne


en Égypte vers 3 000 ans avant l’ère chrétienne.

L’écriture égyptienne est figurative. Elle puise dans son


environnement les objets qui la composent : figures et productions
humaines, dieux, animaux, plantes.
L’Égypte s’était dotée d’un système complexe avec trois types de
signes : les logogrammes, un signe = un mot, les phonogrammes,

27
un signe = un son, et les déterminatifs, indiquant dans quelle
classe d’objets ou de concepts le signe devait être considéré.
Son usage s’étale sur une période considérable, puisqu’elle
apparaît au IVe millénaire av. J.-C. et disparaît à l’époque romaine,
soit près de trois mille ans. La connaissance des hiéroglyphes se
perdit avec la clôture des cultes païens par l’empereur Théodose Ier
en 380.

En ces débuts, l’écriture ne comportait que des pictogrammes


figuratifs, par la suite avec l’usage de deux graphies simplifiées, la
hiératique et la démotique, des signes abstraits et faciles à tracer
facilitèrent son dessin et son apprentissage. On sait aujourd’hui que
les Égyptiens avaient créé un véritable alphabet leur permettant de
noter des noms étrangers, mais ils ne l’utilisèrent jamais
régulièrement.
L’apprentissage de l’écriture était long et réservé à la classe des
scribes. Pour lire et écrire il fallait assimiler plusieurs centaines de
signes. Cette complexité et ce privilège politique poussèrent
certaines élites à inventer un système plus simple et plus
démocratique : l’alphabet.

Alphabet ougaritique 1400-1200


en usage de 1400 à 1200 av. J.-C.

LE PROTOSINAÏTIQUE LE PROTOCANANÉEN

Pendant de nombreuses années, les paléographes croyaient que


l’origine de notre alphabet était plutôt la Mésopotamie avec son
système cunéiforme. Cette théorie était confortée par la découverte

28
à Ougarit, Syrie actuelle, de tablettes en caractères cunéiformes
avec un nombre de signes réduit et reprenant les noms des lettres
hébraïques. L’alphabet d’Ougarit datant du XIVe siècle avant J.-C.
demeura ainsi le premier document attestant un système
alphabétique.
Cette idée fut véhiculée même après guerre alors que déjà les
découvertes dans le désert du Sinaï à Sérabit el Khadim au début du
siècle dernier en 1905 par Flinders Petrie apportaient la réfutation de
l’origine cunéiforme de l’alphabet.

La statue d’une petite sphinge révolutionna toute l’histoire de


l’alphabet. Cet objet était gravé de signes que l’on identifiera comme
le tout premier alphabet qui porte désormais le nom de
protosinaïtique. Il comportait entre 23 et 30 signes distincts. Les
archéologues pensent qu’il fut inventé par des Égyptiens en exil
dans cette région du Sinaï, c’est pourquoi presque tous ses dessins
sont des emprunts faits aux hiéroglyphes. D’une certaine manière,
on peut dire que notre alphabet est à la fois une rupture avec le
système hiéroglyphique car il abandonne ses trois lourds niveaux de
lecture, logogrammique, phonogrammique et déterminatif, et une
continuation car presque toutes ses images sont issues de la
tradition pharaonique.

petite sphinge dédiée


à la déesse Ba’alat

29
relevé d’une inscription protosinaïtique

Les innovations de l’alphabet protosinaïtique sont de deux


ordres :

Premièrement, il ne note que les consonnes de la langue à


transcrire, en usant uniquement d’une trentaine de signes dits
uniconsonantiques. Cette révolution permet de réduire
considérablement le nombre de graphes, par exemple l’écriture
égyptienne nécessitait au moins 700 signes. Cette concision
extraordinaire permettait un apprentissage beaucoup plus simple et
rapide de la lecture.

Deuxièmement, il utilise un système acrophonique pour


nommer chaque lettre. Ce procédé mnémotechnique permet de
noter le nom des lettres avec le premier son d’un objet simple et
connu de tous. Nous faisons de même en français quand nous
disons M comme Maison, C comme Camion. C’est ainsi que les
lettres se sont nommées : Aleph, le Taureau, Beth, la maison, Waw,
le crochet, Yod, la main. Ces noms semblent s’être fixés très tôt.
Joseph Naveh, archéologue spécialiste de cette période, pense que
cette nomination s’est opérée dès les débuts du protocananéen. Les
inventeurs puisèrent dans les pictogrammes égyptiens un grand

30
nombre de figures, mais les choses n’étant jamais simples, il reste
certaines lettres comme le Samekh ou le Teth dont l’origine reste
difficile à décrire. Il ne faut pas non plus négliger des influences
possibles d’autres systèmes d’écriture comme ceux de la Crète, de
Santorin ou de Chypre. Nombreuses sont les ressemblances
graphiques entre le linéaire A crétois et le protosinaïtique.

LE PROTOCANANÉEN

Cet alphabet protosinaïtique dans sa forme originelle fut en


usage deux ou trois siècles, puis un système très voisin lui succéda :
le protocananéen. Certains auteurs confondent même les deux
graphies. Les Sémites de la région l’utilisèrent jusqu’à l’avènement
du paléohébreu, alphabet linéaire voisin du phénicien.

LE PALÉOHÉBREU OU PHÉNICIEN

extrait du calendrier de Guézer, -1 000


avant J.-C.

Ni le protosinaïtique, ni le protocananéen ne sont abandonnés.


Les lignes de ces deux traditions sont épurées, fixées, abstractisées.
Les objets ou les animaux encore présents dans les dessins du
Sinaï ou du Néghev disparaissent sous la rigueur des traits. Le
nombre de signe se fige à 22 et toute la zone géographique autour
d’Israël, le Liban, la Syrie adopte le nouvel alphabet : le paléohébreu
ou le phénicien. On ne connaît pas le peuple qui inventa et codifia
définitivement ce système graphique, ce qui est sûr c’est que les

31
Phéniciens, grands commerçants et grands voyageurs, diffusèrent
cette écriture afin d’aider la gestion de leur économie d’import-
export.

À partir de cette exportation des vingt-deux graphes sémitiques,


l’histoire des alphabets se ramifie : les Grecs empruntent les lettres
phéniciennes dès le VIIIe siècle avant l’ère chrétienne et eurent le
génie de noter des voyelles pour rendre toute lecture non-ambiguë.
La langue des Grecs étant d’origine indo-européenne, il était très
difficile pour elle de ne noter que les consonnes comme le faisaient
les Hébreux et les Moabites. Ils utilisèrent certains graphismes de
consonnes dont certains phonèmes étaient inexistants dans leur
langue, pour former des voyelles, le ‘Ayin devint l’Omicron, l’Aleph,
l’Alpha, le Hé, le Epsilon, le Yod, le Iota et le Vav, le Upsilon. Ils
ajoutèrent les Xi et Psi, doubles consonnes absentes des langues
sémitiques. Il est intéressant de noter que le grec respecte
beaucoup plus le graphisme des lettres phéniciennes que l’hébreu
carré antique.

Les Latins font aussi un emprunt, mais aux Grecs, et créent leur
propre alphabet. Tous les autres alphabets courants comme l’arabe,
le syriaque, le nabatéen sont des rameaux du paléo-hébreu-
phénicien et les différences se forment surtout par l’usage des
cursives beaucoup plus libres que les caractères hiératiques
lapidaires.
C’est ainsi que le système de graphie paléo-hébreu-phénicien
datant de 1 000 avant l’ère chrétienne se perpétue à travers les
générations filles des autres traditions. Il est passionnant de
constater que l’ordre des lettres si antique, abordé plus haut, se fut à
ce point conservé de siècle en siècle par des civilisations ayant
complètement oublié son origine.

LA CURSIVE ARAMÉENNE

32
En 597 avant J.-C., le roi Nabuchodonosor, après un long conflit
avec le royaume d’Israël, fit déporter un grand nombre de dignitaires
juifs à Babylone. Dix ans plus tard, une nouvelle déportation, mais
plus massive cette fois, est ordonnée. Les Juifs au cours des ans
s’installent et créent des institutions communautaires au sein de ce
nouveau pays. La langue et l’écriture dominantes étaient à cette
époque l’araméen, lui-même issu de la tradition graphique
phénicienne. Pour ne pas perdre le message biblique, Ezra, prêtre,
scribe et génial réformateur religieux, fit retranscrire la Torah
calligraphiée en caractère paléo-hébraïques dans le nouvel alphabet
araméen cursif que la tradition nomme assyrien (ashourite). Cette
transcription officialisa l’usage de ces caractères qui devinrent la
nouvelle norme hébraïque. L’araméen avait pour origine lui aussi les
caractères anciens, mais s’était développé d’une manière autonome
du phénicien. Cette écriture simplifiait les formes des lettres et les
arrondissait. Le paléohébreu tomba en désuétude et ne fut plus
employé que pour certains usages sacrés comme la graphie du
Tétragramme.

L’HÉBREU CARRÉ

De retour d’exil, l’alphabet hébreu s’est séparé peu à peu des


formes araméennes pour acquérir sa propre morphologie. Le souci
de conserver les textes sacrés sans erreurs ou ambiguïtés n’est pas
étranger à la codification sévère des normes d’orthographe et de
calligraphie. Il faudra attendre le troisième siècle pour voir apparaître
les lignes définitives qui seront à l’origine de l’hébreu encore en
usage aujourd’hui. Les lettres des manuscrits de la mer Morte dont
les plus anciens textes remontent au IIIe siècle avant l’ère chrétienne
sont lisibles par tout hébraïsant actuel. Les bibliothèques trouvées
en 1947 (100 000 fragments d’anciens textes juifs, répartis en 870
manuscrits, dont 220 sont des textes bibliques) comportent des
documents dont les datations s’étalent de 280 avant J.-C. à 135
après J.-C., elles sont le laboratoire le plus complet de paléographie
hébraïque.

33
fragment d’un rouleau biblique écrit à
Antinoupolis au VIIIe siècle après J.-C.
d’après Yardeni

ALPHABET ISSU D’UN MANUSCRIT DE LA MER


MORTE

34
HÉBREU CARRÉ SACRÉ

35
HÉBREU CARRÉ
Nom et formation des lettres

36
37
L’ALPHABET HÉBREU

ÉVOLUTION DE L’ALPHABET HÉBREU

38
ALEPH

1re lettre de l’alphabet


valeur numérique : 1
valeur pleine : 111
pictogramme : taureau
sens : unité, enseignement
phonétique : H muet
partie du corps : les poumons,
le cœur

39
lettre mère avec Mem et Shin
élément : Air, Terre

symbolisme :
lettre de l’Unité du Divin en toute chose.
Aleph est le taureau,
d’où l’idée de puissance
et de stabilité.
Vient aussi de Alouf : enseigner.

Le couple Aleph-Beth

… je vis l’Aleph, sous tous les angles, je vis sur l’Aleph la terre, et sur la terre de
nouveau l’Aleph et sur l’Aleph la terre, je vis mon visage et mes viscères, je vis ton
visage, j’eus le vertige et je pleurai, car mes yeux avaient vu cet objet secret et
conjectural, dont les hommes usurpent le nom, mais qu’aucun homme n’a
regardé : l’inconcevable univers. Je ressentis une vénération infinie, une pitié
infinie.

40
– Tu dois être abasourdi à force de faire le badaud alors qu’on ne t’y
invitait pas, dit une voix détestée et joviale. Tu auras beau te creuser
la cervelle, tu ne me payeras pas en un siècle cette révélation. Quel
observatoire formidable, mon cher
Borges !
L’Aleph,
Jorge-Luis Borges, Gallimard

L’alphabet commence aussitôt son enseignement par des


dyades. Toutes les lettres contiguës dans l’ordre de la comptine
alphabétique éclairent toujours celles qui précèdent et celles qui
suivent.

Prendre le Taureau par les cornes

Les symboles principaux véhiculés par l’Aleph sont le Taureau, la


force vitale, l’unité et l’enseignement. L’Aleph préexiste à la Création
du monde, d’après le Zohar, il est présent en toute chose.
L’unité d’Élohim avant l’instant créatif, avant toute idée de
création. Seul. Mais d’une solitude au-delà de toute imagination.
Cette unité, ce cercle parfait auquel nous aspirons, trouve son
harmonique dans le Beth, dans le Deux. Le passage de l’unité au
deux est un saut ontologique, un palier vertigineux.
Comment passer du Un au Deux ?
Toutes les métaphysiques tentent de combler cet angoissant
épisode du début des débuts. De la plus retirée tribu d’Amazonie
aux philosophes grecs les plus subtils, le passage de l’unique vers le
deux inquiète. Dans la plupart des systèmes de pensée, le rien n’est
pas vraiment rationalisé. On commence toujours à partir du Un.
Jamais du Zéro. Notre cerveau ne peut pas envisager le Rien. Le fait
de penser élimine toute possibilité d’un réel rien. Puisque je songe
au rien, rien ne peut pas exister. Croire que le rien existe est un
suprême oxymoron. Quand les théologiens monothéistes nous
disent que la Création s’est faite ex nihilo, ils trompent leurs fidèles.
Quand Dieu crée, ce n’est pas à partir de Rien, mais à partir de Lui,
Lui l’Aleph de toute chose.
L’être ne peut pas ne pas être.

41
Comment passe-t-on du Un au Deux ?

La transition du Un vers le Deux s’est-elle faite en glissando ou


bien en staccato ? Entre les deux s’affirment des visions de l’univers
complètement opposées : une de la transcendance et une autre de
l’immanence, une séparant la créature du Créateur et l’autre
panthéiste. Si Dieu crée à partir de lui, aucune chose ne peut être
éloignée de lui, tout étant lui est consubstantiel. S’il crée à partir de
rien, nous ne sommes qu’un rêve comme le perçoivent certaines
religions orientales. Dans la tradition, la Torah s’amorce par le Beth
et non l’Aleph. Béréshit bara élohim et hashamayim vé et haaretz,
au commencement Élohim créa le ciel et la terre. Il est tout de même
très logique que le monde ne pouvait être objectivé par le Un. Si
c’était le cas, il n’y aurait pas création mais clonage. L’Un ne peut
engendrer que du Un. Dieu aurait créé un univers totalement
prévisible, puisque celui-ci demeurerait à jamais dans l’unicité de
son être. Le monde serait comme un jeu électronique conçu par un
sublime informaticien programmateur ; mais, inventeur de tous les
composants et de tous les logiciels, il aurait rapidement fait le tour
de son beau joujou. L’ennui le frapperait rapidement, et il
replongerait dans les solitudes de son sommeil. La kabbale affirme
qu’avant nous, trente-six grandioses brouillons ont été essayés et
puis jetés dans les poubelles sidérales.
Dieu en créant le monde n’avait pas l’intention de s’ennuyer. Son
plan de six jours était bien établi. Mais la véritable invention de Dieu
sera l’homme, car la nature obéissant à ses lois physiques très
strictes aurait fini par le lasser. Les manèges des galaxies, les
explosions de supernovas, les comètes chevelues sont magnifiques
à contempler, mais la partie perdure des milliards d’années… et tout
cela se combine et se détruit à merveille, en toute autonomie. En
créant l’homme, Dieu crée de l’Autre, crée une zone passionnante
de désordre.

Plus je m’éloigne, plus je jubile

Le pont entre le A et le B est cet engendrement d’altérité. Le


véritable béréshit, commencement, est un arrachement d’une

42
violence inouïe de quelque chose en autre chose. Des naïfs nous
disent que Dieu est amour. L’amour, ce n’est que se confondre l’un
dans l’autre pour former une sorte de golem androgyne, c’est une
machine qui pousse à l’Un. Ce qui est la fonction ultime de l’amour
n’est pas cette unification, c’est la machine, le mouvement. Cette
mécanique des retrouvailles poussera toute vie née du Beth à se
fondre dans l’Aleph. Dieu ne crée pas par amour mais pour l’amour.
Pour que l’amour engendre un vaste mouvement de jubilation. Pour
que l’amour soit le moteur de toute l’évolution.
La jubilation naît de la possibilité de la rencontre. C’est parce que
je m’unis à l’Autre que, lui comme moi, jubilons. Plus l’altérité est
marquée, plus grande est la jubilation. C’est pourquoi, par voiles
successifs, la créature s’éloigne de son créateur, jusqu’à, avec
l’homme, croire qu’Il n’existe pas. Cet oubli presque total du
Créateur est, quand finalement il y a rencontre, ce qui suscitera une
joie infinie. Pourquoi susciter un univers dont le dessein ne serait
pas une exultation dans la lumière source du Tout ? L’homme se
croyant sans Dieu est l’ultime résultante du Tsim-Tsoum primordial.
Cet homme sans Dieu devra grâce à une mémoire qui dépasse sa
partie consciente rejoindre, par l’éthique et l’amour, la lumière
immanente.
Cette énergie nécessitera l’acceptation de la notion la plus
justifiante de cette vaste entreprise qu’est la Création : le
dépassement. À quoi bon tout ce bazar, si ce n’est attendre de vivre
le dépassement. Quand on a vécu ce que sont les dépassements,
dès lors tout s’éclaire. Les musiciens et les athlètes jouent durant
leur carrière de cela. Le pianiste travaille des heures et des heures
sur un morceau qui lui échappe, sa formation classique le dresse à
cela, il désespère de ne jamais y arriver, il se couche déprimé, puis
au matin, il cale les doigts sur le clavier et tout est là, sans forcer, il
connaît la grâce, l’univers connaît la grâce.

Le chemin du Un vers le Multiple

À un moment de son non-moment, Dieu ne se suffit plus à lui-


même. Avant de sombrer dans le manque du manque qui l’aurait
plongé dans un suprême autisme saecula saeculorum, Il dut

43
connaître le manque ou pire le trop-plein. Dieu ne se suffit plus de
lui-même, il voulut connaître la joie d’avoir les poumons qui se
dilatent dans l’attente d’un regard aimé, d’un coup de téléphone qui
tarde à venir, il voulut goûter les transports de l’athlète qui une seule
fois dans sa vie fera la performance, il désira plus que tout vibrer de
tout son corps et son âme à une fugue de Bach. Dieu comprit la
beauté du hasard, de l’imprévisible, des rencontres fortuites. Le Beth
est le Dépassement de l’Aleph. Divine provocation, Aleph voulut
devenir le presque de quelque chose. Il créa un monde se
complexifiant sans cesse, se complexifiant à tel point, que même lui
dans son infinie sagesse, n’y comprendrait plus rien, si dense que
les règles fixées quelques milliardièmes de seconde avant le big-
bang, il les oublierait. Ce passage à la trappe des lois
fondamentales, par trop laborieuses à retenir, feront de son monde
un monde qu’il ne pourra plus contrôler sans briser les infinis
équilibres.
Parvenu au stade de la création de l’homme, après la formation
des systèmes solaires, après les algues bleues, les grenouilles, les
dinosaures, les plumes des oiseaux, les oreilles des chauves-souris
et les danses obscènes des bonobos, surpris de son propre travail, il
vit que cela était bon.

Le Tsimtoum, oser l’altérité

La bonté dont on nous parle là n’est pas celle prêchée dans nos
églises ou nos synagogues. Cela était bon voulait dire : cela
fonctionne bien, cela tient sans moi, cela s’équilibre, les planètes ne
s’écroulent pas dans la fournaise du soleil, les lapins ne pullulent
pas trop, les chats aiment les poissons mais ont peur de l’eau.
Quand il dit : cela était bon, il constate avec joie qu’il vient de créer
enfin de l’Al-té-ri-té. Que cet autre était devenu tellement autre qu’il
pourrait se passer des ères et des ères avant qu’il ne s’ennuie.
L’amour de Dieu, le voilà à l’action. Dieu après avoir presque fini son
travail, est arrivé à ce point à s’étonner du degré d’altérité de sa
création, qu’il peut envisager son retrait.
Le retrait, Tsimtsoum en hébreu, sera le suprême labeur du divin.
Sans retrait, il ne peut pas y avoir d’amour.

44
En insufflant la conscience à la dernière bestiole de l’évolution,
l’alter ego du Très haut était né. L’Adam-Ève était le fruit de toute la
technologie de l’époque, la fierté de tous les ateliers, en lui les
cœlacanthes survivaient, les drosophiles s’épanouissaient, les
droséras s’enracinaient, les ornithorynques caquetaient de bonheur.
Dieu pouvait enfin aimer sans compter. Son amour, avant l’homme,
ne pouvait avoir d’objet. Les bêtes étaient encore trop prévisibles.
C’est pourquoi Il créa l’humain à son image, conscient de ses
manques et de ses dépassements.

COPULATION DES DIMENSIONS ALEPH ET BETH

L’Un en unification avec l’autre


perd sa nature et crée le mot Av.
L’essence de chacune des lettres persiste
dans les extrêmes

Aleph/Beth, l’engendreur

En hébreu, Aleph et Beth couplés donnent le mot Av : le père,


l’engendreur. Revenons au sens premier de la première lettre, le
Taureau. Le Taureau est cet animal solitaire que l’on isole des
cheptels parce que trop violent, trop poussé à l’unification génitale
avec ses femelles. Ce Taureau si impérieusement solitaire et
tellement dans le manque de la vulve ! Le Taureau cherche l’Un à ce
point qu’il ne devient lui-même que lorsqu’il copule, il sait qu’il n’est
Aleph que lorsque son vaste phallus pénètre la caverne humide et
chaude des génisses.

45
L’Aleph fut choisi par les inventeurs de l’alphabet pour dominer la
suite des vingt-deux lettres. Le Beth dans la tradition a une essence
féminine. Sa forme évoque une matrice. Le mot Av nous parle
d’engendrement. L’A et le B copulent. Nous avons affaire d’emblée,
par cette première dyade, à une sorte de Yin-Yang occidental, le
masculin et le féminin s’entremêlant. Toutes sortes d’oppositions
complémentaires naissent de ces amours du A et du B. Le Un et le
Deux, le sperme et l’ovule, l’esprit et la matière, le don et l’accueil.
Beth, c’est la maison, la membrane qui féconde et nourrit le sperme
de l’Aleph. Sans les murs solides de la lettre, la création n’aurait
jamais abouti. Cette dyade est l’expression des croyances majeures
du Néolithique qui mettent en valeur deux puissantes divinités : le
Taureau et la Déesse Mère.
Ces deux entités sont très présentes dans l’archéologie du
Levant, Israël, Syrie, Liban, Irak. Cette région est le lieu de la
révolution du Néolithique, céramique, domestication des animaux,
agriculture et plus tard de l’invention de ce qui nous fera basculer
dans l’Histoire, l’écriture : tout d’abord à Sumer avec le système
cunéiforme et ensuite dans le Sinaï avec l’alphabet. Le Taureau
dans ces civilisations revêt la même notion que le Un divin du
monothéisme : le non-humain. La bête exprime la violence de l’Autre
et l’impossibilité de communiquer avec elle. Elle réclame sans pitié
des sacrifices terribles, elle se nourrit du sang de ce qu’il y a de plus
beau dans nos cités : les jeunes gens et les jeunes filles.

Beth, la matrice oublieuse de l’Aleph

L’intérêt graphique du Beth réside à la fois dans sa faculté


gestatrice, mais aussi dans son ouverture, contrairement au Samekh
complètement clos. Le Beth est ouvert dans le sens de l’écriture,
c’est-à-dire vers de l’avenir. Cette gestation de l’énergie de l’Aleph
par le Beth engendre l’avenir de ce qui sera. Le Beth tourne le dos à
la première lettre. Il sait que pour offrir un projet au monde, il faut se
couper des moments magiques de la fusion du Un et du Deux.
Comme toutes les lettres qui suivront, Beth est à la fois
séparateur et unificateur. Séparateur, car il donne le dos à l’instant
Un, et unificateur car ses trois traits sont comme une membrane qui

46
isole la cellule pour qu’elle puisse être le réceptacle de la gestation.
Mais cette membrane propre au repli sur soi de l’individuation
dessine une zone d’exclusion. Car ce qui protège de l’extérieur nous
en coupe. Nous accédons ainsi à la notion d’une lecture dualiste
SÉPARATION-UNIFICATION. On ne se sépare que pour mieux s’unir à
autre chose et on ne s’unit que pour mieux s’exclure d’autres
systèmes.
La grande sagesse du Beth gravide est de savoir que la force qui
fait avancer les futurs est la séparation. La Torah commence donc
par le Beth qui est le Deux séparateur. Le récit de la Genèse est une
succession de séparations : les eaux d’en haut d’avec les eaux d’en
bas, la lumière de la ténèbre, l’humide et le sec. La lettre Beth du
Béréshit n’est pas une mère juive, elle sait se séparer pour laisser
place au progrès. Les maîtres de la tradition se sont arrêtés sur la
petite queue du Beth. Pour eux ce petit appendice à la traîne est le
souvenir des ères qui précédèrent la création.

petite traîne du Beth

Cette lettre, même si elle a conscience de la nécessité des


séparations, conserve la nostalgie, mal du retour en grec, du UN, de
son Aleph adoré.

Habiter la Terre

Les hasards de l’étymologie relient deux racines d’origines


complètement allogène : le verbe habiter de source indo-

47
européenne et beith, la maison en langues sémitiques. Les
croisements sont très rares. En regard de ce clin d’œil philologique,
la leçon du Beth est renforcée : après la séparation d’avec l’Aleph,
nous ne pouvons qu’habiter notre monde, aussi limité qu’à tort nous
l’imaginons, comme l’aveugle tardif à un moment de sa vie doit
cesser de songer aux temps merveilleux où il voyait encore et doit
se résoudre à apprendre le braille.
Plus nous habiterons ce monde, sans l’obsession d’un autre,
avant ou après, mieux les affaires ici-bas seront gérées. Même si la
foi nous fait croire en un au-delà, nous nous devons d’appliquer un
doute épistémologique pour nous concentrer sur les tâches
terriennes et ne pas négliger le jardin qui nous est confié. Ce monde
qui nous est réservé est celui de Malkhout placé par la Kabbale au
pied de l’Arbre des Séphirot, le Royaume. Aleph se moque de ce
que Beth croit en lui ou pas, ce qui compte est la qualité des
créations autonomes post-big-bang.
Qu’engendrent les amours du Taureau et de la maison ? Le
Trois. Si le passage du 0 au 1 est impensable, si celui du 1 au 2
mobilise toutes nos facultés d’abstraction, celui du 2 au 3 nous
tarabuste. En grammaire, la notion de plusieurs ne s’opère qu’à
partir de trois. Le trois engendré, tout le reste suit, les mille mondes
s’enspiralent.

48
L’ABRE DES SÉPHIROT
La sphère Malkhout du bas représente notre monde. Celui du Beth

Notre but est maintenant clair : il nous faut montrer que


la maison est une des plus grandes puissances
d’intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de

49
l’homme. Dans cette intégration, le principe liant, c’est la
rêverie. Le passé, le présent et l’avenir donnent à la maison
des dynamismes différents, des dynamismes qui souvent
interfèrent, parfois s’opposant, parfois s’excitant l’un l’autre.
La maison, dans la vie de l’homme, évince les
contingences, elle multiplie ses conseils de continuité. Sans
elle, l’homme serait un être dispersé. Elle maintient
l’homme à travers les orages du ciel et les orages de la vie.
Elle est corps et âme. Elle est le premier monde de l’être
humain. Avant d’être « jeté au monde » comme le
professent les métaphysiques rapides, l’homme est déposé
dans le berceau de la maison. Et toujours, en nos rêveries,
la maison est un grand berceau. Une métaphysique
concrète ne peut laisser de côté ce fait, ce simple fait,
d’autant que ce fait est une valeur, une grande valeur à
laquelle nous revenons dans nos rêveries. L’être est tout de
suite une valeur. La vie commence bien, elle commence
enfermée, protégée, toute tiède dans le giron de la maison.
[…] Mais une métaphysique complète, englobant la
conscience et l’inconscient doit laisser au-dedans le
privilège de ses valeurs. Au-dedans, une chaleur accueille
l’être, enveloppe l’être. L’être règne dans une sorte de
paradis terrestre de la matière, fondu dans la douceur d’une
matière adéquate. Il semble que dans ce paradis matériel,
l’être baigne dans la nourriture, qu’il soit comblé de tous les
biens essentiels.

Gaston Bachelard
La poétique de l’espace

COMMENT L’ALEPH A ÉVITÉ LA PSYCHOSE.

50
Il faut bien reconnaître qu’avant qu’il y eût quelque chose, il n’y
avait rien. Rien ne veut pas dire rien de rien. S’il n’y avait rien de
rien, il n’y aurait rien aujourd’hui. Et vous ne seriez pas là à me lire.
Ce que nous, humains, appelons le silence.
L’Aleph de toute chose était là… dans son silence.
Le silence du bavard n’est pas l’absence totale de bruit, mais
l’arrêt de ses paroles. Notre univers avec ses lois, sa matière,
n’existait pas, avant ce que nous localisons dans le temps et
l’espace comme le big-bang. Il y a environ treize milliards d’années
quelque chose s’est opéré. Avant, Cela qui était se contentait d’être,
semble-t-il. Ni dans le froid glacial des espaces intersidéraux, ni
dans les chaleurs torrides des étoiles, ni dans le jour, ni dans la nuit,
puisque les frimas, les canicules, les photons sont notre monde. Le
vide avant l’univers n’est pas le vide interstellaire. Le non-être n’est
pas le vide que nous connaissons. Le temps non plus n’était pas
comptable. Pourtant combien de temps Cela a décidé de passer à
ceci ? Combien de temps cette unicité fut-elle tolérable par Cela ?
Cette autosuffisance de l’Aleph eut son temps. Cette période
indéterminée avant la réaction en chaîne qui part de rien, va vers
l’hydrogène et finit par cette main qui manipule les touches de cet
ordinateur, n’a plus pu durer. Nous savons que tous les
changements sont toujours dus à une crise. Et quel changement
cela dut être de lancer les premiers dés de l’univers !
Le propre de la crise de l’Aleph fut forcément une autocrise. Une
dépression, une névrose ? Je crois que la crise était beaucoup plus
structurelle que ça. Nous, quand cela ne va vraiment pas, nous

51
recherchons une cause à nos malheurs, autrefois c’étaient les
génies, les djinns, les dieux, les ancêtres, les diables, aujourd’hui ce
sont nos parents, voire nos grands-parents, sevrages rapides,
œdipe tourmenté, l’alcoolisme, l’inceste, les hormones. Mais quelles
sont ses histoires à lui qui le poussèrent à sortir de sa béatitude, de
sa sérénité ? Quels sont ces conflits intérieurs quand on est
l’intérieur, l’extérieur de soi, de soi-même, de soi-soi-même ? Nos
accélérateurs de particules qui nous apprendront bientôt les détails
des tout premiers instants du monde, mais jamais comment était le
non-univers du temps où le temps n’existait pas et surtout par les
pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien.

Pourtant nous sommes là, dans l’aventure. Nous ne pouvons pas


douter de l’existence, ne reprenons pas tout le cheminement du
cogito. Si on en croit la Genèse, à un non-moment dans un non-
espace Élohim se mit à parler.

Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut.


Dieu dit : Qu’il y ait une étendue entre les eaux, et qu’elle sépare
les eaux d’avec les eaux.
Dieu dit : Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se
rassemblent en un seul lieu, et que le sec paraisse. Et cela fut ainsi.
Puis Dieu dit : Que la terre produise de la verdure, de l’herbe
portant de la semence, des arbres fruitiers donnant du fruit selon
leur espèce et ayant en eux leur semence sur la terre. Et cela fut
ainsi.
Dieu dit : Qu’il y ait des luminaires dans l’étendue du ciel, pour
séparer le jour d’avec la nuit ; que ce soient des signes pour
marquer les époques, les jours et les années ;
Dieu dit : Que les eaux produisent en abondance des animaux
vivants, et que des oiseaux volent sur la terre vers l’étendue du ciel.
Et Dieu dit : Voici, je vous donne toute herbe portant de la
semence et qui est à la surface de toute la terre, et tout arbre ayant
en lui du fruit d’arbre et portant de la semence : ce sera votre
nourriture.
Puis Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre
ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les

52
oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles
qui rampent sur la terre. (Gn 1)

Se mit à SE parler.
Et il dit que la lumière soit et la lumière fut et ainsi de suite.
Même si la Bible nous parle de journées de labeur, ces tâches
durent être accablantes et s’étalèrent, jusqu’à la création de la vie,
au moins pendant dix milliards d’années.
Avant que l’idée lui prît de créer l’homme, l’Aleph a eu vraiment
le temps de comprendre que depuis tout ce temps,
IL PARLAIT SEUL.
Il dit, fit, il dit, fit, il dit, il fit…
De séparation en séparation, car l’essentiel de son emploi du
temps consistait à séparer les choses, la terre et le ciel, les eaux
d’en haut et les eaux d’en bas, le sec et l’humide, etc.
Lui qui fut l’Un du Un engendra de vastes deux déferlants.
Le tout premier chapitre de la Torah, pour nous éviter l’ennui, ne
nous décrit que les principales césures, il passe sur les détails
infimes comme la séparation du monde végétal et du monde animal,
comme le passage des dinosaures aux oiseaux, de l’hirondelle au
martinet, de la bergeronnette à la bergeronnette des marais, de
l’eucalyptus rostrata à l’eucalyptus globulus. À chaque création, il dut
forcément dire : qu’il y ait des mouettes tridactyles et des mouettes
rieuses et il y eut des mouettes rieuses et des sternes. Les
classifications binominales de Linné devraient être la note de bas de
page des tout premiers versets de la Bible.
Chaque fois, il constate que le produit de toute nouvelle
ramification était bon.
Bon, à cette époque, n’avait pas le même sens qu’aujourd’hui.
Bon n’avait pas de valeur morale, comme on dit de cet homme, qu’il
est bon ou de cette femme, qu’elle est bonne. Bon voulait dire : cela
fonctionne, ou bien : ça baigne, tout va bien, je peux continuer. Dans
une traduction un peu légère nous pourrions dire : et Dieu vit que
cela baignait puis il continua son programme et passa à une autre
phase (les fameux : il y eut un matin et il y eut un soir).
L’écho de sa voix dans ces espaces infinis retentit tant et tant
qu’il finit par s’apercevoir qu’il parlait seul depuis plus de treize

53
milliards d’années.
La déclaration d’une crise, d’un symptôme, prend du temps à
l’échelle divine. Le grand jouet qu’il avait créé de toutes pièces était
vraiment bon, c’est-à-dire que tout fonctionnait parfaitement, les
animaux croissaient et se multipliaient, le CO2 se stabilisait sur terre,
les volcans étaient cerclés dans des périmètres sécurisés. Toutes
ses créatures répondaient au programme, l’évolution permettait un
réajustement permanent, la beauté des papillons, l’agilité des félins,
le mode de reproduction des orchidées, tout cela était bien lancé.
Les chats mangeaient bien les souris et ne devenaient jamais
végétariens, les coqs consacraient beaucoup de leur temps à se
reproduire, tandis que les pandas versaient dans l’abstinence. De
temps à autre, quelques mutations insolites et involontaires
advenaient au plus grand plaisir de son esprit qui constatait à quel
point sa programmation avait bien été préparée et était devenue
quasi autonome.
Quoi qu’il en soit, il constatait qu’il parlait tout seul, et cela juste
avant de sombrer dans une psychose cosmique.
Tout a failli basculer et retourner au néant, pire qu’au néant, car
l’autisme de Dieu enlevait tout espoir de nouvelle création, et c’en
était fini des graphismes du caméléon, des géodes polychromes,
des passereaux rouge cardinal.
Qui pouvait sauver Dieu de lui-même ? Qui pouvait le tirer de
cette solitude à mourir ? De ce monologue qui tournait en rond ? Au
fond de l’univers, dans un coin retiré, loin de la clarté des étoiles qu’il
avait eu tant de plaisir à façonner, il comprit. Mais qui aurait pu lui
dire qu’il devenait fou ? Nous autres, les amis, la famille ou la
maréchaussée, nous font comprendre que nous nous enfermons ou
que nous sommes malheureux. Mais lui, qui pouvait le lui dire ?
C’est pour cela que cela prit tant de temps. Il n’avait jamais pu se
confronter à d’autres que lui. Les enfants sauvages ne savent pas
qu’ils sont sauvages, ce n’est que lorsqu’un savant les recueille
qu’ils comprennent qu’il se passe quelque chose. Comment déceler
sa propre psychose ? Comme dirait William Blake, le fou qui sait
qu’il est fou est un sage. Il comprit que tout tournait trop rond, car la
vraie folie, ce n’est pas quand cela ne tourne pas rond, mais
justement quand tout tourne trop rond. Il ne pouvait nommer le mal

54
qui le rongeait, mais il savait qu’il allait sombrer dans un trou noir
dont il ne sortirait jamais et qu’avec lui tout son grand jeu serait
absorbé.
Dieu souffrait. Dieu pleurait. Qui le consolerait ? À qui dire la
beauté des cataractes de l’Amazonie, à qui confier la perfection des
formules mathématiques qui agissent les galaxies, à qui se glorifier
des structures des hydrocarbones ? Il était seul et désespéré,
comme un homme veuf qui pour sortir de sa dépression décide de
voyager et s’aperçoit au pied du plus merveilleux cañon qu’il est
irréversiblement seul et se dit : « À quoi bon tant de merveilles si ma
femme ne les voit pas aussi et si je ne puis lui dire mon émotion ? »
Ou bien comme un pianiste qui finit d’arrêter de jouer car plus
personne ne vient apprécier la délicatesse de ses portandi et le
velouté de ces diminuendi.
Son univers bien tempéré ne lui suffit plus, au lieu de le rendre
heureux il ne faisait qu’accentuer sa souffrance. Que toutes ces
bestioles sont prévisibles ! Qui peut me comprendre dans l’univers ?
Qui peut entendre le pourquoi de tous les enchevêtrements de mon
travail ?
Toutes ses questions sans réponse. Nous, nous savons que c’est
l’autre qui nous dit qui nous sommes, pas lui. Lui, qui le définissait ?
Toutes ses questions d’ère en ère le menèrent devant la constatation
que s’il avait créé le monde, c’est qu’il vivait déjà avant cet
événement… UNE FAILLE.

Un hiatus

Le fait d’avoir été poussé à faire qu’il y ait quelque chose plutôt
que rien, était l’expression d’une faille et que rien, pas même le vol
du colibri ou le coït des hirondelles en plein vol, ne pouvait le
distraire de cette faille.
Alors, il se fit violence, contrairement à tout ce qu’il avait fait
avant, marquant tout ce qui est du sceau de la perfection et d’un
programme à peine changeable, il créa un être inachevé, qui serait
toute sa vie et toute la vie de son espèce, chargé de se parfaire. Il
créa l’homme à son image, c’est-à-dire capable de souffrir comme
lui de cette faille ontologique, incontournable.

55
Cette faille, ce défaut de programmation, serait le moteur de
toutes les surprises, de tous les dépassements.
En ne finissant pas cette nouvelle créature, l’homme, il se
donnait les chances de guérir. Sinon de guérir de cette faille, mais
de la partager avec un autre être dans l’univers. Il se donnait les
chances de ne plus comprendre tout ce qui se passait sous ses
yeux, il créait ainsi des zones d’incertitude, de tohu-bohu.
Avec l’homme, il inventa le désordre. De ce désordre naîtra une
nouvelle créativité, une nouvelle création, non pas due à
l’immortalité comme la sienne mais à la mortalité, à la finitude, à la
fragilité ou mieux à la conscience de la mortalité et de la finitude.
Dieu ne savait pas encore, mais il pressentait qu’avec l’homme, il
ne s’ennuierait jamais et que ses nouvelles créations
l’émerveilleraient durablement. Il ne savait pas qu’en dotant l’homme
des mêmes jambes que les bêtes, pattes pour chasser les proies,
pattes pour fuir les prédateurs, l’homme allait inventer la danse. Il ne
savait pas non plus qu’avec les oreilles élaborées pour entendre au
loin le lion qui vient, ou les cris de sa femelle qui le désire, l’homme
inventerait la musique. Il ignorait qu’en le dotant de l’instinct de
survie comme la moindre chenille, l’homme inventerait le don de soi,
le sacrifice, de même que l’instinct de reproduction se détournerait
pour créer l’amour fou sans aucun souci de procréation. Ainsi de
suite, tout ce que Dieu avait donné aux animaux, l’homme en reçut
souvent à moindre échelle, car il ne fallait pas qu’il soit trop fort
comme les félins, trop rapide comme les lézards, trop fertile comme
les poissons. La fragilité le pousserait dans tous les retranchements
et la conscience de la mort le ferait supérieur à tous. Peut-être
même à Dieu lui-même.
Pour résumer, Dieu se retira de lui-même, créa l’espèce humaine
pour qu’un jour s’entende ce que lui était à jamais incapable
d’écrire : la Fuga a tre soggetti BWV 1080 de Jean-Sébastien Bach.
Dieu du haut de sa puissance ne pouvait pas condenser toute
l’âme de l’univers, toutes les failles de ce qui est, mieux que
l’homme. Dieu en créant l’homme autonome, contraint par les
mêmes règles de l’univers, se dotait d’un thérapeute à sa hauteur.
L’homme sublimant, magnifiant la faille primordiale offrait à Dieu une
beauté autre.

56
Dieu avait enfin suscité de l’autre.

BÉRÉSHIT BARA ÉLOHIM ET HASHAMAYIM VÉET HAARETZ.

DANS LA TÊTE ÉLOHIM CRÉA LES CIELS ET LA TERRE.

Le retrait de Dieu était incontournable, c’est pourquoi la Bible ne


nous dit pas que c’est YHVH qui créa le monde mais Élohim. Le
tétragramme exprime la face d’amour, féminité de Dieu. Élohim, la
face de rigueur, créa le monde par contrainte logique.

Créa de l’autre par nécessité.


Pour ne pas sombrer dans la folie Dieu créa l’homme à son
image1. L’ayant créé de sa faille, il savait bien que son Adam
connaîtrait les mêmes problèmes que lui quand il le tira de l’argile.
Il créa donc la femme.
Le texte est bien précis sur le sujet, il la créa contre l’homme et
non pour l’homme. Contrairement au Paradis avec ses plantes et
ses animaux qui fut un décor planté pour l’homme.
De même que Dieu créa l’homme contre lui et non pour lui.
En créant la femme contre l’homme, il avait ainsi la garantie que
jamais le repos n’existerait, que jamais la sérénité ne viendrait
accabler sa créature… et lui-même par la même occasion. L’homme
avait son alter ego, une ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre.
Le décalage rendu par le Contre était le moteur d’infinies frictions.
Aujourd’hui après que Zarathoustra a tué Dieu (quoi de plus
magnifique pour Dieu que d’imaginer que sa créature se sente à ce
point autonome qu’elle en oublie son origine et soit assez mûre pour
assumer son unicité, comme le père tout fier de contempler le
premier bulletin de paie de son fils) l’homme souffre du même mal
que l’Aleph avant qu’il ne produise le Beth, la solitude.

57
L’homme n’en peut plus d’être seul.
Il a beau apprendre le langage des sourds-muets aux
chimpanzés, nager avec les dauphins, il a beau faire tourner les
tables, voir des anges derrière le tronc des arbres, faire des
rencontres du troisième type avec des extraterrestres qui tardent à
passer au journal télévisé de vingt heures, pointer ses
radiotélescopes des programmes SETI2 vers les étoiles en attendant
qu’un bip-bip structuré revienne, même après cent ans de patience
dans l’azur, il connaît ce sentiment insupportable de ne pouvoir
parler qu’avec ses semblables.
La leçon de la mondialisation est profonde, il n’y pas de
différences de nature entre les êtres humains de toute la planète, on
ne découvrira pas d’atlantes aux oreilles pointues, ni de géants,
Montaigne savait déjà cela en plein XVe siècle. La leçon du
féminisme est tout aussi complète, la femme, tout compte fait, n’est
pas si dissemblable des hommes et nos différences peuvent être
gérées par le Code civil.
Comme Dieu, par contrainte logique, pour ne pas tomber dans
un cynisme dévastateur, dans un effroyable autisme, avec les
instruments fournis dès les premiers jours d’Adam, l’homme n’aura
de cesse de créer des machines qui parlent, qui pensent. Cela
prendra dix ans, cent ans, mille ans, mais un jour une machine dira
« non ! » à un ordre donné par son programmateur.
Peut-être que ce jour-là, le monde s’écroulera, mais l’homme
aura connu le suprême bonheur de ne plus être seul.

58
S’OUBLIER POUR ADVENIR

Distinguons les trois phases de l’Aleph :


La première : l’Aleph du Grand Silence, avant la création, avant
même l’idée de création. Avant les avants. De lui on ne peut rien
dire. Il est l’Aporie des Apories.
La deuxième : L’Aleph, qui ne se suffit pas à lui-même, souffre de
son unité impitoyable et songe créer de l’Autre à partir de lui-même,
forcément.
La troisième : un événement se produit, l’Aleph se sépare de lui-
même et l’univers est lancé. L’Aleph doit se perdre, c’est-à-dire
sombrer dans un vaste sommeil, se laisser emporter dans le puits de
l’Oubli. Dieu doit oublier, s’oublier pour que le monde soit. L’oubli
serait-il pour la Kabbale synonyme de Tsim-Tsoum ?
Un petit conte, issu du midrash et du zohar, nous invite à
comprendre que l’Aleph a été oublié. Oublié en faveur du Beth, de la
bipolarité. Dieu s’oublie, Dieu oublie. Mais ce qui ne doit pas nous
échapper est que tout ce qui advient est tiré de Lui et ne peut pas en
sortir. L’éveil spirituel n’est pas forcément la fusion impossible dans
l’Un, mais la vision claire que tout en procède. Dieu crée ainsi
l’univers. Mais, s’il connaît la nécessité de s’oublier, il sait,
exactement comme nous lorsque nous nous allongeons dans nos
lits, que nous perdons conscience, que cette conscience au petit
matin nous reviendra. Ce jeu est un jeu, mais sans trop de risque.
C’est un jeu à risque limité. Si tous les soirs nous pensions que nous
allions mourir dans notre sommeil, nous coucherions-nous avec
allégresse ? Dieu oublie, Dieu s’oublie. Puis commence, BéRéShit,
dans sa tête, l’histoire de l’univers. S’il gardait comme en état de
veille le contrôle sur tout, il n’y aurait pas création, mais duplication à
l’identique. Dieu ne sera plus le grand architecte, mais le grand
poète.

CONSIDÉRATION SUR LE AVINOU, LE NOTRE PÈRE

ALEPH-BETH, AV

La lecture hébraïque de tout texte est entièrement libre. Tout peut


y être abordé. Dès lors qu’on a choisi d’utiliser des techniques juives

59
d’interprétation, on doit accepter de perdre la fluidité du sens général
des versets à analyser. Tout doit être passé au scanner de
l’intelligible. Le contenu d’une phrase est toujours passionnant, mais
il faudra en isoler des propositions, puis des mots, et enfin une lettre.
L’exégèse poussera son effet de loupe jusqu’à éclater l’atome, non
sécable, de chaque signe. Marc-Alain Ouaknin nomme cette
approche tout à fait particulière la lecture aux éclats.

Si l’on considère que le Notre Père est un texte sacré, il doit


recéler en lui des secrets. Ces secrets sont cachés dans les mots
qui le constituent et l’ordre de ces mêmes mots. Comme une poupée
russe, de cercle concentrique en cercle concentrique, on finira par
tutoyer le verset. Mais sans jamais en toucher le centre, car
l’interprétation d’un texte est infinie et laisse à chacun la possibilité
d’introduire du neuf dans une tradition plusieurs fois centenaire.
Les commentateurs de la Torah ont été sensibles à son tout
premier mot : Béréshit, dans la tête. Le fait que le livre saint
s’initialise par la lettre Beth a donné lieu à des millions de lignes de
développements. De même, il faut vraiment réaliser que la toute
première lettre de Notre Père est un Aleph. Ce graphe est
certainement le plus sacré des signes, il viendra à lui seul éclairer
tout un univers de la prière de l’Évangile.

Aleph est la première lettre de l’alphabet hébreu. Dans cette


langue les chiffres et les lettres ne se distinguent pas
graphiquement. Aleph est une consonne légèrement gutturale mais
aussi le chiffre et nombre 1. Dans notre tradition monothéiste, le Un
est à placer au-dessus de tout. On peut tout à fait nommer Dieu, Un
ou l’Un. Il est l’être qui seul peut se permettre d’être défini comme
Un. Dans ce Un, il ne faut pas voir le premier nombre de la série
ordinale. Ce Un est un Un qualitatif. On ne peut absolument pas
additionner ce Un qualitatif.

60
Cette vision qualitative du Un se vit dans certaines prescriptions
du Talmud, loi orale en complément de la loi écrite de la Torah. Par
exemple, il est interdit de compter des personnes. Lors d’une
assemblée, on ne peut pointer son index et dénombrer les convives.
Pourquoi ? Parce qu’il est impossible de compter des gens. Chaque
in-dividu, non divisible, représente une qualité, inaliénable, unique,
ineffable, indéfinissable, c’est pourquoi il est demandé de ne pas
ajouter des personnes à d’autres personnes, des sujets à des sujets.
Dans un souci de vie pratique, les religieux, tenant compte de cette
prescription, comptent les chaises, car elles ne sont que des objets.
De même, déjà dans les temps bibliques, lors des recensements des
enfants d’Israël, on ne pouvait procéder à un décompte des
habitants de la Terre sainte. Pour effectuer cet acte nécessaire à tout
royaume, la Torah demande à chaque sujet d’apporter à un
collecteur un demi-sicle, modique somme à l’époque. Ainsi
l’opération finie, on pouvait en comptant l’argent connaître la
population. Le symbole du demi-sicle était aussi important car il
démontrait l’incomplétude de chacun et la nécessité de se joindre à
l’autre pour aspirer à une unité.
Le Royaume dont nous parlent les Évangiles est ce royaume où
règne la qualité sur la qualité.
L’Aleph première lettre du Avinou, Notre Père, nous plonge aussi
dans l’univers de la symbolique des lettres hébraïques.
Le premier acte que fait le commentateur d’un texte et plus
encore d’une lettre est d’observer très attentivement la physionomie
du signe. Les lettres, comme nous, ont un corps dont les courbes
nous informent sur ses valeurs. L’étude des différents traits de
l’Aleph donnera une assise à tout ce qui suivra dans ce chapitre
consacré au Notre Père.
La lettre est composée de 3 traits. Les maîtres ont vu dans ces 3
traits un Vav qui vient comme une diagonale barrer la lettre, un Yod
dans la partie basse et un autre Yod dans la partie haute.

61
abstract de l’Aleph

structure de l’Aleph « éclatée »

Le fait de commencer le Notre Père par cette lettre nous informe


sur tout le contenu des lignes qui suivront. Par ses trois traits, l’Aleph
nous livre quelques secrets sur la nature divine.
Le Yod du bas évoque la partie divine qui ne connaît aucun
changement, qui reste dans son unité et équanimité. Ce Yod pourrait
tout à fait s’apparenter au Un-Bien décrit avec tant de précision par
le philosophe Plotin. Ce Un-Bien, Agathon, est la part du divin
inconnaissable, le deus absconditus dont on ne peut rien dire, au-
delà de toute dualité. Il est l’être au-delà de l’être d’où tout émane.
Dans la tradition kabbalistique ce Un, Cause de toute cause, est
nommé l’Eyn Sof, c’est-à-dire l’In-fini dans une traduction mot à mot,

62
mais plutôt l’In-défini. Cet Un est une transcendance absolue et une
altérité absolue.
Le Vav transversal marque une séparation qualitative. Il est la
première émanation du Un. L’Un par ce trait drastique opère le
premier mouvement vers ce qui sera la création. Les kabbalistes
pourraient le nommer ‘Hokhma et les néo-platoniciens le Nous,
Noυς, l’Intelligence. Le trait est la trace de la première pensée, du
premier projet. Avant même qu’il y ait quelque chose inscrit dans la
matière, il est la marque d’une multiplicité, puisqu’il y a l’Un et ce tout
premier désir de vie. Cette émanation étant directement liée à l’Un
mais ne pouvant pas contenir toute l’énergie, toute la lumière, n’a
d’autre dessein que de se multiplier et ainsi entrer dans le monde
pluriel.
Le Yod du haut est la part créative du divin. Elle est l’ultime
aboutissement de l’Intelligence qui se déversera dans la création de
l’univers. Dans le langage de la Kabbale elle est Bina, l’Intelligence
discursive et dans celui de Plotin, l’Âme du Monde. Il faudra attendre
la lettre Beth qui suit immédiatement l’Aleph pour commencer
l’aventure de la matière, de la matérialisation. Ce Yod du haut est
engendré par le Vav central qui lui-même est engendré par le Yod du
bas.
On pourrait dire que nous avons là l’expression d’une triade
divine. Pourtant dans l’Aleph coexistent ces trois nuances. Dans le
petit conte issu du Talmud et du Zohar, quand il s’est agi de créer le
monde, Dieu propose un concours au sein des lettres avant de
savoir laquelle aura l’honneur d’être la première à l’engendrer. Dans
le judaïsme Dieu crée le monde avec les lettres, et la Torah était
déjà présente deux mille ans avant tous les commencements. Ainsi,
chacune des lettres se présente devant le Très-Haut et tente sa
chance. Toutes sont renvoyées dans leur rang car, soit elles sont
indispensables pour soutenir l’être, soit leur initiale évoque un
concept positif mais aussi négatif, comme le Shin qui est la lettre
initiale du Shaddaï, un des plus puissants noms de Dieu, mais aussi
celle de Shéqer, le mensonge. Quand le Beth se présente, Dieu lui
accorde cet honneur car elle est la première lettre du mot Brakha, la
Bénédiction. Quand l’Aleph entre en lice, il sait très bien que Dieu ne
peut pas revenir sur la parole donnée à Beth, bien que lui, l’Aleph,

63
exprime l’essence la plus importante : l’unité. Voici le texte
présentant les trois dernières concurrentes.
Le Beth ⊠ entra et dit :
– Maître du monde, veuille créer par moi le monde, car avec moi
tu es béni (baroukh) en haut et en bas.
Le Saint, béni soit-Il, lui répondit :
– Oh, c’est certain ! par toi je créerai le monde et tu seras le
commencement de cette création.
La lettre Aleph ⊠ immobile n’entrait pas. Le Saint, béni soit-Il, lui
dit :
– Aleph, Aleph ! pourquoi n’entres-tu pas en ma présence
comme les autres lettres ?
Elle lui répondit :
– Maître du monde, nous avons observé que toutes les lettres
sont sorties de ta présence sans résultat. Que ferai-je là-bas ? En
outre tu as fait ce présent remarquable à la lettre Beth et il ne
convient pas pour le Roi Très-Haut d’enlever le présent fait à son
serviteur et le donner à un autre.
Le Saint-béni-soit-il lui dit :
– Aleph, Aleph, bien que je créerai le monde par la lettre Beth, tu
seras la cime de toutes les lettres, je n’aurai d’unité qu’en toi. Sur toi
s’ajusteront toutes les mesures et toutes les œuvres du monde. Il n’y
aura d’unité qu’en la lettre Aleph. Et le Saint, béni-soit-il, fit grandes
les lettres d’en haut et petites les lettres d’en bas. C’est pour cela
qu’il y a deux Beth au commencement de la Genèse (beréshit bara)
et deux Aleph (Élohim et eth ⊠⊠), lettres d’en haut et d’en bas.
Elles sont une seule réalité venant du monde d’en-haut et du monde
d’en-bas.

