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DICTIONNAIRE
DE

THÉOLOGIE CATHOLIQUE

TOME DIXIÈME
PREMIÈRE PARTIE

MARONITE — MESSE
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DICTIONNAIRE
DE

THÉOLOGIE CATHOLIQUE
CONTENANT

L'EXPOSÉ DES DOCTRINES DE LA THÉOLOGIE CATHOLIQUE


LEURS PREUVES ET LEUR HISTOIRE
COMMENCÉ SOUS LA DIRECTION DE

A. VACANT E. MANGENOT
PROFESSEUR AU GRAND SÉMINAIRE DE NANCY PROFESSEUR A L'INSTITUT CATHOLIQUE DE PARIS

CONTINUÉ SOU9 CELLE DE

É. AMANN
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE THJÎOLOGIE CiTHOLIQUE DE L'UNIVERSITÉ DE STRASBOURG.

AVEC LE CONCOURS D'UN GRAND NOMBRE DE COLLABORATEURS

TOME DIXIÈME
PREMIÈRE PARTIE

MARONITE - MESSE

PARIS-VI
LIBRAIRIE LETOUZEY ET ANÉ
87, Boulevard Raspail, 8 \f*TH#«X

1928
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TOUS DROITS RÉSERVÉS I liJLll
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Su Ottawa
Imprimatur :

Argentorati, die 26 a martii 1928.

f Carolus Josephus Eugenius

Ep. Argentinen.

1^1

.
DICTIONNAIRE
DE

THÉOLOGIE CATHOLIQUE

M (Suite)

MARONITE (ÉGLISE), branche catholique du Cucuse en Arménie, à « Maron, prêtre et solitaire »,


patriarcat d'Antioche. —
Il y aura lieu d'étudier : Mâpwvt Trpea6uTÉpcp xcà fjiovâÇovTt,, Epist., xxxvi,
I. Ses origines. II. Son histoire (col. 32). III. Sa cons- P. G., t. lu, col. 630, confirme la conclusion tirée
titution et son état actuel (col. 120). de ce passage de Théodoret. On ne voit pas, en effet,
I. ORIGINES DE L'ÉGLISE MARONITE. — Pour à quel autre anachorète du nom de Maron Jean Chry-
comprendre les origines et la situation spéciale de sostome aurait pu écrire pour demander de ses nou-
cette Église, il convient d'étudier I. Le personnage
: velles et se recommander à ses prières. Saint Maron
de saint Maron, qui a donné son nom au groupement. était doué d'une science peu ordinaire, qui fit de lui
II. Le monastère de Saint-Maron, qui en a été le pre- un grand directeur d'âmes. Théodoret, ibid., col.
mier centre (col. 2). III. Les maronites dans leurs 1418. Lorsque Maron rendit sa belle âme à Dieu, l'on
rapports avec les monophysites (col. 5). IV. Les transporta sa dépouille sacrée à l'une des localités
maronites et leur attitude par rapport au monothé- voisines où un temple fut élevé et dédié à sa mémoire.
lisme (col. 8). V. Enfin, la formation du patriarcat Théodoret, ibid., col. 1419.
maronite (col. 27). -Théodoret, l'unique biographe de notre solitaire,
I. Le personnage de saint Maron. —
Un saint ne nous dit rien de la date de sa mort. Il convient de
anachorète nommé Maron (Maroun) vivait du iv e la placer vers 410. En effet, Théodoret, qui fut élevé
au v c siècle sur une montagne située, selon toutes au siège de Cyr en 423, était déjà évêque de cette
les apparences, dans la région d'Apamée de la Syrie ville lorsqu'il retraça la biographie de Maron. D'autre
seconde. part, Chrysostome écrivait à ce dernier en 405. Or, si
Il menait, en plein air, près d'un temple païen l'on a bâti, comme nous l'apprend l'évêque de Cyr,
qu'il avait converti err église, une vie de pénitence et de une grande église sous le vocable de saint Maron,
prière. A peine se réfugiait-il quelquefois sous une il faut supposer un intervalle de quelques années
tente de peaux, afin d'éviter les trop grandes intem- entre sa mort et la construction de cette église; et
péries du climat. Théodoret, Religiosa hisloria, xvi et on ne se trompera pas beaucoup en plaçant sa mort
xxi, P. G., t. lxxxii, col. 1418 et 1431. à la date que nous avons indiquée.
Maron, continue Théodoret, fut bientôt connu dans IL Le monastère de Saint-Maron. —Les dis-
toute la contrée. L'austérité de sa vie et le don des ciples réunis autour de Maron formèrent le premier
miracles dont il avait été favorisé firent de lui l'une des noyau de l'Église maronite. Ils établirent le centre
plus grandes célébrités de cette époque. Les foules de leur vie au monastère dédie à la mémoire de leur
envahirent le lieu de sa solitude. Hommes et femmes maître, à savoir au monastère de Saint-Maron, situé
allaient solliciter sa prière ou partager sa discipline. aux environs d'Apamée (Aphamiah, l'actuelle Qal'at-
Op. cil., xvi, ibid., col. 1418. Théodoret qui avait al-Modiq, chef-lieu de la Syrie seconde, dans la
connu bon nombre de ses disciples décrit la vie de vallée de l'Oronte). Voir un document syriaque traduit
quelques-uns d'entre eux, tels saint Jacques le soli- et publié par F. Nau, Opuscules maronites, II, p. 20-25;
taire, saint Limné, sainte Domnina. Op. cit., xxi, xxn, H. Lammens, S. J., Le Liban, 1. 1, p. 118 et t. h, p. 84.
xxx, ibid., col. 1431-1455 et 1491-1494. Il nous L'emplacement de ce monastère devait être près de
apprend que la plupart des solitaires de la région de l'église élevée en l'honneur du saint. Autrement, en
Cyr s'étaient formés à l'école de notre anachorète, effet, on ne pourrait guère s'expliquer le silence qui
xvi, col. 1418-1419. Il ressort du récit de Théodoret enveloppa bientôt ce sanctuaire, devenu pourtant,
que saint Maron était prêtre; en effet, il consacra un comme le dit Théodoret, lieu de pèlerinage. Si, au
temple au culte de Dieu; il bénissait les malades : contraire, on admet son annexion au monastère, les
expressions qui, dans le langage ecclésiastique, s'ap- documents, parlant de ce dernier, n'avaient plus
pliquent d'ordinaire aux personnes revêtues du carac- besoin d'ajouter une mention spéciale de l'église.
tère sacerdotal. D'ailleurs, une lettre adressée, en Au rapport d'un historien arabe du x« siècle,
405, par saint Jean Chrysostome, de son exil de Mas'oudi. le monastère de Saint-Maron était cons-
DICT. DE THÉOL. CATH. X. — 1
MARONITE (ÉGLISE), PREMIÈRES ORIGIM->
titué par un vaste édifice, entouré de plus de trois apposées sur les lettres citées plus haut, le grec ayant
cents cellules et possédait en objets d'or, d'argent et été, à cette époque, la langue officielle des moines maro-
en pierreries des richesses condisérables. Livre de nites. S. Vailhé, L'Église maronite, du y» au /.v e siècle,
l'avertissement, et de la révision (Kitâb al-Tanbîh Wal- dans les Échos d'Orient, 1906, t. ix, p. 261. Du reste,
Jschrdf), édit. de M. J. De Gœje, Leyde, 1894, p. 153, les représentants du monastère de Saint-Maron
dans Bibliotheca Geographorum arabicorum, vm. C'est eux-mêmes portent des titres grecs.
de là que les moines maronites rayonnaient dans Grâce à ces documents, nous pouvons établir
toutes les directions. Les documents historiques nous l'époque de la fondation de notre monastère. Il
apprennent que ce couvent était déjà en pleine acti- convient de la placer au v« siècle, quelques années
vité dans les premières années du vi° siècle. Un mé- après la construction de l'église dédiée au patron des
moire adressé, en 517, au pape Hormisdas par les maronites. En effet, le prestige de ses moines et le
moines de la Syrie seconde porte en tête la signature rang qu'il tenait parmi les couvents de la région ne
d'Alexandre, archimandrite de Saint-Maron. Mansi, peuvent être attribués à un monastère de date récente.
Concil., t. vm, col. 425-429. Ce mémoire nous montre D'ailleurs, un historien arabe, Abou'1-Fida (t 1331),
la violence de la persécution déchaînée contre eux raconte que l'empereur Marcien fit agrandir ce mo-
par les monophysites et l'importance de leur organi- nastère la deuxième année de son règne, c'est-à-dire,
sation, puisque trois cent cinquante moines furent en 452. Cité parle P. Lammens, op. cit., t. n, p. 90;
massacrés et divers couvents brûlés. D'autre part, la et un historien byzantin, Procope de Césarée, nous
place où figure la signature d'Alexandre indique bien informe que Justinien le Grand en fit restaurer les
la prééminence de son monastère sur les autres. murailles, renversées, sans doute, par les monophj--
Le pape répondit à cette adresse le 10 février 518. Ibid., sites. De sedific, 1. V, c. ix.
col. 429 et surtout col. 1023-1030. Les mêmes moines Le monastère de Saint-Maron faisait l'édification
firent également aux évêques de la Syrie seconde le de toute la contrée, comme en témoigne une anec-
récit de cette sanglante persécution subie pour la dote que l'on trouvera dans Nau, Opuscules mar.,
cause de la foi. Ici encore, Alexandre, archimandrite II e part., p. 20-25. Sa renommée donnait un prestige
de Saint-Maron, signe le premier parmi les archiman- considérable à ses moines; et ceux-ci, hautement
drites des autres monastères de la région d'Apa- recommandables par leur science et par leurs vertus,
mée. Ibid., col. 1130-1138. attiraient les fidèles; de tous côtés, ils accouraient
Au concile de Constantinople tenu en 536 sous le vers eux. Cette popularité déplaisait non seulement
patriarche Menas, le monastère de Saint-Maron était aux ennemis de l'orthodoxie, mais encore à ceux de
représenté par le moine et apocrisiaire Paul. Celui-ci la foi chrétienne. Aussi, tôt ou tard, ce foyer de vertu
signe avant les autres moines de la Syrie seconde, et de discipline devait-il tomber sous leurs coups.
Mansi, ibid., col. 911; et, dans le procès-verbal des A quelle époque remonte sa destruction? Nous
sessions, son nom précède constamment celui de ces n'avons pas de documents nous permettant de le pré-
derniers. Cf. col. 881, 929, 940, 953. De plus, à cer- ciser. Sa ruine, cependant, ne dut pas avoir lieu avant
tains endroits, sa signature nous informe expressé- la fin du ix e siècle. D'après une note ajoutée au
ment du rang qu'occupait alors son monastère : fol. 126b d'un ms. syriaque du British Muséum,
IlaijXoç... à7toxpi.aiàpiDÇ |i.ovyj; toù (xaxapiou Màpuvoç exécuté l'an 892 des Grecs (= 581 de J.-C), le monas-
tt)ç è^ap^oua^ç tôv èv Seuxépa Zupîa eùaywv
ffl tère de Saint-Maron existait encore au milieu du
p.ovaar/)picov Col. 995, Le monastère de
1022. vin 8 siècle. Cette note nous apprend, en effet, que ce
Saint-Maron était donc à la tête des couvents de la manuscrit « entra dans la bibliothèque de Saint-
province, 1' « exarque » des monastères de la Syrie Maron l'an 1056 » (= 715 de J.-C). Cf. W. Wright,
seconde, tout comme l'était celui de Saint-Dalmate par Catalogue of syriac Mss. in the British Muséum,
rapport aux couvents de Constantinople. Or, le terme p. 450-454. Bien plus, notre monastère se trouvait
« exarque » veut dire chef de fédération monastique. en pleine activité vers la fin de ce même siècle, ainsi
Voir Pargoire au mot Archimandrite dans le Diction- qu'il ressort d'une lettre écrite à ses moines, en 791,
naire d'archéologie chrétienne, t. i, col. 2741 et 2746; par le patriarche nestorien Timothée I er cette lettre
:

H. Lammens, op. cit., t. n, p. 91. Aussi, dans les con- (43), conservée au couvent chaldéen de Saint-Hor-
troverses doctrinales, les représentants du couvent de misdas près d'Alqosch (diocèse de Mossoul) et dont
Saint-Maron parlaient-ils au nom du parti orthodoxe une copie se trouve à la Vaticane, est citée par Clé-
de leur région. Voir deux lettres écrites vers la fin du ment J. David, Recueil, p. 200 et 205. Il était encore
vi e siècle, l'une par les maronites aux jacobites, l'autre florissant au temps de Tell-Mahré, patriarche jaco-
par ces derniers aux premiers, conservées au British bite d'Antioche (| 845), puisque, à cette époque, on
Muséum de Londres, Add. 12 155, fol. 103, traduites continuait de prendre les évêques maronites parmi
en français par F. Nau dans le Bulletin de l'Associa- ses moines. « Ils (les maronites) ordonnent un patriar-
tion de Saint-Louis des maronites, Paris, 1903, che et des évêques de leur couvent ». Dans Michel le
p. 313 sq. et 367 sq. Cf. aussi le compte rendu d'une Syrien, t. n, p. 511. Par contre, il était déjà détruit
conférence contradictoire entre les moines maronites avant le milieu du x e siècle. L'historien arabe, Ma'soudi
et le patriarche et un évêque jacobites, tenue à Damas, (f 956), nous dit qu'il « fut dévasté, ainsi que les cel-
en 659, devant Moawiah, dans le ms. syriaque de lules qui l'environnaient, par suite des incursions réi-
Londres, Add. 17 216, fol. 12. Le texte syriaque en a térées des Arabes et de la violence du Sultan ». Op.
été publié avec une traduction française par F. Nau, cit., p. 153-154. Quel était ce sultan? Certainement,

Opuscules maronites, I « part., p. 36; II e part., p. 6,


r
un contemporain de Mas'oudi et que tout le monde
Paris, 1899-1900. Cf. plus loin, col. 7. connaissait. Mas'oudi, en effet, l'ayant désigné par
Les moines des couvents de la Syrie seconde, for-! l'article déterminatif, ne sentait plus le besoin de le
mes en corps monastique sous la direction du grand nommer. Du reste, il paraît avoir connu lui-même ce
monastère maronite, pouvaient donc être appelés, à monastère cela ressort de la description vivante
:

juste titre, disciples de Saint-Maron. C'est pourquoi, qu'il lui consacre. En outre, nous pouvons citer à
l'Église maronite vénère le 31 juillet, comme ses l'appui de cette thèse deux autres documents. Le
enfants, les 350 moines massacrés par les monophy- premier est une note écrite sur le ms.. syriaque de
sites et dont on a parlé ci-dessus. Cette tradition de Londres, cité plus haut. Cette note a été exécutée, dit
l'Église maronite ne saurait être infirmée par les mots Wright, op. cit., p. 454, par une main du ix e -x e siècle.
grecs qui figurent dans les signatures des moines, Elle nous informe que ce ms. qui avait appartenu au
MVRONITE (ÉGLISE), LK> MARONITES ET LE MONOP H YSIS.M E (J

monastère de Saint-Maron, donné à l'église de


fut de 578 à 591. Ceux-ci n'avaient pu leur répondre,
la Mère de Dieu des Syriens, dans le désert de Scété, pas môme durant un délai supplémentaire de cinq
par deux frères, Matthieu et Abraham, moines de jours, qu'on leur avait concédé. Ils n'avaient pas
Tagrit. Il est donc à supposer qu'il n'arriva à ce répondu davantage à une lettre que les moines de
monastère monopliysite. fondé en Egypte par les Saint-Maron leur avaient fait tenir par un certain
marchands de Tagrit, qu'après la ruine du couvent de Mar Constantin. Les maronites Philippe et Thomas
Saint-Maron. L'autre document nous est fourni par rédigèrent alors la lettre dont nous allons donner la
le patriarche Douaïhi. Le savant annaliste, s'appuyant traduction et chargèrent Isaac et Simon de la porter
sur des mss. syriaques anciens, dit que le patriarcat aux jacobites et de sommer leurs moines, leurs avo-
maronite fut transféré au Liban l'an 327 de l'hégire cats et leurs évèques d'y faire réponse ou de renier
(= 939 de J.-C), sans doute à la suite de la destruc- leurs erreurs. Le rôle des maronites clans cette atïaire
tion de notre monastère, qui était le siège du pa- et leur ton envers les jacobites montrent bien qu'ils
triarche. Annales, Vat. Syr. 215, fol. 14. D'ailleurs, étaient les primats du parti orthodoxe comme ils
les auteurs postérieurs à .Mas'oudi, qui ont parlé avaient déjà été reconnus les primats des moines de la
des monastères de la Syrie, ne font plus aucune Syrie seconde au concile de Constantinople en 536.
mention de celui de Saint-Maron. Théodore, du monastère de Beth Mar Abaz, leur fit une
Toutes ces indications nous permettent donc de longue réponse il les traite de « rejetons de la vigne
;

placer dans la première moitié du x° siècle la de Léon » et de « plant de la vigne chalcedonienne »,


destruction du célèbre monastère, berceau de l'Église et les accuse d'user du bâton envers les jacobites.
maronite. C'est ce monastère de Saint-Maron qui a Toutes ces injures tournent maintenant à la gloire
donné son nom au peuple maronite. L'appellation de des maronites, car il est remarquable que cet ennemi
maronites, en effet, a été appliquée non seulement aux acharné ne les accuse d'aucune erreur dogmatique
moines, mais aux fidèles qui venaient se mettre sous si ce n'est de ne pas professer les siennes ». lbid.,

leur conduite. Dans les documents syriaques anciens, p. 343-344.


on rencontre les locutions ceux du monastère de Ma-
: Deux passages de la réponse des jacobites nous
ron ceux de Mar Maron ceux de Beth Maron ceux
: ; ; montrent, en outre, l'attachement des moines maro-
de Beth Mar Maron, ou encore Chalcédoniens de Beth nites au V e concile œcuménique, tenu en 553 :

Maron. Ces différentes locutions syriaques désignent « L'empereur Justinien a encore confirmé cela,
tantôt les moines, tantôt les partisans du monastère, disaient les jacobites aux maronites, dans son édit
moines et fidèles, tout comme, dans la version syriaque reçu au concile que vous appelez le cinquième.,.
des Évangiles, l'expression ceux de Beth Hérode
: Interrogez, comme nous l'avons dit plus haut, le
désigne les Hérodiens. Matth., xxn, 16; Marc, m, 6; V° concile et l'empereur Justinien, et dites-nous ce
xn, 13. A
pareilles locutions on substitua, dans la qu'il vous répondra. » lbid.', p. 377. Sur l'attachement
suite, terme maronite, tout court.
le des maronites au V e concile, voir aussi les Dix cha-
III. Les maronites et le monophysisme. — Les pitres de Thomas de Kaphartab (xi° siècle), fol. 87 v°,
moines du monastère de Saint-Maron, nous venons de 96 v' ,98 r°, 99 v°, 113 v°. Il est donc évident que,
le voir, jouissaient d'un prestige et d'une autorité jusqu'à la fin du vi siècle, l'orthodoxie des maronites
morale considérable. Ils prenaient une part effective « a été perpétuelle et ininterrompue ». S. Vailhé,
dans les discussions doctrinales de l'époque et don- L'Église maronite du v° au IX" siècle dans les Échos
naient le ton à une notable partie de l'opinion. La lutte d'Orient, 1906, t. ix, p. 260.
acharnée qu'ils avaient menée contre les monophysites Au vn e siècle, les maronites continuent de défendre
leur valut de pouvoir inscrire dans les annales de leur avec la même ardeur la cause de l'orthodoxie. « Lors-
monastère, nous l'avons vu plus haut, nombre de que Chosroès, roi de Perse, dit Barhebrams, eut été
martyrs massacrés par ces derniers. Mais la violence de tué par son fils, Héraclius (empereur de Constanti-
la persécution ne fit pas fléchir la vaillante troupe nople) reconquit la Syrie et vint à Édesse. Le peuple,
de l'orthodoxie. Un document syriaque de la fin du les prêtres et les moines allèrent à sa rencontre. Ayant
\t siècle, contenu dans un manuscrit du British admiré et louange la grande multitude des moines, il
Muséum, Add., 12 155, ms. exécuté au vin 8 siècle, dit à ses confidents « Il ne faut pas nous aliéner un
:

nous montre les moines de Saint-Maron à la tête du peuple si digne d'éloges ». Un jour de fête étant arrivé,
parti orthodoxe et, dans une conférence tenue à il descendit à notre église et fit de grandes largesses
Antioche, peu après l'an 591, aux prises avec les sec- à tout le peuple Peut-être l'amènerait-il ainsi à
:

tateurs de Pierre de Callinice, patriarche jacobite adhérer au concile de Chalcédoine. Mais lorsque, à la
(t591). A la suite de cette conférence, des lettres furent fin du divin sacrifice, l'empereur s'avança pour com-
échangées entre moines maronites et jacobites, ces munier aux saints mystères selon l'usage des rois
derniers traitant les premiers de rejetons de la vigne chrétiens, Isaïe, métropolite d'Édesse, dans l'ardeur
de Léon et de plant de la vigne chalcedonienne. F. Nau, de son zèle, lui refusa la communion, en disant « Si :

qui a publié une traduction française de ces lettres tu n'anathématises pas par écrit le concile de Chalcé-
dans le Bulletin de l'Association de Saint-Louis des doine, je ne te laisserai point toucher aux mystères. »
maronites (Paris, 1903, p. 348-350 et 367-381) écrit, Irrité, Héraclius chassa l'évêque Isaïe de la grande
à cette occasion, ce qui suit « Nous avons transcrit à
: église et donna celle-ci aux chalcédoniens... L'empe-
Londres, dans un manuscrit du vm° siècle, conservé reur s'étant rendu à Mabboug (Hiérapolis), le patriar-
au British Muséum (Add. 12 155, fol. 163), un texte che Mar Athanasius alla le trouver avec douze évè-
syriaque inédit, comprenant une lettre des moines ques. Il demanda le libelle de leur profession de foi,
de Beth Maron aux jacobites avec la réponse de ceux et ils le lui donnèrent. Après l'avoir lu, il leur adressa
ci, qui met en relief, une fois de plus, l'orthodoxie des des éloges. Mais il les pressai! sans cesse d'accepter le
moines de Saint-Maron, du vi e au vn« siècle, leurs concile de Chalcédoine. Et comme ils n'y consentaient
luttes avec les jacobites et la prééminence dont leur pas, Héraclius s'irrita et envoya dans tout son empire
monastère jouissait alors sur les monastères de la ce décret : « Quiconque n'adhérera pas (au concile),

Syrie seconde. D'après cet écrit, les moines de Saint- aura le nez et les oreilles coupés cl sa maison sera
Maron, qui représentent le parti des orthodoxes, des pillée. » Alors beaucoup se convertirent. Les moines
partisans du concile de Chalcédoine et du pape saint de Beth Maron (maronites), de Mabboug et d'ÉmèsÊ
Léon, avaient eu une conférence à Antioche avec les montrèrent leur méchanceté cl pillèrent nombre
sectateurs de Pierre de Callinice, patriarche jacobite d'églises et de monastères. Les noires s'en plaignirent
NEF
7 MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MUi> ^THELISME 8

à Iléraclius qui ne leur repondit pas. C'est pourquoi, au qu'au vm e ou ix" siècles, les maronites n'étaient
xjii»

le Dieu des vengeances nous délivra par les Ismaélites partisans de la doctrine monophysite de son Église.
(lesArabes) des mains des Romains. Nos églises, il A ses yeux, ils étaient des hétérodoxes, autrement
est vrai, ne nous furent point rendues, les Arabes dit, des dyophysites ou chalcédoniens.
conquérants ayant laissé à chaque confession ce qu'ils Il y aurait donc grave injustice à vouloir accuser

avaient trouvé en sa possession. Mais ce ne fut pas les maronites de monophysisme ou à prétendre que,

un léger avantage pour nous que d'être affranchis de devant les terribles menaces d'Héraclius, ils n'ont
la méchanceté des Romains et de leur haine cruelle accepté qu'apparemment le concile de Chalcédoine
envers nous. » Chronicon ecclesiasticum, t. i, col. 269- (Cl. J. David, op. cit., p. 94 sq. J. B. Chabot, Chroni-
;

274. que de Michel Syrien, t. n, Paris 1901, p. 493, n. 2).


Le récit de Barhebrœus est emprunté aux Annales Les arguments apportés à l'appui d'un monophysisme
de Denys de Tell-Mahré, patriarche jacobite d'An- maronite sont si opposés aux données certaines de
tioche (818-845), Annales aujourd'hui perdues, mais l'histoire que le patriarche syrien d'Antioche, Ignace
conservées en grande partie, dans la chronique de son Éphrem II Rahmani, et le P. S. Vailhé n'en tiennent
successeur, Michel le Syrien ou le Grand (1166-1199), aucun compte. Or, ces deux savants ne sauraient être
t ad. Chabot, Paris, 1899-1910. t. n, p. 357-529 et t. m, suspectés de complaisance pour la cause de la perpé-
p. 1-111. tuelle orthodoxie des maronites. « Les Syro-maronites.
Les jacobites accueillirent avec sympathie les dit Mgr Rahmani, forment une branche de l'Église
Arabes qui firent la conquête de la Syrie de 634 à syrienne d'Antioche. Ils s'illustrèrent par leur atta-
636. Ils les regardaient comme les libérateurs de leur chement au concile œcuménique de Chalcédoine et à
Église. De fait, voyant dans les monophysites les la lettre du pape saint Léon, qui renferme la doctrine
ennemis de la cour byzantine, les nouveaux maîtres orthodoxe concernant les deux natures de Notre -
les comblèrent de prévenances. Les maronites conti- Seigneur dans l'unité d'une seule personne et qui est
nuèrent cependant de combattre le monophysisme connue sous le nom de Tomus. » Les liturgies orien-
et de représenter, sans défaillance, le parti orthodoxe. tales et occidentales (en arabe), Charfet (Liban), 1924,
Une chronique maronite de la fin du vu 6 siècle nous p. 407. —
Jamais on n'a accusé, dit le P Vailhé, ou
«

retrace, en effet, un de ces combats, qui eut lieu l'an du moins on n'aurait dû accuser les moines du couvent
659. 11 s'agit d'une conférence contradictoire, tenue de Saint-Maron d'avoir attaqué directement la doc-
en présence du calife Moawiah, en 658-659, entre les trine définie par le concile de Chalcédoine. Je souligne
évêques jacobites Théodore (c'est le patriarche d'An- le mot directement, car il est indéniable que, indirec-
tioche 649-667) et Sabocht (évêque de Kennesrin) tement, le monothélisme sape bien la doctrine des
d'une part et les maronites de l'autre. F. Nau, Opus- deux natures. Et jamais, non plus, on n'a pu les
cules maronites, I re part., p. 36 du texte syriaque, et accuser d'être monothélites au vi° siècle, alors que les
II e part., p. 6 de la traduction. Voir aussi Th. Nôldeke premiers germes de cette hérésie —
en tant qu'elle se
Bruchstiicke einer syrischen Chronik Liber die Zcit des distingue du monophysisme —sont saisis pour la pre-
Mo'âwia, dans Zeitsch. der deutsch. morgenl. Gesell., mière fois vers l'année 616... Si les maronites accep-
1875, t. xxix, p. 82-98 (Étude avec le texte syriaque taient la doctrine de Chalcédoine et étaient d'accord
et une traduction allemande). Voir encore Rrooks et avec le pouvoir impérial de Constantinople, vers la
Chabot (texte et traduction latine), Chronica minora, fin du vi e siècle, il en était de même encore trente
II" part., dans le Corpus scriplorum christianorum ou quarante années plus tard, de 629 à 634, pendant
orientalium, scriplores syri, séries tertia, t. iv, Paris, lé long séjour que fit Héraclius en Syrie. » Loc. cit.,
1903, p. 35-57 (traduction) et p. 43-74 (texte syriaque). p. 260.
Sûr l'auteur de cette chronique, voir dans Al-Machriq De tout ce qui précède on peut conclure que le
(revue arabe publiée à Deyrouth), 1899, t. n, le monophysisme des maronites est une pure légende;
P. Lammens, p. 265-268; Bechara Chémaly (actuelle- et que la continuité de leur orthodoxie jusqu au début
ment archevêque maronite de Damas), p. 356-358; du vn e siècle est reconnue par tous les historiens de
le P. S. Ronzevalle, p. 451-460. notre époque. Mais l'accord de ces derniers cesse avec
Ainsi les maronites ne cessèrent point d'être et de l'affaire monothélite.
se montrer en toute occasion, après comme avant la IV. Les maronites et le monothélisme. —Un
domination arabe, les ennemis irréductibles de la certain nombre d'écrivains ont attribué au mono-
doctrine monophysite. Et les jacobites les tenaient thélisme l'érection d'une Église maronite, en face des
toujours pour adversaires implacables de leur Église. deux autres Églises de la Syrie, l'Église officielle et
A l'appui de cette affirmation, nous nous contente- l'Église jacobite.
rons de citer deux écrivains jacobites Habib Abou-
: Cette question a soulevé, notamment depuis le
Raïta, métropolite de Tagrit (ix e siècle) et le célèbre xvn e siècle, de fréquentes et âpres polémiques.
Barhebrœus. Le métropolite de Tagrit fait une dis La plupart des historiens, partisans ou adversaires
tinction nette entre maronites et monophysites; il de la perpétuelle orthodoxie des maronites, se sont
appelle les premiers chalcédoniens, attachés à l'im- simplement appliqués à réunir des textes anciens ou
piété du concile de Chalcédoine. (Voir ses opuscules modernes, à en établir la portée ou à l'infirmer, sans
théologiques, parmi les mss. arabes de la Bibliothèque toujours bien faire entre eux le triage qui s'imposait.
nationale de Paris, ms. 169, fol. 86 v-87 r°.) Quant à Ils ont ainsi utilisé des documents faux ou interpolés
Barhebrseus (t 1286), il démontre que la différence et en ont écarté d'autres dont l'authenticité est incon-
de confession entre maronites et jacobites existait testable.
encore de son temps. A propos de Théophile d'Édesse Une autre méthode a consisté à tenter une concilia-
(t 785), il écrit:« En ce temps (sous le calife abbaside tion entre les textes, et à sauvegarder la thèse de l'or-
Al-Mohdi, 775-785), s'illustra Théophile, fils de Tho- thodoxie des maronites en donnant au monothé-
mas d'Édesse. C'était un astronome consommé; mais lisme qu'on leur attribue un sens moral, différent de
ilpartagea l'hérésie des maronites. Il écrivit en syriaque celui qu'a condamné l'Église. Le premier qui, à notre
une remarquable chronique, bien qu'il y calomnie et connaissance, ait proposé cette explication est un
invective les orthodoxes (monophysites). » Chronicon savant maronite du xvn e siècle, Faustus Naironus,
syriacum, p. 126-127. Voir aussi son Histoire des Dissertatio de origine, nomine, ac religione maronita-
Dynasties, édit. Salhani, Beyrouth, 1890, p. 220. Le rum, Rome, 1679, p. 95-96. Le patriarche Douaïhi
langage de Barhebrœus montre bien que, pas plus (t 1704) a adopté cette explication pou nterpréter
9 MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLISME 10

certains textes anciens. Dé/ense de la nation maronite, tout son empire qu'on devait couper le nez et les
ms. Val. syr. 396, fol. 25-27. Récemment, un arche- oreilles etpiller la maison de quiconque n'adhérait
vêque maronite, Mgr Joseph Darian (t 1920), a repris pas au concile de Chalcédoine. Cette persécution dura
l'idée du monothélisme moral des maronites et lui a longtemps, et beaucoup de moines adhérèrent au
consacré un travail, écrit en arabe, sous ce titre La : synode. Les moines de Beth Maron (maronites), de
substance des preuves évidentes concernant la situation Mabboug, d'Émôsc et des pays du sud laissèrent
du peuple maronite, du commencement du V
jusqu'au paraître leur malice un grand nombre d'entre eux
:

début du xiii' siècle [Le Caire, 1912). acceptèrent le synode et s'emparèrent de la plupart des
La théorie énoncée par N'aironus et Douaïhi, déve- églises et des monastères. Héraclius ne permettait
loppée ensuite par Mgr Darian, ne manque pas de pas aux orthodoxes (les jacobites) de se présenter
fondement. Mais pour bien l'exposer, il faut tenir devant lui et n'accueillait pas leurs plaintes au
compte de tous les aspects du problème. Il est néces- sujet du vol de leurs églises... » Chronique, édit.
saire, notamment, de mettre en relief les circons- Chabot, texte, t. iv, p. 403-410; traduct., t. n,
tnaces de temps et de lieu, au milieu desquelles p. 412.
l'Église maronite s'est formée, a pris conscience Le P. Vailhé tire de ce passage, entre autres, la
d'elle-même et a conduit sa destinée. En négligeant conclusion suivante « Nous voyons poindre dans les
:

ces circonstances, en effet, ou en les sous-estimant, on propositions faites par Héraclius au patriarche
s'expose à ne rien comprendre à l'histoire des maro- jacobite, Athanase, les idées fondamentales du mono-
nites, et surtout à connaître bien mal leur pensée thélisme. Et ces idées, nous savons aujourd'hui que,
religieuse. Nous allons tâcher de préciser ici les points d'accord avec Sergius, patriarche de Constantinople,
essentiels de cette question si débattue, en évitant Héraclius travailla à les répandre parmi ses sujets à
de nous laisser entraîner aux détails inutiles. partir de l'année 616, afin de gagner à lui les Églises
Tout d'abord, on pourrait dire que la discussion séparées des arméniens, des jacobites et des coptes,
concernant l'existence de deux volontés dans le bref toutes les fractions du parti monophysite. Dès
Christ n'arriva pas en Syrie avant l'an 727, plus lors, quiconque était pour les idées religieuses de
d'un siècle, par conséquent, après l'apparition du l'empereur Héraclius embrassait par le fait même
monothélisme en pays byzantin, puisque les pre- l'hérésie monothélite, tout en maintenant la doctrine
miers germes de cette doctrine se manifestent dès de Chalcédoine. Et comme les moines du monastère
616, lors des négociations de Sergius, patriarche de Saint-Maron sont désignés nommément parmi les
Constantinople, avec Théodore, évêque de Pharan. adhérents du souverain byzantin, ils sont aussi, par
S. Maximi conf essor is disputât io cum Pyrrho, P. G., le fait même, comptés au nombre des monothélites »
t. xci, col. 289, 332; cf. S. Vailhé, Sophrone le L'Église maronite, du v» au IX e siècle, dans les
sophiste et Sophrone le patriarche, dans la Revue de Échos d'Orient, 1906, t. ix, p. 261.
l'Orient chrétien, 1903, t. vm, p. 37 sq. Le passage sur lequel s'appuie le P. Vailhé condui-
Et voici les raisons sur lesquelles nous nous fon-» rait bien à une telle conclusion. Mais le même récit
dons. — —
1. On n'ignore pas la situation de la tel qu'il est donné par Barhebrœus ne l'autorise pas.
Syrie dans les premières années du vn° siècle. Elle Voir plus haut, col. 6, le texte de Barhebrœus. Or,
était devenue un théâtre de guerres et de troubles nous croyons la leçon de ce dernier plus exacte que
de toutes sortes. Au dehors, les attaques des Perses; celle de Michel le Syrien.
au dedans, les rapines et les tueries. Le patriarche En effet, a) le texte de Michel le Syrien renferme
lui-même, Anastase II, ne fut point épargné, et sa des inexactitudes en opposition évidente avec les
mort laissa le siège officiel d'Orient inoccupé. Cf. Du- données historiques certaines que nous possédons
chesne, L'Église au vi" siècle, Paris, 1925, p. 370- sur YEcthèse et les moines de Beth-Maron. L'entrevue
373. Il ne restait plus qu'un seul patriarche d'An- de l'empereur et du patriarche Athanase (t 631)
tioche, celui des jacobites. C'était alors Athanase eut lieu, entre 629 et 631, bien avant la publication
le Chamelier. Les Perses le couvraient d'une cer- de YEcthèse. Composée en 636, celle-ci ne fut pro-
taine protection, les jacobites n'ayant pas cause mulguée qu'en 638. Cf. Mansi, Concil., t. xr, col. 9.
commune avec Constantinople. Les campagnes de Sur la date de la mort du patriarche Athanase, voir
622-628, couronnées par la victoire d'Héraclius sur Barhebrœus, Chronicon ecclesiasticum, t. i, col. 275-
Chrosroès, changèrent la situation : l'autorité byzan- 276; Chronique de Michel le Syrien, texte, t. iv, p. 414;
tine fut rétablie. Barhebrœus nous raconte comment, traduction, t. u, p. 419. Quant aux moines de
à la suite de cette victoire décisive, Héraclius, sans Beth-Maron, ils avaient toujours défendu la doctrine
parler le moins du monde d'une ou de deux volontés chalcédonienne. Ce ne fut donc pas à la suite de
dans le Christ, essaya à Édesse et à Mabboug de faire l'entrevue de Mabboug, comme le ferait croire le
accepter par les monophysites le concile de Chalcé- texte de Michel le Syrien, qu'ils acceptèrent le concile
doine. Voir ci-dessus, col. 6. Le récit de Barhe- de 451. Ce texte est si peu conforme à la vérité que le
brœus est relaté, avec quelques divergences, il est P. Vailhé lui-même ajoute à cet endroit une remarque
vrai, dans la Chronique de Michel le Syrien. Cepen- fort juste « Ceci ne doit pas s'entendre, dit-il, des

dant, les deux chroniqueurs ont la même source moines maronites, qui recevaient le concile de Chal-
d'information, les annales du patriarche Denys de cédoine, ainsi que nous l'avons vu, mais de quelques
Tell-Mahré. Voici le récit tel qu'il est rapporté par couvents jacobites. » L'Église maronite, du v au
Michel « L'empereur (Héraclius) s'en étant allé à IX e siècle, loc. cit., p. 261, n. 1.

:

Mabboug (Hiérapolis), le patriarche Mar Athanasius b) Le même texte d'accord sur ce point avec le
alla le trouver avec douze évêques... ils restèrent près récit de Barhebrœus — fait décréter par Héraclius
de lui à discuter pendant douze jours. Il leur demanda « qu'on devait couper le nez et les oreilles et piller
un libellé de leur croyance et ils lui donnèrent celui la maison de quiconque n'adhérait pas au concile de
qui est écrit plus haut. Après l'avoir lu, il loua leur Chalcédoine ». Pourquoi, dans ce décret adressé à tous
croyance et leur demanda de lui donner la communion ses sujets, l'empereur n'a-t-il plus imposé, comme il
et d'accepter l'écrit qu'il avait fait et qui confessait deux venait d'enjoindre au patriarche Athanase et à ses
natures unies dans le Christ, une volonté et une opération évêques de l'accepter, la formule d'une volonté et
selon Cyrille. (Il s'agit de YEcthèse). Quand ils virent d'une énergie dans le Christ?
qu'il était d'accord avec Nestorius et Léon, ils ne c) Tell-Mahré, nous le verrons plus loin, affirme
l'acceptèrent pas, et Héraclius s'irrita. Il écrivit par que la question monothélite arriva en Syrie l'an 727,
11 MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTETÉLISME 12

et cette indication figuredans sa chronique, reproduite ayant demandé à l'assemblée de passer sous silence,
par Michel le Syrien lui-même. dans les anathèmes, les noms de ses prédécesseurs,
Toutes ces raisons démontrent que le texte de Tell- Sergius, Pyrrhus, Paul et Pierre, fut mis en minorité
Mahré, conservé dans la chronique de Michel le Syrien, et le concile les condamna nominativement.
a subi, à cet endroit, des retouches et des interpola- 5. —Enfin, nous avons, dans les Annales de Denys
tions. Par conséquent, suivant le récit de Barhebrœus, de Tell-Mahré, un passage qui, précisément, nous dit
il reste acquis qu'à la conférence de Mabboug il ne comment et à quelle époque la question monothélite
fut point question de monothéiisme. pénétra en Syrie « Quoique nous ayons déjà parlé,
:

Il est vrai, Théophane et quelques autres chrono- dit-il, de l'hérésie de Maximus (Maxime le Confesseur)
graphes après lui, comme Georges Hamartolos et et de la manière dont Constantinus (Constantin Pogo-
Cédrénus, P. G., t. ex, col. 836 et t. cxxi, col. 805, nat) l'introduisit dans les Églises des Romains, après
donnent de ces négociations de Mabboug (Hiérapolis) qu'elle avait été écartée par son père Constant, nous
un récit tout différent; mais ils contiennent trop devons maintenant faire connaître le schisme qui
d'inexactitudes et d'anachronisines pour qu'on puisse survint parmi eux (les chalcédoniens) en cette année
y ajouter foi. Hefele-Leclercq, Histoire des conciles,
Cf. 1038 (= 727 de J.-C), à propos de cette hérésie et de
t. m, p. 337-338 ;Duchesne,loc. cit., p. 397, n. 2. l'expression qui as été crucifié. Dans les pays des
Les textes de Théophane et des autres chrono i Romains, cette opinion régnait depuis le temps de
graphes seraient-ils de moins mauvaise apparence, il Constant[inus], mais dans les régions de Syrie, elle
n'en resterait pas moins que le témoignage d'un n'était pas admise. Elle y fut semée maintenant par les
patriarche, tel qu'est Denys de Tell-Mahré, concernant prisonniers et les captifs que les troupes de Taiyayé
un fait relatif a son Église, serait d'un tout autre (Arabes) amenaient et faisaient habiter en Syrie. Sans
poids que celui d'un simple chroniqueur, et, à plus doute à cause de l'estime de l'empire des Romains,
forte raison, d'un chroniqueur étranger. ceux qui se laissèrent pervertir par cette opinion
2. —
A la conférence contradictoire tenue, en 659, (le dyothélisme) et l'acceptèrent furent surtout les
devant le calife Moawiah, à Damas (voir ci-dessus, citadins et leurs évêques, et les chefs. L'un de ceux-ci
col. 7), il ne fut point question des énergies et des était Sergius, fils de Mançour, qui opprimait beaucoup
volontés du Christ. Or, si les maronites avaient tant les fidèles qui étaient à Damas et à Émèse, et non
soit peu admis ou professé le monothéiisme, il eût seulement leur fit effacer du Trisagion l'expression
été facile aux jacobites de prendre l'avantage sur ô a~oi.upo)Qzlç, (qui as été crucifié), mais entraîna aussi
eux, l'unité physique des volontés conduisant, par une plusieurs des nôtres à son hérésie. Cette hérésie
conséquence logique, à l'unité des natures. Aussi les pervertit aussi les sièges de Jérusalem, d'Antioche,
adversaires des maronites ne manqueront-ils pas de d'Édesse et d'autres villes, que les chalcédoniens
faire valoir cette conclusion, lorsque, plus tard, la occupaient depuis l'époque de l'empereur Héraclius. »
discussion monothélite sera soulevée en Syrie. Voir Dans la Chronique de Michel le Syrien, texte, t. iv,
Tell-Mahré, dans Michel le Syrien, texte, t. iv, p. 459- p. 457-458; trad., t. n, p. 492-493.
460; trad., t. n, p. 494; cf. aussi Germain de Cons- L'importance de ce témoignage n'échappe à per-
tantinople (715-730), De heeresibus et synodis dans sonne, l'auteur de ces annales ayant été mêlé de très
P. G., t. xcvm, col. 81. près aux affaires religieuses de la Syrie, à une époque
3. —
Un interrogatoire subi, au VI e concile œcu- assez rapprochée des événements. En effet, Denys,
ménique, par un certain Constantin, prêtre d'Apamée né dans la seconde moitié du vin 8 siècle à Tell-Mahré,
de la Syrie seconde, renforce encore nos conclusions. village situé sur le Balikh (un affluent de I'Euphrate),
Texte dans Mansi, op. cit., t. xi, col. 618-619. — non loin de Callinice, fit ses études au couvent de
Il appert de ce long interrogatoire que le prêtre Kennesré, qui était un centre de culture intellectuelle,
d'Apamée, tout en parlant en son propre nom, à quelques kilomètres d'Alep. Puis, élevé en 818 à la
cherchait à trouver un terrain de conciliation pour dignité patriarcale, il gouverna l'Église jacobite
réunir les divers groupes qui divisaient l'Église. Il jusqu'à sa mort, survenue le 22 août 845. Cf. J.-B. Cha-
admettait volontiers qu'avant sa mort le Christ avait bot, Chronique de Denys de Tell-Mahré, Paris, 1895,
bien possédé deux volontés, mais qu'il perdit sur la p. ix-xxvm; Rubens Duval, La littérature syriaque,
croix, avec sa chair et son sang, la volonté humaine. Paris, 1907, p. 388-389. On ne peut donc mettre en
Ce dernier point, le prêtre Constantin dut l'apprendre doute son autorité pour des choses qu'il n'avait pas
de Macaire, patriarche d'Antioche, qui en résidence d'intérêt à exagérer ou à atténuer.
dans quelque monastère de Constantinople, ne mit L'ensemble de ces documents nous mène à cette
jamais les pieds en Syrie. Quoi qu'il en soit, un fait conclusion au vu 6 siècle, la question monothélite
:

doit être retenu, c'est que le prêtre Constantin ne se n'était pas encore soulevée en Syrie. Submergée de
réclame pas, pour son monothéiisme, des chefs reli- tous côtés par les invasions arabes, coupée de commu-
gieux de la région d'Apamée, centre de l'activité nications avec le reste de la chrétienté, cette région
des moines maronites, mais de l'autorité de Macaire. demeurait étrangère aux discussions christologiques de
Au demeurant, si les Pères du concile avaient eu Byzance. On y était resté tel qu'avant l'invasion
vent d'une prédication monothélite en Syrie, ils arabe chalcédonien ou jacobite, sans s'occuper le
:

n'auraient point négligé de lui demander quelques moins du monde du monothéiisme ou du dyothélisme.
explications à ce sujet. Pareil silence sur une ques- C'est en 727 que la controverse dyothélite y fut portée
tion qui agitait l'Église et l'empire est hautement par les prisonniers des Arabes. Cf. Darian, op. cit.,
significatif. p. 133-143.
4. — Les conciles
assemblés au cours du vu» siècle Voilà les faits. Il reste à voir comment cette dis-
pour la question monothélite ne font aucune allusion cussion fut comprise et accueillie par les maronites.
à l'existence d'une telle doctrine en Syrie. Comment C'est encore le patriarche Denys de Tell-Mahré qui
expliquer l'attitude des Pères, si, vraiment, il se trou va nous renseigner. Au passage que nous venons de
vait dans cette région quelques partisans de la nouvelle citer il ajoute « Les moines de Beth Maron (maronites)
:

doctrine? Cette attitude serait d'autant moins com- et l'évêque de ce couvent, et quelques autres n'accep-
préhensible que l'épiscopat n'entendait faire grâce à tèrent point, cette opinion (les deux volontés), mais
aucun fauteur de schisme ou d'hérésie, témoin l'inci- la plupart des citadins et leurs évêques l'acceptèrent.
dent provoqué, à la xvi e session du VI e concile, par Combien d'anathèmes (furent portés), combien de
Georges, patriarche de Constantinople. Ce dernier, rixes eurent lieu jusqu'à présent, on ne peut l'énu-
î: MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLISME 14

mérer ni le supputer. Dans la discussion, les chalcé- Est venu au monde par
miracle et merveilleusement
doniens du parti de Beth-Maron invectivaient les Dans l'union des deux natures véritablement,
[blement
maximites (partisans de la doctrine de Maxime le
Ayant une seule personne, une seule volonté il a eu dou-
Confesseur) Vous êtes, des nestoriens, les compa-
:
Avec les propriétés des deux natures indivisiblement.
gnons des païens et des juifs. Vous ne dites pas que le Les natures demeurent en une seule hypostase divinement,
Christ est Dieu, qu'il est né de la Vierge, qu'il a souffert. Reconnues sans désunion ni confusion.
et a été crucifié dans la chair, mais qu'il est un homme Par nature divine, il a fait des prodiges divinement,
la
ordinaire, une personne particulière, abandonnée Par nature humaine, il a enduré des souffrances humai-
la

mort [nement.
au loin par Dieu, qui craignait et redoutait la
Mon Paul a dit il s'est fait semblable à nous entièrement,
:

et criait pour cela : « l'ère I s'il est possible,


I Iormis le péché, l'iniquité et L'impiété, véritablement.
que ce calice passe loin de moi, toutefois que ta Ms. 396, fol. 24.
volonté soit faite et non la mienne », comme si autre
et autre étaient les volontés du Père et du Fils; c'est- L'auteur de cette hymne, il est facile de le voir,
à-dire qu' il y aurait dans le Christ deux volontés séparées a pour préoccupation constante de proclamer la doc-
et opposées, ou même ennemies, et en lutte l'une contre trine des deux natures, dans l'unité d'une seule
l'autre. Texte, t. iv, p. 458-459; trad., t. n, p. 493-494. personne, mais agissant chacune pour son compte.
Pour bien juger de la situation des maronites à cette L'on sent bien qu'il se trouve en face de nestoriens
époque, il faut se reporter quelques siècles en arrière et de monophysites. C'est pourquoi, tout en affir-
et se mettre dans leur état d'esprit. En cette période, mant le dogme des deux natures complètes, entiè-
les luttes religieusesavaient marqué le point culminant rement distinctes l'une de l'autre, il insiste sur
d'une irréductible hostilité entre les diverses confes- l'idée d'une parfaite harmonie entre elles. Le Christ
sions chrétiennes du patriarcat d'Antioche. Chalcé- Dieu et homme; il possède une volonté
est à la fois
doniens, nestoriens et jacobites formaient trois double, mais cette volonté est une dans ce sens que
Églises rivales; ils s'étaient bien organisés pour la la faculté humaine
irrévocablement soumise à la
est
défense de leurs idées respectives. Il ne fallait pas divinité. Aussi, pensée maronite, l'unité de
dans la
toucher à leurs sentiments religieux, toujours à fleur volonté ne peut-elle être entendue qu'au sens mo-
d'épiderme. Les partisans des deux natures dans le ral, car l'auteur ne met pas en doute l'existence de

Christ, tenant le milieu entre les deux autres groupes, la volonté humaine en tant que puissance physique.
pouvaient toujours craindre de dépasser la mesure, Autrement, comment expliquer le contexte une :

ne fût-ce que par gaucherie ou excès de langage. seule volonté il a eu doublement, avec les propriétés
Aussi, un certain nombre d'entre eux abhorraient des deux natures sans division, sans confusion, il s'est
toute nouveauté doctrinale, même de pure forme ou fait semblable à nous en toutes choses, hormis le
de simple expression. Le VI e concile n'ayant pu être péché?
promulgué en Syrie, ils vivaient uniquement sur les Un deuxième texte est emprunté à l'ancienne
définitions des cinq premiers: ils se cramponnaient à collection canonique des maronites, traduite du
la doctrine de Chalcédoine et ne voulaient rien savoir syriaque en arabe vers 1058 de J.-C. et connue
au delà. Or, sur ces entrefaites, des prisonniers, sous- les noms de Livre de la direction, Livre de la loi ou
qui n'étaient investis d'aucune autorité hiérarchique, Livre de perfection. Cette collection est encore
la
arrivaient en Syrie et se mettaient à parler d'un inédite. en existe plusieurs exemplaires. Nous cite-
Il

dogme des deux volontés. Il n'en fallait pas plus pour rons celui de la Vaticane (Vat. sur. 133), exécuté en
mettre le feu aux poudres. Les maronites, peu habi- 1402. Voici la traduction du texte qui concerne notre
tués à un tel langage, n'y virent qu'une sorte de sujet :

dualisme dans le Christ. Pour eux, c'était le nesto-


Il faut parler de l'incarnation du Christ... Nous croyons
rianisme. • Vous êtes des nestoriens », disaient-ils qu'il est l'une des trois personnes glorieuses, le Fils, le
aux maximites. Et alors, les chalcédoniens se divi- Logos né du Père... Il descendit du ciel... Il s'incarna, par
sèrent en deux fractions, argumentant les uns contre (l'opération) du Saint-Esprit, de la Vierge pure Marie,
les autres, sans pouvoir se comprendre. Ils étaient, fille de Joachim; il prit d'elle un corps... Ce corps est animé

pourtant, d'accord sur le fond; car, ce que les maro- d'une âme raisonnable, intelligente et douée de science.
II nous ressemble en toutes choses, hors le péché... Il a une
nites contestaient, ce n'était pas le dyothélisme
seule personne et deux natures intelligentes; il est Dieu et
physique dans le Christ; ils refusaient seulement
homme... Nous ne croyons cependant pas qu'il est deux,
d'admettre la coexistence de deux volontés ennemies, deux Christs, deux personnes, deux volontés et deux éner-
c'est-à-dire l'antithèse de la volonté divine et de la
:
gies. Loin de là! C'est un seul Jésus-Christ, le Fils de Dieu,
volonté humaine. Mais, dans réchauffement de la le Logos qui s'incarna pour nous; une seule personne éter-
polémique et de la passion religieuse, au lieu de cher- nelle, sans commencement; un homme d'Adam, ayant un
cher la solution de la difficulté, on n'avait rien tant à corps animé, sensible. Il est Dieu parfait... et homme par-
fait... Les melkites et les maronites se divisèrent sur la
cœur que de faire mieux valoir ses idées pour désarmer
question d'une ou de deux volontés (dans le Christ). Les
et acculer à l'absurde la partie adverse. De fait, tout
melkites confessèrent deux volontés..., les maronites une
en ignorant le VI concile, les maronites avaient la seule...; et chacune des deux parties alléguait des arguments
pensée conforme à sa doctrine. à l'appui de sa thèse... Les maronites disaient (aux mel-
Tel fut et tel a toujours été le fond de la pensée kites) Ces deux volontés que vous confessez dans le
:

maronite. Les quelques documents que nous possé- Christ doivent être ou conformes, ou opposées l'une a
dons permettent bien d'en vérifier la continuité au l'autre. Si de tout point elles se trouvent conformes l'une
à l'autre, on aboutit à une seule volonté; mais sj elles sont
cours des siècles. - - Le premier de ces documents
opposées l'une à l'autre, il s'ensuit que la nature divine
est un missel dont se servaient au xi e siècle les veut ce que ne veut pas la nature humaine et que la nature
maronites et qui était, sinon comme ms., au moins humaine veut ce que De veut pas la nature divine. S'il
comme composition, antérieur à cette époque. Le en était ainsi, il y aurait division H opposition, partant
patriarche Douaïhi (f 1704) a eu ce missel entre les deux (personnes dans le Christ); et alors, l'union (hypos-
mains et nous en a conservé un passage tiré d'une tatique) n'existerait plus, la Trinité deviendrait i qua-
hymne de la messe des catéchumènes. Nous en donne- ternité » et l'on se trouverait réduit au poinl de vue de

rons une traduction littérale pour conserver au texte Nestôrius et a ses opinions sur le Christ. Les maronites
citaient à l'appui quelques paroles du Christ, contenues
syriaque toute sa saveur originale
dans le saint Evangile Sa parole au lépreux Je le veux,
:
: :

Le Miséricordieux, qui en Marie a habité pauvrement lorsque celui-ci vint à lui en disant Si tu veux, tu peux me
:

Et, comme homme, est sorti de son sein humblement, guérir (Mat t h., vnr, 2-3). Sa parole (à l'ouvrier) Prends :
15 MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLISME 1G
le salairequi te revient, et va-t-cn en paix. Je veux donner telle qu'elle figurait dans les anciens rituels d'ordi-
à ton compagnon autant qu'à toi (Mattli., xx, 14). - - Cette
nation. Voir, par exemple, un pontifical écrit en 1507
autre parole Personne ne connaît le Père, si ce n'est le
:
et conservé parmi les mss. de la Vaticane, Vat. syr.,
Fils et celui à qui le Fils a voulu le révéler (Matth., xi,
48, fol. 63.
27)... Ces paroles montrent bien qu'il n'y a qu'une seule
volonté par rapport aux choses indiquées (fol. 21 v°-31). Voilà la doctrine de l'Église maronite. On n'a
jamais nié la volonté physique de la nature humaine
est évident que l'auteur de cette profession de
Il du Christ. C'est l'idée d'une antithèse entre les deux
foi n'avait pas connaissance de la doctrine du VI" con- volontés de l'Homme-Dieu qu'on ne veut pas admet-
cile. Pour lui, le Christ est un homme parfait comme tre. L'expression de cette idée est confuse, plus ou
Dieu est parfait; les deux natures divine et humaine moins mal venue, il est vrai; mais il faut en chercher
sont trop étroitement unies en lui pour qu'on puisse la cause dans l'ignorance des définitions conciliaires
.s'imaginer le moindre désaccord entre elles. Aussi la de 680-681. Même au xi" siècle, les maronites igno-
base de l'argumentation est-elle toujours l'impossibi- raient tout du VI e concile. C'est encore Thomas de
lité absolue d'une opposition entre les deux volontés, Kaphartab qui nous l'apprend : « Jamais, dit-il,
sans envisager particulièrement la question d'une les conciles n'ont parlé de deux volontés. » Op. cit.,
puissance volitive humaine dans le Christ. Le dogme fol. 88 v°; cf. aussi fol. 96 v°, 97 r°. Les maronites
des deux volontés physiques du Sauveur se trouve en étaient tellement convaincus qu'ils se regardaient
à l'état implicite, comme il avait été chez d'autres comme unis par la foi aux « Francs », c'est-à-dire aux
chalcédoniens avant les querelles monothélites. On Latins et se trouvant ainsi en parfait accord avec
n'entend pas nier l'existence de la faculté de vou- l'orthodoxie. Voir le même Thomas de Kaphartab,
loir humaine, puisque le Christ possède toute notre op. cit., fol. 86 v°, 100 r°. C'est bien pourquoi, ils
nature, hors le péché. Ce que l'on nie, c'est la pos- accueillirent à bras ouverts les premiers croisés qui
sibilité d'un conflit qui opposerait en Jésus-Christ arrivèrent au Liban en 1099, et leur rendirent de
une volonté humaine à une volonté divine, car si précieux services. Guillaume de Tyr, Hisloria, 1. XXII,
les deux volontés « se trouvent conformes l'une à c. vin, P. L., t. cci, col. 855-856; Lammens, La Syrie,
l'autre, on aboutit à une seule volonté '»; en d'autres t. i, p. 212. Puis, ayant appris d'eux la doctrine du

termes, les deux volontés sont tellement unies qu'on VI e concile, ils s'empressèrent de confesser explicite-
ne saurait relever entre elles aucune distinction ment le dogme des deux volontés. Tel qu'il était
extérieure. Les quelques exemples tirés de l'Évangile expliqué par les Pères, ce dogme s'accordait fort
(pour étranges que paraissent quelques-uns) font bien avec l'idée que les maronites s'étaient faite de
encore ressortir la pensée des maronites. Le Christ l'Incarnation. Voilà ce qu'on appelle la conversion
agit en Dieu comme il agit en homme. Il exprime des maronites, racontée par le célèbre historien des
sa volonté lorsqu'il accomplit une action divine; il Croisades, Guillaume de Tyr!
l'exprime également quand il fait une action hu- Mais comment interpréter, diront les tenants de
maine. Ainsi, la guérison du lépreux provient, de la thèse contraire, les documents qui témoignent tout
la volonté divine tandis que l'octroi du salaire est court du monothélisme maronite?
l'œuvre de la volonté humaine. Mais celle-ci se trouve Pour répondre à cette objection, il faut classer les
en parfaite harmonie avec la volonté divine au point textes en deux catégories : les textes de provenance
que le Christ ne possède qu'une volonté dans le sens maronite et les ouvrages des différents auteurs qui ont
de la chose voulue. Somme toute, ce passage du Livre parlé des maronites.
de la direction nous rappelle le récit de Tell-Mahré : Pris séparément, nous le reconnaissons volontiers,
maronites et melkites avaient été unis dans la même certains textes maronites, liturgiques ou autres, pour-
confession religieuse ils se divisèrent sur la question
;
raient être cités en faveur du monothélisme. Mais la
des deux volontés, les maronites l'ayant comprise critique n'admet pas la citation de textes isolés:
dans le sens de deux volontés adverses. elle en exige l'étude comparée avant de tirer les conclu-
Un troisième texte est emprunté à l'ouvrage connu sions finales. Or, si on envisageait, dans leur ensemble,
sous le nom de Dix chapitres, composé au xi» siècle les textes proprement maronites, les éclairant les
par un évêque maronite, Thomas de Kaphartab. uns par les autres, si même on les rapprochait d'autres
C'est un ouvrage inédit, écrit en arabe. Nous citerons documents et qu'on les replaçât dans leur cadre
l'exemplaire conservé, sous le n. 203, au fonds syriaque historique, on aboutirait à cette conclusion le mono-
:

de la Bibliothèque nationale de Paris, exécuté en thélisme condamné par le VI» concile n'était pas celui
1781 (= 1470 de J.-C). Généralement, on invoque des maronites, ces derniers ayant voulu proclamer
cet ouvrage à l'appui de l'opinion qui croit au mono- seulement l'union morale des deux volontés dans le
thélisme de l'Église maronite. Il est certain que la Christ. Les expressions peu calculées et inexactes ne
lecture de quelques passages conduirait à pareille sauraient être comprises autrement par quiconque
conclusion les esprits peu avertis de la question. Il aura bien examiné et confronté les divers documents
faut le lire tout entier pour pouvoir se faire là-dessus relatifs à cette question. D'ailleurs, une expression
un jugement exact. mal venue, ou même une erreur positive dans un ms.
Les Dix chapitres furent adressés en 1089 à Jean IV, ne suffirait point, à elle seule, pour taxer d'hérésie
patriarche melkite d'Antioche. En voici le thème une communauté ou une Église qui en ferait usage.
général Jésus-Christ est Dieu parfait, homme par-
: La faute devrait être rejetée sur le copiste, attribuée
fait. nous est semblable en toutes choses, hors le
Il à une négligence de sa part, à son ignorance, ou im-
péché. Il a une seule volonté, parce qu'il ne peut y putée au modèle dont il aura fait une reproduction
avoir en lui deux volontés opposées l'une à l'autre, servile. En Occident, comme en Orient, les mss.
en d'autres termes, deux volontés dont l'une divine — étaient exécutés sans le contrôle de l'autorité et l'écri-
celle du Père —
et l'autre humaine en contradiction vain seul y engageait sa responsabilité. L'erreur
avec elle. C'est qu'en effet le Sauveur n'a pas la pouvait s'y glisser d'autant plus facilement que les
volonté d'une nature souillée par le péché comme scribes cherchaient parfois à utiliser ou à accom-
celle d'Adam déchu. La nature humaine du Christ moder à l'usage de leurs Églises respectives les
est pure de toute souillure originelle. livres ecclésiastiques d'autres communautés. Voir,
Enfin, il nous suffirait, pour montrer encore la par exemple, trois copies manuscrites du Nomocanon
continuité de la même pensée, de renvoyer à la recom- d'Ibn-Al-'Assal, copte monophysite, adaptées aux
mandation adressée par l'évêque au nouveau prêtre, besoins de l'Église maronite et dont l'une exécutée
i; MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLISME 18

probablement au xm siècle (ms. Barberini il de la rencontrer dans un livre officiel à l'usage de Constan-
Vaticane), l'antre en 1475 (ms. syr. 225 de la Biblio- tinople représente l'opinion de l'Église grecque sur les
thèque nationale de Paris) et la troisième en 1550 sentiments religieux du peuple maronite. Op. rit.,
(bibliothèque du couvent de Koraîm au Liban, citée p. 316. Mais l'inexactitude de ce texte ne peut échap-
par Darian, op. cit., p. 224-229). Voir aussi, à la per à personne. L'auteur affirme des choses qui se
Vaticane. le ms. rat. arab. 623. C'est un ouvrage trouvent contredites par les données positives de
d'un célèbre écrivain copte du xm e -xiv e siècle, l'histoire. Nous avons démontré, en effet, l'attache-
Abou'l-Barakat, qui rapporte, à la page 236, que les ment des maronites aux IV e et V° conciles; nous
jacobites avaient remanié et adapté à leur Églis _e avons prouvé leur ignorance du VI e .

Commentaire des Évangiles, écrit par un prêtre nesto- Voilà un document sur lequel on se fondait à Con-
rien, Abou'l-Farag Ibn-El-Tayyeb. stantinople pour taxer d'hérésie l'Église maronite.
de plus on tenait compte de la situation des
Si b) Saint Germain, patriarche de Constantinople
maronites, petit peuple entouré d'hérétiques et (715-730), nous a laissé un traité De hœresibus et
:

d'infidèles, bouleversé par des siècles d'oppression et synodis, P. G., t. xcvm, col. 39-88. On y lit :

de terreur, on ne serait plus étonné de rencontrer Et quas quidem hactenus commemoravi, ea* sunt capi-
chez eux quelques tâtonnements, certaines surprises eminent ex ipsis instar
tales hsereses, et qua? inter caeteras
OU erreurs matérielles imputables à l'ignorance. Il propaginum derivatas. Jam quidam ex his haereticis, sexta
De faut jamais oublier ces circonstances de temps et rejecta synodo, quintam quoque subvertunt; alii, hls
de lieu quand il s'agit de porter un jugement sur la duabus rejectis, quartam recipiunt, hique cum Jacobitis
question maronite. On
n'avait point d'écoles de théo-
bellum gerunt; qui hos vicissim insanos judicant, quia
quartam recipientes, reliquas duas récusant admitterc;
logie, ni centres de culture intellectuelle.
d'autres
quod ii faciunt qui Maronitae appellantur. Horum exstat
Les menaces et les épreuves de toute sorte absor- monasterium in Syrise montibus aedificatum, quorum
baient l'attention. Cependant, malgré le souci cons- plerique omnino sextam imo et quintam quartamque
tant d'être prêt à se défendre contre les nombreux synodum respuunt. Quippe qui quartam admiserit, sextam
ennemis religieux et politiques, on ne perdait pas de quoque amplectatur necesse est, si certe ratiocinio ac mente
vue le devoir de fidélité à l'Église de Rome. Et c'est non careat; etenim sextae synodi radix, ut ita dicam, fun-
ce qui explique pourquoi, au cours des âges, le clergé damentum, ac firma basis, ipsa quarta est. Loc. cit., col. 82.
et le peuple maronites accueillaient toujours avec Ce passage témoigne d'un manque d'ordre dans les
déférence les ordres et les directives du Saint-Siège. idées et d'unité dans la composition. Après avoir
Bref, un passage que l'on rencontre dans un livre rangé les maronites parmi les partisans du IV e concile,
même ecclésiastique, ne traduit pas nécessairement l'auteur se rétracte, pour ainsi dire, et fait passer le
la croyance de l'Église à laquelle appartient l'auteur plus grand nombre d'entre eux au camp ennemi.
ou le copiste; cela est vrai tout aussi bien pour les Puis, pour les convaincre d'illogisme à propos du
catholiques que pour les communautés non catho- VI e concile, il s'appuie Sur leur attachement à celui
liques. de Chalcédoine. Tout cela est de nature à jeter un
Quant aux auteurs anciens et modernes qui ont doute sérieux sur l'authenticité de ce texte qui serait
soutenu la thèse du monothélisme maronite, ils se retouché par une main postérieure, ou même inter-
sont fondés ou bien sur les apparences, ou bien sur polé dans l'œuvre de saint Germain. Cette hypothèse
certains textes pris séparément. Ils n'ont pas envi- est d'autant plus vraisemblable que le patriarche de
sagé l'ensemble des faits et des circonstances histo- Constantinople ne pouvait guère ignorer les polémiques
riques, ni mis en valeur l'étude comparative des doctrinales qui mettaient aux prises maronites et
documents. La plupart d'entre eux se sont copiés les monophysites et la fidélité des premiers à la cause
uns les autres et beaucoup ont eu pour source directe chalcédonienne. En outre, même l'authenticité de ce
la chronologie d'Eutychès d'Alexandrie (Sa'îd Ibn passage supposée, cela ne changerait rien à nos conclu-
Batriq). qui n'est rien moins que sûre, notamment sions. En effet, le texte dont il s'agit, qu'il appar-
pour les événements dont l'auteur n'a pas été témoin. tienne réellement à Germain ou à un autre écrivain,
De plus, certains textes ont été interpolés, mal inter- est en contradiction manifeste avec les faits avérés
prétés ou faussement attribués à des écrivains anciens. de l'histoire du monophysisme en Syrie. D'autre
Il serait trop long de passer en revue tous les au- part, le patriarche de Constantinople a composé son
teurs et tous les textes. Il nous suffira d'en citer, à traité, à la demande du diacre Anthime, peu après
titre d'exemples, quelques-uns parmi les plus repré- avoir démissionné, vers le milieu de janvier 729.
sentatifs. C'était donc à l'époque où la question monothélite
a) Timothée, prêtre de Constantinople
518) a (f venait de diviser le parti chalcédonien de Syrie.
composé une dissertation qui acce-
intitulée : De iis Nous avons vu comment la discussion fut portée à la
dunt ad sanclam Ecclesiam (tczçt. twv Trpoaep/ofxcvcov connaissance des maronites et dans quel sens elle fut
:
xfj j.yia. èxxXrata). On y trouve parmi les hérétiques : comprise par eux. Si Germain qui se trouvait à
Maronita>, qui quartam et quintam, ac sextam synodum Constantinople avait pu apprendre le fait de cette
rejiciunt, adduntque liymno Tersanctus crucifixionem, ac discussion, il ne lui était guère loisible d'en saisir
unam voluntaleni unamque operation°m in Christo docent. les nuances. Il eût fondé son jugement sur de simples
Dans Combefis, Hixloria hœresis monothelitarum, Paris,
]-".
bruits, colportés de loin par des personnes de la partie
1648, col. 459.
adverse ou des gens peu ou mal renseignés sur la
Or, Timothée était encore prêtre lorsqu'il écrivit nature du conflit. D'ailleurs, nous avons démontré
cette dissertation; il monta sur le siège de Constan- qu'à cette époque les maronites n'avaient pas encore
tinople en 511. Par conséquent, ce texte, se rappor- connaissance du VI e concile.
tant à des événements bien postérieurs, ne peut être c) Dans les ouvrages de saint Jean Damascène, il
de lui. Aussi bien, il manque dans un grand nombre de est question des maronites une première fois dans le
manuscrits. Voir Combefis, toc. cit., col. 464; Assémani, Libellusde recta sentenlia; puis dans la lettre à l'archi-
Bibl. orient.,t. i, p. 509; P. G., t. Lxxxvia, col. 65, mandrite Jordanès De hymno trisagio. Aux deux
n. 53; Vailhé. Origines religieuses des maronites,
S. ouvrages, ils sont mentionnés d'un mot. Le Libellai
dans les Échos d'Orient, 1901, t. iv, p. 159. Toutefois, de recta sententia est une profession de loi. rédigée
Mgr David le cite contre la thèse de la perpétuelle vers 726 pour être adressée, au nom d'Élie, évêque de
orthodoxie des maronites sans vouloir s'occuper de la Iabroud, à Pierre, métropolite de Damas. Quant à la
question de son authenticité. Pour lui, le fait de le lettre à Jordanès. elle fut composée aprè la mort de
19 MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLISME 20
Jean de Jérusalem, survenue en 734-735. Cf. ci-dessus, ouvrages du Damascène, surtout dans ceux où il
art. Jean Damascène, t. yra, col. 6<)8 et 705. combat sans miséricorde les divers systèmes héré-
Voici le texte des deux passages relatifs aux tiques et les groupements qui s'y rattachent. Le con-
maronites : texte eût plutôt exigé cum manichœis; car, à la suite de
El juio per sanctam, consubstantialemque et adoran- ce passage, Damascène ajoute :

dani Trtnitatem, absqtie muni dolo et fraude, me ita sentire, Praeterea me subditum fore sanctse catholica: et aposto-
nec aliud quidpiam prêter illa admittere, nec me commu- licaî Ecclesiae metropolis dilectissima: Christo Damasci,
nicalurum cum altero, qui (idem hanc non conflteatur, atque in omnibus obsecuturum obediturumque tuœ sancti-
ac prsesertim cum maronitis. Libellus de reela sententia, tati, et illis qui post eam sanctissima; ejusdem Ecclesiae
P. G., t. xciv, col. 1431, n. 8. praesules erunt, neque recepturum, citra sanctitatis tuae
Cnaphei (Pierre le Foulon) hoc deliramentum est qui, sententiam et jussionem, aliquem e manichœis quos tua
ingentitumens arrogantia, aperto, ut dicitur, capite (quod sanctitas proscripserit.
quidem impudicarum mulicrum impudentiam exprimit)
ac si ipsismet Seraphlm sapientior foret, ac mysteriorum C'est que, à cette époque, le manichéisme était
intelligentior, Trisagium hymnum tanquam inelegantem ressuscité en Syrie sous le nom de paulicianisme. Au
pannum quemdam, fullonum more, expurgare veritus rapport de Théophane (ad an. 6234), le métropolite
non est. Êtenimte» sanetum hymnum de Filio solo
si Pierre, ami du Damascène, qui avait reçu la profes-
dicamus, omnis prorsus sublata est ambiguitas, atque cum sion de foi d'Élie, eut la langue coupée et fut exilé
maronitis (Mapcovi'c70fj.ev) Trisagio crucifixionem adjicimus.
Verum al>sit, ut vel labiis'hoc usurpemus propitius nobis :
dans l'Arabie Heureuse par ordre du calife YValîd II,
sit Deus optanda potius mors est. Aufer a me mortem et cela pour avoir stigmatisé l'impiété des Arabes et
;

hanc; mors enim in hac olla est. Epistola ad Jordanem des manichéens. P. G., t. cvni, col. 840; cf. aussi In
archimandrilum de hymno trisagio, ibid., t. xcv, col. 34. dialogum contra Manichœos admonitio, ibid., t. xciv,
De deux textes on conclut à l'hérésie, notam-
ces col. 1505 sq.;art. Jean Damascène, col. 700. Si donc

ment au monothélisme des maronites. D'une part, on serappelait l'influence particulièrement néfaste
dit-on, saint Jean Damascène se trouverait d'accord exercée par le manichéisme en Orient et le zèle déployé
sur ce point avec nombre d'écrivains de l'autre, ;.
par les théologiens byzantins et les empereurs eux-
l'insistance avec laquelle il expose la doctrine dyo- mêmes à la destruction de cette redoutable hérésie, on
thélite reflète bien le reproche adressé par lui aux comprendrait mieux la parole du Damascène appli-
maronites, ennemis du dogme des deux volontés dans quée aux manichéens. Quocirca, dit Assémani, corrup-
le Christ. A cette conclusion nous répondons tout :
tus a sciolis Grœculis utrobique Sancti Joannis Damas-
d'abord, les deux passages invoqués contre l'ortho- ceni locus, ita restituendus est : nimirum, pro Mapœ-
doxie maronite sont d'une authenticité fort douteuse. vr)ao[i.ev reponendum uapoiv7jo-o|i.ev, et pro 'EEa'.ps-wç

Il est vraiment étrange que le Damascène parle toïç Mapcovtxoaç legendum, 'EEaipÉTtoç toïç Mavi-
ainsi, sans la faire connaître au préalable, d'une popu- yaioiç. Loc. cit., 1. V, p. 510.
lation déclarée si impie et si dangereuse pour l'ordre Au demeurant, ce n'était pas chose étrangère aux
social chrétien. L'hypothèse d'une interpolation est mœurs des copistes que d'opérer dans les manuscrits
d'autant plus probable que, pour le texte de l'épîtrc des corrections ou des additions de leur cru.
à Jordanès, le mot MapcovEac p.ev fait absolument dé- Quoiqu'il en soit de cette question d'authenticité, le
faut dans certains manuscrits. On y lit, à sa place, reproche que le Damascène aurait fait aux maronites
se trouve précisé dans la lettre à Jordanès ils ajoutent
riapoivr]CTO(i£v, c'est-à-dire « nous délirerons comme :

gens ivres ». Cf. P. G., t. xcv, col. 34, n. 4; J.-S. Assé- au Trisagion la formule qui as été crucifié pour nous.
:

mani, Biblioth. juris, 1. V, p. 506-507. Le mot Ttapoivif)- Mais il n'est pas dit qu'ils l'entendaient au sens
aojjiEv, ne serait-il pas plus conforme à l'idée de l'au-
condamné par l'Église. Nous savons par ailleurs qu'ils

teur :Cnaphœi hoc deliramentum (ky]pri[ia) est... ?. — l'adressaient au Verbe incarné. C'est que les maronites
Assémani ajoute :
étaient des chalcédoniens et suivaient les usages de
l'Église officielle d'Antioche. Or, Éphrem d'Amid,
Quicumque etiam verbis illius adjectionis
disertis
(Trisagio) auctor ab eodem Damasceno Petrus Cnapheus
patriarche d'Antioche (529-545), témoigne de l'usage
dicatur, liquet ab ejusdem Sancti Doctoris mente et calamo du Trisagion dans son partriarcat, et son témoignage
lndubitanter abfuisse To |japiovr|(TO(j.£V eo quod nulla : nous a été conservé par Photius :

maronitarum farta ab ipso legitur inter hsereticos mentio; Libros vero varios composuit (Ephrsem), quorum in
et, si quidem voluisset Damascenus ad eos alludere, qui
manus meas très inciderunt. Omnia pêne opéra ejus quae
Appendicem illam excogitarunt, aut eadem abutebantur, vidimus pro ecclesiasticis dogmatibus pugnant, defen-
oportuisset eum dicere K\0«pf)O0\i.ev, aut 'IaxioSïjaOpev, de
duntque sanetum chalcedonense concilium extra oninem
quibus ssepe meminerat, de Cnapheo scilicet, et jacobiti»,
esse harreticorum reprehensionem. Libro quidem primo
quorum sectarii crucifixionem Trisagio adjiciebant. Verum initio est epistola ad Zenobium quemdam scholasticum
quum in mss. codicibus, neque a Cnapheo, neque a Jacobo, Emisenum, Acephalorum labe infectum, missa. Propugnat
aut Severo formatum reperiatur portentosum verbum,
vero irrisum de infeslis atque acerbis verbis, quœ in epistola
Ivvaçtsopiflei,'Iay.woi'ojxat. £suEpi£o[/.ai, non video cur a
I.eonis Romani Pontificis continentur. Praemittit vero
Maronc, quem nusquam nominavit, aut inter hœreticos
horum verborum disputationi usum quemdam sacri
rec* nsuit, formari dcbeat.quo nullus hactenus usus legitur.
Trisagii hymni. Etenim Zenobius, a communi segregatus
Ibid., p. 507.
Ecclesia, colorem hune qua-sivit, quod recens divisa esset
Quant à mention des maronites dans la profes-
la ter sancti hymni sententia. Asserit contra Ephraemius,
sion de foi, rédigéeau nom de l'évêque Élie, sufîra- eumdem hymnum Orientales Christo Jesu attribuere, et
gant de la métropole de Damas, elle paraît également propterea nihil peccare tametsi adjiciant Crucifixus pro
:

nobis; Constantinopolitanos vero atque Occidentales, in


étrangère au contexte, comme l'a si bien démontré
supremum sacratissimumque bonorum omnium fontem,
le même Assémani. Ibid., p. 502-505. En effet, après
consubstantialem Trinitatem, sententiam referre idçirco ;

avoir suivi l'énumération des six premiers conciles non sustinere illud addi Cruxifixiis pro nobis, ne qua
:

œcuméniques, après avoir lu les noms de divers per- passio Trinitati attribuatur. In multis enim Europaî
sonnages condamnés, notamment Sergius, Cyrus, ditionibus pro illo Crucifixus pro nobis, hoc reponunt
: :

Paul, Pierre et Pyrrhus, Macaire d'Antioche et son Sancta Trinitas miserere nobis. Dibliollwca, cod. 228, P. G.,
disciple Etienne, on se frotte les yeux en rencontrant t. cm, col. 95S.

les mots prsesertim cum maronitis, le Damascène Les maronites étaient parmi les sujets d'Éphrem,
n'ayant même pas fait d'allusion aux maronites ni partant, au nombre des Orientaux qui adressaient
avant, ni après. Ce silence devient encore plus signifi- au Christ la formule Cruxifixus pro nobis. Ils ne
:

catif quand on constate leur absence dans les autres cessèrent de l'employer de cette manière, même après
21 MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLISME 22

leur séparation du patriarcat d'Antioche.


officiel redierunt catholicani una cum patriarcha suo et episcopis
nonnullis, qui eos sicut prius in impielate proscesserant,
L'ancien usage reste encore en vigueur; il a été
ita ad vcrilatcin redeuntibus, pium ducatum praestiterunt.
maintenu dans les livres liturgiques des maronites, Historia, 1. XXII, c. vm, P. L., t. cci, col. 855-856.
imprimés à Home avec l'autorisation du Saint-Siège.
d) Les Annales d'Eutychès (Sa'îd Ibn Batrîq), Les historiens qui, dans la suite, ont soutenu la
patriarche d'Alexandrie (933-940), contiennent un thèse du monothélisme maronite, se sont tous appuyés
passage relatif aux origines des maronites. En voici sur le récit de l'archevêque de Tyr. Du vivant de
la traduction :
Guillaume, un contemporain, disent-ils, les maronites
ont abandonné l'hérésie pour faire retour à l'Église
Au temps de Maurice, empereur des Romains (582-002),
il y avait un moine nomme Maron, qui affirmait en Notre-
catholique; c'est là un fait dont personne ne pourra
Seigneur le Christ deux natures, une seule volonté, une seule nier ou contester l'authenticité.
(ipération et une personne et corrompait la toi des hommes. Le témoignage de Guillaume de Tyr mérite donc
La plupart de ceux qui partagèrent sa doctrine et s'avouè- d'être étudié de près. Mais, tout d'abord, qu'il nous
rent ses disciples étaient de la ville de Hamah (Ematli), soit permis d'appliquer à ce texte la réponse générale
de Qennesriu et d'Al-'Awàsim... On appela ses adeptes
aux objections tirées des auteurs anciens. L'arche-
et les partisans de sa doctrine maronites, du nom de Maron.
vêque de Tyr n'eut pas l'idée d'examiner ies docu-
A la mort de Maron, les habitants de Hamah construisirent
un monastère à Hamah, l'appelèrent Daïr Maroun (cou- ments syriaques et arabes pour trouver le sens donné
vent de Maron) et professèrent la croyance de Maron. par les maronites à l'unité de volonté dans le Christ.
Édit. Cheikho, i, Beyrouth, 190.">, p. 210, dans Corp. script, Il dit lui-même dans sa préface :

chris. orient.
In hac (Historia) vero, nullam aut Gra>cam, aut Arabl-
(le passage d'Eutychè dit le P. Vailhé, renferme
, cam habentes pra?ducem scripturam, .solis traditionibus
de nombreuses inexactitudes. En effet, l'auteur semble instructi, exceptis paucis quae ipsi oculata iide conspeximus,
confondre le moine Maron avec saint Maron le contem- narrationis seriem ordinavimus, exordium sumentes ab
exitu virorum fortium et Deo amabilium principum, qui a
porain de saint Jean Chrysostome; il fait ensuite
regnis occidentalibus, vocanle Domino, egressi, terram
bâtir au vu* siècle le couvent Saint-Maron de l'Oronte,
promissionis, et pêne universam Syriam in manu forti
qui existait déjà au v e enfin, il attribue au règne de
;
sibi vindicaverunt. Ibid., col. 212.
Maurice l'éclosion du monothélisme, hérésie qui vit
le jour quelques années plus tard, en 616, sous le
Le grand historien des croisades avoue lui-même,
règne d'Héraclius, et qui ne tomba vraiment dans le en propres termes, où il a puisé ses informations il :

domaine public qu'en 633 et 634. Toutes ces erreurs les a prises d'Eutychès d'Alexandrie Secuti virum :

sont cause qu'on ne peut s'appuyer sur un pareil venerabilem Seith, filium Patricii, Alexandrihum
témoignage. » Op. cit., dans Échos d'Orient, 1906, patriarcham (Eutychès d'Alexandrie, connu sous le
t. ix, p. 266. Du reste, les Annales d'Eutychès sont
nom de Sa'îd Ibn Batrîq). Ibid., col. 212. S'il ne le
trop mêlées d'inexactitudes et de lourdes méprises, disait pas, du reste, il serait facile de reconnaître,
pour qu'on puisse leur accorder une valeur réelle. sous sa plume, les expressions mêmes que le patriarche
Par conséquent, on ne saurait accepter le récit des d'Alexandrie consacre aux origines des maronites. Le
événements dont il n'a pas été le témoin ». Cf. témoignage de Guillaume de Tyr ne peut donc mériter
Karalevskij, dans le Dictionn. d'hist. et de géog., plus de confiance que celui d'Eutychès.
au mot Anlioche, col. 595. Par malheur, Eutychès De plus, dans les cas où l'archevêque de Tyr n'au-
a servi de source d'information à bon nombre d'écri- rait pas dû dépendre d'Eutychès, son information

vains postérieurs tels que Mas'oudi, op. cit., p. 154, n'est pas meilleure. Ainsi, il allègue le VI e concile. Or
Guillaume de Tyr (voir plus bas) et d'autres qui l'ont ce concile ne dit pas mot de Maron ou des maronites.
copié sans aucune précaution. Mais alors comment expliquer le fait de cette con-
e) Un récit de Guillaume de Tyr continue de frapper version relatée par Guillaume comme étant survenue
les esprits en Orient comme en Occident :
de son temps? Tout d'abord, l'archevêque de Tyr ne
dit pas qu'il en a été le témoin oculaire. N'ayant pas
Interea, dit-il, dura regnum pace, ut prsediximus, gau- assisté à tous les événements qu'il raconte, il s'en
deret temporali (il s'agit de la trêve signée en 1180 par
rapporte très souvent à d'autres sources d'information.
Saladin), natio quaedam Syrorum in Phœnice provincia
Ibid., col. 639.
circa juga Libani juxta urbem Biblensium habitans, plu-
rimam circa sui statum passa est mutationem. Nam
cum La part des choses qu'il vit de ses propres yeux se
per annos pœne cruingentos cujusdam Maronis haeresiarehae réduit à peu Solis traditionibus instructi, exceptis
:

errorem fuissent secuti, ita ut ab eo dicerentur Maronitas, paucis quse ipsi oculata fuie conspeximus, narrationis
et ab Ecclesia fidelium sequestrati, seorsum sacramenta seriem ordinavimus. Ibid.. col. 212.
conficerent sua, divina inspiralione ad cor redeuntes, A elles seules, ces indications doivent déjà restrein-
languore deposito, ad patriarcham antiochenum Aimeri- dre la portée et la valeur probante de ce témoignage.
cum, qui tertius Latinorum nunc eidem praeest Ecclesiae,
Mais, en passant le texte au crible d'une critique plus
accesserunt; et, abjurato errorc, quo diu periculose nimis
detenti fuerant, ad unitatem Ecclesise catholicce reversi serrée, l'invraisemblance du récit apparaîtra d'une
Mint, fidem orthodoxam suscipientes, parati Romanaa manière frappante. L'histoire a-t-elle jamais enregistré
Ecclesiae traditiones cum omni veneratione amplecti et le fait d'une conversion de tout un peuple, fort atta-
observare. Erat autem hujus populi turba non modica, sed ché à ses traditions séculaires, sous la seule poussée
quasi quadraginta millium dicebatur excedere quantitatem, d'une inspiration divine, sans le concours de causes
qui per Bybliensem, Botriensem et Tripolitanum episcopa-
secondaires? Pourquoi celte conversion soudaine après
tus juga Libani et montis devexa, ut pra>diximus, inhabi-
plus de quatre-vingts ans d'étroites relations avec les
tabant, erantque viri fortes, et in armis strenui, nostris, in
majoribus negotiis, quae cum hostibus habebant frequen- Croisés? Pourquoi cette conversion en pleine période
tissime, valde utiles. L'nde et de eorum conversione ad fidei de décadence pour le royaume latin? Les Francs, dès
sinceritatem, maxima nostris accessit Iaetitia. Maronis leur arrivée, en 1099, au pays des maronites, entrèrent
autem error et sequacium ejus est et fuit, sicut et sexta en contact avec ces derniers et trouvèrent en eux des
synodo legitur, qua; contra eos collecta esse dignoscitur, conseillers sûrs et des guides avertis. C'esl Guillaume
et in qua damnationis sententiam pertulcrunt, quod in
lui-même qui nous fournit ce renseignement, 1. VII,
Domino nostro .Jcsu Christo una tantum sit, et fuerit ab
c. XXI, col. 398-399. Les fidèles syriens du Monl-Libaii
initie, et \ ohm tas etoperatio. Cuiarticulo ab orthodoxorum
Ecclesia reprobato multa alia perniciosa nimis, postquam dont Guillaume vante les qualités au 1. Vil, c. xxi,
a cœtu fidelium segregati sunt, adjecerunt; super quibus étaient les maronites; il les signale dans les mêmes
omnibus ducti pœoitudine, ad Ecclesiam, ut pra-diximus. termes, 1. XXII, c. vm. Aussi, « de tous les indigènes
23 MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLISME 24

écrit E. Rey, ce sont ceux dont le législateur latin par l'imprécision de son récit. II consigne cet événe-
s'occupe le plus;sont toujours présents à sa pensée,
ils ment, comme en courant, dans un chapitre qui devait
et ils en obtiennent une situation plus favorisée que être entièrement consacré à toute autre chose témoin:

toutes les autres populations indigènes. » Les colonies le titre Noardini filius morilur. domino Mussulœ con-
franques de Syrie, p. 76. Les maronites qui se flat- sanguineo suo hœredilale relicto. A notre avis, une
taient, on l'a vu plus haut, d'avoir la même foi que autre explication de ce récit de Guillaume de Tyr
les Francs se trouvaient tout désignés pour offrir leurs concorderait mal avec l'ensemble des documents et
services aux Croisés et obtenir cette situation privi des faits connus. Cf. Darian, op. cit., p. 309 sq.
légiée. D'autre part, les localités indiquées par Guil- Ce qui confirme encore notre manière de voir, c'est
laume étaient habitées par eux. Voir Lammens, Le une note écrite de la main d'un contemporain, le
Liban, t. i, p. 83, 121, 123; t. n, p. 53-55. Aussi les patriarche maronite Jérémie, sur un évangéliaire
écrivains les plus avertis de l'histoire du Liban et des manuscrit, conservé à la Laurentienne de Florence.
maronites n'hésitent-ils pas à reconnaître en ces Dans cette note, Jérémie raconte qu'il fut sacré métro-
derniers les fidèles Syriens du c. vu de Guillaume. polite en 1179 par la patriarche Pierre, au monastère
Cf. Lammens, La Syrie, t. i, p. 212; R. Ristelhueber, de Notre-Dame de Maïfouq; que, quatre ans plus tard,
Les traditions françaises au Liban, Paris, 1925, p. 49- mandé par le seigneur de Biblos (Biblos faisait partie
C'est donc un fait avéré que les maronites se trouvè- du comté de Tripoli), avec les évêques, les chorévê-
rent ôtre en rapport avec les Francs dès 1099. Les ques et les prêtres, il fut élu patriarche, puis envoyé
circonstances renforcèrent ensuite ces relations, la par eux à Rome que l'évêque Théodore fut chargé par
;

grande majorité des croisés s'étant établis sur le lui de gouverner le patriarcat pendant son absence
comté de Tripoli, dont faisait partie le territoire (Cod. syr. 1, fol. 6 v. Cette note a été publiée par
maronite. E. Rey, op. cit., p. 33, n. 3, et p. 356 sq.; Étienne-Évode Assémani, Biblioth. Med. Calai.,
R. Ristelhueber, op. cit., p. 53; G. Dodu, Histoire des p. xxvni, texte syriaque, et p. 17, traduction latine).
institutions monarchiques dans le royaume latin de Pas un mot de l'événement relaté par l'archevêque de
Jérusalem (1099-1291), Paris, 1894, p. 211. Tyr. Pourtant, un fait aussi grave que celui de la
Dès lors, peut-on concevoir que le peuple maronite conversion d'un peuple, aurait mérité d'avoir sa place
ait attendu jusqu'en 1180-1181, époque où les Francs dans une note de ce genre. Le silence de Jérémie prend
se trouvaient être divisés et leur royaume sur le encore une plus grande portée, si l'on considère que le
point de s'effondrer, pour se laisser toucher par le patriarche se donne la peine de signaler dans cette
souffle de l'inspiration divine et embrasser la religion note certains détails sans importance, comme le
d'un maître qui avait perdu l'auréole de son prestige? nombre des moines de Maïfouq et les noms de quel-
Sans parler des scandales, de la dissolution des mœurs, ques-uns d'entre eux, et encore d'enregistrer ailleurs
qui avait même gagné le haut clergé de l'Église d'autres faits de ce genre, tel le décès d'une religieuse.
franque. A parler net, il faut être dépourvu de tout (Voir un second évangéliaire de la Laurentienne de
sens psychologique pour accepter le récit de pareille Florence, cod. syr. 2, fol. 1, dans Ét.-Év. Assémani,
conversion. Ce récit est d'autant plus invraisemblable ibid., p. xxxm, texte syriaque, et p. 26, traduction
qu'à la veille des croisades les maronites se pro- latine.)
clamaient en parfaite communion de foi avec les En résumé, Guillaume de Tyr ne connaissait la
« Francs ». Voir les » Dix chapitres » adressés en 1089 foi des maronites que par Eutychès. Telle qu'il la
par l'évêque maronite de Kaphartab au patriarche rapporte, une conversion des maronites est invrai-
melkite d'Antioche, fol. 85 v, que nous avons cités semblable, étant donné les circonstances. Son récit
plus haut. s'explique par une conversion entendue au sens d'une
Mais alors, comment Guillaume de Tyr a-t-il pu reconnaissance du pape légitime, et cela d'autant plus
nous laisser le récit d'une conversion? 11 est difficile que l'historien des croisades place cet événement
de rien avancer de certain. Mais puisque nous en précisément à l'époque où se termina le schisme qui
sommes réduits à des hypothèses, la plus vraisem- avait surgi à la mort d'Adrien IV. —C'e?t Guillaume
bable nous paraît celle-ci : Le schisme qui avait de Tyr qui a inspiré les auteurs postérieurs, notam-
surgi à la mort d'Adrien IV (1 er septembre 1159) ment en Occident. Ainsi, Jacques de Vitry (f 1240)
par l'élection de deux papes, Alexandre III et Vic- reproduit son récit touchant les maronites, Historia
tor IV, et qui prit fin en 1180, avait eu sa répercussion Hierosolim., c. lxxviï, dans Bongars, Gesta Dei per
en Syrie les uns étaient pour le pape légitime, les
: Francos. Orientalis historiée, t. i, Hanovre, 1611,
autres pour l'antipape. Guillaume de Tyr, 1. XVIII, p. 1093-1094. Évêque d'Acre, puis cardinal-évêque
c. xxix, col. 741-742. Au jour de la soi-disant conver- de Tusculum, Jacques de Vitry a exercé sur les écri-
sion des maronites, il n'y eut vraisemblablement vains de son époque comme sur ceux des temps
qu'un acte de reconnaissance du pape légitime comme postérieurs une grande influence. A son tour, il est
cela avait déjà eu lieu en 1131, à la suite de la devenu une source d'information sur les origines reli-
double élection d'Innocent II et d'Anaclet II, en gieuses des maronites. Cf. Marin Sanudo ou Sanuti,
présence du cardinal Guillaume, légat du Saint-Siège dit Torsello (f après 1334), Liber secretorum fidelium
en Syrie. Voir une lettre écrite en 1494 au patriarche crucis super Terrœ Sanctœ recuperatione et conserva-
Simon de Hadath par le savant maronite Gabriel tione, 1. III, part. VIII, c. n, dans Bongars, op. cit.,
Ibn Al-Qela'î (Qlaï, Bar Qlaï, Benclaius), dont un t. n, p. 183. Sanudo, parlant, à cet endroit, des maro-

extrait est traduit par le P. Lammens dans la Revue nites, reproduit presque mot à mot Jacques de Vitry.
de l'Orient chrétien, 1899, t. iv, p. 99-100. Dans cette Cf. aussi Nie. Glassberger, annaliste franciscain du
lettre, Ibn Al-Qlea'î se réfère à des pièces authen- xv e siècle, qui s'approprie lui aussi les expressions de
tiques, conservées non seulement aux archives du l'évêque de Tusculum, dans Analecta Franciscana,
patriarcat maronite, mais à Rome 8» siège (sic),
: t. ii, Quaracchi, 1887, p. 453; Fr. Francesco Suriano

archives ou bibliothèque de Saint-Pierre. (Douaïhi, (qui visita les maronites en 1515), Il trattato di Terra
ms. 396, fol. 98 v°, 92 v-93 r°). Quand la nouvelle Santa et dell' Oriente, p. 68-69, notamment p. 68, n. 3.
de cet acte de soumission parvint à l'archevêque de De la sorte, la conviction se créait en Occident,
Tyr, celui-ci, sous l'empire de l'impression produite particulièrement à Borne, que l'Église marpnite était
par la lecture d'Eutychès d'Alexandrie, étendit la née de l'hérésie monothélite. Et l'on voit la généalogie
portée de l'événement et en fit une conversion du de cette légende par Guillaume de Tyr elle remonte à
:

peuple maronite. Cette interprétation est confirmée Eutychàs d'Alexandrie.


>."
MARONITE (ÉGLISE), LES MARONITES ET LE MONOTHÉLI3ME 26

/) Enfin, un texte d'Innocent III a été souvent patriarche maronite nommé Luc. Jérémie monta sur
exploité pour accuser d'hérésie le peuple maronite. le siège patriarcal en 1183; c'est lui-même qui nous
11 s'agit de la bulle Quia divinee sapientiœ, adressée, l'apprend par la note écrite de sa propre main et que
en 1215, au patriarche, à l'épiscopat, au clergé et au nous avons citée plus haut; il était encore patriarche
peuple maronites. en 1215, puisque la lettre à lui adressée par le pape
est de cette année; il mourut en 1230. Douaïhi, Annules,
Divina providentia illos quos diu passa est justo judicio'
sod occulto sub quodam obscuritatis nubilo ambulare, an. 1230, fol. 39 r°; ms. 395, fol. 97 r°-101 r°.
tandem per miserieordiam suani magnam cœlestis gratis; L'histoire de cette rupture avec Rome et de la
rore porfusos ambulare facit per illustratam seinitam veri- réparation du mal par Jérémie est donc inexacte,
tatis quod de Gnecorum Ecclesia, et de vobis nuper
:
conjecturée pour les besoin de la cause. A lire de près
factum novimus, et gaudemus. Nani, cura olim essetis la bulle d'Innocent III, on voit que le pape n'envisage
quasi oves errantes, non recte intelligentes unam existere
pas dans la démarche des maronites une rétractation
Christi sponsam atquc columbam, sanctam scilicet Eccle-
d'erreurs dogmatiques ou de fausses doctrines. Il n'a
siam catholicam, unum et esse veruni pastorem, Christum
scilicet, et post Ipsum ac per Ipsum apostolum ac vicarium
en vue que le serment de fidélité, prêté par les maro-
ejus Petrum,... dudum transmisso a nobis ad partes vestras nites, juxta formam solitam, qua metripolitani obedien-
bo. me. Petro, Sancti Marcelli presbytero cardinale, tune tiam Sedi Apostolica; repromittunt. Le chef de l'Église
Apostolica? Sedis legato, conversi luistis ad Pastorem maronite ne fit que jurer fidélité au Saint-Siège
vestrum, et Episcopum animarum vestrarum. Domino comme l'avaient fait avant lui ses prédécesseurs en
inspirante, nos universalis Ecclesiae summum Pontilicem,
1131 et 1180-1181. Point n'est question d'une profes-
ac Jesu Christi Vicarium, et matrem vestram Sanctam Ro-
sion de foi contenant la formule d'abjuration, que
manam Ecclesiam agnoscentes... Siquidem.dum esses olim
apud Tripolim coram cardinale prrcdicto, tu, Frater Pa- l'Église impose pour la réconciliation des hérétiques.
triarcha, cum quibusdam tuis suffraganeis, scilicet Josepho Il y a, cependant, dans la lettre d'Innocent III,

archiepiscopo Hassasa, et Theodoro episcopo Capharphio, quelques expressions qui dénoteraient un véritable
et aliis quam plurimis presbyteris, et laicis tibi subditis retour à l'Église catholique. Mais ces expressions
constitutis, tu et ipsi pro se ac aliis prœsentibus quibusdam s'adressent-elles aux maronites ou bien aux grecs ?
episcopis, viris religiosis, ac clero, et populo tripolitano,
Le pape s'occupe, dans cette lettre, et des maronites
juxta formam solitam, qua Métropolitain obedientiam
Sedi Apostolicae repromittunt, voluntate spontanea jura-
et des grecs : Quod de Grœcorum Ecclesia et vobis
vistis [vos] Ecclesiac Romanœ, ac nobis et successoribus nuper factum novimus. Le thème qui fixe la pensée
nostris, obedientiam, et reverentiam debitam, et devotam pontificale le montre encore davantage. Parlant de
deinceps humiliter prsestituros. Quia vero die tus cardinalis brebis égarées, oves errantes, le souverain pontife
in quibusdam intellexit vos pati defectum, illum in vobis comprend, sous cette appellation, les chrétiens qui ne
apostolicae auctoritatis plenitudine supplere curavit, reconnaissent pas l'Église catholique, ni l'autorité de
injungens ut amodo secundum quod Romana tenet Ecclesia
Pierre et de ses successeurs. Or personne n'a jamais
sine dubitatione credatis, quod Spiritus Sanctus procedit
a Filio, sicut procedit a Pâtre, cum sit Spiritus utriusque,
reproché aux maronites un manque de soumission au
quemadmodum et sacris auctoritatibus, et certis ratio- pape. Bien au contraire, la fidélité au vicaire du Christ
nibus comprobatur; et ut hanc formam baptizando ser- donne à cette nation qui vivait au milieu de peuples
vetis, quod in trina immersione unica tantum fiât invocatio non catholiques sa marque, son unité et son existence.
Trinitatis; ut etiam confirmationis utamini sacramento a On a vu plus haut l'attitude qu'elle a prise et main-
solis episcopis conferendo; et ne in confectione chrismatis
tenue en face des monophysites: on a vu aussi qu'à
aliquam speciem, nisi balsamum, et oleum apponatis; et
la veille des croisades elle proclamait encore son union
ut quilibet vestrum saltem semel in anno sua confiteatur
peccata proprio sacerdoti, et ter ad minus in anno dévote avec Rome. Mais ce qui est encore plus démonstratif,
suscipiatis Eucharistise sacramentum; et ut duas in Christo c'est l'insistance avec laquelle le pape parle de la
confiteamint voluntates, divinam scilicet et humanam; procession du Saint-Esprit. Or, sous ce rapport, nul
et in altaris sacrificio non vitreis, ligneis, aut aereis, sed n'a jamais élevé l'ombre d'un doute sur l'orthodoxie
stanneis, argenteis, vel aureis vasis utamini; habentes de la foi maronite. Il était inévitable que la lettre
campanas ad distinguendas horas, et populum ad Eccle- d'Innocent III, visant deux confessions entièrement
siam convocandum. Anaïssi, Bull., Rome, 1911, p. 2-3.
distinctes, prêtât à quelque méprise et laissât la
Un tel document, donné par
la plus haute autorité porte ouverte à la discussion sur la véritable pensée du
ecclésiastique, disent les adversaires de la thèse Pontife. Il faut donc faire la part de la confusion
maronite, ne laisse plus aucun doute sur l'hétérodoxie résultant nécessairement d un tel mélange.
originelle de cette nation. Mais alors, la conversion Le pape parle, il est vrai, des deux volontés dans
des maronites serait placée sous Innocent III (1198- le Christ Mais il ne fait que toucher cette question
1216), ce qui rendrait caduc le témoignage de Guil- sans y insister autrement; il la place même à la suite
laume de Tyr, selon lequel elle aurait eu lieu en 1180- de certains articles de pure discipline. Ce qui prouve-
1181 sous le pontificat d'Aimeri (Amaury de Limo- rait plutôt qu'il connaît le fond de la doctrine maronite
ges), patriarche latin d'Antioche. Dudum transmisso à ce sujet.
a nobis ad partes vestras, dit Innocent III, bo. me. En outre, il reconnaît dans la même lettre la légiti-
Petro, Sancti Marcelli presbytero cardinale, lune Apos- mité du pouvoir patriarcal exercé par les prédéces-
t'Ucœ Sedis legato, conversi fuislis ad Pastorem ves- seurs de Jérémie : Usum quoque pallii.., solitis tibi
trum... Cette conversion, on le voit, aurait été accom- consueludinibus approbaiis, quas tu etiam et prœdeces-
plie en présence du cardinal Pierre d'Amalfi, légat sores lui hactenus in Antiochena Ecclesia dignoscimini
d'Innocent III. On se trouve donc fort.loin de la date habuisse, tibi, tuisque succesoribus aucloritate apostolica
fixée par l'archevêque de Tyr. A quoi les partisans de indulgemus. Innocent III aurait-il tenu semblable
la conversion répondent l'union conclue en 1180-
: langage, si, vraiment, il avait vu dans les devan-
1181, n'a pas duré; elle a été rompue par le mauvais ciers de Jérémie une lignée de chefs hérétiques?
vouloir du patriarche Luc, mort en 1209; le succes- Aurait-il laissé intactes, s'il n'en avait pas admis le
seur de ce dernier, Jérémie, s'est hâté de réparer le fondement juridique, les prérogatives du patriarche
mal; il s'est rendu au IV e concile du Latran et en est maronite, parallèlement à celles du siège latin d'An-
reparti avec un légat pontifical, chargé de réconcilier tioche, alors qu'on était si attaché au principe de
à nouveau l'Église maronite avec le Saint-Siège. Cf. l'unité de juridiction? Or, il reconnaît à Jérémie
S.Vailhé, Origines religieuses des maronites, dans Échos toute l'autorité patriarcale; il n'apporte aucune res-
d'Orient, 1901, t. iv, p. 161. triction aux prérogatives de son siège.
La vérité est qu'à crtte époque, il n'y eut pas de Mais allons plus loin : même en supposant vraie,
27 MARONITE (EGLISE), FORMATION DU PATRIARCAT 28

dans pensée du pape, la conversion des maronites,


la • laquelle l'établissement du patriarcat remonterait
celle-ci,eu égard a tous les documents, ne pourrait aux dernières années du vn e siècle. C'est encore le
être entendue que selon l'explication que nous avons savant patriarche Etienne Douaïhi qui nous a con-
donnée ci-dessus. Le légat pontifical aurait jugé la servé cette tradition. Il a, en effet, dressé la série des
question suivant les apparences, sans se soucier le patriarches maronites depuis saint Jean Maron, le
moins du monde d'examiner et de comparer les divers premier de la lignée (qu'il ne faut pas confondre avec
textes qui s'y rapportent; il aurait fondé son rap- saint Maron, fondateur de l'Église) jusqu'à lui-même
port sur pareille insuffisance d'information, et ainsi (1670-1704). Il a puisé ses renseignements, dit-il,
commise.
l'erreur était dans les documents suivants Une feuille datée de
:

Malheureusement, sans tenir compte des circons- 1621 des Grecs (= 1313 de J.-C), qui ;:e trouvait
tances que nous venons de relever, on a cité la lettre parmi les papiers de son prédécesseur, Georges de
d'Innocent III en faveur de l'hétérodoxie maronite. Beseb'el (t 1670); une lettre écrite en 1495 par
Bien plus, cette même lettre a été utilisée pour la Gabriel Ibn-Al-Qela'î; des listes à lui communiquées
rédac ion d'autres bulles pontificales. Cf. Anaïssi, par l'évêque de 'Aqoûra, Georges Habqoûq; un
Bull., p. 9-12; Dandini, Miss, apost., p. 98-99. diaconicon très ancien, dans la proclamation que fait
En résumé, l'accusation de monothélisme, portée' le diacre des noms de tous les patriarches figurant aux
contre maronites, provient d'un malentendu sou-
les diptyques. Cette liste des patriarches maronites de
levé, au vm e siècle, entre ces derniers et les maximites, Douaïhi a été publiée par Rachîd Chartoûnî sous
c'est-à-dire les partisans de la doctrine dyothélite, le titre : Chronologie des patriarches maronites, Bey--
prêchée par Maxime le Confesseur. Cette accusation routh, 1902; elle avait été utilisée antérieurement
fut ensuite répandue en Orient comme en Occident, par Le Quien dans son Oriens Christianus, t. m, d'après
surtout par Eutychès d'Alexandrie, Guillaume de Tyr la traduction latine faite, en 1733, par Joseph Ascari,
et Jacques de Vitry, le premier ayant servi de source prêtre maronite d'Alep. Cf. P. Chebli, Biographie de
au deuxième et celui-ci au troisième. La lettre Quia Douaïhi, p. 210. La liste de Douaïhi diffère quelque
diuinœ sapientiae d'Innocent III, mal comprise, consa- peu de celle d'Assémani, écrite en arabe, publiée et
cra, aux yeux de nombreux écrivains, l'hétérodoxie traduite en latin par le P. Jean Notain Darauni
originelle de ce peuple. Et voilà comment naquit, se sous le titre Séries chronologica Patriarcharum
:

développa et s'incorpora à l'histoire la légende du Antiochise, Rome, 1881.


monothélisme maronite. Les circonstances qui présidèrent à la naissance
.. V. Formation du patriarcat maronite. — Lors du patriarcat rendirent cette création incontesta-
de l'invasion de la Syrie par les Arabes, l'Église blement légitime. L'Église d'Antioche n'avait plus
officielle d'Antioche était sans patriarche, depuis la de chef; les moines maronites, maîtres de la situation,
mort d'Anastase II (septembre 609) et le nouvel pouvaient s'en donner un; ils le firent, et l'on ne
état politique ne lui permettait plus de se donner un saurait alléguer contre leur acte aucun règlement
chef. A Constantinople, on s'inquiéta sérieusement canonique. Du reste, s'il y avait eu le moindre doute
de cette grave question on alla même jusqu'à nommer
; sur la légitimité de cette institution, le Saint-Siège
des titulaires à la métropole d'Orient. Néanmoins, n'aurait pas manqué de la condamner comme le pape
ces derniers ayant établi leur résidence dans la capitale saint Martin, en 649, condamna la nomination de
de l'empire, le siège d'Antioche restait, de fait, inoc- Macédonius par Constantinople Hune (Macedonium)
:

cupé. enim episcopum catholica Ecclesia nullo modo novit,


Cette situation se prolongea jusqu'en 702. A cette dit-il, non solum quod is preeter canones, in externa
date, il cessa d'y avoir même un patriarche nominal, regione, sine consensu et absque ullo decreto, hanc sibi
et cette vacance totale ne prit fin qu'en 742, par appellationem usurpavit, sed et quod consentiat hsere-
l'élection d'Etienne III auquel le calife Hicham ticis... Lettre à Jean de Philadelphie dans Mansi,
permit de prendre possession de son siège. Voir Concil., t. x, col. 811. —
Quapropter, dit encore le
Duchesne, op. cit., p. 372-373; Karalevskij, dans pape, hortamur dileclionem vestram, ut ita nobiscum
Diction, d'hist. de géogr. ecclés., au mot Antioche,
et semper credatis ac leneatis, devitantes omnem hœresim...
col. 589-597; S.Vailhé, L'Église maronite du v» au insanosque hœresum auctores... Macedonium hsere-
IX" siècle, dans Échos d'Orient, 1906, t. ix, p. 263-265. ticum, quem contra canones sibi finxerunt falsum
Or, c'est à cette époque troublée, pendant laquelle Antiochiœ episcopum prœdicti hœretici. Lettre aux
l'Eglise d'Antioche se débattait comme dans une sorte Églises de Jérusalem et d'Antioche, ibid., t. x, col. 830.
d'anarchie, que les maronites prirent le parti de se Les documents parvenus à notre connaissance nous
donner un chef, d'élire un patriarche. Notre source autorisent à croire que les patriarches maronites ont
d'information est encore Denys de Tell-Mahré. Après de tout temps porté le titre d'Antioche. Voir, par
avoir fait le récit d'un incident qui se produisit, vers exemple, deux documents dont l'un de 1141, dans
746, au couvent de Saint-Maron, il ajoute : « Les J.-S. Assémani, Bibl.or., t. n, p. 307, et l'autre dell54,
maronites restèrent comme ils sont encore aujourd'hui. dans Ét.-Év. Assémani, op. cit., p. xxvm-xxix, 18.
Us ordonnent un patriarche et des évêques de leur Loin de méconnaître ce droit des patriarches maro-
couvent. » Dans Michel le Syrien, texte, t. iv, p. 467; nites, Rome en a positivement reconnu la légiti-
trad., t. ii, p. 511. A l'occasion de cet incident, le mité. La bulle d'Innocent III Quia divinœ saptentiee
patriarcat maronite apparaît pour la première fois de 1215 nous fournit à ce sujet le plus ancien témoi-
dans l'histoire. Ce passage de Tell-Mahré est le plus gnage connu :Usum quoque pallii, écrivait-il au
ancien document certain que nous possédions sur patriarche Jérémie,... solitis tibi consueludinibus
cette institution. Mais son origine remonte à une date approbatis, quas tu ctiam et prœdecessores tui haclenus
plus éloignée, à cette période, où le siège d'Antioche in antiochena Ecclesia dignoscimini habuisse, tibi,
était inoccupé. En effet, le mot restèrent (phach en tuisque successoribus auctoritale aposlolica indulgemus.
syriaque) fait entendre que les maronites étaient T. Anaïssi, Bull., p. 4.
déjà, en 746 « comme ils sont encore aujourd'hui », La juridiction patriarcale reconnue par Innocent III
gouvernés par un patriarche et des évêques. Le fait, avait donc été exercée par les titulaires maronites du
grâce à ce document, est incontestable. Bien que siège d'Antioche avant Jérémie, qui en prit possession
les origines du patriarcat maronite demeurent enve- en 1183.— Au témoignage deBenoîtXIV, Alexandre IV
loppées de ténèbres, le texte de Tell-Mahré fournit consacre à son tour ce droit du patriarche maronite
néanmoins un sérieux appui à la tradition suivant au titre d'Antioche. Allocution au consistoire du
29 MARONITE (ÉGLISE), FORMATION DU PATRIARCAT 30
13 juillet 1744, dans Anaïssi, toc. p. 294. D'ail-
cit., Saint-Siège! Quand on songe aux dures conditions
leurs, eu 12,n>, le même Alexandre IV adresse de nou- dans lesquelles ils se débattaient, on ne comprend
veau aux maronites la bulle Quia divinse sapientix pas humainement comment ils ont survécu aux cruelles
d'Innocent III. Anaïssi, p. 9-13. —
En 1469, Paul II et longues persécutions, en conservant intacte la
témoigne de la légitimité de ces mêmes droits. Lettre foi chrétienne. » Ibid., p, 140-142. Voir une autre
Virlutum Deus, ibid., p. 24. Puis, dans la suite, d'autres lettre de Léon X du 27 mai 1514, dans Anaïssi,
souverains pontifes n'ont pas manqué de les proclamer Bull., p. 29-30.
à leur tour. P. Chebli, Le patriarcat maronite d'An- L'introduction des usages byzantins dans l'Église
tioche, dans Reinie de l'Orient chrétien, 1903, t. vin, d'Antioche élargit le fossé qui séparait en deux camps
p. 13S-139. —
Au surplus, il fut un temps où le patriar- les défenseurs du IV e concile. Connus d'abord sous
cat maronite se trouvait être le seul patriarcat catho- le nom de chalcédoniens, ils furent ensuite gratifiés
lique représentant la tradition liturgique et disci- par leurs adversaires du sobriquet de Melkites (impé-
plinaire d'Antioche. Ce titre, à lui seul, n'aurait-il rialistes), à cause des liens qui les rattachaient à
pu suffire pour permettre de considérer le chef de Constantinople. Toutefois, ce nom de Melkite (Baa.-
l'Église maronite comme héritier légitime du siège Xixoç), donné déjà à Timothée Salofaciol, évêque
de la vieille métropole de l'Orient? d'Alexandrie, mort en 482, ne fut employé en Syrie,
Dès lors, comment
se fait-il que le titre d'Antioche croyons-nous, qu'après l'arrivée des Arabes. On
n'ait pas été donné aux patriarches maronites par le rencontre, pour la première fois, dans les lettres
tous les papes? P. Chebli a déjà répondu à cette diffi- du patriarche nestorien, Timothée I" (f 823). (Cité
culté dans son article Le patriarcat maronite d'An-
: par Cl. J. David, loc. cit., p. 378). On l'appliquait
tioche, que nous venons de citer. Nous nous conten- à tous les chalcédoniens. Un écrivain du ix» siècle,
terons de reproduire sa réponse « Je réponds, dit-il,
: Habib Abou-Raïta, métropolite jacobite de Tagrit,
avec tout le respect dû aux saints pontifes de Rome, nous apprend, en effet, qu'on distinguait alors les
que les difficultés des communications et l'éloignement melkites chalcédoniens maximites et les melkites
des lieux les empêchaient de connaître eux-mêmes cer- chalcédoniens maronites. Cf. ses opuscules théologi-
taines parties de leur troupeau le plus fidèle et le plus ques, loc. cit., ms. 169, fol. 86 v-87 r°. Mais les premiers
soumis. Ainsi, en 1513, le patriarche maronite, Siméon se rapprochaient de plus en plus de Constantinople :

de Hadeth, envoie un prêtre nommé Pierre auprès ils abandonnaient le rit et les usages d'Antioche pour
du supérieur des franciscains de Beyrouth, afin que adopter ceux de Byzance. Aussi, dans la suite, l'appel-
celui-ci écrive au pape Léon X
et lui demande la con- lation melkite leur fut-elle exclusivement réservée.
firmation du patriarche et le pallium. (Cette démar- Les maronites, ayant désormais leur patriarche, firent
che était motivée par l'ignorance de la langue latine.) de leur fidélité au rit et à la discipline de la métropole
Arrivé à Beyrouth, Pierre voit un vaisseau prêt de l'Orient la tessère de leur séparation d'avec les
à mettre à la voile pour l'Italie il s'embarque pour
: melkites byzantinisés.
gagner du temps et profiter de l'occasion, emportant L'institution du patriarcat maronite ne fut pas
avec lui une lettre du P. Marc de Florence, pleine suivie tout de suite d'une organisation ecclésiastique
d'éloges pour les maronites et leur constance dans la complète. Le patriarche était et demeura longtemps
foi catholique. Mais à Rome, toutes les autorités le le seul chef de tout son peuple. Sans doute, à la
regardent d'un air très étonné, ne comprennent rien tête de certaines villes, de certains bourgs, même
à sa demande et le renvoient en Orient pour se munir de monastères, on trouvait des évêques; mais ils
de documents aptes à prouver la raison et la légiti- n'étaient, à strictement parler, que les représentants
mité de sa mission. Et le pape Léon X... écrit dans du patriarche. Douaïhi, Chronologie, p. 23; Et.-Év.
sa bulle de 1515 au patriarche maronite Sane cum : Assémanj, op. cit., p. 18; P. Chebli, Biographie de
superiori anno Petrus maronita... ad nos venisset, et... Douaïhi, p. 40. Telle était encore la situation à la
desiderium tuum super electione de persona tua ad veille de la tenue du synode du Mont Liban (30 sep-
Ecclesiam maronitarum facta et a nobis confirmanda tembre, 1 et 2 octobre 1736). La division du patriarcal
plene inlellexissemus, per alias nostras litteras in forma en éparchies ou diocèses, ordonnée en 1625 et 1635
brevis tibi significavimus negotium ipsum in consistorio par deux décrets de la Propagande (cités par le
cum venerabilibus pairibus nostris S. R. E.
nostro secrelo P. Rodota dans Cod: val. lat. 7401, fol. 217 v°), ne fut
cardinalibus diligenter fuisse examinalum; sed quia accomplie qu'à la suite de cette assemblée conciliaire
nemo, nec etiam idem Petrus, de aliqua electione vel de 1736.
confïrmatione anteriori patriarchatus Maronitarum L'idée religieuse ayant présidé à la constitution
fidem faciebat. Nos... de eorumdem fratrum consilio du peuple maronite, il était naturel que le patriarcat
nuntium ipsum ad te remillendum duximus; ut, habitis devînt son centre de ralliement, un centre à la fois
posleatam luis, quam apostolicis litteris alias per politique et ecclésiastique. Cette situation du patriar-
Romanos Ponlifices prsedecessores noslros super hujus- che fut encore renforcée par les droits temporels
modi confïrmatione confectis, si quse apud te starent, que les Arabes reconnurent aux chefs spirituels des
supplicalionibus tuis, piisque hujusmodi votis juxta communautés chrétiennes, et que maintinrent les
prœfatee apostolicse Sedis institutionem et consuetu- Croisés, les Mamelouks et les Turcs ottomans. Mawardi
dinem maturius et decentius satisfacere possemus. (ou Maverdi, juriste musulman f 1058), Constitutiones
Nuper autem idem nuntius tuus ad nos rediens, litteras politicœ, édit. Max. Enger, Bonn, 1853, p. 252;
tuas arabico vulgari sermone scriplas, ac originales Recueil des hist. des croisades. Lois, t. i, Paris, 1841,
litteras fel. record. Innocenta III et Alexandri IV... introd., p. 17, et texte, p. 26, 577; t. n, Paris, 1843,
nec non Eugenii IV, Nicolai V, Calisti III, ac Pauli II introd.. p. 10-11, 24; Karalevskij, loc. cit., col. 594,
romanorum Pontificum et prœdccessorum, noslorum... 612, 615, 636.
Helisez, je vous prie, ajoute P. Chebli, ces paroles Les attributions temporelles dont les chefs religieux
étranges Negotium ipsum..., etc., et sed quia nemo...,
: : se trouvaient investis ont donné lieu au développement
etc. ! A Rome,
au xvi 6 siècle, on s'intéressait si peu d'un genre de littérarure juridique propre à l'Orient,
à l'Orient, qu'il ne s'est trouvé personne qui parût celui des Nomocanons : ouvrages mixtes où se mélan-
soupçonner, pour ainsi parler, l'existence même des gent les sources du droit canonique (/.•xv6veç) et celles
maronites Et l'on s'étonne, après cela, que les pauvres
! du droit séculier (v6[£Ol). Les nomocanons ont précisé la
maronites n'aient pas toujours, en ces siècles-là, compétence des chefs religieux et donné aux patriar-
rempli toutes les formalités officielles vis-à-vis du cats un tel prestige que la question confessionnelle el
31 MARONITE (HISTOIRE DE L'ÉGLISE) 32

la question nationale, dans ces pays, s'identifiaient. lesmêmes raisons, et aussi à cause du peu de diligence
La situation géographique des maronites, les luttes qu'on avait à conserver les monuments du passé.
religieuses et politiques qu'ils avaient eu à soutenir Toutefois, les renseignements qui nous sont parvenus
ont particulièrement renforcé, chez eux, l'esprit permettent encore de suivre l'évolution du patriarcat
de nationalité; elles ont fait de la fidélité au patriar- maronite dans ses grandes lignes.
che la plus pure expression du sentiment patriotique. II. HISTOIRE DE L'ÉGLISE MARONITE. —
Retranchés dans les escarpements de ses montagnes Cette histoire étant mal connue et n'étant pas encore
du Liban, ce peuple a pu se créer une vie propre et exposée d'une manière suivie, nous croyons rendre
jouir, sous la haute direction de ses chefs spirituels, service en en retraçant les grands traits sous les rubri-
d'une certaine autonomie. « Fortement groupés ques suivantes : I. Expansion des maronites du v«
autour de leur clergé et de leur patriarche, les maro- au xi e siècle. IL L'époque des croisades (col. 34).
nites constituent donc un petit peuple d'une essence III. La domination des Mamloûks (col. 40) IV. La
très particulière. La vallée sacrée de la Kadischa, période ottomane (col. 50).
creusée de cellules d'ermites, les cèdres des hauts I. Expansion des maronites du v e au xi e siècle.

sommets, symboles de leur vitalité et de leur indé- — Groupés, à l'origine, aux environs d'Apamée de
pendance, et le. monastère patriarcal de Cannobin, la Syrie seconde, les maronites se répandirent ensuite
perché comme un nid d'aigle, résument toute leur dans la vallée de l'Oronte, notamment à Ma'arrat-
histoire. » R. Ristelhueber, op. cit., p. 39-40. Cette an-No'màn, à Chaïzar, à Hamah (Émath ou Epipha-
situation particulière' des maronites donnait à leur nie) et à Homs (Émèse). Maso'udi, Livre de l'aver-
patriarche et à leurs évêques une indépendance et tissement et de la révision, p, 153; cf. Lammens, Le
une liberté d'action que n'avaient point les chefs Liban, t. n, p. 50. Au témoignage de Tell-Mahré,
des autres communautés chrétiennes de l'Orient. Annales, loc. cit., p. 492-496, et 511, d'Eutychès
A la différence de ces derniers, les prélats maronites d'Alexandrie, ibid., p. 210, et de Barhebrseus, Chro-
ont pu se soustraire à l'obligation du firman ou nicon ecclesiasticum, p. 269-274, Histoire des Dynas-
diplôme de reconnaissance officielle et d'investiture. ties, p. 219-220, ils gagnèrent encore d'autres régions :

Il a fallu attendre la grande guerre (1914-1918) Mabboug (Hiérapolis), chef-lieu de la Syrie troisième
pour les voir accepter, sous le coup de la contrainte, ou Euphratésienne, Qennesrîn, Alep, Al-'Awâsim
l'accomplissemet de cette démarche auprès des pou- (ligne de forteresses allant d'Antioche à Mabboug,
voirs séculiers. Voir Mgr Abdalla Khoury, arche- élevées sous les 'Abbasides contre les Byzantins). Le
vêque d'Arka, Le patriarche maronite et Djemal pacha P. Lammens ajoute qu'il devait y en avoir un certain
pendant la guerre, dans la revue arabe Al-Machriq, nombre à Antioche et aux alentours de cette ville.
1921, t. xxii, p. 162-164. Antioche était, en effet, le chef-lieu de la Syrie pre-
Dans ces conditions, le Nomocanon maronite avait mière dont faisaient partie la contrée d'Al-'Awâsim et
nécessairement une grande portée. Clercs et fidèles Cyr que Théodoret mentionne plus d'une fois quand
allaient à leurs chefs religieux pour toutes les questions il parle de saint Maron. Lammens, p. 50. C'est, d'ail-

ecclésiastiques et civiles. Ils ne voulaient reconnaître leurs, conforme à la tradition maronite.


aucune autre autorité pour le règlement de leurs L'arrivée des Arabes changea notablement la
affaires. On trouve encore au Liban quantité d'actes situation des maronites. Ces derniers avaient à subir
et de sentences qui témoignent de cette pratique. désormais, avec le sort réservé aux chrétiens, les
Le patriarche Paul Mas'ad (1854-1890) en a réuni violences redoublées de leurs ennemis religieux. Aux
un grand nombre aux archives du patriarcat maro- premiers temps, les maximites et les jacobites jouis-
nite. Cet usage n'a commencé à disparaître qu'au saient d'une certaine influence auprès du nouveau
cours du xix e siècle. Voir Debs, Histoire de la Syrie, maître, les uns à cause de leurs connaissances techni-
t. vin, p. 748, 759; Darian, Les maronites au Liban, ques, les autres à cause de leur importance numérique et,
p. 254-268. Dans la pratique, il en reste, même aujour- surtout, de la haine dont ils poursuivaient les Byzan-
d'hui, de nombreuses manifestations on aime recou-
: tins. Chronique de Michel le Syrien, t. il, p. 431-432,
rir à l'arbitrage du patriarche ou d'un évêque pour 477, 480-483, 489, 490-491, 511: Barhebrœus, Chron.
régler une affaire ou vider une querelle. Sans parler des eccles., t. i, p. 298, 367-370; J.-B. Chabot, La légende
questions relatives au « statut personnel », qui, dans de Mar Bassus, p. v-vn, 61; Lammens, op. cit., p. 51-
plusieurs pays orientaux, ressortissent encore aux juri- 52; Le chantre des Omiades, dans le Journal asiatique,
dictions religieuses.
'
1894 (n), p. 220-241 Un poète royal à la cour des Omia-
;

Ainsi, la vie religieuse du peuple maronite se trouve des de Damas, dans la Iïev. de l'Or, chrétien, 1903,
intimement liée à sa vie civile et nationale. Elle t. vin, p. 326; La Syrie, t. i, p. 69-71, 110, 114, 115,

se confond pour ainsi dire avec elle. Il n'est presque 117, 121, 131, 151. Ils ne manquaient pas d'employer
pas d'événement de quelque importance où l'on ne cette influence contre les maronites. Cf. Tell-Mahré
voie paraître le patriarche. L'histoire des pontifes qui dans Michel le Syrien, t. n, p. 511, 492-496; Lammens,
se sont succédés sur le siège maronite d'Antioche Le Liban, t. n, p. 51, 53. Les attaques et les rigueurs
offre donc un intérêt particulier. Malheureusement, furent telles que les moines de Saint-Maron durent
de ceux des premiers siècles, on ne connaît que demander l'appui des patriarches nestoriens, bien
les noms. Peut-être même ignore-t-on l'existence de vus à la cours de Bagdad; cela semble ressortir de la
l'un ou de l'autre. Cela n'étonnera pas, si l'on songe réponse que leur adressa, en 791, Timothée I er (f820),
aux troubles, aux persécutions et aux guerres qu'ont citée par David, op. cit., p. 200-206; cf. Darian, qui
traversés les maronites de cette époque. Absorbés consacre un chapitre à cette réponse, La substance
par leurs épreuves, ils n'avaient guère le loisir d'enre- des preuves p. 166-178; J. Labourt, Le patriarche
gistrer les fastes de leur Eglise. Les quelques docu- Timothée et les nestoriens sous tes Abbasides, dans la
ments qu'ils rédigèrent ne furent d'ailleurs pas épar- Revue d'histoire et de littérature religieuse, 1905, t. x,
gnés par les tourmentes. C'est ainsi que disparurent p. 390-391. Le fait d'avoir eu recours aux chefs d'une
les œuvres des deux maronites, Théophile d'Édesse confession hétérodoxe n'implique pas, pour les
(t 785) et Qaïs (ix-x
e
siècle), mentionnées, pour le maronites, comme quelques-uns ont voulu le dire,
premier, par Barhebrœus, Chronicon syriacum, p. 126- une communion de foi avec les nestoriens. Les moines
127; Histoire des Dynasties, p. 220 et, pour le second, persécutés, ne se trouvant pas en contact immédiat
par Mas'oudi, op. cit., p. 154. Quant aux écrits des avec les chrétiens de Perse, n'avaient pas de conflit
siècles postérieurs, ils furent perdus en partie, pour avec eux, partant, ils pouvaient, sans inconvénient.
33 MARONITE (ÉGLISE), ÉPOQUE DES CROISADES
solliciter l'intervention de leur patriarche auprès des « Arrivés dans le Liban septentrional, peu avant les
autorités civiles. Mardaïtes, au vnr siècle, ils y avaient mené une
Toutefois, ce ne pouvait être qu'un palliatif. Il existence précaire, persécutés, décimés par les 'Abba-
iallait trouver d'autres garanties pour la sauvegarde sides (750-1098), jusqu'à l'arrivée des Croisés, cepen-
de la foi. Et alors, les maronites prirent le parti d'aban- dant que leurs communautés, demeurées dans les
donner les riches plaines de la Syrie pour se réfugier plaines et les cités riveraines de l'Oronte, achèvent
au Liban, de quitter les rives de l'Oronte, où pouvaient lentement de se dissoudre » Lammens, La Syrie, t. n.
•-épanouir les cultures les plus variées, pour des arides p. 1G.
montagnes aux terres informes et sauvages. H. Lam- IL L'époque des croisades. — « La Syrie, dit
inens. Le Liban, t. 11, p. 29, 51-52. .M. Ristelhueber, fut pendant plusieurs siècles trans-
L'émigration maronite ne se pas tout d'un coup.
fit formée en un vaste champ clos. Centre de l'empire
Commencée dès la fin du vn e
elle continua
siècle, arabe et du monde musulman sous les Oméyades, elle
progressivement. Les maronites s'établirent d'abord ne fut plus, sous les Abbassides, par suite du transfert
dans la région du Nord, notamment au pied du de leur capitale de Damas à Bagdad, qu'une simple
massif montagneux des Cèdres; plus tard, ils pous- province livrée par son éloignement à toutes les intri-
sèrent vers le centre et le sud; et ainsi, peu à peu, le gues et à toutes les agitations. Elle devint une proie
Liban se couvrait de cette population active et labo- que, dans une mêlée terrible et extraordinairement
rieuse. Cependant, la partie septentrionale demeura confuse, les Bédouins, les empereurs byzantins
comme le centre de leur groupement. Lammens, ibid, reprenant l'offensive, les Turcs Seldjoucides et les
p. 51-53. Croisés disputèrent tour à tour aux Khalifes Fatimites
Le peuple maronite avait désormais sa patrie défi- du Caire. Sans cesse prise et reprise, la Syrie fut, pen-
nitive. C'est à la faveur de ces montagnes qu'il vécut dant trois longs siècles, mise à feu et à sang. A travers
et qu'il vit toujours de cette vie simple, austère et des vicissitudes dont l'histoire offre peu d'exemples,
laborieuse. Ristelhueber, op. cit., p. 15, 38-39.
Cf. et qu'elle devait à sa situation de « carrefour des
Arrivés au Liban, les maronites eurent pour pre- nations », tantôt morcelée, tantôt unie, elle changea
mier souci d'organiser le culte. Au milieu du e vm plusieurs fois de maîtres, mais toujours ses conqué-
siècle, on trouve déjà des églises maronites, telle, rants éphémères s'y installaient en guerriers et non
par exemple, celle de Mar-Mâmâ (saint Mammas) à en colons. En présence de ces luttes continuelles, les
Ebden, bâtie en 749. Douaïhi, Manârat El-aqdâs maronites renforcèrent leur organisation militaire
^lampe du sanctuaire), t. i, Beyrouth, 1895, édit. afin de maintenir leur autonomie relative. Et c'est
Chartoùnî, p. 103. Les nouveaux venus se trouvèrent ainsi que les grands propriétaires du Liban furent
en contact avec les populations indigènes aussi bien amenés à prendre de plus en plus le caractère de chefs
qu'avec certains éléments étrangers comme les qui combattaient à la tête de leurs paysans, devenus
Djarâdjima; ils les- absorbèrent pour ne plus faire leurs soldats : l'aristocratie terrienne se transforma
qu'une seule nation. Lammens, Le Liban, t. n , en l'aristocratie militaire des Émirs et des Cheiks.
p. 53-54; La Syrie, t. i, p. 81-82. Cette évolution ne fut, en définitive, qu'une adapta-
La destruction du monastère de Saint-Maron et tion des mœurs féodales et patriarcales aux impérieu-
le transfert de la résidence patriarcale au Liban acti- ses exigences de ces temps singulièrement troublés.
vèrent encore davantage le mouvement d'immigra- Obligés de lutter pour sauvegarder ce qui leur restait
tion. Les maronites, se répandant dans le pays des d'indépendance, les chrétiens du Liban sentirent la
cèdres, y plantèrent la croix et firent de ce massif un nécessité d'unir plus intimement leurs efforts en se
autel chrétien. groupant davantage et de se choisir parfois un chef
Néanmoins, une partie d'entre eux s'établit ailleurs. unique afin de mieux coordonner leur défense. Tandis
En effet, les documents de la première moitié du que la Syrie retentissait du fracas des armes, la plu-
xn e siècle nous révèlent l'existence de monastères part des événements qui se déroulaient autour d'eux
maronites dans l'île de Chypre. Voir dans J.-S. Assc- ne parvinrent guère à modifier sensiblement la situa-
mani, Bibl. orient., t. i, p. 307, et dans Ét.-Év. tion des montagnards maronites. L'un cependant
Assémani, op. cit., p. xxvm-xxix, 18, la reproduction produisit parmi eux une répercussion considérable :

de notes écrites, en 1121,1141 et 1154, sur des mss. ce fut l'arrivée des Croisés. » Op. cit., p. 19-20.
conservés à la Vaticane et à la Laurentienne de Flo- Les maronites, nous l'avons démontré, allèrent
rence; cf. aussi Chebli, Biographie de Douai hi, p. 37. dès la première heure au devant des Croisés. On devine
A quelle époque remonte la fondation de ces monas- l'immense joie qui les saisit à la vue de leurs frères
tères? Probablement au ix e siècle, à la suite de la per- d'Occident, vers lesquels ils avaient toujours tourné
sécution générale qui eut lieu, sous Al-Mamoun (813- leurs regards et leurs pensées. Guides dévoués, coura-
B33), en Syrie et en Palestine. Bon nombre de chrétiens geux et expérimentés, archers habiles, ils furent pour
et d'ecclésiastiques se réfugièrent alors à Chypre, les Croisés des auxiliaires particulièrement utiles.
située à quelque cent kilomètres de la côte libanaise. « Entre maronites et Francs, dit le P. Lammens, régna

Karalevskij, loc. cit., col. 599. toujours la plus grande cordialité. » La Syrie, t. î,
Au
xi c siècle, on trouve une communauté maronite p. 248. Cette cordialité s'explique aisément quand on
établie dans la région d'Alep et gouvernée par un pense que les maronites se considéraient comme en
évèque, Thomas de Kaphartab (voir ci-dessus, parfaite communion de foi avec l'Église latine : Tho-
nous savons qu'en 1140 un chef maronite,
col. 15), et mas de Kaphartab l'affirmait à la veille des Croisades
Simon, prit Aïntâb qui se trouve au Nord d'Alep. (voir plus haut, col. 16). On trouve encore une nou-
Rôhricht, Geschchite des Kônigreichs Jérusalem (1100- velle preuve de cette conviction des maronites dans
1201), Inspruck, 1898, p. 220, n. 6; voir aussi la facilité avec laquelle ils se prêtaient à l'adoption
Lammens, Le Liban, t. u, p. 55. de certains usages latins comme le port de l'anneau,
Ces indications suffisent à montrer l'expansion des de la mitre et de la crosse par les prélats, alors que les
maronites en Syrie et ailleurs. Toutefois, ce fut au autres chrétiens d'Orient n'en voulaient rien enten-
Liban que la grande majorité se fixa; c'est là que dre. Jacques de Vitry, c. lxxvii, dans Bongars, t. i,
s'établit le centre de la vie nationale et ecclésiastique. p. 1094.
Les maronites avaient espéré pouvoir trouver à la Cette identité de loi amena de, bonne heure les
faveur de la montagne une paix religieuse complète. maronites à fréquenter les églises latines et a y célé-
Mais cette paix ne fut qu'intermittente et relative. brer sur les autels et avec les ornements du clergé

DICT. DE THÉOL. CATHOL, N. — 2


35 MARONITE (ÉGLISE), ÉPOQUE DES CROISADES 36
d'Occident. Voir la lettre de Fr. Gryphon, écrite de Voir plus haut, col. 23. En outre, la vivacité de sa
Rome aux maronites en 1469, citée par H. Lammehs, narration suppose que les faits relatés par lui sont
Frère Gryphon, dans ia Revue de l'Orient chrétien, assez connus pour que personne ne songe à les nier
1899, t. iv, p. 94-95. C'est, sans doute, à cause de cette ou même à les contester. S'il en était autrement, il
communion de foi qu'une place privilégiée leur était n'aurait pas choisi une telle base pour son argumen-
réservée dans l'organisation des États latins. « Venant tation. Au demeurant, quelques-uns de ces faits,
de suite après les Francs, ils se trouvaient placés avant attestés d'ailleurs par Jacques de Vitry, ont été illus-
les jacobites et les arméniens, qui eux-mêmes précé- trés par certaines peintures qui ornaient les absides
daient les grecs, les nestoriens et les abyssins. Ils des deux églises maronites de Ma'âd et de Bhadidat.
étaient admis dans la bourgeoisie, faveur les autori- Ces peintures, antérieures au patriarche Jérémie (élu
sant à posséder des terres et même à jouir de certains en 1183), représentaient saint Alaron et saint Cyprien
privilèges dont bénéficiaient les bourgeois francs. » revêtus du pallium et portant chacun une mitre. Elles
R. Ristelhueber, op. cit., p. 58. Au rapport de Guil- existaient encore au temps de Douaïhi (f 1704); il
laume de Tyr, 1. XXII, c. vin, l'Église maronite nous le dit lui-même, Défense de la nation maronite,
comptait à cette époque près de 40 000 fidèles. Dans dans Chartoûnî, Histoire de la nation maronite, Rey-
ce chiffre, faut-ilcompter les femmes? Il nous semble routh, 1890, p. 368 n. Les anciens du village de Ma' ad
que non. En coutume était alors, en Syrie,
effet, la affirmaient, il y a quelques années, au P. Lammens
comme elle est resté ensuite durant de longs siècles, que, si l'on ôtait les décombres de leur église, on
de ne pas comprendre l'élément féminin dans le retrouverait, entre autres peintures, le portrait de
recensement de la population. saint Jean Maron. Le Liban, t. i, p. 87.
Un des résultats des croisades fut d'ouvrir aux ma- Une histoire de l'Église maronite à cette époque
ronites le chemin de Rome. Leur patriarcat ayant été serait trop incomplète si elle n'indiquait pas la liste
formé pendant que toute communication avec l'Occi- des patriarches. Nous avons au xn e siècle Joseph Al-
dent leur était coupée, ils n'avaient guère pu jusque-là gargasî, Pierre, Grégoire de Hàlât, Jacob de Râmât,
entretenir de relations avec le Saint-Siège. Le prin- Pierre, Jean de Lehphed, Pierre, Jérémie Al-'Am-
cipal document qui nous indique les premiers rapports chitî. Pour aucun, sauf pour Jérémie, nous ne con-
établis, grâce aux croisades, entre Rome et l'Église naissons la date exacte de l'élection et du décès. —
maronite, est une lettre de Gabriel Ibn-Al-Qe!a'î Le premier est mentionné dans la lettre d'Ibn-Al-
au patriarche Simon de Hadath. Gabriel écrivit à ce Qela'î, citée plus haut. Il reçut d'Urbain II une lettre
dernier, en 1494, pour le presser de demander, au qui se trouvait encore, sous le pontificat de Douaïhi
plus tôt, la confirmation pontificale de son élection, (t 1704), aux archives de la résidence patriarcale de
faisant valoir à ce sujet la tradition maronite. « On Qannoûbîn. Douaïhi, cité par Chartoûnî dans la
ne peut m'objecter, dit-il, que cette coutume est une Chronologie des patriarches maronites, Beyrouth, 1902,
innovation, inventée par moi. Plus de quinze lettres p. 21, n. 2. — Le nom de son successeur est consigné
de papes, munies de leurs sceaux, me rendent témoi- dans une note écrite en 1432 de l'ère des Grecs (= 1121
gnage et sont encore conservées aux archives de votre de J.-C.) au fol. 262 d'un ms. syriaque qui, au temps de
couvent. On y lit des professions de foi, vieilles de Douaïhi, était conservé à Qannoûbîn, mais qui,
282 ans et plus. Votre propre profession de foi se depuis, fut transporté par Assémani à la Bibliothèque
trouve à Rome où elle fut apportée par Gryphon et les vaticane. Bibl. orient., t. r, p. 307 et 611-612; Douaïhi,
FF. Alexandre et Simon. Le Fr. Jean, supérieur de Chronologie, p. 21-22. Il figure aussi dans une inscrip-
Reyrouth, délégué de votre patriarche Jean Al-gàgî, tion syriaque faite au-dessus d'une fenêtre de l'ancien
avait fait de même au concile de Florence, et avant lui couvent de Meïphouq ou Maïfouq. Voir P. Chebli,
Aiméric des frères prêcheurs et le cardinal Guillaume, dans la Revue biblique, 1901, t. x, p. 588-589. — Le
légat du pape auprès de votre peuple. Les principaux souvenir de Grégoire de Hàlât se perpétue grâce à la
du clergé et de la nation, le patriarche, pour lors Gré- lettre d'Ibn-Al-Qela'i, que nous venons de citer, et à
goire de Hâlât (de la premièe moitié du xii e siècle), se une inscription syriaque de l'église de Râmât, repro-
réunirent en sa présence tous attestèrent par écrit duite par Renan, Mission de Phénicie, 1864, p. 249.

