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Introduction au thème

« ON NE MANGE PAS LES PONTS ET LE GOUDRON » : LES SENTIERS


SINUEUX D’UNE SORTIE DE CRISE EN CÔTE D’IVOIRE

Francis Akindès

Karthala | « Politique africaine »

2017/4 n° 148 | pages 5 à 26


ISSN 0244-7827
ISBN 9782811119655
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2017-4-page-5.htm
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Politique africaine n° 148 • décembre 2017 • p. 5-26
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Le Dossier

La Côte d’Ivoire
sous Alassane Ouattara
Coordonné par Francis Akindès et Séverin Yao Kouamé

Introduction au thème
Francis Akindès

« On ne mange pas les ponts


et le goudron » : les sentiers
sinueux d’une sortie de crise
en Côte d’Ivoire

Les élections de 2010 en Côte d’Ivoire et les violences électorales qui leur 1

ont succédé ont engendré une profonde crise socio-politique et engagé le pays
dans un nouvel épisode de son histoire politique. Comme les deux faces d’une
même monnaie, les ressorts de ce nouvel épisode sont : la victoire au forceps
d’Alassane Ouattara sur fond de confrontation militaire et l’éviction du
champ politique de Laurent Gbagbo à la suite de son arrestation, puis de
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son transfèrement le 19 novembre 2011 à La Haye pour répondre des chefs
d’accusation de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité pendant la
crise post-électorale. Cette situation politique a contribué à cliver davantage
la société ivoirienne. C’est dans ce contexte que le nouveau président ivoirien,
dans son discours d’investiture, dit vouloir « faire définitivement le deuil de
nos rancœurs, […] nos plaies, […] expier les fautes individuelles et collectives »
et promet « d’écrire une nouvelle page de l’histoire de notre pays2 ».
Cette histoire est effectivement en cours d’écriture puisqu’à partir de 2011
Alassane Ouattara a exercé un mandat présidentiel, renouvelé sans grande
difficulté en 2015. Quels sont les défis auxquels a été confronté son régime ?
Comment écrit-il cette nouvelle page de l’histoire d’une société ivoirienne
transformée par la guerre ? Quels liens faut-il établir entre sa politique de
croissance économique, les contre-performances des piliers de sa stratégie

1. S. Straus, « “It’s Sheer Horror Here” : Patterns of Violence During the First Four Months of Côte
d’Ivoire Post-Electoral Crise », African Affairs, vol. 110, n° 440, 2011, p. 481-489.
2. Cérémonie d’investiture, Discours du président de la République SEM Alassane Ouattara [en
ligne], 21 mai 2011, <http://www.gouv.ci/doc/Discours_Investiture.pdf>, consulté le 9 mars 2018.
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La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara

de réconciliation que sont le dialogue politique et la justice transitionnelle,


et le sentiment dominant d’une normalisation politique sans réconciliation
au sein de la société ivoirienne ?
C’est à ces questions que ce dossier tente de répondre à partir de matériaux
issus de travaux de recherches menés sous des angles d’approche divers. Les
différentes contributions apportent un éclairage sur la manière dont l’État
et la société ivoirienne se réinventent après huit années de tensions socio-
politiques, de 2002 à 20103. Les contributions rassemblées ici mettent surtout
en exergue les tensions qui, dans un processus de sortie de crise, apparaissent
entre une croissance économique – portée par un libéralisme d’État – qui se
révèle nécessaire mais insuffisante, une politique de réconciliation impulsée
par le haut et un projet de retour à la paix.

La croissance économique comme panacée ?

L’investiture d’Alassane Ouattara à la magistrature suprême marque la fin


de ce qu’il est convenu d’appeler la « crise post-électorale de 2010-2011 » et le
début de la transition politique vers la paix. Elle signifie aussi une volonté de
reconstruire la légitimité de l’État profondément affectée par deux décennies
de crise. Les signes de fragilité conjoncturelle sont de plusieurs ordres. Au
plan politique, en 2011, le premier défi est l’acceptation de la légitimité de
l’autorité du nouveau président de la République dans une société poli­
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tiquement clivée (48 % de l’électorat était pro-Gbagbo, selon les chiffres de la
commission électorale indépendante) et traversée par des fractures sociales
de tous ordres. Au plan économique, il faut relancer l’appareil économique
alors fortement affecté par la crise socio-politique et, pour ce faire, redéployer
une administration publique déstructurée et pillée. Au plan sécuritaire,
il s’agit de rassurer les populations des villes du Sud et de l’Ouest encore
habitées par un sentiment d’insécurité du fait de la présence menaçante de
forces armées non étatiques (miliciens, dozos) et des attaques sporadiques
dans la partie occidentale du pays. À cela, il convient d’ajouter les incertitudes
planant autour du désarmement, de la démobilisation et de la réinsertion des

3. Sur l’histoire du conflit armé en Côte d’Ivoire, voir R. Banégas et R. Marshall-Fratanie (dir.), « La
Côte d’Ivoire en guerre : dynamiques du dedans et du dehors », Politique africaine, n° 89, 2003 ;
F. Akindès, Les racines de la crise militaro-politique en Côte d’Ivoire, Dakar, Codesria, 2004 ; C. Bouquet,
Géopolitique de la Côte d’Ivoire, Paris, Armand Colin, 2005 ; F. Akindès, « Côte d’Ivoire since 1993 :
The Risky Reinvention of a Nation », in A. Raufu Mustapha et L. Whitfield (dir.), Turning Points in
African Democracy, Londres, James Currey, 2009, p. 31-49 ; M. McGovern, Making War in Côte d’Ivoire,
Chicago, The University of Chicago Press, 2011 ; T. Bassett, « Winnnig Coalition, Sore Loser : Côte
d’Ivoire’s 2010 Presidential Elections », African Affairs, vol. 110, n° 440, 2011, p. 469-479.
Francis Akindès
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Les sentiers sinueux d’une sortie de crise en Côte d’Ivoire

ex-combattants amorcée depuis 2007 sans résultats probants. Ces défis


politiques, économiques et sécuritaires sont à mettre en relation avec un autre
défi, plus diffus : le besoin de réconciliation dans une société ivoirienne encore
traversée par des logiques de peur et de haine. Alors que le nouveau pouvoir
met l’accent sur la nécessité de juger les criminels de guerre, il est confronté
à des défaillances graves de l’appareil judiciaire. Il éprouve également de
ce fait des difficultés à mettre en place une justice transitionnelle, d’autant
que des auteurs présumés d’exactions et de violation des droits humains se
retrouvent dans ses rangs et occupent de hauts postes de responsabilité.
À ces contraintes conjoncturelles s’ajoutent des défis plus structurels : les
conflits fonciers dans le Sud-Ouest, exacerbés dans certaines localités par le
renversement des rapports de force entre propriétaires terriens et usufruitiers
allogènes et allochtones ; la crispation des tensions au niveau local et national
autour des répertoires identitaires construits sur la base d’une définition
mouvante et souvent renégociée par la violence entre autochtones et alloch­
tones ; les accaparements des terres appartenant aux populations déplacées ;
l’épineuse question du manque d’emploi pour les jeunes, certains d’entre eux
ayant trouvé dans la violence politique une fenêtre d’opportunité et une
situation de rente4. Les opportunités liées à la situation de guerre n’ont pas
été perçues de la même manière par tous les jeunes. Même si l’État a été
attaqué en raison des pratiques jugées discriminantes de ceux qui le géraient,
il était aussi convoité, et il n’a jamais cessé d’être une référence dans l’ima­
ginaire des jeunes, particulièrement de ceux du Nord, comme le montre
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Camille Popineau dans ce dossier. Fruit d’une recherche sur les enseignants
volontaires recrutés parmi les étudiants de la zone sous contrôle rebelle,
son article illustre la façon dont, aux yeux de ces jeunes, « prendre la craie »
constituait, dans une zone de conflit abandonnée par l’État, une rare oppor­
tunité d’intégration de la fonction publique afin d’y acquérir un statut et
en même temps démontrer la capacité gestionnaire des jeunes du Nord.
Ils y sont parvenus grâce au soutien des ex-Fescistes rebelles dans la période
post-crise.
Deux autres signes majeurs de la faiblesse de l’État5 durant la crise
ivoirienne étaient, d’une part, en matière d’actions sociales, l’occupation du