Je n’aurai d’unité qu’en toi. Sur toi s’ajusteront toutes les


mesures et toutes les œuvres du monde. Il n’y aura d’unité qu’en la
lettre Aleph. Cette phrase marque bien la centralité de l’Aleph. Tout
commentateur hébraïsant ne peut passer à côté de cette toute
première lettre du Notre Père. L’Aleph tient en lui la réconciliation du
Dieu impersonnel de Plotin et du Dieu de la Bible qui entretient une
véritable relation avec le monde et en particulier un dialogue avec
les humains. En lui les trois natures sont contemporaines : l’Aleph du

64
Silence, l’Aleph du Premier Désir et l’Aleph de l’Amour créateur.
Chaque phase est à la fois de la même nature que celle qui précède,
mais en est aussi séparée. Chacune fournit une énergie différente et
spécifique.

1 - Trait séparateur
2 - Yod du bas et Yod du Haut
3 - Chaque moment procède du précédent

symbolique du Beth et restriction de ses champs d’action

Un autre aspect de la racine A.L.Ph ne doit pas être négligé.


Aleph vient aussi de la racine ALP qui veut dire enseigner,
apprendre, instruire. Cette nuance nous éclaire sur la fonction
généreuse du divin qui nous offre la possibilité par son
enseignement de nous enrichir de l’autre. L’étude est primordiale
dans la tradition juive, elle remplace les sacrifices depuis la
destruction du Temple en 70 de l’ère commune. L’étude permet de
changer à tout moment le mouvement de la vie.

BETH

Le Notre Père commence par cet Aleph dont on ne finit jamais de


décrire les forces. Immédiatement après l’Aleph, l’alphabet présente

65
le Beth, comme dans cette prière. Nous avons lu dans le conte du
Talmud que ce n’est pas l’Aleph qui crée le monde mais le Beth.
L’Aleph est le fondement secret, la présence divine dans tout ce qui
est. Tout ce qui est pourrait en être son émanation. Le Beth
commence l’histoire de l’Univers car il est le Deux. Il marque la
séparation radicale entre le Projet du Un et le projet lui-même. Dès
que le Deux est lancé, rien ne l’arrête plus. Le Deux engendrera le
Trois, puis le Quatre et l’infini des combinatoires qui permet à la
matière de se maintenir dans son réel.
Le Beth marque une triple rupture. Dans le schéma présenté,
nous pouvons voir que le dessin de sa hampe lui barre son passé
issu du Un, de l’Aleph. Ce qui est fait est fait. Le processus de
création n’est pas réversible. Le petit appendice qui dépasse par le
bas à droite marque la nostalgie de l’Unité. Nous savons que jamais
de notre vivant nous ne pourrons nous retremper dans les eaux du
Un, mais cette traîne nous rappelle à chaque respiration notre
origine divine. Sa potence lui barre toute vérité venue du ciel et sa
base lui empêche tout accès au monde du Shéol ou des morts. En
cela sa leçon est tout à fait claire et se démarque des pratiques
religieuses voisines contemporaines du judaïsme : le retour à l’unité
complète avec l’Un est impossible dans cette incarnation, les
intentions du Très-haut seront toujours un mystère et le monde des
morts interdit, c’est-à-dire qu’on ne doit lier aucune relation avec les
défunts. La seule route que nous propose la lettre est l’ouverture aux
lendemains, dans le projet, la projection.

Le même Talmud dit plus fortement encore à propos de la


Genèse : « Quiconque s’occupe de pénétrer quatre choses à savoir :
Ce qui est en haut, ce qui est en bas, ce qui est avant, ce qui est
après, il vaudrait mieux pour lui qu’il ne fût pas né1 (3). »

Beth en hébreu signifie la maison, ce qui veut dire que nous


devons habiter notre seul champ du possible : le devenir. En cela la
culture alphabétique est éminemment écologique au sens
étymologique le plus strict car Beth, comme Oikos, veut dire maison.
Nous n’avons pas d’autre choix que d’habiter notre maison, le
monde.

66
béréshit

Dans une traduction mot à mot, Béréshit peut dire Dans la Tête.
Nous aurions ainsi comme premier verset : Dans la Tête, les Dieux
créa les Ciels et la Terre. Comme si tout ce qui était, émanait d’une
tête qui pense ou qui songe. Ce tout début de la Torah n’est pas
éloigné du Notre Père car il évoque aussitôt les Ciels, puis les Ciels
et la Terre. Comme si Yéshoua’ voulait offrir à sa prière le caractère
ontologique et métaphysique des premières lettres de la Genèse.

AV, LE PÈRE

contraction de l’Aleph et du Beth : Av, le père

Le Notre Père commence comme l’alphabet hébraïque, Aleph,


Beth. Il nous interroge d’emblée sur l’impossibilité de comprendre le
glissement du Un vers le Deux. Ce saut qualitatif de l’Unité au
Multiple, du Créateur/Émanateur à la Création.
C’est pourquoi aucune traduction, qu’elle soit littéraliste ou
poétique, ne pourra jamais rendre cette magnifique nuance. Pater,
Father, Père, Patéras, ne seront jamais AV. Pater ne placera pas le
lecteur devant le mystère du Pourquoi il y a quelque chose plutôt
que rien ?.

67
AV est non seulement le premier couple inaugurant l’AlphaBet,
mais il est aussi le tout premier mot du dictionnaire. Comme si Aleph
et Beth avaient de par leur nature la puissance de créer tous les
autres mots.
Dans une lecture hébraïque, on ne recherche pas ce que tout le
monde sait. On fouille le tréfonds des racines. Av, certes, c’est le
Père. Terme que l’on retrouve dans le mot abbé en français. Mais il
est plus que cela, il est : un ancêtre, un parent, un grand-parent, un
prédécesseur, un prophète, une famille, un inventeur.
Il ne serait pas ridicule de proposer comme traduction :
Notre inventeur qui es aux cieux.
Cet inventeur donnerait une tout autre nuance, nous
retrouverions cette image d’un Dieu horloger ou architecte.
Nous pourrions aussi formuler :
Notre engendreur qui es aux cieux.
Pourquoi éviter le mot Père ? Parce dans notre humanité, le Père
est forcément un mâle qui détient la puissance. Cela voudrait
forcément dire que c’est l’aspect masculin du divin qui nous a
engendrés. Nous retomberions dans un univers machiste qui ne tient
en rien compte du féminin.
Dans le Genèse, le Créateur est nommé Élohim.

Élohim

Béréshit bara Élohim eth haShamayim veèth haArets.

Dans la Tête les Dieux créa les Ciels et la Terre. Le Dieu qui crée
est un pluriel. Le saint nom YHVH n’est pas évoqué comme
créateur. Si nous avions Béréshit Bara YHVH eth haShamayim
veèth haArets, nous serions devant un autre mystère. Pour créer à

68
partir de soi, il fallait d’abord que le divin soit multiple, YHVH, l’Un
ineffable, ne pouvait rien créer. Du Tétragramme rien ne pouvait
émaner. Nous pourrions dire que YHVH est le Yod du Bas d’où tout
s’origine et Élohim, le Yod du Haut qui permet la Création dans son
acceptation du multiple en lui-même.

Paradoxalement, la filiation dans le judaïsme ne se fait pas par le


père mais par la mère. Ceci est symboliquement lourd de
conséquence. Si je m’en tiens à la stricte loi, ma filiation spirituelle
ne devrait pas se borner à mon Père qui est dans les Cieux mais
aussi à ma Mère qui est où ? Elle. Ne pourrions-nous pas écrire une
autre belle prière : Notre Mère qui est en toute chose. Car si Dieu est
un Père, nous savons que tout père comme tout mâle est forcément
engendré par du féminin. Pourquoi le judaïsme a-t-il choisi ce mode
de transmission de la judeïté ? Parce que la mère, nous sommes
sûrs d’elle, aucune dissimulation n’est possible. Le Père, en
revanche, ce n’est que sur sa foi et sur celle de la mère que nous
pouvons nous y attacher. Ce qui nous pousse vers le Père sera un
travail sur le long terme. C’est la relation entre lui et moi qui me fera
fils et lui père. C’est grâce au doute que cette relation trouvera toute
ta puissance et son sceau par la confiance. La reconnaissance du
Père, n’est pas celle de la mère. Un père nous reconnaît à nos
actes, à l’honneur qu’il a de nous donner son nom. Prendre son père
dans les bras est un acte puissant et pesant. La reconnaissance de
la mère est tout autre. Une mère aimera toujours son fils même s’il
est un terrible serial killer et elle le prendra dans ses bras, faute de le
réintégrer dans son utérus.
Seul le père peut créer. Lui seul sait s’investir et en même temps
s’exclure. La mère donne et donne encore. Elle ne peut que donner.
Offrir sa propre essence. La mère donne l’énergie et le père la
canalise. C’est à lui que s’adresse le fidèle dans cette prière, car le
père sait unir mais aussi séparer. Dans une phonétique sacrée on dit
que la voyelle est féminine, qu’elle est de l’ordre de l’infini du désir
qui toujours peut s’épandre, tandis que la consonne est masculine
car elle impose l’arrêt de ce désir. Un monde créé par la mère ne
pourrait pas exister car il appellerait toujours à la fusion, à
l’indistinction, donc la fin de toute identité.

69
Abraham, l’homme à l’origine du monothéisme, possède en son
nom le mot Av, Père. La tradition le nomme le Père des nations.
Dans la Bible, les pères ne sont pas toujours bien traités, même s’il
nous est demandé dans le Décalogue de les respecter. Abraham,
pour « aller vers lui-même », lekh lekha, détruit l’atelier d’idoles de
son père. Dieu lui demande de quitter le pays de son père et le pays
de ses enfantements. Comme si pour être soi-même il fallait
s’éloigner de son père. C’est en quittant son père qu’Abraham
deviendra le Père des nations. Après le passage des trois anges qui
annonce la naissance de son fils Isaac et le rire de Sarah, riche de
ses nonante ans, il lui sera commandé d’aller le sacrifier. Dieu le fait
père et lui demande de perdre la raison d’être de sa paternité.

AVINOU

Père à Nous

L’ordre grammatical des mots dans la phrase est très important


pour la recherche du sens profond du verset. La traduction Notre
Père ne rend pas par sa hiérarchie inversée le sens du mot Avinou.
L’hébreu colle au substantif ses adjectifs possessifs. C’est ainsi que
le mot père Av suffixé d’un inou donne le terme composé Avinou,
Notre Père. Pour être vraiment juste, il faudrait dire comme en latin
Père Notre. Pourquoi une telle coquetterie ? Tout simplement pour
marquer le trajet de la lumière divine de l’émanateur-créateur Av
vers Nous les émanés-créés. C’est-à-dire par ordre l’apparition à
l’écran, nous respectons ainsi les passages qualitatifs de l’Aleph
vers le Beth et vers le Nous. Curieusement la deuxième personne du
pluriel, nou et nous, est euphonique en français et en hébreu.
Ce qui est demandé dès ce tout premier mot est une descente de
la présence. Cette prière dès son initiale, Aleph, est une mise en

70
place de l’espace que l’on va réserver à la venue du Nom. Une mise
en place, pas une venue, car la prière demande et ne constate point
cette présence. Mais le temps que le fidèle va lui consacrer sera
cette disponibilité, ce vide ménagé pour laisser la possibilité de
l’Autre.
Avinou pourrait se traduire Notre Alphabet qui es aux cieux. Pour
celui qui n’est pas aguerri à l’interprétation, cela peut paraître tiré par
les cheveux mais il n’en est rien.
Comme nous l’avons vu plus haut, c’est par les lettres que Dieu
décide de créer le monde. Cela veut dire que dans l’imaginaire
hébraïque les lettres étaient présentes avant les premiers jours de
l’univers. La Kabbale, en prétendant que la Torah existait deux mille
ans avant les Commencements, va dans ce sens. Que veut dire
Torah dans ce contexte ? La Torah est la Loi, mais pas forcément les
lois édictées dans le désert et remises en seconde main à Moïse. La
Torah est l’ensemble des lois qui vont gérer toutes les futures
énergies de l’univers, par exemple les lois de la thermodynamique et
les lois quantiques pour l’infiniment petit. Comme si tous les grands
principes qui s’exprimeront plus tard dans la matière étaient déjà en
préparation. La Kabbale dit aussi que la Torah avait le même
nombre de lettres que celui que nous connaissons, mais dans un
autre ordre. Ceci est une magnifique intuition, car ces maîtres juifs
du Moyen Âge avaient compris que tout ce qui nous entoure est dû à
la combinatoire d’éléments simples. L’alphabet doit être entendu
dans ce contexte comme la réalisation que tout est combinatoire.
D’abord l’Un se retire de lui-même, Tsimtsoum, pour laisser exprimer
un désir, pour laisser de la place à autre chose que lui, Beth, puis ce
désir donne un cadre à ce que sera la valse des particules et enfin le
monde s’incarne. En schématisant, on pourrait avoir : 1 donne 2
donne 3 puis 22. Ainsi la proposition : Notre Alphabet qui es aux
cieux n’est vraiment pas si ridicule.

PÈRE, L’ANCIEN DES ANCIENS

La Kabbale nomme l’aspect abscons du créateur ou émanateur


le Saint Vieillard, ou l’Ancien des Anciens, Attiqa qadisha plutôt que
de conserver le terme abstrait d’Eyn Sof. Le Zohar, ensemble de

71
livres mystiques codifiés et écrits par Moïse de Léon (1240-1305)
donne des précisions sur cet Ancien (II, 288a) :
Il est séparé de tout sans l’être (séparé de tout) ; tout est en
connexion avec lui et il est en connexion avec tout ; il est tout :
l’Ancien des Anciens, l’occulte des occultes qui a une forme et qui
n’en a pas. Il a une forme pour maintenir le tout (dans l’être) mais il
n’en a pas parce qu’il n’est pas. En prenant une forme il produisit
neuf lumières flamboyantes qui envoient leur lumière à partir de lui
et se propagent toujours plus dans toutes les directions. Il est
comme une lampe qui diffuse sa lumière partout ; voudrait-on se
rapprocher afin de voir ses lumières que l’on ne trouverait rien
d’autre que la lampe. Il en va de même du Saint Vieillard qui est une
lampe mystique, la plus occulte qui soit, laquelle ne peut être
appréhendée que par la lumière qui se diffuse à partir d’elle et se
manifeste pour s’occulter de nouveau aussitôt. Et ces lumières se
nomment le nom sacré de Dieu, c’est pourquoi tout est un2.

AU NOM DU PAIR

Chaque année, je me rends dans ce lieu de dialogue


extraordinaire qu’est le centre Sainte-Croix dirigé par le prêtre
orthodoxe Philippe Dautais et son épouse Élianthe. La coutume en
tout début de séminaire est de présenter le programme des thèmes
à aborder en leur présence. Tandis que le Père Philippe donnait les
principes de l’organisation du lieu, je découvris et admirai, sur une
tablette au beau milieu de la grande salle qui nous accueillait, une
icône dont je n’avais jamais remarqué d’analogue lors de mes
pérégrinations en Grèce. Pourtant, je ne suis pas un grand amateur
de cet art figé où tous ces saints et saintes ont oublié de sourire.
Mon regard était attiré par ce petit rectangle de bois historié. Un
homme âgé serre dans les bras un autre homme. On comprend vite
qu’il s’agit là d’un père qui enlace son fils. Le père est plus grand
que le fils. Je comprends que cette scène est l’illustration de la
fameuse parabole du fils prodigue. Les couleurs sont dans des tons
doux et chauds. Rouge, orangé, jaune, or. Les jours passent et les
temps de Sainte-Croix s’achèvent. Élianthe pour les au-revoir me
tend, son sourire unique illuminant son visage, une reproduction de

72
l’icône. De son regard de femme généreuse et à l’écoute, elle avait
réalisé, sans même que je le lui confie, mon intérêt pour cette scène
peinte sur le bois. Je lui demande si cette représentation est
traditionnelle dans l’iconographie orthodoxe. Elle me répond qu’un
iconographe ami avait créé cette œuvre en toute liberté et non selon
les canons rigoureux de cet art. Je la remercie vivement pour
l’offrande.
Comment a-t-elle pu sentir à quel point la représentation de ce
père qui enlace son fils m’avait nourri durant cette semaine à Sainte-
Croix ? Avais-je été suffisamment happé par cette image au point de
laisser apparaître une part de mon intimité ? Je me revois frappant à
la porte de l’appartement de mes parents. Mon père lentement se
rend à l’entrée et l’ouvre. Je lui fais la bise. Mais, ce n’était pas une
simple bise que je voulais lui faire, je voulais le prendre dans mes
bras. J’aurais voulu qu’il me saisît de ses bons bras velus. J’aurais
aimé sentir la chaleur de son corps contre le mien, me sentir tout
petit encore dans le cercle de ses mains fermées sur mes épaules.
Je savais que le cancer qui lui rongeait les poumons allait emporter
mon père. Je savais dans le plus profond de mon âme que ce que je
redoutais depuis ma toute petite enfance était programmé. Je me
revois pleurant la mort de mes parents, du haut de mes cinq ans
accroché au rideau d’une chambre dans la vaste maison de ma
tante.
J’allais voir mon père tous les jours. Tous les jours ma poitrine
appelait cette rencontre et tous les jours je renonçais. Quelle pudeur
m’empêchait de casser ce tabou ? Était-ce cette retenue terrible
dans le contact physique que nous vivions dans ma famille ? Ou
bien simplement pour ne pas l’inquiéter par un geste que jamais
nous ne faisions ? Aujourd’hui mon père est mort depuis vingt ans,
et chaque fois que je pense à lui, c’est-à-dire tous les jours, mes
bras brûlent de ne pas l’avoir enlacé, de ne pas avoir eu ce courage,
ce courage d’être faible à jamais dans les bras de mon père. Quand
je rentre encore dans son appartement et que ma mère est sortie, je
l’appelle encore : papa ? papa ? Je sais très bien qu’il est mort et
qu’il ne me répondra pas. Mais l’écho de ma voix qui l’appelle me
laisse dans la puissante suspension du temps, tout mon être espère
retenir une infime parcelle de son être.

73
Son dernier soir, je lui tins la main jusqu’à ce que la petite
chambre de la clinique ne soit plus rythmée par son souffle. Je lui dis
son Shéma Israël, peut-être n’avais-je appris l’hébreu que pour cet
instant. Je me demandais, dans le trou noir dans lequel il me laissa,
comment j’allais continuer à vivre sans lui. Était-il possible que je
vive sans savoir que mon père respirait quelque part ? Quand je
rentrai chez lui au retour de son enterrement, la chose qui me fit
réaliser sa disparition, plus que la veillée de son corps enveloppé
d’un linceul, à la lumière des chandelles et des psaumes de David,
fut sa paire de lunettes posée négligemment sur la table basse du
salon. Les lunettes qu’il avait lui-même pliées et posées là, tout
doucement. Ses lunettes par leur présence si quotidienne alourdirent
effroyablement son absence. Souvent quand son visage me revient
parmi mes souvenirs, je suspends toute pensée, je retiens mon
souffle pour puiser dans le plus intime de moi ce qui se tient de lui
dans ma conscience. Je creuse comme l’archéologue les couches
successives de ma vie avec lui, muni d’un simple pinceau, pour
balayer ce qui me sépare de sa présence. Là, dans cet espace
fragile et extrêmement tendu me revient mon père, au-delà des
images rendues par les mots excitateurs des souvenirs. Cette
présence pourrait être l’ovale de son sourire, le timbre si particulier
de sa voix ou, pour aller plus loin dans l’exploration des traces
paternelles, son odeur. L’odeur de ses vêtements, de ses bras, de
ses joues quand il venait de se raser.
Une fois, après avoir sollicité toutes les mémoires de mes sens,
je débouche sur une zone étrange, interdite. Silence et densité.
Toute l’énergie qui emplit un espace fantastique. Oublier le visage,
l’odeur, le son et la peau de mon père pour arriver à un condensat
de mon père. Mon père à ce degré de ma quête devient Le Père. Il
prend la force du Père des pères. Le Av hébraïque, les deux
premières lettres de l’alphabet de mes pères. Ce qui me manquait
était mon père mais aussi le Père. Je ne dirais pas l’idée du Père, je
sombrerais dans un platonisme insupportable. Comme si mon père
n’était que le reflet d’une Idée du Père. Je comprends qu’il ne peut y
avoir de Père sans mon père. Que mon père ne peut être père sans
moi, que je ne peux être sans lui. Le Père ne peut être père qu’à
travers un père de chair et de sang. La nature de père, la patritude,

74
ne peut se faire sans la chair, sans la transmission de la chair par la
chair. Sans cette chair du père, le Père n’existe pas. Au-delà de
Platon. Ce n’est pas l’idée du Beau qui crée des choses belles, mais
un spontané et immédiat entrelacs de cela qui veut créer et de la
chose créée. Comme si la moindre volonté engendrait sans aucun
délai son objet. On comprend pourquoi le premier commandement
de la Bible est croissez et multipliez. Non pas dans un souci de bien-
être ou de colonisation de l’espace, mais parce que, sans la
multiplication de l’être créant, l’être créant s’engouffrerait en un
milliardième de seconde dans un néant hors des mots. Les
scientifiques prévoient la fin de notre univers, en une infime fraction
de seconde, au moindre défaut d’encodage du boson de Higgs.
Pourquoi tout ce qui est doit être, doit être Père ? Parce que si l’on
ne perpétue pas cette énergie, l’univers s’effondre dans ce qu’on
nomme en astrophysique le Big Crunch.
Je me revois dans cette petite pièce de mon appartement
décorée d’oies et de toutes sortes de bestioles sympathiques avec
dans un coin le berceau de ma fille qui venait tout juste d’être
accueillie sous notre toit. À deux ans d’intervalle deux chambres
sombres me plongeaient dans le mystère total de la viemort. Cette
fillette, de quarante centimètres de long et ne pesant que deux
kilogrammes et cinq cents grammes, emplissait du soufflet de ses
deux minuscules poumons l’atmosphère. J’étais devenu un père.
Mon père ne tiendrait jamais ma fille dans ses bras, mais par lui
cette petite chose puisait bruyamment l’air de notre planète. Un
spasme de pleurs me surprit. Des larmes abondaient, débordaient.
Ni de la tristesse, ni de la joie. Une insoutenable connaissance, prise
de conscience que j’avais endossé la nature d’un entre-deux.
Zébrure électrique de l’arc à soudure. Je n’avais pu serrer mon père
dans les bras, mais j’allais serrer Léa dans les miens. Cette enfant
contre mon cœur ne fait pas de moi un être exceptionnel. Je n’ai rien
de plus ou rien de moins qu’avant, pourtant, cette nouvelle nature de
père, au-delà de tout concept, au plus profond de mes entrailles, me
fait participer à la ronde des galaxies. J’ai la certitude de participer.
Participer à quoi ? Participer, tout simplement.
Ces quatre bras de l’icône, que me disaient-ils encore de mon
amour pour mon père ? Un père qui te prend dans les bras est un

75
père qui te pardonne. Qu’il est bon d’être pardonné, même si l’on n’a
rien à se faire pardonner ! Quand ta tête est enfouie sur son épaule,
tu as beau donner une tête à ton père, il sera toujours plus grand
que toi, tu goûtes la profonde joie de l’identité. Quel est là le sens
abyssal du pardon ? Pardonner, c’est reconnaître à l’autre sa part
d’humanité plénière. Je ne puis pardonner que lorsque je sais l’autre
faillible comme moi, je le sais sculpté de la même argile. En réalité,
quand je pardonne à l’autre, je me pardonne à moi. Que peut bien
me pardonner le père qui m’enlace ? Quel pardon s’accorde-t-il en
me pardonnant ? Il me pardonne, certes les erreurs et les fautes
commises à son encontre, ou à l’encontre de mes contemporains,
mais surtout le fait d’être, de devenir. Être, c’est être obligé de
choisir à chaque instant, de savoir qu’un bien peut devenir un mal,
qu’un mal peut devenir un bien, qu’il n’y a pas de bien, ni de mal, de
bien absolu, de mal absolu. Être, c’est ne vivre que dans le
compromis, l’improvisation, le réajustement permanent,
l’approximation. Vivre, c’est accepter que la conservation de mon
être, de corps de chair, passe par la destruction massive d’autres
êtres de chair. Le Père en enlaçant le Fils se pardonne d’avoir
engendré un monde où l’épreuve est la seule possibilité de croître.
L’épreuve passe par le Mal et le Bien inextricablement confondus. Le
Fils, qui se débat dans cette insupportable condition humaine, nœud
gordien de la joie et de la souffrance, aspire au pardon accordé par
le Père. Ainsi ils deviennent des pairs. Séparés père et fils, certes,
mais si unifiés dans leur rapport à ce monde pour chacun
incompréhensible.

dans la tête, (sous irm)

En juin, lors d’un déménagement, je me déchire l’épaule. Six


mois plus tard les douleurs persistent et me voici entrant timide dans
une salle grise bardée de machines dignes du pire film de science-
fiction des années soixante.
Deux infirmières sont là. Me font asseoir sur une banquette, me
disent de rester habillé. La plus jeune me colle un casque
stéréophonique diffusant cette horrible YMCA et m’ordonne de me
coucher, la gueule de l’IRM m’avale littéralement. On me crie de ne

76
pas du tout bouger. Je suis allongé dans le noir, immobile, attendant
qu’il se passe quelque chose. Puis des bruits sourds et puissants
frappent la paroi. Le temps s’écoule, je commence à paniquer. Je ne
suis pas particulièrement claustrophobe, mais une profonde
angoisse tord tout mon corps et mon âme. Je pensais que l’examen,
comme une simple radiographie, ne durerait que quelques
secondes. Mais cela s’étend. Jamais je ne pourrai rester plus
longtemps dans ce tombeau. Mon esprit commence à se faire des
scénarios terribles. Ils veulent me tuer là-dedans, ils m’ont oublié et
je vais mourir happé par ce vagin maléfique. Je suis tellement
obéissant que je n’ose même pas ouvrir les yeux, ce qui m’aurait
permis de voir que je n’étais vraiment pas plongé dans les ténèbres.
Je vais sortir. Je dois m’extraire de ce gosier. Mais comment sortir
de cette gaine métallique ? Chaque seconde m’intoxique un peu
plus. Dans cette impossibilité de tendre les bras, de m’enfuir, de
parler, de remuer le moindre orteil, ce qui d’ordinaire dirige ma vie,
mon pauvre esprit devient dangereux au point qu’il ne peut plus se
souffrir lui-même. Je suis perdu, seul dans ce trou noir délétère et ce
moi-même m’apparaît intenable.
Puis, au bout de ce qui semble être d’interminables minutes, je
me reprends, me raisonne : ici, je ne risque rien. Je suis là pour mon
bien. Et en toute conscience, je décide de quitter ce monde. Je
pratique ce que j’ai appris lors de toutes mes méditations. Je respire
tout doucement par le ventre. J’énumère les lettres de l’alphabet, les
paupières toujours closes, puis je m’invente une histoire. Je vais
amorcer un Tsimtsoum. Un retrait. Le terme kabbalistique paraît
tellement abstrait, si lointain de notre visage d’homme, mais pourtant
en réalité si simple si je le contextualise dans mon quotidien. Je
dessine un paysage, avec ses collines aux camaïeux d’automnes,
ses lacs reflétant le ciel lavé par le vent de la nuit et ses chemins
caillouteux qui ondulent le long des courbes de niveau. J’installe à
l’orée d’une forêt deux personnages : un homme et une femme. Ils
sont équipés en randonneurs, chemises épaisses de bûcheron,
bonnets, bâtons télescopiques. Les bruits de l’IRM, même s’ils
redoublent d’intensité, ne me dérangent plus. Soudain, le couple
s’arrête au milieu du sentier et tout en se penchant semble observer
quelque chose jonché sous les feuilles mortes. Je guide par l’esprit

77
leurs actions. Puis, j’essaie de me contenter de contempler leurs
gestes, je ne veux plus intervenir. Rapidement, ils s’autonomisent.
L’homme pose un genou à terre, relève sa manche droite et secoue
des feuilles qui l’empêchent d’identifier un curieux bruissement sous
les branchages. Par prudence, il saisit une branche et remue avec
délicatesse l’épais tapis de verdure. Je suspends mon souffle, car
vraiment je ne sais pas plus que lui ce qui se terre à leurs pieds. La
femme fait un pas en arrière et la gestuelle de ses bras indique
qu’elle est un peu anxieuse. Le randonneur, muni de son bois, se
relève et semble poursuivre quelque bestiole bien tapie. Il saute et
enjambe un tronc couché au sol. La femme quitte sa réserve et le
suit. Je suis tellement absorbé, que j’en viens même à sentir l’odeur
forte de l’humus remué par leurs pas engodillotés. Le tunnel froid et
lisse ne m’effraie plus, il existe à peine. Pourtant, il n’a pas
complètement disparu, mais me semble être une simple couche qui
accueille ma méditation. Le randonneur s’incline de nouveau et
paraît sur le point de dénicher ce pourquoi ils furent arrêtés dans
leur course alpine.
J’entends : « C’est bon Monsieur Lalou, vous allez sortir d’ici. »
C’est à grand regret que je quitte ce monde sans avoir su quel
animal le couple avait débusqué.

Je ne peux pas envisager une sereine Création du monde. Cela


qui la suscita était mystérieusement plongé dans une infinie
détresse. Infinie claustrophobie d’un être qui ne peut étendre ses
bras. Quelle pire claustrophobie que celle qui enferme en soi-
même ! Le Tsimtsoum est à redéfinir à longueur de livres et à
longueur de vie. Cette contraction de l’être pour que l’autre puisse
advenir ne veut strictement rien dire. Mais, moi petit homme, je puis
en avoir quelques bribes de compréhension par cette simple
expérience de l’IRM. Le Tsimtsoum, pour reprendre un terme cher à
Emmanuel Levinas, est un remède à l’encombrement de soi-même.
Le levier cosmique à cette auto-nuisance est la possibilité de créer
de la fiction. L’improvisation d’un conte pour ma fillette, avant qu’elle
ne plonge dans le sommeil, est ce répit que je m’offre pour sortir de
moi-même par une histoire issue de mon cerveau, et ce répit que

78
j’offre à l’enfant pour qu’il sorte de lui-même afin qu’il accepte en
douceur la mort provisoire du sommeil.
Comme moi dans ce tunnel technologique, qui par des mots et
des phrases, amorce une histoire, Cela qui est la source de toute
chose, crée le monde. C’est pourquoi dans la Bible toute création est
précédée d’un : IL DIT. Il dit : « Que la lumière soit et la lumière fut. »
Il lui suffit de formuler le substantif la lumière pour qu’elle advienne.
Pour Élohim créer, c’est verbaliser. Avec le premier vers de la
Genèse, Béréshit, Dans-la-tête, nous allons plus profondément dans
l’acceptation d’un monde qui serait l’émanation d’une poésie se
rimant dans la tête de quelque chose perdu dans un non-espace et
un non-temps.
Les enfants dans la cour de récréation usent avec bonheur du
même procédé, en dialoguant au présent conditionnel. Ils sont sur
l’asphalte stérile de leur école, soudain un garçon lance à ses
camarades : « On dirait que nous sommes sur la mer dans un
bateau en pleine tempête », et aussitôt dans la tête des gamins,
l’océan creuse une terrible houle. Leurs petits corps pris dans la
tourmente ondulent, titubent, basculent, ils s’accrochent aux vagues
troncs d’arbre et c’est autant de mats, de bômes, ils s’asseyent sur
un banc et les voilà galériens de ce rêve si réel et si partagé. Quand
ils ont trop souffert de ce grain lancé contre leur nef, un capitaine
hèle : on dirait que la tempête s’est arrêtée, et aussitôt les flibustiers
retrouvent une belle verticalité.

Dieu :
– on dirait que la lumière viendrait éclairer les ténèbres, et la
lumière se sépara du noir.
Dieu :
– on dirait que la terre produirait de la verdure, et la terre se
couvrit de plantes.

Pourquoi toujours pousser très loin les rouages de la


métaphysique pour comprendre les enjeux divins ? Même les tout
petits enfants ont compris que la fiction était la condition de notre
survie dans un monde absolument incompréhensible. Cette faculté
de nous nourrir de fictions est imprégnée dans toutes nos particules

79
depuis les tout premiers milliardièmes de secondes de l’univers. La
beauté des ailes de papillons, le bleu si particulier des jabots des
lézards, le graphisme de l’oryx, même si de pédants savants y
trouvent une quelconque utilité, sont là pour clamer que l’imagination
de la création est jeu et fiction.

Élohim dit :
– Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance, et qu’il
domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le
bétail ; enfin sur toute la terre, et sur tous les êtres qui s’y meuvent.
Élohim créa l’homme à son image ; c’est à l’image d’Élohim qu’il
le créa. Mâle et femelle furent créés à la fois. Élohim les bénit en
leur disant :
– Croissez et multipliez !

Dans la Genèse, toutes les créatures ont été façonnées par le


Dire du Très-haut, toutes furent lues et approuvées par un solennel :
Il vit que cela était bon, sauf l’ultime émanation : l’homme. À aucun
moment Élohim ne dit de l’homme : que cela était bon. Le texte
précise qu’il les bénit, c’est-à-dire que l’homme à sa ressemblance
n’avait pas la bonté en lui, mais qu’il fallait la lui apporter.
Dans l’orgueil de toutes les traditions, l’homme parachève le
travail divin. Il vient donner un point d’orgue aux six jours du labeur.
Mais en quoi réside sa spécificité ? Les savants, les philosophes, les
théologiens depuis toujours ont cherché le propre de l’homme. Le
propre de l’homme est la parole. Que fait-on des perroquets ? Le
propre de l’homme est l’outil. Que deviennent les loutres qui brisent
les huîtres avec de fameux cailloux ? D’autres pensent que c’est le
rire, mais le chimpanzé rit aussi, que c’est l’éros, et les bonobos
alors ?
Le propre de l’homme est le même que celui qui le poétisa : la
faculté de créer des fictions, la nécessité de s’en nourrir. Élohim
suscite une chose qui n’est pas bonne par nature, qui sera plongée
comme lui dans la nécessité de sortir de lui par les histoires, les
contes, les légendes, les mythes, les romans, les films, les séries
américaines. L’homme durant toute sa vie tâchera d’apaiser sa
douleur d’être seul dans l’univers par la création de nouveaux

80
terrains de jeu que sont les fictions. Par l’homme, une boucle de la
création était bouclée. Dieu avait créé une mécanique merveilleuse
qui prendrait le relais éternel de l’invention d’histoires.
Le premier singe de type homo, qui en regardant les étoiles, se
dit en se grattant le crâne garni de poux : c’est quoi ces points
lumineux au-dessus de la tête ? C’est quoi ce disque doré si
changeant au-dessus de la tête ? Mais qui a bien pu faire cela ? Du
tout premier mais-qui-a-bien-pu-faire-cela naît la nécessité, pour se
rassurer devant la dureté de l’univers, pour ne pas être hors de tout
contrôle, d’inventer des fictions qui expliquent le soleil, la lune, les
cataractes, les vagues de la mer. L’invention de l’ego était une
géniale trouvaille car elle permettait de faire de chacune de nos vies
des histoires. Le moindre quidam perdu au fin fond de la planète
serait à lui tout seul une fiction et lui-même, qu’il soit poète,
chasseur, pêcheur, serait contraint d’inventer, de s’inventer des
histoires pour donner un sens à cette Terre sur laquelle il semblait
faire verrue en comparaison des animaux qui eux, étaient « bons ».
L’univers, grâce à l’homme, toujours tenté par la transgression
des règles de la nature, deviendrait une machine infinie à créer des
histoires et Dieu pour ne pas resombrer dans l’abîme de lui-même
qu’il avait eut tant de mal à quitter, dans l’attente des prochains
épisodes, ne fermerait plus ses célestes paupières. En cela Les
Mille et Une Nuits sont le plus sublime et le plus profond des romans
car elles nous font comprendre comment par ses histoires l’être
humain (Shéhérazade) maintient Dieu (le sultan Shahryar) dans un
suspens sublime et comment il ne décide pas, d’un revers de main,
de casser son joujou.

81
82
Les 22 questions du P. Philippe
Dautais
Prêtre de l’Église orthodoxe et responsable du Centre Sainte-Croix
en Dordogne

ALEPH – Quel mystère que l’Origine ?

BETH – Suis-je dans l’accueil ?

GUIMEL – Ai-je les ressources suffisantes pour traverser le désert ?

DALETH – Ouvrir une porte, opportunité ou risque ?

HÉ – Suis-je prêt à assumer le grand souffle ?

VAV – Se verticaliser pour quoi ?

ZAYIN – Assumer son masculin, quel défi ?

‘HETH – Est-ce si dangereux de sauter ?

TETH – En quoi ai-je peur de me perdre ?

YOD – Qu’ai-je fait de mon Yod ?

KHAF – Ai-je pris en main mon destin ?

LAMED – Suis-je à l’écoute ?

MEM – Où est-il écrit qu’il faut naître de nouveau ?

NOUN – Que faire avec cette vie qui grouille dans mes eaux
intérieures ?

83
SAMEKH – Quel est le secret de ma cohérence ?

AYIN – Quel œil est apte à voir la Source ?

PE – La parole juste, quel exercice ?

TSADÉ – Est-ce que j’accepte de me laisser harponner ?

QOF- Être ou se laisser être, faire ou se laisser faire ?

RECH – Où est mon enracinement ?

SHIN – Pourquoi hésiter entre le trident et la Trinité ?

TAV – Ai-je appris à faire de la croix un passage ?

1. Dans le récit de la Genèse l’homme est créé à partir de l’argile.


Comme dans la plupart des mythes antiques, dans le Protagoras de
Platon, les hommes sont façonnés à partir de l’argile ; de même
dans le mythe mésopotamien du Super Sage, les dieux modèlent
l’espèce humaine à partir de la terre. L’argile est ce matériau
plastique qui en séchant laisse apparaître des failles.
2. Search for Extra-Terrestrial Intelligence, abrégé par SETI,
recherche d’une intelligence extraterrestre, est un programme
d’origine américaine des années 1960. Son but est de détecter les
signaux qu’une intelligence extraterrestre pourrait émettre,
volontairement ou non, depuis sa planète d’origine. Des
radiotélescopes analysent le spectre électromagnétique provenant
de l’espace et essaient de détecter les signaux par opposition au
bruit aléatoire.
1. Infinité Divine depuis Philon jusqu’à Plotin, Paris, 1906, p. 38.
2. Cité et traduit par Maurice-Ruben Hayoun in Bulletin CIRET.

84
BETH

2e lettre de l’alphabet
valeur numérique : 2
valeur pleine : 412
pictogramme : maison, temple
sens : maison, commencement, dualité
phonétique : B avec point, V sans

85
partie du corps : l’œil droit
lettre double
planète : lune

symbolisme :
la maison. Initiale du 1er mot
de la Torah :
Béréshit. Elle est la lettre
du devenir.
Elle est aussi la lettre
qui crée le Monde.
Préposition de contenance :
dans, en.

LE COUPLE BETH-GUIMEL
Pourquoi le monde a-t-il été créé par la lettre Beth ? De même
que cette lettre est fermée de tous les côtés et seulement ouverte
par-devant, nul n’a le droit d’enquêter sur ce qu’il y a en haut et ce
qu’il y a en bas, ce qu’il y a devant et ce qu’il y a derrière sauf à
partir de la création du monde.

Victor Malka1,

Si nous comparons l’alphabet à un univers multidimensionnel,


nous pouvons offrir à chacune des lettres une dimension spécifique.
Pourquoi le monde de l’Aleph est-il impossible aux créatures, est-ce

86
parce qu’un espace à dimension unique est impensable ? Pourquoi
celui du Beth est-il aussi angoissant à concevoir, est-ce parce qu’à
seulement deux dimensions ? Il faut enfin attendre le Guimel pour
trouver un univers habitable avec la longueur, la largeur et la
profondeur. Le Guimel, après le Beth, crée l’espace tridimensionnel.
Ce n’est pas pour rien qu’il est le chameau, maître des grands
espaces déserts, sillonnant sans fatigue la page ocre de nos destins.

L’espace de l’intimité

Chaque lettre trouve un surcroît de qualité en fonction de sa


précédente ou de sa suivante. Comme ces personnes qui selon
l’entourage changent du tout au tout. Beth, après l’Aleph, s’interprète
tout autrement que dans le voisinage du Guimel. Beth en compagnie
du Guimel est vraiment la maison. Elle est une des conquêtes du
Néolithique. La maison aux murs solides, protégeant du froid et du
chaud, de l’ardeur violente du soleil. Elle est un foyer avec un feu
toujours allumé. On s’y nourrit, s’y réjouit, s’y querelle. On y fait
l’amour à l’abri des regards, et l’on y élève le fruit de ses amours. Le
Beth est l’intime, L’INTIMITÉ. Il est la cloison qui permet les
maturations. La maison enferme, mais ses portes s’ouvrent et se
ferment, et les fenêtres laissent passer le vent du désert. Les
huisseries sont en quelque sorte la petite queue gastéropodique qui
se souvient de l’extérieur, du monde sauvage et sans pitié d’où nous
sommes sortis, que nous avons quitté avec joie mais qui parfois
nous appelle à sa forêt.
L’équilibre de l’alphabet est à ce point parfait, que, juste après
cette maison Beth, vient le chameau Guimel. Comme si ce Home
Sweet Home devenait, et il le devient immanquablement, étouffant,
insupportable. Celui qui a vécu la perfection du Beth n’en peut plus,
il ouvre l’huis de sa demeure et s’empare du chameau garé dans le

87
jardin. La maison ne peut pas se passer du chameau et le chameau
ne peut pas se passer de la maison. Que serait le voyage, sans
l’espoir de s’arrêter un jour, de se poser là, à regarder paisiblement
les matins passer ? Que serait la maison, si elle n’offrait pas la
chance du départ ? Les deux lettres ne sont pas antagonistes, elles
sont complémentaires. Avoir une maison, c’est être riche, avoir un
chameau, c’est être encore plus riche. Mais la richesse du chameau
est particulière. Dans le désert, il n’est pas nécessaire de crouler sur
l’or, une carte visa gold au milieu des dunes est un vulgaire morceau
de plastique. Le chameau est cette richesse que l’on emporte sur soi
pour la longueur des jours. L’animal déplace élégamment son capital
intérieur. Il est solitaire et autosuffisant : voilà sa rente. Il peut
affronter les pires tempêtes, les plus insoutenables sécheresses ; il
va l’amble, le regard équanime et ses chaussons sont souples sur
les cailloux acérés. L’aristocratie chamelière tient dans le fait qu’en
avançant, il ne contemple pas sa propre bosse. Il se sait riche, il en
a la démarche, mais il ne se retourne pas sans arrêt pour surveiller
ses avoirs.

Le chameau de la séparation

Curieusement Guimel est de la même racine que GML, qui


signifie sevrer. Dans cette nouvelle occurrence, toute la valeur de la
lettre s’exaspère. Sevrer, c’est quitter le sein maternel pour connaître
une nouvelle étape de sa vie, c’est tolérer les aliments venus du
dehors, passer d’une nourriture intérieure et autoproduite à une
nourriture fournie par le travail et les transformations de la
communauté humaine. Si l’on joue le jeu de l’ordre alphabétique, ici
le Beth est la mère nourricière formant la maison-matrice et Guimel,
l’action qui autorise le nourrisson à s’affranchir de la symbiose
magnifique mais dangereuse avec la mère. N’oublions pas
l’étymologie latine du verbe sevrer : separare, séparer. L’aspect
séparateur du Guimel, troisième lettre du chemin, est alors explicite.
Mais s’il est l’instrument par excellence du voyage au long cours, il
est aussi un éminent unificateur. Après la douleur de la coupure,
Guimel relie les deux points du périple.

88
L’alphabet cherche toujours l’équilibre. La sédentarité précède le
voyage.
Si nous nous imposons un degré d’abstraction supplémentaire,
nous dirons que le Beth est l’intériorité, l’intimité et le Guimel,
l’extériorité, l’extimité. Chacune des lettres est le remède, le poison
et le contrepoison de l’autre. Une vie uniquement vouée à l’intime
est de l’ordre de la maladie mentale, une vie poussée sans cesse
sur l’extérieur est airain qui résonne. L’intériorité prend son sens
quand elle offre à l’extérieur ses richesses, et l’extériorité va nourrir
de ses expériences un travail plus intime. On peut encore pousser la
métaphore en disant que Beth est l’ésotérisme et Guimel,
l’exotérisme. Sans ces deux pôles, toute religion, toute spiritualité
court à sa perte. Les religieux qui consacrent tout leur temps à la
recherche de Dieu ont besoin des laïcs pour s’alimenter, au sens le
plus strict du terme. Que seraient tous ces hommes et femmes qui
vouent leur vie à l’Aleph, s’ils ne pouvaient compter sur l’aide
matérielle des sympathisants de l’extérieur ; de même les gens du
siècle, que deviendraient-ils s’ils ne pouvaient s’appuyer sur la
puissance spirituelle des êtres de prières ? Nous avons vu plus haut
que A et B donnaient le mot Av, père, engendrement. Que donnent
B et G ? Bag, la nourriture.
L’alliance de l’intériorité et de l’extériorité nous offre ce mot
chargé de sens : la nourriture. Les aliments extérieurs entrent dans
nos corps pour créer de l’intériorité et l’intégrité matérielle et
spirituelle de notre être en marche.

89
Abraham, le premier Hébreu, le premier passeur, pour être lui-
même, pour trouver sa terre promise, répond à l’ordre d’Aleph :

BaG, la nourriture

Adonaï dit à Abram :


– Va-t-en de ton pays, de ta patrie, et de la maison de ton père,
dans le pays que je te montrerai.
Je ferai de toi une grande nation, et je te bénirai ;
je rendrai ton nom grand, et tu seras une source de bénédiction.

Va vers toi-même !

Le chameau est très présent dans le récit de la Genèse qui traite


de la vie du grand patriarche. Abraham quitte la maison de son père,
se sevre de l’idéologie et la sécurité paternelles et va vers lui-même
pour créer sa propre maison. La leçon de la transition de B vers G
est toujours dans la nécessité des séparations. Abraham n’aurait
jamais pu être le grand homme qu’il fut, s’il était resté dans l’ombre
de son père, s’il n’avait quitté l’atelier familial d’idoles de bois et de
pierre. Rabbi Nahman de Braslav dit : en voyage ne demande pas
ton chemin car tu pourrais ne pas te perdre. Le voyage offre cette
chance de se perdre, de faire l’apprentissage de la perte de soi.
Guimel, c’est la beauté du risque et le courage d’être soi-même.
Pourtant tout allait bien pour lui, il était fils de notable, riche et n’avait
certainement pas à affronter les hasards du voyage. Qui ne sait se
séparer, finit par devenir comme ces maisons jamais aérées où les
moisissures bleuissent les murs et pénètrent les poumons.

90
Lekh lekha, Va vers toi-même !

91
La vitesse et la portée indispensables nous étaient
acquises grâce à l’extrême frugalité des hommes du désert
et à leur grande efficacité lorsqu’ils montent leurs
chameaux de raids. Le chameau est un animal difficile qui
exige d’être mené avec un art consommé mais qui, en
retour, se révèle très performant. Nous ne disposions
d’aucun mode de ravitaillement : chaque homme était
autosuffisant et transportait à la selle, depuis la base
maritime de départ, six semaines de nourriture individuelle.
La ration ordinaire pour ce délai consistait en un demi-sac
de 20 kg de farine. Ceux qui se nourrissaient plus
luxueusement emportaient en outre un peu de riz afin de
changer l’ordinaire. Chaque homme était son propre
boulanger et pétrissait sa farine pour en confectionner des
galettes sans levain cuites au feu. Nous transportions
environ un demi-litre d’eau potable par personne. Les
chameaux ne s’abreuvaient que tous les deux jours et nous
n’avions aucune raison d’être mieux lotis que nos
montures. Certains d’entre nous ne s’abreuvaient jamais
entre les puits, mais il s’agissait d’hommes endurcis. La
plupart d’entre nous buvaient beaucoup à chaque puits et
une fois durant les jours sans eau. Dans la chaleur de l’été,
les chameaux d’Arabie rallient sans problème 350
kilomètres, ce qui représente trois journées de marche à
bonne allure. Le pays n’est pas aussi aride qu’on le dépeint
et ce rayon fut toujours supérieur à nos besoins.[…] Si la
nourriture faisait défaut, nous nous arrêtions et mangions le
plus faible de nos chameaux. Le chameau épuisé est un
médiocre aliment.

Guérilla dans le désert


De T.E. Lawrence,

92
traduction Gérard Chaliand

93
94
Les 22 questions de JEAN-
JACQUES WAHL
Ex-directeur de l’Alliance israélite universelle

ALEPH – À quoi sert une lettre muette ?

BETH – Pourquoi ne pas fermer la demeure ?

GUIMEL – Voyager, est-ce être en déséquilibre ?

DALETH – Pourquoi cette pointe tournée vers le haut, vers le ciel ?

HÉ – Le féminin – Un souffle en plus ?

VAV – Consonne ou voyelle ? Le corps ou l’esprit ?

ZAYN – La force virile contrariée ?

‘HETH – Le premier degré de l’échelle

TETH – Où est le début, où est la fin ?

YOD – Si petit et si important

KHAF – Pourquoi la main droite ?

LAMED – L’étude (de la Torah ?) par-dessus tout (Talmud


Kidouchim)

MEM – Le refuge primitif

NOUN – ?

95
SAMEKH – L’enclos : impossible d’y entrer ? Impossible d’en sortir ?

AYIN – L’œil, l’ouvrir ou le fermer ?

PÉ – La bouche : la main (Khaf) et quelque chose en plus

TSADÉ – Prêt à tout attraper

QOF – Parfois lié parfois délié (parfois uni, parfois séparé) (parfois
attaché, parfois détaché)

RECH – Un bon départ

SHIN – C’est sur trois piliers que repose le monde

TAV – Pourquoi avoir fait disparaître le signe ?

1. Proverbes de la sagesse juive, éditions du Seuil, 1973.

96
GUIMEL

3e lettre de l’alphabet
valeur numérique : 3
valeur pleine : 73
pictogramme : chameau
sens : richesse, le mouvement
phonétique : G comme gâteau

97
partie du corps : oreille droite
lettre double
planète : Mars

symbolisme :
le chameau, signe de l’endurance et de la
richesse intérieure.
Elle est toujours avec le Daleth, la
pauvreté. Lettre du voyage.

LE COUPLE GUIMEL-DALETH

« Le Juif, c’est le passeur de culture ; c’est l’exil, la diaspora, et


l’hétérogène.
Il n’y a pas un peuple juif. Je prends tout à fait au sérieux le mythe
des douze tribus.

98
C’est le seul peuple qui a eu cette prescience fantastique de ne pas
se présenter dans l’histoire comme Un ».
(Jacques Hassoun)

Choisir, c’est mourir

Le voyage ne justifie pas le voyage. Sinon il suffirait de faire


toujours ses valises pour se réaliser. Sur la route, on trouve toutes
sortes d’aventuriers qui sont plus dans la fuite que dans la quête.
Parfois, il faut plus de courage pour rester et assumer sa vie, parfois
il faut plus de courage pour tout quitter. Le choix juste entre partir et
rester est terrible. Choisir, c’est toujours mourir. Car selon les amis,
on est un lâche ou un héros. Le voyage, s’il est trop préparé, ne
laisse plus de place aux miracles de la route ; s’il ne l’est pas assez,
il fait de nous des feuilles mortes voletant au gré du premier zéphyr.
Jacques Lacarrière disait du voyage : plus que d’apprendre en
errance, c’est désapprendre qui nous fait vivre.
Dans la Bible, deux destinations sont obligatoires pour finir
l’initiation de sa vie d’homme sur Terre : le désert et l’Égypte. Avant
d’aborder la Terre promise, il faut passer par le laminoir de l’aridité,
par le vide minéral où toutes les valeurs humaines sont soit
centuplées soit caduques. Le désert est ce lieu de silence où la
parole intérieure est possible. Cette intimité entre la parole et le
désert en hébreu est à ce point explicite que Désert et Parole sont
les mêmes mots (racine Daleth, Beth, Rech). La sagesse de cette
langue nous laisse rêveur.

Explorer nos déserts

Les sables mobiles sont propices au monologue intérieur. Les


quelques rencontres qu’on y fait sont extraordinaires et puissantes.
Avant tout, ce qui nous guette dans ces lieux inhumains sont les
mirages. Nos illusions sont exacerbées, nos phantasmes exaspérés.
Le désert est une épreuve obligatoire de notre jeu de l’oie : Abraham
quitte sa patrie, son pays, son père pour le désert, les enfants
d’Israël s’affranchissent non sans mal de l’emprise de Pharaon,
Jésus lui aussi ne coupe pas à cette initiation. Lors de la sortie
d’Égypte, nombreux sont les Hébreux qui ont préféré demeurer dans

99
la maison d’esclavage plutôt que d’affronter la dureté et l’inconnu du
chemin sinaïtique. Ces Hébreux au cours des siècles se sont
assimilés aux Égyptiens et ont fini par disparaître en se fondant dans
la masse. En revanche, certains Égyptiens ont préféré suivre les
enfants d’Israël dans leur fugue mosaïque ; ils seront à jamais des
hommes et des femmes qui accompagneront le destin lumineux et
tragique de ce peuple. Le désert comme étape nécessaire
représente le monde sauvage sans loi.
Autre étape est le séjour en Égypte. Abraham, Joseph, Jésus
vont trouver refuge en Égypte. Si le désert est le monde sauvage,
l’Égypte est le monde civilisé. C’est dans son ombre qu’on apprend
la grandeur des villes, la perfection de l’urbanisme, mais surtout
qu’on est initié au monde mystérieux des dieux. L’Égypte est le lieu
initiatique par excellence. C’est une méditation sur ce pays qui nous
conduira naturellement au Daleth, compagnon du Guimel. Le voyage
du Guimel est un pèlerinage. Titre possible :

Guimel, le Pèlerinage aux Portes.

Daleth, c’est la porte. Vous allez en Israël aujourd’hui, vous


criez : Déleth ! et on ferme la porte. Tout un chemin pour mener à la
porte. Les temples d’Égypte sont une succession de portes, ainsi
que toute l’architecture sacrée, des dolmens néolithiques, des allées
couvertes de Bretagne, des temples grecs au Grand Temple de
Jérusalem, mais aussi des Torii shintoïstes du Japon, portiques
rouges qui parfois se succèdent par centaines, le dais des mariés,
l’Agia Portaïtissa du Mont Athos, les archivoltes gigognes des
églises romanes et les arcs de triomphe qui embellissent nos villes,
des empereurs romains à Napoléon.