:

et jurèrent de demeurer invariablement attachés au Le pontificat de Jacob de Râmât est attesté dans
siège de Rome. Lorsque le roi Godefroy, après la prise une note écrite de sa main, en 1452 (= 1141), sur le
de Jérusalem, envoya porter cette nouvelle à Rome, ms. syriaque cité ci-dessus. Assémani, Bibl. orient.,
à ses ambassadeurs s'étaient joints des envoyés du t. i, p. 307; Douaïhi, Chronologie, p. 22-23. — Jacob
patriarche Joseph Al-gargasî, et ils lui rapportèrent eut pour successeur Pierre. Voir une note écrite en
une crosse et une mitre. Du temps de la reine Cons- arabe en 1465 des Grecs (= 1154 de J.-C.) sur l'évan-
tance (femme de Robert, roi de Sicile), on commença géliaire syriaque n. 1, conservé à la Laurentienne de
au Liban à sonner les cloches, selon l'usage de l'église Florence, fol. 7. Ét.-Év. Assémani, op. cit., p. xxvm-
occidentale jusque-là on n'avait employé pour appeler
: xxix et 18; cf. Darian, La substance des preuves,
aux offices que des morceaux de bois comme les Grecs. p. 302-303. — - Pierre fut remplacé par Jean de Leh-
Quand cette princesse acheta pour 80.000 dinars à phed, auteur d'une anaphore syriaque, connue sous
Jérusalem l'église de la Résurrection, le tombeau de son nom. Assémani, Bibl. or., t. i, p. 522; Douaïhi,
Marie, le mont des Oliviers et le sanctuaire de Beth- Chronologie, p. 23-24. — • Après Jean de Lehphed
léem, elle donna aux maronites la grotte de la Croix vient un autre Pierre, qui, en 1490 ( = 1179), conféra
et plusieurs autels dans les autres églises de la Ville l'épiscopat à son futur successeur, Jérémie Al-'Am-
sainte, leur permettant de célébrer sur les autels des chitî, élu, en 1183, au siège d'Antioche. Voir ci-dessus,
Francs et avec leurs ornements, ajoutant en outre col. 24, la note écrite par Jérémie lui-même. C'est
une confirmation pontificale de tous ces privilèges. le premier patriarche qui fit en personne la visite
Et dans une réunion de maronites, tenue à Jérusalem, ad limina, en 1213. Il assista au IV e concile du Latran.
tous s'engagèrent solennellement à rester fermement Le souvenir de sa présence dans la ville éternelle a
unis à la communion romaine... » Traduction du été perpétué à Saint-Pierre du Vatican par une pein-
P. Lammens, Frère Gryphon, ibid., p. 99-100. Les ture le représentant comme ayant opéré un miracle.
renseignements contenus dans cette lettre sont trop Cette peinture, restaurée en 1655 par ordre d'Inno-
précis pour être controuvés. D'ailleurs, Ibn-Al-Qela'î cent X, se trouvait encore à Saint-Pierre lorsque
indique ses sources d'information les archives du
: Douaïhi était à Rome. Douaïhi, ms. 395, fol. 98 r°
patriarcat maronite et celles de Saint-Pierre de Rome. et v°, et 99 r°. Cf. Mansi, Concil., t. xxn, col. 1071.
;;, MARONITE (ÉGLISE . ÉPOQUE DES CROISADES 38

C'est sous son pontificat qu'Innocent III adressa à pas conforme aux règles de la grammaire syriaque.
l'Église maronite la bulle Quia divins sapientiœ. Les croisades donnèrent lieu, entre Rome et la
De retour au Liban, il s'employa à une œuvre de Syrie, à de fréquentes allées et venues. Nous avons
réforme liturgique, notamment à la réforme du Pon- cité certaines lettres pontificales adressées, durant
tifical des ordinations. Voir la lettre d'Ibn-Al-Qela'l celte période, aux maronites. Il y en eut certaine-
dans Doualhi, ms. 395, fol. 98 r° la bulle d'Inno-
; ment d'autres que nous ignorons encore. En effet, au
cent III Quia divinse sapienlix; la même bulle envoyée rapport d'Ibn-Al-Qela'i, les archives patriarcales
aux Maronites, par Alexandre IV, dans T. Anaïssi. contenaient, en 1494, plus de quinze lettres envoyées
Bullar., p. 2-13; P. Dib, Étude sur lu liturgie maronite, par le Saint-Siège. Ci-dessus, col. 35. Nous n'en con-
Paris (1919) p. 171. Il mourut en 1230. Douaïhi, Chro- naissons que huit ou neuf. Les relations des papes avec
nologie, p. 24. les maronites ne se limitèrent pas à l'échange des
Au xiir siècle, nous trouvons, après Jérémie. .ettres. Il y eut aussi, de part et d'autre, un échange
Daniel de Schâmàt, Jean, Simon, Jacob, Daniel de de missions. Ainsi, les catholiques du Liban reçurent
Hadschit. Luc. —
Daniel de Schâmàt fut élu en 1541 plus d'une fois la visite de légats pontificaux. Ce fut
(= 1230); il vivait encore en 1236. Douaïhi, Chro- d'abord le légat d'Innocent II, puis celui d'Inno-
nologie, p. 25. — Nous n'avons aucune date du pon- cent III. Cf. plus haut, col. 23,25. En 1246, à la suite
tificat de Jean. Douaïhi atteste son existence en se du I er concile de Lyon, Innocent IV chargea un frère
fondant sur les archives patriarcales. Annales, fol. 39; mineur, Lorenzo da Orte, de visiter en son nom diverses
Chronologie, p. 20, 24, 25. —Quant à Simon, il était Églises orientales et de régler certaines questions.
patriarche en 155(3 (= 1245) et vivait encore en 1277 Le pape annonça cette légation par la lettre De supre-
comme il appert de deux notes citées par Douaïhi, mis cœlorum du 9 (et non pas du 6 )août 1246, adressée
Chronologie, p. 25. Il reçut plusieurs lettres pontifi- aux chefs respectifs de ces Églises. Voir cette lettre
cales dont la première De supremis cœlorum (9 août et d'autres documents pontificaux concernant cette
1246), à l'occasion d'une mission apostolique en Orient, mission dans Sbaralea, Bullar. francise, t. i, p. 421-
confiée à Fr. Lorenzo da Orte. Voir plus loin, col. 38. 422, 460-461, 475. Cf. Potthast, Regesta pontif. rcman.,
Puis, en 1256 Alexandre IV lui adressa de nouveau, à t. ii, n. 12546, 12630, 12636, 12637; Golubovich,
lui. à l'épiscopat, au clergé et au peuple maronites, la Biblioteca, t. i, p. 215-216; t. n, p. 349-350. Les
bulle Quia divinse sapientiœ qu'Innocent III leur avait maronites étaient compris dans cette mission; à
déjà envoyée. Anaïssi, Bull., p. 9-13. — Le nom de cette fin, le pape envoya un exemplaire de sa lettre
Jacob, successeur de Simon, nous est donné par une à leur patriarche. Sbaralea, p. 422 C'est de cette
inscription syriaque gravée, en 1746, au-dessus d'une mission que datent les premières relations de l'Église
fenêtre de l'ancien couvent de Meïphouq. Cf. Chebli, maronite avec l'Ordre de Saint-François. Golubovich,
dans Revue biblique, 1901, p. 209; Ghabriel, Histoire Biblioteca, t. ir, p. 349-350.
t. ii, 1" part. p. 209. —
Daniel de Hadschit lui succéda L'action du cardinal Pierre d'Amalfi, légat d'Inno-
et, au rapport de Douaïhi, il reçut, en 1280, la bulle de cent III, marque le début d'une latinisation officielle
confirmation, reproduction de celle d'Innocent III de la discipline maronite. Innocent III écrivait en
Quia divinse sapientiœ. Au reste, son portrait, placé effet :
'

dans l'église de son village de Hadschit, le représen-


Quia vero dictus cardinalis, in quibusdam intellexit vos
tait à genoux, revêtu des ornements sacrés et du pal-
pati defectum, illum in vobis apostolica; auctoritatis ple-
lium pontifical, la mitre sur la tête et l'anneau à la nitudine supplere curavit, injungens... ut hanc formam
main, et recevant de l'apôtre Pierre le bâton pastoral. baptizando servetis, quod in trina inimersione unica tantum
Douaïhi, Chronologie, p. 26; Défense, dans Chartoûnî, fiât invocatio Trinitatis; ut etiam corifirniationis utamini
op. cit.. p. 374, n. 1. —
Enfin, Luc aurait succédé à sacramento a solis episcopis conferendo; et ne in confec-
Daniel en 1283. On ne connaît pas d'une manière tione chrismatis aliquam speciem, nisi balsamum et oleum
apponatis... Quse omnia vos, tanquam obedientise filii,
certaine le nom de son successeur. Douaïhi, Chrono-
dévote ac humiliter recepistis. Nos autem approbantes
logie, p 17-18; Ghabriel, loc. cit., p. 210-212.
praescripta, et inviolabiliter observari mandantes, vos
Il ne sera pas sans intérêt de rappeler ici une erreur
Fratres et Filios, quos débita charitate in Domino amplexa-
commise dans la lecture d'une inscription syriaque de mur, cum Ecclesiis in vestris provinciis constitutis, sub
1277, se trouvant dans le mur de l'église du couvent Beati Pétri et nostra protectione suscipimus, et prœsentis
de Meïphouq. Douaïhi la cite —
il n'a pas dû la voir scripti privilegio communimus, statuentes, ut pontifices
lui-même — pour donner le nom du patriarche qui in Maronitarum terminis constituti vestibus et insigniis
succéda à Simon. Chronologie, p. 25-26. Renan, qui pontificalibus sibi congruentibus juxta morem Latinorum
utantur, Ecclesia? Romanse consuetudinibus se in omnibus
n'est pas allé à Meïphouq, avait eu entre les mains
studiosius conformantes. Anaïssi, Bullar., p. 3-4.
deux copies de cette inscription. Mais celle qu'il repro-
duit dans sa Mission de Phénicie, p. 253-254, est Alexandre IV et Nicolas III, nous venons de le
semblable au texte de Douaïhi. Voici la traduction voir, adressèrent de nouveau la même lettre aux
qu'il en donne : « Au nom de Dieu, vivant éternelle- maronites. Devant ces instances pontificales, les
ment, en l'année 1588 de l'ère des Grecs, a été ter- patriarches, comme Jérémie, Daniel de Hadschit,
miné ce temple jacobite de la mère de Dieu; qu'elle eussent voulu appliquer les instructions venues de
prie pour nous... » p. 254-255. Douaïhi a lu dans le Rome; ils tentèrent de les mettre en pratique. Douaïhi,
mot jacobite le nom du patriarche Jacob qui succède ms. 395, fol. 98 ; Chronologie, p. 26. Mais, en fait,
à Simon. Mais d'autres en ont conclu que le couvent la réalisation de cette réforme conçue dans un esprit
de Meïphouq aurait été un centre monophysite. de latinisation, préparée par l'action des Croisés, se
I.ainmens, Fr. Gryphon, ibid., p. 87. Or, l'inscription réduisit surtout à quelques détails extérieurs et
porte, on peut encore le constater aisément, 'Mourio d'importance secondaire, nous le verrons plus loin.
(construction) et non pas ya'qouboïo (jacobite). Il L'époque des croisades produisit une véritable
faut donc traduire « Au nom de Dieu... a été termi-
: renaissance dans l'Église maronite. Les monuments
née cette construction du couvent de la mère de Dieu... » de l'art religieux nous en fournissent la preuve. « Si
Chebli, dans la Revue biblique, 1901, p. 588. Le copiste, l'on excepte la période romaine, à aucune autre,
ayant remplacé le mot couvent par celui de temple, l'art de la construction n'a déployé autant d'activité
a supprimé le dûlath, signe du génitif, qui doit subor- en Syrie. Dans les ports, chaque colonie marchande
donner couvent à construction. Malgré cela, tel qu'il voulait posséder au moins, une église, ses caravansé-
est reproduit par Douaïhi et par Renan, le texte n'est rails, ses bains. De cette époque datent lis nombreuses
39 MARONITE (ÉGLISE), DOMINATION DES MAMLOUKS 40

églises souvent monumentales, ensuite les forteresses nord) lecentre de leur résistance. Mais le patriarche
qui couvrent le pays. » H. Lammens, La Syrie, t. I, lui-même fut bientôt capturé et l'envahisseur considéra
p. 2.Ï1-2G2. Les maronites ne restèrent pas étrangers cette prise comme « une conquête plus importante que
à cette activité artistique. « j.es églises de Ilattoun, celle d'une forteresse considérable. Ms arabe de
Meïphouq, Ilelta, Scheptïn, Toula, Bliadidat, Ma' ad, Paris 1704, fin du xin e siècle, fol. 94 r°-95 r°.
Khoura, Semar-Jebaïl appartiennent à un art syrien, La perte des seigneuries latines lit tourner les regards
issu du byzantin, et elles offriront un curieux sujet des vaincus vers l'île de Chypre, acquise aux environs
de recherches à celui qui entreprendra l'étude de l'ar- de 1192 par Guy de Lusignan. Ce dernier ouvrit les
chéologie syrienne médiévale du Liban. Hattoun et portes de l'île non seulement aux Francs chassés de
Meïphouq possèdent, en outre, des inscriptions syria- leurs domaines, mais aux chrétiens de Syrie, qui,
ques dont une nous donne la date de la construction de molestés par le vainqueur, cherchaient ailleurs un
Notre-Dame de Meïphouq, où elle se trouve, et qui fut refuge. Beaucoup de maronites suivirent le mouvement
terminée en 1276. L'église de Ma'ad, ainsi que celles d'émigration vers Chypre. Ces derniers « ne se mêlèrent
île Bliadidat, de Kafar Schleiman et de Naous renfer- pas aux habitants de l'île. Le séjour des villes, dont
ment des peintures syriennes bien conservées, et d'un ils n'avaient pas l'habitude, les effrayait. Ils préfé-

grand intérêt, car, de leur étude résultera, dit M. R'enan, rèrent se rendre sur les hauteurs au nord de Nicosie,
un complément important à l'histoire de l'art byzan- et là, dans un cadre qui leur rappelait leurs montagnes
tin. » Rey, Les colonies jranqu.es de Sijrie, p. 79; cf. du Liban, ils vécurent entre eux, se livrant à la culture
Renan, op. cit., p. 240, 252-253; H. Lammens, Le et gardant leurs mœurs simples et familiales. Encou-
Liban, t. i, p. 81-99. L'église de Bliadidat, dit Renan, ragée par les rois de Chypre, leur colonie ne tarda pas
« est digne d'attention. Elle est ancienne, et les pein- à devenir prospère et relativement nombreuse : elle
tures dont elle est ornée à l'intérieur peuvent passer aurait compté jusqu'à soixante-douze villages. »
pour un des spécimens les plus précieux de l'art syrien. Ristelhueber, op. cit., p. 72-73; voir encore, p. 309.
On y distingue surtout des chérubins portant le tris- Cf. aussi Assémani, Bibl. or., t. iv, p. 433; Le Quien,
agion en beau caractère estranghélo. » Op. cit., p. 236. Oriens christianus, t. ni, col. 83-84; Rôhricht-Meisner,
— Ajoutons encore à ces églises celles de Reschkida, Deutsche Pilgerreisen nach den Heiligen Lande,
de'Abdelleh, de Schàmàt, d'Eddé et de Saint-Georges Berlin, 1880, p. 52; Lammens, Le Liban, i. n,
d'Ehden. Lammens, Le Liban, t. i, p. 84, 85, 87, 89, p. 56; La Syrie, t. n, p. 1 De Mas-Latrie, Histoire de
;

90, 91; Renan, p. 227, 229, 234. l'île de Chypre sous le règne des princes de la maison de

Ces indications suffisent pour montrer l'importance Lusignan, t. i, Paris, 1861, p. 109-110. Au rapport
de l'évolution à laquelle donna lieu le contact des d'Etienne de Lusignan, ils formaient dans l'île, après
Croisés. les grecs, la communauté la plus nombreuse. C.horo-
La chute de Jérusalem (1244) détermina l'entrée grafia e brève historia universale dell'isola de Cipro,
en scène de saint Louis, roi de France. La figure de Bologne, 1573, p. 34, cité par A. Palmieri dans l'art.
Louis IX reste très populaire parmi les maronites, Chypre {Église de), t. u, col. 2462. Aussi fut-il néces-
et le souvenir de son passage en Syrie est entouré, saire de leur donner un évêque de leur rit. En eiïet,
maintenant encore, de touchantes et prestigieuses nous savons qu'en 1340 il existait en Chypre un
légendes. Ristelhueber, op. cit., p. 73-76. En 1254, évêque maronite. Le Quien, loc. cit., col. 1208. L'émi-
saint Louis se décida à rentrer en France. Les prin- gration de ce peuple vers Chypre ne s'arrêta pas avec
cipautés chrétiennes se trouvaient alors dans un état la perte de l'île par les Lusignan. Sous les Vénitiens,
fort précaire : son départ marqua le début de leur ils y allaient encore de toutes les parties du Liban,
rapide disparition. Les Francs formaient déjà au Douaïhi, Annales, fol. 74 v°-75 r°, Chebli, Biographie de
Liban u.i groupe très nombreux; leurs compatriotes Douai hi, p. 38-39, jusqu'à l'invasion des Turcs
que refoulait l'invasion ennemie vinrent les y rejoindre. (1507-1571), qui réduisit considérablement leur colo-
Ils accouraient vers les montagnes, persuadés qu'ils nie, comme nous le verrons plus loin.
trouveraient un cordial accueil auprès des maronites. L'émigration maronite se porta aussi vers l'île de
De fait, ceux-ci ne manquèrent pas de répondre à leur Rhodes. Ce fut probablement lorsque, après les croi-
confiance; ils leur offrirent la plus large hospitalité. sades, les Hospitaliers allèrent y établir leur centre
Alexandre IV rend témoignage au dévouement des d'action. Lammens, Le Liban, t. ir, p. 56: J. Delaville
maronites en cette occasion. (Cité par Benoît XIV Le Roulx, Les Hospitaliers en Terre sainte et à
dans l'allocution conslstoriale du 13 juillet 1744.) Chypre, Paris, 1904, p. 272-284.
Les Francs, ayant organisé au Liban un centre de III. La domination des Mamlouks. —
L'année
défense, essayèrent d'y tenir. Mais leur résistance ne 1291 marqua la perte définitive des derniers débris
put se prolonger longtemps. La colère du sultan du royaume latin. Désormais, la Syrie sera sous la
d'Egypte, Baïbars, sévit contre les montagnards. domination des Mamlouks jusqu'à la conquête otto-
En 1267, le Haut-Liban fut désolé par les incursions de mane (1516).
ses troupes. « Les troupes, raconte Makrizi (historien Une fois de plus, le pays des maronites se trouve sé-
arabe, 1364-1442), forcèrent plusieurs cavernes et paré de l'Occident. Les nouveaux maîtres, obsédés par
vinrent présenter au sultan les prisonniers et le butin. la silhouette des navires francs, qui ne cessaient de
Ce prince commanda de décapiter les captifs, de croiser en vue des côtes, et redoutant continuellement
couper les arbres, de démolir les églises. » Cité par le quelque nouvelle descente des Latins, surveillaient
P. Goudard, La sainte Vierge au Liban, p. 302. d'un œil jaloux les relations de leurs sujets chrétiens
Devant la poussée sarrasine, les Francs furent obligés avec les pays étrangers. Toute tentative de rapproche-
d'abandonner peu à peu les derniers vestiges de leur ment avec les anciens seigneurs de la Syrie eût été
domination. Les châteaux tombèrent les uns après considérée par un maître ombrageux comme une
les autres. En 1277, « seules les places de Margat, trahison impardonnable, un complot contre la sûreté
Tripoli, Sagette et Acre résistaient encore. Ce ne de l'État. Quiconque eût éveillé un tel soupçon pouvait
devait plus être pour bien longtemps. A partir de craindre d'attirer sur lui un redoublement de rigueur
1288, chaque année marqua la chute d'une nouvelle et d'en payer cher les conséquence. Voir Histoire des
ville. Dernier rempart de la conquête latine, Saint- sultans mamlouks de l'Egypte, écrite en arabe par Taki-
.lean-d'Acre succomba peu après Baruth (1291). » Eddin-Ahmed-Makrizi (1364-1142), traduite en fran-
Ristelhueber, op. cit., p. 78. Les maronites groupés çais par M. Quatremère, t. n, Paris, 1845, p. 63-64;
autour de leur patriarche, établirent à Hadelh (Liban Chebli, Le patriarcat maronite d'Antioche, loc. cit.,
-

4J MARONITE (EGLISE), DOMINATION DES M AMI, OU KS 42

p. ai: Laminons. La Syrie, t.


l Gaudefroy-
u,p. 1 sq.; et le chef de l'Église. « A celte époque, on ne- parlait,
Demombynes, La Syrie ù l'époque des Mamelouks, on ne traitait dans toute l'Italie que de la réunion des
1>. cv-exi. D'ailleurs, l'intransigeance des sultans dissidents orientaux à l'Église romaine. Le 22 novem-
tnamloûks à eet égard est bien marquée dans les docu- bre 1139, Eugène IV eut la joie de recevoir le serment
ments officiels. Ainsi, le diplôme d'investiture qu'ils de fidélité des envoyés arméniens. Leur réunion avait
accordaient au patriarche melkite défendait rigoureu- suivi de près celle des Grecs au concile de Florence.
sement à celui-ci d'avoir des rapports avec l'étranger. Vers ce même temps arrivait au concile Frère Jean.
« Qu'il se garde soigneusement, y lisons-nous, de tenir supérieur des franciscains de Beyrouth. Il venait au
cachée une lettre à lui adressée par un monarque étran- nom de Jean Al-gâgî, patriarche du Mont-Liban, faire
ger ou de lui écrire ou de commettre rien de pareil! hommage au vicaire de Jésus-Christ, l'assurer que le
Qu'il évite la mer et ne s'y expose pas...! » Traduct. chef de la nation maronite acceptait d'avance toutes
Lammens, dans la Revue de l'Orient chrétien, 1903, les décisions de l'assemblée, réclamer le privilège du
t. vin, p. 104. Si à ces difficultés on ajoute les obstacles pallium et la confirmation de son élection au siège
géographiques, les révolutions successives, les inva- d'Antioche. De leur côté, les maronites de Jérusalem
sions mongoles, on comprendra aisément pourquoi, avaient envoyé à Florence le franciscain Fr. Albert...
dans la période qui va d'Urbain IV à Eugène IV, Dans la première moitié du xv siècle, le célèbre fran-
nous n'avons pas de lettres échangées entre Rome et ciscain Antoine de Troïa avait, à plusieurs reprises,
lepatriarche maronite. Il fallut attendre la cessation parcouru l'Orient, chargé par les souverains pontifes
du péril franc et la venue de missionnaires au Liban d'importantes missions auprès des chrétiens orientaux,
pour assister à une reprise de relations si longtemps spécialement auprès des populations du Mont-Liban.
interrompues. En 1444, il revenait à Rome accompagné de députés
Les Mamloùks divisèrent le pays en six gouver- des Maronites et des Druses. » Lammens, Fr. Gryphon,
nements appelés chacun mamlakat (royaume) ou p. 72 et 77. Cf. Douaïhi, Annales, an. 1438, loi. 67 v°-
nidbat (lieutenance) Damas, Alep, Hamàh, Tripoli,
: 68 v°; Marcellin de Civezza, histoire universelle des
Safad, Karak (Transjordanie). Le titulaire de chaque missions franciscaines, t. m a, Paris, 1898, p. 209.
mamlakat ou nidbat portait le nom de nâïb (vice-roi, Afin de fortifier son autorité en Syrie, le Saint-
lieutenant). Les maronites, groupés dans le Liban Siège voulut y établir un représentant à titre perma-
septentrional, s'organisèrent, une fois de plus, sous nent. Il créa en 1444 un commissariat apostolique
la conduite de leur patriarche et de leur clergé. Ils se auprès des maronites, des druses et des syriers
divisèrent en plusieurs districts ayant à leur tête des (melkites). Fr. Pierre de Ferrare, du couvent de Saint
chefs pris au sein de la nation, nommés mouqaddamin Sauveur de Beyrouth, en fut le premier titulaire.
(préposés). Cette organisation, sans les mettre à l'abri Lammens, ibid., p. 78. Fuis Nicolas V investit de
des exactions, ni des persécutions, leur donnait une cette charge auprès des maronites André, archevêque
certaine autonomie. Les mouqaddamin tout en relevant de Nicosie. Lettre Placuit o'mnipotenti Deo, 19 août
de la nidbat de Tripoli, administraient, à leur manière, 1447, dans Anaïssi, Bull., p. 17-18; Ccd. Vat. arab.
les affaires temporelles de la communauté; leur charge 640, fol. 31. Les fonctions de commissaire apostolique
devint même héréditaire. Ils étaient généralement furent ensuite confiées à Fr. Gar.dolphe de Sicile,
revêtus du sous-diaconat (ordre mineur chez les maro- gardien du Mont-Sion. En se rendant auprès des maro-
nites; pour avoir, à l'église, droit de préséance sur les nites, le nouveau délégué pontifical prit avec lui,
laïcs. Douaïhi, Annales, an. 1442, 1470, 1472, fol. 68 v» entre autres compagnons, Frère Gryphon. Marcellin
et 70 v°; Debs, op. cit., t. vi, p. 459-461; Darian Les de Civezza, loc. cit., p. 209. Ce dernier, attaché défi-
maronites au Liban, p. 78-91 et 227; Lammens, La nitivement à la mission du Mont-Liban, eut pour
Si/rie, t. il, p. 4,38, 69. collaborateur Fr. François de Barcelone et représenta à
Au xiv e siècle, le nombre des maronites devait son tour le Saint-Siège auprès des maronites (voir plus
être assez important. En effet, à cette époque, loin, col. 44). En 1475, il demanda et obtint la pei-
Ludolphe de Suchem décrivait le Liban comme mission de se rendre en Perse pour y achever le reste
« couvert d'un nombre considérable de bourgs et de sa vie missionnaire. Mais à peine était-il arrivé
de villages, tous habités par une immense multi- en Chypre qu'il tombait gravement malade, et, le
tude de chrétiens ». Cité par Lammens, Frère Gry- 17 juillet 1475, rendait le dernier soupir. Fr. François
phon, loc. cit., p. 83. Les patriarches de cette période de Barcelone alla à Rome pour exposer au pape les
furent Simon, Jean, Gabriel de Hajjoula, mort pour résultats des travaux accomplis au Liban et le prier
la foi en 1367, et David qui prit le nom de Jean. de députer un autre missionnaire à la place de Gryphon.
Douaïhi, Chronologie, p. 28-29; Ghabriel, loc. cit., Le choix de Sixte IV se porta sur Fr. Louis de Ripario.
p. 265-270. Il lui donna les instructions d'usage et le chargea'de

Au xv siècle, la question d'Orient reprit une place quantité de présents pour le patriarche :croix de
de choix dans les préoccupations romaines. Eugène IV procession, mitre brodée, crosse pastorale etc.. A
et Calliste III, notamment y prêtèrent une attention Venise, Louis de Ripario fut atteint d'une maladie
particulière. Un jour ayant remarqué sur sa table qui l'empêcha de poursuivre son voyage. Sixte IV
une salière d'or, le vieux pontife castillan s'écria : écrivit alors, le 5 octobre 1475, à Fr. François Noni
« Qu'on l'enlève pour l'Orient! De la faïence fera tout de Besce, vicaire général des observants cismontains,
aussi bien ». Cité par Lammens, Fr. Gnjphon, ibid., et lui demanda de choisir un religieux de ses sujets :ï

p. 92. Les papes organisèrent un plan de conquête la place de Fr. Louis. Le vicaire général désigna à cette
apostolique, dans lequel les missions devaient jouer charge Fr. Alexandre d'Arioste de la province obser-
le rôle principal. Il était réservé aux franciscains vante de Bologne. Le pape, vu l'importance de pareille
d'exercer en Syrie une action particulièrement impor- mission, alla plus loin. Le 12 février de l'année de
tante. l'incarnation 1475, il donna au même vicaire général,
Les maronites ne furent pas oubliés. Catholiques, alors Fr. Pierre de Naples, la faculté perpétuelle de
oui, mais entourés, de toutes parts, d'infidèles et rommer désormais lui-même, paimi les religieux de
d'hérétiques, ils avaient besoin de l'aide missionnaire l'ordre, les nonces ou
. commissaires apostoliques
pour soutenir leur foi et leur courage. Les religieux de auprès des maronites. Lettres de Sixte IV Missuri
:

l'ordre séraphique se montrèrent à la hauteur de cette unum, 5 oct. 1475, et Suscepti cura, 12 février 117"),
tâche. Ils les visitèrent, les assistèrent dans leurs luttes dans Anaïssi, Bull., p. 19-22: Fr. Frarcesco Suri an o,
pour la religion et servirent d'intermédiaires entre eux Tratlalo di Terra Santa, p. 70, n. 1 et p. 71 Marcellin
;
43 MARONITE (ÉGLISE), DOMINATION DES MAMLOUKS 44

de Civezza, loc. cit., p. 209-217; Quaresimus, Historien, vous attester la croyance de Pierre, comme je suis venu
theologica et moralis Terrœ Sanctœ elucidatio, t. i, témoigner ici que la vôtre était conforme à la sienne, que
vous étiez d'accord avec lui, soumis à son siège. De cela
Venise, 1880, p. 71 et 326-328; Wadding, Annales
j'ai pu fournir plusieurs preuves 1° Que votre patriarche,
:

minorum, an. 1475, n. 18-24, t. xiv, 1735, p. 128-


vos évoques, vos prêtres séculiers et réguliers, ainsi que les
132. laïques interrogés par moi à ce sujet m'ont donné la réponse
La mission dont le souvenir fut le plus profondément précédente. J'en suis sur, ils n'ont en aucune manière usé
gravé dans la mémoire des maronites est celle de de réticence et je ne serai pas accusé de mensonge près du
Fr. Gryphon. Flamand de haute intelligence, d'un pape de Rome. 2" Il y a de par le monde plusieurs sectes
çsprit large et mesuré, d'une culture raffinée et d'une chrétiennes ou infidèles. Les Maronites, nous le savons, ne
sont d'accord ni avec les infidèles, ni avec les Nestoriens,
activité dévorante, Gryphon se sentait attiré par les
ni avec les Jacobites, ni avec les Grecs; mais ils considèrent
missions de Terre sainte. Vers la fin de 1442, il fut toutes ces sectes comme hétérodoxes. S'ils agissaient de
envoyé en Palestine. Après avoir visité les sanctuaires même à l'égard de la croyance des Francs, il s'ensuivrait
de cette région, il se fixa à Jérusalem, au couvent du qu'il ne se trouve des savants, des saints, des livres et des
Mont-Sion. Il se mit à étudier l'arabe, devenu l'idiome témoignages irrécusables que chez les seuls Maronites;
du pays, et le syriaque, langue liturgique de plusieurs conclusion évidemment inadmissible, vu le petit nombre de
ces derniers. Mais par le fait de leur communion avec les
Églises. En' 1450, ayant été attaché à la mission du
Francs, ils le sont également avec une grande société ayant
Mont-Liban, il quitta Jérusalem pour Beyrouth,
toujours produit des saints, des savants, des rois, etc. 3° De
accompagné de Fr. François de Barcelone. Avec temps immémorial tous les Maronites font solennellement
celui-ci le missionnaire flamand poursuivit ensuite sa mention du pontife romain; ce qu'ils ne font pour aucun
route vers la Montagne et s'établit au milieu des maro- autre personnage des autres confessions. Vos ancêtres
nites. Il fit bâtir de nouvelles églises et adopter diver- n'ont établi cette coutume que parce qu'ils étaient d'accord
ses réformes disciplinaires. Les auteurs disent :
avec le pape de Rome, unis dans la même croyance. 4° Dans
les pays des Francs, à Rhodes, à Chypre, à Tripoli, à Rey-
errores ablegavit, ce qui a poussé quelques-uns à crier
routh, à Jérusalem, les Maronites de toute antiquité fré-
immédiatement à l'hérésie. Le P. Lammens a raison
quentent les églises des Francs et célèbrent sur leurs autels
de traduire errores par abus. « Il ne peut évidemment avec les mêmes ornements; ils consacrent et font comme
pas, dit-il, être question d'erreurs doctrinales. Les eux le signe de la croix; ils se confessent et communient
adversaires les plus décidés de la perpétuelle ortho- chez eux et reçoivent en présents des mitres, etc.. En suite
doxie des maronites doivent convenir que, depuis le de cela, le patriarche Jérémie, ses prêtres et son peuple,
concile de Florence, leurs croyances ont été absolu- il y a plus de deux cent cinquante ans, se sont unis de

ment irréprochables. Il s'agit donc sans doute de points croyance avec les Francs; en quoi ils ont été imités par
plusieurs patriarches, et, à notre époque, par Jean Al-gâgî
de discipline, n'intéressant en rien la foi, d'abus qui
et, après lui, par le titulaire actuel, Pierre, demeurant
peuvent se glisser, hélas! dans les milieux les plus au couvent de Qanoûbîn. Dieu veuille vous garder dans
fortement imbus de principes catholiques. Il y avait, cette union et vérifier ainsi ce que j'ai attesté à notre
en outre, au Liban, plusieurs localités habitées par saint Père le Pontife de Rome Traduction Lammens,
!

des jacobites... Peut-être Gryphon eut-il à sévir contre ibid., p. 94-95. Le texte arabe de cette lettre se trouve
des livres et des opinions que les voisins jacobites dans Douaïhi, ms. 395, fol. 117 v°-118v°. Cf. la bulle
s'efforçaient de répandre au milieu de ce peuple fidèle! Cimclarum orbis Ecclcsiarum de Léon X, 23 juillet 1515,
dans Anaïssi, Bull., p. 46.
A la faveur d'une langue et d'une liturgie communes,
les points de contact n'étaient que trop nombreux Gryphon retourna au Liban revêtu des fonctions de
et, de l'aveu des écrivains maronites, elles furent en représentant du Saint-Siège auprès des maronites et
plus d'une occurence nuisibles à la pureté de la foi. portant au patriarche le bref de confirmation. Voir
Quoi qu'il en soit, abus disciplinaires ou erreurs jaco- la lettre Virtutum Deus de Paul II, 5 août 1469, dans
bites, les efforts de Gryphon pour les extirper furent Anàïssi, Bull., p. 22-25.
couronnés de succès. Il fut aisé de rendre son premier Le dernier patriarche du xiv° siècle, David qui prit
éclat à la religion chez un peuple ayant toujours joint le nom de Jean, dut mourir vers 1404. Douaïhi, Chro-
un grand fond de piété à un sincère attachement à la nologie, p. 29; Ghabriel, loc. cit., p. 269-270. Il fut
foi catholique. » Frère Gryphon, p. 87-88. Cf. aussi
remplacé, on ne sait en quelle année, par Jean Al-jàjî ou
Marcellin de Civezza, op. cit., t. m
a, p. 208. Du reste,
Al-gâgî. En tout cas, celui-ci était patriarche lorsque
cette interprétation du P. Lammens se trouve pleine- Eugène IV lança les lettres de convocation pour le
ment justifiée par une lettre de Gryphon lui même concile de l'Union. Douaïhi, Annales, an. 1438, fol. 67v n -
aux maronites. Voir ci-dessous. Toutefois, malgré sa 68. Il y envoya, nous l'avons vu, Fr. Jean, supé-
vaste érudition, Gryphon qualifia d'abus certains rieur des franciscains de Beyrouth, et le chargea de
usages disciplinaires qui ne pouvaient avoir rien de demander la confirmation pontificale pour son élection
repréhensible sinon leur différence des pratiques au siège d'Antioche. Eugène IV remit au mandataire
occidentales. Aussi l'élaboration d'une réforme de ces patriarcal, avec la lettre de confirmation, le pallium,
« désordres » rencontra-t-elle une vive résistance de et quelques ornements d'église. Nous avons trouvé une
la part du clergé et des fidèles, fort attachés à leurs
traduction arabe de cette lettre qui est de 1439, parmi
traditions ecclésiastiques. Mais, s'il faut en croire les les mss. de la Vaticane, Vat. arab. 640, fol. 32-33. Frère
chroniqueurs franciscains, Gryphon, à la suite d'un Jean ne tarda pas à regagner la Syrie au mois d'octo-
:

événement survenu le jour de l'Assomption, aurait bre 1439, il débarquait à Tripoli. La nouvelle de son
fini par avoir raison de cette résistance. Marcellin de
arrivée se répandit aussitôt dans le pays, si bien qu'un
Civezza, loc. cit., p. 210-211; Lammens, ibid.,p. 88-89. grand nombre de maronites se portèrent à sa rencon-
Du Liban, Frère Gryphon se rendit deux fois à tre. Cette manifestation inspira quelques soupçons
Rome pour affaires relatives aux maronites. Son pre- au nâïb. Il crut, en effet, que l'assemblée de Florence
mier voyage s'effectua sous Calliste III, par consé- avait pour but de reconquérir la Terre sainte. Il fit
quent, entre 1455 et 1458. Le second, dont le but était
arrêter Frère Jean et ses compagnons. Informé de cette
de demander la confirmation du nouveau patriarche aventure, le patriarche, qui résidait à Meïphouq,
Ibn-Hassân, eut lieu en 1469. Les questions qu'il avait dépêcha à Tripoli quelques notables de la nation.
à traiter lui offrirent une belle occasion de porter
Ces derniers, munis d'argent, purent convaincre le
témoignage en faveur des maronites. nâïb que les missionnaires ne nourrissaient aucune
Frères bien aimés!..., écrivait-il de Rome à ces derniers, arrière-pensée politique. Il les mit en liberté, à charge,
Notre-Seigneur Paul (II), pape de Rome, Vicaire du Messie pour eux, de se présenter à toute réquisition: mais il
et successeur de saint Pierre, me renvoie vers vous pour subordonna cette liberté à un cautionnement. Frère
!•> MARONITE (ÉGLISE), DOMINATION DES MAMLOUKS 46

Jean et ses confrères se rendirent incontinent chez le grité remarquable, le nouveau chef des .maronites,
patriarche, et, de la, après la cérémonie de la remise suivant l'exemple de ses devanciers, mit en tête de
du pallium. à Beyrouth. Plus tard, ayant inutilement son programme la fidélité au Siège de Rome. Voir
décerné contre t ux un mandat de comparution, le la relation envoyée au pape, en 1475, par son commis-
ndib s'irrita et convertit son ordre en mandat d'ame- saire auprès des maronites, Fr. Alexandre d'Arioste,
ner contre ceux qui s'étaient portés garants de leur dans Marcellin de Civezza, loc. cit., p. 215. Aussitôt
conduite et contre le patriarche lui-même. La solda- installé, il songea à demander la confirmation pontifi-
tesque entra alors en action, incendiant et pillant cale. A cet effet, il réunit les principaux du clergé et
tout sur son passage. Mais c'est surtout sur le couvent de la nation, écrivit avec eux les lettres d'obédience,
de Meïphouq qu'elle exerça sa rage. Douaïhi, ms. 395, et Frère Gryphon, accompagné de deux autres fran-
to. 105v°-106r°; Annales, an. 1-139, fol. 68 r°. A la suite ciscains, les porta à Rome. Voir plus haut, col. 43, la
de ces douloureux événemens, Jean Al-jàjî transféra, suite de cette mission; Douaïhi, ms. 395, fol. 121v°-
en 1440, la résidence patriarcale au monastère de 122.
Qannoùbîn, situé dans la vallée profonde dite Wadi A Pierre, décédé en 1492, succéda son neveu Simon
Qadîcha (Vallée sainte), au pied du massif montagneux ou Siméon Ibn-Hassân de Hadeth. Mais il se passa plu-
des cèdres. Douaïhi, Annales, an. 1440, fol. 68r°et v°; sieurs années avant qu'il pût être confirmé. Au début,
Chronologie, p. 30. A Qannoùbîn, le patriarche pou- il y eut certainement négligence de sa part à notifier

vait être protégé par les précipices de la vallée. au pape son élection. Nous le savons par les deux
L'n voyageur de 1589, le seigneur de Villamont, lettres que lui adressèrent en 1494 Ibn-Al-Qela'î et
a laissé une description pittoresque de ce vieux monas- Fr. Francesco Suriano, supérieur des franciscains
tère, devenu le centre de la vie maronite. Les voyages de Terre sainte et vicaire apostolique pour l'Orient.
du Seigneur de Villamont, Lyon, 1609, p. 359. Un siècle Douaïhi, ms. 395, fol. 92 r" etv°; 127r°-128r°. Mais il
plus tard, en 1689, un autre voyageur, M. de la Roque, écrivit ensuite coup sur coup, et la réponse n'arrivait
complète cette description de Qannoùbîn. C'est, dit-il pas. Douaïhi, ibid., fol. 132 r°. En effet, les troubles
« un assés grand bâtiment, mais fort irrégulier, qui se politiques qui désolaient à cette époque l'Italie et
trouve quasi tout construit dans le rocher : l'église la Syrie rendaient singulièrement malaisées les com-
dédiée à la Vierge... en est toute prise.. Le reste du munications. D'autre part, les difficultés au milieu
bâtiment consiste en l'appartement du patriarche, qui desquelles se débattait la papauté absorbaient trop
n'a rien de fort distingué, en plusieurs chambres de le Saint-Siège pour qu'il prêtât l'oreille aux affaires
religieux... le tout assés pauvre... Ses dehors ne laissent d'Orient. C'était le pontificat d'Alexandre VI avec
pas d'être fort unis et ses environs fort rians. » Voyage tout son cortège de désordres; et la lourde succession
de Syrie et du Mont-Liban, 1. 1, Paris, 1722, p. 50-52. que ce pape laissa à Pie III et Jules II ne leur per-
Le monastère de Qannoùbîn existe encore; il est mit guère de songer à un patriarche d'un pays si
gardé comme une relique par tous les patriarches. lointain. Il fallut attendre l'avènement de Léon X
C'est là que les chefs de l'Église maronite vécurent pour avoir la bulle de confirmation. Lettre Cunctarum
pendant plus de deux siècles, continuant d'entretenir, orbis, 23 juillet (et non pas août) 1515. Nous avons
à l'ombre de leur cloître, la flamme de la foi et le sou- vu plus haut, col. 29, dans quelles circonstances cette
venir des Francs, leur frères d'Occident. De Qannoù- confirmation fut accordée.
bîn, Jean Al-jàjî écrivit au pape pour renouveler son Douaïhi représente le pays des maronites comme
adhésion a x définitions conciliaires de Florence, le jouissant d'une certaine tranquillité durant la seconde
remercier de ses libéralités et lui faire part des moitié du xv e siècle, et cela grâce à l'activité et à
malheurs qui venaient de s'abattre sur son peuple. l'intelligence des mouqaddamin. Aussi bien, les chré-
La lettre patriarcale fut portée à Rome par Frère tiens s'y réfugiaient en grand nombre. Au .seul village
Pierre de Ferrare. Eugène IV y répondit le 16 décem- deHadschit,il y avait vingt prêtres. Dans les églises de
bre 1441, rendant hommage à la foi et à la vertu du Bécharrî, la ville des cèdres, on comptait autant d'au-
patriarche, Le Bullarium maronilarum d'Anaïssi ne tels que de jours dans l'année. La paix, quoique rela-
donne que la fin de la lettre pontificale, p. 13. Nous tive, attira la prospérité. Celle-ci eut pour conséquence
en avons rencontré le texte entier traduit en arabe un développement de forces intellectuelles et morales.
par Ibn-Al-Qela'î dans le ms. Vat. arab. 640. On le On multiplia les écoles; on augmenta le nombre des
trouve aussi en arabe dans Douaïhi, ms. 395, églises. Douaïhi, examinant les manuscrits, trouva
fol. 106v°-107. qu'il y avait, à cette époque, plus de cent dix copistes
Al-jâjî mourut à Qannoùbîn, en 1445. Il eut pour parmi ses compatriotes. Le catholicisme lui-même
successeur Jacob de Hadeth ou Hadath qui sortait s'étendit et les conversions se multiplièrent sous le
de l'ermitage de Saint-Serge. Le nouvel élu reçut patriarcat de Pierre Ibn-Hassân. Relation de Fr.
d'Eugène IV, avec le pallium, la confirmation de son Alexandre d'Arioste, écrite à Qannoùbîn en 1475,
élection. Douaïhi, Annales, an. 1445, fol. 69 r°; ms. 395, dans Marcellin de Civezza, loc. cit., p. 215-216;
fol. 114v°. Une lettre de Calliste III, 14 juin 1455, Douaïhi, Annales, an. 1470, fol. 70 v».
loue sa foi et son dévouement aux intérêts de l'Église. Il est vrai, un mouqaddam de Bécharrî, 'Abd-Al-

Anaïssi, Bull., p. 18, Cf. Douaïhi, ms. 395, fol. 121v°. Mon'em Ayoub II, apporta, pendant quelque temps,
Les Annales de Douaïhi, fol. 69v°, ainsi que sa des éléments de trouble dans le' sein même de l'Église
Chronologie, p. 32, placent en 1458 la mort de Jacob de maronite. Imbu, dès son jeune âge, de principes
Hadeth. Mais Le Quien qui a pourtant emprunté ce monophysites, il se déclara pour les jacobites et leur
renseignement à la Chronologie de Douaïhi, traduite fit construire une église près de sa maison. Ceux-ci

en latin par un prêtre maronite, Joseph Ascari, ne manquèrent pas d'exploiter en faveur de leur secte
donne la date de 1468. Oriens ehristianus, t. m, col. 64. la bienveillance du mouqaddam. Ayant recruté des
La leçon de la traduction est plus exacte; car Jacob adeptes parmi les maronites, ils voulurent étendre leur
vivait encore en 1462, comme il appert de deux notes sphère d'influence. Le patriarche Pierre Ibn-Hassân
écrites sur un évangéliaire conservé à la Laurentienne s'alarma et prit des mesures pour enrayer le danger et
de Florence. Ét.-Év. Assémani, op. cit., p. 19 et 20. ramener les égarés. Mais son action rencontra des
Neuf jours après la mort de Jacob (8 février 1468), obstacles dressés par 'Abd-Al-Mon'em. A bout de
on élut à sa place Pierre, surnommé Ibn-Hassân. patience, les habitants d'Fhden, réputés pour leur
Douaïhi, Annales, an. 1458, fol. 69 v°; ms. -19 5, fol. 117; bravoure, recoururent à la force à la suite d'un
:

Chronologie, p. 32. D'une piété profonde et d'une inté- combat provoqué par 'Abd-Al-Mon'em lui-même, ils
47 MARONITE (ÉGLISE), DOMINATION DES MAMLOUKS 48

mirent ses protégés en déroute et nettoyèrent la région les origines religieuses de sa nation. II en défendit
de ces perturbateurs. C'était en 1188. Sept ans après avec vigueur la perpétuelle orthodoxie et son exemple
(l 195), 'Abd-Al-Mon'em mourut et le pays retrouva fut suivi par les écrivains postérieurs. Il exerça une
l'équilibre sous la conduite de son fils, resté fidèle à action profonde sur la vie de l'Église maronite. On le
la foi de ses ancêtres. Douaïhi, nis. 393 fol. 123r°- compte, à juste titre, parmi les principaux précur-
125 r»; Annales, an. 1488, fol. 71v°-72r° et V. seurs de la latinisation effective de la liturgie et de la
Toutefois, on le comprend, la paix dont les maro- discipline.
nites jouissaient durant celte période ne pouvait être nous reste à dire un mot d'un événement impor-
Il

que relative, et intermittente. Les autorités mamloùks tant du xv e siècle la soi-disant conversion des maro-
:

restaient là et les mouquddamin n'arrivaient pas nites de Chypre, sous Eugène IV, à l'occasion du
toujours à mettre leurs compatriotes à l'abri des concile de l'Union.
mesures tyranniques qu'elles édictaient. Le rapport Le concile était déjà transféré de Florence au
envoyé de Qannoûbin au pape en 1475 par le légat, Latran, lorsque le pape confia à André de Colosses la
Fr. Alexandre d'Arioste, nous peint bien l'état pré- mission d'annoncer en Orient l'union conclue et d'en
caire dans lequel ils se trouvaient. « Dans toutes les expliquer la teneur aux populations chrétiennes de
parties du Liban, écrivait-il, ce n'est que désolation, ces contrées. Le pape s'exprime ainsi :

pleurs, épouvante. Sous prétexte de lever un certain Post celebratam in œcumenico concilio Florentino,
tribut qu'ils appellent Gélia, ils (les agents de l'au- orientalis Ecclesia' cum oceidentali unionem, post Arme-
torité) dépouillent ces pauvres montagnards de tout norum, Jacobitarumque, et Mesopotamiae populorum
leur avoir; ensuite, ils les frappent de verges, leur reductionem, venerabilem fratrem nostrum Andraam,
infligent toute sorte de tourments pour leur extorquer
archiepiscopum Colossensem, ad partes Orientis et Cypri
insulam destinavimus, ut et Graecos, et Armenos, et Jaco-
ce qu'ils n'ont pas. Contre ces vexations, il n'y a
bilas ibidem degentes praedicationibus suis, et decretorum
qu'un recours possible : l'apostasie. Plusieurs s'y pro eorum unione et reductione editornm expositionibus
seraient laissés induire, si la charité de leur pieux pa- et declarationibus, in suscepta fide confirmaret, et quos
triarche (Pierre Ibn-Hassân) n'était venue à leur ex aliis sectis a vera doctrina alienos tam Nestorii, quani
aide. Atterré du péril que couraient les âmes de ses Macarii sectatores inveniret, monitionibus et exhortatio-
ouailles, il a livré tous les revenus de ses églises pour nibus ad fidei veritatem reducere conaretur. Constit.
Benedictus sii Deus, 7 août 1445, dans I.abbe, Concil.,
satisfaire l'avidité des tyrans; aussi est-il sans ressour-
t. xjii, col. 1225-122S; cf. aussi Mansi, Concil., t. xxxi b,
ce. La porte du monastère est murée; parfois il est
col. 1755-1757.
obligé de se cacher, comme les pontifes Urbain et
Sylvestre, dans des cavernes creusées dans le sein Le premier devoir du Jégat apostolique était donc
de la terre. » Dans Marcellin de Civezza, loc. cit., de reconnaître les différentes sectes en question. Il
p. 214-215.
dut lire les auteurs latins, tels que Guillaume de Tyr,
La figure qui domine l'histoire maronite au xv e Jacques de Vitry, pour éclairer sa religion; il vit
siècle est celle de Gabriel Ibn-Al-Qela'î (ou Barcleius, dans les maronites des sectateurs de Macaire. Or,
Benclaius, Bar Qlaï, Qlaï). II vit le jour vers 1450, l'évêque maronite Élie ayant accepté comme le métro-
au village de Lehphed de la province de Gébaïl polite nestorien, Timothée de Tarse, la profession de
(Byblos). Lors de sa mission au Liban, Frère Gryphon foi catholique, présentée par le légat, ce dernier ne

le choisit avec deux autres maronites pour les faire manqua pas d'interpréter cette adhésion comme
entrer dans l'ordre de saint François. Après avoir une conversion de l'hérésie et de s'en attribuer le
émis la profession religieuse, tous trois furent dirigés mérite. Aussi le pape ajoute-t-il :

vers Venise et Borne pour compléter leurs études. Quod pro sua sapientia, aliisque virtutibus, quibus
Voir Fr. Francesco Suriano qui les a connus, op. cil., eum largitor gratiarum dominus insignivit, diligentissime
prosecùtus, post diversas multiplicesque disputationes,
p. 70-71 Douaïhi, Annales, an. 1471, fol. 70v°;ms. 30 J,
;

post varios tractatus, eliminata tandem ex eorum cordibus


fol. 121. C'étaient les premiers maronites envoyés
prinium omni Nestorii impietate...; deinde Macarii Antio-
en Occident pour raison d'études. Bevenu au Liban cheni impilssimi, qui quamquam Christum verum Deum
en 1493, Frère Gabriel se mit au service de ses compa- et hominem esse profitebatur, divinam tamen solum in
triotes pour les instruire et éclairer leur foi. Il eut eo voluntatem et operationem, humanitati ejus parum
surtout à lutter contre les jacobitès, et ne craignit tribuens, esse asserebat venerabiles fratres nostros
:

même pas d'aller trouver 'Abd-AI-Mon'em et de le Timotheum metropolitam Chaldaeorum, quos ad haec
blâmer en face pour avoir trahi la religion de ses pères. usque tempora Nestorianos, eo quod Nestorium seque-
bantur, in Cypro vocaverunt, et Eliam episcopum Maroni-
Douaïhi, ms. 395, fol. 130 r° et v°. En l'espace de trois
tarum, qui cum sua natione Macarii dogmatibus in eodem
ans, il écrivit jusqu'à 456 lettres pour démasquer les regno infectus tenebatur, cum omni multitudine populorum
erreurs monophysites, ainsi qu'il le dit lui-même. et clericorum in insula Cypri ei subjecta, ad veritatem fidei
Voir une lettre de lui, 5 août 1495, dans Douaïhi, orthodoxse, divino sibi assistente numine, convertit,
ibid., fol. 128v°-130r°. Il excella dans la composition fidemque et doctrinam, quam semper sacrosancta coluit et
des Zajaliât (sorte de poèmes populaires). Nous en observavit Ecclesia, eisdem praesulibus et omnibus ibidem
connaissons quelques spécimens. Voir Douaïhi, ibid., quamque praefati praesules
eis subjectis tradidit, in publica
et magna congregatione diversarum nationum in eodem
fol. 125 v°-127 r°; Georges Manache, chorévêque maro-
regno existentium metropolitana ecclesia Sanctse
in
nite d'Alep, dans la revue Al-Machriq, 1920, p. 252- Sophiae habita, summa cum veneratione susceperunt. Quo
256, etc. Il composa encore et traduisit en arabe plu- facto, Chaldai quidem prselatum Timotheum suum metro-
sieurs ouvrages de théologie, d'histoire, de droit cano- politam, Elias vero Maronitarum episcopus nuncium, de
nique, etc. Voir J.-S. Assémani, Bibl. or., t. i, p. 577; fide Romanae Ecclesia;... solemnem professionem emis-
Ét.-Év. Assémani, op. cit., p. 386-387; Douaïhi, ibid., suros ad nos usque miserunt, et coram nobis in hac sacra
fol. 125r°-127r°; Annales, an. 1494, 1516, fol. 72v°
cecumenici Latc-ranensis concilii generali congregatione
fidem ipsam atque doctrinam Timotheus ipse mctropolita...
et78v°; Le Quien, t. m, col. 86. En outre, nous
reverenter et dévote, ut sequitur, professus est... Deinde
avons de lui une version arabe de huit lettres ponti- similem per oninia professionem dilectus in Christo filius
ficales adressées aux maronites. La version de ces Isaac, nuncius venerabilis fratris nostri Elise, episcopi
lettres se trouve à la Vaticane dans le Cod. Vat. arab. Maronitarum, ipsius vice et nomine, reprobando Macarii
640, fol. 26-37. En 1507, il fut sacré évêque de Nicosie de unica volùntate in Christo haeresim, multa cum venera-
pour les maronites de Chypre et resta sur ce siège tione emisit. (Ibid.)
jusqu'à sa mort, en 1516. Ibn-Al-Qelà'î fut le premier Le récit de cette prétendue conversion des maronites
maronite qui lut les ouvrages latins concernant de Chypre ne nous semble pas conforme à la réalité.

59 MARONITE (ÉGLISE), PÉRIODE OTTOMANE: HISTOIRE CIVILE 50


Tout d'abord, il s'accorde mal avec deux inscriptions, sur leurs autels avec lesmêmes ornements. Ci-dessus
dont l'une est contemporaine d'Eugène IV et l'autre col. 44.Les Francs n'auraient certainement pas
est l'épitaphe même de son tombeau. Ces deux inscrip- permis aux maronites, si ceux-ci se trouvaient au
tions tournèrent, en effet, sans la moindre allusion nombre des hérétiques, d'officier dans leurs églises.
aux maronites, les communautés chrétiennes qui Il n'est pas besoin d'ajouter autre chose pour enle
rentrèrent, sous son pontificat, dans l'Église catho- ver tout crédit aux informations données sur les maro-
lique. On en trouvera le texte dans Mansi, ConciL, nites par le légat André de Colosses.
t. xxxi b, col. 1450 et col. 1750. IV. La période ottomane (1516-1918). —Pour
D'autre part, l'histoire des maronites de Chypre aider à bien comprendre la suite des événements, il
exclut la vraisemblance même d'une telle conversion. nous paraît nécessaire de rappeler brièvement la
En effet, ils avaient toujours été en parfaite commu situation politique de la Syrie durant cette période,
nion de foi avec leurs frères du Liban il n'y avait, poin-
: après quoi seulement nous reprendrons l'histoire reli-
tons, qu'un même patriarche. Le peu de documents gieuse sous ses divers aspects les patriarches; les
:

que nous possédons le montre suffisamment. persécutions; la renaissance intellectuelle; l'union des
a) Au xii f siècle, le patriarche nommait les supérieurs Églises.
des moines maronites de Chypre. Voir dans J.-S. 1° Histoire civile. —
En 1516, les Ottomans, sous
Assémani, Bibl. or., t.i. p. 307, et dans Ét.-Év. Assé- la conduite de Sélim I er firent la conquête de la Syrie.
,

mani, op. cit., p. xxvm-xxix, 18, la reproduction de Le nouveau maître conserva d'abord les anciens
quelques notes écrites en 1121, 1141 et 1154. - cadres administratifs, les niâbdt des Mamloûks. Mais,
In Les scribes qui copiaient à Chypre les livres d'église dans la suite, il les modifia. En effet, il divisa le pays
y écrivaient avec le nom de l'évèque de l'île celui du en trois pachaliks Damas, Alep, Tripoli, gouvernés
:

patriarche sous le pontificat duquel ils exécutaient la par des beylerbeys et comprenant, chacun, un certain
copie. Nous en avons un exemple dans un ms. de nombre de sandjaqs ou préfectures. Les relations
1357. On y lit à la fin la note suivante « Il (ce livre)
: consulaires de la fin du xvi 8 siècle révèlent l'existence
a été terminé l'an 1357 de Notre-Seigneur, sous Jean, de ces trois grandes circonscriptions. Le pachalik de
patriarche d'Antioche, du Mont-Liban et des bords Tripoli était, au point de vue stratégique, particu-
maritimes, et sous Jean, évèque de Chypre. » Dans lièrement important. Le pacha ou beylerbey de cette
Douaïhi, Chronologie, p. 28; cf. Le Quien, t. ni, col. 83. circonscription avait à surveiller la mer, la région des
— c) Au témoignage de Douaïhi, le patriarche sacrait Nosaïris (Alaouites), le Liban et la grande route côtière
l'évèque de Chypre; il lui envoyait le saint-chrême; menant à l'intérieur. En 1660, un nouveau pachalik
il députait tous les ans un délégué pour faire la visite fut créé, celui de Saïda (Sidon), pour surveiller le sud
de l'île et y recueillir des dîmes. Ms. 395, fol. 110. de la montagne libanaise. Dès lors, la surveillance du
Tout cela indique assez que les maronites de Chypre Liban se trouvait partagée entre les pachas de Tripoli
relevaient du patriarche du Liban. Or, on ne conteste et de Saïda. Ces divisions- territoriales furent main-
pas l'orthodoxie de ce dernier à cette époque comme tenues jusqu'à l'organisation de la Syrie en vilayets
le montre la lettre d'Eugène IV, du 16 décembre 1441, (gouvernements généraux), moutasarrijats (préfectures)
citée plus haut, col. 45; et Léon X, en 1515, écrivant et qâïmaqdmals (sous-préfectures), dans la seconde
au mouqaddam Élie, rendait le même témoignage. moitié du xix e siècle.
Auaïssi, Bul., p. 36. Ce témoignage est d'autant L'histoire de la Syrie durant cette période pourrait
plus précieux pour les maronites que le pape ne l'a se résumer ainsi une anarchie administrative au delà
:

écrit qu'après avoir pris sur eux de très amples infor- de toute vraisemblance, une série d'intrigues et de
mations. Voir plus haut, col. 29. De plus, un concile querelles entre pachas, dynastes indigènes, milice des
provincial tenu à Chypre en 1340 réunit les évêques janissaires, une suite d'exactions, de vexations et de
latins et les évêques orientaux catholiques et non tueries. Cf. le P. Lammens, La Syrie, t. n, p. 43 sq.
catholiques. Parmi les évêques d'Orient, figurait celui et 61 sq.
des maronites, Georges. Une formule de profession de A l'arrivée de Sélim I er la Syrie offrait le spectacle
,

foi fut rédigée et solennellement récitée par les prélats. d'un curieux mélange de races et de religions. « Par-
Les hérésies propres à l'Orient s'y trouvaient condam- tout les petites dynasties locales, les émirats parti-
nées. Or, pas un mot n'y est dit du monothélisme. culiers avaient pu se maintenir Banoû Harfoùcli
:

Pourtant, si la foi des maronites chypriotes se fût dans la Bqâ', B. Saifâ dans la région de Tripoli, cheikhs
trouvée tant soit peu suspecte, les Pères du concile bédouins en Palestine, émirs kurdes, turcomans,
n'auraient point manqué d'ajouter à cette formule arabes dans les replis du Liban. Les Ottomans ne
la doctrine des deux volontés comme ils y procla- prirent pas la peine, ils. ne se sentirent pas la force de
mèrent le dogme des deux natures et de l'unité de réduire ces semi-autonomies. A l'imitation des Sel-
personne dans le Christ. Voir les actes de ce concile djoûcides et des Mamloûks, ils comptèrent se les
et la formule de la profession de foi dans Labbe rattacher par une sorte de vassalité et par un lien
ConciL, t. xi b, col. 2432-2439. Dès lors, comment fiscal :l'engagement de payer les redevances du
admettre qu'un siècle plus tard les maronites de mîrt, de fournir un contingent militaire, de ne pas
Chypre fussent devenus monothélites? On ne pourrait empiéter sur les territoires directement exploités
citer, avant le concile de Florence, aucun document par les agents de la Porte. A ces conditions, le Divan
a l'appui de cette assertion. leur permit de rançonner leurs propres sujets, de sr
Enfin on lit dans la même constitution Benedictus battre entre eux, de perpétuer un état d'anarchie,
sit Deus d'Eugène IV Item quod prœjati prsesules
: qui devait faciliter la sujétion du pays. » H. Lammens,
(le métropolite nestorien et l'évèque maronite;, et La Syrie, t. iï, p. 65-66.
sacerdoles et clerici eorum libère possint in ecclesiis A cette époque, maronites, massés dans la partie
les
catholicorum divina celebrare et catholici in ecclesiis septentrionale du Liban, relevaient politiquement
eorumdem. Il paraîtrait en résulter qu'avant cette du cercle de Tripoli. Mais, aussi bien après la conquête
époque les deux clergés maronite et nestorien n'étaient de la Syrie par les Turcs Osmanlis qu'auparavant,
pas admis à célébrer les saints mystères dans les sous les Mamloûks d'Egypte, ils continuèrent d'être
églises catholiques. Or, nous savons par la lettre de gouvernés directement par leurs mouqaddamin, dont
Fr. Gryphon, écrite en 1469, que « dans les pays des celui de Bécharrî exerçait une sorte de prépondérance.
Francs, à Hhodes, à (Chypre... les maronites, de toute Le rôle des mouqaddamin consistait principalement ;'i

antiquité, fréquentent les églises des Francs et célèbrent lever l'impôt. Sous ce rapport, ils étaient sous-fer-
51 MARONITE (ÉGLISE), PÉRIODE OTTOMANE : HISTOIRE CIVILE 52

miers et devaient en répondre devant Je fermier (1613-1618), il entra en relations avec les savants
musulman, nommé par la Porte. Cette combinaison maronites qui y résidaient; et, plus tard, l'un d'eux,
offrait certains avantages, notamment celui d'éviter Abraham Echellensis, lui servit d'intermédiaire
les heurts, les froissements d'amour propre; mais elle auprès de la cour des Médicis. Wustenfeld, op. cit.,
ne pouvait guère éloigner les exactions. Le pire p. 139, en note; Lammens, loc. cit., p. 81, 85-86 qui
fut que cette organisation maronite subit bientôt une donne diverses preuves de la tolérance religieuse du
forte crise. Il s'ensuivit que la charge de mouqaddam « prince des Sidoniens », comme on appelait l'émir.
cessa d'être héréditaire. Kl alors, on vit surgir une Cette tolérance et cette paix n'existaient pourtant,
troupe de compétiteurs se disputant auprès des Turcs nous le verrons plus loin, que dans les régions où
les fonctions de cet emploi, attribuées au plus offrant. l'autorité de l'émir pouvait être pleinement exercée.
On en vint à confier, vers 1655, le gouvernement du Et lorsque sa puissance se fut effondrée, les représailles
principal district maronite, celui de Bécharrî, à la de ses ennemis et les détestables rivalités des partis
famille métoualie ou chiite des Hamâda, qui avait détruisirent son œuvre et déchaînèrent au Liban de
envahi à la tête de ses coreligionnaires le Liban nouvelles luttes sanglantes. Voir Douaïhi, Annales,
septentrional, et contraint nombre de maronites à fuir ann. 1633, sq., fol. 104 sq. Jouplain, La question du
;

au sud de Nahr Ibrahim, l'antique fleuve Adonis, et Liban, Paris, 1908, p. 121. Les métoualis, notamment,
vers les villes de la côte. Les premiers gouverneurs soutenus par les pachas de Tripoli, reprirent leurs
Hamâda se montrèrent justes et bons administrateurs, attaques contre les cantons chrétiens du Haut-Liban
mais leurs successeurs adoptèrent une conduite entiè- septentrional. Cette situation activa encore l'exode
rement opposée, et, par leurs multiples oppressions, des maronites vers le sud; beaucoup d'entre eux s'éta-
obligèrent les maronites à reprendre l'émigration; blirent au milieu des druses et même des métoualis
la plupart se réfugièrent dans le district du Kas- dont les cheikhs étaient mieux inspirés que leurs core-
rawân. Douaïhi, Annales, an. 1675, fol. 116 r°; Chebli, ligionnaires du Liban nord. Lammens, p. 93; Jouplain,
Biographie de Douaïhi, p. 99-104; Lammens, loc. cit., ibid., p. 121.
p. 67-69. Cependant, le règne de Fakhraddîn ne fut pas sans
La événements et les conditions faites
suite de ces tares, dont il faut rendre responsable le milieu dans
par les Turcs aux émirats particuliers permirent à lequel il vivait. Lammens, loc. cit., p. 86.
une famille libanaise, celle des Ma'n, d'agrandir le Lasuccession du grand Émir de la Montagne fut
cercle de sa puissance. « D'où venait cette famille officiellement confiée aux 'Alamaddîn. Mais ces der-
libanaise? Etait-elle d'origine arabe ou kurde? Quand, niers se rendirent tellement impopulaires qu'il fallut
au xvii" siècle, le biographe Mohibbî recueillit les les expulser et rétablir les Ma'nides. L'émir Molham,
souvenirs des Ma'nides, il les trouva en désaccord sur (1635-1657), puis son fils Ahmad (t 1697) gouvernèrent
la généalogie de leurs ancêtres... Il est certain qu'ils le Liban, mais avec une autorité précaire, sous la
n'étaient ni des Tanoûkhites, ni des nouveaux-venus surveillance étroite de la Porte. Aussi, malgré leur
dans le Choûf (Liban sud), domaine de leur famille... désir de reprendre les traditions libérales de l'illustre
Us semblent avoir de bonne heure adhéré aux doctrines ancêtre, étaient-ils souvent contraints de suivre
druses. Cette démarche leur assurera les sympathies les mœurs des pachas voisins. « Dès l'année précé-
des Druses du Liban et du Wâdittaim. Dans ce der- dente (1658), dit l'auteur de la vie de saint Vincent,
nier district, ils concluront une alliance avec les un père capucin était venu du Mont- Liban à Paris pour
émirs Chihâb, ceux-ci musulmans et d'origine arabe. » chercher quelque remède aux vexations que souf-
Lammens, loc. cit., p. 66-67. fraient, de la part des Turcs, les chrétiens maronites.
A l'époque de la conquête ottomane, les Ma'nides Comme il connaissait le terrain mieux que personne,
étaient les premiers des émirs libanais. « Le rôle des il jugea que, pour arrêter la persécution, il fallait et

maronites, malheureusement assez désunis à cette faire déposer le gouverneur du Liban, homme égale-
époque, fut, par la suite, ...fortement éclipsé par l'as- ment avare et brutal, et procurer sa place à un homme
cendant grandissant des chefs de la famille Ma'n qui considéré dans le pays, et qui favorisait la religion
allaient accaparer tout le Liban à leur profit. Ce résul- chrétienne. Le projet paraissait assez beau; mais il
tat fut le fait de la valeur —
on peut même dire du avait ses inconvénients, et d'ailleurs, pour l'exécuter,
génie —
d'un des leurs, Fakhr-ed-din II (1598-1635), ilfallait douze mille écus, somme énorme dans un
le grand Émir de la Montagne, dont le règne marque temps où les meilleures familles étaient épuisées. »
l'apogée de la puissance libanaise. Échappé par H. Guys, Beyrouth et le Liban. Relation d'un séjour
miracle à la vengeance des troupes ottomanes et de plusieurs années dans ce pays, t. il, Paris, 1850,
caché par sa mère dans le district chrétien du Kes- p. 45 Lammens, loc. cit., p. 89, 93.
;

rouan (Kasrawân), en plein cœur du Liban, il fut L'émir Ahmad, petit-neveu de Fakhraddin, mourut
élevé par les soins de la famille maronite des Khazen... le 15 septembre 1697. Avec lui s'éteignit la famille
Sous son règne, le Liban trouva une prospérité ma'nide. La Turquie traversait alors une crise poli-
et une tranquillité jusqu'alors inconnues, qui per- tique ardue. Occupée à défendre ses possessions en
mirent aux lettres et aux arts d'y briller d'un certain Europe, la Porte n'était pas en état d'intervenir au
éclat. Mais grisé par ses succès, Fakhr-ed-din aspira Liban pour briser entièrement l'autonomie que les
à l'indépendance. Attaqué de toutes parts, abandonné Ma'nides y avaient laissée et, à cet effet, imposer un
par ses alliés, traqué dans la haute montagne, il se émir de son choix. Au contraire, dans ses embarras
livra à ses vainqueurs :ceux-ci le firent décapiter à multiples, elle avait tout intérêt à ménager les Liba-
Constantinople. Sa puissance s'effondra, mais il avait nais et à gagner leur sympathie afin d'éviter les risques
créé l'unité politique du Liban et scellé l'union des d'une expédition militaire en Syrie. Elle dut donc se
Maronites et des Druses. » Ristelhueber, op. cit., p. 25- contenter de la promesse d'un tribut annuel, et auto-
26. Sur Fakhraddîn II, voir Lammens, loc. cit., riser, en échange, les notables de la Montagne à se
p. 71-90; F. Wustenfeld, Fachr-ed-dîn derDrusenfùrst choisir un gouverneur. La levée des impôts était pour
und seine Zeitgenossen, dans Abhandlungen der k. Ges. elle d'une importance d'autant plus grande qu'elle
der Wiss. zu Gôttingen, t. xxxm, 1886. jugeait son prestige assuré par le seul fait de la rentrée
Sous Fakhraddin II, les chrétiens bénéficièrent des contributions. Les seigneurs du Liban- se réunirent
d'une large protection. Son principal conseiller, on à Somqânyya (entre Deir-el-Qamar et Mokhtàra)
peut même dire son premier ministre, fut un maronite, pour désigner le successeur des Ma'n. Le choix se
Abou-Nader El-Khazen. Durant son exil en Italie porta naturellement sur les émirs Chihâb, amis et
53 MARONITE (ÉGLISE), PÉRIODE OTTOMANE : HISTOIRE CIVILE 54

alliésde la famille ma'nide. DouaShi, Annales, an. 1697 à la merci des pachas voisins. Ces derniers guettaient
fol.120 r°; Lammens, p. t»2-i>4. Ayant été investis delà toujours l'occassion de pouvoir s'immiscer dans les
succession des Ma'n, lesChihâb apportèrent à la gestion affaires de la Montagne; et leur ingérence y jetait
des affaires du pays la compétence d'administrateurs le trouble et le désordre. D'autre part, la politique,

et de diplomates éclairés. Us cherchèrent à nouer de les factions rivales, les divisions entre émirs, tenaient
bonnes relations avec les pachas de Tripoli et de en éveil un certain esprit d'anarchie. D'où, exactions,
Salda, chargés par Stamboul de la surveillance du avanies, tracasseries de toute sorte, luttes de partis.
Liban. Et, pour se rendre populaires dans leurs fiefs, Lammens, p. 97 sq., 112 sq. Jouplain, op. cit., p. 131-
;

ils augmentèrent le nombre des émirs et des cheikhs, 132; P. 'Abboud, op. cit., p. 215-219. Les maronites
ceux-ci ayant succédé avec les notables aux mou- n'étaient guère épargnés; ils étaient parfois laissés
qaddamtn. à la merci de leurs ennemis. Toutefois, il y avait
En 1711, le nouveau gouverneur Haïdar Chihàb certaines régions, telle la province du Kasrawân,
procéda à un remaniement féodal dans la Montagne. dévolue aux Khazen, où l'action ennemie ne pouvait
La noblesse maronite eut sa part dans le partage des atteindre facilement. C'est là qu'aux mauvais jours
fiefs. De cette noblesse qui participa à la direction du les chrétiens allaient se réfugier, nous le verrons plus
pays, on peut nommer, outre les Khazen, les Hobaïch loin.
les Dahdah, les Khoury, les Bitar, etc. Le nouvel état Malgré les mœurs, parfois barbares, de certains
de choses ne pouvait qu'appuyer la confiance des diri- émirs, les Chihàb ont bien mérité de leur pays. Ils tra-
geants maronites et activer leur appétit d'action. Le vaillèrent sans cesse à son indépendance et à sa sécu-
gouvernement du Liban nord se trouvait encore entre rité. Leur situation politique dura jusqu'à la chute de
les mains des métoualis. Il fallait écarter des districts Bachîr II (1840). Son successeur Bachîr III, il est vrai,
maronites cet élément étranger et charger la noblesse était encore un Chihàb. Mais la teneur du firman
nationale d'assurer l'ordre et l'administration de la d'investiture, 3 septembre 1840, montre bien que,
justice. En 1777, l'entreprise était déjà terminée et dans la pensée du sultan, cette nomination n'était
la gestion des affaires confiée aux cheikhs de la région, qu'une mesure de transition. Bachîr III n'était plus,
tels lesKaram, les 'Aouad, les Daher, etc. Au sommet comme ses devanciers, le maître du Liban. Voir le
de cette hiérarchie féodale, les Chihàb détenaient texte de ce firman dans Jouplain, op. cit., p. 254-256. La
les droits de suzeraineté. Porte visait à l'anéantissement de l'autonomie libanaise
L'événement le plus remarquable de cette époque qui avait toujours été pour elle une gène et un danger.
fut qu'une partie des Chihàb reçut le baptême et Elle ne pouvait y arriver par la force brutale; il lui
s'incorpora à l'Église maronite. D'autres émirs sui- fallait procéder par étapes. Elle exploita habilement
virent cet exemple, les Bellama', placés à la tête de la la maladresse de Bàchir III, les troubles et les tra-
région du Matn. Le premier prince chrétien qui giques événements qui marquèrent son gouvernement.
présida aux destinées du Liban est Yoûsof, fils de Voir le détail dans Lammens, La Syrie, t. n,
Molham, proclamé émir de toute la Montagne dans p., 171-173.

l'assemblée nationale du Bâroûk (1770). Néanmoins, Destitué par l'envoyé de Stamboul, Moustapha
officiellement, aux yeux des druses, il passait encore Pacha, ministre de la guerre, il devait être le dernier
pour un druse, et aux yeux des musulmans, pour un Chihàb ayant gouverné toute la Montagne. On nomma
disciple du Prophète. Il fallut attendre l'avènement à sa place un renégat hongrois, 'Omar Pacha (janvier
de l'émir Béchir II (1788-1840) pour voir le prince 1842). La tyrannie et la brutalité de celui-ci, la gra-
du Liban afficher publiquement sa foi chrétienne. vité de ses torts et de ses maladresses obligèrent
Encorenele fit-il que pendant l'occupation égyptienne. Stamboul, sur les représentations des puissances, à le
(1831-1840). Debs, op. cit., t. vu, p. 221-224; t. vm, rappeler. Mais, entre .temps, la Porte avait semé parmi
p. 488-509; Lammens, p. 92-102; le patriarche Mas' ad, les populations libanaises de puissants ferments de
Addor-oid-Manzoûm (les perles disposées en série), discorde et creusé un fossé profond entre chrétiens et
1863, p. 73. Sur Béchir II, voir aussi une étude d'Eu- druses. De la sorte, elle pouvait se fonder sur un
gène Bore dans la Revue de l'Orient, reproduite en prétexte apparemment sérieux pour s'opposer au
partie par H. Guys, op. cit., t. ii, p. 289-323. L'adhésion rétablissement' de l'émirat du Liban. « Ces tentatives
des émirs à la religion chrétienne et l'entrée de la auraient pu être écartées par une entente entre les
noblesse locale dans le gouvernement du pays contri- grandes puissances. Malheureusement, leur manque
buèrent notablement à la prospérité de l'Eglise maro- d'union, et surtout la rivalité de la France et de
nite celle-ci est redevable aux chefs temporels de son
: l'Angleterre, devaient, au contraire, faciliter le jeu de
peuple d'un grand nombre de donations et de pieuses la Porte. Fidèle à ses traditions, le gouvernement
fondations. Toutefois, ces libéralités n'allaient pas français ne cessa d'appuyer les revendications des
sans contre-parties le pouvoir séculier ne s'arrêtait
: maronites en vue du maintien du Liban autonome et
pas toujours aux limites de sa compétence. Ainsi, indivis sous l'administration des Chéhab. Devant
l'on vit l'émir Yoûsof interdire à un patriarche l'exer- l'opposition de l'Angleterre, la Montagne fut cependant
cice de sa juridiction pastorale. P. 'Abboud, Biogra- partagée en deux gouvernements, l'un maronite au
phie de Hendiyé, p. 203-204; 217-218; Jouplain, op. nord, l'autre druse au sud. » Ristelhueber, op. cit.,
cit., p. 165. p. 31-32. Les circonstances conduisirent donc au déplo-
Grâce à leur politique intelligente, les Chihàb rable système d'un double qdïmaqâmat ou gouverne-
acquirent une sérieuse influence auprès des autorités ment, celui des chrétiens, au nord de la route de
turques voisines. Ils employèrent leur prestige au Beyrouth-Damas, et celui des druses, au sud. Les
service du Liban auquel ils rêvaient de maintenir chrétiens formaient la majorité dans le Liban nord:
le privilège de terre d'asile. Voir C.-F. Volney, mais si les druses étaient les plus nombreux dans
Voyage en Egypte et en Syrie pendant tes années le Liban sud, la population chrétienne, elle aussi,
1783, 1784 et 1785, t. i, Paris, 1822, ]). 396 et 399; y était considérable; on y trouvait beaucoup de
Pococke qui était au Liban en 1745, cité par George villages mixtes. Les deux qdlmaqâms furent nom-
Young, Corps de droit ottoman, t. i, Oxford, 1905, més et installés le 1" janvier 18 13. Purement arti-
p. 136. A cette époque, le Mont-Liban, comparé aux ficielle, cette délimitation, loin de mettre fin aux
autres provinces de la Syrie, pouvait, en effet, être vexations et à l'anarchie, les accrut plutôt. Le patriar-
considéré comme i ne terre de refuge. Mais, en réalité, che et 336 chefs maronites confièrent au 1'. Azar,
la paix dont il jouissait était intermittente, précaire, vicaire général de l'archevêchée de Sidon (situé dans
MARONITE (ÉGLISE), PÉRIODE OTTOMANE : HISTOIRE CIVILE 50

le qâïmaqâmat druse), la mission d'aller parler de, sans trop d'obstacles. L'œuvre des Ma'n et des Chihâb
leurs malheurs aux chrétiens d'Europe et de plaider ayant été détruite, la Montagne n'avait plus d'unité
leur cause devant les gouvernements. Le P. Azar politique et son organisation féodale se trouvait forte-
quitta Beyrouth à la fin de mars 1814, Il alla tout ment ébranlée. Désormais, le Liban, à l'entière dis-
d'abord à Rome, puis à Naples. En 1846, il étail en crétion des pachas ottomans, n'est plus qu'un théâtre
France. Ayant échoué, pour des raisons d'ordre d'intrigues, de révoltes et de luttes. Voir un excellent
politique, dans sa mission à Paris, il s'adressa à la tableau de la situation tracé par P. de La Gorce, His-
charité française pour adoucir le sort de ses infor- toire du second Empire, t. ni, Paris, 1890, p. 301-304.
tunés compatriotes. A cet effet, on fonda la Société Les tristes événements de 1860 sont trop connus pour
de secours en faveur des chrétiens du Liban. Mais la qu'il soit besoin d'en faire ici l'histoire. Toutefois, pour
révolution de 1848 éloigna de Paris et dispersa les en rappeler les horreurs, nous citerons les paroles d'un
dames qui composaient cette société. Cependant, témoin oculaire « Nous ne voulons pas terminer la
:

celle-ci, propagée déjà en province, prit, dès 1851, sous portion de notre récit qui se rapporte aux événements
le nom d'Œuvre de Notre-Dame de Nazareth, un nouvel dont le Liban a été le théâtre, sans faire une sorte de
essor à Laval, à Angers, à Caen et dans plusieurs autres récapitulation du nombre des victimes et des désastres
villes de Normandie. A un moment donné, l'œuvre matériels. Nous l'avons déjà dit dans notre préface, ce
cessa d'exister pour être reconstituée plus tard, en n'est pas du roman que nous faisons, c'est de l'his-
1870, sous un autre titre Association de Saint-Louis.
: toire. Mais cette histoire est tellement invraisemblable
La nouvelle association, bénie, par le pape le 16 mai à force d'être odieuse, qu'il est nécessaire de placer
1877, se développa et rendit d'immenses services au des chiffres sous les yeux du lecteur pour lui prouver
peuple maronite. Les maronites, d'après le ms. arabe que nous n'avons rien exagéré... En tout, 7771 per-
du R. P. Azar, vicaire général de Saïda (Terre-Sainte), sonnes de tout âge et de tout sexe, égorgées dans l'es-
délégué du patriarche d' Antioche et de la nation maro- pace de 22 jours! Quant aux dévastations, en voici le
nite, Cambrai, 1852, p. 130-132; voir aussi, p. 159-161 ;
relevé :360 villages détruits; 560 églises renversées;
178-185, 189; Louis de Baudicour, La France au 42 couvents brûlés; 28 écoles détruites, lesquelles
Liban, Paris, 1879, p. 48-96; 339-343. '
comptaient 1830 élèves... Ces chiffres ont une telle
Si l'action du P. Azar pouvait alléger un peu les éloquence que l'on ne saurait rien y ajouter. » F. Lenor-
souffrances des maronites, elle n'en supprimait point mant, Histoire des massacres de Syrie en 1860, Paris,
la cause. Aussi bien, entre temps, on avait songé à 1891, p. 88-90. Voir aussi P. de la Gorce, loc. cit.,
l'institution, dans les villages mixtes, d'un wakil p. 302 sq.: un mémoire du patriarche et des évêques
(procureur) pour les chrétiens et d'un wakil pour les maronites à Khourchid Pacha, 10 juin 1860, dans
druses. Ce n'était qu'un palliatif une seconde guerre
: Testa, op. cit., t. vi, Paris, 1884, p. 72-74; le P. C. de
civile éclata en 1845. La Porte envoya à Beyrouth P.ochemonteix, Le Liban et l'expédition française en
Chakîb effendi, ministre des Affaires étrangères de Syrie (1860-1861), Paris, 1921, p. 91 sq.
Turquie, et le chargea de rétablir l'ordre. La grande Consterné devant pareille situation, le P. Jean
innovation qui résulta de cette mission fut la création Hadj, membre maronite du madjlis, depuis patriarche,
d'un madjlis ou Conseil mixte auprès de chaque rédigea un rapport contenant le récit détaillé des maux
qàïmaqdm. Les instructions de Chakib (fin octore 1845) qui fondaient sur son malheureux pays, et le fit
déterminent la composition de ce Conseil de la manière répandre en Europe, notamment en France. Nous en
suivante «
: Un substitut de Kaïmacam (qâïmaqàm), avons rencontré une copie manuscrite, revue et corri-
un juge et un conseiller musulmans, un juge et un gée par l'auteur lui-même. Cf. le P. M. El-Hattoùny,
conseiller druses, un juge et un conseiller maronites, Précis historique de la province du Kasrawân (en arabe)
un juge et un conseiller grecs, un juge et n con- i 1884, p. 357. L'éloquent appel d'un personnage aussi
seiller grecs-catholiques, et enfin, pour les Mutualis bien placé que le P. Hadj pour voir et suivre les évé-
(Métoualis), un seul conseiller, vu que le juge des nements, joint à d'autres informations de source
musulmans leur est commun. » Testa, Recueil des autorisée, souleva d'indignation l'Europe chrétienne.
traités de la Porte ottomane avec les Puissances étran- « Une conférence se réunit à Paris et décida une inter-
gères, t. ni, Paris, 1866, p. 200-202. vention pour secourir les victimes et punir les assassins.
Lesattributions du madjlis n'étaient pas limitées aux La France eut l'insigne honneur de voir ses soldats
seules affaires judiciaires; elles s'étendaient aux affaires choisis par l'Europe pour l'accomplissement de cette
financières et administratives. Cette organisation pou- noble mission. » F. Lenormant, op. cit., p. 127-128.
vait paraître une mesure libérale, accordant au Liban Dans l'intervalle, on imagina à Beyrouth un simulacre
le bienfait d'un régime représentatif. En réalité, on de traité de paix entre druses et maronites dans
voulait donner le change. Le madjlis ne représentait l'intention de procurer l'oubli de ce qui s'était passé, de
qu'une sorte de rouage administratif, entièrement rendre l'autorité turque maîtresse de la justice en
placé sous la coupe des autorités turques. Dès lors, il Syrie et d'exclure toute intervention étrangère. Ce
n'était pas étonnant que cette combinaison fût féconde traité est du 6 juillet 1860; il est signé par les deux
en difficultés et fomentât de nouveaux troubles. qàïmaqàms chrétien et druse, les mokatadjis, les
Dans sa lettre du 17 octobre 1846 au P. Azar, membres du divan, les ouakils (wakils) et les notables.
Mgr Abdallad Boustani, archevêque de Tyr et de Voir ce traité dans Testa, op. cit., t. vi, Paris* 1884,
Sidon, a laissé un tableau émouvant de l'étal lamen- p. 84-86. Les malheureuses victimes de ce pacte durent
table dans lequel se trouvaient encore les maronites le ratifier sous l'empire de la contrainte. Cependant,
des régions mixtes après, la nouvelle combinaison. le P. Hadj, malgré une violente pression exercée sur
Voir la traduction de cette lettre dans H. Guys, op. cit., lui, refusa d'y apposer son cachet. Aussi bien, lorsque
t.n, p. 324-336; voir aussi un appel adressé aux chré- ce traité fut présenté à la commission internationale,
tiens d'Europe par un comité français de Beyrouth, celle-ci, à défaut de la ratification du juge maronite,
ibid., p. 337-343, et deux autres appels envoyés aux le considéra comme non-avenu. Il nous est fort agréa-
femmes de France, le premier par Mgr Boustani lui- ble d'enregistrer ce fait si peu connu, tout à l'honneur
même, en date du 20 décembre 1846, l'autre par les du clergé maronite. Nous le tenons de la bouche de
maronites des districts mixtes, 15 mai 1847, dans l'ou- Jean Hadj lui-même, qui le rappelait volontiers au
vrage déjà cité Les maronites d'après le manuscrit
: cours de ses conversations sur les événements de 1860.
arabe du R. P. Azar... Cf. le P. M. EI-Hattoùny, op. cit., p. 357-359; J. Debs,
Le plan des autorités turques se réalisait donc op. cit., t. vin, p. 759.
MARONITE (ÉGLISE), PÉRIODE OTTOMANE : PATRIARCHES 58

L'intervention de l'Europe et l'expédition fran- qui avait été éloigné de la Syrie, nous venons de le
çaise valurent à la Montagne un nouveau statut. voir, se hâta de regagner son pays; il se mit à la tète
En elïet, la commission établie par les puissances de l'opposition, s'arma et aborda la lutte avec un
élabora le Règlement organique » de 1861. Ce « Règle- courage et un patriotisme qui l'imposèrent au respect
ment « fut revu et jalousement amendé par la Turquie de l'ennemi lui-même. Mais, à la fin, devant des fortes
et l'Angleterre. Cette révision déforma complètement numériquement supérieures, il dut se retirer et quitter
le projet élaboré par la France, lequel prévoyait en le Liban, sous la protection de la France; ce qui eut lieu

somme le rétablissement de l'ancienne organisation en 1867. Le nom de Karam demeura et demeure encore
libanaise, sous une autorité indigène. Confirmé à populaire parmi ses compatriotes; et nous avons pu
plusieurs reprises par des accords internationaux, ce voir son corps exposé à Ehden, son pays natal. Cf. )ebs, I

« Règlement » constitua la charte de l'autonomie liba- op. cit., t. vin, p. 728-733; Jouplain, op. cit., p. 167 169.
naise, telle qu'elle a fonctionné jusqu'à la guerre de Désormais, Daoud Pacha ne rencontrait plus de
1914. La Montagne fut constituée en moutasarrifat résistance ouverte dans la Montagne. Toutefois, son
autonome, relevant directement de la Porte, sans prestige ayant sombré, il sentit qu'il ne pouvait plus
passer par l'intermédiaire des pachas de Syrie... Son tenir son poste. En 1868, il retourna à Constantinople
ancienne extension territoriale avait été réduite de et le Liban ne le revit plus. C. de Rochernonteix,
plus de la moitié... Dans ces limites étriquées... la op. cit., p. 265-269.
nouvelle circonscription ne comprenait plus même Si le même après avoir
nouveau statut du Liban,
le Liban géographique... A sa tête se trouve placé un été modifié en 1864, n'est pas à l'abri de toute critique,
gouverneur chrétien, n'appartenant à aucune des il procura, cependant, un régime de concorde sociale
nationalités libanaises. Proposé par la Porte, le choix entre les divers éléments de la population. D'ores
doit être approuvé par les grandes puissances... II et déjà, chrétiens, musulmans, druscs et métoualis
réunit en sa personne toutes les attributions de l'exé- vivent côte à côte sans défiance, sans heurt. « Le
cutif: il perçoit les impôts, approuve les sentences meilleur éloge de cette combinaison, c'est d'avoir
des tribunaux, rendues par des magistrats indigènes. prouvé que le Liban était éminemment gouvernable-,
Il est assisté par un conseil administratif, élu parles que ses populations... ne pouvaient vivre et prospérer
habitants et représentant les diverses communautés qu'en dehors du régime turc; c'est de constater qu'elle
libanaises. Le maintien de l'ordre public est confié à leur a valu une période de recueillement, de prépa-
une troupe ou corps de gendarmerie indigène, dont ration à des destinées plus glorieuses... Cette résurrec-
des instructeurs français assureront l'organisation. » tion... fut avant tout l'œuvre de l'énergie, de l'initiative
Lammens, loc. cit., p. 187-189. des Libanais. Ils surent profiter de l'appui, de la pro-
Sur les instances de M. Béclard qui représentait la tection que la Puissance libératrice de 1860 ne leur
France à la Commission européenne, Fouad Pacha, marchanda jamais. » Lammens, loc. cit., p. 189-190.
Haut Commissaire de Turquie, avait confié le qâïma- Le nouveau régime dura jusqu'à la grande guerre.
qâmat chrétien à un chef maronite, Joseph Karam. Le 29 octobre 1914, la Turquie se rangea au côté de
Celui-ci, en grand renom de courage et de vertu, jouis- l'Allemagne et, d'un trait de plume, elle abolit la
sait d'un prestige considérable dans le pays. Mais cette charte du Liban. La victoire a ramené la France sur la
désignation ne plut pas au général de Beaufort terre de Syrie, et, le 1 er septembre 1920, le Grand
d'Hautpoul, commandant en chef de l'expédition. Liban a été officiellement reconstitué, puis, au mois de
Voir des documents fort curieux dans C. de Roche- mai 1926, organisé par elle en République, avec un
monteix, Le Liban et l'expédition française en Syrie président, et une chambre des députés.
un sénat,
(1860-1861), Paris, 1921. Désormais, sous auspices de la Puissance manda-
les
De Beaufort avait un candidat, l'émir Madjid, petit taire, les Libanais, unis dans un mutuel sentiment de
fils du grand Bachîr, qui vivait en Egypte depuis de concorde nationale,' sans distinction de- race ou de
longues années; il voulait même le faire agréer, à la religion, pourront travailler librement à la pros-
suite de l'organisation future du Liban, comme gou- périté de leur pays.
verneur suprême de la Montagne. Or, la personnalité 2° Histoire religieuse. —
1. Les patriarches. Le
de Joseph Karam contrariait visiblement la marche de dernier patriarche dont nous ayons parlé plus haut est
cette combinaison. Le général mit tout en œuvre pour Simon ou Siméon Ibn Hassan de Hadeth. Dans sa
écarter ce dernier, lequel, de guerre lasse, demanda à Léon X, 8 mars 1514, il écrit sa profession de
lettre à
Fouad pacha d'accepter sa démission, et se retira à foi catholique; il explique le vieux rit de la confection
Ehden, son pays natal. C. de Rochernonteix, op. cit., du saint-chrême, la manière de choisir et d'introniser
p. 168-172, 179-180. 290-291. le nouveau patriarche; il demande, entre autres
Pourtant, ce ne fut pas au candidat du général de choses, confirmation de son élection, etc.. Le souverain
Beaufort qu'échut le nouveau poste de gouverneur pontife répondit à ses désirs et lui envoya la même
du Liban. Le choix se porta sur un étranger, Daoud année un visiteur apostolique, car Siméon avait dit au
pacha (10 juin 1861). « Chrétien de nom, ambitieux, pape que, depuis longtemps, le Liban n'avait pas vu
sans scrupule, sans attache dans le Liban, auquel de représentant du Saint-Siège. Ce visiteur Fr. Giàn-
il était étranger, dévoué uniquement à sa propre for- Francesco da Potenza, était accompagné de Fr. Fran-
tune, il avait tout intérêt à servir les passions de la cesco da Rieti. De retour à Rome, les deux franciscains
Porte et à suivre ses directions, devant tout attendre se. présentèrent avec trois députés maronites au V'
de ce gouvernement. • Ibid., p. 220. II était chargé de concile du Latran. Voir les lettres du patriarche dans
promulguer la Constitution et de la mettre en pratique, Hardouin, Acta ConciL, t. ix. col. 1857-1867; les
à titre d'essai, pendant trois ans. II avait besoin d'un lettres Nuncins finis, 20 août 1515 et Cunctarum
appui et il ne pouvait guère le trouver sans Joseph orbis Ecclesiarum, 23 juillet 1515, dans Anaïssi,
Karam. Celui-ci, voyant que les intérêts de son pays Bull., p. 32-35, 14-51 ; Golubovich, 7/ traltato di Terni
étaient sacrifiés, déclina les oflres du nouveau gou- Santa e dell'oriente di Fr. Francesco Suriano, p. lix.
verneur. Cette attitude patriotique lui valut la prison -Le même pape envoya ensuite, au Liban, en 1515,
et l'exil. Ibid., p. 242, 213, 216-252, 262-265. Daoud, à deux reprises différentes, un autre visiteur, Fr.
était nommé pour une période de trois ans. On espérait Francesco Suriano, accompagné de Fr. Gian-Fran-
qu'à la fin de son mandat, il serait remplacé par un cesco da Potenza. Golubovich, op. cit., ibid. et p. 71.
maronite. Aussi bien, lorsque, en 1864, on lui renou- Le but de ces différentes missions était d'éclairer les
vela les pouvoirs de gouverneur du Liban, Karam, maronites sur certaines questions théologiques, disci-
59 MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVI* SIÈCLE GO

plinaires et liturgiques. Bien entendu, les instructions fol.86 v.Quoi qu'il en soit, le patriarche manda auprès
des délégués tendaient à la latinisation. Léon X de un prêtre de Chypre, nommé Georges, qui
lui
insistait particulièrement sur la nécessité de se confor- savait un peu l'italien, et le députa à Rome pour solli-
mer, dans la préparation du saint-chrême, à l'usage citer de nouveau les faveurs désirées. Georges abusa
romain. Voiries lettres pontificales dans Anaïssi, Bull., de la confiance de son mandant il fabriqua une lettre
:

p. 25 sq.; les lettres du patriarche, 14 février 1515, dans au nom de ce dernier et se fit sacrer évêque; de plus,
Mansi, Concil.,t. xxxn, col. 042-943. ayant reçu le pallium et divers ornements d'église poul-
A la suite des informations envoyées par Fr. Suriano, ie patriarche, il se dirigea vers ( hypre et s'appropria
le pape écrivait à Siméon, le 23 juillet 1515, pour le le tout. Indigné, Moïse s'en plaignit au pape par une
féliciter de la persévérance des maronites dans la foi lettre écrite de Jérusalem en 1564. Douaïhi, Annales,
orthodoxe. Anaïssi, Bull., p. 46-47. Léon X appelle an. 1561 fol. 86 v°-87 r°. C'est bien de ce Georges qu'il
,

ces derniers : rosas inler médias spinas. est question dans la lettre : Venerabilem jratrem nos-
Le patriarche Siméon mourut le 27 novembre 1524, trum Georgium, adressée par Pie IV au patriarche,
âgé de plus de 120 ans. Douaïhi, Annales, an. 1524, le 1 er septembre 1562. Anaïssi, p. 66. A Rome, on
fol. 80 v°. Le 9 décembre suivant, Moïse Sa'àdah Al- n'était pas encore au courant de sa manœuvre frau-
'Akkâri ou Ackari lui succédait sur le siège patriarcal. duleuse.
Originaire de Barda, dans l'Akkar (d'où son surnom: Jusqu'à cette époque, les nouveaux patriarches
Al-'Akkârî), le nouvel élu dépêcha à Rome Antoine, envoyaient seulement au pape leurs lettres d'obé-
archevêque de Damas, muni des lettres d'usage : dience. Pie IV leur demande, dans la même lettre, d'y
lettres du patriarche, des évêques, des principaux du joindre désormais la profession de foi. Une dernière
clergé et de la nation, pour solliciter le pallium et la lettre de Pie IV à Moïse fut écrite le 23 février 1565, à
confirmation pontificale. Les corsaires assaillirent l'occasion d'une mission pontificale en Orient. Le
l'envoyé de Moïse et le dépouillèrent de tout, même légat, Jean-Baptiste, évêque des Abyssins établis
des lettres qu'il portait. Après avoir subi de dures en Chypre, était chargé de visiter, entre autres popu-
vexations, Antoine put enfin se rédimer et poursuivre lations, les maronites. Nous avons publié cette lettre
son voyage. Douaïhi, Annales, an. 1524, fol. 80 v°; ms. dans notre étude Une mission en Orient sous le ponti-
:

395, fol. 137 v°-138 r°; Chronologie, p. 34. Mais, n'ayant ficat de Pie IV, p. 19-20. Dans ces lettres pontificales,
plus les lettres électorales, il partit de Rome sans on constate, une fois de plus, la particu'ière importance
pallium ni bulle de confirmation, et il fallut attendre que les papes attachent à l'adoption de certains rites
plusieurs années pour les obtenir. Entre temps, le et usages de l'Église latine, notamment dans l'admi-
pape et le patriarche échangèrent quelques lettres. nistration des sacrements. Ainsi, les voies se préparent
Voir Anaïssi, Bull., p. 53-68; Colleclio, p. 44-47. Clé- à cette latinisation systématique que l'on verra s'ac-
ment VII témoigna une particulière bienveillance aux complir aux siècles suivants. Moïse mourut au mois
maronites en leur désignant comme cardinal pro- de mars 1567.
tecteur l'austère et vertueux Marcel Cervini, plus Michel Risi ou El-Ruzzi vivait dans la solitude de
tard pape sous le nom de Marcel IL Lettre Superiori l'ermitage, lorsque, au mois de mars 1567, les vœux de
anno, 25 janvier 1532 dans Anaïssi, Bull., p. 55-56. la nation le portèrent sur le siège d'Antioche. Voir
Paul III ne montra pas moins d'intérêt à leur endroit. une note écrite sur la première page du ms. syriaque
Sur la demande de Mo':'se, il investit de la charge de 203 de la Bibliothèque nationale de Paris; Douaïhi.
commissaire apostolique auprès d'eux Fr. Dionisio, ms. 395, fol. 140 r»; Annales, an. 1567, fol. 87 v»-88r°,
gardien du couvent du Mont-Sion, et enjoignit au Le Saint-Siège ne ratifia son élection qu'en 1579.
ministre général de l'ordre séraphique de leur envoyer Lettres de Grégoire XIII, Cum postquam, 1 er août 1579,
quelques frères capables d'enseigner le latin. Le et Romani Pontificis, 18 septembre 1579, dans
patriarche demandait ces frères dans l'intention de Anaïssi, p. 75-78. Ce retard, dû tout d'abord à des
fonder un séminaire, mais, on ne sait pourquoi, ce circonstances entièrement étrangères à l'aptitude
projet n'eut pas de suite. Lettre Maxima nos du 21 no- canonique, fut ensuite prolongé à cause de nouvelles
vembre 1542 au patriarche; lettre Atlulit ad nos, difficultés touchant l'orthodoxie. De mauvaises lan-
même date, au mouqaddam Jean 'Abd-Al-Mon'em, gues, en effet, avaient accusé le patriarche de tendances
dans Anaïssi, Bull., p. 57-61. Dans les fonctions de monophysites. Les conclusions de l'enquête prescrite
commissaire apostolique, le nouveau gardien du Mont- à ce sujet par le Saint-Siège, toutes à l'avantage de
Sion, Fr. Giorgio, succéda, en 1544, à Fr. Dionisio. Michel Bisi, ne purent être portées à Rome avant 1577.
Lettre Suis nobis litteris, 18 sept. 1544, ibid., p. 62-63. Mais le pape retarda encore l'envoi du pallium jus-
Le cardinal Marcel Cervini, élu pape, le 11 avril 1555, qu'au retour à la Ville éternelle, en 1579, de la mission
sous le nom de Marcel II, mourut après 21 jours de Eliano-Baggio dont il sera question plus loin. Le
pontificat. Le patriarche dépêcha un messager spécial patriarche le reçut en 1580. Douaïhi, ms. 295, fol.l40r°-
au nouveau pape, Paul IV, pour lui offrir l'hommage 144 v°; Annales, an. 1580. fol. 91 r°; P. Dib.Les conciles
de ses félicitations. Il le chargea aussi de solliciter la de l'Église maronite (de 1557 à 1644), dans la Revue
nomination d'un cardinal protecteur. Au lieu d'un, des sciences religieuses, 1924, t. iv, p. 216-218; Anaïssi,
Paul IV en désigna deux, le cardinal di Carpi et le Bull., p. 75-78 et 89-91.
cardinal Bernardin. Lettre Ex litteris quas dilectus. Sous Michel Bisi, eurent lieu les deux légations
12 nov. 1556, Anaïssi, p. 64-65 ; Douaïhi, ms 395, pontificales d'Eliano et de Baggio (1578-1579),
fol. 139 r°. et d'Eliano et de Gian-Battista Bruno (1580-1582),
Le jeudi saint de 1557, Moïse réunit un synode et tous jésuites. Les Pères de la compagnie prenaient,
consacra le saint chrême en présence de huit arche- pour la première fois, contact avec les maronites.
vêques, d'environ quatre cents prêtres, de Rizqallah, Jusque-là, les agents du Saint-Siège avaient été les
mouqaddam. de Bécharrî, et d'un grand concours de seuls franciscains. La première légation était une
peuple. Douaïhi, Annales, an. 1557, fol. 85v°. Des réponse à la mission patriarcale envoyée à Borne en
actes de ce synode on ne possède aucun texte. C'est 1577. Elle avait pour but de visiter les maronites et,
le premier concile connu de l'Église maronite. du même coup, d'attirer vers l'union les chrétientés
En 1561, Moïse n'avait encore ni pallium ni confir- séparées. Les envoyés pontificaux quittèrent Borne,
mation. Douaïhi attribue ce retard à la tragique aven- avec les mandataires de Michel Risi, dans le courant
ture de Mgr Antoine On n'osait plus faire le voyage
: de mars 1578; autour delà mi-juin, ils étaient à Tripoli.
de Rome. Ms. 395, fol. 137 v°-138r°; Annales, an. 1561, Dans la lettre écrite par le pape à cette occasion,
Cl MARONITE [ÉGLISE), PATRIARCHES, X\ l« SIÈCLE G2

celui-ci demande au patriarche de conformer les celle-ci fut supprimée en 1773, on chargea de cette
usages de son Église à ceux de l'Église romaine, notam- direction des prêtres séculiers. Au lendemain de l'in-
ment pour l'emploi du Trisagion, la confection du vasion de Rome par le général Miollis (2 lévrier 1808),
saint chrême, l'administration de la confirmation par le collège fut confisqué et vendu. Post ditionem ponti-
l'évêque, la prohibition de la communion des enfants l'uiam a Gallis occupatam die 2 februarii, anno Domini
avant l'âge de raison, le calcul des degrés de la consan- 1808, dit le cardinal A. .Mai, prsedictum rollegium
guinité et de l'affinité. La deuxième légation était une (Maronitarum) dissolution fuit; sedesque divenditse;
continuation de la première. Elle donna lieu à la tenue hic autem codex (Veteris Testamenti) una cum rcliquis
d'un synode, en 1580, au monastère de Qannoùbîn, in bibliotheca dicti collegii exislentibus, in Valicanam
en présence des PP. Eliano et Bruno. Sur ces deux Bibliothecam translatus fuit. Script, vet. nova collectio,
missions, voir P. Dit)., art. cité, p. 199-220; L. Pastor, t. iv, Rome, 1831, p. 524. Ce n'est donc pas vers la

Geschichte der Pàpste, t. ix, 1923, p. 741-743. A la suite fin du xvm e siècle, comme l'ont affirmé certains histo-
de la célébration du concile, Eliano parcourut le pays riens, qu'il faut placer cet événement. Les biens qui
des maronites pour faire connaître partout les déci- subsistèrent de ce collège furent affectés à l'entretien
sions synodales. A peine avait-il achevé sa tournée que de jeunes maronites au collège de la Propagande à
le patriarche tomba gravement malade. Le légat fut Rome. Voir les bref Magno semper de Pie VIII,
mandé auprès de lui: en présence des évêques, des 11 janvier 1830 et Etsi dubium de Grégoire XVI,
prêtres et des notables, il lui administra l'extrême- 14 juillet 1832, dans R. De Martinis, Jus ponlificium
onction. Le 21 septembre 1581, l'auguste malade de Prop. Fide, t. iv, p. 723 et t. v, p. 47-48; et surtout
rendait le dernier soupir. le bref Sapienter olim de Léon XIII, 30 novembre 1891,
Le collège électoral, convoqué pour désigner un dans Anaïssi, Bull., p. 537-540. Les choses en restèrent
successeur au patriarche défunt, se réunit le 28 septem- là jusqu'à la restauration du collège maronite sous
bre. On choisit son frère, l'archevêque Serge Risi. Il Léon XIII.
fut intronisé séance tenante et reçut la révérence Le P. Eliano avait fait accroire à Rome qu'il rame-
d'usage. Le lendemain, le nouvel élu célébra en grande nait les maronites à l'union. Il avait ainsi donné corps
pompe la liturgie pontificale; et, avant la communion, aux soupçons qui pouvaient peser sur leurs vérita-
à genoux devant l'autel, il lut à haute voix la profes- bles sentiments religieux. Aussi la question de leur
sion de foi catholique. L'on pria les légats de faire part orthodoxie défraya-t-elle les conversations dans cer-
de cette élection au souverain pontife et de lui en tains milieux romains. D'aucuns les traitaient nette-
demander la confirmation. Le P. Bruno fut chargé de ment d'hérétiques. Les maronites qui se trouvaient
remplir cette mission. Il quitta la Syrie le 7 juin 1582 à Rome ne manquèrent pas de plaider la cause de leur
et arriva à Rome dans le courant de septembre. Le Église. Mais les bruits colportés et les doutes répandus
dernier jour de mars 1583, Grégoire XIII accordait le n'en continuèrent pas moins à inquiéter la curie. Le
pallium au nouveau chef de l'Église maronite. pape résolut d'envoyer au Liban une nouvelle mission
P. Dib., loc. cit., p. 219-220. pontificale pour l'éclairer sur tous ces points, Il
L'un des résultats des légations d'Eliano fut d'abord choisit le P. Girolamo Dandini, S. J., qu'il chargea
la fondation d'un hospice maronite à Rome (voir d'étudier sur place la religion et les mœurs des maro-
les documents pontificaux dans Anaïssi, Bull., nites, de déterminer les conditions pour l'envoi des
p. 81-89), converti ensuite en collège par la constitution nouveaux élèves à Rome et l'attribution aux anciens
Humana sic ferunt, 27 juin 1584, de Grégoire XIII. d'emplois proportionnés à leur capacité. Clément VIII
Voir Filippo Bonanni, S. J., Catalogo degli ordini s'inquiétait d'autant plus que le collège maronite de
religiosi délia Chiesa militante, Rome, 1714, p. 43; Rome lui coûtait fort cher; il ne voulait pas dépenser
on y trouve, avec le portrait d'un élève, la description en pure perte les deniers du Saint-Siège. Au surplus,
du costume de ce dernier. C'était le deuxième collège la question d'orthodoxie mise à part, il importait de
oriental établi dans cette ville, le même pontife ayant bien choisir les nouveaux élèves et d'occuper utile-
déjà fondé, en 1577, le collège grec. La fondation du ment les anciens. Le 14 juillet 1596, Dandini s'em-
collège maronite répondait au vœu de la nation, barqua pour la Syrie; il arriva à Tripoli vers la fin
exprimé par Michel Risi dans ses lettres à Pie V. d'août; et le 1 er septembre, il était déjà à Qannoùbîn.
Douaïhi, ms. 395, fol. 140 r° et v°. Mais, au lieu de L'âge et la maladie clouaient sur son lit, depuis un
l'établir à Rome, le saint pape en avait décrété l'érec- an déjà, le patriarche Serge Risi. Mais ni les années,
tion à Chypre sous la surveillance de l'archevêque latin ni les infirmités n'avaient affaibli sa pensée et l'ar-
du royaume. Tout était prêt pour la réalisation du deur de son dévouement pour la cause de son Église.
projet pontifical, lorsque l'île fut envahie par les Turcs En l'entendant prononcer sa véhémente protestation
(1570-1571). Cf. le mémoire présenté à Grégoire XIII, contre les accusations qui faisaient passer les maroni-
qui expose les motifs de la mission confiée aux PP. tes pour hérétiques aux yeux du pape et du Sacré-
Eliano et Raggio auprès des maronites, aux Arch. Collège, le légat fut frappé de la vigueur de son esprit.
Vaticanes, AA, arm. i-xvm, 1755. Il appartenait Droit et conciliant, d'une activité discrète et d'un tact
à Grégoire XIII de reprendre l'idée et d'en effectuer parfait, Dandini remplit de son mieux sa mission, et
l'exécution au centre même de la catholicité. Cf. le tout à l'honneur des maronites. Il fit réunir un concile
bref Romani Pontificis, 12 juillet 1584, dans Anaïssi, auquel furent convoqués, avec les évêques, un certain
p. 98-100. La justice et la gratitude nous obligent à nombre de prêtres et les mouqaddamin. Les sessions
évoquer ici, après Grégoire XIII, les noms de Sixte V synodales s'ouvrirent le 18 septembre (vieux style)
et du cardinal Antoine Carafîa. Le successeur, de Gré- 1596 et se clôturèrent le 20 du même mois. A peine le
goire XIII continua pour le collège les libéralités de concile était-il achevé que l'état de santé du patriarche
ce dernier; il lui alloua de nouveaux revenus. Bref empira. Le 25 septembre (vieux style), le vénéré ma-
Inter caetera, 2 août 1585, Anaïssi Bull., p. 100-103, lade rendit son âme à Dieu. Dandini craignit que
et aussi, Cotleclio, p. 91. Quant à Caraffa, il contribua le neveu du prélat défunt ne fût désigné pour prendre
grandement à son organisation et lui légua sa fortune. sa place et que la dignité patriarcale ne demeurât
Douaïhi, ms. 395, fol. 146 r°. Sur les origines de ce dans la même famille. On venait de voir deux frères,
collège, voir L. Cheiklo, S. A., La nation maronite et on avait vu au siècle précédent un oncle et son neveu
la Compagnie de Jésus aux XVI e et XVII e siècles, se succéder à Qannoùbîn. Les membres de la famille
Beyrouth, 1923, p. 69 sq. La direction du collège d'un patriarche contractaient avec les notables de
fut confiée à la Compagnie de Jésus. Mais lorsque la nation des liens d'amitié ou de parenté; et les nota-
03 MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVI« SIÈCLE
blés, on le sait, exerçaient sur le collège électoral DOble pèlerin qui visita le patriarche en 1583 Antc :

une influence considérable. Aussi Dandini attirait-il méridien substitimus in Ehda (Ehden) deinde, militari
sur ce point l'attention du mou.qa.ddam Khater. pedibus confeclo, i>enimus ad monaslerium B. Mariic
Dandini, op. cit., p. 114. Cependant, ce fut bien l'ar- de Canobim in Monte Libano j>ositum; ubi patriarcha
chevêque Joseph Risi, neveu du patriarche Serge, qui Ecclesiœ Uoiniiuc obeclientiam agnoscil : con/erebat
fut élu. On ne pouvait reprocher au nouveau patriar- tum ordines injra missarum solemnia (erat autem (lies
che qu'un manque d'expérience administrative. dominicus) cuidam religioso. Habitus patriarchœ, quo
Dandini, ibid. D'ailleurs, dans le bref de confirma- ad allure utebalur, nihil dijfcrebat ab eo, quo nostralcs
tion, donné le 17 juin 1599, le pape reconnaît ses Archiepiscopi uti consueuerunt. Habebat j.allium, infu-
qualités. Lettre Benedicimus Deum cœli, Anaïssi lam, casulam, lunicellas, et sandalia. Ilostiœ eadem
Bull., p. 108-109. forma, gute apud catholicos... Patriarcha sacris vestibus
Le légat pontifical demanda, entre autres choses, exulus, solitum habitum nigrum, cum violaceo capitis
au nouvel élu, de confirmer les décisions conciliaires integumento accepit... Jerosolymitana peregrinatio Ht.
de la dernière assemblée à laquelle il avait lui-même princ. N. C. Radzivili, ducis Olicee... primum a Thonvi
participé, et de réunir un nouveau synode pour com- Trelero, Custode Varmiensi ex polonico sermone in
pléter l'œuvre du précédent. Joseph Risi acquiesça lalinum translata, Anvers, 1614, p. 26.
volontiers au désir du légat; il convoqua la nouvelle Mais l'œuvre d'Eliano et de Dandini a marqué le
assemblée le 3/13 novembre 1596; et le 21 du même point de départ d'une latinisation systématique, tou-
mois, la mission de Dandini se trouvait terminée. chant la substance même des actes cultuels. Et ce
Sur cette mission, voir P. Dib, art. cité, p. 421-429. qu'ils avaient entrepris, on l'a poursuivi sous l'inces-
Incontestablement, les légations d'Eliano et de sante action de divers facteurs, jusqu'à lui donner une
Dandini marquèrent le début d'une ère nouvelle assiette solide et définitive. P. Dib., /oc. cit., p. 436-
pour l'Église maronite. Elles ouvrirent, notamment, 437.
le chemin de Rome à cette pléiade de jeunes gens qui Le patriarche Joseph Risi, homme audacieux et
devaient aller y puiser, avec une piété solide, la science entreprenant, était personnellement un latinisateur
sacrée et répandre ensuite non seulement sur l'Orient, inconsidéré; il sacrifia de vénérables pratiques, et en
mais sur l'Occident, les fruits d'une riche érudition. grand nombre, pour mieux copier les usages de Rome.
Bref Sapienter olim de Léon XIII, 30 nov. 1891, dans Il brava, pour décréter certaines modifications, l'oppo-

Leonis XIII Pont. Max. ada, t. xi, p. 376. Toutefois, sition d'une forte partie de ses sujets; Paul V l'affirme
la réforme élaborée par les légats jeta les bases d'une dans une lettre du 10 mars 1610 au patriarche Jean
latinisation profonde et systématique de l'Église Makhlouf, où il l'invite, pour la pacification des esprits,
maronite. Ainsi, l'adoption d'un missel romanisé, à rétablir les anciens usages. Anaïssi, Bull., p. 119-121.
édité à Rome en 1592, entre les deux missions d'Eliano L'on peut deviner les tendances du concile réuni
et de Dandini, date de 1596. Dandini en avait appor- par Joseph Risi en 1598, au village dit de Moïse (Dai'at
té à Qannoûbîn 200 exemplaires. Can. 8 du premier Moussa). Il marqua un pas de plus dans la voie de la
synode de 1596; Dandini, op. cit., p. 125 et 102. latinisation. En 1599, Clément VIII lui écrivit au
D'ailleurs, les actes des synodes réunis en présence sujet de certains empêchements de mariage consan-
:

d'Eliano et de Dandini, préparés d'avance par ces guinité, affinité, parenté spirituelle, honnêteté publi-
derniers, sont conçus dans un esprit de latinisation que. Le pape entendait les promulguer dans l'Église
incontestable. Voir le texte de ces synodes dans Ant. maronite suivant la discipline latine. Il accordait
Rabbath, S. J., Documents inédits, t. i, p. 152-169 et en même temps au patriarche le pouvoir de dispenser
dans Dandini, op. cit., p. 121-128. L'influence latine de quelques-uns d'entre eux. Bref Christi fidelium,
avait déjà commencé, il est vrai, sous les croisés; Rome 17 août 1599. Sans doute, par erreur de typographie,
l'avait ensuite favorisée, sanctionnée, élargie. Mais, l'exposé de la parenté spirituelle y est incomplet. En
jusqu'à la fin du xvi e siècle, ses effets se réduisaient voir le texte dans Anaïssi, p. 112-113. Mais le bref de
presque uniquement à quelques détails extérieurs et Clément VIII ne put entrer immédiatement en
d'importance secondaire, tels que le port de l'anneau, vigueur. Il resta, en partie, lettre morte, jusqu'à la
de la mitre et de la crosse pour les prélats; la manière seconde moitié du xix e siècle. P. Dib, Le pouvoir
de faire le signe de la croix, l'usage des cloches, du de dispenser de la consanguinité et de l'affinité au
pain azyme et des ornements sacrés. P. Dib., art. j
deuxième degré chez les Maronites, 1915, p. 1-7.
cité, p. 434-436. On avait rarement touché à la disci- En 1606, sans tenir compte des obstacles auxquels
pline elle-même. A notre connaissance, les seules il pouvait se heurter, Joseph Risi promulgua dans
modifications importantes, introduites avant le son patriarcat le calendrier grégorien. Mais on ne put
xvi e siècle, concernent le rituel baptismal et l'épiclèse : l'appliquer qu'en Syrie. A Chypre et ailleurs, les
on commença à corriger celle-ci et à substituer à la difficultés pour s'y adapter furent telles que l'on dut
forme traditionnelle du baptême la forme latine. continuer à suivre le calendrier julien. P. Dib, Les
Voir la lettre de Fr. Gryphon, écrite de Rome aux conciles de l'Église maronite, ibid., p. 430-431. Les ma-
maronites, en 1469, dans Douaïhi, ms. 395, fol. 117 v°- ronites furent donc les premiers, en Orient, à adopter
118v°; le ms. syr. 71 de la Bibl. nation, de Paris, la réforme de Grégoire XIII. Les syriens et les chal-
exécuté en 1454. Encore ces diverses modifications déens ne les imitèrent qu'en 1836, et les grecs-melkites
n'étaient-elles pas généralisées dans la pratique ;
catholiques, en 1857; les arméniens catholiques le
elles étaient plutôt d'une application fort restreinte. firent définitivement en 1911, au concile tenu à
P. Dib, 434-436; Liturgie maronite, p. 35-
toc. cit., p. Rome. D'autres Églises orientales n'ont même adopté
36. Cf. un missel ms. de 1536, qui se trouve à la Vati- le calendrier grégorien qu'à une date encore plus
cane, Vat. syr. 29, et quatre rituels de baptême du récente. C'est également vers le début du xvn e siècle
xvi e siècle conservés parmi les mss. syriaques de la que les maronites abandonnèrent la computation des
Bibliothèque nationale de Paris sous les n° s 116-119; années d'après l'ère d'Alexandre pour suivie celle
le synode du Liban, part. II, c. n, n. 2. Cette latini- de l'ère chrétienne. J. Debs, op. cit., t. vu, p. 133.
sation extérieure pouvait être appliquée avec plus de Joseph Risi mourut au mois de mars 1608. Les
facilité à Qannoûbîn, et cela s'explique par les envois vexations dont les maronites étaient l'objet ne per-
d'objets que les souverains pontifes faisaient aux mirent d'élire son successeur, Jean Makhlouf, que le
patriarches. Les relations de voyage nous attestent 16 octobre. Peu instruit, mais homme de bien et de
leur efficacité. Voici, par exemple, le témoignage d'un sens rassis, d'un caractère à la fois doux et ferme, d'une
65 MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVII e SIÈCLE 60

piété profonde et agissante, le nouveau patriarche prit alors à Alep, date la mort de Makhlouf du 16. décem-
possession de sa charge, décidé à faire face à toutes les bre 1634 et l'élection de son successeur du 26. De
difficultés, ce dont te félicite Grégoire XV. Lettre plus, le 20 janvier 1635, on ne savait encore rien de
quant bonum, 1" juillet 1622, Anaïssi, p. 129-131. cette élection à Alep, ce qui serait inadmissible si elle
Voir une relation écrite d'Alep. en 1635, par le P. Mani- avait eu lieu en 1633. Voir A. Rabbath, op. cit., t. u,
glier, S. .1., dans A. Rabbath, op. cit., t. n, 3
e fasci- p. 507. — Ce successeur était Georges'Amira, arche-
cule. Beyrouth, 1921, p. 507; une note écrite par un vêque d'Ehden. Urbain VIII dont il avait été le con-
autre contemporain, l'archevêque Georges Habqoùq disciple à Rome l'appelait lumière de l'Église orientale.
AJ-Bech'elânî, sur un exemplaire des Annales de Lettre Quamvis mare, 25 novembre 1628, dans Anaïssi,
Douaïhi, et publiée par le P. Harfouche dans la revue Bull., p. 140; Douaïhi, ms. 395, fol. 153 V. 'Amira
Al-Machriq, 1902, t. v, p. 689. Dès son élection, Jean était si dévoué à la cause catholique que nos frères

Makhlouf envoya à Rome deux prêtres Georges ibn


: des Églises séparées l'appelaient évêque romain.
Maroun et Gaspar le chypriote, l'un des premiers Voir sa lettre à Clément VIII, dans Anaïssi, Colject.,
élèves du collège maronite, pour demander, en son p. 92-93. La grammaire écrite par lui (irammalica
:

nom, le pallium et la confirmation pontificale. syriaca, sive chaldaica, Georgii Michaetis Amirœ
Anaïssi, Collectio, p. 195-190: Douaïhi, ms. 395, Edeniensis e Libano, philosophi, ac theologi, Collegii
fol. 150 v°-151 r°. Paul V agréa la demande du patriar- Maronitarum alumni, in septem libros divisa, Rome,
che et confia à Gaspar la mission de lui imposer le 1596 (480 p. in-8°, sans compter la préface et les
pallium et de recevoir son serment de fidélité. Voir les préliminaires qui ne sont pas paginés), est la première
actes du consistoire où Makhlouf fut préconisé, dans que l'on ait imprimée en latin de toute l'Europe.
le codex Vat. lat. 7258, fol. 153-168; Douaïhi, ms. 395, L'auteur ne se cantonnait pas dans l'exposé des règles
fol. 150 v°-151 r». Il profita de cette occasion pour blâ- grammaticales. Les préliminaires De linguœ chal-
:

mer quelques modifications disciplinaires de Joseph daicee, seu syriacœ nominibus, ac discrimine; de
Hisi et exprimer le désir de voir rétablir les anciens linguœ chaldaicœ, sive syriaca3 anliquilate; de linguœ
usages. Lettre Fraternitatisluœ litteras, 10 mars 1610, chaldaicœ, sive syriacœ dignilate, ac prœstantia,
que nous venons de citer. Mais, la remarque est de de chaldaicœ linguœ utilitale, attestent la curiosité
Douaïhi, Annales, an. 1608, fol. 95 v°, une pratique de son esprit. « J'ay conversé plus d'un an au Mont
favorable à la liberté finit toujours par prévaloir sur Liban, dit Fr. Eugène Roger... avec l'Illustre Seigneur
l'observance d'une loi rigoureuse les dérogations
: Georges Emire ('Amira)...; il reçeut de Sa Sainteté,
introduites par Risi et qui répugnaient tout d'abord par un privilège spécial (à cause de sa piété et
s'étaient déjà acclimatées dans la discipline. doctrine), permission de célébrer la sainte Messe en
A l'avènement de Grégoire XV, Jean Makhlouf langue et cérémonies latines, et en Syriaque et céré-
députa à Rome le P. Léonard, franciscain, pour offrir monies des Maronites De sorte que selon le temps et
:

au nouveau pape les félicitations du peuple maronite sa dévotion il celebroit en l'une ou en l'autre langue.
et lui demander, entre autres choses, une édition de Ce que les Souverains Pontifes ont rarement concédé
livres liturgiques. Dès son arrivée, le P. Léonard alla à d'autres. J'ay mis cy-devant son portraict, comme
trouver l'archevêque Serge Risi, procureur du patriar- il estoit lorsqu'il fut élu patriarche; qui fut l'an 1635. »
che auprès du Saint-Siège, qui fit part de ces désirs au Op. cit., p. 494. Ses rares mérites lui valurent une
souverain pontife. Celui-ci renouvela incontinent les autre faveur personnelle : Rome lui assigna, pour
instructions de Paul V concernant l'impression de toute sa vie, une pension annuelle. Cf. sa lettre à
l'office férial, et nomma une commission pour l'exa- Clément VIII, dans Anaïssi, Collectio., p. 92-93;
men du texte. Il mourut avant d'avoir vu l'achève- P. Chebli, Biographie de Douaïhi, p. 10-11.
ment de ces travaux; et l'édition sortit des presses, Le Saint-Siège ne pouvait qu'applaudir au choix
en 1624, sous ce titre Officium simplex septem dierum
: d'un homme si qualifié par l'ampleur de ses connais-
hebdomadse, ad usum Ecclesiœ maronitarum, impressum sances et l'ardeur de sa piété. Urbain VIII ratifia
auctorilale, et impensis D. Pauli V...,deinde S. D. Gre- l'élection par sa lettre Romani Pontificis du 3 mars
yoriXV; tandem abundantia clemenliœ Urbani VIII. 1635. Anaïssi, Bull., p. 143-145. 'Amira est le premier
Voir les lettres Ecce quam bonum, 1 er juillet 1622 et patriarche sorti du collège maronite de Rome. Sa
Sacrosanctum aposlolatus, 5 avril 1624, dans Anaïssi, principale préoccupation' devait être de réaliser les
p. 129-132. Urbain VIII se montra à l'égard des espérances que le Saint-Siège fondait sur lui. II ne
maronites d'une extrême bienveillance. Lorsque, en limita pas son activité aux affaires maronites et
1624, le couvent de Notre-Dame de Haouqa, installé travailla au développement des missions catholiques
dans une grotte du redoutable rempart de Wadi- en Orient. Il offrit aux carmes, dans la région des
Qadîscha (vallée sainte), fut converti en séminaire cèdres, le monastère de Saint-Elisée, où ils s'établirent
par le patriarche Makhlouf, le pape ne se contenta en 1643. Voir deux lettres adressées par le P. Amieu
pas de bénir et d'approuver la nouvelle œuvre; au général des jésuites, 1 avril et 12 août 1643, dans
il lui assigna des fonds et lui donna des constitutions. Rabbath, op. cit., 1. 1, p. 433, n. 1. — Sous son ponti-
N'ojr les brefs In supereminenti 21 juillet 1625;
, ficat, un collège maronite se fonda à Ravenne, sous
Cran nos super, 30 juillet 1625; Xon exaruit, 30 août le vocable de saint Éphrem, grâce aux libéralités
1625, et Quamvis mare, 25 novembre 1628, dans d'un prêtre maronite Narsallah Chalaq (Victorius
Anaïssi, p. 132-140; Douaïhi, Annales, an. 1624, Scialac), mort en 1635. Le Saint-Siège lui afiecta
fol. 102 r»; ms. ^95, fol. 151 v°-152r°. La direction de ce d'autres ressources et l'érigea en collège pontifical
sémiraire dut ttre confiée aux récollets, qui, à cette ayant le privilège de conférer les grades canoniques.
époque, se trouvaient à Notre-Dame de Haouqa. Bref Quoniam divinœ bonitati, 6 juillet 1648, dans
Voir Fr. Eugène Roger, récollet, La Terre sainte, Paris, Anaïssi, p. 145-151; Douaïhi, Annales, an. 1635,
1664, p. 434 et 485. Malheureusement, cette institu- fol. 106 r°. Alexandre VII, cependant, crut plus utile de
tion ne dura pas plus de neuf ans. Le patriarche le supprimer et d'affecter ses biens à la formation de
1'. Mas' ad, op. cit.,
p. 159-160. jeunes maronites au collège de la Propagande ou ail-
Douaïhi et, à sa suite, les historiens maronites, leurs. Bref Romanus Pond/ex, 22 oct. 1665, dans De
placent la mort de Jean Makhlouf au 15 décembre 1633 Martinis, Jus pontificium, t. i, p. 360. En réalité, les
>< l'élection de son successeur au 27 du même mois. biens du collège maronite de Ravenne allèrent en
Annales, an. 1633, fol. 105 r°. Mais, dans une lettre partie à celui de Rome, pour l'éducation de deux
écrite le 14 février 1635, le P. Maniglier, qui résidait élèves, en partie aux moines maronites de Saint-Pierre

DFCT. DE THÉOL. CATHOL. X — S


MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVIF SIÈCLE G8

et Saint-Marcellin. Voir une lettre du patriarche Jac- caractère du synode réuni par lui, le 5 décembre 1644,
ques 'Aouad de 1726 au pape, dans Anaïssi, Collectio, au monastère de Saint-Jean-Baptiste de Harache
p. 142-143. Plus tard, à l'occasion du synode du (Kasrawân). La volonté de sauvegarder l'autorité
Liban, en 1730, on décida d'employer ce qui restait patriarcale n'excluait pas chez lui, cependant,
des ressources à la fondation de cinq écoles à : le souci de l'orthodoxie. Voir P. Dib, Les conciles...,
Damas, à Sidon, à Beyrouth, à Chypre, au couvent p. 432-434; la note d'Al-Bcch'elânî, citée plus haut,
de Beq'ata (dans le Kasrawân). Voir Relazione dell' dans Al-Machriq, 1902, t. v, p. 690-691; Assemani,
ablcguzione uposiolica alla nazione de' Maroniti nella Bibl. or., t. i, p. 553-554.
Siria, c Monte Libano (en 1736) di Monsignor Giu- A Joseph Al-'Aqoûrî succédèrent, au xvir siècle,
seppe Simonio Assemani alla S. Congr. de Propaganda Jean Safrâouî (164-8-1656), Georges de Beseb'el
Fide, Home, 1711, p. 3 et 13. (1657-1670) et Etienne Douaïhi (1670-1701).
'Amira avait des tendances qui le poussaient quel- Jean Safrâouî, élu vers la fin de 1648, fut préconisé
quefois à faire bon marché de vénérables coutumes. au consistoire du 13 septembre 1649. Anaïssi, Collectio,
L'archevêque Georges Habqoùq Al-Bech'elanî, son p. 116-117. Sa caractéristique est l'abnégation, la
contemporain, nous apprend qu'une fois élu au siège pénitence ascète impitoyable à son corps, il atteignit
:

patriarcal, il négligea' de demander


à ses électeurs par la pratique de la prière et de l'austérité une répu-
les lettres 'd'usage avant d'envoyer à Borne le prêtre tation peu ordinaire. Ses privations, toutefois, n'é-
Michel Sa'adah Al-Hasroûnî pour solliciter, en son branlèrent pas sa robuste et harmonieuse constitution ;

nom, le pallium'et la confirmation apostolique. Sans il conserva jusqu'au bout toute l'énergie de son carac-

doute, en droit strict, le Saint-Siège peut nommer tère, toute la vigueur de son intelligence et se distin-
lui-même les patriarches, les choisir librement ou gua « par sa capacité dans les sciences divines et
confirmer leur élection sans tenir compte d'aucune morales. » De la Boque, op. cit., t. ii, Paris, 1722,
autre formalité. Mais, généralement, il n'use pas de ses p. 131. Au surplus, une rare délicatesse de sentiments,
prérogatives en passant outre aux traditions légitimes. une bonté instinctive et une humeur constamment
Le mandataire patriarcal dut donc retourner au Liban affable lui assurèrent l'affection de son peuple et la
les mains vides, et 'Amira fut obligé, de se plier aux for- confiance de son clergé. Bien ne lui échappait dans
malités d'usage. Voir la note écrite par Al-Bech'elânî, l'administration de son Église; il savait tout prévoir,
que nous avons citée plus haut, dans la revue Al-Ma- tout diriger, au temporel comme au spirituel. Al-
chriq, 1902, t. v, p. 689-690.
1


Al-Bech'elânî lui repro- Bech'élânî, loc. cit.; Douaïhi, Annales, an. 1656,
che encore d'avoir géré les deniers de l'Église avec peu fol. 112 v°. Ami des réformes, il entreprit, avec le con-
de sollicitude, d'avoir parfois manqué d'adresse dans cours de deux archevêques, Isaac Chédrâouî et
ses rapports avec les autorités civiles, de s'être aliéné Joseph Karmseddânî, l'étude de l'Office. Il prépara
presque tout son entourage évêques, moines, ser-
: l'édition du Phenqith (IltvaÇ) ou Propre des fêtes fixes,
viteurs. Ibid. p. 690. Tout cela revient à dire que et, en 1650, il chargea Fauste Nairon de le présenter
'Amira manquait de l'expérience d'un administra- à Borne en deux volumes, l'un pour la partie d'hiver
teur, du tact et de la souplesse d'un diplomate. Ses et l'autre pour la partie estivale. Les deux volumes
tendances latinisantes excitaient-elles le mécontente- sortirent des presses de la Propagande, le premier,
ment des vieux conservateurs? La conscience de sa en 1656, sous le titre Officia Sanctorum juxlu rilum
:

supériorité intellectuelle lui donnait-elle un ton Ecclesiœ Maronitarum. Pars hiemalis édita auctoritate
cassant, qui froissait ses suiïragants et ses subor- Sanclissimi Patris nostri D. Innocenta X
et abundan-
donnés? Les documents permettent de le croire. Quoi tia clementiœ Sanctissimi Patris nostri Alexandri VII;
qu'il en soit.il est incontestable que 'Amira connut le second, en 1666, sous le titre Officia Sanclorum
:

parfaitement les nécessités du ministère pastoral, et juxta rilum Ecclesiœ Maronitarum. Pars œstiua édita
personne ne peut lui reprocher de ne s'y être pas consa- auctoritate Sanclissimi Patris nostri D. Alexandri
cré tout entier. Voir une lettre de Paul V dans Anaïssi, Papse Vil. Cf. P. Dib, Liturgie maronite, p. 148-150
Bull., p. 122; une relation du P. Maniglier, dans Assemani, Bibl. juris. 1. V, p. xv-xvi.
Babbath, op. cit., t. n. p. 507. Dans les Annales de Sous le pontificat de Safrâouî, Isaac Chédrâouî,
l'Église maronite, 'Amira est en grand renom, et sa archevêque de Tripoli, accomplit en France une mission
mémoire reste vénérée. Douaïhi, Annales, an. 1644, dont le résultat fut de faire attribuer aux maronites
fol. 109 v°-110 r». Il mourut le 29 juillet 1644. Au rap- une « protection et sauvegarde spéciale » qui les
port de Douaïhi, son corps était encore intact plaçaient au premier rang des chrétiens du Levant.
en 1656. Cité par P. Chebli, Biographie de Douaïhi, Voir les lettres royales délivrées le 28 avril 1649, dans
p. 11. Sur 'Amira, cf. aussi Assemani, Bibl. or., t. i., Bistelhueber, op. cit., p. 130-131. Sur Chédrâouî,
p. 552. voir Assemani, Bibl. or., t. i, p. 552-553; la revue
Le 15 août 1644, l'archevêque de Sidon, Joseph arabe Al-Machriq, 1899, t. n, p. 939; Bistelhueber,
Halib Al-'Aqoûrî (Joseph Bar Halib Acurensis) op. cit., p. 126 et 153-155. Mais Jean Safrâouî obtint
fut promu au siège patriarcal, et, le 10 septembre 1646, davantage encore pour le plus grand bien de son
son élection confirmée par Innocent X. Voir la lettre Église et du catholicisme en Orient :Il fut un des

d'Innocent X
dans le Cod. Vat. lat. 7258, fol. 102. artisans de la nomination au vice-consulat de France
C'était un homme de jugement et d'initiative, dévoué, à Beyrouth d'un illustre maronite, Abou-Naufel-El-
réalisateur. Au surplus, d'une piété qui l'imposait Khâzen, qui se distinguait par son dévouement à la
à l'estime des Turcs eux-mêmes. Voir une lettre de cause catholique. Nous possédons encore la supplique
quatre archevêques dans Anaïssi, Collectio, p. 113. qu'il adressa, en 1656, à Alexandre VII, le priant
Esprit cultivé, il a laissé, entre autres ouvrages, une d'intervenir auprès du Boi très chrétien en faveur de
grammaire syriaque, imprimée à Borne en 1645. Il ce candidat. Anaïssi, Collectio, p. 119; cf. Bis-
avait à cœur son rôle de défenseur-né des prérogatives telhueber, op. cit., p. 148-149.
de son siège et des traditions de son Église. L'abandon A la mort de Safrâouî, survenue à Qannoùbîn,
des anciennes coutumes, aggravé par un empiéte- le 23 décembre 1656, les vœux de la nation se portèrent
ment sur son autorité, détermina de sa part un sur- sur Georges Habqoùq Al-Bech'élànî, prélat très estimé
saut de réaction. Le souci des droits de son siège le pour son jugement droit et son inépuisable dévoue-
poussa même un peu loin, et le Saint-Siège dut inter- ment. Mais sa profonde humilité se dressa contre les
venir pour corriger l'excès de certaines mesures. instances de l'assemblée électorale. La charge patriar-
On peut prévoir, d'après ces indications, quel fut le cale lui paraissait trop lourde pour ses épaules. On eut
69 MARONITE ÉGLISE), PATRIARCHES, XYIie SIÈCLE ro

beau insister pour lui arracher us mot, un geste d'ac- titre de consul de France avec tous les droits et les
ceptation; ce fut peine perdue. Pour se dérober aux sol- honneurs dont jouissaient les autres agents du Levant.
licitations, il alla se cacher dans la cellule d'un moine. Georges mourut au couvent de Mar-Challita (dans le
Le peuple se mit à sa recherche le retrouva et le ramena Kasrawàn), le 12 avril 1670, victime d'une épidémie,
à l'église afin de procéder à son intronisation. L'élu probablement de la peste répandue alors dans le
feignit de se laisser faire et demanda quelques instants pays. Douaïhi, Annales, an. 1G70, fol. 115 r»; P. Chebli,
pour se reposer un peu. Alors trompant la surveillance Biographie de Douaïhi, p. 47-18; la note d'Al-Bech'
des électeurs rassurés, il s'enfuit de nouveau et se élànî, dans Al-Machriq, 1902, t. v, p. 691.
retira dans une grotte de la vallée de Qannoùbîn. L'épidémie qui ravageait le Liban et avait gagné
Il fallut bien procéder à une nouvelle élection, d'où Qannoùbîn ne permit pas au collège électoral de se
sortit, cette fois, l'archevêque Georges, originaire du réunir, suivant l'usage, le neuvième jour après la mort
village de Beseb'el, non loin de Tripoli. Douaïhi, du patriarche. La vacance du siège suscita les intri-
Annales, an. 1G57, fol. 112 v-113 r»; P. Chebli, Biogra- gues, même au sein de l'épicopat, et certains gouver-
phie de Douai lu, p. 30-31. Le chevalier d'Arvieux, qui neurs civils crurent nécessaire d'intervenir pour hâter
visita Qannoùbîn en 1660, nous trace, dans ses mé- l'élection patriarcale. Le 20 mai 1670, Etienne Douaïhi
moires, un portait de ce prélat. J.-B. Labat, O. P., Mé- (Douwaïhi, Ed-Douaïhi, Aldoensis, ou Ehdenensis
moires du chevalier d'Arvieux, envoyé extraordinaire = d'Edhen, lieu de sa naissance) fut porté au gou-
duroyà la Porte, etc., t. n, Paris, 1735, p. 422-423. vernement de l'Église maronite. —
Cette figure atta-
Le nouvel élu écrivit, le 17 décembre 1657, ses lettres chante est l'une de celles qui dominent l'histoire des
d'obédience et les fit porter à Rome par un certain maronites. Xé à Ehden (nord du Liban), le 2 août 1630,
père Jean, carme déchaussé du couvent de Saint- Douaïhi fut envoyé, en 1641, par le patriarche 'Amira
Élisée, dans la région des cèdres, qui mourut avant au collège de Rome. Quand il eut achevé le cours de
d'avoir accompli sa mission. Le patriarche chargea philosophie, il présenta, sous les auspices du cardinal
alors le procureur général de l'ordre des carmes de Capponio, une thèse dont la brillante soutenance lui
remplir lui-même ce mandat et d'obtenir du Saint- mérita l'éloge de toute l'assistance et, de la part du
Siège, suivant l'usage, pallium et confirmation. On cardinal, l'ordre de la faire imprimer. Elle fut, en
ne sait trop pourquoi, le Saint-Siège ne se hâta effet, éditée sous ce titre Conclusiones philosophicse
:

guère. Voir les documents dans Anaïssi, Collectio, EE. Principi Aloysio S. B. E. card.Capponio a Ste-
p. 120-121, 124-126. Georges de Beseb'el expédia donc phano Edenensi... dicatse, Rome, 1650. Le jeune
un nouveau messager, Jean Hesronita, archiprêtre de Etienne acheva d'une façon aussi brillante ses études
l'Église patriarcale. A Rome, un troisième carme prit théologiques; il dédia sa thèse au patriarche maronite,
l'affaire en main; ii rédigea un rapport dans lequel il Jean Safràouî. Il possédait à merveille l'art de l'ar-
faisait ressortir les mérites de l'élu et montrait pour gumentation, fort cultivé aux universités romaines.
quelle raison il importait de se presser les maronites
: Durant son long séjour à Rome, Douaïhi se mit à la
étaient livrés en pâture à la malignité des voisins. recherche de tous les documents relatifs à l'histoire
Anaïssi, Collectio, p. 125-127. A la suite de ce rapport, de sa nation. Il en découvrit un assez grand nombre,
écrit en 1659, Alexandre VII confirma enfin l'élection surtout' à la bibliothèque du collège, alors riche en
du patriarche, au consistoire tenu au Quirinal, le 26 mai manuscrits. En 1655, il quitta la Ville éternelle et
de la même année. Anaïssi, Collectio, p. 127-128; revint au Liban; le 25 mars de l'année suivante, il
Bull., p. 153-156. Mais le pallium ne fut envoyé que reçut la prêtrise de la main du patriarche lui-même.
le 30 août 1660. Anaïssi, Collectio, p. 128; voir aussi Aussitôt ordonné, il s'employa à l'instruction des
ibid., p. 126-127, une lettre du patriarche à Abraham enfants, à la prédication, mais sans jamais abandonner
Ecchellensis, 15 mars 1660; Assémani, Bibl. juris, l'étude et les recherches historiques. A Alep, où il
t. v, p. xvi-xvin. — Georges de Beseb'el ne se préoc- passa plus d'une année, s'ouvrit à son activité sacer-
cupa point seulement du gouvernement spirituel de dotale un vaste champ d'apostolat, et il eut la joie
ses sujets. A l'exemple de ses prédécesseurs, il ne négli- de ramener à l'union un groupe important de nos frères
gea rien pour adoucir leur sort et améliorer leur situa-
-
des Églises séparées. Sa parole, remportait toujours
tion matérielle, et, à cette fin, il recourut au roi de un succès de bon aloi on l'appelait le second Chry-
:

France. R. Ristelhueber, op. cit., p. 136-138. A cette sostome.


époque, en effet, les maronites vivaient au milieu d'in- Après avoir donné ainsi la mesure de son talent,
cessantes épreuves. Pour se dérober aux ennemis de la de son tact, de son zèle, il fut désigné au choix du
religion, le patriarche lui-même en était souvent réduit patriarche pour l'évêché de Xicosie (Chypre), et
à se cacher dans les grottes. Mémoire du chevalier d'Ar- sacré le 8 juillet 1668. Il entreprit aussitôt, au nom
vieux, t. ii, p. 419. On y trouvera une pittoresque des- du patriarche, la visite pastorale du Liban nord et de
cription de la vie et des usages maronites à cette date. la région de 'Akkàr. Puis, il s'embarqua pour Chypre.
Voir aussi le témoignage contemporain du P. Besson, Quelques notes, écrites sur des livres d'église, nous
La Syrie sainte, Paris, 1660, I re part., p. 91. Sous lepon conservent encore la trace de son passage dans cette
tificat de Georges de Beseb'el, Abou-Naufel El-Khazen île. L'une d'elles le qualifie de splendore délia nazione

fut nommé, par lettres patentes du 1 er janvier 1662, maronila. Durant ses tournées pastorales, au Liban
consul de France à Beyrouth. Cette nomination eut et en Chypre, toujours en quête de nouveaux docu-
lieu à la suite d'une mission accomplie en France, sur ments, l'évêque de Xicosie eut la bonne fortune de
l'ordre du patriarche, par .Mgr Isaac Chédrâouî. rencontrer de nombreux mss. qui devaient lui servir
Xul doute que d'autres influences aussi, notamment dans ses travaux historiques. A son retour de Chypre,
celle du Saint-Siège, n'aient pesé dans la décision de il ne retrouva plus le patriarche, qui venait de mourir.

Louis XIV. Abou-Xaufel était le premier titulaire du Le 20 mai 1670, il recueillait lui-même sa succession.
consulat de Beyrouth, séparé par le roi de celui de Les difficultés qui surgirent à cette occasion l'empê-
Sidon et d'Alep, et érigé en un poste indépendant chèrent d'envoyer à Rome, dès son élection, les lettres
confié à un consul particulier». Les fonctions de accoutumées. Il ne put écrire que le 21 août 1671.
consul de France à Beyrouth furent exercées pendant Il confia ses lettres avec le dossier électoral au prêtre

près d'un siècle par Abou-Xaufel et sa descendance Joseph Simon de Hasroun (Hesronita), qui s'embar-
l'vistelhueber, op. cit., p. 153-201 De la Roque, op. cit
; , qua vers la fin de l'été, et arriva à Rome le 10 octobre.
t. ii, p. 286-289. Ce n'était pas un léger avantage pour Mais les intrigues autour de l'élection n'avaient pas
le patriarcat maronite, qu'un de ses sujets portât le encore pris lin. Des prélats et des notables écrivirent
a MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVIie SIÈCLE 72

au Saint-Siège contre le nouveau patriarche. Si leurs ment, l'on s'émerveille à la vue de son <ruvre scienti-
iellrcs ne produisirent pas les efïets qu'ils attendaient, fique et littéraire. En examinant ses nombreux ou-
elles retardèrent, cependant, jusqu'à l'année suivante vrages, on se demande comment il put surmonter tous
la confirmation pontificale. Le 8 août 1672, Clément X ces obstacles pour laisser à la postérité de telles
accorda le bref de confirmation et, le 12 décembre, richesses intellectuelles. C'est à lui que l'Église maro-
le pallium. Lettres Divina disponente elementia, nite doit la reconstitution de son histoire, l'explication
8 août 1672, et Cum nos super, 12 décembre de la de sa liturgie. C'est de lui que la Syrie recueillit quan-
même année, Anaïssi, Bull., p. 170-179; lettre de tité de renseignements sur les événements passés.

