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Villes portuaires et réseaux marchands

en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est :


Commerce, piraterie et géopolitique

François Gipouloux is Emeritus Research Director at the CNRS, France

Résumé. Cet espace de l’Asie de l’est comprend trois ensembles articulés, les zones côtières du sud-
est de la Chine, la dorsale insulaire du Japon à Java et un chapelet de villes-entrepôts et de ports
pour le commerce au loin. Pour la Chine, la mer est source de menace, mais apparaît aussi comme
source de richesse. Les routes maritimes forment un réseau transnational dense où les ports et points
d’appui sont intégrés et dominés par quelques grands ports comme Macao, Batavia, Taiwan. Mais
les Qing se repliant sur une position continentale et les échanges commerciaux avec les étrangers se
polarisant sur Canton, le commerce privé des jonques chinoises va décliner dès la fin du XVIIe siècle
et davantage encore après 1760.

Abstract. Maritime east Asia is comprised of three articulated groups: the coastal zones of
southeast China, the island arc from Japan to Java, and a string of distant warehouse-cities and
trade ports. For China, the sea was not only predominantly seen as a source of threat, but also as
a source of wealth. The maritime routes form a dense transnational network in which the ports
and pressure points were integrated and dominated by several large ports such as Macao, Batavia,
and Taiwan. But with the Qing falling back on a continental position and commercial exchanges
with foreigners focusing on Canton, private trade by Chinese junks declined from the end of the 17th
century and even more after 1760.


• •

Du XVIe siècle au début du XIXe siècle, la façade maritime de l’Asie de l’est apparaît
comme une succession de bassins dont les frontières, flexibles, se recouvrent
partiellement : mer d’Okhotsk, mer du Japon, golfe du Bohai, mer Jaune, mer de
Chine du Sud. Ce système se prolonge à l’ouest en direction de l’océan Indien
via le détroit de Malacca, et à l’est, vers la mer de Java, la mer de Sulu, la mer

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des Célèbes, la mer d’Ambon, la mer de Corail et la mer de Tasman1. Trois


articulations structurent ce long corridor maritime : les zones côtières du sud-est
de la Chine ; une dorsale insulaire, le Japon, l’archipel des Ryûkyû, les Philippines,
les Moluques, puis Java et Sumatra  ; un chapelet de métropoles ou de villes
entrepôts, qui commandent le commerce au loin – Ayutthaya, Malacca, Patani,
Hôi-An, Macao, et plus tard, Manille et Batavia – et d’implantations portuaires au
Champa, sur les côtes de l’Annam, à Palembang, sur la côte orientale de Java, et
au nord de Taiwan2.
Le déclin de l’agrarianisme qui avait marqué le début de la dynastie Ming et
l’intérêt grandissant pour les activités mercantiles vont contribuer, vers le milieu
du XVIe siècle, à la structuration des commerçants chinois en réseaux régionaux.
Au XVIe siècle, les activités ultra-marines des marchands chinois s’étendent de
la péninsule coréenne au nord, à Sumatra au sud. Alors que la puissance navale
est vite devenue en Europe un instrument de la suprématie stratégique, la mer
n’est pas perçue dans la tradition confucéenne comme un vecteur de puissance
mais plutôt comme un facteur déstabilisant. La mer est source de menace. Si les
activités ultra-marines des marchands chinois n’ont pas donné lieu, comme en
Méditerranée ou dans le monde Atlantique, à des formalisations juridiques réglant
le droit international privé, l’administration chinoise a rapidement compris que la
mer pouvait être source de richesses. Quel rôle le commerce maritime a-t-il joué
pendant cette période ? Pourquoi une région déshéritée – le sud du Fujian – à la
périphérie de l’empire, s’est-elle érigée en point focal des réseaux de marchands
impliqués dans le commerce ultra-marin pendant près de trois siècles, de 1500 à
1800, alors que la province n’a ni grand port ni hinterland riche ? Comment ont
évolué les institutions économiques concernées par le commerce maritime ?

