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« Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut »

Antoine Faivre
Dans La chaîne d'union 2016/4 (N° 78) , pages 56 à 65
Éditions Grand Orient de France
ISSN 0292-8000
DOI 10.3917/cdu.078.0056
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© Ronan Loaec
Antoine Faivre,
collection
GODF,
DOSSIER

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DOSSIER

LA TABLE D’ÉMERAUDE AUX « RENCONTRES LAFAYETTE »

« CE QUI EST EN BAS


EST COMME CE QUI EST EN HAUT »

ANTOINE FAIVRE

L e thème de réflexion proposé à l’occasion de la Deuxième Rencontre


Maçonnique Lafayette1 a porté sur ces mots tirés du verset 2 de La Table
d’Émeraude : « Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut ».
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Dans les années 1990 j’ai consacré une cinquantaine d’heures
de mon séminaire de l’École Pratique des Hautes Études, Section des
Sciences Religieuses2, à l’histoire contrastée des interprétations de cet
énigmatique poème3. Et cela, qu’il s’agisse de littérature alchimique,
de cosmologie (Isaac Newton a tenté d’y trouver un sens physique
et métaphysique), de philosophie (Franz von Baader en a fait un des
fondements de sa Philosophie de la Nature), de psychologie (avec Carl
Gustav Jung, notamment), de spéculations de type pérennialiste (avec
Titus Buckhardt et d’autres situés dans la mouvance néo-guénonienne),
ou encore – last but not least – de Franc-Maçonnerie. Maintes approches,
qui souvent ne se recoupent guère. On ne saura probablement jamais ce
que l’auteur a vraiment voulu dire – mais peu importe, dès lors que maints
lecteurs auront trouvé dans ce texte matière à penser, à imaginer…

Aussi surprenant que cela paraisse, l’idée ne m’était encore


jamais venue de me livrer à des commentaires personnels de ce texte.
C’est l’occasion de la Deuxième Rencontre Lafayette, qui me l’a soufflée.
Voici donc quelques réflexions, centrées principalement autour de
la citation, sans perdre de vue son contexte – celui du texte complet,
présenté ici en appendice. Elles ne sont l’expression d’aucune position
1
Rencontre GOF – GLNF, 9 juin 2016.
2
Séminaire de ma Direction d’Études intitulée «  Histoire des courants ésotériques et
mystiques dans l’Europe moderne et contemporaine ».
3
Les comptes rendus de ces séminaires sont consultables dans l’Annuaire des conférences
de l’EP.H E, Section des Sciences Religieuses, pour ces années-là.

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DOSSIER
« CE QUI EST EN BAS EST COMME CE QUI EST EN HAUT »

personnelle d’ordre spirituel, métaphysique, philosophique, etc. Elles ne


sont porteuses d’aucun message de ce genre.

Plutôt Appolonius de Tyane que Hermès Trismégiste

Commençons par un peu d’histoire. Cet étrange poème a connu


plusieurs versions. La toute première connue se trouve à la fin d’un traité
attribué non pas à Hermès Trismégiste mais à Apollonius de Tyane –
1er siècle de l’ère chrétienne –, mage, pythagoricien, thaumaturge,
dont il existe des biographies romancées. C’est le Livre des secrets de
la création, qui traite de la constitution de l’univers en la rapportant
à l’ordre de la création. L’original grec est perdu, on n’en a qu’une
traduction arabe qui date du VIe siècle (certains philologues disent du IXe).
La Table d’Émeraude figure à la fin de ce traité d’Apollonius. Elle en a
été extraite, en traduction latine, dans l’Occident du moyen-âge, pendant
lequel il a circulé de façon autonome et relativement restreinte4. À cette
époque sont apparus les tout premiers commentaires. Ainsi, celui de
Roger Bacon vers le milieu du XIIIe siècle, celui d’un certain Hortulanus
(l’Hortulain) au milieu ou au début du XIVe. Sa version latine courante
(cf. la traduction française, en appendice) a été imprimée pour la
première fois en 1541, dans une anthologie intitulée De Alchemia. Date
importante, car cette édition a suscité une grande diffusion, et du même
coup maints commentaires – depuis la Renaissance jusqu’à aujourd’hui.
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Quand on cite La Table d’Émeraude, c’est généralement le
deuxième verset (« Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut et
ce qui est en haut, est comme ce qui est en bas, pour faire les miracles
d’une seule chose »), de même qu’il nous arrive d’entonner les premiers
mots d’une chanson dont nous avons oublié les suivants. Je l’aborde
ici en l’interrogeant sur deux questions fondamentales qu’il semble
appeler quant à notre vision du monde : d’une part, la question de la
transcendance et de l’immanence ; d’autre part, celle de l’interrelation
entre deux ordres de réalité différents l’un de l’autre. Ensuite, quelques
points seront évoqués portant sur les rapports possibles ou réels entre ce
verset et la Franc-Maçonnerie.