.Douaïhi au général de la Compagnie de Jésus, Pour accomplir cette tâche, il dut entreprendre des
'28 août 1G71, dans Rabbath, op. cit., t. i, p. 180-181. recherches infinies et compulser d'innombrables docu-
Le mandataire patriarcal attendit le printemps pour ments. Son érudition est tellement sûre, sa critique s:
rentrer au Liban. Lors de son départ de Rome, le sévère que tous les orientalistes s'inclinent devant son
pape lui remit une autre lettre, fort affectueuse pour autorité. « Notre conviction est, dit le P. A. Rabbath,
le patriarche. Anaïssi, p. 179-180. Joseph Simon que les écrits du savant annaliste des Maronites
arriva au Liban le 6 octobre 1073, et Douaïhi fut solen- (Douaïhi) mériteraient d'être connus en Europe. Il est
nellement investi du pallium selon le pontifical maro- le premier historien de la nation, et la mine où tous

nite. Quelques mois après, en juillet 1074, un événe- — • sans excepter Assémani — ont largement puisé. Les
ment important -se produisit à Qannoùbîn l'am-
: lecteurs ne partageront peut-être pas toutes ses idées,
bassadeur du roi de France, le marquis de Nointel, y mais ils ne lui refuseront pas les qualités de l'historien
vint en visite. Voir A. Vandal, L'odyssée d'un ambas- vraiment sérieux qui regarde la difficulté en face et
sadeur. Les voyages du marquis de Nointel (1670- appuie ses dires par des arguments. » Op. cit., t i,
1680), Paris, 1900, p. 153 sq. p. 630. Sur l'œuvre scientique de Douaïhi, voir
Le 22 juillet 1676, Clément X mourait et le 21 sep- Chebli, Biographie du patriarche Douaïhi, p. 153 et
tembre suivant Innocent XI lui succédait sur le trône 199-214; sur sa réforme du rituel et du pontifical maro-
pontifical. Douaïhi voulut prendre part à la joie de nites, P. Dib, Liturgie maronite, p. 90-94, 170-173.
l'univers catholique par l'envoi d'une mission à Les travaux historiques et liturgiques de Douaïhi
Rome. Dans la lettre qu'il écrivit au nouveau pape, il n'absorbaient pas toute son activité. Il administra
joignait à ses félicitations un exposé des épreuves qui avec un soin jaloux et intelligent les biens de son
pesaient sur le chef de l'Église maronite. Mais le man- patriarcat; il ne négligea rien dans l'accomplissement
dataire patriarcal, Pierre Doumeth Makhlouf, arche- de ses fonctions pastorales. En toute occasion, il se
vêque de Nicosie, ne put partir pour Rome qu'en 1680. montrait le défenseur averti et décidé des prérogatives
Trois nouveaux élèves envoyés au collège maronite et des traditions de son Église. On le vit plus d'une
l'accompagnaient. Le voyage ne fut pas sans encombre. fois, par exemple, aux prises avec des missionnaires
Makhlouf et ses compagnons tombèrent entre les mains de Terre-Sainte, qui entreprenaient sur le domaine
des corsaires, qui les conduisirent comme captifs à maronite, et c'est à lui que Rome donna raison.
Tripoli de Barbarie et les traitèrent en esclaves. Un Chebli, op. cit., p. 136-142. Voir aussi un décret de la
Italien de Messine les racheta et les fit parvenir en S. C. de la Propagande dans le Cod. Vat. lai. 7262, fol.
Italie. Encore l'un des trois jeunes gens ne fut-il 6 v°-7, reproduit par P. Dib, Les conciles de l'Église
relâché que plus tard. Cette aventure rappelle celle du maronite, loc. cit., p. 194. De plus, durant son ponti-
mandataire patriarcal qui allait solliciter le pallium ficat, il se dépensa sans compter, nous le verrons plus
au nom de Moïse AI-'Akkârî. Ne mettent-elles pas en loin, pour la cause de l'union. Deux choses lui tenaient
lumière le mérite de ces catholiques d'Orient, qui ne à cœur par-dessus tout la formation du clergé et la
:

craignaient pas de traverser les mers, au risque de réforme de la vie monastique. Le collège de Rome avait
leur vie, pour porter au vicaire du Christ l'hommage une place de choix dans ses préoccupations, et un sémi-
de leur fidélité? Innocent XI reçut avec joie la mission naire fut établi par ses soins à Qannoùbîn même.
maronite et remit à Makhlouf avec la lettre Ingenlis Il ne se contenta pas de multiplier les centres de la vie

argumentum lœtitiœ, 23 nov. 1680, dans Anaïssi, Bull., religieuse. Jusque-là, les monastères avaient vécu sous
p. 183-184, une somme d'argent pour le patriarche. le régime exclusivement autonome. Il voulut intro-
Le pontificat de Douaïhi fut une suite ininterrom- duire l'économie des ordres modernes d'Occident avec
pue de souffrances et d'épreuves. Plus d'une fois, il dut autorité centralisée, et il eut la joie d'approuver le
s'enfuir pour éviter les outrages. Les fonctionnaires 18 juin 1700, les premières constitutions des commu-
turcs n'étaient pas les seuls ennemis du patriarcat. nautés réformées. Sur Douaïhi, voir sa biographie
Les métoualis qui avaient entre les mains une partie écrite par Chebli et que nous avons souvent citée. La
du Liban septentrional molestaient sans cesse les grande satisfaction des dernières années de sa vie
maronites et ne respectaient même pas la personne fut procurée au patriarche par la visite d'un représen-
du patriarche. René Ristelhueber, op. cit., p. 222-223. tant du Roi très chrétien, Jean-Baptiste Estelle, qui
Les vexations étaient parfois provoquées par la venait d'être nommé, le 5 novembre 1701, consul de
haine d'autres confessions chrétiennes. « Nous sommes France à Seïd (Sidon). Cf. Ristelhueber, qui nous
haïs encore davantage à cause de vous, » écrivait retrace les détails de cette visite, op. cit., p. 218 sq.
Douaïhi à Innocent XL Chebli, Biographie de Douaïhi, Le 3 mai 1704, Douaïhi mourut au monastère de
p. 108. Voir Ristelhueber, op. cit., p. 221 sq. Qannoùbîn, à l'âge de soixante-quatorze ans. A
Dans ses moments d'infortune, Douaïhi se tournait l'Église maronite et à ses chefs, ce grand patriarche
vers la France, et son attente n'était pas déçue. laissait la leçon de 34 années de pontificat, remplies
Louis XIV renouvela « ses ordres à son ambassadeur à par une activité aussi intense que féconde.
Constantinople, le marquis de Ferriol, pour que celui- Le successeur de Douaïhi fut Gabriel, originaire de
ci s'employât à obtenir de la Porte ce qui pourrait être Blauza. M. Ristelhueber, se fondant sur des docu-
de plus avantageux au bien de la religion dans les pays ments conservés aux Archives nationales et aux
des maronites, et à faire éprouver à ses habitants les Archives du ministère des affaires étrangères de Paris
effets de sa protection. » Ristelhueber, op. cit., p. 207. a fort bien retracé les événements qui précédèrent,
Voir une lettre de Louis XIV au patriarche, 10 août accompagnèrent et suivirent l'élection de Gabriel.
1701, dans De la Roque, op. cit., t. n, p. 315-317. Op. cit., p. 225-232. D'après la coutume, il fallait sou-
Les graves soucis dont Douaïhi se trouvait accablé ne mettre le dossier électoral à l'approbation du Saint-
portaient pas d'atte:nte à l'activité de son esprit. Vrai- Siège. Le P. Élie Hyacinthe de Sainte-Marie, vicaire
'3
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVIIie SIÈCLE 74

dos carmes déchaussés de Tripoli de Syrie et du Mont- dans le peuple, dans toutes les classes de la société :

Liban, fut chargé de cette mission. .Muni des lettres on accusait Mgr 'Aouad de crimes qui soulevaient l'in-
habituelles, il partit aussitôt. Il arriva à Rome le dignation des honnêtes gens. En 1709, le scandale se
13 février 1705, et, le 22, il rut son audience. Après trouvait tellement grossi que les évêques crurent le
avoir présenté au pape l'hommage filial des maronites. moment venu de faire un procès canonique et de pro-
il exposa le but de sa mission et les désirs du
lui noncer la déposition du patriarche. A cet effet, ils se
patriarche. Clément XI ne se contenta pas d'accorder réunirent, en 1710, au couvent de Mar Sarkis et
ce qu'on' demandait. Il voulut marquer par un acte Bakhos (saints Serge et Bacchus), à Raïfoun dans le
solennel sa bienveillance à l'endroit des maronites : Kasrawàn. L'affaire ne traîna pas. On fil un simulacre
le lendemain (23 février), en présence des cardinaux. de tribunal; on instruisit sommairement la cause cl
des évêques et de la noblesse romaine, il célébra une la sentence fut celle que le public pouvait attendre.
grand'messe pour le patriarche et son peuple. Puis, En revanche, l'exécution de la sentence revêtit la
au consistoire du 27 avril, il confirma le nouvel élu et forme solennelle d'une dégradation réelle le pa- :

lui conféra le pallium. Le destinataire eut tout juste triarche, amené devant l'assemblée épiscopale, fut
la joie d'en prendre connaissance et d'être revêtu du soumis au dépouillement matériel de tous les insignes
pallium: le P. Élie rentrait de Rome le 10 octobre 1705; pontificaux. Debs, op. cit., t. vin, p. 511; M. Ghabricl,
la veille de la Toussaint, le patriarche mourait subi- op. cit., t. ii, p. 551 Privé de tout pouvoir d'ordre et de
.

tement. Voiries documents dans le Cod. Vai. lat. 7262, juridiction, Jacques 'Aouad fut interné, sous bonne
fol. 139, 144-149, et dans Anaïssi, Collect., p. 133- garde, au monastère de Loaïsah (Kasrawàn). Il s'agis-
137. Nous ne connaissons du bref de confirmation sait maintenant de lui donner un successeur. Tout
qu'une traduction arabe: elle se trouve dans le Cod. d'abord, on nomma un administrateur patriarcal.
Vat. lut. 725S, fol. 118. Le bref est du 10 juin 1705. Puis on se réunit pour l'élection, et, d'accord, on
Cf. aussi Ristelhueber, p. 233-236. désigna Mgr Joseph Mobarak, originaire de Raïfoun.
Ce fut Jacques 'Aouad qui succéda le 6 novembre à Relations de Qaraali et de Farhàt, dans Chartoûnî,
Gabriel de Blauza. Il dépêcha à Rome le P. Ferdi- op. cit., 182-183. Le scandale était à son
p. 45-46,
nando di S. Liduvina, vicaire des carmes en Syrie, et comble; il faisait gens de bien et
la désolation des
fut confirmé sur le siège d'Antioche par la lettre « causait naturellement aux maronites, dit M. Ris-
Romani Pontificis du 21 février 1706; le pallium lui fut telhueber, un énorme préjudice. Les grecs schisma-
accordé, à la postulation de Camille Spreti, avocat tiques étaient charmés de leur reprocher les crimes
consistorial, le 21 mars suivant. Lettre Cum nos nuper, de leur patriarche. Les musulmans eux-mêmes en
21 mars 1706. Anaïssi, Bull., p. 186-197. Le pape avaient fait des couplets que leurs enfants se don-
reproduit dans la lettre de confirmation la formule naient le malin plaisir de chanter quand ils rencon-
de profession de foi, prescrite aux Orientaux par traient des chrétiens. Quant à Estelle (consul de France
Urbain VIII, formule plus complète que celle de à Sidon), il en avait « le cœur percé ». Il regrettait
Grégoire XIII pro Grœcis, et à laquelle le Saint-Office d'autant plus cette lamentable affaire qu'il était per-
donna, en 1665, la préférence. (Voir la constit. Allatœ suadé avoir pu l'éviter, s'il en avait été prévenu à
sunl de Benoît XIV, 26 juillet 1755, § 17; une lettre temps par son collègue de Tripoli. » Op. cit., p. 243.
du cardinal Borgia, préfet de la Propagande aux Que Jacques 'Aouad ait donné prise à la critique:
patriarches et évêques orientaux, 6 juillet 1803, dans qu'il se soit montré trop fier, trop satisfait de sa per-
Anaïssi, Bull., p. 451-454.) La formule du serment de sonne, c'est possible; mais qu'il ait commis les crimes
fidélité, que le patriarche doit prêter, suit la profession abominables dont on l'accusait, on ne peut l'admettre.
de foi. « Les accusations formulées contre le patriarche étaient

D'un bien nourri, d'une éloquence alerte


esprit ! si graves qu'elles lui (à Naufel El-Khazen, consul de

et saisissante, doué, au surplus, de manières distin- France à Beyrouth) semblaient peu croyables. Il
guées et d'une politesse exquise, Jacques 'Aouad redoutait que les évêques n'eussent mis une certaine
n'avait cependant pas rallié tous les suffrages de passion à charger leur supérieur. » Ristelhueber, op.
l'assemblée électorale. Le fait accompli, consacré par cit., p. 241-242. Poullard, ancien vice-consul de France
la plus haute autorité de l'Église, ne désarma pas la à Tripoli de Syrie, qui, après avoir quitté cette ville
colère de ses ennemis. Bien qu'elle fût vieille de près pour occuper, de 1708 à 1711, le consulat de Tripoli
de quatre ans, l'élection d''Aouad était encore, en de Barbarie, retournait en Syrie comme successeur
1709, regrettée par eux. Voir une relation de Mgr 'Ab- d'Estelle à Seïde, se trouva péniblement surpris de la
dallah Qaraali, élevé à l'épiscopat par le patriarche triste situation faiteau patriarche. Il connaissait bien
'Aouad en 1716, dans Chartoûnî, Chronologie des Jacques 'Aouad; il avait toujours apprécié ses
patriarches maronites, p. 182. Au rapport de Germanos mérites. Il prit donc sa défense et le protégea jusqu'au
Farhàt, sacré évêque également par le patriarche bout. Cela montre que les délits reprochés à Jacques
'Aouad, ce dernier ne savait pas gagner la sympathie n'étaient pas aussi manifestes ni aussi certains qu'on
de son clergé et de son peuple. Ibid., p. 45. Estelle, voulait bien le prétendre. D'ailleurs, la relation d'une
consul de France à Sidon, le jugeait comme un homme visite faite, en 1721, au patriarche à Qannoûbîn par
de science, mais peu fait pour gouverner; il lui repro- un jésuite, nous confirme dans notre conviction :

chait, d'être « hautain, remuant, avaricieux ». Ris- « Le patriarche avec religieux et quelques évêques
les
telhueber, op. cit., p. 238. Le parti de l'opposition ne maronites qui sont auprès de lui, écrivait le P. Petit-
manqua pas d'exploiter ces griefs pour capter la con- queux au P. Fleuriau, vivent tous dans une union
fiance du public et faire éclater un scandale retentis- parfaite et dans une simplicité et une pureté de mœurs
sant, de nature à l'acculer à l'extrême. Les mission- très exemplaire; les fautes les plus légères y sont sévè-
naires, eux-mêmes, oublieux de leur vocation paci- rement punies. Le couvent, tout pauvre qu'il est,
fique, ne furent pas étrangers aux machinations reçoit charitablement les étrangers par esprit d'hos-
ourdies contre le patriarche. Voir R. Ristelhueber qui, pitalité. » Lettres édifiantes et curieuses. Mémoires du
à l'aide de documents et de rapports officiels contem- Levant, t Lyon, 1819, p. 180-181.
i,

porains, conservés aux Archives nationales et au Quoi qu'il en soit, on ne peut contester les torts du
ministère des affaires étrangères de Paris, trace un clergé et notamment de l'épiscopat En saisissant de
:

tableau saisissant des événements de cette période, la question l'opinion publique, jetèrent de l'huile
ils

op. cit., p 210-271. Des rumeurs malveillantes com- sur le feu et les imaginations s'échauffèrent a l'extrême.
mencèrent à circuler: elles pénétraient dans le clergé, Les évêques avaienl mis trop de hâte a casser leur chèi
75 MARONITE ÉGLISE), PATRIARCHES, XYIIJe SIÈCLE 76

et à luidonner un successeur. Ils l'avaient fait sans dernier avait compté sans l'intervention d'un jeune
compter avec l'intervention du pape. Pourtant, ils parent du patriarche, J.-S. Assémani dont le prestige
savaient que la ratification de la nouvelle élection par commençait déjà à se faire sentir dans les milieux
Rome était nécessaire. Ils avaient cru, peut-être, romains. L'affaire suivait son cours à la Congrégation
mieux réussir en mettant le Saint-Siège devant un fait de la Propagande : on interrogeait les témoins venus
accompli. Mais les événements montrèrent, dans la à Rome; on examinait les documents; on étudiait le
suite, l'erreur de leur calcul. Ils confièrent à leur doyen, rapport du délégué pontifical. Celui-ci reçut, à titre
Georges Benjamin, archevêque d'Ehden, et l'un des privé, quelques nouvelles de bon augure pour Jacques
principaux adversaires du patriarche déposé, la mis- 'Aouad. Mais ces nouvelles ne tardèrent pas à s'ébrui-
sion de porter toute l'affaire à Rome. Benjamin ter. Et alors, l'antipatriarche et ses partisans redou-
s'embarqua vers la fin de 1710, accompagné d'un blèrent d'activité et envoyèrent lettre sur lettre à
moine de l'ordre de Saint-Antoine. Le Saint-Siège, Rome comme à Versailles. Ristelhueber, op. cit.,
péniblement surpris de la déposition infligée, sans ses p. 251 sq.; Anaïssi, Collectio, p. 139-140; De Martinis,
ordres, à un patriarche, de la gravité des accusations Jus ponlificium, t. vu, p. 95. Le règlement de l'affaire
dirigées contre ce dernier et de la procédure employée se trouvait entre les mains des cardinaux de la Pro-
au mépris des règles canoniques, manda au custode pagande. Après avoir tenu plusieurs séances, ces der-
du Saint-S'épulcre, Fr. Laurent de Saint-Laurent, niers se réunirent le 20 mars 1713 pour prononcer le
d'aller faire une enquête sur place. Voir la lettre que jugement définitif. Ils déclarèrent injuste et illégale la
Clément XI écrivit le 31 janvier 1711 à l'épiscopat, sentence rendue contre le patriarche Jacques.
au clergé et aux notables de la nation maronite, dans La Congrégation renvoya à plus tard l'examen d'une
Anaïssi, Bull., p. 197-198. autre question, celle de la démission du patriarche.
.Muni du mandat pontifical et des instructions de la Elle la trancha le 8 mai de la même année, en déclarant
Propagande, le P. Laurent, après s'être concerté avec la démission de Mgr Jacques nulle et de nul effet, et en
le consul de France, Estelle, se rendit au couvent des rétablissant celui-ci dans la possession de son siège
franciscains, situé à Harisa, dans le Kasrawân. Sur patriarcal. Voir le texte de ces deux décisions dans
ces entrefaites, une lettre arrivait- de l'archevêque Anaïssi. Collectio, p. 137-139.
d'Ehden, qui, de Rome, exhortait les évêques à bien A peine les décisions de la Propagande étaient-elles
recevoir l'envoyé du Saint-Siège. Cette lettre ne fut pas promulguées qu'un mandataire de l'antipatriarche
inutile. Le P. Laurent put aisément poursuivre son arrivait à Rome. De nouveaux écrits versés au dossier
voyage jusqu'à Raïfoun, résidence del'anti-patriarche. furent examinés par la Congrégation à la séance du
Il montra à celui-ci les instructions de Rome. Les 19 juin 1713. Us ne produisirent aucun effet, si ce n'est
évêques, voyant que l'ordre du pape était, en vertu de faire confirmer par bref apostolique les décisions
du principe : spoliatus ante omnia restituendus est, précédentes. Anaïssi, ibid., p. 139-140; De Martinis,
de rétablir Jacques sur le siège patriarcal, ne pou- op. cit., t. vu, p. 95.
vaient guère échapper à l'application de cette mesure. Le document pontifical établit le droit sur cette ques-
Ils imaginèrent pourtant un moyen de mettre d'accord tion pour l'Église maronite les électeurs du patriarche
:

leur amour-propre et le devoir de l'obéissance obliger


: ne peuvent pas défaire ce qu'ils ont une fois fait.
Mgr Jacques à donner sa démission. On le tira donc A la suite de son échec, l'archevêque d'Ehden se
de sa prison, et, le 13 août 1711, il était réintégré dans tourna vers la vie religieuse. Il se fit jésuite, et, comme
la possession de sa dignité. Mais, séance tenante, il tel, rendit à sa nation d'appréciables services. C'est
offrit sa démission. Le lendemain, à Harisa, il renou- le témoignage que lui rendent les Pères du concile du
vela cet acte devant le délégué pontifical qui le sanc- Liban, tenu en 1736. Part. IV, c. vi, n. 6, ix. Le per-
tionna de son acceptation. De cette manière, la perte sonnage qui assistait à ce concile en qualité d'ablégat
de l'office ne paraissait plus être la suite d'une dépo- apostolique était Assémani lui-même, qui avait plaidé
sition irrégulière, mais bien plutôt d'une démission contre Georges Benjamin la cause du patriarche'Aouad.
acceptée par un représentant du pape. Les droits du Les documents pontificaux, promulgués à Rome,
Saint-Siège se trouvaient donc sauvegardés. Aussi la n'arrivèrent au Liban qu'après un assez long délai.
démission fut-elle suivie d'une nouvelle élection de Poullard les reçut, en effet, au mois d'août 1713; il se
Joseph Mobarak. Une telle solution ne semblait pas mit aussitôt à la besogne. Il conféra à ce sujet avec le
opposée aux instructions de la Propagande, et c'est custode; et, le 25 du même mois, il écrivit aux cheikhs
ce qui nous explique la conduite du P. Laurent. de 'Ajaltoun et de Ghosta, dans le Kasrawân, une
Cependant, contre cette démission forcée, Jacques lettre pressante et pleine d'onction; puis, il adressa à
'Aouad introduisit un recours en cour de Rome. ses collègues d'Alep et de Tripoli un résumé des ins-
Décret de la Propagande du 8 mai 1713, dans Anaïssi, tructions qu'il venait de recevoir. En même temps, il
Collectio, p. 138-139; relation de Qaraali, ibid., réussissait à aplanir les difficultés qui pouvaient être
p. 185; J. Debs, op. cit., t. vin, p. 512-513; Ristelhue- soulevées par certains missionnaires. « Jugeant le
ber, op. cit., p. 250-251. terrain suffisamment préparé, il se décida à frapper un
Ayant terminé son enquête, le P. Laurent rédigea grand coup pour couronner son œuvre. Pendant près
un rapport et l'envoya à Rome avec le dossier. En de deux ans, Mgr Jacques était resté à Seïde sous sa
attendant la décision du Saint-Siège, il fit un voyage à sauvegarde il était temps qu'il se rendît à.Cannobin
:

Alep, puis en Egypte. Au mois de février 1712, il reprendre possession du siège patriarcal. » Ristelhue-
débarquait de nouveau à Seïde (Sidon). Dans l'inter- ber, op. cit., p. 257-258. Poullard le fit conduire à
valle, Poullard était arrivé, en novembre 1711, à cette Qannoûbîn; puis, accompagné d'une suite imposante,
dernière ville pour succéder à Estelle. Or, Poullard, il entreprit un voyage dans la montagne pour régler

l'ancien vice-consul de Tripoli, estimait particulière- définitivement toutes les questions relatives à cette
ment Jacques 'Aouad. L'affaire allait changer de face, affaire. Ibid., p. 258-259. «Les décrets du Saint-Siège
et cela d'autant plus que l'antipatriarche s'était furent publiés; les évêques et les cheikhs signèrent
aliéné les sympathies de certains évêques. Le prélat une lettre d'obéissance au pape ils burent à sa ;

déposé fut donc conduit à Seïde et placé au couvent santé et à celle du patriarche; les Français de la
des franciscains, sous la protection du consul de suite du consul chantèrent eux-mêmes l'Exaudial dans
France. Ristelhueber, p. 252-253. les églises libanaises et tout le monde cria « Vive :

A Rome, Jacques 'Aouad avait en l'archevêque le Sultan de France !> Ristelhueber, p. 259.
d'Ehden un adversaire habile et redoutable. Mais ce C'est dans les premiers jours de janvier 1714 que
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XYIII* SIÈCLE ;s

Mgr'Aouad était rentre à Qannoûbîn; il y avait été I


talions de Tripoli: tout y était donc tranquille. Les
accompagné par plusieurs évèques, le cheikh Naufel machinations contre le patriarche avaient complète-
El-Khazen et une escorte de métoualis. Entre temps. ment échoué. Monhenault et quelques Français
l'antipatriarche mourait à Raifoun, le 8 septembre étaient allés rendre visite au prélat; ils en étaient
1713. Cet événement ne pouvait que faciliter encore le revenus charmés des bonnes manières et de la poli-
dénouement de la nie. Toutefois, Vodium plebis ne tesse de Mgr Jacques. Toute cette grave affaire était
désarma pas d'emblée, notamment dans la région donc heureusement terminée. » Ristelhueber, op. cit.,
.'-2 >?.
de Tripoli. Quelques fauteurs de désordres, exploitant p. 2
toutes les circonstances, continuaient de critiquer le Dès patriarche put entreprendre aisément la
lors, le
patriarche pour entretenir la discorde et pêcher en eau v isite Il allait d'une localité à l'autre, et
pastorale.
trouble. Ristelhueber, op. cit., p. 2C1-263. De plus, au recevait partout les plus grandes marques d'honneur
dire de .Jean- Jacques de Monhenault, vice-consul de et de soumission. Toutefois, « il hésitait encore à se
France à Tripoli (1714-1725), et de deux évèques ma- rendre au Kesrouan, dont les cheikhs avaient été ses
ronites contemporains, Farhàt et Qarrali, le manque plus cruels ennemis. Mais Poullard envoya auprès
de souplesse et de franchise, de la part du patriarche, d'eux son drogman Ibrahim, et les cheikhs donnèrent
contribua à prolonger dans quelques endroits le leur parole de bien recevoir Mgr Jacques, car ils étaient
malaise populaire. Relation de Farhàt et de Qaraali soumis au pape comme au « Sultan de France », leur
dans la Chronologie des patriarches maronites, édit. maître. Ils tinrent leur promesse, implorant leur par-
Chartoûnî, p. 46, en note, et p. 187 sq.; cf. Ristelhue- don les larmes aux yeux. Le patriarche ne manqua pas,
ber. op. cit., p. 207. « La plupart des maronites de la dans de longues lettres en italien, de tenir Poullard au
contrée de Tripoli restaient en somme plus ou moins courant de tous les détails de ce voyage triomphal. Il
ouvertement hostiles à .Mgr Jacques. En le reconnais- finit par se rendre à Deir-El-Kamar. Il y fut fort bien
sant, beaucoup d'entre eux n'avaient agi que par accueilli par l'émir des druses devant lequel il put se
crainte du Saint-Siège. Et parmi ceux qui continuaient présenter entouré de son clergé et des principaux
a le combattre, quelques-uns, dans leur aveuglement, notables de sa nation, désormais parfaitement unie. »
ne reculaient pas devant les moyens les plus dange- Ristelhueber, p. 269-270.
reux pour leur nation. C'est ainsi qu'un maronite Il est certain que, dans l'affaire du patriarche
d'Alep s'était adressé au pacha en lui demandant de 'Aouad, Poullard fit preuve de beaucoup de tact,
se saisir du patriarche pour en établir un autre à sa d'énergie et de dévouement. Mais il exagère un peu
place. D'autres même n'hésitaient pas à rejeter la son rôle quand il déclare avoir empêché une révolte ou
responsabilité de tout ce trouble sur les Français et les écarté un schisme avec Rome. Il le disait pour se faire
missionnaires. Tels certains chrétiens du Kesrouan valoir et obtenir une récompense de ses services,
qui, malgré leur apparente soumission, semblaient à notamment un poste plus important que celui de
.Monhenault les vrais chefs de l'opposition. Ils lui Seïde. Ristelhueber, op. cit., p. 257, 260, 268-270. En
adressèrent une lettre fort impertinente. Très irrités réalité, ni missionnaires, ni maronites n'avaient songé
de l'intervention du vice-consulat de France, ils à se séparer du Saint-Siège. Un peuple d'une longue
prièrent Monhenault de cesser de se mêler d'une affaire tradition catholique ne renie pas en un jour tout son
qui ne le regardait pas. L'autorité des Turcs, disaient- passé. Toujours attachés à l'Église, les maronites ne
ils, était la seule qu'ils reconnussent ils se refusaient à
: contestèrent pas l'autorité romaine, et ce fut juste-
admettre celle des « Francs » et allaient jusqu'à ment leur souci d'obéir au pape qui amena la fin de la
menacer le vice-consul de la justice ottomane. On peut crise. Un contemporain, l'archevêque Farhàt, sacré
juger à quel point la passion avait égaré quelques par le patriarche Jacques lui-même, nous l'indique
maronites pour avoir amené ces énergumènes à renier bien. (Cité par Chartoûnî, Chronologie des patriarches
ainsi tout Je passé de leur nation. L'ambassadeur lui- maronites, p. 46 en note.) Clément XI nous en fournit
même s'était ému de ces excès. Il avait remontré aux la confirmation dans un bref adressé aux maronites,
notables de Tripoli combien ils jouaient un jeu plein le 18 août 1714. (Bref Magno cum animi, dans De
de périls. Il était vraiment criminel de leur part de Martinis, Jus pontifie, t. n, p. 302). Quocirca, disait
risquer faire intervenir la Porte dans leurs affaires, Benoît XIV à propos de ces événements, Maronitse
alors que la communauté maronite était la seule dont hoc novum suie erga Romanam Sedem obedientise dede-
le patriarche pût être nommé en \oute liberté, sans runt argumenlum. Allocution consistoriale, 13 juil-
obligation de solliciter un firman. Ces prévisions fail- let 1744, ibid., t. m, p. 152.
lirent se réaliser. Le pacha de Tripoli chargea le Les événements venaient de reprendre leur cours
cheikh gouverneur du pays d'Akkar (situé au nord normal lorsque un nouveau scandale éclata de graves :

de Tripoli), ennemi juré des métualis, de s'emparer de dissensions entre deux membres les plus en vue de
Mgr Jacques. Par bonheur, les neiges obligèrent sa l'épiscopat, le neveu du patriarche, Simon 'Aouad,
petite troupe à rebrousser chemin elle dut revenir sans
: archevêque de Damas, et 'Abdallah Qaraali, arche-
avoir fait autre chose que de découvrir les desseins du vêque de Beyrouth, qui nécessitèrent l'intervention du
pacha. Le prélat eut ainsi le temps de se réfugier dans Saint-Siège. Le pape députa, en effet, un ablégat, le
les cavernes de la haute montagne et, pour l'en déloger, P. Gabriel Hawa (Eva), moine maronite de l'ordre de
il eût fallu entreprendre une guerre en règle contre les Saint-Antoine, pour le règlement de cette affaire.
métualis. Ce fut la dernière alerte. A partir de ce Voir les lettres Etsi quotquot, 29 janvier 1721; Quod
moment... les esprits se calmèrent, Torbey et les mis- pastoralis officii, même date: Ex Romani Pontificis,
sionnaires aidant. Ceux-ci remirent enfin au prélat 1« février 1721; Cum sicut accepimus, 12 mars 1721,
les objets du culte appartenant au patriarcat. La paix dans Anaïssi, Bull., p. 208-214; De Martinis, op. cit.,
se rétablissait peu à peu. Bientôt Poullard, qui n'avait t. ii, p. 342-341, t. vu, p. 97-98. Heureusement, la

cessé de suivre avec passion le succès d'une cause mission du P. Hawa rétablit la paix dans l'Église
devenue sienne, pouvait écrire (le 1 er mai 1714) au maronite. Voir la lettre Exultavimus corarn Domino
comte de Pontchartrain « Le feu qu'on avait allumé à
: d'Innocent XIII. 12 lévrier 1723, dans Vnaïssi, Bull.,
Tripoli contre le patriarche s'est tout à coup amorti p. 214-216.
par la protection du Roi. • Malgré sa soudaineté, le Sous le pontificat de Jacques 'Aouad, Clément XI
calme était, cette fois, durable. Le consul de Seule fonda à Rome, en 1707, le monastère des Saints
continuait à surveiller les événements et à en rendre l'icrre-el -Marcellin, qui devait servir à la fois de mai-
fidèlement compte. Il n'entendait plus parler des agi- son d'étude pour les moines de l'ordre de Saint-
79 MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, \YIII e SIKCLE «0

Antoine de la congrégation dite du Mont-Liban et 28 février 1733, à la Propagande, dont l'une se trouve
d'hospice pour les pèlerins maronites. Le 18 mars 1711, dans le Cod. Vat. lut., 7262, fol. 178 et l'autre dans la
cet établissement fut rattaché par la Propagande à Dijesa del sinodo libanese, citée plus haut, p. 55-50.
l'ordre en question. Voir la lettre du cardinal Sacri- Le patriarche, les évêques et les principaux du clergé
pantc, préfet de la Congrégation de la Propagande, séculier et régulier écrivirent au pape, à la Propagande
dans Anaïssi, Colleclio, p. 141-142. Sous l'inspiration et à divers cardinaux de la Curie, demandant l'envoi
du cardinal Nicolas Spinola, l'institution fut dotée de J.-S. Assémani en qualité de légat pontifical. Lettre
d'une règle spéciale que confirma Clément XII, lettre du 28 juillet 1734, dans Sijnodus provincialis a Remo
In supremo militantis Ecclesiœ, 14 juillet 1732, dans D. Patriarcha Anliochenu, Archiepiscopis et episcopis,
Anaïssi, Bull., p. 227-231, et que modifia, à deu\ re- nec non clero seculari et regulari nationis Sijrorum
prises, Benoît XIV. Lettres lnjunrlum nobis, 7 oc- Maronitarum una cum Remo D. Josepho Simonio
tobre 1744, et Apostolatus officium, 8 nov. 1745, dans Assemano, Sedis Apostolicœ Ablegalo, in Monte Libano
Anaïssi, Bull., p. 318-328. En 1753, la maison fut celebrata annol 736, diebus 30 septembres, prima et
transférée près de Saint-Pierre-ès-liens, où elle se secundo octobris. Clémente XII Pont. Max., Ruine.
trouve encore, et placé sous le vocable de Saint- 1820, p. il. Voir ibid., p. m, les autres lettres du 27 et
Antoine le Grand. Lettre Alias porrectus nobis de 31 juillet et du 8 août de la même année. Rome exauça
Benoît XIV, 18 décembre 1753, dans Anaïssi, Bull., le vœu des maronites et Assémani fut envoyé avec
p. 347-348. Cf. le patriarche Mas'ad, op. cil., p. 161- faculté de réunir, au besoin, un concile. Voir les
162. Enfin, nous -ne saurions passer sous silence les diverses pièces ibid., p. m-xiv et Anaïssi, Collectio,
services rendus indirectement à la science par Jacques p. 146-147. La Congrégation de la Propagande lui
'Aouad. Il prêta, en effet, un concours efficace — les donna des instructions particulières touchant la
orientalistes doivent lui en savoir gré —à J.-S. Assé- réforme de plusieurs questions disciplinaires, notam-
mani qui, sur l'ordre du pape, était allé en Orient ment la séparation des monastères de moines et de
pour l'acquisition de manuscrits grecs, syriaques et moniales, l'érection canonique des éparchies, les droits
arabes. Tous ces manuscrits sont actuellement à la qu'on exigeait à l'occasion de la distribution des
Mibiiothèque vaticane. Cf. Bibl. or.,. t. i, prœf., p. xi. saintes huiles et de la collation des ordres. Muni de
Après un long pontificat, Jacques 'Aouad rendit le tous ces documents, Assémani quitta Rome le
dernier soupir au couvent de Mar-Challita, dans le 17 décembre 1735; mais, à cause de la mauvaise saison.
Kasrawân, le 12 (et non pas le 9) février 1733. Voir il ne put arriver à Beyrouth que le 17 juin de l'annee

les lettres de son successeur et du collège électoral au suivante. De là, il se rendit à Qannoûbîn, auprès du
pape et à la Congrégation de la Propagande, dans le patriarche. Le 1 er juillet, celui-ci fit lire à l'église, en
Cod. Val. lai. 7258, fol. 208-209 et 212-213. présence de l'épiscopat, du clergé, des notables et
L'élection du nouveau patriarche n'alla pas sans d'un grand nombre de fidèles, les brefs apostoliques et
difficulté. Les évêques étaient divisés. Deux candidats les lettres de la Propagande. Voir le rapport écrit par
obtinrent chacun six voix, un troisième, deux et un Assémani sous le titre Relazione dcU'ablegazionc
:

quatrième, une. A un certain moment, une manœuvre apostolica alla nazione de' Maroniti nella Siria, e
simoniaque s'esquissa. Pour y parer, l'on cessa les Monte Libano di Monsignor Giuseppe Simonio Assé-
scrutins, et l'on élut par acclamationJoseph Dergham mani alla S. Congregazione de Propaganda Fide,
El-Khazen, évèque de Ghosta. Voir la lettre adressée Rome, 1741, p. 2-4; J.-S. Assémani, Bibl. iuris, t. i,
à la Propagande par l'un des électeurs, 'Abdallah Qa- p. vi-vm. Le jour suivant (2 juillet), patriarche et
raali, archevêque de Beyrouth, 28 février 1733, dans évêques écrivirent à Rome pour témoigner de leur
Anaïssi, Collect., p. 143-144; Le Quien, Oriens chris- gratitude et de leur parfaite soumission aux ordres
tianus, t. m, col. 76. Ce fut le 25 (et non pas le 24) du souverain pontife. Ces lettres se trouvent dans
février 1733, au couvent de Raïfoun, dans le Kas- l'append. du synode du Liban, p. 445-449.
rawân. Immédiatement, le patriarche désigna le Avant de quitter la ville éternelle, Assémani avait
P. 'Abdallah Serour (Serur), pour porter à Rome les élaboré un vaste programme de réforme; il avai'
lettres électorales. Clément XII confirma Joseph El- même rédigé en latin, sans doute pour le soumettre à la
Khazen sur le siège patriarcal et, à la postulation de Propagande, le schéma du concile qu'il se proposait
Joseph Ascevolini, avocat consistorial, lui accorda le de réunir. Un maronite, André Scandar, professeur à
pallium. Lettre Cum nos a vinculo, 18 décembre 1733, la Sapience et interprète de langues orientales près la
dans Anaïssi, Bull., p. 232-234; voir aussi p. 235-237. S. C. de la Propagande, en fit une traduction arabe,
L'événement principal du pontificat de Joseph terminée le 15 novembre 1735. (Cette traduction est
El-Khazen fut la tenue, en 1736, du synode du Mont conservée parmi les mss. de la Vaticane :cod. Vat;
Liban. (C'est, sans doute, par distraction que M. S. Des- syr. 399.) Ce n'est pas le texte qui fut plus tard adopté.
landes le désigne sous le nom de concile de 'Aïn- Dans l'intervalle, Assémani dut le modifier; car, lors
Traz, dans les Échos d'Orient, 1922, t. xxv, p. 321.) de son arrivée chez le patriarche.il fut obligé de
Cette assemblée marque une date importante dans traduire en arabe le texte latin qu'il avait préparé.
l'histoire de l'Église maronite, puisqu'elle donna à Relazione, p. 5-7. Le programme de réforme, dressé
celle-ci sa charte constitutionnelle. —
Au lendemain par Assémani, rencontra dans l'entourage même du
de l'élection de Joseph El-Khazen, la question d'une patriarche, une sourde opposition. Le véritable insti-
réforme fut sérieusement agitée. La recherche d'une gateur en était Élie Mohasseb, évêque d'Arka et
latinisation inconsidérée, mal comprise, le manque vicaire patriarcal. Par des manières habiles, mais peu
d'une organisation ecclésiastique définie, la suite des franches, il arriva à gagner le patriarche et ceux dont
douloureux événements racontés plus haut, avaient la réforme menaçait les intérêts ou les commodités.
jeté le trouble dans les esprits et le bouleversement Aussi préalables furent-elles longues et
les discussions
dans la discipline. Le besoin de remédier aux abus se laborieuses. Nous ne pouvons entrer dans le détail
faisait grandement sentir. Dijesa del sinodo libanese de leur histoire; c'est un autre travail qu'il faudrait
celcbrato d'ordine délia Santa Sede nel Monte Libano pour les retracer. Relazione, p. 7-10.
l'anno 1736, Rome, 1741, p. 55. A la nécessité de Les débats portèrent principalement sur les points
réformer les institutions se joignait le souci d'éviter suivants : monastères mixtes ou doubles, division de<
les remèdes sans effets. Aussi jugea-t-on nécessaire de éparchies, formation du clergé, discipline des sacre-
s'assurer le concours de l'autorité pontificale. Cf. deux ments, droits exigés à l'occasion de la collation des
lettres adressées par trois archevêques maronites, le ordres, de la distribution des saintes huiles, des dis-
81 MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVIII e SIÈCLE go

penses matrimoniales et de la levée des peines ecclé- membres de la famille El-Khazen, un missionnaire
siastiques. Voir Relcaione, p. 1-1 sq.; le P. Fromage, latin etun ancien élève du collège de Rome appor-
Lettres édifiantes, lue. cit., p.409, -111: un rapport tèrent leur concours aux mécontents. Pour rendre (ont
conservé aux archives de l'hospice maronite de Home, accord impossible entre l'ablégat et le patriarche.
publié par Anaïssi, Colleetio, p. 1-18. La patience intel- Mohâsseb, Douaïhi et Sa'd représentèrent à' celui-ci
ligente de l'ablégat apostolique, le bon sens du pa- la réforme des monastères comme une tache a l'hon-
triarche et de l'épiscopat, l'intervention prudente de neur des religieux et de la nation tout entière, et le
deux consuls de France, M. Martin et le cheikh Naufel poussèrent à faire distribuer une véhémente protesta
El-Khazen, neveu du patriarche, l'activité discrète tion, à plus de 100 exemplaires, aux évêques, aux
des jésuites et des missionnaires de Terre-Sainte moines, aux moniales, aux chefs et principaux du
finirent par avoir raison de toutes les intrigues. L'ac- peuple maronite, aux consuls de France, aux mission-
cord s'étant fait dans les commissions préparatoires naires latins, aux anciens élèves de Rome, à Assémani
sur le texte à proposer aux délibérations des Pères, lui-même. Inspiré et poussé par de tels conseillers, le
Joseph El-Khazen et l'ablégat convoquèrent officiel- patriarche alla jusqu'à déclarer qu'il ne reconnaissait
lement le synode pour le 30 septembre 1736, au monas- plus l'ablégat, qu'il enlevait toute juridiction sur
lui
tère de Loaîsah, dans le Kasrawàn. Synode du Liban, les maronites et devant le Saint-
qu'il portait l'affaire
p. xv-xvi Relcaione, p. 9-10.
: Siège. Une pareille volte-face déconcerte. Peu expé-
Les sessions commencèrent à la date fixée pour rimenté dans la science du droit, impressionné par
l'ouverture du concile et durèrent trois jours consécu- l'argumentation de ses hommes de confiance, Joseph
tifs, à raison de deux par jour. Elles s'entourèrent El-Khazen se laissa circonvenir et commit, de bonne
d'une solennité toute particulière, et jamais l'Église foisans doute, un grave excès de pouvoir. Relazione,
maronite n'avait connu pareille assemblée. A côté p. 19 et 24. En revanche, le plus grand nombre des
des évêques et des dignitaires des deux clergés séculier évêques, la grande majorité des Khazen, les Hobaïch
et régulier, siégeaient des prélats d'autres Églises de Ghazir, les anciens élèves de Rome, les moines de
orientales, des représentants des missions latines éta- l'ordre de Saint-Antoine de la Congrégation du Mont-
blies en Syrie et un grand nombre de chefs et d» Liban, Pères de Terre-Sainte, les jésuites, les capu-
les
notables de la nation. Tous apposèrent leurs signa- cins et les carmes déploraient ces tristes incidents; ils
tures au texte du synode. Le patriarche, les évêques, désapprouvaient les remuants conseillers du patriarche
les moines, les prélats étrangers et les religieux latins et tenaient pour la séparation bien nette entre monas-
écrivirent à Rome pour annoncer au Saint-Siège la tères d'hommes et monastères de femmes.
tenue et la clôture régulières du synode, en demander Devant une opposition, les conseillers du
telle
la confirmation et prier d'en imprimer le texte à la patriarche, pour donner à leurs prétentions une teinte
typographie de la Propagande. Dans les autres lettres juridique, déplacèrent la controverse en soulevant
adressées au pape et à la Propagande, le patriarche deux autres questions celle de l'institution canonique
:

exalta le mérite d'Assémani. Le patriarche et l'ablé- des éparchies avec les pouvoirs et les obligations qui en
gat firent copier en plusieurs exemplaires, dûment résultent, et celle des taxes relatives à la collation
authentiqués à l'intention des évêques, le texte conci- des ordres et à la distribution des saintes huiles.
liaire dont l'original arabe allait être porté à Rome. L'application de la réforme sur ces points, disaient-ils,
Puis, d'un commun accord, ils décidèrent d'appliquer lésera les droits du patriarche; celui-ci, à l'exclusion
immédiatement les mesures les plus urgentes, et des évêques, a seul juridiction pleine et entière; il est
notamment de supprimer ces monastères mixtes où le chef immédiat de tous les maronites, les autres pré-
moines et moniales vivaient côte à côte, séparés les lats ne sont que ses vicaires. Ainsi, d'un conflit d'inté-
uns des autres par une simple clôture, mais dépendant rêt, ils voulaient faire un conflit de doctrine. Mais si
de la même autorité et possédant les mêmes biens. leur théorie pouvait être acceptable avant" le synode
Cette pratique était assez répandue en Orient, et du Mont-Liban, elle ne l'était plus après. En tout cas,
remontait à une époque très reculée. Nous en voyons elle fut sérieusement combattue par l'ablégat aussi
déjà la condamnation dans la Novelle cxxm, 36, de bien que par les autres évêques. Sur ces entrefaites,
Justinien et au VII e concile œcuménique, tenu à de nouvelles instructions arrivèrent de -Rome; le
N'icée, en 787. Mansi, Concil., t. xm, col. 437; Théod. Saint-Siège insistait sur la mise en pratique de la
Ralsamon, Canones Sanclie et universalis Vil synodi, réforme et son application aux articles controversés.
P. G., t. cxxxvn, 990-994; et voir E. Marin, Les
col. Assémani quitta la Syrie en 1738 sans avoir pu
moines de Constantinople, Paris, 1897, p. 41-42. Le mettre à exécution les ordres du pape; il alla visiter les
patriarche et l'ablégat convinrent d'affecter certains maronites de Chypre où il assembla, le 7 mars de la
monastères exclusivement aux femmes et d'autres même année, un synode diocésain dont les actes furent
aux hommes. Assémani se mit à la besogne. Le pa- envoyés au patriarche, aux évêques et à la Congréga-
triarche l'appuyait en tout. Son action ne rencontra tion de la Propagande. De Chypre, l'ablégat se rendit
d'abord pas de résistance; mais lorsqu'il arriva aux en Egypte pour visiter les diverses communautés
trois monastères de 'Aïn-Warqa, de Mar-Challita chrétiennes catholiques et non catholiques. De là,
(saint Artémius) et de Raïfoun, situés dans le Kas- il retourna à Rome. Dès son arrivée, il présenta à
rawàn, il se heurta à une opposition systématique, Clément XII et à la Propagande le texte du synode du
irréductible, menée, pour 'Aïn-Warqa, par Jean Mont-Liban. Le pape chargea une commission de
Estéphan, évêque de Laodicée, et, pour Mar-Challita, cardinaux de l'étudier. Décret de la Propagande,
par Elie Mohâsseb, évêque d'Arka. A Raïfoun, sur 27 août 1741, p. 473 du Synode du Liban. Le parti
l'instigation d'Élie Mohâsseb, le patriarche lui-même de l'opposition fit entendre ses plaintes violentes jus
qui avait établi sa résidence dans ce monastère, chan- qu'au milieu de la curie. Il était représenté à Rome,
gea d'attitude et voulut maintenir le statu quo. par un prêtre, Élie Felice (Elias Sa'd), qui avait pour-
L'évêque d'Arka, d'intelligence avec son collègue de tant rempli au synode les fonctions de secrétaire. La
Batroun (Botrysj, Etienne Douaïhi (Aldoense), porta discussion n'était plus limitée aux articles d'abord
même Joseph El-Khazen à prescrire aux moines et aux litigieux. On attaquait toute l'œuvre conciliaire, char-
moniales qui avaient accepté la réforme, de rétablir geant de calomnies la personne de l'ablégat. Élie
les monastères mixtes. C'était déjà une tactique assez Felice avait dû abuser du mandat à lui donne par le
hardie. Mais il y a plus grave, et, cette fois, le P. Élie patriarche. Celui-ci n'eût certainement pas approuvé,
Pelice (Elias Sa'd), secrétaire du patriarche, quelques en celte occurrence, l'attitude peu digne d'un manda-
.

83 MARONITE (ÉGLISE^, PATRIARCHES, XYIIJe SIÈCLE 84


taire patriarcal. Quoi qu'il en soit, l'affaire traînait Propagandae Fidei pra:fecto commisimus, ut, postquam
en longueur, et la querelle s'envenimait de plus' en cum dicta; synodi revisoribus aliiscfue rertmi Maronitaiuru
plus. On discutait encoie avec ardeur la légitimité du perdis super prsemloslr accuratissime egisset, ad nos
referret. Quoniam autem ipse ven. frater Vincentius
synode lorsque Clément XII mourut, le 6 février 17 10.
cardinalis, auditis revisoribus aliisque, ut praemittitur,
La longue vacance du siège apostolique (elle dura plus rerum Maronitarum peritia instruclis, erutisque ex Archivio
de six mois), n'était pas de nature à apaiser les esprits. dicta; congregationis Propagandae Fidei documentis, iisque
Il était réservé à Benoît XIV de faire justice de toutes invicem expensis, ad nos retulit, oblationes pecuniarias
ces intrigues. I.e nouveau pape confirma la commission vel alterius rei pra*stationes fieri quidem tempore et occa-
établie par Clément XII et dont le ponent était le car- sione distributionis sacrorum oleorum, rêvera esse, ut ab
initio coeptum luit, pecuniarias oblationes vel alterius rei
dinal Rezzonico (le futur Clément XIII). Après avoir
pra'Stationes, Patriarchis pro tempore existentibus ali-
examiné les articles discutés, pesé les prétentions
mentorum et dignitatis tuendae munerisqtie patriarchalis
des parties adverses et considéré les raisons invoquées commodum obeundi causa débitas atque praescriptas...
pour et contre la demande d'une approbation ponti- Modernum Patriarcham ejusqne praedecessores, nec non
ficale du synode, la Commission répondit Dilata, et
: tam eos qui dédissent, quam qui accepissent dictas obla-
eliganlur revisores totius synodi, ut référant, an sil tiones pecuniarias vel alterius rei prsestationes, easque sive
locus dicta' approbation/, Del quomodo. Conformément datas vel dandas, sive acceptas vel accipiendas pro sacro-
à cette décision, le pape désigna trois réviseurs un :
rum oleorum distributione esse existimassent, ab oinni
simoniacae labis pravitate et turpi avaritiae quaestu immunes
italo-grec, le P. Rodota, écrivain à la Vaticane, et
fuisse et esse, neque in posterum a quoquam, ausu temera-
deux maronites, Gabriel Hawa (Eva), aichevêque de rio, veluti simoniacos et avaros insimulari posse et debere
Chypre, qui résidait à Rome, et le P. Thomas Budi, declaramus. Piaeterea ne moderno et pro tempore exis-
abbé général de l'ordre de Saint-Antoine de la congré- tenti Patriarchae, ut pra?mittitur, desint alimenta et subsi-
gation du Mont-Liban, l'un des Pères du synode, qui dia, statuimus et, quatenus opus sit, praecipimus et man-
s'était rendu à la ville étemelle en 1740. (Nous avons damus omnibus monasteriorumque
et singulis ecclesiarum,

lu le votum du P. Rodota dans le Cod.. Vat. lat. 7401,


parochis et superioribus nationis Maronitarum, ut singuli
parochi et superiores hujusmodi, juxta designationem
fol. 320 sq.; il porte la date du 10 juillet 1741.) La
instructionemque ab ipsa congregatione Propagandae
révision une fois terminée, on en .communiqua le Fidei confectam, atque una iisdem nostris literis adjun-
résultat au pape et aux cardinaux de la Commission. gendam, et in virtute sanctae obedientise et sub pœnis
Benoît XIV ordonna que celle-ci tînt séance en sa ad Apostolicae Sedis et pro tempore existentis Patriarchae
présence, ce qui fut fait au Quirinal, le 7 août 1741 : arbitrium imponendis omnino servandam, singulis annis
die dominica infra octavam solemnitatis B. Virginis Mariae
Proposita fuerunt in congregatione huiusmodi dubia,
Immaculatse in ccelum Assumptas a currenti anno 1742,
qua' sequuntur 1. An constat de legitimitate dicta- synodi?
:
incipientes in perpetuum Patriarchae pro tempore existenti
2.An canon quoad cohabitationem prohibitam monialium antedictas pecuniarias oblationes sub nomine caritativi
seu mulierum cum monachis sustineatur; vel quomodo subsidii contribuant et solvant...; ipse vero pro tempore
moderandus? 3. An canon prohibens patriarcha: quam-
existens Patriarcha alio opportuno tempore sacra olea
cunique exactionem in distributione olei sancti parochis
gratis omnino transmittat sive distribuât et nihil penitus
sustineatur et mereatur confirmationem? 4. An canon
vel pecuniae vel alterius cujuscumque rei etiam a sponte
quoad residentiam episcoporum maronitarum in propriis
dantibus recipiat aut exigat. De Martinis, Jus pontifie,
titulis ecclesiarum episcopalium, sit approbandus, et quid
t. m, p. 48-52; voir ibidem, p. 47-48, en note, le bref Literie
quoad appendicem synodi cap. 41, in quo adest divisio
fralernitalis lues, 19 lévrier 1742, adressé au patriarche.
sedium episcopalium, cum limitibus diœcesum maroni-
tarum, pro distributione diœcesum in tôt episcopis, ita ut Nous verrons plus loin les mesures édictées par le
non possint amoveri a patriarcha? 5. An sit consulendum pape touchant Le porteur des instruc-
les diocèses.
SS"» p ro approbatione dicta* synodi etiam per brève
1
tions pontificales fut le P. Élie Felice lui-même, auquel
Aposlolicum? — Ad quai sane dubia, omnibus sedulo la Propagande confia aussi, pour le remettre au pa-
expensis, per eosdem cardinales responsum fuit Ad 1
:
.triarche, l'original arabe du synode. Mais le P. Felice
Constare de legitimitate Synodi, omnibus suffragantibus.
était encore en route, lorsque, le 13 mai 1742, Joseph
Ad 2. Pro approbatione canonis, citra tamen approbatio-
nem monasteriorum. Ad 3. Approbandum, et ad SSum. El-Khazen passa à meilleure vie. Dès son arrivée au
qui dignetur alio modo providere D. Patriarchae. Ad 4. Liban, Felice informa le Préfet de la Propagande de
Pro approbatione canonis demandantis residentiam epis- la situation créée par la mort du patriarche et de son
coporum, et ad SSum quoad contenta in appendice cap. 41 intention de conserver par devers lui, jusqu'à nouvel
in quo proponuntur metropolitanorum et episcoporum avis, les choses dont il était chargé. Rome lui enjoignit
maronitarum sedes et limites. Ad 5. Ad SSum, qui de bien les garder afin de les transmettre plus tard au
dignetur approbare Synodum cum brevi Apostolico.
successeur légitime de Joseph El-Khazen.
Par la constitution Singularis Romanorum du Sur toutes ces questions, voir J.-S. Assémani, Bibl.
1 erseptembre 1741, Benoît XIV approuva in forma juris, t. i, p. v-vm; Kalendaria Ecclesiœ universœ, Rome,
specifica le synode du Mont-Liban. Il écrivit encore 1755, t. v (préface); Relazione, p. 12 sq.; une lettre d'Assé-
d'autres brefs concernant les querelles soulevées à mani à Clément XII, 17 janvier 1737, dans l'append. du
cette époque, tel le bref Apostoliea prœdeeessorum du Synode du Liban, p. 460-465; un rapport anonyme écrit
14 février 1742, pour le règlement des taxes et l'érec- par un contemporain qui avait pris part au règlement de
ces affaires, sous le titre Relazione di alcuni aceidenli
:

tion des diocèses en conformité de la réponse aux 3 e et


occorsi nella Siria presso la nazione maronita, e provvedimenli
4 e
doutes. sopra di essi presi dalla Santa Sede apostoliea (Rome, 1744);
Verum inter alia dubia, quae proposita et examinata deux fascicules imprimés de la plaidoierie présentée cum
fuerunt in particulari congregatione aliquot venn. fratrum summario à la Propagande în difesa del sinodo libanese,
nostrorum S. R. E. cardinalium negotiis Propagandae Rome, 1741; la Risposta alla difesa di Monsignor /M " 1

Fidei prsepositorum pro approbatione dictse synodi a e Re mo Giuseppe Simonio Assémani, umiliata alla S. C.
nobis deputata et coram nobis habita, etiam haec duo fuere de Prop. Fide dal saeerd. Elia Felice, imnato del Patriarca
discussa, nempe primum An canon prohibens Patriarcha;
: de'Maroniti, aux archives de Saint- Pierre-ès-liens à Rome
quameumque exactionem in distributione olei sancti (cod. AF XI. 101); cette Risposta est citée par Hugo
parochis sustineatur et mereatur confirmationem?... Nos Laemmer, Zur Kirchengeschichie dis sechszehnten uni
igitur, qui nihil optamus impensius, quant ut ccclesiastica siebenzelmten Jahrhundcrts, Fribourg-en-B., 1863, p. 60.
disciplina per universum catholicum orbem ubi quidem Voir aussi un rapport conservé aux archives de l'hospice
intégra viget magis magisqiie eonfirmetur, ubi vero collapsa maronite de Rome et publié par Anaïssi, Collcct., p. 14S-
est opportune instauretur; ut in rébus tanti momenti 149; Étienne-Évode Assémani, Bibl. medic. laurent. et palat.
ea, qua opus est, consilii, maturitatis et examinis ratione cod. mss. orient, ealalogus, p. 118-120; le décret de la Propa-
procederemus, venn. fratri nostro Vincentio S. R. E. prae- gande du 27 août 1741, p. 472-474 du Synole du Liban;
fata? cardinali Petra nuncupato ejusdem congregationis les brefs de Benoît XIV, Singularis Romanorum Ponti-
3J MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, X\l!I e SIÈCLE 86
ficum, 1" septembre 1741 (confirmation du synode); I veaux eveques afin de pouvoir procéder à l'élection
Quam de pnvclura. Il septembre 1741 (à Assémani). dans d'un autre patriarche. Les voix se portèrent sur
ÉU-Év. Asscinani, loc. cit., p. 120-122; Apostolicse seroitutis >
l'archevêque de Chypre, Tobie El-Khazen. Les élec-
omis, 16 février 1712, dans R. De Martinls, Benedicti XIV
teurs de Mohasseb se prévalaient de leur nombre. Les
acta sive nondum sivesparsim édita nunc primum collecta,
i, Naples, 103-105; Super ad sedandas, 16 mars autres, se fondant sur la nullité d'une élection faite
t. 1894, p.
1743, dans R. De Martinis, Jus pontifie., t. ni, p. 104-105. au mépris de la loi, prétendaient que le droit d'élire
leur était dévolu. On raisonnait mal de part et d'autre.
Les synodes antérieurs à celui du Mont-Liban se En tout cas, les deux compétiteurs se mirent aussitôt.
caractérisaient d'une façon générale par un achemi- au grand scandale du public, à exercer la juridiction
nement vers l'adoption des usages et des lois de l'Église patriarcale. Puis, d'accord avec leurs électeurs respec-
romaine. Le synode du Mont-Liban consacre la plu- tifs, ils envoyèrent en cour de Rome des procureurs
part des résultats acquis, rétablit cependant sur divers dûment accrédités, porteurs des lettres synodales
articles la discipline ancienne, reproduit différentes habituelles. Le Saint-Siège se trouvait donc saisi de
dispositions du concile de Trente et donne à l'Église deux élections contestées. Des trois mesures suggérées
maronite un statut complet et définitif. Le rédacteur au souverain pontife, l'annulation par voie adminis-
de ce texte synodal ne se contenta pas de libeller les trative des actes des deux assemblées avec ordre de
lois;il voulut faire de son travail un chef-d'œuvre de procéder à. une nouvelle élection, la convocation des
science et d'érudition, à tel point que plusieurs conciles deux élus à Rome et l'obligation pour celui dont
modernes de l'Orient catholique y ont puisé largement. l'élection n'aurait pas été jugée légitime de s'y fixer,
On peut dire qu'en élaborant cette vaste législation, enfin la solution de l'affaire judiciario ordine, c'est à
Assémani a bien mérité de son Église et de son pays. la dernière que Benoît XIV donna la préférence. A
Au point de vue strictement juridique, seule la cet effet, il confia à une congrégation spéciale de car-
traduction latine du synode, ayant été confirmée in dinaux le mandat d'examiner les procès-verbaux des
forma specifica, a force de loi pontificale. C'est pour- deux élections, d'entendre les représentants des
tant le texte arabe qui a réglé la pratique de l'Église parties en cause et d'étudier les documents qu'ils
maronite jusque vers la lin du xix e siècle. En effet, fourniraient. Les dubia s'établirent sous cette forme :

de la traduction latine il n'existait qu'un exemplaire /. An ulla electio sustineatur? Et quatenus neutra;
manuscrit, celui des archives de la Propagande. La II. An sit danda sanalio, et cui? Et quatenus non sit
première édition imprimée en fut donnée à Rome en danda; III. Quomodo providendum? La réponse devait
1820. Décret de la S. C. de la Propagande, 8 sep- i
être prononcée en présence du souverain pontife lui-
tembre 1820, en tête de cette édition. Mais le texte même. L'instruction de l'affaire une fois terminée, la
arabe ava.t été publié en 1788, à l'imprimerie du cou- congrégation tint séance devant le pape, le 15 fé-
vent de Saint-Jean-Baptiste de Choua'r (Liban), aux vrier 1743; elle proposa, à l'unanimité des voix, la
frais de l'illustre maronite, le cheikh Ghandour Saïd solution suivante :

Kl-Khouiï, consul de France à Beyrouth. L'envoi au Plene auditis viris missis a pra;fatis electis, et defenso-
patriarche et aux évêques de vingt exemplaires de ribus, ac recognitis omnibus scripturis, pro utraque parte
l'édition romaine ne changea rien à la situation; car productis, communi voto censuit, attentis peculiaribus, ac
les prélats maronites de cette époque, sauf deux, gravibus nullitatibus, in dictis electionibus repertis, neu-
n'avaient aucune connaissance de la langue latine. Au tram electionem, seu postulationem sustineri, nec esse
reste, il ne venait à l'idée de personne que le texte locum sanationi alicujus, nec non, cassata utraque electione,
seu postulatione, per Sanctissimum Dominum Nostrum
approuvé à Rome fût différent de l'arabe signé par j

esse, juxta sacros canones, et stylum inconcussum Sedis


les Pères du concile. Voir un mémoire concernant le
Apostolicse in sirmlibus casibus, providendam ex integro pra>
texte arabe, par le patriarche Mas'ad (1854-1890), fatam Ecclesiam patriarchalem de persona sibi bene visa,
dans P. 'Abboud, Biographie du patriarche Joseph et quatenus eam providerit in aliquem episcopùm, provi-
Estéphan (en arabe), Beyrouth, 1911, append., p. 134- sionem fieri, prœcedente solutione vinculi cum ejus Ecclesia,
145. Aussi, dans la pratique, on n'eut entre les mains eaque omnia Congregatio submisit judicio Sanctitatis
qu'un texte conforme à l'original arabe jusqu'au jour Suae.

où Mgr Joseph Xajm, archevêque maronite, fit paraî- Le pape approuva cette résolution dont l'intérêt,
tre, en 1900, une traduction de l'édition romaine. pour nous, réside surtout dans les motifs juridiques
Cette remarque ne sera pas sans intérêt pour celui qui l'ont inspirée. Le cas était sans précédent dans
qui voudrait comprendre certaines controverses juri- l'histoire maronite et aucun texte législatif ne pré-
diques soulevées au cours du xvm° et du xix e siècle. voyait cette éventualité. En outre, l'assemblée tenue,
Dans la discussion, les patriarches maronites se fon- le 4 juillet 1631, chez le cardinal Pamphili (le futur
daient sur le texte arabe, qui dilîère parfois notable- Innocent X) et dont Benoît XIV lui-même nous rap-
ment du texte latin, seul reconnu à Rome. porte les conclusions, avait déclaré que les lois géné-
L'élection du successeur de Joseph Dergham El- rales de l'Église n'atteignaient pas les Orientaux nisi
Khazen donna lieu à des luttes qui désolèrent le in tribus casibus : primo, in materia dogmatum fldei;
clergé aussi bien que le peuple. On élut, en effet, deux secundo, si Papa explicite in suis constitutionibus jaciat
patriarches, soutenus chacun par des partisans irré- mentionem disponat de prœdictis; tertio, si implicite
et
ductibles événement sans exemple dans les annales
: in iisdem constitutionibus de eis disponat, ut in casibus
maronites. Les électeurs présents aux funérailles du (ippcllationum ail fulurum concilium. Constit. Allatœ
défunt patriarche élurent, à la majorité, dès le lende- sunt, 26 juillet 1755, § 44.
main de l'inhumation de ce dernier, sans attendre, Or, au fait, c'est le droit des Décrétâtes qu'on
ni même prévenir les absents, l'archevêque de Damas, appliqua à l'élection de l'archevêque d'Arka Quoa
:

Simon 'Aouad. Mais celui-ci n'ayant point accepté, ils si eos (il s'agit des électeurs) vocatos non fuisse consti-
portèrent leur choix sur Elias Mohasseb, archevêque terit, sed contemplos, infirmunda erit penilus electio
d'Arka. Cette seconde élection s'accomplit le surlen- taliter celebrata, nisi poslea propter bonum pacis cura-
demain (15 mai) de la mort de Joseph El-Khazen. verint consentire. C. 28, A', De electione et electi potestate,
Voir une note écrite par le nouvel élu, Elias Mohasseb, I, vi ; cf. aussi ibid.,C. .'i6 et 55. On fit valoir ensuite,

sur un rituel d'ordinations, et citée par P. Chebli dans entre autres circonstances aggravantes, la prise de
la revue Al-Machriq, 1899, t. n, p. 642. L'archevêque possession de l'office patriarcal avant la vérification
de Chypre et celui de Tyr étaient absents: ils sacrèrent, par le Saint-Siège des opérations électorales et la
avec l'assistance d'un prélat de rit syrien, deux nou- confirmation de l'élu. Plus graves encore étaient les
87 MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, X V IlJe SIÈCLE 88

causes qui viciaient l'autre élection. D'abord, on ne mandai à la satisfaction générale. Idem reverenctissi-
pouvait se prévaloir d'un droit de dévolution, puis- mus ablegatus vesler, écrivaient les évêques maronites
qu'on n'avait pas obtenu, au préalable, une sentence au pape, munere suo apud nos prudenter, sapienter.
du supérieur, cassant l'élection ou la déclarant non ai: studiosissime defunclus est. Jus pontifie., p. 155.
avenue. En second lieu, l'ordination des deux évêques Les pourparlers ne traînèrent pas en longueur. Les
était illégale, et, partant, la formation d'un nouveau lettres pontificales étaient parties de Rome au mois
collège électoral contraire aux canons. Enfin, Mgr de de mars 1743; et le 7 octobre suivant, l'épiscopat maro-
Chypre avait été élu au milieu du tumulte populaire nite se trouvait déjà réuni au couvent de Harisa pour
et avec l'ingérence du pouvoir séculier. Voir Rela- témoigner publiquement de son obédience au nouveau
zione di alcuni accidenti, p. 16-19; l'allocution de patriarche et procéder à son intronisation rituelle, qui
Benoît XIV au consistoire du 13 juillet 1744, dans s'accomplit le 11 du même mois. Après quoi, plusieurs
De Martinis, Jus pontif., t. m, p. 152. Les deux élec- documents furent rédigés, qui attestaient la pleine
tions furent donc déclarées nulles et les droits des soumission des maronites aux ordres du Saint-Siège :

électeurs dévolus au souverain pontife. La législation procès-verbal des actes de l'assemblée de Harisa,
de l'Église maronite n'ayant rien indiqué touchant lettres adressées au pape par le patriarche, les évêques
cette question, l'assemblée cardinalice ne voyait pas et la famille El-Khazen, procuration chargeant Assé-
comment s'en tirer autrement. On se réclamait, sans mani de solliciter le pallium. Le tout fut porté à Rome
doute, du c. 23, X, De electione et electi potestate, I, vi, par le P. Desiderio da Casabasciana, secrétaire de
et de sa Glose ou du c. 18, De electione et eiecti potestate, l'ablégat.
I, vi, in VI Mais dans le cas présent, l'adaptation en
. Au consistoire du 13 juillet 1744, Benoît XIV fit
était, peut-être, un peu forcée. Quoi qu'il en soit, la l'éloge des maronites et accorda le pallium à Simon
résolution, homologuée par le pouvoir suprême, avait 'Aouad. Voir les Actes de ce consistoire dans Jus
force légale; elle créait un précédent juridique. En pontifie, t. m, p. 151-156, et dans Anaïssi, Bull.,
effet, le pape, déclarant se réserver, pour cette fois, p. 292-308. Voir aussi la Relazione di alcuni accidenti.
la provision du siège patriarcal, rendait toute objec- p. 19-30; diverses lettres pontificales du 11 août 1744
tion inutile. Voir les brefs Quod non luimana, 13 mars et du 20 juillet 1746, dans Jus pontifie, t. m, p. 157-
1743, et Magna non minus, 14 mars de la même année, 159, 289-294, et dans Anaïssi, Bull, p. 308-316.
dans De Martinis, Jus pontifie., t. ni, p. 96-98. La paix, ainsi rétablie dans l'Église maronite, fut
Mais le lendemain, Benoît XIV se hâta de rassurer de courte durée. Une querelle surgit bientôt entre le
l'épiscopat maronite au sujet de ses droits électifs, patriarche et cinq évêques. Ceux-ci poussèrent l'au-
ibid., p. 96-97. C'est donc le pape qui, se substituant dace jusqu'à contester la juridiction de leur chef, à
aux électeurs, allait pourvoir ex integro à la collation défendre au clergé et aux fidèles de leurs diocèses de le
de la dignité patriarcale. Son choix se porta sur le reconnaître, et à nommer provisoirement un vicaire
doyen de l'épiscopat, Simon 'Aouad, archevêque de ou administrateur patriarcal. Patriarche et dissidents
Damas. Est ille inter episcopos maronitas decanus; portèrent leurs plaintes, en 1745, devant la cour
aberat longe a turbarum prœsentium tumultu, quibus romaine. La majorité numérique, qui soutenait le
se minime miscueral; seseque ab omni ambitu alienum patriarche, était aussi la pars sanior du clergé et de la
stenderat, cum omnem operam posuisset, ne patriarcha nation. Le pape députa au Liban un homme bien qua-
eligeretur. Allocution consistoriale du 13 juillet 1744, lifié pour rétablir la concorde, Fr. Desiderio da Casa-
dans De Martinis, Jus pontif., t. m, p. 153. Voir aussi basciana, custode de Terre-Sainte. Il le chargea aussi
le bref Nuper ad nos, 16 mars 1743, ibid., p. 99-103. de promouvoir l'observation du synode libanais et des
Au surplus, 'Aouad était un prélat instruit et d'une différentes ordonnances pontificales, rendues à cette
doctrine sûre. occasion. Voir les brefs A dilecto filio au patriarche,
Mais comment procéder à l'exécution de la sentence 10 juillet 1746; Nemini sane au P. Desiderio, 22 juil-
pontificale? Dans certains milieux de la curie, on se let 1746; Non possumus aux cinq évêques en question,
montrait inquiet imposer d'office un patriarche qui
: et Prseclara de constanti au clergé et aux fidèles de
n'a pas été élu, ne serait-ce pas pour les maronites leurs diocèses, même date, dans Jus pontifie., t. m.
une cause de schisme? On fit part de cette crainte au p. 289-294.
souverain pontife. Mais on raisonnait sans tenir Les 28-30 novembre 1755, Simon 'Aouad réunit,
compte du long passé d'un peuple. Les maronites, obéissant à une lettre de Benoît XIV (6 mars 1754),
fort jaloux de leurs traditions catholiques, ne pou- une assemblée synodale pour assurer la mise en pra-
vaient guère songer à une révolte contre un ordre tique du concile du Liban. Les actes de cette assem-
venu de Rome. Néanmoins, le pape crut plus sage blée sont dans Chartoûnî, Les synodes maronites,
d'employer quelques précautions. Il nomma un ancien Beyrouth, 1904, p. 9-14; cf. la lettre de Benoît XIV,
custode de Terre-Sainte, le P. Giacomo di Lucca, Quoniam, dans Jus pontifie, t. m, p 560-561. Au rap-
ablégat et commissaire apostolique aux fins de signi- port du patriarche Mas'ad (cité par le P. Harfouche
fier aux maronites les décisions du Saint-Siège. Mais dans Al-Macliriq. t. vi, p. 890), le même prélat aurait
le P. Giacomo n'était pas à Rome; la Propagande tenu un premier synode, le 12 septembre 1744. Malgré
l'avait chargé d'une mission en Palestine. D'autre nos recherches au Liban et ailleurs, nous n'en avons
part, on ne voulait pas notifier aux agents des deux pu trouver le texte nulle part.
patriarches les mesures pontificales. On envoya à C'est sous le pontificat de Simon 'Aouad que se
l'ablégat les brefs et les instructions nécessaires par un produisirent les premières agitations causées par la
homme de confiance, le P. Luigi di Casai Maggiore, célèbre visionnaire Hendiyé ou Hendiyah. De son
également mineur obsérvantin. Bref Nuper ad sedan- vrai nom Anne, surnommée ensuite Hendiyé, elle
das, 16 mars 1743, dans Jus pontifie., ibid., p. 104. naquit de la famille 'Ajeymi, à Alep, le 6 août 1720.
Le pape le chargeait aus:;i par le même bref de mettre Élevée pieusement par sa mère, elle se livra, dès
la main à l'exécution des ordres confiés au P. Felice. l'enfance, à l'enthousiasme d'une mystique exagérée.
A ces documents, le cardinal Petra, préfet de la Pro- A l'âge de douze ans, elle fut admise dans la confrérie
pagande, joignit deux lettres au consul de France à du Sacré-Cœur, fondée à Alep par les jésuites, puis
Sidon et au grand émir du Liban, les priant de prêter dirigée par les lazaristes. A dix-huit ans, elle se mit
leur concours à l'envoyé pontifical. sous la conduite du P. Antoine Venturi, S. J. Celui-ci
Ayant reçu les instructions de Rome, le P. Giacomo eut le tort de ne pas régler son mysticisme, et de laisser
se rendit au pays des maronites, et il s'acquitta de son son esprit trop imaginatif s'enivrer d'illusions roma-
39 MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES. XYIIie SIÈCLE 90

ncsques. Malgré tout, sa dirigée acquit de bonne heure d'avril 1753; de là il se rendit auprès du patriarche,
une grande réputation de sainteté. Dès lors, on com- au couvent de Machmouchet (Liban sud), où les cir-
prend l'influence considérable qu'elle put exercer dans constances avaient obligé Simon 'Aouad à fixer sa
un pays profondément religieux, facilement enclin au résidence. Le premier désir de l'ablégat était de récon-
mysticisme, au milieu d'un peuple à la foi vive et à la cilier 'Aouad et les jésuites. Les pourparlers dans ce
piété simple. Les jésuites commencèrent par la pa- sens furent laborieux; mais on a tort d'attribuer les
tronner. Après l'avoir agrégée spirituellement à la difficultés au patriarche. Sur ce point le long rapport
Compagnie, ils voulaient la faire entrer au couvent de l'ablégat donne toutes les précisions désirables.
de la Visitation, établi, sous leur direction, à '.Antoura, Texte dans P. 'Abboud, Relazioni, t. i, p. 100-118. On
dans le Kasrawân. .Malgré un séjour de près de huit peut y voir aussi comment le patriarche justifie sa
mois chez les visitandines, elle refusa obstinément d'y conduite dans toute cette affaire.
prendre le voile, persuadée d'avoir à remplir une mis- La apostolique commença le 18 mai 1753,
visite
sion spéciale. Notre-Seigneur lui était apparu à plu- pour terminée le 17 juillet suivant. L'ablégat
être
sieurs reprises, disait-elle, et lui avait intimé l'ordre visita le couvent de Békorki aussi bien que les deux
de jeter les bases d'une nouvelle congrégation sous le monastères de 'Antoura et de Harache, où Hendiyé
vocable du Sacré-Cœur. Ce devait être proprement le avait séjourné avant la fondation de sa congrégation
but de son action et nous la verrons le poursuivre avec
; du Sacré-Cœur. Le résultat de l'enquête fut très
opiniâtreté. De 'Antoura, on la transféra au couvent favorable à la visionnaire. Voir une déclaration de
maronite de Saint- Jean-Baptiste de Harache, situé l'ablégat, ibid.. t. n, p. 531, et son rapport, 1. 1, p. 134-
dans la même région. Elle y passa près de deux ans, 190 de la partie italienne. Dans ces conditions, on ne
toujours inflexible dans son idée. Enfin, la congréga- jugea pas à propos d'appliquer à l'endroit de Hendiyé
tion projetée fut fondée à Békorki (localité voisine de et de son œuvre les ordres du Saint-Siège. Cette con-
Harache et de 'Antoura) et sa règle approuvée par le duite était d'autant plus justifiée que les circonstances
patriarche Simon 'Aouad et certains évêques maro- n'auraient guère permis d'agir autrement. Ibid., t. i,
nites. C'était en 1750. p. 129-131. Cependant, l'agitation ne touchait pas à
Entre temps, les jésuites s'étaient déclarés contre sa fin; elle devait donner lieu, entre Rome et le Liban,
Hendiyé et avaient fait rappeler en Europe son direc- à d'autres allées et venues.
teur, le P. Venturi. Naturellement, le patriarche se De retour à Rome, Fr. Desiderio fit part de ses
trouvait être le premier de ses défenseurs. Certains impressions au souverain pontife. Benoît XIV adressa
personnages appartenant à d'autres communautés alors au patriarche la lettre Benedictus Dei.s du
chrétiennes de la Syrie, l'émir de la Montagne lui- 12 mars 1754. Voici le passage qui concerne Hendiyé ;

même, Molham Chihàb (1732-1754), la' soutenaient. Denique quoad dilectam in Christo filiam Annam A gémi
Toutefois, un peu inquiet, Simon 'Aouad chargea un (Hendiyé 'Ajeymi) puellam Aleppinam muneris tui
prêtre fort instruit, Michel Fadel, de faire une enquête parles esse ducimus, ut ipsa a piis prudenti busqué ani-
sérieuse sur Hendiyé et sa congrégation. Fadel, à la marum directoribus instrualur atque adsistalur, ut
suite de son enquête, rédigea un rapport élogieux. Le procul absit a publica hominum frequenlia, plausu, et
patriarche le publia; et dès lors, le conflit s'envenima acclamatione, ne uel levis umbra vanitalis virtutem
entre lui et les jésuites. Ces derniers, portèrent la ipsius ofjendat ac periculis exponat, neque novis dissi-
question à Rome, et ne manquèrent pas de desservir diis, dissensionibus et offensionibus detur occasio. Cete-
le patriarche et les évêques auprès du Saint-Siège. rum si quidquam amplius hac in re opus juerit, non
Les choses en vinrent au point que 'Aouad se crut omiltemus fralernitati
tuse significare. Jus pontifie.,
obligé d'interdire aux maronites, sous peine d'excom- t. m, Mais le pape qui avait en pareilles
p. 350, n. 1.
munication, tout rapport avec les Pères de la Compa- matières une compétence particulière voulut savoir
gnie. Voir P. 'Abboud, Biographie de Hendiyé (en le fin mot de cette affaire. Il demanda à Fr. "Desiderio
arabe), Beyrouth, 1910, p. 1-50; deux rapports de d'écrire un rapport circonstancié sur les vertus de
Fr. Desiderio da Casabasciana, ablégat apostolique, Hendiyé et les grâces dont elle prétendait être favo
dans P. 'Abboud, Relazioni délia nazione maronila risée. Dans ce travail, il devait faire état uniquement
colla Santa Sede nel secolo XVIII, t. i, Beyrouth, 1909, des faits et des informations enregistrés par lui-même.
p. 78 sq., 100 sq. Ce n'est donc pas, comme on En outre, le pape confia à d'autres, notamment au
l'a prétendu, parce que les jésuites s'étaient déclarés P. Isidore Mancini, des minimes, le soin d'examiner
contre la superstition de recueillir et de distribuer en les écrits relatifs à Hendiyé et à sa congrégation.
reliques le sang de Hendiyé, que le patriarche porta P. 'Abboud, Biographie, p. 126, 129, 134-146. L'ablégat
cette mesure. formula ses conclusions dans le sens d'une action sur
Par le bref Ad supremam du 4 janvier 1752, le pape naturelle. Voir P. 'Abboud, Relazioni, t. i, p. 134-
blâma Simon 'Aouad de s'être prononcé dans une 190. Les autres consulteurs furent d'un avis contraire.
affaire de telle importance sans avoir, au préalable, Rapport du P. Mancini dans 'Abboud, ibid., p. 195-
consulté le Saint-Siège; il supprima en même temps la 211. Voir aussi le résumé d'un autre rapport dans la
congrégation du Sacré-Cœur et ordonna le transfert Biographie de Hendiyé, p. 143-146. Ce que voyant, le
de Hendiyé dans un autre monastère. Voir le bref dans pape réunit, au mois de janvier 1755, une assemblée
Jus. pontifie, t. m, p. 482-483. Voir aussi un autre de cardinaux pour trancher la question, et le 25 du
bref Alias nostras, 15 janvier 1753, dans R. De Marti- même mois, la Propagande écrivait au patriarche en
nis, Benedicti XIV acta, t. ir, p. 122-124; une lettre de traitant « d'illusions manifestes » les extases, visions
J. S. Assémani à l'archevêque d'Alep, dans 'Abboud, et révélations de la voyante et de « crédulité • la con-
Relazioni, t. i, p. 37-39 de la partie arabe. Puis, le duite de ses directeurs. 'Abboud, Relazioni, t. i,
9 décembre suivant, il envoya auprès des maronites p. 213; voir aussi ibid., p. 289, le rapport du cardinal
un ablégat apostolique, Fr. Desiderio da Casabasciana, Boschi de 1779. En conséquence, Benoît XIV imposai;
qui avait passé plusieurs années (1743-1750) au milieu à la voyante égarée un nouveau directeur spirituel,
d'eux, et le chargea de mener une enquête approfondie Fr. Carlo Innocenzo di Cuneo, franciscain de l'obser-
sur l'affaire de Hendiyé. Voir les brefs Hasce nostras, vance. Ibid., p. 215. Celui-ci se présenta au patriarche
9 décembre 1752; Immcnsa pastorum et Ex ipsis qui donna des ordres conformes à la décision pontifi-
aliorum, même date, dans R. De Martinis, Benedicti cale. Cette histoire ne finit pas pour autant. Hendiyé
XIV acta. t. h, p. 118-120. ne trouva pas la décision de son goût. Elle accepta
L'envoyé pontifical arriva à Sidon vers la fin le nouveau directeur, mais en apparence seulement,
91 MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVIII* SIÈCLE 92

car elle n'en continua pas moins ses relations avec Hendiyé; cette assertion ne repose sur aucun fonde
l'ancien. Aussi le P. di Cuneo ne tarda-t-il pas à quitter ment sérieux. Le nouveau patriarche fixa sa résidence
le couvent de Békorki. P. 'Abboud, Biographie a Ghosta (Kasrawân), au couvent de Saint-Joseph
de Bendivé, p. 148-151. Al-Hosn, qu'il venait de fonder. Ardent promoteur
Sur ces entrefaites, le patriarche Simon 'Aouad de la discipline ecclésiastique, il avait à cœur d'appli-
mourut à Machmouchet, le 12 février 1750; le 28, quer la réforme du synode libanais. Pour aplanir plus
l'archevêque de Chypre, Tobie El-Khazen, était élu à sûrement les obtacles, il jugea nécessaire de faire
sa place selon les dispositions du synode du Liban, intervenir dans ce but l'autorité romaine. Il écrivit
et préconisé au consistoire du 27 mars 1757. Les actes donc à la Propagande, et Clément XIII lui répondit,
de ce consistoire et les documents relatifs à l'élection le 2 août 1767, pour approuver ses projets. Jus
de Tobie EI-Khazen, dans Jus pontifie. t. m, p. 681- , pontifie, t. iv, p. 149-150. Fort de ce document, il
686, t. vn, p. 184-186; Anaïssi, Bull., p. 354-374. prépara le synode de Ghosta dont les séances furent
Le nouveau patriarche établit sa résidence dans le tenues du 16 au 21 septembre 1768, en présence d'un
Kasrawân, surtout au couvent de Mar-Rouhana. Au délégué apostolique, l-'r. Luigi da Bastia, custode de
début de son pontificat, il se montra très soucieux de Terre-Sainte, et de quelques missionnaires franciscains
la mise en pratique du synode libanais. A cette. fin, et capucins. Cependant, les actes ne portent que les
il réunit l'année même de son élection, le 25 août, un signatures du patriarche et des évoques. La Pro-
concile au monastère de Saint-Antoine de Beq'ata pagande en approuva le texte, mais avec certaines
(Kasrawân). Texte" de ce concile dans Chartoùnî, op. restrictions, le 4 septembre 1769. Voir la lettre du
cit., p. 14-17. Mais bientôt, il chercha, sans pourtant y cardinal Caslelli, préfet de la Propagande, du 11
réussir, à porter atteinte à la division canonique des décembre 1769 et les instructions jointes à cette lettre,
éparchies, établie dans l'assemblée de 1736. P. 'Abboud dans P. 'Abboud, Relazioni, 1. 1, p. 226-234 de la partie
Biographie du patriarche Joseph Estéphan, p. 8-10. arabe; le texte de ce svnode dans Chartoùnî, op. cit.,
Tobie El-Khazen n'était ni adversaire, ni chaud par- p. 18-38.
tisan de Hendiyé, dont la réputation allait croissant et Pour assurer la stabilité d'une réforme, il importe
dont l'œuvre se consolidait. La lettre de la Propagande surtout de former un clergé à la fois pieux et instruit.
avait déclaré fausses, il est vrai, les apparitions, les Joseph Estéphan le comprit et résolut de fonder au
extases et les révélations, racontées par elle, mais sans Liban, malgré les difficultés, un nouveau séminaire.
rien dire de sa conduite morale, ni de sa congrégation. Le 14 janvier 1789, il convertit en maison nationale
Rome oubliait, semblait-il, la condamnation portée d'éducation pour les clercs, le couvent de 'Aïn-Warqa,
quelques années auparavant. Du reste, vu les diffi- sur lequel sa famille exerçait et exerce encore un droit
cultés de communications, les décisions pontificales ne de patronage. Le nouveau séminaire devait recevoir,
pouvaient atteindre facilement le public. D'autre part, à titre gratuit, seize élèves, à raison de deux par
les doctrines théologiques et spirituelles que la éparchie, plus deux de la famille Estéphan. Cette
voyante se mit à dicter faisaient monter sa personne institution dont le besoin se faisait grandement sentir,
dans l'estime populaire. Comment pouvait-on croire à a rendu, parla suite, les plus grands services. Toute
une science purement humaine alors que Hendiyé une phalange de patriarches, d'évêques et de prêtres
savait à peine lire l'arabe? Les vérités qu'elle énon- qui honorent l'Église maronite, sont sortis de 'Aïn-
çait passaient, aux yeux du public, pour le reflet Warqa. — Joseph Estéphan ne se préoccupait pas seu-
des connaissances divines. Cette conviction gagnait lement de la réforme ecclésiastique. Les prérogatives
d'autant plus les âmes simples et pieuses que la supé- de son siège et les intérêts spirituels et temporels de
rieure de Békorki affirmait être unie au Christ d'une son peuple, lui tenaient à cœur. Pour les mieux dé-
union réelle, hypostatique (!). P. 'Abboud, Biographie fendre, il nomma, le 4 janvier 1771, le caré de Notre-
de Hendiyé, append., p. 38-40. En réalité, les doctrines Dame de Versailles, l'abbé Allard, son représentant
qu'elle propageait n'avaient rien d'original; c'était près du Roi très chrétien, « afin qu'il exécute nos
tout simplement un amalgame d'idées extraites de commissions et celles de notre siège patriarcal d'An-
divers ouvrages de théologie dogmatique ou morale, tioche, lequel est placé sous la protection de notre
exprimées en arabe par quelques élèves de Rome. grand Roi, le Roi très chrétien de France et de
Rapport du cardinal Boschi, 25 juin 1779, dans Navarre. » Traduction française publiée dans Ris-
P. 'Abboud. Relazioni, t. i, p. 287-288. Mais, installée telhueber, op. cit., p. 280-281; original arabe dans
à Békorki, dans un site enchanteur, tout baigné de 'Abboud, Biographie du patriarche, append., p. 66-67.
l'azur du ciel et de la mer, Hendiyé se laissait aller à En outre, il sollicita de Louis XVI, en faveur d'un
un enthousiasme mystique que la prudence d'aucun illustre maronite, le cheikh Ghandour Sa'd El-Khoury,
directeur expérimenté ne canalisait. Son couvent deve- le rétablissement du consulat de France à Beyrouth.
nait un but de pèlerinage. La fièvre ne connut plus de Ghandour était secrétaire de l'émir de la Montagne,
bornes lorsqu'en 1759 et en 1768, Clément XIII Joseph (Yousof) Chihàb, et son père avait joué auprès
accorda des indulgences à la fondatrice, aux religieuses de lui le rôle de premier ministre. L'émir qui entrete-
à la confrérie et aux visiteurs de Békorki. 'Abboud, nait avec Louis XVI des relations particulièrement
Biographie de Hendiyé, p. 155-156 et append., p. 35-37. cordiales et appréciait fort les mérites de son secré-
Le successeur de Tobie El-Khazen allait donner à taire, appuya la candidature. Ristelhueber, op. cit.,
l'œuvre de Hendiyé une- impulsion plus forte encore. p. 284-285 et 330; 'Abboud, Biographie du patriarche,
Tobie mourut le 29 mai 1766. Le neuvième jour qui p. 211-212. Par lettres patentes du 4 août 1787.
suivit le décès, le collège électoral s'assembla au cou- Louis XVI nomma le cheikh Ghandour au consulat
vent de Mar-Challita et, le 9 juin, lui donna comme de Beyrouth, resté vacant depuis la mort de Naufel
successeur, à l'unanimité des voix, Joseph Estéphan, El-Khazen (1752). Voir une traduction arabe de ces
que sa vertu, sa science et son profond attachement au lettres dans la Chronologie des patriarches maronites.
Saint-Siège imposaient à l'estime de tous. Voir la édit. Chartoùnî, p. 58-59.
lettre synodale des évèques, 10 juin 1766, dans Les initiatives de Mgr Estéphan, hardies et peut
'Abboud, Biographie du patriarche Joseph Estéphan, être quelquefois un peu -prématurées, soulevèrent
append., p. 53-54 et l'allocution consistoriale du contre lui une forte opposition, notamment dans l'épis
6 avril 1767, dans De Martinis, Jus pontifie, t. iv, copat et les monastères. Une campagne fut menée
p. 148. On
a prétendu qu'il fallait attribuer l'élection contre lui, furibonde et à grand fracas. Déjà en 1769,
de Joseph Estéphan à des manœuvre frauduleuses de i quelques évêques avaient tenu un conciliabule d'op-
93 MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVIII* SIÈCLE M
position et exhalé leur rancoeur dans une lettre col- crédit et à le pousser à l'écart pantelant et déshonoré.
.

lective adressée au peuple. 'Abboud, ibid., p. 17-18. Voir sa lettre au préiel de la Propagande, dans P. \l>
'

Or le synode du Liban avait prévu ces actes d'insu- boud, Relazioni, t. Il, p. 482-41)1. Devant l'énormité
bordination :Eeundem quoque exconvnuiiicalionis sen- des calomnies, le peuple maronite restait consterné.
tentiam Sancta Synodus pronuntiat in episcopos et Les dénonciations pleuvaient à la curie romaine. Il
métropolitaines, qui... conciliabulum advenus eum fallut bien que le Saint-Siège intervînt de nouveau.
(patriarcham) congregare, vel ipsum quoquomodo inho- Deux missions pontificales furent députées en Syrie
norare seu scriptis vel dictis, injurias quasdam contra coup sur coup. Vint d'abord le P. Valeriano di Pralo,
eum promulgare, sub occasione quasi difjamatorum custode de Terre-Sainte. Arrivé à Harisa le 20 juillet
quorumdam rriminum... prœsnmpserint. Sedes enim 1773, il avait déjà terminé son enquête le 10 septembre,
palriarchalis a nemine, pnvterquam a Romano Ponti- Relation dans 'Abboud, op. cit., t. i, p. 217-232.
fier, judicari potest. Part. III, c. vi, n. 10. Le patriarche N'ayant pu se faire lui-même une idée juste de la
ne manqua pas de rappeler aux récalcitrants la menace situation, il épousa l'opinion des opposants, mais
synodale; l'avertissement parut suffire pour les faire quitta le Liban sans avoir rien réglé. Voir les plaintes
rentrer dans l'ordre. .Mais, le 29 novembre de la même formulées par le patriarche, dans 'Abboud, Biographie
année, ils portèrent leur plainte devant la Propagande. du patriarche, append., p. 73-76; et comparer la rela-
Le cardinal Castelli, préfet de cette congrégation, leur tion du P.. Valeriano avec une lettre adressée à la
répondit par un blâme. P. 'Abboud, Biographie du Propagande, le 10 septembre 1773, par neuf évêques et
patriarche, append., p. 67-70; cf. p. 18-20. Ils écrivirent une déclaration signée par eux, dans 'Abboud, Rela-
de nouveau, mais cette fois directement au pape, le zioni, t. i, p. 217-232; t. n, p. 351-355; Biographie du
25 septembre 1771. Quelques membres de la famille patriarche, p. 35-37.
El-Khazen joignirent une lettre à la leur pour appuyer D'accord avec une partie des évêques et la plupart
leurs doléances. Clément XIV répondit aux uns et aux des notables, Estéphan dépêcha à Rome, au mois
autres en leur prodiguant de sages conseils et confia d'août 1774, muni des documents nécessaires, l'arche-
l'examen de l'affaire à la Propagande. Lettres Acce- vêque de Damas, Arsène 'Abd'oul-Ahad (Dominique).
pimus, 23 mai 1772, et Acceptis, même date, dans P. 'Abboud, Relazioni, t. n, p. 382-383; Biographie du
Jus pontifie, t. vu, p. 206-208. Loin d'adoucir les patriarche, p. 41; append. p. 75. Malheureusement, les
esprits, la réponse de Rome les aigrit plutôt. L'oppo- cardinaux de la Propagande avaient déjà statué sur la
sition s'avisa de mettre à profit l'irritante question question lorsque le messager patriarcal arriva à Rome.
de Hendiyé. Il n'y arriva, en effet, que vers la fin de l'année 1774,

La congrégation du Sacré-Cœur venait de prendre, et la décision était rendue depuis le 8 juillet. La


sous les auspices du patriarche, un nouvel essor. S. Congrégation, il est vrai, révisa l'affaire plus tard,
Estéphan était un ardent apôtre de la dévotion au le 22 mars 1777, mais sans apporter à ses solutions de
Cœur de Jésus. Il avait déclaré fête de précepte, dans bien substantielles retouches. C'est que les ennemis du
son patriarcat, le premier vendredi après l'octave de patriarche avaient acquis, dans les milieux de la curie,
la Fête-Dieu, et exigé qu'il fût célébré avec autant de une telle influence qu'en 1777 Mgr Arsène qui était
solennité que Pâques et l'Ascension. P. 'Abboud, à Rome depuis trois ans n'avait pas encore pu obtenir
Relazioni, t. i, p. 199-205 de la partie arabe, et t. n, une audience du pape et exposer lui-même le but de sa
p. 235-261. II estimait une gloire pour l'Église maro- mission. Lettre de Jos. Estéphan à Pie VI, 29 juin 1777,
nite, à l'exemple de Simon 'Aouad, d'avoir une insti- dans P. 'Abboud, Biographie du patriarche, p. 61-63;
tution sous le vocable du Sacré-Cœur. Aussi fut-il cf. p. 58; Relazioni, 1. 1, p. 217 sq. et 277 sq.
heureux d'approuver, à son tour, la congrégation de La Propagande confia l'exécution des décrets du
Békorki, à laquelle il agrégea'même trois autres com- 8 juillet 1774 à un autre franciscain, Fr. Pietro Craveri
munautés de religieuses. P. 'Abboud, Biographie de da Moretta. Celui-ci arriva au Kasrawân vers la fin
Hendiyé, p. 156-158; cf. p. 11-13. La protection de janvier 1775; il fixa sa résidence au couvent de
déclarée de Jos. Estéphan exalta encore le prestige Harisa. Il serait trop long d'exposer en détail la
de la visionnaire, dont l'enthousiasme dévoyé ne con- manière dont il s'acquitta de sa mission. Il nous suffira
nut désormais plus de limites. De graves rumeurs de dire que, s'étant trouvé en face d'un patriarche
commençaient à circuler sur la personne de Hendiyé profondément versé dans la connaissance du droit
et sur sa communauté; elles couraient la Montagne. canonique et d'une remarquable ténacité pour la
Bientôt, aux réalités s'ajoutèrent les légendes, forgées défense de ses prérogatives, il se mit à la tête de l'oppo-
par des esprits mécontents ou aigris. Parmi ceux qui sition. Il prit une attitude si violente que les ennemis
menaient la cabale se trouvait le propre frère de d'Estéphan se croyaient toul permis. Par exemple,
Hendiyé, Nicolas 'Ajeymi, jésuite, naguère père spi- fort de l'appui du délégué, un évêque alla jusqu'à
rituel et économe du couvent de Békorki. D'abord, insulter publiquement le patriarche, le traitant de
défenseur décidé de sa sœur, il fit volte-face quand on païen, de publicain, dans une lettre pastorale qu'il fit
le congédia du monastère, et se montra d'une violence lire le jour de Pâques 1775, à la cathédrale de Bey-
extrême. Dans la suite, il est vrai, on le vit se rétracter routh. P. 'Abboud, Biographie du patriarche, p. 54.
et reprendre son rôle d'apologiste. Il en fut de même La conduite de Fr. P. da Moretta indigna le supérieur
du P. Arsène Diab, qui changea trois fois d'attitude, du couvent franciscain de Harisa, où le délègue
mais dont les propos corrosifs contribuèrent puissam- séjournait; il la qualifie en termes durs dans un rap-
ment à la destruction de l'œuvre de Békorki. 'Abboud, port qu'il rédigea en 1779 et que l'on conserve aux
Biographie de Hendiyé, p. 159-174, 178-187, 193, 299- archives du couvent. Cité par 'Abboud, Biographie du
.313. 315-317, et append. p. 47-49; Relazioni, t. i, patriarche, p. 53-54. Le supérieur de Harisa parlait
p. 303-306; t. n, p. 406 sq. et 450-451. Hendiyé était avec d'autant plus d'autorité qu'il voyait de ses yeux
devenue, pour ses détracteurs, la synthèse de toutes les la plupart des faits qu'il relate. Harisa, en elle!, se
hypocrisies, l'objet de toutes les malédictions, le sym- trouve à proximité de Békorki et de Ghosta. Voir une
bole de l'orgueil, une flamme allumée dans l'enfer. relation et diverses lettres du patriarche Estéphan à
Les extravagances de cette pauvre fille, les étranges Louis XVI, au cardinal de Bernis, au préfet de la
pratiques de son couvent servaient d'armes contre .
Propagande; une lettre du patriarche melkite catho-
Joseph Estéphan. On le rendit responsable des méfaits lique a la Propagande, 20 juillet 1782; une lettre des
de Békorki; on le vilipenda, on en lit un complice Khazen au roi de fiance, dans I'. 'Abboud, Relazioni,
d'actes criminels. On voulait arriver à lui ôter toul t. n, p. 344-394, 196 199, et, dans la partie arabe,
95 MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, \YIII e SIÈCLE 96

p. 390-395 Biographie du patriarche, p. 69-72, 128-134.


; la relation du cardinal Antonelli, 18 sept. 1781, t n,
Joseph Estéphan lui-môme nous met au courant- de p. 401-402.
la méthode d'information du délégué apostolique : Pour mieux comprendre la situation, il faut se
Celui-ci, dit-il, de voix publique celle de
qualifie rappeler que Rome se fondait, dans la question de
deux ou trois évêques et de quelques religieux et droit, sur le texte latin du synode du Liban, tandis
appelle vérité le produit de leur imagination. Lettre que le patriarche n'en possédait que l'original arabe.
au préfet de la Propagande, 10 nov. 1780, dans Or, les deux textes, nous l'avons déjà dit, présentent
'Abboud, Relazioni, t. n, p. 389. de notables variantes. D'où divergence de vue dans
Les rapports de Pietro da Moretta transmettaient l'appréciation juridique des faits. Mais il n'empêche,
à Home l'écho fidèle de toutes les accusations col- qu'en tout le patriarche ne cessait de déclarer qu'il
portées contre Estéphan. Il suffit de les lire pour sentir soumettait son jugement à celui de Rome. La meilleure
que leur auteur accueillait sans critique les histoires preuve, c'est qu'il n'hésita pas, dès qu'il reçut la sen-
les plus étranges. On racontait, par exemple, que le tence portée contre lui, à se conformer à l'ordre pon-
patriarche se prosternait devant Hendiyé pour tifical. Relation du cardinal Antonelli, 18 sept. 1781,
demander sa bénédiction et se faire réciter des prières dans 'Abboud, op. cit., t. n, p. 398 et 401, 402; Lettre
sur la tête. Et le délégué enregistre la chose comme d'Estéphan au préfet de la Propagande, 11 juin 1780,
authentique; sans remarquer combien elle cadrait ibid., p. 425-426, partie arabe, p. 386-389.
mal avec le tempérament du personnage incriminé. Quant à Hendiyé, elle reçut la récompense que méri-
Estéphan ne manqua pas, d'ailleurs, de protester taient les trouvailles de son imagination. Rome la
contre de telles absurdités. Lettre à la Propagande, déclara victime d'illusions, la condamna à rétracter
dans 'Abboud, Relazioni, t. n, p. 514 sq. Veut-on ses prétendues révélations et à désavouer ses doc-
mieux? Voici un fait attesté par un témoin oculaire et trines, qualifiées de fausses, téméraires et sentant
non suspect, le P. Tian (plus tard patriarche), qui, l'hérésie. Puis on la relégua dans un monastère de
ayant terminé ses études à Rome, fut désigné pour tout repos. Quant à la congrégation et à la confrérie
accompagner Craveri dans une seconde mission dont du Sacré-Cœur, elles furent définitivement supprimées.
nous parlerons plus loin. Un jour, lorsque Joseph Décrets de la Propagande, 25 juin 1779, confirmés par
Estéphan était privé de l'exercice de ses fonctions, Pie VI, dans Jus pontifie, t. iv, p. 243-244. Les maro-
Tian se trouvait à Békorki, chez le vicaire patriarcal. nites obéirent aux ordres de Rome. Mais la conduite
Celui-ci lui dit que le portrait de Hendiyé était exposé du P. da Moretta et du vicaire patriarcal, à cette
près du maître-autel, à l'église de Saint-Joseph de occasion, fut d'une injustice tellement criante que le
Ghosta. C'est l'église du couvent où Estéphan avait Saint-Siège dut la blâmer. Lettre du cardinal Antonelli
fixé sa résidence. Tian s'y rendit aussitôt pour vérifier au vicaire patriarcal et relation du même, dans
lui-même l'étrange affirmation qu'il venait d'entendre. 'Abboud, Relazioni, t. n, p. 408-416, 450-452, 477,
11 ne trouva à l'église aucune image qui pût offrir la 540-546; Biographie de Hendiyé, p. 299-313. Hendiyé,
moindre ressemblance avec la visionnaire. Voir la transférée au couvent de Saïdat-El-Haqlah (N.-D. du
relation du cardinal Antonelli dans 'Abboud, Rela- Champ), y termina ses jours dans des sentiments meil-
zioni, n, p. 592-593. Le fait serait à peine croyable,
t. leurs et passa de vie à trépas le 13 février 1798.
s'il n'était raconté par un personnage tel que Tian. P. 'Abboud, Biographie de Hendiyé, p. 313-320;
Or le vicaire patriarcal était l'homme de confiance Biographie du patriarche, p. 141-142.
du délégué apostolique et sa principale source d'infor- L'Église maronite avait courbé le front sous le coup
mation. Voir le rapport du supérieur du couvent qui frappait son chef. Ce dernier, malgré les pénibles
franciscain de Harisa dans 'Abboud, Biographie du infirmités qui l'accablaient, se mit en route pour
patriarche, p. 53. Un tel détail peut édifier sur la faci- Rome. A bout de forces quand il arriva à Beyrouth,
-

lité avec laquelle on chargeait le patriarche. il s'y-alita pendant 45 jours, sans pourtant renoncer à

Quoi qu'il en soit, les rapports du délégué produi- son voyage. Relation du cardinal Antonelli, dans
sirent les plus fâcheuses conséquences. Le 25 juin 1779 'Abboud, Relazioni, t. n, p. 416; lettres du patriarche
la congrégation particulière chargée par le pape d'exa- à la Propagande, ibid., p. 386-389 de la partie arabe;
miner et de juger cette question, faisant état des ren- Biographie du patriarche, p. 128-134. Avant de
seignements fournis par l'ablégat, suspendit le pa- reprendre sa route pour se rendre à Sidon, il se fit
triarche de tout pouvoir d'ordre et de juridiction, sauf délivrer par le pacha de cette ville un laissez-passer.
celui de la prêtrise, et lui enjoignit de venir à Rome A propos de ce permis, délivré uniquement pour
pour y rendre raison de ses actes. Un vicaire patriarcal donner à sa personne toute facilité de passage, le
était nommé, qui gérerait les affaires à la réserve des P. Pietro da Moretta et l'archevêque Michel El-Kha-
élections et des consécrations épiscopales. Ce décret fut zen, vicaire patriarcal, trouvèrent moyen d'attribuer
confirmé par lettres apostoliques du 17 juillet 1779. au patriarche des intentions perverses. Mais le cardinal
Texte dans Jus pontificium, t. iv, p. 244. De toute Antonelli fit justice de leurs calomnies. Cf. P. 'Abboud,
évidence, la responsabilité de cette décision pèse Relazioni, t. il, p. 417. L'infortuné patriarche pour-
lourdement sur le P. Valeriano di PratoetleP. Pietro suivit donc sa route jusqu'à Sidon; à, il s'embarqua
Craveri da Moretta, qui fournirent aux juges des avec quatre prêtres qu'il avait choisis pour compa-
informations erronnées. gnons. Avec sa santé délabrée depuis longtemps, par-
Que le patriarche Estéphan ait été trompé dans ticulièrement ravagée par les derniers événements,
l'affaire de Hendiyé, ce n'est pas douteux. Mais de là il ne put résister à la fatigue du voyage :demi-mort
à le rendre responsable des singulières extravagances lorsque le navire s'amarra dans le port de Caïffa, le
de la visionnaire et surtout à faire de lui le complice 8 juin 1780, il lui fut impossible d'aller plus loin. II
des scandales commis au couvent de Békorki, il y a descendit à l'hospice des carmes qui témoignèrent à
loin. En tout cas, Estéphan ne se départit jamais de la son endroit de beaucoup d'égards. Mais ils n'étaient
soumission qu'il devait au chef de l'Église. Pietro da pas organisés pour recevoir de tels malades. Le len-
Moretta lui-même dut l'avouer dans sa lettre au secré- demain, soutenu par quatre hommes, Estéphan fut
taire de la Propagande du 10 janvier 1779. Dans conduit à cheval au monastère du Mont-Carmel.
'Abboud, Biographie de Hendiyé, p. 264-265. Cf. aussi Les certificats donnés par trois médecins français,
diverses lettres d'Estéphan dans 'Abboud, Biographie par le vicaire du Mont-Carmel et deux de'ses religieux
du patriarche, p. 148-152; cf. aussi ibid., p. 60, 61, 73 et mirent le Saint-Siège au courant de l'état lamentable
78-80; Relazioni, t. n, p. 482-491, 503-539; cf. ibid.. de sa santé. Au mépris de l'évidence, le vicaire pa-
MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES XVIIie SIÈCLE !IS

friarcal et Pietro da Moretta ne voulurent voir qu'une Biographie du patriarche,' p. 127-134. A Home, la
teinte dans état du malheureux et ils ne se
le triste vérité commençait à se faire jour peu à peu, sur les
génèrent pas pour proclamer leur opinion. Relation injustices commises contre Estéphan. Antonelli, ibid.,
du oardinal Antonelli, ibid., t. ri, p. 419-423. .Mgr Esté- t. n, p. 464 sq.
plian envoya à Home, pour le représenter et défendre L'n détail dut contribuer à ouvrir les yeux du Saint-
vi cause, les quatre piètres qui raccompagnaient. Il Siège sur les agissements de l'opposition soutenue par
leur remit, avec les documents nécessaires à sa réha- l'ablégat : le traitement infligé au patriarche, réduit
bilitation, des lettres pour le pape, le cardinal Castelli, par elle à l'indigence. Voir ses lettres à la Propagande
les cardinaux de la Propagande: il écrivit aussi à et au cheikh Sa'd El-Khoury dans 'Abboud, op. cit.,
Louis XVI et à son ambassadeur à Rome, le cardinal t. n, p. 509-510 et, partie arabe, p. 450-456; la lettre

de Bernis. Quant à lui, il résolut d'attendre au Carmel du patriarche melkite, Théodose VI Dahàn, à la Pro-
la décision pontificale, mais toujours avec l'intention pagande, 30 juillet 1782, ibid., p. 465-469. Sir l'ordre
de reprendre son voyage si, dans la suite, son état de du souverain pontife, le cardinal Antonelli, préfet de
santé le luipermettait. Relation du cardinal Antonelli la Propagande, adressa, le 24 sept. 1783, à Michel El-
ibid., 424-427; cf. aussi p. 386-395 de la partie
p. Khazen, vicaire patriarcal, un blâme énergique. Ibid..
arabe Biographie du patriarche, p. 76-79.
; p. 540-546
Sur ces entrefaites, le vicaire patriarcal, Michel Pourtant, le Saint-Siège ne jugeait pas encore à
El-Khazen, suivant le conseil de l'ablégat, Pietro da propos de rétablir Estéphan dans la possession du
Moretta, convoqua, pour le 21 juillet 1780, un synode siège patriarcal. De retour à Rome, en effet, Pietro
au couvent de Maïphouq. On tint, sous la présidence de da Moretta répandait, sous forme de petits écrits
l'ablégat, cinq sessions. Tous les décrets, rendus par pathétiques, la substance des rapports envoyés par
Rome durant le patriarcat de Joseph Estéphan, y lui du Liban, et y déversait à pleines mains la défiance
furent solennellement promulgués. Chose inutile, à la sur la personne du patriarche. On peut en juger par
vérité, puisque ces décrets étaient déjà publiés et les quelques citations faites dans le rapport du car-
appliqués. Pour faire œuvre nouvelle, on y ajouta, dinal Antonelli. Ibid., p. 464-466. Aussi, à la réunion
sous l'inspiration du délégué pontifical, quelques du 18 sept. 1781, la congrégation particulière chargée
canons relatifs à la discipline du clergé et des fidèles. par le pape de traiter les affaires maronites ajourna-t-
Le but de cette réunion synodale, déclaraient les elle laréintégration du patriarche pour lui faire signer,
Pères, était de mettre en pratique les décrets donnés au préalable, une formule de rétractation. Cette for-
ou envoyés au P. da Moretta, d'appliquer le synode du mule, jointe à une lettre explicative, lui fut envoyée le
Liban et de rétablir la paix dans l'Église maronite. 29 septembre. 'Abboud, Biographie du patriarche,
Au fond, ce n'était que pour assener le coup de grâce p. 153. Le décret d'ajournement du 18 septembre 1781
au pontificat de Joseph Estéphan, réduire ses fidèles donna lieu, au Liban, à force commentaires. Les enne-
partisans et donner une occasion de chanter les mis du prélat exilé voulaient assurer sa déchéance
louanges de l'ablégat et du vicaire patriarcal. Texte définitive. Ils estimèrent nécessaire de le discréditer
du synode dans 'Abboud, Relazioni, t. n, p. 397 sq. encore davantage; et ils ne manquèrent pas de mettre
de la partie arabe; relation du cardinal Antonelli, en jeu tout ce qui pouvait exciter contre lui l'horreur
ibid., p. 430-431. Dans sa lettre du 28 juillet 1780 au de l'opinion. Le vicaire patriarcal et ses partisans
secrétaire de la Propagande, Pietro da Moretta se soumirent Hendiyé à un nouvel interrogatoire et lui
glorifie d'avoir bien accompli sa mission et de l'avoir extorquèrent contre Estéphan une déposition dictée
couronnée par la tenue d'un pareil synode. Dans par eux. Ils surent si bien intimider la pauvre fille
'Abboud, ibid., t. m, p. 432-433. En faisant son propre qu'elle répéta, devant le jury, les horreurs qu'on lui
éloge, le délégué glorifiait du même coup le vicaire avait inculquées. Lettre d'Ëstéphan à la Propagande,
patriarcal, autour duquel les esprits, à son dire, 2 avril 1782, dans 'Abboud, Relazioni, t. n, p. 482-491.
s'unissaient. En d'autres termes, Estéphan troublait Les détracteurs avaient beau jeu, et Estéphan sem-
la paix; Michel El-Khazen était parvenu, sous les blait au plus bas. Dans sa résidence forcée du Carmel,
auspices du délégué apostolique, à rétablir l'ordre et le malheureux prélat suivait tout le mouvement.
la concorde. Mais Pietro da Moretta se gardait bien Quand la nouvelle de l'interrogatoire forcé parvint
d'avouer, dans sa lettre, qu'il avait dû recourir au bras à ses oreilles, blessé dans sa dignité, outré d'être sans
séculier pour forcer les évèques à venir au synode. cesse en butte aux pires calomnies, ulcéré de se voir
Voir la lettre de menace, écrite aux évèques, sur la acculé à la misère, il écrivit, le 2 avril 1782, une lettre
demande de Pietro da Moretta, par le gouverneur de la véhémente au Préfet de la Propagande. Texte dans
Montagne, dans 'Abboud, op. cit., t. n, p. 396 de la 'Abboud, op. cit., t. n, p. 482-491. A Rome, on en
partie arabe. Telle était la belle concorde, vantée par trouva le ton déplacé. Mais voici plus grave. La for-
le délégué! mais des lettres de protestation contre mule de rétractation fut remise au patriarche, le
l'assemblée de Maïphouq ne devaient pas tarder à par- 24 juin 1782, par le P. Hilaire de Rennes, supérieur
venir à Rome. Voir la relation du cardinal Antonelli, des capucins de Sidon. Estéphan s'avise, sans arrière-
dans P. 'Abboud, Relazioni, t. u, p. 435-437; voir aussi pensée, d'en modifier le texte. Voir une lettre du
h>c. cit., p. 344-386, 434-435. l'n peu plus loin, la même patriarche melkite. Théodose VI Dahân, au préfet de
relation du cardinal Antonelli montre que la concorde la Propagande, 20 juillet 1782, et une autre d'Ësté-
dont le P. Pietro da Moretta se glorifiait d'être le phan, également au préfet de la Propagande, 29 mars
principal artisan n'était qu'une invention, p. 462 sq. 1784, dans 'Abboud, op. cit., t. n, p. 465-469 et 473-
Une fois le synode terminé, Pietro da Moretta reprit 474; Biographie du patriarche, p. 153-156. En outre,
le chemin de Rome. De Chypre et d'Alexandrie, il on l'accusa d'avoir, malgré la suspense dont il était
adressa au patriarche, le 29 août et le 6 octobre 1780, frappé, accordé des dispenses matrimoniales et levé
deux lettres peu courtoises, pour ne pas dire insolentes. des censures. Enfin on prélendit qu'il avait eu recours.
'Abboud, ibid., t. il, p. 143-444 delà partie arabe; Bio- pour être soutenu dans ses revendications, au pacha
graphie du patriarche, p. 125-127. Le prélat exilé lui de Sidon. Aussi, à lacongrégation tenue le 15 sep-
répondit, le 1" novembre 17X0, en quelques mots secs. tembre 1783, sa réhabilitation lut-elle encore une fois
Mais, aussitôt après, le 9 et le 10 du même mois, il ajournée. Relation du cardinal Antonelli, 21 sept. 1784,
adressa à la Propagande deux longues lettres qui dans le P. 'Abboud, toc. cit., p. 567 sq. Ces incidents
réduisent à néant les accusations de l'ablégat ponti- amenèrent la Propagande à faire procéder sur place à
fical. Texte dans 'Abboud, Relazioni, t. n, p. 387-391; une nouvelle enquête. Elle désigna au choix du SOU-
DICT. DE TIIÉOL. CATH. X. — 4
9!» MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XVIII e SIÈCLE 100

verain pontife le môme Craveri da Moretta


Pietro et se mit à l'œuvre aussitôt. Ses conversations, ses
dont nous savons l'attitude, lui donner plus
et, pour rapports clairs et bien documentés projetèrent la
d'autorité, le lit sacrer évoque titulaire d'Énos. Rela- lumière sur les accusations portées contre Estéphan:
tion du cardinal Antonelli, 21 sept. 1784, ibid., p. 567- les mobiles de l'opposition apparurent sous leur vrai
568. jour. Le résultat de ce travail fut celui que Tian espé-
Dans l'intervalle, le patriarche avait quitté le rait. Le 21 septembre 1784, la congrégation particu-
Carme!, vers le milieu de juin 1782, pour se rendre au lière pour les maronites, enfin tirée de son incertitude,
Liban. Il voulait se défendre contre les attaques prononça, en faveur du patriarche, le verdict définitif,
répétées de ses ennemis et régler, une fois pour toutes, homologué ensuite par lettres apostoliques du 28 du
la question de son entretien. 'Abboud, Relazioni, t. ir, même mois. Voir les documents dans 'Abboud,
p. 453-456 de la partie arabe; Biographie du patriarche, op. cit., t. h, p. 473-474 de la partie arabe, 567-604
p. 152-153. Il alla trouver l'Émir de la Montagne, et 607-614 de la partie italienne; Biographie du
Joseph Cliihàb, et lui exposa le but de son voyage, patriarche, p. 181-188.
le priant de faire nommer comme arbitres les deux Joseph Tian porta au Liban les précieux documents
patriarches catholiques, melkite et arménien, person- qui témoignaient de sa victoire et de la sollicitude
nages intègres et au-dessus de tout soupçon. L'émir pontificale envers sa nation. Il fut réservé à l'évêque
Joseph approuva l'idée. Cependant, malgré ses ins- d'Énos d'aller lui-même au Kasrawân pour y pro-
tances et celles de. son ministre, l'illustre cheikh maro- mulguer solennellement les ordres du Saint-Siège.
nite Sa'd El-Khouri, le vicaire patriarcal et ses par- Ce fut le 11 février 1785. 'Abboud, Biographie du
tisans n'acceptèrent pas de paraître en face de leur patriarche, p. 178 sq. Le bref apostolique Maximum
victime. Lettres de Sa'd El-Khoury et du patriarche nobis du 28 sept. 1784 fait état, il est vrai, d'un retour
melkite dans 'Abboud, Relazioni, t. n, p. 457 sq. ; du patriarche à des sentiments meilleurs. A notre avis,
Biographie du patriarche, p. 156 sq. il s'agit plutôt là d'une clause de style. Les chefs
Mgr Craveri repartit pour le Liban. Parmi les docu- d'accusation étaient, en effet, si graves que jamais le
ments dont il était porteur, figuraient deux brefs, l'un Saint-Siège n'aurait rétabli Estéphan dans ses fonc-
pour l'émir Joseph Chihâb et l'autre pour l'épiscopat, tions patriarcales, s'il n'avait constaté l'innocence de
le clergé et le peuple maronites. Il choisit pour secré- l'inculpé.
taire un jeune prêtre, Joseph Tian (plus tard pa- Sur l'ordre du Saint-Siège, Estéphan réunit un
triarche), qui venait de terminer ses études à Rome, synode à 'Aïn-Chaqiq, du 6 au 11 septembre 1786.
un soggetto di molta probità e capacità. Relat. d'An- Texte dans 'Abboud, op. cit., t. n, p. 493-524. .Mais
tonelli, op. cit., t. n, p. 568. Le visiteur apostolique et Pie VI cassa les actes de cette assemblée lamquam
Joseph Tian s'embarquèrent à Livourne dans les der- memoralo Libanensi concilio contraria perniciosaque
niers jours de novembre 1783 et arrivèrent à Alexan- recto animarum regimini, ac liberlatis juriumque epis-
drie le 12 janvier. L'évêque d'Énos jugea plus opor- copalium Isesiva. Bref Cumnon sine, 15 décembre 1787,
tun de se faire précéder au Liban, pour préparer les dans Jus pontifie, t. iv, p. 327-328. Le ton de la lettre
voies, par son secrétaire. Il remit donc à ce dernier les pontificale reflète, sans doute, une survivance, dans
lettres de Rome et d'autres qu'il écrivit lui-même. les milieux de la curie, des intrigues de naguère.
Tian arriva à Beyrouth le 6 mars 1784 et exécuta sans Une lettre de Michel El-Khazen du 15 mars 1789 au
tarder les ordres de son maître. Ce fut une déception préfet de la Propagande porte bien à le croire. L'ancien
générale lorsqu'on apprit que le patriarche n'était pas vieaire patriarcal se plaignait de mesures qu'il avait
réintégré dans ses fonctions, et que le pape reprochait pourtant admises lui-même à l'assemblée de 'Aïn-
aux maronites d'avoir désobéi à ses ordres. La décep- Chaqiq et qu'il devait encore admettre, plus tard, au
tion s'accrut encore lorsqu'on apprit l'identité du synode de 1790. Voir sa lettre dans Anaïssi, Collectio,
nouveau délégué. On se rappelait trop ses anciens pro- p. 154-156. Quoi qu'il en soit, l'attitude du patriarche,
cédés. Aussi pria-t-on Tian de retourner à Rome en au synode de 'Aïn-Chaqiq, reste, au point de vue juri-
qualité de délégué national, chargé de défendre la dique, à l'abri de tout reproche : il ne signa les actes

cause de son Église auprès du Saint-Siège et de deman- qu'avec la réserve formelle de l'approbation de Rome:
der la réintégration du patriarche. Le jeune prêtre on ne peut donc dire qu'il ait contrevenu à aucune loi.
maronite resta quelque temps perplexe. Mais, ayant Cf. le synode dans 'Abboud, ibid., p. 523.
étudié de près les faits et constaté l'injustice des accu- Pie VI ordonna la tenue d'un nouveau synode,
sations lancées contre Joseph Estéphan, il répondit sous la présidence de Germanos Adam, métropolite
à l'appel de ses compatriotes. Il lui avait fallu peu de melkite d'Alep, désigné comme délégué apostolique.
temps, du reste, pour voir clair dans la situation. Le synode fut assemblé, du 3 au 18 décembre 1790,
Homme du pays, il en connaissait les usages; il pou- au couvent de Békorki il avait pour principal but de
;

vait se mêler au peuple et l'amener à lui parler avec pourvoir à l'application du synode du Mont-Liban et
confiance. des instructions pontificales. A la ix" session, les Pères
Épiscopat, clergé, notables remirent les lettres à décrétèrent le transfert du siège patriarcal au couvent
Tian. Le patriarche écrivit, de son côté, pour expliquer de Békorki. Texte synodal dans 'Abboud, op. cit., t. n,
les actes dont on dénaturait l'intention et se soumettre p. 537-603. Les actes de cette assemblée furent confir-
au jugement du Saint-Siège. Il copia de sa main la més en partie par le Saint-Siège. Lettre de la Propa-
formule de rétractation telle qu'elle avait été rédigée gande, 9 juillet 1796, dans Anaïssi, Collectio, p. 160-
à Rome et la signa. Porteur de tous ces documents, 166. Le patriarche Joseph Estéphan mourut le
Tian quitta le Liban et se dirigea vers Chypre pour y 22 avril 1793. Prélat de haute culture, écrivain facile,
rencontrer Craveri. Il tenait à lui exposer d'abord la profondément versé dans les sciences ecclésiastiques,
situation telle qu'il la jugeait. La démarche était plus il a laissé de nombreux écrits. On a de lui, entre autres,

que correcte; l'évêque d'Énos ne l'apprécia point. En plusieurs offices de saints, dignes d'une place de choix-
acceptant de défendre la cause de son patriarche, Tian dans la littérature syriaque.
perdait, aux yeux du délégué, les qualités de probité Le successeur d'Estéphan ne fut élu que le 10 sep-
et d'impartialité qu'il s'était plu, d'abord, à recon- tembre 1793, les évêques n'ayant pu se réunir avant
naître en lui. Aussi l'accueil fut-il glacial. Sans se cette date, à cause d'une épidémie de. peste qui rava-
laisser décourager, Tian poursuivit son voyage. Le geait le pays. L'assemblée électorale porta son choix-
7 juillet 1784, il était à Livourne et> quelque temps sur Michel Fadel, archevêque de Beyrouth, qui dépê-
après, à Rome. Il s'y trouvait en pays de connaissance, cha à Rome, pour solliciter le pallium et la confirma-

f.bibl:
101 MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, X I
\«' SIÈCLE 102

lion pontificale, l'archiprètre Georges Giiànem. Mais avec leur cortège fastidieux de longues négociations,
la dernière heure du patriarche avait déjà sonné, le ne l'empêchèrent pas de songer à une restauration
17 niai 1795, lorsque son messager parvint à la Ville dans l'ordre spirituel. Il convertit notamment en
éternelle. séminaire le couvent de Saint-Jean-Maron de Kafarhaï
Le 11 juin 1705, l'archevêque de Chypre, Philippe (éparchie de Gébaïl et Batroun). Debs, ibid., p. 747
Gémaïel, était proclamé patriarche. 11 s'empressa, et 794. Le plus grand événement du pontificat de
aussitôt élu, d'envoyer à Rome le 1'. Arsène Qardàhî. Jean El-Hélou est la tenue du synode de Loaïsah.
Voir les lettres synodales dans Anaïssi, Bull., p. 431- Le retour de Pie VII à Rome avait offert aux maro-
136. Au consistoire du 27 juin 1796, Pie VI le confirma nites une occasion de témoigner de la constance de
et lui accorda le pallium. Ibid., p. -131-413, et Collectio, leur fidélité au Vicaire du Christ; et, à cet etfet, ils
p, 158-159. (lémaïel ne gouverna l'Église maronite que avaient envoyé à Rome le P. Joseph Assémani pou r
quelques mois. Il n'eut même pas le temps de recevoir offrir au pape l'hommage de leurs félicitations. Cette
le pallium et le bref de confirmation, conservés au démarche leur valut, avec les éloges du pape, le rappel
couvent de N.-D. de Chouaïa (Liban). Le 28 avril 1796, de la réforme concernant la résidence des évêques et
fut élu, à sa place, l'archevêque Joseph Tian (ou les monastères mixtes et l'ordre de tenir un synode
Thian). Le 24 juillet 1797, le pape ratifia le choix de pour le règlement de cette affaire. Bref In commuai du
l'épiscopat et accorda le pallium au nouveau pa- 1 er nov. 1816 et deux décrets de la Propagande, joints

triarche. Anaïssi, Bull., p. 443-451; Ghabriel, op. cit., à ce bref, dans Anaïssi, Bull., p. 470-474. Le porteur
t. u a, p. 670. des documents pontificaux fut l'envoyé maronite lui-
Joseph Tian dont la science théologique s'accompa- même. Celui-ci dut arriver au Liban vers le milieu de
gnait d'une vaste érudition eut à défendre la primauté 1817; le 15 février, en effet, il était encore à Rome.
romaine contre les attaques de Germanos Adam, Voir deux lettres de Pie VII en date du 15 février 1817,
métropolite melkite d'Alep, celui-là même que le dans Anaïssi, Bull., p. 475-476. Après les discussions
.Saint-Siège avait naguère envoyé comme délégué préparatoires assez longues et laborieuses, portant
apostolique auprès des maronites. Voir la correspon- notamment sur les droits de patronat dont plusieurs
dance échangée entre les deux prélats dans Ghabriel, couvents faisaient l'objet, les sessions commencèrent
op. cit., t. u 701-710.
a, p. à N.-D. de Loaïsah, en présence d'Aï. Gandolfi, délé-
La discussion,âpre fût-elle, ne déconcertait pas le
si gué apostolique. La première, du 13 avril 1818, fut
théologien exercé et le polémiste infatigable qu'était consacrée à la question des monastères. On les répartit
Joseph Tian. Mais il eut à se résigner devant les diffi- en quatre catégories séminaires, couvents de moines,
:

cultés d'un ordre tout différent, qui paralysèrent son couvents de moniales et asceteria pour les femmes
action, fl s'agissait de liquider tout un long passé de menant la vie commune •ans prononcer de vœux. Une
troubles et de scandales. Sans doute, Fadel et Gémaïel commission spéciale fut désignée pour trancher les
avaient exposé la situation au Saint-Siège. Mais la litiges que les droits de patronage pourraient surciter.
mort les emporta avant que le Saint-Siège eût donné A la deuxième session, 14 avril, on indiqua quels cou-
ses directives. Joseph Tian s'employa de toutes ses vents serviraient de résidence au patriarche et aux
forces à rétablir l'ordre et la paix. Voyant qu'il ne évêques, et l'on prit une excellente décision concernant
pouvait en venir à bout, il préféra se retirer et achever les séminaires : le couvent de Roumiyah (Rumje) ser-
ses jours, à l'ombre d'un cloître. En 1809, il se démit virait de petit séminaire national et 'Ain Warqa serait
donc de ses fonctions patriarcales. Allocution consis- réservé exclusivement aux études de rhétorique, de
toriale du 19 décembre 1814, dans Jus pontifie, t. iv, philosophie et de théologie. Par malheur, cette déci-
p. 517. sion si favorable à la bonne formation du clergé resta
Au patriarche démissionnaire succéda, le 8 juin 1809, lettre morte. Roumiyah dévint un séminaire patriarcal
Jean El-Hélou, évêque de Saint- Jean-d'Acre. (Dans tout comme 'Aïn-Warqa où l'on entrait enfant pour
les documents, le mot arabe El-Hélou est traduit en sortir prêtre. (On trouve les pièces relatives au synode
doke.) L'élection fut accomplie, suivant les prescrip- de Loaïsah dans les archives de la Propagande, Atli
tions du synode du Liban, à la suite d'un ordre ponti- de 1818.)
fical en date du 19 novembre 1808, déclarant la Les actes du synode, signés par le délégué aposto-
vacance du siège. Pie VII était déjà à Savone lorsque lique, le patriarche et les évêques, furent soumis,
le dossier électoral arriva à Rome. La Propagande en suivant les instructions du Saint-Siège, à l'approbation
prit aussitôt connaissance; et, ayant reconnu la légi- pontificale. La Propagande y apporta quelques correc-
timité des opérations, elle en informa le pape. Par tions, et quelques additions, que l'on peut remarquer
lettre du 25 janvier 1810, celui-ci confirma le choix des dans le décret du 15 mars 1819. Pie VII, de vive voix
évoques, laissant à plus tard les solennités accoutu- d'abord, à l'audience du 4 avril, puis par lettres apos-
mées. De retour à Rome, Pie VII, au consistoire du toliques du 25 mai, accorda l'approbation. Collectio
19 décembre 1814, préconisa le nouveau patriarche et laceasis,t. n, col. 575-580.
remit le pallium à son procureur, le P. Arsène Qardàhî On pourrait s'étonner que les réformes du concile du
(Cardachi). Les pièces relatives à cette affaire dans Liban, en 1736, plus d'une fois sanctionnées par Rome,
Jus pontifie, t. iv, p. 516-520; Anaïssi, Bull., p. 455- n'aient été complètement réalisées qu'à la suite du
470. synode de 1818. Le Liban ne voyait pas les choses
Jean El-Hélou s'installa au vieux monastère de avec les mêmes yeux que la curie. Les monastères
Qannoûbîn, bien délabré à la suite de longues années mixtes ne choquaient pas le populaire, pas plus que la
d'abandon. Il s'efforça d'en relever les ruines et de cohabitation, dans un séminaire, des élèves et des
remettre en état ses propriétés. Les travaux de restau- religieuses de service n'étonne actuellement les occi-
ration permirent de retrouver, au milieu des ruines, le dentaux. Guère plus que dans les séminaires modernes
registre des meubles et immeubles du monastère pa- on n'entendait parler de scandales, et on ne voyait
triarcal, établi par le patriarche Douaïhi. Grâce aux rien qui blessât la morale ou choquât le sens chrétien.
indications précises de ce document, Jean El-Hélou En Orient, le souci de la bonne tenue chez la femme et
K rendit compte des nombreux empiétements dont le la condition sociale qui lui est imposée écartent les
domaine avait été l'objet, et il entreprit de faire resti- dangers d'abus même parmi les gens du monde à plus:

tuer à Qannoûbîn les biens dont le privait une injuste forte raison dans les monastères où fleurit la mortifi-
spoliation. Ghabriel, ibid., p. 729-730; Dcbs, op. cit., cation corporelle. Cf. Dandini, op. cit., p. 67-68, 75-76.
t. vin, p. 747 et 769. Les préoccupations matérielles, De loin en loin, sans doute, quelques fâcheux incidents
103 MARONITE (EGLISE), PATRIARCHES XIX« SIÈCLE J<>4

se produisirent, et c'est ce qui motiva la réforme de de Koraïm, partit pour Home afin d'accomplir les
1736. Voir une lettre de trois évêques maronites, démarches d'usage. Hobaïch n'avait ni l'âge cano-
adressée à Rome le 28 février 1733, dans le cod. vat. nique (40 ans) ni la majorité des deux tiers, requise
lat. 7262, fol. 178 r° et V. Mais c'étaient des cas isolés pour l'élection patriarcale. La Propagande, en exami-
dont, parfois, on exagéra la portée. On pourrait citer nant le dossier électoral, constata ces défauts, suffi-
ici quelques témoignages intéressants; contentons- sants pour entacher de nullité l'acte du 25 mai 1823.
nous de renvoyer aux textes suivants une lettre du
: Mais le pape valida et confirma l'élection au consis-
P. Fromage, S. J., dans les Lettres édifiantes, Levant, toire du 3 mai 1824. Les pièces relatives à cette ques-
t. i, Lyon, 1819, p. 406 sq. ; le comte Volney, Voyage tion sont dans le Bullarium pontificium S. Congregat.
en Egypte et en Syrie pendant les années 1 783, 1 784 et de prop. fide, t. v, p. 1-11; Anaïssi, Bull., p. 487-501.
1785, t. il, 1792, p. 18; H. Guys, Beyrouth et le Liban, Énergique, tenace, d'une piété exemplaire et d'une
Relation d'un séjour de plusieurs années dans ce pays, pureté de vie et de doctrine irréprochables, Hobaïch
t. ii, Paris, 1850, p. 185-187. Ces témoignages sont dirigea toutes ses pensées vers l'observation des
d'autant plus probants que leurs auteurs, témoins canons réformateurs du Mont-Liban, l'éducation du
oculaires et, d'un esprit observateur, ne manquent pas jeune clergé et la protection de la foi catholique dans
de relever les abus quand ils en rencontrent. les âmes populaires. Un danger nouveau menaçait
Somme toute, le régime des monastères mixtes celle-ci :des protestants venaient d'arriver à Bey-
n'impliquait pas grand danger pour la vertu, pas plus routh et commençaient leur propagande. Hobaïch
que la présence de sœurs dans les évêchés et les sémi- édicta des mesures rigoureuses et brandit la menace
naires d'Occident n'entrave l'observation des vœux des peines ecclésiastiques pour arrêter l'action des
religieux et des obligations de l'état clérical. Dans ces nouveaux venus.
conditions, les autorités locales responsables ne sai- Le coiiège de Rome n'existait plus depuis 1808 Le
sissaient pas trop l'urgence de la réforme. Ils la pres- patriarche eût voulu le ressusciter; mais les circons-
saient d'autant moins que beaucoup d'obstacles, même tances firent échouer ses démarches. Voir les deux
d'ordre matériel, s'opposaient à sa réalisation. Voir le brefs Magno semper, 11 janvier 1830, et Etsi dubium,
synode de Békorki, tenu en 1790, sess. vu, dans 14 juillet 1832, dans Jus pontifie, t. iv, p. 723; t. v.
'Abboud, Relazioni, t. n, p. 577-580. Au surplus, à p. 47-48. Il dut donc pourvoir à la formation cléricale
l'imitation du deuxième concile de Nicée, le synode du avec les moyens dont il disposait sur place. Il le fit
.Mont-Liban tolère les monastères déjà existants, mais en réorganisant le séminaire de 'Aïn-Warqa et en éri-
à la condition que les moines et les nonnes habitent geant deux nouveaux, celui de Mar-'Abda Harharaïa,
deux corps de bâtiments, entièrement séparés. en 1830, et celui de Mar-Sarkis et Bakhos (saints Serge
Part. IV, c. ii, n. 16. et Bacchus), en 1832. Comme 'Aïn-Warqa et Roumi-
Quoi qu'il en soit, il fallut attendre l'avènement du miyah, les deux nouveaux séminaires ont rendu à
patriarche Hobaïch pour assister à la disparition com- l'Église maronite de très grands services. De plus, en
plète des monastères mixtes. Sa lettre du 26 sep- 1840, Hobaïch fonda et dota la société dite des mis-
tembre 1826, adressée aux communautés de moniales sionnaires évangéliques, laquelle, toutefois, ne lui sur-
et de femmes dévotes vivant à la manière des religieuses, vécut pas longtemps.
donna au régime le coup de grâce. Sans se lasser, il rappelait prêtres et moines à l'ob-
D'autres obstacles, d'ordre économique ou même servation des articles conciliaires, et, sous son ponti-
politique, entravèrent l'application de la réforme rela- ficat, l'organisation paroissiale, notamment, fit un
tive à la résidence des évêques. On ne crée pas des sérieux progrès.
évêchés du jour au lendemain, surtout quand les cir- Malheureusement, Hobaïch ne déployait pas le
constances ne s'y prêtent pas. Nous avons dit qu'avant même zèle pour le maintien des traditions liturgiques,
le synode du Mont-Liban, les évêques, considérés même de celles qu'avait sanctionnées l'assemblée de
comme vicaires du patriarche, demeuraient générale- 1736. Sur ses instances, le Saint-Siège approuva
ment près de celui-ci ou habitaient un monastère ou l'édition d'un nouveau rituel, préparé sous le précédent
un ermitage. Ayant divisé le patriarcat en éparchies, patriarcat, mais que le secrétaire de la Propagande,
l'assemblée de 1736 leur imposa l'obligation de la rési- Angelo Mai, plus tard cardinal, avait sévèrement cen-
dence. A défaut de maisons épiscopales, les titulaires suré. Ce rituel, il faut bien le dire, n'est pas celui de
des nouveaux diocèses se fixèrent où ils purent, de pré- l'Église maronite. P. Dib, La liturgie maronite, p. 89-
férence dans des couvents placés sous le patronage de 104. Aux yeux des liturgistes au moins, cette malen-
leurs parents ou d'une famille qu'ils connaissaient, contreuse réforme du rit traditionnel projette une
même en dehors de leur territoire. Cette situation ne ombre sur ce pontificat, par ailleurs si bienfaisant.
tarda pas à engendrer des inconvénients graves, si Sa droiture, sa fermeté, sa sincérité valurent à
bien que le synode de 'Aïn-Chaqiq, en 1786, à la Hobaïch non seulement la vénération de son clergé
demande des notables de la nation, jugea nécessaire et de sa nation, mais l'estime des autorités ottomanes
de rétablir la résidence des évêques auprès du pa- elles-mêmes. La Porte lui accorda la faveur d'avoir
triarche. Texte dans 'Abboud, op. cit., t. n, p. 493 sq. un chargé d'affaires à Constantinople, et lui envoya le
Les actes de cette assemblée, on l'a dit, furent annulés medjidié de l re classe, distinction rare à cette époque.
par Pie VI et les évêques continuèrent d'agir comme Les soucis de l'administration spirituelle n'empê-
par le passé jusqu'en 1818. Le synode de Loaïsah fixa chèrent pas Hobaïch de veiller aux intérêts temporels
le couvent où chacun d'eux vivrait, mais il fallut de son peuple. Afin de les mieux connaître et de les
attendre le patriarcat de Joseph Hobaïch (1823-1845) gérer plus efficacement, il établit le système de deux
pour voir l'application définitive des décrets concer- résidences l'une, pour l'hiver, à Békorki, et l'autre,
:

nant la résidence. A partir de 1835, les prélats maro- pour l'été, dans la région des cèdres. Mais, au lieu de
nites commencèrent à doter de demeures épiscopales laisser cette dernière dans la vallée de Qannoùbîn,
leurs éparchies respectives. Actuellement, la résidence difficilement accessible, il la transféra à Dîmàn, loca-

est strictement observée et chaque diocèse possède son lité voisine,dominant la vallée. Il y bâtit une église et
évêché. Debs, Histoire de la Syrie, t. vin, p. 769-770; à côté d'elle, un cloître.
P. Chebli, Biographie du patriarche Douai hi, p. 40-41. Les événements tragiques de 1841 remplirent les
Jean El-Hélou mourut le 12 mai 1823. Son succes- dernières années du pontificat de Hobaïch de tristesse
seur, Joseph Hobaïch (Habaisci), fut élu le 25, intro- et d'amertume. Us fournirent aussi au patriarche,
nisé le 29, et le P. Basile Dursun, du couvent arménien auquel ils imposèrent de lourds sacrifices et de cruelles
! 1
15 MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XIX* SIÈCLE 103

préoccupations, l'occasion do donner la nu-sure de son ecclesia sedem confessionalem, in qua sacras confes
intelligence, de son activité, de son énergie et de sa siones excipiat, quœ sedes patenti, conspicuo, et apto
charité. Les chrétiens fuyaient devant les flammes, les ecclesia loco posita, craie etiam per/onda, inlcr pseni-
massacres et toutes
horreurs de la guerre civile.
les tentem, cl sacerdotem omnino sit instrucla. Le même
Il fallait lesproléger, les faire vivre.
recueillir, les décret de la Propagande renouvela cette prescription
Hobaïch se dépensa sans compter, et mérita, de ce par rapport à la confession des femmes cl porta
chef, de spéciales félicitations du pape Grégoire XVI. contre les contrevenants la suspense ipso facto. Ces
Bref Quum dilectus du 16 février 1841, dans Jus pon- mesures ne furent pas sans effet. Ghabriel, loc.
tifie, t.v, p. 263. cit., p. 786-787.
Au milieu de
si cruelles épreuves, une tentative Le patriarche El-Khazen mourut le 3 novem-
s'offrit Hobaïch. L'agent diplomatique d'une puis-
a bre 1854. L'état politique du Liban exigeait que son
sance qui voulait enlever à la France sa traditionnelle successeur fût capable, à la fois, de parler ferme aux
influence au Liban, essaya auprès de lui des marchan- persécuteurs et de prodiguer aux victimes le réconfort
dages fructueux. Peine perdue. Après de longs et et les motifs d'espérer. Un prélat maronite possédait
inutiles essais, l'agent menaça le patriarche et les ces qualités : Paul Mas'ad, archevêque de Tarse,
maronites des pires catastrophes. A quoi Hobaïch se homme au visage volontaire et dont le regard aigu
contenta de répondre « Les maronites ont la France
: fouillait les consciences. Le 12 novembre 1854, l'épis-
dans le sang. Supposez que vous arriviez à nie con- copat le désigna par acclamation, et, au consistoire du
\aincre, mon peuple me lapiderait. » Ces détails sont 23 mars 1855, Pie IX le préconisa. Le patriarche
relatés par un contemporain, le patriarche Jean Hadj; Mas'ad, op. cit., p. 189, n. 1 une lettre du même pa-
;

voir Darian, Les maronites au Liban, p. 296-298. triarche dans Anaïssi, Colleclio, p. 181; J. Debs, op.
La déplorable transaction du double qâïniaqàmat cit., t. vm, p. 754. Le nouveau patriarche inaugura
prétendait introduire la paix au Liban. En réalité, elle son pontificat par la préparation d'un concile national,
prépara, comme on l'a dit ci-dessus, les troubles de qu'il tint à Békorki, au mois d'avril 1 856. sous la
1845. Cette fois, le patriarche n'eut plus la force de présidence du délégué apostolique, Mgr Brunoni. Il
supporter le choc. Frappé de paralysie, il tomba sur en rédigea lui-même le texte; et, pour donner plus de
la brèche, comme un soldat, le 23 mai 1845. Sur le solennité à cette assemblée, il y convoqua non seule-
patriarche Hobaïch, voir Debs, Histoire de la Syrie, ment les évêques, mais les supérieurs généraux et les
t. vin, p. 7-19, 769; Ghabriel, op. cit., p. 757-767; le assistants des trois ordres maronites, les recteurs des
P. Mansoûr El-Hattoùnî, op. cit., p. 253 sq., 309-312. missions latines et quelques notables de la nation.
Nous avons aussi utilisé une biographie inédite du J. Debs, op. cit., t. vm, p. 767-768; El-Hattoûnî,
patriarche Hobaïch, écrite par un prêtre de ses con- op. cit., p. 324-325.
temporains. Le texte de ce concile, réuni dans l'intention non
La tempête épouvantable que traversait alors le seulement d'assurer l'application du synode du Liban,
Liban empêcha le collège électoral de se réunir, suivant mais d'introduire dans ses décrets les modifications
l'usage, le neuvième jour après la mort du patriarche. qu'exigeaient les circonstances, est par lui-même
Ce fut seulement le 16 août 1845 que les évêques plein d'intérêt. En pratique, cependant, sa portée
luirent s'assembler à Dîmân pour élire, le 18, l'évêque fut insignifiante. Le Saint-Siège, en effet, bien que le
de Damas, Joseph El-Khazen. Les lettres synodales pape eût écrit au patriarche pour le louer de l'œuvre
portent la date du 18 et du 24; elles partirent pour accomplie, ne confirma jamais, du moins officielle-
Rome comme de coutume. Au consistoire du 19 jan- ment, les actes de l'assemblée, lesquels restèrent, par
vier 1846, sur la demande de Nicolas Murad, arche- suite, lettre morte. Cf. le bref (iralx nobis, 2 juin 1856,
vêque maronite de Laodicée, le pape confirma le nou- dans Jus pontifie, t. vi a, p. 256, et voir ibid., n. 1
veau patriarche et lui accorda le pallium. L'élection qui renvoie à la page 232 du même volume, n. 1 ;

de Joseph El-Khazen donna lieu, il est vrai, à quelques Debs, op. cit., t. vm, p. 767-768.
manifestations hostiles auxquelles fait allusion l'allo- C'est, peut-être, en 1860 que la situation de l'Église
cution consistoriale du 19 janvier 1846. Mais, grâce à maronite fut la plus douloureuse. Au milieu de la
sa charité exquise, à ses manières à la fois graves et tourmente, Mas'ad se montra constamment à la
aimables, que l'éclat d'une noble origine faisait par- hauteur de sa tâche, se -prodiguant pour adoucir les
ticulièrement apprécier, le nouveau patriarche se misères et usant de ses hautes qualités d'énergie et
concilia bientôt la sympathie de tous. Debs, op. cit., de tact pour préparer les voies à la justice et à la
t. vm, p. 751-752; Ghabriel, op. cit.,
p. 768-787; Man- paix. Lorsque cessèrent les massacres, des difficultés
soûr El-Hattoùnî, op. cit., p. 312-314 et 323; Mislin, d'un autre ordre, diplomatique celui-là, s'offrirent
Die Heiligen Orte,t. i, Vienne, 1860, p. 380. Le ponti- à lui. Sur ces difficultés, on trouvera d'intéressants
ficat de Joseph El-Khazen marqua un retour
à la dis- détails dans C. de Rochemonteix, op. cit., p. 174-
cipline dans l'administration de la pénitence. Aux 175; Debs, loc. cit., t. vm, p. 727,732, 754; El-Hat-
termes du concile du Mont-Liban Sacerdos in ecclesia, : toùnî, ibid., p. 365-379.
non autem in priuatis aedibus confessiones audial, nisi En 1867, Mas'ad se rendit à Rome pour assister
msu ralionabili,quœ quum inciderit, studeal tamen aux fêtes centenaires des saints apôtres Pierre et
idtlccenti, ac patenti loco prwslare. Extra ecclesiam sine Paul. Depuis Jérémie Al-'Amchîtî (i 1230), c'était,
necessitate, qui pœnilentiœ sacramentum administra- peut-être, le premier patriarche maronite qui lit
oerit.sive sœcularis sit, sii>e regularis, et etiam parochus, par lui-même la visite ad limina. Par contre, il ne
urbitrio Ordinarii puniatur. Exceplis sacerdotibus, qui viendra pas au concile du Vatican, où il se fit repré-
commode in ecclesia confileri non possunt. Part. I, senter par une mission que présidait Pierre Bostàni,
iv, n. L'oubli de cette
C. 10. loi et l'abus de la con- archevêque de Tyr et Sidon. De Rome, le patriarche
fession hors des églises provoquèrent un décret de la se rendit à Paris où Napoléon III l'accueillit avec-
Propagande, du 18 février 1851, renforçant la pres- tous les honneurs dus à son rang. Il poursuivit ensuite
cription conciliaire et interdisant à tout prêtre, sous son voyage jusqu'à Constantinople. Le sultan 'Abd-
peine d'encourir la suspense ipso facto, d'entendre, oul-'Aziz lui offrit l'hospitalité dans un palais parti-
hors le cas de maladie ou d'une cause grave reconnue culier où il avait eu le soin de faire pourvoir à tout,
par l'Ordinaire du lieu, la confession des fidèles dans même à l'installation d'une chapelle. Le patriarche eut
leurs maisons. Le synode du Liban ajoutait au même l'occasion de connaître à Constantinople et d'apprécier
endroit : Curent ordinarii, u t confessarius habeat in Franco pacha, un Alépin de rit latin. Il exprima.
107 MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XIX* SIÈCLE 108

dans les sphères officielles, le désir de le voir à la tête difficultés, la passion de créer. Par-dessus tout,
du moutasarrijat du Liban. Le 23 septembre 18(57, il l'amour de Dieu, de l'Église catholique et du peuple
s'embarqua pour la Syrie; et le 1 er octobre, il était à maronite. Au cours de sa carrière, Jean Hadj avait
Tripoli. Debs, op. cit., t. vin, p. 754-750 Ghabricl, ; eu mainte occasion de mettre en évidence les qualités
loc. cit., 788-798; Al-Mas'oudi (= Paul Mas'ad),
p. de son caractère prudence, fermeté, persévérance, et
:

La Puissance ottomane au Liban et en Syrie, en arabe, cette parfaite maîtrise de soi que ses contemporains
(Le Caire), 1917, p. 76, n. 1. ne se lassaient pas d'admirer. On lui confie les fonc-
Le 14 juin 1868, Franco pacha fut nommé gouver- tions délicates de juge civil, au moment où la révolu-
neur du Liban. Il n'oublia pas les démarches faites tion bouleversait le Liban. Sans crainte, avec calme,
en sa faveur à Constantinople. Durant l'exercice de il prend en main l'intérêt de ses administrés, défend

ses hautes fonctions, il entretint avec les autorités leurs droits sans autre préoccupation que celle de la
religieuses les meilleures relations. Son successeur, justice, et force l'estime de tous. On le nomme à la
Ruslem pacha (1872-1882), administrateur remar- tête d'une éparchie dont l'évêque n'avait même pas
quable, mais caractère de despote, ne conserva pas où reposer sa tête point de résidence, nulle ressource.
:

cette politique de bons rapports avec la hiérarchie Il quitte le diocèse de Ba'albek après en avoir fait un

ecclésiastique. Il afficha même des tendances anticlé- des évêchés les plus enviés de la Syrie. Tel est le per-
ricales et lit exiler par la Porte, en 1878, un prélat sonnage qui présida aux destinées de l'Eglise maro-
maronite des plus vénérables, Pierre Bostànî, sous, le nite de 1890 à 1898. Sous son pontificat, la dignité
prétexte mensonger que la présence de l'archevêque patriarcale s'entoure d'un éclat qu'elle n'avait jamais
pouvait déchaîner des conflits sanglants entre druses connu. Il transforme les résidences, donne du pres-
et maronites. Cf. Louis de Baudicour, La France au tige à la fonction. Jusque-là, le chef de l'Église maro-
Liban, Paris, 1879, p. 296-297. On devine les soucis nite habitait à Békorki « un monastère aux hautes
du patriarche et l'activité qu'il déploya pour donner à murailles, percées de loin en loin par d'étroites fenê-
cette affaire une solution honorable. Au Liban, il avait tres, et ressemblant plutôt à une forteresse qu'à un
trouvé, dans cette question comme dans tant d'au- patriarcat. Autour d'une cour intérieure, régnait un
tres, un conseiller sage et expérimenté en la personne cloître blanchi à la chaux et dallé de pierres sous
de Jean Hadj, archevêque de Ba'albek. En France, le lequel donnait la porte du divan ou salle de réception. »
cardinal Guibert et Mgr Dupanloup négocièrent auprès ytesse d'Aviau de Piolant (qui visita Békorki en
du gouvernement pour faire réparer l'outrage infligé 1880), Au pays des Maronites, Paris, 1882, p. 18.
à l'Église maronite. Baudicour, loc. cit., p. 295-296. Le Mgr Hadj estime cette demeure trop modeste pour le
résultat fut le retour du vénérable exilé dans des condi- chef d'un peuple. A peine avait-il pris possession de
tions dignes de sa personne. Les anciens du Liban son office qu'il commença la construction d'un vrai
évoquent encore avec fierté les cérémonies de ce palais, sur les voûtes de l'antique couvent. La nou-
retour, réglées par le patriarche lui-même. L'exil velle résidence, dotée d'une église, d'une bibliothèque,
n'avait pas duré longtemps Bostànî se trouvait déjà
: de salons spacieux et clairs, d'une suite de chambres
auprès du patriarche le 9 novembre 1878. desservies par de larges corridors, est conçue dans un
Mas'ad mourut le 18 avril 1890, âgé de 85 ans. style sobre, mais élégant, d'une saisissante beauté.
L'histoire des Églises orientales le range parmi les Même transformation à Dîmàn, où Hadj faisait bâtir
grands patriarches. D'une culture intellectuelle remar- sa nouvelle maison d'été, plus modeste cependant
quable, il a laissé plusieurs ouvrages a) Addor-oul-
: que Békorki, à quelques mètres de celle qu'avait élevée
manzoûm (les perles disposées en série) ou réfutation Hobaïch. Et dans ces demeures, sous le pontificat de
des questions et réponses signées par Mgr le patriarche Jean Hadj, défilent les autorités religieuses et civiles
Maxime Mazloûm, imprimerie du monastère de de l'Orient asiatique prélats de tous les rites, consuls,
:

