TABLE DES MATIERES

JURIDICTIONS FINANCIERES ....................................................................................................................................... 3

Programme Juridictions Financières 2025 : une Feuille de route audacieuse .......................................................................... 3

À propos du rapport de la Cour des comptes : Les finances publiques : pour une réforme du cadre organique et de
la gouvernance .................................................................................................................................................................................................11
Que reste-t-il de la gestion de fait ? ..........................................................................................................................................................18

COMPTABILITE ET FINANCES PUBLIQUES ............................................................................................................... 30

Finance verte : l’évaluation de l’impact environnemental des finances publiques enjeux et méthodes ......................30
L'impact de la crise sanitaire sur les contrats Financiers entre l'État et les collectivités ...................................................39
Les limites de la comptabilité générale appliquée aux comptes publics ...................................................................................48
La certification des comptes locaux : Approche comparée ..............................................................................................................62

EVALUATION DES POLITIQUES PUBLIQUES .............................................................................................................. 79

Qu’est-ce que l’analyse militante apporte à l’évaluation des politiques publiques ? ............................................................79
Evaluation des politiques publiques : les leçons de l’expérience .................................................................................................90
Le rôle des institutions supérieures de contrôle dans les transformations des pratiques évaluatives : l’exemple de
la Belgique ....................................................................................................................................................................................................... 104
La structuration d’un domaine évaluatif transversal : retours d’expériences sur les évaluations d’impact sur la
santé................................................................................................................................................................................................................... 118
Quelle(s) pratique(s) d’évaluation dans les collectivités locales ? ............................................................................................ 127
Les régions et l’évaluation des politiques publiques : entre différenciation et convergence ......................................... 138

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 2

 Juridictions financières
Programme Juridictions Financières 2025 : une Feuille de route audacieuse
L’Actualité Juridique Droit Administratif, n° 18, 17 mai 2021, p. 718-723

Le premier président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici, a présenté, le 4 février 2021, son ambitieux
programme de réforme des juridictions financières, baptisé Juridictions financières 2025. Sur les quarante
actions présentées, deux concernent les compétences juridictionnelles du juge financier et laissent entrevoir
une refonte importante du schéma juridictionnel Le programme prévoit de créer une chambre du contentieux
à la Cour des comptes, de relancer l'action de la Cour de discipline budgétaire et financière et d'aller vers un
régime unifié de responsabilité des gestionnaires publics, comptables comme ordonnateurs.

Le suspense est levé, le premier président de la Cour des les juridictions financières sur un sujet précis au moyen
d'une pétition. Egalement la création d'une plateforme
comptes, Pierre Moscovici, a rendu publiques, le 4 février
de recueil des signalements des citoyens lanceurs
2021, les grandes orientations retenues pour son
d'alerte ainsi que la mise en place d'« audit flash» visant
programme de réforme des juridictions financières.
à expertiser en quelques mois le coût d'un dispositif ou
Réforme devenue indispensable afin de « faire face aux
d'une mesure. Le programme vise aussi la publication de
grands enjeux de l’avenir : la transition écologique, le
l'intégralité des travaux de la Cour — sous réserve des
vieillissement de la population, la réponse aux
secrets protégés par la loi — et une meilleure valorisation
pandémies, la révolution numérique, l'invention de
de ceux-ci, y compris en en améliorant la qualité
nouveaux modèles, plus résilients ».
graphique, en multipliant les supports, en utilisant les
Sur cette voie tracée, l'ensemble des compétences, chaînes de mise à disposition de vidéos et podcasts... S'y
juridictionnelles et non juridictionnelles, des juridictions ajoute une volonté de réduire les délais de production
financières est concerné. Plusieurs perspectives ont été des travaux avec ce constat qu'un rapport est
retenues par le premier président. Il s'agit notamment de actuellement produit avec un délai de quinze mois et un
rapprocher les juridictions financières des citoyens objectif affiché de le réduire à huit mois.
«grâce à des travaux plus diversifiés, plus rapides et plus
Volonté également de rendre plus accessibles les travaux
accessibles »; mettre en place un régime de
de la Cour des comptes en en assurant la publication en
responsabilité financière unifié des gestionnaires publics
anglais et de permettre la comparaison européenne et
combiné à un régime de sanctions plus adapté; revoir la
internationale, 63 % des sondés estimant que cette
gouvernante des juridictions financières selon un schéma
dernière devrait prendre une place plus importante dans
intégré au sein duquel les chambres régionales et
les travaux de la Cour.
territoriales des comptes (CRTC) partageraient avec la
Cour des comptes, le rôle de juge de première instance... Essentiel aussi, le suivi des recommandations formulées
par les juridictions financières, la création d'une «
Les propositions sont originales, à l'exemple de celle
banque des recommandations » et d'un baromètre de
visant à expérimenter un droit de requête des citoyens
suivi par chambre. L'objectif est également d'étoffer
pour l'inscription de sujets au programme de la Cour.
l'activité d'évaluation des juridictions financières, de
Une proposition qui répond aux 82 % des Français qui se
multiplier par quatre ces travaux d'évaluation qui,
sont dits favorables à ce que les citoyens puissent saisir
actuellement, ne mobilisent que 5 % de leurs ressources,

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 3

d'étendre la compétence d'évaluation aux CRTC et
d'ouvrir la possibilité pour le gouvernement et le
Parlement de saisir la Cour des comptes afin d'évaluer la
qualité du contenu des études d'impact accompagnant
les projets de loi. Le programme vise également à élargir
le mandat du Haut Conseil des finances publiques et à
renforcer ses moyens.
Au total, ce sont quarante actions-clés qui ont été
retenues pour ce programme Juridictions financières
2025 (JF 2025) et un calendrier distinguant les actions
mises en place dès 2021, celles qui le seront en 2022 et
pour celles nécessitant des adaptations plus importantes,
à compter de 2022.
Indéniablement le programme est ambitieux. Il était
important qu'il le soit. Certes, le chemin est encore long à
parcourir et les obstacles à franchir importants pour
celles de ces actions qui vont nécessiter, plus
particulièrement, un passage devant les assemblées
parlementaires. Mais l'hésitation ne pouvait être une
ligne de conduite à tenir alors que beaucoup
pouvait/devait être amélioré.
En particulier, et ce sera l'objet de cette contribution,
dans le domaine juridictionnel. Les propositions sont
également d'importance et répondent aux insuffisances
constatées dans le fonctionnement des juridictions
financières. La feuille de route y est particulièrement
audacieuse et la précédente réforme initiée en 2009 a
mis en évidence les périls _qui guettent ce pan de la
réforme.
Si le programme JF 2025 a l'ambition d'englober
l'ensemble des missions confiées aux juridictions
financières, il faut se souvenir que le précédent premier
président, Didier MIGAUD, avait lui-même engagé une
réflexion sur le sujet de la responsabilité financière des
gestionnaires publics. Ainsi cantonné aux compétences
juridictionnelles, le débat lancé avait conduit le
gouvernement à engager une mission sur ce même sujet.
Le programme JF 2025 poursuit ce cheminement
intellectuel et propose une refonte importante du
schéma juridictionnel et des champs de compétences du
juge financier dans son contrôle de l'emploi des fonds
publics.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
Bien conscient des difficultés à obtenir que ce pan de la
réforme emporte une pleine et entière adhésion et ne
connaisse pas le funeste sort de la réforme de 2009, le
programme JF 2025 progresse par étapes en envisageant
à court terme une amélioration, à droit constant, de son
activité juridictionnelle et à moyen terme une réforme en
profondeur de ses moyens d'actions.
Sur un court terme, dès 2021, le programme JF 2025
prévoit la création d'une chambre du contentieux à la
Cour des comptes et des sections contentieuses dans les
CRTC ayant une activité importante. Il s'agit également
de relancer l'action de la Cour de discipline budgétaire et
financière (CDBF — action 18).
A compter de 2022, il préconise d'« aller vers un régime
unifié de responsabilité des gestionnaires publics,
comptables comme ordonnateurs» (action 17).
On relèvera que l'activité juridictionnelle mobilise deux
actions sur les quarante que comprend le programme et
que très logiquement, ce qui constitue une posture
ambitieuse de la Cour des comptes, à savoir la refonte de
son office juridictionnel, ne sera entreprise qu'à compter
de 2022.
I – Première étape : le développement à droit
constant de l’activité juridictionnelle
« Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras », pourrait-on
dire... C'est ainsi que le programme JF 2025 entreprend
d'initier une réforme du volet juridictionnel des
compétences du juge financier. Sans attendre 2022 et la
mise en place d'un régime de responsabilité financière
unifié, la Cour des comptes entreprend de revoir, a
minima, sa manière de juger. Le schéma de jugement des
comptes des comptables publics est repositionné au sein
d'une chambre contentieuse avec la perspective d'une
harmonisation de la jurisprudence financière. En
parallèle, le programme entend poursuivre la dynamique
de fonctionnement de la CDBF.
A. À la recherche d'une harmonisation
contentieuse
Dès 2021, le programme envisage la création d'une
chambre du contentieux à la Cour des comptes et d'une
4
section contentieuse dans les CRTC ayant une activité
juridictionnelle importante.
La proposition répond ici à une remarque formulée par le
Tribunal de contas (Portugal) à l'occasion de la Revue par
les pairs, soulignant que l'institution d'une chambre
juridictionnelle qui concentrerait ainsi toute l'activité
juridictionnelle permettrait une cohérence et un
équilibre accrus dans les critères de légalité, une
interprétation plus harmonieuse de la loi et une
jurisprudence consolidée.
Ce biais ne pouvait qu'être relevé par le Tribunal de
contas alors que, trop souvent, la Cour des comptes a fait
état de contradictions entre les positions
jurisprudentielles de ses chambres. En particulier, depuis
la mise en place du nouveau régime de responsabilité des
comptables de 2011 alors que plusieurs points de droit
ont été traités sans cohérence entre ces chambres.
Pour l'essentiel, il faut se souvenir de la nécessaire
intervention du Conseil d'Etat, juge de cassation, obligé
d'arbitrer entre ces positions divergentes portant sur la
date à laquelle il convenait de prendre en compte le
préjudice financier dans la détermination du niveau de
responsabilité du comptable public. Deux positions
s'affrontaient alors : celle visant à prendre en compte le
préjudice à la date du manquement (v., not., C. comptes
29 janv. 2013, n° 65861, Conservatoire de l'espace littoral
et des rivages lacustres, AJDA 2013. 681, chron. C.
Michaut et P. Sitbon ; C. comptes 21 mai 2013, n° 66921,
SIE de Saint-Brieuc) quand d'autres entendaient le
prendre en compte à la date d'intervention du juge
financier (v., not., C. comptes 18 sept. 2013, n° 67808,
Pôle de recouvrement spécialisé de Châteauroux; C.
comptes 27 avr. 2015, n° 72319, SIE de Saint-Dizier). C'est
finalement le Conseil d'Etat qui a penché, en 2015, en
faveur de la deuxième orientation jurisprudentielle (CE
27 juill. 2015, n° 370430, Ministre délégue, chargé du
budget Lebon ; AJDA 2015. 1511; et 2142, chron. L.
Dutheillet de Lamothe et G. Odinet; BJCL 2015, n° 9, p.
619 ; Gest. fin. publ. 2015, n° 11/12, p. 154).
Se souvenir également des incohérences
jurisprudentielles concernant l'appréciation du service
fait. La jurisprudence se voulait plus nuancée afin de tenir
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
compte de la volonté affichée par le législateur en 2011
de supprimer les débets sans préjudice mais la réalité
jurisprudentielle fut toute autre et a révélé les difficultés
rencontrées par le juge des comptes pour se positionner.
En exemple, le contentieux concernant les subventions
versées aux associations et alors que l'obligation de
signature d'une convention, pourtant imposée dès lors
que le montant de la subvention est égal ou supérieur à
23000€, n'a pas été respectée. A ce sujet, la
jurisprudence a manqué d'unité, comme le rappelle la
première chronique de jurisprudence financière publiée
au Bulletin juridique des collectivités territoriales en
janvier (BJCL, Chronique de jurisprudence financière,
2021, n° 1, p. 20).
Plus largement, c'est l'approche même de la notion de
préjudice financier qui a suscité la difficulté et qui a
conduit le Conseil d'Etat à établir un véritable mode
d'emploi dans l'approche à retenir de cette notion (CE,
sect., 6 déc. 2019, n° 418741, Lebon avec les concl. ; AJDA
2020, 289, chron. C. Malverti et C. Beaufils ; RFDA 2020.
381, concl. L. Dutheillet de Lamothe; BJCL 2019, n° 12, p.
873, obs. S. Damarey), approche qui conduit à
différencier les manquements qui portent préjudice par
principe de ceux qui ne portent pas préjudice (notion de
théorème financier reprise par le rapporteur public dans
ses conclusions), à distinguer des manquements pour
lesquels seule une analyse permet d'apprécier s'ils ont ou
non causé un préjudice. Un mode d'emploi que la Cour
des comptes reprend avec l'espèce DRFIP Bretagne,
combinant ces critères - volonté de l'ordonnateur,
fondement juridique et service fait - pour en déduire que
les manquements du comptable n'ayant pas causé de
préjudice financier, celui-ci pouvait être condamné au
paiement d'une somme non rémissible (C. comptes 16
nov. 2020, n° 2020-1712, DRFIP Bretagne). Nous avions
supposé que ce mode d'emploi serait d'un usage délicat
et nécessiterait des ajustements (BJCL 2019, n° 12, p.
873, préc.). L'espèce Syndicat mixte de la zone
aéroportuaire de Tarbes-Lourdes-Pyrénées en donne une
illustration à propos de l'appréciation du fondement
juridique du paiement : la CRC avait accepté qu'une
délibération postérieure aux paiements litigieux puisse
être considérée comme fondant juridiquement la
5
dépense. Une approche écartée par la Cour des comptes
qui a estimé qu'en l'absence de délibération préalable,
les dépenses étaient dépourvues de fondement juridique
(C. comptes 19 nov. 2020, n° 2020-1785).
Dans ce cadre, la création d'une chambre du contentieux
au sein de la Cour des comptes ne permettra pas d'éviter
les difficultés récurrentes dans l'approche de cette notion
mais les limitera car la Cour se trouvera ainsi obligée
d'arbitrer en son sein les orientations contraires. C'est un
point essentiel. Mais cette reconfiguration contentieuse
ne suffit pas. A droit constant, la Cour est en mesure
d'améliorer sa position jurisprudentielle et de faire
preuve de plus de réalisme dans les décisions qu'elle
prend. Car c'est là également, une insuffisance à
constater : le juge des comptes a fait preuve d'une
sévérité excessive à l'égard des agents comptables et sur
certaines affaires, de bien peu de réalisme.
C'est essentiel, trop souvent la Cour des comptes
apparaît déconnectée des réalités, peu en phase avec les
contraintes du quotidien des agents comptables. La
crainte du juge pour ceux qui en sont justiciables est
logique mais elle ne saurait être excessive. Or, l'extrême
sévérité du juge des comptes a grandement nui à son
office, permettant d'ailleurs de justifier le pouvoir de
remise gracieuse du ministre et même, récemment, de
justifier une proposition visant à supprimer les
compétences juridictionnelles du juge des comptes...
Le juge des comptes doit revoir son approche de l'office
du comptable public. Il le fait parfois, de manière presque
anecdotique et pour les exemples les plus récents, avec
cette décision DRFIP de la Nièvre de la première chambre
de la Cour des comptes à l'occasion de laquelle le juge
financier a retenu une approche renouvelée de la notion
de force majeure (C. comptes 9 févr, 2021, n° 2021-0116).
Quel dommage que la Cour des comptes ne se soit pas
engagée plus tôt en ce sens I Cela vaut pour l'approche
de la notion de force majeure mais aussi, plus largement,
pour de nombreux points de droit qui mériteraient d'être
assouplis.
L'occasion se présente à la Cour des comptes de revoir
son office, à la faveur de la création de cette chambre du
contentieux et de démontrer qu'à droit constant, le juge
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
des comptes a la capacité de faire coïncider l'exigence
dans la tenue des comptes publics et l'adaptation aux
réalités de l'activité comptable. C'est une feuille de route
indispensable pour, sans attendre que l'action 17 soit
mise en chantier, revaloriser l'activité du juge des
comptes.
B. Poursuivre la dynamique d'activité de la CDBF
Il s'agit également de relancer la CDBF, en la faisant
bénéficier de rapporteurs à mi-temps afin de garantir des
délais raisonnables aux justiciables. Sur ce point, l'action
s'inscrit dans une dynamique, initiée depuis deux ans
maintenant, visant à améliorer l'activité de la CDBF. Les
résultats en sont, d'ores et déjà, visibles.
Souvent critiquée en raison de sa faible activité
contentieuse, la CDBF a progressé et fait évoluer le
rythme des décisions rendues. Cette dynamique se
reflète au travers des douze arrêts rendus en 2019 et
même les neuf arrêts rendus en 2018. Un «chiffre bien
supérieur à la moyenne glissante des dix dernières
années » qui s'établit à 6,8 arrêts par an (CDBF, Rapport
d'activité 2020, p. 13) et à la moyenne constatée depuis
1948, qui s'établit à 3,5 arrêts par an. Pour 2020 et, en
dépit du nécessaire ralentissement de l'activité résultant
de la crise sanitaire, la CDBF a rendu sept arrêts. Ces
chiffres dévoilent la motivation nouvelle des magistrats
financiers de voir s'améliorer l'activité de cette
juridiction. Motivation reprise avec l'action 18 du
programme Juridictions financières 2025, laquelle entend
relancer (mais cela est déjà entrepris) l'activité de la
CDBF.
Au-delà des chiffres, c'est la tonalité même des décisions
rendues par la CDBF qui retient l'attention sur ces
derniers mois. La juridiction a su s'accommoder des
insuffisances du texte de 1948 pour sanctionner certaines
fautes de gestion (JCP Adm. 2021. Etude 2041). Ainsi de
la faute commise par le directeur de cabinet d'un
ministère qui a eu connaissance de doutes sérieux
concernant la légalité de la nomination d'inspecteurs
d'académie mais n'a pas alerté, pour autant, le ministre
des risques juridiques afférents à ces nominations et des
difficultés de gestion qu'elles entraîneraient
nécessairement (CDBF 13 juill. 2011, n° 177-684, Rectorat
6
de Paris-1AP, AIDA 2011. 2462, chron. C. Michaut et
Sitbon). De même, à propos de la signature par le
président d'une entreprise de contrats dans une langue
étrangère sans traduction préalable (CDBF 22 nov.1989,
Chiganne, Ayax et autres, Société La Signalisation,
Lebon).
Une tendance que l'on retrouve au travers de récentes
décisions rendues par la CDBF et qui accentue
l'impression d'une dynamique renouvelée de son activité.
Ainsi, à propos du fonds de solidarité, la CDBF a
sanctionné les fautes de gestion commises par le
directeur de ce fonds en ce qu'il a méconnu les principes
de bonne gestion et de préservation des intérêts
patrimoniaux de l'établissement (CDBF 9 oct. 2020, n°
243-828, Fonds de solidarité, AJDA 2021. 616, chron. D.
Guilbaud et N. Péhau). En particulier, lui était reproché
d'avoir signé un contrat de bail dans un contexte
incertain pour l'avenir du fonds (alors que parmi les
scenarii envisagés, il était question de le supprimer) et
alors que l'autre bail détenu par le fonds venait d'être
renouvelé tacitement pour une période de trois ans.
Avec sa décision Office national d'indemnisation des
accidents médicaux, des infections iatrogènes et des
infections nosocomiales (ONIAM — CDBF 10 déc. 2020,
n° 245-801), la CDBF a condamné les responsables de cet
établissement en raison d'irrégularités constatées dans le
recouvrement de créances. Elle a estimé qu'elles avaient
gravement porté atteinte aux principes généraux de
bonne gestion et d'organisation permettant de s'assurer
de la préservation des intérêts patrimoniaux de l'Office.
Ce positionnement jurisprudentiel, s'il n'est pas inédit,
témoigne surtout d'une volonté affichée du juge financier
d'élargir son champ de manœuvre. S'appuyant
explicitement sur les dispositions de l'article L. 313-4 du
code des juridictions financières pour sanctionner les
fautes de gestion reprochées aux gestionnaires publics, la
CDBF exploite l'avantage de pouvoir embrasser un large
panel d'irrégularités qui peuvent, commodément, inclure
les fautes de gestion qu'elle entend sanctionner.
S'y ajoute, avec cette décision ONIAM, l'amende
prononcée à l'égard d'un des protagonistes, d'un
montant de 12 000 E. Un montant peu habituel devant la
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
CDBF et qui traduit, là également, cette tendance
géné¬rale visant à améliorer l'activité de cette dernière.
Selon les statistiques établies (JCP Adm. 2021. Etude
2041), la tendance dans les montants des amendes
prononcées s'affiche à la hausse sur ces dernières
années. Ainsi, en 2018, la CDBF a prononcé seize
amendes variant de 500 à 4 000 € (pour un total de 26
300 E et une moyenne de 1 644 €), en augmentation par
rapport aux neuf amendes prononcées en 2017, variant
de 150 à 1 500 € (pour un total de 5 000 €). En 2019,
vingt amendes ont été prononcées variant de 500 à 5 000
€ (pour un total de 41 800 € et une moyenne de 2 090 E).
En 2020, en dépit du ralentissement de l'activité de la
CDBF, treize amendes ont été prononcées oscillant entre
500 et 12 000 € (pour un total de 44 500 € et une
moyenne de 3 423 €). Bien évidemment, les amendes
prononcées avec l'espèce ONIAM ne sont pas étrangères
aux résultats de l'année 2020.
Avec de telles décisions, le juge financier entend
clairement rappeler les exigences inhérentes à la gestion
des fonds publics et les responsabilités qui y sont
nécessairement rattachées. Enfin, la CDBF se donne les
moyens de sanctionner avec toute la vigueur nécessaire
les manquements reprochés aux gestionnaires publics.
Son intervention ne saurait, en effet, être considérée
comme anodine et la sévérité de la sanction, tenant
compte des circonstances, est de nature à attirer
l'attention des décideurs publics. C'est un objectif
essentiel que la jurisprudence de la CDBF peinait à
atteindre. Le peu d'arrêts rendus combiné aux faibles
sanctions prononcées ne permettaient pas, même pas
symboliquement, de considérer cette activité
juridictionnelle comme effective.
En proposant de relancer l'activité de la CDBF, l'action 18
du programmé JF 2025 s'inscrit donc dans une tendance
engagée depuis deux ans maintenant. Une perspective
de renouveau de l'activité de cette juridiction qu'il était
grand temps de mettre en chantier.
II – Deuxième étape : une rénovation en
profondeur de l’activité juridictionnelle
7
L'action 17 du programme entreprend une refonte
globale du schéma juridictionnel financier avec, en
perspective, la mise en place d'un régime de
responsabilité financière unifié. La proposition est
audacieuse. Elle avait déjà été suggérée, par certains
aspects, avec le projet de réforme des juridictions
financières initié en 2009. Las, ce pan de la réforme
n'avait pas vu le jour... c'est probablement la crainte que
l'on peut avoir lorsque cette action sera engagée à
compter de 2022.
Et c'est également ce qui donne tout son intérêt à
l'action 18 du programme, conçue à la façon d'une
transition mais qui pourrait se pérenniser si jamais
l'action 17 ne pouvait être menée à son terme.
A. La refonte envisagée du schéma juridictionnel
Selon le schéma présenté dans le cadre du programme
Juridictions financières 2025, la Cour des comptes et les
CRTC seraient les juges de premier ressort, la CDBF
l'instance d'appel et le Conseil d'Etat, juge de cassation.
Une proposition qui est le résultat d'importants échanges
menés depuis plusieurs mois maintenant, qui chacun ont
permis de saisir que le schéma actuel pouvait être
amélioré.
Cette reconfiguration répond à la question d'une
unification du régime de responsabilité financière. En
effet, la répartition du contentieux lié à l'emploi des
fonds publics entre juge des comptes et CDBF emportait
une difficulté importante (outre les délais mis par ces
juridictions pour se prononcer), celle d'une contrariété
possible des décisions rendues et avant cela, la nécessité
de pouvoir réclamer de l'ensemble des acteurs de
l'exécution budgétaire qu'ils rendent des comptes dans
l'emploi de ces fonds. Les insuffisances constatées dans
l'activité de la CDBF avaient, initialement, eu raison de
cette juridiction dont la suppression avait été envisagée
avec le projet de réforme de 2009. Confier à un juge
compétence en la matière apparaissait comme la
réponse évidente aux problèmes posés.
Si à l'époque, cette proposition n'avait pas suscité de
réaction négative en provenance du Conseil d'Etat, cela
n'était plus le cas en 2019 alors que le vice-président
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
Bruno Lasserre, intervenant à l'occasion du colloque
organisé en octobre de cette même année sur le régime
de responsabilité financière des gestionnaires publics,
avait clairement manifesté son souhait d'un maintien du
schéma juridictionnel en l'état, sans remise en cause de
la CDBF.
On comprendra que dans le cadre du programme JF
2025, l'objectif ait été, sous un angle très diplomatique,
de conserver à la CDBF une place dans ce schéma
contentieux.
La proposition avait été faite de reprendre, sur ce point,
le projet de réforme de 2009 mais c'est finalement une
solution de compromis qui a été retenue afin d'emporter
l'adhésion du plus grand nombre (proposition retenue
dans le cadre de l'action 18; v., égal., Quel modèle de
responsabilité pour les gestionnaires publics? 3e partie,
perspectives, https://actu.dalloz-
etudiant.fr/le¬billet/article/quel-modele-de-
responsabilite-pour-les-gestionnaires-publics-3e-partie-
perspectives/h/9bf66c6615abf3fc350a962b15f0b19c.htm
l). Reprenant l'idée d'un positionnement de la Cour des
comptes en tant que juge de première instance, il était
ensuite possible d'intercaler la CDBF entre elle et le
Conseil d'Etat, en lui faisant jouer le rôle de juge d'appel.
Très logiquement, la proposition de Jean Bassères de
supprimer les compétences juridictionnelles du juge des
comptes et de confier à la CDBF totale compétence pour
apprécier la responsabilité financière des gestionnaires
publics a été écartée (v., not., J.-F. Calmette.,
Responsabilité des comptables publics: brèves remarques
juridiques sur le rapport Bassères, JCP Adm. 2021. Etude
2040). Le second pan de la proposition pouvait
difficilement emporter l'adhésion, ne serait-ce qu'en
raison des éléments de contexte qui suscitaient des
interrogations sur la possibilité pour la CDBF d'absorber
une compétence juridictionnelle étendue à l'ensemble
des gestionnaires publics. Proposition qui faisait
également fi du cœur de l'activité de la Cour des comptes
et des CRTC qui auraient ainsi été écartées du contrôle de
l'emploi des fonds publics. La volonté d'écarter le juge
des comptes sans autre considération ne pouvait être un
fil directeur suffisant pour expliquer cette proposition.
8
C'est finalement un schéma contentieux suffisamment
consensuel pour emporter l'adhésion du Conseil d'Etat,
opposé à la suppression de la CDBF, qui a été retenu.
Ce schéma va présenter un avantage certain en ce qu'il
va permettre de diminuer le taux de cassation des
décisions des juridictions financières.
La comparaison est éloquente. Sur ces dernières années,
le taux de cassation des arrêts rendus par la CDBF est
faible, voire, certaines années, à zéro, signe de la qualité
des décisions rendues par la CDBF. La participation de
membres du Conseil d'Etat à la composition de cette
juridiction n'y est pas étrangère.
En comparaison, le taux de cassation des arrêts rendus
par la Cour des comptes s'établit entre 50 et 60 %...
(Notion de recettes publiques : le Conseil d'Etat persiste et
signe, à propos de la décision du CE 26 juin 2019, Ruche
du 4, Gest. fin. publ. 2020, n° 2, p. 98). Sans qu'il soit
nécessaire ici de revenir sur l'étonnement que peuvent
susciter de tels chiffres, il est possible d'en déduire que le
positionnement de la CDBF en tant que juge d'appel des
jugements rendus en première instance va permettre de
réduire d'autant les risques d'une remise en cause de la
décision au stade du juge de cassation.
Bien évidemment et à l'inverse, l'interrogation va porter
au niveau de l'appel. Par principe et alors qu'une
chambre du contentieux aura été mise en place au
niveau de la Cour des comptes, le juge d'appel ne devrait
pas être sollicité afin de régler des problèmes
d'harmonisation de jurisprudence. En revanche, le
problème pourrait ressurgir au niveau des CRTC dont les
positions pourraient apparaître en décalage de celles
retenues par la Cour des comptes. Le problème ne serait
en réalité que déplacé... Ceci invite à imaginer le moyen
pour la Cour des comptes de conserver une relative
maîtrise des positions jurisprudentielles retenues au
niveau de ses chambres. On peut supposer que le rôle
que pourrait y jouer le parquet soit essentiel, afin de
détecter en amont les éventuelles difficultés. Au-delà,
c'est un point qui mérite d'être précisé dans le cadre de
la prochaine réforme afin que des mesures soient prises
en adéquation.
Ce nouveau schéma est également présenté comme
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
«garantissant ainsi l'accès à un double degré de
juridiction pour les gestionnaires publics poursuivis ».
C'était un attendu. Il était en effet délicat, du point de
vue du justiciable, de justifier que les comptables
relevant en premier ressort de la Cour des comptes se
voient privés de la possibilité d'un appel. En positionnant
la Cour des comptes en première instance et en
généralisant à l'ensemble des acteurs de l'exécution
budgétaire les voies de l'appel puis de la cassation, la
proposition met un terme à ce déséquilibre.
B. La mise en place d'un régime de responsabilité
financière unifié
L'action 17 du programme Juridictions financières 2025
met en place un régime de responsabilité financière
unifié précisant que « les incriminations seraient
adaptées et les sanctions proportionnées au
manquement, au préjudice occasionné et aux
circonstances dans lesquelles ont agi les responsables
publics ». La présentation de cette action peut susciter
des interrogations notamment en raison des silences
qu'elle contient.
Il apparaît évident que la mise en place d'un régime de
responsabilité financière unifié suppose d'adapter les
niveaux de responsabilité. C'est la gravité des faits
reprochés qui doit conditionner la sanction prononcée.
Nous avions souligné la nécessité que la mise en place
d'un tel régime de responsabilité ne soit pas vidée de son
intérêt par la crainte d'une mise en cause des
gestionnaires publics qui apparaîtrait trop systématique.
La crainte d'une paralysie de l'action publique doit
conduire à relativiser l'intervention du juge financier
(Rapp., déc. 2020, pp. 19 et 125).
Partant d'une gravité attendue du manquement
reproché, c'est ensuite la sanction qui doit être
proportionnée. L'action 17 détaille que cette
proportionnalité doit dépendre du manquement, du
préjudice occasionné mais également des circonstances
dans lesquelles les responsables publics ont agi.
Ce point doit conduire à déplacer totalement le curseur
de la prise en compte des circonstances dans la
détermination du niveau de responsabilité. Longtemps, le
juge des comptes a été cantonné à un office objectif lui
9
interdisant d'apprécier les circonstances. Aujourd'hui
encore, il se trouve limité dans son action avec
l'impossibilité, par principe, d'apprécier le comportement
du comptable. La question se pose également de la prise
en compte des plans de contrôle sélectif de la dépense
dont l'appréciation est renvoyée au ministre. Ces petits
points rassemblés témoignent d'un office qui n'est pas
totalement subjectivisé, comme devrait l'être pourtant
l'office d'un juge. Les marges de progrès sont, sur ce
point, importantes. Elles vont nécessairement évoluer
avec la mise en place de ce nouveau régime de
responsabilité unifié qui, très logiquement, va amener le
juge financier à juger différemment de ce qu'il faisait, à
apprécier dans une globalité la responsabilité des acteurs
de l'exécution budgétaire... C'est un nouveau logiciel qui
va être mis en place au sein duquel l'office du juge des
comptes se doit d'être totalement subjectivisé.
Sans s'en étonner, il faut également relever que l'action
17 offre peu de détails et décrit finalement, en de
grandes lignes, le régime à venir de responsabilité unifié.
On relèvera que rien n'est dit, explicitement, sur le
devenir du débet et de la remise gracieuse.
Très logiquement, et alors que les sanctions doivent être
proportionnées au manquement, le débet est voué à
disparaître. A sa suite, la remise gracieuse également.
Doit-on voir dans ces silences une volonté délibérée afin
d'éviter que les sujets qui fâchent ne soient trop
rapidement mis en discussion ? Peut-être.
La cause pourrait toutefois être considérée comme
entendue. Le rapport Bassères lui-même a préconisé la
mise en place d'un régime de responsabilité unifié, basé
sur la gravité de la faute avec la possibilité de réserver la
sanction aux cas les plus significatifs (Rapport Bassères,
déc. 2020, p. 80).
Ainsi, si le débet est supprimé, mécaniquement la remise
gracieuse le sera également.
Autant de points qui mériteront d'être discutés car bien
évidemment, au-delà se pose la question des bases
juridiques sur lesquelles construire ce nouveau régime de
responsabilité (alors que tant de reproches ont concerné
la loi de 1948), du panel possible de sanctions qui ne se
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
limiteraient pas à des sanctions pécuniaires, de l'étendue
du champ des justiciables (alors qu'actuellement les
ministres ne relèvent pas de la CDBF et que les élus
locaux ne sont que rarement concernés par les décisions
qu'elle rend)... Là également, des points de friction sont
attendus et expliquent probablement, et d'autant plus,
que le programme JF 2025 n'ait pas souhaité entrer trop
dans ces détails...
Le chemin est encore long avant que ce régime de
responsabilité ne soit mis en place, les obstacles à
franchir nombreux et comme nous l'indiquions en
débutant cette contribution, rien ne garantit que cette
proposition trouve concrétisation. D'où l'importance de
la première étape visant à revoir, à droit constant, le
champ des possibles. A ce stade, beaucoup peut être fait.
Il est possible d'entreprendre quelques évolutions
jurisprudentielles, à l'exemple de celle engagée par la
première chambre de la Cour des comptes, ce 9 février,
en matière de force majeure. Il est possible pour le juge
des comptes d'adapter sa jurisprudence aux réalités de
l'activité comptable, de subjectiviser plus qu'il ne l'a fait
son approche du justiciable, de rechercher au travers de
la notion de gestion de fait, la responsabilité des
gestionnaires publics... Certes, de nombreuses
circonstances (et y compris le Conseil d'Etat dans son rôle
de juge de cassation) ont pu constituer autant de freins
au plein exercice de l'activité juridictionnelle... Autant
d'éléments qui expliquent également que de nombreux
magistrats se soient détournés de ces fonctions
juridictionnelles. Mais ce sont justement ces résistances
auxquelles le juge des comptes n'a pas souhaité se
confronter qui expliquent qu'aujourd'hui, l'activité
juridictionnelle du juge financier ait pu ainsi être remise
en cause. La première étape préfigurée par l'action 18 du
programme JF 2025 apparaît donc essentielle et ne doit
pas être sous-estimée.
Stéphanie DAMAREY
Professeur des universités, agrégée de droit public,
Université de Lille (EA n° 4487),
Centre droit et perspectives du droit, équipe de
recherche en droit public
10
 Juridictions financières
À propos du rapport de la Cour des comptes : Les finances publiques : pour une
réforme du cadre organique et de la gouvernance
Gestion & Finances Publiques, n° 1, Janvier-Février 2021, p. 5-7

Le récent rapport thématique de la Cour des comptes sur la gouvernance des finances publiques est d’abord
un rappel convaincant de l’éclatement actuel des finances de l’État non seulement entre les trois types
d’administrations centrales, locales et de sécurité sociale, mais aussi au sein même du budget de l’État central.
Il met également l’accent sur la faible effectivité de la discipline qu’étaient censées instaurer les lois de
programmation financière. Le rapport débouche sur une série de recommandations visant à renforcer la
réalité de la pluri annualité budgétaire et limiter l’émiettement financier. On a malheureusement des raisons
de penser que si les recommandations ont des chances sérieuses d’être adoptées, l’effectivité de leur mise en
œuvre est beaucoup moins assurée.

Il peut paraître surprenant que la Cour des comptes
publie un rapport sur le thème « les finances publiques :
pour une réforme du cadre organique et de la
gouvernance » dans une période où toutes les barrières,
en matière de déficit budgétaire, paraissent tomber, où
la plupart des français sont devenus - momentanément -
sinon nominalement du moins de facto- agents de l’État,
où les tabous des limites de la dette publique comme
ceux de l’équilibre du budget sont considérés, pas
seulement par leurs détracteurs habituels, comme
mourants ou comme devant être achevés.
Le rapport s’inscrit pour sa part dans une logique de
respect par la France de ses engagements internationaux
et en particulier des critères de Maastricht. Monde
nouveau comme monde d’après n’interférent pas avec la
pensée de la Cour et celle-ci est structurée par la
recherche d’une meilleure discipline budgétaire. Ce
décalage avec l’actualité immédiate a au moins le mérite
de rappeler à qui en a besoin que la rareté des ressources
est inhérente à ce bas monde, que Karl Marx avait eu la
prudence de renvoyer la « prise au tas » au stade
suprême du communisme où devait régner une société
d’abondance et que l’aphorisme consistant à dénoncer
des « raisonnements purement comptables » est une des
plus grandes sottises que dispensent les contempteurs de
la contrainte financière.
Le second motif d’étonnement quant à la parution du
rapport thématique est que la Cour ne manque pas
d’occasions de présenter des analyses, des critiques et
des recommandations sur les limites du système
budgétaire actuel et de la pratique qui en est faite, parmi
elles le rapport public annuel -et la médiatisation qui en
est faite-, ainsi que le rapport sur l’exécution du budget
de l’État prévu par l’article 58-4 de la Lolf1. La Cour a
donc dû ressentir un besoin impérieux d’effectuer une
mise en perspective de ses observations quant aux
améliorations à opérer dans la gouvernance de nos
finances publiques.
Le point de départ du rapport est le constat de la
persistance des déficits budgétaires : dans les dernières
quarante années aucun budget n’a été en équilibre et
dans les vingt dernières années, on a connu « quinze
exercices avec un déficit supérieur ou égal à 3 points du
produit intérieur brut » (p9). La suite du texte consiste en
une analyse critique des lois organiques censées
1Pour le dernier paru : Le budget de l’État en 2019 : Résultats et gestion
Analyses de l’exécution budgétaire par mission et par programme Exercice
2019 avril 2020

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 11

instaurer le cadre de gouvernance des finances publiques
et (surtout) de leur usage ainsi qu’en une série de
propositions pour améliorer l’efficacité de cette
gouvernance. Le traitement des différents points abordés
est très méthodique, présentation des faits (et très
souvent des chiffres), diagnostic de la Cour et
recommandations s’y succèdent à chaque fois. Ce
process bien conduit rend peu probable l’opposition
frontale du lecteur aux recommandations avancées. De
nombreux schémas et graphiques parsèment le texte et
donnent une visibilité importante aux différentes idée-
force du diagnostic : faiblesse de l’incidence et du respect
actuels de la programmation budgétaire (le schéma de la
page 41 reproduit ci-dessous vaut le détour),
émiettement des budgets …
Les recommandations prises une par une ne manquent
pas de pertinence. Ainsi l’idée d’un budget triennal
glissant est intéressante car ce caractère glissant est de
nature à éviter l’obsolescence d’une programmation que
révèle un passé récent et les écarts creusés avec elle par
les budgets annuels, cette idée constitue donc un facteur
de crédibilisation de la programmation2.
2 On remarquera seulement que ce caractère glissant est généralement
associé à la volonté d’assurer un management stratégique s’adaptant aux
évolutions des environnements et à la reconnaissance de l’opportunité des
amendements voire changement de stratégie , c’est-à-dire a une attitude
bien éloignée de celle qui consiste à faire des phases de gestion
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
Le lien instauré avec les résultats triennaux par la
proposition d’une analyse d’écart (sans doute dans les
RAP) peut laisser entendre que cette proposition vise à
rendre plus voyant le non-respect des disciplines
budgétaires et par là essayer de conforter le devoir de
recevabilité des gouvernants.
Tout juste peut-on regretter que, comme la plupart des
corps de contrôle, la Cour ait tenu à acter point par point,
in itinere, ses recommandations comme si dans un
système - et les finances publiques en constituent bien
un - les problèmes posés par chacun des éléments ne
s’éclairaient pas pleinement par leur mise en relation
avec ceux des autres éléments. En d’autres termes une
approche un peu plus systémique aurait sans doute été la
bienvenue.
Ce n’est cependant pas ce regret qui suscite le
scepticisme du lecteur sur l’efficacité que les
recommandations de la Cour pourront avoir quant à
l’allégement des maux qu’elle dénonce à juste titre. C’est
le type même des recommandations proposées,
conjugué aux constats que l’on peut tirer de
l’appropriation par L’État et ses dirigeants des disciplines
managériales, qu’ils ont formellement acceptées, qui
engendre le doute sur cette efficacité.
Les propositions du rapport sont structurées par trois
grands objectifs : « renforcer la programmation
pluriannuelle et le pilotage », « rétablir la vision globale
des finances publiques » et « assurer l’unité,
l’universalité et l’efficience du budget de l’État ». Cette
trilogie est intéressante parce que - fait exprès ou non-
elle amène rapidement l’analyste à penser que ces trois
lignes directrices souffrent de très sérieux oxymores et
sont en butte au problème des chevilles majeures des
explicitations d’objectifs dans le monde public, à savoir le
triptyque du «tout en, ni, sans »3 modernisé sous la
prévisionnelle (Planification et programmation) « la loi et les prophètes »
attitude qui elle peut séduire par l’apparente stabilité des directions et son
côté (souvent faussement) sécurisant .
3 Exemple parmi des milliers : « La politique d’archéologie préventive vise à
ne pas mettre en péril le patrimoine archéologique de la France tout en ne
retardant pas les travaux de construction de bâtiments ou d’infrastructures
diverses ». « Tout en » peut y être remplacé par « sans » ou par « ni … ni »
ou par « en même temps », sans que l’on puisse à ce stade de formulation
12
forme du « en même temps » sous l’actuelle Présidence
de la République.
L’objectif « Renforcer la programmation pluriannuelle
et le pilotage » provient de la nécessité selon la Cour
d’établir une stratégie budgétaire à moyen terme et de
s’y tenir dans toute la mesure du possible. C’est là un rôle
que devraient jouer les lois de programmation conçues
en mode LOPGFP4 mais dans lequel elles ont échoué. Le
problème est que le vote annuel du budget est un
moment phare de l’exercice démocratique, voire un
moment fondateur de celle-ci (en Angleterre) et au-delà
de la réalité des débats parlementaires trop souvent à
relents plus ou moins clientélistes- un symbole de
l’indépendance du législatif dans toute démocratie,
qu’elle soit parlementaire ou présidentielle. L’article 34
de la Constitution française est très clair lorsque qu’il
établit que :
« … Les lois de finances déterminent les ressources et les
charges de l’État dans les conditions et sous les réserves
prévues par une loi organique.
Les lois de financement de la sécurité sociale
déterminent les conditions générales de son équilibre
financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes,
fixent ses objectifs de dépenses, dans les conditions et
sous les réserves prévues par une loi organique. »
Si « Les orientations pluriannuelles des finances
publiques sont définies par des lois de
programmation… » les orientations pluriannuelles ne
s’imposent pas aux lois de finance (annuelles).
La Cour a choisi, pour son rapport, de raisonner et
d’effectuer ses recommandations « à constitution
inchangée », expression qu’elle renouvelle maintes fois
dans son document. Il en résulte que son problème est ce
déterminer s’il s’agit d’atteindre un véritable équilibre entre les effets de
deux principes contradictoires, de rendre hommage à un principe que l’on
sacrifie à l’autre, ou encore d’accorder une certaine prédominance à l’un sur
l’autre.
4 Loi organique du 17 décembre 2012 relative à la programmation et à la
gouvernance des finances publiques (LOPGFP). (Notons au passage que pour
être popularisé mieux vaut un acronyme comme celui de la Lolf plutôt qu’un
simple sigle imprononçable) 6 Article 1 de la constitution pour les deux
propositions.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
que l’on peut formuler comme « prescrire un
développement et une plus grande effectivité de la
pluriannualité sans mettre en cause l’annualité
budgétaire. » C’est là l’oxymore ou tension n° 1.
Le second objectif est de « Rétablir la vision globale des
finances publiques ». Le rapport de la Cour montre bien
la réalité, l’importance de l’éclatement des finances
publiques, entre le budget de L’État, ceux des
collectivités territoriales et celui des administrations
sociales. Or au regard des engagements européens qu’il a
contractés c’est l’État central qui est responsable de
l’équilibre global des finances publiques agrégées et la
dette publique pèse potentiellement sur l’ensemble des
citoyens-administrés- contribuables. Le désir de cette
vision globale et d’une gestion des finances au moins
coordonnée entre les trois types de parties prenantes
s’explique donc bien. Mais si la république est indivisible,
son organisation est décentralisée5 et les collectivités
territoriales s’administrent librement (art 72 de la
Constitution). Les faire participer à une discipline
budgétaire sans mettre en cause leur autonomie, en
particulier financière, révèle une deuxième tension. Cette
tension existe aussi avec l’autonomie, ou ce qu’il en
reste, du système social en raison des particularités
reconnues du financement de l’administration sociale. A
« constitution inchangée » le problème est donc de
rétablir la vision globale des finances publiques sans
porter atteinte à l’autonomie des collectivités C’est là la
tension n° 2.
Le troisième objectif mis en avant par la Cour est d’«
assurer l’unité, l’universalité et l’efficience du budget de
l’État ». De prime abord la trilogie parait bizarre car si
unité et universalité sont des principes budgétaires
traditionnels, ce n’est pas le cas de l’efficience, concept
récemment incorporé dans le vocabulaire des
budgétaristes6. La clé de ce voisinage se trouve dans
l’annexe 1 du rapport où sont rappelés les grands
principes budgétaires ; unité, annualité, universalité,
5 Article 1 de la constitution pour les deux propositions.
6 Du moins si l’on fait abstraction de la parenthèse des budgets de
programme du temps de l’opération de rationalisation des choix budgétaires
(R.C.B)
13
spécialité dont le rapport rappelle qu’ils ont été dégagés
par la doctrine tout au long du XIXe siècle, consacrés par
l’ordonnance organique de 1959 et repris par la Lolf ; la
sincérité a été consacrée par la Lolf mais aussi l’« objectif
d’efficience ou d’efficacité des politiques publiques »
ajouté par la Lolf lorsqu’elle a requis la mise en place
d’objectifs de performance et institué « une
responsabilité des gestionnaires publics à l’égard des
résultats des politiques et des actions qu’ils mettent en
œuvre » p 1517. Ainsi le troisième objectif que vise la
Cour par ses recommandations est d’assurer l’effectivité
de trois des six principes budgétaires que doit respecter
maintenant le budget de l’État. Pour ce qui concerne les
deux premiers principes la Cour documente
soigneusement l’éparpillement des finances publiques.
D’abord entre les trois grandes catégories
d’administration internationalement reconnues
(administration de l’État central, collectivités territoriales
et administrations sociales, mais aussi entre ce qui rentre
dans leurs « lois » financières et ce qui en est exclus. Le
schéma qui suit est en effet saisissant :
Le rapport montre, un cran au-dessous, l’émiettement du
7 Le rapport précise pour éviter toute confusion : « au-delà de la
responsabilité juridictionnelle des ordonnateurs et des comptables ». Il
indique aussi que « la réforme constitutionnelle de 2008, créant les lois de
programmation des finances publiques, a introduit un objectif d’équilibre
des comptes des administrations publiques. » sans qualifier explicitement
cet objectif de principe.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
budget de l’État avec la croissance des dépenses fiscales,
l’affectation des recettes à des tiers, etc. Il souligne que
des dérogations aux principes budgétaires engendrées
par des mécanismes par ailleurs légaux embrouillent la
compréhension des coûts des politiques publiques, et
indique que certains usages de ces mécanismes
constituent des « détournements de procédure », des «
moyens de s’affranchir des principes de droit budgétaire
», des comportements « destinés à sanctuariser des
moyens ». C’est là que se situe le problème pour le
troisième objectif visé. Sans jamais utiliser le terme que
nous faisons nôtre la Cour met en exergue la ruse dont
font montre gouvernants et /ou services pour échapper
au droit commun de l’unité et de l’universalité et à la
visibilité que ce droit peut créer pour ce qui est de
l’utilisation des deniers publics. En d’autres termes la
tension ici n’est plus entre deux buts contradictoires
comme pour les deux premiers objectifs (pluriannualité
vs annualité pour le premier, vision globale des finances
publiques vs autonomie des parties prenantes pour le
deuxième), elle est entre des principes auxquels tous ou
presque adhèrent et des privilèges dont beaucoup pour
des raisons multiples veulent profiter. On n’est plus dans
une situation de règle contre règle mais dans celle d’une
réalité de l’usage de mécanismes dérogatoires vs la règle.
C’est la tension n° 3. Pour l’efficience le problème étant
différent on l’examinera un peu plus tard.
Au total l’exercice de la Cour a consisté à élaborer des
recommandations qui sans toucher aux facteurs de base
ou inducteurs des trois tensions présentées ci-dessus
améliorent la gouvernance des finances publiques. L’idée
sous-jacente est de jouer sur des instruments qui
aideront ou contraindront, comme l’on voudra, le
pouvoir à mieux respecter une discipline budgétaire.
Sur les seize recommandations présentées par le rapport
(dont il souligne que 12 sont nouvelles, pour 4
seulement réitérées) huit (n° 1, 2, 4, 8, 9, 10, 13 et 15)
peuvent être considérées comme des appels à des
fournitures d’informations plus complètes, plus agrégées,
portant sur un champ plus large que ce soit au sein de la
loi de programmation, des lois de finances ou de
financement de la sécurité sociale ou encore d’un texte
nouveau, la loi de résultat appelée à être en quelque
14
sorte pour la loi de financement de la sécurité sociale le
pendant de la loi de règlement pour le budget de l’État.
Quatre recommandations (n° 3, 6, 7 et 11) appellent à
réunions, concertations ou débats nouveaux au sein du
Parlement ou entre les parties prenantes. Une vise à
élargir le pouvoir d’avis du Haut Conseil des finances
publiques (en particulier à l’appréciation du réalisme de
la prévision de recettes dans le projet de budget (n° 5)).
Une recommandation demande une stricte limitation des
dérogations aux principes d’universalité et d’unité (n°
14). Une soutient la substitution à la pratique de gels de
crédits d’un système de provisions pluriannuelles (n° 16).
La dernière demande le rassemblement dans une mission
budgétaire de tous les concours de l’État aux collectivités
territoriales (n° 12).
En d’autres termes le rapport mise sur une meilleure
instrumentation au service d’une meilleure appréhension
et d’une meilleure transparence de la réalité des
demandes et exécutions budgétaires, ainsi que de la
situation de la dette publique et appelle à une meilleure
coordination entre les parties prenantes là ou il n’y a pas
relation d’autorité de l’une sur l’autre. Tout ceci est
logique « à constitution inchangée ». La réponse du
Premier ministre au rapport manifeste sa très large
adhésion aux recommandations de la Cour. En la lisant
on a d’ailleurs l’impression d’une paraphrase de certains
passages du rapport quant au diagnostic opéré.
Où est donc le problème si les recommandations de la
Cour ont des chances sérieuses d’être adoptées ? Il
réside dans les doutes que l’on peut avoir sur l’effectivité
des mesures proposées en raison, non de ce qui serait un
manque de pertinence mais de ce que peut être
l’appropriation de ces mesures. Nous disposons en effet
de précédents importants en ce qui concerne l’impact
des textes organisant une discipline managériale du
pouvoir.8
L’un d’entre eux est l’étude d’impact des projets de lois,
dont l’obligation a été instaurée, par une loi organique, à
8 Gibert Patrick et Pierre-Éric Verrier Peut-on discipliner le pouvoir ? Étude
sur le contrôle de la rationalité managériale par le juge dans trois
innovations législatives françaises. Revue Politiques et management public
2016 Vol 3/4.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
la suite de la révision constitutionnelle de 2008. Le texte
législatif rentre fort bien dans le mouvement
international de l’analyse d’impact de la réglementation
promu en particulier par l’OCDE. La lecture des analyses
d’impact révèle à l’inverse un éloignement important des
principes fondamentaux de ce mouvement. Les analyses
révèlent un travail important sur l’encastrement des
textes proposés par le gouvernement dans les droits
français, européen ou conventionnel mais des lacunes
béantes dans les travaux concernant les effets
prévisionnels des lois proposées et de leur distribution
entre les parties prenantes, les raisons qui ont fait
renoncer à des solutions alternatives à la réglementation
proposée, etc9. Ces errements ont été largement
dénoncés y compris par le Conseil d’État. Les
gouvernements successifs ont fourni au Parlement des
livrables qui ne respectent pas les exigences de la loi
organique sans que rien ne se passe jusqu’à présent. Le
Conseil constitutionnel ayant largement signifié par sa
jurisprudence que si la majorité du Parlement se déclarait
satisfaite par les documents (dont l’étude d’impact)
fournis par le gouvernement à l’appui d’un projet de loi, il
y avait peu de raisons qu’il intervienne pour sanctionner
une lacune dans un déficit ressenti par un groupe de
parlementaires.
L’autre exemple des faiblesses de l’effectivité de la
discipline managériale du pouvoir a trait aux objectifs et
indicateurs devant figurer, aux termes de la Lolf, dans les
projets annuels de performance annexés aux lois de
finances. Parmi les moyens utilisés pour contester, avant
promulgation, le premier budget voté en mode lolf les
députés requérants avaient fait figurer la médiocrité des
indicateurs retenus. La décision du Conseil
constitutionnel pouvait laisser un espoir pour le futur car
il tenait compte de la nouveauté de l’exercice pour
exonérer le gouvernement d’une censure de la loi votée
à ce motif. La suite reste à écrire car le motif n’a plus été
invoqué par les parlementaires qui ont pourtant
l’habitude de faire feu de tout bois en matière de
9 Gibert Patrick Réflexions sur l’appropriation française de l’analyse d’impact
de la réglementation (A.I.R) dans le cas des études d’impact des projets de
loi Politiques et management public Vol 35 N° 3/4 juillet décembre 2018 p.
243-272.
15
recherche d’annulation de tout ou partie de la loi de
finances. Pourtant les indicateurs présentés en appui des
objectifs affichés pour chaque programme continuent à
présenter des défauts sérieux et on ne saurait dire que
l’État énonce véritablement ses performances attendues
dans les annexes de la loi de finances initiale ou rende
compte de ses performances effectives dans les annexes
à la loi de règlement.10
On a donc deux exemples de disciplines instaurées par
deux lois organiques, auxquelles les pouvoirs successifs
manifestent un respect formel en fournissant les
documents portant les appellations requises mais dont ils
révèlent une appropriation pour le moins a minima, avec
la bienveillance du juge constitutionnel visiblement
désireux jusqu’à présent de ne pas s’immiscer dans les
méandres de la « managérialisation du droit (public) ».
La Cour des comptes a raisonné « à constitution
inchangée » en émettant ses recommandations ; si nous
raisonnons à jurisprudence constitutionnelle inchangée,
nous pouvons avoir quelque doute non sur l’adoption de
ces recommandations mais bien sur le type
d’appropriation qui en sera faite.
Annexe : Les 16 recommandations de la Cour. Source :
rapport en ses différentes pages
1. Définir en loi de programmation des finances
publiques, pour chaque année et en milliards d’euros
courants, une enveloppe pluriannuelle de dépenses des
administrations publiques, déclinée en sous-objectifs et
assortie d’une provision de programmation, et une
enveloppe pluriannuelle de mesures nouvelles en
recettes (modification de la LOPGFP, recommandation
nouvelle).
2. Compléter l’article liminaire des lois financières, en
présentant en milliards d’euros courants, pour chaque
année de la période de programmation, outre la
prévision des soldes effectif et structurel, celle des
dépenses des administrations publiques et des mesures
nouvelles en recettes ; établir un tableau de synthèse
10 Benzerafa - Alilat Manel et Gibert Patrick De quoi l’État rend-il compte
dans ses rapports annuels de performance ? Revue française
d’administration publique 2016/4 (N° 160).
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
retraçant les écarts entre, d’une part, l’exécution de
l’année écoulée et les prévisions pour l’année en cours et
celles à venir, et, d’autre part les objectifs fixés par la loi
de programmation (modification de la LOPGFP,
recommandation nouvelle)
3. Instaurer des revues de dépenses et d’évaluation de
politiques publiques, selon un calendrier défini en loi de
programmation des finances publiques (modification de
la LOPGFP, recommandation réitérée).
4. Présenter par mission les prévisions de crédits pour
les années n+2 et n+3 au sein de chaque projet de loi de
finances (modification de la LOLF et de la LOPGFP,
recommandation nouvelle)
5. Conforter la surveillance de la sincérité des lois
financières et de la trajectoire pluriannuelle en
élargissant le mandat du Haut Conseil des finances
publiques à l’appréciation du réalisme des prévisions de
recettes et de dépenses, du chiffrage de certaines
mesures nouvelles et à l’identification des risques d’écart
à la trajectoire (modification de la LOPGFP,
recommandation nouvelle).
6. Sur la base d’un rapport du Gouvernement et d’une
analyse de la Cour des comptes, incluant un avis sur la
situation financière de l’État telle qu’elle ressort
notamment des comptes certifiés, instituer un débat
annuel sur la dette publique et sa soutenabilité
permettant d’ancrer le cadre financier pluriannuel dans
une vision de long terme (modification de la LOPGFP,
recommandation nouvelle).
7. Créer une instance pérenne de concertation,
constituée de représentants de l’État, des
administrations de sécurité sociale et des collectivités
territoriales, associant toutes les administrations
publiques à la maîtrise des finances publiques
(modification de la LOPGFP, recommandation nouvelle).
8. Fixer en loi de programmation des finances publiques
les règles de partage des impôts entre administrations
publiques et les règles de compensation et de garantie de
ressources entre l’État, la sécurité sociale et les
collectivités territoriales (modification de la LOPGFP et de
la LOLFSS, recommandation nouvelle).
16
9. Transformer la loi de financement de la sécurité nouvelle).
sociale en une loi de la protection sociale obligatoire
16. Mieux responsabiliser les gestionnaires sur les aléas
élargie aux régimes de retraite complémentaire budgétaires infra-annuels de leur gestion en réduisant
obligatoires et à l’assurance chômage (modification de la progressivement le gel transversal de crédits, et en
LOLFSS, recommandation réitérée). majorant en parallèle la dotation pour dépenses
10. Instaurer une « loi de résultat » de la sécurité sociale accidentelles et imprévisibles pour couvrir les aléas plus
présentée au printemps comme la loi de règlement du vastes, en fixant des règles précises d’utilisation de ces
budget de l’État et une loi de financement à l’automne crédits (recommandation nouvelle). 
portant sur l’exercice en cours et à venir (modification de Patrick Gibert
la LOLFSS, recommandation réitérée). Professeur émérite à l’université de Paris-Nanterre.
11. Préalablement à l’examen des projets de loi de Fondateur de la revue Politiques et management public,
finances et des projets de loi de financement de la ses recherches actuelles sont centrées sur le thème
sécurité sociale, organiser, une discussion générale sur « peut-on discipliner (managérialement) le pouvoir ? ».
les recettes publiques, leur partage et les conditions de Son dernier ouvrage paru, co-écrit avec JC Thoenig, est
l’équilibre du budget de l’État et de la sécurité sociale « La modernisation de l’État. Une promesse trahie ? ».
(modification de la LOPGFP, de la LOLF et de la LOLFSS, Classiques Garnier 2019
recommandation nouvelle).
12. Rassembler dans une nouvelle mission budgétaire
l’ensemble des concours de toute nature de l’État aux
collectivités territoriales (crédits budgétaires,
prélèvements sur recettes, fiscalité affectée…), et faire de
l’examen de cette mission le cadre de discussion des
finances locales devant le Parlement (modification de la
LOLF, recommandation nouvelle).
13. Compléter le périmètre des missions et programmes
budgétaires en y faisant figurer l’ensemble des moyens
de natures diverses concourant au financement de
l’action publique et réexaminer sur une période de trois à
cinq ans la pertinence des dispositifs de financement
dérogeant aux principes d’unité et d’universalité
(dépenses fiscales, opérateurs, taxes affectées, fonds
sans personnalité juridique) (modification de la LOLF,
recommandation nouvelle).
14. Mettre fin aux comptes spéciaux et budgets annexes
pour lesquels il n’est pas démontré que la nature de leurs
dépenses nécessite de déroger aux règles budgétaires de
droit commun (recommandation réitéré).
15. Afin de renforcer l’évaluation à moyen terme des
politiques conduites, accompagner les lois de règlement
du budget de l’État d’un bilan de l’exécution sur trois
années (modification de la LOLF, recommandation

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 17

 Juridictions financières
Que reste-t-il de la gestion de fait ?
Revue Française des Finances Publiques, n° 153, Février 2021, P. 139-214

Cet article part du constat d'une diminution des arrêts déclaratifs de gestion de fait depuis deux décennies et
cherche à en identifier les raisons. S'agit-il d'une inflexion purement conjoncturelle ou d'une tendance
structurelle ? Cette étude démontre que les évolutions actuelles qui affectent la gestion de fait témoignent des
mutations plus générales du droit public financier sur la période récente. C'est principalement l'émergence
d'une culture de la performance qui explique le recul du contentieux de la gestion de fait, historiquement
conçu comme un outil de régularité financière. Loin de disparaître, ce contentieux s'est plutôt recentré sur la
sanction des irrégularités les plus graves. Dans ce nouvel équilibre, entre régularité et performance, la
procédure de la gestion de fait peut servir de modèle à l'imagination d'une nouvelle responsabilité financière
du gestionnaire public.

Véritable « monument juridique »1 pour Jean Romieu, la
gestion de fait est une construction prétorienne de la
Cour des comptes permettant d'attraire devant elle les
personnes — non comptables — ayant irrégulièrement
exercé les fonctions de comptable public, en s'immisçant,
en ses lieu et place, volontairement ou non, dans le
recouvrement des recettes publiques ou le paiement des
dépenses publiques2. Déclarée par le juge des comptes,
la gestion de fait est donc une qualification juridique
entraînant l'application aux comptables de fait du régime
juridique des comptables patents. Les personnes
reconnues comptables de fait (ou gestionnaires de fait)
sont ainsi soumises aux mêmes obligations et
responsabilités que le comptable patent. Par ce montage,
le juge financier impose aux comptables de fait de «
compter » devant lui dans les mêmes conditions que les
comptables de droit, et engage le cas échéant leur
responsabilité personnelle et pécuniaire dans les mêmes
termes. À l'éventuelle mise en débet du comptable de
fait, le juge financier peut joindre une amende destinée à
1 ROMIEU J., Conclusions sur CE, 12 juillet 1907, Nicolle, Rec. 1907, p. 663.
2 La « gestion de fait » ne doit pas être confondue avec la « gestion
exceptionnelle » qui relève, quant à elle, d'une théorie des circonstances de
crise.
sanctionner son immixtion irrégulière dans les fonctions
du comptable de droit.
Les origines de la gestion de fait sont anciennes3. Puisant
ses racines dans l’ancien droit, elle acquiert son équilibre
définitif au XIXe siècle dans les mains d'une magistrature
financière reconstituée et renforcée. L'arrêt de la Cour
des comptes du 23 août 1834, Ville de Roubaix4, apparaît
aujourd'hui comme la première trace de cette
construction jurisprudentielle prétorienne5. La gestion de
fait est désormais définie par l'article 60, XI modifié de la
loi du 23 février 1963 de finances pour 19636, toujours en
vigueur. Cette disposition confère un fondement législatif
explicite à cette infraction, dont le contentieux relève des
3 V. CATTOIR-JONVILLE V, « Aux origines de la gestion de fait, la gestion
occulte », RFFP, n° 66, juin 1999, p. 11 et s. ; GAULLIER-CAMUS F., La gestion
de fait est-elle morte ?, Mémoire de recherche de master 2, Université
Bordeaux IV, 2013, 127 pages, spéc. p. 2 et s. ; et p. 20 et s.
4C. comptes, 2e chambre, 23 août 1834, Ville de Roubaix ; GAJF, 7e éd., p.
402.
5 Sur tous ces éléments, V. FABRE F J, FROMENT-MEURICE A., BERTUCCI J.-Y.,
HAUPTMANN N., MICHAUT C., Les grands arrêts de la jurisprudence
financière, 7' éd., Paris : Dalloz, 2019, 729 pages, spéc. p. 403.
6Loi n° 63-156 du 23 février 1963 de finances pour 1963 — 2° partie (JORF
du 24 février, p. 1818).