Un continuum terre-mer :
l’écoumène du commerce asiatique

Le commerce maritime était une source importante de revenus sous les Tang et
les Song. Il n’en a pas été de même au début de la dynastie Ming. L’obsession de la
politique chinoise tient à l’époque en un sobre constat : « au nord, les barbares de
la steppe, au sud les pirates japonais » (bei lu nan wo). Marginal par son volume et
ses montants, le commerce extérieur chinois est réglé par un outil diplomatique,
qui est également un monopole impérial, le commerce tributaire. Les échanges
transocéaniques sont appelés tribut (gong) plutôt que commerce (shang) : « Fonder

1
Hamashita T., ‘Historical Transformation of Coastal Urban City Networks in China Sea
Zones: Ryukyu Trade Networks under Tributary Trade System: 14th–17th Centuries’, The
4th International Conference of the World Committee of Maritime Culture Institutes, April 25–26,
2014, Korea Maritime and Ocean University. Voir aussi Ptak R., Some Glosses on the Sea Straits
of Asia: Geography, Functions, Typology, http://www.eacrh.net/ojs/index.php/crossroads/
article/view/6/Vol1_Ptak_html
2
Gipouloux F., La Méditerranée asiatique – Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au
Japon et en Asie du Sud-Est, XVIe-XXIe siècle, Paris: CNRS-Éditions (2009).

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les échanges entre la Chine et le reste du monde sur l’égalité entre partenaires est
non seulement politiquement inadéquat mais moralement dégradant3 », L’envoyé
de la cour des Ming au royaume de Brunei déclare : « Notre empereur possède tout
sous le ciel et n’a besoin de rien qui vienne de vous. Ce que nous demandons est votre
obéissance, que vous deveniez un état vassal et que vous rejoignez la ‘famille’4 ».
Chaque année l’administration indique clairement le montant et la périodicité
du tribut pour chaque pays. La Corée doit ainsi offrir tribut une fois l’an ; l’archipel
des Ryûkyû deux fois par an ; le Japon une fois tous les dix ans. Après avoir remis
leurs tributs, les émissaires étrangers sont autorisés à vendre les marchandises
provenant de leur pays. C’est la raison pour laquelle des marchands chinois se
déguisent souvent en tributaires et corrompent les douanes afin de pouvoir
entrer dans le Huitongguan, leur résidence officielle, et se livrer au commerce.
Ces dispositions seront critiquées par de hauts fonctionnaires civils (Zhang
Han, 1512-1595) ou des militaires de haut rang (Hu Zongxian, 1511-1565) en
poste dans les provinces côtières. Ils observent que le commerce tributaire est
inefficace car la demande entre les différents pays d’Asie et la Chine est telle
que cette forme d’échange ritualisé ne peut la satisfaire, et donne donc à la
contrebande les moyens de s’étendre. Le commerce tributaire consiste également
à acheter à soumission des peuples voisins de la Chine en leur offrant des cadeaux
et avantages disproportionnés alors qu’un commerce libéralisé bénéficierait à
toutes les parties et serait mieux en mesure de garantir la paix.
La prohibition des activités maritimes (hai jin) vise par conséquent à renforcer
le commerce tributaire, ou plus exactement, elle en est le volet répressif. Elle
comporte des dispositions sévères. En 1525, il est ordonné aux garde-côtes de
détruire tous les navires à deux mâts construits sans la supervision des autorités,
et d’en arrêter l’équipage. En 1569, il est interdit, sous peine de mort et de
voir toute sa famille exécutée, de vendre sulfure ou salpêtre (nécessaires à la
fabrication de la poudre à canon) aux pirates5.
Ces mesures s’avèrent cependant incapable d’enrayer la contrebande. Les
autorités administratives sont à la fois acteurs d’un processus de réglementation,
voire de répression des activités illégales, et partie prenante d’activités
économiques foisonnantes, à la frontière de la légalité, dont l’initiative revient
à la société des marchands, du petit peuple, des employés de niveau subalterne,
voire de militaires.

Contrebande et piraterie
Pendant un siècle, de 1522 à 1620 environ, un puissant courant de contrebande
domine l’espace maritime asiatique. Zhangzhou en est le centre. La haute période

3
Li K., The Ming Maritime Trade Policy in Transition, 1368 to 1567, Wiesbaden: Harrassowitz Verlag
(2010), p. 25.
4
Ibid., p. 25.
5
cf. Ho D., 'Sealords Live in Vain, Sealords Live in Vain: Fujian and the Making of a Maritime
Frontier in Seventeenth Century China’, PhD Thesis, University of California San Diego
(2011), pp. 64-65.

