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Actes de la recherche en

sciences sociales

Mourir en silence
La violence ordinaire d'une ville brésilienne
Madame Nancy Scheper-Hughes

Citer ce document / Cite this document :

Scheper-Hughes Nancy. Mourir en silence . In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 104, septembre 1994. Le
commerce des corps. pp. 64-80;

doi : https://doi.org/10.3406/arss.1994.3114

https://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1994_num_104_1_3114

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Abstract
The Ordinary Violence of a Brazilian City
Alarming rumours about the traffic in organs or the theft of children and quasi-ontological anxiety and
insecurity about the ownership of one's own body are maintained by the indifference of « the
bureaucracy » towards the life and death of the shanty-town « marginals » - unemployed migrants from
the country, young delinquents, street children and the poorest of the poor. The public rituals which
bring the shanty-town people into contact with the State, at the hospital, the registrar's office, the
mortuary and the town cernetery do indeed weave the context for a banalization of horror. Within this
framework, apparently incomprehensible and unpredictable events - such as « disappearances » and
torture - become a predictable and expected norm for ail those who have been made socially
insignificant.

Résumé
Mourir en silence
La violence ordinaire d'une ville brésilienne
Les rumeurs alarmantes sur les trafics d'organes ou les vols d'enfants, l'inquiétude et l'insécurité quasi
ontologiques sur la propriété de son propre corps sont entretenues par l'indifférence de « la
bureaucratie » à l'égard de la vie et de la mort des « marginaux » du bidonville : les chômeurs venus
de la campagne, les jeunes délinquants, les enfants des rues et les plus démunis parmi les pauvres.
En effet, les rituels publics qui mettent les gens du bidonville en contact avec l'État, à l'hôpital, au
bureau d'état civil, à la morgue, au cimetière municipal, tissent le contexte d'une banalisation de
l'horreur. Dans ce cadre, des événements en apparence incompréhensibles et imprévisibles - comme
« les disparitions » et la torture — deviennent une norme prévisible et attendue pour tous ceux qu'on a
rendus socialement insignifiants.

Zusammenfassung
Sterben in der Stille Die alltägliche Gewalt einer brasilianischen Stadt
Alarmierende Meldungen über Organ-Handel und Raub von Kinder und eine quasi-ontologische
Beunruhigung und Unsicherheit über den Besitz des eigenen Körpers werden in nichts durch die
Gleichgültigkei« der Bürokratie » gegenüber dem Leben und Sterben der « Marginalen » der
Elendsviertel, d.h. den vom Land zugewanderten Arbeitslosen, jugendlichen Delinquenten, auf der
Strasse lebenden Kindern und den Armsten der Armen dementiert öffentliche Rituale, durch die
zwischen den Menschen der Elendsviertel und dem Staat, dem Krankenhaus, dem Standesamt, dem
Leichenhaus und dem Gemeinde-Friedhof ein Kontakt entsteht, weben in der Tat nur den Kontext
einer Banalisierung des Grauens. Dabei werden anscheinend unverständliche und unvoraus-sehbare
Ereignisse, wie das Verschwinden von Personen oder das Foltern zu einer vorherseh- und erwartbaren
Norm für all die, die sozial bedeutungslos geworden sind.
Nancy Scheper-Hughes

MOURIR EN SILENCE

La violence ordinaire d'une ville brésilienne

Mourir sans larmes

maisons en briques. L'hygiène et l'eau courante ne


sont toujours pas assurées, et il faut encore se battre
pour manger. Le paradoxe est que les habitants de
l'Alto sont tous bien mieux habillés que nourris, car
ils savent donner du style à leurs vêtements bon
marché ou de récupération. Souvent, les bébés aux
corps si chétifs sont parfumés, poudrés de talc et
habillés de vêtements de fête à frou-frou. Je vois
dans ce contraste criant quelque chose que
j'appellerais la « carnavalisation de la faim ». Ce
phénomène tient au fait que certains produits de base bien
spécifiques sont mis à la disposition des ouvriers
agricoles, alors que d'autres leurs sont refusés, ce
qui les maintient dans une situation de péons
dépendants et endettés.
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laà Mon étude commence en 1964, dans les mois qui
ont suivi l'accession au pouvoir de la junte militaire,
période qui fut appelée la « Révolution brésilienne »,
et couvre les vingt-cinq années qui ont suivi. J'ai vécu
au total près de quatre ans à Born Jesus da Mata, sur
l'Alto do Cruzeiro, dont deux années (de 1964 à
1 967) comme travailleur social dans une association
de développement de la communauté du bidonville,
puis, de 1982 à 1990, comme anthropologue, au
cours de quatre séjours d'étude sur le terrain.
En tant que femme et que féministe, je fus
particulièrement (mais je me refuserai à dire «
naturellement ») attirée par le sort des femmes. Ce parti
pris est essentiel dans une communauté
marginalisée par la pauvreté et nerveusement épuisée par la
faim, mais qui repose tout entière sur les femmes.
Les mères et leurs enfants dominent les pages de
* Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1992; édition de poche, 1993.
Mourir en silence 65

n février 1989, un petit groupe de posseiros, paysans Pendant l'une des nombreuses périodes de
squatters qui cultivent traditionnellement les sécheresse qui ont touché le Nord-Est du Brésil au début des
champs pauvres et abandonnés de la plantation années 1990, les ouvriers agricoles, affamés, se sont mis à
locale, Engènho Patrimonio, à quelques kilomètres de piller réserves, entrepôts et dépôts de chemin de fer. Le
Born Jesus de Mata, ont été victimes d'une embuscade gouverneur de Pernambuco fut obligé de faire parvenir
tendue par des bandits armés à la solde du propriétaire des convois alimentaires d'urgence pour arrêter le pillage.
du domaine. Les paysans étaient occupés à travailler leurs Cet homme aux idées progressistes indiqua clairement
rogados lorsque les hommes ont ouvert le feu, sans le que les responsables de la situation étaient les
moindre avertissement. L'un d'eux fut grièvement blessé ; propriétaires latifundiaires ; ces derniers, fermement décidés à
un autre, jeune père de famille de vingt-trois ans, fut tué récupérer le moindre mètre carré de terre, même ingrate,
sur le coup. pour la culture de canne à sucre, avaient expulsé les pay-

mon livre comme ils dominent la vie du bidonville. de l'empreinte qu'elle a laissée sur le corps et l'esprit
L'intensité, la vulnérabilité et la fragilité de la des coupeurs des plantations depuis la période
relation mère-enfant est le symptôme le plus frappant coloniale jusqu'à nos jours. Bom Jesus da Mata et ses
des carences élémentaires et de la violence de la vie bidonvilles y apparaissent comme un monde social
quotidienne. La mortalité infantile élevée est selon complexe, dominé par le conflit entre trois sphères
moi un facteur constitutif fondamental de la qui s'opposent et se rencontrent sans cesse, et que
psychologie et du comportement de ces mères. Elle j'appelle la casa, la rua et la mata. La casa (la maison)
érode leur capacité à aimer et à élever leurs enfants, désigne les vestiges du vieux monde féodal qui
elle les empêche de garder ou même d'avoir reposait sur la Grande Maison, la Casa Grande, de la
confiance et foi en l'avenir. plantation. La rua (la rue) est le nouveau monde
Cependant, si mon livre se concentre sur la compétitif du commerce industriel, et qui règne dans la
poétique et la pragmatique de la maternité sur l'Alto grand-rue de Bom Jesus. Reste enfin la mata (la
do Cruzeiro, son objet est plus large. En essayant de campagne), qui symbolise le monde des paysans
comprendre les femmes en tant que mères, il m'a squatters traditionnels, que l'on a repoussés sur les terres
fallu aussi les comprendre en tant qu'épouses et incultes des plantations de canne à sucre, et
amantes, que sœurs et filles, que travailleuses et contraints à se terrer dans les minuscules cabanes du
individus politiquement engagés. Ainsi, mes bidonville de l'Alto do Cruzeiro.
interrogations initiales m'ont menée des pauvres petites La faim, ce problème crucial, est le sujet des
cabanes du bidonville à toutes sortes d'espaces chapitres 4 et 5, qui retracent le passage progressif de
publics : les champs et les raffineries modernes de l'expression populaire deiro de fome, la folie, la rage,
canne à sucre, le bureau du maire, les tribunaux, les le délire de la faim, à celle issue du jargon médical,
cliniques et les hôpitaux, les commissariats de nervoso, ce mal que l'on prétend soigner dans les
police, et finalement, sans doute inéluctablement, à hôpitaux publics à coups de tranquillisants, de
la morgue et au cimetière municipal de Bom Jesus calmants et de somnifères.
da Mata. Partout j'ai suivi les femmes du bidonville Tout cela nous amène au chapitre 6, point clé de
dans leur lutte, dans leur combat quotidien pour mon livre, en quelque sorte ; c'est en effet là que je
survivre au prix de dur labeur, de ruse, de développe une réflexion sur le sort des corps
débrouillardise et d'acharnement. subtilisés et mutilés des employés des plantations, dont la
La première partie de Death Without Weeping vie et la mort ne semblent mériter aux yeux de
traite du contexte politique et économique de la vie personne d'être répertoriées. Dans ce contexte,
dans le bidonville, tel qu'il transparaît au travers des l'ethnographe même la plus soucieuse d'interprétation
maux endurés par la population : la soif, la faim, la et d'analyse se trouve réduite au rôle de comptable
tension nerveuse, la maladie et la mort. J'y retrace frénétique de la mort, de démographe improvisée,
l'histoire sociale de l'économie de plantation, de d'employée municipale chargée d'enregistrer et de
cette denrée de base douce-amère qu'est le sucre, et dénombrer les morts et les disparus anonymes.
66 Nancy Scheper-Hughes

sans de leurs lopins de terre traditionnels. Au lendemain ville et collaborateur assidu de la rédaction du journal. « II
de Noël 1990, plusieurs habitants du bidonville d'Alto do faut laisser la police faire ce qu'elle a à faire», dit Maria-
Cruzeiro, tous de jeunes hommes noirs aux prises avec la zinha, la vieille femme qui vit dans une petite pièce
justice, pour vol, alcoolisme, vagabondage, inhalation de derrière l'église et qui s'occupe des fleurs de l'autel. «Ils
colle ou autres délits mineurs, ont été arrêtés chez eux par savent ce qu'ils font. Nous, on fait bien mieux de se taire »,
des hommes en «uniforme», qui les ont emmenés et les dit-elle en se fermant la bouche d'une fermeture invisible.
ont fait « disparaître » Quelques semaines plus tard, les Padre Agostino Leal, le jeune et nouveau prêtre, qui
.

corps de deux d'entre eux ont été retrouvés, lacérés et fait partie de la génération de la « théologie de la
mutilés, abandonnés entre deux rangées de canne à sucre. libération», secoue tristement la tête: «Est-ce possible qu'ils
La police a alors fait une apparition dans le bidonville aient assassiné Nego De ? Quelle honte Il était en pleine

!
pour montrer aux familles des photos détaillées des réforme, en train de s'amender; j'avais confiance en lui. Il
cadavres. « Comment voulez-vous que je reconnaisse mon venait régulièrement au Cercle des jeunes délinquants le
homme (meu homerri) sur cette photo!» hurla, prise mercredi soir. » Et le padre d'ajouter amèrement «Je

