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1967 Psychologie Et Spiritualite
1967 Psychologie Et Spiritualite
[1883-1951]
Membre de l’Institut
Professeur au Collège de France
(1967)
CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES
PSYCHOLOGIE
ET SPIRITUALITÉ
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Cette édition électronique a été réalisée par Jean ALPHONSE, retraité, bénévole,
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à partir du livre de :
Louis Lavelle
CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES.
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ.
DU MÊME AUTEUR
ŒUVRES PHILOSOPHIQUES
ŒUVRES MORALES
CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES
Louis Lavelle
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
REMARQUE
Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il
faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).
[267]
Quatrième de couverture
Table chronologique [263]
Note de l’éditeur [7]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
Quatrième de couverture
[7]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
NOTE DE L’ÉDITEUR
[9]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
PREMIÈRE
PARTIE
Retour à la table des matières
[10]
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 13
[11]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
PREMIÈRE PARTIE
1
Philosophie et spiritualité
religieux » qui se sont produits dans le Pays de Galles, depuis les ori-
gines jusqu'à la fin du vie siècle, et à la vie mystique telle qu'on la
trouve chez sainte Thérèse. Et l'on peut dire que ce qu'il met au-dessus
de toutes les spéculations, c'est une expérience spirituelle qui doit être
« une expérience du salut », et qui lui fait toujours chercher, selon le
mot de M. Bergson à propos de James, « une émotion consolante au
cœur de la réalité ». On le voit prêt à sympathiser avec les formes de
pensée les plus différentes de la sienne, à une condition toutefois, c'est
qu'elles ne mettent point en doute l'immortalité de l'âme, qui est pour
lui le critère de tout spiritualisme véritable.
Le nouveau livre qu'il vient de publier, et qui est intitulé Cadences
(Plon), est un recueil d'études séparées, dont l'unité réside seulement
dans l'esprit qui les anime. Les trois parties qui le composent sont
groupées sous les rubriques : « Chocs d'idées », « Disciplines d'ac-
tion », « Aspects de la vie morale ». La première est consacrée à
l'examen de certaines formes de pensée, échelonnées entre la Réforme
et cette renaissance catholique qui semble se produire aujourd'hui, et
qu'elles ont contribué à préparer. M. Jacques Chevalier essaie d'abord
de caractériser les traits essentiels du luthéranisme par opposition à
ceux du calvinisme. Il nous montre dans le premier une manifestation
du génie allemand, qui est plus politique que religieux : ce que Luther
cherche avant tout, c'est la séparation d'avec Rome, c'est le triomphe
du particularisme sur l'universalisme. Or, le los von Rom, ce sera toute
la politique religieuse de Bismarck. Mais Luther, c'est encore l'affir-
mation de la concupiscence invincible et la négation du libre arbitre ;
c'est la justification par la foi seule, [13] indépendamment des
œuvres : Dieu agit en nous sans nous. Et, par une singulière consé-
quence, comme il n'y a plus d'intermédiaire entre l'âme et Dieu, on
assiste à un affranchissement de l'individu, qui produit nécessairement
un désordre dont l'État seul est le remède. Ainsi devait se produire en
Allemagne la subordination de l'ordre Religieux à l'ordre politique. Il
n'en est point ainsi avec le calvinisme, qui a su sauvegarder la distinc-
tion du spirituel et du temporel, et dont on peut dire que son échec en
France l'a servi, en faisant de lui le parti de l'indépendance religieuse.
La doctrine de la prédestination chez Calvin s'est accordée avec un
primat de la volonté, en donnant à l'individu le sentiment, au moins
dans l'aristocratie des élus, qu'il coopère à l'œuvre de Dieu. Dès lors
on comprend que Calvin ait pu fonder une théocratie où il soumettait
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 15
les Cahiers du Van, qui a exercé sur lui la plus grande influence spiri-
tuelle et qui fut, nous dit-il, le maître auquel il eut recours dans toutes
les difficultés. Enfin, il observe avec faveur le retour de la pensée mo-
derne [15] vers le réalisme thomiste et le recul de l'idéalisme considé-
ré comme « un système clos qui enferme l'univers au sein de la pensée
humaine », bien que ce recul puisse être contesté et que beaucoup
d'idéalistes refusent d'acquiescer à une telle définition. Mais M. Che-
valier sait bien que saint Thomas reste un homme de son temps et
cette formule « Aquinas redivivus » ne le séduit que par l'exigence
qu'elle exprime de renouer une tradition que la critique kantienne avait
interrompue et de réconcilier l'immanence avec la transcendance, du
moins s'il faut que Dieu soit à la fois en nous et hors de nous, et que sa
présence dans l'âme ne fasse qu'un avec l'appel de l'âme vers lui.
*
* *
La deuxième partie du livre est intitulée « Disciplines d'action ». Et
ces disciplines, M. Chevalier les montre à l'œuvre tour à tour chez le
chartreux, chez le soldat, chez le paysan et chez l'artiste. On sent ici à
quel point sa réflexion et sa vie sont intimement mêlées. La Char-
treuse est près de Grenoble où il habite : il a observé avec admiration
cette fusion de la vie anachorétique et de la vie cénobitique, de la con-
templation individuelle et de l'action collective telle qu'elle a été vou-
lue par saint Bruno. Il a connu ces solitaires qui unissent leurs soli-
tudes, qui ne font qu'un seul vœu, le vœu d'obéissance, et qui le réali-
sent dans le plus parfait silence, extérieur et intérieur. Et il est assuré
de nous surprendre en nous apprenant comment cette vie, en appa-
rence si éloignée de la matière, nous donne pourtant sur elle une sorte
de prise directe, comment, par exemple, les chartreux, en forgeant le
fer à l'usage des templiers et des croisés, ont été les précurseurs de la
métallurgie moderne de la fonte et de l'acier. Mais les disciplines [16]
du chartreux ne sont pas sans rapport avec celles du soldat. M. Cheva-
lier a dédié Cadences à son père, qui était général : le livre du gradé
d'infanterie est pour lui plein d'enseignements ; il y reconnaît toutes
les marques de la servitude et de la grandeur militaires. Il semble qu'il
y ait une opposition absolue entre le philosophe, qui ne fait appel qu'à
la raison et à la liberté, et le soldat, qui ne vit que d'obéissance et de
soumission ; mais elle est plus apparente que réelle. Pour le philo-
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Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
PREMIÈRE PARTIE
2
L’actualité de Platon
nous est donné, par ce que notre raison et notre volonté se montrent
capables d'en faire. Or c'est là en particulier le centre du platonisme :
et c'est ce que n'ont cessé de ressentir ces innombrables lecteurs que
Platon a trouvés dans chaque siècle, qui, à travers tant de subtilités
dialectiques et de mythes anachroniques, ne se laissaient séduire par
un charme poétique insaisissable et partout répandu dans son œuvre
que parce qu'ils y reconnaissaient l'écho de ces valeurs spirituelles que
toute conscience porte au fond d'elle-même et dont nul n'a réussi à
nous livrer la présence avec tant de force ni de pureté. Déjà M. Robin,
en présence du succès obtenu aujourd'hui par l'expression « philoso-
phie des valeurs », nous avait montré récemment à quel point elle
convenait bien au platonisme. Et M. Joseph Moreau confirme cette
thèse dans le savant ouvrage où il vient d'étudier, avec beaucoup
d'érudition, de probité et de pénétration, la Construction de l'idéalisme
platonicien (Boivin).
Ce livre nous montre admirablement qu'il y a déjà dans Platon une
réponse à ce problème majeur qui aujourd'hui donne à la conscience
tant de trouble et d'insécurité : comment en est-on arrivé à ce point
que l'esprit humain, dont la fonction propre est de connaître le monde
et de faire la science, voie la science à la fin le décevoir au lieu de le
combler, et tourner contre ses aspirations les plus essentielles la puis-
sance même qu'elle lui a donnée ? Car on trouve chez Platon une con-
ception très moderne de la science, dont il emprunte, comme les sa-
vants contemporains, le modèle et l'instrument aux mathématiques. Et
pourtant Platon nous montre que cette science est incapable de se suf-
fire : non pas qu'il faille lui imposer des bornes, qu'elle ne doit pas
franchir, comme le proposait Auguste Comte, ou [22] chercher à la
déconsidérer et à l'humilier, comme ceux qui parlaient de « la faillite
de la science ». Mais il ne faut point arrêter en elle ce mouvement de
l'esprit dont elle procède et qui ne peut trouver sa signification et son
dénouement que si la science devient pour lui une condition et un
moyen, c'est-à-dire une simple étape de cette ascension indéfinie par
laquelle l'esprit entreprend de soumettre le réel et à un ordre qui doit
d'abord être pensé comme vrai afin de pouvoir ensuite être voulu
comme bon.
L'ordre que l'esprit découvre dans les choses doit délivrer l'esprit et
non point l'enchaîner : mais il faut pour cela qu'au lieu d'être mis au
service de l'égoïsme, dont la science pourtant nous enseignait déjà à
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*
* *
Toute la doctrine de Platon dépend, semble-t-il, de cette double af-
firmation que la réalité véritable réside non pas dans l'objet, mais dans
l'idée, c'est-à-dire dans un acte de la pensée, et que, de toutes les idées,
la seule qui puisse donner à l'esprit une satisfaction absolue, être pour
lui indivisiblement la source de son activité et le lieu de son repos,
c'est l'idée du Bien. Ces deux thèses nous montrent avec assez de clar-
té que l'être appartient à l'esprit et non pas aux choses, qu'il n'est pos-
sible de l'atteindre et de s'y établir que par une opération de l'esprit,
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*
* *
[27]
Par là éclate aussi un contraste essentiel entre l'idée mathématique
et l'idée du Bien. L'une et l'autre peuvent bien nous fournir le modèle
éternel de la réalité et de l'action. Mais l'idée du Bien possède par rap-
port à l'idée mathématique un singulier privilège. Devançant en effet
les conceptions les plus modernes, Platon aperçoit avec une extraordi-
naire lucidité que, si loin que l'on remonte dans l'analyse mathéma-
tique, on ne s'élève jamais qu'à une hypothèse dont la signification
dépend pour nous de la fécondité des déductions que l'on on pourra
tirer. Au contraire, le Bien nous fait sortir du domaine de l'hypothèse :
car il est ce que je veux de toutes mes forces et ce que je ne puis pas
ne pas vouloir, au moins si ma volonté, délivrée de l'instinct et du dé-
sir, est devenue l'acte propre de mon esprit. Aussi est-ce en lui seule-
ment que je saisis l'existence plénière, en lui seulement que l'appa-
rence se dissipe, en lui seulement que l'intervalle s'abolit entre ce qui
est et ce que je veux qui soit. On a donc bien le droit de dire que nous
sommes ici en présence d'un idéalisme, et d'emblée en présence de la
forme la plus pure de l'idéalisme. Car en mathématiques rien ne peut
porter atteinte à l'idée de l'égalité, même si elle n'est jamais réalisée
parfaitement entre des objets égaux. En morale, dût-il ne jamais s'ac-
complir d'action juste, l'idée du juste ne serait en rien diminuée dans
son essence ni dans sa signification. Mais l'égalité mathématique n'est
jamais l'objet que d'une affirmation hypothétique, au lieu que le Bien
est l'objet d'une affirmation catégorique : nul homme ne peut le refu-
ser ; et ce n'est que par lui que nous [28] entrons véritablement dans
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[30]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
PREMIÈRE PARTIE
3
L’idée de valeur
Il n'y a point d'idée qui connaisse plus de succès chez les philo-
sophes d'aujourd'hui que l'idée de valeur. Il n'y en a pas non plus qui
rencontre plus de sceptiques, ni peut-être plus d'adversaires. Et la
conscience commune hésite sur ce mot qu'elle croyait comprendre, qui
a acquis tout d'un coup un prestige singulier, et dont elle se demande
s'il ne cache pas une sorte de mystère que jusque-là elle n'avait pas
soupçonné. Pourtant, nous savons bien que c'est leur valeur que nous
recherchons dans les choses : nous disons qu'une chose vaut mieux
qu'une autre, et quand elle ne vaut rien, c'est pour nous comme si elle
n'était rien. Il y a dans toutes les choses utiles et qui sont susceptibles
d'être échangées une valeur commune qui permet de les comparer et
que nous appelons leur prix. Mais celles qui ont le plus de valeur sont
précisément celles qui sont incomparables, celles qui n'ont pas de prix.
Nous parlons d'un homme qui a de la valeur en montrant l'estime où
nous le tenons ; et il nous arrive d'employer cette expression un peu
étrange qu'il est lui-même « une valeur » comme si nous voulions té-
moigner par là qu'une valeur réelle est toujours vivante et incarnée.
Mais nous nous demandons encore si la vie « vaut » [31] la peine
d'être vécue ; et si nous pensons qu'elle est par elle-même indifférente,
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c'est pour mieux exprimer qu'il est possible d'en faire un bon ou un
mauvais usage, c'est-à-dire précisément de lui conférer celle valeur
que toute seule elle n'avait pas. En réalité, la valeur est présente par-
tout où nous sommes capables de désirer ou de vouloir, d'admirer ou
d'aimer.
Telle est bien aussi la raison pour laquelle l'idée de valeur offre
prise au soupçon. Car elle est, semble-t-il, incurablement subjective ;
elle exprime les préférences de l'individu ; elle varie selon le temps et
le lieu ; elle échappe à tout critère ; elle est une sorte de projection de
notre sensibilité dans les choses. Or, à travers la sensibilité, c'est, tou-
jours le corps qui risque de se faire entendre. Et le propre de la pensée
philosophique n'est-il pas de s'orienter dans un sens tout opposé ? Elle
surmonte en nous la subjectivité. Elle délivre l'individu de cette ca-
verne de l'opinion où la considération de la valeur semble l'enfermer.
Elle est la visée de l'universel. Elle repousse tout assujettissement de
la pensée au temps, au lieu, à l'affection et au corps. Elle est la vie
propre de l'esprit qui cherche la vérité et non point la valeur. Telle est
du moins la conception que l'on se fait souvent de la philosophie, que
l'on confond alors avec une certaine forme d'intellectualisme. Et si on
allègue que, dans ce cas, la vérité devient la suprême valeur, on répli-
quera que c'est là un jeu de mots, car la vérité resterait, ce qu'elle est,
même si elle était horrible et désolante, même si on ne pouvait rien
faire de plus que la haïr. Dans la guerre où nous sommes engagés et
où il semble que le péril donne une acuité extraordinaire à tous les
sentiments dont nous vivons en temps de paix sans leur prêter atten-
tion, le problème de la [32] valeur devient pour toute conscience le
problème premier. C'est pour des valeurs que l'on se bat. Ne poussons
pas l'aveuglement jusqu'à penser que cela n'est vrai que de nous. Nos
ennemis ont pour idéal « la terre et le sang ». Ce sont aussi des valeurs
qu'il ne faut pas nier, mais mettre à leur rang : et ce qui le prouve, c'est
que pour elles on se montre prêt à sacrifier d'autres valeurs, par
exemple l'intérêt individuel qui est encore au-dessous. Mais l'on n'en-
tend parler aujourd'hui, même par ceux qui ne sont pas familiers avec
la réflexion philosophique, que de valeurs spirituelles, qu'ils veulent
défendre parce qu'elles sont infiniment au-dessus. Elles résident dans
cette libre disposition de la pensée et du vouloir qui fait de tout être
humain une personne, que nous demandons aussi bien pour les autres
que pour nous, qui suppose cette conscience de soi, ce commun désir
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 29
sistance d'abord, qui donne aux choses une sorte d'unité et de suffi-
sance que l'on voit croître à mesure que l'on s'élève vers des valeurs
plus hautes. Ainsi, la matière est très peu consistante : elle est livrée
au flux de toutes les actions qui s'exercent sur elle sans être capable de
leur résister ni de les capter. Mais voyez la vie : toutes ses fonctions,
la chaleur animale, le mouvement, l'assimilation, la reproduction, ont
pour objet de la soustraire au milieu environnant et d'assurer son indé-
pendance. Au-dessus d'elle, l'esprit domine la variabilité des désirs et
des [37] besoins. Il consolide ce qui, livré à lui-même, finirait par
s'éparpiller et par se dissoudre. Seul, il est désintéressé, par cette sorte
de maîtrise souveraine qu'il exerce toujours sur les choses et sur soi.
Seulement, la connaissance de la valeur n'est jamais assurée. Et
même, son honneur, c'est d'être toujours en péril, d'être toujours me-
nacée. Elle demande qu'on la maintienne. Elle est fragile, elle est pré-
caire ; elle se perd dès que l'attention ou la bonne volonté viennent à
fléchir. C'est une tendre chose que la vie, si on la compare à l'inertie
du monde matériel. Et l'esprit est bien plus exposé encore : il n'y a rien
en lui qui soit acquis pour jamais : il ne trouve sur son chemin que des
obstacles et des ennemis, et le premier de tous qui est la paresse inté-
rieure. Il faut qu'il ressuscite sans cesse. Ce qui suppose sans doute
une intention profonde de notre conscience, dont on peut toujours
craindre qu'elle ne soit ni assez persévérante ni assez pure.
la philosophie doit donc être définie comme une méditation sur les
valeurs, et que cette méditation doit être poursuivie avec ténacité si
l'on veut parvenir à « comprendre mieux » et « avoir à nier moins ».