100
Daleth catalan XIVe siècle

Le Guimel mène au Daleth, à la porte obligée pour attester les


changements. On franchit le seuil, et l’on n’est plus le même. Un pas
en avant, la mutation opère. Pour passer les portes, il faut
s’affranchir d’un droit de passage.

Daleth est la première épreuve de l’alphabet

Cette épreuve se franchit debout. Elle vient conclure une quête,


une traversée du désert. Nous franchissons à longueur de vie des
portes. Les grandes étapes de la vie, la naissance, l’adolescence, le
mariage et la mort. À chacun de ces âges, une porte correspond, la
matrice de la mère, le portique de l’église ou de la synagogue pour
la communion ou la bar-mitsva, la porte de la demeure des
nouveaux mariés (que l’on franchit en soulevant la jeune épouse) et
la cloison du tombeau.

Nous vous franchissons tout au long de nos vies, Portes. Un pas


en avant, sous le linteau tous les risques se prennent. Un pas de
plus et nous changeons d’espace. À chaque passage de nos vies,
une porte marque l’initiation, de la vulve au berceau, de la maison à
l’école, du dais des mariés aux archivoltes des temples, de la
chambre des agonies lourdes des psaumes au tombeau abyssal.
Vous, portes que nous claquons quand nous partons pour toujours.
Vous que nous ouvrons brûlant de décisions. Vous êtes de toutes

101
nos séparations. Sans séparation pas de chemin, pas de voie.
Seulement la mort1.

Daleth en hébreu, c’est encore Dalout : la pauvreté.

De nouveau le Guimel et le Daleth forment un couple


indissociable. Que serait le riche sans le pauvre et que deviendrait le
pauvre sans le riche ? Si on unit le concept de porte à celui de
pauvreté, l’épreuve de la quatrième lettre s’éclaire d’une autre
lumière. Daleth serait l’épreuve qui exige une grande modestie, une
profonde humilité afin d’être enjambée. On ne s’abaisse pas pour
franchir son seuil, mais on se dépouille. Pourquoi, dans la tradition,
le riche a-t-il du mal à aborder le monde spirituel, si ce n’est parce
qu’il se sent en sécurité grâce à son capital ? La sécurité donne une
puissante confiance en soi qui peut dériver en arrogance. Ce que
nous apprend l’histoire du peuple juif, c’est la fragilité. Cette qualité
nous rend disponibles et attentifs aux moindres variations de nos
vies. Notre immortalité, notre capacité à nous arracher à la mort
froide, tient dans la rencontre foudroyante avec cette fragilité. Le
regard de celle qu’on aime, la main d’une fillette, grande comme une
pièce de deux euros dans le creux de la paume, le souffle de l’ami
qu’on apaise, le mot juste qu’on échange dans la rue à l’inconnu.
Comment parler d’infini, de cette vision vertigineuse qui nous prend
en haut des falaises de notre destinée, sinon par le passage obligé
de la fragilité ? Sans cet abîme, sans cette blessure indéfectible, que
nous resterait-il ? Si nous avions la certitude absolue d’immortalité,
de solidité, que deviendrait notre vie ? Si un démiurge un jour nous
offrait cette opportunité, comment pourrions-nous apprécier les
profondeurs abyssales de la vie ? Qu’est-ce qui nous relierait à
l’infini ? Quand notre souffle se suspendrait-il à la simple vision d’un
visage aimé ? Nous aurions l’arrogance des gens solides, le mépris
qu’affichent les princes vis-à-vis des petites choses, des petites
gens. Nous passerions notre éternité à côté de l’essentiel, de
l’éternel. Comme un bourgeois, un Guimel qui n’a pas pour suivant
un Daleth, passe à côté de la vie, à cause des sécurités qu’il a lui-
même dressées : les remparts, les remparts autour des remparts,
les douves cerclant les remparts, les portes blindées, plombées,

102
cadenassées, si imprenables que sa vie devient un enfer et ne le
rend pas moins mortel.

Daleth Ashkénase

Le Daleth, le passage obligatoire

Contrairement aux autres épreuves que place devant nos pas


l’alphabet, ‘Heth, la barrière et Qof, le chas de l’aiguille, il n’est
franchissable que par l’acquisition d’une maturité. Il est la résultante
de toute une évolution et de toute une carrière. La patience du
chameau qui nous y mène caractérise cette lente mutation. Pensons
aux âges de la vie. L’enfant qui abandonne la nourriture lactée de sa
mère et s’alimente des produits de la Terre passe l’épreuve, mais
sans effort surhumain, il suit simplement le programme alimentaire
de son espèce. Toujours le même enfant qui aborde le monde de
l’adolescence ne se présente devant cette épreuve que parce que
tout son corps répond aux changements hormonaux dictés par sa
nouvelle nature. L’enfant qu’il était va mourir et laisser place à
l’adolescent, ainsi l’adolescent mourra pour laisser vivre l’adulte.
Chaque porte de notre vie marque une mort et une renaissance.
Chaque porte fait de ce que nous fûmes un autre, lancé vers
l’innommable. Que peut comprendre d’une passion amoureuse un
garçon de sept ans ? Que peut appréhender un trentenaire du
désarroi des personnes âgées qui tutoient l’ultime étape ? Notre vie
est une succession de portiques à franchir, et nul n’est évitable. Tout
évitement fait de nous des êtres incomplets, des Peter Pan
enfermés dans des dimensions où l’imaginaire prend le dessus. La

103
foi offre la force de se jeter dans l’inconnu, sans cette confiance,
toute porte serait effroyable et nous préférerions le suicide plutôt que
l’imprévisible qui nimbe la vie altérée.

Éloge de la fragilité

Évoquer Daleth, l’épreuve et la reconnaissance de nos fragilités,


ne peut pas ne pas me faire évoquer le christianisme et cet enfant
juif qu’il vénère. Et si cette religion n’était pas que ces siècles de
massacres, ces siècles de bêtises, de hiérarchies toujours du côté
du plus fort, et si elle avait compris, malgré elle, que l’infini se situe
dans la fragilité de ce bébé juif infime. Cette fragilité, c’est aussi
toutes les misères d’un enfant pourchassé, la paille de la grotte où il
naquit dans le froid, les animaux domestiques voués au service et
aux jours comptés avant l’assiette qu’ils garniront, la fuite en Égypte
pour ne pas mourir de main d’homme, les randonnées et les nuits à
la belle étoile, les abris précaires et changeants, les habits de
fortune, les amours de passage, un procès bâclé, une fin lamentable
sur le bois des bandits. Le décalage énorme et absurde d’une Rome
solide, riche, ambitieuse, autocratique, violente, bornée et… ce coin
de poitrine de Marie où il dort, à la merci de tout ce qui peut détruire
un nourrisson, le moindre courant d’air, le moindre virus, la moindre
négligence.
Tous ces peuples de la Terre, depuis les siècles des siècles, au
lieu d’admirer un trône glorieux, au lieu de baiser les bagues
rutilantes des prélats, pleurent de joie à l’annonce de la naissance
d’un bébé qui dort, braille, mange, pisse et chie comme tous les
bébés du monde. Qui bouleverse, du haut de ces trois kilogrammes,
une vie, une famille, un pays, l’univers. Mais ils n’ont pas cherché,
dans ce conte de Noël, leur conte, leur histoire. Ils n’ont pas vu que
cet enfant était le leur, qu’il leur ouvrait grand les portes Daleth de
toutes les maisons où il dispense sa présence mystérieuse, que leur
enfant les obligeait à vivre intensément les regards à l’infini de tous
les autres enfants croisés dans les rues et les champs de nos vies,
et que peut-être en prenant un peu de temps, ce regard, on le
décèle encore chez les adultes affairés.

104
portique égyptien

Une de mes élèves souleva l’analogie entre le chameau et


l’ermite. En effet, tous deux vivent dans le désert, et s’ils survivent là
où on périt, c’est grâce à leur richesse intérieure. La résonance avec
cet ermite est d’autant plus profonde que le mot ermite vient du grec
éremos, le désert. J’ai trouvé séduisante cette idée, mais le
lendemain, je pensais plutôt que ces deux personnages étaient
antagonistes. L’ermite s’implantait, se sédentarisait dans le désert,
tandis que le chameau mène d’une oasis à une autre. Le chameau
reste le pont entre les hommes en voiturant leurs biens et leurs
idées. L’ermite rejette le monde, le chameau relie les mondes.

Yéhouda, Tétragramme avec le Daleth


Tétragramme

105
Faisons parler l’hébreu, Guimel et Daleth forment en s’associant
le mot Gad, le bonheur. Cette association, liée à la valeur
symbolique des troisième et quatrième lettres de l’alphabet, nous
enseigne que le voyage nous mène à la suprême porte du Daleth et
loin d’y découvrir au-delà de son seuil un pavement d’or et d’argent,
nous fait pénétrer les tissus sensibles et fragiles de nos chairs.

Chairs, miroir de l’âme.

Le juif, porte du tétragramme

Les Juifs ne savent pas nommer leur Dieu. Ils ne peuvent que
l’écrire. Graphème sans phonème : YHVH. Ce Tétragramme est
absolument ineffaçable. Il doit garder dans tous les cas son intégrité.
Ses quatre lettres sacrées, quasi magiques ne doivent jamais être
outragées. Conserver une seule de ces lettres abîmée est
préjudiciable. Cet interdit d’outrage aux graphes du Tétragramme se
stigmatise dans la gravure du nom Yehoudah (Judah). En effet, il est
vivement déconseillé d’écrire ce vocable Yehoudah sur une pierre
tombale exposée aux intempéries, car si le Daleth venait à s’éroder,
il ne resterait plus que l’ineffable, l’imprononçable et l’indestructible
Tétragramme. Pour éviter ce blasphème, on pratique volontairement
une cacographie au prénom : du Yehoudah, on passe à Youdah
(Judah en Français) qui ayant perdu un Hé ne craindra, lui, aucune
usure irréparable.
Le Daleth du nom du peuple juif, les YéhouDim, étymologie du
mot juif, est le portique qui nous éclaire sur sa vocation au sein des
nations : les Juifs sont le peuple explorateur de l’entre-deux des
choses, ils tiennent dans leur nom le mystère de ce qui ne peut pas
être, mais qui ne peut que devenir.

La Porte ! La Porte, c’est tout un cosmos de


l’Entr’ouvert. C’en est du moins une image princeps ;
l’origine même d’une rêverie où s’accumulent désirs et

106
tentations, la tentation d’ouvrir l’être en son tréfonds, le
désir de conquérir tous les êtres réticents. La porte
schématise deux possibilités fortes, qui classent nettement
deux types de rêveries. Parfois, la voici bien fermée,
verrouillée, cadenassée. Parfois, la voici ouverte, c’est-à-
dire grande ouverte. Mais viennent les heures de plus
grande sensibilité imaginante. Dans les nuits de mai, quand
tant de portes sont fermées, il en est une à peine entre-
bâillée ? Il suffira de pousser si doucement ! Les gonds ont
été bien huilés. Alors le destin se dessine.

Gaston Bachelard
La poétique de l’espace
Éditions Puf

107
LE LIVRE DES LETTRES DE RABBI
AKIVA
Livre pédgogique attribué à Rabbi Akiva
Mystique juif remarquable du IIe siècle après J.-C.

Traduction et notes de Yeshaya Dalsace

Pourquoi l’Aleph a a-t-il la tête dressée et se tient-il debout ?


Pourquoi a-t-il deux jambes comme celles d’un homme ? Parce qu’il
ressemble à la vérité (Émeth) tma et que la vérité est bien campée
sur deux jambes. Le mensonge, lui, n’a pas de jambes (de
fondement), chacune des lettres du mot mensonge rq⊠ se tient sur
un angle aigu et instable.
Pourquoi le Beth b tourne-t-il sa face vers le Guimel g ? Parce
que le b ressemble à une maison (beith) dont les portes sont
ouvertes à tous. Le Guimel ressemble à un homme qui voit un
pauvre sur le seuil et qui rentre dans sa maison afin d’en sortir de la
nourriture pour ce pauvre.
Pourquoi la hampe du Guimel est-elle collée au Daleth d ?
Parce que l’homme pauvre dépense toute son énergie pour ce
monde-ci, monde qui fut créé à l’aide du Hé, comme il est dit (Gn, 2,
4) : « En les créant » que l’on peut lire : « Il les créa par le Hé ».
Et pourquoi le monde fut-il créé par le Hé ? Parce que le Hé
ressemble à un couloir et que ce monde est semblable à un couloir
qui a deux entrées, l’une grande et l’autre petite ; quand l’homme
doit sortir, il sort par la grande, mais pour y entrer il entre par la
petite…
Pourquoi le Vav w se tient-il droit tourné vers le Zayin, debout
comme un bâton ? Parce que le Saint béni soit-Il fait allusion au fait
qu’à l’avenir il frappera les méchants avec des bâtons de feu au jour
du jugement, au point qu’on entendra de l’enfer des cris de : « Vaï !
Vaï ! »

108
Pourquoi le Zayin z se prolonge-t-il à la fois vers le Vav qui le
précède et vers le ‘Heth qui le suit ? Parce que tout fornicateur (baal-
zenout), lorsqu’il se rend auprès d’une prostituée (zona) a un œil
tourné vers la faute (‘Heth) et l’autre vers les gens, qui sont comme
l’arbre du champ (droits comme le Vav). Il craint d’être vu d’eux et
qu’ils disent : « Vaï ! Vaï ! Untel va chez la prostituée. »
Pourquoi le ‘Heth j n’est-il pas surmonté d’une couronne ? Parce
que tout fauteur (baal ‘Heth) porte sa honte et n’a ni mérite, ni bonne
renommée dans ce monde, mais déshonneur et mauvaise
réputation.
Pourquoi le Teth f cache-t-il son bras, tient-il sa tête droite et
porte-t-il une couronne ? Parce que toute personne qui fait une
bonne action, offre la charité et aide les pauvres, se doit de le faire
en secret.
Pourquoi le Yod y est-il la plus petite des lettres ? Pour enseigner
que tout individu qui est humble en ce monde héritera dans le
monde à venir comme il est dit : « Confiez-vous en l’Éternel à
perpétuité, car en Yah hy, l’Éternel le rocher des siècles » (Is 26, 4).
C’est-à-dire que Dieu a créé deux mondes, l’un par le Yod y : le
monde futur, l’autre par le Hé h : ce monde-ci. Pourquoi le monde
futur fut-il créé à l’aide du Yod ? Parce que les justes sont peu
nombreux en ce monde-ci, ainsi que nous le rappelle la petite taille
du Yod.
Pourquoi le Khaf k ressemble-t-il à un siège syk tourné vers le
Lamed qui le suit ? Car tout trône existe pour que les rois terrestres
s’y assoient.
Pourquoi le Lamed l est-il plus élevé que toutes les autres
lettres ? Parce qu’il est au centre des 22 lettres et qu’il ressemble à
un roi assis sur son trône. La royauté est devant lui (Mem du mot
Malkhout, royauté) ainsi que derrière lui (Khaf du mot Kissé, trône)
et lui se tient au milieu comme un roi.
Pourquoi le Mem m tient-il sa tête penchée vers le sol et son
bras dressé vers le haut ? Parce qu’il désigne le ciel où se tient la
royauté et qu’il regarde vers le bas pour signifier que tout ce qui est
sur Terre vient de Dieu.
Pourquoi le Mem final ⊠ est-il fermé ? Car personne ne sait où
se tient Dieu.

109
Pourquoi le Noun n a-t-il les bras dans le dos, la hanche et la
face tournées vers le Samekh ? Car il ressemble à quelqu’un en
train de tomber (nofel) et suppliant qu’on le relève.
Le Noun n (courbé) aussi bien que le Noun final ⊠ (redressé)
représente la fidélité (nééman). Il est fidèle assis aussi bien que
debout.
Pourquoi le Samekh s est-il fermé et non pas ouvert ? Parce qu’il
symbolise Israël, la Shekhina (la présence divine) les entoure
comme une muraille de toutes parts, ainsi la semence de leur
semence ne se mélange pas avec la semence des autres.
Le ‘Ayin ⊠ est le fait (‘Asso) de la méchanceté. Et pourquoi est-il
déchiré et couché ? Parce qu’à l’avenir il tombera sous les pieds
d’Israël…
Le Pé et tantôt ouvert ; tantôt fermé p. C’est pour dire qu’il n’y eut
pas, parmi les 70 nations et langues, une seule qui trouva une
« ouverture de bouche » (pith’on pé) dans les deux mondes, ce
monde-ci et le monde futur, dans la Torah et dans les Mitsvot, dans
la Mishna et dans le Midrash, dans les lois et dans les récits et
légendes, sinon Israël seulement.
Pourquoi le Tsadé x a-t-il deux têtes ?1
Pourquoi le Qof q tout comme le Rech r est-il élevé et possède-t-
il une corne ? En allusion à toutes les cornes des méchants
(rechaim) qui marchent dressés et pleins de morgue dans ce
monde-ci ; à l’avenir, le Saint béni-soit-Il les brisera pour l’honneur
d’Israël qui sont appelés têtes (Roch) comme il y dit : « L’Éternel te
mettra à la tête. » D’où savons-nous qu’il les brisera ? Car il est dit
dans le psaume 75 : « Et j’abattrai toutes les forces (cornes) des
méchants. »

110
Gad, le bonheur

Autre explication : la Qof représente le Saint béni soit-Il et la


lettre Rech représente le méchant.
Pourquoi la Qof tourne le dos à la lettre Rech ? Pour nous
enseigner que le Saint béni soit-Il parla ainsi aux méchants :
méchant (racha), je ne veux pas voir même ton ombre !
Pourquoi la lettre Shin ⊠ a-t-elle trois branches vers le haut mais
ne possède aucune racine en bas ? Parce qu’elle ressemble au
mensonge (sheqer) qui ne s’appuie sur rien.
Pourquoi le pied avant de la lettre Tav t est-il brisé ? Pour
enseigner que celui qui demande à étudier la Torah doit se briser les
jambes pour mieux s’y consacrer et se tenir plus bas que toutes les
autres créatures.

1. Danse avec les lettres, spectacle de Frank Lalou.


1. La réponse manque aux éditions classiques. Dans les manuscrits
ayant échappé à la censure chrétienne, sans laquelle aucun livre juif
n’était édité en Europe, on trouve une curieuse explication : « Les
deux têtes du Tsadé font allusion à la double action de Jésus le
chrétien qui saisit simultanément deux têtes, celle d’Israël et celle
d’Edom (Rome), qui induisit en erreur les gens de sorte qu’Israël, le
voyant agir ainsi, le saisit et le mit en croix. »

111
DALETH

4e lettre de l’alphabet
valeur numérique : 4
valeur pleine : 434
pictogramme : porte
sens : porte, pauvreté
phonétique : D

112
partie du corps : narine droite
lettre double
astre : Soleil

symbolisme :
La porte initiatique,
marque la séparation entre
le dedans et le dehors.
Daleth est aussi Dal la pauvreté. Avec le
Guimel, il forme Gad,
le bonheur.

La première série de cinq lettres

113
l’orant égyptien

LE COUPLE DALETH-HÉ
Éli, Éli !

Dieu, fais que jamais ne cesse cet univers


Le sable et la mer
Le murmure de l’eau
L’éclair dans le ciel
La prière de l’homme

Hannah Sénesh
Trad. Liora Eloul

Nous finissions par l’évocation du couple Guimel-Daleth, éloge


de la fragilité. La lettre Hé vient parachever le cycle de ces cinq
premiers graphes.

Le souffle et la prière

114
La porte Daleth ouvre sur le mouvement le plus ténu de nos
vies : le souffle. Hé, c’est le souffle. Avec Guimel-Daleth, la porte
était l’aboutissement d’un long périple, d’un beau pèlerinage. Guimel
s’affranchissait de la maison Beth pour risquer le voyage. Mais la
traversée le conduit de nouveau devant une autre porte, plus celle
d’une maison, mais celle du temple de notre corps. Les inventeurs
de l’alphabet ont choisi avec justesse, pour exprimer le souffle,
d’utiliser le hiéroglyphe très commun d’un homme en marche les
bras au ciel : l’orant.
Le Daleth est la porte qui mène à la prière. Cet homme en prière
n’est pas ordinaire : il prie en marchant, bien debout sur ses jambes
et haussant les bras. Il ne prie pas les yeux au ciel. La prière
exprimée ici est pur mouvement, pure vitalité. Elle n’empêche pas
d’avancer sur le chemin de la vie. Le regard de ce personnage est
fixé droit devant, vers son devenir. Nos iconographes et peintres du
sacré aiment représenter les saints en oraison, les yeux vissés au
ciel ou rivés au sol en posture d’humilité. Ici, le regard ne se soucie
pas des hauteurs, il reste dans notre humaine dimension, parallèle à
la Terre, notre maison – le Beth – qui nous est allouée.

L’anthroposphère

J’aime nommer cet horizon scruté par l’orant : anthroposphère,


terme savant correspondant exactement à la séphira Malkhout. Les
bras, eux, sont élevés. Les deux mains tendues comme des
antennes tirant leur force des mondes supérieurs. Les mains sont
notre faculté de réalisation, elles sont dans le monde sémitique notre
puissance, notre présence. Cet homme, entre ses pieds avançant
solidement et ses bras au ciel, fait de la prière un arc entre les
différentes saveurs de l’être, entre les vastes dialectiques qui nous
questionnent : Ciel-Terre, Créateur-Créature, Féminin-Masculin. Le
corps, par ses extrémités mains-pieds, relie les eaux d’en haut et les
eaux d’en bas. Nous comprenons qu’une prière non enracinée dans
le limon de l’existence est lettre morte. C’est pourquoi l’homme en
hébreu se dit Adam, de Adamah, la terre. Passer à côté de notre
réalité chtonienne est s’éloigner du sens premier de la Création,
machine à modeler de l’Autre. La méditation de ce hiéroglyphe

115
évoque vraiment le souffle. C’est en marchant et en courant que
nous sentons notre souffle plus fort que nous-mêmes. Les poumons
se dilatent d’eux-mêmes sans avoir à pratiquer des respirations
savantes et codifiées.

Les niveaux de l’âme

La lettre Hé nous dit :


Je suis le souffle. Je suis ce vaste et puissant va-et-vient de la
poitrine durant toute la vie. Une seule vague manque, et l’univers
s’écroule. Je suis la première figure humaine du grand jeu
alphabétique. Un orant égyptien marchant les deux bras élevés dans
une prière en route. Jusque dans les E d’aujourd’hui, la tête et les
bras continuent de prier. Ah, si les hommes et les femmes savaient
que simplement respirer était une prière ! Que le fait d’être était un
miracle permanent attesté par la brise qu’exHalent nos poumons !
Quand nous inHalons l’air, réalisons-nous vraiment que nous
prions ? En vérité, je suis là pour vous dire que même si vous ne
priez pas, votre corps tout entier, par les rythmes de sa vie, est
plongé dans l’oraison.

Les états d’âme sont des avis de tempête. Les Hébreux peu
enclins à l’abstraction dénombrent cinq niveaux de l’âme, cinq
comme le chiffre de la lettre Hé : Nefesh, Roua’h, Neshamah,
H’ayah, Yeh’idah. Chaque degré exprime une qualité de souffle. Du
plus enraciné dans la terre au plus céleste des zéphyrs. Les Grecs
feront de même pour nous parler de l’âme : pneuma est encore le
souffle, mais aussi psyché évoque l’air qui nous maintient dans nos
présents. Le souffle s’exhale toujours dans l’anima latine.

Entre l’hébreu et le juif

Les étymologies éclairent le destin du peuple juif. Les mots


hébreu et juif expriment mieux que tout autre cette prière en
mouvement du Hé. ‘Ivrit, en hébreu, dans la langue de la Bible, veut
dire passer, et Juif, vient du nom du personnage de la Genèse,
Yéhoudah (Judah), signifiant le louangeur. Si une simple phrase
devait illustrer les deux mots qui parlent de ce peuple, nous lirions :

116
celui qui passe en louant Élohim. Être un passant qui prie dans le
mouvement, c’est prendre conscience que la vie, le souffle ne
peuvent se dire. C’est s’attacher à ce que l’on ne peut attacher. À
quelque chose que l’on a, que l’on est, que personne ne pourra nous
voler. Réaliser que la vie est une prière en mouvement offre des
fondations plus solides que le Temple de Jérusalem. Le secret de la
survie du peuple du Livre réside dans cette terrible constatation
après que la ville sainte fut détruite : « De notre malheur nous ferons
notre richesse et tant que l’un de nous maintiendra le souffle du
témoignage de notre héritage sinaïtique, nous accomplirons notre
tâche sur Terre. »
L’extraordinaire résistance du peuple juif vient de ce qu’il a tenu
compte des leçons de ses persécutions : la fragilité sera sa force.
Les Juifs au contraire des autres nations savent qu’ils sont fragiles,
que leur souffle ne tient qu’à un fil.
Toutes les lettres ont leur face d’ouverture et de fermeture.
Daleth ouvre sur le monde du divin, mais aussi ferme l’espace pour
laisser mûrir les étincelles d’Élohim. Toute lettre change de nature en
fonction de celle qui la précède et de celle qui la suit.

Anatomie de la lettre

Avec Hé, Daleth est une membrane, qui comme notre gorge,
s’ouvre et se ferme pour laisser les deux phases de la respiration
s’opérer dans une bonne économie. Daleth entrouvre son rideau sur
cette brise insaisissable qu’est la vie. Le souffle donne toutes les
nuances de nos séparations conceptuelles entre l’esprit et la
matière. Personne aujourd’hui ne peut établir des frontières nettes
entre ses deux essences. Les séparer reviendrait à réduire la
respiration uniquement aux inspirations ou uniquement aux
expirations. Toute réduction et tentative d’isoler l’un ou l’autre
mouvement entraîneraient la mort.

117
Hallélouyah

Sans aller chercher les découvertes de la physique quantique ou


de la médecine endocrinologique, nous constatons tous les jours
que lorsque nous commençons à avoir faim notre caractère change,
que nous nous irritons pour un rien, tout simplement parce que ce
qui est censé diriger notre être, le cerveau, manque de sucre. Afin
de ne pas avoir à faire toutes sortes de jeux typographiques comme
matière-esprit, ou matière/esprit pour exprimer cette impensable
liaison, disons que le mot le plus approprié pour parler de ce couple
est : la VIE. La vie, c’est ce coït entre ce qu’on nomme vulgairement
la matière et ce qu’on loue les yeux au ciel, l’esprit.

Hé enluminé du Moyen âge

Le Dieu qui se cache

118
Les Juifs ont une telle pudeur quant à l’énonciation du nom de
leur Dieu qu’ils sont le seul peuple à ne pas connaître l’identité de
celui vers qui ils adressent leur prière.
Le Tétragramme, YHVH, est par essence imprononçable car on
a perdu ses voyelles. On ne connaît que les consonnes de ce
suprême graphème. Une réflexion sur le rapport des voyelles et des
consonnes s’impose quand on parle de la lettre Hé. Les voyelles
sont souvent identifiées à l’esprit, tandis que les consonnes à la
matière. Si on permute les 5 voyelles fondamentales sous les 4
consonnes du Tétragramme, nous obtenons 625 combinatoires
possibles pour dire le nom ineffable. Les Juifs ne conservent donc
que le bruit de Dieu, les consonnes sont des bruits blancs. Les
voyelles, à combiner obligatoirement pour prononcer une seule et
unique fois le vrai nom, sont l’expression du mouvement sans fin de
la vie. Les voyelles, qu’on peut prolonger à volonté, sont le désir
infini de l’être à être, ou mieux de l’étant à être. Les consonnes
donnent les limites, donnent une forme à cette aspiration
envahissante. Cette opposition voyelles-consonnes est rassurante
parce qu’il est impossible de les dissocier : l’on ne peut émettre
aucune voyelle sans le support de consonnes et l’on ne peut émettre
aucune consonne sans l’appui de voyelles. Il en va donc de ce
couple comme de tous les couples inventés par le cerveau humain
dichotomique : ses éléments sont indissociables. Ils sont partagés
dans nos métaphysiques dans un souci épistémologique, pour
arriver à penser et à aligner une théorie (cortège de concepts en
grec).
Revenons à la dyade Daleth-Hé. La porte dont je veux parler
maintenant est de toile, elle ouvre la tente d’Abraham et Sarah. Le
patriarche et la matriarche ont vécu tous deux un changement de
nom. À l’origine Abraham était Abram et Sarah, Saraï. Ces deux
noms n’avaient pas la présence du souffle. Adonaï, après avoir
circoncis la chair d’Abraham, circoncit Saraï du Yod de son nom pour
répartir celui-ci entre l’homme et la femme. L’épouse avec son Yod
final avait un surcroît de divin. Yod, nous le verrons plus tard, est
aussi une lettre sacrée car initiale du Tétragramme. Elle est le
symbole du don généreux de Dieu, de sa puissance créatrice.
Quand le Yod et le Hé s’attachent, ils offrent un autre nom de Dieu :

119
Yah, le seul et unique mot évoquant le divin dans le Cantique des
cantiques. Ce Yah, qui est l’essence même du Tétragramme, est
une formule exprimant l’économie puissante qui distribue le masculin
(Yod) et le féminin (Hé). Quelque part avec son Yod comme
étendard, Saraï était trop parfaite, trop complète. Sa stérilité tenait
peut-être à cet excès de perfection. Dieu en bon mathématicien isole
le Yod et divise sa valeur numérique en 2, ce qui donne 5. 5 est la
lettre Hé, deuxième lettre du Nom indicible. Il obtient 2 souffles qu’il
partage en toute équité entre l’homme et la femme. Abram devient
AbraHam et Saraï SaraH. Pour retrouver la puissance divine du Yod,
l’homme et la femme devront conjuguer leur Hé. De leurs deux
fragilités symbolisées par le Hé, il fait leur force. Sans leur
collaboration étroite, ni l’homme ni la femme ne peuvent arriver à
l’harmonie. Dieu par cette répartition paritaire du souffle crée un
manque, une aspiration qui fait comprendre aux sexes leur
dépendance et leur profonde complémentarité.
Il n’est pas de mot en hébreu avec pour seules lettres Daleth et
Hé. La première occurrence contenant les deux consonnes est un
substantif chaldéen : DéHaV, l’orfèvre. Retenons de l’enseignement
du dictionnaire que nos deux lettres combinées avec le Beth
transforment l’or brut en bijou, ce qui peut se comprendre comme le
supplément qu’apporte l’homme à la nature pour l’embellir et lui
donner un sens.
Comme le disait un rabbin juif, que celui qui a des oreilles pour
entendre, entende.

120
Le véritable Nom n’est pas celui qui dore les portiques, illustre les
actes ; ni que le peuple mâche de dépit ;
Le véritable Nom n’est point lu dans le Palais même, ni aux
jardins ni aux grottes, mais demeure caché par les eaux sous la
voûte de l’aqueduc où je m’abreuve.
Seulement dans la très grande sécheresse, quand l’hiver crépite
sans flux, quand les sources, basses à l’extrême, s’encoquillent
dans leurs glaces,
Quand le vide est au cœur du souterrain et dans le souterrain du
cœur – où le sang même ne roule plus –, sous la voûte alors
accessible se peut recueillir le Nom.
Mais fondent les eaux dures, déborde la vie, vienne le torrent
dévastateur plutôt que la Connaissance !

Stèles
Victor Segalen
« Nom caché »

MON DIEU S’APPELLE PEUT-ÊTRE


Marc-Alain Ouaknin dans ses Méditations érotiques cite un
passage qui éclaire magnifiquement cette sensation du caché dans
le Tétragramme qui était, une fois l’an, crié dans la liesse bruyante
de la foule qui venait prier à Kippour, Jour du Grand Pardon, au
Grand Temple de Jérusalem. Le vacarme était si grand que le saint
graphe se perdait dans le brouhaha :

Dans le traité Yoma (54a), Rav Yéhouda demande :


« Que voit le grand prêtre le jour de Kippour lorsqu’il se trouve
dans le Temple, dans le lieu le plus saint ? »
La vision d’anges et le bruissement de leurs ailes auraient
certainement pu passer pour une réponse attendue et pourtant… Le
texte répond : il voit comme deux seins de femme qui apparaissent
sous un voile, « visibles et invisibles ». Rachi souligne dans son
commentaire le fait que les seins sont visibles sous la tunique. Il ne
s’agit pas de seins nus, mais de seins visibles derrière le voile du
vêtement.

121
Il est facile de comprendre l’étrange poésie qui lie le nom le plus
sacré d’Israël avec la beauté des seins d’une femme. Les auteurs
avouent de la sorte leur émoi quand ils devinent à travers le tulle
d’une femme les formes envoûtantes de la poitrine. L’érotisme est
cette science du caché/dévoilé. Je pousserai la question un tout petit
peu plus loin que je ne le fis dans mon livre sur le Cantique. Nous
savons tous très bien ce qui se cache sous le voile translucide des
caracos de nos belles. Nous savons la couleur et la forme de leurs
seins. Le fait de les insinuer sous l’étoffe diaphane ne fait qu’ajouter
au terrible jeu de la séduction et du désir. Le Talmud, qui nous offre
cette métaphore, imagine bien que nous n’allons pas en rester là.
Qu’est-ce que le voile qui nous dissimule YHVH ? Quelle est la chair
qui est sous la guipure ?
Pourquoi la lingerie féminine insiste-t-elle autant sur ce voile si ce
n’est pour ne pas offrir à l’amoureux la vérité toute crue ? Pour
rendre abstrait ce qui pourrait être d’une violente crudité. La chair à
vif est toujours décevante pour l’amant. Tous les préparatifs de
l’amour sont là pour éviter cette terrible confrontation, les éclairages
tamisés, les miroirs médiatisant le réel et offrant une vision inversée,
une musique douce, des parfums écrasant nos humeurs animales.
Quand dans le pas-de-deux érotique les amants ont retiré tous les
artifices de la séduction, la vue doit forcément laisser la place à la
puissance du toucher. La friction des sexes oublie rapidement tous
les préliminaires merveilleusement mensongers. Dieu met un voile
sur son être pour les mêmes raisons. Pourquoi les maîtres Zen,
quand ils parviennent à leur satori, rient-ils à gorge déployée au
contact avec la vérité toute nue ? Ils rient parce qu’ils se disent : tout
cela pour ça ? Dieu cache sa nudité, sa crudité. IL joue avec nos
nerfs avec ses couches de gaze qu’il superpose sur sa nature. Si la
femme use et abuse des transparences, c’est pour exacerber sa
différence avec l’homme, plus cette différence est marquée, plus
l’homme la désire et veut pénétrer sa nature séparée. Quand la
peau ne connaît plus d’intermédiaire, l’homme voit un être humain
de la même argile que lui. Rien n’est moins érotique qu’une plage
naturiste. L’homme veut une femme et non une femelle. Le français
distingue beaucoup mieux que l’anglais la femme et la femelle. Une
femelle n’est bonne que pour la reproduction, pour l’accueil du

122
spermatozoïde dans l’ovule. Pour l’homme, la femelle ne doit pas
exister. Une truie ne porte pas de jarretelle pour copuler avec son
porc. Dieu avec science masque son corps pour nous donner
l’illusion d’être séparé de nous, d’être d’une autre substance que la
sienne. Quand le voile tombe, le cache-cache n’a plus de sens. Le
sens de toute vie est à revoir. Puisque que l’on soit Alceste, Philinte,
pieux, prude, impudique, honnête, voleur nous ne faisons que le
chercher. Même bien, même mal.

Quelle est la chair de Dieu ? Quelle est sa chair sinon la nôtre ?

123
124
Les 22 questions de FLORIANE
CHINSKY
Rabbine de la communauté Beth Hillel de Bruxelles en 2009
Avec la collaboration de sa fille Choam

ALEPH – Aleph, deux pieds plantés au sol, qu’implorent ses bras


tendus au ciel ?

BETH – Beth, la tête abritée sous son parapluie, que voit-il lorsqu’il
scrute l’avenir ?

GUIMEL – Est-ce que le Guimel aime les champignons, avec sa tête


arrondie ?

DALETH – Avec son pied de côté, qu’est-ce qui peut bien


l’empêcher de tomber ?

HÉ – Quel grand amour pousse le grand Hé à abriter son petit Vav ?

VAV – Mais son Vav a grandi, si fier de lui qu’il se tient bien droit,
tout seul ! Mais de quoi est-il si fier ?

ZAYN – Le Zayin se trémousse au rythme d’une musique, laquelle ?

‘HETH – Notre Vav est retourné voir son protecteur. Mais il a grandi
et vient maintenant l’embrasser, pour le remercier de quoi ?

TETH – Le Teth est une oreille, qui cherche à entendre des mots
magiques, savez-vous lesquels ?

YOD – Petit ballon lointain, suspendu dans le ciel, le Youd nous


ouvre un chemin, vers quelles hirondelles ?

125
KHAF – Le Kaf et son frère jumeau, le Khaf, sont une main tendue…
vers quelles amitiés ?

LAMED – La Méditerranée a-t-elle été le berceau d’été du Lamed


élancé de la mer au ciel ? Ou bien est-il un hameçon, qui part en
quête de quels poissons ?

MEM – Si tu m’aimes, tu ne seras jamais le même, au début, comme


une maison à cheminée, à la fin comme un carré bien refermé,
comment grandirons-nous ensemble ?

NOUN – Maison inachevée, le Noun finit par se planter bien profond,


pour faire les fondations de nouveaux horizons, que voudrez-vous
construire sur cette tige stable, enfouie au sable ?

SAMEKH – Il ne faut pas confondre le Samekh et sa mère. Comme


un œuf sur une coque, il laisse passer le bec d’un petit poussin.
Quand va-t-il éclore ?

‘AYIN – L’Aleph a perdu un pied et le ‘Ayin est né. Pourquoi ? Est-ce


pour mieux laisser son cœur se balancer ?

PÉ – Le Pé et le Fé sont des jumeaux qui savent parler. Quels sont


donc leurs secrets ?

TSADÉ – Ts ts ts ! voici le Tsadé, mais quelle mouche l’a donc


piqué ?

QOF – Maison construite en haut d’un arbre, quel rescapé, quel


échappé, va venir en elle faire le singe ?

RECH – Le danger est passé, on a fini de faire le singe, la tête quitte


les arbres et les nuages pour rejoindre le sol et s’y planter. Quelle
est l’arme secrète qui nous donne la sérénité ?

SHIN – L’Aleph avait perdu son pied. Devenu Ayin, il a fini par
basculer, les jumeaux Shin et Sin sont nés ! Ils ne sont pour nous ni
du chinois, ni cyniques ! Avec qui voulez-vous venir vous balancer ?

126
TAV – Le Vav, à force d’embrasser son tendre protecteur, l’a épousé
et à son pied, s’est étendu un beau petit bébé ! le Tav est leur ombre
chinoise, qui viendra le bercer ?

127

5e lettre de l’alphabet
valeur numérique : 5
valeur pleine : 6
pictogramme : homme orant
sens : souffle, prière, lettre divine
phonétique : H aspiré
partie du corps : le pied droit

128
lettre simple
astrologie : Bélier

symbolisme :
le souffle : lettre mystique représentant le souffle.
Le hiéroglyphe à son origine est un
homme en prière.
Elle est deux fois présente dans le
Tétragramme.

129
Vav de scribe

130
LE COUPLE HÉ-VAV
Conte juif.
Un vieux rabbin racontait : chacun de nous est relié à Dieu par un
fil. Et lorsqu’il commet une faute, le fil est cassé. Mais lorsqu’on
regrette sa faute, Dieu fait un nœud au fil. Du coup, le fil est plus
court qu’avant. Et le pécheur est un peu plus près de Dieu. Ainsi, de
faute en repentir, de nœud en nœud, nous nous rapprochons de
Dieu. Finalement, chacun de nos péchés est l’occasion de raccourcir
d’un cran la corde à nœuds et d’arriver plus près du cœur de Dieu.
Tout est grâce.

La non-dualité

Si on ne retient du Hé que sa forme hiéroglyphique de l’homme


dans une prière en marche, il est le lien actif entre les deux
dimensions humaines et éthérées. La fonction de cette prière Hé est
unificatrice, non pas des contraires comme aimeraient nous le faire
croire les religions dualistes, mais des aspects d’une même réalité,
s’exprimant sur des modes différents. Qu’est le Bien sans le Mal, le
Beau sans le Laid, la Lumière sans la Ténèbre ? Quelle énergie peut
relier cette part unificatrice du Hé avec le Vav, déjà unificateur par
excellence ?
Dans le dictionnaire biblique seulement deux mots commencent
par cette lettre : Vav, le crochet, et Oulad, l’enfant. Bien que n’étant
l’initiale que de deux mots, il est pourtant la lettre la plus fréquente
des versets de la Bible. Vav est l’équivalent de la conjonction de
coordination "et" en français. L’hébreu se plaît à le placer un
maximum de fois en préfixe aux mots. D’ailleurs, quand on veut
imiter le style de la Torah, on déclame : et il prit son bâton, et il
frappa le rocher, et il sortit de l’eau, et les montagnes s’écraseront et
les vallées se rempliront. Comme sa fonction grammaticale l’indique,
Vav relie les mots, les phrases, les versets et parfois même les
livres. S’il existe une symbolique des lettres de la langue sacrée, il
existe aussi une grammaire sacrée.

131
Vav, le maître du temps

Cette lettre, outre sa fonction de copule, revêt encore une valeur


extraordinaire. Placée devant les verbes conjugués, elle permute
leur temps, par exemple si je colle un Vav devant je chantais, cette
formule devient : je chanterai. De même que, si je le place devant je
chanterai, nous aurons la conversion suivante : je chantais. Vav
transmute le passé en futur et le futur en passé. Il est le maître du
temps. Seules les langues sémitiques connaissent cette règle. Les
commentateurs traditionnels font appel à ces deux aspects de la
lettre pour en tirer des symboles forts : unification des contraires et
maîtrise du temps. C’est pourquoi la signification même du mot Vav
est à ce point adéquate : le crochet.

sceptre du Pharaon

Les armes de l’alphabet

La forme hiéroglyphique peut être aussi la crosse pharaonique


qui est la houlette des pasteurs et des évêques.

Cette lettre unificatrice est la première arme de l’alphabet qui en


compte trois : Vav, le crochet, Zayin, l’épée et Tsadé, le harpon. La
forme graphique de ces trois lettres se conjugue d’une manière
significative : le Vav collé au Zayin crée le Tsadé. Ces trois armes
donnent trois manières de capturer ou de tuer les proies : la
première est la houlette qui saisit sans tuer, qui permet de replacer
la brebis égarée dans le gros du troupeau. La deuxième est le glaive

132
qui tue, qui tue spécialement les autres êtres humains, soit pour
conquérir, soit pour se défendre. La troisième, le Tsadé, est le métal
qui tue pour que l’homme mange, et ainsi se perpétue et se
multiplie.

Vav collé au Zayin forme le Tsadé : les 3 armes de l’alphabet

Présence du Tétragramme

Le Hé et le Vav se suivent naturellement au sein de l’alphabet


comme au sein du Tétragramme. À eux deux, ils forment les trois
quarts du nom sacré de quatre graphes YHVH. Combinés au Yod ils
sont par essence divins. Ils sont le centre de ce nom ineffable qui est
borné à droite par le Yod et à gauche par l’autre Hé.

le Tétragramme, Yod, Hé, Vav, Hé (de droite à gauche)

Comment dialoguent-elles entre elles ?


Déjà jointes, elles forment le mot Hou, Lui. On ne peut pas ne
pas penser au grand Lui, celui que presque tous les mystiques du
monde nomment ainsi : Lui. Par pudeur extrême, mais aussi par
peur de poser un vocable sur ce qui ne peut supporter d’être un
simple substantif. Cette désinence de Lui sera le point d’ambiguïté

133
de tout le Cantique des cantiques. En effet nommer Dieu par Lui
permet à la fois de ne pas le définir clairement, mais
paradoxalement de le rapprocher de nous, comme le bien-aimé du
poème d’amour. Toute la poésie soufie joue avec ce terme Lui pour
parler du divin. Par des formules poétiques très proches du Cantique
des chercheurs de vérité comme Roumi ou Al Hallaj évoquent
toujours Dieu en le nommant Lui. Ce Lui étant l’objet de leur amour
absolu.
Le Tétragramme Yod-Hé-Vav-Hé a pour axe le couple Hé-Vav, la
prière et l’unification. La leçon est merveilleusement éthique : à quoi
bon la prière si elle n’a pas pour but de s’unir avec le divin ? Mais
avec une orientation nette : Vav est certes l’unificateur, mais aussi
l’arme de paix. Hé, la prière, le souffle mène à l’unification, à la paix.
Mais il faut toujours se méfier des lieux communs. Il est trop simple
de penser que s’unir à Dieu est la solution de l’énigme. Ne faire
qu’un avec Dieu, avec l’univers, avec le Tout-Autre.
Mais qui sommes-nous pour savoir à qui nous nous unissons
quand nous nous unissons avec Dieu ? Cette modalité d’unification
peut mener aux pires extrêmes, jusqu’à la ceinture de bombe pour
exploser la Terre entière. Il est aisé de croire que l’on recherche
cette union avec Dieu. Mais rien au monde ne peut la vérifier, ni la
contrôler. Et si Dieu dans bien des cas n’était qu’une face de nos
désirs inconscients, de nos non-dits accumulés depuis l’enfance ? Si
Dieu était une espèce de fourre-tout qui permet de justifier tous nos
courages, mais aussi toutes nos lâchetés ? Et si s’unir à Dieu nous
précipitait sur la voie royale de l’évitement de l’autre. Nous ne
pouvons nous confronter à l’autre, alors nous nous jetons dans la
gueule de Dieu. Lui, hou, est tranquille. Il ne répond jamais d’une
manière explicite. On peut lui faire dire ce que l’on veut, se plier à sa
volonté. Nous faisons ainsi les questions et les réponses. Une petite
prière bien intense et nous voilà prêts à traverser l’Atlantique à la
rame.

La prière Hé

La prière, ce désir fou de rencontrer Dieu, est le meilleur


déguisement pour cacher la recherche avec l’autre. L’unification la

134
plus périlleuse, la plus difficile, la plus laborieuse est l’unification
avec soi-même pour s’offrir la joie de vraiment toucher l’autre…
humain. C’est pourquoi de grands maîtres citent en premier
commandement l’obligation d’aimer son prochain comme soi-même.
Aimer ne veut pas forcément dire se jeter dans ses bras, le couvrir
de cadeaux et de caresses. Aimer, c’est reconnaître à l’autre son
altérité. La tendance habituelle balance entre deux extrêmes, soit
nous ne portons aucun regard sur l’autre et nous le considérons
comme un Rien, soit nous sommes attirés follement par lui et nous
voulons le réduire à nous-même, à l’image que nous avons de lui.
Soit Rien, soit réduction au même. Toutes les leçons de l’alphabet,
du Cantique des cantiques, mais aussi des grands épisodes de la
Bible, nous mènent à la création d’altérité pour mieux aimer.

Je serai qui je serai

Il a fallu attendre pratiquement le XXe siècle pour que les érudits


catholiques traduisent le texte sacré à partir des sources hébraïques
et non à partir de la Septante grecque ou de la Vulgate latine. Les
protestants comme Olivétan et Calvin avaient déjà senti la nécessité
de revenir à la langue originelle. Dans le fameux passage du
buisson ardent, Adonaï révèle son nom à Moïse pour qu’il l’offre aux
enfants d’Israël. Les traductions chrétiennes tout imprégnées de
culture platonicienne ont lu dans le Héyé asher Héyé : Je suis celui
qui est. Fixant Dieu dans l’être. La traduction juive, qui respecte la
conjugaison du temps inaccompli du verbe être, choisit de restituer
ainsi ce nom sacré : Je serai qui Je serai.

135
Composition sur les quatre lettres du Tétragramme.

Deux visions du monde s’affrontent dans ces deux traductions :


une croyance en un Dieu-ÊTRE et une en un Dieu-ÉTANT. La
pensée juive est une pensée héraclitéenne du mouvement. Pour
elle, même Dieu sera ce qu’il sera, même Dieu est plongé dans le
devenir. En créant l’univers, il entre dans l’aventure de l’instable.
Cette vision pour certains est absolument inconfortable. Car même
si Dieu n’est pas fixé, qui est-ce qui le sera ? Ce non-être éclaire le
passage de la Genèse où l’homme est façonné à l’image de Dieu.
Nous partageons avec lui notre inscription dans le Temps, donc le
Projet et l’Attente. L’inconfort poussé à l’extrême permet de
s’abandonner au vertige qui touche tout ce qui vit et devient. Cet
inconfort est aussi central dans la pensée d’un Jésus quand il nous
dit que le fils de l’homme (ben-adam) n’a pas d’endroit où reposer la
tête. Le repos est impossible à l’homme comme à Dieu. L’illusion du
repos est la croyance que l’on puisse vivre sans risque. L’homme et
Dieu risquent à chaque respiration.
Les religieux juifs s’interdisent d’écrire le Tétragramme en entier
dans les textes manipulés tous les jours, ils utilisent la lettre Hé
chaque fois qu’il se présente. Nous le savons, le Hé est le souffle, et
le souffle, c’est cette poitrine qui se soulève sans arrêt, toujours en

136
mouvement. Au moindre défaut, et la mort s’installe dans sa rigor
cadaveris.
Hé suivi de Vav exprime le sens de la prière. Selon le
mouvement alternatif, thème de toute ma démonstration : Hé est à la
fois unificateur et séparateur. Séparateur, car le travail introspectif de
la prière et de l’attention sur le souffle qui nous anime nous isole du
reste du monde et de l’humanité.
Mais ceci pour un temps seulement. Cette énergie stockée
durant ce repli sur soi doit mener au Vav, artisan d’harmonie.
L’harmonie, Téhima en hébreu, entre les uns et les autres, ici ne
sera possible que si nous faisons d’abord régner l’harmonie en
nous-mêmes. Nous devons reconnaître la terrible vérité que nous
sommes à nous-même un autre, un autre qui nous attire mais qui
aussi nous répugne. Nous sommes tous un O.N.U à nous-même.
Unir toutes nos différences intérieures. Unir les personnages
contradictoires. Faire la paix avec nous-même. Accepter d’être
pluriel. Vav, c’est l’harmonie. L’harmonie ne signifie pas l’unisson ou
le recto tono. Pour faire un accord parfait, il faut trois notes
différentes : do-mi-sol. Ce sont leurs hauteurs dissemblables qui font
qu’un accord est agréable à l’oreille. C’est de la collaboration de
leurs différences que naît la musique, ou mieux la musicalité.
L’entente entre le Hé et le Vav est symphonique, mais n’est
certainement pas du plain-chant. La profondeur vient de la possibilité
pour plusieurs registres de s’entendre pour exprimer une œuvre. La
profondeur de l’œuvre, c’est la création d’un relief et la vision du
relief n’est possible que lorsque deux regards observent la même
scène… mais avec un léger décalage.

Fragilité des lettres divines

Revenons au Tétragramme où le Hé et le Vav dialoguent à


l’infini. Nous avons vu que le Hé précède le Vav dans ce vocable
sacré comme dans la comptine alphabétique. Mais le couple qui suit
au sein de ce nom divin est : Vav-Hé. Dans cette inversion, nous
lisons ce perpétuel va-et-vient : prière-unification-prière. YHVH.
Comme si le souffle de la vie qu’est le Hé était la condition
nécessaire de tout le travail que nous devrions accomplir sur Terre.

137
Comme si le Hé, le souffle, était prémice et accomplissement de
toute chose.
La solidité du divin s’exprime par les lettres les plus fragiles de
l’alphabet. Yod, Hé, Vav sont des lettres ayant chacune une double
valeur, elles sont à la fois consonnes et voyelles. Yod peut être I ou
Y, Hé : H ou A désinence féminine, et Vav : O, Ou ou V. La consonne
exprime la matière du son et la voyelle sa spiritualité. Le choix de
ces quatre graphes du Tétragramme est philosophique car ils sont
ce qu’aucun concept ne peut élucider : matière et esprit, puisque
chacun est à la fois consonne et voyelle. Le Tétragramme
représente à lui seul le mystère de la vie. Ce mystère est peut-être
ce que nous appelons par paresse, zèle, trop d’intelligence ou
bêtise : Dieu.

Ô toi qui désires ardemment Notre Excellence


Notre dot est chère pour qui Nous convoite
Un corps éreinté, une âme affligée
Des paupières qui ne goûtent pas le sommeil
Point de place, dans le tréfonds de l’être, pour nul autre que
Nous
Telle est la rançon à payer pour qui veut courtiser !
Anéantis-toi d’une extinction Éternelle
Certes, elle te conduira vers Le Jardin !
Déchausse-toi sur le seuil de Notre Demeure
Où réside Notre Absolue Sainteté

138
Détache-toi des deux univers
Enlève ce qui se trouve entre Nous !
Si on t’interroge au sujet de Celui
Pour qui tu brûles d’amour réponds :
« Je suis Celui que j’aime et Celui que j’aime c’est Moi ! »
Je suis pour Dieu et par Dieu je suis
La vie ne peut faire office de demeure !
En me voyant, je ne vois que Vous
Convaincu que Vous êtes Moi
Le substrat de toutes les âmes ne forme qu’Un en Nous
Semblable à tous les corps unis dans un seul !

Ô toi qui brûles d’amour


Mansour Al Hallaj

139
140
Les 22 questions de FRANK
LALOU
ALEPH – Te perdre dans la nostalgie de l’unité, est-ce vraiment ta
quête ?

BETH – L’intimité te suffit-elle pour te projeter vers l’inconnu ?

GUIMEL – Ne crois-tu pas que ce qui compte du voyage n’est pas


l’arrivée, mais le voyage même ?

DALETH – La porte des nouvelles dimensions ne s’ouvrira-t-elle pas


d’elle-même quand tu seras prêt ?

HÉ – À chaque souffle de ta vie, ne pries-tu pas ?

VAV – N’es-tu pas effrayé par la bestiole que tu ramènes de ta


houlette ?

ZAYIN – Es-tu vraiment capable de planter ce glaive dans ton


oppresseur ? As-tu peur d’être toi-même au point de craindre toute
coupe ?

‘HETH – L’épreuve n’est-elle pas plus menue quand elle est vue de
haut ?

TETH – N’as-tu pas peur que le mur que tu construis ne t’enferme ?

YOD – Le meilleur de ce que tu donnes de toi, de qui l’as-tu saisi ?

KHAF – Pourquoi rechignes-tu à plonger vif dans la fournaise du


creuset qui fera de tes peurs tes courages ?

141
LAMED – Pourquoi bornes-tu les études à la poussière des livres ?
Ne vois-tu pas que le désir est désir de tout ?

MEM – C’est bon, ne comprends-tu pas qu’il est temps d’accoucher


de toi-même ?

NOUN – Même si tu vois des anges, des sirènes ou des Martiennes,


ne dois-tu pas faire comme s’ils n’existaient pas ?

SAMEKH – Tes secrets, passé un temps, ne t’empoisonnent-ils


pas ?