:
d'hystérie, Dona Helena, la femme de l'un des « disparus ». suppose qu'il était trop tard pour Nego De. »
D'autres événements du même genre ont suivi, en 1991 À chaque fois qu'un enfant des rues trop gênant est
et 1992. Et puis, un jour, les hommes masqués sont venus, raflé par la police, ou bien attaqué ou porté «disparu»,
très tard, prendre le fils de Black Irene, un adolescent que les gens ne disent rien... à l'exception de certains
tout le monde à l'Alto connaissait sous le nom affectueux habitants du bidonville qui approuvent entièrement ces
de « Nego De » On soupçonna un « escadron de la mort » agressions à l'égard des « méchants » enfants, les enfants des
.

paramilitaire qui avait partie liée avec la police locale. autres, et qui murmurent parfois «Très bien! Bon

:
Mais, dans de tels cas, les gens gardent le silence ou bien travail » L'arme la plus puissante de l'État est en effet sa
!

s'expriment dans un langage des signes frénétique et capacité à créer un consensus en sa faveur à l'intérieur
complexe. C'est que personne d'autre ne veut être sur la liste. même des classes qui sont ses victimes.
Peu après, des rumeurs ont couru, concernant la
disparition d'enfants des rues. Certains de ces enfants vivent
constamment sur la place du marché, où ils trouvent La violence, l'État, la résignation
refuge la nuit entre les étals et sous les toiles de tente,
chapardant un peu de nourriture dans les cageots et les Le plus terrifiant dans cette violence quotidienne, c'est
paniers. Si la plupart des vendeurs tolèrent ces larcins qu'elle est anonyme, imprévisible et, finalement, banale.
constants, certains ont fait appel à la police et à des tueurs Qui sont ces desaparecidos, ces «inconnus», ces
à gage pour mettre en oeuvre un programme de « désin- «disparus », dont l'image hante les photos atroces qui circulent
sectisation » , destiné à « assainir » le quartier en le sous le manteau dans le bidonville ? Je veux parler de ces
débarrassant une bonne fois pour toutes, de toute cette « pauvres corps aux yeux arrachés et au sexe mutilé jetés
vermine humaine » dans un fossé ou entre deux rangées de canne à sucre ;
.

Malgré tous ces événements, les habitants de Bom mais aussi des « officiers » en uniforme qui montent la
Jesus da Mata considèrent toujours leur ville comme un garde à côté d'eux et défient les « marginaux » (mot qui
lieu calme et paisible de la zona da mata, l'intérieur des connote à la fois pauvreté et semi-criminalité) du
terres, bien loin de la violence et du chaos qui régnent bidonville de s'approcher pour réclamer les corps de leurs
dans les métropoles de la côte. Une fois retombé l'émoi morts. Ces corps resteront donc « inconnus », non
que provoque chaque incident, la vie reprend toujours identifiés, abandonnés.. oubliés, si ce n'est par leurs proches,
.

son cours ordinaire. qui sont réduits au silence par la douleur et la peur.
Les hommes armés soudoyés par le propriétaire Le plus insupportable est cette terrible ironie qui fait
d'Engênho Patrimonio ont été arrêtés, puis de ces citoyens ordinaires des victimes de crimes de
immédiatement mis en liberté provisoire. Finalement, l'affaire n'a pas guerre en temps de paix. Plus tard viendront sans doute
eu de suite. Des jeunes Noirs et des enfants des rues d'Alto les éclaircissements, les révisions de procès, les aveux,
do Cruzeiro ainsi que d'autres pauvres bairros de Bom les commissions dirigées par l'Église, les enquêtes
Jesus continuent à disparaître, sans que cela fasse l'objet financées par le gouvernement, les arrestations d'hommes à
du moindre article dans le journal d'opposition de Bom l'allure fière, tendus et inflexibles. Et, pour finir, on
Jesus. « Que pourrions-nous avoir à redire à 1' "exécution" publiera des rapports à l'optimisme exagéré, intitulés
:

de malandros - bons à riens -, de malfrats et de Brésil, Argentine, Salvador (et même peut-être
fripouilles ? », me demande « Toto », juriste progressiste de la Guatemala) : nunca mas (plus jamais ça).
Mourir en silence 67

Cependant, on ne peut s'empêcher de se poser (engenhos et usinas) sont protégées par des forces de
certaines questions et si les disparitions, les corps de civils police privées et par des hommes d'armes, les pistoleiros.
:

empilés dans les fosses communes, la violence anonyme Ce réseau d'allégeances politiques au sein des grandes
et banalisée, l'indifférence à la mort, n'étaient pas, après familles de planteurs remonte directement jusqu'au
tout, une erreur? Et si les espaces sociaux qui entourent gouverneur et au corps législatif. Quant à la police militaire et
ces événements apparemment inexplicables étaient civile, elle collabore souvent avec les hommes d'armes à
emplis de rumeurs et de murmures, d'indices et la solde des planteurs et participe parfois directement aux
d'insinuations qui prépareraient ce qui risque fort d'arriver à opérations menées par les « escadrons de la mort » locaux.
ceux que les instigateurs du consensus social ne La société de planteurs du Nord-Est brésilien n'a pas
considèrent ni comme des personnes ni comme des individus? encore produit les institutions sociales, les idéologies
Et si un climat d'inquiétude et d'insécurité quasi scientifiques ni (selon l'expression de Sartre) les «
ontologique sur la propriété du corps de chacun était entretenu techniciens du savoir pratique » spécialisés capables d'endiguer
par une indifférence étudiée, de la part de la les manifestations de mécontentement et d'opposition
bureaucratie, à l'égard de la vie et de la mort des « marginaux » du publics. Elle n'a pas encore à sa disposition les
bidonville (les migrants ruraux sans emploi, les jeunes institutions du secteur sanitaire et social, les cliniques
délinquants, jusqu'aux enfants des rues, et autres psychiatriques, les thérapeutiques occupationnelles et les divers
personnes « sans importance ») ? Et si les mortifications et les types d'assistance sociopsychologiques qui peuvent
petites ignominies, ces vexations dont la classe invisible entretenir et assurer l'adhésion à l'ordre (ou au désordre)
du bidonville est quotidiennement la cible, à différents en place. Dans le Brésil intérieur, la médecine
moments de la vie publique, étaient déjà l'ébauche des hospitalière se caractérise par l'usage de techniques sommaires
événements évoqués plus haut ? Si tout cela préparait les et brutales ainsi, par exemple, les malades souffrant de
:

crimes qui, en apparence seulement, semblent être des malnutrition sont-ils soignés par un attirail de traitements
explosions aberrantes, inexplicables et extraordinaires de « modernes » consistant en tranquillisants, analgésiques et
violence étatique contre des citoyens qui, chaque jour, coupe-faim.
voient revenir, comme le dit Michael Taussig (1992), «la Il n'y a donc dans cette région que des institutions
terreur, comme d'habitude » violentes la police, le pouvoir judiciaire, qui se montre
.

Dans les États modernes, la violence institutionnalisée généralement incapable d'engager des poursuites dans
est moins repérable. C'est un ensemble de professionnels les cas de brutalité policière, la prison, les écoles
et de spécialistes de l'éducation, de la protection sociale, fédérales de redressement pour les jeunes délinquants, et
de la médecine, de la psychiatrie et du droit qui enfin les escadrons de la mort.
collaborent pour diriger et maîtriser les opinions et les La police civile, dont les membres sont souvent
comportements qui menacent la fragile stabilité de l'État. C'est une recrutés parmi les classes sociales les plus démunies, relève de
forme plus « douce » de contrôle social, le gant de velours l'État mais le chef de la police est bien souvent nommé
;

dans laquelle se glisse la main de l'État. Mais même les par le maire, et il reste financièrement dépendant de ce
États-providence bureaucratiques les plus « évolués » dernier ainsi que du conseil municipal. Pendant toute la
peuvent avoir recours à la violence ouverte contre des période de dictature (de 1964 à 1985), la police militaire a
citoyens «fauteurs de troubles», lorsque les institutions été largement impliquée dans les disparitions, tortures et
classiques qui assurent le consensus social s'affaiblissent assassinats de tous les prétendus éléments subversifs du
ou se transforment. (Telle sera par exemple bientôt la Brésil. Désormais, cette même police est utilisée pour
situation aux États-Unis, où se pose le problème de la expulser, souvent par la violence, les paysans squatters
tolérance de l'opinion publique à l'égard des actes de traditionnels. Bien que le processus de démocratisation
violence policière, commis dans les centres-villes au nom ait été relativement rapide dans le pays depuis 1982, il n'a
d'une « guerre contre la drogue » qui dissimule une pas encore remis en cause l'emprise psychologique et
certaine dose de « guerre contre les races de couleur ».) politique effrayante qu'exerce la police sur les couches
Le Nord-Est du Brésil se trouve en ce moment dans les plus pauvres de la population.
une période de transition, celle de la formation de l'État. Au cours des dernières années, l'État brésilien a été
Or, une telle étape se caractérise par la survivance de considérablement perturbé par le « réveil » politique de
structures semi-féodales, telles que le rôle joué par les certaines classes de la population, jusque-là exclues de la
« patrons » politiques locaux (coronéis) issus de la classe démocratie, et qui ont inauguré de nouvelles formes de
latifundiaire des propriétaires de plantation. Aujourd'hui mobilisation politique. Outre la prolifération
encore, la plupart des plantations et des manufactures d'associations d'habitants de bidonvilles, on trouve des « commu-
68 Nancy Scheper-Hughes

nautés » chrétiennes contestataires, des clubs de mères, africaines. Bien que leurs crimes soient d'origine sociale,
des syndicats de squatters, des ligues de défense des la conséquence de l'état de privation dans lequel ils sont
ouvriers agricoles, etc. Toutes ces initiatives sont artificiellement maintenus par le système d'intérêts
encouragées par une nouvelle génération de prêtres fonciers et de salariat de la main-d'œuvre agricole, on parle
catholiques éduqués dans l'esprit de la théologie de libération. d'un « instinct » pour le crime qui fait partie de la « nature »
Certains membres de la hiérarchie catholique eux-mêmes d'une population «inférieure», «dépravée», et «de race
ont retiré leur soutien aux élites foncières et industrielles abâtardie » Voilà qui fait honneur à la « démocratie