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[39]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
PREMIÈRE PARTIE
4
L’existence personnelle
sons de l'examiner par une sorte de crainte qui nous oblige à détourner
de lui le regard et à chercher ailleurs des pensées qui nous divertis-
sent, mais il ne nous quitte plus dès que nous l'avons considéré une
fois avec une suffisante gravité ; et nous en retrouvons alors la pré-
sence dans la moindre de nos démarches, à laquelle il donne encore sa
signification et son poids. Nul n'a mieux senti que le P. Laberthon-
nière comment le problème de notre être propre, c'est le problème de
l'être total, dont nous faisons partie, mais qui nous dépasse, qui nous
adresse des appels auxquels nous ne répondons pas toujours, dans le-
quel nous ne cessons de puiser la puissance même de nous créer, qui
nous dispense de tous les dons, mais qui nous en laisse l'usage, et à
l'égard duquel nous assumons une responsabilité que nous sommes
incapables de récuser. « Il n'y a qu'un problème, dit-il, le problème de
nous-même, dont tous les autres dérivent. Par la conscience de nous-
même, nous nous posons d'abord non pas comme étant, mais comme
aspiration à être et exigence d'être. C'est qu'un infini nous pénètre et
nous déborde, nous sollicitant à participer à son être. En même temps
que nous nous voyons infirmes et caducs par cela seul que nous exis-
tons sans l'avoir ni su ni voulu, nous sommes emportés au-delà de
nous-mêmes non seulement par l'aspiration à posséder tout l'être et
toute la vie, mais par l'obligation de nous égaler à tout l'être et à toute
la vie. Car nous ne souffrons pas seulement d'être refoulés par ce qui
n'est pas nous : nous nous sentons responsables d'en demeurer sépa-
rés. » M. Louis Canet, qui est l'éditeur le plus attentif et le plus dé-
voué, et qui épouse toutes les querelles [41] de son auteur avec une
ardeur incomparable, définit les tendances essentielles du P. Laber-
thonnière par « l'horreur du ghetto scolastique, la foi dans l'effort per-
sonnel au sein de la société spirituelle et la double référence à saint
Augustin et à Pascal », traits qui caractérisent assez bien le climat de
son œuvre tout entière. Il n'aimait pas la scolastique, où il trouvait un
asservissement de l'esprit à la lettre, une aggravation d'un naturalisme
et d'un formalisme hérités d'Aristote, d'où la vie s'était échappée et où
l'âme chrétienne opprimée ne parvenait plus à respirer. « Quand j'au-
rais appris tout ce qu'ont dit Aristote, saint Thomas et les autres, je
saurais ce qu'ont dit Aristote, saint Thomas et les autres, mais pas da-
vantage. Si je ne vois pas par moi-même la vérité, indépendamment
de leur autorité, je n'ai point de science. » On croit entendre Male-
branche repousser presque dans les mêmes termes l'autorité des An-
ciens pour invoquer la lumière qui éclaire tous les esprits.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 36
plus parfait de la raison. Les luttes entre la foi et la raison [43] sont
des luttes imaginaires : il n'y a de luttes qu'entre l'erreur cl la vérité.
C'est que « ma raison, c'est moi », ce qui veut dire qu'elle est en moi
une adhésion personnelle, que je ne puis refuser au Verbe même qui
m'éclaire.
C'est là ce qui permet sans doute au P. Laberthonnière d'aller jus-
qu'à dire que la philosophie et le christianisme sont identiques. « Des-
cartes a fait ce que le christianisme ordonne sans cesse à chaque
homme de faire au milieu des vanités et des bruits du monde. Il est
rentré en lui-même, il a réfléchi, il a cherché la vérité dans son âme. »
Non pas que l'on puisse en déduire que la grâce est devenue inutile.
Seulement « Dieu ne donne point la grâce pour remplacer la nature,
mais pour l'aider. Si la grâce fait la force de l'homme, cette grâce,
l'homme l'aura dans sa réflexion philosophique comme dans ses autres
actions ». Et si la grâce est. une augmentation de force de nos facultés,
« ce sont toujours nos facultés qui agissent : elle soutient notre volonté
et éclaire notre raison, mais c'est notre volonté qui agit, c'est notre rai-
son qui comprend ». Aussi ne faut-il pas s'étonner si le siècle où toutes
les intelligences furent vraiment chrétiennes, c'est le siècle de Des-
cartes, le propre de tous les génies du XVIIe siècle, c'est précisément
d'avoir rompu avec la scolastique : et la même science de l'homme
intérieur faisait alors les grands philosophes, les grands chrétiens et
les grands écrivains.
Pourtant il ne s'agit pas tant d'aimer les grands hommes que de les
imiter. Et le P. Laberthonnière qui admire tant chez Descartes la liber-
té de l'esprit l'imite en pratiquant à son égard cette même vertu que
Descartes lui a enseignée. « Je suis cartésien, dit-il, mais je ne le suis
pas comme on est thomiste. Il y a en lui quelque chose de stoïque qui
me [44] répugne ; je n'aime pas sa froideur ; il se retire dans la soli-
tude, et je ne vois pas qu'il souffre de la souffrance des autres
hommes. » Il ne trouve pas en lui comme dans Pascal ce double sen-
timent de tendresse et de détresse qui est la marque d'une constante
blessure au cœur de notre humanité. Mais il est comme Pascal qui dit :
« Nous n'aimons pas Descartes » et qui est pourtant cartésien.
Peu importe qu'il ait méconnu Descartes, qu'il n'ait pas reconnu
derrière sa réserve un peu fière cette générosité toujours offerte, où la
raison devenait un austère amour et où, dans sa solitude même, il por-
tait sans cesse avec lui le souci du destin de l'humanité tout entière.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 38
Car il faut que chaque être garde la vocation qui lui est propre, et
cherche dans le monde des êtres assez proches de lui pour que sa sen-
sibilité et la leur éprouvent les mêmes résonances. Mais le reproche le
plus grave que le P. Laberthonnière fait à Descartes, c'est de n'avoir
pas su tirer des prémisses mêmes de sa doctrine les conséquences les
plus décisives. Ce que Descartes a perçu avec plus de clarté et de vi-
gueur que personne au monde, c'est que la réalité est spirituelle, que
nous l'appréhendons là où notre conscience s'affirme par un acte inté-
rieur qui fait de nous un être personnel, que l'objet n'a pas d'existence
indépendante, et qu'il n'est par rapport à nous qu'un spectacle ou une
apparence. Sur de tels principes il fallait fonder une science des per-
sonnes et des relations interpersonnelles qui aurait eu infiniment plus
de profondeur et de valeur ontologique que la science des choses et
des lois qui les unissent. Et les choses auraient été réduites à leur véri-
table rang, qui est de fournir aux personnes des moyens d'expression
et de communication. Mais la réflexion cartésienne s'est infléchie dans
un autre sens. Après avoir affranchi l'esprit [45] humain, Descartes a
cessé de se préoccuper de sa destinée propre : il s'est contenté de re-
tourner son opération vers la terre afin qu'il nous permette de la domi-
ner. Dès lors on a vu apparaître une opposition entre la physique des
Anciens, qui est une physique de la contemplation et qui cherche dans
le monde des choses belles à voir, et la physique cartésienne, qui est
« une physique de l'exploitation », et qui cherche dans le monde des
choses bonnes à posséder. Mais ni l'une ni l'autre ne peut donner satis-
faction aux aspirations essentielles de notre conscience ; seulement
elles peuvent contribuer à la servir, à condition, il est vrai, que la pre-
mière nous montre partout autour de nous les symboles sensibles de la
vie spirituelle, et que la seconde prépare son avènement après nous
avoir permis de triompher peu à peu de toutes les entraves de la ma-
tière et du corps.
*
* *
La pensée fondamentale du P. Laberthonnière réside peut-être dans
sa distinction radicale entre les êtres et les choses. Les êtres, ce sont
les personnes qui disposent d'une initiative propre, qui veulent, qui
pensent et qui aiment. Mais les choses ne sont que les moyens dont les
personnes disposent pour s'exprimer et pour se réaliser. Or il y a deux
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 39
[49]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
PREMIÈRE PARTIE
5
La psychologie de
la conversion
*
* *
De là l'intérêt privilégié que possède le problème de la conversion,
qui forme la partie la plus importante du livre de M. Penido et qui
nous montre le changement radical qui se produit dans la conscience
lorsqu'elle découvre en elle une valeur absolue à laquelle elle doit
conformer sa vie et qui seule peut lui donner sa véritable signification.
Le mot de conversion peut être pris dans des sens très différents : nous
pouvons l'employer pour désigner toute réforme de notre pensée ou de
notre conduite à condition qu'elle ait quelque continuité, et rien ne
nous empêche de dire, si nous nous repentons de notre désintéresse-
ment ou d'une générosité qui nous paraît aujourd'hui mal récompen-
sée, que nous nous convertissons à l'égoïsme ou au matérialisme.
Pourtant, l'expression ici ne manque pas de nous choquer. Car
l'égoïsme et le matérialisme sont pour nous une pente à laquelle il
nous suffit de céder. Or, se convertir, c'est toujours faire effort pour se
renouveler. Le mot conversion ne reçoit son sens le plus plein et le
plus fort que lorsqu'il désigne un retour intérieur vers une activité dont
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 44
*
* *
S'il n'y a de conversion que spirituelle, on pense parfois qu'elle ré-
side toujours dans la recherche [56] d'une compensation à l'égard de
certains biens matériels qui nous manquent ou qui viennent à nous
être retirés. Mais cette conception d'une conversion destinée à fournir
sur un autre plan une sorte de suppléance à des désirs frustrés scanda-
lise également les ennemis de la vie spirituelle et ses véritables
adeptes. En réalité, les consolations que l'on demande à la religion
sont toujours une défaite de la religion ; et. il arrive que l'amour sacré
brûle encore des feux de l'amour profane. C'est là pourtant la thèse
que la psychanalyse a reprise de nos jours en faisant de la vie spiri-
tuelle la sublimation de la vie des sens. Mais le mot même de sublima-
tion, malgré son prestige, ne doit pas nous induire en erreur ; c'est la
vie des sens qui est considérée ici comme la vie véritable ; quand la
privation l'oblige à se sublimer par l'imagination, nous n'avons plus
entre les mains qu'une illusion vide de substance ; et il est difficile
d'admettre, quand nous avons découvert son origine, qu'elle ne se dis-
sipe pas et n'engendre pas en nous le désespoir. Non point que nous
puissions jamais rompre toutes les attaches entre la vie sensible et la
vie spirituelle : celle-ci a souvent d'autant plus d'élan que l'autre avait
elle-même plus d'ardeur. Mais la question est de savoir où est pour
nous la véritable réalité : est-elle dans les sens qui demandent à l'esprit
de transférer une jouissance impossible dans de vains simulacres ?
Est-elle dans l'esprit pour lequel les sens doivent servir d'instruments
qui se changent trop souvent en obstacles ? Il n'y a point de rappro-
chement, si subtil qu'on l'imagine, entre nos deux vies, qui puisse nous
dispenser d'opter entre les deux thèses. Là est l'unique critère de la
vraie conversion. Quand le désir est sublimé il cherche à oublier la
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 47
satisfaction qui lui est refusée : peut-il y penser sans souffrir encore
d'en être privé ? Au contraire, quand [57] le désir est vraiment spiri-
tualisé, il ne pense aux satisfactions dont il est délivré que pour souf-
frir d'y avoir cédé. Il ne suffit pas de dire que l'objet de la passion s'est
purifié : c'est l'âme tout entière qui s'est purifiée de la passion. Ainsi
l'amour sensible et l'amour mystique, au lieu d'être dans le prolonge-
ment l'un de l'autre, sont de sens contraire : et si l'amour courtois s'ex-
prime souvent dans les termes de l'amour mystique, on oublie, selon
M. Bergson, que c'est l'amour qui a commencé par emprunter à la
mystique sa ferveur, ses élans, ses extases : « en utilisant le langage
d'une passion qu'elle avait transfigurée, la mystique n'a fait que re-
prendre son bien. » La psychologie de la conversion montre assez
clairement que nous ne pouvons pas dissocier l'exercice de nos fonc-
tions psychologiques de nos conceptions métaphysiques, c'est-à-dire
de notre relation avec l'absolu. Inversement, il n'y a pas d'illumination
qui puisse se produire en nous ni de grâce surnaturelle qui puisse nous
être infusée autrement qu'en utilisant les voies psychologiques. Sans
doute faut-il dire de la conversion à la fois qu'elle met en jeu toutes les
ressources de la conscience et qu'elle les transcende : la psychologie
scientifique met souvent sur le compte du subconscient les effets que
le croyant attribue à la grâce ; mais le subconscient peut encore être
pour lui le véhicule de la grâce. Retenons sur ce point le texte remar-
quable du P. de Condren : « Plus la vertu de Dieu est pure dans les
âmes et moins elles la sentent ; car Dieu, et tout ce qui est vraiment
divin, est insensible et incompréhensible ; et nous ne saisissons que ce
qui est nôtre ou conforme à nous et à nos puissances sensuelles ou
intellectuelles. » Mais dans tous les cas l'essence de la conversion re-
ligieuse c'est de transformer l'anthropomorphisme de la conscience en
théocentrisme. M. Penido fait remarquer [58] que le propre de l'an-
thropocentrisme, c'est de produire une exaltation du moi (eritis sicut
dii), une exigence de totale autonomie (non serviam), un refus de re-
connaître la misère et l'insuffisance de la créature, un transfert de la
notion d'absolu de Dieu à l'homme. Au contraire la conversion reli-
gieuse suppose toujours « la conscience fruste ou délicate d'une indi-
gence ou d'une dépendance ». D'une manière plus générale, peut-être
faut-il dire que le caractère commun de toutes les conversions, c'est de
nous obliger à penser que la vérité implique toujours un acte de su-
bordination. Toute satisfaction que le moi pourra éprouver cesse d'être
le but de sa recherche, pour devenir l'effet de cette subordination. Non
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 48
point que la liberté alors soit abolie, mais nous sentons, comme le
voulait Newman, qu'il ne peut y avoir d'autre liberté pour nous que
celle qui nous rend captif de la vérité.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 49
[59]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
PREMIÈRE PARTIE
6
La métaphysique de
Paul Decoster
Paul Decoster vient de mourir, tout jeune encore, très peu de temps
après avoir abandonné sa chaire de l'université de Bruxelles, en nous
laissant quatre petits ouvrages seulement : la Réforme de la cons-
cience, le Règne de la pensée, Acte et Synthèse, De l'unité métaphy-
sique, dont le dernier porte en sous-titre « Épilogue philosophique »,
et qui sont les témoignages les plus émouvants d'une existence consa-
crée à la méditation la plus pure et la plus austère, soutenue par une
foi incomparable dans la puissance de l'esprit et dans la valeur su-
prême de cet acte de penser dont dépendent à la fois la signification
du réel et la gravité de la vie.
La réflexion philosophique se réduisait pour lui à 1'« action spiri-
tuelle prise dans toute son intégrité ». Il y a en chacun de nous des
marques de la nature individuelle, des états qui relèvent de la sensibi-
lité, et qui traduisent notre limitation plutôt que notre puissance : mais
notre dignité consiste seulement dans l'exercice de la pensée, qui est,
par rapport à notre nature, une faculté de redressement dont l'usage est
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 50
sujet. Enfin, la pensée, qui pour la plupart des hommes est un fruit de
la vie, se met elle-même au-dessus de la vie et se l'assujettit.
*
* *
P. Decoster ne faisait aucune concession à l'indolence naturelle du
lecteur ; il professait que le propre [63] d'une pensée rigoureuse est
d'être d'un accès difficile. La doctrine qu'il nous apporte ne saurait être
comprise sans cette sorte de parfaite attention dont elle espérait four-
nir le juste loyer. Il serait indigne de lui de tenter de la rendre popu-
laire en consentant à la rabaisser et à la défigurer. Ce qu'il entreprend
de nous faire saisir, c'est un acte qui n'est qu'acte, qui se donne à lui-
même sa propre présence, qui est d'une parfaite transparence, d'une
parfaite pureté, qui n'est souillé ni obscurci par aucun sujet dont il dé-
pend, par aucun objet auquel il s'applique, par aucun temps dans le-
quel il se déploie, qui est au-dessus de toutes les oppositions et de
toutes les alternatives. Mais un tel acte, loin de nous apparaître
comme inerte et stérile, loin de suspendre nos mouvements ou de les
rendre inutiles dans l'unité sublime de son opération, doit être regardé
comme une origine aussi bien que comme une fin, comme un point de
départ aussi bien que comme un point d'arrivée. L'expérience que
nous en avons est une expérience « prégnante ». Il porte en lui une
fécondité indéfinie, une procession qui lui est identique, une commu-
nication incessante avec soi qui est son être même, une synthèse qui
l'exprime au lieu de l'enrichir, et, comme le dit P. Decoster, une « mé-
diation » qui lui est immédiate et qui s'incorpore à la perfection de son
exercice au lieu de la dégrader ou de la corrompre. Il n'y a point de
degrés de l'acte ; car il n'y a nulle part dans le monde de puissance, ni
de vertu occulte. Mais la médiation est elle-même toujours en acte. La
dialectique en est l'approfondissement ; elle n'est ni une déduction ni
une construction. Car les choses sont toutes au même niveau : et la
procession est tout entière simultanée. Mais chacun de ses moments
ouvre à ma pensée une perspective sur l'acte même qui la pose. Ce qui
permet de comprendre en quoi [64] consiste cette synthèse concrète
où l'acte et le moment viennent s'unir : elle est le lieu géométrique
dont chaque moment est la projection.
Ce moment, cette perspective introduisent un monde d'opinion et
d'imagination, où l'on voit une intériorité diffuse commencer à se for-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 53
mer autour d'un centre qui est la conscience. Mais alors cette philoso-
phie si abstraite prend un caractère vivant et presque dramatique ; car
dès que la conscience subit l'ascendant de l'opinion elle aspire à s'en
libérer. Elle entreprend aussitôt un mouvement de conversion afin de
retrouver cette unité intrinsèque, vers laquelle il est impossible qu'elle
se tourne sans considérer comme une chute l'état où l'opinion la ré-
duit. Elle cherche la voie du salut précisément parce qu'elle sent le
poids de cette opinion où elle retombe sans cesse. C'est le dialogue de
l'opinion et de la conversion qui est la vie même de la conscience :
celle-ci oscille sans cesse de l'une à l'autre dans un rythme où chacune
marque tour à tour le temps fort.
P. Decoster se plaisait à montrer comment toute perspective se réa-
lise par l'intermédiaire d'une évocation, qui, sans abolir la simultanéité
foncière du réel, nous permet de comprendre la signification profonde
du mythe platonicien de la Réminiscence. La distinction même de la
perception et de la mémoire était pour lui un effet de la perspective,
comme on le voit, disait-il, dans l'exemple de « mon ami qui fut tué à
la bataille de la Marne, et dont je n'appris la mort qu'à l'armistice. Il
fut présent à mon esprit la guerre durant comme l'interlocuteur des
entretiens futurs dont j'espérais fermement relier le fil à nos entretiens
passés ». De même il y a en moi une mémoire expresse qui prête à la
mémoire latente le reflet de sa propre présence, et je n'ai le droit de
dire de telle ombre qu'elle fut que par un acte créateur [65] de mon
imagination. Bien plus, cette conversation que je noue avec vous est
tout entière en vous, ou en moi, bien que chacun de nous à tout instant
semble s'effacer devant l'autre pour attendre sa réponse. Et la commu-
nication la plus profonde qui s'établit entre mon esprit et un autre es-
prit n'est que l'incarnation en lui d'un sentiment que j'éprouve, d'un
souvenir tenace, d'un espoir ou d'une attente passionnée.