AYIN – Que devient ton regard s’il ne croise aucun regard ?

PÉ – Quand te décideras-tu à parler ? Quand te décideras-tu à te


taire ?

TSADÉ – Pourquoi toujours rejeter sa part d’ombre ?

QOF – Quelle est cette dernière pudeur qui t’empêche d’ôter tes
derniers voiles et enfin de te voir nu, plus que nu ?

RECH – Pourquoi tes regards se portent-ils vers le haut ? Pourquoi


vers le bas ? Qui crains-tu de regarder en face ?

SHIN – Que de grincements de dents pour laisser sourdre ton


sourire ?

TAV – Pourquoi laisses-tu ta modestie griffer ce pour quoi tu es fier


d’être toi ?

142
VAV

6e lettre de l’alphabet
valeur numérique : 6

143
valeur pleine : 12
pictogramme : crochet
sens : porte, lien, unification
phonétique : V, O, OU
partie du corps : rein droit
lettre simple

astrologie : Taureau
symbolisme :
le crochet : lettre d’unification
des contraires.
La plus fréquente dans la Bible.
Vav convertit aussi le passé en futur et le
futur en passé.

144
Vav et Zayin de gauche à droite

LE COUPLE VAV-ZAYIN
Lorsqu’un fils se marie, il divorce avec sa mère
Proverbe yiddish

Ce couple est l’un des plus magnifiques de l’alphabet hébraïque.


Le grec et le latin ont évité cette dialectique du Vav et du Zayin.
Par ces deux lettres, nous prenons conscience des grandes
oppositions qui régissent la vie des hommes et de l’univers.

Féminin-Masculin
Rencontre-Rupture
Guerre-Paix
Unification-Séparation
Sumbolos-Diabolos
Oui-non
Bien-Mal

Quand on étudie les lettres d’une manière fractionnée, on a du


mal à s’abstraire des simples significations. On reste obnubilé par le
pictogramme ou le sens premier de la lettre. Ce qui est le plus
passionnant se déroule dans l’entre-deux qui unit les deux graphes.
Comme cela arrive souvent, ce qui émeut le plus n’est pas le point
d’arrivée qui s’avère très souvent décevant.

145
Le Yin-Yang hébraïque

Vav-Zayin est en quelque sorte un Yin-Yang juif. Ces deux lettres


sont très ressemblantes. Les débutants souvent les confondent. Un
presque rien graphique les distingue. Leur seul écart tient dans
l’accroche de leur Yod : le Vav a un Yod qui se lie par la droite à la
hampe et le Zayin a une hampe qui commence à la moitié du trait de
son Yod.
Cette analogie aide à formuler de riches interprétations. En
particulier, elle évite de tomber dans un dualisme primaire. Certes, le
Vav et le Zayin pourraient être vus comme le Bien et le Mal. Mais la
quasi-gémellité graphique des deux signes nous permet de nuancer
la vision de ces deux pôles. S’ils se distinguent à peine dans leur
dessin, c’est que le Bien et le Mal ne sont pas séparés d’une
manière aussi franche et manichéenne. La pensée juive répugne
aux dualismes trop marqués. Son monothéisme l’empêche de
tomber dans la facilité de la séparation ontologique entre les
oppositions. Le Bien existe, le Mal existe. Tous deux sont issus d’un
même processus de création, tous deux participent d’un même
méta-système qui nous échappe et dans lequel nous sommes
immergés intégralement.
Le Bien, le Mal, l’un ne va pas sans l’autre. Sans le Mal, le Bien
n’existe pas. Toutes les valeurs nobles s’écroulent. Comment
éprouver qui l’on est dans le bien, si rien ne s’oppose à soi ?
Comment vraiment se connaître sans adversité ?

Non-dualité

Une étude écologique offre quelques lumières sur cette


coalescence du Bien et du Mal. Dans un désert des États-Unis, un
petit lac permettait à toute une population de cervidés de boire et
brouter alentour les herbes dont la croissance était favorisée par
l’humidité ambiante. De temps à autre, un lion des montagnes
s’approchait de ce monde caprin et prélevait un individu. Si nous
voyions des images de cette chasse à la télévision, avec le sang qui
gicle, l’horreur marquée dans le regard de la bête capturée, les
dents enfoncées profondément dans le cou, il ne nous serait pas

146
difficile d’identifier ce félin au Mal. Si nous avions été là, nous
aurions chassé cet horrible prédateur en l’effrayant ou même en
l’abattant d’un coup de fusil. Il se trouve que ce lion des montagnes
fut un jour tué par des chasseurs. Il était le dernier des prédateurs
de la région. Au début les biches pouvaient s’égayer autour de
l’étang. Elles buvaient en toute tranquillité. Si tranquilles qu’elles
purent se reproduire sans crainte, si bien que bientôt, elles furent si
nombreuses qu’il n’y eut plus la moindre herbe autour du point
d’eau. Sans herbe le terrain perdit sa stabilité et peu à peu, remplit
ce qui restait de l’étang. Quand il n’y eut plus d’herbe et plus d’eau,
tous les cervidés périrent, tous. Ce que nous appelions le Mal n’était
en rien un mal, mais le résultat d’un équilibre. Par abus de langage
nous appelons le lion, lion et la biche, biche. Mais en réalité le lion et
la biche ne font qu’un. Nous pourrions même user d’un néologisme
et annoncer que nous n’avons pas deux animaux mais qu’un seul
qui se nomme : lionbiche. Le Mal n’existe pas en dehors de
l’humain.

Le loup et l’agneau paîtront ensemble, Le lion, comme le bœuf,


mangera de la paille, Et le serpent aura la poussière pour nourriture.
Il ne se fera ni tort ni dommage Sur toute ma montagne sainte, dit
l’Éternel (Isaïe 65,25).

La prophétie messianique est sympathique mais dans notre


monde un lion qui ne mangerait pas le bœuf, un loup qui brouterait
avec un agneau, ne conduirait qu’à la mort du loup et du lion. Leurs
dents tomberaient et surtout, ils sombreraient dans la plus incurable
dépression.
Ce qu’on croyait bien aujourd’hui s’avère une catastrophe dix ans
plus tard. De même ce qu’on croyait mal apporte une harmonie
inimaginable dix ans plus tôt. Je prendrai l’exemple de la médecine
de masse. Il est merveilleux que la science occidentale puisse
améliorer la longévité des hommes et des femmes. En cent ans en
Europe, les gens vivent deux fois plus longtemps qu’au XIXe siècle.
Objectivement, on peut dire que ce progrès est un bien. Mais à long
terme, ce bien peut être extrêmement problématique pour l’avenir de
l’espèce humaine qui comptera pour la première fois de son histoire

147
plus de vieilles personnes que de jeunes en pleine puissance de
travail. Le vieillissement de la population sur le long terme est une
des menaces majeures des équilibres planétaires. De même
l’horreur de la Shoah conduit les Européens à choisir le « plus
jamais ça ! », la paix et le libre échange plutôt que les revanches
éternelles qui ont déclenché les deux précédentes guerres. À
l’échelle psychologique, cette règle peut aussi s’appliquer. Le petit
enfant vit douloureusement les séparations d’avec sa mère. Il les
prend comme un mal. Mais ce mal nécessaire le conduit à plus
d’autonomie et le mène à la liberté de son être. Après certains
divorces difficiles, la personne abandonnée remercie d’avoir été
quittée car cet événement triste de sa vie la conduit à redécouvrir qui
elle est vraiment.

Zayin et Vav

Guerre et Paix

Vav, c’est le crochet unificateur. Il unit les grands thèmes de nos


vies. Zayin, c’est l’épée qui sépare. Ces lettres sont comme l’Aleph
et le Beth des symboles forts de l’unification et de la séparation.
Quelle sagesse consciente ou inconsciente a placé ces graphes l’un
à côté de l’autre ?
Vav pourrait être le sumbolos et Zayin le diabolos. Le symbole
est l’ostraca qui réunit, et Zayin, le diabolos qui partage. Dieu et le
Diable. Dieu étant l’Un et le Diable le Deux. Comme nous sommes
dans le domaine des armes, l’une pacifique, la houlette et l’autre
guerrière, on peut aussi résumer la valeur traditionnelle de ce couple
à la paix et la guerre. Mais l’histoire nous apprend que rien n’est
aussi simple. Le Zayin guerrier est une nécessité. L’arme de la
séparation qu’est l’épée est indispensable pour le progrès. Il faut
apprendre à se séparer. Il faut comprendre que les séparations
nettes sont souvent salvatrices. Nier la beauté de la séparation, c’est

148
rester pour l’éternité dans un idéalisme mièvre, dans une confusion
mentale. Malheureusement, l’homme au cerveau porté à la violence
a besoin du fer pour affirmer ses séparations. Mais sans ce fer, les
régimes impitoyables ne tomberaient jamais. Les pays resteraient
esclaves à jamais des nations suzeraines. Le Zayin nous enseigne à
trancher. Même quand ça fait mal. Pour grandir, pour être, pour
s’offrir un devenir et pour… de nouveau avoir la possibilité de vivre
le Vav amoureux des fusions.
L’Évangile, magnifique condensé de la pensée juive, met face à
face ces deux entités. Dans un de ses sermons Jésus précise qu’il
n’est pas venu apporter la Paix mais l’Épée, nous dirions dans ce
livre qu’il est venu apporter le Zayin plutôt que le Vav. Connaissant
les valeurs d’amour qui sont liées à cette personne, nous nous
serions attendus à ne voir en lui qu’un artisan de paix. Mais il sait en
véritable maître que toute évolution ne peut passer que par l’arme
sécante du Zayin. Dans d’autres passages quand il demande à ses
disciples de laisser les morts enterrer les morts ou de se séparer de
ses parents pour devenir ses disciples, cela procède de la même
idée : se séparer pour aller au plus profond de l’expérience. Mille
raisons nous poussent à nous maintenir dans le semblable, le
prévisible.
Le Zayin exprime la vertu guerrière du courage. Zayin est le
courage de vivre et vivre pleinement notre condition, c’est choisir à
chaque instant. Choisir nous place toujours devant un carrefour
angoissant où la route empruntée nous condamne à ne pas
connaître ce que nous serions devenus si nous avions voyagé sur
l’autre chemin. Ce chemin-là est mort, l’homme qui l’aurait suivi
aussi, et nous devons en faire le deuil. La personne qui refuse de
choisir est plongée encore plus dans la mort car elle est condamnée
au fixisme perpétuel. Et si elle ne choisit pas, c’est la vie qui la
contraindra. Quand je crois dire oui, je dis aussi un non. Quand la
fiancée dit oui sous le dais des mariés, en réalité elle dit non aux
millions de garçons qui auraient pu se trouver là sous cette tente
nuptiale. Le oui séparé du non n’existe pas, ce qui devrait toujours
se dire c’est ouinon. Ce ouinon est la marque de la non-dualité, il est
la marque du deuil à faire d’un oui monovalent.

149
Souviens-toi !

Toutes les lettres sont à la fois unificatrices et séparatrices. Dans


la tradition, le Zayin est la mémoire : Zékhor. La mémoire est la
faculté de relier le passé au présent. De conserver au fond de son
être les traces du vécu. Dans cette fonction mémorielle, il est proche
du Vav, maître des temps. L’étymologie merveilleuse de l’hébreu
relie la mémoire et le sexe de l’homme. Ces deux mots ont la même
racine : Zayin, Khaf, Rech. En argot israélien Zayin est le pénis,
suprême insulte des carrefours de Tel Aviv. À tel point que, dans les
sigles, cette septième lettre est souvent évitée. Le travail
interprétatoire est de comprendre pourquoi la sagesse de la langue
juxtapose ces deux concepts. L’homme dans le judaïsme n’est pas
astreint aux mêmes lois que la femme. L’homme au contraire de la
femme doit d’une manière volontaire s’inscrire dans le temps. Il doit
pratiquer chaque jour, chaque semaine, chaque mois et année un
nombre important de rituels. La femme est dispensée des prières
liées au temps car elle est en quelque sorte un véritable calendrier.
Son ventre est un almanach. Avec ses règles, elle ne peut pas
imaginer comme l’homme que le temps est linéaire. Elle compte les
semaines précises de la gestation de son enfant et sait que les
décalages sont rares. Elle intègre le cycle de l’univers. De même
son temps de reproduction est limité dans sa vie : un jour son sang
ne coule plus chaque mois et elle ne peut plus avoir d’enfant.
L’homme doit, par l’effort, par les sciences astronomiques, se
rappeler sans cesse que le temps n’est pas une simple succession
de jours tous égaux les uns aux autres. Cette illusion, dans laquelle
l’homme peut se perdre, lui donne la sensation d’être infini dans le
temps. La femme est toujours attentive au temps qui passe, et son
corps, si elle est distraite, sera toujours là pour le lui rappeler. La
femme plus du côté du féminin a conscience des limites, c’est
pourquoi dans l’arbre des séphirot, les vertus féminines sont celles
de gauche, l’intelligence discursive Bina, la force, la justice
Guévourah, la gloire Hod. Sans la membrane de l’utérus, la
semence n’est rien. Ces sphères tempèrent le côté droit qui, lui, fait
fi des limites, mais sans les bornes qu’impose le féminin, ces vertus
de sagesse ‘Hokhma, bonté Hessed et victoire Nétsa’h, ne

150
pourraient jamais s’incarner. La femme est le temps. Il est amusant
de constater que de par le monde les monuments commémoratifs
ont souvent des formes phalliques : menhirs, obélisques aux soldats
tombés pour la patrie, stèles pour les poilus morts au champ
d’honneur.

Zayin de scribe couronné

Dans ce contexte lié à la temporalité, le couple Vav-Zayin


opérera d’une tout autre manière. Vav par sa faculté grammaticale
peut transformer le passé en futur et le futur en passé. Zayin agit sur
une modalité différente : il ramène le passé dans le présent pour
doter l’homme d’une possibilité d’avenir. Quand il est demandé à
tout juif de se souvenir du jour du Shabbat, il est demandé en vérité
un effort d’actualisation d’anciens commandements. De même le
repas de la Pâque, Pessa’h, est un travail méthodique pour faire de
l’expérience du Sinaï une expérience actuelle, « aujourd’hui nous
traversons la mer Rouge ». Cette remémoration s’avère nécessaire
pour laisser place aux générations futures, d’où l’importance de la
présence d’enfants lors de cette célébration.

151
16-
Yéshoua’ dit : des hommes pensent que je suis venu offrir la paix
au monde. Mais ils ne savent pas que c’est la discorde que je suis
venu imposer sur la Terre. Feu, Épée, Guerre. Cinq seront dans une
maison. Trois se sépareront de deux et deux de trois. Père contre
Fils. Fils contre Père et ils se tiendront solitaires.

Logion 16
L’Évangile de Thomas,
Traduction Frank Lalou, DDB

152
153
Les 22 questions de GEORGES
LAHY
Auteur, kabbaliste

ALEPH – Quoi de mieux que le silence ?

BETH – Chaque lieu a-t-il son temps ?

GUIMEL – À qui sont ces valises que je porte ?

DALETH – Passer une porte permet-il de se dépasser ?

HÉ – D’où vient ce souffle et où va-t-il ?

VAV – Se réunir à qui ou à quoi ?

ZAYIN – Se séparer de qui et de quoi ?

‘HETH – Puis-je quitter ce territoire ?

TETH – Quoi de neuf ?

YOD – Comment ne pas rester seul ?

KHAF – Combien de vies peut contenir le creux d’une main ?

LAMED – À quoi se repérer ?

MEM – Comment se traverser soi-même ?

NOUN – Comment sortir la tête de l’eau ?

SAMEKH – À quoi suis-je attaché ?

154
AYIN – Jusqu’où l’œil a-t-il le droit de voir ?

PE – Quand faut-il révéler un secret ?

TSADÉ – Regarder derrière change-t-il en statue de sel ?

QOF – Quelle est la chose essentielle et véritable ?

RECH – Comment être riche sans rien posséder ?

SHIN – Que reste-t-il de nos amours ?

TAV – Un point est-il vraiment tout ?

155
ZAYIN

7e lettre de l’alphabet
valeur numérique : 7

156
valeur pleine : 67
pictogramme : arme
sens : arme, discernement, pénis
phonétique : Z
partie du corps : pied gauche
lettre simple

astrologie : Les Gémeaux


symbolisme :
l’épée : lettre des conflits.
Elle est aussi le sexe de l’homme.
Avec la racine Zakhar, elle est la mémoire.
Graphiquement présente dans de
nombreuses lettres.

157
LE COUPLE ZAYIN-‘HETH
Comme tout semble bien placé dans ce jeu de l’oie
alphabétique !
Comment pourrions-nous affronter l’épreuve du ‘Heth si nous
n’avions pas en main l’épée du Zayin ? L’alphabet ne nous laisse
pas dépourvus pour franchir la barrière qui vient. Lié au ‘Heth, Zayin
devient le thérapeute. Que nous enseigne le thérapeute, sinon à
gérer nos séparations, nos coupures. De la bonne gestion des
ruptures de la vie dépendra le passage difficile de la lettre ‘Heth.

‘Heth, la deuxième épreuve de l’alphabet.

Le Daleth est un seuil que l’on passe debout en marchant. Il est


franchissement d’une limite entre deux dimensions. Qof, le chas de
l’aiguille, se traverse en rampant. Le ‘Heth ne s’outrepasse qu’en
courant, qu’en sautant. Il est un enclos au milieu du chemin. Comme
le Daleth, il marque une limite entre deux dimensions. Mais l’effort à
faire pour enjamber l’obstacle est plus risqué, plus difficile. Le
passage se fait en quatre temps :

1 - la présentation devant l’épreuve,


2 - la conscience qu’on ne pourra l’affronter qu’en prenant du
recul,
3 - le recul,
4 - le saut dans l’inconnu.

Car au-delà de cette limite, une terra incognita s’offre aux pieds.
Le saut demande de la témérité, car on ne sait si on va tomber et
s’écrouler. Souffrir encore plus de la tentative d’évasion que de
l’évasion. Les enfants d’Israël sont extrêmement rares à avoir choisi
les hasards du désert plutôt que l’esclavage de l’Égypte avec ses
certitudes et ses routines pourtant si douloureuses.
‘Heth, c’est accepter de perdre un équilibre pour advenir à soi-
même.

158
La notion de recul avant le saut est essentielle dans la
symbolique de la lettre. L’épreuve paraît tellement élevée qu’on n’en
connaît aucune proportion. Le recul est une sortie du système.
Quand on est immergé dans un problème, on imagine qu’aucune
solution n’est envisageable, que tout est fini, que l’on va se faire
dévorer par lui. On calcule des sorties de secours uniquement avec
les outils issus du problème, toutes les évaluations se font dans sa
logique uniquement. On ne perçoit de l’imbroglio que complication
alors qu’il ne peut être que complexité.
La solution doit se chercher en dehors de l’impasse abordée.
Que permet le recul thérapeutique sinon prendre de la distance, du
détachement ? De loin, la barrière semble plus petite, on en discerne
mieux l’architecture. Quand on s’en approchera de nouveau pour la
sauter, on en comprendra mieux la structure, les défauts, les
faiblesses. La phase suivante du saut permettra l’élévation qui,
comme le recul, aide à prendre les distances et à considérer
l’épreuve d’un tout autre point de vue, en l’occurrence d’une hune
bien au-dessus.

Zayin, le thérapeute

Le mariage entre les lettres Zayin et ‘Heth est ici bien signifiant.
Zayin-l’épée véhicule les vertus guerrières. Sans ces vertus, on se
retrouve sans force et sans courage. Le Zayin mâle, présent au sein
des hommes et des femmes, nous permet d’affronter l’inconnu au-
delà de l’enclos. Glaive brandi, il nous donne la dose d’inconscience
suffisante à risquer sa vie pour une autre vie. Le Zayin est cette folie
nécessaire pour changer de dimension. L’esprit d’aventure, le goût
de l’épreuve, l’attraction à fouiller de l’autre côte du miroir. Il est le
thérapeute qui prépare le saut de la barrière ‘Heth, qui n’est autre
que l’arsenal de nos névroses qui nous barre le chemin de la vie. Ce
thérapeute nous enseigne l’art de la séparation. Le couple
Zayin-’Heth est un couple équilibré. L’un ne peut pas aller sans
l’autre, de même l’Aleph sans le Beth est inconcevable. Qui peut
envisager l’Un sans le deux, ainsi que le Beth sans le Guimel, la
chaleur de la maison sans l’attrait du voyage ? Il est nécessaire de
connaître la racine hébraïque qui évoque le mouvement pour

159
réaliser le rapport étroit entre nos deux lettres. ZiZ, Zayin-Yod-Zayin,
avec ce significatif doublement du Zayin, veut dire : bouger, se
mouvoir. Comme si l’essence même de la lettre bégayante dans ce
cas était le mouvement qui allait permettre de concentrer toute
l’énergie pour sauter l’obstacle qui arrive.

Zayin, arme des dépassements

Une magnifique scène du film Bienvenue à Gattaca illustre cette


relation étroite du Zayin et du ‘Heth. Deux frères s’affrontent dans un
jeu qu’ils font depuis leur enfance. Un des deux frères a été conçu
de manière tout à fait classique à l’arrière de la Cadillac des parents
et le second est un produit in vitro par la sélection d’un excellent
spermatozoïde du père et d’un magnifique ovule de la mère. Tout au
long de son existence, ce dernier obtient toujours de bons résultats à
ces tests d’ADN, de QI et d’éducation physique, pourtant chaque fois
qu’il tente cette course dans l’océan avec son autre frère réputé
comme cardiaque et souffreteux, il échoue. La dernière scène du
film est cette ultime épreuve qu’ils s’imposent dans un terrible duel à
la vie à la mort : celui qui nagera le plus loin au large de l’océan de
nuit et en pleine tempête. Après un long moment à lutter contre les
vagues, le frère génétiquement parfait, à bout de force, coule et
manque de se noyer. L’autre lui vient au secours et le sauve. À peine
tiré des eaux, le frère à l’ADN sélectionné pose la question :
pourquoi, toi qui devrais perdre, puisque moins fort et moins
intelligent que moi, arrives-tu à nager bien au-delà de moi ? L’autre
répond : parce que je n’économise pas mon énergie pour le retour.
Le Zayin est cette force folle qui se moque de la mort, de la
souffrance pour aller plus loin que le connu quotidien, au-delà même
de ce que l’imagination projetait. Sans cette aspiration, pas de
Colomb, pas d’Ambroise Paré, pas de conquête spatiale. Nous
serions encore à nous ennuyer à nommer les animaux du Paradis.
Le Zayin a besoin du ‘Heth pour se confronter et devenir autre. Car
le but de l’épreuve est de nous faire comprendre que nous sommes
notre propre autre. Sans épreuve, nous ne pouvons savoir qui nous
sommes vraiment. Par l’épreuve, nous apprenons à nous surprendre
nous-mêmes. Nous surprendre, c’est jubiler de notre propre altérité.

160
Sinon, nous sombrons dans l’immobilisme, dans le calme plat,
l’électroencéphalogramme bridé.

Zayin, la mémoire des demains

Il est nécessaire de revenir à la signification que nous offre la


tradition de la lettre Zayin : Zakhar, se souvenir. Le Zayin du verset
22 du chapitre 3 de Malachie commence par un Zayin calligraphié
beaucoup plus haut que les lettres qui suivent :
« Souvenez-vous (Zikhrou) la Torah de Moïse ! »

Dans la tradition des scribes, le surdimensionnement de certains


caractères permet une lecture dans la lecture et facilite le
renouvellement de l’interprétation. Ce vaste Zayin géant nous
enseigne que la mémoire est une des fonctions de la religion juive.
Chaque tradition véhicule une dominante, le christianisme insiste sur
la charité, l’islam sur la foi, le judaïsme sur la mémoire de l’Alliance.
Si, dans les paragraphes qui précèdent, la lettre Zayin-l’épée
aide à affronter l’épreuve du ‘Heth, cette fois-ci l’arme qui va nous
assister est la mémoire. Pour bien s’aguerrir à passer la barrière, la
mémoire du message sinaïtique est nécessaire. La plus puissante
arme du peuple juif, à travers son histoire balisée d’épreuves
toujours plus difficiles les unes que les autres, a de tout temps été la
mémoire. Mémoire de cette expérience exceptionnelle vécue dans le
désert par tout un peuple et non par un seul prophète. Dans les
autres civilisations un messie, un prophète vit une illumination qu’il
transmet ensuite à ses disciples, puis à son peuple, c’est ainsi que
chaque religion a un et un seul personnage central : Mahomet pour
les musulmans, Jésus pour les chrétiens, Bouddha pour les
bouddhistes, Manès pour les manichéens. Moïse, même s’il occupe
une place de choix dans la hiérarchie des grandes âmes, reste un
homme, avec ses qualités mais aussi ses défauts. Et si la Bible ne
met pas en évidence les défauts d’un héros, le Talmud se charge
d’en créer.

161
‘Heth catalan

Yéshoua’ dit : « béni est l’homme qui s’est soumis à l’épreuve,


car il a trouvé la vie. » (Évangile de Thomas, 58)

L’arme de la mémoire s’exprime par différentes modalités. Il est


simple et trivial de dire que pour surmonter ses épreuves (‘Heth) il
faut tenir compte de ses expériences. Ce lieu commun, même s’il se
vérifie tous les jours, n’est pas intéressant dans le cadre de la
pensée hébraïque qui, elle, s’attardera plus sur la proposition :

Pour surmonter les obstacles sur le chemin de la vie, il faut avoir


souvenance de l’Alliance passée entre Élohim et son peuple dans le
désert.

Cette Alliance et cette Torah nous enseignent quotidiennement le


sacerdoce de tout le peuple : transmettre le contenu éthique du
judaïsme, et toujours choisir la vie. De nombreux auteurs ont écrit
sur cette fonction nodale du souvenir.
Mais, à un autre niveau d’interprétation, je voudrais évoquer une
autre nuance du souvenir en m’appuyant sur la dialectique
fécondante du Zayin et du ‘Heth. Pour sauter l’enclos, l’arme la plus
puissante sera formulée ainsi :

Pour affronter l’épreuve incontournable du ‘Heth SOUVIENS-TOI DE


DEMAIN!

Se souvenir de demain, c’est comprendre profondément que la


nature humaine est une perpétuelle projection dans le devenir, que

162
c’est parce que l’on croit que demain sera source de lumière et
d’accomplissement, que les épreuves les plus terribles pourront être
surmontées. Le sens du messianisme est inscrit dans l’écrin de cette
formule : souviens-toi de demain. Le messie imaginé comme un
superman venant régler de l’extérieur tous les conflits et les toutes
souffrances humaines est tellement réducteur, tellement primaire et
infantile. Le messie, c’est moi, c’est toi demain. Et demain, tout est
possible. Le messie, c’est la rencontre avec soi-même. Même si la
rencontre se fait attendre et peut ne jamais advenir, c’est l’attente qui
sculpte la grandeur et la beauté de notre humanité. Le plus beau
cadeau de Noël n’est pas le contenu des colis enrubannés mais
l’attente du moment magique de la remise des présents, quand tout
est encore caché. Se souvenir de demain, c’est intégrer dans son
âme et dans son corps le premier dialogue au buisson ardent entre
Élohim et Moïse quand, après lui avoir demandé de se déchausser,
Il dit : Je serai qui Je serai (Exode 3,14). Dieu lui-même est à venir.
Dieu lui-même a besoin des autres pour se définir, a besoin de sa
plus belle invention : le temps, avec ses passés, présents, futurs. La
pensée hébraïque préfère la puissante aspiration du futur. Elle
dresse comme toile de fond de toute action humaine le manque qui
nous pousse à ouvrir les portes toujours interdites.
Ce Je serai qui je serai fait de nous, non pas des blocs
monolithiques, mais des coureurs jubilant de foulées toujours
risquées mais tellement sources de connaissance, des danseurs de
corde oscillant entre la vie et la mort.

Presque tous ceux qui s’en sont sortis ont élaboré, très tôt, une
« théorie de vie » qui associait le rêve et l’intellectualisation. Presque
tous les enfants résilients ont eu à répondre à deux questions.
« Pourquoi dois-je tant souffrir ? » les a poussés à intellectualiser.
« Comment vais-je faire pour être heureux quand même ? » les a
invités à rêver. Quand ce déterminant intime de la résilience a pu
rencontrer une main tendue, le devenir de ces enfants n’a pas été
défavorable1.

163
164
LES 3 ÉPREUVES DE L’ALPHABET

165
LES TROIS ÉPREUVES DE
L’ALPHABET
L’alphabet hébraïque est un chemin initiatique. Chaque lettre
constitue une étape dans le parcours existentiel et spirituel de tout

166
être humain. Comme dans le jeu de l’oie, nous y trouvons des
étapes incontournables. Le but du jeu, du Grand Jeu de la Création,
est de tutoyer le Tav, l’ultime case de l’itinéraire. Qui une fois atteint
nous offre la possibilité de recommencer l’alphabet dans d’autres
modalités spatio-temporelles. Le tableau présenté ci-dessus nous
donne dans une vision synoptique les trois types d’épreuves
disséminées dans la série des vingt-deux stations. Ces trois
épreuves sont construites par quatre lettres car les lettres ‘Heth et
Teth en constituent toutes deux la deuxième.

Les trois épreuves de l’alphabet sont : le Daleth, l’épreuve du


temps, les ‘Heth et Teth, l’épreuve psychologique et enfin de Tsadé,
l’épreuve spirituelle.

1 - Daleth, l’épreuve du temps

Le Daleth, la porte de l’initiation, l’huis qui donne sur les


dimensions altérées, est dite épreuve du temps, car par elle nous
réalisons que durant notre simple vie nous vivons des passages de
dimensions à d’autres. L’enfant de deux ans ne peut en rien
imaginer ce que sera la vie de l’enfant de huit qui sait lire et écrire,
de même l’enfant de neuf ans ne peut en rien saisir ce que sera la
perception du monde quand il sera adolescent. Par la même
méthode le jeune homme ne peut connaître le sentiment de l’homme
mûr qui accueille dans son couple l’enfant qui vient de naître. Ainsi
chacun ignore ce que sera sa prochaine étape, ce que sera l’univers
qui l’attend, enrichi par de nouvelles connaissances. Daleth est
l’épreuve du temps, car il nous aide à franchir les dimensions qui
nous attendent. Si je ne veux pas franchir les portes de ma vie, je
reste à jamais sur le seuil de l’initiation.
Chaque épreuve de l’alphabet est précédée par une ou deux
lettres thérapeutes. Le Daleth est ainsi préparé par le Guimel qui est
la richesse intérieure et la puissance de la séparation. C’est parce
que j’ai pris sur moi l’énergie de cette lettre que je puis affronter
l’épreuve qui vient. Par la force du Guimel, je passe l’étape du
Daleth et débouche sur la lettre Hé qui est le souffle, la méditation et
la compréhension profonde de la non-dualité.

167
2 - ‘Heth/Teth, l’épreuve psychologique

La seconde épreuve de l’Aleph est le couple ‘Heth-Teth. Le Teth


est la barrière qui pousse à répéter toujours les mêmes erreurs.
C’est pourquoi il me plaît de la nommer la lettre de nos névroses.
Les névroses étant justement ces comportements que nous
acquérons au sein de la famille et qui peuvent tout au long de la vie
nous plonger dans la répétitose. Le seul moyen de passer cet enclos
est le saut dans l’inconnu. Le courage qu’il nous a fallu peut malgré
tout ne pas suffire car juste après la lettre, nous plongeons dans
l’abîme du Teth. Le Teth est symboliquement le Bouclier. Il est là
pour nous questionner sur les carapaces que nous avons revêtues
tout au long de notre existence pour nous protéger de la vie et des
risques. Le Teth devient l’exosquelette qui nous empêche de sentir
le vent de la liberté sur notre poitrine. La lettre fermée en bas, à
gauche et à droite nous apprend que seul quelque chose qui vient
du haut pourra nous sortir de l’impasse. Ce quelque chose dans
l’alphabet est le Yod, lettre de la divinité, de la générosité. Nous ne
pourrons pas nous en sortir seuls. Cette sortie du système sera
favorisée, si nous avons tenu compte des deux thérapeutes qui
précèdent l’épreuve : Vav et Zayin. Vav nous offre une leçon de non-
dualité et de pacification et Zayin nous apprend la nécessité de
séparer et d’avoir le courage de nous battre pour avancer. Si ces
deux enseignements sont incorporés, l’aide du Yod sera acceptée et
le chemin pourra continuer.

3 - Qof, l’épreuve spirituelle

La troisième épreuve est le Qof, l’épreuve spirituelle. Cette étape


du boyau à franchir est celle qui demande le plus de détachement.
On ne peut la franchir que nu de toute idéologie. Le Tsadé, la lettre
thérapeute qui précède, nous indique la nécessité de faire la paix
intérieure. Ses deux Yods bien qu’antagonistes, l’un étant la lumière
et l’autre l’ombre, ne doivent jamais se séparer. C’est parce que je
sais que ma part sombre doit négocier avec ma face de lumière que
je puis avancer dans le chemin de l’individuation. Le rejet drastique
de son ombre ne ferait que nous plonger dans des modalités d’être

168
encore plus terribles. Le Qof franchi par cette connaissance
profonde, nous débouchons sur le Rech. La tête humaine de profil,
toute dévouée au projet. Nous retrouvons le bon sens de l’alphabet
et de la vie et pouvons envisager d’atteindre l’ultime case du jeu de
l’oie, le Tav, qui est l’affirmation de soi, l’individuation. Mais ceci
quand l’ego accepte en fin de parcours son origine divine.

169
170
Les 22 questions de TINA BOSI
Chorégraphe créatrice de la Téhima, gestuelle sur la symbolique des
lettres

ALEPH – J’espère que tu ne te sens pas trop seul ?

BETH – Combien d’amis passent le seuil de ta maison ?

GUIMEL – Ton voyage est-il trop rapide ou trop lent ? Qui as-tu
rencontré ?

DALETH – Quand tu passes la porte, ôtes-tu tes chaussures ou ton


chapeau ?

HÉ – C’est si facile de ne plus respirer ! D’où te vient ce courage ?

VAV – Tes liens ? Pas trop de cicatrices ?

ZAYIN – Ouf, un peu de sexe, il était temps, pas vrai ?

‘HETH – Pourquoi tant réfléchir ? Saute et tu verras !

TETH – Je tourne en rond et c’est bon !

YOD – Ne t’inquiète pas, tout est possible. Quand tu donnes, à quoi


penses-tu ?

KHAF – Ta main accueille, certes, mais écarte légèrement les


doigts !

LAMED – As-tu quelqu’un pour te hisser au-dessus de tes limites ?

MEM – Prends garde de ne pas boire la tasse. Elle inonderait tes


poumons de tristesse !

171
NOUN – Tu leur fais peur ? C’est leur problème. Te fais-tu peur ?

AYIN – Les yeux de ton ami, de quelle couleur sont-ils ?

PÉ – Énonce-moi un mot qui remplisse ta vie comme il remplit ta


bouche.
TSADÉ – Inutile de résister. Je te colle à la peau.

QOF – Enfin seul !

RECH – Un visage de profil et le désir d’être joue contre joue.

SHIN – Quelle nourriture te mettre sous la dent pour répondre à tes


élans ?

TAV – Ta main tremble-t-elle d’être au bas de la page ?

1. Boris CYRULNIK, Un merveilleux malheur, Édition Odile Jacob.

172
‘HETH

8e lettre de l’alphabet
valeur numérique : 8
valeur pleine : 418
pictogramme : barrière, bête
sens : épreuve, vitalité

173
phonétique : ‘H, comme ch allemand
partie du corps : main droite
lettre simple
astrologie : Le Cancer

symbolisme :
la barrière : marque les séparations :
dedans/dehors, moi/l’autre, licite/illicite.
Elle est garante des équilibres.
Avec ‘Hayim elle est la Vie.

174
serpent ouroboros

175
LE COUPLE ‘HETH-TETH
La leçon de ce nouveau couple s’intègre dans celle du
précédent.
En synthétisant à outrance les symboles des lettres Zayin, ‘Heth
et Teth, nous pourrions obtenir la proposition qui suit :
Il faut la témérité du Zayin pour nous aider à passer l’épreuve du
‘Heth, la barrière. Tout manque de courage et de détermination nous
plongerait dans l’aspect négatif de la lettre Teth : LA RÉPÉTITION
SANS FIN DES PROBLÈMES. Le Teth est le symbole de la névrose,
qui nous enferme à jamais dans le déjà-vu.

Le monde des névroses qui nous font tourner


en rond

Teth est un signe difficile à aborder. Son histoire est marginale


par rapport aux autres lettres. Il est absent des caractères
fondateurs du protosinaïtique. Il faut attendre l’alphabet
paléohébraïque pour le voir advenir dans l’histoire de l’écriture. Seul
le Samekh connaît un cheminement similaire. Il brille encore par son
absence du Décalogue et des noms des douze tribus d’Israël. Tous
ces manques ne peuvent que nous le rendre particulier. Comme
plusieurs graphes, il n’a qu’une seule ouverture. Son unicité tient
dans l’orientation de son huis. Le Teth ne s’offre qu’aux influences
qui viennent du haut.
Sa forme le lie dans la tradition au serpent. Un serpent insolite
qui se mord la queue comme l’ouroboros des alchimistes. Ce cercle
presque complet fait de lui le symbole de l’éternel retour, des choses
qui ne changeront jamais. La figure peut facilement exprimer le
cercle vicieux. Heureusement la ligne courbe ne s’achève pas dans
une terrible autophagie. Aussi infime qu’est la petite lucarne de la

176
lettre, elle annonce la possibilité de quitter le carrousel infernal qui
tourne et tourne sans fin.
Le ‘Heth et le Teth mettaient en évidence deux manières de
s’enfermer. ‘Heth pouvait aussi signifier l’enclos, cercle de la clôture
dans lequel les troupeaux sont contenus. Le seul moyen de fuir cet
étouffement était de sauter l’obstacle. Avec le Teth, l’alphabet bégaie
de nouveau, mais toujours avec une nuance de plus. Il évoque une
autre qualité d’enfermement, plus absolue, plus inquiétante. La seule
issue de secours est l’attente attentive des enseignements en
provenance du Ciel. Le Teth attend le conseil de la lettre qui suit
pour favoriser l’échappée belle. Ce signe pour trouver sa résolution
est toujours dépendant des autres, il est comme une oreille tendue
vers l’extérieur qui guette la moindre parole de sagesse pour se
sauver.

Difficile couple que le ‘Heth et le Teth, car leur union donne un


‘Heth qui se teinte de connotations négatives. Le dictionnaire de la
Bible hébraïque définit ainsi leur association : manquer, pécher,
commettre une faute, crime. La tradition ne pouvait trouver plus
limpide support pour lancer la machine interprétative. Le conte du
Zohar qui met en scène chacune des lettres qui se présente au Saint
béni-soit-il pour avoir l’honneur d’être celle par qui le Monde sera
créé, lie les deux lettres. Dans ce court passage du livre mystique la
plupart des lettres se présentent une à une, ici ‘Heth et Teth sont
inséparables. Le mot qu’elles forment les empêche de postuler
l’honneur d’amorcer la création.

La lettre Teth entra en sa présence et dit :


– Maître du monde, veuille créer par moi le monde, car c’est avec
moi que tu te nommes : bon (tov) et droit.
Il lui répondit :
– Je ne créerai pas le monde par toi, car la bonté est contenue et
réservée en toi, comme il est dit : « Combien est vaste la bonté que
tu réserves pour ceux qui te craignent » (Ps 31, 20). Et parce qu’elle
est cachée en toi la bonté n’a pas de part dans ce monde que je

177
veux créer, si ce n’est dans le monde à venir. Et toujours parce
qu’elle est cachée en toi, les portes du Temple s’enfonceront,
comme il est écrit : « Ses portes s’enfonceront dans la terre » (Lm 2,
9). En outre le ‘Heth te correspond et lorsque vous vous associez en
un seul mot c’est le péché, ‘Heth. C’est la raison pour laquelle ces
lettres ne sont pas inscrites dans les noms des Saintes Tribus.
Aussitôt elle sortit de sa présence.

La beauté des erreurs

Dans la tradition hébraïque le péché revêt une tout autre couleur


que dans d’autres systèmes de pensée. Les traducteurs juifs
n’aiment pas user du mot péché trop connoté dans notre civilisation,
ils lui préfèrent le mot faute. Sur le chemin initiatique la faute est
nécessaire. Sans erreur, sans manquement aucun progrès n’est
possible. Tous les grands personnages de la Bible ont commis
d’impardonnables fautes plus tard pardonnées. Noé abuse de vin et
laisse ainsi libre cours à certains excès de mœurs, les filles de Loth
violent leur père, Moïse frappe le rocher, David séduit Bethsabée, la
belle femme d’un autre et mène à la mort son mari afin de la faire
sienne. La sainte lignée davidique qui porte la venue du Messie est
entachée d’erreurs, d’incestes, de prostitution (Tamar), d’adultères,
crimes, libertinage (Salomon). Sans être passé par toutes ces
étapes de corruption, paliers nécessaires de notre humaine
condition, ce qui est censé être le Messie de la Rédemption des
humains, ne serait pas complet. La pensée juive a bien compris que
la perfection stérilisait le monde, qu’elle menaçait tout homme et
femme d’un sentiment bien plus dangereux pour la croissance
spirituelle : l’attente monomaniaque de la pureté. L’idée d’une
conception sans passer par la chair, concepta sine labore, par la
beauté de la fragilité de la chair est inconcevable. Par la chair avec
toutes ses humeurs, ses salives, ses sueurs, ses liquides séminaux.
Par les peurs, les lâchetés, le courage. La Bible n’a pas froid aux
yeux. Ses héros vont jusqu’au bout de leur humanité et Élohim
n’attend pas de nous que nous soyons des saints, mais des humains
trop humains pour pousser jusqu’au bout cette expérience unique du
Sapiens sapiens.

178
Dieu vit que la lumière était bonne

Il est magnifique de constater comment la tradition rebondit sur


l’inconfort de cette association ‘Heth et Teth. Si, grâce à l’écoute
attentive, on tient compte des conseils du Très-Haut, il est alors
possible de quitter le cercle vicieux du Teth et alors apparaît une
valeur puissante du neuvième signe : Tov. La toute première
occurrence de notre lettre est dans le mot Tov de la Genèse : BON.

Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre.


La terre était informe et vide :
il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme,
et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.
Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut.
Dieu vit que la lumière était bonne ;
et Dieu sépara la lumière d’avec les ténèbres.

Tov, bon en hébreu

Le monde offert aux hommes est bon. Ce qui résulte des


séparations est bon. Trivialement, on pourrait penser que ce qui est
bon est ce qui est dans la fusion, l’unification. La Genèse nous
apprend que le fruit des séparations est bon : la lumière des
ténèbres, les eaux d’en haut et les eaux d’en bas, le sec et l’humide,
le jour et la nuit. Sans ce pouvoir séparateur tout n’aurait été que cet
innommable Tohou va Bohou.

179
Teth est aussi le chiffre 9, ultime marche des degrés des unités.
Après lui, le monde des dizaines, des centaines et de tous les infinis
commence. Dernière unité mais nullement seuil comme le Daleth ou
le ‘Heth qui donne accès à des dimensions inconnues. Le seuil entre
les unités et les nombres qui suivent n’existe pas car leur différence
n’est pas quantitative mais qualitative. Si un seuil s’envisage, c’est
dans l’entre-deux indicible entre le 9 et le 10. Teth est l’achèvement
des univers qualitatifs. Comme une acmé de la numération, comme
une tension extrême qui ne peut qu’entraîner un changement de
nature. Cette tension qui fait basculer le comptage des chiffres vers
celui des nombres est un état de juste-avant Roland Bergmann, le
nomme le presque. De même que le passage de l’Aleph au Beth, du
Un au Deux, nécessite toute notre imagination ontologique pour le
décrire, celui du 9 au 10 est extrêmement difficile à concevoir. Une
nouvelle création s’opère, un nouveau Béréshit, en tête, s’amorce.
Pas de mot pour l’approcher.

Ô Zarathoustra, dirent alors les animaux, pour ceux qui pensent


comme nous, ce sont les choses elles-mêmes qui dansent : tout
vient et se tend la main, et rit, et s’enfuit – et revient.
Tout va, tout revient, la roue de l’existence tourne éternellement.
Tout meurt, tout refleurit, le cycle de l’existence se poursuit
éternellement.
Tout se brise, tout s’assemble à nouveau ; éternellement se bâtit
le même édifice de l’existence. Tout se sépare, tout se salue de

180
nouveau ; l’anneau de l’existence se reste éternellement fidèle à lui-
même.
À chaque moment commence l’existence ; autour de chaque ici
se déploie la sphère là-bas. Le centre est partout. Le sentier de
l’éternité est tortueux.

Nietzsche
Ainsi parlait Zarathoustra

181
182
Les 22 questions de MARC
HALÉVY
Physicien, écrivain

ALEF – Ne serais-tu pas une fleur épanouie, ou deux fleurs


accrochées à un rameau ?

BEYT – Qui habite ta maison ?

GUIMEL – Le cou du chameau est-il assez long pour voir au-delà du


désert ?

DALET – Quelle porte ouvres-tu ?

HÉ – Quel est ce « voici » que tu annonces ?

WAW – Qui accroches-tu ?

ZAYIN – Que tranches-tu de ton épée flamboyante ?

‘HET – Quelle étrange noce s’abrite sous ton dais ?

TET – Qu’y a-t-il au bout de ta spirale du temps ?

YOD – Quelle est cette main fermée en un seul point ?

KAF – Paume ouverte vers quel ami ?

LAMED – Pourquoi l’étude est-elle au-dessus de la ligne ?

MEM – Où est la mer infinie où s’abîment les vagues existentielles ?

183
NOUN – Ce serpent-devin n’a-t-il initié que ‘Hawah aux mystères du
verger ?

SAMEKH – Seul le poisson ne se noie-t-il pas dans l’océan de


l’infini ?

AYIN – Quel œil pour quel regard ?


PÉ – Comment faire de la bouche un puits de silence ?

TZADÉ – Qui est à mon côté ?

QOF – Le chas de l’aiguille est-il la seule issue ?

RESH – La tête découverte n’est-elle que crâne nu ?

SHIN – Ta dent mord-elle la vie au cœur ?

TAW – Quel est ce signe qui montre le vide ?

184
TETH

9e lettre de l’alphabet
valeur numérique : 9
valeur pleine : 419
pictogramme : bouclier, boue
sens : bouclier, serpent, argile
phonétique : T
partie du corps : le rein gauche
lettre simple
astrologie : Le Lion

185
symbolisme :
le bouclier ou le serpent (qui se mord la
queue, ouroboros)
elle est le mouvement,
la continuité et l’éternel retour.
Avec Tov, elle est la bonté d’Adonaï.

186
LE COUPLE TETH-YOD
Cantique des degrés.
Je lève mes yeux vers les montagnes… D’où me viendra le
secours ? Le secours me vient de YHVH, Qui a fait les cieux et la
terre. Il ne permettra point que ton pied chancelle ; Celui qui te garde
ne sommeillera point. Voici, il ne sommeille ni ne dort, Celui qui
garde Israël. YHVH est celui qui te garde, YHVH est ton ombre à ta
main droite. Pendant le jour, le soleil ne te frappera point, Ni la lune
pendant la nuit. YHVH te gardera de tout mal, Il gardera ton âme ;
YHVH gardera ton départ et ton arrivée, Dès maintenant et à jamais.
Psaumes 121

Par ce couple s’achève le conte de la deuxième pintade. Il est


intéressant de mettre en parallèle cette série de cinq avec la
précédente.

Daleth était la porte de la prière Hé, il était comme la libération de


la tension des trois lettres qui l’annoncent. Hé venait libérer cette
attente. Teth représente aussi une tension terrible due à ses
fonctions d’enfermement, Yod à son tour vient libérer des pressions
qu’exerçait le Teth. Les quatre bornes de ces deux séquences sont
très parlantes : Aleph, Hé, Vav, Yod. Aleph représente l’Un ineffable,
l’univers du Un avant le commencement des commencements. Les
trois autres signes sont les éléments constitutifs du Tétragramme, le

187
nom imprononçable de Dieu. La tradition n’a pas manqué de relier
l’Aleph et le Tétragramme, elle use pour cela de la guématria, art de
la numérologie sacrée. Si on additionne tous les éléments de la
première lettre de l’alphabet nous obtenons un Vav et deux Yods ce
qui donne le nombre 26 et si on cumule les valeurs numériques des
graphes du Tétragramme nous obtenons aussi 26.

Toujours dans l’analyse de ce tableau, il faut noter que les deux


bornes extérieures forment le mot Iah, qui est la moitié du nom de
Dieu et sert aussi à le nommer comme lors de son unique référence
au sein du Cantique des cantiques : les flammes de Yah.

éclatement de l’Aleph en 2 Yods et un Vav

Le Yod nous tend la main

Le Yod est le salut du Teth. Nous avions dit dans le chapitre


précédent que cette lettre attendait le conseil de la suivante qui, en
l’occurrence, n’est rien moins que le Yod. Le Yod haut perché étend
sa main pour nous hisser du cercle vicieux du Teth. Le Yod, c’est la
main en hébreu, la main Yad d’Adonaï. Cette main est tendue, elle
est dans la posture de l’offrande, de la générosité. Yod est la plus
petite lettre qui par sa capacité à donner peut semer sa créativité sur
tout l’univers. La technique calligraphique reflète cette
omniprésence. Pour bien calligraphier l’hébreu il suffit de bien
apprendre à écrire le Yod. Le Yod donne le Vav si on l’étire vers le
bas, donne le Rech si on prolonge son trait horizontal. Le Shin est
constitué de trois Yods, le Tsadé de deux, le Zayin d’un. Le Lamed

188
élève le Yod, Guimel le transporte dans ses pérégrinations, le Noun
le dresse comme la tête d’un serpent, le Pé le cajole dans son sein.
Nous arrivons à une économie extrême des gestes. C’est pourquoi il
est important d’apprendre à calligraphier les lettres. Par la main et le
travail de tout le corps, une autre compréhension s’impose, car
même dans leur gestuelle une extrême cohérence se dessine.

Yah, Yod Hé, le bigramme de Dieu

Yod, la lettre du Tsimtsoum

Si on dépouille le Yod de son apex et de son empattement,


éléments soit décoratifs soit utilitaires pour amorcer l’encre
s’écoulant de la plume, nous obtenons un point en forme de carré.
Ce point est l’élément, l’atome constituant tout le reste. Dans
certains passages de la Kabbale, est désigné, pour commencer le
monde, non pas le Beth mais le Yod, car la lettre est la suprême
contraction avant le don de la création. Elle est le point où se
contracte la divine énergie dans son Tsimtsoum. Cette contraction
arrivée à une divine saturation devient la puissance spermatique qui
arrose le monde à venir.

Le corps de la lettre

189
la courbe et la droite

Les traditions de soferout (l’art sacré des scribes), tant


sépharades qu’ashkénazes, n’ont jamais osé présenter le Yod sans
son apex et son empattement. Ces deux extensions introduisent une
notion essentielle : la courbe. Le Yod complet intègre l’essentiel de
l’art d’écrire : la courbe et la droite.

Le seul carré serait dangereusement droit. La calligraphie est l’art


d’agencer des courbes et des droites. Symboliquement cette
dialectique nous renvoie à la grande opposition abordée depuis le
début de cet essai : l’unification et la séparation. La courbe lie, la
droite coupe. C’est pourquoi on ne peut accepter d’écrire le Yod
dans sa forme nue du carré car il ne détiendrait dans son trait que la
puissance séparatrice.

190
le Phi grec est aussi ce dialogue entre la
courbe et la droite
qui est l’essence de la philosophie.

Le Teth dans sa forme quasi circulaire est une figure d’angoisse


pour la pensée hébraïque du mouvement. L’alphabet offre une
ouverture à cette lettre en présentant la puissance du Yod qui remet
la lettre dans une dynamique de l’avenir. Le Teth est patience, et la
seule opportunité de ne pas buter contre les névroses, qui le font
tourner en rond, vient du haut. La tradition attache une grande
importante à la forme des lettres. Dès qu’une lettre s’ouvre vers la
gauche, comme le Beth ou le Khaf, elle est porteuse de projet et
d’avenir car elle regarde dans le sens de l’écriture, dans le sens de
la lecture du futur, si une autre s’ouvre comme le Mem vers le bas,
c’est qu’elle est une matrice pour choyer et dorloter les mutations. Le
Teth, lui, est fermé à gauche, à droite et en bas. Son seul sas est
orienté vers le haut, vers les dimensions supérieures. Son issue
menant à la libération du cercle vicieux vient du haut.

L’élévation est la solution.


Le Yod vient ici comme une main qui se présente pour hisser une
personne depuis longtemps terrée au fond d’un puits. Comme le
héros de Murakami dans ses Chroniques de l’oiseau à Ressort, on
n’attend pas, quand on touche le fond circulaire d’un puits, une aide
du bas, ni des parois, mais des hauteurs où se profilent les
silhouettes nimbées de lumière. Pour conserver cette métaphore, la
personne ainsi coincée dans la pénombre voit la lumière, parfois
entend la vie libre s’échapper par bribes. Le salut de la lettre Teth est
la créativité de la lettre Yod.
L’alphabet est une leçon d’optimisme car il a collé près de la
lettre quasi fermée celle qui peut lui tendre la main pour croire
encore à la lumière.

191
Donne-moi tes mains pour l’inquiétude
Donne-moi tes mains dont j’ai tant rêvé
Dont j’ai tant rêvé dans ma solitude
Donne-moi tes mains que je sois sauvé

Lorsque je les prends à mon pauvre piège


De paume et de peur de hâte et d’émoi
Lorsque je les prends comme une eau de neige
Qui fond de partout dans mes mains à moi

Sauras-tu jamais ce qui me traverse


Ce qui me bouleverse et qui m’envahit
Sauras-tu jamais ce qui me transperce
Ce que j’ai trahi quand j’ai tressailli

Ce que dit ainsi le profond langage


Ce parler muet de sens animaux
Sans bouche et sans yeux miroir sans image
Ce frémir d’aimer qui n’a pas de mots

Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent


D’une proie entre eux un instant tenue
Sauras-tu jamais ce que leur silence
Un éclair aura connu d’inconnu

Donne-moi tes mains que mon cœur s’y forme

192
S’y taise le monde au moins un moment
Donne-moi tes mains que mon âme y dorme
Que mon âme y dorme éternellement.

Louis Aragon,
« Les Mains d’Elsa »,
extrait du Fou d’Elsa,
édition Gallimard

193
194
Les 22 questions de PASCAL
CHEVALLIER
Éditeur, stomatologue

ALEPH – Comment me relier sans me renier ?

BET – Connais-tu les fondations de ta maison ?

GUIMEL – Le chameau a-t-il soif du désert ?

DALETH – Derrière la porte, les pavés ou la plage ?

HÉ – À qui rendras-tu ton dernier souffle ?

VAV – Que fais-tu pour t’accepter entièrement ?