4. J.-P. Chauveau et K. S. Bobo, « La situation de guerre dans l’arène villageoise. Un exemple dans
le Centre-Ouest ivoirien », Politique africaine, n° 89, 2003, p. 12-32 ; R. Banégas, « La politique du
“gbonhi”. Mobilisations patriotiques, violence milicienne et carrières militantes en Côte-d’Ivoire »,
Genèses, n° 81, 2010, p. 25-44 ; G. Koné, « Logiques sociales et politiques des pillages et barrages
dans la crise post-électorale en Côte d’Ivoire », Politique africaine, n° 122, 2011, p. 145-160 ; G. Koné,
Les « Jeunes patriotes » ou la revanche des « porteurs de chaises » en Côte d’Ivoire, Abidjan, Les classiques
ivoiriens, 2014.
5. Il faut entendre ici par faiblesse de l’État une situation dans laquelle celui-ci a perdu une partie
de sa souveraineté, dépend des accords de paix négociés, ne peut imposer son autorité sur toute
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La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara

terrain par les acteurs du dispositif humanitaire traditionnel et, d’autre part,
la dépendance de l’État vis-à-vis d’un afflux massif de financements extérieurs.
Les politiques sociales avaient progressivement laissé place à des initiatives
humanitaires dont le contrôle était le plus souvent assuré par les agences des
Nations unies avec des financements bilatéraux et multilatéraux. Une fois en
place, l’une des préoccupations majeures du régime Ouattara est de réaffirmer
le retour de l’État en se démarquant des dix années de dépendance vis-à-vis
de l’assistance humanitaire6. Pour ce faire, il met en place deux instruments,
le PPU (Programme présidentiel d’urgence)7, substitut de l’action humanitaire,
et le PND (Plan national de développement), adopté en mars 2012 pour la
période 2012-2015 en remplacement du Document de stratégie de réduction
de la pauvreté (DSRP) 2009-20138. Le PND propose une stratégie de relance
du développement économique de la Côte d’Ivoire prenant ses distances avec
les plans d’urgence humanitaire et la multitude de projets à impacts rapides.
Il se veut ainsi un instrument politique de reconquête de la souveraineté
décisionnelle de l’État. Mais, bien que revendiquant un diagnostic approfondi
de la crise, de la situation politique, économique, sociale et culturelle du pays9,
le PND 2012-2015 fait peu cas de questions brûlantes telles que les questions
identitaires liées ou non au foncier ou encore des problématiques de la paix
et de la réconciliation.
Si le PPU et le PND sont importants pour les mesures concrètes de relance
économique mises en œuvre en leur nom, c’est bien par ce qu’ils nous disent
des choix stratégiques et symboliques faits par le régime Ouattara pour
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guider la Côte d’Ivoire de l’après-guerre qu’ils importent ici. Ils témoignent

l’étendue du territoire du fait de la présence d’une rébellion dans le Nord et de milices pro-Gbagbo
dans la partie ouest du pays, et dépend essentiellement des ressources extérieures et de l’assistance
humanitaire pour la couverture des besoins sociaux, particulièrement dans les anciennes zones
CNO (Centre, Nord, Ouest). En même temps, tous les éléments évoqués ici constituent des
dynamiques historiques par lesquelles l’État se réinvente et se forme, dans le sens où l’entendent
John Lonsdale et Bruce Berman (Unhappy Valley, Londres, James Currey, 1994, p. 5).
6. F. Akindès et V. Troit, « Introduction. La transition humanitaire en Côte d’Ivoire, éléments de
cadrage », in T. Fouquet et V. Troit (dir.), Transition humanitaire en Côte d’Ivoire, Paris, Karthala, 2017,
p. 9-24.
7. Financé sur « Fonds présidentiel spécial », le Programme présidentiel d’urgence PPU est doté
d’un montant initial de 45 milliards de francs CFA. Ce fonds était destiné à des investissements
ciblés dans cinq secteurs considérés comme prioritaires : l’eau potable, la santé, l’éducation,
l’électricité et la salubrité urbaine. Par la suite, la gestion de ce fonds a été dénoncée pour son
« opacité ». Voir « Côte-d’Ivoire “opacité” la BM et le FMI veulent la fin du PPU programme
présidentiel d’urgence » [en ligne], Connection ivoirienne.net, <https://www.connectionivoirienne.
net/93402/cote-divoire-opacite-la-bm-et-le-fmi-veulent-la-fin-du-programme-presidentiel-
durgence>, consulté le 13 mars 2018.
8. Voir, à ce sujet, O. Zina, « L’autonomie dans la transition humanitaire ivoirienne », in T. Fouquet
et V. Troit (dir.), Transition humanitaire en Côte d’Ivoire, op. cit., p. 45-60.
9. République de Côte d’Ivoire, Revue du plan national de développement. PND 2012-2015. Tome 1 :
Rapport de la revue globale, Abidjan, Ministère du Plan et du Développement, 2015, p. 16.
Francis Akindès
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Les sentiers sinueux d’une sortie de crise en Côte d’Ivoire

en effet de la vision « dépolitisante » qu’a le nouveau président de la sortie


de crise. Cette vision repose, d’une part, sur une croissance économique
mesurée à l’aune de l’amélioration des indicateurs macroéconomiques et
traduite par de grands projets d’infrastructure et, de l’autre, sur une foi en
apparence indéfectible dans le pouvoir transformateur de cette croissance
et du « ruissellement vers le bas » qui est censé l’accompagner. Le PND
2012-2015, critiqué par les bailleurs pour son manque de cohérence et l’absence
de mécanismes de suivi des initiatives, est aménagé et reconduit dans sa
philosophie sur la période 2016-2020. En y insistant à nouveau sur la croissance
économique et en reléguant les questions politiques au second plan, cette
nouvelle version du plan met plus encore en exergue la volonté d’Alassane
Ouattara de proposer une réponse économique à la sortie de crise qui est
d’abord et avant tout d’essence politique : l’objectif posé dès le premier chapitre
du nouveau plan est de faire de la Côte d’Ivoire un pays émergent à
l’horizon 2020 en faisant reposer la stratégie volontariste du gouvernement
sur une transformation structurelle de l’économie, notamment à travers des
réformes portées par l’État et le développement d’infrastructures économiques.
Reprenant le nouveau langage de la planification néolibérale10, le plan prévoit
donc « d’accélérer la marche de la Côte d’Ivoire à travers une croissance rapide
et soutenue sur la durée, pour permettre d’atteindre un revenu intermédiaire
élevé, une réduction significative de la pauvreté et une montée concomitante
de la classe moyenne pour soutenir durablement le processus de croissance11 ».
Entre 2012 et 2017, la Côte d’Ivoire, profitant notamment d’une conjoncture
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extérieure favorable, a, il est vrai, pu faire état de résultats quantitatifs
appréciables, que le régime Ouattara s’est empressé de mettre au crédit des
réformes structurelles qu’il avait mises en œuvre : une augmentation moyenne
du PIB réel de 9 % pendant la période 2012-2016, et une croissance économique
qui, de moins de 3 % en 2005, a fait un bond pour passer la barre des 8 %
après 2011. Une telle performance a redoré l’image du pays dans les médias.
L’environnement des affaires en Côte d’Ivoire a également connu une
amélioration, ce qui lui a valu d’être classée parmi les dix meilleurs pays
réformateurs dans le rapport Doing Business 2015. Ainsi, l’économie ivoirienne
est passée de la 177e à la 167e place sur les 189 pays dont les économies ont
été évaluées. De telles performances en matière de politique économique
ont progressivement permis de ramener la confiance des investisseurs et des
partenaires techniques et financiers dans l’économie ivoirienne, comme
l’attestent des indicateurs tels que : le succès de l’émission de l’Eurobond en

10. B. Samuel, « Planifier en Afrique », Politique africaine, n °145, 2017, p. 5-27.


11. République de Côte d’Ivoire, Plan national de développement. PND 2016-2020. Orientations
stratégiques, Tome 2, Abidjan, Ministère du Plan et du Développement. p. 9.
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La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara

juin 2017 ; le maintien de la notation financière « B+ » de l’agence de notation


Fitch Ratings, le fait de bénéficier de l’enveloppe 2017 de l’initiative « Compact
with Africa » en faisant partie des sept pays éligibles ; l’érection de la Côte
d’Ivoire en modèle dans le processus d’éligibilité au programme d’aide au
développement du gouvernement américain, Millenium Challenge Corpo­
ration (MCC), sur la base du respect de quatorze indicateurs en 2017 contre
cinq en 2011 et l’appartenance à l’Open Government Partnership (OGP)12.
Différents éléments que le gouvernement ivoirien considère comme des
indicateurs de performance de sa politique économique censée contribuer à
l’atteinte des objectifs du PND 2016-2020. Par ailleurs, cette croissance
essentiellement tirée jusqu’en 2017 par la consommation intérieure et les
investissements, que le gouvernement Ouattara projette de maintenir en
moyenne à plus de 8 % sur la période 2018-2020, a su résister à la chute des
cours mondiaux du cacao, au resserrement de la politique monétaire régionale
et aux troubles socio-politiques qui ont ponctué sporadiquement la vie
socio-politique depuis 2012.
Cependant, ce contexte post-conflit, la rhétorique de l’État sur ses perfor­
mances économiques et le retour de la Côte d’Ivoire sur la scène internationale
entrent en contradiction avec le sentiment, dominant dans le pays, d’une
absence de réconciliation qui alimente les conversations sur la stabilité
politique du pays.
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L’oubli comme stratégie de réconciliation ?