Tamich (Liban), 1863. C'est un livre où l'on trouve pachas, gouverneurs, émirs, cheikhs, notables de
sur les Églises d'Orient beaucoup plus de renseigne- toutes les races et de toutes les nationalités. Le
ments que le titre n'en promet, b) Un ouvrage sur la patriarche n'a rien à craindre de ces regards; il fait
procession du Saint-Esprit, réponse à Fathallah Mar- grande figure dans tous les milieux. Du reste, l'émi-
râch. L'argumentation était si bien menée que Mar- nence de ses vertus, la rareté de ses talents, le succès
râch entra dans l'Église catholique, c) Un traité sur de ses entreprises lui assurent le respect et la considé-
la perpétuelle virginité de la Mère de Dieu, d) Plu- ration. Le président de la République Française lui
sieurs dissertations relatives aux maronites, e) Un décerne la cravate de commandeur de la Légion
précis historique de la famille El-Khazen. /) Un recueil d'honneur, le sultan de Turquie, le Medjidié de pre-
de documents. Cf. Debs, op. cit., t. vm, p. 756-757. mière classe et —
ce qu'aucun patriarche n'avait en-
Le 28 avril 1890, à l'unanimité, l'épiscopat maro- core obtenu —
le grand cordon Osmanié.
nite proclama patriarche l'archevêque de Ba'albek, On se tromperait étrangement, toutefois, en se figu-
Jean Hadj. Le 4 mai suivant, eut lieu la cérémonie de rant Mgr Hadj comme un grand seigneur oriental
l'intronisation et Mgr Élie Hoyek, archevêque d'Arka, dont les soucis se bornent à la représentation. Le
aujourd'hui (1927) patriarche, partit pour Rome côté extérieur de sa charge n'avait pour lui qu'une
avec le dossier traditionnel. Léon XIII accorda importance secondaire; le but principal que poursui-
pallium et confirmation au consistoire du 23 juin 1890. vait son autorité était d'un ordre plus élevé, de l'ordre
Leonis XIII pontifteis maximi acta, t. x, Rome, 1891, spirituel. Il s'attache à promouvoir le progrès du
p. 166-169; Anaïssi, Bull., p. 532-537. Des relations peuple maronite dans toutes les sphères religieuse,
d'étroite amitié unissaient Mgr Hadj au patriarche Il donne une vigoureuse impul-
sociale, intellectuelle.
défunt. Mas'ad avait fait de lui son confident et son sion aux établissements scolaires, à la discipline du
conseiller, et il ne pouvait mieux placer sa confiance. clergé, aux œuvres diverses susceptibles d'élever le
Au moral comme au physique, Jean Hadj était d'une niveau des fidèles. Ses lettres pastorales témoignent
incomparable distinction. Haute stature, taille mince de cette sollicitude. En toutes circonstances, il se
et élancée, une tête d'une remarquable finesse, un montre l'ami dévoué, le défenseur averti des fonda-
large front derrière lequel on devinait une pensée tou- tions latines ou maronites, destinées à l'instruction
jours en éveil, le regard clair, profond, pénétrant. A de la jeunesse, au soulagement des pauvres, au déve-
une expérience consommée des hommes et des loppement intelligent de la vie chrétienne. On se
affaires, il alliait le sentiment aigu de son rôle et de rappelle encore, au Liban, le beau geste qu'il accom-
sa dignité, un zèle dévorant, un mépris complet des plit au lendemain de la promulgation de la lettre
109 MARONITE (ÉGLISE), PATRIARCHES, XX* SIÈCLE J10

Orienlalium dignitas Ecclesiarum du 30 novem- et, en 1895, une procure était créée à Jérusalem.
bre 1894, par laquelle Léon XIII prenait d'énergiques Désormais, les maronites avaient dans la Ville sainte
mesures pour sauvegarder, devant l'envahissement du une église et une maison. CI. Debs, ibitl.
latinisme, les vieux rites orientaux. Avant de pro- La complexité des affaires pour lesquelles Mgr Hadj
mulguer cette constitution. Léon XIII avait convoqué travaillait à obtenir des solutions rapides ne détourna
à Home les patriarches d'Orient pour y prendre part point son attention de la défense des droits du siège
aux conférences tenues au Vatican en 1894. Hadj patriarcal. Il savait faire entendre sa voix dans tous
n'avait pu y assister. Mais afin de témoigner de son les milieux. A Rome, notamment, on faisait le plus
estime et de sa reconnaissance à l'égard des mission- grand cas de ses suggestions.
naires latins, il écrivit au pape pour louer leur dévoue- On comprend quel coup la disparition d'un
ment. Et joignant les actes aux paroles.il leur confia tel prélat porta à la nation maronite. Après huit ans
l'éducation complète des jeunes maronites. « Dans d'une activité non moins féconde qu'intense, Hadj
l'Église, répétait-il, il n'y a ni grecs, ni latins, ni armé- mourait, le 24 décembre 1898, à l'âge de quatre-vingt-
niens, ni maronites, mais des chrétiens soumis au deux ans. Les manifestations provoquées par sa der-
vicaire du Christ. » Le pape et la Propagande tinrent à nière maladie, puis par sa mort, les regrets unanimes
lui écrire pour le féliciter de cette attitude. Voir sa de toutes les classes de la société, les hommages rendus
lettre pastorale du 15 mai 1895, dans laquelle il publie à sa mémoire par les autorités religieuses et civiles de
la traduction arabe de la constitution Orientalium, la Syrie, attestent suffisamment quelle place il occu-
et de deux lettres à lui adressées par Léon XIII et la pait. Il s'inscrit parmi les pontifes dont le souvenir
Propagande, dans Ghabriel, op. cit., p. 808-828. reste immortel et constamment béni.
La formation du clergé occupait une place de choix Le 6 janvier 1899, Mgr Élie Hoyek, archevêque
dans la sollicitude de -Mgr Hadj. Quatre séminaires d'Arka, fut proclamé patriarche d'Antioche. Au
nationaux existaient au Liban, mais soumis à des consistoire du 19 juin de la même année,
droits de patronage qui pourraient entraver l'action Léon XIII ratifia le choix des évêques et accorda le
du patriarche dans l'organisation des études, de la pallium à l'élu, représenté par Mgr Paul Basbous.
discipline et du temporel. Hadj voulut un séminaire Leonis XIII acta, t. xix, p. 88-90; Anaïssi, Bull.,
ne relevant que de l'autorité patriarcale. A cet effet, p. 540-548.
il constitua un patrimoine en biens-fonds, dont les Né à Helta (Liban), le 4 décembre 1843, le jeune
revenus suffiraient à en assurer l'entretien. Mais pour Élie entra, en 1859, au séminaire oriental de Ghazir,
créer l'élite ecclésiastique dont rêvait Jean Hadj, il fondé par les jésuites; puis, en 1860, il alla au collège
importait d'établir, hors du Liban, des centres maro- de la Propagande, à Rome.'où ses études furent cou-
nites qui permissent à des étudiants de choix de se ronnées par le doctorat en théologie. En 1870, il
former aux grandes écoles. Le patriarche en voulut à reçut la prêtrise et retourna au Liban. Grâce à sa vertu
Rome et à Paris. Pour réaliser son rêve, il lui fallait et à sa science, et par ses allures graves et austères, sa
un négociateur dans lequel s'associaient l'intelligence, renommée ne tarda pas à se répandre en Orient.
l'habileté, la finesse et la ténacité. Il le trouva en la D'abord professeur de théologie, il fut ensuite,
personne de son vicaire, le futur patriarche Élie pendant 17 ans, secrétaire du chef de l'Église maronite,
Hoyek. Celui-ci, muni des pouvoirs et des instructions et,pendant 9 ans, archevêque et vicaire patriarcal.
nécessaires, se mit aussitôt à l'œuvre. En 1891, le Dans l'exercice de ces fondions, il donna toujours les
collège maronite de Rome était officiellement rétabli. preuves d'un esprit vigoureux, avisé et pénétré de
Rref Sapienter olim, 30 novembre 1891, dans Lconis toute la grandeur de sa tâche et de sa responsabilité,
XIII acta, t. xi, p. 377-378. Le nouveau collège cano- d'un solide bon sens, d'une sagesse éclairée, d'un
niquement érigé, il fallait lui procurer des ressources. caractère résolu et loyal, d'un cœur soucieux d'union,
Mgr Hoyek fit appel notamment à la charité française; et, par-dessus tout, d'u'ne piété sincère et confiante.
iln'hésita pas à frapper à la porte du sultan de Cons- Aussi son élection au siège d'Antioche fut-elle accueil-
tantinople, et obtint de lui 500 livres turques or. De lie par des témoignages de satisfaction générale.
la capitale ottomane, il rentra au Liban pour exposer Entretenir la piété, accroître l'instruction, sauve-
au patriarche les résultats de sa mission. En 1893, il garder la foi, veiller au maintien des traditions
se rendit à Jérusalem, accompagné d'autres prélats, maronil es, fortifier le prestige delà dignité patriarcale,
pour représenter l'Église maronite au congrès eucha- tel était le programme de gouvernement de Mgr Hoyek :

ristique. De là, il poursuivit son voyage avec eux jus- il voulait continuer et développer l'œuvre de ses
qu'à Rome afin de prendre part au jubilé épiscopal prédécesseurs, comme il le dit lui-même dans sa
de Léon XIII et d'achever l'œuvre du collège. Aux première lettre pastorale de 1899.
fonds réunis par ses soins, aux offrandes faites par les L'un de ses premiers actes fut d'élever à Dîmân,
maronites.il ajouta un don de 150 000 francs que lui pour l'été, comme l'avait fait Hadj à Békorki, pour
remit le pape. Il put alors acheter un vaste immeuble, l'hiver, un imposant palais. Il choisit pour cette
Via di Porta Pinciana, et installer dans une partie construction une colline d'où l'œil embrasse toute
le collège maronite. Plus tard, on édifia de nouvelles la vallée de la Qadtcha, refuge d'une longue suite
constructions, y fut transféré et défini-
et le collège de patriarches en temps de persécution. La première
tivement établi. Debs, op. cit., t. vin, p. 759-762.
Cf. pierre fut posée le 29 septembre 1899, et, en sou-
En même temps qu'il recueillait des fonds pour le venir du passé, l'endroit reçut le nom de Neo
collège de Rome, Mgr Hoyek traitait auprès du gou- Qannoûbtn. C'est là que la cour patriarcale se trans-
vernement français en vue de la concession d'une porte chaque année, pour y passer la saison chaude.
église et de l'établissement d'une procure à Paris. Il La grandeur de cette construction n'étonne pas ceux
sollicita aussi l'attribution de bourses permettant à qui connaissent les mœurs du pays. La résidence
quelques jeunes clercs de sa nation d'étudier en France, patriarcale est la maison maronite par excellence.
foutes ces négociations lui réussirent à souhait. Le Le patriarche y accorde aux étrangers, comme
gouvernement de la République ouvrit aux maronites à ses enfants, la plus large hospitalité. Les per-
la chapelle de .Marie de Médicis, au Petit Luxem- sonnes qu'il accueille à sa table se comptent, à
bourg; le patriarche put nommer un procureur; huit certains jours, par centaines. Aussi la gestion du
bourses furent accordées à des étudiants. Jean — domaine temporel a-t-elle toujours sa part dans les
Hadj voulut aussi un centre maronite en Palestine. préoccupations du chef de l'Église maronite. 11 lui
Mgr Hoyek fut chargé de réaliser le désir du patriarche; faut, du reste, prélever sur ses revenus les sommes
111 MARONITE (ÉGLISE), LES PERSÉCUTIONS 112
qu'il destine aux œuvres, aux aumônes, à l'entretien qu'elle adoucit, les larmes qu'elle essuya. Nombreuses
des paroisses pauvres. Mgr Hoyek, fidèle à la ligne sont les familles qui lui doivent de survivre à cette
de conduite de ses devanciers, surveille avec soin le épouvantable tempête.
dépôt confié à sa garde et sait le faire fructifier. De tels actes ont encore rehaussé le prestige du
Il ne se préoccupe pas moins du prestige de son patriarche maronite. Après la tourmente, les popu-
siège. Les nombreuses manifestations populaires orga- lations du Liban, chrétiennes ou non, se tournèrent
nisées en son honneur, l'hommage rendu à sa personne vers lui pour la défense de leur cause. Il n'hésita pas à
par le monde civil et religieux, les marques d'estime répondre à leur appel; et, malgré ses soixante-seize
dont il fut l'objet, en 1905 et en 1919, à Rome et à ans, il s'imposa, en 1919, les fatigues d'un long
Paris, les distinctions les plus flatteuses, telles qu'au- voyage à Paris, pour demander à la Conférence de la
cun patriarche n'en avait obtenues jusque-là, comme paix, avec le mandat de la France, la reconnaissance
le grand cordon de la Légion d'honneur, témoignent de l'autonomie et des frontières géographiques du
de l'éclat qu'il a su donner à la dignité patriarcale. grand Liban. Voir le mémoire présenté par lui à la
.Même dans cette partie de son programme de gou- Conférence de la paix sous le titre Les revendications
:

vernement, Mgr Hoyek s'inspire toujours d'une idée du Liban, Paris, 1919.
de piété il considère les biens d'église comme les choses
: Mgr Hoyek continue de présider aux destinées de
de Dieu, le prestige du patriarcat comme l'expression l'Église maronite, entouré du respect et de la vénéra-
de la gloire du Christ. Cette idée dirige d'ailleurs tous tion non seulement de ses fidèles, mais de tous ses
ses actes vers l'oeuvre capitale, le maintien de son compatriotes.
peuple dans la foi et sa défense contre les dangers de 2. Les persécutions. —La période ottomane vit
la vie moderne. Mgr Hoyek a souvent exposé ses prin- s'accomplir, sous forme pacifique, la reprise de l'œuvre
cipes de direction pastorale, surtout dans ses mande- des croisés; elle vit se rétablir le patronage tradi-
ments. Non content de donner la pure doctrine évan- tionnel de la France sur les catholiques d'Orient.
gélique, il y descend aux conseils pratiques) insistant « La première (capitulation), signée par François I er en

sur les moyens les plus efficaces pour vivre conformé- 1536, avait jeté les bases du protectorat économique,
ment à l'enseignement divin; il y insiste sur la dévo- politique, religieux de la France, tel qu'il se dévelop-
tion au Sacré-Cœur et à la Mère de Dieu. Son zèle pera, à la suite de laborieuses négociations diploma-
pour l'expansion du culte de Marie trouve son sym- tiques, au cours des trois siècles suivants. » Lammens,
bole dans l'institution d'un nouveau centre de pèle- La Syrie, t. ri, p. 83. C'est aux missionnaires et aux
rinage à Harisa, en souvenir du cinquantenaire de la négociants que revient l'honneur d'avoir préparé le
définition du dogme de l'Immaculée-Conception. Il nouvel état de choses. « Au commencement du
en sera de même pour le culte du Sacré-Cœur. Après xvii» siècle, l'influence française s'établit donc soli-
avoir solennellement consacré le peuple maronite au dement au Liban sur une double base, religieuse et
Cœur de Jésus, le 29 mai 1921, Mgr Hoyek a recueilli commerciale. D'une part, la protection du culte catho-
les fonds nécessaires pour lui élever un monument lique et les secours accordés à ce titre aux popula-
national sur une des cimes du Liban. tions maronites molestées par les Turcs, de l'autre, le
Un des moyens les plus propres à développer la développement de nos relations commerciales avec le
vie chrétienne dans un peuple, c'est d'infuser dans les Levant, le trafic des soies du Liban en particulier,
âmes des mères de famille une foi sincère et éclairée. furent l'origine de nos fréquents rapports avec cette
Mgr Hoyek ne visait pas à autre chose quand il région, puis la cause de la rapide expansion de notre
fondait, en 1895, la première congrégation féminine influence. Aux consuls et aux missionnaires incombait
enseignante de rit oriental en Syrie la congrégation
: la tâche de collaborer à l'œuvre que Louis XIV s'était
maronite de la Sainte-Famille. A elle seule, cette fon- fixée comme but de sa politique orientale développer
:

dation suffirait à illustrer son pontificat. Elle est ap- le commerce français et protéger la religion catholique.
pelée à rendre au pays les plus grands services. Nous Animés d'un profond esprit patriotique, ils concer-
verrons plus loin l'extension remarquable déjà' prise tèrent leurs efforts pour la remplir. Nulle part peut-
par cette congrégation nouvelle. Le même souci du être mieux qu'au Liban, il n'est possible de suivre
maintien de la foi pousse encore le patriarche à adapter cette double action menée parallèlement. Rapports
l'éducation des clercs aux nécessités de l'heure pré- des consuls, relations des missionnaires, récits des
sente, à favoriser les missions, l'instruction de la commerçants et des voyageurs, travaux des savants,
jeunesse et l'ouverture de nouveaux établissements contribuèrent à faire connaître en France les maro-
scolaires. Nous avons dit, col. 109, comment il a tra- nites. On s'y intéressa à ce petit peuple qui, dans son
vaillé pour la restauration du collège maronite de infortune, plaçait tout son espoir en nous. Tant de
Rome. Le développement de ce collège n'a cessé, malheur et de confiance touchèrent le cœur des
depuis, de tenir une grande place dans ses préoccu- Français. La cour s'émut de la détresse des Libanais
pations. On devine sa joie lorsque Léon XIII en a en même temps qu'elle se montra sensible à leurs
augmenté les revenus au point de permettre de témoignages d'attachement. S'efforcer d'améliorer le
doubler le nombre des élèves. Bref Quam alte, sort des catholiques d'Orient en intervenant en leur
19 août 1900, dans Leonis XIII acta, t. xx, p. 244, faveur fut toujours une tradition de nos rois. A vrai
245. Pour mettre les fidèles en contact plus étroit dire, rien dans les Capitulations ne leur conférait un
avec leur pasteur, Mgr Hoyek a créé, en 1904, le tel droit. Elles se bornaient à accorder à la France la
vicariat patriarcal d'Egypte avec un évèque pour protection des Lieux saints et des religieux étrangers.
titulaire, et a obtenu du Saint-Siège la division de Mais, depuis longtemps, par une extension du droit
l'éparchie de Tyr et de Sidon. Bref Supremi, du de protectorat, celui-ci s'était également exercé au
26 janvier 1906, dans PU X
acta, t. m, p. 15-17. bénéfice des catholiques indigènes eux-mêmes. Sans
Mgr Hoyek ne se contente pas d'enseigner; il prêche jamais le reconnaître formellement, la Porte l'avait
d'exemple. L'auréole de sa sainteté frappe les incré- admis en fait. C'était pour nos représentants dans le
dules eux-mêmes. Et que dire de sa charité? Elle a Levant une question de tact, de mesure et de circons-
trouvé des occasions de s'affirmer, notamment aux tance. A condition de ne pas être invoqué abusive-
heures douloureuses qu'a vécues le Liban pendant ment, le patronage de la France sur les catholiques
la guerre de 1914-1918. Ceux qui se trouvaient alors orientaux était peu à peu passé dans les usages... Les
dans ce pays se rappellent les libéralités qu'elle maronites avaient tout particulièrement besoin
répandit, les détresses qu'elle soulagea, les plaies de cette assistance à laquelle ils firent main-
113 MARONITE (EGLISE), LES PERSECUTIONS 11'.

tes fois appel. » Ristelhueber, op. rit., p. L28-130. bouquet sacre, Paris.
1620, p. 597-598. Le
Toutefois, si, dans certaines circonstances, la pro- 1" juin 1655, patriarche Jean Safràouî écrivait à
le

tection de la France améliorait leur sort, elle ne pou- Alexandre VII que les maronites, en proie à des tra-
vait les mettre à l'abri de toute persécution religieuse. casseries de toute sorte, étaient sacchegiati dalli nemici
Nous parlerons d'abord des maronites de Chypre. délia jede. Anaïssi, Colleclio, p. 117. En 1659, la
L'invasion de l'île par les Turcs (1570-1571) ruina main de l'ennemi avait tellement pesé sur eux qu'ils
leur colonie. Un certain nombre d'entre eux furent ne trouvaient plus de refuge que dans la fuite. Us
massacrés; d'autres retournèrent au Liban; un groupe avaient été, en effet, dépouillés de leurs biens, et l'on
accompagna les Vénitiens à Malte. Les quelques commençait à leur arracher leurs enfants pour les
l'amilles qui restèrent à Chypre eurent à subir, outre vendre comme esclaves. Le patriarche, qui se privait
le joug du conquérant, celui, non moins vexatoire, du de tout pour les racheter, n'était guère épargne; il
Grec. Ristelhueber, op. cit., p. 309. Vers la lin du se vit obligé de s'enfuir [jour échapper au poignard
xvi" siècle, les maronites étaient déjà réduits à près des assassins. Anaïssi, Ibid., p. 126. - Kn 1696, le
de 1 500 âmes, et dispersés dans 19 villages, nous le cardinal secrétaire d'État demandait au nonce de
savons par les PP. Eliano et Dandini qui les visi- Paris de faire intervenir le roi en faveur des maro-
tèrent, premier, en 1580 et le second en 1596. Voir
le nites qui gémissaient sous le poids de la tyrannie pour
Cheikho, La nation maronite et la Compagnie de Jésus la cause de la foi. Ibid., p. 132-133. —
Un exemple des
aux Ai/'- et xvil' siècles. Beyrouth, 1923, p. 37; dernières années du xvn° siècle illustre d'une manière
Dandini, op. cit., p. 23. En 1686, ils n'étaient plus tragique la barbarie de certains pachas de Tripoli. Il
qu'environ 150, éparpillés dans huit bourgades. Voir s'agit des tortures infligées au cheikh Vounès, chef de
un mémoire adressé par eux, le 1 er juillet 1686, à l'am- la famille maronite Rezq. Véritable martyr, dans
bassadeur de France à Constant inople, dans A. Rab- toute la force du terme, il fut empalé pour la cause de
bath, op. cil., t. ii, p. 101. La France dut intervenir plus la religion. Voir le récit de son supplice dans de la
d'une fois pour adoucir leurs souffrances et permettre Roque, op. cit., t. n, Paris, 1722, p. 275-276, 279-280.
à leurs chefs religieux de s'acquitter de leurs fonctions « Ce n'était malheureusement pas un fait isolé. Le
pastorales. Bulletin du Comité de l'Asie Française, jan- Liban tout entier gémissait sous les exactions des
vier 1920. dans Ristelhueber, op. cit., p. 310-318; Turcs. Leurs violences ne connaissaient plus de bornes.
Rabbath, ibid., p. 98 sq. Actuellement, ils sont au Ils avaient ruiné des villages, dispersé au loin les habi-
nombre d'environ 3 000, distribués en cinq paroisses. tants exilés, jeté des pères de famille en prison, pendu
Si leurs frères du Liban se trouvaient, grâce à leurs des femmes aux arbres par les seins. Sans respect pour
montagnes et à leur organisation particulière, mieux la dignité sacerdotale, n'avaient -ils pas également
favorisés, ils n'étaient pourtant pas soustraits aux outragé le patriarche et les évêques! Afin d'échapper
atteintes de leurs ennemis religieux; ils eurent même à de nouveaux affronts, ceux-ci « travestis en sécu-
leurs martyrs. A la veille de la conquête ottomane, en liers », avaient dû fuir dans les rochers abandonnés
1515, le patriarche écrivait à Léon X Sumus enim
: de la haute montagne. Ristelhueber, qui se réfère à
»

in in/idelium. et hareiicorum medio constitua, a quibus une lettre du patriarche au roi, 20 mars 1700, conser-
perseculionem patimur, bonis noslris expoliamur, ac vée aux Archives nationales de Paris, op. cit., p. 205.
ssepe numéro flagellis cwdimur. Labié, Concilia, Cf. aussi Douaïhi, Annales, an. 1634, 1640, fol. 105 v°-
t. 352-353, une autre lettre du
xiv, col. 355. Cf. col. 100 r° et 108 v°; Fr. E. Roger, La Terre sainte, Paris,
même patriarche au même pape, 8 mars 151-1. Ces 1664, p. 495-497; une relation des missions de la Com-
plaintes furent souvent répétées par les patriarches pagnie de Jésus en Syrie, en 1Ç54 et 1655, dans
des temps postérieurs. Il serait trop long de' décrire A. Rabbath, op. cit., t. n, p. 245,246; une relation
ici les persécutions subies par les maronites durant écrite, en 1654, par le P. Poirresson, supérieur des
cette période. Nous nous contenterons d'ajouter aux jésuites de Perse et c\e Syrie, parmi les mss. de la
documents cités au cours de cette étude quelques Bibliothèque nationale de Paris, coll. Moreau, n. 842;
témoignages contemporains. Lue note arabe écrite une lettre du patriarche Douaïhi au pape, 11 sep-
sur un ms. syriaque, conservé à la Bibliothèque natio- tembre 1685, dans Anaïssi, Collect., p. 130,131; diverses
nale de Paris sous le n° 270, nous apprend qu'en lettres écrites, en 1697 et 1701, par Louis XIV, le
1897 des Grecs (= 1586 de J.-C.) une persécution marquis de Torcy et Pontchartrain, dans de la Roque,
sévissait au nord du Liban, particulièrement à op. cit., t. u, p. 290 sq.
Ehden. L'auteur de cette note lui-même fut obligé En considération de toutes ces soulfrances endurées
«te s'enfuir à Damas (fol. 154 v°). - Même témoi- pour la cause de la foi, Alexandre VII disait des maro-
gnage dans une lettre écrite le 25 décembre 1596 à nites : Veluti rosas esse inter orientolium infidelium.
Clément VIII par le futur patriarche 'Amira, Anaïssi, hœrelicorum et schismaticorum spinas, gratia JJei //o-
Collect., p. 92, et dans une lettre de 1603 du patriarche rentes. Cité par Assémani, Bibl. juris, 1. 1, p. xvu-xvm.
P.isi au cardinal Aldobrandini. ibid., p. 103. En 1609, Le xviii e et le xix° siècles réservaient encore aux
une supplique présentée à Paul V pour demander maronites de cruelles persécutions de la part de
la confirmation du patriarche Jean Makhlouf, attribue leurs ennemis traditionnels. Le 1 er août 1704, leurs
le retard de l'élection aux difficultés suscitées par les évêques et notables se plaignent amèrement à Clé-
Turcs, Ibid., p. 105. —
Un mineur observantin, le ment XL Anaïssi, Colleclio, p. 134. — A l'issue du
P. Boucher, qui visita Qannoùbîn en 1612, raconte synode libanais de 1736, l'ablégat pontifical, J.-S. As-
ce qui suit « Les Grecs les (les maronites)
:
molestent sémani écrivait, le 15 octobre de la même année, en
s toute heure. Le RR. Patriarche me disl à Canubi îles termes plus pathétiques encore, au cardinal
(Qannoùbîn) lorsque j'y estois, que depuis trois ans Fleury. Texte dans A. Rabbath, op. cit., t. i, p. 182;
les Grecs par leurs impostures luy avoient fait couster cf. lielazione, p. 15.
plus de 2 000 sekins, qu'il avoit esté condamné de Celte énumération de témoignages, d'ailleurs bien
payer au grand Turc pour satisfaction de déseobeys- incomplète, suffit à montrer quelle lut la triste situa-
sances, dont il avoit esté faussement accusé par ces tion des maronites durant de longs siècles. On peut
sehismatiques imposteur.,. Et puis quand le:, Crées dire qu'ils vécurent dans un état presque toujours
les ont escorchez, les Turcs qui demeurent à Tripoli pre; ;ure n butte
i la perse, utian religieuse, jusque
i

les vont manger et ronger jusques aux os, de sorte la seconde moitié du xi.v siècle, trois victimes des
(pie les pauvres gens sont tousiours travaillez, ou massacres de 1860 viennent d'être béatifiées, le
par les faux amis, ou par les vrays ennemys. Le 10 octobre 1926. Pie XI fil joindre leur cause a celle
11! MARONITE (ÉGLISE), LA RENAISSANCE [NTELECTUELLE L16

de liuit franciscains qui cueillirent avec elles, au cou- mss. orientaux de la Yaticane Calalogus codicum mss- :

vent de Damas, la palme du martyre. Il s'agit' de linguarum orienlalium Vaticame bibliothecœ, nempi
trois frères, François, 'Abdoul-Mo'tî et iïaphaël Mas- linguie arabica, et'-., inceplus ab Abrahamo Ecchel-
sabki, qui le 10 juillet 1H(>0 se précipitèrent au secours lensi, et absoliitus a Jo. Maithseo Kairono Banesio,
des religieux et partagèrenl leur sort. Lettre apost. maronitis, in eadem bibliothe'M scriptoribus an. 1686,
Coniingit, dans Acta apostat. Sedis, 1926, t. xvni, Ang. Mai', Script, vel. nova collectio, t. iv, Rome. 1831,
p. 412-413. p. VIII.
La renaissance intellectuelle. - Malgré 1er, dures
.'{. - Au e
xvm
siècle, l'Église maronite fut encore
conditions dans lesquelles elle se débattait, l'Église illustrée par des hommes dont l'activité dépassa
maronite fit preuve d'une remarquable vitalité. Le le cercle d'une Église nationale. Nous nous conten-

collège de Rome lui donna une pléiade de patriarches, terons de citer la lignée des Assémani, gloire immor-
d'évêques et d'écrivains auxquels revient le mérite telle du Liban et de la Syrie.
d'avoir été, dans leur pays, les premiers et les princi- C'est un Assémani (Élie) qui dirigea vers l'Europe
paux instigateurs de la rénovation intellectuelle du l'un des premiers exodes de mss. orientaux. Il se trou-
Liban. Grâce à eux, le mouvement vers les études vait à Rome lorsque Clément XI, avisé de l'existence
gagna les régions les plus reculées, et l'on peut dire d'inestimables richesses littéraires en Orient, l'envoya
que la Syrie' moderne tout entière doit son progrès, aux bibliothèques monastiques de Nitrie. Il revint
pour une large part, à l'impulsion donnée par cette avec quarante livres. Il était réservé à son neveu.
élite d'infatigables ouvriers, sortisdu collège maronite Joseph-Simon Assémani (f 1768), de recueillir une
de Rome. C'est à eux, aussi, que revient l'honneur moisson plus abondante de mss. grecs, syriaques et
d'avoir répandu en Occident la connaissance de arabes. La nouvelle mission à lui confiée par le même
l'Orient. Au xvn e siècle, on les rencontre en Orient pontife eut pour résultat de former une précieuse
comme en Occident, se consacrant aux travaux scien- collection d'ouvrages qui augmentèrent considéra-
tifiques ou littéraires. Citons seulement quelques blement le fonds de la Vaticane. Cette collection
noms parmi les plus connus. —Gabriel Sionite ou demeure encore l'une des principales sources de l'his-
Sionita, après avoir professé au collège de la Sapience à toire ecclésiastique de l'Orient. Si l'on y ajoute les
Rome, fut appelé à Paris, en 1614, par Louis XIII. Il Codices acquis par Ecchellensis, Fauste Nairon, André
fit fonder au Collège royal (Collège de France) les Scandar et Gabriel Heva (Hawa), on jugera de ce
chaires d'arabe et de syriaque et en devint le premier que doit la bibliothèque vaticane aux maronites.
titulaire. Aux fonctions de professeur de langues Jos.-Sim. Assémani, et Ét.-Év. Asstmani, Bibl. apost.
orientales il joignit celles de drogman du roi. Il publia vat. cod. mss. cat., t. n, p. xxn, xxxn Ét.-Év. Assé- ;

des ouvrages remarqués et collabora à la Polyglotte mani, Acta sanctorum martyrum orientalium et occi-
de Le Jay. Prœclaram... utilissimamque operam, disait dentalium, t. i, Rome, 1748, Prœjatio generalis:
de lui l'auteur de l'introduction à la Polyglotte de A. Mai, op. cit., t. iv, p. vm-ix. Jos.-Sim. Assémani —
Londres, virum magnum navasse omnibus tam lin- ne se contenta pas de doter la bibliothèque du Vatican
guarum quam Scripturœ studiosis, malevolus et maxime de nombreux et importants manuscrits; il les mit à
ingratus esset, qui non agnosceret, imo immortales ipsi profit et en révéla l'intérêt dans ses propres publica-
gratins ab omnibus deberi concedimus. B. Wallon, In tions. D'une remarquable activité d'esprit, il ne se
Biblia polyglotta prolegomena, Leipzig, 1777, p. 609. confina pas dans la littérature syriaque, et ses tra-
II avait pour principal auxiliaire un autre élève du vaux étonnaient tout aussi bien par la profondeur
collège de Rome, Jean Hesronite. Le successeur de de sa pensée que par la variété de son érudition.
Sionite au Collège de France fut un autre maronite, Malheureusement, un incendie en détruisit la plus
Abraham d'Ekel ou Ecchellensis ou Al-Haqelânî. grande part, en 1768. La liste nous en a été conservée
Avant de venir à Paris, il avait été professeur d'arabe par le cardinal Mai'; nous la donnons ici à titre docu-
et de syriaque à l'Université de Pise, à la Sapience et mentaire; elle servira de complément à l'article
au collège de la Propagande à Rome. En outre de ces Assémani (Joseph-Simon), 1. 1, col. 2120-2122.
nombreux ouvrages personnels (voir ci-dessus, t. i,
Opéra omnia J. S. Assemanii, quœ mss. exlabant unie
col. 116-118, et Diclionn. d'hist. et de géogr. ecclcs., 1. 1,
incendium fortuilum ejas et Stephani Evodii archiepiscopi
col. 169-171), Ecchellensis collabora, à son tour, à la Apamas supellectilis et bibliolhecarum, quod incendium in
Bible de Le Jay et à d'autres publications, notamment cubiculis vuticumv bibliothecœ adnexis die trigesima augusti
à la Biblia sacra arabica, imprimée par la Propagande 1768 conligii. Opéra omnia incepla vel absoluia :
en 1671. Dans la relation de son voyage en Syrie au 1° Bibliotheca orienialis (dont les quatre premiers volumes

xvn e siècle, De la Roque consacre plus de deux pages édités, Rome, 1719-1728) t. v. De syriacis et arabicis sacra-
:

à Ecchellensis « dont la haute réputation et les ou-


rum scripiwarwn versionibas; t. vi. De libris eeclesiaslicis
Syrorum; t. vu. De conciliorum collectionibus syriacis;
vrages sont assez connus des sçavants, qui n'ignorent
t. vm. De collectionibus arabicis; t. IX. De scriptoribus gratis
pas aussi l'estime et la bienveillance dont les prélats in syriacum et arabicum conversis; t. x. De scriptoribus ara-
les plus distingués, et les hommes de Lettres les plus bicis ebristianis; t. xi et xn. De scriptoribus arabicis maho-
illustres de l'Europe l'ont honoré ». Op. cit., t. n, metanis.
p. 125. De la Roque nous a conservé les noms d'autres 2° Kalendaria Ecclesiiv universœ (dont les 6 premiers
savants maronites de cette époque, notamment celui volumes publiés, Rome, 1755) t. vn. Kalendaria vetusta
:

de Fauste Nairon (Morhedj ibn Namroùn) qui « était Grœcorum; t. vm. Eadem Syrorum MaroniUwum, Jacu-
bitarum et Nestorianorum; t. ix. Eadem Armcnorum;
originaire de Ban, gros bourg du îMont-Liban, situé
t. x. Eadem JEgyptiorum et .Etbiopum; t. xi et xn. Eadem
vis-à-vis de Canubin, dont les habitants encore aujour- Latinorum.
d'huy parlent la langue syriaque. Abraham Ecchel- 3° Italicœ historia' scriptores (dont les quatre premiers
lensis, son oncle maternel, le fit venir à Rome, où il se volumes édités, Rome, 1751-1753) t. v et vi. De antiquia :

distingua parmy ses compatriotes, surtout par sa rerum neapolilanarum et sicularum scriptoribus; t. vu et
grande capacité dans les langues orientales. Dans la vm. Anccdota rerum ncapolitanarum et sicularum monu-
suite, il fut successeur d'Ecchellensis dans sa chaire menta. Subjiciuntur alia luijusmodi ad res italicas spectantia,
de Professeur au Collège de la Sapience, et Interprète
nimirum ad regnum tongobardicum, Ducatus romanum,
spoletinum, foroiidiensem, Tuscise, etc.
de la Propagande... J'ai reçu, comme je l'ai dit 4° De sacris imaginibus et reliquiis : t. i.De sacris ima-
ailleurs, quelques Lettres Latines de ce sçavant maro- ginibus musivis, pietis, et (uiaglypiis, quœ in vetusiis
nite... » Ibid., p. 127-129. Voir aussi p. 119-127. orientis et occidentis ccclesiis servantur; t. sacris ima- n. De
Ecchellensis et Nairon firent le premier catalogue des ginibus, quœ in antiquis mss. codicibus latinis, gra-cis, <t
117 MARONITE (ÉGLISE), L'UNION DES ÉGLISES IIS
orienialilms adservantw, t. m. De sacris imaginibus l>. X. Joseph Aloys Assémani t 1783;, membre .le l'aca-
(

Jcsu Christi; t. i\. De sacris deiparœ Virginia imaginibus


démie pontificale, est surtout connu comme auteur du
in oriente accidenté eultis; t. v. De sacris Palsestina lacis
et
Codex liturgicus Eclesise universœ, 13 in-4°, Rome,
et venerandis reliquiis, quas ml Christian dominum et ad
1749-1766. A son neveu, Simon Assémani (t 1821),
Virgtnem deiparam referuntur. Excerpta ex hujus o/>eris
I. /• imlgavil. I. Boltarius in disseriatione de lateranensibus
de l'académie des sciences, lettres cl arts «le Padoue,
pariclinis Nicolai Alemanni rerusa Romœ anno MDCCLV1 :
professeur de langues orientales à l'université de cette
haud exigua pars ex ineendio erepta, ville, nous devons le Caialogo de'codici manoscritii
Synodus antiochena Maronitarum a Josepho l'etro Gazeno orientali délia biblioleca naniana, 2 in-4°, Padcue,
palriarcha, eiusque archiepiscopis episcopisque celebrala in 1787-1792.
Munie Libano anno 1736, prœside Josepho Simonio Asse- L'activité des écrivains maronites du xvn c et du
manio démentis XII. ablegalo apostolico, qui eamdem
sgnodum arabice composait, et lutine reddidit. Lalinum
xviii' siècles faisait dire au célèbre orientaliste fran-
çais, Rubens Uuval « Si l'on excepte Renaudot qui,
exemplar u Benedicto XIV. approbatum et confirmation extat :

in archiv. S. Congrcgationis de propagundu fuie; arabicum dans sa collection des liturgies orientales, traduisit les
rem ad archetgpum Collatum, quoeum concordare testanlur liturgies syriaques, il faut reconnaître que c'est aux
ejusdem sgnodi paires, quorum subscriptiones et sigilla in maronites et notamment à la famille des Assémani que
calce occurruni, servatum est ex ineendio. revient l'honneur d'avoir initié les savants de l'Eu-
5° Euchologia Ecclesim orientalis compleclenlia ritus et
rope aux richesses littéraires renfermées dans les
ordines divines lilurgiee, officiorum, saeramenlorum, conse-
manuscrits syriaques. Ces manuscrits n'étaient pas
crationum et benediclionum, addilis doctorum utriusque Eccle-
siœ opuseulis nondam editis, in septem libros distributa 1. I. :
encore très nombreux dans nos bibliothèques. J.-S.
Euchologiam Ecclesiœ syriaca' Maronitarum; 1. II. Ecclesiie Assémani avait doté la bibliothèque du Vatican d'une
syriacœ Jaeobitarum; 1. III. Ecclesiœ syriaca- Xestoria- belle collection, qu'il tira en partie du couvent de
norum; 1. IV. Ecclesiœ grœcœ Melchitarum; I. V. Ecclesiœ Notre-Dame des Syriens, situé dans le désert de Nitrie
Armenorum; 1. VI. Ecclesiœ uyyptiacœ Coplorum; 1. VII. (ou Scété) en Egypte: c'est dans cette collection qu'il
Ecclesiœ œtbiopicœ Abyssinorum.
prit les matériaux de sa Bibliotheca orientalis. Le
6° Concilia Ecclesiie orientalis sex in tomos digesta, quorum
catalogue des mss. orientaux du Vatican, qu'il rédigea
plurima vel intégra, vel magna ex parle in luccm exeunl ex
mss. codicibus orienlalibus t i. Concilia Ecclesiœ syriacœ
:
avec l'aide d'Étienne-Évode Assémani, permet-
Maronitarum; t. h. Clialda'orum seu Neslorianorum; tait à d'autres orientalistes de continuer et d'amé-
t.m. Syrorum Jaeobitarum; t. IV. Coplorum; t. v. Arme- liorer son œuvre, mais la Bibliothèque vaticane était
norum; t. VI. Grœcorum, Albanorum, Ruthenorum. alors peu accessible aux étrangers. Les autres biblio-
7° Syria velus et nova. Libri IX t. i. Summaria lotius
:
thèques de l'Europe, moins riches, n'avaient pas
Syriœ descriptio; t. n. De Palœstina; t. m. De Phcenice;
encore publié leurs catalogues, à l'exception de la
t. iv. De Syria cœle et euphratesia; t. v. De Meso/wtamia;
t. vi. De Assyria; t. vn. De Cilicia; t. vra. De Arabia; Laurentienne de Florence, dont (Etienne) Évode
t. IX. De /Egypto; liber I et IX cum variis fragmentis eete- Assémani avait décrit les mss. orientaux, parmi les-
rorum librorum ex ineendio erepti fuere. quels figurent quelques mss. syriaques. » La littéra-
S Hisloria orientalis. Libri IX t.I. De Syris Maro-
: ture syriaque, Paris, 1907, p. xi-x. Cf. A. Baumstark,
nitis; t. n.De Grœcis Melcbitis; t. m. De Drusis et Naza- Geschichte der syrischen Literatur, Bonn, 1922, p. 6.
rœis; t. iv. De Mahometanis; t. v. De Coptis; t. vi. De Loin de s'arrêter à la fin du xvni e siècle, cette renais-
Syris Jacobitis; t. vn. De <Elhiopibus sive Abyssinis;
sance intellectuelle n'a fait que s'épanouir davantage
t. vin. De Syris Xestorianis; t. ix. De Armenis,
9° Dissertalio theologica de validitate ordinis ab episcopis au cours du xix e Les séminaires et collèges nationaux
.

œgyptiis collati; nec non dissertationes aliœ, relationes et se sont multipliés. Des congrégations religieuses
vota in variis causis et dubiis Christianorum, prœsertim latines ont ouvert au Liban et en Syrie d'autres éta-
orientalium, Josepho Simonio Assemanio a SS. Congrega- blissements, au premier rang desquels il faut citer
tionibus de propaganda fide et s. inquisitionis commendari l'Université de Saint-Joseph, fondée par les pères de
solitis : quœ scripta exlant in archiis earumdem congregatio-
la Compagnie de Jésus. Ajoutons que le clergé doit la
num. Ea uulem omnia in ununi congesla, ccnlum magna
formation d'une partie de son élite aux séminaires di
volumina minimum conficiunl.
10° Grammalica syriaca absolutissima arabice exposila, Saint-Sulpice de France, au séminaire oriental de*
nolis et vocalibus animala, ex ineendio erepla. —
A. Maï, jésuites à Beyrouth, au collège de la Propagande et
Script, vel. nova collectio, t. ma, p. 166-168. au nouveau collège maronite de Rome.
Ajouter la Bibliotheca iuris orientalis canonici et civilis, 4. L'union des Églises. - - Nous serions incomplet si
ô in-4°, Rome, 1762-1766. nous passions sous silence la part qui revient aux
Rien d'étonnant que J.-S. Assémani ait été entouré maronites dans la poursuite de l'union des Églises.
à Rome de respect et d'estime. Il était préfet de la Aux xvi e et xvii e siècles, se dessina, en Orient, un
bibliothèque vaticane, chanoine de la basilique de mouvement de retour vers le centre de la catholicité.
Saint-Pierre, prélat référendaire des deux Signatures, Le clergé maronite y joua un rôle de première impor-
consulteur du Saint-Offlce v sigillalor de la Péniten- tance. Lorsque le patriarche chaldéen, Élie VI (1591-
cerie apostolique, etc. 1617), envoya un délégué auprès de Paul V pour rece-
L'exemple de J.-S. Assémani fut suivi par ses voir la doctrine de l'Église de Rome, le pape écrivit
neveux, Étienne-Évode (Stephanus Evodius) et au patriarche maronite et à l'archevêque d'Ehden,
.Joseph-Aloys et par son petit-neveu Simon. Etienne Georges 'Amira (plus tard patriarche), pour lus remer-
Evode Assémani, archevêque d'Apamée, préfet de la cier des services qu'en toute cette affaire lui avaient
bibliothèque vaticane (t 1782), après avoir étudié les rendus deux élèves du collège maronite de Rome.
mss. orientaux de la Laurentienne de Florence dans Lettre Reuert'tur, 25 mars 1614, dans Samuel Giamil,
Bibliotheae medicea' Laurenliunœ et Palatw.se codicum Genuinœ relationes inler Salem uposlolic.am et Assyrio-
mss. orientalium calalogus, in-fol., Florence, 1752, et rum orientalium seu Chaldseorum Ecclesiam, Rome,
édité les Acta sanctorum marlyrum orientalium, 2 in- 1902, p. 132-133; cf. lettre Comilantur, 25 mars 161 I

fol., Rome, 1748, travailla avec son oncle à la publi- ibid., p. 137-138, et voir (,. E. Khavyath, Syri orien-
cation du Bibliothecœ aposlolicœ vaticanœ codicum tales, seu Chaldœi, Nestoriani et Romanorum Ponti-
mss. calalogus, 3 in-fol., Rome, 1756-1759, et dressa ficum primatus, Rome, 1870, p. 105-106.
le caialogo délia bibliolecu Chigiana, in-fol., Rome, Les maronites prirent une part active a la forma
1764. On lui doit également le catalogue des mss. tion de L'Église syrienne catholique. André Akidjan.
persans et turcs et, en grande partie, celui des mss. qui devint le premier patriarche de cette nouvelle
arabes de la Vaticane, édités par A. Mal. Cf. Script, communauté, leur doit son éducation. Né Mardin de
;i

vet. nova collect., t. iv, p. vi-vm et xvi. parents jacobites, il fut confié au patriarche maronite
119 MARONITE (ÉGLISE), HIÉRARCHIE 120

Joseph Halib AJ-'Aqoûrl (1644-1648), qui l'admit 171. Cf. le Mas'ad, op. cit., p. 82-83.
patriarche
d'abord parmi ses moines, et l'envoya ensuite au col- Avec le même dévouement
le successeur de 'Aouad
lège de Home. Le successeur d'AI-'Aqoûrl lui conféra mit au service de l'union le prestige de son auto-
la prêtrise et, le 29 juin 1656, le sacra évêque d'Alep. rité. Elias Neslorianorum per universum orientent
.Mais, dès l'année suivante, le nouvel évêque syrien, degentium patrlarcha, dit J.-S. Assémani, qui Sedem
aux prises avec de graves difficultés, dut abandonner in Mossulana urbe, seu nova Xinive ad Tigrim habet,
Alep et se réfugier à Qannoùbîn. Douaïbi, le futur audiia ('démentis (XII) in omite christianorum orien-
patriarche maronite, venait d'être ordonné prêtre, le taiium genus benignitalis fuma, literis insuper loin
25 mars 1656. Il encouragea Akidjan et finit par le a Josepho Antiocheno maronitarum palriarcha, et a
décider à rentrer dans sa ville épiscopale. Bien plus, il Stephano Evodio meo ex sorore nepote, archiepiscopo
l'accompagna à Alep et s'employa, plusieurs mois Apamete, anno 1735, quam a me anno sequenli ud
durant, à le soutenir, à l'aider, à raffermir dans leur ipsum pencriptis excitatus, Humante Ecclesia' doclri-
foi les jacobites unis. Voir la lettre écrite par Douaïhi nam, deteslatis erroribus, se profiteri, missis ad eumdent
lui-même au P. Pierre Mobarak (Benedictus) le l'onlificem et ad Sacram congregationem de Propaganda
\" mai 1701, dans Debs, op. cit., t. vu, p. 308-310; Fide epistolis, signi/icavit. Bibl. juris, t. ni, p. xxx-
Cbebli, Biographie du patriarche Douaïhi, p. 24-28; XXXI.
D. Naqqachah, archevêque syrien d'Alep, La conver- Le même dévouement fut manifesté à l'égard des
sion des Syriens (en arabe), Beyrouth, 1910, p. 36-41; arméniens auxquels « les maronites ouvrent leurs
A. Rabbath, op. cit., t. i, p. 94 sq.; 453-455; t. u, bras ». Goudard, op. cit., p. 180.
297-299.
p. 78-79, C'est encore pour la même cause qu'on vit en
Certains auteurs, se fondant sur une relation écrite Egypte et ailleurs Joseph-Simon Assémani et son
à Alep, en 1662, par les supérieurs des missions des neveu Étienne-Évode. Le succès de leur mission nous
jésuites, des capucins et des carmes, affirment qu'à est raconté par Assémani lui-même. Lettre au car-
Rome Akidjan était au collège de la Propagande. Voir dinal Fleury, dans Rabbath, op. cit., t. i, p. 182:
cette relation dans Rabbath, op. cit., t. I, p. 450 sq. et Relazione, p. 25-29.
Mais, en l'espèce, Douaïhi, qui se trouvait à la Ville Ces quelques indications suffisent à montrer l'acti-
éternelle en même temps que le futur patriarche des vité des maronites à promouvoir l'union. Une assem-
syriens, est une plus sûre autorité que les mission- blée tenue à Alep (Syrie) au xvm« siècle et qui réunit
naires. Or, nous savons par lui qu'Akidjan était au les chefs des différentes confessions chrétiennes de
collège maronite. Annales, an. 1656, fol. 112 v°. cette ville maronites, melkites, syriens, arméniens
:

Le dévouement des maronites à leurs frères des et les supérieurs des communautés religieuses latines,
Églises voisines ne se ralentit pas au cours du disaient de l'Église maronite qu'elle était Je rifugio di
xviii 1 siècle. lutte le nazioni orientait cattoliche. On aurait pu ajou-
A la mort d'Athanase IV Dabbàs, patriarche ter :et l'ouvrière du rapprochement avec les non-
melkite, survenue en 1724, la lutte entre Cyrille VI catholiques. Voir le compte rendu de cette assem-
Tànâs et Sylvestre de Chypre, pour la possession du blée à la Bibliothèque vaticane, mss. Jat. 7259, 7263,
siège patriarcal d'Antioche, déchaîna, surtout à Alep 7264, cité par Mgr Xehmatalla Auad, Per la verilù.
et cela à l'instigation du Phanar —
une terrible, Rome, 1909, p. 16. Cf. aussi Faustus Naironus, Disser-
persécution contre les melkites unis. C. Karalevskij tatio de origine, no mi ne ac religione maronitarum,
art. Alep, dans le Diction, d'hist. et de géogr. eccle's. Rome, 1679, p. 48, 49; extraits du diaire des mission-
Bon nombre de ces derniers se réfugièrent au Liban, naires carmes d'Alep, ad an. 1692, dans Rabbath, op.
auprès du patriarche maronite, alors Jacques 'Aouad. cit., t. n, p. 12, 49, 50, 58; le patriarche Mas'ad, op. cit.,
Celui-ci les accueillit et leur donna l'hospitalité au p. 81, 106; J. Debs, op. cit., t. vin, p. 471, 598, 599,
monastère de Qoshaïya, situé au fond d'une vallée, 718, 719; Chebli, Biographie du patriarche Douaïhi,
a près de deux lieues de Qannoùbîn. Les melkites p. 142-144; L. Cheikho, dans Al-Machriq, 1900, t. m,
orthodoxes de Koura (Liban nord) l'apprirent et, p. 915.
d'accord avec ceux de Tripoli, dénoncèrent le patriar- Le P. Dandini voyait donc juste quand, à la suite
che et ses hôtes au pacha de cette ville, comme traîtres de son voyage au Liban en 1596, il recommandait à
à l'empire. Jacques 'Aouad dut se réfugier, lui aussi, Clément VIII le peuple maronite comme une avant-
a Qoshaïya. Mais, grâce à l'influence des Khazen, il garde des missions catholiques en Orient, op. cit.,
parvint à calmer la colère du pacha et dirigea ses ]). 233-234.
protégés vers le Kasrawàn afin de les mettre à l'abri CONSTITUTION
III. ET SITUATION
de toute perquisition. Peu de temps après, ce fut ACTUELLE DE L'ÉGLISE MARONITE. — Nous
Cyrille VI Tânâs lui-même qui s'enfuit au Liban. étudierons succesiveinevnt : I. La hiérarchie ecclé-
L'épiscopat maronite le reçut avec un empressement siastique. II. La liturgie (col. 128). III. La vie
fraternel. Puis, patriarche et évêques écrivirent en religieuse (col. 132). Nous terminerons par quelques
sa laveur à l'ambassadeur de France à Constanti- données statistiques (col. 139).
nople. Par malheur, la lettre tomba entre les mains I. Hiérarchie ecclésiastique. La hiérarchie —
de Sylvestre, son rival. Sylvestre, porté sur le siège maronite se compose, comme celle de toutes les
d'Antioche par le Saint Synode de Constantinople et Églises, d'ordres et de dignités. Le synode du Mont-
pourvu du firman de reconnaissance civile, accusa de Liban, s'exprime ainsi « Les ordres mineurs sont ceux
:

trahison Jacques 'Aouad et ses évêques pour avoir pris de chantre, de lecteur, de sous-diacre; les majeurs,
la défense. des melkites catholiques, soi-disant enne- ceux de diacre, de prêtre, d'évêque. Les dignités sont
mis de la Porte. Le pacha de Tripoli envoya ses celles d'archidiacre, de périodeute, d'archiprêtre, de
troupes au monastère de Qannoùbîn. Elles le pillèrent, chorévèque et de patriarche. II.xiv, 48. »

se saisirent des moines et du frère du patriarche et 1° Les ordres mineurs ceux de chantre ou psalmiste,
:

les conduisirent à la prison de Tripoli. Détenus comme de lecteur, de sous-diacre.


criminels, ils ne furent libérés qu'à prix d'or. Quant 1. L'ordre de chantre. —
La liturgie maronite n'a pas
à Jacques 'Aouad et à ses évêques, ils se cachèrent de cérémonie spéciale pour la tonsure; celle-ci est
jusqu'au rétablissement de l'ordre par les soins des incluse dans l'ordination du chantre ou psalmiste :

Khazen. Le récit de ces événements se trouve consi- « L'ordination de chantre contient chez nous ia ton-

gné dans les registres du monastère de Qoshaïya, sure cléricale; l'évèque la conservera avec exactitude,
cité par .1. Darian, Les maronites au Liban, p. 164- car, en certains manuscrits qui proviennent des jaco-
.

121 MARONITE (ÉGLISE), 111 K RAUC II I K 122

biles et que des ignorants prennent pour de chez nous, On n'a pas jugé à propos d'abolir la discipline primi-
la tonsure est omise. Synode du Liban, III, u, l. - tive qui autorise l'évèque à conférer les ordres sacrés
La fonction du psalmiste consiste dans le chant des aux personnes mariées sans leur interdire l'usage de
psaumes et des hymnes et la lecture des livres de leurs droits conjugaux.
l'Ancien Testament, à l'exception des prophéties. 2° Les ordres majeurs diaconat, prêtrise, épiscopat.
:

Ibid., II, xiv, 49; III. n, 1, 2, G. Il reçoit aussi le 1 Le diaconat. - - C'est le premier des ordres
majeurs
pouvoir d'exorciser, D'après notre rit, l'exorcistai est
a dans maronite; il impose au clerc l'obligation
l'Église
contenu dans le dernier ordre, celui de chantre. Quand du bréviaire et le rend inhabile à contracter ma-
on ordonne celui-ci, on lui donne pouvoir d'imposer riage. « L'office du diacre est d'assister le prêtre à
les mains aux énergumènes et de chasser les démons... l'autel, d'encenser l'église et le peuple, de lire publique-
Mais que nul n'exerce cette fonction, sans une per- ment l'épître et l'évangile, d'apporter à l'autel le
mission spéciale de l'évèque, qui ne sera d'ailleurs pain et le vin au célébrant, d'agiter le flabellum pour
accordée qu'aux prêtres ou, en cas de nécessité, aux écarter de l'autel les insectes, et aussi pour faire
diacres. xiv, 49; III, II, 6.
II, honneur au célébrant et aux mystères, de distribuer
2. Le lectorat.
- Le lecteur est chargé de lire les l'eucharistie aux diacres, aux clercs inférieurs et au
leçons prophétiques. « Chez nous, les leçons scrip- peuple, de baptiser solennellement en l'absence de
luraires sont divisées en cinq catégories et attribuées à l'évèque et du prêtre, de prêcher avec leur permis-
autant d'ordres. La 1" comprend l'Ancien Testament, sion, d'être préposé par l'évèque à l'administration
excepté les Prophètes; la 2\ les Prophètes; la 3 e , les de la caisse de l'église. Mais, pour que les diacres n'ex-
Épîtres catholiques et les Actes des Apôtres; la 4 e , les cèdent pas leurs pouvoirs, les Pères ordonnent 1. que :

Épîtres de Paul: la 5°, les Évangiles. Les chantres jamais le diacre ne s'assoie devant un prêtre sans son
lisent la l rc les lecteurs, la 2 e
, les sous-diacres, la
; ordre; 2. Que jamais il n'ait la présomption d'adminis-
3»; les diacres, la 1 e les archidiacres, la 5 e Quand, trer la sainte communion aux prêtres... » III, n, 4.

; .

dans une église, il n'y a que des lecteurs, ils lisent 2. La prêtrise. Nous n'avons rien de particulier
toutes les leçons, et le prêtre, l'évangile. Quand il y a à dire sur l'ordre sacerdotal. Mais il nous faut toucher
un prêtre et un diacre, le prêtre lit l'évangile, le diacre, d'un mot l'organisation paroissiale. L'on sait qu'avant
l'épître. Quand un diacre et un sous-diacre assistent le concile de Trente on pouvait fréquemment rencon-

le prêtre, le sous-diacre chante l'épître, et le diacre, trer plusieurs curés sur un même territoire. A raison
l'évangile; car l'archidiacre est supérieur au diacre des inconvénients qui en résultaient, les Pères du
par la juridiction, non par l'ordre. » III, ri, 2. concile exigèrent que chaque circonscription parois-
3. Le sous-diaconat. —
Le sous-diacre cumule les siale possédât un unique pasteur (sess. xxiv, c. 13,
fonctions du portier, de l'acolyte et du sous-diacre de De réf.). Le synode du Liban adopta cette réforme :

l'Église latine, i L'office du sous-diacre est de servir Ha distinguante ab episcopo Hcclesiœ parochiales, ut
le diacre, de garder les portes de l'église, de unaqiiœque habeat proprium parochum, III, m, 2.
sonner clochettes et cloches, de porter le chandelier, Toutefois, pas plus en Occident que dans le patriarcat
d'allumer les lampes de l'église, de préparer l'eau et maronite d'Antioche, la règle de l'unique curé ne fut,
le vin pour le service de l'autel, de prendre l'aiguière dans- la pratique, rigoureusement observée. Joan.
et de présenter au célébrant l'eau pour se laver les Chelodi, Jus de personis, Trente, 1922, n. 223, p. 345:
mains et le manuterge pour les essuyer, de laver les J.-B. Ferrères, S. J., Institutiones canonicœ, i, Barce-
pales et les corporaux, de donner au diacre le calice et lone, 1920, n. 733, p. 312; A. Vermeersch-J. Creusen,
la patène durant le sacrifice, enfin de lire à l'église les Epitome juris canonici, Malines-Rome, 1921, t. i,
leçons tirées des Épîtres catholiques et des Actes des n. 404, p. 174, et ici l'art. Curés, t. m, col. 2436.
apôtres. Ainsi, le sous-diaconat contient trois ordres Il fallut attendre la promulgation du Code pour
qui, dans l'Église romaine, sont conférés séparé- assister à la disparition complète et définitive, dans
ment l'ostiariat, l'acolvtat, et le sous-diaconat. »
: l'Église latine, de ce système. //) eadem parœcia anus
III, u, 3. tantum débet parochus qui actualem animarum
esse
Cette énumération des fonctions du sous-diacre est curam gerat, reprobata contraria
consuetudine et revo-
suivie de la remarque qu'on va lire et qui fixe pour calo quolibet contrario privilégia. Can. 4G0, § 2. Voir
l'Église maronite les règles du célibat ecclésiastique : aussi une réponse de la Commission pontificale pour
Puisque, chez nous, le sous-diaconat est encore l'interprétation du Code dans les Acta apost. Sed., IWA2.
compté parmi les ordres mineurs, le sous-diacre n'est t. xiv, p. 526. En Orient, chez les maronites et ailleurs,

tenu ni aux heures canoniques ni à la garde de la on continue de voir plusieurs prêtres simultanément
chasteté, comme y sont tenus le diacre et le prêtre. et également chargés de prêcher la doctrine chrétienne
Il lui est donc loisible, même après l'ordination, de et d'administrer les sacrements à un même peuple,
prendre femme; si cette femme est vierge et si lui- sans que l'un d'eux ait l'autorité sur les autres comme
même ne se marie qu'une fois, il pourra être promu un curé sur ses vicaires.
aux degrés plus élevés du sacerdoce. .Mais si, après 3. L'épiscopat. - a) Evêqucs résidentiels. Jus-
son ordination, il épouse une seconde femme, ou bien qu'au synode du Mont-Liban, les éparchies (ÈTrap/Ja,
une veuve ou une femme déflorée, son mariage sera en arabe abrachiyat) n'étaient pas délimitées, ni même
valide; mais tout accès au diaconat ou à la prêtrise lui connues. Les évoques étaient considérés comme auxi-
sera interdit, et il ne pourra plus continuer à remplir liaires du patriarche. Aussi avaient-ils pris l'habitude
dans l'église les fonctions de son ordre. Cela vaut aussi de porter indifféremment les titres d'évêque, d'arche-
pour le chantre et le lecteur bigames. » III, n, 3. Autre- vêque ou de métropolite. Par deux décrets de 162.") et
fois, comme du reste dans les autres Églises orien- 1635, la S. C. de la Propagande avait ordonné; il est
tales, les membres du clergé séculier étaient générale- vrai, la division canonique du patriarcat maronite
ment tous mariés. C'est pourquoi, on choisissait en éparchies ou diocèses. Ces deux décrets sont cités
parmi les moines les candidats à l'épiscopat. Mais par le P. Rodota dans son rapport concernant le
après la fondation du collège de Rome, le célibat des synode du Mont-Liban, conservé à la Vaticane. Cod.
clercs, sans être imposé par une loi, a commencé à rat. lai. 7101, fol. 217 v". Mais celte prescription resta
s'introduire dans la pratique; l'établissement des lettre morte jusqu'à l'assemblée de 1736. Le synode
séminaires a soutenu et favorisé ce mouvement spon- du Mont-Liban divisa le patriarcat en huit éparchies ;

tané vers la continence absolue. Actuellement, les Alep, Beyrouth, Byblos et Botrys (Gébaïl et Batroun),
clercs séculiers sont en grande majorité célibataires. Chypre. Damas, Héliopolis (Ba'albckl, Tripoli de
123 MARONITE ÉGLISE), HIÉRARCHIE 124

Syrie, Tyr et Sidon. Voir le document officiel de celte dixit promotiones et electiones canonice /actas in Synodo-
division dans Vappend. du synode, n. 11. p. 428-429. Episcoporum maronilurum. Actu apost. Sed., 1926,
En même temps qu'ils en tracèrent les limites, les t. xvin, p. 253. La première publication de ce genre
Pères du synode désignèrent les monastères qui date, sauf erreur de notre part, du 21 juin 1926. Acta
devaient servir de résidence à certains évêques. Mais apost. Sed., ibid., p. 249 et 253.
ces couvents ne se trouvaient pas tous sur le territoire 3° Les dignités. —
1. L'archidiaconat. L'archi- —
des éparchies respectives. Cette anomalie canonique, diacre occupe le premier rang dans l'ordre diaconal.
due à l'état politique du pays et à la situation maté- Des prérogatives dont il a pu jouir autrefois il ne lui
rielle des évêques, ne disparut qu'au xix siècle, ainsi
e reste plus que le droit de préséance sur les diacres et
que nous avons eu déjà l'occasion de le voir. les clercs inférieurs, et le pouvoir de lire l'évangile.
L'institution des diocèses fut contestée, dans la En pratique, il n'est même
plus question de préséance,
suite, comme nous l'avons vu plus haut (cf. col. 82). car la dignité d'archidiacre est généralement accordée,
Benoît XIV dut intervenir pour régler définitivement aujourd'hui, suivant un rit particulier, à tous les
cette question. Le bref Apostolica pnedecessorum, diacres. On la leur confère aussitôt après le diaconat;
du 14 février 1742, ramenait à sept les sièges épis- quelquefois, cependant, le jour de l'ordination sacer-
copaux en dehors du siège patriarcal, fixait les circons- dotale. Sans doute, la collation de cette dignité n'est
criptions des ressorts, déclarait inamovibles les titu- pas obligatoire, mais si on l'omet, le diacre obtient
laires de chacun de ces sièges, donnait au patriarche par ailleurs, à l'égard de la lecture de l'évangile, des
le droit de nommer Ces titulaires suivant la coutume. pouvoirs équivalents. En effet, si l'évêque n'entend
Le patriarche devrait visiter les diocèses tous les pas conférer l'archidiaconat au nouveau diacre, il doit
trois ans et y percevoir les dîmes et les redevances lui remettre, au moment de l'ordination, avec les
accoutumées; il garderait le droit de consacrer les Épîtres, le livre des Évangiles. In ordinatione diaconi r
saintes huiles et de les distribuer aux sept diocèses. quando prœ\ler] mitlenda essel archidiaconatus bene-
Par mesure transitoire, les évêques actuellement dictio, epistolse Pauli una cum sacro evangeliorum
vivants demeureraient comme des vicaires du patriar- codice sunt tradendœ, ut disertius exprimalur potestas
che, tant que leur nombre ne serait pas- ramené à sept legendi lum epislolas, tumevangelium. Synode, III, n, 4.
(ils étaient onze à ce moment). Une fois ce nombre 2. Les dignités de l'ordre presbytéral celles de pério-

:

atteint par les décès successifs, le patriarche attri- deute, d'archi prêtre, de chorévêque. La date exacte
buerait à chacun d'eux le ressort diocésain qu'il de l'institution du chorépiscopat n'est pas connue.
jugerait lui convenir le mieux. De Martinis, Jus ponti- En Orient, elle n'apparaît pas dans les textes anté-
fie, t. m, p. 51-52. En 1906, l'éparchie de Tyr et rieurs à la paix de l'Église. Mais, d'après les indica-
Sidon fut divisée en deux. Cf. ci-dessus, col. 111. tions que les documents les plus anciens nous four-
Les maronites ont donc actuellement neuf diocèses. nissent, « les chorévêques doivent leur raison d'être
Pour la provision canonique des diocèses, le patriar- à la nécessité d'aider le chef du diocèse dans l'admi-
che procède ainsi A la vacance d'un siège, il nomme
: nistration et la surveillance des églises secondaires
d'abord un administrateur auquel il confie le gouver- fondées au milieu de groupes de population plus ou
nement de l'éparchie, et dont il détermine exactement moins distincts de la cité épiscopale, à mesure que le
les pouvoirs. Il s'occupe ensuite de la désignation christianisme eut la liberté de se propager hors des
du titulaire. Mais il n'est pas entièrement libre dans \ illes ». J. Parisot, Les chorévêques, dans la Revue de

le choix du candidat il lui faut l'assentiment des


: l'Orient chrétien, 1901, t. vi, p. 158. Aussi portaient-ils
évêques, donné à la majorité des voix. En outre, la e titre d's7na>tcTcot ttjç x^P a Ç ou X w P e7T a>c&Tr01-- '-

loi exige la consultation de l'éparchie vacante. Tou- C'étaient les évêques de la campagne, des commu-
tefois, le clergé et les fidèles n'expriment que des nautés. rurales, subordonnés, pourtant, aux évêques
vœux; la décision reste au patriarche et aux évêques. des villes.
Synode du Liban, III, iv, 15. L'importance que prit le chorépiscopat suscita des
b) Évêques titulaires. — La nomination des évêques abus; les chorévêques passaient outre aux prescrip-
titulaires se fait de la même manière, sauf, évidem- tions conciliaires qui réglementaient leur situation.
ment, l'intervention du clergé et du peuple. Le synode On édicta alors les mesures qui s'imposaient, suivant
du Liban ne détermine pas le nombre des prélats de les régions. Dans certaines Églises, on supprima ces
cette catégorie. Il porte à leur sujet les dispositions dignitaires pour leur substituer de simples visiteurs
suivantes : L'épiscopat peut être conféré, honoris ou périodeutes. Dans d'autres, sans aller jusqu'à cette
causa, à divers personnages, surtout parmi les chefs mesure radicale, on se contenta, comme dans les
des monastères mais pour réprimer toute ambition
; Églises de Syrie, de réduire leur nombre et de limiter
qui porterait les évêques titulaires à réclamer un res- leurs prérogatives ou seulement de restreindre celles-ci.
sort à gouverner, au détriment de l'unité des diocèses, Cependant, les périodeutes ne tardèrent pas à figurer
il est décidé que dorénavant nul diocèse ne sera dans hiérarchie des Églises où le chorépiscopat
la
divisé et que évêques titulaires promettront par
les s'était maintenu. Ainsi, dans la nomenclature des
écrit de ne point demander au patriarche de ressort divers degrés hiérarchiques, on trouve le périodeute
juridictionnel, sauf en cas de vacance d'un diocèse. à côté du chorévêque. Voir H. Bergère, Étude histo-
Les contrevenants seront suspens ipso facto, et ne rique sur les chorévêques, Paris, 1905; J. Parisot, art.
pourront être relevés de cette peine que de l'assenti- cité, p. 157-171, 419-443; H. Leclercq, art. Chorévêque,
ment du Synode et de l'évêque du diocèse où ils dans le Diction, d'archéologie chrétienne; J.-S. Assé-
auraient réclamé une juridiction. III, iv, 20. mani, Bibl. or., t. m b, p. 826-838.
Au patriarche seul revient le droit de délivrer au Les maronites adoptèrent dès l'origine les choré-
nouvel évêque le diplôme du sacre, ou, quand il s'agit vêques et les périodeutes et introduisirent après coup
de prélats résidentiels, les lettres synodales dites de dans leur hiérarchie particulière les archiprêtres. Dans
juridiction, sans lesquelles ces derniers ne pourront leur Église, l'archipresbytérat n'est que le dédou-
prendre possession de leur siège. Ibid., part. III, c. iv, blement du chorépiscopat. En effet, à côté du choré-
n. 18. vêque préposé aux communautés rurales, l'archi-
Rome, on a pule remarquer, n'intervient pas dans prêtre a la surveillance de la ville chef-lieu de l'épar-
-

le choix des évêques. Récemment, toutefois, le sou- chie. Maronitœ quidem, dit Assémani, non modo pério-
verain pontife a publié en consistoire le nom de deux deutes a chorepiscopis distinguunt; sed bina etiam
nouveaux prélats sous cette forme Ratas se habere
: chorepiscoporum gênera agnoscunt quorum unumeorum
12,"- MARONITE i EGLISE), HIÉRARCHIE L26

est qui in civitatibus inslituuniur; allerum corum, qu trict du patriarcat d'Antioche que dans les autres
in oppidis et ma; ori bus vicis. l'rimi dicuntur absolute... régions de l'Orient. Aujourd'hui encore, ils jouissent
Churaie, et cum addito... Churai-Episcupe, hoc est de ce titre et de cette juridiction patriarcale. Ceci ne
chorepiscopi, respondentque Latinorum archipres- leur a jamais été contesté par les souverains pontifes;
byteris et Grsecorum proiopapïs seu prolopresbyteris... bien au contraire, des diplômes leur confèrent expres-
Alteri sunt absolute chorepiscopi, hoc est vicorum seu sément ce titre de patriarche d'Antioche et la pleine
pagorum, sive oppidulorum
episcopi... Utrorumque et absolue juridiction sur toute la nation des maro-
natio exstat in Maronilarum. Bibl. or.,
Rituali nites en tous les pays d'Orient (in totam nationem
t. m b, p. 831. L'ordinal désigne ces deux dignitaires maronilarum in partibus orientalibus ubique locorum
sous le même nom de chorévêque. Mais la décomposi- existentium). Nous ordonnons donc à tous et à chacun
tion que les copistes ont l'ait subir au mot syriaque des maronites de Syrie, de Phénicie, du Liban, de
Kourai-Episcupe (chorévêque) donna lieu, dans le Palestine, de Chypre, d'Egypte et de toutes autres
langage courant, à la dénomination inexacte du provinces et localités d'Orient, d'une manière très
chorévêque urbain par le terme Khouri, dénomination stricte et au nom de la sainte obéissance, de recon-
appliquée actuellement, sauf dans l'éparchie d'Alep, naître pour leur légitime supérieur et prélat le Révé-
a tous les prêtres séculiers. Aucun document ne four- rendissime Patriarche, d'obéir, au spirituel, à ses
nit, à notre connaissance, la date de ce dédoublement. ordres et à ses mandements, d'observer exactement
Il nous semble qu'il fut définitivement établi vers la les lois portées par lui, les rites accoutumés de l'Église
lin du pontificat de Douaïhi (t 1704). En effet, celui- patriarcale pour les divins offices, les fêtes, les jeûnes.
ci eut d'abord sur cette question une doctrine assez Laïques ou ecclésiastiques devront lui payer la dîme,
Ilot tante. Tantôt, il parle de l'archiprêtre, tantôt il le honorer et vénérer les prêtres (sacerdoles) constitués
passe sous silence. Puis il finit par fixer la discipline par lui et recevoir d'eux les sacrements. » III, vi, 4.
a cet égard en assignant dans le pontifical un rit spé- Le choix du patriarche se fait, comme dans les
cial pour la collation de l'archipresbytérat. Voir les autres Églises orientales, par élection. Mais, à défaut
divers pontificaux manuscrits de Douaïhi à la Vati- d'une loi précise, les formes électorales varièrent au
eane, Vat. sur. 311, au patriarcat maronite, à l'ar- cours des siècles. Nous indiquerons rapidement celles
chevêché de Chypre; le commentaire de Douaïhi, dont nous avons pu rencontrer les éléments dans les
cité par Joseph-Aloys Assémani, Codex liturgicus, documents historiques. Le premier témoignage d'une
t. x, xxvi-xxvii. Dans le t. n b de sa Bibl. or.,
p. élection patriarcale se trouve dans une note syriaque
imprimé à Rome en 1728, J.-S. Assémani, nous venons écrite de la main du patriarche Jérémie, qui nous
de le citer, parle de l'archipresbytérat comme d'une apprend qu'en 1183 il fut élevé à cette dignité par les
institution déjà bien assise; et le synode du Mont- évêques, les chorévêques et les prêtres. Voir cette
Liban, tenu en 1736, met le sceau à l'œuvre de Douaïhi note sur l'évangéliaire conservé à la Laurentienne de
en imposant son pontifical à la pratique et en résumant Florence, cod. syr. 1, fol. 6 y elle est reproduite par
3
;

les divers rites suivant lesquels doit s'accomplir la Etienne Évode Assémani dans Bibl. med. Laurent, mss.
consécration du chorévêque, de l'archiprêtre et du catalogus, p. xxvm. — Dans une lettre adressée à
périodeute. Léon X(8 mars 1514), le patriarche Simon Ibn-Hassàn
Ces trois consécrations comportent l'imposition des (1492-1524) nous explique le mécanisme des opéra-
mains. Cependant, la collation du chorépiscopat dont tions électorales de son temps A la vacance du siège
:

le rit a été emprunté en abrégé au sacre des évêques, patriarcal, douze prêtres, réunis au monastère de
revêt une forme plus solennelle. Voir le pontifical des Qannoùbîn, et enfermés dans des cellules séparées,
ordinations dans J.-Al. Assémani, Codex liturgicus, devaient écrire chaque jour sur une feuille de papier le
t. ix; J.-S. Assémani, Bibl. or., t. m, p. 831-832. A cet nom de celui auquel ils donnaient leur vote. L'élection
endroit, J.-S. Assémani relève les différences essen- était acquise à l'unanimité absolue. Une" fois le
tiellesentre le rit de l'ordination épiscopale et celui patriarche désigné, prélats, prêtres, diacres, sous-
de la consécration du chorévêque puis il indique les
; diacres, et fidèles s'assemblaient pour le proclamer
parties communes aux deux rites, par exemple, la et l'introniser. Labbe, Concil., t. xiv, col. 350-351.
tradition des insignes de la dignité mitre et crosse, etc.
: Lorsque les électeurs ne pouvaient arriver à l'accord
L'origine de ces degrés hiérarchiques nous explique absolu, ils confiaient à trois d'entre eux, désignés au
pourquoi le chorévêque, l'archiprêtre et le périodeute sort, le mandat de choisir, à la pluralité des voix, le
partagent certaines fonctions strictement épiscopales, nouveau titulaire du siège patriarcal. R[ichard]
et pourquoi les deux premiers jouissent de plus amples S[imon], Voyage du Mont-Liban, traduit de l'Italien, du
prérogatives que le périodeute. Les trois dignités sont R. P. Jérôme Dandini (Remarques), Paris, 1675,
parfois accordées à titre purement honorifique, avec p. 401-402.
tous les droits et privilèges qui leur sont propres. D'autres fois, l'élection s'est faite, à la majorité des
3. Les métropolites et les archevêques. Le synode — voix, par l'assemblée de l'épiscopat, du clergé et du
du .Mont-Liban, en érigeant les éparchies, n'a pas peuple. Voir l'acte d'élection de Serge Risi en 1581,
rétabli les divisions provinciales; il soumet les évêques dans L. Cheikho, La nation maronite et la Compagnie
directement au patriarche. Synode, III, iv, 14. Dès de Jésus aux XVI' et XTII* siècles, Beyrouth, 1923,
lors, la dignité d'archevêque se ramène, chez les maro- p. 56-58; Dandini, op. cit., (élection de Joseph Risi en
nites, à un titre purement honorifique, et tous les 1596), p. 113-115; une lettre adressée en 1604 au pape
évêques en sont investis. par l'épiscopat, le clergé et le peuple maronites dans
4. Le patriarche. —
Le patriarche est le chef suprême cod. vat. M. 7258, fol. 215-219; l'acte d'élection de
de l'Eglise maronite. Il n'a de supérieur que le pape. Joseph Al-'Aqoûrî, dans Anaïssi, Collectio,p. 113-114;
Il porte le titre de patriarche d'Antioche et de tout Douaïhi, Annales, an. 1670, fol. 115 v° et passim.
l'Orient. Le synode du Mont-Liban détermine les Une quatrième procédure prépara la voie à la légis-
limites de sa juridiction en ces termes « Nos anciens: lation du synode du Mont-Liban les évêques seuls
:

patriarches, dit-il, du jour où la nation maronite s'est désignaient le candidat, le clergé donnait son adhé-
séparée des autres peuples de l'Orient, ont non seule- sion et le peuple son acceptation. Ainsi furent élus
ment porté le titre et le nom de patriarche d'Antioche, Gabriel de Plauza en 1701 et Joseph Dergham El-
niais aussi exercé une pleine juridiction patriarcale Khazen en 1733. Voir les lettres électorales dans les
r
sur les métropolites, les évêques, les prêtres, les clercs cod. rai. lui. 7262, loi. 1 1-1 l!<; et 72. ,8, fol. 208-209 et
1

et les laïques de la nation maronite, tant dans le dis- 212, 213.


127 MARONITE ÉGLISE), LITURGIE 128

Enfin le synode du Mont-Liban fixa définitivement nom doil être proclamé dans après celui du
la liturgie
les modalités de l'élection. Seuls les métropolites et les pape. 18. Il peut se réserver des cas que nul évèque
évèques forment le collège électoral. L'élection peut se ou métropolitain ne peut absoudre, et, inversement,
faire par scrutin; et alors, elle sera définitive si un absoudre de tous les cas réservés dans son patriarcat :

candidat réunit au moins les deux tiers des votants; il peut réconcilier à l'Église les hérétiques et les schis-

si non, il faudra recommencer les opérations jusqu'à ce matiques de n'importe quelle secte ou nation, dis-
(pie le quantum soit obtenu III, vi, 8, cf. 7, § 17. Le
: penser des empêchements de mariage, soit dirimants
synode admet aussi l'élection sans scrutin, par accla- soit prohibants, absoudre ceux qui ont été excommu-
mation; mais, dans ce cas, le candklat n'est élu que niés, suspendus ou interdits par les prélats de son
s'il réunit tous les suffrages. Ibid., 7, § 18. La période ressort, lever les irrégularités pour la réception ou
électorale s'ouvre le neuvième jour après la mort l'exercice des ordres. 19. Tous les sujets du patriarche
du patriarche. Les candidats doivent avoir quarante tant ecclésiastiques que séculiers lui doivent la dîme.
ans révolus, être au moins prêtres et réunir les autres 20. Seal il peut dans toute l'étendue du patriarcat,
qualités requises par les canons. Ibid., 7, § 5, 10. même en présence de l'Ordinaire du lieu, bénir, pré-
Le synode du Liban a précisé minutieusement le sider, exercer les fonctions pontificales. 21. Seul il peut
mécanisme des opérations. Ibid., 7 '. instituer des fêtes de précepte pour tout le patriarcat,
Le nouveau patriarche une fois élu, on fixe le jour imposer des jeûnes extraordinaires, dispenser, pour
de sa consécration. Celle-ci doit s'accomplir en pré- motif d'ordre public, des jeûnes prescrits sans, d'ail-
sence du corps électoral, suivant un rit prévu par leurs, pouvoir les abolir définitivement. 22. Seul il a
le Pontifical. A la suite de cette cérémonie, élu et juridiction sur les rites ecclésiastiques du patriarcat,
électeurs doivent écrire au pape pour solliciter le avec pouvoir de réviser ou corriger rituel, pontifical,
pallium et la confirmation du nouveau patriarche. missel et autres livres liturgiques, d'introduire de
Celui-ci joint à sa lettre une profession de foi catho- nouveaux offices, d'en supprimer d'anciens; il peut
lique. Ibid. Tant qu'il n'a pas reçu le pallium et la se réserver certaines fonctions, qui seront interdites
confirmation de son élection, il n'a pas la plénitude aux évèques et aux métropolitains, telle la consé-
de la juridiction patriarcale. Quibus rébus, id est, cration du chrême; en confier d'autres même à de
diplomate pontiprio et a snmmo Pontifice de
pallio, simples prêtres, comme la dédicace des églises et des
more acceptie et a Remo D. Patriarcha solenni ritu autels, la confirmation, l'usage de la mitre et de la
exceptis quemadmodum ad ealeem ordinationis Patriar- crosse et la collation des ordres mineurs; augmenter
chœ in ponlipcali prœscribilur, plena et absoluta in sno ou diminuer tel rit, à condition d'en garder la sub-
Antiocheno patriarehatu super universam maroniticam stance, et ce de l'avis des évèques et de personnes
nationem iurisdictione jungilur. Ibid., n. 7, § 22. compétentes. Il est bien entendu que tout ce qui a été
Les droits et privilèges du patriarches sont définis dit des pouvoirs patriarcaux doit se comprendre en ce
au ch. vi, n. 2, de la troisième partie du synode. En sens qu'il convient de ne rien faire d'important sans le
voici l'énumération : synode des évèques et des métropolitains, de même que
1. Droit de préséance sur tous les primats, les mé- ces derniers ne doivent rien entreprendre, en dehors de
tropolitains et les évèques. 2. Faire porter devant lui l'administration ordinaire, sans consulter le patriarche.
la croix en tout lieu sauf à Rome, ou en présence du IL La liturgik. - Le rit maronite appartient au
pape ou de son légat. 3. User des insignes patriarcaux, groupe des liturgies syriennes du patriarcat d'An-
notamment des vêtements de pourpre. 4. Écrire des tioche. Il utilise la langue syriaque et, pour certaines
lettres synodiques aux autres patriarches. 5. Juger en parties, l'arabe.
appel des controverses déjà dirimées dans les provinces Les relations des maronites avec l'Occident ont
ou les diocèses. 6. Consacrer personnellement ou par exercé une profonde influence sur la discipline de leur
délégués les métropolitains et les primats de son Église. Mais ces effets n'ont commencé à se produire
patriarcat et leur donner le pallium. 7. Au cas où la d'une manière systématique, dans le domaine pro-
nécessité ou l'utilité de l'Église le demande, il peut prement liturgique, que vers la fin du xvi 8 siècle.
transférer d'un siège à un autre les évèques et les Cf. ci-dessus, col. 63. Le pouvoir pontifical, les mis-
métropolites, leur donner des coadjuleurs mais ceci ne : sionnaires, la plupart des maronites élevés à Rome ont
peut se faire qu'avec l'assentiment des évèques. 8. fl été les artisans de la latinisation. Nous en étudierons
peut accepter la démission d'un évèque et lui donner brièvement les résultats dans les principaux livres
la faculté d'entrer en religion; mais cela doit s'accom- liturgiques.
plir au synode des évèques. 9. Il peut connaître des 1. Le missel. — Dans le rit syrien, comme du reste
causes majeures et des affaires graves des évèques de dans les autres rites, la liturgie eucharistique se com-
son patriarcat, à l'exception de celles qui sont réser- pose de la messe des catéchumènes et de l'anaphore.
vées au pape. 10. Il peut recevoir les recours des • ('Avatpopdc) qui correspond au canon romain.
évèques contre les métropolitains et ceux des clercs Mais à la différence de la liturgie latine, le rit syrien
et des laïques contre les évèques. 11. Il lui appartient possède un nombre considérable d'anaphores de
de pureté de la foi et à l'exactitude de la
veiller à la rechange composées sur le modèle de la liturgie de
discipline et, pour cela, de visiter par lui-même ou par saint Jacques. Les maronites ont, en outre, une ana-
un délégué les divers diocèses. 12. Il rassemble et phore particulière, celle qui commence par le mot
préside le synode des métropolitains et des évèques. eharar, et qui a beaucoup de ressemblances avec la
13. Il peut édicter des canons obligatoires pour les liturgie des chrétiens de l'empire perse, connus sous
métropolitains et les évèques. 14. Il peut frapper de le nom de syriens orientaux. L'ensemble des anaphorcs
censures les évèques et les métropolitains délinquants; ne se trouve pas dans un missel unique. Les missels
mais le pouvoir de les déposer est désormais réservé offrent entre eux, de ce chef, une assez grande variété.
au pape. Le patriarche peut néanmoins, à la suite Pour ne parler que des maronites, nous citerons trois
d'une décision synodale, faire enfermer l'évêque cou- recueils mss. qui étaient en usage chez eux et qui sont
pable dans un monastère en attendant la sentence conservés à la Vaticane sous les n. 29 et 31 du fonds
définitive du Saint-Siège. 15. Il veille à la discipline vat. syr. et le n. 56 du fonds syr. Rorgia. Le 29, exé-
,

monastique, approuve les instituts religieux et exerce cuté en 1536, contient vingt-deux anaphores, le 'M,
sa juridiction sur tous les moines de son ressort. écrit en 1564 et 1579, dix et le 56, copié sur un codex
16. peut donner l'exemption aux églises et aux
Il de l'année 1527, n'en renferme que sept. Sur le rit
monastères dans les éparchies de son patriarcat. 17. Son syrien, voir Mgr Rahmani, patriarche syrien d'An-
129 MARONITE (EGLISE). LITURGIE 130

Hoche, Les liturgies orientales et occidentales, Charfet niées pour la première fois dans le missel de Qozhaïya.
(Liban), 1924, p. 151 sq. Les épîtres forment un volume à part, qui a déjà plus
Jusqu'à la fin du xvi« siècle, le missel était encore de huit éditions. Ajoutons que les maronites ont
manuscrit et, partant, les modifications qu'on cher- adopté les ornements et les hosties de l'Église latine,
cha à y introduire n'eurent d abord qu'une diffusion et nous aurons presque tous les éléments de prove-
restreinte. L'imprimerie aida à les généraliser. La nance occidentale.
première édition du missel fut faite à Home en 1592, 2. Le rituel. —
Le rituel lui aussi a été profondé-
sous le titre de Missale chaldaicum juxta ritum Eccle- ment latinisé. Mais les changements ne s'introdui-
sûr nationis Maronitarum. Elle entra officiellement en sirent que lentement dans la pratique.
\ igueur en 1596, au synode tenu en présence du P. Dan- Le rituel, en effet, fut imprimé beaucoup plus tard
dini qui en avait apporté au Liban 200 exemplaires. que le missel. On inséra d'abord des modifications
Dandini, op. cit., p. 102 et 125: Douaïhi, Mandrat El- dans les nouvelles copies manuscrites; on chargea les
<i(jdds (lampe du sanctuaire), t. n, Beyrouth, 1896, anciennes de ratures et d'additions. Un maronite,
p. 326. Elle contient 14 anaphores. Les retouches Joseph El-Bàni,en témoigne dans une note écrite par
importantes que le texte liturgique y a subies concer- lui, en 1665, sur un codex conservé au fonds syr. du
nent les paroles de l'institution et l'épiclèse. Le récit Vatican, n° 48, fol. 1; et Assérnani l'atteste à son
de la cène était raconté en d'autres termes que dans tour, dans Bibl. Apost. Val. cod. mss., catalogus, t. n,
la messe latine. Ces termes variaient, du reste, avec les p. 307-308. De plus, quelques rituels conservés à la
anaphores. .Maintenant, les paroles de l'institution Vaticane, Vat. syr. 300 et 313, et à la Bibliothèque
sont une simple traduction du missel romain. Quant à nationale de Paris, ms. syr. 117, en font également la
l'épiclèse, elle est mutilée le célébrant ne demande
: preuve. D'autres latinisateurs recoururent à un pro-
plus que le Saint-Esprit soit envoyé sur le pain et le cédé plus radical. Ils traduisirent du latin une partie
vin pour les transformer au corps et au sang du Christ, du rituel et l'imposèrent à l'usage. Ainsi, nous avons
mais pour appliquer aux fidèles les effets du sacre- vu, notamment, les rituels du baptême et de l'ex-
ment eucharistique. Toutefois, on rencontre encore trême-onction, imprimés à Rome avec l'office férial
dans trois anaphores les traces de l'épiclèse primitive. abrégé, en 1647. On se trouvait donc, peut-on dire, en
Dans la première édition faite à Rome, en 1596, le présence d'une sorte d'anarchie qui envahissait la
diaconicon n'a pas été corrigé à cet endroit. Le diacre discipline liturgique. Le patriarche Douaïhi voulut une
continue d'inviter les fidèles à se recueillir devant le reforme; il se mit à étudier les vieux mss. afin de réta-
Saint-Esprit qui descend sur l'oblation pour la sancti- blir le rit de son patriarcat. Achevé en 1694, le rituel
fier. Mais, dans les éditions suivantes, il dira que le réformé fut promulgué par une lettre patriarcale qui
Saint-Esprit descend sur l'autel pour nous sanctifier. lui servait de préface. Le Saint-Siège approuva
La deuxième édition du missel, faite également à l'œuvre de Douaïhi, et la Propagande proposa de
Home en 1716, ne rétablit ni les formules tradition- l'éditer à ses frais. Malheureusement, le projet n'eut
nelles du récit de la cène, ni l'épiclèse. Elle supprime pas de suite. Voir les documents parmi les mss. de la
certaines anaphores de l'édition précédente et les Vaticane, Vat. syr. 310, 312, et Vat. lat., n. 9552, fol. 37
remplace par d'autres; notamment, elle ajoute l'ana- sq., et n. 7261, fol. 109-114. Les tendances latini-
phore dite de l'Église romaine, qui contient quel- santes reprirent bientôt leur cours, d'autant plus
'

ques prières d'origine latine, et introduit dans la pra- fortement que le xvm e siècle manifeste, en matière
tique la liturgie des présanctifiés pour le vendredi d'innovations liturgiques, une particulière fécondité.
saint. La messe des présanctifiés célébrée jadis tous On ne se contentait plus de copier le rituel romain; on
les jours du carême, sauf le samedi et le dimanche, allait puiser dans les ouvrages ascétiques d'Occident
était depuis longtemps tombée en désuétude, sans de nouvelles pratiques, et on leur assignait une place
laisser de traces dans les livres usuels. On voulut la dans le domaine cultuel.
rétablir, suivant l'usage romain, pour le seul vendredi En 1752 paraissait à Rome un nouveau rituel inti-
saint; mais une autre anaphore qui n'a aucun rap- tulé Sacerdotale Ecclesise Antiochenie nationis Maro-
:

port particulier avec l'ancienne liturgie, l'anaphore nitarum. Accentuant toujours davantage le mouve-
charar, fut adaptée à cette cérémonie. Synode du ment de latinisation, il reproduit entre autres cérémo-
Liban, II, xm, 17. Cf. M. Andrieu, Immixtio et conse- nies et bénédictions empruntées au rituel romain, avec
cratio, Paris, 1924, p. 225 sq. M. Hajji, Une anaphore
; le rit du baptême et de l'extrême-onction, celui de la
syriaque de Sévère pour la messe des présanctifiés, dans communion des malades et de l'administration du
la Revue de l'Orient chrétien, t. xxi, 1918-1919, p. 25- sacrement de pénitence. Par réaction, le synode de
39. Les anaphores de l'édition de 1716 restent au 1755 permit l'emploi du Sacerdotale seulement pour
nombre de quatorze. les funérailles et prescrivit au clergé de se conformer,
Nous avons encore une troisième édition romaine pour le reste, au rituel de Douaïhi. Can. 5. Mais le
en 1762-1763. Elle réduit le nombre des anaphores à décret synodal ne put arrêter le courant, déjà trop
neuf. Les éditions postérieures xécutées à Qozhaïya fort. En effet, le Sacerdotale était presque entre toutes
et à Beyrouth (Liban), en 1816, 1838, 1855, 1872, les mains, et les prêtres en suivaient les prescriptions.
1888, 1908, ne dépassent plus ce chiffre. Elles ont Le rituel s'encombra même de nouvelles dévotions cul-
toutes le même texte pour les paroles de l'institution, tuelles dont plusieurs ont pour auteur le patriarche
celui de la messe latine, et quelques-unes conservent Joseph Estéphan (f 1793). 'Abboud, Biographie du pa-
les vestiges de l'ancienne épiclèse. Les éditions du triarche, p. 239, 240; Debs, op. cit., t. vin, p. 536-537.
Liban ajoutent des péricopes évangéliques pour tous Une réforme s'imposait. Un autre Joseph Esté-
les jours non fériés, ainsi que pour les fêtes fixes et mo- phan, archevêque de Cyr (1810-1823), se chargea d'en
biles. Les maronites avaient un calendrier de saints peu élaborer le plan. Par malheur, au lieu de s'inspirer
fourni, et les missels imprimés à Rome ne donnaient de la méthode et de l'œuvre de Douaïhi, il enre-
de lectures évangéliques que pour certains jours de gistra purement et simplement les résultats acquis
l'année. L'élaboration d'un calendrier complet ne fut et soumit son travail au patriarche El-Hélou. Celui-ci
pas immédiatement suivie de l'assignation à chaque n'eut pas le temps de s'en occuper; il mourut en 1823.
jour des péricopes scripturaires (épîtres et évangiles). Son successeur envoya le projet du rituel au Saint-
Il était réservé à Farhât, archevêque d'Alep (1725- Siège, en 1825, pour qu'il l'approuvât et le fît impri-
1732), d'accomplir ce travail. Debs, op. cit., t. vin, mer à Rome. Angelo -Mai, l'ayant examiné et comparé
p. 545-546. Les péricopes évangéliques furent impri- avec celui de Douaïhi, réd:gea un rapport défavo-
D.CT. DE THÉOI.. CA.TH, X. 5
131 MARONITE (ÉGLISE), INSTITUTS RELIGIEUX 132

rable; il fit surtout remarquer que le nouveau rituel Liban du P. Dandini. Voir ses Remarques, ibid.,p. 363.
n'était pas celui de l'Église maronite. La Propagande Cependant, avant cette date, la récitation privée de
le retourna alors au patriarche et y joignit les réserves l'office avait commencé à entrer dans la pratique. Il
que les cardinaux avaient formulées à la congrégation existait déjà en effet, une édition abrégée de l'office
du 21 janvier 1833. Sur de, nouvelles instances du férial, faite à Rome, le bréviaire, et, en 1633, le patriar-
patriarche et de l'épiscopat, le rituel d'Kstéphan fut che en demandait au pape 200 exemplaires. Anaïssi,
enfin imprimé à la typographie de la Propagande en Colleclio, p. 111 ;cf. Dandini. ibid. Quoi qu'il en soit,
1839-1810, divisé en deux volumes dont l'un a pour titre, le synode du Liban, de l'année 1736, en imposant aux
Rituale alimque pire preeation.es ad usum Ecclesiœ Maro- clercs majeurs l'obligation du bréviaire, leur laisse la
nitiav et l'autre, Ritus administrandi nonnulla sacra- liberté de choisir entre l'office choral et la récitation
menta ad usum Ecclesiie Antiochenx Maronitarum. privée. II, xiv, 34. Aujourd'hui, ils s'en acquittent
Voir les documents parmi les mss de la Vaticane, Vat. généralement, comme en Occident, chacun en son
M. 9552, fol. 39, 46, 175-177, 252-253, 259, 204, 266, particulier, mais ils peuvent toujours se servir du
268. C'est le rituel qui est actuellement en usage. Le bréviaire férial.
premier volume a été réédité en 1909 et le second Les syriens réglementent l'office de deux manières.
en 1897. Les syriens orientaux ont introduit une certaine
3. Le pontifical. —
Ce livre était compris dans la variété dans la disposition de ses parties; ils font
réforme de Douaïhi. A son tour, il fut ensuite retouché exécuter, outre les psaumes quotidiens, des psaumes
et modifié, mais sans trop subir l'influence latine. assignés à chaque jour. Les syriens occidentaux n'ont
Dans l'ensemble, il reste conforme au cadre tradi- que peu de psaumes; en revanche, ils multiplient les
tionnel des usages du patriarcat d'Antioche. Il existe homélies, les hymnes, les cantiques et les oraisons.
pourtant un rit d'importation romaine, qui figure Le plus célèbre hymnographe de l'antiquité, dont les
parmi les fonctions épiscopales, celui de la confir- écrits ont enrichi les offices, est saint Éphrem. Les
mation. A la suite des ordres réitérés de Rome, l'ad- maronites suivent ce dernier système.
ministration de ce sacrement a été réservée à l'évêque. Les prières canoniales sont au nombre de sept 1. la:

Elle avait jadis fait partie, comme c'est encore la prière du soir (vêpres); 2. l'apodypne (<xTi68snzv'sj
règle dans les autres églises orientales, de l'initiation = complies); 3. l'office de la nuit; 4. l'office de l'au-
chrétienne le prêtre confirmait lui-même le nouveau
: rore; 5. tierce; 6. sexte; 7. none. — Lorsque l'office
baptisé. L'attribution exclusive de ce pouvoir à est célébré à l'église, on le chante à deux chœurs et
l'évêque a effectivement établie au cours du
été on y ajoute la lecture du synaxaire et des leçons
xvm 6
siècle, notamment
après le synode du Liban, scripturaires tirées de l'Ancien et du Nouveau Testa-
tenu en 1736. Voir une lettre d'Abraham Ecchellensis ment.
de 1654, dans Antiquitates Ecclesiœ orientalis, Londres, La latinisation, on a pu le remarquer, affecte parti-
1682, p. 468; J.-A. Assémani, Codex liturg., t. il, culièrement le rituel. C'est incontestablement une
p. 350, n. 2 et t. m, p. 187-188. Ce changement de chose regrettable. Mais, pour en juger les auteurs,
discipline exigeait qu'un rit spécial fût assigné à la il convient de tenir compte du milieu dans lequel
confirmation et rattaché au pontifical. On adopta l'œuvre fut accomplie. Tous s'inspiraient d'une noble
celui de l'Église latine; mais il figure tantôt seul, tantôt préoccupation, que souvent les circonstances leur
encadré de prières et d'hymnes plus ou moins longues. imposaient : mettre hors de doute l'attachement des
Anciennement, saint chrême (miïroun
le =
u,ûpov) maronites au Saint-Siège. D'autre part, la mentalité
était, suivant la discipline de l'Orient, composé qui dominait en Occident attribuait au rit latin une
d'huile et de baume mélangés avec d'autres parfums. prééminence spéciale sur le rit oriental. Voir la constit.
Voir l'énumération de ces substances dans une lettre Etsi pastoralis de Renoît XIV, 26 mai 1752, §2, n. 13.
du patriarche à Léon X, Labbe, Conc.il., t. xiv, Une autre communauté catholique qui se fût trouvée
col. 348, 349. Pour se conformer aux ordres du Saint- à la place des maronites n'eût pas échappé à l'in-
Siège, les maronites étendirent encore à cette matière fluence occidentale. Au reste, malgré ces modifica-
la pratique romaine le chrême n'est plus qu'un
: tions, le rit maronite conserve encore dans son ensem-
mélange d'huile et de baume. Ils avaient déjà, depuis ble le cadre et les caractères essentiels de la liturgie
plusieurs années, adopté cet usage lorsque le synode d'Antioche.
du Liban fut réuni en 1736. Synode, II, m, 3. III. La vie religieuse. — 1° Instituts d'hommes. -
4. L'office divin. —
La récitation privée de l'office 1. Instituts à vœux solennels. —A la suite de la con-
n'est pas de règle traditionnelle dans la discipline de quête de la Syrie par les Arabes, les moines maro-
l'Orient; le principe est que l'office doit être célébré nites, en butte aux vexations des envahisseurs et de
au chœur. Cependant, l'obligation du bréviaire au leurs ennemis religieux, affluèrent au Liban pour y
sens occidental s'est peu à peu introduite dans les chercher refuge. Transplanté sur une terre particulière
églises catholiques. ment favorable au recueillement et à la méditation, le
Son application chez les maronites doit dater de monachisme se mit à refleurir avec une vigueur nou-
loin, car, dans les vieux pontificaux, l'exhortation velle. Il établit son centre au milieu des gorges aus-
de l'évêque rappelle au nouveau diacre le devoir tères de la Vallée-Sainte, la Qadîcha, qui s'ouvre au
d'être assidu à l'office le matin, le soir et à minuit, et pied des cèdres pour aller finir à Tripoli, dans la
de réciter en son particulier les autres prières. C'est Méditerranée. Rientôt, les couvents pullulèrent sur
qu'en effet, jadis, clercs et fidèles allaient chanter à les collines; les ermites peuplèrent les flancs des mon-
l'église l'office de l'aurore, des vêpres et de la nuit. tagnes, perchés sur les rocs surplombants ou blottis
Synode du Liban, II, xiv, 34. Au rapport de Dandini dans les cavernes. On ne visite pas, aujourd'hui, sans
qui était au Liban en 1596, les maronites avaient, à une émotion profonde, ces grottes silencieuses où
cette époque, l'habitude de chanter également les s'abritèrent tant de moines, d'évêques et de patriar-
autres parties de l'office. L'accomplissement de ce ches. Voir de la Roque, Voyage de Syrie et du Mont-
devoir s'était tellement ancré dansleurs mœurs, qu'ils Liban, t. i, Paris, 1722, p. 57-59. La réputation de
s'étonnaient grandement de ne pas voir le délégué ces moines dépassa les frontières de la Syrie et attira
apostolique les suivre à l'église à toutes les heures de auprès d'eux, même de la terre de France, des hommes
la prière. Dandini, op. cit., p. 82-83. C'était encore la remarquables, tel ce gentilhomme de Provence, Fran-
règle générale lorsque Richard Simon publiait, en çois de Chasteuil (t 1644), désireux de vivre de leur
1675, la traduction française du Voyage du Mont- régime et sous leur conduite. Vop- la vie de François
133 MARONITE (EGLISE), INSTITUTS RELIGIEUX 134

de Chasteuil dans de la Roque, op. cit., t. n, p. 153- p. 29-30; une relation en arabe de l'archevêque
262; Douaïhi, Annales, an. 1008, fol. 115 r°. 'Abdallah Qaraali, dans Chartoûnî, Chronologie des
Les moines se divisèrent en deux catégories :les patriarches maronites, p. 192-193; Hélyot, Diction-
solitaires et les cénobites. L'ascétisme était rude chez naire des ordres religieux, t. u, dans l'Encyclopédie
tous mais particulièrement impitoyable chez les théologique de Aligne, t. xxi, Paris, 1848, col. 894.
ermites. Ils se provoquaient, avec une sorte de sainte Le patriarche Douaïhi, on se le rappelle, avait à
émulation, à qui materait le mieux son corps. Esquis-
<> cœur d'introduire da'ns les couvents le système des
sons une de ces existences (d'après Douaïhi, Annal., ordres d'Occident. Il en avait vu les avantages quand
an. 15-12, 154-1, et des manuscrits de Qozhaïya). En il était à Rome, et la puissance qui résultait de l'union

l'année 15-12, mourut saintement, muni de la bénédic- des monastères sous le gouvernement d'un chef
tion du patriarche Moussa et de Koriakos, évèque unique l'avait frappé. La Providence lui envoya, pour
d'Ehden, le pieux ermite Younan-el-Matriti. Pen- réaliser son désir, trois maronites d'Alep : Gabriel
dant cinquante ans, il avait vécu dans l'ermitage de Hawa (plus tard archevêque de Chypre); 'Abdallah
Saint-Michel. D'une pureté de cœur parfaite, il célé- Qaraali (depuis archevêque de Beyrouth); et Joseph
brait la messe chaque matin; quatre ans avant sa El-Batn. Ils entreprirent, sous son patronage, l'œuvre
mort, il ne mangeait qu'une fois tous les deux jours, de la réforme. Ils lui soumirent d'abord leur projet,
et, pendant le carême, le samedi et le dimanche seu- puis reçurent de ses mains l'habit monastique, le
lement. Ses jeûnes se prolongeaient encore de la 10 novembre 1695, mais seulement ad experimentum,
Pentecôte à Noël, de l'Epiphanie à Pâques. Il ne sans se lier encore par les vœux de religion. Cepen-
buvait que le samedi et faisait des prostrations jus- dant, quelque temps après, ils émirent, la même
qu'à se mettre tout en sueur; pendant la semaine année, le vœu de pauvreté. Tout en élaborant les
sainte, il en faisait 24 000, et n'était surpassé en cela constitutions, ils ne manquèrent pas d'en faire eux-
que par son disciple Hanna-el-Lahfedî qui, plus vi- mêmes l'expérience immédiate. En 1698, quand ils
goureux, allait jusqu'à 26 000... ». J. Goudard, S. J., eurent achevé la rédaction des statuts, leur institu-
op. cit., p. 297. tion comptait déjà plusieurs recrues nouvelles. Ils
Jusqu'au début du xvn e siècle, le monachisme s'appelèrent d'abord moines alépins, du nom de la
garda la préférence à la région de la Vallée-Sainte. ville des fondateurs, puis, en 1706, moines libanais de
A partir de cette époque, grâce au prestige de la Saint-Antoine, en souvenir du pays où l'ordre se
noblesse maronite, notamment de la famille El- fonda. Avant d'être définitivement érigée, cette
Khazen.il commença à élargir son territoire, surtout famille monastique eut à subir l'épreuve d'une grave
du côté du district de Kasrawân, qui devenait de plus dissension entre ses fondateurs eux-mêmes. Ga-
en plus le centre chrétien de la Montagne. (Sous la briel Hawa se sépara de ses frères pour établir une
dénomination de Kasrawân, on comprenait alors un autre communauté; il échoua dans sa tentative et
espace plus étendu que celui d'aujourd'hui.) « Une alla se fixer à Rome. Son départ rétablit la paix.
nuit, en 1654, trois jésuites, jetés à la côte par un Qaraali élu au poste de supérieur général, se donna
naufrage et pris pour des corsaires, sont menés au la tâche de faire approuver les constitutions. Il les
célèbre Abou-Naufel (El-Khazen), qui aussitôt les soumit .au patriarche Douaïhi. Après un mûr examen,
établit dans ses domaines d'Antoura (du Kasrawân.) celui-ci leur conféra la reconnaissance canonique, le
Les Pères sont ravis d'y trouver comme une oasis 18 juin 1700. On peut voir l'original du document
du catholicisme Dans cette région, écrit l'un d'eux
: d'approbation au couvent de N.-D. de Loaïsah. Alors
(le P. Besson, Syrie et Terre sainte, p. 101, etc.)... la seulement les moines de la nouvelle réforme pronon-
simplicité des premiers siècles y fleurit... Le naturel cèrent simultanément les trois vœux de pauvreté,
des habitants est bon, d'humeur fort douce. Ils ne de chasteté et d'obéissance. P. Chebli, Biographie du
rebutent personne, et, ne pouvant donner ce qu'on patriarche Douaïhi, p. 176-194; Rachid Chartoûnî,
désire, du moins ils donnent de bonnes paroles. Le Histoire de la nation maronite, p. 266-268.
blasphème est un monstre rare; on n'y parle point de Plus tard, on ajouta aux constitutions trois nou-
vol; s'ils sont malades ou éprouvés, ils disent que cela veaux chapitres, et les moines s'astreignirent à un
vient de Dieu. Ils sont forts en jeûnes et abstinences; quatrième vœu, celui d'humilité. Le patriarche Jac-
les femmes y sont bien retirées... Un sermon peut ques 'Aouad approuva de nouveau les statuts avec
durer dix heures, et plus l'entretien est long, plus ces additions, le 23 novembre 1725. Nous avons vu
l'attention redouble. Les vieillards se font un bonheur l'original de son décret aux archives de l'hospice
de réciter le catéchisme en public; ils se montrent maronite de Rome. Cf. Chartoûnî, op. cit., p. 208.
friands de chapelets, médailles ou images et sem- Entre temps, l'institut traversa de pénibles vicis-
blables petits présents. » Joseph Goudard, S. J., op. situdes; ses ennemis le dénoncèrent même à Rome
cit., p. 174. Un autre témoin qualifie le Kasrawân de comme illégal, et la Congrégation de la Propagande
terre d'asile pour les catholiques «
: Aussi, dit-il, y le condamna. Voir la relation de Qaraali, lue. cil.,
voit-on beaucoup de couvents de religieux et reli- p. 182-195. Aussi, pour lui donner plus de garantie, le
gieuses. » Granger (1735), Arch. du ministère des chapitre général crut-il nécessaire de le faire ériger
A/Taires étrang., 322, n. 27, cité par le P. Goudard, en institut de droit pontifical. Le constitutions, revues
op. cit., p. 173; Debs, op. cit., t. vu, p. 350-354 et et considérablement augmentées, furent donc sou-
t. vin, p. 591-599 et 780-787; Chebli, Biographie du mises au pape qui les approuva par le bref Aposto-
patriarche Douaïhi, p. 177-181. latus of/icium du 31 mars 1732. Texte du bref dans
Les monastères avaient formé chacun, jusqu'à Régula; et consliluliones monachorum syrorum maroni-
la fin du xvn« siècle,un tout complet et autonome. tarum ordinis S. Anlonii Abbatis congregationis Montis
Point de constitutions écrites, mais une discipline Libani, Rome, 1735, p. xi, 137. Voir aussi Jus ponti-
fondée sur une sorte de droit coutumier. Les moines ftcium, t. n, p. 428-431; les constitutions sont repro-
ne prononçaient pas de vœux explicites, comme ils le duites, ibid., t. v, p. 381-436. Le synode du Liban
font actuellement; ils observaient la vieille règle de la imposa de nouveau aux communautés religieuses
profession tacite qui consistait dans le port de l'habit, l'observance de cette règle, IV, h, 21. lin 1737 et 1740,
ou l'entrée en religion selon un rit déterminé ou l'usage l'abbé général et ses quatre assistants, réunis en
en vigueur. Cf. Dandjni (qui visita les maronites au conseil, expliquèrent officiellement certains articles
nom du Saint-Siège, en 1590) op. cit., p. 75-76; des constitutions el soumirent leurs délibérations au
Relazione dell'ablegazione (en 1730) de ./.-.S. Assémani, souverain pontife. Benoît XIV les ratifia par les
1
.(.-
MARONITE (ÉGLISE). INSTITUTS RELIGIEUX 136

lettres Semper probavimus du 5 octobre 1712. Jus iis, quœ parochorum, aut episcoporum juris sunt, se

pontifie, vu, p. 153-157.


t. immisceat. Si quando autem ab episcopo, aut Iiemo
Sur le modèle de la congrégation du Mont-Liban, Domino Palriarca jussus juerit Abbas monasterii, ut
l'archevêque Gabriel de Blauza (plus tard patriarche), ipse, vel aliquis monachorum in monasterio, aut in
fonda une autre communauté, celle de Saint-Isaïe. Les vicinis sive remotis locis populum doceat, vel confes-
moines de ce nouvel Institut rivalisèrent de piété et siones audiat, aut alia quœcunque sacramenta adminis-
d'abnégation avec leurs frères aînés. Aussi virent-il, tret, ab eo jacullatem in scriplis habere curel. Part. II,

leur règle approuvée, en 1703, par Douaïhi, puis c. v, n. 3. De son côté, le Synode du Liban règle les

par ses successeurs Gabriel de Blauza, Jacques 'Aouad formes de la participation des moines aux fonctions
et Joseph Dergham El-Khazen. Chebli, Biographie pastorales de la façon suivante :Nul monastère
du patriarche Douaïhi, p. 195-196; Debs, op. cit., t.vm, n'aura charge d'âmes, mais l'évêque, en cas de besoin,
p. 593-594. Le 17 janvier 1740, elle reçut la confir- pourra confier, à défaut de prêtres séculiers, une
mation du Saint-Siège. Bref Misericordiarum, 17 jan- paroisse à un moine prêtre, soit temporairement soit
vier 1740. Jus pontifie, t. n, p. 516, 517. Cependant, même à vie, utiliser les moines pour les missions
celle règle ne diffère presque pas de celle de la congré- diocésaines, leur confier les écoles, dans les villages
gation du Mont-Liban. de façon perpétuelle, dans les villes de façon tem-
Ainsi, à côté des monastères autonomes, l'Église poraire... Mais les moines continueront à tenir école
maronite comptait dès lors deux ordres à maisons mul- ouverte dans leurs couvents pour y instruire la jeu-
tiples, unies sous la crosse de deux supérieurs géné- nesse. IV, n, 7 et vi, 5.
raux. Cf. le bref Apostolatus officium du 31 mars 1732. Conformément à ces prescriptions et à ces conseils,
La Congrégation du Mont-Liban trouva dans sa les moines, sans perdre de vue la sanctification per-
diffusion rapide et la prospérité trop hâtive de ses sonnelle, qui demeure leur principale raison d'être,
couvents un principe de désagrégation. Devenus très prêtent leurs concours aux œuvres d'apostolat : ils
nombreux avant de posséder une tradition suffisam- confessent, prêchent, à l'occasion dirigent une paroisse,
ment longue, les moines se partagèrent en deux et s'adonnent à l'enseignement, tant primaire que
camps d'un côté ceux d'Alep, de l'autre ceux du
: secondaire. Aussi, dans les monastères, cherche-t-on
Liban. Le conflit s'envenima tellement qu'une divi- de plus en plus à promouvoir, avec l'éducation reli-
sion complète s'opéra entre Alépins et Montagnards gieuse, la culture intellectuelle.
(Libanais), suivie de l'élection de nouveaux supé- Sans parler des novices, les moines se partagent
rieurs pour chacune des deux branches. Benoît XIV actuellement en trois catégories : les frères lais, les
d'abord, puis Clément XIII, réprouvèrent cette divi- prêtres et les solitaires. Ces derniers deviennent rares.
sion. Mais ni les instances pontificales, ni les efforts On en rencontre encore quelques-uns, qui continuent
du patriarche ne purent mettre un terme à ces agita les traditions érémitiques. D'après les constitutions, il
tions. Voir les lettres Suprcmum du 17 mai 1757; est permis aux profès, après cinq ans de profession et
Quanta quidem, même date; Quœcumque a te, 11 avril avec la permission de l'abbé, de se retirer soit tempo-
1759; Laudamus, 15 novembre 1760, dans Jus ponti- rairement, soit perpétuellement dans une cellule
fie, t. m, p. 686-689; t. iv, p. 27-28; Anaïssi, Bull., séparée de la communauté pour s'y livrer à la prière
p. 375-383. Les tristes événements qui troublaient et aux exercices spirituels. Cette cellule aura sa clô-
l'Église maronite à cette époque contribuèrent, sans ture propre. Le solitaire, s'il est valide, doit aussi
aucun doute, à l'entretien de cette animosité fami- cultiver le champ qui serait adjoint à l'ermitage ou
liale. Bref, le rétablissement de l'état primitif s'avé- faire d'autres travaux manuels utiles. Conslitut.,
rait impossible; il fallut bien, pro bono pacis, que l'au- II, xiii, 1. Cf. le synode du Liban, IV, n, 21, § 20. On
torité sanctionnât le fait acquis. Le bref Ex injuncto trouvera dans le P. Goudard, op. cit., p. 263-264, la
nobis du 19 juillet 1770 approuva la division faite description édifiante et très pittoresque de la vie de
entre Alépins et Montagnards des biens et des monas- deux ermites contemporains que nous avons visités
tères de la congrégation. Jus pontifie., t. iv, p. 164- nous-même à Maïphouq (Meïfouk).
167. Le bien qui résulta de la réforme monastique chez
Désormais, ce n'était donc plus deux ordres reli- les maronites ne resta pas confiné dans leurs monas-
gieux que les maronites possédaient, mais bien trois, tères ni dans les éparchies du patriarcat. Il se répandit
parfaitement distincts entre eux et légitimement dans d'autres églises de rit oriental. La congrégation
établis l'ordre des moines Libanais ou Baladites
: religieuse arménienne érigée à Koraïm (Liban) en
( = indigènes), l'ordre des Alépins et celui de Saint- 1718, adopta les constitutions des moines maronites,
Isaïe, dit Antonin. Ces trois congrégations se répan- deux de ses fondateurs ayant étudié et pratiqué sous
dirent assez vite, soit par la fondation de nouvelles la conduite de ces derniers la vie religieuse. Cf. le
maisons, soit en s'agrégeant des couvents de l'an- patriarche Mas'ad, op. cit., p. 189; Debs, op. cit.,
cienne observance. Les monastères autonomes se t. vin, p. 599; Ghabriel, ibid., t. n a, p. 713-714. Il en

vidèrent peu à peu. Et, avec le temps, ils finirent par est de même des basiliens melkites. Voir le P. Gabriel
s'éteindre. En tout, ils ne possèdent plus, aujourd'hui, Naba', La juridiction sur les congrégations basiliennes
que deux ou trois moines, melkites, dans la revue Stoudion, 1925, t. n, p. 16. A
A la différence du monachisme antique, les trois leur tour, les moines chaldéens de Saint-Hormisdas
ordres Baladite, Alépin et Antonin forment chacun
: empruntèrent leur règle aux ordres maronites. Leur
une société hiérarchisée avec provinces et maisons fondateur, Gabriel Derhbou, vint au Liban, dans les
multiples, sous la direction d'un chef unique. Le cha- premières années du xix c siècle, s'initier à la vie mo-
pitre doit se réunir tous les trois ans pour l'élection nastique sous la direction des moines du pays. Voir
de l'abbé général et de ses quatre assistants. Puis, ces Clément Joseph David, archevêque Syrien de Damas,
derniers s'assemblent à leur tour, pour désigner les op. cit., p. 330, n. 1; et, lorsque le Saint-Siège, en
supérieurs provinciaux et locaux. Le but de cette 1845, approuva l'ordre chaldéen, ce sont les consti-
nouvelle forme de monachisme est plutôt l'ascèse tutions des maronites qu'il leur donna, en les adap-
personnelle, et les monastères sont organisés surtout tant à leurs besoins. Le bref Monachorum institula de
en vue de la contemplation. Cependant,- les constitu- Grégoire XVI, 26 sept. 1845, et l'instruction de la
tions n'excluent pas absolument la vie active; elles Propagande du 8 décembre de la même année, dans
la prescrivent même dans certaines circonstances : Jus pontifie, t. v, p. 356, 357 et 381-383 en note.
Curam animarum nemo ex noslris suscipiat, neque in 2. Instituts à vœux simples. — Le patriarche Ho-
I MARONITE ÉGLISE), INSTITUTS RELIGIEUX L38

balch, nous l'avons dit plus haut, avait fondé une religieuses de Saint-Jean-Baptiste de Harache. Rela-
société de missionnaires. Elle ne vécut pas longtemps, zione dell'ablegazione, p. 29. Le concile de Loaïsah,
mais le souvenir en resta, et le sentiment de son en 1818, se rangea à cet avis et Borne approuva sa
utilité. décision Servetur a monialibus régula iam iradita
:

En 1865, Jean Habib (plus tard archevêque


le P. ab episcopo Abdalla Caralli ('Abdallah Qaraali) Hirru-
de Nazareth) reprit l'œuvre de Hobaich et créa, au politano. excepta obligalione surgendi média nocte ad
coin eut de Koraïm, acheté aux arméniens, la Congré- orandum, a qua moniales dispensantur. Décret de la
gation de la mission libanaise maronite. Les statuts Propagande, 15 mars 1819, dans Jus pontifie, t. iv,
de cette congrégation, analogues, sur bien des points, p. 579!
à ceux des pères rédemptoristes, furent continués par Les moniales de l'ancienne observance sont cloî-
te patriarche Mas'ad. La jeune mission progressa rapi- trées; tous les jours elles chantent le grand office et
dement; et lorsque son fondateur mourut, en 1894, elle mènent une vie fort austère. Elles occupent douze
était déjà florissante. Elle a pour but principal la monastères, dont cinq affiliés à la congrégation des
prédication, notamment sous forme de retraites. Tou- moines baladites ou libanais et deux à la congréga-
tefois, les Pères de Koraïm ne négligent pas les autres tion de Saint- Isaïe; les autres dépendent de l'évêque
aspects du ministère des âmes. A Djounieh, centre diocésain. Tous ces monastères demeurent cependant
important du Kasrawàn, leur résidence possède une autonomes, sans qu'aucun lien canonique les rattache
chapelle ouverte au public, et ils y exercent très uti- l'un à l'autre. D'après les constitutions des moines,
lement les fonctions sacerdotales. A Beyrouth, ils un ordre ne doit prendre la direction de moniales que
dirigent le grand établissement scolaire maronite, le du consentement écrit du patriarche et de l'évêque
collège de la Sagesse. L'archevêque actuel de cette diocésain. Dès lors, la direction appartiendra à l'abbé
ville, Mgr Mobarak, leur a confié, en outre, les sémi- général qui en deviendra, après le patriarche et l'évê-
naristes du diocèse. A Buenos-Ayres (Argentine) où que, le visiteur ordinaire, le supérieur et le directeur.
se trouve une colonie maronite assez considérable, Par conséquent, appartiendra de pourvoir les
il lui
ils s'occupent du ministère pastoral, tiennent un col- moniales de confesseurs tant ordinaires qu'extraor-
lège, dirigent une imprimerie et publient un journal dinaires, et il pourra lui-même recevoir, s'il le veut,
en langue arabe, le Missionnaire. Partout, la confiante les confessions, et, en cas d'empêchement, désigner,
estime de leurs compatriotes les entoure. La réputa- parmi ses moines, un visiteur. Les divers couvents
tion de leurs oeuvres a suggéré à Mgr Germanos de moniales seront autonomes, et nulle abbesse n'aura
Mo'aqqad, métropolite titulaire melkite de Laodicée, prééminence sur les autres chaque couvent sera
; •

l'idée de fonder, sur leur modèle, la Société des mis- administré par son abbesse, et c'est l'abbé général qui
sionnaires de Saint-Paul. Avant de mettre son projet sera le chef de toutes les abbesses. II, xiv, 1-2.
à exécution, en 1903, il vint étudier de près l'orga- 2. Les visitandines maronites. —
Il en existe deux

nisation de Koraïm. Les deux Instituts rivalisent couvents au Liban. L'un d'eux fut fondé à 'Antoura
d'ardeur pour le service de la cause catholique. (Kasrawàn), en 1744-1746, sous l'inspiration et la
2° Instituts de femmes. —
A l'imitation des moines, conduite des jésuites, et avec l'approbation du
les moniales avaient pratiqué à la fois les deux patriarche Simon 'Aouad, par les principaux de la
régimes solitaire et cénobitique c'est-à-dire, comme
: famille El-Khazen. Edifiés par la piété de ces reli-
l'explique Ét.-Év. Assémani, qu'après un certain gieuses, d'autres membres de la même famille vou-
temps de vie religieuse, on donnait aux professes q : lurent constituer, à leur tour, un couvent analogue.
le demandaient une cellule située près du monastère où Ils l'installèrent dans leur maison de Zouq-Mikaïl, non
elles restaient recluses jusqu'à la mort. Ét.-Év. Assé- loin de 'Antoura, et le dotèrent de leurs biens. La
mani, Bibl. medicese catal., p. 26. Et cet auteur ren- nouvelle communauté naquit en 1836, sous l'égide
voie à une note écrite par le patriarche Jérémie, des jésuites et la direction de deux moniales venues
enregistrant la mort d'une moniale recluse, arrivée le de 'Antoura. Bien qu'elles suivent exactement la
fi novembre 1511 des Grecs = 1199 de J.-C. (Cette règle de la Visitation, les religieuses de ces deux
note est sur un évangéliaire conservé à la Laurentienne couvents appartiennent à l'Église maronite et relèvent
de Florence; elle est reproduite par Ét.-Év. Assé- de la juridiction de son patriarche.
mani, ibid., p. xxxiii, texte syriaque, et p. 26, trad. La maison de 'Antoura a affecté une partie de ses
lat.) Le P. Eugène Boger, récollet, qui visita le Liban bâtiments à une institution de jeunes filles. Il en sera
dans la première moitié du xvii e siècle, rencontra, bientôt de même pour celle de Zouq. Sur ces deux
auprès d'un vieux religieux, une moniale qui avait monastères, voir une notice écrite par un lazariste,
mené auparavant la vie solitaire. Op. cit., édit. de 1646, dans Al-Machriq, 1901, t. iv, p. 704-710; J. Debs,
p. 429. Cf. aussi Hélyot, ibid., col. 893. On en trouvait op. cit., t. vm, p. 596-597 et 786-787.
encore quelques-unes au début du xvm e siècle. Hélyot, 3. La congrégation maronite de la Sainte-Famille.

loi: cit., col. 894. Mais bientôt, ce régime disparut; et C'est la première congrégation féminine, proprement
lorsque Ét.-Év. Assémani rédigeait le catalogue de la active, de rit oriental, en Syrie. L'honneur de cette
Laurentienne, publié en 1742, les religieuses prati- initiative revient à Mgr Élie Hoyek, patriarche d'An-
quant la vie solitaire n'existaient plus. Ibid., p. 26. tioche et de tout l'Orient. « La fin de cette congré-
Actuellement, toutes les religieuses mènent l'exis- gation consiste 1° à procurer à ses membres la
:

tence de la vie de communauté. Elles se répartissent perfection personnelle; 2° à donner aux jeunes filles,
en trois groupes en particulier à celles de la classe pauvre, une édu-

:

1. Les moniales de l'ancienne observance. Quelques- cation conforme aux mœurs et aux principes de la
unes se rattachent à un ordre de moines, les autres religion chrétienne. En conséquence, les sœurs ouvri-
dépendent uniquement de l'Ordinaire du lieu. Jadis ront, surtout dans les villages, des pensionnats
aucun couvent ne possédait de constitutions écrites; et des externats, où, avec l'éducation chrétienne,
les religieuses vivaient suivant un ensemble de tra- elles donneront aux jeunes filles une instruction
ditions et de coutumes plusieurs fois séculaires. Quand en rapport avec leurs besoins et les exigences
furent approuvées les constitutions pour les moines, de leur pays. Elles auront, en outre, à diriger
on les adapta à quelques monastères féminins. Synode des ouvroirs, des asiles et des orphelinats. Elles
du Liban, IV, m, 3. Aux autres, J.-S. Assémani, à la pourront ajouter, le dimanche, l'explication du caté-
suite du synode du Mont-Liban, proposa d'imposer chisme aux pauvres de la localité et des villages envi-
la règle écrite par 'Abdallah Qaraali
(f 1742; pour les ronnants, la direction des congrégations de jeunes
139 MARONITE (ÉGLISE), STATISTIQUE 140
lillcs ou fie femmes sous la dépendance du Père Direc- Annales ont deux rédactions différentes. L'une, plus géné-
teur ou des curés de paroisses. Puis, pour répondre à rale, commence à l'hégire (622) et s'arrête à l'année 1703
l'appel de la charité chrétienne, les sœurs de la Sainte- de notre ère. L'autre, plus particulière, embrasse la période
qui va de 1095 à 1699. Les mss. 395 et 396 renferment
Famille devront, quand les moyens le leur permettent,
la Défense de la nation maronite également de Douaïhi.
diriger des hôpitaux et établir, dans les centres les
Cet ouvrage est divisé en trois livres. Rachid Chartoûnl
plus importants, des dispensaires, où les remèdes en a publié les deux premiers avec de nombreux extraits
seront distribués gratuitement aux pauvres sans dis- des Annales dans son Histoire de la nation maronite, Bey-
tinction de rites ni de nationalités. » Constitutions et routh, 1890. Mais cette publication n'offre pas de garanties
règles de la congrégation maronite de la Sainte-Famille, scientifiques. Aussi avons-nous préféré nous servir des mss.
Beyrouth, 1924, p. 6-7. conservés à la Vaticane. Nous les avons cités de cette
manière Annales= ms. 683; Défense de la nation maronite

:
Cette congrégation a donc pour objet principal de
= ms. 395 ou 396. 2. Vat. syr. 29, 31, 48, 133, 300, 310,
donner à la jeune fille une formation religieuse, morale 312, 313, 399. — 3. Val. arab. 640. — 4. Fonds syr.
et intellectuelle en rapport avec les mœurs de son Borgia 56. —
5. Val. ta/., 7258, 7261, 7262, 7401, 9552.
pays et le rang social de sa famille. Elle répondait à 2° Archives Vatieanes, AA. arm. i-xvm, 1755.
un des besoins les plus urgents de l'heure présente. 3° Bibliothèque nationale de Paris. 1. Ms. syr., 71, —
Aussi s'accrut-elle rapidement et ne cesse-t-elle de 116, 117, 118, 119, 203. Le 203 contient les Dix chapitres
prospérer. Fondée, en 1895, à 'Ebrîn, près de Batroûn de l'évêque Thomas de Kaphartâb qui vivait au n« siècle.
(Liban), elle comptait, en 1904, une vingtaine de reli- Citation Les dix chapitres.
: —
2. Ms. arabe 169 et 1704.

gieuses et dirigeait six écoles fréquentées par environ


Le 169 renferme les opuscules théologiques de Habib
Abou-Raïla, métropolite de Tagrit, qui vivait au IX e siècle;
400 élèves. Lettre du patriarche, Mgr Hoyek, au Bulle- le 1704 (fin du xm« siècle), l'Histoire du sultan et du roi
tin de l'œuvre des écoles d'Orient, 1903-1904, t. xxn, Victorieux (Qalâoûn).
p. 246-249. En 1924, elle possédait 70 sœurs professes, IL Imprimés. —
1. 'Abboud(Le P. Paul), Relazioni délia
9 novices et une postulante, et réunissait dans ses nazione maronita colla Santa Sede nel secolo XVIII ossia
15 écoles, et son orphelinat plus de 1 300 enfants. Document! inedili risguardanti la storia di Mons. Giuseppe
Ses constitutions, dressées sur le modèle de celles des de Stefanis, patriarca antiocheno dei Maroniti..., 2 vol.,
instituts d'Occident, furent imprimées à Beyrouth, Beyrouth, 1909, cité Relazioni; Biographie du patriarche
Joseph Estéphan (De Stefanis), Beyrouth, 1911, cité
d'abord en arabe en 1910, puis en français, avec quel-
Biographie du patriarche; Biographie de la célèbre religieuse
ques modifications, en 1924. En vertu de l'approba- Hendiyé, Beyrouth, 1910, cité Biographie de Hendiyé.
tion patriarcale, en date du 18 mars 1924, cette der- Ces ouvrages sont en arabe, sauf, dans les Documenti
nière édition remplace la première et fait loi pour inediti, une partie en latin et en italien. 2. Anaïssi (le —
toute la congrégation. P. Abbé Tobie), Bullarium Maronitarum, Rome, 1911, cité
Les religieuses maronites de la Sainte-Famille s'ap- Bullarium; Collectio documentorum Maronitarum, Livourne,
pliquent, avec un dévouement admirable, à procurer 1921, cité Collectio. —
3. Andrieu (M.), Immixtio et conse-

à leurs élèves une éducation solide et pratique, en


cralio, Paris, 1924. —
4. Annales de Denys de Tell-Mahré,
patriarche jacobite d'Antioche (818-845), conservées, en
conformité avec les exigences des programmes officiels.
grande partie, dans la Chronique de son successeur, Michel
IV. Statistique. —
Il n'existe pas de statistique
le Syrien ou le Grand (1166-1199), traduite du syriaque en
officiellepour l'Église maronite. Les chiffres que nous français et éditée par J.-B. Chabot, Paris, 1899-1910.
allons donner sont le résultat d'une enquête person- Les t. i-in donnent la traduction, le t. iv, le texte original.
nelle, faite sur place en 1924. Plusieurs n'ont, sans I "s Annales de Denys, t. n, p. 357-529, t. m, p. 1-111. —
doute, qu'une valeur approximative. l Assémani (Ét.-Év.), Bibliotheeœ mediceœ laurentianœ
et palatinœ codicum mss. orientalium calalogus, Florence,
Le patriarcat maronite d'Antioche compte, à
l'heure actuelle, neuf éparchies : Gebaïl (Byblos) et
1742, cité Bibl. med. calai. —
6. Assémani (J.-A.), Codex
liturgicus Ecelesiœ universœ, 13 vol., Rome, 1749-1766, cité
Batroûn (Botrys), Alep, Ba'albek (Héliopolis), Bey-
routh, Chypre, Damas, Sidon, Tripoli, Tyr. L'ensem-
Coderc liturg. — 7. Assémani (J.-S.), Bibliotheca orientalis
Clementino-Vaticana, 4 vol., Rome, 1719-1728,
cité Bibl.,
ble de ces éparchies comprend 850 paroisses, 1 200 prê- orienf.; Bibliotheca juris orienlalis canonici et civilis, 5 vol.
tres séculiers, en grande majorité célibataires, et le Rome, 1762-1766, cité Bibl. juris. —
8. Barhebrseus (Gré-
nombre total des maronites est de 400 000. goire Abou'l-Faradj dit), Chronicon ecclesiasticum, t. i,
Sept séminaires patriarcaux et diocésains fonc- édit. Abbeloos-Lamy, Louvain, 1872; Chronicon syriacum,
tionnent au Liban. Le collège de Borne reçoit des
édit. N (= Bedjan), Paris, 1890, texte syriaque sans
traduction; Histoire des Dynasties, édit. Salhani, Beyrouth,
jeunes gens de tous les diocèses du patriarcat. Le 1S90, en arabe. —
9. Bergère (H.), Étude historique sur
séminaire oriental de l'Université Saint- Joseph de les chorêvéques, Paris, 1905. —
10. Boucher (Le P.), Le
Beyrouth a toujours des étudiants maronites. En bouquet sacré, Paris, 1620. —
11. Brooks et Chabot, Chro-

France, huit élèves boursiers sont répartis entre nica minora, Pars II», dans Corpus scriptorum chrisliano-
Saint-Sulpice et les petits séminaires. rum orientalium, scriplores syri, sér. III, t. IV, Paris, 1903.
Les moines possèdent 70 monastères ou demeures — 12. Combefis (F.), Hisloria heeresis monothelitarum,

(demeure, en arabe vulgaire amtouch ou antouche, Paris, 1648. —


13. Chartoûnî (R.), Les synodes maronites,
Beyrouth, 1904, en arabe; Chronologie des patriarches
déformation du mot grec (xstô/iov). Les trois ordres maronites de Douaïhi, 2 e édition revue et considérablement
réunis comptent 900 religieux, prêtres ou frères. A la augmentée, Beyrouth, 1902, en arabe, cité Chronologie. —
mission libanaise, composée de 40 membres, appar- 14. Chebli (P.), archevêque maronite de Beyrouth, Bio-
tiennent, outre le couvent de Koraïm, deux mai- graphie du patriarche Etienne Douaïhi, Beyrouth, 1913, en
sons dont l'une à Djounieh (Liban) et la seconde à arabe, cité Biographie de Douaïhi. —
15. Cheikho (Le P. L.),
Buenos-Ayres (Argentine). La nation maronite et la Compagnie de Jésus aux XVI' et
Dans les douze monastères de femmes de l'an- XVII' siècles, Beyrouth, 1923, en arabe. 16. Collectio—
cienne observance, vivent 160 moniales. Les visi-
Lacensis, t. n, Fribourg-en-B., 1876. —
17. Dandini (Le
P. G.), Missione apostolica al patriarca, e Maroniti del Monte
tandines sont une cinquantaine. Quant à la Congré- Libano, Cesena, 1656, cité Miss. Apost. 18. Darian —
gation de la Sainte-Famille, elle compte, nous venons (Joseph), archevêque maronite de Tarse, La substance des
de le voir, 70 religieuses professes distribuées en preuves évidentes concernant la situation du peuple maronite,
16 maisons (maison mère, plusieurs écoles et un orphe- du commencement du V e jusqu'au début du XIII e siècle,
linat). — Cette statistique, nous le répétons, n'a rien Le Caire, 1912, en arabe, cité Substance des preuves;
Précis historique des origines de la nation maronite et
d'officiel; elle est approximative et remonte à 1924.
de son indépendance au Mont-Liban, Le Caire, 1916,
I. Manuscrits. — 1° Bibliothèque Vaticane. — 1. Val. en arabe, cité Les Maronites au Liban. 19. David —
syr. 215, 395, 396, 683. Les mss. 215 et 683 contiennent (C.-J.), archevêque syrien de Damas, Recueil de docu-
les Annales du patriarche Etienne Douaïhi (t 1704). Ces ments et de preuves contre la prétendue orthodoxie
l'.l MARONITE (ÉGLISK)- MAROUTA DK MAYPHERQAT 112

perpétuelle des Maronites, Le Caire, 190S, en arabe, bovich, Milan, 1900, cité Traita di Terra santa. —
cité Recueil, —
20. Debs (Josepb), archevêque maronite 60, Synodus proptneialis a
<>

Remo Domino Patriarcha


de Beyrouth, Histoire de la Syrie, t. iv-vni, Beyrouth, Antiochcno, arehiepiscopis et episcopis nec non clero s;veu-
1899-1905, en arabe. —
21. Dib (P.), Étude sur la liturgie lari et reijahiri nationis syrorum maronilarum una cum
maronite, Paris, 1919, cité Liturgie maronite. 22. Douaïhi — Remo I). Jos. Sun. Assemano, Scdis aposlolicœ Ablegato, in
iEtienne), patriarche maronite d'Antioche, Mutulrat El- Monte Libano eclebrata, .1mm 1736.., Rome, 1820, cité,
a.dàs (lampe du sanctuaire). 2 vol. Beyrouth, 1895-1896, Synode du Liban. 61. Testa, Recueil des traités de la
edit. Chartoûnî, en arabe, — 23. Eutychès d'Alexandrie Porte ottomane avec tes l'uissances étrangères, t. ni et vi,
(Sa'id ibn Batriq), Annales, Beyrouth, 1905, édit. Cheikho, l'aris, 1866 et 1881. —
62. W'illamont (Les voyages du
dans Corpus script, christ, orient., scrif t. arabiei. Textus. Seigneur de), Lyon, 1609. —
63. Volney (C.-F.), Voyage
Sér. III. t. vi. —
24. Gaudefroy-Dcmombynes, La Syrie en Egypte et enSyrie pendant les années 17S3, 1784 et 17s,~>,
a l'époque des mamelouks d'après les uuleurs arabes, Paris, t. i, Paris, 1822. —
64. Wright (YV), Catalogue qf syriac.
1923. —
2."). Ghabriel (Le P. M.), Histoire de l'Église Munuscripts in the British Muséum, Londres, 1870-1872.
syriaque maronite d'Antioche, 3 vol. Ba'abda (Liban),
1900-1906, en arabe, cité Histoire. - 26. Golubovitch P. DlB.
île P. ('.), Biblioteea bio-bibliografiea délia Terra Santa MAROUTA DE MAYPHERQAT (SAINT).
et dell'oriente irancescano, Quaracchi, t. i-n, 1906, cité mort évêque de cette ville (appelée aussi Mayyafari-
Biblioteea. —
27 Goudard (Le P. J.), La Sainte Vierge au quin ou Martyropolis) probablement entre 418 et 420.
Liban, Paris, (1908). —
2?. Guillaume de Tyr, Historia I. Vie. II. Œuvres.
rerum in partibus Iransmarinis gestarum, dans P. L.,
— I. Vie. —
Les sources habituelles de l'histoire litté-
t. CCI, cité Historia.
: 29. Hattoûny (Le P. Mansour El), raire syriaque n'ont fourni jusqu'ici aucun renseigne-
Précis historique de la province du Kasrawàn, 1884, en arabe.
— 30. Jacques de Vitry, Historia Hierosolimitana, dans ment sur la naissance et la jeunesse de Maroula; mais
Bongars, Gesta Uei per Francos. Orientalis historia', t. I, un auteur musulman, le célèbre géographe Yâqout
Hanovre, 1011. —
31. Jouplain, La question du Liban, (t 1229), dans son Kitâb mu'djam al-bouldân, édit.
Paris, 1908. —
32. Labat (Le P. J.-B.), Mémoires du che- Wustenfeld, Leipzig, 18G9, t. iv, p. 703-707, au mot
valier d'Arvicux envoyé extraordinaire du roy à la Porte, etc., Mayyâfâriqîn, donne sur l'ensemble de sa vie des
t. u, Paris, 1735.
;


33. Lammens (Le P. H.), Le Liban: informations qui méritent d'être résumées.
notes iwchéologiques, historiques, ethnographiques et géogra-
Le père de Marouta gouvernait la Sophène (le vilayet
phiques, 2 vol., Beyrouth, 1913-1914, en arabe, cité Le
Liban; La Syrie. Précis historique, 2 vol. Beyrouth, 1921. — du Diyâr Bekr, dit Yâqout) et s'appelait Liyoutà.
3t. Lecnis XIII Pontifieis Maximi aeta, t. x, xi et xx,
De ses trois fils, les deux aînés partirent au service de
Home, 1891, 1892 et 1901. —
35. Lettres édifiantes et cu- l'empereur Théodose le grand (379-395), tandis que le
rieuses. Mémoires du Levant, t. i, Lyon, 1819. 36. Mai — plus jeune, Marouta, demeurait au logis paternel et
i A. i, Scriptorum veterum nova collectio, t. iv, Home, 1831. — s'appliquait avec le plus grand succès à l'étude des
37. Marcellin de Civezza, Histoire universelle des missions sciences. Liyoutà étant mort, Marouta remplit sa
franciscaines, trad. du P. Victor-Bernardin de Bouen,
charge, d'abord sous le règne de Théodose, puis sous
t. m, Paris, 1S98. —
38. Martinis (B. De), Jus ponlipeium de
son successeur Arcadius (Constantin, dans le récit de
PropagandaFide, 7 vol., Borne, 18S8-1S97; Benedicti XIV
acta sire nondum sive sparsim édita nunc primum collecta,
Yâqout, qui se trompe pour avoir retenu que l'empire
t. et n, Naples, 1S94, cité
i Benedicti XIV acta.
:
— après la mort de Théodose I er fut fixé définitivement à
39. Mas'oudi (historien arabe du x c siècle), Livre de l'aver- Constanlinople). Marouta, qui se faisait remarquer
tissement et de la révision, édit. de M. J. de Goeje, Leyde, par son zèle a construire églises et monastères, résidait
1894, dans Bibliothcca geographorurn arabicorum, t. vin. — d'abord dans la ville d'Amid; mais ayant eu à souffrir
li>. Mas'ad (Paul), patriarche maronite d'Antioche, Addor-
des déprédations commises par les Perses, il choisit à
oul-Manzoûm (les perles disposées en séries), Tamich
il.ihan), 1863. —
41. Mawardi (ou Maverdi, juriste du
une cinquantaine de kilomètres vers le nord, un empla-
cement peu accessible pour y mettre ses richesses à
xi' siècle), Constitutiones polilicœ (Kitâb'l-ahkùm as- Sul-
lanyyah), édit. Max-Enger, Bonn, 1S53. 42. Nau (F.), — l'abri. Sur les entrefaites, une fille du roi de Perse étant
Opuscules maronites, Paris, 1899-1900. 43. Pastor (L.), — tombée malade, un courtisan conseilla de" recourir à
Geschichte der Pàpsle im Zeitalter der katholischen Refor- l'habileté médicale de Marouta. Sapor le fait demander
mation und Restauration. Gregor XIII (1572-1585), à Constantin (Arcadius) Marouta vient et guérit
l"ribourg-en-B., 1923. 44. PU — X
Pontifieis Maximi acta,
:

la jeune fille. Sapor l'invite à fixer lui-même sa récom-


t. m. Home, 1908. —
45. Quaresimus, Hislorica, theolo-
pense. Marouta répond « la :paix et la concorde ».
gica et moralis Terra; sanetœ clucidatio, t. i, Venise, 1880.
—46. Babbath (Le P. Ant.), Documents inédits pour servir
Et il rédige un traité d'amitié entre les.deux empereurs
a l'histoire du christianisme en Orient, t. i-n, Paris-Leipzig, leur vie durant. Puis, lorsque Marouta est sur le point
1905-1921, cité Documents inédits. 47. Bahmani (Mgr— de partir, Sapor l'autorise à lui adresser une nouvelle
Ignace Ephrem II>, patriarche syrien d'Antioche, Les demande. Et Marouta de répondre « Je désirerais que
liturgies orientales et occidentales, Charfet (Liban), 1924. — tu me
donnes tout ce que tu as dans ton pays des
:

48. Recueil des hisl. des croisades. Lois, t. i-n, Paris, 1841-
ossements de ces moines et de ces chrétiens, que tes
1843. —
49. Relazione dell' ablegazione apostolica alla nazione
soldats ont tués, o Ayant reçu satisfaction, Marouta
de'Maroniti nella Siria, e Monte Libano (en 1736) di Mon-
signor Giuseppe Simonio Assemani alla S. Congr. de Pro- transporte ces reliques au lieu qu'il avait choisi pour y
paganda Fidc, Borne, 1741, cité Relazione ; Relazione di établir sa fortune, c'est-à-dire à Maypherqat. Il va
alcuni accidenti eccorsi nella Siria presso la nazione ma- rendre compte à l'empereur des promesses de paix
rnnila, e provvedimenti sopra di essi presi dalla Santa Sede qu'il a obtenues, puis s'applique à la construction de
apostolica (Home, 1744), cité Relazione di alcuni acci-
:
la nouvelle ville, avec l'aide de l'empereur qui lui
denti. —
50. Renan (E.), Mission de Phénicie, Paris, 1864.
demande quelques années plus tard d'y édifier une
—51. Rey (E.), Les colonies franques de Syrie aux XII e et
MU'
siècles, Paris, 1883. —
52. Ristelhueber (B.), Les
citadelle pour en faire un bastion de la défense de l'Em-

traditions françaises au Liban, Paris, 1925. 53. Roche- — pire contre la Perse. Nous avons rapporte le récit
monteix (Le P. C. de), Le Liban et l'expédition française de Yâqout, parce qu'il représente la tradition locale
en Syrie (lH60-lS61).Dorumenlsinédits du général A. Ducrot, de Maypherqat. Notre géographe a <lù visiter la ville,
Paris, 1921. —
54. Roger (Le P. E.), La Terre sainte, il en décrit les monuments, les murs, les portes, il sait
l'aris, 1664. —
55. Rohricht, Geschichte des Konigreichs que les Grecs l'ont appelée Madoursâlâ (Martyropolis),
Jérusalem (1100-1291), Inspruck, 1898. 56. Hohricht- — qu'il explique exactement < ville des martyrs ». Il
Meisner, Deutsche Pilgerreisen nach dem Heiligen Lande,
existe encore, dit- il, un grand monastère construit par
Berlin, 1880. —
57. Sbaralea, Bnltarium franciscanum,
t. i, Rome, 1759. —
58. Sinodo libanese (difesa del) celc- Marouta sous le vocable des apôtres Pierre et Paul et
dans la synagogue voisine un vase de marbre noir à
l'rnto d'ordine délia Santa Sede nel Monte Libano l'anno 1736,
Home, 1741, cité Difesa del Sinodo.
: 59. Suriano (Le — l'intérieur duquel est un globe de verre contenant du
P. F.), // tratlato di Terra Santa e dell'oriente, édit. Golu- sang, que Marouta avait rapporté de Home. Ce sang.
113 MAROUTA DE MAYPHEROAT 144

que les Juifs ont dit à Yàqout être celui de Josué, fils le ombrage aux conseillers ordinaires
font voir portant
de Nun, guérit de la lèpre ceux qui en sont oints; on y du roi, échappant aux embûches des mages qui redou-
reconnaîtra sans doute une des précieuses reliques, tent les effets de son influence sur le monarque. Pour-
comme en contenait à Rome l'autel du Sancta Sancto- tant au cours de 403 il avait regagné l'Empire romain :

rum du sang de martyr renfermé dans une ampoule


:
il aux conciliabules qui précèdent sur la rive
assiste
de verre. Zakariyâ al Qazwînî (t 1283) a reproduit asiatique du Bosphore le fameux concile du Chêne.
dans la deuxième partie de sa cosmographie, Kitâb C'est un accident fortuit qui nous y a révélé sa
âthâr al bouldân, éclit. Wiistenfeld, Gcettingue, 1848, présence un jour il marcha si malencontreusement
:

p. 379, quelque chose du récit de Yàqout. Oscar Braun, sur le pied de l'évêque Cyrinus, que celui-ci mourut
De sancta Nicœna Synodo, syrische Texte des Maruta de gangrène, après plusieurs interventions chirurgi-
von Maipherkat... ùbersetzt, dans les Kirchengeschi- cales. Socrates, //. E., vi, 15, 19, P. G., t. lxvii,
chtliche Studien de Knôpfler, Schrôrs et Sdralek, col. 709, 721 Sozomène, H. E., vm, 16, ibid., col. 1557.
;