ZAYIN – Ton combat est-il juste ?

‘HETH – Te sens-tu protégé ou enfermé ?

TETH – Ta bonté est-elle ton bouclier ?

YOD – L’humilité est-elle au centre de ta main fermée ?

KHAF – Es-tu prêt à tout recevoir ?

LAMED – Serai-je à la hauteur de ton enseignement ?

MEM – Te laisses-tu porter par les vagues de la vie ?

NOUN – À qui veux-tu dévoiler ton intériorité ?

SAMEKH – Peux-tu soutenir sans t’enfoncer ?

195
‘AYIN – Vois-tu ce qui coule de source ?
PÉ – Quelle parole te libère ?

TSADÉ – Dans quelles profondeurs dois-tu jeter l’ancre ?

QOF – Qu’es-tu prêt à tailler à la hache en toi pour passer par le


chas de l’aiguille ?

RECH – Penses-tu à laisser libre l’en-tête de la page de chaque jour


de ta vie ?

SHIN – Comment nourris-tu tes transformations ?

TAV – Attendras-tu toujours un signe ?

196
YOD

10e lettre de l’alphabet


valeur numérique : 10
valeur pleine : 20
pictogramme : main
sens : main, pouvoir créatif, germe
phonétique : I, Y
partie du corps : la main gauche
lettre simple
astrologie : La Vierge

197
symbolisme :
la main (tendue) : plus petite lettre qui les
forme
toutes. Symbole de puissance,
de création.
Première du Tétragramme.
Indique la présence divine.

198
LE COUPLE YOD-KHAF

Elle est à toi cette chanson


Toi l’Auvergnat qui sans façon
M’as donné quatre bouts de bois
Quand dans ma vie il faisait froid
Toi qui m’as donné du feu quand
Les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés
M’avaient fermé la porte au nez
Ce n’était rien qu’un feu de bois
Mais il m’avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brûle encore
À la manièr’ d’un feu de joie

Toi l’Auvergnat quand tu mourras


Quand le croqu’mort t’emportera
Qu’il te conduise à travers ciel
Au père éternel

Georges Brassens,

199
Chanson pour l’Auvergnat

Le couple Yod-Khaf entame une nouvelle série de 5 lettres.


Après Aleph-Beth-Guime-Daleth-Hé, après Vav-Zayin-’Heth-Teth-
Yod, voici Yod-Khaf-Lamed-Mem-Noun.

Le don et la réception

À l’instar la première pintade, les ordres alphabétiques hébreu,


grec et latin se confondent dans cette section. I-J-K-L-M-N. Si une
telle suite a résisté à l’histoire, c’est qu’elle détenait une force
symbolique particulière.
Avec l’association Yod et Khaf, nous remarquons de nouveau le
bégaiement de l’alphabet. Yod, c’est la main et Khaf aussi. Mais
pourtant, de belles et signifiantes nuances s’imposent. Yod est cette
main qui donne, qui se répand, spermatique. Elle est une générosité
toute masculine. Khaf, en hébreu, c’est la paume, ainsi que toutes
sortes d’objets concaves : le creuset, la casserole, la cassolette. Il
est insolite de constater le nombre impressionnant de mots français
qui évoquent des objets contenants. Je n’aime pas généralement les
glissements faciles qui injurient la science étymologique, mais avec
le C et le Khaf, on ne peut nier la question que posent tous ces
mots : le cercle, le cycle, le creuset, le creux, le calice, le crâne, le
couvercle, le cratère, la courge, la citrouille, les cucurbitacées, la
coupe, la cupule, la coupole, la carafe, la cruche, la calebasse, la
cale, le con, le coquillage, la coquille, la conque, la cave, le cul, la
case, la casse, la caverne, la cabine, la cabane, la caisse, le
caisson, la caméra, la chambre, la carapace, la cosse, la caboche, le
casque, le cintre, la ceinture, le conteneur, la capsule, le couffin, le
cabas, le cadre, la cage, la cagoule, la cale, le calice, le calot, le
canal, etc.

Le creuset de nos alchimies

200
Khaf et Beth avec sa traîne

Cette « ConCavité » si féminine s’oppose au trait unique


masculin du Yod. Le Khaf comme le Beth, par sa forme n’offrant
qu’une seule ouverture, est aussi une lettre matriciante, une lettre
dans l’intimité de sa forme repliée sur elle-même. Comme le Beth,
elle est à la fois gravide et ouverte vers le sens de l’avenir, vers le
projet. Mais, même si le débutant les confond, une différence
fondamentale est visible : le Khaf ne possède pas la petite traîne du
Beth.

L’alphabet semble bien trier ses entrées. Comment ne pas voir


dans ce placement un projet bien précis ? À nous de le déceler !

Il classe, après cette fin des unités (de 1 à 9), les deux premières
dizaines sous le signe de la main. Comme si une nouvelle ère
s’entamait, l’ère de la puissance humaine sur le monde. Cette
double capacité de donner et recevoir pour ce seul membre. La main
est l’organe qui permet à l’homme de modifier le jardin dont il est
responsable. Le Yod construit l’outil, le manipule et transforme la
matière sur le modèle de son projet. Le Khaf soutient l’objet, le
dorlote, le déplace, l’isole, le protège. Le mouvement Yod et la
maturation Khaf, vus non comme deux oppositions, mais comme
deux pulsations d’une même fonction.
Si Yod est le masculin et Khaf le féminin, leur proximité nous
mène à comprendre que les deux lettres copulent. Le dixième
graphe s’accouple avec l’onzième. Nous avons là de nouveau une

201
variété de Yin-Yang hébraïque. Il faudra attendre six lettres pour
trouver le fruit des amours du Yod et du Khaf : le Pé.

Le graphisme particulier du Pé n’a pas échappé à la vigilance


des maîtres de la tradition. Il est clair que le Pé est composé des
lettres Yod et Khaf. Dans une lecture symbolique, nous ne pouvons
pas ne pas penser que Pé, la bouche, devient par extension la
Parole et que ce fameux fruit du masculin et du féminin est le Logos.
Ce n’est que dans la conjugaison des contraires que naît la création,
la créativité. Pourquoi créer si ce n’est pour activer ou apaiser des
conflits ?

Les deux expressions du divin

Dans la Genèse des genèses, nous assistons bien à un conflit


intérieur. Entre deux manières d’être de l’être : YHVH et Élohim.
Dans un système philosophique où la Parole préexistait à toute
chose, où c’est par elle que Dieu crée le monde, cette dialectique est
lourde de sens. Dans la pensée juive le divin opère sous deux
énergies, celle de YHVH et celle d’Élohim. Le Tétragramme est la
face féminine de Dieu, sa face de grâce, de miséricorde, d’amour,
tandis qu’Élohim est la face de justice, de rigueur. Dans le premier
verset de la Genèse, c’est pourtant Élohim qui crée le monde et non
comme on pourrait l’attendre le féminin YHVH. C’est la face de
justice qui est à l’origine de ces paroles créatrices, ce qui indique
que la création du monde fut une contrainte logique. Mais il faut aller
plus loin dans l’interprétation de cette première cosmologie. YHVH
est la part divine que ne peut réellement soutenir aucun vocable.
Ces quatre graphèmes indicibles seraient la face occulte préexistant
à toute autre forme d’être. Si bien que cette faculté d’énoncer
(Élohim) pourrait être postérieure à cette présence silencieuse
d’avant les avants (YHVH).

La métaphysique n’est intéressante que si elle mène directement


à une philosophie de la vie. Si elle trouve des applications dans

202
notre quotidien. Sinon, elle n’est qu’airain qui résonne. Replaçons
l’humain au centre. Repensons aux mécanismes de la créativité
chez les artistes, les ingénieurs, enfin toutes les personnes qui
inventent du neuf pour améliorer en beauté ou en efficacité nos vies.
Tout créatif a un jour bien mesuré quelles étaient la part de masculin
et la part de féminin qui l’animaient. Nous entendons souvent le lieu
commun concernant la face féminine des peintres qui les pousse à
peindre. Penser avec de telles dichotomies, c’est ne pas penser. On
ne peut envisager un processus que par un dialogue entre les
énergies antagonistes. Grâce à la psychanalyse, les hommes
d’aujourd’hui n’ont plus peur d’avouer leur féminité, mais il aura fallu
des millénaires pour comprendre et énoncer l’ambivalence intérieure
de chacun. La succession Yod-Khaf dans l’alphabet est cette leçon
de l’indissociabilité de ces énergies. Leur résultante en la lettre Pé
nous aide à appréhender les effets de la friction de ces deux pôles.

Le Yod du Pé est chaleureusement protégé dans la matrice du


Khaf et cette lettre atomique, fécondée par la paume, offrira tout ce
qui advient.
Nous sommes là devant le vertige des tout premiers instants.
Dans la tradition, l’Aleph et le Yod sont liés car le Dix (valeur
numérique du Yod) est le superlatif du Un. Les figures Aleph-Beth et
Yod-Khaf sont parallèles. Aleph est cet arrachement de la création et
le Tsim-toum qui s’ensuit marqué par le Beth de la bipolarité et des
commencements pour que l’Autre s’oppose à jamais au même.

Yod est aussi un arrachement, il nous fait quitter la série des


unités de un à neuf pour nous mener à un autre type de créativité
qui débouche sur le Khaf matriciel. Yod, la main de Dieu, va
répandre sur tout ce qui est sa semence. Comme le Beth pour
l’Aleph, c’est le Khaf utérin qui accueille ce sperme (graine en grec).
À partir de cette lettre comme à partir du Beth, rien ne sera comme
avant. Beth et Khaf, à un seul infime détail, sont identiques. Elles
sont toutes deux des bornes bien marquées qui se séparent de ce
qui précède pour assumer la gestation des valeurs de la lettre

203
précédente et dans un deuxième temps pour offrir au monde, au
devenir, le produit de cette gestation.

Il est intéressant de noter que le Beth débouche sur le Guimel et


Khaf sur le Lamed. Le Beth s’ouvre au voyage, au désir appliqué
dans l’horizontalité du pèlerinage à accomplir sur Terre, dans le
monde de Malkhout. Khaf aboutit lui aussi à une lettre de désir,
Lamed, mais dans la verticalité. Comme si dans la dimension
abordée par le Yod, le voyage horizontal ayant été effectué, le désir
se devait d’être dans la verticalité. Un degré de plus dans cette
quête alphabétique.

Dieu, pour qui les méchants mêmes sont transparents,


Tendit sa grande main de lumière baignée
Vers l’ombre, et le démon lui donna l’araignée.
Et Dieu prit l’araignée et la mit au milieu
Du gouffre qui n’était pas encore le ciel bleu ;
Et l’Esprit regarda la bête ; sa prunelle,
Formidable, versait la lueur éternelle ;
Le monstre, si petit qu’il semblait un point noir,
Grossit alors, et fut soudain énorme à voir ;
Et Dieu le regardait de son regard tranquille ;
Une aube étrange erra sur cette forme vile ;
L’affreux ventre devint un globe lumineux ;
Et les pattes, changeant en sphères leurs nœuds,
S’allongèrent dans l’ombre en grands rayons de flamme ;
Iblis leva les yeux, et tout à coup l’infâme,
Ébloui, se courba dans l’abîme vermeil ;
Car Dieu, de l’araignée, avait fait le soleil.

Victor Hugo,
« Puissance égale bonté »
in La Légende des siècles

204
205
LES 22 QUESTIONS D’ALBERT
WODA
Artiste peintre, graveur et éditeur

ALEPH – Y a-t-il une lettre avant cette première lettre ? Ou bien n’y
a-il que de la musique ?

BETH – Faut-il qu’un homme ait deux maisons pour être heureux ?

GUIMEL – Aller suffit-il ? Pour aller où et avec qui ? Est-ce moi ou


bien le monde qui passent ?

DALETH – Perdre sa clef, avant ou après avoir fermé la porte, est-


ce la même chose ?

HÉ – Qui souffle sur les braises que j’ai dans la tête ?

VAV – Le temps existe-t-il ? L’amour est-il le contraire du temps ?

ZAYIN – Comment faire pour choisir sa route quand il n’y a qu’un


seul chemin ?

‘HETH – Suis-je ma propre prison ?

TETH – Faut-il que la route soit très droite pour être certain de ne
pas repasser au même endroit ?

YOD – Y a-t-il plus important que tenir la main de son enfant ?

KHAF – Qu’est-ce qui est plus difficile, donner ou recevoir ?

LAMED – Au midi de la vie, le désir suffit-il ?

206
MEM – Faudra-t-il qu’un jour je porte ma mère dans mes bras ?

NOUN – Dis-moi pourquoi de ma barque, je ne découvre dans les


eaux profondes que l’éclair argenté du ventre des poissons ?

SAMEKH – Sait-tu si c’est un simple bâton ? ou un pilier ?

‘AYIN – Où trouver le repos si c’est mon propre regard qui me


poursuit ?

PE – Qui me sourit quand je suis au pied du mur ?

TSADÉ – Comment puis-je rester immobile sans me tenir à quelque


chose ?

QOF – Combien de fois dans ma vie ai-je vu passer un fil dans le


chas d’une aiguille ?

RECH – Ô ma tête ! Comment faire pour t’oublier ?

SHIN – Imagine-t-on tous les gestes qu’il a fallu faire pour aboutir à
l’immobilité d’une peinture ?

TAV – Ma peur cessera-t-elle un jour ? Une nuit ?

207
KHAF

11e lettre de l’alphabet


valeur numérique : 20

208
valeur pleine : 100
pictogramme : paume
sens : agent de mutation, solidité
phonétique : K ou KH
partie du corps : l’œil gauche
lettre double

planète : Vénus⊠
symbolisme :
la paume (qui reçoit) :
symbole des objets creux de
transformation de la matière :
casserole, creuset.
Lettre des mutations spirituelles. Capacité
d’accueil

209
210
LE COUPLE KHAF-LAMED
Les maturations du Khaf enfantent le Lamed.

Observons toujours la forme pure des lettres. Le Khaf demi-


cercle s’ouvre sur l’haste du Lamed. Une lettre féminine engendre
une lettre masculine, et qui plus est, ithyphallique. Le Khaf est la
résultante de toutes les opérations déjà réalisées dans les onze
premières marches de l’alphabet et, ce qui sort de ces
transmutations alchimiques est la lettre du désir érigé. Comme si
pour affirmer cette verticalité du désir toutes les énergies s’étaient
mobilisées.

Le chemin jusqu’au Lamed

L’Aleph fait du Deux issu son Unité ; le deux-Beth accueille dans


son sein toutes les potentialités de l’Aleph et leur donne par sa
matrice chair et matérialité ; le Guimel évacue et se sevre de toutes
les expériences placentaires du Beth, il nous mène devant le
portique Daleth qui donne accès aux dimensions multiples du
manifesté et nous offre la compréhension de la prière Hé en
mouvement et réalisatrice de nos œuvres. La prière nous offre
l’unification des pôles par le Vav, mais qui est aussitôt redynamisée
par le Zayin séparateur qui nous empêche de répéter à l’infini les
béatitudes de l’union. Le ‘Heth et le Teth nous replongent dans la vie
qui doit sans arrêt faire ses preuves de courage et d’audace afin de
faire croître notre énergie d’exploration de toutes les facettes de
notre être dont nous sommes responsables. Yod nous apprend que
seuls, nous ne pouvons y arriver et que tout demande une écoute et
une maturation pour accéder enfin à ce désir de tout embrasser, de
tout connaître, de tout caresser, de tout manduquer.

Le désir au centre de l’alphabet

211
Le Lamed situé au beau milieu de l’alphabet est comme le fanal
qui guide les bateaux pour qu’ils évitent les amers de nos houleuses
vies. Il est situé en plein mitan parce que sa force de pénétration est
primordiale pour continuer la partie du jeu de l’oie qui suivra. Si,
comme dans les jeux de rôle, nous n’aboutissions pas à cette lettre,
jamais nous n’aurions la force de perdurer dans nos projets. Le désir
Lamed est plus que le projet. On peut, comme par discipline, se
forcer à créer des projets, mais on ne peut se forcer à avoir des
désirs. Le désir est hors de contrôle de la conscience, il est ce feu
qui nous anime de l’intérieur pour nous propulser vers l’extérieur. On
ne dit jamais : « Tiens aujourd’hui je vais désirer. » On se lève, on
bondit du lit parce qu’une force sourde nous pousse à l’extérieur.
L’ordre alphabétique qui fait suivre le Khaf par le Lamed est
profondément ancré de sagesse. Le désir n’est pas une simple
velléité. La force vitale du Lamed est le produit de toutes les
initiations qui précèdent. Khaf, nous l’avons vu, veut dire en hébreu
la casserole, le creuset, c’est-à-dire le récipient qui permet les
mutations. Il est l’ultime étape féminine avant l’affirmation du Lamed
mâle.
Toute opération chimique demande un catalyseur qui est dans
cette triade le Yod qui précède le Khaf. Le Yod est le plus petit
élément, l’atome qui est présent dans toutes les lettres. On le
retrouvera donc dans le Lamed, tout en haut de la lettre. Ce signe L
est en quelque sorte un Khaf qui aurait étendu sa potence pour
élever le Yod. Pour que l’étendard de l’alphabet soit ce petit Yod qui
exprime la faculté de donner du divin.

Que l’étude soit douce comme le miel !

Il n’est pas étonnant que Lamed, qui veut dire l’aiguillon pique-
bœufs et par extension le désir qui fait avancer les choses, soit aussi
l’étude. En effet, la racine LMD en hébreu signifie étudier. Nous
savons l’importance de l’étude pour le peuple juif. L’apprentissage
de la lecture se fait traditionnellement à trois ans chez les garçons.
Un joli rituel marque ce passage de l’état d’enfance inculte à
l’enfance qui apprend. Les mères organisent, pour les trois ans de
leur garçon, une fête où elles préparent des gâteaux en forme de

212
lettres hébraïques. L’enfant doit les manger avec plaisir. Cette
cérémonie est accompagnée de la coupe des cheveux qui n’avaient
jamais été touchés depuis la naissance. Cette coupe marque la
rupture d’avec le monde purement maternel, pour s’ouvrir au monde
du père et de la communauté priante. L’étude nous coupe du monde
purement fusionnel et fait de sensations. Pour ne pas effaroucher
l’enfant, ce sont les mères qui doivent rendre douce l’idée de l’étude
en couvrant les petits fours de miel. Elles confient de leur propre
grès leur progéniture aux enseignants qui autrefois étaient
uniquement des hommes. Dans la tradition, l’étude est liée à la joie à
tel point qu’il existe une prescription particulière en période de deuil.
Il est interdit pendant les jours qui suivent le décès d’un proche
d’étudier la Torah, car étudier nous procure une joie qui n’est pas
conforme aux devoirs d’affliction du deuil. Par cette douzième lettre,
il ne faut pas envisager l’étude uniquement dans le cadre des livres
et des écoles. Étudier se fait en permanence. Être curieux du
monde, vouloir sans cesse apprendre en observant, en rencontrant
des gens, est une forme d’étude. Cette force qui nous pousse vers
les autres, vers de nouveaux pays à découvrir, de nouvelles amours
est aussi l’étude. Le désir, le désir d’étude font en sorte que tout ce
qui est vécu devient source de lumière, source de connaissance,
ceci pour jubiler à chaque instant de notre présence au monde.

Kol

Khaf et Lamed forment le mot : KOL, qui veut dire tout. Ce tout
nous renvoie sûrement à cette globalité de l’étude où tout doit être
enseignement, sujet d’émerveillement. Un autre mot intéressant
pour aller plus avant dans cette interprétation du couple KL : Kalah,
la fiancée. Kalah revient lors des moments de grandes joies au sein
de la communauté. Il est prononcé lors du chant festif du rituel du
vendredi soir dans le fameux : Lekha Dodi, qui compare l’alacrité du
shabbat à une fiancée que l’on attend avec impatience toute la
semaine.

213
Racine Yakhal

La triade Yod-Khaf-Lamed est une racine trilitère très signifiante


Y-KH-L : pouvoir, oser, triompher, rendre maître, surmonter. On ne
peut trouver plus belle adéquation entre l’enseignement de l’ordre
alphabétique menant au Lamed et le sens de cette racine.

Les dixième, onzième et douzième lettres pour exprimer le


triomphe, l’élévation et le courage de l’être. Nous saisissons ainsi,
que pour continuer la suite du chemin initiatique des dix derniers
graphes, il faut passer par cette phase positive, que le désir n’est à
son apogée que dans la réussite, la témérité. Sans cette audace,
inutile d’aller plus loin car la première épreuve nous ramènera à la
case départ : la nostalgie qui nous englue dans les répétitions.

214
215
Les 22 questions de RAFAËL
PAYEUR
Prêtre au Canada, auteur

ALEPH – Comment peux-tu t’investir dans l’existence pour qu’un


esprit créatif souffle en toi chaque jour ?

BEITH – Sais-tu te placer à l’écoute des plans que te propose le


Grand Architecte de l’Univers ?

GUIMEL – As-tu pris suffisamment de distance vis-à-vis des


modèles valorisés par le monde pour t’engager sur le chemin de ta
propre terre intérieure ?

DALETH – L’autre frappe à ta porte. Souhaites-tu lui ouvrir et le


reconnaître dans son altérité ?

HÉ – Sais-tu établir une relation d’échange où chacun est amené à


bénir son vis-à-vis, à le valoriser dans sa propre spécificité ?

VAV – Acceptes-tu de te lier à l’autre à travers un engagement


durable qui vous assurera pérennité ?

ZAYIN – La lumière est en toi. Veux-tu te libérer de l’emprise du


monde extérieur pour pénétrer les plans intérieurs, là où siège
l’Esprit ?

‘HETH – As-tu déjà fait l’expérience de la Présence dans l’intimité de


ton cœur ? Sais-tu respirer avec l’Éternel ?

‘TETH – Accéder à un certain accomplissement, n’est-ce pas aussi


se sentir appelé à mourir pour renaître à une plus grande perfection
encore ?

216
YOD – Comment peux-tu initier en toi une dynamique pouvant
t’introduire dans une expérience de profonde mutation ?

KHAF – La vie te propose un nouveau projet qui bouleverse ton


existence. Comment l’accueilles-tu ?

LAMED – As-tu appris à te questionner sans formuler de réponses


définitives, faisant l’expérience du possible et de l’étrange qui te
permet de demeurer dans l’ouvert ?

MEM – Sais-tu, comme la mer, te retirer de toi-même en toi-même,


pour accueillir l’autre au centre de ton être ?

NOUN – As-tu déjà fait l’expérience d’un plus-être en te laissant


féconder par la réalité de l’autre ?

SAMEKH – Acceptes-tu de faire de l’autre l’axe de ta propre


existence, ne vivant plus désormais que par lui et pour lui ?

‘AYIN – Le monde que l’homme construit selon ses propres


aspirations n’est qu’illusion et chimère. As-tu l’œil suffisamment
lucide pour le constater ?

PÉ – Quand accepteras-tu de te consacrer à Dieu, de remettre ton


souffle entre ses mains pour marcher vers une vie nouvelle ?

TSADÉ – Connais-tu la puissance du pardon, d’un amour qui libère


et rend possible un nouveau commencement ?

QOPH – L’Éternel t’appelle à vivre sous la mouvance de son Esprit


qui déifie. Agis-tu en conséquence ?

RECH – Quand laisseras-tu Dieu te dévoiler le monde tel que voulu


par lui, et proposer à ton intelligence une réalité nouvelle ?

SHIN – Acceptes-tu que l’action déifiante du feu divin t’introduise


dans un vaste au-delà et te libère chaque jour de ta condition finie et
limitée ?

217
TAV – Tu es destiné à devenir une icône de Dieu. Sauras-tu
partager éternellement son intimité en l’incarnant dans un état de
parfaite communion ?

Au commencement était l’information

218
LAMED

12e lettre de l’alphabet


valeur numérique : 30
valeur pleine : 74
pictogramme : aiguillon

219
sens : désir, enseignement,
phonétique : L
partie du corps : la vésicule biliaire
lettre simple
astrologie : La Balance

l’aiguillon : plus haute lettre de l’alphabet.


Elle est le désir de connaissance.
Elle est aussi la particule qui désigne la
direction, le chemin.
Avec sa racine Lamad, elle est l’étude,
nécessaire à la vie des hommes.
Dernière lettre de la Torah.

220
LE COUPLE LAMED-MEM
Le monde ne subsiste que par le souffle des enfants qui étudient.

(Talmud, traité Chabbat)

Le couple Lamed-Mem est tout à fait particulier, car nous avons


dans cette dyade, pratiquement deux fois la même lettre à un
glissement près. Autant est-il facile de percevoir les ressemblances
du Vav et Zayin, du Beth et du Khaf, du ‘Ayin et du Tsadé, autant ici
l’analogie graphique ne saute pas directement aux yeux, pourtant…

Le glissement entre le masculin et le féminin

Pendant mes cours de calligraphie, je trace souvent un Mem.


Quand l’encre est sèche, je prends des ciseaux et découpe
soigneusement la partie gauche de la lettre. Les élèves découvrent
rapidement le Vav, que je décale vers haut pour obtenir un parfait
Lamed. Juste avant le collage, ils ont constaté aussi que je
possédais entre les mains un Khaf et un Vav, qui seront les deux
bases graphiques des signes M et L. Ce petit jeu n’est pas anodin, il
ouvre sur une grande richesse interprétative.

221
Un simple décalage rapproche les deux graphes. Nous avons
aperçu dans le chapitre précédent que Lamed était le désir mâle,
ithyphallique, érigé et qu’il dominait de son audace tout le reste de
l’alphabet. Cette translation vers le bas du Vav du Lamed nous
conduit sans ambiguïté à la lettre féminine par excellence, le Mem.
Nous assistons ici, comme pour le Yod et le Khaf qui juxtaposaient le
masculin et le féminin, à une mise en situation de ces deux pôles, à
une nouvelle évocation d’un Yin-Yang hébraïque.

Comme le découvrent les endocrinologues contemporains, les


hormones mâles et femelles sont extrêmement proches

222
chimiquement. Seuls quelques atomes dans les chaînes des
molécules différencient la testostérone et l’œstrogène. Mais
quelques éléments infimes font toute la différence. Il est intéressant
de noter que le mot Lamed respecte l’ordre alphabétique car le Mem
vient après le Lamed. Comme si les inventeurs de la série des
lettres avaient vraiment voulu que ce graphe ait déjà dans son nom
celui qu’il annonçait.
Le Daleth étant la porte, on peut s’amuser à croire qu’il est le
portique intermédiaire entre les deux dimensions.

Le Mem matriciel

Le Mem, dans la tradition, évoque le ventre d’une femme


enceinte. La lettre presque fermée sur elle-même est considérée
comme un utérus. La figure maternelle n’est pas complètement
close car elle est dotée d’une petite ouverture vers le bas qui donne
la possibilité à la lettre d’accoucher. La lettre est liée à l’idée de
maternité. En hébreu ima est la mère. Dans de très nombreuses
civilisations le mot maman commence par un M, mitéra en grec,
muter en allemand, mother en anglais, ma en indien. Il est un des
mots quasi universels. Est-il suscité par l’onomatopée que font les
bébés, d’un simple mouvement de la bouche quand ils aperçoivent
leur mère ? Le hiéroglyphe qui lui correspond est la triple vague de
l’eau. L’eau est le domaine de la femme qui engendre. L’ordre
alphabétique n’a pas tardé à nous montrer que le désir du Lamed
fécondait aussitôt le Mem qu’il précède.
La pensée sémitique fait grand cas des deux axes
masculin/féminin. Les verbes hébreux ne se conjuguent pas de la
même manière selon le genre, règle grammaticale que l’on ne
retrouve pas dans les langues indo-européennes. Par exemple pour
dire je parle, un garçon dira : ani médabèr, une fille, ani médabérèt.
La frontière entre les genres est franche et incontournable. Les
hommes et les femmes ne sont pas astreints aux mêmes devoirs
religieux. Les femmes sont dispensées de nombreux offices car elles

223
ne vivent pas le même temps que les hommes, ni d’ailleurs le même
espace. L’alphabet est sensible à cette dichotomie. Regardons le
tableau ci-dessous qui montre comment cette dialectique alimente la
distribution des symboles de nombreux couples de lettres.

en rouge les figures féminines

Se nourrir de questions

À quoi ressemble le fruit des amours du Lamed et du Mem ? Là


est la question. Le mot du dictionnaire qui s’approche le plus de ces
deux lettres est : lama qui est le pourquoi hébraïque. Si la pensée
juive est celle des questions, les deux lettres centrales insistent pour
nous le faire comprendre. Avec ce pourquoi, nous remontons
toujours la chaîne des causalités qui finit toujours par nous plonger
dans l’abîme des origines. Lors du repas rituel de la Pâque juive, les
enfants doivent poser des questions sur ce qu’ils voient et
entendent. Une célèbre chanson entonnée gaiement par les plus
petits illustre ce souci de questionnement : Manishtana ha laïla hazé,
pourquoi en cette nuit… ? Toujours, lors de ce repas de Pessa’h, un
passage très important s’impose : la réunion des quatre frères. À
l’occasion de ce dîner annuel, les quatre frères d’une famille se
réunissent et sont assis à la même table. La tradition s’attarde à
nous décrire leur caractère. Le premier est le ‘Ha’ham, l’intelligent et
savant, le second, le Racha, le méchant, le troisième le Tam, le
simplet et le pire de tous, qui n’a même pas de nom, est celui qui est
à ce point déjudaïsé qu’on le nomme par la phrase : celui qui ne sait
même pas poser des questions.
La place nodale accordée aux interrogations est signalée par ce
Mem qui en hébreu est l’adverbe qui commence les questions
essentielles : Mi, qui, quel, de qui, Ma, quoi, Mé, comment, Mataï,
quand. En superposant les symboles, on peut dire que la matrice
Mem est enceinte du questionnement. La blague juive qui dit, « deux
juifs trois opinions », fait un beau clin d’œil à ce besoin de

224
s’interroger sans cesse. Dans le descriptif des valeurs du Lamed,
nous avions déterminé ses deux axes, l’étude et le désir. Mais
qu’est-ce que l’étude si ce n’est surtout se poser en permanence des
questions, qu’est ce que le désir si ce n’est cette énergie qui nous
pousse à répondre aux questions à chaque instant ? Une autre
anecdote corrobore cette pulsion à se poser des questions : trois
rabbins passent un après-midi ensemble. Ils discutent, discutent et
se questionnent sur l’existence de Dieu. À force de questions et de
débats, ils finissent par se mettre d’accord : Dieu n’existe pas ! Sur
cette réponse implacable sonne l’heure de la prière du soir. D’un
seul mouvement, ils se lèvent et se disent inquiets : dépêchons-
nous, nous allons être en retard à l’office !

À ma mère

Où as-tu appris à sécher tes larmes


à supporter en silence la douleur
à enfouir dans ton cœur chagrin,
blessures, souffrance tourment et peine ?

Hannah Senesh
Trad. Liora Elloul

225
226
LA CHAIR DES LETTRES
Spectacle donné en 2008
Théâtre de la Cité à Nice
Théâtre Rachi à Paris
Auditorium Nucéra à Nice

Concept, texte et production : Frank Lalou

Mise en scène : Didier Douet


Musique : Didier Douet

Avec Tina Bosi : lecture, chant et danse


Didier Douet : lecture, chant, piano
Frank Lalou : calligraphie

Après ces années et ces années passées penché sur l’écritoire.


Après ces millions d’Aleph, ces millions de Daleth ou de Shin.
Les lettres sont toujours pour moi des jeunes filles.
Les lettres n’ont toujours pas révélé leur secret.
Mais qui connaît le secret du secret de chacune ?
Je vis dans leur intimité.
Les courbes de leur panse, les angles de leur apex, les droites
de leurs jambes.
Les traits suspendus de leur haste où je me hisse pour voir ce
que scrute le Lamed.
Le ventre du Mem où je me love en attendant de naître à moi-
même.
Le dard du Tsadé qui m’offre un regard face à face avec mon
double.
Je soulève la traîne du Beth qui laisse derrière lui son éternelle
nostalgie de l’unité.

227
Je m’immerge dans l’eau du Noun, la lettre me tient la main,
miracle, je respire dans sa dimension autrefois interdite.
Je cache avec pudeur mon Zayin toujours assoiffé de ce Noun.
Je suis broyé menu dans le creuset du Khaf,
et j’en sors plus neuf qu’avant d’y pénétrer.
Je broie le monde de ma dent Shin et mon âme est nourrie.

Ce que j’ai appris en versant des litres d’encre sur mes plumes
est tellement bête.
Ce que j’ai appris après ces kilomètres,
ce tour de la planète en voyageur clandestin des textes sacrés.
Et puis le papier, comme autant de rencontres amoureuses.
J’ai appris que je n’écrivais pas les lettres,
mais que c’étaient les lettres qui m’écrivaient.

Adonaï-Élohim crée le monde avec les lettres.


Les lettres sont la chair de notre EL.
Cantique des cantiques des noyaux et des électrons.

Le noir de l’univers, avant qu’il n’appelât la lumière lumière, était


son encre.
Sa main Yod était son calame,
roseau cueilli au bord des rivières qui ne coulaient pas encore.
Son papier était la fibre des possibles.

Adonaï-Élohim crée le monde avec les lettres.


Les lettres sont la chair de notre EL.
Cantique des cantiques des mondes.

ALEPH

Tu es le taureau. Tu es l’unité. Tu restes ce souvenir du temps où


le temps n’existait pas. Souvenir douloureux, car jamais plus nous
ne tremperons nos âmes dans cet Aleph perdu. Béréshit Bara
Élohim ET. Au commencement Élohim créa l’Aleph et le Tav, le
début et la fin. Depuis, toute chose tient dans sa genèse son terme
et dans son achèvement sa renaissance. Toutes nos énergies, nos
aspirations, nos arts, nos amours, nos accouplements sont frappés

228
de ce programme serré dans nos gènes depuis le premier atome
d’hydrogène : retrouver l’unique, retrouver l’unique, retrouver
l’unique, re-trou-ver-l’u-ni-que.

BETH

La maison de nos intimités. La membrane où le sang des familles


se forme. Où vibrent les grandeurs et les déchirements des clans.
Beth. Le Deux créateur. Élohim crée par le Beth. Notre maison
désormais est la Terre.

GUIMEL

La maison est douce, mais vaste le voyage. Quelle sagesse


place avec justesse dans l’alphabet, le Chameau, pour fuir la maison
qui fume le renfermé ? Guimel, le voyage où la seule richesse se
glisse dans les sandales de nos pieds endurants.

DALETH

Brave chameau qui a su ménager ses richesses, qui a su éviter


les pièges du désert pour nous mener devant la Porte Daleth. Porte
aux linteaux dépouillés que l’on passe nu, comme l’enfant naissant,
comme les amants insulaires.

Porte qui mène sur le vide. Hé, la prière de l’homme marchant,


bras au ciel, yeux fouillant l’horizon à découvrir. Hé, le souffle. Tu vis,
Tu pries, Tu respires. Tu pries comme tu respires.

VAV

Tu pries comme tu respires, mais tu sors aussi de toi pour la


rencontre. Chaque prière est une rencontre. Vav, tu crochètes les
mondes, tu relies les camps en guerre, tu traces un trait fluide entre
le ciel et la terre. Tu es la paix, l’unificateur, le Shalom de la
rétribution.

229
ZAYIN

L’épée Zayin, la grande trancheuse. Acérée. Tu sépares à


jamais. On ne connaît de toi que le bien que tu fais, mais toujours
longtemps après la coupe. Zayin, l’outil des séparations nécessaires
pour devenir soi-même. La lame mâle qui distribue le même et
l’autre pour la jubilation des mondes.

‘HETH

Armé de l’acier Zayin, le sang gorgé du fluide mâle, je passe la


barrière ‘Heth. Je saute l’épreuve sur le chemin. Je prends le temps
du recul et enjambe les fautes qui me maintiennent dans le
semblable, le prévisible.

TETH

Courage, il faut du courage pour risquer le saut. Sinon, à jamais


nous buterons contre le bois vermoulu des enclos. Teth est ce lieu,
ce cromlech vicieux où nous mènent nos lâchetés si nous
économisons nos forces, enfermés à jamais dans le nid de vipère de
la lettre.

YOD

Yod, tends ta main. Hisse-moi hors du Teth. Casse de tes


phalanges les éternels retours. Yod, toi la graine infime porteuse de
vastes arborescences. Tu es la clé du Nom, Yod, Hé, Vav, Hé. Le
sperme de celui qui viendra.

KHAF

Khaf, l’utérus du Yod. La main Yod qui donne, la main Khaf qui
reçoit. L’entrelacs du Féminin et du Masculin. La vaste valse de
l’univers enspiralé des couples. Enfantements, mutations,
germinations. Khaf, le creuset de nos devenirs.

LAMED

230
Combien d’années d’étude pour goûter au fruit issu des amours
du Yod et du Khaf ?
Lamed, phare au beau milieu de l’alphabet, porte haut le Yod
d’Adonaï et éclaire les ténèbres où planter le drapeau de l’étude.

MEM

L’étude Lamed ne suffit pas à la construction de l’homme. Il faut


encore que le fruit de cette étude mûrisse dans la matrice
placentaire du Mem. Quarante années de gestation pour accueillir
dans ton sein Mem, l’homme qui sera ce qu’il sera. Mem, ton ventre
irrigué de sang chaud, et de sucs onctueux, donne corps à nos
projets.

NOUN

Noun, créature des eaux. Femme aquatique, énigmatique. Tu


fascines tout être qui te voit. Oui, tu danses, tu respires, tu ris, tu
pleures là où je meurs à l’instant. Tes liquides m’enivrent, je ne peux
vivre sans eux, mais ils me tuent à chaque instant.

SAMEKH

Mem et Noun t’appellent de tout leur corps. Cachée la matrice du


Mem, cachée la danse abyssale du Noun. Plus caché encore le
secret de Samekh. Lettre écrin fermée du secret des secrets.
Samekh, tu nous suggères que ton soutien est profondément ancré
dans le creux de ton ventre, qu’il est puissant et permanent mais
qu’il aime taire son origine.

AYIN

Et si au centre du cercle du Samekh trônait l’œil Ayin du


discernement. À chaque instant l’œil Ayin nous place devant les
choix à faire. Ayin est aussi la source, comme si la lettre au double
sens nous chantait le mystère du regard et nous menait aux sources
de tout ce qui advient.

231
« L’œil par lequel Adonaï me regarde est l’œil avec lequel je Le
regarde1 ».

Ayin, l’œil, ouvert, donne sur le monde et, fermé, sur le miroir de
notre conscience. Pé, la Bouche, s’ouvre pour offrir la parole et se
ferme pour accueillir les nourritures terrestres. La parole est le fruit
des amours de la main Yod fertilisant la paume Khaf. Pé garde
précieusement et offre généreusement cette présence mystérieuse !

TSADÉ

Comme si toutes les lettres venaient apprendre de toi la justice


Tsadé. Pourquoi es-tu si juste ?
Parce que tu as su, surmonté de tes deux Yods antagonistes,
être à la fois toi-même et tout autre. Quand ta face inquiétante a
voulu te quitter, tu l’as harponnée et maintenue pour ce face-à-face
éternel.

QOF

Le jeu de la vie nous offre cette ultime épreuve du Qof, le chas


de l’aiguille. Sans la force de l’harmonie et du harpon Tsadé, nous
nous serions présentés dépourvus face à ce boyau qui nous appelle
pour renaître à jamais à nous-même. Qof, épreuve que l’on franchit
en rampant. Où il faut se débarrasser de tout ce qu’on possède pour
avancer.

RECH

La lumière que je vois quand je sors du tunnel Qof est celle de la


face humaine de profil Rech. Le visage tout voué au projet dans son
horizontalité. Le bout du chemin alphabétique était l’humain. Fier de
son autonomie, fier du travail accompli et fier du travail à venir pour
que l’homme puisse vraiment habiter son humanité.

SHIN

232
Travail des mutations sublimes. Le Rech, le visage de l’homme
projetant et passant sous la meule de la dent Shin, la matière à
spiritualiser, la brutalité à humaniser. Shin, tu broies et tu
transformes le passé en présent et le présent en futur. Avec toi, tout
ne peut être que mouvement.

TAV

Enfin le conte de l’alphabet trouve son accord parfait final. Tout


ce chemin initiatique pour que l’homme, passé par les 22
dimensions de l’être en mouvement, signe son œuvre d’un vaste Tav
qui est le signe. Tav inscrit de sa lettre l’homme dans le projet
d’Adonaï. Tav inscrit Adonaï dans le projet de l’homme.

ÉPILOGUE

Alphabet, Cantique des cantiques, Machines à créer de l’Autre.


Vav unit, Zayin sépare, Aleph lie, Beth divise. La bien-aimée qui
demande à son amour de fuir et de se couvrir des fragrances qui le
rendront encore plus autre… pour mieux l’aimer à son retour.

Les amants se confondent et s’éloignent pour que l’amour soit


éternel. Lire le monde, lire nos vies, lettre après lettre, caresse après
caresse. Nous perpétuons le grand poème qu’un jour Adonaï
commença en jetant dans l’univers les 22 lettres.

233
Tsérouf, permutation des
lettres, mandala kabbalistique,
d’après le Sépher Yétsira

1. Citation d’après Maître Eckhart.

234
MEM

13e lettre de l’alphabet


valeur numérique : 40
valeur pleine : 80
pictogramme : eau
sens : lettre des mutations, gestations
phonétique : M
partie du corps : le ventre
lettre mère
élément : Eau

235
symbolisme :
l’eau : lettre de la féminité.
Évoque la gestation, la vie intérieure,
l’ésotérisme.
Elle est aussi dans de nombreux éléments
interrogatifs : qui, quoi, d’où?

236
LE COUPLE MEM-NOUN
Le nom de Dieu est : PEUT-ÊTRE
Tikkounei ha Zohar

L’univers multidimensionnel

Cette dyade est immédiatement signifiante à plusieurs niveaux.


Ces deux lettres forment deux mots importants : la préposition Min,
qui veut dire de, d’entre, depuis, dès, vers, à cause et pour ; et le
nom commun Man qui a donné le mot manne, qui est aussi en
hébreu la nourriture.
Une fois de plus l’alphabet bégaie, il place côte à côte deux
visions de la féminité : une première matricielle, maternelle,
mûrissante et une seconde plus mystérieuse et inquiétante. Le Mem
est cette lettre-mère qui évoque toutes les vertus maternelles liées
au temps, à la maturation des choses. Le Sépher Yétsira ne s’est
pas trompé en le plaçant parmi les trois lettres matrices de l’alphabet
créant l’univers avec le Shin et l’Aleph. Ce Mem est un ventre
gravide qui ne réserve qu’une petite ouverture pour la mise au
monde. En revanche le Noun est une lettre tout à fait ouverte.
Pour mieux le comprendre, revenons à son étymologie
chaldéenne : le poisson. Certaines traditions le lient plutôt au
Na’hach, au serpent tentateur de la Genèse. Que nous disent ces
animaux ? Ils vivent tous les deux dans des dimensions
radicalement différentes de la nôtre. Le poisson évolue, grandit, se
reproduit dans l’eau où nous mourions aussitôt. En trois minutes

237
d’immersion, notre cerveau sans oxygène n’assume plus aucune
fonction et entraîne tout le corps dans la mort. Dans la tradition,
cette survie dans ce milieu hostile prouve aux humains qu’il existe
des dimensions dans lesquelles nous imaginons ne pas pouvoir
résister alors que d’autres espèces attestent que cela est possible
d’y vivre et apparemment même d’y être heureux, car le poisson est
aussi symbole de multitude et de fertilité abondante. L’expression
« heureux comme un poisson dans l’eau » atteste cette altérité.
Si on tient compte de l’autre origine de Noun, le serpent, nous ne
sommes pas loin du message précédent. Lui vit dans le sable, tout
aussi mortel pour nous les hommes de surface. Il vit aussi sans
membre, il n’est qu’un corps et une bouche. Ce mode d’existence
nous paraît tellement éloigné de nos schémas que ce reptile nous
parle lui aussi des dimensions autres dans lesquelles des
organismes peuvent vivre. Dans la Genèse, il est la bête qui initie la
femme, qui lui ouvre les yeux sur des modes d’être qu’elle ignorait
complètement, grâce à lui l’espèce humaine n’est plus condamnée à
nommer les âmes vivantes pour l’éternité des temps. Il lui a enlevé
cette innocence fusionnelle d’avec son jardin pour lui offrir l’accès à
la dimension du Bien et du Mal. Le monde après l’accès à cette
perspective ne sera jamais plus le même. À partir de cette
manducation du fruit défendu, le cerveau humain percevra la
différence entre le Bien et le Mal. Si le Bien avait été définitivement
bien et le Mal irréversiblement mal, l’affaire n’aurait pas été trop
complexe, mais, dans ce nouveau monde, une chose qui paraît bien,
peut, un jour s’avérer le pire des maux et un mal qui nous accable
aujourd’hui peut aider à notre libération. Le Bien ne sera jamais
absolu, de même le Mal. Le serpent fait comprendre à Ève la terrible
loi des séparations. Désormais, tout ce qui advient sera animé par
ce mouvement de balancier implacable des séparations et des
unifications. Ce serpent prend la valeur phallique du Zayin, qui
tranche sans merci.

La dimension érotique de l’alphabet

La valeur Noun, entendue comme le poisson, évoque une


dimension autre que celle du serpent, plus loin nous verrons qu’elles

238
ne sont pas si éloignées. Le poisson vit dans l’eau. L’eau dans
presque toutes les religions est liée à l’univers du féminin. Mais ce
féminin n’est pas du tout la sphère maternelle, fécondante. C’est un
univers inquiétant. Inquiétant car non contrôlable par le commun des
mortels. De curieuses plantes, d’insolites animaux évoluent sous
l’eau. Dans le désert du Sinaï, le domaine aquatique devait paraître
encore plus étrange, le contraste entre la luxuriance des eaux
tropicales et l’âpreté du sable presque stérile était plus marqué
qu’ailleurs. J’ai souvenir de journées passées au bord de la mer
Rouge où muni d’un simple masque de plongée, avec de l’eau
jusqu’aux genoux, je vivais des émotions aussi grandioses que les
meilleurs films de Cousteau, anémones de mer multicolores, oursins
géants, mille poissons chamarrés, crustacés diaprés. Me retournant,
je contemplais la côte : à l’infini la désolation sienne brûlée du Sinaï.
Cet univers de l’eau, les chasseurs pécheurs avaient remarqué sa
tromperie. Pour harponner un poisson, il faut surtout ne pas le viser,
mais tirer à côté. Ils ne connaissaient pas les règles de la diffraction
de la lumière, mais avaient appris les compensations nécessaires à
la pêche. La femme comme le poisson vit dans une autre dimension
que l’homme. On croit la saisir et elle nous échappe. Il y a trois
niveaux nodaux de la création : la création de l’univers où Élohim se
sépare de lui-même pour créer de l’autre, la création de l’homme où
il crée à son image une altérité réelle avec qui le dialogue se fera et
enfin, les commentateurs ont souvent négligé ce troisième niveau, la
création de la femme où Dieu comprend que, comme lui qui s’est
offert de l’altérité dialoguante avec Adam, il fallait pour poursuivre et
aller jusqu’au bout de son projet altérant, offrir à l’homme un alter
ego de poids : la femme. En créant la femme, il savait qu’une ère de
négociation infinie était née. Le texte biblique est d’ailleurs éclairant
sur le sujet : quand Il crée l’homme à partir d’une face d’Adam
(oublions la fameuse côte !) le texte précise : il crée la femme contre
(negdo)l’homme. S’Il n’avait pas, dans son incommensurable
sagesse, voulu que naisse ce dialogue sans fin de l’homme et de la
femme, le texte aurait simplement dit : la femme pour l’homme.

239
la fée Mélusine

Le féminin mystérieux

Le Noun est ce féminin mystérieux. Les traditions populaires


nous content souvent les figures de femmes issues des eaux : les
Mélusines, les vouivres, les sirènes. Ces femmes-poissons,
serpentes, sont fatales aux hommes. Elles sont le contraire de ce
qu’on attend des femmes maternelles rassurantes, généreuses,
entières et franches. Elles ont une vie intérieure intense, cachée, sur
laquelle l’homme épris de pouvoir n’a pas de prise. Le mythe de
Mélusine exprime bien cette étrangeté. Elle apporte puissance et
richesse au comte de Lusignan à condition qu’il ne la regarde pas
prendre son bain du samedi. Il tient sa parole de nombreuses
années, le temps d’élever ses enfants. Tenté et poussé par un tiers,
Lusignan regarde en catimini sa femme au bain. Horreur, que voit-
il ? Elle joue dans la baignoire avec son corps de serpente muni
d’une énorme queue. Ce qui effraie l’homme dans ce féminin
mystérieux, c’est qu’il n’est plus le seul à être doté d’un phallus. Ces
femmes fantastiques sont elles aussi porteuses d’un énorme pénis
qu’elles arborent. Ce féminin fait trembler les mâles car il place ces
femmes à l’égal des hommes et peut-être fait d’elles des êtres
altérés supérieurs. Cette crainte de la supériorité de la femme n’est-
elle pas éternelle ? N’est-elle pas à l’origine de toute l’entreprise
machiste qui la confère à certaines tâches, surtout afin qu’elle ne
révèle pas sa supériorité. Aujourd’hui les statistiques, d’une manière
accablante, nous montrent à quel point les femmes réussissent et

240
souvent mieux que les hommes dès lors qu’on leur en donne la
sérénité et la possibilité.
Ce Noun Poisson aquatique rejoint tout à fait le Noun Serpent
chtonien car le serpent a de tout temps été le symbole du phallus.
C’est la raison pour laquelle je disais en début de ce chapitre que les
deux figures n’étaient pas si éloignées. Le féminin mystérieux sait
qu’il tient son pouvoir dans sa double faculté, de se savoir pourvu
d’un phallus et de pouvoir le cacher.

Dans le chemin alphabétique le Lamed masculin ensemence le


Mem qui met au monde le Noun, à la fois féminin dans son cadre
aquatique et masculin par sa forme ophidienne. Le féminin Noun
n’est pas comme celui du Mem soumis au temps cyclique. Le Noun
est l’éros toujours disponible, toujours actualisable, toujours présent.
Dans le petit conte du Zohar où les lettres se présentent une par
une pour avoir l’honneur de créer le monde, le Noun expose ses
deux faces : une inquiétante et une rassurante car elle est l’initiale
de Norah, redoutable en louanges et Navah, belle.

La lettre Noun entra en sa présence et dit : – Maître du monde


veuille créer par moi le monde, car avec moi, il est écrit :
« redoutable (norah) en louanges » (Ex, 15, 11) et « pour les
hommes droits, belle (nawah) est la louange » (Ps, 33, 1).
Il lui répondit : – Noun, retourne à ta place ! Car à cause de toi la
lettre Samekh est retournée à la sienne. Sois en appui sur elle.
Aussitôt, elle revint à sa place.

Le Cantique des cantiques expose la Shoulamit dans les mêmes


termes. La fiancée du poème d’amour est, tout comme le Noun,
navah, belle, mais redoutable comme les étendards. Le féminin dont
nous parle ce petit texte érotique de la Bible est aussi inquiétant, et
même s’il y décrit la jeune femme d’une manière esthétique, il
n’empêche que la bien-aimée est comparée aux tours de David, aux
cavales guerrières de Pharaon. Ici l’amour entre Salomon et sa belle
est dénué de tout souci de procréation et de règles sociales, les
deux amants font fi de toutes les lois de bienséance et laissent libre
cours à leur passion. Le féminin et le masculin ont pris une telle

241
parité que si nous n’avions pas recours à la grammaire hébraïque
très discriminante en matière de genre, parfois nous ne saurions qui
est qui dans leurs enlacements. Un des versets clés du Cantique
nous parle de l’amour fort comme la mort. Nous abordons par ce
biais une des valeurs de la lettre Noun, la mort et son mystère. La
dimension de la lettre peut être celle aussi du Shéol, le monde autre
de l’Hadès, sur lequel nous n’avons absolument aucune prise. La
peur de l’homme face à l’éros, à la femme érotisée, n’est autre que
la peur panique de se perdre entièrement dans la relation. La
plongée dans l’univers féminin est une mort à soi, à ses valeurs, à
ses croyances. L’acceptation de l’équivalence des désirs, de la
parité de l’homme et de la femme dans cette perte dans l’éros, est
un terrible danger pour l’image qu’a l’homme de son rôle. L’homme
sait qu’il est prêt à tout perdre par amour pour une femme, lui y
compris.
Pose-moi comme le sceau sur ton cœur, comme le sceau sur ton
bras, car l’amour est fort comme la mort, la passion inflexible comme
l’enfer, ses brûlures sont des brûlures de feu, une flamme de YAH.
Les grandes eaux ne pourraient éteindre l’amour et les fleuves ne le
submergeraient pas. Si un homme donnait tous les biens de sa
maison par amour, oui, on le mépriserait ». (Cantique des cantiques,
8,6)

Dans la tradition, la dimension dont nous parle la lettre est


évidemment le monde spirituel. Monde qui est régi par des lois tout
autres, incompréhensibles aujourd’hui mais qui seront évidentes
dans le monde à venir ou qui le sont déjà pour les êtres les plus
élevés, mystiques, prophètes ou poètes.

Le mystère des origines

Revenons au couple Mem-Noun annoncé au début du chapitre.


Le dictionnaire est l’outil le plus abordable pour cerner les champs
soulevés par cette dyade. Mem-Noun, Min veut dire : de, d’entre,
depuis, dès, vers, à cause et pour. Quand, en hébreu, je veux
exprimer la provenance, j’utilise cette préposition. Par exemple, si je
dis, je viens de Jérusalem, je vais coller au nom de la ville un Mi, qui

242
donnera miyéroushayim. On retrouve dans de nombreuses
bénédictions Min. Barou’h ata Adonaï, éloeïnou, melekh a’olam,
borei, péri min aadama, Bénis es-tu Notre Seigneur, roi de l’Univers,
qui crée le fruit issu de la Terre. Les lettres Mem-Noun et leur
signification première sont à l’origine de la pensée et de la religion
juive. La Bible commence par la création du Monde, ainsi nous
apprenons d’emblée quelle est la source de tout ce qui advient. La
multiplication des généalogies tout au long du texte sacré atteste ce
souci de connaître les lignées de chacun.