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de l’activité des pirates se situe au milieu du XVIe siècle. De 1552 à 1563, 519 attaques
de pirates sont recensées, dont 367 contre le Jiangnan6. Originaires du Fujian, du
Guangdong, de l’Anhui et du Zhejiang, les commerçants-pirates établissent leurs
bases à Shuangyu au large des côtes du Zhejiang (comme Wang Zhi, qui coopère
étroitement avec les Portugais) ou dans les îles Penghu (Pescadores) dans le
détroit de Taiwan, ou encore au sud du Japon, à Hirado. D’autres, comme Lin
Feng (Limahong) attirés par la prospérité de Manille, sont en mesure d’attaquer
les Philippines, à la tête de 10 000 hommes, en 15747.
La porosité est grande entre le monde du marchand et celui du pirate. Comme
l’indiquent clairement les sources chinoises, le commerçant devient pirate quand
la réglementation se durcit, et redevient un paisible commerçant quand elle
s’assouplit. À la fin des Ming, apparaît toutefois une nouvelle génération de groupes
de marchands armés, à la puissance considérable, contrôlant de vastes espaces
maritimes en mer de Chine du Sud. Capables de jouer des rivalités religieuses
entre Portugais et Hollandais, ils disposent des technologies européennes en
matière d’armement. Li Dan (? -1625) et Zheng Zhilong (1625-1661) en sont des
représentants éminents.
Interprète au service des Hollandais, ce dernier possède un solide réseau de
connections parmi les commerçants étrangers. Zheng Zhilong se fait ensuite
pirate, et dévaste les côtes du Fujian. Après s’être soumis aux autorités impériales,
il se retourne contre ses anciens compagnons, ferme les côtes chinoises aux
incursions hollandaises, et, promu amiral, s’assure le contrôle d’un immense
espace maritime dans lequel il se livre à de fructueuses opérations commerciales8.
En 1633, après avoir battu les Hollandais à Jinmen, Zheng Zhilong devient le chef
de la marine du Fujian et met en place une organisation élaborée formée de
cinq groupes de marchands opérant sur le continent  : au Fujian, dans l’Anhui,
à Hangzhou et dans les régions limitrophes. Son fils Zheng Chenggong devient
à Taiwan le grand pourvoyeur de produits chinois destiné aux Hollandais. Ses
navires font la liaison entre Taiwan et Nagasaki d’une part, et entre Taiwan
et les ports d’Asie du Sud-Est d’autre part. De 1646 à 1658, Zheng Chenggong
domine l’espace maritime de la Chine du sud, à partir de la région de Xiamen.
Entretenue grâce aux bénéfices tirés du commerce, sa flotte armée est financée
par des opérations commerciales privées. Après son attaque infructueuse sur
Nankin, Zheng Chenggong est contraint de se replier à Taiwan, d’où il chasse les
Hollandais en 1662.

6
Tanaka T., Wakô to kangô bôeki [Pirates et commerce sous licence], Tôkyô: Shibundo (1966),
pp. 257-259.
7
Carrington Goodrich L. and Fang Chaoying (eds), Dictionary of Ming Biography, Vol. I, New
York: Columbia University Press (1976), pp. 917-919.
8
S. Iwao, ‘Li Tan, Chief of the Chinese residents at Hirado, Japan in the last days of the
ming dynasty’, Memoirs of the Toyo Bunko 17, Tokyo (1958), pp. 27-83 ; voir aussi Blussé L.,
‘Minanjen or cosmopolitan? The rise of Cheng Chih-lung, alias Nicolas Iquan’, in Development
and Decline of Fujian Province in the 17th and 18th century, ed. E.B. Vermeer, Leiden: Brill (1990),
pp. 245-264.