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 18

juridictions financières7 en application des règles
générales de procédure déterminées par le code des
juridictions financières8.
Saisi par le ministère public de comportements
présomptifs de gestion de fait, le juge des comptes
procède à la qualification juridique des faits (première
étape de la procédure) ayant pour objet — le cas échéant
— d'assujettir les comptables de fait à la production d'un
compte. Dans une deuxième étape, le juge procède à la
fixation de la ligne de compte, correspondant à la
détermination des recettes considérées comme
publiques et à l'allocation des dépenses reconnues
d'utilité publique. L'existence d'un solde entre les
recettes admises et les dépenses allouées (lorsque les
recettes destinées à la caisse publique sont supérieures
aux dépenses reconnues d'utilité publique) ou d'un
déficit de caisse (dû à l'extraction irrégulière de fonds
considérés comme publics) entraîne la mise en débet du
comptable de fait, à hauteur du reliquat. Parallèlement,
et dans la même décision, le juge des comptes peut
condamner le comptable de fait à l'amende pour s'être
indûment immiscé dans les fonctions du comptable de
droit et avoir ainsi enfreint les règles de l'exécution
budgétaire. Décharge et quitus sont accordés, par
ordonnance, au comptable de fait lorsque le débet et
l'amende sont apurés (troisième et dernière étape de la
procédure)9.
L'objet de la gestion de fait est donc triple : rétablir les
formes budgétaires et comptables (par la production
d'un compte), réparer l'éventuel préjudice financier
causé à la collectivité (par le débet), réprimer l'infraction
aux règles de la comptabilité publique (par l'amende). Sa
portée est considérable. En l'état du droit positif, elle
demeure le seul mécanisme susceptible d'engager la
responsabilité financière des ministres et des élus-
7Sans préjudice des poursuites qui pourraient être engagées devant le juge
pénal.
8DESCHEEMAEKER C., « Gestion de fait », Juris-Classeur Administratif, fasc.
1265, 2005, § 239
9 publics locaux, couplées à la création des chambres régionales des comptes,
Sur ces différentes étapes, y. DESCHEEMAEKER C., « Gestion de fait », op.
cit., § 234 et s.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
locaux10, non-justiciables de la Cour de discipline
budgétaire et financière. Surtout, elle permet de traduire
devant le juge des comptes toute personne11 — physique
ou morale, publique ou privée, et tiers à l'administration
— ayant irrégulièrement détenu ou manié des deniers
publics, ou facilité ces opérations. Particulièrement
efficace dans la lutte contre les « caisses noires », «
gestions occultes », « associations transparentes » et
autres « emplois fictifs », la gestion de fait fut longtemps
redoutée des élus locaux, dont ils dénonçaient l'extrême
rigueur et le caractère diffamant12.
L'abondante jurisprudence des juridictions financières en
la matière témoigne de la vitalité du mécanisme au XXe
siècle13.
Que reste-t-il de la gestion de fait ? Cette interrogation
procède d'un constat chiffré. Les arrêts et jugements
déclaratifs de gestion de fait ne cessent de s'amoindrir
depuis le début des années 200014. Si on compte encore
plusieurs dizaines, voire centaines, de déclarations de
gestion de fait dans les années 1980 et 199015, ces
10 V. LASCOMBE M., VANDENDRIESSCHE X., « Plaidoyer pour assurer le
succès d'une réforme », RFDA, 2004, p. 398-412.
11V. la liste dressée par Jacques Magnet et les références citées (Les gestions
de fait, 20 éd., Paris LGDJ, coll. « Systèmes », 2001, 213 pages, spéc. p. 69-
82).
12 Pour ces raisons, la doctrine appelait, dans les années 1990, à la réforme
du mécanisme de la gestion de fait. V. par exemple, HERTZOG R., « La
nécessaire réforme de la procédure de gestion de fait » RFFP n° 66 juin 1999,
p. 87 et s.
13V., par exemple, toute la jurisprudence citée in MAGNET J., Les gestions de
fait, op. cit.
14 Ce constat chiffré est déjà relevé par Stéphanie DAMAREY (Droit public
financier, Paris : Dalloz, 2018, 1193 pages, spéc. p. 934-935).
15 En 1994, les chambres régionales des comptes prononcent encore 111
déclarations provisoires ou définitives de gestion de fait ; en 1995, 131
déclarations ; en 1996, 197 déclarations ; en 1997, 71 déclarations ; en 1998,
82 déclarations ; en 1999, 50 déclarations ; en 2000, 34 déclarations
(Rapports publics annuels de la Cour des comptes, pour 1998, pour 2000 et
pour 2001). À la fin des années 1990, le contentieux de la gestion de fait
représente un tiers, voire un quart, de l'activité de la Cour des comptes qui y
consacre 37 arrêts en 1996 (sur 135) ; 53 en 1997 (sur 159) ; 55 en 1998 (sur
171) ; 51 en 1999 (sur 162) ; 30 en 2000 (sur 150) (Rapport public annuel de
la Cour des comptes, pour 2001, p. 49). Les raisons de cette activité
prolifique sont connues la décentralisation et la multiplication des services
expliquent certainement cette affluence contentieuse (v. en ce sens,
HERTZOG R., loc. cit., p. 89-91)
19
chiffres diminuent nettement dans les deux décennies
suivantes16, et particulièrement dans la période la plus
récente. Les jugements déclaratifs de gestion de fait
prononcés par les chambres régionales et territoriales
des comptes deviennent rarissimes (4 en 2010 ; un seul
en 2011, 2012, 201317, 2014 et 2017 ; aucun en 2009,
2018 et 2019). Les déclarations prononcées par la Cour
des comptes ne sont guère plus nombreuses (6 en 2012 ;
2 en 2015 ; une seule en 2011, 201312, 2014, 2016, 2019
; aucune en 2010, 2016, 2018 et 2020)18. Il est donc
permis de s'interroger : ces chiffres reflètent-ils une
inflexion purement conjoncturelle ou témoignent-ils
d'une tendance structurelle à la disparition de la gestion
de fait - comme le pressent, ou le redoute, la doctrine la
plus autorisée19 ?
L'objet de cette étude est d'identifier les raisons de ce
recul, en démontrant que les évolutions qui affectent
spécialement la gestion de fait depuis les années 2000
16En 2001, les chambres régionales des comptes ne prononcent plus que 32
déclarations provisoires ou définitives de gestion de fait ; en 2002, 27
déclarations ; en 2003, 20 déclarations ; en 2004, 24 déclarations ; en 2005,
33 déclarations ; en 2006, 42 déclarations (notamment prononcées par la
chambre territoriale des comptes de la Polynésie-française) ; en 2007, 36
déclarations ; en 2008, 27 déclarations (Rapports publics annuels de la Cour
des comptes, pour 2006, p. 631, pour 2007, p. 683 et pour 2008, p. 768). À
partir de 2009, le Rapport public ne communique même plus les chiffres des
déclarations. Devant la Cour, le contentieux de la gestion de fait ne
représente plus que 7,5 % de son activité en 2001 à raison de 32 arrêts (sur
425) ; 6 % en 2002 et 2003 ; 4% en 2004 ; 3 % en 2005 ; 5 % en 2006 ; 4 % en
2007 ; 4 % en 2008 (Rapport public annuel de la Cour des comptes, pour
2006, p. 757, et pour 2008, p. 766). En 2009, la Cour des comptes examine 9
gestions de fait ; en 2010, 5 gestions de fait ; en 2011, 1 seule (Rapport
public annuel, pour 2011, p. 46).
17 II s'agit d'une déclaration confirmée en appel.
18Ces chiffres ne doivent pas tromper : l'abandon de la procédure du «
double arrêt », après la réforme du 28 octobre 2008, les explique
partiellement.
19
V. notamment, VANDENDRIESSCHE X., « Quel avenir pour la gestion de fait
? », in : Réformes des finances publiques & modernisation de
l'Administration : Mélanges en l'honneur de Robert Hertzog, Paris :
Economica, 2010, 656 pages, spéc. p. 579-590 ; DAMAREY S., Droit de la
comptabilité publique, Issy-les-Moulineaux : Gualino-Lextenso, 2017, 142
pages, spéc. p. 95 et s. ; DAMAREY S., LASCOMBE M., VANDENDRIESSCHE X.,
« Chronique de jurisprudence financière », Gestion & Finances Publiques,
mars-avril 2017, p. 144 ; DAMAREY S., « Quand la Cour des comptes
méconnaît sa compétence... et celle du Parlement », AJDA, 8 mai 2017, p.
948-954, spéc. p. 953-954 ; GAULLIER¬CAMUS F., La gestion de fait est-elle
morte ?, op. cit.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
témoignent des mutations plus générales du droit public
financier sur la période récente. Cette démonstration
opérée de lege lata permet d'envisager l'avenir de la
gestion de fait à l'heure de la réforme de la responsabilité
financière du gestionnaire public.
Deux raisons semblent expliquer le récent recul de la
gestion de fait.
La première - bien connue - est procédurale. L'extrême
technicité du contentieux de la gestion de fait, dénoncée
tant par la doctrine20 que par les magistrats financiers21,
décourage certainement la mise en mouvement de la
procédure juridictionnelle dans les cas les moins graves.
Surtout, la longueur de la procédure - qu'impliquent
encore trois étapes de jugement et la nécessité d'obtenir,
par l'autorité budgétaire, la reconnaissance d'utilité
publique (RUP) des dépenses effectuées en
méconnaissance des règles budgétaires22 - fait peser sur
l'ensemble de la procédure un risque au regard des
exigences au procès équitable, particulièrement au droit
au délai raisonnable de jugement23. Déjà, dans les années
2000, la procédure de gestion de fait - dont les phases et
décisions successives étaient «propices aux situations de
partialité »24 - s'est trouvée émoussée, sinon mise à
l'index, par la jurisprudence du Conseil d'État et de la
Cour européenne des droits de l'homme25. Les arrêts
20LASCOMBE M., VANDENDRIESSCHE X., « Les méandres de la procédure de
gestion de fait, ou l'éloge de la complexité », AJDA, 23 mai 2011, p. 1037-
1041 ; DAMAREY S., LASCOMBE M., VANDENDRIESSCHE X., « Chronique de
jurisprudence financière », Gestion & Finances Publiques, mars-avril 2017, p.
144.
21 DESCHEEMAEKER C., VAN HERZELE P., « Du bon usage de la gestion de fait
», AIDA, 11 décembre 2017, p. 2396-2402, spéc. p. 2402.
22Sur la RUP, et les critiques qu'on peut lui adresser, V., DESCHEEMAEKER C.,
VAN HERZELE P., « Du bon usage de la gestion de fait », art. cit., p. 2399-
2400. Rien ne justifie, en effet, que l'intervention d'une autorité politique
conditionne la progression d'une procédure juridictionnelle
23 Cette exigence de délai raisonnable de jugement est parfois la seule
justification du non-lieu à gestion de fait (v., par exemple, C. comptes, 16
juillet 2008, Association du comité social en faveur du personnel communal
de la ville de Villers-Lès-Nancy (Meurthe-et-Moselle), n° 52339).
24
SORBARA J.-G., « L'affaire Beausoleil : la publicité comme preuve de la
partialité du juge », AJDA, 2017, p. 180-185, spéc. p. 181.
25V. sur ce point, VANDENDRIESSCHE X., « Quel avenir pour la gestion de fait
? », art. cit., p. 581-584 ; GAULLIER-CAMUS F., La gestion de fait est-elle
morte ?, op. cit., p. 42-49.
20
Labor Métal et Beausoleil et Richard26 demeurent les
symboles d'une période peu flatteuse pour le
contentieux de la gestion de fait, contribuant
vraisemblablement à en affaiblir le prestige et l'efficacité.
La seconde raison — moins étudiée — est fonctionnelle.
Elle résulte de l'émergence d'un nouveau paradigme de
gouvernance financière27, affectant sensiblement la
responsabilité du gestionnaire public. À l'idée de
régularité de l'exécution budgétaire — héritée du XIX'
siècle28 — la loi organique du 1er août 2001 relative aux
lois de finances (LOLF) greffe, en effet, l'idée de
performance29. À la logique juridique se superpose
désormais une logique managériale. Cette culture de la
performance explique le recul de la gestion de fait,
historiquement conçue comme un outil de régularité
financière (I). Loin de disparaître, le contentieux de la
gestion de fait s'est plutôt recentré sur la sanction des
irrégularités les plus graves (II). Dans ce nouvel équilibre,
entre régularité et performance, la gestion de fait peut
servir de modèle à l'imagination d'une nouvelle
responsabilité financière du gestionnaire public.
I - Le recul de la gestion de fait à l’épreuve de la
performance
La nouvelle gestion publique issue de la LOLF promeut la
performance. Dans ce nouvel environnement, l'efficacité
est synonyme de liberté. Or, la gestion de fait est
historiquement conçue comme une procédure de
contrôle de la régularité financière. Inadaptée à
l'évaluation de la performance (A), elle fléchit devant les
impératifs nouveaux d'efficacité (B).
26CE, Ass., 23 février 2000, Labor Métal, Rec. p. 83 ; CE, 30 décembre 2003,
Beausoleil et Richard, Rec. p. 182.
27V. BARILARI A., BOUVIER M., La LOLF et la nouvelle gouvernance financière
de l'État, 3e éd., Paris : LGDJ, « coll. Systèmes », 2010, 272 pages.
28V. BAUDU A., Droit des finances publiques, 1e éd., Paris : Dalloz, 841
pages, spéc. p. 45.
29
Sur ce point, la littérature est extrêmement riche. On renvoie notamment
à BOUVIER M., ESCLASSAN M.-C., LASSALE 1.-P., Finances publiques, 18° éd.,
Paris : LGDJ-Lextenso, 2019, 1016 pages, spéc. p. 40 et s., et p. 502 et s., ainsi
que GAULLIER-CAMUS F., La responsabilité financière des gestionnaires
publics, Paris : LGDJ-Lextenso, 2020, 488 pages, spéc. p. 10-16 et les
références citées.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
A. L'inadaptation de la gestion de fait à l'évaluation
de la performance
Si elle reste le principal mécanisme susceptible d'engager
la responsabilité des ordonnateurs, la gestion de fait
demeure exclusivement au service du droit (1). Elle n'est
pas un instrument de leur responsabilité managériale (2).
À l'épreuve de la performance, elle se trouve donc
concurrencée par des formes nouvelles d'évaluation de la
gestion publique.
1) Un instrument de régularité budgétaire et comptable
La gestion de fait apparaît au XIXe siècle dans un
paradigme largement dominé par le contrôle de la
régularité financière30. Elle y est conçue comme un
instrument de « police de la comptabilité »31 — selon les
mots de Maurice Hauriou — au service principalement
du respect de la séparation des ordonnateurs et des
comptables. Il n'est d'ailleurs pas un hasard que la loi du
23 février 1963 réprimant explicitement la gestion de fait
dans la période contemporaine intervienne quelques
semaines seulement après l'entrée en vigueur du décret
du 29 décembre 1962 portant règlement général sur la
comptabilité publique32, qui réaffirme avec force le
principe de la séparation des ordonnateurs et des
comptables. Tout entière tournée vers la régularité, la
gestion de fait sanctionne33 l'immixtion des ordonnateurs
dans les prérogatives du comptable. L'extraction ou le
recouvrement de deniers publics — en dehors du circuit
régulier — oblige le comptable de fait à reverser les
sommes manquantes dans la caisse publique (mise en
30 Sur ce paradigme, v. BAUDU A., op. cit., p. 45-46 ; v. aussi, GAULLIER-
CAMUS F., La responsabilité financière des gestionnaires publics, op. cit., p.
3-10.
31HAURIOU M., Précis de droit administratif et de droit public, 8e éd., Paris :
Librairie du Recueil Sirey, 1914, 1032 pages, spéc. p. 859.
32 Décret n° 62-1587 du 29 décembre 1962 portant règlement général sur la
comptabilité publique (JORF du 30 décembre, p. 12828). Les dispositions de
la loi de 1963 figuraient d'ailleurs dans le projet de décret de 1962. Elles ont
été disjointes par la Section des finances du Conseil d'État à l'occasion de
l'examen du texte (y. BAUDU A., op. cit. p. 91).
33 Il faut entendre ce terme, non comme synonyme de « répression », mais
comme la « réaction prévue par l'ordre juridique en conséquence d'une
violation d'une [règle], appliquée par le biais d'un organe tiers (...) » (v. en ce
sens, BOTTINIE., La sanction constitutionnelle : étude d'un argument
doctrinal, Paris : Dalloz, 2016, 699 pages, spéc. p. 46).
21
débet), et peut l'assujettir à l'amende. In fine, il s'agit
d'assurer la régularité de l'exécution des opérations de
recettes et de dépenses en protégeant la spécificité des
fonctions comptables, historiquement tournées vers le
contrôle a priori de la régularité des actes de
l'ordonnateur. Force est de constater qu'avec la LOLF, .ce
modèle est en pleine évolution34. La séparation des
ordonnateurs et des comptables — tout en conservant
de sérieux défenseurs35 — se trouve réinterrogée (cf.
infra). On en dénonce parfois le « juridisme »36 et le
«formalisme excessif source de lenteur et de rigidité »37 :
la culture de la performance n'imposerait-elle pas, au
contraire, de laisser s'épanouir la liberté des
ordonnateurs, en encourageant la prise de risque ? La
gestion de fait —gardienne séculaire du principe de
séparation des ordonnateurs et des comptables — est
inévitablement altérée par le développement de cette
responsabilité de type managérial.
2) Un instrument altéré par la logique managériale
La logique de performance issue de la LOLF s'accommode
mal d'un contrôle de la régularité trop poussé. Le recours
systématique au juge n'aboutirait-il pas au « triomphe
des prudents, peut-être même des inefficaces »38, selon
les propres mots du Président de la République ? Dans ce
nouvel environnement, concilier l'efficacité et la
responsabilité impose de repenser l'équilibre entre la
liberté et la légalité dans l'exercice des fonctions
financières. À l'exacerbation des contrôles, comptables et
juridictionnels, on souhaite désormais substituer la
34 V. BOUVIER M., ESCLASSAN M.-C., LASSALE J.-P., op. cit., 18e éd., p. 471 s.
; v. aussi, GAULLIER-CAMUS F., La responsabilité financière des gestionnaires
publics, op. cit., p. 91 et s.
35
Notamment le Premier président de la Cour des comptes et la Procureure
générale près la Cour des comptes (v. leurs discours respectifs lors du
colloque sur la responsabilité des gestionnaires publics, tenu le 18 octobre
2019, dans la Grand’Chambre de la Cour des comptes [En ligne]). V. déjà,
l'allocution du Procureur général, Gilles Johanet, lors de l'audience
solennelle de rentrée, le 17 janvier 2019 [En ligne].
36SAÏDJ L., « Réflexions sur le principe de séparation des ordonnateurs et
des comptables », RFFP, n° 41, 1993, p. 64.
37
BOUVIER M., ESCLASSAN M.-C., LASSALE J.-P., op. cit., 18e éd., p. 472.
38Discours du Président de la République, Emmanuel Macron, à l'occasion
de l'audience solennelle de rentrée 2018 de la Cour des comptes, 22 janvier
2018 [En ligne].
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
promotion du risque et de l'innovation39. En un mot, à la
responsabilité financière doit se greffer une
responsabilité managériale. Évidemment, cette
conception nouvelle de la responsabilité du gestionnaire
public se réalise au détriment des formes classiques du
contrôle de l'exécution budgétaire. Trop contraignante,
et trop lourde, la responsabilité personnelle et pécuniaire
du comptable — transposée aux ordonnateurs déclarés
comptables de fait — découragerait la prise de risque et
se trouverait en décalage avec l'exigence de liberté de
gestion promue par la LOLF. Anachronique alors, la
gestion de fait ? Il est permis de s'interroger quand on
admet, comme le Premier président Migaud, que
l'évaluation de la performance ne relève pas du juge40. Ce
recul — revendiqué — du contrôle juridictionnel, en
général, est l'une des explications du recul du
contentieux de la gestion de fait, en particulier. La
responsabilité managériale des gestionnaires publics
procède d'autres mécanismes, non-juridictionnels,
davantage adaptés à une logique de résultats. Tel est par
exemple l'objet du contrôle de gestion, de la certification
des comptes, des dispositifs de contrôles et d'audits
internes à chaque ministère, des incitations salariales,
etc.41. Au plan contentieux, la prise en compte de cette
logique de performance se traduit par une réduction
corollaire du champ d'application de la gestion de fait.
B. La réduction du champ de la gestion de fait au
profit de l'efficacité
Une situation de gestion de fait se trouve classiquement
caractérisée par la réunion de deux éléments42 :
39Ce souhait est unanimement formulé par le Premier président de la Cour
des comptes, la Procureure générale près la Cour des comptes, le Vice-
président du Conseil d'État et le président de la Section du contentieux du
Conseil d'État dans leurs discours du 18 octobre 2019 précités.
40Discours lors du colloque sur la responsabilité des gestionnaires publics,
précité, p. 3-4.
41 Ces exemples sont mentionnés in : BOUVIER M., ESCLASSAN M.-C.,
LASSALE J.-P., op. cit., 18e éd., p. 537-538. V. aussi, les propositions
formulées par le Vice-président Lasserre dans son discours susmentionné (p.
7). V. encore, DAMAREY, S., Droit public financier, op. cit., p. 837 et s.
42On ne partage donc pas l'idée selon laquelle la gestion de fait supposerait
la réunion de trois éléments constitutifs : le maniement, l'absence
d'habilitation, le caractère public des deniers. En effet, la question du «
maniement » est indétachable de celle « d'habilitation » : soit le maniement
22
l'absence d'habilitation à manier des deniers publics. Or,
ces deux piliers constitutifs s'affaissent à mesure que —
dans une logique de performance — s'estompent la
distinction entre la gestion publique et gestion privée (1)
et la séparation entre les ordonnateurs et les comptables
(2). Les gestions de fait reculent en proportion.
1) L'atténuation de la distinction gestion publique /
gestion privée
La culture de performance, issue de la LOLF, transpose au
secteur public les méthodes de l'entreprise43. Désormais,
l'exigence de résultats promeut la logique de marché, en
encourageant l'externationalisation — sinon la
privatisation — des services publics, vers les entreprises
ou les associations, perçus comme plus efficaces, plus
réactifs, voire plus rentables44. Cette conception
partenariale de l'action publique — qui brouille la
distinction entre gestion publique et gestion privée —
n'est pas sans conséquence sur la qualification de la
gestion de fait. Dans ce contexte, l'identification du
caractère public des deniers maniés devient moins
évidente. Les critères traditionnels de définition des
recettes et des dépenses publiques se trouvent
relativisés45. En 2009, ces observations amènent le
Conseil d'État à reconsidérer profondément sa
conception des « recettes publiques », en réduisant
sensiblement leur champ. Rompant avec la jurisprudence
classique de la Cour des comptes en la matière, la Section
du contentieux du Conseil d'État, dans son arrêt
Prest'action46, substitue au critère fonctionnel
est régulier (comptabilité patente), soit il ne l'est pas (comptabilité de fait).
De sorte que la question du maniement n'est pas un critère discriminant.
43 V. BOUVIER M., ESCLASSAN M.-C., LASSALE J.-P., op. cit., 18e éd., p. 505 et
s. ; v. encore, ADANS B., « La comptabilité d'entreprise aura-t-elle raison de
la comptabilité publique ? », Gestion et Finances Publiques, 2018, n° 1, p.
76-83
44
Pour une illustration récente, v. « Rapport du Comité Action Publique
2022 — CAP22 », juin 2018, spéc. p. 19 et s., p. 24 et p. 25 et s. [En ligne].
45 En vérité, le caractère public d'une dépense demeure relativement
dépendant du critère organique. Il s'agira des fonds ou valeurs extraits de la
caisse d'un organisme doté d'un comptable public (v. DESCHEEMAEKER C., «
Gestion de fait », op. cit., § 83).
46CE, Sect., 6 novembre 2009, Société Prest'action, Rec. p. 448 ; AJDA
2009.2401, note LASCOMBE et VANDENDRIESSCHE ; BJCP 2010.28, concl.
BOULOUIS ; Sur cet arrêt, y. aussi DAMAREY S., Droit public financier, op. cit.,
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
traditionnel (les recettes proviennent-elles de
l'exploitation d'un bien public ou de l'exécution d'un
service public ?) un critère opérationnel (les recettes
sont-elles le résultat de l'activité du cocontractant —
autrement dit, sont-elles le produit de sa propre activité
économique ? 47 — ou procèdent-elles du recouvrement
d'une créance publique préexistante ?). Seules les
secondes demeurent publiques et relèvent de la caisse
du comptable public. La distinction est parfois sibylline et
cette jurisprudence a pu être critiquée48. Pour autant, le
Conseil d'État semble ainsi faire sienne la distinction
entre « recettes publiques » et « ressources publiques »,
récemment remise en évidence par Benoît Schmaltz49. À
ces deux catégories de financement de l'action publique,
correspondraient deux régimes distincts du droit public
financier contemporain : la comptabilité de régularité (ou
« de probité », dont relève le contentieux de la gestion
de fait) et la comptabilité de performance50. Ainsi se
trouveraient réconciliées — sans être confondues — la
logique juridique et la logique managériale,
caractéristiques de la nouvelle gouvernance financière.
En vérité, par cette conception restrictive des « recettes
publiques », le Conseil d'État protège, et encourage, la
nouvelle gestion publique / privée : l'externalisation du
service public échappant désormais essentiellement au
périmètre des gestions de fait. À plusieurs reprises, la
Cour des comptes a fait application de cette
jurisprudence Prest'action : en 2011, elle a par exemple
considéré comme publiques les recettes issues de la
location, par des organismes publics ou privés,
d'expositions montées par le musée national du sport51 ;
p. 947-948.
47V. en ce sens, CE, 26 juin 2019, Association «La Ruche du 4 », n° 417386,
Lebon ; AJDA 2019. 1365.
48V. notamment, LASCOMBE M., VANDENDRIESSCHE X., « La gestion de fait,
sacrifiée sur l'autel de la rentabilité 7 », Gestion et Finances Publiques, n° 2,
février 2010, p. 132-142.
49SCHMALTZ B., « Sens et portée de la récente redéfinition des "recettes
publiques" », RFDA, n° 6, 2016, p. 1263-1270. Selon l'auteur, la distinction
correspondrait peu ou prou à celle classiquement opérée entre l'activité
assurée (recettes publiques) ou assumée (ressources publiques) par la
personne publique.
50 Ibid.
51 La société cocontractante n'assurait que des missions de facturation, c'est-
23
à l'inverse, elle a considéré comme privées les recettes
issues de l'organisation de meetings aériens,
indépendamment du caractère public des bases et des
appareils exploités dans le cadre de ces manifestations52.
Quant aux recettes d'une association tirées d'une sous-
location d'un bien public, elles ont été considérées
comme privées par le Conseil d'État53.
La création des sociétés publiques locales (SPL) par la loi
du 28 mai 201054 procède d'une comparable logique de
gestion privée du service public. En offrant un cadre légal
à l'exercice, selon les règles de la comptabilité privée, de
missions d'intérêt général sous le contrôle de la
collectivité, le régime de la société publique locale
présente une sérieuse alternative au procédé associatif,
longtemps employé aux fins de contourner les règles de
la comptabilité publique55. Il y a là un évident motif de
recul des gestions de fait, déjà mis en évidence par
Stéphanie Damarey56. L'adéquation des structures
juridiques aux nouveaux enjeux de l'action publique
locale (l’adaptation du droit aux faits) explique donc
certainement aussi la régression des situations
d'irrégularité, antérieurement constitutives de gestion de
fait. Des mutations comparables affectent la distinction
des ordonnateurs et des comptables.
2) L'atténuation de la séparation des ordonnateurs et
des comptables
à-dire de recouvrement de créances publiques préexistantes. (C. comptes,
26 mai 2011, Gestion de fait du Musée national du sport (MNS) — Exercices
2005 à 2007, n° 61032 ; AJDA, 2011.2462, note MICHAUT et SITBON).
52C. comptes, 28 décembre 2012, Fondation des œuvres sociales de l'air
(FOSA), n° 65572 ; Gestion et Finances Publiques, 2015.517.
53 CE, 26 juin 2019, Association « La Ruche du 4 », précité. La Cour des
comptes les avait considérées comme publiques (C. comptes, 16 novembre
2017, Gestion de fait présumée des deniers de la Ville de Paris « Association
La Ruche du 4 », S-2017-3657) avant de se rallier à la position du Conseil
d'État (C. comptes, 3 mars 2020, Gestion de fait présumée des deniers de la
Ville de Paris Association «La Ruche du 4 », S-2020-0287).
54Loi n° 2010-559 du 28 mai 2010 pour le développement des sociétés
publiques locales (JORF du 29 mai, p. 9697).
55V., en ce sens, DAMAREY, S., « La société publique locale ou la fin des
associations transparentes », AIDA, 2011, n° 1, p. 15-17.
56 DAMAREY S., Droit de la comptabilité publique, op. cit., p. 97-98. Au 1er
juin 2019, on dénombre 387 sociétés publiques locales (www.lesepl.fr).
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
D'origine ancienne, le principe de séparation des
ordonnateurs et des comptables permet de protéger la
caisse publique en conditionnant l'exécution budgétaire à
l'intervention successive de deux acteurs, organiquement
et fonctionnellement, distincte57. Il a pour principale
conséquence d'assurer — selon les termes du Conseil
d'État — « l'exclusivité de compétence du comptable
public pour procéder au recouvrement des recettes et au
paiement des dépenses publiques »58. Réaffirmé avec
force par le décret du 7 novembre 2012 relatif à la
gestion budgétaire et comptable59, le principe de
séparation des ordonnateurs et des comptables se trouve
néanmoins réinterrogé. À l'épreuve de la performance,
ce principe offre-t-il suffisamment de liberté aux
gestionnaires publics ? Ne décourage-t-il pas une
collaboration nécessaire entre les ordonnateurs et les
comptables60 ? Aux aménagements classiques de la
séparation des ordonnateurs et des comptables61 se
superposent ainsi des dérogations nouvelles, tournées
vers l'efficacité de la gestion publique (services facturiers,
compte financier unique, agences comptables intégrées,
contrôles partenariaux, etc.)62. Ces dernières ne sont
évidemment pas sans conséquence sur les qualifications
de gestion de fait. En témoigne, par exemple, l'article 40
modifié de la loi du 20 décembre 201463 qui ouvre à
l'État, et à ses établissements publics, de larges
57 V. BOUVIER M., ESCLASSAN LASSALE J.-P., op. cit., 18e éd., op.
cit., p. 459-460 et les références citées.
58CE, Section des finances, 13 février 2007, avis n° 373788, reproduit in :
EDCE, 2008, p. 228.
59Article 9 du décret n° 2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion
budgétaire et comptable publique.
60Sur les mutations de la séparation des ordonnateurs et des comptables, v.
notamment GAULLIER-CAMUS F., La responsabilité financière des
gestionnaires publics, op. cit., p. 71 et s. et p. 123 et s.
61 Il s'agit notamment des régies financières, des paiements sans
ordonnancement préalable, des fonds spéciaux, ou des conventions de
mandat (y. DAMAREY, S., Droit public financier, op. cit., p. 716-722).
62 Sur ces mécanismes et ces évolutions, v. GAULLIER-CAMUS F., op. cit., p.
112 et s., et p. 167 et s. ; v. encore DAMAREY S., «Des évolutions du principe
de séparation des ordonnateurs et des comptables et leurs répercussions sur
le régime de responsabilité des gestionnaires publics », Dalloz Actualité, 20
mai 2019.
63Loi n° 2014-1545 du 20 décembre 2014 relative à la simplification de la vie
des entreprises.
24
possibilités de déléguer à des organismes tiers, publics ou
privés, l'encaissement de recettes ou le paiement de
dépenses publiques (après avis conforme de leur
comptable public et par contrat écrit), tout en validant
les conventions de mandat financier conclues
antérieurement par les collectivités territoriales et leurs
établissements publics. De telles conventions —
aujourd'hui explicitement autorisées par la loi — portent
une sérieuse atteinte à l'exclusivité des fonctions
comptables, et privent la gestion de fait d'un de ses
principaux objets. Il appartient désormais au juge
financier d'opérer une qualification juridique des faits
présomptifs de gestion de fait à la lumière de cette
disposition législative nouvelle64. On peut encore
mentionner l'article 20 de la loi du 17 août 201565
habilitant la Caisse des dépôts et consignation à
préfinancer et payer les dépenses d'une « enveloppe
spéciale de transition énergétique » dont les ressources
devaient être déterminées par la loi de finances. Cette
disposition fut expressément considérée par la Cour des
comptes comme constituant « une dérogation législative
au monopole de principe du comptable public »66,
conférant un titre légal à la Caisse des dépôts pour
procéder au maniement des deniers de l'État. En
l'espèce, la gestion de fait est écartée. Ces différents
exemples témoignent d'une nouvelle approche —
poreuse — de la séparation des ordonnateurs et des
comptables, susceptible de raréfier le contentieux
classiquement employé à en sanctionner la violation.
Bref, de priver d'objet la gestion de fait.
La logique de performance explique donc le recul du
64 V., par exemple, C. comptes, 12 avril 2019, Office national d'indemnisation
des accidents médicaux (ONIAM), n° S-2019-812 ; C. comptes, 30 septembre
2019, Gestion de fait des deniers de Voies navigables de France (VNF) et de
la Chambre nationale de la batellerie artisanale (CNBA) — Exercices 2008-
2019, n° S-2019-2050.
65Article 20 de la loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition
énergétique pour la croissance verte.
66 C. comptes, 28 février 2017, Gestion de fait présumée des deniers de l'État
Ministère de l'Écologie, du Développement durable et de l'Énergie c/ Caisse
des dépôts et consignations, n° S-2017-3501. Sur cette affaire, v. DAMAREY
S., « Quand la Cour des comptes méconnaît sa compétence... et celle du
Parlement », art. cit. et DESCHEEMAEKER C., VAN HERZELE P., « Du bon
usage de la gestion de fait » art. cit.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
contentieux de la gestion de fait. En déplaçant le curseur
entre « efficacité » et « régularité », elle favorise
l'épanouissement d'une culture du résultat, qui
s'accommode mal des contrôles comptables et
juridictionnels traditionnels. À la responsabilité financière
classique des ordonnateurs se superpose, voire se
substitue, une responsabilité nouvelle de type
managérial. Quelle place reste-t-il à la gestion de fait
dans cet environnement ? Loin de disparaître, le contrôle
juridictionnel semble se recentrer sur les irrégularités les
plus graves. Ainsi se trouvent réconciliés le droit et la
gestion.
II - Le recentrage de la gestion de fait sur les
irrégularités graves
L'analyse de la jurisprudence financière des deux
dernières décennies témoigne d'un incontestable
recentrage du contentieux de la gestion de fait sur les
irrégularités les plus graves. On assiste à l'émergence
d'un principe de minimis non curat praetor — revendiqué
par les magistrats financiers eux-mêmes — dans
l'engagement de la responsabilité des gestionnaires
publics. Désormais, le juge financier refuse
opportunément de déclarer la gestion de fait, par une
approche subjective (A) et résiduelle (B) de son contrôle.
A. La subjectivisation assumée du contentieux de
la gestion de fait
Il est classiquement admis - selon les termes même de la
Cour des comptes — que « la déclaration de gestion de
fait relève du contentieux objectif »67. Autrement dit, elle
apparaît toute entière tournée vers la sanction de la
violation de la règle de droit68, indépendamment des
faits de l'espèce, de la situation créée ou du
comportement du gestionnaire. Cette affirmation ne
correspond plus à la réalité jurisprudentielle. Le juge
financier refuse désormais de déclarer la gestion de fait
dans les cas les moins graves. Deux éléments témoignent
67C. comptes, 8 septembre 2011, Gestion de fait des deniers de la commune
d'Hénin-Beaumont, n° 61910.
68V. en ce sens, DUGUIT L., Traité de droit constitutionnel, 3e éd., tome 2,
Paris : E. de Boccard, 1928, 888 pages, spéc. p. 418 et s.
25
de cette subjectivisation du contentieux69 dès le premier
stade de la procédure : l’appréciation de la gravité de la
faute à réprimer (1) et l'appréciation de l'existence d'un
préjudice à réparer (2).
1) L'appréciation de la gravité de la faute à réprimer
La responsabilité financière — parce qu'elle sanctionne
un « manquement à une obligation préexistante »
(Marcel Planiol), dont relève par définition toute
irrégularité70 - est nécessairement et classiquement une
responsabilité pour faute71. Son fait générateur s'entend
des irrégularités, même minimes, constatées dans la
comptabilité tenue72. N'y a-t-il pas là un frein à la logique
de performance promue par la LOLF ? Appartient-il
encore au juge financier de sanctionner toutes les
irrégularités, y compris les plus formelles ? Il semble que
l'on assiste à une tendance au recentrage du contrôle
juridictionnel sur les irrégularités (c'est-à-dire les fautes)
les plus graves. Ce mouvement est encouragé par la
doctrine la plus autorisée, émanant des juridictions
financières elles-mêmes. En 2019, le Procureur général
près la Cour des comptes, Gilles Johanet, appelait ainsi à
ne mettre en jeu la responsabilité financière « qu'en cas
de faute évitable »73. La même année, son successeur,
Catherine Hirsch de Kersauson, rappelait la vocation de la
Cour des comptes à « sanctionner les dérives manifestes
— les fautes — et non les simples erreurs de gestion »74.
L’analyse est partagée par le président de la Section du
contentieux du Conseil d'État et par le Vice-président,
Bruno Lasserre, invitant à concentrer le rôle du juge
69Sur la subjectivisation du contentieux financier en général, v. GAULLIER-
CAMUS F., La responsabilité financière des gestionnaires publics, op. cit., p.
181 et s., spéc. p. 194 et s.
70V., en ce sens, CHAPUS R., Droit administratif général, 15e éd., tome 1,
Paris : Montehrestien, 2001, 1427 pages, spéc. p. 1294.
71
Ainsi qu'en témoignent les termes de l'article 90 de la loi n° 2011-1978 du
28 décembre 2011 de finances rectificative pour 2011 : « Lorsque le
manquement du comptable aux obligations mentionnées au I (...) ». Cette
faute, est parfois qualifiée de « faute objective », y. par exemple, GAULLIER-
CAMUS F., La responsabilité financière des gestionnaires publics, op. cit., p.
266 et s., et les références citées.
72
V. DAMAREY S., Droit public financier, op. cit., p. 875 et s.
73 Allocution du Procureur général, Gilles Johanet, 17 janvier 2019, préc.
74
Discours de la Procureure générale, 18 octobre 2019, préc.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
financier sur la seule sanction des fautes « manifestes
[et] évidentes »75.
Les juridictions financières s'engagent dans cette voie
depuis plusieurs années. La déclaration de gestion de fait
semble désormais réservée aux seules irrégularités les
plus graves, appréciées de manière circonstanciée par le
juge. En témoigne la prise en compte de la « bonne foi »
du comptable de fait — non seulement au stade de la
fixation de l'amende76 — mais dès le premier stade de la
procédure, celle de la qualification juridique des faits. La
Cour des comptes le reconnaît explicitement dans un
arrêt du 23 janvier 2020 : « [pour caractériser la gestion
de fait au moyen d'un mandat fictif], le juge doit
déterminer si l'extraction irrégulière des deniers publics
est la conséquence d'une manœuvre ou bien d'une
erreur commise de bonne foi »77 (on souligne). À
l'élément matériel, le juge financier semble désormais
superposer un élément moral (ou intentionnel)
classiquement étranger à cette étape de la procédure78.
La caractérisation d'une gestion de fait paraît aujourd'hui
exiger l'existence d'une véritable manœuvre dolosive,
c'est-à-dire la dissimulation intentionnelle (ou volontaire)
de la réalité d'une dépense au comptable patent79. Ainsi,
75 Discours du président de la Section du contentieux (p. 4) et discours du
Vice-président (p. 6) du Conseil d'État 18 octobre 2019, préc.
76Telle était pourtant la position traditionnelle de la Cour des comptes. (C.
comptes, 29 novembre 2007, Gestion de fait des deniers de la collectivité
d'outre-mer de Polynésie française, n° 49996).
77 C. comptes, 23 janvier 2020, Présomption de gestion de fait de deniers de
l'État, Ministère de la Justice, n° S-2019-3044.
78 Dans un arrêt récent, la Cour semble infirmer cette hypothèse en
considérant que l'appréciation de « l'intention frauduleuse » de la gestion de
fait ne relève pas de sa compétence. (C. comptes, 27 février 2020, Gestion
de fait des deniers de la province Sud de Nouvelle-Calédonie (Nouvelle-
Calédonie) — Appel d'un jugement de la chambre territoriale des comptes
de Nouvelle-Calédonie, n° 2020-0238). Il ne faut pas s'y tromper : il s'agissait
en l'espèce de préserver l'appréciation souveraine du juge pénal, amené à se
prononcer sur les mêmes faits.
79 La caractérisation du mandat fictif suppose l'identification d'une volonté
de dissimulation, c'est-à-dire un élément intentionnel. V. en ce sens, les
conclusions conformes du rapporteur public Suzanne von Coester sur l'arrêt
CE, 30 décembre 2013, Alexandre Fanon, n° 351750 [En ligne, ArianeWeb, p.
4] ; v. encore, C. comptes, 14 septembre 2015, Gestion de fait des deniers de
l'État par le fonds de dotation Saint-Cyr Grande École (SCGE) — Exercices
2011 et 2012, n° 72674 ; C. comptes, 26 octobre 2017, Gestion de fait des
deniers du centre hospitalier (CH) Jean Monnet d'Épinal (Vosges), n° S-2017-
2905.
26
désormais « l'impossibilité d'apporter la preuve d'une
volonté manifeste de l'ordonnateur de dissimuler au
comptable public [l'objet d'une dépense] »80 suffit à
écarter la gestion de fait. Il en résulte une raréfaction
récente des mandats fictifs, déjà relevée en doctrine81 et
dans le Rapport public annuel82 de la Cour des comptes.
Cette jurisprudence témoigne d'une subjectivisation
croissante du contentieux de la gestion de fait — à la
recherche de « l'élément aggravant »83 — dès le premier
stade de la procédure. Seules les irrégularités les plus
graves, caractérisées par leur intentionnalité fautive
paraissent justifier les poursuites pour gestion de fait
devant le juge des comptes. On observe un mouvement
comparable dans l’appréciation, non plus du fait
générateur à réprimer, mais du dommage à réparer.
2) L'appréciation de l'existence d'un préjudice à réparer
L'objectivité du contentieux de la gestion de fait emporte
classiquement son caractère d'ordre public84. Néanmoins
la Cour des comptes admet de longue date la possibilité
d'un « défaut d'intérêt pratique » à poursuivre la
procédure juridictionnelle dans l'hypothèse d'une
régularisation de la gestion de fait85, principalement
lorsque les deniers irrégulièrement maniés ont été
intégralement reversés dans la caisse du comptable
public. Cette jurisprudence ancienne suffit à relativiser le
caractère purement objectif de ce contentieux. Elle
témoigne surtout d'une conception particulièrement
moderne du jugement des comptes, qui n'est pas sans
rappeler l'actuelle prise en compte du « préjudice
80 C. comptes, 23 janvier 2020, préc.
81 GAJF, 7e éd., op. cit., p. 441
82 Rapport public annuel, 2019, tome 3, p. 53.
83 C. comptes, 21 décembre 2015, Gestion de fait présumée des deniers de
l'État — Direction générale du Trésor cl Caisse des dépôts et consignations,
n° S-2015-1777.
84 C. comptes, 1er décembre 2016, Gestion de fait des deniers de l'Office
briançonnais du tourisme et du climatisme (OBTC) (Haute-Alpes), n° S-2016-
3755.
85
V. par exemple, CE, 23 février 2000, Association amicale du personnel de
la région PACA, te 192852 ; Lebon 98 ; Rev. Trésor 2000. 459, citron.
LASCOMBE et VANDENDRIESSCHE ; RFDA 2000.1117. Sur la régularisation, y.
DESCHEEMAEKER C., « Gestion de fait », op. cit., § 38 à 49 ; MAGNET J., op.
cit., p. 95-99.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
financier »86 dans la mise en jeu de la responsabilité du
comptable public. Il semble, en effet, que les juridictions
financières apprécient désormais l'existence d'un
préjudice à réparer dès le stade de la qualification
juridique de la gestion de fait. L'hypothèse d'une
régularisation semble parfois suffire à écarter la gestion
de fait, au motif implicite qu'il n'y aurait plus de préjudice
à réparer. Tel est le sens d'un arrêt récent de la Cour des
comptes qui, après avoir constaté le « reversement de la
totalité des sommes extraites irrégulièrement »,
considère n'y avoir pas lieu à déclarer la gestion de fait «
en raison de la régularisation ainsi intervenue »87. La
Cour refuse, dans la suite de l'arrêt, de se prononcer sur
le manquement aux règles budgétaires « qui relèvent le
cas échéant de la Cour de discipline budgétaire et
financière ». C'est donc ici la seule appréciation d'un
préjudice à réparer, et non l'existence d'une faute à
réprimer, qui semble justifier le défaut d'intérêt pratique
à poursuivre la procédure. Dans un autre arrêt, la Cour
des comptes écarte la gestion de fait au motif — explicite
cette fois — « qu'il n'apparaît pas que les opérations
aient causé un préjudice à l'État »88. Cette solution
tranche avec les conceptions traditionnelles de la
responsabilité des comptables publics, classiquement
indifférentes à l'existence d'un préjudice financier89. Elle
témoigne d'une véritable subjectivisation du contentieux
de la gestion de fait, réservé — selon les termes mêmes
de la Cour — à la sanction des irrégularités qui
présentent une « réelle gravité »90 pour les finances
publiques. Ainsi recentré sur les cas graves, le contrôle
juridictionnel devient résiduel.
86 Cette notion est introduite par la loi n° 2011-1978 du 28 décembre 2011
et conditionne désormais le régime de responsabilité du comptable.
87C. comptes, 28 février 2017, Gestion de fait présumée des deniers de l'État
— Ministère de la Défense — Commissariat à l'Énergie atomique et aux
énergies alternatives, n° S-2017¬3401. Sur cette affaire, y. DAMAREY S., «
Quand la Cour des comptes méconnaît sa compétence... et celle du
Parlement », art. cit. et DESCHEEMAEKER C., VAN HERZELE P., « Du bon
usage de la gestion de fait », art. cit.
88 C. comptes, 21 décembre 2015, n° S-2015-1777, précité.
89C. comptes, 28 avril 1988, Mme Durand, receveur de la commune de Gy,
Rec. C. comptes, 157 ; v. GAFJ, 7e éd., op. cit., p. 328.
90 Rapport public annuel, 2012, p. 35.
27
B. L'intervention résiduelle du juge
Une mise en jeu systématique de la procédure de gestion
de fait n'encourage évidemment pas la prise de risque. À
l’épreuve de la performance, la logique de prévention
semble donc se substituer à la logique de répression91
(1). L'intervention du juge devient résiduelle. Ces
différentes évolutions permettent d'envisager le devenir
du contentieux de la gestion de fait à l'heure de la
réforme de la responsabilité du gestionnaire public (2).
1) De la répression à la prévention
Le caractère d'ordre public du contentieux de la gestion
de fait (cf. supra) exclut en principe l'opportunité laissée
au ministère public d'engager les poursuites92. Le Parquet
se réserve pourtant, et traditionnellement, de réelles
marges de manœuvre en la matière93. Aujourd'hui, la
culture de la performance accroît cette tendance à
l'opportunité des poursuites : afin de ne pas décourager
la prise de risques, n'appartient-il pas effectivement au
ministère public de ne déclencher l'action publique qu'en
dernier recours, après plusieurs avertissements sur
l'irrégularité de la gestion constatée ? En janvier 2019, le
Procureur général près la Cour des comptes, Gilles
Johanet, invitait à s'engager définitivement dans cette
voie : « La sommation doit devenir la suite de droit
commun des contrôles touchant au respect de la règle de
droit »94. L'automaticité des poursuites, et la sanction
systématique des irrégularités, paraît incompatible avec
la liberté nouvelle reconnue au gestionnaire public. De
fait, le Parquet pratique d'ores et déjà la sommation en
matière de gestion de fait. En témoigne, par exemple,
cette communication du Procureur général près la Cour
des comptes adressée, le 26 janvier 2010, au Secrétaire
général du Ministère des Affaires étrangères et
91V. déjà en ce sens, GAULLIER-CAMUS F., La gestion de fait est-elle morte ?,
op. cit., p. 45 et s.
92
DESCHEEMAEKE, C., « Gestion de fait », op. cit., § 32 et s. et les références
citées.
93V. LUDWIG R., « Réflexions sur la mise en mouvement de la juridiction des
comptes par son ministère public (au regard des gestions de fait) », Revue
du Trésor, août septembre, 1986, p. 495-501.
94 Allocution du Procureur général, 17 janvier 2019, préc., p. 6.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
européennes95 : « Le constat effectué par la Cour [au titre
d'un contrôle non juridictionnel] est caractéristique d'une
situation de gestion de fait (...). J'observe (...) qu'il n'a pas
été décelé de manipulations frauduleuses ou d'utilisation
des fonds étrangers à leur objet. En conséquence, je ne
prendrais un réquisitoire ouvrant une procédure de
gestion de fait devant la Cour que dans l'hypothèse où
aucune preuve de régularisation complète de la situation
ne m'aurait été apportée, dans le délai de deux mois, par
vos services ». Agissant ainsi, le Procureur général
confirme le recentrage du contentieux de la gestion de
fait sur les cas les plus graves, constitutifs de manœuvres
dolosives (fautes graves) et portant réellement préjudice
à l'État. La sommation permet d'obtenir la régularisation
des situations, en évitant — autant que possible — le
recours au juge.
Alors, l'avenir de la gestion de fait demeure-t-il
juridictionnel ? À l'heure où les activités non-
juridictionnelles de la Cour des comptes dépassent
largement ses activités juridictionnelles, tant
quantitativement qu'au regard de leur portée politique et
médiatique, il est permis de s'interroger. La substitution
de la prévention à la répression de la gestion de fait
n'implique-t-elle pas d'ailleurs la promotion des missions
d’assistance96 des juridictions financières ? Enfin, parce
qu'elles incluent l'examen de la gestion de nombreux
organismes privés, les activités non-juridictionnelles de la
Cour et des Chambres régionales ne paraissent-elles pas
mieux adaptées à l'évaluation financière des nouvelles
formes, partenariales et externalisées, de l'action
publique ? Quoi qu'il en soit, la jurisprudence Labor
Métal n'a jamais empêché les juridictions financières de
relever — parfois en des termes forts détaillés — les faits
présomptifs de gestion de fait dans leurs observations,
recommandations et rapports97. Souvent ceux-ci suffisent
95Communication du Procureur général n° 56940. — Secrétaire général du
Ministère des Affaires étrangères et européennes. Arrêts, jugements et
communications des juridictions financières, 2010, p. 154-155. Cet exemple
est également cité par Florian Gaullier-Camus (La gestion de fait est-elle
morte ?, op. cit., p. 88).
96 V. en ce sens, GAULLIER-CAMUS F., La gestion de fait est-elle morte ?, op.
cit., p. 104 et s.
97 V. par exemple, CRC, Centre-Val-de-Loire, Rapport d'observations
définitives, Centre hospitalier de Vendôme, 13 octobre 2018, p. 35 ; CRC,
28
à régulariser les situations, en dehors de toute Migaud en. octobre 2019 : « Pour alimenter notre
intervention juridictionnelle98. Toutes ces évolutions réflexion, nous pouvons utilement nous inspirer des
peuvent servir de modèle à l'imagination d'une nouvelle systèmes déployés par certains de nos voisins,
responsabilité financière du gestionnaire public. notamment portugais et italiens (…). Chez eux, la
responsabilité des élus locaux peut y être mise en jeu par
2) Un modèle à généraliser ?
le biais d'un régime d'exception dans les seuls cas
Des développements qui précèdent, il ressort que le d'irrégularités les plus graves, caractérisées par un
contentieux de la gestion de fait est un modèle en pleine préjudice financier et par l'intentionnalité d'un
évolution. Loin d'annoncer sa mort prochaine, ces comportement fautif. C'est, à mon avis, un système dont
mutations témoignent plutôt d'un lent mouvement on pourrait s'inspirer »99. Mais ce système, n'est-ce pas
d'adaptation aux enjeux nouveaux de la responsabilité du précisément la gestion de fait ? 
gestionnaire public. En dehors de toute réforme
Emilien QUINART
législative, les juridictions financières ont intégré la
logique de performance, en réduisant le champ du Maître de conférences en droit public à l'Université Paris
contrôle de régularité au profit de nouvelles formes 1 Panthéon-Sorbonne, Département Sorbonne Fiscalité &
d'évaluation de la gestion. Parallèlement, le contentieux Finances Publiques de l'IRIS, EA 4150.
de la gestion de fait s'est recentré sur la sanction des
irrégularités les plus graves, appréciées de manière
circonstanciée et personnalisée. En l'état de la
jurisprudence récente, la procédure de gestion de fait
permet d'attraire devant un seul et même juge, au terme
d'une procédure unique mais résiduelle, tout
gestionnaire public (ordonnateur ou comptable,
personnes physique ou morale, publique ou privée, et
tiers à l' administration), ayant commis de graves
irrégularités (fautes intentionnelles) causant un préjudice
financier à l'État, dans le double but de réprimer cette
infraction (par l'amende) et de réparer le dommage (par
le débet). Ainsi, rénovée, la procédure de la gestion de
fait synthétise l'essentiel des enjeux actuels de la
responsabilité du gestionnaire public. À l'heure de la
réforme, elle pourrait bien s'avérer un modèle à
généraliser. En témoignent les mots du Premier président

Provence-Alpes-Côte-d'Azur, Rapport d'observations définitives, « Commune

de la Crau », 7 mars 2018, p. 35 ; CRC, Île-de-France, Rapport d'observations
définitives, « Commune de Sevran », 13 février 2018, p. 48 ; CRC, Provence-
Alpes-Côte-d'Azur, Rapport d'observations définitives, « Commune de Saint-
Tropez », 2 février 2018, p. 29 ; C. comptes, « Le rôle des CHU dans
l'enseignement supérieur et la recherche médicale », Communication à la
commission des affaires sociales du Sénat, décembre 2017, p. 44 ; CRC,
Auvergne-Rhône-Alpes, 11 mars 2016, Rapport d'observations définitives, «
Commune de Morzine », p. 73 ; C. comptes, Rapport particulier, « Grand
port maritime de Rouen », octobre 2014, p. 47.
98V. par exemple, C. comptes, Rapport particulier, « Le Centre spatial de
Toulouse du CNES », décembre 2015, p. 47. 99 Discours du Premier président, 18 octobre 2019, précité, p. 6 [En ligne]

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 29

 Comptabilité et Finances publiques
Finance verte : l’évaluation de l’impact environnemental des finances publiques
enjeux et méthodes
Gestion & Finances Publiques, n° 2, Mars-Avril 2021, p. 43-80

L’évaluation de l’impact environnemental des concours financiers, au regard des critères couramment admis,
est rendue difficile par la nature et l’objet mêmes de ces concours, et la multiplicité des objectifs attachés aux
interventions qui leur servent de cadre. La connaissance a néanmoins progressé depuis les années 1990, avec
la définition normalisée d’une comptabilité environnementale européenne et divers instruments d’analyse des
interactions entre économie et environnement. Les engagements internationaux pour le climat comme la
pandémie ont récemment accéléré la réflexion et permis l’élaboration du « budget vert » français, émis en
appui du projet de loi de finances pour 2021. Ces avancées restent perfectibles. Elles mettent surtout en
évidence l’ampleur des enjeux liés à la prise en compte de l’environnement, source de recomposition des
priorités de l’action publique, dans un contexte d’interaction accrue des politiques et de leurs modes de
financement.