.Munster, 1898, t. iv, fasc. 3, p. 5, qui cite le texte de Marouta aura prolongé son séjour dans la capitale
Qazwînî, n'en a pas découvert la source. jusqu'à la fin de la tragédie dont Chrysostome fut
Yàqout ne dit rien de l'épiscopat de Marouta; la victime. Vers la fin de 404, lorsque le patriarche
n'oublions pas qu'il est musulman et ne s'intéresse à exilé était déjà arrivé à Cucuse, il écrivait à Olym-
notre personnage que comme fondateur de Martyro- pias « N'abandonne pas l'évêque Marouta, dans la
:

polis, mais il a conservé les faits caractéristiques de sa mesure où tu le peux, prenant soin pour l'arracher à
vie, sa mission en Perse, où il a fondé, pour un temps l'abîme. Je tiens beaucoup à lui à cause des affaires
au moins, des relations d'amitié entre Perses et Ro- de Perse... » Epist., xiv, P. G., t. lu, col. 618. On
mains, et son culte particulier pour les martyrs per- voit par ce texte que Marouta était resté parmi les
sans. Ce qu'on lui a rapporté sur l'origine et la famille adversaires de Jean; mais il ne devait pas être des plus
de Marouta n'est pas indifférent pour l'intelligence de acharnés, car Chrysostome avait eu l'espoir de le ren-
sa vie on comprend que le fils d'un 'homme important,
: contrer et de son exil même lui envoyait deux lettres,
ayant occupé lui-même une charge officielle, ayant en recommandées à la diligence d'Olympias. Tillemont a
outre deux frères au service de l'empereur et peut-être cru, à cause d'une expression de ce texte, que Marouta
à la cour, ait été chargé de missions à la fois diplo- était allé en Perse après les événements de 403 et qu'il
matiques et religieuses auprès des souverains sassa- en arrivait au moment où Chrysostome écrivait à
nides. Deux fois au moins Marouta se rendit à Ctési- Constantinople; mais il suffit pour expliquer la curio-
phon Socrates l'affirme explicitement, //. E., vu, 8,
: sité de celui-ci qu'il lui ait été impossible d'avoir un
P. G., t. lxvii, col. 753 « Marouta ayant alors quitté
: entretien avec Marouta à la fin de 403, ce qui est très
la Perse revint à Constantinople; mais peu après il fut compréhensible lorsqu'on sait dans quel trouble Chry-
de nouveau envoyé chez les Perses. » On ne comprend sostome passa les derniers mois de son séjour dans sa
pas comment M. Labourt a pu écrire « Socrates
: ville épiscopale. Marouta avait-il eu précédemment
semble ne connaître qu'une mission de l'évêque de des relations personnelles avec Jean? Il est vraisem-
Maipherqat. » Le christianisme dans l'Empire perse, blable qu'avant d'aller en Perse il avait séjourné une
Paris, 1904, p. 88, n. 5. Mari et Amr, dont les témoi- ou plusieurs fois dans la capitale. Mais nous n'avons
gnages nous ont été conservés dans le Livre de la Tour, sur ce point aucun témoignage définitif. Mari parle
connaissent également, bien qu'avec une chronologie de la participation de Marouta à un concile qui aurait
différente,deux interventions de Marouta en Perse. réuni cent cinquante évêques à Constantinople, pla-
La première eut lieu au plus tard en 399. Le motif de çant d'ailleurs ce concile après la première mission en
l'ambassade nous échappe; il y en avait souvent, dit Orient, loc. cit., p. 31, trad., p. 27; Amr, p. 25, trad.,
Socrates (depuis que Bahram IV avait inauguré avec p. 14 .sq. Mais le concile « des 150 évêques » est celui
les Romains une politique de rapprochement). Nous de 381, et aucun des documents le concernant ne
ne savons même pas si le Roi des rois, auquel Marouta mentionne Marouta.
fut envoyé, était Bahram IV ou Yazdedjerd I er dont, , Le seul témoignage relatif à une activité de Marouta
le règne commença le 14 août 399. Les historiens dans les atlaires ecclésiastiques de l'Empire romain,
orientaux pensent que Marouta avait été appelé à la en dehors de ce qui a déjà été rapporté, se trouve dans
cour de Perse comme médecin, parce que, dit Amr, une information de Photius sur un concile tenu à
tous les médecins chrétiens de ce pays avaient été Sidè en Bithynie contre les Messaliens, Biblioth.,
martyrisés ou avaient fui, Maris Amri et Slibœ de cod. 52, P. G., t. cm, col. 88. Photius appelle Marouta,
patriarchis A'estorianorum commentaria, édit. H. Gis- évêque des Sopharéniens, ou Sophéniens, Mapou6â
mondi, part. II, Rome, 1896, p. 23, trad., p. 13. Mais toû Souçap-^vcôv eôvouç, tandis que Socrates l'appelle
il vaut mieux tenir avec Socrates que Marouta avait évêque de la Mésopotamie, ô Meao7roTauiaç èniaxonoc.
réellement qualité d'ambassadeur; notre historien sait Ces appellations confirment d'une façon assez inat-
d'ailleurs que l'évêque délivra Yazdedjerd d'une dou- tendue le récit de Yàqout c'est seulement après avoir
:

leur de tête opiniâtre et que cette guérison merveil- été envoyé en Perse que Marouta bâtit à Maypherqat
leuse fut l'origine de son crédit, loc. cit.: cf. Mari, op. (MaÏTia pour les Grecs, Ptolémée, Géographie, 1. Y,
cit., part. I, Rome, 1899, p. 29, trad. p. 25 sq. Devenu c. xii, édit. MùIIer, t. n, Paris, 1901, p. 948), un éta-
le conseiller du nouveau Roi des rois, Marouta vint blissement stable, une ville capable de donner son
au secours des chrétientés de l'empire sassanide, si nom à un évêché. La date du concile de Sidè n'est pas
éprouvées sous Sapor II par une longue et violente exactement connue; Hefele, qui en parle sous les
persécution (339-379) il obtint pour elles un régime
: années 388-390 met en doute son existence. Hefele-
de liberté et même, semble-t-il, de bienveillance. Leclercq, Histoire des Conciles, t. il a, p. 75.
Socrates, Mari, Amr, loc. cit.; Chronique de Se'ert, Marouta retourna en Perse pour parfaire l'œuvre
Patr. Orient., t. v, p. 318 [206]. L'élection du catho- commencée, après un court séjour en Occident, et
licos Isaac eut lieu dès les premiers jours de la paix toujours avec la qualité d'ambassadeur, d'après
religieuse et, comme la chronologie habituellement Socrates, loc. cit., P. G., t. lxvii, col. 753. Cette léga-
reçue la place avant la fin de 399, Labourt, op. cit., tion semble avoir eu un caractère permanent. Quoi
p. 85, n. 4, on pensera que le départ de Marouta pour qu'il en soit, Marouta était à la cour de Perse en 410;
l'Orient eut lieu avant l'avènement de Yazdedjerd. nous n'avons pas seulement pour l'affirmer le témoi-
Il est probable que Marouta demeura en Perse assez gnage plus ou moins sujet à caution d'un chroniqueur,
longuement; Socrates et les historiens orientaux nous mais les actes du concile national de l'Église perse
1 15 M A ROUTA DE MAYPHERQAT 146

tenu la onzième année du règne de Yazdedjerd, et dont (Dzoph), l'autre, Marie, tille d'un nakharar arménien
la première session eut lieu le 1" février 410. O. Braun, et chrétienne, mais ce sont les grands-parents de
Das Buch der Synhodos, Stuttgart et Vienne, 1900, l'évêque. Auda se fait baptiser et prend le nom de
p. 5-35; Synodicon Orientale ou Recueil de synodes Marouta, il a trois fils l'aîné lui succède, les deux
:

nestoriens, édit. J. B. Chabot, dans Notices et extraits, autres partent au service du roi. Lorsqu'Auda-
Paris, 1902. t. xxxvn, p. 17-36, trad., p. 253-275. Cette Marouta est mort, sa femme va en pèlerinage à Jéru-
date n'est pas attestée par Mari, qui place le synode salem et Antioche; à son retour en Sophène, son fils
d'Isaac durant la première mission de Marouta, mais aine vient d'avoir un enfant, qu'on appelle Marouta
elle est garantie par Amr et la Chronique de Séert, comme son grand-père. A l'âge de cinq ans, l'enfant
onzième année de Yazdedjerd et parElia bar Sinaya, est confié pour son éducation au prêtre Marmara, à
i an 721 des grecs ». L. J. Delaporte, Chronographie de restituer màr Mari. Marouta devient évêque de
Mar Elia bar Sinaya, dans Bibliothèque de l'École Dzoph, il va en Perse pour guérir le fils de Yazdedjerd,
des Hautes-Études, fasc. 181, Paris, 1910, p. 71; guérit le roi lui-même d'une violente douleur de tête
Corp. script, or. christ.. Script. Syri, sér. III, t. vu, et devient son ami. Marouta se rend auprès de Théo-
p. 111, trad., p. 53. Marouta resta-t-il encore longtemps dose II pour lui porter le message de paix du Roi des
en Perse? Il y était l'année qui suivit le synode c'est
: rois; renvoyé en Perse, il commence en passant la
a lui que la clironiquc de Séert attribue la désignation construction de Maypherqat, etc. Ce récit, dont la
du catholicos Ahav, successeur d'Isaac, Pair. Orient., rédaction paraît tardive, est prolixe, surchargé de
t. v, p. 324 [212].' considérations édifiantes, moins vivant que la notice
Bien plus, suivant Amr et Mari, et même suivant de Yâqout. Du moins, il représente comme celle-ci
Socrates en lisant <tjv 'ASXaàxcp avec J. Labourt, op. la tradition de l'Église mésopotamienne, dont aucun
cit., p. 90, n. 1, l'action de Marouta en Perse continua témoignage syriaque ne nous est parvenu. Le sy-
jusque sous le pontificat de Yahballàhà (415-420). naxaire arménien contient au 21 mareri (=28 mai),
Ces trois auteurs racontent, avec quelques diver- édit. de Constantinople, 1706, p. 777 sq., un éloge qui
gences sur les détails, une guérison opérée par le dépend de cette vie. Une vie grecque se trouve au
catholicos en présence de l'évêque. L'événement peut 28 février dans un recueil de menées de la bibliothèque
se placer, soit au début du pontificat de Yahballàhà, synodale de Moscou, n. 376, fol. 132-135 v°, ms. du
soit après que ce dernier eut été envoyé à Constanti- xi c siècle orné de riches miniatures. Voir Archim. Vla-
nople par le Roi des rois en 417-419. Les actes de dimir, Description systématique de la Bibliothèque syno-
Pîrôz, dans Bedjan, Acta sanctorum et martyrum, t. iv, dale de Moscou (en russe), part. I, Moscou, 1894, p. 564,
p. 256, disent qu'à son retour le catholicos était accom- déjà citée par Braun, loc. cit., p. 11.
pagné de Marouta; Amr dit d'autre part qu'Acace, Le corps de saint Marouta, d'abord enterré à May-
métropolite d'Amid, assistait aussi à ce miracle, or pherqat, avait été transféré en Egypte; J. S. Assémani
la mission d'Acace en Perse dura jusqu'au synode de vit au monastère de Sainte-Marie-des-Syriens, dans le
420. Les actes de cette réunion, Synodicon orientale..., désert de Scété, le lieu où il reposait. Bibl. orient.,
p. 37-42, trad., p. 276-284, ne mentionnent pas Ma- t. i, p. 179. On conservait aussi dans la bibliothèque

routa; on en conclut généralement qu'il avait cessé de ce monastère des actes de saint Marouta qu'Assé-
de vivre. J. Labourt, op. cit., p. 89. Les sources histo- mani ne put acheter, ibid. ce ms. n'est arrivé ni au
;

riques utilisées ci-dessus ne contiennent aucune infor- Vatican, ni au Musée Britannique.


mation sur la mort de Marouta. Le synaxaire constan- IL Œuvres. — Marouta apparaît avant tout devant
tinopolitain la place au 16 février, Acta SS., Propy- l'histoire comme le restaurateur de l'Église de Perse
Iseum ad acta novembris, col. 469 sq., et dit qu'elle sous Yazdedjerd I er , mais il n'est pas douteux qu'il eut
aurait eu lieu au jour anniversaire de la dédicace par aussi une certaine activité littéraire. 'Abdisô bar
le saint évèque de l'église de Martyropolis. Le sy- Berikhô, à la fin du xm
c
siècle, écrit au c- lvii de son
naxaire arabe-jacobite dépend étroitement de ce récit, catalogue des auteurs syriens « Marouta, évêque de
:

22 'amsir, Pair. Orientât, xi, p. 841 [807] sq., de même Maypherqat et médecin expérimenté, composa un
que le synaxaire éthiopien, 22 yakatît. Restaurateur livre de passions (des martyrs), des hymnes et des
de l'Église persane, l'évêque de Maypherqat est cité chants en l'honneur des martyrs; il traduisit aussi les
au 4 décembre par le martyrologe romain; il a dû canons des 318 Pères et composa une histoire de ce
être cité par la plupart des calendriers syriaques, nous saint concile (de Nicée). » Bibl. orient., t. m a, p. 73 sq.
trouvons son nom, par exemple, au 3 octobre dans un Il est assez naturel qu'un évêque, ami des martyrs,
calendrier jacobite d'Alep, F. Xau, Martyrologes et dans la situation de Marouta, ait recueilli avec un soin
ménologes orientaux, Pair. Orient., t. x, p. 63, au égal les restes de leurs corps et les îécits de leurs sup-
sixième vendredi de Moïse, avec d'autres évêques plices: mais il est permis aussi de soupçonner des écri-
d'Amid et Maypherqat dans un évangéliaire nestorien vains tardifs d'avoir étendu sans preuves certaines le
du xm e siècle. Ms. Sachau 304, dans Hss.-verzeichnisse champ de son activité. Comment, en tout cas, distin-
der kgl. Bibl. zu Berlin, t. xxm, p. 30. Mais on ne guer parmi les passions en langue syriaque la collection
signale aucune vie de Marouta en syriaque de l'évêque de Maypherqat? J.-S. Assémani, qui avait
Il y en a une cependant en arménien, qui semble rapporté du monastère de Sainte-Marie-des-Syriens,
provenir d'une source syriaque, et qui manifeste une au désert de Scété, deux très anciens mss. hagiogra-
certaine ressemblance avec la notice de Yâqout, dont phiques, a délibérément revendiqué pour Marouta
les éléments ont été, croyons-nous, recueillis à May- tous les actes postérieurs à Eusèbe de Césarée jusqu'au
pherqat. Cette vie, dont on a un texte passable, d'après récit du martyre de saint Jacques PIntercis inclusive-
trois mss. au moins, dans les Vitœ et passioncs sancto- ment (t 27 novembre 421). L'argumentation n'esl pas
rum Cen arménien), Venise, 1874, t. il, p. 17-32, avait concluante et il vaut mieux avouer que, dans l'étal
été publiée déjà par Aucher, Sanctorum acta pleniora actuel de nos connaissances, on ne saurait affirmer
(en arménien), Venise, 1810, t. i, p. 585-609, annota- avec certitude ni dans un sens ni dans l'autre. Il fau-
tions, p. 609-618 (corriger Bibliotheca hagiographica drait d'abord, pour étudier l'authenticité des collec-
orientalis, n. 720) mais avec des retouches malheu- tions, distinguer entre les deux mss. du Vatican,
reuses inspirées à l'éditeur par la Bibliotheca orien- 160 et 161. C'est ainsi, par exemple, que la passion de
tons. Les ascendants d.e Marouta sont, dans ce récit, saint Jacques PIntercis, postérieure à la date proposée
l'un d'origine syrienne, Auda, probablement 'Abda ci-dessus pour la mort de Marouta, ne figure pas dans
prononcé 'Awdà, prêtre des idoles et chef de la Sophène le Valic. syr. 160. >r les fol. .S0-2I<» de ce ms., qui for
<
147 MAROUÏA DE MAYPHERQAT 148
nient la plus ancienne collection de passions connue, en usage dans l'Église, quelques développements his-
ont été écrits dans la première moitié du v° siècle, car toriques sur le monachisme, un catalogue de treize
leur caractère est très proche de celui des mss. de hérésies, enfin une histoire de Constantin, d'Hélène
l'Eusèbe syriaque, datés de 411 et 412; cf. Anal, et du concile. M. Braun pense que ces trois derniers
liollond., 1921, t. xxxix, p. 338. Bien que mutilé de morceaux appartiennent à la lettre de Marouta. Mais
ses dernières pages, ce recueil nous prouve que, cer- cette lettre est-elle bien authentique, dans toutes ses
tainement dans la première moitié et probablement parties au moins? Les difficultés ont été parfaitement
dans le premier quart du v
siècle, il y eut en Mésopo- discernées par M. Braun l'histoire de Constantin et
:

tamie une ample collection d'actes de martyrs, orien- de sa mère, qui devient originaire des environs
taux et occidentaux. Il est tentant d'attribuer la com- d'Édesse, est trop loin de la vérité pour qu'on puisse
position de cette collection à celui dont l'activité à la l'attribuer à un évêque à peine postérieur d'un demi-
recherche des corps saints fit donner à son siège le siècle aux événements qu'il rapporte et qui avait fré-
nom de Martyr opolis l'ambassadeur d'Arcadius
; quenté la cour de Constantinople. Il est probable
n'ignorait évidemment pas le grec, il peut donc avoir cependant qu'au fond du texte transmis par le ms.
été à la fois le collecteur des passions persanes et le Borgia syr. 82 il y a quelque chose de Marouta, mais
traducteur des actes occidentaux. les additions nous empêchent de retrouver l'état pri-
D'autres que Marouta avaient aussi travaillé à mitif. Quant à l'explication du symbole, elle ne peut
endurés sous Sapor;
recueillir les récits des supplices remonter au début du v 6 siècle, car il y est fait allusion
d'après la chronique de Séert, Pair. Orient., t. iv, aux controverses entre monophysites et nestoriens.
p. 289 [79] :« Marouta, évêque de Maypherqat, et le Deux parties de la collection méritent une attention
patriarche Ahay écrivirent le martyrologe de ceux qui particulière les 73 canons et le catalogue des hérésies.
:

souffrirent le martyre au temps de Sapor. » Amr et Si le contexte est seul dans le syriaque à établir une
Mari, loc. cit., ne mentionnent même à ce sujet que le relation entre Marouta et les 73 canons, il est dit
catholicos Ahay. expressément dans le recueil canonique d'Abu'l-
Il semble impossible également de déterminer quels faradj *Abd Allah ibn at-Tibb (t 1043), ms. Valic.
chants liturgiques ont été composés par Marouta : arab. 153, fol. 15, qu'ils furent « traduits par Marouta,
A. Baumstark propose de lui attribuer certaines pièces évêque de Mayyâfârîqîn, à la prière de mâr Isaac ».
en l'honneur des martyrs, qui sont chantées par les Leur fortune a été grande, car si on ne les trouve avec
nestoriens et chaldéens catholiques aux vêpres et aux leur ordre primitif que dans les recueils nestoriens
matines des jours de semaine. Gesch. dersyr. Literatur, d'Ibn at-libb et d'Elias Djauharî (f vers 900), ms.
Bonn, 1922, p. 53. Vatic. arab. 157, fol. 31-52 v», ils ont passé avec une
Célèbre pour son amour envers les martyrs, Marouta autre distribution dans la plupart des collections cano-
ne le fut pas moins pour le zèle à faire appliquer en niques de Syrie et d'Egypte, melkites ou coptes-
Perse les décisions de Nicce. Il est certain par les actes jacobites, formant une partie de ce qu'on a coutume
du concile de 410, Synodicon orientale, p. 20 sq., trad., d'appeler « canons arabes de Nicée ». Cf. Hefele-
p. 258-260, que les membres de ce synode prirent Leclercq, Histoire des conciles, 1. 1 a, p. 158 sq. et n. 3.
connaissance d'une collection de canons « des 318 Nous n'avons pas à nous étendre sur cette question;
Pères » dont l'ambassadeur d'Arcadius leur apportait plusieurs canons ne peuvent remonter à l'époque de
le texte, et jurèrent de s'y conformer. La chronique de Marouta. M. Braun pense toutefois que, pour aider
Séert parle des canons « provenant de la copie de Isaac dans la réorganisation de l'Église persane,
Marouta, évêque de Maypherqat », Pair, orient., t. iv, l'évêque de Maypherqat avait composé un recueil de
p. 280 [70]; 'Abdisô parle, comme il a été dit, d'une certains règlements en usage dans l'Église d'Anlioche,
traduction des canons et d'une histoire du concile. et que ce recueil formerait le fond de la collection
J.-S. Assémani n'en avait rien retrouvé et se lamentait actuelle. Cette thèse est à retenir.
de ce que ces précieux ouvrages devaient en quelque Le catalogue des hérésies, qui intéresse particuliè-
point de l'Orient servir de pâture à la vermine, Bibl. rement les théologiens paraît indiscutablement au-
orient., 1. 1, p. 195; il semble bien cependant que nous thentique il ne contient aucune allusion aux contro-
:

en ayons récupéré quelque chose. Parmi les mss. copiés verses christologiques du v e siècle, et les hérésies qu'on
en Orient par les soins de Mgr Clément David, il en y trouve sont bien'celles qui pouvaient être citées par
est deux, Borgia syr. 81 et 82 (autrefois K. VI. 3 et 4) un évêque de Mésopotamie aux environs de l'an 400.
qui contiennent une série de textes canoniques. Le Ce catalogue avait été publié dans Mansi,
début du ras. 82 présente un aspect singulier : l'ori- Concil., t. n (1759), col. 105C-1060, en une traduction
ginal sur lequel il fut copié, au monastère de Babban d'Abraham Ecchellensis. Mais on ne savait que penser
Hormizd, près Mossoul, avait ses premiers feuillets de ce passage d'une préface au concile de Nicée tirée
détériorés et déplacés; le copiste consciencieux, mais ex arabicis Orientalium codicibus, sans aucune indi-
timide, les a transcrits bout à bout, laissant en blanc cation d'auteur. La publication de Braun, en replaçant
la place des mots illisibles ou détruits. Les 115 pre- ce texte dans son cadre historique, lui conféra une
mières pages se rapportent au concile de Nicée, et nouvelle valeur; ce fut l'occasion pour A. von Har-
comme il s'y trouve une lettre de Marouta au catholi- nack d'en réimprimer les éléments connus, traduction
cos Isaac, on est fondé à y chercher le corpus rédigé par du syriaque par Braun et de l'arabe, interpolé, par
Marouta en faveur des chrétientés persanes. M. Braun, Ecchellensis, avec un bref commentaire historique,
qui a publié une traduction de tout cet ensemble dans Der Ketzer-Katalog des Bischofs Maruta von Mai-
l'ouvrage mentionné ci-dessus, De sancta Nicœna pherkat, dans Texte und Untersuch., N. F., t. iv,
synodo, énumère comme suit la série des morceaux fasc. 1 b, Leipzig, 1899. L'édition du texte syriaque
dont l'enchaînement est certain, p. 13 sq. fragments
: manquait toujours; Mgr Rahmânî l'a publiée d'après
des canons 15-20 de Nicée, liste des évêques présents le ms. Borgia et un autre non lacuneux d'Alqoch, avec
au concile, lettre de l'empereur Constantin donnant une traduction latine et d'intéressantes annotations
l'ordre de brûler les écrits d'Arius, lettre de Marouta d'après les écrivains syriaques, Sludia Syriaca, fasc. 4,
au catholicos Isaac, enfin 73 canons. Les pièces qui Documenta de antiquis hseresibus, Charfé, 1909, p. 98-
font partie de la collection, mais dans un ordre indé- 103 de la pagination syriaque; introd.,p. 29-55, trad.,
terminé sont : le symbole de Nicée-Constantinople p. 76-80. Il y aurait peu à gagner sans doute pour
avec commentaire, qui était probablement la dernière l'établissement du texte dans l'examen des traductions
pièce du recueil, l'explication de certains termes grecs arabes; il est bon cependant de signaler que le cata-
1 i9 M BROUTA DE MAYIMIEROAT MA HO TARD 150
logue existe sans interpolations dans le recueil gesetzt, [ngolstadt, 1607: Enumeratio methodica et
d'Elias Djauharî, Vatic. arab. 157, fol. 19 v°-21 v», et, compendiosa selectissimorum et omni excepiîone majo-
SOOS une forme moins pure, dans la Lampe des Té- rum scriplorum totius occidenlis, meridiei et oricnti.t
nèbres, c. i. § 18, Yalic. arab. 623, fol. 17 V>-20 v°; Ecclesiarum, quibus evidenlissimum fit certoque probatur
cf. art. Kabab (Sains ar-Ri'dsah Abû'-l Barakât), non tanlitm europœam, sed et africanam, alexandrinam,
t. vin, col. 2293. jerosolymitanam. antiochenam, conslantinopolitanam,
Les hérétiques mentionnés sont les judéo-chrétiens asiaticam et orientaient Ecclesias, ante mille annos
désignés sous le nom de sabbatiens, les partisans de romanœ Ecclesiœ ut capiti suo perpetuo adhœsisse,
Simon le magicien ou simoniens, les marcionites, les et vicissim Pétri successorem ut pastorem œcumenicum
disciples de Paul de Samosate, les manichéens, les eis invigilasse,... in-8°, ibid., 1609; Eoangelisches
audiens (texte syriaque de Rahmânî, traductions Examen und rechlmàssige Behôrung der oermeinten
arabes d'Elias Djauharî et d'Ibn Kabar: photiniens ehristlichen Prcdiyt. vom Beruf der Kirchendiener,
dans Ecchellensis, nom en blanc dans Braun-Har- M. Melchior Volcii Pràdicanten bey St. Anna, in-4°,
nack), les borboriens, les koukécns analogues aux ibid., 1609; Kalechismus wahrer Religion und Glau-
samaritains, les bardesanites, les ariens, eunoméens bens, darinn ailes, was ein jeder guterzigcr Christ bey
et macédoniens, les montanistes, les timothéens, qui diesen Religions-Streit zu bedenken, als in einer Summa
ressemblent aux apostoliques ou apotactiques d'Épi- begrifjen. Sampt anyehangten ehristlichen... Gebetlen,
phane, Heeres lxi (Harnack'K enfin les cathares ou in-8°, ibid., 1610; Qualiler cum heereticis disputandum
novatiens. sit, et ubi vera Dei Ecclesia sit, in-4°, Bamberg, 1610;
J.-S. Assémani a revendiqué aussi pour l'évêque de Kalechismus oder wahrer chrisllich-und recht evange-
Maypherqat, la composition d'une anaphore et d'un lischer Begrifj und Innhalt aller und jeder Puncten der
commentaire sur les évangiles, Bibl. orient., t. i, allein seligmachenden wahren Religion und Glaubens,
p. 179, mais ces écrits appartiennent à un autre Dillingen, 1618; Augsbourg, 1629; Examen tractalus
Marouta, mort évêque de Takrit en 649. Les deux Joannis Henrici Hiemers prœconis lutherani de fra-
personnages ont été confondus et Takrit audacieuse- ternitale B. Mariée Virginis in Reilh, Dillingen, 1619,
ment identifiée à Maypherqat, ibid., p. 174. Cette titre donné par Wadding d'un livre publié en alle-
erreur a la vie dure, c'est ainsi qu'on la trouve dans mand; Demonstratio catholica et universalis sanctee
la notice du Dictionanj of Christian biography, 1882, romanee Ecclesiee et ejusdem fidei perpétuée, in-fol.,
t. m, 859; Kirchenlexikon, 2° édit., 1893, t. vm,
p. Lechhausen, 1622.
col. 958-960, sous lasignature de Zingerle; The catholic
Wadding-Sbaraglia, Scriptores ord. minorum, Rome,
Encyclopwdia, 1910, t. ix, p. 748; Enciclopedia
1906-1921; Veith, Bibliotheca Auguslana, Alphabetum X,
universal ilustrada Europeo-Americana, Barcelone, Augsbourg, 1793; Hurter, Nomenclator, 3 e édit., t. m,
t. xxxiii, p. 606. col. 744; Minges, Geschichte der Franziskaner in Bayera,
Enplus des ouvrages mentionnés dans le cours de l'ar- Munich, 1896.
ticle, voir W. Wright,
: A
short hisiory of syriac lilieralure, P. Edouard d'Alençon.
Londres, 1894, p. 44-46; Realenajïlopàdie fur protestan-
tische Théologie und Kirche, t. xn, Leipzig, 1903, p. 392 sq.,
2. MARQUARD Léon de Lindau en Bavière,
est un des meilleurs représentants de la mystique
art. de Nestlé; Rubens Duval, La littérature syriaque, 3' éd.,
Paris, 1907, p. 122 sq., 159 sq.; A. Baumstark, Geschichle
franciscaine en Allemagne au xiv e siècle. —
Il étudia

iler syrischen Lilcratur, Bonn, 1922, p. 53 sq. (). Bardenhe-


à l'Université de Paris. Le 26 octobre 1379, le pape
;

wer, Geschichte der alkirehlichen Lileratur, t. iv, Fribourg- Clément VII ordonna à son légat en Rhénanie, Jean
en-B., 1925, p. 3S0-3S5. de Bâle, O. S. A., de lui conférer le grade de maître en
E. TlSSERANT.
. théologie, ainsi qu'à Théobald d'Altkirch, O. P., quia
1.MARQUARD Léon d'Augsbourg, mort dans in pluribus et diversis studiis generalibus in theologia
sa patrie le 30 janvier 1633, avait été un des longis temporibus studuerunt et legerunt.' K. Eubel,
religieux les plus éminents de la province observan- Bullarium franciscanum, Rome, 1904, t. vu, p. 219.
tine de Strasbourg, dont il fut deux fois provincial. Custode de Bodense, il fut élu en 1389, au chapitre de
Au chapitre général tenu à Rome le 9 juin 1612, le Strasbourg, provincial de l'Allemagne supérieure.
P. Léon hommage
était élu définiteur général, juste K. Eubel, Geschichle der obcrdeulschen (Slrassburger)
rendu à sa science et à ses nombreux mérites. Non seu- Minoriten-Provinz, Wurzbourg, 1886, p. 164. En 1390,
lement il enseigna ses confrères comme lecteur général, il tint un chapitre à Nuremberg, en 1391, à Essling,

mais il s'appliqua encore avec zèle à la conversion des et le 24 juin 1392 à Bâle. Peu après, le 13 août, il
protestants et publia de nombreux ouvrages de con- mourut à Constance.
troverse, tant en latin qu'en langue vulgaire. On cite Outre les Constitutions qu'il rédigea pour sa pro-
de lui Conclusiones theoloyicee de sacramenlis in
: vince, Marquard de Lindau composa plusieurs opus-
yenere, in-4°, Munich, 1597; Thèses de almo eucharisties cules mystiques en latin et en allemand. Glassberger,
sacramenlo de anima in commuai et de vegetativœ, sen-
;
Analecla franciscana, Quaracchi, 1887, t. n, p. 218, 219,
silivee ac ralionalis quidditatibus et passionibus, ibid.; en énumère 29, tout en omettant ceux qu'il n'a pas
de ine/fabili et augustissimo Verbi incarnati mysterio, vu et qu'il assure nombreux encore. Plusieurs de ces
ibid., 1599; de supersubstantiali, secrelissimaque divina traités ont été conservés mss. De arca Noe, Magde-
:

Dei essenlia, ibid., 1601; de substanlia, proprietatibus bourg, Bibl. d'État, cod. 12, fol. 157; Munich, lat.
et condilionibus spirituum angelicorum bonorum et 18 729, fol. 184. — De perfeclione humanitatis Christi,
malorum, ibid., 1603; Axiomata theologica de una, vera Berlin, Bibl! d'État, cod. theol. lat. 518, fol. 218,
et sacrosancla Christi in terris Ecclesia militante, ibid., Munich, lat. 8414, fol. 304, lat. 18 729, fol. 155, lat.
1605; Grùndliche Erôrhrung und christliche Widerle- 9022, fol. 83, Magdebourg, cod. 12. —
De nobililate
gung, dass Martin Luther in allen und jeden mil dem creaturarum, Munich, lat. 15 175, fol. 153, lat. 18 729,
Rômischen Papslthum slreitigen Puncten gelehrt und fol. 161, lat. 8987, fol. 300; Berlin, cod. theol. lat. 518,
geglaubt habe das jenige, was stracks nach der heiligen fol. 255. — De trono Salomonis, Munich, lat. 8987,
A pastel Zeiten in den nachstjolgenden 600 Juhren fol. 188. —De horto spirituali, Munich, lat. 8434, fol.

ojlenllich ist geglaubt und gelehrt worden Von D. Georg : 292. — De horto paradisi, Munich, lat. 8987, fol. 290.
Midler, Wittenbergischen Pràdicanten, anno 1606. De ftliorum Israël in Mgyptum descensione, Munich,
amgangen, anjezo aber, nach seinem Ableben, Jacob lat. 15 325, fol. 195, lat.' 9003, fol. 97. —De quinqiu
Ileylbrunners unkatholischem Papslthum, dem er sich, sensibus, Munich, lat. 18 729, fol. 331, tut. 8987,
neben andern Pràdicanten, unlerschrieben, enlgegen- fol. 360. De septem artibus, Munich, lat. 8987,
.

151 MARQUARD — MARSILE D'INGEN 152

fol. —
De decem prœceptis, Munich, lat. 0003,
296. bre 1386, il fut élu recteur le 17 novembre de la même
fol. De decem vitiis eorumque remediis, ibid.,
149. - - année, et fut investi jusqu'à sept fois de cette charge.
fol. 125, cl lat. 18 729, fol. 174; De instinctibus, D'après un texte que l'on va lire, il est clair qu'il a
Munich, lat. 9003, fol. 205; De reparatione hominis, finalement abandonné les Arts pour la Théologie.
Berlin, cod. theol. lat. 361, fol. 129; Saint-Gall, cod. Rome le revit en 1389 où il vint porter à Boniface IX
773 et 787; Engelberg, Bibl. des PP. bénédictins, le rôle de l'université. La date de sa mort, sur laquelle
cod. 321, fol. 37 (écrit à Stams le 2 mai 1386). — De les critiques ont été en désaccord, est fixée par un
partis damnatorum, Berlin, cod. theol. lut. 518, fol. 238; texte sans ambiguïté Anno MCCCXCVI, die 20'
Munich, lat. 352, lat. 18 729, fol. 145.
8987, fol. — :

mensis augusli, obiit venerabilis Marsilius de Inghen.


De remuneratione clericorum, Berlin, ibid., fol. 243. — canonicus Ecclesiœ Sancti Andrese Coloniensis et the-
De quadruplici homine, Berlin, ibid.., fol. 259. De — saurarius, /undator hujus studii et initialor, in sacra
septem gradibus amoris, Berlin, ibid., fol. 267. De — THEOLOGIA DOCTOR EGREGIUS HIC PRIMUS FOR.MATUS.
dignitate sacerdolis, ibid., fol. 230. —
Interrogaliones qui multa volumina in theologia et in artibus nostrœ
quas Deus loquitur in anima nostra, Munich, lat. 8987, universitati legavit. Acta Univers. Heidelb., t. i, p. 61
fol. 259. cité par Wundt, Skizze einer Geschichte..., p. 309.310:
Quant aux autres opuscules dont Glassberger repro- voir aussi G. Tœpke, Die Matrikel, t. i, p. 645. Cette
duit le titre et l'incipit, les catalogues des bibliothèques notice indique clairement que Marsile ne prit qu'à
d'Allemagne ne donnent point de renseignements. Heidelberg le grade de docteur en théologie, n'ayant
Outre ces traités, le 'cod. theol. lat. 518, fol. 251, 255, fait partie, à Paris, que de la Faculté des Arts, comme
274-314 de Berlin et le ms. lat. 8987, fol. 197, 253, 287, le marquent tous les textes qui parlent de son séjour
de Munich, contiennent aussi plusieurs sermons de en cette ville. Voir G. Tœpke, loc. cit., 1. 1, p. 3, n. 6.
Marquard, dont un sur l'immaculée conception. Les livres composés par Marsile avaient été légués,
comme le reste de sa bibliothèque, assez considérable
Hasak, M. von Lindau. Ein Epheukranz oder Erklàrung
pour l'époque, à l'Université de Heidelberg. Trithème,
<l<r 10 Gtbcle nath der Originalausgabc, Augsbourg, 1889;
K. Eubcl, Gcsehichte, etc., p. 35, 164,228, 235,256, 341; à cent ans de là, donne l'énumération des ouvrages
P. Mingf s, O. F. M., Geschichte der Franziskaner in Bayern, du docteur qui s'y conservaient Quaestiones Senten-
:

Munich, 1896, p. 26. tiarum libri quatuor; Dialectica notabilis liber unus;
E. LONGPRÉ. Commentariorum in Aristotelem libri plures et quœdam
1 . MARSILE D'INGEN, philosophe et théo- alia. Il est difficile de suivre le sort de ces mss. mais ;

logien du xiv e siècle (t 1396). —


Originaire du bourg plusieurs de ces traités ont été imprimés à la fin du
d'Ingen, dans la Gueldre (Pays-Bas), il vint à Paris à xv» et au début du x\i e siècle. — 1. Les Quœstiones
une date que l'on ne saurait préciser; en 1362 il com- super 1 V libros Sententiarum, ont paru à Strasbourg
mence à « régenter » à la Faculté des Arts, où il en 1501, 2 vol. petit in-fol. (un exemplaire complet se
acquerra bientôt une extrême considération. A deux trouve à la Bibliothèque nationale de Strasbourg, K,
reprises, en 1367 et 1371, il est élu recteur de l'Univer- 2523; contrairement aux indications de Copinger,
sité ( à cette date la fonction était trimestrielle). De Supplément lo Hain, n. 3885, il contient des questions
son côté la « nation anglaise » à laquelle il appartenait sur les 4 livres et non pas seulement sur les 2 premiers).
le choisit comme procureur en 1362, 1373, 1374, 1375. Hauréau dit avoir connu une édition de la Haye, 1497,
Voir le Liber j rocuratorum nationis anglicœ, dans contenant les deux premiers livres. — 2. Les Quœstiones
Denifle, Auctari m
chartularii Universit. Paris., t. i. exquisitœ in libros Aristolelis de gencralione et corrup-
Cette même « nation » le députe en 1368 à la cour pon- tione ont paru aussi à Strasbourg, 1501 (même Biblio-
tificale (en Avignon) pour y porter le « rôle » de ses thèque, E,ll 680); Hain, n. 10 782, signale une édition
membres. En 1376 encore Marsile est élu comme repré- parue à Venise, 1500, avec des corrections de M" Nico-
sentant de la nation en curie. Parti pour Avignon et let, docteur en médecine. — 3. Abbreviationes libri
l'Italie (que Grégoire XIregagnait alors) en mai 1377, il Physicorum editœ a Marsilio Inguen doctore parisiensi,
se trouve en curie au moment de l'élection d'Urbain VI signalées par Hain, n. 10 780, comme publiées s.l.n.d.;
(avril 1378); en juillet 1378 il est à Tivoli, auprès du on trouve une mention, que je n'ai pu vérifier, d'une
nouveau pape, au moment où se produisent les réunions édition de 1482, et d'une édit. de Venise, 1521. —
qui' vont aboutir au Grand Schisme. La lettre qu'il écrit 4. Quœstiones subtilissimœ Johannis Marcilii Inguen
àJ'Université de Paris, le 27 juillet, expose que jamais super VIII libros Physicorum secundum nominalium
les menaces de schisme n'ont été plus graves; elle ne viam, Lyon, 1518. Cet ouvrage, au témoignage de
témoigne pas d'une bien grande chaleur pour la cause P. Duhem, donne la même doctrine que le précédent :

d'Urbain VI. Texte dans Du Boulay, Hist. Universit. mêmes conclusions, soutenues par les mêmes argu-
Paris., t. iv, p. 466, et dans Denifle, Chartularium ments, presque dans les mêmes termes. Il est donc
Universit. Paris., t. m, n. 1608. On ignore ce que fit très surprenant que, juste cent ans plus tard, le
Marsile dans les années qui suivirent immédiatement; P. François de Petigianis, O. M., l'ait publié sous le
son nom ne se retrouve plus dans le Liber procura- nom de Duns Scot. J. Duns Scoti, docloris sublilis
torum. Il est certainement revenu à Paris, mais d'après in VIII lib. Physicorum Aristolelis quœstiones et
Denifle, Auctarium, t. i, p. 659, n. 5, il avait quitté expositio, Venise, 1617; dès lors ces Quœstiones pas-
avant 1382, sans doute à cause des dissensions qui sèrent dans l'édition des Œuvres de Scot, édit. de
déchirèrent alors l'Université. En 1386 il est à Heidel- Lyon, 1639, t. n; toutefois Wadding, dans la préface,
berg où vraisemblablement il séjournait depuis quelque fit remarquer la difficulté d'attribuer cet ouvrage au
temps. Le comte palatin venait de décider dans cette Docteur subtil et indiqua Marsile comme l'un des
ville, peut-être sur les suggestions de Marsile, la fonda- auteurs probables. Sbaraglia dans le Supplcmcntum
tion d'une université à qui Urbain VI donna la bulle et castigalio ad Scriptores, Rome, 1806, p. 410-411,
d'érection le 23 octobre 1385. Marsile devint l'un des confirma que le nom de Marsile se lisait sur d'anciens
membres les plus actifs de la nouvelle institution dont mss. et sur des éditions imprimées. Voir sur cette
il est à bon droit considéré comme l'organisateur. Il question, qui est définitivement réglée P. Duhem,
:

l'établit sur le même plan que l'Université de Paris Le mouvement absolu et le mouvement relatif, dans
dont il ne pouvait oublier les leçons, et, lui infusa en Revue de Philosophie, 1908, t. xn, p. 608 sq reproduit
: ,

même temps le « nominalisme » qui régnait alors en et tiré à part, Montligeon, 1909, p. 123; antérieure-
maître sur les bords de la Seine. Professeur à la Faculté ment le P. Daniels, O. S. B., a établi que, dans le traité
des Arts, où il commença d'enseigner le 19 octo- en question, Thomas Bradwarden est cité Die :
153 MARS1LE D'INGEN MARSILE DE l» A DOUE 15 {

l nechtheil der dem Scotus zugeschriebenen Schrifl sont longtemps partagés. Son contemporain et ami,
Expositio..., dans Quellenbeitràge und Unlersuch. zur Albertino Mussato, l'appelle Kaimondini. et la plu-
Geschichte der Gottesbeweise (fait partie de la collec- part des historiens anciens ont retenu ce témoignage
tion Beilrùge zur Gesch. der Phil. des M. A., t. vin,
: comme décisif. D'autre part, des mss. anciens de son
fuse. p. 162-164); cf. aussi E. Longpré, dans
1-2, œuvre le dénomment Menardinus ou Mainardinus,

Rioista di filosofia neo-scolastica, Milan, 1926, t. xvm, transformé parfois en Menandrinus, et cette version
p. 34-35. —
5. Oratio compleetens dictionis clausulas est confirmée par les bulles de provision qu'il reçut
et elegantias oratorias, Heidelberg, 1499; cf. Hain, du pape Jean XXII (14 oct. 1316 et 5 avr. 1318),
n. 10 781. —
6. Quant à la Dialectica notabilis dont où il est appelé de Mainardino. On connaît dès le
parle Trithème, et qui était une révision dans le sens xii" siècle une famille padouane de ce nom; c'est à elle
nominaliste du célèbre manuel de Pierre d'Espagne; que les auteurs récents rattachent de préférence notre
elle a été imprimée (mais avec de graves modifications) auteur. N. Valois, loc. cit., p. 561. Quoi qu'il en soit,
par les soins de Conrad Pschlacher, Vienne, 1507, Marsile fit, à l'Université de sa ville natale, des études
1512, à la suite dudit traité de Pierre d'Espagne, qui durent être brillantes. Alb. Mussato l'appelle « la
C.larissimi philosophi Marsilii de Inguen textus dia- lumière » de son pays, « le flambeau de la terre »,
lecticus de suppositionibus, ampliationibus, appella- Epist., xii, dans Grœvius et Burmann, Thésaurus antiq.
tionibus, reslrictionibus, alienationibus et duobus conse- et hist. Italiœ, La Haye, 1722, t. vi b, Suppl., col. 48-50,
quentiarum partibus. Des quœstiones sur les grands et loue ses prodigieux succès. A
la fin de son stage
traités de logique sont attribuées aussi à Marsile par universitaire, il hésitait entre l'exercice de la médecine
des traducteurs hébraïques. Le ms. 991 de la Bibl. nat. et la profession d'avocat. Encore incertain de ses voies :

de Paris contient ainsi une traduction en hébreu de mais, au dire du même témoin, désireux d'argent et de
questions sur les Catégories et le Péri Herméneias cf. ; gloire, il erra quelque temps d'un endroit à l'autre.
Histoire littéraire de la France, 1893, t. xxxi, p. 728; Durant l'été de 1311, il prit un instant du service dans
Ad. Jellineck a eu en main une traduction hébraïque les armées germaniques qui occupaient le nord de
de Quœstiones sur l'Isagogéde Porphyre, les Catégories l'Italie. C'est alors que son ami Mussato lui adressa
et la Rhétorique d'Aristote. l'épître qui nous fournit ces renseignements pour le

* Les pièces relatives au professorat de Marsile se trouvent ramener aux « saintes études ». Marsile se rendit à,
pour la période parisienne dans Déni fie et Châtelain, ces objurgations et se consacra désormais à la science,
Chartularium Uniuersitatis Parisiensis, t. m, et dans l'Auc- médicale. Peut-être faut-il faire remonter à ce moment-
tarium, 1. 1; pour la période de Heidelberg, dans G. Tcepkc, là son entrée dans la cléricàture. Souvent contesté,
Die Matrikel der Universilàt Heidelberg, von 1386 bis 1662, le fait n'est plus contestable, puisque Marsile devait,
t. i, Heidelberg, 18S4.
quelques années plus tard, être pourvu de bénéfices
Notices littéraires dans Trithème, De scriploribusecclesiast.,
ecclésiastiques par le pape Jean XXII.
de Paris, 1512, fol. exun; J. Baie, Illuslrium Majoris
lit.

Britanniœ scriptorum summarium, VII Cent., c. v.fait de


2° Enseignement à Paris. — Un concours inconnu de
Marsile un Anglais trompé par le fait qu'il appartenait à la circonstances dirigea vers la France les pas du jeune
nation anglaise de l'Université laquelle comprenait aussi
» savant.
des Flamands et des Allemands; Bellarmin, De script. Aucune source ne garantit qu'il ait, comme on l'a
tir!., édit., de Cologne, 1657, p. 230; Fabricius, Bibl. lat.
souvent prétendu, passé d'abord par Orléans pour y
mcd. et inftm. œtatis, édit. de Hambourg, 1735, t. v, p. 101.
étudier le droit. Il se rendit immédiatement à Paris,
Le rôle de Ma sile à Heidelberg est bien décrit dans D. L.
attiré sans doute par le renom de cette université. Ses
Wundt, Skizze einer Geschichte der Hohenschule zu Hei-
delberg, parue dans le Magazin fur die Pfàlzisehe Geschichte, talents durent s'y affirmer de bonne heure, puisqu'il
1. 1, Heidelberg, 1793; le frère de ce dernier, Charles-Casimir y exerçait les fonctions de recteur pendant le premier,
Wundt, a consacré à Marsile une Commeniatio historica. trimestre de l'an 1313. Denifle, Chartularium Univ.
Programme d'université, Heidelberg 1775. —
Les histoires Paris., t. n, p. 158. Marsile séjourna quelque temps en
générales consacrent quelques mots à Marsile Brucker,
:
cour d'Avignon. Ce qui lui permettait plus tard d'invo-
Historia critica philosophiw, t. in, Leipzig, 1743, p. 855 sq.;
quer son témoignage personnel quand il critiquait les
rectifications au t. vi, 1767, p. 603-610; Hauréau, Histoire
de la philosophie scolasliquc, t. n, p. 433. —
Les notices les
abus de la curie. Defensor pacis, n, 21. En attendant,
il sollicita et obtint du pape un des canonicats de
plus récentes, et bien imparfaites, sont celles de A. Budinsky,
Oie Universitàt Paris und die Fremden an derselben im l'Église de Padoue. Lettre de Jean XXII, en date du
Mittelalter, Berlin, 1876, p. 174; I'éret, La Faculté de théolo- 14 octobre 1316, publiée d'abord par Ant. Thomas,
gie de Paris, au Moyen Age, t. ni, Paris, 1896, p. 234-2^6; Mélanges d'archéologie et d'histoire, t. n, p. 448; ana-
la très courte brochure de Ad. Jellineck, Marsilius ab
lysée dans Valikanische Akten zur deulschen Geschichte
lnqhen, Leipzig,1859, signalée par les bibliographies, con-
in der Zeit K. Ludwigs des Bayern, Inspruck, 1891,
tient exactement 11 lignes sur Marsile, mais elle donne en
hébreu la préface d'un traducteur rabbinique des questions p. 5, et G. Mollat, Jean XXII : Lettres communes,
de Marsile sur Vlsagogj de Porphyre, les Catégories et la n. 1482, 1. 1, p. 142. Une nouvelle lettre du 5 avril 1318
Rhétorique d'Aristote (12 p.), la préface est d'ailleurs sans lui accordait l'expectative du premier bénéfice à la
intérêt pour l'histoire même de Marsile. collation de l'évêque de Padoue qui viendrait à vaquer
É. Amann. dans cette Église. Vatikanische Akten, p. 66, et Mol-
2. MARSILE DE PADOUE (fvers 1343), lat, n. 6849, t. il, p. 123. Malgré les scrupules de
défenseur du parti impérial dans le conflit survenu Denifle, Chartularium, t. n, p. 158, on admet commu-
entre Louis de Bavière et Jean XXII. I. Vie. —
II. nément et il faut tenir pour certain que le Marsile qui
Œuvres. III. Doctrines. IV. Condamnation par fait l'objet de ces lettres est identique à notre person-
l'Église. V. Influence. nage. « N'est-il pas piquant, observe N. Valois, loc. cit.,
I. Vie. —
On est peu et mal renseigné sur les débuts p. 567, de voir Marsile de Padoue, comme d'ailleurs
de sa carrière. Les sources sont réunies et discutées par son collaborateur et ami Jean de Jandun, commencer
N. Valois, dans Histoire littéraire de la France, t. xxxm, par recevoir les faveurs du pontife qu'ils allaient bien-
p. 528 sq. tôt combattre avec tant d'animosité ? »
1° Formation. —
Marsile naquit certainement à Rien ne permet de dire quand et comment ont
Padoue et, comme il était susceptible d'être élu recteur débuté les relations qui unissent dans l'histoire les
de l'Université de Paris en 1312-1313, il semble que sa noms de ces deux maîtres. On a souvent présenté
naissance doive être reportée entre les années 1270 Jean de Jandun comme l'élève de Marsile; mais à
et 1280. Le nom de sa famille se présente sous deux tort, car Jean était déjà un philosophe célèbre quand
forme, différentes, entre lesquelles les biographes se celui-ci arriva de Padoue. Voir Jean de Jandun,
155 MARSILE DE PAD01 I. ŒUVRES 156

t. vni, col. 764-765. Le seul amour des études les mit de chronique de Guillaume de Nangis, ad an. 1326,
la
peut-être en rapport. Marsile put, en tout cas, lui dans Recueil des hist. de la France, t. xx, p. 642. Mais
procurer, à sa grande joie, la primeur du commentaire ils ne tardèrent pas à obtenir ses bonnes grâces et

des Problèmes d'Aristote que venait de publier, en Marsile devint même son médecin. L'année suivante,
1310, le médecin et alchimiste padouan, Pierre on le retrouve aux côtés du prince dans sa campagne
d'Abano. N. Valois, loc. cit., p. 554-555. Toujours d'Italie à Trente, où, de concert avec le parti gibelin,
:

-
est-il qu'une collaboration s'ensuivit, qui allait les fut décidée Jamarche sur Rome (janvier-mars 1327);
jeter l'un et l'autre dans les pires aventures de la à Milan, où Louis de Bavière ceignit la couronne de
pensée et de l'action. fer (31 mai), pendant que Marsile faisait distribuer
3° Participation
au conflit politico-ecclésiastique. — dans tout le pays des libelles diffamatoires contre le
Depuis l'avènement de Jean XXII, un nouveau pape.
et très grave conflit venait de mettre aux prises C'est dans ces circonstances que son ami Mussato
l'Allemagne et le Saint-Siège. lui adressait une nouvelle épître, Epist., xvi, dans
Entre Frédéric d'Autriche et Louis de Bavière, qui Grsevius et Burmann, op. cit., col. 51, pour célébrer sa
se disputaient le trône impérial, le pape avait pris puissance et inviter les Padouans à se montrer fiers de
parti pour le premier. Le Bavarois maintint ses pré- leur compatriote. Mais c'est aussi le moment où les
tentions et parvint à se débarrasser de son adversaire deux docteurs sont assez en évidence pour être remar-
par la victoire de Mûhldorf (28 septembre 1322). Il qués et où commence contre eux cette série de condam-
était d'ailleurs encouragé à la résistance par un petit nations pontificales qui sera détaillée plus bas. Pen-
groupe de franciscains rebelles qu'il avait recueillis à dant ce temps, les événements suivaient leur cours.
sa cour. Après diverses sommations infructueuses, Entré à Rome en janvier 1328, Louis de Bavière s'y
Jean XXII finit par prononcer contre le prince la faisait décerner la dignité impériale, suivant la théorie
peine d'excommunication (23 mars 1324), puis la démocratique de Marsile, par une délégation populaire.
déchéance de l'Empire (11 juillet). Contre quoi celui-ci Toujours en vertu des principes du Dejensor, la dé-
riposta par l'appel de Sachsenhausen, où il accusait le chéance de Jean XXII était proclamée le 18 avril et
pape d'hérésie (22 mai de la même année). l'antipape Nicolas V élu à sa place le 12 mai. Marsile
On conçoit que de tels événements aient profondé- de Padoue avait reçu le titre de vicaire impérial de la
ment agité l'opinion, surtout dans les milieux universi- ville, et il profitait de son autorité pour molester les
taires où, vingt ans plus tôt, le conflit de Boniface VIII clercs romains qui restaient fidèles au pape déchu.
et de Philippe le Bel avait si vivement soulevé Bientôt il était lui-même promu par Nicolas V au
le problème de l'Église et de l'État. Nos deux siège archiépiscopal de Milan. Mais les revers n'allaient
maîtres voulurent trancher dans le vif de la question, pas se faire attendre. Car l'empereur dut précipitam-
en vue, non seulement de résoudre la crise présente, ment quitter Rome devant le soulèvement du peuple,
mais d'en éviter de semblables à l'avenir. A cette fin, entraînant à sa suite toutes ses fragiles créatures.
ils conçurent un exposé de principes, où ils dénonce- Jean de Jandun mourut au cours de la retraite (10-
raient les usurpations de la papauté pour la ramener à 15 septembre 1328). Quant à Marsile, il n'eut sans
son véritable rôle et proclameraient la souveraineté doute pas le loisir d'occuper son archevêché et dut
de l'empereur dans l'Église. rentrer en Allemagne avec son protecteur déconfit.
De leurs méditations sortit le Dejensor pacis, qui 4° Dernières années. —
Après cet éclat momentané,
semble avoir été composé en juin 1324. Seul pourtant l'obscurité la plus complète retombe sur l'existence
Marsile mit son nom en tête de l'œuvre commune. de Marsile. Par erreur, certaines chroniques l'ont fait
Antenorides ego quidam, écrit-il, i, 1 ce qui était : mourir dès 1328. En réalité, il semble s'être retiré
l'équivalent d'une signature; car Padoue passait pour auprès de Louis de Bavière et avoir pris à tâche de se
avoir été fondée par Anténor. Cette circonstance et faire o'ublier. Il sortit une dernière fois de son silence
l'incontestable unité du style inspirent encore à des en 1342, pour soutenir la compétence de l'empereur
auteurs récents quelques doutes sur la collaboration en matière matrimoniale. Un discours du pape Clé-
de Jean de Jandun. E. Emerton, The Dejensor pacis ment VI, en date du 10 avril 1343, fait allusion à sa
of Marsilio of-Padua, Cambridge, 1920, p. 13-19. mort. Son décès doit donc remonter aux premiers
Mais ces doutes ne sauraient tenir devant le témoi- mois de cette année, ou, tout au plus, à la fin de 1342.
gnage des contemporains. Toujours est-il que Marsile IL Œuvres. — - Toutes les œuvres de Marsile sont
fut, sans conteste, « l'auteur principal ». G. Piovano, relatives à ce conflit politico-ecclésiastique auquel il
// Dejensor pacis di Marsilio Patavino, dans La scuola fut si intimement mêlé.
cattolica, 1922, t. xxn, p. 162. Le même historien 1° Dejensor pacis., —
En tête, pour l'importance aussi
ramène toute lagenèse de l'ouvrage, ibid., p. 164, à bien que pour la date, se place le Dejensor pacis, dont
des calculs d'intérêt. Explication trop facile pour on a raconté plus haut l'origine. C'est un gros traité,
répondre adéquatement à la réalité des faits et qui composé suivant toutes les règles de l'École, où sont
ne doit pas faire méconnaître la part de conviction longuement exposés et justifiés les principes des nova-
qui préside à l'œuvre des deux réformateurs. teurs sur l'Église et l'État.
Sans nul doute, le Dejensor pacis fut dès lors adressé La date en est assez exactement déterminée par la
à Louis de Bavière, à qui il était pompeusement dédié critique interne. « Dans la rédaction définitive, le
pour l'illustration de sa race, l'éclat de ses vertus et Dejensor pacis contient des allusions à plusieurs évé-
son attachement à la foi catholique. Mais il resta nements connus, à l'excommunication de Louis de
quelque temps encore inconnu à Paris, où, pendant Bavière, n, 24, prononcée par bulle du 23 mars 1324,
plus de deux ans, les deux auteurs continuèrent en et à la circulaire adressée par le pape aux électeurs le
paix leurs fonctions professorales. C'est seulement au 26 mai suivant, n, 26. D'autre part, il prévoit et
cours de l'été 1326 qu'ils disparurent subitement pour annonce seulement comme possible, ibid., l'acte par
se réfugier auprès du Bavarois, tandis qu'éclatait dans lequel Jean XXII déclara Louis de Bavière privé de
la capitale le scandale de leur publication. Ils allaient ses droits à l'Empire. » N. Valois, loc. cit., p. 569. Cet

mettre désormais une main active à l'application de auteur a pu aboutir à ces précisions importantes en
leurs théories. Au premier abord, Louis de Bavière rectifiant sur les mss. le texte défectueux des éditions
accueillit avec quelque défiance ces alliés qu'il estimait imprimées. Ce dernier acte de Jean XXII étant daté
sans doute compromettants et on parlait déjà, dans du 11 juillet, on a ainsi les deux points limites entre
son entourage, de les envoyer au bûcher. Voir la suite lesquels se place la rédaction du Dejensor. Dans ces
<
157 MARSILE DE PADOUE, ŒUVRES 138

conditions, continue le même historien, il est difficile Francs aux Germains. « C'est une imitation, a-t-on
de récuser le témoignage de deux mss. du xiv« siècle, avancé, N. Valois, p. 604, ou, pour mieux' dire, une
qui assignent précisément à l'achèvement de ce traité reproduction du traité composé sur le même sujet
une date comprise entre ces deux termes extrêmes : vers le commencement du XIV* siècle par Landolfo
le livre fut achevé le 21 juin 1324, lit-on dans le Colonna. » Voir ici t. vm, col. 2557-2558. Seulement
inv 4>>4 de la bibliothèque impériale de Vienne et celui-ci présentait ces diverses translations comme
dans le ms. 141 de la bibliothèque du chapitre de étant l'exercice des prérogatives souveraines du Saint-
Tortose. Cette date nous paraît extrêmement vrai- Siège. -Marsile écrit justement pour le réfuter sur ce
semblable. N. Valois, loc. cit., p. 570. On a objecté — point. Ejus scriplurœ in quibusdam noslra sententia
a cette conclusion que, dans le chapitre premier, dissOnat, prœsertim in quibus jura lœsit imperii secun-
Louis de Bavière est déjà qualifié de Romanorum dum senlentiam propriam absque demonstratione su/fi-
Itnperalor : ce qui n'est vrai qu'à partir de 1328. Aussi cienti. Goldast, p. 148. Il emprunte donc à son prédé-
a-t-on parfois supposé que l'ouvrage primitif fut un cesseur son dossier de faits ou de légendes, souvent
simple livret contenant tout juste les grandes lignes même son texte, mais en supprimant ou corrigeant ses
du système. L'auteur l'aurait repris dans la suite, sous interprétations favorables à la papauté. Four lui, la
la pression des événements, pour aboutir au traité translation de l'Empire fut toujours le fait des cir-
actuel, qui serait postérieur au couronnement impé- constances, quand elle ne donne pas lieu d'affirmer,
rial. -M. Hitter, dans Theologisches Literaturblatt, 1871, au contraire, la subordination du pape à l'empereur.
t. ix, col. 558-560; opinion défendue encore par « En somme, ouvrage de polémique, dont le mérite

l'auteur dans Historische Zeitschrift, 1879, t. xi.n, n'est, certes, pas celui de l'originalité », N. Valois,
p. 302-303. Reprenant toute la question sur un exa- p. 605, mais qui reflète, en les appliquant à ce cas
men complet des manuscrits, J. Sullivan retient la particulier, toutes les idées générales de l'auteur.
date de 1324, mais en émettant l'hypothèse très plau- 3° Defensor minor. — A ces deux ouvrages depuis
sible que le premier chapitre fut ajouté après le longtemps connus les recherches de l'érudition mo-
17 janvier 1328 ou, tout au moins, que le terme derne ont permis d'en ajouter un troisième non moins
imperator y fut substitué au mot rex qu'on trouve par- important :savoir le Defensor minor, qui, non seule-
tout ailleurs. The english historical Review, 1905, ment abrège le grand traité de même titre, mais le
t. xx, p. 299-300. Il n'y a donc aucune raison pour sup- complète sur bien des points.
poser l'existence de deux ouvrages successifs ou pour Il est contenu dans le ms.- Canon. Mise. 188 de la

déplacer le Defensor, qui mérite de garder son rang à Bodléienne, fol. 70 v°-80 r°, où il a été découvert par
l'entrée de Marsile dans sa politique de sédition. N. Valois, Comptes rendus de l'Académie des inscrip-
Conservé dans de nombreux mss., le Defensor pacis tions et belles-lettres, 1903, p. 601, puis, indépen-
fut imprimé pour la première fois à Bàle, en 1522, par damment de l'érudit français, par J. Sullivan, The
le protestant Valentin Curio, sous le pseudonyme de english historical Review, 1905, p. 300 sq., qui n'en uti-
Licentius Evangelus, dont le texte a fait loi dans la lise d'ailleurs que le dernier chapitre. Pour l'étude
suite. Il a trouvé place dans Goldast, Monarchia, intégrale et l'analyse de son contenu, voir N. Valois,
2' édit., Francfort, 1668, t. n, p. 154-3-12. Une édition Hist. litt. de la France, t. xxxm, p. 606-616. Ce traité
abrégée en vue des exercices académiques en a été est encore inédit. Aucun doute n'existe sur son authen-
donnée par R. Scholz, Leipzig et Berlin, Teubner, ticité. Car, non seulement l'auteur renvoie de façon
1911, dans la Quellensammlung zur deutschen Ge- continue au Defensor pacis, mais il précise en terminant
schichte dirigée par E. Brandenburg et G. Seeliger, le rapport des deux œuvres De quibus omnibus,
:

t. ix. La direction des Monumenta Germanise en supposilis vel probatis, et commemorata et etiam expli-
annonce une édition critique qui n'a pas encore paru. cata sunt plura in hoc tractatu, ex majori Pacis defen-
Un très court chapitre final, négligé par les différents sore pro necessitate tant séquentiel quant dedùcta. Prop-
•éditeurs, a été publié d'après les mss. par K. .Mùller, ter quod Defensor minor deinceps vocabitur tractatus
dans Gôtlingische gelehrte Anzeii/en, 1883, t. n, p. 923- iste. —
« Il est évident qu'à un moment qu'il reste à pré-

925. ciser, Marsile de Padoue éprouva le besoin de com-


2° De translatione Imperii Romani. — Vers la fin pléter son grand ouvrage par un certain nombre
•du Defensor, n, 30, .Marsile a l'occasion de rencontrer d'éclaircissements sur plusieurs points particuliers.
le thème, alors classique, de la translation de l'Empire. Ces points sont les suivants : la juridiction ecclésias-
Il y écarte en quelques mots l'idée que le pape et ses tique; la pénitence, les indulgences, les croisades et les
•clercs l'auraient fait auctoritate propria. Puis il con- pèlerinages; les vœux; l'excommunication et l'inter-
tinue : Ilac enim translulione quantum de facto prœ- dit; la primauté du pape; le pouvoir législateur su-
cesserit dicturi sumus in altero quodam ab hoc tractatu prême du peuple romain et de son prince; le concile
seorsum. Goldast, p. 308. général; le mariage et le divorce. » N. Valois, loc. cit.,
Ce traité spécial fut rédigé par quelque temps
lui p. 607. On voit par cet aperçu qu'après le domaine
après. Il accompagne généralement Defensor dans
le de la politique les vues novatrices de Marsile ont gagné
les mss. et dans les éditions. On le trouve dans Goldast, de plus en plus celui de la théologie.
<pid., t. n, p. 147-153, mais avec la date visiblement Le Defensor minor est reporté par J. Sullivan,
erronée de 1313. En réalité, cet opuscule fut écrit, non loc. cit., p. 305, à cause uniquement de son dernier cha-
pas avant, mais après le Defensor, qui s'y trouve rap- pitre que nous allons retrouver, à l'année 1342. Avec
pelé dès les premières lignes et plusieurs fois dans la plus de raison, X. Valois, p. 615-616, fait observer
saite. On a conjecturé qu'il fut écrit en Allemagne, que tout le contenu du livre suppose la pleine puis-
à la demande spéciale de Louis de Bavière. S. Riezler, sance intellectuelle et politique de son auteur. Il en
Die literarischen Widersacher der Pàpste, Leipzig, fixe, en conséquence, la composition en 1328.
1874, p. 173, suivi par N. Valois, p. 604. Cette hypo- 4° De jurisdictione Imperatoris in causa matrimoniali
thèse ne paraît guère fondée puisqu'en écrivant son
:
— « quelques années de là, continue le même his-
A
Defensor l'auteur promet déjà ce supplément, il est torien, Louis de Bavière, convoitant pour son fils
assez vraisemblable d'admettre qu'il l'ait donné sans Louis, margrave de Brandebourg, l'héritage du Tyrol.
rKard. lui fit épouser la comtesse Marguerite à la Grande
L'ouvrage se compose de douze petits chapitres, qui Bouche, dont le mariage avec Jean, fils du roi de
exposent la manière dont l'Empire e-,t passé des Bohème, avait dû être préalablement annulé ou plutôi
Romains aux Grecs, des Grecs aux Francs, puis des considéré- comme nul (10 février 1342). Ce fut l'ocra-
150 MARSILE DE PADOUE. THEORIE DE L'ÉTAT teo

sion de divers mémoires, dont l'un poile, notamment de la société. A côté detemporelle, qui est évi-
la fin
dans ms. /, 35, de Brème, antérieur à 1360, le nom de
le demment la principale,reconnaît aussi une fin
il lui
Marsile de Padoue. C'est une sorte d'apologie mise dans spirituelle, savoir la poursuite du bonheur éternel
la bouche de l'empereur, établissant qu'à lui seul promis à l'humanité par la révélation divine et qui
il appartient de statuer sur les causes matrimoniales. d'ailleurs réagit à tant d'égards sur les intérêts de la
Elle est accompagnée de deux actes impériaux non vie présente. Voir i, 4 et 5, p. 158 et 160. La réalisation
datés, l'un prononçant le divorce entre la comtesse de cette double fin est assurée par les grands corps
de Tyrol et Jean.,... l'autre accordant dispense de sociaux, dont les trois plus essentiels sont le sacerdoce,
consanguinité à Marguerite... et à Louis... L'opinion l'armée et la justice. Cette incorporation des institu-
là plus vraisemblable veut que ces actes soient de tions religieuses dans l'organisme de la cité entraîne
simples projets composés par Marsile de Padoue anté- évidemment comme conséquence le droit pour les
rieurement au second mariage et présentés par lui, dirigeants de celle-ci d'intervenir dans l'administra-
en même temps que son mémoire, à Louis de Bavière. » tion de celles-là. Tout le régalisme ultérieur de Marsile
N. Valois, p. 617. Les pièces, éditées pour la première a son germe dans cette conception unitaire de l'État,
fois par Freher en 1598, sont reproduites dans Go- où est entièrement méconnue la transformation intro-
dast, Monarcfiia, t. n, p. 1286-1291. duite dans l'ordre politique par l'avènement du chris-
Rien n'était plus conforme aux principes du vieux tianisme.
réformateur que d'affirmer la souveraine autorité de La distribution et l'ordre de ces parties constitu-
l'empereur en matière de mariage. Il avait déjà traité tives du corps social appartient au pouvoir, que Mar-
cette question dans le dernier chapitre du Dejensor sile se plaît à désigner sous le terme philosophique et
minor : il lui suffit d'en reprendre les doctrines et sou- indéterminé de « législateur ». Ce pouvoir vient de
vent même les termes pour justifier l'acte de Louis de Dieu, directement quelquefois comme dans le cas du
Bavière en faveur de son fils. Aucune raison décisive peuple juif, mais, d'ordinaire, a Deo tanquam a causa
n'existe pour retarder jusqu'à cette époque le Defensor remota, i, 9, p. 164, c'est-à-dire par l'intermédiaire des
minor tout entier, que les données de la critique interne volontés humaines. Marsile accorde ses préférences
situent en toute vraisemblance quinze ans plus tôt. à la monarchie tempérée, et pour en choisir le titulaire,
Mais on conçoit que rien n'ait été plus facile et plus au régime électif.
agréable à l'auteur que d'y chercher des matériaux en Du pouvoir ainsi conçu émane la loi. Elle a pour
vue des circonstances du moment. but de diriger les actes de l'homme vers le bien collectif
5° En dehors de ces traités personnels, on a pu, non et de suppléer aux défaillances individuelles, dont les
sans raison, supposer la main de Marsile dans la rédac- chefs eux-mêmes ne sont pas exempts. Pour Marsile,
tion de certains actes émanés de la chancellerie impé- c'est dans la volonté populaire que la loi trouve sa
riale à cette époque agitée. Ce serait le cas pour le source et son autorité. Nos autem dicamus secundum
réquisitoire du 18 avril 1328 contre Jean XXII. veritatem alque consilium Aristolelis legislatorem seu
N. Valois, p. 596, après K. Muller, Der Kampf Ludwigs causam legis efjectivam primam et propriam esse popu-
des Baiern mit der rômischen Kurie, Tubingue, 1879- lum seu civium universilatem, i, 12, p. 169, ou du moins,
1880, 1. 1, p. 369, et pour l'apologie impériale qui com- ajoute-t-il aussitôt pour prévenir une difficulté, ejus
mence par les mots Fidem catholicam, publiée par valenliorem parlem per suam electionem seu volunta-
Louis de Bavière le 6 août 1338. N. Valois, p. 618, tem in generali civium congregatione per sermonem
après .1. Sullivan, loc. cit., p. 306-307. expressam. Ce qui ne laisse pas de donner une teinte
III. Doctrines. •
— Engagé par toute sa vie et son sérieusement oligarchique à son esprit républicain.
œuvre dans le conflit renaissant du Sacerdoce et de N. Valois, p. 576. Et l'auteur de s'appliquer aussitôt
l'Empire, Marsile de Padoue a naturellement con- à justifier la souveraine compétence de la démocratie
centré ses réflexions sur le problème de l'Église, de en matière législative, i, 13, p. 171-176. Mais il faut
l'État et de leurs mutuels rapports. Mais sur ce point observer que plus tard, dans le Defensor minor, il admet
il a déployé une vigueur de critique et une hardiesse sans peine que cette volonté commune ne trouve nulle
de vues qui dépassent de beaucoup tout ce que le part de meilleure et plus sûre expression que dans la
Moyen Age avait produit dans ce genre de polémiques. volonté de l'empereur, considéré comme l'incarna-
Sur tout ce qui touche à la politique au sens le plus tion du peuple romain, qui est lui-même le -chef
large, c'est-à-dire à la constitution interne de l'Église suprême de tous les autres. N. Valois, p. 613-614. La
et à ses relations avec le pouvoir civil, Marsile ne fut démocratie de Marsile ne s'oppose pas à l'autocratie.
pas seulement un novateur, mais un véritable révolu- Cf. Piovano, loc. cit., p. 14. Au peuple également,
tionnaire. Le programme très réfléchi et relativement comme interprète de l'intérêt collectif, appartient
méthodique de cette révolution est contenu dans le l'institution du chef de l'État et, s'il en était besoin,
Defensor paeis, à propos duquel on a pu parler de sa correction ou sa destitution. Voir i, 15, p. 175-177.
« machine infernale ». G. Piovano, loc. cit., p. 164. Il « Cette doctrine de la souveraineté populaire ne diffère

suffit d'analyser les principaux thèmes de l'ouvrage pas substantiellement de celle qu'ont enseignée saint
pour en reconnaître l'extrême gravité. Thomas, Suarez et Bellarmin. » Rien, en tout cas, ne
1° Théorie de l'État.— Après une sorte de préface, permet de voir en lui un précurseur de l'idéal révolu-
où il annonce son intention de travailler à la pacifi- tionnaire à la manière de J.-J. Rousseau. G. Piovano,
cation publique en rappelant les principes qui pré- loc. cit., p. 166-167.
sident au gouvernement de la cité terrestre, en dénon- Tous ces principes assureraient largement la paix
çant à mots couverts les nouveaux ennemis qui la publique, si celle-ci n'était troublée par les empiéte-
menacent de son temps, l'auteur consacre toute sa ments de l'Église, papauté, que
spécialement de la
première partie à développer la théorie de l'État. l'auteur dénonce violemment àde sa première
la fin
Il en emprunte les éléments, comme tous les penseurs partie. Ce qui l'amène à s'expliquer sur la nature
de l'époque, à la Politique d'Aristote Aristoteles phi-
: exacte de ses pouvoirs, à l'analyse desquels le reste de
losophorum eximius, i, 3, Goldast, p. 157. En dehors l'ouvrage est désormais consacré.
de l'intérêt qu'ils présentent pour l'histoire des idées 2° Théorie générale du pouvoir ecclésiastique. —
politiques au Moyen Age, ces développements posent Marsile ne conteste pas l'institution divine de l'Église
les prémisses qui seront ensuite appliquées à la consti- ni la juridiction qui lui revient de ce chef. Tout son
tution et à la vie même de l'Église. effort consiste à ramener celle-ci^ par delà toutes les
Marsile commence par exposer l'origine et la fin déviations et tous les abus, à ce qu'il estime être son
KU MARSILE DE PADOUE, TlIKORIh" 1)1' IMUTOIH ECCLÉSIASTIQ1 E 162

véritable concept. Dans cette œuvre il s'attend à la avoir la propriété d'aucun immeuble, n, 13; p. 225-
persécution «le la papauté et cie ses complices, à la 231. Les biens mis à la disposition de l'Église par la
résistance d'une opinion ignorante ou prévenue, à générosité des donateurs appartiennent, en réalité, à
l'opposition sournoise des jaloux. Mais il compte sur le l'État; ce qui fait, n, 17, p. 251, qu'ils restent soumis
secours de Dieu pour accomplir son devoir jusqu'au de plein droit à tous les impôts. Chemin faisant, n, 11,
bout. Voin, 19 et h. 1. p. L89, L90. p. 220-221, l'auteur s'est livré à une très vive charge
Son œuvre à cet égard est d'abord négative. Il contre les richesses excessives des elereset les désordres
entend combattre la doctrine alors classique de la de leurs mœurs.
plenitudo poleslatis, qu'il expose en ces termes, il, 3, 3° Applications : Théorie de la juridiction cpiscopale.
p. 103 Ronuuuini episcopum, vocatum pupam, judicem
:
- Non content de restreindre l'objet du pouvoir
tsse supremum... super omnes mundi episcopos seu ecclésiastique, Marsile interprète en fonction de son
presbytères et ecclesiasticos minislros alios, super omnes régàlisine le concept même de la hiérarchie.
quoque hujus sœculi principautés, commun itates, collegia Du moment que le Christ n'a pas ni ne veut avoir
ei singulares personas, eu jusque conditionis existant. de puissance temporelle, il y a lieu de se demander
Témoignage précieux, pour le dire en passant, de la comment il peut être l'auteur du sacerdoce, qui repré-
manière dont se posait alors le problème du pouvoir sente, comme on l'a vu, col. 100, une fonction de la
pontifical, que ses apologistes étendaient volontiers, cité. Sa réponse est que le pouvoir d'ordre seul vient
sans distinctions ni réserves, au double domaine spiri- immédiatement de Dieu, encore qu'il l'accorde par
tuel et temporel. Ce qui amène notre novateur à l'intermédiaire de rites humains. A cet égard d'ail-
l'exclure, par une réaction non moins excessive, de leurs, il n'y a pas de différence entre l'évêque de Rome
l'un aussi bien que de l'autre. Il ne s'agit pas, en effet, ou tout autre et le moindre prêtre, n, 15, p. 239.
pour lui de disserter sur le pouvoir personnel du Christ, L'inégalité qui existe entre les membres de la hiérar-
ni sur ceux qu'il aurait pu transmettre à ses Apôtres, chie est une institution humaine, humana institutio
mais de préciser ceux qu'il leur a transmis de fait. Son qua sacerdotum unus aliis preeferlur, et tout autant
exemple est une première indication, n. 4, p. 195 : leur attribution à tel ou tel territoire. Marsile s'appuie,
Christus ipse non venit in mundum dominari homini- en effet, sur saint Jérôme, n, 15, p. 239-240, pour éta-
bus... nec principari temporaliter. sed inagis subjici blir que les évêques et les prêtres étaient primitive-
secundum slalum et conditionem prœsentis sœculi. Aussi ment égaux ce sont uniquement des raisons d'ordre
:

bien peut-on établir par l'Écriture et la tradition qu'il social qui ont créé entre eux une distinction. Voir
a interdit aux siens toute puissance temporelle, qu'il également, i, 19, p. 187. Comme pour les autorités
leur a enjoint, au contraire, de se soumettre à l'autorité civiles, le choix des uns et des autres appartient à la
des princes et que les Apôtres l'ont fidèlement imité communauté des fidèles où au prince qui en est le
sur ce double point. Les textes invoqués par les légitime représentant. Hujus institutionis seu deter-
adversaires en faveur de la plenitudo potestatis sont minationis pra>sidis... causa /activa immediata sil et
discutés seulement à la fin du traité. Voir n, 27-28, esse debeat universa ejus loci fidelium mu.ltitu.do per
p. 288-302. suam electionem seu voluntatem expressam, aut Me
D'où il suit, n, 5, p. 204, qu'aucune juridiction exté- vel Mi cui vel quibus jam dicta mullitudo harum insti-
rieure n'appartient à l'Église de droit divin, pas même tulionum auctorilatem concessil. n, 17, p. 248. Ce qui
au spirituel, et que celle dont elle peut jouir lui vient comporte logiquement le pouvoir de les révoquer et
de l'État, qui garde toujours le droit de la lui retirer. aussi, conséquence plus curieuse, celui de les con-
Nec in quemquam, presbyterum aut non presby- traindre, en cas de négligence, à l'exercice de leur
tehim, coactivam in hoc sœculo jurisdictionem habere ministère. Rien de plus normal dans un système qui
quemquam episcopum sive papam, nisi eadem sibi fait du clergé un corps de fonctionnaires nationaux.
per humanum legislatorem concessa juerit. in cujus Il faut cependant prévoir le cas des communautés

poteslale semper hanc ab ipsis revocare. Le croyant


est imparfaites, dont les dirigeants seraient encore infi-
chez Marsile s'unit au politique pour subordonner dèles. Alors seulement, ibid., p. 250, l'accès aux fonc-
entièrement l'Église à l'État. Exclue du temporel, la tions sacrées dépendrait de l'autorité ecclésiastique,
puissance ecclésiastique se trouve ramenée à l'ordre mais avec la participation obligatoire du peuple
spirituel proprement dit, savoir l'administration des croyant. Dans cette conception étatistc, au lieu d'être
sacrements et spécialement le pouvoir des clés. Ce la règle, l'autonomie du recrutement hiérarchique
dernier est d'ailleur.. fort réduit, par le fait que l'auteur constitue l'exception.
m- rallie à l'ancienne doctrine qui réserve à Dieu seul la 4° Applications : Théorie de la papauté. — Tant qu'il
rémission du péché et de la peine éternelle, absque parle du clergé ordinaire, Marsile se montre encore
opère sacerdolis prweedente vel intervenienle simul. u, respectueux évêques et prêtres entrent pour lui dans
:

0. p. 206. le cadre de la cité. Il en va autrement du pape les:

Au nom de ces prémisses. Marsile tranche résolument conceptions révolutionnaires du novateur s'aggravent
les principaux cas que soulevait la civilisation inédié- ici d'un ton franchement agressif.
II n'admet pas que l'excommunication, h, 6, Comme la question est de première importance et
p. 207, relève de la seule autorité ecclésiastique, mais fournit, à vrai dire, la clé de tout le problème posé par
d'un juge compétent pour représenter la communauté les relations de l'Église et de l'État, .Marsile éprouve le
des fidèles, lequel consultera le clergé comme une sorte besoin de préciser ex pro/esso les principes de sa
de jury. Les clercs délinquants ne peuvent pas reven- méthode, il, 19, p. 254-256. Il ne conteste pas i'exis-
diquer le privilège du for, n, 5 et 7, p. 204 et 208; cf. tence d'un droit divin en matière d'organisation ecclé-
8. p. 212 c'est à l'autorité civile qu'il appartient de
: siastique; mais il ne consent à le demander qu'aux
les punir. Bien plus, l'Église ne possède ici-bas aucune Écritures canoniques et aux décisions des conciles
espèce d'autorité coercitive; elle peut seulement généraux. Parce que ceux-ci représentent la sui cession
exhorter et reprendre ou faire entrevoir la menace des des Apôtres et des premiers fidèles, il faut les tenir
châtiments éternels, n. 7-10, p. 210-217. La répression pour assistés du Saint-Esprit. Quant aux autres docu-
des hérétiques est le fait du pouvoir séculier. Ibid., 10, ments, y compris les décrétales des papes, ce sont des
p. 216-219. textes humains et qui restent comme tels sujets à
l'our son entretien, le clergé a droit à des subsides l'erreur.
honorables de la part des fidèles; mais il reste soumis Au nom de l'Écriture, Marsile affirme l'égalité pri-
à la loi de la pauvreté. En conséquence, il ne saurait mitive de tous les Apôtres et conteste à l'ierre toute
DICT. Ul. THÉOL. CATH. X. — 6
163 MARSILE DE PADOUE, THÉORIE DE LA PAPAUTE 10'

primauté sur eux. Nullam potestatem, toque, minus anciens conciles étaient surtout composés de prêtres,
CQactivam jurisdictionem, habuit Petrus a Deo immé- encore qu'on y voie figurer imperalores et impératrices
diate super apostolos reliquos, neque instituendi eos in fidèles cum suis o/ficiulibus. L'ignorance croissante du

offlcio sacerdolali, neque segregandi eos seu mittendi ad clergé eu matière religieuse lui paraît exiger qu'une
offlcium preedicationis. Tout au plus peut-on lui recon- plus grande place soit assurée désormais à l'élément
naître une prééminence au sens large, due à son âge, laïque. Sur les inévitables divergences des prélats ce
à la ferveur de sa foi, ou peut-être, encore que l'Écri- sont les fidèles qui auront à se prononcer. La convoca-
ture n'en fournisse aucune preuve, au libre choix de ses tion du concile est réservée au « suprême législateur
pairs. La conduite de Pierre continue celle interpré- humain ». Par ou il faut évidemment entendre l'empe-
tation Quoniam beatus Petrus nullam sibi assumpsisse
:
reur. N. Valois, p. 582. Marsile en trouve la preuve
singulariter auctoritatem supra reliquos apostolos inve- dans les conciles des premiers siècles l'ancienne his-
:

nimus ex Scriptura, sed mugis cum ipsis sequalitatem toire ecclésiastique vient à l'appui de ses principes
servasse. n, 16, p. 242. De même que Pierre s'est régaliens. Non seulement l'autorité civile a le droit
installé à Antioche, les autres apôtres ont fixé à leur d'inviter au concile, mais elle peut y contraindre toute
guise le centre de leur apostolat, sans recevoir de personne idoine et dûment élue à cette fin. En re-
Pierre ni institution ni confirmation, lit ce fait est un vanche, il lui appartient de faire les frais de l'assem-
indice de la loi qui régit encore leurs successeurs. Par blée.
là s'écroulent, faute de base, toutes les prétentions Toutes les matières qui intéressent la vie de l'Église
du pape à une juridiction universelle. L'évèquc de entrent dans la compétence du concile. Marsile énu-
Rome n'est d'ailleurs pas le successeur de saint Pierre. mère nommément, avec preuves à l'appui, u, 20-21,
Ibid., p. 244-246. Car il n'est pas sûr que celui-ci soit p. 256-263, la détermination de la foi et de la discipline
jamais venu à Rome il est curieux de retrouver à cet
: ecclésiastique, le prononcé des excommunications, la
égard dès le xiv e siècle les objections historiques que répartition des bénéfices, les règles du culte et la cano-
devaient reprendre Baur et son école. En tout cas, il nisation des saints. Il confirme sa doctrine en mon-
n'y est certainement pas venu avant saint Paul. C'est trant les inconvénients qu'il y aurait à ce que des
ce dernier qui fut singulariter et principaliter l'évêque points aussi graves fussent décidés par l'arbitraire d'un
de Rome et c'est à lui, par conséquent, non à Pierre j
seul. La politique de Boniface VIII et surtout la bulle
que pape a succédé.
le Unam Sanctam lui fournissent des exemples de ce
Il s'agit cependant d'expliquer l'origine de la despotisme personnel, que l'intervention tutélaire du
papauté. Le fait générateur est ici, pour Marsile, la concile a précisément pour but et aurait sûrement
Donation de Constantin, sur laquelle il ne se lasse pas pour résultat d'éviter. Il conçoit néanmoins que soit
de revenir. Voiri, 19, p. 187 n, 11, p. 221; 16, p. 243;
; institué une sorte de président de la fédération ecclé-
22, p. 265, et surtout 18, p. 252-253. Tous les évêques, siastique, avec mission de diriger les assemblées géné-
en effet, étaient primitivement égaux. Rome néan- rales et d'en faire appliquer les décisions. Ce rôle
moins jouissait d'un grand prestige à cause de sa devrait, en principe, être attribué au plus digne, qui
situation dans l'Empire, du nombre et de la science de serait d'ailleurs assisté par un sénat sacerdotal institué
ses clercs, du souvenir aussi des apôtres Pierre et Paul. ad hoc. Marsile ne voit aucun inconvénient à ce que
C'est pourquoi les autres Églises la consultaient volon- ce fût l'évêque de Rome, en raison des titres histo-
tiers ou lui demandaient de leur fournir de dignes riques dont cette Église a joui dans le passé, mais à
évêques. Tout cela ne faisait qu'une sorte de droit condition qu'on ne veuille pas étayer cette fonction
coutumier, cohsuetudinaria prioritas, mais qui encou- sur un droit divin inexistant. Voir n, 22, p. 263-268.
rageait déjà les évêques de Rome, avec le consente- En dehors de là, tout le reste est abus, contraire tout
ment plus ou moins tacite des autres, à des actes à la fois aux plans de Dieu et aux intérêts de la société.
d'intervention de plus en plus caractérisés. Constantin Marsile consacre ses derniers chapitres à une âpre cri-
acheva cette évolution en donnant au pape l'empire tique des empiétements commis par les papes, au nom
de tout l'Occident, et le moindre doute ne vient évi- d'une prétendue plenitudo potestatis, dans le double
demment pas à Marsile sur l'authenticité d'un docu- domaine spirituel et temporel, n, 23-26, p. 268-288.
ment qui est la justification idéale de son régalisme. puis à la réfutation méthodique des arguments scrip-
De là procèdent tous les droits spirituels et temporels turaires, n, 27-29, p. 288-305, et rationnels, n, 30,
dont se prévaut depuis la papauté. p. 305-308, invoqués en sa faveur.
5° Applications : Théorie du gouvernement cenifal de Cet exposé doctrinal, qui remplit les deux premiers
l'Église. —
Ne faut-il pourtant pas pourvoir aux inté- livres du Defensor, se termine par une troisième partie,
rêts généraux de la chrétienté en matière de foi et de beaucoup plus couite, où l'auteur condense en qua-
discipline? Ses principes démocratiques conduisent rante-deux conclusions ou thèses, m, 2, p. 309-312,
tout naturellement Marsile à charger le concile œcumé- d'une manière d'ailleurs passablement désordonnée,
nique de cette mission. les principales positions philosophiques et théolo-
Il faut, en effet, pour ce gouvernement une compé-
-

giques, théoriques ou pratiques, prises et défendues


tence et une autorité que la communauté des fidèles par lui au cours de son traité. Partout s'affirme la
ou ses légitimes représentants sont seuls à détenir. volonté de soumettre le gouvernement de l'Eglise à la
Huic consequenter ostendo quod hujus determinationis- collectivité des fidèles et, par celle-ci, au pouvoir civil
auctoritas •principalis, mediata vel immediata, solius sit qui en incarne les droits et les pouvoirs. Il suffit de
generalis concilii christianorum aut valentioris partis lire ce résumé dressé par l'auteur lui-même pour voir
ipsorum vel eorum quibus ab universitate fldelium combien fut profonde, consciente et systématique,
christianorum auctoritas hsec concessa fuerit. n, 20, dans l'esprit de Marsile, cette conception régalienne,
p. 256. —
De ce concile non seulement les laïques ne cette étatisation de l'Église à laquelle son nom demeure
sont pas exclus, mais ils en font obligatoirement partie attaché.
en seconde ligne après le clergé Viros eligant fidèles,
: 6° Quelques cas particuliers de la juridiction ecclésias-
presbijtcros primum et non presbyteros consequenter. Les tique. — A ce système fondamental, contenu dans le
uns et les autres sont élus par les communautés, secun- Defensor pacis, le Defensor minor apporte quelques
dum ipsorum proporlionem in quantitate ac qualitatc précisions ou aggravations supplémentaires sur cer-
personarum. C'est toujours au suprême législateur tains points particuliers, qu'il faut au moins indiquer
humain qu'il appartient de déterminer les modalités en terminant, d'après le résumé qu'en donne N. Valois,
de l'élection. Marsile reconnaît d'ailleurs que les p. 607-615.
165 MARSILE DE PADOUE, CONDAMNATION L66

Marsile y professe la souveraineté absolue de la loi, archives vaticanes publiées par W. Preger, dans les
divine, soit humaine. En conséquence, l'autorité Abhandl. der hislor. Classe der k. bayer. Akademie der
ecclésiastique ne peut rien retrancher de la première WiSS., Munich, 1886, t. xvu, p. 199, que l'évèque
par voie de dispense, ni rien y ajouter par voie de Albert de Passait rendit compte au Saint-Siège pour
commandement. La seconde relève tout entière, par la seconde fois, à la date du (i septembre, de la pro-

définition, de l'autorité civile. Par rapport à l'une et à mulgation de ce document dans son diocèse. L'année
l'autre, ne peut jamais porter de sanction
l'Église suivante, une bulle fulminée contre Louis de Bavière.
coactive, pour préserver le inonde entier de
fût-ce en date du 3 avril 1327, signale auprès de lui ces duos
l'hérésie. En revanche, le vœu, qui est une promesse viros nequam, perditionis filios et maledictionis alumnos,
sacrée, doit être sanctionné par une peine, même au quorum unus Marsilium de Padua et aller Johannem
civil s'il s'agit d'un vœu
qui intéresse d'autres hommes. de Janduno se faciunt nominari. Elle dénonce égale-
Dans l'ordre proprement
spirituel, Marsile n'admet ment leur ouvrage : librum quemdam erroribus pro-
pas que la confession soit, de droit divin, autre chose feclo non vacuum sed plénum hœresibus variis, en
qu'un conseil; mais il faut s'y soumettre tant qu'elle ajoutant que plusieurs bons catholiques l'ont déjà
est ordonnée par le droit ecclésiastique. Cette confes- examiné. Ce qui suggère que le Saint-Siège n'en a pas
sion n'entraîne pas pour le prêtre le droit d'imposer des encore pris directement connaissance, puisque le pape
pénitences. Les croisades et les pèlerinages sont d'ail- n'en parle que par ouï-dire sicut ftde dignorum mul-
:

leurs, en soi, des œuvres médiocrement méritoires et torum catholicorum habet asser-tio. Bulle Quia juxta
doid l'Église, en tout cas, ne saurait mesurer la valeur. doctrinam, dans Martène-Durand, Thés. nov. anecdot.,
Quant à l'excommunication et à l'interdit, ces mesures Paris, 1717, t. u, col. 683. Quelques jours plus tard,
De se justifient pas au nom du droit divin. Sur la pri- le 9 avril, par la bulle Dudum propler nolorios, le pape
mauté du pape, Marsile précise « que cette croyance frappait nos deux novateurs d'excommunication et de
peut être admise... comme une coutume et une tradi- suspense, en même temps que les autres principaux
tion, mais non comme un dogme nécessaire au salut partisans ecclésiastiques de l'empereur rebelle. Jean
éternel ». X. Valois, p. 612. Elle appartient à la caté- et Marsile étaient, en outre, sommés de comparaître
ces décisions prises par les conciles qui doivent
iic personnellement devant le Saint-Siège dans un délai
être obéies jusqu'à révocation. Il ne saurait d'ailleurs de quatre mois pour se justifier de leurs doctrines,
probablement y avoir de concile vraiment œcumé- sous peine d'être déchus de leurs bénéfices et dignités,
nique si les Grecs n'y sont pas convoqués. Le Defensor sans préjudice des autres sanctions jugées opportunes,
mtnor s'achève sur la question du mariage, où l'Église eorum àbsenlia non obstante. Martène-Durand, ibid.,
peut bien statuer, en théorie, sur ce qui est ou non col. 696-698. Eaute de pouvoir signifier cette citation
conforme à la loi divine, mais où les solutions pratiques aux intéressés, le pape faisait afficher aux portes de
sont réservées au pouvoir civil. Notre-Dame des Doms la bulle et les autres pièces du
III. Condamnation par l'Église. -- On a pu procès, quœ procession ipsum suo quasi sonoro prœconio
remarquer, au cours de cette exposition, que Marsile et patulo indieio publicabunt. Il va sans dire que les
de Padoue entend toujours parler en chrétien et en deux inculpés se gardèrent bien d'obtempérer à cette
catholique, qu'il emprunte ses arguments à l'Écriture citation. C'est donc en dehors d'eux que le pape fit
tt aux saints Pères. Pour paradoxale que la chose nous procéder à l'examen du Defensor pacis. Il semble
-
puisse paraître, ce bouleversement de la constitution d'ailleurs que cette affaire ait été conduite avec un
ecclésiastique, qui frappe à bon droit l'historien par soin tout particulier.
aractère d'audacieuse innovation, fut proposé par La bulle définitive de Jean XXII, que nous retrou-
son auteur comme l'expression même de l'orthodoxie. verons tout à l'heure, fait allusion aux premières argu-
I - pires hardiesses de l'intelligence s'abritaient mentations que nonnulli Oiri catholici se pro defensione
encore, au Moyen Age, sous le vêtement de la foi et de fidei opponentes firent d'abord valoir pour réfuter les
la tradition. Ce sentiment éclate d'une manière parti- erreurs des deux hérétiques. De guerre lasse, ces inter-
culièrement formelle dans les dernières lignes du ventions privées ne suffisant pas, on se tourna vers
Defensor, exhumées par K. Mùller, Gôtting. gelehrte le Saint-Siège pour solliciter son jugement sur une
Anzeigen, 1883, p. 925, où l'on a la surprise de lire cette série d'articles extraits de. l'ouvrage incriminé. Tandem
déclaration Supradictis a nobis omnibus adjiciatur
: tam prsefati quam plures privlati neenon et alii viri
(juod, si quid in ipsis reperiri contingut diffinitum seu catholici... nobis certos articulos de libro prœdicto cura-
aliter quomodolibet pronunciatum vel scriptum minus verunl nonnulli miltere ac per seipsos aliqui priesentare.
catholice, id non pertinaciter dictum est, ipsumque De cette liste quelques propositions furent spéciale-
eorrigendum utque determinandum supponimus aucto- ment retenues, sur lesquelles le pape voulut conférer,
rituti Ecclesise calholicte seu generalis concilii ftdelium en de sérieuses délibérations, non seulement avec les
chrislianorum. Il est vrai que, jusque dans cette pro- cardinaux et plusieurs évoques ou prélats, mais avec
fession de loyalisme catholique, on retrouve les posi- des spécialistes de la théologie et du droit canonique.
tions caractéristiques de Marsile c'est à l'Église,
: L'érudition moderne a retrouvé le nom de quelques-
•à-dire au concile général, qu'il se soumet . A uns au moins de ces consulteurs, que le pape ne
défaut du concile de tous les chrétiens », c'est du nomme pas, et le texte même de leurs mémoires. Voir
moins le pape, par lui si nettement disqualifié, qui se R. Scholz, Unbekannte kirchenpolitische Streitschriften
chargea d'administrer au novateur, en vertu de la aus der Zeit Ludwigs des Bayem, Rome, t. i, 1911,
tradition catholique, la censure qu'il déclarait p. 1-27, et t. il, 1914, p. 3-63. D'aucuns furent officiel-
souhaiter. lement saisis de la question, tels que le carme Sybert
1Premières interventions du Saint-Siège. Aussi- — de Beck et le général des augustins, Guillaume de
tôt que
le Defensor pacis se fut divulgué et que ses Crémone — ordinairement appelé Guillaume Amidani,
auteurs se furent publiquement découverts en se réfu- mais dont le nom exact semble être Guillaume de
giant auprès d'un empereur déjà condamné pour Villana — • qui déclarent répondre par ordre du pape.
hérésie. l'attention du Saint-Siège se porta sur les deux Mais le cas passionnait suffisamment les docteurs pré-
docteurs parisiens et diverses mesures préparèrent la sents à la Curie pour que d'autres s'y soient intéressés
damnation qui n'allait pas tarder. molu proprio, tels (pie le prémontré Pierre de l.utra.
Une première bulle contre les deux hérésiarques fut 11 résulte de la consultation des deux premiers que les
lancée par Jean XXII au cours de l'été 1326. Elle ne propositions examinées étaient primitivement au
s'est pas conservée; mais il ressort d'extraits des nombre de six. Aux cinq qui allaient être condamnées,
167 MARS1LE DE PADOUE, CONDAMNATION 168

et que nos auteurs citent déjà dans un texte et un envers l'État. A quoi la bulle oppose que ce fut la un
ordre à peu près identiques à celui que nous connais- acte de pure condescendance, comme il ressort du
sons, s'en ajoutait une autre, ainsi conçue chez Sybert : contexte où l'on voit que Jésus se déclare libre et
Quilibet prcsbyter Un plene potest absolvere ub omni accepte seulement de payer le didrachme pour ne
rrimine, ab omni injuria, a quocumque periculoso statu pas causer de scandale.
quem homo incurrat modo quocumque, aient papa. Cet acte du Sauveur, et c'est ce qui en faisait la
R. Scholz, t. h, p. 4. Cf. p. 17 le texte tout à fait sem- gravité, prenait alors les proportions d'un symbole,
blable donné par Guillaume de Crémone. Pour des qui semblait accréditer le droit absolu du pouvoir
motifs que nous ignorons, celte proposition fut écartée civil sur les biens ecclésiastiques. En même temps que
au dernier moment et les cinq autres seules furent le principe le pape tient à désavouer expressément

censurées dans le document définitif. cette conséquence.


2° Bulle de condamnation. —
Au terme de ces études Quod omnia temporalia Que tous les biens tempo-
et consultations, Jean XXII se résolut à publier sa Ecclesiae subsunt imperatori rels de l'Église sont soumis
bulle Licet juxla doclrinam, en date du 23 octobre 1327, et ea potest accipere velut à l'empereur et qu'il peut
sua. les prendre comme siens.
où il portait une solennelle condamnation contre les
deux hérésiarques et leurs principales erreurs. Texte Marsile est bien responsable de cette déduction. N'on
complet dans Martène-Durand, Thésaurus, t. n, seulement il remarque, avec saint Bernard, qu'en
col. 704-716; Raynaldi, Annales eccl., ad an. 1327, acquittant l'impôt le Christ, bien qu'il pût en être
n. 28-35, et Duplessis d'Argentré, Collectio judiciorum, dispensé par sa dignité royale, voulut accomplir son
Paris, 1728, 1. 1 a, p. 304-311. devoir de bon citoyen, exhibuisse debilam reverentiam,
Le prologue rappelle l'obligation qui incombe à non ergo coactam, quoniam hujusmodi census et tribu-
l'Église d'arrêter dès le début la propagande des doc- tum debetur principibus a quocumque, i, 4, p. 198, mais
trines erronées, puis les multiples dénonciations qui il aime voir dans ce fait un exemple de plus vaste

ont été faites au Saint-Siège contre JMarsile de Padoue portée. Loin de requérir aucune sorte d'immunité,
et son complice Jean de Jandun. Des nombreux arti- le Maître dictait par là leur conduite aux prêtres ses

cles tirés de leur livre le pape se décide à condamner successeurs et montrait en acte qu'il ne lui répugnait
seulement quelques-uns. Bien que les erreurs en soient pas d'admettre ipsorum temporalia subjecta fore prin-
tellement manifestes que ce soit presque vouloir cipibus sieculi. Ibid., p. 197. Quelques lignes plus haut,
éclairer le soleil au moyen d'un flambeau, il y veut Marsile reprenait à son compte une parole d'Origène,
néanmoins ajouter quelques considérations propres à aux termes de laquelle les exactions, même injuste"..
en montrer le vice. des princes à l'égard de l'Église ne font que les
C'est ainsi que le pape rapporte successivement, remettre en possession de ce qui leur appartient ut :

pour les dénoncer à l'Église, cinq propositions des exigant a nobis quie sunt ipsorum. La bulle se contente
novateurs, qu'il fait suivre chacune d'une longue réfu- d'appliquer à l'empereur au singulier ce que le Dejensor
tation. Elles sont encore une fois reprises d'affilée à la disait au pluriel des princes en général..
fin de la bulle, sous une forme à peu près identique, Le pape s'attache spécialement à réfuter cette con-
et frappées à nouveau d'une réprobation collective. clusion, en faisant observer qu'elle pèche par la base,
On les trouve dans Denzinger-Bannwart, n. 495-500, du moment que le Christ s'affirme, en droit, exempt de
soi-disant d'après Duplessis d'Argentré, mais, en réa- l'impôt. Quand bien même il l'eût acquitté ex debito,
lité, avec quelques modifications qui ne correspondent laconséquence ne serait pas légitime; car il s'agissait
pas toujours exactement ni à l'une ni à l'autre des d'un impôt personnel et non pas d'un impôt réel.
deux recensions fournies par les exemplaires imprimés Unde non sequilur quod ex eo quod persona est Iri bu-
du document pontifical. Nous reproduirons d'abord le tafia, sunt et bona.
texte de Denzinger, comme plus usuel, mais en ayant De cette censure exégético-juridique il ressort que
soin de marquer, à l'occasion, les petites différences le pape entend sauvegarder l'indépendance de la pro-
qu'il présente avec celui des premiers éditeurs, dont priété ecclésiastique à l'égard de l'État.
la lecture coïncide à quelques détails près.
2. Quod beatus Petrus Que le bienheureux apôtre
1. Quod illud quod de Que ce qui se lit du Chris apostolus non plus aucto- Pierre n'a pas eu plus d'au-
Christo legitur in Evangelio dans l'Évangile de sain* ritatis habuit quam alii torité que n'en avaient les
beati Mattha?i quod ipse Matthieu, à savoir qu'il paya apostoli habuerunt, nec alio-
autres apôtres et ne fut
solvit tributum Cscsari quan- le tribut à César lorsqu'il rum apostolorum fuit caput. pas leur tète.
do staterem sumptum ex prit une pièce d'argent dans Item quod Christus nul- De même, que le Christ
ore piscis illis qui petehant la bouche d'un poisson et lum caput dimisit Keclesi;e n'a laissé aucune tète à son
didrachma jûssit dari, hoc ordonna de la remettre à nec aliquem suum vicarium Église et n'a fait de personne
facit non condescensive e ceux qui réclamaient le fecit. son vicaire.
liberalitate sive pietate sed didrachme, il le fit non par
necessitate coactus. condescendance, poussé par Cette formule suit exactement la première recension
; a libéralité ou sa piété, mais de la bulle. La seconde la fait, en outre, précéder de
contraint par la nécessité. cette proposition du même ordre Quod beatus I'elrus
:

Le second texte de la bulle porte ici jussit dure au Apostolus non fuit plus caput Ecclesise quam quilibet
lieu de jussit dari, et les deux sont d'accord sur la ver J aliorum Apostolorum. En revanche, elle ne porte pas
sion plus plausible : liberalitate sur pielalis. Mais ces
1
la phrase complémentaire nec aliorum apostolorum
:

deux minces variantes n'ont aucune importance pour fuit caput. De toutes façons, il s'agit de « l'autorité de
le sens. Pierre par rapport au corps apostolique, puis à l'en-
Il s'agit de la scène rapportée, Mat th., xvn, 24-27. semble de l'Église. Et cette autorité, soit avant, soit
Elle était déjà discutée au temps de Philippe le Bel, après le mot abstrait, est désignée subsidiairement sous
voir J. Bivière, Le problème de l'Église et de l'État, l'image classique de la « tète ». Il s'agit donc, en termes
Couvain, 1926, p. 170 et 312, pour savoir, si, en théologiques, de la primauté personnelle de Pierre et
payant l'impôt, Jésus avait ou non reconnu la supré- de sa perpétuité dans l'Église. Marsile de Padoue pre-
matie du pouvoir impérial. Tous les régaliens, bien nait à cet égard une position délibérément négative.
entendu, l'exploitaient dans le sens affirmatif; cette La proposition condamnée résume assez bien les con-
exégèse devait recueillir l'adhésion de Marsile de ceptions développées dans le Dejensor, n, 16-17. p. 241-
Padoue, qui l'utilise, en effet, longuement, n, 4, 247. Cf. ibid., 22, p. 263-264 ; m, concl. 17, p. 310.
p. 197-198, pour astreindre les clercs à la soumission Naturellement son extrême importance lui mérite
169 MARSILE DE PADOUE, CONDAMNATION 170

une réfutation très étendue, OÙ le pape établit que le pelle ici les précédents déjà invoqués par Grégoire VII.
Il conteste surtout qu'on puisse tirer argument pour
Christ a fait de Pierre son vicaire par les paroles :

Pasce oves meas. pasce agnos meos. Ce qui revient à la thèse adverse du jugement porté par Pilate contre

faire de lui, suivant une métaphore familière à l'Écri- le Sauveur. Tandis que la censure de la proposition

ture, la tète c'est-à-dire le ehei' de l'Église, sans


.
ne tend qu'à mettre in tuto l'indépendance du pape,
préjudice, bien entendu, pour l'autorité prédominante on voit que le commentaire en développe expressé-
du Christ, qui en demeure toujours la tète » princi- < ment la contre-partie, savoir la pleine supériorité, au
pale. \ l'appui de cette vérité, par une évidente sens médiéval, du pape sur l'empereur.
méthode d'argumentation <ul hominem, le pape se [liait 4. Quod omnes sacer- Que tous les prêtres, qu'il
a invoquer le témoignage des empereurs chrétiens. dotes, sive sit papa, sive du pape, d'un arche-
s'agisse
11 s'ensuit que ce privilège était exclusivement propre archiepiscopus, sive sacerdos vcque ou d'un simple prêtre,
à Pierre, comme le montrent
textes évangéliques
les simplex, sunt ex institulione sont, en vertu de l'institu-
Christi auctoritatis et juris- tion du Christ, égaux en au-
ou l'on voit que des pouvoirs lui sont accordés que les
dictionis aequalis. torité et en juridiction.
autres n'ont pas reçus. Mais la bulle ne démontre pas
directement la perpétuité obligatoire de cette fonction Ce texte coïncide exactement avec le premier énoncé
dans l'Église. Nul doute que. dans la pensée de de la bulle. Le second ajoute d'abord le pronom indé-
Jean XXII, la primauté personnelle de Pierre n'em- terminé quicumque après sacerdos simplex; mais sur-
porte suffisamment celle du pape son successeur, dont tout il double cette formule d'une autre qui la précise en
les deux censures qui suivent vont revendiquer les la complétant. Elle se trouve d'ailleurs dans le corps
droite suprêmes, en affirmant son autonomie par rap- de la bulle, mais séparée de la première, tandis qu'à
port au pouvoir civil, son autorité supérieure par rap- la fin toutes deux sont juxtaposées. Sedquod unus habel
port aux autres membres du clergé. plus alio, hoc est secundum quod imperator concessil
:f.Quod ad imperatorem Qu'il appartient à l'empe- plus vel minus, et sicul concessil revocare potest. Ainsi la
ipectat papam corrigere, reur de corriger le pape, de proposition entière, au lieu de se mouvoir dans le
Instituere et destituere ac l'instituer, de le destituer domaine d'une théologie abstraite, prend la nuance
puniic. et de le punir. très concrète du régalisme dont Marsile poursuivait
Cette proposition présente dans la bulle deux rédac- partout l'application.
tions légèrement différentes. La première omet le Là-contre, le pape cherche tout d|abord une indica-
verbe corrigere; la porte bien les quatre
seconde tion de l'inégalité hiérarchique des prêtres dans l'An-
verbes, mais dans un ordre qui paraît plus satisfaisant cien Testament. Il en voit surtout la preuve dans le
au regard de la logique quod ad imperatorem spectat
: Nouveau, avec l'institution séparée des apôtres et des
corrigere papam et punire, ac instituèrent destituere. Il soixante-douze disciples, qui leur sont inférieurs poul-
s'agit de la suprématie que Marsile, en termes à peu ie rang et les pouvoirs. Le droit ecclésiastique a pré-
près équivalents, n, 22, p. 265-266, cf. i, 15, p. 177, et cisé sur ce point le droit divin, en établissant des
m. concl. 41, p. 312, reconnaissait au pouvoir civil sur évêques, archevêques et patriarches. Institution qui
le pape, suprématie qui comportait le droit de le remonte au Christ, dès là qu'elle est le fait de son
réprimander et de le punir en cas de faute, plus encore vicaire ':
llle enim cujus auctoritate fit aliquid velul
le pouvoir normal de l'investir de son siège et, au fecisse videtur. En
tous cas, elle ne relève pas de l'em-
besoin, de l'en retirer, c'est-à-dire tous les droits du pereur: les règlements de Justinien en la matière se
supérieur sur son inférieur. La bulle, ici et dans la réfèrent à la tradition apostolique. La thèse des nova-
suite, a seulement traduit en clair par 1' « empereur » teurs aboutirait à dire que l'Église n'eut pas de pas-
ce que le Defensor désignait par le terme générique de teurs légitimes avant Constantin ce qui serait la néga-
:

suprême législateur humain », N. Valois, p. 582 et tion de sa sainteté.


cf. p. 584, et détaché le cas particulier du pape Quant au pouvoir d'ordre, il y a lieu de distinguer
d'une théorie qui visait tous les clercs. entre la dignité et la puissance. Sous le premier rap-
On conçoit sans peine que Jean XXII n'ait pas port, tous les prêtres sont égaux, en raison du carac-
voulu laisser se répandre sans le censurer un tel pro- tère sacerdotal qui leur est commun. Mais la puissance
gramme d'assujettissement. La question cependant du simple prêtre est inférieure, puisqu'elle peut être
soulevait bien des points de droit et de fait. Car la dis- suspendue par le pape, au moins pour la licéité de son
cipline canonique en ces matières avait toujours été exercice. A cela près, les pouvoirs sacramentels pro-
complexe et l'histoire, aggravée d'ailleurs plus d'une duisent chez les uns et les autres les mêmes résultats.
fois par la légende, attestait sur ce chapitre de mul- « Dans sa teneur absolue, écrit N. Valois, p. 593,

tiples et très graves interventions du pouvoir civil que (la quatrième proposition) dépasse peut-être un peu
personne ne pouvait ignorer. Aussi la discussion est- la pensée de nos auteurs... Jean XXII généralise ici
elle ici particulièrement longue et serrée. Le premier ce que Marsile de Padoue et Jean de Jandun disent des
pape, note la bulle, fut institué par le Christ en la évêques. De plus, là où la bulle ne fait allusion qu'à la
personne de Pierre, et cejie sont pas les empereurs qui volonté impériale, nos auteurs font aussi intervenir le
ont pu nommer ses successeurs puisqu'ils étaient consentement des Églises ou même le vote d'un concile
païens. Constantin n'a pas davantage acquis ce droit; général. » Même sous cette forme discrète, ces réserves
car, en se convertissant, il devint papœ filius ac disci- du savant historien ne sont pas justifiées. Il est certain,
liulus et sLibjeclus. Il n'a donc pas pu le transmettre en effet, que Marsile professait, comme le note la
aux souverains qui l'ont remplacé, soit en Orient, deuxième proposition, l'égalité de tous les évêques et
soit en Occident. Si quelques-uns ont participé à ramenait au droit humain la différence de leurs pou-
l'élection du pape, ce fut ex concessione poslea ipsis voirs. Mais il allait plus loin et complétait sa conception
pu ta per summum pontificem. D'ailleurs, ce droit canonique de la hiérarchie par une vue théologique de
consistait seulement à être les témoins de l'élection, l'ordre en lui-même. Avec saint Jérôme il se plaisait a
ncore les bons empereurs y ont-ils renoncé. admettre, au sens le plus littéral, l'identité primitive
N'ayant pas le droit d'institution, l'empereur ne des évêques et des prêtres. D'où il concluait a l'égalité
saurait avoir celui de destitution, qui lui est juridique- du caractère sacerdotal entre ses divers délenteurs :

ment corrélatif. Ainsi en ont jugé les princes chrétiens, Hune siquidem sacerdotalem characlerem... probabiliter
qui ont soustrait aux laïques le jugement des évêques. mihi videtur quod omnes sacerdotes habent eumdem
Ce sont, au contraire, les souverains pontifes qui ont specie, nec ampliorem habet hum- Romanus episcopus
excommunié et déposé les souverains Jean XXII rap-: aul aller aliquis quant simplex dictas sacerdos qui-
171 MARSILE DE PADOUE, INFLUENCE 175

cumque. Ce qui vaut également pour leurs pouvoirs de n, p. 207,


6, c'est-à-dire, en pratique, du pouvoir
juridiction :Ideoque mirandum est cur ((intendant ali- civil.L'Eglise ne pouvait, à coup sûr, laisser mettre
qui... Romanum ponti/icem reliquis sacerdotibus amplio- en cause une des formes normales, et malheureusement
rem clavium a Chrislo potestatcm ht/brrr, a, 1"), p. 23'.»; toujours nécessaires, de sa juridiction.
cf. p. 240 et 241 :Non plus' sacerdotalis auctoritatis Toutes ces propositions sont reprises à la fin de la
essentialis habet Romanus episcopus quam aller sdcerdos bulle et globalement réprouvées dans les termes les
quilibel... In auelorilale prima... omn.es sacerdotes plus graves Articulas prœdiclos... velut sacrée Scrip-
:

'

eequales sunl merito atque sacerdotio. turœ contrarias et fidei catholiae inimicos, liiereticos seu
Le même sylème est encore repris plus loin, n, 22, hœreticales et erroneos... senténtialiler declaramus. Il va
p. 264 : Omnes episcopi sive sacerdotes sequalis sunt de soi que la garantie du magistère pontifical ne porte
auctoritatis et meriti a Dco dati. Toute la différence de que sur la censure même des propositions condamnées,
leurs pouvoirs relève d'une institution positive, qui et pas du tout sur les réfutations qui les accompagnent
prend toujours chez Marsile un caractère régalien, dans le corps du document. Celles-ci n'en sont pas
ibid., p. 263 ... Neque (aliquis episcopus) auctoritatis
: moins précieuses pour faire connaître la théologie du
plus habet in alterum aut sibi commissum populum temps et aussi pour préciser, comme en une sorte de
quam e converso, nisi per générale concilium aut-fide- commentaire officiel, le sens dans lequel il faut prendre
lem leyislatorem humanum super alium aut alios auclo- la condamnation dont les erreurs de Marsile furent
ritas sive potestas heec concessa foret. Et il n'y pas a l'objet.
lieu de s'arrèler à cette mention du concile général ou 3° Actes postérieurs. — En même temps que les doc-
à ce qui est dit ailleurs, ibid., 17, p. 250, du consente- trines, la bulledénonçait avec une égale solennité leurs
ment occasionnel des Églises, parce que ces deux formes fauteurs et, après avoir rappelé leur obstination
de la démocratie ecclésiastique sont toujours sou- notoire, les déclarait hérétiques et les mettait publi-
mises à l'arbitraire du pouvoir suprême, qui est censé, quement au ban de la chrétienté, avec ordre à tous le
par hypothèse, en être la meilleure expression. Cette fidèles de les éviter et, à l'occasion, de les livrer à la
quatrième proposition ne fait donc pas tort à la pensée justice de l'Église.
de Marsile. En la condamnant, Jean XX 11 veut évi- Jean XXII ne cessa plus, en effet, de les poursuivre
demment maintenir que la hiérarchie catholique, dans par tous les moyens en son pouvoir. Voir ses lettres du
ses degrés essentiels, est à base de droit divin. 23 janvier et du 15 avril 1328, dans Yatikanischc
5. Quod tota Ecclesia Que toute l'Église ensem- Akten, n. 967 et 999; du 31 mars 1328, du 5 mai et du
simul juncta nullum homi- ble ne peut inlliger à aucun 25 juin 1329, du 22 juillet et du 6 septembre 1330, du
nem punire potest punitione homme une punition de 4 janvier 1331, dans Martène-Durand, Thésaurus, t. n,
coactiva nisi concédât hoc contrainte, sinon par con- col. 741, 773, 778, 813, 817. Sous ses successeurs
imperator. cession de l'empereur. Benoît XII et Clément VI, le désaveu des deux héré-
Tel est bien le texte qui figure dans le corps de la tiques entrait encore dans les conditions exigées par
bulle; mais la formule qui revient dans la conclusion la curie pour la réconciliation de Louis de Bavière.
parle aussi du pape en même temps que de l'Église : Voir les lettres impériales du 28 octobre 1336 et du
Quod papa vel tota Ecclesia simul sumpta nullum homi- 18 septembre 1343, dans Vatikanische Akten, n. 1841 et
nem, quantumcumque sceleratum, potesl punire puni- 2167, p. 642 et 781.
tione coactiva nisi imperalor daret eis auctoritatem. Il est Il y aurait même eu, à la cour d'Avignon, dans les

assez logique, en effet, que le pape, qui est en quelque années immédiatement suivantes, des projets de
sorte le centre des trois propositions précédentes, ne condamnation plus complète. « Benoît XII jugea
soit pas absent de la dernière. insuffisante la censure du livre de Marsile et de Jean
Elle est relative au pouvoir coercitif. Jean XXII en de Jandun faite par son prédécesseur, fl chargea de
fait remonter le principe au pouvoir de lier et de délier l'examiner à nouveau le cardinal Pierre Roger, le
concédé à Pierre, avec cette nuance intéressante In : futur Clément Vf, qui réussit à y relever plus de
persona Pétri Ecclesise potestas coactiva concessa, vel deux cent quarante erreurs. » L'affaire en resta là;
saltem permissa, exstitit. La même formule revient mais « plus tard, devenu pape, ce même Clément VI
encore à propos de l'excommunication, que le Christ, déclarait qu'il n'avait jamais, dans ses lectures, ren-
dans Matth., xviu, 17, fait également entrer dans les contré de pire hérétique que Marsile de Padoue ».
droits de l'Église. Ce pouvoir coercitif, ainsi fondé sur N. Valois, p. 620-621, d'après C. Hôfler, .4us Avi-
l'Évangile, fut déjà exercé par Pierre sur Ananie et gnon, dans Abhandl. der k. bômischen Gesclhchajt der
Saphire, et cela, bien entendu, sine imperiali conces- Wiss., VI e série, t. ri, 1869, p. 20, qui rapporte un
sionc aliqua. Le pape rappelle ensuite les sanctions souvenir rappelé par Clément VI le 10 avril 1343.
appliquées par saint Paul, et montre combien il est Voir de même le témoignage d'un autre contemporain,
absurde d'imaginer que le droit de coercition soit venu Conrad de Megenberg, Tract, contra 11'. Occam, 6, édité
à l'Église des princes qui furent si longtemps ses persé- par R. Scholz, Vnbekannte... Slreitschri/ten, t. ii,
cuteurs. p. 364.
On remarquera que Jean XXII ne parle jamais que Ces projets n'ayant pas eu de suite, c'est la bulle
du droit de coercition en général, sans préciser, ni Licet juxta doclrinam de Jean XXII qui fixe officielle-
dans son exposé doctrinal, ni dans les exemples invo- ment les positions prises par l'Église à l'égard de ce
qués à l'appui, aucune modalité d'application. Les régalisme qui avait si souvent inspiré la politique des
sanctions spirituelles présentent, elles aussi, le carac- souverains médiévaux, et dont Marsile de Padoue a
tère de « punitions coactives Marsile était d'ailleurs
. fait la théorie avec une vigueur de dialectique et une
opposé à celles-ci non moins qu'aux peines temporelles, audace de pensée qui n'avaient jamais été atteintes
puisqu'il remettait tout l'exercice de la justice à la vie jusque-là et qui n'ont peut-être jamais été dépassées
future, à moins que l'État, de son côté, n'en décidât depuis lors.
autrement pour le bien public. Ici-bas, déclare-t-il IV. Influence. —
En dépit et parfois en raison
formellement, sacerdotum judicium coactivum nec est même de sa hardiesse, le système exposé par Marsile
née esse débet, ri, 9, p. 214. La discipline contraire, de Padoue eut une très grande influence dans la suite.
inconnue aux premiers siècles, est venue à l'Église Les censures de l'Église le désignèrent- à la critique
occasionaliler ex quibusdam concessionibus principum des théologiens orthodoxes, qui ne faillirent pas à cette
sibi factis. n, 10, p. 219. Même pour l'excommunica- tâche, sans d'ailleurs l'empêcher d'avoir toujours de
tion, Marsile réclamait le consentement des fidèles, fidèles partisans. De toutes façons, le nom et la pensée
173 MARSILE DE PADOIK, INFLUENCK 174

de Marsile se retrouvent mêlés aux grandes crises 1362, et Thomas de Strasbourg, avant 1353. Voir
religieuses des siècles suivants, à celles surtout qui X. Valois, p. 620, et X. Paulus, Thomas i<on Strassburg
ranimèrent le vieux conflit, jamais éteint, de l'Église und Ludolph von Sachsen, dans Ilistor. Jahrbuch, 1892,
et de l'État. Mis en doute parles historiens anciens, t. xm, p. 10. Il en est de même, en plein XV e siècle, chez

par exemple Km. Friedberg, Die M. A. Lehren iibcr Jean de Torquemada, Sum. de Ecclesia, 1. IV, pars n,
Slaat und Kirche, Leipzig, 1874, t. t, p. 27, et 19-50, c. 37.
le de plus en plus attesté par les découvertes
fait est .Malgré ces réfutations, Marsile trouvait et gardait
de l'érudition. Voir J. Sullivan, The american histo- des lecteurs. On en peut juger par le nombre assez
tieal Review, 1897, Lu, p. 593-610. considérable des mss. du Dejcnsor qui nous sont par-
1» Controverses théologico-politiques. - Violemment venus et « dont la plupart remontent au XIV siècle .

posé sous Philippe le Bel, rouvert et aggravé sous Voir X. Valois, p. 573, qui en énumère une vingtaine,
Louis de Bavière, le problème théorique de l'Église et et l'élude méthodique de .1. Sullivan, dans The
de l'État ne cessa plus d'alimenter, à travers le english historical Review, 1905, t, xx, p. 293-307.
\i\ siècle et plus tard, la pensée des spéculatifs. Il est En même temps, des traductions en langue vulgaire
naturel qu'on y ait cherché la part qui peut revenir mettaient l'ouvrage à la portée du grand public, l'ne
dans ces controverses à .Marsile de Padoue. traduction italienne date de 1363, qui est faite elle-
Sur la foi d'un mot du pape Clément VI, rapporté même sur une version française plus ancienne.
dans Hotler, op. cit., p. 20, et déjà connu par Conrad de Lorsque celle-ci prit quelque notoriété, le pape Gré-
Megenberg, loc. cit., dans Scholz, t. il, p. 364, on a sou- goire XI s'en plaignit amèrement à la Faculté de
vent répété que .Marsile devait le principe de ses théologie de Paris, qui ouvrit une enquête officielle,
erreurs à Guillaume Occam. Et l'on a cherché à établir du 1 er septembre au 31 décembre 1375, sans succès du
des liens historiques entre les deux maîtres, soit à reste, pour en découvrir l'auteur. Voir Chartularium
Paris, soit ailleurs. Voir S. Riezler, Die literarischen Univ. Paris., t. m, p. 223-227, et N. Valois, p. 621-622.
Widersacher der Papste, Leipzig, 1874, p. 35-36 et Vers la même époque, on signale de nombreux em
241-242. Mais l'entière originalité de Marsile est au- prunts au Defensor dans le célèbre Songe du Yergier
jourd'hui reconnue. N. Valois, p. (il 9. Rien ne prouve, (1376-1377) et le pape Grégoire XI en dénonçait l'ins-
en effet, qu'il ait jamais connu Occam et la critique piration dans les premiers écrits de Wyclif. Cf. Sulli-
interne, au surplus, révèle entre leur pensée des diver- van, loc. cit., p. 598-599. Justement suspect aux théo-
gences considérables. Voir l'analyse faite par J. Sulli- riciens du droit pontifical, Marsile devenait l'allié
van, dans The american historical Review, 1897, t. il, de tous ceux qui s'attachaient à établir ou à défendre
p. 417-426. On pourrait plutôt se demander si Marsile la prépondérance religieuse du pouvoir civil.
n'a pas influencé le système d'Occam. Le maître pari- 2° Période du Grand Schisme. —
En affirmant les
sien s'est, en effet, mêlé aux franciscains révoltés qui droits de l'État sur l'Église, Marsile avait été conduit
remplissaient la cour du Bavarois et, parmi les erreurs à transposer dans un sens démocratique la constitu-
de ceux-ci, Jean XXII signalait de bonne heure qu'ils tion de l'Église elle-même. Le concile général tient,
soutiennent « l'hérésie qui affirme qu'il appartient à à ce titre, une grande place dans son système. Il était
l'empereur de déposer le pape et de lui en substituer à prévoir qu'on ne manquerait pas d'alléguer ce pré-
un autre ». Lettre du 4 janvier 1331, dans Martène, cédent lorsque la division persistante du Grand schisme
Thés., t. ii, col. 831. Cependant cette idée n'est peut- amena tant d'esprits à chercher dans le système conci-
être pas assez précise ni assez caractéristique pour liaireun remède à la carence de la papauté.
signifier un emprunt, et les divergences déjà signalées Beaucoup d'historiens ont été surpris de n'y pas
ne permettent pas de conclure à une action directe de trouver une influence très sensible de Marsile. Voir
Marsile sur Occam. Il reste qu'ils ont travaillé tous Sullivan, loc. cit., p. 593 et 599. C'est sans doute que
deux à la même oeuvre, mais avec des moyens diffé- ses théories étaient trop visiblement contraires à la
rents. « Comme Marsile s'inspirait d'Aristote, Occam tradition ou que les censures de l'Église l'avaient trop
s'inspirait de la Bible. » J. Sullivan, loc. cit., p. 425. discrédité auprès des théologiens. On en retrouve
Voir déjà Silbernagl, Ockams Ansichten ïiber Kirche cependant des traces assez nettes pour en iévekr
und Staat, dans Hislorisches Jahrbuch, 1896, t. vu, incontestablement la réalité, et le fait est d'autant plus
p. 423-433. frappant quand il s'agit d'une doctrine notoirement
En tout cas, le prestige de Marsile était assez grand aussi peu catholique.
pour retenir spécialement l'attention des gardiens de L'action de Marsile s'exerça tout d'abord d'une
l'orthodoxie. Déjà le fait, assez rare sinon inouï dans manière indirecte et lointaine, par l'inteimédiaiie
les annales du magistère ecclésiastique, que le pape d'ouvrages nés de son inspiration, tels que le Songe
ait voulu accompagner d'une discussion en règle cha- du Yergier, dont Pierre d'Ailly faisait usage. Voir
cune des propositions du novateur qu'il condamnait Tschackert, Peter von Ailli, Gotha, 1877, p. 42-43.
suffit à prouver le crédit dont celui-ci devait jouir et D'autres fois aussi elle fut directe. Thieny de Niem,
combien le besoin s'imposait de lui faire contrepoids. par exemple, au cours de son De modis uniendi m
I.a tradition manuscrite atteste, au demeurant, que reformandi Ecclesiam, 14, dans H. von der Hardt,
efutations dues à la plume des premiers théolo- Conc. Const., t.i, col. 100-101, cite Marsile, bien que
giens pontificaux, voir plus haut, col. 16 ', se répan- sans le nommer, comme un aller modernus mat/nus
dirent en divers milieux dès le xiv siècle. theologus. Il lui emprunte tout un passage dans son
Pour les apologistes subséquents de la papauté, De necessitate reformationis Ecelesix (vers 1117), dans
Marsile reste pareillement le grand adversaire, dont II. I-'inke, Forschungeh und Quellen des Konstanzer
la critique vient d'ordinaire soutenir leurs thèses sur Konzils, Paderborn, 1889, p. 276-277. Voir sur l'em-
le droit pontifical. C'est ainsi que le franciscain Alvarez prunt la note de l'auteur dans Rômische Quartalschrift,
Pelayo, vers 1330, s'occupe longuement pour le réfuter 1893, t. vu,]). 226-227.
de Yhaeresiarcha novellus. Voir De planctu Ecclesiœ, i, En peu plus tard, dans les remous que suscita le
68, édition de Lyon, 1517, fol. i.xxiv-i.xxv. Il y concile de Pâle, on a pu soupçonner encore quelque
revient plus tard, vers 1345, dans son Collirium adv. utilisation du Defensor pacis chez Grégoire de Heim-
hssreses nouas, édité par R. Scholz, op. cit., t. n, p. 512- burg. Voir I'. Joachimsohn, Gregor Heimburg, Bam-
"'1 1. On trouve de même la
critique du novateur dans berg, 1891, p. 233. Nicolas de Cuse le mentionne
Alexandre de Saint-Elpide, vers 133 plus tard encore,
1 ; expressément dans son De coneordantia catholiea, n.
chez Conrad de Megenberg, Œconomica, vers 1352 34 (entre 1431 et 1131), et, bien que ce soit pour le
175 MARSILE DE PADOUE, INFLUENCE 170

réfuter, on a pu signaler dans toute sa théologie de délivrait la conscience humaine de l'asservissement où


l'Église « l'esprit » même du Defensor. K. Yansteen- la tenait plongée l'Église romaine... Par sa haine
berghe, Le cardinal Nicolas de Cars, Paris, 1920, implacable contre le système catholique et en parti-
p. 11. Il ya moins de réserve encore chez Mat nias culier contre la papauté, et aussi par ce besoin d'af-
Dôring, dont la Confutatio primatus papse, écrite en franchissement qui était en lui, il avait tout ce qu'il
1443, est pour une bonne part tissée d'extraits de fallait pour être un réformateur complet. » L. Jourdan,
Marsile. Pour la preuve détaillée, voir P. Albert, Étude sur Marsile de Padoue, Montauban, 1892, p. 79-
Die Confutatio primatus papse, dans Ilistor. Jahr- 80. « Marsile, écrit de même A. Huraut, Élude sur
buch, 1890, t. xi, p. 460-178. Marsile de Padoue, Paris, 1892, p. 53-55, a été un
On voit que l'œuvre de Marsile commençait à ra- réformateur religieux et c'est là le point qui nous inté-
vitailler les réformateurs eeclésiastiques du pou- resse le plus. Ce qu'il a combattu dans l'Église, c'est
voir spirituel comme elle avait soutenu les adver- l'organisation hiérarchique... Et c'est pour lui un
saires politiques du pouvoir temporel. grand litre de gloire d'avoir eu la hardiesse de dire
3° Période de la Ré/orme. -- Tout naturellement, ce qu'aucun autre avant lui n'avait osé proclamer. ..

on devait être tenté de chereber un rapport entre la Pour tous il reste un » précurseur », art. Marsile de
doctrine de Marsile et la grande révolution religieuse Padoue, dans ['Encyclopédie des sciences religieuses,
du xvi 1 siècle.
-
t. xn (supplément;, p. 693, et son œuvre ne paraît pas
De bonne heure, les premiers adversaires de la moins digne d'attention aujourd'hui qu'autrefois pour
Réforme crurent pouvoir dénoncer chez Luther une la solution de ce problème toujours pendant que sont
réminiscence des erreurs du De/ensor. Ce fut, en tout les relations de l'Église et de l'État. Sander, art.
cas, pour Albert Pigbius, Hierarchiw ecclesiasticiv Marsilius, dans Prot. Realenc, t. xn, p. 371.
assertio, Cologne, 1538, v, 1, dans Roccaberti, Biblioth. Il y aurait fort à dire, du point de vue théologique,

maxima pontificia, t. n, p. 122, l'occasion 'de caracté- sur la singulière affinité qui pousse les tenants du pur
riser en termes très heureux l'esprit qui animait le Évangile vers un système où s'accuse de toutes parts
novateur du xiv e siècle : « C'était, dit-il, un aristotéli- la mainmise du pouvoir laïque sur l'ordre religieux.
cien plutôt qu'un chrétien... l'Écriture et les
S'il cite Ces éloges n'en sont pas moins à retenir, à titre de
sentences des saints Pères, c'est en les comprenant à témoignage historique, pour montrer combien pro-
sa manière... Il est d'ailleurs si âpre à l'égard des fondément la pensée de Marsile est en opposition avec
pontifes romains que, n'était la distance des temps, le catholicisme traditionnel. A eux seuls ils seraient
on pourrait se demander si c'est lui qui emprunte à une suffisante condamnation pour la doctrine qui
Luther ses invectives ou inversement. L'un et l'autre mérita de les recevoir.
font assaut pour se surpasser. » Suit une longue et
véhémente réfutation, ibid., 1-16, p. 122-205. Chez des Outre les histoires générales de l'Église et de la littérature
bistoriens modernes également, on retrouve l'opinion médiévales, où Marsile de Padoue trouve naturellement sa
place, de nombreux travaux lui ont été consacrés chez les
que l'ecclésiologie de Marsile coïncide avec celle de
historiens, les juristes et les théologiens. Nous ne signale-
Luther. Voir Silbernagl, lor. cit., p. 427, et surtout rons ici que les plus utiles et les plus importants.
R. Labanca, Marsilio du Padoiui e Martino Lutero, 1° Milieu historique et théologique. —
K. Mùller, Der
dans Xuova Antologia, 1887, t. lxxi, p. 209-227, qui Kampf Ludwigs des Bayern mil der rômischen Kurie,
veut, en outre, voir dans son héros un ancêtre de la Tubingue, 1897; \V. Preger, Der kirchenpolitisehe Kampf
Révolution. Ces coïncidences ne sont évidemment pas imter Ludwig dem Bayern, dans Abhandlungen der histo-
des preuves de dépendance. « La vérité est que Marsile rischen Classe der k. bayerischen Akademie der Wissen-
schaften, t. xiv, Munich, 1S79, p. 5-70; Vatikanische Akten
de Padoue a été parfaitement ignoré des réformateurs
zur deutsehen Geseliichte in der Zcit Kaiser Ludwigs des
religieux du xvi c siècle et des écrivains politiques qui,
Bayern, Inspruck, 1891 ; J. Rivière, Le problème de l'Église
de près ou de loin, ont préparé la Révolution. » Ad. et de l'État au temps de Philippe le Bel, Louvain, 1926;
Franck, dans Journal des Savants, 1883, p. 129. R. Scholz, Unbekannte kirchenpolitisehe Streitsehriften aus
Si les initiateurs de la Réforme n'ont pas utilisé der Zeii Ludnngs des Bayern, Rome, t. i, 1911; t. n, 1914;
l'œuvre de Marsile, leurs disciples ne tardèrent pas à G. Mollat, Les papes d'Avignon, Paris, 1912.
voir le parti qu'ils pouvaient en tirer. Dès 1522, le
2" Études générales sur Marsile de Padoue. — Ad.
Franck, Réformateurs et publicistes de l'Europe : Moyen
IJefensor était édité à Râle par Licentius Evangelus,
Age et Renaissance, Paris, 1864; E. Friedberg, Die mittet-
qui ne manquait pas de signaler dans cet ouvrage alterlichen Lehrcn ùber das Verhiiltnis von Staat und
expressissimam horum temporum imaginent, « l'image » Kirche, Leipzig, 1874; S. Riezler, Die literarisehen Wider-
en particulier des vexations que, dès cette époque, la sacher der Pàpste zur Zeit Ludwigs des Bayern, Leipzig, 1874 ;
tyrannie romaine faisait subir aux meilleurs des Cé- B. Labanca, Marsilio da Padoia riformatore politico e
sars. Ad lectorem..., p. 363, reproduit dans Goldast, religioso del secolo XI V, Padoue, 1883; Fr. Scaduto, Stato
e Chiesa negli scritti politici dalla fine délia lotta per le
p. 312. A partir de ce moment, les éditions se succé-
investiture sino alla morte di Ludovico il Bavaro, Florence,
dèrent rapidement. N. Valois, p. 623, n'en signale pas
1882; importante recension de ces deux ouvrages par
moins de huit jusqu'en 1692. Comme au xiv siècle,
K. Mùller, dans Gottingische gelehrte Anzeigen, 1883, t. n,
aux éditions s'ajoutaient les traductions. LTne tra- p. 901-926; Noël Valois, Jean de Jundiin et Marsile de
duction anglaise par W. Marshall parut à Londres en Padoue auteurs du Defensor pacis, dans Histoire littéraire de
1535. Dix ans plus tard, 1545, Max Minier en publiait la France, t. xxxm, Paris, 1906, p. 528-623; Ephraïm
en allemand une traduction abrégée, qu'il dédiait à Emerton, The Defensor Pacis of Marsiglio of Padua,
Othon Henri, comte Palatin. La Réforme a toujours Cambridge, 1920, dans Harvard theological Sludies, t. vm;
G. Piovano, // Defensor Paeis di Marsilio Patavino, dans
poursuivi parallèlement un double but, savoir: l'oppo-
Scuola catholica, t. xxn, 1922, p. 161-178, 342-359.
sition à la hiérarchie catholique et l'assujettissement
de l'Église au pouvoir civil. Pour atteindre l'un et
3° Études spéciales. — Aug. Nimis, Marsilius von Padua
republikanische Staalslehre, Mannheim, 1898; M. Guggen-
l'autre, elle trouvait en Marsile de Padoue un excellent heim, Marsilius von Padua und die Staatslehre des Aristo-
auxiliaire. teles, dans Historische Vierteljahrsckrift, t. vn, 1904, p. 343-
Rien d'étonnant à ce que la même sympathie per- 362; R. Scholz, Marsilius von Padua und die hlee der Demo-
siste chezprotestants actuels, comme en témoigne
les kratie, dans Zeitschrift fiir Politik, t. i, 1908, p. 61-84;

le grand nombre des thèses que lui consacrent les


Ant. Thomas, Extraits des archives du Vatican pour servir
à l'histoire littéraire du Moyen Age, xn Marsile de Padoue,
:

jeunes bacheliers et le lyrisme de leurs appréciations.


dans Mélanges d'archéologie et d'histoire (publiés par l'Ecole
« Marsile, affirme l'un d'entre eux, en mettant l'auto- française de Rome), t. u, 1882, p. 447-150; James Sullivan,
rité des Écritures au-dessus de l'autorité de l'Église, Marsiglio of Padua and William of Ockam, dans The amc-
17' MA RSILE DE l'ADdl I. MARSOLLIER I7S

rican historien! 1897, p. 409-426, 593-610;


Hevicw, t. n, mérite ce succès. La vie de dom Armand Jean Le
The manuscripts and date <>/ Marsiglio o/ Padua's Defensor liouthillicr de Rancé, abbé et réformateur de la Trappe,
Pacis, dans The english hislorical Reuiew, t. xx, 1905, 2 vol. in-12, Paris, 1703, 1758, souleva quelques polé-
p. 293-307; Max Birk, Marsilius von Padua und Alooro
miques (Mémoires de Trévoux, mai 1703, p. 767-794).
Pelayo, dans Jahresberichl der hôheren Biïrgerschule ru
Mti'luim. 1868; B. Labanca, Marsilio da l'adora e Mar- Elle fut très vivement attaquée par dom Gervaise,
liiin I. utero, dans Nuooa Antologia, I. \i.i, L883, p, 209-227; dans un écrit intitulé : Jugement
critique, mais équi-
Ad. Franck, Marsile <ir Padoue (à propos de l'ouvrage table, des vies de feu M.
l'abbé de Rancé, réformateur
de H. Labanca), dans Journal des Savants, 1883, p. 117- de ['abbaye de la Trappe, écrites par les sieurs Marsol-
[30; II. Finke, /.a Dietrieh von Nient und Marsilius von lier et de Maupéou, in-12, Londres, 1742. La Vie de
Padua, dans Iiômisch. (Juartulschri/t. I- mi, 1893, p. 224-
1

Rancé publiée par Marsollier fut traduite en italien


227: II. J. Wurm, 7.u Marsilius von Padua, dans Ilisto-
par Burlamaqui, in-4°, Lucques, 1706.
risches Jahrbuch, t. xiv, 1893. p. 08-09; F. Battaglin, La
dotlrina conciliare di Marsiiio da Padova, dans Ricerche
Marsollier désormais s'inspire plus ou moins direc-
reiigiose, t. n. 1920, p. 230-249. tement d'Erasme, en particulier, dans le traité Du
I Petites notices universitaires. — Paul Meyer, Marsile mépris du monde et de la pureté de l'Église chrétienne,
île théologien du XIV' siècle, thèse
Padoue jurisconsulte et avec un discours de l'Enfant-Jésus et une lettre aux
de baccalauréat en théologie, Strasbourg, 1870; A. Huraut, religieuses de Cambridge de l'Ordre de saint François,
i'.tude sur Marsile de Padoue, thèse de baccalauréat en
qui contient un excellent éloge de la solitude, in-12,
théologie, Paris, 1892; !.. Jourdan, Elude sur Marsile de
Paris, 1713; c'est une traduction d'Érasme dans
Padoue, thèse de baccalauréat en théologie, Montauban,
1892; Dr. Schockel, Ueber Marsilius von Padua, discours laquelle Marsollier n'a fait que substituer un c. xn el
prononcé au gymnase de Bouxwiller, Strasbourg, 1877. ajouter dans la Préface un éloge d'Érasme lui-même
Rivière. J. (Journal des Savants, 20 novembre 1713, p. 616-620).
MARSOLLIER Jacques (1647-1724), naquit Puis il publia l'Apologie ou la justification d'Érasme,
à Paris en 1647, devint chanoine régulier de Sainte- in-12, Paris, 1713 (Journal des Savants, 14 mai 1714,
(ienevière, puis prévôt et archidiacre d'Uzès et p. 311-317 et Mémoires de Trévoux, juin 1714, p. 935-
fut envoyé par les supérieurs de la congrégation 953). Cette Apologie fut très fortement attaquée dans
pour rétablir le bon ordre dans le chapitre de cette le Journal de Trévoux de juin 1714, p. 954-972 et

ville. Marsollier se fixa à L'zès où il mourut le mars 1723, p. 507-526, et dans un article des Mémoires
30 août 1724. littéraires, attribué au P. Le Courrayer. 11 parut aussi
l.cs écrits de Marsollier sont très variés; la plupart une Critique de l'Apologie d'Érasme de M. l'abbé Mar-
se rapportent à l'histoire ecclésiastique et indirecte- sollier, in-12, Paris, 1720, dans laquelle on soutient
ment à la théologie. Son premier travail est l'Histoire qu'Érasme est un « apostat précurseur de Luther, qui
de l'origine des dîmes, des bénéfices et autres biens attaque le célibat des prêtres, la divinité de Jésus-
temporels de l'Église, in-12, Lyon, 1689, ouvrage Christ et qui a tronqué les Pères » dont il a publié les
curieux et très rare, dans lequel l'auteur s'est inspiré œuvres (Journal des Savants, 15 janvier 1720, p. 33-
de Fra Paolo (Le traité des bénéfices); il fut mis à 37). Dans Les entretiens sur les devoirs de la vie civile
l'Index par décret du 5 juillet 1694. Puis parut — et sur plusieurs points de morale, in-12, Paris, 1714 et
l'Histoire du cardinal Ximénès, archevêque de Tolède 1715,- Marsollier prend Érasme pour modèle et veut
et régent d'Espagne, in-12, Toulouse, 1693, réédité en ressusciter le véritable esprit de la conversation; ce
1704 et en "1739. (Journal des Savants des 22 et sont des dialogues entre divers personnages (Journal
29 juin 1693, p. 221-238 et du 31 mars 1704, p. 163- des Savants, 30 juillet 1714, p. 493-496 et Mémoires
10."i ; Mémoires de Trévoux, avril et mai 1704, p. 507- de Trévoux, mai 1714, p. 788-798). —
La vie de la bienheu-
524, 673-691 et février 1740, p. 231-250). L'écrit de reuse Mère de Chantai, fondatrice, première religieuse
Marsollier fut attaqué dans un ouvrage anonyme et supérieure de l'Ordre de la Visitation Sainte-Marie,
intitulé Marsollier découvert et confondu dans ses
: 2 vol. in-12, Paris, 1715, a été très souvent rééditée
contradictions. —
En 1693, .Marsollier publia l'Histoire et elle a été abrégée par un anonyme en 1752 (Mémoire
île i Inquisition et de son origine, in-8°, Cologne, 1693; de Trévoux, octobre 1717, p. 1563-1587). Enfin il faut
dans cet écrit, l'auteur étudie la conduite de l'Église ajouter l'Histoire de La Tour d'Auvergne, duc de
a l'égard des hérétiques, l'origine et l'établissement Bouillon, in-4°, Paris, 1719 et 3 vol. in-12, Amster-
des lois et des procédures de l'Inquisition qui remonte dam, 1726; on y trouve racontés les faits importants
au temps où les catholiques se croisèrent contre les des règnes de François II, Charles IX, Henri III,
Albigeois; il raconte l'histoire particulière de l'Inquisi- Henri IV, la minorité et les premières années du règne
tion d'État de Venise et enfin les sentiments de de Louis XIII (Journal des Savants du 22 mai 1719,
l'Église touchant l'excommunication et la déposition p. 321-325 et Mémoires de Trévoux de mars et
des souverains en cas d'hérésie et d'apostasie; sur ce avril 1723, p. 463-480, 557-575).
point, .Marsollier prétend que l'Église ne peut ni
Michaud, Biographie universelle, t. x.vvn, p. 82-83;
excommunier ni déposer les souverains, et les sujets llœfer, Nouvelle biographie générale, t. xxxm, col. 982-
ne doivent pas tenir compte de l'interdit porté dans 983;Quérard, La France littéraire, t. v, p. 562-563; Feller,
ces conditions par un juge ecclésiastique. L'ouvrage Biographie universelle, édit. Pérennès, 1842, t. vm, p. 212-
fut mis à l'Index le 19 mai 1694 (Journul des Savants 213; Moréri, Le grand dictionnaire, édit. de 1759, t. vu,
des 26 avril et 3 mai 1694, p. 183-199). L'abbé Goujet p. 284-285 et Suppl., t. n, p. 77; Richard et Giraud, Biblio-

dans son Histoire des Inquisitions, 2 vol. in-12, Cologne, thèque sacrée, t. xvi, p. 217-218; Chaudon el Delandine,
Dictionnaire universel historique, critique et bibliographique,
1759, n'a fait que reproduire, dans son t. I er l'écrit de ,
ô' édit., 1810, t. XI, p. 229-230; Barrai, Dictionnaire his-
Marsollier, et, au t. h, Goujet raconte l'établissement
torique, littéraire el critique, 1 1. en vol. in-8°, Avignon,
de l'Inquisition en Portugal et une relation de l'Inqui- 1758-1702, m, 369-370; Nicéron, Mémoires pour servir
sition de Goa, d'après un récit du Sieur Dellon. — (i
t. p.
l'histoire des hommes illustrées, t. vn, 11.01-67; Dupin,
L'Histoire d'Henri VII, roi d'Angleterre, 2 vol. in-12, Bibliothèque des écrivains ecclésiastiques du XVII' siècle,
Paris. 1697, et 1724. est le chef-d'œuvre de Marsollier, t. vu, p. 45-47; Goujet, Bibliothèque du XVIII* siècle pour

qui y raconte l'histoire de l'Angleterre jusqu'à la servir de continuation à celle de Dupin, I. u, p. 170-174;
Desessarts, Les siècles littéraires de lu France, 7 vol. in-12,
mort de ce roi, le 22 avril 150 (Journal des Savants,
)

24 mars et 7 avril 1697, p. 139-150). La vie de — Paris, 1800-1803, t. IV, p. 302-303; Dictionnaire des auteurs
ecclésiastiques, 1 vol. in-<N", Lyon, 1707, t. m, p. 107-10S;
saint François de Sales, in-4° ou 2 vol. in-12, Paris, Hurter, Nomenclutor, 3 édit., t. [V, col. 1259; Encyclopédie
1700, a été très souvent rééditée à Paris, Lyon et des sciences religieuses, t. vm, p. 711-742.
Tours aifcoursdu xviir et du xix e siècle, et elle .1. Carreyre.
179 MARTÈNE 180

MARTÈNE Edmond, bénédictin de la congré- supérieur général par compromis, dom Edm. Mar-
gation de Saint-Maur (1654-1739). I. Vie et œuvres. tène composa un Mémoire pour faire voir que les élec-
II. La théologie dans son œuvre. tions du supérieur Général de la congrégation faites
I. Vib et œuvbes, —
Edmond Martène naquit à par compromis ne sont p<is contraires aux usages du
Saint-Jean-dc-Losne (actuellement du diocèse de royaume. —
Ce travail se trouve au t. m
de l'Histoire
Dijon), le 22 décembre 1654. Ses éludes achevées, il manuscrite de la Congrégation de Saint-Maur. Chargé
alla s'enfermer dans la retraite et fit profession à d'années et privé de son compagnon, dom Martène
Saint-Remy de Reims, abbaye de l'ordre bénédictin, n'interrompit point ses travaux il donna une seconde
:

le 8 septembre 1072. La lecture du commentaire de édition de son De antiquis Ecclesiœ ritibus, 4 in-fol.,
Trithème sur la règle de saint Benoît lui donna l'idée Anvers. 736 il publia les écrits laissés par les PP. Ma-
1 ;

d'écrire lui-même un commentaire de cette même billon, Ruinart et Massuet pour les Annales de l'ordre,
règle, et, dans ce but, il lut les anciens auteurs ascé- sous le titre Annales ordinis S. Benedicti, tomus sextus,
:

tiques, les anciennes règles, les Actes des saints de in-fol., Paris, 1739. De plus on a de lui Lettre au :

l'ordre de saint Benoît, les ouvrages de ^aint Ber- P. Lebrun de l'Oratoire sur l'usage de réciter en silence
nard, les anciennes coutumes de Cluny. Appelé à une partie de la messe (manuscrite); Histoire manus-
Saint-Germain-dcs-Prés pour travailler aux éditio.ns crite de l'Abbaye de Marmoutier avec les preuves (elle a
des Pères de ï'Église, il fut dirigé dans ses études par été publiée au xix e siècle par M. Chevalier, 2 in-8°,
dom Luc d'Achéry là, il découvrit parmi les mss. de
: s. 1., 1874-1875); Histoire de la Congrégation de Saint-

l'abbaye quelques ahciens commentaires sur la Bègle Maur continuée de 1739 à 1747 par dom Forlel (manus-
et commença à rédiger son propre travail. crite); une Vie des saints pour opposer à celle de
Encouragé par dom Mabillon qui avait examiné ses M. Baillet (mention n'en est pas faite dans le détail
premiers cahiers, il publia en 1690 son Commentaire des manuscrits de dom Martène). Par contre dans la
latin, compilation de ce que ses devanciers ont dit de Bibliothèque des manuscrits de Saint-Germain-des-
meilleur sur la règle de saint Benoît. Cammentarius in Prés, on trouve un manuscrit de dom Martène ayant
regulam S. P. N. Benedicti litteralis, moralis, histori- pour titre La vie des justes de la Congrégation de
:

cus, in-4°, Paris, 1690. —


travailla ensuite sur les
Il Saint-Maur. Dom Heurtebize vient de la publier
rites monastiques, et publia De antiquis monacho-
: dans les Archives de la France monastique, t. xxvn,
rum ritibus libri quinque, 2 in-4°, Lyon, 1690. Aussi- — xxvm et xxx, Ligugé, 1924-1926.
tôt après la mort de dom Claude Martin (9 août 1696), Infatigable, notre religieux préparait deux tomes
dom Martène s'empressa d'écrire la vie de celui qui pour faire suite aux Acta Sanctorum O. S. Benedicti
avait été son maître. Les supérieurs ayant fait des de Mabillon, quand il mourut à Saint-Germain-des-
difficultés pour l'impression, la Mère Marie de l'Incar- Prés, d'une attaque d'apoplexie le 20 juin 1739. Il
nation de Québec, qui en avait une copie, fit paraître était âgé de 85 ans, laissant la réputation d'un grand
l'œuvre sous ce titre La vie du Vénérable P. dom savant et d'un saint religieux.