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Chine, Japon et Asie du Sud-Est : commerce, piraterie et géopolitique

Le commerce privé
À la fin du XVIe siècle, l’essor de la contrebande sur les côtes de la Chine du
sud s’étend au point de menacer sérieusement le commerce tributaire et défie
l’interdiction des activités maritimes qui aboutit, de 1550 à 1567, à une coûteuse
militarisation des côtes chinoises sous prétexte de lutter contre la piraterie,
pour un résultat mitigé9. L’administration chinoise, reconnaissant l’échec
de la prohibition et le coût démesuré des opérations militaires, assouplit les
restrictions sur le commerce maritime. Les marchands de Zhangzhou et Quanzhou
sont autorisés à naviguer outre-mer à partir de Yuegang, situé dans le district
de Haicheng, en retrait de l’embouchure du fleuve Jiulong. Mais le nombre des
routes maritimes est limité, le nombre des navires aussi. Les opérations ultra-
marines sont lourdement taxées, rendant parfois la contrebande plus attractive.
Les marchands doivent en effet acquitter des droits comportant quatre volets :
une licence émise par les autorités gouvernementales autorisant le commerce ;
une taxe sur le navire, variant en fonction du tonnage ; une taxe sur la cargaison
(valeur et volume)  ; une taxe spécifique levée sur les navires qui commercent
avec Manille, où le principal produit acquis est l’argent.
En 1567, la prohibition des activités maritimes est abolie, et le commerce
outre-mer légalisé. Qui en sont les acteurs ? De riches entrepreneurs, souvent les
bailleurs de fonds, issus de la gentry, les propriétaires ruraux ; une constellation
de petits marchands, pêcheurs ou colporteurs de la mer, qui sont aussi parfois
les agents de grands investisseurs  ; des fonctionnaires locaux qui s’étaient
associés avec des pirates, contrebandiers, ou avec des commerçants portugais
et espagnols. Les marchands déploient leurs activités outre-mer dans une zone
beaucoup plus étendue qu’auparavant. Les revenus tirés du commerce ne sont
pas à négliger. Lin Fu (1472-1538), gouverneur de Canton, note que le commerce
ultra-marin présente plusieurs avantages : il permet d’augmenter les recettes du
trésor public, contribue au budget de l’armée, et finance le commerce privé10.
De fait, les taxes perçues par le port de Yuegang, passent de 6 000 taëls en 1575 à
29 000 taëls en 159411.
L’un des vecteurs les plus rémunérateurs dans l’espace maritime de l’Asie
de l’est est l’axe Fujian-Manille, après que les Espagnols s’y soient établis. En
1589, 88 jonques reçoivent annuellement des licences pour commercer en Asie
du Sud-Est. Le nombre des licences est porté à 110 en 1592 et à 137 en 159712.
De la fin des années 1570 au milieu des années 1640, entre 20 et 40 jonques du
Fujian font chaque année escale à Manille. Puis la guerre civile en Chine au
moment de la transition Ming-Qing fait considérablement décroître l’intensité
de ces échanges. Le commerce ultra-marin est désormais contrôlé par la famille
Zheng, restée loyale aux Ming, à partir de leur base du Fujian et de Taiwan. Après

9
Calanca P., Piraterie et contrebande au Fujian  : l’administration chinoise face aux problèmes
d’illégalité maritime, Paris: Les Indes Savantes (2011), pp. 211-220.
10
Li Qingxin, Maritime Silk Road, Beijing: China Intercontinental Press (2006), p. 148.
11
Ibid., p. 149.
12
Zhang Xie, Dong xi yang kao, [1617], Beijing: Zhonghua shuju (1981), chapitre 7.

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la reconquête de Taiwan, le trafic reprend avec Manille  : 43 jonques chinoises


abordent à Manille en 170913. Ce qui est échangé, c’est de l’argent –  acheminé
depuis le Mexique – contre des soieries et des porcelaines chinoises. La liaison
Fujian-Manille-Acapulco est contrôlée, dans son segment asiatique, par les
marchands Hokkien.
Mais les Fujianais sont également actifs sur la liaison Batavia-Nagasaki. De
1669 à 1675, 4 à 5 jonques chinoises relient annuellement Batavia à Nagasaki,
via Malacca, où elles chargent de l’étain, qu’elles échangent à Canton contre
des plantes médicinales, avant de se rendre à Xiamen pour d’autres trocs14. Les
jonques chinoises font également le voyage entre Batavia et Taiwan. À Banten, les
Fujianais échangent de la soie, de la porcelaine entre autres, contre de l’argent
métal. Les communautés chinoises établies en Asie du Sud-Est, jouent un rôle
crucial dans cet acheminement de l’argent vers le continent chinois. En 1615, les
Anglais établis à Banten se plaignent que les chinois drainent de telles quantités
d’argent qu’ils ne peuvent acheter des produits chinois. Ils cherchent alors, sans
grand succès, à convaincre les Fujianais d’accepter des paiements en nature – une
sorte de commerce de compensation avant la lettre – afin d’enrayer l’hémorragie
du précieux métal.