L’évaluation de l’impact environnemental des concours
financiers publics est une préoccupation née dans les
années 1990, dont la nécessité se fait plus pressante avec
l’aggravation des crises climatiques et plus encore, la
récente pandémie. Elle vise à éclairer la décision publique
en lui permettant d’identifier les priorités
environnementales à prendre en compte et les moyens
de les financer, de déterminer les choix d’investissement,
d’évaluer l’impact de ces financements et de rendre
compte de l’atteinte des objectifs. Elle rencontre de
nombreuses difficultés (I), liées à la complexité du champ
environnemental et aux spécificités de ces concours eux-
mêmes. Sa nécessité est cependant désormais reconnue,
et donne lieu à des initiatives qui méritent d’être
soulignées, comme le premier « budget vert » français
(II). Elles n’épuisent pas cependant toutes les
problématiques, dans un domaine en pleine évolution
(III).
1 - Une évaluation difficile
Les concours financiers à la protection de
l’environnement utilisent divers instruments : le budget,
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
la fiscalité et son corollaire, les dépenses fiscales, le
financement des investissements publics ou privés. Cette
diversité s’inscrit dans des dispositifs eux-mêmes variés
et appelle des méthodes d’évaluation adaptées. Or la
connaissance comme l’évaluation de ces interventions
sont rendues difficiles par la nature même et l’objet de
ces financements, difficiles à appréhender sur le court
terme et qui concourent à des objectifs souvent
contradictoires.
A. Difficultés liées à la nature des financements
Les dépenses fiscales apparaissent comme l’outil
privilégié des incitations en faveur de consommations,
d’investissements ou de comportements plus
respectueux de l’environnement. Par dérogation aux
normes en vigueur, elles offrent des allègements de taxes
à des secteurs ou à des publics spécifiques, sous des
formes très variables, par exemple : exonérations, taux
réduits, abattements, déductions du revenu imposable,
réductions ou crédits d’impôt. La Cour des comptes
évaluait à 6,9 Md€ en 2015 le montant des dépenses
fiscales consacrées à l’environnement, contre 4,9 Md€ de
fiscalité ayant le même objectif. Or ce type
30
d’intervention, qui a l’avantage d’être facilement mis en
œuvre, s’avère particulièrement difficile à appréhender,
et a fortiori à évaluer. Quoique soumises depuis la LOLF à
une obligation d’évaluation dans le projet annuel de
performance de chaque programme (article 51-5°-b), et
recensées au tome II du rapport des voies et moyens
annexé au PLF, les dépenses fiscales demeurent mal
connues et mal évaluées. À la demande de la commission
des finances du Sénat, la Cour des comptes dressait en
septembre 2016 un constat sévère dans son rapport sur «
l’efficience des dépenses fiscales relatives au
développement durable » : documents budgétaires
parcellaires, informations approximatives sur les coûts,
retards dans le suivi des dépenses, écarts considérables
entre la prévision et l’exécution.
L’imprécision et le manque de fiabilité des données
relatives aux dépenses fiscales sont encore d’actualité1,
alors même que les dépenses fiscales à visée
environnementale connaissent une progression continue
: la Cour des comptes estime qu’elles ont progressé de 6
Mds€ à 6,9 Mds€ entre 2010 et 2015, avec un nombre de
dispositifs multiplié par 2, tandis que la fiscalité verte a
diminué dans la même période de 6,88 Mds€ à 4,97
Mds€. S’ajoute à cela l’absence d’étude d’impact
préalable à l’établissement des dépenses fiscales,
majoritairement acquises par la voie d’amendements
parlementaires. Ces insuffisances compromettent
l’évaluation de l’impact sur l’environnement des
dépenses fiscales, mais aussi, plus largement,
d’interventions auxquelles sont assignés des objectifs mal
définis ou pluriels, en l’absence d’outils de mesure
appropriés.
B. Difficultés liées à l’objet des mesures
Le cas des dépenses fiscales illustre la principale difficulté
de l’évaluation des mesures financières en faveur de
l’environnement, qui tient à leur ancrage sectoriel, et à la
multiplicité des objectifs qui leur sont assignés, objectifs
qui au surplus peuvent entrer en contradiction les uns
avec les autres. Les exemples de ces contradictions, qui
aboutissent fréquemment à des effets
1 Fiche 11 les dépenses fiscales du site Fipeco www.fipeco.fr.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
environnementaux négatifs, sont multiples. C’est le cas
de la politique de soutien aux agro-carburants, qui
s’assigne à la fois des objectifs environnementaux et de
soutien à la filière agricole. Il est également prouvé que
les mesures de bonus-malus faites pour encourager les
consommateurs à acheter des véhicules moins polluants,
en accroissant le volume des ventes, développent la
production de CO22. Le domaine de l’énergie, où se
déploient la majorité des dispositifs financiers en lien
avec l’environnement, est ainsi le lieu d’expression
privilégié de ces contradictions3, effets pervers ou effets
d’aubaine qui battent en brèche le principe du pollueur-
payeur ; ce principe apparaît pourtant de nature à fonder
la légitimité et l’efficacité d’une politique
environnementale, même si son acceptabilité par les
acteurs économiques, et notamment les ménages, ne va
pas de soi.
Il était donc indispensable de lister à la fois les mesures
favorables et défavorables à l’environnement, comme
l’ont fait le rapport de la Cour des comptes et le budget
vert, pour mettre en évidence les incohérences entre
diverses politiques ou interventions publiques. C’était
d’autant plus nécessaire que les dépenses fiscales
défavorables à l’environnement ont tendance à
s’accroître, et celles qui lui sont favorables à diminuer,
selon la Cour des comptes.
C. Une méthodologie d’évaluation largement
inopérante
L’évaluation de l’impact environnemental des finances
publiques cumule ainsi une grande partie des difficultés
méthodologiques attachées à la démarche évaluative. La
plupart des critères d’évaluation internationalement
retenus (pertinence, cohérence, efficience, efficacité,
impact, durabilité) se prêtent mal à la mesure, ou bien
sont manifestement ignorés. Ces critères, récemment
redéfinis par l’OCDE4 pour l’évaluation de l’aide publique
2 D’Hautfoeuille X., Givord P. and Boutin X., 2014, “The Environmental Effect
of Green Taxation: The Case of the French Bonus/malus”, The Economic
Journal, Vol 124/578, p. F444-F480.
370% des émissions de CO2 liées à l’énergie échappent à tout impôt tandis
que les carburants les plus polluants sont les moins taxés.
4 Avec en particulier l’ajout du critère de la cohérence.
31
au développement, sont couramment utilisés pour les
évaluations de politiques publiques dans tous les
secteurs.
Le critère de la pertinence, qui mesure l’adaptation des
objectifs d’une politique à des attentes, des besoins ou
des problèmes identifiés, est difficile à appréhender du
fait de l’ancrage sectoriel des mesures
environnementales. Les objectifs, explicites ou non, de
développement économique (en matière agricole par
exemple, où la compétitivité est soutenue par des
produits ou des modes de production aux effets
potentiellement nocifs) entrent fréquemment en conflit
avec les mesures environnementales. Leur accorder la
priorité compromet donc la promotion d’objectifs
spécifiquement attachés à la protection de
l’environnement. Ainsi, les dépenses fiscales diminuant le
coût des carburants pour divers secteurs économiques
(agriculture, transport routier, pêche, taxis…) ou
géographiques (outre-mer, montagne) ont un impact
défavorable sur l’environnement, dans la mesure où elles
soutiennent la consommation d’énergies fossiles
polluantes.
Ces hiérarchies (voire ces conflits) d’objectifs
compromettent le respect de la cohérence. La cohérence
est en effet largement absente des mesures qui ont un
impact sur l’environnement, dans sa dimension interne
(celle de l’intervention elle-même) comme externe (en
relation avec d’autres politiques). Les exemples sont
multiples. L’aide à la construction de logements neufs,
même s’ils répondent à des normes écologiques,
encourage l’artificialisation des sols. L’usage des bio-
carburants, qui contribue à diminuer les gaz à effet de
serre, est susceptible d’effets négatifs à long terme,
puisque les biocarburants sont incorporés à des
carburants conventionnels et contribuent au maintien de
technologies utilisant les énergies fossiles (le « verrou
technologique »). Les autres critères de performance ne
sont pas plus faciles à renseigner : ni l’efficacité, faute
d’objectifs clairs et de cibles, ni l’efficience, en l’absence
de données précises sur les dépenses et, plus encore, sur
les coûts. La méconnaissance du nombre de
bénéficiaires, encore fréquente dans le budget vert, est
un autre frein à l’évaluation, qui se trouve empêchée
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
notamment de conduire des études d’impact
contrefactuelles. Il est également difficile d’appuyer cette
évaluation sur une situation de référence permettant de
définir une cible et d’apprécier le changement obtenu
grâce à l’intervention : l’INSEE a donc construit un
modèle pour établir cette donnée. La durabilité enfin, au
cœur même du concept environnemental, ne peut
s’apprécier que sur une période longue et dans des
conditions, rarement atteintes, de stabilité des mesures,
voire du contexte. La mission en charge de la préparation
du budget vert et de la définition d’une méthode pour
une budgétisation environnementale constatait ainsi très
justement « le faible nombre d’outils et de méthodes
robustes d’évaluation disponibles. ». Des avancées
récentes ont toutefois permis de progresser sinon dans
l’évaluation au sens plein, à tout le moins dans une
meilleure connaissance des mesures financières à visée
environnementale, préalable nécessaire à leur
évaluation. Elles s’inscrivent dans un processus
international initié par l’ONU en 1992, à la Conférence
sur l’environnement et le développement de Rio de
Janeiro, et fortement relayé par l’Union européenne.
2 - Une connaissance en progrès
Les décideurs publics ont pris conscience dès les années
1990 de l’insuffisance des instruments d’analyse
économique traditionnels pour évaluer de façon fiable
l’efficacité des politiques environnementales ou l’impact
des politiques économiques sur l’environnement. En
particulier, les indicateurs économiques traditionnels,
comme le PIB, méconnaissent les externalités négatives
de ces politiques en matière d’environnement ; les
insuffisances et les biais de tels indicateurs ont été
fréquemment relevés, par exemple par la Commission
Stiglitz-Sen-Fitoussi5, et ont conduit à proposer d’autres
modes de mesures.
A. La comptabilité environnementale
Sous l’impulsion des Nations Unies, relayées par la
Banque mondiale, le FMI, l’OCDE et l’Union européenne,
ont ainsi été définis des outils normalisés de comptabilité
5 Commission sur la mesure de la performance économique et du progrès
social, 2009.
32
environnementale qui ont donné lieu à la construction du
Système européen de rassemblement de l’information
économique sur l’environnement (SERIEE) en 1994, sous
l’égide d’Eurostat, l’agence statistique européenne
rattachée à la Commission. Les Comptes économiques
européens de l’environnement définissent ainsi des
normes communes aux États membres pour la collecte,
l’élaboration, la transmission et l’évaluation des comptes,
pour 64 activités économiques, plus les ménages, sur la
base de trois modules adoptés en 2013 et 2017. Les États
membres établissent leurs comptes selon ces normes et
les transmettent tous les ans à la Commission, via
Eurostat.
Comme la plupart des dispositifs de l’Union, cette
comptabilité européenne a un effet déterminant
d’incitation et d’harmonisation pour la prise en compte
des relations entre économie et environnement au sein
des États membres. Un récent rapport de la Cour des
comptes européenne qui lui est consacré6 reconnaît sa
validité, tout en relevant les améliorations nécessaires,
notamment : compléter le cadre (qui ne comprend
toujours pas les comptes forestiers, des écosystèmes et
de l’eau) ; accélérer les délais de transmission des
données (actuellement de 2 ans) ; évaluer les coûts-
avantages liés à la mise au point d’un cadre intégré, pour
améliorer la pertinence des modules et leur contribution
à l’élaboration de politiques.
On note également, à la lecture de ce rapport, que la
France est en retard pour la transmission de données du
module des « biens et services spécifiquement conçus et
produits pour la protection de l’environnement ou pour
la gestion des ressources » (83 % de données
manquantes en 2017) et, ce qui est plus rare, pour les «
comptes des dépenses de protection de l’environnement
» (72 % de données manquantes, alors même que la
France publiait dès 2006 un jaune budgétaire sur l’effort
de l’État en faveur de l’environnement).
La relation entre politiques économiques et
environnementales fait donc l’objet d’approches déjà
6
Cour des comptes européenne, 2019, Les comptes économiques
européens de l’environnement pourraient être encore plus utiles aux
responsables politiques, rapport spécial 16/2019.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
largement normalisées. L’identification de l’impact
environnemental des concours financiers a donné lieu à
de nombreuses mesures analysées par les rapports de
l’OCDE : revues de dépenses ou spending reviews comme
celle des Pays Bas sur la qualité de l’air en 2019,
conditionnalité environnementale attachée aux décisions
d’investissement, modèle NAMEA7 d’Eurostat mis en
place aux Pays Bas en 1994 assurant l’articulation entre
données productives et problèmes environnementaux. Il
faut citer enfin la définition d’une « valeur tutélaire » du
carbone permettant d’évaluer la tonne de CO2 évitée
dans l’analyse socioéconomique des investissements
publics. Cette dernière approche, adoptée au Royaume
Uni et en France dès 2008, a été mise à jour récemment8.
C’est donc dans ce cadre déjà élaboré que s’inscrivent les
avancées récentes en matière de « budget vert ».
B. Le budget vert
Les approximations et les insuffisances relevées
notamment dans les dépenses fiscales en faveur de
l’environnement soulignent la nécessité d’un effort
général de lisibilité et de cohérence pour rendre compte
de l’impact des mesures budgétaires sur
l’environnement. C’est l’objet du « budget vert » qui
accompagne le projet de loi de finances pour 2021, et qui
comporte des innovations importantes, notamment celle
de recenser les recettes et les dépenses ayant un impact
environnemental « significatif », positif mais aussi
négatif9.
L’initiative de l’OCDE en faveur d’un « budget vert » s’est
traduite dans le « Collaboratif de Paris sur les budgets
verts » lors du One Planet Summit de 2017, conférence
internationale de haut niveau sur le changement
climatique. Elle vise à évaluer la compatibilité des
budgets avec les objectifs environnementaux. La France
décide ainsi, par l’article 206 de la loi de finances pour
2019, que le Gouvernement présentera, en annexe du
7 National Accounting Matrix including Environmental Accounts.
8 France Stratégie, 2019, La valeur de l’action pour le climat- Une valeur
tutélaire du carbone pour évaluer les investissements et les politiques
publiques, Commission présidée par Alain Quinet.
9 Voir article de Degron R. et Stroeymeyt L. dans ce même numéro.
33
projet de loi de finances de l’année, un rapport sur le «
Financement de la transition écologique : les instruments
économiques, fiscaux et budgétaires au service de
l’environnement et du climat ».
L’entreprise, d’initiative parlementaire, est ambitieuse,
puisqu’elle vise à établir trois types d’informations :
- Un état de l’ensemble des financements publics en
faveur de l’écologie, de la transition énergétique et de la
lutte contre le changement climatique inscrits dans la loi
de finances de l’année en cours et dans le projet de loi de
finances ;
- Un état évaluatif des moyens financiers publics et privés
mis en œuvre pour financer la transition écologique et
énergétique ainsi que leur adéquation avec les volumes
financiers nécessaires au respect des engagements
européens, de l’accord de Paris et de l’Agenda 2030 du
développement durable ;
- Un état détaillant la stratégie en matière de fiscalité
écologique et énergétique, permettant d’évaluer la part
de cette fiscalité dans les prélèvements obligatoires, le
produit des recettes perçues, les acteurs économiques
concernés, les mesures d’accompagnement mises en
œuvre et l’efficacité des dépenses fiscales en faveur de
l’environnement. Cet état précise les impacts de la
fiscalité écologique et énergétique, d’une part, sur le
pouvoir d’achat des ménages en fonction de leur
composition, de leur revenu fiscal de référence et de leur
lieu de résidence et, d’autre part, sur les coûts de
production et les marges des entreprises, selon leur taille
et selon leur secteur d’activité.
Ce nouveau document se substitue aux trois documents
existants : les jaunes budgétaires « Protection de la
nature et de l’environnement » et « Financement de la
transition énergétique » et le document de politique
transversale « Lutte contre le changement climatique ».
Les données fournies, accessibles en open data, sont
établies sur la base d’une méthodologie définie en 2019
par une mission associant le Conseil général de
l’environnement et du développement durable (CGEDD)
et l’inspection des finances, et testée sur le PLF pour
2019. Elle s’est attachée à prendre en compte l’aspect
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
multi-dimensionnel de l’environnement et à recenser les
dépenses favorables comme défavorables à
l’environnement. Les données couvrent à la fois le
budget, la fiscalité et les dépenses fiscales. L’impact des
mesures est apprécié sur six axes environnementaux, qui
correspondent aux engagements de la France en matière
environnementale : lutte contre le changement
climatique, adaptation au changement climatique,
gestion durable des ressources en eau, transition vers
une économie circulaire et prévention des risques,
prévention de la pollution, et préservation de la
biodiversité et gestion durable des espaces naturels,
agricoles et forestiers. Chaque mesure est cotée de -1 à
3.
Pour le PLF 2021, sur un total de 488,4 Md€ de l’Objectif
total de dépenses de l’État, 52,8 Md€ de dépenses ayant
un impact sur l’environnement ont été comptabilisées : il
s’agit de 38,1 Md€ de dépenses dites « vertes », c’est-à-
dire favorables à l’environnement sur au moins un axe
environnemental, de 4,7 Md€ de dépenses « mixtes »,
favorables à l’environnement sur un moins un axe mais
ayant des effets négatifs sur un ou plusieurs autres axes
(comme le transport ferroviaire, vert pour les émissions
de GES mais brun pour l’impact des infrastructures
physiques sur la biodiversité) et de 10 Md€ de dépenses
qui ont un impact défavorable sur au moins un axe
environnemental sans avoir un impact favorable par
ailleurs, et qui sont surtout des dépenses fiscales (7,2
Md€, notamment 5,1 Md€ de TICPE sur les carburants).
La très grande majorité du budget (plus de 90 %) est donc
réputée neutre pour l’environnement. Cette démarche,
une première en France, apporte donc un progrès
significatif. Elle appelle toutefois à être prolongée et
perfectionnée.
C. Une démarche encore incomplète
L’Institute for Climate economics (I4CE)10 relève diverses
lacunes du budget vert, notamment des omissions dans
le champ des dépenses fiscales : près de 10 Md€ de
niches fiscales en sont exclues, concernant en particulier
10Fetet M. et Postic S., 2020, Budget vert de la France : et maintenant ?, 5
octobre 2020, www.i4ce.org.
34
la détaxation du kérosène pour les avions11, tandis que
sont considérées comme neutres les aides accordées aux
secteurs automobile et aéronautique. Le fait que la
Stratégie nationale bas carbone ne soit pas retenue
comme référence, introduit également un biais dans
l’évaluation.
On note également que le périmètre est limité à l’État,
alors que les collectivités territoriales jouent un rôle
important en matière de développement durable. En
charge des services publics de l’eau et de
l’assainissement et de l’élimination des déchets
ménagers, deux domaines qui représentent chacun plus
de 30 % des dépenses de protection de l’environnement,
et plus de 20 % des dépenses environnementales, elles
ont également reçu des compétences dans le domaine
énergétique : les lois « Grenelle de l’environnement » de
2009 et 201012 leur permettent d’intervenir en faveur de
la maîtrise de l’énergie et dans le domaine de la
production utilisant des sources d’énergies
renouvelables. On peut donc saluer la mise au point par
I4CE, en partenariat avec d’autres acteurs, dont l’ADEME,
d’outils à destination des collectivités territoriales pour
une évaluation climat des budgets locaux. Le cadre
budgétaire annuel enfin se prête mal à l’évaluation, dans
ce domaine plus encore qu’ailleurs : le succès des
mesures environnementales est en effet souvent lié à des
facteurs qui s’exercent sur le moyen terme, du fait du
temps nécessaire d’adaptation des modes de production
et de consommation, et de l’évolution lente des
comportements et des mentalités. Ces limites étaient
anticipées. La mission chargée de la définition de la
méthode reconnaissait elle-même que l’évaluation des
effets environnementaux des recettes et des dépenses «
ne pourrait être réalisée que progressivement, sous
l’égide du Haut Conseil pour le Climat », et qu’elle
impliquerait « le développement d’outils robustes et le
renforcement des études d’impact pour les mesures
11Cette niche fiscale présente un coût pour les finances publiques compris
entre 3,6 et 6,2 milliards d’euros selon la méthode de calcul, d’après les
auteurs du billet I4CE.
12Loi n° 2009-967 du 3 août 2009 de programmation relative à la mise en
œuvre du Grenelle de l’environnement, et loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010
portant engagement national pour l’environnement.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
nouvelles. »
Si la démarche est perfectible, elle constitue néanmoins
une avancée significative dans la connaissance et
l’évaluation des mesures environnementales inscrites
dans le budget de l’État. Toutefois la connaissance, fût-
elle en progrès, n’est qu’une première étape vers
l’évaluation, qui s’attache à identifier des impacts, à
expliquer des changements, et à informer et orienter la
décision.
3 - De nouveaux enjeux pour l’évaluation
L’évaluation de l’impact environnemental des concours
financiers publics se heurte, on l’a vu, aux
caractéristiques propres à ces concours et au champ de
l’environnement lui-même. Faire progresser l’évaluation
soulève dès lors de nombreux défis : prendre en compte
la complexité des enjeux environnementaux, dans un
contexte mondialisé et fortement évolutif, marqué par la
multiplicité et l’hétérogénéité des acteurs ; et considérer
les concours financiers dans toutes leurs acceptions, au-
delà même des périmètres institutionnels traditionnels.
A. La prise en compte de la complexité
La difficulté d’attacher l’évaluation des impacts
environnementaux à des interventions identifiées par des
objectifs et des cibles précises est aggravée par le fait
que l’objectif environnemental lui-même est
multidimensionnel et systémique. Cette dimension est
apparue clairement avec l’édiction des 17 Objectifs de
développement durable (ODD) définis par l’ONU en 2015,
et dont l’évaluation à l’horizon 2030 se poursuit sur la
base de cibles et indicateurs renseignés par tous les
pays13. Le développement durable est conçu sous ses
trois dimensions, économique, sociale et
environnementale, et la dimension environnementale y
apparaît déterminante : 7 ODD sont explicitement
environnementaux14, et 415 ont une composante
13Ce travail de définition a été réalisé, en France, sous l’égide du Conseil
national de l’information scientifique.
14ODD 6 eau et assainissement, ODD 7 énergie, ODD 11 villes, ODD 12
consommation et production durables, ODD 13 changements climatiques,
ODD 14 océans et ODD 15 forêts, désertification et biodiversité.
15 ODD 2 faim et alimentation, ODD 3 santé, ODD 8 croissance économique
35
environnementale forte. La pandémie de la Covid-19 a
mis davantage encore en évidence l’interaction des
problématiques de santé publique et d’environnement,
leur vulnérabilité aux modes de production et d’échanges
et la difficile maîtrise de ces phénomènes dans un monde
ouvert ; la notion d’ « anthropocène » exprime cette
conscience que l’action humaine a une influence
déterminante sur l’écosystème terrestre, et qu’il lui
incombe donc désormais d’en pallier les effets.
Ces interactions et la conscience d’une forme d’urgence
environnementale invitent à reconnaître aux objectifs
environnementaux un statut particulier : à la fois
prédominant dans la hiérarchie des objectifs d’une action
publique, et transversal à toutes les politiques. Dès lors,
toute intervention publique a vocation à intégrer la prise
en compte des enjeux environnementaux, voire à leur
donner la priorité. Or cette nouvelle forme de rationalité
publique ne va pas de soi.
B. Les conflits de priorités
Outil privilégié de l’action environnementale, la fiscalité
présente l’avantage de peser sur les comportements, et
d’apporter des ressources publiques. Mais elle est loin
d’être neutre, et son impact symbolique ne doit pas être
sous-estimé. L’opposition violente du mouvement des
Gilets jaunes à l’augmentation du prix des carburants
illustre la difficulté, en France, d’utiliser le levier de la
taxe carbone couramment mis en œuvre dans d’autres
pays pour des montants parfois significatifs. D’où la
prudence de la Convention citoyenne pour le climat, qui
subordonne le financement de la protection de
l’environnement à des impératifs de justice sociale, en
matière de fiscalité, et préconise deux types de mesures :
des mesures fiscales telles qu’une nouvelle tranche
d’imposition, des taxes sur les dividendes ou une fiscalité
sur les plus hauts patrimoines privés ; et des modes de
financement alternatifs recourant à l’endettement
public, à la réorientation des dépenses ou à l’annulation
de niches fiscales relatives en particulier aux énergies
fossiles. Il est également significatif de noter
l’attachement de l’opinion, admis par les pouvoirs
et ODD 9 infrastructures.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
publics, pour affecter à la protection de l’environnement
les taxes prélevées à cet effet : un souci légitime de
transparence et de redevabilité qui ignore toutefois le
principe traditionnel de l’universalité budgétaire.
L’incapacité de la Convention à développer une vision
générale du financement de la transition climatique peut
s’expliquer par la technicité des enjeux. Elle illustre
surtout une tendance de fond qui donne aux enjeux
environnementaux une prégnance que la décision
publique ne peut plus occulter, et qui induit des
changements profonds dans les modalités et les principes
mêmes de leurs financements.
C. Une modification en profondeur des logiques de
financement
La conscience de l’interdépendance entre
l’environnement et la plupart des politiques publiques
conduit à reconsidérer à cette aune l’ensemble de leurs
modes de financement, au-delà des instruments
budgétaires et fiscaux traditionnels.
L’enjeu environnemental s’introduit ainsi dans tous les
dispositifs, aussi bien le plan de relance français, qui lui
consacre 30 % de ses interventions, que celui de l’Union
européenne. Le financement des investissements doit
intégrer la dimension environnementale, via des
dispositifs comme la conditionnalité ou la fixation d’un
prix du carbone dans les estimations de rentabilité des
investissements (la « valeur tutélaire » détermine un prix
du carbone permettant d’atteindre l’objectif de diviser
par 4 le niveau des émissions de GES entre 1900 et 2050).
Les besoins d’investissement pour la protection de
l’environnement sont en effet massifs, et estimés pour la
France à plusieurs dizaines de milliards. Ces impératifs
s’adressent aussi aux entreprises, sur la base de l’article
173-VI de la loi relative à la transition énergétique pour la
croissance verte du 17 août 2015 : les investisseurs sont
soumis à une obligation de transparence et de publicité
quant à l’inscription de critères illustrant le respect des
objectifs environnementaux.
Le développement de la « finance verte » a été initié au
plan européen, avec la première émission d’obligations
vertes par la Banque européenne d’investissement en
2007 ; la BEI est désormais le principal bailleur
36
institutionnel au monde dans l’action pour le
changement climatique. La France a pris une place
significative dans ce mouvement puisqu’elle est devenue
en 2019 le premier émetteur mondial d’obligations
vertes, devant les Etats Unis et les Pays bas. En 2017,
l’Agence France Trésor a lancé sa première obligation
souveraine verte, pour un montant de 7 milliards
d’euros. L’obligation (OAT) cible des dépenses du budget
de l’État et du Programme d’investissements d’avenir
(PIA) sur la lutte contre le changement climatique,
l’adaptation au changement climatique, la protection de
la biodiversité, et la lutte contre la pollution. Les fonds
levés sont traités comme ceux d’une OAT traditionnelle
et gérés selon le principe d’universalité budgétaire, mais
adossés à un montant équivalent de dépenses vertes
éligibles, dont l’enveloppe limite donc, sur l’année
considérée, les possibilités d’émissions de l’OAT verte.
Le rôle des banques centrales et de la Banque centrale
européenne, en revanche, fait débat. L’intégration des
enjeux climatiques dans l’action de la BCE est-elle « une
dangereuse dérive doctrinale » par laquelle l’institution
s’engage sur un terrain qui n’est pas le sien16, ou bien
s’inscrit-elle « dans son mandat17 » ? L’article 127 du
traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
(TFUE) stipule que le système européen de banques
centrales, « sans préjudice de l’objectif de stabilité des
prix, apporte son soutien aux politiques économiques
générales dans l’Union, en vue de contribuer à la
réalisation des objectifs de l’Union ». Or l’objectif de
parvenir d’ici à 2050 à la « neutralité climatique » fait
bien partie de ces objectifs, entérinés par tous les États
membres à l’exception de la Pologne.
L’impact de l’enjeu environnemental sur l’activité
financière s’étend à la fonction de régulation et de
supervision bancaires, dans la mesure où le risque
climatique est susceptible de devenir un risque financier
systémique. Les banques peuvent en effet s’avérer
vulnérables non seulement aux risques induits par le
16
Landier A. et Thesmar D., 2020, « L’inquiétante dérive doctrinale de la BCE
», Les Échos, 19 novembre.
17Couppey-Soubeyran J. (2020), « Le climat fait-il ou non partie du mandat
de la BCE ? », Le Monde, 5 décembre.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
changement climatique (conséquences de catastrophes
naturelles), mais aussi au « risque de transition » subi par
les entreprises face à des changements majeurs dans les
modes de production ou de consommation, liés par
exemple à la pénalisation des investissements dans les
ressources fossiles ou issus de l’édiction de nouvelles
règlementations. Les banques centrales et les
superviseurs sont ainsi désormais conduits à veiller à la
résilience du système financier face à ces risques, par des
approches analytiques et prudentielles et la mise en
œuvre de tests de résistance18. C’est l’objet du Réseau
des banques centrales et des superviseurs pour le
verdissement du système financier19, lancé au « One
Planete Summit » de Paris en 2017, et qui comprend
désormais 83 membres sur 5 continents. Le
« verdissement » des politiques monétaires semble donc
inéluctable, mais suppose la définition de critères solides
de notation extra-financière, encore absents20.
Conclusion
Des réels progrès ont été réalisés dans les années
récentes pour la prise en compte de l’enjeu
environnemental dans l’action publique. L’évaluation de
l’impact des concours financiers sur l’environnement
reste toutefois largement à construire, dans ses outils
comme dans ses finalités, pour rendre compte de ce
domaine complexe et évolutif. Si la collecte d’une
information plus fiable et la mise en œuvre d’approches
plus normées sont en progrès, avec des avancées
significatives en termes de transparence, les enjeux
demeurent importants quant à la capacité de l’évaluation
à informer utilement la décision publique dans des
domaines marqués par une grande sensibilité
économique et sociale. Si la conscience du risque s’est
installée dans les esprits, et peut servir de moteur à
l’action, force est de constater que ses formes multiples,
ses objets changeants, ses fondements parfois
irrationnels ne facilitent pas la définition des politiques
18Nedelec G., 2020, « Les stress-tests climatiques : le nouvel outil qui fait
peur aux banques », Les Échos, 23 novembre.
19 Ou NGFS, Network for Greening the Financial System
20Vittori J.M., 2021, « L’inévitable verdissement des banques centrales »,
Les Échos, 18 janvier.
37
publiques et leur appropriation par la société. 
Danièle LAMARQUE
Ancienne membre de la Cour des comptes européenne,
Présidente de la Société européenne d’évaluation.

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 38

 Comptabilité et Finances publiques
L'impact de la crise sanitaire sur les contrats Financiers entre l'État et les
collectivités
L’Actualité Juridique Droit Administratif, n° 12, 29 mars 2021, p. 674-679

Le mécanisme des contrats dits «de Cahors» a été institué par la loi de programmation des finances publiques
du 22 janvier 2018 afin d'encadrer l'évolution des dépenses de fonctionnement des grandes collectivités
territoriales. Ce mécanisme a cependant été suspendu dès mars 2020 afin de permettre aux collectivités de
faire face à la crise sanitaire. Cette suspension devrait pourtant avoir des effets plus profonds sur les rapports
entre l'Etat et les collectivités. Décriés par certains élus locaux en raison d'un défaut de négociation, ces
contrats seront appelés à être retravaillés en 2021, notamment afin d'individualiser les engagements attendus
par chaque collectivité. Cette renégociation devrait ainsi s'inscrire dans un contexte particulier, à l'heure où
sont prises des mesures confirmant la volonté des pouvoirs publics de favoriser la différenciation territoriale.

Pour certains observateurs, les difficultés de
financement liées à la décentralisation seraient dues à
une impasse théorique fondée « sur l'antinomie entre les
deux principes, autonomie financière locale et Etat
unitaire » (R. Déchaux, Les garanties constitutionnelles de
l'autonomie financière locale à l'épreuve des concours
financiers étatiques, RD publ. 2010. 349, n° 2). Pour
pallier ces difficultés, la contractualisation est devenue
une technique classique d'accompagnement de la
décentralisation. De nombreuses conventions et pactes
ont ainsi été adoptés pour régir les transferts de
compétences et fixer les rapports entre l'Etat et les
collectivités ou entre les collectivités entre elles. Qu'il
s'agisse du «pacte de stabilité financière » (1996-1998),
du «contrat de croissance et de solidarité » (1999-2007)
ou encore du « contrat de stabilité » (2008), ces
différents instruments ont permis l'encadrement des
dotations, celles-ci pouvant être indexées sur l'inflation
ou encore sur la hausse du produit intérieur brut. Des
mécanismes contractuels entre l'Etat et les collectivités
ont également été adoptés. L'exemple de la
contractualisation des investissements publics dans le
cadre des contrats de plan Etat-région (CPER) peut être
avancé, ces contrats ayant pour objectif, depuis 1984 et
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
sous différentes dénominations, de favoriser certains
investissements au niveau local.
La crise financière de 2008 a précipité le recours à la
contractualisation. Marquant un point de rupture sur le
plan budgétaire (A. Pariente, La réforme de l'Etat en
France par les finances publiques ou les paradoxes de
l'évidence, RFFP 2018, n° 144, p. 185), cette crise a
contribué au changement de paradigme qui touche
actuellement les finances publiques Idéales : celles-ci
s'intègrent désormais au sein d'une gouvernance
publique entendue de façon globale et appuyée par
différents actes de l'Union européenne. Le traité de
Maastricht, signé par les Etats membres le 7 février 1992,
a prévu certains critères imposant une réduction du
déficit. La directive 2011/85/UE du 8 novembre 2011, sur
les exigences applicables aux cadres budgétaires des
Etats membres, a tenu à mettre en place des
«mécanismes appropriés de coordination entre les sous-
secteurs des administrations publiques afin d'assurer
l'intégration complète et cohérente de tous ces sous-
secteurs dans la programmation budgétaire ». Enfin, en
2012, le traité sur la stabilité, la coordination et la
gouvernance au sein de l'Union économique et
monétaire, est venu définir un cadre budgétaire visant la
réduction des déficits publics et la diminution de la
39
dépense publique (A. Pariente, art. préc., p. 189).
Les contrats financiers entre l'Etat et les collectivités
locales institués par la loi de programmation des finances
publiques pour 2018-2022 sont une modalité de mise en
œuvre de ces principes. Les collectivités locales, en vertu
de l'article 13 de la loi, doivent ainsi contribuer «à l'effort
de réduction du déficit public et de maîtrise de la
dépense publique, selon des modalités à l'élaboration
desquelles elles sont associées ». Ce mécanisme s'inscrit
dans le prolongement d'un objectif d'évolution de la
dépense locale, déjà mentionné dans la loi de
programmation des finances publiques 2014-2019 (E.
Portal, Le pilotage national des finances locales par le
plafonnement des dépenses, RGFP 2018, n° 2, pp. 58-65)
et dont le but est de limiter l'évolution des dépenses
locales au taux d'évolution de l'inflation (E. Portal, Le
plafonnement contractualisé des dépenses de
fonctionnement des collectivités territoriales, RFFP 2020,
n° 150, p. 165). Mis en place en 2018, les «contrats de
Cahors» - du nom de la ville où la conférence nationale
des territoires a acté les principes d'encadrement de la
dépense locale - entendent ainsi, grâce au recours à la
contractualisation et à des sanctions individuelles,
instaurer un mécanisme de responsabilisation des
collectivités signataires. Celui-ci a notamment pour objet
de mettre en œuvre l'objectif d'équilibre des comptes
des administrations publiques figurant à l'avant-dernier
alinéa de l'article 34 de la Constitution.
Concrètement, la loi de programmation des finances
publiques du 22 janvier 2018 a fixé un objectif
d'évolution des dépenses de fonctionnement des
grandes collectivités territoriales — celles présentant un
budget de fonctionnement supérieur à 60 M€ — de 1,2 %
par an, sur une période de cinq ans. Dans le même
temps, une réduction de leur besoin de financement de
l'ordre de 2,6 Md€ par an a été acte, alors que le
gouvernement s'est engagé, en contrepartie, à mettre un
terme à la baisse des dotations de l'Etat. Les collectivités,
dans l'ensemble, ont adhéré à ce mécanisme : 229
collectivités, sur les 322 concernées, ont signé ces
accords. Pour celles n'ayant pas signé, une reprise de 100
% de l'écart entre les dépenses de fonctionnement
constatées en 2018 et l'objectif fixé par le représentant
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
de l'Etat a été instituée, contre une reprise de 75 % pour
les signataires. De plus, certains avantages ont été prévus
pour les bons élèves de la contractualisation ; lorsque les
objectifs fixés ont été respectés, le préfet a pu accorder à
la collectivité signataire d'un accord une majoration du
taux de subvention d'investissement de certains projets.
La pandémie de covid-19 est venue mettre un coup
d'arrêt brutal à ce mécanisme de contractualisation entre
l'Etat et les collectivités territoriales. En effet, ces
dernières, pour faire face à la pandémie, ont dû revoir
entièrement leurs dépenses de fonctionnement,
notamment pour constituer des stocks de dispositifs de
protection, qu'il s'agisse de masques ou de gel
hydroalcoolique. L'article 12 de la loi du 23 mars 2020
d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 a dès
lors entendu annuler le dispositif de reprise financière
prévu en cas de dépassement du niveau de 1,2 % de
hausse maximum autorisé. Ainsi, en renonçant à cette
reprise, le législateur a entériné « le fait qu'il ne
sanctionnera aucun dépassement prévu par contrat» (C.
Néau, Vers la fin des contrats de Cahors?, Gaz. cnes, 27
mars 2020), prenant donc acte d'un prévisible effet
ciseaux pour les collectivités, entre baisse future de leurs
ressources et hausse de leurs dépenses, notamment liées
aux moyens employés pour lutter contre la pandémie.
Le futur des contrats de Cahors semble, pour l'heure,
grevé d'incertitudes. Si les premiers bilans de la mise en
œuvre de ces accords ont pu sembler prometteurs, leur
avenir, étant donné la crise de la covid-19, est à l'heure
actuelle incertain.
I - Un premier bilan nuancé mais prometteur
Malgré certaines craintes et réticences, la
contractualisation des finances locales par les accords
dits « de Cahors» a été largement suivie par les
collectivités. Le mécanisme a dans l'ensemble été
respecté par les signataires, permettant selon certains
observateurs de renforcer la situation financière globale
des collectivités sur ces dernières années.
A. L'adhésion des collectivités à la
contractualisation
Les collectivités ont majoritairement adhéré au
40
mécanisme de contractualisation qui leur a été soumis.
Cela s'explique notamment par la différence de
traitement actée entre les signataires et non-signataires.
Pour les signataires, la reprise opérée par l'Etat sur leurs
ressources est équivalente à 75 % du dépassement de
l'objectif de taux de croissance annuel des dépenses de
fonctionnement (+ 1,2 %), contre 100 % de ce montant
pour les non-signataires. Or, si l'on se fie aux chiffres
relevés pour l'exercice 2018, les dépenses de
fonctionnement de l'ensemble des collectivités locales
ont affiché une « évolution extrêmement faible : + 0,2 %
sur les budgets principaux » (F. Fievet. T. Rougier et L.-A.
Vervisch, Le premier bilan de la démarche et les
perspectives après 2020, RFFP 2020, n° 150, p. 207).
Pour l'exercice 2019, la Cour des comptes, dans le
premier fascicule de son rapport pour 2020 publié le 6
juillet, a présenté certaines clés de lecture relatives à
l'augmentation très limitée des dépenses de
fonctionnement des budgets principaux des collectivités,
située désormais autour de 0,8 % et donc toujours en
dessous du plafond fixé par la loi de programmation des
finances publiques pour 2018-2022. Il ressort de ce
rapport que, pour les collectivités n'ayant pas signé de
contrat, la hausse des dépenses de fonctionnement a été
la plus faible, autour de 0,4 %. Au contraire, pour les
collectivités contractantes, la hausse s'est élevée à + 1 %.
Pour la Cour des comptes, cette différence vient du fait
que « les collectivités présentant un risque de ne pas
maîtriser leurs dépenses de fonctionnement ont plus
facilement accepté de signer des contrats que les
autres», et ce malgré d'éventuels désaccords sur le
principe même de la contractualisation (Rapport sur la
situation financière et la gestion des collectivités
territoriales et de leurs établissements publics en 2079,
juill. 2020, p. 147).
Ainsi, le recours à ce type de contrats a semblé s'inscrire
dans une logique de responsabilisation volontaire des
collectivités. En effet, comme le note la Cour des
comptes, ce sont celles ayant le plus de risques de ne pas
maîtriser leurs dépenses qui ont adhéré le plus volontiers
au mécanisme proposé, étant donné que la plupart avait
déjà mis en place, avant la contractualisation, des
stratégies visant à limiter leurs dépenses. Le mécanisme
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
des contrats de Cahors a donc permis, à certains égards,
un renforcement des efforts fournis par certaines
collectivités, en accompagnant celles-ci dans la poursuite
de leurs objectifs. Certaines interrogations relatives au
périmètre de la contractualisation subsistent pourtant,
en raison des exceptions pouvant être soulevées et des
difficultés d'interprétation de certaines notions.
La loi de programmation des finances publiques prévoit,
par exemple, que le niveau des dépenses réelles de
fonctionnement doit prendre en compte les éléments
susceptibles «d'affecter leur comparaison sur plusieurs
exercices, tels que [...] la survenance d'éléments
exceptionnels affectant significativement le résultat» (C.
comptes, préc.). Elle ne précise pourtant pas la nature de
ces éléments. La circulaire du 16 mars 2018 relative à la
contractualisation, qui entend apporter des précisions
sur le principe de neutralisation prévu par la loi,
entretient également le doute sur les exceptions pouvant
être soulevées. Cette circulaire, en précisant les éléments
susceptibles d'affecter la comparaison des dépenses
réelles de fonctionnement sur plusieurs exercices
indique, par exemple, que peut figurer parmi les
évènements imprévisibles et extérieurs aux parties, une
catastrophe naturelle de très grande ampleur ayant un
impact majeur sur les dépenses de fonctionnement de la
collectivité ou de l'établissement public de coopération
intercommunale (EPCI). Le texte n'a cependant pas
permis de préciser la portée de ces évènements
imprévisibles.
L'introduction de diverses exceptions — telles que le
changement de périmètre budgétaire ou géographique
ou encore le transfert de compétences entre collectivités
— est révélatrice de la souplesse qui est associée au
dispositif. Mais ces exceptions doivent encore faire
l'objet d'échanges entre les associations d'élus locaux et
l'Etat afin de garantir un traitement homogène des
neutralisations entre les différentes collectivités. De tels
échanges devraient d'ailleurs se poursuivre lors de la
reprise des contrats dans le cadre du plan de relance, afin
d'adapter les retraitements et la neutralisation à la
réalité de la gestion de l'après covid-19. A cette fin et
comme cela a pu être demandé par l'Assemblée des
communautés de France, la notion de « dépenses
41
exceptionnelles » pourrait faire l'objet de précisions
complémentaires, étant donné que les collectivités
auront de plus en plus vocation à y être confrontées et
que des doutes subsistent encore sur le contour précis de
ces dépenses (https://www.adcf.org/articles-contrats-
financiers-de-cahors-les¬objectifs-largement-atteints-par-
les-collectivites-4797).
B. Le respect de leurs engagements par les
collectivités
En vertu des dispositions de la loi de programmation des
finances publiques du 22 janvier 2018, l'écart entre la
dépense exécutée et l'objectif fixé par contrat fait l'objet
d'une appréciation fonction de l'évolution des dépenses
réelles de fonctionnement. Celles-ci s'entendent comme
le total des charges nettes de l'exercice entraînant des
mouvements réels au sein de la section de
fonctionnement des collectivités ou établissements
concernés. Le processus de contractualisation affiche
donc, outre un objectif d'évolution des dépenses réelles
de fonctionnement, un objectif d'amélioration du besoin
de financement des collectivités et des EPCI. Ainsi, avec la
contractualisation, « il est constaté chaque année la
différence entre le niveau des dépenses réelles de
fonctionnement [...] et l'objectif annuel de dépenses fixé
dans le contrat». En 2019, seules quatorze collectivités,
susceptibles d'avoir dépassé leur plafond, n'ont pas
respecté le contrat. Ce sont finalement douze arrêtés de
reprise qui ont été publiés, concernant sept collectivités
signataires d'un contrat et cinq collectivités non
signataires.
Si peu de sanctions ont été effectivement prononcées, la
Cour des comptes s'est cependant montrée sceptique sur
la contrepartie apportée par l'Etat aux collectivités.
Qualifiée de «faible », celle-ci se limite dans les faits,
pour les communes et EPCI, à une possibilité de
bonification de la dotation de soutien à l'investissement
local, dont les modalités n'étaient pas définies lors de la
conclusion des contrats. Ainsi, « l'intérêt pour une
collectivité de signer un contrat a donc essentiellement
résidé dans la possibilité de négocier avec le préfet la
modulation du plafonnement de ses dépenses de
fonctionnement, au lieu de se le voir notifier
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
unilatéralement, et dans la perspective d'une moindre
pénalité financière en cas de dépassement» (C. comptes,
Les finances publiques locales - Rapport sur la situation
financière et la gestion des collectivités territoriales et de
leurs établissements publics, sept 2018, p. 95).
A ce titre, il nous faut voir que le rôle du préfet dans le
mécanisme de contractualisation s'inscrit dans la
dynamique contemporaine globale de renforcement de
ses prérogatives, celles-ci ayant été plutôt en déclin
durant la période qui a suivi les réformes de
décentralisation des années quatre-vingt (J.-F. Auby,
L'évolution du corps préfectoral, RFDA 1990. 447). Outre
son rôle en matière de contrôle budgétaire l'autorisant à
réformer les documents dans le cadre de son pouvoir de
substitution, le préfet participe désormais à certaines
instances (telles que les conférences territoriales de
l'action publique) et il dispose de la maîtrise d'outils
nouveaux, parmi lesquels on retrouve les schémas
(schéma de coopération intercommunale, par ex.). De
manière plus générale, le « pouvoir d'influence de l'Etat
local » qu'exerce le préfet a été renforcé par l'article 15
du décret du 7 mai 2015 relatif aux attributions
d'autorités administratives déconcentrées (S. Traoré,
L'autre réforme, la réforme de l'Etat, AJCT 2016. 76). Par
ailleurs, dans le cadre des nouvelles compétences
dévolues aux régions par la loi NOTRe, les préfets ont
également reçu pour mission de définir les montants des
charges transférées par les départements. La crise
sanitaire actuelle ne fait que confirmer ce renforcement
du rôle du représentant de l'Etat. L'urgence à agir « qui
commande les pouvoirs supérieurs du préfet» atteste,
par ailleurs, de l'existence d'une « segmentation
croissante de l'action publique qui s'impose
imparablement à la décentralisation» (B. Faure, Théorie
et pratique des compétences des collectivités territoriales
face à la crise sanitaire, AJDA 2020, 1727). Ce retour au
premier plan du préfet nécessite ainsi d'être relevé, lui
qui, en 2012, voyait son rôle en matière de contrôle de
légalité fortement diminué par une circulaire distinguant
les actes devant être prioritairement contrôlés des actes
non prioritaires (Circ. NOR : IOCB1202426C).
Le ratio entre coûts et bénéfices de la contractualisation
semble, en tout état de cause et hors l'objectif de
42
redressement des finances publiques locales,
relativement maigre pour les collectivités territoriales et
les EPCI concernés. Dans l'ensemble, le recours à la
contractualisation permet une maîtrise de l'évolution des
dépenses de fonctionnement des collectivités. Associée à
une augmentation des impôts et taxes perçus par les
collectivités (+3,2% en 2019), la contractualisation
contribue à renforcer la situation financière globale des
collectivités. Cela leur a permis, dans une certaine
mesure, de faire face à la crise sanitaire. Pourtant,
certains doutes sur le dispositif restent permis, à l'image,
par exemple, de la mise en œuvre des sanctions. Celles-
ci, bien que susceptibles de faire l'objet d'un contrôle par
le juge administratif, pourraient être sujettes à des
appréciations différentes en fonction des préfectures.
L'Association des maires de France (AMF), à ce propos,
souligne l'absence de justification par le préfet du taux de
plafonnement des dépenses de fonctionnement
finalement appliqué ou encore sa réticence lors des
négociations préalables à la signature du contrat (AMF,
Observatoire des contrats Etat-collectivités sur
l'encadrement de l'évolution des dépenses réelles de
fonctionnement, Bilan au 5 juill. 2019, p. 6). Surtout,
comme certains auteurs le relèvent, «il semble difficile de
comprendre pourquoi un dépassement la première
année devrait être par principe sanctionné, même si au
terme des trois ans la croissance cumulée des dépenses
est inférieure à l'objectif» (F. Fievet, T. Rougier et L.-A.
Vervisch, art. préc., p. 207). Ces critiques, légitimes,
posent aujourd'hui la question de la poursuite de ce
mouvement de contractualisation, à l'heure où leur
suspension a été précipitée par la pandémie de covid-19.
II – Un avenir incertain
La contractualisation des finances des collectivités, en
s'insérant dans un mouvement de gouvernance globale
des finances locales, a suscité certaines critiques. La crise
du coronavirus, en mettant un frein aux objectifs
poursuivis par ces accords, a nécessairement soulevé la
question de leur survie, en l'absence notamment de
visibilité sur l'évolution de l'épidémie ainsi que sur ses
conséquences financières pour les collectivités.
A. Les critiques soulevées par la contractualisation
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
Les contrats de Cahors, avant même le début de la crise
du coronavirus, ont fait l'objet de certaines critiques.
Celles-ci, dans l'ensemble, se sont portées sur l'absence
de véritables négociations du taux de croissance retenu,
ce dernier étant fixé sans prendre en compte les
particularismes locaux. Ainsi, « le sentiment général a été
l'application d'un taux directeur acté au niveau central et
par conséquent non négocié sur la base de critères
objectifs »1. S'il est acquis que l'Etat et les collectivités
territoriales sont régulièrement en conflit sur les
questions financières (J.-B. Auby et O. Renaudie, Réforme
territoriale et différenciation(s), Berger-Levrault, coll. Au
fil du débat, 2016, 134 p.) l'absence de négociation des
modalités contractuelles n'a fait que renforcer une
gouvernance territoriale qui apparaissait déjà «en
tension » (P. Duran, La gouvernance territoriale en
tension, Pouvoirs locaux 2012, n° 93, pp. 54-61).
Des doutes sur la pertinence des contrats de Cahors ont
également été soulevés, au regard notamment des
critères de Maastricht. Pour l'AMF par exemple, ces
critères entendent simplement imposer une réduction du
déficit et non pas une réduction des dépenses de
fonctionnement, comme cela est prévu par les contrats
de Cahors. Ainsi, le dispositif proposé, axé uniquement
sur les dépenses et non sur le solde, ne serait pas exigé
par les critères de Maastricht. Dès lors, il constituerait
pour les collectivités un alourdissement des normes
prévues par l'Union européenne. Surtout, si la crise de la
covid a permis la suspension des modalités relatives au
retraitement, la question du retour à la
contractualisation reste, dans les faits, en suspens.
Comment imaginer, en effet, une reprise de la
contractualisation entre Etat et collectivités sans prendre
en considération les particularismes locaux dans la lutte
contre l'épidémie, les collectivités ayant fait l'objet, à
différentes reprises, de mesures différenciées?
1 F. Bonhomme, sénateur du Tarn-et-Garonne a insisté sur ce point dans une
question écrite au ministre de l'action et des comptes publics à propos de la
sanction infligée à la ville de Montauban: «L'augmentation des dépenses de
fonctionnement des collectivités à un taux moyen de 1,2%, tient
insuffisamment compte des situations spécifiques des collectivités
connaissant une forte croissance démographique, ou de certaines catégories
de dépenses qui sont exposées par les collectivités ou contraintes par
l'Etat.» (JO Sénat, 6 févr. 2020, p. 640).
43
Les critiques portant sur l'absence de véritables
négociations dans les contrats passés entre l'Etat et les
collectivités ne sont pas nouvelles ; celles-ci soulèvent en
sus la question de la place de ces contrats dans le
processus de décentralisation. En effet, ces contrats,
dont on a pu dire qu'ils étaient léonins car imposés par
l'Etat aux collectivités territoriales, ont souvent été
analysés comme un nouveau mode de tutelle (G.
Marcou, Les contrats entre l'Etat et les collectivités
territoriales. Réflexions sur quelques problèmes juridiques
et administratifs, AJDA 2003, 982). Certains auteurs
relèvent, par exemple, que cette contractualisation pose
un problème quant à sa qualification même : nous
n'aurions ainsi pas affaire à un contrat au sens juridique
du terme, mais « plus certainement à un acte d'autorité
déguisé, imposé par l'Etat à ses satellites décentralisés »
(M. Conan, Constitution, finances publiques locales et
contractualisation, RFFP 2020, n° 150, p. 33). Mais cette
critique, portée à l'encontre du mécanisme de
contractualisation des rapports entre Etat et collectivités,
nécessite d'être nuancée, y compris en matière fiscale.
En effet, le contrat permet de « maintenir ou de créer de
la cohérence dans l'action publique même dans un
système où l'on a assez largement décentralisé les
compétences » (G. Marcou, La coopération contractuelle,
la ville et le droit, in G. Marcou, F. Rangeon et J. L
Thiébault, La coopération contractuelle et le
gouvernement des villes, L'Harmattan, 1997). Ainsi, sans
porter atteinte aux dispositions de l'article 72 de la
Constitution, le recours à la contractualisation en matière
financière — tout en s'insérant dans un ensemble plus
vaste de contrats entre Etat et collectivités — a le mérite
de présenter une solution cohérente et conforme aux
avancées déjà proposées, même si celle-ci n'est pas
exempte de critiques.
Le Conseil constitutionnel, saisi en 2018 de la
constitutionnalité de la loi de programmation des
finances publiques pour les années 2018 à 2022, a
confirmé cet argument. Selon lui, le mécanisme
contraignant d'encadrement des dépenses réelles de
fonctionnement de certaines collectivités ainsi que les
mécanismes de reprise financière instaurés ne
permettent pas de conclure à une atteinte au principe de
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
libre administration des collectivités territoriales. Pour le
Conseil constitutionnel, le législateur, à travers la
contractualisation, a simplement entendu mettre en
œuvre « l'objectif d'équilibre des comptes des
administrations publiques » inscrit à l'avant-dernier
alinéa de l'article 34 de la Constitution. Par ailleurs, le
mécanisme de reprise financière ne s'appliquant qu'à
l'issue d'une procédure contradictoire avec le
représentant de l'Etat et sous le contrôle éventuel du
juge administratif, le Conseil constitutionnel a également
constaté une absence d'atteinte au principe de libre
administration (Cons. const. 18 Janv. 2018, n° 2017-760
DC, AJDA 2018. 720, étude X. Cabannes; AjCT 2018. 180,
obs. M. Houser).
La Cour des comptes a pourtant émis certaines réserves
sur la poursuite de la contractualisation en matière
fiscale. En effet, malgré des résultats intéressants, elle
relève, d'une part, la « complexité croissante des
mécanismes de retraitement des dépenses », contestés
par les collectivités dans le cadre des contrats et, d'autre
part, la question du nombre très faible de sanctions
prononcées. Par ailleurs, la Cour a tiré certaines
conclusions qui, selon elle, devraient conduire à une
renégociation de ces accords. En effet, elle constate que
le dispositif de contractualisation conduit les collectivités
à effectuer des choix dans leur gestion, ces choix
affaiblissant immanquablement la lisibilité de leur
budget. A titre d'exemple, il est possible de relever le cas
du mécénat, négativement impacté par le dispositif : la
contractualisation aurait un effet dissuasif, les
collectivités préférant se tourner vers des mécanismes
d'externalisation ou de contournement.
Les chiffres confirment ce mouvement : le produit de
libéralités soumises à contractualisation pour l'ensemble
des collectivités est effectivement descendu de 10,30 MI
en 2017 à 7,30 M€ en 2019.
Si la crise du coronavirus a, pour l'heure, mis un coup
d'arrêt à la contractualisation, nul doute que les critiques
formulées à l'encontre de ses modalités concrètes de
mise en œuvre conduiront, dans le futur, à de nouvelles
négociations entre l'Etat et les collectivités.
B. les conséquences de la covid-19
44
Pour permettre aux collectivités de lutter pleinement
contre le coronavirus et soutenir l'économie, le
Parlement a décidé, par la loi d'urgence du 23 mars 2020
pour faire face à l'épidémie, de suspendre les objectifs de
dépenses de la contractualisation pour l'année 2020.
Ainsi, selon l'article 12 de la loi, «les objectifs de la
contractualisation ne sont pas applicables aux dépenses
réelles de fonctionnement constatées dans le compte de
gestion du budget principal au titre de l'année 2020 ». Si
le principe de respect de la hausse maximum de 1,2% des
dépenses de fonctionnement subsiste, le dispositif de
reprise financière prévu en cas de dépassement est
suspendu. Cette suspension a notamment été justifiée
par les nécessaires dépenses engagées par les
collectivités pour faire face à l'épidémie.
En mars 2020, six régions (Auvergne-Rhône-Alpes, Grand
Est, Hauts-de-France, Ile-de-France, Pays de la Loire et
Sud-Provence-Alpes-Côtes d'Azur) ont par exemple
commandé un total de 38,7 millions de masques (R.
Gaspard, La loi covid-19 chamboule les finances locales,
Gaz. cnes, 23 mars 2020). Certains assouplissements ont
donc été prévus concernant les dépenses imprévues afin
de faire face « de manière exceptionnelle » à la
pandémie et les règles de la comptabilité publique ont
été provisoirement adaptées. L'Etat a également décidé
de renoncer à retraiter les dépenses liées à la crise
sanitaire, « reconnaissant ainsi le rôle des collectivités
dans la lutte contre le coronavirus » (préc.) et leur
laissant dès lors une certaine marge de manœuvre dans
la lutte contre l'épidémie. Nul doute que cette solution,
fondée sur les besoins pratiques et immédiats des
collectivités, permettra à nouveau d'alimenter le débat
relatif au lien unissant celles-ci à l'Etat dans le cadre de la
décentralisation. La question de savoir si cette
contractualisation constitue une avancée vers plus de
décentralisation ou au contraire un dispositif source
d'une recentralisation a déjà été posée, le recours au
contrat s'inscrivant en effet dans une logique qui s'étend
désormais à l'ensemble du secteur public (M. Bouvier,
Maîtrise des finances locales : du pacte au contrat?, RFFP
2020, n° 150, p. 155).
C'est aujourd'hui un mouvement divergent qui semble se
dessiner pour faire face à la crise du coronavirus. Cette
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
dernière procède dans les faits à une redistribution des
cartes en matière de décentralisation, l'Etat s'étant
imposé comme une « évidence » pour faire face à la crise
sanitaire (O. Renaudie, La police administrative aux
temps du coronavirus, AJDA 2020. 1704). D'une part,
malgré une certaine territorialisation (O. Renaudie, Eloge
de la centralisation sanitaire, AJDA 2020. 1313), on
constate le caractère centralisé de diverses prérogatives
permettant de faire face à l’épidémie : police
administrative spéciale de l'urgence sanitaire du ministre
de la santé fondée sur l'article L. 3131-1 du code de la
santé publique et pouvoir de police administrative
générale du Premier ministre. D'autre part, bien que la
question-des finances locales ne participe
qu'indirectement à la gestion de la crise sanitaire, on
assiste à la mise en pause du mécanisme de
contractualisation permettant à l'Etat d'exercer un
contrôle indirect sur les finances publiques des
collectivités locales; ces dernières retrouvent une
certaine autonomie financière afin de mieux faire face à
la crise.
Cette redistribution des cartes, dans un contexte marqué
par l'urgence sanitaire, soulève également la question de
la pérennité des mesures transitoires mises en œuvre.
Elle suscite ainsi des interrogations sur l'avenir de la
contractualisation, en l'absence de visibilité sur les
dépenses réelles devant être engagées par les
collectivités pour faire face à l'après covid. Il semble ainsi
difficile de croire que cette crise contribuera à « pacifier
des relations qui tendent à devenir particulièrement
détestables entre un Etat accusé de recentralisation
financière permanente et des collectivités territoriales de
plus en plus rétives à accepter des décisions en matière
financière qu'elles considèrent comme de véritables
"ukases" à leur encontre » (M. Bouvier, Constitution,
finances publiques locales & contractualisation, RFFP
2020, n° 150, p. 33). Les tensions entre l'Etat et certains
élus locaux concernant l'achat de masques entre avril et
juin 2020 — ceux acquis avant cette date étant exclus de
l'aide apportée par l'Etat —ne font que renforcer
l'hypothèse d'une réévaluation post-covid des contrats
financiers (B. Koebel, Covid-19 et masques barrières
commandés par les collectivités territoriales avant le 13
45
avril 2020, Rev. CMP 2020, n° 8-9, comm. 246).
Le rapport remis par le député Jean-René Cazeneuve le
29 juillet 2020 à propos de l'impact de la crise de la covid-
19 sur les finances locales incite à une reprise du
dialogue. Le recours aux contrats de Cahors, associé à la
progression de la fiscalité locale et à la stabilité des
concours financiers de l'Etat, a conforté la maîtrise des
dépenses de fonctionnement des collectivités,
permettant à ces dernières de faire face à la crise. Mais
l'Etat, en contrepartie du soutien financier apporté
durant la crise serait ainsi « légitime pour initier une
nouvelle génération de contrats qui associeraient les
collectivités à la trajectoire pluriannuelle des finances
publiques» (préc., p. 158). Conformément aux
recommandations du rapport, les contrats «deuxième
génération » pouvant être conclus devraient ainsi
permettre « d'individualiser les engagements réciproques
attendus par chaque collectivité ». Ces nouveaux
contrats, prioritairement centrés sur la relance, devraient
dès lors être construits autour de deux piliers :
l'encadrement pluriannuel des recettes afin de constituer
des réserves en cas de crise et la fixation d'objectifs de
dépenses d'investissement.
La suspension des contrats de Cahors intervient, en tout
état de cause, dans une période charnière pour les
collectivités, la loi organique relative à la simplification
des expérimentations mises en œuvre sur le fondement
du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution
ayant été adoptée définitivement le 16 mars. Attendu de
longue date, ce texte prend la suite d'une première
tentative de révision constitutionnelle présentée en mai
2018. Preuve que la thématique n'a pourtant pas été
abandonnée, le Conseil d'Etat, consulté par le
gouvernement, a présenté en 2019 une étude
permettant de préciser certaines pistes relatives à
l'expérimentation et aux contours de la différenciation
(Conseil d'Etat, Les expérimentations : comment innover
dans la conduite des politiques publiques?, EDCE, Doc. fr.,
2019, 150 p.) Concrètement, grâce à cette loi organique,
les collectivités pourront appliquer - notamment par la
voie de l'expérimentation issue de la révision
constitutionnelle de 2003 - des règles différentes dans la
mise en œuvre de leurs compétences afin de tenir
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
compte des spécificités de leurs territoires. Elles pourront
désormais, par une simple délibération, décider de
participer à une expérimentation. Surtout, un choix
quant à la procédure de sortie de ces expérimentations
sera à présent possible : alors qu'elles s'achevaient
forcément par leur abandon ou leur généralisation, les
expérimentations pourront désormais être pérennisées
dans les seules collectivités expérimentatrices.
L'adoption de ce texte confirme la volonté des pouvoirs
publics de mieux prendre en compte les particularismes
locaux, à l'image de ce qui est fait pour certaines
collectivités en raison de leur taille, qu'il s'agisse de Paris,
Marseille ou Lyon. Conformément à un « différentialisme
correcteur » (O. Bui-Xan, Le droit public français entre
universalisme et différentialisme, Economica, 2004, p.
281 et s.), cette loi organique pourrait avoir pour effet de
corriger des inégalités de fait entre collectivités,
notamment au niveau économique. Les contrats de
Cahors nouvelle génération pourraient in fine bénéficier
de cette avancée en matière de différenciation, élément
réclamé par certains élus locaux à propos de la fixation
du taux de limitation des dépenses à 1,2 %. Si celui-ci
peut déjà faire l'objet de relatifs ajustements, des efforts
pourraient être réalisés afin de mieux prendre en compte
les spécificités locales, notamment en matière
d'augmentation de la population. Une limite à cet
ajustement doit toutefois être relevée. La complexité
croissante qu'implique la différenciation territoriale
pourrait devenir source d'incohérence (J. Chevallier,
L'Etat post-moderne, Lextenso-LGDJ, 2014, e éd., p. 84)
que les collectivités ne manqueraient pas de relever en
cas de disparités trop importante dans l'effort de
réduction des dépenses qui leur est demandé.
La crise du coronavirus devrait ainsi contribuer à
restaurer le dialogue entre l'Etat et les collectivités quant
à la gestion des finances publiques locales. Cette crise
permettra peut-être de résoudre la question des
arbitrages entre structuration du système financier local
et structuration territoriale (A. Hastings¬Marchadier,
Quels financements pour quelles compétences?
Problématiques financières sur fond de réforme
territoriale, in ka Auby et 0. Renaudie, préc., p. 77), à
l'heure où les finances publiques locales semblent encore
46
enserrées dans les exigences relatives à la baisse du
déficit, formulées à la fois par l'Etat central et par l'Union
européenne. En tout état de cause, la renégociation
individualisée des contrats de Cahors devrait s'inscrire
dans un plan de relance territorialisé favorisant le local,
avant une reprise éventuelle de ces accords à l'horizon
2023. 
Maximilien LANNA
Docteur en droit public à l’université Paris-II-Panthéon-
Assas, Membre associé CERSA-CNRS

Comptabilité et Finances publiques

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 47

 Les limites de la comptabilité générale appliquée aux comptes publics
Revue Française des Finances Publiques, n° 153, Février 2021, p. 149-174

L'information financière sur les finances publiques repose largement sur les comptes publics. La comptabilité
générale (financial accounting) joue un rôle déterminant dans la production de ces comptes. Cette
comptabilité a été introduite progressivement dans la sphère publique en utilisant, directement ou
indirectement, des règles issues de la comptabilité d'entreprise. La signification de cette référence n'a jamais
été claire. Pour certains il s'agissait d'importer un modèle de gestion alors que pour d'autres il s’agissait
seulement de transposer un instrument technique. Cette ambiguïté n'a empêché ni une implantation
significative de la comptabilité générale, ni les progrès évidents qui en ont résulté dans la connaissance de la
situation des finances publiques. Mais elle a rendu difficile l'interprétation de certaines données et freiné ainsi
son utilisation.
La poursuite de ce développement pose aujourd'hui deux types de problèmes.
D'une part il faut tenir compte des limites de l'outil comptable en tant que tel, limites qui apparaissent aussi
bien dans le domaine des entreprises que dans celui des entités publiques. D'autre part il est nécessaire de
mieux comprendre les limites conceptuelles de la transposition des normes issues de la comptabilité
d'entreprise dans la sphère publique.
Deux voies sont alors envisageables pour dépasser ces limites.
Renouveler profondément le modèle comptable afin de répondre aux interrogations actuelles : responsabilité
sociale et environnementale par exemple.
Maintenir le modèle actuel en l’accompagnant d'une information complémentaire, extracomptable, pour
traiter ces nouvelles questions. Le statut et les rapports de ces compléments avec les états comptables «
classiques » resteraient à définir, de même que leur degré de « normalisation ».

Le système d'information sur les finances publiques pas la décision. Le dispositif actuel a probablement
atteint certaines limites. La poursuite de sa mise en
repose en grande partie sur les comptes publics. Ces
œuvre n'est pas en cause mais elle est coûteuse et ne
comptes fournissent de nombreuses données sur la
suffira pas à répondre à toutes les interrogations sur le
situation des finances publiques. Cependant des critiques
sujet. Il est donc nécessaire de comprendre les limites
et des insatisfactions demeurent et contribuent à limiter
intrinsèques d'un tel système. Cette réflexion a pour but
leur utilisation par les décideurs comme dans le débat
de déterminer dans quelle mesure son perfectionnement
public. Cette situation perdure malgré les améliorations
est possible et à quel prix ou si on doit envisager la
importantes apportées par les réformes entreprises
construction d'un autre système fondé sur des principes
depuis de nombreuses années. La question posée
différents.
aujourd'hui est de déterminer la direction à prendre pour
tenter de combler l'écart qui subsiste entre l'information Les comptes publics sont établis selon plusieurs
produite et les attentes des utilisateurs, même si le fait catégories de référentiels : comptabilités budgétaires,
que ces dernières restent relativement vagues ne facilite comptabilité générale et comptabilité nationale. La

