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Chantal Akerman

Ma mère rit
 

Mercure de France, 2013


Couverture : lettrage de Pierre Alechinsky
Traits et Portraits
Collection dirigée
Par Colette Fellous
Ma mère rit
J’ai écrit tout ça et maintenant je n’aime plus ce que j’ai écrit. C’était avant,
avant l’épaule cassée, avant l’opération du cœur, avant l’embolie
pulmonaire, avant que ma sœur ou mon beau-frère ne m’appelle pour lui
dire au revoir (à tout jamais). Avant qu’elle ne revienne chez elle à
Bruxelles pour toujours.
Avant qu’elle ne rie.
Avant que je comprenne que j’avais peut-être tout compris de travers.
Avant que je comprenne que je n’avais qu’une vision tronquée et
imaginaire. Et que je n’étais capable que de ça. Ni de vérité ni à peine de
ma vérité.

Maintenant ma mère vit et est en bonne santé. C’est ce que tout le monde
dit et tout le monde dit aussi qu’elle est forte et personne ne comprend
comment elle a survécu.

Elle a mal partout mais ses cheveux ont repoussé. C’est un miracle.
Elle a repris du poids. Elle arrive presque à se débrouiller avec   son
épaule cassée. Faut quand même encore l’aider à s’habiller, se déshabiller,
couper sa viande et beurrer sa tartine. Elle ne peut pas se promener seule
non plus et ça c’est vraiment dommage. Heureusement il y a Clara qui vit
avec elle tout au bout de l’appartement, comme ça chacune a son intimité.
Clara vient du Mexique. Elle est la sœur de Patricia qui nettoie chez elle.
À Noël et au Nouvel An, elles font des fêtes et invitent ma mère. Ma
mère dit que ça ne fait rien Noël et le Nouvel An mais elle est contente
d’être invitée et chez les Mexicains il y a beaucoup d’ambiance et elle adore
ça. Elle revient de ces fêtes le rose aux joues et les yeux brillants.
Elle rit souvent au milieu de ses plaintes. Elle a du plaisir.

Je l’écoute rire. Elle rit pour un rien. Ce rien, c’est beaucoup. Même parfois
le matin, elle rit.
Elle se réveille fatiguée mais elle se réveille et entame la journée.
Je suis revenue de New York pour passer quelques jours avec elle.
Et je ne sais pas pourquoi ni comment mais elle me laisse exister
comme je suis.
Mon désordre ne semble plus la déranger. Elle a l’air de ne plus
l’apercevoir. Elle accepte. Elle m’accepte comme je suis. C’était pas
comme ça avant mais depuis qu’elle a senti la mort et qu’elle s’en est sortie
elle a changé. Elle sait ce qui est important et ce qui ne l’est pas et elle
m’accepte.
Parfois elle parle encore de ma naissance et du fait que son lait ne me
convenait pas et qu’elle voyait son enfant dépérir et que c’était terrible. Un
jour on a fini par trouver un lait qui me convenait. Qu’est-ce qui serait
arrivé sinon.
Elle rit.
J’aime entendre son rire.
Elle dort beaucoup, mais elle rit. Elle a du plaisir. Puis elle dort.

Elle a enfin accepté son âge. Elle sait qu’il faut qu’elle se couche au milieu
de son lit pour ne pas tomber pendant la nuit. Elle sait qu’il faut laisser un
peu de lumière dans le couloir qui mène aux toilettes. Elle sait que
quelqu’un dort au bout de l’appartement non loin d’elle au cas où. Elle sait
tout ça et elle est d’accord. Elle aime ça. Elle aime quand Clara apparaît.
Elle aime lui parler et rire avec elle. On dirait deux amies qui se connaissent
depuis toujours.
C’est ma sœur qui a eu cette idée. Elle a pensé que ma mère ne pouvait
plus vivre seule et Clara est rentrée en Belgique avec elle et pour l’instant
tout se passe bien.
Elle aime les Mexicains, c’est-à-dire la sœur de Clara et ses fils quand
ils viennent lui dire bonjour et manger avec elle. Ils sont chaleureux et rient
avec elle. Et ça fait du bien. Ça fait tellement de bien qu’elle ne peut plus
s’en passer. D’ailleurs elle aime quand il y a des gens chez elle. Même le
plombier qui est venu d’urgence avec sa petite fille. Toute la nuit j’avais
écopé parce que de l’eau venait des voisins et ça ne s’arrêtait pas. C’était
vraiment un événement et même cet événement, au fond elle l’aimait même
si elle se demandait pourquoi ça arrivait et qu’elle se disait que son building
vieillissait et qu’elle espérait qu’elle n’aurait pas de frais parce qu’elle vit
avec peu et s’il fallait en plus payer des réparations, elle ne sait pas ce
qu’elle ferait.

Elle sait qu’elle peut compter sur ses filles mais elle n’aime pas. Elle
n’aime pas demander. Elle veut se débrouiller avec ce qu’elle a. C’est-à-dire
pas grand-chose. Elle a pourtant beaucoup travaillé dans sa vie avec mon
père mais n’a pas été déclarée. Alors il faut qu’elle se débrouille avec sa
pension des Allemands et sa pension de prisonnier de guerre. Et puis aussi
avec un appartement que mon père avait acheté pour moi pour que j’aie
quelque chose.
Cet appartement on le loue alors ça lui fait quelque chose en plus mais
pas beaucoup parce que l’appartement n’est pas formidable et qu’elle le
loue très peu.
Quand le plombier est arrivé avec sa petite fille, elle a tellement aimé
cette petite fille avec ses cheveux torsadés qu’elle n’en pouvait plus. C’était
tellement beau et la petite fille était calme et souriante. Ma mère lui a donné
du jus d’orange.
Le plombier faisait un bruit terrible avec une machine spéciale pour le
débouchage mais tout s’est arrangé et je n’ai plus dû écoper toute la nuit.
Le plombier lui a dit que cela pourrait encore arriver parce que les
tuyaux étaient vieux. Ma mère a dit on verra bien. Chaque chose en son
temps. Elle s’est dit que si ça arrivait dans dix ans elle ne serait peut-être
plus là et que ce serait à ma sœur de s’en occuper parce que moi je n’ai pas
l’esprit pratique. C’était pourtant moi qui avais téléphoné au plombier alors
que c’était la Noël et le plombier est venu. Et elle a ri.

Elle a du mal à quitter son appartement. Elle ne sort presque plus jamais et
pourtant elle ne parle que de ça, de sortir, mais il fait sombre et humide,
c’est l’hiver. Et elle sait que l’humidité est néfaste pour elle qui a été si
malade. Mais même quand il fait un peu moins humide et ça arrive parfois
même à Bruxelles en ce mois de décembre, elle ne sort pas. Seulement sur
la terrasse et ça s’arrête là. Elle regarde le jardin désolé du rez-de-chaussée,
elle regarde le chat, elle regarde le chien. Elle voit la chaise longue qui s’est
retournée à cause du vent qui emporte tout sur son passage. Mais à part ça il
n’y a personne dans le jardin. Les enfants ne sont plus là. Sans doute à
l’intérieur. Dès le printemps, elle les reverra et elle se réjouit. Elle attend le
printemps et elle sait qu’il arrivera et qu’elle entendra les oiseaux passer.
Elle aime ça.

Moi je n’y arrive pas. Je n’arrive pas à attendre le printemps. Je suis dans
l’hiver avec des nuages sombres et lourds qui ont l’air d’être là pour
toujours.
J’ai l’impression que c’est la fin mais ce n’est pas la fin.
Je ne sais pas ce que je vais faire ni où je vais vivre et si je vais encore
partir quelque part. Mais je vais partir à Paris dans mon appartement. J’ai
un appartement. C’est chez moi. C’est ce qu’on dit, chez moi.
Mais je ne sens pas que j’ai un chez moi ni un ailleurs. Quelque part où
se sentir chez soi ou ailleurs.
Parfois je me dis je vais aller à l’hôtel, là ce sera un chez moi ailleurs, là
je pourrai écrire.
J’ai relu tout ce que j’ai écrit et cela m’a profondément déplu. Mais que
faire, je l’ai écrit. C’est là.
Je me dis que si je retravaille, peut-être que cela me déplaira moins.
Pourtant pendant les mois où je ne faisais rien, je me disais bientôt je
recommencerai à écrire, ou je continuerai et ce sera bien.

Ma mère dort dans son fauteuil électrique comme dans les avions. C’est un
fauteuil extraordinaire comme les avions en business class. Elle adore ce
fauteuil et dort très souvent dedans, comme ça elle n’a pas l’impression de
rester dans son lit.
Le lit c’est terrible. Il vaut mieux n’y aller que la nuit.

Le jour elle dort dans son fauteuil dans la salle à manger et elle a encore
l’impression d’exister. On sonne, elle entend pour une fois, elle n’entend
pas toujours, elle va ouvrir, souriante. Elle est si contente d’avoir entendu et
elle est si contente que quelqu’un vienne. D’ailleurs c’est Andrée et elle
adore Andrée. C’est une grande femme blonde qui adore parler. Ma mère
adore parler aussi alors tout va bien entre elles.

C’est vendredi et elle va manger du poisson et elle se réjouit.


Oui, des solettes. Les solettes ce sont des petites soles. Elle aime les
solettes. Moi aussi, mais je ne me réjouis pas et je me demande pourquoi.

Elle se réjouit, elle se réjouit tant que je finis par me réjouir aussi.
Elle dit que la chair des solettes est bien plus délicate que celle des
soles.

Andrée vient l’aider le vendredi et jeudi elle se réjouit déjà. Elle pense aux
solettes et elle pense à Andrée, si bien élevée.
Elle aime Andrée, elle aime la manière qu’a Andrée de lui préparer les
solettes avec une sauce au beurre et au persil.

Elle connaît tout d’Andrée, elle sait qu’elle a deux fils bien élevés comme
elle dit, l’un va même devenir avocat. Elle sait que le mari d’Andrée est
commissaire à la police judiciaire et qu’il n’emmène jamais ses armes chez
lui. Il ne veut pas que ses deux fils s’habituent aux armes. Il ne veut pas que
ses deux fils travaillent à la police, il en a trop vu. Ma mère comprend.
D’ailleurs elle comprend tout ou presque tout. Et la vie d’Andrée
l’intéresse. Oui, la vie des gens qu’elle rencontre l’intéresse et dès qu’on lui
raconte quelque chose qui est à peine amusant elle rit.
Elle rit avec Samira, avec Maria, avec Sonia, elle rit avec toutes.
Toutes ces femmes on les appelle des aides familiales.
Et ma mère qui ne sait quasiment plus rien faire toute seule et
certainement pas se laver ni s’habiller ni plein d’autres choses a droit à une
aide familiale tous les jours. Elles font les courses et le déjeuner et la lavent.
Elle entre doucement dans le bain et se réjouit. Elle s’accroche à une
barre d’acier et l’aide familiale vérifie si l’eau est à la bonne température
puis douche ma mère doucement et ma mère est contente, elle se sent
mieux.

Cela ne la dérange absolument pas d’être nue devant n’importe laquelle des
aides familiales. Heureusement ma mère n’a pas ce genre de dérangements
et cela ne la dérange pas qu’on la voie nue. D’ailleurs à force elle a dû s’y
habituer. Cela n’a pas été le cas pour mon père qui était très pudique, mais
lui aussi il a dû s’y habituer quand il est tombé très malade. Ma mère est
une femme moderne et la nudité ne la dérange pas. Je ne dis pas qu’elle n’a
aucune pudeur. Mais juste ce qu’il faut, pas plus. Alors les choses et
spécialement la nudité, ce n’est pas quelque chose qui la dérange. Je ne
dirais pas au contraire mais parfois je me demande. Moi je suis un mélange
de mon père et de ma mère alors j’ai de la pudeur et soudain plus du tout.

Un jour, aucune aide familiale n’est venue parce que c’était la Noël. Alors
j’ai dû la laver moi-même.
Cela ne la dérangeait pas non plus d’être nue devant moi. Mais moi si.
Elle aimait ça que je la lave. Moi pas.
Je l’ai fait et puis c’est tout. Je ne lui ai pas dit que ça me dérangeait et
je me suis dit cela ne devrait pas me déranger. Et d’ailleurs est-ce que ça me
dérangeait tant que ça. Au fond non. Juste un peu.

Puis quand l’aide familiale est là, c’est-à-dire tous les jours sauf à la Noël,
elle la savonne des pieds à la tête, doucement pour ne pas lui faire mal et
l’odeur du savon la réjouit. Elle respire et dit ça sent bon. Puis l’aide
familiale, l’une ou l’autre, la sèche doucement et l’aide à s’habiller dans sa
chambre. Juste le haut. Il faut lui passer son pull-over par la tête puis glisser
son bras à l’épaule cassée dans une manche, la deuxième manche elle s’en
sort ou presque, on l’aide quand même. Pour le reste elle s’en sort et elle est
contente de s’en sortir.

Après elle essaye de soulever son bras gauche à l’aide de son bras droit
comme le lui a montré le kinésithérapeute. Elle fait ça plusieurs fois. Elle se
demande si cette fois elle a pu remonter son bras gauche plus haut que la
dernière fois, elle me montre, me demande si oui ou non et je dis, je crois.
Mais je ne sais pas.
Elle a de l’espoir, elle pense qu’un jour elle pourra le faire, qu’elle fera
des progrès, en tout cas un peu, suffisamment pour couper sa tartine,
suffisamment pour s’habiller et se déshabiller toute seule.
Elle pense qu’à quatre-vingt-cinq ans elle peut encore faire des progrès,
elle le pense vraiment et elle essaye. Et le kinésithérapeute la félicite à
chaque fois. Et il dit ça va mieux. S’il le pense je ne sais pas mais il le dit. Il
dit aussi que ma mère a un très beau dos et ma mère rit et se réjouit. Il
connaît les compliments qui font plaisir. Et il a vite tout compris de ma
mère. D’ailleurs elle est très souple et elle a réussi grâce aux exercices à
muscler ses jambes.
Elle s’applique à faire les exercices et le kiné la félicite.
Quand je suis là il dit, mais regarde-moi ça, regarde-moi ces jambes et
son dos.
Il dit elle est tellement souple on dirait une jeune femme. Il y a même
des exercices qu’il n’arrive plus à faire lui-même parce qu’il est raide, il n’a
pourtant que cinquante ans.
Il dit la souplesse on naît avec elle et si on ne naît pas comme ça il huit
faire tant d’exercices pour atteindre cette souplesse et dès qu’on les arrête
elle repart.
Il montre à ma mère comme il est raide et dit que ma mère a de la
chance, elle a toujours été souple, c’est ce qui la maintient et moi aussi.
Et ma mère rit et après la visite du kiné elle n’arrête pas de répéter ce
que le kiné lui a dit et elle est très contente. Elle dit j’ai toujours été souple
et toi aussi. Je t’ai transmis ma souplesse. Au moins ça.

Clara qui vient du Mexique, ce qu’elle préfère entre autres, c’est faire la
cuisine et quand il y a un peu de monde chez ma mère elle se réjouit et fait
des plats un peu compliqués. Tout le monde la félicite et tout le monde
pense que ma mère a de la chance d’avoir Clara et c’est vrai.
Malheureusement elle a parfois, surtout quand je suis là, de longues
migraines ophtalmiques qui peuvent durer quatre jours. Heureusement je
suis là pour aider ma mère à s’habiller, se déshabiller, couper sa viande.
Je crois que Clara choisit le moment où je suis là pour avoir de longues
migraines. Elle sait que je ferai ce qu’il y a à faire. Alors les migraines
arrivent.
Ma mère se fait du souci. Parfois elle frappe à la porte de Clara. Elle
voit Clara dans le lit le dos tourné. Elle ne peut pas voir son visage alors
elle referme doucement la porte et dit il faut la laisser tranquille.
Ma mère a du respect pour Clara et son intimité. Elle a tout le temps
envie d’aller voir mais elle se retient.
Je dis quand elle se sentira mieux elle se lèvera, ne t’inquiète pas. Elle
sait qu’on a tout fait pour ces migraines. Mon neveu, au Mexique, est allé
avec elle chez le plus grand spécialiste. Il lui a donné des médicaments,
mais ça ne va pas vraiment. Ma mère pense alors à mon neveu et rit. Rit de
plaisir. Elle adore mon neveu.

Une femme gémit dans son lit. Des gémissements doux et répétés.
Puis dit oh je ne sais pas, je ne sais pas. Sait-elle qu’elle le dit tout haut.
Elle est sourde. Elle croit sans doute seulement le penser. Elle dit tout haut
ce qu’elle pense sans savoir qu’elle dit ce qu’elle pense.
Alors nous ses filles savons ce qu’elle pense.
Elle est sourde mais pas tout à fait. Il y a des choses qu’elle entend
comme la sonnette et parfois même le téléphone mais elle n’aime plus le
téléphone parce qu’elle ne fait que deviner ce qu’on lui dit. Alors ma sœur
lui a donné un ordinateur comme ça elle peut utiliser Skype et quand elle
voit la bouche de celui ou celle qui parle elle entend mieux. Et puis elle
aime nous voir, ça rapproche. Elle a été très fâchée sur les ordinateurs parce
qu’elle sentait qu’elle était d’un autre monde et que le nouveau monde la
rejetait mais avec Skype, elle y arrive.
Alors elle passe beaucoup d’heures devant l’ordinateur au cas où moi ou
ma sœur serait branchée et quand on ne se branche pas ça l’énerve, mais
nous on ne peut pas rester tout le temps branchées. Vraiment pas.
Enfin avec Skype, elle entend mieux. Parce qu’elle voit. Mais elle ne
s’entend pas gémir.
Pourtant quand on lui demande si elle est inquiète elle dit non.
Elle dit qu’elle a mal dormi parce qu’elle a oublié de prendre son
Lexotan, elle a dormi jusqu’à deux heures du matin, s’est réveillée, s’est
rendu compte qu’elle n’a pas pris son Lexotan.
En a pris un mais après ça elle a mal dormi.

Elle est maintenant dans la cuisine et mange ses cornflakes.

Il lui reste quelques cheveux sur la tête, elle qui a été si coquette. Elle qui a
été si belle. Tout le monde le disait. Et moi j’étais fière d’elle, de ma mère,
cette femme si belle. Et je l’aimais.

Elle sort de l’hôpital. Elle sait bien qu’elle a failli y passer. Elle sait qu’elle
est vieille mais elle dit qu’elle n’y croit pas. Elle veut vivre.
Elle sait aussi qu’elle doit retourner à l’hôpital pour se faire opérer du cœur.
Elle dit que c’est une opération très simple. En attendant elle se traîne. Un
vrai paquet d’os.

Elle attend la femme de ménage Patricia. Elle aime sa femme de ménage,


elle aime sa gaieté, elle aime quand elle amène ses fils et qu’elle cuisine
pour quatre, elle entend rire. Elle aime ça.
Elle n’est pas sûre d’avoir bien compris si c’était aujourd’hui ou demain
qu’elle venait parce que malgré ses appareils, le téléphone c’est une
épreuve. Elle entend quelque chose mais quoi. Elle devine le plus souvent.
Parfois bien parfois mal. Alors elle vit dans le flou.
Quand elle est sortie de l’hôpital, la cardiologue lui a dit faites tout
doucement avant l’opération. Oui elle fera tout doucement. De toute façon
comment pourrait-elle faire autrement. Elle se traîne. Respire avec
difficulté, c’est à cause de l’aorte. L’aorte s’est rétrécie.
Elle s’endort à tout moment. Se réveille. Mange un peu. Existe.

Elle se lève, mange, prend son bain, elle arrive à entrer et sortir de son bain
toute seule depuis quelques jours.
Mange. Se couche sur le divan. Dort. Se réveille.
Parle un peu avec ses deux filles qui sont là pour elle. De tout et de rien.
De pas grand-chose.
Qu’est-ce qui reste à dire.
Après l’opération peut-être.

Une femme en sursis. Qui a survécu. Elle le sait, elle a survécu et survivra
encore. Son moment n’est pas arrivé, c’est ce qu’elle dit.
Je ne sais pas si c’est ce qu’elle pense, parce que ses gémissements et
ses je ne sais pas qu’elle ignore dire tout haut ne disent pas ça.

Avant qu’elle n’entre à l’hôpital et n’en ressorte pour se préparer à son


opération et retourner à l’hôpital, j’étais là.
Elle était très malade et j’avais peur, peur qu’elle s’arrête de respirer
face à moi dans son fauteuil.
Elle s’était endormie et on sentait l’effort que faisait son cœur pour
battre encore alors je la regardais, respire maman, ne me lâche pas, respire.
Ne me lâche pas, pas encore. Je ne suis pas prête et peut-être que je ne
serai jamais prête.

Sa respiration est devenue si difficile qu’on a dû l’emmener aux urgences.


Là à l’hôpital, on s’est occupé d’elle pour qu’elle tienne jusqu’à l’opération.
L’opération, on fait que dire et redire que ce ne sera rien. Mais ce sac
d’os, ses quelques cheveux, ses yeux éteints, supporteront-ils. On verra.
Je dis toujours on verra. Je dis on verra en pensant toujours que des tas
de choses peuvent arriver. Là il n’y a que deux choses, la vie ou pas.
Et si la vie repart, alors elle repart.
L’enfant était né vieil enfant et du coup, l’enfant n’était jamais devenu adulte.
Il évoluait dans le monde des adultes comme un vieil enfant, et y arrivait mal.
Le vieil enfant se disait que si sa mère disparaissait, il n’aurait plus nulle part
où revenir.
L’enfant à l’adolescence avait fait les quatre cents coups, puis à l’âge
adulte n’importe quoi mais savait qu’il pouvait toujours revenir.
Et depuis que son père était mort, chez sa mère.
Dès que l’enfant arrivait, toujours exténué par la vie d’adulte qu’il
n’arrivait pas à vivre, il se couchait sur le divan et dormait quelques heures.
Après, un peu moins exténué, il mangeait.
L’enfant, c’est elle, c’est moi. Et maintenant je suis vieille, je vais avoir
soixante ans. Et même plus. Et j’en suis toujours là. Je n’ai pas d’enfant. Un
vieil enfant ne fait pas d’enfant. Qu’est-ce qui va me retenir à la vie après.
Pourrai-je vivre pour dormir me lever manger me coucher. J’oubliais
écouter la radio. J’écoute la radio. Ce n’est plus le moment de faire les quatre
cents coups. Et je suis contente quand le soleil se couche pour me coucher
aussi.

Plus que quatre semaines maintenant avant l’opération.


C’est ce qu’elle a dit hier.
Mais ce matin après le petit déjeuner elle était déjà fatiguée.
Elle s’est couchée sur le divan.
Quand je suis allée voir, c’est ce qu’elle m’a dit, manger m’a fatiguée.
Mais est-ce que j’ai le droit de me reposer ? Je lui ai dit c’est pas un droit
c’est un devoir.

Et moi est-ce que je vais tenir ici quatre semaines.


Je ne tiendrai que si j’écris. Et de toute façon ici ou ailleurs quelle
différence. Ma vie, je n’ai pas de vie. Je n’ai pas su m’en faire une. Alors ici
ou ailleurs. Mais ailleurs c’est toujours mieux. Alors je ne fais que partir et
repartir et revenir depuis toujours.
Je suis partie d’abord dans une toute petite chambre blanche à Paris où il
faisait froid.
Puis ailleurs encore où il faisait chaud. Puis ailleurs encore dans une très
grande ville de l’autre côté de l’Atlantique où j’ai eu un répit.
Je me sentais bien. Je vivais. Je découvrais la vie et les autres même si
parfois je marchais des nuits entières parce que je ne savais pas où dormir.
Mais la plupart du temps je savais. Les gens m’accueillaient et je pouvais
dormir, me laver et même manger. Ces gens, je les ai retrouvés cette année, ils
n’avaient pas changé. Ils étaient toujours aussi accueillants. Ils se demandent
encore comment j’avais fini par atterrir chez eux. Moi aussi. Cela reste un
mystère.

Et là où il faisait chaud j’avais bien failli me marier à cause de la chaleur et


aussi parce que je ne savais plus quoi faire de moi-même et que j’étais une
bonne à rien parce que j’avais fait un mauvais film alors pourquoi ne pas se
marier. Et au moins faire plaisir à quelqu’un, enfin à mon père.
Quand j’ai demandé à mon père pourquoi il voulait tellement que je me
marie, il m’a dit comme ça quand tu seras malade il y aura quelqu’un pour
s’occuper de toi. Comment il savait que j’allais être malade, très malade, je
me le demande.
Peut-être qu’il disait ça juste comme ça parce qu’il n’avait rien à dire.
Mais il s’était occupé de ses sœurs malades alors il croyait que toutes les
femmes étaient malades. Pourtant sa mère était forte. C’est seulement après la
guerre qu’elle n’a plus tenu. Pendant toute la guerre mon père sortait de la
cave où ils étaient cachés, il sortait, allait travailler, ne portait pas l’étoile
jaune, il savait qu’il valait mieux pas et elle tenait.

Quand la guerre a été finie ce n’était plus pareil. C’est comme si elle avait
épuisé toutes ses forces pendant la guerre. Enfin, c’est ce que j’imagine.
Personne ne l’a confirmé. Mais ça devait être ça ou autre chose. On m’a parlé
de ménopause, de diabète. Mais c’était autre chose.

Mon père ne parlait pas de sa mère, ce n’est qu’une de ses sœurs qui en
parlait pour dire qu’elle l’adorait. C’est la seule sœur qui a épousé un non-juif
dans ma famille, elle avait ses raisons. Elle l’aimait. Elle l’aime toujours. Et
ils se soignent mutuellement. C’était ma plus jeune tante et mon plus jeune
oncle. Ils ont toutes sortes de maladies mais s’en sortent à chaque fois sans
doute parce qu’ils se soignent mutuellement.
Ma tante adore sa petite fille. Sa petite-fille l’adore. Elle aussi vient de se
marier et a eu un enfant. Ma mère m’a montré les photos. Elle s’est mariée
avec un Vietnamien, et ça se voit un peu sur l’enfant mais tout le monde est
très content.

Heureusement que je ne me suis pas mariée parce que je serais veuve depuis
longtemps et quand on est veuve c’est pour toujours. C’est ce que m’a dit ma
mère qui est veuve et elle a dit un jour, jamais je n’aurais dû épouser
quelqu’un de plus vieux même si c’était un homme bon et intègre.
Maintenant je suis seule et c’est pour toujours. Moi j’aime les jeunes et je ne
veux pas me remarier avec un vieux pour lui laver ses chaussettes. Enfin,
c’est juste une expression parce que maintenant j’ai une machine à laver le
linge. Mais tout d’un coup, se retrouver à côté d’un vieil homme dans le lit,
un homme avec qui on n’a pas vieilli, c’est inenvisageable. J’aimerais juste
avoir un ami. Quelqu’un avec qui sortir, aller au théâtre, et même danser
pourquoi pas. Les jeunes aiment danser et moi aussi. Aux mariages ou
n’importe où, j’aime danser et quand je danse, j’ai l’impression que je suis
moi-même. Surtout si je danse pendant des heures. Ça fait du bien. D’ailleurs
j’aurais aimé être danseuse ou chanteuse ou même nageuse ou encore
musicienne mais je n’ai rien fait de tout ça.
C’est pour ça, je suis contente que ma petite-fille ait fait des études et je
voudrais qu’elle fasse quelque chose de sa vie et que surtout elle ne devienne
pas veuve. Enfin elle a le temps mais on ne sait jamais.
On ne sait jamais ce qui peut arriver et moi encore moins que n’importe
qui parce que ce qui m’est arrivé m’est déjà arrivé et qui aurait pu penser à
une chose pareille. Enfin il y a bien quelqu’un qui a dû y penser sinon ce ne
serait pas arrivé et c’était bien organisé. Tout cela avait été bien pensé et bien
réfléchi. Alors je me dis parfois que la réflexion n’est pas toujours une
solution même si elle est finale.
Ma grande fille me demande toujours d’en parler mais je ne veux pas. Je
sais que si je le fais je suis perdue. Enfin c’est ce que je crois. Ma grande fille
dit que c’est le contraire. Qu’il faut parler. Mais elle ne dit jamais grand-
chose non plus, enfin de sa vie je veux dire. Comme si ce qu’elle a à dire ne
se disait pas à une mère comme moi.
Parfois je me dis que c’est à cause de ce qui m’est arrivé. Parfois je me dis
que c’est le contraire. Je ne sais pas quoi en penser alors je n’y pense pas.
D’ailleurs, ce qui m’est arrivé pourrait peut-être recommencer.
Rien n’est jamais fini. Tout peut toujours recommencer. Pas de la même
manière mais recommencer quand même, surtout quand on voit des gens
dormir dans la rue et il y en a de plus en plus et je détourne la tête quand je
les vois, je détourne la tête parce que je ne peux pas supporter ça et bien que
j’aie un grand appartement, je ne les invite pas à dormir chez moi. Parfois je
me dis que ce serait une solution, mais il y en a trop et de plus en plus. Et ils
sont sales c’est normal, mais la saleté me fait frissonner et c’est aussi une des
raisons pour lesquelles je ne les invite pas. Pourtant je sais bien qu’après un
bon bain chaud et de bons vêtements propres et une bonne soupe, ils seraient
à nouveau propres et qu’ils n’ont pas toujours été sales.
Mais cette saleté-là, je ne peux pas y faire face. J’ai connu ça et je ne veux
plus en entendre parler. Ni surtout la voir, ni chez moi ni chez personne. Cela
me soulève le cœur et sans même réfléchir je regarde ailleurs quand je vois ça
dans la rue et quand je vais dans certains quartiers comme le quartier de ma
fille à Paris et que je vois des matelas sales dans la rue j’ai aussi le cœur qui
se soulève et je demande à ma fille comment elle peut supporter ça. Elle me
dit qu’elle ne supporte pas non plus, qu’elle essaye de ne pas voir surtout
quand il pleut et qu’il fait gris. Quand il y a du soleil c’est déjà plus
supportable parce que les matelas ont l’air tout ensoleillés et on voit moins les
taches. Oui c’est vrai je me dis, un peu moins mais on les sent quand même.
Il n’y a pas que voir dans la vie il y a aussi sentir. Et sentir parfois, c’est ce
qu’il y a de pire. Sauf les fleurs. Sauf quand on les laisse trop longtemps dans
l’eau et qu’on ne change pas l’eau et qu’on oublie les fleurs. On les oublie et
elles se mettent à sentir une drôle d’odeur. Alors on les jette sans regret. Ou la
viande. Parfois l’odeur de la viande aussi est nauséabonde. Il ne faut pas la
manger dans ce cas-là, même si on a horriblement faim. Faut surtout pas la
manger, même si la sensation de faim vous tenaille et que c’est terrible.

Maintenant c’est rare qu’elle ait faim et pourtant elle sait quelle doit manger
pour reprendre du poids et rester en bonne santé, alors on parle pendant des
heures de ce qui pourrait lui ouvrir l’appétit et on arrive toujours à la même
conclusion, il lui faut des harengs avec des oignons, soit des harengs à l’huile
soit des harengs saumurés peu importe mais des harengs. Ce qu’elle aime
aussi ce sont les petites crevettes grises, mais dans une salade avec une
mayonnaise légère et des oignons frais, une mayonnaise bien salée et bien
poivrée sinon elle en perd l’appétit. Et puis il y a le fromage blanc. Sans
fromage blanc elle ne sait pas ce qu’elle ferait et sur la liste des courses il y a
toujours en premier le fromage blanc.
Moi aussi j’aime le fromage blanc mais à force d’en parler j’en arrive à ne
plus l’aimer. Ce que j’aime, le moment de la journée où je sens que j’ai une
vie c’est quand je marche d’un bon pas pour aller acheter des cigarettes. Tout
d’un coup je suis une personne. Une personne libre, une personne qui a
quelque chose à faire. Et aujourd’hui particulièrement parce qu’il y a du soleil
après tant de jours de grisaille.

J’aime aussi écrire ce qui arrive même s’il n’arrive rien. Oui là aussi je me
sens une personne qui a quelque chose à faire même s’il n’arrive rien.
Mais il arrive quand même quelque chose, des petits riens.
Il y a le téléphone qui sonne. Il y a les mots dits ou échangés. Le silence.
Les soupirs parfois. Le bruit des voisins. L’ascenseur qui se bloque. Les
poubelles à descendre et encore les mots dits et à peine échangés.
Ma sœur est là pour l’instant. Cela faisait longtemps que je ne l’avais plus
vue mais elle repart. Ma sœur a une vie. Ma sœur connaît le plaisir de vivre.
Je la regarde et je me dis comment elle fait.
 