Les réseaux chinois,


vecteurs des échanges maritimes

Les réseaux chinois qui animent le commerce intra-asiatique reposent d’abord


sur les liens familiaux, et les lignages étendus. Le lignage constitue la matrice
dans laquelle est organisée l’activité économique et sociale. Mais il existe aussi
des réseaux reposant sur l’affiliation géographique, la fraternité jurée, l’adoption
effectuée pour renforcer la continuité des entreprises commerciales. Fragmentés,
instables, pas toujours solidaires –  ils n’ont pas d’État pour les protéger, ni de
système juridique garantissant la sécurité des transactions privées – les réseaux
marchands font toutefois preuve d’une remarquable résilience puisqu’ils
survivent aux rébellions et aux conflits dynastiques. Trois puissants réseaux
marchands opèrent sur une base inter-régionale  : ce sont les marchands du
Zhejiang, du Fujian, et du Guangdong. Leur réseau s’étend jusqu’au golfe du
Bohai au nord, et au sud, jusqu’au Vietnam et à Java. Il s’articule à la fois sur
des activités des cabotages (shang chuan) et de commerce ultra-marin (yang
chuan)15. Ces différents réseaux s’emboîtent les uns dans les autres, au niveau
local, régional, inter-régional, et international. Ils prennent appui, à l’étranger,

13
Chin J.K., ‘The Hokkien merchants in the South China Sea, 1500-1800’, in The Trading World of
the Indian Ocean, 1500–1800, ed. O. Prakash, Delhi: Pearson Education and Centre for Studies
in Civilizations (2012), p. 438.
14
Ibid., p. 445.
15
Fu Yiling, Mingqing shidai shangren ji shangye ziben [Marchands et capital marchand à
l’époque Ming et Qing], Beijing: Beijing Zhonghua shuju (2007).

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Chine, Japon et Asie du Sud-Est : commerce, piraterie et géopolitique

sur des comptoirs chinois en Asie de l’est et du sud-est, ou qui s’imbriquent dans
les réseaux commerçants étrangers, portugais, espagnols, hollandais. Comment
opèrent-ils ?
Les marchands ne disposent que de capitaux limités. Les possibilités d’entrée
sur les marchés sont donc placées à des niveaux très bas, et un grand nombre
de marchands, sans liens particuliers les uns avec les autres, se chargent de
transporter, commercialiser et distribuer sur de courtes distances un grand
nombre de produits. La segmentation des marchés, l’étirement de la chaîne des
intermédiaires, l’alourdissement des commissions prélevées, et la très grande
tentation de tricher sur la qualité des marchandises distribuées se transforment
en handicap, empêchant la Chine de s’insérer plus durablement dans les échanges
ultra-marins. Alors que l’argent n’est pas monnayé en Chine, les règlements se font
sous forme de lingots que l’on pèse, dont on vérifie la teneur … et que l’on refond.
Le marchand opère par ailleurs dans un univers où règnent la défiance et le
risque politique. Il peut facilement être accusé par l’administration de se livrer à
des activités illégales, tant la frontière entre ce qui est licite et la contrebande est
floue et ténue. Il lui faut donc s’assurer de solides protections, qu’il recherchera
auprès de l’administration locale (en la corrompant) ou de puissantes bandes de
pirates. La recherche du patronage de grands marchands ou de pirates fait partie,
tout comme celle de la corruption des fonctionnaires locaux, du répertoire des
stratégies rationnelles du petit marchand. Être « adopté » par une famille riche
est aussi une option, tout comme l’association avec d’autres marchands, pour
rassembler des fonds et répartir les risques.
De telles associations ne parviennent cependant pas à imposer leur dynamique
propre, ni donner lieu à des arrangements institutionnels qui s’inscriraient dans
la durée. En dépit de la mise en place d’un système très sophistiqué, prenant
appui sur des ports-entrepôts tels que Manille, Batavia, Banten pour conduire
des opérations commerciales d’envergure, les marchands chinois capables de
rassembler rapidement d’importantes cargaisons, et fins connaisseurs des besoins
des marchés, manquent cruellement de capitaux. À Banten, ces derniers mettent
leurs propriétés en gage pour obtenir un financement ; à Batavia, ils empruntent
directement auprès des burgers16. Les agents de la VOC investissent parfois
directement dans le commerce des jonques de haute mer sous forme de prêts à
la grosse. Bref, la VOC et les colons hollandais enclenchent ainsi des mécanismes
qui les lient aux marchands chinois d’outre-mer.