Le mystère de ce qu’on mange

La kasherout, l’art de manger des aliments autorisés par la


Torah, est aussi une manière de vivre dans sa chair cette obsession
de s’en référer toujours à l’origine des nourritures que nous
ingérons. Avant de manger quoi que ce soit, le juif pratiquant se
pose toujours les questions : qu’est-ce que je mange ? d’où cela
vient ? qui l’a préparé ? comment cet animal a-t-il été tué ? a-t-il
souffert ? a-t-il été autopsié ? comment a-t-il été préparé ? avec
quels ustensiles a-t-il été cuit ? Si c’est du poisson que je mange,
est-il avec des écailles ou non ? Si c’est de la viande, est-elle issue
d’un caprin, d’un bovin ou d’un ovin ? sinon elle est immangeable. Si
c’est un oiseau, est-il un oiseau bleu ou pas ? Si c’est un fromage, a-
t-on utilisé pour sa recette de la fraisure animale ou végétale ?
Quand on prend conscience de la complexité des règles
alimentaires juives, on peut prendre peur et se demander si tout cela
a un sens. Certains y voient d’anciennes règles hygiéniques, mais la
vérité est tout autre. Le juif, même quand il mange, ne doit pas
cesser de se poser des questions. La kasherout replace toujours
l’homme dans sa fonction d’être organisé par des lois et non pas des
instincts. Grâce à ces règles strictes l’univers n’est plus le garde-
manger de l’homme et il peut admirer un paysage sans se soucier
de savoir ce qu’on peut y manger. On ne se jette plus sur un plat, on
se pose d’abord des questions, et ce sont ces questions qui nous
élèvent et nous font quitter l’univers de la violence gratuite. Quitter la
violence de l’acte de manger, c’est se poser la question de l’origine
de ce qui est consommé et sera bientôt dans la constitution de notre

243
corps. Rechercher l’origine de toute chose, c’est aussi donner à tout
ce qui a été un statut. Même si nous nous trouvons devant un
morceau de viande, nous devons savoir que ce steak est un muscle,
que ce muscle vient d’une vache, que cette vache paissait dans un
champ quelques jours plus tôt mais surtout qu’elle était un être
entier, tout comme nous. La kasherout est à ce point ancrée dans la
vie des juifs que, même lorsqu’ils ne mangent pas casher, ils ne
cessent de se poser des questions. Quand un juif apprécie la bonne
chair d’une crevette, il sait que cet aliment est interdit et choisit tout
de même de s’en régaler. La question de l’origine n’a pas ainsi été
évacuée.

Manger des questions

Voici où nous mène cet interrogatif : min.

Et toute l’assemblée des enfants d’Israël murmura dans le désert


contre Moïse et Aaron. Les enfants d’Israël leur dirent : Que ne
sommes-nous morts par la main de l’Éternel dans le pays d’Égypte,
quand nous étions assis près des pots de viande, quand nous
mangions du pain à satiété ? Car vous nous avez menés dans ce
désert pour faire mourir de faim toute cette multitude. L’Éternel dit à
Moïse : Voici, je ferai pleuvoir pour vous du pain, du haut des cieux.
Le peuple sortira, et en ramassera, jour par jour, la quantité
nécessaire, afin que je le mette à l’épreuve, et que je voie s’il
marchera, ou non, selon ma loi. Le sixième jour, lorsqu’ils
prépareront ce qu’ils auront apporté, il s’en trouvera le double de ce
qu’ils ramasseront jour par jour. (Ex 16, 2)

244
Mais l’hébreu ne s’en tient pas là. Mem-noun a encore une
signification magnifique : Man, la manne. La manne est cette
nourriture que YHVH offre aux enfants d’Israël dans le désert. Cette
nourriture a la particularité de n’être valable qu’un seul jour et de ne
pas être conservable. Nous nous retrouvons là devant le mystère de
la lettre Noun. La manne est un aliment qui contente le ventre des
Hébreux mais elle est un aliment mystérieux. Une nourriture qui
vient d’une autre dimension. La dialectique des deux lettres est de
nouveau soulevée : le Mem est la lettre maternelle, généreuse,
nourricière par excellence et le Noun, lui aussi féminin, mais
exprimant le caché, le mystère. L’entre-deux de Mem et Noun ne
pouvait mieux s’exprimer que par cette nourriture apaisante, mais
tout de même inquiétante.

Les Israélites donnèrent à cette nourriture le nom de manne


[Qu’est-ce que c’est ?]. Elle ressemblait à des grains de coriandre
blanche, et elle avait un goût de beignet au miel.

Le texte biblique éclaire tout ce qui précède en donnant lui-même


l’étymologie du mot manne. Ce mot ne fut pas imposé par YHVH
aux enfants d’Israël, c’est eux qui le baptisèrent manne qui veut
dire : qu’est-ce que cela ? Curieusement une tradition précise qu’elle
prenait le goût selon les envies de celui qui la portait à sa bouche.
Nous replongeons dans le monde des questions, si cher à la pensée
hébraïque. Les Israélites, quand ils mangent de la manne, mangent

245
en fait des questions. Et c’est parce qu’ils mangent des questions
que le miracle de leur libération et de leur survie continue.

LILITH, la féministe

Déjà ton nom fascine. L’hébreu ne suffit pas à dessiner tes


courbes dangereuses. Il faut remonter le temps. Comme on remonte
le cours du torrent. Il viendrait d’un mot akkadien qui évoque la nuit.
D’autres savants pencheraient pour le souffle ou le vent car les
antiques tablettes cloutées disent de toi que tu vis au sein des
frondaisons des arbres.

Le jeune fils du roi tomba malade. Nebuchadnezzar


(Nabuchodonosor) dit : Soigne mon fils. Si tu ne le fais pas, je te tue.
Ben Sira s’assit immédiatement et forma une amulette avec les
Saints Noms, et il inscrivit par leurs noms, formes et images, les
anges chargés de la médecine. Le roi regarda l’amulette et demanda
ce qu’elle représentait :
« Les anges qui sont en charge de la médecine sont : Snvi, Snsvi
et Smnglof. Après que Dieu eut créé Adam, qui était seul, Il dit : il
n’est pas bon pour un homme d’être seul. Alors, il créa une femme
pour Adam, à partir de la terre comme il avait créé Adam lui-même
et il l’appella Lilith. Adam et Lilith commencèrent à se battre. Elle dit :
– Je ne me coucherai pas !
Et il dit :
– Je ne me coucherai pas en dessous de toi, mais seulement au-
dessus. Car tu es faite uniquement pour être dans la position
soumise, car je suis ton supérieur.
Lilith répondit :
– Nous sommes égaux car nous avons été créés de la même
terre.
Mais ils ne s’écoutaient pas. Quand Lilith s’en rendit compte, elle
prononça le Nom Ineffable et s’enfuit dans les airs. Adam se mit à
prier devant son créateur :
– Souverain de l’univers, la femme que tu m’as donnée est
partie.

246
Dieu envoya alors trois anges pour la ramener. Dieu dit à Adam
que s’il elle acceptait de revenir tout serait bien mais autrement elle
devrait accepter de voir mourir cent de ses enfants chaque jour. Les
anges partirent à la poursuite de Lilith. Ils la retrouvèrent mais elle
ne voulut point revenir. Les anges dirent alors :
– Nous te précipiterons dans la mer.
– Laissez-moi, dit-elle, je n’ai été créée que pour causer les
maladies aux enfants. Si l’enfant est mâle, j’ai la domination sur lui
pendant les huit jours après sa naissance, et si c’est une fille,
pendant vingt jours.
Quand les anges entendirent les mots de Lilith, ils insistèrent
pour qu’elle revienne mais elle leur proposa alors un marché :
chaque fois qu’elle verrait le nom de ces anges sur des amulettes,
elle n’aurait aucun pouvoir sur lui. Elle accepta aussi de voir mourir
cent de ses enfants chaque jour. Ainsi, chaque jour cent démons
périssent et pour la même raison, on inscrit les noms des anges sur
des amulettes pour de jeunes enfants. Quand Lilith voit ces noms
elle repart en souvenir de sa promesse et laisse l’enfant en vie1. »

Le conte nous dit tout de la peur de l’homme pour la femme.


Cette peur qui a maintenu celle-ci des millénaires dans l’esclavage
de l’homme. L’homme sait au plus profond de son âme qu’elle est
son égale. Il sait encore plus profondément qu’elle le surpasse. La
nature a doté l’homme d’une masse musculaire plus puissante. Tant
que la force physique fut le seul critère de la domination, cette
puissance pouvait opérer. Aujourd’hui, grâce à l’état de droit, cette
supériorité fibreuse devient de plus en plus caduque, à tel point que
la faiblesse de l’homme crève les yeux. Il aura fallu que la femme se
libère pour comprendre que l’homme en était effrayé. Et que cet
effroi était la cause de sa violence à l’encontre de son pendant
féminin. C’est pour maintenir cet esclavage que les machismes de
tout poil s’acharnent à persécuter la femme. Ils connaissent leur fin
prochaine. Celle qui refuse cette emprise, car la Loi la protège, abolit
tous les lieux communs.
Lilith est pour Adam, benêt dans sa forêt nourricière, la femme de
demain. Celle qu’il ne mérite pas. Lilith, femme du futur, qui refuse
de s’aliéner au seul désir de l’homme. De quoi se plaint-il ? Sa

247
femme exige de chevaucher son sexe. La femme du dessus. Dans
sa position de cavalière, elle peut ainsi dominer la mise en scène du
coït. Elle choisit les rythmes. Elle choisit d’être l’écuyère qui s’active
ou s’abandonne. Elle peut aussi se retirer à volonté et n’est plus le
déversoir de son mâle. En dessous, il perd tout contrôle.
Lilith connaît son origine chtonienne, identique à celle de
l’homme. Elle est insupportable, car tricotée des mêmes gènes que
lui. Elle est tout à fait même. Son tout-à-fait-même ne fait que
renforcer son tout-à-fait-autre. Il est tellement plus facile de répartir
les rôles quand on sait qui est dessous et qui est dessus. Lilith outre
de refuser de faire l’amour dessous refuse tout simplement de faire
l’amour couchée. Elle ne renonce pas à la verticalité. Droite, elle
peut rester ou bien s’enfuir, ce qu’elle fit.
En hébreu moderne Lilith est la chouette. Cette première épouse
est celle de la nuit. De la noirceur. L’ombre ne fait que renforcer
l’indétermination des rôles dans l’acte sexuel. La nuit tous les excès
sont possibles. Toutes les pertes sont jouables. La nuit appelle la
nuit. Dans cet univers fuligineux, Adam ne peut même plus admirer
son propre sexe, il peut être pris pour la femme. Accepter l’amour de
Lilith, c’était pour lui accepter sa face féminine. Il était loin d’être prêt
à cette exploration de la bipolarité de son être.
ÈVE, L’INITIATRICE

Il est passionnant de relier les deux premières femmes de


l’univers. La première, Lilith, YHVH, pour la créer, use du même art
que pour Adam : il malaxe l’argile et façonne tel le potier une
compagne. L’homme et la femme sont dans cette image de la même
nature. Pourquoi ne seraient-ils pas égaux ? C’est ce que le Talmud
comprend et redoute avec une si grande précision. De la même
nature, c’est-à-dire l’un voulant toujours dominer l’autre. Éternelle
guerre des sapiens-sapiens.
Toute une mythologie fait de Lilith la reine des démons, elle
fascinera les amateurs d’incubes et de succubes. Comme si la
libération de la femme qu’exige Lilith était démoniaque. On dit d’elle
qu’elle engendre chaque nuit des milliers de créatures maléfiques.
Ces êtres nocturnes seraient-ils les enfants non-nés de tous les

248
accouplements non fécondés grâce aux subterfuges de la
contraception ?
Pour créer Éve, YHVH trouve une autre opération. Nous
comprenons ainsi que le Très-Haut est plus un bricoleur qu’un
horloger. Quand il réalise qu’une expérience est un fiasco, il tente
une autre approche, jusqu’à trouver celle qui est bonne, c’est-à-dire
qui ne lui explose pas aussitôt à la figure. Il endort Adam et extrait la
femelle de son côté. Et non pas de la côte comme nous l’ont fait
croire de mauvaises traductions. Nous pourrions à travers cette
scène évoquer la division de l’androgyne de la tradition grecque.
C’est ainsi que certains kabbalistes voient aussi cette séparation :
l’homme à ses commencements était mâle et femelle.
En m’appuyant sur l’étymologie de côte, Tsala’ (Tsadé, Lamed,
‘Ayin), j’aime à penser que la femme fut façonnée à partir de l’ombre
d’Adam. En effet dans le mot Tsala’ nous trouvons Tsal, l’ombre. Ève
est créée à partir d’un rêve ténébreux d’Adam, d’un rêve érotique. Le
rêve devient le plasma de sa future compagne. L’épisode de ses
amours brutales, nombreuses et conflictuelles avec Lilith prouve qu’il
n’était certainement pas un puceau. Et, même si ses enlacements
furent des joutes, Adam, tout de même la regrette, puisque les
Anges se précipitent à sa recherche. L’homme ne pourra aimer sa
femme que parce qu’elle n’est pas complètement ancrée dans son
réel comme le fut Lilith façonnée comme lui de la matière première
de l’argile. L’homme aime la femme car elle reste, dans l’état
amoureux, tissée de phantasmes, d’imaginaires. Adam ne voulait
pas d’une femme qui se donne à longueur de nuit et des dizaines de
fois à la suite, il voulait aussi du rêve. Ce qui l’effrayait dans Lilith
était sa pure génitalité. Le sexe avec Ève serait, certes, rythmé par
la pénétration des sexes, mais aussi avec le petit plus qui est si
vaste : le désir de l’autre. La femme qui n’existe pas est bien cette
Ève heureusement autre à jamais, car si elle existait elle
redeviendrait Lilith, même pour toujours.
Dans le passage de la tentation, nous pouvons imaginer qu’en
réalité Lilith et Ève ne font qu’une. Le Serpent est là pour attester la
thèse. Lilith dans l’iconographie est toujours enspirallée d’un
serpent. Ève fricote sous l’arbre avec ce même serpent. Ève trompe
Adam avec un long phallus qui lui tend la connaissance. Ève,

249
décidément ne sera pas la bonne et obéissante servante d’Adam.
C’est elle qui inaugure le Phallus de la connaissance, elle s’en laisse
pénétrer de sa vulve jusqu’à sa bouche. L’homme, l’imbécile,
imagine que son pénis riquiqui est un Phallus. La femme, elle, sait
de par tout son corps traversé, repérer la source de toute création.
Lilith ne pouvait pas aller si loin car elle comprenait son vagin
comme un pénis et confondait le frottement des sexes avec l’Éros.
C’est pourquoi l’homme a en réalité beaucoup plus à craindre Ève
que Lilith car elle est même et autre à la fois et qu’il ne pourra jamais
détricoter son aporie.

250
251
Les 22 questions de PATRICK
CALAME
Auteur, traducteur

ALEPH – Quelle est ta profondeur, ta largeur, ta hauteur ?

BETH – Où demeures-tu, ma vie ?

GUIMEL – Es-tu apaisé comme le nourrisson sur le sein de sa


mère ?

DALETH – Faut-il redevenir petit enfant pour passer par toi ?

HÉ – Est-ce toi, doux hé, que se respirent les amants dans le


baiser ?

VAV – Est-ce toi le fils enfanté aujourd’hui ?

ZAYIN – Les braves sont-ils tous ceints de ton glaive ?

‘HETH – Es-tu la chaleur de la vie ?

TETH – Le Bien ?

YOD – Ta main invisible est-elle partout présente ?

KHAF – Et ta paume contient-elle tout le réel ?

LAMED – Désires-tu nous apprendre à prier ?

MEM – Tes eaux se rassemblent-elles depuis toujours ?

NOUN – As-tu plongé si profond ?

252
SAMEKH – Soutiens-tu toujours l’aimée de tes feux ?

AYIN – Auprès de toi, trouverai-je les torrents d’eaux vives ?

PE – Ton ouverture nous conduit-elle à la vie ?

TSADÉ – As-tu séparé de moi la femme que je ne vois pas ?

QOF – L’aimée se lèvera-elle à ton appel, et partira-t-elle vers elle-


même ?

RECH – Tu es la tête de quel corps ?

SHIN – Saurons-nous remonter du bain en harmonie féconde ?

TAV – Connais-tu les commencements ?

1. Otsar ha-Midrachim, I, p. 47, traduction Charles Mopsik.

253
NOUN

14e lettre de l’alphabet


valeur numérique : 50
valeur pleine : 106

254
pictogramme : poisson
sens : fécondité, adaptation
phonétique : N
partie du corps : l’intestin grêle
lettre simple

astrologie : Le Scorpion
symbolisme :
le poisson : autre aspect de l’élément eau.
Vie intérieure, féminité, profondeur, lieu caché.
Elle atteste la possibilité de vivre dans d’autres univers.

255
LE COUPLE NOUN-SAMEKH
Le Noun est une lettre qui fait peur ; outre ce féminin obscur, elle
est aussi l’initiale du mot néfila qui veut dire la chute. Accepter le
symbole dans son intégralité ne peut qu’entraîner la chute libre. La
parade de l’alphabet à cette angoisse de descente aux enfers est le
placement de la lettre Samekh juste après le Noun. Dans le Livre
des Psaumes du roi David, plusieurs poèmes sont alphabétiques,
c’est-à-dire que chacun de leurs vingt-deux versets commence par
une lettre selon l’ordre connu : Aleph, Beth, Guimel, Dalet, etc. Mais
pour les poèmes 9 et 145 la lettre Noun est absente. La tradition
cache ce qui doit être caché : la possibilité de tomber. Le sens du
verset 14 éclaire l’oblitération de la lettre :

YHVH soutient tous ceux qui tombent,


Il redresse tous ceux qui se sont courbés.

Le couple Noun-Samekh est porteur de significations profondes.


La face obscure de l’être peut s’effondrer à chaque instant tellement
elle est ancrée dans des forces qui nous dépassent. Cette lettre est
aussi le continent de l’inconscient et c’est à ce titre qu’elle inquiète,
qu’à l’instar du psalmiste, nous nous faisons un devoir de l’occulter.

256
Le Samekh qui suit est le soutien. La racine hébraïque S-M-KH
veut dire : s’appuyer, soutenir, reposer, se fier, compter sur. Il est en
quelque sorte le thérapeute de la lettre qui le précède. Même dans le
petit conte du Zohar, ils sont associés pour l’éternité.

« Il lui répondit :
– Noun, retourne à ta place ! Car à cause de toi la lettre Samekh
est retournée à la sienne. Sois en appui sur elle.
Aussitôt, elle revint à sa place. »
Le livre des lettres de Rabbi Akiba, autre texte traditionnel, relie
les deux graphes. Le commentateur se fie à la forme de la lettre
Noun qui ressemble à une personne sur le point de tomber et qui a
besoin d’un appui.

« Pourquoi le Noun n a-t-il les bras dans le dos, la hanche et la


face tournées vers le Samekh ? Parce qu’il ressemble à quelqu’un
en train de tomber (nofel) et suppliant qu’on le relève. Le Noun
(courbé) aussi bien que le Noun final (redressé) représente la fidélité
(nééman). Il est fidèle assis aussi bien que debout. »

Il est passionnant d’étudier la triade M-N-S. Nous avons une


progression indubitable du féminin. Trois couleurs du féminin
complémentaire. Mem est le féminin maternel, généreux, caressant,
Noun, le féminin secret, sombre, libre, enfin Samekh est un féminin
fermé, inaccessible. Samekh est en quelque sorte le superlatif du
Noun. Comme une exaspération de la féminité. Comme s’il fallait
aller jusqu’au bout d’un processus pour pouvoir passer à autre
chose, cet autre chose étant la lettre ‘Ayin qui vient clore cette
exploration du féminin.

Les quatre qui sont allés au Paradis

257
La tradition kabbalistique n’a pas manqué l’occasion d’aborder
cette figure fermée qu’elle compare à un utérus. Cet écrin du
Samekh est le secret Sod. Ce Sod est l’ultime degré de
l’interprétation mystique de la Torah. On le retrouve à la fin du sigle
PaRDèS (paradis). Ce niveau d’abstraction du Sod n’est réservé
qu’aux plus grands initiés.
P – PSHAT = l’interprétation simple.
R – REMEZ = allusion aux sens multiples cachés dans chaque
phrase, chaque lettre, signe et point de la Torah.
D – DERACH = exposition des vérités doctrinales embrassant
toutes les interprétations possibles.
S – SOD = secret, initiation à la ‘Hokhma, Sagesse Divine
cachée dans l’Écriture et appelée ‘Hokhmat HaKabala.

Les quatre niveaux d’interprétation de la Torah, Pa.R.De.S

Concernant ces quatre niveaux de l’herméneutique juive, le


Rabbi Moïse Cordovéro cite une parabole qui tient une place
importante dans la kabbale :

« Les Rabbis enseignent : Quatre entrèrent dans le Pardès.


Rashi explique qu’ils s’élevèrent jusqu’aux cieux en utilisant le
Tétragramme, c’est-à-dire qu’ils réussirent une élévation spirituelle
(Tosafot) au travers d’une intense méditation sur le Nom d’Adonaï.
C’étaient Ben Azzaï, Ben Zoma, A’her – l’autre – à cause de ce
qui lui arriva après être entré dans le Pardès et Rabbi Akiba. Rabbi
Akiba leur dit : « Lorsque vous arriverez en un lieu de marbre blanc,
ne dites pas ‘‘Eau ! Eau !’’car il est dit ‘‘Celui qui dit des mensonges
ne se tiendra pas devant mes yeux” (Ps 101,7). » Ben Azzaï regarda
la Présence Divine et mourut. Sur lui les versets disent « Précieuse
aux yeux de Dieu est la mort de Ses Pieux » (Ps 116, 15). Ben Zoma
regarda et fut blessé (il perdit sa santé mentale selon le Rashi). Sur
lui les versets disent « As-tu trouvé du miel ? N’en mange qu’autant
que tu en as besoin, ou tu seras gavé et tu le vomiras » (Pr 25 16).
A’her coupa les arbres (il devint hérétique). Rabbi Akiba entra en
paix et partit en paix. »

258
Ce passage a fait couler beaucoup d’encre, Marc-Alain Ouaknin
et Elie Wiesel ont développé des pages entières sur ces
personnages, en particulier celui qu’on nomme l’Autre, A’her, qui
devint hérétique après avoir traversé l’épreuve du Pardès, de
l’interprétation de la Torah. Si on en croit cette allégorie implacable, il
est extrêmement périlleux de se rendre dans le Sod du Paradis car
sur les quatre, un seul en ressort indemne : Ben Azaï en est mort,
Ben Zoma est devenu fou, Ben Abouya, l’Autre, a renié la foi, Rabbi
Akkiva est sorti sain et sauf. Le personnage qui pose le plus
problème est Ben Abouya, le A’her, né en 70 après J.-C. Nous
savons de lui qu’il était un grand docteur de la Loi, qu’il était aussi un
lettré hellénisant, s’intéressant à d’autres cultures que la sienne. Son
apostasie inquiète, car comment un homme si savant pouvait-il
renier sa foi ? L’expérience mystique du Pardès au plus haut niveau
élimine rapidement deux prétendants. Ce qui dérange, c’est
pourquoi celui qu’on appelle l’Autre s’en est sorti vivant comme
Akkiva. Cela voudrait-il dire qu’après cette expérience pour rester en
vie et en bonne santé, deux possibilités s’offrent : soit on quitte ses
croyances, soit on reçoit la confirmation de sa foi ?
Élisha Ben Abouya a renié une certaine foi car il a dû
certainement percevoir que le message, reçu lors de cet état altéré
de conscience, était universel, qu’il n’appartenait pas seulement au
peuple juif. La révélation qu’il vécut étant universelle, pourquoi
continuer à pratiquer les contraintes de la religion ? On dit de lui qu’il
retourna parmi la communauté juive à la fin de sa vie. Il n’avait pas
trouvé l’expression qui lui permettait de transmettre le contenu
spirituel et existentiel de son expérience à d’autres nations. La
question que pose son apostasie : comment concilier ce sentiment
océanique avec une pratique religieuse orthodoxe ? Je situe ce
questionnement au-delà du judaïsme. Cette interrogation s’applique
à toute religion instituée. Le rejet de Yéshoua’ par certains de ses
contemporains, en particulier par les tenants de la hiérarchie
ecclésiastique pharisienne, a pour origine le même problème. Une
part de l’enseignement du Rav Yéshoua’ portait sur la possibilité de
passer outre l’aliénation au culte pour dialoguer directement avec le
Père. Il nous apprend que le Temple est notre corps, c’est-à-dire le
réceptacle le plus sacré d’Adonaï. En d’autres termes que

259
l’expérience religieuse peut se passer de l’édifice en pierre et des
systèmes cléricaux qui l’alimentent. Yéshoua’ est lui aussi devenu
un A’her, un Autre aux yeux des Pharisiens, d’ailleurs c’est le nom
qu’on lui donne dans certains textes juifs antiques. L’épisode
déterminant des évangiles synoptiques de la rencontre avec la
Samaritaine atteste cette compréhension qu’eut le maître d’étendre
son enseignement aux non-juifs, à ne pas rester dans le clan, à
ouvrir l’essence et la beauté de la pensée hébraïque aux septante
nations. Rabbi Akkiva entra en paix et sortit en paix. Il dut sûrement
trouver l’articulation entre l’expérience mystique et la discipline
religieuse. Il dut aussi comprendre que l’ascèse prônée par le
judaïsme évitait au commun des mortels de brûler ses ailes à la
lumière divine. L’accès à ces états de conscience n’est pas destiné à
tout un chacun, seule une vocation et une longue préparation
peuvent nous y mener sans mourir. Rabbi Akkiva fut un grand
maître, il eut jusqu’à vingt-quatre mille disciples, c’est-à-dire qu’il fut
un grand guide et que, sous sa conduite, il put cadastrer les
différents niveaux de l’âme pour protéger les apprentis mystiques.
Le retour de Ben Abouya au judaïsme durant la dernière partie
de sa vie montre le désespoir de celui qui vit la lumière mais qui ne
peut la canaliser, qui ne peut la décrire sous forme d’un
enseignement ouvert, qui ne peut trouver les mots pour guider les
autres. Rabbi Akkiva entra en paix et sortit en paix parce que lui-
même était puissamment enraciné dans le monde commun. Il était
connu aussi pour l’amour qu’il avait pour sa femme, et on lui
reprochait aussi les démonstrations de tendresse qu’il avait en
public. Cette sensualité nous renvoie à la mort de Ben Azaï qui
n’avait pas connu de femmes et qui périt au PaRDès.
Quel est le secret des secrets, le Sod, qui tue, rend fou, nous fait
apostasier ou nous donne la paix ?

Squelette en manque de chair

Un autre bégaiement de l’alphabet : Noun, c’est le poisson et


Samekh, dans certaines traditions, les arêtes de poisson. Comme si
la suite alphabétique voulait nous apprendre que la vitalité, la
souplesse, la rapidité de l’animal ne pourraient jamais exister sans le

260
soutien constant du squelette, de la partie minérale du vivant. Nous
avons ainsi la complémentarité des muscles gorgés de sang et des
os pétrifiés, l’un qui, une fois mort se décompose en quelques jours
et l’autre qui peut durer des millions d’années fossilisé. Sans cette
savante combinaison, le concept même de poisson disparaît ; sans
chair vive, le squelette n’a pas de sens et sans os, la chair ne tient
sur rien. Ceci est un nouvel enseignement sur l’interdépendance des
éléments qu’on croit opposés : le sec et l’humide, le fugace et le
durable, le mouvement et le repos.

pilier Djed dans différents styles

Ness le miracle

Le miracle

Continuons l’exploration de l’ordre alphabétique. Le secret ne


nous aveuglerait-il point ? Regardons le dictionnaire et cherchons ce
que veut dire tout simplement l’association Noun-Samekh. Nous
découvrons le mot Ness qui veut dire miracle. Que nous apprend
cette dyade si ce n’est la possibilité du miracle ? Le miracle, c’est
l’intervention d’une dimension dans une autre dimension. C’est
l’événement qui prouve au commun des mortels que certaines
dimensions coexistent avec la nôtre. Que des règles immuables

261
propres à notre mode d’existence peuvent tout à fait être remises en
question. La lettre Noun évoquait le monde aquatique, le monde de
l’inconscient, de l’éros, elle nous prouvait que ce monde était viable
pour certains. La lettre Samekh, qui nous parle du Secret des
choses, va plus loin car la dimension qu’elle aborde est encore plus
déstabilisante, regardons ce qui est arrivé aux quatre sages du
Talmud quand ils ont essayé de changer de point de vue. Mais la
leçon globale de la lettre doit être comprise grâce à son archéologie.
Observons bien son origine. Elle n’apparaît pas lors de la naissance
de l’alphabet dans le Sinaï 1 800 ans avant l’ère commune. C’est
pourquoi la case qui lui est consacrée dans le tableau de l’évolution
de l’alphabet dans la colonne Protosinaïtique est vide. On ne le voit
qu’à partir du Paléohébreu aux alentours de 1 000 ans avant notre
ère. Cette lettre est un emprunt tardif au corpus des pictogrammes
hiéroglyphiques égyptiens. Les scribes pour conserver l’idée de
soutien prirent le pilier Djed pharaonien pour tracer la lettre. Ce
graphe est tout à fait phallique, je dirais même mieux, ithyphallique.
On montre le dessin à un enfant d’aujourd’hui, il dit : oh la belle
antenne de télévision ! En réalité Djed signifie en égyptien stabilité,
durée. Le dessin de ce mot est représenté depuis la période thinite,
c’est-à-dire très ancienne dans l’histoire de l’Égypte antique. On le
voit souvent entre les mains des dignitaires sur leur sarcophage, non
loin de leur colonne vertébrale dont il devint le symbole. Certains
disent qu’il serait à l’origine de l’arbre de vie de la kabbale.
La question est : comment un symbole aussi érigé, aussi vertical
a-t-il pu donner la figure ronde et féminine du Samekh en hébreu
carré ? On peut bien sûr suivre toute son histoire à travers les
différentes phases de sa formation, la paléographie nous offre cette
chance, mais même si on a recours aux différentes étapes des
évolutions des cursives araméennes, il faudrait combler certains
chaînons manquants.

Samekh, arête de poisson

262
Le Samekh est la lettre de l’entre-deux par excellence. L’entre-
deux est le continent qu’il nous faut explorer. Le continent où rien
n’est fixe, où tout reste toujours à définir. Le continent qui nous est
offert, peut-être est-ce cela que certains nomment la Terre Promise,
une Terre où on plante un drapeau sur un sol fluide, à jamais
changeant. Ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre.

La mutation d’un genre à l’autre

La leçon du Samekh est certainement sa faculté de muter du


masculin vers le féminin, tout en restant lui-même. Le miracle
attendu, le voilà : il est possible d’afficher qui on est tout en étant
autre chose, d’habiter une dimension tout en vivant dans une autre.
Le Ness, Noun-Samekh, est là : accepter le croisement des
dimensions et leurs mutations. Quand Moïse faire sourdre de l’eau
d’un rocher sec, il opère de la même manière, par le coup de son
bâton, il ordonne à la pierre de changer de nature, car il sait qu’elle
est aussi un fluide dans un autre système de la valeur. Croire au
miracle, c’est croire que tout peut se réorienter, que quelque chose
en dehors de notre système a le pouvoir d’effectuer cette bascule.
Que nous ne sommes pas enfermés dans un cercle terriblement
clos. Certains voient la lettre comme un piège qui se referme sur
nous.

263
Le mot Ness a d’autres significations qui nous intéressent :
perche, voile, étendard, signe. Mais nous ne sommes pas loin des
valeurs morales du miracle. Celui-ci ne doit pas être un simple jeu
de la part de Dieu ou des personnes qui peuvent en opérer, tout
miracle, comme dans les Évangiles, est une leçon et comme leçon il
doit être hissé haut comme l’étendard ou comme la voile, signe que
nous ne sommes pas seuls, que l’amour est le véhicule qui nous
permet de voyager d’une dimension à l’autre. Curieusement la
valeur du Samekh qui évoque le secret est contrariée par cette
dernière acception qui veut exhiber ses vertus comme un fanal au
lieu de les cacher. Le Samekh est le Soutien car sans la conviction
que le miracle peut advenir à tout instant à quoi bon la survie. La
suprême leçon du miracle est l’espoir.

SOCRATE : Réfléchissons ensemble. Supposons que ce


précepte [« connais-toi toi-même »] s’adresse à nos yeux comme à
des hommes et leur dise : « Regardez-vous vous-mêmes. »
Comment comprendrions-nous cet avis ? Ne penserions-nous pas
qu’il inviterait les yeux à regarder un objet dans lequel ils se
verraient eux-mêmes ?
ALCIBIADE : Évidemment.
S. : Or quel est l’objet tel qu’en le regardant nous nous y verrions
nous-mêmes, en même temps que nous le verrions ?
A. : Un miroir, Socrate, ou quelque chose du même genre.
S. : Très bien. Mais, dans l’œil, qui nous sert à voir, n’y a-t-il pas
quelque chose de cette sorte ?

264
A. : Oui certes.
S. : Tu n’as pas été sans remarquer, n’est-ce pas, que quand
nous regardons l’œil qui est en face de nous, notre visage se
réfléchit dans ce que nous appelons la pupille, comme dans un
miroir ; celui qui regarde y voit son image.
A. : C’est exact.
S. : Ainsi, quand l’œil considère un autre œil, quand il fixe son
regard sur la partie de cet œil qui est la plus excellente, celle qu’il
voit, il s’y voit lui-même.
A. : Tu dis vrai.
S. : Donc si l’œil veut se voir lui-même, il faut qu’il regarde un
œil, et dans cet œil la partie où réside la faculté propre à cet
organe ; cette faculté, c’est la vision.
A. : En effet.
S. : Eh bien, mon cher Alcibiade, l’âme aussi, si elle veut se
connaître elle-même, doit regarder une âme, et, dans cette âme, la
partie où réside la partie propre à l’âme, l’intelligence, ou encore tel
autre objet qui lui est semblable.
A. : Je le crois, Socrate.
S. : Or, dans l’âme, pouvons-nous distinguer quelque chose de
plus divin que cette partie où résident la connaissance et la
pensée ?
A. : Non, cela ne se peut.
S. : Cette partie-là en effet semble toute divine et celui qui la
regarde, qui sait découvrir tout ce qu’il y a en elle de divin, un dieu et
une pensée, celui-là a plus de chance de se connaître lui-même.
A. : Évidemment.

Platon,
Alcibiade (traduction M. Croiset),
Éditions Gallimard

265
266
LES 22 QUESTIONS DE
YESHAYA DALSACE
Rabbin de la communauté Massorti de Nice

ALEPH – Peut-on apprivoiser Dieu, ou est-ce lui qui nous


apprivoise ? Le silence est la réponse…

BETH – L’unité nous mettrait-elle hors du monde et la dualité


dedans ?

GUIMEL – Y a-t-il une satisfaction, un sevrage, dans l’absence du


tiers ?

DALETH – Les gens un peu trop carrés ne manqueraient-ils pas de


souffle ?

HÉ – Sommet de la spiritualité, tu te prononces aussi bien du


dedans que du dehors !

VAV – La droiture est-elle un vrai support ? Elle doit être bien solide
et ne pas courber la tête

ZAYIN – Drôle de langue dans laquelle le mot « épée », sonne bien


vulgaire ! Ce n’est pourtant qu’une lettre fécondant la nature du
monde, shabbat de paix…

‘HETH – « Se croire déjà dans le surnaturel, voilà la faute ! » serait


ton message cartésien, car le huit est un devenir ?

TETH – Rosée bonne et purificatrice, ouverture du cercle vers les


bontés du ciel, pourquoi rester si rare ?

267
YOD – Le sens de toute chose se cache en chaque lettre ; pourquoi
Dieu aime à être représenté par une larme ?

KHAF – Tu sers à donner, à prendre, éventuellement à gifler. Tu


sonnes comme une caresse dès lors que tu ne sers plus à
commencer, mais à continuer ou finir.

LAMED – L’étude t’as rendu souple et haut, mais également un peu


tordu ! Livre juif ?

MEM – Matrice du monde, balbutiement d’enfant, si chaud et doux ;


pourquoi l’aboutissement devrait-il être carré ?

NOUN – Pourquoi avoir l’air diminué alors qu’on symbolise l’ultime


porte vers l’absolu ? Chute toujours possible !

SAMEKH – Fausse joie et fermeture, pas étonnant que tu


ressembles à un serpent !

AYIN – Le regard est-il vraiment la source de l’amour sur laquelle on


se tient en équilibre devant la sagesse ?

PÉ – La parole bien dite ressemble à une main offerte à l’Infini ou


pour L’offrir, ou encore à paume et main, chaîne humaine solidaire.

TSADÉ – Pourquoi es-tu si dur à dessiner ? Est-ce si difficile de le


devenir ?

QOF – Une hache doit elle obligatoirement être dressée ? Je te


préférerais la tête en bas…

RECH – Une tête sans pieds reste bien instable !

SHIN – Les dents poussent tard chez l’être humain, c’est comme
l’apprentissage, il faut du temps, mais cela finit par venir.

TAV – Le début était stable, la fin l’est également ; s’adresser à une


femme aimée, voilà le monde entier !

268
SAMEKH

15e lettre de l’alphabet


valeur numérique : 60
valeur pleine : 120
pictogramme : soutien, pilier
sens : soumission à la nature, soutien
phonétique : S
partie du corps : l’estomac
lettre simple

269
astrologie : Le Sagittare
symbolisme :
le soutien : lettre de l’enfermement mais
aussi de l’intériorité.
Elle est l’écrin qui protège le secret (sod)
inconcevable par les humains.

270
LE COUPLE SAMEKH-AYN

« Source en moi toujours verte et brûlante d’un sel


Dont l’enfance a tissé la neige précieuse,
J’implore le secours de l’oiseau fraternel
Qui perdit dans mon sein ton eau mystérieuse. »

Claude Vigée, La Lutte avec l’ange.

Les lettres Samekh-Ayin ne forment pas un mot comme le couple


précédent. La racine qui nous parlerait le plus dans notre recherche
est : Samekh-‘Ayin-Hé qui exprime l’idée de courir. Courir devient
essentiel dans le passage entre ces deux lettres. Car il faut en finir
avec ces trois valeurs féminines qui vont en se fermant et retiennent
en leur sein leurs richesses.
Le Samekh, il faut en sortir ! Comme les thérapeutes ont parfois
du mal à faire revenir certains fous de leur psychose, car ceux-ci ont
su s’inventer un univers clos dans lequel ils ont créé leurs propres
règles.

Les lettres mutantes

Cette fermeture du Samekh nous aide à comprendre le palier qui


suit. Après le monde obscur, le ‘Ayin vient éclairer. ‘Ayin, c’est l’œil

271
du discernement. Discerner, c’est distinguer dans la pénombre les
objets, c’est pouvoir marcher franchement au milieu des ténèbres.
La lettre vient comme nous libérer, car si la plongée est nécessaire,
elle ne doit pas être tout. La fascination doit cesser pour continuer le
chemin de vie de l’alphabet, comme Ulysse doit abandonner le lit
soyeux et amoureux de Calypso, en renonçant à l’éternité promise,
pour poursuivre son retour vers Ithaque, son île aride.
Pourtant au regard de l’histoire de l’écriture, les deux graphes
s’interrogent tous les deux sur le cercle. Durant la période
paléohébraïque (phénicienne) le Samekh est une figure phallique,
verticale, son évolution, nous l’avons vu, le pousse à devenir un
cercle. Le ‘Ayin vit l’inverse, dès son invention pendant l’ère
protosinaïtique et paléohébraïque, il est un signe circulaire et s’ouvre
enfin avec l’araméen et l’hébreu carré. Destins inversés, dans la
suite alphabétique, pourtant elles se jouxtent. Quelle leçon tirer de
ces mutations paléographiques ? La possibilité de changer à tout
moment, la non-fixité des destinées ? Comprendre que rien dans
l’interprétation ne doit être figé, que les multiples valeurs des lettres
nous apprennent à conjuguer des symboles contraires, voire
contradictoires. Pour le plus grand bonheur de l’esprit, qui ne cesse
ainsi jamais de se remettre en question.

œil égyptien à l’origine du ‘Ayin

Avoir l’œil sur la source du tout

Le lien entre les deux lettres se retrouve dans leur occurrence


bienveillante. Samekh signifie le soutien et l’œil, dans le sens avoir
l’œil sur quelqu’un, veiller sur lui. C’est le regard d’YHVH qui veille
toujours sur ses enfants. Cet aspect protecteur est présent dans
toutes ces amulettes en forme d’œil que l’on trouve dans le bassin
méditerranéen. On place des yeux en pendentif autour du cou des
enfants pour leur éviter le mauvais œil, la mauvaise fortune. On
trouve souvent encore aujourd’hui en Grèce des bateaux avec un

272
bel œil peint à la proue pour éviter les revers tragiques de l’onde
amère comme disait Homère.
Le mot ‘Ayin a aussi une autre signification : la source. Vocable
qu’on retrouve dans le passage du Cantique des cantiques : dans
les vignes ‘Eyn Gédi, la source du chevreuil. Certaines philologues
expliquent cette homonymie par l’image des Anciens qui voyaient
dans la tache que fait une source dans le désert, comme un œil
cerclé dans le sable. Dans notre souci exégétique, l’homonymie de
l’œil et de la source est passionnante et fort signifiante. Car qu’est-
ce que le discernement, si ce n’est remonter à la source des
choses ? Discerner, c’est analyser, c’est ne pas en rester à la
surface de l’apparence, s’en tenir au premier ressenti, c’est
comprendre que tout effet a une cause et que toute cause a encore
une cause. Ainsi à l’infini, jusqu’à déboucher sur la cause sans
cause, la cause de toutes les causes : le Eyn Sof. La force du
discernement demande autant d’énergie que celle du saumon qui
remonte le cours d’eau pour aller retrouver sa femelle qui l’attend
une fois l’an pour s’unir à elle et perpétuer son espèce.
Dans cette perspective, les trois lettres qui précèdent nous aident
à saisir la formation que le marcheur d’alphabet est obligé de suivre.
Il passe par la maturité du Mem, accouche de lui-même, et plonge
dans l’univers étranger, hostile du Noun et s’enfonce encore plus
profond dans les secrets du Samekh et y trouve le soutien suffisant
pour continuer sa quête en toute lucidité. Sans cette descente
abyssale, l’initiation eût été tronquée de la quête spirituelle qui nous
immerge dans des abîmes sans nom. Armé de ces expériences, ce
même marcheur abordera le discernement sans cynisme, et il
s’inscrira dans un continuum qui le mènera jusqu’au Tav.
‘Ayin est l’œil qui sait remonter jusqu’à la source lumineuse de
tout ce qui est. La vision est le sens qui mobilise le plus de neurones
dans notre cerveau. Un mystique qui a vu l’invisible nous parle de
ses visions. La plus belle phrase concernant le regard de l’homme et
celui de Dieu est bien celle de maître Eckhart : l’œil par lequel je vois
Dieu est l’œil par lequel Dieu me voit. Nous avons là la coïncidence
de l’observateur et de l’observé. Nous ne sommes pas loin de l’idée
de la lettre à la fois source et vision. Dans la citation du mystique
rhénan, Dieu est la source de toute chose. La kabbale est proche de

273
cette union en disant que l’homme a besoin de Dieu et Dieu a besoin
de l’homme. Par extension, dans l’univers de notre lettre : Dieu veille
sur nous et nous veillons sur lui.

Dieu, le trop visible

Voir, c’est comprendre, c’est avoir une intelligence des choses.


Dans un cadre spirituel, voir, c’est aussi voir l’invisible. Cette idée de
voir l’invisible connaît tout de même des limites. Dans la tradition, il
n’est pas rare de nommer Dieu l’invisible. Mais cette notion vient
contrarier l’omniprésence du divin. Je pense que Dieu ne devrait
plus évoquer l’invisible, mais le trop-visible. Dieu est trop visible. À
ce point visible qu’il nous aveugle. Comment nier son existence alors
que nous sommes là à regarder le monde ? Quelle outrecuidance
nous pousse à ne pas voir dans ce qui est l’être à l’origine de l’être ?
S’il n’y avait pas l’être, comment imaginer être et penser, penser
même le rien ? Rien ne peut penser le rien. Le simple fait de penser
le rien nous ramène à l’être.
Notre regard sur Dieu peut se comparer aux regards de deux
vieux époux, qui, à force de se voir tous les jours depuis des
décennies, finissent par ne plus se voir. Un soir, avant de sortir en
ville, l’épouse se maquille autrement et tout à coup les yeux du mari
redécouvrent la beauté de l’aimée. Notre histoire d’amour avec Dieu
est la même. Depuis plus de deux milliards d’années que nos
atomes de vivants vivent dans son intimité, nous ne voyons plus la
beauté de Dieu assise en toute chose, en tout instant. Mais un jour,
l’œil ‘Ayin du discernement par une belle émotion, un paysage, une
fugue de Bach, retrouve le visage de l’Aimé. Autrefois perdu car trop
visible. La Shékhina, la Présence de Dieu nous crevait les yeux. Et
désespérés nous croyions qu’il était l’Invisible, tellement nous avions
de buée sur les verres de nos lunettes. J’étais moi-même tombé
dans cette illusion quand j’ai nommé mon premier livre chez Albin
Michel, La Calligraphie de l’Invisible. Combien d’années de
recherche pour ne plus patiner sur le verglas des lieux communs ?
Sur combien de panneaux indicateurs de cette douce, vaste, terrible
Être-là, devons-nous outrepasser, outrevoir, pour qu’enfin nous

274
écarquillions les paupières et soyons comblés par ce que nous
avons en face de nous ?
Retrouver le visage de l’Aimé est la quête de tous les poètes,
tous les mystiques, tous les amoureux. Le chemin d’YHVH est
comme ces routes mille fois empruntées et que l’on traverse sans
les voir ; arrivé chez soi, on s’aperçoit que l’on a conduit
automatiquement pendant une demi-heure. La leçon du ‘Ayin est
cette vigilance qui nous pousse à la présence et nous replonge à la
source de l’être en devenir.

– Divin Laertiade, subtil Odysseus, ainsi, tu veux donc retourner


dans ta demeure et dans la chère terre de la patrie ? Cependant,
reçois mon salut. Si tu savais dans ton esprit combien de maux il est
dans ta destinée de subir avant d’arriver à la terre de la patrie,
certes, tu resterais ici avec moi, dans cette demeure, et tu serais
immortel, bien que tu désires revoir ta femme que tu regrettes tous
les jours. Et certes, je me glorifie de ne lui être inférieure ni par la
beauté, ni par l’esprit, car les mortelles ne peuvent lutter de beauté
avec les immortelles.
Et le subtil Odysseus, lui répondant, parla ainsi :
– Vénérable déesse, ne t’irrite point pour cela contre moi. Je sais
en effet que la sage Pénélope t’est bien inférieure en beauté et
majesté. Elle est mortelle, et tu ne connaîtras point la vieillesse ; et,
cependant, je veux et je désire tous les jours revoir le moment du
retour et regagner ma demeure. Si quelque dieu m’accable encore
de maux sur la sombre mer, je les subirai avec un cœur patient. J’ai
déjà beaucoup souffert sur les flots et dans la guerre ; que de
nouvelles misères m’arrivent, s’il le faut.

Homère,
L’Odyssée, chant V

275
276
Les 22 questions de JEAN-
PIERRE GUILIANI
Ostéopathe, auteur du livre : L’alphabet du corps humain

ALEPH – Quoi de plus merveilleux et magique qu’un Sphénoïde ?

BETH – Quoi de plus créateur qu’un Ovaire ?

GUIMEL – Quelle gorge n’a-t-elle pas son Palatin ?

DALETH – Ya Menn, « La Porte de Mutité » n’est-elle pas sous la 3e


vertèbre cervicale ?

HÉ – Le Poumon, 3e vertèbre thoracique, n’est-il pas le souverain du


souffle ?

VAV – Le Vomer ne réunit-il pas les os de la face et ceux de la base


du crâne ? Comme la 4e vertèbre thoracique n’est elle pas celle qui
réunit et sépare les polygones de forces du haut et du bas du
corps ?

ZAYIN – N’est-elle pas une flèche dans le Cœur ?

‘HETH – La vitalité ne dépend-elle pas du Foie ?

TETH – Quoi de plus profond que le Rein ?

YOD – Tout ne commence-t-il pas par le point central, la Rate ?

KAF – La Pomme d’Adam n’est-elle pas la force divine reçue ?

LAMED – L’aiguillon ne nous force-t-il pas à nous décider ?

277
MEM – L’Occiput (avec le Sphénoïde) n’engendrent-ils pas le
mouvement vital ?

NOUN – Le Vaisseau Conception n’est-il pas l’énergie de


fécondation ?

SAMEKH – Le mouvement circulaire n’est-il pas celui de


l’Estomac ?

AYIN – La source de vie n’est-elle pas dans les organes qui


fabriquent nos énergies ?

PE – Le Temporal ne contient-il pas l’Enclume ?

TSADÉ – Le Malaire, clé des clés, n’est-il pas le signe final et


terminatif ?

QOF – Quoi de plus tranchant qu’une incisive ?

RECH – Quoi de plus Frontal que la Tête ?

SHIN – La plus belle Dent ne serait-elle pas la Crista Galli de


l’Ethmoïde ?

TAV – La dent de Sagesse n’est-elle pas le résumé de Tout en


Tout ?

278
‘AYIN

16e lettre de l’alphabet


valeur numérique : 70
valeur pleine : 130
pictogramme : œil, source
sens : lucidité, perspicacité
phonétique : H guttural

279
partie du corps : le foie
lettre simple
astrologie : Le Capricorne

symbolisme :
l’œil, la source : avec ses paupières il
protège la frontière
entre le dedans et le dehors. Veut dire aussi la source :
point de repère dans les déserts.

280
LE COUPLE ‘AYIN-PÉ
Lorsque tu parles, garde à l’esprit que ta faculté de parole provient
de ton âme qui est divine. Lorsque tu écoutes, garde à l’esprit que ta
faculté d’écoute provient de ton âme. Souviens-toi aussi que les
paroles profanes sont composées des mêmes lettres de l’alphabet
que les mots sacrés. Il y a donc de la sainteté dans les premiers
aussi. Ramène-les à leur source.
Rabbi Nahman de Braslav
Trad. Lurçat

Un mot à deux lettres avec ‘Ayin et Pé n’existe pas. Mais un


autre avec le Hé comme troisième graphe d’une racine trilitère se
trouve dans le dictionnaire : ‘AFA, ‘Ayin-Pé-Hé, s’unir. Quelle plus
belle leçon que ce mot pour parler de ce couple ? Les deux signes
sont eux-mêmes les unifications de deux lettres : Noun et Zayin pour
‘Ayin et Khaf et Yod pour Pé.
Noun et Zayin nous parlent des dimensions autres auxquelles on
accède par la force, l’énergie masculine. Le discernement du ‘Ayin,
résultat de la coordination des deux graphes, n’est pas une action
faite de douceur mais de volonté farouche.

Dans ce chapitre, ce qui nous intéressera le plus est le fruit de


l’union du Khaf et du Yod. Les deux lettres sont conséquentes dans
l’ordre alphabétique. Elles expriment deux attributs liés à la main :
celle qui donne, Yod, et celle qui reçoit, Khaf. La première
masculine, spermatique et la seconde féminine, matricielle. Nous
avons déjà étudié ces deux lettres, retournons à leur chapitre.

L’union fait la force

281
Dans le chemin de vie de l’alphabet, la générosité divine et la
capacité d’accueil du creuset Khaf s’unissent pour créer la lettre Pé.
Le graphisme de ces trois lettres n’a pas pu échapper à la vigilance
calligraphique de la tradition. Pé est le fruit des amours du Yod et du
Khaf. Pé en hébreu, c’est la bouche et par extension la Parole. Mais
certainement pas la parole qui parle pour ne rien dire mais la parole
qu’en philosophie ou en théologie, on nomme d’un vocable grec : le
LOGOS. Pé, la parole, est la synthèse obtenue dans l’équilibre du
masculin Yod et du féminin Khaf. Ces deux pôles présents dans les
deux faces de Dieu : YHVH et Élohim. Ces énergies combinées
mènent à cet outil plasmateur : le Logos. Ce qui fait qu’aujourd’hui il
y a quelque chose plutôt que rien.
Dans la tradition hébraïque, la parole est créatrice. C’est par elle
que Dieu crée le monde. La Genèse relate : Élohim dit : que soit la
lumière et la lumière fut. Cette antériorité de la Parole se retrouve
dans le prologue de l’évangile de Jean : au commencement était la
Parole et la parole était auprès de Dieu.

formation du Pé par le Yod materné par le Khaf

Tradition orale, tradition écrite

‘Ayin c’est l’œil, Pé la bouche. ‘Ayin par extension c’est la


tradition écrite qui nécessite la vision pour déchiffrer les lettres de la
Loi, Pé, la parole est la tradition orale. ‘Ayin est la Torah shebektav
et Pé la Torah shebe’alPé. Elles sont indissociables, comme le sont,
dans la syllabe, la consonne et la voyelle. ‘Ayin devient par ce
raisonnement la Torah lisible, écrite dans les rouleaux de cuir du
sépher-torah et Pé, le Talmud, qui est la Torah orale1, qui jusqu’à la
grande dispersion du peuple juif après la destruction de Jérusalem
en 70 après J.-C. étaient strictement et obligatoirement un
enseignement Pé ‘al Pé, de la bouche à la bouche. Jusqu’à cette

282
période catastrophique, il était interdit d’écrire le moindre mot de la
Torah orale. Mais des sages avisés décidèrent au début de l’ère
chrétienne de retranscrire le Talmud et d’ajouter les voyelles aux
textes bibliques, qui n’étaient écrits qu’avec les vingt-deux
consonnes de l’alphabet. Les personnes non averties ne savent pas
à quel point compte la tradition orale et imaginent que les juifs
n’étudient que la Bible. Il n’en est rien. Les Yéshivot, écoles
consacrées à l’enseignement des textes sacrés, consacrent
beaucoup plus de temps à étudier le Talmud que la Torah. Dans le
judaïsme, la Torah est quasi illisible sans le support de l’oralité. De
nombreuses erreurs d’interprétation sont nées de cette mégarde.
L’exemple le plus parlant est la lecture de la loi du Talion : certes la
Bible dit, œil pour œil, dent pour dent, mais le Talmud donne
l’explication de cette sentence terrible, la nuance, l’adoucit et
propose plutôt : pour un œil la valeur d’un œil, pour une dent, la
valeur d’une dent. Ce qui nous place devant un système à
contrepartie financière beaucoup plus proche des dommages et
intérêts de notre Code civil. En soi la Torah est inapplicable. Les
autres religions, comme le christianisme et l’islam, ont rejeté ce texte
et sont parfois restées sur des positions insupportables. L’islam qui
ne possède pas la suite logique de cette loi, applique à la lettre cette
barbarie encore de nos jours. Certains fondamentalistes chrétiens
ne s’en tiennent aussi qu’aux versets de la Bible et sont d’une
rigueur morale dangereuse. Le Talmud est en quelque sorte « le
manuel du propriétaire » ou le mode d’emploi de la Torah qui même
pour les grands experts reste souvent mystérieuse.