Mais l'inquiétude est l'effet de cette ascèse intellectuelle qui va de
ce qui est donné à ce qui ne saurait l'être. Et elle est la promesse d'une
clarté intérieure qui doit illuminer l'expérience tout entière : il faut
qu'elle se convertisse en une joie qui ne se déploie qu'en pénétrant une
donnée dont le propre de l'inquiétude était précisément de chercher à
nous affranchir. Mais « la joie est une présence intime et familière de
chaque chose à toutes les autres, et de toutes à chacune ». C'est elle
qui engendre toute la poésie du monde ; et la poésie est l'expression la
plus immédiate, la plus nuancée, la plus singulière de ce qu'il y a dans
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 54
[68]
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 56
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Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
DEUXIÈME
PARTIE
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Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
DEUXIÈME PARTIE
1
Les habitudes
et la vie de l’esprit
*
* *
C'est cette opposition entre les habitudes du corps et les habitudes
de l'esprit que nous voudrions surtout approfondir. Appelons du nom
de matière tout ce qui, au lieu d'être un principe d'action, est l'objet
[75] d'une action, tout ce qui nous résiste et peut subir notre em-
preinte.
Le caractère essentiel de la matière, c'est la passivité. Pourtant, de-
vant une activité toute-puissante, la matière s'évanouirait dans une in-
finie malléabilité : l'acte et le produit de l'acte se confondraient ; il n'v
aurait plus d'intervalle entre le dessein et le succès. Au contraire, notre
activité limitée ne peut acquérir son indépendance que parce qu'un
univers lui est opposé sur lequel elle assure son règne par degrés. La
matière est donc une donnée qui n'est pas notre œuvre. Et elle doit être
engagée dans le temps afin que nous puissions l'appréhender, lui im-
poser notre marque et nous éprouver nous-même en la conquérant,
sans jamais pourtant réussir à l'annihiler, puisqu'elle est la condition
même de notre existence individuelle. Il y a donc ambiguïté à dire,
comme on le fait trop souvent, que le temps est le lieu de l'esprit
comme l'espace est le lieu de la matière : outre que le temps et l'es-
pace sont plus inséparables qu'on ne croit, le temps caractérise la ma-
tière mieux encore que l'espace, qui du moins nous donne une image
sensible de l'éternité. Le temps, au contraire, ne peut appartenir à un
être que dans la mesure où celui-ci est essentiellement insuffisant, où
il n'apparaît que pour se dissiper aussitôt. Il est donc par excellence la
propriété de la matière : notre existence est temporelle dans la mesure
où elle est finie et matérielle, et le propre de la pensée est précisément
de résister à son écoulement indéfini. Elle y réussit de trois manières :
d'abord en reconstituant sous une forme spirituelle le souvenir du
temps aboli, ensuite en nous donnant dans la prévision une possession
anticipée du futur, enfin en nous établissant dans la jouissance de cer-
tains biens qui, étant inséparables de notre propre [76] essence, se re-
nouvellent sans s'altérer à travers tous les changements des événe-
ments.
Quant à l'habitude, elle est un phénomène mixte dans lequel le
corps est à la fois dominateur et dominé. C'est la faiblesse de notre
volonté temporelle de ne pouvoir accomplir que des actions momen-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 61
[81]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
DEUXIÈME PARTIE
2
Les aptitudes mentales
*
* *
On peut croire M. Spearman quand il nous dit que cette œuvre est
le fruit de nombreux travaux et d'une longue patience. Au cours de
vingt ans de recherches beaucoup de collaborateurs ont apporté leur
pierre à ce vaste édifice. M. Spearman nous montre d'abord [84] avec
beaucoup d'humour que l'on peut ramener à trois les principales doc-
trines sur la nature de l'intelligence : la première est une doctrine mo-
narchique, qui considère l'intelligence comme une fonction unique, un
comportement individuel mesurable par une seule valeur ; mais il
semble impossible de ne pas distinguer en elle plusieurs fonctions dif-
férentes qui doivent être évaluées séparément. La seconde est une
doctrine que l'on peut appeler oligarchique, et qui substitue à ce pou-
voir unique et souverain que la doctrine précédente cherchait à définir
une pluralité de pouvoirs différents, quelques grandes facultés comme
l'attention, la mémoire, le jugement ou l'invention. Cette théorie est
constamment mise en pratique, par exemple dans les tests employés
dans les services des chemins de fer. Et l'on s'effraye d'entendre M.
Spearman dire qu'elle dispose du destin de milliers d'êtres, bien qu'elle
soit, quand on l'examine de près, dénuée de tout fondement. Elle com-
porte d'ailleurs une variante qui, au lieu de distinguer des facultés dif-
férentes, distingue des types mentaux caractéristiques et qui, aussi
bien chez Heymans que chez Jung, oppose les êtres tournés vers le
dedans, dont l'activité est plus étroite et plus profonde, à ceux dont
l'activité, tournée vers le dehors, est plus superficielle et plus large.
Mais ces types comme ces facultés sont formés de fonctions très
nombreuses et très différentes ; il faudrait montrer quelles sont les
corrélations qui unissent ces fonctions entre elles pour qu'on pût être
assuré de leur valeur scientifique. Enfin, il existe une troisième doc-
trine que l'on peut considérer comme anarchique et qui divise préci-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 68
dus ceux à qui le sens commun suffit de ceux qui cherchent l'exacti-
tude et la profondeur.
Mais en face du facteur g qui entre dans la mesure de toutes les ap-
titudes d'un individu, il y a aussi en lui des facteurs spécifiques s dont
la racine plonge plus profondément dans les différentes régions de son
être physiologique et qui varient avec l'âge, la santé, le sexe et l'héré-
dité. M. Spearman, qui accepte que l'on donne au facteur g le nom
d'énergie mentale, sait toutes les objections que l'on peut faire à l'em-
ploi de ce mot ; car, au sens strict, nous ne pouvons jamais parler que
d'une énergie matérielle, par exemple de l'énergie nerveuse. Et il
semble qu'il incline à se représenter l'intelligence comme une cons-
tante définie par cette énergie elle-même, à laquelle il faudrait joindre
la mesure de son inertie et de son oscillation. Cependant, cette éner-
gie, pour entrer en jeu suppose des machines qui nous sont fournies
par le système physiologique où les fonctions particulières se locali-
sent. Mais cette machine, cette énergie, ne requièrent-elles pas un mé-
canicien ? M. Spearman ne repousse pas l'hypothèse que le mécani-
cien, nous ne le rencontrions précisément dans l'effort, c'est-à-dire
dans la personne qui dispose de cette énergie et qui ébranle tous ces
mécanismes.
M. Spearman a fait un nombre considérable de tests qu'il a appli-
qués à un nombre considérable d'individus. Nous n'avons pu donner
qu'une esquisse approximative et insuffisante de ses recherches si
complètes, si laborieuses et si savantes. Nous avons dû négliger à la
fois les analyses particulières sur lesquelles il s'appuie et l'appareil
mathématique qui leur donne leur rigueur. Ce serait une erreur de les
[90] considérer comme sans rapport avec la philosophie, bien que
l'auteur paraisse parfois plein de méfiance pour elle. La dernière com-
paraison que nous avons rapportée montre assez qu'il est préoccupé du
mode d'insertion de notre activité spirituelle dans le monde matériel :
il y a sans doute dans cette activité une intensité, une inertie, une os-
cillation qui constituent sa nature originale et qui ne dépendent pas de
nous ; mais ce qui dépend de nous, c'est l'effort que nous lui appli-
quons et par conséquent l'usage que nous en faisons. De tels travaux
nous montrent parfois une concordance remarquable entre l'introspec-
tion et les observations objectives, une divergence aussi souvent, qui
permet d'aiguiser la première et de la rectifier. Grâce à eux, nous de-
venons capables de préciser la sphère et les limites d'une faculté aussi
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 72
[91]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
DEUXIÈME PARTIE
3
Psychologie et conscience
*
* *
On peut discerner pourtant, à travers toutes les tendances si diffé-
rentes qui divisent la psychologie, [97] deux directions opposées qui,
à condition qu'on ait la hardiesse de les suivre jusqu'au bout, condui-
sent peut-être au même point. La première est celle dans laquelle s'en-
gage naturellement tout esprit scientifique. Les états de conscience
sont considérés d'abord comme des objets parmi d'autres objets : il
faut donc chercher les lois auxquelles ils obéissent. On va voir que
l'entreprise doit échouer ou aboutir à l'élimination de la conscience
elle-même.
L'histoire des idées nous montre en effet les étapes successives à
travers lesquelles cette élimination s'est consommée. Dans une pre-
mière étape, on cherche à constituer la psychologie comme une his-
toire naturelle de l'âme, c'est-à-dire comme une science indépendante
à la fois de la physiologie et de la métaphysique, qui utilise l'observa-
tion interne et découvre entre nos états d'âme des relations originales
comparables aux lois de la physique. Mais cette position ne peut pas
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 78
son, montrent que l'être ne peut se révéler à nous que sous les espèces
de la conscience, que nul n'a jamais pu franchir ses limites, mais que
la science est son œuvre et qu'en se mirant à son tour dans cette œuvre
le moi [99] doit naturellement oublier l'activité même qui l'a produite.
Le tort le plus grave du spiritualisme traditionnel a été de laisser
croire que l'on pouvait atteindre, dans le vase clos de la conscience,
une réalité mystérieuse formée d'objets délicats et vaporeux que la
présence du monde physique ne pouvait qu'obscurcir et que froisser.
La disparition de ces limbes ne sera pas regrettée. La conscience ne
contient aucun objet qui lui soit propre. Elle est tout entière activité, à
la fois tendance et opération. Elle est indiscernable du système des
relations, qui tantôt fléchissent et tantôt se resserrent, par lesquelles
elle communique avec tout l'univers. Le corps est le siège de toutes les
sensations secrètes par lesquelles elle s'individualise, de tous les plai-
sirs et de toutes les douleurs qui donnent à ses démarches le retentis-
sement intime qui les juge. En lui-même il est comme la pétrification
de toutes les démarches qu'elle a accomplies et la condition de toutes
celles qu'elle pourra accomplir encore. Aussi n'est-il pas étonnant
qu'elle paraisse le subir. Autour de lui se déploie un monde d'objets
purement représentés, qui ne peuvent nous affecter que par son inter-
médiaire, mais qui fournissent à la faculté de comprendre et à la facul-
té de vouloir la matière d'un exercice indéfini. Tous ces objets appa-
raissent, changent d'aspect et s'évanouissent selon les variations de
l'attention et du désir.
Mais la conscience n'est point satisfaite encore. Elle veut surmon-
ter sa propre limitation. Elle cherche à affranchir la représentation des
circonstances particulières dans lesquelles elle s'actualise. Elle s'ef-
force de lui imposer une législation. Alors la science se constitue, non
pas, comme on le croit, par une sorte d'effacement de la pensée devant
son objet, mais au contraire par une subordination de [100] cet objet à
une pure exigence de la pensée. Mais s'il est vraiment impossible à la
conscience de rien atteindre en dehors d'elle-même, tous les rapports
que l'on cherche à établir entre le moi et l'univers vont désormais se
réduire aux rapports de notre conscience sensible et de notre cons-
cience intellectuelle.
Cependant, on conçoit toujours que l'on puisse considérer un mé-
canisme indépendamment de l'activité qui le monte, une représenta-
tion indépendamment de l'activité qui l'appréhende, une loi indépen-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 80
[101]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
DEUXIÈME PARTIE
4
Les tendances et la vie
de la conscience
eux-mêmes à des faits extérieurs qui tombent sous leur empire. Alors
s'ouvre une seconde période, où l'on cherche une connaissance indi-
recte, et non plus directe, des phénomènes subjectifs. Car ils dépen-
dent tous de certaines conditions physiologiques, sensorielles et céré-
brales, sans lesquelles ils ne se produiraient pas ; ils supposent un cer-
tain ébranlement physique auquel ils fournissent une sorte de ré-
ponse ; enfin ils s'expriment à leur tour par certains mouvements de
notre corps et par certains changements dans le monde visible qui en
sont les effets et les manifestations. Or tous ces phénomènes auxquels
sont liés nos états de conscience sont eux-mêmes objets de science :
une telle liaison fait bénéficier le dedans, par un reflet qu'il en reçoit,
de la rigueur même qui appartient à la connaissance du dehors. C'est
l'époque du parallélisme et de toutes les sciences mixtes qui ont un
double nom, comme la psychophysique et la psychophysiologie. Mais
il est facile de voir que, dans cette correspondance entre l'interne et
l'externe, l'externe seul est un objet de science véritable ; l'interne
garde tous les caractères que l'introspection lui attribuait ; il [104] est
toujours subjectif et réfractaire à la mesure : il ne reste plus qu'à le
vider de toute réalité en l'appelant un épiphénomène. Mais ce n'est pas
assez encore, et, dans une troisième période, on élimine ce témoi-
gnage gênant de la conscience que la science ne parvient ni à assimi-
ler, ni à introduire sans le troubler dans le jeu purement mécanique
des influences que nous recevons et des réactions qui leur correspon-
dent. C'est le rapport privilégié entre ces influences et ces réactions
qui permettra de définir la nature originale de l'être humain, celle
d'une espèce animale, celle de chaque individu dans les traits perma-
nents de son caractère ou dans les étapes de son histoire. Telle est la
conception de la psychologie du comportement, qui est proprement
une psychologie sans conscience.
L'évolution que nous venons de décrire était une évolution néces-
saire à partir du moment où la psychologie cherchait à se constituer
elle-même comme science ; elle était condamnée, pour y réussir, à
anéantir l'intimité du moi dans l'objectivité de l'expérience qui le tra-
duit. Il est évident que les trois périodes que nous avons distinguées,
bien qu'elles dessinent jusqu'à un certain point un ordre historique,
expriment trois aspects de la méthode qui s'associent toujours plus ou
moins dans toutes les recherches des psychologues : il n'en est pas qui
renonce à l'introspection, ni qui pense qu'elle puisse lui suffire ; il n'en
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 84
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Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
TROISIÈME
PARTIE
Retour à la table des matières
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Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
TROISIÈME PARTIE
1
Psychologie et sociologie
Il n'y a pour l'homme qu'un véritable objet de réflexion, qui est lui-
même : le mot de réflexion marque un retour sur soi qui déjà semble
nous en avertir. Rien ne possède dans le monde un sens et une valeur
autrement que par rapport à nous. Même quand nous disons que le
monde existe, nous voulons dire que nous en faisons partie, bien qu'il
nous dépasse, que nous pouvons le connaître, bien que cette connais-
sance soit toujours bornée, et agir sur lui, bien que cette action soit
toujours entravée. Si l'on peut parler d'une science universelle, cette
science doit avoir elle-même pour centre une anthropologie, autour de
laquelle rayonnent toutes les recherches particulières : à la fois celles
qui portent sur le monde matériel, où notre vie se déploie, et celles
qui, portant sur le monde moral, entreprennent de donner une règle à
notre conduite et un sens à notre destinée.
La philosophie tient donc tout entière dans la pratique du vieux
précepte qui nous commande de nous connaître ; car on ne peut l'ap-
pliquer sans chercher à tout connaître. Cependant, si l'homme, pour
chacun de nous, c'est son propre moi tel que la conscience le lui ré-
vèle, lié à un corps dont il ne peut pas se [114] séparer et dont il subit
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 90
et la plus sensible. Mais qui [121] pourrait accepter une telle explica-
tion comme suffisante et définitive ? Il est vrai sans doute que toutes
nos représentations prennent la forme de notre conscience individuelle
et des exigences de la vie en commun : mais c'est parce que l'une et
l'autre sont des pièces d'un ordre universel avec lequel il faut qu'elles
aient elles-mêmes une certaine conformité. Elles participent à une réa-
lité qu'elles n'épuisent point : aussi ne cessent-elles de se transformer.
M. Brunschvicg a donc raison de s'étonner que nos catégories intellec-
tuelles, si elles sont exclusivement d'origine sociale, puissent encore
coïncider avec la nature. Et M. Bouglé lui-même, avec beaucoup de
prudence, reconnaît que les puissances qui entrent en jeu dans la so-
ciété ne créent point toute notre représentation du monde, et qu'il
existe deux éléments qu'aucun enthousiasme collectif ne réussira ja-
mais à produire : la nature des choses et la nature de l'esprit,. Nous ne
demandons pas davantage.
Les mêmes remarques enferment dans de justes limites les tenta-
tives psychosociologiques, d'ailleurs si intéressantes, de M. Charles
Blondel et de M. Maurice Halbwachs : celle de M. Blondel qui réduit
la volonté à une sorte d'incidence des impératifs sociaux et. de l'ins-
tinct organique, qui décrit avec beaucoup d'ingéniosité les conditions
dans lesquelles elle s'exerce, mais néglige de la définir en tant qu'elle
est une libération à l'égard de toutes les contraintes, quelle que soit
leur origine, un pouvoir spirituel par lequel nous cherchons à nous
posséder et à nous conquérir ; celle de M. Halbwachs qui montre
d'une manière très pénétrante l'appui que trouve notre mémoire dans
certains cadres sociaux, dans les divisions du calendrier, dans les sou-
venirs mêmes que le groupe enregistre, mais sans approfondir l'origine
même de ce pouvoir mystérieux par lequel l'esprit [122] fonde son
identité, résiste au devenir et trouve dans ce devenir même le principe
de son accroissement.