La question transcendance/immanence : deux cas de figure

« Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut » …

Le « bas », c’est nous, le monde visible qui nous entoure


directement, mais quid de ce « haut » ? On peut l’entendre de deux
manières.

4
Sur les premières versions, la référence obligée est toujours le travail philologique de
RUSKA Julius, Tabula Smaragdina. Ein Beitrag zur Geschichte der hermetischen Literatur,
Heidelberg : Carl Winter’s Universitätsbuchhandlung, 1926. On en trouvera un résumé,
assorti de quelques commentaires datant du moyen-âge et de la Renaissance, dans Hermès
Trismégiste. La Table d’Émeraude et sa tradition alchimique, préfacé er édité par KAHN
Didier, Paris : Les Belles Lettres (‘Aux sources de la tradition’), 1994.

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DOSSIER
« CE QUI EST EN BAS EST COMME CE QUI EST EN HAUT »

Premier cas de figure : C’est le ciel peuplé d’étoiles – le cosmos au-


dessus et autour de nous. À savoir, une des deux composantes d’un tout
dont l’autre composante serait le « bas » (notre terre, notre monde). Il peut
s’agir d’un macrocosme (un grand monde), et d’un microcosme (un ‘petit
monde’), sans qu’il y ait une troisième composante ; à savoir, sans une
transcendance qui viendrait les surplomber. Cela relève de l’immanence.

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Frontispice du Triomphe hermétique ou la Pierre philosophale


victorieuse, Amterdam, Henry Wetstein, 1699

Pensons à l’astrologie. Et à d’autres mancies (systèmes de


divination) qui reposent elles aussi sur l’idée que certains supports
symboliques, manipulés de façon appropriée, nous permettraient de
nous brancher sur des éléments du macrocosme normalement invisibles
aux yeux du microcosme que nous sommes. On pourrait dire ici que le

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DOSSIER
« CE QUI EST EN BAS EST COMME CE QUI EST EN HAUT »

« haut » et le « bas » sont comme la chaîne et la trame d’un tapis. Or, en


principe un tapis n’est pas surplombé, ‘transcendé’, par un autre tapis…

Mais nous pouvons aussi, second cas de figure, imaginer que


grand monde et petit monde pris ensemble relèvent tous les deux du
« bas », et qu’un « haut », appelé transcendance, les surplombe. La
question est alors de savoir de quoi cette transcendance peut bien
être faite. Libre à chacun de l’imaginer selon ses préférences! Si vous
imaginez son contenu comme radicalement étranger, voire opposé, à
tout ce qui se trouve au-dessous, alors il n’y a vraiment pas lieu de
dire qu’il est « comme » (sicut) ce qui est en bas. Mais si, au contraire,
vous imaginez que ces deux plans (immanence et transcendance)
présentent des ressemblances considérables, alors vous pouvez dire que
l’un est « comme » (sicut) l’autre. Par exemple, Swedenborg, le célèbre
visionnaire suédois du XVIIIe siècle, grand visiteur des paysages de l’au-
delà, voit les cieux (au sens transcendantal du terme) comme une sorte
de doublon de notre monde. Ils sont peuplés d’anges, lesquels ne sont
d’ailleurs que des humains ayant vécu sur terre. Ils y demeurent dans des
villes, dans des campagnes, ils y vaquent à leurs affaires, ils se marient
– tout « comme » (sicut) nous, à cette différence près que l’harmonie y
règne mieux qu’ici-bas, y compris entre hommes et femmes…5

La question de l’interaction : deux cas de figure


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Ce verset II, pris en son entier, nous dit obscurément que s’il y a
un « comme » (sicut), c’est « pour faire les miracles d’une seule chose »
(ad perpetranda miracula rei unius). Or, si ce « comme » (sicut) renvoie
explicitement à la notion de ressemblance entre les deux plans, il ne dit
pas pour autant si l’un agit sur l’autre.