:

Claude Martin, religieux bénédictin de la Congréga- II. La théologie dans son œuvre. Elle n'y
tion de Saint-Maur, écrite par un de ses disciples, in-8°, occupe pas à beaucoup près une aussi large place que
Tours, 1697. L'incident amena l'exil de dom Martène la liturgie et le droit canonique. Cependant on trouve
à Evron dans le Bas-Maine et la défense d'acheter son dans le De antiquis Ecclesiœ ritibus ce que la tradition
ouvrage dans les monastères de la congrégation. donne sur l'administration des sacrements, les dispo-
Cependant dom Martène ne demeura pas longtemps sitions dans lesquelles on doit les recevoir, sur les
à Evron :il fut mandé à Bouen pour aider dom de Dans la préface
ministres, la matière, la forme, etc.
Sainte-Marthe dans son édition des Œuvres de saint du t. du Thésaurus novus anecdotorum, les auteurs
I
er

Grégoire le Grand, fit réimprimer la Vie du vénérable (Martène et Durand) se déclarent hautement pour la
Claude Martin, in-12, Rouen, 1698, publia les Maximes nécessité de l'amour de Dieu dans le sacrement de.
spirituelles du même vénérable P. dom Claude Martin... pénitence ils invoquent sur ce point l'autorité
:

tirées de ses ouvrages et confirmées par les sentiments des d'Adam de Perseigne, d'après lequel c'était depuis
Saints Pères, in-12, Rouen, 1698. —
Il fit imprimer plus de six cents ans la doctrine commune. La pré-
dans la même ville le De antiquis Ecclesiœ ritibus libri face du t. v du même Thésaurus est en grande partie
quatuor, 2 in-4°, 1700; puis deux ans après De antiquis consacrée à l'examen de la théologie d'Abélard les :

Ecclesiœ ritibus tomus terlius, in-4°, Rouen, 1702. On auteurs y défendent saint Bernard contre ceux qui
peut regarder comme faisant suite à cet ouvrage le l'ont accusé d'avoir condamné à la légère le moine
Tractatus de antiqua Ecclesia' disciplina in divinis infortuné.
celebrandis ofjiciis, in-4°, Lyon, 1706, à la suite duquel Le 1. 1 du Voyage littéraire rapporte un fait singulier :

dom Martène a placé trois petits traités VOrdo : à la bibliothèque des Pères minimes de Dijon, on
Romain de Paris de Crassis, les Statuts de l'Église de montra aux voyageurs quelques traités de théologie
Strasbourg, un livre de prières tiré d'un manuscrit de positive du cardinal A. Oregius, d'où le P. Pétau. S. J.,
l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire. Enfin il donna au aurait tiré ses dogmes théologiques. Le récit qu'en a
public un îecueil d'écrivains et de monuments mo- fait dom Martène a été vivement combattu par le
raux, historiques et dogmatiques sous le titre Vete- : jésuite Fr. Oudin, dans son Mémoire concernant les
rum scriptorum et monumentorum moralium, hislori- traités théologiques du card. A. Oregius, où l'on exa-
corum, dogmaticorum ad res ecclesiaslicas, monasticas mine si le P. Pétau en a tiré ses dogmes. Ce mémoire
et polilicas illustrandas collectio nova, in-4°, Rouen, se trouve dans le Journaldes Savants de mai 1719. La —
1700. préface du t. iv des Velerum scriptorum... amplissima
Chargé de recueillir des documents pour la Gallia collectio, laquelle doit servir également pour le t. v,
christiana entreprise par dom Denis de Sainte-Marthe, contient des observations sur le relâchement de l'abs-
il fit divers voyages avec dom Ursin Durand et en tinence en carême. La longue préface du t. vu présente
collaboration avec ce dernier donna les trois ouvrages : une histoire du Grand Schisme d'Occident tirée des
Thésaurus novus anecdotorum, 5 in- fol., Paris, 1717; meilleurs auteurs du temps.
Velerum scriptorum et monumentorum ecclesiasti-
corum amplissima collectio, 9 in-fol.. Paris, 1724- Dom Tassin Histoire littéraire de la Congrégation de
:

Saint-Maur, in-4», Bruxelles, Paris, 1770, p. 542-563;


1733; Voyage littéraire de deux religieux bénédictins F. Lecerf de la Yhville Bibliothèque historique et critique (les
:

de la Congrégation de Saint-Maur, 2 in-4°, Paris, auteurs de lu Congrégation de Saint-Maur, in-12, La Haye,


1717-1724. —
Contre les attaques de l'élection du 1726, p. 21)8-307; Moi'éri, Grand Dictionnaire historique,
181 MARTE NE — MARTI N t
er J 82

an mot M tu-an; Hœfer, Nouvelle biographie universelle, qu'en ont dit MM.
Leclercq, Simon et autres savants
t. xxxm, cal. 1002; Bulletin d'histoire bénédictine, supplé- ses adversaires. Il semblait avoir hérité du zèle
ment à la Ri vue bénédictine, D.682, 942, 1170,1172, etc.; qu'avait saint Jérôme pour la religion, de sa viva-
Kcruc Mabillon, t. v. p. :!T7. 445, 162; M. Valéry, Corres- cité à défendre ses sentiments, et du mépris qu'il fai-
pondance inédite de Mabillon cl de Montfaucon avec l'Italie,
sait de ceux qui n'avaient pas la faculté de se laisser
:t in-S . Paris. 1846, t. n, p. 47.
J. Baudot. persuader par ses raisons. Dans un tout récent
>

MARTIAL DE SAINT-JEAIM-BAP- ouvrage, F, Cavallera, Saint Jérôme, sa vie, son œuvre,


TISTE. dans le siècle Jean Lacombe, naquit vers 2 in-8°, 1922, estime que la vie de saint Jcrôm par

1666 à Tulle (Corrèze, France) et prit l'habit des


Martianay est riche en citations, mais trop peu cri-
carmes déchaussés au couvent de Limoges. Homme tique (t. n, p. 148). —
Un autre ouvrage de notre
bénédictin La vie de sœur Magdeleine du Saint-Sacre-
de talent et de vie intègre, il remplit plusieurs charges :

dans son ordre. Il fut professeur, prieur à plusieurs ment, religieuse carmélite du voile blanc... avec réflexions
reprises, dé finneur provincial de sa province d'Aqui-
sur l'excellence de ses vertus, in-12, Paris, 1712, est
taine quatre ou cinq fois, provincial de cette même
apprécié, non sans quelque humour, par H. Bre-
province et visiteur des provinces de Paris et de Bre- niond. Hist. littér. du sentiment religieux en France,
t. m, Conquête mystique, p. 558.
tagne. 11 mourut septuagénaire au couvent de Bo -
deaux le 1«» juin 1736. Il rendit un grand service non Dom Tassin Histoire littéraire de la Congrégation de
:

seulement à son Ordre, mais aussi à l'histoire ecclé- Saint-Maur, in-4"; Bruxelles, Paris, 1770, p. 3S2-397; l". Le
Cerf de la Viéville Bibliothèque historique et critique des
:

siastique et littéraire, en publiant sa Bibliotheca scrip-


auteurs de la Congrégation de Saint-Maur, in-12, La Haye,
lorum ulriusqiie congre gationis et sertis Curmelitarum 1726, p. 320; Hœfer, Nouvelle biographie universelle, t. xxxiv,
excalceatorum, in-4°, Bordeaux 1730, laquelle, malgré col. 1 J. B. Vanel, Nécrologe des religieux de la Congré-
;

ses lacunes, constitue une œuvre importante. gation de Saint-Maur, décédés à Saint- Germain-des-Prés,
in-4", Paris, 1896, p. 112-115; Journal des Savants, août
Cosme de Villiers, Bibliotheca carmclilana, Orléans,
1717.
1752, t. n, col. 378-379, n. 71 Barthélémy de Saint-Ange et
;
J. Baudot.
Henri M. du Saint-Sacrement, Collcctio scriptorum Ordinis
Carmelitarum excalceatorum, Savone, 1884, t. n, p. 27, n. 43;
1 . MARTIN I" (Saint), pape de 649 à 653.
Hurtcr, Xomenelator, 3' éd., t. iv, col. 1263-1264; Études I. Biographie. II. Le concile du Latran de 649.
carm litaines, t. vin, 1923, p. 252. Biographie.
I. —
La notice du Liber, pontificalis,
P. Anastase de Saint-Paul. contemporaine des événements, le fait originaire de
MARTIANAY Jean, bénédictin de la congré- Todi (Tuderli) dans la province de Toscane, mais ne
gation de Saint-Maur (1647-1717). Jean Mar- — dit rien de son curriculurn vitse antérieurement à sa
tianay naquit à Saint-Sever-Cap, diocèse d'Aire, le désignation comme pape. Par un mot de l'empereui
30 décembre 1647. A vingt ans, il entra au monastère Constant II, nous savons que Martin avait été quelque
de Notre-Dame de la Daurade à Toulouse et y fit temps apocrisiaire à Constantinople. S'il était démon-
profession le 5 août 1668. Après ses études, il apprit tré que l'inscription funéraire anonyme publiée par
le grec et l'hébreu, se consacra tout entier à l'Écri- De Bossi dans les Inscriptiones christianœ, t. n, p. 83,
ture sainte sur laquelle il donna des leçons dans les et reproduite par Duchesne, Le Liber Pontificalis, t. i,
monastères de Montmajour, de Saint-André d'Avi- p. 209, est bien celle de Martin I er comme l'a conjec- ,

gnon, de Sainte-Croix de Bordeaux, de Notre-Dame turé F. X. Funk, et non celle de Libère, comme beau-
de la Grasse au diocèse de Carcassonne. En 1687, il coup l'ont soutenu, on aurait sur le pape du vn e siècle
commença à combattre le système du P. Pezron, cis- les quelques renseignements suivants né d'une famille :

tercien, qui, dans son livre de l'Antiquité des temps pieuse, il aurait été tout jeune admis au nombre des
rétablie, attaquait le texte hébreu. Peu de temps après, lecteurs, après une adolescence très pure et très retirée
Martianay était appelé à Paris pour y travailler à une il aurait été promu au diaconat; ses vertus l'auraient

nouvelle édition de saint Jérôme. Il donna une idée désigné au siège pontifical, où il aura l'occasion, nous
de ce que devait être cette édition dans un Prodrome allons le dire, de défendre énergiquement la foi catho-
publié en 1690. Malgré les difficultés que lui firent Sur cette inscription, voir ci-dessus, t. ix.col. 658.
lique.
MM. Simon et Leclercq, en dépit de la maladie de Quoi qu'il en soit, à la mort du pape Théodore.
la pierre dont il souffrait, dom Martianay passa toute 14 mai 649, Martin fut élu pour remplacer le défunt.
sa vie à composer des ouvrages, auxquels il ne man- Si, comme Liber pontificalis, il n'y eut entre
le dit le
querait que peu de chose, s'il avait su modérer sa la mort de Théodore et la consécration de Martin
plume mordante et réprimer une trop grande vivacité. qu'une vacance de 52 jours, il faudra conclure que
11 mourut d'apoplexie dans l'abbaye de Saint-Germain- le nouvel élu, avant de se faire consacrer, n'attendit
des-Prés le 16 juin 1717. Il avait vécu soixante-dix pas l'avis de Byzance. On verra plus tard que le basileus
ans, dont cinquante passés dans la pratique des obser- ne semble pas le reconnaître comme pape régulier. Au
vances religieuses. point de vue canonique d'ailleurs, cette reconnais-
La plupart des ouvrages de dom Martianay se rat- sance n'était pas nécessaire. Par ailleurs le Siège
tachent à l'Écriture sainte F. Vigouroux, Dictionn.
: apostolique venait de prendre, en ce qui concernait
de la Bible, t. iv, col. 827. Disons seulement ici que sa le monothélisme, ouvertement patronné par la cour
polémique avec le P. Pezron aurait continué long- impériale, une attitude très décidée; les relations
temps sans une défense de l'archevêque de Paris, ecclésiastiques étaient rompues entre le pape et le
motivée sur cette considération que des libertins et patriarche de Constantinople, voir Jafïé, Regesta,
des protestants se servaient des arguments de Pezron n. 2051 et 2055; il est compréhensible que Martin
pour attaquer des vérités essentielles de la foi catho- ait voulu donner, en se passant de la confirmation du
lique. On convient que, grâce à sa connaissance des basileus, une preuve de son indépendance.
langues, dom Martianay savait à fond l'Écriture Le plus pressant, au point de vue doctrinal, était
sainte et possédait bien son saint Jérôme, mais il le de préciser avec toute la netteté désirable la position
possédait selon son esprit particulier l'édition qu'il : du Siège apostolique par rapport a la nouvelle hérésie.
a publiée est la plus défectueuse de celles qu'ont don- Sur les premiers développements du monothélisme,
nées les bénédictins, de l'aveu même de F. Le Cerf, voir l'art, spécial et pour les compromissions plus ou
Bibliothèque, p. 320. On peut dire qu'il n'a point
<
moins dangereuses on s'était laissé entraîner le pape
mérité toutes les louanges que lui ont prodiguées les Honorius, voir t. vu, col. 96, En octobre 649, trois
journalistes de Paris et de Trévoux, ni tout le mal mois après sa consécration, le pape réunissait au
183 MARTIN K r
. BIOGRAPHIE 184

Latran un grand concile, véritable representation.de diverses accusations. Jaffé, n. 2068. C'était l'anarchie
l'épiscopat occidental, où fut condamnée l'hérésie dans tout le patriarcal de Jérusalem. Au concile du
monolhélite avec ses auteurs et fauteurs; l'Eclhèse Latran Etienne de Dora avait été réhabilité, mais il y
« impie » d'Héraclius, et le Type « très impie » de avait intérêt à confier à un personnage moins compro-
Constant II, le basileus régnant, étaient également mis la mission de représenter là-bas le Saint-Siège.
anathématisés. Voir ci-dessous, col. 18f. Quelques Martin I er s'adressa à Jean, évêque de Philadelphie
précautions que l'on eût prises pour distinguer entre (sous la métropole de Bosra). 1 ne lettre pontificale
les souverains et leurs conseillers ecclésiastiques, à le constitua vicaire apostolique en Orient il y rem-
:

qui seuls était imputée la responsabilité des mesures plirait le rôle du pape lui-même dans toutes les fonc-
impériales, il était inévitable que Constant II ne tions et offices ecclésiastiques, mais principalement en
réagît très vivement contre une attitude aussi indé- rétablissant la hiérarchie dans toute l'étendue des
pendante. La cour avait eu vent de la réunion du patriarcats de Jérusalem et d'Antioche :Ut eu quar
concile, et n'eut pas besoin d'attendre, pour en con- désuni corrigas et constituas per umnem civitatem eorum
naître les décisions, les lettres expédiées par le pape qux sedi tum Jerosolymitunie tum Antiochenw subsunt
aussitôt après la clôture de l'assemblée. Jalïé, n. 2062. episcopos et presbyleros et diaconos. Ce rôle, Martin
Dans les premiers jours de novembre, peut-être- le le lui confiait « en vertu de l'autorité apostolique qui
concile étant encore réuni, l'exarque Olympius arriva nous a été donnée par le Seigneur par l'intermédiaire
à Rome porteur d'instructions du asileus, rédigées,
1 de saint Pierre, ex apostolica auctorilate quee data est
semble-t-ii, à la suggestion du patriarche Paul. On lui nobis a Domino per Petrum sanctissimum. » Le pape
prescrivait de faire pression sur les évêques et les clercs ne se dissimule pas qu'il y aura des résistances de la
de l'Italie byzantine pour leur faire signer le Type. part de ceux qui ont mérité d'être déposés, pour
De Martin « jadis apocrisiaire dans la ville impériale » cause d'hérésie, mais il compte que Jean finira par
(on affectait de ne pas lui donner le titre de pape), en triompher. Les ecclésiastiques qui ont signé les for-
l'exarque ne s'occuperait que pour le faire arrêter, si mulaires monothélites pourront être rétablis s'ils
l'armée de Rome était disposée à laisser faire. Peut- viennent à résipiscence quant à ceux qui se sont
;

être y aurait-il lieu de ne rien brusquer, et de gagner introduits sur les sièges épiscopaux sans mission régu-
peu à peu la confiance de l'armée, de même que lente- lière, il y a lieu de distinguer le cas des intrus qui se

ment on détacherait du pape l'épiscopat italien. Mais sont installés du vivant de Sophrone et malgré lui, et
Olympius se heurta à une résistance plus vive que celle de ceux qui ont été élus pendant la vacance du patriar-
que l'on avait supposée; ne pouvant, continue le Liber cat, soit avant, soit après Sophrone. Les premiers ne
pontiftealis, agir contre le pape à visage découvert, il sauraient être reconnus, les seconds, au contraire,
tenta de le faire assassiner au cours de l'office de Noël; pourront, moyennant les garanties convenables, être
la protection divine sauva Martin et il semble que reçus à la communion de l'Église romaine. Pour Macé-
l'exarque soit revenu lui aussi à de meilleurs senti- donius, patriarche (melkite) d'Antioche, il n'y a à
ments, ou, peut-être, à une plus saine appréciation des s'inquiéter ni de ses lettres, ni de ses protestations.
choses. Il est certain, en tout cas, que de bonnes rela- Élevé à cette dignité en terre étrangère (Macédonius
tions s'établirent entre lui et le pape, et celui-ci sera avait été élu et consacré à Constantinople) et par des
plus tard accusé d'avoir favorisé les desseins ambi- hérétiques, il ne saurait être considéré par le Saint-
tieux d'Olympius. De toutes façons une trêve s'éta- Siège comme titulaire régulier du siège d'Antioche.
blit entre le pontife et le représentant de Ry- De même en est-il de Pierre, élevé dans des conditions
zance. analogues au siège patriarcal d'Alexandrie. Jaffé,
Nous ignoronsle détail des gestes de Martin durant n. 2064; voir le texte de cette lettre très importante
letemps qui s'écoule entre la fin de 649 et le milieu pour l'histoire de la juridiction pontificale en Orient,
de 653. Mais il reste une assez abondante correspon- dans P. L., t. Lxxxvn, col. 154-163. Le même cour-
dance de l'époque qui suivit immédiatement le concile. rier emportait une série de lettres analogues adressées
Il s'agissait de faire connaître à l'ensemble de la à divers évêques ou archimandrites d'Orient, et leur
chrétienté la réprobation prononcée contre le mono- signifiant la désignation de Jean de Philadelphie
thélisme par l'Église romaine. Voir Jafié, n. 2058- comme vicaire du Saint-Siège. Jaffé, n. 2065-2069;
2072. Mais une autre préoccupation se fait jour, en non moins importante était la missive adressée aux
même temps, dans les lettres adressées aux Églises deux Églises de Jérusalem et d'Antioche pour leur
des patriarcats d'Antioche et de Jérusalem. Après signaler l'hérésie monothélite et les avertir des pouvoirs
avoir été ravagées par la grande invasion perse des conférés au représentant du pape. Jaffé, n. 2070. On
années 614 et suivantes, ces régions avaient été notera cette sollicitude du Saint-Siège à rétablir, dans
conquises par les Arabes musulmans; Damas avait été les difficiles conjonctures que traversait l'Orient, la
prise en 634, Antioche et Jérusalem en 638. Entre paix religieuse en même temps que l'orthodoxie.
temps, et comme si ce n'était pas assez de l'invasion A Constantinople il n'y avait plus rien à faire, tant
étrangère, les discordes religieuses étaient montées au que le monothélisme y serait officiellement patronné
diapason le plus élevé entre les monothélites appuyés
: par le basileus. Maison pouvait essayer quelque chose
par l'autorité impériale et les dyothélites, animés par à Thessalonique, moins immédiatement soumis à l'ar-
Sophrone, devenu finalement patriarche de Jérusa- bitraire impérial et relevant toujours, en théorie, du
lem, des luttes violentes avaient eu lieu. Tout ceci patriarcat romain. L'archevêque Jean, qui avait sous-
avait amené, dans la Syrie et la Palestine, une crit et l'Ecthèse et le Type, avait tenté néanmoins de
incroyable décadence du christianisme. Pour remédier se maintenir en communion avec Rome. Des négo-
à tous ces troubles, le Saint-Siège, puisque le patriar- ciations avaient eu lieu, où les envoyés du Saint-Siège,
che Sophrone n'avait pas été remplacé sur le siège s'étaient laissé berner. Martin les désavoua, condamna
de la Ville sainte, avait désigné comme vicaire apos- et déposa l'archevêque Paul. Une lettre pontificale
tolique Etienne, évêque de Dora. Cette nomination lui communiqua cette sentence, tandis qu'une autre
avait dû être faite par l'un des prédécesseurs de Mar- en avertissait les habitants de Thessalonique. En
tin; mais Etienne, loin de pouvoir rétablir le calme, attendant que l'évêque fût revenu à résipiscence ou
avait suscité de nouvelles discussions. Les lettres pon- qu'il eût été pourvu d'un successeur, les prêtres et
tificales l'instituant représentant du Saint-Siège diacres pourvoiraient à l'administration des sacre-
avaient été interceptées. Finalement un certain Pan- ments, synaxis minislerium perficiant vobis qui ibi sunl
taléon l'avait expédié à Rome, sous le coup de presbyteri et diaconi. Jaffé, n. 2071 et 2072. On voit
185 MARTIN I
er . LE CONCILE DE 649 186

si le pape Martin entendait laisser prescrire les droits Crimée. C'est de Cherson (Sébastopol) qu'il écrivit
traditionnels du Siège apostolique. ses deux dernières lettres à un ami de Constantinople,
Cette rigoureuse contre-offensive de l'Église romaine à la mi-juin cl au début de septembre. Doucement il se
ne laissait pas d'inquiéter Byzance, où l'on se cram- plaignait de manquer de tout, il souffrait de l'aban-
ponnait à la politique de l'JSethèse et du Type. La don où le laissaient et ses amis, et l'Église de Rome;
manière forte avait échoué en 649 lors de l'arrivée pour cette dernière il priait Dieu, malgré tout, de la
à Rome de l'exarque Olympius; on y recourut de conserver dans la foi orthodoxe, avec le nouveau pape
nouveau en 653. Le 15 juin arrivait de Ravenne à qui maintenant la gouvernait. Deus eos immobiles
Home l'exarque Calliopas. Afin d'éviter une émeute custodiat; prœcipue paslorem qui eis nunc. prœesse
de la population, il évita de soulever aucune question monslratur; il ne lui restait plus à lui-même qu'à
doctrinale, mais sous prétexte que Martin s'était mêlé attendre de la main du Sauveur la couronne de la foi
à des intrigues politiques soit avec Olympius, en orthodoxe. C'est, en effet, une quinzaine de jours plus
révolte contre le basileus, soit avec tes Arabes qui tard que le Sauveur vint couronner son martyr, le
commençaient à envahir la Sicile, il se saisit de la 16 septembre 655. Le corps de saint Martin fut enterré
personne du pape et prononça contre lui une sentence dans une église dédiée à la sainte Vierge, aux portes
de déposition. Pour empêcher d'inutiles brutalités, de la ville de Cherson il y fut longtemps vénéré.
;

Martin se livra sans résistance; il espérait du moins L'Église romaine honore aujourd'hui Martin I er
que le clergé et le peuple romains lui demeureraient comme martyr à la date du 12 novembre.
fidèles. Sur le moment, il est vraC on lui prodigua les IL Le concile du Latran de 649. —
Pour le
plus grandes marques d'attachement et nombre de théologien, le nom du pape Martin I er reste surtout
clercs s'offrirent à l'accompagner à Constantinople où lié aux décisions promulguées par lui dans le concile

l'exarque avait ordre de l'emmener. Pendant plus réuni au Latran en octobre 649. Ces décisions en effet
d'un an l'Église de Rome demeura sans évêque; et établissent la doctrine de l'Église romaine dans la
puison résigna à l'inévitable, et en août 654,
s'y question monothélite.
Eugène nommé au trône pontifical laissé vide
était 1° Occasion du concile. —
On sait, en bref, comment
par l'enlèvement de saint Martin. VEcthèse d'Héraclius (638) avait prescrit le silence
Celui-ci, pendant ce temps, montait les pentes d'un sur les expressions d'une ou de plusieurs opérations
douloureux calvaire. Emmené de Rome le 19 juin 653, (èvepyeia!.) dans le Christ, mais avait imposé l'ex-
il avait été embarqué à destination de la capitale. Le pression : une seule volonté. Le Type de Constant
voyage se fit très lentement, d'île en île, sans doute (648) marquait un recul par rapport à VEcthèse, puis-
a cause des croisières sarrasines qui déjà infestaient qu'il défendait, en vue de ramener la paix, de parler
la Méditerranée nulle part cependant le prisonnier
; ni d'une ni de deux volontés dans le Christ. L'Église
n'eut la satisfaction de pouvoir prendre à terre quelque romaine avait déjà pris position en 640, le pape
:

repos, sauf à Xaxos où on le laissa près d'un an. A Sévérin, sans faire mention de VEcthèse, avait affirmé
l'annonce de son arrivée aux diverses escales, prêtres la doctrine dyothélite. Jaffé, n. 2039. Jean IV, en
et lidèles s'empressaient de vernr lui apporter quelque 641, avait tenté de retirer au monothélisme affirmé
soulagement, mais ils étaient brutalement écartés par par VEcthèse l'appui que semblaient lui donner les
la garde. Le 17 septembre 654, enfin, on atteignait lettres du pape Honorius. Jaffé, n. 2042; voir art.
Constantinople; montée contre le pontife la populace Jean IV, t. vm, col. 598. Le pape Théodore avait
l'injuria; il fut conduit en prison où on le laissa jus- manifesté sa réprobation en condamnant le patriarche
qu'au 20 décembre. Ce jour-là il fut amené devant un Pyrrhus, puis en sommant, sans résultat d'ailleurs, le
tribunal exclusivement composé de fonctionnaires im- patriarche Paul de revenir à l'orthodoxie. Jaffé,
périaux. Comme il entreprenait de se défendre en n. 2054 -2055. Mais, on le voit, nulle décision publique
mettant en avant ses devoirs de pape, chargé de pro- n'avait encore été prise relativement aux deux actes
téger la foi, on lui coupa brutalement la parole: impériaux; ni Sévérin, ni Jean IV n'avaient explici-
Il ne s'agit point ici, lui dit le président, de questions tement condamné VEcthèse; Théodore n'avait point
relatives à la foi; c'est sur la guerre (que vous avez réprouvé le Type, que pourtant il avait encore dû
faite à l'empereur) que l'on vous interroge, de duello connaître. L'Orient était de plus en plus troublé par
nunc scrutaris. » Même sur cette accusation de haute les discussions sur l'unique volonté du Christ si dans
;

trahison, Martin répondit avec précision et de manière les limites du patriarcat de Constantinople, à peine
à convaincre des juges moins prévenus. Mais la sen- entamé par la conquête arabe, la poigne du basileus
tence était dictée d'avance. Publiquement il fut imposait partout l'adhésion au Type, dans les autres
dégradé; on lui enleva ses ornements sacerdotaux, on régions où l'Islam venait de détruire l'autorité impé-
lui fendit sa tunique du haut en bas et, l'ayant chargé riale les discussions continuaient, et l'on avait vu
de chaînes, on le conduisit au cachot des condamnés récemment arriver à Rome, avec Etienne de Dora,
à mort, en lui laissant entendre qu'il allait être exé- un certain nombre d'archimandrites et de moines
cuté. Le basileus toutefois n'osa pas aller jusqu'à ce palestiniens demandant au Saint-Siège de terminer la
dernier excès; on fit donc savoir au prisonnier qu'il controverse. L'Afrique byzantine était travaillée par
lui était fait grâce de la vie. On espérait sans doute les émissaires de Constantinople, mais sa foi chalcédo-
que, maté par le cachot, par les douloureuses in finnités nienne ne se laissait pas ébranler; en Italie, de même,
qu'il endurait depuis longtemps, il consentirait à où l'on se remettait à peine des ébranlements causés
entrer en rapports ecclésiastiques avec les autorités par l'affaire des Trois chapitres. De toutes manières
religieuses de Constantinople. Sur ces entrefaites le il était indispensable que l'Eglise romaine affirmât, et

patriarche Paul était mort; Pyrrhus, évincé en 641, son droit de définir la doctrine, et sa doctrine elle
était remonté sur le trône patriarcal; des tentatives même. Le pape Mutin, dès le lendemain de sou élec-
furent faites pour amener Martin à se ranger à sa com- tion, a dû y songer, car les Actes du concile tenu trois
munion. 11 demeura inflexible Quand on me cou-
: <
mois plus tard laissent l'impression que toute la pro-
perait en morceaux, répondit-il, je ne communique- cédure a été préparée de très près et que rien n'a été
rais pas avec l'Église de Constantinople: Clique si laissé à l'improvisation.
membralim inciditis carnes meas non communico 2" Les talcs c meilleures. Par uneh eureuse fort une.
Eeclesix Constant inopolitanae. De guerre lasse, on se lesActes de ce concile nous ont été entièrement con
décida à l'expédier en exil. Le 26 mars 655, jour du serveset dans une double rédaction, latine et grecque.

jeudi saint, il était embarqué à destination de la Texte dais Mansi, Concil., t. x, col. 863-1170. .Vous
187 MARTIN I
er
, LE CONCILE DE G49 188

savons que, sitôt le concile terminé, les Actes ont été portanl plainte contre le patriarche Paul, divers
envoyés en Orient; la traduction grecque qui en reste moines et archimandrites palestiniens demandant la
est, selon toute vraisemblance, la version originale condamnation personnelle de Sergius, Pyrrhus et
faite pendant le concile même et expédiée aux avants Paul, réclamant aussi le rejet du Type extorqué par
cause. Nous ne voudrions pas garantir que le texte Paul au très pieux empereur. —
Le métropolitain
latin, tel qu'il est actuellement publié par les grandes de Chypre, Sergius, avait, sept ans auparavant, écrit
collections représente le procès-verbal
conciliaires, au pape Théodore, suppliant en fort bons termes le
original «les sessions. A
plus d'un endroil le texte, Siège apostolique, fondement de la vérité, de dire le
en fort mauvais état, n'esl intelligible que par com- droit en toute cette affaire et de condamner le mono-
paraison avec le grec. On a parfois la sensation que le thélisme. Sa lettre fut jointe au dossier de l'accusa-
latin esl une traduction du grec, qui n'a pas toujours tion, comme aussi celle du concile d'Afrique, rappelant
été parfaitement compris. Ce phénomène n'est pas le vains efforts faits par les Africains pour retirer

unique dans l'histoire littéraire. Voir ce qui a été dit Paul de l'hérésie, celle enfin de l'évêque élu de Car-
du texte latin des lettres d'Honorius, ci-dessus, t. vu, tilage, Victor, demandant la condamnation des nou-
col, 101. veautés dogmatiques. Après lecture de la synodique
3° Sessions, conciliaires. - Le concile tint sa pre- de Victor, le pape fit observer la correction de ce
mière session 5 octobre: après quoi il y en eut quatre
le prélat tout en réprouvant les erreurs de Paul, il a
:

autres, les 8, 17, 19. et 31 du même mois. Toutes les continué à tenir celui-ci pour évêque légitime, donec
séances lurent présidées par le pape, qui dirigeait lui- judicium de eo nostrae upostolicœ uucloritcdis hoc est
même toutes les délibérations; il n'y eut guère de principis aposlolorum Pétri cognoscal. IMansi, col. 950 D.
discussions d'ailleurs. Tout se passa comme si le pro- Du reste tous les autres plaignants avaient rendu
tocole avait été soigneusement préparé à l'avance, témoignage, d'une façon aussi peu équivoque, au
sans doute en des réunions particulières, et l'on droit du Saint-Siège.
n'assiste à aucun incident de séance. Le pape, à 3. L'accusation ayant déposé sa plainte, il restait

chaque session, prend la parole le premier, expose le à entendre la défense. Celle-ci était représentée, en
point spécial qui va être traité, fait lire les documents l'espèce, par les écrits mêmes des personnages incri-
tout préparés qui s'y rapportent; les deux autres digni- minés; mais l'audition des accusés révélerait qu'ils
taires du clergé d'Italie, l'archevêque d'Aquilée et étaient bien réellement coupables des nouveautés doc-
celui de Ravenne (ce dernier par l'intermédiaire de ses trinales qu'on leur reprochait. La troisième session
représentants) s'associent par des discours plus ou tout entière leur fut réservée; c'est, de beaucoup, la
moins longs aux paroles pontificales. A plusieurs plus importante pour l'histoire du monothélisme,
reprises, sous la rubrique Syncdus dixit, s'intercalent puisque l'on s'y efforça, sans y réussir toujours par-
des approbations assez longues de motions faites par faitement, de mettre en évidence les origines de l'héré-
le pape. Il ne peut s'agir que de paroles prononcées sie. L'essentiel était de montrer que le monothélisme

par quelque membre de l'assemblée, trop obscur, sans n'était en somme qu'un avatar du monophysisme.
doute, pour que l'on ait fait figurer son nom au procès- Divers textes de Théodore de Pharan, considéré comme
verbal. Nous avons ici le type d'un de ces innombra- le premier auteur de l'hérésie, furent versés au débat;
bles synodes que les papes réunirent au Latran, en ils témoignaient que ses affirmations relatives à une

leur qualité de métropolitain de l'Italie, et qui n'ont volonté unique dans le Sauveur dérivaient en dernière
souvent laissé que des traces fugitives. Celui-ci pour- analyse d'un docétisme plus ou moins larvé sur lequel
tant était plus nombreux que les conciles habituels; le pape attira l'attention du concile. Voir surtout
il comprit cent cinq évêques, presque tous originaires col. 961-963. On continua par l'examen des textes de
d'Italie, de Sicile et de Sardaigne; mais il y avait Cyrus. et de Sergius relatifs à « l'unique opération
aussi quelques prélats venus d'Afrique. théandrique ». Ce fut l'occasion pour le concile de
1. La première session fut presque entièrement tenter, sans grand succès d'ailleurs, une exégèse
occupée par un discours du pape, exposant les débuts orthodoxe du célèbre texte dionysien. Nul ne soup-
et les progrès de l'erreur monothélite; la responsabi- çonnant la fraude qui avait mis sous le nom de Denys,
lité première retombait sur Cyrus évêque d'Alexan- disciple de Paul, les doctrines plus ou moins sujettes
drie, sur Sergius de Constantinople et ses deux suc- à caution que l'on sait, il convenait d'établir que la
cesseurs. Tous auraient dû être arrêtés par l'exposé pensée de Sergius et de Cyrus différait complètement
si clair de la double opération contenu dans le Tome de celle de l'Aréopagite. On le montra, et l'on fit même
de Léon, par les textes si nets de l'Évangile qui parlent remarquer que, pour arriver à leurs fins, les deux
des deux volontés dans le Christ. Au lieu de cela, comparses avaient dû maquiller le texte original de
Sergius a fait lancer par l'empereur Héraclius VEcthèse l'Épître à Gaïus. Voir cette très curieuse exégèse dans
impie; quant à Paul il a persuadé au très clément Mansi, col. 971-978 et 983-986. Un troisième docu-
empereur de publier un Type destructeur du dogme ment devait être, dans la pensée de Martin, plus acca-
catholique. Pis encore! Paul, au lieu de se rendre aux blant encore pour les deux patriarches monothélites;
observations du Siège apostolique, a maltraité les c'était une lettre de Thémistius, monophysite fameux,
apocrisiaires envoyés par lui. Contre la tyrannie qu'il auteur de la secte des agnoètes, où s'exprimait claire-
a exercée en divers lieux de l'Orient des plaintes en ment l'unité d'opération. Se réclamant de Sévère, la
règle sont venues jusqu'au Saint-Siège. Le pape a grande autorité de l'Église jacobite, Thémistius avait
donc cru nécessaire de réunir le concile pour aviser écrit : « Confessons donc une seule opération théan-

aux mesures à prendre tant contre la personne des drique et non pas une seule opération divine. » Voilà
coupables que contre les nouveautés doctrinales pro- bien, fait alors remarquer le pape, voilà bien la source
fessées par eux. où Cyrus a puisé son 7 e canon; et même il convient
2. On sait que, se conformant sur ce point aux cou- d'ajouter que Cyrus et Sergius sont allés plus loin
tumes des tribunaux séculiers, les anciens conciles, où que l'agnoète dans la voie de l'erreur, puisque finale-
des jugements d'ordre personnel avaient d'ordinaire ment ils ont supprimé le mot théandrique, qui implique
leur place, avaient adopté la procédure accusatoire. quelque dualité, pour ne conserver plus que l'opération
C'est à entendre les accusations portées soit contre unique. —
Il ne restait, pour compléter 'la démons-

l'actuel patriarchede Constantinople, soit contre ses tration de la culpabilité qu'à faire lire au concile et
prédécesseurs que fut consacrée la deuxième session. VEcthèse que Sergius avait dictée au basileus, et les
Successivement défilèrent Etienne, évêque de Dora, textes de Sergius et de Pyrrhus prescrivant à leur
189 MARTIN I
er . LE CONCILE DE 649 190

clergé de souscrire le document impérial. On remar- taras agonistice et per etempla, etc. .Mansi, col. 1110 sq.

quera que, dans cette recherche des responsabilités, Il convenait donc de confirmer renseignement des
il fait aucune allusion, si fugitive fût-elle, aux
ne fut Pères et des cinq conciles. et de réprouver les doctrines
faits et gestes du pape Eionorius. perverses des novateurs.
t. La session dont nous venons de parler un peu Novateurs même, ils ne l'étaient point, ne faisant
longuement n'avait pas épuisé toute la question des en somme que reprendre de vieilles hérésies déjà
responsabilités. A cote de Cyrus, l'auteur des fameux condamnées. Après la comparaison de la doctrine
capitula d'Alexandrie, à côté de Sergius, l'instigateur monothélite avec l'enseignement patristique venait,
de i'Eclhèse, ne fallait-il pas faire une place à Paul, redoutable contre-épreuve, sa mise en parallèle avec
considéré comme ayant provoqué le Type. C'est à les citations des hérétiques. Tour à tour Lucius
mettre le concile devant cette dernière question que (l'évêque arien d'Alexandrie), les Apollinaires, Polé-
fut consacré le début de la quatrième séance. On mon (un de leurs disciples), Sévère d'Antioche, Thé
louchait ici à un point bien délicat, puisqu'on s'éle- mistius (le chef des agnoètes), Colluthus, Julien
vait directement contre un acte du souverain en d'Halicarnasse, et, ce qui est plus surprenant, Théo-
exercice. L'habileté serait de toucher le moins pos- dore de Mopsueste et Xestorius eux-mêmes vinrent
sible à la personne sacrée du basileus et à réserver témoigner de leur accord, sur le point en litige, avec
pour son conseiller ecclésiastique toutes les sévérités. Sergius et Cyrus. La conclusion s'imposait; elle fut
Ainsi fut fait. L'intention de l'empereur était bonne, tirée par le pape comme les vieux hérétiques, les
:

fitremarquer un des membres de l'assemblée; l'idée novateurs de l'heure présente devaient être rigou-
de faire cesser les divisions entre chrétiens ne pouvait reusement frappés. —
Une question pourtant méritait
qu'être approuvée; mais il n'aurait pas fallu mettre encore d'être soulevée. Dix ans plus tôt le pape
sur le même pied l'erreur et la vérité, ni surtout englo- Honorius s'était laissé hypnotiser par cette objection
ber dans les mêmes peines les défenseurs de l'ortho- de Sergius Admettre dans le Christ deux volontés
:

doxie et les fauteurs de l'hérésie. Mansi, col. 1 031- n'est-ce pas admettre la possibilité en lui d'une
1034. On avait été, antérieurement, plus sévère à contradiction entre les vouloirs humains et le vouloir
l'endroit du Type. Avec une dialectique toute verbale, divin? Ce n'était pas le lieu de relever l'imprudence
on avait fait observer qu'il semblait renchérir sur commise par le pontife défunt. Le nom d'Honorius
\'lùthèse. Défendant de parlerni d'une ni de deux n'a été prononcé qu'une fois durant tout" le concile,
volontés, il semblait retirer au Christ toute acti- c'est dans la lettre où le patriarche Paul faisait état,
vité, et dès lors toute réalité! Exagération évidente pour justifier son attitude, de la lettre adressée par
que l'on se garda de renouveler. ce pape à Sergius, Mansi, col. 1026 C; nul ne pensa
5. Les responsabilités étant ainsi établies, il ne à soulever d'incident sur ce point. Il importait néan-
restait plus qu'à comparer la perversité monothélite moins de dégager, au moins indirectement, l'Église
tant avec les règles de la doctrine ecclésiastique romaine; et c'est pourquoi, nous semble-t-ii, Maxime
qu'avec l'enseignement des Pères; c'est ce qui fut fait d'Aquilée prononça pour terminer un important ili -

dans la seconde partie de la iv e session et au début de cours, où il s'élevait surtout contre l'idée qu'ad-
la v. Lecture fut donc faite des définitions antérieures mettre deux volontés, c'était introduire la contra-
de Xicée, Constantinople, Éphèse (sous la forme des diction dans la personne du Christ. Si nous comprenons
douze anathématismes cyrilliens), Chalcédoine, et du bien l'argumentation de cet évèque, dont la pensée
IP concile de Constantinople (les quatorze canons). reste bien confuse et l'expression terriblement em-
L'archevêque d'Aquilée fit la remarque que ces défi- brouillée, Maxime désirait prouver que la volonté
nitions confirmaient la doctrine des deux volontés et humaine n'est pas naturellement mauvaise, que la
condamnaient le monothélisme. Comme l'on demeu- possibilité de vouloir, le mal n'est pas de l'essence
rait toujours sous l'impression de la réaction antines- même de la liberté, qu'il n'est donc point à craindre
torienne de l'affaire des Trois-Chapitres, il essaya de que la volonté divine trouve jamais une résistance
montrer, à l'aide de la même dialectique toute verbale dans la volonté toute sainte de la nature humaine.
que nous avons signalée déjà, qu'au fond le mono- Mansi, col. 1130 sq.
thélisme avait dans le nestorianisme son lointain et 4" Les définitions. —
Restait à dire en termes précis
bien inattendu précurseur. Mansi, col. 1058 BC, et la doctrine de l'Église romaine sur la question si
cf. dans la v
session, col. 1118 sq. Rien meilleure fut imprudemment soulevée par les courtisans d'Héra-
la première partie de la v« session, où furent alignés clius. Cette doctrine s'exprimait d'une manière positive
les textes patristiques exposant la doctrine des deux par un symbole de foi, négativement en vingt
opérations et des deux volontés, et la présentant anathèmes condamnant les divers aspects de l'hé-
comme une conséquence du dogme des deux natures. résie.
S'il comprend quelques textes apocryphes (ceux par 1. Le Symbole n'est autre que
celui de Chalcédoine,
exemple attribués à Justin), d'autres douteux, le dos- cf. ci-dessus, 2194-2195, traduit en latin
t. ri, col.
sier constitué par la chancellerie pontificale témoigne et complété par une addition importante. Le texte
pourtant de réelles connaisances théologiques et d'une de Chalcédoine disait :

grande application à scruter l'ancienne littérature. De ...nusquam sublata differen- ... la différence des deux
la comparaison de ces textes avec l'enseignement des tia naturarum propter uni- natures n'est nullement sup-
monothélites ressortait de façon très claire la nou- tionem, magisque salva pro- primée par leur union; au
veauté des opinions récemment avancées. D'après les prietate utriusque naturse et contraire les attributs do
Pères, et cela était évident, de même que le Christ in unam personam atque chaque nature sont sauve-
avait eu les deux natures, de même il avait eu deux subsistentiam concurrente gardés et concourent (à for-
(confitemur) non in dua-, mer) une seule personne ou
volontés naturelles, l'une divine, l'autre humaine et
persouas partitum aul hypostase; (nous confessons
deux (sortes d')opérations, ita et naturelles veraciter esse divisuni, sed ununi eum- donc) non pas un Fils par-
divinam et humanam et duas essentiales
roluntntes, id est demque l'iltum et unigo- tagé ou <li\isé en deux per-
opérai iones, divinam et humanam. Cette doctrine les nitum, Deum verbum, Domt- sonnes, mais bien un seul et
Pères ne l'avaient pas seulement affirmée en passant num Jesurn Christum... même Fils, Fils unique et
et sans y attacher d'importance, comme le préten- Dieu Verbe, Noli o-Seignour
daient les novateurs, mais de manière fort réfléchie Jésus-Christ...
:

Ecce enim non solum définitive sed et doymalice et st/llo- A la suite de cette phrase, le concile de C49 interca-
gislice ac naturaliler démonstrative et secundum scrip lait celle-ci :
191 MARTIN M' r . LE CONCILE DE 649 L92

et duas ejusdem sicuti natu- el de même que nous con- confitetur proprie et secun- proprement et en toute vérité,
ras imitas inconfusc, [ta et confessons ses deux natures dum veritatem duas unius les deux volontés étroite-
duas naturales voluntates, unies sans confusion, de ejusdem Christi Dei nostri ment unies de cet unique
divinam et lumianam, et même nous confessons (en voluntates cohserenter uni- Jésus-Christ, notre Dieu, la
(tuas naturales operaliones, lui) deux volontés naturelles, tas, divinam et humanam, divine et l'humaine, puisque

divinam et lumianam, in la divine et l'humaine, et deux ex hoc quod per utramque c'est par l'une et l'autre
approbatione perfecta et in- opérations naturelles, la di- ejus naturam voluntarius de ses natures qu'il a voulu
diminuta eumdem veraciter vine et l'humaine, qui prou- (un moi a dû sauter, sans naturellement opérer notre
esse perfectum Peum et vent, de façon parfaite et doute operator) naturaliter salut, qu'il soit condamné
hominem perfectum secun- complète, qu'il est vraiment idem consistit nostra'salutis,
dum»veritalem (ici en plus Dieu parfait et homme par- cond. s.

Can. 11. Si quis secun- Si quelqu'un ne confesse


dtms le grec: (xo-r,; liyjx fait en toute vérité (à l'ex-
Tr ; àp.apTcaç) eumdem atque ception seulement du péché),
dum sanctos Patres non point avec les saints Pérès,
(

ununi Doniinum nostrum ce seul et unique Seigneur confitetur proprie et secun- proprement et en toute véri-
ct Deum Jcsum Christum, et Dieu, Jésus-Christ, lequel
dum veritatem duas unius té, les deux opérations étroi-

utpote volentem et operan- voulut et opéra divinement ejusdem Christi Dei nostri tement unies de cet unique
tem divine et humane nos- et humainement notre salut, operationes cohaerenter uni- Jésus-Christ, notre Dieu, la
tas, divinam et humanam, divine et l'humaine, puisque,
tram salutem.
ab eo quod, per utramque c'est par l'une et l'autre de
La formule par la finale de Chalcé-
se terminait ejus naturam operator natu- ses natures qu'il a naturelle-
doine : prophelœ de eo et ipr.e nos Jésus
aient unie raliter idem existit nostrae ment opéré notre salut, qu'il
Christus erudioit et patrum nobis symbolum tradidit. salutis, cond. s. soit condamné.
Can. 12. Si quis secundum Si quelqu'un confesse, avec
2. Les vingt eanons qui suivent ne se contentent
scelerosos haereticos imam les criminels hérétiques, une
pas de stigmatiser l'enseignement spécial du mono-
Christi Dei nostri volunta- seule volonté, une seule opé-
thélisme, ils reprennent, pour les condamner, les tem confitetur et unani ration du Christ notre Dieu,
diverses erreurs trinitaires et christologiques qu'à tort operationem, in peremptio- à la destruction de la doc-
ou à raison l'on avait rapprochées de la nouvelle nem sanctorum Patrum con- trine des Pères, et au grand
hérésie. En
transposant en positif, l'on obtiendrait
les fessionis et abnegationem dam de l'incarnation de
un remarquable exposé de la doctrine romaine sur ejusdem Salvatoris nostri notre Sauveur, qu'il soit
la Trinité et l'incarnation. Nous ne pouvons songer à
dispensationis, cond. s. condamné.
donner le texte intégral des canons, dont quelques-uns Les deux canons suivants r.e font guère progres-
sont fort longs; le voir dans Mansi.col. 1151 sq.;Hahn, ser la pensée; la seule chose quelque peu nouvelle,
Bibliothek der Symbole, 3 e édit., p. 238 sq., et aussi c'est l'insistance sur les expressions qui assurent,
dans Denzinger-Bannwart, Enchiridion, n. 254-274. malgré la double volonté et la double opération,
Le can. 1 rappelle la doctrine trinitaire un seul : l'unité personnelle (substantielle) du Christ; pour le
Dieu en trois hypostases (subsistentiis) consubstan- reste, les deux canons 13 et 14 ne font que retourner
tielles, n'ayant qu'une seule volonté, qu'une seule les deux canons précédents défense de parler d'une
:

opération. —
Un de la Trinité, le Dieu Verbe s'est seule volonté, d'une seule opération; défense de faire
incarné, a souffert volontairement pour nous (propter échec, par cette doctrine, à la doctrine patristique
nos sponte passum); ressuscité, il reviendra juger les de la double opération. Le can. 15 donne l'interpré-
hommes avec la chair qu'il a prise. Can. 2. Marie, — tation de la formule dionysienne de l'opération
la Vierge immaculée, est proprement et en toute vérité théandrique.
.Mère de Dieu. Can. 3. —
Il faut confesser une double Can. 15. Si quis secundum Si quelqu'un, avec les cri-
naissance de Jésus-Christ, l'une éternelle, l'autre dans scelerosos ha-reticos deiviri- minels hérétiques, traduit
le temps; selon la divinité, Notre-Seigneur est consub-
lem operationem, quod Grae- follement l'expression grec-
ci dicunt 6 avBptXTJv, unam que d'opération théandrique
stantiel au Père, suivant l'humanité, consubstantiel à
operationem insipienter sus- par opération unique et ne
sa mère (consubstantialem homini et malri); il est pas- scepit, non autem duplicem confesse pas, avec les saints
sible par la chair, impassible par la divinité, circons- esse confitetur secundum Pères, que cette opération
crit à cause de son corps, incirconscrit par la divinité; sanctos Patres, hoc est, (théandrique) est double, à
bref, en lui s'unissent des attributs contraires. Can. 4. divinam et humanam, aut savoir divine et humaine;
— Bien plus curieux est le can. 5 qui donne une inter-
-
ipsam deivirilis, qua> posita s'il dit que dans la formule
prétation officielle et orthodoxe de la formule cyril- est, novam vocabuli dictio- en question le mot nouvelle
lienne unique est la nature incarnée du Verbe.
:
nem unius
esse designati- (opération) doit se traduire
vam, sed non utriusque par unique, qu'il ne désigne
Can. 5. Si quis secundum Si quelqu'un ne confesse pas mirifica> et glorios;e unitionis pas la merveilleuse et glo-
sanctos Patres non confitetur selon les saints Pérès que demonstrativam, cond. s. rieuse union, qu'il soit con-
proprie et secundum veri- proprement et en toute vérité, damné.
tatem imam naturam Dei unique est la nature incar-
Le canon 16 a pour but de montrer que l'admission
Verbi incarnatam, per hoc, née du Dieu Verbe, dans ce
sens que le Christ, en s'in- de double opération n'introduit pas de division dans
la
quod incarnata diciturnostra
substantia perfecte in Chris- carnant, a pris notre sub- la personne du Christ; que, dès lors, le dyothélisme
to l)eo et indeminute abs- stance parfaitement et sans ne va pas contre le 4 e anathématisme cyrillien. On se
que tantummodo peccato aucune diminution, à part, rappellera que, depuis le V e concile, on considérait
signilicata, condemnatus sit. bien entendu, le péché :
les « anathématismes » comme étant la définition pro-

qu'il sot candamné. mulguée à Éphèse en 431.


Les canons suivants expriment les conséquences Can. 16. Si quis secundum Si, quelqu'un, avec les cri-

de la doctrine de l'incarnation Jésus-Christ est de :


scelerososhicreticosin perem- minels hérétiques et pour
deux natures et en deux natures, can. (i; la différence ptionem, salvatis in Christo sa perte, prétend, par la
substantielle de ces natures persiste sans confusion,
Deo essentialiter in uni- sauvegarde dans le Christ
tione et sanctis Dieu des deux volontés et
Patribus
can. 7; mais elles sont substantiellement unies sans pie praedicatis duabus volun-
des deux opérations, divine
division, ni confusion, can. 8; et dès lors les propriétés tatibus et duabus opéra- et humaine, essentiellement
naturelles de la divinité et de l'humanité persistent tionibus, hoc est divina et unies et telles que les saints
en Jésus sans aucune diminution. Can. 8. On arrivait humana.dissensioneset divi- Pères les ont pieusement
ainsi aux enseignements relatifs aux deux volontés siones insipienter mysterio prèchées, introduire folle-
dispensationis ejus innectit, ment des discordes et des di-
et aux deux opérations :

et propterea evangelicas et visions dans le mystère de


Can. 10. Si quis secun- Si quelqu'un ne confesse apostolicas de eodem Sal- l'incarnation, et, dés lors,
dum sanctos Patres non point avec les saints Pères, vatore voces non uni eidem- ne veut pas, à rencontre de
193 MARTIN 1er _ . MARTIN IV L94

que persoinv et essentialiter renseignement du bienheu- cette suggestion du pape, ni d'une demande analogue
irilmii eideni ipsi Domino et reux Cyrille, rapporter essen- adressée à Clovis II, roi de Neustrie.
Deo nostro Jesu Christo se- tiellenient il une seule et L'intention de Martin était de garder avec la cour
cundum beatum Cyrillum, ut même personne, a Notre-
de Byzance des rapports amicaux: seul le patriarche
ostendatur Deus esse et homo Seigneur et Dieu Jésus-
iili-m naturaliter, cond. s. Christ les expressions de avait été anathématisé, la lettre, au contraire, par
l'Évangile ou des apôtres, laquelle le pape rend compte au basileus des décisions
pour montrer que le même conciliaires, est cordiale et respectueuse. JafTé,
est naturellement Dieu et Le Siège apostolique a rempli son devoir en
n. 2062.
homme, qu'il soit condamné. condamnant les vrais responsables des décrets impé-
Le canon 17 confirme les doctrines antérieurement riaux, ces patriarches qui ont, en définitive, fait
enseignées par les Pères et les cinq conciles. A la liste endosser leurs hérésies par les souverains Nefarie :

déjà considérable des hérétiques déjà condamnés, subrepentes... ut cutpam callide aliis aspergèrent. En
Sabellius, Arius, Eunomius, Maeédonius, Apollinaire, possession des Actes conciliaires, le basileus pourra
Polémon, Eutychès, Dioscore, Timothée /Elure, juger de l'équité de la sentence rendue, et le pape ne
Sévère, Théodose (patriarche monophysite d'Alexan- doute pas qu'il ne se décide à condamner lui-même les
drie en 535), Colluthus, Thémistius, Paul deSamosate, hérétiques. Généreuse illusion et dont le pape Martin
Diodore (de Tarse), Théodore (de Mopsueste), Nesto- eut bientôt l'occasion de revenir!
rius. Théodule le Perse, Origène, Didyme, Évagrius, Sans avoir jamais été admis par l'Église comme un
le canon 18, extrêmement long, joint les novateurs concile œcuménique, le concile du Latran de 649 n'a
monothélites Tliéodore de Pharan, Cyrus d'Alexan-
: pas laissé d'être considéré comme jouissant d'une
drie. Sergius de Constantinople et ses deux succes- particulière autorité. Lors de la solution de la crise
seurs Pyrrhus et Paul, avec leurs écrits impies et les monothélite, le pape Agathon, sur le point d'envoyer
personnes qui, à leur ressemblance, professeraient une à Constantinople des légats qui le représentent au
seule volonté et une seule opération: semblablement VI e concile, renouvelle, dans un synode du Latran,
Vlîcthèse très impie, rédigée par le feu empereur l'exposé de la doctrine romaine telle que l'avait for-
Héraclius à la suggestion de Sergius, les écrits que mulée le concile de 649. Voir ce symbole du concile
l'on a faits pour la défendre, les personnes qui la de 680 dans Denzinger-Bannwart, n. 288.
reçoivent; de même encore le Type criminel, scele-
rosum Typum, publié récemment, sur les conseils de
1° Sources. — Notice contemporaine sur Martin I e '
dansle.Li&erpoiiii/îcaZis,édit. L. Duchesne, 1. 1, p. 336-340;
l'aul.par le sérénissime prince, l'empereur Constant (le cette notice change brusquement de rédacteur sur la fin,
texte dit ici et ailleurs Constantin, par erreur), puis- et raconte d'une manière très rapide l'enlèvement du pape ;
>

qu'il met sur le même pied et veut ensevelir dans le pour cette dernière partie de la vie on dispose d'abord de
même silence la doctrine catholique de la double quatre lettres du pape, P. L., t. Lxxxvn, col. 197-204,
volonté et de la double opération, et d'autre part la puis de Souvenirs (Commemoratio) rédigée par un clerc qui
doctrine hérétique et impie de l'unique volonté, de a accompagné le malheureux exilé, ibid., col. 111-120. Les
autres lettres de Martin I er dans JafTé, Hegesta ponlif. rom.,
l'unique opération. Quiconque n'anathématise pas
t. i, p. 230-243; les Actes du Concile de 649 dans Mansi,
cesdogmes très impies de l'hérésie, les écrits composés Concil., t. x, col. 863-1169.
pour les défendre, et les hérétiques sus-mentionnés, 2° Travaux. — Outre la littérature qui sera indiquée à
Théodore, Cyrus, Sergius, Pyrrhus et Paul, rebelles à l'art. Monothélisme, voir les différentes histoires de la
l'Église catholique, quiconque condamne ceux qui, papauté J. Langen, Gcschichte der romisehen Kirche, t. n,
:

par ces gens ou leurs pareils, ont été déposés ou con- Bonn, 1885, p. 525-535; F. Gregorovius, Geschichle der
damnés, régulièrement ou non, pour n'avoir pas voulu StadlRomim Mittelalter, 5 e édit., Berlin, 1903, t. n, p. 142 sq.;
A. Baxmann, Die PolUik der Pàpsle von Gregof I. bis
participer à leurs erreurs et pour s'être tenus à la
Gregor VII., Elberleld, 1£67, 1. 1, p. 175-177; L. Duchesne,
doctrine des Pères, celui-là mérite le même anathème.
L'Église au VI' siècle, Paris, 1925, p. 441-453; à la suite de
Kncourent la même peine ceux qui voudraient démon- Duchesne, soit dans cette étude, soit dans l'édition du
trer que ces enseignements des hérétiques sont con- Liber, nous avons admis que le voyage de Martin, de
formes à la tradition. Can. 19. -- D'une manière Rome à Constantiniple, avait duré quinze mois. Ce point
générale enfin, quiconque va contre les enseignements n'est pas admis par tous; en particulier JafTé-Ewald font
ecclésiastiques et prétend détruire la très pure arriver Martin à Constantinople a la fin de 653, cf. JafTé,
Regesta, p. 232; sur ce détail voir E. Michael, Wann isl
croyance, s'il persévère en ces dispositions jusqu'à sa
Papst Martin I. bei seiner Exilierung nach Constantinople
mort, sans se repentir, qu'il soit condamné pour les
gekommen, dans Zeitschr. /tir kat. Thcol., lî-92, t. xvi,
siècles des siècles Si quis, usque in ftnem sine peeni-
:
p. 375, 380. — Sur le concile de 649, Hefele-Leclerq,
tentia permanet hœc impie agens, hujusmodi in sœcula Histoire des conciles, t. ma, p. 434-460.
ilorum condemnatus sit, et dicat omnis populus : fiât, É. AMANN.
liai. 2. MARTIN IV, pape du 22 février 1281 au
•">•
Communication des décrets. — - Ces documents 28 mars 1285. — On remarquera qu'il n'y a pas de
furent signés par tous les membres du concile. Une papes Martin II et Martin III. Trompés par la simili-
lettre encyclique fut aussi rédigée, résumant l'en- tude des noms, les chroniqueurs pontificaux ont
semble des débats et des décisions. JafTé, n. 2058: compté comme ayant porté le nom de Martin les deux
/'. L., t. i.xxxvn, col. 119. Actes et encyclique furent papes Marin I er et Marin II, qui sont devenus Martin II
expédiés, à de très nombreux exemplaires, non seule- et Martin III, en sorte que le pape de la fin du
ment en Orient, mais encore en Occident. La lettre xm e siècle a pris le nom de Martin IV.
d'envoi à saint Ainand, évêque de Maastricht s'est Simon de Brion (ou de Brie) est français de nais-
conservée, JafTé, n. 2059; le pape lui prescrivait de sance, bien que l'on n'ait pu déterminer jusqu'à pré-
rassembler en synode les évêques de sa région (sans sent son lieu d'origine; on a parlé tour a tour de la
doute de tout le royaume d'Austrasie), afin de leur Brie, de la Beauce, de la Touraine. La date où il
communiquer les décisions romaines; après quoi naquit n'est pas davantage connue; il devait être de
Arnaud devrait encore obtenir du roi Sigebert Ifl petite noblesse; un de ses frères, Guillaume de Brion,
S ^isbert), l'envoi à Rome de quelques évêques
I
figure parmi les conseillers de saint Louis. Lui-mime,
francs, qui, joints à d'autres prélats, partiraient après avoir étudié à l'Université de Paris, obtient
ensuite pour Constantinople. Ainsi le basileus pour- un canonicat à Saint-Martin de Tours, devient tré-
rait constater l'accord de tout l'Occident contre le sorier du chapitre, et, comme plusieurs de ses col-
monothélisme. Nous ne pouvons dire ce qu'il advint de lègues de l'époque, parvient en 1260 à la charge

nicT. DE THÉor. ( \in. X.— 7


195 MARTIN IV 1%
importante de « garde du sceau » du roi (on disait, par romaine furent une punition infligée par Dieu. Consi-
abus, « chancelier ») En 1261, Urbain IV, qui a pu derandum est hic quantum vidclur Deus reprobasse
être autrefois son condisciple, le fait cardinal-piètre senlentiam contra Paleologum prolatam. Hist. ceci.,

du titre de Sainte-Cécile. C'est en cette qualité que I. XX Le. vu.


Simon vient plusieurs fois en France, comme légat du On sait comment les Vêpres siciliennes, 30 mars 1282,
Saint-Siège; la plus importante de ces missions est vinrent anéantir tous les rêves de conquête de Charles
celle de 1251, où se conclut le traité définitif qui don- d'Anjou. Dès qu'il eut connaissance de l'horrible
nait à Charles d'Anjou la couronne de Sicile. Après massacre qui ensanglanta toute la Sicile, Martin sévit
quoi le légat fut autorisé à prêcher en France la croi- contre les auteurs et fauteurs. Potthast, n. 21 895. Mais
sade pontificale contre les derniers des Hohenstaufen. bientôt un péril bien plus grave menaçait la domination
Au cours des légations suivantes, Simon eut à juger angevine. Le roi d'Aragon, Pierre III, de connivence
divers procès où était impliquée l'Université de Paris; sans doute avec le basileus, débarquait à Palerme,
il pacifia les écoles parisiennes, confirma leurs privi- faisant valoir les droits qu'il tenait de sa femme
lèges, renouvela et modifia leurs statuts. Sous Gré- Constantia, fille de Manfred; il était proclamé roi de
goire XI et. ses successeurs, il demeure un des cardi- Sicile, et Charles, qui était venu mettre le siège devant
naux les plus en vue de la cour pontificale. Messine, se voyait obligé d'abandonner l'île. Le 18 no
A la mort de Nicolas III, après une vacance de vembre 1282, Martin IV proteste contre la tentative
six mois, Simon de Brion fut élu à Viterbe le 22 fé- de l'Aragonnais, l'excommunie, lui, ses compagnons,
vrier 1281. Son élection qu'il ne désirait certainement ses ministres et les rebelles de l'île; faute de revenir à
pas lui-même fut le résultat des intrigues de Charles résipiscence dans les trois mois, le roi d'Aragon sera
d'Anjou, désireux de voir monter sur le trône ponti- dépossédé de ses biens, et l'on pourra même procé-
fical un pape français, prenant le contre-pied de la der contre son royaume. Potthast, n. 21947; texte
politique antiangevine de Nicolas III. Au fait, Simon, complet du Processus dans Registre, n. 276. Cette
devenu Martin IV, ne sera guère qu'un instrument sommation devait rester sans effet; Martin le pré-
aux mains de l'ambitieux roi de Sicile. Il commence voyait bien d'ailleurs, et dès ce moment, sans doute, il
par lui rendre de manière indirecte la charge de séna- caressait l'idée de la « croisade d'Aragon ». En atten-
teur de Rome dont Nicolas III l'avait contraint de dant qu'elle pût se réaliser, il contrecarra de tout son
se dépouiller en 1278. Sur le transfert de la dignité pouvoir le chimérique projetformé parCharlesd' Anjou
sénatoriale à Martin IV, qui la délègue à Charles, voir de faire décider de la querelle avec Pierre d'Aragon
Potthast, Regesta, n. 21 744 et 21 745. Ainsi Charles par un combat singulier, où les deux adversaires à la
redevenait le seul maître effectif à Rome et dans les tête chacun d'une troupe de cent chevaliers se ren-
États de l'Église. Ceci n'alla pas sans quelques résis- contreraient le 1 er juin 1283 à Bordeaux. Soit par des
tances locales; la Romagne en particulier fut en insur- défenses adressées à Charles, soit par une intervention
rection contre l'autorité pontificale pendant presque auprès du roi d'Angleterre, Edouard I er dont Bor-
,

tout le règne, malgré les sentences d'excommunica- deaux dépendait, le pape s'efforça d'empêcher ce duel.
tion et d'interdit qu'on ne ménagea pas aux rebelles. Pièces intéressantes pour l'histoire du duel Potthast :

Rome même ne fut jamais entièrement pacifiée, et n. 21955, 21981 (= Reg., n. 302), 22 006, ces trois
Martin IV n'y résida jamais; au lendemain de son lettres à Charles lui-même; n. 22 005, au roi Edouard.
élection,abandonnant Viterbe, il s'installa à Orvieto. En fait le duel n'eut pas lieu, bien que Charles se
Des troubles locaux le contraignirent à se transporter fût rendu à Bordeaux pour la date indiquée, au mé-
à Montefiascone, fin juin 1282, d'où il revint à Orvieto, pris de la défense pontificale. C'est par d'autres
en décembre; dix-huit mois plus tard, à la Saint Jean- moyens, plus efficaces à son sens, que Martin entendait
Baptiste de 1281, il quittait définitivement cette ville détourner le péril aragonnais. Le 21 mars 1283 il
pour Pérouse, qui venait de lui faire sa soumission; déclare Pierre dépouillé de son royaume Privantes
:

il y passa les derniers -mois de sa vie. Ainsi, même exponimus eadem regnum et terras occupandas catho-
dans l'État pontifical, Martin ne pouvait obtenir licis; jette l'interdit sur toutes ses terres, défend à
qu'une obéissance précaire. tous ses sujets de le reconnaître pour roi, Potthast,
Cet état de demi-révolte, contre lequel le pape eut n. 21 998 (= Reg., n. 310); sentence renouvelée, trois
toujours à lutter, tenait en grande partie au mécon- semaines plus tard, le jeudi saint. Potthast, n. 22 013.
tentement que suscitait l'attitude de Martin IV à Le 27 août le cardinal de Sainte-Cécile recevait
l'endroit de Charles d'Anjou. Cette inféodation aux mandat d'entrer en pourparlers avec le roi de France,
intérêts angevins devait l'entraîner d'ailleurs à des Philippe le Hardi, et de lui offrir pour l'un de ses fils
démarches de bien plus grave conséquence. La pre- le royaume d'Aragon et le comté de Barcelone. Ibid..
mière fut la rupture définitive avec Michel Paléologue. n. 22 061( = Reg., n. 455). On lira avec intérêt les condi-
Voir ci-dessus, t. ix, col. 1402. L'excommunication tions mises par Martin au transfert de la couronne
solennelle fut lancée contre lui le 18 novembre 1281 d'Aragon à un fils de France et les termes du serment
(non le 18 octobre, comme il a été dit à l'endroit cité) imposé au futur souverain. On remarquera aussi les
avec défense à tous les rois et princes de contracter raisons invoquées par le pape pour justifier son
avec lui alliance ou amitié, Potthast, n. 21 815; cette acte; elles ressortissent moins au droit divin, qu'au
excommunication sera renouvelée à diverses reprises. droit féodal. C'est surtout parce que Pierre a manqué
Ibid., n. 21 896; 21 948. Elle avait pour but, dans à ses devoirs de vassal de l'Église romaine (son aïeul
l'esprit du pape, de faciliter la croisade angevine avait fait hommage du royaume à Innocent III),
contre Constantinople, croisade qui, depuis l'arrivée qu'il est privé de façon définitive de ses droits sou-
de Charles en Italie, hantait les rêves de l'ambitieux verains. Nous n'avons pas à dire ici comment l'offre
souverain; mais elle se légitimait aussi par des raisons de Martin V aboutit à une acceptation de la France,
d'ordre religieux.il est très certain, et on l'a montré, et à la désatreuse expédition d'Aragon de l'été 1285,
t. ix, col. 1391 sq., qu'en signant le pacte de Lyon « grand effort inutile, dit Ch. V. Langlois, qui coûta

en 1274, le basileus n'obéissait pas exclusivement à à la France non seulement de l'argent et du sang, mais
des raisons désintéressées. Il est remarquable néan- quelque chose de la renommée d'équité que saint
moins qu'un partisan aussi chaud de la papauté que Louis avait acquise ». Dans E. Lavisse, Histoire de
Tolomée de Lucques juge fort sévèrement l'acte de France, t. m b, p. 117. D'ailleurs Martin IV, pas plus
Martin IV; il n'hésite pas à écrire que les malheurs que Charles d'Anjou, ne connut ni les premiers suc-
arrivés postérieurement tant à Charles qu'à l'Église cès de la » croisade d'Aragon », ni son lamentable
L97 MARTIN IV MARTIN V 198

échec Charles, après un assez long séjour en France,


: chrétienté à l'époque .du Grand Schisme d'Occident
retourna dans son royaume pour y apprendre la eussent clé étouffés par le concile de Constance qui,
captivité du prince de Salerne, son fils (mai 1284) et pourtant, avait rétabli la paix et l'union dans l'Église
mourir (janvier 128Ô). .Martin IV lui survivait à peine romaine. Au cours des divers synodes tenus à Paris
trois mois. sous Clément VII et Benoît XIII, lors des conciles
On peut dans une telle complication de la
juger si, de Pise et à Constance môme, les passions avaient été
politique occidentale, le pape eut le loisir de préparer trop violemment excitées contre la papauté pour que
ta croisade contre les Sarrasins que le concile de Lyon celle-ci n'en ressentît un contrecoup quelconque; les
avait inscrite à l'ordre du jour de la chrétienté. Sans esprits s'étaient trop fortement convaincus de la
doute, au début de son règne, il avait pressé assez nécessité de la réforme de l'Église « dans sa tête et
vivement la collecte des décimes qu'avait ordonnée le dans ses membres » pour que les papes, si habiles
concile. De nombreuses lettres se rapportent à cet fussent-ils, pussent se dérober à l'accomplissement de
objet on signalera au moins celle qui est relative à la
; cette lourde tâche. Enfin, se posait le plus dangereux
perception en Norvège, de la dîme d'Islande, des îles problème dogmatique, de la solution duquel dépen-
Feroë et du Groenland. Potthast, n. 21 858 (= Reg., dait l'avenir du Saint-Siège. Dans l'état d'anarchie
n. 119). Mais bien des résistances se faisaient sentir où le Grand Schisme avait jeté le monde chrétien,
surtout en Allemagne, voir Reg., n. 152-155; en plus le salut était venu de la réunion d'une assemblée
d'un endroit l'on se demandait si, au lieu de servir à conciliaire qui avait enregistré l'abdication de
délivrer la Terre sainte, l'argent rassemblé n'irait pas Jean XXIII et celle de Grégoire XII, prononcé la
aux caisses toujours vides de Charles d'Anjou. En — déchéance de Benoît XIII, réglé la tenue du futur
une circonstance tout au moins la politique de .Mar- concile dans des conditions anormales et inconnues
tin IV remporta un vrai succès. Il parvint à faire du passé, élu finalement un pape incontesté. Deux
triompher, contre ses fils qui s'étaient révoltés, le roi décrets rendus dans les iv e et v° sessions du concile
de Castille, Alphonse X. Voir Potthast, n. 21 975 (Reg., de Constance (30 mars et 6 avril 1415) ainsi que dans
n. 300), 22 055, 22 056. Avec les autres souverains de la xxxix (9 octobre 1417) laissaient percevoir les
l'Europe les relations de .Martin IV furent pacifiques; intentions des Pères. Il y est dit : « Toute personne,

le roi Ladislas de Hongrie avait fait la paix avec le même un pape, est tenue, peut être contrainte d'obéir
Saint-Siège; Rodolphe de Habsbourg, élu roi des aux décrets d'un concile général légitimement as em-
Romains depuis 1273 et reconnu au Concile de Lyon, blé, en ce qui touche la foi, l'union et la réfo me...
ne vit pas s'avancer beaucoup, sous le pontificat de Moins de cinq ans après la clôture du présent s; node,
Martin, l'affaire de son couronnement. Les rapports un nouveau concile général sera célébré; p :is un
avec la France furent excellents et le meilleur gage troisième dans les sept ans qui suivront la clôture
que le pape lui donna de sa bonne volonté fut de du deuxième; après quoi les conciles généiaux se
commencer le procès de canonisation de saint Louis. succéderont régulièrement de dix en dix ans. » Mansi,
Voir Potthast, n. 21 823 (Reg., n. 84) et 21 822 (Reg., t. xxvn, col. 585, 590 et 1159.

n. 85). —
Très porté vers les ordres mendiants, Mar- • Les théologiens qui avaient présidé à la rédaction
tin IV les favorisa de toutes manières et les employa de ces décrets, réclamaient implicitement que l'Église
souvent. Il mourut à Pérouse le mercredi de la semaine romaine fût désormais administrée par le pape sous
de Pâques, 28 mars 1285, et fut enterré dans la cathé- le contrôle des conciles et que, cessant d'être une
drale de cette ville. monarchie absolue, elle devînt une sorte de république
Si les historiens sont généralement sévères à l'en- ou de monarchie constitutionnelle. Ces théories qu'au
droit d'un pontife trop dominé par les préoccu- xv e siècle il était loisible de soutenir sans courir le
pations politiques, le peuple chrétien ne laissa pas risque d'être accusé d'hérésie, étaient professées ou
d'admirer la dignité, on pourrait dire, la sainteté de partagées par les meilleurs esprits du temps, par un
sa vie divers miracles, prétendent des contempo-
: -Eneas Sylvius Piccolomini qui sera pape sous le nom
rains, auraient eu lieu sur son tombeau. de Pie II, par le cardinal Louis Aleman qui méritera
Sources. —
Potthast, Regesta pond'/, roman., t. n, p. 1756-
les honneurs de la béatification et aussi, détail plus
piquant, pratiquement par l'élu lui-même; le cardinal
17!i5; Les Registres de Martin IV, publiés par les membres
de l'École française de Rome (pas complets). —
Il y a deux Othon Colonna, après avoir reçu la pourpre d'Inno-
biographies de Martin IV, contemporaines des événements : cent VII, n'avait-il pas participé au concile de Pise,
l'une du continuateur de. Martinus Polonus, dans Montait. travaillé au procès canonique de Grégoire XII, donné
Gtrm. hist., Strip!., t. xxii, p. 477-4S2, l'autre par Bernard sa voix à Alexandre V, concouru à la ruine de la for-
<iuy, dans Muratori, Rer. ital. script., t. m
a, col. 603-610
tune de Jean XXIII'?
îles deux textes reproduits dans L. Duchesne, Le Liber
pontificalis, t. n, p. 459-465); il y a aussi une notice dans
Qu'adviendrait-il de l'autorité pontificale, si triom-
Tolomée de Lucques, Ilistor. eccles., 1. XXIV, c. i-xn, dans phaient les idées émises plus ou moins nettement à
Muratori, ibid., t. vi, col. 1185-1190; Raynaldi, Annales Constance et que les faits semblaient avoir consacrées?
eccles., an. 1281-1285. Dépositaires d'un pouvoir restreint, les papes seraient
twaux. —
- Aucune monographie d'ensemble; notices tenus de rendre compte de leurs actes à une autorité
littéraires, toutes insuffisantes, dans Du Boulay, Hisior.
« intermittente, mais supérieure », et cela à certaines
l 'niuers. Paris, t. m,
p. 693; E. du Pin, Biblioth. des auteurs
eccles., t. v, p. 56; Fabricius, Historia médise et infunse lati-
époques déterminées. C'était la perte de toute liberté
nilatis, t. v, p. 107-103; Histoire littéraire de la France,
d'action; c'était la mise en pratique de la dangereuse
l «X, p. 388-391. —
Sur les origines de Martin IV, voir théorie de la suprématie du concile sur le pontife
lui. Choulller, Recherches sur la vie..., dans Revue de romain. V eut-il jamais pape à se trouver dans une
Champagne, 1878, t. iv, p. 15-30. situation plus embarrassée et plus grosse de périls?
É. Amans. Heureusement Martin V ne se montra pas inférieur
3. MARTIN V, pape du 11 novembre 1417 à la tâche, 'fout d'abord la profession de foi qu'il
au 21 février 1431. —
On a déjà exposé longuement souscrivit ne contint aucune allusion à la doctrine
les circonstances dans lesquelles se produisit l'élection conciliaire ni non plus à l'assemblée de Constance.
de Martin V, voir l'article Constance (Concile de), Le 10 mai 1418, une constitution non publiée, et qui
l m, col. 1211-1213; il suffira dans le présent article embarrassera fort Bossuct et les gallicans, proclama les
d'étudier certaines particularités de son pontificat. vrais sentiments du pontife. Mécontents de la déci-
1° La question conciliaire. Il s'en fallait de beau- sion prise au sujet du libelle de Falkenberg, les ambas-
coup que les germes de discorde introduits dans la sadeurs de Pologne avaient osé en appeler au concile
190 MARTIN V 200

futur. Martin V répliqua : « Il n'est permis à personne 2° La question bénéficiale. — La question bénéfi-
d'en appeler du juge suprême, c'est-à-dire du Saint- ciale, au début du xv une importance
siècle, revêtait
Siège, du pontife romain, vicaire de Jésus-Christ, ni particulière. A la faveur du Grand Schisme d'Occi-
de se dérober à son jugement dans les alïaires de foi; dent, les chapitres cathédraux et les collatcurs ordi-
celles-ci, en effet, étant plus importantes doivent être naires voulurent rentrer en possession des droits
déférées au tribunal du pape. » N. Valois, Le pape et le dont le Saint-Siège les avait graduellement dépouillés,
concile, t. i, p. xxm. Il y avait là — Gerson ne s'y à partir du xi" siècle. Ils réclamèrent avec énergie le
trompa pas - une négation radicale de la supériorité retour au droit commun, c'est-à-dire le rétablissement
du concile sur le pontife romain. des élections épiscopalcs et abbatiales, et la liberté
Malgré tout, Martin V se conforma à la teneur des collations des bénéfices mineurs au profit des
du décret Frequens promulgué dans la ix c session du ayants droit. Leurs suggestions furent accueillies
concile de Constance, et convoqua dans les délais avec empressement par les contemporains qui pen-
prescrits un concile général à Pavie (22 février 1423). saient que, pour faire cesser le schisme, il convenait de
Quatre légats l'y devaient représenter. supprimer aux pontifes des obédiences rivales toutes
Les circonstances servirent à souhait le pontife; sources d'influence, en particulier la collation des
la peste se chargea de disperser les rares prélats qui bénéfices. D'autre part, durant ce néfaste schisme, le
avaient répondu à son appel et qui avaient ouvert salut avait paru venir des pouvoirs royaux. N'était-
l'assemblée le 23 avril 1423; les Pères se transfé-
"
ce pas, grâce à eux, en définitive, que le concile de
rèrent à Sienne, choisie pour séjour par les légats. Constance avait eu lieu ? Cette intrusion en matière
Ce détail a son prix, car il marque l'intention formelle ecclésiastique comporta de graves conséquences. Les
du pape de rétablir la suprématie du Saint-Siège. — rois s'entremirent dans la collation des bénéfices. Ils
A Sienne, où le concile commença ses séances le tinrent leur clergé entre leurs mains de telle façon
21 juillet 1423, la nation française montra une vive qu'en Europe se constituèrent des sortes d'Églises
hostilité contre la papauté, en proposant des réformes d'État avec leurs libertés et leurs coutumes.
attentatoires aux prérogatives dont cette dernière Martin V essaya de reprendre les avantages perdus.
avait joui jusque-là; c'est ainsi qu'on émit le vœu de Dès le 12 novembre 1417, il rédigea de nouvelles règles
la suppression des taxes pontificales, des provisions de chancellerie qui tendaient à rétablir le régime en
apostoliques, des commendes, qu'on parla d'obliger vigueur au siècle précédent. Les réserves de bénéfices
le pape à choisir les cardinaux sur une liste de candi- et les grâces expectatives reparurent. Mais les pro-
dats présentés par les nations, etc. Le programme testations que soulevèrent ces mesures obligèrent le
passablement révolutionnaire des Français entraî- pape à négocier avec les nations représentées à Cons-
nait donc l'amoindrissement notable du pouvoir pon- tance. Les débats durèrent longtemps; ils faillirent
tifical. Les légats du Saint-Siège comprirent le danger tourner au tragique de telle sorte que le pape se
de pareilles tendances; à la faveur de la division qu'ils résigna à passer, le 15 avril 1418, avec ses adversaires
réussirent habilement à semer parmi les Français, ils des concordats particuliers dont il a été précédem-
prononcèrent à l'improviste la dissolution du concile, le ment parlé. T. m, col. 1217-1219. Le concordat alle-
2(j février 1424. La chose fut facile : le clergé de France mand laissait aux chapitres et aux collateurs ordi-
n'avait été que très maigrement représenté; l'ambas- naires le droit de conférer, de façon exclusive, « les
sadeur du roi d'Angleterre qui était Jean de Roche- dignités majeures après les pontificales dans les églises
taillée, archevêque de Rouen, avait secondé les collégiales »; quant aux autres bénéfices, la collation
légats; quant à Charles VII, il n'avait délégué aucun appartenait alternativement aux papes et auxdits
représentant officiel; seule, l'Université de Paris collateurs ordinaires. L'alternative figura également
avait mandé à Sienne quelques-uns de ses plus dans les concordats espagnols, français et italiens,
fameux docteurs connus pour leur farouche gallica- mais les collateurs ordinaires étaient plus favorisés,
nisme. puisqu'ils pouvaient désigner les titulaires des digni-
La nation française avait eu le dépit de voir écarter tés majeures dans les églises cathédrales et collégiales,
et échouer tous ses projets; elle remporta de Sienne des prieurés, doyennés et prévôtés conventuelles, dans
une profonde rancœur contre le Saint-Siège; exploi- les maisons comptant au moins dix religieux. De plus,
tant habilement le besoin de réformes dont soutirait d'après le concordat allemand, la papauté s'interdi-
l'Église, elle releva la tête; force fut à Martin V de sait l'usage des grâces expectatives à l'égard des
convoquer le prochain concile à Râle. Les bulles du bénéfices réguliers et, d'après les autres concordats,
1 er février 1431, qui désignaient le cardinal Julien Cesa- relativement aux offices claustraux, possédant un
rini comme président de la future assemblée, conte- revenu net inférieur à quatre livres tournois ainsi
naient des précisions importantes :le légat a latere qu'aux fondations charitables. J. Sznuro, Les origines
possédait non seulement le droit de diriger la réunion, du droit d'alternative bénéficiale, p. 68-70.
mais encore de la disperser ou d'en placer le siège Hormis les exceptions spécifiées par les consti-
dans une autre ville, voire hors d'Allemagne. Monu- tutions Ex debito de Jean XXII et Ad regimen de
menta conciliorum generalium seculi decimi quinti, Renoît XII, relatives au droit de réserve, Martin V
Vienne, 1857, t. i, p. 67 et t. n, p. 53. rétablit les élections dans les chapitres cathédraux et
Le 21 février suivant, Martin V mourait, conscient monacaux et promit de confirmer celles qui auraient
sans doute d'avoir travaillé avec énergie à maintenir lieu dans les églises cathédrales, les monastères
et à restaurer les droits souverains du Saint-Siège. exempts et les abbayes dont les revenus excédaient
Quand bien même il avait dû convoquer le concile, il 200 livres tournois.
avait su lui tenir tête, le diriger, le briser, au besoin, Le concordat anglais était non moins préjudiciable
en tout cas ne jamais capituler devant lui. A l'égard au Saint-Siège, car il laissait en fait en vigueur le Sta-
des cardinaux la politique suivie par le défunt n'avait lute of provisors of promulgué en 1350.
bénéfices
pas varié : autant les Pères de Constance avaient R. Huebler, Die Constanzer Reformation und die
projeté d'accroître leurs prérogatives et de faire attri- Concordate von 1 418, p. 115 et 207.
buer au Sacré-Collège l'approbation de tous les actes Les conventions signées en 1418 restreignaient con-
pontificaux, autant Martin V s'ingénia à cantonner sidérablement l'autorité pontificale qui, au xiv e siècle,
les cardinaux dans leur rôle et à les tenir à l'écart de avait joui d'une omnipotence incontestable. AfTaiblie
ses desseins. G. Pérouse, Le cardinal Aieman, p. 89-90. par les malheurs du Grand Schisme d'Occident, la
En un mot, il sut se montrer le chef de l'Église. papauté perdait les avantages qu'elle avait pénible-
Jlll MARTIN V MARTIN DE ALCOLEA >02

ment acquis jusque-là. Que restait-il de la thèse pro- catholique, nouvelle série, t. rv (1890), p. 563-594.
en 12(55 par Clément IV. à savoir que lui appar-
fessée 4° Martin Y et les Juifs. - Le pape
preuve de fil

tenait « la pleine disposition des dignités, ofïices et modération à l'égard des Juifs et abolit les mesures
bénéfices ecclésiastiques »? Ccrpus juris eanonici, in vcxatoires prises contre eux par Benoît XIII. C'est
Sexto, lib. III, lit. iv, De prsebendis, c. 2. ainsi qu'il interdit à deux reprises différentes, en 1422
Martin V, il est vrai, escomptait regagner les avan- et 1429, les prédications violentes contre eux. Une
tages perdus. Sauf le concordat anglais qui avait été mesure doit surtout être signalée : la promulgation de
conclu à perpétuité, les autres conventions n'avaient la défense de baptiser, contre le gré des parents, les
qu'une durée de cinq années Les événements sem-
I enfants n'ayant pas atteint l'âge de douze ans, sous
blèrent tourner en sa faveur. A l'expiration du terme, peine d'excommunication encourue ipso facto. Un cas
des négociations s'ouvrirent. Dans la partie de la bizarre se présenta un juif converti demanda l'auto-
:

France soumise à l'Angleterre, .Martin V, par l'accord risation à ses deux petits-fils, quoique son fils et sa
du 13 avril 1425, ne laissa plus aux collateurs ordi- brue s'y refusassent. Martin V répondit par l'affir-
naires que la collation des bénéfices mineurs vaquant mative. Il invoqua, pour légitimer sa décision, les
dans les mois de mars, juin, septembre et décembre. usages juifs qui plaçaient toute autorité entre les
De plus, un grand nombre de bénéfices tombaient sous mains du père, voire dans celles du dernier ascen-
te coup des réserves pontificales. L'accord de 1425, dant direct F. Vernet, Martin V et les Juifs, dans
;

venant à échéance en 1430, fut renouvelé cette année Revue des Questions historiques, t. i.i (1892), p. 373-
même. X. Valois, Histoire de la pragmatique sanction 423.
de Bourges, p. xxvii.
Dans les provinces françaises, qui reconnaissaient
1° Sources. —
II. Dubrulle, Suppliques du pontificat de
Martin V, dans Bulletin de la Société de la province de
Charles VII, tout autre fut l'attitude du gouverne-
Cambrai, Lille, 1922; M. Tangl, Die pàpstlichcn Kanzlei-
ment royal ayant d'abord affiché une indépendance
:
Ordnungen von 1200-1500, Inspruck, 1894; E. von Otten-
absolue à l'égard du Saint-Siège, il tenta de s'en rap- thal, Die pàpstlichen Kanzleiregeln von Johann.es XXII
procher, puis se repentit de son esprit de conciliation bis Nicolaus V, Inspruck, 1888; Bourgeois du Chastenet,
et enfin conclut la convention de Genazzano (21 août Nouvelle histoire du concile de Constance, Paris, 1718;
1426), similaire, sauf certains détails, à celle qu'avait H. Finke, Acta concili Constanciensis, Munster, 1896-1926,
t. i-m; Mansi, Saerorum conciliorum nova et amplissima
agréé le régent anglais pour les bénéfices mineurs en
collcctio, t. xxvii et xxvni; [Mercati], Raceoltà di concor-
1425. Quant aux élections, elles étaient réglées à peu
dali su materie ecclesiastiche tra la Santa Scde c te autorità
près dans les mêmes termes qu'en 1418. N. Valois, civili, Rome, 1919.
<>p. cit., p. xLi-XLm. Ce nouveau régime, qui marquait 2° Travaux. —
G. Pérouse, Le cardinal Louis Alemun
une victoire pour la politique de Martin V, resta en président du concile de Bédé et la fi' 1 du Grand Schisme,
vigueur jusqu'à la mort du pontife. Paris, 1904 (cet ouvrage contient une riche bibliographie);
En Allemagne, la situation resta tendue. Les colla- X. Valois, La crise religieuse du X V e siècle. Le pape et le
teurs ordinaires trouvaient de sûrs alliés en la per- concile <1H8- 1450), Paris, 1909, t. I er (ouvrage qui renouvelle
la question); du même, La France et le Grand Schisme
>onne des princes séculiers; quant aux chapitres, ils
d'Occident, Paris, 1992, t. îv; du môme Histoire de la Pra-
pratiquèrent plus souvent qu'ailleurs les élections gmatique sanction de Bourges sous Charles VII, Paris, 1906;
épiscopales et abbatiales. Il faudra attendre de Hefele, Histoire des conciles, traduct. Leclercq, Paris, 1916,
longues années avant, que la question bénéficiale se t. vu a; B. Huebler, Die Constanzer Reformation und die
règle, encore ne le sera-t-elle point à l'avantage du Conrordate von 1418, Leipzig, 1867; L. Pastor, Histoire des
Saint-Siège, lors de la signature en 1448 du concor- papes depuis la fin du Moyen Age, Paris, 1911, t. I, p. 223-
dat de Vienne par Xicolas V. 294; à cette édition il faut préférer l'original allemand qui a
3° La dévotion au nom de Jésus. — En 1424, saint subi une certaine refonte en 1923, Geschichte der Pàpste
im Zeilalter der Renaissance. bis zur Wahl Pins II; Martin V,
Bernardin de Sienne, prêchant à Bologne, inaugura Eugen I\', Xikoluus V, Kalixlus III, Fribourg-en-B. ;

une nouvelle dévotion, celle du monogramme du J. Sznuro, Les origines du droit d'alternative bénéfi-
nom de Jésus. Au centre d'un soleil, entouré d'un ciale. Le Puy, 1924; J. Haller, England und Rom tinter
cercle, les trois lettres IH S étaient peintes. Les foules Martin V, dans Quellen und Porschungen aus italienisehen
italiennes s'empressèrent de faire représenter la Archiven und Bibliotheken, 1905, t. vm p. 249-304;
pieuse image à leur usage particulier. Les munici- N. Mengozzi, Papa Martino V ed il eoncilio ecumenico di
Siena, Sienne, 1918; H. Bellée, Polen und die rômische
palités, telle celle de Sienne, les imitèrent et placèrent
Kurie in der Jahren 1414-1424, Berlin, 1914; F. Vernet,
sur les monuments publics le monogramme devenu
Martin 1" et Bernardin de Sienne, dans l'Université catho-
célèbre, qui figura aussi tant sur le frontispice qu'à lique, nouvelle série, (1890), t. IV, p. 563-594; Le pape
l'intérieur des églises. Les tablettes qui en étaient Martin V et les Juifs, dans Rcmtc des Questions historiques,
ornées plus magnifiquement servaient dans les pro- 1892, t. li, p. 373-423.
cessions solennelles. Enfin, les auditeurs de frère Ber- G. MOLLAT.
nardin se prosternaient habituellement devant l'éten- 4. MARTIN DE ALCOLEA, chartreux
dard qui le reproduisait et que le prédicateur brandis- espagnol, né vers 1590 à Fuente el Sanz de Tala-
sait à la fin de ses sermons. manca, fit profession au monastère du Paular, dio-
Cette mise en scène choqua quelques esprits cha- cèse de Ségovie, le 31 mai 1632, et mourut saintement
grins et des religieux jaloux du succès obtenu par à la chartreuse de Grenade le 5 septembre 1672. Il a
Bernardin. On le dénonça en cour de Borne. La nou- publié les œuvres de théologie morale du R. P. Anto-
velle dévotion poussait, disait-on, à l'idolâtrie et nin Diana, théatin, disposées dans un ordre plus
encourageait la superstition; elle détournait par sur- logique, avec des notes marginales cl des tables
croît le peuple du culte de Jésus même et nuisait à copieuses, R. P. D. Antonini Diana', Cler. Reg. Opéra
la révérence due à la Croix. Durant le carême de omnia, seu Resolulioncs morales, etc. Lyon, 1666, 1007
1427. frère Bernardin reçut l'ordre de comparaître et (peut-être) 1669, 9 vol. in-fol. - - Èrratorurn sylva
devant le pape. Il lui fut facile d'établir la légitimité quœ irrepserunl in Indices novem tomorum R. P. I>. An-
de la dévotion prônée par lui. Au lieu de la condamner tonini Dianse, secundum novam ordinationem Putris
Martin V l'approuva. Les clercs pontificaux reçurent Alcolew impression Lugduni 1667, diligentissime col-
l'avis d'avoir à porter ostensiblement le mono- lecta ab Auclore ejusdem ordinationis, e jusque jussu in
gramme de Jésus, au cours d'une procession qui sem- leetorum gratiam in lucem édita. Lyon, 1669, in- 12.
bla une cérémonie de réparation. F. Vernet, Mar- 11 y a eu un autre tirage in-fol.. Lyon. 1009, el c'est
tin V et Bernardin de Sienne, dans L'Université grâce à ce supplément que les éditions suivantes se
203 MARTIN DE ALCOLEA — MARTIN DE BRAGA 204

composent de dix tomes in-lol., Lyon, 1680; Venise, niir (qui est peut-être le même que le roi Chararich
1697, 1698 et 1728. dont parle Grégoire de Tours) s'était senti incliné vers

Morozzo, Theatrum chronolog. S. Ord. Cartus. dom ;


le catholicisme. Pour obtenir la guérison de son fils
Le Vasseur, Ephemerides Ord. Cartus., t. m, p. 196-197. et conjurer une épidémie de lèpre qui sévissait chez
Antonio, Biblioth. hispana ne va, t. n, p. 89. les Suèves, il avait eu l'idée de recourir à l'interven-
S. Autore. tion du grand thaumaturge des Gaules, saint Martin
5. MARTIN D'ALNVICK, fut le 32' lec- de Tours, dont il avait fait demander des reliques. Le
teur franciscain à l'Université d'Oxford. Analecta rétablissement inespéré de son enfant, avant même
franciscana, Quaracchi, 1885, t. i, p. 270. Le 26 juil- que les précieuses reliques (il s'agissait non de parcelles
let 1300, il est au nombre des frères mineurs pour les- du corps de Martin, mais de linges ayant touché son
quels le provincial d'Angleterre, Hugues de Hcrtepol, tombeau) fussent arrivées en Galice, avait amené la
sollicite de l'évê.que de Lincoln, Jean Dalderbey, conversion du roi laquelle déterminerait rapidement
l'autorisation d'entendre les confessions au couvent celle de la nation.
d'Oxford. A. Wood, Hisloria et antiquitates universi- C'est dans ces conjonctures que Martin aborde au
talis Oxoniensis, Oxford, 1674, t. i, p. 79. Une indica- royaume des Suèves; les témoignages de Grégoire
tion du ms, lat 1424 de la Bibliothèque d'État de de Tours et d'Isidore de Séville ne laissent pas de
Vienne établit que les seize questions sur la puissance doute sur la part considérable qu'il eut au mouvement
ordonnée et. absolue de Dieu, ajoutées dans le ms. de conversion, bien qu'ils ne précisent pas les moyens
Chigi B. VIII, 114 au Commentaire sur le I e ' livre des mis en œuvre. On peut songer à une action profonde
Sentences de Guillaume de Ware sont de lui. Il est qu'aurait exercée sur l'esprit du roi un étranger, venu
certain qu'il rédigea lui-même un ouvage sur le Livre de loin et entouré du prestige que donnent la science
des Sentences, car Jean de Reading, l'un de ses suc- et la sainteté. Il y eut plus encore l'impulsion vigou-
:

cesseurs à Oxford, cite son sentiment sur le caractère reuse donnée au catholicisme, lequel végétait soit
pratique de la théologie dans son Commentaire inédit, dans l'ancienne population, soit même chez plusieurs
conservé dans le cod. Conv. Sopp. D. TV, 95, fol. 102 r°, des Suèves. Le monastère de Dumio, que Martin
de la Bibliothèque nationale de Florence. Peut-être fonda non loin de Braga peu après son arrivée, a dû
est-il aussi l'auteur d'un groupe de Questions ajoutées exercer à ce point de vue une grande influence. Martin
au Commentaire sur le II" livre des Sentences de Guil- qui, naturellement, en avait été le premier abbé, ne
laume de Ware et contenues uniquement, semble-t-il, tarda pas à être élevé à la dignité épiscopale, deve-
dans le ms. Plut. 31, dext. 1, fol. 151r°-157r°, de la nant ainsi évêque-abbé, ce qui n'est pas inouï à l'épo-
Bibliothèque Laurentienne de Florence, avec la note que. C'est en qualité d'évêque de Dumio qu'il assiste
suivante Hic lerminantur quœstiones Wari quas dixit
: au I er concile de Braga en 561, la première assemblée
super 2 libro reliqua sunt addita ab alio usque in
: épiscopale qui se tint après la conversion du roi au
flnem secundi. M. A. Little, The Grey Friars in catholicisme. Dans les années qui suivirent Martin
Oxford, 1892, p. 164, a aussi signalé que le cod. lat. fut élevé au siège métropolitain de Braga, le seul qui
4698, fol. 36-87, de la Bibliothèque d'État de Vienne existât dans le royaume; mais, avec un profond désin-
contient plusieurs écrits sur la logique attribués à téressement, il comprit qu'il convenait de diviser cette
Martin l'anglais, sans toutefois se prononcer sur le province ecclésiastique trop considérable; le siège de
bien fondé de cette attribution Lugo fut érigé en métropole, avec la moitié nord du
É. Longpré. royaume pour ressort, tandis que la moitié sud restait
6. MARTIN DE BRAGA (Saint), mort sous la juridiction de Braga. Telle est la situation qui
en 580. — I. Vie. II. Œuvres. apparaît au II e concile de Braga, tenu en 572 et dont
Vie.
I. — Comme son illustre homonyme, Martin Martin dirigea les délibérations. Il mourut une dizaine
de Tours, il est originaire de Pannonie, où il a dû d'années plus tard, sans doute en 580. Le martyrologe
naître entre 510 et 520. On sait fort peu de choses romain en fait mention le 20 mars.
sur sa jeunesse. Les diverses sources, que l'on trouvera II. Œuvres. —
Il reste de Martin un certain nombre

énumérées ci-dessous, indiquent qu'il a séjourné d'écrits, généralement courts et témoignant avant tout
quelque temps en Orient, ce que confirme d'ailleurs de préoccupation d'ordre pratique; ils montrent du
la connaissance qu'il a du grec. Il a sûrement visité moins que la réputation de l'évêque de Braga n'est
la Terre sainte, peut-être s'y est-il consacré alors à pas surfaite. Grégoire de Tours, qui semble avoir été
la vie monastique dont on sait qu'elle était alors en relations personnelles avec lui, écrit Nulli secundus
:

extrêmement développée en ces régions. C'est d'Orient suis temporibus habebalur. Hist. Franc, V, xxxvni,
que Martin est venu, par mer, dans le royaume des P. L., t. lxxi, col. 352; le poète Fortunat, ayant reçu
Suèves, fondé un siècle et demi plus tôt dans l'angle de Martin une lettre, célèbre les mérites littéraires de
nord-ouest de la péninsule ibérique. Il est impossible son correspondant, sur le mode dithyrambique.
de savoir quelles raisons l'avaient déterminé à ce Miscell., V, i et n, P. L., t. lxxxviii, col. 177 sq. Un
voyage, mais Grégoire de Tours, un contemporain, peu plus tard, Isidore de Séville le qualifie en deux
note que la venue de Martin dans le royaume suève mots : fide et scientia clarus. Hist. de reg., 91, P. L.,
coïncide avec l'arrivée en ce pays des reliques du t. lxxxiii, col. 1082.La même Isidore a eu en main
grand saint Martin que les envoyés du roi Chararich quelques ouvrages de Martin qu'il mentionne au De
étaient allés chercher à Tours. La Providence, dit viris ill., n. 35, ibid., col. 1100. Ces écrits ne sont
Grégoire, avait très évidemment ménagé cette coïn- malheureusement pas rassemblés d'une manière suf-
cidence. fisante. Ils peuvent se répartir de la façon suivante.
On sait que les Suèves étaient arrivés païens en 1° Droit ecclésiastique. —
On a dit plus haut que
grande majorité, aux environs de 410; assez vite une Martin fut le grand inspirateur du I er concile de
partie des envahisseurs s'étaient convertis au catho- Braga; on pourrait donc porter à son compte les
licisme; mais, au début du vi e siècle, sous l'influence canons publiés par cette assemblée et reproduits
des Goths, le royaume des Suèves (qui achevait de dans les collections conciliaires. Voir J. S. d'Aguirre,
se constituer en annexant à la Galice, son habitat Collectio maximaconciliorum Hispaniœ (citée d'après
primitif, le nord du Portugal actuel) était passé à la 1" édit.), t. m,
col. 203-206 et Mansi, -ConciL, t. ix,
l'arianisme. Voir Isidore de Séville, Historia de regi- col. 835-841. Martin, par ailleurs, rassembla, mit en
bus Gothorum, n. 90, P. L.. t. lxxxiii, col. 1081. Au ordre et traduisit, peut-être en vue de ce même synode,
milieu du vi e siècle, au dire d'Isidore, le roi Théode- une petite collection de canons conciliaires orientaux.
205 MAHTIN DE BRAGA 20C
L'ne courte préface dédiant le recueil à Nitigès, anciens Verba seniorum, P. L., t. lxxih, col. 1025-
»,

évêque de Lugo, indique clairement le but que s'est 1065. —


Les gens du monde eurent aussi part à sa
proposé l'auteur rendre accessible aux occidentaux
: sollicitude; c'est à leur usage qu'il rédigea quelques
la législation ecclésiastique déjà élaborée par l'Orient. petits traités moraux. Il s'y inspirait d'ailleurs très
Ces Capitula Martini, d'ailleurs, n'utilisent pas seu- largement de
Sénèque, si largement que tout le
lement les sources grecques (conciles de Nicée, Moyen Age a porté plusieurs de ces opuscules au
Ancyre, Néocésarée, Gangres. Antioche, Laodicée), compte du philosophe païen. Le plus considérable a
mais aussi des décisions occidentales I or concile de
: pour titre Formula vitie honestœ, seu de differentia
:

Tolède, I" concile de Braga. Cf. Fr. Maassen, Ge- quatuor virtutum; dédié au jeune roi Miron, il traite
schichte der Quellen und Litteratur des ton. Redits, t. i, brièvement de la prudence, de la magnanimité, de
]). 802-806. Certains capitula dont on ne trouve pas les la continence et de la justice. Texte dans P. L.,
sources pourraient être de Martin lui-même. La collec- t. lxxii, col. 21-28. Les opuscules suivants ont pour

tion est divisée en deux parties devoirs des ecclé-


: titre :De ira, ibid., col. 41-50, étroitement apparenté
siastiques, devoirs des laïques. Le fait qu'elle a été à l'ouvrage de Sénèque; Pro repellenda jactantia, ibid.,
insérée dans la fameuse Hispana en a favorisé la dif- col. 31-36; De superbia, col. 35-38; Exhorlatio humi-
fusion. Texte dans d'Aguirre, toc. cit., col. 212-219; litalis. col. 39-42; en ces trois derniers l'inspiration
Mansi, Concil.. t. ix, col. 8-15-860. —
A ces textes pro- chrétienne se fait davantage sentir. Le Libellus de
prement canoniques, on peut joindre la consultation moribus, col. 29-32, est très douteux et plus encore le
donnée à un évêque nommé Boniface De trina mer- : De paupertale; les anciens mss. et les premiers éditeurs
sione. publiée d'abord par d'Aguirre, op. cit., col. 402- les attribuent, faussement d'ailleurs, à Sénèque.
l"3. et reproduite dans Florez, Espana sagrada, t. xv, 3° Prédication. —
Il y avait beaucoup à faire, dans

p. 423-426. Cette lettre, importante pour l'histoire le royaume des Suèves pour amener le peuple à une
de la forme du baptême, répond aux scrupules d'un pratique convenable de la religion. Le II e concile de
évêque, qui demande à Martin si la triple immersion Braga engageait les évêques à lutter vigoureusement
n'est pas d'importation arienne, et si elle ne devrait par la parole contre l'idolâtrie sans cesse renaissante,
pas être remplacée par l'immersion unique. A quoi voir can. 1. Personnellement, Martin a dû y tra-
I évêque de Braga répond Si la triple immersion
: vailler, et il subsiste un curieux monument de sa pré-
était pratiquée en invoquant à chaque fois, d'une dication. C'est une homélie intitulée De cofrectione
manière séparée, le nom du Père, puis le nom du Fils, rusticorum, rédigée par lui, à la demande de l'un de
puis le nom du Saint-Esprit, elle aurait incontesta- ses évêques et pour servir de modèle à celui-ci. Texte
blement une signification arienne, car elle semblerait dans C. P. Caspari. Elle jette un jour très curieux
accentuer la division des personnes, au point d'en sur la persévérance, au fond des campagnes, des
nier la consubstantialité. Mais l'immersion pratiquée croyances et des pratiques païennes. Et ceci était le
trois fois de suite, en invoquant le nom (au singulier) fait non seulement des barbares qui semblent d'ail-
du Père, du Fils et de l'Esprit, est tout à fait conforme leurs s'être assimilés assez vite à l'ancienne couche
à la tradition catholique. Lui préférer, sous prétexte de population, mais des hispano-romains eux-mêmes.
d'éviter toute contamination arienne, l'immersion En bien des endroits on offre de menus sacrifices aux
unique, ce serait aller vers le sabellianisme aussi ; sources, aux fontaines, on allume des cierges à tels ou
bien, in uno nomine unilas subslantise, trina vero tels carrefours de la forêt, devant certains arbres;
mersione dislinctio trium ostenditur personaram. On on se fait scrupule de travailler le jour de Jupiter
sail que le pape saint Grégoire I er se montrera plus (jeudi); on réserve tout spécialement au vendredi
libéral que Martin et acceptera que l'Espagne use de (jour de Vénus) la conclusion des mariages, le 1 er jan-
l'une et de l'autre coutume, Epist., I, xliii, P. L., vier est célébré avec solennité, de même que les fêtes
t. lxxvh, col. 497. —
Enfin on rattachera ici le très agrestes des paganalia (cf. Ovide, Fastes, i, -669 sq.);
court opuscule De Pascha. P. L., t. lxxii, col. 49-52, les femmes, en tissant leur toile invoquent Minerve il ;

où, sans établir les règles du comput pascal, Martin y a pis, des incantations et des maléfices. Contre cette
cherche à en justifier le principe Pâques n'est pas
: renaissance du paganisme, Martin ne connaît pas
une fête fixe, et il n'y a pas lieu de s'arrêter à la pra- de meilleur remède que de montrer le caractère
tique de plusieurs évêques gaulois qui, jusqu'à ces démoniaque de l'idolâtrie, et c'est ainsi que la pre-
derniers temps (usque anle non multum tempus) célé- mière partie de son opuscule retrace, tel qu'il se l'ima-
braient toujours la fête à la date du 25 mars (pour gine, le développement de l'erreur païenne. Tombé —
s'être montré confiant en de faux actes conciliaires, du ciel, à cause de son orgueil, le diable (ou Satan),
Martin impute gratuitement cette erreur aux évêques entraînant avec lui un très grand nombre d'anges
gaulois). La fête doit se régler par la considération tant déchus, qui sont devenus les démons, réside avec
du cours de la lune que du dimanche. Pâques est la ceux-ci dans notre atmosphère. Jaloux des hommes
fête du premier mois, et le premier mois ne peut être qui doivent, s'ils restent bons, occuper leur propre
que celui qui commence le 22 mars (à l'équinoxe) et place dans le ciel, les esprits impurs s'efforcent de
se termine le 21 avril; la solennité pascale ne peut les entraîner au mal, à leur faire oublier le Créateur.
dune se célébrer qu'entre ces deux dates. Il est à peine Après leur avoir persuadé d'adorer les forces de la
utile de faire remarquer que ce comput pascal était nature, ils commencent à apparaître aux hommes,
dès lors abandonné en Italie. leur demandent des sanctuaires et des sacrifices en
2° Ascétique et morale. — Martin s'est surtout consa- se donnant le nom d'hommes, célèbres déjà par leurs
cré à la formation religieuse et morale de ceux qui hauts faits mais aussi par leurs vices, imponentes sibi
dépendaient de lui. D'une part dans son monastère vocabula sceleratorum hominum. On remarquera cette
de Dumio il doit à ses moines un enseignement ascé- contamination de la théorie démonologique de l'ido-
tique. Il y pourvoit en traduisant ou en faisant tra- lâtrie avec l'cvhémérisme. —
Aux chrétiens qui se
duire pour eux ces maximes des anciens Pères du laissent, même après leur baptême, entraîner à ce culte
désert, qui depuis deux siècles édifiaient toutes les des démons, Martin rappelle les promesses qu'ils ont
taures de l'Orient. Il lui-même les Sentenliœ
a traduit faites au jour de leur initiation, le renoncement à
xgyptiorum Patrum, compilées par un auteur ano- Satan, à ses œuvres et à ses pompes qu'on a exigé
nyme. Texte dans /'. L., t. lxxiv, col. 381-394; il a d'eux, le pacte qu'ils ont dès lors conclu avec Dieu.
fait traduire par son disciple Paschase, que peut-être Il engage tous ceux qui ont manqué à ces engagements
il avait amené avec lui d'Orient, les « propos des à faire pénitence et à renouveler les serments jadis
207 MARTIN DE BRAGA -- MARTIN DE COCHEM JUS

prêtés. Cette homélie, fort bien composée, a eu serva son nom de baptême quand il reçut l'habit reli-
beaucoup de dilïusion; Caspari a noté l'emploi que gieux au noviciat d'AschalTenbourg, le 2 mars 1653.
l'on en a fait, soit dans la vie de saint Éloi, 1. II, Dix ans plus tard nous le trouvons dans la chaire clc
c. xv, P. L., t. lxxxvii, col. 525 sq. (cf. le traité De lecteur de philosophie, dont il descendait les dimanches
rectiludine calholicœ conversât ionis, faussement attri- et fêtes, pour se livrer au ministère pastoral dans les
bué à saint Augustin, P. /.., t. XL, col. 1169 sq.); églises de Mayence et des environs. Ce devait être sa
dans le De singulis libris canonicis scarapsus de saint voie. Le chapitre provincial de 1668 le déchargeait de
Pirmin, P. L., t. lxxxix, col. 1041; dans une homélie ses fonctions et le destinait à la vie active. Prédica-
en anglo-saxon de l'abbé Aelfric dont il donne le teur, catéchiste, confesseur, il va d'un couvent dans
texte, p. cxv-cxxi. On trouverait certainement un autre et sa réputation est si bien établie que, le
d'autres exemples. 4 septembre 1682, le prince archevêque de Mayence le
4° Divers. — Isidore de Séville dit avoir lu de Martin, nomme missionnaire et visiteur du commissariat ecclé-
en dehors du traité De difjerentia quatuor virtutum, un siastique d'AschalTenbourg. Par suite de la guerre de
recueil d'épîtres, aliud volumen epistolarum in quibus Trente ans, les prêtres et les maîtres d'école y étaient
horlatur vitee emendationem et conversationem fidei, en trop petit nombre, et il y avait des ruines maté-
orationis inslantiam et eleemosynarum distributionem, rielles et morales à relever. Pendant trois ans environ,
et super hsec'omnia cultum virtutum omnium et pieta- le P. Martin vaque à ces multiples occupations, puis il
tem. De vir. ill., P. L., t. lxxxiii, col. 1100. Ce signa- revient à la vie ordinaire du couvent. Son nom avait
lement très précis" doit viser autre chose que les passé les limites de sa province religieuse, il était
quelques lettres-préfaces qui se lisent en tête de divers demandé au dehors et il parcourut ainsi le Tyrol.
opuscules de Martin; le recueil en question semble l'Autriche et la Bohême. Quand il revint sur les bords
donc perdu. Mais il reste trois petites pièces en vers, du Rhin, l'archevêque de Trêves l'établit à son tour
P. L., t. lxxii, col. 51. L'une célébrant les mérites de visiteur de son diocèse. Au chapitre de 1700, il était de
saint Martin de Tours, était gravée sur la porte sud nouveau rendu à la vie conventuelle, non pour se
de la basilique élevée par la munificence royale au livrer au repos, mais pour continuer à travailler jus-
thaumaturge des Gaules, une autre était destinée qu'à la fin de sa vie. Senior de sa province religieuse,
au réfectoire du monastère de Uumio la troisième est
; jubilaire de profession et de sacerdoce, le P. Martin
la propre épitaphe de Martin, composée par lui-même. s'éteignit doucement dans le petit couvent de Vaghàu-
Ces quelques vers témoignent que, dans les pays bar- sel près de Philippsbourg, où il avait demandé de finir
bares, Martin de Braga conservait encore le sentiment sa vie, à l'ombre du sanctuaire de Marie, le 10 sep-
de la culture antique. Dernier survivant d'une civili- tembre 1712.
sation qui disparaît, il se présente en même temps Pendant soixante ans le P. Martin s'était consacré
comme l'annonciateur des temps nouveaux et c'est en au ministère le plus actif; il se délassait en se livrant
quoi réside, justement, l'intérêt de ce convertisseur à la lecture et à la composition de ses opuscules et de
des Suèves. ses ouvrages. Il a beaucoup écrit, trop peut-être, car
1. Sources. — Grégoire de Tours, Historia Francorum, on aperçoit dans plusieurs de ses livres la hâte avec
V, xxxvm, P. L., t. lxxi, col.-352; De miraculis S. Martini, laquelle il travaillait. Nous ne chercherons pas à les
I, xi, ibid., col. 923-925; Venantius Fortunatus, Miscellan., mentionner tous, ni à indiquer leurs multiples éditions ;

1. V, n. i, lettre en prose, réponse à une lettre de Martin, n. n,


il en est d'oubliés, mais d'autres se réimpriment tou
épître en vers, P. L., t. Lxxxvm, col. 177 sq.; Isidore de
jours et font les délices des âmes pieuses.
Séville, De viris ill., 35, P. L., t. lxxxiii, col. 1100; Chroni-
con, 116, ibid., col. 1051-1055; Historia de regibus Go-
Le premier fut le catéchisme qu'il publia, étant
thorum, n. 90-91, ibid., col. 1031-1082. encore lecteur de philosophie, Kinderlehr-Bùrhlein,
2. Textes. — Il n'y a pas d'édition d'ensemble; Mignc
oder _Auslegung dess catholischen Catechismi, in-12,
qui reproduit Gallandi, est tout à fait insufflsant, t. Lxxn, Cologne, 1666. En 1682 l'archevêque de Mayence le
col. 17-51; le meilleur recueil serait encore F. H. Florez, rendait obligatoire dans son diocèse et, pendant au
Espuna sagrada, t. xv, Madrid, 1759, p. 333 sq., où il ne moins vingt-cinq ans, il demeura le manuel officiel des
manque que les Capitula et où le De correelione rusticorum catéchistes, ainsi que le prouve une réédition de 1712;
est incomplet. Ce dernier traité a été publié avec un grand
luxe d'érudition par C. P. Caspari, Martin von Braccara's
on en cite d'autres, 1715, 1725, 1748, 1761, 1782.
Scltri/t De correelione rusticorum, Christiania, 1883; l'intro- Comme il était devenu fort rare le P. Benoît de Calcar.
duction, extrêmement longue, donnera tous les détails tant capucin, le réimprimait en 1886, d'après l'édition de
sur l'ouvrage lui-même que sur l'ensemble de l'œuvre et la 1712. Il est divisé en cinquante leçons, une par semaine,
personne même de Martin. — Le De Pascha a été réédité procède par demandes et par réponses; sa source
par A. E. Burn, Nicela o/ Ramasiana, Cambridge, 1905, principale est le petit catéchisme de saint Canisius.
p. 93-107; les traités moraux, Formula vitœ honeslœ, Liber Un des ouvrages les plus connus du P. Cochem est la
de moribus auxquels il faut joindre un De paupertate, dans
« Vie du Christ », Das Leben Cliristi, Francfort, 1677,
Fr. Haase, édit. des œuvres de Sénèque, t. m, p. 458-475.
3. Travaux. — Notices dans les diverses histoires litté-
dont quinze cents exemplaires étaient enlevés en un an.
Encouragé par ce résultat l'auteur revoyait son livre,
raires : Ceillier, Histoire des auteurs sacrés et ecclésiastiques,
2' édit., t. xi, p. 350-352; Fabricius, Bibliotheca latina le développait, et en 1680 il publiait la quatrième édi-
media- et inflmœ mtatis, édit., de Hambourg, 1746, t. v, tion sous ce titre : Das grosse Leben Christi, oder
p. 38; Hefete-Leclercq, Histoire des conciles, t. m
a, p. 175- aussfùhrliche, unddchtige und bewegliche Beschreibung
181, où l'on corrigera la date de 563 du I" conc. de Braga
des Lebens und Leidens unseres Herrn Jesu Christi und
en 561; p. 194-195; voir surtout l'excellent travail de Cas-
pari, ci-dessus mentionné, qui dispense de tous les précé-
seiner glorwùrdigslen Mutter Maria..., 2 in-8°, Franc-
dents; pour la plus récente bibliographie, O. Bardenhewer, fort. Trois ans plus tard il en donnait un abrégé Das
Patrologie, 3 e édit., Fribourg-en-B., 1910, p. 566-567; kleine Leben Christi. Jusqu'à la fin de sa vie il s'occupa
Schanz-Kruger, Geschichte der rbmischen Litteratur, t. IV b, d'améliorer cet ouvrage, qui, disait-il lui-même, était
Munich, 1920, § 1253. entre toutes les mains. Encore de nos jours il est entre
É. Amann. beaucoup de mains; l'édition donnée par A. Meier.
7. MARTIN DE COCHEM, frère mineur Fribourg, 1869, était tirée à 25 000 exemplaires et
capucin de la province rhénane (1634-1712) est un des toujours il en paraît de nouvelles. Dans la grande Vie
auteurs spirituels les plus connus dans les pays de du Christ, il groupe autour du Sauveur les principaux
langue allemande. personnages du Nouveau Testament, la très sainte
Né le 13 décembre 1634 dans la petite ville de Co- Vierge et saint Joseph, Joachim et Anne, Marie Made-
chem, sur les bords de la Moselle, Martin Linius con- leine et sa sœur, ainsi que tous ceux qu'il nomme les
209 MARTIN DE COC1IEM — MARTIN DE T()RR EC LL A I 2J(l

saints amis du Christ. Outre les évangiles, il se .sert Explication du saint sacrifice de la Messe... traduction
amplement des révélations de sainte Brigitte, et les française de A. Rugemer, Paris-Tournai, 1899, 14" édit.,
citations qui accompagnent le texte renvoient à saint 212» mille, ibid., 1922. Il existe aussi en anglais,
Bernard, saint Anselme, saint Bonaventure et à de C.ochem's Explanalion of (lie holy sacrifice of the Mass,
nombreux auteurs ecclésiastiques et profanes. Les New- York, 1896, en italien, Spiegazione del sanlo
récits se terminent en une méditation suivie d'une sacrificio délia Messa, in-8°, Florence, 1909, en polo-
prière. Longuement le P. Cochem s'arrête sur la Pas- nais, Wyklad oftarny Mszy, Posen, 1876. La Mess-
sion, et l'on veut que son ouvrage ait eu une grande crklarung est le meilleur ouvrage du P. Cochetn et à lui
influence sur les représentations de la Passion en usage seul il lui mérite une place de choix parmi les auteurs
dans le Tyrol. Waekernell, Altdeutsche Passionsspiele spirituels, et c'est lui qui a rendu son nom populaire
ans Tirol, Gratz, 1897. Cette influence se fait égale- plus que tous ses autres écrits.
ment sentir dans les visions de Catherine Emmerich. Ils sont trop nombreux pour obtenir ici même une
Diel-Kreiten, Klemens Brenlano, Fribourg, 1878. simple mention : livres de dévotion, sous les titres les
Une autre œuvre importante du P. Martin, au moins plus variés, Baumgarten, Liliengarlen, Myrrhengarten,
quant au nombre des volumes, est constituée par ses Blumengarten, Dislelgarlen; livres pour les malades,
recueils d'histoires, de légendes et d'exemples. Le pre- Kraftiges Krankenbùchlein, Grosscre Krankenbuch;
mier, Das ausserlescne History-Buch, 4 in-4°, parut suc- livres pour les soldats, Gebelbùchlein fiir Soldaten;
cessivement. 1(587. 1690, 1692, 1715; ce dernier fut recueils de prières pour les différents temps de l'année,
imprimé après la mort de l'auteur par les soins du Heiliger Zeiten Gebetbuch, Gebelbuch fur die Char-
P. René de Cologne. Le livre d'histoires était suivi par woche, de formules indulgenciées, Gùldener Him-
Das Lehrreiche Hislory-und Exempel-Buch, nach dem melsschliissel, Kustlichcs Ablassbùchlein, de chants,
Alphabet beschrieben, 4 in-4», 1696, 1697, 1699. Si ces Katholische Cantual, etc. On en énumère soixante-
deux premiers eurent plusieurs éditions, le suivant Die treize, sans parler des extraits, des adaptations et des
neue Legend der Heiligen, 4 in-4°, 1708, n'en eut qu'une , rééditions. L'influence du P. Cochem sur la vie chré-
?eule. C'est qu'on lui préférait un autre ouvrage plus tienne a été considérable et profonde; elle se fait tou-
court, écrit par un confrère, le P. Denis de Luxem- jours sentir.
bourg (t 1703), et que lui-même avait revu et publié, La vie et les écrits du P. Martin de Cochem ont fait
Die verbesserte Legend der Heiligen, Augsbourg, 1705. l'objet de deux études d'ensemble
première est due a
: la
Ces légendes sont empruntées aux Acta Sanclorum une religieuse de l'Adoration perpétuelle de Mayenee,
dont l'auteur avait les vingt-sept premiers volumes à S' Maria Bernardina, P. Martin von Cochem. Sein Leben,
sein Wirken, seine Zeit, Mayenee, 1886, la seconde et la
sa disposition, aux Annales de Baronius, et à d'autres
principale est celle du P. Jean Chrysostome Schulte, O. M.
ouvrages hagiographiques et historiques.
Cap., P. Martin von Cochem, 1634-1712. Sein Leben und
Le dernier recueil dont nous ayons à parler, a pour seine Schriften, Fribourg-en-B., 1910, extrait des Freiburgcr
titre Historiée ecclesiasticse ex Baronio desumptee, das theologisclie Studien, où l'on, trouve une copieuse bibliogra-
isl Kirchlische Historien, 2 in-4°, 1694, 1706. Cette his- phie des sources à consulter.
toire ecclésiastique, principalement consacrée à l'Alle- P. Edouard d'Alençon.
magne, s'arrête à la mort de Charles-Quint (1558), les &. MARTIN DE TORRECILLA, frère
sources faisant défaut à l'auteur. Son but est à la fois mineur capucin de la province de Castille, revêtit l'ha-
religieux et apologétique, aussi omet-il soigneusement bit religieux au noviciat de Salamanque, le 11 novem-
tout ce qui pourrait ne pas édifier son lecteur. bre 1650. Il était ordonné prêtre en 1657 et quatre ans
Arrivons à l'ouvrage principal du P. Cochem, celui plus tard il enseignait la philosophie; en 1665 il était
sur la Messe. Il avait d'abord édité un opuscule latin, lecteur de théologie. C'est alors que commença son
Afjeclus sub Missa eliciendi continentes claram ac activité littéraire qui ne prendra fin qu'avec sa vie. Il
perutilem instructionem de summa sacrifirii Missœ mourut à Madrid le 27 décembre 1709. Le P. Martin
prœslanlia ejusque fructuosa audilione..., in-12, March- remplit encore d'autres charges dans sa province, dont
tal, 1697, qu'il transformait bientôt et qui devenait il était supérieur quand il alla à Rome pour le chapitre

Medulla Missœ super mel dulcis, sive copiosa ac nervosa général de 1678, où il fut élu définiteur de tout l'ordre.
declaralio supremœ excellentiœ maximœque efficacité Ses connaissances théologiques et canoniques l'avaient
sacrosancli Missœ sacrificii, in-8°, Cologne, 1700. Écrit fait nommer qualificateur du tribunal de l'Inquisition
en latin, cet ouvrage pour le commun des
était inutile espagnole, ce qui ne l'empêcha pas de voir un jour
fidèles, qui, comme remarquait avec regret, ne
il le plusieurs de ses propositions dénoncées à ce tribunal.
trouvaient dans leurs livres de messe aucun enseigne- C'était le sort commun à beaucoup d'auteurs et des
ment sur la dignité et l'utilité du saint sacrifice, aussi plus orthodoxes; il se défendit et aucune condamna-
le en allemand: Medulla missœ germanica
traduisit-il tion ne l'atteignit. >—Voici, autant que nous av >ns
das ist Teutsch Messbuch, ûber Hônig sùss. Darin eine pu nous retrouver dans ce labyrinthe, les ouvrages du
aussf ùhrliche und nachtrùckliche Erklarung der hôchsten P. Martin, presque tous écrits en langue vulgaire et
Fûrlrefflichkeitund grosten Nulzbarkeit dess allerhoch- imprimés à Madrid Quœstiones in utramque Aristote-
:

wùrdigsten Opfjers der H. Mess, in-8°, Cologne, 1702. licam logicam, in-8°, 1667; Qua'sliones in octo libros
C'est un exposé substantiel et mis à la portée de tous Aristotelis physicorum et in libros de mundo, cœlo et
de la doctrine catholique sur la Messe. En trente cha- meteoris et in opéra sex dierum, 1669 Quœstiones in
;

pitres il en dit l'essence, la montre renouvelant les quinque libros Aristotelicos, duos de ortu et inleritu,
mystères de l'incarnation et de la rédemption, rem- tresque de anima, 1671. Au commencement de l'ou-
plissant toutes les fins du sacrifice, il en dit les fruits vrage il fait profession de ne suivre aucune école en
et enseigne la manière de les recueillir. Pour rendre la particulier, il n'est ni thomiste, ni scotiste. ni jésuite:
lecture plus attrayante, il a soin d'entremêler des il ne se laisse pas entraîner par l'autorité, mais guider

exemples aux explications empruntées aux Pères et par le raisonnement; ses opinions pourront sembler
aux Docteurs, aux théologiens et aux mystiques. Peu singulières, cependant elles sont toujours appuyées
d'ouvrages ont trouvé un pareil accueil et après plus par quelque auteur de poids. —
Régla de lalerccra Orden
de deux siècles il est toujours recherché les éditions
; elucidada, in-4°, 1672; c'est en grande partie une apo-
passées et présentes ne se peuvent compter. Traduit logie de sa famille religieuse et une défense de ses
une première fois en français, avec préface du P. Mon- droits relativement au tiers ordre; il reviendra sur le
sabré, La sainte Messe, in-12. Pari., 1891, il l'était de même sujet dans l'Apologema, espeio y excelencias de la
nouveau par une religieuse Clarisse de Mazamet, serafica religion de menores capuchinos, qu'il publia
211 MARTIN DE TORRECILL \ MARTIN DE TOURS 212
sous le pseudonyme de D. Fermin Raltariazi, avec d'ailleurs, il quittait Poitiers, se rendant en Pannonie
l'indication supposée de Turin 1673, ainsi que dans le pour essayer d'y convertir sa famille. Sa mère se laissa
Yentilabro formai, légal, apologelieo y serafico, 1685; gagner; son père demeura inflexible et, d'autre part,
ces deux ouvrages reparurent dans les tomes iv et v la hardiesse avec laquelle le disciple d'Hilaire s'éleva
des Consultas. Examen
de la poleslad y jurisdicion de contre l'arianisme, alors tout-puissant dans les régions
los senores obisjws, assi en comun, como de los obispos danubiennes, lui attira de fâcheuses avanies. Des
regulares y titulares, 1682, 2° édit., 1093. Consultas mésaventures analogues l'attendent à Milan Auxence, ;

morales y esposicion de las proposiciones condenadas por l'évêque arien, le chasse de la ville; Martin se réfugie
Innocencio XI y Alexandro VII, 1684, 1686, 1688, dans l'île de Gallinaria, près de la côte de Ligurie, où
1 603. Suma de lodas las malerias morales arregladas a il mène quelque temps la vie érémitique. Puis il
las condenaciones pontificias, 2 in-fol., 1691, 1696. apprend la rentrée d'Hilaire en Occident, et, l'ayant
Consultas, alegatos, apologias y olros tratados assi manqué à Rome où il comptait le joindre, il va le
regulares como de otras malerias morales, 6 in-fol., 1694, retrouver à Poitiers. Cette fois il devra accepter la
1697, 1699, 1701, 1705. Dans ces volumes il réédite des prêtrise, mais sans renoncer pour autant à son rêve
ouvrages parus, défend sa doctrine et aborde les sujets de vie monastique. Dans un lieu désert, au sud de
les plus divers de morale et de droit canonique. Pro7 Poitiers, autour de la cellule où il se retire, voici que
pugnaculum orlhodoxœ fidei adversus quosdam veritatum des disciples affluent, désireux de se mettre sous sa
catholiearum hosles, 1698, 1707. Dans le premier direction, et c'est l'origine du monastère de Ligugé,
volume de ses Consultas, le P. Martin promettait la le doyen d'âge de tous les couvents français. C'est de
publication d'un Compendio de todas mis obras morales Ligugé que se répand, dans toute la région, la renom-
et d'un Curso de Theologia escolastica, pour faire pen- mée de Martin, grand saint et déjà grand thauma-
dant à celui de philosophie. Ce Compendium était turge, et c'est là, qu'à l'été de 371, les gens de Tours
publié du vivant de l'auteur, Madrid, 1698, par son viendront le chercher pour en faire leur évêque. Si
confrère le P. François de la Mota de la province de elle est acclamée par le populaire et par les saintes
Castille. On fit paraître après sa mort une Encyclopedia gens, l'élection de Martin n'est pas vue d'aussi bon œil
canonica, civil, moral regular y orthodoxa, 2 in-fol., par quelques prélats mondains du voisinage l'élu :

1721, 2 e édit., 1757. Dans son Apologema l'auteur est de bien piteuse mine et d'allure bien négligée! Il
publie sans ordre une série des aulores capuchinos y fallut pourtant céder au vœu unanime de la popula-
sus obras, essai rudimentaire de bibliographie, qui tion; le 4 juillet 371, Martin est consacré évêque de
fournit des indications utiles. Tours.
Bernard de Bologne, Bibliotheca scriptorum ord. min.
Son épiscopat sera, dans tout l'ouest de la Gaule, le
capuccinorum Venise, 1747; Jean de Saint-Antoine, Biblio-
,
triomphe du christianisme sur la superstition païenne.
theca universel franciscana, Madrid, 1732; Hurter, Nomen- En bien des régions tout esta faire; en d'autres, si le
clalor, 3 e édit., t. iv, col. 966. Christ a, dans les villes, un bon nombre d'adorateurs,
P. Edouard d'Alençon. les campagnes restent fort détachées d'une religion
9. MARTIN DE TOURS (Saint), iv» siècle. qu'elles ne connaissent guère. C'est la gloire de Martin
— S'il n'a aucun droit à figurer ici comme théologien, d'avoir entrepris la conquête. Trop anecdotiques, les
le grand évêque mérite au moins une brève mention, charmants récits de Sulpice-Sévère ne permettent pas
comme étant l'une des gloires les plus pures de notre de dire s'il y eut, de la part de l'évêque de Tours, plan
Église de France. concerté ou simple obéissance aux inspirations du
1. Vie. —Les renseignements de bon aloi ne man- moment; du moins permettent-ils d'entrevoir quel-
quent pas sur les faits et gestes de Martin; mais sa ques-uns des moyens mis en œuvre. Le plus important
biographie n'en est pas moins difficile à esquisser. c'est l'institution des monastères. Dès le début de son
Comme le dit un de ses plus récents historiens, « il épiscopat, s'était formé aux portes mêmes de Tours
semble impossible aujourd'hui de reconstituer sur des le couvent de Marmoutier, résidence ordinaire de
bases solides la chronologie de la vie de saint Martin, l'évêque; des fondations analogues vont se multiplier,
surtout pour sa jeunesse. Bien des érudits l'ont tenté où se formeront clercs, moines, évêques même pour la
pourtant, mais la divergence de leurs conclusions auto- région. Dans ses expéditions en pays païen, on voit
rise une réserve un peu inquiète. » P. Monceaux, Saint d'ordinaire Martin accompagné de quelques-uns de
Martin, Paris, 1926, p. 19. Quelques dates seulement ces moines; ils sont les auxiliaires de sa prédication,
paraissent certaines le 4 juillet 371, consécration
: les témoins aussi de ses miracles. Car c'est à coup de
épiscopale; 385, séjour à Trêves; 8 et 11 novem- prodiges, autant qu'à coup de sermons que Martin
bre 397, mort et funérailles. lutte contre la superstition et le paganisme; devant lui
• Martin est né à Sabaria, en Pannonie, de parents les arbres sacrés tombent, les temples des idoles sont
païens; son père était tribun militaire, exposé dès lors abattus, les démons reconnaissent leur vainqueur. A
aux changements de garnison. C'est ainsi que le jeune peine mort, Martin est tout auréolé d'une légende qui
Martin fut élevé à Pavie; de son propre mouvement il se colporte en tous les couvents de la Gaule et que
se fait inscrire, à l'âge de dix ans, parmi les catéchu- Sulpice-Sévère recueille pieusement. Poésie ou vérité,
mènes; il rêve de la vie ascétique, car de merveilleux qu'importe! L'intéressant pour l'historien n'est-il pas
récits circulent déjà en Occident sur les « Pères du de saisir la forte impression qu'a exercée sur son
désert ». En réalité ce fut la loi militaire qui vint le époque celui qui fut de bonne heure proclamé le thau-
saisir; fils de vétéran, il dut être enrôlé de bonne heure, maturge des Gaules?
à quinze ans, dit Sulpice-Sévère. A dix-huit ans il se L'historien doit relever, d'autre part, que le zèle
faisait baptiser; entre temps s'est déroulé, aux portes de l'évêque de Tours ne fut jamais fanatisme. S'il y
d'Amiens, la scène du manteau, avec ses bienfaisantes eut des violences durant ses expéditions missionnaires,
conséquences pour Martin. Quelques années plus tard c'est contre lui qu'elles s'exercèrent, et c'est en expo-
le jeune officier obtenait son congé. Sulpice-Sévère le sant sa vie, non en menaçant celle des autres, qu'il lutta
fait partir aussitôt après pour Poitiers, attiré qu'il contre les fausses religions. Son intervention en faveur
était par la renommée d'Hilaire; ce ne peut donc être de Priscillien, dont certes il ne partageait pas les idées,
que vers l'année 355, puisque l'année suivante l'évêque donne la mesure de sa largeur d'esprit. On .sait com-
de Poitiers était exilé en Asie. Hilaire aurait voulu ment, se trouvant à Trêves en 385, lors du procès
promouvoir Martin au diaconat mais celui-ci se con-
; mené par Ithace contre l'ancien évêque d'Avila,
tenta des modestes fonctions d'exorciste. Peu après, Martin essaya, vainement d'ailleurs, d'arracher Pris-
T f

213 M A HT N 1 1 ) E T OURS MAR I N ( ANDR 214

à la mort, commenl ensuite il ne se résigna à la


cillieii p. 1-136, et par ('.. Revue des Études anciennes,
.lullian.dans
communion d'Ithace et de ses complices que pour t. xxiv, p. 37 sq. et xxv, p. 48 Sq., et dans Histoire de la
Gaule, t. vin, Paris, 1926, p. 2.">."> sq., 299 sq. Bon résumé,
épargner aux priseillianistes de nouvelles exécutions.
de la discussion dans 1'. Monceaux, Saint Martin, Paris,
Encore sa conscience lui reprocha-t-elte toujours cette 1926, où l'on tiouvcra une étude sommaire, niais très
démarche qu'il n'avait accomplie cependant que par
— suggestive. — A coté de Sulpice-Sévère il faut encore men-
charité. Vingt-six ans d'un épiscopat bien rempli tionner Grégoire de Tours; dans l'Hisloria Francorum,
lui avaient bien mérité la suprême récompense elle lui : 1. I, c. xxxvi-xxxmii, xi.m, il essaie de fixer la chronologie
vint le 8 novembre 391, au petit bourg de Candes, où il de saint Martin; le De miraculis S. Martini, en 4 livres,
était allé rétablir la paix. Le 11 novembre son corps raconte surtout la gloire posthume du thaumaturge;
textes dans P. L., t. lxxi, et mieux dans Monum. Germ.
était ramené à Tours, en un véritable triomphe. Bien-
hisl., Script, rer. merov., t. I, p. 51, 52, et 584-661.
tôt, sur ses reliques, une chapelle s'élèverait, en atten-
dant la grande basilique qui redirait à la postérité la
II. Confession de foi. —
Publiée en 1511 par Josse
Chlichtoue, avec la Vila de Sulpice-Sévère, en 1514 par
gloire de saint Martin. Aucune gloire posthume n'a Théodore Pulmann, elle a été surtout étudiée par le carme
jamais égalé la sienne: pendant des siècles il est Thomas Beaulxamis, qui en a donné le texte et le commen-
demeuré le grand saint de la France, notre saint taire à la fin de son édition de la Vita de Sulpice-Sévère,
national. Paris, 1571. — Voir Histoire littéraire de la France, 1. 1 b,
II. La profession de foi de saint .Martin. — 1733, p. 417; dom Ceillier, Histoire des auteurs sacres et
ecclésiastiques, 2 e édit., t. vm p. 122-123. & ... „„
Sous le nom de saint Martin il a été publié pour la *
11. AMANN.
,

première fois, en 1511, par Josse Chichtoue une Con- 10. MARTIN André (1621-1695), naquit
à
jessio trinœ unitatis et unius trinitatis, qui, après avoir Bressuire en 1621 et entra à l'Oratoire en 1641 il fut ;

figuré dans divers recueils patristiques ou conciliaires, reçu à la maison de Paris le 22 août 1641 et ordonné
a finalement trouvé place dans la Bibliotheca veterum prêtre en 1646. Il fut envoyé à Marseille où il com-
l'utrum de Gallandi, t. vu, p. 590, cf. p. xxvi, et dans mença son cours de philosophie et il quitta cette ville
/'. V.., t. xvin.col. 11 et 12. en 1652; il vint à Angers où son arrivée annonça une
Ce texte très court est d'ailleurs fort mal conservé; « révolution philosophique », car il enseignait, avec la

même après les amendements que lui a fait subir doctrine de saint Augustin, les théories cartésiennes.
Thomas Beaulxamis, qui a essayé de l'expliquer, il Son enseignement et ses leçons lui suscitèrent de vives
demeure par place à peu près inintelligible. Comme une oppositions on l'accusa de défendre les cinq proposi-
:

des pièces publiées récemment par K. Kiinstle dans tions de Jansénius et il dut quitter Angers; alors on fit
ses Antipriscilliania (reproduite dans Denzinger-B., courir le bruit qu'il s'était retiré à Genève; en fait, il
n. 17), il débute par les mots Clemens Trinitas est
: vint à Paris au couvent Saint-Honoré et il montra la
una divinilas; comme celle-ci, il tient à établir que la fausseté des accusations portées contre lui. Il mourut
distinction des personnes ne nuit pas à l'unité pro- à Poitiers le 26 septembre 1695.
fonde de la substance divine: mais on pourrait croire Son premier écrit est Philosophia moralis christiana,
que la place et le rôle du Saint-Esprit ne sont pas aussi Angers, 1653, publié sous le pseudonyme de Jean
clairement marqués dans notre document que dans Camerarius. C'est un recueil de textes de saint Augus-
celui de Kiinstle. Il est d'ailleurs b;en difficile de fonder tin. Le t. I er quoique placé sous la protection de saint
,

une théorie quelconque sur un texte aussi corrompu, Augustin et de saint Thomas, fut mis à l'Index par
et dont quelques formules sont vraiment inquiétantes. Innocent X, comme imbu de jansénisme; l'auteur y
Le plus extraordinaire est que cette pièce, d'une étudiait les actes humains, la liberté et le concours
orthodoxie douteuse, ait jamais pu figurer sous le nom divin. Martin poursuivit son ouvrage, sous un titre
de saint Martin, lequel, à coup sûr, ne se reconnaîtrait différent : Sanctus Augustinus, de existentia cl veritale
pas dans cet amphigouri. Mais rien ne peut étonner en Dei, et sous un nouveau pseudonyme, Ambroise Victor,
fait d'inventions de copistes. On comprend moins que théologien, 1653; puis un De anima, 1656, et enfin
les critiques de la Renaissance aient cherché à justi- De philosophia morali, 1658. Ces trois petits volumes
fier, par un appel à Sulpice-Sévère, l'attribution de eurent un grand succès et ils furent réimprimés, consi-
cette médiocre pièce à l'évêque de Tours. Sans doute dérablement augmentés, sous le titre Philosophia :

le panégyriste du saint parle de la grâce merveilleuse christiana, Ambrosio Victore theologo colleclore, 6 vol.,
avec laquelle Martin expliquait l'Écriture, de la science in-12, Paris, 1671; chacun des volumes a un sous-
qu'il montrait en parlant des choses de Dieu, Vita titre :1. De philosophia in universum; 2. De existentia
n. Mart., 25, P. L., t. xx, col. 175; cf. Dialog., in, 17, et veritate Dei; 3. De Deo; 4. De anima; 5. De philoso-
col. 222. Mais il est remarquable que Sulpice, si au phia morali avec un appendice de saint Thomas De :

courant de tout ce qui touche son héros, ne dise pas voluntate et liberio arbitro; 6. De anima bestiarum, où il
un mot de cette confession de foi. Dom Ceillier en traite une question alors à la mode et montre, par
avait déjà fait la remarque; elle est décisive. La gloire des textes de saint Augustin, que ce Père aboutissait
de saint Martin n'a rien à gagner à cette singulière à la même conclusion que les cartésiens les animaux :

attribution. ne sont que des automates et des machines. Le pseu-


I. Vif. de saint Martin. —
Il ne saurait être question
donyme Ambrosius Victor lui avait été donné par ses
de donner une bibliographie, même sommaire, de la vie de confrères de Sauniur, à cause de ses triomphes sur
saint Martin. Voir pour les sources la Bibliotheca hagiogra- l'hérésie, qui en firent un adversaire redouté des pro-
phica lalina des Bollandistes, n. 5610-5666, p. 823-830; testants. Malebranche parle de lui dans ses Recherches
pour les travaux et sources, Ul. Chevalier, Répertoire,
les
sur la vérité, en 1664, et déclare qu'il a puisé, dans les
Bio-bibliographie, n, col. 310S-3112.
t.
conversations et les écrits d'Ambroise Victor, son
La source essentielle, et a vrai dire unique, est Sulpice-
Sévère, qui a connu personnellement l'évêque de Tours, goût pour la doctrine de saint Augustin; de nos jours,
et lui a consacré De vita B. Martini; Epistolw très Dia-
: ;
l'abbé Fabre a réimprimé l'écrit de Martin, et Nouris-
logi; auxquels il faut ajouter deux chapitres de l'Hisloria son, dans son ouvrage, La philosophie de saint Augus-
laera, 1. III, c. xi.ix-i.; le tout dans P. L., t. xx, col. 157- tin, t. i, p. vii-ix et t. n, p. 226-227, a tenu grand
222, et mieux dans l'édit. Halm du Corpus de Vienne, 1. 1, compte de ce travail, et montré l'influence qu'il
1866. Récemment, dans un livre qui a fait quelque peu
exerça sur Malebranche. Cf. !.. de Cens, La philosophie
scandale, E. Babut a attaqué la sincérité de Sulpice
en Anjou, dans la Revue historique, littéraire et archéo-
:

Saint Martin de Tours, Paris, 1912 (paru en articles dans la


Revue d'histoire cl de littérature religieuse, II' sér., t. n, logique de l'Anjou, juin 1873, t. x, p. 362.
1911); voir la réfutation de la thèse paradoxale de Babut par Martin avait, au dire îles Mémoires manuscrits
H. Delehaye, dans Analeda Bollaildiana, 1020, t. xxxvm, de Bonardy, composé une théologie, d'après les prin-
215 MARTIN (ANDRE) — MARTIN GRÉGOIRE] 216

cipes <le saint Augustin; niais ce travail n'a jamais été de longues années; mais aussi il leur composa plusieurs
publié. L'influence de saint Augustin se fait sentir dans ouvrages, qu'il leur dédia. Il fut plusieurs fois maître
les thèses qu'il fit soutenir à Angers, en particulier des novices à Saragosse (la 1" fois en 1610); prieur
dans une thèse sur la grâce, dédiée à Mgr de Buzanval, des couvents de Tamarite, Calatayud, El Cardon,
évoque de Beauvais, et celle thèse fut reprise trois Saragosse et Valence; deux fois provincial de la pro-
fois, les 22, 26 et 30 août 1(172; dans une thèse sur la vince de Catalogne, d'Aragon et de Valence et une
grâce des deux états, dédiée à saint Augustin, qui en fois définiteur général de la Congrégation d'Espagne.
fournit toute la matière; dans une thèse sur la Trinité Il mourut saintement, comme il avait vécu, au cou-

qui expose la doctrine de saint Augustin; dans une vent de Saint-Joseph de Saragosse, le 13 janvier 1656.
thèse sur la Trinité et l'Incarnation et une autre sur Le P. Martin de la Mère de Dieu publia plusieurs
la grâce justifiante; dans une nouvelle thèse sur la ouvrages ascétiques en espagnol, qui furent assez
grâce où on trouve exposée, en 1674, la doctrine des goûtés de son temps. Notamment 1. Practica g
:

cinq propositions et qui fut condamnée par un décret exercicios de bien morir, Madrid, 1628, in-16 et Tor-
de l'Index du 4 décembre 1674, en même temps qu'une tosa, 1630. Cet ouvrage fut traduit en plusieurs
autre thèse sur la grâce dédiée à la Mère de la Divine langues, entre autres en latin, sous le titre de Praxis
grâce. Ce fut cette dernière thèse qui valut au P. Mar- seu exercitium bene moriendi, Cologne, 1641, in-12. —
tin une lettre de cachet et mit fin à son enseignement 2. Arbitrio espirilual para enriquecer el aima, reducida
(8 août 1674), malgré l'intervention d'Henri Arnauld, â très partes, donde, en que, y como quiere Bios, Sara-
évoque d'Angers. gosse, 1649, in-12. —
3. Estaciones del Hermitano de
Chrislo, Saragosse, 1651, in-8°, dédié aux carmes
Michaud, Biographie universelle, t. xxvu, p. 120; Hoeler, déchaussés ermites du saint Désert de El Cardon. —
Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 32-33; Feller,
4. Explicacion de las Estaciones del Hermitano de
Biographie universelle, édit. Pérennès, 1842, t. vni, p. 225;
Moréri, Le grand dictionnaire, édit., de 1759, t. vn, p. 299;
Christo. — 5. Los 1res Assistenles de Jésus, esto es la

Richard et Giraud, Bibliothèque sacrée, t. xvi, p. 238; pobreza, dolor c infamia, Saragosse, 1654, in-8°,
Dreux du Radier, Bibliothèque historique et critique du dédié aux mêmes ermites de El Cardon. —
6. Arpa
Poitou, 5 vol. in-12, Paris, 1754, t. iv, p. 294-298 et Histoire Cristifera templada à la veneracion de la Imagen de
littéraire du Poitou, t. n, p. 225-227; Desessarts, Les siècles Chrislo Nuestro Senor Crucificado, destrozada por los
littéraires de la France, t. iv, p. 306-307; Célestin Port,
hereges, restaurada y colocada con ricos adornos bajo
Dictionnaire historique, géographique et biographique de
la ara de la capilla mayor del real convento de san Lazaro
Maine-et-Loire, 3 vol. in-4°, Paris et Angers, 1874-1876,
t. n, p. 009; Ingold, Mémoires domestiques pour servir à
de Zaragoza... Saragosse, 1655, in-4°.
l'histoire de l'Oratoire, t. lu, p. 518-529; Hurter, Nomencla-
lor, 3' 44N.
Joseph du Saint-Ksprit, C. D., Cadena mystica carmeli-
édit., t. îv, col.
lana, Madrid, 1678, Catalogo de los autores carmelilas
J. Carreyre.
descalzos; Joseph de Sainte-Thérèse, C. D., Reforma de los
11. MARTIN Claude, bénédictin de la congré- Descalzos de Nuestra Senora del Carmen, Madrid, 1683,
gation de Saint-Maur (1619-1696). —
Né à Tours le t. m, 1. IX, c. x, n. 7, p. 45; Aubertus Mirseus, Biblio-
2 avril 1619, il eut pour mère la vénérable Marie de theca ecclesiastica, part. II, 249, édit. de Fabricius, Ham-
l'Incarnation, ursuline morte au Canada. Profès de bourg, 1718, p. 335; Martial de S. Jean-Baptiste, C. D.,
la congrégation de Saint-Maur, en l'abbaye de Ven- Bibliolheca scriptorum... carm. exe, Bordeaux, 1730,
'

dôme, l'an 1642, il fut successivement prieur des p. 289-290, n. 20; Cosme de Villiers, C. C, Bibliotheca
carmelitana, Orléans, 1752, t. n, col. 389-390, n. 85; Nicolas
abbayes de Meulan, des Blancs-Manteaux à Paris, de
Antonio, Bibliotheca hispana nova, Madrid, 1783-1788, t. u,
Compiègne, de Saint-Serge d'Angers, de Bonne-Nou- p. 106 a; Félix de Latassa, Biblioteca nueva de los escritores
velle de Rouen, de Marmoutier, et en même temps Aragoneses que florecieron desde cl ano de 1S0O hasla el de
assistant de plusieurs supérieurs généraux. Il mourut 1802, Pampelune, 1798-1802, t. m, p. 231, 232, n. 166;
simple religieux à Marmoutier en 1696. Dom E. Mar- Barthélémy de S. A.-Henri du S. S., C. D., Collectio scrip-
tène a écrit sa vie. Dom Cl. Martin a publié les Lettres torum O. carm. exe, Savone, 1884, t. n, p. 29, 30, n. 48.
et quelques autres traités composés par sa mère. On P. Anastase de Saint-Paul.
lui est redevable de la nouvelle édition des œuvres de 13. MARTIN Grégoire, controversiste anglais
saint Augustin, car après en avoir inspiré le dessein il du xvi' siècle. — Originaire de Maxfield, dans le
en assura l'exécution. Il faut signaler enfin, comme Sussex, il entra en 1557 au collège Saint-John d'Ox-
étant de sa composition, les Méditations pour les ford, où il se fit bientôt remarquer par sa connais-
dimanches, les fériés et les principales fêtes de l'année, sance du grec et de l'hébreu. Son catholicisme le força
2 in-4°, Paris, 1669 (elles ont été traduites en latin par de s'exiler pendant la persécution d'Elisabeth il alla :

dom Mezger, 4 in-12, Salzbourg, 1695). rejoindre à Douai, en 1570, son compatriote Guillaume
Dom Tassin, Hisloire littéraire de la Congrégation de Allen, fondateur du Collège anglais de cette ville. Là,
Saint-Maur, Paris, 1770, p. 163; dom R. Heurtebize, il étudia la théologie, fut ordonné prêtre en 1573,
La vie des justes de dom Mariène, Paris, 1925, t. n, p. 140; conquit la licence le 11 janvier 1575. Après un court
Hoeler, Nouvelle biographie universelle, t. xxxiv, p. 31. séjour à Rome, il fut rappelé à Reims où Allen avait
J. Baudot. dû transférer son collège en 1578; il y enseigna le grec,
12. MARTIN
DE LA MÈRE
DE DIEU, l'hébreu, l'Écriture sainte et y resta jusqu'à sa mort
carme déchaussé espagnol et auteur ascétique du qui survint le 28 octobre 1582. Grégoire Martin est
xvn e siècle. —
Né àCastejôn de losMonegros, province surtout connu comme auteur de la traduction anglaise
de Huesca, en 1579, il entra dans l'Ordre des carmes de la Bible qui devait rester célèbre sous le nom de.
déchaussés à Saragosse et prononça deux fois ses Bible de Douai. Il l'entreprit sur les instances d'Allen.
vœux d'abord le 26 avril 1598 et puis le 1 er mai 1600,
: Le Nouveau Testament parut à Reims en 1582;
en revalidation de la première profession. Homme l'Ancien Testament fut publié en 1609-1610, avec des
d'une grande sainteté et d'une vie très austère et notes polémiques et des tables historiques, œuvre de
pénitente, remarquable par ses longs jeûnes au pain Richard Bristow et de Worthington. Outre cette tra-
et à l'eau, l'usage fréquent des cilices, des chaînes et duction, qui fut souvent rééditée, Martin a écrit divers
des disciplines, il stimula ses confrères à la vie éré- ouvrages dont plusieurs sont restés inédits. De son
mitique qui se pratique dans les saints Déserts des vivant ont paru 1. A
: treatise of schisme, in-16,
carmes déchaussés. Non seulement il leur prêcha Douai, 1578; 2. A discoverie of the manifold corrup-
d'exemple au saint Désert de Saint-Hilarion de El tions of the H. Scriplures by the heretikes of our daics,
Cardon, en Catalogne, dont il fut prieur et où il vécut specially the cnglish sectaries, Reims, 1582, in-8°.
;

2i' MARTIN (GRÉGOIRE) — MARTINEZ DEL IMIADo 2 1 8

Apres .sa mort 3. : A treatise of Christian pérégrination, Vatican, s. 1 , 1742; il y satisfait aux objections du
in-16, Reims, 1583 ; 4. Atreatise oj the love of the soûls, savant cardinal et apporte de nouvelles raisons.
n>ith questions to the protestants, in-12, Saint-Onier.
[603. E. de Broglie, Bernard de Montfaucon et les Bernardine
(1715-1750), 2 in-8", Paris, 1891, l. 1, p. 21-2X; t. m, p. 243,
Pearsans-Chalmers, The gênerai biographical dictionary. 277, 300; Ch. de Lama Bibliothèque des écrivains de la.
:

t. xxi, Londres, 1815, p. 368-369; S. Lee, Diclionary 0/ Congrégation de Saint-Maur, Paris, 1S82; Hurter, Nomen-
national biograpliy, t. xxxi, Londres, 1893, p. 277-278; clator, 3 e édit t 11, col. 1368; dom Tassin. Histoire littérain
,

Gillow, Biograph. diclionary of the english cath., t. IV, col. de la Congrégation de Saint-Maur, Bruxelles, 1770, p. 498.
18 1-191; Ilurter, Nomencbttor, 3" édit., t. m, col. 27K-2SO; J. Baudot.
voir aussi la bibliographie donnée à l'article Allen.
1. MARTINEZ Grégoire, des frères prêcheurs
E. Vansteenberghe. (1575-1637). —
Né à Ségovie, d'une famille noble,
14. MARTIN Jacques, bénédictin de ta congré- il avait d'abord été destiné â la profession des armes;

gation de Saint-Maur (168-1-1751). Originaire du — ses études de philosophie faites au couvent des frères
diocèse de Mirepoix (actuellement réuni à Carcas- prêcheurs déterminèrent son entrée dans Tordre où il
sonne), il entra à vingt-quatre ans dans la congréga- fit ses vœux en 1591. Il prit au couvent même les
tion de Saint-Maur, fit profession à La Daurade grades de maître es arts et de lecteur en théologie,
(Toulouse), le 13 mai 1709. Il enseigna quelque temps puis devint à son tour professeur, d'abord dans cette
à Sorèzc, puis rentra à Toulouse où il conçut le plan même maison de Ségovie, puis à Valladolid, au grand
d'un grand ouvrage sur les origines celtiques et la couvent de Saint-Paul. En même temps que bon pro-
religion des Gaulois. Il le communiqua à Montfaucon, fesseur, il était aussi prédicateur goûté et confesseur
qui, dans cet ardent travailleur, pressentit un sujet recherché. Après avoir exercé les fonctions de prieur
de grande espérance et le fit venir à Saint-Germain- en diverses maisons (Vittoria, Médina del Campo), il
des-Prés. Ce fut une des figures les plus marquantes de se retira à Ségovie; il mourut à Valladolid où il étail
l'Académie bernardine hébraïsant distingué, il colla-
: allé surveiller l'impression de son dernier ouvrage, le
bora au Lexicon hebraicon de dom Guarin, publia en 15 mai 1637. —
II reste de lui des Commentaria super

deux volumes des Explications de plusieurs textes diffi- /am_//se jj Thomœ, in-fol., en 3 vol. t. 1, q. i-xxi, :

ciles de l'Écriture, Paris, 1730, où malheureusement il Valladolid, 1617; t. 11, q. xxii-lxxxix, Tolède, 1622
donna libre cours à son imagination hardie et intem- t. m, q. xc-exiv, Valladolid, 1637.

pérante il y avait des idées neuves, des explications


:
Quétif-Ecliard,
Scriplores ordinis prœdicalorum, t. 11,
ingénieuses et fort originales, mais à cause des planches p. 494; N. Antonio, Bibliotheea hispana nova, 2 e édit.,
peu convenables, le gouvernement fit arrêter la vente Madrid, 1783, t. 1, p. 546; Hurter, h'omcnclalor, 3" édit.^
du livre. La préface contenait une vraie déclaration de t. m, col. 660.
guerre contre les appelants exprimée avec une âpre É. Amann.
éloquence aussi les jansénistes le poursuivirent-ils de 2. MARTINEZ Jean, des frères prêcheurs

:

leurs attaques. Il mourut à Saint-Germain le 5 sep- (1590-1676). Né à El Corral de Almaguer (diocèse


tembre 1751. de Tolède), il entra en 1606 au couvent.de Ségovie:
Concernant la religion, son premier ouvrage qui a après de brillantes études à Salamanque et à Àlcala,
pour titre La religion des Gaulois tirée des plus pures
: il professa en diverses maisons avec un très grand

sources de l'antiquité, 2 in-4°, Paris, 1727, dénote un succès, notamment à Piacenza et à Pampelune où il
profond chercheur. Il fut l'occasion d' Éclaircissements fonda une nouvelle académie. Recteur du collège
historiques sur les origines celtiques et gauloises, avec d'Alcala à l'époque brillante où Jean de Saint-Tho-
les quatre premiers siècles des annales des Gaules, in-12, mas y enseignait, il fut ensuite prieur de divers cou-
Paris, 1744, sorte de débat avec un professeur du vents à Madrid, Tolède, Ségovie, puis de nouveau à
collège des Quatre-Nations, qui prépara les voies à Madrid. C'est alors qu'il devint confesseur de divers
l'Histoire des Gaules et des conquêtes des Gaulois, membres de la famille royale et finalement, après la
depuis leur origine jusqu'à la fondation de la monarchie mort de Jean de Saint-Thomas, celui de Philippe IV
française, 2 in-4", Paris, 1752-1754. (Dom de Brézillac lui-même. Après la mort de celui-ci, la régente lui
publia ces deux volumes, après la mort de l'auteur.) offrit le siège de Compostelle, qu'il refusa. Son
La préface dénote un vrai savant. Dom Jacques —• influence festa considérable à la cour; il était d'ail-
Martin ne se bornait pas à l'étude d'un seul peuple. leurs membre du
Conseil suprême de l'inquisition
Ainsi il donna l'Explication de divers monuments
: espagnole. à Madrid le 1 er janvier 1076. -
Il mourut
singuliers qui ont rapport à la religion des plus anciens L'ouvrage important qu'il a laissé est le reflet de ses
peuples... avec un examen de la dernière édition des préoccupations de directeur des affaires ecclésias-
ouvrages de saint Jérôme, Paris, 1739. Puis il s'intéressa tiques Discursos theologicos y polilicos, Madrid, 1661,
:

aux écrits de saint Augustin, d'où la publication de in-fol.; on y traite des translations d'évêques, des
deux lettres du saint docteur sous ce titre S. Augus- : choix épiscopaux (vaut-il mieux choisir des théolo-
lini ep. Hipponensis cpistolee duœ, recens in Germania giens ou des canonistes, des séculiers ou des régu-
repertœ, notis criticis, hisl., chronol. illuslratœ..., Paris, liers), du caractère des ordres militaires de Saint-
1731. La traduction de ces deux lettres en français, Jacques, Alcantara, Calatrava; mais il y a aussi une
ayant été attaquée par des docteurs de Sorbonne, longue consultation sur la question des blés et farines.
dom Martin répliqua dans une brochure qui a pour
J. Quétif-Echard, Scriplores ordinis preedicatorum, t. 11,
titre Venerando seniori et omnibus ac singulis domus
:
p. 665; N. Antonio, Bibliotheea hispana nova, 2 e édil ,

societalisque Sorbonicse doctoribus ac magistris, 1734? Madrid, 17.S3, t. 1, p. 735.