Elle connaît le plaisir de vivre depuis qu’elle est née. Et ses petits yeux bruns
et doux. Sa peau aussi. Elle est ronde et souriante.
Sauf parfois quand elle se fâche. Mais ça passe tout de suite. Quand elle
se fâche, elle se fâche aussi tout de suite dès que quelque chose la fâche. Elle
n’attend pas des années comme moi. Moi j’attends des années avant de dire
que quelque chose m’a fâchée et m’a même fait horriblement souffrir. Et en
plus j’ai besoin d’un prétexte. D’un prétexte qui n’a rien à voir. Alors je me
fâche. Quand je me fâche j’ai l’impression que c’est terrible, que je crie que
je hurle même et que le monde va éclater autour de moi. Quelqu’un va mourir
à cause de ma colère. Oui ma colère est immense quand elle s’y met. Elle me
fait mal et la plupart du temps elle me reste en travers de la gorge.

Et quand je dis tu vois comme je me suis fâchée, tu vois comme j’ai crié fort,
alors L. rit. Tu appelles ça crier ? Oui. Alors L. rit encore plus fort et j’aime la
voir rire. Elle a un humour fou sauf parfois quand je veux la faire rire. Alors
ça ne réussit pas du tout. Parfois même ça la fâche et je comprends pourquoi.
Je déteste quand ça la fâche et je ne sais plus quoi faire de moi alors je ne fais
rien sinon je m’enfonce. Je n’ai jamais crié sur L. sauf deux fois et encore
j’étais sous influence. Je ne m’en rendais pas compte mais j’étais sous
influence alors que je croyais que j’étais justement en train de me libérer.
Mais on ne se libère pas quand on est sous influence, on le croit seulement et
pendant quelques minutes, quelques heures, quelques jours parfois, on a un
sentiment étrange de liberté. Et puis ça s’en va et on se pose des questions et
on se demande si on avait vraiment besoin de briser le cœur de quelqu’un
pour jouir quelques secondes d’un sentiment de liberté que j’appelle
maintenant liberté illusoire.

Quand ça n’a pas d’importance alors je peux crier un peu même si au fond ça
n’a pas d’importance, et je suis très fière d’avoir pu crier. Mais quand ça a de
l’importance alors la colère reste en moi et m’épuise. Elle se retourne contre
moi et m’épuise tellement que je reste au lit parfois plusieurs jours en me
demandant pourquoi je suis si fatiguée alors je prends des vitamines. Je me
dis ça doit venir de mon anémie. Il m’arrive même d’aller chez le médecin et
il me prescrit des analyses de sang et rien ne va plus dans mon sang mais
c’est comme d’habitude mais le médecin veut quand même me faire quelques
piqûres. Je lui demande si je ne devrais pas changer de sang en général. Il dit
non. Parfois il dit je dois réfléchir, on ne change pas de sang comme ça et puis
même si on vous changeait de sang le vôtre reviendrait, et tout d’un coup je
suis soulagée. Je n’aimerais pas au fond qu’on me change de sang.
Je ne sais pas pourquoi je tiens à mon sang. C’est un sentiment obscur et
je n’aimerais pas le mettre en lumière. Je suis certaine que si je le mettais en
lumière je mettrais quelque chose en lumière que je n’aime pas chez moi,
alors laissons tout ça dans l’obscurité. Vaut mieux et pour des tas d’autres
choses aussi vaut mieux laisser dans l’obscurité. Pourtant parfois je me dis il
faut rechercher la vérité mais laquelle. C’est très important. On le sent dans
les livres ou les films quand il y a de la vérité. Même quand elle reste
obscure, surtout quand elle reste obscure. Quand elle reste obscure et qu’on
sent qu’il y a de la vérité, il y a quelque chose qui se passe souterrainement et
lentement, parfois très lentement quand vous n’y pensez même plus, tout d’un
coup cette vérité apparaît et c’est un moment extraordinaire et qui n’arrive
pas tous les jours et c’est bon, c’est tellement bon que soudain vous vous
sentez légère et calme.

Demain ma sœur repart. J’ai déjà peur de son départ. Je me retrouverai seule
en face à face avec ma mère qui dès qu’elle peut m’attrape le visage pour
m’embrasser avec un air ému, tellement ému que je me détourne. Elle parle
aussi avec une sentimentalité criante. Ma sœur et moi on l’arrête. On l’arrête
à temps.
Alors elle dit on ne me laisse pas parler ici. Mais ce ne sont pas des
paroles qu’on a envie d’entendre, je ne sais pas pourquoi. Ou si on rit, elle dit
c’est ça, c’est ça, moquez-vous de moi. Mais on a besoin de rire. Et même de
fous rires. Sinon toute cette nappe de sentimentalité se déverserait sur nous et
on ne saurait pas quoi en faire, mais ça pèse.
Ça pèse pour des heures parfois. On n’aime pas ça, ni l’une ni l’autre.
C’est trop. Mais ma mère adore ça. C’est comme si ça faisait exister l’amour.
L’amour qui est là, je ne sais pas. Sans doute. Un certain amour. Je ne sais
pas.

Parfois je me dis, je devrais offrir un chien à ma mère. Mais elle ne veut pas à
cause de la pluie et par peur de tomber.

Je me suis trouvé une petite chambre dans le grand appartement de ma mère


pour écrire la porte fermée. La chambre est bourrée à craquer. Cela ne me
dérange pas au contraire.
J’ai un refuge. J’écris et je fume la fenêtre ouverte.
Il ne faut pas qu’elle sente l’odeur de la cigarette ma sœur a dit, sinon cela
lui donnera envie et avec son cœur c’est fini.

Aujourd’hui, ma sœur l’a conduite chez le coiffeur. C’était sa première sortie


depuis l’hôpital, sa première sortie a été chez le coiffeur.
Elle ne pouvait plus supporter de se voir ainsi dépenaillée.
Oui, quelques cheveux dressés sur la tête de cette femme qui a été si belle.
Elle a du mal à ne plus être si belle. Je comprends. Je comprends presque
toujours tout, même si parfois je n’ai pas envie de comprendre.
Alors j’ai mal au cœur.

Et puis à table à nouveau.


Le déjeuner.
Et avant même qu’elle s’asseye pour manger elle déclare, et qu’est-ce
qu’on mangera demain. Quand ma sœur ne sera plus là elle veut dire. Mais
elle ne le dit pas.
Elle veut croire que je ne saurai pas lui faire à manger.
Je lui dis que je sais, alors elle dit que d’habitude quand je viens c’est elle
qui fait et elle essaie de m’embrasser à nouveau quand je passe, et je
m’échappe, et tout de suite je me sens cruelle et même bête. Qu’est-ce que ça
fait au fond, je pourrais me laisser embrasser, elle serait heureuse.

Mais c’est difficile à supporter de voir comme ça, noir sur blanc pourquoi je
suis restée un vieil enfant.
Et qu’ainsi je n’ai pas pu me faire une vie.
Et la seule chose qui sauve c’est l’écriture. Et encore.

Mais quand j’écris c’est encore sur elle et ce n’est pas une libération comme
les gens qui n’écrivent pas s’imaginent. Non ce n’est pas une libération. Pas
une vraie.

À table ses yeux se ferment.


Oui, le coiffeur l’a fatiguée.
Tout de suite après elle s’est couchée sur le divan. Elle dort.
J’ai le cafard. Ça passera. Demain. Et même si j’ai le cafard je ne répondrai
pas aux mails de C. Et je me crois forte. Et je me dis rien à faire. Mais quand
il n’y a pas de mails, je les attends et je ne pense pas à C. qui doit attendre
aussi, je ne pense qu’à moi, à comment j’arrive à résister.

Maintenant, après avoir relu les mails qu’elle m’envoyait à cette époque et
tous les autres aussi, je regrette. Pas notre rupture, non. Mais de ne pas avoir
répondu avec du vrai.
Je ne fais que regretter et je voudrais le lui dire. Mais je sais que c’est trop
tard et que c’est sans doute mieux que je ne dise rien et qu’il me faut penser à
elle cette fois, pas à moi.
Je ne fais que regretter mais je ne regrette que les mails, pas le reste.
C’était notre première rupture et j’aurais dû tenir.
J’ai tenu un certain temps et puis elle est arrivée chez moi sans que je
l’attende et je n’arrivais pas à lui dire va-t’en. J’ai seulement dit qu’est-ce que
tu fais là. Je n’étais pas contente. Mais elle a fait comme si de rien n’était et
elle est entrée.
Je n’aurais pas dû ouvrir la porte.

Ma mère apparaît dans la petite chambre.


Viens un peu ici, viens. Est-ce que je t’agace ?
C’est pas ça, j’ai des problèmes.
Mais tu dois les résoudre. Oui je vais les résoudre.

Je me suis couchée.

Je me cache dans une pièce ou l’autre puis j’ai honte de me cacher.


Je reviens dans la pièce où elle se tient assise. J’essaie de trouver un mot à
dire. Je demande, tu as fini ton livre.
Non, je ne peux pas, j’ai mal aux yeux. Je vois trouble.
Je n’aurais jamais dû lui demander si elle avait fini son livre. J’aurais dû
m’attendre à quelque chose comme ça.
Je reste là quelques secondes et je retourne me cacher. Puis même cachée,
je sens sa présence, je me dis ça ne sert donc à rien de me cacher. Autant
retourner dans la pièce où elle se tient le plus souvent couchée, ou à moitié.
Mais rien qu’à l’idée mon cœur se serre.
Mon cœur se serre, quelques larmes. Je les essuie.
J’y retourne comme à un enterrement.
Et une fois encore j’ai honte.

Je me laisse prendre un moment par l’organisation immuable de ma mère.


Deux trois jours cela fait du bien cette organisation.
Il y a à manger dans le frigidaire. On mange à heures fixes dans une
cuisine propre.
Pas comme chez elle où il n’y a jamais rien dans le frigidaire sauf
exceptionnellement quand tout d’un coup elle décide d’avoir une vraie vie.
C’est rare et même quand elle décide elle n’y arrive pas toujours.
Descendre la rue, entrer dans le supermarché lui semble une tâche
quasiment insurmontable, ainsi que donner un coup de fil ou sortir le soir
avec des amis.
La plupart du temps quand elle a un rendez-vous pour sortir, depuis le
début de l’après-midi elle se dit j’irai pas. Je ne peux pas y aller. Je n’ai pas
assez envie. Elle finit par appeler et invente quelque chose et dit la semaine
prochaine sans trop bien savoir si elle y arrivera la semaine prochaine.

Parfois, c’est tout simple et elle y va, surtout si on vient la chercher.


Mais la plupart du temps elle se couche, prend des somnifères et dort.
C’est sans doute pour ça que son ami de New York, son meilleur ami en tout
cas de New York et peut-être du monde entier lui avait dit quand elle lui avait
raconté sa nouvelle rencontre, c’est fantastique, tu vas avoir une nouvelle vie,
pouvoir tout recommencer. Mais elle est si jeune. Ça ne fait rien. Je viens de
la rencontrer et je ne lui dis pas comment. Je suis gênée. Je dis elle est belle,
elle est incroyable, elle est intelligente, alors il dit viens, viens avec elle. Oui,
je vais venir.
Elle a l’air d’un pruneau ou d’un agneau, j’ai du mal à me décider entre
les deux.
Tu l’aimes ? Oui, j’ai l’impression. Oui, je l’aime je crois. Peut-être. Je ne
sais pas.
Elle m’écoute.
Je parle sans cesse avec elle.
Je n’aurais pas dû.

Tout avait commencé par une conférence sur la vitesse de la lumière et


Hiroshima. L’ombre des corps morts et déjà tombés sur le sol était encore là,
incrustée dans les murs de la ville disait le professeur de physique de Nice.
Et tout d’un coup je me suis dit que je devais essayer de recréer quelque
chose comme ça dans mon travail sur les images. C’était ce que je devais
faire absolument.
Ensuite ma sœur est venue me voir du Mexique et m’a mise sur Facebook.
Voilà c’est comme ça que tout a commencé.
J’ai vu que des gens parlaient d’ombres, j’ai répondu.

Quand le grand professeur est sorti de la salle j’ai eu envie de lui parler. Mais
il avait un air à qui on ne parle pas. Peut-être que s’il n’avait pas eu cet air-là
rien ne serait arrivé. Peut-être. Je ne sais pas. Peut-être ai-je simplement pris
ce prétexte pour parler à quelqu’un que je ne connaissais pas. Mais je ne crois
pas. La conversation a été passionnante et le lendemain je l’ai reprise. Oui sur
Facebook. J’essaie de la retrouver. Mais Facebook m’a fait un sale coup.
Cette conversation n’existe plus et ma mémoire est courte.

En tout cas au bout d’un moment cette conversation s’est transformée. Il n’y
avait plus d’ombres dans la conversation et de plus en plus de à tout de suite
je t’embrasse moi aussi et moi aussi. Et quoi encore, c’est tout pour l’instant.
Pour l’instant oui, mais dans un instant tout peut changer et j’écrivais en
frissonnant de tout mon cœur et j’attendais qu’elle se réveille. Je restais
devant l’ordinateur et tout d’un coup je voyais apparaître un petit point vert à
côté de son nom à gauche de l’écran et ça recommençait. C’était passionnant
et émouvant et rapide. Et tout allait de plus en plus rapidement. Et j’étais
heureuse.

Tellement, c’était incroyable. Cela aurait pu continuer comme ça, juste en


s’écrivant. Cela aurait pu et j’aurais sans doute été heureuse toute ma vie,
mais un jour on a eu envie de se voir. Et cela aurait pu rester une envie et
qu’on se l’écrive et qu’on se dise sans cesse comme on avait envie et
pourquoi. J’étais tellement heureuse et sans doute que cela me suffisait mais
je sentais comme elle dans mon corps et partout cette envie de la voir et pour
elle c’était la même chose. On se racontait déjà comment on s’embrasserait si
on se voyait et on sentait les baisers et cela aurait pu suffire. Je revivais. Je
me levais avec impatience et je me rassasiais des mots échangés, je me
couchais en échangeant des mots et des chansons et des poèmes qu’elle
m’envoyait et j’avais l’impression que c’était à quinze ans que l’on
s’envoyait des poèmes et des chansons et j’écoutais les chansons et je
chantais, surtout My Funny Valentine et Bang Bang. Des chansons tristes que
je chantais à tue-tête.
Je chantais ces chansons sans arrêt et ça aurait pu s’arrêter là et mon cœur
battait et mon corps vivait. Comme j’étais heureuse. Je me demande même si
j’avais déjà été heureuse comme ça et de plus en plus l’une ou l’autre disait,
j’ai envie, j’ai envie, j’ai envie de te voir.

Un jour c’est arrivé.


Elle m’a écrit je vais voir si je n’ai pas deux jours de libres la semaine
prochaine pour venir te voir. Je pense que ce serait le mieux pour nous deux.
Ne regarde plus tes nouveaux amis FB sinon je serai jalouse. Non, c’est pour
rire que je dis ça.
Je t’embrasse fort.
J’aurais dû me méfier déjà mais je pensais que ce n’était que de l’humour
et je riais. Si j’avais su.
À la dernière seconde, elle n’a pas pu venir pour des raisons de santé. Et j’ai
été vaguement soulagée. Elle avait un abcès mal placé. Ça lui arrivait parfois.
J’ai été vaguement soulagée sans savoir pourquoi, mais sans doute que je
savais déjà.

Après elle m’a dit, viens toi. J’ai dit oui puis j’ai dit non. Je suis mal. Tu ne
supporteras pas. Elle a dit si, qu’elle supportait beaucoup de choses et mon
mal, elle le supporterait aussi et beaucoup d’autres choses. J’aurais dû me
douter que quand on affirme cela si tranquillement ce n’est pas toujours vrai,
surtout pour le beaucoup d’autres choses.
Puis quelqu’un d’autre m’a dit vas-y qu’est-ce que tu risques. Je suis allée
en Angleterre. C’était là qu’elle vivait. Dans la deuxième zone de Londres.
Un quartier où tout se ressemblait.
J’aurais pas dû.

Aujourd’hui ma mère s’est réveillée en sanglotant. Des sanglots à rendre


l’âme. Presque des cris. Je me suis dit si un cheval hennissait, ça devrait être
comme ça. Mais je connaissais mal les chevaux. Je ne connaissais presque
rien à la nature. Pourtant, je savais qu’on respirait mieux dans la nature et je
me disais je devrais y aller. Mais je ne savais pas où.

Je savais bien que c’était de ma faute ces sanglots. D’ailleurs j’avais


l’impression que tout était toujours de ma faute même si ce n’était pas vrai.
Mais cette fois c’était vrai. Je ne supportais plus d’être là, je me cachais, je la
fuyais et elle le sentait.
Alors j’ai fait un effort d’amabilité et de tendresse et elle s’est presque
calmée.
J’ai fait le tour du bloc avec elle, la tenant fermement par le bras.
Ses jambes étaient flageolantes et on a avancé doucement. C’était le
premier jour de soleil et cela faisait sept semaines qu’elle n’était pas sortie.
Au bout de quelques pas on s’est assises toutes les deux sur une terrasse
au soleil. C’était à un croisement et il y avait plein de voitures qui passaient.
Elle a mis son visage au soleil, elle a fermé les yeux. Elle était belle, elle était
heureuse.
Elle a dit, ça fait du bien, c’est bon. J’avais tant besoin de soleil.
Oui, ça fait du bien j’ai dit.

Le soleil tapait fort et j’ai commencé à transpirer et à avoir du mal à supporter


le croisement et la poussière. Mais elle, elle ne transpirait pas, elle buvait le
soleil.
Elle mettait son visage dans le soleil et elle fermait les yeux. Elle souriait
presque. Elle avait l’air terriblement concentré. C’était à cause du soleil.
Elle portait ses lunettes de soleil parce que l’oculiste le lui avait conseillé
à cause de la sécheresse de ses yeux. Elle faisait toujours ce que les docteurs
lui conseillaient. Mais je voyais bien qu’elle avait les yeux fermés et le visage
tourné vers le soleil de Bruxelles.

J’ai dit on y va. Elle a dit encore cinq minutes.


Je n’ai rien dit, j’attendais. J’attendais que le temps passe.
Enfin, nous nous sommes levées et elle, toujours sur ses jambes
flageolantes et moi en sueur, nous sommes rentrées.
Elle m’a dit tu me fuis.
Je me suis dit elle parle. Elle parle enfin et c’est vrai.
J’étais contente.
Elle ne me disait pas je t’aime.
Je respirais.

À l’hôpital, quand je suis allée la voir et qu’elle était tombée du lit la nuit,
c’était l’année d’après l’opération du cœur qui avait fini par bien se passer
malgré tout, même si ça avait été pénible, et donc après cette opération, je ne
sais plus quand, tout se mélange, elle était tombée de son lit et elle a dû aller
une fois de plus à l’hôpital et c’est là qu’elle m’a dit avec une violence telle
que j’ai cru tomber, je ne peux pas te voir avec une chemise sale elle m’a dit,
je vais te donner un coup, en serrant son poing et l’avançant vers moi comme
si vraiment elle allait me donner un coup de poing.
Je me suis dit alors qu’elle avait dû retenir cette violence pendant tant
d’années. Que tous ces baisers qu’elle m’avait donnés ou arrachés n’étaient là
que pour ça. Que je la gênais. Moi, mes vêtements négligés, mes cheveux pas
peignés, tout ça la dérangeait, lui faisait mal. Cela allait trop à l’encontre de
ce qui la rassurait. Un monde lisse. Très lisse, sans chemise pas repassée ni
mauvaise surprise.

Elle avait envie de me donner un coup de poing et elle le disait. J’étais


contente sans trop bien savoir pourquoi mais je sentais que quelque chose de
vrai s’était passé. J’ai cru tomber mais j’étais contente.
C’était bon, je le sentais bien. J’ai souri. Pas devant elle, mais après. Je la
dérangeais et elle le disait pour une fois au moins.
La presse sur moi, mes films, compensait un peu, mais pas tout à fait. Elle
découpait les articles dans les journaux et les gardait. Mais si seulement
j’avais les cheveux bien peignés ce serait mieux. Oui, vraiment mieux.
Ces chaussures je ne peux plus les voir disait-elle parfois, quand j’arrivais
avec des vieilles chaussures.
Ni cette veste.
Et au restaurant quand je trempais mon doigt dans la sauce je crois bien
qu’elle allait exploser.
Je disais laisse-moi tranquille. Non je ne te laisserai pas tranquille.
J’avais tellement envie de tremper mon doigt dans la sauce. En plus, dans
le restaurant, juste au coin, il y avait des gens qu’elle connaissait et elle les
embrassait follement.
Puis elle me parlait d’eux. Non, pas d’eux. Mais du fait qu’ils l’aimaient
et qu’ils l’avaient connue toute jeune quand elle était si belle.
Ces gens qu’elle connaissait, c’étaient des vieux comme elle. Des vieux
juifs bien habillés et en meilleure santé qu’elle.
Ce n’étaient pas des survivants. Les femmes pour la plupart avaient
encore plein de cheveux et entendaient mieux que ma mère.
Tous ces gens donnaient des conseils. Ils savaient tout mieux qu’elle et la
plupart avaient des fils médecins qui leur donnaient des conseils.
Alors ces gens étaient très au fait. Ils connaissaient les histoires de cœur et
d’insuline et de dialyse. Ils adoraient parler de ça. Parfois d’autre chose mais
c’était rare. Ils finissaient par dire d’un ton de médecin, quand on a un cœur
faible on ne prend pas l’avion pour aller au Mexique voir ses enfants et ses
petits-enfants.
Le cardiologue ne le lui avait pas défendu, lui.
Enfin, elle n’avait pas bien compris ce qu’il lui avait dit. Et puis il lui
avait dit en parlant de sa valve qui s’était rétrécie, c’est normal à votre âge.

Alors dans l’avion elle a eu sa première attaque. Cette attaque l’a sauvée.
Dans l’avion il y avait un jeune docteur et il lui a tout de suite dit qu’il fallait
l’opérer. Alors ça l’a sauvée. Ma sœur a même dû monter dans l’avion pour
venir la chercher.
Peu après on l’a emmenée à l’hôpital à Bruxelles où on l’a opérée et elle a
été sauvée. Sans ça, peut-être son aorte aurait continué à se rétrécir
doucement et sans même qu’elle s’en rende compte et alors ç’aurait été pour
toujours et ç’aurait été fini. Elle a donc eu de la chance, beaucoup de chance,
mais ce n’était pas fini. Un jour, alors que l’on croyait que tout allait enfin
bien et que j’étais là et que je dormais dans la chambre d’à côté avec la porte
bien fermée j’ai entendu un coup de tonnerre, une déflagration.
Je me suis levée et je l’ai retrouvée par terre sur le dos, elle était tombée.
Son corps désarticulé sur la moquette à côté de son lit. Sans doute qu’elle
voulait aller aux toilettes et que quelque chose avait cédé en elle, alors elle
était tombée. J’étais horrifiée. Tu as mal  ? Elle ne savait pas. Viens je vais
t’aider à te recoucher. Dans le lit, elle ne sentait toujours rien. Peut-être que
ce n’était rien après tout.
Je l’ai couverte. J’ai encore demandé si elle n’avait pas mal. Non, elle m’a
dit, pas du tout. Je me suis recouchée. Inquiète mais pas vraiment. Mais
j’étais quand même horrifiée. Je me suis dit cette fois elle l’a échappé belle
mais si jamais ça lui arrivait encore ça pourrait être terrible. Elle s’était cogné
la tête et si jamais elle se la cognait plus fort qu’est-ce qui arriverait. Mon
cœur battait à toute allure dans mon lit puis il a fini par se calmer.

Une heure après elle hurlait de douleur et je l’ai emmenée une fois de plus à
l’hôpital. C’est depuis ce jour-là qu’elle ne peut plus utiliser son épaule
gauche.
C’est aussi cette semaine-là à l’hôpital qu’elle a tendu son poing vers moi.
Je l’aimais tant quand elle était jeune ma mère.
Elle, sa jeunesse, sa beauté, ses robes. Surtout une d’été à larges lignes
dorées et orange. Elle resplendissait. Elle m’appelait à l’aide pour que je lui
ferme sa robe et j’adorais ça. Puis elle me demandait si ça allait. Oui, tu es
très belle. Cette robe te va très bien. À cause de tes yeux noirs.
Et je lui parlais, je racontais n’importe quoi.
Souvent je m’enfuyais, surtout à la mer. On me retrouvait. Quelqu’un me
retrouvait toujours.

Je l’aimais. Pourtant je n’arrivais pas à manger. Pourtant je me salissais tout


le temps. Et je partais pour des heures le long de la plage.
Elle avait aussi un maillot à carreaux vichy bleu et blanc. Assises dans le
sable nous discutions. Je voulais un frère. Tu l’auras, ou une sœur.
J’ai eu une sœur et je ne le regrette pas. Mais au début j’ai été un peu
déçue. Très peu. Tout de suite je l’ai aimée. Un vrai pruneau.

Maintenant elle vit au Mexique et on se skype souvent. Elle n’aime pas C.


Elle dit, elle ne te rend pas heureuse.
Pourtant C. aimerait que je sois heureuse avec elle.
C. aime me voir rire, aime me voir aimer la vie avec elle.
C’est le contraire qui est arrivé. Le contraire. Le malheur. Mais ça c’était à
New York. Avant, comme on se voyait peu, le malheur n’avait pas eu le
temps de s’installer. À New York si.

Elle aimait me voir rire et c’est le contraire que je lui ai donné. Je ne riais
plus, je pleurais. Je ne parlais plus. Juste un silence lourd. Je ne flottais plus.
Je désertais mon corps, le sien.
Comment n’ai-je pas compris.
Nous regardions la télé, des films, que des films que nous commandions.
Devant les films nous arrivions à vivre. Il nous fallait les films pour vivre. Pas
comme au début mais vivre quand même. Et se caresser parfois. Et même
s’aimer un peu. S’aimer tout court. Et parfois dormir. Rarement. Les
insomnies nous avalaient. La fatigue, les larmes. Puis les sourires un peu
vagues, éteints.
Je me souviens de ton sourire quand je t’ai ouvert la porte à Londres, elle m’a
dit un jour. C’était un beau jour avec ton sourire. Oui, mais alors pourquoi tu
as dit que tu avais dû te retenir de vomir quand j’ai dit en plaisantant, je n’ai
plus qu’un demi-chien  ? Je ne comprenais sincèrement pas. Je ne comprenais
rien mais je commençais à me méfier. Le silence, je l’installais. Après j’ai
compris. Si je n’avais qu’un demi-chien, c’est que l’autre demi-chien
appartenait encore à mon ancienne amie. Donc je ne m’étais pas libérée d’elle
comme un jour elle me l’avait demandé.

Écorchée vive, fière, orgueilleuse, timide, entière, trop, et je n’ai fait que
gratter ses plaies. Je me dressais et je disais, je ne t’aime pas. Je ne t’aime
plus.
Ce n’est pas possible.
Non. Si. Non. Si.
Je t’ai fait une maison, un jour elle a dit. Et c’était vrai et je ne l’avais
même pas remarqué.
Oui, tous ces coursiers qui sonnaient sans arrêt amenaient des choses pour
me faire une maison et quand on sonnait je disais, encore.
Elle saignait. Je ne savais pas. Je ne voyais rien. Plus même son beau
visage sombre et tragique maintenant. Plus même ses yeux dont la pupille
devenait invisible. Plus rien. Je ne me tournais même plus vers elle. Non,
même pas ça.
Elle scrutait chacun de mes gestes. Elle étudiait chacune de mes paroles,
chacun de mes coups de fils.
Elle disait tu ne crois pas que je sais que tu téléphones à tes amies à Paris
ou ailleurs quand tu sors seule dans la rue.
Je disais c’est vrai mais si je téléphone devant toi et que je dis je
t’embrasse moi aussi, c’est la guerre. Je ne supporte pas.

Il n’y avait que devant les images que nous étions dans les bras et après nous
parlions parfois jusqu’aux matins blêmes ou pas.
Puis on buvait du café jusqu’à ce que mon estomac se révolte.
Alors elle m’apportait du thé à la camomille, souvent plusieurs fois avec
un petit bout de sucre qui était arrivé par coursier.
Après sa sortie de l’hôpital, elle (ma mère) ne m’a parlé que de docteurs, de
douleurs et de qui viendrait la chercher pour l’accompagner à l’aéroport.
Et qui ferait ses valises.
Elle ne pouvait plus. Elle n’en pouvait vraiment plus cette fois. Ses mains
déformées par l’arthrose, ses pieds aussi qui commençaient.
Une douleur à la hanche.
Ses yeux qui coulaient ou pas assez à cause de la sécheresse.
Et chaque jour une piqûre dans la cuisse pour ses os.
Sans ça elle serait pleine de sable. Plus une personne debout mais du sable
couché dans un lit.
Mais elle allait tenir. Elle le savait et moi aussi.
Non je ne me souviens plus bien du polonais disait-elle parfois de but en
blanc. Sans qu’on lui demande rien. Ça lui passait simplement par la tête et
elle le disait.
Pourquoi, je ne sais pas.

Parfois aussi on le lui demandait. Ça arrivait qu’on le lui demande. Parfois les
aides familiales qui savaient qu’elle venait de Pologne ou d’autres gens aussi
qui eux n’avaient pas oublié. Mais toute sa famille qui était arrivée avec elle
de Pologne n’était plus là. Tout le monde avait disparu d’une manière ou
d’une autre, alors elle ne parlait plus le polonais avec personne. Alors elle ne
savait plus. Plus bien en tout cas. Sauf quelques mots elle disait. Moi je savais
qu’elle en savait plus que ça mais pour une raison ou une autre elle disait j’ai
oublié.

Moi dès que je vois un Polonais, je sors mes trois mots de polonais et les
Polonais sont contents mais ça s’arrête là, avec trois mots on ne va pas loin et
dès que je vois un Russe je sors mes dix mots de russe et je suis contente et
fière comme si j’étais la seule personne au monde à connaître ces dix mots et
les Russes me répondent comme si j’en connaissais au moins cent et je les
regarde, je fais des signes de tête. J’ai l’air de comprendre quelque chose en
tout cas. Alors les Russes commencent à parler de plus en plus vite et je
m’affole. Y a nie paniemayou ou ya nie rosumié, je ne comprends pas. Je ne
sais plus quelle langue parler, le polonais ou le russe, et quand dans la rue
j’entends quelqu’un parler l’hébreu c’est pire. Je dis chalom ma nichmah,
bonjour comment ça va, ils répondent, bien, et passent sans même me
regarder et je suis blessée. J’aimerais sympathiser avec eux et leur dire que
j’ai appris l’hébreu quand j’étais petite à l’école Maimonide et que si je n’en
connais pas davantage c’est la faute de mon père.

D’ailleurs c’est toujours la faute de quelqu’un et mon père a fait plein de


fautes même si maintenant j’ai l’impression que c’était un saint.
Je sais bien que ce n’est pas vrai mais il n’était pas mal quand même,
même s’il m’a fallu des années pour le découvrir. Avant ça, même si tout le
monde disait que mon père était quelqu’un de bien je ne l’admettais pas. Pas
tout à fait. Après, oui. Pour cela il a fallu que je tombe malade. Quand je
tombe malade je parle toutes les langues, surtout celles que j’ai oubliées
comme l’hébreu. Ça me revient et je le lis comme si je n’avais pas oublié. Et
je le marmonne à tout propos. Même quand ce n’est pas nécessaire.
Et quand je prends un taxi il m’arrive d’essayer de convaincre le chauffeur
de taxi quand il est arabe que l’arabe a les mêmes racines que l’hébreu et je
dis fièrement yahad, ça veut dire un et en hébreu c’est ehad. Le chauffeur de
taxi n’est pas toujours convaincu mais parfois oui. Alors je ne sais pas
pourquoi mais je suis très contente et je trépigne derrière dans le taxi puis je
regarde le paysage, le paysage de Paris et je trouve le paysage beau. Surtout
quand il y a de la circulation, alors j’ai le temps de bien voir même si parfois
je suis trop impatiente. Quand je suis trop impatiente alors il y a toujours trop
d’embouteillages même quand il n’y en a pas et il faut que je respire pour
chasser mon impatience. Parfois même quand je respire, mon impatience
n’arrête pas de grandir alors je dis au chauffeur de taxi, laissez-moi ici.

