Vous êtes sur la page 1sur 205

LOUIS LAVELLE

[1883-1951]
Membre de l’Institut
Professeur au Collège de France

(1967)
CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES

PSYCHOLOGIE
ET SPIRITUALITÉ

Un document produit en version numérique par Jean Alphonse, retraité, bénévole,


fondateur du site Métascience.
Page web de l’auteur dans Les Classiques des sciences sociales.

Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"


Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque


Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 2

Politique d'utilisation
de la bibliothèque des Classiques

Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite,


même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation for-
melle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales,
Jean-Marie Tremblay, sociologue.

Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent


sans autorisation formelle :

- être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie)


sur un serveur autre que celui des Classiques.
- servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par
tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support,
etc...),

Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site
Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Clas-
siques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif
composé exclusivement de bénévoles.

Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et person-


nelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des fins
commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et
toute rediffusion est également strictement interdite.

L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisa-


teurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 3

Cette édition électronique a été réalisée par Jean ALPHONSE, retraité, bénévole,
responsable du site web Métascience.

à partir du livre de :

Louis Lavelle

CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES.
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ.

Paris : Les Éditions Albin Michel, 1967, 268 pp.

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les citations : Times New Roman, 12 points.
Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word


2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 17 mai 2015 à Chicoutimi, Ville


de Saguenay, Québec.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 4

DU MÊME AUTEUR

ŒUVRES PHILOSOPHIQUES

LA DIALECTIQUE DU MONDE SENSIBLE (Presses Universitaires de France)


LA PERCEPTION VISUELLE DE LA PROFONDEUR (Belles-Lettres)

La dialectique de l'éternel présent

DE L'ÊTRE (Éditions Montaigne)


DE L'ACTE (Éditions Montaigne)
DU TEMPS ET DE L'ÉTERNITÉ (Éditions Montaigne)
DE L'ÂME HUMAINE (Éditions Montaigne)
LA PRÉSENCE TOTALE (Éditions Montaigne)
INTRODUCTION À L'ONTOLOGIE (Presses Universitaires de France)
DE L'INTIMITÉ SPIRITUELLE (Éditions Montaigne)
MANUEL DE MÉTHODOLOGIE DIALECTIQUE (Presses Universitaires de France)
TRAITÉ DES VALEURS : Tome I : Théorie générale de la valeur
Tome II : Le système des différentes valeurs (Presses Universitaires de France)

ŒUVRES MORALES

LA CONSCIENCE DE SOI (Grasset)


L'ERREUR DE NARCISSE (Grasset)
LE MAL ET LA SOUFFRANCE (Plon)
LA PAROLE ET L'ÉCRITURE (L'Artisan du Livre)
LES PUISSANCES DU MOI (Flammarion)
QUATRE SAINTS (Albin Michel)
CONDUITE À L'ÉGARD D'AUTRUI (Albin Michel)
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 5

CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES

LE MOI ET SON DESTIN (Éditions Montaigne)


LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE ENTRE LES DEUX GUERRES (Éditions Montaigne)
MORALE ET RELIGION (Éditions Montaigne)
PANORAMA DES DOCTRINES PHILOSOPHIQUES (Albin Michel)
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 6

Louis Lavelle

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

Paris : Les Éditions Albin Michel, 1967, 268 pp.


Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 7

REMARQUE

Ce livre est du domaine public au Canada parce qu’une œuvre


passe au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur(e).

Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il
faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).

Respectez la loi des droits d’auteur de votre pays.


Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 8

[267]

Table des matières

Quatrième de couverture
Table chronologique [263]
Note de l’éditeur [7]

PREMIÈRE PARTIE [9]

Philosophie et spiritualité [11]


L'actualité de Platon [20]
L'idée de valeur [30]
L'existence personnelle [39]
La psychologie de la conversion [49]
La métaphysique de Paul Decoster [59]

DEUXIÈME PARTIE [69]

Les habitudes et la vie de l'esprit [71]


Les aptitudes mentales [81]
Psychologie et conscience [91]
Les tendances et la vie de la conscience [101]

TROISIÈME PARTIE [111]

Psychologie et sociologie [113]


L'homme et le caractère [123]
La formation du monde sensible [133]
Le langage et la pensée [143]
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 9

QUATRIÈME PARTIE [153]

« Avoir une âme » [155]


Le sens de la souffrance [164]
L'angoisse originelle [174]
La crainte du surnaturel [184]
Le mystère de l'émotion [194]
L'origine du plaisir [204]
De l'ennui [213]
Le divertissement [222]

CINQUIÈME PARTIE [233]

La sagesse de Montesquieu [235]


De la sincérité avec soi-même [244]
L'intellectualisme de Paul Valéry [252]

Table chronologique [263]


Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 10

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

Quatrième de couverture

Retour à la table des matières

Dans le nouveau recueil de Chroniques philosophiques que groupe


Psychologie et Spiritualité, Louis Lavelle poursuit ses entretiens avec
les lecteurs du « Temps » sur les thèmes de l'existence personnelle et
des grandes puissances du moi. Empruntant tour à tour les différentes
voies d'accès à la conscience que lui propose le philosophe ou le psy-
chologue dont il présente l'ouvrage, Louis Lavelle met en lumière
cette dialectique cachée de nos puissances qui nous en livre la signifi-
cation métaphysique et spirituelle. Ainsi se réalise « cette liaison in-
dissoluble de la psychologie et de la métaphysique qui, chez Descartes
et chez Malebranche, comme chez Maine de Biran, s'est toujours
montrée la marque distinctive du génie français ».

ÉDITIONS ALBIN MICHEL


Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 11

[7]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

NOTE DE L’ÉDITEUR

Retour à la table des matières

Cet ouvrage fait suite au PANORAMA DES DOCTRINES PHILOSO-


PHIQUES et continue la publication des « Chroniques Philosophiques »
que Louis Lavelle avait fait paraître dans « le Temps » de 1930 à
1942. Pour la répartition des articles dans les différents volumes, on
s'est inspiré de quelques indications laissées par l'auteur. Ce livre se-
ra lui-même suivi par un dernier volume qui achèvera la publication
des « Chroniques ».
Note de l'éditeur.

Note pour la version numérique : la pagination correspondant à


l'édition d'origine est indiquée entre crochets dans le texte.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 12

[9]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

PREMIÈRE
PARTIE
Retour à la table des matières

[10]
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 13

[11]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
PREMIÈRE PARTIE

1
Philosophie et spiritualité

Retour à la table des matières

M. Jacques Chevalier est un des rares philosophes qui trouvent des


lecteurs dans le grand public. Il n'use pas de ce vocabulaire abstrait et
technique que redoutent tous ceux qui n'ont point été en apprentissage.
Sa langue est remarquable d'aisance et de fluidité. Il lui arrive même
de marquer de la défiance à l'égard d'une orchestration dialectique qui
risque de nous en imposer et de nous faire perdre le contact immédiat
avec le réel. À l'étranger, il est un conférencier écouté. Et la philoso-
phie, telle qu'il l'entend, n'est pas un domaine fermé : la beauté de la
nature, l'action efficace, les mouvements sociaux ou religieux ne ces-
sent de solliciter sa curiosité et de nourrir sa méditation. II ne cherche
pas à construire un système, bien qu'on puisse en trouver les éléments
dans plusieurs de ses ouvrages, et même le dessin dans son livre de
l'Habitude. Plus qu'aucun autre penseur, il a contribué à propager la
doctrine de M. Bergson : ce n'est pas le trahir que de dire qu'il est lui-
même bergsonien si, pour lui, comme pour M. Bergson, l'essentiel est
d'atteindre « une réalité en train de se faire et à laquelle notre esprit
concourt ». Mais c'est un bergsonien catholique, et qui s'accorde avec
M. Blondel pour penser que la philosophie, au lieu [12] de rendre la
révélation inutile, en prépare les voies. Il s'est intéressé aux « réveils
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 14

religieux » qui se sont produits dans le Pays de Galles, depuis les ori-
gines jusqu'à la fin du vie siècle, et à la vie mystique telle qu'on la
trouve chez sainte Thérèse. Et l'on peut dire que ce qu'il met au-dessus
de toutes les spéculations, c'est une expérience spirituelle qui doit être
« une expérience du salut », et qui lui fait toujours chercher, selon le
mot de M. Bergson à propos de James, « une émotion consolante au
cœur de la réalité ». On le voit prêt à sympathiser avec les formes de
pensée les plus différentes de la sienne, à une condition toutefois, c'est
qu'elles ne mettent point en doute l'immortalité de l'âme, qui est pour
lui le critère de tout spiritualisme véritable.
Le nouveau livre qu'il vient de publier, et qui est intitulé Cadences
(Plon), est un recueil d'études séparées, dont l'unité réside seulement
dans l'esprit qui les anime. Les trois parties qui le composent sont
groupées sous les rubriques : « Chocs d'idées », « Disciplines d'ac-
tion », « Aspects de la vie morale ». La première est consacrée à
l'examen de certaines formes de pensée, échelonnées entre la Réforme
et cette renaissance catholique qui semble se produire aujourd'hui, et
qu'elles ont contribué à préparer. M. Jacques Chevalier essaie d'abord
de caractériser les traits essentiels du luthéranisme par opposition à
ceux du calvinisme. Il nous montre dans le premier une manifestation
du génie allemand, qui est plus politique que religieux : ce que Luther
cherche avant tout, c'est la séparation d'avec Rome, c'est le triomphe
du particularisme sur l'universalisme. Or, le los von Rom, ce sera toute
la politique religieuse de Bismarck. Mais Luther, c'est encore l'affir-
mation de la concupiscence invincible et la négation du libre arbitre ;
c'est la justification par la foi seule, [13] indépendamment des
œuvres : Dieu agit en nous sans nous. Et, par une singulière consé-
quence, comme il n'y a plus d'intermédiaire entre l'âme et Dieu, on
assiste à un affranchissement de l'individu, qui produit nécessairement
un désordre dont l'État seul est le remède. Ainsi devait se produire en
Allemagne la subordination de l'ordre Religieux à l'ordre politique. Il
n'en est point ainsi avec le calvinisme, qui a su sauvegarder la distinc-
tion du spirituel et du temporel, et dont on peut dire que son échec en
France l'a servi, en faisant de lui le parti de l'indépendance religieuse.
La doctrine de la prédestination chez Calvin s'est accordée avec un
primat de la volonté, en donnant à l'individu le sentiment, au moins
dans l'aristocratie des élus, qu'il coopère à l'œuvre de Dieu. Dès lors
on comprend que Calvin ait pu fonder une théocratie où il soumettait
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 15

l'État à l'Église, comme Luther soumettait l'Église à l'État. Mais le


triomphe du calvinisme devait produire en Angleterre des effets oppo-
sés ; il a favorisé en effet l'avènement de la liberté politique chez ce
peuple éminemment religieux où la spiritualité est toujours agissante,
où la volonté trouve dans la conscience sa propre discipline, où l'indi-
vidu a le sentiment de fonder lui-même cette société dont le rôle est
d'assurer sa propre liberté. Cette description semblera peut-être un peu
schématique, et M. Chevalier ne contestera pas qu'elle ne puisse être
nuancée davantage. Mais elle a peut-être le mérite de nous montrer
que la religion modifie moins le génie des différents peuples qu'elle
n'en porte elle-même l'empreinte.
Nous trouvons ensuite une série d'études particulières à travers les-
quelles on voit se former peu à peu toutes les exigences spirituelles de
la conscience moderne ; sur Descartes d'abord, qui cherche en Dieu à
la fois la liberté souveraine et l'ordre immuable, [14] mais qui entre-
prend moins de dominer le monde par la spéculation ou par la méca-
nique, comme on l'a soutenu, que de dominer son âme, en fondant la
sagesse sur l'amour de Dieu et la connaissance de l'immortalité ; sur
Pascal ensuite, aussi avide de vérité que Descartes l'était de certitude,
qui tente de réaliser dans notre conscience cette union des deux con-
traires : de la force et de la justice, de l'autorité et de la liberté, de la
nature et de la grâce, de l'immanence et de la transcendance, qui est
elle-même l'image de l'union dans le Christ des deux natures, la divine
et l'humaine ; sur Ampère, qui cherche la Vérité derrière les vérités, et
qui oppose à la science, attachée à un monde qui passe, l'esprit d'orai-
son par lequel nous découvrons une réalité qui demeure éternelle-
ment ; sur Bergson et sur James, enfin, qui annoncent un nouveau
« printemps spirituel », très voisins l'un de l'autre et pourtant indépen-
dants, tous les deux défiants à l'égard de l'intellectualisme, et cher-
chant une participation à une source d'énergie qui les dépasse, l'un
sous une forme plus métaphysique et l'autre sous une forme plus reli-
gieuse, l'un à travers la conception plus profonde de la durée, l'autre
dans l'épanchement plus indéterminé du « flux de conscience ».
Mais c'est vers une philosophie alliée de la religion et qui en est la
méditation et la prise de conscience que M. Chevalier nous conduit
peu à peu. Il nous donne comme exemple de la sérénité dans une âme
croyante le P. Pouget, religieux appartenant à la congrégation de la
Mission, dont M. Jean Guillon nous avait déjà donné un portrait dans
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 16

les Cahiers du Van, qui a exercé sur lui la plus grande influence spiri-
tuelle et qui fut, nous dit-il, le maître auquel il eut recours dans toutes
les difficultés. Enfin, il observe avec faveur le retour de la pensée mo-
derne [15] vers le réalisme thomiste et le recul de l'idéalisme considé-
ré comme « un système clos qui enferme l'univers au sein de la pensée
humaine », bien que ce recul puisse être contesté et que beaucoup
d'idéalistes refusent d'acquiescer à une telle définition. Mais M. Che-
valier sait bien que saint Thomas reste un homme de son temps et
cette formule « Aquinas redivivus » ne le séduit que par l'exigence
qu'elle exprime de renouer une tradition que la critique kantienne avait
interrompue et de réconcilier l'immanence avec la transcendance, du
moins s'il faut que Dieu soit à la fois en nous et hors de nous, et que sa
présence dans l'âme ne fasse qu'un avec l'appel de l'âme vers lui.

*
* *
La deuxième partie du livre est intitulée « Disciplines d'action ». Et
ces disciplines, M. Chevalier les montre à l'œuvre tour à tour chez le
chartreux, chez le soldat, chez le paysan et chez l'artiste. On sent ici à
quel point sa réflexion et sa vie sont intimement mêlées. La Char-
treuse est près de Grenoble où il habite : il a observé avec admiration
cette fusion de la vie anachorétique et de la vie cénobitique, de la con-
templation individuelle et de l'action collective telle qu'elle a été vou-
lue par saint Bruno. Il a connu ces solitaires qui unissent leurs soli-
tudes, qui ne font qu'un seul vœu, le vœu d'obéissance, et qui le réali-
sent dans le plus parfait silence, extérieur et intérieur. Et il est assuré
de nous surprendre en nous apprenant comment cette vie, en appa-
rence si éloignée de la matière, nous donne pourtant sur elle une sorte
de prise directe, comment, par exemple, les chartreux, en forgeant le
fer à l'usage des templiers et des croisés, ont été les précurseurs de la
métallurgie moderne de la fonte et de l'acier. Mais les disciplines [16]
du chartreux ne sont pas sans rapport avec celles du soldat. M. Cheva-
lier a dédié Cadences à son père, qui était général : le livre du gradé
d'infanterie est pour lui plein d'enseignements ; il y reconnaît toutes
les marques de la servitude et de la grandeur militaires. Il semble qu'il
y ait une opposition absolue entre le philosophe, qui ne fait appel qu'à
la raison et à la liberté, et le soldat, qui ne vit que d'obéissance et de
soumission ; mais elle est plus apparente que réelle. Pour le philo-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 17

sophe lui-même, la vertu de l'intelligence consiste dans la soumission


à la vérité, et la vertu de la volonté dans l'obéissance à l'ordre. Et le
pire mal que l'on pourra dire de la discipline militaire sera toujours
dépassé par le « il faut s'abêtir » de Pascal, qui est pourtant le chemin
des plus hautes conquêtes spirituelles. Considérons le paysan mainte-
nant. M. Chevalier, qui vit une partie de l'année près des paysans de
Cérilly, dans la forêt de Tronçais, retrouve en lui l'homme primitif, qui
est l'homme essentiel, fidèle aux traditions, en contact immédiat avec
la nature, la terre et le ciel, et dont l'action, toujours subordonnée aux
lois de la croissance et à l'incertitude des saisons, demeure enserrée
dans le double réseau des nécessités et des contingences, d'où naissent
ses deux vertus maîtresses qui sont la résignation et le courage. Enfin
le mystère même de l'œuvre d'art nous montre comment la création et
la contrainte sont toujours inséparables. M. Chevalier, reprenant un
thème que l'on trouvait déjà exprimé par M. Focillon dans la Vie des
formes, distingue de la figure, qui est un arrêt du mouvement dans
l'espace, la forme vraie qui s'ordonne dans la durée, lieu des esprits,
qui façonne la figure comme l'âme façonne le corps, et qui fait du con-
tour la limite et l'épanouissement de l'être intérieur. Et il faut dire en
même temps que la contrainte exercée [17] par la matière est pour
l'esprit le moyen même de son affranchissement et que, comme en
témoignait déjà M. Bergson dans le Rire : « Le réalisme est dans
l'œuvre quand l'idéalisme est dans l'âme : et c'est à force d'idéalité que
l'on reprend contact avec la réalité. »
Dans la troisième partie de l'ouvrage, nous trouvons une suite de
chapitres assez courts dans lesquels M. Chevalier nous montre com-
ment, en humant des vapeurs de soufre à Cauterets, il apprenait à re-
trouver le repos total, la parfaite concentration sur soi et la vertu de la
méditation pure. Ces chapitres sont groupés eux-mêmes autour de
trois titres essentiels : le fondement qui est l'ordre, le moteur qui est
l'amour et l'obstacle qui est l'apparence. Dans les réflexions qui por-
tent sur l'ordre, la pensée essentielle de M. Chevalier c'est que l'ordre
est la loi intérieure du réel, mais que ce réel lui-même est l'ouvrage de
l'esprit, qui est seul capable de le discerner et de le maintenir. On
comprend alors comment il peut dire à la fois que l'homme vit d'habi-
tudes montées et régies par l'esprit, et que la liberté est le pouvoir que
nous avons de nous soumettre à l'ordre, bien qu'il soit fâcheux qu'elle
ne puisse prouver sa réalité qu'au moment où elle s'y soustrait. C'est
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 18

que, pour M. Chevalier, il y a identité entre l'être et la valeur. Ce que


l'on voit bien quand on l'entend affirmer que « ce qui est, c'est ce qui
doit être, ce qui mérite d'être, et que tout le reste qui ne mérite pas
d'être n'est qu'une apparence ». Et nous ne pouvons qu'applaudir à
cette subordination de la morale à l'ontologie, qui lui permet de parler
de l'est fondamental, qui est la pure essence de la morale.
Dans les réflexions consacrées à l'amour, M. Chevalier se montre
d'accord avec M. Blondel pour soutenir que ce qui fait la perfection
d'un être, c'est le [18] sentiment même de ce qui lui manque, mais qui
l'assure qu'il ne peut être fait que pour cela même qui lui manque. Il
faut donc qu'il y ait en lui une capacité de recevoir, mais qui est tou-
jours proportionnelle à sa capacité de donner. Là est le secret de
l'amour, où la suprême activité demande à se résoudre en une suprême
passivité. On ne peut pas dire qu'il réside dans la satisfaction, car il est
fait de désir et il espère toujours : son essence même est de vivre et de
respirer dans l'avenir. Et pourtant, il n'y a que lui qui puisse nous don-
ner la paix et la sécurité. Aussi peut-on comprendre qu'il nous comble,
et qu'en même temps il soit le ressort de tous nos sacrifices. Il y a un
dédoublement du moi qui oppose le passé à l'avenir et la mémoire à la
volonté : mais l'amour rétablit son unité. Et il y a un autre dédouble-
ment par lequel le moi, pour s'aimer lui-même, devient à la fois l'être
qui aime et l'être qui est aimé. Mais cet amour est impuissant : car
l'être qui aime ne peut se restituer à lui-même ce qui lui manque, et
qu'il cherche dans l'amour. Il ne peut donc aimer qu'un autre que lui.
Et il n'y a que Dieu qui puisse remplir son attente et lui donner tout ce
qu'il désire. Aussi peut-on nous dire que « pâtir Dieu, c'est la perfec-
tion de l'amour », et qu'« on n'aime jamais que Dieu ou que soi ».
Considérons maintenant l'obstacle à la vie spirituelle qui réside
dans l'apparence, ou plutôt dans cette sorte d'inversion par laquelle
nous donnons à l'apparence le nom de réalité. Car la réalité, c'est l'es-
prit qui est la source même de l'activité et de la vie. Et l'apparence, ce
sont les images qui s'y substituent dès que l'esprit commence à se re-
lâcher. Ainsi l'oisiveté engendre tous les fantômes. Ils se dissipent par
le travail où l'esprit retrouve le contact des choses. Or chacun de nous
a sans cesse à choisir entre l'esprit [19] et l'image, c'est-à-dire entre
l'amour de Dieu ou l'attachement, aux idoles. Et nous trouvons ici
cette double affirmation qui fait l'unité du livre, et à laquelle la médi-
tation sur le sommet du Balaïtous donne une sorte de finale lyrique :
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 19

la première, à laquelle nous ne marchandons pas notre approbation,


c'est que « la vérité n'a son plein sens que dans le domaine moral », et
la seconde, qui aurait besoin d'être interprétée pour qu'on pût l'accep-
ter sans condition : c'est que le présent n'est qu'une apparence, tandis
que le réel c'est l'avenir. Mais nul ne peut contester que cet avenir ne
compte que par la présence même qui lui appartiendra un jour. C'est
qu'il semble difficile de dissocier en effet le réel du présent ; et que le
passé ainsi que l'avenir sont trop souvent les lieux mêmes où flotte
l'imagination. Seulement ce présent ne peut pas être confondu avec
l'instant qui passe ; c'est ce présent permanent et profond que chaque
être porte au fond de lui-même, et que le rôle du temps est, il est vrai,
de nous permettre de retrouver sans cesse. Mais n'est-ce pas aussi le
sentiment de M. Jacques Chevalier lorsqu'il évoque ces grandes âmes
qui n'ont pas besoin de parler de la vie éternelle « où elles entrent de
plain-pied, où elles sont entrées déjà » ?
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 20

[20]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
PREMIÈRE PARTIE

2
L’actualité de Platon

Retour à la table des matières

Si l'on se demande quelle est la préoccupation fondamentale de la


philosophie contemporaine, on la trouve singulièrement accordée avec
le problème qu'impose à notre réflexion l'anxiété même où nous vi-
vons. Dans les époques tranquilles et quand l'esprit est de loisir, il
s'interroge sur la nature du réel : il tente d'en percer le mystère ; sa
curiosité est avant tout une curiosité théorique. De nos jours la pensée
philosophique subordonne la considération du réel à celle de la va-
leur : il n'y a pas de mot qui ait acquis dans ces dernières années plus
de prestige que celui-là. Et l'on comprend sans peine qu'au moment où
toute existence est menacée, où la civilisation est en péril, où la vie
s'engage et se sacrifie pour ce qui a plus de prix que la vie, l'idée
même de la valeur de cet univers où s'accomplit notre destinée, de la
signification qu'il a, ou que notre action peut lui donner, occupe toute
la capacité de notre âme, ébranle toutes les puissances de notre sensi-
bilité, et devienne l'unique objet auquel puisse s'appliquer notre médi-
tation.
Mais en fait, cette relation de l'Être et de la Valeur a toujours for-
mé l'essence de toute philosophie véritable : car la valeur est « la rai-
son d'être » de tout ce [21] qui est, la justification du monde, tel qu'il
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 21

nous est donné, par ce que notre raison et notre volonté se montrent
capables d'en faire. Or c'est là en particulier le centre du platonisme :
et c'est ce que n'ont cessé de ressentir ces innombrables lecteurs que
Platon a trouvés dans chaque siècle, qui, à travers tant de subtilités
dialectiques et de mythes anachroniques, ne se laissaient séduire par
un charme poétique insaisissable et partout répandu dans son œuvre
que parce qu'ils y reconnaissaient l'écho de ces valeurs spirituelles que
toute conscience porte au fond d'elle-même et dont nul n'a réussi à
nous livrer la présence avec tant de force ni de pureté. Déjà M. Robin,
en présence du succès obtenu aujourd'hui par l'expression « philoso-
phie des valeurs », nous avait montré récemment à quel point elle
convenait bien au platonisme. Et M. Joseph Moreau confirme cette
thèse dans le savant ouvrage où il vient d'étudier, avec beaucoup
d'érudition, de probité et de pénétration, la Construction de l'idéalisme
platonicien (Boivin).
Ce livre nous montre admirablement qu'il y a déjà dans Platon une
réponse à ce problème majeur qui aujourd'hui donne à la conscience
tant de trouble et d'insécurité : comment en est-on arrivé à ce point
que l'esprit humain, dont la fonction propre est de connaître le monde
et de faire la science, voie la science à la fin le décevoir au lieu de le
combler, et tourner contre ses aspirations les plus essentielles la puis-
sance même qu'elle lui a donnée ? Car on trouve chez Platon une con-
ception très moderne de la science, dont il emprunte, comme les sa-
vants contemporains, le modèle et l'instrument aux mathématiques. Et
pourtant Platon nous montre que cette science est incapable de se suf-
fire : non pas qu'il faille lui imposer des bornes, qu'elle ne doit pas
franchir, comme le proposait Auguste Comte, ou [22] chercher à la
déconsidérer et à l'humilier, comme ceux qui parlaient de « la faillite
de la science ». Mais il ne faut point arrêter en elle ce mouvement de
l'esprit dont elle procède et qui ne peut trouver sa signification et son
dénouement que si la science devient pour lui une condition et un
moyen, c'est-à-dire une simple étape de cette ascension indéfinie par
laquelle l'esprit entreprend de soumettre le réel et à un ordre qui doit
d'abord être pensé comme vrai afin de pouvoir ensuite être voulu
comme bon.
L'ordre que l'esprit découvre dans les choses doit délivrer l'esprit et
non point l'enchaîner : mais il faut pour cela qu'au lieu d'être mis au
service de l'égoïsme, dont la science pourtant nous enseignait déjà à
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 22

rompre les limites, il se prolonge par un ordre dont nous sommes


nous-mêmes les artisans, qui nous commande d'avoir égard, dans cha-
cune de nos actions, non pas seulement à notre propre intérêt, mais à
celui de l'univers tout entier. Tel est le sens de l'idéalisme platonicien,
qui se présente d'abord comme un idéalisme de la connaissance,
puisque l'esprit, en nous rendant la réalité transparente, nous montre
qu'il n'y a pas d'autre réalité que celle de l'idée, mais qui se convertit
aussitôt en un idéalisme moral, où l'idée devient un idéal qui n'est pas
seulement le modèle de l'action, mais qui en est aussi le moteur : ce
que l'on comprend assez bien si l'on n'oublie pas que l'idée suprême,
le faîte de la hiérarchie des idées, est l'idée du Bien, dont toutes les
idées particulières tirent à la fois leur signification intérieure et la
puissance même par laquelle elles se réalisent.
La grandeur de Platon, c'est d'avoir tenté d'établir la soudure entre
le monde de la réalité et le monde de la valeur, entre ce monde que
nous avons sous les yeux et qui, s'il était tel qu'il nous apparaît, méri-
terait [23] peut-être que nous nous détournions de lui pour le maudire,
et ce monde que nous portons en nous, qui répond aux vœux les plus
secrets de notre conscience, mais qui serait pour nous un rêve sans
consistance si nous ne parvenions pas par la pensée et par le vouloir à
montrer qu'il est la substance du monde réel ; car celui-ci peut l'ex-
primer ou le trahir, mais il faut qu'il trouve en lui le fondement qui le
supporte et qui le justifie. Or y a t-il jamais eu un autre problème pour
le philosophe, et même pour l'homme le plus simple dès qu'il com-
mence à réfléchir ? Aussi M. Joseph Moreau appelle-t-il justement
Platon « le fondateur de la philosophie ». Aussi peut-on penser que
nul ne philosophe s'il ne platonise.

*
* *
Toute la doctrine de Platon dépend, semble-t-il, de cette double af-
firmation que la réalité véritable réside non pas dans l'objet, mais dans
l'idée, c'est-à-dire dans un acte de la pensée, et que, de toutes les idées,
la seule qui puisse donner à l'esprit une satisfaction absolue, être pour
lui indivisiblement la source de son activité et le lieu de son repos,
c'est l'idée du Bien. Ces deux thèses nous montrent avec assez de clar-
té que l'être appartient à l'esprit et non pas aux choses, qu'il n'est pos-
sible de l'atteindre et de s'y établir que par une opération de l'esprit,
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 23

que partout ou cette opération s'accomplit l'apparence se dissipe, que


partout où elle fléchit l'apparence recommence à se former et à nous
assujettir. On s'explique par là la conception que Platon s'est faite à la
fois de la connaissance et de la conduite, de l'opposition qui les sépare
et de la relation qui les unit. Car la perfection de la connaissance ne se
trouve réalisée que là où l'esprit construit lui-même l'objet de la repré-
sentation [24] selon une règle, ce qui n'arrive qu'en mathématiques, et
la perfection de la conduite là où il détermine l'action de la volonté
conformément à un idéal, ce qui est l'objet propre de la morale. C'est
donc dans les mathématiques et dans la morale que l'esprit trouve ses
satisfactions les plus hautes : là comme ici la vérité et le bien dépen-
dent de son exercice pur. De part et d'autre il dicte au réel un ordre
dans lequel il se reconnaît. Et l'on peut dire que si le propre de la ma-
thématique, c'est d'introduire dans le monde la mesure, le propre de la
morale est d'introduire dans notre âme la juste mesure.
Mais comment se réalise maintenant le passage entre les mathéma-
tiques et la morale ? On ne peut pas se contenter évidemment de dire,
comme on le pense parfois, que l'idée mathématique et l'idéal moral
sont des modèles auxquels nous cherchons à conformer le réel soit par
la pensée, soit par le vouloir. Il y a entre ces deux extrêmes un inter-
médiaire, qui est la technique. Or le plus grave danger auquel la cons-
cience humaine et la civilisation tout entière ont toujours été exposées,
à l'époque de Platon comme à la nôtre, c'est que la technique devienne
l'unique but de la science pure et que, suffisant à tout, elle tende à ab-
sorber la moralité elle-même. Tel était déjà le parti adopté dans l'Anti-
quité par les sophistes, dont le rôle est si souvent travesti, et contre
lesquels le socratisme n'a cessé de combattre : mais c'est aujourd'hui
seulement que le développement prodigieux de la science et de ses
applications, en captant toutes les forces de l'intelligence, nous expose
à le voir triompher. On comprend sans peine pourquoi, car l'usage de
la technique donne un succès visible qui frappe tous les regards, tandis
que la valeur de cet usage est une chose plus secrète et [25] qu'aucune
technique ne peut découvrir. C'est pour cela aussi que la technique
peut toujours être mise au service de l'égoïsme ou de la violence,
comme au temps des sophistes, et que la conscience ne doit jamais
perdre de vue ni la science pure, dont le rôle est de la fonder, ni la mo-
rale, dont le rôle est de la régler.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 24

Entendons bien qu'il ne s'agit pas ici de méconnaître, encore moins


de rabaisser la valeur des techniques, dont on peut dire non seulement
qu'elles nous permettent de devenir maîtres du réel en le subordonnant
à nos fins, mais encore qu'elles introduisent en lui un ordre qui l'hu-
manise en le mettant en rapport avec notre activité rationnelle et vo-
lontaire. Mais si l'origine première de la technique est dans une con-
naissance désintéressée et contemplative, il ne faut pas que l'esprit
accepte qu'elle tourne en une défaite sa propre victoire, comme il ar-
rive à la fois quand on subordonne la science pure à l'utilité, ce qui la
dégrade, et quand, oubliant qu'elle nous avait elle-même délivrés de
l'égoïsme, on ne pense plus ensuite qu'à l'y asservir, afin de multiplier
sa puissance. On connaît le mot célèbre : « Science sans conscience
n'est que ruine de l'âme. » Combien est-il plus vrai de la technique que
de la science véritable ! Plaise à Dieu qu'une telle ruine de l'âme ne
soit pas en même temps la ruine de tout l'univers.
Ce qui nous frappe encore dans l'emploi des techniques, c'est leur
multiplicité, qui est telle que chacune d'elles nous permet d'atteindre
un but particulier sans que nous ayons besoin de nous soucier d'aucun
autre. Ainsi nous voyons se former ces activités spécialisées dont cha-
cune possède une valeur à son rang, mais qui, si elle cesse de le res-
pecter, et si elle envahit toute la place, devient un principe de [26] dé-
sordre qui menace de tout subvertir. Or il n'y a pas de technique parti-
culière qui ait le droit de considérer la fin qu'elle nous permet d'at-
teindre comme une fin absolue, capable de se suffire. Elle n'est elle-
même qu'un moyen en vue d'une fin plus haute qui lui donne sa justi-
fication, qui lui imprime sa juste mesure. Mais cette idée de la juste
mesure nous élève déjà de la technique vers la moralité. On peut dire
d'une part qu'elle nous oblige à la considération du Tout, alors qu'au-
cune technique particulière n'a jamais en vue qu'un seul de ses as-
pects, et que la considération du Tout est seule capable de réaliser
l'unité des différentes techniques et de limiter les abus de chacune
d'elles. Elle n'y réussit d'autre part qu'en établissant entre ces tech-
niques une hiérarchie fondée sur l'inégale valeur de leurs différentes
fins et en les subordonnant toutes à une fin suprême qui est l'idée du
Bien.
Aucune technique ne nous fournit jamais rien de plus qu'une puis-
sance sur les choses, dont nous ne pouvons pas toujours modérer les
excès, et dont l'emploi est toujours ambigu : cette puissance qu'elle
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 25

donne sert également à édifier et à détruire, comme on le voit par


exemple dans l'art des remèdes, qui est le même que celui des poisons,
ou dans l'art de la parole, qui persuade indifféremment la vérité et l'er-
reur. Aussi toute action technique doit elle être accomplie en vue
d'une autre chose qui porte en soi sa propre valeur. Or c'est le Bien qui
est cette chose, la seule que la volonté puisse vouloir d'un vouloir ab-
solu et qui est telle que toutes les démarches que nous pouvons faire
s'v réfèrent et trouvent en elle leur justification, alors qu'elle ne se ré-
fère elle-même à rien d'extérieur, et qu'elle est à elle-même sa propre
justification.

*
* *
[27]
Par là éclate aussi un contraste essentiel entre l'idée mathématique
et l'idée du Bien. L'une et l'autre peuvent bien nous fournir le modèle
éternel de la réalité et de l'action. Mais l'idée du Bien possède par rap-
port à l'idée mathématique un singulier privilège. Devançant en effet
les conceptions les plus modernes, Platon aperçoit avec une extraordi-
naire lucidité que, si loin que l'on remonte dans l'analyse mathéma-
tique, on ne s'élève jamais qu'à une hypothèse dont la signification
dépend pour nous de la fécondité des déductions que l'on on pourra
tirer. Au contraire, le Bien nous fait sortir du domaine de l'hypothèse :
car il est ce que je veux de toutes mes forces et ce que je ne puis pas
ne pas vouloir, au moins si ma volonté, délivrée de l'instinct et du dé-
sir, est devenue l'acte propre de mon esprit. Aussi est-ce en lui seule-
ment que je saisis l'existence plénière, en lui seulement que l'appa-
rence se dissipe, en lui seulement que l'intervalle s'abolit entre ce qui
est et ce que je veux qui soit. On a donc bien le droit de dire que nous
sommes ici en présence d'un idéalisme, et d'emblée en présence de la
forme la plus pure de l'idéalisme. Car en mathématiques rien ne peut
porter atteinte à l'idée de l'égalité, même si elle n'est jamais réalisée
parfaitement entre des objets égaux. En morale, dût-il ne jamais s'ac-
complir d'action juste, l'idée du juste ne serait en rien diminuée dans
son essence ni dans sa signification. Mais l'égalité mathématique n'est
jamais l'objet que d'une affirmation hypothétique, au lieu que le Bien
est l'objet d'une affirmation catégorique : nul homme ne peut le refu-
ser ; et ce n'est que par lui que nous [28] entrons véritablement dans
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 26

l'existence. C'est donc à lui qu'il faudra subordonner les différentes


techniques, qui sont les moyens de notre activité et transforment en
outils tous les objets qui sont dans le monde : et elles supposent à la
fois la mesure, que les mathématiques suffisent à leur fournir, et la
juste mesure dont il est lui-même l'arbitre. Il unifie simultanément —
comme on le voit dans la République — toutes les fonctions de la vie
intérieure et toutes les fonctions de la vie sociale. Ainsi, le véritable
rôle de la science est de devenir l'instrument de l'action morale : mais
si la technique devient souveraine, c'est l'esprit qui s'abolit dans son
propre ouvrage, au lieu de le dominer.
Le réel est là où s'exerce la pure activité de l'esprit : il réside donc
dans les idées qui elles-mêmes procèdent du Bien que Platon compare
au soleil et qui illumine l'intelligence, comme il anime la volonté. Il ne
se révèle à nous que dans une méditation de l'âme sur elle-même. Car
l'âme ne se connaît que sous la forme du Bien ; et pour se connaître il
faut qu'elle accepte de se réaliser, ce qui n'est possible que par la vo-
lonté, qui la rend conforme à son idée. Celui-là seul se connaît qui,
sachant ce qu'il veut être, le devient. Ceux qui demandent que l'on dé-
finisse le Bien le confondent avec un objet. C'est ce que veut dire Pla-
ton dans ce texte célèbre où il affirme que « le Bien l'emporte sur la
réalité en majesté et en efficacité » : car il est pour toutes choses le
principe qui fonde la connaissance que nous avons, en même temps
que leur croissance et que leur être même. Aussi déclare-t-il encore
qu'« il ne faut pas s'imaginer trouver jamais en dehors de lui un Atlas
plus vigoureux et plus immortel pour soutenir l'univers », et qu'en
toute exactitude il n'y a que le Bien, avec l'amour que nous [29]
éprouvons pour lui et l'obligation à laquelle il nous assujettit, qui for-
ment le lien et le support de tout ce qui est. Sans lui la science perd sa
lumière, et la technique son humanité ; et toute puissance s'écroule qui
ne l'a plus pour fondement.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 27

[30]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
PREMIÈRE PARTIE

3
L’idée de valeur

Retour à la table des matières

Il n'y a point d'idée qui connaisse plus de succès chez les philo-
sophes d'aujourd'hui que l'idée de valeur. Il n'y en a pas non plus qui
rencontre plus de sceptiques, ni peut-être plus d'adversaires. Et la
conscience commune hésite sur ce mot qu'elle croyait comprendre, qui
a acquis tout d'un coup un prestige singulier, et dont elle se demande
s'il ne cache pas une sorte de mystère que jusque-là elle n'avait pas
soupçonné. Pourtant, nous savons bien que c'est leur valeur que nous
recherchons dans les choses : nous disons qu'une chose vaut mieux
qu'une autre, et quand elle ne vaut rien, c'est pour nous comme si elle
n'était rien. Il y a dans toutes les choses utiles et qui sont susceptibles
d'être échangées une valeur commune qui permet de les comparer et
que nous appelons leur prix. Mais celles qui ont le plus de valeur sont
précisément celles qui sont incomparables, celles qui n'ont pas de prix.
Nous parlons d'un homme qui a de la valeur en montrant l'estime où
nous le tenons ; et il nous arrive d'employer cette expression un peu
étrange qu'il est lui-même « une valeur » comme si nous voulions té-
moigner par là qu'une valeur réelle est toujours vivante et incarnée.
Mais nous nous demandons encore si la vie « vaut » [31] la peine
d'être vécue ; et si nous pensons qu'elle est par elle-même indifférente,
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 28

c'est pour mieux exprimer qu'il est possible d'en faire un bon ou un
mauvais usage, c'est-à-dire précisément de lui conférer celle valeur
que toute seule elle n'avait pas. En réalité, la valeur est présente par-
tout où nous sommes capables de désirer ou de vouloir, d'admirer ou
d'aimer.
Telle est bien aussi la raison pour laquelle l'idée de valeur offre
prise au soupçon. Car elle est, semble-t-il, incurablement subjective ;
elle exprime les préférences de l'individu ; elle varie selon le temps et
le lieu ; elle échappe à tout critère ; elle est une sorte de projection de
notre sensibilité dans les choses. Or, à travers la sensibilité, c'est, tou-
jours le corps qui risque de se faire entendre. Et le propre de la pensée
philosophique n'est-il pas de s'orienter dans un sens tout opposé ? Elle
surmonte en nous la subjectivité. Elle délivre l'individu de cette ca-
verne de l'opinion où la considération de la valeur semble l'enfermer.
Elle est la visée de l'universel. Elle repousse tout assujettissement de
la pensée au temps, au lieu, à l'affection et au corps. Elle est la vie
propre de l'esprit qui cherche la vérité et non point la valeur. Telle est
du moins la conception que l'on se fait souvent de la philosophie, que
l'on confond alors avec une certaine forme d'intellectualisme. Et si on
allègue que, dans ce cas, la vérité devient la suprême valeur, on répli-
quera que c'est là un jeu de mots, car la vérité resterait, ce qu'elle est,
même si elle était horrible et désolante, même si on ne pouvait rien
faire de plus que la haïr. Dans la guerre où nous sommes engagés et
où il semble que le péril donne une acuité extraordinaire à tous les
sentiments dont nous vivons en temps de paix sans leur prêter atten-
tion, le problème de la [32] valeur devient pour toute conscience le
problème premier. C'est pour des valeurs que l'on se bat. Ne poussons
pas l'aveuglement jusqu'à penser que cela n'est vrai que de nous. Nos
ennemis ont pour idéal « la terre et le sang ». Ce sont aussi des valeurs
qu'il ne faut pas nier, mais mettre à leur rang : et ce qui le prouve, c'est
que pour elles on se montre prêt à sacrifier d'autres valeurs, par
exemple l'intérêt individuel qui est encore au-dessous. Mais l'on n'en-
tend parler aujourd'hui, même par ceux qui ne sont pas familiers avec
la réflexion philosophique, que de valeurs spirituelles, qu'ils veulent
défendre parce qu'elles sont infiniment au-dessus. Elles résident dans
cette libre disposition de la pensée et du vouloir qui fait de tout être
humain une personne, que nous demandons aussi bien pour les autres
que pour nous, qui suppose cette conscience de soi, ce commun désir
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 29

de justice et de coopération mutuelle où chacun se sent responsable à


la fois de sa propre destinée et de la destinée de tous. Les corps luttent
entre eux pour la prééminence : ils ne l'obtiennent que par l'abaisse-
ment ou la destruction de l'adversaire. L'esprit apporte la paix au-
dedans et au-dehors : les succès d'un autre esprit sont aussi les siens.
Mais sa jointure avec le corps est si étroite qu'il ne peut échapper à
cette dure épreuve de faire appel au corps pour défendre les conditions
élémentaires qui lui permettent de vivre et de subsister.
L'intérêt que présente pour tous nos contemporains le problème de
la valeur se marque par la publication des travaux très nombreux qui
lui sont consacrés. Nous avons cité déjà le livre de M. Parodi sur sa
Conduite humaine et les valeurs idéales dont l'inspiration reste fidèle
au rationalisme. M. Dupréel a fait paraître récemment un ouvrage im-
portant qui se présente comme une Esquisse d'une philosophie [33]
des valeurs où on trouve une analyse d'une extrême probité des condi-
tions dans lesquelles la valeur se révèle à nous, de l'effort par lequel
nous cherchons toujours à la promouvoir en ne cessant pourtant de
trembler pour elle. Il y joint une critique souvent ironique ou acerbe
de la métaphysique traditionnelle dont il soutient que, sous les noms
vénérables de vérité, de beauté ou de bien, elle se donne la valeur
comme toute faite, qu'elle immobilise et pétrifie une fois pour toutes
les aspirations de l'esprit, au lieu de chercher à les satisfaire : ce qui
nous paraît une condamnation bien injuste à l'égard des philosophes
les plus grands, c'est-à-dire de ceux qui ont toujours su allier la sincé-
rité avec la profondeur, et les exigences les plus hautes de la cons-
cience avec le sentiment le plus aigu de la présence du réel et de son
inépuisable complexité. Une jeune revue, mais qui a déjà conquis de
l'autorité, la Revue internationale de philosophie, publie un numéro
particulier daté du 15 juillet 1939, et qui porte tout entier sur la philo-
sophie des valeurs. Il contient une série d'articles dus à des penseurs
de différents pays, MM. Dupréel et Leroux, Ewing, Perry, Parker et
Alfred Stern : pour eux tous, le problème des valeurs paraît bien être
le problème central de la philosophie.
M. Stern fait remarquer justement que le mot de valeur dans son
usage actuel a été accrédité par Nietzsche. Mais, au lieu de redouter le
caractère de subjectivité que l'on pourrait attribuer à la valeur, on peut
dire que Nietzsche le revendique et qu'il va au-devant de toutes les
critiques que l'orthodoxie rationaliste prétendrait en tirer contre elle.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 30

Non seulement il brise à coups de marteau cette ancienne table des


valeurs héritée du christianisme, dont la portée était universelle et qui
spiritualisait la force en obligeant le fort à fortifier le faible au lieu de
l'anéantir ; [34] non seulement il distingue déjà deux races d'hommes
dont l'une est faite pour la domination et l'autre pour l'assujettisse-
ment, mais encore il met en balance la valeur et la vérité, et situe la
valeur au-dessus. Car nous pouvons nous demander quelle est la va-
leur de la vérité, et lui préférer l'erreur si elle est plus tonique et plus
efficace. On voit bien le parti que l'égoïsme individuel ou politique
peut tirer de semblables maximes. Mais en restant sur le terrain philo-
sophique, on peut dire que ce relativisme de la valeur rappelle le rela-
tivisme de la vérité tel qu'il avait été enseigné dans l'Antiquité par les
sophistes, en particulier par Protagoras : « L'homme est la mesure de
toutes choses », disait-il, et il faut entendre par là sans doute que c'est
chaque homme qui est la mesure de toutes les affirmations qu'il peut
porter sur les choses. Il y a cependant une grande différence entre Pro-
tagoras et Nietzsche. Car il semble bien que le relativisme de Protago-
ras soit destiné seulement à déceler en quelque sorte les limites et
l'impuissance de la conscience lorsqu'elle cherche à atteindre l'univer-
sel : ce qui justifie le scepticisme, mais aussi une bienveillance mu-
tuelle dans les rapports de tous les hommes entre eux. Le relativisme
de Nietzsche est tout opposé. Il prétend élever la subjectivité jusqu'à
l'absolu. La valeur n'est pas suspecte, ni diminuée parce qu'elle est
individuelle. C'est du tréfonds de l'individu qu'elle tire au contraire sa
puissance, son prestige et son être même. Elle est tout entière posée et
créée par un acte de volonté sans lequel elle n'aurait pu ni apparaître
ni subsister. Aussi, son essence est-elle la guerre et non point la paix.
Laissons de côté la question de savoir s'il n'y a pas une contradic-
tion à affirmer la vérité ou la valeur sans qu'elles prétendent l'une et
l'autre à l'universalité ; [35] laissons même de côté cette objection
classique que celui qui énonce qu'il n'y a que des vérités ou que des
valeurs individuelles énonce par là une proposition dont la validité est
universelle. Il est remarquable pourtant que tout l'effort de la pensée,
c'est de soustraire la vérité du moins à la décision du sens propre :
c'est un résultat auquel la science est parvenue. Mais la valeur est res-
tée en arrière : c'est qu'elle nous émeut bien davantage et qu'elle est
pour nous un objet d'amour. Pourtant, elle ne se réduit ni à l'émotion
ni à l'amour : elle est ce qui les justifie, ce qui les rend dignes d'être
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 31

éprouvés. Par là on serait conduit à se demander non plus s'il existe


une valeur de la vérité, mais plutôt s'il existe une vérité de la valeur.
Telle était déjà dans l'Antiquité la pensée de Platon qui, au lieu d'op-
poser la valeur à l'être, considère l'idée du Bien comme le faite de la
hiérarchie des idées, qui sont pour lui indivisiblement les réalités véri-
tables et les fins idéales de l'activité. Dans le même sens, la philoso-
phie allemande contemporaine, à l'inverse de Nietzsche, prétend ob-
jectiver les valeurs, bien que ce ne soit pas toujours dans une intention
parfaitement pure et qu'il s'agisse peut-être de relever encore les va-
leurs auxquelles la politique donne le premier rang. Retenons cepen-
dant ce problème qui constitue sans doute le centre de la théorie des
valeurs : c'est que si la valeur est une réalité, elle est le critère du dé-
sir. Or peut-on définir le désirable autrement que comme l'image du
désir ? Ne nous hâtons pas de conclure au cercle vicieux ; car cette
apparence de cercle témoigne peut-être, comme dans le platonisme,
que la valeur constitue précisément le secret du monde spirituel au-
quel la conscience tend toujours à s'égaler, mais sans jamais y parve-
nir.
Telle est aussi la raison pour laquelle la valeur ne [36] peut pas être
définie : autrement, on en ferait une chose. Elle ne peut être que sug-
gérée. Nous aspirons vers elle, mais sans jamais la posséder, même
par la connaissance. Aussi ne peut-on manquer de s'intéresser à tous
les efforts par lesquels les philosophes tentent de l'approcher. M. Le-
roux s'attache à déterminer les composantes de la valeur : il note par-
mi elles la richesse, qui est le signe de la vitalité intérieure ; l'harmo-
nie, qui ordonne cette richesse ; la lumière qui la pénètre, qui lui
donne son rayonnement et qui maintient l'équilibre de la richesse et de
l'harmonie ; l'élan enfin, qui est sa source dynamique, et sans lequel
elle ne porterait aucun fruit.
M. Dupréel, de son côté, a bien marqué le caractère hiérarchique
du monde des valeurs qui fait qu'aucune ne peut être posée par nous
autrement que par rapport à une autre que nous devons dépasser et par
conséquent renoncer. Ainsi la vie est une valeur si on la compare à
l'existence inanimée ; mais il y a des valeurs spirituelles plus hautes au
nom desquelles nous sommes prêts à la sacrifier. Les valeurs sont
donc nécessairement multiples et relatives. Elles ont pourtant des
traits communs que M. Dupréel analyse avec beaucoup de finesse et
d'originalité : c'est leur « consistance » et leur « précarité » ; leur con-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 32

sistance d'abord, qui donne aux choses une sorte d'unité et de suffi-
sance que l'on voit croître à mesure que l'on s'élève vers des valeurs
plus hautes. Ainsi, la matière est très peu consistante : elle est livrée
au flux de toutes les actions qui s'exercent sur elle sans être capable de
leur résister ni de les capter. Mais voyez la vie : toutes ses fonctions,
la chaleur animale, le mouvement, l'assimilation, la reproduction, ont
pour objet de la soustraire au milieu environnant et d'assurer son indé-
pendance. Au-dessus d'elle, l'esprit domine la variabilité des désirs et
des [37] besoins. Il consolide ce qui, livré à lui-même, finirait par
s'éparpiller et par se dissoudre. Seul, il est désintéressé, par cette sorte
de maîtrise souveraine qu'il exerce toujours sur les choses et sur soi.
Seulement, la connaissance de la valeur n'est jamais assurée. Et
même, son honneur, c'est d'être toujours en péril, d'être toujours me-
nacée. Elle demande qu'on la maintienne. Elle est fragile, elle est pré-
caire ; elle se perd dès que l'attention ou la bonne volonté viennent à
fléchir. C'est une tendre chose que la vie, si on la compare à l'inertie
du monde matériel. Et l'esprit est bien plus exposé encore : il n'y a rien
en lui qui soit acquis pour jamais : il ne trouve sur son chemin que des
obstacles et des ennemis, et le premier de tous qui est la paresse inté-
rieure. Il faut qu'il ressuscite sans cesse. Ce qui suppose sans doute
une intention profonde de notre conscience, dont on peut toujours
craindre qu'elle ne soit ni assez persévérante ni assez pure.

