Vous êtes sur la page 1sur 6

VOIES NOUVELLES POUR UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DU TEMPS

Fabrice Colonna

Collège international de Philosophie | « Rue Descartes »

2010/4 n° 70 | pages 113 à 117


ISSN 1144-0821
ISBN 9782130577201
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2010-4-page-113.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 41.141.57.131)

© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 41.141.57.131)


Distribution électronique Cairn.info pour Collège international de Philosophie.
© Collège international de Philosophie. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


Revue 70 Merleau:Mode?le maquette 4/10/10 16:23 Page 113

PÉRIPHÉRIES | 113

FABRICE COLONA
Voies nouvelles pour une phénoménologie du temps

Compte rendu du livre : philosophie et science, selon un nouage essentiel


Franco Paracchini : Chronoscopie. Étude phéno- qui ne s’était guère maintenu dans la philosophie
ménologique sur l’unité et la forme du continu contemporaine. L’étude de la perception, qui est
temporel, inséparablement une étude selon la perception, est
Paris/Genève, Mimesis/MetisPresses, ainsi rénovée grâce à des dispositifs techniques qui
2008, 187 p. permettent, si l’on peut dire, d’expérimenter sur
l’expérience. La philosophie progresse en tirant un
Dans cet ouvrage dense et très original, l’auteur se enseignement de la « non-philosophie », loin de
propose d’ouvrir à partir d’un point de vue radicale- s’enfermer dans un domaine toujours plus purifié.
ment nouveau la question de la compréhension du C’est de cette manière qu’elle peut espérer
© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 41.141.57.131)

© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 41.141.57.131)


temps, qui a écartelé la tradition philosophique surmonter ses échecs antérieurs. Or, sur ces deux
jusqu’à Husserl. Il nous montre comment les points, Merleau-Ponty se présente incontestable-
moyens qui autorisent une reprise non aporétique ment comme un guide et un modèle. Non seule-
du problème sont ceux d’une phénoménologie ment parce qu’il a finement pointé les écueils
gestaltiste. Quelles sont, en effet, les vertus de d’une approche transcendantaliste et éidétique de
cette dernière ? Puiser aux sources de la la phénoménologie, mais surtout parce que sa
Gestalttheorie, dans sa version strictement « expé- démarche a consisté à tirer inlassablement, de La
rimentale » et sans ses hypothèses physicalistes, Structure du comportement aux dernières « Notes
revêt un double intérêt. Premièrement, il apparaît de travail », les conséquences philosophiques des
qu’il existe une manière non husserlienne de faire travaux de la psychologie en général et de la
de la phénoménologie, qui d’une part est authenti- psychologie de la Forme en particulier, en s’ap-
quement centrée sur la perception, là où la puyant sur une connaissance de première main
méthode de la variation éidétique suppose le des résultats expérimentaux de ces disciplines.
recours à l’imagination, et qui d’autre part ne On voit donc ici se dessiner ce que sera l’usage de
tombe pas dans le piège de l’idéalisme transcen- Merleau-Ponty par Franco Paracchini : prolonger,
dantal (ces points sont plus amplement exposés en se plaçant dans le sillage du philosophe, son
dans la version italienne de l’ouvrage : Le Ragioni geste d’interprétation des acquis de la psychologie
del tempo, Milan, Mimesis, 2002). Deuxièmement, moderne de la perception, afin de reprendre et de
cette phénoménologie expérimentale, si elle se renouveler les questions philosophiques léguées
rapporte bien aux vécus de conscience, c’est-à-dire par la tradition. L’auteur, à l’instar de Merleau-
à ce que perçoit le sujet, ne le fait pas de manière Ponty, s’est efforcé d’acquérir une connaissance
réflexive, mais en opérant au moyen d’artefacts intime des travaux de laboratoire, et a pu ainsi
scientifiques rigoureux, propres à la situation de s’attaquer avec assurance à un problème difficile,
laboratoire : elle établit donc un lien original entre celui du temps – on ne manquera pas de rappeler
Revue 70 Merleau:Mode?le maquette 4/10/10 16:23 Page 114