Au fond je sais qu’il m’aimait mon père, même s’il avait dit un jour à sa sœur
du Canada que sa fille était d’un autre genre ou différente. J’ignorais qu’il
savait ça. Je pensais le lui avoir bien caché mais il avait compris. Cela l’avait
rendu malheureux. C’est sans doute pour ça qu’il restait toujours silencieux
avec moi et moi aussi. Un silence lourd plein de sous-entendus comme on dit,
mais les sous-entendus avaient fini par s’entendre et donc j’étais d’un autre
genre.
D’ailleurs c’était de sa faute ça aussi, si faute il y a et même s’il y a pas.
Quelle idée de vouloir un garçon à ma place. Enfin cela m’arrangeait de
penser que c’était sa faute parce que c’était aussi la faute de ma mère et du
monde entier. Je l’ai dit un jour à mon oncle, si ma mère ne m’avait pas tout
le temps caressée et serrée contre elle peut-être que les choses auraient été
différentes mais peut-être pas et de toute façon ça n’a pas d’importance, pas
tant que ça. Et d’ailleurs maintenant plus du tout. Enfin quand même, disons
que trop c’est trop toutes ces caresses. Enfin on ne sait jamais quand c’est
trop ou peut-être qu’on le sait mais on se dit ce n’est pas si trop que ça, il y a
pire.

Moi je ne pensais pas que j’étais d’un autre genre ni différente, pas du tout,
j’avais juste un genre, un genre bien à moi et c’était mon genre. Un genre un
peu négligé mais j’aimais bien. J’aimais que les autres ne soient pas négligés
mais moi je trouvais que le genre négligé m’allait mieux que le genre pas
négligé. Mon genre négligé avait un certain style je trouvais. Un style bien à
moi. Puis c’est devenu une habitude et je n’ai plus pensé à mon genre ni à
mon style, j’étais comme ça et c’est tout. Différente.
Enfin peut-être.

Et il y avait d’autres filles d’un autre genre et c’était comme ça. Et on


s’aimait et c’est tout. J’ai eu dix-huit ans en mai 1968. Il se faisait que mon
style devenait commun, et que tout redevenait normal enfin si j’ose dire parce
que le mot normal me déplaît. Je préfère de loin le mot anormal. De loin
seulement parce que dans anormal on entend encore le mot normal et celui-là
je n’ai vraiment pas envie de l’entendre.
Il y a des mots comme ça, il n’y a rien à faire ils restent en travers de la
gorge et je connais bien cette sensation et franchement ce n’est pas agréable,
loin de là. Il faut alors se mettre à respirer lentement mais longuement et au
moins pendant vingt minutes. Au bout de vingt minutes si on est vraiment
concentré sur sa respiration parfois ça passe, mais j’ai du mal à respirer
comme ça vingt minutes.

Enfin quand mon style est devenu presque à la mode, ce n’était plus la peine
de me faire des remarques sur mon style qui était devenu la mode même et
plus la peine non plus de me dire de porter des robes qui ne m’allaient pas
parce que ma taille ne convenait pas aux robes. J’étais trop petite et la taille
des robes me tombait sur les hanches, et du coup mes hanches ne passaient
pas dans la taille de la robe, et cela me faisait horreur oui littéralement et je
disais tu vois bien que cela ne me va pas, mieux vaut que je reste dans mon
style ou dans mon genre. Mais ça te va, ça te va, il faut faire des retouches et
ça t’ira. Non, les retouches ça finit toujours mal et puis je traîne avec des
trucs retouchés et on sent bien les retouches et c’est pire que tout.
J’avais l’impression parfois qu’on voulait me retoucher moi, je veux dire
me changer un peu et puis que tout irait bien et parfois moi aussi j’avais envie
de me changer mais ça ne servait à rien.

Elle répète tout le temps la même chose et quand je lui dis tu me l’as déjà dit,
elle se met en colère.
Je n’ai plus rien le droit de dire ici, on m’arrête tout de suite.
La prochaine fois qu’elle répète je ne dis plus rien, mais je soupire.
Elle s’en aperçoit ou pas, je ne sais pas.
Elle ne dit rien et continue son histoire de taxi et d’aéroport, d’une femme
qui a de l’argent et qui est à l’hôpital avec un cancer et d’un homme qui est à
l’hôpital parce qu’il est tombé dans son appartement à quatre-vingt-seize ans
alors qu’il était encore si bien. Maintenant ce ne sera plus jamais pareil. Il se
promenait encore et mangeait bien.
Il pleut, il pleut. Pourtant c’est l’été.
Je me prépare à sa mort. Comment fais-tu, dit quelqu’un. J’essaie de
m’imaginer sans elle. Et je pense que ça ira.
Pas pour elle. Pour moi. Ou le contraire.
Mais il paraît qu’on ne peut pas vraiment se préparer alors je perds mon
temps.
Elle, elle a une terrible envie de vivre.
Et toi ? Moi je n’en sais rien.

Elle dit, on m’a flouée à l’hôpital. On m’a dit ce sera une petite opération de
rien du tout et maintenant je comprends que c’est le contraire. Qu’on va
toucher à mon cœur.
Ne t’inquiète pas.
Elle soupire et dit non.
Puis elle gémit sans s’en rendre compte.
Je quitte la pièce.
Je reviens et lui demande pourquoi elle gémit.
Je gémis, mais non je ne gémis pas.
Elle ne s’entend pas gémir.

Elle attend l’aide-ménagère. Elle attend toujours à l’avance. Des heures


même. Et elle part toujours à l’avance quand elle va n’importe où et même
nulle part, même si maintenant elle ne va plus n’importe où. Ou très
rarement. D’ailleurs elle reste à la maison la plupart du temps. Mais même
là elle attend toujours à l’avance. Même quand il n’y a rien à attendre.
Elle me dit viens, parlons un peu, tu ne dis rien.
Oui parlons un peu. De quoi ? De tout.
Faisons la liste des courses.
Je soupire mais m’assieds quand même en face d’elle dans la cuisine.
C’est toujours dans la cuisine que ça se passe.
Un sac de pommes de terre bien farineuses, du fromage blanc, du beurre.
Et elle ne sait plus. Des fruits mais les fruits n’ont plus de goût. Et du
fromage blanc, tu l’as déjà dit. Oui. Mais j’ai besoin de fromage blanc et du
pain gris coupé. Je mets le fromage blanc sur une tartine, un peu de sel, du
poivre et ça me suffit pour le soir.
Le matin aussi, mais j’ajoute un peu de confiture. Oui. Ça aussi je sais.
L’étau se resserre.
On fait la liste à deux et elle se réjouit un peu.
Je retourne dans la chambre où j’écris.
Elle entre. Crie mon nom. Oui.
On a oublié quelque chose dans la liste, ajoute, mais je ne sais plus ce
que c’est, j’ai oublié.
Et je dis automatiquement, des légumes coupés pour la soupe.
Oui, c’est ça. J’ai toujours besoin d’une soupe à midi. Oui.
Entretemps j’ai perdu le fil.
Et il faut que j’écrive.
Quand j’écris j’entends moins ses gémissements.

Chaque jour il y a une autre aide-ménagère.


Chacune a sa spécialité. Chacune fait quelque chose à manger de son
pays et ma mère se réjouit. Elle se réjouit le jour du couscous. Elle se réjouit
le jour du plat bolivien. Elle se réjouit. Et chaque fois elle dit on mange bien
dans ton pays. Je n’irai jamais c’est dommage. Avant j’allais dans d’autres
pays mais c’était surtout pour voir la famille. Le pays ne comptait pas
vraiment. Ma fille, elle voyage beaucoup et partout pour montrer ses films.
Elle est même allée au Japon. Elle ne m’en a pas parlé. Elle a juste dit
c’est loin. Et du Cambodge, elle m’a juste dit c’est beau. Pourtant je suis
certaine qu’il y aurait plein de choses à dire du Cambodge ou du Japon,
mais elle n’a presque rien dit. Sauf qu’au Cambodge elle a attrapé un virus
dont elle n’arrive pas à se débarrasser. Et quant à la Chine, parce qu’elle est
allée aussi en Chine, elle a dit je ne suis allée que huit jours. C’est moderne
maintenant et il y a des images énormes partout. Même sur les bateaux on
projette des images et elle m’a montré une vidéo. C’était une vidéo de nuit
et tout ce qu’on voyait c’était des images qui bougeaient sur des bateaux qui
flottaient et puis il y avait beaucoup de musique. Je lui ai dit cela doit être
gai. Elle a dit je n’emploierais pas ce mot-là. La musique c’est gai, ça donne
de l’ambiance. Oui, ça peut.
Enfin, en Chine elle a attrapé un ver solitaire. Je me demande bien ce
qu’elle a pu manger. Elle ne fait jamais attention alors il lui arrive tout le
temps des choses comme des vers solitaires ou un sale virus, comme au
Cambodge. On lui avait pourtant dit de ne pas nager dans la rivière mais elle
l’a fait. En plus elle s’est cogné la tête et tordu le pied. On lui avait pourtant
dit de porter des chaussures hautes mais elle a oublié sans doute.
Ça a toujours été comme ça avec elle.

Dès que les aides ménagères arrivent ma mère s’arrête de gémir.


Elle réserve ça pour moi ou pour elle toute seule puisqu’elle ne se rend
compte de rien.
Quand il y a du monde les gémissements cessent.
Et je revis.

Le matin quand je m’éveille je vais sur le pas de la porte de sa chambre pour


voir si elle respire toujours.
Elle respire très fort et avec difficulté mais elle respire.
Son corps si petit, si décharné est emballé dans sa couette. J’ai mal au
cœur. Avant il n’était pas comme ça mais c’est comme ça et je me dis ça
arrive, sans doute ça m’arrivera aussi.
Elle recommence à parler dans son sommeil. Elle dit, oh non, oh, non.
Plusieurs fois. Puis pousse une sorte de cri. Puis se calme.
Je m’éloigne d’elle. Je vais m’enfermer dans une autre pièce très
éloignée. Mais j’entends encore.
Elle laisse toujours la porte de sa chambre ouverte.
Je vais la fermer.
C’est mieux.
Le bruit qu’elle fait en dormant s’est assourdi.

Je me dis encore une fois il faut que je me prépare à sa mort. Je ne pense pas
qu’elle va mourir mais il faut que je me prépare.
J’essaie de ressentir ce qui se passerait en moi si cela arrivait.
Je ne ressens rien.
Peut-être que je suis prête.
Peut-être que c’est parce que je n’y crois pas que je ne ressens rien.

Parfois elle entre dans la petite pièce où j’écris, me cache, l’évite, elle entre
là sans prévenir et en criant quelque chose. Je me dis je vais la tuer.
Ce serait facile. Et au fond qu’est-ce qui m’en empêche.
C’est moi qui m’en empêche.

Puis je me dis elle entre parce qu’elle a besoin de contact et je la comprends.


Oui je comprends ce genre de chose. Elle a toujours eu besoin de contact.
Elle est comme ça et au fond c’est bien.
Je me dis c’est bien, c’est très bien.

Elle aime dire comment ça va et elle aime dire ça va bien. Parfois j’entends
bien au téléphone que ça ne va pas si bien mais d’abord elle dit, ça va bien.
Quand je lui dis tu as une drôle de voix, elle dit je suis fatiguée. Je lui dis tu
es toujours fatiguée au changement de saison. Alors on parle des saisons. Je
me dis elle ne devrait pas rester en Belgique en hiver, c’est une trop
mauvaise saison mais maintenant elle ne se sent plus la force de voyager et
je la comprends.
Je suis sortie pour une heure avec un ami.
Quand je suis rentrée elle m’a dit L. t’a téléphoné.
Bon, je vais la rappeler.
L. m’a dit ta mère pense que tu l’évites, que tu te sens en prison.
Ma mère a raison. Elle a compris. Elle comprend tout.
Elle a vraiment employé le mot prison ?
Non, elle a dit autre chose, je ne sais plus quoi, mais cela voulait dire
prison, en tout cas c’est comme ça que je l’ai compris.

J’ai pris un roman policier pour mettre ma tête ailleurs. Mais l’histoire
n’était pas prenante. Elle se passait dans la province française. Les rues
étaient humides. Je préfère quand ça se passe à Los Angeles. C’est plus
grand mais pas seulement. Il y a des meurtres, des coyotes, des highways.
La chaleur.
C’est plus grand. Ça suinte moins.
J’arrive à m’abstraire. J’arrive à ne plus entendre ses gémissements.

Une cousine appelle du Canada et me dit combien c’est dur de s’occuper de


ses vieux parents. Ma gorge se serre. J’arrive à peine à dire oui. Puis un ce
n’est pas le moment, inaudible. On parlera une autre fois.
Elle n’entend pas, je répète à peine plus fort, on en parlera une autre fois.
Cela fait le tour de la famille.
Et tout le monde dit, il faut la mettre dans une maison pour vieux.
Elles sont très bien maintenant, d’ailleurs on les appelle des seigneuries
et il y a même des anciens ministres qui y vont.
Je dis, on verra.
Mais je sais, c’est tout vu, elle n’ira pas.
Je la regarde et je sais qu’il n’en est pas question.
Elle ne voudra pas et elle n’ira pas. Non il n’en est pas question. Ma
mère, ce sac d’os, se sent encore une personne et pour elle, les seigneuries,
c’est pour se débarrasser des gens, c’est pour les gens qui attendent la mort.

Elle ne l’attend pas. Elle ne la veut pas. Il n’en est pas question.
Et puis elle ne veut pas quitter son appartement.
Elle aime son appartement. Dès qu’elle l’a vu, elle l’a aimé. Et depuis
elle l’aime toujours et encore plus. C’est la première fois qu’elle a un si bel
appartement avec beaucoup de chambres comme ça elle peut accueillir les
enfants quand ils arrivent parfois. Elle aime tout dans cet appartement.

Il faut que la cuisine soit très propre.


Mais qu’est-ce que tu veux donc de cette pauvre cuisine ? elle est propre.
Oui, mais il faut qu’elle soit très propre.

Alors je prends une cigarette et je vais la fumer sur la terrasse. Les cendres
tombent dans le jardin des voisins, ceux du rez-de-chaussée.
Après une phrase finissant par très propre, il n’y a que ça qui me sauve,
fumer une cigarette sur la terrasse.
Et je l’entends encore dire très propre, étincelante, impeccable.
Et je sais qu’il s’agit encore de la cuisine. Je n’entends pas les enfants
qui jouent dans le jardin, moi aussi je me sens comme sourde quand elle dit
très propre.
Elle se tient à peu près droite devant cette cuisine parce que depuis
l’hôpital elle se tient comme un pantin et elle regarde sa cuisine.

Les amies arrivent. On fait la conversation. Tu vas te remettre. Mais oui.


Tu es déjà mieux que la semaine dernière.
C’est le coiffeur qui fait ça. Oui, ça aide. Les trois poils ont été dispersés
sur le front. Ça fait jeune. Ça fait pire.
La première sortie a été là, c’était à trente mètres de la maison mais
comme elle pouvait à peine marcher ma sœur l’a conduite en voiture et est
allée la rechercher. C’est un coiffeur visagiste. Maintenant elle a changé de
coiffeur et il lui a conseillé de laisser pousser ses cheveux et quand elle
revient du nouveau coiffeur elle est vraiment bien.

Oui, elle est revenue coiffée. La coiffeuse avait réussi à cacher qu’elle
n’avait plus que quelques cheveux sur la tête. Je me demande bien comment
mais le fait est là.
Alors elle a laissé une personne ou l’autre venir l’après-midi pour le café
sans gêne ni honte. Bien coiffée.
Ma sœur servait le café et des gâteaux. Elle mettait la table parce que ma
mère était encore trop faible.
Et moi on me faisait bien comprendre qu’il valait mieux que je ne fasse
rien sinon j’allais faire une catastrophe. Une vraie catastrophe. Comme
casser une tasse, renverser, faire des taches sur la nappe, tomber avec le
plateau ou pire.

Et on recommence, mais oui ça ira mieux. Il faut que tu te reposes, c’est


tout.
Et l’une ou l’autre demande, et c’est pour quand l’opération.
Dans quatre semaines.
Quatre semaines, l’une d’elles s’exclame. Elles savent toutes qu’on ne
sait jamais, qu’elle ne tiendra peut-être pas quatre semaines.

Et tout le monde soupire. Tout le monde sait que tout peut arriver en quatre
semaines et même s’arrêter de respirer.

Hier au téléphone elle a dit c’est lourd ce temps d’attente.


C’est vraiment lourd. J’aimerais que ce soit demain.
Je ne lui ai pas dit qu’après, si elle était encore en vie, ce serait lourd
aussi. Lourd dix jours à l’hôpital. Et lourd toutes ces semaines pour se
remettre, on dit rétablissement.

Je me suis dit je ne serai pas là.


Je ne veux pas être là à l’aider à se remettre.
D’ailleurs je ne l’aide pas. Elle me l’a dit, tu me fais plus de mal que de
bien. Rentre chez toi. Elle n’a pas dit exactement comme ça mais au fond
c’est ça que ça voulait dire, en tout cas c’est ça que j’ai compris.
Parfois je comprends de travers mais pas toujours. Elle a dit aussi et ça
j’en suis certaine, je sens bien qu’ici tu me fuis et que je t’exaspère. Dis-le
moi si je t’exaspère et je dis non, ce n’est pas ça. On dirait qu’elle veut
vraiment savoir. Elle a un ton que je ne lui ai jamais connu.
Elle change, ma mère. Moi pas. Je ne lui dis pas qu’elle m’exaspère, je
n’ai pas l’habitude de parler comme ça à ma mère. Je crois que je n’ai
jamais pleuré ni crié quand j’étais petite ou même plus tard. Je ne voulais
pas ou ne pouvais pas et je crois que c’était à cause de ce qui était arrivé à
ma mère avant moi.
Je dis juste j’ai quelques problèmes et des décisions à prendre et j’hésite.

Prends-les, n’hésite pas. Non, je dis.


Et je n’arrive pas à écrire.
Ça, je ne peux pas t’aider, je ne suis pas un écrivain.

Un jour, bien plus tard au Mexique, après sa sortie de l’hôpital mexicain où


elle était restée des semaines ma sœur m’a dit mais elle ne s’intéresse à rien
et tout ce qu’on fait pour elle ce n’est jamais assez.
Non, elle ne s’intéresse à rien et elle a mal partout, c’est ça qui
l’intéresse et je la comprends. Même si ce n’est pas vraiment intéressant,
c’est intéressant quand même. Elle est percluse de rhumatismes, elle a mal
aux mains, au dos, aux épaules, aux yeux, au ventre. Son ventre est gonflé, il
y a de l’air dans son ventre. Elle ne digère plus. Elle est faible, elle arrive à
peine à marcher. On l’aide à prendre sa douche.

Elle aimerait tellement prendre un bain mais elle ne peut plus, elle ne
pourrait pas en sortir de son bain.
Avant elle prenait son bain tous les jours et ça la détendait, elle se sentait
mieux après pour un moment.
Maintenant tout ça c’est fini et bien fini. Avant, c’était il n’y a pas si
longtemps, c’était avant qu’elle ne fasse ce voyage en business pour aller au
Mexique au mariage de sa petite-fille.
C’était après l’opération et le médecin lui avait dit maintenant vous
pouvez voyager et marcher. Marcher c’est très important. Tout le monde le
lui dit. Mais après l’opération elle était tombée du lit, c’était un an après,
alors elle ne pouvait plus prendre de bain.
Après le mariage, c’était fini. Après le mariage, elle est allée à l’hôpital
pendant des semaines au Mexique.
Là, tout devait s’achever.
Mon beau-frère a dit elle est forte ta mère, elle est très forte.

C’est lui qui m’a appelée à New York pour que je vienne dire au revoir à ma
mère. À New York parce que c’est là que je vivais maintenant avec C.
J’avais de nouveau déménagé pour avoir une autre vie. J’ai dit j’arrive.
C. m’a demandé si je voulais qu’elle vienne avec moi. J’ai dit non, ce n’est
pas le moment. Une autre fois. Mais ça n’a jamais été le moment et C. n’est
jamais venue au Mexique chez ma sœur.

Je suis allée à la banque chercher de l’argent et là devant la caissière, j’ai eu


les larmes aux yeux. La caissière, c’était quelqu’un de l’Amérique du Sud,
m’a regardée avec une grande douceur alors je lui ai dit pour ma mère. Elle
m’a consolée et je me suis sentie mieux. J’ai dormi dans l’avion.
Je me suis quand même demandé pourquoi la grande douceur de
quelqu’un qu’on ne connaissait pas pouvait calmer ainsi.

Mon beau-frère était venu me chercher à l’aéroport. Je l’ai vu tout de suite


parmi les gens qui attendaient. Je n’ai pas pu lire sur son visage si elle était
encore là. On s’est embrassés puis il m’a dit on y va.
On a roulé en silence. J’avais froid. Il n’y avait pas de circulation.
C’était la nuit. Il faisait vraiment noir. Tu veux que je mette un peu de
chauffage ? Si tu veux. Non, n’en mets pas.
À l’hôpital on a pris l’ascenseur ou peut-être pas. Je ne sais plus. Peut-être
que c’était au rez-de-chaussée, je n’arrive plus à m’en souvenir.
On s’est retrouvés devant une femme qui a dit, on ne rentre pas tout de
suite. C’est interdit. Il fallait qu’elle téléphone pour l’autorisation.
Elle n’arrivait pas à joindre quelqu’un au téléphone et voulait
absolument qu’on attende. Mais nous on n’en pouvait plus. On faisait les
cent pas devant elle et mon beau-frère a demandé plusieurs fois qu’elle
appelle à nouveau. Elle disait tout le temps dans cinq minutes.
Finalement les deux portes se sont ouvertes automatiquement pour
laisser quelqu’un sortir du service des urgences. On s’est glissés
subrepticement dans un couloir. La femme a crié. On n’a pas fait attention.
On a tourné à gauche dans un autre couloir. On était perdus. Il n’y avait
personne. On ne savait pas quoi faire. Tout d’un coup mon beau-frère a
retrouvé la chambre dans le noir. Il a un incroyable sens de l’orientation
même dans le noir. On a d’abord dû mettre un masque, ou après, je ne me
rappelle plus. Des tuyaux partout. Des fils. Des ordinateurs qui clignotaient.
Un masque à oxygène.

Quand je me suis approchée de son lit, elle a ouvert un œil, elle vivait.
Elle vivait encore. C’est à ce moment-là qu’elle m’a dit tu as été
agressive avec moi. Mon beau-frère m’a regardée, il a dit elle délire. Moi je
savais qu’elle ne délirait pas.
Au contraire elle disait la vérité. Sans dire je t’aime. Le moment était
venu. J’avais oublié les quelques autres fois à Bruxelles. Le coup de poing,
le tu me fuis, le tu me fais plus de mal que de bien. J’avais oublié toutes les
autres fois qui m’avaient pourtant laissé respirer tout d’un coup.
J’avais oublié mais après je m’en suis souvenue et j’étais contente.
Ma mère disait vrai. J’étais terriblement contente. Je me disais elle
change et si jamais elle survit, elle ne sera plus la même et moi non plus.
Enfin peut-être.
Je ne sais plus ce que je lui ai répondu.
Sans doute à demain puisque je restais au Mexique quelques jours et que
j’allais certainement revenir la voir le lendemain.
Je n’ai pas voulu répondre à ce qu’elle me disait en vrai. J’aurais pu dire
c’est vrai, j’ai été agressive, mais ce n’était pas le moment. Au fond j’aurais
dû.
Je crois quand même que j’ai baissé la tête.
On est restés un moment en silence.
Puis mon beau-frère m’a dit viens.

Ses yeux s’étaient refermés tout de suite après m’avoir parlé. Mais elle
respirait sous son masque à oxygène. Elle respirait tranquillement.
Cela devait lui avoir fait du bien de m’avoir dit tu as été agressive avec
moi. Elle semblait en paix.
Elle vivait. Jusqu’à quand, on ne savait pas.

Le lendemain on l’avait changée de chambre. Elle n’était plus aux urgences


mais aux soins intensifs.
Ma sœur a parlé aux médecins en espagnol. Ils ne pouvaient rien dire. Ils
faisaient ce qu’il fallait. Ils disaient juste elle est faible. Sans doute pour
qu’on n’espère pas, pas encore, c’était trop tôt. On les regardait dans les
yeux pour voir s’ils essayaient de nous cacher quelque chose.
Mais ils avaient l’habitude et leurs yeux ne disaient rien.

Dans la maison de ma sœur la vie continuait. C’est toujours comme ça, la


vie continue. Ma sœur a dit elle va s’en sortir. Oui, probablement. Elle est
forte, elle est très forte, elle ne veut pas mourir. Non. Et le lendemain, elle
était toujours là, vivante.

Un jour elle a dit j’ai envie d’aller en Italie. Je voudrais acheter de nouvelles
nappes. On manque de nappes. Ils en vendent sur la plage en Italie.
Après elle a demandé pourquoi les docteurs ne parlent pas le français.
C’est comme ça ici, maman, on est au Mexique. Il faut dire gracias.
Elle a répété gracias, plusieurs fois avant de se rendormir mais on avait
l’impression qu’elle ne comprenait pas ce qu’elle disait.
Alors ma sœur m’a dit et si on allait prendre un café. Ça ne sert à rien
qu’on reste ici.

Dans le restaurant de la clinique, un restaurant plein de lumière, j’ai


commandé une omelette, un jus de fruit et un gâteau, j’avais terriblement
envie de manger. Mais quand l’omelette est arrivée j’ai eu un haut-le-cœur.
Ma mère disait toujours tu as les yeux plus gros que le ventre. Mais cette
fois, c’est ma sœur qui l’a dit et puis elle a ajouté bois un peu d’eau et puis
on y va. Où, j’ai dit. À la maison. On reviendra plus tard, a dit ma sœur. Oui,
plus tard, j’ai dit. Elle va vivre, tu verras a dit ma sœur. J’ai dit un petit oui.
Oui, j’en suis sûre, a dit ma sœur. Au fond pourquoi pas j’ai pensé, surtout si
elle pense déjà aux nappes d’Italie. Pourquoi elle pense à ça  ? C’est la
morphine a dit ma sœur. On pense à des choses comme ça sous morphine. Je
ne savais pas. On pense à plein de choses sous morphine a dit ma sœur. Je
m’en souviens à cause de mes dents. Bon j’ai dit, mais je ne voyais vraiment
pas ce que les nappes d’Italie venaient faire dans tout ça.
Ni à quoi elle disait gracias mais elle le disait.

Ma sœur m’a dit, elle a été heureuse en Italie alors elle s’en souvient. Tout le
monde, tous les amis vivaient encore et on était tous ensemble même si à
l’époque papa n’avait pas beaucoup d’argent et que c’était notre premier
voyage hors de Belgique.
Moi aussi je me souviens de ce voyage en Italie, je regardais tout le
temps par la fenêtre pour voir si je n’allais pas voir P. P. c’était ma grande
amie de l’école. Je ne sais pas pourquoi je faisais ça puisque je savais bien
que P. n’allait pas en Italie.

Elle va vivre, a répété ma sœur, et j’ai dit oui je te crois et puis de toute
façon je suis prête. Mais qu’est-ce qu’on fera si jamais ?
On devra envoyer le cercueil à Bruxelles. Chacune soupire. Viens on y
va.

Quand on est rentrées, le chien nous a accueillies follement. Il courait dans


tous les sens, une vraie toupie.
Je l’attrape, je ris. C’est un chien qui fait rire.
Un si petit chien, un loulou de Poméranie, ça fait rire.
Alors ma sœur rit aussi. Et même les bonnes se mettent à rire.
Tout le monde rit. Plus personne ne sait pourquoi.
On en a les larmes aux yeux.
La table est mise.
Ma sœur n’en peut plus.
Personne n’en peut plus. Tout est silencieux.
Mais ma sœur a envie de s’amuser, d’inviter des gens. Ma sœur veut du
bruit.
Mon neveu a envie de sortir. De danser toute la nuit et de boire et peut-
être même de rencontrer une fille et de l’embrasser toute la nuit.
J’ai envie d’être comme lui ou comme ma sœur mais je n’y arrive pas
alors je vais prendre un somnifère.
Ma sœur dit, déjà. N’en prends pas aujourd’hui. Reste avec nous. N’en
prends pas. Je n’en prends pas et je serre ma sœur dans mes bras.

Mon neveu demande comment va sa grand-mère. Ma sœur dit elle est là, elle
parle des nappes d’Italie et elle dit gracias.
Elle se croit en Italie, dit mon neveu. Elle aime l’Italie, elle me l’a dit.
Elle m’a dit qu’elle préférait l’Italie au Mexique et que si on s’était
installés en Italie elle serait venue nous voir plus souvent et elle se serait
sentie moins loin. Elle se sent loin de tous les gens qu’elle aime et elle aurait
aimé que personne ne parte si loin. Tout le monde est loin maintenant. Il y en
a partout, la famille est partout, il ne reste presque plus personne en Belgique.
Il y a des cousins à Miami Beach devant des palmiers, d’autres à Los
Angeles, devant la mer, d’autres à Toronto dans la banlieue, d’autres en
Afrique du Sud ou ailleurs. D’autres en Israël. On a même perdu la trace de
certains.

On se demande où ils sont et s’ils sont vivants. Bien sûr. Pourquoi pas ? On a
juste perdu leur trace.
Mon neveu a demandé pourquoi on ne la recherchait pas.
Ma sœur a répondu qu’on ne savait pas comment.
On peut engager un détective privé. Oui, on peut.
On ne le fait pas parce qu’on sait que c’est inutile mais on ne le dit pas.
Un jour ma mère m’a dit à propos de son cousin et de sa mère que sa mère
était très moderne et qu’un cousin était venu vivre avec eux, un cousin plus
âgé, ils allaient ensemble au gymnasium. Ma grand-mère a retrouvé sa fille,
ma mère, en train de pleurer dans la cuisine. Sa mère lui a demandé pourquoi
elle pleurait comme ça, elle devait avoir dix ans, parce que j’aime mon
cousin. Je suis amoureuse, ça me fait mal. Ma grand-mère lui a dit mais tout
le monde aime ton cousin, il est merveilleux mais c’est ton cousin. Tu vois
comme elle était moderne. Je ne comprenais pas, mais je disais oui, je vois. Et
puis j’ai demandé et qu’est-ce qui est arrivé à ce cousin. Il a disparu comme
tous ceux qui sont restés là-bas ? Elle a soupiré.

Tu y penses encore parfois à ton cousin ? Oui, mais le moins souvent possible.
Sinon, je me mets à penser à tous les autres. On avait une grande famille là-
bas en Pologne, tu sais, une très grande famille. C’était comme ça avant. On
avait de très grandes familles. C’est sans doute pour ça que ton père aurait
voulu un troisième enfant. Moi non. J’avais deux filles et cela me suffisait,
surtout avec toi qui me donnais tant de soucis. Pourtant tu étais une gentille
fille et belle avec tes yeux bleus. Tout le monde s’arrêtait devant ta poussette
et regardait tes yeux. Et on me faisait des compliments. Mais un troisième
enfant, non. L’accouchement était une chose terrible et puis après aussi c’était
difficile, surtout avec toi qui ne voulais pas manger et qui criais la nuit à
cause de tes cauchemars.
Tu ne voulais pas les raconter le matin alors que moi j’adore raconter mes
rêves. Avec mes rêves j’ai l’impression de vivre une double vie. Toi, quand je
te demandais de raconter tes rêves ou tes cauchemars tu disais je ne m’en
souviens plus mais je voyais bien à ton air effrayé que tu t’en souvenais, mais
tu disais je ne rêve pas, c’est pas mon genre.
La journée tu n’avais plus de cauchemars et tu courais dans tous les sens,
surtout quand il fallait manger.
Tu disais je ne veux pas manger parce que ça ne passe pas dans ma gorge.
La seule chose que tu voulais bien manger et encore pas toujours, et
même rarement, c’étaient des boulettes à la sauce tomate avec des pâtes.
Alors tu en mettais partout et il fallait que je te change.
Ta sœur elle mangeait, mais très lentement. Il lui fallait des heures pour
terminer son biberon. Mais elle le finissait. Et elle dormait bien, alors je
m’inquiétais moins.
Je vais la voir, dit mon neveu. Ne la fatigue pas, elle lutte. Elle a besoin de
toutes ses forces. Quelqu’un veut venir avec moi ?
On ira plus tard.
Plus tard, quand on y est allés, elle se débattait dans son sommeil. Elle
parlait, mais on ne comprenait rien. Des mots, des phrases incohérentes. Ma
sœur a dit à nouveau c’est la morphine.
Pourquoi on lui donne tant de morphine  ? Où elle a mal  ? Je ne sais pas,
partout.

Ma sœur veut la sortir de l’hôpital, elle pense que ça ne sert à rien et qu’elle
serait mieux à la maison. Elle le dit au docteur qui passe en coup de vent.
Le docteur dit que si, ça sert à quelque chose et que si on la sort elle va
mourir.
Et ici  ? Ici peut-être pas, a dit le docteur en espagnol. Elle réagit bien aux
antibiotiques. Mais pourquoi elle délire  ? Pourquoi, c’est comme ça. Est-ce
que ce sera toujours comme ça ? Non, c’est pour le moment, dit le docteur.
Elle rêve, c’est tout.
Le docteur voulait s’éloigner parce qu’une femme s’était fait attaquer.
Ma sœur a demandé, c’est grave. Le docteur a dit je ne pense pas qu’on
pourra la sauver mais on ne sait jamais. Ça arrive souvent. C’est comme ça.
On dirait qu’il n’y a rien à faire.
Ma sœur a dit on n’arrête pas les meurtriers. Ils sont plus forts que la
police.
Le docteur a dit sans doute.
Puis il est parti.
On va se coucher, a dit ma sœur. Oui. Allons-y.