.
du Brésil et dénoncé publiquement les expulsions raciale » tant célébrée du Brésil.
brutales de paysans dans la région1. Cependant, ces prises De plus en plus, les discours populaires qui légitiment
de position ont aussi eu des effets pervers. En effet l'usage pourtant illégal de la violence par la police dans
l'action des escadrons de la mort est désormais les bidonvilles se fondent sur le thème des haines
spécifiquement concentrée sur les groupes de population raciales. Mais, au Brésil, la situation est particulièrement
auxquels l'Église a consacré le plus d'attention les paysans pernicieuse ; en effet, les restes de la vieille « idéologie de
:

déplacés, les jeunes marginaux et les enfants des rues. l'harmonie » entre les races qui caractérisait la société de
On ne peut s'empêcher de penser qu'il doit exister planteurs du Nordestino empêchent les classes aisées et
une raison qui explique que l'on puisse ainsi utiliser un éduquées de faire publiquement le moindre commentaire
tel arsenal militaire et guerrier contre des civils, en temps sur les « différences de races » sans paraître « impoli » ;
de paix. Quels crimes ont donc commis ces personnes pourtant, dès que l'on se retrouve dans la sphère privée,
ou, du moins, risquent-elles de commettre? Pourquoi les discours racistes prolifèrent et rivalisent de virulence.
certains citoyens représentent-ils un « danger » pour l'État, En définitive, leur antiracisme convenu et de pure façade
une « menace » qui justifie que la police use légalement ne fait qu'interdire aux membres les plus libéraux de
de la violence comme forme de contrôle social? La l'élite éduquée de la région de dénoncer le fait que les
réponse est simple ce qui rend les pauvres si dangereux, persécutions des escadrons de la mort sont menées de
:

c'est leur absolu dénuement. La faim et la misère ont manière systématique contre certaines catégories de la
toujours été les deux grands ennemis de la stabilité artificielle population des bidonvilles, à la couleur de peau bien
de l'État. Ce dont les « marginaux » de l'Alto de Cruzeiro spécifique.
sont coupables, c'est donc d'avoir des besoins vitaux, de Comment une telle « méconnaissance » - pour
vouloir manger et survivre. reprendre le terme de Bourdieu — est-elle entretenue?
Le jugement de la majorité de la population est fait Comment des contradictions si éclatantes sont-elles
dans ce domaine, aussi bien en ce qui concerne les possibles ? Pourquoi, même au sein des courants et des partis
« crimes » du pauvre, du désespéré qu'est le posseiro, ce politiques les plus libéraux de Born Jesus, n'y a-t-il eu
squatter paysan traditionnel dont le mode de vie, bien personne pour prendre clairement position en faveur des
que protégé par la loi brésilienne, va néanmoins à droits de l'homme ? Comment expliquer que le terrorisme
l'encontre de la notion bourgeoise du droit de propriété, pratiqué par la police et les escadrons de la mort ait
que les larcins commis par Nego De, qui permettaient à provoqué aussi peu d'indignation, même cachée, à l'intérieur
sa famille de survivre après la « disparition » et le meurtre même du bidonville ?
de son père ; les Brésiliens considèrent généralement que Quelles forces sociales ont pu rendre ainsi les gens
ces comportements sont raciaux, qu'ils sont le produit de de l'Alto si méfiants à l'égard de toute réforme
lois naturelles, et non d'injustices sociales. Parce que les démocratique, en particulier celles qui concernent les droits de
posseiros entretiennent la tradition pré-capitaliste des l'homme, les droits de l'enfant ou les droit de la femme?
« communs » , ils sont considérés comme de dangereux Nombreux sont les habitants du bidonville qui
anachronismes, des primitifs attardés; les hommes approuvent l'action des escadrons et qui disent, lorsqu'un
d'armes payés pour les tuer peuvent donc les éliminer nouveau jeune homme vient à disparaître « Men os um ! (Un
:

impunément, bénéficiant en outre de la compréhension de moins!). ». En 1987, j'ai été particulièrement troublée
explicite et de l'approbation tacite de la police locale, et par la réaction de mes voisins de l'Alto à l'annonce faite à
aussi, bien souvent, du corps judiciaire. la radio du programme présidentiel de réformes péniten-
Quant à ceux de 1'« espèce » de Nego De, les jeunes
hommes Noirs, pauvres et sans emploi du bidonville, on
dit d'eux qu'il est «dans leur nature», «dans leur sang»
ou « dans leur race » de voler. On les décrit en termes 1. Dom Helder Camera, l'archevêque « rouge » de Recife et Olina à Per-
nambuco, désormais à la retraite mais toujours puissant, n'en est qu'un
racistes comme des « bichos da Afric », des bêtes sauvages exemple parmi tant d'autres.
Mourir en silence 69

tiaires. Zulaïde s'est mise à gémir et à se tordre les mains. Dans un tel contexte politique et juridique, on
«C'est la fin pour nous! Nous sommes tous morts, c'est comprend que les pauvres et autres marginaux sociaux
sûr » répétait-elle sans arrêt. « Même notre président est hésitent à avoir recours aux tribunaux lorsqu'ils sont victimes
,

contre nous maintenant. Il veut libérer tous les criminels de violations des droits de l'homme, même les plus
pour qu'ils puissent nous tuer, nous voler et nous violer odieuses. Il n'existe en fait pas de discours politique
tant qu'ils voudront. » Zulaïde avait oublié que ses populaire en faveur des droits de l'homme au Brésil. Les
propres fils avaient eu à souffrir en prison de brutalités premiers remous d'intérêt pour les droits de l'homme
policières, et que ces réformes avaient justement pour but sont apparus à la fin des années 1970 parmi les membres
de protéger sa classe sociale. du clergé catholique de gauche qui avaient eu des
contacts avec Amnesty International, Americas Watch ou
d'autres organisations internationales similaires. Mais
Citoyenneté et justice au Brésil l'activisme naissant qui en découla fut immédiatement
discrédité par la droite ; celle-ci, jouant sur les peurs
Par tradition, la vie politique « démocratique >» et « éga- collectives du peuple brésilien face à la montée de la
litaire » brésilienne est restée marquée par les notions violence urbaine, présenta les « droits de l'homme » comme
quasi féodales de hiérarchie, de privilège et de des privilèges, des faveurs et des dérogations spéciales
distinction. La constitution fondatrice du Brésil fut adoptée avant réservés à de «vulgaires criminels» (Dimenstein, 1991

;
l'abolition de l'esclavage. À la fin du xixe siècle, la sphère Brooke, 1992). Premières concernées par la violence, les
publique qui s'était constituée concernait exclusivement populations des bidonvilles sont particulièrement
un petit groupe d'élites. La démocratie était donc sensibles à ce type de discours.
considérée comme la chasse gardée de la classe des En 1985, l'Association des chefs de la police de Säo
propriétaires fonciers éduqués. Les libertés civiles étaient en fait Paulo a diffusé un « Manifeste » adressé à toute la
des « privilèges » et des « faveurs » octroyés par des population de la ville et qui n'avait pas de mots assez durs pour
supérieurs à leurs subordonnés, au sein d'une hiérarchie s'attaquer aux nouvelles mesures, pourtant timides, en
sociale structurée par les notions traditionnelles faveur des droits de l'homme prises par le PMDB,
d'honneur et de fidélité personnels. Ces «faveurs» allaient de coalition de centre-gauche alors au pouvoir. «Vous vivez
la simple protection à la franchise électorale, en passant aujourd'hui dans l'angoisse et la crainte, alors que ceux
par des biens matériels et l'obtention d'emplois (Caldeira, qui tuent, volent et violent vivent dans la tranquillité.
1992). Votre famille est détruite, et votre patrimoine, acquis au
Roberto da Matta (1984) a montré combien le concept prix de grands sacrifices, diminue de jour en jour.
d'« égalité devant la loi » est insupportable aux yeux de la Combien avez-vous vu de crimes survenir dans votre quartier ?
majorité des Brésiliens des classes moyennes et Et combien de fois avez vous-vu les criminels arrêtés ? Les
supérieures, qui, pour la plupart, ont des « relations » dans le bandits sont protégés par ces prétendus "droits de
monde politique et s'arrangent donc pour passer l'homme", dont le gouvernement pourtant ne vous
au-dessus de la loi. Bien que le droit brésilien soit fondé sur les considère pas digne, vous qui êtes un citoyen honnête et
principes démocratiques d'universalité et d'égalité, en travailleur» (cité dans Caldeira, 1992).
pratique, la loi « n'est appliquée avec rigueur que pour Lorsqu'on ajoute à cette conception négative des
les masses, pour ceux qui n'ont ni parents haut placés, ni droits de l'homme la définition très restrictive donnée au
patronymes prestigieux» (Da Matta, 1984). terme de « crime », qui exclut bien entendu les exactions
Le système judiciaire du pays est, quant à lui, un des puissants et de l'élite, on comprend que les actes de
système « mixte ». S'il fait place aux droits individuels et éga- violence dirigés à l'encontre des pauvres soient acceptés
litaires modernes, il contient des éléments d'une tradition et encouragés par la population, y compris par les
moins libérale, telle que, par exemple, la pratique du pauvres marginalisés des bidonvilles eux-mêmes.
«soupçon systématique», au lieu de la «présomption Un exemple particulièrement manifeste et douloureux
d'innocence ». Un juge peut décider d'inculper un de cette situation est la réaction de la population de Säo
individu et de le soumettre à un interrogatoire simplement Paulo à la suite d'un terrible massacre survenu dans les
sur la base d'informations fournies par des enquêtes prisons de la ville en octobre 1992. Une émeute de
policières qui relèvent bien souvent de l'inquisition. Ainsi, prisonniers sans armes fut réprimée dans le sang par la
malgré de nouvelles interdictions officielles, la police a police militaire armée qui exécuta 111 prisonniers, dont
toujours recours à la torture pour obtenir des beaucoup à bout portant, dans leurs cellules. La plupart
informations ou arracher des aveux. des victimes n'étaient pas considérées comme des pri-
70 Nancy Scheper-Hughes

sonniers dangereux et purgeaient des peines légères pour prisons, les morgues et le cimetière public. Ils se
des délits mineurs. Pourtant, des sondages effectués à désignent eux-mêmes comme étant les « anonymes » les

,
Sâo Paulo à la suite des événements ont montré que la «sans-corps», les «rien du tout», ou encore les « gen-
population soutenait entièrement l'action de la police tinha», les petites gens de Bom Jesus da Mata.
(O Estado de Säo Paulo, 31 décembre 1992). Ils parlent de leur invisibilité collective, du fait qu'ils
ne figurent pas dans les recensements publics, ni dans
aucune statistique étatique ou municipale. Quantités
Des vivants et des morts négligeables dans la vie, les gens de l'Alto le sont encore
sans importance dans la mort. Plus de la moitié des décès du municipio
sont ceux d'enfants de moins de cinq ans, habitants du
Utilisée du temps de la dictature militaire (1964-1985) bidonville, pour la plupart victimes de grave malnutrition
dans l'ensemble du Brésil, contre toute personne chronique. Mais, pour connaître ces informations, il faut
considérée comme suspecte de subversion politique, la lire entre les lignes ; la mort d'enfants de l'Alto est un fait
pratique de la « disparition » est maintenant réactualisée de si courant et si insignifiant que, dans plus des trois quarts
manière terrifiante aux dépens des Noirs, des pauvres des certificats de décès enregistrés à l'état civil de Bom
délinquants et de tous les marginaux économiques Jesus, la cause du décès n'est pas mentionnée. Dans une
transformés en véritables « ennemis publics ». Mais le plus société pourtant hautement bureaucratisée, où, pour la
terrible est que cette pratique n'est pas un fait isolé. Toutes démarche la plus banale (comme l'immatriculation d'une
les « disparitions » ne sont en effet qu'un des aspects de voiture), il faut fournir un formulaire en trois exemplaires,
la violence quotidienne qui règne dans le bidonville. la déclaration de décès d'un enfant n'exige aucune
Pour les habitants de l'Alto, elles font partie du paysage, formalité particulière, n'importe qui pouvant servir de
et ne viennent que renforcer leurs pires angoisses celles témoin. Tout comme leur vie, la mort des gens de l'Alto
:

de perdre leurs proches et de se perdre eux-mêmes sous est « invisible », et l'on peut dire que leurs corps eux aussi
le coup de la force arbitraire et de la violence ont « disparu »
.