Il donna ensuite Les Confessions de suint Augustin,
: É. Amann.
traduites en français avec le latin, 2 in-8", Paris, 1741. 3. MARTINEZ DEL PRADO Jean, des
Le cardinal Quirini, évèque de Brescia, ayant soutenu frères prêcheurs, xvu" siècle. Né à Valladolid dans —
l'opinion que Platon avait eu connaissance des idées le premier quart du xvir siècle, il entra, jeune encore,
juives sur le mystère de la sainte Trinité, en écrivit au couvent des dominicains de Ségovie. Remarqué
:i Montfaucon qui avait contredit ce sentiment dans sa pour la vivacité de son esprit, il fut envoyé au collège
Hibliotheca bibliothecarum; mais l'illustre bénédictin Saint-Thomas d'Alcala, où il enseigna bientôt la
mourut avant de pouvoir donner la réponse dom : théologie avec distinction. Élu provincial d'Espagne
I. Martin prit cette tâche, d'où sa Lettre à M. le car- en 1662, il s'acquitta de ses fondions avec beaucoup
dinal Quirini, évéque de Brescia et bibliothécaire du de zèle, s'efforçant tout spécialement de donner une
219 MARTI NEZ DEL l'HAlxi MARTYRE 220

forte impulsion aux études. Trop attaché aux opinions reliquis sacramentis, deque censuris ecclesiaslicis, in-fol.,
de son ordre sur la conception de .Marie, il encouru! Bordeaux, 1645. Comme on le voit, les t. i, ivet v
la disgrâce de Philippe IV pour un mémoire qu'il furent imprimés par Martinon lui-même à Rordeaux,
lui avail adresse au sujet d'une ordonnance royale 16 11-16 10, tandis que les t. u et ni en trois volumes ne
prescrivant aux prédicateurs de saluer, au début furent imprimés qu'après la mort de l'auteur à Paris
de leurs sermons, .Marie conçue sans péché. Relégué, et à Poitiers, en 1663. L'autre ouvrage de Martinon
de ce chef, au Pefton de Francia, il n'en sortit qu'après a pour titre Anli-Jansenius, hoc est, Sélects dispu-
:

avoir adressé à la province une instruction conforme tationes de heercsi pelagiana et. semipelagiuna, deque
aux ordres royaux. Il mourut à Ségovie le 25 fé- variis staiibus naturee humante et de gralia Chrisli
vrier 1068. Son œuvre imprimée est considérable, et Salvaioris, in quibus nera île illis doctrine: proponitnr
comprend d'une part un cours de philosophie, de et Cornelii Jansenii Iprensis jalsa dogmata refutanlur,
l'autre plusieurs ouvrages importants de théologie. in-fol., Paris, 1652. Cet écrit parut sous le pseudonyme
Elle a paru tout entière à Alcala. d' Antonin Morair.es et est dédié à Louis XIV; on y
1° A la philosophie se rapportent 1. Conlroversiee
: trouve d'abord une préface ad orthodoxos, puis une
metaphysicales sacrée theologiœ ministrœ, in-fol. Al- s
dissertation préliminaire sur Jansénius et son Augus-
cala, 1649; 2. Dialecticie institutiones quas summulds tinus: le premier traité en XI disputes se rapporte
vocant, in-8°, 1650; 2 e édit., 1651; 3. Quœstiones logi- aux hérésies pélagiennes et semipélagiennes; le second
cœ, in-4°, 1651, 2 e édit., 1655; 4. Quœsticnes philo- traité (disp. XII-XIX) étudie les divers états de la
sophie naturalis super VIII libros Physicorum, in-4 n , nature humaine, considérés dans leur rapport avec
1651; 5. Quœstiones super II libros Arislotelis de la grâce; le troisième traité (disp. XX-XL) étudie la
generatione et corruption?, in-4°, 1651; 6. Quiestiones grâce du Christ Sauveur et spécialement la question
super III libros de anima, in-4°, 1652. du libre arbitre (disp. XXX-XXXVII) et ensuite la
2° Non moins imposante par la masse est l'œuvre prédestination et la réprobation. Le P. Martinon suit
théologique : 1. Theologiœ moralis quœstiones prœci- l'Augustinus dans ses grandes lignes. L'écrit se ter-
puse, in-fol., t. i, 1653 (auquel est annexée une disser- mine par une triple Anlistatera qui montre l'opposi-
tation sur les stigmates de sainte Catherine de Sienne, tion de la doctrine de Jansénius avec les définitions
parue d'abord comme opuscule séparé en 1652), t. n, du concile de Trente, et son accord avec les proposi-
1656; 2. De sacramentis in génère, et in specie de bap- tions déjà condamnées de Raïus et les erreurs des
lismo et confirmations; dubitationes scholasticse et mo- hérétiques modernes. Le P. Sommervogel cite, en
rales super III*™ parlem, LX-LXXII, in-fol., 1660;
q. outre, deux lettres du P. Martinon; la première est
3. De eucharistiœ sanctissimo sacramento et divino adressée au P. Petau, 11 avril 1643, et la seconde
misses sacrificio, q. LXXIII-LXXXIII, in-fol., 1662 4. De ; au P. Labbe, 21 juillet 1762.
pseniteniise sacramento a q. lxxxiv ad q. xxv/n
Aigueperse, Biographie des grands hommes de V Auvergne,
supplem., publié après la mort de l'auteur, in-fol. 1669. 2 vol. in-8", Clermont-Ferrand, 1834, t. n, p. 67; Sommer-
Le P. Martinez avait commencé la rédaction d'un vogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, t. v, col. 651-
ouvrage sur l'immaculée conception où il entendait 652; Kirchenlexicon, t. vm, col. 942; Hurter, Nomenclalnr,
mettre au point la doctrine de son ordre sur le privi- 3» édit., t. ni, col. 949-950.
lège mariai, et montrer que les diverses décisions • J. CARREYRE.
pontificales laissaient intactes la position de saint MARTYRE. — Notion théologique d'après
I.

Thomas. Seul le t. i cr a paru, Notilia veridica doctrinee saint Thomas d'Aquin. IL Notion canonique d'après
O. P. de prœserualione immuculalœ virginis Mariée a Renoît XIV (col. 223). III. Histoire du martyre dans
peccato originali, in-4°, Alcâia, 1661; encore fut-il l'Église catholique (col. 233). IV. Valeur apologé-
bientôt condamné par l'inquisition d'Espagne. Nous tique du témoignage des martyrs (col. 246).
avons dit les inconvénients que lui attira son Memo- I. Notion théologique d'après saint Thomas
riale ad regem Philippum IV, que l'on trouvera dans d'Aquin. — Nous allons d'abord analyser la notion
Alva, Radii solis veritatis, rad. 322. théologique du martyre en suivant pas à pas le Doc-
Quétif-Kchard, Seriptores ordinis prxdicatorum, t. il, teur angélique, II a -II aî q. cxxiv. On ne peut suivre
,

p. 624; Nicolas .Antonio, Bibliotheca hispana nova, 2 e édit., une méthode plus nette, plus concise et plus progres-
t. I, p. 73fi; Hurter, Numencluior, 3 e édit., t. iv, col. 278. sive.
É. Amann. 1°Le martyre est un acte de vertu, car il consiste à
4. MARTINEZ DE RIPALDA, voir Ri- demeurer ferme dans la vérité et la justice contre les
PALDA. assauts de la persécution; d'ailleurs des actes de vertu,
seuls, peuvent procurer la béatitude éternelle promise
MARTIN ISTES, secte fondée par Pasqualis aux martyrs « Heureux ceux qui souffrent persécu-
:

Martinez. Voir Pasqualis. tion pour la justice, parce que le royaume du ciel est
à eux. » Matth., v, 10.
MARTINON Jean, (Moraines Antonin) (1586- Les saints Innocents semblent une exception à ce
1662), né à Rrioude en 1586, entra au noviciat des principe, puisque l'Église les honore comme martyrs
jésuites le 4 avril 1604; il enseigna la philosophie bien que leur martyre ne soit pas volontaire de leur
pendant deux ans et la théologie pendant vingt ans part. Plusieurs théologiens ont essayé d'éluder l'objec-
à Rordeaux, où il mourut le 5 février 1662. Le P. Mar- tion en imaginant que, chez eux, l'usage du libre
tinon a laissé deux ouvrages capitaux Disputationes : arbitre aurait été miraculeusement avancé, mais cette
theologicse quatuor tomis distincts, quibus universa assertion est gratuite, n'étant nullement appuyée
Iheologia scholastica, tiare, breviter et accurale expli- sur la sainte Écriture. Il vaut donc mieux dire que ces
catur. Le t. i cr fut publié par lui, in-fol., Rordeaux, enfants obtinrent, par une pure miséricorde de Dieu,
1644 et a pour objet De Deo et de angelis; le t. n, De une gloire qui exige chez les autres le concours de la
fine ultimo, de beatitudine hominis, de actibus humanis, volonté. En effet nous savons que le sang répandu
de peccalis, de legibus et de gralia, in-fol., Paris, 1663; pour le Christ équivaut au bienfait du baptême,
le t. ni, 1" partie, De ftde, spe et earitale, in-fol., Poi- nous pouvons donc dire de même que les mérites ù\\
:

tiers, 1663 et 2 e partie, De justitia et jure et reliquis Christ communiqués aux enfants baptisés les rendent
vlrtutibus moralibus, in-fol., Poitiers, 1663; t. iv, De dignes de la gloire éternelle, de même les mérites du
incarnatione et sacramentis, in-fol., Rordeaux, 1645; martyre du Christ confèrent la palme du martyre
t. v (seu melius, t. iv, altéra pars), De peenitentia et aux enfants dont le sang fut répandu pour Lui. Ainsi
,

221 MARTYRE, NOTION THEOLOGIOUE 222

raisonne saint Augustin, Sermonsurl'Épiphanie,Serm., Si le martyre est un acte si parfait, il devrait être
ceci. xxiii. 3, /'. /... t. xxxix,Saint Bernard
col. 1664. une matière de conseil et non de précepte, et cepen-
(Sermon sur la fête des saints Innocents) rapproche dant il est dit « Nous devons, nous aussi,
: donner
trois sortes de martyrs et montre dans celui de saint notre vie pour nos frères. IJoa.,m, l(i. Saint Thomas
»

Etienne l'acte et la volonté: dans celui de l'apôtre note justement que tout acte de perfection, objet de
saint Jean, la volonté seule, dans celui des Innocents, conseil dans l'ordinaire de la vie, peut devenir, en
l'acte seul sans la volonté: « Oui, dit-il, Etienne est un certains cas, objet de précepte, lorsqu'il est nécessaire
martyr aux yeux même des hommes, puisque nous au salut ainsi une personne mariée peut être astreinte
;

voyons éclater en même temps et son sacrifice et sa à la continence en cas de maladie ou d'absence île
volonté généreuse; Jean le fut aux yeux des anges, son conjoint. Cf. Augustin, De adulterinis conjugiis.
puisque ces substances spirituelles ont pu contempler II, xix, P. L., t. xl, col. 485. Le martyre est un acte

à découvert les secrètes aspirations de son âme. Mais de perfection qui, dans certains cas, devient obliga-
voici vos martyrs à vous, ô mon Dieu, puisque c'est toire pour le salut: il est d'autre cas, où sans être
votre grâce seule qui leur a donné cette glorieuse obligatoire, il s'est imposé à des saints par zèle de la
prérogative, dont ni l'ange, ni l'homme ne peuvent foi ou charité fraternelle;
découvrir la cause ni le mérite. » Il ne faut pas objecter que l'obéissance est supé-

Si certaines femmes sont honorées comme martyres rieure aux victimes, entant que l'immolation de l'âme
après s'être donné la mort pour échapper au déshon- à Dieu par l'obéissance est supérieure au sacrifice du
neur, saint Augustin admet que l'Église n'a dû auto- corps par le martyre, car le martyre est la forme la
riser ce culte que sur des témoignages certains de la plus élevée de l'obéissance, c'est l'obéissance jusqu'à
volonté divine. De civ. Dei, I, xxvi, P. L., t. xli, la mort à l'exemple du Christ. Philip., n, 8.
col. 39. Si le martyre est considéré seulement comme acte
Si le martyre est un acte de vertu, n'est-il pas de la vertu de force, d'autres actes seront plus par-
louable de s'y offrir spontanément, et comment expli- faits que lui, comme l'enseignement et l'administra-
quer que l'Église ait vu dans cette démarche une pré- tion qui sont ordonnés au bien de plusieurs, car « le
somption et un danger? bien de la multitude est supérieur au bien de l'indi-
Saint Thomas répond que certains préceptes de la vidu », Éthique, 1. I, n, 8: mais si le martyie est consi-
loi divine ne nous imposent que la « disposition d'âme » déré dans sa fin, il est le plus parfait des actes; ce qui
d'accomplir tel ou tel acte au moment opportun. Il faut permet à saint Augustin de dire « Personne n'ose-
:

être prêt à souffrir les injustes persécutions dont nous rait, je pense, faire passer la virginité avant le mar-
.serons l'objet. In IY um Sent., dist. XLIX, q. v, a. 3, tyre. «Lib.de sanctavirginitale, xi.v; Enarr. in Psalm.,
qusest. 2, ad l um Quodl. iv, 20. Mais il n'est pas permis
;
LXVii, P. L., t. xl, col. 423; t. xxxvi, col. 812 sq.
de donner aux autres l'occasion d'agir avec injustice, 4° Le martyre, dans la rigoureuse acception du mot.
ce serait un péché de complicité. suppose qu'on souffre la mort pour le Christ, a. 4;
2° Le martyre est un acte élicite de la vertu de force, cf. In IV um Sent., dist. XLIX, q. v, a. 3, quaest. 2.
car c'est la vertu de force qui affermit l'homme dans En effet martyr signifie témoin de la foi chrétienne, qui
le bien et lui permet de résister aux dangers, spéciale- nous enseigne à mépriser les choses visibles pour les
ment à la mort. Le martyr s'attache d'une manière biens invisibles. II Cor., iv, 17. Le martyr témoigne
inébranlable au bien puisque le péril imminent de la sa foi en montrant en action son mépris pour tous les
mort ne peut lui faire abandonner la vérité et la jus- biens présents, et son invincible amour pour tous les
tice. biens invisibles de l'avenir. Or il ne montrera d'une
Il se rapporte à la foi comme à la fin qu'on se pro- manière efficace qu'il méprise absolument tous les
pose d'une manière inébranlable. On distingue en biens de la terre que lorsqu'il aura donné sa vie. car
•effet dans un acte de force, la fin de cette vertu, c'est- pour la conserver, les hommes se résignent à garder
à-dire le bien auquel on demeure fortement attaché tous les autres biens, et à supporter les pires douleurs,
•et l'essence de cette vertu, c'est-à-dire la fermeté même ainsi que dit Satan dans le livre de Job, n, 4 Vie ;

qui fait que rien ne peut nous séparer de ce bien. pour vie; l'homme donnera tout ce qu'il possède pour
Le martyre est un acte impéré par la charité; c'est conserver son âme », c'est-à-dire sa vie. Aussi l'Église
•elle qui lui donne sa valeur méritoire « Quand bien n'appelle-t-elle martyrs que ceux qui sont morts pour
-
:

même je livrerais mon corps pour qu'il fût livré aux le Christ et réserve le titre de confesseurs à ceux qui
flammes, si je n'avais pas la charité, cela ne me ser- ont subi l'exil, la prison, la perte des biens, la torture
virait de rien. »I Cor., xm,3. C'est ainsi que le martyre même pour confesser leur foi.
manifeste la charité aussi bien que la force « Il ne : Ce sera un martyre « par analogie » qui sera attribué
saurait y avoir de plus grand amour que de donner à la sainte Vierge dans le sermon De assumptione
sa vie pour ceux qu'on aime. » Joa., xv, 13. attribué à saint Jérôme (Epist., ix, ad Paul, et Eus-
La patience est louée spécialement chez les martyrs, toch.) : « Je dirai sans crainte de me tromper que la
•car la patience à souffrir est l'acte principal de la Mère de Dieu lut en même temps vierge et martyre,
force, dont l'acte secondaire consiste à attaquer. quoiqu'elle n'ait pas terminé sa vie par une morl
3° Le martyre est un acte de la plus haute perfection. violente. » C'est le même sens analogique qui permet
Il ne le serait pas si on considérait seulement la vertu à saint Grégoire ele dire « Bien que nous ne soyons
:

de force dont il émane, car le martyre, considéré plus exposés aux persécutions, nous pouvons encore
•comme l'acceptation obligée de la mort, n'est pas le trouver dans la paix le mérite du martyre', car si nous
plus parfait des actes des vertus (souffrir la mort n'est ne courbons pas la tète sous le glaive des bourreaux,
une chose louable que par le but ou le bien qu'on se nous portons le glaive spirituel dans notre âme. afin
propose). Mais il le devient si on considère le motif d'en retrancher les désirs charnels, Homil. in Evang.,
n

premier qui le détermine, la charité, • lien de la perfec- m, 4, /'. L., t. lxxvi, col. 1(189.
tion »,Coloss., m, 14; il manifeste le plus haut degré, On pourrait objecter que des vierges, c< mine
de charité en sacrifiant le plus grand des biens, la vie, sainte Agnès et sainte Lucie, ont généreusement
et en acceptant le plus redouté des maux, la mort, sacrifié leur vie plutôt que de perdre leur intégrité,
accompagnée de supplices, dont l'aspect suffit pour dès lors on semblerait en droit de conclure qu'une
réprimer les instincts les plus impétueux chez les femme mérite davantage le titre de martyre lorsque,
animaux eux-mêmes., S. Aug., Liber LXXXII1 qusest., pour la défense de la foi, elle perd ce bien de la vir-
q. .xxxvi, P. /.., t. xi., col. 25. ginité qu'elle estime supérieur a la vie. Saint Thomas
22:i MA UT YRE , N T ION C A N NIQUE 224
rép&nd prudemment Quand une femme perd sa
: Controversia de marlyrio, n. 3; Hurtado, Résolut, de
virginité à cause de la fui qu'elle professe, il n'appar- vero martijrio, tr. m, resol. 22, 4 le card. Gotti, Theo-
;

tient pas aux hommes de déterminer avec certitude logia, t. xill, q. n,/Je baplismo, dub. ir, n. 1 Théophile;

si elle subit ce dommage par amour de la foi chré- Baynaud, Opéra, t. xvm, De marlyrio per pestem,
tienne ou par mépris de la chasteté, il n'y a donc pas part. II, c. i.

à leurs yeux de témoignage suffisant pour fonder le Certains théologiens admettent qu'on peut être
martyre proprement dit. Mais aux yeux de Dieu, qui martyr par suite du seul désir intense du martyre
voit le secret des cœurs, cela suffit pour la récompense; selon le canon 2G De l'wnitentiu., dist. I. Il y aurait
c'est ce qui faisait dire à la généreuse Lucie « Si vous : dès lors des martyrs de la patience, de l'observance
portez atteinte à mon honneur, ma chasteté n'en sera claustrale, de la virginité, de la charité chez ceux qui
que plus belle et me méritera une double couronne.» se laissent consumer par le zèle de l'amour divin ou
Quand on dit que la mort est essentielle au martyre, chez ceux qui ont supporté avec vaillance une longue
cela ne suppose pas que le mérite soit postérieur à la maladie ou qui, soignant les pestiférés, sont morts
mort; le mérite consiste à accepter la mort plutôt de la contagion.
que de trahir la foi. Il peut arriver que le martyr vive Dès lors une question se pose la mort est-elle
:

encore quelque temps après avoir reçu les blessures nécessaire pour constituer le martyre? Non, répond
qui entraîneront la mort; le mérite du martyre com- Martin De Magistris, tract. De martyrio, q. i-iv. Oui,
mence avec les blessures. répond saint Thomas d'Aquin, II a -II a! q. cxxiv, a. 4,
,

5° Ce n'est pas seulement la foi qui peut être cause suivi par Cajétan, Capissucchi, Hurtado, Baynaud.
du martyre, mais toute vertu, pourvu qu'elle se rap- Le mérite peut d'ailleurs être le même, puisqu'il
porte à Dieu, a. 5 et Ephes., 3, lect. i: ainsi Jean- dépend des sentiments intérieurs, mais l'auréole man-
Baptiste est honoré comme martyr pour avoir sou- que, ainsi que l'explique saint Thomas, In I V"™ Seul ,

tenu les droits de la fidélité conjugale. Les œuvres de dist. XLIX, q. v, a. 3, qusest. 2, ad 3 um Actm exterior
:

toutes les vertus, en tant qu'elles se rapportent à semper addit ad rationem meriti, vel demeriti, secundum
Dieu, sont des professions de foi, puisque c'est la foi quod in actu oportet voluntatem variari ex vehementia
qui nous fait connaître que Dieu exige de nous et aclus a statu, in quo prius fuerat... Cum actus marty-
récompense de œuvres. In IV um Sent., dist.
telles rii maximam difficultaiem habeat, voluntas martyrii
XLIX, ad lP' m et 12 um
q. v, a. 3, qusest. 2, . non pertingit ad illud merilum, quod aclui marlyrum
/ Le martyre suppose le témoignage rendu à la vérité debetur ratione difficultatis, quamvis etiam possit per-
Cdivine, non à une vérité quelconque, comme un théo- venire ad allerius prœmium, considerata radiée merendi,
rème de géométrie. Cependant comme tout mensonge quia aliquis ex majori charitate potest velle sustinere
est un péché, refuser de mentir contre une vérité martyrium, quam alius de facto sustineat, unde volun-
quelconque, en tant qu'on envisage le péché comme tarie martyr potest mereri sua voluntatc prsemium essen-
opposé à la loi divine, peut être cause du martyre. tiale sequale, vel majus eo, quod martyri debetur, sed
Ibid., ad 10 um . auréola, cum debcatur difficultati, quse est in ipsa pugna
L'Église ne considèie pas comme martyrs ceux qui martyrii, non debetur, nisi iis, qui aclum externum
meurent dans une guerre juste, quoique, mourant martyrii sustinent.
pour leur patrie, ils aient accompli une œuvre d'au- Les saints eurent généralement un grand désir du
tant plus méritoire que « Je bien de la nation est supé- martyre et sont néanmoins honorés comme confes-
rieur au bien individuel ». Aristole, Éthique, I, c. n, seurs, ainsi saint Dominique, d'après saint Antonin s
n. 8. La raison en est que le bien de l'État, le premier Sum. theol., part. III, tit. xxxi, c. ix, saint François
des biens humains, passe après le bien divin. Néan- d'Assise, sainte Thérèse, saint Jean de Câpistran,.
moins le bien humain peut devenir cause du mar- saint Bomuald, saint Martin, saint François Xavier et
tyre, s'il est rapporté à Dieu, car il devient alors bien tant d'autres.
divin. Pour ceux qui moururent de la contagion en soi-
G Effets du martyre : Ils sont mentionnés III a ,
gnant les Théophile Baynaud, De mar-
pestiférés,
q. lxviii, a. 2, ad 2 um
la libération de toute coulpe
; lyrio per pestem, prétend que c'est un vrai martyre j
et de toute peine s'obtient par le baptême et le mar- il est suivi par le trinitaire Jean d'Andrada, mais son

tyre; voilà pourquoi il est dit que dans le martyre livre fut condamné par l'Index en 1646, et sa doctrine
toute la vertu du baptême s'achève (De eccles. dogm., réfutée par Hurtado, le card. de Lauria, Muratork
c. 74); noter cependant la restriction apportée III a , Tract, de peste, 1. III, c. vr. Le cardinal Capisucchi»
q. lxxxvii, a. 1, ad 2 um le martyre délivre de
: Controversia de martyrio, n. 11, fait une distinction
toute coulpe, à moins qu'il ne trouve la volonté entre celui qui serait placé par le persécuteur au ser-
actuellement attachée au péché. In IV nm Sent., vice des pestiférés en haine de la foi et qui serait
dist. IV, q. m, a. 3, quœst. 3. vraiment martyr, et celui qui s'y mettrait de lui-
IL Notion canonique d'après Benoit XIV. — même. Le martyrologe romain signale au 28 février
Benoît XIV, dans son admirable traité De servorum des martyrs d'Alexandrie morts en soignant des.
Dei bealificalione et beatorum canonizatione, Bologne, contagieux, mais il emploie le terme veluti martyres qui
1737, 1. III, c. xi-xxn, étudie longuement les condi- indique une analogie avec les martyrs et non une assi-
tions du martyre, nous allons résumer sa savante milation complète. Le cas de Louis de Gônzague
analyse : confirme cette doctrine, puisqu'il n'est pas honoré
1° Le Persécuteur (c. xi), doit être un personnage comme martyr quoiqu'il soit mort en soignant des.
distinct du martyr; il doit intervenir directement dans contagieux, de même pour saint Jérôme. Émilien.
la mort. Ainsi, peut-on traiter de martyre la sainte Cas des martyrs qui se sont donné la mort. Le per- —
Vierge à qui s'applique la prophétie de Simcon? sécuteur est' alors cause occasionnelle, non cause effi-
Certains l'ont admis, ainsi Ildefonse de Florès, App. ciente. C'est le cas de sainte Apollonie qui sauta dans
ad tract De inchjto agone martyrii et saint Bernard. le feu pour éviter le déshonneur et de sainte Pélagie,,
Sermo de duodecim prserog. B. M. V.; mais saint Tho- vierge d'Anfioche, qui se précipita dans l'eau avec sa
mas d'Aquin ne lui attribue le martyre que dans un mère et ses sœurs; de même les trois cents martyrs,
sens impropre et par analogie, cf. In IV um Sent., honorés le 21 août dans le maityrologe romain et
dist. XLIX, q. v, a. 4, queest. 2, ad 4 um II^-II*, ; désignés sous le titre de Massa candida. A
propos de-
q. cxxiv, a. 4. U est suivi par Dominique Soto, In ces cas difficiles, saint Augustin, De civ. Dei, I, xxvi»
1 V 117"
Sent., dist. XLIX, q. v, a. 2; le card. Capisucchi, dit prudemment ; De his nihil temere audeo judicare^
22.* MARTYR]'.. NOTION CANONIQUE 226

Mais Coquée, dans ses notes sur le livre de la Cité martyrs du .lapon, étudiée par la congrégation des
de Dieu, indique que sain) Augustin était tenu à une rites en 1685-1687. Précisément l'édil tle l'empereur
réserve excessive à cause des circoncellions de son du .lapon, interdisant à ses sujets tous rapports avec
temps qui se livraient à la mort. En réalité, les Portugais, n'invoquait d'autres raisons sinon
puisque ces saints sont admis dans le catalogue des que ceux-ci axaient introduit et favorisé les prédica-
martyrs, il faut déclarer qu'ils y ont été poussés par teurs dà la foi chrétienne. Cf. Gotti, De vera Eeelesia,
une inspiration divine, ainsi le caïd. Cozza, C.om. t.l.C m. n. 1,1 1. Or. le martyr consiste dans l'accep-
hist. dogm. in lib. S. Augustinî de Hseres., part. I, tation volontaire de la mort pour la foi du Christ
c. i. n. 177: Gravina, ('.ont in. sec. I'. Calh. Prœscript., ou pour tout autre acte de vertu rapporté à Dieu. Il
I. iv. p. 336; Soto. In I V'»» Sent., dist. XLIX, q. v. faut donc de la part du persécuteur la haine de la foi
a. 2; Baronius, Annales, an. S 7 n. 11.<
» , ou de toute autre bonne oeuvre en tant (pie com-
2° Peine infligée par le persécuteur (c. XII.) Nous • mandée par la foi du Christ.
avons vu que la mort
nécessaire pour le martyre;
est 1. l'eu importe (pie le persécuteur soit pa v en, héré-
cependant, si le martyr reçoit une blessure mortelle tique, ou même catholique; il suffit qu'il inflige la
et survit néanmoins par miracle, il ne sera pas privé mort par haine d'uae vertu qui peut se ramener à la
de l'auréole, de même ceux qui subissent pour le foi, ainsi Stanislas de Cracovie, Thomas de Cantor-
Christ la prison, l'exil, des souffrances jusqu'à la béry, Jean Népomucène furent mis à mort respec-
mort. Ainsi pensent avec saint Thomas d'Aquin, tivement par Boleslas roi de Pologne, Henri roi d'An-
soto. Capisucchi, les Salmanticenses, Suarez, Hur- gleterre, YYenceslas roi de Bohême qui étaient pour-
tado, Haynaud, Gotti, Maurus et d'autres. C'est le cas tant catholiques
de saint Jean, sorti par miracle de l'huile bouillante, 2. II n'est pas nécessaire que le persécuteur soit
de sainte Thècle, honorée comme première martyre, décidé par la haine de la foi: il peut se faire qu'il
condamnée aux bètes mais sauvée par protection spé- croie punir un vrai crime dont la victime a été calom-
ciale, de saint Félix de Noie honoré le 14 janvier dans nieusement chargée. Il faut alors prouver que Yaccu-
le martyrologe romain, de saint Grégoire, évêque de salenr a procédé ex odio jïdei. Ce cas s'est présenté dans
la Grande Arménie, honoré le 2!) septembre, comme les premiers temps du christianisme, puisque les chré-
d'ailleurs de Daniel, échappé de la fosse aux lions et tiens étaient accusés par leurs ennemis de toutes
des trois enfants, sauvés de la fournaise. S. Cyprien, sortes de crimes odieux, et quoique la preuve juri-
Epist., i.vm. dique n'en ait jamais été faite, il a pu arriver que
Dans les premiers temps, le titre de martyr était les juges, en envoyant les martyrs à la mort, aient
donné aux simples confesseurs comme on peut le voir cru parfois punir de justes crimes.
dans Tertullien, Ad martyres et dans saint Cyprien, 3. 11 n'est pas nécessaire que le persécuteur avoue
Epist., x, Ad
martyres et cun /essores Jesus-Christi, expressément agir en haine de la foi; il suffit que ce
Epist., xii,xv, xxx. Notons toutefois que certains soit son vrai motif, même s'il invoque un autre pré-
repoussaient ce titre dont ils se déclaraient indignes; texte. Cf. Borellus, De régis cath.. prsestant., c. i.xxi,
d'autres distinguaient un double degré martyre ini- : n. 29; Gotti, TheoL, t. xm, q. n. C'est ce que confirme
tial et martyre parlait; nous parlons de ce dernier, l'histoire, puisque Néron commença la persécution en
t'est le martyre au sens strict. prétextant l'incendie de Home qu'il attribua lâche-
Que penser de miraculeusement, n'a res-
celui qui, ment aux chrétiens.
senti aucune douleur au milieu des supplices? Le 1. Il n'est pas nécessaire que le persécuteur con-

cardinal Capisucchi dans sa controverse sur le martyre, damne expressément à mort: il suffit que ses paroles
n. 5, déclare qu'on peut y voir tout au plus un mar- soit interprétées dans le sens d'une condamnation
tyre inchoative, mais non au sens rigoureux. C'est à mort. C'est le cas célèbre du roi Henri d'Angleterre
d'ailleurs la doctrine de Cajétan. Théophile Haynaud qui s'est défendu d'avoir expressément commandé
soutient le contraire. C'est le cas des saints Tryphon l'assassinat de saint Thomas de Cantorbéry. Saint
et Respicius, de saint Théodore d'Ancyre et de saint Bernard cite un cas analogue, celui de Thomas,
Basile d'Ancyre. Ce fut d'ailleurs le cas des trois prieur de Saint-Victor de Paris, Epist.. eux, P. /..,
enfants jetés dans la fournaise, que Tertullien et saint t. ci. xx xii, col. 319.
Cyprien appellent martyrs. ô. L'occasion du martyre peut venir d'ailleurs,
Que penser maintenant si la blessure, mortelle par pourvu que la cause finale soit vraiment la haine de
elle-même, est guérie par un médecin ou au contraire la foi, car tout acte reçoit sa véritable espèce de sa
si la blessure, qui n'est pas mortelle de soi, entraîne la cause finale. Ainsi le martyrologe romain célèbre au
mort laute de soins? Dans le premier cas, répond Soto, 16 niai le martyre de saint Abdas dont parle Théo-
p. 1037, il n'y a pas martyre, quia Eeelesia nullum doret, //. E., Y, xxxvm. Or, Abdas avait détruit le
medieorum judieium, sed solam moilem tumquum suffi- temple consacré par les Perses au soleil, ce dont le
ciens testimonium approbat martyrii. Dans le second blâme Théodoret; mandé par Isdegerde. roi des
cas, il faut distinguer ne serait pas martyr celui qui
: Perses, et sommé de le reconstruire, il refusa et fut
aurait négligé de recourir au médecin alors qu'il mis à mort. Il est considéré comme martyr, non pour
aurait pu le faire facilement, car il paraîtrait avoir avoir détruit ce temple, mais pour avoir refusé de le
désiré la mort d'une façon excessive et être coupable réédifier. Benoit NIY cite deux autres cas plus
de négligence. Dans le cas contraire, il y aurait mar- célèbres, étudiés de son temps, celui de saint Josa-
tyre et c'est le cas de 20 moines de la I.aure de Saint- phat et celui de Pierre de Arbues: il cite également le
Sabas, au ix' siècle, honorés au 20 mars. cas plus curieux encore de la bienheureuse Camille
Si le cas se présentait d'un serviteur de Dieu guéri Gentili, tuée en 1 X(> par son mari, pour avoir causé
1

miraculeusement de blessures mortelles, il faudrait avec sa propre mère. Hrandine Gracie. Personnelle-
dans la discipline actuelle prouver juridiquement la ment il était favorable à lui accorder le titre de mar-
blessure mortelle, la guérison miraculeuse et la per- tyre pour avoir méprisé les menaces dit son mari, et
sévérance jusqu'à la mort dans la charité et la pra- avoir voulu pratiquer le commandement de Dieu (fui
tique héroïque des vertus. ordonne d'honorer ses parents, mais la difficulté de
.'!"
Cause du martyre ex parle persécutons (c. xm). la cause provenait de l'impossibilité de prouver que
Elle doit être examinée avec soin, et d'abord ['inten- celte mort injuste lui avait été infligée en haine de la
tion du persécuteur. C'est ce qui fut fait notamment foi.
avec un souci particulier dans la cause célèbre des Comment peut-on prouver «pie le persécuteur agit
DltT. DE THÉOL. (AI H.' X. — S
227 MARTYRE, NOTION CANONIQUE 22.S

en haine de la foi? Cette preuve peut s'administrer selon doctrine de saint Thomas, III', q. i.wi.
la
de différentes manières a) Par la sentence du persé-
: a. 12, ad 2""
Efjusio sanguinis non habel rationem
1
:

cuteur qui peut le dire explicitement. b) Par la baplismi, si si! sine caritale, et fl'-II', q. CXXIV, a. 2,
discussion entre le persécuteur 'et le martyr. c) Par ad 2""' Marlyrium est curitalis ut imperantis. forti-
:

les promesses laites au niarlyrpour ramener


changer a ludinis aulern ut elicienlis. Cajétan. Soto, Hellar-
de résolution. d l'ar l'impunité offerte au martyr min, Suarez enseignent que le martyre ne justifie pas
s'il consent à renier la loi du Christ. e) Enfin cela strictement ex opère operato, comme les sacrements,
peut apparaître concludenler. c'est-à-dire par mode mais quasi ex opère operato, 'par suite d'un privilège
de conclusion, et résulter des circonstances, des actes. fondé sur l'imitation de la passion du Christ qui a
des démarches par exemple, il était chrétien, il a refusé
;
promis le salut éternel à qui donne sa vie par amour
(h faire quelque chose d'incompatible avec la loi pour lui.
ou avec la morale chrétienne. Quoiqu'il en soit de cette discussion théorique, il
I' Conditions requises chez le martyr avant sa mort faut certaines conditions pratiques Si l'adulte est :

(c. xv). —
Considérons d'abord le cas des enfants.
1. catéchumène, il doit autant que possible recevoir le
Pour qu'ils soient martyrs, il suffit qu'ils soient morts baptême d'eau avant le martyre. S'il est déjà baptisé,
pour le Christ, et cela même dans le sein maternel. il doit, si possible, confesser ses péchés à un prêtre

Nous avons le cas célèbre des saints Innocents que ou du moins les regretter et recevoir la sainte commu-
l'Église a toujours honorés comme martyrs. Saint nion, car ces préceptes obligent de droit divin au
Augustin, De libero urbilrio, 1. III, c. xxm Etiam : moment de la mort, et le martyre ne peut en dispen-
infantes illos,qui, cum Dominas Jésus Chrislus necandus ser. C'est la doctrine de saint Thomas, In I V' um Sent..
queereretur, oceisi sunt, inhonorem martyrum reeeplos dist. IV, q. m, a. 3,quœsl.3, adl um ; IIKq.Lxvi.a. 11 ;

commendat Ecclesia. P. L., t.xxxn, col. 1304. cf. Soto, In lV" m Senl.. dist. XV. q. 1, a. 1, concl. 3 et
Notons toutefois cette différence entre les enfants Estius, In l\' lim Sent., dist. IV, n. 21. Les théolo- —
et les adultes que ces derniers seuls auront l'auréole. giens se demandent si celui qui se rappelle un péché
Cf. saint Thomas d'Aquin, In /V Hm Sent, dist. XLIX, non confessé est tenu de le détester formaliter et peut
q. v, a. 3, qusest.2, ad 12"
m II*-IIœ,q. cxxiv, a. 1,
; être justifié par un acte d'amour de Dieu super omnia,
ad um Innocentes, sicut non pertint/unt ad per/eetam
l : mais si cette discussion théorique s'applique au cas
rationem marlyrii (in quantum scilicct marlyrium est où le précepte de la pénitence n'urge pas, en cas de
actus l'irtulis et fortiludinis), sed aliquid marlyrii habenl mort imminente on est tenu de se repentir et de faire
ex hoc quod passi sunt pro Christo, ita etiam aureolam, un acte formel de détestation de tous les péchés dont
non quidem secundum perfectam rationem, sed secun- on a le souvenir. —
Celui qui va mourir pour le Christ
tlum aliquam purticipationem, in quantum scilicet et qui n'est pas baptisé ni ne peut l'être, est -il tenu de
gaudent, se in obsequium Christi occisos esse, ut dietum désirer le baptême? Estius répond qu'il est seulement
est de pueris baptizatis, quod habebunt cdiquod gau- tenu de ne pas le mépriser, mais qu'il n'est pas tenu
dinm de innocencia et carnis integrilate. L'auréole de le désirer puisqu'il a un moyen plus parfait d'ob-
signifie couronne d'or; elle désigne la joie accidentelle tenir la vie éternelle. —
La contrition au sens strict
s'ajoutant à la joie essentielle du Ciel et provenant est-elle nécessaire? Bellarmin assure que l'attrition
de certaines victoires éminentes. Ces victoires peu- suffit comme pour le baptême d'eau; ainsi pensent
vent provenir de la lutte contre la chair, contre le Bonacina, Anaclet. Le cardinal de Lauria dit que c'est
monde mauvais ou contre l'erreur; l'auréole convient probable, non certain. Suarez, Maurus. Hurtado
donc aux vierges, aux martyrs et aux docteurs. Or, tiennent qu'en pareil cas il faut s'efforcer de faire
les enfants n'ont point lutté, ils sont de vrais martyrs, un acte de contrition, seul moyen sûr; Soto et Gotti
mais ne peuvent avoir l'auréole. admettent, comme probable, qu'il suffit de la contri-
2. Adultes. —
Le martyre supplée le baptême d'eau; tion virtuelle incluse dans la ferveur de l'acte de cha-
il produit les mêmes effets, il efface le péché originel, rité par lequel on choisit Dieu plus que sa propre vie.
les péchés actuels quant à la coulpe et à la peine; voir Ces questions qui regardent le for interne intéressent
la préface de saint Cyprien au De exhortatione mar- le théologien plus que le canoniste.
lyrii : Doantes, hoc esse baptisma in gratia majus, in L'histoire nous apprend que les fidèles des premiers
poteslate sublimius, in honore prœstantius; baptisma, siècles avaient l'habitude d'aller visiter les chré-
in quo baptizant Angeli, in quo Deus et Chrislus ejus tiens dans leurs prisons; ils leur apportaient charita-
exultant; baptisma post quod nemo jam peccat; bap- blement des vivres, du vin mélangé de myrrhe pour
tisma quod fulei nostrse incremenla consummal; bap- les aider à supporter les tourments, il y eut même des
tisma, quod nos de mundo reredentes statim Deo copu- abus contre lesquels saint Cyprien proteste dans son
lat. In aquiv baptismo accipitur peecatorum remissio, Épître v. Tertullien cite même un cas de martyr ivre,
in sanguinis corona virtutum. P. L., t. iv, col. 680. — incapable de répondre aux interrogations du juge. Les
Ht saint Augustin, De civ. Dei, XIII, vu Quicumque. : diacres apportaient aux futurs martyrs la sainte
etiam, non perceplo regeneralionis lauacro, pro Christi eucharistie, les prêtres célébraient la messe dans
confessione moriuntur, tantum eis v<det ad dimiltenda leurs cachots pour les préparer au sacrifice suprême.
peccata, quantum si abluerentur sacro fonte baptismatis. 5° Désir du martyre, son acceptation, offre spontanée,
Oui enim dixil Si guis non renatus fueril ex aqua et
: fuite (c. xvi). —
1. Est-il permis de désirer le martyre
Spiritu sanclo non intrabit in regnum cielorum, alia et de le demander à Dieu? —
Oui certes; aussi saint
sententia islos fecil exceptas, ubi non minus generaliler Grégoire, mot de saint Paul,
commentant le I Tim., m.
dixit Qui me confessus fueril coram hominibus, confi-
: Qui episcopatum desiderat, bonum opus desiderat,
tebor et ego eum coram Pâtre meo, qui in cœlis est ; et ajoute que Paul a prononcé ces paroles à l'époque
alio loco Qui perdideril animam suam propter me,
: où celui qui commandait le peuple chrétien était
inveniel eam. P. L., t. xli, col. 381. —
Aussi l'Église le premier à marcher au martyre. Ainsi pense saint.
ne prie pas pour les martyrs, elle les invoque, et le Thomas d'Aquin, II a -IF,q. clxxxv, a. 1, ad l um .

pape Innocent III, citant saint Augustin, In Joannem, — D'ailleurs le Christ nous a encouragés au martyre.
tract, lxxxiv, a pu dire Injuriant facil martyri, qui
: I Petr., n, 21. Nous avons de nombreux cas de l'anti-

orat ]>ro martyre. Les théologiens discutent pour savoir quité chrétienne qui nous montrent les aspirations
si cet effet du martyre est produit ex opère operato, ou •
les plus véhémentes vers cette preuve suprême de
s'il est produit ex opère operanlis et provient de l'acte l'amour de Dieu. Les théologiens n'ont aucune peine
de charité contenu dans l'acceptation du martyre, à montrer que le désir du martyre ne comprend nulle-
229 M A K T Y H E N OTI ,
N CANON Q I 1 I
E 230

nu'iit l'acceptation du péché commis pur le persécu- Verricelli, De apost, mission., tit. i, q. ix, sect. v,
teur ni la moindre complicité avec lui. Le caïd, de n. que la parole de Matth., \, 2:i, n'est pas un
15, dil
I Hiria l'appelle l'œuvre Ja plus parfaite de suréroga- précepte, mais un conseil ou une permission, car la
t ion. Estius peut dire fort justement Non enim : fuite est parfois préférable. Ainsi les premiers apôtres
desiderant tutus malos diaboli uut malorum hominum pouvaient éviter la persécution sans scandale pour les
serf, prœsupposita illorum malitia, desiderant ipsas fidèles et répandre de la sorte l'Évangile. De même,
afllictiones, quœ, ut taies, a l)eo sunt. et proinde bonté. ceux qui se sentent faibles c'est ce que dit Remigius,
:

2. L'acceptation de la mort est-elle de l'essence du cité par Abulensis (A.Toslat) Licenlia fagiendi con-:

martyre'.' — Certainsne requièrent aucune accepta- venu infirmis in fide.quibus concedit pius magister. ne,
tion de la mort. Hurtàdo déclare qu'un homme qui si se ullro ad martyrium protulissent, fortassis positi in
dormirait ou serait aliéné serait martyr, pourvu tormenlis negarent.
qu'il soit juste et qu'il soit tué en haine de la foi. .Mais On discute le cas de celui qui a promis de revenir
cette opinion est généralement rejetée comme peu en prison; est-il tenu de rentrer s'il prévoit qu'il sera
conforme à Matth., xvi. 24, Qui ouït venire post me. injustement misa mort? Cajétan l'affirme, car revenir
nbneget semetipsum et tollat crucem suam et sequtdur me. est un acte de courage, donc un acte de vertu, ma-
3. Cette acceptation de la mort doit-elle être actuelle tière apte au serment d'autres le nient, sous prétexte
;

nu peut-elle être virtuelle ou habituelle, ou même inter- qu'il n'y a là aucune matière à vertu ni de patience
prétative? - L'intention interprétative ne saurait être ni de fidélité.
admise, car il est moins vraisemblable de présumer du persécuteur(c.x\u).
6° Provocation Enrègle gé- —
l'acceptation des tortures et de la mort que celle du nérale, il provoquer le persécuteur;
n'est pas permis de
sacrement de l'extrême-onction. L'acceptation actuelle ainsi l'enseigne saint Thomas, II a -II a q. cxxiv, a. 1, ',

est évidemment la meilleure. La virtuelle suffît, c'est- ad 3 um La raison, c'est qu'on se rendrait coupable
.

à-dire l'acceptation qui n'a pas été rétractée et qui de complicité et de présomption. Pour expliquer les
influe sur l'acte. pourrait même dire que l'accepta-
On cas contraires que contient l'histoire de l'Église, il faut
tion habituelle suffît, ce qui signifie qu'on aurait autre- invoquer une inspiration spéciale de l'Esprit-Saint,
fois désiré le martyre, puis, sans plus y penser, on soit pour convertir les assistants, soit pour confirmer
ferait quelque chose de méritoire qui entraînerait les les faibles. Mais dans la pratique, comment recon-
coups des ennemis de la foi, comme de prêcher l'Évan- naître si ces provocations proviennent de Dieu ou au
gile. Benoît XIV cite le cas de Juvénal Ancina, évèque contraire de la légèreté et de la présomption? On le
de Saluées, empoisonné par un prêtre à qui il avait reconnaîtra par les miracles subséquents, par la per-
reproché sa conduite scandaleuse; il ne fut pas admis sévérance dans la confession de la foi jusqu'à la mort,
comme martyr parce que l'acceptation de la mort par les vertus héroïques et surtout l'humilité habi-
ne put être prouvée, puisqu'il avait bu la coupe sans tuelle de celui qui s'expose à la mort, enfin par les
soupçonner le poison qui le ferait mourir. circonstances et les mobiles de cette décision extraor-
4. Est-il permis de s'offrir spontanément à la mort? dinaire.
— Cette manière de faire était interdite dans l'antique Benoît XIV
distingue sagement entre les provoca-
discipline de l'Église, cependant étaient exceptés tions au moment même du martyre et celles qui le
ceux qui avaient eu la faiblesse d'abjurer et qui vou- précèdent. Ces dernières sont généralement des impru-
laient réparer leur faute; d'ailleurs nous avons de dences condamnables, qui reviennent « à tirer les
nombreux exemples de martyrs qui s'offrirent eux- oreilles d'un chien qui dort ». Les premières, au
mêmes aux persécuteurs et que l'Église n'a nullement contraire, ne font qu'affirmer l'intensité de la foi et
blâmés. Les théologiens admettent que l'inspiration du du courage du martyr, c'est' le cas des Machabées, de
Saint-Esprit peut expliquer cette initiative ainsi que saint Etienne, de tant d'autres.
plusieurs autres causes, parmi lesquelles saint Tho- Apropos du fameux canon du concile d'Elvire,
mas cite le zèle de la foi et la charité fraternelle. Hurtado fait remarquer justement que si les chrétiens
Verricelli exige une cause grave et proportionnée. sont mis à mort pour avoir détruit les idoles ou les
De 'tpostol. mission., tit. De fide, q. ix, sect.iv, n. 43; il temples des païens, ceux-ci seront présumés avoir
dit qu'il faut tenir compte de deux éléments de la : agi par légitime défense et non par haine de la foi.
disposition de celui qui s'offre, nam in deliciis nutri- La provocation est licite s'il apparaît qu'elle^ pro-
tus. carnis viciis irrelilus, temere lapsus periculo se vient d'une inspiration du Saint-Esprit, ou si les cir-
e.vponil et hic tentai Deum, et de la lin qu'il se propose : constances montrent que le serviteur de Dieu devait
Qui enim ultimate et primario martyrium intendit, agir de la sorte pour le bien de la foi et de la religion,
illicite agit, estque id circoneelliones imitari, quare ou par commandement de l'autorité publique. Nous —
finis primarius débet esse Dei gloria, fidei exaltalio, n'appellerons pas provocation au persécuteur la pra-
persécutons confusio, infidclium conversio, Ecclesiw tique de certaines vertus qui peuvent attirer la per-
ex, fidelium confirmalio. sécution, comme l'acte de Tobie ensevelissant les
6 Peut-on fuir la persécution ? —
Tertullien ne l'ad- morts tués en haine de la religion.
mettait d'aucune manière, mais son opinion person- 7° Résistance du martyr, sa patience et sa constance
nelle ne prévaut nullement contre l'opinion commune jusqu'à la mort(c. xvin). Un des cas les plus intéres-

île l'Église. La fuite, de soi, est permise selon Matth., sants et des plus discutés est de décider si le martyre
\. 2.'i. Le Christ nous en a donné l'exemple. Saint suppose la non-résistance à la mort.
Lierre. Act., xn, a fui sur le conseil de l'ange la prison Ce qui fait hésiter, c'est le passage de la If'-II*.
et la mort que lui préparait Hérode. Saint Paul a q. cxxiv, a. 5, ad 3"
m où saint Thomas semble indi-
,

fui par une fenêtre pour échapper au roi Arétas, quer que l'on peut considérer comme martyr le soldat
II Cor., xi, 33, et l'on connaît la fuite célèbre de saint qui meurt dans une guerre entreprise pour la défense
Athanase échappant aux ariens, lue pareille fuite ne de la foi. On a beaucoup discuté sur ce point pendant
doit nullement être assimilée à une négation de la la grande guerre, et il est pénible de constater que,
foi, c'est plutôt une confession virtuelle, puisque c'est loin de faire avancer la question, la plupart de ceux
l'acceptation de grands maux, comme l'exil, par qui ont pris part à cette contro erse semblaient
attachement à la foi. ignorer les éléments de la question, tels qu'ils sont
Par contre, les évêques et ceux qui ont charge réunis avec une sage diligence et honnêtement discu-
dame, ne peuvent pas fuir si leur fuite risque d'ame- tés par Benoit XIV. - Saint Thomas s'exprime
ner la dispersion du troupeau. P'-II a q. lxxxv, a. 5.
', plus clairement encore, In I V mn Sent dist XI.IX. , ,
231 MARTYRE, NOTION CANONIQUE 232

q. v, a. .'i, quœst. 2, ad 1
1""' : Cum quis propter bonum sence de signe contraire, ainsi lecard. Petra, le card. de
commune non ad Chrislum mortem sustinet,
relation Lauria. Mais il faut distinguer la persévérance interne
aureolam non meretùr sed, si hoc referatur ad Chrislum,
: et la persévérance externe. La première n'est connue
aureolam merebitur et martyr erit; ni pote, si rempu- que de Dieu: la deuxième est soumise au jugement de
blicam defendat ub hostium impugnatione, qui /idem l'Église qui conjecture l'autre parcelle-ci. Il faut donc
Chrisli corrumpere moliuntur et in tuli defensione que les paroles, les signes et les faits prouvent la
mortem sustineat. Ainsi Sylvins, Paludanus, saint persévérance externe. Telle est la discipline tradition-
Antonio, Capisucchi, Hurtado. nelle de l'Église.
Dans cette opinion, il faut une guerre entre fidèles Qu'on n'objecte pas l'exemple de saints vénérés par
et inlidèles, non pour motif politique, mais pour cause l'Église comme martyrs sans qu'on ait pu constater
de religion; alors ceux qui luttent pour défendre la leur persévérance jusqu'à la mort, tel saint Julien,
religion contre les infidèles meurent martyrs, car la dont saint Chrysostome narre le martyre, P. (i., t. l,
mort leur est infligée en haine de la loi. lit leur résis- col. 071 Altalo sacco, et arena compléta, cum in cum
:

tance n'est pas un obstacle à leur titre de martyr, car, scorpiones, viperas et dracones injecisset, cum illis et
disent ces théologiens, ils luttent non primario pour sanctum injecit cl in mare demisit. Mais il est naturel
défendre leur vie, mais pour la cause de l'Église et la de conjecturer la persévérance jusqu'à la mort en se
vraie foi contre les adversaires du Christ ils rie défen- ; fondant sur ses actes et sa conduite jusqu'au moment
dent leur vie que secundario en tant qu'elle est néces- où il est enfermé dans le sac.
saire à l'Église et à la foi chrétienne. Par ailleurs on pourrait objecter ce que nous avons
D'autres, trouvant peut-être cette distinction quel- admis plus haut que la volonté habituelle suffit pour
que peu subtile, réduisent le martyre à l'acceptation le martyre; dès lors que penser du cas d'un homme
de la mort dans l'intervalle qui s'écoule entre la bles- qui a désiré le martyre, puis qui, n'y pensant plus,
sure et la mort, ainsi Capisucchi, ou mieux au cas est tué en haine de la foi? Dans ce cas, il est évident
de soldats chrétiens tombant entre -les mains des infi- qu'on ne peut prouver la persévérance jusqu'à la lin :

dèles et sommés d'apostasier, puis, sur leur refus, mis mais Benoît XIV distingue sagement le martyr coram
à mort, ainsi les Salmanticenses. ("est ce qui arriva Deo et le martyr coram Ecclesia. On peut l'être dans
vers l'an 1250, comme le raconte une lettre du roi le premier sens, sans l'être dans le second. Ajoutons
saint Louis, Gesta Dei per Francos, t. i, p. 1199. Dans que certains auteurs exigent pour prouver la persé-
un tel cas, rien ne manque pour un vrai martyre et la vérance interne des miracles postéiieurs à la mort;
lutte qui a précédé n'empêche pas le martyre. C'est mais cette opinion ne s'impose pas, car l'Église qui ne
d'ailleurs un cas lout différent de celui proposé par juge que de l'extérieur est fondée à prouver les senti-
le cardinal de Lauria, d'un homme condamné à mort ments internes par les signes extérieurs.
pour de vrais crimes par un prince infidèle et qui 8° Cause du martyre ex parle martyris (c. xix-xx). —
déclare accepter de mourir pour la foi qu'il professe; II faut encore examiner la cause défendue par celui

car un tel homme n'est pas martyr, puisque celui qui qui meurt. C'est cette doctrine que saint Augustin a
le fait mourir n'agit aucunement en haine de la foi. souvent exposée contre lesdonatistesquise glorifiaient
Ce cas difficile et vraiment controversé est celui d'avoir, eux aussi, des martyrs : Recte ista dicerentur
de soldats qui luttent et résistent dans une guerre a vobis quivrentibus marlyrum gloriam si haberetis
entreprise pour la foi. C'est pourquoi dans la cause martyrum causam. Non enim jelices, ait Dominus, qui
du bienheureux Josaphat, archevêque de Polotsk, les mata ista patiuntur, sed qui propter Filium hominis pa-
auditeurs de la Rote firent remarquer que beaucoup tiunlur. P. F. A. xlïii.coI 717. Et Chrysostome: Xam
de théologiens refusent d'admettre le martyre quand lalronibus tacerantur latera, et monumentorum perfos-
la victime résiste, se défend, meurt par nécessité, non soribus, et prœstigiatoribus. Yerum idem patiuntur et
par volonté, et tombe parce que ses forces sont inca- martyres. Facta quidem sunl eadem, ceterum animus et
pables de triompher de ses ennemis. Ainsi Raynaud. causa, cur luec fiant, non est eadem; eoque plurimum est
de Lauria, Lessius, Maurus, Gotli. La raison en est discriminis inter hos et illos. Siçut igitur in illis non
que le martyr doit imiter le Christ qui rendit témoi- tormentum tantum expendimus, sed prius animum et
gnage à la vérité en souffrant, non en luttant et en causam, ob quam cruciatus inferuntur, consideramus;
résistant, selon la parole de I Petr., xi, 23. C'est ce et ob id martyres amamus, non quod crueienlur. sed
qu'affirme Tertullien, Adv. Morrionem, 1. IV, c. xxxix, quod ob Chrislum cruciatus feront ; contra latrones
c'est le cas de saint .Maurice et de ses compagnons detestamur, non quia puniunlur, sed quod ob malejada
do la Légion thébaine. Jadis un texte de saint Basile, puniuntur. P. (i., t. xlviii. col 874.
Epist., clxxxviii, Ad Amphilorhium, décida l'em- Il faut donc mourir pour la foi, ce qui comprend

pereur Phocas à renoncer à demander la canonisation non seulement ce qu'il faut croire, mais aussi ce que
de soldats morts en luttant contre les ennemis de la la foi nous enseigne qu'il faut pratiquer, et par consé-
foi chrétienne. De même on n'a jamais placé au quent pour l'exercice de toute vertu tombant sous le
nombre des martyrs ceux qui moururent pendant les précepte. C'est ce qu'on appelle profession de foi in
croisades. Il est vrai que l'on pourrait répondre qu'ils facto, cf. ID-ID, q. cxxiv, a. 5, et In I Y
um Sent.,
ne furent pas tués en haine de la foi. dist. Xl.IX.q. v, a..'5, ad 9 um et InEp. adRom., c. vm,
,

On oppose en sens contraire certaines paroles qui lect. 7 : Patitur eliam propter Chrislum non solum qui
assimilent aux martyrs les soldats tombés pour la palitur propter /idem Chrisli, sed etiam qui patitur
cause de la foi, mais rien ne force de prendre le mot pro quoeumque justifia- opère pro amore Chrisli.
martyr au sens strict dans ces discours destinés à Celui qui confesserait la foi chrétienne par vaine
enflammer le zèle des combattants. Voir le cas spé- gloire, pour acquérir la célébrité, pour obtenir un
cial de saint Procule, protecteur de Bologne, qui est culte et être rangé parmi les martyrs, ne serait pas un
minutieusement discuté. vrai martyr, car son acte ne serait pas moralement bon.
Tout le monde est d'accord pour exiger, chez le Sans doute, le mouvement de vaine gloire n'est, de soi,
martyr, patience et la constance jusqu'à la lin,
la ainsi que péché véniel, niais ce serait péché mortel que de
qu'il est dit dans l'hymne de l'office de plusieurs mar- subir la mort dans un but de vaine" gloire.
tyrs: Voir aussi De civ. Dei, XXII, ix, 9 et X, xxi. Pour constituer le martyre, il ne suffit pas d'ac-
Il faut que le martyr ait persévéré jusqu'à la mort cepter la mort 1. pour une vérité connue par lumière
:

Mais comment prouver cette per-


invicte et patienter. naturelle (Benoît XIV cite les cas de l'existence de
sévérance? Certains admettent qu'il suffît de l'ab- Dieu et de l'immortalité de l'âme, qui sont des vérités
,

MAHÏYHK. Il IS'IOI RE 234

naturelles, mais qui ont une connexion intime avec acharnée provint des empereurs les meilleurs et les
la foi, et qui/ saint Thomas appelle des préambules plus romains.
la foi);-
; i 2. pour un opinion révélée, connue par Mais si les chrétiens fuient poursuivis par déro-
une révélation particulière; 3. pour une opinion non gation à la tolérance dont les Romains couvraient
encore définie par l'Église (Benoit XIV cite l'imma- ordinairement toutes les religions, en vertu de quelle
culée conception qui était encore discutée de son loi le furent-ils? Sur ce point les historiens discutent.

temps); - I. ni pour un bien ethniquement bon : hichesne parle des 0] igines si obscures de la lé^is
I

conserver le secret d'un ami; 5. ni pour une asser- lation persécutrice. » Les origines chrétiennes, p. 115.
tion qu'on croit faussement appartenir à la révélation. Certains la font remonter à Domitien vers la fin
9 Les faux martyrs hérétiques ou schismatiques du premier siècle (Dion Cassius, i.xvn, 13; Suétone,
(c.xx). — On peut distinguer deux cas, selon que l'héré- Domitien, 1(1). On admet assez généralement qu'elle
tique meurt pour défendre son hérésie, ou qu'il meurt date de Néron, à la suite de Tertullien qui ne craint
pour un point de doctrine commun avec la vraie foi. pas de l'appeler Institutum neronianum. Ad Nat., i, 7.
Le second cas est le plus intéressant, mais même Néron, ceci est assuré, prit prétexte de l'incendie de
alors le patient ne sera pas considéré comme martyr, Rome pour l'attribuer aux chrétiens et en fit un
car, (iit Benoît XIV, même s'il meurt pour la vérité, affreux massacre. Tacite, Annales, xv, 4-1.
il ne meurt pas pour la vérité proposée par la foi, Certains ont pensé que les chrétiens étaient pour-
puisqu'il n'a pas la foi. Durand admettait chez l'héré- suivis au nom du droit commun, comme suspects
tique qui nie un point de foi un habitus surnaturel, mais de magie, de sacrilège ou lèse-majesté, ainsi Le
informe de foi cette opinion est communément rejetée
: Riant, Les persécuteurs et les martyrs, Paris, 1895;
par les théologiens. Celui qui n'a pas la foi, ne peut Gorres, Realeneyclopaedie der christ!. Allerlùmer, t. i.
mourir pour la foi. Benoit X IV parle ensuite de l'héré- p. 215 Dartigue-Pérou, Marc-Aurèle dans ses rapports
;

tique invincibiliter, c'est-à-dire de celui qui est « de avec le christianisme, Paris, 1897. Mais cette thèse,
bonne foi » dans l'erreur; s'il meurt pour un vrai point de contraire à la tradition, est également démentie par
foi, peut-il être considéré comme martyr? I enoît XIV les faits historiques: elle est aujourd'hui abandonnée.
répond par une distinction importante: il le sera coram Mommsen, Der Religions) revelnach romischem llecht,
Deo, mais non coram Ecclesia. Il le sera coram Deo, Historische Zeitsehrift, 1890, t. i.xiv, p. 389-429,. suivi
pourvu qu'il soit habituellement disposée croire tout ce par Ad. Harnack, art. Chrislenverfolgungen, dans la
qui lui serait proposé par l'autorité légitime, car il n'est Realeneyclopaedie de Herzog-Hauck, et Veis, Christen-
pas coupable d'après la parole de saint Jean Si non: verfolgungen, (ieschichte ihrer Crsachen im Rômerreiche,
penissem et Iccptus fuissem eis, peccatum non haberent, Munich, 1899, a prétendu que, pendant les deux pre-
xv, 22: il ne le serait pas coram Ecclesia qui ne juge miers siècles, les magistrats usèrent contre les chré-
que de l'extérieur, et qui, constatant l'hérésie externe, tiens de leur droit de coercition. Les chrétiens pas-
en est réduite à conjecturer l'hérésie interne. On voit saient pour des sujets dangereux à cause de leur
combien cette distinction proposée par l'éminent conduite, de leurs paroles et de leurs opinions. Dès
canoniste peut donner satisfaction aux plus difficiles. lors chaque préfet ou gouverneur pouvait user contre
Mais une fois qu'elle est admise pour reconnaître eux d'un droit de police illimitée, appelée coercition.
comme martyr coram Deo l'hérétique invincibiliter qui La coercition ne prévoyait ni forme de procès ni peine
meurt pour défendre un point de doctrine commune déterminée, le fonctionnaire n'était lié par aucune
avec la vérité catholique, ne faudra-t-il pas le recon- règle. Ceci expliquerait que la condamnation n'est
naître encore s'il meurt avec la même sincérité pour ordinairement basée sur aucun autre grief que le fait
défendre une assertion erronée qu'il croit appartenir d'être chrétien. Cette thèse, on ne sait trop pourquoi,
au Credo chrétien? On voit par ces exemples combien a été considérée par certains catholiques, comme
la notion du martyre qui semble, à première vue, très diminuant la significatiori du martyre chrétien. Elle
claire et nettement délimitée, pose en réalité de nom- a été vivement combattue, et par des arguments
breuses questions auxquelles il est difficile de répondre qui ne sont pas tous d'ordre historique.
avec certitude. Aussi est-on revenu, dans quelques milieux, à l'an-
III. Histoire du Martyre. — 1° Les temps pri- cienne tradition d'après laquelle les chrétiens furent
mitifs. — 1. Cause des martyres. Les chrétiens dès le temps de Néron, condamnés en vertu d'une
vécur ent dur a nt deux ,sièclesj>t_demi, depuis le mas- loi particulière proscrivant le christianisme Chris-:

sacre_^>rdjjnn£jMu^s^^ tianosesse non licet. Ainsi le déclareraient Tertullien,


rance de 313, expo sésjt ja persécution. La guerre reli- Méliton de Sardes et Sulpice-Sévère, Chron. II, 29.
gieuse connut cependant des accalmies. Ce fait de .Mais ces affirmations sont ou bien tardives, ou bien
la persécution acharnée est d'autant plus surprenant imprécises; et la question ne semble pas résolue.
que le Romain se montrait très tolérant et respectait Intéressante au point de vue de l'histoire, elle
Us dieux des diverses nations. n'a pas, au point de vue théologique, l'importance
Mais les chrétiens furent d'abord confondus avec les qu'on a voulu lui attribuer. Voir ci-dessus, col. 226,
juifs et héritèrent de l'antipathie dont souffraient ceux- ce qu'en pensait déjà Benoit XIV.
ci. Vers_JJiixu5(J, l'empereur Claude avait banni de 2. Les décrets de persécution. —
Au second siècle
Ponjc. les juifs, jwiwos impnlsore Chresto assidue la législation se précise en se modérant. Nous avons le
luînultuantes. Suétone, Claude, 25. Ce n e fut qu'u ne texte du rescrit de Trajan dans Pline. Ep., x, 96.
iourte tempête, dans laquelle les chrétiens d'origine Le rescrit adressé en 112 au gouverneur de Bithynie
juive furent englobés. Les juifs furent admis de nou- déconseille de poursuivre d'oflice. mais commande de
veau, mais le christianisme ne bénéficia pas de la condamner les accusés qui se reconnaissent chrétiens
tolérance accordée au judaïsme, car il n'avait aucun et refusent de sacrifier: sentence confirmée en 121
caractère national, sa foi, sa morale, son culte s'adres- parle rescrit d'Hadrien à Minucius Fundanus, pro-
saient à tous sans distinction de race et de nationalité. consul d'Asie, Eusèbe, H. E., [V.ix.les rescrits d'An-
En devenant chrétien, on cessait d'être romain. Le tonin entre 147 et 163 à diverses cités de .Macédoine,
christianisme était une menace pour le culte de l'État de Thessalie et de Grèce, ibid., IV, xxvi, 10 (citation
et son extension risquait de ruiner le paganisme officiel. de Méliton) et le rescrit de Marc-Aurèle en 177 au
Personne n'admettait alors que Home, et avec elle légat de la Lyonnaise. Ibid., V, xi, 17.
l'Empire romain, pût subsister sans les dieux natio- Saint Justin, Apol., i, 4, 7, H et Tertullien, ApoL,
naux : ainsi s'explique que la persécution la plus 5-8, attaqueront sans peine l'illogisme de cette déci-
235 MARTYRE, HISTOIRE 236
sion qui interdit de poursuivi e les coupables et néan- sonnés. //. /.'., VIII, ii. Le deuxième ordonne que tous
moins ordonne de les condamner s'ils sont accusés. les chefs des Églises soient jetés en prison, VIII, vi,
Mais l'illogisme n'est -il pas le correctif imposé par le 8. Le troisième prescrit de libérer ceux des ecclé-
bon sens à tous ceux qui s'engagenl dans une fausse siastiques qui consentent à sacrifier et ordonne coTïïTe
voie et qui craignent de s'y aventurer trop loin? les autres les supplices les plus cruels. VIII, vi, HT.
D'ailleurs, comme le lait justement remarquer En 304, l'édit de Dèce est renouvelé contre tous
P. Allanl, cette sentence montre que la profession les chrétiens. C'est une guerre d'extermination. Elit-
du christianisme ne supposait l'inculpation ou la cesse en Occident à la suite du partage de l'Empire
présomption d'aucun crime de droit commun, sans qui suit l'abdication de Dioclétien, elle continue en
quoi le lait de renier la foi chrétienne n'aurait pas Orient avec Galère et Maximin Daîa. En 306, ceux-ci
suffi à entraîner l'acquittement. publient un 5 e édit pour prescrire à tous le sacrifice
De plus il est permis de voir une volonté providen- par appel nominal. Eusèbe, De mari. Palestine, iv,
tielle dans cette législation exceptionnelle qui fai- 8. Ce fut, dit Eusèbe, un orage inexprimable. En
sait dépendre la condamnation à mort de la seule 306, e édit promulgué par Maximin Daîa multipliant
volonté de ceux qui s'y exposaient par leur fidélité les proscriptions, lui 311, Galère malade se croit puni
à la foi chrétienne. Le martyre deviendra, de la.sorte, par le Dieu des chrétiens (Lactance, jcxxiv), et publie
Je plus beau et le plus méritoire triomphe de la liberté un édit en leur faveur. \ sa mort, Maximin recom-
morale. Les chrétiens peuvent jusqu'au dernier mo- mence la persécution. Mais l'ère des persécutions
ment échapper au supplice. Leur couronne n'est plei- allait bientôt finir en 313, l'édit libérateur de Milan,
:

nement glorieuse que parce que leur mort est acceptée appliqué en Occident au mois de mars, fut affiché
volontairement. en mai à Ni comédie après la défaite de Maximin par
m
Au 1 siècle, à partir de Septime-Sévère, cf. Spart ien,
'
Licinius. Le christianisme, par son courage intrépide
Vita Severi, 17, chaque persécution est précédée par contre les persécuteurs, avait chèrement conquis sa
un édit qui ordonne de poursuivre les chrétiens et liberté.
de les mettre en demeure d'abjurer. Le nombre des Principaux mobiles des persécutions.
3. a) Pré- —
chrétiens était devenu trop considérable on interdit : juges populaires. —
A l'origine, confondus avec, les
seulement les conversions nouvelles et l'on restreignit juifs, les chrétiens partagent leur impopularité; plus
Jes poursuites aux convertisseurs et aux nouveaux con- tard, c'est encore pire; ils sont accusés d'athéisme,
vertis. C'est alors que Clément d'Alexandrie est forcé Justin, Apol., i, 6; n, 3; de haine du genre
de s'enfuir et que ses élèves sont mis à mort. Eusëbe, humain, Tacite, Annales, XV, 44; d'adorer une^tète
H. E., VI, i, iv. A Carthage a lieu le martyre de sainte d'âne, Tacite, Hist., V, 4; de commettre des crimes
Félicité et de ses compagnons. —
Maximin, en 235, odieux incestes, repas de Thyeste, Minucius Félix.
:

limite les poursuites aux principaux chefs. H. E., VI, Octavius, ix Tertullien, Apol., 8; Origène, Contra
;

xxvin. Ainsi sont déportés en Sardaigne le pape Pon- Cels., IV, 27. Cependant aucun chrétien ne fut jamais
tien et l'antipape Hippolyte qui rachètera son schisme condamné en jugement régulier pour de tels forfaits.
parla gloire dumartyre. —
Dèce, en 250, élargit la pour- Le peuple Jes rendait responsables des calamités
suiteet l'applique à tous sans exception tous devront,
: publiques Si Tiberis ascendit ad meenia, si Silus
:

à jour fixé, sacrifier aux dieux. Ceux qui n'auront pas non ascendit in arua, si cœlum stetil, si terra mouit,
obtenu le libellus, gage de. leur apostasie, subiront si famés, si lues, statim Christianos ad leonem! accla-
:

soit le bannissement avec confiscation des biens, soit matur. Tertullien, Apol., 4. On les nommait Hosles ;

la mort. Les procès pourraient être rapides; les juges publici cleorum, imperatorum, legum, morum, naturœ
Jes traînent en longueur dans l'espoir d'obtenir le tolius inimici.
reniement par la persuasion ou par la torture. Saint b) Préjugés d'hommes d'État. —
Il faut tenir compte

Cypiien écrit « Ceux qui veulent mourir ne viennent


: de l'étroit formalisme du droit romain. La loi défencT
pas à bout de se faire tuer». Epist., iau,2. Dèce veut « la superstition nouvelle >, les chréti ens tombai ent
obtenir l'apostasie plus que la mort, il cherche à sous la loi de lèse-majestjL(/.e.r Julia majestatis) Jioûr,
« détruire les âmes, non les corps Saint Jérôme, Vita
. assistance aux assemblées nocturnes, pour partici-
Pauli eremilœ, m. pation à des associations interdites (hetœriiv, cceliis
Valérien tente une nouvelle lactique et procède, illiciti), pour refus d'offrir à l'empereur l'ence ns et les
non plus par masse, mais par séries. En 257, il ordonne libations en lui donnant le titre de Dieu (împietus in
aux évèques et aux prêtres de sacrifier sous peine principes), crimes punis de la décapitation pour les
d'exil, défend aux chrétiens de participer aux réu- gens de condition élevée, du bûcher ou de l'exposition
nions liturgiques sous peine de mort. Saint Cypiien aux bêtes pour les gens moindres. Paulus, Sentent., V,
comparaît alors devant le proconsul d'Afrique, saint xxxix, 1. Lljne reprochera aux chrétiens de Iiithynie
Denys d'Alexandrie devant le préfet d'Egypte. H. E., leur désobéissance, leur entêtement, leur inflexible
"
VII, xi. En 258, l'exil estremplac; parla peine de mort
:
obstination, Epist., x, 97; Marc-Aurèle_, leur ôpj"^
immédiate contre les membres du clergé; pour les niàtreté, leur superstition sans mesure, Pensées, xi, 3.
chrétiens de condition, confiscation, dégradation et Valérien dénonce les chefs d'une coalition dange-
mort pour les hommes, exil pour les femmes, poul- reuse
ies Césariens (affranchis de la maison impériale) confis- c) Certaines raisons personnelles. — Néron fit attri-
cation et réduction à l'état de serfs de la glèbe. Résul buer aux chrétiens l'incendie de Rome pouïjîêgag|r
tat :à Rome, martyre du pape Sixte II et de ses sa propre responsabilité. Maximin les persécuta en
diacres; à Tarragone, de Fructueux et de ses diacres; haine de son prédécesseur, Alexandre-Sévère, qui les
à Carthage, de Cypiien. La mort de Valévien amena avait favorisés, Eusèbe, H. E., VI, xxvm Dèce, par :

la fin de la persécution et Gallien rendit à l'Église ses aversion personnelle contre Philippe; Valérien était
biens. H. E., VII, xm. Mais Aurélien aurait rendu en occultiste et fut entraîné parles délations intéressées
274 un nouvel édit, qui précéda sa mort de quelques des devins qui avaient sa con fiance. Ibid., VII, x,
mois. Lactance, De mort, persec, vi. comme pai sa cupidité. Saint Ambroise, De o/fic,
Dioclétien, après s'être montré bienveillant, lance II, xxvm, Dioclétien fut déterminé par d es rép onses
i

successivement trois édits. En 303, le premier ordonne d'haruspices, au dire de Lactance, De. mort, pers., xi;
que les églises soient rasées, les saintes Écritures Galère, par les conseils de sa mère, vieille paysanne
livrées aux flammes, les chrétiens de condition élevée fanatique, qui avait été prêtresse. Ibid., xn.
privés de leurs honneurs, les gens du peuple empri- 4. Culte des martyrs. En principe, les lois romaines
.

23: MA RTYRE, II1STOI RE 238

privaient de sépulture les condamnés à mort; en fait bunal, el l'on sera, je crois,persuadé qu'il ne. faut pas
cependant, les cadavres étaient accordés aux proches pousser trop loin l'opinion de Dodwell, et qu'en sup-
qui les demandaient. Avec quelle ferveur les chré- posant même qu'à chaque fois et en particulier, il
tiens réclamaient les reste: précieux de ceux qui périt peu de victimes, réunies, elles doivent former
avaient donné leur vie pour la foi Parfois ils les enle-
! un nombre considérable.
vaient en secret et les ensevelissaient avec respect. On oppose un texte d'Origène, Contra Cclsum, III,
Au jour anniversaire de la mort, depositio, on se 8 « Ceux qui furent mis à mort pour la foi
: chrétienne
réunissait auprès du tombeau, cf. Martyrium l'oly- ont été peu nombreux et sont faciles à compter, car
carpi, x vin, on célébrait le saint sacrifice et on faisait Dieu ne voulait pas que toute la race des chrétiens fût
des distributions aux pauvres. La liste des anniver- anéantie. « Mais cette expression peu nombreux ne doit
saires célébrés dans chaque église sera le germe des être prise que dans un sens relatif, c'est-à-dire par
martyrologes. On ne prie pas pour Ls martyrs, rapport au (otal des chrétiens, et de plus il faut
S. Augustin, Serm., cccix, 1. on les invoque. Des remarquer qu'Origène écrit en 249 avant la persécu-
lampes brûlaient devant les tombeaux, mais il n'y a tion de Dèce el ne peut y faire allusion.
aucune confusion avec les rites païens. Cf. Yacan- Harnack, Die Mission und Ausbreitung des Chris-
dard, Les origines du culte des saints, dans Éludes de lenthums, 1 « Un regard
ri '
édit., p. 345, ose dire :

critique et d'histoire religieuse, IIP série, Paris, 1912. jeté à l'aide des ouvrages de Tertullien sur Carthage
L'Église procéda à des enquêtes, surtout depuis le et l'Afrique du nord, montre qu'avant l'année 180 il
m' siècle. Quand les hérésies se développèrent, il fallut n'y eut dans ces régions aucun martyr, et que depuis
séparer les martyrs orthodoxesdes hérétiques. L'Église lors, jusqu'à la mort de Tertullien, elles n'en comptè-
refusait de reconnaître comme martyrs ceux qui avaient rent, même enjoignant laNumidie etles Maurétaniss,
provoqué la colère du persécuteur par quelque acte guère plus de deux douzaines. » Ces deux douzaines
inconsidéré. S. Augustin, Breviculus coll. eu m donat., représentent sans doute les chrétiens de Scillium
m, 25.
III, d'une p:;rt el de l'autre Perpétue, Félicité et leurs
On se partageait les reliques : sang recueilli sui- compagnons, tous martyrisés entre l'an 180, date
des linges ou avec des éponges, huile des lampes à laquelle Tertullien déclare que « le glaive n'a pas
brûlant près du tombeau. On se recommandait à encore été tiré contre les chrétiens », Ad Scapulam,
l'intercession des héros avant et après leur martyre. 3, et sa mort, (iependant il y eut d'autres martyrs,
On désirait être enterré auprès d'eux. La superstition car, en 197, Tertullien nous parle de nombreux
pouvait même se glisser parfois, puisqu'une inscrip- fidèles attendant en prison l'heure d'être mis à mort.
tion d'une basilique romaine proteste contre les excès Ad Martyres, l,et d'autres encore qui ont été lapidés ou
d'une dévotion peu éclairée « Ce n'est point par le
: brûlés par la foule ameutée des païens, Apol., 37, de
voisinage du corps, c'est par l'âme que nous devons beaucoup d'autres qui ont péri par le glaive, le feu.
approcher des Saints ». Bull, di arch. crist., 1864, les bêtes, les fouets. Apol., 11, 12, 31, 50.
p. 33. Pour les chrétiens massacrés en 64 par Néron,
5. Xombrc des martyrs. —
Ce nombre est impossible Tacite, Ami., XV, 44 et saint Clément, / Cor., vi,
à évaluer, même d'une façon ;pproximati\e, mais la indiquent «une grande multitude. » En 95, sous Domi-
tradition et l'histoire attestent qu'il fut très élevé. tien, Dion Cassius, Hist. Romaine, lxvii, 14, en men-
H. Dodwell, le premier. Dissert. Cyprian, ix, De tionne « beaucoup », de même saint Jean. Apoc, vi,
paucilale martyrum, Oxford, 1684, tenta une apologie 9-11. SousTrajan, la fureur populaire en fit mourir un
des empereurs romains et relégua les martyrologes au « grand nombre », sans compter ceux qui tombaient

nombre des fables inventées parles moines. Ruinart, victimes d'un jugement régulier. Eusèbe, H. E., III,
Acta primorum martyrum sincera et selecta, Paris, 1689, xxxiii, % « D'innombrables martyrs » dans le monde
lui répondit victorieusement. Il n'essaya pas cepen- entier subirent la mort sous Marc-Aurèle. Ibid., Y, i.
dant de justifier le chiffre fantaisiste de 11 millions Les proconsuls et les préfets ne pouvaient suffire à
donné par le P. Florès, De inclylo ugone martyrum, toutes ces condamnations. Septime-Sévère fit couler
1. IV, c. m, et résultant des calculs d'Arias et de le sang à flots; on crut à la venue de l'Antéchrist;
<ieiiébrard, ni surtout de 2 millions st demi pour la Eusèbe, VI, n, 3. Dèce, que Lactance appelle «un
seule ville de Rome, Gaume, Les trois Rome, Paris, monstre exécrable », n'épargna ni âge, ni sexe, ni
1 848, t. iv, p. 591
, ni même de revendiquer, pour Rome condition; « le sang coulait par torrents », affirme
seule, 700 martyrs à chaque jour du calendrier. Cf. S. Cyprien, Episl., vin,
Boldetti, 'Osservazioni sopra cimiteri dei SS. Martin Sous Gallus « une multitude innombrable de mar- »

ed antichi cristiani di Roma, Rome, 1720, p. 266. Le tyrs reçut la couronne. S. Cyprien, De mortalitate
nombre des martyrs romains serait de 13825 d'après Pendant son règne si court, Valérien versa beaucoup
le .Martyrologe romain, cf. Kraus, Die Blulampullen de sang chrétien, affirme Lactance, De mort, persee.,
der rom. Katakomben, Francfort, 1868, p. 35; il est v. La persécution de Dioctétien « dévasta pendant
réduit par le P. Y. de Buck au nombre, déjà respec- dix ans le peuple de Dieu », aucune guerre n'avait
table, de quatre mille, De phialis rubricatis, quihus décimé à ce point la population. Sulpice-Sévère, Hist.
mart. Rom. sepulcra dignosci dicuntur obseruationes, sacr., II, xxxn; Orose, Ado. pagan., VII, xxii. Le
Bruxelles, 1855, p. 31 sq. glaive était émoussé et les bourreaux exténués
Gibbon reprit en 1776 la thèse de Dodwell, Décline devaient se relayer. Ln Egypte, il n'était pas rare de
and fall of the Roman Empire, c. xvi, suivi par Ernest voir sur une place « trent e, soixante ou cent victimes
»

Havet, Le christianisme et ses origines, Paris, 1884, sacrifiées en même temps. Eusèbe, //. /;.. VIII, IX.
t. iv. G. 1 oissicr, /.(/ fin du paganisme, Paris, 1911, t. i, Renan, L'Église chrétienne, p. 316, dil De Néron
:

1). 457, donne la note juste : » Qu'on songe que la per- a Commode, sauf de rares intervalles, on dirait que le
sécution, avec plus ou moins d'atrocité, a duré deux chrétien vit toujours en avant sous les yeux la per-
siècles et demi, et qu'elle s'est étendue à l'empire spective du supplice. Harnack exprime la même opi-
entier, c'est-à-dire à tout le monde connu, que jamais nion « Sur chaque chrétien pendait l'épée de Damo-
:

la loi contre les chrétiens n'a été complètement abrogée clès; il avait la sensation d'être toujours sous le glaive.
jusqu'à la victoire de l'Église, et que, même dans les même sitombait rarement. » /•<»'• cit., p. 345.
celui-ci
temps de trêve it de répit, lorsque la communauté Le nombre des martyrs fut certainement 1res grand
respirait, lejuge ne pouvait se dispenser de l'appliquer dans la seconde moitié du nr siècle. Il le fut plus
toutes les fois qu'on amenait un coupable à son tri- encore au début du iv". Eusèbe, VI II, n, parle de
239 MARTYRE, HISTOIRE 240
« milliers » ci déclare que le langage humain ne saurait catholiques rie toutes les fonctions palatines ou admi-
exprimer combien de martyrs il y eut flans les villes nistratives, il condamne à l'exil 4.966 prêtres, diacres
et dans les provinces; en Egypte il y eut un très et fidèles. Ceux qui résistent reçoivent 550 coups
grand nombre d'hommes, [xupCot t6v àpi6[ji6v, .sans de verge ou sont brûlés vils. Apres une conférence con-
compter les femmes et les enfants. VIII, vin. tradictoire organisée entre évêques catholiques et
On connaît des exemples d'exécutions en masse : ariens qui tourne au succès des premiers, on essaye
les quarante martyrsde Sébaste, S.Grégoire de Nysse, fie diviser le bloc ries l(><; évêques catholiques en les

Oratio 11 in XL martyres, la I égion thébaine (sur invitant à signer un serment politique habilement
laquelle le dernier mot n'est pas dit ), les habitants d'une formulé les uns signent, les autres refusent. Alors les
:

ville de Phrygie enfermés dans leur église à laquelle premiers sont condamnés à l'exil pour avoir prêté
on mil le feu. Eusèbe, VIII, XI. serment malgré l'Évangile qui semble l'interdire, les
2° -Après la conversion de Constantin. 1. Empire autres sont condamnés aux travaux forcés en Corse
des Perses. La conversion des empereurs ne mil parce qu'ils se sont montrés peu loyalistes envers
pas lin à la persécution, elle ne lit (jue la déplacer. l'héritier présomptif. Victor de Vite, rv, 5. La fureur
Les Perses persécutèrent les chrétiens comme suspects s'exerce aussi contre les simples fidèles. Dionysia est
de connivence avec les empereurs chrétiens. Les per- dépouillée de ses vêtements, placée sur un lieu élevé et
sécutions furent engagées par Sapor II de 340 à 3!)!», fouettée en public. Pendant que des ruisseaux de sang
par Jazgerd I er en. 420, par Bahral V en 421 et 422, coulent sur tout son corps, elle s'écrie » Tourmentez :

par Jazgerd II de 44(5 à 450. Sozomène, //. E., n, 1 ', tous mes membres, mais respectez ma pudeur. » Par
affirme que, sous Sapor II, il y eut KiOOO martyrs son courage, elle donna à presque tous ses coreligion-
dont les noms furent conservés. Cf. .1. Labourt, Le naires la force rie résister comme elle. Ibid., v, 1. Les
christianisme dans l'Empire perse sous la dynastie sas- ariens essayaient de rebaptiser deforce; ainsi firent-ils
sanide, Paris, 1904. Là encore le juge offrait à l'accusé pour l'évêque Habetdeum, mais « cette eau menteuse
de l'acquitter pourvu qu'il consentît à renoncer à sa ne put submerger sa volonté ». Il répondit à celui qui
religion; la torture était employée pour arracher par la proclamait arien malgré lui Il n'y a fie crime
: •

la souffrance le désaveu de la foi! La' barbarie orien- que si la volonté a consenti! Or, ferme dans, ma foi,
tale inventa des supplices plus cruels que ceux infligés j'ai par mes cris confessé et défendu ce que je crois
par les persécutions romaines. et ce que j'ai toujours cru. Après que tu m'as chargé
2. Martyrs faits par les donatisles. - Ce schisme rie chaînes et que tu as verrouillé la porte de ma
qui éclata dès que la paix eut été rendue à l'Eglise et bouche, je me suis retiré dans mon cœur comme dans
qui divisa l'Afrique romaine, remplit rie violences le un prétoire, et là j'ai dicté aux anges les actes de la
IV e siècle et une partie du v. P. Monceaux, Hist. lift. violence qui m'était faite, et je les ai fait lire à Celui
de l'Afrique chrétienne, t. iv, Le donatisme, Paris, qui est mon souverain. » Ibid., v, 12.
li)12, qualifie les donatistes de « diables déchaînés ». Les ariens s'efforçaient de faire apostasier les en-
Les donatisles honoraient comme martyrs ceux des fants. Si quelques mères trop faibles conjuraient leurs
leurs qui avaient succombé dans des rixes engagées enfants d'accepter le second baptême, d'autres les
contre les catholiques, ou même ceux qui avaient été exhortaient à rester fidèles au baptême qui les avait
punis par les magistrats pour des crimes de droit com- faits catholiques. C'est à ce dernier parti que tous se
mun. Ils cherchaient dans le suicide à s'assimiler aux décidèrent, les enfants se montrant, pour une fois,
martyrs. On en vit se précipiter du haut des rochers, plus courageux que leurs mères. Ibid., n, 9. Les catho-
ou se noyer, ou se brûler vifs, parfois en compagnie de liques, restés à Tipasa en Maurétanie, ayant refusé
leurs évêques, ou forcer des passants à les tuer, per- d 'apostasier, on leur coupa la main droite et la langue:
suadés qu'ils iraient ainsi droit au ciel, comme s'ils Victor de Vite, v, (i, affirme qu'ils continuèrent à
avaient confessé la foi devant les bourreaux. parler et son témoignage est confirmé par le comte
S. Oplat, De schism. donat., III, iv, et saint Au- Marcellin, Chron., a. 484; Procope, De bello vand .

gustin nous affirment que ces fanatiques firent de I, vm Victor rie Thune, Chron., a. 479, et Grégoire le
;

nombreux martyrs, évêques, prêtres, fidèles. Les cir- Grand, Dialoy., III, xxxn.
concellions coupaient les bras et les jambes, arra- 3° Réforme. —
1. La tolérance et les protestants.
-

chaient la langue, crevaient les yeux ou aveuglaient C'est une erreur assez répandue que la Réforme aurait
en versant sur les yeux de la chaux mêlée de vinaigre. suscité l'idée de tolérance! L'histoira montre au con-
Voir dans Monceaux le commentaire de l'épitaphc traire que cette idée est née plus tard par réaction
composée par saint Augustin pour Xabor, le diacre contre le paroxysme d'intolérance occasionnée par la
martyr. T. IV, p. 475. Réforme.
3. Les ariens.— Les empereurs ariens persécutèrent Témoins du triste spectacle donné par ces chrétiens
Us catholiques fidèles à la foi de Nicée: saint Atha- qui s'entretuent et de l'impuissance de la violence à
nase, exilé par Constance, raconte le martyre de Paul résoudre les différends religieux, les hommes du
de Constantinople, De fuya, m, avec ses dtux secré- xvir siècle et surtout du xvni* cherchent une nouvelle
taires, Martyrios et Marcien, Sozomène, H. E., îv, formule les uns glissent vers l'indifférentisme et la
:

3; Valens recommença dix ans plus tard 80 prêtres


: tolérance qu'il inspire, les autres s'élèvent à la tolé-
furent embarqués sur un navire auquel on mit le feu rance pratique et raisonnée. Ainsi par des voies
en pleine mer. Théodoret, H. E., iv, 21. —Dans différentes, presque tous aboutissent à des résultats
l'Afrique vandale, il y eut des persécutions déchaînées équivalents.
par les ariens depuis la conquête par Genséric Avant d'arriver à ce résultat, il faut constater
429, jusqu'à la reprise sous .lustinien, 535. Nous en qu'un bon nombre de partisans des idées nouvelles
avons le récit dans l'Itistoria persecutionis Africaas répandues par la Réforme furent décapités, pendus ou
provinciœ de Victor de Vite. Pendant 37 ans, Genséric brûlés par sentence des parlements en France, de
persécute dans un but partiellement politique pour l'Inquisition en Espagne et en Italie, des tribunaux
asseoir sa domination; aussi proscrit-il l'aristocratie de Philippe II dans les Pays-Bas. De même les ana-
et l'épiscopat à cause de leur attachement pour Home. baptistes sont brûlés ou noyés par les villes protes-
Par contre, il donne sa confiance au clergé arien qui tantes de Suisse ou les princes luthériens-d'Allemagne.
persécuta les catholiques tout en évitant de leur Henri VIII, croyant avoir trouvé dans l'anglicanisme
procurer l'auréole du martyre. Pendant sept ans, un juste milieu entre le papisme et le protestantisme,
Ilunéric persécuta avec plus rie violence. Il exclut les se montrera aussi sévère contre les anabaptistes et
!'iJ MAKTYRK. IIISTOI HK 242

les luthériens que contre


catholiques fidèles à
les monastères, le bris des images, la confiscation des
l'autorité de Home. A son tille. Marie, exé-
tour, sa biens ecclésiastiques, l'exil imposé aux prêtres et
cutera les anglicans avec une ardeur implacable. laïques fidèles au catholicisme. Néanmoins il y eut peu
Hume. The History of Ep gland jrom the invasion de sang versé; des catholiques furent mis à mort à la
oj Julius Civsar te the Révolution in 168ê, Londres. suite d'émeutes populaires, d'attentats individuels,
17i)2. vante « la fermeté inflexible qui leur fit braver non de sentences judiciaires. La raison vient surtout
les dangers, les tourments et la mort même ». Bossuet de ce que, dans les contrées allemandes, il n'y eut
parle au contraire de l'entêtement de parti et. dans » guère de résistance à la Réforme, dès qu'elle fut pro-
son Cinquième avertissement aux protestants sur les clamée par les princes.
lettres de M. Jurieu, fait remarquer combien ce cou- < Par contre il y en eut en Suède, où Gustave Wasa
rage forcené ressemble peu à la constance véritable, recourut à l'astuce et à la violence; en Danemark, où
toujours réglée, toujours douce et soumise aux ordres tous les évêques furent incarcérés; en Norvège, où
publics, telle qu'a été celle des martyrs », les évêques durent s'enfuir pour éviter un sort sem-
Mais ceci peut sembler de la polémique. Aujour- blable; en Islande, où un évêque fut mis à mort.
d'hui, le théologien peut juger les protestants morts b) Calvinisme. a. Pays-Bas. — Les Gueux com-
pour leur convictions religieuses avec moins de sévé- mirent des profanations et des atrocités sans précé-
rité et reconnaître que ceux qui moururent avec cou- dent. A la prise de Brielle (1572), les 184 prêtres qui
rage et sincérité, purent avoir le mérite du martyre: refusèrent d'apostasier furent mis à mort. Trois mois
néanmoins ils n'en auront point à nos yeux l'auréole, après, les 19 martyrs de Gorcum furent pendus. Leur
car l'Eglise reste fidèle à la sentence traditionnelle for- admirable mort a été racontée par Estius; ils furent
mulée par saint Augustin Causa, non pœna, martyrem canonisés en 1867.

:

jaeit. Comme l'enseignait à la Sorbonne le futur b. France. Bien avant le crime politique de la
cardinal Perraud « 11 était incontestable qu'ils
: Saint-Barthélémy, des massacres prémédités de catho-
avaient souffert, souffert avec une invincible cons- liques s'accomplirent dans toutes les provinces, Nor-
tance, souffert des supplices semblables à ceux que le mandie, Orléanais, Maine, Dauphiné, Languedoc, Pro-
paganisme expirant avait fait souffrir aux disciples vence. Les huguenots, aidés du baron des Adrets,
du Crucifié. Il y avait là un élément de séduction s'emparèrent de Lyon en l'an 1562, mirent les églises
bien propre à troubler les consciences les plus géné- à sac et chassèrent prêtres et moines. Le cardinal de
reuses. » Le protestantisme sous Charles IX, dans Lorraine pourra dire au concile de Trente « Trois mille
:

Revue des cours littéraires, 1870. Nous pouvons appli- — religieux français ont subi le martyre pour n'avoir pas
quer les mêmes principes aux prêtres assermentés qui voulu trahir le Siège apostolique. » On peut en voir le
mourront Victimes de la Révolution française, expiant détail dans le Theatrum crudeliiatis hiereticorum.
leurs erreurs passées par le refus héroïque d'apostasie. Anvers, 1587. Voir, p. 42, plus de 120 personnes mar-
Si donc le théologien refuse, à bon droit, le titre de tyrisées, en moins de 2 ans, dans le seul diocèse d'An-
martyr à ces hérétiques morts avec intrépidité pour goulême. Citons les jésuites Salez et Saultemouche
leurs convictions religieuses, ce n'est pas qu'il mette que Pie NI vient de béatifier. J. Blanc, Les martyrs
en doute leur courage et leur sincérité, ce n'est pas d'Aubénas, Valence, 1906. Les camisards immolèrent
qu'il méconnaisse l'influence profonde produite par un grand nombre de catholiques dans les Cévennes.
leur mort sur ceux dont ils affermissaient ainsi les Jeanne d'Albret décréta, en 1571, dans son royaume
convictions erronées. 11 y a des points d'histoire qui, du Béarn l'abolition du culte catholique. Bossuet
par leur certitude, échappent à toutes les discussions déclare « Une infinité de prêtres, de religieux, de catho-
:

théoriques. liques de tous états ont été massacrés dans le Béarn


2. Victimes des protestants. - Ces victimes furent par les ordres de la reine. Jeanne, sans autre crime que
beaucoup plus nombreuses que les martyrs de la celui de leur religion ou de leur ordre. » Cinquième
Réforme. avertissement. Le culte catholique n'y fut rétabli qu'un
Bossuet, Cinquième avertissement,
dit fort juste- an après Ledit de Nantes.
ment : « Ceux qui nous vantent
leur patience et leurs c. Suisse. —La Réforme de Zwingle et de Calvin
martyrs sont en effet les agresseurs, et de la manière s'imposa par la violence. Le plus illustre martyr est le
la plus sanguinaire. » Il nous suffit de rappeler som- capucin Eidèle de Sigmaringen assassiné en 1622 et
mairement les principes des réformateurs. Le doux canonisé en 1746. Un des paradoxes les plus curieux,
Théodore de Bèze affirmait avec vigueur Libertas : ne s'expliquanl que par une foncière ignorance de
conseientiarum diabolieum doyma. Luther, Propos de l'histoire, est de nous voir reprocher certaines vic-
table, m, 175, disait Avec les hérétiques on ne doit
: o times du fanatisme de Calvin lorsque sa fureur
pas discuter : il faut les condamner sans
les entendre, aveugle s'étendit même sur les adversaires du dogme
et. pendant par le feu, les fidèles de-
qu'ils périssent catholique.
vraient poursuivre le mal jusque dans sa source, en d. Hongrie. Luthériens et calvinistes se dispu-
baignant leurs mains dans le sang des évêques catho- taient la prépondérance; les catholiques furent per-
liques et du pape, qui est le diable déguisé. » Et sécutés par les deux partis. Tous les chanoines de
Mélanchthon, Opéra, édit. Bretschneider, t. ix. p. 177 : Grosswarden furent massacrés en 1566, pour avoir
Il est très sévèrement commandé par l'Écriture aux refusé de se marier et d'embrasser le nouvel évangile.
magistrats politiques de détruire en tous lieux, à main En 1619, Rakoczy, lieutenant du calviniste Dethlen
année, les statues qui sont l'objet de pèlerinages et Gabor, envahit la ville de Kaschau et fit mourir, après
d'invocations, et de punir par des supplices corporels les pires supplices, le chanoine Crizin et les jésuites
les inguérissables qui conservent avec obstination le Grodecz et Pougracz. Ces trois martyrs ont été béa-
culte des idoles. Calvin. Lettres, édit. Bonnet, t. n.

en 1905.
tifiés
p. 207, recommande de réprimer par le glaive les gens c) Anglicanisme. La persécution commence en
obstinés aux superstitions de l'Antéchrist ». 1535 sous Henri VIII;puis loi de 1547 sous
Ce sont ces principes que l'on vit appliquer contre les Edouard VI; de 1558, de 1563, de 1571. de 1581.
bill
catholiques par les pseudo-réformateurs partout où de 1593 sous Elisabeth, variant les peines et les délits,
ceux-ci arrivèrent au pouvoir. C'est ce que nous allons pour aboutir toujours finalement a la peine capitale.
montrer brièvement. Jacques II essaya de réagir, mais indocile aux conseils
a) Luthéranisme. La Réforme s'opéra par les de modération du pape Innocent XI, il provoqua la
profanations, le sac des églises, la destruction des révolution de 1688. Guillaume III cl Marie remirenl
243 MARTYRE, HISTOIRE JV
en vigueur persécutrices
les lois et y ajoutèrent celles lapidation. Saint André de Chio est décapité en 1465.
de 17(K). La reine Anne lil voler la loi de 1701 contre On connaît des musulmans convertis qui ont subi
les catholiques d' Irlande. un glorieux martyr, tels Martin Formel de Tlemcem
Cependant le mouvement d'opinion qui se propage mis à mort à Alger en 1558, cinq Persans martyrisés
au xviii'' siècle apporte une certaine tolérance dont à Ispahan en 1621.
bénéficient les catholiques. En 1778, sous Georges JII. Les esclaves chrétiens remplissaient les galères de
l'édit de 1700 lui rapporté, lui 1829, l'émancipation l'État a Constantinople, dans le Levant et les États
des catholiques sera obtenue. Enfin Georges V aura la barbaresques. Ils pouvaient recevoir les visites des
mérite de supprimer ce que contenait de blasphéma- missionnaires qui venaient traiter de leur rachat ou
toire le serment prononcé par le roi au jour de son leur apporter les secours religieux. Mais parfois la
couronnement. tolérance faisait place à l'atrocité et plusieurs mou-
Les cruautés exercées contre les catholiques furent rurent avec courage pour la foi chrétienne.
vraiment barbares régime des prisons horribles,
: En 1860, plus de 10.000 maronites du Liban furent
raffinement de supplices: aiguilles enfoncées sous les massacrés par les Druses avec la complicité des Turcs;
ongles des mains et des pieds (!'. Bryant); Jean Ogilvie la France dut intervenir. Kn 1895-96, 100.000 armé-
privé de sommeil pendant neuf jours et neuf nuits; niens furent martyrisés par les musulmans. Pendant
pour l'empêcher de dormir, on le pique avec des stylets la grande guerre la férocité de l'Islam s'exerça plus
et des aiguilles. librement encore; il y eut 1500 000 arméniens massa-
La peine capitale appliquée aux catholiques est crés, parmi lesquels 12 évèques.
celle des crimes de haute trahison; sauf les grands En 1906, près de Tunis, un part i de fanatiques vient
personnages, comme le cardinal Fisher, Thomas forcer les chrétiens a apostasier. Le domestique de
Morus, Margaret Pôle, qui furent décapités, les autres ferme, Del Rio Gesomino, refuse de suivre l'exemple
sont pendus, mais la corde est coupée avant la mort, de ses maîtres et de reconnaître Mahomet comme un
on ouvre le ventre de la victime, on lui découpe les prophète il meurt brûlé a petit feu.
:

entrailles lentement de manière à prolonger l'agonie 5° Schisme (iréco- Russe. - Les l'niates sont des
(Chartreux de 1555). Les martyrs anglais meurent chrétiens de rite oriental qui. au x\i e siècle, abandon-
avec courage, bien plus avec humour, avec joie; aussi nèrent le patriarche de Constantinople pour revenir
leur héroïsme produisit des conversions. à l'unité romaine. Ils donnèrent de nombreux mar-
Le cardinal Allen fonda en 1558 le collège anglais de tyrs, parmi lesquels saint .losaphat Kuncewicz. arche-
Douai, qui donna 160 ecclésiastiques immolés pour leur vêque de Polotsk, massacré à Vitebsk en 1623. et
foi, sans compter ceux qui moururent en prison ou André Pobola, jésuite polonais, brûlé en 1657 et béa-
qui furent punis par l'exil. Le séminaire anglais de tifié en 1853.
Home, fondé en 1575, mérita le nom glorieux de Catherine II fera massacrer en 1768 les catholique-..
Seminarium martyrum. Les Polonais comptent 200 000 victimes, les Russes
4° Islam. —
L'on a parfois exagéré l'intolérance sys- en avouent 50 OOu. Ce fut encore pire après les [lai-
tématique de l'Islam et l'on a oublié que Mahomet tages de 1772, de 1793 et 1795. Huit millions de
avait établi commerègle d'accorder la liberté du culte, Ruthènes furent, de force, entraînés dans le schisme.
moyennant paiement d'un impôt, à ceux qui possé-
le Sous Nicolas I er (1826-1855)," nouvelle persécution
daient un Livre reconnu par lui comme saint, c'est-à- légale qui devient sanglante dès qu'elle rencontre une
dire aux juifs et aux chrétiens. Il est également vrai résistance on parvint à arracher à Rome trois mil-
:

que les lourds impôts exigés des sujets non musulmans lions de Grecs-unis. Il y eut de nombreux martyrs,
décidèrent certainscalifes.pluspolitiquesque religieux, 406 prêtres, les religieuses basiliennes de Minsk (1844).
à s'opposer pour des raisons fiscales aux conversions La persécution continue sous Alexandre II (1855-
de chrétiens. Mais il n'en reste pas moins que le fana- 1881), s'aggrave sous Alexandre III (1881-1894) pour
tisme l'emporta souvent sur l'intérêt. La population s'adoucir sous Nicolas IL lue conséquence inattendue
berbère fut contrainte quatorze fois, par la violence fut l'émigration des uniates répandus par centaines de
des armes, d'embrasser le mahométisme, quatorze fois, mille aux États-Unis, au Canada, au Brésil. En !»().">.
1

elle revint à sa religion; enfin plus de trente mille l'édit de tolérance amena des retours nombreux. La
familles chrétiennes furent déportées dans le désert, persécution bolcheviste s'exerce indistinctement
et les autres n'échappèrent à l'extermination qu'en se contre toutes les confessions chrétiennes.
/étirant dans les montagnes. 6° Kcvolution française. —L'Eglise a attendu plus
Toute tentative d'un chrétien pour attirer un musul- d'un siècle pour examiner les martyrs de cette période
man à sa foi était punie de mort. La même peine troublée où les prétextes politiques se mêlaient aux
atteignait tout musulman qui s'était fait chrétien, et liassions religieuses. Elle a fini par se prononcer sur la
cela jusqu'en 1855, date à laquelle la peine de mort fut réalité du martyre des 16 carmélites de Compiègne,
remplacée par le bannissement. des 4 filles de la charité de Cambrai, des 11 ursulines
Signalons les martyrs du ix siècle au sud de
L'
de Valenciennes. des religieuses d'Orange, du prêtre
l'Espagne. Plus tard, dans le nord de l'Afrique, plus Noël Pinot d'Angers, des trois évêques avec 188 com-
de 200 franciscains sont martyrisés dans la seule pagnons de Paris (martyrs des Carmes), et si 22 vic-
année 1261, et peu de temps après 190 dominicains. times de la rage révolutionnaire ont été rayées au
Après la prise de Saint- Jean-d'Acre par les musulmans dernier moment, c'est afin de supprimer tout prétexte
en 1291, frères mineurs et prêcheurs restent vaillam- à discussion. La liste glorieuse qui vient de s'ouvrir
ment en Palestine, beaucoup cueillent la palme du est loin d'être terminée.
martyre. Le célèbre Raymond Lulle est lapidé en 1315. 7° Missions d'Asie. — 1. Chine.— Le premier martyr
Au xiii c siècle cinq franciscains furent décapités au fut le dominicain François Capillas (1648). Il fut suivi
Maroc; en 1342 sept autres sont mis à mort dans le de beaucoup d'autres, surtout aux xvm c et xix e siècles :

Turkestan. Antoine Neyrot, dominicain, pris par les Pierre Sanz et ses compagnons massacrés en 1747,
pirates et conduit à Tunis, a le malheur d'apostasier, béatifiés en 1893; Dufresse mort en 1815, béatifié en
épouse une musulmane, traduit le Coran en italien. 1900; Clet mort en 1820; Perboyre, l'un et l'autre
Touché par une grâce efficace, il se convertit, béatifiés. En 1900, la persécution des -Boxers a fait
se soumet à une pénitence rigoureuse, retourne 7 à 8 mille victimes. Nulle part les chrétiens n'ont failli
renier solennellement la foi musulmane et expie devant les ennemis de leur foi. Le nombre des chré-
sa faute par une dure flagellation suivie de la tiens a. depuis, décuplé. Home constate officiellement
245 MARTYRE. VALEUR APOLOGÉTIQUE 246

que leur christianisme arrive à l'âge adulte, en leur de Britto. béatifié en 1852. En 1038. le carme Denis, le

donnant des évêques indigènes. frère Bedemptet deux franciscains furent massacrés;
2. Curée. -
La Corée n'avait pas vu de prêtres avant ils ont été béatifiés en 1900. La persécution du Rajah
la fin du xviir siècle. Dès que le christianisme y parait, de Mysore, Tippoo Saïb 17 19-1799) fit mourir plus de
(

la persécution commence. En 1827, on comptait déjà cent mille chrétiens, en réduisit autant à l'esclavage,
plus de mille martyrs. Un vicariat apostolique est imposa circoncision à quarante mille.
la

fondé en 1831. De 1866 à 1870, on compte 8 mille mar- 8° Afrique. —


1. Abyssinie. - Christianisée dès le
tyrs (Just de Brctenières). Dès que la liberté est iv° siècle par Frumence, éveque sacré par saint Atha-
rendue, les conversions se multiplient. nase, l'Abyssinie dut aux circonstances de devenir
3. Jupon. — Depuis la prédication de saint François monophysite. Au xnr siècle, douze dominicains ame-
Xavier en 1549, les persécutions se succédèrent avec nèrent de nombreux retours à l'Église catholique: leur
de courtes accalmies. Citons les célèbres martyrs de zèle fut récompensé par le martyre. Au XVI e et au
Nagasaki en 1622. On estime à trente mille le nombre xvii e siècle, des missionnaires jésuites, envoyés à leur
des chrétiens martyrisés en la seule année 1024. tour, versèrent leur sang pour la foi. Des franciscains
L'atrocité des supplices dépassa en raffinement ceux iPères Agathange et Cassien) envoyés par le fameux
de l'antiquité. L'Église du Japon qui avait, dit-on, Père Joseph subirent le même sort: ils furent béatifiés
atteint 1 800 000 membres au xvr siècle semblait en 1903. Au xix siècle, de nouvelles persécutions
complètement anéantie en 1858. La France obtint par furent suscitées contre Mgr de Jacobis et se> fidèles.
un traité le droit d'élever des églises nécessaires au A partir de 1889, l'empereur Ménélik rendit une cer-
culte chrétien. Le Père Petitjean arrivant à Nagasaki taine liberté au catholicisme.
en 18(55 eut la joie de trouver des villages entiers où se 2. Afrique Centrale. —
Lavigerie envoya en 1879
perpétuaient depuis deux siècles le souvenir et les ses Pères Blancs dans le royaume de l'Ouganda. Le
rites d'une religion qui avait donné tant de martyrs. roi Mouanga proclama d'abord la liberté religieuse,
Vingt-six furent canonisés en 1807, 205 furent béa- puis, changeant d'idées, résolut d'anéantir le catholi-
tifiés, à la grande joie de l'Église universelle. La persé- cisme. Il y eut un grand nombre de martyrs qui mou-
cution reprit de 180? à 1871: plusieurs milliers de rurent avec courage et que l'Église a élevés sur les
catholiques furent exilés ou déportés. Beaucoup mou- autels. Le protectorat anglais fit cesser la persécution.
rurent à la suite des privations et des tortures. La 9° Amérique. —
Il y eut au xvn e siècle des religieux

complète liberté religieuse fut enfin accordée par la espagnols ou portugais martyrisés dans l'Amérique
Constitution de 1889. méridionale par les Indiens. Plus célèbres furent les
4. Indo-Chine .
—Peu de missions s'honorent d'un si martyrs du Canada, jésuites, sulpiciens, prêtres des
grand nombre de martyrs et comptent aujourd'hui missions étrangères, capucins. Pie XI vient de béati-
plus de fidèles. Le premier martyr de la Cochinchine, fier les jésuites, Jogues, Brébeuf, Lallemant et leurs
André, fut décapité en 1044. Au Tonkin, la persécu- compagnons massacrés au Canada par les Iroquois,
tion éclata en 1090, en 1712, en 1721. En 1798 la en 1646-1648.
Cochinchine et le Tonkin, réunis en un même État, 10° Océanie. —
II y eut des persécutions dirigées
recommencèrent la persécution. En 1838, les martyrs contre les missionnaires de Picpus par les méthodistes
furent particulièrement nombreux, parmi lesquels les introduits aux îles Sandwich dès 1820. On connaît
évêques Borie, Ignace Delgado et Hénarès. Le terrible le martyre du mariste Chanel H841) dans l'île de
Tu-Duc lança en 1851 un édit qui se terminait ainsi : Fontouna, béatifié en 1889; l'héroïsme du Père Da-
•>
Les prêtres européens doivent être jetés dans les mien, apôtre des lépreux. Mgr Ecalle et ses compa-
abîmes de la mer ou des tleuves, pour la gloire de la gnons furent massacrés en débarquant dans l'île
vraie religion; les prêtres annamites, qu'ils foulent ou Isabelle de l'archipel, Salomon (1845). L'.année sui-
non les croix, seront coupés par le milieu du corps, vante, trois autres maristes furent massacrés par les
afin que tout le monde connaisse la sévérité de la loi. indigènes de l'île San-Christovan. En 1855, le Père
Après le nouvel édit de 1855, la France intervint, Mazucconi des missions étrangères de Milan fut mar-
mais ne put empêcher un redoublement de persécu- tyrisé.
tion de 1857 à 1862. Les évêques Diaz et Berrio-Ochoa. C'est ainsi que dans tous dans tous les
les siècles et
les prêtres .laccard, Vénard, Néron, 115 prêtres anna- pays, on rencontre même
animosité contre l'Évan-
la
mites, une vingtaine de religieuses indigènes, près de gile, le même courage intrépide chez les disciples du
5.000 chrétiens donnèrent leur vie pour Jésus-Christ. Christ, préférant la mort même la plus cruelle au
Le traité de 1852 obtint la liberté religieuse de reniement de leur foi.
l'Annam .Mais le Tonkin vit encore de 1883 à 188Ô IV. Valeur apologétique du témoignage des
martyriser 15 missionnaires, 18 prêtres indigènes, martyrs. —
Il appartient au théologien d'examiner

123 catéchistes, 270 religieuses, 35.384 chrétiens. la valeur apologétique du témoignage rendu par les
Nulle part le sang des martyrs ne fut plus fécond. Les martyrs dans les différents siècles et les divers pays.
chrétiens se comptent aujourd'hui par centaines de Tout le monde connaît la parole célèbre de Pascal •

mille et forment les missions les mieux organisées. « Je Crois volontiers les histoires dont les témoins se

5. Inde. - - Évangélisés dès la première heure, les font égorger. Mais cet argument n'a de force que s'il
chrétiens de l'Inde ne sont connus d'une façon pré- est présenté avec certaines conditions qu'il nous faut
cise que depuis la conquête des Portugais à la fin du préciser.
xv siècle. Noyés au milieu de 59 millions de musul-
1
Ainsi G. Boissier, La fin du paganisme, Paris, 1907,
mans, de 7 millions de bouddhistes, de 220 millions de t. i,p. 544, comprend mal notre argument lorsqu'il lui
brahmanes, les catholiques dont le nombre ne dépassa refuse toute valeur apologétique « Nous pouvons :

jamais deux millions furent persécutés par ces diverses conclure avec d'autant plus d'assurance que la ques-
religions. Les protestants hollandais qui supplan- tion n'est pas, à proprement parler, une question reli-
tèrent les Portugais ajoutèrent leur intolérance plus gieuse. Elle le serait si on pouvait affirmer (pie la
perfide et non moins cruelle. Les premiers mission- vérité d'une doctrine se mesure à la fermeté de ses
naires franciscains furent martyrisés par les musul- défenseurs. Il y a des apologistes du christianisme qui
mans en 1521: peu de temps après, le dominicain l'ont prétendu: ils oui voulu tirer de la mort des mar-
Jourdain Catalini de Sévérac. Chaque année donne tyrs la preuve irrécusable que les opinions pour les-
plusieurs noms glorieux au martyrologe, lui 1638, quelles ils se sacrifiaient devaient être vraies, on ne se
le navigateur Pierre Berthelot, en 1093 le jésuite Jean fait pas tuer, disaient-ils, pour une religion fausse.
••",-
MARTYRE, VALEUR APOLOGÉTIQUE 248

Mais ce raisonnement n'esl pas juste, et d'ailleurs ceux qui avaient vu le Seigneur, et comment il citait
L'Église en a ruiné la force en traitant ses ennemis leurs paroles. Et tout ce qu'il avait appris d'eux sur le
comme un avail traité ses entants. Elle a fait elle- Seigneur, et sur ses miracles, et sur son enseignement,
même des martyrs, et il ne lui est pas possible de Polycarpe, comme l'ayant reçu de témoins oculaires
réclamer pour les siens ce qu'elle ne voudrait pas de la Vie du Verbe, le relatait en concordance avec les
accorder aux autres. En présence de la mort coura- Écritures. J'avais coutume d'écouter avec attention,
geuse des Vaudois, des liussites, des protestants qu'elle par la grâce de Dieu, les choses qui étaient ainsi expo-
a brûlésou pendus, sans pouvoir leur arracher aucun sées devant moi, les notant non sur le papier, mais
désaveu de leur croyance, il faut bien qu'elle renonce dans mon cœur, et toujours, par la grâce de Dieu, je
a soutenir qu'on ne meurt ([Lie pour une doctrine les repasse fidèlement en moi-même. Eusèbe, //. E.,»

vraie. • V, xx. Il est évident qu'un tel témoignage ne peut être


Remarquons au sujet de cette dernière assertion récusé, mais Irénée ne témoigne pas de faits qu'il a
(lue l'Église ne l'a jamais soutenue, el si quelque apo- vus, et les deux générations qui lui ont transmis les
logiste, à psychologie un peu courte, avait eu la naïveté vérités pour lesquelles il meurt auraient pu altérer
de le faire, il eût élé désavoué par les autres, car nul certains faits historiques; une critique attentive de
ne peut ignorer 'que le courage et la conviction peu- leur conservation fidèle devient donc nécessaire, et
vent accompagner les pires erreurs. La preuve de la combien cela nous paraît plus vrai encore dès que
vérité de la religion par le témoignage des martyrs nous passons aux martyrs des siècles suivants.
est donc plus nuancée et plus délicate que l'argument 2° Critique de cette notion. Aussi le P. Laber-
caricatural justement réfuté par Huissier. thonnière, Le témoii/nage des martyrs, dans Annales
1° \'otion trop restreinte du mot martyr. - Paul de philosophie chrétienne, octobre 1906, a-t-il raison
Allard, Dix leçons sur le martyre, Paris, 19(1(5, essaie de reprocher à P. Allard un certain « empirisme histo-
d'y répondre, mais cet historien de première valeur rique », qui résulte d'une dissociation trop absolue
raisonne avec moins de sûreté dès qu'il s'aventure entre le fait chrétien et la doctrine chrétienne. Il
dans le domaine de la théologie. Il appuie trop sur le conteste que « les martyrs soient morts pour un fait»
sens original du mot martyre et prend le témoignage mis à part d'une doctrine, et attesté simplement
dans un sens trop exclusivement juridique « selon : comme tel dans sa matérialité »,et l'accuse « de rabais-
l'étymologie du mot, un martyr est un témoin. On ser les martyrs à n'être plus en quelque sorte que des
n'est pas témoin de ses propres idées. On est témoin témoins de faits divers qui viennent devant un tri-
d'un fait (p. 311). P. Allard croit donc pouvoir
> bunal certifier qu'ils ont vu ceci ou cela, tel jour et en
conclure que « tout homme qui meurt pour une opi- tel lieu, pour qu'on dresse procès-verbal de leurs dépo-
nion ne peut être appelé un martyr » et que « les mar- sitions ». Il voit dans cette méthode un appauvrisse-
«

tyrs sont témoins non d'une opinion, mais d'un fait, ment et même une dénaturation du témoignage des
»

le fait chrétien. » martyrs.