C’est le matin, j’entends mon neveu rentrer de la boîte de nuit.


Je voudrais être comme lui, je voudrais aller danser avec lui.
Je le dis à ma sœur, elle hausse les épaules. Il n’aimerait pas. Il danse avec
des gens de son âge. Oui, bien sûr, je dis. Il doit me voir comme une vieille
dame, d’ailleurs parfois à la place de m’appeler par mon prénom, il m’appelle
tante, et pour moi qui ai connu les tantes de ma mère, on les appelait les trois
tantes, j’ai toujours pensé que les tantes étaient vieilles. D’ailleurs, les trois
tantes ne sont plus là maintenant et ma mère n’a plus de tantes.
Mais on en parle encore de ces tantes-là, on pense à elles parfois et même
souvent. Enfin, ma mère et moi on en parle et on rit. Et de mon père aussi on
parle. On rit moins, je ne sais pas pourquoi.
Ma mère pense qu’il la protège, même mort. Je lui dis toujours oui. Oui,
sans doute.

J’ai raconté à ma sœur ce que ma mère m’avait dit le premier soir parce que
je ne faisais qu’y penser, il fallait absolument que je lui raconte qu’elle avait
juste ouvert les yeux pour me dire que j’avais été agressive avec elle, et que
c’est tout ce qu’elle m’avait dit. Ma sœur m’a dit encore elle délire, n’y pense
plus. Oui, j’ai dit.
Au mariage, enfin après le mariage quand on mangeait et dansait, ma mère ne
dansait pas, elle qui avait tant aimé danser aux mariages et ailleurs aussi, j’ai
pris une cigarette et ma mère m’a dit avec violence ne fume pas, et j’ai
répondu avec violence laisse-moi tranquille et j’ai fumé. C’est de ça que ma
mère se souvenait. C’est pour ça qu’elle m’a dit tu as été agressive, elle m’a
dit ça en me reconnaissant dans cette chambre presque noire de l’hôpital.

Après, après sa sortie elle a affirmé qu’elle ne se souvenait plus de rien, elle
m’avait raconter ce qui s’était passé et comment moi et Clara l’avions portée
dans les escaliers jusqu’à sa chambre parce qu’elle ne marchait plus et puis
comment elle était allée à l’hôpital et que là on avait bien vu qu’elle avait une
embolie pulmonaire et que les médecins n’étaient pas certains qu’elle allait
survivre. J’ai dit tu es passée à un fil et tu vas aller mieux petit à petit.
Elle ne se sentait pas aller mieux.
Si, je t’assure tu vas mieux, moi qui ne t’ai plus vue depuis quelques
semaines je peux te dire que tu es méconnaissable et que tu n’as même plus
besoin d’oxygène.
Avant tu avais tout le temps besoin d’oxygène et maintenant plus du tout,
et ça c’est un changement, un bon changement, et tes joues ont plus de
couleur. Tu trouves, elle m’a dit. Oui. Et c’était vrai.

C. m’avait dit, avant que je parte, il se peut que ta mère meure. Oui. Il se
pouvait.
C. parlait toujours vrai et c’était la vérité. Il se pouvait bien que ma mère
meure et même si je disais que j’étais prête je ne pense pas que je l’étais.

C. s’y connaissait en mort de mère. Mais quand on lui demandait des détails,
elle disait no comment. Toujours ça, sauf une fois.

Quand je suis arrivée au Mexique pour le mariage j’ai eu un choc en voyant


ma mère. J’ai dit à ma sœur, elle a pris vingt ans en quelques semaines,
comment est-ce possible.
Elle était verte et maigre et elle le savait bien mais malgré tout elle
essayait de faire bonne figure à cause du mariage. On ne prend pas vingt ans
quand sa petite-fille se marie et on n’est certainement pas verte. Il faut se
réjouir. Un jour sa petite-fille aura un enfant et il faut se réjouir. S’habiller, se
maquiller.
Se réjouir.
Quelqu’un l’aide pour s’habiller parce qu’avec son épaule cassée elle n’y
arrive plus.

Heureusement c’est son épaule gauche. Et il n’y avait plus rien à faire pour
cette épaule. Ses os étaient comme du sable et ils n’arriveraient pas à retenir
le clou si on lui en mettait un. C’est ce que m’avait dit le docteur.
Je ne savais pas quoi dire, j’ai demandé mais elle pourra encore se servir
de son bras gauche. Oui, mais pas comme avant.
Il me regardait mais ne répondait pas, il répétait juste non, pas comme
avant, j’ai dit bon, alors ne l’opérons pas.
J’ai eu tort et maintenant il n’y a plus rien à faire et elle ne peut
absolument pas se servir de son bras gauche et de toute façon ce n’est pas des
clous qu’il aurait fallu mettre mais une prothèse, mais je ne l’ai su que bien
plus tard.
Enfin, ce docteur était un idiot mais comme je l’ai lu quelque part, les
idiots sont aussi des victimes.

Quand elle s’est réveillée, je lui ai dit tu n’as plus dix-huit ans. Quand tu vas
aux toilettes allume la lumière et puis lève-toi doucement.
Je vois, je n’ai pas besoin d’allumer la lumière. Je vois la lumière qui
vient des voitures dans l’avenue qui donne sur la salle à manger. Non, il faut
quand même que tu allumes.
Quand je lui ai dit tu n’as plus dix-huit ans, j’ai bien vu que son monde
s’écroulait. Elle a refusé de manger, elle a refusé de boire, et le soir et le
matin quand je venais la voir parce que la journée je travaillais et le travail
c’est important, je comprenais qu’elle se laissait aller, qu’elle avait décidé de
ne plus résister. À quoi bon quand on n’a plus dix-huit ans. Elle se laissait
mourir tout simplement.
Je me suis dit sans doute qu’elle sait ce qu’elle fait.
Et toute la semaine s’est passée comme ça.

Ma sœur arrivait le vendredi alors dès le jeudi elle a recommencé à manger.


Elle avait peur de ma sœur. Elle savait bien que ma sœur ne la laisserait pas
faire, que ma sœur n’allait pas la laisser aller à la mort comme ça. Elle s’est
remise à manger. Elle détestait la nourriture de l’hôpital, alors moi et ma
cousine on lui amenait de la nourriture en bouteille de la pharmacie et elle la
buvait. Elle la buvait lentement mais elle la buvait.
Je me suis dit il n’y a qu’avec moi qu’elle a envie de mourir.
Je me suis dit que peut-être maintenant elle acceptait de n’avoir plus dix-
huit ans et qu’au fond cela devait arriver et que ce n’était pas aussi terrible
que ça. Elle aimait tant plaire. Et cela avait affaire avec ses dix-huit ans. Mais
on pouvait plaire à tout âge. Enfin presque. Avec son poignet bandé, son
épaule cassée et tout qui lui faisait mal c’était plus difficile mais cela pouvait
quand même arriver. Surtout avec les brancardiers qui étaient beaux et forts.
Alors sans doute qu’elle commençait à penser qu’elle pouvait encore
plaire aux beaux jeunes gens. Et puis aussi elle avait peur de ma sœur qui
allait arriver alors elle s’est remise à manger.
Je lui ai dit que c’était formidable qu’elle mange. Elle m’a à peine
répondu.

Il fallait se maquiller pour le mariage. Elle se maquillait et c’était pire. Le


rouge la rendait encore plus vieille. Le rouge sur les joues. C’était pire mais je
ne disais rien.
Toi aussi tu peux te maquiller, me disait ma mère. Oui.
Elle ne lâchera jamais. Jusqu’à sa mort elle me dira ce genre de chose.
Je me disais c’est sans doute bon signe, c’est sans doute pour ça qu’elle
est toujours vivante. C’est sans doute pour ça que mon beau-frère dit elle est
forte ta mère, elle est très forte.
Je me demandais si c’était si bien d’être si forte que ça.
Tout le monde, enfin, mon beau-frère et ma sœur peut-être aussi me
disaient c’est parce qu’elle a survécu, elle a appris comment survivre et puis
elle devait être forte pour avoir survécu.
J’en avais assez de toutes ces histoires de survivants. Pendant des années, je
n’avais pensé qu’à ça. Maintenant j’en avais assez. Vraiment assez. Je me
disais que peut-être en en ayant assez c’était le début de ma guérison parce
que moi aussi j’étais malade. Et je le suis toujours. C’est une maladie
cyclique et chronique. Je prends tous les jours des médicaments pour mon
humeur. C’est une maladie de l’humeur. D’ailleurs quand je suis de très
bonne humeur il faut que je me méfie. Il faut que je perde vite cette trop
bonne humeur sinon moi aussi j’irai à l’hôpital où l’on m’enfermera. Si je
suis sans humeur, sans humeur du tout, sans envie de rien alors personne ne
me voit et je ne vois personne, alors on ne m’enferme pas. J’ai pensé un peu
naïvement qu’en en ayant marre de penser aux survivants et à ceux qui ne le
sont pas j’arrangerais mon humeur et ma maladie, puis j’ai lu que ce n’était
pas possible, que ma maladie était liée à mon état de nourrisson, que moi
nourrisson je n’avais pas remarqué que j’avais un père, enfin que peut-être
ma mère ne m’avait pas laissée remarquer cela, enfin que ma mère et moi
étions trop liées et que ce lien-là m’avait été fatal. Ce n’est pas vrai puisque
quand j’étais petite je disais toujours que je voulais un mari comme mon père.
Ce n’était donc pas vrai mais ça ne changeait rien.
Et ce n’était pas un trou que j’avais dans mon tissu, un trou qu’on pouvait
éventuellement réparer, mais c’est que le tissu lui-même était foutu et qu’il
n’y avait rien à faire. Donc je peux continuer à penser aux survivants et à
ceux qui sont morts mais je n’y pense plus, sauf quand mon beau-frère m’y
fait repenser. Ou quelqu’un d’autre. Ou quelque chose d’autre.

Tout est bon pour y repenser, même les mots ou les choses qui pourraient
faire penser à quelque chose d’autre. Et ces mots sont nombreux, comme par
exemple quand on me dit l’air est pur, ou bien quand on me dit ça grouille de
vermine, ou encore c’est la crise et qu’on ajoute comme en 33. Ou encore des
choses bien plus anodines mais pour le moment je n’arrive plus à m’en
souvenir, le mot souvenir aussi, ou le mot mémoire. On a tant de devoirs
maintenant. Comme celui de ne plus fumer, et la fumée aussi me donne des
crampes comme mot. Ou bien la plaine, ou la terre.
Enfin une série de mots, comme Noël et Nouvel An, mais ça c’est des
crampes d’autres sortes.
Et aussi petit papa Noël quand tu reviendras du ciel, même le mot ciel
parfois me fait frissonner, pourtant j’aime le ciel, j’aime tous les ciels, surtout
quand ils sont larges. J’aime tant le ciel que je peux rester des heures dans
mon lit à Paris à regarder le ciel.
Tout le monde dit tu as beaucoup de chance de voir le ciel depuis ton lit,
et je suis d’accord.
À New York il faut que je me torde le cou pour voir un coin de ciel et
pourtant j’habite à Harlem. Dès que je me retrouve à Harlem j’ai envie de
retourner à Paris et après quelques jours à Paris j’ai envie d’aller ailleurs, et
même à Harlem mais aussi ailleurs, mais je ne sais pas vraiment où. Mais
j’irai quand même. Oui, j’irai parce que j’avais emmené C. à New York et ça
devenait insupportable. J’avais des insomnies et je pleurais tout le temps.
C’était insupportable.

Pourtant C. me poussait à parler vrai et je disais oui, c’est ce que je veux. Ça


doit être bien et c’est vraiment ce que je veux. Elle me veut beaucoup de bien
et elle m’en donne. Elle me disait sors-toi de l’enfance, ça suffit.
Oui, je le savais que ça suffisait mais je n’y arrivais pas.
Pas vraiment en tout cas.
Et la plupart du temps je ne parlais plus du tout. Je refusais, parfois
j’essayais, mais mal.

S’il n’y avait pas eu cette question de parler vrai, sans doute que cela n’aurait
pas duré si longtemps avec C., mais j’avais l’impression qu’elle m’arrachait à
moi-même avec toutes ses questions et que c’était bien.

Mais à la place de vraiment parler vrai je parlais mal. Je disais des choses
terribles à elle et à mes proches et ce n’était pas de la parole vraie. C’était
juste détruire. J’étais fière, et puis je regrettais.
Je comprenais vaguement que ce n’était pas comme ça qu’il fallait parler
vrai et qu’on pouvait faire des reproches aux autres sans être terrible mais
avec distance et bienveillance. Mais dans les moments de mon faux parler
vrai je disais des choses tellement terribles que j’en étais malade après.
Et je retombais dans mon côté où je ravalais tout et cela redevenait de la
colère qui me tuait à petit feu.

Pourtant quelqu’un m’a dit, quand tu fais des films tu t’y mets tout entière. Je
ne savais pas parce que je ne me connaissais pas, et certainement pas mon
entièreté. Et les films finis, c’est comme si je n’avais rien fait que de la buée.
J’avais besoin de faire de la buée. Vraiment j’en avais besoin, mais mon tissu
restait toujours foutu.
J’aimais faire des films mais quand les autres gens parlaient de moi en
employant mon prénom et mon nom je savais qu’ils parlaient d’une personne
qui pour eux avait fait plus que de la buée mais quelque chose comme une
œuvre. Je ne voulais pas les contredire. Surtout pas. Je ne voulais pas leur
dire que c’était de la buée alors je ne disais rien.

Ma mère distille une angoisse insupportable et on la fuit pour ne pas être


contaminé mais on est quand même contaminé et ma mère sent qu’on la fuit
et qu’on la traite comme un meuble, enfin pas vraiment et même pas du tout
mais parfois elle sent ça alors son angoisse monte et on la fuit encore plus.

Ma sœur me dit ne fais pas attention, il ne faut pas faire attention, moi je ne
fais pas attention. Je vais je viens, je ne lui dis pas où et je ne lui donne pas le
numéro de mon portable.
Ma mère veut absolument téléphoner à ma sœur. Pourquoi tu veux lui
téléphoner, elle travaille. Laisse-la. J’ai quand même envie de l’appeler pour
savoir quand elle rentre.
Elle rentre pour déjeuner. Quand même je voudrais lui parler.
Bon, je l’appelle. C’est occupé. Ma mère tord ses doigts.
Et D. ? D. c’est mon neveu, son petit-fils, et D. ? Il va il vient, il ne dit pas
où. Il est ici comme à l’hôtel.
Mais maman c’est un homme maintenant.

Je ne reviendrai plus jamais au Mexique. Et cela tombe comme un couperet et


c’est vrai, elle n’y reviendra pas.
Elle va rentrer chez elle à Bruxelles, là au moins c’est au niveau de la mer
et on respire mieux qu’à Mexico qui est en altitude et à Bruxelles peut-être
qu’elle se sentira mieux. En tout cas c’est ce qu’on lui fait croire et on essaye
d’y croire et elle aussi. Et elle va avec l’infirmière qui lui tient le bras
jusqu’au jardin s’asseoir au soleil.

Ici elle n’est sortie que trois fois. Elle dit cela comme un reproche.
Mais maman tu ne tiens pas debout.
C’est pas ça qu’elle veut dire. Et je comprends mais je ne le montre pas.
Ici elle n’est plus maître de sa vie. On va on vient autour d’elle.
Elle, elle reste là avec l’infirmière.
L’infirmière ne la quitte pas d’une semelle et elle ne prend même plus de
bain. L’infirmière la lave, la douche. Elle aimait tant prendre son bain le
matin, c’était un vrai plaisir. Elle n’a même plus ça.
Aujourd’hui elle n’a pas envie de prendre une douche, ça la fatigue.
Je lui dis prends-la demain, tu n’es pas sale de toute façon.
Mais ma sœur veut qu’elle prenne sa douche et qu’elle ne reste pas traîner
en peignoir. C’est mieux.
Ma sœur ne supporte pas que ma mère traîne en peignoir. En plus le
peignoir tire d’un côté avec son épaule cassée.
Je ne sais pas pourquoi mais avec son peignoir on sent plus son épaule
cassée. Et quand je demande à ma sœur qu’est-ce qu’on va faire pour son
épaule cassée, elle dit il n’y a plus rien à faire. N’en parle pas, elle n’y pense
plus. On l’aide juste à s’habiller et voilà, au fond c’est pas si grave. Non pas
si grave, mais qu’est-ce qui est grave  ? On vit avec une épaule cassée après
tout. On mange, on dort.
Même avec un cœur cassé, avec des mains déformées, on vit avec tout ça.

Elle me commande, tu sais, dit ma mère, je ne peux pas faire ce que je veux,
elle se fâche sur moi, ta sœur.
Je mange tu sais, je mange même souvent. Oui, tu es mieux, mieux qu’il y
a un mois, je lui dis.
Ça prend du temps, tu as été très malade mais tu te remettras, d’ailleurs tu
te remets déjà. Et j’avais déjà envie de partir comme d’habitude et partir à ce
moment-là c’était rentrer à Harlem.

Pourtant depuis que nous sommes à Harlem C. et moi, je n’ai plus écrit une
ligne. Alors pourquoi rentrer. Je ne dis pas que C. m’empêche d’écrire ni que
je l’empêche d’écrire, elle qui doit écrire un livre, mais il y a quelque chose
en nous quand on est ensemble qui empêche.
Pourtant chacune aimerait que l’autre écrive et ait du bonheur. Mais c’est
le contraire qui se passe. Je ne prends même plus de notes. Et la seule chose
qui me vient à l’idée d’écrire mais je ne l’écris pas, c’est que j’entends moins
bien les aigus et que parfois je ne comprends pas tout.
Je suis prise dans un filet qui se resserre chaque jour et plus il se resserre
moins il y a d’amour.
Se peut-il qu’un jour je me demande mais où est ce filet et que le filet me
manque.
J’espère que non, mais on ne sait jamais. J’ai l’habitude de me créer des
prisons. Et c’en est une de plus, alors pourquoi elle ne me manquerait pas
après tout. Une prison en vaut une autre. Mais celle-là je la ressentais encore
plus que les autres qui m’étaient habituelles.
Et pourtant tout avait si bien commencé. Je lui avais même dit que j’étais
heureuse un jour.

Maintenant j’essaye de lui dire, desserre ce filet, laisse-moi respirer, tu nous


fais du mal. Je veux rompre, je ne sais pas comment rompre. Je viens, je vais,
je cache, j’invente. Évidemment, après je ne sais plus ce que j’ai dit mais elle
elle sait, elle se souvient de tout et même du reste. De chaque mot, chaque
respiration, chaque silence, chaque visage baissé ou qui se détourne, de
chaque je ne sais pas pourquoi je ne dors pas, je ne sais pas pourquoi je
m’éveille en pleurant. Et j’affirme c’est vrai, je ne sais pas. Et il y a une partie
de moi qui dit vrai, une partie de moi qui ne sait pas, pas complètement en
tout cas.

Et elle me dit avec sa mémoire sans faille, tu as dit la semaine dernière


(mardi) que tu savais un peu pourquoi tu ne dormais plus. Je ne sais plus
maintenant, j’ai dit. Je ne sais plus ce que je t’ai dit.
Elle ne me croit pas et me le dit. Si, tu sais. Je me défends et je
m’enfonce.
Elle a une force de perception telle que chaque fois que j’essaie de m’en
sortir par un mot tendre ou un geste pour effacer le reste, c’est le reste qui
ressort et c’est encore pire.
Alors je n’essaie plus de m’en sortir et je reste en silence. Mais là aussi
c’est pire. C’est pire, tout le temps pire.

Elle est assise ou couchée sur l’horrible divan de plastique noir et elle lit ou
essaye de lire. Je ne sais pas.
Maintenant je me dis que le divan n’est pas si horrible. Mais à l’époque,
oui.
Elle lisait ou essayait mais j’avais l’impression qu’elle ne lisait pas
beaucoup mais m’observait, je ne sais pas pourquoi. Enfin si, je sais un peu.
Elle était sur le qui-vive sans doute.
Elle s’imaginait que j’allais la laisser là, que j’allais l’abandonner sans
doute. Alors elle m’observait. Me scrutait. Lis, je pensais, écris. Ne te
préoccupe pas tant de moi.
Elle me disait tu vas tu viens pour ne pas rester là avec moi, et c’était un
peu vrai. C’était vrai.
Dès le matin je cherchais quelque chose à faire pour ne pas rester là. Pour
qu’elle ne puisse pas m’observer. En fait je n’avais pas envie de sortir, j’avais
un virus, j’avais mal au ventre, je ne dormais pas la nuit. Alors j’avais envie
de rester au 527 West. Je n’arrivais pas à dire à la maison. Non. Je ne me
sentais pas à la maison sauf parfois. Oui, parfois on se couchait dans les bras
l’une de l’autre, c’étaient des moments de répit et puis ça recommençait parce
que si jamais j’arrivais à m’endormir je me réveillais en pleurs.
Et elle recommençait avec ses questions, pourquoi tu pleures, je ne sais
pas. Si, tu sais. Non. Ça arrive, c’est tout.
Non.

J’essaie de me débattre, parfois je n’essaie plus. J’étouffe.


Elle me regarde de ses yeux sombres et terriblement sérieux, elle me
regarde et j’ai l’impression qu’elle voit à travers moi. Son regard ne me quitte
pas pendant si longtemps que tout d’un coup je soupire pour m’en défaire et
l’oublier.

Un jour j’ai dit à mon meilleur ami de New York, ça va finir par un meurtre.
J’ai essayé de raconter ce qui se passait pour voir si quelqu’un avait raison ou
tort dans cette histoire.
C. avec son intelligence était presque parvenue à me convaincre que
quand je téléphonais à quelqu’un d’avant, d’avant elle, j’avais tort. Que
quand je fermais mon ordinateur quand elle arrivait c’était pour cacher ce que
j’écrivais, mais ce n’était pas vrai. Et je n’écrivais pas. Je lui expliquais que
c’était machinal mais elle ne me croyait pas. Alors j’essayais de réfléchir et je
me demandais si c’était vraiment machinal. Et je me disais oui, ça l’est.
J’essayais parfois de lui prouver que c’était machinal, c’était encore pire alors
je me taisais. Je parlais de moins en moins pour ne pas lui donner l’occasion
de me faire des reproches terribles et que je ne comprenais pas vraiment.
Alors elle me reprochait de me taire.
J’essayais de dire quelque chose, je cherchais, je ne trouvais pas.
Je laissais planer le silence.
En plus il faisait sombre dans l’appartement alors le silence était encore
plus fort.

Ma mère demandait sans arrêt des détails sur ce qui lui était arrivé. Il fallait
qu’elle reconstitue le tout et dans le bon ordre. Elle avait l’impression que si
elle reconstituait toute cette histoire elle irait mieux.
Tu as été tout près, à un cheveu. Vraiment Raconte-moi ce qui s’est passé.
Je lui raconte. Elle dit, vraiment. Demande encore des détails. Demande
encore. Puis elle dit, je ne m’en souviens plus.
Je ne me souviens plus, tu te rends compte comme on peut oublier. Il y a
des choses que je préfère oublier mais pas cette histoire. Elle me manque
celle-là. Quand je la connaîtrai bien je pourrai l’oublier mais avant je veux
pouvoir m’en souvenir et je ne me souviens de rien. Ça me rend malade.

Alors je cherche dans ma mémoire des détails et je me rends compte que moi
aussi j’ai oublié et que je n’ai pas compris comment d’un jour à l’autre elle
s’est retrouvée aux urgences. Mais elle, elle veut absolument savoir. Alors je
dis tu as dû attraper quelque chose dans l’avion. On attrape souvent des
choses dans l’avion. Et il n’y a pas besoin de se souvenir de tout. Tu es là et
c’est tout ce qui compte. Et nous pensons, enfin moi je pense, mais dans quel
état. Avec des yeux morts et sans joie. Fallait-il vraiment la faire revenir de la
mort je me demande. Mais elle, elle voulait vivre. Tout le monde le dit, elle
est forte. Et moi je regarde ce pauvre être décharné et fou d’anxiété.

On lui met un fauteuil dans le jardin au soleil, un grand chapeau de paille sur
la tête et de loin cela semble presque paradisiaque (ou idyllique.) Une vieille
femme, oui, mais qui jouit du soleil, de ses enfants, de ses petits-enfants.

Mais les enfants, les petits-enfants ne font que passer, bonjour au revoir, tu
t’en vas déjà, oui travailler, et toi aussi. Oui.

Et je demande tu ne veux pas lire un peu, non je vois trouble. Écouter de la


musique, mon appareil auditif m’a blessé le conduit de l’oreille gauche, j’ai le
conduit trop étroit. L’appareil me blesse. Tu vois, c’est rouge. Ça va passer.
Oui, dit ma mère, peut-être mais ça dure. Passer comme tout le reste, mais ça
passe de plus en plus difficilement. Personne n’a envie d’écouter tout ça alors
tout le monde part et elle, elle reste avec l’infirmière qui ne parle pas le
français. Et avec moi quand je suis là pour deux trois jours.

Mon beau-frère c’est lui surtout qui le dit, mais parfois aussi le chauffeur et
même d’autres comme l’infirmière, une infirmière qui ne quitte pas ma mère
d’une semelle. Tout le monde le dit, elle est forte.

À la fin ma mère en a assez de cette infirmière, je le vois bien, et puis aussi


qu’on dise tout le temps qu’elle est forte quand elle se sent si faible. Mais elle
ne dit rien parce qu’elle n’est pas chez elle. Et quand elle dit quelque chose
on ne l’écoute pas toujours. Tout le monde sait mieux qu’elle ce qui est bien
pour elle. Alors l’infirmière dort même dans sa chambre. Ma mère dit c’est
bizarre de se réveiller avec une infirmière dans l’autre lit, une infirmière qui
ne parle pas le français.
L’infirmière veut apprendre mais on n’apprend pas si vite. Alors elles se
comprennent autrement. Mais ma mère préférerait une infirmière qui parle le
français. Elle pourrait au moins lui parler.
Enfin c’est comme ça et le matin c’est pas si mal parce que le matin elle
crie de faim et dans cette maison tout le monde se lève tard même les bonnes,
alors l’infirmière lui apporte du café et des corn-flakes et cela la calme.
Parfois elle arrive même à se rendormir, comme ça elle se réveille à l’heure
où tout le monde se réveille quand enfin il y a du bruit dans la maison et
souvent ma sœur vient voir si elle a bien dormi et lui dit maman lève-toi, ne
reste pas au lit. Non, je me lève.
Mais tu sais même mon épaule pas cassée commence à me faire mal. Oui,
c’est à cause du déséquilibre entre les deux épaules, il y en a une qui penche
plus que l’autre. Tu as mal ? Pas vraiment, mais j’ai comme une épaule morte.
Oui, à Bruxelles tu verras ton kinésithérapeute, il arrangera ça. Oui, ma mère
adore son kinésithérapeute et il y a de quoi.

Elle va rentrer chez elle à Bruxelles. Pour le moment elle ne peut pas, elle est
encore trop faible mais bientôt.
Elle en a envie et a un peu peur de la solitude, mais au fond elle a
vraiment envie d’être chez elle et de faire comme elle veut.
Mais elle ne peut encore rien faire toute seule. Ses mains tremblotent, ses
jambes répondent à peine. Il faut te remuscler maman, il faut que tu marches.
Je marche déjà un peu, au moins cinq minutes. Demain tu marcheras six
minutes et après-demain sept. Oui, elle fait de la tête. Oui, sans doute.
Quand elle s’assied soit on l’aide, en général c’est l’infirmière, soit elle se
laisse tomber sur sa chaise. Que faire sans muscles. Mange des protéines
maman. On lui fait des piqûres de vitamines B12 et parfois même des
transfusions de sang contre l’anémie.

Un soir ma sœur vient me voir dans la chambre où je dors, l’ancienne


chambre de sa fille qui vient de se marier. Moi comme d’habitude je me
couche tôt pour fuir la vie. Ma sœur a envie de me parler. Elle n’en peut plus
et je la comprends.
Et toutes les deux on se demande si elle a toujours été comme ça, si
tournée sur elle-même, égoïste au fond ou quelque chose comme ça. Ou autre
chose.
On n’arrive pas à se souvenir. On ne se souvient plus des bons moments.
On ne se souvient plus de comment était notre mère avant.
On ne se souvient plus de comment elle s’est occupée de nous. On ne se
souvient plus qu’il y avait de la joie à la maison grâce à elle.
On ne se souvient plus qu’elle venait nous chercher à l’école, qu’elle nous
protégeait, qu’elle se battait pour nous. On ne s’en souvient plus.
Ni même qu’un jour elle a dû aller en cachette de mon père dans un grand
magasin où j’avais volé. Et qu’elle avait été humiliée. Ni même qu’elle faisait
des économies pour m’envoyer vingt dollars quand je m’étais enfuie à New
York pour la première fois.

Et tout d’un coup je me souviens, et c’est un souvenir terrible, je me souviens


qu’elle était venue me voir avec mon père dans la clinique où j’avais été
enfermée. Ils marchaient tous les deux dans le brouillard du grand parc. Ils
avaient l’air minuscules dans le brouillard.
Je me suis dit quand je les ai vus de loin, je vais faire bonne figure.
Je savais que tous les deux avaient mal. Que tous les deux souffraient
d’avoir une fille enfermée dans une clinique. Oui, il fallait absolument faire
bonne figure. Je ne l’ai pas dit à ma sœur.
Ils ont parlé au docteur. Le docteur s’appelait docteur Campagne et portait
une cravate en cuir.
Je lui ai dit c’est pas votre vrai nom, vous cachez votre vrai nom dans la
terre française, dans la terre de la campagne mais je vois bien que vous n’êtes
pas de la campagne, j’ai ajouté en jouant avec sa cravate et j’ai continué
comme par inadvertance mais pas vraiment, est-ce que vous savez que les
Allemands faisaient des lampes avec la peau des juifs ?
Alors on m’a tout pris, mes ciseaux et des choses de ce genre, tout ce qui
était pointu en tout cas et on m’a enfermée.
La nuit j’ai voulu sortir de ma chambre pour faire un tour dans le couloir.
J’en avais vraiment assez de ma chambre. J’ai essayé d’ouvrir la porte. Pas
moyen. Je me suis dit il y a quelque chose que je ne comprends pas dans cette
ouverture de porte avec mon manque de sens pratique. Mais je comprenais
très bien, la porte était fermée à clé. J’étais tout simplement enfermée. Je me
suis dit je n’aurais rien dû dire au docteur Campagne ni lui parler des juifs. Je
me suis dit ils n’ont pas le droit. C’est trop. Je ne suis pas venue ici pour
qu’on m’enferme mais pour aller mieux et comme l’enfermement est une
partie de mon problème j’irai pire.

Dès l’aube j’ai appelé mon docteur de la ville. Heureusement le téléphone


marchait. Il m’a fait libérer de cette chambre. On m’a donné une chambre qui
donnait sur le parc et dont la porte s’ouvrait aussi sur le parc et l’air c’est bon
pour la santé, comme l’air de la campagne par exemple. Mais souvent je
n’aime pas la campagne. Je ne me souviens plus si on m’a rendu mes ciseaux.
De toute façon je suis vite partie à Bruxelles en passant par le grand parc
embrumé et je suis restée là avec mon père un long moment. C’est comme ça
que j’ai appris à connaître mon père et à l’aimer. Et il y avait de quoi.
Ma mère m’a dit un jour, en sortant de là-bas mon cœur était mort. Peut-être
qu’il était encore un peu mort quand j’étais petite, ou bien pour toujours,
mais je ne crois pas. Enfin je ne sais pas. Et à quoi ça sert de le savoir. Ça
sert sans doute à se défendre devant tant de mots d’amour qui sonnent
parfois faux, un peu en tout cas et même souvent. Mais parfois pas.

À part ça elle ne disait rien sur là-bas même quand je lui demandais, sauf
des choses comme, une amie m’a sauvée en allant voler des pommes de
terre. Elle me disait que des choses formidables. Sinon elle ne pouvait rien
dire.
 