La sociologie ne surpasse pas la psychologie, comme elle le pré-
tend parfois : elle nous y ramène. La société n'est qu'une force brutale,
comme les forces de la nature, si elle ne devient pas l'idée de la socié-
té à l'intérieur d'une conscience qui est elle- même l'arbitre de toutes
les valeurs, non point parce que l'individu est au-dessus de toutes les
règles, mais parce qu'il n'y a de valeur que là où une raison nous
éclaire et où une volonté nous engage. L'individu ne s'affranchit que
peu à peu de toutes les forces où plonge son existence, mais qui com-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 96
[123]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
TROISIÈME PARTIE
2
L’homme et le caractère 2
*
* *
Mais le mot caractère a un sens plus profond et plus vrai. On ne
l'emploie qu'avec éloge dans l'expression « avoir du caractère », qui
veut dire : [125] être soi-même. Et être soi-même, ce n'est pas négliger
les traits de sa nature individuelle, c'est au contraire leur donner toute
leur portée, c'est en faire les éléments de sa vocation et même de sa
destinée. C'est là sans doute la pensée fondamentale de nos modernes
« caractérologues ». C'est celle, en particulier de L. Klages, qui reven-
dique avec une certaine hauteur d'avoir été en cette matière le véri-
table initiateur des nouvelles recherches. Son livre essentiel, dont il
demande qu'on l'étudie et non pas qu'on le lise, a été publié en 1910,
sous le titre de Prinzipien der Charakterologie ; il a connu très rapi-
dement trois éditions ; la quatrième a été très profondément remaniée ;
c'est sur la cinquième et la sixième qu'il a été récemment traduit en
français, non sans une certaine maladresse.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 99
Toutes les parties du livre n'ont pas une égale originalité. Nous
trouvons dans les chapitres consacrés à la mémoire, à la perception, à
la classification des mobiles, beaucoup d'observations justes, mais qui
nous sont depuis longtemps familières, bien qu'elles nous soient pré-
sentées comme nouvelles, et qui ne sont pas toujours distribuées avec
assez de méthode ni analysées avec assez de délicatesse pour notre
goût français.
Il importe, selon Klages, de distinguer d'abord la matière de la per-
sonnalité, qui est formée par des aptitudes, des capacités ou des ta-
lents, comme la mémoire ou le sens musical : c'est là une sorte de ca-
pital naturel qui comporte entre les êtres des différences de degrés. À
côté de cette matière il existe une nature de la personnalité qui est
formée d'impulsions et de tendances. Ce sont elles qui nous détermi-
nent à mettre en œuvre le capital primitif ; celui-ci ne rapporte pas
toujours : il arrive qu'il soit gaspillé. Il nous faut des mobiles comme
l'esprit d'industrie [126] ou le sentiment du devoir pour ébranler nos
dons naturels et nous permettre de les exercer : d'un être à l'autre ils
diffèrent en qualité et non pas seulement, en degrés ; et on comprend
facilement que les êtres qui ont les mêmes aptitudes n'aient pas tous
les mêmes mobiles. Ainsi la nature du caractère peut être comparée à
une mélodie que chacun de nous fait entendre sur un instrument qui
lui sert de matière. Mais cette mélodie elle-même obéit toujours à une
certaine mesure qui exprime la structure de la personnalité : celle-ci
n'est ni une aptitude « à l'action ni une direction qui lui est donnée :
elle est le mode selon lequel elle s'exerce. Elle évoque surtout, comme
le tempérament, l'idée d'une opposition entre la rapidité et la lenteur
de nos mouvements et elle s'exprime toujours par un quotient. Ainsi
on reconnaît dans la structure du caractère une excitabilité plus ou
moins grande des sentiments, qui est. un quotient entre la vivacité par
laquelle elle est accrue et la profondeur par laquelle elle est diminuée ;
une excitabilité plus ou moins grande de la volonté, qui est un quo-
tient entre la force d'impulsion par laquelle elle est ébranlée, qui la
rend prompte mais superficielle, et la résistance aux obstacles par la-
quelle elle est refrénée, qui lui donne plus de continuité et de sérieux ;
une disposition à s'extérioriser, qui est un quotient entre l'excitation
spontanée qui anime l'être, mais le trahit, et cette résistance tout inté-
rieure par laquelle l'animal lui-même cherche déjà à dissimuler ce
qu'il sent et ce qu'il désire. On jugera par ces exemples du tour général
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 100
de cette œuvre qui traduit assez souvent une expérience un peu trop
schématisée, et qui nous propose des formules un peu décevantes dont
les facteurs ne peuvent être ni définis avec précision ni évalués avec
une exactitude numérique.
[127]
Mais si le livre de Klages ne tient pas toutes ses promesses, on y
trouve cependant certaines conceptions très vigoureuses, en particulier
celles qui concernent la méthode qu'il faut suivre dans la connaissance
des êtres et celles qui sont groupées dans le chapitre IX, sous le titre :
Métaphysique des différences personnelles. Klages a un sentiment
extrêmement vif de la réalité de l'être particulier. Ce qu'il essaye de
saisir, c'est le moi un et indivisible tel qu'il s'exprime dans les actions
chargées d'affectivité et où l'on sent cette présence de la chair qui en-
gage l'être tout entier jusqu'à sa racine. Il est, avec Nietzsche, qu'il
considère comme le maître de la connaissance de l'homme, un adver-
saire de l'esprit pur. Les représentations intellectuelles sont pour lui
exsangues et décolorées. Ce qu'il admire le plus chez Goethe, c'est une
sorte de subordination de l'esprit à la vie, même dans cet instant où
son regard observateur, selon un mot de Schiller, « se pose sur les
choses avec tant de calme et de pureté ». Et le souci qu'il a de garder
toujours le contact avec ce qu'il voit et ce qu'il touche se retrouve en-
core dans cette estime où il tient un penseur un peu oublié de l'époque
post-romantique, Carus, qui était médecin, et qui a écrit sur la Symbo-
lique de la figure humaine un livre plein d'intuitions très pénétrantes.
C'est que, pour Klages, le monde tout entier est un langage symbo-
lique qu'il s'agit de déchiffrer. Nous contemplons pour ainsi dire le
visage des choses ; mais il faut savoir discerner l'âme qui y transparaît
et reconnaître dans chaque être « son pouls vital et son instinct se-
cret ». L'être individuel est un comme il est unique : il est indécompo-
sable en éléments. Rien ne peut être plus faux par conséquent que de
prétendre constituer d'abord une psychologie humaine pour y joindre
ensuite, en étudiant le caractère, [128] une psychologie différentielle :
Klages n'a point assez d'ironie pour une pareille entreprise. Le carac-
tère est le tout de l'homme et il faut l'embrasser comme une totalité.
Cependant, s'il importe de saisir l'âme derrière le corps, c'est le corps
même qui nous la livre. Il n'y a que lui dont nous puissions avoir
l'intuition. Il est symbolique et physionomique. Par là la méthode de
Klages est en un certain sens l'inverse de celle des physiologistes : car
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 101
rations qui nous ont précédés. Bien loin de penser que le mot n'est
qu'un signe abstrait, et anonyme, toujours moins riche et. moins nuan-
cé que la pensée qu'il traduit, Klages montre justement qu'il y a en lui
une infinité de résonances. Il possède lui aussi une physionomie qu'il
nous appartient de comprendre. L'étymologie peut nous y aider ; mais
même quand nous l'ignorons, même quand elle est fausse, le mot
garde encore une sonorité significative. Les virtualités qui sont en lui,
et que le poète seul est capable de mettre en jeu, dépassent toujours le
contenu de la conscience claire. Les mots les plus beaux sont les plus
évocateurs ; ils éveillent nos puissances cachées ; au lieu de limiter la
pensée, ils la dilatent. Ils creusent les [130] régions profondes et obs-
cures de l'âme ; au lieu de former un écran entre le réel et nous, ils
constituent le corps même de la pensée humaine qui est pour le psy-
chologue, avec le corps de l'individu, le plus admirable instrument
d'observation, d'analyse et de découverte.
*
* *
Si maintenant on voulait connaître non plus la méthode de Klages,
mais sa théorie de la conscience, on trouverait d'abord chez lui une
opposition radicale à l'égard de l'intellectualisme. Or la psychologie
classique n'est pour lui qu'une psychologie de l'intelligence : mais
l'intelligence est une simple acquisition ; elle tend à effacer les diffé-
rences individuelles ; elle rapproche les êtres dans une représentation
de la vérité qui est à la fois abstraite et commune à tous. Elle est par
rapport à l'individu une sorte de dehors absolu. Au contraire, le fond
de nous-même est formé par des aptitudes naturelles antérieures à
toute acquisition, par des instincts et par des sentiments. Là est. notre
âme véritable, notre unique dedans. Et Klages oppose à l'âme, qui est
parente de l'obscurité et de la nuit et qui forme en nous une sorte de
conscience nocturne, l'esprit qui est seulement notre conscience diurne
et dont le vice irrémédiable est d'être une clarté sans crépuscule.
Mais le centre de la doctrine de Klages réside dans sa conception
de la volonté. La volonté est toujours pour lui une révolte contre l'ins-
tinct ; elle est la démarche par laquelle le moi se sépare de l'univers
pour substituer à l'impulsion qui le traverse et qui l'anime des desseins
particuliers et arbitraires. Je subis le sentiment : en m'abandonnant aux
mobiles qui m'entraînent, je me sens accordé avec le tout. Mais le
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 103
moi avec le caractère. Le moi n'est pas comme lui une partie de la Na-
ture, il est une puissance pure toujours en suspens qui, parce qu'elle
est une puissance limitée, est toujours associée à une certaine nature,
mais qui est libre d'en faire l'usage qui lui plaît, le meilleur ou le pire.
Il n'est pas une fatalité, mais l'activité même qui nous délivre de toute
fatalité. Et c'est pour cela qu'il se réalise par un don volontaire de lui-
même, c'est-à-dire précisément par un don de sa nature. À mesure que
la conscience s'approfondit et s'unifie, il devient de plus en plus diffi-
cile d'expliquer la conduite d'un homme par son caractère ; celui-ci
n'est pas aboli, mais transfiguré. Il n'est plus que la vocation reconnue
et ratifiée. Il devient le serviteur de l'esprit dont il était d'abord l'adver-
saire. Il nous rend capable, mais seulement par la médiation de la Pen-
sée, d'obtenir entre l'individuel et l'universel une fusion rigoureuse ;
alors, en effet, nous prenons conscience que l'action qui exprime le
mieux les exigences de notre être propre est aussi celle qui réalise
entre le monde et nous l'harmonie la plus parfaite.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 105
[133]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
TROISIÈME PARTIE
3
La formation
du monde sensible
*
* *
au mouvement, qui n'a de sens que comme une transition vers ce qui
nous manque. Il s'agit maintenant de montrer comment les différents
aspects du monde vont surgir tour à tour. L'originalité de M. Nogué
est justement de nous faire voir comment le mouvement nous porte
vers l'objet absent à travers l'espace et le temps, où se développent les
qualités sensibles, qui apparaissent précisément là où nous ne sommes
pas.
Considérons le mouvement de plus près. M. Nogué distingue en lui
la dualité de l'appui et de l'élan qu'il oppose à cette dualité biranienne
de l'effort et [137] de la résistance, à laquelle il reproche de poser,
dans l'effort, une activité dont on voit mal l'origine, puisqu'elle est
sans rapport avec le besoin et, dans la résistance, une sorte de muraille
qui risque de bloquer notre activité au lieu de la délivrer. Mais si le
mouvement est un élan vers un objet absent, il n'est possible que par
une division de l'être avec lui-même. Car le corps n'est pas tout entier
élan. Il ne se déplace pas tout entier. Il faut qu'il trouve soit en lui-
même, soit dans un objet, un terme sur lequel il s'appuie pour pouvoir
s'élancer. Cet appui n'est pas une simple limite comme la résistance :
il n'a de sens que par l'acte qui le choisit, qui le pose, qui l'immobilise
et lui donne, pour ainsi dire, assez de solidité pour porter l'élan qui le
dépasse. Ainsi nous allons toujours vers les choses, au lieu que les
choses viennent vers nous. M. Nogué se complaît à décrire le mouve-
ment de la marche, où il voit sans doute le modèle privilégié de tous
les autres mouvements, et où l'un de nos pieds se fixe sur la dureté du
sol pour obliger l'autre à le quitter en risquant dans le vide cette ex-
traordinaire aventure qui lui permet de nous promouvoir. Nous appré-
hendons 1à dans une image saisissante le drame même de notre vie,
où il faut, que notre moi adhère étroitement, à ce qu'il est afin de créer
ce qu'il doit être, et s'établisse étroitement, à l'intérieur même de sa
nature afin de devenir capable de la transcender.
Il est facile maintenant de comprendre comment le temps et l'es-
pace peuvent se former à partir du mouvement. Au-delà de l'acte
même que nous accomplissons et qui détermine pour nous l'actualité,
s'étend le champ de tous les objets absents, que nous pouvons nous
représenter par des images dès que nous en avons eu quelque expé-
rience. Mais si le propre des images c'est d'être inactuelles, elles [138]
n'appartiennent par elles-mêmes ni au passé ni à l'avenir. Il faut pour
distinguer le passé de l'avenir avoir recours à une analyse du présent
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 109
qui fonde leur opposition : alors on retrouve l'appui qui est tourné vers
un passé arrêté, et l'élan qui est tourné vers un avenir indéterminé.
Quant à la durée, elle marque l'intervalle qui sépare notre action de la
fin vers laquelle elle tend : sans la durée, la distinction de la présence
et de l'absence s'abolirait dans une omniprésence. Enfin, la continuité
du mouvement est elle-même susceptible de se rompre, ce qui permet
d'introduire ici la notion d'ordre, qui se définit par la nécessité où nous
sommes de reprendre appui au cours du mouvement que nous accom-
plissons. Tout élan est suivi d'un repos qui est en réalité un change-
ment d'appui. C'est ce que l'on observe dans la marche, dont le rythme
est fixé par l'extension du pas. Et tout mouvement est lui-même une
architecture de rythmes. Dès lors, l'accélération et le ralentissement de
la vitesse pourront être obtenus soit en précipitant et en espaçant les
appuis, soit en raccourcissant ou en diminuant les élans. De telle sorte
que cette description psychologique du temps prépare à son tour une
conclusion qui nous permet de pénétrer profondément dans le jeu
même de la liberté : « La disposition de la durée, dit M. Nogué, est
une des formes de la maîtrise ; et il est une certaine étendue de l'esprit
qui se mesure à l'écart de ses retards à sa promptitude, comme il est
une perfection de l'animal et de la machine animée qui s'estime à la
marge entre ses lenteurs et ses détentes. »
L'espace est considéré trop souvent comme un milieu extérieur à
nous, déterminé par les relations entre les objets de la vue et du tou-
cher. Mais l'espace est d'abord le vide dans lequel s'engagent nos
mouvements. [139] « Il n'y a d'espace que pour un être capable de res-
sentir le vide des objets absents et de goûter les bienfaits de leur pré-
sence retrouvée. Avant d'être un objet de contemplation, l'espace est le
champ d'une existence tour à tour privée et apaisée. » Il a deux sens,
comme le temps, selon que le mouvement est destiné à nous porter
vers les choses ou à les porter en nous : c'est 1'extus et l'intus. Ainsi
l'espace se distingue du temps parce qu'il nous permet de renverser le
sens du mouvement afin de donner satisfaction au besoin. Et l'on peut
dire d'une manière générale qu'il y a une création dynamique de
l'étendue à laquelle la danse, par exemple, nous permet d'assister ;
« elle nous donne l'idée de mouvements plus purs et plus parfaits que
les nôtres, parce que, plus rigoureusement analysés, ils s'enchaînent en
des démarches toujours lisibles, où la netteté des appuis le dispute à
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 110
*
* *
L'entreprise de M. Nogué présente deux caractères opposés ; c'est
une description aussi fidèle, aussi exacte, aussi minutieuse que pos-
sible du monde tel qu'il se donne à nous dans l'expérience de tous les
jours ; et à ce titre elle a un intérêt éminemment psychologique. Mais
c'est en même temps une genèse du monde, qui, à ce titre, présente
une portée métaphysique. Comment pourrait-il en être autrement, si la
métaphysique ne réside pas, comme on le croit trop souvent, dans une
hypothèse sur l'inconnaissable, mais dans la recherche en nous des
opérations fondamentales par lesquelles le réel est engendré ? Or l'af-
firmation essentielle de M. Nogué, c'est en effet que notre activité
produit le spectacle que nous avons sous les yeux. Maintenant, que
faut-il entendre par cette activité ? Elle se réduit à une activité biolo-
gique et motrice tout entière suscitée et gouvernée par le besoin. Cha-
cun de nous constate aisément qu'il est un être besogneux qui porte en
lui une sorte de creux et qui appelle réel ce qui le remplit. Nul ne met
en doute non plus l'industrie, la fécondité, la puissance d'invention du
besoin. Mais épuise-t-il notre activité ? Lorsqu'il est satisfait elle de-
vrait cesser. N'est-ce pas alors qu'elle est la plus désintéressée et la
plus pure ?
Il y a chez M. Nogué un réalisme vigoureux dont on peut dire qu'il
pose un objet inconnu, mais tel pourtant qu'il est la seule réalité véri-
table, la seule qui soit capable d'assurer notre existence en apaisant
notre faim. Le rôle qu'il attribue à l'activité est donc [142] bien diffé-
rent de celui que lui prête l'idéalisme, puisqu'elle quête l'objet au lieu
de le créer ; il faut qu'il s'offre à elle du dehors, elle n'a pas à le cons-
truire ; c'est elle qui l'appelle, mais c'est lui qui lui répond. Il appar-
tient ainsi au monde de l'existence et non pas au monde de la connais-
sance. Disons qu'il est transcendant à la connaissance. Mais la con-
naissance le met en rapport avec notre corps qui se meut pour l'at-
teindre, et, sur le chemin qui l'en sépare, épanouit une immense co-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 112
rolle sensible dont chaque nuance est pour lui le signe d'une action
possible, la promesse d'une possession. On regrette seulement que M.
Nogué ait limité jusqu'ici son analyse à la relation du sensible avec le
besoin : l'apaisement du besoin est-il la mort du sensible ? Dira-t-on
qu'il perd alors son relief et la puissance qu'il avait de nous émou-
voir ? Ou n'est-ce point alors que nous commençons à saisir son es-
sence véritable, comme on le voit dans l'œuvre du peintre ou du musi-
cien où la qualité, sans répudier son origine qui se confond avec celle
même de la vie, acquiert une intensité et une pureté qu'elle n'avait pas
aussi longtemps qu'elle n'était que le signe d'un objet utile ? Le propre
de l'art, c'est de l'en séparer ; elle nous découvre alors une autre signi-
fication, qui est proprement spirituelle, et dont M. Nogué saura mieux
que personne, avec sa délicatesse et sa pénétration habituelles, nous
montrer un jour comment elle prolonge l'autre et l'achève.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 113
[143]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
TROISIÈME PARTIE
4
Le langage et la pensée
rôle n'est point encore de nous faire connaître le réel, mais seulement
de mettre à notre disposition un instrument symbolique qui nous per-
met de le représenter avec une exacte précision ; et d'introduire en lui
des lois de combinaison par lesquelles nous parvenons à le dominer
par la pensée et par l'action. Non point que le langage mathématique
soit l'idéal suprême du langage, ni qu'il épuise toute sa fonction. Car il
y a à l'autre extrémité le langage poétique qui, derrière les mots les
plus communs et dont un long usage a peu à peu effacé le relief, re-
trouve une résonance secrète, une puissance d'évocation infinie où ils
cessent, tout à coup, d'être les signes des choses pour nous les rendre
elles-mêmes présentes et nous faire communier avec elles.