On peut se demander si ce n'est pas là retrouver cette unité de la


valeur dont M. Dupréel ne veut à aucun prix. Mais rien de plus
louable que le motif qui le porte à affirmer une pluralité des valeurs, à
condition cependant qu'elles soient convergentes et non point concur-
rentes. C'est pourrait-on dire le respect de la vocation originale de
chaque être humain qui lui fait haïr toute altitude unilatérale et exclu-
sive : car celle-ci engendre la violence, dans laquelle il voit toujours
les signes non pas seulement de la passion, mais de la vulgarité, de la
facilité et d'une sorte de panique du consentement. La contemplation
du monde des valeurs doit produire au contraire cette force tranquille
qui réside dans la modération et qui nous persuade non seulement
qu'un philosophe a toujours à apprendre d'un autre philosophe, mais
encore un homme d'un autre homme et l'on ne [38] marchandera pas
son approbation à des formules comme celles-ci que « tout ce qui se
pose comme exprimable ou comme réel n'est jamais que valeur », que
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 33

la philosophie doit donc être définie comme une méditation sur les
valeurs, et que cette méditation doit être poursuivie avec ténacité si
l'on veut parvenir à « comprendre mieux » et « avoir à nier moins ».
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 34

[39]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
PREMIÈRE PARTIE

4
L’existence personnelle

Retour à la table des matières

Les deux premiers volumes des Œuvres de Laberthonnière pu-


bliées par les soins de M. Louis Canet étaient consacrés à des Études
sur Descartes. Le troisième volume qui vient de paraître contient, de
nouvelles Études sur la philosophie cartésienne et les Premiers écrits
philosophiques. Les pièces qui s'y trouvent réunies sont de valeur très
inégale : un grand nombre d'entre elles ont pour objet le problème de
la connaissance, qui tourmente l'auteur sans qu'il parvienne à décou-
vrir une solution qui le satisfasse. Mais toutes sont intéressantes pour
le philosophe et pour l'historien de notre temps par la lumière qu'elles
nous apportent sur cette inspiration spirituelle qui a rempli sa pensée
et sa vie, sur le divorce qu'il établissait entre la méthode scolastique et
la méthode cartésienne, sur la signification enfin de cette philosophie
de la personne qu'il avait entrepris de fonder, pour laquelle il s'est ex-
posé à tant d'incompréhension ou d'hostilité, et que l'on cherche au-
jourd'hui à retrouver, sans reconnaître toujours ce qu'elle lui doit, ni
les combats et les souffrances qu'il a affrontés pour elle.
Le premier de tous les problèmes est le problème de notre desti-
née : c'est le seul qui réussisse à nous [40] émouvoir profondément et
qui puisse remplir toute la capacité de notre conscience ; nous refu-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 35

sons de l'examiner par une sorte de crainte qui nous oblige à détourner
de lui le regard et à chercher ailleurs des pensées qui nous divertis-
sent, mais il ne nous quitte plus dès que nous l'avons considéré une
fois avec une suffisante gravité ; et nous en retrouvons alors la pré-
sence dans la moindre de nos démarches, à laquelle il donne encore sa
signification et son poids. Nul n'a mieux senti que le P. Laberthon-
nière comment le problème de notre être propre, c'est le problème de
l'être total, dont nous faisons partie, mais qui nous dépasse, qui nous
adresse des appels auxquels nous ne répondons pas toujours, dans le-
quel nous ne cessons de puiser la puissance même de nous créer, qui
nous dispense de tous les dons, mais qui nous en laisse l'usage, et à
l'égard duquel nous assumons une responsabilité que nous sommes
incapables de récuser. « Il n'y a qu'un problème, dit-il, le problème de
nous-même, dont tous les autres dérivent. Par la conscience de nous-
même, nous nous posons d'abord non pas comme étant, mais comme
aspiration à être et exigence d'être. C'est qu'un infini nous pénètre et
nous déborde, nous sollicitant à participer à son être. En même temps
que nous nous voyons infirmes et caducs par cela seul que nous exis-
tons sans l'avoir ni su ni voulu, nous sommes emportés au-delà de
nous-mêmes non seulement par l'aspiration à posséder tout l'être et
toute la vie, mais par l'obligation de nous égaler à tout l'être et à toute
la vie. Car nous ne souffrons pas seulement d'être refoulés par ce qui
n'est pas nous : nous nous sentons responsables d'en demeurer sépa-
rés. » M. Louis Canet, qui est l'éditeur le plus attentif et le plus dé-
voué, et qui épouse toutes les querelles [41] de son auteur avec une
ardeur incomparable, définit les tendances essentielles du P. Laber-
thonnière par « l'horreur du ghetto scolastique, la foi dans l'effort per-
sonnel au sein de la société spirituelle et la double référence à saint
Augustin et à Pascal », traits qui caractérisent assez bien le climat de
son œuvre tout entière. Il n'aimait pas la scolastique, où il trouvait un
asservissement de l'esprit à la lettre, une aggravation d'un naturalisme
et d'un formalisme hérités d'Aristote, d'où la vie s'était échappée et où
l'âme chrétienne opprimée ne parvenait plus à respirer. « Quand j'au-
rais appris tout ce qu'ont dit Aristote, saint Thomas et les autres, je
saurais ce qu'ont dit Aristote, saint Thomas et les autres, mais pas da-
vantage. Si je ne vois pas par moi-même la vérité, indépendamment
de leur autorité, je n'ai point de science. » On croit entendre Male-
branche repousser presque dans les mêmes termes l'autorité des An-
ciens pour invoquer la lumière qui éclaire tous les esprits.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 36

Aussi ne s'étonnera-t-on pas que, malgré la parenté profonde qui


l'unissait à Pascal et à saint Augustin, ce soit à Descartes qu'il attribue
le mérite d'avoir ouvert à la philosophie sa voie véritable, d'en avoir
fait une réflexion du moi sur lui-même, une prise de possession du
réel dans l'acte tout intérieur par lequel la personne se constitue. À
vingt-quatre ans, le P. Laberthonnière se déclare pour Descartes
contre la scolastique. C'est que Descartes est pour lui le libérateur de
l'esprit. Il nous apprend à chercher l'être véritable en nous et non point
hors de nous. Il nous oblige à nous engager tout entier dans la plus
humble de nos affirmations. Il exige qu'au lieu de subordonner la
conscience à l'objet nous subordonnions l'objet à la conscience qui
trouve en lui un double instrument pour penser et pour agir. C'est que
l'homme ne fait son entrée dans le monde qu'en [42] disant : « Je
pense, donc je suis », c'est-à-dire en mettant son esprit au-dessus des
choses : et même il n'y a pour lui qu'un esprit, auquel tous les hommes
participent par une démarche qui leur est propre et grâce à laquelle ils
communient. Nul n'est dispensé de cette démarche qui fait de lui une
personne : nul n'aura accès dans la vérité que par elle. « Chercher la
vérité en elle-même et par sa raison personnelle, voilà ce que j'appelle
philosopher ; et, dans cette recherche, après avoir observé, n'affirmer
que ce qu'on voit clairement, voilà la méthode cartésienne. Ainsi le
cartésianisme est-il quelque chose de beaucoup mieux qu'un système
opposé à la scolastique. C'est l'esprit philosophique qui prend cons-
cience de lui-même. » Car il ne peut pas être question d'autorité en
philosophie. Et il n'y a pas d'orthodoxie en philosophie parce que la
philosophie c'est la vie de la pensée, et que l'homme ne peut trouver la
vérité qu'à condition d'entrer en lui-même pour l'y chercher.
Mais une attitude si sincère, si généreuse et si hardie est-elle com-
patible avec la foi chrétienne et ne risque-t-elle pas de la rendre inu-
tile ? L'ardeur et la sécurité de sa foi permettent au P. Laberthonnière
de répondre à cette question avec un tranquille courage. Il se défend
contre l'idée de tout péril que la raison pourrait faire courir à la foi.
« Prétendez-vous, dit-il, que ce soit dangereux ? Oh ! je souhaite pour
la vérité qu'un tel procédé devienne contagieux et descende réellement
dans la pratique des philosophes. Parce que l'usage de notre liberté
nous soumet sans cesse au danger de prévariquer, nous ne devons pas
et, du reste, nous ne pouvons pas abdiquer devant elle. » Car nous de-
vons savoir que l'acte de foi ne peut être rien de plus que l'exercice le
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 37

plus parfait de la raison. Les luttes entre la foi et la raison [43] sont
des luttes imaginaires : il n'y a de luttes qu'entre l'erreur cl la vérité.
C'est que « ma raison, c'est moi », ce qui veut dire qu'elle est en moi
une adhésion personnelle, que je ne puis refuser au Verbe même qui
m'éclaire.
C'est là ce qui permet sans doute au P. Laberthonnière d'aller jus-
qu'à dire que la philosophie et le christianisme sont identiques. « Des-
cartes a fait ce que le christianisme ordonne sans cesse à chaque
homme de faire au milieu des vanités et des bruits du monde. Il est
rentré en lui-même, il a réfléchi, il a cherché la vérité dans son âme. »
Non pas que l'on puisse en déduire que la grâce est devenue inutile.
Seulement « Dieu ne donne point la grâce pour remplacer la nature,
mais pour l'aider. Si la grâce fait la force de l'homme, cette grâce,
l'homme l'aura dans sa réflexion philosophique comme dans ses autres
actions ». Et si la grâce est. une augmentation de force de nos facultés,
« ce sont toujours nos facultés qui agissent : elle soutient notre volonté
et éclaire notre raison, mais c'est notre volonté qui agit, c'est notre rai-
son qui comprend ». Aussi ne faut-il pas s'étonner si le siècle où toutes
les intelligences furent vraiment chrétiennes, c'est le siècle de Des-
cartes, le propre de tous les génies du XVIIe siècle, c'est précisément
d'avoir rompu avec la scolastique : et la même science de l'homme
intérieur faisait alors les grands philosophes, les grands chrétiens et
les grands écrivains.
Pourtant il ne s'agit pas tant d'aimer les grands hommes que de les
imiter. Et le P. Laberthonnière qui admire tant chez Descartes la liber-
té de l'esprit l'imite en pratiquant à son égard cette même vertu que
Descartes lui a enseignée. « Je suis cartésien, dit-il, mais je ne le suis
pas comme on est thomiste. Il y a en lui quelque chose de stoïque qui
me [44] répugne ; je n'aime pas sa froideur ; il se retire dans la soli-
tude, et je ne vois pas qu'il souffre de la souffrance des autres
hommes. » Il ne trouve pas en lui comme dans Pascal ce double sen-
timent de tendresse et de détresse qui est la marque d'une constante
blessure au cœur de notre humanité. Mais il est comme Pascal qui dit :
« Nous n'aimons pas Descartes » et qui est pourtant cartésien.
Peu importe qu'il ait méconnu Descartes, qu'il n'ait pas reconnu
derrière sa réserve un peu fière cette générosité toujours offerte, où la
raison devenait un austère amour et où, dans sa solitude même, il por-
tait sans cesse avec lui le souci du destin de l'humanité tout entière.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 38

Car il faut que chaque être garde la vocation qui lui est propre, et
cherche dans le monde des êtres assez proches de lui pour que sa sen-
sibilité et la leur éprouvent les mêmes résonances. Mais le reproche le
plus grave que le P. Laberthonnière fait à Descartes, c'est de n'avoir
pas su tirer des prémisses mêmes de sa doctrine les conséquences les
plus décisives. Ce que Descartes a perçu avec plus de clarté et de vi-
gueur que personne au monde, c'est que la réalité est spirituelle, que
nous l'appréhendons là où notre conscience s'affirme par un acte inté-
rieur qui fait de nous un être personnel, que l'objet n'a pas d'existence
indépendante, et qu'il n'est par rapport à nous qu'un spectacle ou une
apparence. Sur de tels principes il fallait fonder une science des per-
sonnes et des relations interpersonnelles qui aurait eu infiniment plus
de profondeur et de valeur ontologique que la science des choses et
des lois qui les unissent. Et les choses auraient été réduites à leur véri-
table rang, qui est de fournir aux personnes des moyens d'expression
et de communication. Mais la réflexion cartésienne s'est infléchie dans
un autre sens. Après avoir affranchi l'esprit [45] humain, Descartes a
cessé de se préoccuper de sa destinée propre : il s'est contenté de re-
tourner son opération vers la terre afin qu'il nous permette de la domi-
ner. Dès lors on a vu apparaître une opposition entre la physique des
Anciens, qui est une physique de la contemplation et qui cherche dans
le monde des choses belles à voir, et la physique cartésienne, qui est
« une physique de l'exploitation », et qui cherche dans le monde des
choses bonnes à posséder. Mais ni l'une ni l'autre ne peut donner satis-
faction aux aspirations essentielles de notre conscience ; seulement
elles peuvent contribuer à la servir, à condition, il est vrai, que la pre-
mière nous montre partout autour de nous les symboles sensibles de la
vie spirituelle, et que la seconde prépare son avènement après nous
avoir permis de triompher peu à peu de toutes les entraves de la ma-
tière et du corps.

*
* *
La pensée fondamentale du P. Laberthonnière réside peut-être dans
sa distinction radicale entre les êtres et les choses. Les êtres, ce sont
les personnes qui disposent d'une initiative propre, qui veulent, qui
pensent et qui aiment. Mais les choses ne sont que les moyens dont les
personnes disposent pour s'exprimer et pour se réaliser. Or il y a deux
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 39

philosophies : l'une qui considère la réalité comme constituée par les


choses, et qui cherche son modèle dans la science dont elle devient
peu à peu la servante : l'autre qui la considère comme constituée par
les esprits et par la société que forment entre eux tous les esprits : elle
a pour méthode la réflexion sur soi, et pour moyen d'action la charité.
Au lieu de mépriser la science, elle la relève en la mettant à son ser-
vice et lui donne une signification qu'elle n'avait pas tant [46] qu'elle
demeurait isolée. Alors la liberté et la vie morale cessent d'être des
illusions ; c'est par elles que nous atteignons cette intimité secrète qui
est l'essence même du réel, et dont les objets ne sont jamais que les
manifestations ou les véhicules. Car chacun reconnaît sans doute que
le réel est là où est son intérêt le plus profond. Et il n'y a pas d'homme
qui dans ses moments les plus purs de sincérité ne soit prêt à souscrire
à ce mot naïf, si simple et si beau : « Le réel, ce n'est pas ce qu'on
touche, mais ce qui touche. »
Être savant, c'est considérer le réel comme un objet immense que
le regard peut contempler, la pensée reconstruire, la technique utiliser.
Être philosophe, c'est considérer le réel dans cette activité intérieure à
laquelle nous participons, qui fait de nous une personne et qui donne à
chacune de nos démarches une signification morale. Ce n'est pas s'en-
fermer dans la solitude de sa propre conscience ; mais c'est savoir
qu'elle ne peut pas être rompue par notre rapport avec les choses, et
qu'elle ne peut l'être que par notre rapport avec d'autres consciences.
Car nous ne pouvons pas dépasser les frontières de notre moi par la
représentation qui, si abstraite qu'elle soit, demeure toujours intérieure
à nous-même, mais seulement par cette action réelle et personnelle qui
est seule capable d'atteindre d'autres êtres hors de nous, ayant la même
indépendance que nous et la même dignité spirituelle. De là cette af-
firmation que la vérité est toujours morale ; ce qui veut dire d'abord
sans doute qu'elle n'est pas « ce qui nous apparaît naturellement, mais
ce qui nous apparaît après l'effort que nous avons fait pour nous déga-
ger de notre point de vue individuel et nous placer à un point de vue
universel » ; mais ce qui veut dire surtout que l'effort qui nous dé-
couvre l'universel est le même [47] que celui qui triomphe en nous de
l'égoïsme, et qui nous permet de former une société véritable avec
tous les autres êtres. Là où cette société commence à se former, c'est
Dieu même qui nous devient présent. Et la pensée de Dieu ne fait
qu'un avec ce parfait désintéressement qui nous empêche de nous re-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 40

garder nous-même comme un absolu, auquel nous voudrions tout ré-


duire ou tout subordonner.
Nous atteignons ici le sommet de la vie de la conscience. Après
avoir reconnu que l'être c'est le subjectif et que l'objectif est l'appa-
rence, il a fallu, à l'intérieur même du subjectif, discerner l'activité
égoïste qui nous enferme dans les limites du moi, et l'activité morale
qui nous oblige à les dépasser, mais parce qu'elle est le témoignage
d'une présence spirituelle qui ne cesse de nous inspirer, bien que nous
lui soyons souvent infidèles. Elle s'exprime déjà dans la justice, qui
oblige l'être à sortir de soi, ce qui n'est possible que par un acte de vo-
lonté qui est déjà un acte d'amour. Mais elle ne se réalise vraiment que
par la charité qui, « comme le tranchant du glaive, pénètre jusqu'à la
racine de l'être », qui est « angoisse de mort et tressaillement de vie »,
qui produit la lumière, éclaire et adoucit le mystère de l'existence et de
ses épreuves, et nous fait sentir que Dieu est là. Telle est la conclusion
de l'ouvrage, qui suffit à nous montrer pourquoi, tandis que nous ne
connaissons le monde qu'en nous opposant à lui, nous ne connaissons
Dieu qu'en nous rendant identique à lui. De telle sorte que ce qu'on
appelle le salut, c'est de devenir Dieu dans la mesure de ses forces et
de vivre soi-même de la vie divine.
On comprendra facilement maintenant combien il est vrai d'appli-
quer à la pensée du P. Laberthonnière ce qu'il disait lui-même de tout
système philosophique, que c'est toujours une certaine altitude de [48]
l'âme. Et il invoquait dans le même sens le témoignage de Boutroux :
« Les systèmes philosophiques sont des pensées vivantes. C'est en
cherchant dans les livres le moyen de ressusciter cette pensée en soi
qu'on peut espérer de les entendre. » Y a t-il un plus bel éloge que l'on
puisse faire d'un auteur, y a t-il pour lui un gage plus sûr d'immortalité
que de pouvoir le retrouver tout entier dans son œuvre, une fois qu'il a
disparu, avec la même flamme qui le brûlait, mais qui s'est changée
maintenant pour nous en une clarté apaisée, avec les tribulations qu'il
a vécues, mais qui se sont effacées et ne laissent subsister derrière
elles que le pur monument d'une liberté invincible et pourtant en re-
pos ?
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 41

[49]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
PREMIÈRE PARTIE

5
La psychologie de
la conversion

Retour à la table des matières

Il n'y a point de problème qui éveille dans la conscience plus de


susceptibilité que le problème religieux. Celui qui a la foi engage pro-
fondément son être personnel et sa destinée propre dans une relation
intime et secrète avec un être invisible : de cette relation dépendent la
valeur de chacune de ses actions et la signification de sa vie elle-
même. Celui qui n'a pas la foi n'a de confiance que dans l'objet et dans
la raison ; toute affirmation qui va au-delà dissimule à ses yeux une
illusion intérieure, une défaite de l'esprit qui cède au prestige d'une
autorité ou à la séduction d'un sentiment. On comprend donc bien
qu'ils ne puissent se regarder sans une muette interrogation qui res-
semble à un soupçon et produit en chacun d'eux une blessure : car que
peut être le plus souvent l'incroyant pour le croyant, sinon un aveugle
ou un coupable, et le croyant pour l'incroyant, sinon un être abusé et
asservi ? Ainsi le domaine religieux forme une terre réservée sur la-
quelle on ne s'aventure qu'à bon escient et quand on se sent déjà d'ac-
cord : autrement, on redoute d'être indiscret ou meurtri. Le respect que
nous gardons pour les autres hommes, le souci, affiné par l'éducation,
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 42

de ne point empiéter sur leur vie personnelle, de ne s'entretenir [50]


avec eux que de l'objet de nos préoccupations communes, ont jeté une
sorte d'interdit sur des questions qui sont pour nous trop émouvantes
et où chacun occupe souvent une fois pour toutes une position qu'il ne
discute pas.
Ainsi le monde de la raison et le monde de la foi sont devenus peu
à peu deux mondes différents entre lesquels toute communication a
disparu. Il arrive même que le croyant les dissocie à l'intérieur de sa
propre conscience sans chercher à s'enquérir du chemin qui les unit.
Cette séparation était déjà pour Descartes le moyen le plus propre à
réaliser la paix morale en nous et peut-être entre nous. Mais cette so-
lution n'est-elle pas chimérique ? L'unité de la conscience ne se laisse
pas rompre : il n'y a pas de foi véritable qui ne pense pouvoir se justi-
fier par de bonnes raisons ; et l'autorité de la raison à son tour serait
nulle si elle devait limiter ses prétentions au point de reconnaître son
incompétence partout précisément où notre destinée est en jeu. Car les
oppositions apparentes qui dressent ici les individus les uns contre les
autres sont plus superficielles qu'on ne croit : il y a en effet une cons-
cience humaine à laquelle chacun d'eux participe selon sa vocation et
selon ses forces, mais dont il retrouve en lui tous les aspects lorsqu'il
s'approfondit assez. Ainsi le sentiment religieux est un élément, non
pas de certaines consciences, mais de la conscience tout court.
On comprend donc que la psychologie ne puisse manquer de le
soumettre à son examen, bien qu'on ait contesté son droit à le faire.
C'est ce droit que cherche à défendre M. Penido au début d'un ouvrage
qu'il vient de faire paraître sur la Conscience religieuse dans la collec-
tion de Cours et documents de philosophie publiée sous la direction de
M. Yves Simon (Téqui). Il reproche en particulier à Max [51] Scheler
d'avoir considéré la psychologie religieuse comme une sorte de con-
tradiction : dans son livre sur l'Éternel dans l'homme, Scheler montre
en effet que la psychologie ne peut qu'ignorer l'essence du phénomène
religieux, puisque le propre de ce phénomène c'est, au lieu de laisser
la conscience enfermée dans ses propres limites, de l'obliger à sortir
d'elle-même, de lui donner une orientation transcendante et qui la dé-
passe. À quoi M. Penido objecte que tout acte religieux se manifeste
pourtant à l'intérieur de la conscience, et qu'il y revêt certaines formes
subjectives dont on ne peut douter qu'elles ne soient un objet pour le
psychologue. Pourtant, il ne croit point qu'ici la psychologie puisse
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 43

suffire : car une étude purement empirique du sentiment religieux ris-


querait de méconnaître ou d'abolir son originalité en le détachant pré-
cisément de ces affirmations sur l'être et sur la valeur sans lesquelles il
serait incapable de se soutenir ; elle ne peut parvenir à le comprendre
que si elle fait appel à l'ontologie et si elle accepte de s'y subordonner
de quelque manière. Or cette conclusion ne nous paraît pas aussi éloi-
gnée qu'il le pense de celle de Scheler, qui, comme tous les phénomé-
nologues, au lieu de faire de la conscience le siège de nos états, la dé-
finit comme une activité intentionnelle, tout entière dirigée vers cer-
tains objets ou certaines fins qui lui donnent à la fois son élan et sa
subsistance. Dès lors, de même qu'il serait vain d'étudier la conscience
sensible en dehors de son rapport avec la couleur et le son, sans les-
quels elle ne pourrait pas s'exercer, de même on ne saurait isoler la
conscience religieuse de son rapport avec l'absolu sans abolir en elle
le caractère qui la fait être. Ce qui suffit pour montrer que la psycho-
logie ne peut jamais être une science séparée, et que l'étude des
moindres manifestations de notre vie subjective [52] évoque le pro-
blème de notre propre situation dans l'univers et de la communion qui
s'établit entre le réel et nous.

*
* *
De là l'intérêt privilégié que possède le problème de la conversion,
qui forme la partie la plus importante du livre de M. Penido et qui
nous montre le changement radical qui se produit dans la conscience
lorsqu'elle découvre en elle une valeur absolue à laquelle elle doit
conformer sa vie et qui seule peut lui donner sa véritable signification.
Le mot de conversion peut être pris dans des sens très différents : nous
pouvons l'employer pour désigner toute réforme de notre pensée ou de
notre conduite à condition qu'elle ait quelque continuité, et rien ne
nous empêche de dire, si nous nous repentons de notre désintéresse-
ment ou d'une générosité qui nous paraît aujourd'hui mal récompen-
sée, que nous nous convertissons à l'égoïsme ou au matérialisme.
Pourtant, l'expression ici ne manque pas de nous choquer. Car
l'égoïsme et le matérialisme sont pour nous une pente à laquelle il
nous suffit de céder. Or, se convertir, c'est toujours faire effort pour se
renouveler. Le mot conversion ne reçoit son sens le plus plein et le
plus fort que lorsqu'il désigne un retour intérieur vers une activité dont
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 44

nous assumons la responsabilité et qui possède pour nous une suprême


valeur. S'il y a conversion, c'est que nous avons retrouvé un principe
qui fonde notre être et donne à notre vie sa signification : aussi
sommes-nous prêts à la sacrifier pour qu'il triomphe. Jusque-là notre
existence nous avait paru obscure, fortuite et monotone. Elle reçoit
tout à coup une lumière et un relief extraordinaires. Les moindres
événements acquièrent une surprenante plénitude. Toute conversion
est strictement [53] une renaissance. Et puisque, malgré tout, la nature
et l'habitude menacent toujours de nous entraîner, peut-être faut-il dire
que la conversion qui paraît toujours se produire d'un seul coup n'est
pourtant jamais acquise : notre vie spirituelle doit résider, si l'on peut
dire, dans une conversion continue.
Ceux qui cherchent à expliquer la conversion du dehors sans
l'avoir éprouvée trouvent toujours une immense disproportion entre
les motifs qui la provoquent et la transformation qu'elle produit dans
noire âme. Ils cherchent toujours à en diminuer la réalité ou la portée.
Un mot prononcé et cent fois entendu, une lecture qui jusque-là nous
avait laissé indifférent, une prédication dépourvue de tout éclat, tour-
nent inopinément notre pensée et notre volonté vers une vérité que
nous avions toujours portée au fond de nous-même et qui se découvre
tout à coup à nous comme le vœu secret de tout notre être. Comment
celui qui demeure étranger à une telle vocation intérieure pourrait-il
rendre compte par le simple jeu des causes et des effets d'un change-
ment si soudain et qui ressemble à la cristallisation de tous les élé-
ments épars de notre vie intime et personnelle ? On observe le même
échec dès que l'on lente d'expliquer les sentiments de celui qui aime
par les raisons de celui qui n'aime pas.
M. Penido pourtant distingue des conversions exogènes et des con-
versions endogènes : les premières semblent dépendre d'une cause
extérieure qui peut n'être qu'une occasion. Ainsi M. Delacroix nous dit
que « c'est souvent à une personne que l'on se convertit, autant qu'à
une Église ». Et l'on sait l'importance attribuée par M. Bergson à l'ap-
pel du héros et du saint. Mais de telles remarques prouvent surtout que
les hommes sont les uns pour les autres des médiateurs : or le rôle d'un
médiateur, c'est de [54] produire en nous cette révélation de nous-
même qui est l'effet d'une totalisation et d'une unification soudaine-
ment obtenues de toutes les aspirations qui sommeillaient en nous
presque à notre insu. Dans ce groupe de conversions, les plus singu-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 45

lières sont les conversions collectives, qui expriment sans doute


l'aspect grégaire de la vie humaine et montrent pourtant que l'acte le
plus personnel de chaque conscience peut devenir, dans certaines cir-
constances données, le même pour toutes. Il y a des crises collectives
de la vie religieuse qui paraissent coïncider avec certains cataclysmes,
comme si ces derniers obligeaient toutes les âmes à se replier en
même temps sur la pensée de leur origine et de leur destinée : ce qui
suffit à expliquer pourquoi on observe alors partout à la fois la même
soif de réveil, le même sentiment du péché, la même réceptivité à
l'égard de l'appel pathétique du plus humble réformateur.
Mais toutes les conversions sont endogènes de quelque manière.
Elles sont toujours méditées et préparées jusqu'à un certain point.
Quand elles semblent se produire brusquement, elles supposent ce-
pendant une longue assimilation. On surestime presque toujours le
rôle joué en elles par l'inconscient : car c'est la conscience qui forge,
éprouve, rejette et récupère tour à tour cette multiplicité de compo-
santes que la conversion finit par intégrer. Le cardinal Newman disait
que, dans sa propre évolution, il n'avait jamais éprouvé le sentiment
d'une coupure. Il arrive parfois que la conversion n'est rien de plus que
la renaissance d'une foi d'enfance. Mais la plus douloureuse et la plus
dramatique, c'est celle qui n'est elle-même que le dénouement d'un
long débat intérieur dans lequel la conscience, incapable de rester
dans l'indifférence et se portant d'emblée jusqu'à l'extrémité de l'an-
goisse, est partagée entre l'amour et la haine [55] jusqu'au moment où
le persécuteur finit par se changer en martyr.
Si on laisse de côté certaines conversions sociales où la famille,
l'intérêt, la situation jouent un rôle, et qui sont souvent plus apparentes
que réelles, il faut reconnaître que la conversion véritable est toujours
une conversion de la volonté et du cœur, qui change le sens même de
notre intention et l'inflexion de tous nos actes. On dit alors justement
que le moi éprouve l'impression d'une nouvelle naissance, soit parce
qu'il devient autre qu'il n'était, soit parce qu'il retrouve enfin l'être qu'il
était, mais qu'il avait quitté. II n'y a pas de conversion qui ne doive
atteindre le fond même de l'être, au point où il réalise sa propre unité,
où il engage sa vie dans l'absolu. C'est, pour cela que la conversion
ébranle toutes les puissances de l'âme qui lui permettent à la fois de se
justifier et de s'épanouir. Elle comporte tout à la fois des motifs intel-
lectuels et des motifs affectifs. Elle est à la fois dogmatique, c'est-à-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 46

dire qu'elle change nos croyances, et morale, c'est-à-dire qu'elle


change notre conduite. Contrairement à ce que l'on croit, si elle est
vivante, elle est toujours en acte et n'est jamais terminée. Les conver-
sions qui nous frappent le plus vivement sont celles où l'on passe de
l'infidélité à la foi, mais celles qui nous instruisent le mieux sont celles
qui se produisent à l'intérieur même de la foi, qui souvent n'est décou-
verte que lorsqu'elle était depuis longtemps pratiquée, et qui peut ac-
quérir chaque jour plus de pureté, de lumière et de ferveur.

*
* *
S'il n'y a de conversion que spirituelle, on pense parfois qu'elle ré-
side toujours dans la recherche [56] d'une compensation à l'égard de
certains biens matériels qui nous manquent ou qui viennent à nous
être retirés. Mais cette conception d'une conversion destinée à fournir
sur un autre plan une sorte de suppléance à des désirs frustrés scanda-
lise également les ennemis de la vie spirituelle et ses véritables
adeptes. En réalité, les consolations que l'on demande à la religion
sont toujours une défaite de la religion ; et. il arrive que l'amour sacré
brûle encore des feux de l'amour profane. C'est là pourtant la thèse
que la psychanalyse a reprise de nos jours en faisant de la vie spiri-
tuelle la sublimation de la vie des sens. Mais le mot même de sublima-
tion, malgré son prestige, ne doit pas nous induire en erreur ; c'est la
vie des sens qui est considérée ici comme la vie véritable ; quand la
privation l'oblige à se sublimer par l'imagination, nous n'avons plus
entre les mains qu'une illusion vide de substance ; et il est difficile
d'admettre, quand nous avons découvert son origine, qu'elle ne se dis-
sipe pas et n'engendre pas en nous le désespoir. Non point que nous
puissions jamais rompre toutes les attaches entre la vie sensible et la
vie spirituelle : celle-ci a souvent d'autant plus d'élan que l'autre avait
elle-même plus d'ardeur. Mais la question est de savoir où est pour
nous la véritable réalité : est-elle dans les sens qui demandent à l'esprit
de transférer une jouissance impossible dans de vains simulacres ?
Est-elle dans l'esprit pour lequel les sens doivent servir d'instruments
qui se changent trop souvent en obstacles ? Il n'y a point de rappro-
chement, si subtil qu'on l'imagine, entre nos deux vies, qui puisse nous
dispenser d'opter entre les deux thèses. Là est l'unique critère de la
vraie conversion. Quand le désir est sublimé il cherche à oublier la
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 47

satisfaction qui lui est refusée : peut-il y penser sans souffrir encore
d'en être privé ? Au contraire, quand [57] le désir est vraiment spiri-
tualisé, il ne pense aux satisfactions dont il est délivré que pour souf-
frir d'y avoir cédé. Il ne suffit pas de dire que l'objet de la passion s'est
purifié : c'est l'âme tout entière qui s'est purifiée de la passion. Ainsi
l'amour sensible et l'amour mystique, au lieu d'être dans le prolonge-
ment l'un de l'autre, sont de sens contraire : et si l'amour courtois s'ex-
prime souvent dans les termes de l'amour mystique, on oublie, selon
M. Bergson, que c'est l'amour qui a commencé par emprunter à la
mystique sa ferveur, ses élans, ses extases : « en utilisant le langage
d'une passion qu'elle avait transfigurée, la mystique n'a fait que re-
prendre son bien. » La psychologie de la conversion montre assez
clairement que nous ne pouvons pas dissocier l'exercice de nos fonc-
tions psychologiques de nos conceptions métaphysiques, c'est-à-dire
de notre relation avec l'absolu. Inversement, il n'y a pas d'illumination
qui puisse se produire en nous ni de grâce surnaturelle qui puisse nous
être infusée autrement qu'en utilisant les voies psychologiques. Sans
doute faut-il dire de la conversion à la fois qu'elle met en jeu toutes les
ressources de la conscience et qu'elle les transcende : la psychologie
scientifique met souvent sur le compte du subconscient les effets que
le croyant attribue à la grâce ; mais le subconscient peut encore être
pour lui le véhicule de la grâce. Retenons sur ce point le texte remar-
quable du P. de Condren : « Plus la vertu de Dieu est pure dans les
âmes et moins elles la sentent ; car Dieu, et tout ce qui est vraiment
divin, est insensible et incompréhensible ; et nous ne saisissons que ce
qui est nôtre ou conforme à nous et à nos puissances sensuelles ou
intellectuelles. » Mais dans tous les cas l'essence de la conversion re-
ligieuse c'est de transformer l'anthropomorphisme de la conscience en
théocentrisme. M. Penido fait remarquer [58] que le propre de l'an-
thropocentrisme, c'est de produire une exaltation du moi (eritis sicut
dii), une exigence de totale autonomie (non serviam), un refus de re-
connaître la misère et l'insuffisance de la créature, un transfert de la
notion d'absolu de Dieu à l'homme. Au contraire la conversion reli-
gieuse suppose toujours « la conscience fruste ou délicate d'une indi-
gence ou d'une dépendance ». D'une manière plus générale, peut-être
faut-il dire que le caractère commun de toutes les conversions, c'est de
nous obliger à penser que la vérité implique toujours un acte de su-
bordination. Toute satisfaction que le moi pourra éprouver cesse d'être
le but de sa recherche, pour devenir l'effet de cette subordination. Non
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 48

point que la liberté alors soit abolie, mais nous sentons, comme le
voulait Newman, qu'il ne peut y avoir d'autre liberté pour nous que
celle qui nous rend captif de la vérité.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 49

[59]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
PREMIÈRE PARTIE

6
La métaphysique de
Paul Decoster

Retour à la table des matières

Paul Decoster vient de mourir, tout jeune encore, très peu de temps
après avoir abandonné sa chaire de l'université de Bruxelles, en nous
laissant quatre petits ouvrages seulement : la Réforme de la cons-
cience, le Règne de la pensée, Acte et Synthèse, De l'unité métaphy-
sique, dont le dernier porte en sous-titre « Épilogue philosophique »,
et qui sont les témoignages les plus émouvants d'une existence consa-
crée à la méditation la plus pure et la plus austère, soutenue par une
foi incomparable dans la puissance de l'esprit et dans la valeur su-
prême de cet acte de penser dont dépendent à la fois la signification
du réel et la gravité de la vie.
La réflexion philosophique se réduisait pour lui à 1'« action spiri-
tuelle prise dans toute son intégrité ». Il y a en chacun de nous des
marques de la nature individuelle, des états qui relèvent de la sensibi-
lité, et qui traduisent notre limitation plutôt que notre puissance : mais
notre dignité consiste seulement dans l'exercice de la pensée, qui est,
par rapport à notre nature, une faculté de redressement dont l'usage est
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 50

toujours entre nos mains. Or la philosophie, c'est l'analyse de la pen-


sée, analyse qui met à nu la synthèse même par laquelle cette pensée
[60] s'élabore. Il n'y a de positif en nous que l'acte par lequel nous
pensons : l'affectivité n'est rien de plus que la pensée proprement dite
au moment où elle se sent momentanément dépassée et fascinée par
l'excès de sa richesse, ce qui explique l'illusion par laquelle nous la
considérons comme plus riche que la pensée elle-même, alors qu'elle
est seulement la promesse d'une pensée qui ne s'est point encore ac-
complie. Cette pensée est omniprésente. Son origine est partout et
nulle part. Elle se multiplie par elle-même à l'infini. Elle est à l'égard
d'elle-même le principe de son propre dépassement, une source de di-
versité et d'unité à la fois, qui, par sa seule opération, engendre la joie
de la conscience. Cette activité spirituelle est proprement « poétique »
au sens le plus fort et le plus beau que l'on puisse donner à ce mot, et
la métaphysique est une sorte de poésie sans images où l'auteur et son
œuvre s'identifient. Cette activité se conquiert et se possède à propor-
tion de l'intensité même de son effort. La joie qu'elle nous donne est
inséparable de l'inquiétude dont elle sort, mais dont elle nous délivre,
et qui n'est que la pensée elle-même privée de stabilité, et se cherchant
avant de s'être trouvée. Mais cette pensée qui se réalise par une purifi-
cation indéfiniment poursuivie à l'égard de tous les objets de l'opinion
est seule capable, grâce à la perfection de cette ascèse, de nous décou-
vrir l'unité métaphysique suprême à laquelle tout le réel est suspendu.
Par opposition à la critique philosophique, qui, comme on le voit
chez Kant, part d'une connaissance déjà faite pour la soumettre à
l'examen, la métaphysique est la génération même du vrai. Elle ne naît
pas d'un problème déjà posé et qu'elle cherche à résoudre : elle se
place d'emblée sur un plan où la notion même de problème s'évanouit.
Elle est l'esprit [61] dressant sa propre généalogie, l'intelligence se
produisant elle-même en même temps qu'elle produit la totalité de
l'intelligible. Toute métaphysique authentique doit exprimer une pro-
cession de tous les aspects du réel à partir d'un principe initial dont ils
émanent ou auquel ils participent. Les deux métaphysiciens les plus
purs sont sans doute Spinoza et Plotin. Mais il n'y a proprement méta-
physique que dans la découverte de cette source suprême d'où jaillit,
tout ce qui est. C'est elle que Plotin appelle l'Un, et Spinoza la Subs-
tance ; c'est elle que Fichte et déjà Aristote ont désignée par le mot
d'Acte, le plus beau et le plus pur de la langue philosophique. La mé-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 51

taphysique passe infiniment en rigueur la poésie et la mystique, mais


elle suit les mêmes chemins. elle est comme elles unitive et créatrice ;
et, comme elles, elle introduit notre vie dans l'absolu par cette sorte
d'abolition de toute dualité entre le dehors et le dedans, entre l'indivi-
duel et l'universel, dont elle nous donne une expérience qui recom-
mence toujours. Elle ne cesse de renaître quand on croit qu'elle a suc-
combé : et les critiques de la science ne valent pas plus contre elle que
contre la poésie ou la mystique. Mais il est inévitable qu'elle apporte
aux uns la présence même du réel, et qu'elle ne soit pour les autres
qu'un rêve sans consistance. Car il y a peut-être, selon Paul Decoster,
une cécité métaphysique analogue à la surdité musicale et invincible
comme elle. Mais faut-il s'en plaindre, ou reconnaître qu'il existe une
métaphysique sans technique, et que tout homme est métaphysicien
sans le vouloir dès que la vie devient pour lui sérieuse, c'est-à-dire
qu'il s'engage lui-même d'une manière absolue au moment de penser
ou d'agir ?
Loin de nous transporter au-delà de toute expérience, le propre de
la métaphysique c'est de nous [62] établir d'abord dans une expérience
suprême, à la fois primitive et permanente, et dont toutes les autres
dépendent. Cette expérience doit être pleinement intérieure à elle-
même. Elle n'est donc pas celle d'un être, qui serait toujours extérieur
à l'opération qui le saisit. Elle ne peut être que celle d'un acte s'ac-
complissant et se réduisant à son exercice pur. Mais il faut que cet
acte soit un acte de l'intelligence, faute de quoi il n'aurait pas d'intério-
rité véritable : il serait semblable à une force de la nature, il n'aurait
d'acte que le nom. Nous voici donc ramené, semble-t-il, au « Je
pense » de Descartes ; mais il faut, ici, redoubler d'attention, car dans
ce « Je pense » P. Decoster refuse de subordonner la pensée au « je »
pensant. C'est le contraire même qu'il prétend faire. Car il y a une pré-
éminence de la cogitatio sur le cogito ; loin de dire que c'est la réalité
du sujet qui fonde la possibilité de la pensée, nous dirons que c'est la
réalité de la pensée qui fonde la possibilité du sujet. On trouve ici une
opposition décisive à l'égard de toute espèce de subjectivisme. Le moi
est dépassé. L'émotion que j'éprouve en découvrant dans ma pensée
une existence qui est la mienne, et qui est la racine de cette angoisse
où nos contemporains croient découvrir la véritable révélation méta-
physique, se trouve reléguée sur un plan exclusivement psycholo-
gique. De même nous sommes affranchis de la dualité de l'objet et du
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 52

sujet. Enfin, la pensée, qui pour la plupart des hommes est un fruit de
la vie, se met elle-même au-dessus de la vie et se l'assujettit.

*
* *
P. Decoster ne faisait aucune concession à l'indolence naturelle du
lecteur ; il professait que le propre [63] d'une pensée rigoureuse est
d'être d'un accès difficile. La doctrine qu'il nous apporte ne saurait être
comprise sans cette sorte de parfaite attention dont elle espérait four-
nir le juste loyer. Il serait indigne de lui de tenter de la rendre popu-
laire en consentant à la rabaisser et à la défigurer. Ce qu'il entreprend
de nous faire saisir, c'est un acte qui n'est qu'acte, qui se donne à lui-
même sa propre présence, qui est d'une parfaite transparence, d'une
parfaite pureté, qui n'est souillé ni obscurci par aucun sujet dont il dé-
pend, par aucun objet auquel il s'applique, par aucun temps dans le-
quel il se déploie, qui est au-dessus de toutes les oppositions et de
toutes les alternatives. Mais un tel acte, loin de nous apparaître
comme inerte et stérile, loin de suspendre nos mouvements ou de les
rendre inutiles dans l'unité sublime de son opération, doit être regardé
comme une origine aussi bien que comme une fin, comme un point de
départ aussi bien que comme un point d'arrivée. L'expérience que
nous en avons est une expérience « prégnante ». Il porte en lui une
fécondité indéfinie, une procession qui lui est identique, une commu-
nication incessante avec soi qui est son être même, une synthèse qui
l'exprime au lieu de l'enrichir, et, comme le dit P. Decoster, une « mé-
diation » qui lui est immédiate et qui s'incorpore à la perfection de son
exercice au lieu de la dégrader ou de la corrompre. Il n'y a point de
degrés de l'acte ; car il n'y a nulle part dans le monde de puissance, ni
de vertu occulte. Mais la médiation est elle-même toujours en acte. La
dialectique en est l'approfondissement ; elle n'est ni une déduction ni
une construction. Car les choses sont toutes au même niveau : et la
procession est tout entière simultanée. Mais chacun de ses moments
ouvre à ma pensée une perspective sur l'acte même qui la pose. Ce qui
permet de comprendre en quoi [64] consiste cette synthèse concrète
où l'acte et le moment viennent s'unir : elle est le lieu géométrique
dont chaque moment est la projection.
Ce moment, cette perspective introduisent un monde d'opinion et
d'imagination, où l'on voit une intériorité diffuse commencer à se for-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 53

mer autour d'un centre qui est la conscience. Mais alors cette philoso-
phie si abstraite prend un caractère vivant et presque dramatique ; car
dès que la conscience subit l'ascendant de l'opinion elle aspire à s'en
libérer. Elle entreprend aussitôt un mouvement de conversion afin de
retrouver cette unité intrinsèque, vers laquelle il est impossible qu'elle
se tourne sans considérer comme une chute l'état où l'opinion la ré-
duit. Elle cherche la voie du salut précisément parce qu'elle sent le
poids de cette opinion où elle retombe sans cesse. C'est le dialogue de
l'opinion et de la conversion qui est la vie même de la conscience :
celle-ci oscille sans cesse de l'une à l'autre dans un rythme où chacune
marque tour à tour le temps fort.
P. Decoster se plaisait à montrer comment toute perspective se réa-
lise par l'intermédiaire d'une évocation, qui, sans abolir la simultanéité
foncière du réel, nous permet de comprendre la signification profonde
du mythe platonicien de la Réminiscence. La distinction même de la
perception et de la mémoire était pour lui un effet de la perspective,
comme on le voit, disait-il, dans l'exemple de « mon ami qui fut tué à
la bataille de la Marne, et dont je n'appris la mort qu'à l'armistice. Il
fut présent à mon esprit la guerre durant comme l'interlocuteur des
entretiens futurs dont j'espérais fermement relier le fil à nos entretiens
passés ». De même il y a en moi une mémoire expresse qui prête à la
mémoire latente le reflet de sa propre présence, et je n'ai le droit de
dire de telle ombre qu'elle fut que par un acte créateur [65] de mon
imagination. Bien plus, cette conversation que je noue avec vous est
tout entière en vous, ou en moi, bien que chacun de nous à tout instant
semble s'effacer devant l'autre pour attendre sa réponse. Et la commu-
nication la plus profonde qui s'établit entre mon esprit et un autre es-
prit n'est que l'incarnation en lui d'un sentiment que j'éprouve, d'un
souvenir tenace, d'un espoir ou d'une attente passionnée.
Mais l'inquiétude est l'effet de cette ascèse intellectuelle qui va de
ce qui est donné à ce qui ne saurait l'être. Et elle est la promesse d'une
clarté intérieure qui doit illuminer l'expérience tout entière : il faut
qu'elle se convertisse en une joie qui ne se déploie qu'en pénétrant une
donnée dont le propre de l'inquiétude était précisément de chercher à
nous affranchir. Mais « la joie est une présence intime et familière de
chaque chose à toutes les autres, et de toutes à chacune ». C'est elle
qui engendre toute la poésie du monde ; et la poésie est l'expression la
plus immédiate, la plus nuancée, la plus singulière de ce qu'il y a dans
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 54

le réel de plus universel et de plus profond. Elle réside dans le senti-


ment d'une universelle intimité. Tandis que la science reste encore au
niveau de l'opinion et cherche seulement à la neutraliser et à la décolo-
rer, afin de faire l'économie d'une conversion, il y a au contraire entre
la poésie et la métaphysique une parenté que tout le monde ressent.
Une même conversion vers la transcendance se retrouve dans toutes
les formes de l'art, où elle triomphe de l'imagination en empruntant les
voies de l'imagination elle-même. Et P. Decoster parlait admirable-
ment de la musique, en particulier de celle de Bach dont le secret rési-
dait pour lui dans la réalisation sonore de cette idée qui était au cœur
de sa propre conception métaphysique : à savoir dans « une [66] mys-
térieuse réversibilité des rapports de succession et de simultanéité ».
Mais ne faut-il pas dire dès lors que c'est dans la mystique que la
conversion trouve son expression la plus pure et la plus parfaite, là où,
comme chez saint Jean de la Croix, la nuit se change en lumière, la
sécheresse en plénitude, et le renoncement en charité ? Or il est incon-
testable que Paul Decoster mettait la métaphysique au-delà de la mys-
tique. Et même la dialectique était pour lui la ruine de l'extase. Le
mystique fait appel à une expérience déterminée dont le métaphysi-
cien ne peut pas se contenter ; celui-là se repose dans une union que
celui-ci dépasse toujours. Il ne cesse d'interroger une absence qu'au-
cun don venu du dehors ne peut jamais remplir. Il ne subordonne la
pureté de l'acte intellectuel à aucun objet qui viendrait le terminer.
Tout absolu qu'il pourrait posséder le ferait retomber dans le monde
de l'opinion. La purification qu'il cherche à obtenir n'est possible que
par une négation sans cesse recommencée. Il est l'apôtre de l'ascèse
infinie. Par contre, la mystique n'est plus alors qu'une joie poétique
élevée à une puissance plus haute, et, comme elle, une sorte de nature
transfigurée.
Telle est cette doctrine, dont on voit l'austérité et l'intransigeance,
qui, pour mieux assurer le règne de la pensée, tourne le dos à la vie,
sacrifie toujours la pensée pensée à la pensée pensante, cherche à re-
monter jusqu'à la source première de toute spiritualité, et ne s'en
éloigne que pour devenir sensible aux souillures qui la menacent plu-
tôt qu'à l'abondance intarissable de ses créations. En nous transportant
toujours au-dessus de la dualité de l'objet et du sujet, on peut se de-
mander si l'acte de pensée ne risque pas de s'abolir dans cette exces-
sive pureté, si dans sa forme la plus pleine et la plus parfaite il [67]
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 55

consiste à dépasser l'objet ou au contraire, comme le montrent tant


d'analyses si fines, à le pénétrer et à l'illuminer, si enfin il exclut la
personne ou si au contraire il la fonde, ainsi que Paul Decoster lui-
même paraît le suggérer en disant que c'est l'individu qui appartient au
monde de l'opinion, tandis que la conversion est le privilège de la per-
sonne. Et peut-être pourrait-on dire, en utilisant son propre langage,
que la personne c'est la conversion s'accomplissant, et qu'elle ne dis-
paraîtrait que dans la conversion accomplie : ce qui serait alors un re-
tour à cette même idolâtrie qu'il s'agissait pour lui de bannir.