Ma mère sent bien que ma sœur se défend et que moi j’ai plus de mal.
Elle sait que ma sœur fait tout ce qu’il faut pour la garder en vie à
n’importe quel prix, tout sauf l’écouter, tout sauf se serrer dans ses bras et
c’est surtout ça dont ma mère a envie et besoin, qu’on la serre contre son
propre corps et qu’ainsi elle s’oublie ou le contraire, qu’elle se sente exister.
Est-ce que je suis comme ça moi aussi, je ne crois pas. Mais alors
pourquoi un jour j’ai décidé d’aller voir C. à Londres. Oui, pourquoi si ce
n’était pour se serrer dans les bras et en plus des bras que je ne connaissais
même pas, sauf par e-mails ou par textos ou par messages sur Facebook.
Oui, j’imaginais alors et c’était bouleversant. J’aurais dû rester dans
l’imagination, au fond c’est mieux pour moi surtout quand ça commence
comme ça. Mais c’était la première fois, je n’avais jamais vécu cette
expérience alors j’étais sans défense ni méfiance.
J’ai dit à ma sœur tu n’aurais jamais dû me mettre sur Facebook.
Ma sœur m’a dit je ne t’ai pas mise sur Facebook pour ça.
Je sais, mais c’est quand même arrivé et c’est difficile à défaire.
Pour toi peut-être, a dit ma sœur qui était mariée depuis plus de trente
ans.
Elle me l’a dit avec une grande gentillesse. Cette gentillesse m’a émue,
j’avais envie de pleurer. Je lui ai dit tu es très jolie aujourd’hui. Ta robe est
très belle. Tu trouves ? J’ai dit oui et tu sais j’ai encore de bons moments.
Heureusement. Et maman tu ne trouves pas qu’elle va mieux, elle n’a
pas encore de bons moments, je veux dire de vrais bons moments mais elle
va mieux. Oui, c’est vrai. Mais elle parle moins qu’avant, ça la fatigue.
Parfois, elle parle et c’est des bons moments pour elle pour l’instant.

Un matin elle m’a beaucoup parlé. Je lui ai répondu, je ne sais plus à quoi.
Les mots qu’elle dit parfois ne comptent pas. Seule compte la réponse à ce
qui n’est pas exprimé. Alors je lui dis ce qu’elle a envie d’entendre.
Je lui ai dit que je ne resterais pas à New York, que je retournerais à
Paris, comme ça je serais près d’elle et je viendrais la voir souvent à
Bruxelles. Pas chaque semaine, mais souvent. Oui, ce sera bien, elle dit.
Voilà, je ne sais pas me défendre.

Immédiatement je pense que je n’ai pas bien fait de dire ça à ma mère et il


vaudrait peut-être mieux que je reste à New York, alors je l’appellerai de
temps en temps sur Skype et c’est tout. Bon, on verra.
Ma mère dit encore une fois, je ne pourrai plus jamais venir au
Mexique.
Non. Sans doute que non. Je dis c’est eux qui viendront, ma sœur, son
mari, sa nièce et son mari et son petit-fils qu’elle pourrait dévorer s’il se
laissait faire.
Il est tellement beau, elle me dit. Oui, je lui dis, c’est vrai. Et tendre,
pour un garçon, c’est étonnant. Parfois il me prend par le bras et on marche
ensemble dans le quartier quelques minutes, je ne peux pas plus. Et je me
sens fière et mon cœur se gonfle. Oui, je sais, maman.

Elle aime aussi très fort sa petite-fille qui vient de se marier.


Sa petite-fille aura sans doute bientôt un enfant, mais quand, personne
n’arrive à le dire et personne n’ose demander à sa petite-fille si elle a ce
genre de projet. Ma sœur dit je crois qu’ils vont attendre encore un peu, elle
et son mari. Mais pourquoi attendre, c’est le moment dit ma mère, elle n’est
plus si jeune, jeune encore mais pas tant que ça.
Tout le monde soupire et tout le monde a envie que ma mère n’aborde
pas ce sujet et surtout pas devant sa petite-fille qui est très susceptible et
soupe au lait comme sa mère. Heureusement, elle et son mari sont partis en
voyage de noces en Asie. Ce sera un beau voyage et tout le monde se
réjouit pour eux.

Papa et moi on était partis à Paris en voyage de noces dit ma mère et il y


avait des puces dans le matelas et les toilettes étaient dans le couloir, on
s’est grattés toute la nuit. Puis on est rentrés. C’était quand même un
voyage de noces. Puis le lendemain on travaillait, il fallait travailler. Oui, je
sais maman.

On a beaucoup travaillé toute notre vie. Oui je sais maman, j’étais là. Toi
aussi tu travailles. Oui mais pas autant. Quand même tu travailles. En ce
moment je ne fais pas grand-chose j’ai rien dans la tête, aucune idée. Ou
trop, j’ai pensé.
Ça viendra dit ma mère. Tu dis toujours ça. Et si cette fois ça ne venait
pas ?
Maman, l’infirmière va t’habiller. Tu te maquilles, tu mets du rouge à
lèvres, tu vois bien que ça ne va pas avec le peignoir. Ah ça fait du bien de
parler un peu. Oui.

J’ai faim, dit ma mère, ils vont arriver et on va manger tous ensemble. Mais
il est déjà trois heures et j’ai faim. En Belgique je mange à midi et demi. Ici
ce n’est pas comme ça. Mange une soupe en attendant.
On m’a déjà donné une soupe mais elle était si légère que je n’ai rien
senti. J’ai envie qu’ils reviennent du travail je ne supporte plus d’attendre.
Mange un bout de pain. Je ne peux pas avec mon appareil qui me blesse les
gencives.
Oui je sais, je n’aurais jamais dû dire mange un bout de pain.
Mange un fruit en attendant. Juste avant le repas ?
Oui, c’est mieux de manger un fruit avant le repas. Je l’ai lu dans un
journal.
Je n’ai pas envie.
C’est que tu n’as pas vraiment faim.
Elle soupire.
L’infirmière s’inquiète.
Ma mère essaye de se lever de son fauteuil.
Tu vois j’ai encore besoin qu’on m’aide.
Oui je vois. Mais tu es déjà mieux. Fais quelques pas. Cela te fera
oublier ta faim.
Je n’ai pas envie de manger mais j’ai faim.
Fais quelques pas, après tu auras envie de manger.
Elle fait quelques pas avec l’infirmière et lui dit quelques mots en
français, l’infirmière sourit comme si elle comprenait mais elle ne
comprend rien.
Ma mère conduit l’infirmière vers la salle à manger, l’infirmière l’aide à
s’asseoir à sa place.

Ma sœur entre et dit tu es déjà assise. Oui, je vous attendais.


Tout le monde s’assied. Les plats sont sur la table.
L’infirmière coupe la viande et les légumes en tout petits morceaux. Ma
mère ne peut pas avec son épaule cassée.
Tout le monde mange de bon appétit sauf ma mère.
Tout d’un coup elle me fait une remarque sur la façon dont je mange.
Mon neveu rit. Tu la traites comme un enfant de quatre ans, et tout le
monde rit.
Moi je n’ai pas envie de rire mais je ris quand même pour faire comme
tout le monde.
Ma mère me dit pourquoi tu ris comme ça, bêtement. Pour moi un
enfant est toujours un enfant. Mon neveu dit oui bien sûr c’est normal mais
avec ma tante tu la traites vraiment comme un enfant qui n’a pas grandi, ça
fait rire.
Riez, dit ma mère. Riez ça ne fait rien. Surtout que depuis le mariage on
ne riait plus beaucoup et surtout pas devant la photo où ma mère souriait
pendant le mariage. On n’aimait pas ce sourire-là.

Et puis ça fait du bien de rire et à Harlem je ne riais presque plus jamais


sauf parfois. Je l’avais emmenée dans cet appartement, dans cette ville
qu’elle ne connaissait pas. Je l’avais abandonnée pour un mariage puis pour
une mère mourante. Pour la mère mourante elle m’avait proposé de
m’accompagner.
J’avais dit non.
Elle avait quitté son appartement, une amie, son travail et toutes les
semaines, parfois toutes les deux semaines je lui disais ça ne marche pas, on
ne s’entend pas. J’avais fini par lui dire avec fierté je ne t’aime plus. Elle
m’a dit ce n’est pas possible. Ce n’est pas vrai.
Avec fierté parce que je croyais enfin pouvoir dire quelque chose que
j’avais du mal à dire. Je me suis dit, je suis forte pour une fois, je parle. Je
parle vrai.

Je me sentais épiée, analysée, scrutée, elle avait l’oreille si fine que même
quand je parlais au téléphone et que je disais moi aussi, elle l’entendait, elle
savait que je disais moi aussi, je t’embrasse.
Elle entrait dans la chambre les yeux noirs de colère et me faisait
entendre pendant des heures qu’elle ne pouvait plus supporter ça. Elle criait.
La chienne nous regardait d’abord l’une puis l’autre. Alors je lui caressais
la patte et je lui disais ne t’en fais pas. Mais elle s’en faisait. La chienne
s’en faisait, C. s’en faisait et moi je m’en faisais horriblement et j’étouffais.
J’étouffais chaque jour un peu plus sauf quand je me rendais, que je
n’appelais plus L., que je ne me trouvais pas des occupations loin d’elle,
que je ne la fuyais pas. Non, je me rendais. Les premiers jours ça faisait du
bien. Et puis ça redevenait terrible. Non, je ne voulais pas me rendre, je
voulais téléphoner, je voulais rire avec n’importe qui et n’importe comment.

Au mariage, une amie de ma sœur était venue embrasser ma mère avec une
grande sympathie, de l’affection même, et ma mère avait enfin souri.

Puis cette amie s’est mise debout derrière elle et a appelé la photographe
pour qu’elle les photographie toutes les deux. Ma mère a dit je ne suis plus
tellement photogénique, plus du tout même.
Mais si, a dit l’amie, au contraire. Ses bras entouraient le corps décharné
de ma mère. Il y avait un bruit fou dans la salle, c’était la musique, les cris,
les rires, on dansait même la hora. Il fallait crier pour s’entendre.
Ma mère a entrouvert ses lèvres pour la photo, j’ai eu mal au cœur. Ce
sourire figé avec effort. Ne souris pas maman, ce n’est plus la peine, mais
elle, elle tenait ses lèvres tirées comme pour un sourire et la photographe
prenait son temps. Ma mère attendait là, se tenant le plus droit possible, les
lèvres figées dans ce qui ressemblait à un sourire, le visage vert, les lèvres
trop rouges, trop maquillées. On aurait dit qu’elles saignaient.
Enfin, c’est fait. Je suis soulagée, elle aussi. Je vous enverrai la photo, a
dit la femme qui tenait encore ma mère dans ses bras.
C’est gentil mais il ne faut pas, a dit ma mère. Vous avez déjà assez de
travail comme ça. Mais non, a dit l’amie de ma sœur.

Maman il est tard et si on rentrait. Oui, il est tard, je ne sais pas pourquoi
mais je suis fatiguée. Avant je n’étais pas fatiguée aux mariages.
Oui, je sais mais la journée a été longue. Elle me regarde presque
hostile. C’est pas une raison. Mais si.
Moi je n’en peux plus. La journée a commencé à sept heures et les
photographes sont arrivés à huit heures et les coiffeurs, les maquilleurs juste
après. Heureusement tu t’es coiffée, tu t’es maquillée. Au moins je n’ai pas
honte.
Je bois une gorgée de vin. Ne renverse pas. Non.
Les taches ne partent pas après. Je sais. Mais parfois elles partent.

Elle attend encore un peu. Elle sort un moment de sa torpeur.


Puis elle dit, comment on va faire pour rentrer. Il y a un minibus et un
chauffeur. Il est là pour ça.
Tu crois ? Encore une fois anxieuse. Oui, j’en suis sûre mais si tu veux je
vais aller voir. Oui, va voir. Elle se tord encore les mains. Doucement, je les
desserre. Alors elle s’accroche à son sac de bal.
Et tout d’un coup elle demande et ton chien, il est où. À Paris.
Quelqu’un s’en occupe ? Oui.

Quand je suis revenue auprès d’elle après avoir vu le minibus et le


chauffeur qui attendait c’était pire. Elle n’arrivait plus à se lever. On l’a
aidée Clara et moi, et avec elle on a traversé la grande salle de bal dans le
bruit au milieu des danseurs et des tables et du tonnerre de cris de joie.
Pas à pas ma mère luttait, la respiration courte.
On l’a quasiment portée dans le minibus puis portée dans les escaliers
de la maison jusqu’à sa chambre puis on l’a déshabillée en silence.
Clara et moi on se regardait. On comprenait que c’était grave. On s’est
dit tout bas, ça ne va pas.
Elle avait l’air d’une morte vivante avec des yeux transparents, sans vie
presque. Mais avec de la vie quand même.
Je lui tenais la main. Elle a fermé les yeux. Je n’étais pas sûre qu’elle
dormait mais ses yeux étaient fermés. Elle respirait, elle haletait.
Le lendemain elle entrait à nouveau à l’hôpital, aux urgences.
Et moi je devais partir, je devais aller gagner ma vie à New York.
Ma sœur m’a dit vas-y, tu ne peux quand même rien faire ici.
Et si jamais, non, elle sera encore là quand tu reviendras j’en suis sûre.
Je ne sais pas. Si. Elle sera là. Le chauffeur va te conduire à l’aéroport. Vas-
y.
Va à New York. Va travailler. Vas-y. Rentre.

À New York les nuits blanches avaient commencé, se succédaient.


L’appartement on l’avait choisi ensemble pour son alcôve qui séparait
les deux pièces principales.
Et puis tout s’était fait par mail, de loin, le bail, l’argent.
On n’avait pas pu imaginer que les fenêtres seraient entourées de murs
si près.
Juste un coin de ciel.
Parfois bleu.
Il n’a neigé qu’une seule fois, un seul jour en novembre.
C. s’est réjouie.
Elle avait un peu froid mais elle se réjouissait.

J’ai pris l’avion. Je m’en voulais déjà, jamais je n’aurais dû partir.


J’essayais de lire mais pas moyen. Puis je me suis dit il faut que je me
prépare. Mais comment faire. Il faut que je m’imagine sans elle. Mais je
n’avais aucune imagination. Alors j’ai regardé par la fenêtre, le ciel, les
nuages. Il fallait tant de temps pour arriver à New York. Je me suis dit on
n’arrivera jamais. Je donnais des coups de pieds sans m’en rendre compte
dans le fauteuil de devant. Une personne s’est retournée et m’a demandé
d’arrêter, avec violence. Évidemment elle ne pouvait pas savoir. Elle croyait
que je le faisais exprès, que je ne tenais absolument pas compte ni d’elle ni
de son dos. Je n’ai ni bu ni mangé. Je me levais, me rasseyais. On n’arrivait
toujours pas. Rien à faire. J’essayais de respirer comme on m’avait dit de le
faire quand j’étais anxieuse. Mais je n’étais même pas anxieuse. Non.
J’essayais simplement de me préparer à la mort de ma mère.
Puis en espagnol et puis en anglais on nous a dit d’attacher nos
ceintures. On allait atterrir. Je n’avais plus envie d’atterrir. J’avais envie de
rester dans l’avion pour toujours.
Mais on a atterri et les gens se sont bousculés vers la sortie de l’appareil,
moi j’attendais. Quand tout le monde est descendu j’ai fini par me lever, je
ne sentais pas mes jambes mais j’avançais.

Les valises tournaient. Je ne faisais pas attention. J’attendais là comme tout


le monde mais j’avais oublié pourquoi.
Puis tout d’un coup je me suis souvenue que j’avais une valise et qu’il
fallait que je la prenne sur le tapis roulant.
J’ai confondu. J’ai pris une valise qui n’était pas la mienne. Quelqu’un
est arrivé, m’a arraché la valise des mains en criant en espagnol.
J’ai dit sorry, gracias. Mucho gracias. J’ai compris que ce n’était pas ça
que je devais dire alors je n’ai plus rien dit.
Je suis restée là devant le tapis roulant un moment et j’ai fini par prendre
ma valise. C’était la seule qui restait, il fallait bien que ce soit la mienne.

Dans la synagogue, la synagogue était pleine, on attendait.


Déjà les photographes, les vidéastes étaient là juste devant mon nez. Je
les ai poussés. Je voulais voir ce qui allait se passer. À côté de moi il y avait
ma cousine.
Puis tout d’un coup la marche nuptiale a retenti, on s’est tous retournés.
Je ne sais plus exactement comment ça s’est passé, je sais que mon
beau-frère s’avançait dans l’allée avec ma nièce, sa fille en robe blanche.
Puis je ne me souviens plus du reste. À la fin il y avait ma mère au bras de
son petit-fils. Elle marchait, hagarde. Je lui ai caressé la joue quand elle est
passée devant moi puis je me suis tournée vers ma cousine et j’ai dit, elle
n’en a plus pour longtemps. Je ne sais pas ce que ma cousine a répondu. Je
crois qu’elle a dit, elle est pâle, mais je n’en suis pas certaine, je crois
qu’elle a baissé les yeux. On ne parle pas de mort à un mariage. Puis un peu
plus tard je l’ai vue s’essuyer les yeux et puis elle m’a dit, ne dis pas ça, et
puis on ne sait jamais, elle va peut-être se remettre. Oui, peut-être. Mais
j’avais du mal à le croire. Alors ma cousine a laissé tomber son sac par
terre, on s’est toutes les deux baissées pour ramasser le poudrier qui s’était
cassé et la poudre qui s’enfuyait et le rouge à lèvres, une brosse à cheveux,
un peu d’argent. Des kleenex.
Tout le reste j’ai oublié. Le verre cassé, les anneaux passés. Tout. Mais il
y a les images. Un jour je les regarderai.
Plusieurs fois j’ai repoussé les photographes qui étaient sur la petite
estrade. Ça ne servait à rien. Je ne voyais rien. Je n’avais rien vu de ce jour
sauf ma mère.
Et à la place de me réjouir j’avais eu mal au cœur tout au long et en plus
je n’avais rien vu.

J’avais demandé à ma sœur si C. pouvait venir. Elle m’a dit c’est pas le
moment. Je comprenais et je ne comprenais pas. Qu’est-ce que ça pouvait
faire après tout. C. était seule à New York et m’attendait. Elle était seule, ne
connaissait personne. Qu’allait-elle faire, il y avait tant de monde au
mariage. Personne ne la remarquerait. Ou tout le monde. Était-elle si
différente. Ma sœur a dit elle ne m’a pas parlé à Venise. À moi si, a dit son
mari. Ma sœur a dit, M. aurait pu venir. Quand elle m’a dit ça j’ai pensé à
M.  une fois de plus. J’ai pensé à notre intimité. J’ai pensé à tout ce qui
s’était passé entre nous. Je ne me souvenais plus bien pourquoi tout d’un
coup tout s’était arrêté. Avec C. il n’y avait pas cette intimité-là sauf sur
Facebook et un peu après. Un peu après encore, mais pas la même. C’était
normal puisqu’elles étaient différentes et que C. était si jeune. Donc
l’intimité était différente. Je ne peux pas le nier. C’était donc autre chose.
Après, peu à peu quelque chose s’est perdu. Autre chose est arrivé. Puis
tout s’est arrêté. Heureusement C. ne pouvait pas lire dans mes pensées de
loin. Je me suis dit cette fois encore heureusement elle n’est pas là.
Ma sœur a dit, L. aurait pu venir aussi parce que c’est de la famille.
Mais pas C. J’ai dit je comprends, puis je m’en suis voulu mais je
comprenais le point de vue de ma sœur. Ma sœur voulait que tout se passe
bien. Et tous ceux qui avaient été invités appartenaient, mais pas C.

Après j’ai essayé de danser un peu pour faire comme tout le monde. C’est
ce que je faisais toujours aux mariages surtout quand j’étais jeune et que
mon père était encore là.
Ma sœur a dit aux hommes, aux garçons qu’il fallait me mettre sur une
chaise qu’on soulevait et qu’on rabaissait plusieurs fois.
Puis je suis retournée près de ma mère. Elle avait les yeux dans le
vague. Et sa robe pendait d’un côté à cause de son épaule cassée.
Je ne pense même pas qu’elle avait encore la force de se réjouir du
mariage et une grand-mère doit se réjouir. À quoi pensait-elle. À tout ce qui
lui faisait mal sans doute. De temps en temps elle tordait ses mains. Je ne
pouvais pas le supporter.
Avant, elle avait tellement aimé danser aux mariages et même ailleurs
en vacances en Italie ou ailleurs, et elle dansait bien.

À New York C. a écrit quelques mails et notamment à notre propriétaire,


une femme jeune. Plus tard on l’a rencontrée avec sa mère, une femme très
élégante avec un chapeau. C. a écrit qu’on avait encore quelques problèmes
dans l’appartement et qu’elle venait de voir une souris courir du corridor au
salon. Une toute petite souris mais une souris quand même et qu’elle n’était
pas habituée aux souris et qu’elle pensait qu’elle ne s’habituerait jamais
mais que s’il le fallait elle s’habituerait mais qu’elle espérait ne pas en voir
d’autres.
Elle savait que les souris pouvaient se multiplier alors là même s’il le
fallait elle ne s’habituerait pas. Elle avait lu quand elle était petite un livre
sur Harlem avec des gens très pauvres qui étaient attaqués par des rats et
elle se disait que si il y avait des souris il y aurait peut-être un jour des rats.
Elle avait vu la souris rentrer dans un trou près du radiateur et elle avait
réussi à boucher le trou. Mais il y avait d’autres trous et elle ne pouvait pas
passer sa vie à boucher des trous.
Elle avait aussi écrit que la machine à laver le linge ne marchait plus très
bien et quand elle s’arrêtait il y avait encore de l’eau dans le fond et que ce
n’était pas normal.

Mais qu’a-t-elle fait d’autre à New York toute seule, C. Je lui ai téléphoné,
elle m’a dit tu as l’air d’aller très mal. Vraiment. Je ne m’en rendais pas
compte. Au fond, heureusement qu’elle n’était pas venue parce qu’au dîner
qui a précédé le mariage j’ai ri avec un jeune garçon qui me faisait rire.
Juste ça.
Elle n’aurait pas aimé. Elle aurait dit c’est du flirt. Mais pour moi ce
n’était rien, j’avais juste envie de rire. Besoin de rire au milieu de la
catastrophe annoncée. Rire sur un volcan. Tout le monde était étonné que je
rie tant et tout le monde était étonné que je sois de si bonne humeur. Et
pourtant C. au téléphone m’a dit tu as l’air d’aller très mal. Elle avait senti
de loin ce qu’il y avait en dessous de ce rire. Mais heureusement le rire elle
ne l’avait pas entendu sinon elle aurait été blessée. Maintenant je dis blessée
mais à l’époque j’aurais dit jalouse, jalouse pour rien. Comme si je n’avais
pas le droit de rire un peu.
Il y avait du bon vin, de la bonne nourriture et un jeune garçon comique
à côté de moi et je riais, je le taquinais un peu et on riait bien. Ça faisait
longtemps que je n’avais plus ri comme ça. Si longtemps que je ne me
souvenais même plus qu’on pouvait rire comme ça.

À New York je devais faire attention quand je riais. Je riais encore parfois
mais beaucoup moins que d’habitude. Et ça me manquait et je
m’assombrissais et j’allais téléphoner dans la rue pour être tranquille.
Alors j’entendais mal à cause du bruit mais je riais quand même et
j’avais du plaisir.
Je téléphonais à mes amies de Paris et j’avais du plaisir.

Quelqu’un a dit à ma sœur, je ne savais pas que ta sœur était comme ça,
pleine de rires.
Mais si, a dit ma sœur, pourquoi pas.
Je n’ai pas ri longtemps. Dès le lendemain je n’ai plus ri du tout.
Je me suis dit ma sœur a bien fait de dire que pour C. ce n’était pas le
moment. Ma sœur a souvent raison. Et cette fois-ci elle avait vraiment
raison, d’ailleurs au fond je le savais qu’elle avait raison, je n’avais pas
insisté quand elle m’avait dit que ce n’était pas le moment que C. vienne.
Pas au mariage de sa fille en tout cas. Je n’avais pas insisté et au fond j’étais
contente même si je m’en voulais. Oui, je m’en voulais mais je me disais
tant pis. Et puis je suis certaine C. n’aurait pas aimé, et en plus elle était
timide mais c’est pas pour ça qu’elle n’aurait pas aimé.

Dès dix heures du matin le jour du mariage, ils étaient tous là.
Il y avait un monde fou dans la maison. Les photographes, les coiffeurs,
les maquilleurs, ils étaient tous là et tout le monde s’agitait. Tout était
photographié, chaque seconde de vie.
Le moindre geste, sourire, position dans l’escalier. Ou ailleurs, tout était
photographié et il fallait tout le temps sourire.
Ma nièce était en haut de l’escalier. On lui arrangeait sa robe de mariée.
Sa robe de mariée était magnifique, ma nièce était magnifique et
souriait. Clara lui posait le voile sur la tête. Elle prenait alors une position
puis une autre. Et tout, absolument tout était photographié.

Au bout d’un moment j’ai dit je commence à en avoir assez de ces


photographes. Ma nièce a dit, ça ne fait que commencer. Un peu sèchement
peut-être, ou avec de l’humour et même un peu de distance. Non, sans
distance. Certainement sans distance. Mais sans doute avec de l’humour,
enfin je n’en sais rien. Qu’est-ce que je faisais là. Toute ma vie j’avais été
contre. Pourtant j’avais été à de nombreux mariages surtout quand j’étais
jeune et chaque fois j’avais essayé de faire bonne figure et d’avoir l’air très
joyeuse et très jeune à cause de mon père. Je ne savais pas encore qu’il
savait que j’étais d’un autre genre et je voyais bien qu’il espérait qu’un jour
ce serait mon tour aussi.
Pourquoi si j’étais contre j’avais été à tant de mariages et c’était toujours
toute une histoire parce qu’il fallait s’habiller pour en être, du mariage, et
comme ça on me voyait moins et on ne se disait pas celle-là n’est pas
encore mariée. Pour appartenir sans doute, mais je n’appartenais pas. Non,
pas du tout. Et j’étais contre. Mais sans doute pas assez pour ne pas y aller.
Cette fois c’était le mariage de ma nièce et grâce à ma sœur j’avais une
nièce et j’appartenais un peu. J’appartenais mais me sentais encore plus
seule. Plus seule que jamais. Mais j’avais une nièce et un neveu et je les
adorais. Donc je me sentais moins seule.
Et au fond que l’un ou l’autre se marie cela n’avait pas d’importance
même si pour eux cela en avait et pour beaucoup d’autres gens aussi.
Ça ne changeait rien et je les aimais et c’est tout ce qui comptait.

Pour C. cela aurait été pire encore. Elle n’avait même pas de nièce. Et ma
nièce n’était pas sa nièce. Elle aurait pu le devenir mais tout le monde
faisait comme si C. n’existait pas.
Pourtant elle existait, elle m’attendait à New York et elle avait une
existence très forte. Ou trop vraie ou trop, simplement trop. Belle mais
d’une autre beauté. Trop grave sans doute. Parfois douce, parfois irascible
et timide. Elle n’aurait pas supporté ce mariage. Ce n’est pas comme ça
qu’elle s’amusait. Elle se serait renfermée dans un coin alors tout le monde
aurait vu qu’elle était dans un coin avec un visage fermé. Elle n’était pas
comme moi, elle n’aurait pas essayé d’appartenir. Elle se serait juste
refermée. Elle aurait donné une mauvaise atmosphère à un moment où tout
était fait pour qu’on se réjouisse. Ma sœur aurait été gênée. Mon beau-frère
aurait dit ce n’est pas grave mais tout le monde aurait remarqué et cela
aurait peut-être même jeté un froid.

Pourtant quand elle avait rencontré ma nièce un soir de Noël l’année


précédente à New York, quand on était venues juste pour une semaine,
quand elle l’avait rencontrée dans un restaurant italien avec son fiancé
amoureux tout s’était apparemment bien passé. C. souriait, écoutait avec
attention comme toujours. Je n’ai jamais vu quelqu’un qui écoutait comme
ça. Au début j’aimais ça. Et quand je lui disais parmi beaucoup d’autres
choses j’ai l’impression que les bras d’une pieuvre m’enserrent, une pieuvre
parce qu’on était en Grèce sinon j’aurais sans doute dit autre chose, elle
m’écoutait avec concentration puis me disait on va les défaire un à un les
bras de cette pieuvre et tu seras sauvée.
Elle voulait me sauver. Je le sentais bien. Oui, elle le voulait au début et
même à la fin.
Ma nièce m’avait dit elle est mignonne mais est-ce qu’elle n’est pas un
peu jeune pour toi.
Sans doute. J’avais haussé les épaules. Il faisait très noir dans le
restaurant. On avait beaucoup bu. Je n’ai pas dit à C. ce que m’avait dit ma
nièce, je sais bien ce qu’elle m’aurait dit je ne suis pas si jeune que ça et
puis quelle importance.
Je m’en souviens comme d’un bon moment même si déjà on avait
commencé à se disputer.
Tout ça parce que L. avait téléphoné plusieurs fois.
On avait commencé à se disputer et c’était la première fois. En fait
c’était la deuxième mais j’avais déjà oublié la première. Je ne l’avais pas
prise au sérieux cette dispute-là, j’aurais dû.

Cette première fois avait été le prélude d’une longue série de disputes.

Et dans cette première fois il y avait déjà tout.


Tout ce qui nous a amenées là où l’on en était. Et moi je n’avais pas
compris, je n’avais rien vu venir parce que ça ne m’était jamais arrivé
avant.
J’aurais dû me méfier mais j’étais sans méfiance.

J’aurais dû sentir qu’il fallait que j’arrête là, après la première dispute, que
jamais je ne supporterais les suivantes. Je détestais les disputes et je n’étais
pas bonne en dispute et surtout pas avec C. qui était si persuasive. Oui, elle
était si persuasive que je pensais elle doit avoir raison et je me rendais.
Jamais je n’avais vécu ça avant. Jamais je n’avais vécu dans la peur d’une
prochaine dispute. Souvent il me semblait manquer d’air. Mais jamais je ne
m’étais sentie surveillée.
Même mon rire je devais le surveiller. Pas toujours mais un certain rire
avec des gens que je connaissais ou pas, comme avec un garçon de café par
exemple ou quelqu’un d’autre, un rire léger sans importance, à part le
plaisir du moment et qui n’allait pas plus loin.
Plus tard C. a aussi rencontré mon neveu, toujours à New York bien
après le mariage. Quand je lui ai demandé s’il ne la trouvait pas trop jeune
il a dit c’est mieux les jeunes et ça m’a fait mal au cœur. Je pensais à moi,
pas à C. Je savais que pour lui je n’étais pas jeune et donc que ce n’était pas
mieux.

Maintenant je me tourne et me retourne dans mon lit à Harlem et je me dis


les bras de la pieuvre m’enserrent, ils sont toujours là.
J’ouvre un œil. Je reconnais la chambre de Harlem.
C. est là, à côté de moi. Pour le meilleur ou pour le pire. Elle dort.
Ses petits yeux noirs sont fermés. Elle les ouvre. Sourit. Dit bonjour en
grec et ajoute un mot tendre. Je respire. Je me dis ça va être une bonne
journée. Pas comme hier ni avant-hier.
Oui, les nuits blanches avaient commencé.
Elle, elle finissait par s’endormir.
Moi, si jamais il m’arrivait de m’endormir je me réveillais très vite les
yeux pleins de larmes.
Puis au milieu de la journée j’allais me poster devant elle fièrement et
disais tu vois bien que ça ne va pas. Fièrement parce qu’enfin j’arrivais à
dire quelque chose.
Ses yeux graves me regardaient, hésitaient entre la colère et la douleur.

Je ne mangeais presque pas. J’avais des crampes ou des nausées.


Elle me regardait suspicieuse.
Des paquets arrivaient sans arrêt. Des cadeaux pour moi.
Je les recevais sans joie.

On finissait par passer presque toute la nuit devant des films commandés
sur Netflix, devant notre écran ultraplat.
C’étaient les moments où on était bien ensemble.
Puis elle mettait une musique douce qui devait m’apaiser, m’endormir
mais n’y arrivait pas.
Pourquoi ?
Je ne sais pas.
Ce n’est pas vrai.
Si.

Oui, il y avait des moments où l’on était bien. Oui, bien. Tout simplement
bien. Parfois après des disputes terribles.
On était épuisées toutes les deux, alors on se sentait mieux et on laissait
la dispute se terminer bien. Jusqu’à la prochaine.

Parfois elle se couchait sur moi et c’était comme d’étranges sanglots qui
finissaient par la prendre. Des sanglots rauques et enfantins. Elle pleure,
elle jouit. Elle pleure ou elle jouit. Les deux sans doute. Je n’avais jamais
entendu ça.
Parfois je réagissais.
Parfois je restais immobile.
Death meat, elle disait. Oui, viande morte.
Savoir qu’on a été heureuses.