*
* *
[146]
M. Abel Rey, dans la première partie du livre, oppose la pensée
primitive « à la pensée logique. Il montre, justement, comment la pen-
sée primitive est une pensée synthétique qui a toujours le Tout pour
objet, au lieu que la pensée moderne est une pensée analytique pour
laquelle le Tout recule et s'abolit, et qui s'attache à la considération
des objets particuliers afin de les coordonner et de les maîtriser. Aussi
voit-on le primitif chercher toujours une communication affective
avec ce Tout où il espère pouvoir puiser une force qui l'anime, le sou-
tienne et le fortifie, tandis que le moderne n'a confiance que dans la
connaissance qu'il a acquise des rapports entre les choses et dans l'ha-
bileté qui lui permettra de s'en servir. On comprend ainsi facilement
que pour le primitif la véritable réalité soit intérieure et invisible et
que la nature n'en soit que le visage ou la forme manifestée, au lieu
que cette nature est pour l'homme moderne la réalité elle-même à la-
quelle l'intelligence et le vouloir doivent s'appliquer pour la pénétrer
et pour la réduire. De plus, le primitif est intégré dans un groupe so-
cial qui ne cesse de lui imposer ses manières de penser et d'agir, et
dont il ne cherche pas à s'affranchir puisque la force même dont il dis-
pose c'est le groupe qui la lui infuse, comme s'il était le dépositaire et
le médiateur de cette force indéterminée qui règne dans tout l'univers.
Rien pour le primitif n'a d'existence que dans le sentiment et, si l'on
peut dire, dans sa valeur par rapport au moi. Tout pour l'homme mo-
derne tend à devenir un objet indifférent qui ne prend un sens pour le
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 116
moi que par le parti qu'il en tire et par l'usage qu'il en fait. Ainsi, la
pensée primitive qui essaie toujours de [147] mettre en jeu une puis-
sance qui la dépasse n'a pas besoin de cette précision et de cette ri-
gueur, qui sont au contraire les caractères essentiels de la pensée mo-
derne, puisque celle-ci ne peut avoir de prise sur le réel que par les
instruments qu'elle s'est donnés à elle-même pour le conquérir.
Mais ces deux formes de pensée ne se sont pas succédé dans le
temps en s'évinçant l'une l'autre. La pensée primitive subsiste encore
au fond de chaque conscience ; c'est elle que l'on voit en œuvre dans
la religion, dans l'art et dans la poésie. C'est elle que l'on retrouve dans
le plus humble mouvement de sympathie, et qui nous permet parfois
de pénétrer dans le secret des choses ou dans celui des autres êtres
avec une profondeur et une lucidité qu'aucune connaissance objective
ne nous donnera jamais. Pourtant c'est celle-ci qui est la plus sûre,
bien que, seule, l'autre aille jusqu'au cœur du réel. L'une n'atteint que
la surface, tandis que l'autre a l'intimité pour unique domaine. Et peut-
être peut-on espérer que ces deux sortes de pensée, au lieu de se con-
tredire et de s'exclure, finiront un jour par se rejoindre et par s'accor-
der : car il y a entre elles une zone commune qui est celle de l'expres-
sion. L'expression par elle-même appartient à ce monde de l'objet dont
nous cherchons à faire la science ; mais à mesure que celle science
devient plus subtile et plus parfaite elle nous découvre la signification
qu'elle nous masquait d'abord ; elle nous en rend possesseur et maître,
en nous montrant les moyens de la traduire qui sont aussi les moyens
de la produire. Les plus grands parmi les hommes ont cherché ce point
de rencontre miraculeux où le dedans et le dehors, cessant de s'oppo-
ser, viennent coïncider, où l'essence spirituelle du réel se livre à nous
dans son apparence même, où l'entendement réussit à emprisonner
dans un réseau [148] de plus en plus fin de relations l'âme même des
choses, où l'art et la science enfin convergent et cherchent à s'identi-
fier : ce qui fut proprement l'ambition magnifique de Léonard de Vin-
ci.
Cette identification ne peut être pour nous qu'un idéal. Il ne faut
donc pas s'étonner qu'il subsiste toujours l'intérieur de la conscience
humaine des besoins affectifs qui demandent à l'imagination une satis-
faction trop facile, et des exigences logiques qui sacrifient à la rigueur
scientifique toutes les autres aspirations de la conscience. M. Abel
Rey nous a décrit avec beaucoup de fidélité ce progrès de la pensée
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 117
logique qui, en limitant peu à peu l'invasion de l'univers par notre vie
subjective, invite celle-ci non point sans doute à abdiquer, mais à se
purifier et à s'approfondir toujours davantage. Il nous montre que la
triple source de la connaissance réside dans l'intuition, dans la logique
et dans l'expérience. La pensée orientale a plus de goût pour l'intui-
tion, et la pensée occidentale plus de confiance dans la logique, au
risque de mettre l'abstraction au-dessus de la communion vivante avec
le réel, ce qui ne va pas toujours sans péril. Mais la logique n'a pu ap-
paraître que lorsque l'activité de l'esprit a pris conscience de son indé-
pendance en se libérant peu à peu soit du mythe, soit de la technique
où elle est demeurée enveloppée pendant très longtemps. Cette libéra-
tion a trouvé son expression classique dans la logique d'Aristote qui
introduit dans le monde un système de relations qualitatives, distribue
toutes les formes d'existence en genres et en espèces, et fait entrer tous
les objets de la pensée possible dans les cadres du syllogisme.
Mais, de même que la pensée grecque s'était affranchie du mythe,
la pensée moderne, en rompant avec l'aristotélisme, s'affranchit à son
tour de cette [149] méthode qualitative, qui tire le général du particu-
lier pour en faire une chose nouvelle à laquelle l'esprit doit encore
s'assujettir. Elle découvre dans la quantité le moyen de réduire la con-
naissance à un jeu d'opérations, où l'esprit ne cesse d'éprouver sa puis-
sance et sa valeur ; elle procède désormais à une marche synthétique
qui peut lui donner l'illusion, à partir du moment par exemple où l'ana-
lyse a réussi à rejoindre les deux notions de nombre et d'espace, de
posséder un instrument grâce auquel elle deviendra capable de recons-
truire tout le réel. De là une sorte de dogmatisme rationnel dont les
récents bouleversements de la mathématique et de la physique nous
ont obligés de restreindre la portée et de changer le sens. Notre lo-
gique et nos mathématiques elles-mêmes, si elles ne sont rien de plus
que des instruments, demeurent toujours au service de l'esprit qui les
domine et qui les modifie selon ses besoins, pour leur permettre de
représenter avec de plus en plus d'exactitude et de souplesse les rela-
tions de plus en plus ténues que nous découvrons entre les choses.
Elles sont toujours provisoires, et traduisent le progrès vivant de notre
pensée, qui se délivre par degrés de toutes les lisières que le corps, le
milieu ou la tradition ne manquent jamais de lui imposer, et qui brise
les instruments mêmes qu'elle a forgés, à partir du moment où ils
commencent à l'opprimer et où ils cessent de la servir.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 118
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* *
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Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME
PARTIE
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Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 121
[155]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE
1
« Avoir une âme »
Avoir une âme, tel est le titre que M. Etienne Souriau vient de
donner à un ouvrage fort curieux et fort suggestif dans lequel il s'inter-
roge avec beaucoup de pénétration et de subtilité sur le mode de réali-
té que nous accordons à l'âme, et dans lequel il cherche à approcher et
à circonscrire son essence mystérieuse par toutes les ressources de
l'analyse intérieure, par le témoignage d'autrui à la fois sur lui-même
et sur nous, par certains thèmes artistiques enfin, où il semble que
l'âme vienne s'incarner et trouver une sorte d'image d'elle-même. Dans
ce livre dépouillé de toute technique savante, qui garde l'allure la plus
vivante et la plus libre, où le document et le récit illustrent la réflexion
et la soutiennent, notre pensée trouve une ample matière à s'exercer,
un aiguillon qui excite, renouvelle et multiplie son propre mouvement
dès qu'elle commence à scruter le problème de son existence spiri-
tuelle et de son rapport avec l'existence des choses. Engageons-nous à
notre tour dans le chemin qu'il propose à notre méditation.
Il n'y a pas de mot qui ait une résonance plus profonde que le mot
âme, ni qui évoque mieux l'idée de notre intimité la plus personnelle,
d'une vie qui [156] est en nous et qui n'appartient qu'à nous seul, feu et
lumière à la fois, et dont le corps est l'écran qui la dissimule, mais aus-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 122
font de nous est plus claire et plus dessinée que la nôtre. Il arrive
même que cette idée qu'ils ont de nous soit comme une suggestion
[159] qu'ils nous adressent et que nous entreprenons de réaliser. Je
puis être aimé par quelqu'un pour des raisons dont je doute moi-
même. Je puis aussi lui faire l'aveu de mes faiblesses, de mon indigni-
té, tout en attendant de lui des paroles qui me rassurent. Je puis me
sentir incapable d'incarner l'âme qu'il m'attribue. Mais si je n'ai ainsi
qu'une demi-existence de désir et de possibilité, il dépend de son aide
et de mes efforts de l'accomplir.
M. Étienne Souriau montre avec beaucoup de délicatesse que la
dissimulation et le mensonge sont souvent comme une défense de
moi-même, de mon intimité, qui est une genèse, et qu'aucune appa-
rence ne doit livrer, de cette infinité dans laquelle je puise toujours et
que rien de fini ne peut figurer. L'âme n'a point une existence substan-
tielle, mais une existence de besoin et d'appétition qu'il s'agit pour moi
de conduire jusqu'à son terme. Mon essence n'est pas une réalité im-
mobile dont mes états intérieurs ne seraient que les expressions suc-
cessives : elle est ce vers quoi je tends, ce qu'il y a en moi de meilleur,
ce sommet de ma vie que je puis méconnaître ou que la paresse peut
m'empêcher de gravir. Cette possibilité la plus haute qui est en moi est
comme un appel que l'univers me fait entendre et auquel je ne réponds
pas toujours. Car chaque âme a dans l'univers une vocation qui lui est
propre : et l'on peut dire qu'en ce lieu de l'espace et du temps où nous
sommes l'univers a besoin de nous pour s'accomplir. Cependant, par-
mi ces richesses problématiques dont notre âme est pleine, il y en a de
vraies et de fausses ; il en est qui sont réalisables par nous et d'autres
qui ne le sont pas : le grand point est d'être capable de les discerner ;
et si je me trompe sur elles, c'est mon existence même que je manque.
Mais ce qui importe le plus, c'est de montrer que [160] ces possibi-
lités ne sont point des possibilités abstraites qui ne pourraient se réali-
ser qu'à l'intérieur d'une matière où elles viendraient pour ainsi dire
prendre corps. Si elles ne s'actualisent pas dans le monde visible, elles
obtiennent parfois un accomplissement intérieur qui contribue à for-
mer ma propre grandeur spirituelle. Sans doute on peut dire que tous
les événements qui me sont arrivés étaient nécessaires pour mettre en
jeu ces possibilités et contribuer ainsi à modeler mon âme. Mais ces
possibilités, c'est précisément quand elles ne trouvent dans le monde
aucun événement qui les exprime ou qui les supporte qu'elles reçoi-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 125
vent dans l'âme leur épanouissement le plus pur. Il ne faut pas leur
ôter alors toute réalité, mais seulement leur attribuer une réalité qui est
autre que celle que nous cherchons dans l'expérience la plus com-
mune. Ce n'est plus là une réalité purement subjective, dont il semble
qu'elle est toujours illusoire, ni la réalité d'un objet pur, comme une
idée platonicienne et dont on ne sait pas comment elle pourrait être
nôtre en dehors de l'acte même qui en prend possession. Il faudrait
dire plutôt que c'est une intention dans laquelle chaque être cherche à
s'atteindre lui-même dans son essence la plus pure, qui est aussi sa
perfection la plus haute. C'est que l'âme habite dans cette région pro-
fonde qui est intermédiaire entre l'existence et le néant, où on ne
trouve rien de plus qu'une possibilité qui se découvre en s'accomplis-
sant, où, au-delà de ce que l'on voit et de ce qui est fait, on atteint ce
que l'on ne voit pas et qui n'est pas encore fait, c'est-à-dire ce cœur
même de l'existence où chaque homme peut dire : « Là est ma crainte,
là est ma foi, là est mon désir. » Dira-t-on maintenant que, derrière
toutes ces possibilités qui ne sont rien et qui sont pourtant le tout de
mon âme, « il y a seulement le travail menu et [161] adroit des cel-
lules du corps, toute une petite usine chimique » ? Oui, sans doute,
mais ces possibilités vont infiniment au-delà ; elles sont l'œuvre de la
pensée qui crée tous les instruments dont elle a besoin elle-même pour
se former. Et cette pensée à laquelle on refuse l'être le donne pourtant
à tous les objets qui lui deviennent présents. M. Souriau évoque ici les
beaux vers du poète Jules Supervielle :
cune existence nulle part. C'est, à l'esprit seul qu'il appartient d'en as-
sumer la réalité, après en avoir mesuré le secret et la valeur, même si
le monde extérieur ne lui apporte aucune confirmation, même s'il
semble la démentir : et il arrive que ce soit ce démenti qui la justifie.
Ce que M. Souriau s'attache « à retrouver, ce sont ces moments de
parfaite lucidité intérieure où il semble que l'âme devient vraiment
présente à elle-même dans l'aspiration la plus profonde qui la fait être.
« Les pensées lucides, dit-il, sont les bonnes actions de l'esprit, pur. »
Cette présence à soi est [162] aussi une présence en soi et par soi. Ces
moments les plus hauts que ma vie intérieure est capable de connaître
ont une sorte d'existence sublime et on peut dire « qu'ils conditionnent
mon âme au lieu d'être conditionnés par elle ». Ainsi on peut observer
qu'il y a dans chacune de nos pensées une note personnelle qui dessine
le moi auquel elle peut être intégrée, et que là où cette note est absente
le moi lui-même est absent. Ne perdons donc pas de vue que l'âme en
tant que telle garde une existence purement virtuelle, et que cette vir-
tualité ne pourrait trouver une expression dans un autre domaine, par
exemple dans celui de l'action, qu'en cessant précisément d'être spiri-
tuelle. Ce qui n'est nullement destiné à diminuer la valeur de l'action,
ni sa relation avec l'âme qui trouve souvent en elle l'épreuve dont elle
a besoin, mais à définir la réalité propre de l'âme, considérée dans sa
pureté, antérieurement à tous les témoignages qui la manifestent, mais
qui la dissimulent. On peut dire par conséquent de l'âme qu'elle ne fait
qu'un avec son désir le plus essentiel : mais ce désir n'est pas le désir
d'une chose cachée quelque part et qu'il s'agirait pour nous de trouver ;
c'est le désir d'une chose qu'il faut instaurer et faire émerger en nous
par un accomplissement. Quant à ces moments d'accomplissement
dont chacun d'eux nous pose plutôt que nous ne le posons, il nous ap-
partient de les relier par un réseau sur lequel se déroule toute notre vie
temporelle.
M. Souriau cite le mot de Plotin que « l'âme ayant en soi les
formes des êtres, et étant forme elle-même, possède toutes choses ».
Mais ce qui l'intéresse pardessus tout, c'est la manière dont elle met en
œuvre cette richesse potentielle qui est en elle. Or elle y parvient pré-
cisément dans certains moments essentiels au cours desquels elle se
constitue. Mais sa grandeur [163] dépend de l'harmonie intérieure
qu'elle est capable d'établir entre eux. Ainsi, son identité n'est pas
l'identité d'une chose ; elle résulte de la convergence de tous ses mou-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 127
vements vers un même être virtuel. Et l'on comprend sans peine que
M. Souriau puisse dire que les mêmes éléments combinés par nous de
différentes manières et avec plus ou moins d'art nous ouvrent ou ne
nous ouvrent pas les royaumes intérieurs. Il soutiendra donc avec les
Anciens que l'âme est une harmonie, mais c'est une harmonie qu'il
dépend de nous de créer. Or le propre d'une harmonie, c'est de suppo-
ser des termes opposés et de les unir. Plus l'intervalle qui les sépare a
lui-même d'ampleur et plus l'âme qui le remplit a de nombre, de sono-
rité, de richesse et de grandeur.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 128
[164]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE
2
Le sens de la souffrance
l'homme a une telle aversion pour la douleur qu'il l'oublie dès qu'elle
l'a quitté ; il n'aime point rappeler la servitude où elle le réduisait, ni la
rencontrer chez un autre, comme s'il y voyait une menace ou bien un
reproche. Il ne parvient pas à l'imaginer quand il ne l'éprouve plus.
Il soupçonne alors qu'elle cache soit une illusion où on se complaît,
soit une faiblesse dont on n'a pas su triompher. Il faut qu'il en sente de
nouveau la pointe pour que tout son scepticisme s'écroule et pour que
le monde, cessant d'être un tableau, acquière une profondeur subjec-
tive dans laquelle sa destinée personnelle lui paraît tout à coup en jeu.