Encouragés par la communauté internationale, le gouvernement Ouattara


et les partis d’opposition créent un espace politique dit « Cadre permanent de
dialogue » (CPD). Celui-ci se veut « une plate-forme d’échanges, de réflexions,
de propositions et d’actions en vue de l’amélioration des relations et de la conso-
lidation de la confiance entre le gouvernement et l’opposition politique13 ».
Dans ce cadre, les camps politiques adverses conviennent dès le mois
d’avril 2012 de se rencontrer en vue « de renforcer la démocratie, raffermir la
réconciliation et mettre fin à la belligérance14 ». Maintenue sur le qui-vive par

12. Voir la lettre d’intention adressée le 17 novembre 2017 par le ministre ivoirien de l’Économie
et des finances au directeur général du Fonds monétaire international, <https://www.imf.org/
external/np/loi/2017/civ/fra/111717f.pdf>, consulté le 13 mars 2018.
13. « Côte d’Ivoire : un séminaire gouvernement-opposition annoncé pour un climat politique
apaisé » [en ligne], @bij@n.net, 21 septembre 2013, <http://news.abidjan.net/h/473479.html>,
consulté le 9 mars 2018.
14. « Les partis du CPD aux forces vives de la Nation : “Ne vous laissez pas distraire” » [en ligne],
@bij@n.net, 5 octobre 2013, <http://news.abidjan.net/h/475805.html>, consulté le 9 mars 2018.
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Les sentiers sinueux d’une sortie de crise en Côte d’Ivoire

des actes de violence sporadiques, la population a dans un premier temps


accordé du crédit à cette initiative avant de se rendre compte qu’il s’agissait
d’un dialogue de sourds qui, à peine amorcé, s’est essoufflé. L’opposition met
comme condition à la réconciliation des décisions consensuelles sur des
questions à enjeux politiques dont le pouvoir entend faire une chasse gardée15.
Le FPI (Front populaire ivoirien), parti de l’ex-président Gbagbo, alors parti
majoritaire et dominant au sein de cette opposition politique, ajoute quant à
lui aux conditions de sa participation la libération de tous les « prisonniers
pro-Gbagbo » détenus à la suite de la crise post-électorale, le retour « apaisé »
des exilés et l’adoption d’une loi d’amnistie générale. À cette demande, le
gouvernement répond invariablement par la formule suivante : « Réconciliation
d’accord, justice d’abord », comme pour marquer sa préférence pour la justice
dans le processus de réconciliation.
Le gouvernement soutient par ailleurs qu’une amnistie ne saurait être
générale mais individuelle et qu’il faut « laisser la justice faire son travail et
aller jusqu’au bout pour faire éclater la vérité, satisfaire les victimes et
permettre à leurs bourreaux de leur demander pardon ». Hamed Bakayoko,
alors ministre de l’Intérieur, a également précisé qu’« une loi d’amnistie est
au bout d’un processus de réconciliation qui ne peut faire l’économie de la
justice, du pardon et de la repentance16 ». Aussi, en réponse aux exigences
politiques du FPI, le gouvernement estime-t-il que les exilés pro-Gbagbo qui
ne se reprochent rien peuvent rentrer au pays et que ceux qui font l’objet
d’un mandat d’arrêt international doivent obligatoirement affronter la justice.
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Des positions aussi tranchées ont bloqué le dialogue pour la réconciliation,
dont le bilan se révèle d’ailleurs bien insignifiant.
Cette situation de « dialogue politique gelé17 » a culminé dans le refus du
FPI de participer aux élections législatives en 2012 et ensuite aux élections
communales et régionales en 2013. Toutes choses qui alimentent les ressen­
timents et entretiennent le sentiment d’une exclusion de la participation à la
vie politique nationale pour certains, ce qui est plutôt perçu dans le camp
d’en face comme une auto-exclusion.
Le dialogue politique s’est arrêté alors que, parallèlement, prospère un
sentiment de partialité dans les poursuites judiciaires. Le régime Ouattara
a promis à son arrivée « une justice impartiale et exemplaire » afin de mettre

15. Il s’agissait à l’époque de la date et des conditions de déroulement des élections locales, de la
clarification du statut de l’opposition et du recensement général de la population.
16. « Côte d’Ivoire : un dialogue politique nécessaire malgré des désaccords persistants » [en ligne],
@bij@n.net, 1er février 2013, <http://news.abidjan.net/h/450586.html>, consulté le 9 mars 2018.
17. International Crisis Group, Côte d’Ivoire : faire baisser la pression. Rapport Afrique n° 193 [en ligne],
26 novembre 2012, <https://d2071andvip0wj.cloudfront.net/193-cote-d-ivoire-defusing-tensions-
french.pdf>, consulté le 9 mars 2018.
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La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara

fin à l’impunité des graves violations des droits humains qui jalonnent la
vie politique ivoirienne depuis 2002. Mais le bilan des interpellations, qui ne
concernent dans leur grande majorité que les présumés coupables du camp
Gbagbo18, alimente l’idée, partagée au sein de l’opinion nationale, qu’il y a
une « justice des vainqueurs », surtout du point de vue de la frange anti-
Ouattara et de l’opinion internationale19. La grille de lecture essentiellement
communautariste servant au décompte ethnique et politique des personnes
poursuivies perçoit, derrière cette justice, la revanche des nouveaux occupants
du palais présidentiel – catalogués comme étant issus dans leur majorité de
la communauté Malinké20 – sur d’autres, particulièrement celles de l’Ouest
ivoirien 21. Les mêmes griefs de partialité sont adressés à la Cour pénale
internationale (CPI) dans différents rapports d’organisations de défense
des droits de l’homme telles qu’International Crisis Group22, Amnesty
International23 et Human Rights Watch24. La Cour n’aurait délivré des mandats
d’arrêt qu’à l’encontre de l’ex-président ivoirien, Laurent Gbagbo, de son épouse
Simone, accusés de crimes contre l’humanité, et de Blé Goudé, l’ex-leader du
mouvement des Jeunes patriotes25. Alors que plusieurs rapports d’organisations
non gouvernementales humanitaires, dont celui de Human Rights Watch26,

18. Au moins 128 militaires et civils pro-gbagbo ont été inculpés pour 22 chefs d’accusation,
et 10 mandats d’arrêt internationaux ont été émis. Du côté des pro-Ouattara, seulement deux Com-
zones, Chérif Ousmane et Losséni Fofana, des hauts placés dans la hiérarchie des FRCI, ont été
inculpés, essentiellement pour leur responsabilité dans l’offensive qui a eu lieu à l’Ouest du pays
en mars-avril 2011 et probablement pour leur implication dans ce qu’on a appelé le massacre de
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Duékoué. Voir « Justice des vainqueurs sous Ouattara : 128 militaires et civils pro-Gbagbo inculpés
pour 22 chefs d’inculpation » [en ligne], La Dépêche d’Abidjan, 23 août 2011, <https://www.
ladepechedabidjan.info/Justice-des-vainqueurs-sous-Ouattara-128-militaires-et-civils-pro-Gbagbo-
inculpes-pour-22-chefs-d-inculpation_a4113.html>, consulté le 9 mars 2018 ; « Inculpation des
FRCI/Frédéric Geel (FIDH) : “Il faut un procès transparent” » [en ligne], <http://news.educarriere.
ci/news-15103-proces-des-pro-gbagbo-inculpation-des-frci-frederic-geel-fidh-il-faut-un-proces-
transparent.html>, consulté le 9 mars 2018.
19. M. Bovcon, « The Progress in Establishing the Rule of Law in Côte d’Ivoire under Ouattara’s
Presidency », Canadian Journal of African Studies/Revue canadienne des études africaines, vol. 48, n° 2,
2014, p. 185-202.
20. Communauté d’appartenance d’Alassane Ouattara, originaire de Kong, qui estime avoir été
brimée sous la présidence de Laurent Gbagbo ; c’est également celle de Robert Guéï et d’Henri
Konan Bédié.
21. Région d’origine de Laurent Gbagbo, l’ex-président déchu, et en même temps l’un de ses fiefs
électoraux.
22. International Crisis Group, Côte d’Ivoire : faire baisser la pression…, op. cit.
23. Amnesty International, Côte d’Ivoire : la loi des vainqueurs. La situation des droits de l’homme deux
ans après la crise post-électorale, Londres, Amnesty International, 2013.
24. Human Rights Watch, « Transformer les discours en réalité. L’heure de réclamer des comptes
pour les crimes internationaux graves perpétrés en Côte d’Ivoire » [en ligne], <https://www.hrw.
org/fr/report/2013/04/03/transformer-les-discours-en-realite/lheure-de-reclamer-des-comptes-
pour-les-crimes>, consulté le 9 mars 2018.
25. G. Koné, Les « Jeunes patriotes »…, op. cit.
26. Voir à ce sujet Human Rights Watch, « Transformer les discours en réalité… », art. cité.
Francis Akindès
13
Les sentiers sinueux d’une sortie de crise en Côte d’Ivoire