Ma sœur m’a dit vas-y. J’étais rentrée. J’avais un peu raconté le mariage
mais pas trop. Elle m’avait écoutée, trop. Avant, j’aimais ça. Maintenant
moins. Surtout des histoires de mariage où elle n’avait pas été invitée.
Et tout le reste. J’avais pas dit que j’avais ri avec un jeune garçon.
Surtout pas ça.
En fait j’avais presque rien dit du mariage et certainement pas que
j’avais ri ni qu’à la synagogue les hommes étaient d’un côté et les femmes
de l’autre ni qu’il y avait énormément de monde. Ni que ma nièce n’avait
pas arrêté de sourire ni que ma sœur avait une très belle robe. Non, rien de
tout ça. J’avais juste parlé de ma mère et que j’avais mal an cœur,
terriblement mal au cœur. C. m’a dit il se peut que ta mère meure, comme
elle me l’a dit quand ma mère est entrée aux urgences. J’avais envie de lui
dire ce n’est pas une chose à dire mais je savais que c’était une chose à dire
et spécialement par C. qui connaissait ça, alors je n’ai rien dit.
Mais j’avais envie d’être seule. Je n’avais ni envie d’être écoutée si fort ni
regardée et même scrutée. Elle, elle voyait tout même quand il n’y avait
rien à voir. Elle entendait tout même quand il n’y avait rien d’important à
entendre. Elle souffrait de ce rien. Moi aussi.
C’était irrespirable. Je n’en pouvais plus. Je savais qu’elle souffrait et je
n’en pouvais plus.
Et tout le temps elle me demandait, pourquoi tu ne dors pas.

Un jour on l’avait prise pour ma fille au supermarché. C. souriait. Elle disait


l’âge n’a pas d’importance. Est-ce que ça a de l’importance pour toi  ? Je
mentais en disant non. D’ailleurs quand je l’avais rencontrée à la gare à
Londres pour la première fois, j’avais eu un choc, elle avait l’air d’avoir
dix-sept ans. Elle ne disait rien. Je me suis dit, je suis folle et puis je me suis
dit tant pis.
Elle marchait avec quelque chose de dix-sept ans alors qu’elle en avait
trente. Elle riait. Quand elle riait et sortait de son silence avec quelque
chose de dix-sept ans, encore une fois je me disais tant pis.
Elle marchait, elle riait comme ça mais son regard qui m’observait était
grave et sombre.

J’étais venue à Londres avec une valise bourrée de livres, de livres très
sérieux. Je les avais à peine feuilletés dans le train. C’est tout. Et je ne les ai
jamais lus. Ce n’était pas le moment. Plus tard non plus. Je ne les ai pas non
plus posés à l’arrêt du bus pour que quelqu’un d’autre les lise. En général
c’est ce que je faisais mais seulement avec les livres que j’avais déjà lus. Et
les livres disparaissaient. Je me suis dit un jour que je devrais me poster en
face de l’arrêt du bus pour voir qui prenait les livres, qui s’intéressait à ces
livres mais je ne l’ai jamais fait.
En tout cas grâce à ça je ne suis pas submergée de livres et chaque fois
que j’en achète d’autres je trouve toujours de la place dans mon
appartement à Paris pour les poser quelque part.

À Londres on a mangé, bu, moi j’ai parlé sans arrêt, on s’est embrassées, on
s’est aimées. Oui, on s’aimait, on s’aimait déjà depuis longtemps, on
s’aimait déjà avant de se connaître, on s’aimait dès qu’on s’est mises à
s’écrire et peut-être qu’il aurait fallu continuer à s’aimer comme ça. Oui, à
ce moment-là on s’aimait follement.
On s’aimait par e-mails, par SMS, par Facebook. Elle m’envoyait des
chansons grecques ou pas, des poèmes grecs ou pas, parfois même anglais
ou français ou n’importe. J’écoutais les chansons. Je lisais les poèmes. Mon
cœur battait. La vie recommençait.
Plus maintenant. Maintenant c’était comme une fin de vie.
On ne respirait plus.
Heureusement il y avait la chienne.

C’est plus tard qu’elle m’a frappée, à New York, dans l’appartement que
j’avais loué et dont elle avait fait une maison pour moi. Une maison avec
tout ce qu’il fallait dedans, même du sucre en morceaux.
C’est plus tard que je me suis promenée avec un œil au beurre noir.
Plus tard qu’elle m’a enfoncé le bord de la table dans l’estomac.
Elle souffrait tellement et était tellement en rage qu’elle m’a enfoncé le
côté de la table au moins une quinzaine de fois. Je n’ai pas compté mais il
me semble que c’était au moins quinze fois, juste un peu avant de
m’envoyer chercher des cigarettes. Je me laissais faire et non je n’ai pas
compté. Je commençais à comprendre qu’il fallait juste attendre que ça
s’arrête. Elle souffrait, était tellement blessée qu’elle n’arrivait pas à arrêter.
Sa blessure je ne l’ai comprise que plus tard, bien plus tard. Trop tard. Je
voyais juste la rage et ses petits yeux très noirs. Sans pupille ou le contraire.
Je ne sentais rien mais je me disais il faut que je me défende.
Alors quand elle m’a frappée, je me suis dit il faut que je la frappe aussi,
mais c’était des faux coups. Je ne savais pas comment m’y prendre mais je
m’y prenais. Je me disais frappe aussi. Il faut que tu le fasses. Je l’ai fait. Je
ne sais pas si je le regrette et je ne sais pas non plus pourquoi je me suis dit
frappe aussi.
Quand elle m’a frappée dans l’œil, elle a voulu me soigner.
Je n’ai pas voulu.
Elle est arrivée avec une serviette mouillée. Je n’en ai pas voulu.
Sa rage est revenue et j’avais un peu peur. Je tenais mes avant-bras
contre mon corps les poings serrés comme j’avais vu dans des matches de
boxe.

Le jour précédent ou un autre, elle m’avait dit tu ne sortiras pas de cette


chambre avant que tu me répondes. À quoi je ne sais plus. Moi je
m’obstinais dans mon mutisme et la seule chose que je me disais, si je dois
faire pipi qu’est-ce qui va arriver. Elle était appuyée contre la porte et me
regardait. Le visage fermé.
J’avais l’impression qu’elle allait rester appuyée contre cette porte pour
toujours.
Puis après elle m’a dit que ce n’était qu’une manière de parler.
C’était quelques jours avant qu’elle ne me frappe.

Je lui avais dit tu me tapes sur les nerfs, pour une histoire d’ouverture ou de
fermeture d’ordinateur qu’elle n’avait pas supportée. Donc, je lui avais dit
ça. C’était pas gentil et elle n’avait pas supporté et je la comprends. Alors il
y a eu les coups, la douleur, la sienne, la blessure grande ouverte. Les coups
finalement ils n’étaient pas si violents.

Avant ça ma sœur avait loué une maison près de Mexico où ma mère


respirerait mieux grâce à la basse altitude. Bien sûr elle ne voulait pas de C.
Mais elle voulait que je vienne. J’ai dit je ne peux pas.
Tu peux quand même dire qu’il faut que tu sois près de ta mère. Je ne
peux pas.
Ma sœur a dit je vais appeler pour dire que ta mère a besoin de toi. Non,
ne le fais pas.

Ça allait tellement mal que je n’osais plus rien et je me disais il vaut mieux
que je reste.
Mais j’avais envie d’y aller. J’avais envie d’y aller pour être loin de C.
et respirer mais je n’arrivais pas à lui dire ça. J’avais envie d’aller voir ma
mère et ma sœur.
Alors je m’en voulais et à C. aussi.

Le jour de Noël je me suis dit je vais faire un effort, je vais ramener un


sapin. J’ai ramassé un sapin qui traînait dans la rue et je suis remontée.
Mais on ne savait pas où ni comment le mettre alors elle est sortie et a
ramené quelque chose dans quoi on pouvait mettre le sapin et des petites
lampes de toutes les couleurs. C’était pire que tout ces petites lampes dans
le silence.

Et tout ça a mal fini.


Deux jours après je l’ai laissée là avec la chienne, le sapin et les lampes,
là dans l’appartement tout sombre. C’est mon ami de New York qui est
venu me chercher. J’avais réussi à faire ma valise derrière son dos.
Enfin, si elle avait vu elle n’avait pas réagi. Mais je ne crois pas qu’elle
avait vu parce qu’elle restait sans bouger dans la chambre et mes affaires
étaient dans le petit bureau où je n’ai jamais travaillé.

Dans le taxi qui roulait à toute allure on s’est cognés mon ami et moi. Je lui
ai dit je te remercie. Il m’a dit il ne faut pas puis il m’a dit, elle ne va pas se
tuer au moins.
J’ai eu peur, j’ai réfléchi, j’ai dit non. À cause de la chienne. Elle aime
trop sa chienne et sa chienne l’aime trop.

Tout de suite je suis partie rejoindre ma mère et ma sœur. Dans la maison


louée. Ça, c’était après les coups, et tout de suite ma mère a vu quelque
chose. Elle m’a dit ton visage a l’air déformé mais je n’en suis pas sûre
parce que je vois trouble. J’ai dit ça doit être vrai.
Ma sœur me regardait avec pitié et mon beau-frère a dit ça va passer.
Tout d’un coup C. existait pour ma sœur à cause de sa pitié pour moi.
Et elle me disait mais comment c’est possible. Je haussais les épaules et
je disais il y a eu de bons moments. Des moments où je me suis sentie
vivre.
Des moments où j’ai pensé que tout allait se résoudre et même mon
tissu pourri.

Ma sœur m’a dit avec force ton tissu n’est pas pourri, tu es fragile c’est tout.
D’ailleurs à Milan quelqu’un a lu dans les lignes de ma main et m’a dit
qu’il fallait que je m’occupe de toi. Vraiment  ? J’étais stupéfaite. Il a
vraiment dit ça  ? Oui. D’ailleurs je suis souvent inquiète pour toi. Tu dois
faire attention. Mais je fais attention et je prends tous les jours mes
médicaments. Non tu ne fais pas assez attention et j’ai peur. Tu cours à
droite à gauche, tu prends trop d’avions et tu sais bien que le décalage est
mauvais pour toi. Tu ferais mieux de rester tranquille. Et puis de moins t’en
faire. Tu t’en fais trop. Mais non. Mais si, je le vois bien. Toi aussi tu t’en
fais. Oui, parfois mais pas comme toi. Toi quand tu t’en fais cela devient
vite grave et dangereux pour toi. Et je ne suis pas souvent là et puis quand
je te dis quelque chose tu n’écoutes pas. Tu dis c’est rien, ça va passer. Ça
passe, c’est vrai. Jusqu’à maintenant c’est toujours passé. Mais qui sait.
Je me suis intéressée à ta maladie et souvent des gens se jettent par la
fenêtre à cause de cette maladie. Pas moi. Non, jusqu’à présent. Mais tu es
trop souvent malade, je n’en peux plus.
Moi non plus mais je sais que ça passe et je me dis ça tous les jours.
C’est comme ça. Je l’ai et je n’y peux rien.
Mais ça ne devrait pas être comme ça.
Mais ce n’est pas de ma faute.
Non pas vraiment mais tu ne te protèges pas assez. Regarde-toi
maintenant avec ton œil au beurre noir. Tu ne la verras plus j’espère. Je ne
comprends pas comment tu en es arrivée là.
Moi non plus.
Je t’avais dit que je ne l’aimais pas. Mon beau-frère dit laisse-la
tranquille, c’est ta sœur. Justement, dit ma sœur.

Tu ne l’aimais pas je sais, mais elle voulait m’aider à sortir de ma maladie


et elle a même dit un jour, je t’ai fait une maison, mais je ne l’avais pas
remarqué. Et puis elle était née avant terme et sa mère est morte quand elle
était petite. Et alors  ? Alors je ne sais pas. On s’est beaucoup parlé. Oui, tu
parles à n’importe qui, après on te frappe.
Mais c’est la première fois. On ne m’a jamais frappée avant.
Oui mais on t’a fait du mal. Qui ça  ? Ces filles, elles t’ont fait du mal.
Mais non. Pas toutes. Pas toutes mais souvent, elle dit.
Non pas si souvent. Pourquoi tu dis ça ?

J’ai raconté à ma sœur que j’avais dit tu me tapes sur les nerfs. Elle a dit,
c’est pas une raison pour frapper et puis regarde-toi, il faut te faire couper
les cheveux, ils n’ont plus de forme, plus du tout. Ici, il y a de bons
coiffeurs.
Ma mère avait entendu. Elle avait dit vas-y. Ça te changera les idées.
Non, j’ai dit à ma sœur sans que ma mère puisse entendre. On verra
encore plus mon œil au beurre noir avec des cheveux coupés.
Je vais t’acheter de très grandes lunettes de soleil pour cacher mais ton
nez de travers on ne peut pas le cacher. Elle a dû taper très fort. Mais non.
Et puis j’ai mis mes poings devant mon visage et je me suis dit je vais
frapper aussi. Toi frapper, ça m’étonnerait.
Elle m’avait peut-être frappée fort mais je n’avais rien senti.
Ce jour-là, je n’avais vu que sa rage. Maintenant je sens aussi sa
douleur.

Elle m’avait envoyée acheter des cigarettes. J’avais mon portable avec moi
et derrière son dos j’ai appelé H. mon meilleur ami. Oui il a dit, j’arrive.
Quand je suis revenue je lui ai jeté les cigarettes au visage, j’avais vu ça
dans des films. Alors je l’ai fait. Mais c’était faux. Elle le savait et n’a rien
dit.
H. est arrivé très vite. Il était blême. C. était blême. J’étais blême.
H. a dit quelques mots à C. d’une voix très douce. Je ne sais plus quoi.
Il a pris ma valise et on est sortis. Elle pas. Ni la chienne.

Quelques jours après C. est rentrée avec sa chienne à Londres. Dans la


troisième zone dans un grenier, ça je l’ai appris après.
Quelqu’un l’avait accueillie là. Elle avait laissé des caisses dans
l’appartement de Harlem. Dans ces caisses il y avait toutes ses affaires, sauf
celles qu’elle avait laissées à Paris pour une autre fois. Il fallait que je m’en
occupe. Il fallait que je les renvoie en Angleterre. Elle m’avait envoyé un
mail avec l’adresse. Je n’avais jamais entendu parler de cet endroit.

Dans la maison louée par ma sœur on a passé le jour de l’An. On buvait du


champagne. Il y avait une piscine mais ma mère la regardait de loin.
Elle se sentait trop faible et il y avait encore l’infirmière. Elle m’a
demandé comment c’était New York. Bien, j’ai dit.
Ça doit être bien et je suis contente que tu donnes des cours dans une
université, toi qui n’as jamais fait d’études. Tu n’es pas contente ? Je ne sais
pas. Tu vas continuer quand même ?
Je ne sais pas. Tu ne sais pas ? Tu ne sais pas. Tu ne sais rien.
Et tes élèves, et ton appartement, comment il est ? Bien.
Avec un long couloir. Tu aimes les longs couloirs, tu les mets toujours dans
tes films. Oui et au bout du couloir deux chambres, l’une plus petite que
l’autre. Du côté gauche deux portes, l’une donnant sur la cuisine, l’autre sur
la salle de bain peinte en bleu clair avec une fenêtre.
Dans la cuisine, il y a tout.
Un frigidaire.
Une cuisinière à gaz avec un four.
Un four à micro-ondes.
Un grand évier. Une machine à laver la vaisselle.
Une machine à laver le linge.
De l’autre côté du couloir deux autres entrées sans portes.
En face de la cuisine une salle à manger.
Avec une table noire. Six chaises noires. Un buffet noir.
Ma mère a dit c’est bien d’avoir une machine à laver le linge et un four
à micro-ondes. Oui. C’est bien. Mais pourquoi tous les meubles sont noirs ?
Et tu as une femme de ménage au moins ? De temps en temps, mais elle
parle espagnol. Il faut que tu aies une femme de ménage au moins une fois
par semaine. Surtout toi. Oui.

Au début j’étais dans un état second, ou premier peut-être. J’étais prête à


tout, à donner et même à recevoir. Après elle a continué à donner mais je ne
le voyais plus sauf par intermittence.
Moi je ne voulais plus rien donner, à peine un moche canapé, le moins
cher dans la rue. Stingy, avare, elle m’a écrit des mois après. Oui et non.
Oui sans doute, ma seule défense.
Je me dis ça maintenant. Je me trouve des excuses.
Mais je faisais la guerre, la guerre sournoise, la guerre froide. J’aurais
pas dû.

Même maintenant je n’arrive pas à imaginer ce que j’aurais dû ou pu. Si


c’était à recommencer je ferais sans doute pareil mais autrement.

Le canapé dans la rue j’étais passée plusieurs fois devant. Il était là posé sur
le trottoir devant la vitrine. Je l’ai même essayé. Il me plaisait, il me plaisait
de plus en plus chaque fois que je passais devant.
J’ai fini par dire viens voir ce canapé. J’ai dit le magasin est affreux
avec des meubles affreux mais ce canapé a quelque chose, je ne sais quoi
mais il n’est pas mal, tu ne trouves pas.
Ses petits yeux bruns allaient dans tous les sens, ils ont fini par se poser
sur ce canapé. Oui, elle trouvait aussi qu’il n’était pas mal après tout.
On l’a acheté.
Il a été livré.
On l’a placé dans la pièce vide.
On était contentes.
On l’aimait à deux ce canapé.
Puis elle a commandé un tas de choses.
On l’a entouré de ce tas de choses pour qu’il se voie moins sans doute.

Au supermarché, là où on l’avait prise pour ma fille, on n’a pas trouvé de


sucre en morceaux. Et moi je ne pouvais boire mon café qu’avec un sucre
en morceau. Je le mettais entre mes dents et puis buvais le café comme ça.
Je crois que mes trois tantes devaient faire comme ça aussi dans leur temps.

Un jour on a sonné, c’était un jour où j’entendais.


Je me suis levée, je suis allée ouvrir.
Il y avait un coursier avec un petit paquet.
Je l’ai ouvert avec une sorte de faux enthousiasme.
C’était du sucre en morceaux.

Il y en avait encore quand je suis revenue et qu’elle n’était déjà plus là et


j’étais bien contente. J’aime boire le café avec un sucre en morceau sur la
langue ou entre les dents.
C’est comme ça que je bois le café. Je n’aime pas mettre du sucre dans
le café.
Il y avait aussi des noix enrobées de chocolat, de la poudre pour faire du
chocolat chaud, elle aimait tout ce qui était sucré.
Et aujourd’hui à Paris j’ai vu les desserts Danone au riz au lait et les
fromages grecs. J’ai failli en acheter.
Tout ça je lui achetais avant et aussi les flans au caramel, on se les
passait de bouche en bouche.

Au début c’était un cataclysme avec de la brûlure et de l’exaltation.


Des mots, toujours les mêmes sans cesse répétés, j’ai fait connaissance
avec les mots d’amour d’une langue ancienne.
J’ai tant parlé. J’aurais pas dû.
Oui, je revivais.
J’arrêtais de voir ma mère mourir.
J’arrêtais de ne pas vivre.
Il y avait de la vie en moi.
Toute une vie.
Une pleine vie.
Ma mère soupire. C’est le matin que je vais mal, le plus mal. Après je me
dérouille un peu, tu ne trouves pas  ? Elle tient ses yeux fermés pendant le
petit déjeuner tropical. Les ouvre quand je parle. Dès que j’arrête elle les
referme. Dis quelque chose. Tu as bien quelque chose à dire.
Mais quoi ? Ce que tu veux, ce que tu fais, dis. N’importe quoi.
Oui. Je vais essayer. Mais rien absolument rien ne passe par ma tête.
Qu’est-ce que tu veux que je te dise. Tout m’intéresse.
Parle-moi de ton école à New York. Ah, non, surtout pas. Il n’y a rien à
dire. J’enseigne trois heures par semaine, c’est tout. J’ai quatorze élèves,
c’est tout.
Ils viennent de tous les pays du monde. C’est tout.
Je cherchais longtemps quelque chose à dire sur cette année écoulée et
qui avait été horrible. Enfin presque tout le temps. Avec des cris, des
silences qui n’en finissaient pas, des coups, des insomnies, des diarrhées,
des souris, des exterminateurs, des chutes, des pieds tordus, des genoux
blessés, des sueurs froides, des sueurs chaudes. Je n’allais quand même pas
raconter tout ça. Ni le reste.
Le café au lit. Les pâtes au lit. Le thé à la camomille. Les baisers à peine
échangés. Même pas le froid ni le chaud ni ce drôle de climat. Ni le matin
avec la chienne. D’ailleurs ma mère n’aimait que les petits chiens, elle
n’aurait pas aimé la chienne de C. Elle n’aurait pas eu pitié d’elle quand il
faisait froid et il faisait froid à New York et la chienne aboyait.

Oui il faisait froid le matin le long de FDR drive et le long de la rivière.


Le vent soufflait à des centaines de kilomètres heure, peut-être moins
mais très fort.
La chienne tremblait. Nous aussi.
Elle aboyait quand elle voyait un autre chien. Pourquoi.
La peur sans doute. Rien à faire pour l’arrêter.

Le soir souvent on n’allait même pas jusqu’à la rivière. On allait sur le


terre-plein qui divise Broadway, c’était moins loin. Mais les voitures
passaient des deux côtés et il y avait des pauvres gens assis là pour des
heures. On faisait les cent pas avec elle jusqu’à ce qu’enfin elle s’assoie
avec dignité et laisse échapper un filet. Alors vite, on remontait.
Parfois c’était long, il lui fallait un temps fou. On avait envie de la
presser mais elle gardait son rythme, elle s’asseyait quand c’était le
moment, son moment. Il lui fallait beaucoup d’allers-retours sur cette petite
bande de terre, avec des bancs et les pauvres gens assis là.
Parfois il n’y avait rien à faire elle ne voulait pas s’asseoir.
C’est ton moment on lui disait, après on ne redescendra plus, mais elle
s’en foutait.
Et si au loin elle apercevait quelqu’un, un chien, elle aboyait. Arrête.
Mais elle aboyait. Parfois cela m’ennuyait, parfois je laissais faire. Je me
disais elle a besoin d’aboyer.

Surtout depuis qu’on la muselait chaque fois qu’on quittait l’appartement.


Et c’était un crève-cœur que de la museler. Mais le voisin asiatique ne
laissait rien passer. Il devait être sur les nerfs avec son nouveau-né et sa
femme déprimée. Au bout de quelques semaines je l’ai vu dans la rue et je
lui ai demandé si tout allait bien maintenant. Oui, il n’entendait plus le
chien mais il y avait eu de l’eau dans le plafond de sa salle de bain, j’avais
dû oublier et laisser l’eau du bain déborder. Je lui ai dit que non. Mais
c’était vrai.

Au bout de quelques semaines on a décidé de ne plus la museler, on s’est dit


elle a dû s’habituer à son nouvel environnement. Alors on quittait
l’appartement, refermait la porte et nous écoutions pendant un long
moment. Mais rien. Elle faisait quelques pas, puis devait aller s’étendre sur
le lit. On était soulagées. Déjà un problème de réglé.

Heureusement pour elle on ne sortait pas beaucoup et pas longtemps. On


allait jusqu’au supermarché ou au restaurant mexicain du coin où il n’y
avait que nous et une énorme télé qui faisait un bruit fou et nous pouvions
parler de ça, de ce bruit qui était insupportable. J’ai même essayé de parler
à la serveuse qui ne parlait pas un mot d’anglais.
Alors j’ai bouché mes oreilles pour lui expliquer, j’ai tourné deux doigts
pour lui indiquer de baisser le son, elle baissait un peu, trop peu. Parfois il y
avait un homme fatigué qui buvait des bières au comptoir, il avait sans
doute besoin du bruit. Sans doute cela lui plaisait. Puis du jour au
lendemain le restaurant a fermé.

C’est dommage. J’aimais ce restaurant, c’était le restaurant du coin. J’ai


toujours aimé le restaurant du coin, à Paris, à Bruxelles, à Harlem, toujours.
À Mexico il n’y avait pas de restaurant du coin ni de marchand de
cigarettes ou de journaux. Tout était loin. Il fallait aller en voiture et je n’ai
jamais réussi à conduire. Je disais à C. tu vas apprendre et on roulera dans
toute l’Amérique. Elle était d’accord mais elle n’a jamais appris.

À côté du restaurant du coin il y avait un infâme bouiboui où j’achetais les


cigarettes, je marchandais le prix, quelqu’un m’avait dit qu’il fallait le faire
alors je le faisais et le prix baissait de plus en plus.
Les cigarettes étaient cachées quelque part et le patron envoyait son
neveu les chercher. Il criait Elias. Yellow c’était le nom de mes cigarettes.
Le patron faisait mille mimiques pour nous faire comprendre que ces
cigarettes n’étaient pas disons, selon la loi, elles étaient hors la loi. Je me
demande bien où il pouvait les trouver mais ça restait un mystère.
Bien sûr dans ce bouiboui la chienne ne pouvait pas entrer alors je la
laissais devant le magasin avec sa laisse qui tirait mon bras. Après j’ai vu
un chien dans le bouiboui alors j’ai laissé entrer la chienne aussi et le patron
qui avait accroché des sourates à gauche sur une plaque de bois ne disait
rien. Pourtant je savais que pour les gens à sourates la chienne était impure.

Non, il n’y avait rien à dire à une mère.


Je cherchais mais je ne trouvais pas. Alors j’ai dit je n’aime plus New
York même avec son ciel bleu l’hiver. Tu n’aimes plus New York, mais tu
as toujours adoré New York. Plus maintenant, New York a changé ou moi.
Peut-être que je ne suis plus faite pour New York. Ma mère dit moi je n’y ai
été qu’une fois, on est arrivés là en voiture du Canada. Avec papa et ton
oncle et ta tante.
Quand on est passés par Harlem ton oncle a fermé les vitres. Il a dit
c’est très dangereux pour les Blancs. Et toi maintenant tu es là. Ce n’est
plus comme avant maman, ce n’est plus dangereux du tout. Et quand
j’arrive avec mes bagages il y a toujours quelqu’un de l’immeuble qui
m’aide et parfois il ou elle dit, c’est pour Dieu que je le fais. Je souris et je
dis, en attendant vous le faites pour moi aussi.
Ils sont si croyants que ça  ? Je ne sais pas mais j’ai l’impression que
dans mon immeuble ils le sont.

Moi je ne suis pas vraiment croyante mais un peu quand même. Je sens
qu’il y a quelque chose là-haut dans le ciel mais je ne sais pas quoi. Parfois
je me demande. Et toi ? Moi non. J’aimerais bien pourtant être croyante.
Peut-être que je me sentirais en paix.
Oui, mon père se sentait en paix, il était terriblement croyant. Il était
magnifique et très doux, sans doute à cause de sa croyance, mais il a quand
même disparu avec les autres.
C’est tellement dommage et surtout triste. J’aurais aimé que tu les
connaisses tous les deux. Ils étaient très différents mais ils s’entendaient
quand même, ça avait été un mariage arrangé mais ils s’entendaient, on ne
pouvait pas mieux s’entendre. Enfin, ils ont eu au moins ça, ces années
d’entente avant de disparaître.
Lui avait une voix magnifique et elle des mains de fée et tu aurais dû
voir comme elle peignait. Au fond tous les deux étaient des artistes et tu as
de qui tenir.

Après, je suis rentrée un petit temps à Paris et à Bruxelles. Avec mon œil au
beurre noir et mes lunettes de soleil.
Sans fond de teint parce que je le mettais de travers.
J’ai bien vu qu’on me regardait à la frontière.
Alors j’ai caché mon nez avec un doigt.

Je suis rentrée chez moi, dans mon appartement, avec dans le salon, le tapis,
le faux tapis d’Orient que j’avais acheté au marchand comme si c’était un
vrai tapis d’Orient et je l’avais payé très cher pour un faux tapis d’Orient
mais ça m’était égal, je voulais ce tapis et puis c’est tout.
Et je suis toujours contente d’avoir acheté ce tapis et d’ailleurs il est
beau même faux. Je le regarde et je me dis j’aime ce tapis. C’est très rare
que je m’achète quelque chose alors pour une fois que ça m’arrive je suis
contente, même faux.

Je me sentais seule à Paris. Personne n’écoutait, ne me scrutait.


Je me sentais seule mais bien.
Personne ne me demandait pourquoi tu ne dors pas.
Personne n’écoutait mes conversations téléphoniques.
Personne ne me scrutait ni même me regardait.

Je me disais quand même il faut que je me souvienne que parfois on a été


heureuses. Et que ça compte.
Et que parfois la lumière passait à travers les murs.
Je me demande comment, mais elle passait et ça faisait du bien.

Je lui ai dit trois fois je suis heureuse avec toi. Une fois dans une petite
chambre au rez-de-chaussée dans une île en Grèce. L’autre fois je ne sais
plus mais je sais que c’est arrivé et la troisième fois sur la terrasse du
restaurant mexicain à Harlem où on a bu toutes les deux des cocktails.
Après j’ai été malade mais cela ne faisait rien. C’était le jour où elle était
arrivée, à peu près. Il faisait chaud. On nous laissait fumer sur cette terrasse,
personne ne regardait, personne ne nous faisait des remarques, oui on était
bien.

Après cela n’a plus été comme ça et je suis allée acheter les plus vilains
meubles de Broadway et ce n’était pas un hasard.
Je t’ai fait une maison, un jour elle a dit et c’était vrai et je ne l’avais
même pas remarqué.
Oui, tous ces coursiers qui sonnaient sans arrêt amenaient des choses
pour me faire une maison et quand on sonnait je disais, encore.

Elle saignait. Je ne savais pas. Je ne voyais rien. Plus même son beau visage
sombre et tragique maintenant. Plus même ses yeux dont la pupille devenait
invisible. Plus rien. Je ne me tournais même plus vers elle. Non, même pas
ça.
 

Je suis allée à Bruxelles pour du travail et je suis restée dans le grand


appartement vide de ma mère.
Personne ne gémissait. Personne n’était à l’hôpital. Personne ne faisait
de liste. Il n’y avait pas d’aide familiale. Il n’y avait que moi et je regardais
la télévision. Il faisait très froid mais les enfants du rez-de-chaussée
jouaient quand même dans le jardin.

Je me suis dit il ne faut pas que je fasse du désordre. Un jour elle reviendra.
Elle verra tout de suite le désordre.
Je n’en ai pas mis et en partant j’ai bien fermé la porte à clé.
Il fallait tourner la clé quatre fois dans la serrure et je l’ai fait.
Avant c’était pas comme ça, une fois suffisait mais après le vol où tous
les bijoux que mon père avait offerts à ma mère avaient disparu, on a dû
mettre des portes blindées. Et il fallait tourner quatre fois la clé dans la
serrure pour que l’assurance veuille bien rembourser s’il arrivait encore
quelque chose.
Tout le monde disait Bruxelles n’est plus comme avant, il y a des meurtres,
des vols, des gens attaqués dans la rue, alors il faut une porte blindée. J’ai
tout fait comme il fallait et je n’ai fait de mal à personne. Même en
cherchant bien je ne vois pas quel mal j’aurais pu faire. De toute façon
j’étais toute seule et j’avais déjà fait assez de mal. Ça suffisait comme ça et
c’était pour toujours.
À Harlem, il m’arrivait souvent de ne pas fermer la porte à clé et rien
n’est jamais arrivé.

Puis j’ai pris l’avion une fois de plus. Mon œil était moins noir et mon nez
plus droit.

Quand je suis revenue à Harlem exténuée avec trop de bagages ayant laissé
tomber quelque part dans la rue les clés de ma mère, on m’avait dit surtout
ne les perds pas, j’avais répondu c’est quand on me dit ne les perds pas que
je les perds et voilà, elles étaient perdues. Quand je suis rentrée laissant
tomber mes bagages dans le couloir encore allumé, j’ai vu d’abord le tas de
caisses et le sac de C. qu’on allait bientôt venir chercher et puis je suis
entrée dans la cuisine et là une petite lumière rouge était allumée dans la
boîte à attrape-souris. On avait déjà fait tant de choses contre ces souris. Un
homme était même venu avec un rouleau de fil métallique orange. Il nous
avait dit simplement elles vont le dévorer et mourir. J’avais eu un haut-le-
cœur, était-ce vraiment comme ça qu’il fallait faire. Lui était habitué, cela
ne lui faisait plus rien, on avait même bouché quelques trous et il y en avait
encore.

Je me suis dit bon on verra demain, et le lendemain j’ai pris la boîte et j’ai
glissé la souris morte et desséchée dans un sac en plastique et suis allée la
jeter.
Les caisses je vais m’en occuper demain.
Et le lendemain les caisses sont parties.
Il n’y en avait pas tant que ça mais ça faisait vide sans caisses.
Je me suis dit c’est mieux le vide.
Même s’il n’y en avait pas tant elles avaient une présence très forte.
J’aime ce silence, moi qui avais tant parlé au début. J’aime ce silence et
personne n’est là pour me le reprocher.