La souffrance est-elle donc seulement un mal dont nous devons
chercher à nous délivrer, un scandale sur lequel nous devons fermer
les yeux ? Comment un état si intense, qui laboure tout notre être inté-
rieur, qui descend jusqu'à la racine même de la vie et qui semble appa-
renté à la mort, qui est toujours prêt à surgir dès qu'un intérêt suprême
commence à ébranler notre âme, qui éteint le rire et la frivolité et
donne une telle gravité à tout ce qu'il touche, n'aurait-il pas quelque
profonde signification métaphysique que l'on s'interdit de reconnaître
lorsqu'on songe seulement à le fuir ? Telle est la question que s'est
posée Max Scheler dans un essai intitulé le Sens de la souffrance et
que l'on vient de traduire (Aubier). Laissons de côté cette attitude
pourtant si commune à l'égard de la douleur et qui ne trouve pour y
répondre que le gémissement ou la révolte : nous savons bien que ce
sont là seulement les signes de notre impuissance à son égard. La civi-
lisation a toujours cherché à disposer de toutes les causes qui peuvent
produire en nous le plaisir et la douleur afin d'accroître l'un indéfini-
ment et d'atténuer l'autre jusqu'à [166] l'anéantir. Mais c'est là un es-
poir chimérique. Il y a entre ces deux états une solidarité si étroite
qu'en devenant indifférent à la douleur nous deviendrions aussi indif-
férent au plaisir. D'autre part, la sensibilité à la douleur augmente plus
vite que la sensibilité au plaisir : celle-ci devient toujours plus exi-
geante et celle-là toujours plus délicate. Enfin, nous savons bien que
nous ne pouvons agir que sur les plaisirs et les douleurs qui demeurent
pour ainsi dire à la surface de notre moi, mais que nous n'avons entre
les mains aucun moyen pour provoquer ces joies, pour abolir ces souf-
frances qui naissent au cœur même de notre âme, qui engagent son
activité la plus profonde et semblent exprimer en elle le retentissement
d'un ordre qui la dépasse.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 130
*
* *
La souffrance est, semble-t-il, l'origine et le symbole de tous les
maux. Et le propre du méchant, c'est de chercher à la produire. Pour-
tant la valeur d'un être se mesure à la qualité et à la profondeur des
souffrances qu'il est capable de ressentir. C'est la souffrance qui met à
l'épreuve notre lucidité et notre courage. Elle nous oblige à faire de la
vie l'expérience la plus aiguë. Elle montre si nous sommes prêts à en
accepter la pleine conscience et la totale responsabilité ou si nous pré-
férons nous évader dans l'insensibilité et l'indifférence. C'est la ma-
nière même dont nous l'accueillons qui nous juge.
Aussi ne faut-il pas s'étonner si toutes les religions, toutes les
écoles de philosophie et de morale se distinguent par la manière même
dont elles interprètent la souffrance et par l'usage qu'elles nous propo-
sent d'en faire. Les unes nous recommandent de la changer en un objet
de contemplation dont nous parvenons ainsi à nous détacher, les
autres de l'affronter avec héroïsme ; celles-ci de la fuir, celles-là de
nous y résigner ; tantôt on cherche à la refouler et à la nier, tantôt à la
recevoir comme une expiation, tantôt enfin à découvrir en elle une
purification à l'égard de la nature et le chemin de nos joies les plus
pures et les plus hautes. Mais il y a beaucoup d'orgueil soit chez celui
qui recherche la souffrance pour la gloire de la dompter, soit chez ce-
lui qui la [169] nie et déclare qu'elle n'est qu'un mot ; il y a beaucoup
de déboires chez celui qui met toute sa confiance dans la prudence
avec laquelle il entreprend de l'éviter ; il y a beaucoup de faiblesse et
de fausse sincérité chez celui qui s'y résigne par force ; beaucoup de
désespoir et de révolte chez celui à qui on veut persuader qu'elle
l'oblige à expier, comme on le voit par l'exemple de Job. Il n'y a donc
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 132
que deux voies qui nous restent ouvertes : celle de la sagesse orientale
qui va transformer la douleur en objet, pourvu que l'individu s'en dé-
solidarise et le rejette hors de lui, c'est-à-dire pourvu qu'il abolisse en
lui cette faculté de désirer ou de préférer sans laquelle elle cesse de
nous appartenir ; celle de la sagesse chrétienne, qui exige au contraire
que le moi non seulement accepte de la porter, mais encore qu'il
l'assimile et qu'il l'incorpore comme le moyen de sa propre création
spirituelle.
Aucun homme sans doute n'a jamais médité plus profondément
que le Bouddha sur le problème de la douleur : non pas que l'on puisse
dire, comme le fait remarquer Scheler, qu'il a été conduit vers cette
méditation par des souffrances qu'il aurait lui-même subies ; car c'est
volontairement au contraire qu'il a quitté les richesses, la puissance, le
luxe et le bonheur pour aller parmi les hommes qui souffrent et entre-
prendre de les guérir. La douleur a donc été pour lui un spectacle dont
il a cherché à reconnaître la cause. Et il l'a trouvée dans la convoitise,
qui est inséparable de notre nature individuelle. C'est, notre attache-
ment à nous-même qui, en nous obligeant à faire de nous un individu,
nous oblige à la revendiquer comme nôtre et par conséquent à la subir.
Mais celui qui a su découvrir dans sa conscience le « soi supra-
individuel » ne peut plus être affecté par l'extérieur. La douleur n'a
plus de force sur lui. Il l'a [170] transformée en une image. Elle n'est
plus qu'une douleur conçue qui cesse de le faire souffrir. L'origine du
mal est dans le désir, dans cette soif de l'existence individuelle qui
crée toutes nos affections. L'attachement à l'existence et la douleur ne
font qu'un. Aussi le bouddhisme tend à éliminer le plaisir aussi bien
que la douleur elle-même ; car c'est lui qui entretient et qui nourrit le
désir. Le désir est la source commune de toutes mes affections : c'est
cette source qu'il s'agit de tarir. C'est ma soif de l'être qui réalise pour
moi un monde sur lequel elle projette le mal comme son ombre. Le
plaisir est une tentation par laquelle j'accorde une existence indépen-
dante à des choses dont a l'être-là, le non-être-là » dépendent unique-
ment d'un acte de mon esprit. Dès que la souffrance est vue ou con-
çue, « elle fait rentrer l'être et le non-être de l'univers sous la dépen-
dance de notre activité spirituelle à laquelle notre convoitise l'avait
inconsciemment soustraite ». Les choses qui disent : nous sommes là
traduisent le mensonge de cette convoitise. Leur existence dépend
d'un acte que nous avons accompli. Mais « tout ce qui repose sur un
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 133
acte peut être supprimé par un acte ». Il faut, donc que je devienne
indifférent à « l'être-là et au non-être-là », que je ne résiste pas à la
souffrance sous peine de l'avouer comme mienne, que je puisse dire à
chaque chose : « Cela n'est pas moi, cela n'est pas mon bien. » Ainsi il
suffit d'un acte de mon esprit pour me délivrer de la chaîne de la cau-
salité à laquelle le désir et la souffrance m'asservissaient.
On ne doute pas que cet acte ne soit difficile. Pour réussir à faire
de la souffrance un objet, pour la contempler comme une idée, il faut
que le moi individuel disparaisse dans la conscience transcendantale.
Cette méthode, liée à une conception pessimiste de la vie dans le
bouddhisme, s'accommode, il est vrai, [171] d'un optimisme de l'Être
chez Spinoza et chez Goethe. Elle consiste alors à considérer les sen-
timents comme des pensées confuses : le propre de la sagesse est de
les résoudre. Mais on se demande si elle y parvient : on peut dire
d'abord qu'il est une « profondeur de souffrance où la pensée
échoue », ensuite, que la résolution de nos sentiments en idées leur
laisserait peut-être une force répandue plus subtile et plus profonde
qui envahirait la conscience tout entière ; enfin que le problème reste
ouvert de savoir s'il n'y a pas dans la souffrance elle-même une signi-
fication positive que nous ne pouvons découvrir qu'en consentant à
l'assumer.
*
* *
Le propre de la sagesse chrétienne c'est, d'une part, de réintégrer la
valeur de la vie affective et de montrer qu'elle n'est pas dans l'âme une
simple servitude dont il faut s'affranchir, d'autre part, de garder à la
souffrance son caractère original et privilégié, de telle sorte qu'au lieu
de se convertir en idée, elle devienne le principe d'une joie que nous
ne pouvons connaître que par elle. Loin de contredire l'activité de l'es-
prit, c'est elle qui l'éveille et qui l'arrache à la terre. Mais on ne peut
pas se fonder sur la parole selon laquelle quiconque aura agi par le
glaive périra par le glaive pour considérer la non-résistance au mal
comme en fournissant le remède, Les mots ici ont une tout autre réso-
nance que dans le bouddhisme : la douleur, au lieu d'être rejetée, est
éprouvée et subie. Non point que l'on trouve ici une complaisance ma-
ladive en elle, une sorte d'algophilie, dont on ne trouverait de traces
que dans la chrétienté orientale où elle s'accommode avec le besoin de
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 134
souffrir de l'âme slave. Dans les Psaumes, [172] dans le Livre de Job,
la douleur suscite une plainte dont l'âme demande toujours à être déli-
vrée. Et le Christ lui-même prie pour que « ce calice soit écarté ». Il
demande à son père avec angoisse : « Pourquoi m'avez-vous abandon-
né ? » La souffrance est donc acceptée, avouée. C'est que son rôle est
de nous retrancher des biens inférieurs et de nous élever vers les biens
supérieurs. Elle nous apprend à sacrifier tous les objets de notre atta-
chement lorsque l'amour l'exige. La noblesse de la douleur vient non
point de la passivité qu'elle nous impose, mais de l'acte même qui s'y
joint. Dès qu'elle est fondée sur l'amour, au lieu de nous isoler dans la
conscience de notre misère, elle nous oblige à éprouver notre commu-
nauté avec tous les êtres. Alors elle devient pour nous une amie, elle
produit son propre adoucissement. Celui qui recherche seulement le
plaisir extérieur et superficiel cache mal le désespoir qu'il éprouve au
fond de lui- même : au contraire, dans la souffrance, et par sa média-
tion, l'âme découvre en elle cette joie essentielle qui n'appartient qu'à
l'esprit pur.
[174]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE
3
L’angoisse originelle
*
* *
La philosophie, en obligeant le moi à se retrouver en face de lui-
même, c'est-à-dire en face d'une liberté dont l'exercice lui appartient
au centre d'un univers dont le secret demeure pour lui impénétrable et
dans lequel se poursuit toute sa destinée, cherche à atteindre la cons-
cience originelle de son existence toute nue, dépouillée de tous les
artifices qui lui ont permis d'obtenir peu à peu une relative sécurité.
Cette conscience, les modernes ont pensé qu'elle était inséparable de
l'angoisse qu'ils ont cru reconnaître comme l'état essentiel de l'âme
primitive, de l'âme de l'enfant, et même de tout homme dès que, ou-
blieux de tous les événements, il pénètre jusqu'à la racine de cette vie
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 139
qui lui a été donnée et qui n'est qu'une possibilité dont il dépend de lui
de faire une réalité. La pensée de Kierkegaard, celle de Heidegger,
nous ont accoutumés à considérer l'angoisse comme un sentiment pri-
vilégié, dont la profondeur métaphysique dépasserait celle du « Je
pense », et qui nous permettrait d'atteindre, par une sorte de percée au-
delà de tous les modes particuliers qui le dissimulent, cet acte d'irrup-
tion du moi dans le monde qui lui [178] découvre sa solitude, sa res-
ponsabilité dans la moindre démarche qu'il accomplit, l'ambiguïté et le
péril du choix qu'à chaque instant il est tenu de faire, et une triple me-
nace qui lui vient de lui-même, du monde qui l'entoure et d'un futur
toujours imminent : l'angoisse, c'est notre être même, émergeant sans
cesse du néant et ne cessant d'osciller entre le néant et l'être.
M. René Lacroze, dans les ingénieuses analyses qu'il consacre aux
rapports entre l'Angoisse et l'émotion (Boivin), sans répudier la signi-
fication métaphysique de l'angoisse, reprend l'examen de ce sentiment
selon les méthodes de notre psychologie traditionnelle, et aboutit ainsi
à cette conception intéressante que l'angoisse est le fond primitif dans
lequel toutes les émotions particulières se développent tour à tour. Il
construit ainsi une sorte de philosophie affective dans laquelle il ne
craint pas de définir l'angoisse comme un a priori de la conscience
humaine. Il fallait pour cela critiquer les théories classiques de l'émo-
tion : l'important était d'abord de montrer que l'émotion est toujours
une crise de ma vie personnelle et un ébranlement du moi tout entier.
Il ne suffit donc pas d'en rendre compte, comme on l'a fait, par des
sensations organiques, que je me contente de subir, mais qui n'expli-
quent pas comment elle peut intéresser mon activité la plus profonde ;
ni par les mouvements extérieurs dans lesquels elle se dissipe et qui
nous dissimulent le drame subjectif qui la constitue ; ni par le choc
extérieur qui la déclenche, car il suppose une disposition émotionnelle
préalable sans laquelle il serait impuissant ; ni enfin par une simple
représentation de l'intelligence, qui sert à la justifier, mais qui ne l'en-
gendre pas, et qui contribue toujours à l'apaiser plutôt qu'à la fortifier.
[179]
On nous montre ensuite comment toute émotion prend racine dans
une angoisse indéterminée, liée à l'essence même de notre être, qui ne
dépend pas des circonstances où nous sommes placé et qui reparaît
toujours identique à elle-même chaque fois que nous retrouvons la
conscience aiguë de notre humanité. Elle nous envahit dès que nous
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 140
*
* *
L'angoisse est donc toujours subjective : nous la retrouvons dès
que nous nous retrouvons en face de [181] nous-même. C'est la peur
de soi et du mystère que chacun porte en soi. Mais il faut voir à pré-
sent comment ce mystère se forme. Il y a en effet dans tout individu
un effort pour maintenir son existence et pour la fixer : il cherche à
conserver sans cesse le fragile équilibre qui est son être même ; il s'at-
tache à son passé comme à sa sauvegarde, toute situation nouvelle
commence à l'inquiéter, tout changement commence à le détruire. Et
pourtant la vie l'arrache sans cesse, non seulement à ce qu'il possède,
mais à ce qu'il est, pour l'engager dans un avenir qui est toujours pour
lui une aventure pleine de périls. Il y a donc en lui deux tendances
contradictoires, la tendance à être et la tendance à vivre. Ce qui est
l'antique conflit du Même et de l'Autre. L'angoisse est la conscience
que nous avons de cette division intérieure. Elle est la conscience elle-
même. Mais devenir autre, c'est déjà s'anéantir. Ainsi, « nul ne peut se
connaître comme existant sans s'émouvoir du principe de corruption
qu'il porte en soi ». L'angoisse est une protestation de l'individu contre
le mouvement de la vie. Le caractère de la civilisation a été de réaliser
une sorte de compromis entre l'être et la vie en donnant à la vie elle-
même la sécurité et la stabilité qui lui manquent, en la défendant par
l'invention du feu, du vêtement, de la maison, de la police ou de la
médecine, contre les changements naturels qui la menacent toujours.
On voit donc que le propre de l'angoisse, selon M. Lacroze, c'est
d'enfermer l'être en lui-même ; tandis que le propre de l'activité, c'est
de l'obliger à s'oublier lui-même en se consacrant à des tâches exté-
rieures. Pourtant, la source d'émotion qui se trouve dans l'angoisse ne
tarit jamais : elle peut seulement être dérivée. D'une part, quand l'ac-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 142
[184]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE
4
La crainte du surnaturel
pleine de bonté et qui leur veut du bien ; tout ce qui les blesse, d'une
puissance pleine de malice qui les traite en victimes. Nous avons be-
soin d'un long apprentissage pour apprendre à regarder le réel autre-
ment, pour reconnaître en lui un ordre inflexible qui ne fait point état
de nos désirs et de nos plaintes, pour réduire l'univers à un faisceau de
lois que notre ingéniosité parvient à découvrir et à utiliser. Mais cet
apprentissage n'est jamais terminé. en présence des événements les
plus graves ou les plus incertains, mais quelquefois aussi en présence
des rencontres les plus frivoles, nous imaginons dans les choses une
sorte d'intention de nous servir ou de nous nuire. Avons-nous tout à
fait tort ? L'enfant, le sauvage, n'ont-ils point avec le réel une commu-
nication sympathique très profonde et très délicate et que notre con-
fiance dans la raison et dans la science a peu à peu laissé perdre ?
Faut-il la proscrire comme une superstition de la sensibilité et de
l'imagination ? Ou peut-on lui donner un sens nouveau qui s'infléchi-
rait selon le cours de la réflexion et donnerait à [187] la réflexion elle-
même une sorte de prolongement, au lieu de la contredire et de la
rendre inutile ?
*
* *
Ce sera la gloire de M. Lévy-Bruhl d'avoir consacré la seconde
partie d'une carrière philosophique très remplie à déterminer, par
l'étude attentive des peuples encore étrangers à notre civilisation, les
caractères de cette mentalité qu'il appelle « prélogique » et que les
progrès de la science éliminent peu à peu. Dans ses beaux ouvrages
sur les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, la Mentalité
primitive, l'Âme primitive, dans le dernier, intitulé : le Surnaturel et la
nature dans la mentalité primitive, il n'a cessé d'accumuler, avec une
patience et un zèle dignes de la plus grande admiration, tout un en-
semble de documents sur les mœurs sociales et religieuses de ces
« sauvages » que le XVIIIe siècle considérait déjà avec tant de curiosité
et dont la connaissance s'est presque entièrement renouvelée de nos
jours. Nous nous promenons avec lui dans tous les pays de la terre où
notre culture n'a point encore pénétré, mais qui nous deviennent peu à
peu familiers à travers les récits des voyageurs et des missionnaires :
nous apprenons à sentir et à croire comme le Papou de la Nouvelle-
Guinée, comme le Bantou de l'Afrique du sud, comme l'Eskimo des
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 147
*
* *
Ainsi les primitifs sont des métaphysiciens de l'affectivité pure ;
mais pour eux elle se trouve fondue avec la matière de telle sorte que
celle-ci perd tous ses caractères distinctifs. Le propre de la science
moderne c'est d'avoir isolé la matière, d'avoir reconnu en elle des mé-
canismes que nous pouvons démonter et tourner dans le sens de nos
besoins. Par la découverte des lois auxquelles elle obéit, notre puis-
sance et notre liberté se fortifient. Mais la nature est infiniment plus
riche et plus subtile que la représentation abstraite que la science nous
en donne : celle-ci n'en laisse subsister que le squelette ; elle lui retire
la couleur et la vie. Or la nature ne nourrit pas seulement notre intelli-
gence, elle nourrit aussi notre puissance de sentir et d'aimer. La cons-
cience tout entière trouve en elle une résonance. Il existe entre les
choses, entre les esprits et les choses et entre les esprits eux-mêmes un
jeu de correspondances, de répulsions et d'accords qui contribuent à
l'harmonie du monde et donnent à tous les éléments qui le forment une
signification réciproque. La sensibilité les discerne parfois grâce à une
touche infiniment [193] délicate : l'intelligence essaye de saisir le mé-
canisme qui les supporte, et qui peut-être réussirait à les expliquer si
nous parvenions à en épuiser l'infini détail.