confirment que des forces pro-Ouattara auraient également commis des


exactions durant la crise post-électorale, surtout dans la phase finale de la
crise, aucun membre des forces pro-Ouattara ne figure parmi les personnes
inculpées pour des crimes commis durant ces violences post-électorales.
En Côte d’Ivoire, la dialectique de l’humiliation et de la vengeance a struc­
turé une culture politique d’instrumentalisation des identités (ethnie, religion)
peu intégratrice mais productrice de sentiments d’inégalités horizontales
générateurs de conflits. Le changement de régime en 2011 semble avoir donné
lieu à une « inversion de l’exclusion27 » et à ce que les cercles opposés à Ouattara
considèrent comme étant la mainmise du groupe malinké sur l’appareil d’État
depuis son arrivée au pouvoir, résumé par le terme de « rattrapage ethnique28 ».
Tandis que le dialogue politique est bloqué par le haut, par le bas, la
« Commission dialogue vérité et réconciliation » n’a guère pu donner de
réponse politique aux attentes sociales en matière de réconciliation à l’échelle
nationale.
En complément aux procédures politiques et judiciaires faisant déjà l’objet
de contestation, et comme le recommande l’approche libérale pour une sortie
de crise29, pour amorcer la réconciliation, Alassane Ouattara prend l’initiative
de créer, par l’ordonnance n° 2011-167 du 13 juillet 2011, un mécanisme extra­
judiciaire : la « Commission dialogue vérité et réconciliation », censée mener
à « la restauration du lien social et à la refondation d’une communauté
politique30 » profondément affectée par les violences politiques. Deux ans
plus tard, il lance également le Programme national de cohésion sociale
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(PNCS)31. Les deux structures étaient supposées mener des actions en synergie
en vue de « conduire les Ivoiriens vers la réconciliation ». Malgré la volonté
politique ainsi exprimée, le projet de réconciliation semble « en panne » car
le sentiment d’une absence de réconciliation reste dominant dans les discours
en Côte d’Ivoire. L’on parle même de « match retour » dans le camp politique

27. Rinaldo Depagne (International Crisis Group), « En Côte d’Ivoire “l’arrestation de Gbagbo n’a
pas réglé la crise” » [en ligne], <https://www.a53news.com/En-Cote-d-Ivoire-l-arrestation-de-
Gbagbo-n-a-pas-regle-la-crise_a20150.html>, consulté le 9 mars 2018.
28. Le terme « rattrapage ethnique », une formulation ironique, est sorti du contexte d’une interview
accordée à un journaliste français par le président Alassane Ouattara pour caractériser un mode
de gestion de l’État qui lui est imputé et surtout pour exprimer le sentiment que les faveurs de
l’État (nominations à des hautes fonctions de l’administration, attribution de marchés publics, etc.)
sont accordées, sous son régime, de préférence aux ressortissants du Nord.
29. K. Andrieu, La justice transitionnelle, Paris, Gallimard, 2012 ; P. Hazan, Juger la guerre, juger
l’histoire. Du bon usage des commissions Vérité et de la justice internationale, Paris, PUF, 2007.
30. P. Hazan, Juger la guerre, juger l’histoire…, op. cit., p. 16.
31. Le Programme national de cohésion sociale (PNCS) a été initié, selon le gouvernement, pour
contribuer au renforcement de la cohésion sociale en Côte d’Ivoire par le biais de la réconciliation
nationale, et de la consolidation de la paix et de la sécurité. Son cœur d’activité est le programme
d’indemnisation des victimes. Voir <http://www.pncs.ci>, consulté le 11 mars 2018.
Politique africaine n° 148 • décembre 2017
14
La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara

opposé au pouvoir, masquant ainsi à peine la logique de revanche encore


présente dans les esprits de ceux qui estiment « avoir perdu la guerre et non
les élections ». Dans ce dossier, à partir de données d’enquêtes de terrain
conduites à Abidjan et dans l’Ouest du pays, Giulia Piccolino confronte, au
niveau local, les modalités concrètes d’engagement du gouvernement de
Côte d’Ivoire et de la communauté internationale à travers des actions de
soutien à la paix, d’une part, aux ressentis des populations à la base, de l’autre.
Son analyse montre, notamment à travers le glissement conceptuel de la
réconciliation à la cohésion sociale, comment la recherche de la paix souffre
d’un choix implicite de l’oubli comme stratégie de réconciliation. Une telle
option laisse un vide que n’arrive pas à combler la prédominance donnée
explicitement à la croissance économique partagée comme instrument
politique de sortie de crise. Ceci favorise, en amont, l’interruption du dialogue
politique et, en aval, l’absence de définition d’une ligne politique de ce qui
doit tenir lieu d’approche ivoirienne de la réconciliation que devait mettre
en œuvre la CDVR.
Les effets d’un tel décalage sont perceptibles dans la façon dont la CDVR
a exécuté sa mission. Selon Bruno Charbonneau, son « mandat ne consiste pas
à réconcilier les Ivoiriens, mais à encourager et à travailler à cette réconci­
liation32 ». Elle aurait été créée « pour envoyer un signe d’apaisement33 » après
les violences post-électorales. Ce manque d’horizon politique semble avoir
fortement influencé la manière dont les commissaires ont assumé leurs
missions et que l’un d’entre eux restitue en affirmant que la CDVR n’aurait
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« qu’une obligation de moyens, la responsabilité de la réconciliation revenant
in fine au président de la République, destinataire du rapport de la CDVR et
de ses recommandations34 ».
Avec un tel état d’esprit, la CDVR n’a guère été en mesure de dégager un
cadre véritable­ment opérationnel de dialogue social et politique, et encore
moins un cadre permettant de « rompre le silence de l’amnésie et du ressen­
timent35 ». Elle n’a pas non plus engagé un véritable processus de quête de
vérité censé aider la société ivoirienne à comprendre ce qui lui est arrivé. C’est
sur un tel vide conceptuel de la réconciliation dans la Côte d’Ivoire post-conflit
que la guerre par l’usage des armes s’est tue depuis 2011. Mais la guerre semble
se poursuivre dans les esprits. Le projet de réconciliation bute sur une guerre
des imaginaires conflictuels de la crise. Il faut entendre ici, par imaginaires

32. B. Charbonneau, « Côte d’Ivoire : possibilités et limites d’une réconciliation », Afrique


contemporaine, n° 245, 2013, p. 121.
33. Ibid.
34. Cité par Ibid.
35. O. Abel, « Pardon, histoire, oubli », Revue internationale et stratégique, n° 88, 2012, p. 60.
Francis Akindès
15
Les sentiers sinueux d’une sortie de crise en Côte d’Ivoire

de la crise, le condensé psycho-sociologique des frustrations et des rancœurs


historiques et/ou contextuelles qui, stabilisées et transformées en certitudes,
continuent d’irriguer en arrière-plan les logiques d’actions sociales (les
attaques, les relations intercommunautaires), ainsi que les modes de percep-
tion et de pensée (divergences dans l’interprétation des événements, posture
d’engagement dans le dialogue politique, façons d’envisager la réconciliation),
lesquels finissent par fragiliser la réconciliation.
Huit années après la crise, la sortie de crise continue d’être envisagée aussi
confusément et avec une lecture politique aussi antagoniste du passé récent
et du présent, sans qu’il y ait la moindre réflexion sur l’horizon de la réconci­
liation elle-même, si tant est que, comme le souligne Florence Hartmann,
« la réconciliation est bien une histoire de mémoire qui aurait été apaisée,
une histoire donc de pages qu’il faut tourner à condition de les avoir lues,
pour s’en souvenir, pour que nul ne puisse les oublier36 ». La sortie de crise
reste ainsi envisagée sans le moindre retour sur le passé.
Le dialogue, qui devait être sociétal et donc plus élargi, a très vite été réduit
à un dialogue politique, qui s’est d’ailleurs rapidement révélé impossible,
donnant le sentiment que la classe politique travaillait consciemment ou
inconsciemment à confisquer les contours d’un véritable dialogue, comme
pour empêcher l’émergence d’un espace public permettant une quête de vérité
sur tout ce qui a dérangé et continue de perturber le corps social. Une telle
omerta sur les causes profondes du malaise sociétal autorise chacun à vivre
dans ses certitudes et avec ses ressentiments dans une société écartelée
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entre « trop de mémoire ici » et « trop d’oubli ailleurs ». Le résultat de ces
empile­ments de frustrations et de rancœurs, sur fond de « compétition des
récits37 » et de rivalités en sourdine des mémoires antagonistes, finit par
produire une société ivoirienne faite de méfiance et de défiance.
Alors que le dialogue politique se trouve bloqué et que la politique de
croissance tente de soutenir le processus de normalisation politique,
le sentiment d’absence de réconciliation s’accroît, nourri par les transforma-
tions sociales et le recyclage de l’héritage de la guerre. Aux politiques de
ressentiment à la source de la guerre civile38 se superposent de nouveaux
ressentiments nés dans les interstices de cette transformation sociétale par
la guerre civile.