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 48

question des limites se pose de manière différente pour
chacune de ces catégories.
Pour les comptabilités budgétaires elle est inhérente aux
dispositions définissant la forme et le contenu des
budgets. Les progrès éventuels sont donc liés aux
réflexions sur la nature des budgets. Elle ne se pose pas
de manière intrinsèque, sauf à considérer qu'il existerait
un modèle de budget de référence. Ce vaste sujet n'est
pas abordé dans cet article.
Pour la comptabilité nationale la question des limites est
à replacer dans le cadre de la structure du modèle
général de cette comptabilité qui inclut également les
problématiques liées au calcul du PIB, aux comptes des
ménages et des entreprises ainsi qu'à la nécessité de
développer une démarche fondée sur des concepts
applicables à tous les agents économiques. Cela nécessite
une réflexion particulière qui n'est pas l'objet non plus de
cet article.
La comptabilité générale prétend être fondée sur des
principes généraux et universels applicables à toutes les
entités. Mais elle peut tenir compte des grandes
caractéristiques des entités auxquelles elle s'applique en
développant, le cas échéant, des interprétations ou des
adaptations spécifiques. Elle joue un rôle central dans le
dispositif général en permettant de dépasser les limites
des comptes budgétaires et en fournissant de manière
massive les données reprises, directement ou
indirectement, par la comptabilité nationale. La question
des limites est donc d'abord celle des limites de la
comptabilité générale telle qu'appliquée à ses
destinataires « naturels » avant d'être celles de sa
transposition aux entités publiques.
I – Les caractéristiques et les limites de la
comptabilité générale
La comptabilité générale est l'appellation généralement
utilisée en France pour traduire la notion de « financial
accounting » utilisée dans le monde anglo-saxon. Ce type
de comptabilité se réfère à une base dite d'exercice
(accrual basis) qui s'oppose à la base dite de caisse. En
restant volontairement à un niveau de grande généralité,
avec les approximations et les assimilations contestables
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
qui en résultent, on caractérise ce type de comptabilité
comme étant constitué, outre sa fonction d'outil de
gestion et de contrôle pour les « managers », pour
fournir aux tiers des données sur le patrimoine et le
résultat d'une entité, utiles ou nécessaires à
l'appréciation des conséquences des opérations que ces
tiers effectuent, ou pourraient effectuer, avec cette
entité. Cette comptabilité, bien qu'invoquant des
principes généraux et universels, a été développée pour
permettre d'apprécier la situation financière des
entreprises privées et marchandes ; certaines de ses
caractéristiques essentielles sont liées à cette histoire.
A. Comptabilité, entité comptable, périmètre du
patrimoine et capital
La comptabilité est un système d'enregistrement et de
production d'information qui possède des
caractéristiques techniques précises qui confèrent des
qualités particulières aux informations produites. Il est
important de les décrire brièvement afin d'en
comprendre la spécificité. Ce système enregistre des
événements passés, affectant la situation financière de
l'entité, selon le principe de la partie double. Ces
évènements sont classés en catégories homogènes et
évalués en termes monétaires en appliquant des règles
permettant de les additionner par catégories puis de
calculer des soldes entre les différents totaux. Enfin ces
enregistrements sont complétés par des opérations
d'inventaire permettant de s'assurer que tous les
événements significatifs de la période sous revue ont
bien été pris en compte.
Atteindre les objectifs assignés à la comptabilité générale
suppose deux préalables qui contribuent à définir son
cadre et certaines de ses limites il faut définir la nature
de l'entité à laquelle s'appliquera la comptabilité et celle
des événements qui doivent être l’objet des
enregistrements comptables.
1. Définir l'entité comptable
Le processus comptable doit s'appliquer à une entité
clairement identifiée, suffisamment autonome dans ses
prises de décision et responsable des engagements
qu'elle prend, pour que l'intérêt porté à sa situation
financière soit pertinent. Si l'entité dont on établit les
49
comptes est contrôlée par une autre entité qui est donc
en mesure de lui imposer des politiques dictées par elle,
les comptes de l'entité contrôlée peuvent ne pas être
significatifs. C'est la raison pour laquelle les comptes
consolidés sont considérés comme fournissant une
meilleure information dans de tels cas, même si cela
n'ôte pas toute pertinence aux comptes individuels. Il est
donc important de noter qu'il existe un lien étroit entre
les degrés d'autonomie et de responsabilité d'une entité
et la pertinence de ses comptes. Ces deux qualités
permettent de donner un sens à l'action de « rendre des
comptes » sur une activité et sur les moyens qui ont été
alloués pour l’exercer.
2. Définir la nature et le périmètre des évènements
La définition de ce que l'on appelle situation financière
(ou patrimoine) détermine le type d'évènements à
enregistrer. En pratique cet ensemble d'évènements se
traduit par des listes qui délimitent le périmètre des
événements à enregistrer. Il ne suffit pas de se référer à
une liste de droits et d'obligations en général.
L'observation de la mise en œuvre de la normalisation
comme de la pratique comptable montre que la
conception du patrimoine ou de la situation financière
dépend en partie des objectifs assignés aux documents
produits et de la nature des entités considérées. Tous les
droits et toutes les obligations ne font pas partie du
patrimoine « comptable ». Seuls ceux qui correspondent
aux définitions des actifs et des passifs figurent dans les
comptes. Ces définitions sont construites pour répondre
aux objectifs poursuivis par la publication d'informations
financières « comptables ».
Ces caractéristiques ne sont pas anodines et distinguent
le processus comptable de la production d'information
financière basée sur la collecte de statistiques ou
d'informations éparses.
B. Comptabilité d'entreprise et conception de
l'entreprise
1. Deux modèles de la comptabilité d'entreprise
L'application de ces principes et règles aux entreprises se
décline en pratique suivant deux grands modèles : un
modèle centré sur l'information destiné aux investisseurs
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
ou aux candidats investisseurs qui met l'accent sur la
mesure de la performance financière des apports des
détenteurs de parts et un modèle centré sur l'inscription
et la mesure des garanties offertes aux tiers par une
entreprise dont la responsabilité est limitée au montant
de ses fonds propres. Le premier modèle correspond à ce
qui est préconisé par les normes internationales (IFRS) et
adopte une approche fondée sur des principes généraux
en cohérence avec le fonctionnement des marchés
financiers internationaux. Le second modèle correspond
à une vision plus juridique et plus nationale des
entreprises. Les différences entre les deux modèles sont
peu nombreuses mais portent sur quelques points
importants. Elles proviennent principalement de
différences sur les horizons temporels à prendre en
compte et sur les méthodes d’évaluation. Le modèle IFRS
s'attache à comptabiliser tous les évènements
susceptibles d'avoir des impacts, même lointains et
incertains, sur la situation financière en privilégiant des
méthodes d'évaluation centrées sur la mesure de ces
impacts, alors que le modèle national privilégie les
évènements ayant des conséquences plus directes et
certaines en s'appuyant sur des références plus «
juridiques ». On peut citer deux exemples pour illustrer
cette différence : Les normes internationales prescrivent
de comptabiliser les impôts sur le revenu relatifs à une
période sur la base d'une estimation de ce que
l'entreprise devra payer en appliquant le taux de l'impôt
au revenu de la période, même si une partie de ce
paiement est différée et liée à des évolutions futures de
l'entreprise. Cette méthode implique de faire des
hypothèses sur ces évolutions. Le modèle national
prescrit d'enregistrer ces impôts sur la base de leur
exigibilité au cours de l'exercice. Le traitement des
contrats de location constitue un autre exemple de ces
différences. Les normes internationales considèrent qu'ils
sont, dans la plupart des cas générateurs de dettes pour
le locataire, alors que les normes nationales considèrent
que l'engagement du locataire n'a pas, en général, les
caractéristiques d'un passif en retenant une conception
plus étroite de cette notion.
2. Les points communs et les limites de ces modèles
Cependant une entreprise, au sens de ces modèles, est
50
toujours comprise comme une personne morale1 chargée
de la mise en œuvre d'un capital apporté par des associés
en vue d'en tirer un profit, ou, à tout le moins, de le
maintenir. La situation financière ou le patrimoine qui
définissent le périmètre de la comptabilité sont, à
l'origine, définis par ce capital qui représente une vision
précise mais partielle de l'entreprise. Les droits et
obligations qui sont repris sous forme d'actifs et de
passifs dépendent du contexte juridique, économique et
social dans lequel l'entreprise agit. Les effets de ce
contexte, de même que les conséquences des actions de
l'entreprise sur ce contexte, ne sont pas retracés dans les
comptes, ou seulement partiellement et indirectement.
C'est le cas de tout ce qui constitue des externalités2
pour l'entreprise. Or ces externalités peuvent jouer un
rôle important dans l'appréciation de la situation
financière de l'entreprise et de son évolution. Leurs effets
sont difficiles à mesurer, d'autant plus qu'ils peuvent
varier suivant les secteurs d'activité, les tailles
d'entreprises et bien d'autres facteurs. Ainsi on trouve
des éléments très généraux comme la qualité des
infrastructures, le niveau général d'éducation de la main
d'œuvre, la sécurité juridique et la qualité des
institutions, l'état de l'environnement et la
réglementation qui s'y applique et bien d'autres
éléments caractérisant le contexte dans lequel se déroule
la vie économique, mais aussi des éléments plus
spécifiques qui n'ont d'impact que sur certaines
entreprises qui opèrent dans des secteurs plus
réglementés. De plus les entreprises engendrent elles-
mêmes des externalités, positives et négatives. Toutes
ces manifestations ont des conséquences, directes,
1Les nonnes comptables ne se réfèrent pas en général à la personne morale
mais parlent d'une entité comptable. En pratique l'entité comptable est une
personne morale, sauf cas exceptionnels. Le modèle de l'entité comptable
qui suppose une véritable autonomie de décision et le contrôle par l'entité
des droits et obligations constituant son patrimoine correspond
naturellement aux caractéristiques d'une « vraie » personne morale. C'est
par souci de ne pas être prisonnière de montages juridiques exotiques que la
normalisation comptable a retenu la notion d'entité comptable comme
sujet, plutôt que la notion de personne.
2 Les externalités, ou effets externes sont des actions ou des conséquences
d'actions menées par des entités provoquant des changements dans la
situation d'autres entités sans que ces dernières y aient consenti. Ces
changements peuvent avoir des effets positifs ou négatifs.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
indirectes ou potentielles, sur la situation des
entreprises. Aucune d'entre elles ne se retrouve
explicitement dans les comptes. Cette situation ne
résulte pas seulement de la difficulté de mesurer les
effets des externalités, elle est d'abord la conséquence
du choix de l'objectif principal de la comptabilité : faire
les comptes d'une entité juridique opérant dans un
contexte qui s'impose à elle, qui est fondée par un capital
fourni par des associés et dont l'objet est de valoriser ce
capital en exerçant une activité économique marchande
et en gérant des droits et obligations relativement à cette
activité.
Cette référence au capital est essentielle pour construire
les catégories fondamentales du bilan : actif, passif et
fonds propres. Que l'objectif soit de mesurer sa
rentabilité financière ou le niveau des garanties qu'il
représente pour les tiers, l'objet premier est de décrire et
de mesurer son évolution au cours des exercices
comptables successifs. L'actif représente le capital
productif, contrepartie du capital investi porté au passif
dans les fonds propres. Le passif (externe) représente les
droits des tiers sur le capital. Le modèle comptable
repose sur l'hypothèse d'une cohérence complète entre
ces deux visions du capital.
Le modèle comptable ne s'applique donc pas à
l'entreprise en général, mais à une certaine conception
de l'entreprise agissant dans un contexte donné dont
tous les effets ne peuvent être pris en compte.
C. Bilan et capital
C'est le bilan3 qui est l'outil privilégié de la mesure du
capital parce qu'il est à l'origine de la création de la
personne « entreprise » comme entité comptable. Il
enregistre le capital initial puis, au cours des exercices
successifs, il permet de mesurer l'évolution de ce capital
dans le poste correspondant aux fonds propres. Ainsi ces
derniers ne sont pas seulement la différence entre l'actif
et le passif mais, avant cela, l'état du capital investi à la
date de clôture.
3 Dans la suite de cet article on assimilera bilan, compte de résultat et
tableau de variations des fonds propres au terme générique de bilan dans la
mesure où les éléments figurant dans ces tableaux sont tous des
déclinaisons du bilan ou de sa variation au cours d'une période comptable.
51
Cependant tous les systèmes normatifs envisagent,
implicitement ou explicitement, d'autres usages pour la
comptabilité générale. Outre le fait que l'information sur
la consistance des fonds propres n'intéresse pas
seulement les porteurs de parts ou les autres
investisseurs, la comptabilité, entendue comme système
d'information financière, peut fournir d'autres
informations utiles à des nombreux utilisateurs. Mais
même si la prise en considération d'autres besoins
conduit à amoindrir la pertinence de la mesure des fonds
propres du point de vue des investisseurs, c'est cette
dernière optique qui est privilégiée. C'est explicitement
affirmé dans le référentiel international et c'est, de fait,
aussi le cas dans le modèle national à raison de ses
dimensions juridique, fiscale et prudentielle qui
conduisent à poser l'objectif de mesure des fonds
propres comme garantie des droits des actionnaires et
des tiers. Même si les règles permettant de mesurer cet
actif net diffèrent en partie selon les deux modèles, pour
des raisons liées à des priorités différentes dans la
mesure des droits, les différences ne remettent pas en
cause la prééminence de l'information financière sur les
fonds propres.
D. Dépasser le bilan ou dépasser la comptabilité
L'évolution récente des conceptions de l'entreprise, qui
visent à ne plus la réduire à son support juridique de
société de capitaux et à étendre son périmètre de
responsabilité aux dimensions sociale et
environnementale, c'est-à-dire à tenter d'intégrer les
effets de certaines externalités, pose évidemment un
problème majeur au regard de cette priorité générale.
Mais, au moins pour le moment, la volonté de
communiquer des informations sur ces questions ne s'est
pas traduite par une remise en cause des normes
d'établissement du bilan, ce qui reviendrait à vouloir
internaliser ces externalités. Les solutions proposées
passent toutes par la fourniture d'information
complémentaire en annexe. Une des raisons de cette
prudence est à rechercher dans la volonté de ne pas
déconnecter le modèle de ses présupposés initiaux.
L'internalisation de certains éléments ne peut être que la
conséquence d'une évolution du contexte : par exemple
la création de taxes sur la pollution. Elle ne peut
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
intervenir en l'absence de contrainte extérieure créant
de nouveaux droits ou de nouvelles obligations, sous
peine de bouleverser la conception de l'entreprise qui est
au cœur du modèle comptable. Mais cette évolution,
pour limitée qu'elle soit, n'est pas sans conséquence
quant à la portée et à la nature même de la comptabilité
d'entreprise.
L'annexe, à l'origine, devait commenter le bilan en
donnant des informations plus détaillées (mais
implicitement contenues dans le bilan), en explicitant les
hypothèses sous-jacentes à certaines évaluations ou en
apportant des compléments sur des points précis ne
figurant pas dans le bilan, comme les éléments
contingents. Le périmètre de ces informations
complémentaires est clairement défini par le cadre
conceptuel, quand il existe, ou par les principes
généraux. Ainsi tous les engagements donnés ne figurent
pas dans l'annexe mais seulement ceux qui
correspondent à des passifs éventuels4.
La tendance actuelle est d'aller beaucoup plus loin en
intégrant dans l'annexe des éléments qui ne peuvent
entrer dans le bilan dans la conception de l'investisseur,
voire dans des conceptions plus larges qui ne sont
d'ailleurs pas vraiment définies. Cette évolution fait
naître le risque d'une dissolution du modèle comptable
qui pourrait déboucher sur la production de deux (ou
plus) « images fidèles ». D'un point de vue technique elle
cristallise, de fait, une différence de nature importante
entre deux approches :
- la construction du bilan fondée sur l'identification et la
prise en compte d'éléments constitutifs des droits des
associés et des tiers sur l'actif net et supposés
suffisamment homogènes pour pouvoir être additionnés
au sein de deux colonnes (actifs et passifs), puis sur la
réalisation d'une soustraction entre la somme de chaque
colonne, ce qui suppose encore qu'elles soient en
4 Ceux qui résultent de contrats en cours sont explicitement exclus du bilan
(sauf s'ils doivent se solder par une perte et doivent alors faire l'objet d'une
inscription en passif sous forme de provision) et leur mention dans l'annexe
n'est pas explicitement prévue. Elle n'est d'ailleurs généralement pas
pratiquée pour la plupart d'entre eux, le principe de continuité
d'exploitation pouvant être considéré comme les couvrant de manière
automatique.
52
cohérence substantielle et temporelle ;
- le développement de l'annexe fournissant des listes de
données hétérogènes dont la somme n'a généralement
pas de sens et qui ne permet donc pas de produire des
indicateurs synthétiques comme les soldes comptables.
La question est alors de savoir si ces deux approches
peuvent être rangées dans la catégorie « information
comptable ». Le référentiel international a « accompagné
» cette évolution en passant des normes comptables
(IAS) aux normes de « compte rendu financier » (IFRS)
sans expliciter la portée de ce changement. La traduction
française de « reporting » en « compte rendu » accentue
encore l’ambiguïté : faut-il comprendre compte rendu
comme impliquant une comptabilité au sens technique
ou s'agit-il d'une description littérale des évènements
intervenus au cours de la période ? Cette évolution s'est
poursuivie en introduisant une distinction entre les états
financiers « de base » ou « primaires » (bilan, compte de
résultat, tableaux des flux de trésorerie et tableau de
variation des capitaux propres) et l'annexe.
La question des conséquences de cette évolution sur la
nature même de la comptabilité n'a pas été traitée. A
priori, la fourniture d'informations complémentaires
n'est pas une opération comptable et relève plutôt
d'approches descriptives ou statistiques qui peuvent
aussi porter sur des prévisions. La comptabilité enregistre
des événements avérés, documentés par des pièces
justificatives, et se fonde sur une différence majeure
entre ces évènements avérés, chiffrés monétairement,
qui auront des conséquences futures, et des évènements
futurs très probables à la date de clôture et qui auront
des conséquences futures aussi prévisibles et
importantes que les évènements avérés. Les premiers
doivent se trouver dans les comptes, les seconds ne
peuvent y figurer.
On comprend que la préoccupation de normalisateurs
cherchant à encadrer la production d'informations
financières ne se porte pas seulement sur la nature des
outils à utiliser mais sur ce qui est pertinent pour les
utilisateurs. Or tout le monde s'accorde à penser que
l'information prospective est très intéressante pour les
utilisateurs, alors que les normalisateurs tirent leur
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
légitimité des vertus prêtées à la technique comptable
qui ne peut l'intégrer. Le fait qu'une information soit utile
n'est pas suffisant pour qu'elle soit déclarée comme
relevant de la comptabilité. La question de la définition
du périmètre et de la nature de la comptabilité ne peut
être laissée dans le flou car, outre les questions de
compétence des instances de normalisation, les états
financiers « comptables » ont potentiellement des
conséquences juridiques spécifiques et d'une nature
différente de celles que peuvent entraîner les simples
informations. Il est également essentiel de permettre la
comparabilité des comptes des différentes entités et,
partant, d'assurer la « pureté conceptuelle » des
informations comptables.
Notre propos n'est pas de commenter plus avant les
conséquences potentielles de cette dualité naissante
pour l'avenir de la comptabilité d'entreprise Il se limite à
réfléchir à la façon dont ces problèmes peuvent toucher
les comptes publics établis sur une base de comptabilité
générale. Les conséquences de cette évolution
dépendent cependant aussi de la portée de l'application
du modèle comptable classique inspiré de l'entreprise.
Ces deux questions doivent être traitées simultanément :
le modèle de la comptabilité générale est-il pertinent
pour traiter les entités publiques ? Comment se pose la
question des rapports entre états financiers de base et
informations annexes dans les entités publiques ?
II – La spécificité des comptes publics au
regard du modèle issu de la comptabilité
d’entreprise et de son évolution
L’application des principes et règles de la comptabilité
générale dans la sphère publique doit tenir compte du
fait qu'elle a été développée pour établir les comptes
d'entités marchandes privées, afin d'éviter la
transposition de dispositions sans objet. La légitimité et
la portée d'une transposition directe de la comptabilité
d'entreprise sont donc à examiner au regard des
développements précédents ce qui soulève plusieurs
questions :
Pourquoi utiliser la comptabilité générale ?
Comment définir les entités comptables dans la sphère
53
publique ?
Comment définir le périmètre d'un patrimoine
comptable équivalent d'un « capital », à la fois au niveau
des entités et au niveau des regroupements ou
agrégations d'entités ?
Comment aborder la question des externalités ?
Comment se pose la question du dépassement du bilan
ou de la comptabilité dans la sphère publique ?
A. La nature du choix d'une comptabilité générale
inspirée par la comptabilité d'entreprise
Pour éclaircir ce point il faut d'abord s'interroger sur la
signification donnée à la référence à la comptabilité
d'entreprise : s'agit-il d'un choix fondé sur des
considérations purement techniques ou d'un choix «
idéologique » ?
L'observation des débats qui ont entouré les différentes
réformes ayant conduit à rapprocher la comptabilité
publique traditionnelle de la comptabilité d'entreprise ne
permet pas de trancher cette question. Manifestement
certains promoteurs de ces réformes avaient en tête la
première option, alors que d'autres visaient plus loin, en
prêtant au modèle comptable d'entreprise des vertus
d'incitation à une bonne gestion, au-delà de sa capacité à
délivrer des informations utiles à la gestion et au
contrôle. Les motivations sont d'autant plus difficiles à
démêler que ces tentatives de convergence sont
anciennes et ont connu de nombreux avatars. On ne
cherchera donc pas à en faire l'historique ni à attribuer à
telle réforme tel type d'arrière-pensée. On se limitera à
tenter de définir les principales caractéristiques de ces
deux points de vue en sachant qu'ils n'ont jamais été
revendiqués, ni même exprimés, de manière
conceptuellement pure.
1. L'option technique
Privilégier un recours technique à la comptabilité
générale peut se définir comme une tentative de
dépasser la comptabilité de caisse (ou la comptabilité
budgétaire) en enregistrant les opérations avec les tiers
sur la base de la constatation des droits et obligations, y
compris celles qui ne sont ni autorisées ni prévues par le
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
budget. Cet enregistrement utilise la méthode de la
partie double et s'opère dans une nomenclature stable
permettant de comptabiliser tous les évènements
affectant la « situation financière » définie implicitement
selon une approche restreinte. Cette extension paraît
assez naturelle et peut difficilement être contestée,
même si sa portée juridique est sujette à débats. La
comptabilisation des actifs immobiliers, des charges à
payer, la correcte évaluation des créances, le
provisionnement des risques et l'amortissement des
immobilisations, pour ne citer que quelques exemples
simples, apparaissent comme des progrès évidents dans
la connaissance de la situation des finances publiques et
dans la possible amélioration des outils de gestion. De
même, le recours à des catégories stables permet des
comparaisons temporelles que les contraintes pesant sur
les nomenclatures purement budgétaires, qui doivent
suivre l'évolution de l'organisation des politiques
publiques, rendent plus délicates. Ces développements,
qui sont maintenant reconnus partout comme
indispensables, ont été le moteur des réformes
comptables partout où celles-ci ont été mises en œuvre,
ce qui est le cas dans la plupart des pays de l’OCDE.
Cependant on voit bien que ces progrès, qui ne sont ni
contestables ni négligeables, traitent d'éléments qui ne
sont pas spécifiques au secteur public. Les actifs et
passifs ainsi comptabilisés représentent des éléments
importants qui constituent dans une grande mesure les
moyens « techniques » utilisés par les entités publiques
pour conduire les politiques qui leur ont été confiées.
Leur connaissance et leur suivi sont donc nécessaires et
la discipline comptable permet de le faire avec une
bonne fiabilité. Mais la logique d'une référence
technique à la comptabilité générale ne permet pas
d'aller plus loin. Elle conduit à traiter les éléments
spécifiques du patrimoine des entités publiques en les
assimilant à des actifs et passifs créés et fonctionnant
dans un univers marchand. Ainsi la fiscalité est traitée par
l'inscription de créances sur les contribuables avec des
critères de comptabilisation analogues aux créances
d'origine contractuelle, la ressource correspondant au
droit de lever l'impôt est ignorée en tant que telle. De
même les engagements liés aux droits des citoyens à être
54
protégés contre certains risques sociaux ne sont
généralement comptabilisés que lorsqu'ils correspondent
à des dettes exigibles au titre d'un exercice,
l'engagement de maintenir un système de protection
sociale ne pouvant être reconnu comme un passif. Le
domaine public n'est appréhendé que par les taxes et
redevances perçues lors de son utilisation.
2. L'option idéologique
L'option idéologique, sans remettre en cause les
justifications précédentes, devrait conduire
immédiatement à poser la question de l'équivalent du
capital : que doit-on valoriser ou préserver et pourquoi ?
Cependant, et curieusement, même les partisans les plus
déclarés de cette approche ne posent pas ouvertement
cette question. Certains semblent considérer qu'il
n'existe pas de différences profondes entre l' actif net
d'une entreprise, qui représente ses fonds propres, et
l'actif net obtenu en enregistrant des actifs et des passifs
des entités publiques, ignorant, ou feignant d'ignorer,
que définir la situation financière uniquement comme
différence entre des actifs et des passifs condamne à un
raisonnement circulaire. Dans l'entreprise, la situation
financière est la situation du capital, ce dernier existe et
est défini avant ses représentations qui figurent au bilan.
Pour les entités publiques non marchandes qui n'ont pas
été créées par une dotation initiale, enregistrée à une
date donnée, ce « capital » n'existe que sous la forme
d'un actif net constitué en cours de vie. C'est lui qui
constitue la situation nette constatée lors du bilan
d'ouverture établi lors de la première application de la
comptabilité générale à l'entité concernée. Mais rien ne
permet d’affirmer que cette situation nette représente
des droits ou des garanties d'associés ou de tiers. La
notion même d'associés, ou d'actionnaires, n'a
évidemment pas de sens pour des entités comme les
États. Quant aux tiers, les garanties qu'ils pourraient
rechercher se trouvent plus dans la pérennité politique
des entités que dans leur situation nette, d'autant plus
que les conséquences de son incomplétude contredisent
apparemment cette pérennité. L'actif net n'est donc
que... l’actif net ! Son contenu dépend de la capacité à
identifier et à comptabiliser tous les actifs et tous les
passifs sans pouvoir s'appuyer sur une référence à un
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
périmètre initial défini par le capital investi. L'option
idéologique, faute d'apporter des éléments de réponse
sur ces sujets, apparaît donc plus comme une posture
que comme une véritable justification, c'est pourquoi
nous l’avons qualifiée d'idéologique et non de
conceptuelle.
Aussi les opérations de transposition des normes
applicables aux entreprises menées jusqu'à présent, en
France comme ailleurs, se sont limitées en pratique à
l'option technique mais en l'accompagnant parfois de
justifications laissant penser que les développements
ultérieurs permettraient de donner un fondement
opérationnel aux buts poursuivis par les partisans de
l'option idéologique. Ces buts restent cependant assez
flous et cette confusion entretient le malentendu qui
accompagne depuis l'origine l'introduction de la
comptabilité générale dans les entités publiques.
B. La nature des entités comptables publiques
La comptabilité générale en tant que technique peut
s'appliquer à toutes sortes d'entités. La portée et l'intérêt
des états financiers qu'elle produit dépendent cependant
des caractéristiques des entités auxquelles elle est
appliquée. Les principes et normes comptables ne
définissent pas directement le type d'entités qu'elles
visent mais considèrent comme un préalable que ces
entités sont autonomes : en particulier, elles doivent
contrôler leurs actifs et passifs ; c'est une condition
première de l'enregistrement de ces éléments dans le
bilan.
La question de l'autonomie s'est posée pour les
entreprises avec l'apparition des groupes, réunissant
plusieurs personnes morales dans un ensemble qui
n'était pas lui-même une personne. En général le groupe
est « porté » juridiquement5 par une personne qui
détient les titres de participation dans les entreprises
contrôlées conférant à cette personne le contrôle de ces
entreprises. Les comptes consolidés sont les comptes de
l'entité qui contrôle, « étendus » aux comptes des
5 On ne traite ici que le cas le plus simple. Les montages plus compliqués
sont traités dans les normes relatives à la consolidation, le principe de base
est le même.
55
entreprises contrôlées. Pour ce faire, la valeur des titres
de participation figurant au bilan de l'entité qui contrôle
est remplacée par les actifs et passifs des entités
contrôlés qui en sont la contrepartie. Cette opération
soulève de nombreuses questions techniques qui ne
seront pas évoquées ici, dans la mesure où cela n'a pas
d'incidence pour notre propos. Il suffit de noter que la
question de l'absence d'autonomie (qui reste relative)
d'un ensemble d'entités liées par des relations de
contrôle a été reconnue comme une limite à la portée de
la comptabilité et a été dépassée en prescrivant d'établir
les comptes de cet ensemble, en les faisant porter par
l'entité qui détient le contrôle.
La situation de certaines entités publiques peut relever
de cette problématique. Par exemple l'État contrôle des
entreprises privées en détenant des titres de
participation. Il contrôle aussi des établissements publics
alors même que de tels titres n'existent pas. Dans de tels
cas, les principes de la consolidation peuvent (et doivent)
s'appliquer, avec d'éventuelles adaptations. Mais ces cas
n'épuisent pas toutes les configurations dans lesquelles
on observe des relations entre entités publiques qui
conduisent à s'interroger sur leur autonomie lorsqu'on
les considère une par une.
Ainsi les entités publiques participent à des
regroupements qui constituent d'autres entités, dotées
ou non de la personnalité juridique, sans que des liens de
contrôle puissent être établis à l'intérieur de l'ensemble.
C'est particulièrement le cas dans le secteur des
collectivités territoriales. Des tels cas se rencontrent,
moins fréquemment, dans les entreprises et la
méthodologie des comptes combinés a été construite
pour les traiter, en reprenant et en adaptant les
techniques de la consolidation. Là encore, cette approche
peut s'appliquer dans la sphère publique avec des
adaptations probablement significatives mais ne
remettant pas en cause les principes de la méthodologie.
Mais il existe une autre raison d'interroger le concept
d'autonomie dans le cas des entités publiques. Elles sont
toutes en effet, bien qu'à des degrés divers, sous la
dépendance d'un principe de souveraineté, dont on peut
retrouver des éléments ou des délégations de
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
compétence dans certaines d'entre elles, mais qu'aucune
ne porte complètement. L'État, même dans une
conception très large, qui d'ailleurs n'est pas celle qui est
retenue dans ses comptes, n'est pas le « souverain »,
c'est-à-dire l'entité qui décide des droits et obligations
qu'il reconnaît et des politiques publiques qui en sont la
traduction opérationnelle. Les entités publiques ne sont
que des organes d'exécution de la volonté du souverain.
En ce sens, leur autonomie est limitée à la fois dans les
moyens dont elles disposent pour accomplir leur mission
et dans les obligations qui pèsent sur elles. Ces
limitations peuvent être ignorées6 lorsqu'il s'agit
d'enregistrer les actifs et passifs non spécifiques des
entités publiques (immobilier, créances, dettes...). Elles
constituent cependant une question centrale dès lors
qu'il s'agit de traiter des droits et obligations spécifiques
de l'action publique (droit de lever l'impôt, nature du
domaine public, obligations de fournir ou de maintenir
des biens ou des services publics...).
C. La question du capital
Si la réunion et le classement des ressources et des
engagements « techniques », ou non spécifiques, utilisés
par les entités publiques non marchandes dans une grille
identifiant des actifs et des passifs peut déboucher sur un
actif net, ce dernier ne représente pas une notion ayant
les propriétés que possèdent un capital ou des fonds
propres pour une entreprise privée. D'ailleurs, le fait que
pour les entités importantes, comme les États, cet actif
net soit structurellement, voire massivement, négatif
indique bien, soit qu'il est incomplet, soit que le mode de
fonctionnement des entités publiques ne repose pas sur
son maintien ou sa valorisation, ni que les tiers y
attachent une importance primordiale (sinon comment
expliquer la coexistence du « privilège du dollar » avec
l'actif net négatif abyssal des USA ?). Une des difficultés
majeures, qui explique en partie la faible utilisation de
ces données, vient d'ailleurs de ce que personne ne sait
dans quelle mesure ces tentatives d'explications, qui ne
6 C'est en tous cas l'hypothèse qui a été retenue implicitement dans toutes
les réformes visant à implanter la comptabilité générale dans les entités
publiques, permettant d'obtenir les améliorations décrites. Mais cela n'a
rien d'évident si on se place dans une perspective plus centrée sur les
caractéristiques particulières de l'action publique.
56
sont pas exclusives, sont justifiées. La limite de la
référence technique se trouve dans la difficulté de la
réponse à la question du périmètre des événements à
comptabiliser.
1. La notion de capital au niveau de l'entité
Au niveau microéconomique et pour certaines catégories
d'entités publiques, la notion de capital peut trouver des
correspondances ou des analogies (limitées) avec les
entreprises. C'est le cas, par exemple, des établissements
publics créés par une dotation. Cela paraît plus difficile
pour les entités publiques les plus importantes dans la
mesure même où elles disposent de certains attributs de
la souveraineté. Comme l'enregistrement de la
souveraineté n'est pas accessible au comptable, ces
éléments ne peuvent figurer dans les comptes de ces
entités que sous une forme dégradée qui ne reconnaît
pas leur puissance, alors même qu'ils sont une partie
déterminante des moyens qu'elles utilisent et des
responsabilités qu'elles assument Leurs comptes sont
nécessairement incomplets et l'actif net ne peut
apparaître comme une contrepartie d'un « capital » qui
correspondrait aux droits du souverain en exprimant le
pouvoir de la souveraineté. Une telle ambition aurait
d'autant moins de sens que si le souverain est bien
identifié dans la Constitution, le contenu de la
souveraineté est l'objet de débats et reste très difficile à
définir.
2. Le problème considéré au niveau macroéconomique
La situation des finances publiques est aussi une question
macroéconomique. Beaucoup d'indicateurs importants
sont définis à ce niveau à partir d'une agrégation des
comptes publics réalisée par la comptabilité nationale. La
question de savoir si ce sujet peut relever ou non de la
comptabilité générale se pose de plus en plus, au moins
parce que la comptabilité nationale n'est pas une
comptabilité au plein sens du terme mais une
compilation de données statistiques et comptables dans
un cadre comptable. Les données comptables, et plus
encore les données de comptabilité générale, sont
privilégiées, lorsqu'elles existent, par les comptables
nationaux pour les raisons qui viennent d'être exposées :
elles sont censées être plus complètes et plus fiables que
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
les autres données. On peut donc se demander si le
calcul de ces indicateurs pourrait (ou devrait) être obtenu
directement par une « consolidation » des comptes des
entités publiques qui remplacerait l'agrégation des
comptes effectuée en comptabilité nationale.
Cependant il existe une différence majeure entre
consolidation et agrégation. On peut, par exemple,
agréger les comptes des entreprises pour produire des
statistiques, on obtiendra ainsi un montant représentant
le « capital » de l'ensemble des entreprises. Mais cela
restera un agrégat statistique qui n'a pas de sens
comptable, car l'ensemble des entreprises n'est ni une
entreprise, ni une entité comptable. Le capital ainsi
obtenu n'est pas un capital. La situation est plus
compliquée pour les entités publiques. L'agrégation des
comptes publics n'est pas le compte d'une entité
publique et encore moins le compte du souverain, pour
autant l'agrégation (voire la consolidation) des dettes des
entités publiques représente la dette publique. Même si
cette dette n'est pas la dette d'une entité comptable au
sens propre, elle est plus qu'une somme de dettes. Elle
est d'ailleurs l'objet d'engagements politiques très
importants, principalement au niveau supranational. Il
s'agit d'une information sur les finances publiques,
fournie par la comptabilité, dont la fiabilité est garantie
par la comptabilité, mais dont la pertinence ne découle
pas de la comptabilité car l’agrégation de données
comptables sur un périmètre qui ne correspond pas à
celui d'une entité comptable ne fait pas partie des
méthodes comptables. Le fait que cette agrégation utilise
des techniques de consolidation pour éliminer par
exemple les dettes détenues par des entités publiques
sur d'autres entités publiques ne change pas cette
conclusion. Le résultat de l'opération n'est pas la dette
d'une entité comptable. En conséquence, son utilisation
dans une analyse financière doit être justifiée en tant que
telle et ne peut découler des propriétés des égalités
comptables qui permettent de mettre en relation la dette
d'une entité avec ses actifs ou ses fonds propres.
D. La question des externalités
L'incapacité de la comptabilité à rendre compte des
effets de la souveraineté explique aussi la difficulté à
57
déterminer la position des entités publiques par rapport
aux externalités. Certes la question ne se pose pas si on
en reste à une vision microéconomique d'entités réduites
à des opérateurs chargés des tâches techniques
nécessaires à l'exercice des pouvoirs publics. Mais si on
attend de la comptabilité des données synthétiques sur
la situation des finances publiques en général, la question
des externalités et de leurs conséquences ne peut être
ignorée, sauf à se cantonner à des notions à la fois très
fondamentales, mais aussi très limités, comme la dette
financière. Contrairement aux entreprises, surtout telles
qu'elles sont vues par le modèle comptable actuel, les
pouvoirs publics ont pour mission d'organiser le contexte
dans lequel s'exerce l'activité économique (au moins
dans une certaine mesure). Ils peuvent donc décider
d'internaliser certaines externalités. Les décisions ou les
non décisions en la matière ont et auront des
conséquences sur la situation des finances publiques.
Mais cette capacité appartient au souverain en tant que
corps politique qui en délègue en partie la mise en œuvre
aux organismes publics7. Placer la comptabilité générale
seulement au niveau de ces organismes revient à les
placer sur le même plan que les entreprises par rapport
aux externalités en ignorant les enjeux liés à leur
participation à l'exercice de la souveraineté.
E. L'exemple des impôts sur le revenu ou les
résultats
Les difficultés rencontrées pratiquement dans tous les
pays pour comptabiliser les impôts sur le revenu ou
plutôt pour interpréter le sens de cette comptabilisation
fournissent une bonne illustration de ces questions. La
méthode traditionnelle, encore pratiquée dans la
comptabilité budgétaire, consiste à rattacher à une
période les impôts encaissés au cours de cette période.
Outre le fait qu'il s'agit alors d'une comptabilité de caisse
qui, par construction, ne respecte pas les principes de la
7 Et parfois même en partie à des institutions supranationales comme c'est
le cas pour la souveraineté monétaire dans la zone euro. Les évènements
récents montrent que la capacité d'action des autorités monétaires est un
élément important de l'arsenal des pouvoirs publics et a des conséquences
majeures sur la situation des finances publiques. La prise en compte des
conséquences de la souveraineté est donc un problème qui dépasse même
le cadre national.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
comptabilité générale, cette méthode présente des
faiblesses particulières Comme une partie importante de
ces impôts est encaissée par anticipation, il est
impossible de considérer que ces encaissements sont
acquis. Dans ce cas, la comptabilité de caisse n'est pas
une mesure tardive de l'acquisition de produits comme
elle l'est pour des opérations telles que les ventes, elle
peut conduire à surestimer les produits d'un exercice.
Les méthodes imaginées pour enregistrer ces impôts
conformément aux règles de la comptabilité générale ont
fait l'objet, et font encore l'objet, d'intenses discussions
entre spécialistes mais sont peu connues dans les cercles
plus larges. Dès lors qu'on a admis que le droit de lever
l'impôt ne pouvait être comptabilisé comme un actif, les
possibilités d'enregistrer ces impôts autrement que sur la
base de l'encaissement sont assez limitées. L'application
des principes de la comptabilité générale conduit à
enregistrer une créance dans les comptes de l'entité
publique bénéficiaire dès que l'autorisation de taxer est
acquise et que la base taxable existe. Les créances
peuvent ensuite être dépréciées sur des bases
statistiques au moment de leur enregistrement, ou lors
des opérations d'inventaire, pour tenir compte des
risques de non recouvrement.
Ces règles, qui sont celles qui sont énoncées dans les
normes, sont difficiles à appliquer pour plusieurs raisons :
la nécessité d'avoir une estimation fiable de la base
taxable et l'existence de mécanismes de reports
d'imposition liés à des évènements futurs comme celui
des crédits d'impôts, remboursables ou seulement
déductibles, rendent le calcul des 'créances très incertain.
Les hypothèses nécessaires doivent intégrer des
informations sur les comportements actuels et futurs des
contribuables qui ne sont en général pas disponibles.
C'est pourquoi des solutions dégradées sont souvent
utilisées, comme la référence aux impôts exigibles au
titre de l'exercice et non plus aux impôts dus. Cette
solution suppose de s’appuyer sur les documents
établissant les droits exigibles (rôles ou déclarations des
contribuables) et entraîne un décalage important dans la
comptabilisation. La portée de ce décalage, qui consiste
en général à comptabiliser en n+1 les impôts exigibles en
n, peut être comprise de différentes façons. Si on
58
considère que les comptes enregistrant ces impôts sont
les comptes de l'entité chargée des tâches techniques de
recouvrement des impôts, le décalage ne pose pas de
problème particulier. Les comptes décrivent le résultat
de l'action de l'entité dans les conditions qui s'imposent à
elles. Si on considère que les comptes dans lesquels
figurent ces montants sont les comptes d'une entité
chargée de conduire des politiques publiques en
finançant les charges qu'elles occasionnent par des
impôts, le décalage devient plus gênant et rend difficile
l'interprétation du résultat. Si on se place au niveau de la
soutenabilité ou du souverain c'est plutôt l'évaluation de
la capacité à lever l'impôt qui semblerait être
l'information pertinente. Dans ce cas comme dans
beaucoup d’autres, la comptabilité générale ne peut
fournir que des informations dégradées (mais utiles).
F. La solution de l'annexe comme réceptacle des
éléments spécifiques
L'annexe, telle qu'elle est définie actuellement au sens
strict, permet de compléter le bilan en prévoyant, outre
certaines explications techniques sur les données de
bilan, la fourniture d'informations sur des éléments
éventuels8. Ces éléments représentent en général une
très petite partie des opérations des entreprises. Ils ne
figurent pas au bilan car ils n'ont pas vocation à peser sur
la situation financière, sauf évènements extérieurs avérés
qui, dans le cas des passifs éventuels, entraînent
constitution de provisions. Dès lors on pourrait se
demander si certains éléments spécifiques qui ne
peuvent être comptabilisés au bilan ne devraient pas
rentrer dans cette catégorie. L'intérêt d'une telle solution
dépend donc de la possibilité d'appliquer cette notion
8
Selon les normes actuelles, un passif éventuel est soit une obligation
potentielle résultant d'événements passés et dont l'existence ne sera
confirmée que par la survenance (ou non) d'un ou plusieurs événements
futurs incertains qui ne sont pas totalement sous le contrôle de l'entité, soit
une obligation actuelle résultant d'événements passés mais qui n'est pas
comptabilisée car il n'est pas probable qu'une sortie de ressources
représentatives d'avantages économiques soit nécessaire pour éteindre
l'obligation, ou parce que le montant de l'obligation ne peut être évalué avec
une fiabilité suffisante. Ainsi les garanties données par une entreprise sont
un passif éventuel. Un actif éventuel est un actif potentiel résultant
d'événements passés et dont l'existence ne sera confirmée que par la
survenance (ou non) d'un ou plusieurs événements futurs incertains qui ne
sont pas totalement sous le contrôle de l'entité.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
aux éléments spécifiques aux entités publiques. Il faut
ensuite en mesurer les conséquences sur la structure des
états financiers ainsi que certaines conséquences
juridiques et opérationnelles.
On retrouve évidemment le même type d'opérations
dans la sphère publique avec les mêmes traitements
comptables. La question est de savoir si les éléments
spécifiques relèvent de ces définitions. Une étude
exhaustive de la nature de ces éléments serait nécessaire
pour apporter une réponse solide, mais une telle étude
suppose d'avoir défini la liste de ces éléments ce qui est
loin d'être le cas. Néanmoins il est possible de donner
une idée générale en traitant quelques cas
emblématiques.
Comme candidat à une qualification en passif éventuel
on pense naturellement aux engagements liés aux droits
fondamentaux reconnus dans les textes de valeur
constitutionnelle et qui sont mis en œuvre au travers des
politiques publiques. Ainsi les engagements de verser des
prestations en espèces à des bénéficiaires dès lors qu'ils
remplissent certaines conditions pourraient être rangés
dans cette catégorie.
Les normes actuelles considèrent qu'il n'existe de passif
que si les bénéficiaires sont identifiés et remplissent
toutes les conditions pour recevoir la prestation. Dans la
mesure où des vérifications annuelles figurent dans ces
conditions, cela revient généralement à considérer que
les passifs se limitent à des charges à payer représentant
le montant des allocations annuelles dues mais qui n'ont
pas été payées avant la fin de la période. Le débat sur ce
qu'il faut considérer comme condition annuelle n'est
cependant pas complètement tranché et il existe des cas
litigieux qui sont difficiles à classer, mais globalement les
règles actuelles conduisent à comptabiliser peu de passifs
au titre de ces engagements.
Or il est souvent possible d'estimer avec une bonne
fiabilité le montant des engagements correspondants aux
droits « acquis » des bénéficiaires existant à la date de
clôture, en supposant une poursuite des dispositifs
actuels. On a bien ainsi une obligation potentielle
résultant d'événements passés. Pour la qualifier de passif
éventuel il faut déterminer si son existence ne sera
59
confirmée que par la survenance (ou non) d'un ou
plusieurs événements futurs incertains qui ne sont pas
totalement sous le contrôle de l'entité. C'est là que se
situe la principale difficulté : tout dépend du choix de
l'entité à laquelle on se réfère et de la façon dont elle
fonctionne. Dans la plupart des cas, les entités chargées
de verser les prestations fonctionnent selon un principe
de répartition et sous un régime d'autorisations
budgétaires. La possibilité de verser les prestations
futures est liée à l'existence des recettes futures et/ou
aux autorisations futures prévues par les budgets des
exercices suivants. Les évènements qui rendront effectifs
l'obligation de verser les prestations ne sont donc pas
sous le contrôle de l'entité dans la conception retenue
jusqu'à présent. On pourrait ainsi considérer qu'il s'agit
d'une obligation potentielle mais une obligation
potentielle « de qui » ? Lorsqu'une entreprise donne une
garantie c'est bien elle qui décide de prendre
l'engagement, alors que dans le cas d'un système de
retraite obligatoire fonctionnant par répartition, par
exemple, ce n'est pas la caisse chargée de verser les
retraites qui a créé le système et qui a pris les
engagements correspondants. Mais la caisse applique les
règles fixées par le souverain et est une composante des
pouvoirs publics. De ce point de vue s'il est vrai que les
évènements qui conditionneront les versements futurs,
par exemple le niveau des cotisations ou celui des
prestations, ne sont pas sous le contrôle de l'entité prise
au sens stricte, il est également vrai qu'ils dépendent de
décisions prises dans un ensemble plus vaste qui contient
(et contrôle) l'entité. L'assimilation de ces « engagements
» à des obligations potentielles est donc plus formelle
que substantielle. Elle dépend en fait de la conception
que l'on a de la nature « substantielle » de l'entité. Une
telle solution présente ainsi l'inconvénient de proposer
un traitement qui, pour être conforme aux normes
appliquées par les entreprises, entretient une ambiguïté
sur le périmètre de responsabilité des entités dont on fait
les comptes.
Enfin et surtout, l'adoption de ce traitement pose le
problème de sa généralisation et notamment son
extension aux actifs potentiels. Si les engagements de
verser des prestations dans le futur doivent être
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
considérés comme des passifs éventuels, pourquoi ne pas
traiter les revenus futurs en actifs potentiels ? On voit
bien que la solution de faire figurer ces montants dans les
annexes conduit en fait aux mêmes types de difficultés
que l'extension du champ de l'information financière
pour les entreprises. Car la solution de considérer les
éléments spécifiques comme des éléments potentiels
conduit intégrer dans l’annexe des estimations des
recettes et à des dépenses futures. Il s'agit de montants
considérables qui ne peuvent être introduits
subrepticement sous le couvert d'une analogie formelle.
On retrouve alors le problème posé pour les entreprises :
l'extension du champ des informations financières, jugé
souhaitable par l'ensemble des acteurs, est-elle un sujet
comptable ou un sujet qui dépasse la comptabilité ? Le
débat se situe cependant dans un contexte différent car
on a vu que la comptabilité générale « traditionnelle »,
centrée sur le bilan, a moins de pertinence pour les
entités publiques que pour les entreprises à raison de la
difficulté à donner un sens complet à la notion de fonds
propres.
Conclusion
Le développement d'informations sur les finances
publiques pour tenter de combler l'écart entre les
attentes et ce qui est actuellement produit est une
condition nécessaire pour que ces informations soient
plus utilisées dans le débat public et donc que ce dernier
se déroule dans de meilleures conditions. Un tel
programme peut se déployer dans deux directions :
- Accepter que la comptabilité reste un outil qui
s'applique de manière dégradée au niveau des entités
publiques. La pertinence de l'application d'un modèle
comptable inspiré de celui utilisé par les entreprises
devrait être appréciée en fonction de la spécificité des
entités. C'est la possibilité d'interpréter le résultat et de
donner une portée opérationnelle à la notion de fonds
propres qui constituent les critères de jugement du degré
de pertinence. Dans tous les cas, cela implique une
approche des éléments à comptabiliser dans le bilan
limitée aux éléments non spécifiques (sauf exceptions à
justifier). Les données issues de ces comptes peuvent
naturellement être utilisées dans d'autres systèmes mais
60
selon des règles ne relevant plus de la comptabilité
générale et de ceux qui la pratiquent en tant que
normalisateurs, producteurs ou certificateurs. La
possibilité d'utiliser l'annexe pour fournir des
informations dépassant ces limites devrait faire l'objet de
réflexions spécifiques, en liaison avec les débats qui
agitent la comptabilité d'entreprise sur la même
problématique. Ces débats concernent le statut de la
comptabilité et celui des acteurs qui y participent et non
la définition du modèle comptable qui reste
fondamentalement inchangé et qui garde ses propriétés.
L'annexe, ou une « annexe bis » si on souhaite garder
une annexe traditionnelle dans un périmètre comptable
« de droit commun », serait alors un document considéré
comme extra comptable d'un point de vue technique. Le
contenu de cette annexe spéciale devrait cependant être
encadré par des recommandations ou des règles posées
par les instances de normalisation et son élaboration
devrait rester dans le champ de compétence des
comptables, le statut de ce document devrait enfin être
défini au regard des exigences de certification et des
diligences correspondantes. Une telle solution
permettrait de fournir des informations jugées utiles sur
la situation des finances publiques sans dénaturer l'outil
comptable et éviterait de susciter des incompréhensions
qui nuisent à son utilisation.
- Repenser le modèle comptable en cherchant à garder le
principe d'une information synthétique concrétisée dans
un bilan. Cela suppose de redéfinir les notions d'actif et
de passif en y intégrant pleinement les spécificités
publiques. Une telle démarche ne conduit pas à remettre
en cause les acquis mais à leur reconnaître une portée
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
limitée et à compléter le dispositif décrit au point
précédent en créant un modèle comptable adapté aux
spécificités. Ce modèle n'aurait pas vocation à s’appliquer
au niveau des entités individuelles qui continueraient à
appliquer les normes actuelles. Il serait à construire au
niveau de catégories plus générales qui restent à
identifier. Cela permettrait de placer les débats normatifs
au bon niveau en évitant d'utiliser des interprétations
formelles au-delà de leur validité substantielle, au risque
de dérouter les utilisateurs ou les producteurs de
comptes. Cela implique de mieux formaliser les
conséquences comptables des spécificités de la gestion
publique. On a relevé que l'existence d'une situation
nette négative, constatée pour les entités les plus
spécifiques, pouvait s'expliquer de deux manières non
exclusives : l'incomplétude du bilan ou son inaptitude à
décrire le mode fonctionnement de ces entités. Il s'agit
en fait de la même raison : le bilan tel qu'il résulte de
l'application des normes actuelles, dérivées de la
transposition de celles qui s'appliquent aux entreprises,
ne comprend pas les éléments qui sont utilisés dans le
mode de fonctionnement de ces entités. L'action
publique n'utilise pas, ou pas majoritairement, du capital
qu'il soit financier ou « productif ». Il faudrait donc
imaginer un bilan qui enregistre les moyens de
fonctionnement effectivement mis en œuvre et les
responsabilités qui en découlent. Cela suppose aussi une
réflexion sur le périmètre, la nature et l'identification des
entités à prendre en compte. 
Jean-Paul MILOT
Conseiller du Président de normalisation des comptes
publics
61
 Comptabilité et Finances publiques
La certification des comptes locaux
Approche comparée
Revue Française des Finances Publiques, n° 153, Février 2021, p. 215-244
Introduction
Nombre de collectivités locales internationales voient
leurs comptes certifiés par des acteurs indépendants.
Dans quel objectif, sous quelle forme et quels sont les
résultats ?
Si ces questions trouvent souvent les mêmes réponses,
les travaux préparatoires ou encore l'organisation
financière des collectivités locales peuvent différer et
avoir des répercussions sur l'exercice de certification.
Cette étude a pour objectif de mettre en lumière les
points communs et les différences dans les pratiques
internationales, mais également de dégager des pistes de
réflexion pour la certification des collectivités
territoriales françaises.
- L'organisation financière, comptable, des collectivités
territoriales françaises doit-elle être modernisée ?
- Certains préalables sont-ils nécessaires ?
- Comment impliquer les acteurs à la démarche ?
- Les principes adoptés sont-ils identiques ?
- Les expériences étrangères peuvent-elles être source de
réflexion pour la France ?
Depuis la loi NoTRé de 2015, 25 collectivités territoriales
expérimentent le dispositif de certification.
Toutes ces questions paraissent indispensables avant de
démarrer les premiers exercices de certification.
Les réponses que peuvent y apporter les collectivités
étrangères peuvent aider les collectivités françaises à se
bâtir un corpus de règles, à définir de nouvelles
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
pratiques, à expérimenter de nouvelles organisations.
Riches d'enseignements ces expériences étrangères sont
également porteuses de réflexion et de nouveautés pour
la France. Elles peuvent remettre en cause nos schémas
de pensée, nous faire adopter de nouvelles pratiques et
mener à des actions innovantes.
Nous verrons donc comment des collectivités ayant des
compétences et organisation territoriale largement
comparable peuvent parvenir à des résultats analogues
en matière de certification en dépit d'organisations
financières différentes.
I – Organisation territoriale et fonctionnement
des états étudiés
Si chaque État présente des spécificités, certains points
communs peuvent être relevés, tant au niveau du
maillage territorial que des compétences exercées par les
différents échelons.
A. Organisation territoriale
1. Organisation territoriale de la Suisse
Officiellement appelé La Confédération Suisse, cet État
fédéral est composé de 26 cantons, 184 districts et 2 896
communes. La capitale de la Suisse, Berne, compte 127
500 habitants au 31 décembre 2016. En termes de
population, les principales villes suisses sont Zürich avec
402 800 habitants et Genève avec 199 000 habitants au
30 juin 20171.
Le système politique de cet État s'organise autour de
trois niveaux :
1 Office fédéral de la statistique.
62
- La Confédération a pour compétence : la défense, la
monnaie, la construction du budget national et des
comptes nationaux. Elle a également en charge la
politique étrangère.
- Les cantons, au nombre de vingt-six ont le statut d'États
fédérés. Leurs compétences s'étendent aux finances, à la
justice, à la protection sociale, aux travaux publics, à
l'économie, à l'éducation ou encore à la police et à la
sécurité. Chaque canton possède son propre Parlement
(dont le nombre de députés varie de 58 à 180), sa propre
constitution et ses tribunaux.
- Les deux, mille trois cent vingt-quatre communes que
l'on dénombre en 2015 exercent des compétences
confiées par les cantons ou la Confédération mais elles
déterminent également leurs compétences dans certains
domaines tels que l'aménagement du territoire, la
protection sociale ou l'éducation. Les cantons
détermineront le degré d'autonomie des communes. Si
dans certaines communes, le pouvoir législatif est assuré
par une assemblée communale, près d'une commune sur
cinq possède un Parlement.
L'Assemblée fédérale exerce le pouvoir législatif au sein
de la Confédération Suisse. Cette assemblée est
composée de deux chambres : le Conseil des États
représentant des cantons et le Conseil national
représentant du peuple. Ils comptent respectivement 46
et 200 membres. Pour les membres du Conseil des États,
chaque canton possède deux sièges à l'exception
d'Obwald, Nidwald, Bâle-Ville, Bâle-Campagne, Appenzell
Rhodes-Extérieures et Appenzell Rhodes-Intérieures, «
demi-cantons » ne possédant qu'un siège. Le nombre de
sièges au Conseil national dépendra de la population de
chaque canton.
Alors que les membres du Conseil national sont élus pour
4 ans, ceux du Conseil des États le sont en fonction du
droit cantonal auxquels ils appartiennent.
Genève compte 198 979 habitants en 2017 et appartient
à l'Association des communes Genevoises.
2. Organisation territoriale de la Pologne
Membre de l'Union européenne depuis le 1er mai 2004, la
Pologne est un État unitaire dont l'administration est
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
assurée par les services centraux et par des Voïvoide
(préfet) nommés par le gouvernement, au niveau
déconcentré dans chaque région.
C'est avec la création des Gmina en 1989 que le
processus de décentralisation a débuté dans cet État. La
réforme de 1998 prévoit par la suite la création de trois
échelons territoriaux à compter du 1er janvier 1999 :
- Les 2478 Gmina (communes) que l'on décompte
aujourd'hui sont dirigées par une assemblée délibérante
et un bureau exécutif. Elles ont en charge la gestion des
biens communaux ainsi que la mise en œuvre des
politiques qui ne sont pas réservées aux autres échelons
telles que l'ordre public, l'aménagement du territoire, la
voirie communale ou encore l'aide sociale et l'éducation.
Certaines de leurs compétences leur sont directement
confiées par le niveau central comme l'état civil ou les
ventes aux enchères des biens de l'État. Elles peuvent
'choisir de déléguer certaines de leurs compétences.
- Sur les 373 Powiat (district) que l'on dénombre,
certains cumulent le statut de Gmina et de Powiat. Ils
sont dirigés par un conseil de Powiat et un bureau
exécutif dirigé par un président. Ils ont pour compétence
les tâches supra-communales déterminées par la loi dans
certains domaines comme l'éducation, l'aide sociale, la
voirie, l'aménagement du territoire, la lutte contre le
chômage ou la protection civile.
- Au nombre de 16, les Voïvoides se divisent en corps
législatif et exécutif. Elles interviennent dans le
développement économique, le progrès technologique,
la formation et la valorisation du patrimoine naturel et
culturel. Leurs compétences concernent donc de
nombreux domaines : éducation, protection de la santé
et de l'environnement, tourisme, transport, aide sociale
ou encore la formation professionnelle.
Les Gmina de plus de 100 000 habitants disposent
automatiquement d'une autonomie en exerçant à la fois
les compétences des Gminas et des Powiats. Soixante-
cinq Gminas sont aujourd'hui concernées.
La Ville de Varsovie, disposant de la personnalité morale,
est composée de 11 communes : Varsovie Centre,
Bomowo, Bialoleka, Bielany, Rembertow, Targowek,
63
Ursus, Arsynow, Wawer, Wilanow et Wlochy.
La Ville de Varsovie compte 1 753 000 habitants et
appartient à l'Association des villes polonaises.
3. Organisation territoriale de la Croatie
Selon l’article 1er de sa Constitution, la Croatie est un État
unitaire (« État démocratique et social unitaire et
indivisible »). Elle fait partie de l'Union européenne
depuis 2013. Les articles 133 à 138 de sa Constitution
traitent des collectivités territoriales. La Croatie est
organisée en trois niveaux de gouvernance : central,
régional avec les Comtés et territorial avec les
municipalités et les villes.
- Les vingt unités régionales comprennent 19 zupanija
(comtés) et la Ville de Zagreb.
- Les 127 villes et 428 municipalités composent les 19
comtés. Les « grandes villes » regroupent les collectivités
territoriales de plus de 35 000 habitants.
L’autonomie financière locale est régie par la loi sur le
financement des collectivités territoriales locales et
régionale (JO 127/17). Cette autonomie concerne leurs
ressources propres dont le périmètre est plus large qu'en
France : les revenus des impositions, les amendes, les
redevances administratives, la fiscalité partagée, les
subventions, les ressources financières et l'emprunt. Le
principe d'autonomie locale et de subsidiarité est inscrit
dans la Constitution croate depuis 2000. L'État doit
apporter une aide financière aux collectivités territoriales
défavorisées.
Zagreb compte 790 000 habitants et appartient aux «
grandes villes » avec un double statut de ville et de
comté.
4. Organisation territoriale de l'Italie
Entrée dans l'Union européenne dès 1957, l'Italie est un
État unitaire et décentralisé. Les collectivités locales
disposent d'un pouvoir législatif et d'un pouvoir de
coordination. L’article 114 de sa Constitution précise que
« la République est constituée par les communes, les
provinces, les villes métropolitaines, les régions et par
l'État ». Conformément à la Charte de l'autonomie locale,
la Constitution reconnaît par ailleurs le principe de
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
subsidiarité.
On dénombre 20 régions, 107 provinces et 7 983
communes. Un préfet nommé en Conseil des ministres
dirige les bureaux territoriaux du gouvernement au
niveau local.
- Les régions ont été les plus touchées par les réformes
territoriales entre 1946 et 2001. Il existe 15 régions à
statut dit « ordinaire » et 5 à statut dit « spécial » (Vallée
D'Aoste, Frioul-Vénétie julienne, Trentin-Haut-Adige,
Sardaigne et Sicile), jouissant d'une autonomie plus
importante en termes de compétence et d'utilisation de
leurs ressources. Ces régions ont été créées en 1953 alors
que celles ayant un statut « ordinaire » ont été créées en
1970. L'autonomie de l'ensemble des régions a été
unifiée avec la loi du 15 mars 1997 (59/1997).
- Les provinces sont des organismes locaux
d’administration gérant les territoires intercommunaux.
Chaque province dispose d'un Conseil provincial, la ville
l'y accueillant étant le chef-lieu de province. Le décret n°
267 du 10 août 2000 précise les fonctions revenant aux
provinces, celles-ci concernant principalement la
politique environnementale, les bâtiments scolaires ou
encore les énergies.
- Les communes disposent de compétences dans
différents domaines tels que l'état civil, le
développement économique ou l'aménagement du
territoire. Elles peuvent elles-mêmes être subdivisées en
arrondissements qui disposeront de compétences
déléguées.
Gênes compte 580 000 habitants et fait partie de la Ville
métropolitaine de Gênes qui compte plus de 800 000
habitants.
5. Organisation territoriale du Portugal
Le Portugal est organisé en trois niveaux de gouvernance
: central, régional et local. Il se divise également en 5
régions principalement chargées d’assurer les services de
l'administration décentralisée et dotées de l'autonomie
financière et administrative.
Les principes d'interdépendance et de séparation des
pouvoirs sont inscrits dans la Constitution qui prévoit
64
l’autonomie régionale et la décentralisation. Les régions
autonomes disposent de leurs propres statuts politiques
et administratifs et de leur propre autonomie législative.
La Constitution portugaise prévoit, dans son article 6, que
« l'État est unitaire et respecte, dans son organisation et
son fonctionnement, le régime autonome des régions
insulaires et les principes de la subsidiarité, de
l'autonomie des collectivités locales et de la
décentralisation démocratique de l'administration
publique ».
Selon l'article 227 de la Constitution, les régions
autonomes peuvent « exercer leur pouvoir et créer des
impôts, conformément à la loi, adapter le système fiscal
national aux spécificités régionales » et « disposer,
conformément aux statuts et à la loi de finances des
régions autonomes, de recettes fiscales perçues ou
créées dans ces régions, d'une partie des recettes fiscales
de l'État, établie selon un principe qui assure la solidarité
nationale de manière effective, ainsi qu'affecter ces
recettes à leurs dépenses ». Les autres collectivités
locales peuvent disposer de pouvoirs pour lever des
impôts, dans les cas et les termes prévus par la loi.
Lisbonne compte 547 000 habitants et appartient à la
région métropolitaine de Lisbonne.
6. Organisation territoriale du Japon
Deux catégories de collectivités territoriales existent au
Japon :
- Les collectivités territoriales ordinaires regroupent les
départements (todôfuken) et les communes (shichôson).
- Les collectivités territoriales spéciales sont composées
des syndicats inter-collectivités (chihô jichitai no kumiai),
des arrondissements de Tokyo (tokubetsuku) et des
districts patrimoniaux créés pour gérer un bien possédé
par une collectivité territoriale (zaisanku).
La Loi sur l'autonomie locale de 1947 reconnaît aux
communes et aux départements une compétence globale
pour gérer les affaires qui relèvent de leur territoire. Du
fait de cette compétence globale, complétée au
demeurant par des compétences spécifiques définies par
des lois individuelles, les communes et les départements
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
sont considérés comme des structures d'administration
générale ayant vocation à engager toute action qu'elles
jugent nécessaire au profit de la communauté locale.
Les départements (todôfuken) sont aujourd'hui au
nombre de 47 :
- Le département-capitale de Tôkyô-to ;
- 1 dô, le territoire de Hokkaidô ;
- 2 fu, les départements urbains de Ôsaka-fu et de Kyôto-
fu ;
- 43 ken, les départements de droit commun.
La réforme territoriale débutée en 1999 a cherché à
renforcer l'autonomie des collectivités et à répondre aux
exigences de plus en plus pressantes d'économies
budgétaires. Elle s'est traduite notamment par une
réduction du nombre des communes, qui est passé de 3
229 au i avril 1999 à 1718 communes aujourd'hui.
D'un point de vue administratif, il n'existe plus de « ville »
de Tokyo. Le département de Tokyo présente une
spécificité institutionnelle puisqu'il comprend dans son
ressort, en sus et à côté de communes de droit commun,
23 arrondissements (qui sont des collectivités
territoriales
Le département de Tokyo compte 13 800 000 habitants
et n'appartient à aucune superstructure.
7. Organisation territoriale du Royaume Uni
Le Royaume-Uni compte 4 pays : l'Angleterre, le Pays de
Galles, l'Écosse et l'Irlande du Nord. Le Royaume-Uni est
une monarchie constitutionnelle et un état unitaire.
L'Angleterre est divisée en 9 régions, structures
déconcentrées de l'État assimilables aux préfectures de
région. Seule la région du Grand Londres dispose d'une
assemblée et d'un maire élus.
Les régions sont subdivisées soit en Unitary Authorities,
soit en County Councils, divisés eux-mêmes en District
Councils. Il arrive que ces districts soient également
divisés en collectivités locales de moindre importance
comme les civil parishes (paroisses civiles) ou les town
councils (dans les zones urbaines).
Le Grand Londres est découpé en 33 arrondissements. Le
65
Royaume-Uni a ratifié la Charte européenne de
l'autonomie locale en 1998.
Les collectivités territoriales ne sont chargées d'exercer
que les compétences défraies par les lois du Parlement
(compétences à' attribution).
Ce principe a toutefois été assoupli pour les collectivités
locales anglaises et galloises en vertu de la loi sur les
collectivités locales de 2000, qui leur permet de mener
tout projet qu'elles estiment être dans l'intérêt de leurs
administrés.
8. Organisation territoriale de la France
La France est un État unitaire et décentralisé. L'article 72
de la Constitution du 4 octobre 1958, après la révision
constitutionnelle du 28 mars 2003, rappelle l'existence de
trois niveaux de collectivités territoriales : les communes,
les départements et les régions. À ces niveaux s'ajoutent
les collectivités à statut particulier ainsi que les
collectivités d'outre-mer.
- Les communes ont succédé aux paroisses en 1789. Le
maire y est à la fois le représentant de l'État dans la
commune mais détient également le pouvoir exécutif de
la commune
- Les départements, au nombre de 101, ont été créés en
1789. Ce n'est qu’à partir de 1871 que les départements
deviennent des collectivités territoriales, ayant été créés
à l'origine comme des circonscriptions de l'État.
- Jusqu'en 1982, les régions sont des circonscriptions
d'action régionale destinées à donner davantage de
cohérence à la politique de l'État. La loi du 16 janvier
2015 prévoit un regroupement de certaines régions,
faisant ainsi passer leur nombre de 21 à 12, hors
collectivités à statut particulier et Corse.
Les départements et les régions de la Guadeloupe, la
Martinique, la Guyane, La Réunion et Mayotte sont
soumis à un régime d'assimilation législative, leur
permettant d'exercer des compétences particulières
telles que la participation aux négociations
internationales, en plus de leurs compétences de droit
commun
Les collectivités de Saint-Barthélemy, Saint-Martin, Saint-
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
Pierre-et-Miquelon, les Îles Wallis et Futuna, la Polynésie
française ainsi que la Nouvelle-Calédonie sont soumises
au principe de spécialité législative. Une loi organique
définit le statut de chaque collectivité et précise les lois
qui y sont applicables. Ces collectivités ont compétence
pour élaborer certains règlements relevant du domaine
de la loi.
Les villes de Paris, Lyon et Marseille sont divisées en
arrondissements, qui élisent des conseils et des maires
d'arrondissement. La Ville de Paris dispose d'un statut
particulier, disposant à la fois du statut de commune et
de département ; ces deux échelons devant fusionner en
collectivité nouvelle à statut particulier au 1" janvier 2019
conformément à la loi du 28 février 2017.
Un principe de libre administration s'applique aux
collectivités territoriales françaises. Ce principe implique
une indépendance organique, des pouvoirs de décision à
l'égard de l'État et des autres collectivités territoriales
ainsi que des moyens suffisants. Le principe de libre
administration suppose donc une autonomie de gestion
et une autonomie financière.
Paris compte 2 200 000 habitants et appartient à la
Métropole du Grand Paris.
B. Compétences et organisation du conseil
municipal
Certaines collectivités telles que Tokyo n'ont pas pour
exécutif local un Maire mais un Gouverneur, placé sous
l'autorité de l’assemblée métropolitaine. L'ensemble des
collectivités étudiées disposent d'un conseil municipal ou
équivalent ainsi qu'une organisation en directions,
bureaux ou services thématisées.
Les compétences exercées peuvent être très diversifiées.
Si l'ensemble des collectivités ont pour compétence l'état
civil (à l'exception du grand Londres) ou l'aménagement
du territoire (à l'exception du quartier londonien de
Hackney), certaines d'entre elles exercent des
compétences médico-sociales ou de développement
économique ou du territoire.
La Ville de Paris, le Département de Tokyo, le quartier de
Hackney, la Ville de Gênes ainsi que la Ville de Zagreb
détiennent une compétence en matière sanitaire et
66
sociale. L'Autorité du grand Londres, la Ville de Zagreb et
la Ville de Gênes ont pour compétence le développement
du territoire.
La Ville de Lisbonne, le département de Tokyo, la Ville de
Varsovie, la Ville de Paris, la Ville de Zagreb ainsi que
l'Autorité du grand Londres exercent des compétences
en matière de protection civile allant parfois jusqu' à la
gestion d'une police municipale.
Pour l'essentiel, les collectivités exercent des
compétences dans les domaines de l'eau, du logement,
de l'éducation ou encore de la culture.
Cette diversité de compétences est à l’image des
différences d’échelons territoriaux (villes, départements,
comtés, arrondissements...).
C. Montant des budgets et principales recettes
Pour le périmètre des collectivités étudiées, les budgets
en fonctionnement et en investissement varient de 1,1
milliard d'euros à 54,8 milliards d'euros. Le Quartier
londonien de Hackney et la Ville de Gênes sont les villes
avec les plus petits budgets, respectivement 1,1 et 1,6
milliard d'euros, proportionnels à leurs compétences et
au nombre d'habitants. À l'inverse, la Ville de Paris,
l'Autorité du Grand Londres et le département de Tokyo
disposent de budgets élevés avec respectivement 8
milliards d'euros, 16 milliards d'euros et 54,8 milliards
d'euros. La Ville de Zagreb (4,3 milliards d'euros) et la
Ville de Varsovie (3,5 milliards) disposent de budget dans
la moyenne de notre étude.
Chacun de ces budgets est représentatif des
compétences exercées par la collectivité et du nombre
d'habitants avec :
- 5 400 euros par habitant pour la Ville de Zagreb ;
- 4 220 euros par habitant pour le département de Tokyo
;
- 4 019 euros par habitant pour le Quartier londonien de
Hackney ;
- 2 300 euros par habitant pour la Ville de Paris ;
- 2 758 euros par habitant pour la Ville de Gênes ;
- 1 995 euros par habitant pour la Ville de Varsovie ;
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
- 1 839 euros par habitant pour l'Autorité du grand
Londres.
Parmi les principales ressources des collectivités
étudiées, la fiscalité (qu'il s'agisse de fiscalité directe, de
reversement...), les contributions et les taxes ont une
place prépondérante. Viennent ensuite les subventions
de l'État ou de l'Union européenne, que chacune des
collectivités considère comme une ressource majeure. À
l'exception de la Ville de Zagreb et de l'Autorité du Grand
Londres, les autres contributions telles que les revenus
du domaine ou du patrimoine sont considérées comme
des ressources principales.
Le département de Tokyo considère toutefois l'emprunt
comme une de ces principales ressources.
Par ailleurs, en lien avec ses compétences dans ce
domaine, la Ville de Zagreb classe les services de santé
dans ses principales recettes.
Certification des comptes publics
La certification des comptes publics est désormais
devenue un incontournable dans la plupart des pays
occidentaux.
Au niveau des États, certaines institutions supérieures de
contrôle (Supreme Audit Institutions) telles que le GAO
(Government Accountability Office) pour les États-Unis et
le BVG (Bureau du Vérificateur Général) pour le Canada
pratiquent la certification des comptes de l'État depuis
plusieurs années. Au total dix pays (ou union de pays)
certifient leurs comptes publics : la France, les États-Unis,
la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni, l'Australie, le
Canada, l'Union européenne, le Japon, l'Allemagne, la
Suisse et la Suède2.
Néanmoins, les institutions supérieures de contrôle de
l'Allemagne, du Japon, de la Suède et de la Suisse
réalisent un audit financier sur les comptes publics qui
est cependant différent de la certification des comptes
réalisée en France ou au Royaume-Uni par exemple. Il
2 La certification des comptes publics est encadrée par le même référentiel
normatif, les normes ISA (International Standards on Auditing) émises par
l'IFAC (International Federation of Accountants) et initialement conçues pour
le secteur privé.
67
s'agit davantage d'un audit mêlant audit financier et
audit de la gestion financière.
Si pour les États la chose est actée, qu'en est-il pour les
collectivités ? Telle est la question qui peut se poser au
regard des échanges avec un certain nombre de
collectivités étrangères.
Pour celles-ci, un rapide état des lieux fait état du
caractère obligatoire de la certification pour certaines. La
certification annuelle des comptes est obligatoire en
Italie (pour les provinces et communes), aux Pays-Bas et
au Québec. Les comptes des collectivités néerlandaises
sont ainsi audités et certifiés par des comptables
réviseurs d'entreprises. Ils sont ensuite adoptés par le
conseil municipal ou provincial.
En Italie, la non-production d'états financiers certifiés
auprès du Ministère de l'Intérieur et de la Cour des
comptes peut entraîner le non-versement d'une partie
des transferts de l'État. Ce sont trois commissaires aux
comptes recrutés par la collectivité qui certifient les
comptes.
Pour les collectivités allemandes, espagnoles ou
britanniques, il n'y a pas de démarche de certification
systématique et/ou annuelle. Il existe cependant des
systèmes faisant intervenir périodiquement des experts
comptables, comme au Royaume-Uni, ou des audits
externes qui procèdent par échantillons à partir des
résultats de l'audit interne uniquement, comme dans
certains Lander allemands.
II – L’organisation financière et comptable des
collectivités locales étudiées
On ne peut évoquer la certification des comptes sans
définir précisément les différents principes de base en
matière financière et comptable que l'on peut retrouver
dans les collectivités internationales.
En effet, la fédération internationale des experts
comptables (IFAC) définit la mission de certification
comme « une mission d'audit des états financiers [qui] a
pour objectif de permettre à l'auditeur d'exprimer une
opinion selon laquelle les états financiers ont été
établis, dans tous leurs aspects significatifs,
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
conformément à un référentiel comptable identifié »
(ISA 200).
Deux expressions importantes au regard de cette
définition qui fonde l'exercice de certification : états
financiers et référentiel comptable.
Il convient donc de s'assurer des principes qui
permettent l'élaboration des états financiers soumis à
certification, ainsi que du référentiel comptable appliqué.
Pour pouvoir y répondre, deux approches ont été vues :
Comment sont élaborés les états financiers et quels sont
les principes comptables fondant le référentiel applicable
?
Soit :
- Des principes organisationnels fondant l'élaboration des
états financiers, comment est-on organisé, qui fait quoi ?
- Quelles normes sont appliquées ? Quels principes
comptables ?
Sur le plan organisationnel, comment sont élaborés les
états financiers, quels principes appliquent les différentes
collectivités étudiées ? Le principe de séparation
ordonnateur comptable est-il un principe international
ou spécifiquement français ? Quelles conséquences pour
les collectivités, quelles pistes d'évolutions ?
Sur le plan des principes comptables, les normes
comptables peuvent se différencier fortement selon les
pays. Normes IFRS, normes IPSAS ou autres, l'adoption
d'un référentiel comptable différent permet-il, autorise-t-
il la comparabilité des états financiers, la certification des
comptes signifie-t-elle la même chose ?
A. L'élaboration des états financiers
Sur le plan organisationnel, en France, le principe de
séparation ordonnateur/comptable issu d'une
ordonnance royale de 1822, posant les bases d'une
organisation érigée sur le contrôle du comptable envers
l'ordonnateur, était justifié par la crainte des abus et
prévarications sur les deniers publics.
Il constitue un des piliers de l'organisation française en
matière de comptabilité publique.
Au regard des réflexions sur la réforme de la gestion
68
publique, ce principe a évolué au cours des dernières
décennies.
Le décret du 7 novembre 2012 relatif à la gestion
budgétaire et comptable publique s'est substitué au
décret fondateur sur la comptabilité publique du 29
décembre 1962.
Tout en reprenant largement les principes développés
par le décret de 1962 qui fondent notre système
financier public, le décret de 2012 a pris en compte les
évolutions institutionnelles et ses conséquences dans le
domaine de la comptabilité publique.
1. Organisation de la séparation
L'incompatibilité des fonctions et la séparation des
fonctions
L'article 9 du décret du 7 novembre 2012 dispose que «
les fonctions d'ordonnateur et de comptable public sont
incompatibles ».
Ce principe d'incompatibilité existe dans tous les pays
étudiés dans ce rapport : qu'il soit ou non agent de la
collectivité, le comptable est indépendant de
l’ordonnateur.
Les villes de Lisbonne, de Gênes comme de Varsovie
appliquent toutes ce principe, même s'il est décliné
différemment.
En Pologne, bien que le principe juridique de séparation
ne soit pas connu, les décisions sont préparées par les
différents services de la Ville de Varsovie et les finances
supervisées par un trésorier.
Le Portugal applique plus strictement ce principe de
séparation tout comme l'Italie où il est prévu par la
réglementation que la séparation entre celui qui «
ordonne » et celui qui « paye » doit être effectivement
respectée.
La Croatie et la Suisse admettent également ce principe.
Néanmoins dans tous les cas, les agents en charge de
préparer les décisions et ceux en charge de les exécuter
financièrement relèvent de la même autorité
hiérarchique (au sein de la collectivité).
Le même constat a été relevé en Belgique avec la Région
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
Wallonie, la séparation ordonnateur/comptable existe
mais de façon différente par rapport au principe français,
le comptable étant dans tous les cas un agent de la
collectivité.
Ce principe se retrouve également dans d'autres pays,
tels que le Japon où les deux fonctions sont également
strictement séparées.
Les articles 10 et suivants du décret de 2012 précisent
ensuite le rôle de chacun des deux acteurs et constituent
le fondement de la séparation ordonnateur/comptable.
Ils introduisent une stricte séparation entre les deux
acteurs.
Cette déclinaison se retrouve de manière identique au
niveau des collectivités étrangères étudiées. Ainsi,
Lisbonne, Varsovie et Gênes prévoient explicitement le
rôle de chacun au niveau des différentes phases de la
dépense et de la recette, de la phase d'engagement à
celle de paiement (ou de recouvrement) tout en
respectant le principe de séparation entre celui qui
ordonne et celui qui paye.
Il est prévu également au Japon que l'ordonnateur
ordonne le recouvrement des recettes et la mise en
paiement des dépenses. Sur ce fondement, le comptable
encaisse et décaisse l'argent public. L'ordonnateur ne
manipule pas l'argent public.
Organisation des sanctions
Si l'explicitation du rôle de chaque acteur existe bien au
niveau international, la stricte séparation assortie d'une
responsabilité spécifique n'existe quant à elle qu'en
France et constitue une exception.
Que ce soit en Suisse, en Espagne ou encore au Portugal,
la sanction de toute infraction relevée, abus, pratique
irrégulière relève de l’action judiciaire. À noter que la
Croatie a introduit en 2010 au travers de la loi sur la
responsabilité fiscale, une responsabilité du chef d'unité
en charge de la gestion des finances publiques : l’article 7
de cette loi, prévoit en effet que le chef d'unité est
responsable de l'utilisation légale et ciblée des ressources
et du fonctionnement efficace du système de gestion
dans le cadre de crédits alloués au budget.
69
2. Quels enseignements pour les collectivités françaises ?
Pour l'ensemble des collectivités étrangères étudiées, le
principe de division organique et fonctionnelle des
compétences existe.
- L'ordonnateur dispose du pouvoir de décision en
matière de dépenses et de recettes pour permettre le
fonctionnement des services publics.
- Le comptable, qu'il soit ou non agent de la collectivité,
est chargé du maniement des deniers (encaissement et
décaissement) après vérification de la régularité formelle
de la décision de l'ordonnateur. Il est en charge
également de tenir la comptabilité des opérations
effectuées.
Pour justifier le principe de la séparation des
ordonnateurs, trois raisons peuvent être avancées : le
contrôle mutuel, la division du travail et l'unité d'action
financière.
Ces trois arguments se retrouvent dans les organisations
locales étrangères. Il s'agit d'un principe fort de contrôle
interne prescrivant une séparation stricte entre les
tâches et un contrôle mutuel.
La principale différenciation du modèle « français »
réside en la responsabilité personnelle et pécuniaire du
comptable public, qui n'existe pas au niveau
international. Ces exemples étrangers peuvent-ils faire
évoluer le principe de séparation
ordonnateur/comptable applicable aujourd'hui en
France ?
Le constat de base est qu'en tout état de cause le
principe existe et est prégnant dans toute organisation
locale. Il a son importance en matière de contrôle
interne, un même acteur ne pouvant maîtriser
l'ensemble d'une chaîne de travail/processus financier.
La différenciation s’opère sur deux aspects :
• L'existence en France d'un comptable public ayant
qualité de fonctionnaire d'État pour gérer les comptes
des collectivités et opérer les règlements/encaissements
;
• Le principe de responsabilité personnelle et pécuniaire
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
du comptable public qui n'existe pas dans les autres
exemples étrangers évoqués.
Une évolution du principe en France ?
Depuis quelques années, des réflexions émergent en
France autour des 2 axes qui résument à eux seuils le
principe de séparation :
• La fonction comptable partagée
• La notion de responsabilité
Sur la fonction comptable partagée, il est indéniable que
les évolutions de ces 10 dernières années ont mis en
avant des évolutions en la matière. La mise en place de la
LOLF a conduit à innover dans les missions respectives
des ordonnateurs et comptables de l'État avec le
développement de services facturiers associant les
services ordonnateur et comptable, de centres de service
partagés...
Des réflexions ont émergé sur de nouvelles modalités de
contrôle de la dépense impliquant plus les services
ordonnateur tant au niveau du contrôle même de type
de dépenses (contrôle partenarial intervenant en amont
de la dépense) qu'au niveau du retour d'information sur
les principales anomalies détectées lors des contrôles.
La réécriture du décret de 1962 a permis de « mettre à
niveau » la réglementation en la matière et d'intégrer
certaines évolutions tenant à la séparation ordonnateur
comptable en faisant apparaître nettement la fonction
partagée en matière comptable et budgétaire.
Néanmoins, la question se pose d'aller plus avant.
Quel rôle pour le comptable et l'ordonnateur en matière
de dépense ?
Le développement des services facturiers a montré
qu'une collaboration ordonnateur/comptable en la
matière permettait d'optimiser ces tâches. Ce dispositif
doit-il, ou peut-il être généralisé, plus particulièrement
au profit de collectivités, il se rapprocherait alors de
l'organisation existante dans les collectivités étrangères
où l'ensemble de la comptabilité est tenue par les
collectivités elles-mêmes sans intervention de l'État.
Sur la notion de responsabilité, elle est, en France, la
70
contrepartie directe de la séparation
ordonnateur/comptable.
Le comptable public est soumis à une responsabilité
personnelle et pécuniaire au regard des opérations qu'il
réalise dans le cadre de ses missions.
« Bouger les lignes » de la séparation implique
nécessairement de réfléchir à la responsabilité associée ;
examiner également les exemples étrangers peut en la
matière être enrichissant.
Ainsi, confier le paiement de la dépense à des services
ordonnateurs suppose que la responsabilité en matière
de dépense ressorte de l'ordonnateur et non plus du
comptable.
Actuellement, l'ordonnateur est traditionnellement
responsable devant la cour de discipline budgétaire et
devant ses électeurs. Quelle solution adopter ? Au regard
des exemples étrangers, la responsabilité ressort
essentiellement des tribunaux et/ou d'une responsabilité
« politique » devant les électeurs.
Celles-ci seraient-elles suffisantes pour assurer, garantir
un bon usage des fonds publics ?
Seule l'Italie montre un modèle équivalent. La Cour des
comptes, dans sa fonction juridictionnelle, vérifie la
régularité des comptes des collectivités. Elle peut
condamner les personnes responsables au paiement
correspondant aux opérations irrégulières.
L'exemple japonais montre qu'une responsabilité
partagée pourrait être choisie : en cas de préjudice
intentionnel ou lié à une faute grave (pour les opérations
en espèces, en cas de préjudice intentionnel ou lié à une
faute simple), l'ordonnateur et le comptable sont
responsables pécuniairement et personnellement (article
243-2 de la Loi sur l'autonomie locale).
En Croatie, le choix s'est plus porté sur une responsabilité
non assortie de sanctions financières, seule la démission
est prévue en cas de non-conformité : « Dans les cas où il
sera établi qu'un chef d'unité de l'organisme local ou
régional s'est trouvé en infraction avec les dispositions de
la loi sur la responsabilité fiscale, il/elle offrira sa
démission conformément aux règlements prévoyant sa
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
nomination ».
Le même modèle se retrouve au Royaume-Uni où le «
chief finance officer » est responsable de la qualité des
opérations financières, de faire son rapport sur les
diverses anomalies à l'assemblée délibérante. Seule
l'assemblée délibérante est responsable du bon usage
des fonds publics. La seule sanction est la non réélection.
B. Le référentiel comptable ou quelles normes
comptables appliquer ?
Sur le plan des principes comptables, plusieurs
référentiels peuvent s'appliquer dans les collectivités
étrangères : IFRS, IPSAS ou autres référentiels. On le sait,
les normes IPSAS sont des recommandations destinées à
la présentation des comptes dans le secteur public.3
Sur l'ensemble des collectivités étudiées, les principes
comptables de base de régularité, exhaustivité,
régularité, indépendance et prudence se retrouvent.
Ces principes gouvernent la comptabilité et forment le
référentiel comptable (cadre conceptuel), c'est-à-dire le
socle de base de tous travaux comptables.
En termes de méthode comptable, les collectivités ont
adopté des dispositifs différents mais tous actés dans des
lois et règlements.
Ainsi, la comptabilité en partie simple est usitée dans
certaines collectivités, pour d'autres le choix est fait
d'une comptabilité en partie double.
De la même façon, il existe des comptabilités en droits
constatés, comptabilité d'exercice ou encore
comptabilité de caisse.
Cette diversité de présentation des éléments financiers,
basée ou non sur les normes IPSAS, nuit à une bonne
comparabilité entre les collectivités, mais ne fait pas
obstacle à la certification telle qu'elle est définie supra («
audit des états financiers [qui] a pour objectif de
3Le choix de l'un ou l'autre référentiel n'a pas d'incidence de fonds sur la
notion de certification, ce dispositif garantissant la tenue des états financiers
conformément au référentiel choisi.
Néanmoins, il ne permet pas la comparabilité des états financiers d'une
collectivité par rapport à une autre, les principes comptables n'étant pas
identiques.
71
permettre à l'auditeur d'exprimer une opinion selon
laquelle les états financiers ont été établis, dans tous
leurs aspects significatifs, conformément à un référentiel
comptable identifié »). Ainsi, la Loi sur l'autonomie locale
au Japon impose une comptabilité de caisse à la Ville de
Tokyo, mais les comptes annuels établis de manière
complémentaire en partie double sont mis en forme
selon les « Normes comptables du département de Tokyo
», inspirées des normes IPSAS. Le département de Tokyo
tient donc parallèlement une comptabilité en partie
double, qui permet d'établir des comptes annuels (états
financiers) de manière complémentaire au compte légal4.
En Pologne, l'organisation comptable interne prévoit la
tenue de trois comptabilités : budgétaire, de caisse et
d'exercice. Elles sont établies toutes trois sur la base du
Plan comptable préparé selon le Plan Comptable Général,
conformément à la loi relative à la comptabilité.
En Italie, les collectivités ont le choix entre trois modèles
: comptabilité de caisse, en droits constatés ou mixte.
La Ville de Zagreb quant à elle se fonde sur la partie
double, les droits constatés et les normes IPSAS, au
même titre que Genève.
Enfin, Londres se base sur les normes IFRS avec une
comptabilité d'exercice.
Ces quelques exemples montrent une diversité dans la
présentation de l'information comptable. Des principes
comptables identiques, mais mis en œuvre selon des
règles différentes. Elles se rapprochent néanmoins
fortement de celles mises en œuvre en France au niveau
des collectivités (droits constatés, partie double) et
adoptent des principes comptables convergents.
Le Conseil de normalisation des comptes publics travaille
également sur un rapprochement des normes locales
françaises avec les normes IPSAS tout en tenant compte
de spécificités.
À terme serait-il envisageable d'avoir un référentiel
commun pour les collectivités afin de pouvoir mesurer
4Pour plus d'information sur la maturité comptable, se reporter à Cour des
comptes, 22 février 2016, La comptabilité générale de l'État, 10 après : une
nouvelle étape à engager.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
l'exécution de leurs missions au niveau international ?
III – Quelle certification pour les collectivités ?
Cette étude fait apparaître plusieurs questions au regard
de la certification des comptes :
- Comment se définit la certification dans chaque pays,
les méthodes et modalités sont-elles équivalentes ?
- Quel rôle des acteurs ? Les acteurs de la certification
sont-ils les mêmes ?
- Quelle organisation interne pour chaque collectivité ?
Celle-ci est-elle identique pour des objectifs identiques ?
A. Les principes de base de la certification
Tout dispositif de certification pose dans un 1er temps un
double questionnement : sur quel dispositif légal se
fonde la certification et qui certifie les comptes ?
Un point commun dans tous les cas étudiés, la
certification a une base légale.
C'est ainsi qu'une loi de 1925 prévoit la création d'un
service de révision en Suisse, la Ville de Genève se base
sur ce dispositif pour certifier ses comptes. De même la
Pologne impose cet exercice au travers d'une loi du 29
septembre 1994, la Croatie par une loi de 1993 (loi sur le
contrôle des finances publiques) et le Japon au travers de
la loi sur l’autonomie locale de 1947.
Seul le Portugal ne dispose pas de corpus législatif en la
matière, les comptes de la Ville de Lisbonne sont
néanmoins certifiés au même titre que les grandes
collectivités étudiées.
Ces collectivités certifient leurs comptes depuis plusieurs
années, voire plusieurs dizaines d'années : 2006 pour
Gênes, 1993 pour Zagreb, 1994 pour Lisbonne et
Varsovie, 1947 pour Tokyo ou encore 1925 pour Genève.
À cet égard, la France ne semble donc pas très avancée,
le secteur local n’ayant la faculté d'expérimenter la
certification de ses comptes que depuis la loi NoTRé de
20155.
5Loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale
de la République.
72
Par ailleurs, le périmètre de la certification est
comparable d'un pays à l'autre. Dans tous les cas, ce sont
les états financiers qui sont certifiés. Ils correspondent au
bilan, compte de résultat et autres documents
comptables comme par exemple les annexes.
Dans certains pays, le périmètre s'étend aux
opérateurs/satellites des collectivités locales ; c'est
notamment le cas de la Ville de Gênes.
Néanmoins au-delà de ces points communs, des
différences importantes existent sur la déclinaison de
l'exercice de certification. Qui est en charge de cet
exercice ? Quel est le périmètre de la certification et
comment s'organise-t-elle ? C'est au travers de ces
questionnements que des distinctions apparaissent entre
les différentes collectivités.
1. Qui est le certificateur ?
Les institutions internationales agissant dans le cas de la
certification des comptes publics sont l'IFAC
(International Federation of Accountants) et les
institutions regroupant les institutions supérieures de
contrôle comme l'INTOSAI (International Organizations of
Supreme Audit Institutions).
Elles définissent les règles de base communes de la
certification et voient en elle une mission d'audit externe.
L'audit est en effet perçu comme un instrument
concourant à une relation de confiance. Il est vu comme
une approche externe et objective permettant de donner
l'assurance raisonnable sur la régularité et la fiabilité des
comptes.
Les institutions de contrôle en Allemagne, au Japon, en
Suède ou encore en Suisse réalisent un audit financier sur
les comptes publics qui est cependant différent de la
certification des comptes réalisée en France ou au
Royaume-Uni par exemple. Il s'agit davantage d'un audit
mêlant audit financier et audit de la gestion financière.
De la même façon les acteurs en charge de l'audit sont
différents d'une collectivité à l'autre :
- Auditeurs externes à la collectivité au Japon ;
- Organisme externe choisi par appel d'offres en Pologne
; l'aune des enseignements que pourraient nous apporter
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
- Bureau d'audit de l'État pour la Ville de Zagreb ;
- Ministère de l'Économie et des Finances, Cour des
comptes pour la Ville de Gênes ;
- Société externe d'auditeurs pour Lisbonne ;
- Auditeurs internes pour Genève.
Un dispositif spécifique s'assurant de l'indépendance des
auditeurs existe pour Genève, tant est primordiale la
notion d'indépendance en la matière. Il s'agit d'une
assurance d'objectivité sur les audits des comptes. Elle
assure la conformité dans le cadre de la réalisation des
audits de certification.
L'indépendance est le gage de l'objectivité des audits
aboutissant à une certification des comptes. La question
qui se pose lorsqu'il s'agit d'auditeurs internes concerne
l'objectivité et l'indépendance : sont-elles assurées dans
ce cadre ?
2. Quel périmètre pour la certification ?
A priori, lorsque l'on évoque la notion de certification des
comptes, elle semble évidente. Néanmoins, la notion de
ce que l'on entend par compte peut différer d'un pays à
l'autre et surtout le champ de ce qui est certifié peut être
plus ou moins large.
Selon un constat global sur les différentes collectivités
étudiées, toutes certifient leurs états financiers et
annexes. Lisbonne, Gênes, Varsovie, Tokyo, Genève ou
encore Zagreb ont tous mentionné que leur certification
s'étendait à ces états. Néanmoins, pour certains,
l'approche s'étend à d'autres éléments :
- Comme on l'a dit, les « opérateurs » de la Ville de Gênes
sont pris en compte ;
- Tokyo précise quant à elle la notion de budget annexe,
intégré dans le périmètre.
Ainsi, le champ de la certification est proche d'une
collectivité étudiée à l'autre et peut donc conduire à des
comparatifs sur des bases identiques.
La réflexion sur les sociétés et établissements concourant
à la réalisation de politiques publiques avec la collectivité
est importante pour la France et peut être approfondie à
73
certaines collectivités étrangères.
À titre d'exemple, à Paris les conséquences sur les
comptes de l'activité de ces sociétés et établissements
sont uniquement prises en compte au regard des
provisions et engagements hors bilan.
Les risques encourus sont effectivement pris en compte
mais ne faut-il pas aller plus loin dans l'analyse ?
B. Quelle organisation pour certifier les comptes ?
Il est indispensable de disposer d'un dispositif de
contrôle interne à même de pouvoir donner une
assurance raisonnable de la régularité et de la sincérité
des comptes, aboutissement de toute certification.
C'est ainsi qu'est considéré le dispositif de contrôle
interne dans les collectivités étudiées, même si pour
certaines (Gênes ou encore Varsovie), il veille
principalement au respect des objectifs fixés au niveau
de la gestion. Il n'en demeure pas moins que ce contrôle
existe et participe de la fiabilité et de la sincérité des
états financiers.
En terme organisationnel, la Ville de Zagreb a mis en
place, au même titre que la Ville de Paris un double
dispositif de contrôle non automatisé et informatique.
L'exemple du cycle de la facture montre que chaque
étape, de l'arrivée à son traitement, est gérée par un
acteur différent (séparation des tâches) et au moyen de
contrôle manuel comme informatique (complétude de la
facture...).
Les services financiers sont résolument appréhendés
comme le cœur des contrôles internes à mettre en place,
ils travaillent en étroite relation les uns avec les autres.
1. Quelle organisation du contrôle interne et quel lien
avec la certification des comptes ?
Dans tous les cas, le caractère indépendant du contrôle
interne est assuré dans chaque collectivité avec des
pilotes différents des services opérationnels :
- Bureau du contrôle municipal à Zagreb ;
- Bureaux de l'audit interne et du contrôle interne au sein
de la Ville de Varsovie ;
- Contrôleur interne pour la Ville de Genève...
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
Ces organes sont bien indépendants des services
opérationnels, ce qui leur permet d'exercer leurs travaux
avec l'aide de ces derniers.
Cette indépendance est un point stratégique dans la
démarche de certification car elle est le garant de
l'objectivité dans la mise en place des dispositifs de
contrôle interne.
Il y a effectivement ceux qui « font », c'est-à-dire les
services en charge de la réalisation des opérations
comptables pour chaque collectivité ; il y a également
ceux qui « mettent en place les dispositifs de contrôle
interne » au regard des analyses réalisées à l'aide des
services comptables (« contrôleurs internes » identifiant
les risques et mettant en place les plans d'action
afférents).
Les services financiers fournissent en effet les
informations au contrôle interne pour que celui-ci puisse
réaliser ses travaux.
Ces services sont également moteur dans la mise en
œuvre des contrôles : coordination, visa préalable, avis,
élaboration des états financiers.
Ce dispositif se retrouve tant à Lisbonne, qu’à Varsovie,
Gênes ou encore Zagreb.
Au niveau des services financiers, les contrôles mis en
place s'appuient en particulier sur le système
d'information :
- Lisbonne produit des restitutions à partir du système
d'information pour examiner et expertiser les différentes
opérations financières. Des contrôles sont également
embarqués au niveau informatique ;
- Gênes a dû mettre en place plusieurs logiciels
spécifiques pour gérer une organisation financière
complexe et combine des contrôles dits manuels avec
des contrôles informatiques pour assurer la fiabilité de
ses opérations ;
- Varsovie utilise pleinement l'outil informatique pour
mener à bien ses opérations de sécurisation financière,
tout en mettant l'accent sur la formalisation des
procédures (manuels, instructions...) ;
74
- Zagreb a mis en place toute une série de contrôles tant
manuels qu'informatiques. Des cartographies et plans
d'action ont été mis en place sur les grands processus
financiers. À titre d'exemple, en 2018 des risques
potentiels concernant les marchés publics, gestion de
l'actif et sécurité du système d'information ont pu être
identifiés.
2. Quel bilan des contrôles ?
C'est au travers des différents audits que peut se faire le
bilan des contrôles mis en œuvre et réalisés.
Les contrôleurs internes mettent en place des dispositifs
de contrôle interne qui sont mis en œuvre au niveau des
services opérationnels. Ces contrôles doivent être
évalués au regard de leurs résultats. C'est la mission de
l'audit de réaliser cette évaluation et de venir s'assurer
de la bonne mise en œuvre des contrôles internes au sein
des collectivités.
Ces principes sont présents dans chaque collectivité
étudiée avec l'existence d'audits réguliers qu'il s'agisse
d'audits internes ou externes. Ils sont organisés autour
de plans de contrôles annuels mis en œuvre et leurs
résultats communiqués aux collectivités.
L'organisation des audits
La Ville de Varsovie prévoit des plans de contrôles
annuels approuvés par le Maire. Des contrôles ad hoc
peuvent venir compléter le dispositif sur demande des
services de la ville.
Tokyo réalise annuellement un audit — prévu par la loi —
de vérification de la sincérité et de la régularité des
opérations financières. Des auditeurs externes peuvent
également être diligentés sur des thématiques
spécifiques (opérateurs notamment).
Zagreb établit elle aussi un plan annuel d'audits internes
relatif à la bonne utilisation du budget et à la régularité
des opérations financières. Des audits ciblés sur
l'organisation administrative peuvent être également
organisés.
Genève a mis en place une structure spécifique en charge
du contrôle interne, de l'audit interne et de la révision
des comptes. L'audit interne est rattaché au conseil
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
administratif, ce qui lui assure une indépendance
certaine. Un plan annuel est établi afin de s'assurer de la
mise en œuvre des contrôles.
L'exemple de ces collectivités montre bien que les
caractéristiques de l'audit sont communes : il s'agit de
s'assurer de la mise en œuvre du contrôle interne, des
dispositifs. L'audit est indépendant des services
opérationnels au même titre que le contrôle interne, ce
qui lui assure l'objectivité nécessaire dans ses analyses.
Le reporting des audits
Dans tous les pays étudiés, des reportings sont
systématiquement réalisés par les structures d'audits
sous forme de rapports annuels et de rapports de
gestion. Ils reprennent les différents éléments relevés et
sont également un outil d'évaluation.
Dans tous les cas, que ce soit à Varsovie comme à Zagreb
ou encore Tokyo et dans les quartiers de Londres, la
même organisation de restitution se retrouve :
- Des rapports d'audit sont publiés, avec les résultats des
contrôles et les recommandations ;
- Des plans d'action correctifs sont réalisés.
Dans les faits, il y a peu de différence dans les «
fondamentaux » en matière de certification. Dans toutes
les collectivités locales étudiées il existe :
- Un certificateur indépendant désigné ;
- Un dispositif de contrôle mis en place au sein des
services opérationnels ;
- Un dispositif de contrôle interne indépendant ;
- Un audit interne permettant de s'assurer de la fiabilité
du contrôle interne et des dispositifs mis en place.
Ces éléments constituent tous la base de l'organisation
nécessaire pour s'assurer de la fiabilité, de la régularité et
de la sincérité des états financiers. Leur déclinaison peut
différer d'une collectivité à l'autre. Néanmoins les
principes de base demeurent avec deux axes qui sont la
mise en place et la formalisation des contrôles ainsi que
l'indépendance des structures les unes des autres
(services opérationnels/contrôle interne/audit interne).
75
IV – Quel résultat de la certification des
comptes ?
L'ensemble des collectivités étudiées voient leurs
comptes certifiés depuis plusieurs années. Le dernier
rapport faisant état de la certification des comptes du
département de Tokyo ne met aucune réserve en
lumière, tout comme la Ville de Gênes ou de Varsovie. À
l'inverse, la Ville de Lisbonne ou de Zagreb ont eu leurs
comptes certifiés avec réserves ; celles-ci concernent
notamment l'enregistrement de certaines dépenses, la
trésorerie ou la « circularisation » de certains soldes.
Les différentes collectivités assurent un suivi des
recommandations énoncées par le certificateur. À titre
d'exemple, le Département de Tokyo demande une
correction des anomalies sur un ou deux ans. Les services
doivent par la suite informer les commissaires d'audits
des mesures correctives mises en œuvre.
Pour l'ensemble des collectivités étudiées, les avis des
certificateurs sont rendus publics, en principe sur le site
internet de l'entité.
Cette publication permet d’accentuer la transparence et
la confiance des citoyens, élus et des investisseurs.
L'Autorité du grand Londres ainsi que le quartier
londonien de Hackney informe le Comité de vérification
des progrès s'attachant à chaque recommandation
jusqu'à leur résolution définitive. L'Autorité du grand
Londres prévoit en sus une approbation de chaque
recommandation par la direction afin de pouvoir
nommer une personne responsable des corrections à
mettre en œuvre et l'établissement d'un calendrier.
Si la Cour des comptes française a vocation à coordonner
la certification des collectivités locales, le National Audit
Office se positionne comme un informateur en
établissant une synthèse des rapports d'audit produits.
La Ville de Zagreb assure un suivi des recommandations à
travers deux procédures :
- La première via une « procédure spéciale de suivi des
audits d'efficacité ». Les rapports d'exécution des
recommandations sont établis et sont suivis de contrôles
réguliers.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
- La deuxième au travers d'un suivi des recommandations
par rapport aux audits des années précédentes.
Le bureau de l'audit rend compte du suivi des
recommandations au Parlement dans le cadre de son
rapport annuel à destination de ce dernier. Le bureau de
l'audit se rapproche ainsi du modèle anglo-saxon.
Le coût de la certification
Le département de Tokyo a versé pour l'exercice 2017,
un coût total d'environ 7 millions d'euros (pour un
budget de 55 Mds€), alors que la Ville de Varsovie a versé
77 000 euros (pour un budget de 3,5 Mds€). L'Autorité du
grand Londres a quant à elle versé 400 000 euros (budget
de 16 Mds€). Ces différences de coûts tiennent pour
l'essentiel à des différences de périmètre et des nombres
de contrôles réalisés par le certificateur. La Ville de Paris
a quant à elle évalué les coûts de l'expérimentation en
tenant compte tant des coûts directs (recrutements...)
que des coûts indirects (nouveaux projets, prestations
d'accompagnement...). Le coût de la certification est
évalué à 1,2 million, pour un budget de 9 Mds€.
L'ensemble des collectivités étudiées souligne un
important travail de comitologie afin d'inviter tous les
acteurs de la structure à s'impliquer dans la démarche. Si
beaucoup de collectivités locales étrangères n'ont pas
noté de modification de leur organisation interne, à
l'image de Zagreb ou de Varsovie, toutes s'accordent sur
la nécessité de maintenir un dialogue avec les acteurs,
tout en les impliquant dans la production des états
financiers. La Ville de Paris, à travers cette
expérimentation de certification, a accentué son
partenariat déjà en place avec son comptable public,
notamment au travers de convention de services
comptables et financiers.
La Ville de Varsovie se différencie des autres collectivités
étudiées, au travers de la décharge accordée au Maire
par le Conseil municipal, après remise du rapport par le
certificateur. Pour la Ville de Lisbonne, une attestation de
régularité est délivrée.
Conclusion
76
 Similitudes Différences
Recettes des collectivités locales Compétences exercées
Pour l'ensemble des collectivités locales étudiées, les Voirie, urbanisme, état civil, compétences sociales : les
impôts, taxes, revenus du domaine et les compétences varient selon les collectivités locales même si
subventions/dotations sont leurs principales recettes. certaines sont identiques pour l'ensemble des États
étudiés.
Obligation réglementaire
La quasi-totalité des collectivités se réfère à une Organisations territoriales et organisation interne
obligation réglementaire pour faire certifier leurs Décentralisation plus ou moins aboutie, Maire(s) ou
comptes (à l'exception de Lisbonne) Gouverneur selon les collectivités locales
Principes comptables Principe de séparation ordonnateur — comptable
Application des principes d'indépendance, d'objectivité, Une séparation des fonctions entre celui qui « ordonne »
de contrôles et de traçabilité et celui qui « traite et paie » se retrouve dans tous les pays
étudiés avec une spécificité résidant principalement dans
Référentiel comptable applicable
la responsabilité personnelle et pécuniaire. La
La certification des comptes des collectivités locales responsabilité n'est cependant pas inexistante, le plus
étudiées s'effectue sur la base d'un référentiel souvent une responsabilité pénale et/ou judiciaire, voire
comptable s'inspirant de normes comptables politique se substitue à la responsabilité personnelle et
internationales. Les référentiels diffèrent selon les choix pécuniaire.
opérés en termes de tenue comptable : droits constatés,
Le certificateur
comptabilité de caisse...
Selon les collectivités locales, le certificateur pourra être
Contrôle interne et audit interne
interne ou externe à l'entité et choisi ou non après un
La mise en œuvre de l'audit interne et du contrôle appel d'offres
interne présente de nombreux points communs : plans
Le périmètre de certification
de contrôle, cartographies...
Certaines collectivités locales intègrent leurs budgets
annexes et/ou leurs opérateurs
Les coûts liés à la certification
Les coûts de certification varient en fonction du montant
des budgets mais également du périmètre de certification.
• L'organisation et les apports du contrôle interne de la
même façon que les dispositifs mis en place sont
Quels enseignements pour les collectivités locales
françaises ? largement comparables. Les apports à ce niveau portent
plus sur l'évaluation du contrôle interne par les auditeurs
• Des organisations financières différentes sans impact mêlant audits internes et externes, structures internes à
sur la certification. la collectivité et cabinets extérieurs.
• La diversité de la tenue de la comptabilité peut nuire à • Dans le cadre de l'exercice de certification lui-même,
la comparabilité des états financiers, mais non à celle des différents enseignements peuvent être relevés tenant
techniques de certification ainsi qu'à ses grands axes aux conséquences de l'exercice (valeur de l’attestation)
d'organisation. comme au suivi des recommandations (modalités).
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 77
Personnes auditionnées ou interrogées par le biais d'un
questionnaire entre 2016 et 20191
- Autorité du Grand Londres
Benoît BAYENET, Conseiller du Ministre de l'Économie,
de l'Emploi, du Commerce extérieur et du Patrimoine de
la Région wallonne
Nadine BOURGAIN, Inspection générale de la Ville de
Paris, documentaliste, unité communication internet
documentation
Julie CASSAIGNE, Spécialiste des questions économiques
à l'Ambassade des États-Unis en France
- Centre japonais des collectivités locales de Paris
Rapport de FONDAFIP*
Présenté par Marie-Christine BARANGER
* Le texte ci-après est issu des travaux menés par le groupe de
recherche de FONDAFIP sur la certification des comptes (rapport sur
la certification des comptes locaux. Approche comparée). Le groupe
était composé de Marie-Christine Baranger, Agent comptable à la
société du grand Paris, Michel Bouvier, Professeur à l'Université Paris
1 Panthéon-Sorbonne, Président de FONDAFIP, Joël-Louis Colon,
Chargé de mission à FONDAFIP, Olivia Roques, Chargée de mission
certification des comptes à la Ville de Paris. Le pilotage du groupe et
la rédaction du rapport ont été assurés par Marie-Christine Baranger,
assistée d'Olivia Roques. Seul est publié ici le rapport proprement dit
compte tenu du caractère trop volumineux des annexes. Ces
dernières sont consultables à la bibliothèque de FONDAFIP.