Nous avons donc affaire, ici encore, à deux cas de figure. Dans
le premier, la ressemblance n’implique aucune action d’un plan sur
l’autre, a fortiori aucune interaction. Par exemple, au XVIe siècle, certains
textes de Paracelse traitant d’astrologie expliquent que les images des
constellations célestes (le « haut ») résident aussi à l’intérieur de nous-
mêmes (le « bas »). Ce sont les mêmes images que dans le ciel. « Il n’y
a rien dans le ciel », écrit Paracelse, « qui ne soit aussi dans l’homme »
(Es gibt nichts im Himmel noch auf Erden, was nicht auch im Menschen
sei). Dans l’homme se trouvent toutes les planètes et les étoiles, la
Lune, le Soleil. Ils sont intrinsèques aux créatures terrestres vivantes ou
inanimées, et aux quatre éléments. Le cours des astres est sans action
sur la durée de la vie humaine6. Ils annoncent l’avenir, mais simplement
pour autant qu’ils indiquent la destinée des objets individuels ; eux

5
Dans son sonnet « Correspondances » (1857) Baudelaire fait, par ce titre même, allusion
à Swedenborg, mais ce qu’il décrit là (notamment : « Dans une ténébreuse et profonde
unité », « Les parfums, les couleur et les sons se répondent ») relève de la seule immanence.
6
PARACELSUS, Der zweite Traktat von der astronomia, in Das Buch Paragranum. Cité par
PAGEL Walter, Paracelse, Paris : Arthaud, 1963, pp. 40, 78.

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DOSSIER
« CE QUI EST EN BAS EST COMME CE QUI EST EN HAUT »

mêmes n’influent ni sur les objets, ni sur les événements7. Autrement


dit, il n’est nul besoin que le ciel exerce une influence sur nous, puisque
ces images en nous suffisent à rendre compte d’une partie de nos actions,
de notre destinée. Il n’y a pas interaction.

Illustrons ce premier cas de figure par un autre exemple, en


revenant à Swedenborg. Dans son livre The Divine Love of Wisdom, le
« haut » s’appelle le « spirituel », et le « bas » s’appelle le « naturel ». Il
écrit : « Il y a deux mondes, le spirituel et le naturel, qui sont absolument
distincts. L’un ne tire rien de l’autre, mais ils communiquent seulement
par correspondances » (entendons, « par reflets »)8. Autrement dit, le jeu
des fameuses ‘correspondances’ swedenborgiennes repose seulement
sur l’idée que le paysage céleste reflète notre monde, et vice-versa.
Mais ils ne sont pas liés l’un à l’autre de façon organique, il n’y a pas
complémentarité active entre eux. Nous avons donc affaire ici à un
dualisme (une sorte de dualisme statique).

Voilà pour le premier cas de figure. Dans le second il y a, au


contraire, action d’un des deux plans sur l’autre, voire action réciproque.
Convoquons de nouveau Paracelse. En effet, quand il parle non pas des
astres proprement dits, mais de l’âme du monde qui habite et dirige
l’univers9, alors il évoque la possibilité de voyages vers elle entrepris
pas notre âme humaine. Ainsi, quand celle-ci se libère un tant soit peu
des liens du corps, elle s’en va « fabuler » avec l’âme du monde, et en [ 61 ]
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rapporte de merveilleux songes10.

L’interaction est encore plus marquée chez Jacob Böhme, le


premier grand représentant du courant qu’on appelle la théosophie
chrétienne et dont l’essor a commencé au début du XVIIe siècle. Certes,
chez lui aussi et chez ceux qui se situent dans sa mouvance, le « haut »,
c’est le Monde divin (lui-même très feuilleté, très peuplé), et le « bas »,
ce sont l’Homme et la Nature. Pourtant, nous sommes bien loin de la
vision swedenborgienne, car un scénario complexe se joue entre les trois
dramatis personae (Monde divin, Homme, et Nature) en perpétuelle et
dramatique interaction, scénario qui passe par divers épisodes successifs
de chutes et de remontées (d’aucuns diront plus tard: de réintégrations)11.
Or, c’est dans ce second cas de figure que d’autres versets de La Table

7
Ibid., pp. 40-41.
8
SWEDENBORG, De la Sagesse angélique sur le Divin amour (traduction de The Divine
Love of Wisdom), Seconde partie : « Le Soleil spirituel », § 83.
9
Cette âme du monde, il l’appelle Astrum, ou Gestirn, ou encore Corpus. Cf. PARACELSUS,
Ein ander Erklärung der gantzen Astronomey, éd SUDHOF, vol. X, p. 448. Cité par KOYRÉ
Alexandre, Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle allemand Paris : Armand Colin
(‘Cahier des Annales’ X), 1955, chapitre « Paracelse », pp. 45-80, ici p. 55, note 3.
10
[…] so der Mensch ein Syderisches Leib in ihm hat, der vereinigt ist mit dem ausserlichen
Gestirn, und die zwey Fabulieren mit einander , so der Syderisch Leib unbekümmert ist
vom elementischen . » PARACELSUS, Ein ander Erklärung, op. cit., p. 418, cité par KOYRÉ
Alexandre, article « Paracelse » cité, , in Mystiques etc. op. cit., p. 54, note 2.
11
Quand les textes de Böhme ne traitent pas directement de ce scénario, ils sont sous-
tendus par lui.