[68]
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 56

[69]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

DEUXIÈME
PARTIE

Retour à la table des matières

[70]
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 57

[71]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
DEUXIÈME PARTIE

1
Les habitudes
et la vie de l’esprit

Retour à la table des matières

Il n'y a point de problème qui intéresse plus directement l'idée que


nous devons nous faire de nous-même et de notre propre développe-
ment que celui de la naissance des habitudes, de l'esclavage où elles
nous tiennent et de la puissance qu'elles nous procurent. Tantôt les
habitudes s'insinuent en nous à notre insu et pour ainsi dire malgré
nous : quand nous découvrons leur présence, nous sommes humilié
d'être devenu le jouet d'un mécanisme que nous ne contrôlons plus ;
tantôt, au contraire, notre volonté elle-même prend en main leur for-
mation, surveille leur croissance, cherche à vaincre les résistances que
la nature leur oppose et, grâce à elles, essaye de faire de notre vie tout
entière un apprentissage ininterrompu. Tantôt, nous repoussons toute
solidarité avec l'habitude et, en nous excusant d'y avoir cédé, nous
voulons suggérer que notre moi s'est laissé surprendre, mais qu'il ne
s'est point engagé lui-même avec sa faculté de décider et. de choisir ;
tantôt il nous semble que notre véritable nature se traduit par nos dé-
marches les plus habituelles, tandis que les actes isolés qui dépendent
étroitement de notre attention comportent plus d'apprêt [72] et plus
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 58

d'artifice. Tantôt l'habitude endort et éteint par degrés la conscience ;


tantôt elle 1'aiguise et l'exalte, en nous apprenant à voir ce qui sans
elle n'aurait point retenu le regard. Tantôt elle est « l'étrangère » dont
nous ne reconnaissons ni la voix ni les pas ; tantôt nous abritons en
elle avec infiniment de douceur et de complaisance notre vie la plus
intime et la plus personnelle. Aussi l'habitude semble-t-elle impossible
à saisir. On l'a comparée à Protée. Dès qu'elle nous a montré un de ses
visages, elle nous le dérobe aussitôt pour nous révéler un autre visage
tout opposé.
Et pourtant, si l'homme peut exercer une action sur sa propre na-
ture, ce ne peut être que par l'acquisition d'habitudes nouvelles. Mais
la valeur de l'habitude dépend de la valeur de l'acte volontaire qui lui a
donné naissance : or la volonté est toujours capable de se reprendre et
de se réformer ; on a même pu prétendre qu'elle ne progresse qu'à
condition d'être en état perpétuel de reniement à l'égard d'elle-même.
Dans l'habitude, elle se stabilise ; et s'il faut qu'elle consolide chacune
de ses démarches afin de pouvoir les dépasser, il arrive qu'en croyant
forger des instruments à son service elle élève des obstacles qui la re-
tiennent et la paralysent. Dans la plupart de nos besognes, l'habitude
reste notre soutien. Mais on en peut faire le meilleur usage ou le pire,
selon qu'elle devient le moyen de notre perfectionnement ou une dé-
faite qui dispense notre volonté de s'employer.
Mieux qu'aucun autre phénomène, l'habitude semble capable de
projeter quelque lumière sur la signification de ce monde changeant
dans lequel notre vie se trouve engagée. Nous la voyons en effet se
former sous nos yeux et produire sous nos yeux une modification de la
nature. Or toute modification [73] est une création partielle. L'habi-
tude ne va-t-elle point, nous révéler, comme Pascal l'avait pressenti, la
loi selon laquelle la nature se crée elle-même éternellement ? On peut
dire en un sens que tous les efforts de la doctrine de l'évolution au
cours du XIXe siècle ont eu pour objet de justifier cette idée. On se
heurte alors, il est vrai, au problème du temps : il faut montrer com-
ment le temps peut permettre à une action momentanée, à un pur
« événement », au lieu de se dissiper après avoir été de s'inscrire dans
la durée et de faire naître en nous une aptitude qui peut rester cachée,
mais qui est capable désormais de s'exercer spontanément. Le pro-
blème des rapports entre la nécessité et la liberté à son tour se renou-
velle ; car si au lieu de considérer la nécessité comme la loi primitive
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 59

à laquelle les choses obéissent, avec laquelle la volonté doit composer


et dont elle s'affranchit par degrés, on se représente la régularité qui
règne dans l'univers sur le modèle des habitudes qui se forment peu à
peu dans notre corps, le principe même d'où dépend tout notre univers
ne peut être alors qu'une activité spontanée semblable à notre volonté,
et la nécessité naturelle n'exprime rien de plus que l'ordre stratifié de
ses différentes opérations.
On ne s'étonnera donc pas que le problème de l'habitude ait sollici-
té la réflexion de tant de penseurs qui ont vu en elle le point d'attache
entre la liberté et le destin, entre notre propre initiative et un méca-
nisme matériel dont elle se détache sans cesse et où sans cesse elle
retombe. On se rappelle le mémoire consacré par Maine de Biran à
l'Influence de l'habitude sur la faculté de penser (Alcan), dans lequel,
avec autant de gaucherie que de pénétration, il réalisait la distinction
aujourd'hui classique entre les habitudes passives et les habitudes ac-
tives. Habitudes [74] passives, celles de la sensibilité, qui émoussent
peu à peu sa délicatesse, la rendent de plus en plus indifférente aux
excitations qui d'abord l'avaient ébranlée, mais font apparaître en elle
un besoin croissant de ces mêmes excitations, qui ne peuvent plus la
satisfaire. Habitudes actives, celles qui dérivent de l'exercice de nos
opérations, qui affinent et fortifient nos facultés, qui diminuent notre
effort et rendent toutes nos démarches plus souples, plus précises et
plus parfaites. À vingt-cinq ans, dans une thèse de doctorat illustre par
sa brièveté et par l'éclat de ses formules, et qu'il avait intitulée De
l'Habitude (Alcan), Ravaisson reprenait la thèse biranienne afin de
montrer comment l'habitude nous découvre, entre la nécessité et la
liberté, la continuité d'un même développement, une sorte de « spirale
dont le principe réside dans la profondeur de la nature et qui achève
de s'épanouir dans la conscience ». Enfin, dans un livre récent, M.
Jacques Chevalier n'a pas craint de s'attaquer de nouveau à l'Habitude
(Boivin) afin de la confronter avec les résultats de la science contem-
poraine, avec la loi de l'inertie, avec la loi de l'usure, avec la loi biolo-
gique de l'adaptation, avec la valeur juridique de la coutume, afin
d'opposer aux habitudes corporelles par lesquelles nous triomphons
des résistances de la matière, les habitudes spirituelles par lesquelles
notre conscience devient capable à sa manière « d'imiter l'éternité de
l'acte pur ».
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 60

*
* *
C'est cette opposition entre les habitudes du corps et les habitudes
de l'esprit que nous voudrions surtout approfondir. Appelons du nom
de matière tout ce qui, au lieu d'être un principe d'action, est l'objet
[75] d'une action, tout ce qui nous résiste et peut subir notre em-
preinte.
Le caractère essentiel de la matière, c'est la passivité. Pourtant, de-
vant une activité toute-puissante, la matière s'évanouirait dans une in-
finie malléabilité : l'acte et le produit de l'acte se confondraient ; il n'v
aurait plus d'intervalle entre le dessein et le succès. Au contraire, notre
activité limitée ne peut acquérir son indépendance que parce qu'un
univers lui est opposé sur lequel elle assure son règne par degrés. La
matière est donc une donnée qui n'est pas notre œuvre. Et elle doit être
engagée dans le temps afin que nous puissions l'appréhender, lui im-
poser notre marque et nous éprouver nous-même en la conquérant,
sans jamais pourtant réussir à l'annihiler, puisqu'elle est la condition
même de notre existence individuelle. Il y a donc ambiguïté à dire,
comme on le fait trop souvent, que le temps est le lieu de l'esprit
comme l'espace est le lieu de la matière : outre que le temps et l'es-
pace sont plus inséparables qu'on ne croit, le temps caractérise la ma-
tière mieux encore que l'espace, qui du moins nous donne une image
sensible de l'éternité. Le temps, au contraire, ne peut appartenir à un
être que dans la mesure où celui-ci est essentiellement insuffisant, où
il n'apparaît que pour se dissiper aussitôt. Il est donc par excellence la
propriété de la matière : notre existence est temporelle dans la mesure
où elle est finie et matérielle, et le propre de la pensée est précisément
de résister à son écoulement indéfini. Elle y réussit de trois manières :
d'abord en reconstituant sous une forme spirituelle le souvenir du
temps aboli, ensuite en nous donnant dans la prévision une possession
anticipée du futur, enfin en nous établissant dans la jouissance de cer-
tains biens qui, étant inséparables de notre propre [76] essence, se re-
nouvellent sans s'altérer à travers tous les changements des événe-
ments.
Quant à l'habitude, elle est un phénomène mixte dans lequel le
corps est à la fois dominateur et dominé. C'est la faiblesse de notre
volonté temporelle de ne pouvoir accomplir que des actions momen-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 61

tanées et qui s'effacent aussitôt accomplies. Mais il n'y a de périssable


en elles que la forme corporelle dont elles ont été revêtues. Elles sub-
sistent toutes à la fois dans l'indivisibilité du vouloir qui leur a donné
naissance : c'est seulement si ce vouloir venait à se renoncer lui-même
que notre vie se disperserait en une succession d'événements indépen-
dants. Entre ces deux extrêmes l'habitude introduit ses opérations spé-
cialisées : elle hausse en un sens la matière jusqu'à l'esprit qui la modi-
fie et qui assure à la modification qu'il lui imprime une sorte de per-
manence. C'est en s'incorporant à la matière que l'esprit lui commu-
nique cette puissance dégradée par laquelle elle tend à conserver la
modification qu'elle a reçue, en résistant, il est vrai, aux nouvelles
modifications qu'elle pourrait recevoir. Ainsi, s'il faut voir dans l'iner-
tie de la matière un effet de la tendance de l'être à persévérer dans son
être, cette tendance ne peut pas être elle-même une propriété de la ma-
tière. C'est la propriété d'une activité qui, en pénétrant la matière, la
sauve elle-même d'un perpétuel anéantissement.
Intermédiaire entre un acte et un état, l'habitude est une pure puis-
sance, issue de l'acte, et qui, en le répétant, semble vouloir le trans-
former en état. Intermédiaire entre l'instant où tout acte particulier
s'accomplit et l'essence éternelle où cet acte puise son efficacité, elle
dure, comme si elle voulait à la fois retenir ce qui passe et esquiver
tous les dangers d'une aventure nouvelle.
[77]
Ainsi, ce n'est pas dans la matière qu'il faut chercher le principe de
l'habitude, mais plutôt dans une activité initiale qu'elle brise en méca-
nismes séparés. Seulement la matière est son véhicule. Sans la ma-
tière, elle ne pourrait acquérir aucun de ses caractères : ni sa forme
particulière et spécialisée, puisqu'une activité sans résistance est indé-
terminée et inépuisable, ni sa faculté de répétition, puisque la vie de
l'esprit est une invention perpétuelle, ni sa potentialité tantôt retenue et
tantôt manifestée, puisque la conscience ne peut avoir de réalité qu'au
moment même où elle s'exerce. Ravaisson dit admirablement que
« c'est dans le courant ininterrompu de la spontanéité involontaire
coulant sans bruit au fond de l'âme que la volonté arrête des limites et
détermine des formes ». Ce sont ces formes limitées qui constituent
nos corps. Mais un corps n'est qu'un mouvement habituel qui s'est en
quelque sorte immobilisé. Les gestes les plus variés qu'il semble ca-
pable d'accomplir ne sont que des variations sur le même thème fon-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 62

damental : on trouve en eux tantôt une sécheresse et une raideur qui


montrent que la vie s'en est presque retirée, tantôt une grâce onduleuse
par laquelle la vie témoigne encore de sa présence, qui les anime, les
illumine et rend insensibles toutes les chaînes de la matière.
Mais si c'est l'habitude qui modèle la matière de manière à y im-
primer la forme des corps, n'est-il pas contradictoire de parler des ha-
bitudes de l'esprit ? Si l'esprit élève la matière jusqu'à lui, en lui impo-
sant une configuration qui est la trace de ses propres opérations, en
l'obligeant à imiter elle-même le mouvement dont il l'a d'abord ébran-
lée, il se rabaisserait à son niveau s'il se laissait emprisonner par les
mécanismes qu'il a laissés en elle. Comme le créateur ne reçoit pas de
sa création la loi même [78] qu'il lui a donnée, il faut que l'esprit se
refuse à l'habitude pour ne point trouver la mort dans le succès même
qu'il vient d'obtenir. Sans doute il est vrai de dire que l'esprit ne peut
pas se délivrer du corps, qui est l'instrument même de son activité, ni
s'arracher à l'univers matériel qui fournit à cette activité l'objet auquel
elle s'applique et l'épreuve qui la juge. Aussi ses différentes facultés
s'exercent-elles par l'apprentissage. Mais que l'on ne s'y trompe pas :
ce n'est pas l'esprit lui-même qui reçoit la marque de l'habitude ; c'est
l'organisme qui se plie à certains mouvements délicats, pour faciliter à
l'esprit l'accomplissement de telles besognes particulières, pour rendre
la matière perméable à certaines influences qu'il veut exercer sur elle.
Cet apprentissage même est dangereux : il n'y a pas de mathématicien,
d'artiste, de philosophe qui ne doive se défendre contre ses effets et
qui ne risque de confondre, dans certains moments de défaillance, les
ressources de l'habileté avec les touches plus subtiles qui préludent à
l'invention.
Faudra-t-il donc opposer l'habitude à l'invention ? Et se bornera-t-
on à découvrir dans l'univers une double pente selon laquelle l'activité
tantôt retourne à l'automatisme, tantôt l'utilise, mais pour le dépasser
et pour s'en délivrer ? Notons que ce besoin perpétuel d'inventer est la
marque d'une inquiétude qui ne pourra jamais s'apaiser, d'une ambi-
tion qui ne pourra jamais se satisfaire. La condition humaine nous
oblige-t-elle donc à opter entre une sécurité où notre conscience doit
finir par se dissoudre et une instabilité qui empêche l'esprit de rien
posséder, puisqu'il renonce à ses conquêtes dès qu'il les consolide et
qu'il ne peut avancer qu'en trouvant devant lui le même manque qu'il
lui faut toujours essayer de combler ? C'est ici que nous voyons appa-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 63

raître [79] une forme nouvelle d'habitude qui explique le charme de


cet étal, l'impression qu'il nous donne de nous établir et de cesser d'er-
rer. C'est un état de familiarité avec nous-même et avec le monde dans
lequel, si nous ne nous laissons point envahir par les mécanismes,
nous ne mettons pas non plus toute notre industrie à les multiplier
pour les utiliser. C'est un état, éveillé de la conscience, allègre et ac-
cueillant, plein de simplicité et de confiance, toujours prêt à recevoir
et à donner. On découvre en lui tous les avantages de l'habitude : la
continuité, la disponibilité, la paix tranquille de la possession ; il
trouve la matière d'autant plus ductile qu'il cherche moins à la forcer.
Il tient toutes les promesses de l'invention : il n'est avide ni de pitto-
resque, ni de nouveauté, ni même d'accroissement, persuadé qu'il y a
autour de nous dans les choses les plus humbles une présence infinie
qui ne cesse de nous être donnée. Car c'est avec leur essence qu'il
communique : il n'y a que les apparences qui se fanent et qui vieillis-
sent.
Ces habitudes supposent donc une présence constante de l'esprit à
lui-même et par conséquent à tout ce qui est : elles résident dans une
activité pleine de désintéressement, qui ne cherche ni à capter les suc-
cès ni à les étendre, qui est assurée de toujours trouver autour d'elle
assez d'occasions pour s'exercer, toutes à sa mesure, à condition
qu'elle veuille y répondre, sans cesse nouvelles, bien que sa disposi-
tion intérieure n'en soit pas altérée. Une telle activité n'a point d'autre
secret que d'utiliser dans ses démarches les plus communes la totalité
de nos ressources spirituelles, au lieu de les diviser selon les artifices
du désir et de la technique. Et c'est parce qu'elle forge à mesure l'ins-
trument dont elle a besoin qu'elle paraît se passer de tout instrument.
Ainsi, il y a une attention habituelle qui ne choisit [80] point son
objet, mais qui consent à toutes les sollicitations que le spectacle du
monde ou notre propre vie intérieure ne cessent de lui offrir ; elle voit
chaque chose selon la perspective qui lui convient et avec le relief que
lui donne sa relation avec nous ; elle ne sacrifie jamais l'immédiat et le
prochain à quelque objet curieux ou éloigné ; elle est plus soucieuse
de ne rien laisser perdre de la lumière naturelle qui éclaire nos actes
quotidiens que de projeter une lumière d'emprunt sur des mystères qui
séduisent l'imagination. Il y a un amour habituel que le temps n'use
point, qui n'a pas besoin de changer d'aspect, de s'enrichir, ni de s'ai-
guiser, qui jouit de sa permanence et de sa sécurité, qui ne cesse à la
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 64

fois d'attendre et d'admirer que tous les événements viennent le con-


firmer et qui ne demande rien de plus que le bonheur de demeurer ce
qu'il est ; tout progrès lui paraît impossible et ne pourrait faire autre
chose que le troubler ; tout fait inespéré qui lui servirait de témoi-
gnage détournerait un regard qui n'éprouve d'intérêt que pour le sen-
timent pur. Il y a une vertu habituelle qui est également éloignée de la
bienfaisance mécanique et de la tension ou de l'effort ou de l'hé-
roïsme : elle détruit, selon Ravaisson, dans le cœur de celui qui fait le
bien, les émotions passives comme la pitié, mais pour y développer
l'activité secourable et les joies intérieures de la charité. La religion
elle-même reconnaît l'existence d'une grâce habituelle dans laquelle
l'union de l'être avec Dieu ne se trouve pas réalisée par des actes sépa-
rés et indépendants ; elle a à peine besoin d'être sentie ; elle doit assu-
rer la tranquillité de l'âme, au lieu de la briser par une crise ; elle libère
en nous une nature spirituelle à laquelle notre nature corporelle de-
vient docile, au lieu d'être rebelle.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 65

[81]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
DEUXIÈME PARTIE

2
Les aptitudes mentales

Retour à la table des matières

Il n'y a pas sans doute de problème plus mystérieux, ni qui suscite


en nous plus de curiosité, que celui des aptitudes mentales. Elles diffè-
rent d'un individu à l'autre. Chez le même individu il est difficile à la
fois de les reconnaître et de les distinguer les unes des autres. Parfois
elles paraissent absolument indépendantes ; parfois elles s'accordent et
se soutiennent d'une manière si étroite que l'originalité de chacune
d'elles semble s'abolir. On ne peut en juger que par leurs effets : mais
ces effets ne se manifestent, pas toujours. Elles constituent le secret de
chaque être, mais un secret qui lui échappe, aussi bien qu'aux autres,
aussi longtemps que certaines circonstances ne l'obligent pas à se tra-
hir. Ces aptitudes, pourtant, nous aurions le plus grand intérêt à les
discerner afin d'en régler l'emploi. Il arrive à chacun de nous, dans la
tache qui lui est imposée, de dépenser beaucoup d'efforts pour pro-
duire un résultat médiocre et d'obtenir à côté, et comme en se jouant,
d'extraordinaires réussites dont il lire peu de fruit. Il n'y a pas de plus
grande tristesse que celle que fait naître le sentiment d'une vocation
manquée. Dans cette société humaine qui ressemble à un seul homme
astreint à mille besognes [82] différentes, chaque individu n'est-il pas
comme un organe capable d'assumer une fonction privilégiée et qui, si
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 66

on l'applique à quelque autre, se force, s'use et finit par dépérir ? Pla-


ton déjà, longtemps avant Fourier, avait pensé que, puisque la cité est
fondée sur la division du travail et qu'on observe une grande diversité
d'aptitudes parmi les êtres qui la forment, la sagesse politique est
d'établir une correspondance aussi rigoureuse que possible entre les
taches a remplir et les individus qui en sont chargés. Non point que
l'idéal soit que chacun de nous devienne à la fin un rouage impeccable
dans une machine parfaite. La société n'est point un assemblage de
pièces spécialisées, mais une coopération de personnes. Les aptitudes
ne sont que des puissances dont l'usage dépend de nous : il nous ap-
partient de les promouvoir ou de les laisser flétrir. Bien plus, il y a
toujours une relation réciproque entre ce que l'on peut et ce que l'on
veut. Nos aptitudes les plus profondes sont les plus cachées : ce sont,
celles qui se révèlent le plus tard, au moment où nous avons l'expé-
rience de la vie et où nous assumons la responsabilité de ce que nous
sommes. Malgré ces réserves pourtant, on ne saurait mettre en doute
qu'il n'y ait entre les aptitudes des individus des différences de degré
ou de valeur que les éducateurs, les chefs d'entreprise et tous les ad-
ministrateurs de la cité doivent apprendre à reconnaître afin d'en tirer
le meilleur parti en vue du bien de chacun et du bien de tous. C'est là
une appréciation difficile qui exige le tact psychologique le plus déli-
cat, une pénétration intellectuelle et affective fort rare, un sentiment
vif de l'unité de chaque individu, mais en même temps de ces nuances
variables, de ces indices légers et significatifs qui nous révèlent ses
dons véritables, une sorte de pari enfin, qui peut [83] être plus ou
moins éclairé et plus ou moins sûr, sur l'usage qu'il en saura faire.
Mais celle « finesse » comme parle Pascal, que rien ne saurait sup-
pléer, ne peut se passer de toute « géométrie » et doit même trouver
dans la géométrie une justification et un appui. Tout le monde connaît
les travaux remarquables par lesquels Binet et les savants de son école
essayaient de déterminer les aptitudes de l'enfant et la relation de son
âge réel avec son âge mental. Les méthodes proposées par eux ont été
adoptées, pratiquées, modifiées, améliorées par les psychologues de
tous les pays du monde. Il subsiste beaucoup de divergences et de
confusion dans les jugements que l'on porte sur la valeur et sur l'inter-
prétation des résultats obtenus. C'est le mérite de M. C. Spearman,
professeur de philosophie de l'esprit à l'université de Londres, non
seulement d'avoir introduit de l'ordre dans ce chaos, mais encore
d'avoir découvert une corrélation entre les aptitudes et de l'avoir sou-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 67

mise au calcul. Son ouvrage fondamental sur les Aptitudes de


l'homme, leur nature et leur mesure, a été traduit par M. Brachet et il
a pris place parmi les publications du Travail humain du Conserva-
toire des arts et métiers. M. Georges Darmois, dans l'avant-propos du
livre, loue la grande élégance de l'analyse mathématique et se réjouit
de penser qu'une « théorie qui pourrait se contenter d'être belle est en
même temps si féconde ».

*
* *
On peut croire M. Spearman quand il nous dit que cette œuvre est
le fruit de nombreux travaux et d'une longue patience. Au cours de
vingt ans de recherches beaucoup de collaborateurs ont apporté leur
pierre à ce vaste édifice. M. Spearman nous montre d'abord [84] avec
beaucoup d'humour que l'on peut ramener à trois les principales doc-
trines sur la nature de l'intelligence : la première est une doctrine mo-
narchique, qui considère l'intelligence comme une fonction unique, un
comportement individuel mesurable par une seule valeur ; mais il
semble impossible de ne pas distinguer en elle plusieurs fonctions dif-
férentes qui doivent être évaluées séparément. La seconde est une
doctrine que l'on peut appeler oligarchique, et qui substitue à ce pou-
voir unique et souverain que la doctrine précédente cherchait à définir
une pluralité de pouvoirs différents, quelques grandes facultés comme
l'attention, la mémoire, le jugement ou l'invention. Cette théorie est
constamment mise en pratique, par exemple dans les tests employés
dans les services des chemins de fer. Et l'on s'effraye d'entendre M.
Spearman dire qu'elle dispose du destin de milliers d'êtres, bien qu'elle
soit, quand on l'examine de près, dénuée de tout fondement. Elle com-
porte d'ailleurs une variante qui, au lieu de distinguer des facultés dif-
férentes, distingue des types mentaux caractéristiques et qui, aussi
bien chez Heymans que chez Jung, oppose les êtres tournés vers le
dedans, dont l'activité est plus étroite et plus profonde, à ceux dont
l'activité, tournée vers le dehors, est plus superficielle et plus large.
Mais ces types comme ces facultés sont formés de fonctions très
nombreuses et très différentes ; il faudrait montrer quelles sont les
corrélations qui unissent ces fonctions entre elles pour qu'on pût être
assuré de leur valeur scientifique. Enfin, il existe une troisième doc-
trine que l'on peut considérer comme anarchique et qui divise préci-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 68

sément les facultés et les types en opérations mentales indépendantes


les unes des autres. Elle espère tirer d'une collection de tests choisis au
petit bonheur la détermination [85] d'un niveau général, d'une
moyenne, ou d'un simple échantillon des aptitudes caractéristiques
d'un individu. Mais elle est absolument dépourvue de rigueur parce
qu'elle manque de toute base théorique.
M. Spearman n'oppose pas à ces trois théories une théorie nou-
velle. Il propose un critère selon lequel il est possible de les juger. Il
commence par observer qu'il existe une corrélation entre les aptitudes
différentes, telles qu'elles sont mesurées par les tests ; et de la formule
mathématique qui exprime cette corrélation il dégage deux facteurs :
un facteur général représenté par la lettre g, qui est le même pour
chaque individu et que l'on retrouve dans toutes ses aptitudes, et un
facteur spécifique représenté par la lettre s, qui diffère non pas seule-
ment d'un individu â l'autre, mais d'une aptitude à l'autre chez un
même individu. Il est naturel, quand on considère des opérations très
voisines, que les facteurs spécifiques puissent se recouvrir et former
des ensembles qui occupent un champ assez large : on a affaire alors à
des facteurs de groupe. Or le critère qui nous est ainsi proposé récon-
cilie les doctrines précédentes, s'il est vrai que l'existence du facteur
général justifie la théorie monarchique, bien que le monarque ici ne
soit que constitutionnel, que l'autonomie du facteur spécifique justifie
la théorie anarchique en nous obligeant à laisser encore quelque liber-
té aux citoyens, et que la présence du facteur de groupe justifie en un
sens la théorie oligarchique en nous montrant comment de grandes
facultés et des types mentaux différents peuvent réussir à se consti-
tuer.
Mais la tâche la plus importante du psychologue sera d'appliquer le
critère dans tout le domaine de l'activité mentale. Pour réaliser cette
application, M. Spearman se fonde sur une doctrine qu'il nomme [86]
la noégénésis et qu'il expose dans son livre The nature of intelligence.
Il dresse dans ce livre une carte de l'aptitude, qui permet de la sou-
mettre à une investigation systématique. Il distingue ainsi trois lois
fondamentales : la première, c'est que chacun est capable d'acquérir
une connaissance de sa propre expérience ; la seconde, que s'il a plu-
sieurs idées il est capable de percevoir les relations qui les unissent ;
la troisième, que s'il connaît une relation, il peut, d'une idée qu'il a
dans l'esprit, tirer une idée nouvelle en vertu de cette relation. Il étudie
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 69

ensuite les différentes classes de relations, les termes qu'elles lient, la


complexité de leurs assemblages. Il montre avec la plus grande exacti-
tude et la plus grande minutie comment le critère qu'il a découvert se
vérifie dans toutes les opérations où notre intellect tire une consé-
quence de ce qui lui est donné, et qu'il appelle pour cette raison
« éductives ». Puis, après avoir considéré ces trois grandes lois quali-
tatives, il cherche comment se comportent à l'égard du critère les cinq
lois quantitatives qu'il nous propose d'y joindre et qui sont celles de
l'envergure mentale, de la rétention, de la fatigue, de l'effort et des
puissances primordiales (celles qui sont soumises à l'influence de
l'âge, du sexe, de l'hérédité et de la santé).
De ce plan de travail nous pouvons tirer un tableau de l'activité
mentale telle que M. Spearman nous la représente. Il nous dit lui-
même que le premier et le plus important des résultats qu'il a obtenus,
c'est, la découverte même de ce facteur g qui entre dans toutes les me-
sures que l'on peut faire de l'aptitude et qui est constant pour le même
individu : il ne craint pas de dire qu'il s'agit là, en psychologie, d'une
véritable révolution copernicienne. L'intérêt de toutes ces mesures,
c'est que ce facteur auquel on donnait autrefois le nom indéterminé
d'« intelligence » [87] apparaît avec une valeur numérique dans la cor-
rélation que nous établissons entre les tests les plus différents. On peut
bien imaginer pour le qualifier un terme concret comme celui de pou-
voir d'abstraction ou d'adaptation, comme celui d'attention ou de vo-
lonté. M. Spearman leur préfère le terme d'énergie mentale. Il rappelle
comment Malebranche déjà soutenait que nous disposons d'une cer-
taine puissance de pensée, toujours la même, ce qui suffit à montrer
pourquoi le volume de l'esprit est facilement rempli, de telle sorte qu'il
s'établit une compétition entre nos états et que l'un chasse l'autre : ain-
si s'explique, par exemple, que « plus j'essaie de localiser une piqûre
moins j'y réussis ». Il est naturel que cette énergie mentale puisse tou-
jours être mise en lumière chaque fois que nous accomplissons des
opérations de nature « éductive », quels que soient les relations qui
entrent en jeu et les éléments qui les fondent. On ne s'étonnera pas non
plus qu'une telle constante apparaisse dans toutes les mesures par les-
quelles nous essayons de déterminer les dimensions générales de l'ap-
titude, qui sont la justesse et la rapidité, ni qu'on la retrouve encore
dans l'envergure mentale, qui est notre espace intellectuel et où l'on
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 70

peut distinguer aussi deux dimensions caractéristiques, qui sont


l'ampleur et l'intensité.
Par contre, il est remarquable qu'il n'en soit pas de même pour la
rétention, ce qui montre que, malgré le préjugé courant, l'intelligence
ne peut pas être définie par la capacité d'apprendre. C'est le signe que,
si l'intelligence réside dans une énergie originale, la faculté de retenir
n'appartient qu'aux organes : aussi n'y a t-il que les tests d'« éduction »
qui peuvent servir à la définir, mais non point les tests de reproduc-
tion. La faculté de retenir ne possède [88] aucune unité fonctionnelle,
et un individu chez qui se forment rapidement des dispositions pour
certaines opérations intellectuelles ne montre, en général, aucune su-
périorité pour des opérations différentes. Mais il en est tout autrement
d'un caractère tout voisin de celui-là et qui, selon l'expression de M.
Spearman, semble ne s'en distinguer que par une simple « refente de
cheveux », et qui est l'inertie mentale, c'est-à-dire le simple retard de
notre activité, cette persévération des idées, des sentiments ou des im-
pulsions qui ne saurait être confondue avec une persévérance dans les
dispositions. C'est la constance de ce caractère qui a permis à Hey-
mans et à Jung de distinguer le type profond et tourné vers le dedans
du type superficiel et tourné vers le dehors. L'inertie étant une sorte de
contrepartie de l'énergie mentale, on comprend qu'elle ait avec elle
une certaine affinité de nature : elle est le second facteur universel de
nos aptitudes.
Si la fatigue, à l'inverse de la faculté de garder ou de conserver,
produit en nous, quand une certaine opération a été réalisée, une ten-
dance de sens contraire qui s'oppose à sa réalisation ultérieure, on peut
comprendre pourquoi elle est liée, comme les dispositions elles-
mêmes, aux formes spécialisées de notre activité et ne peut pas être
mise sur le même rang que l'énergie ou l'inertie mentales : par contre,
il y a une oscillation dans le rendement des opérations de la connais-
sance ou dans son efficience qui n'est pas sans rapport avec la fatigue,
qui exprime la faculté de récupérer l'énergie mentale après toute dé-
pense qu'on en a faite et qui est le troisième facteur universel de
l'intelligence. Il faut introduire enfin dans l'appréciation que nous fai-
sons de celle-ci un quatrième et dernier facteur qui est l'effort ; il ap-
partient plutôt au caractère et à la personnalité [89] qu'à la connais-
sance, il se manifeste par la tension, la maîtrise de soi, la constance
dans la fin proposée, et permet peut-être de distinguer entre les indivi-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 71

dus ceux à qui le sens commun suffit de ceux qui cherchent l'exacti-
tude et la profondeur.
Mais en face du facteur g qui entre dans la mesure de toutes les ap-
titudes d'un individu, il y a aussi en lui des facteurs spécifiques s dont
la racine plonge plus profondément dans les différentes régions de son
être physiologique et qui varient avec l'âge, la santé, le sexe et l'héré-
dité. M. Spearman, qui accepte que l'on donne au facteur g le nom
d'énergie mentale, sait toutes les objections que l'on peut faire à l'em-
ploi de ce mot ; car, au sens strict, nous ne pouvons jamais parler que
d'une énergie matérielle, par exemple de l'énergie nerveuse. Et il
semble qu'il incline à se représenter l'intelligence comme une cons-
tante définie par cette énergie elle-même, à laquelle il faudrait joindre
la mesure de son inertie et de son oscillation. Cependant, cette éner-
gie, pour entrer en jeu suppose des machines qui nous sont fournies
par le système physiologique où les fonctions particulières se locali-
sent. Mais cette machine, cette énergie, ne requièrent-elles pas un mé-
canicien ? M. Spearman ne repousse pas l'hypothèse que le mécani-
cien, nous ne le rencontrions précisément dans l'effort, c'est-à-dire
dans la personne qui dispose de cette énergie et qui ébranle tous ces
mécanismes.
M. Spearman a fait un nombre considérable de tests qu'il a appli-
qués à un nombre considérable d'individus. Nous n'avons pu donner
qu'une esquisse approximative et insuffisante de ses recherches si
complètes, si laborieuses et si savantes. Nous avons dû négliger à la
fois les analyses particulières sur lesquelles il s'appuie et l'appareil
mathématique qui leur donne leur rigueur. Ce serait une erreur de les
[90] considérer comme sans rapport avec la philosophie, bien que
l'auteur paraisse parfois plein de méfiance pour elle. La dernière com-
paraison que nous avons rapportée montre assez qu'il est préoccupé du
mode d'insertion de notre activité spirituelle dans le monde matériel :
il y a sans doute dans cette activité une intensité, une inertie, une os-
cillation qui constituent sa nature originale et qui ne dépendent pas de
nous ; mais ce qui dépend de nous, c'est l'effort que nous lui appli-
quons et par conséquent l'usage que nous en faisons. De tels travaux
nous montrent parfois une concordance remarquable entre l'introspec-
tion et les observations objectives, une divergence aussi souvent, qui
permet d'aiguiser la première et de la rectifier. Grâce à eux, nous de-
venons capables de préciser la sphère et les limites d'une faculté aussi
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 72

générale que l'attention, d'introduire une distinction précieuse entre


l'intelligence et la faculté de retenir que l'on considère parfois comme
variant dans le même sens et qui se révèlent ici comme relativement
indépendantes. Ils nous apprennent à trouver dans les effets de notre
activité mentale la trace visible et mesurable de ses opérations, le gra-
phique de ses différentes fonctions et des relations qui les unissent.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 73

[91]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
DEUXIÈME PARTIE

3
Psychologie et conscience

Retour à la table des matières

Tout homme est semblable à Narcisse qui poursuit dans le miroir


des eaux une image fugitive de lui-même et qui, au moment où il
pense l'étreindre, ne trouve que des reflets que sa main dissipe aussi-
tôt. II ne cesse de chercher en lui, autour de lui, des surfaces réfléchis-
santes qui lui renvoient son propre visage ; mais ni dans le souvenir
des actions qu'il a faites, ni dans les désirs naissants qui le sollicitent
sans l'obliger, ni dans le regard attentif d'un ami, ni dans cette comé-
die humaine qui reproduit et multiplie à l'infini tous ses gestes, il ne
consent à réaliser l'idée parfaite de lui-même. Et l'oracle qui lui com-
mande de se connaître devrait bien aussi lui en enseigner les moyens.
Peut-il les demander à la psychologie ? C'est parce qu'elle promet
une connaissance scientifique du moi, à laquelle nul ne demeure indif-
férent, qu'elle occupe, parmi toutes les autres recherches, une situation
unique et privilégiée. Beaucoup d'hommes se désintéressent, une fois
leurs études terminées, des mathématiques ou de la physique : ils les
abandonnent à des savants spécialisés ; ils profitent des résultats de
leurs découvertes et ne sentent pas le besoin de collaborer avec eux.
La psychologie les touche de plus [92] près. Chacun y cherche un pro-
longement et un enrichissement de cette conscience spontanée qu'il a
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 74

de lui-même et qui ne se distingue guère d'abord du simple sentiment


de l'existence. Il espère y recevoir une sorte de révélation de sa véri-
table nature, y saisir les ressorts secrets auxquels ses démarches obéis-
sent et apprendre, grâce à elle, à manier ces ressorts avec plus de pru-
dence et de subtilité. Il compte sur elle pour s'affermir dans la posses-
sion de son être propre, pour découvrir et pour cultiver ses différentes
puissances, pour réussir à mieux comprendre les autres hommes et à
accorder sa conduite vis-à-vis d'eux avec les motifs qui les dirigent et
qui trop souvent lui échappent. Il est donc impossible d'enfermer la
psychologie dans un domaine clos afin de la soustraire aux regards
populaires : elle ne veut point connaître de profanes. Puisque toute
vérité qu'elle apporte agrandit et rectifie l'expérience intérieure qui est
continuellement présente en chacun de nous, c'est cette expérience
même qui l'éprouve et qui la juge.

Aussi peut-on prédire au Nouveau traité de psychologie de M.


Georges Dumas (Alcan), dont le premier volume vient de paraître, un
grand nombre de lecteurs. Car ce livre se présente comme une syn-
thèse des connaissances psychologiques de notre temps. Les auteurs
les plus différents y ont collaboré. Il ne faudra pas lui reprocher de
manquer d'une unité qu'on n'a point cherché à lui donner. Les ten-
dances qui s'y croisent, mais qui ne divergent point avec trop d'excès,
ne peuvent que lui assurer une variété et une richesse capables tout
justement de renouveler la curiosité et de l'empêcher de se lasser. Il ne
formera point un système, mais plutôt une sorte d'encyclopédie [93] et
de dictionnaire où tous les chercheurs iront puiser, sur tous les pro-
blèmes de la psychologie, une documentation abondante et minu-
tieuse.
Le premier volume comprend à la fois des notions préliminaires,
une introduction et un chapitre sur les méthodes. Les notions prélimi-
naires sont fort instructives. Elles peuvent provoquer quelque décep-
tion chez le lecteur qui s'attend dès les premières pages à pénétrer
dans le secret de la vie subjective la plus délicate. Car elles ont pour
objet de replacer l'homme à l'intérieur de la nature. Elles nous appor-
tent sur les conditions biologiques de la conscience les renseigne-
ments les plus utiles : elles nous permettent de comprendre comment
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 75

la conscience trouve son point d'insertion dans un univers matériel qui


fournit à sa sensibilité et à son activité tous les instruments dont elles
ont besoin. Il n'y a point de lecture plus suggestive pour le philosophe
que celle de ces chapitres qui semblent déborder son propre domaine,
où la préoccupation demeure exclusivement scientifique et où on re-
trouve pourtant une dialectique invisible, que la description des faits
ne cesse d'illustrer et de soutenir.
On regrettera pourtant de ne trouver au chapitre II qu'une sèche
énumération des différentes races et des différentes langues : l'atten-
tion, étourdie par l'abondance et la bizarrerie des noms, ne parvient à
reconnaître aucun des caractères distinctifs sur lesquels pourrait se
fonder la détermination de plusieurs types psychologiques.
Par contre, le chapitre IV, consacré par M. Louis Lapicque à la
« Physiologie générale du système nerveux », nous paraît mettre en
valeur une idée capitale qui est capable d'engendrer les conséquences
les plus belles. Les éléments nerveux forment un système de « com-
mandes par relais ». Chacun compte le temps [94] avec une unité qui
lui est propre : il peut être comparé à un récepteur qui, parmi toutes
les ondes qui se croisent à l'intérieur de son champ, recueille celles
dont la période est accordée avec son propre dispositif. Ce caractère
de l'élément se nomme sa « chronaxie » : elle est sa marque originale,
bien qu'elle puisse être modifiée par la liaison de cet élément avec
d'autres, en particulier avec un centre. C'est par elle qu'on parvient à
expliquer les principales modalités de l'influx, les phénomènes de
connexion et d'inhibition. Elle introduit dans une science jusque-là
purement « spatiale et topographique », et qui étudie les instruments
mêmes de la conscience et de la vie, l'idée de ce rythme temporel qui
est comme le « ton » fondamental de chaque existence, qui doit expli-
quer à la fois son degré d'isolement et son degré de résonance, et élu-
cider par là les lois de communication de toutes les existences entre
elles.
Mais l'attention sera retenue surtout par les chapitres
d'« Introduction » et de « Méthodologie » dans lesquels MM. Georges
Dumas et André Lalande essayent de fixer l'objet et la situation ac-
tuelle de la psychologie. Tous les collaborateurs du Traité, dit M.
Dumas, sont d'accord pour « considérer la psychologie comme uni-
quement fondée sur des faits et exclure par là même de son domaine
toutes les spéculations ontologiques ». Ils se rallient à l'idée d'une
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 76

psychologie expérimentale et ils entendent mettre à contribution


toutes les sciences, comme la physiologie, la pathologie et la sociolo-
gie, qui peuvent nous éclairer sur l'origine, les éléments et les varia-
tions des faits psychologiques dans l'espèce humaine ou dans la série
animale.
On peut même craindre que certains d'entre eux ne montrent une
défiance particulière à l'égard de l'introspection [95] et ne prétendent
réduire l'étude du moi à celle des conditions physiques dont il dépend
et des manifestations physiques qui l'expriment. Mais, s'il est impos-
sible à la psychologie de renoncer à l'introspection, qui est seule ca-
pable de nous révéler cet aspect subjectif de notre propre vie sans le-
quel les noms mêmes de sensation, de souvenir ou de douleur n'au-
raient plus de sens, il faut reconnaître que l'introspection toute seule
est hors d'état, de donner à son objet cette forme précise et numérique
qui doit lui prêter accès dans la science. On comprend donc bien
qu'une investigation plus rigoureuse puisse s'en détourner et chercher
ailleurs, dans d'autres faits toujours associés aux faits de conscience et
qui en forment soit la substance, soit la trace, l'objet d'une connais-
sance plus positive. La méthode introspective ne serait pour le savant
qu'une méthode préliminaire et pour ainsi dire accessoire, qui se bor-
nerait, à lui révéler la présence de certains états dont il devrait cher-
cher aussitôt une représentation plus objective.
Nul ne peut mettre en doute la largeur d'esprit, ni le libéralisme
avec lesquels M. Georges Dumas lui-même, en définissant les grands
courants de la psychologie française contemporaine, M. Lalande en-
suite, en établissant une classification des différentes méthodes, ont
essayé d'accueillir toutes les contributions que les chercheurs, venus
des horizons les plus différents, ont apportées à la connaissance de la
nature humaine. Pour mieux éviter le reproche de partialité, ces deux
auteurs se sont même abstenus d'exprimer des préférences indivi-
duelles. Ils ont eu l'élégance de nous dire que les concepts tradition-
nels de la « psychologie rationnelle » pourraient peut-être reprendre
un sens et une valeur si on les transposait sur un autre plan.
Puisque la conscience humaine soutient, des relations [96] avec
toutes les parties de cet immense univers qui n'a de réalité que pour
elle, il y a aussi mille manières d'aborder son étude. M. Lalande les a
décrites avec beaucoup de minutie. De la comparaison que l'on peut
faire entre elles se dégage cette idée que la psychologie contempo-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 77

raine répugne également à reconstituer le contenu de la conscience à


l'aide d'états isolés, comme l'associationnisme classique, et à chercher
dans chacun d'eux la simple traduction d'un mouvement particulier qui
se produirait dans une région déterminée du cerveau, comme les parti-
sans du parallélisme psycho-physique. Les adversaires mêmes de M.
Bergson ne sont plus éloignés d'admettre avec lui l'existence d'une
certaine continuité psychologique, « d'une appréhension primitive de
l'ensemble qui est nécessaire à l'intelligence des parties ». On retrouve
peut-être un écho lointain de certaines de ses idées à la fois dans « la
théorie de la forme », qui s'est développée principalement en Alle-
magne et qui s'attache à montrer par des procédés rigoureusement ex-
périmentaux que les impressions sont toujours perçues à l'intérieur de
certaines structures, au lieu que celles-ci soient postérieures et sura-
joutées, et dans « la psychologie concrète », qui, loin de voir dans
l'individu une somme d'états ou de réactions fragmentaires, le prend
d'abord comme un tout qui imprime son caractère à tous les épisodes
de sa vie : une démarche de l'intelligence, une crise passionnelle, une
simple rêverie sont autant de scènes qui n'ont point de signification en
elles-mêmes, mais seulement par le personnage qui les joue.

*
* *
On peut discerner pourtant, à travers toutes les tendances si diffé-
rentes qui divisent la psychologie, [97] deux directions opposées qui,
à condition qu'on ait la hardiesse de les suivre jusqu'au bout, condui-
sent peut-être au même point. La première est celle dans laquelle s'en-
gage naturellement tout esprit scientifique. Les états de conscience
sont considérés d'abord comme des objets parmi d'autres objets : il
faut donc chercher les lois auxquelles ils obéissent. On va voir que
l'entreprise doit échouer ou aboutir à l'élimination de la conscience
elle-même.
L'histoire des idées nous montre en effet les étapes successives à
travers lesquelles cette élimination s'est consommée. Dans une pre-
mière étape, on cherche à constituer la psychologie comme une his-
toire naturelle de l'âme, c'est-à-dire comme une science indépendante
à la fois de la physiologie et de la métaphysique, qui utilise l'observa-
tion interne et découvre entre nos états d'âme des relations originales
comparables aux lois de la physique. Mais cette position ne peut pas
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 78

être maintenue. Le fait de conscience fuit devant l'attention : il n'est


qu'une attitude intérieure en présence des objets, que l'on ne peut ja-
mais réussir à convertir elle-même en un objet véritable. Seulement,
comme il est toujours inséparable d'un état organique susceptible lui-
même d'être observé exactement et de s'inscrire dans le déterminisme
des phénomènes physiques, on peut, en l'accouplant à celui-ci, faire de
la psychologie une sorte de science mixte et introduire dans notre vie
intérieure un ordre dérivé qui est un reflet de l'ordre naturel. C'est la
seconde étape. On ne peut s'y arrêter longtemps : elle marque un com-
promis appelé à disparaître. Car, puisque l'état intérieur ne possède par
lui-même aucune efficacité, on est amené à diminuer par degrés sa
réalité. Dans une troisième étape, on n'en fait plus qu'un épiphéno-
mène, un luxe qui cesse d'intéresser le savant, luxe qui pourtant nous
fait [98] être. Mais on ne lui accorde cette existence affaiblie que par
une dernière concession à la méthode subjective, qui finalement doit
être retirée. La psychologie n'étudiera plus désormais que les réactions
observables des différents êtres en présence de certaines circonstances
données. Elle établira une sorte de proportion entre les influences re-
çues et les mouvements accomplis, qui servira à caractériser l'origina-
lité de chaque espèce animale, de chaque groupe humain, de chaque
individu pris séparément. C'est la quatrième étape : elle nous a permis
d'arriver au port.
Nous parvenons alors à nous connaître nous-même non plus dans
le miroir trompeur de la conscience, c'est-à-dire dans l'idée que nous
nous faisons de notre nature, mais dans la réalité de notre nature.
Celle-ci s'exprime par notre manière de nous conduire, qui ne peut
être observée que du dehors et qui, lorsqu'elle nous est révélée, ne
cesse de nous surprendre. Ici le témoignage de la conscience est donc
frappé de suspicion. Elle n'est qu'« un mythe, une interprétation erro-
née des faits psychologiques ». Qu'est-ce à dire, sinon que la cons-
cience doit se résorber dans la science, que l'on ne peut pas la considé-
rer comme un être séparé et qu'elle est indiscernable des choses elles-
mêmes dont elle exprime la présence pure ?
Une telle conclusion, que l'on trouve par exemple chez Watson, est
destinée à effaroucher tous les partisans attardés d'une séparation radi-
cale entre l'âme et le corps, qui méditent encore sur le problème de la
communication des substances. Elle réjouira tous ceux qui, croyant à
l'unité de l'être, mais adoptant une position inverse de celle de Wat-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 79

son, montrent que l'être ne peut se révéler à nous que sous les espèces
de la conscience, que nul n'a jamais pu franchir ses limites, mais que
la science est son œuvre et qu'en se mirant à son tour dans cette œuvre
le moi [99] doit naturellement oublier l'activité même qui l'a produite.
Le tort le plus grave du spiritualisme traditionnel a été de laisser
croire que l'on pouvait atteindre, dans le vase clos de la conscience,
une réalité mystérieuse formée d'objets délicats et vaporeux que la
présence du monde physique ne pouvait qu'obscurcir et que froisser.
La disparition de ces limbes ne sera pas regrettée. La conscience ne
contient aucun objet qui lui soit propre. Elle est tout entière activité, à
la fois tendance et opération. Elle est indiscernable du système des
relations, qui tantôt fléchissent et tantôt se resserrent, par lesquelles
elle communique avec tout l'univers. Le corps est le siège de toutes les
sensations secrètes par lesquelles elle s'individualise, de tous les plai-
sirs et de toutes les douleurs qui donnent à ses démarches le retentis-
sement intime qui les juge. En lui-même il est comme la pétrification
de toutes les démarches qu'elle a accomplies et la condition de toutes
celles qu'elle pourra accomplir encore. Aussi n'est-il pas étonnant
qu'elle paraisse le subir. Autour de lui se déploie un monde d'objets
purement représentés, qui ne peuvent nous affecter que par son inter-
médiaire, mais qui fournissent à la faculté de comprendre et à la facul-
té de vouloir la matière d'un exercice indéfini. Tous ces objets appa-
raissent, changent d'aspect et s'évanouissent selon les variations de
l'attention et du désir.
Mais la conscience n'est point satisfaite encore. Elle veut surmon-
ter sa propre limitation. Elle cherche à affranchir la représentation des
circonstances particulières dans lesquelles elle s'actualise. Elle s'ef-
force de lui imposer une législation. Alors la science se constitue, non
pas, comme on le croit, par une sorte d'effacement de la pensée devant
son objet, mais au contraire par une subordination de [100] cet objet à
une pure exigence de la pensée. Mais s'il est vraiment impossible à la
conscience de rien atteindre en dehors d'elle-même, tous les rapports
que l'on cherche à établir entre le moi et l'univers vont désormais se
réduire aux rapports de notre conscience sensible et de notre cons-
cience intellectuelle.
Cependant, on conçoit toujours que l'on puisse considérer un mé-
canisme indépendamment de l'activité qui le monte, une représenta-
tion indépendamment de l'activité qui l'appréhende, une loi indépen-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 80

damment de l'intelligence qui la prescrit. On aboutit alors à une lec-


ture de l'univers qui satisfait l'imagination : car celle-ci ne peut saisir
que des choses. On a éliminé en même temps le mythe de l'esprit.
Seulement, l'esprit est subtil : il s'est borné à dissimuler sa présence
dans la perfection de son propre ouvrage.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 81

[101]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
DEUXIÈME PARTIE

4
Les tendances et la vie
de la conscience

Retour à la table des matières

Les Principes d'une psychologie des tendances, de M.A. Burloud


(Alcan), sont un ouvrage dont le titre risque de nous faire illusion. Car
on n'y trouve pas seulement une analyse de tous ces mouvements inté-
rieurs par lesquels nous nous sentons naturellement inclinés vers cer-
tains objets ou vers certaines fins, mais une conception d'ensemble de
la vie de l'esprit, dont la tendance exprime à la fois la source la plus
profonde et l'essence véritable. M. Burloud, en effet, ne se contente
pas, comme la plupart des psychologues, de nous montrer dans la ten-
dance une sorte d'exigence affective et comme un appel de la cons-
cience vers une possession capable de la satisfaire. C'est que la ten-
dance n'appartient pas exclusivement à la sensibilité. Elle est à l'ori-
gine de toutes les opérations de la pensée : la raison ne peut pas se
passer d'elle et donne seulement une forme logique à l'élan qui
l'anime. Elle imprime leur direction à toutes les démarches de la con-
duite ; et la volonté, au lieu de la contredire, la pénètre, nous en rend
maître et nous en donne la disposition.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 82