institutionnalisée de l'État, de ce qu'ils appellent la « burocracia». Un jour, en parcourant le registre de décès du cartôrio
Il existe, en effet, un autre type de terreur étatique civil, j'ai trouvé la déclaration suivante
:

:
cette « violence ordinaire » qui envahit le quotidien le plus «Défunte: le 18 septembre 1985, Luiza Alves da
banal du bidonville, à la fois sous la forme de rumeurs et Conceicao, sexe féminin, cheveux châtains, trente-trois
de contes les plus fous, mais aussi, concrètement, lors des ans, célibataire.
divers rituels publics qui mettent les gens de l'Alto en Cause du décès déshydratation, sous-alimentation.
-.

contact avec l'État dans les hôpitaux, au bureau de l'état Observation la défunte était une pauvresse qui n'a
:

civil, à la morgue et au cimetière municipal. Le laissé ni enfant ni bien derrière elle. Elle était illettrée. Elle
déroulement de ces rituels fournit un contexte idéal à la ne votait pas. »
banalisation de l'horreur, permettant aux événements plus Les diverses tactiques de « disparition » sont
extraordinaires que sont les « disparitions » de devenir une employées dans le but conscient de détruire un peuple
norme prévisible et attendue. qui envisage le monde et exprime ses aspirations
«Vous les gringos«, a dit un jour un paysan salvado- politiques et spirituelles en termes d'idiomes et de
rien à un visiteur américain, « vous vous préoccupez métaphores corporels. Les gens de l'Alto habitent un monde à
toujours de la violence des mitraillettes et des machettes. forme humaine, un monde intimement «incarné». Par
Mais vous devriez savoir qu'il y a un autre genre de « incarnation », j'entends les différentes manières dont les
violence. Avant, je travaillais dans une hacienda-, je gens apprennent à habiter leur corps pour que ce corps
m'occupais des chiens du dueno. Je les nourrissais avec de la soit, dans tous les sens du terme, « habitué 2 ».
viande et du lait, tout ce que je ne pouvais pas donner à Lorsque je parle de la « culture somatique 3 » des
ma famille. Lorsque les chiens étaient malades, je les ouvriers de la canne à sucre de l'Alto do Cruzeiro, je
emmenais chez le vétérinaire. Lorsque mes enfants suggère qu'ils vivent dans un monde social qui privilégie le
étaient malades, le dueno m'offrait sa compassion, mais il
n'avait pas de médicament pour eux quand ils
mouraient» (cité dans Clements, 1987, chap. ix). 2. Je fais référence ici à la notion à' habitus employée par Marcel Mauss,
De même, les habitants de l'Alto parlent de leur corps puis Pierre Bourdieu elle désigne toutes les habitudes acquises et les
tactiques somatiques constitutives de l'art culturel d'« utiliser» et d'« être
;

constamment maltraité, mutilé, perdu et « disparu » dans dans » son corps et le monde.
les espaces publics anonymes que sont les hôpitaux, les 3. Notion empruntée à Luc Boltanski, 1984.
Mourir en silence 7/

corps et qui les amène à être particulièrement attentifs à que se répandent des murmures angoissés et des
leurs sens, ainsi qu'au langage du corps, qui s'exprime suggestions fébriles. D'étranges rumeurs refont surface.
par des symptômes variés et souvent désordonnés. «La Sur l'Alto do Cruzeiro, l'interpénétration de la fiction4 et
folie de la faim» {delirio defome), expression de la réalité crée une sorte d'hystérie collective qui
couramment employée dans le Nord-Est brésilien, n'en est qu'un provoque chez tout le monde un sentiment de culpabilité

:
exemple. En un sens, les habitants de l'Alto « pensent » le « Personne n'est innocent ici », m'a-t-on souvent dit. L'état
monde avec leur corps. Dans les réunions de quartier, on de choc, même s'il s'exprime souvent sous forme de
entend souvent dire avec force conviction « Chacun rumeurs étranges et invraisemblables, n'en pose pas

:
devrait être le dono, le propriétaire de son propre corps » ; moins la question de « Panormalité du normal » (Taussig,
mais c'est justement cette propriété qui leur est le plus 1992).
durement refusée.
L' « incarnation » ne prend pas fin dans la mort pour les
gens de l'Alto. Les morts continuent à apparaître dans des Les «disparus» et le trafic d'organes
visions, des rêves et des apparitions, au cours desquels
ils expriment leur désir de plaisirs simplement charnels Le sentiment de vulnérabilité et d'insécurité
et de confort physique. Pauvres « almas penadas », âmes ontologique profonde éprouvé par les habitants du bidonville
agitées du Purgatoire, les morts peuvent demander de la se manifeste dans l'atmosphère d'angoisse diffuse et dans
nourriture et des boissons, une paire de chaussures et des les rumeurs (qu'aucune déclaration publique ne vient
bas pour leurs pieds gelés et meurtris par d'interminables jamais démentir) concernant l'anonymat, l'exploitation et
errances. Comme les gens de l'Alto pensent que leurs l'interchangeabilité de leurs corps et de leurs organes. Ils
âmes ont une forme humaine, on les voit parfois enterrer imaginent que leurs corps, pourtant ravagés par les
dans le cimetière local un pied amputé, placé dans un maladies successives, peuvent être considérés par les
minuscule cercueil, afin qu'il retrouve plus tard le corps puissants (« 05 que mandant», ceux qui donnent les ordres)
de son propriétaire, et lui permette de faire face à son comme des réserves de « pièces détachées ». Cette rumeur
Maître dans toute son intégrité, debout « sur les deux est apparue sur l'Alto (et dans tout l'intérieur du pays) au
pieds » milieu des années 1980, et elle continue à circuler depuis
.

Ainsi, alors qu'ils sont imprégnés de ces images très lors. Elle a d'ailleurs des équivalents dans les bidonvilles
fortes d'autonomie et de confiance en leur intégrité du monde entier, depuis l'Amérique latine jusqu'à l'Inde
corporelle, les gens de l'Alto sont confrontés à une réalité et l'Afrique du Sud.
toute différente, puisque leurs corps sont méprisés, Dans le Nord-Est du Brésil, elle porte sur l'enlèvement
ignorés, voire exploités, parfois mutilés et démembrés. Ces et la mutilation d'habitants jeunes (surtout des enfants) et
gens en viennent donc à penser que rien de mauvais ni bien portants des bidonvilles, dont on convoiterait les
de terrifiant au monde ne les épargne, n'épargne leur organes, et tout particulièrement les yeux, le cœur, les
corps, puisqu'ils sont tout à la fois victimes des maladies poumons et le foie. On a même dit que les hôpitaux
(por culpa de doença), de la politique et du pouvoir (por universitaires de Recife et les grands centres médicaux de
culpa de política), et de l'État et de sa police, de ses l'ensemble du Brésil participaient à un trafic d'organes
fonctionnaires et de ses bureaucrates tous hostiles (por culpa intensif à l'échelon international.
de burocracia). Les oppresseurs policiers connaissent
assez bien leurs victimes pour mutiler, émasculer, «
égarer» et «faire disparaître» les corps des pauvres, c'est-à- 4. Dans le roman de Mario Vargas Llosa, La Vraie Vie d'Alejandro
dire pour mettre à exécution «leurs craintes les plus Mayta, le narrateur péruvien commente en ces termes la relation entre
terribles » l'imaginaire et le politique, entre la fiction littéraire et l'histoire «Dans
ce pays, l'information a cessé d'être objective pour entrer purement et
:
.

La situation est d'autant plus intolérable qu'elle simplement dans le domaine de la fiction, que ce soit dans la presse, à la
recouvre une part d'ambiguïté. Comme l'a montré radio, à la télévision ou dans les conversations. Lorsque nous parlons de
l'actualité, nous interprétons la réalité selon nos désirs ou nos craintes
l'ouvrage de Taussig (1992) décrivant une situation similaire nous disons ce qui nous arrange. C'est une manière d'essayer de
;

en Colombie, la conscience populaire passe compenser notre ignorance des événements, dont nous savons au fond de
alternativement d'un état de résignation devant une situation nous-mêmes qu'ils sont irrémédiablement fixés. Puisqu'il est impossible
de savoir ce qui se passe vraiment, nous mentons, inventons, rêvons,
considérée comme normale et prévisible à des moments de et trouvons refuge dans l'illusion. C'est dans ce contexte étrange que la
rupture violente, au cours desquels toute la communauté vie au Pérou, un pays où si peu de gens lisent, est devenue littéraire »
du bidonville semble prostrée dans un état de choc, de (1986 p. 246). Le réalisme magique des romans latino-américains a
pour pendant le surréalisme ordinaire de la vie quotidienne et de
:

susto (maladie de la peur) ou nervoso collectif. C'est alors l'ethnographie de ces pays.
72 Nancy Scheper-Hughes

Les habitants du bidonville disent avoir vu à de fensif de rendre publics les véritables dangers qui
multiples reprises rôder de grandes camionnettes bleues ou menacent réellement les corps et les organes de la population
jaunes, avec à leur volant des agents étrangers (en marginale. La rumeur persiste parce qu'elle fournit «une
général nord-américains ou japonais) ; selon la rumeur, ces piste » aux habitants des bidonvilles.
derniers patrouillent dans les quartiers pauvres en quête Elle est en partie fondée sur la manière dont ces
de petits enfants abandonnés, pensant, à tort, que derniers perçoivent la technologie bio-médicale, soit comme
personne dans le bidonville ne remarquera leur absence. Ils quelque chose d'absolument monstrueux. Le commerce
s'emparent de l'enfant repéré et l'embarquent dans la de la transplantation d'organes se fait à l'échelle
camionnette. L'enfant est alors assassiné ; on prélève multinationale et transnationale; or, dans un contexte de
certains organes de son corps, que l'on retrouvera mutilé sur pénurie de dons d'organes, un sinistre marché
le bord d'une route, ou abandonné devant le mur du international de « collecte d'organes » a vu le jour.
cimetière municipal. Une autre possibilité est que l'enfant L'hebdomadaire indien à grand tirage India Today a fait paraître un
soit vendu indirectement à de grands centres médicaux ; article, dans son numéro du 31 juin 1990, révélant
les restes de son corps, éviscéré, réapparaîtront alors dans l'existence d'un commerce alarmant de reins, de cornée et de
les bennes à ordures de l'hôpital. On aurait même vu des peau prélevés sur des « donneurs » vivants le circuit

;
membres de la police militaire penchés sur des corps allait, bien sûr, des pauvres aux riches, des bidonvilles
mutilés, la barbe couverte de sang. aux beaux immeubles, du tiers monde aux nations
Ces rumeurs de trafic d'organes sont à l'origine d'une favorisées et très favorisées. Par ailleurs, un article dans The
véritable fascination pour les autopsies, la chirurgie Lancet (Salahudeen et al, 1990) a donné un aperçu du
esthétique et les transplantations d'organes qui font l'objet des nombre d'accidents survenus, au Moyen-Orient, lors de
interprétations les plus fantasmagoriques. « II y a transplantations effectuées à partir d'organes provenant
tellement de riches qui passent par la chirurgie esthétique ou du trafic, et donc prélevés sur des donneurs vivants