Le peuple du livre

Le petit conte des lettres qui se présentent devant Dieu pour


avoir l’honneur de commencer le monde atteste aussi ce primat du
langage sur la matière même. Les lettres, outils de transcription de
la parole, sont là elles aussi avant toute chose. Dans la tradition
hébraïque, comment imaginer le langage sans écriture ?
Il serait intéressant de dresser une histoire du peuple en parallèle
avec celle de l’écriture. La grande aventure de la Bible commence
avec Abraham, né au sein même de la civilisation qui inventa

283
l’écriture : Sumer et son système cunéiforme. Ses voyages le
conduisirent en Égypte, autre foyer de l’écriture naissante avec ses
hiéroglyphes. Plus tard, le judaïsme, naît dans le désert, là où même
le tout premier alphabet fut construit à partir des signes
pharaoniques. Même si tous les récits des textes saints ne sont que
des mythes et n’ont pas forcément d’ancrages archéologiques, se
plonger dans cette chronique des écritures nous oblige à repenser
les rapports étroits qui existent entre les différentes phases de
l’histoire de l’écriture et la pensée juive, éminemment combinatoire.
Abraham vivrait dans la période qui glisse d’un système
cunéiforme vers le tout premier alphabet, le protosinaïtique, tandis
que Moïse, lui, serait dans la transition entre ce protosinaïtique et
l’alphabet paléohébreu (phénicien). Les prophètes lors de la
déportation à Babylone seraient eux les intermédiaires entre
l’écriture paléohébraïque (ou phénicienne) et la cursive araméenne
qui évoluera vers l’hébreu carré que nous utilisons aujourd’hui.
Au-delà de ce contexte archéologico-philosophique, que nous dit
cette dyade ‘Ayin-Pé ? Nous l’avons vu, plusieurs couples forment
des sortes de Yin-Yang, Aleph-Beth, unité-dualité, Beth-Guimel,
exotérisme-ésotérisme, Vav-Zayin, unification-séparation, Yod-Khaf,
accueil-réception. ‘Ayin-Pé sont l’écrit et l’oral. Dans notre
civilisation, ces deux expressions sont interdépendantes. On entre
dans l’histoire avec l’invention de l’écriture. Avant, c’est la
préhistoire. Toute recherche spirituelle passe par des livres. La
transmission de la culture chez les humains ne se fait pas par
l’A.D.N. mais par les livres. Comment le judaïsme, le christianisme et
l’islam pourraient-ils se passer de livres ? Le Coran nomme le
judaïsme et le christianisme « les religions du Livre ». Le
bouddhisme avec ses collections de nombreux soutras, et
l’hindouisme avec ses Gîta et ses Véda, n’échappent pas à cette
centralité des textes. Certaines traditions n’ont pas de livres, ce sont
les cerveaux humains qui servent de grimoires. Il existe des
chantres connaissant des milliers de vers et étant parfaitement
illettrés. Que nous apprend l’interdiction juive de ne pas écrire la
tradition orale ? L’oralité, par son support biologique qu’est le corps
humain, sait oublier. Oublier est une des fonctions capitales de la
mémoire. Ce qui ne doit pas être retenu doit être oublié. L’oubli est

284
cette capacité d’expurger l’inutile comme la digestion finit son travail
à la selle. Quand il n’est pas tempéré par l’oral, l’écrit peut enfermer.
Il est une règle étonnante concernant le toucher du livre de la Torah.
Si vous venez à toucher le parchemin et le texte du saint livre, ce
n’est pas vous qui souillez le Livre, mais c’est le Livre qui vous
souille. C’est pourquoi on utilise un stylet en forme de main (le Yad,
même mot que Yod) pour lire le manuscrit de peur d’être souillé par
lui. Cette prescription va à l’encontre de toutes les pratiques qui
consistent à toucher un objet saint pour en tirer sa force et sa
bénédiction, et porte à croire que les gens pourraient, s’ils sont
impurs, corrompre la sainteté de l’objet : châsse de relique, croix,
pierre sur laquelle le cheval Mahomet perdit un poil de sa crinière
pendant miraj. L’écrit qui est pourtant la trace, la mémoire d’un
peuple, s’il n’est alimenté par l’enseignement oral des maîtres, de
décennie en décennie, de siècle en siècle, se dessèche, se
désacralise et devient un texte mort. L’oral sans l’écrit perd toute
consistance, tout appui. L’écrit offre aux contemporains un lieu
commun sur lequel porter loin l’interprétation. Il est ce que partagent
tous les pairs pour faire avancer les recherches. Le danger de l’oral
est la disparition et la prise de pouvoir par une caste mémorisant et
transmettant secrètement son savoir, à la manière des sectes ; le
danger de l’écrit est la bibliolâtrie.

Remède à la bibliolâtrie : l’infini des interprétations

Les orthodoxes, fondamentalistes, extrémistes de tout bord


considèrent leur livre comme le meilleur, l’unique, inchangé,
inchangeable, écrit sous la dictée des anges ou de Dieu. L’exemple
miraculeux de la traduction grecque faite à Alexandrie au IIe siècle
avant J.-C. est lumineux. L’empereur pharaon Ptolémée commande
à la communauté juive de sa ville une traduction de leur Bible.
Septante savants s’enferment dans des grottes durant septante
jours et viennent présenter chacun leur version. Miracle, les septante
traductions sont identiques. Tout cela pour nous dire que c’est Dieu,
lui-même, qui a traduit son saint ouvrage. Toutes les religions ont
besoin de croire à l’intervention de leur dieu pour croire en lui. Les
Juifs, à partir de cette époque, ont considéré le grec comme une

285
autre langue sacrée pour Israël. Mais seulement quelques siècles
après, ils reviennent sur ce miracle et considèrent que la traduction
en grec de leur texte était pire que le malheur de la destruction en 70
du Temple de Jérusalem. Curieuse sentence ? Pas si curieuse car
pour eux la traduction a figé le texte, l’a tué et en a fait un texte
monophasé, qui peut se passer de l’oralité. Un écrit compréhensible.
La différence entre la Bible traduite et la Bible en hébreu est simple :
la première dit les choses, la seconde les tait. Ou comme dirait
Lacan les mi-dit. La Torah en hébreu est constituée de mots dont
seules les consonnes sont transcrites. Chaque mot devient ainsi un
univers dont il faut reconstituer les voyelles, ce qui laisse libre tout
un champ polysémique infini. Aucune phrase ne peut être lue
simplement, linéairement, elle nécessite l’interprétation. Elle
demande, de toute son âme, d’être vue et revue par la poésie
vivante des lecteurs. Mieux vaut une erreur de lecture qu’une
signification coulée dans le bronze. D’ailleurs l’hébreu massorétique
de la Torah est aussi pourvu de petits signes de cantilation. Dans la
loi juive, on n’a pas le droit de lire la Torah sans la chanter. Ses
inscriptions diacritiques sont nommées Ta’am, ce qui veut dire la
saveur. Insolite synesthésie, faire appel au sens du goût pour
évoquer les sonorités sacrées. La profondeur de cette confusion
réside dans le fait que le texte est une matière au même titre que les
aliments qui nous maintiennent en vie, et pas seulement une
abstraction dont jouit l’esprit. La Bible des Septante est considérée
par les Juifs survivants de la destruction de Jérusalem comme un
acte d’idolâtrie. C’est pourquoi la leçon de l’alphabet lie les deux
lettres ‘Ayin et Pé, pour que l’écrit ne se passe jamais de la chair et
que l’oral s’appuie toujours sur les textes. Les textes ainsi vécus
seront des PRÉ-textes à créer du neuf sur des fondations solides et
non sur du vent. J’insiste sur ce concept de pré-texte car il évacue
toute possibilité de bibliolâtrie, qu’elle soit biblique, marxiste,
freudienne, keynésienne.

286
À nous de poser les questions sur les livres ! Quels sont les livres
qui ont changé ma vie, quels sont ceux que j’ai abandonnés, oubliés
pour mieux m’inscrire dans mon existence ? Ce que je croyais gravé
dans la pierre, un jour a-t-il été balayé devant la force d’un grand
amour ? Jusqu’où pourrais-je aller pour caler ma parole vivante à un
livre ? Mourir pour un livre, est-ce une vie ?
La chanson de Brassens nous parle-t-elle du rapport difficile
entre ‘Ayin et Pé ?

La non-demande en mariage

Ma mie de grâce ne mettons pas sous la gorge


à Cupidon sa propre flèche,
Tant d’amoureux l’ont essayé qui de leur bonheur ont payé ce
sacrilège.
J’ai l’honneur de ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin.
Laissons le champ libre à l’oiseau, nous serons tous les deux
prisonniers sur parole,
au diable les maîtresses queux qui attachent les cœurs aux queues
des casseroles !
J’ai l’honneur de ne pas te demander ta main,
Ne gravons pas nos noms au bas d’un parchemin.

DANSE AVEC LES LETTRES2

287
Introït

Avant même que les commencements ne commencent, avant la


vaste réaction en chaîne de l’UN vers le DEUX, qui fait
qu’aujourd’hui vous m’écoutez, et que je suis assise face à vous,
dans ce qu’on a du mal à concevoir, là où même l’imagination ne
peut aller folâtrer, avant le Béréshit, Adonaï Élohim jouait avec les
lettres. Il les aimait, les cajolait. Certains disent qu’il tressait avec joie
leur chevelure. C’est pourquoi certaines ont encore le vestige d’une
couronne à trois baguettes sur leur tête. Dieu dans son je-ne-sais-
quoi, firmament, ciel, vide, nirvana, Walhalla, paradis, au-delà,
chérissait ses 22 concubines.
Mais si nous sommes là, nous, tous ces milliards d’hommes et de
femmes qui ont passé quelques moments sur la Terre – mais aussi,
les galaxies dans les glacis de la voie lactée, les nébuleuses
dédaigneuses, les quasars lunatiques, les étoiles, jaunes, rouges,
les planètes et toutes les plantes aussi curieuses que les orchidées
ou aussi simples et timides que les orobanches des vals sombres,
les animaux qui volent, qui rampent et qui nagent –, si nous sommes
là c’est qu’un jour – mais quel jour, quel soleil, quelle lumière –
marquait alors le temps. Quel temps ? Un jour, Élohim ne se suffit
plus de ses amusements avec les lettres. Il dut connaître l’ennui, le
manque. Tout ce vide alentour l’angoissa. Imaginez ce que peut
vivre un Dieu qui angoisse. Quel psychanalyste pourra le soulager,
lui qui n’a même pas eu de mère ? Pas la moindre mère juive pour
lui dire de mettre son écharpe quand dehors il fait moins 280 degrés.
Lui qui ne peut pas être rongé par un Œdipe mal vécu.
Un jour avant les jours, peut-être excédé par les rumeurs et les
chamailleries de ses compagnes qu’il fallait occuper et qui
demandaient d’ère en ère plus de soin, Adonaï Élohim, du haut de
son bas, de la longueur de sa largeur, décida de créer le Monde.
Qu’avait-il sous la main, toujours disponibles, sinon les lettres ?
Dieu, ce que découvrit beaucoup plus tard Mendeleïev, décida de
créer l’univers avec ses lettres.
Il profita de leur présence et promulgua un concours cosmique :
Laquelle d’entre-vous sera la plus digne d’amorcer la création du

288
Monde ? Laquelle saura en quelques mots me convaincre de
commencer le monde par elle ?
Une rumeur emplit les non-murs du non-palais. Les lettres se
tinrent en rond et décidèrent de se présenter une à une devant
l’autel du Très Haut, afin de vanter chacune leurs vertus.

289
290
LES 22 QUESTIONS D’AROUNA
LIPSCHITZ
Philosophe, productrice, créatrice de La Voie de l’Amoureux

ALEPH – Es-tu prêt à guérir de la nostalgie du Aleph, de l’Ailleurs,


de l’Absolu pour t’ouvrir à l’Altérité ?

BETH – Es-tu content d’être né ? Le chiffre deux : souffrance ou


bénédiction ?

GUIMEL – Quand tu es dérouté, restes-tu heureux de marcher vers


toi-même ?

DALETH – Est-ce que ta parole ouvre des portes à ceux qui


t’écoutent ?

HÉ – Tu respires mais es-tu conscient de respirer ?

VAV – Regarde qui tu accroches, tu sauras mieux qui tu es…

ZAYIN – Puissance ou jeux de pouvoir ?

‘HETH – La fidélité à ton passé est-elle la barrière qui bloque ton


devenir ?

TETH – Pourquoi tant de protections face à l’inconnu de toi-même ?

YOD – On n’est jamais seul(e)… mais le crois-tu vraiment ?

KHAF – Comment une main fermée peut-elle recevoir ?

LAMED – S’abaisser pour apprendre ne nous fait-il pas grandir ?

291
MEM – Où en est la bonne mère en toi ?

NOUN – Peur des profondeurs ? Peur de ses propres noirceurs ?

SAMEKH – Soutiens-tu l’autre dans son être en devenir ou dans ses


faiblesses ?

AYIN – Comment ne pas vivre avec les yeux grands fermés ?

PE – Que faut-il à la parole pour que le Verbe se fasse chair ?

TSADÉ – Et si c’était juste et pas juste à la fois ?

QOF – On est toujours le singe de quelqu’un : comment se dépasser


sans imiter ?

RECH – Rêver à de nouveaux commencements ne commence t-il


pas dans sa tête ?

SHIN – En définitive, y a t-il autre chose que l’amour ?

TAV – La fin est toujours un nouveau départ… À suivre ?

1. Le Talmud, « étude » en hébreu, est une compilation des


discussions rabbiniques se rapportant à la législation (halakha), à
l’éthique, aux coutumes et à l’histoire des Juifs. Le Talmud possède
deux composantes : la Mishna (Répétition) (200 après J.-C.),
première consignation par écrit de la Loi orale juive, et la Guémara
(500 après J.-C.), une discussion sur la Mishna et d’autres écrits
tannaïtiques qui s’aventure souvent dans d’autres sujets et s’élabore
largement sur la Bible hébraïque. Les termes Talmud et Guemara
sont souvent utilisés de manière interchangeable. La Guemara est la
base de tous les codes de la loi rabbinique et est abondamment
citée et commentée dans les ouvrages de littérature rabbinique
ultérieurs. (Source Wikipédia)
2. Introduction d’un spectacle donné au Musée Royal de Mariemont
en Belgique, à Tétra à Bruxelles et à la Galerie Marina Lahy, en
2006-2007. Concept, texte et production : Frank Lalou. Mise en

292
scène et musique : Didier Douet. Avec Tina Bosi : lecture, chant et
danse, Didier Douet : lecture, chant, Marie-Ève Ronveau :
violoncelle et Frank Lalou : calligraphie.

293

17e lettre de l’alphabet


valeur numérique : 80
valeur pleine : 81
pictogramme : bouche
sens : oralité créatrice, le secret
phonétique : P ou F

294
partie du corps : l’oreille gauche
lettre double

planète : Mercure
symbolisme :
la bouche : le Pé est un Khaf
contenant un Yod :
accueille le divin et son logos.
Elle désigne l’enseignement oral
du Talmud, essentiel chez les Juifs.

295
LE COUPLE PÉ-TSADÉ
Le dialogue entre Pé et Tsadé s’installe naturellement. La parole
issue de l’harmonisation du masculin Yod et du Féminin Khaf
débouche vers l’équité, car Tsadé veut dire la justice. La justice,
c’est l’équilibre. Pour qu’il y ait justice, il faut au préalable, par le
biais du langage, de la parole Pé, établir ce que chaque partie est en
vérité. C’est pourquoi est souvent associée à la dix-huitième lettre
l’image de la balance avec ces deux fléaux. Les fresques
égyptiennes montrent souvent cette balance servant à la pesée de
l’âme après la mort. Elle déterminera la qualité de la vie outre-
tombe. Si nous prenons la triade ‘Ayin-Pé-Tsadé, une grande logique
s’installe : les deux lettres permettent de consigner oralement et
graphiquement les actions et pensées de nos vies afin de nous
préparer à la justice qui nous sera rendue.

Dans la pensée juive, la justice de Dieu n’est pas quelque chose


de tendre. Elle est régie par la face rigoureuse du divin : Élohim. Si
cette justice implacable n’était nuancée par l’autre pôle divin de
l’amour et de la miséricorde, YHVH, le monde n’aurait certainement
pas perduré. Dans nos procès modernes, l’ordre des trois lettres est
respecté : d’abord l’instruction des dossiers (l’écrit ‘Ayin), puis les
plaidoiries faisant appel à l’éloquence (Pé, la Parole), et pour finir la
sentence écrite et dite par le juge (Tsadé).

Des armes et des hommes

Le sens archéologique du Tsadé est le harpon. Dès les graphes


protosinaïtiques, cet instrument de chasse marine est bien
repérable. Il est intéressant de noter que l’alphabet possède trois
armes.

296
Les trois armes de l’alphabet : le Vav, le Zayin
et le Tsadé
Ces trois armes sont toutes de nature différente. Le Vav est le
crochet qui saisit le bétail pour le ramener dans le troupeau, il est un
outil non blessant qui détourne des pièges du hasard les brebis
égarées. Il est un signe unificateur. Le Zayin est la lame qui perce le
corps des humains pour les tuer. Il est séparateur par excellence.
L’alphabet ne condamne pas la violence. La guerre que représente
la lettre est peut-être nécessaire pour définir ses limites. Le Tsadé
est le harpon qui plonge dans les eaux et tue les animaux marins. Il
est à la fois séparateur et unificateur, séparateur parce qu’il tue et
ôte une bête de son milieu, unificateur car il relie par son apex la
proie et son chasseur.
Graphiquement, ces trois signes sont intimement liés : si vous
joignez un Zayin à un Vav, vous obtenez un Tsadé qui devient ainsi
la synthèse des sixième et septième lettres, en accrochant et en
pénétrant la victime. Ce n’est pas la première fois dans la comptine
alphabétique que deux lettres couplées trouvent leur résolution bien
plus loin. Le Yod et le Khaf se réalisent dans le Pé, six cases plus
loin. Ces distances nous apprennent que le temps des maturations
est long. Que l’on ne peut pas sauter les étapes. Que Yod et Khaf
avant de donner fruit à leurs entrelacs doivent passer par de
nombreux paliers avant d’aboutir à la synthèse du Logos, de même
Vav et Zayin doivent traverser les portes successives qui les mènent
à la justice.

Accepter et négocier avec sa face sombre

Pourquoi la dix-huitième lettre du chemin est-elle la justice ?


Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour aborder cette valeur
essentielle ? La sagesse de Tsadé demande vraiment beaucoup
d’expérience pour être comprise. La fougue de la jeunesse ne peut
pas saisir toute la richesse de son enseignement. Pour bien mettre
en valeur le travail profond de la lettre, il faut croiser les
étymologies : la justice et le harpon. Une fois ce croisement effectué,

297
il faut bien regarder la lettre, car le graphisme donne tout le sens au
raisonnement. Tsadé est un graphe surmonté de deux Yods. Ils sont
les deux faces de notre réalité, une lumineuse et l’autre sombre. La
leçon du Tsadé est ne de pas rejeter notre face sombre, la face qui
nous dérange. Au contraire, Tsadé nous donne le courage de la
harponner car nous comprenons que sans cette face obscure, la
face lumineuse ne pourrait se réaliser en profondeur. Nous serions
départis d’une facette de notre personnalité et nos réalisations ne
seraient que partielles, incomplètes. Bien des maîtres nous
conseillent de nous débarrasser de ce qui nous empêche de
progresser. Je trouve presque toujours justes les paroles des
Évangiles mais dans le cas du verset qui suivra, je m’oppose
radicalement à ce point de vue extrémiste.

Que si ton œil droit te fait broncher, arrache-le,


et le jette loin de toi ;
car il vaut mieux qu’un de tes membres périsse,
que si tout ton corps était jeté dans la géhenne.
Et si ta main droite te fait broncher, coupe-la,
et la jette loin de toi ;
car il vaut mieux qu’un de tes membres périsse,
que si tout ton corps était jeté dans la géhenne.
(Mt 5, 29-30)

Le Tsadé nous conseille de ne pas trancher les penchants qui


nous dérangent mais bien au contraire de les harponner. Harponner,
n’est pas simplement planter du métal dans le corps autre, c’est le
maintenir en tension, c’est éviter à tout prix qu’il ne s’enfuie. Une fois
harponné cet aspect de nous-même nous devrons négocier avec lui.
Nous devons apprendre à vivre avec. Comme nous l’apprend la
psychanalyse, on ne peut pas guérir d’une névrose, mais on peut
apprendre à vivre avec.

L’ascèse ne garantit pas le salut

Voici le trait important qui souligne les différences entre le


judaïsme et le christianisme : le judaïsme se méfie de l’ascèse.
Même si cette religion est chargée de très nombreux

298
commandements, il n’est rien qui ne soit absolument interdit. De
plus, le peuple d’Israël n’a pas de clergé, et personne ne peut
déléguer à autrui ses obligations envers Dieu. Tout homme juif est
chargé des mêmes contraintes religieuses et éthiques. La sexualité
n’est pas mal perçue, au contraire, elle est encouragée et doit être
source de bénédictions. La jouissance durant l’amour est vivement
recommandée, la femme qui en serait privée a même le droit de
demander le divorce. La tradition dit que lorsqu’un homme et une
femme font l’amour avec amour, la Présence de Dieu, la Shékhina,
est au-dessus du couple. Les richesses de ce monde sont aussi une
bénédiction, il n’est pas un péché d’être dans l’aisance, à condition
d’être généreux envers les pauvres. Les élans de générosité doivent
être tempérés. Si un riche veut offrir de nombreux biens aux
pauvres, il n’a pas le droit de donner plus de dix pour cent de ses
biens. À condition d’assumer toutes les conséquences de nos
décisions, les responsabilités ne sont pas non plus des calamités. Le
christianisme en suivant le conseil du sermon sur la montagne,
plutôt que de négocier, préfère rejeter, pour son clergé, la sexualité
en prônant la chasteté, la richesse en instaurant la pauvreté, la
responsabilité en imposant l’obéissance. La pensée hébraïque sait
aussi que le sexe est très difficile à gérer, mais instaure des lois, des
règles qui permettent de donner des limites. Elle accepte la part
jouissive de la vie, elle réalise que le pouvoir pousse souvent aux
abus, c’est pourquoi un ensemble de lois éthiques sont dictées, elle
comprend que de nombreux problèmes sociaux-économiques
viennent des excès égoïstes de certains riches, et elle codifie la
Tsédaqa (nous retrouvons notre lettre Tsadé), la justice sociale, une
certaine manière de gérer le partage des richesses. La sexualité, la
richesse et la responsabilité sont trois axes majeurs de la vie
humaine. Comment balayer d’un verset la gestion de ces énergies
complexes ? L’ablation ne peut que produire des frustrations
destructrices aux conséquences terribles pour l’équilibre spirituel,
mental et corporel.
Le judaïsme a bien conscience que certains hommes sont pris
d’élans mystiques qui les poussent vers certaines extrémités, au
rejet des lois humaines communes. Il y est possible de vivre une
ascèse rigoureuse, mais dans un certain cadre : le nazirat. Le nazir

299
est un ascète, mais en CDD, contrat à durée déterminée. De
manière générale, les austérités ne peuvent excéder la durée d’un
mois. Dans d’autres cas, ce statut particulier pouvait se prolonger
jusqu’à ce que l’ascète se libère lui-même de ses vœux. Certaines
familles devaient fournir un nazir.

Le nazir, le nazaréen

L’étymologie de ce mot est très signifiante, homme consacré,


séparé. Par le biais de la philologie, nous comprenons le sens du
verset de Matthieu 5, où il est demandé de se séparer de ce qui
dérange. Durant cette période, le mystique devait s’habiller en blanc,
ne pas se couper les cheveux, ne pas se raser, ne pas avoir de
relations sexuelles, ne pas être violent en acte et en parole, ne pas
boire d’alcool. Une communauté qui accueille un nazir doit se purifier
et est soumise à des prescriptions spécifiques.
Le Livre des Nombres (6, 1-21) précise la loi applicable aux
nazirs : YHVH dit à Moïse : Si un homme ou une femme formule le
vœu d’être nazir en l’honneur de l’Éternel, il s’abstiendra de vin et de
boissons alcoolisées, il ne boira non plus ni vinaigre ni vinaigre
d’alcool, il ne mangera ni raisins frais ni raisins secs, ni même peaux
de raisins, le rasoir ne passera pas sur sa tête ; Pendant tous les
jours qu’il a mis à part pour YHVH, il ne s’approchera pas d’un mort.

C’est par la connaissance de l’hébreu que les chrétiens peuvent


vraiment comprendre pourquoi on dit de Jésus qu’il est le Nazaréen
(et non Jésus venant de la ville de Nazareth) qui veut dire en réalité
Jésus le Nazir. D’ailleurs d’après les descriptions du nazir, on
retrouve des traits qui caractérisent Jésus.
Tsadé harponne son mauvais profil, Tsadé vient même à l’aimer
car sans lui, il n’existe pas. Comment saurions-nous si nous
sommes des hommes ou des femmes bons si le mal ne vient nous
mettre à l’épreuve ?
Un monde bidimensionnel

La tradition rabbinique voit dans les deux Yods la possibilité de


vivre dans deux mondes différents, deux dimensions altérées. Pour
elle, le Yod de droite est le ‘Olam Abah, le monde futur, le Royaume

300
d’YHVH, et celui de gauche, le ‘Olam azeh, le monde du présent, ce
que les bouddhistes nommeraient Nirnana et Samsara. Le Tsadé ne
peut éviter de nous faire penser à la dualité, soit des univers
parallèles, soit de nos moi intérieurs.
À bien observer la lettre, on peut distinguer aussi un Noun qui
serait pourvu d’un Yod.

formation du Tsadé.

La présence du Noun dans la lettre renforce la valeur aquatique


de la lettre. En opposition avec le Yod. Nous assistons à la lutte des
éléments liquides et solides, du fixe et de l’immobile. Ce combat
révèle la matière du harpon et sa fonction : il est un métal qui
pénètre les eaux. Métaphoriquement, nous pouvons discerner la
nécessité de la sublimation, du passage d’un état vers un autre. La
justice et le droit ne sont-ils pas cet arrachement de la loi naturelle
du plus fort à la loi écrite qui vise à l’équilibre des chances pour tout
être humain ? Le pauvre ayant les mêmes droits que le riche, les
princes que les simples citoyens. C’est pourquoi parmi les sept lois
noachiques1, prescriptions de Noé valables pour tous les hommes
des peuples de la Terre et pas seulement pour les Hébreux, il est
obligatoire pour une société de se doter d’un Code pénal. La dix-
huitième lettre nous parle de cette violence que l’homme se fait à lui-
même en acceptant de se soumettre à une loi égale pour tous. Cette
lettre est sacrée entre toutes les autres parce qu’elle nous enseigne
que chaque instant doit être source de sublimation. Sinon, nous
restons empêtrés dans l’univers impitoyable de la nature régie par le
hasard et la nécessité et par la loi du plus fort de la sélection
naturelle.

301
Enfin, après de longues réflexions, Jupiter s’exprima en ces
termes : « Je crois avoir trouvé, dit-il, un moyen de conserver les
hommes et de les rendre plus retenus, c’est de diminuer leurs
forces. Je les séparerai en deux : par là, ils deviendront faibles ; et
nous aurons encore un autre avantage, ce sera d’augmenter le
nombre de ceux qui nous servent : ils marcheront droit, soutenus de
deux jambes seulement ; et si, après cette punition, ils conservent
leur audace impie et ne veulent pas rester en repos, je les séparerai
de nouveau, et ils seront réduits à marcher sur un seul pied, comme
ceux qui dansent sur des outres à la fête de Bacchus. » Après cette
déclaration, le dieu fit la séparation qu’il venait de résoudre ; et il la
fit de la manière que l’on coupe les œufs lorsqu’on veut les saler, ou
qu’avec un cheveu on les divise en deux parties égales. Il
commanda ensuite à Apollon de guérir les plaies, et de placer le
visage et la moitié du cou du côté où la séparation avait été faite :
afin que la vue de ce châtiment les rendît plus modestes. Apollon mit
le visage du côté indiqué, et ramassant les peaux coupées sur ce
qu’on appelle aujourd’hui le ventre, il les réunit à la manière d’une
bourse que l’on ferme, n’y laissant au milieu qu’une ouverture qu’on
appelle nombril. Quant aux autres plis, qui étaient en très grand
nombre, il les polit, et façonna la poitrine avec un instrument
semblable à celui dont se servent les cordonniers pour polir le cuir

302
des souliers sur la forme, et laissa seulement quelques plis sur le
ventre et le nombril, comme des souvenirs de l’ancien châtiment.
Cette division étant faite, chaque moitié cherchait à rencontrer celle
dont elle avait été séparée ; et, lorsqu’elles se trouvaient toutes les
deux, elles s’embrassaient et se joignaient avec une telle ardeur,
dans le désir de rentrer dans leur ancienne unité, qu’elles périssaient
dans cet embrassement de faim et d’inaction, ne voulant rien faire
l’une sans l’autre.

Platon,
Le Banquet
(traduction Dacier et Grou),
Éditions Grand Livre Du Mois

303
304
Les 22 questions de RIVKA
CRÉMISI
Énergéticienne, Enseigne la symbolique des lettres hébraïques.

ALEPH – Qui es-tu, toi, qu’on appelle lumière du silence ?

BETH – Les différents univers sont-ils une seule grande demeure ?

GUIMEL – Comment cheminer vers ma terre intérieure ?

DALETH – Notre existence passe-t-elle par des portes à ouvrir ou à


fermer ?

HÉ – Quelle est la nature du souffle qui habite le Tout ?

VAV – Qu’y a-t-il à chaque bout du crochet ?

ZAYIN – Qu’est-il, parfois, nécessaire de trancher ?

‘HETH – Comment puis-je passer à l’autre rive ?

TETH – Quel est ce bouclier de lumière ?

YOD – Quel est ce point qui se déroule à l’infini ?

KAF – Comment faire de ma main une coupe qui donne et qui


reçoit ?

LAMED – En quoi la voie de l’étude vient-elle d’En Haut ?

MEM – Quelles matrices ai-je à traverser pour me transformer ?

NOUN – Comment puis-je toucher le trésor au fond des eaux ?

305
SAMEKH – Le soutien est-il une bénédiction ?

AYIN – Par quel œil puis-je voir la source ?

PE – Parole ou silence ?

TSADÉ – Se relier au cœur, est-ce la voie du juste ou est-ce juste la


voie ?

QOF – Comment me faire tout petit pour passer par le chas de


l’aiguille ?

RECH – Faut-il monter aux sommets pour atteindre le Principe


suprême ?

SHIN – Est-ce un feu qui illumine ou est-ce un feu qui épure ?

TAV – En quoi l’accomplissement amène-t-il un renouveau ?

1. Les Sept Lois de Noé (hébreu : - Sheva mitzvot B’nei


Noa’h), plus souvent référées comme les lois noahides, sont une
liste de sept impératifs moraux qui auraient été donnés, d’après la
tradition rabbinique qui se base sur la Bible hébraïque, par Dieu à
Noé comme une alliance éternelle avec toute l’humanité
(descendant de Noé suite au Déluge). Ces lois sont énoncées dans
le Talmud de Babylone (Sanhédrin 56a). Il s’agit de l’obligation :
* établir des tribunaux,
* interdiction de blasphémer,
* interdiction de l’idolâtrie,
* interdiction des unions illicites,
* interdiction de l’assassinat,
* interdiction du vol,
* interdiction d’arracher un membre d’un animal vivant.
Selon le judaïsme, tout non-juif vivant en accord avec ces sept lois
est considéré comme un Gentil Vertueux et a, par l’observance de
ces lois, sa part au monde à venir. Les adhérents à ces lois sont

306
souvent appelés B’nei Noah (Enfants de Noé) ou Noahides, et
peuvent souvent se retrouver dans des synagogues juives.

307
TSADÉ

18e lettre de l’alphabet


valeur numérique : 90
valeur pleine : 104
pictogramme : harpon

308
sens : sagesse, espérance, androgynie
phonétique : TS
partie du corps : gros intestin
lettre simple
astrologie : Le Verseau

symbolisme :
le harpon, la justice : sens négatif d’arme
violente de chasse.
Mais aussi la Justice avec ses deux
plateaux. Figure encore l’androgyne.

309
LE COUPLE TSADÉ-QOF
L’ultime épreuve spirituelle

Toute cette sagesse, toutes ces sublimations, sont vécues dans


la chair pour être à même d’affronter l’épreuve qui vient.
Nous avions vu que l’alphabet était semé de trois épreuves :
Daleth, la porte, ‘Heth, la barrière et enfin Qof, le chas de l’aiguille.
Ces trois épreuves sont précédées de ce que je m’amuse à nommer
les thérapeutes. Ils nous donnent conscience de ce qui est inévitable
pour progresser et sortir de nos enlisements.
Ce qui prépare à l’épreuve du Daleth est le Guimel, le chameau,
qui nous conseille plutôt l’éloignement, le départ. Ce thérapeute
nous lance : Lekh lekha ! Va vers toi-même ! comme Dieu le
demanda à Abraham, ou bien Tsé, Sors ! comme il le dit aux enfants
d’Israël, esclaves de Pharaon.
Les armes, Vav et surtout Zayin, l’épée, nous aguerrissent pour
passer l’enclos ‘Heth. Ces armes nous invitent à trancher, à oser les
séparations nécessaires. Tout bon thérapeute doit nous apprendre
tout d’abord à avoir le courage des coupures drastiques sans
lesquelles nous piétinons à l’infini. Le thérapeute Zayin nous dit : tu
ne peux plus rester avec ce qui t’empêche de vivre.
Enfin le Tsadé nous offre la connaissance de soi indispensable
avant de ramper dans le chas de l’aiguille qui nous barre la route. Le
Tsadé, précédé des deux autres épreuves, est riche des
enseignements de leurs thérapeutes. Il est l’ultime chance que nous
nous offrons avant de finir le jeu de l’oie de l’alphabet. Tsadé a su
concilier les contraires en nous, a su nous apprendre la négociation
plutôt que le rejet, la tolérance envers soi-même. Après Zayin,
thérapeute de la séparation, il est celui de l’unification. Le harpon est
en soi le symbole de cette unification, douloureuse certes, mais à
quel point efficace. Douloureuse car toute négociation implique une
perte, l’abandon de principes ou d’idéaux tout tracés. Toute
négociation nous donne et nous prend. Curieusement, maintes voix
spirituelles nous poussent à des pratiques ou des idéologies

310
rigoureuses et nous éloignent ainsi des objectifs de départ. La
jeunesse est propice à ces croyances. Mais un homme de cinquante
ans affichant les mêmes idées tranchées qu’un autre de vingt-deux
devient terriblement inquiétant. La jeunesse n’aime pas, et
heureusement, les compromis, la maturité parfois en accepte un peu
trop. L’entente qu’exige le thérapeute Tsadé n’est pas une
compromission lâche et molle de quelqu’un de fatigué. Elle est
active, rigoureuse et sur le qui-vive.

Le chas de l’aiguille

Alors Jésus dit à ses disciples : en vérité je vous dis, qu’un riche
entrera difficilement dans le Royaume des cieux. Je vous le dis
encore : Il est plus aisé qu’un chameau passe par le chas d’une
aiguille, qu’il ne l’est qu’un riche entre dans le Royaume de Dieu.
Ses Disciples ayant entendu ces choses s’étonnèrent fort, et ils
dirent : qui peut donc être sauvé ? Et Jésus les regardant, leur dit :
quant aux hommes, cela est impossible ; mais quant à Dieu, toutes
les choses sont possibles.

Qof, le chas de l’aiguille. L’Évangile cite le nom de cette porte


étroite de Jérusalem (Mt 19,23-36). Symboliquement, elle est le
boyau que l’on passe nu, dépouillé de tous nos artifices, de tous nos
biens et toutes nos idéologies, nos lieux communs. La dix-neuvième
lettre est l’unique à s’ancrer sous la ligne d’écriture. Deux lettres
dans l’alphabet se distinguent par leur taille : Lamed et Qof. Lamed
par cet appel des hauteurs, Qof par son enracinement dans la terre.

formation d’un Lamed à partir des traits d’un Qof

311
L’identité graphique de ces deux graphes offre un enseignement
puissant. Pour aller vers les hauteurs que nous propose le Lamed, il
faut aussi creuser très profondément nos abîmes. La leçon de
l’élévation ne suffit pas. Qui peut prétendre à l’humanité s’il ne
connaît les épreuves qui lui sont accolées ? Ce n’est que parce
qu’on a plongé dans le fond de la dépression qu’on connaît la
lumière. De même c’est parce qu’on a connu la lumière que l’on peut
se relever du Shéol. Pourquoi attendre l’âge de quarante ans,
comme le demande la tradition, pour étudier la kabbale ? Pour les
mêmes raisons. Comment prétendre s’élever si on n’a pas été
sculpté, modelé par la vie, ses joies immenses, mais aussi ses
deuils insupportables ?

Chemin à sens unique

Le passage du Qof est déterminant. Nous avions vu qu’il était un


boyau à franchir et qu’il fallait se dépouiller pour avoir la possibilité
de réussir cette initiation. Mais, autre particularité du boyau : une fois
engagé, on ne peut plus se retourner. Terrible sensation de
claustrophobie ! On ne peut qu’avancer… vers l’inconnu. Je crois
que l’angoisse la plus redoutée par les hommes et femmes en
général est de se retrouver coincé sous terre dans une cavité percée
dans la roche. C’est peut-être pour exorciser cette phobie que les
spéléologues pratiquent leur sport qui suscite une telle admiration,
mais aussi de vifs reproches quand ils sont bloqués sous terre : qui
les oblige à s’enterrer vivants ?
Passer le Qof, c’est s’engouffrer corps et âme dans l’inconnu. Il
est le tunnel où se figent toutes nos peurs. Tout ce qui nous effraie
va apparaître sur les parois de ce train fantôme. La hampe de la
lettre est cette antenne directe avec le Shéol. L’après-vie dans le
judaïsme est une notion très floue. Ce terme Shéol n’est
pratiquement jamais explicité. Dans le Deutéronome, il est
synonyme des profondeurs de la Terre. Dans ce sens, il est proche
de l’Hadès des Grecs. Il est la destination inconfortable où tous les
humains vont outre-tombe, les justes comme les impies, la tombe de
l’humanité. La Bible ne donne pas de description très attrayante de
ce monde des morts. La Kabbale sera beaucoup plus prolixe,

312
jusqu’à même parler de réincarnation, les gilgoulim. Dans Isaïe, un
verset est très intéressant : « Le Shéol a agrandi son désir et ouvert
sa bouche sans mesure. » (5, 14). Cette bouche évoque une
ouverture muqueuse destinée à avaler les choses et non à les
rejeter. Elle ne fonctionne que dans un seul sens quand la santé est
bonne.
Le Qof s’enracine dans le Shéol

Concernant ce Shéol, le professeur Tabor donne une idée


précise de cette notion difficile à conceptualiser dans la pensée
hébraïque :

« Les anciens Hébreux n’imaginaient nullement l’idée d’une âme


immortelle, vivant une pleine vie après la mort, pas plus qu’une
résurrection ou ressuscitation quelconque. Les hommes comme les
bêtes provenaient de la poussière et retournaient à la poussière (Gn
2, 7 ; 3, 19). Le mot nefesh, traditionnellement traduit âme vivante
mais plutôt compris comme être vivant, est le même mot utilisé pour
toutes les créatures et n’implique aucune idée d’immortalité… Tous
les morts s’en vont dans le Shéol, et ils y reposent ensemble, bons
ou mauvais, riches ou pauvres, libres ou esclaves (Job 3 11-19). On
le décrit comme une région sombre et profonde, la Fosse, le pays de
l’oubli, coupé de Dieu et de toute vie humaine plus haut (Ps. 6, 5 ;
88, 3-12). Bien que dans certains textes, le pouvoir de YHVH
atteigne le Shéol (Ps. 139 :8), l’idée dominante est que les morts
restent, abandonnés à jamais. Ce concept du Shéol peut paraître
négatif en contraste avec la vie qui se passe là-haut chez les
vivants, mais il n’y a pas non plus de notion de jugement ni de
rétribution. Lorsqu’on mène une vie d’extrêmes souffrances et
misère, comme ce fut le cas de Job, le Shéol peut même apparaître
comme un soulagement bienvenu à la douleur – voir Job chap. 3.
Néanmoins, il s’agit à la base d’une sorte de néant, une existence
qui est à peine existence, dans laquelle une ombre ou nuance de
l’ancien soi survit (Ps 88, 10). » (in What the Bible says about Death,
Afterlife, and the Future)

313
En réalité quand nous nous apprêtons à affronter une véritable
épreuve, c’est cette peur du Shéol, de la mort que nous redoutons. À
l’annonce d’une grave maladie, de la perte d’un proche, d’un
conjoint, d’un divorce, l’étendue des pertes, des manques, nous
plongeons indubitablement dans un monde où tout va mourir d’un
quotidien rassurant. Devant ce boyau qui coule à sens unique, on ne
peut pas se dérober. En imposant un flou plus qu’artistique à la
notion d’après-vie, le judaïsme insiste ainsi sur la valeur unique de
notre vie sur Terre. Il nous fait comprendre que le travail que nous
devons accomplir se fera dans le monde de l’accomplissement de la
séphira Malkhout. Si nous reportons tous nos espoirs vers un autre
monde nous négligerons celui-ci.

L’épreuve inévitable

D’autres épreuves sont créées de toutes pièces par nos peurs.


La peur est plasmatrice. Elle est prophétique, c’est-à-dire qu’elle
annonce ce qui va immanquablement nous arriver. Celui qui vit dans
la peur finit par être confronté avec l’objet de ses peurs. La peur
nous fait produire des protections successives. Un système de
protection appelle un rempart, puis une palissade, des grilles, des
verrous, des barbelés. En fin de compte, on se retrouve prisonnier
de ses propres peurs et enfermé à jamais. Certaines maladies ne
sont engendrées que parce que le sujet est obsédé par la peur de la
maladie.
Le Qof nous apprend le courage, nous apprend qu’il n’y a pas de
renaissance sans le risque de tout perdre. De nombreuses lettres
nous disent que vivre, c’est risquer à chaque instant. Le passage
étroit engagé, nous n’avons plus d’autre choix que d’avoir ce
courage et d’affronter nos peurs. Nos différents âges nous placent
devant ce tunnel où nous perdrons tout ce qui nous animait. L’enfant
passant à l’adolescence jette ses peluches qu’il adorait, sans
lesquelles il ne pouvait dormir, que les parents angoissés
surveillaient de peur qu’elles ne s’égarent et ne procurent des nuits
blanches ou des peurs. Les jeunes mariés quittent leurs parents
avec quelques malles pour tout bagage et laissent derrière eux des
parents en pleurs et tout ce qui était leur quotidien. Et ces albums

314
photos tellement choyés, traces des milliers de bons souvenirs, car
on ne photographie que les bons moments, que deviennent-ils
quand un couple divorce ? Ils ne sont plus que des papiers colorés
avec des liens morts.

extrapolation du Hé en Qof

La lettre qui boite

La tradition n’a pas manqué de percevoir la parenté graphique


entre le Hé et le Qof. La dix-neuvième lettre est semblable à la
cinquième à la seule différence de cette hampe chtonienne. Le Hé
est la lettre du souffle divin, elle est présente deux fois dans le
Tétragramme, YHVH. Dans la tradition, elle est le symbole de la
Création de Dieu. Graphiquement, elle s’équilibre par trois segments
angulaires égaux. Élément sacré de l’alphabet, elle est intouchable.
C’est pourquoi cette altération calligraphique de la lettre est un signe
négatif. La hampe qui voyage vers le bas exprime son rapport avec
les « forces du mal ». Cette antenne enterrée est signe de
déséquilibre des proportions divines, elle implique des sorties hors
sentiers. La lettre avec sa jambe gauche disproportionnée va à
cloche-pied et devient ainsi une sorte de Quasimodo de l’alphabet.

Le singe, maître des scribes

Après ce passage sombre où la lettre dévoile ses aspects


négatifs, retrouvons un animal sympathique : le Singe. Car Qof veut
dire aussi le singe en hébreu. Certains philologues avancent que le
singe n’était pas présent en terre d’Israël dans ces temps antiques,
ce qui empêcherait toute possibilité de voir dans le vocable Qof
notre primate. La France n’avait pas de singe non plus dans son

315
territoire au Moyen Âge et ce n’est pas pour cela que le mot
n’existait pas. Ce cousin de l’homme a souvent des connotations
positives, si on passe le côté pitre du singe, on le considère souvent
comme un sage. Pour aller vraiment au cœur du symbole, il faut
rappeler que le Singe est un dieu très important du panthéon
égyptien : le dieu Djehouti, plus communément connu sous son nom
grec Thot. Il se présente soit comme un ibis au plumage blanc et
noir, soit comme un babouin. Il est l’inventeur de l’écriture et du
langage. Quand on sait que l’histoire commence avec l’écriture, on
comprend pourquoi on le nomme aussi le Seigneur du Temps.
Qu’est-ce que le temps sans écriture, sans inscription ? Il est la
langue d’Atoum, personnification de l’Océan primordial et dieu des
scribes. Dans une jolie petite vitrine du musée du Louvre, trône un
merveilleux petit singe surmonté d’un soleil, avec tous les
instruments du scribe, calames et encriers, autour de lui !

le dieu Thot avec les outils des scribes

Ce merveilleux singe détient les formules magiques auxquelles


les dieux même ne peuvent résister. D’après une tradition, celui qui
était dans la possibilité de lire les formules magiques du Livre de
Thot pouvait surpasser les dieux. Thot, le singe, préside au
jugement des défunts au tribunal d’Osiris lors de la pesée des âmes.
Fonction qui n’est pas étrangère au couple Tsadé-Qof, puisque
Tsadé est la justice et Qof ce primate. Nous pourrions traduire aussi

316
le nom de ce couple : Balance-Singe. Leur association ne troublerait
par un pieux égyptien.

Ceci n’avait rien de particulièrement remarquable ; et Alice ne


trouva pas non plus tellement bizarre d’entendre le Lapin se dire à
mi-voix : « Oh, mon Dieu ! Oh, mon Dieu ! Je vais être en retard ! »
(Lorsqu’elle y réfléchit par la suite, il lui vint à l’esprit qu’elle aurait
dû s’en étonner, mais, sur le moment, cela lui sembla tout naturel.)
Cependant, lorsque le Lapin tira bel et bien une montre de la poche
de son gilet, regarda l’heure, et se mit à courir de plus belle, Alice se
dressa d’un bond, car, tout à coup, l’idée lui était venue qu’elle
n’avait jamais vu de lapin pourvu d’une poche de gilet, ni d’une
montre à tirer de cette poche. Dévorée de curiosité, elle traversa le
champ en courant à sa poursuite, et eut la chance d’arriver juste à
temps pour le voir s’enfoncer comme une flèche dans un énorme
terrier placé sous la haie. Un instant plus tard, elle y pénétrait à son
tour, sans se demander une seule fois comment diable elle pourrait
bien en sortir.
Pendant un certain temps, elle marcha droit devant elle dans le
terrier comme dans un tunnel ; puis le sol s’abaissa brusquement, si
brusquement qu’Alice, avant d’avoir pu songer à s’arrêter, s’aperçut
qu’elle tombait dans un puits très profond. Soit que le puits fût très
profond, soit que la fillette tombât très lentement, elle s’aperçut
qu’elle avait le temps, tout en descendant, de regarder autour d’elle
et de se demander ce qui allait se passer.

317
Lewis Carroll
Alice au pays des merveilles

318
319
Les 22 questions de LÉA
LALOU
Collégienne à Nice, 13 ans

ALEPH – Es-tu aussi puissant qu’un taureau ?

BETH – Que dois-tu protéger sous ton toit ?

GUIMEL – Jusqu’où voyageras-tu pour trouver ta richesse


intérieure ?

DALETH – Existe-t-il une clé absolue ?

HÉ – Est-ce que ton souffle peut exaucer une prière ?

VAV – Pourquoi ne choisis-tu pas d’être une voyelle ou une


consonne ?

ZAYIN – Qui veux-tu transpercer de ta grande épée ?

‘HETH – Qui veux-tu séparer ?

TETH – Pourquoi as-tu fait du tort à Ève en lui offrant le fruit de


l’arbre sacré du jardin d’Eden ?

YOD – Est-ce que c’est parce que tu es la plus petite que tu es la


plus importante ?

KHAF – Est-ce que dans la paume de ta main tu peux construire les


projets de ta vie ?

LAMED – Pourquoi es-tu si grande ?

320
MEM – Quand tu te poses des questions, trouves-tu toujours des
réponses ?

NOUN – Toi aussi tu es un serpent, n’essaies-tu pas de copier


Teth… mais à l’aide de Mem qui est l’eau ?

SAMEKH – Avec qui veux-tu te lier ?


AYIN – Que vois-tu de tes yeux, des mondes extérieurs et
intérieurs ?

PÉ – As-tu déjà regretté d’avoir dit quelque chose de mal ?

TSADÉ – Avec qui aimes-tu cohabiter ?

QOF – Qui veux-tu piquer de ton aiguille ?

RECH – As-tu un visage particulier ?

SHIN – As-tu déjà mis un appareil dentaire ?

TAV – Qu’est ce que cela fait d’être la dernière lettre ?

321
QOF

19e lettre de l’alphabet


valeur numérique : 100
valeur pleine : 186
pictogramme : chas de l’aiguille, singe
sens : épreuve, lien le haut et le bas

322
phonétique : Q
partie du corps : la rate
lettre simple
astrologie : Les Poissons

symbolisme :
le chas de l’aiguille, le singe : épreuve pour
s’affranchir des illusions
par la vigilance.
Figure humaine de face : introspection.

323
324
LE COUPLE QOF-RECH
Ne cherche point à connaître ce qui dépasse ton intelligence ;
ne t’enquiers point des choses dont le sens t’échappe ; étudie
ce qu’il t’est donné de connaître
et ne t’occupe pas des choses mystérieuses.
(Talmud, traité Haguigah)

Gloire au Singe, dieu des scribes !

La paternité du système hiéroglyphique égyptien sur le système


alphabétique est prouvée grâce aux découvertes archéologiques du
début du XXe siècle. Les inventeurs du protosinaïtique connaissaient
les traditions pharaoniques, la géographie et l’emprunt des
pictogrammes antiques l’attestent. Placer volontairement dans la
suite alphabétique le Qof, le singe dieu des scribes, peut ne pas
paraître impossible, les Égyptiens rendaient ainsi hommage à leur
divinité tutélaire et commençaient, cela, ils ne le savaient pas
encore, une nouvelle histoire, celle d’une humanité où la
transmission des signes serait universelle. J’ose à peine faire
l’anagramme Signe-Singe tellement adéquate pour notre sujet.
Nous savons à quel point l’écriture est devenue l’axe de la
culture juive. On ne peut pas imaginer cette civilisation sans la
centralité de l’écrit. Si nous pensons qu’il existe une cohérence dans
l’ordre alphabétique, nous pouvons dire que placer le Dieu Thot de
l’écriture juste avant le Rech, la tête humaine pensante et projective,
est fortement significatif.
Le niveau ultime de l’humanité se hausse dans la possibilité
qu’elle a de noter ses expériences et d’en faire profiter les
générations qui suivent. Ainsi, si l’homme n’est pas doté d’une
transmission génétique de ses connaissances acquises, grâce à
l’écriture, il supplée à cette déficience. L’écriture et la culture
n’empêchent pas la barbarie, l’exemple de l’Allemagne nazie est

325
malheureusement là pour corroborer cette thèse. Mais l’usage de la
mémoire de nos pères inscrite sur les tablettes de papyrus, de
papier ou de circuits imprimés, prendra vraiment toute sa valeur
quand elle sera basée sur le plus jamais ça ! Quand elles
permettront de tenir compte des expériences de ceux qui nous ont
précédés comme le font les sciences qui englobent toujours les
théories des savants afin de ne pas devoir réitérer à l’infini
l’expérience de Torricelli, ou les démonstrations de Newton. Alors
vraiment le Qof pourra s’ouvrir à la lettre qui le suit : la tête humaine
Rech.

Être le messie de soi-même

Ce profil déterminé, regardant droit devant lui, nous parle du


Messie. Dans un chapitre précédent, cette sentence d’un sage juif
disait que ce n’était pas nous qui attendions le Messie, mais que
c’était lui qui nous attendait. Le messie dans la tradition juive est
l’homme qui comme le roi David a la tête ointe par Dieu. L’onction
est soit sacerdotale soit royale. Le judaïsme ne conçoit un Messie
qui ne soit pas roi. C’est pourquoi l’Évangile tient à ce que Jésus soit
nommé le Roi des Juifs. L’huilage (je préfère ce mot à celui
pompeux d’onction) de la tête remet en scène sa fonction. Dans le
psaume 23, L’Éternel est mon berger, un des derniers versets nous
dit : il oint ma tête d’huile et ma coupe est pleine. Dans la Bible et en
particulier dans le Cantique de cantiques, l’huile odorante exprime
souvent une altération de la conscience. Être parfumé d’huile, c’est
être à la fois soi-même et plus que soi-même. Le messie n’est pas
un superman qui viendra tout arranger, car l’axiome de départ même
de la création, avec la nécessité de Tsimtsum, la contraction
suprême, est la non-intervention d’YHVH dans nos affaires politiques
humaines. Un homme messie qui viendrait miraculeusement nous
tirer de nos pièges et nos barbaries procède davantage d’une vision
chrétienne. Certains groupes juifs contemporains comme les
Loubavitch, avec de grands chapeaux de cow-boys, offrent à leur
croyant cette vision christianisée de l’Oint de Dieu. Quand leur grand
maître et rabbin, Menachem Mendel Schneerson, a été appelé au
Père éternel, ses disciples étaient persuadés qu’il allait se relever

326
dans la demi-heure. Cela ne se produisit pas, et ils trouvèrent
plusieurs subterfuges spirituels et intellectuels pour justifier cette
non-résurrection. De nombreux commentateurs juifs imaginent plutôt
une ère messianique. Le Messie serait une période où la justice et
l’amour régneraient sur Terre. Comme dans les Évangiles lorsque
les disciples demandent à Jésus : « Quand viendra ton règne ? »,
nous pouvons toujours nous poser la question : « À quand la venue
d’un messie qui viendra nous tirer de cet échec et mat de
l’humanité : droits de l’homme, écologie, démographie, armement
nucléaire, alimentation, virologie, climatologie, islamisme radical ? »
Quoi que nous fassions, comme dans les revues d’échec, l’énigme
est : les blancs perdent en six coups. Mais ils perdent de toute
façon.

Le Messie viendra quand on pourra se passer


de l’idée de messie.