On ne reprochera pas à M. Burloud de céder à la séduction de cer-


taines théories métaphysiques vers [102] lesquelles se portent aujour-
d'hui la plupart des esprits, et qui risqueraient d'infléchir son regard ou
de fausser son analyse. Il n'y a pas de psychologue plus consciencieux
ni plus prudent, plus attentif aux faits, plus soucieux de rester fidèle à
l'expérience et même à ces méthodes objectives et numériques par
lesquelles nous essayons d'analyser les fonctions de l'esprit à travers
les signes qui les manifestent (comme le montre par exemple la fin du
chapitre V). Mais il ne renonce pas à l'introspection, dont ont tant mé-
dit les partisans de la psychologie scientifique : il pense que la vie de
l'esprit réside dans l'exercice d'une activité subjective que l'on ne peut
saisir que par le dedans, bien que nous soyons obligés de remonter
souvent des traces qu'elle a laissées jusqu'à son impulsion la plus se-
crète ; car même lorsque la tendance émerge dans la conscience, elle
plonge bien au-delà. Ce livre est pour nous une sorte de témoin qui
nous permet de mesurer l'intervalle qui sépare la psychologie d'hier de
celle d'aujourd'hui et la puissance de ce mouvement qui envahit tous
les domaines de la pensée, et qui nous oblige à considérer chacun des
moments de notre conscience non pas comme un objet que l'on peut
décrire, mais comme un acte qui se réalise.
La psychologie a suivi depuis le début du XIXe siècle une courbe
bien curieuse. Elle était étymologiquement la science de l'âme, c'est-à-
dire d'un être invisible qui était le support métaphysique de notre vie
intérieure et que l'on ne pouvait définir que par des prédicats logiques.
Mais elle n'a pu prétendre au nom de science qu'au moment où, re-
nonçant à atteindre cette substance abstraite et hypothétique, elle a
cherché à saisir la nature même de nos « états d'âme » et des lois aux-
quelles ils obéissent. Elle a connu alors successivement trois périodes.
Dans la [103] première, qui est celle de l'introspection pure, on soute-
nait que la réalité psychologique ne se découvre qu'à ce regard dirigé
vers nous-même qui nous fait pénétrer dans un monde subjectif, hété-
rogène au monde physique et qui n'a de sens que pour nous seul. Mais
l'introspection est-elle une méthode scientifique ? Elle ne nous permet
ni de circonscrire l'objet auquel elle s'applique ni de le mesurer : elle
est elle-même une démarche psychologique qui ne cesse de l'altérer, à
la fois par ce qu'elle lui ajoute et par ce qu'elle lui relire. Renoncera-t-
on donc à faire de la psychologie une science comparable aux
sciences de la nature ? Non, sans doute, car les faits intérieurs sont liés
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 83

eux-mêmes à des faits extérieurs qui tombent sous leur empire. Alors
s'ouvre une seconde période, où l'on cherche une connaissance indi-
recte, et non plus directe, des phénomènes subjectifs. Car ils dépen-
dent tous de certaines conditions physiologiques, sensorielles et céré-
brales, sans lesquelles ils ne se produiraient pas ; ils supposent un cer-
tain ébranlement physique auquel ils fournissent une sorte de ré-
ponse ; enfin ils s'expriment à leur tour par certains mouvements de
notre corps et par certains changements dans le monde visible qui en
sont les effets et les manifestations. Or tous ces phénomènes auxquels
sont liés nos états de conscience sont eux-mêmes objets de science :
une telle liaison fait bénéficier le dedans, par un reflet qu'il en reçoit,
de la rigueur même qui appartient à la connaissance du dehors. C'est
l'époque du parallélisme et de toutes les sciences mixtes qui ont un
double nom, comme la psychophysique et la psychophysiologie. Mais
il est facile de voir que, dans cette correspondance entre l'interne et
l'externe, l'externe seul est un objet de science véritable ; l'interne
garde tous les caractères que l'introspection lui attribuait ; il [104] est
toujours subjectif et réfractaire à la mesure : il ne reste plus qu'à le
vider de toute réalité en l'appelant un épiphénomène. Mais ce n'est pas
assez encore, et, dans une troisième période, on élimine ce témoi-
gnage gênant de la conscience que la science ne parvient ni à assimi-
ler, ni à introduire sans le troubler dans le jeu purement mécanique
des influences que nous recevons et des réactions qui leur correspon-
dent. C'est le rapport privilégié entre ces influences et ces réactions
qui permettra de définir la nature originale de l'être humain, celle
d'une espèce animale, celle de chaque individu dans les traits perma-
nents de son caractère ou dans les étapes de son histoire. Telle est la
conception de la psychologie du comportement, qui est proprement
une psychologie sans conscience.
L'évolution que nous venons de décrire était une évolution néces-
saire à partir du moment où la psychologie cherchait à se constituer
elle-même comme science ; elle était condamnée, pour y réussir, à
anéantir l'intimité du moi dans l'objectivité de l'expérience qui le tra-
duit. Il est évident que les trois périodes que nous avons distinguées,
bien qu'elles dessinent jusqu'à un certain point un ordre historique,
expriment trois aspects de la méthode qui s'associent toujours plus ou
moins dans toutes les recherches des psychologues : il n'en est pas qui
renonce à l'introspection, ni qui pense qu'elle puisse lui suffire ; il n'en
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 84

est pas qui n'utilise le parallélisme comme procédé de recherche, ni


qui puisse douter que les deux aspects de notre nature n'aient leur
source dans une unité plus profonde ; il n'en est pas qui refuse d'avoir
recours au comportement pour éclairer une introspection défaillante,
ni qui puisse s'en contenter sans chercher à interpréter les renseigne-
ments qu'il nous apporte.
[105]
La psychologie contemporaine se meut donc tout entière entre ces
deux extrêmes représentés par l'introspection et le comportement.
Mais on peut dire que son caractère original, c'est de les accorder. Or
la tendance pourrait bien être précisément le pont qui les unit. Et si
elle est l'essence de la vie intérieure, elle nous permettrait de donner à
l'introspection et au comportement leur signification véritable en les
libérant des reproches dont les deux écoles rivales les accablent tour à
tour. L'introspection, en effet, évoque un spectacle intérieur compa-
rable au spectacle que nous donne le monde extérieur : or un tel spec-
tacle n'existe pas ; il n'y a pas en nous d'objets subjectifs, si subtils et
si vaporeux qu'on les suppose, ni même d'états d'âme dont on pourrait
se détacher pour les contempler à loisir ; il n'y a pas non plus d'images
invisibles qui seraient comme la reproduction des objets visibles dans
une mystérieuse chambre noire où nous serions seul à pénétrer. L'ob-
servation de nous-même ne nous révèle rien de plus que des altitudes
de conscience, des tendances que nous cherchons à réaliser, des actes
que nous commençons à accomplir. La conscience ne trouve en nous
qu'un être qui se fait, et elle ne peut le saisir qu'en épousant la dé-
marche même par laquelle il se fait. Dès lors, elle ne peut pas négliger
le comportement, c'est-à-dire les mouvements mêmes par lesquels
cette démarche s'exprime, mais qui à leur tour ne peuvent pas se suf-
fire, ni constituer un monde fermé, indépendant de cette force inté-
rieure qui les appelle à l'existence et qui leur donne à la fois leur va-
leur et leur sens. La tendance peut donc être considérée comme l'es-
sence de cet être mixte que nous sommes : elle est au point de jonction
de l'esprit et du corps. elle montre à la fois que l'esprit est incapable de
subsister seul, qu'en lui-même il n'est [106] qu'une pure virtualité,
qu'il ne peut se passer d'une action où il s'incarne et se réalise, et que
le corps, de son côté, n'est pas seulement une chose ou un phénomène,
qui n'a d'existence que pour celui qui le regarde, niais qu'il y a en lui
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 85

une puissance intérieure qui l'anime et dont il est à la fois l'expression


et le véhicule.
Le privilège de la tendance dans la constitution de notre être psy-
chologique se retrouve également sous des formes différentes dans
l'école de Binet, qui se préoccupe d'atteindre dans la conscience non
plus des images déjà formées, mais de pures directions de la pensée ;
dans les recherches expérimentales de l'école de Wurzbourg, dont
l'inspiration est analogue, et dont M. Burloud a étudié lui-même autre-
fois les principaux représentants, Watt, Bühler et Messer ; dans la
phénoménologie de Husserl, qui, en dépit de sa répugnance à l'égard
de tout psychologisme, fait de l'intentionnalité le caractère essentiel de
la pensée ; dans l'œuvre de M. Pierre Janet, qui entend substituer à
l'étude des états d'âme celle des conduites ; dans celle de Freud, qui
montre comment ce sont nos tendances les plus profondes qui se con-
vertissent en un drame intérieur grâce au jeu des images ; et jusque
dans la « théorie de la Forme », qui, bien qu'elle paraisse favoriser une
conception statique de la représentation, peuple le monde de tensions
et d'efforts qui trouvent dans la forme une sorte d'équilibre. Et M.
Burloud voit bien qu'au-delà de l'intellectualisme et de l'empirisme,
qui réduisent la conscience à des idées ou à des faits que l'on doit con-
sidérer du dehors, la psychologie des tendances doit nous apprendre à
la saisir du dedans, comme l'avait fait Maine de Biran, c'est-à-dire
dans la force secrète qui la soutient et qui la dirige.
[107]
Seulement, au lieu de cette force unique, par laquelle se définit
l'activité du moi dans le biranisme, M. Burloud introduit dans le moi
une pluralité de tendances qui échappent souvent à la conscience, dont
les unes sont innées et les autres acquises, dont les unes sont en rap-
port avec des dispositions affectives et les autres avec des habitudes,
et qui permettent de substituer au monarchisme de la volonté une sorte
de dynamisme pluraliste. Il faudra chercher ensuite comment ces ten-
dances s'assemblent elles-mêmes en systèmes, comment elles dessi-
nent des schémas où certains mouvements se trouvent d'avance pré-
formés. Ainsi, sans que nous croyions poursuivre aucun dessein, nos
pensées, nos actes, nos paroles s'organisent pourtant toujours selon
certains plans et se calquent toujours sur certaines fins. — On renon-
cera donc d'abord à cette explication mécanique que l'association-
nisme avait mise en crédit et selon laquelle les éléments de la pensée
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 86

se souderaient au hasard selon leurs rapports de voisinage : car c'est la


tendance, c'est-à-dire une intention qui demeure encore obscure pour
nous, qui dissocie ces éléments des ensembles dans lesquels ils se
trouvaient engagés et les intègre dans des structures nouvelles où ils
reçoivent une signification différente. — De même, dans la théorie de
l'évolution, c'est la causalité des tendances qui réalisera chaque type
d'existence par une organisation déterminée des matériaux empruntés
au milieu. La difficulté insurmontable à laquelle s'était heurtée la doc-
trine de Lamarck, c'était l'hérédité des caractères acquis : on comprend
mal que des caractères puissent se transmettre, car on ne saurait as-
treindre des choses à demeurer identiques à travers la suite des géné-
rations ; au contraire, il est naturel que des tendances se conservent,
précisément parce que, sous la double [108] forme de l'habitude et de
la mémoire, elles portent le poids de tout notre passé. — Enfin M.
Burloud nous propose une théorie très ingénieuse de la perception :
car si la sensation est corporelle et spirituelle à la fois, et si elle est
toute répandue à la surface de notre corps, de la peau, de la rétine ou
de l'organe auditif, elle ne se transforme en perception que par l'inter-
médiaire de la tendance, au moment où celle-ci nous oblige à imaginer
des objets qui constituent, pour tous les mouvements que nous com-
mençons à esquisser, un point d'application en quelque sorte idéal.
L'aspect le plus important de toute cette conception, et qui nous
éloigne singulièrement de ce déterminisme rigide où l'on a vu souvent
une exigence implacable de la science, c'est l'affirmation du caractère
plastique et pour ainsi dire plurivalent de la tendance. Toute tendance
en effet cherche à s'inscrire dans une image ou dans un mouvement :
mais il peut y avoir beaucoup de différence entre ces images ou ces
mouvements. Car il y a dans la tendance une pluralité de formes dy-
namiques que l'on utilise tour à tour selon les besoins de la situation,
comme le montre l'apprentissage des habitudes chez le pianiste ou
l'automobiliste, et qui leur donne la disposition d'une activité sponta-
née susceptible de s'adapter et de se transformer indéfiniment. Les
tendances affectives, elles aussi, nous inclinent, non pas vers certaines
choses, mais vers certaines catégories de choses qui, en droit, ont pour
nous une valeur égale : ainsi, comme le montre l'exemple de l'amour,
elles nous obligent à chercher un être qui incarne notre idéal, mais
elles nous permettent aussi d'idéaliser l'être que nous avons rencontré.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 87

Cependant, bien qu'il y ait en nous une multiplicité de tendances


dont l'origine plonge très profondément [109] dans notre passé, bien
qu'elles se groupent dans des systèmes différents, bien que chacune de
ces tendances ou chacun de ces groupes de tendances puisse s'expri-
mer par les actions les plus variées, rien de tout cela ne porte atteinte à
l'unité de notre moi. Ce n'est là pour ainsi dire qu'une matière qui est
fournie à son activité la plus profonde ; mais celle-ci la dépasse et la
domine. Il en est des tendances comme des souvenirs : on a pensé
quelquefois que le moi pouvait être confondu avec la totalité de son
passé ; mais, comme le faisait remarquer Charles Blondel, nous avons
le sentiment qu'avec d'autres souvenirs, un autre passé, nous serions
encore ce que nous sommes ; ces souvenirs, ce passé peuvent nous
devenir indifférents ou étrangers sans que l'identité du moi se trouve
entamée. On pourrait faire les mêmes observations en ce qui concerne
les tendances : elles sont des forces, mais qui n'agissent que par un
consentement qu'il faut leur donner. C'est ce consentement ou ce refus
qui constitue en nous l'acte propre de la volonté. Et c'est ce vouloir qui
est notre moi véritable : il est, si l'on peut dire, l'intention même par
laquelle le moi se réalise, cette intention primordiale et essentielle
dont les tendances ne sont elles-mêmes que les fragments. C'est quand
elles sont le plus dociles et le mieux accordées que nous avons l'im-
pression d'être le plus libres. Alors seulement il nous semble que la
destinée qui nous est proposée est aussi celle que nous avons choisie.
Nous nous éloignons de cette surface de nous-même où se jouent
presque toutes les actions de notre vie : en nous rapprochant toujours
davantage du fonds de nous-même, il nous semble que nous nous dé-
passions toujours. Et en procédant toujours ab exterioribus ad interio-
ra et ab interioribus ad superiora nous justifions cette liaison indisso-
luble de la [110] psychologie et de la métaphysique qui, chez Des-
cartes et chez Malebranche, comme chez Maine de Biran, s'est tou-
jours montrée la marque distinctive du génie français.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 88

[111]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

TROISIÈME
PARTIE
Retour à la table des matières

[112]
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 89

[113]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
TROISIÈME PARTIE

1
Psychologie et sociologie

Retour à la table des matières

Il n'y a pour l'homme qu'un véritable objet de réflexion, qui est lui-
même : le mot de réflexion marque un retour sur soi qui déjà semble
nous en avertir. Rien ne possède dans le monde un sens et une valeur
autrement que par rapport à nous. Même quand nous disons que le
monde existe, nous voulons dire que nous en faisons partie, bien qu'il
nous dépasse, que nous pouvons le connaître, bien que cette connais-
sance soit toujours bornée, et agir sur lui, bien que cette action soit
toujours entravée. Si l'on peut parler d'une science universelle, cette
science doit avoir elle-même pour centre une anthropologie, autour de
laquelle rayonnent toutes les recherches particulières : à la fois celles
qui portent sur le monde matériel, où notre vie se déploie, et celles
qui, portant sur le monde moral, entreprennent de donner une règle à
notre conduite et un sens à notre destinée.
La philosophie tient donc tout entière dans la pratique du vieux
précepte qui nous commande de nous connaître ; car on ne peut l'ap-
pliquer sans chercher à tout connaître. Cependant, si l'homme, pour
chacun de nous, c'est son propre moi tel que la conscience le lui ré-
vèle, lié à un corps dont il ne peut pas se [114] séparer et dont il subit
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 90

la loi, on comprend sans peine que la psychologie jouisse, parmi


toutes les autres connaissances, d'une sorte de privilège et qu'elle
puisse paraître le cœur même de toute anthropologie véritable. Où ré-
side en effet ce qu'on appelle « l'homme », sinon dans ce lieu intime et
secret où naissent ses pensées et ses désirs, dans cette présence sentie
d'un corps qui n'appartient qu'à lui, qui l'enferme dans la solitude de la
souffrance, qui est l'instrument de son action, qui porte témoignage
pour lui aux yeux d'autrui et qui ne cesse jamais à la fois de l'exprimer
et de le trahir ?
Seulement cet être que sa conscience isole et individualise n'est pas
l'homme tout entier. Mais la même conscience qui le replie sur lui-
même l'ouvre en même temps sur le monde qui l'entoure. Et dans ce
monde il trouve d'autres êtres semblables à lui, qui deviennent aussitôt
pour lui une source exceptionnelle d'intérêt et d'émotion. Il sent que
l'homme ne se réalise en lui que par les relations qu'il entretient avec
eux. Les événements les plus graves de sa vie, les seuls qui peuvent
l'arracher à la servitude du corps, donner à sa conduite une valeur spi-
rituelle et qui le dépasse, sont ceux qui engagent sa responsabilité à
l'égard d'autrui. Il ne peut éviter de former une société avec les autres
hommes, et l'on peut dire en un sens que les rapports qu'il a avec eux
sont plus profonds et plus essentiels que ceux qu'il a avec lui-même :
ceux-ci ne sont le plus souvent que l'effet de ceux-là. C'est donc dans
la société, et non point dans l'individu séparé, que l'homme nous dé-
couvre sa vraie nature : dès que l'individu cesse d'être seul, la société
commence ; elle est déjà présente dans l'amitié, et c'est en la considé-
rant sous la forme de la cité organisée qu'Aristote a défini l'homme
comme un animal politique.
[115]
Ainsi on ne s'étonnera pas que la sociologie prétende achever cette
connaissance de l'homme que la psychologie n'avait fait qu'esquisser.
Comme la psychologie, elle cherche à devenir une science. De cette
science Auguste Comte est regardé en général en France comme l'ini-
tiateur, parce qu'il a affirmé avec une particulière netteté qu'il existe
une nature sociale et qu'elle obéit à des lois comparables à celles de la
nature physique. On sait qu'Émile Durkheim est demeuré fidèle à la
même inspiration : c'est lui qui, par la vigueur de son esprit et l'intran-
sigeance de sa méthode, par la fondation de Y Année sociologique et
par les nombreux disciples qu'il a formés, a exercé l'influence la plus
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 91

profonde et la plus durable sur les recherches sociologiques dans notre


pays. On le voit bien quand on essaye aujourd'hui de les embrasser
dans un tableau d'ensemble, comme vient de le faire M. Bouglé dans
son Bilan de la sociologie française contemporaine (Alcan). 1 On sera
frappé alors non seulement du caractère vivant que peut garder encore
la pensée de Durkheim, même dans les domaines où elle est évidem-
ment dépassée, mais encore des conquêtes qu'elle n'a cessé de faire
parmi des savants qui avaient montré d'abord à son égard la plus
grande méfiance, comme les historiens et les juristes.
Il y a chez Durkheim d'une part un savant qui veut traiter tous les
phénomènes humains comme des choses et examiner selon une mé-
thode purement objective les rapports entre la société et l'individu,
d'autre part un philosophe qui ne veut abandonner aucun des concepts
de la philosophie traditionnelle et [116] qui cherche au contraire avec
une sorte d'enthousiasme à en donner une justification positive. Ainsi
nul n'a senti plus vivement que lui la dualité qui divise notre cons-
cience, ce que Pascal appelait notre misère et notre grandeur, et cette
oscillation perpétuelle entre l'égoïsme qui nous assujettit au corps et
un appel venu de plus haut qui tout à coup nous fortifie et nous sou-
lève comme si Dieu même se portait à notre secours et substituait sa
puissance à notre faiblesse. Cette puissance, c'est celle de la société,
qui est Dieu présent et visible. Or il est arrivé que beaucoup de dis-
ciples de Durkheim se sont montrés prêts à retenir et à pratiquer sa
méthode, mais en abandonnant sa philosophie comme aventureuse et
inutile. Au contraire, ses adversaires lui reprochent tantôt cette mé-
thode même, qui, en considérant tous les phénomènes du dehors,
semble ne laisser aucune place à la personne et à la liberté, tantôt sa
philosophie, qui rapporte à la société un élan spirituel qu'elle est, selon
eux, incapable de nous donner ; car, comme la nature, à laquelle un
certain romantisme faisait jouer le même rôle, elle nous insère dans un
déterminisme qui lui est propre, et par là nous asservit plutôt qu'elle
ne nous libère. Il est vrai que la plupart des sociologues dont nous en-
tretient M. Bouglé poursuivent leurs recherches positives en conser-
vant à l'égard de ces différentes thèses une certaine indépendance :

1 On pourra se référer encore à un recueil d'articles publié par M. Davy sous le


titre : Sociologues d'hier et d'aujourd'hui, et à un volume d'extraits et de no-
tices consacrés aux Philosophes et savants français du vingtième siècle (V. la
Sociologie), par M. Daniel Essertier.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 92

lui-même n'appartient point à la « stricte observance », et s'il se tourne


vers les problèmes sociaux c'est pour satisfaire son goût pour la réalité
concrète, pour les relations directes avec les autres hommes, pour un
idéalisme démocratique et généreux. On ne peut que souscrire à l'es-
prit de la protestation qu'il élève ailleurs avec une pointe d'éloquence
contre toute idolâtrie sociologique : « Inviter l'homme à respecter la
société, ce n'est pas lui [117] demander de se prosterner devant une
sorte d'animal énorme, mais devant une grande flamme qui monte
vers le ciel et qui entretient les âmes rapprochées. »
Mais cette déclaration nous montre bien que le nœud du problème
réside dans les relations de la conscience individuelle avec la société,
qui ne cesse de la solliciter et à laquelle elle ne cesse de répondre. Et
d'abord qu'est-ce que cette conscience elle-même ? Les hommes pen-
sent souvent qu'elle est un asile personnel et inviolable et qu'ils doi-
vent, pour découvrir l'essence la plus profonde de leur être, tourner le
dos à la société qui les divertit et s'enfermer dans le recueillement et la
solitude où la considération de leur intimité propre leur ouvrira l'accès
du monde universel. Mais c'est là, selon les sociologues, l'illusion la
plus grave, non pas seulement, comme chacun peut le voir, parce que
dans cette solitude nous emportons tous nos souvenirs et tous nos dé-
sirs, mais encore parce que la substance même de la conscience est
formée de deux couches superposées : une couche inférieure et pro-
prement individuelle, où nous ne trouvons rien de plus que les réso-
nances complexes et variables de notre vie corporelle ; une couche
supérieure, où nous découvrons nos sentiments les plus nobles, des
obligations, une discipline, un idéal, toutes les exigences de la raison,
et qui ne peuvent s'expliquer que par l'ascendant que la société ne
cesse d'exercer sur nous.
Bien plus, Durkheim ne se contente pas de montrer dans la cons-
cience de chacun de nous la rencontre de l'individuel et du social,
comme on montrait en elle autrefois une rencontre du corps et de l'es-
prit. Il n'a pas craint d'opposer à la conscience individuelle une cons-
cience collective à laquelle la première doit être subordonnée et qui
lui impose [118] ses jugements. En utilisant des comparaisons em-
pruntées à la synthèse chimique, il a montré que les individus produi-
sent, par leur seul assemblage, cette réalité nouvelle dont les proprié-
tés sont hétérogènes à celles de ses éléments. Ainsi se forme une
conscience supérieure en puissance, en dignité, en valeur, à celle qui
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 93

nous appartient en propre, mais qui ne cesse de promouvoir celle-ci


afin de l'élever jusqu'à elle.
C'est contre cette idée de la conscience collective que se sont con-
centrées les principales critiques que la doctrine a fait naître. Et beau-
coup de disciples semblent disposés soit à l'abandonner, soit à en don-
ner une interprétation qui l'exténue. C'est elle aussi qui, par réaction,
accrédite encore auprès de beaucoup d'esprits une méthode semblable
à celle de Tarde, si mobile, si simple, si vivante, si proche de l'obser-
vation et de la vie, qui ne connaît que les individus, mais qui nous
montre entre eux des contacts sans cesse frémissants, des sentiments
qui se propagent, un jeu d'imitations et d'oppositions qui rebondissent
comme dans une conversation de salon. Durkheim a senti que le pro-
blème des rapports entre l'individuel et l'universel était plus profond,
que l'universel n'est point de l'individuel qui se multiplie, qu'il faut
qu'il surpasse l'individuel pour que celui-ci trouve en lui un soutien et
un aliment, et qu'il ne peut échapper à la conscience si c'est lui au con-
traire qui l'éclaire et qui l'oblige sans cesse à se dépasser. Pour juger
de son entreprise, il faut donc chercher si le social et l'universel s'iden-
tifient.
Mais d'abord, quand on nous parle de la société, certaines distinc-
tions doivent être faites. S'agit-il de ces « sociétés closes », selon le
langage de M. Bergson, qui imposent à tous leurs membres les parti-
cularités et l'exclusivisme de leurs coutumes, ou de ces [119] « socié-
tés ouvertes » dont l'idée de l'humanité chez Auguste Comte se mon-
trait plus proche, et qui aspirent à recevoir en elles tous les hommes
dans une sorte de fraternité ? S'agit-il de cette société de fait qui fait
peser sur nous à chaque instant le poids de ses préjugés et de ses con-
traintes, ou de cette société idéale qui naît avec la sympathie dans un
cercle d'abord très étroit, mais dont nous voudrions qu'elle pût enve-
lopper peu à peu tous les êtres qui peuplent avec nous le monde ? La
société de chair et d'os dont nous sommes les membres agit sur nous
comme une force naturelle, et il est aussi vain de vouloir lui prêter une
conscience qu'à la nature elle-même. Elle est plus puissante, il est vrai,
que l'individu ; elle peut l'opprimer, faire naître en lui la sécurité et. la
crainte, ou l'entraîner dans une sorte d'ivresse, comme le fait aussi la
nature. Mais il n'y a conscience que là où il y a liberté et exacte dispo-
sition de soi-même : et l'on ne saurait attribuer ces qualités ni à aucune
collectivité réelle ni à l'individu lorsqu'il est courbé par elle.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 94

Mais en est-il de même lorsqu'il s'agit de la société idéale ? Celle-


ci n'a point encore de corps, et il s'agit précisément de lui en donner
un : elle n'est qu'une idée qui se forme dans les consciences les meil-
leures et les plus lucides. Elle est même solidaire de l'apparition de
toute conscience, qui n'est conscience de soi que parce qu'elle nous
permet de nous penser nous-même comme individu, et par conséquent
de penser les autres individus dans une lumière commune à tous. C'est
cette lumière que l'on appelle proprement l'esprit, qui nous oblige
d'une part à prendre possession de nos sentiments particuliers et à re-
connaître leurs limites, et d'autre part à communiquer avec les autres
êtres, non point par une sorte de fusion et de neutralisation des diffé-
rences qui [120] nous séparent d'eux, mais par un appel à une activité
présente chez tous et qu'il suffit d'exercer pour que, au-delà du réel qui
les divise, elle leur permette de progresser vers un idéal qui les unit.
Il est donc impossible de donner à aucune société réelle un rôle
qu'elle est hors d'état d'assumer, et, bien que l'esprit soit toujours au-
dessus de la conscience individuelle, de le regarder comme déjà in-
carné dans une conscience collective. L'esprit n'est jamais donné.
L'idéal ne naît point de la simple disproportion entre deux faits : le fait
individuel et le fait social. Il est au cœur même de la personne, dès
que, cessant de s'abandonner d'une manière passive à ces forces
aveugles qui viennent de la nature ou de la société, elle cherche à dé-
couvrir l'intelligibilité du monde tel qu'il est, afin d'agir sur lui et d'en
faire l'instrument de certaines fins qu'elle puisse vouloir et aimer.
L'esprit dépasse donc tout à la fois l'individuel et le social, bien que
l'individu en soit toujours l'interprète et que dès que deux ou trois in-
dividus se rencontrent il commence à se manifester entre eux une
sorte de communauté.
On sait que Durkheim, comme si, dans son ardeur dialectique, il
avait pensé pouvoir réduire le réel tout entier aux seules relations de
l'individuel et du social, cherchait à montrer que l'espace, le temps, les
catégories de la raison elle-même nous sont imposés par la société.
Car notre représentation de l'espace exprime l'orientation et la réparti-
tion des différents groupements à l'intérieur de la collectivité primi-
tive ; notre représentation du temps exprime le rythme de la vie pu-
blique, la succession des travaux et des fêtes ; notre représentation de
la causalité exprime cette force sociale toujours présente et efficace
qui est celle dont les hommes subissent l'influence la plus immédiate
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 95

et la plus sensible. Mais qui [121] pourrait accepter une telle explica-
tion comme suffisante et définitive ? Il est vrai sans doute que toutes
nos représentations prennent la forme de notre conscience individuelle
et des exigences de la vie en commun : mais c'est parce que l'une et
l'autre sont des pièces d'un ordre universel avec lequel il faut qu'elles
aient elles-mêmes une certaine conformité. Elles participent à une réa-
lité qu'elles n'épuisent point : aussi ne cessent-elles de se transformer.
M. Brunschvicg a donc raison de s'étonner que nos catégories intellec-
tuelles, si elles sont exclusivement d'origine sociale, puissent encore
coïncider avec la nature. Et M. Bouglé lui-même, avec beaucoup de
prudence, reconnaît que les puissances qui entrent en jeu dans la so-
ciété ne créent point toute notre représentation du monde, et qu'il
existe deux éléments qu'aucun enthousiasme collectif ne réussira ja-
mais à produire : la nature des choses et la nature de l'esprit,. Nous ne
demandons pas davantage.
Les mêmes remarques enferment dans de justes limites les tenta-
tives psychosociologiques, d'ailleurs si intéressantes, de M. Charles
Blondel et de M. Maurice Halbwachs : celle de M. Blondel qui réduit
la volonté à une sorte d'incidence des impératifs sociaux et. de l'ins-
tinct organique, qui décrit avec beaucoup d'ingéniosité les conditions
dans lesquelles elle s'exerce, mais néglige de la définir en tant qu'elle
est une libération à l'égard de toutes les contraintes, quelle que soit
leur origine, un pouvoir spirituel par lequel nous cherchons à nous
posséder et à nous conquérir ; celle de M. Halbwachs qui montre
d'une manière très pénétrante l'appui que trouve notre mémoire dans
certains cadres sociaux, dans les divisions du calendrier, dans les sou-
venirs mêmes que le groupe enregistre, mais sans approfondir l'origine
même de ce pouvoir mystérieux par lequel l'esprit [122] fonde son
identité, résiste au devenir et trouve dans ce devenir même le principe
de son accroissement.
La sociologie ne surpasse pas la psychologie, comme elle le pré-
tend parfois : elle nous y ramène. La société n'est qu'une force brutale,
comme les forces de la nature, si elle ne devient pas l'idée de la socié-
té à l'intérieur d'une conscience qui est elle- même l'arbitre de toutes
les valeurs, non point parce que l'individu est au-dessus de toutes les
règles, mais parce qu'il n'y a de valeur que là où une raison nous
éclaire et où une volonté nous engage. L'individu ne s'affranchit que
peu à peu de toutes les forces où plonge son existence, mais qui com-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 96

mencent par le submerger. C'était la nature d'abord, et l'homme ne se


distinguait guère de l'animal. C'est la société ensuite, qui n'est qu'une
nature engendrée par les conditions de la vie commune et que l'animal
même n'ignore pas. Seulement, l'homme spiritualise tout ce qu'il
touche, aussi bien la nature que la société, mais à partir du moment
précisément où, en se repliant sur lui-même, il acquiert la conscience
de lui-même et du monde : et cette conscience, qui tout à l'heure
n'était rien et qui à chaque instant risque d'être asservie, devient le lieu
de toutes nos puissances, l'origine de toutes nos pensées et de tous nos
désirs, la source secrète de toutes nos créations. Elle retrouve et pé-
nètre peu à peu à la fois la nature qu'elle domine par la science et avec
laquelle elle sympathise par l'art, et la société à laquelle elle donne
une forme rationnelle par la justice et une valeur spirituelle par l'ami-
tié.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 97

[123]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
TROISIÈME PARTIE

2
L’homme et le caractère 2

Retour à la table des matières

Sous le nom un peu pédant de caractérologie, on a vu se multiplier


dans tous les pays, depuis une vingtaine d'années, les recherches sur la
nature individuelle de l'homme ; mais de telles recherches ne se con-
tentent plus comme autrefois d'apporter à la psychologie générale des
documents ou des applications ; elles prétendent opérer une réforme
radicale de cette science traditionnelle. En Allemagne, en Hollande,
on a déjà consacré d'importants travaux à l'étude du caractère. La
France montre jusqu'ici plus de défiance. Car ce qui domine la pensée
française, non pas seulement la pensée philosophique façonnée par
Descartes, mais la pensée spontanée de chacun de nous, c'est qu'il y a
un homme universel qui, sans doute, se trouve toujours lié à un corps
particulier, à un caractère original, mais qui, au lieu de les subir
comme une sorte de fatalité, les utilise comme une matière dans la-
quelle il appartient à la raison de modeler notre personne réelle. Le
caractère n'est donc pas pour nous l'essentiel de l'être humain : il n'est
que le moi naturel tel qu'il apparaît avant que nous ayons pris la res-
ponsabilité de [124] nos actes, ou tel qu'il reparaît dès que nous la ré-

2 L. Klages : Les principes de la caractérologie. (Trad. W. Réal [Alcan].)


Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 98

signons. Et nous n'alléguons notre caractère pour expliquer notre con-


duite qu'en manière d'excuse et pour dire précisément qu'elle n'est pas
tout entière entre nos mains, qu'elle n'est pas tout à fait nôtre.
Les moralistes français eux-mêmes font peu de cas, malgré les ap-
parences, de l'homme individuel : eux aussi essayent de dégager les
traits universels de la nature humaine et de montrer qu'à travers toutes
les différences de tempérament ou de situation, les sentiments les plus
profonds et les plus familiers créent entre tous les êtres une sorte de
communauté. Il n'y a guère que La Bruyère, mais non point Mon-
taigne, ni La Rochefoucauld, ni Pascal, ni Vauvenargues qui ait écrit
des Caractères, mais de tous ces écrivains il est peut-être le moins
profond et le moins proche de la vie. Il a constitué une sorte de galerie
pittoresque de quelques types humains déformés par le monde, par le
métier, par l'habitude et par la manie : nous cherchons en eux les gri-
maces de l'humanité plutôt que son visage éternel. C'est au moment où
la conscience perd sa souplesse, son initiative, sa puissance de renou-
vellement et d'invention, c'est-à-dire au moment où l'homme cesse
d'être véritablement homme, qu'il acquiert ces démarches mécaniques,
ces réactions précises et spécialisées qui en font pour nous un objet de
tristesse et de dérision. Et si le caractère n'était que cela, il ne pourrait
pas y avoir d'autre idéal pour nous que de nous libérer du caractère.

*
* *
Mais le mot caractère a un sens plus profond et plus vrai. On ne
l'emploie qu'avec éloge dans l'expression « avoir du caractère », qui
veut dire : [125] être soi-même. Et être soi-même, ce n'est pas négliger
les traits de sa nature individuelle, c'est au contraire leur donner toute
leur portée, c'est en faire les éléments de sa vocation et même de sa
destinée. C'est là sans doute la pensée fondamentale de nos modernes
« caractérologues ». C'est celle, en particulier de L. Klages, qui reven-
dique avec une certaine hauteur d'avoir été en cette matière le véri-
table initiateur des nouvelles recherches. Son livre essentiel, dont il
demande qu'on l'étudie et non pas qu'on le lise, a été publié en 1910,
sous le titre de Prinzipien der Charakterologie ; il a connu très rapi-
dement trois éditions ; la quatrième a été très profondément remaniée ;
c'est sur la cinquième et la sixième qu'il a été récemment traduit en
français, non sans une certaine maladresse.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 99

Toutes les parties du livre n'ont pas une égale originalité. Nous
trouvons dans les chapitres consacrés à la mémoire, à la perception, à
la classification des mobiles, beaucoup d'observations justes, mais qui
nous sont depuis longtemps familières, bien qu'elles nous soient pré-
sentées comme nouvelles, et qui ne sont pas toujours distribuées avec
assez de méthode ni analysées avec assez de délicatesse pour notre
goût français.
Il importe, selon Klages, de distinguer d'abord la matière de la per-
sonnalité, qui est formée par des aptitudes, des capacités ou des ta-
lents, comme la mémoire ou le sens musical : c'est là une sorte de ca-
pital naturel qui comporte entre les êtres des différences de degrés. À
côté de cette matière il existe une nature de la personnalité qui est
formée d'impulsions et de tendances. Ce sont elles qui nous détermi-
nent à mettre en œuvre le capital primitif ; celui-ci ne rapporte pas
toujours : il arrive qu'il soit gaspillé. Il nous faut des mobiles comme
l'esprit d'industrie [126] ou le sentiment du devoir pour ébranler nos
dons naturels et nous permettre de les exercer : d'un être à l'autre ils
diffèrent en qualité et non pas seulement, en degrés ; et on comprend
facilement que les êtres qui ont les mêmes aptitudes n'aient pas tous
les mêmes mobiles. Ainsi la nature du caractère peut être comparée à
une mélodie que chacun de nous fait entendre sur un instrument qui
lui sert de matière. Mais cette mélodie elle-même obéit toujours à une
certaine mesure qui exprime la structure de la personnalité : celle-ci
n'est ni une aptitude « à l'action ni une direction qui lui est donnée :
elle est le mode selon lequel elle s'exerce. Elle évoque surtout, comme
le tempérament, l'idée d'une opposition entre la rapidité et la lenteur
de nos mouvements et elle s'exprime toujours par un quotient. Ainsi
on reconnaît dans la structure du caractère une excitabilité plus ou
moins grande des sentiments, qui est. un quotient entre la vivacité par
laquelle elle est accrue et la profondeur par laquelle elle est diminuée ;
une excitabilité plus ou moins grande de la volonté, qui est un quo-
tient entre la force d'impulsion par laquelle elle est ébranlée, qui la
rend prompte mais superficielle, et la résistance aux obstacles par la-
quelle elle est refrénée, qui lui donne plus de continuité et de sérieux ;
une disposition à s'extérioriser, qui est un quotient entre l'excitation
spontanée qui anime l'être, mais le trahit, et cette résistance tout inté-
rieure par laquelle l'animal lui-même cherche déjà à dissimuler ce
qu'il sent et ce qu'il désire. On jugera par ces exemples du tour général
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 100

de cette œuvre qui traduit assez souvent une expérience un peu trop
schématisée, et qui nous propose des formules un peu décevantes dont
les facteurs ne peuvent être ni définis avec précision ni évalués avec
une exactitude numérique.
[127]
Mais si le livre de Klages ne tient pas toutes ses promesses, on y
trouve cependant certaines conceptions très vigoureuses, en particulier
celles qui concernent la méthode qu'il faut suivre dans la connaissance
des êtres et celles qui sont groupées dans le chapitre IX, sous le titre :
Métaphysique des différences personnelles. Klages a un sentiment
extrêmement vif de la réalité de l'être particulier. Ce qu'il essaye de
saisir, c'est le moi un et indivisible tel qu'il s'exprime dans les actions
chargées d'affectivité et où l'on sent cette présence de la chair qui en-
gage l'être tout entier jusqu'à sa racine. Il est, avec Nietzsche, qu'il
considère comme le maître de la connaissance de l'homme, un adver-
saire de l'esprit pur. Les représentations intellectuelles sont pour lui
exsangues et décolorées. Ce qu'il admire le plus chez Goethe, c'est une
sorte de subordination de l'esprit à la vie, même dans cet instant où
son regard observateur, selon un mot de Schiller, « se pose sur les
choses avec tant de calme et de pureté ». Et le souci qu'il a de garder
toujours le contact avec ce qu'il voit et ce qu'il touche se retrouve en-
core dans cette estime où il tient un penseur un peu oublié de l'époque
post-romantique, Carus, qui était médecin, et qui a écrit sur la Symbo-
lique de la figure humaine un livre plein d'intuitions très pénétrantes.
C'est que, pour Klages, le monde tout entier est un langage symbo-
lique qu'il s'agit de déchiffrer. Nous contemplons pour ainsi dire le
visage des choses ; mais il faut savoir discerner l'âme qui y transparaît
et reconnaître dans chaque être « son pouls vital et son instinct se-
cret ». L'être individuel est un comme il est unique : il est indécompo-
sable en éléments. Rien ne peut être plus faux par conséquent que de
prétendre constituer d'abord une psychologie humaine pour y joindre
ensuite, en étudiant le caractère, [128] une psychologie différentielle :
Klages n'a point assez d'ironie pour une pareille entreprise. Le carac-
tère est le tout de l'homme et il faut l'embrasser comme une totalité.
Cependant, s'il importe de saisir l'âme derrière le corps, c'est le corps
même qui nous la livre. Il n'y a que lui dont nous puissions avoir
l'intuition. Il est symbolique et physionomique. Par là la méthode de
Klages est en un certain sens l'inverse de celle des physiologistes : car
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 101

connaître le corps ce n'est pas l'étudier dans ses profondeurs mysté-


rieuses, dans le cerveau et dans les nerfs, dont on ne sait rien, mais au
contraire dans sa surface qui, seule, est expressive, dans le modelé du
visage, dans la forme extérieure et visible des membres, dans leurs
liaisons mutuelles et dans cet accueil qu'il semble faire aux choses et
qui déjà le porte vers elles. Et il cite le mot de Novalis qui mérite
d'être médité et serait capable de dissiper bien des rêveries : « Le siège
de l'âme est là où le monde extérieur et le monde intérieur se tou-
chent. »
Il importe donc de donner son sens le plus fort à cette vieille affir-
mation que le corps est l'apparence de l'âme. Comme l'étymologie
nous le suggère, la personne est d'abord un masque significatif. Et
nous ne pouvons la connaître que grâce à une affinité qui existe entre
ce que nous sentons et ce qu'elle nous montre. Sans notre ressem-
blance avec un autre être nous ne saurions jamais rien de lui. Nous
avons eu tort de laisser perdre peu à peu cette subtile faculté instinc-
tive qui nous permettait autrefois de communiquer avec la nature en-
tière et que les progrès de notre technique ne parviendront jamais « à
suppléer. Le sauvage a encore des relations réelles avec les animaux et
même avec les pierres parce qu'il en est demeuré tout près. Et il y a en
chacun de nous des dispositions infiniment nombreuses, les unes à
[129] l'état naissant et les autres déjà en acte, qui nous rendent ca-
pables de comprendre les êtres les plus différents, même ceux qui, au
premier abord, nous ressemblent le moins. Toutefois l'être qui paraît le
plus contraire à nous-même ne l'est qu'en apparence : dans chaque être
les contraires sont toujours réunis.
Il arrive même que nous réussissions à percevoir en autrui des qua-
lités qui nous manquent par la seule envie que nous éprouvons à
l'égard de celui qui les possède. C'est là une forme de connaissance
que Nietzsche décrivait sous le nom de « ressentiment » et qui,
comme dans la fable « le Renard et les raisins », n'est que la cons-
cience amère et brûlante d'un vide intérieur et de notre impuissance à
le remplir.
Mais la méthode de Klages ne repose pas seulement sur cette sorte
de sympathie expressive qui unit la conscience et le corps. Elle
cherche dans le langage lui-même un prolongement de la mimique des
corps. Il y a dans chaque mot un geste ramassé, esquissé ou suspendu.
Le langage contient en lui l'expérience accumulée de toutes les géné-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 102

rations qui nous ont précédés. Bien loin de penser que le mot n'est
qu'un signe abstrait, et anonyme, toujours moins riche et. moins nuan-
cé que la pensée qu'il traduit, Klages montre justement qu'il y a en lui
une infinité de résonances. Il possède lui aussi une physionomie qu'il
nous appartient de comprendre. L'étymologie peut nous y aider ; mais
même quand nous l'ignorons, même quand elle est fausse, le mot
garde encore une sonorité significative. Les virtualités qui sont en lui,
et que le poète seul est capable de mettre en jeu, dépassent toujours le
contenu de la conscience claire. Les mots les plus beaux sont les plus
évocateurs ; ils éveillent nos puissances cachées ; au lieu de limiter la
pensée, ils la dilatent. Ils creusent les [130] régions profondes et obs-
cures de l'âme ; au lieu de former un écran entre le réel et nous, ils
constituent le corps même de la pensée humaine qui est pour le psy-
chologue, avec le corps de l'individu, le plus admirable instrument
d'observation, d'analyse et de découverte.

*
* *
Si maintenant on voulait connaître non plus la méthode de Klages,
mais sa théorie de la conscience, on trouverait d'abord chez lui une
opposition radicale à l'égard de l'intellectualisme. Or la psychologie
classique n'est pour lui qu'une psychologie de l'intelligence : mais
l'intelligence est une simple acquisition ; elle tend à effacer les diffé-
rences individuelles ; elle rapproche les êtres dans une représentation
de la vérité qui est à la fois abstraite et commune à tous. Elle est par
rapport à l'individu une sorte de dehors absolu. Au contraire, le fond
de nous-même est formé par des aptitudes naturelles antérieures à
toute acquisition, par des instincts et par des sentiments. Là est. notre
âme véritable, notre unique dedans. Et Klages oppose à l'âme, qui est
parente de l'obscurité et de la nuit et qui forme en nous une sorte de
conscience nocturne, l'esprit qui est seulement notre conscience diurne
et dont le vice irrémédiable est d'être une clarté sans crépuscule.
Mais le centre de la doctrine de Klages réside dans sa conception
de la volonté. La volonté est toujours pour lui une révolte contre l'ins-
tinct ; elle est la démarche par laquelle le moi se sépare de l'univers
pour substituer à l'impulsion qui le traverse et qui l'anime des desseins
particuliers et arbitraires. Je subis le sentiment : en m'abandonnant aux
mobiles qui m'entraînent, je me sens accordé avec le tout. Mais le
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 103

propre de la volonté c'est de chercher à [131] commander aux mo-


biles. C'est pour cela qu'il y a en elle un caractère offensif. Elle est
l'affirmation non seulement de mon indépendance, mais encore de
mon projet de dominer le monde. Les sentiments bienveillants mar-
quent tous une sorte de détente de l'individu dans le milieu qui l'en-
toure ; au contraire, la volonté emprunte à la haine et à la colère leur
énergie et leur puissance de séparation ; et il subsiste toujours une cer-
taine parenté entre l'homme d'action et l'homme méchant. C'est que la
volonté est toujours négative et destructive comme le ciseau du sculp-
teur. On peut sans doute n'en faire qu'un moyen et la mettre au service
de l'amour : mais là encore elle ne change rien à son action, qui est
toujours de détruire les obstacles qui lui sont opposés. Aussi Klages
peut-il parler du pouvoir funeste de la volonté. Elle nous fait rompre
avec la nature ; elle a attiré sur Adam la malédiction de Dieu. Elle lui
a fait perdre la vie éternelle. C'est pour cela que son œuvre est tou-
jours périssable : tout ce qu'elle fait doit retourner tôt ou tard à la terre.
Telle est cette philosophie dualiste qui oppose l'Esprit à la Vie et
fait du caractère une sorte de proportion entre les contraintes que l'Es-
prit nous impose et les libérations que la Vie ne cesse de nous propo-
ser. Klages montre une égale défiance à l'égard de l'intelligence et à
l'égard de la volonté, qui sont considérées presque toujours comme les
valeurs humaines les plus hautes ; si le propre de la Vie est de nous
unir à tout ce qui est, l'intelligence rompt l'unité du monde par l'ana-
lyse et la volonté la disloque par l'action. L'abstraction intellectuelle et
l'action volontaire ne sont que l'aspect théorique et l'aspect pratique
d'une même opération. Il nous appartient de la surmonter par un retour
à la Vie, qui produit un renoncement au moi, et à ses démarches [132]
séparées. La Vie n'obéit qu'à des mobiles désintéressés, tandis que
l'Esprit est la faculté qui calcule.
Mais c'est là précisément le paradoxe de la doctrine ; il est vrai
sans doute qu'il y a une spontanéité de l'amour par laquelle l'être indi-
viduel pénètre dans l'intimité même de l'univers. Mais faut-il la con-
fondre avec la spontanéité de l'instinct ? Elle en est le contraire si le
propre de l'instinct c'est d'obliger l'individu à défendre et à accroître sa
vie particulière à travers toutes les misères de la lutte pour l'existence.
L'amour n'a de valeur, il ne peut subsister que s'il est soutenu par le
consentement de la volonté et éclairé par la lumière de l'Esprit. C'est
pour cette raison aussi qu'on n'a pas le droit de confondre l'essence du
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 104

moi avec le caractère. Le moi n'est pas comme lui une partie de la Na-
ture, il est une puissance pure toujours en suspens qui, parce qu'elle
est une puissance limitée, est toujours associée à une certaine nature,
mais qui est libre d'en faire l'usage qui lui plaît, le meilleur ou le pire.
Il n'est pas une fatalité, mais l'activité même qui nous délivre de toute
fatalité. Et c'est pour cela qu'il se réalise par un don volontaire de lui-
même, c'est-à-dire précisément par un don de sa nature. À mesure que
la conscience s'approfondit et s'unifie, il devient de plus en plus diffi-
cile d'expliquer la conduite d'un homme par son caractère ; celui-ci
n'est pas aboli, mais transfiguré. Il n'est plus que la vocation reconnue
et ratifiée. Il devient le serviteur de l'esprit dont il était d'abord l'adver-
saire. Il nous rend capable, mais seulement par la médiation de la Pen-
sée, d'obtenir entre l'individuel et l'universel une fusion rigoureuse ;
alors, en effet, nous prenons conscience que l'action qui exprime le
mieux les exigences de notre être propre est aussi celle qui réalise
entre le monde et nous l'harmonie la plus parfaite.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 105

[133]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
TROISIÈME PARTIE

3
La formation
du monde sensible

Retour à la table des matières

Quand nous disons « le monde », nous évoquons un vaste en-


semble d'êtres et de choses dont nous faisons nous-même partie, mais
qui pourrait exister sans nous, qui précédait notre naissance et subsis-
tera après notre mort. Nous ne sommes dans ce monde qu'une pous-
sière fugitive. Et pourtant ce monde ne serait rien si nous ne pouvions
pas le percevoir. Il est ma représentation, disait Schopenhauer. Il est
un spectacle déployé devant moi, dont j'occupe le centre, que je crée
en ouvrant les yeux, que j'abolis en les fermant et que je bouleverse
dès que je fais un pas. Il entre dans une perspective qui n'existe que
pour moi seul ; il m'offre une variété innombrable de qualités sen-
sibles, de contacts, de couleurs et de sons, d'odeurs ou de saveurs qui
me permettent de discerner les objets les uns des autres, de choisir
entre eux pour régler mon action et de reconnaître en eux ce double
caractère d'utilité ou de beauté qui leur donne avec moi une secrète
affinité. Or quel rapport y a t-il entre le monde réel, où je vis et qui me
contient, et ce monde sensible que je vois et que je touche, mais que je
ne connais que parce que ma conscience l'enveloppe ? C'est là l'un des
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 106

problèmes essentiels de la recherche philosophique, [134] celui préci-


sément auquel on donne le nom de problème de la connaissance et qui
met aux prises le réalisme et l'idéalisme.
On ne peut espérer le résoudre que si l'on se place au cœur même
de l'expérience et si l'on essaie de décrire avec la plus exacte fidélité la
manière dont se forment à la fois notre représentation du monde et la
signification que nous lui donnons. Mais pour cela il ne faut pas le
regarder comme un spectacle tout fait dont nous explorerions tour à
tour les différents aspects avec un étonnement émerveillé ; car ce
monde dépend de certains actes que nous accomplissons, des in-
flexions de notre désir, des mouvements de notre corps qui leur ré-
pondent et qui suffisent à en changer la face. Le monde que nous
voyons est toujours en corrélation avec l'activité que nous exerçons : il
en est pour ainsi dire l'image. Or cette activité, nous en disposons, et
le propre de la conscience c'est de nous permettre d'en surprendre le
secret. Nous pouvons donc nous demander, non seulement ce qu'elle
est et ce qu'elle cherche, mais encore ce qui, dans la représentation qui
surgit devant elle, porte, pour ainsi dire, l'empreinte de son opération.
Telle est précisément la tache entreprise par M. Jean Nogué dans deux
thèses de doctorat, l'une consacrée à l'Activité primitive du moi (Al-
can), l'autre à la Signification du sensible (Aubier), dont on peut dire
qu'elles forment un unique ouvrage. La pensée de M. Nogué s'intro-
duit admirablement dans la tradition de la philosophie française par
cette préoccupation constante qui l'anime, et que l'on trouve déjà chez
Descartes et chez Maine de Biran, de saisir le « fait primitif » de la
conscience dans la mise en jeu d'un acte qu'il dépend de nous d'ac-
complir ; et elle a pourtant une résonance tout à fait nouvelle, comme
il arrive toujours [135] quand on retrouve le contact direct de l'expé-
rience avec assez de personnalité et de fraîcheur. On ne saurait trop
louer l'élégance avec laquelle il nous décrit le mouvement dialectique
par lequel le monde se constitue peu à peu devant notre regard, ni la
richesse, la finesse et l'ingéniosité des analyses par lesquelles il nous
montre quels sont les caractères originaux du sujet, de l'objet, de l'es-
pace, du temps et des différentes sensations, c'est-à-dire de tous les
éléments qui, par leur opposition et leur relation mutuelles, nous per-
mettent précisément de donner au monde la figure que nous lui
voyons.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 107