Maxime CHRETIEN, Directeur du contrôle financier au

département des autorités de la Ville de Genève
Nevia CICIN-SAIN, Assistant d'enseignement principal,
Département de droit fiscal, Faculté de droit de
l'Université de Zagreb
- Gouvernement métropolitain de Tokyo
Patrizia MAGARE, Professeure au département de
jurisprudence, université de Gênes
Jean-Philippe MATHOREZ, Associé secteur public chez
Mazars
Hélène MARTIN, Attachée au Service public de Wallonie,
action sociale cellule stratégique
- Quartier Londonien de Hackney
Gralyna PAULINA W6jcik, Directrice adjointe au conseil
municipal de la Ville de Varsovie, Département de l'audit
interne.

1 Les fonctions indiquées des experts interrogés sont celles au titre

desquelles ils ont été consultés, nonobstant tout changement de fonction
ultérieur.

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 78

 Evaluation des politiques publiques
Qu’est-ce que l’analyse militante apporte à l’évaluation des politiques publiques ?
Revue Française d’Administration Publique, n° 177, Avril 2021, P. 83-96

Cet article s'intéresse au rapprochement entre l'évaluation des politiques publiques et certaines analyses
conduites par des organisations militantes. Il étudie des travaux militants qui s'appuient, comme les
évaluations, sur la collecte de données probantes afin de juger de l'efficacité, de la cohérence et de la
pertinence de certaines politiques publiques. Alors que ces travaux ne portent pas toujours le nom ni ne se
réfèrent à l'évaluation des politiques publiques, deux études de cas permettent d'illustrer et de documenter la
façon dont ces démarches mobilisent des informations à caractère évaluatif dans une logique de plaidoyer. Ces
travaux qui visent à alerter l'opinion publique via une approche se voulant évaluative seraient-ils plus à même
de susciter la controverse et le débat public ?

Cette étude prend comme point de départ l'observation s'identifient pas à la « communauté épistémique » de
l'évaluation (Toulemonde et al., 2009) et par conséquent
suivante : certains travaux d'organisations militantes
ne se réfèrent pas explicitement à des principes ou des
visent à évaluer des politiques publiques en s'appuyant
méthodes d'évaluation. L'étude de ces travaux vise plutôt
sur des données probantes. Ainsi, deux activités
à nourrir la réflexion suivante : à quoi ressemblent des
considérées de prime abord comme diamétralement
processus évaluatifs militants et comment se distinguent-
opposées, à savoir les évaluations menées pour des
ils des travaux d'évaluation classiques ? Comment
commanditaires publics d'une part, et certains rapports
interagissent-ils avec les citoyennes, les pouvoirs publics,
d’organisations militantes publiés dans le cadre d'actions
et qu'apportent-ils (de plus) au débat public ? Pour
de plaidoyer d'autre part, participent, l'une comme
apporter de premiers éléments de réponse sur la façon
l'autre, à l'effort d'évaluation des politiques publiques.
dont des plaidoyers d'organisations militantes participent
Dans un contexte où l'État n’a plus le monopole de
à l'effort d'évaluation des politiques publiques, nous nous
l'intérêt général, que d'autres acteurs ont leur propre
appuyons sur deux études de cas. Chacune de ces études
vision des finalités et des objectifs de l'action publique, le
de cas a fait l'objet d'une analyse détaillée d'un rapport
fait que des organisations militantes analysent les
produit par l'organisation et de plusieurs entretiens avec
politiques publiques n'est pas un fait nouveau. En
leurs auteurs respectifs1 :
revanche, le fait que des organisations s'appuient sur des
données probantes pour juger de la valeur d'une - Le premier cas étudié est une enquête publiée par
politique publique dans une logique de plaidoyer ouvre Médecins du monde intitulée « Que pensent les
de nombreuses pistes de réflexion. travailleur-se-s du sexe de la loi prostitution : enquête sur
l'impact de la loi du 13 avril 2016 contre le système
Cette observation, néons souhaitons l'illustrer et l'étayer
en étudiant des travaux militants qui, le plus souvent, ne
portent pas le nom d'évaluation, afin d'identifier des 1Une publication militante sur deux a d'abord été étudiée dans le cadre d'un
«processus évaluatifs militants ». Nous ne considérons mémoire de recherche universitaire : Tevini (2017), Quand et dans quelle
pas ces travaux sur le même plan qu'une évaluation de mesure les organisations militantes font-elles de l'évaluation de politiques
politiques publiques dans la mesure où leurs auteurs ne publiques ?, Université de Padoue, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, KU
Leuven.