36. F. Hartmann, « Juger et pardonner des violences d’État : deux pratiques opposées ou


complémentaires ? », Revue internationale et stratégique, n° 88, 2012, p. 67-80.
37. O. Abel, « Pardon, histoire, oubli », art. cité, p. 60.
38. Voir l’analyse offerte sur les politiques de ressentiment en Côte d’ivoire dans M. McGovern,
Making War in Côte d’Ivoire, op. cit.
Politique africaine n° 148 • décembre 2017
16
La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara

Une société transformée par la guerre

Dans le contexte ivoirien, la sortie de crise est rendue particulièrement


complexe par le fait que, contrairement à ce qui a pu se passer dans le Rwanda
post-génocide, au Soudan du Sud ou encore en Angola, où la guerre s’est ter­
minée par une victoire militaire claire, le camp Gbagbo a, certes, perdu la guerre
sur le plan militaire, mais la victoire de Ouattara a été ambiguë puisque, non
seulement il n’a pas accédé au pouvoir par les urnes seules, mais il a fallu, pour
l’installer au pouvoir, le secours des forces militaires françaises, onusiennes
mais aussi des rebelles. Le paradoxe de cette victoire ambiguë est que Ouattara
arrive au pouvoir mais reste redevable vis-à-vis des ex-rebelles. Cette dette
morale et politique met le président dans une posture équivoque vis-à-vis de
ceux-ci et limite sa marge de manœuvre par rapport à ses engagements en
matière de justice, mais aussi par rapport à la restructuration d’une armée déjà
désorganisée39 et encore plus défigurée depuis l’intégration au forceps des deux
armées – l’ex-armée régulière et la branche armée de la rébellion, les FAFN
(Forces armées des forces nouvelles) – en période de pré-guerre civile40.
La période post-électorale de 2010-2011 a été fortement marquée par
l’indiscipline et le désordre au sein de la « nouvelle armée41 ». Depuis 1999,
date du premier coup d’État réussi contre Henri Konan Bédié, outre l’ivoirité,
le soulèvement contre les injustices et la tribalisation de la promotion au sein
de l’armée avaient légitimé la remise en question de l’ordre et de la discipline
qui structurent traditionnellement une armée. En 2002, lors du coup d’État
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raté et transformé en une rébellion, ce sont les mêmes griefs qui ont justifié
la fragilisation du régime de l’ex-président Laurent Gbagbo. Pendant dix ans,
au sein de la branche militaire de la rébellion, des habitudes de prédation se
sont développées42. La gouvernance rebelle a instauré et renforcé une logique
de milicianisation de ses hommes placés sous les ordres de commandants de
zone (Com’zones). Au profit de la guerre, des soldats de troupe devenus
Com’zones se sont enrichis par le biais du pillage des ressources naturelles,
soit, pendant la rébellion, par l’économie de guerre instituée sur la part du
territoire qu’elle contrôle pour, arguent-ils, le besoin d’entretien des troupes

39. G.-A. Kieffer, « Armée ivoirienne : le refus du déclassement », Politique africaine, n° 78, 2000,


p. 26-44 ; H. Yebouet, « La Côte d’Ivoire au lendemain de la crise post-électorale : entre sortie de
crise politique et défis sécuritaires », Sécurité et stratégie, n° 7, 2011, p. 22-32.
40. M. Fofana, « Des Forces nouvelles aux Forces républicaines de Côte d’Ivoire. Comment une
rébellion devient républicaine », Politique africaine, n° 122, 2011, p. 161-178.
41. H. Yebouet, « La Côte d’Ivoire au lendemain de la crise post-électorale… », art. cité.
42. K. Heitz, « Power-Sharing in the Local Arena : Man – a Rebel-Held Town in Western
Côte d’Ivoire », Africa Spectrum, vol. 44, n° 3, 2009, p. 109-131 ; J. Speight, « Rebel Organisation and
Local Politics : Evidence from Bouna (Northern Côte d’Ivoire) », Civil Wars, vol. 15, n° 2, 2013,
p. 219-241.
Francis Akindès
17
Les sentiers sinueux d’une sortie de crise en Côte d’Ivoire

insurgées, soit, pendant la crise post-électorale de 2010-2011, lors de l’assaut


contre le palais présidentiel. Les habitudes de prédation se sont transposées
à Abidjan. En effet, le quadrillage de la ville par les rebelles, au prétexte d’y
assurer la sécurité des biens et des personnes, a très vite tourné en actes de
vandalisme, de pillages et de rackets organisés43. Avec le processus de DDR,
de nouveaux défis s’ajoutent à ceux que l’ex-armée régulière connaissait
déjà. Elle est minée par des clivages ethniques et régionaux et rongée par un
climat de méfiance et de suspicion généralisées qui ne laisse quasiment pas
de place à une action de sécurisation coordonnée44. L’enrôlement des hommes
de troupe issus de la rébellion, sans formation militaire et sans culture de
discipline, et la réintégration de déserteurs qui avaient rejoint la rébellion
viennent donc ajouter une couche supplémentaire de malaise.
Ayant fait le choix de la réconciliation par la justice et sous la pression de
critiques d’origines diverses évoquant une « justice des vainqueurs », Ouattara
annonce, le 13 avril 2011, son intention de « demander au procureur de la Cour
pénale internationale (CPI) d’engager des investigations » sur les massacres
perpétrés dans l’Ouest de la Côte d’Ivoire attribués à ses partisans. Mais il
ne perd pas de vue que l’interpellation des ex-rebelles qui ont aidé à l’orga­
nisation de l’assaut final contre Laurent Gbagbo pourrait vite se trans­former
en une source de déstabilisation des bases encore fragiles de son régime. En
lieu et place des poursuites judiciaires, sur le court terme, Alassane Ouattara
mise donc sur l’apprivoisement des forces détenant encore une capacité de
nuisance par le recyclage des ex-rebelles en nommant certains commandants
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de zone (Com’zone) dans l’appareil d’État ou en envoyant d’autres en formation
pour leur confier ensuite des fonctions dans l’appareil sécuritaire. Ces dispo­
sitions, présentées par certains comme étant la condition du retour à la paix,
sont plutôt perçues par d’autres comme une récompense de l’effort de guerre
et une prime à l’impunité. Qu’ils soient réintégrés et promus, ou enrôlés par
le truchement des programmes DDR, la greffe des ex-rebelles dans l’ex-armée
régulière a du mal à prendre. Car le traitement politique réservé à cette
frange alimente, chez les soldats des ex-forces armées régulières, le sentiment
qu’il y a deux poids, deux mesures, ce qui tend à complexifier les défis liés
à la réunification de l’armée. De plus, certains de ces promus, à travers leurs
comportements de consommation ostentatoire de biens de luxe, la fréquen­
tation des espaces qui comptent et leur train de vie, s’affichent comme de
nouvelles figures de la réussite par la prise d’arme. Pour certains gradés

43. B. Mieu, « Côte d’Ivoire : les comzones, maîtres d’Abidjan » [en ligne], Jeune Afrique, 22 juil­let 2011,
<http://www.jeuneafrique.com/190851/politique/c-te-d-ivoire-les-comzones-ma-tres-d-abidjan/>,
consulté le 10 mars 2018.
44. H. Yebouet, « La Côte d’Ivoire au lendemain de la crise post-électorale… », art. cité.
Politique africaine n° 148 • décembre 2017
18
La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara

ou moins gradés de la nouvelle armée unifiée, les promotions accordées


aux ex-Com’zones sont perçues comme un traitement injustifié et, de ce
fait, pro­duisent des ressentiments. À cela s’ajoutent d’autres facteurs de
mécontentement : les rancœurs de militaires loyalistes contraints de devoir
vivre avec ceux qui les ont combattus hier ; la présence au sein des Faci, l’armée
unifiée, de soldats restés affectivement fidèles à Laurent Gbagbo, ne rêvant
que de ce qu’ils appellent « un match retour » ; la présence aux frontières
ivoiriennes de militaires exilés encore hostiles au pouvoir de Ouattara ; la
circulation massive d’armes légères.
C’est dans ce terreau que poussent les insubordinations militaires, le plus
souvent sur fond de rumeurs de coup d’État. Le régime de Ouattara continue
de donner des gages de sécurité, mais, à intervalles réguliers, des mutineries
jettent le discrédit sur la bonne tenue du processus de DDR. Elles remettent
au goût du jour l’idée de crise interne au sein des forces armées45 et de relations
troubles entre l’État et les ex-rebelles intégrés à l’armée. Cela a été le cas avec
la mutinerie des mois de janvier et de mai 2017, qui s’est traduite par des sorties
de casernes de soldats issus de l’ex-rébellion réclamant le paiement d’une
prime à l’effort de guerre non réglée d’un montant de 12 millions de francs
CFA46. Elle sera suivie, environ un an après, le 5 et le 9 janvier 2018, de
nouveaux affrontements entre factions au sein des « corps habillés ». Il s’agit
cette fois-ci non pas de revendications pécuniaires, mais de règlements de
compte entre les éléments du Centre de coordination des décisions opération­
nelles (CCDO)47 et les militaires du troisième bataillon d’infanterie de Bouaké,
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les seconds manifestant leur mécontentement du fait de l’existence d’une
« mission d’espionnage48 » confiée aux premiers par leur tutelle. Ces insubor­
dinations militaires font suite à une série d’attaques qui ponctuent la vie
sociale et politique depuis la deuxième moitié de 2012, et contribuent à nourrir
un sentiment de fragilité du processus de normalisation politique.
Ces tensions internes à l’armée, symptomatiques des clivages au sein de la
société ivoirienne, rendent la situation du pays imprévisible et remettent sur
le devant de la scène la question de la capacité de l’État à aller jusqu’au
bout de la réforme du secteur de la sécurité (RSS) engagée en 2012. Réforme
qui, malgré ses imperfections et l’allure administrative et bureaucratique