Routes maritimes et points d’appui logistiques

À la fin du XVIe siècle ou au début du XVIIe siècle, à partir du port de Quanzhou, situé
dans le sud du Fujian, la carte de Selden recense une soixantaine de points d’échange

16
Vermeulen J.T., ‘Some Remarks About the Administration of Justice by the Compagnie in
the Seventeenth and Eighteenth Centuries in Respect of the Chinese Community’, Journal of
the South Seas Society 12:2 (1956), 5, cité par J. Chin, p. 447.

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entre la Chine et l’Asie de l’est et du sud-est, le long de six routes orientales et douze
routes occidentales17. On pense désormais les différentes régions maritimes de l’Asie
de l’est comme interconnectées, formant un système transnational relativement
intégré, dans lequel cohabitent ou s’entrechoquent des ambitions commerciales,
diplomatiques ou militaires. La mer est le support du mouvement des richesses. Les
Portugais, puis les Hollandais l’ont très vite compris : le transport et la distribution
du fret sont plus rémunérateurs que sa création.
Fait remarquable, ces différents ports n’ont pas d’autonomie. Leur
rayonnement économique vient de ce qu’ils font partie d’une organisation
réticulaire relativement spécialisée – zones de production, entrepôts, point de
concentration, de transbordement et d’éclatement du fret, centres de recrutement
des équipages, etc. – au sein de laquelle les hiérarchies sont loin d’être figées.
Yuegang construit sa prééminence à partir de 1567 ; Hôi-An apparaît comme un
entrepôt à partir de la première moitié du XVIIe siècle, lorsque les navires japonais
à sceau vermillon y font escale18. Les altérations dans la hiérarchie économique
de ces points d’appui de ces échanges transocéaniques peuvent venir de facteurs
écologiques (ensablement d’un port), politiques (guerres, interdiction des
activités maritimes), ou commerciaux.
Avec le changement dynastique, et après la reconquête de Taiwan (1685),
de nouvelles routes sont ouvertes. La route est comprend désormais neuf
ramifications : de Zhangzhou et Quanzhou au Japon ; de Zhangzhou et Quanzhou
aux Ryûkyû ; Des Ryûkyû au Japon ; De Zhangzhou et Quanzhou à Manille ; de
Canton à Manille. De Manille à Brunei ; de Manille à Sulu ; de Manille à Mindanao ; de
Manille aux Moluques. La route ouest comprend dix ramifications. Les principaux
points d’appui du commerce intra-asiatique sont constitués par une série de
villes portuaires, parfois préexistantes, parfois profondément transformées par
l’arrivée des étrangers comme dans le cas de Macao, Manille ou Batavia.
Les Fujianais renforcent leur présence à Batavia, fondée en 1619 par les
Hollandais. Parmi les produits échangés, on trouve la soie, en très forte demande,
mais aussi le sucre, la porcelaine, des clous et aiguilles, des fruits secs et frais,
des textiles … Les jonques repartent avec de l’argent, du poivre, des noix de
muscade, des clous de girofle, du bois de santal, des défenses d’éléphant, des nids
d’hirondelle. Mais les Fujianais sont aussi la communauté marchande dominante
à Macao, entre le XVIe et le XVIIIe siècle. La prospérité de la ville tient à son rôle
d’intermédiaire dans le commerce entre la Chine et le Japon et à l’ouverture de
plusieurs routes maritimes  : Macao–Goa–Lisbonne  ; Macao–Nagasaki  ; Macao–
Asie du Sud-Est (Ayutthaya, Mergui, Annam, Champa, Sulu, Brunei, Tenasserim
et Patani, sur la côte est de la péninsule malaise)  ; Macao–Manille–Acapulco  ;
Macao–Nagasaki.