*
* *

M. Nogué renouvelle d'abord la distinction classique du sujet et de


l'objet. Le sujet est, si l'on peut dire, une intimité invisible et secrète
qui s'exprime par le pouvoir de dire je. Tous les sujets disent je, mais
le je d'un autre n'est rien pour moi. Et quand j'essaie de saisir ce je qui
est le mien, il ne possède par lui-même aucune détermination ; il est
cette pure présence vide qui appelle ce qui lui manque et qui lui est
nécessaire pour le soutenir. Réduit à lui-même, le sujet ne diffère pas
du besoin : un besoin qui, en effet, n'a de réalité que pour celui qui
l'éprouve. C'est le besoin qui crée mon intimité véritable. Ainsi s'ex-
plique que le je soit un rien qui m'échappe toujours, une instabilité
toujours actuelle, un appel tourné vers le dehors et qui sollicite tou-
jours une réponse. D'un mot, le sujet, c'est d'abord l'être qui a faim.
Non point que cette privation par laquelle on le définit produise né-
cessairement en lui une douleur, comme le pensent certains pessi-
mistes : car elle peut être agréable, comme on le voit dans l'appétit ou
dans certains désirs dont on retarde la satisfaction. [136] Si la cons-
cience se confond avec le besoin, ce serait donc une grande erreur de
considérer l'objet comme étant pour elle donné ou présent, puisque
l'objet c'est au contraire ce qui lui manque et vers quoi elle aspire. On
le voit bien dans l'amour, quand il cherche encore ce qu'il doit aimer.
La conscience se définit d'abord par son rapport avec un objet absent.
Elle est la présence subjective de cet objet absent : l'objet flotte lui-
même au sein de l'absence. Il n'a donc encore aucune qualité sensible,
aucune détermination spatiale ou temporelle. Il n'est que l'ombre que
porte sur le monde le besoin que nous éprouvons, ce besoin qui des-
sine en nous le creux que l'objet devra remplir. Aussi l'objet du désir
qui s'éveille n'a t-il d'abord aucune place : car on peut dire qu'il nous
manque partout ; pourtant nous ne nous lassons pas de le chercher, car
l'espérance lui suppose un lieu, que le propre du désir naissant est jus-
tement d'ignorer.
Mais le mouvement naît du besoin afin de le satisfaire. Et dans le
mouvement la conscience se révèle comme une absence agissante.
Jusqu'ici, remarquons-le, le monde n'est pas encore né : nous n'avons
affaire qu'à de pures puissances, au besoin, qui n'est qu'un vide senti,
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 108

au mouvement, qui n'a de sens que comme une transition vers ce qui
nous manque. Il s'agit maintenant de montrer comment les différents
aspects du monde vont surgir tour à tour. L'originalité de M. Nogué
est justement de nous faire voir comment le mouvement nous porte
vers l'objet absent à travers l'espace et le temps, où se développent les
qualités sensibles, qui apparaissent précisément là où nous ne sommes
pas.
Considérons le mouvement de plus près. M. Nogué distingue en lui
la dualité de l'appui et de l'élan qu'il oppose à cette dualité biranienne
de l'effort et [137] de la résistance, à laquelle il reproche de poser,
dans l'effort, une activité dont on voit mal l'origine, puisqu'elle est
sans rapport avec le besoin et, dans la résistance, une sorte de muraille
qui risque de bloquer notre activité au lieu de la délivrer. Mais si le
mouvement est un élan vers un objet absent, il n'est possible que par
une division de l'être avec lui-même. Car le corps n'est pas tout entier
élan. Il ne se déplace pas tout entier. Il faut qu'il trouve soit en lui-
même, soit dans un objet, un terme sur lequel il s'appuie pour pouvoir
s'élancer. Cet appui n'est pas une simple limite comme la résistance :
il n'a de sens que par l'acte qui le choisit, qui le pose, qui l'immobilise
et lui donne, pour ainsi dire, assez de solidité pour porter l'élan qui le
dépasse. Ainsi nous allons toujours vers les choses, au lieu que les
choses viennent vers nous. M. Nogué se complaît à décrire le mouve-
ment de la marche, où il voit sans doute le modèle privilégié de tous
les autres mouvements, et où l'un de nos pieds se fixe sur la dureté du
sol pour obliger l'autre à le quitter en risquant dans le vide cette ex-
traordinaire aventure qui lui permet de nous promouvoir. Nous appré-
hendons 1à dans une image saisissante le drame même de notre vie,
où il faut, que notre moi adhère étroitement, à ce qu'il est afin de créer
ce qu'il doit être, et s'établisse étroitement, à l'intérieur même de sa
nature afin de devenir capable de la transcender.
Il est facile maintenant de comprendre comment le temps et l'es-
pace peuvent se former à partir du mouvement. Au-delà de l'acte
même que nous accomplissons et qui détermine pour nous l'actualité,
s'étend le champ de tous les objets absents, que nous pouvons nous
représenter par des images dès que nous en avons eu quelque expé-
rience. Mais si le propre des images c'est d'être inactuelles, elles [138]
n'appartiennent par elles-mêmes ni au passé ni à l'avenir. Il faut pour
distinguer le passé de l'avenir avoir recours à une analyse du présent
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 109

qui fonde leur opposition : alors on retrouve l'appui qui est tourné vers
un passé arrêté, et l'élan qui est tourné vers un avenir indéterminé.
Quant à la durée, elle marque l'intervalle qui sépare notre action de la
fin vers laquelle elle tend : sans la durée, la distinction de la présence
et de l'absence s'abolirait dans une omniprésence. Enfin, la continuité
du mouvement est elle-même susceptible de se rompre, ce qui permet
d'introduire ici la notion d'ordre, qui se définit par la nécessité où nous
sommes de reprendre appui au cours du mouvement que nous accom-
plissons. Tout élan est suivi d'un repos qui est en réalité un change-
ment d'appui. C'est ce que l'on observe dans la marche, dont le rythme
est fixé par l'extension du pas. Et tout mouvement est lui-même une
architecture de rythmes. Dès lors, l'accélération et le ralentissement de
la vitesse pourront être obtenus soit en précipitant et en espaçant les
appuis, soit en raccourcissant ou en diminuant les élans. De telle sorte
que cette description psychologique du temps prépare à son tour une
conclusion qui nous permet de pénétrer profondément dans le jeu
même de la liberté : « La disposition de la durée, dit M. Nogué, est
une des formes de la maîtrise ; et il est une certaine étendue de l'esprit
qui se mesure à l'écart de ses retards à sa promptitude, comme il est
une perfection de l'animal et de la machine animée qui s'estime à la
marge entre ses lenteurs et ses détentes. »
L'espace est considéré trop souvent comme un milieu extérieur à
nous, déterminé par les relations entre les objets de la vue et du tou-
cher. Mais l'espace est d'abord le vide dans lequel s'engagent nos
mouvements. [139] « Il n'y a d'espace que pour un être capable de res-
sentir le vide des objets absents et de goûter les bienfaits de leur pré-
sence retrouvée. Avant d'être un objet de contemplation, l'espace est le
champ d'une existence tour à tour privée et apaisée. » Il a deux sens,
comme le temps, selon que le mouvement est destiné à nous porter
vers les choses ou à les porter en nous : c'est 1'extus et l'intus. Ainsi
l'espace se distingue du temps parce qu'il nous permet de renverser le
sens du mouvement afin de donner satisfaction au besoin. Et l'on peut
dire d'une manière générale qu'il y a une création dynamique de
l'étendue à laquelle la danse, par exemple, nous permet d'assister ;
« elle nous donne l'idée de mouvements plus purs et plus parfaits que
les nôtres, parce que, plus rigoureusement analysés, ils s'enchaînent en
des démarches toujours lisibles, où la netteté des appuis le dispute à
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 110

l'aisance des détentes et des envols. La danse nous offre un miroir de


nos propres puissances promues à une liberté supérieure. »
En quoi consistent maintenant les qualités sensibles ? On ne peut
pas se contenter de les regarder comme une simple bigarrure décorant
le monde que nous avons sous les yeux, comme « un don éblouissant
et gratuit » qui, en réjouissant notre regard, nous permettrait d'admirer
l'étonnante profusion des œuvres de la nature. Les qualités sensibles
ont une signification qu'il est possible de leur assigner dès que l'on
retourne vers l'activité qui, en s'exerçant, les fait naître pour ainsi dire
sur son chemin. On ne peut pas les séparer de l'espace et du temps.
Elles apparaissent sur la trame dessinée par nos mouvements. Ainsi,
c'est l'étendue dynamique qui est le support de l'étendue sensible et
non point inversement. Si on se rappelle que l'objet n'est point donné,
qu'il est au contraire ce qui doit être recherché, on [140] dira que les
qualités ne peuvent apparaître qu'au cours de cette recherche et
qu'elles sont destinées à l'éclairer.
Quel est donc le degré de réalité qui appartient à la couleur et au
son ? Ce ne sont point là, comme on le croit trop souvent, des proprié-
tés qui appartiennent à l'objet et qui nous livreraient sa présence dans
une intuition irréfutable, ni de fragiles apparences qui dès que l'objet
est rencontré se formeraient dans notre conscience en vertu d'on ne
sait quelle chimie mystérieuse. Ce sont des signes « qui soutiennent
avec les objets un rapport analogue aux fictions intellectuelles de la
science ou de l'art avec la réalité qu'elles représentent ». Le propre du
désir c'est de chercher l'union avec l'objet lui-même, au lieu que les
représentations sensibles laissent subsister un intervalle entre lui et
nous. Ainsi c'est parce que ces données ne se suffisent pas à elles-
mêmes que, comme leur nom en témoigne, elles ont un sens. Dans la
couleur, dans le son, l'objet échappe à l'absence, il nous paraît subsis-
ter en lui-même, non point, il est vrai, dans l'activité qui l'appréhende,
mais dans la représentation de certains chemins qui s'ouvrent devant
elle, de certaines possibilités qui lui sont offertes. La différence des
qualités sensibles correspond à la différence entre les types d'action
que nous pouvons entreprendre : chacune d'elles figure une pluralité
d'actions éventuelles. Ainsi le rôle du sensible, c'est de nous montrer
comment l'objet et le sujet se joignent autrement que par hasard. II est
une médiation entre l'objet et nous. Il nous rend présente la virtualité
qui est elle-même un trait d'union entre le besoin et sa satisfaction.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 111

Mais le besoin, et même les actes qui en découlent, n'appartiennent


qu'à nous ; ils relèvent de l'intimité ; au contraire, le sensible est un
spectacle qui est [141] offert à tous, il n'est pas seulement une média-
tion entre le réel et notre conscience, mais une médiation entre toutes
les consciences.

*
* *
L'entreprise de M. Nogué présente deux caractères opposés ; c'est
une description aussi fidèle, aussi exacte, aussi minutieuse que pos-
sible du monde tel qu'il se donne à nous dans l'expérience de tous les
jours ; et à ce titre elle a un intérêt éminemment psychologique. Mais
c'est en même temps une genèse du monde, qui, à ce titre, présente
une portée métaphysique. Comment pourrait-il en être autrement, si la
métaphysique ne réside pas, comme on le croit trop souvent, dans une
hypothèse sur l'inconnaissable, mais dans la recherche en nous des
opérations fondamentales par lesquelles le réel est engendré ? Or l'af-
firmation essentielle de M. Nogué, c'est en effet que notre activité
produit le spectacle que nous avons sous les yeux. Maintenant, que
faut-il entendre par cette activité ? Elle se réduit à une activité biolo-
gique et motrice tout entière suscitée et gouvernée par le besoin. Cha-
cun de nous constate aisément qu'il est un être besogneux qui porte en
lui une sorte de creux et qui appelle réel ce qui le remplit. Nul ne met
en doute non plus l'industrie, la fécondité, la puissance d'invention du
besoin. Mais épuise-t-il notre activité ? Lorsqu'il est satisfait elle de-
vrait cesser. N'est-ce pas alors qu'elle est la plus désintéressée et la
plus pure ?
Il y a chez M. Nogué un réalisme vigoureux dont on peut dire qu'il
pose un objet inconnu, mais tel pourtant qu'il est la seule réalité véri-
table, la seule qui soit capable d'assurer notre existence en apaisant
notre faim. Le rôle qu'il attribue à l'activité est donc [142] bien diffé-
rent de celui que lui prête l'idéalisme, puisqu'elle quête l'objet au lieu
de le créer ; il faut qu'il s'offre à elle du dehors, elle n'a pas à le cons-
truire ; c'est elle qui l'appelle, mais c'est lui qui lui répond. Il appar-
tient ainsi au monde de l'existence et non pas au monde de la connais-
sance. Disons qu'il est transcendant à la connaissance. Mais la con-
naissance le met en rapport avec notre corps qui se meut pour l'at-
teindre, et, sur le chemin qui l'en sépare, épanouit une immense co-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 112

rolle sensible dont chaque nuance est pour lui le signe d'une action
possible, la promesse d'une possession. On regrette seulement que M.
Nogué ait limité jusqu'ici son analyse à la relation du sensible avec le
besoin : l'apaisement du besoin est-il la mort du sensible ? Dira-t-on
qu'il perd alors son relief et la puissance qu'il avait de nous émou-
voir ? Ou n'est-ce point alors que nous commençons à saisir son es-
sence véritable, comme on le voit dans l'œuvre du peintre ou du musi-
cien où la qualité, sans répudier son origine qui se confond avec celle
même de la vie, acquiert une intensité et une pureté qu'elle n'avait pas
aussi longtemps qu'elle n'était que le signe d'un objet utile ? Le propre
de l'art, c'est de l'en séparer ; elle nous découvre alors une autre signi-
fication, qui est proprement spirituelle, et dont M. Nogué saura mieux
que personne, avec sa délicatesse et sa pénétration habituelles, nous
montrer un jour comment elle prolonge l'autre et l'achève.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 113

[143]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
TROISIÈME PARTIE

4
Le langage et la pensée

Retour à la table des matières

Le tome I de l'Encyclopédie française a pour titre l'Outillage men-


tal. Il se présente comme une introduction générale à l'ouvrage tout
entier. Il contient trois parties : la première consacrée à l'évolution de
la pensée, la seconde au langage, la troisième à la mathématique. Cha-
cune d'elles a été respectivement élaborée ou dirigée par M. Abel Rey,
M. Antoine Meillet et M. Paul Montel. Le livre ne manque donc ni
d'information ni de science, c'est-à-dire des qualités mêmes qu'on est
en droit d'attendre d'une encyclopédie où l'on va chercher des rensei-
gnements sur tous les objets possibles de l'activité humaine ; d'autre
part, malgré la substitution de l'ordre systématique à l'ordre étymolo-
gique, il ne prétend pas à une unité qui n'est compatible ni avec la di-
versité de la matière, ni avec celle des auteurs qui se la sont partagée.
L'expression même d'outillage mental que l'on emploie mérite de
retenir l'attention. Et le rapprochement que l'on fait entre la logique, la
linguistique et les mathématiques montre assez que l'on ne se préoc-
cupe point ici de la nature du réel, mais seulement des instruments qui
nous permettent de le saisir [144] et de le figurer. Ainsi on pourrait
dire que l'on ne traite, dans ce volume, que de l'appareil du discours, si
l'on entend par discours, comme l'usage le permet, à la fois cette suite
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 114

de mots qui traduit la suite de nos pensées et l'opération intellectuelle


par laquelle cette suite de pensées s'engendre et s'organise. Les philo-
sophes ont opposé, depuis longtemps, la pensée intuitive et la pensée
discursive : mais la première est proprement « ineffable » ; la seconde
au contraire prend possession d'elle-même en s'exprimant. C'est par
l'intermédiaire du langage qu'elle se réalise, qu'elle prend corps et
qu'elle se communique. Je ne puis construire la plus humble pensée
sans construire une phrase ; et c'est dans cette phrase que ma pensée
s'analyse, se contemple, s'éprouve et se rectifie. De là, une interaction
entre la pensée et le langage, qui fait que le même mot logos a pu dé-
signer à la fois la raison et la parole. Ce qui a donné lieu à bien des
superstitions. Car le langage est l'organe de la tradition dont il porte
avec lui le fardeau, à la fois la richesse et les erreurs. Et la pensée qui
ne peut pas s'en passer est toujours en lutte avec lui, soit qu'elle
cherche à retrouver en lui une signification que l'habitude dissimule,
soit qu'elle réforme les préjugés auxquels il a donné une sorte de con-
sécration. Il semble parfois que le langage nous apporte une révélation
de la vérité qu'il suffirait à l'esprit de déchiffrer, alors que cette révéla-
tion, c'est l'esprit qui se la donne à lui-même à travers des modes d'ex-
pression qui risquent toujours, en l'immobilisant, de l'anéantir.
La pensée a pris conscience peu à peu, au cours de l'histoire, de ses
exigences fondamentales en se libérant progressivement de la servi-
tude des sens et des séductions de l'imagination. Et la logique s'est
constituée [145] par degrés dès que l'homme a commencé de substi-
tuer à toutes les contraintes imposées par son milieu, à toutes les solli-
citations de sa vie affective, des opérations intérieures qu'il pouvait
accomplir selon une règle et que tous les autres hommes étaient ca-
pables d'accomplir comme lui. Une nécessité spirituelle fondée sur
une initiative de la raison prenait ainsi la place des impulsions natu-
relles. Seulement le langage de la logique, c'était encore le langage
commun, qui portait en lui les marques de l'instinct et de l'émotion, et
où la pensée vivante toujours en éveil, toujours en progrès et cher-
chant toujours une rigueur plus grande, trouvait non pas tant un moule
destiné à la recevoir qu'un obstacle qu'elle devait sans cesse briser et
dépasser. Or le seul langage qui donne pleine satisfaction à la raison
est celui qui est composé de signes attachés à des opérations définies
qu'ils nous permettent, à chaque instant, d'évoquer et de refaire. Tel
est, en effet, ce langage fourni par les sciences mathématiques, dont le
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 115

rôle n'est point encore de nous faire connaître le réel, mais seulement
de mettre à notre disposition un instrument symbolique qui nous per-
met de le représenter avec une exacte précision ; et d'introduire en lui
des lois de combinaison par lesquelles nous parvenons à le dominer
par la pensée et par l'action. Non point que le langage mathématique
soit l'idéal suprême du langage, ni qu'il épuise toute sa fonction. Car il
y a à l'autre extrémité le langage poétique qui, derrière les mots les
plus communs et dont un long usage a peu à peu effacé le relief, re-
trouve une résonance secrète, une puissance d'évocation infinie où ils
cessent, tout à coup, d'être les signes des choses pour nous les rendre
elles-mêmes présentes et nous faire communier avec elles.

*
* *
[146]
M. Abel Rey, dans la première partie du livre, oppose la pensée
primitive « à la pensée logique. Il montre, justement, comment la pen-
sée primitive est une pensée synthétique qui a toujours le Tout pour
objet, au lieu que la pensée moderne est une pensée analytique pour
laquelle le Tout recule et s'abolit, et qui s'attache à la considération
des objets particuliers afin de les coordonner et de les maîtriser. Aussi
voit-on le primitif chercher toujours une communication affective
avec ce Tout où il espère pouvoir puiser une force qui l'anime, le sou-
tienne et le fortifie, tandis que le moderne n'a confiance que dans la
connaissance qu'il a acquise des rapports entre les choses et dans l'ha-
bileté qui lui permettra de s'en servir. On comprend ainsi facilement
que pour le primitif la véritable réalité soit intérieure et invisible et
que la nature n'en soit que le visage ou la forme manifestée, au lieu
que cette nature est pour l'homme moderne la réalité elle-même à la-
quelle l'intelligence et le vouloir doivent s'appliquer pour la pénétrer
et pour la réduire. De plus, le primitif est intégré dans un groupe so-
cial qui ne cesse de lui imposer ses manières de penser et d'agir, et
dont il ne cherche pas à s'affranchir puisque la force même dont il dis-
pose c'est le groupe qui la lui infuse, comme s'il était le dépositaire et
le médiateur de cette force indéterminée qui règne dans tout l'univers.
Rien pour le primitif n'a d'existence que dans le sentiment et, si l'on
peut dire, dans sa valeur par rapport au moi. Tout pour l'homme mo-
derne tend à devenir un objet indifférent qui ne prend un sens pour le
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 116

moi que par le parti qu'il en tire et par l'usage qu'il en fait. Ainsi, la
pensée primitive qui essaie toujours de [147] mettre en jeu une puis-
sance qui la dépasse n'a pas besoin de cette précision et de cette ri-
gueur, qui sont au contraire les caractères essentiels de la pensée mo-
derne, puisque celle-ci ne peut avoir de prise sur le réel que par les
instruments qu'elle s'est donnés à elle-même pour le conquérir.
Mais ces deux formes de pensée ne se sont pas succédé dans le
temps en s'évinçant l'une l'autre. La pensée primitive subsiste encore
au fond de chaque conscience ; c'est elle que l'on voit en œuvre dans
la religion, dans l'art et dans la poésie. C'est elle que l'on retrouve dans
le plus humble mouvement de sympathie, et qui nous permet parfois
de pénétrer dans le secret des choses ou dans celui des autres êtres
avec une profondeur et une lucidité qu'aucune connaissance objective
ne nous donnera jamais. Pourtant c'est celle-ci qui est la plus sûre,
bien que, seule, l'autre aille jusqu'au cœur du réel. L'une n'atteint que
la surface, tandis que l'autre a l'intimité pour unique domaine. Et peut-
être peut-on espérer que ces deux sortes de pensée, au lieu de se con-
tredire et de s'exclure, finiront un jour par se rejoindre et par s'accor-
der : car il y a entre elles une zone commune qui est celle de l'expres-
sion. L'expression par elle-même appartient à ce monde de l'objet dont
nous cherchons à faire la science ; mais à mesure que celle science
devient plus subtile et plus parfaite elle nous découvre la signification
qu'elle nous masquait d'abord ; elle nous en rend possesseur et maître,
en nous montrant les moyens de la traduire qui sont aussi les moyens
de la produire. Les plus grands parmi les hommes ont cherché ce point
de rencontre miraculeux où le dedans et le dehors, cessant de s'oppo-
ser, viennent coïncider, où l'essence spirituelle du réel se livre à nous
dans son apparence même, où l'entendement réussit à emprisonner
dans un réseau [148] de plus en plus fin de relations l'âme même des
choses, où l'art et la science enfin convergent et cherchent à s'identi-
fier : ce qui fut proprement l'ambition magnifique de Léonard de Vin-
ci.
Cette identification ne peut être pour nous qu'un idéal. Il ne faut
donc pas s'étonner qu'il subsiste toujours l'intérieur de la conscience
humaine des besoins affectifs qui demandent à l'imagination une satis-
faction trop facile, et des exigences logiques qui sacrifient à la rigueur
scientifique toutes les autres aspirations de la conscience. M. Abel
Rey nous a décrit avec beaucoup de fidélité ce progrès de la pensée
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 117

logique qui, en limitant peu à peu l'invasion de l'univers par notre vie
subjective, invite celle-ci non point sans doute à abdiquer, mais à se
purifier et à s'approfondir toujours davantage. Il nous montre que la
triple source de la connaissance réside dans l'intuition, dans la logique
et dans l'expérience. La pensée orientale a plus de goût pour l'intui-
tion, et la pensée occidentale plus de confiance dans la logique, au
risque de mettre l'abstraction au-dessus de la communion vivante avec
le réel, ce qui ne va pas toujours sans péril. Mais la logique n'a pu ap-
paraître que lorsque l'activité de l'esprit a pris conscience de son indé-
pendance en se libérant peu à peu soit du mythe, soit de la technique
où elle est demeurée enveloppée pendant très longtemps. Cette libéra-
tion a trouvé son expression classique dans la logique d'Aristote qui
introduit dans le monde un système de relations qualitatives, distribue
toutes les formes d'existence en genres et en espèces, et fait entrer tous
les objets de la pensée possible dans les cadres du syllogisme.
Mais, de même que la pensée grecque s'était affranchie du mythe,
la pensée moderne, en rompant avec l'aristotélisme, s'affranchit à son
tour de cette [149] méthode qualitative, qui tire le général du particu-
lier pour en faire une chose nouvelle à laquelle l'esprit doit encore
s'assujettir. Elle découvre dans la quantité le moyen de réduire la con-
naissance à un jeu d'opérations, où l'esprit ne cesse d'éprouver sa puis-
sance et sa valeur ; elle procède désormais à une marche synthétique
qui peut lui donner l'illusion, à partir du moment par exemple où l'ana-
lyse a réussi à rejoindre les deux notions de nombre et d'espace, de
posséder un instrument grâce auquel elle deviendra capable de recons-
truire tout le réel. De là une sorte de dogmatisme rationnel dont les
récents bouleversements de la mathématique et de la physique nous
ont obligés de restreindre la portée et de changer le sens. Notre lo-
gique et nos mathématiques elles-mêmes, si elles ne sont rien de plus
que des instruments, demeurent toujours au service de l'esprit qui les
domine et qui les modifie selon ses besoins, pour leur permettre de
représenter avec de plus en plus d'exactitude et de souplesse les rela-
tions de plus en plus ténues que nous découvrons entre les choses.
Elles sont toujours provisoires, et traduisent le progrès vivant de notre
pensée, qui se délivre par degrés de toutes les lisières que le corps, le
milieu ou la tradition ne manquent jamais de lui imposer, et qui brise
les instruments mêmes qu'elle a forgés, à partir du moment où ils
commencent à l'opprimer et où ils cessent de la servir.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 118

*
* *

La pensée virtuelle n'entre dans l'existence qu'à partir du moment


où elle commence à s'exprimer. Le langage commun et le langage ma-
thématique sont des outils dont elle ne peut pas se passer : sans eux
elle serait dépourvue de corps ; mais leur rôle [150] doit être de multi-
plier son action et non de la gêner, ni à plus forte raison de la rempla-
cer. L'état actuel des recherches linguistiques ou mathématiques nous
apporte sur le jeu même de notre pensée et sur sa relation avec le réel
de nouvelles lumières. Et l'on ne sait ce que l'on doit admirer le plus
de la fertilité et de la variété infinie des ressources que l'esprit est ca-
pable de mettre en œuvre pour représenter tous les mouvements de la
conscience, toutes les relations entre les objets, comme on le voit dans
la multiplicité des types de langues, de vocabulaires ou de syntaxes,
d'alphabets, d'écritures et de méthodes de calcul, ou de cette extraor-
dinaire liberté de mouvement avec laquelle il ne craint point d'aban-
donner les formules dont il s'est longtemps servi, dès qu'il pense en
avoir trouvé de meilleures qui lui donnent plus de puissance d'inven-
tion ou plus d'espérance.
Pour nous en tenir à l'examen du langage, qui constitue la deu-
xième partie du tome I de l'Encyclopédie française, c'est le grand lin-
guiste Antoine Meillet qui en avait assumé la charge ; et c'est dans le
plan qu'il avait tracé avant de mourir que prennent place les chapitres
consacrés par M. Lejeune aux conditions générales des changements
linguistiques, par M. Sauvageot aux types de langues non indo-
européennes, par M. J. Février à l'alphabet, par M. Brondäl aux rap-
ports du langage et de la logique. Nous ne voulons retenir de tant
d'analyses techniques si riches et si instructives que deux idées qui
nous permettront peut-être de retrouver dans le langage les caractères
les plus essentiels de la pensée : la première, c'est que le langage est
une médiation, et même une double médiation, puisque le mot est
d'abord un substitut de la chose, un intermédiaire entre nous et elle,
qui nous permet d'en disposer et de la manier à travers le signe sonore
qui la représente [151] et que nous ayons le pouvoir de produire, et
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 119

puisque le même mot est destiné encore à créer une communication


entre notre conscience et la conscience d'un autre qui est capable à la
fois de l'entendre et de le proférer. Or le langage se modèle ainsi sur
l'acte même de la pensée qui est d'abord une opération personnelle du
moi, mais qui porte en lui un caractère d'universalité tel que tout autre
moi doit être capable de le comprendre et de le refaire.
La seconde idée fait apparaître entre le langage et la pensée une pa-
renté plus profonde encore si l'on songe que les langues sont avant
tout, comme le veut Meillet, « des systèmes complexes de possibili-
tés » ; ces possibilités, nous les réalisons suivant nos besoins dans nos
rapports avec les autres hommes. Car la langue n'est pas fixée, comme
l'écriture le laisse croire. C'est dans la parole qu'il faut la saisir,
comme une possibilité commune à tous ceux qui la parlent, qui la rend
capable de varier avec chacun d'eux et par conséquent de les séparer
aussi bien que de les unir. Or elle suit en cela l'exemple de la pensée
qui, à l'égard du réel, est une virtualité infinie, universelle en droit
seulement, et qui crée entre les hommes les pires conflits dès qu'ils
cherchent à la capter et à la mettre au service de leur existence sépa-
rée, c'est-à-dire de leur corps et de leurs passions.
[152]
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 120

[153]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

QUATRIÈME
PARTIE
Retour à la table des matières

[154]
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 121

[155]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE

1
« Avoir une âme »

Retour à la table des matières

Avoir une âme, tel est le titre que M. Etienne Souriau vient de
donner à un ouvrage fort curieux et fort suggestif dans lequel il s'inter-
roge avec beaucoup de pénétration et de subtilité sur le mode de réali-
té que nous accordons à l'âme, et dans lequel il cherche à approcher et
à circonscrire son essence mystérieuse par toutes les ressources de
l'analyse intérieure, par le témoignage d'autrui à la fois sur lui-même
et sur nous, par certains thèmes artistiques enfin, où il semble que
l'âme vienne s'incarner et trouver une sorte d'image d'elle-même. Dans
ce livre dépouillé de toute technique savante, qui garde l'allure la plus
vivante et la plus libre, où le document et le récit illustrent la réflexion
et la soutiennent, notre pensée trouve une ample matière à s'exercer,
un aiguillon qui excite, renouvelle et multiplie son propre mouvement
dès qu'elle commence à scruter le problème de son existence spiri-
tuelle et de son rapport avec l'existence des choses. Engageons-nous à
notre tour dans le chemin qu'il propose à notre méditation.
Il n'y a pas de mot qui ait une résonance plus profonde que le mot
âme, ni qui évoque mieux l'idée de notre intimité la plus personnelle,
d'une vie qui [156] est en nous et qui n'appartient qu'à nous seul, feu et
lumière à la fois, et dont le corps est l'écran qui la dissimule, mais aus-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 122

si le signe qui la manifeste. Elle participe de l'esprit, qui est commun à


tous, au lieu que l'âme est propre à chacun ; si c'est l'esprit qui nous
donne la présence de la vérité, l'âme s'unit à elle par le vouloir et par
l'amour, et de cette union avec son éternité elle attend elle-même
l'immortalité. Mais le mot âme éveille en même temps beaucoup de
suspicion ; il n'y a pas de mot plus indéterminé, ni qui dissimule
mieux toutes ces aspirations confuses du corps auxquelles elle donne
une sorte de noblesse, toutes ces prétentions de l'égoïsme individuel
auxquelles elle promet une survivance indéfinie : non seulement l'âme
échappe à nos prises, mais elle noie la clarté de la pensée dans le halo
diffus de l'émotion ; elle substitue à l'expérience que nous avons de
notre propre moi la simple croyance en un autre moi, inconnu de nous,
mais purifié, épanoui et incorruptible.
Pourtant le mot âme n'a pas seulement un emploi métaphysique et
religieux. Il appartient aussi à la langue commune qui l'emploie pour
désigner non pas proprement cette réalité invisible que nous portons
en nous-même et dont les autres ne connaissent que les témoignages,
mais son unité vivante, son élan intérieur, et la puissance d'où elle
procède, qui ne cesse de nous engager et de nous affecter. Si la pensée
tend à transformer en choses tout ce qu'elle touche, il ne faut pas
s'étonner que les hommes aient pu considérer l'âme d'abord comme un
souffle impalpable qui anime notre corps et qui le quitte à la mort.
Dans le même sens, et en renonçant à toute image matérielle, la spécu-
lation fait de l'âme une substance qui échappe à toute observation et
dont nous ne saisissons jamais que les modes. Mais cette idée d'une
[157] substance si lointaine nous laisse froid et insensible : ce qui
nous intéresse, ce sont ses modes, qui forment la trame même de notre
vie. Et notre âme, c'est cette activité qui est toujours présente au mi-
lieu d'eux, qui les produit et qui les subit tour à tour : l'âme est insépa-
rable des « étals d'âme », et ce que nous voulons savoir, c'est le degré
de réalité qui leur appartient, c'est la manière dont nous pouvons en
disposer, c'est leur signification par rapport au monde qui nous en-
toure, et qui tantôt les rejette hors de lui comme de pures illusions et
tantôt reçoit d'eux cette lumière et cette adhésion sans lesquelles il
s'évanouirait, lui-même comme un rêve sans consistance.
On remarquera d'abord cette sorte d'incertitude et d'ambiguïté à la-
quelle se heurte la réflexion dès qu'elle pose à propos de l'âme le pro-
blème de son existence. Car nous savons bien que l'âme n'existe pas
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 123

de la même manière que le corps, sur lequel peut s'arrêter le regard ou


que la main peut saisir. Et si ce corps que l'on voit et que l'on touche
est pour nous le modèle de l'existence, on comprend que l'on dise légi-
timement de l'âme qu'elle n'a aucune existence. Mais si l'âme échappe
à l'existence ou que son existence puisse être contestée, ce n'est pas
seulement, comme on le croit, parce qu'elle est invisible et intangible,
ni même parce qu'elle est une chose changeante et toujours fuyante,
c'est parce qu'elle n'est en aucune manière une chose, même la plus
fluide de toutes, mais qu'elle réside précisément dans une certaine ini-
tiative et disposition intérieure qui n'est jamais donnée et qu'il nous
appartient toujours de créer et de ressusciter. La moindre défaillance
intérieure nous réduit par contre à n'être plus qu'une chose parmi les
choses, un être qui n'obéit plus qu'aux impulsions de l'instinct, et qui
n'a point [158] encore commencé de les dépasser et de les spirituali-
ser, ce qui explique suffisamment, pourquoi il nous arrive de dire de
quelqu'un qu'il n'a pas d'âme, et d'un autre qu'il est « tout âme ».
Peut-être faudrait-il dire que l'âme est moins une existence que la
conquête d'une existence. Il n'y a rien de plus en elle que des virtuali-
tés et une miraculeuse opération par laquelle nous ne cessons à la fois
de les chercher et de les mettre en œuvre. C'est de là d'ailleurs que dé-
rive cette sorte d'impuissance où nous nous trouvons chaque fois que
nous voulons, soit en nous, soit en autrui, décrire cette réalité qui n'est
jamais fixée, mais toujours en suspens et toujours en train de se for-
mer. Aussi ne savons-nous comment répondre quand on nous de-
mande si elle réside dans la partie consciente ou dans la partie incons-
ciente de nous-même, car elle tire sans cesse au jour toutes les obs-
cures richesses que nous portons en nous ; ou quelle est la place
qu'elle occupe dans l'univers, car elle n'en est pas une partie, bien
qu'elle ne cesse jamais de le remettre en question et de lui donner une
configuration et un sens. De là vient aussi la difficulté de notre sincé-
rité, qui n'est jamais assurée, et qui forme toujours un problème dont
on peut dire qu'il est le même pour nous que le problème de l'exis-
tence de notre âme. Car l'âme réside au point où précisément elle
s'interroge sur elle-même : or, en ce point, elle ne rencontre rien de
plus qu'une possibilité dont elle ne pourra jamais être certaine ni de
l'avoir tout à fait comprise, ni de l'avoir pleinement assumée. Ainsi
nous nous faisons toujours des illusions sur nous-même. Et en un cer-
tain sens les autres nous connaissent mieux que nous : l'idée qu'il se
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 124

font de nous est plus claire et plus dessinée que la nôtre. Il arrive
même que cette idée qu'ils ont de nous soit comme une suggestion
[159] qu'ils nous adressent et que nous entreprenons de réaliser. Je
puis être aimé par quelqu'un pour des raisons dont je doute moi-
même. Je puis aussi lui faire l'aveu de mes faiblesses, de mon indigni-
té, tout en attendant de lui des paroles qui me rassurent. Je puis me
sentir incapable d'incarner l'âme qu'il m'attribue. Mais si je n'ai ainsi
qu'une demi-existence de désir et de possibilité, il dépend de son aide
et de mes efforts de l'accomplir.
M. Étienne Souriau montre avec beaucoup de délicatesse que la
dissimulation et le mensonge sont souvent comme une défense de
moi-même, de mon intimité, qui est une genèse, et qu'aucune appa-
rence ne doit livrer, de cette infinité dans laquelle je puise toujours et
que rien de fini ne peut figurer. L'âme n'a point une existence substan-
tielle, mais une existence de besoin et d'appétition qu'il s'agit pour moi
de conduire jusqu'à son terme. Mon essence n'est pas une réalité im-
mobile dont mes états intérieurs ne seraient que les expressions suc-
cessives : elle est ce vers quoi je tends, ce qu'il y a en moi de meilleur,
ce sommet de ma vie que je puis méconnaître ou que la paresse peut
m'empêcher de gravir. Cette possibilité la plus haute qui est en moi est
comme un appel que l'univers me fait entendre et auquel je ne réponds
pas toujours. Car chaque âme a dans l'univers une vocation qui lui est
propre : et l'on peut dire qu'en ce lieu de l'espace et du temps où nous
sommes l'univers a besoin de nous pour s'accomplir. Cependant, par-
mi ces richesses problématiques dont notre âme est pleine, il y en a de
vraies et de fausses ; il en est qui sont réalisables par nous et d'autres
qui ne le sont pas : le grand point est d'être capable de les discerner ;
et si je me trompe sur elles, c'est mon existence même que je manque.
Mais ce qui importe le plus, c'est de montrer que [160] ces possibi-
lités ne sont point des possibilités abstraites qui ne pourraient se réali-
ser qu'à l'intérieur d'une matière où elles viendraient pour ainsi dire
prendre corps. Si elles ne s'actualisent pas dans le monde visible, elles
obtiennent parfois un accomplissement intérieur qui contribue à for-
mer ma propre grandeur spirituelle. Sans doute on peut dire que tous
les événements qui me sont arrivés étaient nécessaires pour mettre en
jeu ces possibilités et contribuer ainsi à modeler mon âme. Mais ces
possibilités, c'est précisément quand elles ne trouvent dans le monde
aucun événement qui les exprime ou qui les supporte qu'elles reçoi-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 125

vent dans l'âme leur épanouissement le plus pur. Il ne faut pas leur
ôter alors toute réalité, mais seulement leur attribuer une réalité qui est
autre que celle que nous cherchons dans l'expérience la plus com-
mune. Ce n'est plus là une réalité purement subjective, dont il semble
qu'elle est toujours illusoire, ni la réalité d'un objet pur, comme une
idée platonicienne et dont on ne sait pas comment elle pourrait être
nôtre en dehors de l'acte même qui en prend possession. Il faudrait
dire plutôt que c'est une intention dans laquelle chaque être cherche à
s'atteindre lui-même dans son essence la plus pure, qui est aussi sa
perfection la plus haute. C'est que l'âme habite dans cette région pro-
fonde qui est intermédiaire entre l'existence et le néant, où on ne
trouve rien de plus qu'une possibilité qui se découvre en s'accomplis-
sant, où, au-delà de ce que l'on voit et de ce qui est fait, on atteint ce
que l'on ne voit pas et qui n'est pas encore fait, c'est-à-dire ce cœur
même de l'existence où chaque homme peut dire : « Là est ma crainte,
là est ma foi, là est mon désir. » Dira-t-on maintenant que, derrière
toutes ces possibilités qui ne sont rien et qui sont pourtant le tout de
mon âme, « il y a seulement le travail menu et [161] adroit des cel-
lules du corps, toute une petite usine chimique » ? Oui, sans doute,
mais ces possibilités vont infiniment au-delà ; elles sont l'œuvre de la
pensée qui crée tous les instruments dont elle a besoin elle-même pour
se former. Et cette pensée à laquelle on refuse l'être le donne pourtant
à tous les objets qui lui deviennent présents. M. Souriau évoque ici les
beaux vers du poète Jules Supervielle :

Et l'étoile me dit : Je tremble au bout d'un fil ;


Si nul ne pense à moi, je cesse d'exister.

Et « que de choses, dit-il, n'existent que parce que je les pense ».


Mais nous sentons bien que pour lui la pensée la plus réelle, c'est aussi
celle qui fait apparaître dans ces choses elles-mêmes une beauté qui
nous en apporte la secrète révélation. Or la sincérité joue le même rôle
en ce qui concerne notre âme : elle ôte le masque ordinaire de la vie ;
elle nous découvre le mystère de l'intimité ; elle nous montre combien
le monde visible a peu de poids en comparaison. Dès lors, dans cette
recherche de la suprême possibilité que nous portons en nous, il s'agit
d'une sorte de prise sur le néant, de l'irruption d'une entité qui n'a au-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 126

cune existence nulle part. C'est, à l'esprit seul qu'il appartient d'en as-
sumer la réalité, après en avoir mesuré le secret et la valeur, même si
le monde extérieur ne lui apporte aucune confirmation, même s'il
semble la démentir : et il arrive que ce soit ce démenti qui la justifie.
Ce que M. Souriau s'attache « à retrouver, ce sont ces moments de
parfaite lucidité intérieure où il semble que l'âme devient vraiment
présente à elle-même dans l'aspiration la plus profonde qui la fait être.
« Les pensées lucides, dit-il, sont les bonnes actions de l'esprit, pur. »
Cette présence à soi est [162] aussi une présence en soi et par soi. Ces
moments les plus hauts que ma vie intérieure est capable de connaître
ont une sorte d'existence sublime et on peut dire « qu'ils conditionnent
mon âme au lieu d'être conditionnés par elle ». Ainsi on peut observer
qu'il y a dans chacune de nos pensées une note personnelle qui dessine
le moi auquel elle peut être intégrée, et que là où cette note est absente
le moi lui-même est absent. Ne perdons donc pas de vue que l'âme en
tant que telle garde une existence purement virtuelle, et que cette vir-
tualité ne pourrait trouver une expression dans un autre domaine, par
exemple dans celui de l'action, qu'en cessant précisément d'être spiri-
tuelle. Ce qui n'est nullement destiné à diminuer la valeur de l'action,
ni sa relation avec l'âme qui trouve souvent en elle l'épreuve dont elle
a besoin, mais à définir la réalité propre de l'âme, considérée dans sa
pureté, antérieurement à tous les témoignages qui la manifestent, mais
qui la dissimulent. On peut dire par conséquent de l'âme qu'elle ne fait
qu'un avec son désir le plus essentiel : mais ce désir n'est pas le désir
d'une chose cachée quelque part et qu'il s'agirait pour nous de trouver ;
c'est le désir d'une chose qu'il faut instaurer et faire émerger en nous
par un accomplissement. Quant à ces moments d'accomplissement
dont chacun d'eux nous pose plutôt que nous ne le posons, il nous ap-
partient de les relier par un réseau sur lequel se déroule toute notre vie
temporelle.
M. Souriau cite le mot de Plotin que « l'âme ayant en soi les
formes des êtres, et étant forme elle-même, possède toutes choses ».
Mais ce qui l'intéresse pardessus tout, c'est la manière dont elle met en
œuvre cette richesse potentielle qui est en elle. Or elle y parvient pré-
cisément dans certains moments essentiels au cours desquels elle se
constitue. Mais sa grandeur [163] dépend de l'harmonie intérieure
qu'elle est capable d'établir entre eux. Ainsi, son identité n'est pas
l'identité d'une chose ; elle résulte de la convergence de tous ses mou-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 127

vements vers un même être virtuel. Et l'on comprend sans peine que
M. Souriau puisse dire que les mêmes éléments combinés par nous de
différentes manières et avec plus ou moins d'art nous ouvrent ou ne
nous ouvrent pas les royaumes intérieurs. Il soutiendra donc avec les
Anciens que l'âme est une harmonie, mais c'est une harmonie qu'il
dépend de nous de créer. Or le propre d'une harmonie, c'est de suppo-
ser des termes opposés et de les unir. Plus l'intervalle qui les sépare a
lui-même d'ampleur et plus l'âme qui le remplit a de nombre, de sono-
rité, de richesse et de grandeur.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 128

[164]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE

2
Le sens de la souffrance

Retour à la table des matières

De tous mes états intérieurs, il n'y en a point qui s'impose à moi


d'une manière aussi irréfutable que la douleur. Dès qu'elle apparaît,
elle capte toute mon attention, elle occupe toute ma conscience, elle
détourne mon regard de tous les objets et de tous les êtres qui m'en-
tourent. Elle me rend sensible avec une extraordinaire acuité le mys-
tère de mon existence séparée, de cette intimité secrète où je suis
maintenant seul au monde avec elle, blessé, déchiré, méconnu de tous
et livrant au fond de moi-même contre cet ennemi invisible un combat
désespéré. Partout où la douleur peut m'atteindre, il faut, bon gré mal
gré, que je réponde présent. Il y a en elle une certitude qui l'emporte
infiniment sur celle des choses, dont je puis toujours me demander si
elles ne sont pas des figures de rêve, et sur celle même de la pensée,
qui est toujours pâle en comparaison. J'ai besoin d'un acte de réflexion
pour saisir l'évidence du « je pense, donc je suis » ; mais l'évidence du
« je souffre, donc je suis » est si profonde et si commune qu'elle de-
vance toute philosophie et qu'elle la surpasse. On ne gagnerait rien à
dire que, quand je souffre, c'est que je pense que je souffre. Car, pen-
ser que l'on souffre, ce n'est pas souffrir ; c'est devenir [165] le specta-
teur de sa douleur, c'est la regarder comme une étrangère. Cependant
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 129

l'homme a une telle aversion pour la douleur qu'il l'oublie dès qu'elle
l'a quitté ; il n'aime point rappeler la servitude où elle le réduisait, ni la
rencontrer chez un autre, comme s'il y voyait une menace ou bien un
reproche. Il ne parvient pas à l'imaginer quand il ne l'éprouve plus.
Il soupçonne alors qu'elle cache soit une illusion où on se complaît,
soit une faiblesse dont on n'a pas su triompher. Il faut qu'il en sente de
nouveau la pointe pour que tout son scepticisme s'écroule et pour que
le monde, cessant d'être un tableau, acquière une profondeur subjec-
tive dans laquelle sa destinée personnelle lui paraît tout à coup en jeu.
La souffrance est-elle donc seulement un mal dont nous devons
chercher à nous délivrer, un scandale sur lequel nous devons fermer
les yeux ? Comment un état si intense, qui laboure tout notre être inté-
rieur, qui descend jusqu'à la racine même de la vie et qui semble appa-
renté à la mort, qui est toujours prêt à surgir dès qu'un intérêt suprême
commence à ébranler notre âme, qui éteint le rire et la frivolité et
donne une telle gravité à tout ce qu'il touche, n'aurait-il pas quelque
profonde signification métaphysique que l'on s'interdit de reconnaître
lorsqu'on songe seulement à le fuir ? Telle est la question que s'est
posée Max Scheler dans un essai intitulé le Sens de la souffrance et
que l'on vient de traduire (Aubier). Laissons de côté cette attitude
pourtant si commune à l'égard de la douleur et qui ne trouve pour y
répondre que le gémissement ou la révolte : nous savons bien que ce
sont là seulement les signes de notre impuissance à son égard. La civi-
lisation a toujours cherché à disposer de toutes les causes qui peuvent
produire en nous le plaisir et la douleur afin d'accroître l'un indéfini-
ment et d'atténuer l'autre jusqu'à [166] l'anéantir. Mais c'est là un es-
poir chimérique. Il y a entre ces deux états une solidarité si étroite
qu'en devenant indifférent à la douleur nous deviendrions aussi indif-
férent au plaisir. D'autre part, la sensibilité à la douleur augmente plus
vite que la sensibilité au plaisir : celle-ci devient toujours plus exi-
geante et celle-là toujours plus délicate. Enfin, nous savons bien que
nous ne pouvons agir que sur les plaisirs et les douleurs qui demeurent
pour ainsi dire à la surface de notre moi, mais que nous n'avons entre
les mains aucun moyen pour provoquer ces joies, pour abolir ces souf-
frances qui naissent au cœur même de notre âme, qui engagent son
activité la plus profonde et semblent exprimer en elle le retentissement
d'un ordre qui la dépasse.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 130

On peut prétendre que le sens de la douleur c'est de nous avertir


des dangers auxquels notre existence est exposée. Elle nous oblige à
courir au rempart. Elle est pour la conscience le « tambour d'alarme ».
Mais cette thèse peut-elle nous contenter ? Il est vrai sans doute qu'à
ceux qui allégueraient qu'aucune comparaison n'est possible entre
l'intensité de la douleur et la grandeur du danger qu'elle nous signale,
qu'une lésion cérébrale peut être insensible et mortelle, qu'une dent ou
un ongle arrachés semblent nous arracher la vie elle-même, on pour-
rait répondre que, dans le premier cas l'organe atteint, protégé par une
boîte osseuse, est soustrait à notre activité et que, dans le second, on a
affaire à une réaction partielle et momentanée, fort vive sans doute,
mais qui n'intéresse point le corps tout entier. Ce sont là des explica-
tions, mais qui ne nous persuadent pas tout à fait. De plus, les souf-
frances morales ne supposent pas un péril imminent contre lequel
nous aurions à lutter. Elles dépendent d'une attitude purement inté-
rieure que nous adoptons en présence de certains événements [167]
qui restent inaperçus de la plupart des hommes. Ici la souffrance est
notre œuvre ; et s'il y a un péril, c'est nous qui le créons. On ne peut
donc pas la considérer comme un simple signal. S'il n'y avait jamais
rien de plus en elle, elle demeurerait un mystère impénétrable : car,
pourquoi, demande Scheler avec anxiété, faut-il que le signal « fasse
mal » ? et il ajoute : « L'existence d'une sensation douloureuse, d'une
seule, ne fût-elle que faible, la sensation d'un ver par exemple, me suf-
firait entièrement pour refuser au créateur essentiellement bon de
l'univers la moindre approbation. »
Loin de consentir à justifier la douleur par l'utilité, Scheler montre
qu'elle implique au contraire le sacrifice et que c'est de lui qu'elle re-
çoit sa signification véritable. Entendons bien que le sacrifice dont il
s'agit n'est nullement ce calcul qui nous fait préférer une joie plus
grande à une joie plus petite, mais l'acceptation d'un mal qui doit res-
ter sans compensation. La souffrance est l'expérience du sacrifice de
la partie pour le Tout. Car on se sacrifie toujours pour quelque chose ;
et c'est toujours pour que le Tout dont on fait partie soit sauvé et ac-
cru. De là l'étroite liaison qui unit la souffrance à l'amour et à la mort.
L'amour est la force de cohésion qui unit les parties à l'intérieur du
Tout : il crée les conditions mêmes de la douleur et du sacrifice, qui
n'existeraient pas sans lui ; et c'est pour cela aussi qu'il n'y a point
d'autre amour que l'amour-sacrifice. L'amour va en sens contraire de
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 131

toute passion égoïste, comme la faim ou la soif. Dans la génération


elle- même, il est un sacrifice de l'individu à l'espèce. Il n'y a point de
naissance ni de croissance qui ne se produise dans la douleur ; et dans
la douleur il y a toujours un prélude de la mort et une exhortation à
mourir. Mais qui voudrait renoncer à la douleur et [168] à la mort s'il
devait pour cela renoncer à l'amour ? Le plaisir et la douleur ne s'op-
posent qu'aux étages inférieurs de la conscience. Mais l'amour-
sacrifice est une synthèse de la joie et de la douleur : la joie et la dou-
leur sont ses enfants ; en lui, « perdre et gagner sont identiques ».