114 | FABRICE COLONNA

à cet égard que le programme gestaltiste a Ponty, que la reprise du geste du philosophe
toujours manifesté une grande audace, entendant pouvait se faire.
apporter des solutions à des difficultés classiques Si l’on examine maintenant la structure générale
de la philosophie ou de la science, ambition dont de l’ouvrage, on constate qu’elle reflète la
on retrouve l’écho dans le présent ouvrage. démarche même qui vient d’être décrite. À partir
L’usage qui est fait ici de Merleau-Ponty du problème fondamental de l’irreprésentabilité
s’éclaire encore par la référence à une certaine ou de l’inscrutabilité du temps, exposé dans
géographie de la pensée. En effet, il est aisé de l’Introduction, l’auteur procède en trois mouve-
constater que la psychologie de la Forme ne ments. Il s’agit tout d’abord de montrer, dans le
s’est guère implantée en France : sans être chapitre 1 intitulé « Brève histoire d’un échec de
restée lettre morte, elle n’a toutefois pas suscité la pensée », que les philosophes ont toujours fini
© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 41.141.57.131)

© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 41.141.57.131)


de recherches originales. Il n’en va pas de par buter sur des apories insurmontables au sujet
même en Italie, où la Gestalttheorie a été floris- du temps et de sa phénoménalité, comme en
sante pendant tout le XXe siècle. L’on doit citer témoignent éminemment les méditations de
ici les noms de Vittorio Benussi, Cesare Musatti, Sextus Empiricus, d’Augustin et de Husserl. Le
Fabio Metelli, Gaetano Kanizsa, Paolo Bozzi et récit des échecs de la philosophie face à la ques-
Giovanni Vicario. Ces deux derniers ont été les tion du temps conduit à un constat très clair : il
maîtres de Franco Paracchini, qui hérite de importe d’éviter aussi bien une approche physique
cette puissante tradition, enrichie des travaux qu’une approche purement subjective de type
des gestaltistes des autres pays : Albert augustinien ou husserlien. Comme l’écrit l’auteur
Michotte (belge) et Wolfgang Metzger (alle- en une formulation décisive, « le temps ne serait
mand). Dans ces conditions, on s’explique bien alors ni tout entier dans les choses ni tout entier
qu’un recours à Merleau-Ponty puisse s’impo- dans le sujet, mais il se donnerait avant cette
ser : pour celui qui, imprégné des méthodes et opposition, avec un ordre de réalité qui en consti-
des résultats de la psychologie de la Forme, tuerait l’articulation concrète » (p. 34). C’est cette
entreprend d’en tirer des conséquences philoso- exigence d’une autonomisation du phénoménal,
phiques radicales, le philosophe français appa- toute merleau-pontienne, qui conduit, par une
raît comme un prédécesseur incontournable. La conversion méthodologique orientant tout l’ou-
rencontre s’est donc faite ainsi : la France vrage, à se tourner vers la psychologie de la
proposait un exemple, singulier et isolé certes, Forme. Celle-ci en effet sait se situer sur le plan
mais incomparable, d’interprétation philoso- phénoménologique sans s’enfermer dans la pure
phique de la Gestalttheorie, tandis que celle-ci immanence de la conscience. Cette démarche, dit
restait en Italie vivante et porteuse. C’est depuis l’auteur, « voudrait suivre le sillage merleau-
ce contexte intellectuel-là, proche de ce qui fut pontien » (p. 35-36). Les trois chapitres centraux
la source effective de la pensée de Merleau- de l’ouvrage (2, 3 et 4) sont alors consacrés à un
Revue 70 Merleau:Mode?le maquette 4/10/10 16:23 Page 115