45. A. Sylvestre-Trener, « Côte d’Ivoire : comment l’état-major tente de gérer la crise interne des
forces armées » [en ligne], Jeune Afrique, 13 février 2018, <http://www.jeuneafrique.com/
mag/526831/politique/cote-divoire-comment-lÉtat-major-tente-de-gerer-la-crise-interne-dans-les-
forces-armees/>, consulté le 10 mars 2018.
46. Pour ramener la paix et la stabilité et mettre fin aux mutineries, les accords trouvés avec les
soldats auraient coûté au gouvernement environ 0,5 % du PIB.
47. Il est composé de gendarmes, de policiers et de militaires, dépend du Conseil national de
sécurité, présidé par le chef de l’État, échappant ainsi totalement au contrôle de l’état-major.
48. A. Sylvestre-Trener, « Côte d’Ivoire : comment l’état-major… », art. cité.
Francis Akindès
19
Les sentiers sinueux d’une sortie de crise en Côte d’Ivoire

qu’elle a prise dès le départ, a permis d’améliorer le climat sécuritaire, de


favoriser la relance de l’économie et la reprise de la vie sociale perturbée par
la crise post-électorale. Confronté aux agitations dans les casernes, le régime
Ouattara est également interpellé par les conflits intercommunautaires dont
l’objet est le plus souvent la terre.

La résurgence des conflits fonciers

Dans la nuit du 19 au 20 juillet 2012, le camp de réfugiés de Nahibly, dans


l’Ouest du pays, est attaqué. Quelques mois plus tard, un charnier dénommé
« charnier de Toguéi » et contenant six corps était découvert. Cet épisode qui
a marqué les esprits est symptomatique des tensions aiguës qui persistent
autour de la gestion du foncier. Les conflits fonciers qui en résultent se déploient
sur le terreau des tensions inter-ethniques opposant depuis plusieurs années
déjà, les « autochtones Guérés » aux « allochtones Malinkés49 ». Toujours dans
l’Ouest ivoirien, en mars 2013, trois attaques meurtrières ont été enregistrées
en dix jours et ont provoqué des déplacements de populations. Et plus
récemment, en octobre 2017, ressurgit une flambée de violence à Guiglo entre
populations dites « autochtones Guéré » et « allogènes Baoulé ». Le bilan de
cette vague de violence, née de la dispute autour du droit d’exploiter ou non
les terres agricoles réputées riches de la forêt classée de Goin-débé, est lourd :
2 morts enregistrés sur place, 5 morts trois semaines plus tard, 11 personnes
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blessées, 4 campements incendiés et pillés, 18 écoles fermées et pillées,
5 483 personnes déplacées dans les sous-préfectures voisines de Zéagbo, dans
le département de Bloléquin, et de Taably, dans le département de Guiglo.
Ce cycle de violence intercommunautaire n’est pas fortuit. Il est le plus
souvent nourri par des rancœurs entre populations dont les identités sont
associées à des camps politiques : l’autochtonie renvoie à la figure du natif de
l’Ouest, vivant le temps de la gouvernance d’Alassane Ouattara comme le
temps des résignés, convaincu tout au fond de lui-même que, jusque dans la
défaite, c’est lui qui a raison et qui subit de ce fait les « envahisseurs histo­
riques » que sont les allogènes et allochotones50 protégés par le pouvoir en

49. Amnesty International, Côte d’Ivoire : « Ils ont regardé sa carte d’identité et l’ont abattu ». Retour sur
six mois de violences post-électorales, Londres, Amnesty International, 2011, p. 84 ; Amnesty
International, Côte d’Ivoire : la loi des vainqueurs…, op. cit. ; Amnesty International et Human Rigthts
Watch, Terrorisés et abandonnés. L’anarchie, le viol et l’impunité dans l’Ouest de la Côte d’Ivoire, New
York, Human Rights Watch, 2011 ; Interpeace, Dynamiques et capacités de gestion des conflits à l’Ouest
de la Côte d’Ivoire. Le cas des régions du Cavally et du Guémon, Abidjan, Interpeace, 2013.
50. Les allochtones sont les Ivoiriens en provenance d’autres régions que l’Ouest tandis que les
allogènes sont les ressortissants des pays voisins qui ont passé les frontières ivoiriennes pour
s’adonner à l’agriculture dans leurs zones d’installation.
Politique africaine n° 148 • décembre 2017
20
La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara

place qui leur serait favorable. Ce sont ces rancœurs qui se transforment très
rapidement en actes de violence lorsque se présentent des occasions de conflit,
favorisées le plus souvent par l’impunité des auteurs des crimes. De tels
dynamiques51 rappellent combien les réformes foncières52 constituent un défi
pour les processus de paix après des conflits violents53.
La littérature relative à la crise ivoirienne a largement montré en quoi la
problématique foncière reste centrale54. En avril 2012 à Man, dans l’Ouest
du pays, le président de la République promettait de s’occuper de la question
du foncier rural. Une question qu’il qualifiait de « brûlante » et qui, en réalité,
n’aurait pas été réglée dans cette région. Suite à cette déclaration, l’on s’atten­
dait à ce que les défis55 de l’application de la Loi foncière de 1998 reconduite
en 201356 – notamment dans ses dispositions de l’article 657 qui n’ont pu être
appliquées depuis son adoption – fassent l’objet d’un traitement politique
spécifique. Entre-temps, toujours dans l’Ouest ivoirien, les relations entre les
« autochtones » et les migrants économiques se sont trouvées encore plus
perturbées. Les multiples vagues de déplacement liées à la guerre civile

51. P. E. Peters, « Challenges in Land Tenure and Land Reform in Africa : Anthropological


Contributions », World Development, vol. 37, n° 8, 2009, p. 1317-1325
52. J. Unruh, « Land Rights and Peacebuilding : Challenges and Responses for the International
Community », International Journal of Peace Studies, vol. 15, n° 2, 2010, p. 89-125.
53. M. I. Mitchell, « Land Tenure Reform and Politics in Post-Conflict Côte d’Ivoire : A Precarious
Peace in the Western Cocoa Regions », Canadian Journal of African Studies/Revue canadienne des études
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africaines, vol. 48, n° 2, 2014, p. 203-221 ; K. Klaus et M. I. Mitchell, « Land Grievances and the
Mobilization of Electoral Violence : Evidence from Côte d’Ivoire and Kenya », Journal of Peace
Research, vol. 52, n° 5, 2015, p. 622-635.
54. J.-P. Chauveau, « Question foncière et construction nationale en Côte d’Ivoire », Politique africaine,
n° 78, 2000, p. 94-125 ; J.-P. Chauveau, « Crise foncière, crise de la ruralité et relations entre
autochtones et migrants sahéliens en Côte d’Ivoire forestière », Outre-terre, n° 11, 2005, p. 247-264 ;
J.-P. Chauveau, « La loi de 1998 sur le domaine rural dans l’histoire des politiques foncières en Côte
d’Ivoire. La politique de transferts de droits entre “autochtones” et “étrangers” en zone forestière »,
in J.-P. Colin, P.-Y. Le Meur et É. Léonard (dir.), Les politiques d’enregistrement des droits fonciers.
Du cadre légal aux pratiques locales, Paris, Karthala, 2009, p. 105-140 ; J.-P. Chauveau et K. S. Bobo,
« La crise de la ruralité en Côte d’Ivoire forestière. Ethnicisation des tensions foncières, conflits
entre générations et politique de libéralisation », in J.-B. Ouédraogo et E. Sall (dir.), Frontières de
la citoyenneté et violence politique en Côte d’Ivoire, Dakar, Codesria, 2008, p. 105-123 ; V. Konan, Robert
et les Catapila, Abidjan, NEI, 2005.
55. M. F. Pritchard, « Contesting Land Rights in a Post-Conflict Environment : Tenure Reform and
Dispute Resolution in the Centre-West Region of Côte d’Ivoire », Land Use Policy, vol. 54, 2016,
p. 264-275.
56. Communiqué du conseil des ministres du jeudi 13 juin 2013.
57. La loi n° 2013-655 du 13 septembre 2013 accorde un nouveau délai de dix ans, qui court à compter
de sa publication, pour faire constater l’exercice de façon paisible et continue des droits coutumiers
sur les terres du domaine coutumier, et de cinq ans pour les terres concédées sur lesquelles les
droits du concessionnaire n’ont pu être consolidés. Passé ce nouveau délai, les terres du domaine
coutumier sur lesquelles des droits coutumiers exercés de façon paisible et continue n’ont pas été
constatés seront considérées comme sans maître.
Francis Akindès
21
Les sentiers sinueux d’une sortie de crise en Côte d’Ivoire