*
* *
La souffrance est, semble-t-il, l'origine et le symbole de tous les
maux. Et le propre du méchant, c'est de chercher à la produire. Pour-
tant la valeur d'un être se mesure à la qualité et à la profondeur des
souffrances qu'il est capable de ressentir. C'est la souffrance qui met à
l'épreuve notre lucidité et notre courage. Elle nous oblige à faire de la
vie l'expérience la plus aiguë. Elle montre si nous sommes prêts à en
accepter la pleine conscience et la totale responsabilité ou si nous pré-
férons nous évader dans l'insensibilité et l'indifférence. C'est la ma-
nière même dont nous l'accueillons qui nous juge.
Aussi ne faut-il pas s'étonner si toutes les religions, toutes les
écoles de philosophie et de morale se distinguent par la manière même
dont elles interprètent la souffrance et par l'usage qu'elles nous propo-
sent d'en faire. Les unes nous recommandent de la changer en un objet
de contemplation dont nous parvenons ainsi à nous détacher, les
autres de l'affronter avec héroïsme ; celles-ci de la fuir, celles-là de
nous y résigner ; tantôt on cherche à la refouler et à la nier, tantôt à la
recevoir comme une expiation, tantôt enfin à découvrir en elle une
purification à l'égard de la nature et le chemin de nos joies les plus
pures et les plus hautes. Mais il y a beaucoup d'orgueil soit chez celui
qui recherche la souffrance pour la gloire de la dompter, soit chez ce-
lui qui la [169] nie et déclare qu'elle n'est qu'un mot ; il y a beaucoup
de déboires chez celui qui met toute sa confiance dans la prudence
avec laquelle il entreprend de l'éviter ; il y a beaucoup de faiblesse et
de fausse sincérité chez celui qui s'y résigne par force ; beaucoup de
désespoir et de révolte chez celui à qui on veut persuader qu'elle
l'oblige à expier, comme on le voit par l'exemple de Job. Il n'y a donc
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 132

que deux voies qui nous restent ouvertes : celle de la sagesse orientale
qui va transformer la douleur en objet, pourvu que l'individu s'en dé-
solidarise et le rejette hors de lui, c'est-à-dire pourvu qu'il abolisse en
lui cette faculté de désirer ou de préférer sans laquelle elle cesse de
nous appartenir ; celle de la sagesse chrétienne, qui exige au contraire
que le moi non seulement accepte de la porter, mais encore qu'il
l'assimile et qu'il l'incorpore comme le moyen de sa propre création
spirituelle.
Aucun homme sans doute n'a jamais médité plus profondément
que le Bouddha sur le problème de la douleur : non pas que l'on puisse
dire, comme le fait remarquer Scheler, qu'il a été conduit vers cette
méditation par des souffrances qu'il aurait lui-même subies ; car c'est
volontairement au contraire qu'il a quitté les richesses, la puissance, le
luxe et le bonheur pour aller parmi les hommes qui souffrent et entre-
prendre de les guérir. La douleur a donc été pour lui un spectacle dont
il a cherché à reconnaître la cause. Et il l'a trouvée dans la convoitise,
qui est inséparable de notre nature individuelle. C'est, notre attache-
ment à nous-même qui, en nous obligeant à faire de nous un individu,
nous oblige à la revendiquer comme nôtre et par conséquent à la subir.
Mais celui qui a su découvrir dans sa conscience le « soi supra-
individuel » ne peut plus être affecté par l'extérieur. La douleur n'a
plus de force sur lui. Il l'a [170] transformée en une image. Elle n'est
plus qu'une douleur conçue qui cesse de le faire souffrir. L'origine du
mal est dans le désir, dans cette soif de l'existence individuelle qui
crée toutes nos affections. L'attachement à l'existence et la douleur ne
font qu'un. Aussi le bouddhisme tend à éliminer le plaisir aussi bien
que la douleur elle-même ; car c'est lui qui entretient et qui nourrit le
désir. Le désir est la source commune de toutes mes affections : c'est
cette source qu'il s'agit de tarir. C'est ma soif de l'être qui réalise pour
moi un monde sur lequel elle projette le mal comme son ombre. Le
plaisir est une tentation par laquelle j'accorde une existence indépen-
dante à des choses dont a l'être-là, le non-être-là » dépendent unique-
ment d'un acte de mon esprit. Dès que la souffrance est vue ou con-
çue, « elle fait rentrer l'être et le non-être de l'univers sous la dépen-
dance de notre activité spirituelle à laquelle notre convoitise l'avait
inconsciemment soustraite ». Les choses qui disent : nous sommes là
traduisent le mensonge de cette convoitise. Leur existence dépend
d'un acte que nous avons accompli. Mais « tout ce qui repose sur un
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 133

acte peut être supprimé par un acte ». Il faut, donc que je devienne
indifférent à « l'être-là et au non-être-là », que je ne résiste pas à la
souffrance sous peine de l'avouer comme mienne, que je puisse dire à
chaque chose : « Cela n'est pas moi, cela n'est pas mon bien. » Ainsi il
suffit d'un acte de mon esprit pour me délivrer de la chaîne de la cau-
salité à laquelle le désir et la souffrance m'asservissaient.
On ne doute pas que cet acte ne soit difficile. Pour réussir à faire
de la souffrance un objet, pour la contempler comme une idée, il faut
que le moi individuel disparaisse dans la conscience transcendantale.
Cette méthode, liée à une conception pessimiste de la vie dans le
bouddhisme, s'accommode, il est vrai, [171] d'un optimisme de l'Être
chez Spinoza et chez Goethe. Elle consiste alors à considérer les sen-
timents comme des pensées confuses : le propre de la sagesse est de
les résoudre. Mais on se demande si elle y parvient : on peut dire
d'abord qu'il est une « profondeur de souffrance où la pensée
échoue », ensuite, que la résolution de nos sentiments en idées leur
laisserait peut-être une force répandue plus subtile et plus profonde
qui envahirait la conscience tout entière ; enfin que le problème reste
ouvert de savoir s'il n'y a pas dans la souffrance elle-même une signi-
fication positive que nous ne pouvons découvrir qu'en consentant à
l'assumer.

*
* *
Le propre de la sagesse chrétienne c'est, d'une part, de réintégrer la
valeur de la vie affective et de montrer qu'elle n'est pas dans l'âme une
simple servitude dont il faut s'affranchir, d'autre part, de garder à la
souffrance son caractère original et privilégié, de telle sorte qu'au lieu
de se convertir en idée, elle devienne le principe d'une joie que nous
ne pouvons connaître que par elle. Loin de contredire l'activité de l'es-
prit, c'est elle qui l'éveille et qui l'arrache à la terre. Mais on ne peut
pas se fonder sur la parole selon laquelle quiconque aura agi par le
glaive périra par le glaive pour considérer la non-résistance au mal
comme en fournissant le remède, Les mots ici ont une tout autre réso-
nance que dans le bouddhisme : la douleur, au lieu d'être rejetée, est
éprouvée et subie. Non point que l'on trouve ici une complaisance ma-
ladive en elle, une sorte d'algophilie, dont on ne trouverait de traces
que dans la chrétienté orientale où elle s'accommode avec le besoin de
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 134

souffrir de l'âme slave. Dans les Psaumes, [172] dans le Livre de Job,
la douleur suscite une plainte dont l'âme demande toujours à être déli-
vrée. Et le Christ lui-même prie pour que « ce calice soit écarté ». Il
demande à son père avec angoisse : « Pourquoi m'avez-vous abandon-
né ? » La souffrance est donc acceptée, avouée. C'est que son rôle est
de nous retrancher des biens inférieurs et de nous élever vers les biens
supérieurs. Elle nous apprend à sacrifier tous les objets de notre atta-
chement lorsque l'amour l'exige. La noblesse de la douleur vient non
point de la passivité qu'elle nous impose, mais de l'acte même qui s'y
joint. Dès qu'elle est fondée sur l'amour, au lieu de nous isoler dans la
conscience de notre misère, elle nous oblige à éprouver notre commu-
nauté avec tous les êtres. Alors elle devient pour nous une amie, elle
produit son propre adoucissement. Celui qui recherche seulement le
plaisir extérieur et superficiel cache mal le désespoir qu'il éprouve au
fond de lui- même : au contraire, dans la souffrance, et par sa média-
tion, l'âme découvre en elle cette joie essentielle qui n'appartient qu'à
l'esprit pur.

Est-ce la même inspiration qui produit aujourd'hui une sorte de re-


naissance du culte de la douleur ? Talleyrand disait que ceux qui
étaient nés après 1789 n'avaient pas connu les joies de la vie. Scheler
demande s'il faudra en dire autant de ceux qui sont nés après 1914.
Mais la douleur est de tous les temps et il n'y a pas d'état qui soit im-
posé à la conscience humaine qu'elle ne doive changer en valeur spiri-
tuelle. On le voit bien par ce petit « Manifeste du dolorisme » qui a
paru récemment et dans lequel M. Julien Teppe considère avec tant de
force et de sincérité la situation de tous ceux qui, au lieu de penser
seulement la douleur ou d'en détourner le regard, l'éprouvent eux-
mêmes « intus et in ente » : ils constituent une sorte de fraternité de la
souffrance. [173] Il n'y a plus qu'eux aujourd'hui qui pratiquent la soli-
tude. Ils vérifient le mot célèbre de Webster : « Un homme est comme
de la casse ; pour qu'il dégage son odeur, il faut le broyer. » Ce qui
montre sans doute que la douleur vaut non pas par elle- même, mais
par l'opération spirituelle qui s'y applique et qui la transforme : alors
seulement elle est capable de nous replier sur la partie la plus pro-
fonde de nous-même, de nous dépouiller de tout ce qui subsiste en
nous d'extérieur et de frivole, de nous découvrir en chaque chose le
grave et l'essentiel, d'abolir l'utilité au profit de la vérité, de transfigu-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 135

rer le désir et le regret, d'éveiller en nous une activité plus parfaite où


l'imagination et la sympathie s'exercent avec une sorte de pureté, et de
lier si étroitement la mort à la vie que souffrir ne soit plus « mourir un
peu, mais vivre deux fois ».
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 136

[174]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE

3
L’angoisse originelle

Retour à la table des matières

Le monde moderne est un monde d'où la sécurité s'est retirée. La


conscience recommence à rêver de ces îles de silence où les hommes
du Moyen Age, en fondant les monastères, cherchaient un abri pour la
méditation ; mais, aujourd'hui, l'île la plus lointaine reçoit tous les
bruits du dehors : les clôtures les plus étroites sont toutes traversées.
Celui qui ne songerait, comme le sage antique, qu'à sauvegarder, au
milieu de l'ébranlement de la cité, son équilibre intérieur et la libre
disposition de lui-même, risquerait, s'il pouvait y réussir, d'être vili-
pendé au lieu d'être admiré. Il concentrerait sur lui tous les coups. On
lui reprocherait son égoïsme, qui l'isole des souffrances de l'humanité,
son manque de courage, qui l'empêche de prendre parti, d'oser et
d'agir, et peut-être aussi un manque de profondeur, qui, s'il accorde
plus de crédit aux idées qu'aux choses, lui ôte l'accès de cette puis-
sance créatrice par laquelle le monde ne cesse de poursuivre en nous
et par nous sa tragique et merveilleuse aventure. Que nous le voulions
ou non, nous sommes pris dans le jeu. Celui qui cherche à se mettre à
l'écart ou à assurer son salut tout seul commet à l'égard de la vie une
sorte d'infidélité : il ne pense qu'à l'éluder, il n'en supporte pas l'acuité
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 137

et il n'en connaît plus qu'une image décolorée. Il [175] n'en pénètre


pas le fond parce qu'il n'en accepte pas la charge.
Est-ce dire pourtant que notre époque est défavorable à la spécula-
tion, qu'elle nous prive du loisir nécessaire à la pensée désintéressée,
qu'elle nous oblige à défendre notre vie avant de réfléchir sur elle, et
qu'elle serre nos cœurs dans une sorte d'angoisse sur notre destin, qui
suffit à suspendre en nous tous les mouvements de l'intelligence
pure ? Un philosophe peut-il encore construire en paix son édifice dia-
lectique et assister à cette grande crise de l'humanité sans que sa tran-
quillité intérieure s'en trouve troublée ? Mais, par une sorte de para-
doxe, il s'est trouvé que les événements qui ont rempli le inonde de-
puis le commencement de la grande guerre ont donné au contraire aux
problèmes philosophiques un intérêt, un relief, une présence et même
une urgence qu'ils n'avaient jamais connus. Toutes les consciences,
même celles qui montraient autrefois le plus de résistance, se pen-
chent sur eux, comme si de la solution même qu'on en peut donner
dépendaient, dans l'état de détresse où nous vivons, notre unique lu-
mière et notre unique secours. Peut-être observe-t-on, sans oser pour-
tant l'affirmer, une certaine régression d'une philosophie exclusive-
ment formelle, ou de cette scolastique nouvelle dont le développement
des sciences pures nous faisait sentir la menace. La philosophie est
devenue ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être, une méditation sur
la signification de cette vie dont chacun porte en soi à la fois la res-
ponsabilité et le mystère : là est pour tous les hommes la préoccupa-
tion essentielle devant laquelle toutes les autres pâlissent.
Or il suffit que le sentiment du péril ne nous abandonne plus, que
la vie et la mort nous apparaissent non seulement comme voisines,
mais comme mêlées [176] l'une à l'autre, que les plus grands biens,
ceux dont la possession nous semblait la plus assurée, puissent à
chaque instant être anéantis, pour que notre regard se tourne naturel-
lement vers le cœur même de notre existence, considérée en elle-
même, indépendamment de tous les objets particuliers et momentanés
sur lesquels se reposait jusque-là le désir. Ainsi, ce qui, chez les uns,
n'engendre que la terreur, produit chez les autres un salutaire dépouil-
lement. L'opinion, le préjugé, se dissipent. Les habitudes tout à coup
s'effondrent et cessent de nous soutenir. Il faut recommencer chaque
matin à vivre comme au premier jour du monde, dans la même anxiété
et dans le même miracle toujours renaissant. Mais cet état, malgré
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 138

toutes les apparences contraires, évoque l'altitude la plus profonde que


le philosophe cherche à maintenir par un effort constant de l'attention,
celle que Descartes, dans le doute, avait essayé de réaliser à l'égard de
la pensée pure, mais qui, si on associe la pensée à toutes les puis-
sances de la conscience, au sentiment et au vouloir, vient coïncider
avec cet acte quotidien par lequel nous contribuons sans cesse à pro-
duire notre destinée en même temps que la destinée du monde.
On dira peut-être que c'est là un propos chimérique, que la pensée
doit nous séparer du monde pour nous permettre de le comprendre, et
que les troubles qui le remplissent ne font que la divertir et l'assujettir.
Mais en chaque chose nous trouvons toujours à côté l'un de l'autre le
meilleur et le pire. Et nous mesurons ici la force propre de chaque es-
prit : ce qui décourage les uns et les paralyse ranime les autres et les
délivre. Ce qui livre les uns à tous les maux de l'aveuglement et de la
passion donne aux autres plus de calme et de lucidité. Peut-être per-
çoit-on aujourd'hui d'une manière plus saisissante [177] un aspect de
la réflexion philosophique qui a été souvent contesté : c'est qu'elle ne
peut pas rester spectaculaire et contemplative, c'est qu'elle ne peut
nous donner de l'être une pleine conscience et une authentique posses-
sion qu'à condition qu'elle nous engage dans le monde au lieu de nous
en dégager, et qu'elle nous oblige à assumer une responsabilité per-
sonnelle à l'égard de ce qui s'y passe, au lieu de nous inviter à trouver
dans l'indépendance de la pensée solitaire une sorte de refuge. La phi-
losophie n'est pas un refuge ; et aujourd'hui tous les refuges sont abo-
lis.

*
* *
La philosophie, en obligeant le moi à se retrouver en face de lui-
même, c'est-à-dire en face d'une liberté dont l'exercice lui appartient
au centre d'un univers dont le secret demeure pour lui impénétrable et
dans lequel se poursuit toute sa destinée, cherche à atteindre la cons-
cience originelle de son existence toute nue, dépouillée de tous les
artifices qui lui ont permis d'obtenir peu à peu une relative sécurité.
Cette conscience, les modernes ont pensé qu'elle était inséparable de
l'angoisse qu'ils ont cru reconnaître comme l'état essentiel de l'âme
primitive, de l'âme de l'enfant, et même de tout homme dès que, ou-
blieux de tous les événements, il pénètre jusqu'à la racine de cette vie
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 139

qui lui a été donnée et qui n'est qu'une possibilité dont il dépend de lui
de faire une réalité. La pensée de Kierkegaard, celle de Heidegger,
nous ont accoutumés à considérer l'angoisse comme un sentiment pri-
vilégié, dont la profondeur métaphysique dépasserait celle du « Je
pense », et qui nous permettrait d'atteindre, par une sorte de percée au-
delà de tous les modes particuliers qui le dissimulent, cet acte d'irrup-
tion du moi dans le monde qui lui [178] découvre sa solitude, sa res-
ponsabilité dans la moindre démarche qu'il accomplit, l'ambiguïté et le
péril du choix qu'à chaque instant il est tenu de faire, et une triple me-
nace qui lui vient de lui-même, du monde qui l'entoure et d'un futur
toujours imminent : l'angoisse, c'est notre être même, émergeant sans
cesse du néant et ne cessant d'osciller entre le néant et l'être.
M. René Lacroze, dans les ingénieuses analyses qu'il consacre aux
rapports entre l'Angoisse et l'émotion (Boivin), sans répudier la signi-
fication métaphysique de l'angoisse, reprend l'examen de ce sentiment
selon les méthodes de notre psychologie traditionnelle, et aboutit ainsi
à cette conception intéressante que l'angoisse est le fond primitif dans
lequel toutes les émotions particulières se développent tour à tour. Il
construit ainsi une sorte de philosophie affective dans laquelle il ne
craint pas de définir l'angoisse comme un a priori de la conscience
humaine. Il fallait pour cela critiquer les théories classiques de l'émo-
tion : l'important était d'abord de montrer que l'émotion est toujours
une crise de ma vie personnelle et un ébranlement du moi tout entier.
Il ne suffit donc pas d'en rendre compte, comme on l'a fait, par des
sensations organiques, que je me contente de subir, mais qui n'expli-
quent pas comment elle peut intéresser mon activité la plus profonde ;
ni par les mouvements extérieurs dans lesquels elle se dissipe et qui
nous dissimulent le drame subjectif qui la constitue ; ni par le choc
extérieur qui la déclenche, car il suppose une disposition émotionnelle
préalable sans laquelle il serait impuissant ; ni enfin par une simple
représentation de l'intelligence, qui sert à la justifier, mais qui ne l'en-
gendre pas, et qui contribue toujours à l'apaiser plutôt qu'à la fortifier.
[179]
On nous montre ensuite comment toute émotion prend racine dans
une angoisse indéterminée, liée à l'essence même de notre être, qui ne
dépend pas des circonstances où nous sommes placé et qui reparaît
toujours identique à elle-même chaque fois que nous retrouvons la
conscience aiguë de notre humanité. Elle nous envahit dès que nous
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 140

dépassons la sphère étroite des intérêts et des soucis quotidiens, dès


que, cessant un seul moment d'agir, nous essayons d'atteindre notre
moi à sa source même, dès que, comme Amiel, nous remontons en
nous de l'être au possible et du réel au virtuel. L'angoisse est donc la
peur du dedans plus encore que du dehors : elle est la perte de la con-
fiance en soi, le sentiment du péril spirituel. Elle peut se matérialiser
autour de certains objets, comme on le voit chez le primitif et dans
toutes les phobies : mais ces objets ne sont que les termes destinés à la
soutenir et sur lesquels elle vient pour ainsi dire se poser.
M. Lacroze analyse avec délicatesse les différents aspects de l'an-
xiété, qui n'est que l'angoisse elle-même, au moment où elle applique
à des notions abstraites cette sorte de terreur que l'être a d'abord de
lui-même. Il décrit l'anxiété que nous font éprouver la solitude et les
ténèbres. Dans la solitude l'individu se retrouve tête à tête avec lui-
même ; il cesse de se sentir porté par la société des autres hommes ou
par le spectacle de la nature. Il n'y a pas de plus grande détresse que
celle d'un enfant perdu. Toute solitude est douloureuse qui n'est pas
remplie par la réflexion, par le travail ou par la prière. De même, la
peur de la nuit est la plus profonde sans doute que l'humanité ait con-
nue, parce qu'elle est la plus indéterminée. Pendant le jour le regard
trouve devant lui un objet permanent sur lequel l'âme tout entière ne
cesse de s'appuyer : la nuit il ne subsiste que des [180] sons interrom-
pus et qui sont presque toujours des signes insolites de quelque péril
imminent. L'imagination se donne libre carrière pour suppléer à cette
radicale absence de formes. Le repos de la nuit est une conquête de la
civilisation : avant elle, la nuit est le moment où l'homme veille, où il
vit dans une perpétuelle attente, dans une perpétuelle crainte. Elle est
pour lui un mystère où tout est possible, où tout est permis. Elle est le
séjour même du mal.
On trouve des caractères analogues dans le vertige et dans l'ennui.
Le vertige est toujours lié à la présence du vide, à l'absence de tout
point d'appui. Voici l'homme seul et sans défense au-dessus de la réa-
lité où il a l'habitude de se mouvoir : l'immensité l'en sépare. Que l'on
songe au mot de Pascal : « Le plus grand philosophe du monde, sur
une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a dessous un précipice... »
Le vertige est une émotion métaphysique : cet homme qui veut qu'on
le retienne, et même qu'on l'attache, est attiré par ce vide qui le terrifie
et dans lequel la vie et la mort, l'être et le néant viennent pour ainsi
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 141

dire s'embrasser. Quant à l'ennui, il porte sur cette monotonie de


l'existence qui produit l'indifférence à l'égard de tous les événements
dont aucun ne parvient à nous toucher : il nous détache de toutes les
valeurs. L'ennui, « fruit de la morne incuriosité » selon Baudelaire,
fait de l'existence même une sorte de vide pour le désir. Aussi M. La-
croze peut-il le définir, non pas comme un appauvrissement, mais
comme « une plénitude de forces vacantes qui cherchent à s'em-
ployer ».

*
* *
L'angoisse est donc toujours subjective : nous la retrouvons dès
que nous nous retrouvons en face de [181] nous-même. C'est la peur
de soi et du mystère que chacun porte en soi. Mais il faut voir à pré-
sent comment ce mystère se forme. Il y a en effet dans tout individu
un effort pour maintenir son existence et pour la fixer : il cherche à
conserver sans cesse le fragile équilibre qui est son être même ; il s'at-
tache à son passé comme à sa sauvegarde, toute situation nouvelle
commence à l'inquiéter, tout changement commence à le détruire. Et
pourtant la vie l'arrache sans cesse, non seulement à ce qu'il possède,
mais à ce qu'il est, pour l'engager dans un avenir qui est toujours pour
lui une aventure pleine de périls. Il y a donc en lui deux tendances
contradictoires, la tendance à être et la tendance à vivre. Ce qui est
l'antique conflit du Même et de l'Autre. L'angoisse est la conscience
que nous avons de cette division intérieure. Elle est la conscience elle-
même. Mais devenir autre, c'est déjà s'anéantir. Ainsi, « nul ne peut se
connaître comme existant sans s'émouvoir du principe de corruption
qu'il porte en soi ». L'angoisse est une protestation de l'individu contre
le mouvement de la vie. Le caractère de la civilisation a été de réaliser
une sorte de compromis entre l'être et la vie en donnant à la vie elle-
même la sécurité et la stabilité qui lui manquent, en la défendant par
l'invention du feu, du vêtement, de la maison, de la police ou de la
médecine, contre les changements naturels qui la menacent toujours.
On voit donc que le propre de l'angoisse, selon M. Lacroze, c'est
d'enfermer l'être en lui-même ; tandis que le propre de l'activité, c'est
de l'obliger à s'oublier lui-même en se consacrant à des tâches exté-
rieures. Pourtant, la source d'émotion qui se trouve dans l'angoisse ne
tarit jamais : elle peut seulement être dérivée. D'une part, quand l'ac-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 142

tion ne s'accomplit pas, l'imagination intervient, qui, par son caractère


[182] ductile, par sa puissance d'expansion, par la suppression de
l'obstacle, engendre la joie. Celle-ci ne doit pas être définie comme le
contraire de l'angoisse, qui subsiste toujours en elle et lui donne à la
fois sa pointe et son excès. D'autre part, le propre de l'action elle-
même, c'est d'incorporer l'angoisse aux objets et aux événements qui
remplissent notre existence, de l'obliger à épouser le rythme de notre
expérience et de se diviser en émotions particulières : celles-ci tradui-
sent. la proportion même qui s'établit à chaque instant entre l'identité
de notre être et la nouveauté de ce qui lui arrive.

Cette sorte de dilution de l'angoisse à travers la variété des émo-


tions de la vie quotidienne ne nous éloigne qu'en apparence de sa
source métaphysique. Celle-ci reste toujours présente dans chacune
d'elles avec la conscience de notre existence subjective, unique, soli-
taire et menacée. M. Wallon pourtant n'accepte pas que le propre de
l'émotion ce soit de nous rejeter ainsi vers nous-même ; mais elle est
pour lui une communication qui commence, une sorte de vibration
intérieure qui nous met à l'unisson de ce qui nous entoure : dès lors,
l'angoisse et l'émotion, au lieu de se prolonger l'une l'autre, sont de
sens contraire. Cependant ces deux conceptions ne s'opposent que
parce qu'elles dissocient l'une de l'autre les deux faces de l'affectivité.
Celle-ci se définit précisément par son ambiguïté ou par son ambiva-
lence. Ce qui fait que l'émotion est un trouble si profond, c'est qu'elle
renferme en elle-même deux possibilités dont nous ne savons pas celle
qui se réalisera : elle peut à la fois nous ouvrir vers le monde et nous
fermer sur nous-même. L'enfant, qui est ému est. également prêt au
rire et aux larmes. Et l'angoisse n'est que l'une des faces de ce senti-
ment primitif que nous prenons de notre existence et que [193] nous
retrouvons toujours en nous dès que nous cessons d'être divertis par
les événements : mais l'autre est celle qui nous découvre l'élan même
de la vie, un mouvement de confiance et d'espoir que l'angoisse sus-
pend tout à coup. Ici comme partout, la négation est seconde par rap-
port à l'affirmation qu'elle enveloppe encore au moment où elle l'ar-
rête. Mais l'activité extérieure, qui nous fait oublier l'angoisse en por-
tant notre regard vers le dehors, n'est contre elle qu'une médiocre res-
source. C'est par le dedans que nous devons la surmonter, en décou-
vrant en nous une puissance spirituelle capable de rompre la solitude
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 143

où la chair nous enferme, et qui, joignant la promesse à la détresse,


nous donne assez de courage pour assumer le miracle de la vie au
moment même où sa seule pensée nous faisait défaillir.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 144

[184]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE

4
La crainte du surnaturel

Retour à la table des matières

Le mot de Nature est plein de beauté et de mystère. Il ne désigne


pas seulement le spectacle admirable et changeant qui se déploie tous
les jours devant notre regard, mais aussi cette puissance obscure qui
anime tous les vivants et qui leur impose de naître, de croître et de
mourir. La Nature est une sorte de grand jeu dont nous essayons de
saisir la cadence, mais dont le secret nous échappe. Notre esprit peut
avoir plus ou moins de pénétration ou d'ampleur ; elle ne cesse de le
surprendre et de le dépasser. Et cependant, il y a entre la Nature et
nous une sorte de familiarité, elle est un corps dont nous sommes les
membres ; c'est en elle que notre vie s'enracine ; ce serait cesser d'être
que de vouloir échapper à sa loi. Et cette loi est une loi commune, qui
peut être cruelle, mais qui nous donne une sorte de sécurité parce
qu'elle ne fait d'exception pour personne.
Mais c'est pour cela aussi qu'elle n'a jamais suffi aux aspirations de
l'individu. On a beau enrichir l'idée de la Nature, pressentir en elle une
profondeur qui demeure toujours inaccessible, et, pour tout dire, en
faire non point un simple mécanisme, mais une puissance créatrice
d'une fécondité infinie, elle est incapable de donner à notre vie une
signification qui [185] puisse nous satisfaire. C'est qu'elle est aveugle
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 145

et indifférente à l'égard de notre destinée propre : nous qui la connais-


sons, elle ne nous connaît pas ; elle se désintéresse des désirs qu'elle
allume et ne compatit pas aux maux qu'elle produit. Elle n'a point de
regard pour cette conscience si tendre, si pleine d'anxiété et d'amour,
qu'elle a jetée à un certain moment dans le monde et qu'elle laisse
s'éteindre à la mort comme une lueur fortuite et sans lendemain. Or la
conscience saisit au fond d'elle-même une réalité qui a tant de profon-
deur et d'intimité, les sentiments qu'elle éprouve, la douleur et la joie,
l'espérance et la crainte, ont pour elle un caractère si aigu et si émou-
vant qu'elle est inclinée à juger de tout ce qui l'entoure par la manière
même dont elle en est affectée : la vue ne lui donnait que la surface
des choses, mais l'émotion lui révèle leur âme cachée.
Dès lors la Nature cesse d'avoir un visage impassible : elle ne peut
être que bienveillante ou hostile. Derrière elle nous cherchons une
puissance invisible et surnaturelle qui s'intéresse à notre sort, qui a des
intentions à notre égard, qui empêche la conscience de se sentir dé-
laissée au milieu d'un univers muet, et qui entretient sans cesse avec
elle un commerce personnel dont dépend son salut ou sa ruine. L'idée
du surnaturel donne à notre représentation du monde et de la vie un
arrière-plan chargé de signification spirituelle ; elle attribue, si l'on
peut dire, à la nature une troisième dimension qui jusque-là lui man-
quait. Si l'individu ne réussit pas à se passer de l'idée du surnaturel, ce
n'est pas, comme on le croit trop souvent, parce qu'il cherche à s'éva-
der d'un monde qui le déçoit, ni parce qu'il cherche à prolonger au-
delà de la mort une vie d'imagination : c'est parce que, dès aujour-
d'hui, le réel se révèle à lui avec beaucoup plus d'intensité par le bon-
heur ou le malheur qui lui [186] arrivent que par la simple perception
des objets qui l'entourent : de ce bonheur et de ce malheur l'univers
entier doit être complice ; il faut qu'il y ait en lui une puissance invi-
sible qui a sur nous certaines visées, qui ne cesse de nous adresser des
appels ou des réponses, et qu'il dépend de nous de nous concilier si
nous avons assez de foi et de vigilance.
L'enfant, le primitif, vivent spontanément dans un monde surnatu-
rel. Tout est pour eux miraculeux. Les choses n'ont point à leurs yeux
d'existence inerte et séparée : ils n'en jugent que par le pouvoir
qu'elles ont de leur apporter de la douleur ou de la joie ; la véritable
réalité d'un être ou d'un objet réside dans certaines dispositions qu'ils
montrent à leur égard. Tout ce qui les réjouit dérive d'une puissance
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 146

pleine de bonté et qui leur veut du bien ; tout ce qui les blesse, d'une
puissance pleine de malice qui les traite en victimes. Nous avons be-
soin d'un long apprentissage pour apprendre à regarder le réel autre-
ment, pour reconnaître en lui un ordre inflexible qui ne fait point état
de nos désirs et de nos plaintes, pour réduire l'univers à un faisceau de
lois que notre ingéniosité parvient à découvrir et à utiliser. Mais cet
apprentissage n'est jamais terminé. en présence des événements les
plus graves ou les plus incertains, mais quelquefois aussi en présence
des rencontres les plus frivoles, nous imaginons dans les choses une
sorte d'intention de nous servir ou de nous nuire. Avons-nous tout à
fait tort ? L'enfant, le sauvage, n'ont-ils point avec le réel une commu-
nication sympathique très profonde et très délicate et que notre con-
fiance dans la raison et dans la science a peu à peu laissé perdre ?
Faut-il la proscrire comme une superstition de la sensibilité et de
l'imagination ? Ou peut-on lui donner un sens nouveau qui s'infléchi-
rait selon le cours de la réflexion et donnerait à [187] la réflexion elle-
même une sorte de prolongement, au lieu de la contredire et de la
rendre inutile ?

*
* *
Ce sera la gloire de M. Lévy-Bruhl d'avoir consacré la seconde
partie d'une carrière philosophique très remplie à déterminer, par
l'étude attentive des peuples encore étrangers à notre civilisation, les
caractères de cette mentalité qu'il appelle « prélogique » et que les
progrès de la science éliminent peu à peu. Dans ses beaux ouvrages
sur les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, la Mentalité
primitive, l'Âme primitive, dans le dernier, intitulé : le Surnaturel et la
nature dans la mentalité primitive, il n'a cessé d'accumuler, avec une
patience et un zèle dignes de la plus grande admiration, tout un en-
semble de documents sur les mœurs sociales et religieuses de ces
« sauvages » que le XVIIIe siècle considérait déjà avec tant de curiosité
et dont la connaissance s'est presque entièrement renouvelée de nos
jours. Nous nous promenons avec lui dans tous les pays de la terre où
notre culture n'a point encore pénétré, mais qui nous deviennent peu à
peu familiers à travers les récits des voyageurs et des missionnaires :
nous apprenons à sentir et à croire comme le Papou de la Nouvelle-
Guinée, comme le Bantou de l'Afrique du sud, comme l'Eskimo des
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 147

régions boréales. Et nous éprouvons en présence de toutes ces cou-


tumes étranges, parfois gracieuses et souvent horribles, une impres-
sion analogue à celle que nous donnent ces expositions de l'art nègre
où tant de statues, d'ornements et de masques barbares laissent dans
notre esprit un trouble ambigu : comme si nous sentions prête à se ré-
veiller en nous devant l'univers et la vie une sorte de terreur panique
que [188] nous n'aurions jamais réussi à conjurer tout à fait.
Dans un tel voyage nous ne pouvons pas désirer un guide plus lu-
cide, plus prudent, plus impartial que M. Lévy-Bruhl. Le XVIIIe siècle
voyait dans le sauvage tantôt un être stupide et cruel dont la comparai-
son avec nous tendait à la glorification des progrès de l'humanité, tan-
tôt un être innocent et bon dont les vertus devaient humilier l'orgueil
du civilisé. Plus récemment, les sociologues de l'école de Durkheim
cherchaient à justifier par l'étude des primitifs une certaine conception
du fait social ; les mœurs et les croyances n'étaient pour eux qu'une
expression de la structure des groupes collectifs, de la famille, du clan
ou de la tribu. M. Lévy-Bruhl ne manque pas de faire une place à ces
influences : mais il est préoccupé de décrire plutôt que d'expliquer ; il
n'est attentif qu'à l'exactitude des faits ; il cède rarement à ce goût
qu'ont tous les hommes pour apprécier leur valeur ou pour les inter-
préter par des hypothèses. Il pousse le scrupule si loin que son unique
peur c'est que nous n'établissions un rapprochement entre le primitif et
nous, entre nos sentiments et les siens, entre ses actes et certaines de
nos pratiques. Il creuse entre lui et nous un infranchissable fossé. Le
métaphysicien cherche par-dessus tout à éviter le reproche d'anthro-
pomorphisme et l'historien le reproche d'anachronisme : M. Lévy-
Bruhl cherche à éviter les deux reproches à la fois, car pour lui le pri-
mitif ne ressemble nullement à L'homo sapiens que nous connaissons,
et la distance entre les mœurs est souvent plus grande que la distance
entre les siècles. Mais ce n'est pas sa faute si, à travers des coutumes si
éloignées des nôtres et qui nous paraissent si bizarres, nous nous sen-
tons souvent avec le primitif une âme fraternelle et si nous retrouvons
au fond de nous-même le germe de toutes les émotions [189] qu'il tra-
duit aussitôt en actes avec une naïveté si touchante et si brutale.
Le primitif ne pose le problème de la causalité qu'à l'égard de ses
succès et de ses échecs, et toute causalité est pour lui intentionnelle. Il
n'y a point de hasard dans le monde, parce qu'il n'y a rien qui soit im-
personnel ou neutre. Mais, livré à lui-même, le primitif a surtout cons-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 148

cience de la faiblesse de son être solitaire : il éprouve une angoisse


inexprimable devant toutes ces forces qui l'environnent et qui sem-
blent toujours prêtes à l'assaillir et à le submerger. Et il identifie le
surnaturel avec l'objet de ses craintes. Rien de plus significatif à cet
égard que la confidence que faisait à Knud Rasmussen le shaman es-
kimo Aua : « Nous ne croyons pas, disait-il, nous avons peur. Nous
craignons la maladie, la souffrance, les esprits malins de la vie, de
l'air, de la mer, de la terre, les âmes des morts. Nous ne savons le
comment ni le pourquoi de rien. Mais nous observons certaines règles
afin de vivre à l'abri du malheur. Tout ce qui est insolite nous fait
peur. Nous craignons tout ce que nous voyons autour de nous, mais
aussi toutes les choses invisibles qui nous entourent, tout ce dont nous
avons entendu parler dans les histoires et les mythes de nos ancêtres. »
À Tahiti autrefois, nous dit-on, « il n'était jamais entré dans l'esprit du
plus zélé serviteur d'une divinité que l'objet de ses hommages et de
son obéissance le regardât avec affection et bonté ». Et cet état d'âme
s'exprime avec une désarmante simplicité dans cette formule saisis-
sante : « Dieu qui ne fait pas peur, on ne l'adore pas ! »
Ainsi M. Lévy-Bruhl a t-il raison de considérer le surnaturel
comme une « catégorie affective ». Mais la forme la plus aiguë de l'af-
fectivité réside dans l'expérience de la douleur et dans le sentiment de
la [190] misère humaine. Le primitif en rapporte l'origine à des puis-
sances invisibles qu'il s'agit d'apaiser. Non pas qu'il soit animiste,
comme le prétend l'école anthropologique anglaise. Car il ne place pas
derrière les phénomènes des volontés comparables à la sienne, mais
plutôt une sorte d'« intentionnalité » anonyme dont le contour est in-
décis, dont la présence ne cesse de l'oppresser, et qui se manifeste à
travers les choses ou les êtres par de multiples périls devant lesquels il
est toujours sur ses gardes. Les rites ont pour objet de la neutraliser ;
les charmes, les philtres, la sorcellerie permettent jusqu'à un certain
point de la canaliser. Le propre du civilisé c'est de considérer les êtres
comme exactement délimités par les frontières de leurs corps ; les
consciences individuelles sont pour lui autant de mondes parfaitement
clos. M. Lévy-Bruhl décrit sous le nom de « loi de participation » la
conception du primitif, qui lui paraît tout opposée : car il y a pour le
primitif un fluide spirituel qui court à travers tous les êtres particu-
liers, qui permet à chacun d'eux d'entrer en communication avec un
autre et même de devenir un autre. Et l'on aurait tort sans doute de
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 149

chercher l'origine d'une telle loi dans un acte de l'intelligence, puisque


le propre de l'intelligence c'est de distinguer et de définir ; mais elle
exprime l'essence profonde de l'affectivité par laquelle les âmes, inca-
pables de demeurer enfermées dans leurs propres limites, ne cessent
de se porter les unes vers les autres afin de se pénétrer, de se blesser,
de se consoler ou de s'unir.
Mais ce sentiment d'insécurité et d'effroi que le primitif éprouve
devant le surnaturel n'est point dépouillé de toute valeur morale ; la
conscience de sa misère s'accompagne le plus souvent de la cons-
cience de son indignité. Il se sent toujours dans un état de [191] mal-
heur imminent. Et pour le détourner il ne pense qu'à se purifier de ses
souillures. On a beau dire que la purification est l'effet de certaines
pratiques matérielles et qu'elle a pour effet non pas d'améliorer la vo-
lonté, mais d'écarter une menace, on est obligé de reconnaître qu'elle
retentit sur la conduite de l'individu et lui donne souvent une admi-
rable douceur. S'il craint les dispositions hostiles que les êtres ou les
choses peuvent avoir à son égard, il est naturel qu'il essaye, pour les
apaiser, de créer en lui-même des dispositions bienveillantes. La bien-
veillance est la vertu du primitif. Il cherche à éviter les querelles qui
font échouer toutes les entreprises. La colère est pour lui le pire des
maux : elle paralyse tous les desseins. À Samoa, quand le chef est en
colère ou qu'une femme de pêcheur est en train de bouder, on ne prend
point de poisson ; à Lébak le voisinage d'un homme en colère agit sur
le vin de palme et le corrompt ; à Célèbes, c'est l'argile qui n'acquiert
plus la dureté nécessaire à l'ouvrage du potier. On sent qu'il suffit de
donner une forme à peine différente à de telles interprétations pour
qu'elles cessent de paraître singulières. On ne s'étonnera pas mainte-
nant de voir le primitif pratiquer la plus extrême politesse, éviter de
répondre à une demande par un refus ou de contredire une opinion
exprimée devant lui, et chercher à exaucer tous les désirs qu'il entend
formuler pour ne pas faire naître en autrui une disposition défavo-
rable. Ainsi, il semble vivre dans un monde purement spirituel auquel
la matière sert seulement de témoin ; il ne croit point à d'autres forces
qu'à ces dispositions mutuelles que montrent les êtres les uns envers
les autres et qu'il s'agit seulement d'apaiser, de susciter ou de diriger.
À cet égard il n'y a point d'histoire plus charmante ni plus touchante
que celle de l'ermite de Tahiti qui, ayant donné à [192] son hôte, pour
le protéger du froid, le manteau d'un lépreux, se défendait ensuite
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 150

contre la terreur de l'hôte en lui disant : « Vous ne comprenez pas les


principes de la contagion. Vous n'attraperez pas la lèpre, car ce lé-
preux n'avait que de bons et affectueux sentiments à mon égard quand
il m'a donné ce manteau, comme étaient les miens à l'égard de vous-
même quand je vous l'ai prêté. C'est seulement s'il avait eu quelque
désir de vengeance, ou quelque ressentiment d'être méprisé ou aban-
donné, que la contagion serait possible. »

*
* *
Ainsi les primitifs sont des métaphysiciens de l'affectivité pure ;
mais pour eux elle se trouve fondue avec la matière de telle sorte que
celle-ci perd tous ses caractères distinctifs. Le propre de la science
moderne c'est d'avoir isolé la matière, d'avoir reconnu en elle des mé-
canismes que nous pouvons démonter et tourner dans le sens de nos
besoins. Par la découverte des lois auxquelles elle obéit, notre puis-
sance et notre liberté se fortifient. Mais la nature est infiniment plus
riche et plus subtile que la représentation abstraite que la science nous
en donne : celle-ci n'en laisse subsister que le squelette ; elle lui retire
la couleur et la vie. Or la nature ne nourrit pas seulement notre intelli-
gence, elle nourrit aussi notre puissance de sentir et d'aimer. La cons-
cience tout entière trouve en elle une résonance. Il existe entre les
choses, entre les esprits et les choses et entre les esprits eux-mêmes un
jeu de correspondances, de répulsions et d'accords qui contribuent à
l'harmonie du monde et donnent à tous les éléments qui le forment une
signification réciproque. La sensibilité les discerne parfois grâce à une
touche infiniment [193] délicate : l'intelligence essaye de saisir le mé-
canisme qui les supporte, et qui peut-être réussirait à les expliquer si
nous parvenions à en épuiser l'infini détail.
Alors la peur trouverait un remède non seulement parce que l'igno-
rance cesserait, mais encore parce qu'on ne peut acquérir plus de lu-
mière sans acquérir plus de confiance et plus d'amour. Il arrive au
primitif aussi bien qu'à l'enfant de sourire au monde qui l'entoure et de
se porter au-devant des choses avec une sympathie pleine d'espérance
et de joie. La peur naît en lui avec le sentiment de l'impuissance et de
la douleur ; elle est fortifiée par la tradition où s'accumulent les sou-
venirs des échecs et des malheurs des ancêtres. Mais à mesure que la
nature devient plus transparente elle fait naître plus d'admiration ; elle
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 151

se pénètre davantage de spiritualité ; elle éveille dans l'âme des puis-


sances inconnues que la crainte paralysait ou refoulait. Le propre de la
vraie connaissance c'est de convertir la matière en pensée, et le propre
de la vraie religion c'est de convertir la crainte en amour. Mais pour
cela il ne faut point abolir cette mentalité primitive qui fait du monde
que nous voyons un miroir du monde surnaturel : il faut au contraire
veiller sur elle et ne jamais cesser de l'aiguiser, de l'affiner et de
l'éclairer pour que la science, à son tour, ne devienne pas un objet
d'idolâtrie. Retenons de M. Lévy-Bruhl lui-même cet aveu si instruc-
tif : « Avec la mentalité primitive disparaîtraient peut-être la poésie,
l'art, la métaphysique, l'invention dans les sciences, bref tout ce qui
fait la grandeur et la beauté de la vie humaine. »
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 152

[194]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE

5
Le mystère de l’émotion

Retour à la table des matières

L'être dispose de lui-même par l'attention et par la volonté. Mais il


n'en dispose pas souverainement. L'attention imprime une direction à
sa pensée et à son regard ; seulement, elle s'applique à des objets ou à
des idées qu'elle ne modifie pas à son gré et dont il faut qu'elle suive
les contours avec une exacte fidélité : elle témoigne ainsi à la fois sa
puissance, puisque nous ne pourrions rien connaître sans elle, et son
impuissance, puisqu'elle nous enseigne seulement à découvrir le réel
et, pour ainsi dire, à le subir. De même, la volonté, qui, dans son sens
le plus profond, ne cherche à diriger notre conduite que pour changer
notre âme, fait sans cesse la preuve de son efficience, puisque sans
elle nous n'aurions pas de vie personnelle, et de sa misère, puisqu'elle
ne peut ni abolir la passivité de nos états, ni obtenir qu'ils répondent
jamais à nos vœux. Cette misère, nous la ressentons particulièrement
dans l'émotion, qui non seulement trouble nos desseins et en paralyse
l'exécution, mais nous oblige à nous humilier devant la présence du
corps dont nous ne dominons plus le tumulte.
Pourtant, il n'est pas vrai de dire que l'émotion soit seulement,
comme on le croit, une faiblesse dont [195] nous ne pouvons que rou-
gir, un trouble que nous ne songeons qu'à réprimer, une servitude dont
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 153

nous cherchons toujours à nous délivrer. Au contraire, c'est l'aptitude


même à nous laisser émouvoir par tout ce que nous voyons et par tout
ce qui nous arrive qui est la marque de notre sensibilité, de notre déli-
catesse, de notre participation à l'être et à la vie. C'est par l'émotion
qu'elles nous donnent que les choses ont en nous une résonance,
qu'elles montrent leur affinité avec nous, la signification secrète qui
les associe à notre destinée, qu'elles acquièrent un brusque relief qui
les fait émerger tout à coup de cette mer d'indifférence où la totalité
du réel demeurait plongée avant qu'elle parût. Nous aimons l'émotion
tout en la redoutant : nous la cherchons et nous la fuyons à la fois.
L'intelligence et la volonté demeurent inertes si elle ne les ébranle pas.
Le monde est insipide à celui que l'émotion ne visite plus. Il n'y a pas
de situation plus grave pour la conscience, ni plus proche du déses-
poir, que celle qui nous rend incapable d'être ému, quelque soit l'évé-
nement qui puisse s'offrir : c'est seulement quand l'émotion renaît que
se produit le retour à la vie.
Il y a donc un mystère de l'émotion, non pas seulement parce
qu'elle est de tous nos états le plus obscur, et que la lumière le dissipe
dès qu'elle cherche à le pénétrer, mais encore parce qu'elle présente
des aspects opposés qu'il est très difficile d'accorder. Elle est à la li-
sière de l'âme et du corps, au point où l'âme, en s'incarnant, s'indivi-
dualise, où le corps, en accédant à la conscience, commence à se spiri-
tualiser. Elle rompt la continuité de notre vie intérieure par des chocs
violents, momentanés et vite effacés ; mais, en même temps, elle met
à nu cette angoisse qui accompagne toujours la vie elle-même dès
qu'elle nous apparaît comme notre vie, et que les circonstances [196]
contribuent à rendre sensible, mais sont incapables de produire. Elle
atteint en nous le cœur même de l'intimité ; et pourtant elle est une
étrangère qui pénètre en nous malgré nous et nous résiste quand nous
voulons la chasser. Elle est secrète, unique et incommunicable, au
point de nous échapper à nous-même si nous essayons de la fixer et de
la définir ; mais elle enregistre de la manière la plus subtile tous les
changements qui ont lieu autour de nous, et elle offre sans cesse à au-
trui le témoignage visible de notre état invisible. Elle nous rejette vers
nous-même et elle nous subordonne aux êtres et aux choses. Elle nous
exalte et nous paralyse. Elle est à l'origine de tous nos élans et de
toutes nos défaites. Et si elle nous donne tant d'ébranlement, c'est sans
doute parce qu'elle nous replace toujours en un point où notre vie
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 154

chancelle entre une menace d'anéantissement et un espoir qui la trans-


porte au-dessus d'elle-même.

*
* *
De tout temps l'émotion a retenu d'une manière privilégiée l'atten-
tion des psychologues et des physiologistes, à la fois parce que c'est
un phénomène très primitif, comme on le voit par le rôle qu'elle joue
dans la vie de l'enfant, de telle sorte qu'on peut lui demander de nous
instruire sur les origines mêmes de la conscience, et parce que les
phénomènes organiques qui l'accompagnent nous permettent de l'ob-
server aisément du dehors et de surprendre en elle certains points d'at-
tache de l'âme et du corps. Celui qui voudra se tenir au courant des
recherches récentes que le problème de l'émotion a suscitées pourra
lire avec fruit le livre que Mlle Renée Dejean a intitulé l'Émotion (Al-
can), dans lequel elle cherche quelles [197] sont les raisons qui font
d'elle une déroute mentale, une rupture de notre adaptation au réel, et
celui que M. Henri Wallon a consacré aux Origines du caractère chez
l'enfant (Boivin), mais dont l'intérêt essentiel et peut-être l'unité réelle
résident dans l'esquisse d'une théorie générale de l'émotion.
On n'avait le choix autrefois qu'entre deux thèses extrêmes. L'une,
qui est la thèse populaire et à laquelle l'intellectualisme donne une
forme systématique, regarde l'émotion comme l'effet d'une représenta-
tion ; ainsi, dans la peur, la pensée du danger suffit à nous faire trem-
bler. L'autre, qui prend le contre-pied de celle-là et que William James
a rendue célèbre, soutient que la peur ne peut pas naître avant que le
tremblement ait commencé ; elle est la conscience même que nous en
prenons, et elle croît comme lui. Mais la première thèse se heurte à
cette objection : c'est qu'on ne voit pas comment une simple idée est
capable de nous toucher ni d'imprimer à notre corps une telle agita-
tion ; et la seconde, qui, pour réparer cette difficulté, fait de l'ébranle-
ment organique la substance même de l'émotion, a contre elle à la fois
le témoignage de la conscience, qui n'accepte pas qu'un état où le moi
s'engage si profondément soit un simple épiphénomène, et les résultats
de plusieurs expériences, comme celles de Sherrington, qui montrent
qu'en sectionnant la moelle épinière l'émotion ne disparaît pas et
qu'elle reste encore sous la dépendance du cerveau après la rupture de
sa communication avec les organes.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 155

Quelle est donc l'origine de l'émotion ? A-t-elle dans le corps des


centres qui lui sont propres ? Et les mouvements qui l'accompagnent
ont-ils une signification particulière, ou ne sont-ils rien de plus que
l'effet exercé sur notre activité de relation par une excitation très in-
tense ? Mais alors l'énergie qui la [198] met en branle provient-elle
des sécrétions internes, comme le veut Cannon, qui l'explique par une
décharge d'adrénaline dans les glandes surrénales, destinée, en se pro-
pageant jusqu'aux centres moteurs, à multiplier nos moyens d'agir ? Et
comment ne pas s'étonner alors que ce mécanisme si ingénieux désor-
ganise notre action, au lieu de rendre son adaptation plus exacte et
plus sûre ? Faut-il admettre, en sens inverse, avec M. Lapicque, que
cette énergie se produit dans les centres moteurs ? On sait que pour M.
Lapicque les conducteurs nerveux sont semblables à des récepteurs
qui ne peuvent recueillir d'autres ondes que celles dont la période est
accordée avec leur propre nature : il faut donc, pour que l'excitation
puisse cheminer de l'un à l'autre, qu'ils aient un rythme temporel iden-
tique, ou, comme il le dit, la même chronaxie ; mais lorsque cette ex-
citation devient trop intense elle rompt tous les aiguillages, et, au lieu
de se diriger exclusivement vers les appareils qui commandent le
mouvement, elle envahit aussi tous ceux qui engendrent les réactions
organiques et viscérales, et dont la chronaxie est pourtant beaucoup
plus lente. On ne saurait accorder trop de prix à ces belles analyses,
dont l'originalité est de définir l'individualité des éléments nerveux par
des caractères empruntés au temps, et non pas seulement à l'espace, de
telle sorte que nous trouvons ici à sa source même une justification de
cette solidarité entre les deux notions de temps et d'espace, qui est
sans doute un des objets fondamentaux de la réflexion contemporaine
dans tous les domaines.
Cependant, quel que soit l'intérêt que présente cette doctrine pour
nous faire comprendre le mécanisme des émotions, elle ne retient rien
de plus de l'émotion que le désordre qu'elle introduit dans notre activi-
té de relation ; et il reste encore è se demander [199] vers les sources
mêmes de la vie, l'émotion ne nous oblige-t-elle pas à dépasser à la
fois l'attitude spectaculaire et l'attitude utilitaire entre lesquelles nous
ne cessons d'hésiter en présence du monde ? N'est-ce point par elle
que notre vie intime se fonde, s'exprime, et réalise avec l'intimité
même des êtres et des choses une participation qui est en même temps
une communion ?
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 156

Darwin regardait l'expression des émotions comme un ensemble


organisé de mouvements : c'était pour lui, comme on le voit dans la
peur, dans la colère et même dans les émotions les plus fines, le sou-
venir et déjà l'esquisse de certaines réactions de défense et d'attaque
que l'adoucissement des mœurs a peu à peu atténuées et retenues.
Mais cette explication, qui a paru longtemps séduisante, demeure arti-
ficielle. Elle ne peut rendre compte de tous les faits. Elle met l'accent
sur les manifestations extérieures de l'émotion ; mais elle les interprète
arbitrairement, car dans toute réaction troublée on peut retrouver les
vestiges d'une réaction organisée ; de plus, elle néglige les modifica-
tions organiques les plus profondes, celles qui nous étreignent au-
dedans, mais dont il est absurde de penser qu'elles pourraient s'ache-
ver un jour en un mouvement utile. Or le propre de M. Wallon, c'est
précisément de soutenir, comme Darwin, que l'émotion n'est point une
agitation incoordonnée ; seulement, au lieu de la considérer dans ses
effets sur la vie de relation, il la rattache à des centres situés dans la
région opto-striée dont dépendent la tonicité des muscles, l'état des
viscères, l'activité des glandes : la question est donc de savoir si toutes
ces réactions peuvent former un système, c'est-à-dire avoir pour nous
une signification.
[200]
Car il se trouve précisément qu'ici le moi semble livré au corps. Il
ne cherche plus à répondre à une sollicitation qui vient du dehors par
une réaction automatique ni par une disposition de sa volonté. La con-
naissance aussi recule. Nous ne sommes plus sensibles qu'à la pré-
sence même du corps, à ses changements internes, à ses différences
d'attitude ou de posture. Seulement, du même coup, nous devenons
attentifs à toutes les variations du taux de l'énergie invisible qui che-
mine en nous par des voies souterraines et qui, par le simple jeu de sa
répartition, va modeler l'aspect de ce corps qui est notre corps. L'émo-
tion est donc la manifestation de nous-même avant d'être une action
manquée. Elle possède une fonction plastique, comme on le voit dans
la joie et dans la tristesse. Le corps tantôt se contracte et tantôt se dé-
tend : il passe du spasme à l'abandon. L'émotion est un drame intérieur
dont nous sommes le personnage. Et ce drame que nous jouons, nous
en sommes aussi le spectateur. Ainsi, on voit bien que la source de
l'émotion n'est point, à proprement parler, dans l'état du corps, mais
dans la conscience que nous en prenons, et qui établit une sorte de dia-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 157

logue entre le corps et nous. C'est pour cela qu'elle augmente, comme
dans la timidité, dès que notre attention porte sur elle. C'est pour cela
qu'elle craint le regard d'autrui, qui la prolonge et la multiplie. Nous
sommes d'autant plus ébranlé que nous sommes plus observé. Le re-
foulement apparent donne à l'émotion une intensité plus secrète : dans
la solitude, elle se nourrit encore des rapports qu'elle imagine avec les
êtres que nous avons quittés. Mais bientôt le drame s'étend et se pro-
page. Le simple spectacle de l'émotion d'un autre nous émeut : il nous
contraint à la partager. L'émotion nous rend véritablement membres
les uns des autres. Et [201] M. Wallon montre très justement qu'il y a
en elle une participation affective, dont il étudie les effets à la fois
dans les rites, où la communauté des gestes accompagne la commu-
nauté des émotions, et dans ces mouvements intérieurs, en apparence
de sens contraire, comme la jalousie et la sympathie, qui obligent un
être à se mettre à la place d'un autre, la jalousie parce qu'il se croit dé-
possédé de ce que cet autre possède, et la sympathie parce qu'il
éprouve en lui le même sentiment, sans qu'il y ait rien pourtant dans sa
propre situation qui suffise à le justifier.