Alors la peur trouverait un remède non seulement parce que l'igno-
rance cesserait, mais encore parce qu'on ne peut acquérir plus de lu-
mière sans acquérir plus de confiance et plus d'amour. Il arrive au
primitif aussi bien qu'à l'enfant de sourire au monde qui l'entoure et de
se porter au-devant des choses avec une sympathie pleine d'espérance
et de joie. La peur naît en lui avec le sentiment de l'impuissance et de
la douleur ; elle est fortifiée par la tradition où s'accumulent les sou-
venirs des échecs et des malheurs des ancêtres. Mais à mesure que la
nature devient plus transparente elle fait naître plus d'admiration ; elle
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 151
[194]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE
5
Le mystère de l’émotion
*
* *
De tout temps l'émotion a retenu d'une manière privilégiée l'atten-
tion des psychologues et des physiologistes, à la fois parce que c'est
un phénomène très primitif, comme on le voit par le rôle qu'elle joue
dans la vie de l'enfant, de telle sorte qu'on peut lui demander de nous
instruire sur les origines mêmes de la conscience, et parce que les
phénomènes organiques qui l'accompagnent nous permettent de l'ob-
server aisément du dehors et de surprendre en elle certains points d'at-
tache de l'âme et du corps. Celui qui voudra se tenir au courant des
recherches récentes que le problème de l'émotion a suscitées pourra
lire avec fruit le livre que Mlle Renée Dejean a intitulé l'Émotion (Al-
can), dans lequel elle cherche quelles [197] sont les raisons qui font
d'elle une déroute mentale, une rupture de notre adaptation au réel, et
celui que M. Henri Wallon a consacré aux Origines du caractère chez
l'enfant (Boivin), mais dont l'intérêt essentiel et peut-être l'unité réelle
résident dans l'esquisse d'une théorie générale de l'émotion.
On n'avait le choix autrefois qu'entre deux thèses extrêmes. L'une,
qui est la thèse populaire et à laquelle l'intellectualisme donne une
forme systématique, regarde l'émotion comme l'effet d'une représenta-
tion ; ainsi, dans la peur, la pensée du danger suffit à nous faire trem-
bler. L'autre, qui prend le contre-pied de celle-là et que William James
a rendue célèbre, soutient que la peur ne peut pas naître avant que le
tremblement ait commencé ; elle est la conscience même que nous en
prenons, et elle croît comme lui. Mais la première thèse se heurte à
cette objection : c'est qu'on ne voit pas comment une simple idée est
capable de nous toucher ni d'imprimer à notre corps une telle agita-
tion ; et la seconde, qui, pour réparer cette difficulté, fait de l'ébranle-
ment organique la substance même de l'émotion, a contre elle à la fois
le témoignage de la conscience, qui n'accepte pas qu'un état où le moi
s'engage si profondément soit un simple épiphénomène, et les résultats
de plusieurs expériences, comme celles de Sherrington, qui montrent
qu'en sectionnant la moelle épinière l'émotion ne disparaît pas et
qu'elle reste encore sous la dépendance du cerveau après la rupture de
sa communication avec les organes.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 155
logue entre le corps et nous. C'est pour cela qu'elle augmente, comme
dans la timidité, dès que notre attention porte sur elle. C'est pour cela
qu'elle craint le regard d'autrui, qui la prolonge et la multiplie. Nous
sommes d'autant plus ébranlé que nous sommes plus observé. Le re-
foulement apparent donne à l'émotion une intensité plus secrète : dans
la solitude, elle se nourrit encore des rapports qu'elle imagine avec les
êtres que nous avons quittés. Mais bientôt le drame s'étend et se pro-
page. Le simple spectacle de l'émotion d'un autre nous émeut : il nous
contraint à la partager. L'émotion nous rend véritablement membres
les uns des autres. Et [201] M. Wallon montre très justement qu'il y a
en elle une participation affective, dont il étudie les effets à la fois
dans les rites, où la communauté des gestes accompagne la commu-
nauté des émotions, et dans ces mouvements intérieurs, en apparence
de sens contraire, comme la jalousie et la sympathie, qui obligent un
être à se mettre à la place d'un autre, la jalousie parce qu'il se croit dé-
possédé de ce que cet autre possède, et la sympathie parce qu'il
éprouve en lui le même sentiment, sans qu'il y ait rien pourtant dans sa
propre situation qui suffise à le justifier.
*
* *
On voit par là que l'émotion ne peut pas se réduire à la conscience
d'une désadaptation de nos mouvements, mais que ce trouble même
est surtout la contrepartie d'une certaine attitude du corps qui est la
marque à la fois de l'impulsion qui nous ébranle et de notre puissance
de communication avec les êtres qui nous entourent. On s'expliquerait
ainsi pourquoi l'émotion est de tous nos états le plus caché et le plus
intime, et celui pourtant qui nous met en rapport avec ce qui est hors
de nous par les liens les plus réels et les plus sensibles. Comment en
serait-il autrement si c'est par le dedans que les êtres s'unissent ? Tout
ce que l'on voit de l'émotion est en même temps un témoignage et une
médiation.
Mlle Renée Dejean nous en donne la raison. En ce qui concerne
l'explication des phénomènes organiques qui caractérisent l'émotion,
elle demeure fidèle à la thèse de M. Lapicque, avec qui elle a collabo-
ré : peut-être insiste-t-elle trop sur le trouble qui est inséparable de
l'émotion, sur la « déroute » qu'elle produit dans nos pensées et sur
nos mouvements, et trop peu sur cette organisation des attitudes, [202]
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 158
nous désarme en nous repliant tout entier sur une conscience trop in-
tense de nous-même qu'une activité trop bien réglée nous avait fait
perdre. C'est qu'elle est un retour à la source, c'est-à-dire, si on le veut,
à l'enfance, mais à une enfance où nous retrouvons un élan que la ré-
flexion risque toujours de briser, une interrogation que l'habitude
apaise trop vite, l'appel à une communion que les échecs menacent
indéfiniment de refouler. Il semble que l'émotion ne paralyse et ne
désorganise notre conduite que pour nous obliger à la reprendre en
main et à la refondre : et c'est pour cela qu'elle devient le principe
unique de toutes nos créations esthétiques, morales et même scienti-
fiques, à condition que notre volonté l'accueille en elle au lieu de la
combattre, reçoive d'elle, avec le sentiment de la valeur, l'élan qui la
porte au-dessus d'elle-même, mais lui donne en retour cette discipline,
cette unité et cette efficacité faute desquelles elle se dissipe en une
vaine et importune agitation.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 160
[204]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE
6
L’origine du plaisir 3
Les moralistes ont été durs pour le plaisir : ils nous en ont mar-
chandé la jouissance, qui est pourtant si rare et si incertaine. Ils ont
réservé leur faveur à la douleur, qui, à leurs yeux, approfondit la cons-
cience de soi tandis que le plaisir la disperse, et qui oblige la volonté à
se tendre tandis que le plaisir la fait succomber.
Toute notre nature nous incline vers le plaisir. Notre activité ne
s'ébranle que pour l'obtenir. L'homme le plus désintéressé et le plus
généreux ne cesse de vouloir donner aux autres le plaisir qu'il se re-
fuse lui-même : et de cet apparent sacrifice il retire à son tour un plai-
sir plus subtil. Pourtant le plaisir n'est pas seulement un état fugitif et
peut-être illusoire. Il est obscur et incompréhensible. Quand nous
l'éprouvons, nous sentons en lui toutes les puissances de la vie qui
dans le même instant s'exaltent et s'annihilent : un accord semble
s'établir entre le réel et [205] nous, tantôt avec plus de vivacité, tantôt
mune, quand on le voit qui déteste la douleur plus encore qu'il n'aime
le plaisir : même si on allègue, comme Brochard, que la simple ab-
sence de douleur ne suffit pas à le contenter et qu'il cherche à atteindre
un plaisir positif dans la jouissance de la santé et de l'équilibre de la
vie, on ne contestera pas pourtant que ce plaisir ne soit plus difficile à
isoler que la douleur qu'il exclut ; il est réfractaire à l'analyse et fuit la
main qui s'avance pour le saisir ; on peut même penser qu'il faut une
certaine application de l'attention pour le distinguer de la pure indiffé-
rence. Toutefois, c'est Schopenhauer qui a donné sa forme décisive à
cette sorte de suspicion que chacun de nous éprouve à l'égard du plai-
sir et qui, au moment même où nous en jouissons, nous fait douter de
sa valeur et peut-être de sa réalité. La vie, pour Schopenhauer, n'est
qu'un désir douloureux et le plaisir qui l'apaise est un répit provisoire,
un retour momentané à l'équilibre, c'est-à-dire au néant, mais qui nous
donne une apparence de soulagement dont notre conscience s'empare
avec avidité comme s'il s'agissait d'un bien véritable. Seulement, il
s'interrompt [207] presque aussitôt ; et dès que la vie recommence,
nous ressentons de nouveau tous les tourments d'une activité qui ne
s'exerce que dans la privation et dans la détresse.
*
* *
Cependant, il semble que la psychologie du plaisir et de la douleur
traverse depuis une quarantaine d'années une sorte de crise. Jusque-là,
nous pensions que le plaisir et la douleur dérivaient toujours d'une
même cause : celle-ci, en variant d'intensité, engendrait tantôt l'un,
tantôt l'autre. Par exemple, si cette cause était le désir, la douleur ex-
primait son état de tension et le plaisir son état de détente. Si le plaisir
était, comme pour Aristote, l'exercice même de l'activité, il suffisait
que celle-ci fût entravée ou surmenée pour que la douleur apparût. Si
enfin on voyait, comme la plupart des modernes, dans une excitation
d'origine externe la source de toutes nos affections, on était amené à
dire, avec Jean Muller, Spencer, Wundt ou Richet, que toute excita-
tion moyenne produisait du plaisir et toute excitation violente de la
douleur. Or il ne semble plus possible aujourd'hui de soutenir que,
pour que la douleur apparaisse, l'action accomplie ou subie par nous
doit toujours dépasser une certaine mesure. La douleur nous paraît
être plutôt une sensation particulière différente de toutes les autres et
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 163
pourvue de certains organes propres. C'est von Frey qui, dès 1894, a
accrédité le premier par des recherches expérimentales l'idée qu'il
existait un sens de la douleur comparable aux autres sens et qui possé-
derait comme eux un siège original. Il a mis en lumière l'existence de
certains points de sensibilité douloureuse, distincts des points de sen-
sibilité tactile ou thermique. Depuis lors, d'autres [208] physiologistes
ont cherché à montrer qu'il y a des nerfs spéciaux qui méritent le nom
de « dolorifères », parce qu'il faut qu'ils soient atteints pour que la
douleur puisse naître, et qu'il y a même dans le cerveau un centre de la
douleur formé par les « couches optiques » et qui entre en action
chaque fois que nous souffrons. Bien que ces découvertes ne puissent
pas encore être considérées comme acquises, il est remarquable que
toutes les recherches correspondantes par lesquelles on a tenté d'isoler
soit des points de plaisir, soit des nerfs du plaisir, soit des centres du
plaisir, ont abouti à un échec certain.
Dès lors on a pu se demander s'il n'y avait point à cet échec une
cause profonde. On a remarqué quo la douleur a tous les caractères
d'une sensation : elle est en général assez facile à localiser ; elle est
une blessure qui nous est faite ; il est naturel qu'elle soit associée à un
organe d'avertissement qui nous permette de préparer notre défense, et
qu'elle rende le corps sensible dans la mesure où elle le rend vulné-
rable. Mais il en est tout autrement du plaisir : le plaisir le plus
humble se diffuse dans tout l'organisme ; il cherche même à le quitter
pour le dépasser ; au lieu d'inviter l'être, comme on le dit parfois, à se
replier sur soi pour se complaire dans sa jouissance, il l'oblige à sortir
de soi, à pénétrer dans le réel où ne réside pas à proprement parler la
cause qui le produit, mais l'objet vers lequel il tend et auquel il doit
s'unir dans une sorte d'hymen. Ce sont ces vues que l'on trouve expri-
mées avec beaucoup de science, d'ingéniosité et de subtilité, dans un
livre récent de M. Pradines qui est le second volume d'une œuvre plus
vaste consacrée à la Philosophie de la sensation : l'auteur, en com-
mençant aujourd'hui l'étude des sensations élémentaires, cherche à
montrer que le plaisir a sa source dans une [209] activité intérieure qui
ne peut s'accomplir et s'achever que par le moyen d'une participation à
ce qui la dépasse, au lieu que la douleur a son origine hors de nous
dans un choc que nous recevons et qui nous oblige à nous défendre.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 164
*
* *
[213]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE
7
De l’ennui
L'ennui est le mal des âmes les plus frivoles qui, incapables de rien
tirer de leur propre fonds, cherchent toujours quelque objet nouveau
pour faire renaître en elles un intérêt toujours défaillant. Mais il est
aussi le mal de certaines âmes, en apparence trop vastes, qui, quelle
que soit la grandeur des événements auxquels leur destinée s'associe,
sentent toujours en elles un vide intérieur qu'aucun d'eux ne parvient à
combler. Il menace sourdement chacun d'entre nous comme un enne-
mi dont, nous ne reconnaissons la présence que lorsqu'il occupe déjà
la place. Nous ne pensons alors qu'à le chasser. Et l'on a dit parfois
que toutes les fins de notre activité n'étaient que des divertissements
destinés à l'empêcher de nous envahir : comme si l'homme, incapable
de supporter le tête-à-tête avec lui-même, ne songeait jamais qu'à se
fuir, comme s'il avait besoin de sortir de soi pour accepter de vivre et
comme s'il ne pouvait se consoler de l'existence qu'avec l'apparence.
On peut donc essayer de dépasser la psychologie de l'ennui et se
demander s'il ne porte pas en lui une signification métaphysique. Tel
est le problème que s'est posé M. Vladimir Jankélévitch dans le troi-
sième chapitre d'un livre qu'il vient de publier sous [214] ce titre : l'Al-
ternative (Alcan). On y trouve un sens singulièrement aigu de la vie
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 168
steppe elle-même où Dieu n'a presque rien mis pour que la conscience
puisse la meubler avec ses rêves. » Et l'on comprend qu'il se produise
ainsi dans l'âme une sorte de dépression continue dont elle cherche
toujours à s'arracher par des crises violentes d'enthousiasme ou de fu-
reur.
Mais n'est-ce point une entreprise impossible que de prétendre dé-
finir l'ennui ? Nous le sentons lorsqu'il est là, mais il se dérobe à nous
dès que nous cherchons à le saisir. Il est sans matière : c'est, en
quelque manière, la positivité du rien. On ne peut pas dire qu'on
puisse jamais lui assigner une cause. « C'est même l'absence de toute
cause qui est la vraie cause de l'ennui. » Toutes les différences dont se
nourrissait la vie de la conscience perdent en lui le relief et peu à peu
s'abolissent. On dit par une sorte de paradoxe « avoir des ennuis »,
alors que l'ennui véritable ne comporte pas de pluriel. « Les ennuis
empêchent l'ennui. » L'ennui est un mal sans forme, dit Alain. C'est le
mal de l'indétermination. Et l'on [216] comprend très bien que ce mal
accompagne habituellement l'isolement qui ne nous laisse de rapports
qu'avec nous-même, l'inaction qui empêche notre initiative de trouver
dans le monde des objets nouveaux, la monotonie qui nous met tou-
jours en présence du même spectacle, la fatigue qui nous retire la
force de prendre intérêt à rien.
M. Jankélévitch essaie d'interpréter les effets de l'ennui par une
dialectique du « trop ». Il montre que la conscience est toujours à mi-
chemin entre le désir et la possession. Ce qu'elle cherche, c'est un état
de juste mesure, aigu comme le tranchant du rasoir sur lequel il est
impossible de se tenir, entre un désir qui ne cesse de nous faire souf-
frir tant qu'il n'est que le sentiment d'une privation, et une possession
qui perd toute saveur dès que le désir s'en est retiré. Or l'ennui est pré-
cisément le mal de la possession. C'est la souffrance des consciences
comblées, la maladie spécifique du luxe. Il exprime la satiété du désir.
L'ennui est le bonheur du malheur, un bonheur qui n'est plus rien dès
que le sel du danger n'en relève pas le goût. Et M. Jankélévitch in-
voque l'ennui de l'accord parfait, et l'ennui des dimanches.
Mais cet ennui des dimanches demande lui-même à être examiné
de plus près. Car c'est sans doute l'ennui d'un loisir qui a dégénéré en
oisiveté ; il naît non pas d'un bonheur présent et offert, mais d'une
possibilité de bonheur dont on n'a rien su faire, d'une impuissance à
remplacer une activité matérielle et obligatoire par une activité désin-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 170
serions pas d'accord avec l'auteur sur tous les thèmes de sa subtile
méditation. Faut-il dire par exemple que dans l'ennui c'est l'infini qui
rapetisse toutes les valeurs finies ? Nous pensons au contraire que
c'est l'infini qui les relève et qu'elles ne sont proprement des valeurs
que par leur liaison avec lui. Par contre nous ne marchanderions pas
notre assentiment à une formule comme celle-ci : c'est que la plus
saine méthode pour guérir l'ennui est aussi la plus affirmative, qu'il
faut, comme le recommande Fénelon, savoir garder à la conscience un
état de « patiente et féconde tranquillité », faire confiance à l'immobi-
lité du loisir qui nous rend à nous-même, nous permet la découverte et
la réalisation de tous les possibles qui sont en nous, et disposer cha-
cune de nos journées comme si elle était la dernière. M. Jankélévitch
admire que le temps soit si lent à passer et pourtant si vite passé. Mais
c'est que son rôle est en effet de passer. Nous oscillons sans cesse du
temps de l'ennui au temps du regret, dont l'un est trop long et l'autre
trop court. Il faut vivre, dit-il, dans un « pendant » toujours opportun.