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 79

prostitutionnel» (2018)2.
- Le second cas étudié est un rapport publié par
Greenpeace intitulé «Règlement Bois de l'Union
européenne : deux ans après (2015) »3.
À travers ces deux études de cas, nous montrerons dans
une première partie les formes que peuvent prendre des
processus évaluatifs militants et la façon dont ils
mobilisent des informations à caractère évaluatif dans
une logique de plaidoyer. Puis nous discuterons dans une
seconde partie de la capacité des processus évaluatifs
militants à susciter le débat public autour des résultats
des politiques publiques.
Évaluation, processus évaluatifs militants et
organisation militante : de quoi parle-t-on
exactement ?
Nous considérons que ce qui définit un évaluateur ou une
évaluatrice de politiques publiques est avant tout sa
pratique, celle de rassembler et mettre en forme des
informations à caractère évaluatif — c'est-à-dire des
connaissances construites à propos des conséquences
(les résultats, les effets) des interventions que les acteurs
en position de décision ont conduites (selon la définition
sociologique proposée par Barbier, 2014). Aujourd'hui,
l'évaluation est une activité susceptible d'être menée par
de nombreux professionnels (hauts fonctionnaires,
experts, consultants, universitaires, etc.) de diverses
structures (le Parlement, la Cour des comptes, France
Stratégie, les centres de recherche, les bureaux d'études,
etc.). Nous distinguons leur activité d'évaluation de celle
de la recherche, qui pose ses propres questions pour
générer des connaissances, et de l'étude qui n'est pas «
aimantée » par le questionnement de la valeur et des
2 Médecins du monde (2018), «Que pensent les travailleur-se-s du sexe de la
loi prostitution : enquête sur l'impact de la loi du 13 avril 2016 contre le
système prostitutionnel» (lien vers le rapport : https://www.
inedecinsdumonde.org/sites/defauldfiles/Rapport-prostitution-BD.PDF).
3 Greenpeace (2015), «Règlement Bois de l'Union européenne : deux ans
après» (lien vers le rapport
https://edn.green¬peace.fr/site/uploads/2017/02/RBUE-2-
ans.pdf7_ga=2.267008334.1357497834.1591109879-
1656584649.1590510443)
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
effets de l'action publique (Barbier, 2010), pour réserver
le terme d'évaluation à une pratique correspondant à-un
instrument spécifique de gouvernement4 (Duran, 2010).
Pour cette raison, nous nous appuierons également ici
sur la définition proposée par la charte de la Société
française de l'évaluation d'après les décrets de 1990 et
1998 (Fouquet, 2013) : l'évaluation vise à produire des
connaissances en vue, pour les citoyens, d'apprécier la
valeur d'une politique (d'un programme, d'un dispositif),
notamment quant à ses effets, et, pour les décideurs, de
les aider à en améliorer sa pertinence, son efficacité, son
efficience, sa cohérence et ses impacts.
Ensuite, pour reconnaître un processus évaluatif militant
qui ne porte pas le nom ni ne se réfère à l'évaluation des
politiques publiques telle que définie ci-dessus, nous
nous sommes appuyés sur la théorie de l'évaluation qui
met en évidence trois enjeux, souvent en tension, qui
constituent la spécificité de la pratique évaluative :
l'utilité des travaux, le recours aux outils et méthodes des
sciences sociales et les valeurs associées au jugement
(Alkin et Christie, 2004). Ces trois enjeux nous
permettent de proposer une définition provisoire des
processus évaluatifs militants. Premièrement, leur
intention d'exposer les résultats d'une action publique
constitue une aide à la décision publique en vue de
produire du changement, en donnant aux décideurs et
aux citoyens des informations nécessaires.
Deuxièmement, il s'agit de produire de la connaissance
sur les objectifs, le contexte, les moyens, les résultats et
les effets d'une politique publique en s'appuyant sur des
méthodes et des outils issus des sciences sociales. Et
enfin, ils jugent de la valeur d'une action publique au
regard de certains critères tels que sa pertinence, sa
cohérence, son efficacité, son efficience, ou son utilité
4 En ce sens, l'évaluation a toujours été mobilisée en France sur une
multiplicité d'enjeux, invoquée tour à tour comme outil de légitimation de
l'action publique, moyen de démocratisation de la vie politique, ou en
réponse aux controverses sociotechniques (Lacouette Fougère et
Lascoumes, 2013). En témoigne un récent rapport d'information
parlementaire consacré à l'évaluation des politiques publiques qui défend
: l'idée que l'évaluation doit permettre de répondre à un triple enjeu
démocratique, administratif et parlementaire : «mieux évaluer, c'est mieux
éclairer le débat public, mieux évaluer, c'est mieux légiférer, mieux évaluer,
c'est mieux agir» (Morel-À-L'Huissier et Petit, 2018).
80
dans le cadre de leur plaidoyer.
Enfin, nous utilisons ici le vocable d'organisation
militante pour désigner de façon générale les
organisations à but non lucratif dont l'activité principale
est de défendre une cause ou militer pour des principes.
S'il est courant de se référer à des ONG de plaidoyer
(advocacy NGOS) qui défendent ou promeuvent une
cause spécifique (Malena, 1995), le vocable
d'organisations militantes comprend également des
fondations, des observatoires ou encore des associations
susceptibles de mener des actions & plaidoyer. Il
convient de préciser que les organisations en tant que
telles ne sont pas notre principal objet d'études. En effet,
nous focalisons ici notre attention sur les types
d'analyses et rapports que ces organisations sont
susceptibles de produire. Ces rapports que nous
qualifierons par la suite de processus évaluatifs militants
doivent remplir deux conditions : l'organisation ou la
publication milite publiquement pour des causes ou des
principes, et les travaux considérés ne font pas l'objet
d'une commande publique ni ne sont financés par des
pouvoirs publics.
Quand l’évaluation des politiques publiques
devient un outil militant
La détermination d'une commande évaluative est une
activité proprement politique dans la mesure où elle
sélectionne ce qu'on évalue, ce qu'on n'évaluera pas,
obligeant les commanditaires et évaluateurs à savoir
hiérarchiser leurs préférences (Duran et al., 2018).
Comme toute évaluation, les processus évaluatifs
militants étudiés « cadrent » leur analyse sur une
politique publique et « choisissent » un angle de vue
(Perret, 2014). Toutefois, la ' particularité que nous
développons ici tient à la liberté de pouvoir poser des
questions, recueillir des points de vue et mettre en
lumière certains impacts qui intéressent avant tout
l'organisation militante et sa logique de plaidoyer. À
travers deux cas d'étude, nous montrerons deux chemins
différents qu'ont empruntés les organisations militantes
pour évaluer « ce qui compte» et «au regard de quelles
valeurs ».
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
Évaluer pour créer de la connaissance à partir de
la voix des premières personnes concernées par
les conséquences d'une politique publique : le cas
de Médecins du monde
Le premier processus évaluatif militant étudié est une
enquête publiée par Médecins du monde intitulée «Que
pensent les travailleur-se-s du sexe de la loi prostitution :
enquête sur l'impact de la loi du 13 avril 2016 contre le
système prostitutionnel» (2018). Le principal objectif de
cette étude est d'« évaluer l'impact de la loi ». L'angle de
vue choisi pour évaluer est clairement défini dès les
premières lignes : cette enquête qualitative est «centrée
sur le point de vue des travailleur-e-s du sexe qui sont
directement concerné-e-s par cette loi ». En s’appuyant
sur des données collectées au moyen d'une enquête, des
entretiens et des focus groups (nous détaillons leur
méthodologie en seconde partie), les résultats sont
exposés comme suit :
«La majorité des travailleur-se-s du sexe interrogé-e-s
considèrent que la pénalisation des clients s’avère plus
préjudiciable pour elles et eux que l’ancienne mesure de
pénalisation du racolage public. [...] Malgré ce que la loi
annonçait, notamment qu'en pénalisant la demande (les
clients) l'offre serait également réduite, les entretiens
avec les associations indiquent qu'il n'y a pas de baisse
du nombre de travailleur-se-s du sexe. Les effets négatifs
de la loi se font ressentir sur leur sécurité, leur santé et
leurs conditions de vie en général. » (Extrait du rapport
de Médecins du monde, p. 6).
L'intérêt de ce cas tient au fait que cette enquête a été
publiée au moment où la loi prévoyait que le
gouvernement remette au Parlement un rapport sur
l'évaluation de la loi deux ans après sa promulgation. À
l'image d'une «évaluation émancipatrice5» (Baron et
Monnier, 2003), 1' objectif du consortium d'associations
animé par Médecins du monde était de disposer
d’éléments tangibles concernant les impacts de la loi sur
5 Dans une évaluation émancipatrice, la société civile décide du contenu de
l'évaluation, pilote les travaux et produit le jugement final. À partir du
constat que l'information et la connaissance sont un pouvoir trop souvent
réservé aux décideurs et aux principaux acteurs d'un programme, elle
considère indispensable de transférer ce pouvoir notamment aux groupes
les plus démunis.
81
les travailleur-se-s du sexe afin d'être en mesure de
compléter, voire contrebalancer, l'évaluation
commanditée par le gouvernement. Cadrer l'analyse
uniquement sur les impacts sur ce public était un moyen,
selon les auteurs, de disposer d'un «outil de contrepoids
de l'évaluation officielle ».
«Le groupe d'associations s'est dit : "il nous faut des
éléments pour pouvoir dire si leur évaluation est bonne
ou pas. À tous les coups, dans une évaluation du
gouvernement, ils ne vont pas aller voir les premières
personnes concernées, à savoir les travailleur-se-s du
sexe. Donc nous ce qu'on va faire, c'est baser notre
travail d'enquête et d'évaluation à partir de la voix des
premières personnes concernées". J'utilise le terme
évaluation de manière très large pour signifier : créer de
la connaissance à partir de la voix des premières
personnes concernées. » (Entretien avec la co-autrice de
l'enquête de Médecins. du monde, chargée de recherche
Sciences Po-CERI-CNRS, en 2019).
Autrement dit, cette enquête voulait se faire le porte-
voix des laissés-pour-compte présumés des évaluations :
les acteurs de terrain, et surtout les publics vulnérables
susceptibles de se retrouver dans l’angle mort des
évaluations engagées. Ce parti pris fait largement écho
aux hypothèses du paradigme transformationnel de
l'évaluation (Mertens, 2016), à savoir que l'évaluation
doit être effectuée au service de la justice sociale
(Mathison, 2018), questionner le statu quo, notamment
en faveur des personnes subissant des formes
d'oppression. Nous pouvons toutefois faire une
distinction importante entre les processus évaluatifs
militants selon qu'ils jugent une politique au regard des
conséquences des actions mises en œuvre, comme c'est
le cas ici, ou au regard des conséquences de l'inaction
publique, comme nous le détaillons ci-dessous avec le cas
de Greenpeace.
Évaluer les impacts de l’(in)action publique : le cas
de Greenpeace
Le second cas étudié est un rapport publié par
Greenpeace intitulé : «Règlement Bois de l'Union
européenne : deux ans après » (2015). Dans ce document
de 15 pages, les auteurs s'intéressent à l'efficacité des
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
actions de la France visant à contrôler et limiter
l'importation de bois de provenance illégale. Pour ce
faire, ils s'attachent à apporter les preuves que ce
règlement n'est pas suffisamment appliqué en France et
que les objectifs en matière de réduction d'importations
de bois illégal ne sont pas atteints. Les auteurs
souhaitaient ainsi interpeller les autorités administratives
françaises, qui minimisaient, selon eux, l'enjeu de la
réglementation européenne.
Dans le scénario où l'intervention des autorités est
considérée comme trop faible, voire absente, l'exemple
de Greenpeace illustre cette volonté de réagir à l'inaction
pour exhorter les autorités à se saisir du problème public
mis en avant. Les auteurs s'intéressent ainsi à la
proportionnalité, la réponse et la cohérence de la
politique publique, et cherchent à montrer que les
moyens engagés ne sont pas à la hauteur des objectifs
officiels et recherchés.
« Greenpeace fait état des résultats d'une enquête
détaillée menée dans les ports français et dans une
concession de République démocratique du Congo. Il en
ressort que des grumes à la légalité douteuse sont
présentes aujourd'hui dans les ports français. Pour
l'heure, en France, le ministère de l'écologie en charge du
contrôle des importations de bois (notamment tropical)
n'a même pas nommé les fonctionnaires censés mener
ces contrôles. » (Extrait du rapport de Greenpeace, p. 3).
En insistant sur ce qui fait défaut, les auteurs formulent
notamment des recommandations invitant les autorités à
ajuster leurs moyens administratifs, financiers et
juridiques pour répondre ou atténuer le problème public
identifié.
« [Greenpeace] demande en particulier au ministère de
l'écologie, du développement durable et de l'énergie, et
au ministère de l'agriculture et de la forêt, de prendre les
mesures suivantes : nommer et former un nombre
suffisant d'inspecteurs afin d'engager au plus vite des
contrôles réguliers des importateurs ; saisir les lots de
bois suspects présents dans les ports français ; diligenter
des enquêtes concernant lesdites cargaisons. » (extrait
du rapport de Greenpeace, p. 15).
Dans cet exemple, les auteurs du rapport de Greenpeace
82
positionnent clairement leur analyse du point de vue de
l'efficacité de l'intervention publique. Durant notre
entretien, notre interlocuteur précise qu'il souhaitait
notamment mettre à la disposition des cabinets
ministériels concernés l'ensemble des résultats qu'ils
avaient en leur possession pour juger de la situation,
globalement négative selon eux.
L'efficacité de ce règlement dépend des moyens mis en
œuvre par chaque État membre pour le faire respecter,
notamment à travers l'adoption d'un régime de
sanctions. Greenpeace alerte depuis deux ans les
autorités sur l'inaction de ces États... en particulier la
France (extrait du rapport de Greenpeace, p. 3).
La politique publique est étudiée ici au regard des
objectifs officiels, c'est notamment ce qui a conduit les
auteurs à rappeler quelle était la stratégie du règlement
européen et pourquoi ils considéraient que son
application en France ne permettait pas de répondre au
problème qu'il cherchait à résoudre.
« C'est un règlement qui a, pour reprendre votre
vocabulaire, une logique d'intervention très complexe. La
première étape, c'est d'obliger les importateurs à vérifier
la légalité du bois, la deuxième étape, c'est qu'ils
renoncent à importer ceux dont la légalité ne peut pas
être prouvée, la troisième étape étant que les pays
exportateurs, face aux changements de comportement
des entreprises européennes, mettent en place une
réglementation efficace pour garantir la provenance
légale du bois afin que l'activité économique de la région
soit préservée, mais qu'elle ne contribue pas à la
déforestation dans des zones illégales. Et ce dernier
enjeu était souvent oublié, en tout cas on avait cette
impression. » (entretien avec l'auteur du rapport de
Greenpeace, chargé de campagne forêt, en 2017).
Interrogé sur les potentielles réactions que ce travail a pu
susciter, l’auteur du rapport confie que les autorités
publiques se sont in fine saisies de ce problème et que
plusieurs décisions ont été prises pour y remédier.
« On a une réaction assez forte de la part des gens qu'on
interpellait, cela s'est traduit par le développement de
moyens rapides du ministère de l'environnement [...].
Environ 3 mois après, une personne a été désignée, des
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
procédures ont démarré, et des formations d'inspecteurs
ont débuté. » (entretien avec l'auteur du rapport de
Greenpeace).
En résumé, les deux cas étudiés ici montrent deux
chemins différents qu'ont empruntés les organisations
militantes pour évaluer les résultats de différentes
politiques publiques. Leur approche évaluative a été
mobilisée dans une logique instrumentale pour diverses
raisons : évaluer pour créer de la connaissance à partir de
la voix des premières personnes concernées, ou bien
évaluer les impacts de l' (in) action publique. En jugeant
les politiques publiques dans le cadre de leur plaidoyer,
le cadrage de ces processus évaluatifs militants s'est
largement focalisé sur les effets dommageables des
politiques publiques. Comment ces travaux interagissent-
ils ensuite avec les citoyen-ne-s, les pouvoirs publics, et
qu'apportent-ils (de plus) au débat public ?
Une approche évaluative pour susciter la
controverse et le débat public
Nous esquissons ci-dessous des éléments de discussion
concernant la façon dont les processus évaluatifs
militants participent au débat public en utilisant leurs
résultats dans une optique revendicative d'interpellation
des citoyen-ne-s et des acteurs publics afin de favoriser
un changement dans l'action publique. A la différence
d'une évaluation classique qui est avant tout destinée,
voire réservée, aux commanditaires et aux acteurs
publics concernés, la contribution au débat public des
approches évaluatives militantes se distingue par trois
caractéristiques que nous développons ici : le fait de
travailler et évaluer « sans » les acteurs publics, la
volonté affichée d'influencer l'agenda politique, et les
biais de sélection et d'analyse inhérents à la logique de
plaidoyer.
Évaluer sans travailler avec les acteurs publics
La schématisation heuristique des différentes stratégies
d'influence des politiques publiques (Start et Hovland,
2004) nous permet de clarifier la position (en
coopération versus en confrontation) et la nature du
discours (l'argument scientifique versus le jugement de
83
valeur) de différentes stratégies d'influence des
politiques publiques que sont le lobbying, le conseil
(advising), le plaidoyer (advocacy) et l'activisme
(activism). Si nous devions caractériser la position et la
nature du discours des processus évaluatifs militants
étudiés, nous les situerions dans la zone du plaidoyer
(advocacy) car les analyses s'appuient sur des données
probantes sans travailler directement avec les acteurs
publics. Ils se distinguent ainsi des évaluations de
politiques publiques commanditées par les pouvoirs
publics, qui se situeraient dans la zone du conseil
(advising), dans la mesure où l’évaluation est réalisée en
travaillant avec les acteurs publics concernés, avec
parfois une vocation de contrôle.
Figure 1 : Les stratégies d'influence des politiques
publiques (à partir de Start et Hovland, 2004 et traduit
par l'auteur)
Le rapport de Médecins du monde illustre le mieux cette
volonté de se baser sur des faits pour juger d'une
politique publique sans pour autant travailler avec les
acteurs publics. À la lecture des 100 pages de l' «Enquête
sur l'impact de la loi du 13 avril 2016 contre le système
prostitutionnel», 4 pages du rapport détaillent la
méthodologie de l'enquête et 17 pages d'annexes
présentent les protocoles et les échantillonnages de
répondants. Au total, 583 réponses à un questionnaire,
70 entretiens auprès de travailleur-se-s du sexe et 24
entretiens ou focus groups auprès d’associations
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
constituent le matériau collecté et analysé. À l'image
d'un évaluateur, l'accent mis sur la méthode se révèle
être la pierre angulaire du rapport, qui servira par ailleurs
aux actions de plaidoyer de l'organisation6, comme nous
le précise une autrice impliquée, bénévole à Médecins du
monde, sociologue et chercheure à Sciences Po :
«Étant chercheure et bénévole à Médecins du monde, j'ai
été impliquée et j'ai dit si vous voulez faire un truc
sérieux, je m'implique en tant que chercheure. [...] Vu le
profil des associations rassemblées, on savait qu'on allait
être critiqués, donc il fallait mettre en place un protocole
d'enquête le moins critiquable possible, et rendre
compte dans le détail de la méthode, des panels, des
limites, des difficultés, etc. La partie méthodologie est
longue et elle aurait pu être encore plus longue. Nous
savions que c'était un cadre polémique, et cela ne nous a
pas empêchés d'être critiqués sur la méthode par la
suite. » (entretien avec la co-autrice de l'enquête de
Médecins du monde).
Les entretiens menés montrent que la mobilisation de
ces principes et méthodes de travail poursuit les mêmes
finalités qu'une évaluation «officielle» de politiques
publiques. Il s’agit de mettre en lumière la complexité
des sujets abordés, voire de démontrer que les résultats
et les conséquences sont imputables aux politiques
étudiées. Mais contrairement aux évaluations de
politiques publiques dont la majorité sont pensées et
mises en œuvre «à l'intérieur » du cycle de vie des
politiques publiques et « en coopération » avec des
commanditaires publics, les activités de plaidoyer
étudiées ici se situent «à l'extérieur» du processus et
davantage dans une logique de « confrontation ».
Ne pas travailler avec les acteurs publics amène
logiquement les processus évaluatifs militants à
contribuer différemment au débat public. En particulier,
une organisation militante n'a pas accès aux données
publiques (bilans technico-financiers, bases de données,
6 Dans le champ de la recherche qui analyse les stratégies de légitimation
des groupes d'intérêts (Offerlé, 1998), cette évolution ferait écho à la
stratégie de recours à la science (produire une expertise considérée comme
objective), plutôt que de recourir au nombre (en se créant un collectif) ou de
recourir à la morale (en invoquant la violation de normes éthiques pour
susciter des mobilisations).
84
documents stratégiques, etc.) ou aux parties prenantes
du programme (décideurs, techniciens, etc.) aussi
aisément que des évaluateurs mandatés par un acteur
public7. Cette situation peut conduire à mettre en place
des outils de collecte généralement laissés de côté ou
inconcevables pour un évaluateur mandaté. C'est
notamment le cas des inspections, des observations et
des entretiens sans le consentement explicite des
autorités.
«Ce qui nous intéressait c'était contrôler les résultats,
voir s'il y avait du bois coupé illégalement dans les ports,
et à partir de là, on fournissait des pistes
d'amélioration. » (entretien avec l'auteur du rapport de
Greenpeace).
Les processus évaluatifs militants participent ainsi à la
collecte et l’analyse de données pouvant être mobilisées,
d'une part, par d’autres évaluations, et d'autre part, par
les autorités publiques concernées. Cet aspect a en partie
été souligné dans un récent rapport sur la modernisation
de la politique partenariale de développement, qui
souligne que les politiques d'aide publique au
développement sont très scrutées par la société civile8.
« Les organismes de coordination des ONG de solidarité
internationale tels que Coordination SUD au niveau
français et Concord au niveau européen mènent des
travaux de veille, d'analyse et d'évaluation des politiques
publiques. D'autres ONG comme Publish What You Fund
ont pour mission principale l'évaluation de la
transparence de l'aide publique au développement, ce
qui contribue à l'appropriation progressive par la société
civile des enjeux liés à la mise en œuvre de cette
politique qui est par construction relativement éloignée
7 Cependant, la difficulté d'accès aux données est une problématique
récurrente également lorsque l'évaluation est commanditée. Le peu
d'intérêt pour les résultats de l'action a d'ailleurs eu historiquement pour
conséquence dommageable le retard français dans la constitution de bases
de données fiables et plus largement une faible connaissance par les services
de l'État de leur contexte d'action. Or la mobilisation des données est un
enjeu crucial pour l'efficacité des politiques publiques comme du reste pour
évaluer avec précision l'impact des programmes publics (Duran, 2010).
8Berville H., «Rapport sur la modernisation de la politique partenariale de
développement et de solidarité internationale» (lien vers le rapport :
https://www.vie-publique.frisites/default/files/rapport/pdf/184000579.pdf).
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
des citoyens. » (extrait du rapport sur la modernisation
de la politique partenariale de développement et de
solidarité internationale, p. 49).
Ainsi, sans pour autant «travailler avec » les autorités
publiques, cette logique de confrontation et de mise en
visibilité des données collectées contribue à susciter le
débat public, attirer l'attention et la mobilisation.
« Souvent dans les campagnes de Greenpeace, les
pouvoirs publics nous disent : "travaillez avec nous pour
développer des solutions", et c'est rare qu'on le fasse.
On alerte pour dire qu'il n'y a pas de résultats, mais on ne
va pas aller beaucoup plus loin pour "faire le travail" à la
place des pouvoirs publics. » (entretien avec l'auteur du
rapport de Greenpeace).
Évaluer pour interpeller et mettre à l'agenda un
problème public
Dès l'origine, un travail évaluatif militant diffère d'une
évaluation commandée par une instance publique dans la
mesure où la sélection d'un «problème public» (au sens
de Rezsohazy, 19969) à étudier et l'évaluation de la
«réponse publique» s'inscrivent dans une logique de
plaidoyer. Les processus évaluatifs militants proposent
aux individus, aux gouvernements ou aux organisations
internationales des problèmes publics qui exigent
positionnement et action. C'est ce que Debos et
Goheneix (2005) considèrent (dans leur cas à l'échelle
internationale) comme la première étape de la fabrique
de l'opinion publique, qui vise à sélectionner et
construire des «causes » qui feront l'objet de campagnes
de mobilisation.
En nous appuyant sur ces deux exemples, on observe en
effet que ces travaux militants visent autant à interpeller
les acteurs publics que la société civile en général (les
journalistes, les élus, d'autres organisations concernées
par le sujet, etc.).
L'objectif de mettre à l'agenda (au sens de Kingdon,
9Toute situation défaillante qui affecte une société ou une partie de celle-ci
par le déséquilibre, la tension, les insuffisances ou les frustrations qu'elle
entraîne et qui provoque une action collective pour la corriger, redresser ou
améliorer (Rezsohazy, 1996).
85
1984)10 un problème public se traduit ainsi par une
multiplication des canaux de diffusion et d'interpellation
en vue de susciter le débat public, la controverse et in
fine une réaction des acteurs publics. Nous proposons
dans le schéma ci-dessous une représentation de la
logique d'intervention, de ces processus évaluatifs
militants afin de mettre en évidence leur volonté
d'interpeller, de médiatiser, et de mettre à l'agenda leurs
travaux, ce qui les différencie des évaluations classiques
qui sont avant tout destinées voire réservées
uniquement aux commanditaires et aux acteurs publics
concernés. Les premières boîtes représentent le travail
des organisations militantes étudiées, tandis que les
boîtes en pointillés représentent les effets escomptés de
leurs actions.
Figure 1 : Logique d'intervention des processus évaluatifs
militants (source : auteur)
Le document de Greenpeace joue par exemple le rôle de
« lanceur d'alerte » afin de faire toute la lumière sur ce
qui est considéré comme un problème public, en vue de
le mettre à l'agenda et obtenir une réaction politique.
«À ce jour, des opérateurs continuent à importer en
France, en toute impunité, du bois provenant de
concessions forestières où de nombreuses illégalités ont
été documentées. » (extrait du rapport de Greenpeace,
p. 15).
10 La mise à l'agenda s'opère lorsqu'un problème est reconnu, qu'une
solution est développée et disponible au sein de la communauté des
politiques publiques, qu'un changement politique en fait le moment adéquat
pour un changement de politique et que les contraintes potentielles ne sont
pas trop fortes (Kingdon, 1984).
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
Lors de notre entretien, l'auteur nous a confirmé que
l'objectif de cette publication est d'obtenir de la part des
autorités publiques concernées une réponse au vu des
résultats exposés.
« Les personnes qu'on voulait faire réagir et donc le
lectorat cible de ce rapport étaient les autorités
administratives françaises, car elles nous semblaient
minimiser l'enjeu de cette réglementation. Pour nous
c'était important de leur rappeler, à eux, et aussi aux
journalistes qui jouent le rôle d'intermédiaire, pourquoi
elle était importante.» (entretien avec l'auteur du
rapport de Greenpeace).
Dans le cas de Médecins du monde, au terme de 8 mois
de collecte, la publication de l'enquête a ainsi bénéficié
d'une forte couverture médiatique11, en raison
notamment de l'absence de publication de l'évaluation «
officielle » prévue par la loi.
« Beaucoup de médias s'en sont
emparés, car ils n'avaient pas
d'autres éléments à disposition. On
pensait être noyés dans d'autres
rapports ou communication, mais en
fait il n'y avait que nous de solides,
donc on a été énormément
relayés. » (entretien avec la
coautrice de l'enquête de Médecins
du monde).
Des biais de sélection inhérents à la logique partisane
Par définition, toute organisation militante jugeant des
résultats d'une politique publique est à la fois juge,
lorsqu'elle prend position vis-à-vis des résultats d'une
action publique, et partie, en tant qu'organisation
militant de façon explicite pour ses principes. Ce conflit
d'intérêts peut influencer les choix méthodologiques et
l'approche retenue. C'est par exemple ce qui a été
reproché au rapport de Médecins du monde :
11 Illustration des titres parus le lendemain de la publication : «Bilan sévère
des effets de la loi de 2016 sur la prostitution» (Le Monde), «Prostitution : la
pénalisation des clients "préjudiciable" selon Médecins du monde» (Le
Figaro), «Pénalisation des clients : deux ans après la loi, prostituées et
associations dressent un bilan alarmant» (Le Journal du dimanche).
86
«Les associations abolitionnistes [de la prostitution]
contestent [la neutralité du travail], car la douzaine
d'associations à l'origine de cette enquête [...] ont été les
plus farouches opposants de la pénalisation des clients.
Bénévole à Médecins du monde, la chercheuse [autrice
du rapport] reconnaît dans Le Monde être partie "sur des
hypothèses d'impacts négatifs de la loi sur la santé et la
sécurité des personnes" qui "se sont malheureusement
confirmées"» (Mediapart, le 7 septembre 2018).
Ainsi, il est possible que l'organisation militante explore
davantage les arguments à charge vis-à-vis de l'action
publique plutôt que les arguments à décharge. A fortiori,
une organisation militante n'a pas ou peu d'intérêt à
collecter des données qui peuvent aller à l'encontre de
son plaidoyer, comme nous le confiait l'auteur de
l'enquête de Médecins du monde.
« Si ça se trouve, on allait avoir plein d'avis positifs sur la
loi. Il y aurait eu plusieurs scénarios possibles. Si ça ne
correspondait pas au plaidoyer, soit le comité de pilotage
remodelait la méthode, soit ils arrêtaient le rapport.»
(entretien avec la coautrice de l'enquête de Médecins du
monde).
Cette situation peut conduire les organisations à choisir
les actions publiques à évaluer par opportunité, comme
nous le précise l'auteur du rapport de Greenpeace.
«Pour une organisation militante, il faut choisir nos sujets
de travail en fonction des enjeux sur lesquels les gens
vont nous donner des moyens, et les autres enjeux moins
médiatiques sur lesquels les pouvoirs publics
n'interviennent pas.» (entretien avec l'auteur du rapport
de Greenpeace).
Aussi, comme nous le précise ce même auteur, la volonté
d'interpeller les autorités publiques peut être plus forte
que celle de juger et évaluer de façon pluraliste (Baron &
Monnier, 2003) pour tenir compte de la pluralité de
systèmes de valeurs et points de vue qui coexistent.
«Pour certains acteurs, on va systématiquement chercher
leur avis, mais on ne va pas l'exposer, car même si
Greenpeace respecte certains éléments du travail
journalistique, on n'est pas là pour donner le point de
vue de tout le monde, car on donne avant tout le point
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
de vue de Greenpeace. » (entretien avec l'auteur du
rapport de Greenpeace).
La logique partisane de ces processus évaluatifs pose
ainsi un problème éthique lorsqu'il s'agit d'évaluer une
politique publique de façon indépendante, dans la
mesure où la volonté et la façon d'évaluer répondent aux
partis pris et aux actions de plaidoyer de l'organisation. À
l'inverse, comme le soulignent certains auteurs
interrogés, une évaluation commanditée est-elle plus
indépendante que leurs travaux ? En effet, la capacité à
décider quoi évaluer et au regard de quel référentiel
juger est souvent issue d'un compromis avec l'autorité
publique qui commandite l'évaluation, ce qui affecte en
partie les évaluations plus classiques de politiques
publiques dans le choix de ce qui est évalué, ce qui ne
l'est pas, au regard de quelle valeur, etc. C'est la raison
pour laquelle Jean Leca argumentait que l'évaluation
devait être conçue comme une « zone d'autonomie » par
rapport aux acteurs (y compris l'État) auxquelles elle
apporte de l'information, au risque de devenir dans son
déroulement même (et non pas seulement dans ses
usages ultérieurs) un élément même de la manipulation
de l'information que les stratèges ne peuvent que
pratiquer (Leca, 1993).
En résumé, sans travailler directement avec les autorités
publiques concernées, les organisations militantes
participent à la production et l'analyse de données sur les
conséquences des politiques publiques. Ces processus
ont vocation à susciter le débat et la controverse dans
l'espace public autour des conséquences des
interventions publiques en vue de mettre à l'agenda un
problème public. Si les logiques partisanes induisent des
biais importants dans l’analyse, le statut d’organisation
militante peut également constituer une zone
d'autonomie importante vis-à-vis des acteurs publics.
* * *
Certains travaux militants mobilisent une approche
évaluative dans une logique instrumentale afin de
renforcer leur plaidoyer. L'étude de ces processus
évaluatifs militants invite à réfléchir à la responsabilité de
la fonction d’évaluateur et de commanditaire lorsqu'il
s'agit de choisir « quoi » évaluer, au regard de « quelle
87
valeur », puis comment enrichir le débat public des
résultats et conclusions des évaluations.
La logique de plaidoyer conduit premièrement à porter
un regard évaluatif différent sur les résultats de l'action
publique et la façon de les juger. En explicitant les valeurs
et les intérêts militants qui sont à l'origine de leur
démarche, les auteurs déterminent leur «angle de vue»
pour juger de la valeur d'une politique publique, qu'il
s'agisse de ses impacts sur les publics vulnérables, son
efficacité pour la protection de l'environnement, etc. Ces
«regards évaluatifs militants » documentent et
complètent les connaissances construites à propos des
effets des interventions dans la mesure où leurs valeurs
et leurs intérêts ont de grandes chances d'être différents
de ceux portés par des commanditaires publics12. C'est
en ce sens que nous défendions en introduction l'idée
que ces processus d'évaluation militants participent, aux
côtés des évaluations commanditées par la puissance
publique, à l'effort global d'évaluation des politiques
publiques.
Cette logique conduit deuxièmement à interpeller les
acteurs publics et la société civile en s'autosaisissant de
problèmes publics et en évaluant les réponses qui leur
sont apportées. Le fait de ne pas travailler directement
pour un acteur public conduit ces processus à multiplier
les canaux de diffusion et d'interpellation pour susciter le
débat autour des données présentées, notamment celles
allant dans le sens de leur plaidoyer. Cette volonté
d'évaluer pour exiger des réactions au vu des résultats
exposés rappelle à bien des égards les caractéristiques
d'une démocratie d'exercice (Rosanvallon, 2015) qui vise
à rendre permanente la relation entre gouvernants et
gouvernés et qui se traduit ici par la nécessité de rendre
des comptes. De ce point de vue, la valeur ajoutée des
processus évaluatifs militants est de faire des citoyen-ne-
s, des journalistes et des acteurs publics autant de
destinataires susceptibles de s'approprier, suivre et
12Comme le soulignait Thomas Schwandt lors de la conférence de la Société
européenne d'évaluation de 2018, «l'évaluation normale» se présente avant
tout comme un moyen de «renforcer la certitude dans l'appréciation de la
valeur des programmes» et de « mieux atteindre les objectifs fixés », mais
remet trop rarement en cause les valeurs sous-jacentes aux politiques
publiques actuelles (Schwandt, 2019).
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
évaluer notre capacité collective à être efficaces et
pertinents dans le traitement des problèmes qui se
posent à la collectivité.
Ces processus évaluatifs militants ont-ils vocation à
s'institutionnaliser en travaillant « pour et avec » des
acteurs publics ? On observe à ce sujet de premiers
exemples de partenariats se nouer entre organisations
militantes et commanditaires publics pour apprécier les
résultats des politiques publiques. À titre d'exemple,
depuis 2018, l’organisation WWF (World Wild Fund for
Nature) participera à l'évaluation annuelle de l'action de
la métropole de Rouen Normandie vis-à-vis des
engagements de son plan climat, notamment
l’engagement de réduction de 15 % d'émissions de gaz à
effet de serre. La participation de WWF à cette
évaluation est recherchée pour son expertise et son
indépendance. Localement, le fait que l'organisation soit
rémunérée par la métropole pour réaliser ce travail pose
question. D'après le président de la métropole : « c'est
toute sa crédibilité qui serait en jeu si jamais
[l'organisation] faisait preuve de trop de clémence vis-à-
vis de nous »13. Verra-t-on se multiplier dans les années à
venir des travaux d'organisations militantes se
revendiquant explicitement de principes et méthodes
d'évaluation des politiques publiques ? 
Marc TEVINI
Consultant, Quadrant Conseil
Remerciements
L'auteur tient à remercier sincèrement les auteurs des
publications militantes étudiées pour leur disponibilité et
leurs réponses à nos questions, sans quoi cet article
n'aurait pas pu voir le jour.
Bibliographie
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Theory Tree. In M. Alkin, Evaluation Roots: Tracing
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13 La Gazette des communes (2019), «Élus et ONG main dans la main pour le
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 Evaluation des politiques publiques
Evaluation des politiques publiques : les leçons de l’expérience
Revue Française d’Administration Publique, n° 177, Avril 2021, P. 1-16
« La méthode scientifique en politique signifie que le
grand art de nous convaincre nous-mêmes que nous
n'avons pas fait d'erreur, de les ignorer, de les cacher, et
de blâmer autrui pour elles, est remplacé par l'art plus
grand d'en accepter la responsabilité, d'essayer de nous
instruire par elles, et d'appliquer cet enseignement de
façon à les éviter dans l'avenir ».
Karl Popper (1944), Misère de l'historicisme, Paris, Plon,
1955
En 2013, la Revue française d'administration publique
(RFAP) publiait un dossier coordonné par Annie Fouquet
intitulé «L'évaluation des politiques publiques : état(s) de
l'art et controverses ». Il faisait suite à un colloque de la
Société française d'évaluation (SFE) tenu le 9 juin 2013
sur la même thématique qui entendait faire le point sur
le développement de l'évaluation en France à un
moment où elle paraissait revenir en force après une
relative éclipse depuis la fin des années 1990. En effet,
l'évaluation ne pouvait que bénéficier du contexte ouvert
par la loi organique relative à la loi de finances (LOLF) du
Pr août 2001 qui conduisait à présenter les politiques de
l'État sous la forme de «programmes de performance »,
puis par le lancement de la Révision générale des
politiques publiques (RGPP) en 2007 dont la démarche de
Modernisation de l'action publique (MAP) devait prendre
le relais à partir de décembre 2012. Sans compter
l'importance de la réforme constitutionnelle du 23 juillet
2008 qui lui assurait en fait une institutionnalisation
significative en reconnaissant au Parlement assisté de la
Cour des comptes un pouvoir d' évaluation des politiques
publiques. Un comité d'évaluation et de contrôle des
politiques publiques (CEC) sera même créé comme
instance de l'Assemblée nationale par la réforme du
Règlement du 27 mai 2009 à la suite de la révision
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
constitutionnelle de 2008. Ce dossier visait à préciser la
nature et la portée de l'évaluation de politiques
publiques et à faire un point sur une pratique encore
fortement dispersée. L'état des lieux effectué alors faisait
ressortir une situation ambiguë marquée par une
visibilité souvent faible des travaux évaluatifs Leur
production était très diverse et de fait assez mal connue,
et la confusion régnait dans les usages du vocable même
d'évaluation. En fin de compte, la qualité se révélait très
inégale. Pour autant, l'optimisme était de rigueur compte
tenu de l'importance pour le pouvoir politique de pouvoir
apprécier l'efficacité de ses actions dans une démocratie
qui conduisait à faire de celle-ci une dimension de plus en
plus importante de sa légitimité.
Qu'en est-il aujourd'hui ? Le présent dossier qui s'inscrit
de fait dans la continuité du précédent est lui-même issu
d'une interrogation portée par la Société française
d'évaluation dans le cadre d'un colloque à Bordeaux en
2019 sur le thème «Évaluation et démocratie : les
nouveaux territoires de l'action publique ». Au-delà d'une
réflexion visant à comprendre comment l'évaluation des
politiques publiques était susceptible de rendre compte
de la dimension territoriale de l'action publique, il
s'agissait aussi plus largement de tenter de cerner la
réalité du développement de l'évaluation, son
importance pratique comme ses modalités depuis 2013.
Certes, le succès de l'évaluation ne se dément pas, avec
pour preuve le «Printemps de l’évaluation », mis en place
en 2018 par la commission des finances de l'Assemblée
nationale et consacré par la réforme du Règlement de
l'Assemblée nationale de juin 2019. Sa finalité est de
proposer une nouvelle source de production
d'évaluations et en même temps d'être un lieu de
convergence des conclusions et propositions déjà
90
disponibles, qu'elles soient ou non issues du Parlement.
De même, l'Assemblée nationale a accueilli le 13 février
2020 la deuxième édition des « Rencontres de
l'évaluation», journée qui avait pour vocation de
rassembler chercheurs, parlementaires, administrateurs
et citoyens autour du thème de l'évaluation des
politiques publiques. Enfin, le Conseil d'État en a fait le
sujet de son étude annuelle consacrant de fait
l'importance décisive de l'évaluation dans sa double
dimension gestionnaire et démocratique (Conseil d'État,
2020). Certes, le Conseil d'État était probablement
l'institution la moins attendue sur le sujet. Pour autant,
cette initiative marque bien à quel point le droit public ne
peut ignorer les réalités d'une action publique dont il est
un instrument incontournable. Si les pratiques de
gouvernement de l'action publique ne peuvent plus être
sérieusement pensées dans les seules formes de la
technique juridique, elles ne peuvent cependant être
pensées en dehors du droit, ne serait-ce que parce que «
c'est par les moyens du droit que s'opère la sortie du
droit» (Mockle, 2007)158. À cela il convient enfin d'ajouter
de manière significative le projet de réforme de la Cour
des comptes annoncé par Pierre Moscovici le 4 février
2021 dont une des « ambitions stratégiques» devrait se
caractériser par un engagement plus ferme de la Cour
dans l'évaluation des politiques publiques. Comme le
souligne d'ailleurs le rapport du Conseil d'État, celle-ci
devient de fait un élément essentiel de toute réforme de
l'État, et elle peut en être considérée tout à la fois
comme une composante et comme un instrument.
Si l'évaluation des politiques publiques s'impose par son
évidence, c'est bien parce qu'elle n'est que la
conséquence d'une action publique caractérisée par
l'énoncé et la mise en œuvre de politiques publiques et
de programmes d'action qui se définissent comme autant
de dispositifs intentionnels et rationnels d'intervention
pour le traitement des problèmes publics. Du même
coup, la responsabilité des autorités publiques qui en
découle impose un impératif de connaissance de ce que
« les gouvernements font, comment ils le font et quelles
158 On lira avec profit le compte rendu qu'en donne Jacques Caillasse
(Caillasse, 2009).
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
différences ça fait» (Dye, 1972) pour reprendre une
formulation bien connue. Le questionnement de
l'évaluation est en cela fortement emblématique des
enjeux actuels de la gestion publique qui relève du triple
registre de la connaissance, de l'action et du contrôle. Si
le management public vise à produire des politiques qui
réussissent, non seulement il y va de la santé des
sociétés, mais aussi de celle du pouvoir politique. Dès lors
que l'efficacité devient une dimension essentielle de la
légitimité, la mise en évidence des résultats de l'action
publique s'impose. La problématique de l'efficacité
suppose du même coup l'intelligibilité du monde social.
L'évaluation couvre alors une double fonction, qui est
tout à la fois exigence de recherche et de correction des
erreurs d'une part, de démocratie d'autre part. Elle est
de fait de nature aussi bien managériale que
démocratique. La quête de performance conduit à
accorder une attention renouvelée aux dispositifs
producteurs d'une meilleure réflexivité de l’action
publique, ne serait-ce que comme analyse préventive des
défaillances159.
Pour autant, le succès de l'intention ne s'est guère
accompagné d'une pratique aussi louable. L'étonnement
est grand en effet, manifesté par bien des observateurs,
devant une telle effervescence déclarative et une timidité
quasi symétrique des réalisations. Bref, comment peut-
on accorder autant de crédit à l'évaluation et lui attribuer
si peu de place dans le pilotage de l'action publique ?
L'évaluation est une idée simple dont la traduction
opérationnelle est difficile. Et le paradoxe évoqué n'est
au fond que la marque des difficultés du pouvoir
politique à maîtriser et articuler les deux enjeux majeurs
que sont la capacité à traiter des problèmes publics de
plus en plus complexes d'une part et la nécessité d'en
rendre compte d' autre part. En effet, une des grandes
questions qui se posent aujourd'hui au pouvoir politique
est bien de refonder la démocratie sur la réalité de
l'exercice du pouvoir et non plus sur la seule délivrance
électorale d'un permis de gouverner. Selon une définition
de la démocratie que l'on a qualifiée de
bidimensionnelle, un bon gouvernement se doit
159 cf. les belles analyses d'Alain Desrosière (Desrosière, 2000 et 2008).
91
désormais d'être à la fois sensible aux demandes sociales
(responsive) et efficace dans le traitement des problèmes
qui se posent à la collectivité (problem solving) (Scharpf,
1997). Si le lien peut être établi entre les choix effectués
et leurs conséquences, la responsabilité des hommes
politiques se trouve engagée, car ils deviennent
«comptables de» (accountable for) dans une démocratie
qui n'est plus seulement de « confrontation », mais aussi
d'« imputation ». «Dire la vérité au pouvoir » (Wildawsky,
1987) est assurément important, mais la « démocratie
d'exercice » comme la nomme Pierre Rosanvallon est
aujourd'hui clairement à inventer (Rosanvallon, 2008) si
l'on veut combler « le déficit de responsabilité de nos
démocraties » (Papadopoulos, 2013).
On peut définir l'évaluation des politiques publiques
comme l'appréciation raisonnée des actions définies et
mises en œuvre par les autorités publiques pour leur
contribution au traitement des problèmes publics
qu'elles ont identifiés comme nécessitant leur
intervention; appréciation intervenant sur la base d'une
connaissance approfondie des conséquences que ces
actions induisent comme des processus qui les
produisent (Duran, 2010). La difficulté vient de
l'imprécision du contenu même de l'évaluation, car le
concept englobe en réalité deux types d'activités qui ne
ressortent pas des mêmes logiques : une discussion, à
caractère essentiellement scientifique, fondée sur des
procédures d'analyse visant à produire une « vérité »,
puisqu'elle vise à statuer sur « ce qui est» ; une
discussion sur l'« efficacité », dans la mesure où celle-ci
est bien un «jugement» sur une politique, c'est-à-dire
une action orientée vers un but. L'évaluation est en ce
sens pleinement porteuse des questions que pose
aujourd'hui le pilotage de l'action publique dès lors que
la recomposition des registres de justification du pouvoir
politique faisant de l'efficacité une dimension essentielle
de la légitimité conduit à penser tout à la fois l'ancrage
institutionnel de l' évaluation dans ses liens avec la
démocratie et ses rapports avec la gestion publique par
sa capacité à éclairer les acteurs publics sur la nature et
la portée de leurs actes. La maîtrise de l'action publique
nécessite des acteurs conscients de ce qu'ils sont et de ce
qu'ils font.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
Si le succès du thème de l'évaluation des politiques
publiques est difficilement contestable aujourd'hui, on
peut cependant s'interroger sur le fossé qui sépare
l'intérêt qui le porte de sa mise en pratique. L'agitation
studieuse du moment, au demeurant louable, ne peut
masquer la confusion quant à l'objet étudié, son statut
scientifique et ses usages. Les difficultés de l'évaluation
ne sont rien moins que les difficultés à produire une
administration efficace et à permettre un contrôle
démocratique ! Si l'attraction de l'évaluation n'est pas de
pure circonstance, son opérationnalisation reste
cependant difficile et elle manque de supporters au sein
de l'appareil d'État. D'où le constat récurrent qui est que
l'évaluation est le plus souvent restée exogène au monde
de l'action. Or, aujourd'hui, il y a urgence, on ne peut
plus continuer à agir sans savoir ce que l'on fait,
comment on le fait et avec quelles conséquences pour
citer à nouveau Thomas Dye. Une réflexion sérieuse sur
l'évaluation des politiques publiques s'impose qui doit
passer à l'évidence par une clarification de ses usages et
des modalités pratiques de sa production comme de son
ancrage institutionnel.
L’évaluation des politiques publiques, une
logique de recherche appliquée
II n'est guère surprenant que l'évaluation fasse partie de
ces mots que Paul Ricœur disait malades d'une affection
courante en sciences sociales, la surcharge sémantique.
Confusion et imprécision marquent en France l'usage
d'un terme qu'une pratique encore limitée et confuse n'a
guère aidé à préciser. Elle est en effet une question
complexe dans la mesure où elle constitue un effort
d'incorporation des procédures de recherche et d'analyse
dans une pragmatique de l'action au sein de laquelle les
sciences sociales occupent une place décisive dès lors
qu'on les définit comme sciences de l'action. Si les
sciences sociales sont au cœur de l'intelligence de l'action
publique, elles ne sont historiquement que très peu
présentes dans l'appareil d'État. Aussi le degré
d'ouverture à l'analyse des politiques publiques a-t-il été
en France plus modeste que dans d'autres pays. De ce
point de vue, le développement de l'évaluation est
tributaire du type d'État dans lequel il se produit et de la
92
nature des élites susceptibles de le porter, comme des
éléments plus culturels à travers lesquels la chose
publique trouve sa définition et sa justification. L'objectif
n'est pas de revenir sur la vaste question des rapports
entre connaissance et action, mais de préciser les
conditions du recours de la décision publique aux
sciences sociales, car beaucoup d'imprécisions
demeurent encore qui expliquent les tâtonnements
d'une démarche qui demeure pourtant une orientation
prioritaire en matière de modernisation de la gestion
publique régulièrement réaffirmée. Sa mise en pratique
demeure délicate et il n'est peut-être pas incongru d'en
rappeler les conditions de production.
Il ne peut assurément y avoir de démarche d'évaluation
en kit. Celle-ci ne peut être standardisée dans un
quelconque modèle à l'image de celui que le dispositif
interministériel a longtemps incarné au niveau national
dans les années 1990, qui pouvait certes avoir ses vertus,
mais en aucun cas prétendre à l'exclusivité. C'est dire
qu'elle ne préjuge en rien d'une organisation particulière
ou d'une modalité spécifique. On peut évaluer sans
instance d'évaluation, comme on peut faire des
évaluations courtes ou longues, des évaluations de
processus ou des évaluations de résultats, et ce à tous les
niveaux possibles de pilotage de l'action, du bureau à
l'Europe... Si l'extension de l'usage du terme d'évaluation
risque d'aboutir à sa dissolution, sa réduction peut aussi
conduire à son enfermement dans un catéchisme
évaluatif qui n'est pas plus satisfaisant. La prudence est
donc bien de rigueur.
Bien des malentendus reposent sur la croyance que la
connaissance dérive directement de l'application d'une
méthodologie scientifique à une question pratique,
oubliant de fait qu'aucune réalité sociale ne se donne à
voir d'elle-même et qu'elle est nécessairement tributaire
de perspectives d'analyse précises. La rigueur de
l'évaluation est souvent confondue avec une approche «
techniciste » de la méthodologie. Le chercheur n'a pas à
obéir à une orthodoxie de « la» méthode, il peut choisir
n'importe quel procédé s'il est fécond du point de vue
heuristique et s'il aboutit à des résultats vérifiables.
L'insistance sur les questions de méthode, les difficultés
de la mesure et la prudence nécessaire à la production
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
des données a pour corollaire la faible attention accordée
à la construction de l'objet d'analyse comme si le sujet de
l'évaluation était immédiatement transposable en
question de recherche et ne nécessitait de fait aucune
problématisation.
Par elle-même, l'évaluation est d' ailleurs une procédure
d'investigation limitée, pour des raisons qui tiennent
pour une bonne part aux spécificités propres aux
sciences sociales dans la production même de leurs
connaissances. Evitons de prêter à la science plus qu'elle
ne peut, car ce serait oublier que les sciences sociales
«problématisent» leur objet d'analyse, c'est-à-dire que le
passage d'une question empirique à une question de
recherche n'est pas une opération simple et naturelle.
Aucune réalité ne se donne à voir d'elle-même en dehors
de la sélection d'une perspective de recherche. On le sait,
une manière de voir est aussi une manière de ne pas voir.
Du même coup, l'évaluation ne peut mettre au jour que
des schèmes de causalité partielle. C'est bien pour cela
que la détermination de la commande est une activité
proprement politique de sélection essentielle, obligeant
le commanditaire à savoir hiérarchiser ses préférences,
sauf à tomber dans un inventaire à la Prévert. Les
dangers sont d'une part de proposer à l'évaluation des
sujets souvent intraitables par leur ampleur, d'autre part
de produire une évaluation en « miettes » qui se calque
sur la segmentation administrative et la renforce, chaque
entité publique cherchant pour des raisons pratiques à
avoir son propre dispositif d'évaluation.
Plutôt que de chercher à appréhender une totalité dont
on ne peut situer les frontières, il est en effet préférable
de se cantonner à sélectionner des chaînes causales dont
on peut rendre compte à l'intérieur d'un cadre de
référence précis. Or, c'est bien cette activité de
détermination des enjeux et des perspectives de
recherche qui doit orienter vers la mobilisation de telle
ou telle discipline, de telle ou telle méthode d'analyse. À
un premier niveau, la qualité de l'évaluation et donc sa
pertinence ne peuvent être que l'expression plus ou
moins directe de la qualité de l'analyse. C'est bien ce qui
a conduit certains à parler « d'études à portée évaluative
» pour bien marquer le caractère proprement
scientifique du travail susceptible de donner lieu à un «
93
jugement ». Il est donc essentiel de s'orienter vers les
modes d'analyse les plus adéquats aux questions posées.
Bref, aucune discipline ne peut avoir le monopole de
l'évaluation, et c'est bien ce qui définit la nature
forcément potentiellement pluridisciplinaire de cette
dernière. Même si nous savons par expérience que la
mise en exergue des performances donne un rôle
essentiel aux économistes statisticiens quand l'analyse du
processus de mise en œuvre est plus propice au travail
des sociologues ou politistes.
On peut d'ailleurs illustrer ces observations par la forte
domination actuelle de l'évaluation d'impact sur le plan
intellectuel, même si celle-ci est loin de représenter une
part importante des évaluations réalisées en France pour
des raisons d'ailleurs liées à sa très forte technicité au
plan économétrique en particulier. Si on comprend
aisément le succès actuel de ce type d'évaluation —
porté aujourd'hui massivement par les corps de contrôle
et les laboratoires universitaires associés — pour ses
apports incontestables, le risque est tout simplement
celui d'une identification de l'évaluation à cette seule
figure. Au-delà des guerres classiques entre formes
d'expertise, une telle domination n'est pas neutre qui,
par sa concentration sur les seuls effets des politiques,
conduit à tenir à l'écart de l'analyse tout ce qui touche à
la mise en œuvre des politiques publiques, au type
d'expertise concernée comme aux modes de
raisonnement qui ont conduit à qualifier un problème et
déterminer son mode de définition et donc de
traitement. Mettre l'accent sur les résultats recherchés
ne dispense pas en effet d'une réflexion sur la manière
de les atteindre. Au bout du compte, l'évaluation a moins
à craindre de son institutionnalisation proprement dite,
comme nous le verrons, que de son enfermement dans
des discours d'école. L'appropriation collective d'une
même exigence n'implique aucunement le mimétisme
pratique. Des évaluations à la fois multiples et
concurrentes sont du reste le gage d'une société
politique ouverte, au-delà de la seule question — non
négligeable ! — d'une connaissance améliorée.
Le propre de l'évaluation de politique publique est en
effet de traduire un problème empirique lié à une
pratique politique en une question de recherche sans
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
perdre pour autant la signification de la question
pratique de départ. Cette activité de transformation est
essentielle, car c'est bien à défaut de l'avoir clairement
menée à bien que la simple description des phénomènes
tient souvent lieu d'explication, comme si, de l'une à
l'autre, il n'y avait qu'un pas... Il faut savoir distinguer
connaître (les faits, la réalité) et savoir (par la
connaissance des causes). La qualité de l'analyse dépend
en premier ressort de l'adaptation du dispositif de
recherche à la question de recherche, du contrôle de la
qualité des données comme de la qualité des
hypothèses. Un diagnostic est toujours lié à une question
précise. Or, c'est cette même question qui détermine la
problématique de recherche. De ce point de vue, le
travail de recherche sur lequel vient s'appuyer
l'évaluation proprement dite relève de manière très
classique d'une logique de recherche appliquée. La
qualité de l'évaluation n'est de fait que l'expression plus
ou moins directe de la qualité de l'analyse, c'est-à-dire de
la manière selon laquelle un problème pratique est
traduit en problème de recherche. Ou, dit autrement,
l'évaluation, en tant qu'outil de production de
connaissance, est la transcription d'une pratique de
recherche dans une perspective d'action. Ceci permet de
spécifier la place des chercheurs dans l'évaluation alors
même qu'un usage laxiste de la notion fortement
ambiguë d'évaluation suscite de fait bien des
malentendus.
Ceci ne fait que souligner l'importance de la phase de
détermination des problèmes à prendre en compte et
des critères à formuler afin d'orienter les travaux des
chargés d'évaluation. À défaut de bien maîtriser ce
moment, le risque est souvent de tomber, comme nous
l'avons dit, dans une forme de technicisme que l'on
confond avec l'activité scientifique. Ce sont l'importance
de la «mise en situation» des théories et des méthodes,
la confrontation de plusieurs perspectives d'analyse sur
un même objet, et les difficultés de l'imputation causale,
dès lors qu'on a affaire à des problèmes publics, qui
constituent les difficultés majeures de l'évaluation
comme instrument de connaissance.
Si on peut penser raisonnablement que la juxtaposition
de recherches différentes sur une même question est
94
utile et pertinente, il est difficile d'en déduire qu'il est
toujours possible d'en inférer une approche intégrée.
Comment articuler des résultats de recherche qui
procèdent de disciplines et de problématiques
différentes ? Leur intégration est-elle possible ? La
réponse à cette question commande bien souvent la
qualité des résultats de l’évaluation : comment éviter en
effet l'effet catalogue et la pluridisciplinarité molle ? Sans
tomber dans un fétichisme de la méthode, on s'aperçoit
là encore que les qualités de l'évaluation sont souvent
liées à la capacité à construire un protocole de recherche
apte à intégrer les dimensions pratiques que se posent
les acteurs publics dans leur recherche d'efficacité. De ce
point de vue, il convient d'avoir une approche raisonnée
de la question de l'indépendance des chargés
d'évaluation que l'on dit généralement devoir être aussi
éloignés que possible des évalués, au point que la
distance serait ainsi une condition de la qualité du travail
effectué. C'est oublier de distinguer entre l'intérêt de
connaissance qui est toujours situé et la neutralité
axiologique qui détermine la conduite du travail de
recherche. Celui-ci n'est en rien un principe politique et
moral, il est plus simplement un principe
méthodologique qui conditionne la démarche d'analyse.
Ce n'est pas un hasard si les services statistiques
ministériels (SSM) et l'Insee se sont vus juridiquement
reconnaître une indépendance méthodologique qui est
décisive.
L'incommensurabilité des théories est une vraie question
pour les décideurs dans la mesure où elle montre bien
que la décision politique est bien une procédure de
sélection et de choix liée à des préférences et des
intentions pratiques. Les recherches mettent souvent au
jour des connaissances ignorées quant à ce qui est fait ou
non, aux conséquences recherchées ou non. Par là
même, elles contribuent à former des préférences, mais
ne contribuent pas d'elles-mêmes à les hiérarchiser. C'est
bien là l'apport limité des sciences, la science juxtapose,
car elle est un savoir analytique, quand la politique
croise, car elle est une pratique synthétique dans la
mesure elle est liée à la fixation d'un but ou d'un objectif
concret d'action. La question est bien, comme l'évoquait
jadis Max Weber, celle de la synthèse à un moment
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
donné, or l'homme de science ne peut la faire, elle est
bien du ressort du politique.
On peut certes regretter de ce point de vue que nous
vivions dans un monde bien peu apte au dialogue
interdisciplinaire du fait d'une maîtrise rarement
partagée des sciences sociales que sont l'économie, la
sociologie, la science politique et l'histoire, mais il faut
reconnaître que les filières d'enseignement et de
recherche permettant l'acquisition d'une réelle
compétence en sciences sociales sont extrêmement
rares. D'autant que la pluridisciplinarité qui fut au cœur
des Policy Sciences et de la Public Policy Analysis outre-
Atlantique n'a guère pu se développer véritablement en
France du fait d'une institutionnalisation des disciplines
probablement plus forte dans l'Hexagone qu'ailleurs,
laquelle a davantage favorisé la confrontation des
perspectives d'analyse que leur conjugaison, et explique
largement l'absence de réelles Schools of Public Policy ou
leur équivalent.
Une connaissance pluridisciplinaire n'exclut évidemment
pas des spécialisations disciplinaires fortes, mais elle
oblige celles-ci à rester en contact avec les savoirs
développés par les autres sciences sociales (Gérard-Varet
& Passeron, 1995). Certes, l'affirmation des disciplines
n'est pas exempte de tensions, ni de rapports de force et
le développement des sciences sociales n'a pas échappé
à la constitution de disciplines autonomes qui ont affirmé
leur propre épistémologie ainsi que la spécificité de leurs
méthodes. La confrontation des différentes expertises a
pu prendre un tour polémique et parfois inutilement
corporatiste. La difficulté d'articulation des compétences
provient moins des savoirs en cause que des experts eux-
mêmes, car la synergie des savoirs n'induit pas pour
autant la coopération de ceux qui les maîtrisent.
L'affrontement des disciplines masque souvent, on le
sait, un combat plus âpre qui est celui que se livrent les
différentes élites pour le maintien ou l'acquisition de
position de pouvoir et qui détermine le degré
d'ouverture du marché de l'expertise. Si les sciences ne
connaissent pas de hiérarchie, il n'en est pas de même
des experts. La montée des préoccupations liées au
management public symbolise tout autant la mobilisation
de nouveaux savoirs davantage liés aux sciences sociales
95
que l'arrivée de nouveaux acteurs dans le champ de
l'expertise publique. Mais on sait aussi que c'est à la
jonction des disciplines que se situent très généralement
les innovations, et que le progrès des connaissances n'est
pas étranger au croisement des disciplines. Le jeu est
ouvert !
Reconnaître que les modalités d'évaluation peuvent être
plurielles en fonction du type de commande, des objets à
évaluer, des méthodologies à construire comme des
recommandations à en tirer relève assurément d'une
élémentaire sagesse. S'éloigner d'un quelconque
catéchisme évaluatif est une bonne chose, pour autant il
convient d'être attentif au fait qu'il ne peut y avoir
d'évaluation sérieuse sans ce «retour au réel» que nous
avons déjà évoqué. Les questions de l'autorité publique
peuvent relever de problématiques diverses, juridiques,
économiques, financières ou autres, mais elles doivent
toujours être rapportées au fonctionnement concret des
univers d'action auxquels elles correspondent.
Éloignée de toute prétention à une gestion scientifique
du politique et débarrassée de toute visée
technocratique, l'évaluation s'est en effet éloignée
aujourd'hui, ici comme ailleurs, des vues hyper-
rationalisatrices d'une « société expérimentale». Si la
mise en évidence des résultats de l’action publique
s'impose, elle est méthodologiquement difficile à
conduire, mais elle reste indispensable, car elle ouvre la
voie à une vraie transformation des modes de gestion
publique. C'est bien l'enjeu de son éventuelle
institutionnalisation.
L’évaluation des politiques publiques, quel
ancrage institutionnel ?
L'évaluation ne peut certes se réduire à son
institutionnalisation, pour autant celle-ci constitue une
forme de reconnaissance essentielle. L'évaluation doit
alors être pensée concrètement comme outil de
production de connaissance et comme pratique
d'intervention. Si la légitimité du pouvoir politique
s'exprime de plus en plus en termes d'efficacité de
l'action publique dans le traitement des problèmes
publics, on voit clairement l'interdépendance entre les
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
deux types de contrôle que sont le contrôle au sens de
surveillance de ce que produit le pouvoir et le contrôle au
sens de maîtrise que le pouvoir doit avoir de ce qu'il
produit. La garantie pour les citoyens d’avoir une gestion
de qualité dépend ainsi de la capacité des acteurs publics
à être de bons gestionnaires Dans une démocratie, il ne
peut y avoir de jeu à somme nulle entre les citoyens et
les autorités publiques. Du même coup, on peut être
surpris de voir se développer une présentation de
l'évaluation des politiques publiques comme procédure
essentiellement démocratique au point que disparaît
assez largement la fonction réparatrice de l'évaluation. Si
celle-ci peut avoir une fonction démocratique, elle doit
aussi se comprendre comme instrument d'action
publique. C'est bien là la dimension janusienne de
l'évaluation, ce qui fait tout à la fois son intérêt et sa
difficulté.
S'il faut réfléchir aux conditions visant à promouvoir une
démocratie en prise avec la réalité de l'exercice du
pouvoir, il convient également de penser aux modalités
de construction de dispositifs institutionnels par lesquels
des gouvernants (au sens très général du mot) sont
susceptibles d'identifier et de corriger leurs erreurs. Or,
l'absence d'inclusion ferme des processus d'évaluation
dans le système politico-administratif demeure
problématique alors même que l'administration a besoin
de réflexivité sur ce qu'elle fait. Il y a là un déséquilibre
manifeste dans le traitement de la question évaluative
qui n'est pas sans poser question.
De fait, l'évaluation de l'efficacité d'une politique
publique a une fonction politique, puisqu'elle légitime
l'action publique en affichant ses résultats. Elle est ainsi
garante de la transparence de l'action publique et
participe ainsi à assurer l' « accountability » des
responsables des politiques publiques. On reconnaît par
là même aux citoyens un droit de regard sur les résultats
des politiques menées. Ce n'est pas un hasard si
l'avancée de l'évaluation est particulièrement visible dans
la place qui lui revient maintenant tant au Parlement qu’à
la Cour des comptes par exemple. On comprend
aisément la place du Parlement dans la montée en
puissance de l’évaluation. Pour autant, beaucoup de
chemin reste à parcourir, ne serait-ce qu'en termes de
96
moyens. On ne peut guère comparer la puissance du
General Accounting Office, institution d'environ 3 500
personnes entièrement dévolue au Congrès des États-
Unis, avec l’aide apportée par la Cour des comptes en
France. De même, en termes de contenu, la notion de
politique publique est très extensive et non dénuée
d'ambiguïté.
Si, comme nous l'avons rappelé plus haut dans le
prolongement de la réflexion menée par Pierre
Rosanvallon, c'est aussi la démocratie qui doit se
renouveler, celle-ci ne peut plus s'envisager à travers la
seule activité électorale : elle doit aussi bien assurer la
participation de tous ceux qui sont concernés par les
conséquences de l' action publique que promouvoir un
contrôle impartial des activités de gouvernement à
travers des institutions de surveillance adaptées160. Le
soutien généralisé dont les autorités doivent bénéficier
pour agir doit en effet pouvoir s'accompagner d'une
capacité de contrôle sur la conduite même de l'action.
C'est d'ailleurs dans ce cadre qu'il faut comprendre le
développement de ce que l'on a pu nommer les
nouvelles formes de la participation politique, qu'il
s'agisse plus spécifiquement des approches participatives
ou délibératives de la démocratie. Les politiques
publiques sont du même coup de plus en plus liées à des
procédures de consultation et de participation
susceptibles d' assurer une emprise spécifique des
assujettis et des citoyens sur l'action publique en même
temps qu'elles sont sources d'information pour les
pouvoirs publics. L'idée de participation est inscrite dans
la réalité même de l'action publique en fonction d'une
double exigence technique et politique. L'évolution de la
nature des politiques publiques explique qu'il faille bien
souvent se préoccuper de motiver les acteurs dont
l'adhésion aux objectifs de la politique est essentielle
comme on le voit aujourd'hui de manière exemplaire en
matière de gestion des déchets radioactifs. Dès lors qu'on
se situe dans un État dirigeant porteur de politiques
publiques, la confiance ne peut s'accorder
indépendamment de la qualité des produits qu'il délivre.
160
Ce qui correspond d'ailleurs parfaitement au triptyque énoncé par Pierre
Rosanvallon : impartialité, réflexivité, proximité (Rosanvallon, 2008).
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
De ce point de vue, le positionnement de la Cour des
comptes comme instance de contrôle dans son rapport à
l'évaluation des politiques publiques est également
significatif d'un changement important dans la finalité
même de l'institution. Il est clair que le développement
de l'évaluation ne va pas sans poser des problèmes. Tout
d'abord, il en va de la qualification des personnels de la
Cour chargés de l'analyse des politiques publiques, qui
constitue pour la plupart un domaine relativement
nouveau. Ensuite, de manière plus essentielle, c'est la
fonction même de la Cour qui évolue dans la mesure où il
ne s'agit plus seulement de contrôler les comptes publics,
car, si l'on parle de politique publique, il devient difficile
de penser les finances publiques indépendamment de
leurs usages. L’attention du contrôleur ne peut plus
porter sur la seule maîtrise des ressources sans évoquer
leur utilisation, la démarche s'inscrit ainsi dans une
logique managériale dans laquelle l'enjeu crucial est bien
de passer d'une logique de moyens à une logique de
résultat. Que serait la gestion des finances publiques si
elle ne prenait pas en compte la finalité visée par les
actions engagées tout comme la nature même des
problèmes publics auxquels elles sont confrontées ?
Donner du sens suppose qu'on parte des problèmes
comme des résultats de leur prise en charge. Il convient
de tenir les deux bouts de la chaîne et de ne pas dissocier
les enjeux poursuivis de leur mode de gestion. L'analyse
de la dépense n'a de sens que contextualisée. C'est bien
un changement de paradigme qui se profile dès lors
qu'on raisonne en termes de politiques publiques.
Analyser l'action publique en ces termes présuppose une
capacité à réfléchir sur le thème de l'expertise dans sa
double dimension de savoir utile et de positionnement
institutionnel. Or, nous l'avons dit, l'endogénéisation de
la fonction d'évaluation demeure problématique alors
même que l'administration a besoin de réflexivité sur ce
qu'elle fait. C’est là un point décisif tant pour le
développement de l'évaluation que pour la qualité de
l'action publique. La systématisation de l'intervention
publique ne peut que créer la nécessité de sa mise en
observation et en connaissance. L'évaluation en définit
les conditions de possibilité. Il est clair en effet que la
mise en évidence des résultats de l'action publique,
97
quelles que soient ses difficultés tant scientifiques que
pratiques, impose une attention renouvelée aux
dispositifs producteurs d'une meilleure réflexivité de
l'action publique, ne serait-ce que comme analyse
préventive des défaillances comme nous l'avons dit.
L'idée est alors de concevoir l'évaluation non comme un
processus extérieur, mais comme un élément constitutif
de la politique, visant en particulier à permettre
l'adaptation et la réorientation en continu de la politique
faisant l'objet de l'évaluation. L'évaluation est alors une
composante de l'action en train de se faire. L'évaluation,
c'est aussi du policy making. Il n'y a aujourd'hui de
véritable intérêt à l'évaluation que si elle peut offrir une
vraie valeur ajoutée à ceux qui sont aux prises avec les
problèmes publics, « la seule évaluation qui compte est
celle qui conduit à un surcroît d'efficacité de l'action
publique », écrivait à juste titre Nicolas Tenzer (Tenzer,
1996). Il est important pour cela que l'activité de
connaissance soit parvenue à suffisamment «irriguer» la
décision politique, Le succès de l’évaluation d'une
politique publique se mesure de fait à
l’institutionnalisation du feedback de celle-ci sur la
politique elle-même. Malheureusement, on ne peut
qu'être frappé par le faible empressement des
administrations à mobiliser l'outil évaluatif à cet effet.
L'incapacité à aborder convenablement l'évaluation
s'explique pour une bonne part par un univers d’action
encore fortement marqué par des raisonnements axés
sur le fonctionnement des organisations administratives.
Or, les réticences à l'évaluation peuvent aussi relever du
fait que, comme le précisait Wildavsky, évaluation et
organisation sont, pour une bonne part, des termes
contradictoires (Wildavsky, 1972)161. Tout simplement
l'évaluation n'est pas concernée par la survie de
l'organisation : pour elle, l'organisation n'a de validité
que pour autant qu'elle a une utilité sociale, c'est-à-dire
qu'elle est capable d'apporter une réponse pertinente à
un problème public. Mais peut-on obtenir le support de
bureaucraties quand l'analyse d'une politique conduit à
remettre en question leur existence même ? Comme le
161
Lecture qu'on accompagnera avec profit de celle tout aussi stimulante de
Martin Landau (Landau, 1973).
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
dit Wildavsky de manière volontairement provocatrice, il
est difficile de convaincre des fonctionnaires de collecter
des informations qui peuvent leur porter tort !
L'attention portée aux résultats de l'action met à mal le
fonctionnement des administrations. De plus, il y a
manifestement un vrai choc de culture au sens où les
modalités de gestion des politiques publiques et des
organisations administratives ne reposent pas sur les
mêmes logiques ; La difficile articulation des logiques
organisationnelles et des logiques de politique publique
explique du même coup qu'il n'y a pas encore dans
l'administration française de réelle culture du résultat
basée sur un management par les outcomes. Les
évaluateurs ont été d'autant moins entendus que leur
savoir était le moins représenté dans. L’administration !
Or l'efficacité des organisations publiques ne peut seule
se satisfaire d'une logique étroite de la performance
marquée par la croissance des procédures et des
indicateurs visant à une rationalisation des moyens qui va
à l'encontre de la logique conséquentialiste de l'action
publique que vient rappeler utilement l' analyse des
politiques publiques. C'est en effet une des leçons de
cette dernière que d'avoir ouvert la voie à une distinction
essentielle : gérer une administration n'est pas gérer une
politique publique, l'efficacité de l'une ne fait pas
mécaniquement l'efficacité de l'autre.
Or, sans parler de la faible qualification des agents de
l'État en analyse des politiques publiques pour laquelle il
conviendrait de manière urgente de mettre en place une
vraie formation, l'administration française a peu de
ressources en propre à mobiliser dans une logique
d'évaluation de politique publique. On peut penser que,
dans une certaine mesure, l'insuffisante appropriation de
l'analyse des politiques publiques n'a pas toujours permis
de développer la dynamique de recherche en sciences
sociales la plus adéquate aux démarches évaluatives.
C'est une des raisons qui explique l'intérêt aujourd'hui
pour l'activité des services statistiques ministériels (SSM)
qui disposent incontestablement de compétences
pertinentes pour développer des activités d'évaluation ex
ante comme ex post non seulement assises sur des
informations solides, mais aussi par la mobilisation de
raisonnements de sciences sociales bien maîtrisés. Il
98
conviendrait très certainement de les développer bien
davantage. Le retour insistant sur les pratiques
d'évaluation des politiques publiques, au-delà de leurs
imperfections bien connues, participe d'une même
volonté de réflexivité. Dans ce cadre, les SSM dont la
proximité de la mise en œuvre des décisions publiques
confère une responsabilité particulière constituent une
ressource forte. Leur capacité à développer un vrai
savoir-faire en la matière serait une bonne manière
d'assurer intelligemment l'internalisation d'une logique
d'évaluation de l'action publique et par là même de
produire un usable knowledge, un savoir pertinent parce
qu'utilisable alors même qu'un des problèmes récurrents
de l'évaluation des politiques publiques est la faible
capacité d'appropriation des résultats par les acteurs
opérationnels concernés (Lindblom & Cohen, 1979). De
plus, face au développement de problèmes publics larges
concernant un nombre important d'administrations le
plus souvent relevant de ministères différents, l'utilité
des SSM est dans l'existence d'un réseau soudé
constituant aujourd'hui une ressource décisive dans la
mesure où cela leur permet de se coordonner, voire de
coopérer aisément entre des SSM appartenant à
différents ministères.
Certes, l’attribution claire d’une fonction d'évaluation
aux SSM conduirait à les transformer en services d'études
aux compétences plus larges que la seule production de
statistiques, même si celle-ci est aujourd'hui tout à fait
fondamentale et que la détermination de politiques
publiques ajustées à la réalité du monde ne peut s'en
passer. Il conviendrait dès lors de développer en
particulier des compétences réellement
pluridisciplinaires. De plus, et ce n'est pas négligeable, la
crise épidémique a permis par ailleurs de rapprocher ces
services d'une opérationnalité plus forte compte tenu de
la maîtrise qu'ils avaient de l'évolution des situations
sociales et plus largement de leur connaissance de la
réalité empirique. L'évaluation comme fonction de
gestion nécessite à l'évidence des services d'études et de
recherche bien intégrés dans l'appareil de production
d'action publique. Sans compter que du fait de leur
proximité et donc de la richesse des données qu'ils
possèdent, de tels services peuvent aussi offrir une
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
capacité d'évaluation quasiment en continu, ce qui est
impossible à des organismes plus lointains.
Il est d'ailleurs utile de s'intéresser au développement de
l'évaluation dans les collectivités territoriales où on
retrouve des problématiques proches. Les difficultés de
positionnement des services en charge de l'évaluation ne
sont guère différentes. Ils sont en fait rarement dans une
position favorable par rapport aux autres services qui
comprennent difficilement leur rôle et ont tendance à
reproduire un clivage classique entre les chercheurs d'un
côté et les opérationnels de l'autre. Sans compter les
difficultés avec les élus eux-mêmes qui ont eux aussi du
mal à percevoir le bien-fondé des travaux de ces services.
Là encore, on voit à quel point la reconnaissance des
services en charge de l'évaluation des politiques
publiques passe tout à la fois par une formation des
managers plus approfondie en analyse de politiques
publiques et donc en sciences sociales qui permettrait
aux services dits opérationnels de mieux saisir l'avantage
d'une meilleure coordination avec les services d' études.
Compte tenu de ce contexte organisationnel général, on
comprend aisément là aussi le succès actuel de
l'évaluation d'impact auprès des administrations dans la
mesure où cette dernière les exonère largement d'une
réflexion de fond sur leur propre fonctionnement. La
distance avec les activités d'évaluation les conduit en
effet à considérer essentiellement celle-ci sous l'angle du
contrôle dès lors que les évaluateurs s'intéressent plus
particulièrement aux activités de mise en œuvre.
Ainsi, on voit à quel point les difficultés de l'évaluation
sont assez fortement liées à un déficit d'appropriation de
celle-ci du fait d'une intelligence insuffisante de ce que
recouvre l'évaluation. À défaut, l'évaluation ne peut
guère constituer une ressource pour les organisations
concernées. L'évaluation perd ainsi par manque de
supporters comme nous l'avons déjà évoqué. Comme le
dit Véronique Chanut, «les bénéfices de l'évaluation sont
loin d'être évidents alors même que les coûts qui y sont
associés paraissent dissuasifs» (Chanut, 2003). C'est bien
cet ancrage problématique qui explique la faible prise en
compte des travaux d'évaluation par les autorités
publiques comme, en amont, leur trop faible implication.
99
L'absence d'inclusion ferme des processus d'évaluation
dans le système politico-administratif demeure
problématique, car, s'il n'y a pas d'évaluation sans
connaissance, il est à craindre qu'il n'y en ait pas non plus
sans pouvoir, sauf à ôter toute consistance à celle-ci
(Wildavsky, 1972). D'où la profonde ambiguïté qui
entoure l'évaluation quant à son statut, ses finalités et
son impact. L'évaluation aura du pouvoir quand ceux qui
doivent en être les bénéficiaires y trouveront un intérêt
d'action.
De plus, il est clair que l'extension des missions de l'État
et des champs couverts par son action comme l'ampleur
des connaissances à mobiliser pour couvrir l'ensemble de
ces champs sont telles qu'il ne peut plus disposer en son
sein, c'est-à-dire dans l'appareil gouvernemental, de
toutes les ressources disponibles à une telle production
de connaissance. Les compétences en sciences sociales
sont trop faibles, concentrées dans quelques services ou
établissements nous l'avons dit, tels que les services
statistiques ministériels (SSM) dépendants de l'Insee,
l'Insee bien sûr, l'Institut national d'études
démographiques ou encore France Stratégie pour citer
quelques lieux significatifs de nature et de statuts
différents où s'est construit de manière exemplaire un
vrai savoir-faire avec des fonctionnaires qui sont en
quelque sorte ce qu'on appelle en sciences sociales des
«marginaux sécants », à savoir des personnels qui sont à
la jonction de la recherche et de l'action. Les relations
sont donc à revoir avec les écoles et les universités dans
une logique d'institutionnalisation qui suppose un
échange plus équilibré. L'État ne peut plus faire tout seul,
l'affaire est désormais entendue, c'est donc un nouveau
mode de relation avec le milieu de la recherche qui est à
inventer, car il n'est pas sûr que le monde de la
consultante, quelles que soient son utilité et ses qualités,
soit toujours apte- à répondre efficacement aux
demandes en matière d'évaluation des politiques
publiques dès lors que celle-ci repose sur une grande
maîtrise des données et un travail de mise au jour des
conséquences de l'action qui supposent des
méthodologies sophistiquées et longues. Pris entre
logiques d'urgence et exigences pratiques, les bureaux
d'études ont souvent bien du mal à développer un
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
raisonnement qui intègre véritablement préoccupations
de recherche et impératifs d'action. On le voit, on ne
peut en effet négliger la question de l'expertise. Analyser
l'action publique en ces termes présuppose une capacité
à réfléchir sur le thème de l'expertise dans sa double
dimension de savoir utile et de positionnement
institutionnel. La question est cognitive, politique et
éthique. Tout ceci ne peut qu'inciter à créer de vraies
passerelles entre le monde de la recherche scientifique et
celui de l'action si l'on veut que la «culture de
désintéressement» des scientifiques ne se combine pas
avec un scepticisme exagéré des praticiens de l'action
publique à l'égard de la production de ces derniers.
Il s'agit tout autant de réfléchir aux conditions
méthodologiques d'une bonne évaluation qu'aux
dimensions contextuelles de son développement. Faire
de l'évaluation un problème d'action implique
nécessairement une meilleure sensibilité au contexte
d'action dans lequel elle est amenée à se déployer. Une
vraie réflexion sur l'évaluation des politiques publiques
passe nécessairement par une clarification de son usage
et de ses modalités concrètes d’organisation.
* * *
L’évaluation des politiques publiques comme
instrument d’action publique
Si l'évaluation nous invite au réalisme, il faut appliquer
cette sagesse à l'évaluation elle-même afin de réduire le
fossé entre des attentes excessives à son égard et la
réalité de son propre impact. De fait, l'évaluation est
l'occasion de débats complexes et passionnés qui
traversent de fait aussi bien le champ politique
qu'académique.
Le positionnement de l'évaluation n'a jamais été simple,
au sens où la contribution des évaluations de politiques
publiques réalisées ne paraît guère avoir donné des
résultats toujours très concluants. Finalement, nous
pourrions encore faire nôtres les observations d'un
chercheur américain qui écrivait en 1981 comme note
finale de ses travaux : «Nous avons peu de connaissance
systématique quant à l'impact de la recherche en
100
évaluation de politique publique. C'est un nouveau et
difficile domaine d'investigation. Il n'est pas aisé d'en
préciser l'utilisation ; il est extrêmement difficile de la
mesurer et c'est une tâche considérable que de rendre
compte de ce qui a été fait» (Nachmias, 1981). Certes, là
encore, la question doit être contextualisée dans des
espaces étatiques toujours spécifiques quant à la nature
de leurs cadres institutionnels et de leurs élites, pour
autant le sentiment d'insatisfaction domine le plus
souvent. En un sens, on peut dire que les incertitudes de
l'évaluation des politiques publiques ne sont que le reflet
des incertitudes de l'action publique.
Le présent dossier est ainsi l'illustration de ces
incertitudes qui montrent à quel point le passage à une
logique d'évaluation n'est pas aisé. On en comprend
certes l'intérêt, mais bien des ambiguïtés demeurent
quant à sa mise en pratique. Là aussi, on voit à quel point
l'évaluation est mal comprise dans sa nature et ses
exigences. Elle vient de fait bouleverser une gestion
publique qui à la fois en ressent la nécessité et a du mal à
la penser et la traduire en actes. Préparer l'avenir dépend
bien de notre propre capacité à rendre le monde
intelligible, mais aussi de notre aptitude à promouvoir les
solutions tant techniques que sociales qui en assureront
le fonctionnement. La maîtrise théorique du monde ne
nous en donne jamais mécaniquement la maîtrise
pratique. C'est bien ce qui ressort des logiques
d'institutionnalisation de l'évaluation des politiques
publiques tant au niveau étatique et européen qu'à celui
des collectivités territoriales. De même, à travers le lent
développement des évaluations d'impact, on saisit mieux
comment l'émergence et le succès de nouvelles
modalités d'évaluation nécessitent de savoir articuler
rationalité épistémique et rationalité pratique afin de
tenir compte de la spécificité de leur contexte de
développement162. Enfin, la richesse et la diversité des
travaux à visée évaluative exposés expriment bien que
l'évaluation n'est pas une pensée unique.
Si le débat est désormais clairement ouvert sur la
capacité de pilotage des autorités publiques, la
162
En référence aux concepts forgés par Gilles-Gaston Granger (Granger,
1995).
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
problématique de l'évaluation en est cependant une
composante essentielle quand il s'agit de rendre compte
de ce que l'on fait. L'action publique dans sa nature
définit ainsi une responsabilité empirique et non
uniquement normative : une empirical accountability
comme la qualifient les auteurs anglo-saxons. Étudier
l'action publique du point de vue du pouvoir politique
implique donc que l'on prenne au sérieux l'intervention
des autorités publiques dans leur capacité à construire et
à mettre en œuvre des politiques publiques, c'est-à-dire
selon une définition enfin complète du pouvoir politique :
leur aptitude à définir des buts collectifs, à mobiliser les
ressources nécessaires à leur poursuite, à prendre les
décisions qu'impose leur obtention et à. assumer les
conséquences qui en découlent.
Non seulement l'évaluation est un effort de connaissance
qui vise à rendre compte de l'action des gouvernants,
mais elle participe bien d'un mouvement plus général de
redéfinition des modes de justification du pouvoir
politique dans les démocraties modernes. Être
responsable d'une politique signifie que l'on puisse
expliquer les raisons de ce qu'elle est ou de ce qu'elle
devient, et que l'on soit apte à faire connaître les raisons
qui permettent de « justifier » ces dernières. Il y a bien
dans l'évaluation un double registre de connaissance et
de justification. L'évaluation n'est pas seulement
explication dans l'ordre de la causalité, ce qui importe est
que ce qui se passe soit aussi motivé, car c'est ce qui
confère à une politique un sens et une valeur. Le motif,
faut-il le rappeler, est bien différent d'une cause. La
fonction de l'évaluation ne se limite pas à produire un
jugement, ce qui en soi est banal, elle est de permettre
l'énoncé d'une argumentation logique et donc cohérente.
Ainsi que l'a parfaitement formulé Wildavsky, «le propos
de l'analyste de politique n'est pas d'éliminer tout
jugement, mais d'élever le niveau de la discussion entre
les intérêts concurrents. Le résultat final, il faut l'espérer,
sera un débat de meilleure qualité et peut-être
éventuellement permettra-t-il un choix public entre des
alternatives d'action mieux connues » (Wildavsky, 1980).
En un sens l'évaluation est ce qui rend possible ce débat
par un effort de rationalisation des choix pratiques sur la
base d'une meilleure connaissance des modalités de
101
développement de l'action publique et de son inscription
dans la réalité sociale. Le principe de rationalité
correspond à un effort d'élucidation de la pertinence que
peut revêtir une action par rapport à un contexte donné.
L'évaluation fait apparaître que ce qui s'est passé n'est
pas arbitraire, mais correspond à une réalité
parfaitement compréhensible. Ainsi des solutions non
satisfaisantes du point de vue des évaluateurs peuvent
cependant être interprétées positivement en termes de
rationalité du point de vue des acteurs de l'action compte
tenu de leur situation. L'évaluation participe ainsi de
cette logique de rationalisation que Max Weber
considérait comme caractéristique de la modernité.
Certes, elle est encore loin d'être parfaite, mais, comme
toutes les œuvres humaines, elle est très certainement
perfectible. 
Patrice DURAN
Président du Conseil national de l'information statistique
(CNIS), professeur émérite des universités, École normale
supérieure Paris Saclay, Institut des sciences sociales du
politique (ISP-CNRS, UMR 7220)
Bibliographie
Caillosse, Jacques (2009), «Quel droit la gouvernance
publique fabrique-t-elle ? À propos du livre de Daniel
Mockle, La gouvernance, le droit et l'État. La question du
droit dans la gouvernance publique», vol. 2, n° 72, Droit
et Société 457.
Chanut, Véronique (2003), «Contes et mécomptes d'une
connaissance ordinaire », Pouvoirs locaux, n° 57, 2.
Conseil d'État, Étude annuelle 2020 : Conduire et
partager l'évaluation des politiques publiques, Paris, La
Documentation française, 2020.
Desrosière, Alain (2000), La politique des grands nombres
: histoire de la raison statistique, La Découverte.
Desrosière, Alain (2008), Gouverner par les nombres (2
volumes), Presses de l'École des mines de Paris.
Duran, Patrice (2010), «L'évaluation des politiques
publiques : une résistible obligation. Introduction
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
générale », Revue française des affaires sociales,
«L'évaluation des politiques sanitaires et sociales »,
numéro spécial coordonné par P. Duran.
Duran, Patrice (2013), «La responsabilité administrative
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d'administration publique, 2013/3, n° 147, p. 589-602.
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103
 Evaluation des politiques publiques
Le rôle des institutions supérieures de contrôle dans les transformations des
pratiques évaluatives : l’exemple de la Belgique
Revue Française d’Administration Publique, n° 177, Avril 2021, P. 29-44

À partir du cas de la Cour des comptes de Belgique, la présente contribution examine la dynamique
d'enrichissement et de diversification des pratiques évaluatives à l'œuvre au sein des institutions supérieures
de contrôle. Ces évolutions posent de nouveaux défis institutionnels et organisationnels pour les entités en
charge du contrôle de la dépense publique comme l'attention croissante portée à l'impact des activités
d'évaluation, l'effritement des cadres traditionnels de l'action publique et la coexistence de rationalités
professionnelles multiples.

À l'instar d'autres acteurs de la sphère politico- de l'action publique et la coexistence de rationalités

administrative, les pratiques des institutions supérieures
de contrôles (ISC) évoluent sous l'effet de
transformations dans leur environnement sociétal,
institutionnel et professionnel. Sous l'influence de
différents facteurs d'institutionnalisation, la pratique
évaluative de la Cour des comptes de Belgique s'est
significativement enrichie et diversifiée. Cette situation
pose trois enjeux stratégiques majeurs dont la portée
peut être généralisée aux ISC de l'espace européen.
Le présent article expose, dans une première partie, le
degré d'institutionnalisation de la pratique évaluative en
Belgique et présente les principaux facteurs
d'institutionnalisation. Ces facteurs permettent de cerner
la dynamique à l'origine des modes d'action et des règles
encadrant les pratiques évaluatives de la Cour des
comptes de Belgique. Dans une seconde partie, l'article
dresse et caractérise l'état de la pratique évaluative au
sein de la Cour des comptes de Belgique. L'examen
montre un enrichissement et une diversification des
pratiques évaluatives de la Cour des comptes de
Belgique. Si ce constat confirme nombre de recherches
menées au sein d'ISC européennes, il n'est pas sans poser
une série d'enjeux majeurs pour ces organisations. Trois
de ces enjeux sont examinés dans la troisième partie de
cet article : l'attention croissante portée à l'impact des
activités d'évaluation, l'évolution des cadres traditionnels
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
professionnelles multiples. Les implications liées à ces
enjeux sont enfin discutées de manière conclusive.
Degré et facteurs d’institutionnalisation de la
pratique évaluative
Degré d'institutionnalisation de la pratique
évaluative en Belgique
À l'instar d'autres pays de l'OCDE (Jacob et al., 2015 ;
Furubo et al., 2002), les pratiques évaluatives ont connu
un développement indéniable en Belgique depuis une
trentaine d'années. Le développement de ces pratiques
s'initie au début des années 1990 et leur
institutionnalisation plus formelle au début des années
2000. D'un point de vue international, ce développement
s'inscrit dans la seconde vague de développement de
l'évaluation (Derlien, 1998 ; Perret, 2001 ; Pattyn et al.,
2018).
S'agissant spécifiquement de l'évaluation des politiques
publiques, le degré d'institutionnalisation en Belgique se
situe à un niveau intermédiaire. La pratique évaluative
est présente au sein des différents niveaux de pouvoir
(État fédéral, Régions et Communautés) et répandue
dans de nombreux secteurs de politiques publiques.
Plusieurs organismes spécifiques et départements
administratifs ont été chargés de missions d'évaluation
104
(Pattyn 2015, Fyalkowski, 2013 ; Cour des comptes 2018).
Il ressort également des programmes de gouvernement
des différents niveaux de pouvoir que les gouvernements
s'engagent à procéder à des évaluations. Toutefois,
certaines limites demeurent :
Premièrement, la pratique reste éclatée entre de
nombreux acteurs qui disposent de peu de lieux de
coordination. Faute de vision et de stratégies, le flou
entoure la répartition des rôles et la coordination entre
les acteurs tels que les administrations publiques, les
organismes publics et les centres d'expertise (Cour des
comptes, 2018). La répartition des compétences entre le
niveau fédéral, les régions et les communautés
représente une complexité supplémentaire qui freine la
réalisation d'évaluations transversales de politiques
publiques. Cette situation constitue un obstacle à la
constitution d'un corps de pratiques évaluatives à
l'échelle du pays.
Deuxièmement, les engagements gouvernementaux à
évaluer ne sont pas tous respectés ; les évaluations font
défaut ou n'offrent qu'une plus-value limitée. Dans la
pratique, les évaluations sont réalisées ponctuellement
et en fonction des priorités du ministre Elles sont souvent
menées au gré des opportunités ou des contraintes, et
conduites de manière isolée et non coordonnée. Aucun
calendrier d'évaluation n'est en général établi bien que la
littérature spécialisée indique que la transparence
publique est bénéfique pour la confiance du publie dans
l'administration et le monde politique (Cour des comptes,
2018).
Troisièmement, le résultat des évaluations ne suscite
qu'un intérêt limité, et semble n'être utilisé qu'au cas par
cas sans être envisagé comme instrument de réforme des
politiques. La pratique de l'évaluation souffre souvent
d'une absence de réflexion préalable 1.1r les questions et
finalités d'évaluation. Ce flou s'est traduit par une forte
hétérogénéité des produits réalisés (Fyalkowski, 2013),
aboutissant à des travaux de qualité inégale et de nature
différente.
Facteurs d'institutionnalisation
Plusieurs facteurs ont contribué au développement de la
pratique évaluative en Belgique : les processus de
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
modernisation administrative inspirés de la nouvelle
gestion publique, l'influence de certaines organisations
internationales et des normes professionnelles, et
t'extension des missions de la Cour des comptes de
Belgique à la question du bon emploi des deniers publics.
Modernisation administrative et nouvelle gestion
publique
Depuis une trentaine d’années, la nouvelle gestion
publique (NGP) constitue un paradigme influant des
réformes administratives entreprises au sein de
nombreux États de l'OCDE, dont la Belgique. La NGP peut
être comprise comme l'application dans la sphère
publique de techniques de management et formes
organisationnelles inspirées du secteur privé. Elle
s'articule sur la base de différents principes parmi
lesquels la séparation entre décision stratégique et
gestion opérationnelle, la décentralisation et la
subsidiarité, la transparence sur la qualité et les coûts des
prestations administratives, la focalisation sur les
produits, l'introduction de mécanismes de marché,
l'orientation vers les usagers {clients) (de Visscher et al.,
2004).
En Belgique, les différentes entités qui composent l'État
fédéral ont connu des réformes administratives dont
certains éléments s'inscrivent dans la mouvance de la
nouvelle gestion publique (Brans et al., 2006 ;
Vancoppenolle, 2003). Bien que les transcriptions
concrètes de ces réformes aient pris des formes plurielles
et que les changements réels dans les pratiques ont été
différenciés selon les contextes et les cultures
administratives (Brans et al., 2006, Pollitt 2007), ces
réformes ont cherché à davantage orienter l'action
publique sur la recherche de performance. Elles ont
notamment contribué à la création d'agences publiques
et à la mise en place de contrats d'administration et de
gestion comprenant des objectifs à atteindre, des
indicateurs de performance et des évaluations des
résultats.
Ces réformes administratives ont renforcé la pratique
évaluative en insérant une logique par objectifs, des
indicateurs de performance et des évaluations des
résultats (Pierre, 2018). Ces nouvelles formes de contrôle
105
et de mesure de la performance, d'inspiration
managériale, sont venues s'ajouter aux formes
traditionnelles du contrôle basées sur la légalité de
l'action administrative.
Influences internationales et normes professionnelles
Depuis de nombreuses années, la Commission
européenne fait preuve d'un intérêt marqué pour
l'évaluation des politiques publiques. Ainsi, dès le début
des années 1970, des structures ad hoc ont été mises en
place et une réflexion méthodologique s'est esquissée.
Avec l'adoption de l'Acte unique européen, l'évaluation
s'étend à d'autres domaines, comme celui de la cohésion
économique et sociale. Dans les années 1990, le budget
consacré par la Commission à l’évaluation s'accroît de
façon significative. Ce développement au niveau
européen est à la fois lié à la volonté des pays
contributeurs de contrôler la destination de leurs aides et
à la nécessité de consolider la légitimité de l'action
européenne. L’obligation d'évaluation liée aux fonds
structurels a constitué un levier important de
développement de l'évaluation des politiques publiques
au sein des États membres (Fouquet et al., 2009). De
cette manière, l'Union européenne suscite au sein des
États membres une tendance à l'évaluation des politiques
publiques (Jourdain, 1997).
En Belgique, ces développements européens se sont
notamment traduits par l'obligation d'évaluation des
programmes structurels financés par l'Union européenne
(Aubin, 2016). Aubin (2016) résume la situation belge : «
La pratique de l'évaluation s'est bel et bien développée
au niveau fédéral et dans les Régions, mais en ordre
dispersé et avec une grande réticence envers une
centralisation des missions d'évaluation au sein de
l'administration. [...] Ce développement de la pratique en
Belgique s'explique à la fois par le devoir de se conformer
aux obligations européennes relatives aux Fonds
structurels notamment, ainsi que par l'insertion de
clauses évaluatives dans les lois ou les contrats de
gestion des agences publiques. » Parallèlement, la
Commission européenne recommande de manière
régulière et répétée à la Belgique de renforcer son
recours aux revues de dépenses et aux évaluations des
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
politiques publiques en vue d'améliorer l'efficacité des
dépenses publiques.
Par ailleurs, le développement de l’audit de performance
en Belgique s'inscrit dans une évolution internationale
qui se fonde sur l'extension d'une communauté
professionnelle. La formalisation de principes
fondamentaux et de normes en matière d'audit de
performance par l'INTOSAI1 a ainsi contribué au
développement de la pratique au sein de la Cour des
comptes de Belgique (Desomer, 2017 ; Pierre, 2018).
Réformes comptables et contrôle du bon emploi des
deniers publics
L'adoption de la loi du 10 mars 1998 constitue une étape
importante de l'institutionnalisation de la pratique
évaluative en Belgique (Aubin et al., 2016). La loi confie à
la Cour des comptes une mission de contrôle a posteriori
« du bon emploi des deniers publics » qui consiste à
évaluer l'économie, l'efficacité et l'efficience des recettes
et dépenses publiques (Trosch, 2001). Cette réforme
comble un retard législatif par rapport aux pays voisins.
Elle avait été précédée, en 1991, d'une motion de la
Chambre des représentants, laquelle invitait la Cour des
comptes à développer des contrôles de gestion dans le
cadre de la structure budgétaire par programmes2. Cette
motion motivée était toutefois une base juridique
insuffisante pour permettre à la Cour de développer une
1 Organisation internationale des institutions supérieures de contrôle des
finances publiques. Elle assure un cadre institutionnel aux institutions
supérieures de contrôle des finances publiques (ISC), pour le transfert des
connaissances et la multiplication des connaissances afin d'améliorer à
l'échelle internationale le contrôle externe des finances publiques et
accroître, par conséquent, la compétence professionnelle, l'image et
l'influence des ISC dans les pays respectifs. http://www.intosai.org/Er/sur-
lintosai.html
2 Le développement de la pratique évaluative au sein de la Cour des comptes
est à mettre en lien avec l'adoption en Belgique d'un budget par
programmes en 1989. Celui-ci implique en effet «une approche renouvelée
de l'élaboration des budgets, c'est-à-dire une approche soucieuse de mieux
préciser les objectifs des politiques publiques et de mieux déterminer les
moyens nécessaires pour atteindre ces objectifs. Afin d'apprécier comment
l'utilisation des moyens budgétaires a permis de rencontrer les objectifs
préalablement définis, la Cour des comptes a dès lors été amenée à
dépasser son contrôle traditionnel de légalité pour mettre progressivement
en place une méthode d'analyse s'approchant des contrôles de gestion »
(exposés des motifs loi du 10 mars 1998).
106
nouvelle compétence d'audit de performance. La loi du
10 mars 1998 a ajouté le contrôle du bon emploi des
deniers publics aux missions légales de la Cour. Cette
compétence de contrôle de la performance rejoint la
philosophie soutenant les réformes successives de
modernisation de la gestion publique, c'est-à-dire de
l'évolution d'une gestion de l'administration centrée sur
le respect des règles et des procédures vers des services
publics orientés dorénavant en fonction des résultats à
atteindre et de la satisfaction des usagers.
Évolution des pratiques évaluatives au sein de
la Cour des comptes de Belgique
Dans ce contexte, les pratiques évaluatives de la Cour des
comptes de Belgique ont évolué dans le sens d'un
enrichissement et d'une diversification. Ces changements
ont été marqués par le développement de l'audit de
performance et l'ouverture aux cadres et méthodes de
l'évaluation des politiques publiques.
Enrichissement et diversification des pratiques
évaluatives
La Cour des comptes de Belgique est une institution
indépendante chargée, pour le compte du pouvoir
législatif, du contrôle externe des recettes et des
dépenses publiques des exécutifs de l'État fédéral, des
communautés et des régions, des organismes publics qui
dépendent de ceux-ci, ainsi que des provinces. Elle
contribue à l'amélioration de la gestion publique par ses
contrôles des administrations publiques et par ses
évaluations de la mise en œuvre et des effets des
politiques publiques (Cour des comptes, 2004).
Depuis sa création en 1830 et jusqu'à la fin des années
1980, l'essentiel des missions de la Cour des comptes de
Belgique s'articulait autour de l'examen de la légalité et
de la régularité des dépenses publiques et de la
liquidation des comptes de l'administration générale et
de tous les comptables publics. Depuis 1990, les missions
de la Cour des comptes ont évolué sous l'effet des
réformes budgétaires et comptables. Le système
d'approbation des dépenses a été progressivement
supprimé à la fin des années 2000 et les contrôles
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
financiers s'orientent désormais vers une certification
des comptes. En outre, depuis 1998, les compétences de
la Cour des comptes ont été élargies avec la
reconnaissance par la loi de sa mission d'information des
assemblées parlementaires dans le domaine budgétaire
et sa compétence de contrôle a posteriori du bon emploi
des deniers publics.
Actuellement, les principales missions de la Cour des
comptes sont les suivantes :
- La Cour des comptes est chargée du contrôle financier
des comptes de l'État fédéral, des Communautés et des
Régions, ainsi que les organismes d'intérêt public qui en
dépendent, de même que des comptes des provinces. La
Cour des comptes vérifie l'exactitude, la fiabilité et
l'exhaustivité des états financiers, en s'assurant de la
conformité des opérations comptables à la
réglementation sur la comptabilité publique
- La Cour des comptes remplit, à l'égard du budget, une
mission particulière d'information auprès des
assemblées parlementaires ;
- La Cour des comptes exerce un contrôle de légalité sur
les dépenses et les recettes publiques. Elle vérifie leur
conformité à la loi budgétaire et s'assure de l'application
des règles de droit auxquelles ressortit l'opération
contrôlée ;
- Depuis l'adoption de la loi du 10 mars 1998, la Cour des
comptes a une compétence de contrôle du bon emploi
des deniers publics qui se matérialise par la réalisation
d'audits de performance. La réalisation des audits de
performance était initialement concentrée sur la mise en
œuvre des politiques publiques ; ils mettent dorénavant
de plus en plus l'accent sur les résultats de l'action
publique, se rapprochant ainsi de l'évaluation des
politiques publiques en empruntant ses cadres
conceptuels et ses méthodes. La Cour des comptes publie
annuellement une cinquantaine d’audits de performance.
La liste des publications est publiée en annexe de son
rapport annuel ;
- La Cour des comptes est en charge de missions
spécifiques en lien avec la fédéralisation de l'État d'une
part et la bonne gouvernance d'autre part. Dans ces
107
missions, il est souvent attendu de la Cour des comptes
d'occuper une position institutionnelle singulière,
garantie par un degré élevé d'indépendance.
Suite à l'extension considérable de ses missions, la Cour
des comptes de Belgique a adopté une démarche
stratégique déclinée en plusieurs axes. Elle s'est dotée
d'une nouvelle approche méthodologique selon laquelle
elle fixe ses priorités de contrôle sur les activités où il
existe des risques potentiels plus élevés pour garantir
une couverture optimale des risques en matière de
légalité et de bonne gestion.
Elle a procédé à une refonte de sa structure de manière à
pouvoir assumer de manière optimale ses missions. Le
pilier « Audits financiers » est chargé du contrôle des
comptes annuels. Il est également responsable des
analyses budgétaires, des audits relatifs au système
comptable, à la situation et la gestion financière, et à la
régularité des opérations sous-jacentes. Le pilier « Audits
thématiques » est chargé de réaliser les audits relatifs à
la légalité des opérations et des procédures ainsi que les
audits de performance. Le fil rouge de ces
transformations a été la spécialisation (Desomer, 2017).
La politique des ressources humaines a été adaptée pour
former les agents aux nouvelles compétences et recruter
des profils spécialisés pour chacun de ces piliers.
Audit de performance et évaluation des politiques
publiques
Les limites de la compétence de la Cour des comptes en
matière d'audit de performance sont prévues par la loi.
Premièrement, la Cour des comptes mène des audits de
performance par rapport à l'action des administrations et
organismes qui sont soumis à sa compétence générale de
contrôle. Deuxièmement, la Cour des comptes ne peut se
prononcer sur l'opportunité des politiques publiques.
L’audit porte dès lors sur le respect, par les gestionnaires,
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
des principes de bonne gestion dans la mise en œuvre
des politiques fixées et sur les résultats obtenus, pas sur
le choix même de ces politiques. Enfin, les audits de
performance menés par la Cour des comptes sont
réalisés après que les décisions ont été prises ou que les
dépenses ont été effectuées. Au-delà de ces limites
légales, la Cour des comptes est souvent confrontée,
lorsqu'elle conduit des audits de performance, à un
déficit de définition des objectifs des politiques
publiques, ainsi qu'à un manque de données pertinentes
disponibles. Une tendance de fond se dessine toutefois ;
alors qu'au début des années 2000 la Cour des comptes
se limitait à examiner la mise en œuvre des programmes
ou politiques publics, elle s'est progressivement
davantage intéressée, dans certains domaines et
secteurs, à la qualité des objectifs et à l'évaluation des
résultats (De Brabandere, 2017).
Le tableau ci-dessous établit une comparaison
synthétique entre l'audit de performance et l'évaluation
de politique publique, telle qu'elle est classiquement
présentée dans la littérature ou dans les manuels
spécialisés. Les travaux menés par la Cour des comptes
sont historiquement positionnés dans la première
colonne de ce tableau, dont le référent dominant est
celui de l'audit de performance. Néanmoins, le recours
aux instruments de l'évaluation des politiques publiques
se pose sur le plan de l'objet, des méthodes, et de la
présentation des produits. Pour ce qui concerne la
logique présidant à la commande, au destinataire, à la
publicité, aux relations avec les parties prenantes ou aux
normes de qualité, le référentiel dominant est celui du
monde de l'audit. C'est au cœur de cet arrangement que
se situe la spécificité de la pratique évaluative de la Cour
des comptes de Belgique. Cette situation n'est pas sans
implication du point de vue de la coexistence des
pratiques et des enjeux stratégiques de l'institution.
108
 Tableau 1 : Rapports entre audit de performance et évaluation des politiques publiques.