*
* *
On voit par là que l'émotion ne peut pas se réduire à la conscience
d'une désadaptation de nos mouvements, mais que ce trouble même
est surtout la contrepartie d'une certaine attitude du corps qui est la
marque à la fois de l'impulsion qui nous ébranle et de notre puissance
de communication avec les êtres qui nous entourent. On s'expliquerait
ainsi pourquoi l'émotion est de tous nos états le plus caché et le plus
intime, et celui pourtant qui nous met en rapport avec ce qui est hors
de nous par les liens les plus réels et les plus sensibles. Comment en
serait-il autrement si c'est par le dedans que les êtres s'unissent ? Tout
ce que l'on voit de l'émotion est en même temps un témoignage et une
médiation.
Mlle Renée Dejean nous en donne la raison. En ce qui concerne
l'explication des phénomènes organiques qui caractérisent l'émotion,
elle demeure fidèle à la thèse de M. Lapicque, avec qui elle a collabo-
ré : peut-être insiste-t-elle trop sur le trouble qui est inséparable de
l'émotion, sur la « déroute » qu'elle produit dans nos pensées et sur
nos mouvements, et trop peu sur cette organisation des attitudes, [202]
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 158

à laquelle il arrive que la volonté s'associe, et qui distingue les émo-


tions les unes des autres. Mais elle a vu avec une parfaite clarté que la
véritable origine de l'émotion n'est point dans le corps, mais au-delà
de lui. Elle est dans l'affirmation de certaines valeurs dont le sujet fait
dépendre sa vie et sa destinée. La plupart des théories de l'émotion
considèrent qu'il suffit pour être ému de prendre possession d'une si-
tuation de fait, par exemple de la réalité du danger ou de l'état de dé-
sarroi de notre corps. Mais s'il arrive que l'on contemple ces situations
en pur spectateur, comme on le fait dans certaines attitudes exception-
nelles de la conscience, l'émotion est anéantie.
C'est que l'émotion est le contraire de l'indifférence : or celui qui
n'est pas indifférent préfère, aime, s'attache à des valeurs qui devien-
nent solidaires de son être même. L'émotion témoigne de l'intérêt que
nous prenons au réel : elle dessine à notre insu, et avant que la ré-
flexion et la volonté aient eu le loisir d'intervenir, notre table des va-
leurs. C'est pour cela qu'elle donne aux choses un relief et une densité
qui leur manquaient tant qu'elles n'étaient pour nous qu'un spectacle.
Elle suspend toute réplique pour nous absorber dans l'événement.
Nous sentons en elle le fléau du destin qui oscille et notre vie qui se
décide. C'est pour cela que toutes les émotions participent de l'an-
goisse, qui est peut-être leur source commune, et où la conscience est
suspendue entre l'être et le néant, le vivre et le mourir, comme elle le
sera ensuite entre la douleur et la joie : l'émotion est donc toujours
mystérieuse et ambivalente.
C'est parce que la valeur met en contact notre existence finie avec
l'absolu que l'émotion traverse et submerge notre corps qui témoigne
de nos limites, et fait de nous un individu. De là aussi ce caractère
[203] qu'elle est toujours actuelle, et même qu'elle donne à tout ce qui
nous arrive la présence véritable, bien que pourtant il y ait en elle une
insécurité qui fait que l'attente ne cesse de l'accroître et suffit peut-être
à la produire. L'émotion est inséparable de la conscience du temps, où
le moi n'est jamais qu'imminence, où ce qui va surgir semble toujours
lui apporter le salut ou la ruine. Mais c'est pour cela aussi que l'émo-
tion n'est point purement passive et anarchique. Elle mobilise toute
l'énergie de la vie. Elle trouble sans doute toutes ces réactions parfai-
tement adaptées qui nous permettaient jusqu'ici de répondre avec sûre-
té à l'appel des circonstances. Mais c'est parce qu'elle met en question
la valeur même de toutes les réponses : aussi peut-il arriver qu'elle
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 159

nous désarme en nous repliant tout entier sur une conscience trop in-
tense de nous-même qu'une activité trop bien réglée nous avait fait
perdre. C'est qu'elle est un retour à la source, c'est-à-dire, si on le veut,
à l'enfance, mais à une enfance où nous retrouvons un élan que la ré-
flexion risque toujours de briser, une interrogation que l'habitude
apaise trop vite, l'appel à une communion que les échecs menacent
indéfiniment de refouler. Il semble que l'émotion ne paralyse et ne
désorganise notre conduite que pour nous obliger à la reprendre en
main et à la refondre : et c'est pour cela qu'elle devient le principe
unique de toutes nos créations esthétiques, morales et même scienti-
fiques, à condition que notre volonté l'accueille en elle au lieu de la
combattre, reçoive d'elle, avec le sentiment de la valeur, l'élan qui la
porte au-dessus d'elle-même, mais lui donne en retour cette discipline,
cette unité et cette efficacité faute desquelles elle se dissipe en une
vaine et importune agitation.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 160

[204]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE

6
L’origine du plaisir 3

Retour à la table des matières

Les moralistes ont été durs pour le plaisir : ils nous en ont mar-
chandé la jouissance, qui est pourtant si rare et si incertaine. Ils ont
réservé leur faveur à la douleur, qui, à leurs yeux, approfondit la cons-
cience de soi tandis que le plaisir la disperse, et qui oblige la volonté à
se tendre tandis que le plaisir la fait succomber.
Toute notre nature nous incline vers le plaisir. Notre activité ne
s'ébranle que pour l'obtenir. L'homme le plus désintéressé et le plus
généreux ne cesse de vouloir donner aux autres le plaisir qu'il se re-
fuse lui-même : et de cet apparent sacrifice il retire à son tour un plai-
sir plus subtil. Pourtant le plaisir n'est pas seulement un état fugitif et
peut-être illusoire. Il est obscur et incompréhensible. Quand nous
l'éprouvons, nous sentons en lui toutes les puissances de la vie qui
dans le même instant s'exaltent et s'annihilent : un accord semble
s'établir entre le réel et [205] nous, tantôt avec plus de vivacité, tantôt

3 Maurice Pradines, Philosophie de la sensation, II, la Sensibilité élémentaire


(les sens primaires), les Sens du besoin (Belles-Lettres). — Dumas, Nouveau
Traité de psychologie, tome II, livre III, chapitre 2 (Alcan). — Bourdon, la
Sensation de plaisir, Revue philosophique, 1893. — Mantegazza, la Psycho-
logie du plaisir (Alcan). — Platon, Phédon, 60 b. ; Philèbe, 51-52.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 161

avec plus de douceur ; et dans ce progrès intérieur on voit la cons-


cience tout à la fois se complaire et se fondre. Ainsi, le plaisir ne se
réalise qu'en se détruisant. Il est une contradiction vivante. Mais de
plus il fait couple avec la douleur : or la douleur nous donne le senti-
ment le plus aigu de notre existence séparée, blessée et misérable ;
elle nous atteint d'une touche plus personnelle et plus profonde que le
plaisir le plus intense ; et si le désir, qui est l'absence de ce que nous
aimons, est toujours accompagné d'une pointe de douleur, celle-ci
subsiste au sein du plaisir même, auquel elle donne son ardeur et son
impatience. Au moment où cesse la brûlure du désir, le plaisir s'anéan-
tit en se consommant.
On a toujours remarqué combien la littérature du plaisir était
pauvre à côté de celle de la douleur. Il semble qu'une vie humaine ne
puisse devenir pour nous une source d'intérêt et d'émotion que par les
malheurs qui la remplissent. Le malheur qui pourrait nous frapper
nous-même ne nous suggère que des sentiments de crainte ou d'effroi,
et nous croyons pourtant que celui qui le subit possède une expérience
de la destinée humaine plus profonde que celle de l'homme heureux.
De plus, l'homme heureux n'a pas besoin de nous : il se suffit à lui-
même ; nous nous détournons de lui en l'enviant, mais en suspectant le
bonheur même dont il se contente. La poésie, si elle n'est point un jeu,
se nourrit de la douleur : il semble que tout gémissement soit un chant
qui commence, et même que tout chant de joie ne soit qu'un chant
d'espoir ou de délivrance.
Les philosophes eux-mêmes sont demeurés presque silencieux de-
vant le plaisir. Ils n'ont pas su faire autrement que de le lier par une
chaîne à la douleur. Platon dans le Phédon nous montre Socrate dans
sa [206] prison, à qui l'on vient de retirer ses liens et qui se frotte la
jambe avec satisfaction en disant : « Le plaisir et la douleur sont atta-
chés ensemble ; la divinité, pour mettre fin à leur lutte, a fait que l'un
ne peut jamais se présenter sans l'autre. » Mais il a peut-être tort de
dire qu'ils ne peuvent exister en même temps ; il arrive souvent qu'ils
cheminent en nous côte à côte. En lisant le Philèbe, on se demande s'il
est possible de donner un sens, comme le croit Platon, à l'idée d'un
plaisir pur dans lequel ne subsisteraient ni l'amertume de la douleur ni
la piqûre du désir, car le plaisir est toujours considéré par Platon lui-
même comme une génération et jamais comme une possession. Épi-
cure surprend, bien qu'il représente peut-être l'opinion la plus com-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 162

mune, quand on le voit qui déteste la douleur plus encore qu'il n'aime
le plaisir : même si on allègue, comme Brochard, que la simple ab-
sence de douleur ne suffit pas à le contenter et qu'il cherche à atteindre
un plaisir positif dans la jouissance de la santé et de l'équilibre de la
vie, on ne contestera pas pourtant que ce plaisir ne soit plus difficile à
isoler que la douleur qu'il exclut ; il est réfractaire à l'analyse et fuit la
main qui s'avance pour le saisir ; on peut même penser qu'il faut une
certaine application de l'attention pour le distinguer de la pure indiffé-
rence. Toutefois, c'est Schopenhauer qui a donné sa forme décisive à
cette sorte de suspicion que chacun de nous éprouve à l'égard du plai-
sir et qui, au moment même où nous en jouissons, nous fait douter de
sa valeur et peut-être de sa réalité. La vie, pour Schopenhauer, n'est
qu'un désir douloureux et le plaisir qui l'apaise est un répit provisoire,
un retour momentané à l'équilibre, c'est-à-dire au néant, mais qui nous
donne une apparence de soulagement dont notre conscience s'empare
avec avidité comme s'il s'agissait d'un bien véritable. Seulement, il
s'interrompt [207] presque aussitôt ; et dès que la vie recommence,
nous ressentons de nouveau tous les tourments d'une activité qui ne
s'exerce que dans la privation et dans la détresse.

*
* *
Cependant, il semble que la psychologie du plaisir et de la douleur
traverse depuis une quarantaine d'années une sorte de crise. Jusque-là,
nous pensions que le plaisir et la douleur dérivaient toujours d'une
même cause : celle-ci, en variant d'intensité, engendrait tantôt l'un,
tantôt l'autre. Par exemple, si cette cause était le désir, la douleur ex-
primait son état de tension et le plaisir son état de détente. Si le plaisir
était, comme pour Aristote, l'exercice même de l'activité, il suffisait
que celle-ci fût entravée ou surmenée pour que la douleur apparût. Si
enfin on voyait, comme la plupart des modernes, dans une excitation
d'origine externe la source de toutes nos affections, on était amené à
dire, avec Jean Muller, Spencer, Wundt ou Richet, que toute excita-
tion moyenne produisait du plaisir et toute excitation violente de la
douleur. Or il ne semble plus possible aujourd'hui de soutenir que,
pour que la douleur apparaisse, l'action accomplie ou subie par nous
doit toujours dépasser une certaine mesure. La douleur nous paraît
être plutôt une sensation particulière différente de toutes les autres et
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 163

pourvue de certains organes propres. C'est von Frey qui, dès 1894, a
accrédité le premier par des recherches expérimentales l'idée qu'il
existait un sens de la douleur comparable aux autres sens et qui possé-
derait comme eux un siège original. Il a mis en lumière l'existence de
certains points de sensibilité douloureuse, distincts des points de sen-
sibilité tactile ou thermique. Depuis lors, d'autres [208] physiologistes
ont cherché à montrer qu'il y a des nerfs spéciaux qui méritent le nom
de « dolorifères », parce qu'il faut qu'ils soient atteints pour que la
douleur puisse naître, et qu'il y a même dans le cerveau un centre de la
douleur formé par les « couches optiques » et qui entre en action
chaque fois que nous souffrons. Bien que ces découvertes ne puissent
pas encore être considérées comme acquises, il est remarquable que
toutes les recherches correspondantes par lesquelles on a tenté d'isoler
soit des points de plaisir, soit des nerfs du plaisir, soit des centres du
plaisir, ont abouti à un échec certain.
Dès lors on a pu se demander s'il n'y avait point à cet échec une
cause profonde. On a remarqué quo la douleur a tous les caractères
d'une sensation : elle est en général assez facile à localiser ; elle est
une blessure qui nous est faite ; il est naturel qu'elle soit associée à un
organe d'avertissement qui nous permette de préparer notre défense, et
qu'elle rende le corps sensible dans la mesure où elle le rend vulné-
rable. Mais il en est tout autrement du plaisir : le plaisir le plus
humble se diffuse dans tout l'organisme ; il cherche même à le quitter
pour le dépasser ; au lieu d'inviter l'être, comme on le dit parfois, à se
replier sur soi pour se complaire dans sa jouissance, il l'oblige à sortir
de soi, à pénétrer dans le réel où ne réside pas à proprement parler la
cause qui le produit, mais l'objet vers lequel il tend et auquel il doit
s'unir dans une sorte d'hymen. Ce sont ces vues que l'on trouve expri-
mées avec beaucoup de science, d'ingéniosité et de subtilité, dans un
livre récent de M. Pradines qui est le second volume d'une œuvre plus
vaste consacrée à la Philosophie de la sensation : l'auteur, en com-
mençant aujourd'hui l'étude des sensations élémentaires, cherche à
montrer que le plaisir a sa source dans une [209] activité intérieure qui
ne peut s'accomplir et s'achever que par le moyen d'une participation à
ce qui la dépasse, au lieu que la douleur a son origine hors de nous
dans un choc que nous recevons et qui nous oblige à nous défendre.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 164

*
* *

Dans la douleur nous ne sommes que patients. Mais nous sommes


les agents de nos plaisirs. M. Pradines rattache plus fortement que
personne le plaisir au désir ; mais il n'accepte point pour cela de su-
bordonner le plaisir à la douleur, ni de définir le plaisir comme une
douleur qui cesse ; il prétend au contraire en déduire son indépen-
dance totale à l'égard de la douleur. Et d'abord le désir n'est pas par
lui-même douloureux. Il n'y a pas en lui cette attaque et, pour ainsi
dire, cette morsure d'une réalité hostile qui est le signe que la douleur
est là. Il est déjà un certain épanouissement de notre être, l'anticipation
d'un certain bien dont il nous donne la présence imaginée. Nous nous
complaisons toujours à désirer avant de posséder. Et le désir est une
possession qui commence.
Quand le désir n'est point satisfait, nous éprouvons une déception,
il est vrai, mais qui n'est point une douleur véritable : nous ne sentons
point alors notre corps envahi comme dans la douleur par un ennemi
qui nous blesse. Et M. Pradines analyse avec beaucoup de finesse les
différentes formes de déception, selon que le désir se heurte à un objet
qui le contredit et le transforme en un sentiment répulsif, ou qu'il ne
trouve aucun objet capable de le satisfaire et se réduit lui-même à un
état purement privatif, ou qu'il est interrompu au cours de sa satisfac-
tion et subit tout à coup un arrêt suspensif. Dans [210] aucune d'elles il
ne trouve les caractères distinctifs de la douleur. Bien plus, personne
n'a jamais confondu le plaisir véritable avec le pur soulagement d'une
douleur. Nous ne cherchons pas à chasser le désir comme nous cher-
chons à chasser la douleur : nous cherchons à l'assouvir, c'est-à-dire à
le réaliser et non pas à le détruire. Il se prolonge dans la possession
qui en marque l'extrême pointe. M. Pradines reconnaît sans doute que
« toute délectation est morose, c'est-à-dire retardée », que « là où elle
culmine, elle s'effondre ». Mais il ne nous contredira pas si nous di-
sons qu'au moment où le désir est satisfait et où le plaisir lui-même a
cessé, nous ne sommes point ramené à l'étal où nous étions avant que
le désir fût né ; le plaisir n'a été que le signe de l'accroissement de
notre être et d'une communion plus parfaite qui s'est réalisée entre
l'univers et nous.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 165

Le propre du désir, c'est d'être un élan, un appel de l'être vers la ré-


alité qui l'entoure et dont il cherche à sentir la parenté avec lui-même.
C'est un effort pour rompre notre isolement. Le désir se présente sous
les formes les plus diverses. Il arrive que l'on ne voie en lui qu'une
volonté d'appropriation et de conquête. Mais en réalité, dans le désir le
plus humble, chaque être se cherche lui-même à l'intérieur du monde ;
il poursuit « une part de lui-même qui est détachée au milieu des
choses et qu'il veut restituer à sa vie profonde ». En la retrouvant, il
tend à réaliser son propre achèvement. Déjà, « le bec de l'oiseau
cherche le grain qu'il n'a jamais perçu et la bouche du nouveau-né
happe le sein qu'il ne sait pas voir ». Pourtant, le désir ne reçoit un
contentement véritable que lorsque commencent à s'établir entre le
dehors et nous ces douces communications dans lesquelles il nous
semble qu'au lieu de prendre nous ne cessons de recevoir et de donner.
Le plaisir [211] éprouvé ne suppose pas seulement une affinité entre
nous et l'être ou l'objet qui nous le donne : sous sa forme la plus haute,
il tend toujours à produire une réciprocité. « Le plaisir donne à chacun
de nous une sorte de vision ou d'intuition de lui-même à travers un
objet ou un être qui demeure toujours autre que lui » ; mais en même
temps cet être ne cesse de lui répondre et de lui faire paraître le réel
significatif et bienfaisant. Le plaisir transforme le visage du monde : il
suffit à donner aux apparences les plus communes un aspect lumineux
et surnaturel. Il est magicien. Car, comme le dit M. Pradines, « si la
psychologie de la douleur est celle des obstacles et des contraintes,
celle du plaisir est celle de l'amour où les obstacles s'effacent ».
La différence entre le plaisir et la douleur, c'est que celle-ci pro-
vient de certaines causes que nous subissons, tandis que le plaisir dé-
pend au contraire d'une attitude intérieure de l'âme qui désire et pro-
voque certaines fins. Nous imaginons toujours qu'il est également
possible d'engendrer le plaisir et la douleur grâce à l'emploi de cer-
tains moyens matériels dont nous cherchons naturellement à disposer :
mais ils ont moins de puissance à l'égard du plaisir qu'à l'égard de la
douleur, ce qui semble confirmer que la douleur seule est une sensa-
tion. L'histoire cruelle de l'humanité montre l'art raffiné dont elle a fait
preuve dans l'invention des tortures et des supplices ; aujourd'hui
l'adoucissement des mœurs la rend ingénieuse à découvrir des analgé-
siques. On sait par contre combien il est difficile de produire le plaisir
par une action mécanique : l'influence des excitants est toujours ambi-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 166

guë et précaire. Encore faut-il reconnaître qu'ils sont toujours impuis-


sants à produire le plaisir directement ; leur rôle est seulement d'éveil-
ler le besoin ou le désir qui se portent au-devant de [212] l'objet et ré-
ussissent à faire naître le plaisir au moment où la rencontre entre l'ob-
jet et nous devient une sorte de complicité. Le plaisir ne pénètre ja-
mais dans une conscience indifférente. Les moyens les plus subtils ne
réussissent à le créer qu'en engendrant d'abord en nous un appétit arti-
ficiel, mais qui ressemble déjà à l'amour.
« L'âme n'est qu'amour », dit M. Pradines. L'amour seul a assez de
puissance pour faire apparaître en elle un plaisir véritable ; c'est pour
cela que le plaisir est toujours désintéressé. Au lieu de nous replier sur
nous-même comme la douleur, il nous dilate au-delà de nos propres
frontières et nous unit au réel dans un embrassement. Il est le signe
que l'être a atteint hors de soi ce qui est encore en soi, mais qui pro-
longe et surpasse pourtant son être propre. Il y a plus : bien que ce soit
le désir qui produise le plaisir et qui le gouverne, il n'est pas vrai de
dire que c'est le plaisir que nous aimons : car nous n'aimons jamais
qu'un objet ou un être ; et le plaisir est seulement l'effet de la solitude
rompue, d'une union réalisée entre le moi et ce qui l'entoure. Notre
capacité d'éprouver du plaisir est donc proportionnelle à notre puis-
sance d'aimer ; et le plaisir même que nous éprouvons n'est pas,
comme on le croit, un avantage égoïste que nous retirons de l'amour,
c'est une grâce que nous rendons à la nature entière, mais surtout aux
êtres qui nous aiment et dont le regard tourné vers nous ne cesse de
nous demander la récompense de leur amour.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 167

[213]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE

7
De l’ennui

Retour à la table des matières

L'ennui est le mal des âmes les plus frivoles qui, incapables de rien
tirer de leur propre fonds, cherchent toujours quelque objet nouveau
pour faire renaître en elles un intérêt toujours défaillant. Mais il est
aussi le mal de certaines âmes, en apparence trop vastes, qui, quelle
que soit la grandeur des événements auxquels leur destinée s'associe,
sentent toujours en elles un vide intérieur qu'aucun d'eux ne parvient à
combler. Il menace sourdement chacun d'entre nous comme un enne-
mi dont, nous ne reconnaissons la présence que lorsqu'il occupe déjà
la place. Nous ne pensons alors qu'à le chasser. Et l'on a dit parfois
que toutes les fins de notre activité n'étaient que des divertissements
destinés à l'empêcher de nous envahir : comme si l'homme, incapable
de supporter le tête-à-tête avec lui-même, ne songeait jamais qu'à se
fuir, comme s'il avait besoin de sortir de soi pour accepter de vivre et
comme s'il ne pouvait se consoler de l'existence qu'avec l'apparence.
On peut donc essayer de dépasser la psychologie de l'ennui et se
demander s'il ne porte pas en lui une signification métaphysique. Tel
est le problème que s'est posé M. Vladimir Jankélévitch dans le troi-
sième chapitre d'un livre qu'il vient de publier sous [214] ce titre : l'Al-
ternative (Alcan). On y trouve un sens singulièrement aigu de la vie
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 168

concrète et dramatique de la conscience, lorsqu'elle consent à mettre


au-dessus de toutes ses illusions, même les plus belles, une sincérité
cruelle dans l'aveu de sa faiblesse et de sa misère, et à reconnaître en
elle une aspiration vers un bonheur qui lui échappe toujours, puisque
la possession même l'altère et le convertit en son contraire. On y
trouve une description vive, prompte, animée, pleine de retours et de
ruptures, aride et chatoyante, dialectique et poétique, de tous ces
mouvements divergents et convergents que nous dirigeons et que nous
subissons, qui forment la vie instable de notre âme, et à travers les-
quels se constitue à la fois par nous et malgré nous notre propre desti-
née spirituelle. M. Jankélévitch sait bien qu'il n'y a point pour nous de
connaissance plus profonde que celle par laquelle notre conscience
s'éprouve elle-même dans le contact nouveau et toujours miraculeux
qu'elle ne cesse d'avoir avec le réel. Il sait bien que si les doctrines ont
une valeur, ce n'est pas par l'ingéniosité de leurs artifices dialectiques,
mais par la densité qu'elles donnent à l'expérience totale de la vie. Sa
lecture est très étendue. Son livre est nourri de citations comme celui
de Montaigne. Et ce n'est pas tant aux philosophes de métier qu'il fait
ses principaux emprunts qu'aux moralistes comme Sénèque, aux
maîtres de la vie spirituelle comme Pascal ou Fénelon, aux poètes
comme Baudelaire ou Laforgue. Il n'y aura pas pour nous de meilleur
guide, ni qui nous apporte plus d'observations et de suggestions inté-
ressantes pour nous apprendre à reconnaître la véritable nature de
l'ennui, même si nos interprétations ne coïncident pas toujours avec
les siennes.
Notons tout d'abord que l'intérêt de son analyse et la surprise même
qu'elle nous donne parfois [215] semblent provenir d'une expérience
de l'ennui qui n'est point, du moins poussée jusqu'à ce degré, familière
à la conscience latine. Celle-ci, variée et équilibrée comme nos pay-
sages, ne se représente jamais l'être comme un désert continué, mais
comme une harmonie entre des termes dont chacun appelle tous les
autres pour se réaliser. M. Jankélévitch invoque le témoignage des
écrivains russes qui décrivent le mal de l'ennui avec une lucidité et
une pénétration qui nous donnent une sorte de vertige. Car c'est un
mal, nous dit-il, en rapport avec le rythme si lent de la vie russe, avec
ces journées sans horaire, avec ces conversations indéfinies qui ne
parviennent pas à les remplir, avec ces horizons sans limite où nul ob-
jet ne permet au regard de se poser. « Le temps russe est comme la
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 169

steppe elle-même où Dieu n'a presque rien mis pour que la conscience
puisse la meubler avec ses rêves. » Et l'on comprend qu'il se produise
ainsi dans l'âme une sorte de dépression continue dont elle cherche
toujours à s'arracher par des crises violentes d'enthousiasme ou de fu-
reur.
Mais n'est-ce point une entreprise impossible que de prétendre dé-
finir l'ennui ? Nous le sentons lorsqu'il est là, mais il se dérobe à nous
dès que nous cherchons à le saisir. Il est sans matière : c'est, en
quelque manière, la positivité du rien. On ne peut pas dire qu'on
puisse jamais lui assigner une cause. « C'est même l'absence de toute
cause qui est la vraie cause de l'ennui. » Toutes les différences dont se
nourrissait la vie de la conscience perdent en lui le relief et peu à peu
s'abolissent. On dit par une sorte de paradoxe « avoir des ennuis »,
alors que l'ennui véritable ne comporte pas de pluriel. « Les ennuis
empêchent l'ennui. » L'ennui est un mal sans forme, dit Alain. C'est le
mal de l'indétermination. Et l'on [216] comprend très bien que ce mal
accompagne habituellement l'isolement qui ne nous laisse de rapports
qu'avec nous-même, l'inaction qui empêche notre initiative de trouver
dans le monde des objets nouveaux, la monotonie qui nous met tou-
jours en présence du même spectacle, la fatigue qui nous retire la
force de prendre intérêt à rien.
M. Jankélévitch essaie d'interpréter les effets de l'ennui par une
dialectique du « trop ». Il montre que la conscience est toujours à mi-
chemin entre le désir et la possession. Ce qu'elle cherche, c'est un état
de juste mesure, aigu comme le tranchant du rasoir sur lequel il est
impossible de se tenir, entre un désir qui ne cesse de nous faire souf-
frir tant qu'il n'est que le sentiment d'une privation, et une possession
qui perd toute saveur dès que le désir s'en est retiré. Or l'ennui est pré-
cisément le mal de la possession. C'est la souffrance des consciences
comblées, la maladie spécifique du luxe. Il exprime la satiété du désir.
L'ennui est le bonheur du malheur, un bonheur qui n'est plus rien dès
que le sel du danger n'en relève pas le goût. Et M. Jankélévitch in-
voque l'ennui de l'accord parfait, et l'ennui des dimanches.
Mais cet ennui des dimanches demande lui-même à être examiné
de plus près. Car c'est sans doute l'ennui d'un loisir qui a dégénéré en
oisiveté ; il naît non pas d'un bonheur présent et offert, mais d'une
possibilité de bonheur dont on n'a rien su faire, d'une impuissance à
remplacer une activité matérielle et obligatoire par une activité désin-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 170

téressée et gratuite. Ainsi l'ennui nous paraît résulter de ce sentiment


que nous avons de disposer d'un certain pouvoir d'être heureux, dont
nous croyons qu'il devrait nous donner le bonheur, alors qu'il n'y réus-
sira pourtant que si nous savons l'exercer et le mettre en œuvre. Mais
alors l'ennui qui accompagne la possession [217] doit recevoir lui aus-
si la même explication. Ce n'est pas celui qui possède trop qui s'en-
nuie, mais celui qui confond avoir avec posséder et imagine que le fait
d'avoir dispense d'accomplir l'acte de posséder. Celui qui accumule
des biens croit accumuler des jouissances ; mais il accumule aussi des
tourments, et parmi eux le plus irrémédiable qui est l'ennui, où la
conscience à qui tout est donné ne peut plus rien se donner à elle-
même.
Dira-t-on que c'est parce que le désir s'est retiré d'elle ? Oui, sans
doute, et il est vrai, en effet, que c'est la privation du désir qui en-
gendre l'ennui. Mais j'applique toujours le désir à la recherche de l'ob-
jet, et crois qu'il suffit d'avoir obtenu l'objet pour avoir obtenu du
même coup la possession de l'objet. Or la seule présence de l'objet
n'est rien sans l'acte qui seul peut le rendre mien, comme on le voit
quand il s'agit de biens familiers qui sont toujours sous mes yeux, et
par-dessus tout des biens qui s'imposent à moi presque malgré moi,
comme l'être ou la vie ; j'oublie toujours qu'ils n'ont de sens et de va-
leur que par le consentement que je leur donne et par l'usage que j'en
fais. Ainsi l'ennui met en question mes raisons mêmes de vivre. Il est
en effet l'absence de désir, mais dont la satiété n'est qu'une forme. Il
est, comme le dit ingénieusement M. Jankélévitch, « la convoitise
sans matière d'une âme qui n'a même pas de vœux à former, la façon
qu'a le repos d'être inquiet » ; il est « le désir qui se désire lui-même ».
Aussi ne l'observe-t-on pas seulement chez ceux qui ont trop de bon-
heur, mais aussi chez ceux qui n'en ont point et ne pensent pas qu'il y
en ait, chez ceux qui restent assujettis aux besognes les plus ternes ou
les plus rebutantes, sans espérer jamais pouvoir en être délivrés, et,
d'une manière plus générale encore et plus profonde, chez tous ceux
qui existent et qui vivent, [218] mais qui ne font point d'acte d'adhé-
sion à l'existence et à la vie.
Ainsi l'ennui résulte toujours de l'attitude que prend la conscience à
l'égard de l'existence. Il est inséparable du sentiment de notre isole-
ment, de notre caractère insulaire en face d'un monde qui nous appa-
raît comme un spectacle étranger, indifférent, et à peine réel puisque
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 171

nous n'avons avec lui aucune communication directe et vivante. Mais


l'ennui n'habite pas la solitude, qui est un refuge où chaque être re-
trouve la source même de son existence et le libre jeu de ses puis-
sances. Aussi voit-on souvent que dans la société des hommes où
notre solitude se rompt, l'isolement reparaît. Et par contre cet isole-
ment au milieu du monde produit un ennui que la solitude dissipe.
Dans l'ennui, le réel recule ; il perd son authenticité et sa valeur ;
son relief s'efface. Les différences en lui s'abolissent ou, si elles sub-
sistent, nous sommes devenus à leur égard « indifférents ». La cons-
cience a perdu tout lien avec les êtres et avec les choses, elle est dis-
traite, dépaysée, présente et absente à la fois. L'univers semble vide de
toute substance : c'est de ce vide que l'ennui est le plein. II est l'être
même du Rien. En lui l'être et le non-être ne font plus qu'un. On peut
dire sans doute que l'ennui naît de la conscience que nous prenons de
l'existence toute pure, coupée de tout lien avec les formes particulières
qui la déterminent, et qui alors se détachent d'elle comme autant de
fantômes sans consistance. Dès lors le remède de l'ennui n'est-il pas
dans le divertissement qui nous attache à ces fantômes et nous fait ou-
blier l'existence ? Mais nous sentons bien que nous n'avons pas à faire
un choix entre l'ennui et le divertissement, qui au contraire sont soli-
daires et s'engendrent l'un l'autre dans un [219] cercle qui n'a pas de
fin. Il faut les surmonter tous les deux, ce qui n'est possible sans doute
que si nous nous apercevons que notre existence n'est rien sinon par
l'acte intérieur qui s'en empare, et qui en assume la responsabilité,
mais qui ne peut s'accomplir sans s'exprimer, sans s'incarner, qui par
suite, au lieu de nous détourner de tous les événements variables qui
forment la trame habituelle de notre vie, nous oblige au contraire à les
pénétrer de manière à donner au plus humble une valeur unique et in-
comparable.
Aussi M. Jankélévitch a t-il fort bien marqué la relation privilégiée
de l'ennui et du temps. C'est qu'il n'y a que le temps qui puisse réaliser
la liaison entre l'existence nue, qui n'est qu'une virtualité universelle,
et les événements dans lesquels il faut que cette virtualité s'actualise.
Ce qui ne peut se produire qu'à condition que nous sachions employer
le temps. Mais cela n'arrive pas toujours. L'ennui est donc par excel-
lence le mal du temps. Il est la conscience du temps, qui est fait pour
être inconscient, et dont on peut dire qu'il cesse de l'être quand nous
cessons d'en faire usage. Pour cela, il faut que nous puissions remplir
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 172

le temps ou, selon le langage de M. Bergson, convertir le temps en


durée ; alors seulement une relation s'établit entre notre existence et
les événements ; et nous ne nous bornons plus à exister sans vivre.
Observons encore que le rythme de notre conscience est infiniment
plus rapide que le rythme des choses, ce qui l'invite à se replier sur
elle-même et à devenir une conscience rêveuse. Or il faut que ces
deux rythmes soient accordés, ce qui n'est possible sans doute que si
notre conscience s'engage, c'est-à-dire consent à agir. C'est que toute
action est une organisation du temps. Elle s'exerce dans le présent, où
elle unit notre passé à notre avenir. Mais dans l'ennui la distinction et
la liaison entre les moments [220] du temps cessent de se faire. L'en-
nui n'a pas de maintenant. Il est submergé par le passé. Il ne cesse de
s'exprimer par des formules comme « Tout est dit » et « J'ai lu tous les
livres ». Et c'est le sentiment d'une imitation, d'une répétition indéfinie
des choses par elles-mêmes qui ne cesse de le nourrir. Il cède toujours
à la langueur des souvenirs. Ainsi, pour l'ennui il n'y a pas d'avenir. Et
pourtant l'ennui est une sorte d'attente. « Il n'attend rien, et s'attend
vaguement à tout. » Il demande toujours : « et après ? » pour montrer
à la fois que cet après reste encore le point de visée et qu'on est assuré
qu'il ne nous apportera rien. On peut dire à volonté que l'ennui est la
vacuité du temps ou son ralentissement infini. C'est, parce que le
temps est incapable de se changer en une durée réelle qu'il se produit
dans la conscience une inappétence à l'égard du réel. Toute sensation
est émoussée. Toute valeur est tarie. Tout nous demeure égal et de-
vient pour nous d'un gris couleur de cendre.
Quant aux remèdes contre l'ennui, ils sont de deux sortes, soit que
l'on prétende l'exténuer en exténuant la conscience, en retournant vers
cette innocence ou cette naïveté qui précédaient sa naissance, soit que
l'on prétende trouver dans la société, dans la nouveauté ou dans l'ac-
tion un intérêt extérieur et momentané qui nous le fasse oublier. Mais
si ce sont là pour nous, comme on l'a montré, de purs divertissements,
ce sont aussi de faux remèdes. Car il s'agit pour nous de « passer le
temps et non point de le tromper ». Et M. Jankélévitch, utilisant les
idées de M. Bergson, montre que la durée véritable n'a pas de redites,
qu'en elle tout s'améliore et se capitalise, que « le temps travaille pour
nous comme un ami laborieux, toujours vigilant, même quand nous
dormons, et toujours taciturne ». Il [221] importe donc que nous ne
laissions en friche aucun instant de notre durée. Sans doute nous ne
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 173

serions pas d'accord avec l'auteur sur tous les thèmes de sa subtile
méditation. Faut-il dire par exemple que dans l'ennui c'est l'infini qui
rapetisse toutes les valeurs finies ? Nous pensons au contraire que
c'est l'infini qui les relève et qu'elles ne sont proprement des valeurs
que par leur liaison avec lui. Par contre nous ne marchanderions pas
notre assentiment à une formule comme celle-ci : c'est que la plus
saine méthode pour guérir l'ennui est aussi la plus affirmative, qu'il
faut, comme le recommande Fénelon, savoir garder à la conscience un
état de « patiente et féconde tranquillité », faire confiance à l'immobi-
lité du loisir qui nous rend à nous-même, nous permet la découverte et
la réalisation de tous les possibles qui sont en nous, et disposer cha-
cune de nos journées comme si elle était la dernière. M. Jankélévitch
admire que le temps soit si lent à passer et pourtant si vite passé. Mais
c'est que son rôle est en effet de passer. Nous oscillons sans cesse du
temps de l'ennui au temps du regret, dont l'un est trop long et l'autre
trop court. Il faut vivre, dit-il, dans un « pendant » toujours opportun.
Oui, sans doute, et nous ne pensons pas autrement, mais à condition
que ce « pendant » où le temps ne cesse de s'accumuler soit aussi le
lieu où le fini et l'infini, au lieu de s'exclure, se réconcilient, où
l'exacte réponse à l'occasion qui nous est offerte, le fidèle accomplis-
sement de la tâche la plus petite, au lieu de nous faire perdre l'infini,
deviennent le moyen même qui nous permet d'y participer et, en un
certain sens, nous en ouvre l'accès.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 174

[222]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE

8
Le divertissement

Retour à la table des matières

Il est impossible de relire dans les Pensées de Pascal les textes si


simples et si beaux qui portent sur le divertissement sans que la vie
nous apparaisse tout à coup débarrassée de tous ses voiles, avec la va-
nité des besognes qui la remplissent et le tragique de la destinée
qu'elles ont pour mission de nous faire oublier. Nul n'a senti avec plus
d'acuité que Pascal « le malheur naturel de notre condition faible et
mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y
pensons de près ». Le désir et l'ambition nous détournent de nous-
même ; mais, si on les suppose comblés, ils redoublent encore en nous
le besoin de nous fuir. « La royauté est le plus beau poste du monde.
Mais le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à divertir le roi et
l'empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu'il est, s'il
y pense. » Les occupations et les plaisirs jouent le même rôle, qui est,
non point de nous plaire, mais de nous arracher à la conscience de
nous-même. Aussi donne-t-on aux hommes « des charges et des af-
faires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Et après leur avoir
tant préparé d'affaires, s'ils ont quelque temps de relâche, on leur con-
seille de l'employer à se divertir. »
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 175

[223]

L'homme est donc incapable de supporter la vue de son état véri-


table. Il cherche toujours une occupation qui l'agite et qui l'empêche
de rester face à face avec soi. Et pourtant le divertissement ne lui ap-
porte aucun soulagement : il multiplie au contraire ses tribulations.
« Tout le malheur des hommes, dit encore Pascal, est de ne savoir pas
demeurer en repos dans une chambre. » Or l'espace et le temps ou-
vrent une carrière infinie à ce désir de nous évader de nous-même qui
ne cesse de nous tourmenter. Nous fuyons sans cesse vers un autre
lieu ; et c'est le goût de partir qui engendre tous les voyages. Nous
fuyons sans cesse vers un autre temps ; et l'impossibilité de nous con-
tenter du présent nous renvoie tantôt vers un passé où nous ne parve-
nons plus à nous établir et qui aiguise nos regrets, tantôt vers un ave-
nir qui devance le cours naturel des événements et nous déçoit comme
le font tous les rêves. Mais dans tous les lieux et dans tous les temps,
c'est nous-même que nous retrouvons ; et nous avons beau changer de
position à tout instant comme un dormeur qui cherche vainement le
sommeil, nous ne pouvons point éviter cette conscience de notre pré-
sence dans le monde qui nous oblige à nous interroger sans cesse sur
notre propre destin.
Mais pour Pascal la vie de l'esprit, qui se confond avec la vie chré-
tienne, est aussi l'exclusion du divertissement. Avec une admirable
pitié pour l'infirmité de la chair, il excuse les hommes d'avoir besoin
du divertissement, car aussi longtemps qu'ils ne considèrent en eux
que leur être naturel ils se sentent voués à l'ignorance, à la douleur et à
la mort. Mais ils ne cherchent jamais à quitter que leur misère : et en
cédant aux multiples désirs qui les attirent vers les fins les plus fri-
voles, ils poursuivent encore une image des biens véritables. Seule-
ment ces biens sont [224]en nous et non point hors de nous : ainsi la
pensée nous élève au-dessus de l'univers, même quand l'univers nous
accable ; et l'amour de charité, même dans le plus humble de ses mou-
vements, nous élève infiniment au-dessus de toutes les pensées et de
tous les corps.

*
* *
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 176

M. Louis Vialle n'a pas craint de nous apporter une nouvelle Con-
tribution à la psychologie du divertissement. Mais, en donnant pour
titre à son ouvrage le Désir du néant (Alcan), il a voulu montrer que
son inspiration n'était pas celle de Pascal. Il y a pour lui un malheur
qui est inséparable de l'essence de la vie, et dont il ne veut pas être
délivré. Son livre est même une critique de tous les moyens de déli-
vrance auxquels les hommes ont eu recours, et dont il ne cesse de
montrer l'inefficacité. Toutes les sources de joie auxquelles la cons-
cience a puisé tarissent tour à tour. Il est difficile d'imaginer une la-
mentation plus continue sur le destin de l'humanité. À cette lamenta-
tion même l'auteur s'abandonne avec une complaisance lyrique.
Et, pour qu'aucun espoir ne puisse nous être laissé, le sens même
où Pascal prenait le mot divertissement est retourné : le divertissement
selon Pascal était l'accompagnement naturel de notre misère ; il était
même pour lui « la plus grande de nos misères » : un tel divertisse-
ment doit donc faire corps ici avec la réalité même de la vie. Et, par
une sorte de paradoxe, le vrai divertissement, selon M. Vialle, va de-
venir non plus l'état d'une conscience dispersée, mais l'état d'une
conscience qui cherche son centre intérieur et qui entreprend de s'uni-
fier. Il y a en effet dans toute conscience une vocation de l'absolu ; et
nul plus que M. Vialle n'éprouve l'insuffisance [225] de tous les biens
particuliers et périssables. Mais dans le mépris où il les tient se trouve
précisément la source de son pessimisme. Car l'absolu ne pourrait être
atteint que si la conscience surmontait la distinction de l'objet et du
sujet, si elle cessait de désirer et de vivre dans le temps, c'est-à-dire si
les conditions mêmes qui font d'elle une conscience venaient à dispa-
raître. La conscience est donc vouée à une détresse sans remède, puis-
qu'elle est enfermée dans cette contradiction de ne pouvoir trouver
d'apaisement que dans un état de perfection qui doit la consumer et
l'abolir. Il ne peut pas y avoir pour l'être fini d'autre ambition que de
se « diviniser » ; mais pour lui, devenir Dieu, c'est cesser d'être. Ainsi
M. Vialle a pu identifier ce désir de l'absolu avec le désir du néant,
mais il refuse lui-même de s'y abandonner ; et s'il préfère garder la
conscience avec le malheur qui lui est attaché, c'est qu'il découvre
dans la jouissance même de ce malheur un bien qu'il ne veut pas
perdre.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 177

Il y a donc un point que M. Vialle nous accordera sans doute,


puisque autrement sa critique de l'absolu n'aurait plus de portée : c'est
que la conscience ne peut pas se renoncer elle-même ; c'est qu'elle ne
peut pas mettre au-dessus d'elle l'inconscience, c'est-à-dire les té-
nèbres et le néant ; c'est qu'elle est nécessairement la valeur suprême
et le principe de toutes les valeurs. Mais alors il faut qu'elle ait le cou-
rage de ratifier toutes les conditions sans lesquelles elle ne serait pas.
La conscience pense l'absolu et elle vit dans le relatif ; c'est donc que
l'absolu doit être non pas le but qu'elle cherche à atteindre, mais le
principe qui soutient sa marche et qui la règle. La conscience en-
gendre tous les maux dont nous souffrons ; mais il faut qu'elle les ac-
cepte, puisque sans eux les biens que nous leur opposons ne [226]
pourraient pas être sentis. Seulement, dira-t-on, les maux seuls sont
réels : ils nous font désirer des biens dont nous n'avons jamais que
l'idée. Or quels sont les maux dont on nous parle ? Dans chacun d'eux
n'y a t-il pas déjà la présence de l'être et de la vie, un bien enveloppé
et que nous jugeons insuffisant, mais qu'il faudrait d'abord, au lieu de
s'en divertir, essayer de pénétrer et de posséder ?
Mais la vie est pour nous intolérable parce qu'elle nous rive à la so-
litude, au temps, à la douleur et à la mort. Seulement ces quatre pen-
sées, selon l'usage qu'on en fait, peuvent nous accabler ou nous exal-
ter. Voyez la solitude. Les uns en effet la redoutent et la fuient parce
qu'ils ne trouvent en elle qu'un abîme de désespoir ; et ce sont ceux
qui ont toujours besoin de quelque divertissement. Mais les autres la
désirent comme un port et comme un refuge : s'ils se plaignent, c'est
qu'elle n'est jamais pour eux assez parfaite, c'est qu'il leur est presque
impossible de la garder sans qu'elle soit troublée. Dès qu'ils la trou-
vent, leur âme s'emplit de lumière et de joie. Et même on pourrait dire
que c'est, au milieu de la société des hommes qu'ils se sentent isolés,
tandis que dans la solitude ils forment société avec eux-mêmes et avec
tout l'univers. Mais, dira-t-on, cette satisfaction qu'ils éprouvent est
illusoire, bien qu'ils en soient juges et non pas nous. Et l'on veut que
chaque conscience reste irrémédiablement close, comme un puits qui
n'aurait point d'ouverture. Seulement cette conception, qui se réclame
parfois de Leibniz, est-elle vraie ? La conscience a besoin de tout
l'univers pour la soutenir. Peut-elle être distinguée de cette multiplicité
de relations qui l'unissent à tout ce qui l'entoure ? Y a t-il rien de plus
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 178

en elle que ce qu'elle reçoit et ce qu'elle donne, ou que l'acte même de


recevoir et de donner ?
[227]
Cependant on invoque l'amour pour nous inviter à mesurer la pro-
fondeur et la misère de notre solitude : car il est l'espoir et le désir de
la vaincre en ne faisant qu'un avec l'objet aimé. Or cette unité, l'amour
est incapable de la réaliser, et il ne fait qu'accroître notre tourment en
nous proposant un mirage qui ne cesse de nous décevoir. Mais on ré-
pondra que l'amour cherche l'union de deux êtres et non point leur
unité ; et dans cette union, dit admirablement Descartes, « on imagine
un tout duquel on pense seulement, être une partie et que la chose ai-
mée en est une autre ». C'est un amour qui manque encore de lucidité
et de pureté que celui qui cherche à atteindre on ne sait quelle étrange
fusion entre les deux êtres qui s'aiment : l'amour a besoin de la distinc-
tion du « toi » et du « moi » pour que le moi et le toi puissent se révé-
ler l'un à l'autre dans une sorte de miracle ininterrompu où chacun
ignore ce qu'il donne, et reçoit de l'autre un bien qui ne cesse à la fois
de le combler et de surpasser son attente.
Cependant l'homme vit dans le temps et il est avide de l'éternité
dans laquelle il ne pourrait pas s'établir sans être détruit. Or, le temps
est le père de tous les supplices. Il nous propose sans cesse un nou-
veau but qu'il nous interdit d'atteindre ou qu'il abolit dès que nous
avons cru le toucher. Les anciens le savaient bien, qui avaient inventé
les mythes de Sisyphe et des Danaïdes pour nous montrer la monoto-
nie et la vanité de toutes nos œuvres temporelles. Le temps fait, de
notre existence tout entière une vaste oscillation entre le désir et le
regret, et il nous interdit de jamais rien posséder.
Mais la pensée du temps est aussi pleine de beauté et de consola-
tion. Hors du temps notre vie serait fixée dans une inertie pire que
celle des choses ; elle n'est si mobile et si tendre que parce qu'elle ne
cesse [228] jamais de craindre et d'espérer. Mais le temps doit être lié
à l'éternité et non point en être séparé. Au lieu de dire toujours que le
présent ne cesse de nous fuir, il faut voir clairement, au moins une
fois, que nul n'en est jamais sorti : car le passé et l'avenir sont encore
pour nous des pensées présentes. Et il faut qu'elles s'opposent afin de
permettre à notre initiative de s'exercer et à chacune de nos actions
d'inscrire dans le monde une trace qui ne s'effacera plus. Le temps est
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 179

l'instrument de notre divertissement s'il nous détourne du présent au


lieu de nous y établir ; mais pour cela il faut accepter qu'il y ait
d'autres présences que la présence sensible. Et n'est-ce pas agrandir
indéfiniment la conscience, au lieu de la diminuer, que de reconnaître
en elle une présence voulue au-delà de toute présence donnée, et une
présence que l'esprit peut encore contempler quand le regard l'a déjà
perdue ?
Mais l'homme ne peut échapper à la lassitude et à la douleur. Il ne
rêve que d'une activité toujours joyeuse et régénérée. Ses occupations
lui paraissent misérables et ne cessent pourtant de l'accabler. Le con-
tact de l'univers le meurtrit. Plus il a de délicatesse, plus il reçoit de
blessures. Aussi les principales formes du divertissement ont-elles
pour objet de nous faire oublier nos souffrances. Pourtant il ne nous
suffit pas de les anéantir ; car ce n'est pas l'indifférence que nous cher-
chons, c'est le plaisir. Et comme la douleur nous paraît inséparable de
l'essence même de la vie, le mot de divertissement et celui de plaisir
sont souvent pris l'un pour l'autre. Mais la perfection du divertisse-
ment, ce serait, pour M. Vialle, l'attente de cette joie parfaite que nous
proposent les mystiques et les saints, et dans laquelle la douleur serait
abolie et la conscience surpassée. Seulement est-il encore possible
d'appeler divertissement un [229] état où l'âme, au lieu de se fuir, se
retire au plus profond d'elle-même pour laisser agir, sans lui opposer
d'obstacle, le principe qui la fait être ? De plus, la perfection de la joie
n'exige pas, comme on le croit, une impossible abolition de la douleur.
On a raison de dire que ces deux termes ne peuvent aller l'un sans
l'autre. La joie la plus haute n'exclut pas la douleur, mais elle l'accepte
et la purifie. Elle ne récuse aucun des aspects de la vie. Il y a en elle
une gravité et une tension qui sont proportionnelles à la somme de
douleurs qu'elle enveloppe et qu'elle pénètre. Aussi est-elle bien le
sommet de la conscience, et non point son anéantissement. Elle illu-
mine tout ce qu'elle touche, de telle sorte qu'il n'y a aucune partie de
l'univers qui puisse recevoir un sens autrement que par la joie qu'elle
recèle et qu'elle est capable de nous donner.
Toutefois il y a la mort, dont la crainte ne cesse de nous poursuivre
en corrompant tous nos plaisirs. La mort fait échouer toutes nos entre-
prises et les rend inutiles. L'habitude que nous avons de celle des
autres ne suffit pas à nous permettre de regarder en face notre propre
mort. Aussi le désir d'éviter la pensée de la mort est-il le principe su-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 180

prême de tous les divertissements ; et la foi dans l'immortalité sera


l'illusion privilégiée qui nous adoucira cette horrible vision. Mais si
nous ne voulons pas mourir, c'est le signe d'un grand attachement à
cette vie qui nous paraissait tout à l'heure si désolante. Le malheureux
gémit sur la nécessité de vivre et non point sur la nécessité de mourir.
Le bouddhiste ne fait point d'autre vœu que d'être délivré de cette
suite infinie de naissances nouvelles qui l'attendent après cette vie : il
désire échapper à l'immortalité comme nous désirons échapper à la
mort. Mais si l'immortalité n'était qu'un pur divertissement, si elle se
bornait à [230] nous faire oublier la mort pour prolonger indéfiniment
devant notre imagination une vie où nous n'avons rien su mettre, à qui
pourrait-elle paraître désirable ? Il faut d'abord avoir le cœur assez
haut pour donner le même consentement et le même amour à la vie et
à la mort qui n'en peut être séparée. Alors l'immortalité reçoit de la
mort elle-même sa lumière : car la mort, en empêchant qu'un seul de
nos actes puisse subir désormais aucune retouche, lui donne une gra-
vité incomparable et, pour ainsi dire, une place dans l'absolu. Elle est
par rapport à la vie non pas une destruction, mais une réalisation et un
accomplissement.
La vie n'est pas un mal dont le divertissement chercherait vaine-
ment à nous libérer. Mais le divertissement est un mal parce qu'il nous
éloigne de la vie et qu'il nous empêche d'en prendre possession, d'en
accepter les responsabilités et d'en remplir les devoirs. Or, pour en
être capable, il faut que la vie cesse de nous paraître frivole ; mais il
faut aussi qu'au lieu de se sentir découragée par un idéal impossible à
atteindre, et qui s'il se réalisait lui ôterait la conscience d'elle-même,
elle trouve en elle assez de force et de courage pour accomplir à son
heure, et avec la plus parfaite humilité, la tâche qui lui est demandée.
On veut qu'il y ait dans l'être fini une affirmation illimitée de lui-
même et qu'il aspire à s'identifier avec l'être total. Mais on peut douter
qu'il y ait chez aucun individu une semblable ambition. Il a besoin de
sentir autour de lui d'autres individus avec lesquels il cherche à entre-
tenir les communications les plus subtiles et les plus douces. Il ne de-
mande pas à faire rayonner sa puissance sur la totalité de l'espace et
du temps : car il sait que l'infini est capable de tenir dans l'événement
le plus simple, à condition qu'on en ait pénétré le sens. Seulement
[231] il trouve plus facile de désirer ce qu'il n'a pas que de posséder ce
qu'il a, c'est-à-dire de se divertir que de vivre. Mais si notre vie ne doit
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 181

pas se séparer de la pensée de l'absolu, c'est parce que celle-ci, au lieu


d'être pour nous un divertissement, nous guérit de tous les divertisse-
ments : elle relève la valeur du présent, elle nous oblige à l'accepter au
lieu de le fuir, à découvrir en lui une richesse que nous n'épuiserons
jamais, à mettre au-dessus de tous les buts que nous proposent les
puissances du rêve cette activité quotidienne qui ne nous paraît inca-
pable de nous suffire que parce que nous refusons d'en reconnaître la
profondeur et d'en mesurer la beauté.