17
La carte de Selden aurait été réalisée entre 1566 et 1620. Cf. Nie H.A., The Selden Map of China,
a New Understanding of the Ming Dynasty, Bodleian Libraries, University of Oxford (2014), pp.
17-19. https://www.bodleian.ox.ac.uk/__data/assets/.../Selden-Map-English.pdf
18
Chen Chingho A., ‘Historical notes on Hôi-An (Faifo)’, in Eclipsed Entrepôts of the Western
Pacific, ed. J.E. Wills, Jr, Aldershot: Ashgate Varorium (2002), p. 299.

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Chine, Japon et Asie du Sud-Est : commerce, piraterie et géopolitique

Après 1570, Nagasaki devient le port japonais dans lequel sont conduites toutes
les transactions avec les étrangers. Que ce soit à Macao, Nagasaki ou Canton, les
Portugais arbitrent en maîtres entre l’offre chinoise (soie, porcelaine, produits
médicinaux, plomb, nitrate sont acquis à la foire de Canton) et la demande
japonaise. Les profits sont considérables. Aux alentours de 1600, une pièce de soie
chinoise, achetée entre 1,1 et 1,4 taël d’argent à Canton, se revend entre 2,5 et 3
taëls à Nagasaki. Les produits médicinaux sont écoulés avec des profits encore
plus marqués : les racines de réglisse trouvent acheteur à Nagasaki pour trois fois
leur prix d’achat à Canton19.
Taiwan a également constitué un point d’appui vital pour le commerce
intra-asiatique. Très tôt, sa situation géographique en a fait un entrepôt naturel
pour le commerce intra-asiatique. L’île a aussi très vite suscité les convoitises
des européens. En 1624, les Hollandais ont attaqué Taiwan et en ont chassé les
Espagnols. Contrôler l’île permet de menacer les positions des Ibériques tout en
bloquant le passage des jonques chinoises vers Manille. Bien vite, les tensions
montent aussi entre Japonais, commerçant à Taiwan avec les Chinois, et
Hollandais cherchant à lever des taxes sur tout commerce. Elles culminent avec
l’enlèvement de Peter Nuyts, le gouverneur Hollandais de Taiwan, auquel répond
l’embargo imposé par le Japon sur le commerce hollandais à Hirado en 1628. Il
ne sera levé qu’en 1632, mais à partir de 1633 le shogunat Tokugawa édicte une
série d’interdictions maritimes. Aux interdictions chinoises, font désormais écho
les prohibitions japonaises. Dans cet espace maritime corseté d’interdictions, les
nouveaux courtiers seront les marchands Fujianais.
L’activité des marchands du Fujian décline après 1717, date d’une nouvelle
restriction des activités maritimes. Les Portugais de Macao se substituent à eux
sur la liaison avec Nagasaki. L’affaissement du commerce maritime asiatique,
dominé par les jonques chinoises, est manifeste entre 1776 et 1837. Cette
année-là, les revenus collectés par les douanes chinoises sont pratiquement la
moitié de ce qu’ils étaient dans les années 176020. Le déclin du commerce des
jonques de haute mer tient à plusieurs facteurs : ouverture de nouvelles routes
maritimes, qui résulte de la fin de la soumission à la mousson, qui réglait les
échanges ; l’absence d’innovation dans les technologies maritimes, et dans les
techniques de construction navales : rigidité des routes à suivre, des temps de
voyage, etc. Ce conservatisme leur fait perdre leur compétitivité vis à vis des
navires étrangers21.

19
Li Qingxin, Maritime Silk Road, op. cit., pp. 151-152.
20
Ch’en Kuo-tung, ‘Qingdai zhongye xiamen de hai shang maoyi, 1727-1833’, in Zhongguo
haiyang fazhan shulun wenti, ed. Liu Shiuh-feng, vol. 4, pp. 61-100, Taipei, Academia Sinica, p.
95. Voir aussi Blussé L., Strange Company, op. cit., chapitre 6.
21
Van Dyke P., ‘New Sea Routes to Canton in the 18th Century and the Decline of China’s
Control Over Trade’, in Li Qingxin, Haiyang Shi Yanjiu [Studies of Maritime History, Vol. I],
Beijing: Social Sciences Academic press (2010), pp. 57-107.