de 2002 et à la crise électorale, et les accaparements de terre qu’elles ont


occasionnés ont contribué à créer de nouvelles sources de tension.
Le constat dressé dans ce dossier est que, dans le domaine du foncier rural,
l’action des gouvernements successifs n’a pas permis de trouver une solution
durable aux conflits fonciers. Si, entre 2002 et 2010, les partisans de Laurent
Gbagbo ont tenté d’interpréter la loi foncière en leur faveur en laissant croire
aux populations de l’Ouest qu’il était possible de leur restituer la terre de
leurs ancêtres « spoliée » par les migrants venus du Nord de la Côte d’Ivoire
et des pays de l’hinterland, Alassane Ouattara, quant à lui, recule devant
l’idée de remettre sur le métier l’ouvrage inachevé de la réforme foncière,
restée inappliquée à ce jour. Malgré les promesses faites lors de ses tournées,
le gouvernement Ouattara évite d’affronter la question foncière et opte pour
une simple adaptation technique visant à rendre applicable la même loi.
Dans cette perspective, il a pris la décision politique de prolonger de dix ans
le délai accordé pour la constatation des droits coutumiers et de cinq ans celui
accordé pour la consolidation des terres concédées. Le nœud gordien de la
problématique foncière reste entier. Or, en situation de retour à la démo-
cratie, de contexte multi-ethnique et de droits de propriété foncière faibles
et politisés, comme c’est le cas en Côte d’Ivoire, les griefs autour de la terre
fournissent toujours aux leaders politiques un puissant outil pour organiser
la violence, surtout en période électorale58. Dans le présent dossier, la
contribution de Koné, Ouattara et Akindès montre comment, dans une arène
locale comme le département de Sassandra, les ingénieries politiques de la
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violence se reconstruisent et se mettent en place. Elle met également l’accent
sur le rôle qu’y jouent les jeunes, notamment les Jeunes patriotes, qui se sont
réinvestis politiquement dans les arènes locales.
Porter un regard sur les transformations de la Côte d’Ivoire post-crise, c’est
aussi s’autoriser un décentrage du regard. Au lieu de se concentrer uniquement
sur les espaces de conflits, il nous est apparu tout aussi instructif de mettre
en lumière des espaces sociaux qui lui ont échappé, ou qui ont été construits
pour s’en extraire. C’est ce à quoi répond la contribution de Till Föster sur les
« enclaves de paix » qui, constituées pendant la crise ivoirienne à la suite de
dynamiques plus anciennes, ont échappé non seulement à la dynamique
belliciste binaire à l’œuvre sur le territoire, mais aussi à la mainmise de l’État
ou des pouvoirs rebelles. Dans cette contribution, deux formes d’enclaves de
paix sont décrites et analysées : d’une part celles issues d’entités déjà existantes
(principalement des villages), d’autre part les campements qui se constituent
par le regroupement de populations dans des zones précédemment

58. K. Klaus et M. I. Mitchell, « Land Grievances and the Mobilization of Electoral Violence… »,


art. cité.
Politique africaine n° 148 • décembre 2017
22
La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara

inoccupées. Il offre ainsi une autre fenêtre de réflexion sur les relations État/
société dans un contexte de crise.
La guerre civile n’a pas eu un impact que sur l’armée et les relations
intercommunautaires. Avec l’apparition du phénomène des enfants dits
« microbes », elle a également contribué à complexifier la question sécuritaire
dans les villes ivoiriennes en offrant une opportunité d’apprentissage de la
violence criminelle à une nouvelle catégorie de jeunes. Selon Séverin Kouamé,
certains d’entre eux estiment être des oubliés du DDR et revendiquent une
reconnaissance en raison de leur implication active personnelle dans l’avène­
ment du régime actuellement au pouvoir en Côte d’Ivoire. En reconstruisant
la sociohistoire des gangs urbains en Côte d’Ivoire, depuis les nouchis en
passant par les ziguéhis jusqu’aux microbes, Séverin Kouamé montre comment
une part de la jeunesse déclassée ivoirienne se réinvente une existence sociale
par la mobilisation de la violence.
Si le sentiment d’absence de réconciliation est alimenté par l’essoufflement
du dialogue politique, l’échec de la CDVR, les incertitudes qui entourent la
réforme de l’armée et la résurgence des conflits fonciers, les promesses de
développement non tenues par la croissance économique engendrent une
surenchère dans la défiance vis-à-vis de l’État.

Quand la réalité des assiettes défie les statistiques économiques


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Les griefs contre l’État trouvent d’abord leurs sources dans le sentiment
diffus que les fruits de la croissance sont inégalement répartis. Dès 2012, le
gouvernement communique massivement sur les performances économiques
d’une Côte d’Ivoire revenue de loin puisque, pendant la période critique, à la
veille des élections de 2010, le taux de croissance était descendu en dessous
de zéro. La communication gouvernementale a tablé sur une atteinte du point
d’achèvement de l’initiative PPTE, dans le cadre du programme économique
et financier 2012-2014, et sur un taux de croissance de 9 % enregistré. Sur
la base de ces nouvelles donnes économiques, il laisse entendre que l’on
s’achemine naturellement vers une réduction de la pauvreté et une amélio­
ration des conditions de vie de la population, notamment grâce à sa politique
d’investissements dans les infrastructures socio-économiques de base59. Mais,
vu du bas, au fil des années, les populations estiment que cet enthousiasme

59. Voir le tableau « Évolution des dépenses pro-pauvres 2014-2017 » produit par le gouvernement
pour prouver ses efforts en termes d’investissement. Ministère de l’Économie et des Finances, Côte
d’Ivoire : Lettre d’intention, Mémorandum de politiques économique et financière et Protocole d’accord
technique, 1er juin 2017, p. 48, <https://www.imf.org/external/np/loi/2017/civ/fra/060117f.pdf>,
consulté le 13 mars 2018.
Francis Akindès
23
Les sentiers sinueux d’une sortie de crise en Côte d’Ivoire

politique sur les performances économiques tranche avec leur quotidien,


puisqu’elles ne perçoivent guère les effets de cette croissance, ni sur leurs
conditions de vie, ni en matière de création d’emplois. Ce dont le gouvernement
se défend d’ailleurs en rappelant les deux millions d’emplois créés sous le
mandat d’Alassane Ouattara, la croissance de 20 % du secteur agricole, le PIB
par habitant qui aurait augmenté, le prix au kg passé à 800 000 francs CFA
pour les producteurs de cacao de Côte d’Ivoire qui aurait aussi augmenté de
près de 40 % depuis les réformes radicales du secteur en 2012. Les populations
estiment quant à elles ne plus pouvoir parler de « panier de la ménagère »,
mais plutôt de « sachet de la ménagère », rappelant ainsi de façon très imagée
et humoristique la baisse de leurs revenus et donc de leurs pouvoirs d’achat.
Leur ras-le-bol économique a souvent été exprimé à travers des mouvements
sociaux violents. La hausse des prix de l’électricité de 16 % décidée en
janvier 2016 a ainsi fait monter la surenchère politique et a tendu les relations
entre l’État et la société. Le chef de l’État en a perçu les enjeux politiques et
s’est saisi de la question60. La grogne sociale a pourtant perduré après les
décisions prises pour calmer le mécontentement car, pour l’opinion publique,
les tarifs de l’électricité restaient toujours élevés. Aussi, après l’émission de
deux factures à moins d’un mois d’intervalle, des manifestations de colère
ont-elles éclaté à Yamoussoukro, Daloa, Bassam et Tiassalé. Les locaux de la
Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE) ont été saccagés, pillés et incendiés.
Dans le courant de la même semaine, le 22 juillet 2016, des manifestations
similaires de colère contre les factures d’électricité se produisent à Bouaké,
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suivies de pillages de commerces, de banques et d’administrations ainsi que
de l’incendie de deux commissariats. On dénombre un mort par balle et
plusieurs arrestations. « La vie chère » est devenue une thématique centrale
de l’expression de la colère chez toutes les catégories socioprofessionnelles.
Au cours des manifestations contre la vie chère, les symboles de l’autorité
de l’État tels que les préfectures et les commissariats sont attaqués, et les
autorités politiques également prises à partie. Ces mouvements sociaux
auraient pu être considérés comme des manifestations ordinaires de colère
si l’on ne prêtait attention aux interprétations politiques dont ils font l’objet.
En effet, prenant très au sérieux ces remous sociaux, le gouvernement a
déployé dans plusieurs villes, dont Abidjan et Bouaké, plus de 6 000 soldats.
Il réagit ainsi pour parer à toute éventualité de déstabilisation, car l’opposition