;
subissent des transplantations d'organes, m'a déclaré une l'essentiel de ces dons venait des bidonvilles de Bombay.
vieille femme de l'Alto, que nous ne savons vraiment plus Toute information sur ces nouvelles pratiques médicales
à quel corps nous parlons aujourd'hui. » Dans l'esprit des plus que discutables est immédiatement reprise par les
gens de l'Alto, le trafic d'organes va des corps des jeunes, médias et se répand comme une traînée de poudre à
des pauvres, des beaux, vers ceux des vieux, des riches et travers tout le tiers monde, malgré l'analphabétisme et
des laids ; ou encore, de ceux des Brésiliens de l'absence de journaux qui régnent dans certains pays. La
l'hémisphère Sud vers ceux des Américains, des Allemands et rumeur suffit.
des Japonais, soit vers l'hémisphère Nord. Les gens de Les histoires qui circulent sur les vols d'enfants et le
l'Alto n'ont pas besoin de faire beaucoup d'efforts trafic d'organes sont d'autant plus répandues au sein des
d'imagination pour penser que leurs corps peuvent faire l'objet communautés des bidonvilles d'Amérique centrale et
des convoitises de ceux qui ont de l'argent, et qui les d'Amérique du Sud qu'elles concordent avec l'horreur
considèrent comme des réserves d'organes de secours. effective des « disparitions » d'ordre politique, des
Certes, on retrouve cette même obsession, l'idée que enlèvements et des meurtres d'enfants des rues, des
« les riches mangent les pauvres » ou « mangent les mutilations et assassinats perpétrés par les escadrons de la
enfants », dans d'autres régions et à d'autres périodes mort. Les rumeurs, le « ça se pourrait bien » reflètent
historiques. Mais, bien souvent, si ces histoires reflètent les indirectement, sur le mode de l'irréel, le sentiment implicite
craintes de la population de se voir exploiter par les et intuitif qu'ont les moradores que « quelque chose ne
riches et les puissants, elles sont plutôt d'ordre tourne pas rond »
.

métaphorique, elles évoquent une réalité plus symbolique que


concrète. Mais il en va différemment des rumeurs qui
circulent chez les gens du Nordestino sur les disparitions et Les «meninos da rua»
sur les vols d'organes. Elles s'inscrivent, en effet, dans un
contexte matériel et politique bien spécifique, celui des Toutes ces rumeurs coexistent avec le ramassage
disparitions orchestrées par les « escadrons de la mort » et effectif de gamins des rues, de meninos da rua. Plusieurs
des meurtres d'enfants des rues, phénomènes dont la milliers d'entre eux « disparaissent » chaque année au
population ne peut parler ouvertement par crainte de Brésil dans les institutions étatiques de redressement, qui
représailles. Constamment tournée en ridicule et apparaissent le plus souvent suspectes et redoutables aux
minimisée par l'élite éduquée et par les médias, la rumeur habitants des bidonvilles (Fonseca, 1987). On comprend
concernant le trafic d'organes est en fait un moyen alors que, pour les enfants de Born Jesus, l'ombre mena-
Mourir en silence 73

çante qui plane au-dessus de leur tête soit cette terreur Cependant, la « solution finale » qui les attendait serait,
qu'ils ressentent à l'égard de la police et des institutions selon le juge, pire encore l'exécution extrajudiciaire par

:
du FEBEM (Fondation nationale pour le bien-être des les escadrons de la mort. En 1991, la police judiciaire a
enfants) de Bom Jesus et de Recife, la ville voisine. « Dis, indiqué que 5 000 enfants avaient été tués au Brésil entre
Nancy, tu m'enverras jamais dans le FEBEM? » m'a-t-on 1988 et I99O (Journal de Commercio, 19 juin 1991). Rares
maintes fois demandé. «Ils tuent les enfants, là-bas», étaient parmi ces décès ceux qui avaient donné lieu à une
m'affirmait le petit Luiz, âgé de neuf ans. Plus je niais que enquête, ce qui ne surprend guère lorsqu'on sait que ce
ce fût possible, plus les enfants me citaient le nom d'amis sont les officiers de police eux-mêmes qui sont à l'origine
qui avaient été « tabassés » ou blessés dans l'une de ces de nombre de ces crimes (Dimenstein, 1991). La plupart
institutions. « Pourquoi vous croyez qu'ils ont construit des victimes sont des adolescents, comme Caju et Junior,
une "école" FEBEM si près du cimetière de Bom Jesus ? » de quinze à dix-neuf ans, âge particulièrement dangereux
,
m'a demandé d'une voix tremblante de peur José pour les jeunes, et plus spécialement pour les jeunes
Roberto, douze ans. Personne ne peut dire à ces enfants Noirs des bidonvilles et des quartiers pauvres. Une étude
déjà si pleins d'expérience que leurs craintes de subir des récente menée par l'Église a révélé que la proportion
mauvais traitements sont sans fondement. Jusqu'à d'enfants Noirs était passée de 75 % à 82 % en 1991 (.San
l'application, en I99O, d'un nouveau « Statut des enfants et des Francisco Chronicle, 24 mai 1992).
adolescents » qui reconnaît les droits légitimes des On ne peut pas non plus essayer de convaincre les
,

mineurs incarcérés sans procès, environ 700 000 enfants femmes de l'Alto que leurs craintes de voir leurs enfants
et adolescents brésiliens étaient enfermés dans des écoles kidnappés sont purement imaginaires et sans fondement,
de la FEBEM et dans d'autres maisons de redressement lorsqu'on connaît le trafic clandestin intense d'enfants de
(Swift, 1991). bidonvilles brésiliens auquel on se livre à l'intérieur du
En outre, il y a au Brésil encore plus d'enfants pays et au niveau international. En l'absence d'un
maintenus illégalement en prison, aux côtés de détenus adultes, quelconque service de protection infantile dans le Nord-Est
que d'enfants placés dans des maisons de redressement. brésilien - à l'exception des maisons de correction
En 1992, le juge pour enfants de Bom Jesus, récemment fédérales punitives -, arrestations, vols et sauvetages d'enfants
nommé, nous a permis, à mes assistants et à moi-même, sont aujourd'hui désespérément mêlés. Quand la
de rendre visite à quelques dizaines d'enfants détenus coercition, la corruption et la duplicité entrent en jeu dans les
sans procès dans la prison locale. Selon ses propres adoptions d'enfants au niveau national et international,
paroles, les enfants étaient enfermés pour leur sécurité. comme c'est si souvent le cas au Brésil, tout geste
Dehors, ils étaient déjà « condamnés » par les commandos humanitaire est facilement perçu comme un vol d'enfant
locaux; leurs familles les avaient rejetés, et ils étaient institutionnalisé, qui met le corps des femmes pauvres à la
craints et haïs de la population, qui ne voyait pas en eux disposition des riches du Brésil et d'ailleurs. En outre, le
des enfants, mais plutôt de dangereux criminels, des « commerce actuel de bébés contribue à entretenir l'état de
animaux », des « pervers » terreur chronique décrit plus haut, ainsi que le sentiment,
.

Dans une des cellules, j'ai retrouvé « Caju » et «Junior », chez les gens de l'Alto, que le destin de leur propre corps
deux jeunes de quinze ans qui avaient souvent fréquenté leur échappe.
ma maison en 1987, et qui étaient restés dans mon Ainsi, ces incidents nourrissent des rumeurs étranges,
souvenir comme des enfants très attachants. « Caju » avait été et ces rumeurs étranges entretiennent une véritable
élu pour représenter les enfants des rues de Bom Jesus à culture de la peur et de la suspicion. L'ambiguïté de la
la première « Convention des enfants des rues » qui s'était situation ne fait que rendre plus pénible encore cet état
tenue au Brésil quelques années plus tôt. Sa photo avait d'incertitude et d'impuissance.
alors paru dans nombre d'articles consacrés à cet Les rumeurs sur le vol des corps, auxquelles s'ajoute le
événement historique, qui avait fait converger vers la capitale sentiment de vulnérabilité et d'incertitude sur le destin de
des enfants des rues venus de tout le Brésil pour se leur corps, s'expliquent aussi par la nature des contacts que
plaindre et faire valoir leurs droits. Désormais, ces deux les pauvres peuvent avoir avec le milieu hospitalier. Là, on
garçons étaient accusés d'agressions sexuelles ; Junior, considère que leurs corps et leurs organes, comme ceux
plus précisément, était accusé du viol d'autres gamins des de leurs enfants, sont «exploitables». Lorsque Seu
rues. De ces enfants, on avait fait trop tôt des hommes Antonio, coupeur de canne de la région de l'Alto do Cruzeiro,
que l'on pouvait enfermer et considérer comme s'est rendu à la clinique locale à la suite de plusieurs
pleinement responsables de leur comportement anarchique attaques légères qui lui avaient laissé un œil dans un piteux
dans la rue. état, et donc endommagé la vue, le chirurgien lui a dit, sans
74 Nancy Scheper-Hughes

Le commerce d'enfants

leur église locale les avaient mis en contact avec la Casa


Alegre. Un an plus tard, le couple se retrouvait donc
au Brésil dans l'espoir de rentrer chez eux avec la petite
Caroline, âgée d'un an. L'adoption leur avait coûté près de
sur
bureaucraties
quittant
Mais
pauvres
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Chaque
ron l'usage
50leil faut
brésilienne
Brésil
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Brésil,
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l'ignorance
oudes
qui
quittent
en
soit
s'appuie
parents
Israël.
dele 3 000 dollars, sans compter les frais occasionnés par le
voyage et par leur séjour d'un mois au Brésil. 000 dollars