L’ère messianique viendra quand l’homme pourra, par ses


institutions, établir la justice. Quand il aura compris vraiment qu’il est
le maître de ses mutations, quand il ne s’en remettra pas d’une
manière explicite à une transcendance, quand l’homme se passera
de Dieu et sera enfin adulte, quand il appliquera un athéisme
méthodologique. Je ne prône pas du tout l’athéisme, mais les
religions nous ont prouvé qu’elles étaient incapables de créer des
institutions solides pour établir la justice et le droit. L’islam qui est la
marque contemporaine du retour du religieux vient comme une
caricature afficher les travers d’une religion qui n’a pas fait le deuil
de son emprise sur le siècle. La violence qu’il véhicule est la preuve
par l’absurde que la religion et l’État doivent à tout jamais divorcer.
Les deux faces de la pièce dont nous parle l’Évangile doivent être
irrévocablement séparées. En cela le Nouveau Testament qui prône
d’une manière explicite l’éloignement de l’état et du spirituel avait
deux mille ans d’avance. Les droits de l’homme, même s’ils sont une
émergence de la morale de l’individuation judéo-chrétienne, ont été
publiés en Occident, en France par une assemblée non religieuse
constituée essentiellement de laïcs. Aucun système religieux n’était

327
arrivé à ce niveau de respect de la personne humaine. Et c’est en
Europe, pas en Afrique, pas en Asie que ce miracle a eu lieu.
Deux exemples magnifiques d’une teneur messianique nous
présentent cet espoir d’établir la paix et la justice par le droit : l’euro
et la parité homme-femme. Après guerre, après l’esprit de revanche
amorcé depuis la fin la guerre franco-allemande de 1870, en passant
par la guerre 14-18 avec la ré-annexion de l’Alsace et la Lorraine,
par la guerre 39-45 avec la mort de plus de 50 millions d’êtres
humains, après la Shoah, les États de l’Europe, au lieu de punir
l’Allemagne, comme elle l’aurait mérité, au lieu de l’humilier
purement et simplement, comme ce fut le cas avec le traité de
Versailles de 1918, se sont réunis et ont organisé la reconstruction
de l’Allemagne. On ne bâtit pas un avenir de paix en enfonçant les
peuples dans l’humiliation. Des hommes comme Robert Schuman
ont su s’arracher au cycle infernal des vengeances et des punitions
et par la raison, le droit, le pardon, l’espoir, créèrent avec une grande
intelligence, une énorme patience, l’Europe. Près de cinquante
après la Communauté européenne du charbon et de l’acier,
première institution industrielle à l’origine de l’actuelle Union
européenne, circule cet autre progrès pour l’humanité que
représente la monnaie européenne : l’euro. Pour la première fois
depuis des centaines et des centaines d’années des pays réputés
comme ennemis héréditaires sont en paix depuis plus de soixante-
dix ans. Nous ne savourons pas assez ce miracle. Mais ce miracle
n’est pas tombé du ciel, il est le fruit d’un long travail sur soi de
l’ensemble des pays de notre continent. Depuis lors l’Angleterre, la
France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, la Russie ne
se font plus la guerre. Nous regardons cela comme allant de soi,
mais non. Depuis combien de siècles une paix de plus de soixante-
dix ans a-t-elle régnée chez nous ?
La parité homme-femme est aussi le signe d’un grand espoir
pour l’humanité. Pour la première fois, une assemblée, formée très
fortement majoritairement d’hommes, vote une loi qui va à l’encontre
« naturelle » de sa conservation. Des hommes votent pour que le
nombre de femmes à l’assemblée soit équivalent à celui des
hommes dans l’hémicycle. Cette loi est elle aussi un arrachement à
des milliers d’années de suprématie des mâles sur les femmes. Si

328
cela est possible, beaucoup d’autres injustices peuvent être
balayées de notre monde.
C’est par touches successives que peu à peu, si nous en avons
le courage et si nous ne nous sommes pas autodétruits avant, que
régneront un jour l’harmonie et la justice qui sont l’espoir du
judaïsme et du christianisme qui contrairement à d’autres systèmes
religieux placent la paix avant toute chose.
Tsadé, Qof, Rech, si nous regardons cette belle série au niveau
international, nous en tirons un profond enseignement. Tsadé
(justice, recherche d’harmonie, négociation, diplomatie) passe par
Qof (épreuve, guerre, crise économique) et débouche sur Rech, le
relèvement du projet humain pour sa survie et son devenir sans
cesse dans le dépassement de lui-même.

Qof, la renaissance à soi

Après avoir rampé, nu dans le boyau de cette ultime épreuve de


l’alphabet, la lumière au fond du tunnel pointe et redonne l’espoir de
continuer sans cesse la quête.

représentation humaine au fond de la grotte de Lascaux

L’épreuve Qof évoque le chemin initiatique repéré par les


préhistoriens. Dans les grottes magdaléniennes comme à Lascaux
ou Font-de-Gaume en Dordogne, la succession des images
rupestres finit par un boyau étroit, ou un puits, décoré de l’unique
représentation humaine. Après tous ces grandioses bestiaires, d’un

329
réalisme frappant, d’une énergie sans âge, apparaissent de petits
traits anthropomorphes très stylisés n’ayant aucun rapport avec la
qualité du dessin des bisons ou des mammouths pariétaux : un
homme de profil ithyphallique pour bien nous faire entendre que le
désir humain est le moteur de toute recherche, de toute initiation : ce
désir d’être est caché dans le puits le plus profond et éloigné des
regards profanes. Il faut être courageux pour descendre dans cet
antre afin d’admirer cette représentation, défier la nuit, car c’est avec
de toutes petites lampes frêles que le peintre préhistorique se
déplaçait dans les grottes, bravait le labyrinthe peuplé de bêtes et
risquait à tout instant de s’abîmer sur la roche dure. Là, le Sapiens
sapiens, mais déjà homme à part entière, de sa flammèche, pouvait
admirer la représentation de lui-même. Comme si la proie la plus
difficile à atteindre était son humanité.
Le Temple de Jérusalem n’était-il pas la réplique de ce schéma
sacré et éternel de la quête spirituelle cadrée par l’architecture où le
naos, petite pièce tout au fond du péristyle, était le seul espace où le
nom sacré YHVH était prononcé une fois l’an avec toutes ses
voyelles par le Cohen hagadol, le grand prêtre ? Dans ce lieu vide,
le saint nom était lancé. Mais qu’est-ce que le Tétragramme sinon la
contraction du verbe être : j’étais, je suis et je serai et le résumé du
fameux Eieh asher Ehie, je serai qui je serai. Cette formule
prononcée dans le chahut de la foule, donc perdue dans le bruit de
la fête de Kippour, est aussi la marque de l’homme qui n’a pas de
présent, et n’est que devenir.

Éloge de la fragilité

L’éveil spirituel ne consisterait-il qu’en cette profonde


compréhension (et ne pouvant que susciter un grand éclat de rire à
la manière de moines zen) : je serai qui je serai, l’homme sera ce
qu’il sera ? La tête Rech de profil et non de face nous invite à un
perpétuel questionnement et à une perpétuelle quête de l’identité,
nous invite à comprendre que le projet de l’homme est de sans
cesse se définir. Le Juif a une longueur d’avance dans cette
recherche, car n’ayant pas eu de topos pendant près de deux mille
ans, il a toujours été confronté à la question : qu’est-ce qu’être juif ?

330
Est-ce être lié à la Judée antique comme l’indique son nom, ? Est-ce
pratiquer le judaïsme ? Est-ce être né de parents juifs ? L’élection du
peuple juif s’articulerait dans ces trois énigmes qui devraient en
réalité être partagées par tous les humains. Le Juif sait qu’il n’est
que les projets qui l’animent où qu’il soit. Qu’a le juif de plus que les
autres ? Il sait qu’il est un homme, rien qu’un homme. Fragile, de
passage, dedans et dehors. Suprême connaissance, c’est peut-être
cela qu’on lui reproche de siècle en siècle. En s’en prenant à sa vie
son persécuteur exécute ses propres peurs, ses propres illusions de
pérennité, ses propres croyances.

La thérapie suprême, accepter d’être


un être manquant

Une autre valeur de la lettre Rech vient éclairer sa symbolique.


Rech veut aussi dire pauvreté, indigence. Curieusement la lettre
Daleth, la plus proche de lui graphiquement – beaucoup d’apprentis
à la lecture hébraïque confondent –, veut dire aussi pauvreté, dalout.
À ce stade, il est nécessaire de mêler les symboles : le projet et la
pauvreté. Nous avions vu que pour accéder au Rech il fallait passer
par l’épreuve Qof qui exigeait de nous le dépouillement le plus
radical pour passer le boyau, le chas de l’aiguille. Nous retrouvons
ici dans le mot même de Rech, rach, ce dépouillement indispensable
à l’objectivation des projets. L’épistémologie nous apprend qu’un des
éléments nodaux de la démarche scientifique est la capacité de nier
l’expérience visible. Quand Galilée dit que la Terre est ronde, il nie
ce que ses yeux voient, de même Copernic quand il avance que la
Terre tourne autour du soleil, il rejette ce que ses sens lui indiquent :
la Terre tourne autour du soleil.
La pauvreté dont nous parle le Rech est du même ordre. Pour
donner à la sagesse toutes les chances de diriger nos vies il faut se
dépouiller des habitudes, des lieux communs, des croyances, des
idéologies, des grilles de lecture toutes faites. Ce que fait Abraham
est de cet ordre en brisant les statues de son père et, s’il veut enfin
comprendre le monothéisme qu’il pressent, il doit quitter son pays, le
pays de son père et de ses enfantements. Quitter veut dire changer
de point de vue et être capable de tout perdre. Sans cette prise de

331
risque de tout perdre ce qui nous animait, on ne peut arriver à aucun
dépassement. C’est pourquoi il y a homonymie dans le Rech de la
tête et de la pauvreté. C’est pourquoi aussi, comme à Lascaux, la
tête projective et qui n’a pas peur de l’inconnu est en fin de l’ordre
alphabétique. Car arriver à ce niveau spirituel demande un effort
contre nature et demande d’être passé par tous les degrés
d’enrichissement de la vie, mais aussi, et cela va de pair, par tous
les détachements, les unions, les unifications, les liens et… les
coupures. Dans ses béatitudes, Jésus, le juif, qui ne peut pas ne pas
être autre chose que juif, nous parle des vertus de la pauvreté. Mais
certainement pas au degré trivial de son interprétation, d’une
pauvreté louable et nécessaire. Il s’en prend aux riches parce que la
plupart sont empreints de certitudes, qu’ils peuvent, grâce au
pouvoir que leur confère l’argent, se croire au-dessus de la mort,
hors d’atteinte du regard de la Vie. Cette solidité, que leur donne la
puissance, les éloigne de la question. Le nom même d’homme,
Adam, est construit sur le mot Terre, adamah, qui veut dire, c’est
quoi l’homme ? Pourquoi l’homme veut-il être riche en esprit,
dominateur, dur, rassasié, sans pitié, cynique, belliqueux, juge sans
faille, calomniateur1 ? Pour ne pas laisser en lui le moindre
sentiment de manque, de béance.
Pourtant c’est le manque qui nous pousse à élargir nos voies, à
dépasser nos peurs. Me reconnaître comme un être dans le
manque, entouré d’êtres comme moi dans le manque, émané d’un
monde construit sur le manque, et d’un Dieu ayant choisi le manque
pour qu’advienne le monde, est la suprême thérapie. Je n’ai plus à
être parfait, à conquérir le monde, à réduire l’autre au même. Ce que
nous propose ce rabbin juif, et avec lui de nombreux sages du
Talmud, n’est rien d’autre que la méditation sur l’acte premier de la
création : le Tsimstoum. Tout ce qui suivra cette contraction de l’être
sera programmé pour la recherche de l’autre afin de combler un
manque. Le retrait de soi pour laisser la place à l’autre. L’autre, c’est
la rencontre, l’amour, la jubilation de la trouvaille et de la retrouvaille.
Le sage connaît cette énergie qui pousse vers l’autre et en
comprend les enjeux, mais il sait que la quête est infinie et que rien
ne pourra heureusement l’apaiser. De ce deuil vient la paix,
l’épreuve du Qof, le boyau de nos renaissances, sera passée. Une

332
fois les valeurs humaines conscientes de leur fragilité et de leur
possibilité de dépassement, s’offrent aux marcheurs de vie les deux
derniers niveaux de conscience de l’alphabet : Shin et Tav.

Ce jour-là au cours de la séance d’étude et alors qu’on débattait


des règles du pur et de l’impur, Rabbi Éliezer présenta, face aux
arguments des docteurs de la Loi, toutes sortes d’objections et
réfutations. Rien n’y fit, les rabbis n’en retinrent aucune. Alors il prit
la parole et dit aux Sages ceci :
– Si la Loi est conforme à ce que je dis, eh bien que ce caroubier
que l’on aperçoit au loin le prouve.
Le caroubier se trouva aussitôt arraché de terre et déplacé de
cent coudées et, selon certains, de quatre cents coudées. Les sages
récusèrent toute cette histoire en déclarant :
– Le caroubier ne peut pas être une preuve.
Rabbi Éliezer revint à la charge :
– Si mon interprétation est juste, eh bien que ce ruisseau en
fasse la preuve immédiatement.
Aussitôt l’eau du ruisseau se mit à remonter vers l’amont. Les
Rabbis déclarèrent :
– On ne peut pas tirer de preuve d’un ruisseau.
Rabbi Éliezer ne se déclara pas vaincu :
– Si la Loi est comme je l’enseigne, que les murs de cette salle
d’étude le proclament !
Les murs s’inclinèrent, ils étaient sur le point de s’effondrer
totalement quand Rabbi Yéhochoua les gronda en ces termes :

333
– Si les docteurs de la Loi discutent de la halakha (la règle
normative), en quoi êtes-vous concernés et de quoi vous mêlez-
vous ?
Les murs ne s’écroulèrent pas par respect pour Rabbi
Yéhochoua, mais ils ne redressèrent pas non plus par respect pour
l’opinion et la personnalité de Rabbi Éliezer. Au demeurant,
aujourd’hui encore, ils sont dans le même état : inclinés. Rabbi
Éliezer reprit son offensive :
– Si mes arguments doivent l’emporter face à ceux de mes
contradicteurs, que le ciel lui-même en décide !
C’est alors qu’une voix céleste se fit entendre dans la salle. Elle
déclara :
– Pourquoi vous acharnez-vous ainsi contre Rabbi Éliezer ? Son
enseignement fait toujours autorité.
Entendant ces mots, Rabbi Yéhochoua se leva et affirma que
– la Torah n’est pas dans le ciel ! (Dt 30,12)
Ce que Rabbi Yéhochoua voulait dire par là ? Rabbi Yirmiyah
l’expliqua ainsi : nous n’avons pas à attendre confirmation de la voix
céleste puisque la Torah prévoit qu’il faut se ranger à l’opinion de la
majorité. (Ex 23,2)
Plus tard, Rabbi Nathan rencontra le prophète Élie et lui
demanda :
– Comment a réagi le Saint, béni soit-Il, à ce débat et à la
protestation de Rabbi Yéhochoua contre l’intrusion de la voix
céleste ?
Élie lui répondit :
– Dieu a simplement dit avec le sourire : « mes enfants m’ont
vaincu, mes enfants m’ont vaincu ! »

Les plus belles légendes juives


Victor Malka
Albin Michel.

L’invention de l’ego

Je prie Dieu de me libérer de Dieu


Maître Eckhart

334
Cette lettre Rech nous invite à questionner le visage de l’homme.
Le pourquoi de sa présence dans le silence de l’univers. La
nécessité de sa différenciation, source des conflits mais aussi des
jubilations.
Revenir aux instants du Tsimtsoum, combien de vies pour en
saisir seulement le parfum du parfum.
Nous avons vu que le grand jeu pour Cela qui créa le monde fut
de se perdre pour se retrouver altéré. Fut de se plonger dans un
grand sommeil de 13,7 milliards d’années pour qu’une conscience
dans l’univers puisse contempler le travail accompli. Une conscience
dans les espaces infinis qui se demandc où est l’origine de ce que je
vois, sens, entends, touche et goûte. L’univers façonne particule par
particule un être qui puisse se vivre complètement séparé afin
d’observer la beauté et le mystère de tout ce qui est. Séparé car
comment contempler si l’on n’est pas séparé ? Contempler pour
ensuite ne faire qu’Un avec l’Un. Se fondre. Mais une fois fondu,
perdu et de nouveau dans l’obligation de se séparer, car à quoi bon
tout cela si je me perds à tout jamais dans la grande soupe du
cosmos.
Cela pour que la jubilation sans fin de la perte et de la retrouvaille
invente l’EGO. Une manière d’être au monde sans y être. Une
manière d’être au monde détachée. L’ego marque le suprême degré
de séparation avec l’acte créateur. Plus l’ego s’enferme dans son
énergie, plus Cela jubile de la possibilité de se souvenir de la réelle
identité.
Adam et Ève en discriminant, non pas le Bien et le Mal mais le
Bon et le Mauvais, le Bon pour moi et le Mauvais pour moi, achèvent
ce merveilleux parcours de la fusion avec l’univers vers la distinction
d’avec celui-ci. L’homme, le prédateur par excellence, domine parce
qu’il se sait non pas supérieur, mais différent de tout ce qui l’entoure.
Différent, distinct, dehors, séparé, scindé, sevré, rejeté du Paradis
du Un. Le Cantique des cantiques est ce double mouvement de
fusion et de séparation. Pour que le couple dure à l’infini, il doit
passer par des phases copulatoires extrêmes et des phases
d’escapade sur les montagnes. Si la distance entre l’amant et
l’amante ne se fait plus, l’amour disparaît et nous n’avons qu’un être
flasque déserté de la passion.

335
La guerre que mènent certaines philosophies ou religions contre
l’ego est une tentative désespérée et à contretemps. Le temps de la
Terre pour le Sapiens sapiens est ce temps de la séparation aspirant
à la fusion.

Un homme avait deux fils

Le plus jeune dit à son père : Mon père, donne-moi la part de


bien qui doit me revenir. Et le père leur partagea son bien. Peu de
jours après, le plus jeune fils, ayant tout ramassé, partit pour un pays
éloigné, où il dissipa son bien en vivant dans la débauche. Lorsqu’il
eut tout dépensé, une grande famine survint dans ce pays, et il
commença à se trouver dans le besoin. Il alla se mettre au service
d’un des habitants du pays, qui l’envoya dans ses champs garder les
pourceaux. Il aurait bien voulu se rassasier des caroubes que
mangeaient les pourceaux, mais personne ne lui en donnait. Étant
rentré en lui-même, il se dit : « Combien de mercenaires chez mon
père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! » Je
me lèverai, j’irai vers mon père, et je lui dirai : « Mon père, j’ai péché
contre le ciel et contre toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils ;
traite-moi comme l’un de tes mercenaires. » Et il se leva, et alla vers
son père. Comme il était encore loin, son père le vit et fut ému de
compassion, il courut se jeter à son cou et le baisa. Le fils lui dit :
« Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne suis plus
digne d’être appelé ton fils. » Mais le père dit à ses serviteurs :
« Apportez vite la plus belle robe, et l’en revêtez ; mettez-lui un
anneau au doigt, et des souliers aux pieds. Amenez le veau gras, et
tuez-le. Mangeons et réjouissons-nous ; car mon fils que voici était
mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé. » Et ils
commencèrent à se réjouir. Or, le fils aîné était dans les champs.
Lorsqu’il revint et approcha de la maison, il entendit la musique et
les danses. Il appela un des serviteurs, et lui demanda ce que
c’était. Ce serviteur lui dit : « Ton frère est de retour, et, parce qu’il l’a
retrouvé en bonne santé, ton père a tué le veau gras. » Il se mit en
colère, et ne voulut pas entrer. Son père sortit, et le pria d’entrer.
Mais il répondit à son père : « Voici, il y a tant d’années que je te
sers, sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m’as

336
donné un chevreau pour que je me réjouisse avec mes amis. Et
quand ton fils est arrivé, celui qui a mangé ton bien avec des
prostituées, c’est pour lui que tu as tué le veau gras ! » « Mon
enfant, lui dit le père, tu es toujours avec moi, et tout ce que j’ai est à
toi ; mais il fallait bien s’égayer et se réjouir, parce que ton frère que
voici était mort et qu’il est revenu à la vie, parce qu’il était perdu et
qu’il est retrouvé. »
(Lc 15,11-32, traduction Segond)
Quel plus beau texte pour nous narrer l’invention de l’ego. Le
Grand Jeu est offert à ceux qui veulent entendre. La jubilation du
Père est inversement proportionnelle à la proximité du Fils. L’Univers
pour guérir de lui-même n’avait que faire d’une créature obéissante,
répondant parfaitement aux règles de la physique, de la nature. Pour
se guérir, il fallait un être comme lui qui se sache séparé de lui-
même d’une fracture ontologique. Sa guérison ne pouvait se faire
que par la démonstration sublime d’un amour sans limite. Le fils
fidèle, toujours présent ne le surprend plus, ne lui donne aucune
preuve de dépassement de sa nature. Il est ennuyeux à mourir.
L’autre dilapide le patrimoine. Il n’est pas difficile d’imaginer ce
qu’est le patrimoine de notre fils prodigue. Ce patrimoine est la
connaissance totale de son origine, c’est la reconnaissance de ce
tribut fait à Cela qui le suscita. Ce fils le dépense en débauches, en
futilités, car tout au fond de lui, il sait que le Père sera toujours là
dans le fond de son être. Il sait que le point intérieur est
indéfectiblement là, convocable à tout instant. Plus je me sépare,
plus grande est la joie de la fusion. Plus je fusionne, plus il m’est
nécessaire de partir. Balancier divin et infernal de notre monde.
Sumbolos, Diabolos. Fort de cet enseignement, il n’est pas étonnant
que Jésus préférait la fréquentation des publicains, des femmes
libres que des grenouilles de bénitiers.
Les Juifs religieux disent trois fois par jour les dix-huit
bénédictions. La plus insolite est : Pour ton salut, Dieu, j’espère.
Comme le fait remarquer Catherine Chalier à l’instar du Rav
Berezovky, il ne faut pas croire que nous prions dans ce verset pour
notre salut mais pour celui de Dieu. Le judaïsme va de nouveau à
l’encontre de tant de lieux communs sur le rapport de l’homme à
Dieu. C’est à l’homme de guérir Dieu. L’homme est le thérapeute de

337
Dieu. Comment le guérir ? En lui apportant chaque jour du nouveau,
en inventant du sens à la vie qui par nature n’en a jamais eu, en
dépassant les conditions fixées par la nature, en rejetant les limites,
en refusant l’obéissance aveugle à des préceptes vieux comme le
monde. Nous guérissons Dieu, comme lorsque le Père assiste à la
remise de diplôme de son fils qui ainsi le laisse derrière lui. Riche de
ce diplôme, il pourra vivre loin de lui et l’oublier. Un être autonome
est né.

338
339
LES 22 QUESTIONS D’ÉLIE
GUEZ
Thérapeute, étudiant de la sagesse hébraïque

ALEPH – Qu’as-tu appris de mes merveilles (Phélé) pour prétendre


à découvrir mes mystères ?

BETH – As-tu préparé ta demeure pour que puisse s’y développer le


discernement (bina) ?

GUIMEL – Es-tu prêt à traverser le désert de la connaissance et


soutenir l’ignorance du pauvre ?

DALETH – As-tu découvert ta pauvreté pour être admis à la porte


Daleth qui donne accès au souffle ?

HÉ – Qu’entends-tu lorsque le « je » se tait ?

VAV – Es-tu prêt à relier ton souffle à celui de l’immanence du Nom


et suivre les recommandations du Un ?

ZAYIN – Sais tu que l’arme de l’accès à la connaissance du mystère


de l’Un peut t’entraîner à la faute (Heth) du deux ?

‘HETH – Sais-tu comment revenir au Hé (Lachouve-Hé) après avoir


raté la bonne cible (Heth) pour renaître à nouveau ?

TETH – Sais-tu que ta renaissance passe par la prise de conscience


que la poussière d’argile (Tit) est ton origine, poussière d’argile, tu
retournes afin de renaître par mes lumières ?

YOD – Sais-tu qu’après tant d’effort tu n’accoucheras que d’un


point ? Et que par ce point tu ne pourras connaître (yodé’a) que ce

340
que tes deux mains (yad)ont mis en œuvre (Naassé vénichma) ?

KHAF – Sais-tu que par ces deux mains en action tu crées le creux
de la paume pour acquérir une prise au recevoir ?

LAMED – Sais-tu qu’à ce stade c’est le cœur (Lev) qui discerne


(Mévine) la connaissance (Daath) ?

MEM – Sais-tu pourquoi en commençant à t’ouvrir vers le bas tu finis


par te renfermer sur toi-même ?

NOUN – Sais-tu pourquoi en commençant par te courber tu finis par


être redressé ?

SAMEH – Comment comptes-tu faire pour soutenir ceux qui


tombent ?

AYIN – Que donnes-tu à voir à tes yeux pour mieux découvrir la


vision ?

PÉ – De quoi nourris-tu ta bouche pour t’ouvrir au « passage » d’un


langage épuré (PéSah) ?

TSADÉ – Es-tu prêt à transformer ton quotidien pour tendre à la


droiture (tsadé) ?

QOF – Es-tu prêt à accéder au sacré (kadosh) sans singer (qof) la


sagesse ?

RECH – Es-tu prêt à vivre le principe premier de la sagesse ?

SHIN – Quel serait le bon positionnement pour éviter qu’on t’agace


les dents ?

TAV – Quel est réellement l’objet de ton désir (Taava) à vouloir


connaître l’être des lettres ?

1. Qualités inverses des béatitudes du sermon sur la montagne.

341
RECH

20e lettre de l’alphabet


valeur numérique : 200
valeur pleine : 510
pictogramme : tête
sens : regard sur le devenir, humilité
phonétique : R
partie du corps : narine gauche
lettre simple
planète : Saturne

342
symbolisme :
la tête : tête humaine
regardant le futur,
les projets, les décisions
pour évoluer. Elle est aussi
le principe créateur.

343
LE COUPLE RECH-SHIN
Là où il n’y a pas d’homme, raison de plus pour être un homme.
(proverbe juif)

dernière série de cinq lettres

Tsadé, Qof, Rech, Shin. La négociation Tsadé nous aide à passer


l’épreuve qui demande le dépouillement le plus complet, pour aboutir
à la lumière de la face humaine Rech. Mais l’individuation n’est pas
achevée, il faut encore passer par la phase philosophale du Shin qui
broie et transforme toute matière en énergie isolée afin d’en signer
son œuvre d’un Tav affirmé.

Assumer sa vie, son ombre et sa lumière

Le projet ne suffit pas. Pour enfin aboutir à l’humain gérant


l’humain en toute équité, dans le cadre qui lui est alloué dès les
commencements, la séphira Malkhout, il faut encore être broyé
menu par la dernière étape du Shin, qui est la dent. Cette lettre est

344
comme une meule intermédiaire entre Rech et Tav. Elle est le
dernier filtre du projet de l’alphabet. Ou plutôt un tamis qui retient les
grosses particules pour ne laisser passer que le meilleur de la farine.
Que doit retenir la fibre du passage final ? Tout ce qui empêche un
homme de signer son œuvre (Tav) : l’esprit de clan, les liens tribaux,
les familles idéologiques, le machisme, etc.
Après l’épuration de la denture Shin, le Tav vient marquer l’ère de
la responsabilité. Par le travail de la vingt et unième lettre, l’homme,
quand il sera entraîné dans des entreprises barbares, ne pourra plus
se replier sur la responsabilité d’entités autres que lui. Il ne pourra
plus hurler après Dieu, gémir après le destin, pleurer sur sa
malchance, comme un enfant qui frappe le banc sur lequel il vient de
se cogner.

La lettre sacrée entre toutes

La lettre Shin a une place à part dans la tradition juive. C’est la


lettre sacrée par excellence. D’abord parce qu’elle est l’initiale d’au
moins trois noms de Dieu : Shalom, Shaddaï, Shékhina.
Shalom car aborder le divin sans la paix intérieure est impossible
à faire. Ce mot n’a pas la même valeur en hébreu qu’en français, en
latin ou en anglais. La racine SH-L-M exprime plusieurs états : être
achevé, être au comble, être en paix, demeurer sain et sauf, payer,
rendre, restituer et compenser. Ces dernières acceptions montrent
que l’état de Shalom est une négociation presque commerciale et
non un état béat et passif. La paix demande un effort et elle est
obtenue par un échange. La paix en hébreu, cela se paie.
Le slogan concernant la restitution de la Cisjordanie aux
Palestiniens se formulait ainsi : « La paix contre les territoires ! ». Ce
qui veut dire qu’elle ne vient pas comme un cadeau qui tombe du
ciel mais par des arrangements. Donnant-donnant. Tout accord
entend perte et gain et entraîne un travail de deuil de ce qui doit être
perdu pour pouvoir vivre une certaine quiétude. Ceux qui pensent
que la paix s’obtient simplement par une intervention de la justice
divine peuvent attendre longtemps, et les guerres peuvent
s’éterniser. Installer la paix, c’est accepter de perdre. La perte est le
moteur de l’évolution. Si je ne suis pas prêt à perdre, alors, il me faut

345
aiguiser les couteaux pour préserver ce à quoi je tiens plus qu’à tout.
Pourtant la perte est à l’origine du tout. Le Tsimtsum est une autre
manière de dire la nécessité de la perte. Dieu s’est perdu pour nous,
pour qu’une conscience émerge dans l’univers. Le christianisme est
une méditation sur la perte du fils. Perdre le fils, c’est donner une
chance à l’humanité de se libérer d’une ancienne conception du
divin. Tout gain est le fruit d’une perte. Cette perte primordiale va
innerver tout ce qui suivra, de la plus infime particule jusqu’à l’être le
plus complexe.

Shin, présence, pacification et limite

Le mot Shaddaï est souvent associé au terme El (Dieu). C’est


sous ce vocable que Dieu s’est fait connaître aux trois patriarches :
Abraham, Isaac et Jacob. Certains le traduisent par Tout-puissant.
Sa racine trilitère serait SH-D-D qui veut dire, écraser, détruire,
maîtriser. Mais je préfère l’aspect féminin de son autre étymologie :
les seins. Ce nom par ce biais est plutôt source de chaleur, de
douceur et de bénédiction. On le retrouve dans des passages
significatifs où le sens nourricier et maternel est mis en valeur :

– Qu’El Shaddaï te bénisse, te rende fécond et te multiplie, afin


que tu deviennes une multitude de peuples ! (Gn 28,3)
– Je suis El Shaddaï : Sois fécond, et multiplie. (Gn 35,11)
– C’est l’œuvre d’El Shaddaï qui te bénira des bénédictions des
cieux en haut, des bénédictions des eaux en bas, des bénédictions
des seins [shadayim] et du sein maternel [racham].
(Gn 49,25)

Shaddaï est relié tout de même à la notion vue plus haut de la


perte. Daï en hébreu veut dire limite. Ça suffit, se dit, Daï ! Shaddaï,
c’est l’action divine qui s’impose à elle-même une limite. La limite
pour l’Émanateur est la matière qu’il choisit de créer et ainsi par elle
de s’imposer des bornes réduisant ses potentialités. Le Tsimtsum se
révèle de nouveau à travers ce nom-là.
Enfin le troisième nom de Dieu comprenant un Shin est :
Shékhina. La Shékhina est la présence de Dieu, qu’on nomme en
grec la Parousie. Cette Shékhina est la manifestation du divin au

346
sein de l’humanité. Ce nom est absent de la Bible et se retrouve
surtout dans le Talmud et le Zohar. Il a la particularité d’être l’unique
désinence de Dieu du genre féminin. Dans l’arbre des Séphirot,
Shékhina est aussi un autre nom de la dixième séphira, Malkhout.
C’est dans cette ultime sphère que se révèle toute la présence
divine passée par les neuf précédentes mutations, d’opposition en
opposition, selon le chemin, le Shéfa, de l’éclair qui s’origine dans le
Eyn Sof en passant par Keter, la couronne.
Quoi qu’il en soit, cette lettre Shin est vue comme bénéfique
dans tous les cas. Qui ne souhaite le Shalom, qui ne désire le
réconfort des Seins et qui n’espère vivre dans la Présence ?

texte manuscrit de la mézouza

Protection de la maison, de l’intimité

La lettre est à ce point particulière et sacrée que sa présence est


obligatoire dans la fabrication d’une mézouza. Cet objet consiste en

347
un rouleau de parchemin où sont écrits des passages du
Deutéronome, le premier passage du Shema’ (versets 6, 4-9), et le
deuxième (versets 11, 13-21). Les juifs ont pour obligation d’insérer
ce petit rôle dans un boîtier et de le clouer au montant de leur porte
d’entrée. Sur cet étui doit figurer la lettre Shin qui est l’initiale de
Shaddaï ou même l’intégralité de ce mot. Une tradition voit dans les
trois lettres de ce nom attribut divin l’acrostiche de Shomer Diatot
Israël, le gardien des portes d’Israël. Signe puissant marquant la
protection physique et spirituelle de la demeure. Ce pénultième
graphe est encore le premier mot du texte de la mézouza : Shéma’
Israël, qui nous demande non pas de croire mais de comprendre.
Shin impose par son aura et la puissance de sa symbolique le
respect de la vie et du sacré toute entrée dans une maison maison.
Pour approfondir la symbolique de la dent, ces murs sont un
espace de mutation, là où les enfants sont engendrés, là où ils
passent les différentes phases de leur vie, de l’enfance à
l’adolescence, de l’adolescence à l’âge adulte. La maison est le lieu
de la transmission des valeurs du judaïsme et elle revêt bien
souvent les fonctions d’un temple. La synagogue n’étant pas un
temple mais un lieu pratique pour se réunir, le foyer est aussi un
espace sacré où le Shabbat, Pâque et nombre d’autres fêtes sont
célébrés en famille.

le Shin kabbalistique à quatre Yods

Le Shin messianique

348
Il existe dans la tradition ésotérique un Shin tout à fait particulier
constitué de quatre Yods. Les trois Yods du Shin courant sont dans
la symbolique de la kabbale représentés par les trois patriarches,
Abraham, Isaac et Jacob. Les quatre Yods du Shin mystique sont les
matriarches, Sarah, Rébecca, Rachel et Léa, les mères de la vie.
Cette lettre excentrique est en quelque sorte la vingt-troisième de
l’alphabet, on dit qu’elle y sera rétablie à la fin des temps et qu’elle
agira comme une clé qui dévoilera toutes les zones d’ombre de la
Torah, comme nos codes PIN permettent de nous connecter à nos
ordinateurs sécurisés. Ce graphe est à l’échelle du genre humain le
filtre ultime pour accéder à une nouvelle humanité. Il est passionnant
de noter que le premier Shin était sous le sceau des énergies
masculines et le second des féminines, comme si l’accession à un
niveau de conscience supérieur passait obligatoirement par
l’introduction du féminin dans la vision de la vie et de l’univers futurs.
Les peuples encore versés dans la barbarie sont ceux qui en restent
à un pur patriarcat et n’ont pas encore donné à la femme toute sa
place dans la société, et à tous les niveaux décisionnaires. Une fois
de plus, c’est sous l’influence de la société laïque que des religions
ouvrent les portes aux fonctions religieuses aux femmes, pensons
au mouvement juif Massorti qui accueille les dames au rabbinat et à
toutes les autres fonctions autrefois réservées aux mâles, études
talmudiques, lecture de la Torah à la synagogue, etc.

« La femme est l’avenir de l’homme ». La phrase un peu gentille


d’Aragon reprise par Jean Ferrat peut trouver tout son sens si dans
l’homme nous ne voyons pas simplement l’homme avec un petit h
mais l’Homme avec un grand H, et si de même nous ne bornons pas
le mot femme à la femme mais l’ouvrons au Féminin. Ce féminin
ayant toujours effrayé les hommes, comme le retour du refoulé, est
notre dernière chance de survie et d’avenir. Par cette ouverture à ce
pôle universel que représente cette lettre mystique, nous
comprendrons encore mieux la dernière étape qui va du Shin au Tav
qui est l’apogée de ce long travail, commencé avec le judaïsme,

349
perpétué avec le christianisme, celui de l’individuation. Nous
apprenons ainsi grâce à cette grille de lecture alphabétique que
cette individuation n’est possible que par l’acception de nos
bipolarités. Pour éviter l’échec et mat de nos civilisations, nous
serons contraints d’accepter, de respecter et de valoriser et surtout
d’écouter activement ce que les femmes et le féminin en nous ont à
nous dire.

La femme est l’avenir de l’homme

[…]

Le poète a toujours raison


Qui annonce la floraison
D’autres amours en son royaume
Remet à l’endroit la chanson
Et déclare avec Aragon
La femme est l’avenir de l’homme

Il faudra réapprendre à vivre

Ensemble écrire un nouveau livre


Redécouvrir tous les possibles
Chaque chose enfin partagée
Tout dans le couple va changer
D’une manière irréversible

350
Le poète a toujours raison

Qui voit plus haut que l’horizon


Et le futur est son royaume
Face aux autres générations
Je déclare avec Aragon
La femme est l’avenir de l’homme

Aragon
chanté par Jean Ferrat

351
RÉCAPITULATIF DE TOUTES LES NOTIONS
LIÉES AUX LETTRES SELON LE SÉPHER
YÉTSIRAH (Gra-Ari)

352
SHIN

21e lettre de l’alphabet


valeur numérique : 300
valeur pleine : 360
pictogramme : dent
sens : transformation de la matière
en esprit, lien avec la nature
phonétique : S, SH
partie du corps : la Tête
lettre mère
élément : Le Feu

353
symbolisme :
la dent : lettre des mutations
de la matière en énergie spirituelle.
Lettre de la force vitale.
Lettre puissante avec 3 Yods
(3 degrés de l’âme).

354
LE COUPLE SHIN-TAV
« Celui qui préfère les bonnes actions aux belles théories est
sage. Celui qui se livre aux théories et néglige les bonnesactions
perd son temps ».
Pirké Avot, Paroles des Pères

Digérer les épreuves de la vie

Le jeu de l’oie est parcouru. Tous les degrés de l’échelle ont été
franchis. La mutation Shin a pu s’opérer et nous offrir le courage de
la lettre Tav. Tav est la marque de l’Individuation de l’être humain. En
hébreu, Tav veut dire le signe, la lettre. Sa forme originelle
protosinaïtique est une simple croix en forme d’X. Elle est la seule
véritable lettre de l’alphabet. Toutes sont issues de pictogrammes
figuratifs, la maison, la porte, l’arme, etc. Elle est un graphe abstrait.
Universel. On trouve même son croisement gravé dans les parois
historiées de Lascaux.
Curieusement Shin et Tav donnent le mot hébreu anus. Comme
si les deux dernières lettres marquaient le terme d’un long transit et
que les vingt autres étaient les multiples étapes d’une longue
digestion. Nous ne sommes pas loin d’une idée de chimie
transformatrice. Pour reprendre l’image freudienne qui lie la merde à
l’or, quel est l’or obtenu dans ce travail si ce n’est l’humain ?

Marquer d’un signe son passage sur la Terre

L’humain, par ce signe abstrait, s’est débarrassé des images qui


le hantent, à qui il a adressé des cultes, du panthéon des vieilles
divinités égyptiennes qui lui demandent tant de soumission. Tav,
c’est la signature de l’artiste au bas du tableau. C’est l’affirmation de
la particularité de l’homme dans la nature, c’est la revendication de
sa finitude qui le rend supérieur même aux dieux. À partir de quelle
période préhistorique définissons-nous le genre Homo, au-delà de la
production de galets aménagés, si ce n’est à son obsession de

355
marquer son passage par des objets inutiles, des colliers, des
entailles décoratives sur des poignards de pierre, et de donner une
sépulture codifiée à ses morts pour les inscrire dans la terre
nourricière comme des idéogrammes à la forme fœtale ?
Ce X est la marque de l’intersection de plans antagonistes, celui
du visible et de l’invisible, du féminin et du masculin, de la vie et de
la mort. L’homme entier se tenant toujours dans ce point central
indéfinissable. Entre la séparation des droites et l’unification des
sécantes.
Deux autres lettres lui sont liées : le Daleth et le Mem, avec pour
valeurs numériques respectives : 4 et 40. Tav valant 400, ces trois
nombres expriment chaque fois la fin d’un travail, travail à prendre
dans le sens de celui de la femme enceinte qui arrive à terme et va
bientôt mettre au monde un être séparé d’elle. Tav est la fin d’une
longue maturation.
Arrivé à ce stade de l’alphabet, soit nous sommes dans la mort,
dans la fin d’un cycle, c’est pourquoi cette lettre peut être le Tav de
Mavet, la mort, soit dans une nouvelle naissance. Nous ne parlerons
ici que de naissance à soi-même, puisque la mort est impensable.
Nous parlerons par cette lettre de l’incarnation. Après avoir vécu
toutes les étapes, les épreuves, les joies, les manques, les
satisfactions, les banalités, les exaltations des vingt et une autres
cases du jeu de l’oie de l’alphabet, il est temps d’incarner jusqu’au
moindre muscle la sagesse que nous avons tirée du parcours. Si
tout doit être vécu simplement sans jamais tenir compte des leçons,
à quoi bon la vie ? Quel sens aurait tout cela, si en fin de course
nous n’arrivions pas à une sagesse qui s’ancre (s’encre) dans la vie
et le mystère des entre-deux ?
À ce niveau de conscience ultime, comprendre que ce sont nos
œuvres qu’il faut avoir le courage de signer. Que nous ne sommes
jugés, non pas sur le nombre d’heures passées en oraison, en
pensées magnifiques, mais par notre capacité d’avoir amélioré le
monde, d’avoir modifié la matière, d’avoir entretenu le jardin qui
nous était offert au départ. Élohim se moque de savoir si on croit en
lui ou pas, ce qu’il veut, ce sont des hommes et des femmes fièrs,
capables de faire le bien, de créer de grandes et belles choses, sans

356
lui. Alors, il contemple la grandeur de ses enfants à la beauté de
leurs fruits.

Liberté

Tav marque la limite des zones de notre travail sur terre. Il se


grave comme les croix des forestiers qui marquent les arbres sur
lesquels ils doivent agir, il se note comme la check-list d’actions à
entreprendre et qu’on coche avec joie, chaque fois qu’une est
accomplie.
Le alles ist vollbracht de la Passion selon Matthieu de Bach,
repris de l’évangile de Jean, tout est accompli, peut marquer
l’humanité de cette fin, pour que cette fin libère l’homme et lui offre
un avenir.

[…]
Sur l’absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J’écris ton nom

Sur la santé revenue


Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir

357
J’écris ton nom

Et par le pouvoir d’un mot


Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer

« Liberté »
de Paul Éluard,
extrait de Poésies et Vérité,
Éditions de Minuit, 1942

358
TAV

22e lettre de l’alphabet


valeur numérique : 400
valeur pleine : 406
pictogramme : le signe X
sens : le signe, la signature qui achève
phonétique : T
partie du corps : la bouche
lettre double
planète : Jupiter

359
symbolisme :
le signe, le symbole : lettre
de l’accomplissement
de la création divine.
Présente dans la Vérité (émet)
et la Mort (mavet).
Autre figure du Taureau (Thao).

360
LE COUPLE TAV-ALEPH
L’alphabet, spirale sans début et sans fin

L’idée d’une fin qui « finit » ne plaît pas à la pensée hébraïque.


Durant toute l’année, la Torah est lue en entier dans les synagogues.
Le texte complet est divisé en cinquante-deux sections, parachioth,
correspondant à l’ensemble des semaines de l’année. La fête de
Sim’ha Torah célèbre cette endurante lecture du texte. Le soir de
cette réjouissance, on chante la fin de la Torah et au lieu d’achever
la fête par le dernier verset, on enchaîne sans coupure le début de la
nouvelle année de lecture. Toute l’assemblée des orants se lève
avec liesse et danse avec les rouleaux sacrés. Les femmes même
se joignent aux hommes dans certaines synagogues orthodoxes et
chez les Sépharades, la voûte du temple vibre au son des youyous.
Voici comment s’enchaînent le terme et le commencement de la
Torah durant cet ultime jour de lecture :

…Mais il n’a plus paru, en Israël, un prophète tel que Moïse,


avec qui le Seigneur avait communiqué face à face, eu égard à tant
de signes et de prodiges que le Seigneur lui donna mission d’opérer
en Égypte, sur Pharaon, ses serviteurs et son pays entier ; ainsi qu’à
cette main puissante, et à toutes ces imposantes merveilles, que
Moïse accomplit aux yeux de tout Israël. Au commencement, Dieu
créa le ciel et la terre. Or la terre n’était que solitude et chaos ; des
ténèbres couvraient la face de l’abîme, et le souffle de Dieu planait à
la surface des eaux. Dieu dit : « Que la lumière soit ! » Et la lumière
fut. Dieu considéra que la lumière était bonne, et il établit une
distinction entre la lumière et les ténèbres…

Notre conte initiatique de l’alphabet ne finit pas sur la lettre Tav,


mais ne cesse à l’infini de se renouveler en enchaînant aussitôt le
Tav à l’Aleph. Si nous fouillons dans l’arsenal des étymologies
hébraïques, une autorisation nous est donnée de ne pas conclure le
chemin : Tav peut aussi se lire Teho (Tav, Aleph et Vav) : le bœuf

361
sauvage. La boucle est bouclée, l’alphabet commence par le
Taureau et finit par un autre bovin. Ainsi la chaîne de l’interprétation
ne s’arrête jamais. Pourquoi le bovin est-il aux deux extrémités du
chemin ? Cela relance à l’infini le débat.

Tous les neuf ans, neuf êtres humains pénètrent dans la maison
pour que je les délivre de toute souffrance. J’entends leurs pas et
leurs voix au fond des galeries de pierre, et je cours joyeusement à
leur rencontre. Ils tombent l’un après l’autre, sans même que mes
mains soient tachées de sang. Ils restent où ils sont tombés. Et leurs
cadavres m’aident à distinguer des autres telle ou telle galerie.
J’ignore qui ils sont. Mais je sais que l’un d’eux, au moment de
mourir, annonça qu’un jour viendrait mon rédempteur. Depuis lors, la
solitude ne me fait plus souffrir, parce que je sais que mon
rédempteur existe et qu’à la fin il se lèvera sur la poussière. Si je
pouvais entendre toutes les rumeurs du monde, je percevrais le bruit
de ses pas. Pourvu qu’il me conduise dans un lieu où il y aura moins
de galeries et moins de portes. Comment sera mon rédempteur ? Je
me le demande. Sera-t-il un taureau ou un homme ? Sera-t-il un
taureau à tête d’homme ? Où Sera-t-il comme moi ? Le soleil du
matin resplendissait sur l’épée de bronze, où il n’y avait déjà plus
trace de sang. « Le croiras-tu, Ariane ? dit Thésée, le Minotaure
s’est à peine défendu. »

Jorge Luis Borges,


L’Aleph

362
363
LES LETTRES N’ONT PAS FINI
DE NOUS POSER QUESTION.
Le conte de l’alphabet s’est déroulé. De lettre en lettre. Les unes
dialoguant avec les autres. Une belle grille de lecture à caresser
tous les jours. Nulle die sine linea et encore moins de jours sans une
lettre. Grille pour lire un monde oscillant sans répit entre nos
séparations et nos unifications, entre le mouvement et le repos.
Un monde où les repères sont changeants, à réinventer à
chaque respiration. Le monde de l’entre-deux où nul ne peut planter
sa bannière car son sol y est fluide, nul ne peut s’y enraciner car
volatile.
De grandes traditions ont pressenti cette impermanence du réel,
le taoïsme qui cite toujours l’eau pour nous parler de la Voie, le
bouddhisme zen qui rejette les mots trompeurs qui nous donnent
l’illusion d’une solidité. Le judaïsme et l’Évangile, eux aussi, sont
conscients de cet univers de l’entre-deux, les révélations se font
dans le désert, dans le sillon creusé au travers des flots de la mer
Rouge, le mot hébreu lui-même signifie ceux qui passent, et Jésus
nous dit le fils de l’homme n’a pas d’endroit où reposer sa tête. Saint
Augustin poétiquement insiste sur notre nature de passants : tous
nous sommes des voyageurs, celui-là est chrétien qui, jusque dans
sa maison et sa patrie, se reconnaît n’être qu’un voyageur.
Riche de cette connaissance terrible, le juif, comme celui qui suit
le chemin de l’Évangile, ne se résigne pas à tout accepter des
travers de l’existence, il se révolte, il se rebelle et au lieu de faire de
cette précarité de la vie une faiblesse en fait sa grandeur, au lieu de
se lamenter sur l’impermanence, est à la fois homme de mémoire et
de l’attente de ce qui sera… la lumière.
La pensée hébraïque, à l’instar des sagesses extrêmes
orientales, sait la ténuité de l’être, et accepte pleinement l’humanité,
avec sa chair, ses pensées, ses maladies, ses désirs, ses
élévations, ses erreurs et ses défauts. Elle ne rejette rien de ce

364
pourquoi nous sommes sur Terre : vivre la totalité de l’humaine
condition incarnée. C’est pourquoi elle perçoit mal l’ascèse car cette
discipline veut anticiper dans ce monde ce que serait le monde à
venir.
Les méditations, les prières, les dévotions peuvent être de
suprêmes anesthésiants qui nous aident à ne pas souffrir de notre
condition, parfois à fuir l’horreur de la mort et le poids des
déceptions. Ce que nous enseignent David, Salomon, Abraham,
Jacob, Jésus, Thomas, c’est l’exploration totale du court laps de
temps d’existence qui nous est accordé. Le courage de l’Ecce
Homo, Voici l’homme. C’est en ayant vécu le spectre complet de
cette identité que nous pourrons réellement nous libérer presque
sans regret de notre bien le plus cher : la vie terrestre.

À la fin de l’ouvrage, on constate qu’on ne vient que de


commencer. La machine de l’alphabet ne cesse jamais de moudre
les questions. Dans cinq ans, je remettrai sur le métier la trame de
tous ces beaux symboles pour tisser des textes dont j’ignore encore
tout aujourd’hui. Les lettres me surprendront, comme la vie me
surprend et me plonge dans la jubilation de respirer. Déjà des idées
pour dix livres viennent se bousculer. Mais il faut savoir suspendre le
flux pour laisser le temps opérer son œuvre de décantation et ne
garder que l’essentiel.
Ce que j’aimerais, à l’issue de ce livre, serait que vous fassiez
vôtre chacun des vingt-deux symboles, chacune des images
véhiculées par l’alphabet. Que l’humour soit toujours présent dans
vos interprétations. Qu’est-ce que l’humour si ce n’est regarder le
monde avec une distance sanitaire pour ne pas plonger dans la
consternation ?
Les lettres vous appartiennent ! Latin, grec ou hébreu, l’alphabet
est à vous ! Faites-en bon usage !

365
366
LES 22 QUESTIONS DU
LECTEUR
Remplissez vous-mêmes les questions qu’elles vous posent !

ALEPH –

BETH –

GUIMEL –

DALETH –

HÉ –

VAV –

ZAYIN –

‘HETH –

TETH –

YOD –

KHAF –

LAMED –

MEM –

NOUN –

SAMEH –

367
AYIN –

PÉ –

TSADÉ –

QOF –

RECH –

SHIN –

TAV –

368
BIBLIOGRAPHIE

Passover Haggadah du XVIIIe siècle, fac-similé, éd. Turnowsky, Tel


Aviv 1985

Paléographie hébraïque médiévale, N°547, éd. CNRS Paris 1987

L’encyclopédie Diderot et d’Alembert, fascicule : L’art de l’Écriture


par Maître Pailasson, éd. Inter-livres.

Le Texte et l’Image, Barthes, éd. les Musées de la Ville de Paris,


1986

Histoire de l’écriture, James Février, éd. Payot, 1984

La Lettre hébraïque et sa signification, Colette Sirat, éd. CNRS, et


Israël Muséum

L’alphabet du corps Humain, 2 volumes, Jean-Pierre Guiliani,


Arkhana Vox

L’Écriture, Charles Higounet, que sais-je ? N° 653, éd. PUF

Naissance de l’écriture éd. Ministère de la Culture et la R M N,


catalogue exposition, Paris, 1982

Hébrew Manuscript Painting, Joseph Gutmann, éd Georges

Initiation à la calligraphie hébraïque, Lalou, Fleurus, 2004

The art of Hebrew lettering, L F Toby, éd. Schuster, Tel Aviv, 1986

D’une main forte, manuscrits hébraïques de la BN, Garel, éd. de la


Bibliothèque Nationale.

369
The book of Hebrew script, Ada Yardeni, éd. Karta, Jérusalem,
1991

Les Mystères des alphabets, Marc-Alain Ouaknin, Assouline, 1997

Haggadah de Pessa’h, fac simile manuscrit du XVe siècle, Joel Ben


Simeon, 1985, Office du Livre

La Langue hébraïque restituée, Favre d’Olivet, Paris, 1815

La Lettre hébraïque et ses mystères, Pin’has, Pachter, Dora, 2001

L’alphabet hébreu et ses symboles, Virya, Georges Lahy, 1997

Alphabet Hébreu, Suzie Morgenstern, La Moria, 1997

L’Écriture hébraïque, Gabriele Mandel ; Flammarion, 2000

Aventure lettres, Ada Yardeni, association Alphabet, 2004

La Calligraphie de l’Invisible, Lalou, Albin Michel, 1994

Le Grand Livre du Cantique des cantiques, Lalou/Calame, Albin


Michel, 1999

Les Lettres hébraïques, Frank Lalou, Alternatives, 2005

Le Tarot des lettres hébraïques, Frank Lalou, Trédaniel

Les Psaumes, Calame/Lalou, Albin Michel, 2000

L’Écriture hébraïque, Joseph, Cohen, cosmogone, 1997

La Naissance des écritures, collectif, Seuil, 1994

Voie des lettres, voie de sagesse, Roland Bermann, Dervy, 2002

Hiéroglyphes, les mystères de l’écriture, Maria Carmela Betrò

370
Dossier Archéologie N° 260 février 2001

Écriture et civilisations, Colette Sirat, CNRS, 1976

Principes généraux de l’écriture sacrée égyptienne, Champollion,


réédition, Institut d’Orient, 1984

Description de l’Égypte, commande de Napoléon Bonaparte,


Bibliothèque de l’Image, 2001

La Lettre chemin de vie, Annick de Souzenelle, Albin Michel, 1993

Tsim-Tsoum, Marc-Alain Ouaknin, Albin Michel, 1992

Il segreto dell’alfabeto ebraico, Daniela Saghi, Abravanel, DLI,


1999

La Langue hébraïque restituée, Favre d’Olivet, Paris, 1815

Les Langages de l’humanité, Michel Malherbe, Seghers, 1983

Des signes pictographiques à l’alphabet, collectif dirigé par Rina


Viers, Alphabet/Karthala, 2000

L’aventure de l’alphabet, Hubert La Marle, Geuthier, 2002

The Proto-Sinaïtic inscriptions, Harvard Theological Studies,


Cambridge, Mass. 1966

Early history of the alphabet, Joseph Naveh, The Magnes Press,


Jerusalem, 1982

La Kabbale, Maurice-Ruben Hayoun, Ellipse, 2011

L’Alphabet sacré, Josy Eisenberg et Adin Steinsaltz, Fayard 2012

371
Achevé d’imprimer par SEPEC,
en janvier 2016
N° d’imprimeur : XXXXXXXX

Dépôt légal : Février 2016

Imprimé en France

372

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