[232]
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 182

[233]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

CINQUIÈME
PARTIE
Retour à la table des matières

[234]
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 183

[235]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
CINQUIÈME PARTIE

1
La sagesse de Montesquieu

Retour à la table des matières

Les Cahiers de Montesquieu qui viennent d'être recueillis et pré-


sentés au public par M. Bernard Grasset sont plus précieux par la con-
naissance qu'ils nous apportent de l'homme que par ce qu'ils ajoutent à
l'œuvre de l'écrivain. Ils suscitent en nous mainte réflexion tant sur la
structure secrète de notre esprit que sur l'art de diriger nos propres
pensées afin d'obtenir l'équilibre et le bonheur. Une telle lecture à
l'époque où nous sommes est à la fois instructive et irritante : elle nous
livre une sagesse qui est à notre portée et dont il semble même qu'elle
ne nous dépasse pas assez, qui est pourtant très difficile à acquérir,
mais qui ne l'est que par une sorte d'indifférence aux événements, de
sécurité à l'égard des ébranlements trop violents de la sensibilité, où
nous voyons moins un signe de force, qu'un certain défaut d'humanité.
Ce sont les deux premières parties du livre : sur lui-même et sur
l'homme, qui retiendront surtout notre regard. Montesquieu notait ses
pensées au jour le jour pour revenir sur elles plus tard. C'était là une
sorte de premier jet dont il ne répondait pas encore, et qu'il ne faisait
pas tout à fait sien. Et l'éditeur nous dit qu'il faut y voir « moins un
écrit que la [236] source de tous ses écrits ». Un tel procédé de com-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 184

position, où la spontanéité s'allie à la réflexion, le don de l'instant à


une lente maturation, nous révèle peut-être une loi profonde de notre
pensée, ouverte d'emblée à toutes les suggestions qui peuvent se pré-
senter à elle et les éprouvant sans cesse après coup au creuset de la
méditation. L'important, c'est la conscience que l'auteur a toujours de
lui-même. Peut-être est-ce cette conscience qui fait de lui un auteur :
l'écriture seule nous permet de l'analyser et de la garder. De là cette
tendance de tant d'écrivains à nous raconter l'histoire de leur esprit :
cette histoire, c'est l'histoire de leur vie réelle. Ils la créent pour ainsi
dire à mesure qu'ils l'écrivent. Pourtant c'est bien la vie qui préoccupe
Montesquieu, plutôt que son œuvre, et il n'entend point sacrifier celle-
là à celle-ci, comme il arrive si souvent : il note les idées comme elles
lui viennent, il ne pense pas au public ; il sait s'arrêter dans l'écriture
dès qu'elle lui est à charge ; elle est un moyen dont il entend se servir
pour le gouvernement de sa conduite, non point une fin à laquelle il
l'assujettit.
Si l'on cherche entre les grands écrivains de notre pays quelque af-
finité fondée sur le sol qui les a nourris, on peut noter la même préoc-
cupation de se connaître, la même attention constante à eux-mêmes
chez des hommes comme Montaigne ou Montesquieu, Fénelon ou
Maine de Biran, qui appartiennent tous à la même province, à la
Guyenne et au Périgord, et qui, tous, dans des cahiers, des essais, des
lettres spirituelles, un journal intime, s'efforcent de retrouver l'homme
tout entier à travers les démarches quotidiennes de leur propre vie,
toujours plus soucieux de décrire que de construire, et de diriger leur
vie intérieure avec lucidité que de pénétrer ou de dominer le monde
matériel. Les deux premiers tournés vers [237] l'Océan, dans une terre
plus riante et plus fertile, montrent une sagesse plus modérée et plus
égale, à laquelle il suffit de régler la nature ; les deux autres dans une
contrée un peu plus retirée et solitaire, sont plus inquiets et plus tour-
mentés : l'un ne rencontre partout que des résistances, et l'autre gémit
de sa stérilité ; ils trouvent le repos à la fin dans l'abandon à une force
qui les dépasse et par laquelle ils aspirent à se laisser porter. Chez tous
les quatre nous trouvons le même goût de l'introspection, le même
souci de conduire leur existence selon une lumière qui est en eux, la
même recherche, parfois douloureuse, d'une certaine facilité, qui n'est
qu'une conformité consentie à un ordre naturel ou surnaturel.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 185

Faut-il dire que parmi eux c'est Montesquieu qui se situe le moins
haut ? Il est vrai qu'il est resté toujours attaché à la terre, cultivant et
administrant ses désirs avec un peu trop de prudence et d'habileté.
Mais l'intelligence chez lui est souveraine : elle ne ferme pas ses yeux
devant les parties les moins nobles de son être, et le laissent s'v aban-
donner avec une ironique complaisance. « Je me connais, dit-il, assez
bien. » Et il jouit de cette connaissance. Il cherche à s'établir dans ce
qu'il est plutôt qu'à se hausser au-dessus. Il voudrait établir une sorte
d'égalité entre sa propre essence et la conscience qu'il en a, entre ses
facultés et l'emploi qu'il en fait. Cette lucidité intérieure lui suffit pour
le détourner de tous les troubles et de tous les malheurs qui résultent
soit de l'ignorance, soit des passions. Et la volonté, loin d'intervenir
pour redresser la nature, l'aide seulement à retrouver son chemin. On
ne saurait dire pourtant qu'il cède jamais à aucune préoccupation
égoïste : l'intelligence chez lui ne se réduit point au calcul ; elle ne
s'épuise pas non plus dans son propre jeu. [238] Elle produit des effets
comparables à ceux de la sympathie en enveloppant l'univers entier
dans un unique regard. Car « l'avidité à tout comprendre est aussi un
penchant à tout partager ».
Il arrive souvent que l'introspection ou la connaissance trop avertie
de soi-même engendre dans la conscience de l'inquiétude et de la tris-
tesse, ou même une perpétuelle blessure comme celle que produirait
en nous une lame trop affilée. Il n'en était pas ainsi avec Montesquieu.
Il était heureux : il savait qu'il l'était. À l'inverse des modernes qui
suivent Hegel et pensent que la conscience est malheureuse par es-
sence, qu'elle est la conscience du malheur même attaché à l'existence
et que cesser d'être malheureuse c'est pour elle cesser d'être, Montes-
quieu pense que le seul sentiment de l'existence suffit à produire en
nous le bonheur, et que le propre de la réflexion, c'est de l'analyser et
de l'approfondir. À une époque comme la nôtre où tant de maux as-
saillent en chacun de nous l'homme et l'individu, nous éprouvons un
étonnement presque scandalisé à l'entendre parler du bonheur que la
vie lui a donné : « Je n'ai presque jamais eu de chagrin, et encore
moins d'ennui. » Il faut craindre qu'il pèse un peu sur lui de cette ré-
probation dont l'optimiste est toujours l'objet, comme le montre
l'exemple de Leibnitz : car il semble que nous en voulions à l'opti-
miste de posséder ce que nous désirons et qui nous manque, de nous
faire sentir qu'il est capable de se suffire, et que nous nous vengions
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 186

en lui reprochant non seulement sa dureté de cœur et son aveuglement


à l'égard de toutes les misères qui remplissent le monde, mais encore
un défaut de profondeur qui lui permet de se contenter de peu et l'em-
pêche de pénétrer jusqu'à la racine métaphysique du désir.
Mais considérons de plus près ce bonheur dont il [239] semble
qu'il est à notre portée, et cherchons de quoi il est fait. Il est d'abord
une suite du tempérament. « Ma machine est si heureusement cons-
truite que je suis frappé par tous les objets assez vivement pour qu'ils
puissent me donner du plaisir, pas assez pour me donner de la peine. »
Nous trouvons là sans doute l'effet d'une modération naturelle, mais
aussi d'une discipline de l'attention curieuse de discerner dans tous les
objets auxquels elle s'applique cet élément positif qui s'accorde avec
chaque sensibilité et contribue pour ainsi dire à l'harmonie du monde.
Écoutons-le nous dire d'une manière charmante et presque naïve : « Je
m'éveille le matin avec une joie secrète, je vois la lumière avec une
sorte de ravissement. Tout le reste du jour je suis content. » Comment
un tel homme ne chercherait-il pas dans tout ce qui lui est offert des
motifs de contentement ?
On s'étonnera qu'il soit timide : il l'est pourtant, mais de cette timi-
dité qui n'est qu'une forme de la délicatesse de conscience et la crainte
perpétuelle d'une disproportion entre ce qu'il est et ce qu'il montre.
Elle suppose le sentiment de sa valeur, au lieu de l'exclure : aussi dé-
clarait-il qu'il en souffrait moins devant des gens d'esprit que devant
des sots : « C'est que j'espérais qu'ils m'entendaient : cela me donnait
confiance. » Il n'y a pas de mal qui lui paraisse pire que l'envie : il pra-
tique à l'égard des hommes la bienveillance. « Quand je vois un
homme de mérite, je ne le décompose jamais ; un homme médiocre,
qui a quelques bonnes qualités, je le décompose toujours. » Le mot
même de contentement est un de ceux qui lui agréent le plus : la sa-
gesse est de confondre les deux sens qu'on lui donne, à savoir de se
suffire et de tirer son plaisir de ce que l'on a. « J'ai toujours été content
de l'état [240]où je suis ; j'ai toujours approuvé ma fortune et n'ai ja-
mais rougi d'elle, ni envié celle des autres. »
On le sent qui cherche à découvrir et à pratiquer une certaine tech-
nique du bonheur. Mais cette technique consiste dans une certaine al-
liance et complicité avec la nature. « Il y a deux sortes de gens mal-
heureux. Les uns ont une sorte de défaillance d'âme qui fait que rien
ne les remue. » Les autres sont cc ceux qui désirent impatiemment ce
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 187

qu'ils ne peuvent pas avoir, et qui sèchent sur l'espérance d'un bien qui
recule toujours ». C'est à l'intérieur de ce qui nous est donné et de ce
que nous possédons qu'il faut chercher la source de nos plaisirs, et ja-
mais dans quelque objet absent que l'imagination nous représente pour
nous torturer : on ose à peine citer ce mot de crainte qu'on n'en fasse
quelque application trop directe : « Je vous défie de faire jeûner un
anachorète sans donner en même temps un nouveau goût à ses lé-
gumes. »
Ne croyons pas qu'il s'agit ici d'un bonheur facile et qui se main-
tient à la surface de la conscience. Il est lié à l'essence même de la vie
et au sentiment même que nous en avons : car l'homme malheureux
n'a de regard que pour l'accident ; mais si on accepte de lier l'accident
à l'essence, il n'y a pas jusqu'à nos peines elles-mêmes qui n'entrent de
quelque manière dans l'économie de notre bonheur. « Les vraies af-
flictions ont leurs délices. » Elles n'ennuient jamais, parce qu'elles oc-
cupent toute l'âme. Et Montesquieu ajoute admirablement : « On ne
peut distraire personne de sa douleur sans lui causer une douleur plus
vive. » Et encore : « L'âme ne reste pas assez sur des inquiétudes pour
les ressentir, ni sur la jouissance pour s'en dégoûter. » Ainsi de nos
maux eux-mêmes il est possible de faire des biens. Les plus vives de
nos peines seules parviennent à nous blesser. [241] Mais les peines
modérées sont très près des plaisirs, « et au moins elles ne nous ôtent
pas celui d'exister ». Le bonheur de l'existence est une félicité habi-
tuelle « qui n'avertit de rien parce qu'elle est habituelle ». On cherche
toujours, il est vrai, des états exceptionnels : mais il ne faut pas dire
que « le bonheur est ce moment que nous ne voudrions pas changer
pour un autre ; disons autrement : le bonheur est ce moment que nous
ne voudrions pas changer pour le non-être ». Il est dans une certaine
disposition constante de notre vie plutôt que dans le plus grand
nombre possible d'états agréables. Mais il y a une mesure de l'homme
qu'il faut apprendre à connaître sans rêver de la franchir : « Ce qui fait
que nous ne sommes pas heureux c'est que nous voudrions être
comme des dieux ; mais il nous suffit bien d'être heureux comme des
hommes. »
Il y a un certain art de s'accommoder à la vie au lieu de vouloir que
la vie s'accommode à nous, comme Descartes le pensait déjà à la suite
des stoïciens. « Il ne faut être jamais ni trop vide ni trop plein. » Et
dans la plupart des malheurs il n'y a qu'à savoir se retourner. Montes-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 188

quieu n'élève jamais la voix ; il ne force pas sa volonté ; il cherche


plutôt à la détendre. II aspire à faire sentir aux autres ce qu'il sent lui-
même, et à porter dans l'âme des autres la paix de son âme. Car « il ne
faut point beaucoup de philosophie pour être heureux. Une minute
d'attention suffit par jour, pour se recueillir. » Seulement ici encore
c'est l'envie qui nous tue. Est miser nemo nisi comparatus. Nous ne
voulons pas seulement être heureux, nous voulons être plus heureux
que les autres, ce qui est presque impossible, parce que nous les
croyons eux-mêmes plus heureux qu'ils ne sont. Mais nous sommes
nous-mêmes plus heureux que nous ne le pensons : « Il faudrait con-
vaincre les [242] hommes du bonheur qu'ils ignorent lors même qu'ils
en jouissent. »
Telle est cette sagesse proprement humaine dont on peut dire,
comme de la sagesse antique, qu'elle met toute sa confiance dans la
nature et qu'elle nous invite à distribuer nos différentes puissances se-
lon les lois de la juste mesure : « Je n'ai pour régime que de faire diète
quand je fais des excès et de dormir quand j'ai veillé, et de ne prendre
d'ennui ni par les chagrins, ni par les plaisirs, ni par le travail, ni par
l'oisiveté. » C'est une acceptation de l'existence dans ses conditions les
plus communes ; on ne s'intéresse qu'à ce train habituel de la vie où
tous les hommes se ressemblent ; car « il y a ordinairement si peu de
différence d'homme à homme qu'il n'y a guère sujet d'avoir de la vani-
té ». Mais ce que l'on nous propose, c'est, si l'on peut dire, une facilité
difficile, où la conscience de soi ne fléchit jamais, où le désir n'est sa-
tisfait que parce qu'il est retenu, qui ne laisse place à aucun gémisse-
ment, qui nous oblige à reconnaître en toute chose un bien qu'elle
nous apporte, en tout être une qualité qu'il faut mettre à l'épreuve.
C'est un bonheur plus exigeant qu'on ne croit, en rapport avec la na-
ture, mais avec une nature que l'esprit ne cesse d'envelopper et de
conduire. Le plaisir lui-même est pensé et senti à la fois ; il résulte
moins d'un ébranlement que nous subissons que d'un usage discret de
nos facultés. Nous dirions dans un langage moderne que ce qu'il nous
découvre c'est, au sein même de l'existence, la présence de la valeur.
Cependant il n'est pas sûr que cette sagesse ne donne à beaucoup
un peu d'humeur, tant parce qu'à l'époque où nous vivons il nous
semble qu'elle n'a aucun égard aux événements qui pèsent sur nous, et
dont il serait vain pourtant de chercher à nous désintéresser puisque
nous continuons à penser qu'il [243] dépend de nous de les modifier,
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 189

que parce qu'elle est dépourvue de ces prolongements spirituels qui


seuls nous permettent, de donner un sens à notre destinée. Elle joint la
morale d'un honnête homme à celle d'un épicurien de loisir. Il ne s'agit
point de la nier, mais de la dépasser ; et ce qu'elle contient déjà, il faut
le porter jusqu'au dernier point. Elle nous conduit aussi loin que peut
aller la lumière naturelle, mais sans chercher si celle-ci ne procède pas
d'une source plus haute. Elle ne réalise son véritable dessein que si
elle nous oblige à trouver dans chacune de nos actions un objet qui
puisse remplir toute la capacité de notre âme, qui rende la vie digne
d'être vécue, qui soit digne lui-même qu'on la lui sacrifie. La situation
où nous sommes placé empêche qu'elle nous suffise : elle la met à
l'épreuve. C'est seulement dans cette sorte d'extrémité où l'on aime la
vie non pas seulement d'un amour de complaisance, mais d'un amour
de charité, qu'elle prend pour nous une signification absolue, qu'elle
nous engage tout entier, qu'au lieu d'apporter à l'intellect une jouis-
sance toujours nouvelle elle devient une création spirituelle de soi-
même et d'autrui dans un circuit qui n'a pas de fin.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 190

[244]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
CINQUIÈME PARTIE

2
De la sincérité avec soi-même

Retour à la table des matières

En retrouvant sur les quais cette toute petite plaquette de Jacques


Rivière, De la sincérité avec soi-même, datée de 1912 et parue dans
les Cahiers de Paris en 1925, je ne pouvais m'empêcher de songer à la
destinée de cet esprit délicat et tourmenté, qui devait être si prématu-
rément interrompue ; je pensais à ces quelques notes de jeunesse qui
témoignaient de tant d'exigences intérieures dont il devait faire
l'épreuve au cours de la Grande Guerre dans les loisirs arides de la
captivité. Je méditais sur cette solitude qui fut imposée déjà à tant
d'hommes de notre génération, où, toutes les attaches étant rompues
avec nos affections et avec nos besognes, nous restions tout le jour en
tête à tête avec nous-même, solitaires perdus au milieu d'autres soli-
taires, et unis à eux par le sentiment d'une commune séparation. Et
mon esprit allait vers tous ceux qui subissent aujourd'hui le même
sort, plus proches de nous dans l'absence que dans la présence, qui
portent dans leur cœur tout l'avenir de notre pays et dont j'imaginais
qu'ils ne cessent aussi de s'interroger sur eux-mêmes afin qu'au mo-
ment où ils seront de retour parmi nous ils puissent vivre désormais
selon la vérité, et non plus selon l'opinion.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 191

[245]
Dans la vie quotidienne, l'homme se détourne de soi parce qu'il est
toujours happé par le divertissement : et il faut entendre par là moins
encore le plaisir qu'il convoite que les tâches qui le sollicitent. Mais il
arrive que le malheur, en lui retirant tout ce qui le retenait jusque-là, le
rende enfin à lui-même. Ainsi, la captivité réalise pour lui une sorte de
dépouillement où il apprécie mieux toutes ses puissances, maintenant
qu'il n'en a plus l'emploi. Telle est la raison pour laquelle les individus
comme les peuples ignorent ce qu'ils sont aussi longtemps qu'ils de-
meurent prospères, mais reçoivent souvent, dans la misère même à
laquelle ils se trouvent réduits, la révélation de la vocation à laquelle
ils sont appelés. Mais cela ne va point sans difficulté. Car, ce qu'il
s'agit d'obtenir, c'est cette parfaite sincérité intérieure qui, en leur dé-
couvrant leur génie propre, leur montre la voie qu'ils ont peut-être
manquée et que désormais ils doivent suivre. Mais on ne peut at-
teindre une telle sincérité qu'avec beaucoup d'effort.
C'est là ce que Jacques Rivière avait reconnu et qu'il tachait d'ex-
pliquer avec une sorte de timidité pleine d'embarras et de pudeur. Il ne
se souciait pas de la sincérité à l'égard d'autrui et paraissait même la
mépriser. Il en parle avec une ironie un peu superficielle lorsqu'il dit
qu'un homme « manque de sincérité envers nous lorsque les pensées
qu'il nous montre ne sont pas celles que nous aurions à sa place ». Car
la sincérité à l'égard d'autrui est sans doute plus subtile et plus pro-
fonde : elle ne diffère pas de cette recherche douloureuse de soi qui
appelle le regard d'un autre, au lieu de le repousser, mais parce qu'elle
a besoin, pour la soutenir, de sa collaboration et de son amitié. Il faut
donc que ce soit une même chose de se montrer à ses propres yeux ou
aux [246] yeux d'autrui. Et on ne peut se montrer sans s'obliger à dé-
couvrir toutes les possibilités qui sont en soi : or, les découvrir, c'est
commencer à les exercer. De telle sorte que, se montrer, c'est déjà se
faire.
Tel est en effet le caractère de la sincérité véritable dont Jacques
Rivière dit si justement qu'elle est « un perpétuel effort, pour créer son
âme telle qu'elle est ». Aussi combat-il vigoureusement cette concep-
tion banale qui tend à faire de ma propre sincérité « l'abandon à moi-
même, l'obéissance au cours naturel de mes émotions, une pente aisée,
l'accès complaisant à ma facilité intérieure ». Car les sentiments spon-
tanés sont aussi les plus communs : « Ce sont mes secondes pensées
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 192

qui sont les vraies. » Et Jacques Rivière ajoute admirablement qu'il y a


« au plus profond de soi une basse et continuelle méditation, et dont je
ne sais jamais rien si je ne fais effort pour la connaître : c'est mon
âme. Elle est faible et comme idéale. Elle existe à peine ; je la sens
comme un monde possible et lointain ». Mais le propre de la vie spiri-
tuelle, c'est précisément de la produire à la lumière : je n'y parviens
jamais tout à fait, je ne réussis jamais à être tout à fait moi-même.
« Chacun comprend qu'il pourrait être plus authentique qu'il n'est. »
Car cette âme n'est point en moi comme une chose toute faite. La
trouver, c'est aussi la créer en composant entre elles toutes mes pen-
sées selon une juste proportion et une nécessité mystérieuse. Je ne
coïncide avec moi-même que lorsque le spectacle que je me donne ne
fait plus qu'un avec l'acte que j'accomplis. Alors aussi je puis dire que
rien n'est, plus imprévu que ce que je suis.
Il faut donc reconnaître que l'homme sincère n'est pas celui que
l'on voit « toujours élancé, toujours prêt à répondre, toujours intime
avec son cœur et avide de le livrer. Il n'est pas pressé, car il sait [247]
qu'il a beaucoup de besogne ». Ainsi, il en est de la sincérité comme
de l'âme elle-même. Pas plus que de l'âme il n'est possible de dire de
la sincérité qu'elle est un bien qui ne peut jamais nous manquer. Elle a
besoin comme elle d'être constamment surveillée. On ne peut la lais-
ser un moment à elle-même sans qu'aussitôt elle bronche. Le secret de
la sincérité, c'est de nous découvrir qu'il y a identité entre se connaître
et se faire. Quel intérêt de vaine curiosité pourrions-nous éprouver à
chercher à savoir ce que nous sommes si, en l'obligeant à se manifes-
ter, nous ne lui donnions du même coup l'existence ? Ce n'était
jusque-là qu'un monde de virtualités mais qu'il dépend de nous d'ac-
tualiser pour réaliser cette œuvre qui est nous-même.
On ne saurait méconnaître le péril qui est inséparable de la parfaite
sincérité. Car « être sincère, c'est avoir toutes les pensées », c'est avoir
conscience qu'il n'y a rien d'impossible en soi, rien à quoi je n'aie son-
gé au moins une fois. Or ce souci de l'intégrité de soi est, semble-t-il,
en conflit avec la moralité. Le propre de l'honnête homme n'est-il pas,
en effet, de n'avoir que de bonnes pensées et de ne plus sentir tout le
mal dont il est capable ? Aussi la moralité a-t-elle été longtemps sus-
pecte à tous ceux qui, sous prétexte d'une exacte sincérité, s'atta-
chaient à ne rien perdre de tous les mouvements qu'ils observaient en
eux-mêmes : les plus fugitifs retenaient toute leur attention par une
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 193

sorte de privilège, puisque autrement on risquait de les laisser échap-


per ; les plus pervers avaient toutes leurs complaisances, puisqu'on
devait se défendre contre le désir de les refouler — comme si ce désir
n'était pas constitutif du moi véritable autant que l'impulsion même
qu'il essayait de combattre.
Ce vœu de sincérité à tout prix explique une [248] grande partie de
notre littérature. Le spectacle de soi est préféré à cette formation de
soi sans laquelle le spectacle est stérile et semblable à celui qu'un
étranger nous donne de lui-même. Cependant, se regarder de trop
près, c'est aussi se falsifier. Je consolide ce qui en moi n'était qu'ins-
tantané. Je change son essence « qui est de passer en un clin d'œil ».
Et, dans la satisfaction que j'éprouve à dire : Je suis ainsi, il y a une
défaite par laquelle je me renonce moi-même au moment où je pense
me découvrir.
Il n'y a point d'homme sans doute qui ait suscité depuis un demi-
siècle plus d'admiration que Stendhal. C'est qu'il est le parfait modèle
de cette sincérité qui ne veut rien abandonner de ce qui m'appartient.
On trouve chez Stendhal « une audacieuse patience à s'épuiser sans
cesse complètement. Jamais il n'esquive rien de lui-même ». Mais il
est beau que Jacques Rivière ait pu introduire quelque réserve dans ce
culte passionné dont Stendhal était entouré à l'époque où il écrivait. Il
avoue qu'il ne peut pas l'aimer sans gêne : « Quelque chose en lui re-
tient mon élan ; il m'apparaît déformé par l'exercice même de celle
sincérité que j'admire en lui. » Et il découvre la raison de cette gêne
avec une incomparable pénétration : « Peu à peu, il perd communica-
tion avec les événements ; il est si préoccupé de ne rien omettre de ce
qu'ils lui font ressentir qu'il omet d'y participer ; il ne prend d'eux que
le psychologique. » Et plus loin : « Il ne connaît pas cette aise pro-
fonde de s'employer. Sa vie est stérile, son âme est exclue de partout.
Elle est frappée du grand malheur d'être inutile. Stendhal s'est attaché
comme un confident à sa propre personne ». Et l'on peut craindre que
le confident ait supplanté en lui la personne. Car celui qui ne songe
plus qu'à se connaître, [249] « en vient à ne plus souhaiter d'être diffé-
rent ». Or c'est cette volonté d'être différent, ou de se transformer, ou
de se créer, qui est le moi lui-même.
Il y a sans doute une préoccupation pharisaïque de la moralité qui
ne cesse de nous aveugler sur ce que nous sommes ; il y a aussi, dans
la crise que nous traversons, et où les valeurs à restaurer nous intéres-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 194

sent plus directement que les subtilités de l'analyse, un besoin de se


confier à des élans où le moi s'oublie et se laisse pour ainsi dire porter
par des forces qui le dépassent et qu'il ne contrôle plus : mais ce n'est
pas là un moindre danger pour la vie de l'esprit. Celle-ci, loin d'abolir
la conscience de soi, cherche en elle cette lumière et cette ardeur qui
doivent nous permettre, en nous réformant nous-même, de réformer
aussi le monde. Je ne veux rien ignorer de ce que je porte en moi ;
mais je ne me connais pas comme une chose. L'attention que je dirige
vers le dedans de moi est une attention active qui juge et change ce
qu'elle voit. Elle est un choix de chaque instant qui s'applique non pas
à mes états, mais à mes puissances dont certaines, que je consens à
assumer, croissent et fructifient, tandis que d'autres sont abandonnées
et dépérissent. La véritable sincérité est une discipline de l'attention
qui, loin de mettre sur le même plan tout ce qu'elle trouve dans la
conscience, reconnaît en elle la présence d'une hiérarchie de valeurs à
laquelle elle entend demeurer fidèle. Je ne nais véritablement à l'exis-
tence qu'en naissant, à la vérité de moi-même, et cette vérité de moi-
même est une exigence d'approfondissement, qui est l'exigence d'une
conversion ininterrompue.
Mais ce n'est pas tout : il paraît tout à fait faux de penser que cet
effort de sincérité avec soi me sépare du monde, car c'est par lui au
contraire que je réussirai à apercevoir le monde tel qu'il est, et non
[250] plus à travers les voiles que les préoccupations de l'amour-
propre ont tissés entre lui et moi. Alors aussi j'apercevrai la place que
je puis y tenir. C'est qu'il n'y a de vérité hors de moi que s'il y a de la
sincérité en moi. Au lieu de me désintéresser des événements, j'ap-
prendrai donc à découvrir en eux l'origine de toutes mes obligations et
le point d'application de toutes mes facultés. C'est déjà dans cette ma-
nière d'accueillir ce qui m'est donné et de lui répondre que Jacques
Rivière mettait l'essence de la sincérité : c'est elle qui m'enseigne à
composer avec justesse le rapport de mes actes et des événements :
« L'honnête homme, disait-il, rejette sans regret tous les sentiments
que les circonstances ne font pas opportuns et trouve le moyen d'en-
gager dans l'affaire tout de même le meilleur de son âme. » Et c'est
peut-être au moment où l'âme a l'expérience du malheur et semble
menacée des pires détresses que la sincérité nous découvre son secret
le plus profond. Elle ne se laisse gagner ni par la lamentation ni par le
désespoir. Elle reste tout entière lucidité, mesure et maîtrise de soi.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 195

« Elle forme scrupuleusement sa souffrance à l'image de son malheur


de telle façon qu'elle ne le déborde ni ne lui manque. » La sincérité la
plus facile mais aussi la plus fausse, est celle qui nous incline à nous
attarder indéfiniment sur nos propres sentiments ; mais elle n'est pure
et virile que là où les sentiments « méditent toujours des actes ». La
sincérité, c'est l'honnêteté elle-même, comme le langage populaire
nous engage à le penser : et « l'honnête homme demeure tout occupé à
vivre, en échange perpétuel et dans une conversation liée avec les
événements. On a besoin de lui et il ne fera pas défaut ». Telle est l'ex-
trémité de cette sincérité intérieure qui n'est d'abord qu'un dialogue
avec soi-même, mais qui devient bientôt un dialogue [251] avec le
monde, dans laquelle je donne autant que je reçois, qui ne s'exerce que
dans la solitude, non point, il est vrai, pour s'y enfermer et s'y com-
plaire, mais pour y découvrir la source commune de cette vie à la-
quelle je participe, qui m'oblige, en présence du moindre objet que je
rencontre sur mon chemin, de remplir une certaine tache à laquelle je
suis appelé, et qui est nécessaire aussi bien à la marche de l'univers
qu'.à l'accomplissement de ma destinée.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 196

[252]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
CINQUIÈME PARTIE

3
L’intellectualisme
de Paul Valéry

Retour à la table des matières

Il y a toujours eu entre les poètes et les philosophes une sorte d'at-


trait mutuel, qui a produit beaucoup de querelles de jalousie. Le philo-
sophe cherche un monde mieux ordonné que celui qu'il a sous les
yeux : il nous oblige à le penser parce qu'il ne peut pas nous le mon-
trer. Et le monde que le poète nous montre contraste tellement avec
celui qui nous est donné qu'il ressemble à une illusion. Cependant le
poète peut mettre l'illusion au-dessus de la réalité, comme le philo-
sophe met l'idée au-dessus de la chose. Platon à qui l'on reprochait
d'être lui-même poète traitait le poète de menteur et voulait le chasser
de la République. Et le poète le plus incliné vers la réflexion, qui est la
philosophie elle-même, déprécie la philosophie, où il ne voit que des
artifices du langage. Ainsi, M. Paul Valéry parle cruellement de la
philosophie : « Il n'y a pas de philosophie, dit-il, mais des variations
intérieures sur le sens des mots. » Les systèmes philosophiques sont
de « simples écritures ». Mais Condillac disait déjà de la connaissance
tout entière qu'elle est une langue bien faite. Et la poésie à son tour,
dont M. Valéry laisse entendre qu'elle est la chose la plus vaine du
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 197

monde, bien qu'elle soit aussi la plus précieuse, est-elle rien de [253]
plus que la gloire même du langage ? Les philosophes auraient le tort
plutôt de ne pas s'en être souciés. Mais, s'il est vrai que l'esprit ne
prend conscience de lui-même et pour ainsi dire ne s'exerce que par
les opérations du langage, quelle différence y a t-il entre un philo-
sophe qui cherche à connaître le fonctionnement de son esprit et un
poète qui s'interroge sur la création poétique ? On ne s'étonnera pas
qu'il leur arrive de se rencontrer, bien que le philosophe prétende em-
brasser, dans le domaine de la pensée, un cercle plus étendu, et le
poète atteindre un centre plus sensible et plus exquis.
S'il était possible de nommer une doctrine philosophique à laquelle
la réflexion de M. Valéry pût s'apparenter, ce serait l'intellectualisme.
Car il n'y a point de qualités qu'il place aussi haut que la maîtrise du
jeu de son esprit, la lucidité dans l'essai de tous ses pouvoirs. Il oppose
volontiers le mot esprit au mot âme : il se plaît dans cette sorte d'atten-
tion à soi-même qui ne connaît pas d'abandon, qui introduit dans cha-
cun de nos mouvements intérieurs la précision et la rigueur, qui re-
pousse toutes les faiblesses de l'âme, toujours trop proche du corps et
tentée de confondre l'émotion avec la profondeur. Et il avoue non sans
ironie qu'il s'est préoccupé pendant longtemps du salut de son esprit
comme d'autres de celui de leur âme.
Dans toutes les démarches de sa pensée et, pourrait-on dire, de sa
vie, il essaie de faire pénétrer le plus de conscience possible, ce qui est
peut-être l'unique ambition du philosophe. Mais cela n'est pas facile :
car nous sommes la proie de la nature, c'est-à-dire du désordre, qui est
fait lui-même d'événements très petits que nous sommes obligés de
subir, alors que trop souvent nous croyons les conduire. Toutefois,
dans ce désordre, nous pouvons, avec beaucoup [254] d'efforts et par
le moyen de certaines contraintes que nous nous imposons, introduire
une disposition formelle qui nous contente et que nous ne pouvons
contempler sans une sorte d'enchantement. Tel est le mystère de la
création poétique ; et l'on peut penser que toutes les créations de
l'homme sont comme elle une victoire remportée sur le chaos. L'esprit
lui est d'abord livré, car il est lui-même à la merci du corps, en tête à
tête avec tous ces événements obscurs dont il est le siège et qui ris-
quent toujours de le surprendre. Mais il éprouve une invincible hor-
reur à sentir qu'il y peut céder. Il parie toujours contre la nature.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 198

M. Valéry se complaît à décrire « cette frange phosphorescente qui


sépare la veille du sommeil » et dans laquelle il sent qu'il recommence
à vivre, c'est-à-dire à « redevenir un tel » : ici la conscience le fait as-
sister tous les jours à sa propre naissance. Mais ce qui l'intéresse, ce
ne sont point, comme on pourrait le croire, tous ces objets différents
qui émergent peu à peu de l'indistinction primitive. Comme si leur
diversité ne lui offrait rien de plus que les débris d'une unité perdue, il
ne découvre point en eux un monde qui se compose, mais un monde
« qui se décompose ». Car ce qu'il cherche à atteindre, ce n'est pas la
réalité telle qu'elle peut lui être donnée, c'est sa propre puissance créa-
trice à laquelle il pense pouvoir se réduire dans ses moments les plus
heureux et les plus purs.
La conscience alors est devenue toute attente, une attente que
l'événement menace de rompre à tout moment. C'est contre l'événe-
ment, contre cette rupture qu'il produit en lui, que le moi ne cesse de
se défendre. L'événement appartient à la prose de la vie. « Dans une
époque furieuse comme la nôtre où les événements sont démesurés »,
la force de l'esprit se [255] reconnaît au pouvoir qu'il a de ne point
s'en laisser accabler, de sauver son libre jeu et la disposition continue
de ses mouvements les plus essentiels. Cela requiert beaucoup d'ef-
fort. Il arrive que l'esprit ne soit qu'une échappée entre deux soucis qui
lui viennent des choses, c'est-à-dire du corps. Alors que tant de mora-
listes reprochent aujourd'hui à la conscience de ne pas avoir le cou-
rage de s'engager, M. Valéry lui reproche plutôt de ne pas savoir bri-
ser ses engagements et de n'avoir pas le courage de se détacher. Ce qui
existe ne lui suffit pas ou lui impose une chaîne qui l'humilie : il pré-
fère le possible à l'être. Et le cœur même de sa pensée, il nous le dé-
couvre quand il nous dit : « Rendre purement possible ce qui existe,
telle est l'œuvre profonde. » C'est dans cette conversion de l'existence
en possibilité que réside l'acte même par lequel le moi se constitue ; il
est dans le refus ou le regret de ce qui est », bien qu'il ne puisse jamais
s'en séparer tout à fait ; « il tient dans un seuil entre le possible et le
révolu ». Loin de se confondre jamais avec ce qu'il possède, il est dans
ce qui lui manque plutôt que dans ce qu'il saisit, dans ce qu'il espère
plutôt que dans ce qu'il obtient. Non point pourtant que cette possibili-
té puisse lui suffire : c'est la tentation de l'esprit de se complaire dans
les actes virtuels. Tel est en effet le domaine de la fiction, qui ne peut
me contenter parce que le pouvoir qu'il me donne ne connaît plus de
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 199

bornes : il n'y a rien ici qui me résiste, rien que je ne puisse altérer. La
facilité est pour moi trop grande : il m'ennuie de la dépenser. Et le
poète ne craint pas de nous dire : « Je ne puis m'intéresser qu'à ce que
je ne puis inventer. »
Quelle ressource lui reste-t-il donc ? Il n'a plus de contact avec
l'événement, qui ne réussissait qu'à le détourner de lui-même et à
l'asservir ; et l'on connaît [256] l'opinion qu'il a de l'histoire. Toute
existence s'est changée pour lui en possibilité. Mais il observe que
cette possibilité porte en elle une instabilité qu'il dépend de lui de
fixer, une multiplicité qu'il est capable de lier, un désordre qu'il peut
dominer. C'est à condition, il est vrai, qu'au lieu de s'abandonner à ce
jeu des possibles, qui vient envahir sa conscience dès que son atten-
tion commence à fléchir, comme le faisait tout à l'heure le jeu des
événements, il l'assujettisse à une discipline qui provient tout entière
de son unique vouloir. Il faut qu'il se prescrive à lui-même des règles,
qu'il édicte des conventions qui sont comme autant d'obstacles qu'il
place sur son chemin, de contraintes auxquelles il se soumet pour
s'obliger à employer tout son pouvoir en paraissant le limiter. Alors
dans les informes propositions du hasard il fera éclater un ordre qui
sera à la fois son propre ouvrage et une sorte de miroir de lui-même.
On sait que nul n'a plus de défiance que M. Paul Valéry à l'égard
de l'inspiration : elle nous apporte une matière où il y a sans doute le
meilleur et le pire, mais qui ne méritent l'un et l'autre ce nom que
quand nous les avons discernés. Elle vient du corps, comme la transe
de la Pythie, mais nous n'en savons rien, et, comme son origine nous
échappe, nous pensons qu'elle vient de plus haut, qu'elle est un don de
l'esprit pur. Elle s'impose à nous malgré nous : elle nous humilie
quand nous pensons qu'elle nous relève. « Il y a des jours à idées » : et
cette observation ne va pas sans mélancolie. Ces idées ne laisseraient
en nous aucune trace si l'esprit ne pressentait en elles un développe-
ment qu'il pourra diriger. Il y a entre elles une sorte d'équivalence et
d'indifférence avant que je m'en sois emparé et que j'aie commencé à
les mettre en œuvre. Et même on [257] peut aller jusqu'à dire de l'es-
prit lui-même, si on l'abandonne à son mouvement le plus spontané,
qu'il « vole de sottise en sottise comme l'oiseau de branche en
branche. Il ne peut faire autrement. L'essentiel est de ne se sentir
ferme sur aucune ». Car, au lieu de devenir esclave de ces suggestions
qui le sollicitent, il faut qu'il se mette au-dessus d'elles pour les rendre
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 200

dociles à sa loi ; « l'esprit, comme la mer, ramasse, reprend ses in-


nombrables dés et les rejette ».
On pourrait être tenté d'établir une sorte de comparaison entre la
manière dont se réalise la création poétique et la manière dont on dé-
couvre les lois en physique. Car de part et d'autre l'esprit n'a affaire
qu'au hasard, « c'est-à-dire à une complication infernale d'éléments et
d'événements élémentaires ». Et de part et d'autre l'esprit en tire un
ordre qui est capable de le satisfaire. Il y a pourtant bien de la diffé-
rence entre les deux domaines. Car les lois de la science sont des lois
purement statistiques et qui traduisent la probabilité la plus grande, au
lieu que la perfection de l'œuvre d'art est toujours l'effet d'une option
heureuse ou d'un laborieux effort., c'est-à-dire de la plus grande im-
probabilité.
Rien n'est plus intéressant maintenant que de saisir les démarches
propres de l'esprit dans la création de l'œuvre poétique. Elle a elle-
même pour point de départ ce bruissement d'actions à peine sensibles
qui résonnent en nous dans une sorte de confusion indéfinie. Inventer
doit ressembler beaucoup à reconnaître un air de musique dans la
chute monotone des gouttes d'eau. Mais le poète est attentif à tous ces
accidents. Le propre de son intelligence, c'est d'être sensibilisée à
l'égard de certains rapports qu'il perçoit tout à coup entre eux et qui
deviennent les points d'application des opérations de son esprit. Mais
de telles rencontres sont rares, elles surprennent son [258] assenti-
ment, et ne réussissent point à le contenter parce qu'elles n'ont point
de lien entre elles, qu'il ne sait pas les faire naître, et qu'elles brisent
l'unité de son esprit au lieu de l'affermir. Telle est la raison pour la-
quelle le poète est incliné à refuser les beaux vers isolés. Il y a en eux
une sorte de prélude auquel l'essentiel est de donner une suite. La poé-
sie devrait être une sorte de musicalité continue, un enchantement
constant, où l'esprit demande à faire son unique séjour, et qui menace
toujours d'être rompu. C/est au moment où il se défend contre ces rup-
tures que l'esprit mesure la force qui lui est propre : l'art véritable ré-
side dans les transitions. Là il n'a plus affaire qu'à lui-même : au lieu
d'être vaincu par le hasard, c'est le hasard même qu'il entreprend de
vaincre. Là tout est lucidité, calcul, maîtrise de soi. Là est aussi la me-
sure du véritable talent. « Le talent sans génie est peu de chose. Le
génie sans talent, n'est rien. »
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 201

La marque distinctive de l'esprit, c'est peut-être ce désintéresse-


ment absolu qui fait paraître ses ouvrages inutiles et aptes seulement à
lui donner une volupté pure. De là surgissent, il est vrai, de nouvelles
exigences, car il faut atteindre la perfection, et non pas seulement y
tendre : « en toute chose inutile, il faut être divin ou ne pas s'en mê-
ler. » Mais qu'est-ce qu'atteindre la perfection, qu'est-ce qu'être divin,
sinon permettre à l'esprit de retrouver ses propres lois dans une forme
sensible, sans que l'objet produise aucune ombre entre lui-même et
son propre ouvrage ? L'art ne réside pas dans l'imitation d'une réalité
extérieure, il ne cherche pas la ressemblance : il veut donner à 1'esprit
le spectacle de lui-même et lui permettre de contempler dans toutes
ses entreprises le jeu réglé de ses opérations les plus secrètes. Aussi ne
s'étonnera-t-on pas que ce soit la forme qui détermine le contenu. Car
la forme n'est pas, comme [259] on pourrait le croire, une simple ap-
parence extérieure derrière laquelle il y aurait une idée qu'elle serait
chargée de traduire. La forme, étant cette proportion même qui est
l'acte de l'esprit, est plus essentielle et plus intérieure à la chose que
son contenu, un peu comme on a pu dire que l'Âme est non pas au-
dedans, mais à la périphérie du corps, là seulement où elle s'offre à
tous les regards dans une sorte de don qu'elle fait d'elle-même. Aussi
les plus belles œuvres sont-elles filles de la forme, et l'on ne craindra
pas d'ajouter d'une manière plus paradoxale qu'il faut abandonner une
idée quand une autre se présente avec une forme plus parfaite. Ce qui
éveille mille réflexions chez le philosophe s'il consent à ne pas oublier
la parenté que la philosophie traditionnelle avait établie entre les idées
et les formes.
Tel est cet art éminemment intellectuel, qui considère comme hon-
teux tout ce qui se fait en dehors de la conscience de soi, qui répugne
à la facilité, qui cherche à retrouver par des règles dont il reste maître
ce qui nous est donné dans nos moments les plus heureux, qui consi-
dère comme le meilleur poète, le meilleur critique de son propre es-
prit, qui se méfie de la nouveauté et cherche à atteindre et à exprimer,
à travers les suggestions les plus fortuites de l'événement, les con-
nexions les plus délicates et les plus subtiles entre toutes les virtualités
de pensée. Ni cet art ni cette philosophie ne risquent de devenir jamais
populaires. On leur reprochera vainement d'être stériles, si l'esprit en
tire un délice qui lui suffit, de nous incliner vers le détachement, bien
que, là où nous paraissons le plus engagés, ce soit le détachement en-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 202

core qui permette à l'esprit de demeurer fidèle à lui-même et de prati-


quer la vertu qui lui est propre, qui est le désintéressement.
Mais on ne saurait méconnaître qu'il y a dans cette [260] concep-
tion de l'esprit un singulier pessimisme. Non point un pessimisme du
renoncement, puisque l'esprit peut se plaire, au moins pendant cer-
taines heures du jour, à cette activité épurée qui participe à la fois de
l'ascèse et du jeu. Mais le pessimisme, c'est de croire que la réalité est
ailleurs, dans cette suite d'événements livrés au pur hasard et dont il
lui arrive de tirer par une extraordinaire fortune certains objets de
spectacle où il se trouve tout è coup comblé. Car tous ces événements
discontinus par lesquels les choses nous sont offertes et qui viennent
sans cesse nous heurter et nous arracher à nous-même ont-ils plus
d'existence que les actes mêmes de notre esprit, qui les assujettit et
leur donne une signification qu'en eux-mêmes ils n'avaient point ? Or
ce qui est vrai de la création poétique est vrai de toutes les créations
de l'esprit. Faut-il donc que le monde soit réduit à une pluie d'atomes
comme pour Épicure, et qu'il ne réussisse à s'organiser que par le ha-
sard de certaines rencontres imprévisibles ? La plus imprévisible de
toutes serait celle qui permettrait à l'esprit de naître, et de discerner et
de choisir certaines formes dans ce chaos. Mais s'il y a un débat qui
puisse s'ouvrir, c'est pour savoir quelle application nous devons faire
ici du mot réalité. Dirons-nous que c'est l'esprit qui est irréel et que le
réel c'est tout ce qui lui est donné, mais qui lui résiste et qui le défie ?
Ou bien est-ce dans l'activité de l'esprit que nous placerons cette réali-
té au cœur de laquelle nous cherchons à nous établir, qui est toujours
en péril, mais qui exige que le monde puisse être réduit à une pous-
sière d'éléments pour en faire les moyens mêmes de toutes ses créa-
tions ? Parmi elles la création poétique est sans doute la plus exquise,
et les autres l'imitent à leur manière. Seulement l'activité de l'esprit ne
demeure pas toujours au même niveau, il [261] suffit, qu'elle fléchisse
pour que le désordre l'emporte et qu'il ne subsiste du monde qu'une
discontinuité d'événements dépourvus de sens. Mais l'esprit, c'est cette
puissance mystérieuse qui empêche cette dislocation de se produire,
qui maintient dans le réel la liaison, la forme et le sens, dont l'opéra-
tion laborieuse et presque douloureuse a été décrite par M. Valéry
avec une admirable lucidité, et qui dans quelques-uns de ses poèmes
nous laisse voir tant d'extraordinaires réussites.
[262]
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 203

[263]

Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ

TABLE CHRONOLOGIQUE

Retour à la table des matières

ANNÉE 1930
Les habitudes et la vie de l'esprit. 31 août
Psychologie et conscience. 26 octobre
ANNÉE 1932
La crainte du surnaturel. 14 août
L'homme et le caractère. 11 septembre
ANNÉE 1933
L'origine du plaisir. 29 janvier
Le divertissement. 26 mars
ANNÉE 1935
Psychologie et sociologie. 27 juillet
Le mystère de l'émotion. 27 octobre
ANNÉE 1937
Le sens de la souffrance. 9 mars
La psychologie de la conversion. 4 avril
Les aptitudes mentales. 30 mai
La formation du monde sensible. 7 juillet
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 204

[264]

ANNÉE 1938
De l'ennui. 4 mai
L'existence personnelle. 5 juin
Le langage et la pensée. 3 juillet
L'angoisse originelle. 6 novembre
ANNÉE 1939
Les tendances et la vie de la conscience. 9 avril
Avoir une âme. 10 mai
La métaphysique de Paul Decoster. 2 juillet
Philosophie et spiritualité. 4 août
L'idée de valeur. 25 novembre
ANNÉE 1940
L'actualité de Platon. 20 avril
année 1941
De la sincérité avec soi-même. 27 février
La sagesse de Montesquieu. 30 mai
ANNÉE 1942
L'intellectualisme de Paul Valéry. 27 févier
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 205

[269]

ACHEVÉ D'IMPRIMÉ EN AVRIL 1907 PAR


EMMANUEL GREVIN et FILS À LAGNY-
SUR-MARNE

Dépôt léga1 : 2e trimestre 1967.


N° d'Édition : 3988. — N° d'impression : 8831.

Fin

Vous aimerez peut-être aussi