PÉRIPHÉRIES | 115

exposé des expériences gestaltistes modernes, et allongé caché par le carré et se découvrant
prennent ainsi un tour plus technique, mais avec progressivement. Autrement dit, ils n’ont pas l’im-
un constant souci d’en faire apparaître les impli- pression d’une création ex nihilo de l’objet, mais
cations théoriques, la réflexion philosophique bien d’un décèlement, impliquant donc que l’ob-
faisant ici corps avec les montages et les descrip- jet est perçu comme existant même s’il n’est pas
tions du laboratoire. Le dernier chapitre (5), qui encore entièrement visible. Un phénomène
inclut aussi la conclusion, peut, sans exposer de analogue de permanence se produit si l’on fait
nouveaux faits, reprendre un dialogue avec les diminuer la bande lumineuse : elle ne donne pas
philosophes du passé et, au gré d’une remar- l’impression de disparaître mais de se glisser
quable discussion de Kant (sur le temps derrière le carré, donc d’exister encore après sa
überhaupt des « Analogies de l’expérience ») et du disparition. Michotte désigne le phénomène sous
© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 41.141.57.131)

© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 41.141.57.131)


Husserl des années trente (sur le « flux station- le nom d’effet Écran. Il est par exemple compa-
naire »), ainsi que de nouvelles références à rable à l’effet Illumination : quand on éclaire une
Merleau-Ponty, exposer ce que sont les « raisons pièce sombre, on n’a pas l’impression que les
du temps », déclinées en ratio percipiendi, ratio objets naissent au moment où la lumière se
cognoscendi, et ratio essendi. Le trajet d’en- propage, mais qu’ils existaient déjà dans l’ombre.
semble se fait donc de la philosophie à la psycho- L’effet Écran, omniprésent dans nos perceptions
logie et retour. Mais les chapitres n’indiquent pas quotidiennes, peut paraître anodin ; il recèle en
pour autant une répartition par discipline, leur réalité des enseignements décisifs, que l’auteur
association étant constamment mise en œuvre. déroule sous nous yeux. Que l’objet ne paraisse
L’extrême minutie et la subtilité des analyses de pas se créer mais exister déjà et se dévoiler
l’auteur interdisent d’en restituer le détail. On progressivement tient à une caractéristique de la
s’attachera plutôt à en résumer l’esprit et les perception que Michotte a nommée ailleurs
opérations principales. L’auteur met au centre de « complément amodal », et que l’auteur applique
sa réflexion les recherches de Michotte et de ses ici au phénomène de la permanence. Nous ne
collaborateurs consacrées à la permanence voyons pas des surfaces ou des fragments seule-
phénoménale, thème privilégié quant à la problé- ment, mais des objets entiers, bien qu’ils se
matique du temps. Réduit à sa plus simple cachent et se recouvrent partiellement les uns les
expression, le protocole est le suivant : un disposi- autres. Ce processus de complémentation est une
tif lumineux permet de projeter un carré de donnée effective, non simplement « imaginaire »,
couleur rouge et une bande lumineuse rectangu- qui a des effets fonctionnels sur le spectacle
laire qui croît en partant d’un des côtés du carré. perçu ; elle est dite amodale cependant car le
Or le fait capital est que les observateurs ne voient complément ne possède pas de qualités senso-
pas du tout une bande blanche « pousser » à partir rielles propres. La démarche de l’auteur consiste
du carré, mais ont le sentiment d’un rectangle alors à reprendre l’analyse du complément amodal
Revue 70 Merleau:Mode?le maquette 4/10/10 16:23 Page 116

116 | FABRICE COLONNA

sur son versant temporel, que Michotte n’avait fait globalement d’une participation de tous les événe-
qu’esquisser, afin d’en déterminer les compo- ments à la configuration finale (voir son livre
santes exactes. Les conditions méréologiques du Tempo psicologico ed eventi, Florence, Giunti e
complément amodal temporel sont ainsi exami- Barbèra, 1973, chap. 9), phénomène que Franco
nées, et les précisions apportées au motif de la Paracchini illustre par le cas de la causalité,
présence amodale par Kanizsa sont également ressaisie, à partir de Merleau-Ponty, en termes
intégrées. Un ensemble complexe d’analyses finit d’« imminence perceptive ». Dès lors, c’est le jeu
par aboutir à la constitution de schémas fonda- husserlien des rétentions et des protentions qui
mentaux représentant les différents compléments apparaît non pas comme faux mais comme dérivé
temporels ayant lieu lorsqu’un objet se découvre par rapport à ces impressions temporelles primi-
ou se cache derrière un écran. Les impressions de tives, autonomes et incoercibles, dont l’auteur a
© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 41.141.57.131)

© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 41.141.57.131)


permanence – mais en réalité tous les types de patiemment disséqué les structures (voir p. 131
structures temporelles, comme aussi la causalité – pour le commentaire sur Husserl). La démarche
ouvrent les dimensions qui contribuent à la forma- suivie est également gestaltiste au sens où le
tion de l’impression unitaire de l’écoulement du temps, dans son originarité, apparaît comme fait
temps. non pas d’instants atomiques, mais de structures,
L’idée générale qui se dégage de ces analyses est qui sont des configurations, des Gestalten propre-
que les renvois temporels sont internes à la situa- ment temporelles.
tion phénoménale – que Merleau-Ponty finira pour De quelle manière, enfin, les expériences étudiées
sa part par appeler la « chair du monde » –, loin peuvent-elles apporter un élément de réponse au
d’être le fait d’une subjectivité constituante (voir problème de l’inscrutabilité du temps qui, point
les remarques des pages 90-91). Une telle straté- de départ de l’étude, demeure l’enjeu d’une
gie est absolument gestaltiste : elle vise à montrer démarche qui se veut encore et toujours phéno-
que ce qu’on pensait devoir faire dépendre d’un ménologique ? Les structures temporelles se
sujet se réalise de façon autonome, par « auto- présentent comme des « systèmes de références »
organisation » sur le plan phénoménal. L’auteur le (Metzger), dont les caractéristiques sont d’être
met en évidence à propos du temps, ce qui est à inapparents mais cependant décelables indirecte-
la fois original et parfaitement homogène à l’en- ment à travers leurs effets fonctionnels (voir les
seignement le plus constant des expérimentations pages 149 sq.). Cette notion si importante permet
gestaltistes. L’héritage de Giovanni Vicario est ici de faire le lien avec l’invisible ou l’imperçu au
sensible, puisque celui-ci a insisté sur l’existence sens merleau-pontien. L’invisibilité du temps
des structures temporelles, qui se caractérisent prend un tout autre sens que chez Husserl : c’est
par le fait que le rendu perceptif dépend en parti- non plus l’aporie d’un voir qui se voulait absolu,
culier d’un effet de rétroaction des stimuli ulté- mais la structure sous-jacente aux événements qui
rieurs sur les stimuli précédents, et plus se décèle de façon indirecte (il y a là, de fait, une
Revue 70 Merleau:Mode?le maquette 4/10/10 16:23 Page 117

PÉRIPHÉRIES | 117

proximité avec la « méthode indirecte » de auto-référé, selon un « rapport d’implication


Merleau-Ponty). Le titre de l’ouvrage trouve alors mutuelle entre les rôles contextuels assumés, en
sa pleine élucidation : la vue du temps qui est son sein, par chacune de ses données phénomé-
rendue possible, la « chronoscopie », c’est ce jeu nales » (p. 156). L’auteur reconnaît le caractère
entre visibilité manifeste et visibilité structurale, hypothétique d’une telle proposition, mais signale
entre senti et sensible, tel que permet de le prati- concomitamment qu’elle est appelée par les expé-
quer la Gestalttheorie. riences elles-mêmes.
Il est vrai que le temps présente une caractéris- Franco Paracchini propose ainsi à son lecteur un
tique tout de même particulière, en ceci que son parcours de pensée authentiquement merleau-
irreprésentabilité est plus radicale que celle de pontien, où se mêlent connaissance des travaux
tous les autres systèmes de référence. Car le de la Gestalt et renouvellement philosophique,
© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 41.141.57.131)

© Collège international de Philosophie | Téléchargé le 04/08/2021 sur www.cairn.info (IP: 41.141.57.131)


temps est le cadre de référence ultime. Dès lors, il indiquant par là la voie d’un usage fécond et
conviendrait sans doute de le concevoir comme exemplaire du philosophe.

Vous aimerez peut-être aussi