Au début je parlais. Un flot incessant de paroles.


Je disais tout et rien et vite, je devais raconter toutes ces années qui nous
séparaient. Je n’aurais sans doute pas dû. Mais ça je me le suis dit plus tard,
bien plus tard, quand tout se désagrégeait à cause de toutes ces années et de
tous ces anciens liens, de toutes ces anciennes histoires qui ne finiraient
jamais.

Je parlais vite. Elle ne disait rien. Elle écoutait avec une attention terrible.
Personne ne m’avait jamais écoutée comme ça.

Plus tard, bien plus tard, j’ai appris, je l’ai écoutée me raconter qu’elle était
née avant terme, enfin trop petite avec ses deux kilos juste après sa sœur
jumelle. On l’avait mise en couveuse et son père avait remarqué ses petits
yeux bruns qui allaient partout, qui regardaient partout, des yeux qui
promettaient. Le père l’aimait déjà, il n’a jamais cessé de l’aimer, la mère a
cessé quand tout a cessé.
Ils avaient trois petites filles. Le père et la mère ont tout fait pour leurs
trois petites filles je crois. Surtout la mère qui voulait une autre vie que la
sienne pour ses filles. Alors ses filles devaient étudier et plus, toujours plus.
Elle était sévère et respectée il me semble. Je ne l’ai pas connue ni le père
d’ailleurs ni les sœurs. Je crois que j’ai vu la belle-mère sur Skype, oui j’en
suis sûre, une belle-mère de mon âge pleine de vitalité. C’est tout ce dont je
me souviens de cette belle-mère-là. L’autre belle-mère, c’était celle de ma
sœur et je me souviens très bien d’elle. Elle est morte trop jeune aussi
comme la mère de C. Mais la mère de C. est morte bien plus jeune encore.
Si jeune qu’elle n’a pas vu grandir ses trois petites filles dans lesquelles elle
avait mis tant d’espoir et surtout d’avoir une autre vie que la sienne, elle n’a
pas vu ce qu’elles sont devenues après sa mort. Elle n’a pas su si elles
avaient souffert ni comment après elles s’étaient débrouillées, bien ou mal.
Elle n’a jamais su que C. avait fait une thèse et qu’elle écrivait et qu’elle
jouait aussi du saxophone. Sa mère était morte pour toujours et ce n’est pas
juste bien sûr de mourir si jeune parce qu’on est une femme d’une maladie
de femme. Ni pour aucune autre raison. Mais il n’y a rien à faire, elle est
morte. Bien sûr on meurt un peu tous les jours mais quand même, la mort
définitive avec aucun jour qui reste à mourir un peu quand on est si jeune,
ce n’est pas juste. Surtout quand on a un mari et trois petites filles mais
même si on ne les avait pas ce ne serait pas juste, surtout quand on ne l’a
pas décidé et même quand on l’a décidé, c’est que la vie où l’on meurt un
peu tous les jours était invivable et c’est terrible, comme pour le frère de L.
que j’ai tant aimé. C’était comme mon petit frère même s’il faisait presque
deux mètres de long.
Pour lui la vie était devenue invivable. Pourtant il avait tout pour lui et
deux sœurs. Et il écrivait, jusqu’à la fin il a écrit. Quand il a commencé à
écrire il m’a fait lire et j’ai dit tu es écrivain. Un vrai. Mais il a écrit et
réécrit un beau livre. Après c’était fini.
Il vivait un enfer et ne pouvait plus attendre. Mais je n’ai pas envie de
parler de ça. C’est arrivé il y a longtemps mais c’est comme si c’était hier et
nous avons eu de bons moments. On prenait des cocktails sur les terrasses
de café. On parlait de tout et du film qu’on venait de voir ensemble.

Cette mort-là a été terrible pour tout le monde qui le connaissait, et mon
père qui vivait encore a dit à sa sœur qu’il est bien maintenant, il est
tranquille, c’est toi et ta sœur et tes parents et tous les gens qui l’aiment qui
vont souffrir, et c’était vrai mais cela n’a pas vraiment été une consolation.
Et à l’enterrement il y avait beaucoup de jeunes et c’était terrible tous ces
jeunes parce que cela rappelait que lui aussi était jeune, et même si il y avait
du soleil ce jour-là c’était encore pire. Un soleil jeune pas de saison, comme
cette mort-là.
 
L. est tombée à l’aéroport quand elle a appris qu’il n’y avait plus rien à faire
pour son frère et qu’il était bien mort. C’est sa sœur qui d’un signe de tête
qui faisait non l’a fait tomber. Elle a compris par ce signe qu’il n’y avait
plus rien à faire. Un ami était là avec nous, un ami que je ne vois plus
malheureusement, malheureusement parce que cet ami je l’aime toujours
mais lui pas sans doute, sinon on se verrait encore.
C’est lui qui nous a conduites à l’aéroport Charles-de-Gaulle et moi plus
tard à Bruxelles, à la mort de mon père. À ce moment-là il était encore mon
ami, un ami que j’appelais intérieurement mon frère, mon grand frère parce
qu’on avait tant de choses en commun.
On les a toujours mais il ne veut plus ou ne peut plus être mon ami, en
tout cas il ne peut plus être proche et cela me fait mal au cœur quand j’y
pense, heureusement je n’y pense pas souvent sinon j’aurais tout le temps
mal au cœur et j’ai déjà assez souvent mal au cœur comme ça et j’en ai
assez parfois d’avoir si souvent mal au cœur alors j’évite de penser à plein
de choses mais cela ne sert à rien parce que j’ai quand même mal au cœur
alors je me couche et je dors, je dors énormément dans ma vie.
Je dors presque tout le temps par moments mais ce n’est pas grave parce
que j’aime beaucoup mon lit, surtout celui de Paris et aussi celui de
Bruxelles, celui de New York un peu moins parce qu’il est trop mou et qu’il
me donne mal au dos, mais heureusement maintenant un de mes élèves m’a
fait couper une planche en bois aux mesures de mon matelas parce qu’après
le départ de C. j’ai passé tant de temps dans le lit et j’avais tellement mal au
dos qu’un jour j’ai enlevé le cadre du lit et j’ai posé le matelas sur le sol,
après j’avais moins mal au dos mais le matelas était si près du sol que se
lever me devenait pénible pour une raison que je comprends sans
comprendre et le cadre du lit m’empêchait de passer autour du matelas,
enfin je pouvais passer mais je devais faire très attention parce que je me
cognais tout le temps aux pieds du cadre et je me faisais mal. Un jour M. est
venue, M. je l’avais retrouvée, enfin. Et on a retrouvé notre intimité. C’est
comme si on ne s’était jamais quittées.
Elle a posé le cadre du lit de l’autre côté alors je ne me cognais plus et je
me suis demandé pourquoi je n’y avais pas pensé moi-même et je me suis
dit bien sûr c’est le genre de choses auxquelles je ne pense pas parce que je
n’ai pas l’esprit pratique, sauf parfois.
Il m’est même arrivé un jour quand j’étais dans une chambre d’hôtel
sinistre au bord de la mer en France avec une amie et que toutes les deux on
n’arrivait pas à dormir parce que la chasse n’arrêtait pas de couler, il m’est
arrivé d’aller ouvrir le dessus du cabinet de toilette. J’ai mis une serviette
éponge quelque part à l’intérieur et Dieu merci on a pu dormir après, et mon
amie n’en revenait pas et elle se souvenait toujours de ça et de combien
j’avais eu l’esprit pratique pour une fois. Et quand on avait envie de rire on
se re-racontait cette histoire-là, et on riait et on disait oui quel esprit
pratique. Maintenant on ne rit plus ensemble parce qu’on est fâchées l’une
sur l’autre et c’est comme ça. On aurait pu se fâcher depuis très longtemps
surtout moi sur elle, enfin c’est ce que je pense elle doit certainement
penser le contraire mais ce n’est plus mon problème maintenant de me
mettre à sa place et de penser à ce qu’elle pourrait penser parce que
maintenant on est fâchées et c’est pour toujours je pense, en tout cas pour le
moment et bizarrement alors que tant de choses me font mal au cœur pas
celle-là, c’est que je devais vraiment être fâchée et maintenant qu’on ne se
voit plus parce qu’on est fâchées je ne suis plus fâchée, mais ça uniquement
parce qu’on ne se voit plus et qu’elle ne me donne plus de nouvelles raisons
d’être fâchée. Je l’ai tant aimée et je ne l’aime plus, je l’ai tant aimée, elle
m’a sans doute aimée aussi mais dès qu’il y avait quelqu’un d’autre de
possible, dès qu’il y avait un homme je veux dire l’amour qu’elle me portait
ne comptait plus et je comprenais alors je souffrais en silence mais je
comprenais si bien que je ne voulais pas montrer que je souffrais alors je
souriais tellement que j’avais mal aux joues. Je faisais comme si tout allait
bien et elle aussi. Mais plus rien n’allait bien pour moi en tout cas, alors je
partais quelque part ou bien je faisais un tas de choses, comme un film ou
autre chose qui m’absorbait et je ne souffrais plus de rien. J’étais tellement
absorbée que j’en devenais heureuse et ça c’est vraiment agréable et c’est
pas souvent mais quand ça arrive j’ai l’impression de voler, de ne plus avoir
les pieds sur terre et tout d’un coup c’est facile d’aller au supermarché.
Mais ce qui était le pire avec mon amie avec qui je suis fâchée c’était
que dès que l’homme n’était plus là pour une raison ou une autre elle
revenait me voir et tout recommençait et un nouvel homme et tout le reste
et mon sourire qui faisait mal aux joues oui, tout recommençait et bien sûr
je la comprenais, je comprenais tout très bien et c’est comme cela que ça
devait être et tout recommençait et je repartais sur quelque chose et la vie
redevenait tellement agréable. Et quand la vie est agréable on ne pense pas
que chaque jour c’est mourir un peu, pas du tout. On pense juste que la vie
est agréable et que c’est une belle chose la vie et on en profite et alors on ne
dort pas tant. On en profite et on vit. On vit de tout et pour un rien on rit.

Maintenant on n’est plus fâchées. Heureusement. Je la connais depuis si


longtemps, on a fait les quatre cents coups ensemble et tant d’autres choses,
on ne peut pas rester fâchées, mais ce n’est plus vraiment la même chose.
Au fond c’est dommage, un e-mail par-ci par-là c’est tout ce qui nous reste.
C’est déjà quelque chose et peut-être qu’un jour on se reverra et ce sera
comme avant.

J’aurais dû m’en douter en lisant ses e-mails. Déjà, dès le début, avant
même que rien ne se soit passé, s’exprimait avec humour une jalousie
lumineuse. Je ne voyais que l’humour. Je me trompais.
Moi j’ai toujours caché ma jalousie quand elle me prenait.
Toujours. Et pourtant j’avais des raisons, plein de raisons d’être jalouse
et de souffrir mais dans mon temps on ne disait rien.
La plupart du temps on me quittait pour un garçon par exemple puis on
me reprenait, puis on me rejetait et j’acceptais tout avec le sourire. C’était
stupide et jusqu’à maintenant quand j’y pense je me dis j’aurais pas dû. Pas
dû faire comme ça. Mais c’était devenu une seconde nature.
Un jour j’ai même voulu me suicider mais en souriant, surtout en
n’oubliant pas de sourire comme si c’était un geste sans conséquence.
Heureusement ça l’était puisque j’ai survécu. J’ai survécu à tout jusqu’à
présent et j’ai souvent eu envie de me suicider. Mais je me disais je ne peux
pas faire ça à ma mère. Après, quand elle ne sera plus là.

Aujourd’hui on sonne, il n’est même pas neuf heures, je somnole encore un


peu à cause du décalage, après tout je viens de rentrer et j’ai eu un mal fou à
m’endormir.
C’est dimanche. Je me dis c’est peut-être C. mais non, ce ne peut pas
être elle. Ce n’est pas comme les autres fois où elle arrivait sans prévenir et
sans que je le veuille.
Je suis à peine habillée. J’ai déjà pris mon café, l’eau coule dans le bain.
Je ne répondrai pas. On sonne encore, je demande qui c’est, je n’arrive pas
à ouvrir la porte, je redemande qui c’est. Une voix de femme répond,
l’exterminateur. Je dis tout va bien. Je pense dès demain je vais être envahie
de cafards. Tant pis.

Tant pis, elle n’est plus là, c’est moi que ça dérangera et demain c’est loin.
Elle avait quitté l’appartement. Après tout ça. Tout ça, c’est des milliers
d’e-mails d’amour échangés, des projets, du rire et des larmes, de plus en
plus de larmes.
Je m’étais dit je ne l’aime plus, c’est mieux comme ça et je commençais
à avoir peur d’elle. Je lui avais dit je ne t’aime plus, elle m’avait dit ce n’est
pas possible. Je l’avais regardée. Puis je m’étais éloignée. Moi si on m’avait
dit ça je l’aurais cru. Elle pas.
On sonne encore. J’ouvre. C’était encore un cadeau qui arrivait. C’était
vraiment un cadeau en trop. J’ai mis un temps avant de l’ouvrir. Je ne sais
plus ce que c’était.

Quand j’avais demandé à ma sœur quel cadeau ce serait bien que je fasse à
ma nièce pour son mariage elle m’a dit amène de l’argent. J’en ai amené, je
croyais que c’était beaucoup mais j’ai bien compris en le donnant à ma
sœur que c’était peu. Je n’ai jamais su faire de cadeaux. Alors je me suis
sentie triste et un peu mal à l’aise.
Je n’avais jamais su faire des cadeaux et quand C. m’en faisait c’est à
peine si je les voyais ou je faisais semblant de les voir pour lui faire plaisir.
Mais au fond je ne les voyais pas.
Je me souvenais, mon père donnait toujours une enveloppe avec de
l’argent pour les mariages et c’était moins que moi. Mais c’était il y a si
longtemps que c’était peut-être plus, qui sait.

Après son départ quand je suis revenue, je me suis mise à errer dans le
quartier.
Le marchand de cigarettes me demandait où était ma fille.
La propriétaire, qu’est-ce qui est arrivé à C. ?
Le concierge, où est C., et le chien ?
Les voisins hispaniques, et C. ?

Quand je n’errais pas dans le quartier je restais couchée. Je prenais des


somnifères.
Je n’achetais pas à manger, je finissais les dernières courses, les pâtes, le
riz, au début avec de la sauce tomate et puis sans sauce.
Mon nez me faisait encore mal enfin c’est ce que je croyais.
Et je me disais c’est mieux, je ne l’aimais pas, on se faisait du mal. Mais
est-ce que je ne l’aimais pas. Est-ce que je l’aimais. Est-ce que je l’aime. Je
ne savais pas. Je pensais à elle en tout cas. Surtout par hasard quand je
tombais sur quelque chose qu’elle avait acheté ou quand je buvais du café
dans un de ses bols.
Oui, et encore maintenant des mois après je suis encore au milieu des
quelques affaires qu’elle avait oublié de mettre dans les caisses. Un T-shirt
bleu clair. Un rose et ses baskets.
Ses pantalons je les ai portés puis vite je les ai lavés, il ne s’agissait pas
qu’en plus de tout je lui abîme ses pantalons. Ils doivent lui manquer.
Un jour, je me souviens, j’ai téléphoné de New York à Bruxelles chez
ma mère qui venait de rentrer après tous ces mois au Mexique, elle m’a dit
dans un éclat de vie, je revis, je revis. Elle criait presque.
Moi aussi je me suis sentie mieux, je croyais m’être tellement bien
préparée à sa mort, préparée à ne rien sentir et quand elle m’a dit ça la
lourdeur qui pesait sur mes épaules, dans mon ventre, la lourdeur a disparu.
Je me suis dit vraiment je me raconte des histoires.
Vraiment je n’étais pas prête du tout.

Quand je suis rentrée à Paris il y avait encore un tas de choses que C. avait
laissées. Il fallait que je les lui renvoie. Je lui ai envoyé un e-mail que j’étais
à Paris, que j’allais m’organiser pour lui renvoyer ce qui restait d’elle chez
moi. Il y avait pas mal de choses.
Je me demandais si elle les voulait toutes. Enfin ça n’a pas
d’importance, je vais tout emballer.
Elle m’a écrit je les veux toutes. Je les ai laissées là pour les amener
petit à petit à New York et pour ne pas trop dépenser à la fois. J’ai aussi
laissé certains de mes livres de musique dans ta chambre. Ils sont sur le
bord des fenêtres tout à fait à droite si je me souviens bien. Tant mieux je
me dis, j’aurais davantage d’air dans l’appartement. Et puis je ne veux plus
rien dans ma vie ni à Paris ni à Harlem qui me fasse penser à elle. Sans tout
ce qui traîne encore je ne penserai plus jamais à elle et j’irai très bien.
Le peignoir bleu clair je ne sais plus s’il est à elle. Peut-être.
Il ne doit pas être à moi. Alors il est peut-être à elle. Je me sens bien
dedans après le bain. Il me va. Je l’aime. Mais s’il est à elle je le lui rendrai.
Je rendrai tout. Je plierai tout. Tout parfaitement. Elle sentira que toutes ses
affaires ont été rangées et pliées avec soin et même avec un certain amour.
Plus le même heureusement.

Quand je lui aurai renvoyé toutes ses affaires je n’aurai plus aucune raison
de lui écrire. Ce sera fini. Et c’était écrire que j’aimais.
Cela avait commencé bizarrement et très vite c’est devenu un grand
amour mais seulement dans ce bizarrement, pas dans la vie je crois et puis
elle et moi aussi, on a détruit. On n’a fait que ça.

Je faisais des caisses, je les descendais du premier au garage pour que ce


soir plus pratique. Une amie allait tout lui apporter. Elle en profiterait pour
faire un petit voyage à Londres. Elle aime Londres. Moi pas. Surtout pas
ces rues où tout est pareil. Surtout pas ces rez-de-chaussée sombres qui
donnent sur des jardins affreux où les chiens vont pisser le matin, en tout
cas la chienne de C., c’est ce qu’elle faisait et pas que, sans doute. Mais je
ne veux pas le savoir. Maintenant elle est dans un grenier dans la troisième
zone alors il faut la descendre.
Mon amie qui aime Londres partira avec les caisses nomades de C. Tout
ce qui reste des biens de C. Elle n’a pas grand-chose. Des livres, ceux qui
lui avaient servi pour écrire sa thèse, des DVD, des T-shirts, un maillot de
bain, celui qu’elle portait l’été où on a été en Grèce et plusieurs paires de
baskets. Je ne peux une fois de plus m’empêcher de penser à ses chevilles
dans ses baskets. Pour le reste je m’abstiens. Sauf un livre, il s’appelle Le
Don, il me donne des frissons. Je me dis, je n’ai pas été capable de donner.
Et puis je me rappelle tout le reste. Et que donner, c’était se rendre.

Quand mon amie a été à Londres, elle n’a pas vu C. Seulement l’amie qui
l’accueillait. Elle a eu l’impression que C. se cachait quelque part en haut
dans le grenier.

Un jour j’ai reçu un e-mail. Elle appelait au secours. Elle était sans papiers,
sans argent, sans rien, on lui avait tout volé.
J’ai envoyé de l’argent.
Puis j’ai eu un autre e-mail qui disait qu’elle avait été hackée.
Quand elle a su que je lui avais envoyé l’argent elle m’a écrit quelque
chose qui finissait par kiss you. Je t’embrasse.
J’ai longuement réfléchi, je me suis dit je ne vais pas répondre par kiss
you sinon tout pourrait recommencer. J’ai dit take care. Prends soin de toi
ou quelque chose comme ça.
Elle n’était pas contente. Je ne sais plus dans quelle circonstance elle a
aussi écrit, tu seras toujours spéciale pour moi. Je lui ai répondu ne me fais
pas pleurer. J’ai aussi beaucoup pleuré, elle m’a dit.

Non, je ne vais pas répondre. Je ne répondrai pas. Je ne répondrai plus.

Oui, à mardi. Je dis ça à ma mère qui cette fois entend très bien.
Tu restes quelques jours ?
Oui jusqu’à vendredi ou samedi matin.
Je me suis réveillée trop tard.
J’ai raté mon train.
Je me retrouve enfin seule.

Puis je sens que j’ai besoin d’être là chez moi et seule. Cela fait longtemps.
Je n’ai plus envie de partir.
Je troque avec ma mère ces quatre jours contre une semaine entière la
semaine d’après. Elle me dit tu es fatiguée. Oui, je suis fatiguée.
Et la fatigue excuse tout.
Et puis je viens à peine d’arriver. D’arriver chez moi. J’ai un tas de
choses à faire. Moi aussi j’ai des choses à faire. Il y a des papiers et des
lettres et des paiements. Je comprends, moi aussi j’en ai, je ne peux pas le
supporter. Mais notre cousine t’aide, non ?
Elle m’aide heureusement mais je ne peux quand même pas le supporter.
Cela me fait peur. J’ai peur de ce genre de choses. Tout ce qui est
administratif me fait peur. Je pense moi aussi, mais je dis que veux-tu qu’il
t’arrive ? Tout est payé par la banque.
Mais l’hôpital au Mexique a coûté horriblement cher et j’ai droit à un
remboursement mais il faut répondre à un tas de questions, et je dis encore,
mais notre cousine t’aide. Oui, elle m’aide mais il faut quand même que je
reste près d’elle et que je l’aide à répondre à toutes ces questions, elle ne
sait pas tout ce qui est arrivé. Non bien sûr mais les questions sont des
questions-types et il faut toujours répondre la même chose. D’ ailleurs dis la
vérité, c’est mieux. Mais je ne me souviens plus.
Je ne sais plus quoi lui dire, moi non plus je ne me souviens plus bien.
Elle me dit c’est comme un trou noir. Je comprends. Je lui dis que je
comprends vraiment. Je ne sais même plus combien de fois j’ai dû prendre
l’avion pour lui dire au revoir. Il me semble que j’ai passé ma vie dans les
avions.

Heureusement quand j’arrivais chez ma sœur, il y avait le chien et le chien


tout blanc dormait avec moi et il me calmait. On dit ça des chiens, qu’ils
prennent sur eux.
Le chien d’avant s’était fait écraser par une voiture, c’était le chien de
ma nièce et elle a beaucoup pleuré. C. avait un tel amour pour sa chienne.
C. l’avait sauvée dès sa naissance, sinon elle n’aurait pas existé.
C. adorait les animaux et serait bien devenue vétérinaire mais sa mère
voulait mieux pour elle.
Vétérinaire lui faisait penser à la campagne dont elle s’était échappée et
elle ne voulait pas de ça pour sa fille.

Quand j’étais petite je n’aimais pas les chiens mais quand j’ai eu un chien
ça a été terrible. Je l’ai aimé follement et quand il est mort j’ai appelé ma
mère en hurlant de pleurs.
Je n’avais jamais pleuré comme ça.
C. avait perdu sa mère très jeune. Quand H. lui a demandé ce que cela
faisait comme effet de perdre sa mère comme ça, d’une grave maladie, elle
a simplement dit no comment.
Ce soir-là ou un autre, vraisemblablement un autre, elle m’a dit tu ne
m’abandonneras pas. J’ai dit non jamais.
J’ai pensé à elle, toute jeune sans mère. Comment avait-elle fait, parfois
elle m’en a parlé. Pas beaucoup et j’avais peur de lui poser des questions
mais je savais que c’était d’une grave maladie et que c’était génétique.
Alors je disais on va aller ensemble faire des examens mais on ne l’a jamais
fait.
Elle n’a jamais appris à conduire non plus.
Elle n’a pas écrit son livre.
Elle me scrutait au-dessus de ses papiers, c’est pour ça.
Elle était trop occupée.
Elle disait c’est normal d’être un peu jalouse. Un peu. Peut-être mais pas
sans raisons.
J’ai mes raisons.

Cela durait des heures. Des heures de déchirement.


J’avais l’impression de m’éteindre. Je ne supportais pas ces heures.
J’essayais mais je ne supportais pas.

C’est facile de pleurer pour un chien. Moi je n’ai jamais autant crié pleuré
que quand mon chien est mort. Pourtant il est mort de vieillesse alors que
celui de ma nièce était à peine né. Quand je dis que mon chien est mort de
vieillesse ce n’est pas tout à fait vrai, il avait les reins bloqués et L. et moi
l’avons souvent emmené chez le vétérinaire acupuncteur qui l’avait
transpercé avec des énormes aiguilles. Le chien nous regardait comme s’il
nous disait vous croyez que c’est bien et que je dois vraiment me laisser
faire, mais il voyait dans notre regard que c’était bien et il se laissait faire.
 

Un jour le vétérinaire nous a dit il n’y a plus rien à faire mais je vais
quand même lui faire une piqûre et pendant deux jours le chien ne se
traînait plus et ne poussait plus des horribles cris de douleurs, j’ai téléphoné
à L. qui était en voyage le chien va mieux le chien est sauvé Dieu merci. Ah
ce que je suis soulagée. Et j’ai dit viens au chien, viens dire quelque chose à
L., et à L. j’ai dit parle-lui, le chien a écouté, L. n’a rien dit mais son silence
était rassurant.
Le lendemain et je crois que cela a commencé pendant la nuit, il a repris
ses hurlements de douleur, je le caressais, je faisais tout et n’importe quoi,
je lui parlais tout doucement à l’oreille, il ne semblait plus très bien
m’entendre et il hurlait. J’ai téléphoné à L. et je lui ai dit cette fois c’est
vraiment la fin reviens s’il te plaît, je ne veux pas aller seule chez le
vétérinaire. Elle est revenue aussi vite qu’elle pouvait. Et voilà. Enfin pas
tout à fait, le vétérinaire lui a fait une piqûre de LSD pour qu’il meure
heureux et on l’a vu se détendre peu à peu et nous regarder tout heureux,
puis il s’est endormi pour toujours.

C’était au temps où je vivais encore avec L. et je regretterai toujours ce


temps-là même si maintenant je ne le regrette plus, plus comme avant en
tout cas. L. avait besoin de vivre autre chose et moi aussi et je la
comprends. Et c’est devenu un autre temps.
M. était là, elle était là avec moi et moi avec elle. Nous étions deux. Elle
avait des enfants alors ça faisait plus.
Je comprends très bien pourquoi L. avait besoin de vivre autre chose
mais c’est tellement intime que je n’arrive pas à l’écrire. Je n’oublie pas L.
qui compte toujours pour moi et qui sans doute comptera toujours.
L. c’est ma famille au fond. Au fond, à part ma sœur et ma mère j’ai une
famille. Je sais pourquoi L. avait besoin de quelqu’un d’autre et parfois je
me dis j’aurais pu le lui donner. Maintenant je me dis ça mais on ne revient
plus en arrière et puis je n’aurais sans doute pas pu le lui donner.
Maintenant L. vit a quelques centaines de mètres de moi, quand je suis à
Paris je veux dire et elle aussi, parce qu’elle voyage beaucoup pour son
métier.
Et quand il arrive que nous nous voyions toutes les deux à Paris, elle
m’apporte du thé russe que j’aime et de la nourriture bio parce qu’elle sait
que je ne vais rien m’acheter et que je vais aller manger au restaurant du
coin qui est bon mais la nourriture malsaine et pleine de microbes et autres
vices.
Parfois aussi je vais manger chez elle, elle fait du riz sauvage et du tofu
et du pâté végétal et c’est délicieux de manger ensemble. Même si c’était
n’importe quelle nourriture ce serait délicieux et nous serions heureuses
toutes les deux. Après le repas je suis fatiguée alors je dors dans son lit
devant la télé ultraplate que je lui ai achetée alors que c’est rare que je fasse
un cadeau, et elle travaille. Elle est terriblement travailleuse et elle a une
grande concentration et une mémoire incroyable. Moi c’est tout le contraire.
J’ai même fait un film sur la paresse où je joue mon propre rôle de
paresseuse et elle son propre rôle de travailleuse et le film commence par
paresseuse lève-toi. Je n’aime pas être une paresseuse, j’en ai même horreur
mais je dois l’admettre je suis de plus en plus paresseuse et j’ai de moins en
moins envie de faire quelque chose. C’est de là que vient ma paresse.
Chaque pas que je fais chez moi dans mon appartement à Paris me fait
plaisir. Y respirer me fait plaisir. Monter et descendre me fait plaisir. Jeter
les vieux journaux. Les livres que je ne lirai plus. Les vieilles invitations.
Changer les ampoules. Acheter des nouvelles lampes. M’asseoir ici ou là,
me relever. Écouter les cris dans la rue. Puis regarder. Deux grands types se
prennent à la gorge en se hurlant dessus. Toute la rue regarde, personne ne
réagit. Je me dis ils vont se tuer. Je finis par appeler la police. Très vite deux
voitures arrivent, des flics en sortent, séparent les types, leur parlent et
bientôt c’est fini. Les types rient même ensemble.
Tout se calme.

En fouillant dans les tiroirs je viens encore de retrouver trois débardeurs, un


blanc, un noir, un rouge bordeaux, cela ne s’arrêtera donc jamais.
Je les lisse. Les plie.

Si jamais elle me voyait elle n’arriverait pas à le croire. Elle ne m’a jamais
vue faire ça. En général je jette tout dans la valise. C’est peut-être cela
qu’elle appelle être self involved, s’en foutre de tout. De sa valise comme
du reste.
Clara fume dehors sur la terrasse avec moi.
Elle regarde la télé avec ma mère le soir.
Ma mère a besoin de compagnie.
Elle a de la compagnie depuis qu’elle est revenue du Mexique.
Maintenant elle ne supporte plus de vivre seule comme elle l’a fait tant
d’années. C’est fini. Heureusement Clara a quitté le Mexique pour vivre
avec ma mère.

Clara dit qu’elle ne dort pas la nuit pour écouter les bruits de ma mère.

Le matin elle se réveille tard et ma mère se bat seule avec sa tartine, elle se
bat à cause de son épaule gauche cassée qui restera cassée.
Elle arrive au prix de mille efforts à faire le café.

Ma mère s’est levée de son fauteuil électrique. Elle dit qu’elle vient de se
rafraîchir et qu’elle va se remettre dans son fauteuil et que bientôt l’aide-
ménagère va sonner.
Tu lui ouvres ? Oui, bien sûr.

Elle se couche dans son fauteuil et gémit. Elle gémit à intervalles réguliers.
Sans cesse.
Il faudra qu’elle aille acheter du pain. Oui. Je lui dirai.
Tu n’as pas de médicaments à prendre ?
Si, je les prendrai.
Elle gémit. Si seulement ses gémissements pouvaient s’arrêter.
Hier on lui a fait tant de compliments. Elle va tellement mieux et ses
cheveux sont revenus. Un vrai miracle. Et elle a moins de rides.
Mais quand elle mange elle n’arrive pas à couper sa viande avec son
épaule cassée, ni couper ni autre chose. Oui, c’est ça aller mieux.
Parce qu’avant c’était pire. Et puis c’est mieux quand même. Ou c’est
moi qui supporte mieux.
Laisse la porte de la cuisine ouverte, j’ai besoin d’air.
Aujourd’hui on ne pourra pas sortir et pourtant j’ai besoin d’air.
Heureusement qu’on est sorties hier. J’ai mangé une énorme glace et j’ai
pris de l’air et j’ai regardé les gens. Des gens bien.

Hier je n’ai pas pris ma douche, aujourd’hui je vais demander à l’aide


familiale qu’elle m’aide à prendre ma douche. Cela me rafraîchira.
Je ne peux plus le faire toute seule. Ni m’habiller ni me déshabiller.
Maintenant je commence même à avoir mal à l’épaule droite.
Tu as vu cette moquette, elle a au moins quatre centimètres d’épaisseur
comme ça si je tombe je ne me ferai plus mal. C’est ta sœur qui a fait
installer tout ça. Mais maintenant dès que tu entres tu dois enlever tes
chaussures tout de suite pour ne pas salir la nouvelle moquette. Oui, tout de
suite.
Et puis on ne peut plus fumer à l’intérieur de l’appartement sinon
j’étouffé tout de suite, si tu veux fumer va sur la terrasse. Oui. J’irai.

Je me suis même installé une chaise sur la terrasse et je fume.

Enfin, ici elle n’a plus besoin de masque à oxygène, ici elle n’a plus besoin
de transfusions de sang, de piqûres de vitamines B12.
Ici elle va mieux. Elle oublie un peu, c’est tout. Et seulement parfois.
Et pourtant quelque chose a changé, elle ne se tord plus les mains
d’angoisse.
Elle n’attend plus devant la fenêtre.
Quelque chose a changé dans l’atmosphère de la maison.
On s’y sent mieux. Je ne sais pas pourquoi. C’est la même chose et
pourtant pas. Ma mère revit. Et quand elle met du rouge aux lèvres, ses
lèvres n’ont plus l’air de saigner. Je dirais que ça lui va bien. Sans doute
parce que ses joues sont moins vertes.
Elle me dit tu es pâle. Oui je sais, le docteur de New York m’a dit que
j’ai une anémie.
Ah comme moi, je suis toujours anémique.
Il m’a dit aussi que je manquais de vitamine D.
C’est à cause du soleil. Il n’y en a pas. Et elle rit.