I
avaient été directement versés à la maison pour enfants,
I 000 autres à l'avocat des adoptions de Recife qui les
représentait au tribunal, et le reste devait couvrir les divers
frais de procédure et de traduction. Sur la brochure
Israël: environ 150 petits Brésiliens vivent dans des familles d'information envoyée par la Casa Alegre à tous les parents qui
israéliennes qui les ont légalement adoptés. Au cours des cinq envisagent une adoption, il est bien stipulé qu'ils doivent
dernières années, environ 200 autres sont entrés plus ou moins payer en dollars et en liquide. La brochure insiste en outre
clandestinement en Israël. très clairement sur le fait que la Casa Alegre ne pratique
Italie : la plupart des bébés brésiliens en Italie viennent de l'État pas le racolage d'enfants.
de Bahia, où se trouve concentrée une forte population afro- Lorsque je demandai au couple ce qu'ils savaient des
brésilienne. Le système judiciaire italien a commencé à vrais parents de Caroline, ils me dirent que sa mère vivait
enquêter sur certaines de ces adoptions. seule avec plusieurs enfants qui travaillaient dans une grande
usine de sucre. C'était la femme du directeur de l'usine, en
Allemagne : la plupart des enfants adoptés clandestinement d'autres termes sa «patronne», qui lui avait conseillé de
proviennent de Fortaleza, une ville pauvre du nord-est du Brésil. s'adresser à l'orphelinat.
États-Unis : environ 200 bébés quittent le Brésil chaque année, Susan, la célibataire, qui venait de Nouvelle-Angleterre,
par l'intermédiaire d'agences privées d'adoption, dont bon espérait adopter Zeze, un petit garçon au teint mat et plein
nombre sont affiliées à des Églises chrétiennes intégristes et de vie; elle était persuadée qu'il ne devait pas avoir plus de
évangéliques. trois ans, même si le personnel de la Casa Alegre lui
affirmait qu'il en avait six. Je lui expliquai que la malnutrition
À Recife, ma recherche m'a menée à un petit hôtel situé chronique et les maladies parasitaires retardaient la
dans le quartier touristique du front de mer Boa Viagem et croissance et le développement intellectuel des enfants des
fréquenté par une clientèle fort étrange : des couples venus zones rurales du Nord-Est; elle persista cependant à traiter
d'Europe et des États-Unis pour accomplir les dernières Zeze comme un grand bébé.
démarches nécessaires à l'adoption d'un enfant brésilien. Un couple de Néerlandais calmes et austères avaient,
La plupart étaient passés par des agences d'adoption quant à eux, l'intention d'adopter le demi-frère de
dans leur propre pays, qui les avaient mis en contact avec la Caroline, ce qui leur conférait un certain lien de parenté avec le
Casa Alegre, la fameuse maison d'enfants de Recife, dirigée couple américain.
par un vieux missionnaire américain protestant du Midwest. Tous ces couples reconnaissaient qu'ils avaient de la
Je pris une chambre à l'hôtel et, en l'espace d'un week-end, chance, mais se trouvaient généreux. Selon eux, les
j'y rencontrai cinq couples et une femme seule qui Brésiliennes avaient trop d'enfants parce qu'elles étaient
attendaient l'issue de quatre à six semaines de procédures catholiques et qu'elles ne pratiquaient pas la contraception. Ils
judiciaires. Ils avaient tous programmé leur venue en étaient convaincus que ces mères ne regretteraient pas
fonction de la nomination d'un nouveau juge pour enfants leurs bébés «superflus» et qu'elles les avaient donnés de
bienveillant et favorable au système des adoptions leur plein gré et avec soulagement. C'était en tout cas ce
internationales. que leur avait dit le directeur de I'« orphelinat». Quelques
Un des couples américains m'expliqua qu'au cours d'un jours plus tard, je me rendis à la Casa Alegre, un groupe de
examen de dépistage génétique on avait découvert qu'ils bâtiments situé au sommet d'une colline dans une banlieue
étaient porteurs de maladies incurables. Des membres de éloignée de Recife.
Mourir en silence 75

même l'examiner « Eh bien, il ne pourra plus vous servir à

:
grand-chose, cet œil ; il n'y a qu'à l'arracher. » Tandis que
les riches s'offrent les innovations de la technologie
médicale de pointe - la chirurgie esthétique et le remodelage
des corps sont des étapes presque obligées dans la classe
Dans la première pièce où je pénétrai, je trouvai une moyenne entre deux âges, dans cette région comme
dizaine de bébés âgés d'un mois à un an dans des berceaux. partout ailleurs au Brésil - les victimes d'accidents, très
Au-dessus de chaque lit était inscrit le nom de l'enfant et, nombreuses chez les coupeurs de canne et chez les employés
pour certains, le nom et le numéro de téléphone de leurs des fabriques dans les plantations, quittent l'hôpital avec
parents adoptifs. Ceux-ci avaient déjà été attribués à une des cicatrices monstrueuses et des fractures plus ou moins
famille et étaient en attente de la fin des procédures bien remises, qui les laissent défigurés ou handicapés pour
d'adoption ; d'autres venaient tout juste d'arriver. Plusieurs le restant de leurs jours.
avaient l'air malades et sous-alimentés. Il y en avait un qui La fréquence des morts violentes et soudaines au sein
souffrait d'une grave malformation de naissance ; un autre de cette population si vulnérable induit une certaine
était sous traitement parce qu'il avait la syphilis. confusion entre le fait de « tuer » et celui de « mourir » ; de
« Nous faisons tout notre possible, me dit l'assistante sorte que les gens de l'Alto parlent communément de
du directeur, pour choisir les bébés qui correspondent le parents ayant été « tués >» par un mauvais traitement
mieux aux exigences des parents adoptifs. médical, ou par l'indifférence ou l'incompétence des
- Et que recherchent-ils en général ? chirurgiens des grands hôpitaux universitaires.
- Ils veulent adopter des enfants beaux et en bonne On rencontre chez les pauvres une angoisse
santé. Pour la plupart, ils demandent que l'enfant ait le teint permanente à l'égard de ce qu'il adviendra de leurs corps, déjà
clair et le type caucasien. Très souvent, ils préfèrent des si anonymes à Bom Jesus, une fois qu'ils auront quitté
petites filles. leur municipio. Aucun des habitants de l'Alto ne
- Et qu'arrive-t-il aux enfants les plus difficiles à s'aventure au-delà de Bom Jesus, et surtout pas dans la capitale
adopter? de Recife, sans papiers d'identité en bonne et due forme.
- Il arrive que nous soyons finalement contraints d'en On a en mémoire trop d'histoires de companheiros ou de
renvoyer certains à leur mère ou à leurs proches. Ceux qui parents transportés à Recife pour subir une opération ou
n'ont personne pour les reprendre se retrouvent à la rue, à suivre un traitement médical, qui ont finalement été «
Recife, lorsqu'ils quittent la Casa Alegre. » perdus » dans les allées et venues que doivent subir les
Quand je l'ai interrogée à brûle-pourpoint sur le trafic patients dépendants de la chanté entre les hôpitaux
de bébés brésiliens, l'assistante du directeur m'a fourni une privés, publics et universitaires. À maintes reprises, on m'a
réponse toute prête. Elle concéda que certaines étapes des demandé de rechercher une «personne disparue», un
procédures d'adoption étaient douteuses. Elle-même avait patient insolvable qui avait été « perdu » comme on dit,
,

parfois forcé des mères à laisser partir leur enfant pour dans le labyrinthe administratif. Je me suis alors rendu
qu'il puisse être adopté légalement. Elle ajouta que compte qu'il était quasiment impossible de retrouver,
certaines mères refusaient de signer les formulaires morts ou vivants, les corps « anonymes » des ruraux
d'adoption, même lorsqu'elles savaient que leur enfant avait tout à soignés dans les services charitables et non payants des
y gagner. hôpitaux publics.
«Je leur dis qu'il faut qu'elles assurent à leurs enfants « C'est toujours comme ça pour les pauvres, me dit
un sort meilleur que celui qu'elles pourraient leur offrir. Nilda Gomes, qui a "perdu" sa fille, victime de graves
J'essaie de les convaincre qu'elles ne peuvent pas se brûlures, dans les méandres du réseau des hôpitaux publics
permettre d'élever un autre enfant. » et des cliniques de Recife. Nos vies et nos morts ne valent
Mais je repense souvent à la colère et à l'humiliation de vraiment pas cher. Les infirmières et les médecins nous
Seu Manoel, privé de sa fillette, et aux sentiments mêlés regardent et se disent "Un de plus ou de moins, qu'est-ce
que ça peut faire?" Et, quand on arrive dans la ville avec
:

qui tourmentent Dona Maria sa mère. « Quand je suis très


en colère», m'a-t-elle confié un jour, «je me dis: pourquoi nos vêtements minables, sans savoir comment il faut
cette riche Américaine qui a volé ma petite fille ne revient parler ou se tenir, ils nous font attendre des heures, parfois
pas nous chercher nous aussi ? » des jours, sans rien nous dire. C'est pour ça qu'on a si peur
des hôpitaux et qu'on se bat avec le prefeito (le maire),
* Les données fournies ¡ci résultent de l'enquête menée par l'auteur. pour qu'on nous laisse monter avec les nôtres dans
l'ambulance, quand ils sont malades ou blessés. »
76 Nancy Scheper-Hughes

Les pauvres sont persuadés que, si quelqu'un arrive C'est notre enfant et nous seules sommes propriétaires
dans un état grave à l'hôpital, sans assurance médicale, (donos) de son corps. »
sans papiers d'identité et sans personne de sa famille Cependant, comme la plupart des trois cents enfants
pour témoigner de son identité ou le protéger, il devient au moins qui meurent chaque année à Bom Jesus,
de la chair bonne pour l'expérimentation médicale et le Mercea, dans son petit cercueil acheté à crédit, fut enterrée
trafic d'organes. Il n'est guère surprenant dans ces dans une tombe anonyme. Moins de six mois après sa
conditions que certains refusent purement et simplement mort, sa tombe fut vidée pour céder la place à un autre
l'hospitalisation. Ce qu'ils redoutent par-dessus tout, c'est de « petit ange », et sa dépouille jetée dans un puits profond
mourir dans un hôpital public où l'on pourrait «faire appelé, sans guère de précaution de langage, le « depôsto
don » de leur dépouille aux étudiants en médecine, une de ossos », le dépôt d'os. C'est pourquoi Xoxa, la sœur
manière comme une autre de leur faire payer leurs frais aînée de Mercea (qui travaillait dans une plantation lors
d'hospitalisation. «Aux petites gens comme nous, me dit de la mort de sa petite sœur), ne put à son retour
Irène, on peut faire n'importe quoi. » Des histoires retrouver la petite tombe. Elle eut donc bien du mal à offrir à sa
comme celle qui suit, qui m'a été racontée par une sœur les petites chaussettes blanches que celle-ci lui avait
laveuse de Recife, viennent confirmer ces soupçons : réclamées en songe. «Ta vision était juste», dit Biu à sa
« Quand je travaillais à Recife », commence Dona Seve- fille. «Dans notre précipitation pour enterrer Mercea,
rina, «je suis devenue la maîtresse d'un homme qui avait nous l'avons mise en terre sans rien aux pieds. »
un gros ulcère très laid sur la jambe. Ça me faisait mal
pour lui, alors j'allais le voir et je lui lavais ses affaires et,
de temps en temps, c'est lui qui venait me voir. On a L'univers social du cimetière
continué comme ça en amoureux pendant plusieurs Nenhum dos mortos daqui vem vestidode caixao
années, et puis, un jour, il est mort, comme ça. Quelqu'un Portanteo eles nao se enterrant
est venu de la ville pour prendre son corps; alors j'ai Sao derramados no chao.
(Ici, pas un des morts n'est enterré dans un cercueil. /On ne
décidé de le suivre pour être sûre qu'on ne le perdrait les enterre pas/on se contente de les jeter dans un trou.)
pas. Comme il n'avait pas un seul papier, je voulais servir
de témoin et de papiers d'identité. Mais, le temps que Si les corps des pauvres ont toujours été traités avec
j'arrive à la morgue, ils avaient déjà envoyé son corps à moins de soin, et enterrés avec moins de pompe que les
l'hôpital universitaire pour les expériences des étudiants. corps des riches (Laqueur, 1983), ce n'est en fait que
Alors je l'ai suivi jusque-là, et ce que je les ai vus faire là- relativement récemment, au début du xixe siècle, que l'idée
bas, je n'ai pas pu l'accepter. Ils avaient pendu son corps d'un enterrement convenable et bien organisé est devenu
et ils étaient déjà en train de le découper en petits le signe par excellence de la valeur sociale d'une
morceaux. J'ai demandé qu'on me rende le corps, et, après personne (voir Ariès, 1977; Urbain, 1978; Rodrigues, 1983)-
une longue discussion, ils m'ont laissé le ramener chez C'est alors que la mort, jusque-là grand principe « égalisa-
moi. C'est vrai que c'était qu'un mendiant, un "tirador de teur » entre tous les êtres humains, est devenue l'ultime
esmolas", qui faisait parfois des tours de magie sur le pont principe de « discrimination » Les distinctions sociales qui
.