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DOSSIER
« CE QUI EST EN BAS EST COMME CE QUI EST EN HAUT »

d’Émeraude viennent s’inscrire – sans pour autant dérouler des péripéties


aussi complexes que dans la théosophie chrétienne. Les versets III à
VI, notamment, nous apprennent que « toutes les choses » (omnes res)
proviennent d’une « chose unique » (fuerunt ab uno), d’une sorte de
cause originelle qui leur aurait donné existence par sa « méditation »
(meditatione ; Böhme dira: par son imagination créatrice). Et cette idée
est accentuée aux versets V et VI, dans l’étonnante proposition : « Sa
force [= la force de la chose unique] est entière, si elle est convertie en
terre » (Vis ejus integra est, si versa fuerit in terram). Autrement dit, cette
cause originelle, qui est ce qu’il y a de plus « haut », ne réalise vraiment
son accomplissement qu’en venant s’incarner dans le « bas » – dans
l’homme et dans la Nature. On peut être tenté d’interpréter cela dans un
sens chrétien, ce qui n’était certainement pas l’intention du rédacteur
originel. C’est pourtant dans ce sens là que – pour ne citer qu’un seul
exemple – l’un des principaux représentants de la Naturphilosophie dans
l’Allemagne du XIXe siècle, Franz von Baader, a cité ce verset un nombre
considérable de fois. Comme il est dit plus haut, il en a fait un des
principes sur lesquels repose sa philosophie12.

Remarquons aussi que le verset VIII vient encore renforcer cette


idée d’une interpénétration du « haut » et du « bas » en posant un
mouvement à la fois ascendant et descendant: « Il [= le Un originel]
monte de la terre au ciel, et derechef il descend en terre, et il reçoit
[ 62 ] [ainsi] la force des choses supérieures et inférieures » (Ascendit a terra
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in coelum, iterumque descendit in terram, et recipit vim superiorum
et inferiorum). Autrement dit, le « haut » a besoin du « bas » pour
s’accomplir… Il ressort de ces versets III à VIII que le deuxième est
moins chargé d’ambigüité si on le situe dans le contexte du poème
entier. Certes, on ignore ce que le rédacteur avait entendu par le ‘haut’,
mais on sait au moins que selon lui les deux plans sont en interaction.

Rapport avec la Franc-Maçonnerie

En quoi les considérations qui précèdent concernent-elles la


Franc-Maçonnerie ? Céline Bryon-Portet semble avoir bien balisé le
terrain, tant dans son allocution prononcée à la Deuxième Rencontre
Maçonnique, que dans son livre L’Utopie maçonnique13, y compris sur
des points auxquels je n’aurais pas pensé. La question est d’autant plus
appropriée que la citation qui fait l’objet du présent article est souvent
présente dans les discours maçonniques. Rien qu’en France, La Table
d’Émeraude est le nom conféré à plusieurs loges (par exemple, à la
Grande Loge Féminine de France, au Grand Orient, etc., et il y en a
en bien d’autres pays). Si nous consultons l’internet en écrivant : « Ce

12
À titre indicatif, cf. la liste de références donnée dans Sach- und Namenregister Franz v.
Baader’s sämmtlichen Werken (= Band XVI, Anton Lutterbeck, éd.), Leipzig : Literarisches
Institut, p. 517.
13
BRYON-PORTET Céline & KELLER Daniel, L’Utopie maçonnique. Améliorer l’homme
et la société, Paris : Dervy, 2015.