Oui, sans doute, et nous ne pensons pas autrement, mais à condition
que ce « pendant » où le temps ne cesse de s'accumuler soit aussi le
lieu où le fini et l'infini, au lieu de s'exclure, se réconcilient, où
l'exacte réponse à l'occasion qui nous est offerte, le fidèle accomplis-
sement de la tâche la plus petite, au lieu de nous faire perdre l'infini,
deviennent le moyen même qui nous permet d'y participer et, en un
certain sens, nous en ouvre l'accès.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 174
[222]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
QUATRIÈME PARTIE
8
Le divertissement
[223]
*
* *
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 176
M. Louis Vialle n'a pas craint de nous apporter une nouvelle Con-
tribution à la psychologie du divertissement. Mais, en donnant pour
titre à son ouvrage le Désir du néant (Alcan), il a voulu montrer que
son inspiration n'était pas celle de Pascal. Il y a pour lui un malheur
qui est inséparable de l'essence de la vie, et dont il ne veut pas être
délivré. Son livre est même une critique de tous les moyens de déli-
vrance auxquels les hommes ont eu recours, et dont il ne cesse de
montrer l'inefficacité. Toutes les sources de joie auxquelles la cons-
cience a puisé tarissent tour à tour. Il est difficile d'imaginer une la-
mentation plus continue sur le destin de l'humanité. À cette lamenta-
tion même l'auteur s'abandonne avec une complaisance lyrique.
Et, pour qu'aucun espoir ne puisse nous être laissé, le sens même
où Pascal prenait le mot divertissement est retourné : le divertissement
selon Pascal était l'accompagnement naturel de notre misère ; il était
même pour lui « la plus grande de nos misères » : un tel divertisse-
ment doit donc faire corps ici avec la réalité même de la vie. Et, par
une sorte de paradoxe, le vrai divertissement, selon M. Vialle, va de-
venir non plus l'état d'une conscience dispersée, mais l'état d'une
conscience qui cherche son centre intérieur et qui entreprend de s'uni-
fier. Il y a en effet dans toute conscience une vocation de l'absolu ; et
nul plus que M. Vialle n'éprouve l'insuffisance [225] de tous les biens
particuliers et périssables. Mais dans le mépris où il les tient se trouve
précisément la source de son pessimisme. Car l'absolu ne pourrait être
atteint que si la conscience surmontait la distinction de l'objet et du
sujet, si elle cessait de désirer et de vivre dans le temps, c'est-à-dire si
les conditions mêmes qui font d'elle une conscience venaient à dispa-
raître. La conscience est donc vouée à une détresse sans remède, puis-
qu'elle est enfermée dans cette contradiction de ne pouvoir trouver
d'apaisement que dans un état de perfection qui doit la consumer et
l'abolir. Il ne peut pas y avoir pour l'être fini d'autre ambition que de
se « diviniser » ; mais pour lui, devenir Dieu, c'est cesser d'être. Ainsi
M. Vialle a pu identifier ce désir de l'absolu avec le désir du néant,
mais il refuse lui-même de s'y abandonner ; et s'il préfère garder la
conscience avec le malheur qui lui est attaché, c'est qu'il découvre
dans la jouissance même de ce malheur un bien qu'il ne veut pas
perdre.
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CINQUIÈME
PARTIE
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Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
CINQUIÈME PARTIE
1
La sagesse de Montesquieu
Faut-il dire que parmi eux c'est Montesquieu qui se situe le moins
haut ? Il est vrai qu'il est resté toujours attaché à la terre, cultivant et
administrant ses désirs avec un peu trop de prudence et d'habileté.
Mais l'intelligence chez lui est souveraine : elle ne ferme pas ses yeux
devant les parties les moins nobles de son être, et le laissent s'v aban-
donner avec une ironique complaisance. « Je me connais, dit-il, assez
bien. » Et il jouit de cette connaissance. Il cherche à s'établir dans ce
qu'il est plutôt qu'à se hausser au-dessus. Il voudrait établir une sorte
d'égalité entre sa propre essence et la conscience qu'il en a, entre ses
facultés et l'emploi qu'il en fait. Cette lucidité intérieure lui suffit pour
le détourner de tous les troubles et de tous les malheurs qui résultent
soit de l'ignorance, soit des passions. Et la volonté, loin d'intervenir
pour redresser la nature, l'aide seulement à retrouver son chemin. On
ne saurait dire pourtant qu'il cède jamais à aucune préoccupation
égoïste : l'intelligence chez lui ne se réduit point au calcul ; elle ne
s'épuise pas non plus dans son propre jeu. [238] Elle produit des effets
comparables à ceux de la sympathie en enveloppant l'univers entier
dans un unique regard. Car « l'avidité à tout comprendre est aussi un
penchant à tout partager ».
Il arrive souvent que l'introspection ou la connaissance trop avertie
de soi-même engendre dans la conscience de l'inquiétude et de la tris-
tesse, ou même une perpétuelle blessure comme celle que produirait
en nous une lame trop affilée. Il n'en était pas ainsi avec Montesquieu.
Il était heureux : il savait qu'il l'était. À l'inverse des modernes qui
suivent Hegel et pensent que la conscience est malheureuse par es-
sence, qu'elle est la conscience du malheur même attaché à l'existence
et que cesser d'être malheureuse c'est pour elle cesser d'être, Montes-
quieu pense que le seul sentiment de l'existence suffit à produire en
nous le bonheur, et que le propre de la réflexion, c'est de l'analyser et
de l'approfondir. À une époque comme la nôtre où tant de maux as-
saillent en chacun de nous l'homme et l'individu, nous éprouvons un
étonnement presque scandalisé à l'entendre parler du bonheur que la
vie lui a donné : « Je n'ai presque jamais eu de chagrin, et encore
moins d'ennui. » Il faut craindre qu'il pèse un peu sur lui de cette ré-
probation dont l'optimiste est toujours l'objet, comme le montre
l'exemple de Leibnitz : car il semble que nous en voulions à l'opti-
miste de posséder ce que nous désirons et qui nous manque, de nous
faire sentir qu'il est capable de se suffire, et que nous nous vengions
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 186
qu'ils ne peuvent pas avoir, et qui sèchent sur l'espérance d'un bien qui
recule toujours ». C'est à l'intérieur de ce qui nous est donné et de ce
que nous possédons qu'il faut chercher la source de nos plaisirs, et ja-
mais dans quelque objet absent que l'imagination nous représente pour
nous torturer : on ose à peine citer ce mot de crainte qu'on n'en fasse
quelque application trop directe : « Je vous défie de faire jeûner un
anachorète sans donner en même temps un nouveau goût à ses lé-
gumes. »
Ne croyons pas qu'il s'agit ici d'un bonheur facile et qui se main-
tient à la surface de la conscience. Il est lié à l'essence même de la vie
et au sentiment même que nous en avons : car l'homme malheureux
n'a de regard que pour l'accident ; mais si on accepte de lier l'accident
à l'essence, il n'y a pas jusqu'à nos peines elles-mêmes qui n'entrent de
quelque manière dans l'économie de notre bonheur. « Les vraies af-
flictions ont leurs délices. » Elles n'ennuient jamais, parce qu'elles oc-
cupent toute l'âme. Et Montesquieu ajoute admirablement : « On ne
peut distraire personne de sa douleur sans lui causer une douleur plus
vive. » Et encore : « L'âme ne reste pas assez sur des inquiétudes pour
les ressentir, ni sur la jouissance pour s'en dégoûter. » Ainsi de nos
maux eux-mêmes il est possible de faire des biens. Les plus vives de
nos peines seules parviennent à nous blesser. [241] Mais les peines
modérées sont très près des plaisirs, « et au moins elles ne nous ôtent
pas celui d'exister ». Le bonheur de l'existence est une félicité habi-
tuelle « qui n'avertit de rien parce qu'elle est habituelle ». On cherche
toujours, il est vrai, des états exceptionnels : mais il ne faut pas dire
que « le bonheur est ce moment que nous ne voudrions pas changer
pour un autre ; disons autrement : le bonheur est ce moment que nous
ne voudrions pas changer pour le non-être ». Il est dans une certaine
disposition constante de notre vie plutôt que dans le plus grand
nombre possible d'états agréables. Mais il y a une mesure de l'homme
qu'il faut apprendre à connaître sans rêver de la franchir : « Ce qui fait
que nous ne sommes pas heureux c'est que nous voudrions être
comme des dieux ; mais il nous suffit bien d'être heureux comme des
hommes. »
Il y a un certain art de s'accommoder à la vie au lieu de vouloir que
la vie s'accommode à nous, comme Descartes le pensait déjà à la suite
des stoïciens. « Il ne faut être jamais ni trop vide ni trop plein. » Et
dans la plupart des malheurs il n'y a qu'à savoir se retourner. Montes-
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 188
[244]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
CINQUIÈME PARTIE
2
De la sincérité avec soi-même
[245]
Dans la vie quotidienne, l'homme se détourne de soi parce qu'il est
toujours happé par le divertissement : et il faut entendre par là moins
encore le plaisir qu'il convoite que les tâches qui le sollicitent. Mais il
arrive que le malheur, en lui retirant tout ce qui le retenait jusque-là, le
rende enfin à lui-même. Ainsi, la captivité réalise pour lui une sorte de
dépouillement où il apprécie mieux toutes ses puissances, maintenant
qu'il n'en a plus l'emploi. Telle est la raison pour laquelle les individus
comme les peuples ignorent ce qu'ils sont aussi longtemps qu'ils de-
meurent prospères, mais reçoivent souvent, dans la misère même à
laquelle ils se trouvent réduits, la révélation de la vocation à laquelle
ils sont appelés. Mais cela ne va point sans difficulté. Car, ce qu'il
s'agit d'obtenir, c'est cette parfaite sincérité intérieure qui, en leur dé-
couvrant leur génie propre, leur montre la voie qu'ils ont peut-être
manquée et que désormais ils doivent suivre. Mais on ne peut at-
teindre une telle sincérité qu'avec beaucoup d'effort.
C'est là ce que Jacques Rivière avait reconnu et qu'il tachait d'ex-
pliquer avec une sorte de timidité pleine d'embarras et de pudeur. Il ne
se souciait pas de la sincérité à l'égard d'autrui et paraissait même la
mépriser. Il en parle avec une ironie un peu superficielle lorsqu'il dit
qu'un homme « manque de sincérité envers nous lorsque les pensées
qu'il nous montre ne sont pas celles que nous aurions à sa place ». Car
la sincérité à l'égard d'autrui est sans doute plus subtile et plus pro-
fonde : elle ne diffère pas de cette recherche douloureuse de soi qui
appelle le regard d'un autre, au lieu de le repousser, mais parce qu'elle
a besoin, pour la soutenir, de sa collaboration et de son amitié. Il faut
donc que ce soit une même chose de se montrer à ses propres yeux ou
aux [246] yeux d'autrui. Et on ne peut se montrer sans s'obliger à dé-
couvrir toutes les possibilités qui sont en soi : or, les découvrir, c'est
commencer à les exercer. De telle sorte que, se montrer, c'est déjà se
faire.
Tel est en effet le caractère de la sincérité véritable dont Jacques
Rivière dit si justement qu'elle est « un perpétuel effort, pour créer son
âme telle qu'elle est ». Aussi combat-il vigoureusement cette concep-
tion banale qui tend à faire de ma propre sincérité « l'abandon à moi-
même, l'obéissance au cours naturel de mes émotions, une pente aisée,
l'accès complaisant à ma facilité intérieure ». Car les sentiments spon-
tanés sont aussi les plus communs : « Ce sont mes secondes pensées
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 192
[252]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
CINQUIÈME PARTIE
3
L’intellectualisme
de Paul Valéry
monde, bien qu'elle soit aussi la plus précieuse, est-elle rien de [253]
plus que la gloire même du langage ? Les philosophes auraient le tort
plutôt de ne pas s'en être souciés. Mais, s'il est vrai que l'esprit ne
prend conscience de lui-même et pour ainsi dire ne s'exerce que par
les opérations du langage, quelle différence y a t-il entre un philo-
sophe qui cherche à connaître le fonctionnement de son esprit et un
poète qui s'interroge sur la création poétique ? On ne s'étonnera pas
qu'il leur arrive de se rencontrer, bien que le philosophe prétende em-
brasser, dans le domaine de la pensée, un cercle plus étendu, et le
poète atteindre un centre plus sensible et plus exquis.
S'il était possible de nommer une doctrine philosophique à laquelle
la réflexion de M. Valéry pût s'apparenter, ce serait l'intellectualisme.
Car il n'y a point de qualités qu'il place aussi haut que la maîtrise du
jeu de son esprit, la lucidité dans l'essai de tous ses pouvoirs. Il oppose
volontiers le mot esprit au mot âme : il se plaît dans cette sorte d'atten-
tion à soi-même qui ne connaît pas d'abandon, qui introduit dans cha-
cun de nos mouvements intérieurs la précision et la rigueur, qui re-
pousse toutes les faiblesses de l'âme, toujours trop proche du corps et
tentée de confondre l'émotion avec la profondeur. Et il avoue non sans
ironie qu'il s'est préoccupé pendant longtemps du salut de son esprit
comme d'autres de celui de leur âme.
Dans toutes les démarches de sa pensée et, pourrait-on dire, de sa
vie, il essaie de faire pénétrer le plus de conscience possible, ce qui est
peut-être l'unique ambition du philosophe. Mais cela n'est pas facile :
car nous sommes la proie de la nature, c'est-à-dire du désordre, qui est
fait lui-même d'événements très petits que nous sommes obligés de
subir, alors que trop souvent nous croyons les conduire. Toutefois,
dans ce désordre, nous pouvons, avec beaucoup [254] d'efforts et par
le moyen de certaines contraintes que nous nous imposons, introduire
une disposition formelle qui nous contente et que nous ne pouvons
contempler sans une sorte d'enchantement. Tel est le mystère de la
création poétique ; et l'on peut penser que toutes les créations de
l'homme sont comme elle une victoire remportée sur le chaos. L'esprit
lui est d'abord livré, car il est lui-même à la merci du corps, en tête à
tête avec tous ces événements obscurs dont il est le siège et qui ris-
quent toujours de le surprendre. Mais il éprouve une invincible hor-
reur à sentir qu'il y peut céder. Il parie toujours contre la nature.
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 198
bornes : il n'y a rien ici qui me résiste, rien que je ne puisse altérer. La
facilité est pour moi trop grande : il m'ennuie de la dépenser. Et le
poète ne craint pas de nous dire : « Je ne puis m'intéresser qu'à ce que
je ne puis inventer. »
Quelle ressource lui reste-t-il donc ? Il n'a plus de contact avec
l'événement, qui ne réussissait qu'à le détourner de lui-même et à
l'asservir ; et l'on connaît [256] l'opinion qu'il a de l'histoire. Toute
existence s'est changée pour lui en possibilité. Mais il observe que
cette possibilité porte en elle une instabilité qu'il dépend de lui de
fixer, une multiplicité qu'il est capable de lier, un désordre qu'il peut
dominer. C'est à condition, il est vrai, qu'au lieu de s'abandonner à ce
jeu des possibles, qui vient envahir sa conscience dès que son atten-
tion commence à fléchir, comme le faisait tout à l'heure le jeu des
événements, il l'assujettisse à une discipline qui provient tout entière
de son unique vouloir. Il faut qu'il se prescrive à lui-même des règles,
qu'il édicte des conventions qui sont comme autant d'obstacles qu'il
place sur son chemin, de contraintes auxquelles il se soumet pour
s'obliger à employer tout son pouvoir en paraissant le limiter. Alors
dans les informes propositions du hasard il fera éclater un ordre qui
sera à la fois son propre ouvrage et une sorte de miroir de lui-même.
On sait que nul n'a plus de défiance que M. Paul Valéry à l'égard
de l'inspiration : elle nous apporte une matière où il y a sans doute le
meilleur et le pire, mais qui ne méritent l'un et l'autre ce nom que
quand nous les avons discernés. Elle vient du corps, comme la transe
de la Pythie, mais nous n'en savons rien, et, comme son origine nous
échappe, nous pensons qu'elle vient de plus haut, qu'elle est un don de
l'esprit pur. Elle s'impose à nous malgré nous : elle nous humilie
quand nous pensons qu'elle nous relève. « Il y a des jours à idées » : et
cette observation ne va pas sans mélancolie. Ces idées ne laisseraient
en nous aucune trace si l'esprit ne pressentait en elles un développe-
ment qu'il pourra diriger. Il y a entre elles une sorte d'équivalence et
d'indifférence avant que je m'en sois emparé et que j'aie commencé à
les mettre en œuvre. Et même on [257] peut aller jusqu'à dire de l'es-
prit lui-même, si on l'abandonne à son mouvement le plus spontané,
qu'il « vole de sottise en sottise comme l'oiseau de branche en
branche. Il ne peut faire autrement. L'essentiel est de ne se sentir
ferme sur aucune ». Car, au lieu de devenir esclave de ces suggestions
qui le sollicitent, il faut qu'il se mette au-dessus d'elles pour les rendre
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 200
[263]
Chroniques philosophiques
PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ
TABLE CHRONOLOGIQUE
ANNÉE 1930
Les habitudes et la vie de l'esprit. 31 août
Psychologie et conscience. 26 octobre
ANNÉE 1932
La crainte du surnaturel. 14 août
L'homme et le caractère. 11 septembre
ANNÉE 1933
L'origine du plaisir. 29 janvier
Le divertissement. 26 mars
ANNÉE 1935
Psychologie et sociologie. 27 juillet
Le mystère de l'émotion. 27 octobre
ANNÉE 1937
Le sens de la souffrance. 9 mars
La psychologie de la conversion. 4 avril
Les aptitudes mentales. 30 mai
La formation du monde sensible. 7 juillet
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 204
[264]
ANNÉE 1938
De l'ennui. 4 mai
L'existence personnelle. 5 juin
Le langage et la pensée. 3 juillet
L'angoisse originelle. 6 novembre
ANNÉE 1939
Les tendances et la vie de la conscience. 9 avril
Avoir une âme. 10 mai
La métaphysique de Paul Decoster. 2 juillet
Philosophie et spiritualité. 4 août
L'idée de valeur. 25 novembre
ANNÉE 1940
L'actualité de Platon. 20 avril
année 1941
De la sincérité avec soi-même. 27 février
La sagesse de Montesquieu. 30 mai
ANNÉE 1942
L'intellectualisme de Paul Valéry. 27 févier
Louis Lavelle, PSYCHOLOGIE ET SPIRITUALITÉ. (1967) 205
[269]
Fin