de Recife pour amuser les gens. Mais c'était moi qui lavais séparaient les vivants ont fini par imprégner l'architecture
ses affaires et qui m'occupais de sa blessure, c'est pour et la géographie liées à l'enterrement des morts. Au
ça, on peut dire, que j'étais propriétaire de son corps. Brésil, les cimetières modernes construits dans les
« Lorsque la petite fille de ma camarade Biu est morte municipios à la fin du xixe siècle étaient réellement « publics » et
en février 1988, après une longue maladie, Biu et sa tousles citoyens, y compris les plus démunis et les bébés
soeur Antonieta se sont précipitées dans la salle des non baptisés, devaient être enterrés selon la loi (Freyre,
urgences de l'hôpital local et ont emporté le corps de 1986. Contraintes de faire ainsi terre commune avec
l'enfant, malgré les protestations du personnel. Elles les gens ordinaires, les classes aisées et bourgeoises se
ont enterré Mercea à la hâte le jour même, selon la sont efforcées de bien marquer la distinction entre le
coutume. J'ai accompagné Biu et Antonieta au cartorio civil, lieu de leur repos éternel et celui du petit peuple. C'est
où elles ont déclaré que l'enfant était morte chez elle ainsi que le cimetière est devenu le miroir du monde, la
sans surveillance le matin même. On m'a demandé de représentation symbolique de l'ordre social que les morts
signer en tant que « témoin ». J'ai signé mais, plus tard, je laissent derrière eux. L'image d'un bel enterrement
leur ai demandé des explications. « Nous avions peur (a bom enterro) est entrée dans la conscience populaire,
de l'État», me dit simplement Antonieta. «Nous ne comme l'antithèse de celle, désormais repoussante, d'un
voulons ni autopsie, ni qu'on touche au corps de Mercea. enterrement «laid» et minable V« enterro dos pobres »,
:
Mourir en silence 77

l'enterrement des pauvres, avec son cercueil d'emprunt avec sa rue pavée le long de laquelle sont alignées des
qu'on enfouit dans une tombe à peine creusée et tombes individuelles aux pierres récemment posées.
temporaire. Immédiatement, la notion traditionnelle de « personne »
Les ruraux de la zona da mata font tout leur possible (comme membre d'un groupe familial au sens large) cède
pour se garantir à eux-mêmes et à ceux qu'ils aiment un la place à la notion moderne d'« individu» libéré des
enterrement décent. Aujourd'hui, ce combat pour la contraintes familiales. Ces nouvelles niches en marbre
dignité que mènent les paysans de Pernambuco se sont également bâties au-dessus du sol, et certaines sont
résume, selon les paroles mêmes d'un des fondateurs de même pourvues d'ouvertures pour l'aération.
la Ligue paysanne, à avoir « une tombe profonde de six Plus loin, dans la partie la plus reculée du cimetière,
:

pieds de terre, et son propre cercueil » (De Castro, 1967). on trouve la mata, où des petits monticules de terre
Ce slogan est devenu le cri de ralliement de la Ligue recouvrent les tombes des pauvres anonymes, signalées,
paysanne qui a mobilisé les paysans du Nord-Est, au début lorsqu'elles le sont, par de petites croix en bois, et
des années I960. «Avant que les ligues paysannes décorées non pas avec des fleurs fraîchement coupées ou en
n'arrivent ici », m'explique Zé de Souza, « quand l'un des nôtres papier, mais avec des tiges de maïs. Comme le dit si
mourait, il fallait emprunter un cercueil au municipio, et, justement Casorte: «Anonymes dans la vie, les pauvres
une fois le corps emporté à la fosse commune, on emporteront leur "inexistencia", leur "inexistence" avec
remettait le cercueil à l'entrepôt» (cité dans De Castro, 1969, p. eux dans la tombe. »
12). Jusqu'à la répression des ligues paysannes par les Ceux dont l'enterrement est payé par l'État n'occupent
militaires, ces dernières garantissaient à tous leurs leur tombe que très peu de temps, puisqu'elles sont
membres un enterrement convenable, ainsi qu'un destinées à être réutilisées par la suite. Les tombes des plus
cercueil qui pouvait être enterré avec le défunt. démunis sont peu profondes deux pieds maximum pour

:
Aujourd'hui, dans le petit périmètre clos du cimetière un enfant. Lorsqu'on a à nouveau besoin de
municipal de Born Jesus sont représentées les trois réalités l'emplacement, on donne juste l'ordre d'exhumer la dépouille. Le
sociales conflictuelles que sont la casa, la rua et la mata cercueil en carton et contreplaqué, déjà partiellement
:

la Casa Grande, c'est-à-dire la Grande Maison de la désintégré, est jeté par-dessus le mur à l'ouest du
plantation, qui représente un monde dans lequel la personne cimetière, où il est brûlé. Les restes du corps, « les cheveux et
est définie par le réseau traditionnel d'allégeances et de tout», précise Casorte en faisant la grimace, «sont jetés
liens familiaux ; la rua, c'est la nouvelle « rue » urbaine, dans le puits profond et surchargé, si justement nommé le
avec pour corollaire la notion de citadin moderne dépôt d'os».
considéré en tant qu'« individu » ; et enfin la mata, la campagne « Ça n'a rien de laid», me dit Casorte, essayant de me
paysanne, qui est peuplée de ruraux aux corps anonymes persuader d'approcher du fameux puits pour que j'en
et considérés par tous comme des êtres socialement examine le contenu, tandis qu'il déplace la dalle de pierre
insignifiants et interchangeables. Ainsi, à l'entrée du cimetière pour me montrer la multitude des morts anonymes. À la
public se trouve la « Vila Nobre», comme l'appelle Casorte, vue d'un vêtement, je ne peux m'empêcher de me
le nouveau directeur — socialiste - du cimetière : la partie détourner. « Les chaussettes », me dit Casorte, « les
aristocratique, avec ses grands mausolées de pierre chaussettes se conservent éternellement, parce que c'est du
blanche, ses caveaux familiaux qui sont de véritables synthétique. »
répliques miniatures des casa grandes. Ici, les cercueils Parmi les 162 enfants enterrés dans le cimetière au
reposent sur des murets en ciment au-dessus du sol, une cours des six premiers mois de l'année 1989, seuls deux
disposition très prisée dans le pays. Dona Xicinha, une bébés étaient issus de familles « bourgeoises » pour
,

vieille femme de l'Alto qui prépare les corps avant reprendre le langage socialiste de Casorte. « Seuls deux
l'enterrement, m'a expliqué pourquoi ces murets en ciment petits anges», me dit Casorte, n'ont pas été enterrés
plaisaient tant « On a pris peur après le choléra, quand ils comme des pauvres cette année-là. Tous les autres ont
:

enterraient tous ces corps si rapidement qu'ils enterraient rejoint la multitude des os du dépôt. »
même des gens encore vivants avec. C'est pour ça que Je reviens le lendemain matin pour finir de compter
ceux qui ont les moyens construisent leurs propres les tombes d'enfants morts dans l'année. Casorte est en
catacombes. Personne n'a envie de descendre dans un trou, retard; tandis que je l'attends devant la grille principale,
dans la saleté, et d'être mangé par les vers. Mais nous, les un camion municipal s'arrête brusquement et deux
pauvres, les coitados, on n'a pas le choix. » jeunes hommes trapus sautent de la cabine. Ils chahutent
Au-delà de la Vila Nobre, on trouve la « Rua immédiatement le fossoyeur en faisant mine de le
Burguesa« du cimetière, modèle réduit de ville moderne, menacer du poing, puis lui demandent d'aller chercher la
78 Nancy Scheper-Hughes

« bandeja» (le plat), euphémisme qui désigne le cercueil exactement ce qui s'est passé, les proches et les amis ont
en fer-blanc utilisé pour ramasser et transporter les corps peur de se montrer et d'avoir quelque chose à voir avec la
non identifiés. «Celui-ci», dit l'aîné des deux hommes, victime. «Ils ont peur d'être les prochains sur la liste»,
« est dans un drôle d'état, c'est un "morte desastada ", conclut avec empressement Casorte.
victime d'un assassinat sauvage. » J'apprends qu'on a Mais ce que les moradores de l'Alto do Cruzeiro
retrouvé son corps dans le champ d'un enghëno en redoutent le plus, c'est sans doute une convocation de la police
dehors de la ville ; on lui avait tiré dessus et on l'avait leur demandant de se rendre à Recife à l'institut médico-
mutilé. Le corps est resté à la « morgue » de l'hôpital légal, c'est-à-dire la morgue, pour identifier le corps d'un
pendant deux jours sans que personne ne vienne le réclamer. proche assassiné ou mort soudainement. À la morgue, les
Le maire a alors exigé que le corps, qui « commençait à corps des inconnus, des non-identifiés, des plus démunis
déranger le personnel de l'hôpital », soit conduit au côtoient ceux des victimes de meurtre et d'assassinat
cimetière, où il doit rester quelques jours. Si d'ici la fin de la politique et ceux des « disparus » De ces deux types de mort,

.
semaine personne ne l'a réclamé, le juge donnera l'ordre l'anonyme et la violente, la seconde est la plus stigmatisée
de l'enterrer comme « desconhecido » , inconnu. parce que, par définition, toute mort violente, « mortes
«Est-ce possible», demandai-je, «que personne ne derepente » , est une « mauvaise mort »

.
sache réellement qui est cet homme ? » L'employé Comme l'affirme Casorte, il faut une somme de
municipal détourne les yeux et ne me répond pas. Plus tard, courage considérable pour se montrer à la morgue de
Casorte m'explique que, dans les cas d'assassinat l'hôpital local, à la conciergerie du cimetière municipal, ou
politique comme celui-ci, dans lesquels personne ne sait dans le redoutable et lugubre univers de la morgue à

UN BON ENTERREMENT

Dona Amor, qui approche de quatre-vingt-dix ans, raconte un « bon enterrement » :