60. Lors de son discours du 1er mai 2016, il annonce des mesures pour faire baisser le coût de la vie
en général et en particulier les tarifs de l’électricité. Après avoir admis que la hausse des prix de
l’électricité de 16 % décidée en janvier 2016 « n’avait pas été correctement appliquée » et que certains
abonnés avaient connu une augmentation « beaucoup plus élevée que celle initialement prévue »,
Alassane Ouattara exige la baisse des tarifs de l’électricité et le remboursement du trop-perçu des
tarifs à partir de janvier 2016.
Politique africaine n° 148 • décembre 2017
24
La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara

appelle à l’intensification des mouvements de colère et espère même le début


d’une insurrection populaire contre le régime. Toujours en 2016, les coor­
dinations et les faîtières d’associations et de syndicats, à travers des grèves
et des préavis de grèves, réclament de meilleures conditions salariales au
gouvernement (déblocage indiciaire des salaires, paiement d’arriérés de solde,
primes de logement, profil de carrière, etc.)61. En conséquence, les efforts d’in­
vestissement du gouvernement dans les infrastructures destinées à booster
la croissance, que le président prétend inclusive, sont déniés et dénoncés
dans un jargon populaire : « L’argent ne circule pas62 », « On ne mange pas les
ponts et le goudron ». Ces manifestations de colère contre la vie chère et
cette disqualification de la croissance économique entrent en résonance avec
les statistiques de la pauvreté qui indiquent que, malgré l’effort de création
de richesse, la réduction du nombre de ménages pauvres en Côte d’Ivoire
n’aurait été que de 5 points, passant de 51 % en 2011 à 46 % en 2015. Ces
données statistiques sont diversement interprétées. Le gouvernement en tire
une satisfaction tandis que les ménages estiment ne pas ressentir de signes
d’amélioration de leur condition de vie.
Ces lectures contradictoires des efforts en matière de politique économique
trouvent leurs sources dans un profond malentendu entre Alassane Ouattara
et les Ivoiriens. Le président ne fait pas mystère de son option résolument
néolibérale et, en la matière, il s’inscrit dans une tradition. Félix Houphouët-
Boigny, comme Henri Konan Bédié sont de la même école de pensée. Avant
d’entrer dans le cycle des ajustements structurels, la politique économique
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volontariste de Félix Houphouët-Boigny en avait témoigné. Il avait, comme
le notait Yves-André Fauré, la même « obsession dans la recherche de la crois­
sance63 » qu’Alassane Ouattara. Cependant, la mémoire collective retient de
Félix Houphouët-Boigny que son approche libérale était doublée d’un effort
de compensation de la faiblesse du pouvoir d’achat des couches défavorisées
par des politiques implicites ou explicites de subventions à l’éducation, à la
santé et à la consommation au travers de la dépense publique64. Sa politique

61. F. Akindès, M. Fofana et S. Y. Kouamé, « Pourquoi et comment se mobilise-t-on en Côte


d’Ivoire ? », in N. S. Sylla (dir.), Les mouvements sociaux en Afrique de l’Ouest. Entre les ravages
du libéralisme économique et la promesse du libéralisme politique, Paris, Fondation Rosa Luxembourg/
L’Harmattan, 2014, p. 211-235.
62. Dans le langage populaire, cette expression signifie : « On ne gagne pas ou plus d’argent, on en
gagne plus assez. »
63. Y.-A. Fauré, « Le complexe politico-économique », in Y.-A. Fauré et J.-F. Médard (dir.), État et
bourgeoisie en Côte d’Ivoire, Paris, Karthala, 1982, p. 39.
64. Voir l’historique de cette politique sociale à travers les dépenses publiques et les charges de
l’État dans G. Duruflé, L’ajustement structurel en Afrique (Sénégal, Côte d’Ivoire, Madagascar), Paris,
Karthala, 1988, p. 107-112 ; K. Diomandé, « Finances publiques et poids des interventions de l’État
dans l’économie ivoirienne », in B. Contamin et H. Memel-Fotê (dir.), Le modèle ivoirien en questions :
crises, ajustements, recompositions, Paris, Karthala, 1997, p. 109-122.
Francis Akindès
25
Les sentiers sinueux d’une sortie de crise en Côte d’Ivoire

sociale était adossée à un patronage politique65 qui s’est lentement effondré


pour constituer les ressorts de la crise socio-politique. Ceci l’amenait souvent
à rappeler qu’il n’était pas socialiste mais qu’il savait tempérer son libéra-
lisme par une « politique sociale des plus hardies66 ». Ouattara revendique un
héritage houphouëtiste dont les piliers se sont depuis longtemps effondrés,
sans expliquer aux Ivoiriens en quoi son option libérale, différente de celle
de Félix Houphouët-Boigny, se veut plus tournée vers l’offre de service par
le marché et le secteur privé. Il en a résulté une incompréhension profonde
qui a progressivement évolué vers une défiance croissante vis-à-vis de
l’État. En 2011, l’arrivée de Ouattara et son discours sur le retour de l’État
développementaliste assorti d’une revendication de l’héritage houphouëtiste
laissaient espérer, au sein de la population, le retour à un État social connu
dans les années 1980. En clair, la population s’attendait de la part du régime
de Ouattara à plus d’investissement dans le social. Les discours des mani­
festants lors des poussées de colère contre la vie chère sont révélateurs de la
déception des Ivoiriens qui font l’amer constat de l’exposition du consommateur
à la brutalité de la « vérité des prix » des services de base comme l’électricité
délivrés par le secteur privé. Au travers de la colère exprimée contre cette
hausse des prix, ils donnent l’impression de prendre subitement conscience
des risques sociaux liés au retrait de l’État dans le traitement des questions
liées à l’accès aux services sociaux de base.
L’absence de perception des effets de la croissance économique dans les
assiettes et le sentiment de ne plus être protégé par l’État se doublent d’un
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sentiment d’inégalité dans l’accès aux opportunités de la croissance et des
faveurs de l’État. Ce dernier sentiment s’exprime lui aussi en référence à une
autre dimension du « rattrapage ethnique », dont le recours vise ici à dénoncer
l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie d’État, une minorité qui serait en
train de capturer les fruits de la croissance sur fond de fracture Nord-Sud et
au détriment du plus grand nombre. La capacité d’inclusion de la politique
de croissance sous le régime de Ouattara est donc sérieusement mise en
cause par la perception que les gens ordinaires en ont et par la manière dont
ils vivent l’ère du libéralisme économique dans la Côte d’Ivoire post-crise.

65. Voir l’analyse que font Y.-A. Fauré et J.-F. Médard du système de régulation socio-politique


auquel participe cette politique sociale : J.-F. Médard, « La régulation socio-politique », in Y.-A. Fauré
et J.-F. Médard (dir.), État et bourgeoisie en Côte d’Ivoire, op. cit., p. 61-88 ; Y.-A. Fauré, « Le complexe
politico-économique », art. cité.
66. Voir Fondation Félix Houphouët-Boigny, Discours, citations, messages [en ligne], <http://www.
fondation-fhb.org/discours-citations-messages/>, consulté le 10 mars 2018.
Politique africaine n° 148 • décembre 2017
26
La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara

A près une décennie de conflits armés, la Côte d’Ivoire reste confrontée


à un défi principal : comment sortir de l’engrenage de la violence politique ?
Le régime de Ouattara a tenté d’y répondre en conjuguant approche libérale
de sortie de crise et politique économique favorable à la croissance. À l’analyse,
la croissance économique se révèle être autant de l’ordre de la croyance qu’un
outil ou un objectif à atteindre. Fidèle à sa formation d’économiste et à son
parcours professionnel au sein des institutions de Bretton Woods, Alassane
Ouattara a construit sa stratégie de sortie de crise sur le socle d’une croyance
quasi-mystique dans le pouvoir transformateur de l’économie libérale par
l’effet magique de « ruissellement vers le bas » et de sa capacité à produire une
croissance inclusive. Une croyance certes profondément ancrée, mais dont les
tensions et les contradictions observées et relatées dans ce dossier montrent
les limites. Elles laissent songeur sur l’efficacité dans la durée de l’ingé-
nierie mise en œuvre par les gouvernements successifs de Ouattara, qui se
révèle fonctionner plutôt comme une « machine anti-politique67 », dont l’effet
prin­cipal est la dépolitisation des stratégies de sortie de crise. Le discours
triomphaliste sur les performances économiques, dont le troisième pont
d’Abidjan se veut le symbole, contraste avec la résurgence des problèmes non
résolus et la dénonciation de la corruption de la classe politique. Dans le même
temps, la grogne sociale contre la baisse du pouvoir d’achat et la montée des
inégalités questionnent la réalité du développement induit par de tels efforts
de croissance. En clair, le processus de sortie de crise en Côte d’Ivoire comporte
des zones de fortes incertitudes qui rendent compte de sa fragilité. À ces
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incertitudes viennent s’ajouter les ambiguïtés des jeux et des calculs politiques
qui s’expliquent par la perspective des élections en 2020, aussi bien dans le
clan Ouattara qu’au sein d’une opposition affaiblie par des divisions internes.
Face à toutes ces incertitudes, la question politique cruciale reste celle-ci : dans
un tel imbroglio politique et dans un pays où l’on sent monter la fièvre d’une
aspiration collective à un changement qualitatif des conditions de vie, combien
de temps encore pourra durer la tolérance à l’augmentation des inégalités
sociales, politiques et économiques68 ?  n

Francis Akindès
Chaire Unesco de Bioéthique
Université Alassane Ouattara, Bouaké

67. J. Ferguson, Anti-Politics Machine : Development, Depoliticization, and Bureaucratic Power in Lesotho,


Minneapolis, University of Minneapolis Press, 1994.
68. Le travail préparatoire de ce dossier a bénéficié du soutien du Fonds national suisse pour la recherche
scientifique au travers du projet « The Developmental State Strikes Back » (n° IZ07Z0_160929).

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