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DOSSIER
« CE QUI EST EN BAS EST COMME CE QUI EST EN HAUT »

qui est en bas est comme ce qui est en haut franc-maçonnerie », nous
découvrons une multitude de blogs et de sites, surtout si la demande est
formulée en anglais et en d’autres langues. Dans l’abondante littérature
imprimée produite par des maçons on trouve maints commentaires soit
du début de la Table, soit de celle-ci en son entier. On y constate une
grande variété d’interprétations. Notons cette formulation, présente dans
un forum maçonnique de discussion: « La Table d’Émeraude n’est rien de
plus que l’exposé d’une procédure initiatique universelle qui se retrouve
en tous temps et en tous lieux, exprimée avec les mots et les idées du
moment et de l’endroit ». On ne saurait mieux dire pour satisfaire à
peu près tout le monde – à condition de ne pas y regarder de trop près,
notamment de ne pas trop douter de l’existence de cette « procédure
initiatique universelle »…

[ 63 ]
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L’emblème de la Tabula Smaradigma Hermetis au fontispice


du traité alchimique de la Toison d’Or, 1613

LA CHAÎNE D’UNION n°78 [ Octobre 2016 ]

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DOSSIER
« CE QUI EST EN BAS EST COMME CE QUI EST EN HAUT »

En outre, les quatre cas de figure présentés plus haut sembleraient


compatibles avec l’esprit maçonnique.

D’une part, en effet, symbolisme et initiation maçonniques


peuvent être compris dans une lumière soit d’immanence, soit de
transcendance. Ainsi, le Grand Architecte de l’Univers peut être identifié
au Dieu de Spinoza (un Dieu immanent à la Nature elle-même, Deus sive
natura ; ce Dieu n’existe pas en dehors de la Nature). Mais il peut aussi
être conçu comme une entité personnelle située dans un ordre de réalité
absolument transcendantale, surplombant toute création.

[ 64 ]
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Représentation de La Table d’Émeraude gravée sur un rocher


dans une édition de l’Amphiteatrum Sapientia Eternae (1610) de
l’alchimiste allemand Heinrich Kunrath, Houghton Library

D’autre part, en matière d’interaction le franc-maçon peut


considérer que le fait de pratiquer des rituels et de vivre une expérience
initiatique n’implique pas qu’il exerce du même coup une action
quelconque sur un ordre de réalité d’ordre supérieur (sur un un « haut »),
ni que cet ordre-là serait disposé à en exercer une sur sa personne.
Inversement, il a aussi le droit de croire que par cette pratique et par cette
expérience il met en branle des énergies venues d’en haut, lesquelles
viennent concourir à l’avancement de son travail. Dans la Maison
maçonnique ces quatre positions peuvent cohabiter. Elles ne sauraient
que l’enrichir en raison de leur diversité même. Car cette Maison est

LA CHAÎNE D’UNION n°78 [ Octobre 2016 ]

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DOSSIER
« CE QUI EST EN BAS EST COMME CE QUI EST EN HAUT »

faite de plusieurs demeures, non pas d’une seule qui reposerait sur un
système doctrinal hors duquel il n’y aurait point de salut.

Un imaginaire de la verticalité

Tout cela dit, notons aussi que La Table d’Émeraude relève


entièrement d’un imaginaire de la verticalité. Un Frère me disait tout
récemment en manière de plaisanterie: « Ce qui est en haut est comme
ce qui est en bas, ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, ce qui
est à gauche est comme ce qui est à droite, ce qui est à droite et comme
ce qui est à gauche ». Et dans le même temps je retrouvais une phrase
bien connue d’André Breton, qui écrit dans un de ses Manifestes du
Surréalisme (années 1920): « Tout porte à croire qu’il existe un certain
point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et
le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent
d’être perçus contradictoirement ». Ce qui, dans la phrase d’André Breton
et dans la plaisanterie de ce Frère, retient mon attention, c’est que toutes
deux évoquent une idée de complémentarité du vertical et de l’horizontal

Or, justement, la Franc-Maçonnerie repose sur cette


complémentarité. Elle peut donc se trouver tentée d’hypostasier l’une
des deux dimensions au détriment de l’autre. À trop perdre de vue la
verticale elle s’expose à une déperdition de sens. Mais à trop négliger
l’horizontale elle tombe dans la confusion du mythique et de l’historique, [ 65 ]
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tend à ignorer sa propre histoire et, du même coup, à projeter sur sa
dimension verticale des contenus détachés de tout ancrage proprement
maçonnique.

La fameuse formule constitue un pôle fédérateur de réflexions –


conciliables ou non –, de rencontres, un fertile accoucheur d’idées, de
méditations. Certes, mais à condition de ne pas la brandir comme une
sorte d’article de foi auquel on serait tenu de souscrire tout bonnement.
Elle appelle, principalement en raison de son caractère ambigu et
unidimensionnel, une approche critique, laquelle relève du travail du
franc-maçon – travail qui consiste, notamment, à manier images et
symboles avec discernement.

Antoine Faivre

LA CHAÎNE D’UNION n°78 [ Octobre 2016 ]

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