J’ai acheté des fleurs blanches pour ma mère. Il fait tellement gris.
Avec des fleurs peut-être on le sentira moins.
On essaye. Ça ne marche pas très fort.
Je n’ai rien à dire. Ma mère se plaint. Dis quelque chose.
Mais quoi ? Ce que tu veux, ce que tu fais, dis n’importe quoi.
Oui. Je vais essayer. Mais rien absolument rien ne passe par ma tête, par
mes lèvres.
Elle est triste à cause de ça. Moi aussi. Je suis dans un mauvais jour.
Ça va passer.
Parlons. Mais comment meubler la conversation. Qu’est-ce que tu veux
que je te dise ? Tout m’intéresse.

Elle va se recoucher et moi me cacher dans la petite chambre où le


repassage s’entasse.

Je reviens la voir et dis si on faisait une liste.


Pensons déjà à la liste. La liste c’est pour les courses. Tous les jours il
faut faire des courses. Bien sûr ce sont les aides familiales qui les font et
elles ne choisissent pas toujours bien. Parfois oui.

Oui. Je n’ai aucune idée dit ma mère.


Alors allons au restaurant pour changer.
Oui, dit ma mère, ça fait si longtemps.
Au restaurant elle a tout mangé. Tout bu. Un grand steak au poivre, des
frites, du pain, du beurre. Un grand verre de vin rouge.
J’ai coupé sa viande comme si c’était la chose la plus naturelle du
monde. Mais à part pour dire que tout est bon et que c’est toujours bon dans
ce restaurant et qu’il y a même des gens qui viennent de loin pour manger
là, on n’avait rien à dire.
Repue, elle est rentrée chez elle. Juste quelques pas. Le restaurant est
juste au coin.
J’ai voulu l’aider à monter les escaliers mais elle s’est accrochée à la
rampe, le corps tourné vers elle, un corps tordu, désarticulé et elle a monté
les quelques marches. Bravo, j’ai dit.
Je suis allée dormir.
En silence.
Un sommeil lourd.
Je me suis levée, j’ai vu que ma mère ne dormait pas, j’ai été m’asseoir
à côté d’elle et je lui ai raconté New York, pas en détail mais New York
quand même avec des détails quand même.
Elle me regardait sans jugement.
Elle m’a dit heureusement tu as retrouvé M.
J’espère que tu ne la feras plus souffrir.
Non, jamais.
C’est quelqu’un de bien, je ne l’ai vue qu’une fois mais je sais que c’est
quelqu’un de bien. De bien et de bon. Je sens ces choses-là.

Tu sais quand j’étais très jeune pendant des mois j’ai échangé des lettres
avec un soldat israélien. C’est comme ça que je vivais. Une vie à travers des
lettres. Je ne l’ai jamais rejoint. Les lettres me manquaient, c’est tout.
Puis j’ai rencontré ton père. En chair et en os. Les lettres ne me
manquaient plus. Et tu ne lui as plus jamais écrit ? Non. Et tu ne sais pas ce
qu’il est devenu ? Non. Et tu n’y penses jamais ? Non. Et s’il était mort  ? Et
bien je ne le saurais pas. S’il était mort ça ne te ferait rien  ? Tu sais à
l’époque je ne savais pas aimer. J’essayais, c’est tout, avec les lettres. Et
comment tu l’as rencontré, tu as bien dû le rencontrer  ? Oui, en passant,
juste une soirée, c’était un ami de quelqu’un que je connaissais. Tout ce que
je peux te dire c’est qu’il avait des cheveux très noirs, des yeux très noirs et
une grosse moustache. Tu t’en souviens encore. Non mais un jour il m’a
envoyé sa photo alors je me suis dit tout ça. Alors comme la photo est
encore là je me souviens, sinon, non.
Tu ne m’as jamais raconté.
Non, pour quoi faire ? Au fond, ça ne comptait pas. Ce n’étaient que des
lettres, des belles lettres mais que des lettres.
Les lettres ne comptent pas alors  ? Ça dépend, mais à ce moment-là de
ma vie j’étais comme insensible. Alors ça ou autre chose.
Après tu es devenue plus sensible. Oui, j’ai été sensible à la gentillesse
de ton père. Mais tu ne dis pas je suis tombée amoureuse. Non, après tout
ça, tout ce qui m’était arrivé, c’était la gentillesse qui comptait.
Mais quand tu étais petite tu tombais amoureuse tout le temps.
Oui, c’était avant. Avant tout était possible, même de tomber
amoureuse.

Je vais me coucher. Oui, couche-toi. C’est bon de parler, tu ne trouves pas ?


Oui, c’est bon. Mais c’est rare quand tu parles. Oui, parfois je suis
fermée ou bien je n’ai rien à dire.
Mais il ne faut pas avoir quelque chose à dire pour parler. On peut juste
dire quelque chose et puis une autre chose, c’est comme ça qu’on parle.
Moi j’adore parler. Oui, je sais maman. Je sais, parfois je répète la
même chose. C’est pas grave.
Mais pour toi on a l’impression que c’est grave et que tu ne supportes
pas. Parfois je ne supporte pas mais parfois ça ne me fait rien.
Quand je ne supporte pas c’est que je suis de mauvaise humeur et quand
je suis de mauvaise humeur je ne supporte rien.
Alors sois de bonne humeur.

Ma sœur aime L. parce que pour elle L. c’est de la famille, et M.  pour
d’autres raisons tout simplement.
Je lui dis que j’ai des remords pour C.
De la peine aussi.
J’ai écorché un agneau à vif.
Je saigne.
Arrête. Il fait si beau.
Oui, j’arrête.

Au Mexique, quand une fois de plus elle avait été à l’hôpital et qu’une fois
de plus elle en est ressortie et que je la voyais sur Skype de New York elle
avait l’air de ne pas me reconnaître, alors je criais maman, c’est moi,
maman, mais son regard ne regardait pas et elle ne semblait pas me
reconnaître.
Je me suis dit au fond m’a-t-elle jamais connue. J’avais l’impression
qu’elle était plus vraie quand elle ne me reconnaissait pas que quand elle
me criait des mots d’amour. Je me suis dit ça c’est ma vraie mère. Plus tard
elle m’a dit que c’est parce qu’elle voyait trouble.

Un jour toujours au Mexique, un des rares jours où on l’a sortie, c’était déjà
quand elle n’avait plus besoin de son masque à oxygène, on l’a sortie parce
qu’on projetait mon dernier film, elle n’a rien entendu du film parce que
son appareil lui faisait mal mais elle a vu des images et surtout elle a vu
qu’après le film je suis montée sur scène et j’ai répondu à des questions et
que c’était chaleureux ce jour-là. Quand enfin elle est montée dans la
voiture avec l’aide de son petit-fils qui l’a portée dedans, moi j’étais déjà
assise au milieu, elle m’a dit mes filles, mes filles elles ont tout ça. Moi je
n’ai rien eu à part les camps. C’était la première fois qu’elle disait ça. Sinon
elle disait toujours qu’elle était contente et que c’était merveilleux, et tout
d’un coup ça.
Et je me disais encore une fois, cette fois elle dit la vérité, pas la vérité,
mais sa vérité, et que c’était terrible. Mais qu’il valait mieux pour moi, pour
elle, que ce soit dit. Et je ne lui en voulais pas. Pas du tout. C’était mieux
mais je suis restée sans parole, que pouvais-je dire. Je pensais ce n’est pas
juste, elle a connu une vie avant les camps et une vie après les camps, elle
s’est même amusée parfois et puis elle nous a eues, nous ses deux filles et je
crois qu’elle se sentait bien avec mon père qui était calme.

Mon père acceptait tout et ne semblait pas voir son angoisse et il acceptait
qu’elle veuille toujours être à l’avance pour prendre le train et il acceptait
qu’elle commence à faire les bagages huit jours avant qu’ils ne partent
quelque part et ne disait jamais rien et il acceptait son angoisse et ne disait
rien. Il ne semblait même pas la remarquer et pourtant c’était remarquable
mais il faisait comme s’il ne remarquait rien et que tout était normal. Moi je
disais, cela prend une heure de faire ses bagages et de toute façon tu sais
très bien quoi mettre dans les valises et tu n’oublies jamais rien pas comme
moi.
J’aime être prête. Elle aurait pu ajouter j’aime être prête à tout et surtout
au pire parce que le pire elle connaissait, mais elle disait juste j’aime être
prête. On finira par le savoir je disais sans gentillesse et je croyais que je
faisais de l’humour mais ma mère ne prenait certainement pas ça pour de
l’humour. Au contraire. Cela la brusquait et son angoisse montait, alors je
disais fais comme tu veux. Mon père ne disait rien, il faisait celui qui ne
remarquait pas et c’était sans doute la meilleure chose à faire.

Moi je déteste faire les choses à l’avance, je les fais toujours à la dernière
minute quand il est impossible de faire autrement, alors bien sûr j’oublie
plein de choses mais ce n’est pas grave au fond.

Je déteste me préparer, je préfère me lever très tôt le jour même de mon


départ et jeter tout dans une valise sans choisir. Sans plier les affaires, sans
mettre les chaussures dans des sachets en plastique. Je jette tous les
médicaments un peu partout parce que je prends plein de médicaments, je
suis obligée à cause de ma maladie chronique et de mes insomnies. Et si par
malheur j’oublie un ou l’autre de mes médicaments je dois téléphoner pour
qu’on me les envoie de Paris et heureusement ma pharmacienne est
complaisante et elle sait que si je ne prends pas mes médicaments il peut
m’arriver que ma maladie chronique en profite pour surgir et alors on doit
m’enfermer. Ma mère n’oublie rien mais à quel prix, maintenant j’ai
compris le prix qu’elle paye pour ne rien oublier. Mais c’est un peu tard.
Ma sœur non plus n’oublie rien et elle voyage toujours avec
énormément de valises. Ses valises sont bourrées à craquer et plus elle en a,
plus elles sont bourrées. Moi je dis toujours j’aime voyager léger mais
surtout n’oublie pas tes médicaments dit ma mère ou ma sœur ou même L.
Tout le monde me dit ça, et j’en ai marre d’entendre ça et j’en ai marre de
mes médicaments et j’en ai marre de ma maladie chronique et j’en ai marre
qu’on m’enferme et j’en ai marre d’avoir des insomnies alors j’oublie
rarement mes somnifères. On me dit mais quels somnifères tu prends, ils
sont très forts et on s’y habitue en plus, et tu devras en prendre de plus en
plus pour pouvoir dormir. Je réponds que non, que le docteur mon nouveau
psychiatre pharmacologiste m’a dit que non, on ne s’y habitue pas, qu’on
n’a pas d’addiction et qu’il n’y a pas lieu de s’en faire. Mais ce n’est pas
tout à fait vrai.
D’ailleurs je ne m’en fais pas sauf quand je les oublie parce qu’alors je
passe des nuits entières sans dormir et dormir c’est très important pour
quelqu’un comme moi et même pour les autres.
Quand je n’en ai plus ou quand je les ai oubliés je panique, je m’affole, je
ferais n’importe quoi, j’ai même crié dans une pharmacie américaine. J’ai
dit que l’Amérique n’était pas un pays libre et que d’ailleurs à la douane ils
avaient pris mes empreintes comme si je rentrais en prison et qu’ils avaient
photographié mes yeux et j’ai crié que c’était anticonstitutionnel et une
atteinte à ma personne privée et d’autres choses encore et la pharmacienne
si on peut appeler cela une pharmacienne, derrière son comptoir s’est
affolée et m’a demandé de me calmer. Mais je ne me suis pas calmée, j’ai
regardé tout le monde et j’ai dit America is not a free country. Je suis sortie
de la pharmacie, en face j’ai aperçu une pizzeria et j’ai mangé quatre pizzas
d’affilée, elles étaient tellement bonnes que j’en aurais bien commandé une
cinquième mais je commençais à avoir mal au ventre et je me suis dit je ne
sais par quel miracle que cela suffisait et puis je me suis intéressée à la
serveuse qui discutait avec un jeune homme assez beau et je me suis dit ils
s’aiment, en tout cas ils ont envie de passer du temps ensemble et si je
commande une cinquième pizza je vais les déranger. Alors j’ai payé et je
suis sortie.
Je me sentais fantastiquement bien, bien nourrie, il n’y avait plus qu’à
aller au bar d’à côté et boire un bon verre de vin rouge.
Je suis entrée dans le bar à peine éclairé par une télévision je n’ai vu que
des hommes, je me suis assise sur un tabouret et ai commandé un verre de
vin rouge. Malheureusement il n’était pas très bon mais je l’ai bu quand
même, ça ferait passer les quatre pizzas. Cela ne les a pas fait passer alors
j’ai pris un taxi parce que pour aller de l’est à l’ouest c’est pas si facile. Faut
prendre un bus, descendre du bus, avoir la monnaie pour le bus, j’ai donc
pris un taxi qui m’a ramenée vers mon Harlem préféré où je me suis
couchée sur mon lit préféré en me disant la pauvre pharmacienne j’aurais
pas dû lui dire ça, c’est pas de sa faute mais j’avais qu’elle sous la main. Si
je l’avais dit à la douane on m’aurait renvoyée séance tenante en France
comme la France n’arrête pas de faire avec les immigrés, les sans-papiers
etc., non sans les frapper parfois.

Ma mère m’a toujours dit qu’une bonne petite claque vaut mieux que tout
pour les enfants. Mais elle me donnait de si petites claques que je les sentais
pas. J’étais un mauvais petit diable mais ma mère était une immigrée, elle
aussi, elle en avait vu d’autres. Je me suis dit un jour je retournerai voir
cette gentille pharmacienne pour m’excuser mais je lui dirai quand même
que tout ce que je lui avais dit je le pensais profondément. Je sais qu’on n’a
pas toujours besoin de dire ce que l’on pense. Vaut mieux même parfois se
taire et ne rien dire, mais j’ai du mal. Dès que je pense quelque chose et que
je suis avec des gens je leur dis ce que je pense et eux toujours bien éduqués
me répondent à peine. Mais au fond je sais ce qu’ils pensent, surtout les
bien éduqués français et même belges.

Je me dis plus on est bien éduqué plus on est hypocrite, ça je le savais


depuis longtemps, depuis ma première année au lycée chez les bien
éduquées, c’étaient que des filles à ce moment-là, les biens éduquées
avaient déjà appris à être hypocrites et à toujours dire ce qu’il fallait. Elles
tenaient ça de famille. Et ces filles-là venaient de mère en fille dans ce lycée
de bien éduquées. Elles avaient toujours de bons points en éducation
politesse alors que moi non (ou pas) alors que je trouvais que c’était bien de
ne pas être hypocrite. Encore un mot d’école. Je n’emploie plus jamais ce
mot.

J’ai fini par arrêter de dire tout ce que je pensais en lisant un livre sur mon
banc, comme ça je n’entendais rien et je n’avais plus rien à dire. Bien sûr je
me suis fait prendre. La professeur de français est arrivée jusqu’à mon banc
à pas de loup et m’a dit, j’en étais sûre.
Je lisais du Radiguet c’était absolument passionnant, je lui ai dit je lis du
français, c’est absolument passionnant. Je n’en doute pas, elle m’a dit.
Sortez. Elle ne pouvait pas dire mieux, je suis sortie avec mon livre et j’ai
continué à lire dans le couloir. Quand j’ai eu fini mon livre je ne savais plus
quoi faire alors je suis allée aux toilettes. Normalement il fallait lever le
bras, attendre pour répondre qu’on vous dise à vous personnellement oui, et
demander si on pouvait aller aux toilettes. En général on vous disait oui,
pas, encore. Non ça ne se faisait pas, au cas où vous répondriez oui, j’ai une
diarrhée. C’était malodorant de répondre ça. Alors les professeurs avaient
peur de dire encore. Parfois à la place de vous dire encore, ils (en fait
c’étaient que des femmes), elles auraient pu dire vous ne vous sentez pas
bien, j’aurais alors répondu mais si très bien j’ai simplement besoin d’aller
aux toilettes, c’est un besoin naturel après tout. Mais le naturel était mal vu
dans mon école. Le naturel vous amenait à avoir de mauvaises notes en
éducation politesse. Alors je chassais parfois mon naturel, mais souvent
j’oubliais. Enfin dans ce couloir, je pouvais aller aux toilettes comme je
voulais et c’était déjà ça.

Plus tard cette professeur qui m’avait mise à la porte est la seule qui a parlé
avec un peu d’humanité à ma mère, même si ma mère et moi on n’a pas très
bien compris.
Elle lui a dit, faut que votre fille fasse des choses manuelles sinon ça
finira mal pour elle. Ma mère a dit, mais elle essuie la vaisselle et elle la
range même parfois, la professeur a dit ce n’est pas assez. À cause de sa
tête.
Ma mère l’a regardée, pensive. Elle a répété, pas assez. Elle n’a pas
demandé pourquoi ça finirait mal et qu’est-ce qu’elle avait ma tête. Et
jusqu’à aujourd’hui je me demande comment cette professeur avait pu avoir
une telle intuition. Quand ma mère parlait de tête, elle pensait une belle tête
de cheveux c’est tout, elle ne parlait pas de tête.

Je pense souvent à cette professeur quand je me lève le matin, la gorge


nouée. Alors avant même le café je bouge, je range, je fais des gestes
méthodiques, je descends même la poubelle et je me sens mieux.
Les autres professeurs du lycée n’étaient pas comme ça. Ma mère n’était
pas habituée. À l’école primaire tous les instituteurs m’aimaient et ça se
savait.
Il y avait même des élèves qui s’en plaignaient. Ils disaient toi, ils
t’aiment. Ils t’aiment plus que tous les autres. Tu es la préférée. Mais ce
n’était pas une école de gens biens et les enfants ne connaissaient rien à
l’Iliade et l’Odyssée, et ils n’avaient jamais vu le Parthénon.

Dès le premier mois du lycée ma mère avait été convoquée à l’école, on lui
avait dit votre fille est insupportable, ma mère qui était tout sauf hypocrite
avait répondu ah bon mais elle est très gentille à la maison.
La chef de classe en était restée pantoise. Habituellement les mères
étaient toujours d’accord, d’ailleurs on ne les appelait jamais après un mois
de classe. Ma mère était la seule alors elle a été reçue tout de suite.
Heureusement parce qu’elle devait encore faire les courses pour le souper et
faire le souper, mettre la table je le faisais en général et s’occuper de ma
sœur ça c’était pas difficile parce que ma sœur revenait toujours impeccable
de l’école. Elle n’était pas tombée, elle n’avait pas fait de taches sur ses
vêtements, elle n’avait pas envie de faire ses devoirs mais on pouvait la
comprendre. Elle ne traînait pas dans les rues après l’école, d’ailleurs elle
n’avait que quatre ans. Elle avait de la chance. Elle allait au jardin d’enfants
où tout le monde était gentil avec elle et je ne sais pas pourquoi j’ai dit
qu’elle n’avait pas envie de faire ses devoirs puisqu’elle n’avait pas de
devoirs. Plus tard seulement elle a eu des devoirs qu’elle n’avait pas envie
de faire. Moi je lui disais, travaille, travaille, sinon, cela va mal finir et tu
vas vendre des chaussures. Pourquoi des chaussures me demandait-elle,
parce que je disais toujours des chaussures, pas autre chose. Des chaussures
comme P. quand elle est rentrée en Belgique.
Mais ma sœur était quand même de bonne humeur et c’est ce qui
comptait.
Surtout quand on est encore si petite.

Moi je traînais déjà après l’école à cause de l’amour. L’amour vous fait
traîner. J’accompagnais une fille des classes supérieures à la gare du
Luxembourg. On parlait longtemps, elle laissait passer un train, parfois
deux pour parler encore avec moi même quand il pleuvait. De quoi, je ne
sais plus. Quand il pleuvait ses cheveux longs et blonds devenaient plus
sombres mais c’était pas grave. Elle finissait par prendre son train et moi je
rentrais à la maison. Je ne savais pas que c’était de l’amour. Pourtant ça
l’était bel et bien.
Il ne s’est jamais rien passé entre nous mais c’était de l’amour et ça
rendait l’école supportable.
Tous les jours je me levais aux aurores pour aller à l’école la retrouver.
Entre les classes aussi on courait l’une vers l’autre juste pour cinq minutes.
On avait tant de choses à se dire. Alors même cinq minutes ça valait la
peine. Mais ce n’était jamais assez.
Quand elle a quitté l’école pour se marier c’était fini. J’ai eu un grand
vide. Je faisais tout pour ne plus aller à l’école et moins j’y allais plus
quand j’y revenais c’était terrible. Morne aussi.
Elle a quitté l’école et a aussi quitté l’Europe avec son mari. Elle est partie
dans un pays chaud qui vivait dans la guerre. Ce pays je l’aime. On dit que
c’est le pays de mes ancêtres. Au début elle m’écrivait un peu, mais après
elle a dû oublier. J’ai appris plus tard qu’elle et son mari s’étaient quittés.
Pourquoi je ne sais pas. Ils étaient tous les deux si beaux.
Parfois je me dis et si j’essayais de la retrouver, parce qu’entre-temps
j’avais entendu qu’elle était rentrée en Belgique et vendait des chaussures
dans une toute petite ville de province. J’imaginais ce que ça pouvait être.
Non, je n’y arrivais pas.
Quelles chaussures et comment était cette petite ville et où.
Plus tard j’ai appris que c’était à Mons.
Mons était sur le chemin de Paris et à l’époque le train s’y arrêtait
encore alors je me disais en allant à Paris, un jour elle va monter dans le
train.
Je lui demanderai pour les chaussures.
D’ailleurs j’avais toujours aimé les chaussures qu’elle portait. C’était
souvent les mêmes mais de couleurs un peu différentes.
Je me souviens de ses chaussures et aussi de sa chemise de nuit en nylon
transparente.
Un jour elle était venue chez moi et elle avait dormi dans mon lit avec
cette chemise.
On avait un peu parlé dans le lit mais pas trop fort pour ne pas réveiller
ma sœur qui dormait dans un autre lit dans la même chambre.
Elle s’était endormie la première. Un jour, plus tard, j’ai vu une fille qui
lui ressemblait, enfin j’ai cru qu’elle lui ressemblait mais elle avait les
cheveux roux clair. Avec elle j’ai su que c’était de l’amour.
Mais pas avec P. Je passais aussi toutes les récréations dans le grand
parc de l’école avec elle et là aussi on parlait, on parlait en marchant dans
les allées.
Il y avait de grands arbres sans feuilles parce que je ne sais pas pourquoi
c’était tout le temps l’automne ou l’hiver.
L’école était au milieu du parc et avait l’air d’un château, je me
demandais parfois si il y avait des donjons dans le château, mais je ne crois
pas.
Je me souviens aussi qu’elle avait un petit frère dont elle ne parlait
jamais et je ne l’ai vu qu’une fois, au mariage, et je ne sais plus à quoi il
ressemble sauf que c’était un petit frère et qu’il avait les cheveux en brosse.

D’ailleurs au mariage je n’ai rien vu, et je suis rentrée avec ses parents de
Paris à Bruxelles, le mari était de Paris alors le mariage était à Paris. Je suis
rentrée en voiture, je suis arrivée à l’aube avec les parents et le petit frère.
J’ai eu l’impression que cela avait pris toute la nuit. Dans la voiture les
parents étaient contents du mariage mais s’en faisaient pour le petit frère
qui faisait encore parfois pipi au lit mais au fond, ce n’était pas grave et ils
savaient que cela passerait. C’est comme ça que j’ai raté mon examen de
rattrapage de latin.

Mon cousin était un peu comme le petit frère de P. et tout le monde se


désolait mais savait que cela allait passer. Personne ne savait quoi faire et sa
mère encore moins que tout le monde parce que sa mère était bizarre, on
disait bizarre pour ne pas dire folle, elle venait tous les mercredis avec mon
cousin et ma mère refermait la porte de la cuisine parce qu’elle savait que
ma tante allait dire des choses bizarres et qu’elle ne voulait pas que
j’entende.

Tous les mercredis soirs, ma mère était épuisée et disait à mon père ça
recommence. Quand elle disait ça, je savais que bientôt ma tante allait
disparaître dans une clinique pour quelques mois. Et elle disait c’est sans
doute pour ça qu’il fait encore pipi au lit à son âge, mon cousin. On oubliait
que son père ne valait rien. On mettait tout sur le dos de sa mère. On oublie
que si peut-être son père eût valu grand-chose, ma tante aurait eu moins de
choses bizarres à dire. Tout cela on l’oublie, et ça vaut mieux parfois. Mon
père disait quand même elle n’aurait jamais dû épouser cet homme qui
valait pas grand-chose, il ne disait pas plus mais on fond on savait le reste et
ça ne servait à rien de parler de ça. Et d’ailleurs je ne crois pas que ma tante
était folle. Pas plus que moi en tout cas. Mon cousin adorait sa mère. Il en
parle encore quand on le voit mais on le voit rarement. Il a les yeux de sa
mère, enfin pas tout à fait. Tout le monde dit il s’en sort très bien malgré
tout, et dans son travail il a même une certaine renommée. Il s’occupe de
perles, il coud des perles avec patience sur des robes de mariée de la grande
bourgeoisie et même de la noblesse. Il fait aussi le dessin. Personne n’avait
encore fait ça dans notre famille.
Ma mère n’aime pas entendre parler de perles, c’est pour ça sans doute
qu’on ne le voit pas souvent. Et puis sans doute, elle reconnaît ma tante
dans ses yeux et cela la fait trembler.

Mon cousin a perdu sa mère très jeune. Il avait à peine dix ans et personne
ne lui a demandé ce que ça faisait de perdre sa mère très jeune, sa mère qui
ne voulait plus vivre.

Parfois aux enterrements, et je suis allée à un enterrement il n’y a pas si


longtemps, on demande si les parents du mort sont encore vivants et on
espère que non, parce que c’est le pire que de survivre à son enfant.

À cet enterrement-là, une personne m’a dit c’est quelqu’un de notre


génération qui s’en va. Il voulait dire c’est bientôt notre tour, mais il ne l’a
pas dit.

Quelqu’un aussi m’a dit il faut continuer. Tu vas continuer n’est-ce pas.
Il voulait dire à faire des films. J’ai dit très vite oui, oui. Et je me suis
détournée. Pourquoi fallait-il que je continue. Pourquoi avais-je dit, oui, oui
si vite. Parce que.
Après j’ai encore vu cette personne et elle m’a serré le bras tout d’un
coup et je me suis dit, c’est une autre manière de me dire de continuer. Je
n’ai pas bougé, j’ai attendu là que ça passe et finalement, on m’a lâché le
bras et quand j’ai regardé un peu plus tard à côté de moi, cette personne
n’était plus là. J’ai respiré.

Quelqu’un d’autre m’a dit mais c’était quand même une belle cérémonie, le
quand même voulait tout dire.
Mais je me suis quand même dit que ce n’était pas la peine de dire des
choses pareilles et puis je me suis dit mais c’est parce qu’il n’y a rien à dire.
Alors j’ai regardé les trois filles du mort et je me suis dit elles sont
belles.
Je ne savais pas qu’il avait trois filles, et au fond qu’est-ce que je savais
du mort. Il faisait froid, je suis partie, je suis rentrée chez moi, ce n’était pas
loin.
Même chez moi il faisait froid alors je me suis mise dans mon lit. J’ai
pris toutes les couvertures et je me suis mise au lit mais j’avais encore froid.

J’ai essayé de me souvenir du mort, de quand je l’avais rencontré. C’était il


y a très longtemps et il était si jeune et si beau. Comme ses filles. Je ne sais
pas pourquoi j’étais encore plus triste parce que ses filles étaient belles.
Cette beauté-là donnait envie de pleurer mais je n’ai pas pleuré, je n’ai
pas pu. Puis je me suis souvenue de cette question de génération et je me
suis dit pour la première fois j’appartiens, j’appartiens à une génération. Et
ça faisait quelque chose.
Une génération qui avait cru en tout, et surtout que tout était possible. Et
dans cette génération, au cimetière, il y avait quelqu’un que j’aimais
beaucoup, je lui ai dit tu es mon frère.
Il a dit, c’est vrai. Je m’en souviens encore.
Oui, je me souvenais.
Lui aussi avait trois filles, l’une d’elles pleurait. Elle était si jeune. À
peine seize ans.

C’est aussi à un enterrement que mon père a dit à ma mère on aurait dû


avoir un troisième enfant. J’étais près de lui et je l’ai entendu.
Mais c’était trop tard, alors il a serré le bras de ma mère et s’est éloigné
avec elle au milieu des tombes. Ce jour-là il ne faisait pas froid.

Tout ça je le raconte à M.
Je suis assise sur la terrasse de la maison devant la mer et je suis
heureuse avec M.
M. je la connais depuis longtemps et il m’a fallu longtemps pour
comprendre à quel point je l’aimais.
On s’est aimées, on s’est séparées je ne sais plus pourquoi, et on s’aime.
Même nos ombres s’aiment quand on marche.
Liste des illustrations

Toutes les photographies sont « collection particulière ».


Tous les photogrammes  : Produit par LUK Lambrecht pour Culture
center Strombeek.
Tous les films, courts-métrages et séries sont réalisés par Chantal
Akerman.

p.  6 et 7  : Histoires d’Amérique (Food, family and philosophy), 1989.


Production : R.T.B.F, Paradise films, Mallia Films, Bpi.
p. 13, 46, 57, 73, 115, 123, 197 : Manioc Shadows (série).
p. 21 : Ma mère et moi.
p.  23, 31, 91, 157 et bandeau de couverture  : Là-bas (documentaire),
2006. Production : Amip.
p. 27 : L’homme à la valise, 1983. Production : INA.
p. 34 : Ma sœur et moi.
p. 42, 140, 197 : Photos Chantal Akerman.
p. 51 : Ma mère et ma sœur,
p. 60 : J’ai un an.
p.  64-65  : Jeanne Dielman, 1975. Production  : Paradise films. Photo
Chantal Akerman.
p. 82, 89, 106, 175 : D’Est, 1993. Production : Lieurac-Productions.
p. 99, 131 : La chambre, 1972. Production : Paradise films.
p.  103  : L’homme à la valise, 1983. Production  : INA. Photo Chantal
Akerman.
p.  152  : Portrait d’une jeune fille de la fin des années soixante à
Bruxelles, 1994. Production : IMA-Production, La Sept-Arte.
p. 170, 171 : Hôtel Monterey, 1972. Production : Chantal Akerman.

Remerciements à Marian Goodman.


Du même auteur

Les Rendez vous d’Anna, Éditions Albatros, 1977.


Hall de nuit. Éditions de l’Arche, 1991.
Un divan à New York, Éditions de l’Arche, 1996.
Une Famille à Bruxelles. Éditions de l’Arche, 1998.
Autoportrait en cinéaste. Cahiers du Cinéma/Centre Pompidou, 2004.

Filmographie :
Saute ma ville, 1968
L’Enfant aimé ou Je joue à être une femme mariée, 1971
La Chambre, 1972
Hôtel Monterey, 1972
Hanging Out Yonkers, 1973
Le 15/8, 1973
Je, tu, il, elle, 1974
Jeanne Dielman, 23, quai du commerce. 1080
Bruxelles, 1975
News from Home, 1977
Les Rendez-vous d’Anna, 1978
Toute une nuit, 1982
Les Années 80, 1983
J’ai faim, j’ai froid, 1984
New York, New York bis, 1984
Paris vu par… vingt ans après, 1984
Le Marteau, 1986
Letters Home, 1986
Portrait d’une paresseuse (La paresse), 1986
Mallet-Stevens, 1986
Seven Women, Seven Sins, 1986
Golden Eighties, 1986
Les Trois Dernières Sonates de Franz Schubert, 1989
Trois strophes sur le nom de Sacher, 1989
Histoires d’Amérique, 1989
Contre l’oubli, 1991
Nuit et Jour, 1991
D’Est, 1999
Un divan à New York, 1996
Sud, 1999
La Captive, 2000
De l’autre côté, 2002
Demain on déménage, 2004
Là-bas, 2006
Women from Antwerp in November, 2008
La Folie Almayer, 2012
Composition : Dominique Guillaumin, Paris
Achevé d’imprimé
par l’Imprimerie Moderne de l’Est
en septembre 2013
Dépôt légal : septembre 2013
ISBN : 978-2-7152-3473-4 / imprimé en France
255986

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