Audit de performance de la Cour des Évaluation de politique

comptes publique
L'audit de performance consiste à
examiner de façon indépendante,
objective et fiable si des entreprises, des
Évaluer consiste à porter un
systèmes, des opérations, des
jugement sur une politique
programmes, des activités ou des
1. Définition publique au moyen de la
organisations du secteur public
mesure scientifique de ses effets
fonctionnent conformément aux principes
propres.
d'économie, d'efficience et d'efficacité et
si des améliorations sont possibles.
Source : INTOSAI
- Choix des thèmes par la Cour des
comptes sur la base d'une procédure de - Commande réalisée par une
sélection fondée sur une analyse des autorité administrative ou
2. Commande et choix risques et la couverture des domaines politique
des thèmes (grande majorité des cas) - Clause d'évaluation dans la
- Demandes du Parlement (minorité des réglementation
cas)
- Service administratif, processus,
système de pilotage et d'évaluation, mise - Politique ou programme
3. Objet
en œuvre d'une politique ou d'un public
programme
- Économie (ressources) ;
efficience (ressources
/utilisation) ; efficacité
Économie (ressources) ; efficience (objectifs/résultats) ;
4. Critères/ Normes (ressources/utilisation) ; efficacité - Identification des besoins ;
(objectifs/résultats) pertinence (objectifs/besoins) ;
impacts socio-économiques ;
utilité (besoins/impacts socio-
économiques)
Méthodes de collecte : Méthodes de collecte :
- Entretiens - Entretiens
5. Méthodes
- Récolte de données administratives et - Récolte de données
statistiques administratives et statistiques

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 109


6. Normes
professionnelles et
assurance qualité
7. Relations avec les
parties prenantes
8. Produit
9. Destinataire
10. Publicité
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
- Enquête par questionnaire
Méthode d'analyse :
- Analyses documentaires
- Analyses de dossiers
- Analyses statistiques
- Benchmarking
=> Importance des preuves d'audit et
rigueur dans l'assurance qualité
Cadre international reconnu (Intosai)
- Organisme audité
- Débat contradictoire
- Envoi à la Chambre des représentants
- Rapport
- Présentation en commission
parlementaire
- Envoi du rapport au ministre et à
l'organisme audité
- Chambre des représentants
- Tous les rapports sont publics
- Enquête par questionnaire
- Focus groups, méthode
Delphi, analyse scénario
Méthode d'analyse :
- Cycle des politiques publiques
- Reconstruction de la logique
d'intervention
- Référentiels des politiques
publiques et approche
institutionnelle
- Méthode d'évaluation des
effets de la politique
=> Palette très large en fonction
de l'approche retenue
- Standards de qualité des
évaluations
- Éthique de l'évaluateur
- Rôle de l'instance d'évaluation
- Instance d'évaluation
- Consultation des responsables
politiques et administratifs
- Consultation des bénéficiaires
voire des non-bénéficiaires
- Rapport
- Présentation à l'instance
d'évaluation + parties
prenantes intéressées
- Autorité administrative ou
politique commanditaire
- Les rapports ne sont pas
nécessairement publics
110

Diversité des pratiques évaluatives et enjeux
stratégiques
La pratique évaluative de la Cour des comptes de
Belgique s'est donc significativement enrichie et
diversifiée. Cette situation pose trois enjeux majeurs
dont la portée semble transposable aux ISC, de manière
plus générale.
Diversité et exigence de modernisation : l'enjeu de
l'impact
Sur le plan sociétal, les attentes exprimées par les
citoyens, les parties prenantes et les élus en matière de
transparence administrative et de performance de
l'action publique incitent à concevoir des audits mieux
ciblés et dont les recommandations visent à produire un
maximum de valeur ajoutée à la gestion publique
Les débats portant sur l'impact des activités évaluatives
de la Cour des comptes de Belgique et, plus largement,
des ISC sont relativement récents. Les recherches visant à
évaluer l'impact de l'audit de performance pratiqué par
les ISC sur les administrations se développent lentement.
Après avoir dénombré, avec Van Loocke et Put (2011), le
faible nombre d'études examinant l'impact des travaux
des institutions supérieures de contrôle, Reichborn-
Kjennerud et Vabo (2017) constatent que certains
facteurs peuvent accroître l'impact d'une démarche
d'audit de performance sur l'action administration. Parmi
ces facteurs, on retiendra par exemple : l'utilité, la
matérialité et la qualité des rapports ; la prise en compte
de la réalité du travail administratif et des commentaires
des administrations, le rôle des auditeurs dans leur
fonction de contrôle et de recommandations ou encore
le degré d'indépendance de l'auditorat. La pression du
débat public sur les administrations tenues responsables
des constats joue également un rôle. Desmedt et Pattyn
(2015) ont étudié les impacts1 des audits menés par la
1 Par impact, les auteurs font référence à la définition suivante : "By impact
we mean primarily the direct and indirect effect or influence that an SAI can
have on the practices, performance, and culture of the audited entity as a
result of its performance audit work. Impact may arise from
recommendations made by the SAI which result in the strengthening of
weak administrative procedures and practices or lead to financial savings.
Alternatively, it may involve influencing or, in some cases, instigating debate
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
Cour des comptes de Belgique. Elles concluent en
soulignant que les audits réalisés entre 2005 et 2010 ont
impacté les organisations auditées. Cet impact est lent et
subtil, essentiellement conceptuel, plus que stratégique
ou instrumental, d'une nature comparable à la diffusion
de la culture de l'évaluation. Quant aux facteurs
influençant l'impact des audits, la relation avec l'auditeur
et la qualité des recommandations réalisées apparaissent
deux leviers importants. Il faut ajouter que l'alignement
des recommandations avec les priorités du management
et la volonté politique sont également deux dimensions
centrales.
Plus radicale, la thèse défendue par Power (1999) dans
son ouvrage The Audit Society est que la propagation de
l'audit en tant que pratique évaluative relève de rituels
modernes de vérification. Considérant que la pratique
évaluative poursuit une finalité essentiellement
symbolique, l'impact des audits sur l'action publique, en
matière de gain d'efficience et d'efficacité, par exemple,
serait donc structurellement limité. Dans cette voie,
Morin (2016) examine la question de la transparence
démocratique à travers les rapports entre les
administrations, les assemblées et la Cour des comptes
de France. Soulignant les formes modernes d'« hypocrisie
institutionnelle », l'auteur observe que, en dépit du
nombre important de recommandations formulées,
l'attention qui leur est portée ainsi que leur suivi sont
faibles, voire inexistants, de la part des administrations et
des parlements. En dépit de la reconnaissance et de la
légitimité publiquement attribuée à la Cour des comptes,
ses observations et ses recommandations ne font
nullement l'objet d'une attention aussi importante : «
The Administration is silent on certain matters and leaves
many recommendations moot. The Court lacks the power
to force the Administration to follow its
recommendations. The reports published by the Court
serve more as a forum for auditees than to foster
accountability, which seems to have fallen from view. In
their official discourse, Parliarnentarians support the
on a particular subject. And, lest we assume that SAIs can have impact only
when they bring about change, we should not also forget the reinforcement
value of positive assurance provided by performance auditors where they
find good practice" (Lonsdale, 1999: 171).
111
Court but in fact receive the reports and do not
systematically ask the Administration to account for the
follow-up of the findings and recommendations
formulated. They continuously reiterate to whoever
avants to listen the importance they place on the
assistance that the Court provides in their essential
function of controlling the Government. Parliamentarians
can be considered to engage in a form of magical thinking
concerning the effectiveness of the Court at monitoring
die Executive through performance audits. » Pour Morin,
cette situation est de nature à discréditer, sur le long
terme, la mission de la Cour, donnant lieu à une illusion
de transparence plutôt qu' à un véritable mécanisme
d'imputabilité.
Derrière l'enjeu de l'impact se situe également celui de
l'indépendance et de l'autonomie (Pierre et Licht, 2017).
Pour rendre visible son travail et accroître l'impact de ses
constats, une ISC peut intervenir dans l'espace public en
se faisant porteuse de ses rapports. Cette sortie est
toutefois de nature à mêler l'institution au débat public
d'une manière qui peut être préjudiciable à son image
d'indépendance. Dans le cas belge, la Cour des comptes
se voit par exemple attribuer des missions s'appuyant sur
sa position institutionnelle spécifique, notamment pour
les matières qui portent sur des enjeux entre les deux
communautés du pays et qui demandent une
indépendance et une objectivité particulières. Gonzàle et
al. (2008) énoncent les raisons qui justifient la nécessité
d'une politique de communication adaptée de la part des
ISC : relater les résultats des contrôles réalisés, de
justifier de l'existence de l'institution et de sa légitimité,
ou encore d'évaluer l'impact des activités de contrôle
dans la sphère publique. Il s'agit alors de trouver le bon
alignement stratégique entre la politique de
communication et le positionnement institutionnel
adopté par l'ISC.
Diversité et gouvernante multiniveau : l'enjeu de
l'effritement de l'action publique
Sur le plan institutionnel, les réformes successives de
l'État belge ont modifié la répartition des compétences
entre les différentes entités du pays. Cette situation,
dont la sixième réforme de l'État réalisée en 2014 a
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
marqué une étape significative, impose de tenir compte
des spécificités nouvelles du paysage institutionnel.
L'évolution de la répartition des compétences entre les
différents niveaux institutionnels du pays a conduit à la
création de dispositifs de coordination de plus en plus
complexes qui visent notamment à maintenir la
cohérence de l'action publique. Les audits de
performance de la Cour des comptes doivent être en
mesure d'intégrer cette complexité. C'est le cas, par
exemple, pour ce qui concerne la mise en place de la
stratégie nationale de développement durable
impliquant les administrations fédérales et fédérées.
Dans, le cadre de cet audit, la Cour des comptes a initié
une démarche coordonnée permettant d'examiner la
stratégie à ces différents niveaux. Sa position singulière
dans l'espace politico-administratif lui permet en effet
d'approcher les politiques publiques en surpassant les
niveaux de pouvoir, dès lors que plusieurs
administrations ou entités institutionnelles sont
concernées.
Parallèlement, les effets des législations européennes sur
les politiques menées par les États membres appellent à
des travaux conjointement ou parallèlement menés par
ISC. La Cour des comptes belge s'est par exemple
engagée avec la Rekenkamer des Pays-Bas pour la
réalisation d'un audit consacré au marquage CE, afin
d'examiner le dispositif prévu pour assurer la conformité
aux normes européennes des produits mis sur le marché.
Si le degré de coopération internationale peut varier en
fonction des thématiques abordées, la Cour des comptes
porte une attention particulière à la diffusion des
expériences et des bonnes pratiques des institutions
supérieures de contrôle des pays de l'Union.
Il faut également pointer les réorganisations des modes
d'action publique de type externalisations, privatisations,
partenariats public-privé, etc. Ces mutations de la
gouvernance sont associées à un effritement horizontal
de l'action publique qui se trouve prise en charge par le
secteur privé et le tiers secteur. Se pose, dans ce
nouveau contexte, une série de questions nouvelles
relatives à la coordination, au suivi et à l'imputabilité de
l'action publique dans lequel l'État est amené à jouer un
rôle nouveau. La Cour des comptes a ainsi examiné
112
plusieurs projets gérés en partenariats public-privé (Cour de performance et évaluation des politiques publiques.
des comptes, 2018). Il importe également de s'intéresser En adoptant une perspective plus étendue, il détaille les
aux relations tissées avec les parties prenantes logiques professionnelles auxquelles sont confrontés les
impliquées dans la conception et la mise en œuvre des agents évoluant au sein d'une institution supérieure de
politiques examinées. Le rapprochement des contrôle. La sociologie des professions montre que ces
bénéficiaires finaux ou bien les collaborations avec le logiques sous-tendant le métier d'auditeur peuvent se
monde de la recherche académique, pour les besoins trouver en tension ou bien s'articuler dans de nouvelles
spécifiques d'une démarche d'évaluation, sont autant formes hybrides. Se dessinent également différentes
d'initiatives qu'il importe de retenir pour garantir l'impact conceptions du métier au sein de l'auditorat, où
des démarches évaluatives. Cette évolution n'est pas cohabitent en effet plusieurs figures professionnelles
purement méthodologique dans la mesure où elle se loge menant à de potentielles tensions, telles que suggéré par
dans un débat sociétal plus global posant la question de Lepinay (2018). Ainsi que l'observent par exemple
l'articulation entre la connaissance de l'expert et la Jeppesen et al. (2017), des tensions peuvent émerger
connaissance de l'usager, dans un contexte de entre l'audit financier, l'audit de performance et
complexification des problèmes publics. l'évaluation des politiques publiques, situations déjà
évoquées par Gunvaldsen et Karlsen (1999) au sein du
Diversité et normes professionnelles : l'enjeu de la
coexistence des rationalités National Audit Office norvégien. La diversité appelle donc
un effort significatif sur le plan de l'intégration
L'évolution des normes professionnelles auxquelles sont organisationnelle des pratiques et des personnels.
soumises les institutions supérieures de contrôle appelle
à un suivi constant des évolutions méthodologiques dans
la pratique de l'audit de performance. De même, la
multiplication des acteurs chargés de missions de
contrôle et d'évaluation au sein des services publics
nécessite de mettre en place un partage des informations
et une concertation sur la planification des audits. Ces
échanges entre institutions qui ont une compétence de
contrôle, d'audit et/ou d'évaluation visent à rationaliser
l'usage de leurs moyens et à éviter une charge excessive
pour les services audités, dans la perspective promue par
la philosophie du single audit où chaque acteur du
contrôle doit pouvoir s'appuyer sur les travaux des
institutions ou services qui l'ont précédé de manière à
éviter les contrôles multiples ayant un objet similaire.
Du point de vue professionnel, l'enrichissement et la
diversité des pratiques évaluatives ont également pu
s'appuyer sur le travail mené par les institutions
internationales, notamment dans leurs activités de
normalisation de l'activité évaluative. C’est sans compter
néanmoins la diversité des métiers et des approches qui
peut se produire au sein des ISC. Le tableau 2 s'inscrit
dans le prolongement du tableau 1 qui faisait état des
différences de finalités et de méthodologies entre audit

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 113

 Tableau 2 : Logiques professionnelles sous-tendant les métiers au sein d'une ISC (adapté de la littérature précédente).

Évaluation des politiques

Jugement des comptes Examen de la gestion (3e)
publiques
Haut fonctionnaire,
Identité Contrôleur/Magistrat Auditeur, consultant évaluateur de politique
publique
Assurer la sincérité des Améliorer l'économie,
Améliorer et contribuer à la
comptes publics et la l'efficience et l'efficacité des
Objectifs définition des politiques
légalité des actes services publics, et contribuer
publiques.
administratifs aux réformes administratives
Expertise spécifique aux
Juridique (comptabilité secteurs, sciences sociales
Rationalités Approche gestionnaire
publique, droit public) (économique, science
politique, etc.)
Directeurs généraux et
Interlocuteurs Comptables publics Directeurs généraux et agents agents, acteurs d'un secteur,
bénéficiaires et experts
Directeurs généraux et Décideurs publics et
Destinataires Directeurs financiers
parlements parlements

Un autre niveau de tension peut également émerger
dans les relations que les ISC entretiennent avec les
centres d'expertise, les agences ou ministères en charge
de l'évaluation, les services d'audit interne de
l'administration ou les auditeurs externes privés. Si le «
single audit » doit permettre de fluidifier au mieux ces
connexions et de permettre un échange d'informations
harmonieux entre les acteurs concernés, les ISC se
trouvent confrontées à plusieurs stratégies possibles,
dont elles ne disposent d'ailleurs pas toujours de tous les
leviers pour en adopter l'une ou l'autre dans la mesure
où ses missions sont réglées par la loi.
Les stratégies adoptées par les ISC doivent permettre
d'intégrer la diversité des métiers et des pratiques dans
un environnement constitué d'acteurs chargés du
contrôle et de l'évaluation du fonctionnement des
administrations. Jeppensen et al. (2017) distinguent
quatre approches possibles — résumée et adaptée dans
le tableau suivant — en suite desquelles ils examinent les
orientations prises per les ISC dans les pays scandinaves.
Ils observent tout d'abord divers degrés de compétition
entre les auditeurs privés et publics au sein des
entreprises publiques. « Accordingly, being subject
mainly to competition from private audit firms, the
Danish NAO seeks legitimacy by using generally accepted
governance principles as audit criteria in a relatively
normative performance accountability audit approach. A
contrast to this is found in Sweden, where there is more
competition with evaluative agencies and where the
Swedish NAO has therefore adopted a performance
improvement approach, thus drawing on acknowledged
social science methods for legitimacy. » Ensuite, la

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 114

principale orientation stratégique que les ISC ont définie
est une stratégie dite du portefeuille qui se traduit par la
constitution de départements consacrés à l'audit
financier d'une part et de performance d'autre part. Ce
choix pose le défi de la cohabitation de deux métiers
distincts au sein d'une même organisation. Par exemple,
la Cour des comptes de Belgique a défini son organisation
en distinguant les services en charge des audits financiers
des services en charge des audits de performance.
D'autres stratégies sont possibles. La NAO danois a par
exemple opté pour une hybridation et une coopération
entre les auditeurs financiers et les auditeurs chargés de
l'audit de performance.

Tableau 3 : Stratégies possibles pour intégrer la complexité des logiques professionnelles en présence au sein d'une ISC
(adapté de Jeppensen et al., 2017)

Performance audit-based Stratégie d'amplification de l'audit de performance, laissant progressivement les

strategy auditeurs du secteur privé se prévaloir du contrôle financier.

Financial audit-based strategy

Stratégie d'amplification du contrôle financier, appuyée sur la connaissance
often combined with
approfondie du secteur public et des normes d'audit
compliance auditing

Stratégie de division en unités spécialisées dans le contrôle financier, le contrôle de

conformité et le contrôle de performance. Les types d'audits sont considérés comme
Portfolio strategy
différents, nécessitant des compétences spécialisées. Le risque est celui de la
segmentation entre les différents types de contrôleurs.
Stratégie fusionnant des éléments de l'audit de performance avec l'audit financier ou
l'évaluation pour former un nouveau type d'audit. Pour s'hybrider avec l'audit de
Hybrid strategy
performance, les techniques d'audit financier ou d'évaluation doivent être mobiles en
ce sens qu'elles peuvent être déplacées d’un contexte à un autre.

* *
La présente contribution a tenté de cerner la manière
avec laquelle les transformations institutionnelles
auxquelles est confrontée la Cour des comptes de
Belgique affectent ses pratiques évaluatives. Le prisme
adopté pour répondre à cette question a permis de
mettre en évidence la dynamique d'institutionnalisation
à l'origine de l'enrichissement et de la diversification des
pratiques évaluatives. Il a surtout mis en évidence les
nouveaux enjeux hérités de cette dynamique singulière
d'institutionnalisation des pratiques évaluatives au sein
des ISC.
Il faut relever que certaines dynamiques, sur le plan de la
*
modernisation administrative ou de la normalisation
professionnelle, sont de nature à exercer des pressions
contribuant à l'homogénéisation des ISC et leurs
pratiques évaluatives. Pour autant, le paysage de
diversité des pratiques qui se dessine et les nouveaux
défis qu'ils posent aux ISC font apparaître un champ des
possibles ouverts quant aux futurs de ces institutions. Le
positionnement par rapport à la question de l'impact et
du positionnement dans l'espace public des ISC ouvre à
des réponses stratégiques polymorphes (Oliver, 1991).
Cependant, les réponses apportées à l'évolution de
l'action publique peuvent se trouver multiples au regard

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 115

des particularités culturelles ou des traditions politico-
administratives. De la même manière, la coexistence de
rationalités professionnelles multiples au sein de ces
organisations appelle à étudier comment, dans l'avenir,
ces logiques seront amenées à coexister (Taskin et al.,
2017). Au final, entre facteurs institutionnels et
dynamiques des acteurs, les décisions et orientations des
ISC devront être attentivement suivies non seulement
pour comprendre leurs trajectoires organisationnelles,
mais également pour s'informer des choix stratégiques
qu'elles auront définis. 
Julien RAONE
Auditeur à la Cour des comptes de Belgique
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@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 117

 Evaluation des politiques publiques
La structuration d’un domaine évaluatif transversal : retours d’expériences sur
les évaluations d’impact sur la santé
Revue Française d’Administration Publique, n° 177, Avril 2021, P. 141-152

Depuis dix ans, l'évaluation d'impact sur la santé (EIS) connaît un développement accéléré en France. Son
approche globale en santé lui confère un caractère transversal, croisant données probantes et retour
d'expérience d'usagers, santé et politiques thématiques. Elle se distingue ainsi d'autres formes d'évaluations,
tant sur le plan méthodologique que stratégique. Outre les défis induits par ces spécificités pour les praticiens
de l'évaluation, le retour d'expérience sur cinq EIS réalisées témoigne d'une sous-exploitation de cette
démarche, tant dans son potentiel opérationnel que d'ouverture de l'exercice à d'autres projets en dehors des
seules opérations urbaines.

L'Évaluation d'impact sur la santé (EIS) est une
démarche inspirée des études d'impact
environnementales, dont un des volets s'intéresse aux
impacts des projets sur la santé, et à l'approche par
déterminants de santé issue de la promotion de la santé.
Relativement récente au regard des autres méthodes
d'évaluation, ses principes ont été définis en 1999 au
cours de la rencontre internationale de Göteborg1. L'EIS
consiste en «la combinaison de procédures, de méthodes
et d’outils par lesquels une politique, un programme ou
un projet peut être jugé quant à ses effets potentiels sur
la santé de la population et la distribution de ces effets à
l'intérieur de la population »2. Elle repose ainsi sur la
volonté de prendre en compte les impacts
potentiellement positifs et négatifs d'un projet sur la
santé, à court et long terme, en proposant une démarche
participative et l'intégration de données probantes. En ce
sens, l'EIS peut être considérée comme une forme
d'évaluation d'impact evidence-based, qui ambitionne de
mesurer l'effet propre du projet en analysant de façon
rigoureuse l'ensemble des données scientifiques
1Concertation internationale menée sous l'égide de l'Organisation mondiale
de la santé.
2 Pour une version traduite en français du consensus de Göteborg, voir :
http://www.ssents.uvsq.fr/IMG/ pdf/gothenburgpaperfr.pdf
disponibles. Cependant, la méthode mobilisée ne
prévoyant pas l'emploi direct de méthodes statistiques,
économétriques ou épidémiologiques, l'EIS est plutôt à
considérer comme une forme d'évaluation qualitative ex
ante (encadré n° 1) ; d'autant qu'elle diverge largement
des études d'impact environnemental dont elle est
inspirée (Tollec et al., 2013).
Dans la lignée des principes de promotion de la santé
issus de la charte d'Ottawa de 1986, elle s’appuie ainsi
sur une approche globale de la santé et de ses
déterminants (Jabot et Turgeon, 2010). À ce titre, elle
répond à la nécessité d' agir le plus en amont possible
dans la prévention des problématiques de santé en
tentant d'influencer ses déterminants, qu'ils soient
sociaux, économiques, éducatifs, culturels, etc. (Émond
et al., 2010) Cette compréhension globale et transversale
de la santé met en évidence le fait que les leviers
permettant d' améliorer la santé de la population se
trouvent pour partie en dehors du secteur purement
sanitaire. De fait, l'EIS cherche à intégrer la santé dans
toutes les politiques, et ne porte pas spécifiquement sur
les politiques ou objets de santé (Saint-Pierre et
Valentini, 2012).
Plusieurs types d'EIS sont à distinguer selon les
ressources financières, humaines et techniques qui y sont

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 118

consacrées, ainsi que le temps disponible et mobilisé
pour les réaliser. Sans entrer dans le détail de chacune3,
notons qu'elles partagent plusieurs caractéristiques
communes (encadré n° 1).
À la différence de la Suisse, du Québec ou encore de
l'Angleterre, cette forme d'évaluation est assez récente
en France (ou du moins encore peu pratiquée)4. Une des
premières EIS pilote a été réalisée en 2008 pour la ville
de Rennes dans le cadre de la mise en place d'une crèche
(Moulin, 2008). Depuis, plusieurs dizaines de travaux ont
vu le jour, notamment sur la période 2016-2019 où nous
avons pu observer un nombre croissant d'appels d'offres
relatifs à leur réalisation. Ayant pris part à cette dernière
vague à travers 5 EIS réalisées5, nous souhaitons ici
rendre compte de notre expérience en tant
qu'évaluateurs de politiques publiques et prestataires
d'accompagnement au titre de ces démarches6 . Il s'agit
d'un point de vue subjectif, qui n'a ni vocation à être
exhaustif, ni à refléter une vision commune et partagée
par l'ensemble de la communauté des évaluateurs.
Encadré n° 1 : Principes méthodologiques de l'E1S
L'EIS se décompose en 5 étapes (Jabot et al., 2019) :
1. La sélection, pour décider de l'opportunité ou non
d'entreprendre l'EIS.
2. Le cadrage, pour délimiter le périmètre de l'EIS,
3Pour une distinction des différents types d'EIS, voir le travail réalisé dans le
cadre d'une des premières évaluations d'impact sur la santé pour la ville de
Rennes (Moulin, 2008).
4 Le séminaire organisé par l'Institut national de santé publique du Québec
en décembre 2019 fait notamment le point sur le développement et les
suites données aux EIS réalisées dans la région de Montérégie. Un rapport
d'évaluation approfondi a ainsi été réalisé et est désormais proposé en accès
libre : http://extranet.
santemonteregie.qc.ca/depot/document/3908/Rapport-Eval-effets-
pratique-EIS-Monteregie.pdf
5Projets de renouvellement urbain (villes de Cayenne, Bagneux et Clichy-la-
Garenne) ; projet de construction d’un équipement scolaire et de loisirs (ville
de Bressuire) ; projet d’aménagement urbain (ville de Nanterre).
6 Notre équipe se compose d'évaluateurs en politiques publiques, issus pour
la plupart de formation ; généralistes (science politique), dont certains avec
un parcours axé sur la santé publique. La réalisation d'EIS requérant pas
d'expertise médicale en tant que telle, l'équipe d'évaluation n'intègre pas de
professionnels de santé.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
notamment les déterminants de santé qui seront
investigués. Selon l'acception de l'OMS, ces déterminants
regroupent «les circonstances dans lesquelles les
individus naissent, grandissent, vivent, travaillent et
vieillissent ainsi que les systèmes mis en place pour faire
face à la maladie» : cela comprend l'environnement
physique (air, eau, sol...) ; le cadre bâti (infrastructures de
transport et résidentielles) ; les activités et services
(travail, commerces...) ; les perceptions et modes de vie
(stress, cohésion sociale, etc.).
3. L'évaluation (ou analyse) des effets, pour estimer les
impacts du projet étudié sur la santé, en se basant sur
des données probantes (issues d'études
épidémiologiques) et des données de terrain (issues
d'une collecte ad hoc).
4. La formulation de recommandations, pour favoriser la
réduction des impacts négatifs et maximiser les impacts
positifs du projet sur la santé.
5. Le suivi/évaluation des suites données à l'EIS, en
proposant un retour sur la démarche et un suivi de la
mise en œuvre des recommandations.
Au cours de chacune de ces étapes, plusieurs principes
guident l'EIS (Jabot et al., 2019) : la démocratie sanitaire,
qui prévoit de prendre en compte le point de vue de la
population au même titre que celui des experts ; la
réduction des inégalités sociales et territoriales de santé
par l'étude des effets d'une politique ou d'un projet sur
l'ensemble des groupes sociaux impactés avec un focus
sur les publics les plus faibles ou vulnérables ; la prise en
compte des enjeux de développement durable en
étudiant les impacts à court et long terme ; et l'utilisation
éthique des données reposant sur des méthodes
scientifiques «robustes» (démonstration par un
croisement des sources, appui sur des données
épidémiologiques).
Si à la fin des années 2000 « les astres semblaient bien
alignés» en raison, entre autres, de l'évolution de la
législation7 (Jabot et Turgeon, 2010), nous constatons
7 La révision constitutionnelle de 2008 a instauré, via la loi organique du 15
avril 2009, l’obligation de joindre une étude d’impact à tous les projets de
loi.
119
que b développement des EIS est un processus toujours à
l'œuvre près de 10 ans plus tard. Es effet, l'approche
globale de la santé pose pour un évaluateur de nouveaux
défis méthodologiques qu'il se doit de prendre en
compte. Par ailleurs, nous constatons que derrière cc
positionnement transversal peuvent subsister d'autres
difficultés de portée plus générale contraignant l'utilité et
l'usage d'une démarche pourtant basée et justifiée par
son impact sur la décision publique.
L'évaluation d’impact sur la santé, un
positionnement transversal à l’origine de défis
méthodologiques
L'EIS est une démarche volontaire, prospective et en
appui au processus décisionnel. Elle doit intervenir dans
une temporalité relativement avancée pour analyser les
composantes d'un projet ou d'une politique, mais aussi
suffisamment tôt pour permettre de les enrichir. Si cet
objectif fait consensus dans les projets que nous avons
évalués (principalement portés sur des démarches
d'urbanisme à l'échelle de quartiers), notre expérience
nous a conduits à identifier la subsistance de barrières à
lever au cours des différentes étapes de la démarche.
À l'origine, un besoin de prendre en compte une
multitude d'enjeux et de temporalités
Les commanditaires d'EIS, qu'ils soient des villes ou des
aménageurs dans le cadre de projets d'urbanisme,
mobilisent cette démarche pour répondre
principalement à deux enjeux : d'une part, pour anticiper
les conséquences directes d'un projet sur leur territoire
(adaptation climatique avec la lutte contre les îlots de
chaleur urbains, promotion des circulations douces,
partage des espaces publics, etc.), d'autre part, pour
connecter le projet aux problématiques locales
(sanitaires, sociales et autres) afin d'éventuellement
contribuer à les résorber (prévalence de maladies
chroniques, offre de soin limitée, faible activité
économique, etc.). Le périmètre des EIS est donc
potentiellement très large, tant du point de vue temporel
que géographique. Cela rend difficile la priorisation des
déterminants de santé à analyser, et d'autant plus pour
les projets aux composantes multiples (par exemple un
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
projet qui combinerait création de logements, mise en
place de services, création d'espaces verts, etc.).
Du fait des contraintes temporelles et budgétaires
propres à chaque EIS, il importe à l'évaluateur et aux
parties prenantes8 du projet d'essayer de recentrer
l'étude sur un nombre minimum de déterminants de
santé. Cela répond à la nécessité de mettre en cohérence
les moyens disponibles pour réaliser l'évaluation avec les
résultats satisfaisants et suffisants (Simon, 1976) qu'il est
possible de produire, à la fois du point de vue du
commanditaire (réponse aux enjeux du projet), mais
aussi de l'évaluateur (logique de rentabilité économique).
En effet, par expérience, la tendance à ouvrir le débat sur
une multitude de thématiques contribue à limiter le
temps d'analyse pour chacune d'entre elles, avec le
risque de proposer des recommandations peu
approfondies. Dans cette perspective, il nous apparaît
important d'identifier dès la phase de cadrage les enjeux
du projet, ses marges de manœuvre effectives ainsi que
l'existence de données probantes pour recentrer les
débats, et déterminer un périmètre utile et cohérent.
En pratique, une nécessité de s'entourer de
plusieurs expertises et expériences
Une fois les déterminants de santé et composantes du
projet priorisés, ces derniers guident l’ensemble du
travail de l'évaluateur, notamment le temps de collecte
de données, appuyé par la mobilisation d'outils issus des
sciences sociales (enquête, entretiens semi directifs
individuels ou collectifs, focus groups). Extérieur au
projet, l'évaluateur recueille et capitalise alors sur les
différents points de vue en présence, aussi bien liés à une
expertise technique qu’à des perceptions ou ressentis
autour du projet.
Pour la plupart des projets de rénovation urbaine, le
recueil de l'expertise technique implique la rencontre du
8 Nous désignons par «parties prenantes» l'ensemble des acteurs impliqués
dans l'élaboration, la mise en œuvre ou les décisions relatives au projet.
Selon les cas, elles peuvent désigner : des opérateurs du projet
(aménageurs, bureaux d'études), les services de la ville (techniciens,
responsables de services), les élus, les partenaires institutionnels (agence
régionale de santé, Agence nationale de la rénovation urbaine) ou
associatifs.
120
service urbanisme de la ville, du service social, habitat ou
encore environnement. Leur regard sur le projet permet
de garantir une prise en compte des besoins et
spécificités du territoire. Chaque service peut alors
identifier des enjeux à court, moyen et long terme du
projet, selon son expertise. De surcroît, ces participations
facilitent l'appropriation des recommandations résultant
de l'EIS.
En complément, le retour d'expérience des usagers est
mobilisé pour garantir la pleine prise en compte des
besoins des publics potentiellement impactés par le
projet (aussi bien de façon directe qu'indirecte9), et en
particulier ceux des personnes dites vulnérables. Il s'agit
de mieux comprendre les conditions de vie et les
habitudes relatives à l'environnement étudié. Leurs
perceptions sur le projet à venir sont nécessaires pour
identifier les impacts potentiels du projet. Ils peuvent
faire part de leur optimisme quant aux potentialités du
projet (désenclavement d'un quartier, nouvelle offre de
services…) ou encore de leurs inquiétudes face aux
changements à venir (augmentation du trafic routier et
de ses nuisances, besoin de reconstruire une nouvelle
identité de quartier...). Dans un projet d'urbanisme, cette
intégration du point de vue de l'usager peut passer par
une concertation directe auprès d'habitants d'un
quartier, des usagers d'un service, ou indirectement par
le biais d'entretiens avec leurs représentants (conseil
citoyen, association de quartier...).
Cette collecte d'informations auprès d'experts
thématiques et des publics concernés tend à construire
un matériau dense pour l'évaluateur, qu'il confronte aux
données probantes issues de la littérature académique
(études épidémiologiques, sociologiques, etc.). Cette
triangulation des données permet de démontrer et de
caractériser le lien entre les composantes du projet et la
santé des publics (Villeval et al., 2015). Sur cette base,
l'évaluateur peut aboutir à deux niveaux de
recommandations : un premier niveau très opérationnel
et technique («mettre en place un jardin partagé sur le
quartier pour créer des actions collectives et favoriser
9
Dans le cas des projets de rénovation, sont aussi impactés les usagers du
lieu rénové, et pas simplement les résidents.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
une meilleure cohésion sociale»10), ou un second niveau
plus stratégique («promouvoir le recours aux mobilités
douces et faciliter le partage des voiries entre les
différents usages »11). Dans tous les cas, l'EIS tend à
identifier des pistes d'actions transversales, en
s'appuyant sur une pluralité de déterminants de santé.
La triangulation des données (expertise technique —
retour d'expérience des usagers — données probantes)
est soumise à deux niveaux de difficulté, portant sur leur
collecte et leur exploitation dans le cadre de la
production du jugement évaluatif.
La collecte de données primaires auprès des publics et
parties prenantes du projet peut s'avérer imparfaite. Elle
varie selon les commanditaires et la légitimité qu'ils
octroient à l'EIS dans le cadre du projet. Pour certains,
une large concertation fait partie intégrante du processus
de construction du projet. En revanche, pour d’autres, la
démarche participative est limitée sur certains
opérateurs techniques et des représentants d'usagers
parfois éloignés du projet ou peu représentatifs de
l'ensemble des profils concernés par le projet, voire
quasiment absente de l'évaluation. Cette décision de ne
pas solliciter certains publics peut résulter d'une
surmobilisation antérieure dans d'autres cadres, et les
consulter de nouveau pourrait les « incommoder », voire
raviver une controverse autour du projet, Pour
l'évaluateur, le risque immédiat est la non-prise en
compte des besoins de l'ensemble des publics
potentiellement impactés (y compris des plus
vulnérables). La conséquence serait alors un jugement
évaluatif incomplet et peu robuste.
Par ailleurs, la recherche de données probantes n'est pas
exempte de difficultés. Outre un temps très limité pour
ce travail d'investigation (en lien avec les contraintes
économiques d'un cabinet-conseil), l'évaluateur peut
manquer d'études robustes pour pouvoir caractériser les
effets d'un projet sur la santé, notamment ceux liés à des
perceptions personnelles et difficiles à objectiver. Un des
10 Recommandation issue d'un rapport d'EIS réalisé par le cabinet pour dans
le cadre d'un projet d'aménagement urbain en région parisienne.
11 Idem.
121
exemples les plus marquants est la recherche de lien
entre les nuisances olfactives perçues par des habitants
d'un quartier et leur santé. Au moment de cette EIS, peu
d'études rendaient compte de ce type d'interactions. De
même, les données épidémiologiques disponibles ne
tenaient pas compte des spécificités du territoire dans
lequel se réalisait le projet. Ces dernières s'inscrivaient en
effet dans un contexte anglo-saxon, difficilement
transposables au territoire ultra-marin sur lequel portait
l'EIS.
Enfin, la revue de la littérature peut faire état d'études
nuancées, voire contradictoires, sur certains
déterminants de santé. Par exemple, les données
probantes existantes ne s'accordent pas toujours sur
l'effet positif ou négatif de la mixité sociale sur la santé12.
À charge à l'évaluateur de prendre en compte les
données collectées sur le terrain, pour porter un
jugement global sur le projet.
L'EIS constitue, le temps d'un projet, un espace
d'échange et de partage sur des besoins actuels et à
venir. À quelques exceptions près, la pluralité des
compétences y est recherchée, avec une expertise
technique et/ou d'usage. Il incombe toutefois de veiller
autant que possible à borner son périmètre au regard des
moyens alloués à l'étude, afin d'éviter une dispersion qui
se justifierait au nom d'une prise en compte globale de la
santé. Par ailleurs, la caractérisation des effets sur la
santé peut être contrainte, notamment par manque de
données, qu'elles relèvent du retour d'expérience des
usagers, de l'expertise technique ou académique.
Si dans l'ensemble l'EIS permet de disposer d'éléments
transversaux relatifs aux impacts du projet sur la santé
12 L'EIS réalisée dans le cadre d'un projet de renouvellement urbain sur la
commune de Bagneux intégrait la mixité sociale comme une composante
centrale du déterminant de santé relatif à la cohésion sociale. L'idée était de
lutter contre la ségrégation territoriale et la relégation du quartier, et ainsi
éviter un repli communautaire des habitants. Or, certains travaux montrent
que la mixité sociale n'est pas systématiquement gage de cohésion, et peut
même produire des effets inverses, comme la ségrégation sociale des élèves
à l'école renforcée par un contournement de la carte scolaire, ou encore une
fréquentation différenciée des espaces publics. Sur ce point, voir le rapport
de l'Observatoire régional de l'intégration et de la ville d'Alsace «La politique
de la ville en France : fondements, évolutions et enjeux» (2009) ou encore
les travaux des sociologues Marco Oberti et Edmond Péteceille (2016).
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
des occupants, ce type de démarche reste, selon une
façon qui peut paraître contre-intuitive, cloisonnée à
plusieurs niveaux que nous proposons de détailler dans
une seconde partie.
Une démarche encore peu intégrée au
processus de construction des projets, restant
centrée sur le champ de l’urbanisme
Comme mentionné précédemment, l'évaluation d'impact
sur la santé ambitionne la prise en compte des enjeux de
santé publique, dans tous types de projets ou politiques
publiques autres que sanitaires. Outre les limites d'ordre
méthodologique exposées, plusieurs facteurs freinent la
pleine utilité de cette démarche dans la construction
d'une action publique plus favorable à la santé.
Entre processus ponctuel et démarche intégrée :
un potentiel opérationnel encore mal anticipé
Bien que les déterminants de santé soient étudiés afin de
correspondre au mieux aux enjeux et composantes de
chaque projet (par exemple, les mêmes données
probantes fie seront pas mobilisées pour caractériser les
effets d'un projet de construction d'un complexe
résidentiel en région parisienne que dans le cadre du
réaménagement d'un quartier en Guyane où les
habitants peuvent vivre dans des logements de fortune),
cela ne suffit pas à garantir que les recommandations
issues de l'évaluation seront mises en œuvre.
En effet, l'EIS constitue une étude à part dans le cycle
d'un projet. Elle n'est ni une étude obligatoire ni une
étude opérationnelle consistant en la production de
données de diagnostics techniques. Souvent rallongée ou
repoussée afin d'avoir les ressources nécessaires pour
d'autres études obligatoires, notre expérience montre
que l'EIS est, au mieux, perçue comme une composante
du projet, au pire comme une étude parallèle. De fait, ses
capacités à influer sur les caractéristiques du projet sont
limitées, l'EIS pouvant être inscrite dans un entre-deux
où, soit les différentes composantes du projet sont déjà
arrêtées et validées (voire le projet déjà lancé), soit au
contraire à un moment où ces dernières sont encore trop
floues pour réellement faire l’objet de recommandations
122
pertinentes.
Les échanges avec l'instance de pilotage ne permettent
pas toujours une mise à plat exhaustive de ces réalités,
rendant caduque toute la dimension decision-driven de
l'EIS. Dans l'idéal, ce temps de cadrage de l'évaluation
doit être dédié à deux questions : quels sont les
intangibles du projet, sur lesquels il est inutile de
produire des recommandations ? Qui sera en capacité
d'assurer le portage des recommandations pour les
intégrer au projet ? Or, comme évoqué précédemment,
ce temps reste conditionné par le choix des déterminants
de santé plutôt que le choix des composantes sur
lesquelles faire porter l'EIS, l'arbitrage se faisant parfois
en fonction des sujets portés par les parties en présence
plutôt que des possibilités opérationnelles.
Des marges de manœuvres réduites voire non anticipées
ne permettent pas de proposer des recommandations
sur tous les sujets, quand bien même l'évaluation
démontrerait un intérêt d'agir. Par exemple, il nous est
arrivé de faire des propositions d'ajustements de
composantes qui ne pouvaient pas être modifiées
(encadré 2).
Encadré n° 2 : Illustration des marges de manœuvre
limitées des EIS
Dans le cadre d'un projet d'aménagement urbain, des
logements ont été créés à proximité d'une voie à fort
trafic routier. Au cours de l'EIS, l'analyse de la qualité de
l'air a mis en exergue une pollution importante sur le
secteur et donc une exposition risquée de ces
habitations. Toutefois, l'information selon laquelle les
budgets étaient arrêtés et l'emplacement de ces
bâtiments faisait partie des intangibles du projet n'a été
portée à la connaissance des évaluateurs qu'en fin de
mission.
Sur ce point, on ne peut que déplorer le fait que les
évaluateurs ne soient pas toujours intégrés au sein des
instances de suivi des études en cours, telles que les
études sur les opportunités de service, ou encore sur les
propositions d'aménagements possibles (faites par les
promoteurs). Aussi, si les EIS prévoient souvent dans leur
cahier des charges une phase optionnelle relative au suivi
et à la mise en œuvre des recommandations, cette phase
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
n'est pas systématiquement enclenchée.
Malgré ces difficultés, une démarche évaluative
originale
De façon générale, l'utilité des démarches d'évaluation
de politiques publiques, qu'elles soient ex post ou ex ante
comme l'EIS, reste un « caillou dans la chaussure » des
praticiens (Jacob et al., 2006). Leur intégration dans le
«cercle vertueux» de production de l'action publique
reste imparfaite, l'évaluation restant en France plutôt
mobilisée dans une optique de vérification ex post et
reddition de compte (accountability) plutôt qu'un outil
opérationnel d'aide à la décision à court ou moyen terme
(Bezes, 2009). Pour autant, la faible intégration de l'EIS
dans le processus de décision des projets ne doit pas
occulter trois spécificités qui justifient son intérêt pour
construire une action publique efficace.
D'abord, comparativement aux autres évaluations, l'EIS
fonde son jugement sur des données épidémiologiques
probantes en capitalisant sur les travaux d'autres
chercheurs. Cela assure une robustesse à ses constats,
parfois pointée comme faisant défaut pour la prise en
compte des résultats des autres formes d'évaluation de
politiques, qu'elles soient quantitatives ou qualitatives,
ex ante, in itinere ou ex post (Farraci et Wasmer, 2011).
Par ailleurs, l'EIS est une démarche pensée dès sa
conception dans une logique de prise de décision. Tout le
travail de collecte et d'analyse de données est conduit
dans un but, sans lequel l'EIS ne fait pas sens : produire
des recommandations. Une distinction par rapport à
d'autres formes d'évaluations, qui peuvent être réalisées
pour produire des connaissances sur l'objet évalué ou
juger de son impact, sans nécessairement en attendre
des recommandations pour l'améliorer. C'est par
exemple le cas des évaluations conduites dans une
optique de redevabilité, telles que les évaluations de
programmes de développement ou les évaluations de
programmes européens qui, bien qu'intégrées au cycle
décisionnel des programmes et prévoyant la formulation
de pistes d'amélioration, sont mobilisées principalement
pour rendre compte des résultats engendrés par l'action
financée (Jourdain, 1997).
Enfin, l'EIS porte sur un objet bien particulier : la santé.
123
Au-delà des facteurs personnels et de la qualité du
système sanitaire, la santé dépend avant tout de facteurs
sociaux, environnementaux ou économiques13. De ce fait,
la démarche systémique de l'EIS se justifie, pour
répondre aux enjeux de santé publique. Même si
certaines des recommandations produites peuvent
s'avérer «hors sol », cela ne concerne qu'une minorité
(Jabot et al., 2018). Le choix de ne pas davantage
l'intégrer au processus de décision pose ainsi des
questions d'ordre éthiques, à la fois pour le
commanditaire (les choix d'aménagements et
d'urbanisme doivent-ils être faits en dépit de la santé
publique ?) et pour l'évaluateur (malgré les choix de
l'instance de pilotage de ne pas porter une focale sur ce
type de déterminant ou de public, dois-je l'intégrer à
mon étude si je constate un danger pour la santé des
futurs usagers ? À partir de quand définit-on le seuil «
d’acceptabilité » des externalités sur la santé ?) Des
questions déjà abordées par nos homologues québécois
(Larose, 2012) mais qui restent d'actualité en 2021.
Un développement marqué sur le secteur de
l'urbanisme, qui gagnerait à s'ouvrir à d'autres
thématiques
Qu'il s'agisse des EIS réalisées ou des appels d'offres
identifiés, notre retour d'expérience montre que ces
démarches se centrent principalement sur des projets
urbains : programme de renouvellement urbain,
réaménagement de quartiers et création d'équipements
(scolaires, sociaux...). Ce constat est confirmé par
l'observation d'autres travaux réalisés en France par
d'autres organismes, comme l'EIS menée sur les
transports de l'établissement public territorial de Plaine
commune en région parisienne par l'agence régionale de
santé et l'observatoire régional de santé. Parmi les 15 EIS
référencées sur la plateforme de l'EHESP14, toutes
concernent directement des politiques d'aménagement,
dont 3 de façon moins directe en mettant la focale sur
13 Selon le diagnostic posé par la feuille de route de la Stratégie nationale de
santé élaborée par le ministère des affaires sociales et de la santé en 2013,
les facteurs sociaux, environnementaux ou économiques influencent 80% de
l'état de santé.
14 Voir https://real.ehesp.fr/mod/folder/view.php?id=86894
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
des espaces dédiés à la vie dans les quartiers15.
L'initiative qui apparaît la plus éloignée des politiques
d'aménagement reste la démarche entreprise par un
collectif d'acteurs du champ de la promotion de la santé,
qui a consisté à appliquer l'EIS aux programmes des
candidats à l'élection présidentielle de 2017 (Dardier et
al., 2019).
Alors que la démarche ambitionne d'être applicable à
l'ensemble du spectre des poli¬tiques publiques, nous
nous sommes interrogés sur les raisons qui permettraient
d'expliquer cet urbano-centrisme des EIS. Le facteur
réglementaire en France est exclu, aucun texte législatif
n’obligeant ni n'incitant les opérateurs à intégrer une
telle dimension à leur projet ; à la différence des
évaluations environnementales qui, elles, sont
réglementaires et imposées au maître d'ouvrage (Roué-
Le Gall et al., 2014):
Le centrage sur l'urbanisme nous apparaît davantage
relié à l'historique du secteur qu'à la capacité de l'EIS à
constituer une nouvelle ressource pour des
«entrepreneurs de transferts» (Wolman, 1992) soucieux
de diffuser une nouvelle façon de conceptualiser et
gouverner les politiques urbaines.
En 1987, le lancement du mouvement des Villes-santé de
l’OMS a introduit le concept d'urbanisme favorable à la
santé (UFS). Il s'agit d'un programme international qui
vise à décliner au niveau local une stratégie transversale
en santé. L'UFS étant désormais largement diffusé et
approprié (le programme ayant fait l'objet de plusieurs
déploiements successifs), les villes qui l'utilisent intègrent
dès la conception de leur projet les enjeux sanitaires et
environnementaux. Cela a eu pour effet de créer un
terreau fertile pour la mise en place d'EIS dans certains
territoires 16; la finalité de santé publique de la démarche
étant plus rattachable à un projet qui a déjà anticipé cet
15Peuvent ici être cités l'EIS de la crèche Colette de la ZAC de Beauregard
dans la région de Rennes en 2008 ; PETS de l'Espace petite enfance dans le
quartier de Borderouge — Trois Cocus à Toulouse en 2011 ; ou encore l’EIS
de la réhabilitation du café associatif « La Source » à Monteneuf, dans le
Morbilan, en 2018.
16L’EIS s’inscrit dans la continuité des quatrième et cinquième volets du
programme Ville-santé de l’OMS (2003-2007 et 2008-2013) par la prise en
compte des enjeux sanitaires, sociaux et environnementaux.
124
enjeu (Le Goff, 2012).
Dans cette perspective, la capacité démonstrative de l'EIS
(via la triangulation des données) peut conforter, ou au
contraire remettre en question, de façon argumentée,
certains des grands axiomes sur lesquels reposent les
politiques urbaines en France ; et ce sans contrainte
juridique par l'intermédiaire d'appels à projets nationaux.
Dans un contexte de décentralisation de la décision, l'État
par l'intermédiaire de ses agences compétentes (Agence
nationale de la rénovation urbaine, Agence de
l'environnement et de la maîtrise de l'énergie, agences
régionales de santé...) doit composer avec des
collectivités territoriales qui disposent d’une certaine
autonomie en matière d’aménagement du territoire. De
précédents travaux ont montré que, malgré ce contexte
de pilotage partenarial et territorialisé, les agences
peuvent imposer leur logique d'intervention à l'échelon
local via deux principaux instruments : la mise en place
d'un guichet unique et les appels à projets (Epstein,
2013). En mettant en « concurrence » les acteurs
territoriaux, ces derniers se retrouvent contraints de
«jouer le jeu des agences» en adoptant les normes et
solutions légitimités par des «scripts préétablis» des
appels à projets, conduisant par là même à un
mouvement d'uniformisation des politiques urbaines. Or,
parmi les EIS que nous avons réalisées et celles portées à
notre connaissance, l'appel à projets constitue la
principale source de financement L'intégration d'un volet
EIS dans la panoplie des études préalables à réaliser en
amont de certains projets pourrait participer à cette
dynamique, puisqu'anticiper les effets sur la santé d'un
projet peut désormais constituer un critère différentiant
dans la sélection des projets. En ce sens, l'EIS, à l'image
d'autres objets issus de conventions internationales ou
de protocoles sans forme juridique contraignante
(Poupeau, 2017), semble constituer un nouvel outil de
gouvernance de l'aménagement du territoire, reposant
sur une faible contrainte explicite et un principe
d'adhésion.
Pour autant, nous préférons y voir non pas une volonté
d'imposer un référentiel, mais plutôt une volonté de
diffuser un nouvel outil perçu comme pertinent par des
communautés d'acteurs qui auraient chacun leurs raisons
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
de pousser au développement de ces formes
d'évaluation : asseoir leur légitimité dans le paysage
institutionnel, conforter ou diffuser une certaine vision
de la construction de la ville, notamment au titre de leur
activité de promotion de la santé... À noter que cette
lecture permet aussi de nuancer le rôle a priori
planificateur des agences d'État, puisque des acteurs
territoriaux sont aussi à l'initiative d'EIS. À titre
d'exemple, la ville de Paris s'est dotée récemment d'une
équipe dédiée à l'évaluation d'impact sur la santé.
Ces entrepreneurs de transfert, porteurs d'une nouvelle
conception des politiques urbaines, constitueraient, à
l'image d'un bateau brise-glace, les initiateurs d'un
mouvement plus général qui se veut avant tout porteur
d'une nouvelle façon de gouverner les politiques
urbaines, en rupture avec l'approche non transversale
qui a prévalu jusqu'au milieu des années 2010; la focale
étant ainsi mise sur des instruments programmatiques ex
ante (Agranoff, 2014).
La particularité des démarches EIS et leur cloisonnement,
à la fois sur la thématique des projets étudiés, leur
temporalité ainsi que leurs finalités et usages potentiels
invitent à penser l'EIS comme une forme de «
globalisation » (Poupeau, 2017) du secteur d'intervention
dans lequel elle intervient, à savoir pour l'heure
principalement le développement urbain. En dépit de
l'introduction d'une dimension par nature transversale et
multidimensionnelle — la santé —ne semble pas toujours
pouvoir s'accompagner de changements opérants dans
les projets que nous avons pu étudier, les marges de
manœuvre pour intégrer les recommandations étant
souvent limitées (temporalité du projet, contraintes
budgétaires, caractère non réglementaire...).
De façon plus générale, l'EIS ne semble pas encore avoir
totalement trouvé sa place dans le paysage des
méthodes évaluatives, et ce malgré sa capacité à
interroger les impacts sur la santé de projets et de
dispositifs en dehors du seul cadre urbain.
* * *
Si l'EIS a pour ambition première d'insuffler une nouvelle
façon de penser les politiques publiques, cette dernière
pose un certain nombre de défis méthodologiques pour
125
l'évaluateur. Le caractère apparemment homogène des Consultant chez Planète publique
secteurs d'intervention de l'EIS (renouvellement,
aménagement urbain) ne doit pas occulter les réflexions
autour de sa place dans le paysage des méthodes
d'évaluation. À ce titre, cette démarche semble participer
à la structuration d'un véritable domaine évaluatif, aux
côtés — et non pas parmi — d'autres formes
d'évaluation. En effet, alors que les évaluations
traditionnelles sont structurées en « chapelles » qui ont
chacune leurs propres préférences méthodologiques17,
l'EIS semble s'orienter vers une démarche davantage
partagée.
En dépit d'une méthodologie encore en voie de
stabilisation, notamment sur l'aspect cotation des effets
et formulations des recommandations, un nouvel
écosystème d'acteurs se constitue autour de l'EIS. Côté
administrations publiques, certains acteurs se
positionnent comme fers de lance pour diffuser la
«culture EIS » au reste de la sphère publique, notamment
aux collectivités territoriales. Ces acteurs peuvent
compter sur le monde académique, qui, en plus de
contribuer à la stabilisation de la méthodologie des EIS,
tentent de structurer une communauté de praticiens. De
cette double dynamique résulte l'émergence d'un
nouveau marché potentiel, sur lequel de nouveaux
prestataires de services se positionnent, renforçant par là
même ce mouvement de structuration. Bien qu'étant une
nouvelle forme d'évaluation, ce secteur attire bien au-
delà des praticiens historiquement positionnés sur
l'évaluation de politiques publiques : n'est-ce pas là aussi
une autre incarnation du caractère transversal de l'EIS ?

Lamia BENJANKHAR
Consultante chez Planète publique
Paul COTTON
Doctorant en science politique à Sciences Po Lyon,
TRIANGLE UMR 5206

17 Pour un panorama, voir notamment la distinction, caricaturale mais

éclairante, réalisée sur le blog de praticiens « la Vigie de
l’évaluation » :http://evaluationvigie.fr/les-quatre-chapelles-de-levaluation/

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 126

 Evaluation des politiques publiques
Quelle(s) pratique(s) d’évaluation dans les collectivités locales ?
Revue Française d’Administration Publique, n° 177, Avril 2021, P. 69-82

Trois constats ressortent d'une récente enquête en ligne à la fois quantitative (89 collectivités de plus de 40000
habitants) et qualitative (11 monographies) réalisée pour le compte du CNFPT : la trajectoire des pratiques
évaluatives est incertaine ; les objectifs des évaluations sont plus techniques que politiques, avec des élus
trouvant difficilement leur place et des usagers faisant irruption dans le processus ; l'utilité est multiforme, les
stratégies très pragmatiques mises en œuvre visant en définitive plus l'accompagnement que le jugement.
Trente ans après son introduction progressive, sommes-nous à l'orée d'une nouvelle étape pour l'évaluation
dans les collectivités territoriales ?