« Ma mère, que Jésus et ses anges la protègent, avait perdu dant ce temps-là, je n'avais pas pu travailler. Alors plusieurs fois
plusieurs enfants. Seuls quelques-uns d'entre nous avaient j'avais déjà pris quelques billets et quelques pièces dans la
survécu. Nous avons beaucoup souffert pendant notre enfance ; et fameuse petite boîte. Je n'avais pris que ce dont j'avais besoin,
puis tout le monde est parti, et il n'y avait plus que moi à la pas un centime de plus. Est-ce que j'aurais dû nous laisser, elle et
maison pour prendre soin de ma mère dans son vieil âge. Je me suis moi, mourir de faim, alors que je savais très bien que nous avions
battue jusqu'à perdre mes forces. Un jour, je suis sortie de la cet argent de côté ?
maison, et je suis allée faire cette prière : "Mon Père qui êtes J'ai toujours été une femme très endurante, et j'ai
aux Cieux, pardonnez la faiblesse qui me fait vous dire ceci, mais, accepté toutes les souffrances comme des épreuves que Dieu
si je ne dois vivre que pour voir ma mère mourir lentement de nous envoyait. Mais je dois confesser que j'ai bien pris cet argent,
faim, je préférerais qu'elle meure tout de suite. L'avenir est entre sans en parler à ma mère.
vos mains. Vous êtes tout-puissant. Faites-moi ce que vous Quand on a senti que la fin approchait, mes frères et mes
pensez que je mérite, car je suis une misérable pécheresse. Prenez soeurs sont venus de la mata pour être auprès d'elle. Pendant
ma mère, ou bien prenez-moi. Le choix est entre vos mains. que j'étais sortie, elle leur a dit : "Cela me réconforte de savoir
Mais, en vérité, si vous preniez ma mère, ce serait un petit que l'argent pour mon enterrement est là, soigneusement
mieux, parce que moi, je suis encore forte et je peux travailler économisé. Mais, avant de mourir, j'aimerais voir mon cercueil."
pour vivre. Elle, pauvre femme, elle ne peut pas survivre sans Lorsque je suis rentrée à la maison, mes soeurs m'ont demandé
moi." où était l'argent de maman. "Prenons la boîte et regardons
Tout cela s'est passé tout juste une semaine avant la chute combien il y a", j'ai répondu. Quand on l'a ouverte, il n'y avait plus
terrible qui allait coûter la vie à ma mère... Elle m'a appelée à que trois ou quatre mille reis (l'équivalent de deux dollars
son chevet et m'a dit : "Ma chérie, cette fois-ci, je n'échapperai environ). Mes sœurs m'ont accusée d'avoir caché l'argent et de le
pas à la mort, alors n'oublie pas la petite boîte en cuivre jaune où garder pour moi après la mort de maman. Alors je leur ai
j'ai caché l'argent pour mon enterrement." Elle m'a demandé expliqué ce qui s'était passé, mais elles ont refusé de me croire.
d'aller commander son cercueil et sa mortalha (l'habit Je me suis sentie très mal après tout ça, et j'ai marché dans
d'enterrement et la décoration pour le cercueil). Mon Dieu, j'ai pensé, les rues tout l'après-midi. Je suis allée voir mon ancien patron. Il
qu'est-ce que je vais faire ? Tu comprends, ma petite sainte, j'avais m'a demandé : "Qu'est-ce qui se passe ? Votre mère est morte ?
passé beaucoup de temps avec maman après sa chute, et, pen- - Pas encore, j'ai répondu. Mais elle est à l'article de la mort, et
Mourir en silence 79

Recife, pour identifier et réclamer le corps d'un égaré, On ne lui donna aucune explication sur la cause de cet
d'un inconnu ou d'un disparu. Dans la communauté des assassinat politique perpétré par la police. Plus tard,
moradores de l'Alto do Cruzeiro, ce sont les femmes qui Black Helena signala le meurtre au juge de Born Jesus,
se chargent de cette besogne, plus spécialement les exigeant non pas qu'on lui rende justice, mais
épouses et les mères. simplement la pension de veuve qu'on lui avait refusée. Les
Black Helena ne voulait pas se rendre à la morgue persécutions de la police sur sa famille continuèrent. Helena
une seconde fois, lorsque sa sœur le lui a demandé en commença à craindre pour la sécurité de son fils aîné,
août 1989- Le visage noyé de larmes, elle ne pouvait Jorge. Elle le pressa d'aller vivre chez sa sœur qui habitait
prononcer une seule parole et ses lèvres étaient si serrées dans une région pauvre à proximité de Recife. Un
qu'elles semblaient perdre leur couleur. Deux ans plus mercredi soir calme et paisible, quelques jours seulement
tôt, son mari avait été tué par la police locale « en après son arrivée à Recife, Jorge alla faire un tour dans
uniforme », dit-elle. Ils étaient venus chez elle au beau milieu un café au coin d'une rue pour boire un coca et discuter
de la nuit, avaient tiré Sergio, son mari, hors de la avec les garçons de la région. Il ne devait jamais revenir
maison, l'avaient tué, et avaient jeté son corps mutilé sur une chez lui. Deux hommes se précipitèrent sur lui, le
route de campagne. Quelques jours plus tard, d'autres frappèrent violemment à la tête et lui tirèrent deux balles
policiers étaient venus avec des photos pour demander dans le dos, avant de le laisser étendu en pleine rue. En
à Helena d'identifier le corps tel qu'on l'avait retrouvé. l'espace de quelques minutes, les enfants et les chiens
Puis ils l'avaient emmenée, en larmes, effondrée, jusqu'à abandonnés formèrent un cercle animé autour de lui.
la morgue où ils l'avaient forcée à l'identifier en personne. Jorge mourut avant l'arrivée de l'ambulance.

je suis venue vous emprunter de l'argent pour pouvoir m'occu- pièce principale." Le jeune homme croyait que je me moquais
per de son enterrement. — Je n'ai pas d'argent liquide ici, dit-il. de lui parce qu'il travaillait au cimetière, et il est rentré dans la
Mais prenez ce chèque, et vous pourrez vous acheter tout ce maison en blaguant. Il a été vraiment surpris de voir ma mère
dont vous aurez besoin avec." Tu sais, ma petite sainte, ignorante allongée là! Mais c'était un bon garçon, et il m'a aidée à la
comme je suis, tu crois que je pouvais savoir ce que c'était qu'un transporter, et il est resté avec moi très tard cette nuit-là. J'attendais
chèque ? J'ai pensé que mon patron se moquait de moi, alors j'ai que le cercueil arrive. J'avais demandé à la maison de retraite des
pris le chèque, et une fois dehors, je l'ai déchiré et je l'ai jeté. Vicentinos de m'en livrer un. Il était très tard quand un garçon
Sur le chemin du retour, j'étais désespérée. Qu'est-ce qui est arrivé en portant le cercueil sur sa tête. Et ce vilain, il m'a
allait m'arriver après la mort de ma mère ? Qui allait s'occuper tout de suite dit: "Venez voir le cercueil pourri que les
de moi quand il faudrait m'enterrer ? J'ai repensé à l'un de mes Vicentinos vous ont envoyé !"
cousins qui était mort comme un misérable et qui avait été "Pourri ? Pas du tout!" j'ai répondu. C'est du cercueil de ma
enterré à la va-vite et dans le mépris général. Ce serait encore mère qu'il parlait, et je lui ai dit que tout ce qui venait des
bien pire pour moi qui n'avais plus rien ni personne au monde ! Vicentinos était bien. Mais il a continué à dire qu'il était minable parce
Finalement, une nuit ma mère est morte dans mes bras, que c'était un cercueil d'assisté, décoré avec du papier à la place
comme un petit bébé. J'étais très calme à la fin. Dieu avait de tissu et de rubans.
finalement apporté la paix dans mon cœur, et j'ai décidé de prendre "Le cercueil de ma mère est très bien comme il est", je lui ai
les choses du mieux possible. Alors j'ai fait un bon feu de dit. Il était exactement comme elle le souhaitait. Elle m'avait bien
brindilles, et j'ai demandé à un enfant du voisinage d'aller chercher dit, juste avant de mourir, qu'elle voulait être enterrée comme
une bassine en plastique. Excuse-moi de te raconter ça, mais je son père, qui avait eu un cercueil comme celui-là. J'étais
lui ai lavé tout le corps. Je l'ai bien lavée, avec de l'eau chaude et contente. Si notre Sauveur bien-aimé avait pu venir au monde
propre. Je l'ai redressée, je lui ai réchauffé les pieds et peigné les dans une mangeoire garnie de paille, ma mère pouvait bien le
cheveux. Je lui ai même mis un peu d'eau de Cologne sur la tête. quitter dans un cercueil tapissé de papier!
J'ai sorti sa plus belle tenue, que j'avais lavée, raccommodée et En fin de compte, tout était bien. Mais mes frères et soeurs
repassée, et puis je l'ai habillée. Ensuite je l'ai bien emmitouflée ont dit que j'avais trompé tout le monde, et que je gardais
dans ses couvertures. J'ai tout fait sans l'aide de personne. l'argent de l'enterrement. Les pauvres ! Que Dieu tout-puissant
Je l'ai laissée dans son lit, et je suis allée chercher quelqu'un les protège ! Finalement, c'est moi qui ai gagné ! Je suis toujours
pour m'aider à la transporter dans la pièce principale pour la debout sur cette terre, alors qu'eux, ils l'ont quittée depuis
veillée funèbre. Par chance, j'ai aperçu l'assistant du fossoyeur longtemps ! »
qui passait dans la rue. Je l'ai appelé "Viens chez moi. Ma mère P. S. : Dona Amor est morte dans le dénuement le plus total en
:

vient de mourir et j'ai besoin d'aide pour porter son lit dans la octobre 1992.
80 Nancy Scheper-Hughes

Dès que sa sœur l'eut prévenue, Helena se précipita à Swift, Anthony, 1991, Brazil: The Fight for Childhood in the City, Florence,
la ville pour identifier et réclamer le corps de son fils, ce UNICEF, International Child Development Center.
qui impliquait encore une descente dans l'enfer de la Taussig, Michael, 1987, Shamanism, Colonialism, and the Wild Man, Chicago,
Chicago University Press.
morgue. Helena frémissait en racontant cette expérience — , 1992, The Nervous System, New York et Londres, Routledge.

:
« C'est un endroit, Nancy, où personne ne veut aller, pas Urbain, Jean-Didier, 1978, La Société de conservation: étude sémiologique
même une fois dans sa vie. Mais deux fois. » Son unique des cimetières de l'Occident, Paris, Payot, coll. « Langages et Sociétés »,
480 p.

..
consolation était que ses amis avaient organisé une
collecte qui lui permettrait de ramener le corps de la morgue Vargas-Llosa, Mario, 1986. The Real Life of Alejandro Mayta, New York,
Vintage.
à Born Jesus pour un enterrement décent, un enterrement
à la hauteur d'un beau jeune homme, et qui serait la joie,
disait-elle, de sa «vieillesse » à elle. Helena avait alors
quarante-deux ans. « Et que serait-il arrivé si vous n'aviez pas
eu l'argent nécessaire? lui demandai-je. - Ceux qui
peuvent payer l'enterrement peuvent ramener le corps chez
eux, ceux qui ne peuvent pas le perdent. - Et où met-on le
corps, dans ce cas ? - Les médecins le récupèrent et
prennent les parties qui les intéressent. - Et le reste ? - Qui sait
ce qu'ils font avec les os ? Peut-être que les urubus
(vautours) s'en chargent. C'est le sort des pauvres, Nancy. Nem
âonos do corpo deles, deles estao (Ils ne sont même pas
propriétaires de leur propre corps). »
Traduction de Marie Clément

Bibliographie

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