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François Gipouloux

Conclusion

Le système maritime, dans lequel la Chine est insérée, a plusieurs facettes  :


officielle, avec le commerce tributaire, privé à partir de 1567. La mer n’est pas
une barrière, mais un espace dans lequel le pouvoir est obligé de négocier avec
une multitude d’acteurs : les notables, les gens de mer, les contrebandiers et les
pirates. Elle n’est pas non plus une périphérie. Elle jouit de sa propre dynamique.
Parfois même, elle menace la suprématie du centre terrien22. À la fin du XVIIe
siècle, l’environnement international a changé. Il s’agit d’un commerce entre États
constitués, qui règle les échanges en Asie, mais aussi pour ce qui est des échanges
entre l’Asie et les puissances européennes. La montée de l’isolationnisme chinois
se traduit par un repli continental. Alors que Taiwan devient la nouvelle frontière
maritime de l’empire, les initiatives des marchands, des contrebandiers, et des
pirates ne sont plus en mesure de défier l’état central.
Le commerce privé commence d’ailleurs à décliner à la fin du XVIIe siècle.
Les Qing ont construit un empire dont la dimension continentale est clairement
affirmée, en dépit de l’avis de certains lettrés – originaires des provinces côtières,
ou comme Xu Guangqi, ouvert aux influences étrangères – qui prônent la liberté
du commerce23. À partir de 1757, les échanges commerciaux avec l’étranger sont
restreints au seul port de Canton. Les Fujianais, qui ont dominé les échanges
avec l’outre-mer depuis la fin du XVIIe siècle, sont supplantés par un groupe de
marchands cantonais qui bénéficie alors d’une position de monopole.
Les rivalités géopolitiques dilatent ou distendent les espaces où elles se
jouent. Les espaces maritimes de l’Asie orientale sont ouverts aux échanges,
économiques, culturels, religieux. Les points nodaux de cet espace immense
et fluide que constituent la Chine maritime et sa périphérie sont des ports où
s’enchevêtrent échanges encadrés par des licences et un régime de taxation
relativement sophistiqué, avec le domaine de la contrebande et la piraterie.
Une logique territoriale affronte donc une logique floue, que déploient des
acteurs multiples et souvent insaisissables. La première entend exercer sur
l’espace maritime une juridiction par le biais du prélèvement fiscal, du contrôle
règlementaire, voire militaire. Mais l’affirmation d’une souveraineté impériale
ne se traduit pas par une formalisation du droit international, comme cela avait
été le cas en Europe, au début du XVIIe siècle, avec les positions opposées de
Hugo Grotius (mare liberum) et John Selden (mare clausum). Les débats sont restés
confinés dans l’horizon d’une géographie ritualiste. Le commerce maritime est au
mieux un facteur de stabilité sociale, et partant, de sécurité. Il est très rarement
considéré comme un facteur de développement économique24.
Pourquoi les marchands chinois originaires des provinces du sud de la Chine
n’ont-ils pas voyagé plus à l’ouest ? Pourquoi n’ont-ils pas franchi systématiquement

22
cf. Dahpon Ho, Sealords Live in Vain, op. cit., 2011, p. 35.
23
Cf. Zhao Gang, The Qing Opening to the Ocean: Chinese Maritime Policies, 1684-1757, Honolulu:
University of Hawaii Press, 2013.
24
Calanca, op. cit., p. 350.

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Chine, Japon et Asie du Sud-Est : commerce, piraterie et géopolitique

le détroit de Malacca  ? Est-ce parce l’espace maritime de l’océan Indien et du


golfe Persique était tenu par des marchands indiens, arabes, arméniens, que les
commerçants chinois ne parvenaient pas à détrôner ? Il faudrait pour répondre à
cette question penser la rivalité entre ces différentes communautés marchandes
en s’efforçant de mesurer l’efficacité de leurs institutions économiques et de
leurs pratiques commerciales, leur impossibilité à construire des organisations
pérennes, et à accumuler du capital.

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