L'évaluation des politiques publiques est encouragée en s'interroger pour savoir si les constats souvent répétés
sur les faiblesses de ces évaluations conduites par les
France depuis la fin des années 80 (cf. circulaire Rocard
collectivités (ignorance par les élus, réticences du haut
du 22 janvier 1989). Sa longue et lente progression
management, éloignement des citoyens) restaient les
jusqu'à aujourd'hui a pu être analysée comme une suite
mêmes. Ou si au contraire cet essor — incontestable
de « stop and go », marquée par la problématique
mais désordonné — des pratiques d'évaluation de
récurrente de sa professionnalisation et de son
l'action publique territoriale ne débouchait pas sur
institutionnalisation (cf. par exemple : Fouquet, 2013 ;
l'émergence d'un changement de posture possible pour
Duran, 2018).
enclencher une nouvelle étape dans leur développement.
Dès cette origine, l'évaluation des politiques locales suit
C'est dans cet esprit que le CNFPT — en partenariat avec
cependant un développement assez largement spécifique
la SFE dans le cadre d'une convention signée le 21
et distinct du niveau national en raison de la « libre
décembre 2016 — a commandé une étude sur le rôle et
administration » des collectivités territoriales, garantie
les pratiques d’évaluation de l'action publique
par la Constitution et fortement marquée par des
territoriale. Réalisée par le cabinet Asdo Études sous le
dimensions spécifiques, tant organisationnelles (taille,
pilotage d'un comité mixte CNFPT-SFE, cette étude a pris
réseau...) que politiques (rôle des élus, proximité des
la forme d'une démarche d'enquête.
citoyens...) (cf. par exemple : Baslé, 2014 ; Lamarque,
2019).
Le choix d’une démarche d’enquête
Après un démarrage impulsé par l'exigence européenne quantitative et qualitative
d'évaluation des fonds structurels et la procédure
nationale contractuelle qui la relaye, sa diffusion s'est Il faut entendre ici le recours à l'enquête dans une
poursuivie ensuite « cahin-caha » à l'initiative principale logique pragmatiste, à la manière de John Dewey,
des collectivités elles-mêmes, au point d'occuper comme « exploration de problème » partant de l'analyse
désormais une place significative (41 %) dans l'ensemble d'une « situation indéterminée » et susceptible de
des évaluations recensées par la Société française de déboucher sur des constats d'une « assertabilité garantie
l’évaluation (SFE). », c'est-à-dire d'une utilité avérée. En pratique, l'étude a
Quelque 30 ans après, il était donc intéressant de comporté deux volets : une enquête quantitative menée

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 127

en interne par la Direction de l'évaluation du CNFPT et
une enquête qualitative menée par Asdo Études.
L'enquête quantitative s'est déroulée de mi-décembre
2017 à mi-février 2018 auprès de toutes les régions,
départements, intercommunalités et villes de plus de 40
000 habitants. Le questionnaire, organisé autour de 6
grands items (organisation, thématiques, pilotage,
méthodologies, prise en compte, perspectives
d'évolution), a été envoyé par voie électronique à 660
personnes : directeurs généraux de ces collectivités,
adhérents SFE et du réseau AFIGESE. 104 personnes ont
répondu, pour 89 collectivités différentes.
Si les régions et départements ont relativement bien
répondu (respectivement 11 et 28), le nombre de
réponses est resté faible pour les intercommunalités et
les communes (respectivement 23 et 22).
Outre ce biais indéniable de représentativité, une autre
difficulté de traitement a tenu aux appréhensions
polysémiques du terme « évaluation des politiques
publiques ». Certains résultats de cette enquête
quantitative ont pu cependant fournir de premiers ordres
de grandeur et ont surtout permis d'orienter un
questionnement beaucoup plus approfondi lors de
l'enquête qualitative.
L'enquête qualitative, réalisée entre avril et juillet 2018, a
pris la forme de 11 monographies et 37 entretiens. Les 11
collectivités enquêtées sont réparties sur l'ensemble du
territoire national : 2 régions, 3 départements, 4
intercommunalités et 2 villes de plus de 40 000 habitants.
Elles ont été choisies avec l'objectif de représenter des
collectivités a priori hétérogènes dans l'avancée de leurs
pratiques. Toutes avaient répondu à l'enquête
quantitative. Avec les 37 entretiens, l’objectif était
d'interviewer les personnes les plus haut placées dans
l'organigramme : 5 élus, 7 DGS (ou représentants), 8
directions métiers (directeurs/DGA), 17 chargés de
mission ou responsables évaluation. La prise de rendez-
vous a été extrêmement longue et ardue, mais elle a été
riche d'enseignements en tant que telle : avec elle a
commencé notre terrain. L'évaluation s'est révélée être
un sujet très sensible. Cela s'expliquait en partie par une
forme de « mauvaise conscience évaluative » ou de
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
sentiment d'incompétence.
En conséquence, l'obtention des entretiens s'est faite sur
un pacte explicite de confidentialité, une quasi-
contractualisation. C'est une imprécision que regrettera
le lecteur, mais une règle à laquelle nous ne pouvions pas
déroger, pour ne pas trahir notre terrain.
Trois constats ont pu être tirés de cette démarche
d'enquête sur les pratiques évaluatives dans les
collectivités : une trajectoire incertaine, une visée plus
technique que politique, une utilité multiforme,
débouchant en conclusion sur des pistes de réflexion
pour une démarche évaluative renouvelée dans les
collectivités.
Une trajectoire incertaine
Premier constat, les pratiques évaluatives sont fragiles
dans les collectivités territoriales. Parmi celles enquêtées
et répondantes, 20 % environ n'ont pas de fonction
évaluation explicitement confiée à un service ou à une
mission. Et dans celles qui en ont une, cette fonction
évaluation est récente (moins de 2 ans pour la moitié des
fonctions évaluation). Les trajectoires de ces fonctions ne
sont pas toujours linéaires. Elles disparaissent parfois
pour réapparaître quelques années plus tard.
L'évaluation des politiques publiques, « tout le monde en
parle », mais sa place reste aléatoire et non sécurisée.
Elle n’est pas jamais une priorité en soi et reste difficile à
circonscrire et à ancrer dans la continuité.
Dans la majorité des collectivités, la fonction
évaluation est récente, voire pas encore créée
Dans 55 % des collectivités ayant répondu à l'enquête
quantitative, la fonction « évaluation » n'est ainsi pas
créée ou n'est apparue qu'au cours de la mandature en
cours.
On retrouve les mêmes ordres de grandeur dans notre
panel qualitatif : la fonction évaluation date pour 5
collectivités sur 11 de plus de 5 ans ; pour 4 collectivités,
elle date des deux dernières années ; pour les 2
dernières, il n'y a pas de fonction explicitement dédiée à
l'évaluation des politiques publiques.
128
 département en situation financière difficile.
De même, la pression citoyenne et l'aspiration à des
modalités nouvelles de démocratie participative
contribuent à l'évidence à encourager le développement
des pratiques évaluatives en fournissant l'opportunité de
lutter contre la défiance des citoyens envers l’action
publique. Mais pour ce qui est du lien avec les citoyens,
les collectivités ne savent précisément pas encore bien
comment s'y prendre.
Quant à la reconfiguration des collectivités
(élargissement, fusion, transfert de compétences), elle
peut apparaître comme une opportunité de création de
la fonction d'évaluation (l'évaluation favorise les projets
transversaux et les synergies), comme cela a été constaté
dans une métropole dont les compétences ont
Pour nuancer ces dates, il est important de noter que les
récemment été fortement élargies. Mais elle peut aussi
pratiques évaluatives précèdent la création des fonctions
fragiliser la fonction évaluation déjà existante, comme
évaluation, qu'elles soient transversales ou rattachées à
cela a pu être noté en sens inverse dans une région
une direction métier. Et au-delà de la fonction elle-
élargie, regroupant plusieurs composantes : « on n'avait
même, dans les collectivités enquêtées, l'évaluation des
pas d'évaluations sous la main pour tous les dispositifs
politiques publiques nous est décrite comme un champ
dans toutes les anciennes régions ».
en construction, une problématique émergente, loin
d'être installée.
Les éléments qui accélèrent les pratiques
évaluatives sont aussi ceux qui les freinent et la
pérennité de la fonction évaluation n'est jamais
acquise
L'enquête quantitative donne quelques pistes sur le poids
relatif de tel ou tel facteur dans l'émergence et la
pérennité des pratiques d'évaluation dans les
collectivités.
Mais l'enquête qualitative montre également que les
leviers à la consolidation de l'évaluation des politiques
publiques dans une collectivité apparaissent comme des
freins dans d'autres.
Les obligations réglementaires (fonds structurels
Ainsi le contexte de restriction budgétaire peut
européens...) et le développement des schémas (SCOT,
encourager les pratiques d'évaluation dans les
PDI...) et cadres contractuels (CEPR...) constituent
collectivités mais n'est en rien un contexte
également des opportunités indéniables et bien connues
systématiquement déclencheur, le contrôle de gestion
pour le développement de l'évaluation dans les
étant au contraire le premier outil saisi pour orienter les
collectivités. Mais les évaluations ainsi produites ne sont
priorités vers les choix politiques, comme cela a pu être
pas celles qui marquent le plus nos interlocuteurs
explicitement avancé dans l'enquête qualitative par tel
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 129
rencontrés les plus haut placés (DGS, élus...) pour qui
elles sont avant tout des «exercices » d'une mécanique
administrative obligatoire sans portée politique
conséquente.
Enfin, le changement d'équipe politique à la tête de la
collectivité peut être soit l'occasion d'un regain d'intérêt
pour l'évaluation des politiques publiques, soit à l'inverse
synonyme de relégation de l'évaluation. Pour parler des
cas précis que nous avons étudiés, c'est souvent dans les
équipes stables politiquement, qui enchaînent plusieurs
mandatures, que le terreau semble favorable à la
structuration d'une fonction d'évaluation des politiques
publiques. Et contrairement à ce que l'on pourrait
penser, le fait qu'une équipe « jeune » prenne la place,
avec des profils plus « techniciens » (pour le dire très
vite), ne rime pas nécessairement avec une mise en avant
de l'évaluation des politiques publiques.
L'évaluation des politiques publiques n'est jamais
une priorité en soi et reste difficile à penser
L'évaluation des politiques publiques ne fait pas l'objet
d'une priorité en soi dans la feuille de route des DGS
rencontrés. Ils l'englobent dans un ensemble plus vaste
de pratiques managériales visant à développer une
culture de la performance au sein de leur organisation.
L'évaluation des politiques publiques est soit présentée
comme un outil parmi d'autres, soit comme un champ
aux contours flous qui comprend un ensemble de
pratiques d'études larges et diversifiées. On conçoit dès
lors que lorsqu'une fonction évaluation existe dans une
collectivité, elle est rarement exercée par un service qui
lui est propre. Dans notre panel, c’est le cas de 3
collectivités enquêtées sur 11. Pour les 8 autres, la
fonction évaluation apparaît comme une des activités
d'une direction ou d'un service à côté d'autres fonctions
plus ou moins connexes (audit, contrôle de gestion, etc.)
ou bien est pratiquée aux côtés d'approches
méthodologiques les plus diverses sans être affichée
explicitement comme une mission dans le titre des
directions ou des services. L'enquête quantitative abonde
en ce sens en montrant l'extrême diversité des
rattachements et des intitulés des services et directions
concernés.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
Il n'est dès lors pas étonnant que, dans le discours des
DGS, l'évaluation n'apparaisse jamais comme une priorité
en soi, alors même qu'ils sont nombreux à dire manquer
« déjà » des outils de gestion du quotidien. Lorsque
l'évaluation des politiques publiques peut être
considérée comme importante, c'est toujours au sein
d'un tout qui aide les collectivités à se réformer, à être
dans une démarche d'amélioration continue de leur
action. Et dans cet ensemble, l'évaluation ne fait pas
figure d'urgence.
Ainsi, si l'on met de côté les entretiens avec les chargés
de mission évaluation ou les responsables de services
évaluation, les entretiens avec les directions générales et
avec les élus (exceptions mises à part) montrent plus
généralement la difficulté à cerner ce sujet de
l'évaluation des politiques publiques. Les uns et les
autres se sont finalement peu approprié cette notion qui
apparaît comme « quelque chose de très conceptuel ».
On est donc loin de pouvoir parler, en 2019,
d'institutionnalisation des pratiques d'évaluation des
politiques publiques dans les collectivités. Soit on n'est
encore qu'au tout début du « roman évaluatif », soit il est
en train de s'écrire autrement.
Une visée plus technique que politique
Deuxième constat, l'évaluation pratiquée est plus
technique que politique. La légitimité de l'évaluation s'est
construite autour de sa technicité, de la solidité de son
arsenal méthodologique. Dans les représentations des
directions générales, des élus, des directions métiers, la
technicité de l'évaluation apparaît comme une force,
mais elle introduit également une distance. Les élus
trouvent difficilement leur place dans le processus
évaluatif. Pour 'autant, les lignes bougent. Le
rayonnement de l'évaluation en dehors de son pré carré
méthodologique devient un enjeu clé dans les
collectivités territoriales. La communication des résultats
des évaluations devient un sujet central. L'irruption de la
question de l'usager devient un thème majeur des
collectivités territoriales aujourd'hui.
130
Une technicité à la fois valorisée et enfermante élus dans le processus évaluatif.
Au-delà même des seuls DGS et élus, l'évaluation est très
généralement perçue dans les collectivités enquêtées
comme très technique, avec son arsenal
méthodologique. L'évaluation est identifiée comme un
domaine réservé aux experts, même si plusieurs
collectivités font état de la même trajectoire : celle d'une
évaluation qui était auparavant dans sa tour d'ivoire, sans
incidence concrète sur le pilotage de l'action publique et
qui se rapproche désormais plus des directions métiers.
Cette technicité est ce que l'on attend d'un service
évaluation, et en même temps ce qu'on lui reproche :
rester sur les seules étapes méthodologiques. Les
compétences des chargés de mission-évaluation sont
valorisées par les directions métiers pour la rigueur des
Méthodologies employées, la capacité à choisir les
prestataires, l'appui à la formulation des
« Questions évaluatives », mais, comme l'explique un des
directeurs métiers interrogés : « il faudrait que le chargé Ainsi, dans la plupart des collectivités rencontrées (7 sur
évaluation ait davantage que ce rôle strictement 11), l'association des élus se fait a minima. Ils sont peu
méthodologique, intervienne plus dans le pilotage de la actifs dans la démarche (leur présence au comité de
mission », sans pour autant que ce directeur métier ne pilotage n'est pas systématique). Ils sont associés au
sache vraiment lui dessiner d'autres fonctions. moment où les résultats leur sont présentés et parfois
seulement au gré d'une discussion avec le technicien
C'est d'ailleurs cette technicité de l'évaluation qui métier. Ils sont rarement à l'origine des demandes
entraîne la « mauvaise conscience » évaluative des d'évaluation.
collectivités relevée dans nos entretiens : on ne fait pas,
on ne sait pas faire. Et ce paradoxe : les collectivités ont Tous les élus ne sont pour autant pas logés à la même
pourtant beaucoup d'exemples à l'appui, même celles qui enseigne, certains pouvant être explicitement chargés de
disent « ne pas en faire ». l'évaluation des politiques publiques. La délégation à un
élu d'une compétence évaluation des politiques
Les élus trouvent difficilement leur place dans le publiques n'est cependant le fait que d'une minorité de
processus évaluatif collectivités. Dans notre panel, sur 11 collectivités, 3 ont
Dans l'enquête quantitative, la quasi-unanimité (79 %) un vice-président dont le champ de responsabilités
des répondants estime que le portage politique est une couvre explicitement l'évaluation des politiques
des principales conditions de réussite d'une évaluation. publiques. Dans les autres, quand il y a une évaluation,
c'est l'élu métier qui est ponctuellement associé. Il y a
En pratique, pourtant, les collectivités ne sont que 40 % à
par ailleurs rarement une commission dédiée à
déclarer pouvoir s'appuyer en interne sur un portage
l'évaluation des politiques publiques. Être vice-président
politique systématique (42 oui/37 non sur les 79
délégué à l'évaluation n'est en outre pas toujours un «
réponses à la question correspondante).
cadeau ». D'une part, l'élu ne trouve pas facilement sa
L'enquête qualitative apporte d'utiles enseignements sur place : « je me sens très technicien quand je suis avec des
cet écart flagrant entre attente et réalité de la place des politiques, et très politique quand je suis avec des
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 131
techniciens », souligne l'un d’eux. D' autre part, il tend à
être perçu comme la mouche du coche par ses collèges
vice-présidents, voire comme un inspecteur intrusif qui
s'immisce dans la délégation des autres.
Il faut pourtant souligner que les collectivités les plus
avancées sont celles qui ont une impulsion politique forte
et/ou savent associer le politique. Dans notre panel, les
collectivités qui ont une fonction évaluation relativement
installée, avec des ressources budgétaires, des
compétences, un programme pluriannuel, sont ainsi
clairement celles qui ont un soutien politique important,
dans la durée. Dans ces collectivités, les élus sont
associés aux différentes étapes : la définition du
programme d'évaluation, le pilotage de la mission, la
prise en charge des résultats de l'évaluation, les
modalités de communication des résultats.
La communication des résultats, un enjeu
considéré comme majeur, mais très peu travaillé
C'est un des points marquants de notre terrain : la
question de la communication des résultats devient un
enjeu central des pratiques évaluatives. Elle est déjà
reconnue comme telle, de l'avis de tous, mais elle est
encore très peu pratiquée.
C'est d'abord le cas en interne auprès des élus ainsi que
des autres services de la collectivité.
S’agissant des élus, les évaluations sont le plus souvent
restituées à l'élu en charge de la politique ou du
dispositif. Elles le sont également parfois en commission
thématique. Dans un cas, sur les 11 collectivités
interrogées dans l'enquête qualitative, les résultats d'une
évaluation terminée sont présentés en plénière de
l'Assemblée en quelques minutes.
S'agissant des autres services, nous avons déjà noté une
nette évolution se traduisant par un rapprochement
certain au cours du temps de la fonction évaluation avec
les directions métiers. Cela se traduit par une implication
de ces dernières à toutes les étapes d'une évaluation
menée, du questionnement initial à la mise en œuvre
éventuelle des recommandations en passant par la
réalisation effective de l'évaluation (identification des
parties prenantes, mise à disposition de matériaux...). Il
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
n'empêche que l'évaluation ne constitue encore que
rarement un axe fort et structuré des projets de direction
générale ou de feuille de route de l’administration dans
les collectivités.
Mais c'est encore plus vrai à l'externe, la communication
des résultats des évaluations étant encore plus restreinte
à l'égard des citoyens.
Ce qui est d' autant plus paradoxal que la mobilisation
des citoyens dans l'espace et le débat publics apparaît
comme une des préoccupations premières des élus des
collectivités locales dans nos entretiens. Le très fort taux
d'abstention aux élections, la montée des extrémismes,
la remise en question des politiques publiques, de
l'efficacité de gestion de l'État et des collectivités, sont
autant de dangers identifiés. Le modèle habituel de l'élu
qui sait tout, et pour qui le seul mode d'évaluation est
l'élection est fortement remis en question. Dans ce
contexte, l'évaluation des politiques publiques pourrait
être un levier pour faire de la politique autrement, pour
faire participer les citoyens au débat public, pour leur
rendre compte. Soit en elle-même, soit en lien avec
d'autres outils comme le design de services, mentionnent
plusieurs responsables de l’évaluation.
Dans certaines collectivités, c'est même cette démarche
d'ouverture vers l'usager-citoyen qui a fait émerger la
fonction d'évaluation des politiques publiques. Pour
autant, il n'y a quasiment nulle part, ou presque, de
politique structurée de diffusion des résultats à
destination des usagers concernés, et plus généralement
du grand public. Dans l'enquête quantitative, seuls 17
répondants (sur 104) disent être passés par cette étape.
Dans l'enquête qualitative, rares sont également les
évaluations qui ont donné lieu à une diffusion. Quand
cela est fait, l'exercice s'apparente davantage à un
exercice de communication sur la politique publique
(faire savoir au citoyen ce que fait la collectivité pour eux,
communiquer sous forme de « baromètre ») qu'à un
exposé des tenants et aboutissants des
recommandations du cabinet, ou qu'à l'exposé d'un
questionnement politique.
Pourquoi cette communication est-elle aujourd'hui si peu
développée ? Souvent les techniciens et les élus
132
expliquent ne pas avoir eu le temps de le travailler, ou
être à un stade encore trop peu avancé de leur démarche
d'évaluation des politiques publiques. La communication,
c'est ce qui vient après. Si on passe trop vite à cette
étape, cela pourrait même mettre en péril le
développement de la démarche d'évaluation dans la
collectivité, nous explique une chargée de mission
évaluation. Pour elle, la transparence n'est pas l'objectif
premier. Elle ne veut pas que cela empêche la dimension
critique de l'évaluation. Si l'on sait que tout va être
transparent dans les résultats, on serait moins enclin à la
sincérité de l'exercice.
L'implication restreinte des usagers et des
citoyens au-delà même de la communication
Sans nier que ces aspects soient à considérer, il y a aussi
sans doute à prendre en compte une forme de défiance
(qui demeure plus profonde) à l'association des citoyens,
ne serait-ce qu'en tant qu'usagers, au processus même
d'évaluation des politiques publiques.
Car sinon une telle association devrait se manifester plus
fortement dès le stade d'état des lieux par leur interview
systématique pour mesurer leur satisfaction, mieux
connaître leurs besoins et recueillir leur avis.
Ce qui est effectivement considéré par les collectivités
interrogées comme une première avancée, par rapport à
des pratiques pré-évaluatives. Selon les techniciens
rencontrés, cette dimension, quand elle est intégrée aux
méthodologies des missions d’évaluation, est même ce
qui différencie l'évaluation du simple bilan d'activité. Les
résultats de l'enquête quantitative invitent cependant à
relativiser l'importance de telles pratiques. Dix
répondants seulement (sur 104) indiquent notamment
consulter les usagers dans la phase de collecte des
données, pour ce qui est des évaluations externes
(entretiens, questionnaires...).
Au-delà, l'association des usagers pourrait être
développée par leur participation au comité de pilotage
de l'évaluation avec ce que cela implique (de la validation
du questionnement à la formulation des
recommandations). Dans l'enquête quantitative, cela ne
concernerait que 8 répondants sur 104. Dans l'enquête
qualitative, nous n'avons pas eu d'exemple de cette
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
forme d'association des usagers.
Mais il faut évidemment bien reconnaître qu'une
meilleure mobilisation des usagers et des citoyens n'est
pas seulement requise lors de l'évaluation des politiques
publiques, mais plus généralement tout au long du
processus de fabrique puis d'exercice de l'action
publique. C'est poser là la question de l'articulation, dans
les collectivités, des politiques de démocratie
participative et d'évaluation, mais tout autant de
prospective ou de design de services, comme autant de
démarches de « réflexivité » de l'action publique qui ne
peuvent se développer réellement sans prise en compte
de toutes les « parties prenantes », élus, services et
société civile (organisée ou non organisée).
Une utilité multiforme
Troisième constat, les pratiques évaluatives des
collectivités sont plastiques et opérantes. Les fonctions
évaluation mettent en place délibérément des stratégies
très pragmatiques. Elles sont souples dans les
méthodologies mises en place pour s'adapter aux
temporalités de l’action publique. Les évaluations ne sont
pas toujours menées pour entamer un tournant
stratégique ou adapter l’action publique, mais aussi
parfois pour légitimer une équipe, pour impulser une
dynamique, intéresser des partenaires, convaincre de
l'importance d'un sujet. Telles qu'elles sont mises en
œuvre aujourd'hui par les collectivités territoriales, les
évaluations accompagnent plus qu'elles ne jugent.
Les multiples fonctions des pratiques évaluatives
En examinant dans le détail treize évaluations proposées
comme significatives par les collectivités rencontrées, on
peut constater que l'évaluation aide à la décision, comme
on le dit habituellement, mais elle sert aussi à beaucoup
d'autres choses. Nous mettons en avant ci-dessous les
différentes fonctions de l'évaluation, apparues dans les
exemples d'évaluation qui nous ont été cités. Une
évaluation renvoie souvent à plusieurs de ces catégories.
Nous les classons sur un axe qui va de l'enjeu de
conforter une politique, un dispositif, un projet (à gauche
du schéma), à l'enjeu de changer une politique, un
dispositif, un projet (à droite).
133

L’évaluation pour valoriser peut être illustrée par une
forme un peu hybride d'évaluation qui nous a été
mentionnée consistant par exemple à faire un baromètre
de l'attractivité du territoire, à partir de plusieurs
indicateurs clés. L'objectif est de mesurer l'évolution de
ces indicateurs dans le temps, en lien avec le projet du
territoire, et ce « dans une logique de concurrence entre
les territoires ». Pas très éloignée ; on peut citer
l'évaluation pour justifier notamment l'utilisation de
fonds, et de plaider pour l'octroi de nouveaux fonds
(européens notamment). Pour autant, toutes les
évaluations réglementaires ne doivent pas être rangées
nécessairement dans cette catégorie. Une collectivité
nous parle par exemple d'une évaluation sur la transition
énergétique qui a permis à des élus de se saisir des
résultats pour proposer la mise en place d'une
expérimentation.
L’autre extrémité, on trouve l'évaluation pour prendre
une décision stratégique, forme en quelque sorte «
canonique » telle qu'on la présente dans la littérature
spécialisée sur l'évaluation. L'évaluation est entreprise
dans l'objectif de conduire à un tournant stratégique
important (suppression d'un dispositif, objectifs et
modalités entièrement revisités...). Parmi les 13
exemples d'évaluations étudiés, 3 cas relèvent de cette
fonction. Moins ambitieuse, l'évaluation pour ajuster a
pour objectif de faire évoluer l'action publique, mais plus
à la marge. Une directrice métier nous confie : « On n'est
pas ici dans un exercice obligé. C’est un processus
d'amélioration continue. »
Entre ces deux polarités, qui peuvent d' ailleurs coexister
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
dans une même collectivité, on trouve un ensemble de
fonctions moins évidentes a priori mais qui participent
assez crucialement à ce que l'on peut dénommer un «
apprentissage organisationnel » dans/par les
collectivités. Sans vouloir être exhaustif, vu notamment
la taille réduite de notre échantillon d'évaluations
examinées, on peut citer comme fonctions exercées ainsi
plus ou moins explicitement : la pédagogie (« rappeler ce
que l'on fait, redonner un socle commun... »), la
mobilisation (autour d'un sujet, d'une politique publique,
d'un dispositif...), la légitimation (pour les techniciens vis-
à-vis des élus, pour les élus et techniciens vis-à-vis des
usagers ou partenaires), la transversalité (travailler sur la
cohérence d'une politique exercée par deux services
auprès d'un public commun...).
Finalement, quand l'on recense les différentes fonctions
des évaluations qui nous ont été présentées, l'évaluation
semble bien loin du seul exercice technocratique.
L'évaluation sert en priorité à se poser la question des
objectifs de la politique publique, de sa pertinence au
regard des besoins, de ses effets réels sur les usagers (au
sens large). Dans les entretiens, on nous parle souvent de
la question du « sens » qui, aussi vague qu'elle soit, place
finalement l'évaluation plus du côté du politique que de
la technique.
Les services évaluation mettent en place des
stratégies pragmatiques
Il faut que les évaluations soient « utiles », « utilisables »,
« utilisées ». C’est le maître mot des DGS, DGA et
directeurs rencontrés. Face à cette injonction de leurs
directions, ainsi que des directions métiers qui tendent
comme nous l'avons vu de plus en plus à « mener la
danse », les services évaluation répondent avec des
stratégies pragmatiques, loin parfois des canons de la
profession évaluative.
Cela les amène d'abord à s'accommoder d'une relativité
méthodologique pour favoriser l'opérationnalité. La
rapidité d'exécution, pour coller au rythme décisionnel,
devient parfois un critère de réussite avant celui de
solidité de la méthode. Plus généralement, l'enjeu est de
convaincre de l'utilité avant que de faire l'évaluation
parfaite d'un point de vue méthodologique. L'enquête
134
qualitative a fourni de nombreux exemples de cette
pratique des services évaluation à développer une telle
humilité méthodologique.
Dans le même registre de recherche de l'opérationnalité,
il faut noter que les fonctions évaluation sont souvent
associées à d'autres méthodes et processus d'un meilleur
management public (prospective, stratégie, pilotage,
innovation, statistiques...). Nous avons déjà évoqué la
variété des champs auxquels étaient associés les chargés
d'évaluation. Cette diversité des outils, au-delà des seuls
outils évaluatifs, est par ailleurs plutôt valorisée par les
chargés l'évaluation. Un ancien responsable d'un service
évaluation promu à un poste plus important et
comprenant d'autres outils se félicite ainsi d'avoir « un
panel d'activité plus large, qui répond peut-être plus aux
besoins ». Les services évaluation sont par ailleurs
amenés à explorer de nouveaux champs ; c'est tout
particulièrement le cas pour le design de services.
La prise en compte de la temporalité des évaluations
pousse également fortement à développer des stratégies
pragmatiques. Les premières évaluations sont choisies
pour acculturer habilement à l'évaluation. Telle
collectivité s'attache d'abord à évaluer l'impact
économique d'une action parce que le DGS sait que les
élus y seront sensibles. Ou dans telle autre, le DGS
commence par une évaluation qui sera valorisante pour
les équipes. Les services évaluation ont une réflexion
également sur les cycles d'évaluation adaptés au rythme
de la mandature. « En fin de mandat et en début de
mandat, il y a cette volonté d'avoir des évaluations plus
globales, plus qualitatives ; quand on arrive en cœur de
mandat, on est plus sur une volonté de structurer un
suivi, des outils de pilotage. [...] », explique ainsi un
directeur évaluation.
Les collectivités sont opportunistes dans leur
usage de l'évaluation et les plus avancées parient
sur une évaluation qui accompagne plus qu'elle ne
juge
En théorie (c'est-à-dire telle que l'évaluation des
politiques publiques est généralement enseignée
aujourd'hui), on parle de l'évaluation des politiques
publiques comme l'un élément indispensable du cycle
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
des politiques publiques. Leur évaluation doit être
systématiquement pensée dès le moment de leur
conception, doit ensuite accompagner Le déploiement de
la politique, puis en constituer un bilan pour en décider
de la fin, de la poursuite ou de l'évolution.
Dans la réalité des pratiques actuelles des collectivités
locales, les évaluations ne sont pas systématiques.
Personne d'ailleurs ne réclame qu'elles le soient (ni élu ni
directeur général de services en tout cas).
L'évaluation est pensée comme un outil ad hoc, que l'on
mobilise quand le contexte est opportun, quand on sait
que cela servira à quelque chose, quand on sait
finalement déjà ce à quoi cela servira. Finalement
d'ailleurs on n'attend pas de l'évaluation un effet de
surprise, ou de découverte radicale. On n'est pas étonné
qu'elle confirme des choses que l'on sait déjà. On attend
plutôt qu'elle joue sur un système d'acteurs, qui, à ce
moment-là le l'évaluation mandatée, est prêt à bouger.
En 1989, le rapport Viveret propose comme définition
qu'« évaluer une politique, c'est former un jugement sur
sa valeur ». Les fonctions évaluation dans les collectivités
locales prennent d'une certaine manière leur distance
par rapport à cet énoncé. Et, fait notable, c'est
particulièrement le cas dans certaines collectivités les
plus avancées. Tout se passe comme si une démarche
d'évaluation mature était une évaluation proche des
acteurs de terrain, dans l'accompagnement et la
valorisation, plus qu'une évaluation froide, détachée, ex
cathedra.
* * *
Trente ans après son introduction progressive,
l'évaluation n'est pas devenue un élément fondamental
de la fabrique des politiques publiques des collectivités
locales. Elle n'est pas systématique dans le cycle de la
conception, du suivi et du bilan des politiques. Mais elle
est, nous l'avons vu au cours de notre terrain, un outil clé
des collectivités dans de nombreuses situations. Elle s'est
développée dans les collectivités moins sur une
orthodoxie que sous une forme de souplesse assumée.
Pour revenir sur notre interrogation de départ, ce n'est
donc pas dans une perspective qui se voudrait «
135
canonique » qu'il faut désormais viser à ce que
l'évaluation soit plus institutionnalisée et plus
professionnalisée dans les collectivités. Penser le bon
usage de l'évaluation, c'est prendre en charge tous les
registres qu'elle recouvre, en conceptualisant finalement
une évaluation plus proche de la réalité des pratiques,
une évaluation pragmatique et opportuniste. H ne s'agit
pas là de sacrifier la « scientificité » et la technicité de
l'évaluation, car c'est bien ce qui lui confère l'intérêt. Il
s'agit en revanche de davantage valoriser et provoquer
l'opérationnalité de ces évaluations, non pas seulement
pour les décisions qu'elle occasionne, mais aussi par
l'effet qu'elle peut avoir sur un système d'acteurs, un
débat démocratique, une prise de position politique...
Si l'on voulait caractériser une telle approche proposée
pour les Collectivités locales, plus encore que pour toutes
autres autorités publiques, on pourrait se référer à une «
évaluation orientée utilisation » et même plus
précisément à une « évaluation développementale »
(Patton, 2011) (appelée aussi parfois en français «
évaluation évolutive ») qui ne vise pas à évaluer des
projets bien définis, mais qui se centre sur les liens
dynamiques entre processus et résultats attendus dans
un contexte d'innovation continue. C'est en ce sens que
nous pensons sans doute préférable de parler d'
évaluation de l'action publique territoriale plutôt que
d'évaluation des politiques publiques locales pour
indiquer qu'une telle évaluation dans les collectivités
locales ne doit pas se cantonner au seul niveau
stratégique, mais a bien vocation à se déployer jusqu'au
niveau opérationnel.
Dans une telle perspective, plusieurs points de débat et
pistes de réflexion à mener se font jour. Sans volonté
d’exhaustivité, quatre enjeux paraissent particulièrement
importants à mettre en avant.
Le premier est celui de la narration, au-delà de la simple
diffusion. L'évaluation a tout intérêt à mieux se raconter,
mieux se mettre en scène. Cette narration des résultats
est importante à plusieurs niveaux, au sein des services,
mais aussi vis-à-vis des partenaires, des élus, des usagers
et des citoyens. À chaque niveau ses usages de
l'évaluation. II faut bien réfléchir à ce que l'on
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
communique, à qui, comment et pour quoi faire.
Le second, dans les enjeux de méthode, est relatif à la
question des data. On voit bien dans les évaluations que
les collectivités manquent souvent des informations de
base, les indicateurs du quotidien. En sens inverse, les
personnes rencontrées ont pour plusieurs d'entre elles
l'intuition que les outils numériques, les nouvelles
méthodes d'analyse de données, d'intelligence
artificielle, les nouvelles méthodologies de collecte de
données, Père du big data, sont des axes forts de
développement pour l'évaluation des politiques
publiques. L'internalisation de ce volet data par les
services évaluation semble pertinente. C'est un sujet clé
pour les fonctions évaluation aujourd'hui.
Le troisième concerne, plus généralement, ce que l'on
peut dénommer les nouvelles frontières de l'évaluation.
Elle se définissait hier par rapport à l'audit ou au contrôle
de gestion. Dans les collectivités aujourd'hui, il y a de
nouvelles méthodes et disciplines qui s'ajoutent, tout
particulièrement le design des politiques publiques. De
nouveaux champs de coopération et d’articulation sont
ainsi à dessiner pour l'évaluation des politiques
publiques, qui dans les faits est soumise à une forte
porosité avec les disciplines « sœurs ».
Enfin, enjeu sans doute le plus important pour ce qui est
des « parties prenantes », l'irruption de l'usager et du
citoyen reste très largement à travailler. Depuis quelques
années, l'usager fait certes timidement son entrée dans
les évaluations de politiques publiques de différentes
façons : dans le cadre d'enquêtes quantitatives ou
qualitatives, en participant aux comités de pilotage des
évaluations, en étant associé en tant qu'« expert du vécu
» dans une démarche de type design de service. Mais
c'est encore beaucoup plus rarement le cas en tant que
citoyen. « Évaluation participative », voire «
émancipatrice » : une telle éventualité reste encore très
lointaine dans les collectivités. Une évaluation peut-elle
poursuivre à la fois un objectif d’aide à la décision et à
l'amélioration continue, et un objectif de redevabilité et
de mise en débat vis-à-vis du citoyen ? La question reste
posée.
Ce sont certainement autant de questionnements qu'il
136
faudra continuer d'investiguer et sur lesquels il faudra
accompagner les collectivités dans les prochaines
années.
Henri JACOT
Professeur honoraire des universités, président du
comité d'évaluation du Centre national de la fonction
publique territoriale (CNFPT)
Loïcka FORZY
Directrice associée d'Asdo Études
Frédéric MICLO
Directeur de l'évaluation à la Direction générale adjointe
chargée du développement de la formation du CNFPT
Références bibliographiques
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l'évaluation des politiques publiques et programmes dans
les collectivités territoriales en France : le
développement de capacités internes orientées vers la
performance et la nouvelle gouvernante publique »,
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282.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
CNFPT (2018), Étude sur le rôle et les pratiques
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coopération avec la SFE, réalisation Asdo Études, octobre
2018, 60 pages, https://www.cnfpt.
fr/sites/default/files/14098-
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Duran, Patrice (2018), « L'évaluation des politiques
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SFE (2019), Baromètre 2018 de l'évaluation des politiques
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137
 Evaluation des politiques publiques
Les régions et l’évaluation des politiques publiques : entre différenciation et
convergence
Revue Française d’Administration Publique, n° 177, Avril 2021, P. 57-68

L'évaluation des politiques publiques, enjeu politique et social majeur, est traversée par de nombreuses
évolutions de pratiques. Les régions françaises, pionnières sur la question, ont vu la place et le rôle de
l'évaluation évoluer fortement au cours des dernières années. Face à ce constat, cet article analyse les
variables de changement ayant conduit à ces évolutions. Plus largement, cet article dresse un panorama de
l'institutionnalisation, de la pérennité et de la fragilité de l'évaluation au sein des régions.

Commentant les résultats du baromètre 2018 de
l'évaluation des politiques publiques en France publié par
la Société française de l'évaluation (SFE), le Commissariat
général à l'égalité des territoires (CGET) ne manquait pas
de souligner que «les régions jouent un rôle majeur dans
le développement de l'évaluation, en France, du fait de
l'étendue de leurs compétences d'intervention, mais
aussi de leur gestion des fonds européens» (CGET, 2019).
Parmi les collectivités territoriales françaises, les régions
apparaissent ainsi comme les plus structurées sur la
question de l'évaluation des politiques publiques (ASDO
Études, 2018, 7). D'après le recensement de
l'Observatoire de l'évaluation, ce sont même 384 des, 2
605 évaluations conduites depuis 2007 en. France qui ont
eu pour commanditaires des régions, plaçant ces
dernières sur la troisième marche du podium, derrière les
ministères et administrations centrales, d'une part, et les
établissements publics et agences, d'autre part, mais
devant les intercommunalités, les départements et les
communes (SFE, 2019, 9).
Parallèlement à, cela, le contexte d'action des régions
françaises a beaucoup changé ces dernières années
(Kernalegenn et Pasquier, 2018) : nouvelle carte des
régions, transfert de compétences via la loi de
modernisation de l'action publique territoriale et
d'affirmation des métropoles (MAPTAM) en 2014 ou
encore la loi de nouvelle organisation territoriale de la
République (NOTRe) en 2015, autant de changements qui
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
sont susceptibles d'avoir bousculé ou, au contraire,
encouragé les pratiques évaluatives des régions, qu'il
s'agisse de l'évaluation des politiques régionales ou de
l'évaluation des programmes européens dont la gestion a
été confiée aux régions. Plus largement, l'action des
régions s'inscrit dans un processus accéléré de mutations
de l'action publique depuis une décennie, marqué par
une européanisation des référentiels (Carter et Pasquier,
2010) et un recalibrage de la présence des
administrations centrales dans l'action publique (Bezes et
Le Lidec, 2016).
L’évaluation des politiques publiques recouvre des
finalités variées et des méthodologies multiples
(Fouquet, 2013). Dans le cadre de cette contribution, le
collectif propose de partir de la définition suivante :
l'évaluation d'une politique vise à analyser et rendre
compte des effets et impacts de cette politique et à
porter un jugement de valeur sur celle-ci en fonction
d'une série de critères (pertinence, cohérence, efficacité,
efficience...). L'évaluation est un enjeu politique et de
société puisqu'elle a vocation à éclairer la décision
politique, mais aussi les citoyens, sur les effets et impacts
des politiques et dispositifs mis en œuvre (Duran, 2010).
Cette contribution se propose ainsi d'analyser l'incidence
des changements précédemment cités sur l'évaluation
des politiques publiques menée dans les régions
françaises. Ce faisant, il s'agira d'explorer, plus
largement, l'évolution des pratiques évaluatives
138
territoriales (pluraliste, managériale, démocratique) ces
dernières décennies, en s'interrogeant notamment sur
les variables à même d'expliquer cette évolution
(Hamelin et Spenlehauer, 2017, 520-523).
L'institutionnalisation de l'évaluation des politiques
publiques a fait l'objet de nombreuses recherches
notamment en matière de comparaison internationale.
Cette littérature s'est essentiellement concentrée sur les
contextes nationaux (Furubo et al., 2002). Ainsi, le
processus d'institutionnalisation (facteur d'impulsion via
l'obligation réglementaire, la professionnalisation via les
outils et les communautés d'acteurs, la mise en place
d'évaluations partenariales pilotées et structurées) est
ainsi bien documenté à l'échelle de l'État français
(Epstein, 2009 ; Perret, 2008). En revanche, la question
de l'institutionnalisation des pratiques évaluatives dans
les collectivités territoriales a, hormis quelques pratiques
monographiques au cours des années 1990 (Fontaine,'
1996), peu fait l'objet de travaux approfondis ces dix
dernières années. Pourtant, les variables de changement
impactant notamment les régions françaises sont
multiples. Là où pendant longtemps les spécialistes ont
pointé le rôle pionnier des régions françaises en matière
d'évaluation dans les collectivités territoriales, qu'en est-
il en 2019 ? Qu'en est-il du positionnement des régions,
désormais autorité de gestion des fonds européens, en
matière d'évaluation, trois années après la fusion ?
L'hypothèse qui est la nôtre ici est que l'étude de
l'institutionnalisation des « fonctions évaluation» dans
les régions françaises repose sur des mécanismes
nécessitant un travail de recherche à part entière,
reposant sur des observations et analyses propres. Cette
contribution vise ainsi à esquisser les ruptures et
continuités dans les usages qui ont été faits, ces
dernières décennies et, plus particulièrement, ces
dernières années, de l'évaluation des politiques
publiques dans les régions françaises.
Elle se veut originale non seulement en raison de son
objet d'étude — en effet, la question de l'évaluation des
politiques publiques dans les régions françaises a été
largement délaissée, depuis plusieurs années, par la
littérature académique — mais aussi en raison des
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
modalités de son élaboration : elle est le fruit d'un travail
collaboratif entre « deux mondes », celui des praticiens
de l'action publique et celui du champ académique. Le
propos s'appuiera notamment sur des matériaux produits
dans le cadre des rencontres entre des représentants des
services évaluation des régions concernées (Collectif
Réser), ainsi que sur l'analyse des documents internes et
de la littérature grise produits par les services régionaux
impliqués, de même que sur plusieurs entretiens semi-
directifs conduits au printemps 2019 auprès de
personnes-ressources de services ou ex-services
évaluation. Le réseau constitué ici ne prétend ainsi pas
produire une analyse exhaustive mais propose des pistes
de réflexion visant à interpeller le monde de la recherche
académique sur la nécessité de réactualiser les
connaissances et les analyses en la matière afin de poser
des repères pour les praticiens.
Une première partie proposera une mise en perspective
historique, puis une seconde analysera un portrait de la
situation de l'évaluation en région. Dans une troisième
partie, il s'agira ensuite de proposer une analyse des
variables explicatives des évolutions en matière
d'évaluation.
Bref histoire du processus
d’institutionnalisation de l’évaluation dans les
régions
Les différentes vagues de décentralisation ont fait
évoluer les collectivités territoriales, en particulier les
plus importantes d'entre elles, en pouvoirs relativement
autonomes. De ce fait, la question de l'investissement
des collectivités territoriales et des exécutifs dans l'action
publique se pose avec acuité. Cet investissement porte
tout particulièrement sur les conditions de mise en
œuvre des politiques au niveau territorial, mais aussi sur
la responsabilisation croissante des collectivités et la
légitimité de leurs exécutifs, cette dernière reposant de
plus en plus sur leurs réalisations (services,
infrastructures...). Ainsi, du fait de ces évolutions,
l'évaluation des politiques publiques, en tant qu'outil de
rationalisation et de démocratisation de l'action
publique, devrait a priori trouver sa place sur les scènes
139
décisionnelles territoriales. d'un premier service évaluation dès 1994, par exemple.
Les archives régionales de la Picardie révèlent également
Plus de trente ans après la promulgation des premières
des démarches d'évaluation conduites à la même
lois de décentralisation, l'examen de la diffusion de la
époque, au tout début des années 1990. À cette période
pratique de l'évaluation des politiques publiques par et
d'installation de la fonction succède une période de
dans les collectivités territoriales françaises, notamment
professionnalisation de l'institution sur les fonctions
les régions, révèle une situation qui, sans infirmer
d'évaluation qui se diffusent dans la quasi-totalité des
totalement l'hypothèse formulée, se révèle fort
régions. Parallèlement à l'institutionnalisation à l'échelle
disparate. D'un côté, les régions et plus largement les
de l'État, les collectivités régionales n'ont pas échappé à
collectivités territoriales ont pu constituer des
un processus de professionnalisation des agents, création
laboratoires d’outils et d'innovations en matière
de réseaux professionnels d'échanges, montée en
d'évaluation de politiques publiques (Fontaine, 1996 ;
puissance de la place des régions au sein de la SFE.
Fontaine et Warin, 2000, Jouve et al., 2001). De l'autre,
Cependant, l'installation de la fonction par un dispositif
quelques années plus tard, on observe une
formalisé rendant visible l'évaluation — avec
européanisation croissante des politiques territoriales qui
communication des résultats — demeure très inégale
tend à faire converger et à homogénéiser les outils et les
d'une collectivité à une autre, allant d'un chargé de
visions de l'évaluation des politiques publiques
mission seul comme en Limousin à un dispositif
(Fourquet, 2013).
formalisé, partenarial et se réunissant à un rythme
N'oublions pas en effet que le développement au niveau régulier comme en Bretagne.
régional de l'évaluation s'est effectué aussi en bonne
Si les années 2000 marquent l'expansion et la
partie sous contrainte exogène. En effet, la dynamique
transformation des dispositifs d'évaluations, les années
évaluative s'accélère, à partir des années 1990, dans le
2010 sont celles de la dernière étape de la diffusion de
cadre des Contrats de plan Etat-régions (CPER), et donc
l'évaluation des-politiques publiques dans les régions
du développement des politiques contractuelles, et
françaises. C'est à cette époque que les régions qui ne
également sous l'impulsion forte de la Commission
disposaient pas encore de «fonction évaluation» finissent
européenne. Cette dynamique relève donc d'abord d'une
par se doter de tels services, comme la Guadeloupe et
obligation légale (celle d'évaluer les politiques
Mayotte en 2017 (Bretagne SEGEP-DFE, 2018), quoiqu'il
développées dans le cadre des CPER et le versement des
faille également garder en tête que « les pratiques
fonds structurels européens à partir de la période 1989-
évaluatives précèdent la création des fonctions
1993). En 1999, l'obligation est même inscrite dans la
évaluation, qu’elles soient transversales ou rattachées à
LOADDT dite loi Voynet (loi d'orientation pour
une direction métier. L'évaluation est présente dans les
l'aménagement et le développement durable des
pratiques, sans nécessairement apparaître dans
territoires du 25 juin 1999). Par la suite, les contraintes
l’organigramme » (ASDO Études, 2018, 12).
budgétaires favoriseront également le recours à
l'évaluation, notamment par la contagion de la LOLF
Une différenciation des pratiques évaluatives
(Hamelin et Spenlehauer, 2017).
régionales
Ainsi, dès les années 1990, les premiers dispositifs
d'évaluation des politiques publiques voient le jour dans L'évaluation dans les régions françaises offre aujourd'hui
plusieurs régions pionnières : les cas des régions de multiples visages. Les régions ne connaissent pas
Lorraine, Nord-Pas-de-Calais et Pays de la Loire ou encore toutes la même dynamique. Le baromètre de la SFE 2018
Bourgogne, Bretagne, Limousin et Rhône-Alpes méritent souligne ainsi que « la Nouvelle-Aquitaine et les Hauts-
ici d'être signalés (Fontaine, 1996). On retrouve ainsi, de-France se démarquent, avec plus d'une soixantaine
dans les archives régionales du Pays de la Loire, la trace d'évaluations entre 2007 et 2017 ». D'autres régions se

@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021 140

situent davantage dans une moyenne de trente
évaluations. Ces dynamiques diversifiées s'expliquent par
des différences d'ordre organisationnel et dans les
principes qui sous-tendent la mise en œuvre des
démarches.
Une différenciation organisationnelle
Les configurations organisationnelles sont très variées en
matière d'évaluation. Or, les choix opérés en matière de
dispositifs ont un impact sur le type d'évaluations
menées ainsi que sur la nature des résultats et leurs
effets en matière de mise en œuvre de l’action publique
(Jacob, 2005 ; Matyjasik, 2013). Cette partie vise à
explorer le mode d'organisation des « fonctions
évaluation» dans les régions aujourd'hui, la taille, le
budget alloué et les finalités attribuées.
Ces disparités se donnent à voir, tout d' abord, du côté
des moyens humains mobilisés dans les régions du panel,
qui, en 2019, allaient de 1 agent (région Sud) à 11 agents
(Hauts-de-France). Elles s'observent également du côté
des moyens financiers mis à la disposition des fonctions
évaluation, allant, toujours en 2018, de 33 000 € pour
Mayotte à 910000 € pour la Bourgogne-Franche-Comté,
par exemple. Cependant, cette fourchette budgétaire
reste un indicateur peu précis pour juger de l'importance
de la fonction dans la collectivité. En effet, la fonction
évaluation ne se réduit pas toujours au « service
évaluation » de la collectivité. Celui-ci ne recouvre pas
toujours le même périmètre, comportant ou non les
évaluations réglementaires liées aux fonds européens ou
les évaluations environnementales réglementaires des
grands schémas régionaux comme le Schéma régional
d'aménagement, de développement durable et d'égalité
des territoires (SRADDET), par exemple.
Globalement, les effectifs et les budgets dédiés à
l'évaluation sont limités et dépendent de plusieurs
paramètres susceptibles de jouer en faveur ou en
défaveur de leur accroissement : l'internalisation ou
l'externalisation des démarches d' évaluation ; l'inclusion
ou non de l'évaluation des programmes européens dans
le périmètre du service évaluation; le degré
d'institutionnalisation de la fonction évaluation (pouvant
par exemple prendre la forme d'instance scientifique, de
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
politique de pilotage des évaluations, d'identification
d'un élu référent, de l'existence d'une commission
spécialisée, d'instauration d'un programme annuel ou
pluriannuel d'évaluations...) et, son corollaire, le niveau
de diffusion de la culture de l'évaluation au sein de la
collectivité — cette institutionnalisation pouvant se
traduire par une présentation des évaluations en séance
plénière et/ou dans les commissions thématiques qui
préparent celle-ci, un espace dédié sur un site web
régional, la production de documents de communication
ad hoc, etc.
Par ailleurs, l'existence, dans la quasi-totalité des
organigrammes régionaux, d'une direction, d'un service,
d'une unité, d'un bureau ou encore d'une mission
intitulés « évaluation » ne permet pas de présumer des
pratiques évaluatives, des usages ou encore des
méthodes de l'évaluation en vigueur dans la collectivité
concernée.
Comme le rappelle l'enquête conduite par ASDO Études,
«les pratiques évaluatives des collectivités sont
plastiques » (ASDO Etudes, 2018, 4).
Sur le plan de l'organigramme, l'évaluation prend place
de manière générale dans des fonctions :
- Stratégiques : Inspection générale des services (IGS),
Direction générale des services (DGS) et/ou Présidence,
etc. Ce positionnement peut induire des dynamiques
d’animation de la culture de l'évaluation dans la
collectivité permettant de se connecter aux enjeux
stratégiques des politiques régionales ;
- Cognitives : l'évaluation dans ce cadre intervient aux
côtés d'autres missions telles que la prospective, les
études, les bases de données statistiques, etc.
L'évaluation s'inscrit parfois dans une dynamique
complémentaire de connaissance du territoire. Ce choix
connecte l'évaluation aux enjeux de moyen et long terme
et la pousse vers le registre de l'analyse de la pertinence ;
- Budgétaires, de pilotage et de contrôle de gestion :
dans cette perspective elle n'est pas toujours
entièrement distincte de ce dernier et vise
essentiellement au rendu-compte de l'action régionale.
Ce choix met en avant l'efficacité et l'efficience de
141
l'action régionale et peut aller jusqu'à mettre en place
des complémentarités entre les approches d'audit et
d’évaluation.
D'une région à l'autre, on observe ainsi de fortes
disparités en matière de «fonctions évaluation» et de
pratiques évaluatives. Dans certaines régions, le service
officiellement en charge de l'évaluation revendique le
«monopole » de la définition des standards, des
pratiques, des cadres méthodologiques de l'évaluation au
sein de la collectivité ; dans d'autres, il collabore avec
différents îlots d'évaluation dans les directions
opérationnelles et joue un rôle de coordination, que les
évaluations soient «réglementaires» ou « volontaristes ».
Dans d'autres régions, enfin, la gouvernance de
l'évaluation des politiques publiques comporte
également une commission d'élus ad hoc, existence qui
en soi ne nous dit rien, cependant, sur l'étendue du
périmètre d'intervention de cette commission et sur son
fonctionnement effectif.
Une différenciation dans la mise en œuvre des
démarches d'évaluation
Un point de divergence notable concerne les périmètres
des évaluations réalisées par les services. Elles peuvent
porter sur les seules politiques régionales, sur les
programmes européens ou chercher à englober les deux
approches simultanément. Ce choix est dépendant du
périmètre attribué à la « fonction évaluation». Ainsi,
plusieurs régions disposent de service « évaluation »
ayant à leur charge la double approche, c'est le cas par
exemple de la Bourgogne-Franche-Comté, Normandie ou
encore Hauts-de-France. A contrario, dans d'autres
régions, le service « évaluation » a uniquement la charge
des évaluations « de politiques régionales », l'évaluation
des programmes européens étant mise en œuvre par
ailleurs dans les services en charge de la gestion des
fonds. C'est le cas notamment en Nouvelle-Aquitaine et
en Bretagne. Un deuxième point de divergence, en lien
avec la variable des changements politiques et
administratifs et celle des contraintes budgétaires, a trait
au choix de l'externalisation (ou non) des évaluations.
Une majorité de régions a recours à des prestataires
extérieurs, l'écart allant d'une dizaine d'évaluations
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
externalisées par an en moyenne en Bourgogne-Franche-
Comté, en Normandie ou Nouvelle-Aquitaine à 1 à 3
évaluations en moyenne par an dans les autres régions.
Plusieurs régions ont, à l'inverse, fait le choix ces
dernières années de procéder en interne à l'évaluation
de leurs politiques régionales. C'est le cas des Hauts-de-
France avec en moyenne 7 à 9 évaluations en interne par
an contre 1 à 3 évaluations en moyenne pour les autres
collectivités. La nature de ces travaux internes est
également très variable, du bilan évaluatif (bilan physico-
financier et premiers effets dans les bilans les plus
aboutis) à la réalisation d'évaluations complètes (croisant
plusieurs outils d'enquête et répondant à de multiples
questions évaluatives sur des registres différents).
Les outils de pilotage des évaluations, les techniques
d'enquête et registres mobilisés pour l'analyse ainsi que
la finalité des évaluations divergent également
fortement. Certaines régions ont expérimenté des outils
de pilotage très ouverts aux citoyens et parties
prenantes. D'autres régions procèdent en associant des
parties prenantes internes avec plus ou moins de
transversalité et plus ou moins de place dédiée aux élus.
Ainsi, la politisation du dispositif, le niveau de réflexivité,
la place des élus dans la gouvernance, le rôle et la place
allouée au CESER, mais aussi les registres plus
spécifiquement travaillés dans les démarches ont une
incidence sur le rôle et l'usage qui est fait des
évaluations. Dans le cadre des évaluations dites «
transversales » menées en région Nouvelle-Aquitaine le
comité de pilotage repose sur un principe de présidence
alternée, en fonction duquel un élu membre de la
Commission d'Évaluation des Politiques Publiques (CEPP)
préside le COPIL durant la phase évaluative, tandis que le
vice-président prend la présidence dans la phase
d'élaboration des recommandations. Les deux acteurs
participent à l'intégralité du processus. D'autres
évaluations dont les objectifs sont plus opérationnels
peuvent être techniques et parfois associer les élus, mais
a contrario être ouvertes à des partenaires institutionnels
comme l'État. Cette diversité interne à la Nouvelle-
Aquitaine se retrouve dans l'ensemble des régions, mais
toutes n'ont pas nécessairement élaboré une charte, un
guide, une méthodologie ou des principes ad hoc
142
formalisant les pratiques. Celles-ci s'adaptent dès lors, à
chaque fois, à l’objet évalué et aux jeux d’acteurs qui lui
sont propres.
Une différenciation indexée aux cycles politiques
et aux trajectoires des acteurs de l'évaluation
Il importe cependant de ne pas perdre de vue que ces
visages multiples de l'évaluation dans les régions ne sont
pas figés dans le marbre, mais sont un instantané à un
moment donné de la situation dans les régions
françaises.
« Les trajectoires de ces fonctions ne sont pas toujours
linéaires » (ASDO Études, 2018, 4) et une même région, à
quelques années d'écart seulement, peut donner à voir
deux visages diamétralement différents de l'évaluation.
La variable politique au sens de décision par l'exécutif
régional est déterminante dans la trajectoire du style
régional de l'évaluation qui se déploie. Une transition
d'ordre politique peut induire des infléchissements de
pratiques temporaires, une perte d'interlocuteurs, des
transformations majeures d'organigramme, etc. Mais le
constat du collectif est que fin 2019 l'ensemble des
régions françaises a enclenché à nouveau une dynamique
en la matière. La Bourgogne fournit ainsi une illustration
de ces évolutions en dents de scie : région pionnière au
milieu des années 1990 avant que la fonction évaluation
ne disparaisse par la suite, elle offre à nouveau une place
privilégiée à l'évaluation dans l’organigramme de la
nouvelle collectivité née de la fusion avec la Franche-
Comté.
Parmi les autres points de divergence entre les régions
françaises, il convient de mentionner les usages qui sont
faits de l'évaluation des politiques publiques dans les
régions : de l'évaluation mise au profit du pilotage
(conséquence de la variable de la rationalisation
budgétaire) à l'évaluation comme technique de sondage
de la satisfaction des citoyens (conséquence notamment
de la réorganisation territoriale et du souci toujours
croissant de rapprocher les élus des citoyens), on a ainsi
affaire à une palette d'usages différenciés de ces
démarches.
L'investissement variable des acteurs dans les dispositifs
d'évaluation régionaux (Jacob, 2005) se traduit par des
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
oscillations importantes en matière de prise en compte
de l'évaluation dans les organisations. Ainsi, les cycles de
l'évaluation dans les régions épousent, pour partie, celui
des élections régionales, un changement d'exécutif
régional pouvant contribuer à la diffusion de la culture de
l'évaluation ou, à l'inverse, mettre un coup d'arrêt à un
dispositif. Derrière ce constat, c'est la question de la
sociologie des acteurs de l'évaluation qui se pose
également, avec cette idée selon laquelle les flux et
reflux de l'évaluation dans les régions tiennent non
seulement à des institutions, mais aussi à des individus,
qu'il s'agisse d'élus, mais aussi d'agents : comme le
rappelle utilement l'enquête conduite par ASDO Études,
«les pratiques évaluatives sont souvent dans les
collectivités à l'initiative des techniciens experts, et
beaucoup moins des élus, qui trouvent difficilement leur
place dans le processus évaluatif » (ASDO Études, 2018,
4). Le paradigme d'action de l'évaluateur pilote du
dispositif induit ainsi des pratiques très diversifiées.
Toujours à propos des acteurs de l'évaluation, il convient,
enfin, de mentionner le cas des membres des Conseils
économiques, sociaux et environnementaux régionaux
(CESER) à qui les dernières réformes territoriales ont
confié un rôle accru en matière d'évaluation. Là encore,
chaque CESER, du fait de sa culture et de ses pratiques
antérieures, mais aussi compte tenu de son écosystème
régional, s'est saisi de ce nouveau rôle selon des
modalités diversifiées. Allant de la création d'une section
ou d'une commission spécialisée à la mise en place d'un
groupe de travail ad hoc, ayant obtenu une place dans le
dispositif régional comme en Nouvelle-Aquitaine ou en
Grand Est, la place et le rôle de ce nouvel acteur ne sont
pas encore pleinement définis. Le bilan reste donc en
demi-teinte avec des situations contrastées et, le plus
souvent, des contributions minimales : « cela pourrait
s'expliquer par le temps nécessaire pour l'appropriation
de cette nouvelle compétence par ces assemblées
représentatives de la société civile, compétence définie
au demeurant de manière assez large et qui peut se
traduire par différentes formes de "contribution" à
l'évaluation» (Société française de l'évaluation, 2019, 11).
L'ensemble des visages de l'évaluation dans les régions
françaises est ainsi marqué par l'instabilité historique due
143
à ces cycles politiques et des logiques organisationnelles
mouvantes dans le temps. Cependant, au-delà de ces
premiers constats, d'autres variables et phénomènes
tendent également à démontrer que des convergences
sont à l'œuvre dans les pratiques évaluatives régionales.
Des tensions convergentes sur les pratiques
évaluatives régionales
La gouvernance territoriale française est soumise à des
processus de convergence de politique publique de
nature différente qui sont directement imputables aux
conséquences de la mondialisation économique et de
l'intégration européenne sur la réforme de l'État. Les
processus de convergence « durs » renvoient à des
contraintes juridiques, budgétaires, institutionnelles
descendantes qui tendent à s'imposer aux systèmes
d'acteurs. En matière d'évaluation, cela se traduit par des
contraintes liées tout à la fois à la performance
managériale et de participation citoyenne (Bezes, 2012).
Une définition largement citée de la convergence est «la
tendance des sociétés à devenir plus semblables, à
développer des similarités dans les structures, les
processus et les performances» (Cole et al., 2016). La
littérature académique identifie depuis une quinzaine
d'années des processus puissants de convergence dans la
gouvernance territoriale (Pasquier, 2016). Ces pressions à
l'adaptation sont habituellement présentées comme
économiques du fait de la mondialisation et de
l'intégration européenne, mais elles sont également
épistémologiques via la diffusion transnationale de
l'expertise scientifique et économique et de normes.
Ainsi, dans l'Union européenne (UE), les autorités locales
et régionales, comme les gouvernements nationaux,
doivent faire face à des évaluations économiques
internationales (via notamment les agences de notation),
une supervision budgétaire européenne (paquet 6 et
traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance
de 2011) et un contrôle accru de PUE sur les
gouvernements nationaux et infranationaux.
L'évaluation des politiques publiques entre
performance publique et exigence participative
La socialisation par frottement et capillarité favorise la
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
circulation de modèles d'action publique souvent
labellisés « gouvernance » ou «performance» dont la
composante évaluative est omniprésente (Bourdin et
Ragazzi, 2018). En France, le gouvernement, par le biais
des finances publiques et des contraintes budgétaires
issues de la crise économique de 2008, amplifie encore la
construction d'un référentiel autour de la performance
publique via la Révision générale des politiques publiques
(RGPP) ou la Modernisation de l'action publique (MAP).
L'UE joue encore une fois à cet égard un rôle particulier
dans la mesure où elle assure une mise en réseau des
nouvelles recettes et instruments d'action publique via
les administrations nationales, les collectivités
territoriales, mais aussi les marchés de l'expertise et de
l'évaluation. Les revues et les associations
professionnelles, les organismes de formation, les
réseaux multiniveaux de politique publique sont autant
de machines à standardiser le milieu de l'évaluation des
politiques publiques (Hamelin et Spenlehauer, 2017).
Ainsi, « l'évaluation des politiques publiques s'est
souvent invitée dans les collectivités locales au détour
des obligations réglementaires : l'évaluation, très
normée, condition d'obtention de fonds européens ; puis
l'évaluation exigée dans d'autres champs de politique
publique nationaux, comme la politique de la ville. Peu à
peu se développent les cadres contractuels (Contrats de
Plan Etat-région…), mais aussi les schémas et plans
(Programme local de l'habitat, Plan départemental
d'insertion, Schéma départemental de l'enfance et de la
famille, Schéma régional de développement économique,
d'innovation et d'internationalisation...).» (ASDO Études,
2018, 14).
Plus largement, le développement, à partir des années
2000, d'une culture de la performance, sous la houlette
de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) de
2001, de la RGPP de 2007, puis de la MAP de 2012,
constitue un tournant dans la diffusion de la culture de l'
évaluation dans les régions françaises. Celui-ci peut être
qualifié de tournant à double tranchant et considéré
comme symptomatique des flux et reflux de l'évaluation
de ces deux dernières décennies et de son évolution en
dents de scie. Si, d'une part, la mise en place
d'indicateurs de performance et de dispositifs de pilotage
144
a pu jouer en faveur de la diffusion de la culture de
l'évaluation — tout au moins d'une certaine culture de
l'évaluation, reposant sur des méthodes quantitatives et
consistant principalement en un suivi d'indicateurs et de
tableaux de bord, au risque de se confondre
complètement avec le pilotage — et si, d'autre part, la
rationalisation budgétaire à l' œuvre dans ce contexte a
encouragé des démarches d'évaluation centrées sur la
question de l'efficience, les restrictions budgétaires qui
ont accompagné la mise en œuvre des lois mentionnées
plus haut ont pu, en revanche, contraindre certaines
régions à réduire la voilure en termes d'évaluation — ce
que n'a pas manqué de souligner, récemment, le
baromètre 2018 de l'évaluation des politiques publiques
en France (Société française de l'évaluation, 2019, 20).
Enfin, tendance marquante de ces années 2010 —
quoiqu'elle ne soit pas entièrement nouvelle —,
l'évaluation dans les régions se fait l'écho des évolutions
de la culture démocratique française qui se veut de plus
en plus « citoyenne » et «participative » (Blondiaux,
2003, 313-328). On relève ainsi la mise en place, comme
en Occitanie, de dispositifs cherchant à associer plus
étroitement les usagers et bénéficiaires des politiques
régionales évaluées dans les différentes phases des
démarches d'évaluation (de la phase de cadrage à celle
de la restitution des résultats, en passant par celle de la
collecte des données) en lien avec les approches
«innovation et design des politiques publiques ». Les
réformes territoriales — et les questions de proximité
entre élus et citoyens et de mesure de la satisfaction de
l'action publique qu’elles ont contribué à mettre sur
l'agenda — n’ont fait qu’accroître ces préoccupations.
Une convergence des pratiques indexée aux
réorganisations territoriales, aux contraintes
budgétaires et à l'européanisation
Plusieurs variables sont à même d'expliquer ces
convergences : des variables de long terme telles que la
variable de l'organisation territoriale (qu'il s'agisse des
transferts de compétences dans le cadre de la
décentralisation ou de la fusion des régions) et celle de
l'européanisation (Carter et Pasquier, 2010) (qu'il s'agisse
du transfert de la gestion des programmes européens
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
aux régions ou de nouvelles réglementations
communautaires), mais aussi des variables de moyen
terme relatives aux contraintes budgétaires (qu'il s'agisse
de la rationalisation budgétaire découlant des transferts
de compétences ou de la crise financière de 2008,
notamment) ou encore des variables plus conjoncturelles
ayant trait aux changements politiques et administratifs
qui ont affecté les régions ces dernières années
(alternances politiques et électorales, réorganisations
institutionnelles...).
La fusion des régions est ainsi à l'origine de trajectoires
convergentes de l'évaluation entre les nouvelles régions
françaises. Cette convergence se décline sur plusieurs
niveaux. La réforme de l'organisation territoriale, tout
d'abord, a produit des effets similaires sur les
configurations d'acteurs au plan régional. Les services
déconcentrés de l'État ont été harmonisés plus
rapidement que ceux des régions avec une tendance à la
«rerégionalisation», là où les régions, dans un
mouvement parallèle inverse, ont cherché à aller au plus
près des usagers. Les services des régions ont perdu des
interlocuteurs — aussi bien d'anciens correspondants
que d'anciennes personnes-ressources — au sein des
services de l'État sur l'évaluation (certains ont même été
embauchés par les régions), L'État s'est désengagé de
l'évaluation des dispositifs qu'il cofinance avec les
régions. Les partenariats et la confiance qui vont avec
sont à reconstruire.
La fusion des régions a par ailleurs entraîné des effets
similaires sur le type de politiques évaluées et le type de
méthodes d'évaluation : depuis la fusion, ce sont non pas
des dispositifs antérieurs à la fusion des régions mais des
politiques publiques récentes, à quelques exceptions
près, mises en place depuis la fusion, et des politiques
harmonisées qui sont évaluées. On note aussi que le
nombre de démarches d'évaluation ex ante a crû (Société
française de l'évaluation, 2019, 19). Enfin, la fusion des
régions a renforcé la question de la territorialisation et de
l'évaluation de cette dernière. La prise en compte de la
variable du territoire et l'émergence de nouveaux thèmes
comme la diversité des territoires n'ont pas manqué de
poser de nouvelles questions, ces dernières années, sans
qu'apparaissent d’effet significatif en termes de
145
méthodes. La fusion a ainsi conduit à réaffirmer
l'approche territoriale dans un contexte où
l'accroissement de la taille des régions induit une
dilatation et un éloignement des territoires alors qu'en
même temps est promue la nécessaire proximité avec
ces derniers. Ce sont aussi les questions de la
territorialisation des politiques et de l'organisation
régionale qui se posent comme objet ou enjeu des
évaluations.
La rationalisation budgétaire et son corollaire, la montée
en puissance du pilotage, expliquent également les
trajectoires convergentes entre la (quasi-) totalité des
régions françaises, fusionnées comme non fusionnées,
sur le plan des méthodes et des pratiques d'évaluation,
avec un développement des bilans évaluatifs (parfois au
détriment de l'évaluation standard/académique) et une
importance accrue accordée à l'efficience, désormais
introduite quasi systématiquement dans toutes les
évaluations.
Les évaluations d'impact, enfin, font partie de ces autres
traits communs qui caractérisent les trajectoires
convergentes de l'évaluation dans les régions françaises
ces dernières années. Ce développement des évaluations
d'impact s'explique notamment par le transfert de la
responsabilité de l'évaluation des programmes
européens — avec une forte exigence d'analyse de
l'impact1 - aux autorités de gestion que sont les régions,
ainsi que par la variable des changements politiques et
administratifs.
* * * Bezes, Philippe (2012), «État, experts et savoirs néo-
À y regarder de plus près, ce sont tout la fois des
trajectoires de convergence et de divergence qui
travaillent les configurations de l'évaluation dans les
différentes régions françaises depuis 30 ans. H en ressort
deux enseignements principaux qui font directement
1 Il convient cependant de ne pas assimiler évaluation d'impact et évaluation
quantitative. Si la Commission européenne incite fortement à utiliser des
méthodes quantitatives, fondées sur des méthodes contrefactuelles, elle
admet que les conditions le permettant ne sont pas forcément réunies
(essentiellement la question de la disponibilité des données). Des approches
par la théorie d'action (analyse de contribution, par exemple) donnent alors
des résultats tout à fait intéressants, avec l'avantage sur les précédentes de
mettre en évidence les mécanismes explicatifs des impacts constatés.
@Articles n° 19 – 2021 / Janvier – Avril 2021
écho aux mutations contemporaines de l'action publique
territoriale (Pasquier et al., 2013). Tout d'abord une
différenciation très forte des pratiques évaluatives
régionales qui s'explique par le poids des variables
politiques, organisationnelles et des trajectoires
individuelles des acteurs de services «évaluation ».
Ensuite une tension forte dans les pratiques évaluatives
entre les injonctions contradictoires de l'action publique :
rationalisation budgétaire, quête de la performance et
exigence démocratique. 
Collectif RESER
Services évaluation des régions Nouvelle-Aquitaine,
Bourgogne-Franche-Comté, Grand Est, Hauts-de-Rance,
Normandie et Occitanie et avec le concours des régions
Bretagne, Provence-Alpes-Côte d'Azur, Pays de la Loire,
Martinique et Île-de-France.
L'écriture de cet article a bénéficié de l'appui académique
de Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS
(Arènes/UMR 6051) et titulaire de la chaire «Territoires
et mutations de l'action publique» (TMAP) à Sciences Po
Rennes.
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146
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