Ici, c'est le juriste qui parle et qui prend le mot Était-ce pour attester l'existence de Jésus-Christ
témoin dans un sens restreint, comme à la barre, devant les Juifs que meurt saint Etienne le premier
.l'accorde facilement que les apôtres étaient témoins des martyrs? Là-dessus, les Juifs qui le lapidèrent
au sens strict, témoins d'un fait, car, selon la parole si savaient aussi bien que lui à quoi s'en tenir. De même,
expressive de saint Jean « Leurs mains avaient : lorsque les chrétiens comparaissent devant les tri-
touché le Verbe de Vie. » I Joa., i, 1. Mais cela n'est bunaux de l'empire, ce qui se dégage de leur attitude
plus vrai pour la seconde génération chrétienne et et de leurs réponses, ce qu'ils affirment, ce qu'ils
encore moins pour les suivantes, et cependant leur confessent, c'est leur foi en Jésus-Christ. Et c'est tout
témoignage est à bon droit invoqué par l'apologiste. différent de la certitude empirique de son existence.
Ce doit donc être dans un sens plus large que celui Et c'est toujours là-dessus qu'ils sont condamnés.
adopté par l'éminent magistrat. Le fait attesté par les martyrs - même témoins au
Ainsi quand saint Ignace écrivait « Je sais et je : sens strict —
ce n'est pas du tout un fait pur, un fait
crois qu'il fut dans la chair même après sa résurrec- brut dans sa donnée expérimentale, c'est un fait inter-
tion, et quand
il vint à Pierre et à ses compagnons. prété et restitué à son sens intime, à sa réalité spiri-
Il leur ditTenez-moi et touchez-moi, et voyez que
: < tuelle, un fait dans lequel ils trouvent incarnée la
je ne suis pas un esprit sans corps. Smyrn., 'i, » vérité éternelle du Christ c'est leur foi en cette vérité
;

il affirmait non pas un fait qu'il avait vu, mais une qu'ils expriment.
foi dont il établissait la parfaite crédibilité. De même, Aussi créent-ils la conviction par leur attitude. Ils
quand Polycarpe fut brûlé vif en 155, pour avoir refusé apparaissent comme des hommes qui savent souffrir,
d'apostasier le Christ, il avait répondu au proconsul qui savent mourir. Us sont comme une doctrine
de Smyrne Il y a 80 ans que je le sers et II ne m'a
: « vivante qui s'affirme et qui rayonne. Nous pouvons
jamais fait de mal. comment pourrais-je injurier mon nous en rapportera saint Justin, Apol., n, 12, lorsqu'il
roi ei mon sauveur?
Ce Christ pour lequel il mourait,
» écrit « Moi-même, lorsque j'étais disciple de Platon,
:

il ne l'avait jamais vu, mais « il avait été instruit par entendant les accusations portées contre les chrétiens,
les apôtres, il avait vécu familièrement avec beaucoup et les voyant intrépides en face de la mort et de ce que
de ceux qui avaient vu le Christ, il avait été ordonné tous les hommes redoutent, je me disais qu'il était
en Asie évêque de Smyrne par les apôtres », probable- impossible qu'ils vécussent dans le mal et dans la
ment par saint Jean. Sa foi était fondée, mais il affir- débauche. Quel homme impur et débauché, aimant à
mait des réalités dont il n'était pas le témoin. se repaître de chair humaine, pourrait accueillir avec
Son disciple saint Irénée. à son tour, s'il est vrai- joie la mort, qui le prive de tous les biens? Xe cher-
ment mort martyr, parlant des leçons de son maître cherait-il pas à jouir plutôt de la vie présente? Ne le
Polycarpe, pouvait dire « Ces leçons ont grandi pen-: verrait-on pas se cacher des magistrats, au lieu de
dant que croissait mon âme et se sont identifiées avec s'exposer de son plein gré à la mort? » Et Tertullien,
elle de sorte que je pourrais indiquer l'endroit même
: Ad Scapulam, 5, constate « Bien des hommes,
:

où s'asseyait le bienheureux Polycarpe, quand il nous frappés de notre courageuse constance ont recherché
adressait la parole, décrire ses allées et venues, sa les causes d'une patience si admirable; dès qu'ils ont
manière de vivre, son apparence personnelle, répéter connu la vérité, ils sont devenus des nôtres, et ont
les discours qu'il tenait au peuple, et comment il marché avec nous. » Le même sentiment est exprimé
décrivait ses relations avec Jean et avec le reste de par l'auteur du De I.aude mmtyrum, 5 Je l'ai bien : «
249 MARTYRE, VALEUR A POLOC KTI M E
< 250

compris, un jour que des mains cruelles déchiraient par conséquent une explication différente c'est le fail
:

le corps d'un chrétien, el que le bourreau travail de d'une incontestable supériorité morale et, pour tout
sanglants sillons sur ses membres lacérés, .l'entendais dire, de leur héroïsme surhumain. » M. Didiot, Logique
les conversations des assistants. Les uns disaient :« Il surnaturelle objective, p. 226, s'exprime avec précision :

y a quelque chose, je ne sais quoi, de grand à ne point -


La force démonstrative du martyre n'est donc
céder à ta douleur, à supporter les angoisses. > D'autres qu'accidentellement dans le nombre, elle consiste for-
ajoutaient Je pense qu'il a des enfants, une épouse
:
mellement dans l'intention, la valeur morale, la pa-j
est assise à son lover. Et cependant ni l'amour pater- lience héroïque des suppliciés. >

nel, ni l'amour conjugal n'ébranle sa volonté. Il y a D'ailleurs P. Allard, dans son bel article, Martyre,
quelque chose à étudier, un courage qu'il faut scruter Dictionnaire apol. de la foi catli., t. ni, col. 334-335,
jusqu'au fond. On doit faire cas d'une croyance pour corrige son point de vue primitif et distingue deux
laquelle un homme soutire et accepte de mourir. » aspects du témoignage des martyrs l'aspect histo-
:

Voilà pourquoi derrière la faux qui brisait tant de vies, rique par lequel les martyrs attestent la réalité des
les chrétiens repoussaient plus nombreux, ce qui jus- faits évangéliques et l'aspect doctrinal selon lequel
tifiait le mot célèbre de Tertullien. Apol., 50 Plures
: les martyrs attestent la vérité de la foi chrétienne, el
e/ficimur quolies melimur a imbis, semen est sanguis sont testes fidei christianse, comme dit saint Thomas,
christ ianorum. Et le principe reste toujours le même, II a -II a> , q.
cxxiv, a. -I.
témoin ce païen de Cochin chine, qui, au moment le évident qu'avec celte distinction, la doctrine
Il est
plus terrible de la persécution, se présente chez le devient irréprochable, sauf peut-être quand on pro-
missionnaire en demandant le baptême « Pourquoi
: longe l'aspect historique jusqu'à saint Irénéc, c'est-à-
veux-tu te convertir? Parce que j'ai vu mourir des dire à la troisième génération chrétienne. .Mais une
•chrétiens et que je veux mourir comme eux. J'en ai vu fois cette distinction accordée, et elle devait l'être
précipiter dans les fleuves et dans les puits, j'en ai vu forcément, pourquoi ne pas faire rentrer le premier
brûler vifs et percer de lance. Eh bien, tous mouraient cas dans le second comme un cas particulier rentre
avec un contentement qui me surprenait, récitant des dans le cas général? et nous revenons tout simplement
prières ou s'encourageant les uns les autres. Il n'y a à la doctrine de saint Thomas d'Aquin tous les mar-
:

que les chrétiens qui meurent ainsi, et voilà pourquoi tyrs sont des témoins de la foi chrétienne, ils affirment
j'ai voulu me convertir. » Annales de la Prop. de la foi, avec courage leurs convictions religieuses, mais ce
janvier 18.S0, p. 33. témoignage devient particulièrement convainquant
Ce témoignage des martyrs est essentiellement le quand ils meurent pour attester des faits qu'ils ont
même que celui rendu par la vie chrétienne. 11 a le vus. A ces derniers, et à eux seuls, s'applique la
même sens, il a la même portée que celui qu'ont rendu parole citée de Pascal, comme d'ailleurs la parole de
tous les saints et tous ceux qui, à un degré quelconque, Xotrc-Seigneur, Act., i. S.. Si les autres martyrs conti-
dominant les péripéties, les passions et les misères de nuent à porter le même nom. c'est qu'ils témoignent,
l'existence terrestre, se sont éclairés à la Vérité éter- eux aussi, d'une doctrine, non d'un fait, ou du moins
nelle et alimentés à l'éternelle Bonté. Il n'en diffère du lait dans la mesure où il est compris dans la doc-
que par les circonstances extérieures. D'un côté comme trine pour laquelle ils meurent.
de l'autre, il y a le renoncement, le sacrifice par lequel -1" Divers éléments à considérer. Le Père de Poul-
s'accomplit la renaissance spirituelle, il y a la mort piquet, L'objet intégral de l'apologétique, Paris, 1012,
enfin par laquelle tous nous devons passer. .Mais, tandis détermine avec une précision remarquable la valeur du
que les uns l'acceptent quand les fatalités naturelles la motif de crédibilité tiré du témoignage des martyrs,
leur imposent et qu'elle est inévitable, de telle sorte p. 154 « Les martyrs réalisent, à un degré éminent,
:

que leur acceptation, si manifeste et si édifiante qu'elle les vertus les plus rares et les plus difficiles, dans les
puisse devenir, reste comme le secret de Dieu, les circonstances les moins favorables à leur développe-
autres l'acceptent quand ils seraient à même de l'évi- ment. » Il applique à cette question l'analyse de la
ter. Ce sacrifice prend dès lors un caractère tragique vertu de force faite par saint Thomas d'Aquin dans sa
qui en accentue et qui en marque fortement la signi- Somme théologique, et montre que la force qui doit sou-
fication! C'est ce qui fait sa valeur spéciale de pro- mettre à l'emprise de la raison et du vouloir les deux
sélytisme et de propagation. Il brille avec l'éclat passions de crainte et d'audace, qu'un péril éminent
et la souveraineté de l'éclair. On ne peut pas ne pas de mort fait naître en nous, doit nous maintenir dans
le remarquer. Il ne peut laisser indifférent il
: louche un juste équilibre et nous préserver des exagérations
les cœurs ou les endurcit. contraires. Or les martyrs ont su se défendre contre
Car la liberté de la foi subsiste. Les martyrs ont ces deux ennemis les plus redoutables: l'absence de
beau se dresser devant nous avec leur témoignage de peur, l'intnriiditas ou indifférence devant le danger, et
loi, il n'y a ni démonstration stricte, ni moyen méca- l'excès d'audace ou la témérité.
nique qui puisse faire, par sa propre vertu, que leur 1. Pas d'insensibilité devant la mort. Les martyrs

foi devienne la nôtre. (Test une grâce de lumière et de ont connu la crainte, comme le lait remarquer dom
force, une atmosphère chaude et lumineuse qui nous Leclercq, Les martyrs, t. i, p. I. Ce n'était pas sans
oriente vers l'Auteur et le Consommateur de la foi. une secrète appréhension que beaucoup envisageaient
3° Vraie notion C'est pourquoi le devoir du théo-
-
les heures d'atroces souffrances qui ouvraient le Para-
logien est de préciser les caractères et les conditions dis. Plusieurs témoignages montrent naïvement le
de ce témoignage et de montrer chez les martyrs leur rang que tenait dans les âmes, même bien trempées, la
manière surhumaine de souffrir et de mourir. préoccupation de la souffrance physique. Le Blant,
Comme dit .AI. Dubois dans la Revue du Clergé Les persécuteurs cl les martyrs, c. ix, p. loi',, 107, cite
tramais, art. Le témoiynuye des martyrs, 15 mars 1907, cette vision de saint I-'Iavien :Il me sembla que
>

p. 20 : Il suffti de mettre en relief la supériorité j'interrogeais notre évêque, Cyprien, le premier qui
morale de nos martyrs comparée à ceux des religions eût été immolé avant nous pour le Christ, .le lui
non chrétiennes i et Al. Rivière dans la Hernie pratique demandais si le coup de la mort causait une grande
d'apologétique, ait. Autour de la question du martyre, douleur. .Appelé au martyre, je m'inquiétais de savoir
15 août 1007, p. 011 11 y a dans le cas de nos mar-
: i ce que j'aurais à endurer. Il me répondit Lorsque :

tyrs quelque chose d'extraordinaire qui mérite objec- l'âme est toute dans le ciel, la chair qui soutire n'est
tivement de retenir l'attention, quelque chose de dis- plus la noire, le corps reste insensible quand l'espril
linctif qui les met au-dessus des autres et qui sollicite est Dieu.m Lorsque sainte Vgathonicé sent la
25 1 MARTYRE, VALEUR APOLOGÉTIQUE 252

flamme courir sur son corps, elle cric à trois reprises : p. 243, « une fièvre impossible à dominer ». Au
« Seigneur, aidez-moi, je me suis réfugiée près de contraire dans l'Église, tout reste sain et pondéré.
vous. Leclercq, t. i, p. 71 cl saint Saturnin supplie
» : D'où les règles suivantes a) Ne pas se dénoncer soi-
:

pendant la torture : « Pour l'amour de ton nom, même aux ennemis de la foi. » Nous ne louons pas ceux
donne-moi, ô mon Dieu! la force de souffrir. » qui vont d'eux-mêmes s'offrir. L'Evangile n'enseigne
2. Ce courage des martyrs devant la mort ne pro- rien de pareil. » Martyrium Polycarpi, c. iv. « Chacun
vient nullement d'un mépris déréglé cl coupable pour doit être prêt à confesser sa foi, mais personne ne doit
la vie présente. Chez eux rien du pessimisme absolu courir au-devant du martyre, » dit saint Cyprien.
du stoïcien OU du bouddhiste. Leur mépris des biens Cf. Canons 9 et 10 de saint Pierre d'Alexandrie, P. G.,
qui passent se fonde sur leur foi à l'existence de Dieu, t. xvin, col. 188. —b) Ne pas irriter les païens par
à la divinité de Jésus, à l'immortalité de l'âme, à des outrages à leur culte: - 11 n'est pas permis d'insul-
l'éternité. Ainsi saint Ignace écrivant aux Romains : ter, de soutlleter les statues des dieux. Origène, Contra
« Le monde et ses royaumes ne me sont rien. .Mieux Celsum, VIII, .'58. • Si
: un chrétien abrisé des idoles et
vaut pour moi mourir pour Jésus-Christ que régner a été tué sur le fait, il ne sera pas compté au nombre
sur toute la terre. Je cherche celui qui est mort pour- des martyrs,» dit le concile d'Elvire, canon 60.
nous. Je veux celui qui esl ressuscité pour nous. Ma Tertullien blâmera avec indignation ceux qui ont
délivrance est proche. De grâce, mes frères, ne me acheté à prix d'argent la tolérance du persécuteur,
privez pas de la vie, ne me condamnez pas à mort. mais l'Église sera moins sévère et Pierre d'Alexandrie
Je veux être à Dieu, ne me livrez pas au monde, (can. 12) louera ceux qui ont employé ce moyen
ne m'attirez pas avec la matière. » Leclercq, t. i. pour éviter le danger de l'apostasie et se sont montrés
p. 54. De même quand le préfet demande à Apollo- plus attachés à Jésus-Christ qu'à leur argent.
nius « Tu veux donc mourir? Celui-ci répond « Mon
: » : L'Eglise conseillait la fuite pendant la persécution,
désir est de vivre dans le Clifist, mais je n'ai pas invoquant contre les montanistes le texte de Matth.,
sujet de craindre la mort à cause de mon attachement x, 25. La retraite volontaire accompagnée de la confis-
à la vie. Il n'y a rien de plus désirable, que la vie cation des biens est appelée par Cyprien, De lapsis, '8,
éternelle source d'immortalité pour l'âme qui a mené le second degré du martyre.
une vie honnête. » Ibid., 1. 1, p. 117. Saint Pione, cloué (i. Préparation. —
Les chrétiens se préparent hum-
sur un poteau, déclare « J'ai voulu mourir, afin que-
: blement au martyre « Puisque une nouvelle persécu-
:

tout le peuple comprît qu'il y aune résurrection après tion est proche et que de fréquentes révélations
la mort. » T. n, p. 86. Saint Flavien, avant de mourir, l'annoncent, soyons prêts et armés pour le combat.
disait aux païens : « Même quand on nous tue, nous Ne laissons pas nus et sans défenses ceux que nous
vivons, nous ne sommes pas vaincus, mais vainqueurs encourageons à la lutte, nourrissons-les par la pro-
de la mort, et vous-mêmes, si vous voulez savoir la tection du corps et du sang de Jésus-Christ; ras-
vérité, soyez chrétiens. » sasiés de la nourriture divine, qu'ils trouvent dans
3. Chez les chrétiens, nul orgueil, mais au contraire l'eucharistie leur sauvegarde, leur rempart contre les
l'humilité la plus sincère. La doctrine pour laquelle ennemis. »
ils meurent, ce n'est pas une doctrine dont ils s'attri- Quand l'heure de la torture ou de la mort a sonné,
buent orgueilleusement la paternité. Ce n'est ni par la les martyrs y marchent avec intrépidité, mais aussi
vigueur de leur intelligence, ni par un labeur prolongé avec cette humilité profonde qui les garde de toute
qu'ils en ont reconnu et admis la vérité, mais en vertu vaine présomption. Il était pourtant facile de céder
d'une illumination surnaturelle, à laquelle leurs à l'orgueil en un pareil moment que l'on songe à ce
!

mérites personnels n'ont aucune part :« Et toi, qui contact .mystérieux qui s'établit dans tout supplice
es-tu? » demande le préfet à Évelpiste. —«Je suis public, entre le patient et le spectateur. Celui-ci ne
esclave de César, répond le martyr, mais chrétien, j'ai ménage point ses éloges lorsque le condamné demeure
reçu du Christ la liberté, par ses bienfaits; par sa grâce héroïque au milieu des tourments. N'y a-t-il pas alors
j'ai la même espérance que ceux-ci. » Leclercq, t. i, une singulière ivresse à se voir exposé comme un san-
p. 87. glant trophée à l'admiration enthousiaste des foules'?
Les martyrs gardent une attitude digne et calme;
A. Et ne faut-il pas une vertu éminente pour ne pas
rien chez eux de l'exaltation causée par le fanatisme. s'attribuer tout le prix de la victoire? Cependant, les
Traduits au tribunal, ils défendent leur foi avec intré- martyrs affirment bien haut que, seule, la grâce divine
pidité, avec enthousiasme même, mais aucun signe leur donne la force de supporter la torture, et tout le
ne prouve que leurs facultés supérieures, raison et temps du supplice, joignant l'exemple à la parole, ils
volonté, aient cessé d'agir. Bien plus, leurs réponses ne cessent de prier avec une ardeur inlassable. Qu'il
aux juges révèlent une parfaite liberté d'esprit. Tou- suffise de citer ici les martyrs de Lyon qui, après avoir
jours claires, fermes, précises, pleines de bon sens et confessé leur foi avec intrépidité et subi la torture à
d'à-propos, elles dénotent une parfaite possession plusieurs reprises, non seulement ne permettaient pas
d'eux-mêmes. qu'on les appelât martyrs, mais au milieu d'un flot
5. Pas de témérité: les martyrs, d'ordinaire, ne de larmes, conjuraient les frères d'offrir à leur inten-
s'offrent point d'eux-mêmes à la mort. Aucune exal- tion de continuelles prières pour qu'ils fissent une
tation chez l'ensemble, un devoir rigoureux exécuté bonne fin. Aussi Renan, bon juge en matière d'humi-
avec courage sans excès. La prudence fondée sur lité, ne peut-il s'empêcher d'y voir « l'idéal du mar-
l'humilité pour ne pas s'exposer à la tentation, et sur tyre, avec aussi peu d'orgueil que possible de la part
la charité pour ne pas provoquer les persécuteurs à du martyr ». Marc-Aurèle, p. 340.
commettre un crime. Quelle différence avec le monta- 7. La douceur des martyrs. —La douceur des mar-
nisme qui de Phrygie passa en Occident et séduisit tyrs stupéfiait les païens, habitués à voir mourir la
le puissant esprit de Tertullien! Sombre, toujours haine au cœur; or, cette douceur se manifestait dans
tendu, le montanisme veut qu'on aille au-devant du les conditions les plus opposées à son développement;
martyre. Il condamne, comme un acte de défiance car rien ne favorise la colère comme l'injustice qu'on
envers le Saint-Esprit, tout effort pour se dérober aux subit, et il n'y a pas d'injustice plus révoltante que
persécuteurs. Fuir devant eux est, pour lui, presque d'être condamné à mort quand on se sait innocent. Les
plus coupable encore que d'apostasier, Tertullien, De martyrs se justifient, avec humilité et fierté, de tous
fuga. Pour les fanatiques, le montanisme devient, les reproches qu'on leur adresse au tribunal. Et cepen-
selon la juste expression de Renan, Marc-Aurèle, dant, malgré cette parfaite conscience de l'injustice de
253 MARTYRE M A.SBOTHÉENS 254

leur condamnation, au lieu de maudire, ils bénissent, martyrs avec reconnaissance et avec respect, elle a le
an lieu de haïr, Us aiment cl ils pardonnent. Ainsi les devoir de proposer l'ensemble de leur témoignage
martyrs de Lyon priaient pour ceux qui les faisaient comme un phénomène unique dans l'histoire, et de
si eruellemeiil souffrir. Seigneur, disaient-ils. ne leur demander aux historiens et aux psychologues s'ils
imputez pas ce crime I.eelercq. t. i. p. 105. Quand
1 peuvent expliquer par des causes naturelles la conti-
te bourreau arrive pour décapiter Cyprien, le martyr nuité dans l'attaque, et surtout la continuité dans
donna ordre qu'on comptât à cet homme vingt- l'acceptation de la mort pour la foi. Si ces causes
cinq pièces d'or \ Ihid.. I. ii. p. Uni. Au moment de naturelles font défaut, il y a nécessité logique pour
mourir, Maximilien se tourne vers son père et lui dit : l'incroyant d'étudier avec une sympathique curiosité
Donne aux licteurs mon vêtement neuf, celui que tu une doctrine pour laquelle tant de victimes sont
m'avais préparé pour être soldat. • T. n. p. 155. En tombées avec un courage émouvant, et le croyant y
marchant au supplice, le centurion Marcel dit à Agri- trouve un indéniable réconfort pour sa foi.
cola qui vient de le condamner à mort « Dieu te : R. Hedde.
bénisse. » Et il ne faut voir dans ces mots aucun trait MARZILLAS Pierre Vincent, bénédictin espa-
d'ironie ou d'ostentation, mais le témoignage très sin- gnol, fut professeur à Saragosse et à Compostelle il :

cère d'une vertu que le monde avait jusque-là ignorée : mourut veis 1613. Il écrivit une Paraphrase sur le
la charité chrétienne. Pentateuque, insérée dans l'édition de la Vulgate, avant
Allégresse des martyrs. -
8. Sainte Perpétue est la correction Clémentine, in-fol Salamanque. 1600-
,

gaie dans sa prison « Ayant : été tous condamnés 1610. Il fut plutôt canonisteque théologien, et publia
aux bêtes, nous rentrâmes joyeux dans la prison. » les Décréta sacrosancti concilii Tridentini ad suos
Passio SS. Perpétuée, Felicitatis, vi, 12. Sabine rit en quseque tilulos secundum juris methodum redacta, aux-
allant au tribunal. Passio S. Pionii, 6. Les specta- quels il ajouta les déclarations publiées par l'autorité
teurs sont stupéfaits en voyant Carpos sourire pen- apostolique, telles qu'on les trouve dans les quatre
dant l'interrogatoire, sourire même sur le bûcher. volumes des décisions de la Rote romaine, Sala-
Murlyrium SS. C.arpi. Papyli et Agathonices. Théodo- manque, 1613. L'ouvrage fut prohibé comme conlraire
sie reste souriante pendant la torture, Eusèbe, De aux règles générales.
martyr. Palesl.. vu. Hermès plaisante en marchant au Hurter, Nomenclator, 3 e édit., t. in, col. 579.
supplice. Acta S. Philippi, 13. «C'est avec joie que J. Baudot.
nous confessons le Christ et que nous mourons, » dit MAS (Hilaire du), voir Dumas Hilaire, t. iv,
saint Justin, Apol., i, 39. Saint Cyprien, entendant la col. 1863.
sentence de mort prononcée contre lui, répond avec
joie : Deo gratias. MASBOTHÉENS, secte juive, des débuts de
Dom Leclercq a noté chez les martyrs anglais du l'ère chrétienne. — Son nom est mentionné pour la
temps de la Réforme, ce même sentiment de joie qui première foispar Hégésippe, dans Eusèbe, H. E., IV,
s'exprime au moment de mourir par des traits d'hu- xxii, 5 et 7, P. G., t. xx, col. 380, comme celui de l'une
mour britannique. Les martyrs, t. vu, p. 56. Comme des sept sectes juives esséniens, galiléens, héméro-
:

Jean Ogilvie traversait la ville de Glasgow à cheval baptistes, masbothéens, samaritains, sadducéens, pha-
pendant son procès, les témoins s'étonnaient de son risiens. Aen juger par le silence que gardent sur elle
calme et de sa gaîté « On ne cesse de rire, dit-il, que
: pseudo-Tertullien, De prœscriplione, Philastre de
lorsqu'on n'a plus la tète sur les épaules. » Une vieille Rrescia et Épiphane, il y a tout lieu de penser que le

mégère s'approche du jeune martyr et maudit sa Synlayma d'Hippolyte n'en faisait pas mention, bien
vilaine figure. Ogilvie lui répond « Que la bénédiction : que le docteur romain fût attentif à relever les aber-
du Ciel descende sur ton frais minois, » et voilà la rations doctrinales les plus diverses. A partir du
vieille qui s'excuse et qui demande pardon. Thomas iv e siècle, la lectuie du passage d'Eusèbe a piqué la
Morus demande qu'on l'aide à gravir l'échafaud, « car curiosité de quelques hérésiologues, et les masbo-
pour la descente, dit-il, je ne m'en occupe pas. » Pen- théens ont pris place en divers catalogues d'hérésies.
dant que John Roberts attendait, au pied de la po- En Orient les Constitutions apostoliques les mention-
tence par un jour de décembre, le moment du sup- nent entre les pharisiens et les hémérobaptistes avec
plice, un assistant, pris de pitié, lui offre un bonnet cette explication les masbothéens nient la Provi-
:

pour couvrir sa tête Ne vous inquiétez pas de cela,


: dence, disant que les êtres résultent de réactions
Monsieur, répond-il avec un sourire, je n'ai plus peur automatiques; ils restreignent l'i m mort alité de l'âme :

de m'enrhumer. » Dans sa prison, sa joie était si Mac6w6aîoi ol Trpovouxv apv.iuji.Evoi., èZ, aÙTOO-âfOu 8è
visible qu'il craignait de malédilier par sa trop grande çopâç XsyovTeç xà ovtoc auviaTavai xai. 'j"J"/îjç tï)v àôa-
gaîté. On le rassure en lui disant Vous ne pouvez : vaaîav tcsp'.xôtttovtîç, VI, m, 4, édit. Funk.p. 315.
mieux faire que de laisser voir à tout le monde avec Visiblement l'auteur de cette notice ne sait rien sur
quelle joie vous allez mourir pour le Christ. » Tous ces ces hérétiques et la conjecture qu'il fait à leur sujet
martyrs ont connu et pratiqué jusqu'à la fin la belle pourrait bien provenir d'une fausse étymolo^ie :

parole de saint Paul Dieu aime celui qui donne


: « il ferait dériver leur nom de sebût, volonté. Cf.
joyeusement. » Hilgenfeld, Ketzergeschichte, p. 31, n. 43. Plus pru-
Concluons avec le Père de Poulpiquet, p. 184, que dent, Théodoret, qui a lu leur nom dans Eusèbe, les
la mise en valeur de l'argument tiré du témoignage mentionne avec d'autres sectes juives sans donner
des martyrs suppose le développement des éléments d'autre explication. Hseret. jab., I,i, P. (i., I. i.xxxiir,
suivants 1. La durée de la persécution dans l'Église
: col. 345. Ainsi encore le patriarche Sophrone.dans sa
primitive. —
2. Le nombre des martyrs. 3. Les — lettre synodale à Sergius de Constantinople. P. a.,
diverses conditions sociales des martyrs. 4. Les — t. lxxxvii c, col. 3180.
épreuves morales des martyrs. 5. Les épreuves - Chez les latins une autre étymologie prévalut que
physiques antérieures au supplice. - (i. Les supplices •
l'on trouve dans pseudo-Jérôme, Indiculus de hœresi-
des martyrs. - 7. La continuité ininterrompue des busjudseorum, 1'. 1... t. lxxxi, col. <;:;o et dans Isidore
martyrs dans l'Église au cours des siècles. de St ville. Etym., VIII.iv, t. i.xxxn, col. 207, d'où elle
C'est cet ensemble qui donne à l'argument toute sa est passée dans Honorius Augustodunesis, Liber dea
valeur apologétique et qui fournit au martyre chré- hœresibus, /'. /.., t. clxxii, col. 235 (le texte de Aligne
tien son véritable caractère de miracle moral. L'Église lit Marbonei, qui est certainement fautif). Selon ces
catholique n'a pas seulement le droit de vénérer ses auteurs, Masbothsei dicunt esse Christum qui docuit illos
9.RR MASBOTHEENS MASSARELL] 230

in omnire sabbatizare; le nom dériverail de sabbàl : n'en restait plus que 2 000 à sa mort il fonda un sémi-
;

c'est invraisemblable, mais c'est pourtanl ce qu'onl naire, un hospice. Le roi aimait tant à l'entendre qu'il
adopté les divers auteurs d'encyclopédies. W. Brandi lui demanda encore l'Avenl de 1679 et 1683,1e Carême
a bien montré que le nom de tnasbot héens dérive tout de 1684, l'Avent de 1694. «Tout vieillit ici, Monsieur,
naturellement du mot masbô'ttâ, qui, en araméen lui dit-il, il n'y a que votre éloquence qui ne vieillit
palestinien, signifie baptême, el qu'il faul comparera pas. i En 1695, il prononça le discours d'ouverture de
mas buta, qui, chez les mandéens, désigne les purifica- l'Assemblée du clergé et se retira définitivement dans
tions légales. Ainsi les masbothéens sont des bap- < son diocèse où il mourut le 16 décembre 1703.
tistes » et ne diffèrent sans doute pas des héméro- Mme de Sévigné mettait Fléchier au défi de le sur-
baptistes » qu'Hégésippe mentionne immédiatement passer; Rollin les compare l'un à l'autre Mascaron
: •

après eux. Au début de l'ère chrétienne, il y eut en a beaucoup d'élégance et beaucoup de noblesse; mais
effet plusieurs sectes juives où les bains ou baptêmes, il est moins orné que l'un (Fléchier), moins sublime
soit journaliers soit du moins très fréquents, avaient que l'autre (Bossuet). Traité des études, t. u. Aujour-
une signification religieuse. Il n'est nullement invrai- d'hui, on n'oserait plus mettre en parallèle Mascaron
semblable que des conversions au christianisme se avec Bossuet. Kn disant qu'il fut » populaire en son
soient produites dans ces milieux. Les elchésaïtes, sur temps par ses défauts autant que par ses qualités,
lesquels le dernier mot n'est pas dit, formaient ainsi subtil, enllé, mais grave et lier, avec des éclairs d'ad-
une secte judéo-chrétienne où la pratique des bap- mirable éloquence », .lacquinet a prononcé le jugement
têmes et immersions était fréquente. Ne serait-ce pas définitif.
à eux que pensait Hégésippe quand il distinguait les On a de lui un volume d'Oraisons funèbres, 17uJ:
masbothéens des hémérobaptistes? un Mandement sur la condamnation du livre de Féne-
lon, Explication des Maximes des Saints, grand placard
Les sources anciennes ont toutes été mentionnées dans
l'article. in-folio avec trois vignettes sur bois, 1697; des lettres
Travaux modernes. —
A. Hilgenfeld, Die Kelzergeschichlc imprimées deux à Baluzc, dans Notes pour servir
:

îles Urchristenthums, Leipzig, 1884 (voir. la table alphabé- à la biographie de Mascaron. quinze lettres au même
tique); F. X.Funk, Didascalia el Constltutiones apostolorum, dans Lehanneur; une à Bussy-Rabutin (Corr. de
Paderborn, 1906, 1. 1, p. 314, n. 4; W. Brandt, Die jiidischen Bussy-Rabutin, Lalanne, 1858, t. iv, p. 346); une à
Baptismal oder dus religiiise Waschen und Baden im Juden-
Colbert dans la Correspondance administrative sous
luin mil Einschluss des Judenchristentums = Zeitschrifi /iir
<lie A. T. Wissenschaft, Beiheft 18, Giessen, lî)10 (capi-
Louis XIV, t. iv, p. 98.
tal); du même, art. Masbothseans, dans .1. Hastings., Baluze, llisloria tulelensis, 1717; Belleeombe (André de),
Encycl. o/ Religion and Elhics, t. vin (1915), p. 483. L'Agenois illustré; Batterel, Mémoires domestiques, t. m,
É. Amann. p. 232-308; Blampignon, Mascaron d'après des documents
MASCARON Jules, évèque d'Agen, fils d'un inédits. Correspondant du 10 mai 1870, p. 420; Border,
célèbre avocat au parlement d'Aix, naquit à Marseille La vie de messire Jules Mascaron, en tête des oraisons
funèbres; Bougerel, Hommes illustres, notice 363; Dussaud,
en 1034. Après ses premières études faites au collège
Mascaron, Paris; Ingold, Essai de bibliogr. oratorienne.
des oratoriens de cette ville, il entra très jeune dans
p. 96-98; Labénazie, Oraison funèbre de Mascaron, Agen,
leur congrégation (1050) et fut envoyé au collège du 1704; Tamisey de Larroque, Soles pour servir à la biogra-
.Mans pour professer la rhétorique, puis à Saumur phie de Mascaron écrites par lui-même, Paris, 1863; Lehan-
pour étudier la théologie. Très bien doué pour la pré- neur, Mascaron d'après des documents inédits, thèse pré-
dication, il attira la foule dans l'église Saint-Pierre de sentée à la faculté de Paris, La Rochelle, Siret, 1878;
cette ville, devenue trop petite pour le nombre de ses .lacquinet. Les prédicateurs au XV IL siècle avant Bossuet,
p. 197; Ad. Perraud, L'Oratoire de Erance..., p. 328; VUte-
auditeurs: les protestants mêmes venaient l'entendre,
main, Essai sur l'oraison funèbre, dans l'édition des oraisons
en particulier, Tanneguy Le Fèvre, père de .Mme I)a-
funèbres de Bossuet, Paris, 1851.
cicr, qui lui applique l'éloge que Pline fait d'un ora-
A. Molien.
teur de son temps Procemiutur apte, narrât aperte,
:

ornât excelse, poslremo docet, détectât, afficit. Il prêche


MASCOLO Jean-Baptiste, dont le nom est
transcrit en latin Masculus, naquit à Naples en 1582,
ensuite à Marseille, à Aix, à Nantes, à Paris dans la
entra dès 1598 dans la Compagnie de Jésus, et mourut
chapelle de l'Oratoire de la rue Saint-Honoré et dans
à Naples en 1656. Longtemps professeur d'humanités,
l'église Saint-André-des-Arts; il fait en 1666 l'oraison
puis de rhétorique, il s'exerça tout spécialement dans
funèbre de la reine Anne d'Autriche devant l'arche-
la poésie latine, où il produisit des œuvres qui eurent
vêque de Rouen, François de Ilarlav, qui l'aide à grand succès. Le théologien retiendra seulement ses
entrer à la cour. Mascaron y prêche l'Avent en 1666,
Eruditarum le.'tionum veterum Patrum libri acroa-
le Carême en 1667, l'Avent en 1608, le Carême de
mulici, où il a réuni, surtout à l'usage des prédicateurs,
1669 et 1670, l'Avent de 1671. Il sut dire toute la
les pensées et expressions remarquables de divers
vérité aux grands, tout en ménageant leur suscep-
auteurs ecclésiastiques. Le t. i", in-fol., de 800 p.,
tibilité Il faut, dit-il dans son sermon sur la parole
paru à Venise en 1649, est consacré à saint Jérôme: le
« :

de Dieu, que vous ayez plus de pénétration que je n'ai


t. n, in-fol. de 900 p., Naples, 1652, à saint Augustin; le
de hardiesse; que vous entendiez plus que je ne vous t. in, in-fol. de 560 p., Naples, 1656, à saint Ambroise;
dis. » Sur quoi Louis XIV fermait la bouche aux cour-
un t. iv, sous un titre un peu différent, in-fol. de
tisans offensés « .Monsieur le prédicateur a fait son
:
250 p., Xaples, 1660, est consacré à saint Grégoire de
devoir, c'est à nous de faire le nôtre. En 1671, le roi
»
Nazianze. Il faut encore citer : Gladius ac pugio
le nomma à l'évêché de Tulle. Mascaron prêcha encore
impietatis sioe persecutioncs Ecclesise, in-1", Xaples,
à la cour le Carême de cette année; les bulles ayant
1651. Tout cela sent bien la rhétorique.
lardé deux ans à venir, il prononça à Paris l'oraison
Moreri, Le grand Dictionnaire, édit. de 1759, au mot
funèbre du duc de Beaufort et celle d'Henriette
Mascolo; Feller-Pérennès, Biographie universelle, au mot
d'Angleterre à deux jours 'd'intervalle, puis en 1672
Masculus; Sommervogel, Bibliothèque de la Compagnie de
celle du chancelier Séguier; ensuite étant évèque de Jésus, t. v, col. 666-669, donne le détail des productions
Tulle, cellede Turenncà la conversion duquel il avait littéraires de l'auteur; Militer, Xomenclator, 3« édit., t. ni,
travaillé. .Mme de Sévigné dit « n'avoir rien vu de si col. 1097.
beau que cette pièce d'éloquence ». Il prêche encore au É.'Amann.
Louvre le Carême de 1675, 1679; en 1678 il est nommé MASSARELLI Ange, prélat italien, célèbre sur-
éVêque d'Agen où il travaille à la conversion des pro- tout par le fait qu'il fut secrétaire du concile de
testants; sur les 30 000 qu'il y avait à son arrivée, il Trente (1510-1566). - Né à San-Severino, dans la
257 MASSARELLI MASSILLON 258

Marche d'Ancône, en 1510, il lit à l'Université de dentinum de la Gœrresgeseltscha/t. On trouvera au


Sienne ses études de droit, la quitta avec le titre de 1. 1, lxviii-cxxiv (à compléter par t. il, p. xv-xlix),
p.
doctor in ulroque, se rendit à Rome où il s'efforça de tous les renseignements désirables sur cette produc-
faire carrière, bien que simple laïque. Entré en 1538 tion de Massarelli. Qu'il suffise d'en donner ici un bref
au service de Jérôme Aléander, il le suivit dans sa léga- aperçu :

tion d'Allemagne. A la mort d'Aléander, Massarelli Le journal n° 1, diarium I um publié 1. 1, p. 149-404,


,

passa au service du cardinal Marcel Cervin, 1 er avril contient les souvenirs de Massarelli du 22 février 1545
15 12, qui l'occupa d'abord comme bibliothécaire. au 1 er février 1546, en latin jusqu'au 2 mai 1545, puis
Quand Marcel partit pour Trente, en qualité de pré- en italien. Ce premier journal ne fournit presque rien
sident du concile qui allait s'ouvrir, Massarelli l'ac- sur les actes des congrégations, auxquelles Massarelli
compagna (février 1545). Sans autre situation officielle, n'assistait pas encore. —
Le journal n° 2, diarium II,
au début, que celle de secrétaire du légat, il joua un t. i, p. 405-466, en latin, beaucoup moins important,

rôle considérable dans les préparatifs de l'assemblée contient dans une première partie les documents anté-
et fut au courant de bien des événements. A partir du rieurs au concile, puis un journal des événements
1
er avril
1546, il fut désigné comme secrétaire provi- entre le 6 février 1545 et le 11 mars 1547; il n'est alors
soire du concile: le provisoire dura jusqu'à la transla- qu'un abrégé des n° a 1 et 3. —
Le journal n° 3, dia-
tion à Bologne (mars 1547); à Bologne (mars 1547- rium III, t. i, p. 467-626, en latin, va du 18 dé-
septembre 1549) Massarelli est le secrétaire officiel. cembre 1545 au 11 mars 1547; comme il renferme de
Après la prorogation de cette assemblée, Massarelli nombreux souvenirs sur les congrégations particu-
rentre à Rome, et assiste au conclave qui élit Jules III lières, auxquelles Massarelli n'a assisté qu'à partir du
(8 février 1550). Nommé par celui-ci secrétaire ponti- 1 er avril 1546, il reste à déterminer les sources aux-
fical, il est envoyé à Trente en avril 1551, pour y quelles l'auteur a emprunté ses renseignements pour
remplir les fonctions de secrétaire du concile qui re- la première partie. —
Le journal n° 4, diarium IV,
prend le 1 er mai. L'assemblée ayant été dissoute en t. i, p. 627-873, en latin, est tout entier consacré aux
avril 1552, Massarelli rentre à Rome et reprend ses sessions tenues à Bologne et va du 12 mars 1547 au
fonctions à la curie; il les continue sous l'éphémère 10 novembre 1549. —
Les trois journaux suivants ont
Marcel II, son ancien protecteur (9 avril-l er mai 1555) beaucoup moins d'importance pour l'histoire du
et sous Paul IV (1555-1559). Ce dernier le nomma en concile. Le n. 5, diarium V, t. h, p. 1-148, en latin, est
1557 évêque de Telese. Massarelli, qui était entré dans exclusivement consacré au conclave qui suivit la mort
la cléricature au moment où Jules III l'avait nommé de Paul III et aboutit à l'élection de Jules III; il va
secrétaire pontifical, reçut donc les trois ordres sacré? du 6 novembre 1549 au 8 février 1550. Le n° 6, —
le 18 décembre 1557 et fut consacré évêque trois jours diarium VI, t. h, p. 149-243, en latin, contient les
après. Quand Pie IV ordonna la reprise du concile, souvenirs relatifs aux premiers temps de Jules III,
le nouvel évêque de Telese, qui n'avait pas quitté la 8 février 1550-8 septembre 1551, et ne se rapporte
curie, reprit le chemin de Trente (mars 1561), en qualité à la reprise du concile qu'à partir du 15 avril 1551
de secrétaire de l'assemblée; mais son rôle paraît avoir (p. 223) où Massarelli est expédié à Trente d'extrême
été beaucoup moins important durant cette dernière urgence'. —
Le n° 7, diarium VII, t. n, p. 245-362, en
péiiode. Le concile terminé (décembre 1563), Massa- latin, allant du 12 février 1555 au 30 novembre 1561,
relli reçut l'ordre de faire souscrire par les ayants ne se rapporte lui non plus aux affaires de Trente qu'à
droit les pièces officielles et de transporter à Rome partir de mars 1561 (p. 353), encore est-il extrême-
tous les papiers intéressant le synode. Le 11 décembre ment sommaire la belle ardeur des premiers temps qui
;

1563, il quittait définitivement Trente, pour rentrer faisait rédiger à Massarelli jusqu'à trois journaux
à Rome. Il s'occupa dès lors de mettre au net les actes successifs de la première, période du concile est déci-
conciliaires que la curie avait d'abord l'intention de dément tombée; soit fatigue, soit ennui, soit accable-
publier. La piemière rédaction n'ayant pas plu à la ment, il laisse choir la plume, le 30 novembre 1561,
commission cardinalice chargée de la publication, sur une phrase inachevée. C'est à d'autres mémoria-
Massarelli se remit à l'œuvre, mais ne put la mener à listes qu'il faut recourir pour la dernière partie du
bien; il mourut le 16 juillet 1566, après une courte concile
maladie. Outre rédaction des Actes, et les Journaux, Massa-
la
Il apparaît avant tout à l'historien de la théologie relli, avait de réelles aptitudes aux travaux
qui
comme secrétaire du concile de Trente; et c'est un d'archives, et dont les contemporains goûtaient l'éru-
immense service qu'il a rendu de compiler les actes dition, a laissé en ms. plusieurs études sur divers
volumineux d'une assemblée qui dura si longtemps, et points d'histoire. Le ms. 269 de la Bibliothèque Victor-
qui s'occupa de questions si diverses. A l'art. Trente Emmanuel à Rome contient des documents rassem-
(Concile de), on étudiera la valeur de ces Actes dont blés par Massarelli, sur les pontificats d'Innocent VI,
Massarelli fut le rédacteur. Nous ne pouvons y insister Urbain VI, Grégoire XII, Alexandre V, le concile de
présentement; qu'il suffise de dire que les récents tra- Florence, etc. Quatre mss. des Archives vaticanes,
vaux sur le concile de Trente ont montré, que, dans Arm., xi, t. 43, 44, 45 et Varia Polit., t. 103, con-
l'ensemble, les procès-verbaux de Massarelli repro- tiennent plusieurs études du même auteur sur divers
duisent d'une manière suffisante la physionomie des points 'd'archéologie et d'histoire. De même aussi un
diverses séances. ms. de la bibliothèque communale de San-Severino.
Non moins intéressants, peut-être, que les Actes Analyse sommaire dans Conc. Trident., 1. 1, p. xcvm-ci.
conciliaires sont les Journaux, diaria, qui ont été
tenus par un certain nombre de témoins, et qui ren-
Étude de fond de S. Merkle, dans Concilium Tridentinum.
Diariorum, aclorum, epistularum, tractatuum nova collectio,
seignent sur un grand nombre d'à-côté de l'assem-
Frir>ourg-en-B., 1901, t. i, prolegom., p. lxviii-cxxiv; cf,
blée. Or Massarelli a été un infatigable mémorialiste; t. il, p. xv-xlix Hurter, Nomenclalor, 3° édit., t. m.
;

dans une série de journaux, il a consigné, très sou- col. 95-98.


vent au jour le jour, les événements grands ou menus É. Amann,
dont il a été le témoin. Ces divers journaux, dont plu- MASSILLON, prêtre de l'Oratoire et évêque de
sieurs avaient déjà servi aux anciens historiens du Clermont (1663-1742). I. Vie. —
II. Le prédicateur.
concile, et dont quelques parties avaient déjà vu le III. L'évêque, l'homme.
jour, viennent d'être publiés, avec tout le soin dési- I. Vie jusqu'à la prédication a i.a Cour. — Jean-
rable dans la magnifique édition du Concilium Tri- Baptiste Massillon est né le 24 juin 1663 à Ilyères en

DICT. DE TIIÉOL. CATH. X. — 9


259 MASSILLON 260

Provence, de François Massillon notaire et de Anne hommes, dit-il, sont « lâches plutôt qu'incrédules ».

Brune, dans une maison qui existe encore, 7, rue Raba- Le prédicateur fut moins goûté des courtisans, direc-
tou. Il commença au collège des oratoriens de celte tement atteints, que de Louis XIV qui lui dit J'ai
:

ville ses études qu'il continua à Marseille chez les entendu plusieurs grands orateurs dans ma chapelle,
mêmes Pères qui y dirigeaient une maison depuis 1025. j'en ai été fort content, pour vous, toutes les fois que
En automne 1681, il entra, malgré l'opposition de son je vous entends, je suis très mécontent de moi-même. »
père, à leur noviciat d'Aix « Il était, dit Bougerel,
: De 1699 à 1718, Massillon donne dix-neuf Carêmes
doué des plus belles qualités de l'âme, des agréments dont deux à Versailles en 1701 et 1704 et dix Avents;
de la personne, ayant un fond d'amabilité et de galan- en 1700, il prêche le Carême à Saint-Gcrvais; en 17<i2,
terie. » le Carême à Notre-Dame et l'Avent à Saint-Honoré:

Il philosophie, la théologie,
étudia ensuite à Arles la en 1703, le Carême à Saint-Eustache et l'Avent à
l'histoire, la prédication; en septem-
littérature, la Saint-Germain-en-Laye. Les sermons de ces diffé-
bre 1684, il fait la quatrième au collège de Pézenas rentes stations recueillis par son neveu, le P. Joseph
est envoyé deux ans après à Marseille, où il ne fait que Massillon, qui en bouleversa l'ordre, composent ce qui
passer, professe la seconde à Montbrison en 1687, la est imprimé dans ses œuvres sous le titre de Grand
rhétorique en 1688; puis, à Vienne, où il demeure Carême.
six ans, la philosophie et ensuite la théologie; il y Parmi ces discours,
faut signaler celui sur la
il

reçoit les ordres sacrés, est ordonné prêtre en 1691. Soumission à de Dieu, par lequel l'orateur
la volonté
Il commence à prêcher, tantôt dans la chapelle de commença sa nouvelle station devant le roi, et par
l'Oratoire, tantôt dans les paroisses de la ville; sa véri- lequel il préparait la cour aux grandes vérités qui
table carrière de prédicateur s'ouvre en 1693 par les devaient être le thème du Carême; celui sur la Parole
oraisons funèbres de M. de Villars, archevêque de de Dieu, considéré comme un des meilleurs; sur la
Vienne, et de M. de Villeroy, archevêque de Lyon, Samaritaine, où il montre que les gens de cour allè-
et se ferme en 1723 par celle de la princesse Palatine, guent les mêmes excuses que la pécheresse. Bossuet
mère du régent. Il fait encore en 1693 un Sermon pour qui l'entendit se déclara « très content »; ceux sur la
la bénédiction des drapeaux du régiment de Catinat, Confession et la Communion, d'une sévérité qui paraît
dans lequel vibre le plus éloquent patriotisme. excessive, mais qui s'explique par la légèreté, l'état
Il passe de Vienne à Lyon en 1695, prêche les Domi- d'esprit de ceux à qui ils sont adressés; dans les
nicales dans la chapelle de la congrégation dédiée à la deux homélies sur Lazare ou le Mauvais riche, sur
Sainte Enfance du Sauveur, aujourd'hui église Saint- l'Enfant prodigue, il s'ouvre, même après les Pères,
Polycarpe, et quitte subitement la ville pour s'enfer- une voie nouvelle dans ce genre de prédication.
mer dans la solitude de Sept-Fonts où il ne restera, Massillon commença le Carême de 1704 par le ser-
il est vrai, que de juillet à novembre 1696. Le P. de la mon sur les Dispositions nécessaires pour se consacrer
Tour lui confie alors la direction de la maison de à Dieu par une nouvelle vie, où il flétrit la passion des
Saint-Magloire, transformée en 1620 par le cardinal de grands pour le luxe, les spectacles et le jeu; le premier
Retz en séminaire diocésain et confiée par lui à l'Ora- dimanche, il prêche sur les Vices et les vertus des
toire, à condition d'y entretenir douze boursiers. grands; le mercredi suivant, en parlant de la Vérité
C'était le premier établissement organisé en France d'un avenir, il met les courtisans en face de leurs
d'après les prescriptions du concile de Trente. Mas- éternelles destinées. Dans les sermons sur le Petit
sillon veut y reprendre et y compléter l'œuvre admi- nombre des élus et sur V Impénitence finale, on a relevé
rable des Conférences ecclésiastiques dont saint Vincent quelques traces d'exagération doctrinale; peut-être
de Paul avait été l'initiateur à Saint-Lazare. Nous pourrait-on dire pour les expliquer que Massillon
avons de cette période, 1696-1697, huit Conférences avait été élevé à l'Oratoire dans la crainte d'une morale
aux jeunes clercs sur l'Excellence du sacerdoce, la Fuite relâchée et qu'il voulait en défendre les grands; s'il
du monde, V Ambition, la Communion, le Zèle contre le leur demandait beaucoup, c'est parce qu'il ne les
scandale, la Vocation à l'étal ecclésiastique, l'Usage savait que trop disposés à ne pas donner assez. Le
des revenus ecclésiastiques, la Conduite des prêtres dans discours sur le Petit nombre des élus est resté le plus
le monde. En un très digne langage, il démontre cou- célèbre; quand, après avoir dit que titres et dignités
rageusement à ces fils de famille avides de fortune que, ne servaient de rien, l'orateur se fut écrié « O mon
:

s'ils n'entrent dans l'Église que pour s'y faire une posi- Dieu! où sont vos élus? et que reste-t-il pour votre
tion et occuper un rang, ils se trompent dans leurs partage? » la même scène de désolation qui s'était
calculs. Massillon ne donnera pas de modèle d'éloquence produite l'année précédente à l'église Saint-Eustache
plus ordonnée, plus saisissante, plus communicative; se renouvela dans la chapelle de Versailles, chacun
Maury dira que ces conférences sont « plus riches
: crut sa dernière heure arrivée.
en idées neuves que les sermons ». C'est dans ce Carême que l'éloquence de Massillon
II. Le prédicateur. —
Sept-Fonts et Saint- atteignit son apogée; on admirait en lui une finesse,
Magloire avaient été deux haltes bienfaisantes entre une délicatesse qui charment, qui attachent, qui
la jeunesse et la maturité. Dévoué aux grandes chaires, enchantent. Le roi, très assidu à venir l'entendre, le
Massillon ne peut plus s'y dérober; après un Carême à réinvita.
Montpellier, en 1698, un à la chapelle de l'Oratoire de Massillon cependant ne devait plus remonter dans la
la rue Saint-Honoré, 1699; lié d'amitié avec l'abbé de chaire de Versailles; il allait être victime des suspicions
Louvois, apprécié du cardinal de Noailles, il est invité dont son ordre commençait à être l'objet; des accusa-
à donner l'Avent à Versailles en 1699. Les six sermons tions auxquelles Mme de Maintenon n'était pas étram
répartis différemment dans les éditions, sont les sui- gère s'efforçaient de le faire passer pour janséniste;
vants Le bonheur des justes, La vérité de la religion,
: les succès mêmes de 1704 fournissaient un aliment à la
La conception de la sainte Vierge, Le délai de la conver- jalousie; Chamfort, Fontenelle, Maurepas affectaient
sion, Dispositions nécessaires à la communion, Bien/ails sans aucune raison de soupçonner ses rapports avec de
de la naissance du Sauveur. grandes et respectables familles; peut-être quelques
Massillon, effrayé de l'incrédulité croissante, atta- phrases du sermon sur la Médisance visent les auteurs
quait le mal dans son foyer en s'adressant au cœur, d'attaques odieuses.
dont le dérèglement est la source première; l'impiété Outre les stations qu'il ne cessa de donner à Paris
née de la corruption entraîne l'ébranlement de tous surtout, Carême à Saint-Paul en 1706, à Notre-Dame
les principes qui font les peuples dignes et forts. Les en 1707, etc., il prononça quelques panégyriques dans
261 MASSILLON 2C2

lesquels il se propose avant tout, comme Hourdaluue puise dans un cœur profondément épris de justice,
du de ses auditeurs
reste, l'instruction et l'édification des idées sur la sociologie, sur la politique où sont
sans mettre assez en relief la personnalité de son héros : défendus les droits sacrés de la morale chrétienne.
ainsi dans ceux de saint Louis, de saint Thomas, il II est asurément le plus grand moraliste du
expose seulement les qualités d'âme sans faire valoir xvm c siècle, presque le seul grand, car Vauvenargues
l'influence extérieure. On lui reproche de manquer de et Joubert ne sauraient lui être comparés; par sa
mouvement et de vie; Sainte-Beuve fait observer qu'il profonde connaissance du cœur humain, il rendait ses
entend mieux la morale que l'histoire, et que, dans ces leçons plus prenantes et faisait rougir les grands de
grands sujets, il ne sait pas assez prendre son parti. leur conduite.
Lundi du 3 octobre 1853. III. L'évêque, l'homme. — Sacré le 21 décembre
Massillon eut l'honneur d'être choisi pour prononcer 1718, dans la chapelle des Tuileries, Massillon fut
l'oraison funèbre de plusieurs personnages célèbres : reçu à l'Académie deux mois après, prit possession
le 21 juin 1709, à Saint-André-des-Arts, celle du prince de son siège le 29 mai 1719, mais n'y résida qu'à
de Conty, neveu du grand Coudé, qui avait hérité d'une partir de février 1721. Entre deux, il revint à Paris,
part de son génie militaire, où passe comme un éclair à la demande du Régent, pour s'occuper des affaires
du génie de Bossuet à la Sainte-Chapelle, celle du
; de l'Église de France troublée par les querelles jan-
Dauphin, mort le 14 août 1711, dont, ne pouvant sénistes.
mieux faire, il loua la bonté la critique admira les
: Bien qu'il fut sévère en morale, plus sévère malgré
considérations morales et les éloges de Montausier et les apparences contraires que Bourdaloue, Massillon
de Bossuet; celle surtout dans la même chapelle de ne put jamais être sérieusement accusé de jansénisme.
Louis XIV, où la vue de tantde grandeurs anéanties lui On a incriminé, il est vrai, quelques expressions de son
inspira en commençant ce mot sublime « Dieu seul
: sermon sur les Dispositions à la communion :« Au

est grand »; celle enfin, en 1723 à Saint-Denis, lorsqu'il sortir du tribunal, la communion vous tient lieu de
était évêque de Clermont, de la princesse palatine pénitence. Vous allez de plein pied du crime à l'autel...
épouse de Monsieur, frère du roi, mère du Régent dont C'est un azyme pur; il faut être exempt de levain pour
il loue la sincérité dans la foi, la sollicitude devant les en manger... Ces personnes du monde que les circons-
désordres de son fils. Ses oraisons funèbres ne sont pas tances d'une solennité déterminent à s'approcher de
comme celles de Bossuet de sublimes pages d'histoire l'Eucharistie, ont-elles quitté le vieux levain en se
où l'éloquence grave comme sur des tables de bronze présentant à l'autel. » 2° réflexion. Ou bien encore :

la vie des héros, mais avant tout des études morales « Si la communion ne fait pas naître Jésus-Christ dans

pleines d'applications pratiques, riches de précieuses nos cœurs, elle l'y fait mourir; si elle ne nous rend
observations et écrites avec beaucoup de finesse. point participants de son esprit et de ses grâces, elle
Dans les deux sermons de vêture et les deux de pro- est pour nous l'arrêt de notre condamnation.... Je
fession religieuse que nous avons, dont les destinataires parle de cette foi respectueuse qui est saisie d'une
sont à peu près inconnues et qui ont été certainement horreur de religion à la seule présence du sanctuaire. »
répétés plusieurs fois, Massillon s'attache à faire voir Mais cette rigueur s'explique trop bien par les habi-
les consolations de la vie religieuse, les tentations qu'on tudes de l'auditoire, par les abus très réels qu'il
peut y rencontrer, les devoirs qu'imposent les trois faisait de la sainte eucharistie. La conclusion du pré-
voeux, l'alliance de justice, de sagesse, de miséricorde, dicateur est parfaitement orthodoxe « Vous ne voulez
:

que la vierge chrétienne contracte avec Jésus-Christ. pas m'en exclure, dit-il à Dieu, vous voulez m'en
La morale chrétienne y occupe aussi une grande place; rendre digne; vous ne voulez pas que je m'en retire,
il sait, à l'occasion de la cérémonie touchante à laquelle mais vous voulez que je m'y prépare. » De même, si
ils assistent, rappeler leurs devoirs aux parents et amis. dans la conférence sur la 'Commun/on, on trouve quel-
Massillon, écarté de la chaire royale depuis 1704, ques expressions un peu vives : « Avoir faim de la
devait y remonter en 1718, mais sous Louis XV, aux chair de Jésus-Christ, c'est trouver tout insipide,
Tuileries, pour un Petit Carême seulement. Le Régent hors cette nourriture céleste », elles s'expliquent par
qui l'avait appelé au conseil de conscience le fit nom- les sentiments des jeunes clercs qui regardaient le
mer évêque de Clermont en 1717; avant que d'être sacerdoce comme un honneur non comme un apos-
sacré (il ne le fut que le 21 décembre 1718), Massillon tolat.
prononça dix sermons de 25 minutes environ pour Au contraire, la doctrine de Massillon est tout à fait
l'instruction du jeune roi et des personnes de la cour. antijanséniste : « Si, malgré tous les soins que Dieu a

Il sut y parler en prêtre et rappeler à chacun son de notre salut, nous périssons; c'est toujours la faute
devoir avec une dignité et un tact parfaits. Le Petit- de notre volonté et non pas le défaut de sa grâce. »
Carême est un admirable petit cours conve- Sur le délai de la conversion, I" partie. « C'est Lui
nant au temps, aux lieux, aux personnes, le déve- (Jésus-Christ) que nous honorons en elle (Marie)...
loppement des idées de Fénelon dans le Télémaque, c'est sa puissance que nous réclamons en réclamant
un code abrégé des devoirs des princes. Le précepteur celle de sa sainte Mère, et elle et nous, nous ne sommes
du roi en demanda une copie pour le faire apprendre ce que nous sommes que par Lui. » Sur la fête de
par coeur à Louis XV, copie retrouvée par Blampignon l'Assomption, II e partie. Dans l'oraison funèbre de
qui s'en servit pour corriger les éditions précédentes. M. de Villeroy, il fait l'éloge de Rome « où l'autorité
Le Petil-Carème fut accueilli par les applaudisse- de l'empire et du sacerdoce se trouve réunie dans la
ments de tous, il devint le livre de chevet des personnes même personne ».

de la cour et de la ville qui se piquaient de goût; Un seul texte pourrait rappeler les idées jansénistes,
Voltaire en faisait très grand cas, d'Alembert y voyait au moins en ce qui regarde la cour de Rome Dé
«

le chef-d'œuvre de la chaire. La critique moderne est toutes les merveilles que vous admirez, écrit-il à
un peu plus sévère et, tout en reconnaissant que cette l'abbé de Louvois en mission à Rome, je n'envie que
prédication est « chrétienne et évangélique », lui la consolation que vous avez de pouvoir aller prier
reproche une trop grande absence du dogme. Brune- sur le tombeau des saints Apôtres et d'y respirer les
tlère,Nouvelles études critiques, série II, p. 9 sq. restes d'esprit que leurs cendres inspirent; j'aimerais
si Massillon dans la chaire n'a pas la concision, la mieux les aller puiser là qu'au Vatican. » Lettre du
sublimité de Bossuet et de Bourdaloue, il possède l'élé- 2 janvier 1701. Pauthe est d'avis que « cette lettre
gance, le nombre, l'harmonie qui le rapprochent de avec ses réflexions téméraires et ses sous-entendus
Fénelon cl de Racine. Pour le fond des pensées, il peu révérencieux traduit plutôt chez Massillon
263 MASSILLON 264

ses opinions gallicanes que ses tendances jansénistes ». pour eux ses Discours synodaux, ses Mandements, ses
Massillon, sa prédication, p. 381. Avec non moins de Conférences dans lesquels, il se montre plus pratique
conviction que Bossuet, il défendait les idées renfer- et non moins éloquent que dans ses sermons prononcés
mées dans la Déclaration de 1682 et dans le Discours à la Cour; il est difficile de trouver langage plus
sur l'unité. Il écrit au cardinal de Bissy, successeur persuasif, piété plus grande, compétence plus par-
de Bossuet « Le fond de votre doctrine sur les bornes
: faite. L'évêque y complète l'enseignement donné
des deux puissances, leur souveraineté, leur indépen- par le directeur de Saint-Magloire; tous les devoirs
dance dans l'exercice de leurs fonctions, m'a paru la de la vie sacerdotale y sont rappelés sanctification
:

véritable doctrine de l'Église. » Lettre du 7 décem- personnelle, charité mutuelle, zèle pour tous, en parti-
bre 1734. Et dans l'oraison funèbre de Louis XIV : culier pour les pauvres, les enfants dont il disait :

« Rome est forcée de désavouer par un monument public « Regardons-les avec une espèce de culte, comme
le droit des gens violé et l'outrage fait à une couronne des temples purs où résident la gloire et la majesté
de qui elle tient sa splendeur et la vaste étendue de de Dieu. » Année 1730.
son patrimoine. » Ces idées nous choquent aujourd'hui, Durant dernières années de sa vie, tout en
les
mais elles étaient couramment admises en France revoyant ses sermons qu'il ne voulait cependant pas
à cette époque et Rome ne les avait pas encore con- imprimer, il composait les Paraphrases morales des
damnées. psaumes, dans lesquelles, sans doute, il ne faut point
Toute sa vie au contraire, il lutta contre le jansé- chercher l'érudition d'un Bellarmin; elles sont les
nisme. Jeune professeur au collège de Pézenas, il pures et simples effusions d'un chrétien qui s'élève
résiste à l'évêque d'Agde qui s'opposait au Formulaire, vers son adorable Maître, qui bénit ses perfections,
il entretient de bonnes relations avec les jésuites et les célèbre son ineffable bonté, redoute sa justice, se
cordeliers de cette résidence. Si, vers 1700, il subit un confie dans sa souveraine clémence. Dans ces pages
peu l'influence de M. de Noailles, celui-ci ne tarde pas trop peu connues et qui, sans pouvoir être considérées
à lui reprocher son peu de zèle et lui préfère le P. de la comme des mémoires, révèlent cependant l'âme de
Rue pour l'oraison de son frère le maréchal. De 1712 leur auteur, Massillon laisse voir la sublimité de ses
à 1742, à Paris comme à Clermont, il se voue à l'œuvre sentiments tantôt, il s'élève de la vue des créatures
:

de la pacification « II prend le parti qui n'était point à la magnificence du Créateur, à la charité de Jésus-
parti, celui de l'Église. » Lettre du 28 février 1728. Christ, psaume vm; tantôt il célèbre les délices d'un
Avant la condamnation du jansénisme par Clé- cœur qui, livré d'abord au monde, s'en désabuse
ment XI, dans la bulle Unigenitus, 1713, il s'était et revient à Dieu; tantôt c'est la prière d'une âme
employé avec autant de zèle que de sagesse à ramener juste et innocente en proie à la calomnie; tantôt
M. de Noailles à la vérité. Avec Louis XIV et Mme de la tristesse l'envahit à la vue de l'incrédulité crois-
Maintenon, il avait proposé un projet d'acceptation sante. Après sa mort on a retrouvé ces pages inache-
pour déterminer l'archevêque à signer la bulle ses ;
vées, une trentaine de psaumes seulement sont étudiés.
démarches étant restées vaines, le Régent le pria en C'est une des plus belles parties de l'héritage du grand
1718 de reprendre les négociations. Massillon présenta évêque, un des chefs-d'œuvre de la littérature chré-
au cardinal un nouveau précis théologique rédigé tienne qui peut fournir des sujets de méditations aux
avec l'abbé- Couët, l'évêque de Rayonne et le F. de âmes des justes comme à celles des pécheurs.
La Tour. En même temps le Régent, voulant profiter Au commenceemnt de l'année 1742, Massillon
de la présence de trente évêques à Paris pour hâter la avait annoncé qu'il voulait commencer sa troisième
solution, ces prélats d'accord avec Massillon deman- visite pastorale; mais après le synode et la retraite,
dèrent aux appelants de signer le projet et obtinrent il fut obligé, aux premiers jours de septembre, de se
97 signatures; Massillon put ainsi persuader à M. de retirer à Beauregard où il mourut le 19 laissant pour
Noailles que la rédaction était acceptée de l'épiscopat; « héritiers universels les pauvres du grand Hôtel-
le cardinal finit par adhérer en 1720. Les jansénistes se Dieu de cette ville de Clermont ». Il pouvait dire :
vengent en lançant le pamphlet : les plaintes de la « Mon diocèse que j'ai trouvé plein de trouble en y
vérité contre ceux qui ont fait fortune à Clermont; ils entrant, est aujourd'hui le plus paisible du royaume. »
le calomnient violemment à cause de sa participation On ne connaît habituellement de Massillon que le
au sacre de Dubois, nommé archevêque de Cambrai, grand orateur; l'évêque, l'homme sont au-dessus
à qui, semble-t-il maintenant, on ne peut vraiment encore. Malgré la guerre acharnée que lui ont faite les
reprocher que son ambition démesurée. Voir L. de jansénistes, malgré les insinuations malveillantes de
Laborie, Correspondant, 25 janvier 1902, p. 343. Sainte-Beuve, que lui-même reconnaît être sans preu-
A Clermont, Massillon est fréquemment l'objet des ves, sa mémoire est sans tache. Le jugement de
attaques des Nouvelles jansénistes; en vain, Soanen, Brunetière est très juste « Massillon est l'un des
:

évêque de Senez, enfermé à la Chaise-Dieu, excite l'agi- meilleurs, des plus aimables et des plus vertueux en
tation dans son diocèse, il ne lui répond que par des même temps dont se puisse honorer l'histoire de notre
bontés, l'engageant à se soumettre, l'invitant dans sa littérature et l'épiscopat français. » Nouvelles éludes
maison de campagne de Beauregard. critiques, II e série, p. 117.
Sans se troubler de ces difficultés perpétuellement
renaissantes, il travaille à la pacification, à l'admi- Œuvres. — En 1705 parurent à Trévoux' cinq petits
nistration de son vaste diocèse qui avait, en plus du volumes contre la publication desquels Massillon protesta;
ils avaient pour titre Sermons sur les évangiles de Carême
diocèse de Clermont actuel, celui de Moulins, et qui
et sur divers sujets de morale; en 1744-1745, son neveu, le
comptait 33 chapitres, 29 abbayes, 284 prieurés,
P. Joseph Massillon, donna une première édition dont
758 paroisses divisées en 15 archiprêtrés. Arrivé le celles de Renouard et Didot perfectionnèrent la correction
12 février 1721, il annonce dès le 9 avril sa visite typographique; les autres éditions témoignent de beaucoup
pastorale qu'il achève en huit ans, défend les intérêts d'insouciance à publier les œuvres d'un écrivain qui
de tous, temporels aussi bien que spirituels; dans une avait tant soigné le texte; Mgr Blampignon corrigea le
peste qui désolait la ville de Thiers, il mérite d'être Petit Carême sur le manuscrit de 1718, profita des perfec-
appelé par les habitants Defensor civitatis; il demande
:
tionnements apportés à l'édition de 1745 par Renouard et
Didot, recueillit avec attention les pièces -éparses dans des
l'illustre P. Bridaine pour donner des missions dans
publications rares ou des feuilles périodiques et ajouta des
son diocèse, etc.. notes très précieuses; il ne parvint pas à retrouver les
Chaque année, il réunit ses prêtres dans un synode manuscrits; son édition est la meilleure Œuvres complètes
:

après lequel, il fait donner une retraite. Il compose de Massillon, 3 vol. in-4°, Bar-le-Duc, 1865.
,

265 MASSORE -i;t;

Études. —
Adry (Le P.). Massitton, Bibliothèque orato- ce texte au triple point de vue de sa transmission
ricnnc; d'Alembert, Œuvres littéraires et discours acadé- ou tradition séculaire officielle dans la Svnanoguc,
miques; Blampignon, Massillon d'après des documents iné- de son essentielle intégrité dogmatique, de sa valeur
dits et sa correspondance, Paris, 1879; Supplément à la vie
ci à la correspondance de Massillon, Paris, 1892; Ravie,
comme source pour le moins encore officieuse de la
révélation par rapport aux deux autres qu'il peut
Massillon, étude historique cl littéraire, in-12, Paris, 1867;
Bernard, Le sermon au XVIII* siècle, in-S°, Paris; Bliard contribuer a éclairer toujours, et souvent même,
Dubois cardinal cl premier ministre, 2 vol. ln-8°, Paris, 1901 ;
en maint détail, à éclaircir.
BougereJ, Viede Massillon, parue dans Mémoires pour servir I. Tradition du texte hébreu. La Massore
à l'histoire de plusieurs hommes illustres de Provence, Paris, et son esprit. — Nous n'avons pas de texte hébreu
17.">2, reproduite par Blampignon, t. I, p. xv; Brillon, Le même
manuscrit de la Bible plus ancien que le ix% ou
Théophraste moderne, publié en 1704 sous le titre Carac- :
peut-être le x° siècle.
tères des RR. PP. Maure et Massillon; Brunetière, Nou-
Ni les écrits du Nouveau Testament, ni les Pères
velles études critiques, II e série; Chateaubriand, Le génie du
christianisme, l'éloquence de la chaire; Dangeau, Journal;
ou écrivains ecclésiastiques, ni le Talmud lui-même
de Laborie, Cne apologie du cardinal Dubois, Correspondant, ou les Midrasclum ne citent ce texte, ou ne le citent
25 janvier 1902; Laharpe, Cours de littérature, t. VU Ledieu, ;
assez souvent, ou assez longuement pour qu'il soit
Journal; Maury, Essai sur l'éloquence de la chaire, t. i; possible d'instituer une comparaison fructueuse et
Pauthe, Massillon, sa prédication sous Louis XIV et sous concluante entre lui et ces citations, en vue d'en déduire
Louis XV, in-S°, Paris, 1908; Perraud, L'Oratoire au l'histoire de sa transmission durant un premier millé-
XVII' siècle, p. 328; Saint-Simon, Mémoires, passim; naire. Mais pour remplir ce cadre nous avons juste-
Sainte-Beuve, Lundis, t. ix; Port-Royal, 1. III, c. xn;
Voltaire, Siècle de Louis XIV, De l'éloquence de la chaire;
ment la version latine de saint Jérôme qui, remise en
Vuillart, Lettres. Toutes les histoires de la littérature fran- hébreu, dénote pour la fin du iv e siècle un exemplaire
çaise. original à très peu près identique au texte de la
A. MOLIEN. Massore livré, comme on sait, au saint traducteur par
MASSON Jacques, voir Latomus Jacques, la Synagogue elle-même; et nous avons aussi la version

t. vin, col. 2626. grecque des Septante qui, à vrai dire dans le Penta-
teuque seulement, nous représente pour les n e et
MASSORE (Texte hébreu de la). — I. Tradition. in e siècles avant notre ère un texte hébraïque presque
II. Intégrité (col. 269). III. Valeur théologique (col. 275). identique, lui encore, à celui de nos Bibles à massore.
Le texte hébreu massorétique, ou de la Massore, Une part fort importante des écrits originaux de
est le texte stéréotypé de nos Bibles hébraïques, tel l'Ancien Testament, la Loi, se trouve donc avoir été
qu'il lut imprimé à Venise, en 1524-1525, par le fixée peu après sa retranscription officiellement opé-
flamand Daniel Bomberg, dans l'édition princeps rée par Esdras, restaurateur de la communauté
de la Bible rabbinique du juif, plus tard converti, juive sur la fin du v e siècle, et n'avoir que très peu
Jacob ben-Chayim. Il y figurait —
pour la première varié durant deux millénaires. L'autre part, Prophètes
fois —
les observations critiques élaborées et tradi- et Hagiographes, assez différente de la version grecque
tionnellement fixées depuis les temps immédiate- dans nos Bibles, a dû être fixée à son tour un peu
ment voisins de l'ère chrétienne par les scribes (sophe- plus tard, vers la fin du i" siècle de notre ère environ
rim) des communautés synagogales, jusqu'au temps ce dont font foi et la version syriaque, et les versions
des massorètes, gardiens de cette tradition, qui, grecques d'Aquila — celle-ci fort littérale — de
vers la fin du vi c siècle, commencèrent à noter, dans Symmaque et de Théodotion, dans les Hexaples
les marges des manuscrits bibliques, le détail de ces d'Origène leur original est bien celui qui a été tradi-
:

observations, en même temps qu'ils introduisaient tionnellement reproduit et annoté par les scribes et les
dans le texte même, à l'effet d'en arrêter la pronon- massorètes.
ciation estimée correcte et la lecture raisonnée et Cette fixation graduelle du texte hébreu fut l'œuvre
modulée, les signes nommés « points-voyelles » et des Sopherim (ypa[X(xaTeï(;), à la fois scribes et doc-
« accents ». —
La Massore (masôrâh « lien », ou
: teurs, directeurs des exercices cultuels dans les syna-
« tradition ») est proprement le corpus de ces annota- gogues, que Philon et Josèphe nous montrent sou
tions. Elle est prise aussi pour le texte lui-même en cieux de « ne rien changer au texte reçu de Moïse ».
tant que constitué et transmis en fonction des prin- Philon, dans Eusèbe, Prœp. evang., 1. VIII, c. vi, n. 9,
cipes de critique textuelle ou d'exégèse qui domi- P. G., t. xxr, col. 600-601 Josèphe, Cont. Apion.,
;

naient et inspiraient alors ces notations massoré- 1, 8. Le Talmud nous dit qu'ils furent ainsi nommés
tiques. « parce qu'ils comptaient toutes les lettres de la Loi ».
Or, ce lexlus hebraicus receptus, emprunté pour la Kidduschim, 30 a. On doit présumer que leur texte
circonstance d'un manuscrit espagnol à massore unifié, mais non toutefois exempt de légères variantes
extrêmement soigné et daté de l'an 1280, avait été ou d'altérations, comme le prouve la comparaison
imprimé déjà, après avoir été préalablement rendu que l'on en peut faire dans le détail particulièrement
conforme à la seconde édition de toute la Bible hébraï- avec les largums (paraphrases) d'Onkelos et de
que de Naples, 1491-1493 —
et donc avec plus d'une Jonathan, avait caractère officiel. Cela se déduit, du
variante intentionnelle importante —
dans la poly- moins, du fait signalé dans le Talmud, Taanith, iv,
glotte d'Alcala, 1514-1517, autorisée par Léon X, 2, et par Josèphe, Vita, 75, que des manuscrits des
parallèlement à celui de la Vulgate et des Septante que Écritures se trouvaient déposés dans le temple à litre
les décrets du concile de Trente, 8 avril 1546, et de de manuscrits types d'après lesquels étaient corrigés
Sixte-Quint, 8 octobre 1586, allaient bientôt déclarer, les autres manuscrits. En tout cas. L'uniformité presque
le premier authentique », le second
: « à recevoir : absolue était réalisée à la fin du n c siècle. Le Talmud
et à tenir par tous ». —
En face de ces deux textes ne connaît plus de variantes proprement dites dans les
proclamés seuls utilisables, l'un, celui
ecclésiastiques, manuscrits des Livres saints: toute particularité de
de la Vulgate, « dans les leçons, discussions, prédica- transcription, de prononciation, de lecture, est tenue
tions et expositions publiques », l'autre, celui des pour primitive et dite « remonter », pour la Loi, < à
Septante, « pour l'intelligence plus complète de l'édi- Moïse et au Sinaï ». Nedarim, 376-38 a; Sopherim, vi,
tion vulgate latine et des saints Pères anciens », 8, 9. Les sopherim ont désormais accompli leur tâche;
quelle position théologique peut ou doit tenir notre leur texte a toutes les apparences d'une recension
texte hébreu massorétique? Nous essayerons de unique issue d'un seul manuscrit; il offrait au lecteur
marquer cette position en considérant et en étudiant l'aspect général suivant :
267 MASSORE 268

Le texte courant d'abord écrit en caractère hébréo- miqra' sopherim, « prononciation de scribes ». Une
phéniciens, et graduellement retranscrit en caractères lettre (le iwi>conjonctif)dut être retranchée au commen-
carrés. Sanhédrin, 216-22 b; Megilla^ i, 9, se trouve cement de deux ou trois mots dans les cinq passages :

divisé clairement en mots séparés par un intervalle, Gen., xvin, 5; xxiv, 55; Num., xxxi, 2; Ps., xlviii,
conformément au sens qui lui a été attribué tradition- 26 et xxxvi, 7; ce sont les 'îttûr sopherim « retran-
nellement. Toutefois cette division n'a pas dû être chement de scribes » simple question d'élégance de
:

tout à fait identique dans les manuscrits, la Massore style, selon Raschi. et qui n'aurait pas son appli-
même donne deux listes de mots qui doivent être cation uniquement dans ces cinq cas. Ginsburg,
divisés autrement que dans le texte reçu, i.es sopherim p. 309. Des mots durent être « lus » bien que « non
occidentaux (palestiniens) et les orientaux (babylo- écrits », qerê velâ' ketîb; le Talmud en mentionne six
niens) divisaient différemment, par exemple, III Reg., dans II Reg., vin, 3; xvi, 23; Jer., xxxi, 38; l, 29;
xx, 33; et assez nombreux sont les passages où les Ruth, ii, 11; m, 5 et 17; La Massore en ajoute
Septante présupposent une division en conflit avec quatre autres: Jud., xx, 13; II Reg., xvm, 20; IV Reg.,
l'actuelle. Ginsburg, Introduction to the Massorelico- xix, 31 et 37. Des manuscrits offrent même un espace
critical édition oj the. hebrew Bible, Londres, 1897, blanc laissé comme à dessein à la place de ces mots.
p. 158-162 et 296. Les lettres finales ont été défini- D'autres mots, par contre, « écrits » n'étaient « pas
tivement adoptées. Megilla, i, 9; Ginsburg, p. 297- lus », ketîb velâ' qerê; selon le Talmud : IV Reg., v,
299. Il y a encore quelques abréviations. Ginsburg,
. 18; Jer., xxxn, 11; li, 3; Ez., xlviii, 16; Ruth, in,
p. 165-170. Graduellement les consonnes quiescentes 12; la Massore du Codex babylonicus ajoute: II Reg.,
(maires lertionis) de valeur vocalique se sont multi- xni, 33; xv, 21; Jer., xxxi, 11; xxxvm, 16; xxxix,
pliées pour faciliter la lecture dans un texte originai- 12. Lecollationnement des manuscrits pourrait allonger
rement dépourvu de voyelles: mais ici encore diverses la liste de tous ces cas. Nedarim, 376-38 a et Ginsburg,
étaient les lectures dans les diverses écoles de sopherim, p. 308-318.
comme le révèlent le contrôle ou la comparaison Les plus importantes de ces lectures officiellement
des passages parallèles du texte lui-même, du Sama- prescrites sont les qerâïn proprement dits et les sebirin.
ritain, des Septante et anciennes versions, et des Ici, c'est la foule envahissante. L'édition Daer du

manuscrits occidentaux et orientaux. Ginsburg, texte massorétique relève environ quinze cents des
p. 137-157. premiers; celle de Ginsburg note, en plus, trois cent
Plusieurs particularités attiraient d'autre part cinquante sebirin. Et il se découvre toujours dans les
l'attention du lecteur. Quinze mots en tout (dix dans manuscrits nouvellement connus et collationnés de
lePentateuque, quatre dans les Prophètes, et un dans nouveaux cas des uns et des autres. Il y a qerê, « à
les Hagiographes) étaient surmontés de points, sans lire, » lorsqu'un mot du texte le plus souvent ou cho-

plus d'explication. Divers documents post-bibliques quant, ou étrange, ou incorrect, ou incompréhensible


en donnent la liste pour le Pentateuque, en particu- doit être remplacé par un autre plus convenable, plus
lier Siphra, Num., ix, 10. C'étaient : Gen., xvi, 5; naturel, plus correct, plus logique. Il y a sebîr,
xviii, 9; xix, 33; xxxni, 4; xxxvn, 12; Num., m, « opinion», dans la même occurrence, sans que soit
39; ix, 10; xxi, 30; xxix, 15, et Deut., xxiv, 28. Le estimée nécessaire cette substitution de mots. Toute-
Codex babulonicus (ms. des Prophètes, an. 916, de fois, la frontière entre ces deux groupes est restée
Saint-Pétersbourg) a trois fois la liste complétée par quelque peu flottante :dans les manuscrits et même
l'addition de ;Is., xliv, 9; Ez., xli, 20 et xlvi, 22; dans les éditions massorétiques çwdïn et sebirin s'inter-
II Reg., xix, 20 et Ps., xxvn, 13. L'examen soit, changent parfois et lessebirin, dédaignés à tort par les
;

en premier lieu, de la raison donnée par le Siphri, éditions manuelles de la Rible hébraïque, ont souvent
soit du Samaritain et des anciennes versions où font autant et plus d'importance que les qerâïn pour la
défaut plusieurs des mots en question, prouve que clarté du texte. Et encore cela n'a-t-il rien d'absolu :

l'intention des sopherim était de les exponctuer comme les leçons prônées par ces lectures traditionnelles ne
apocryphes et inauthentiques. Les manuscrits révèlent sont pas toujours à préférer à celles du texte, surtout
que la liste en pourrait être augmentée; et l'on peut quand, au lieu de reposer, comme ce dut être le plus
dire que « ces points offrent le plus ancien résultat de souvent le cas, sur le témoignage de manuscrits anté-
la critique textuelle de la part des sopherim ». Gins- rieurs à la fixation du texte, elles sont plutôt le fruit
burg, p. 318-334. En quatre autres passages Jud., : de spéculations théologiques. En fait, de par la déci-
xviii, 30; Ps., lxxx, 14; Job, xxxvm, 13 et 15, une sion des sopherim, nombre de ces dernières ont réelle-
lettre dite suspendue, parce que placée au-dessus des ment pénétré dans le texte lui-même où elles ont
autres pour être intercalée parmi les syllabes au cours définitivement remplacé des leçons primitives et
de la lecture, indiquait un autre expédient des sophe authentiques la liste en constitue le tîqqûn sophe-
:

rim à l'effet de marquer des variantes admises dans rim, « correctoire de scribes », que nous étudierons
différentes écoles. L'une d'elles, Jud., xvm, 30, a une plus loin. Enfin, toutes ces lectures et corrections
importance particulière au point de vue de l'intégrité doivent avoir été admises et enjointes en des temps
du texte. Voir plus loin. Enfin, nouveau signe, et fort anciens, vu que le Talmud interdit d'introduire
des plus anciens, imaginé pour indiquer un résultat dans la récitation publique de la Loi quelque altération
critique :c'est le noun dit « séparé », ou « inversé », du texte que ce soit, voire par déférence et. révérence
qui marquait comme de crochets ou parenthèses les envers la divinité ou par raison de bienséance. Megilla,
neuf passages Num., x, 35 et 36; Ps., cvn, 23 à 28
: 25 a; Schebuoth, 36 a. Voir plus loin.
et 40, afin d'avertir que ces passages sont transposés L'activité des Sopherim ne s'est pas limitée à ces
et hors de place. Siphra, Num., x, 35; Sopherim, vr, 1; indications critiques demeurées apparentes dans leur
Sabbath, 115 6-116 a. Cf. Septante pour Num., x, 35- texte. On sait qu'ils ont compté, supputé, pesé, cata-
36. Ginsburg, p. 334-345. logué à l'infini et à divers points de vue les versets,
Le Talmud et la Massore nous apprennent, au sur- les mots et jusqu'aux lettres de ce texte, avec encore
plus, que beaucoup de leçons furent introduites par beaucoup d'autres détails non toujours indifférents,
les sopherim dans la lecture des textes sacrés comme tant s'en faut, bien que présentés sous des formes
partie intégrante de ces textes, et d'abord à titre de parfois énigmatiques. En énumérer simplement tous
tradition orale, en attendant qu'elles fussent indi- les chefs serait fort long et, eu égard à notre but,
quées de manière ou d'autre à la marge. Ainsi fut superflu. II suffira maintenant de dire que, dignes
imposée la prononciation de certains mots; ce sont les successeurs et fidèles disciples des scribes, les masso-
269 M ASSURE 270
rites ont enfin recueilli religieusement toutes ces et des Hagiographes, ainsi que l'atteste la version
notations, et en ont constitué des recueils spéciaux grecque des Septante? Ces leçons et ces divergences
dont les chapitres déjà massorétiques du traité des n'auraient-elles pas atteint la substance doctrinale
Sopherim. dans le Talnuid, avaient été comme les des Livres saints? Ne faut-il pas parler de modi-
avant-coureurs puis, qu'ils les répartirent et dispo-
;
fications volontaires du texte, non signalées certes
sèrent connue autant d'avertissements, ou, pour par une massore, mais inspirées aux Juifs par des
employer le terme consacré, comme une « haie » raisons théologiques en face de dissidents usant des
protectrice (Aboth, m, 20), autour du texte reçu, mêmes Écritures, tels que les chrétiens?
afin d'écarter de celui-ci tout danger d'accommoda- La foi juive des derniers temps de l'autonomie
tion ou de correction de la part des copistes profes- machabéenne peut se résumer pour l'essentiel dans
sionnels, empêchés ainsi d'altérer le texte, ou d'y les articles suivants 11 n'est qu'un seul Dieu de
:

introduire encore des leçons différentes, ayant sur- l'univers, un seul El, ou Elohim. Iaiivé est son nom
vécu dans les manuscrits ou supposées par les ineffable. Il est transcendant et saint. Moïse est son
anciennes versions. prophète et Israël est son peuple. Les autres dieux des
C'est en cela que résida le meilleur de l'esprit masso- nations ne sont au prix de lui que honte et que néant.
rétique. Garder au texte biblique toute sa pureté A Jérusalem est son temple unique, et uniquement
censée originelle, pour le moins autant qu'assurer à la agréable. L'homme est sa créature, et l'âme humaine
postérité tous les éléments jugés nécessaires à son est immortelle... Or, sopherim et massorètes ont, en
interprétation, fut le but suprême de la Massore. Et réalité, louché à chacun de ces articles en retouchant
il faut reconnaître qu' « elle ne pouvait mieux garantir le texte biblique; mais ce fut, au contraire de ce qu'on
la conservation du texte sacré que par le moyen de la pourrait attendre ou imaginer, uniquement pour les
méthode singulière » qu'elle employa et qui se résume affermir en les sauvegardant contre toute hardiesse
toute en ces deux mots : « compter, compiler ». « Plus de rédaction ou toute interprétation du texte qui leur
naturelle eût été assurément une transcription exacte; paraissait dangereux ou erronée. L'altération procéda
mais le résultat eût été beaucoup plus aléatoire, car surtout par voie de correctifs et d'atténuations en
toute copie nouvelle devenait inévitablement une s'inspirant ouvertement de ce principe. La Massore,
nouvelle source de fautes. » Pas un codex-type qui qui donne en divers manuscrits la leçon originelle
n'ait eu encore, en effet, et malgré la Massore de ses remplacée par l'actuelle, autorise et justifie presque
marges, ses leçons particulières dans le texte, et dans toujours l'altération en la portant au compte non
la massore elle-même ses variations, suivant les seulement des sopherim en général, mais encore, en
diverses écoles de massorètes et les conceptions rapportant l'opinion de certaines écoles, d'Esdras
personnelles des copistes. « Les conditions de la lui-même, ras. du British Muséum, Orient. 1397;
tradition ( toujours donc incertaine en quelque point) Orient. 2349, ou encore « des scribes Esdras et Néhé-
du texte hébraïque ne changèrent qu'avec l'invention mie ». Or., 1425. Le Midrasch Tanchuma, 83 a,
de l'imprimerie. Seule la composition typographique l'attribue même aux membres de la Grande Synagogue.
surveillée pouvait émettre et assurer en nombre On peut signaler ici en premier lieu — indépen-
des exemplaires de la Bible en édition vraiment damment de l'usage immémorial chez les Juifs
stéréotype. » Ehrentreu, L' ntersuchungen ùber die de taire le nom divin par le moyen d'un qerc
perpétuel
Massora, ihre geschichlliche Enlwicklung und ihren de lecture qui faisait prononcer Adonai (ou même
Geisl. Hanovre, 1925, p. 152. Aussi les Juifs saluèrent- l.lohim) le nom de Iahvé en toute occurrence le —
ils avec enthousiasme la prestigieuse invention qui souci de remplacer systématiquement dans les textes
leur permit soudain de multiplier et de répandre au le tétragramme ineffable par l'appellatif Elohim :

gré de leur désir la parole de Dieu dans sa pureté comp. II Beg., v, 17-25 à I Par., xiv, 8-17; yi, 9-17 à
native; et leurs premiers typographes appliqués à I Par., xin, 12-xiv, 1 ; Ps., xiv, 2-7 à Ps., lui, 3-6, etc.,
cette œuvre eurent-ils conscience de collaborer à une ou de dénaturer en quelque sorte dans les noms
le
« œuvre sainte ». Brann, Geschichte der Juden und ihrer propres théophores et dans l'invitatoire des psaumes,
Ginsburg, p. 779-780.
Litteratur, Breslau, 1899, p. 266; Alléluia (holâlû jûh « louez Iahvé). Peu s'en est fallu
Nous sommes parfaitement assurés — disaient en qu'ainsi nous fussions réduits à ignorer toujours la
épigraphe les imprimeurs de l'édition princeps des véritable prononciation du nom divin. Son abrévia-
Prophètes, de Soncino, 1485-1486 —qu'il n'est point tion essentielle Iahv, ou Iah, en fait pleinement équi-
de codex écrit avec la plume aussi correct que le pré- valente à Iahvé dans les discours, fut souvent
sent exemplaire imprimé. Nous avons certainement transformée par les scribes, au commencement du
parmi nous plus d'un manuscrit excellent et soigné... nom propre théophore, en lehô, ou dans le plus simple
mais ceux-là même n'ont pas évité les fautes et les et plus précautionné lô; à la fin du nom, en lâch,
bévues, car ce serait miracle en vérité de trouver un lequel, jugé encore trop peu oblitératif s'allongeait
livre exempt de méprises. » Ginsburg, p. 804-805. en Iahû, ou se réduisait à I vocalisé î ou aï, si bien
Encore soupçonnaient-ils bien quelques « confusions que parfois il en venait à s'évanouir complètement
de lettres ». (Schéma' jâh, I Par., ix, 16, devenu Schammûu', dans
II. Intégrité du texte massouétique. —Les Neh., xi, 17). Le respect, la révérence exagérée du
variantes actuelles de la .Massore, dans le texte ou nom divin l'emportait si fort sur le respect du texte,
dans les marges, variantes souvent rapportées d'autres que Vhalâlû jâh, au nom divin primitivement sépa-
manuscrits, ou même expressément autorisées de rable, la bonne leçon assurément et de signification
radiées types connus et jouissant d'une grande consi- liturgique voulue, fut réduit par le moyen d'un pro-
dération dans les écoles de scribes reviseurs et cédé grammatical à n'être plus qu'une simple inter-
pooetuateurs (nakdànim) successeurs des masso- jection musicale, Pesachim, 1 17«, et finalement non
rètes, n'ont en général d'importance réelle que rela- traduite —
tel un nom propre —
par les Septante
tivement à l'orthographe des mots ou à l'équilibra- et la Vulgate. D'autres expressions dont faisait partie
tion plus naturelle et plus logique du sens de quelque intégrante ce même nom de lâh, et où il parut néces-
phrase. Mais en est-il de même des leçons imposées saire d'atténuer quelque métaphore jugée trop hardie
par les sopherim depuis les temps antérieurs à l'ère ont subi çà et là la même oblitération Ex., xvn, :

chrétienne, comme aussi des divergences parfois 16; Jos., xv, 28; Jcr., n, 31; Ps., c.xviii, 5; Cant.,
considérables qui régnaient à la même époque reculée vin, 6 elle y fut réalisée par une sorte de désécra-
:

dans les recensions du texte hébreu des Prophètes tion du nom divin traité alors comme simple qualifi-
271 MASSORE 272

catif d'excellence. Plus encore, lùh en vint à être Massore du Codex babylonicus de Saint-Pétersbourg
estimé l'équivalent hébraïque de l'exclamation ajoute les deux passages Mal., i, 12 et III, 9, où le fait
:

grecque lût, toO (hélas!). Midrasch liabba sur Gen., d'une malédiction contre la divinité est dérivé sur
xuii, 14. —
Toute cette question est étudiée longue- autrui ou oblitéré par subterfuge grammatical. Dans
ment et minutieusement dans Ginsburg, Introduction, son commentaire sur II Reg., xn, 14, Raschi signale
p. 369-399. aussi comme « une altération due à la révérence pour
L'égal souci d'épargner au nom divin tout semblant la gloire de Dieu «semblable dérivation d'un blasphème
de profanation devait conduire les sopherim à préve- imputé à David sur « les ennemis de Iahvé ». Ailleurs,
nir l'application au vrai Dieu de noms d'idoles, au Ps., x, 3; III Reg., xxi, 10, 13, l'atténuation se réalise
risque —
parfois réalisé —
de rendre difficiles certaines par l'emploi de l'euphémisme bien connu « bénir » :

identifications nécessaires à l'intelligence du texte, et pour « maudire » ou « blasphémer » la double leçon


:

d'amener d'apparentes contradictions entre passages est même restée dans le psaume; et, pour III Reg.,
parallèles. On sait que le mot ba'al n'est dans son sens c'est le targum et la version syriaque qui trahissent
premier qu'un appellatif « maître » ou « seigneur»,
: le pieux subterfuge. Cf. aussi : Job, i, 5, 11 il, 5, 9.
;

appliqué à la divinité aussi bien que 'él, 'elôhim, et, Les massorètes, en fidèles réalisateurs des tradi-
en fait, appliqué à Iahvé même soit dans la prière ou tions de leurs prédécesseurs les sopherim, ne se sont
le simple discours, Os., n, 16, 17, soit par composi- pas fait faute non plus d'altérer le texte, là où ces
tion dans les noms propres de personnages fervents traditions l'exigeaient, par le moyen des voyelles.
adorateurs de Iahvé et zélés défenseurs de son culte, Fut-il jamais plus dangereux anthropomorphisme que
tels Jerubba'al (Gédéon), Jud., vi, 32; vu, 1 Ischba-
: ; celui-ci: « voir » (jre'eh) ou « contempler la jace de Iahvé»?
*al, fils de Saiil, I Par., vin, 33; ix, 39; Ba'aljâh, Bien que les psaumes xi, 7 (Vulg., x vidit; Septante
: :

héros de David, I Par., xn, 5, celui-ci de signification sîSev) et xvn, 15 (Psautier hébraïque videbo), cf.,
:

ouvertement jahviste,: « Iahvé est (son) baal », etc. aussi, Is., xxxviii, 11 (Vulg., videbo) —
aient le mot
Inquiets pour l'orthodoxie de voir appliquer à synonyme dans la forme active, qui a simplement
Dieu un appellatif aussi discrédité que celui-là par pour objet la divine présence en tant que manifestée
l'emploi courant qu'en faisaient encore les nations dans le sanctuaire, le psaume xlii, 3, porte, au mépris
païennes pour désigner leurs idoles, les scribes post- de la grammaire, massorétiquement et fort prudem-
exilicns le changèrent en maint endroit en celui de ment, le passif « être vu » (jêrâ'eh), « paraître devant
bôschet, ou beschel, « honte » Jerubbeschet, II Reg.,
: Dieu »; alors que plusieurs manuscrits, le targum et
xi, 21, que les Septante, la version syriaque et la le syriaque ont aussi l'actif. Cf. au surplus, Ex.,
Vulgate lurent encore Jerubbaal; Ischbôschet, II Reg., xxiii, 15, 17; xxxvi, 20, 23; Deut., xvi, 16; xxxi, 11;
ii, 8-15, etc. Ginsburg, p. 400-404. On sait aussi que Is., i, 12, etc. Ginsburg, p. 457-459.
melek est un autre titre de Jahvé, seul vrai « roi » Aux temps machabéens, lors de la profanation
d'Israël Num., xxiii, 21; Deut., xxxin; 5; Jer.,
: du temple de Jérusalem par Antiochus Épiphane,
xxxin, 22; Ps., v, 3; x, 16; xxix, 10, etc., mais titre I Mach., i, 41-64, et de l'usurpation du souverain
aussi des odieuses idoles des nations voisines, comme pontificat par Alcime, vu, 1-22, Onias (IV) fils du
le montrent encore les Septante (ap/cov) dans les grand prêtre légitime dépossédé, Onias III, avait bâti
passages Lev., xvin, 21; xx, 2-5. Pour empêcher que en Egypte, à Léontopolis, ville de la préfecture
la divinité du « roi » d'Israël ne fut atteinte et com- d'Héliopolis, un temple à Iahvé doté par le roi Ptolé-
promise même en pensée par une identification tou- mée Philadelphe lui-même, et cela sinon à la grande
jours possible chez les Juifs avec la hideuse image joie des Juifs palestiniens, du moins avec leur tolé-
du « roi-idole », les mêmes scribes introduisirent la rante sympathie. Josèphe, Antiq., xn, 9, 7; xm,
lecture môlek, ou milkôm, dans ces passages et dans 3, 1-3; Bel. jud., i, 1, 1; vm, 10, 2 et 3; Cont. Apion.,
plusieurs autres tels que: III Reg., xi,5, 7, 33; IV Reg., il, 5; II Mach., i, 1 sq.; 18, il, 16-18. Ceux d'Egypte,
xxiii, 10, 13; Jer., xxxn, 35, etc., d'où nous sont venus et ils étaient nombreux, purent ainsi deux siècles
les faux noms propres de divinités chananéennes durant, 140 avant J.-C. -71 après J.-C, adorer Iahvé
Moloch et Milcon. Ginsburg, p. 459-461. de la manière prescrite par les rites mosaïques.
Comme nous l'avons marqué, la Massore avoue par Un texte d'Isaïe, xix, 18-25, semblait prédire et
ailleurs une vingtaine de corrections opérées dans le autoriser cet établissement extraordinaire parmi « cinq
texte. La véritable leçon primitive indiquée expres- villes égyptiennes » dont « l'une serait appelée » en
sément à la marge des manuscrits (Br. Mus., Orient., conséquence, et tout comme Jérusalem elle-même,
1379, 268 b; 2349, 108 a; 2365, 138 b) nous révèle « cité de la justice ». Cf. Is., i, 16. C'est, du moins, la

par comparaison
qu'elles eurent pour but dans leçon supposée par le grec des Septante 7toXiç àaeSéx
:

l'intention des correcteurs, de sauvegarder, ici, la (= héb. haççedeq), que l'interprète d'Isaïe n'a pas
:

transcendance de Iahvé en supprimant un anthro- voulu traduire, obéissant déjà sans doute au scru-
pomorphisme II Reg., xvi, 12; Ez., vm, 17; Zach.,
: pule de mettre en parallèle les deux temples, celui
ii, 12; Job, vu, 20; Lam., m, 20; là, sa sainteté de la métropole, seul orthodoxe, et celui de Léon-
contre toute offensante attribution Num., xi, 15; : topolis, bientôt suspect de schisme. Un premier sopher
Job, xxxiii, 3; ailleurs, sa suprême dignité et majesté introduisit l'altération, apparemment suggérée par
contre toute atteinte d'irrespect Gen., xvm, 22;
: l'idée du voisinage d'Héliopolis haheres, « du soleil »,
:

I Reg., m, 13; Jer., ii, 11; Os., iv, 7; Mal., i, 13; leçon d'une quinzaine de manuscrits, de Symmaque
Ps., xvi, 20; son immortalité Hab., i, 12; ou encore
: (t)Xîou), de la Vulgate civitas solis, de la version
le crédit religieux d'Israël (à l'opposé de Juda) qui arabe de Saadia et des plus anciennes traditions,
ne devait pas être, malgré l'histoire, suspecté de Menachoth, 110 a. (Peut-être l'altération fut-elle
polythéisme II Reg., xx, 1 sq., ou de personnes
: plutôt, abstraction faite de la vocalisation massoré-
telles que la mère de Moïse Num., xn, 12, et peut-
: tique :hah(a)r(a)s « du lion » =
Léontopolis.) Un
on ajouter, Moïse lui-même, dans Jud., xvm, 30, autre sopher prétendit lire à son tour haheres, « de
:

où le « noun suspendu » sur le nom de Môscheh la destruction »; c'est notre leçon massorétique, celle
(Moïse) pour contraindre à la lecture Menasscheh aussi d'Aquila, de Théodotion, de la version syriaque,
(Manassé) lavait de tout soupçon d'idolâtrie la et le seul terme qui, au jugement du scribe, pût désor-
postérité du grand législateur dans son petit-fils mais convenir à cette cité d'opprobre en face du
Jonathan, prêtre de Micah.puis des Danites. Ginsburg, temple hiérosolymitain restauré et rendu au culte de
p. 347-363. Sans restituer les leçons originelles, la Iahvé. Le targum des Prophètes, embarrassé, adopta
273 MASSORE 274

les deux leçons alternantes condamnant a « la des- quœ Christian sonant. Origène, Ad A/riçan,, 19,
truction la cité de Beth-Sehaneseh », ville du soleil, P. G., t. xi, col. 69, 72, paraît faire planer sur les
Héliopolis... Voir, au surplus, Dictionn. de la Bible, livres hébreux le soupçon de fraude en assurant que
Paris. 1912, t. in, col. 992, 993. hoc solum pro vero habendum in Scripluris divinis
L'Ecclésiaste soulève le problème de l'immortalité quod Septuaginta interprètes (ranstulerunl; nam id
de l'âme et le pose sous forme inlerrogative : « Qui esse solum quod aucloritale apostolica confirmatum sit.
connaît, dit-il, le souille de l'homme? est-ce qu'il monte Cf. In Jerem., hom. xvi, 10, ibid., t. xin.cOl. 149, 452.
vraiment en haut...? «, m, 21 avec peut-être le doute
: Saint Jean Chrysostome, In Matlli., hom. v, 2, P. G.,
qu'il n'en est rien, mais doute provisoire et cartésien, t. lvii, col. 57, formule un semblable soupçon à propos
puisque la solution affirmative est donnée plus loin, d' Isaïe, vu, 14 Posl Chrisli adventum interpretati
:

mi. 7 » Le souflle de ( l'homme) retourne à Dieu qui


: sunt Judœique manserunl, unde in suspicionem cadunt
l'a donné. » Toutes les versions ont entendu en ce sens utpole qui ex inimicitia sic potius dixerint (non virgi-
le n initial de l'hébreu, hà'ôlâhl Mais la Massore s'est nem, sed puellam), ac prophelias de industria obscure
émue quelque jour de ce semblant de scepticisme converterinl. — Ajouter ici l'accusation séculaire
et a fait,par une ponctuation particulière, de l'inter- d'avoir altéré sciemment dans le psaume xxn (xxi)
rogatif un relatif «Qui connaît le souffle de l'homme,
: 17, le mot si expressif kâ'ûrû (ou kâ'rû), copoÇav,
qui monte en haut...? » ce qui sonne mieux assuré-
: fodf.runt tnanus meas et pedes meos, en celui, inin-
ment aux oreilles pies, mais n'en détruit pas moins telligible, de kà'âri, sicut leo.
l'harmonie de l'argumentation dans tout le passage : On aura remarqué déjà que pour Is., vu, 14, Justin
hâ'ôldh. condamne non le texte hébreu, mais la traduction
Aucune de toutes ces altérations, pour importantes grecque d'Aquila; que sa critique porte non sur la
qu'elles soient très souvent au point de vue de l'intel- teneur elle-même, mais sur l'interprétation; et que
ligence et de la clarté du texte, ne détruit rien de la pour le psaume xevi, 10, la leçon a ligno, à.nb toû ÇùXou,
croyance juive et n'y change rien de caractéristique n'a de répondant dans aucun manuscrit hébreu, ni
ou d'essentiel. Il en est de même de certaines diver- dans aucune version faite directement sur l'hébreu :

gences parfois considérables qui existent entre notre elle ne peut venir que de la xoivy], vulgate hellénique,
recension massorétique, et la recension hébraïque pro locis et temporibus et pro voluntate scriptorum,
supposée par les Septante dans les Prophètes et les velus corrupta editio. S. Jérôme, Epist., evi, Ad
Hagiographes. Le grec de I Reg., xvm, 6-xrx, 1, four- Sunniam et Fretellam, 2, P. L., t. xxn, col. 838.
nit par exemple un texte beaucoup plus court que D'autre part, Tertullien vise simplement le livre
l'hébreu, dans un récit parfaitement ordonné et apocryphe d'Hénoch, qu'il tenait pour canonique,
vraisemblable que déparent et affaiblissent considé- et n'atteint ainsi qu'indirectement les Écritures divi-
rablement les additions visiblement postérieures nement rétablies, selon lui, par Esdras après la
faites au texte massorétique. Dans le livre grec de captivité. De son côté, saint Jean Chrysostome n'accuse
Jérémie un discours du prophète, xxv, 1-13, sert nullement les Juifs de falsification du texte hébreu,
d'introduction à une série d'oracles contre les Gentils, mais visiblement d'avoir à dessein traduit de manière
xxv, 14-xxxi, que l'hébreu a reportés beaucoup plus obscure les prophéties messianiques. Quant à Origène,
loin, et dans un ordre tout différent, à la fin du livre : non seulement il ne donne aucune preuve du fait qu'il
xlix, 34-39; xlvi; l-li; xlviii, 1-7; xlix, 7-22; avance, mais au témoignage de saint Jérôme, In
xux, 1-5; xlix, 28-33; xlix, 23-27; xlviii. Voir ci- Isaiam, vi, 9, P. L., t. xxiv, col. 99, il se prononce, in
dessus, t. vin, col. 849 sq. Le psaume ix (grec) alpha- octavo volumine Explanationum Isaiœ en faveur des
bétique a été coupé en deux dans l'hébreu, ix et x, Juifs. Et Jérôme lui-même, qui « soupçonnait » que
avec suppression de trois strophes, addition d'une les Juifs avaient retranché quelques mots du Deuté-
strophe nouvelle, ix, 20-21, et dérangements dans ronome pour échapper à la malédiction, In Ep. ad
l'ordre des versets. La partie poétique du livre de Job Gai., 1. II, t. xxvi, col. 357, n'est point trop affirmatif :

contient dans l'hébreu massorétique une foule de Ineertum habemus utrum Septuaginla interprètes
développements qui n'existaient pas dans le texte addiderint ...an in veteri Hebraico ita fuerit, et postea a
primitif des Septante... .Mais ces éléments nouveaux, Judœis deletum sit. Et on peut dire en effet que la
apparemment introduits dans ce livre de Job et comparaison de la Bible hébraïque et de la Bible
dans celui des Rois par des recenseurs s'autorisant de grecque ne trahit en réalité, dans aucun cas, une alté-
textes plus complets, encore qu'ils intéressent le déve- ration du texte hébreu qui aurait été faite en vue de
loppement doctrinal et l'histoire sainte, n'y modifient combattre les interprétations reçues parmi les chré-
rien de traditionnel ni d'essentiel, et les remanie- tiens.
ments subis par le livre de Jérémie et par celui des Les docteursjuifs doivent être aussi innocentés de
psaumes n'ont de portée qu'au point de vue littéraire la corruption volontaire du texte de Ps., xxn, 17.
pour le premier, et, pour le second, qu'au point de Bien que la leçon kâ'âri soit prédominante, il n'a pas
vue exclusivement liturgique, qui paraît bien avoir manqué de « manuscrits corrects » où la leçon tradi-
dominé dans le temple et dans la synagogue l'arran- tionnelle des Bibles grecques et latines, kâ'ûrû, se
gement de la collection. rencontrait dans le texte même, bien que notée d'un
«Plus grave assurément serait l'accusation portée qerê, au témoignage de l'éditeur de la Bible rabbinique
contre les Juifs par quelques Pères des premiers siècles de Venise, 1524-1525, Jacob ben-Chayim, t. iv,
d'avoir altéré le texte de l'Ancien Testament dans les Mass. finalis, lettre Aleph. Du reste la massore du
passages qui étaient favorables aux chrétiens, si elle passage signale pour le mot, avec une vocalisation
était fondée sur des faits réels. Ainsi Justin, Dial., particulière, un « sens différent » de sicut leo et en fait
71, 84. P. G., t. vi, col. 644, 673, reproche aux Juifs en conséquence, un verbe. Celle de Num., xxiv, 9,
de lire dans Isaïe, vu, 14, veôcvtç « jeune fille », au certifie pour le psaume la lecture kâ'ârû, foderunl, au
lieu de 7rxp6évoç « vierge »; comme aussi, Ibid., ketib. Et c'est en vain que des critiques comme
72, 73, col. 644-645, d'avoir supprimé dans le psaume Hupfeld, Die Psalmen, Gotha, 1858, t. il, p. 25 et
xevi, 10 Cgrec et Vulg. xcv) les mots ànb toû Ç'iXou,
: Baer, Liber psalmorum (édit. massor.), Leipzig, 1880,
(psautier romain Dominus regnavit a ligno). Ter-
: p. 91, accusent Ben-Chayim d'avoir falsifié lui-même
tullien, De cultu jem., i, 3, P. L., t. i, col. 1308, dit la Massore dans ces passages « pour la gloire de Dieu
aussi que les Juifs ont retranché des Écritures et pour plaire à son imprimeur chrétien »; car » tout
plusieurs choses concernant le Messie rejecta... csetera
: important Codex avec la Massore reconnaît au ino
275 MASSORE 276
les deux sens (donc les deux orthographes; », y compris letexte canonique suivant une méthode et des tradi-
un manuscrit de la Bibliothèque de l'Université de tions propres à obli'érer souvent le sens littéral
Halle que Hupfeld eût pu consulter. Ginsburg, p. 968- en faveur d'une exégèse allégorique, homilétique et
971. au surplus artificielle, ce texte n'en est pas moins
III. Valeur théologique du texte massoké- demeuré des siècles durant constamment identique
tique. — Un fait qui montre bien en quelle estime à lui-même, en face de ses premières traductions,
et autorité les Juifs des siècles post-exiliques tenaient immédiates ou dérivées, altérées de très bonne heure
le texte de leurs Livres sacrés, c'est celui des quinze en dépit de l'usage qu'en firent les Pères et docteurs
passages de la Loi où les Septante, selon le Talmud de l'Église chrétienne selon les nécessités de leur ensei-
et les Midraschim, modifièrent l'hébreu original, par gnement, dogmatique et pastoral. Altérée cette Koivyj
l'effet d'une « grâce octroyée à chacun d'eux » pour hellénique (les Septante avant l'édition d'Origène),
ampliation du sens doctrinal de ces passages Gen., : que saint Jérôme représentait un peu dédaigneuse-
i, 1; i, 26; n, 3; v, 2; xi, 7; xvm, 12; xlix, 6; Ex., iv, ment aux deux Goths chrétiens, Sunnia et I-'rithila,
20; xii, 40; xxiv, 5 et 11 Num., xvi, 15; Deut., iv, 9;
; comme une « vieille édition corrompue au hasard des
xiv, 7; xvii, 3etLev., xi, 6. Bab. Megilla, 9 a; Jer., temps et des lieux suivant l'arbitraire des transcrip-
Megilla, i, 9; Midrasch Mechiltha, 15 b. Ainsi, pour teurs ». Altérée l'ancienne vulgate latine, version de
amener les premiers mots de la Genèse à exprimer cette Koivyj, où le même Père trouve à déplorer tant
clairement la création ex nihilo par la traduction de choses, vel a viliosis inlerprelibus maie édita, vel a
courante 'Ev àpyîj, èrcoîrcrôv 6 Qzbç tov oùpocvov...,
: prœsumptoribus imperitis emendata perversius, vel a
alors que l'hébreu supposerait plutôt ôxe St) ^p^aro : librariis dormilantibus addila aut mutata... Prsef. in
ôGsôç 7Toi9jaai... « Quand Dieu commença de créer... », quai. Evangelia, P. h., t. xxix, col. 527. En vain le
il ne fallut pas moins qu'un acte nouveau d'inspira- saint docteur voulut-il d'abord corriger cette vieille
tion divine qui fit lire au traducteur 'Elôhîm bârâ' : latine d'après le texte des Hexaples d'Origène, Prœf.
berê'Sîth... « Au commencement, Dieu créa... » in lib. Psalm., t. xxix, col. 117-120; In lib. Job, ibid.,
Et cette estime et autorité ne diminua certes pas col. 61,62; devant les altérations sans cesse renais-
quand la version grecque des Septante fut bientôt santes, renascentes spinas, il lui fallut enfin songer à
discréditée dans la Synagogue, à ce point d'y être traduire le texte hébreu lui-même, où il avait pleine
comparée au « veau d'or substitué au vrai Dieu ». conscience de trouver la vraie tradition en face de ce
Sopherim, i, 7, C'est durant la période qui court de qu'il jugeait, quelque peu hyperboliquement, être
l'attributionaux Septante d'une autorité divine jus- mensonger. Epist., xlix, 4, ad Pammachium, t. xxn,
qu'au temps où leur œuvre fut rejetée en tant qu'in- col. 512 Lege eumdem Greecum et Latinum; et veterem
:

terprétation tout à fait inadéquate du texte origi- editiomm noslrœ translationi compara: et liquido pervi-
nal, que celui-ci fut graduellement fixé avec référence debis quantum distet inler verilatem et mendacium !
constante aux traditions ancestrales. Un peu moins Le texte dont il s'est servi pour sa version se trouvant
d'un siècle avant notre ère, des établissements d'ins- avoir été à peu près identique à celui de la Massore,
truction avaient été ouverts, académies ou simples il suit naturellement que l'hébreu traditionnel de nos

écoles, où tout enfant devait à partir de l'âge de cinq Bibles bénéficie largement du sentiment favorable à
ans apprendre à lire la Bible soigneusement écrite. la vulgate hiéronymienne exprimé dans le décret qui
Ketuboth, vin, 11; Abolh, v, 21; Pesachim, 12 a; a déclaré celle-ci « authentique », et que dans les
Josèphe, Cont. Ap., i, 12. Le texte sacré était lu éga- passages où il concorde parfaitement avec elle, il

lement dans les synagogues. Cont. Ap., n, 17; Megilla, participe à son autorité. C'est, du reste, le sentiment
iv, 2 et 4; cf. Act., xv, 21. Et il importait extrême- du cardinal Franzelin, De divina Traditione et Scrip-
ment à la foi savante ou populaire que d'une école tura, -Borne, 2 e édit., 1875, p. 567 Licet nullo expli-
:

ou d'une synagogue à l'autre ce texte fût uniforme. citoEcclcsiie decreto declarata sit authentia textus hebraici
En ce temps où l'inspiration et la révélation divines in veteri Testamento,... de eatamen certe constat non
n'avaient pas encore passé du cercle de l'Église juive solum critice et historiée sed de authentia quoad rei sum-
à celui de l'Église chrétienne, les sopherim, en réalité mam etiam dogmatice. Ipsa enim authentia editionis
guides spirituels des communautés, re viseurs, édi- vulgatœ quee dogmatice declarata est, supponit aulhcn-
teurs et, au degré que nous avons marqué, véritables tiam textus hebraici... saltem ut in omnibus exemplari-
conservateurs des Écritures canoniques, devaient bus simul sumplis in Ecclesia Dei adhuc exstat et
encore jouir d'une autorité et d'un don d'assistance dignosci potest.
divine dus à leur condition de coopérateurs à l'œuvre Le sentiment commun des théologiens catholiques
des grands inspirés d'Israël. L'Évangile, du reste, sut est que le décret conciliaire n'oblige à suivre la Vulgate
leur reconnaître ces charismes les scribes n'ont-ils
: que dans les passages concernant la foi et les mœurs,
pas « siégé (ÈKâOicjav, sederunt) dans la chaire de et que cette version peut bien contenir même des
Moïse »; et n'a-t-il pas fallu « garder et faire tout ce erreurs de traduction dans des détails qui ne sont
qu'ils disaient»? Matth., xxm, 2-3. Le texte hébreu point du domaine doctrinal ou moral formant ce
qu'ils ont établi reste donc le texte seul authentique- qu'on appelle la substance des Livres saints. Si l'au-
ment inspiré, et il subsiste en cette qualité comme thenticité de la Vulgate doit donc être interprétée
source première en date de l'enseignement religieux comme supposant et entraînant la conformité sub-
traditionnel, comme lieu théologique où puiser, sous stantielle avec le texte original, et celle-là seulement,
le bénéfice du même don d'assistance transféré ce dernier texte peut alors garder dans les passages
à l'Église nouvelle, la substance de cet enseigne- divergents une supériorité naturelle sur sa version et
ment. ne devoir point lui être sacrifié, attendu que, pour la
Et la consécration officielle des textes grec et latin critique, l'original doit être en principe préféré à la
des versionsimmédiates Septante et Vulgate, par version. C'est ce principe qui a fait souvent corriger
l'autorité conciliaire ou pontificale, n'est faite pour le texte latin de la Vulgate, depuis le xii siècle, d'après
e

diminuer en rien ce privilège du texte hébreu massoré- l'hébreu aussi bien que d'après le grec. C'est lui égale-
tique d'être et de rester toujours l'expression sub- ment qui portait Léon XIII à prôner l'utilité de recou-
stantielle directe de l'inspiration et de la ré\élation rir à lalangue originale, inspectio preecedentis linguse,
juives, depuis les origines jusqu'au moment où si le Vulgate offrait quelque part un sens
latin de la
s'éteignirent pour jamais en Israël ces deux lumières. équivoque, une expression moins correcte, la trace,
Bien que les docteurs de la Synagogue aient interprété en un mot, d'une faiblesse, ou même d'une faute de
:// MASSORE — MASSOULIK 278

traduction. Encyclique l'rovidentissimus Deus, Die!, Ginsburg, Introduction to the massoretico-critical édition of
de lu Rible. t. i. p. xx the llebrcw Bible, Londres, 1897 : I. La forme extérieure du

texte, IL Le texte lui-même... La Massore, son origine et


Il n'en reste pas moins à constater que le texte
son développement. Histoire et description des manuscrits.
hébreu de la Massore n'est point tenu, en fait, offi-
Histoire du texte imprimé; Ehrentreu, Untersuchungcn ùber
ciellement, {explicite Ecdesise decrelo) pour authentique, die Massora, ihre geschichtlichc Entwicklung und iliren (leist,
non plus, du reste, et à tout bien considérer, que le Hanovre, 1925.
texte grec des Septante, malgré le décret de Sixte- 3° Éditions du texte avec la Massore. —
Jacob ben-Chayim,
Quint, puisque, comme ce dernier, il n'est admis avoir Venise, 1524-1525, édition princeps en quatre volumes in-
de valeur théologique que pour l'éclaircissement de la folio, le texte avec une partie seulement de la Massore,
les targums d'Onkelos et de Jonathan et les commentaires
Vulgate, et que l'Église, aussi bien, ne permet pas
de Raschi, Aben-Ezra, David Kimchi, R. Levi ben-Gerson,
de l'employer en formulaire dans l'usage liturgique,
Moïse Kimchi et Saadia, première édition avec en marge
dans l'enseignement pastoral, ni dans celui de la les qerâïn et les sebirin. Édition type de toutes les autres.
théologie. .Mais pourrait-il, néanmoins, se voir quelque De nos jours A. Hahn, Biblia hebraica secundum edi-
:

jour revêtu de cette qualité? Assurément, et, en droit, tiones Jos. Athise, Joannis Leusden, Io. Simonis aliorumque,
il mérite de l'être : n'est-il pas le texte directement imprimis E. van der Ilooght..., 1875, avec explication de la
inspiré pour servir de véhicule à la révélation? n'est-il Massore; nouvelle édition, Leipzig, 1893; Baer (et De-
pas le texte gardé, surveillé, transmis par une Église litzsch), Leipzig, 1869 sq., notes critiques pour l'établisse-

divinement établie comme ne l'a été nul autre écrit ment du texte, séries de notations massorétiques avec
explications; Chr. D. Ginsburg, Massoretico-critical text of
de contexture et d'esprit religieux? n'est-il pas le
the hebrew Bible, 1894; 1' édit. 1906, texte de l'édition
texte original d'étonnante conformité avec une de ses Jacob ben-Chayim, divisions selon les anciens chapitres
versions déclarée authentique? et ne trouverait-il pas, massorétiques (sedarirn), qerâïn etsebirin, variantes margi-
enfin, en premier lieu, dans sa « massore » minutieuse, nales des anciens codices-types cités dans la Massore elle-
droitement conservatrice et traditionnelle, des élé- même, aujourd'hui perdus, variantes autorisées par les
ments essentiels et infiniment précieux de redresse- manuscrits et les anciennes versions, leçons des écoles
ment et de restauration pour ses rares parties quelque orientales et occidentales; quelques leçons des anciennes
versions non autorisées par les manuscrits...
peu atteintes par la rouille des siècles ou diminuées
par l'esprit parfois rétréci de ses conservateurs? Il
4° Éditions de la Massore. — Frensdorff, Die Massora
magna, première partie seulement Masoretisches Wôrter-
:

existe, dans sa forme antique deux fois millénaire, en buch oder die Masora in alphabetischer Ordnung, Hanovre
des manuscrits pour la plupart fort bien conservés et Leipzig, 1876; Chr. D. Ginsburg, The Massorah compiled
eux-mêmes, en des éditions premières déjà remarqua- from manuscripts, alphabetically and lexicalhj arranged,
blement soignées, ou en des éditions plus modernes, 4 vol. in-fol., 1880-1905. L Bigot.
et critiques, il est vrai, mais non moins respectueuses MASSOULIÉ Antonin (1632-1706), né à Tou-
de sa teneur hiératique quasi immuable. Sa Massore louse, le 28 octobre 1632, prit l'habit de saint Domi-
a été explorée, étudiée, et les éléments de réajustage nique le 21 avril 1647. Il fut prieur du noviciat, puis
qu'elle peut fournir sortis de la carrière, épannelés, provincial pour la province de Toulouse; le P. Cloche
ordonnés et amenés comme à pied d'œuvre. C'est l'appela à Rome en 1687, et il devint assistant général;
naturellement à une institution et à une autorité il occupa cette fonction jusqu'à sa mort le 22 janvier
héritières des prérogatives des sopherim qu'il appar- 1706. En 1697, il fut chargé d'examiner le livre de
tiendrait de fondre le tout en un texte déclaré authen- Fénelon sur les Maximes des saints (Œuvres de Féne-
tique. L'entreprise et la réussite de cette œuvre d'ave- lon, édit. de Saint-Sulpice, 1851, t. ix, p. 249, 269, 270,
nir suffirait, comme aux temps déjà lointains des 287, 323, 324).
Damase et des Jérôme, et, plus près de nous, des Le premier écrit du P. Massoulié a pour titre :

Léon X, des Sixte V et des Clément VIII, à illustrer Méditations de saint Thçmas sur les trois voies purga-
pour des siècles un pontificat. tive, illuminative et unitive, pour les exercices de dix
jours, avec la pratique des méditations du même saint
Principaux ouvrages sur la Massore 1° Explications de
Thomas, ou Traité des vertus, dans lequel les actes des

:

la Massore. Elias Levita, Màsôrel hammâsoret, • tra-


principales vertus sont expliqués en particulier, in-12,
dition de la tradition », ou « Clé de la Massore », en hébreu,
explication des notes massorétiques sur la Bible hébraïque; Toulouse, 1678; 2 vol. in-12, Toulouse, 1700, 1703
Chr. D. Ginsburg, The Massoreth Ha-Massoreth of Elias (Journal de Trévoux de mars 1704, p. 366-374). Ces
Levita, Londres, 1867, édition et traduction avec notes méditations sont parfois très touchantes et certaines
explicatives; Jacob ben-Chayim, Pnvfatio ad Biblia Veneta considérations très profondes, spécialement sur
magna rabbinica, en hébreu, Venise, 1524-1525, 1. 1 de l'édi- l'amour de Dieu qui est une source de grandes lumiè-
tion princeps de sa Bible; Glu -
D. Ginsburg, Jacob b.
.
res. L'ouvrage capital du P. Massoulié est le Divus
Chayim Ibn Adonijah's Introduction to the Rabbinic Bible,
Thomas, sui inlerpres, de divina motione et libcrlate
Londres, 1867, édition avec notes explicatives et traduc-
creata, 2 vol. in-fol., Rome, 1692, 2 e édit., 1707-1709,
tion; J. Buxtorf (l'Ancien), Tiberias, sive commentarius
masorethicus, Bâle, 1620, t. iv de la Biblia maxima rabbi- dédié à Innocent X. La première dissertation étudie
nica, explication de la Massore, histoire des massorètes; la motion divine dans l'ordre naturel; la deuxième
et ('.lavis Masorœ, explication des mots massorétiques, étudie la liberté créée et spécialement la liberté d'in-
2' édit., Bâle, 1665 et 1700; Hyvernat, Petite introduction différence et la conciliation de la liberté avec la motion
à l'étude de la Massore, dans la Renne biblique, 1902, p. 551- divine; la troisième dissertation étudie la motion
563: l'ne page de la Massore; 1903, p. 529-549: La langue
divine dans l'ordre de la grâce, la grâce suffisante et la
et le langage de la Massore. A. Terminologie grammaticale;
1904, p. 521-546 et 1905, p. 203-234, 515-542; B. Lexique
grâce efficace; enfin la quatrième étudie la motion
massorétique. divine dans l'état d'innocence. Dans cet écrit, Mas-
2° Quelques éludes massorétiques. — Walton, Prolego- soulié montre que la théorie de la prémotion physique
mena à la Bible polyglotte de Londres, c. iv, dans le Sacrée n'est point une invention de Banez, comme le pré-
Scriptural cursus completus de Migne, Paris, 1839, t. i, tendent les adversaires de cette thèse, et toute la
col. 265-290; R. Simon, Histoire critique du Vieux Testa-
seconde partie du t. n combat les théories de Jansé-
ment, Rotterdam, 1685, 1. I, c. xxiv sq., p. 131-159; Harris,
nius, examine les cinq propositions et montre, contre
The rise tuid developmenl of the Massorah, da nsTTie Jewish
Quarlerlu Review, 18MI, t. i, p. 128-142; 223-257; Strack, l'évêque d'Ypres, que la grâce d'Adam et des anges
Prolegomena critica in Vêtus Testamentum hebr., Leipzig, était une grâce efficace par elle-même et une motion
1873; Blau, Masoretische L'ntersuchungen, Strasbourg, divine, comme la grâce actuelle accordée aux hommes
1891, et Massoretic Studies, dans The Jew. Quart. Review, (Journal de Trévoux de septembre 1712, p. 1536-
1896, t. vm, p. 343-359; 1897, t. ix, p. 122-144, 471-490; 1569). L'ouvrage fut attaqué par la Faculté de
279 MASSOULIE MASSUET 280

Douai en 1722, mais l'affaire fui portée à Rome et 581); une préface et trois discrtations préliminaires
l'écrit futapprouvé le 18 juillet 1729. étudient tout ce qui se rapporte à saint Irénée :

Le P. Massoulié combattit aussi le quiétisme dans histoire des hérésies, vie et doctrine du saint, parti-
un Traité de la véritable oraison, où les erreurs des quié- culièrement au sujet des mystères de la Trinité et de
tistes sont réfutées et les Maximes des Saints sur la l'Incarnation, du péché originel, de la grâce et des
vie intérieure sont expliquées selon les principes de sacrements. Massuet examine toutes les éditions
saint Thomas, in-12, Paris, 1699. L'ouvrage est dédié antérieures, les discute et présente le texte le plus pur;
à Noailles dont le P. Massoulié fait l'éloge. Dans cet il éclaircit et explique, par des notes, les passages
écrit, composé avant l'affaire de Fénelon, dont il difficiles. Il fit cette édition nouvelle pour réfuter
connaissait cependant le livre, il attaque les thèses les erreurs propagées par E. Grabe, d'Oxford, le
de l'archevêque de Cambrai qui se plaint avec quelque dernier éditeur d' Irénée. Grabe avait, dit-on, préparé
vivacité (Lettre à Chanterac, 2 janvier 1699, dans une réponse qui n'a pas été imprimée Irenseus ad :

Œuvres de Fénelon, édit. de Saint-Sulpice, 1851, novam edilionem inslruclus ac ad dejensionem contra
t. ix, p. 638, 639). Massoulié compléta son travail dans Massuelum paralus. Le Cerf de la Viéville a longue-
le Traité de l'amour de Dieu où la nature, la pureté et ment étudié le travail de Massuet, Bibliothèque histo-
la perfection de la charité sont expliquées selon les rique et critique des auteurs de la Congrégation de
principes des Pères, surtout de saint Thomas, in-12, Saint- Maur, p. 329-340.
Paris, 1703 (Journal des Savants du 12 novembre 1703, Quelque temps après, Massuet publia le tome v
p. 580-585 et Mémoires de Trévoux de février 1704, des Annales O. S. B., in-fol., 1713, avec quelques addi-
p. 268-289). Ajoutons enfin que le P. Massoulié tions à l'œuvre de Mabillon; dans sa préface, Massuet
publia un Supplément à la théologie de l'esprit et du donne un abrégé de la vie de Mabillon et de celle de
cœur que le P. Contenson avait laissée inachevée. Ruinart, ses deux prédécesseurs, qu'il défend contre
universelle, t. xxvh, p. 239; Moréri,
Michaud, Biographie certaines attaques; il fit aussi quelques recherches
Le grand dictionnaire historique, édit. 1759, t. vn, p. 328- pour le tome vi. Enfin le tome xm des Amœnitates
329; Feller, Biographie universelle, édit. Perennès, 1842, littcrariœ de Schelhorm, Francfort, 1730, donne cinq
t. vm, p. 249; Richard et Giraud, Èibliolhèque sacrée, lettres de Massuet au bénédictin allemand, Bernard
t. XVI, p. 286-288; Quétif-Echard, Scriptores Ordinis Prœ- Pez; ces lettres contiennent surtout des nouvelles
dicatorum, t. n, col. 769-770 et 827-829; Touron, Histoire littéraires, mais elles montrent les relations que Mas-
des hommes illustres de l'Ordre de saint Dominique, 1749,
suet entretint avec quelques chefs du parti jansé-
t. v, p. 751-773; P. Mortier, Histoire des maîtres généraux de
niste.
l'Ordre des Frères Prêcheurs, Paris, 1914, t. vn, p. 258-264;
Coulon, Scriptores Ordinis Pnedicalorum, fasc. i, 1910, Massuet a laissé quelques ouvrages inédits que l'on
p. 74-79; Raissons, Vie d'Antonin Massoulié dominicain, trouve à la Bibliothèque nationale mss. français,
:

in-4°, Paris, 1717; Dupin, Bibliothèque des auteurs ecclé- 17 260, 17 680, 19 664 et 18 817; ce dernier ms.
siastiques du XVII e siècle, t. IV, p. 460-472; Dictionnaire des contient les Annales de Saint-Germain-des-Prés,
auteurs ecclésiastiques, 4 vol. in-8°, Lyon, 1767, t. in, p. 179- œuvre de Ruinart jusqu'en 1709, et de Massuet à
180; Supplément au Nécrologe des plus célèbres défenseurs
partir de 1709. Mais le travail inédit le plus intéres-
et confesseurs de la vérité des XVII e et XVIII e siècles, in-12,
s. 1., 1763, p. 15-16; Biographie toulousaine, Paris, 1823,
sant de Massuet est assurément celui que signale
t. n, p. 29-30; Hurter, Nomenclator, 3 e édit., t. iv, col. 663-
Tassin. Durant toute sa vie, Massuet étudia les œuvres
665; Kirchenlexicon, t. vm, col. 977-978. de saint Jean Chrysostome et il composa un gros in-
J. Carreyre. folio, intitulé Augustinus grœcus, dans lequel il
:

MASSUET René (1665-1716), naquit à Saint- avait recueilli de nombreux textes de ce Père où la
.Ouen de Mancelles, près de Bernay, diocèse de gratuité et l'efficacité de la grâce sont mises en relief.
Lisieux, 3 août 1665; il fit profession chez les
le Les- jansénistes ont puisé à pleines mains dans ce
bénédictins à Notre-Dame de Lire, le 20 octobre 1682; travail de Massuet pour rédiger leur livre des Hexa-
puis il enseigna la philosophie à l'abbaye du Bec et ples, 8 vol., in-4°.
la théologie à l'abbaye Saint-Étienne de Fécamp. Il
Michaud, Bibliographie universelle, t. xxvn, p. 239, 240;
étudia particulièrement la théologie positive et tra-
Hœfer, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 217;
vailla à achever l'œuvre de Mabillon et de Ruinart.
Quérard, La France littéraire, t. v, p. 613-614; Moréri, Le
Il mourut à Saint-Germain-des-Prés, le 19 jan- grand dictionnaire historique, édit. 1759, t. vn, p. 329 et
vier 1716. Suppl., t. n, p. 85; Feller, Biographie universelle, édit.
Le P. Massue t a publié la Lettre d'un ecclésiastique Perennès, 1842, t. vm, p. 250; Richard et Giraud, Biblio-

au R. P. E. L. J. (Etienne Langlois, J.) sur celle qu'il thèque sacrée, t. xvi, p. 288- 289; Tassin, Histoire littéraire
a écrite aux R. P. Bénédictins de la Congrégation de de la Congrégation de Saint-Maur, in-4°, Paris et Bruxelles,
Sainl-Maur touchant le dernier tome de leur édition de 1770, p. 375-379 et François, Bibliothèque générale des écri-
vains de l'Ordre de saint Benoit, 4 vol. in-4°, Bouillon, 1777,
saint Augustin, in-4°, Osnabriick, 1699. Les invecti-
t. n, p. 216-219 (même texte que Tassin); Le Cerf de la Vié-
ves grossières qu'on trouve à la fin de cet écrit ne ville, Bibliothèque historique et critique de la Congrégation
sont pas l'œuvre de Massuet (sur cette affaire, voir de Saint-Maur, in-12, La Haye, 1726, p. 327-344; Nécrologe
Ingold, Histoire de l'édition bénédictine de saint des plus célèbres défenseurs et confesseurs de la vérité du
Augustin, in-8°, Paris, 1903). Puis il écrivit une Lettre XVIII e siècle, V e partie, in-12, Paris, 1760, p. 33-34; Nou-
à M. l'évéque de Bayeux sur son mandement du 5 mai velles ecclésiastiques, du 9 janvier 1740, p. 8; Dictionnaire
historique des auteurs ecclésiastiques, 4 vol. in-8°, Lyon,
1707, portant la condamnation de plusieurs propositions
1767, t. m, p. 180; Bouillot, Biographie ardennaise, 2 vol.
extraites des thèses soutenues par les R. P. Bénédictins
in-8°, Paris, 1830, t. n, p. 190-197; Vanel, Les bénédictins
de la Congrégation de Sainl-Maur de l'abbaye Saint- de Saint- Germain des Prés et les savants lyonnais, d'après
Étienne de Caen, in-12, La Haye, 1708; dans cette leur correspondance, in-8°, Paris, 1894, p. 289-365, et Nécro-
lettre, datée du 3 janvier 1708, Massuet veut montrer loge des religieux de la Congrégation de Saint-Maur, décédés
que les propositions censurées par M. de Nesmond à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, in-4°, Paris, 1896,
sont parfaitement exactes. Mais le travail capital du p. 108-111 ; Th. Lebreton.fîi'offrap/ii'e normande, 3 vol. in-8°,

P. Massuet est l'édition des œuvres de saint Irénée Rouen, 1856-1861, t. m, p. 54; Frère, Manuel du biblio-
graphe normand, ou Dictionnaire bibliographique- et histo-
qui a pour titre Sancti Irensei episcopi Lugdunensis
:
rique, 2 vol. in-8°, Rouen, 1860, t. n, p. 289; Oursel, Nou-
et martyris delectionis et eversionis falso cognominatœ
velle biographie normande, 2 vol. in-8°, Paris, 18S6, t. n,
agnitionis, seu contra hœreses libri quinque..., in-fol., 245; Hurter, Nomenclator, iv, col. 827-829; Kirchen-
p. t.
Paris, 1710 (Journal des Savants du 19 janvier 1711, lexicon, t. vm, col. 978-979.

p. 29-32, et Mémoires de Trévoux d'avril 1711, p. 557- J. Carreyre.


2S1 MASTRIUS DE MELDOLA — MATERIALISME ET MONISME 282

MASTRIUS DE MELDOLA des frères nommé temporairement vicaire général des conven-
mineurs conventuels (1602-1673).— Barthélémy Mas-
- tuels en Italie, mais cette charge ne l'empêcha point
trius naquit à Meldola, en 1602. Il avait achevé de préparer son dernier grand ouvrage Thcologia
:

ses cours de littérature et de logique et commencé moralis ad menlem S. Bonaventuree et Scoli, Venise,
ses études de philosophie, lorsque, vers l'âge de 1671. Sans contredit « Mastrius et Bellutus sont au
quinze ans, il demanda son entrée dans l'ordre des premier rang parmi les grands défenseurs de la doc-
frères mineurs conventuels. Il prit l'habit à Césène, le trine du Docteur Subtil, et peu de théologiens du
26 novembre 1617. Après sa profession, il fut envoyé à xvn e siècle leur sont comparables ». P. Dominique de
Bologne. Tout en étudiant les sciences philosophiques Caylus, O. M. C, Merveilleux épanouissement de
et théologiques, il ne négligea point les lettres et l'École scotiste, dans Études francisacines, Paris,
composa un poème en l'honneur de saint Bonaventure. 1911, t. xxv, p. 633. Mastrius mourut à Meldola en
Le 2S septembre 1621, il était fait bachelier, et en janvier 1673. Saint Jean de Cupertino, qui le con-
1623 le ministre général l'appelait à la charge de naissait bien, l'avait toujours encouragé dans ses
maître des études à Parme, puis l'envoyait de nouveau travaux théologiques.
à Bologne. Mastrius ne demeura point longtemps dans Bona ventura Theulus, Triumphus Seraphicus collegii
celte ville. Il partit la même année pour Naples où il S. Bonaventanc, Velletri, 1655, p. 59, 60; Sbaralea, Sapple-
étudia sous la direction du P. Joseph de Trapani, menturn ad Scriptores, Rome, 1806, p. 118.
théologien scotiste qui, le premier, en analysant la E. Longpré.
doctrine de Duns Scot sur la prédestination et le MASTROFINI Marc, ecclésiastique italien
concours divin, crut y découvrir la théorie des décrets (1763-1845). — Né à Monte-Compatri, près Rome, il

concomitants, système intermédiaire entre le moli- fut ordonné prêtre en 1786, et professa longtemps la
nisme et le sentiment de Baiïez. Mastrius adopta philosophie et les mathématiques au collège de
entièrement les idées de Trapani et les soutint tou- Frascati. L'ensemble de son œuvre qui est considé-
jours. Franchini, Bibliosofia e memorie letlerarie di rable ressortit plutôt à la littérature et à la philologie,
Scriltori Francescani Convenluali ch' hanno scritto nombreuses traductions italiennes d'auteurs classiques;
dopo Vanno 1585, Modène, 1693, p. 81-100; P. Minges, dictionnaire des verbes italiens; pièces poétiques sur
O. F. M., Duns Skotus und die thomislisch-molinis- l'Ancien et le Nouveau Testament; ou à la mathéma-
(ischen Kontroversen, dans les Franziskanische Studien, tique, Amplissimi Irutti da raccogliersi ancora sul
Munster, 1920, t. vn, p. 14-29. En 1625, il devint calendario gregoriano, Rome, 1834. Mais le professeur
étudiant au collège Saint-Bonaventure établi à Rome s'égara aussi dans la théologie; il fit paraître en 1816
par Sixte-Quint. Là, il se lia d'amitié avec Bonaventure une Melaphysica sublimior de Deo trino et uno, in-8°,
Bellutus de Catane et fit le projet de rédiger avec où il voulait démontrer par la seule raison l'existence
lui un cours complet de philosophie selon le système du mystère de la Sainte-Trinité. Voir Franzelin, De
de Duns Scot. Franchini, loc. cit., p. 111-113; Hurter, Deo trino, 4 e t dit., p. 256-260. Cet ouvrage suscita de
S. J., Xomenclator, 3 e édit., t. iv, col. 20; Vincenzo graves embarras à l'auteur et resta inachevé. —
di Giovanni, Sioria délia Filosofla in Sicilia, Païenne, Autres écrits :Le usure, libri III, Rome, 1831,
1873, t. r, p. 144-146. Le doctorat obtenu, Mastrius et L'anima umana e i suoi stati, 1842.
Bellutus se mirent à l'œuvre et, au cours de leur G. Gazola, Memorie de M. Mastrofini, Rome, 1845;
enseignement à Césène, Pérouse et Padoue, préparè- Hœfer, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 221 ;

rent leur grand ouvrage. Ils commencèrent par publier Hurter, Nomcnclalor, 3 e édit., t. v a, col. 1188.
les Disputationes in libris Physicorum, Venise, 1637. É. Amann.
Le succès fut considérable. D'autres volumes se succé- MASUCCI Antoine, né à Naples vers 1625,
dèrent rapidement In libros Aristotelis de generationc
: entra jeune encore chez les mineurs conventuels de
et corruptione, Venise, 1640; In libros de cœlo et mundo, sa ville natale et se fit bientôt un nom parmi les lettrés
Venise, 1640; In libros de anima, Venise, 1643; In de son temps. Il n'était âgé que de cinq lustres, pour
Organum Aristotelis disputationes logicales, 2 e édit., parler comme lui, quand sur de pressantes instances
Venise, 1646. Lorsque Bellutus dut se séparer de il fit imprimer un volume de Panegirici sacri, in-4°,

Mastrius et retourner en Sicile, l'ouvrage était presque Naples, 1650. Inscrit à YAcademia degli erranti,
terminé. Mastrius l'acheva en composant ses Dispu- Masucci paraît s'être donné à la littérature plus
tationes in XII libros Metaphysicse, Venise, 1646-1647, qu'aux études théologiques, dans lesquelles cependant
dont le second volume fut dédié au pape Innocent X. il se fit apprécier par le Joan. Calvinus expugnatus,

Ces divers écrits, plusieurs fois imprimés séparément, ceterique recentiores hwrelici pro/ligati, dont le t. I
er

furent réunis dans les éditions complètes de Venise, parut seul, Naples, 1680. Le second tome
in-4°,
1678, 1688. Dans l'élaboration de cette œuvre très demeura manuscrit, ainsi que d'autres ouvrages,
considérable, des divergences de vue étaient inévita- par suite de la mort de l'auteur, en 1682.
bles; aussi Mastrius eut-il à soutenir de vives contro-
Franchini, Bibliosofia e memorie letlerarie di seritlori
verses avec Matthieu Ferchi, Scolus et Scolistœ Bellu-
francescani convenluali, Modène, 1693; Hurter, Nomcn-
tus et Mastrius expurgati a querelis Ferchianis, Ferrure,
clalor, 3° édit., t. iv, col. 120; Jean de Saint-Antoine, Biblio-
1650. D'autres disciples célèbres de Duns Scot, theca universa franciscana, Madrid, 1732-1733; Toppi,
Alexandre Rossi de Lugo, Mgr Pavazzi, évêque de Biblioteca neapolilana, Naples, 1678.
Ferrare, le P. Pontelongho de F'aenza et surtout Jean P. Edouard d'Alençon.
Ponce, lecteur de philosophie du collège Saint- Isidore MATÉRIALISME ET MONISME— Le
de Rome et professeur au Collège romain, discutèrent matérialisme rigoureux et conséquent est peut-être
aussi plus d'une fois ses idées. Mastrius se disposait aussi rare que l'athéisme. Une double réalité s'impose,
à composer un cours de théologie selon Duns Scot, en effet, à l'expérience extérieure et intérieure les :

lorsqu'il fut élu ministre provincial de Bologne, le corps étendus, mobiles, soumis à des lois, et la pensée,
11 septembre 1647. Son triennat d'office achevé, il la conscience; la matière est même inévitablement,
reprit son œuvre. Le Commentaire sur le premier pour nous, une synthèse de sensations et d'idées,
livre des Sentences de Duns Scot, dédié au Card. Albizzi, puisque c'est notre seule manière de l'appréhender.
parut en 1655, celui sur le second livre en 1659. D'où l'inextricable difficulté du matérialisme pour
Mastrius fit hommage de ce dernier écrit au pape présenter un système bien homogène et précis. Mani-
Alexandre VII. Suivirent bientôt le troisième et le festement l'étendue et le mouvement ne peuvent
'
"latrième livre, Venise, 1661. En 1662, Mastrius était être la condition suffisante de l'univers total, physique
283 MATERIALISME ET MONISME, GÉNÉRALITÉS 284

et moral ; cette conception et le donné complexe ne n'est pas exempt de mobiles de ce genre. Cf. Cardinal
s'ajustent pas d'où les amendements, les corrections
: Gonzalez, llisl.de la philos., t. iv, p. 226.
qu'il a fallu y ajouter, sans oublier un certain vague Chez les savants, une certaine conception du rôle
opportun dans les définitions des matérialistes. de l'intelligence, depuis la Renaissance, n'a pas peu
S'il était permis de ramener à un schème trop sim- contribué à renforcer cette prédisposition naturelle.
plifié les phases principales du. système, on pourrait Le souci de la clarté avant tout, mais d'une clarté
distinguer 1. le matérialisme ancien, qui tend à
: sensible et imaginative, les a engagés à se complaire
expliquer le monde par des atomes de forme diffé- dans le visible, le solide, l'événement sensible qui
rente, qui par hasard s'entrechoquent et s'accrochent; toujours se répète le même et représente, dans les
2. le matérialisme moderne, qui voit dans la nature faits, la constance et la loi. Poussés dans cette voie,
comme une mécanique savante et dans la pensée par ce mobile autant que par des raisons mises en
autre chose que du mouvement, mais un parasite avant, pleins d'horreur pour le changement réel, la
sans efficacité; 3. le monisme qui prétend que la nouveauté véritable, qui jamais ne se relie clairement
matière et la conscience furent éternellement consub- à l'ancien état, pleins de mépris pour le dynamisme qui
stantielles, en quelque sorte :c'est la forme moderne oriente les êtres, chacun selon son espèce, mais qui
du vieil hylozoïsme. n'est pas clair, pas mesurable, ils ont exorcisé la
Ces trois points de vue sont d'ailleurs, en fait, assez qualité, principe de continuité, de progrès, pour ne plus
mal délimités; parfois ils paraissent mêlés; ou bien conserver que des quantités qui s'échangent. Or, seule
encore l'accent est mis de manière différente; mais la matière offre ces déplacements clairs dans l'es-
généralement la matière garde le rôle principal, sauf pace, ces changements de lieu, ces enveloppements
chez certains monistes plus ou moins idéalistes. et ces désenveloppements, ces échanges de mouve-
I. Généralités. II. Histoire du matérialisme ments mesurables qui vont se répétant et constitue-
(col. 288). III. Appréciation critique (col. 298). raient l'unité, l'homogénéité foncière des différentes
IV. Le monisme (col. 315). V. Appréciation critique forces physiques. Voici donc enfin que le calcul ma-
(col. 330). thématique va pouvoir féconder à l'infini les sciences
I. Généralités. —
Le matérialisme est un système physico-chimiques et biologiques quels espoirs sem-
:

métaphysique qui réduit toute réalité aux éléments blent s'ouvrir, à la condition de s'en tenir à la ma-
étendus de notre corps et des corps étrangers. tière seule Cf. Bergson L'évolution créatrice, p. 237 sq.
! :

Il convient de le distinguer de l'utilitarisme pra- On semble délivré de plusieurs mystères que le


tique, où les intérêts de l'esprit sont sacrifiés à ceux spiritualisme traînerait lourdement. Si la matière n'est
de la chair, non moins que de systèmes généraux qui point éternelle, si elle ne possède pas en elle-même sa
le favorisent ou même qu'il paraît lui-même amorcer, raison d'être, on se heurte à une grosse difficulté : la
comme l'empirisme, le mécanisme, le positivisme, création. Comment comprendre le passage du néant
l'évolutionnisme, le panthéisme, etc. Le matérialisme à l'être? Comment concevoir, qu'un vouloir divin a
le plus radical ne serait autre chose que le système fait ce passage, créé le monde? Comment se faire une
cartésien vidé de tout spiritualisme l'étendue géomé-
: idée nette des rapports entre Dieu, infini, spirituel,
trique et le mouvement éternel, reçu par chocs, défi- parfait, transcendant et l'univers fini, matériel? Mais
'niraient toute réalité. Mais la pensée n'a pu s'y tenir. surtout comment s'expliquer la présence du mal phy-
1° Les mobiles du matérialisme. —Ce sont les don- sique et moral dans l'œuvre du Tout-Puissant et du
nées sensibles qui longtemps ont accaparé l'attention Tout-Bon? Souffrances des animaux qui s'entre-
des humains comme elles retiennent longtemps encore dévorent, maladies ou infirmités affreuses chez
celle de l'enfant. Cette vieille habitude pèse sur la l'homme, extrême lenteur de celui-ci à s'élever mora-
pensée, il faut remonter le courant pour la juger, se lement quels mystères! Au contraire dans le système
:

demander si elle nous abuse :combien préfèrent y unitaire du monde, tout paraît simple et clair.
céder I Que dire encore des mobiles d'ordre pratique qui
Il y a plus. Le monde des formes et des couleurs solliciteront toujours l'humaine lâcheté dans le sens
garde un air d'accessibilité immédiate, une absence d'une doctrine commode, en laquelle s'évanouissent
apparente de mystère qui donne confiance et engage l'obligation et la responsabilité morales, le souci des
l'intelligence à la suite des sens. Naturellement nous jugements de Dieu!
imaginons toutes choses sous la forme de particules Les théories matérialistes, même de très bonne foi,
mobiles; le spiritualiste lui-même se doit faire vio- procèdent donc aussi de mobiles, étrangers en partie à
lence pour ne pas se figurer la substance comme un la science pure ou à la raison; ces dispositions subjec-
noyau solide, et les passions de l'âme comme des chan- tives préparent mal à une recherche sereine du vrai,
gements de place. Une inclination naturelle nous et, par elles-mêmes, elles ne relèvent plus simplement
une métaphysique d'imagination.
invite à accueillir de la discussion.
Le fait de l'intime interdépendance du
constant De plus, à la lumière de l'histoire de la civilisation,
physique et du moral nous expose à faire dépendre elles apparaissent ou bien comme des conceptions
tout simplement le second du premier. Parler à la des- peuples enfants; ou bien au contraire comme le
foule de réalités invisibles, sans couleur ni forme, c'est témoignage d'une culture décadente, tout absorbée
risquer fort d'être peu compris; le monde spirituel lui dans les soucis de l'utile, toute limitée par une mé-
fait volontiers l'effet de songe creux ou de lieux-com- thode positive et mathématique devenue exclusive,
muns à l'usage des curés. La foule a sous les yeux les et transformée en système total et absolu. L'une des
progrès indéniables des sciences physiques et de meilleures réfutations du matérialisme tient donc
leurs applications pratiques depuis un siècle, com- dans son histoire même et dans la recherche de ses
ment hésiterait-elle? conditions d'existence, qui, à une époque donnée,
Unautre mobile qui favorisa le matérialisme, c'est imposèrent des œillères à l'esprit humain. Ses théories
le radicalisme politique. Des monarchies et des démo- ne représentent donc pas le résultat de l'effort nor-
craties ont cru trouver en lui un allié dans leurs luttes mal de la pensée en face des faits, le progrès de
pour s'émanciper de toute tutelle religieuse, pour la cette pensée dans l'esprit humain, mais un état relatif
sécularisation de l'Etat. En 1848, au cours de discus- et momentané, une déviation de la courbe que suit
sions politico-religieuses au parlement de Francfort, l'humanité. Un certain étalage de générosité chez
Karl Vogt clame que toute Église constitue un obstacle beaucoup de matérialistes est destiné à les étourdir
à la civilisation. Chez nous, le physiologiste Paul Bert sur le vide de leur âme.
285 MATÉRIALISME ET MONISME, GÉNÉRALITÉS 280

2° Conception scientifique actuelle de la matière. ment. Il agit toujours en tel lieu et en tel temps,
— On admet présentement que la matière est donc il relève de l'espace et du temps. Il faut bien
composée de tourbillons de grains électriques. s'arrêter à des corpuscules solides.
L'atome, ou élément qui entre en combinaison, serait Ceux-ci sont doués de forces. On aurait beau, en
déjà fort complexe. d'abord un noyau positif, puis
: effet, considérer sans fin les trois dimensions comme
une ou des couches négatives qui circulent autour du telles, on n'en ferait pas sortir le changement et le
noyau, déjà mobile mats en sens inverse. Dans l'hydro- temps. Si des solides géométriques étaient simple-
gène, le corps le plus élémentaire, retrouvé d'ailleurs ment juxtaposés aucun fait nouveau ne naîtrait. Il
en tous les autres, on distinguerait l°le noyau ions : faut bien supposer des attractions, des orientations
positifs composés d'un grain plus deux grains soudés diverses et définies. L'explication du inonde com-
ou hélium, puis 2° un électron négatif de celui-ci : mence par se donner une collocation déterminée des
l'orbite atteindrait 53 milliardièmes de millimètre. éléments, des rapprochements, des mouvements; la
Les noyaux sont différemment composés selon la qualité « victorieuse du nombre », active et ordonna-
diversité des corps simples ce sont eux qui leur
: trice ne fait qu'un avec la quantité :l'une nous révèle
donnent leurs propriétés spécifiques; quant aux autres la nature de l'être et l'autre la mesure de ses mou-
propriétés comme la chaleur et la lumière, on les vements. Bien plus, ne voir, par exemple, entre les
attribue aux électrons qui sont répartis par couches éléments chimiques, entre l'herbe verte et le mouton
granulaires successives, autour du noyau. L'hydro- qui la broute avec appétit pour en faire sa chair,
gène possède 1 électron, l'hélium 2, le cuivre 29, le que de simples changements de place des atonies,
platine 78, etc. On a évalué le volume de l'électron reste une gageure. Impossible de concevoir quantité
à un millième de l'atome complet d'hydrogène; le réelle sans qualité directrice.
champ électro-magnétique serait 10.000 fois plus Le changement ne peut être que l'état de quelque
étendu que le noyau; la marche des électrons attein- chose; on ne saurait hypostasier la mobilité, comme
drait la vitesse fantastique de 20 000 kilomètres à la paraît le faire Bergson. Que seraient un écoulement,
seconde; la raison des mutations et combinaisons avec un torrent d'états évanescents, privés d'un sujet qui
leurs propriétés nouvelles serait à chercher dans le établisse leur continuité?
noyau; certains noyaux lourds possèdent même des La matière nous résiste, et d'autant plus qu'elle
électrons. offre plus de niasse; or comment concevoir cette résis-
On a évalué les corpuscules d'une tête d'épingle à tance, sinon en la rapprochant de nos propres acti-
8 sextillions. Dans chaque unité, les éléments posi- vités orientées en certains sens? Elle se présente donc
tifs et négatifs se saturent et compensent leurs oppo- sous la forme de groupements individuels, relative-
sitions. Quand ils sont libérés et non compensés, ils ment clos, bien qu'en relations entre eux et avec le
constituent la lumière et la chaleur. Ainsi, par exem- tout qui les entoure.
ple, lorsqu'en allumant du feu, l'oxygène de l'air se Notre univers physique obéit, à travers ses muta-
combine au carbone du bois, des électrons perturbés, tions, aux lois générales de la conservation de la masse
sont libérés et leurs mouvements causent la chaleur et et de l'énergie et à la loi d'entropie. Les énergies chi-
la lumière. Les forces qui rapprochent ces atonies et miques se muent en énergies électriques, pour rede-
leurs granules électriques défient l'imagination. On venir chimiques, calorifiques, lumineuses. La physique
estime qu'il faudrait l'énergie calorifique de 20 millions calcule des rapports numériques entre ces mutations;
de tonnes de houille pour dissocier 20 kilos de charbon, elle sait qu'une grande calorie équivaut à l'effort
C'est-à-dire pour vaincre leurs forces électro-magné- pour soulever un poids de 425 kilos à un mètre. Un
tiques. Et pourtant les atonies auraient un diamètre kilogramme de glace absorbe 80 calories pour se li-
compris entre 1 et 5 dix-millionièmes de millimètre. quéfier; inversement pour se congeler il abandonne
Les grains possèdent une charge électrique minima, 80 calories. Pesanteur, chaleur solaire, affinités chi-
car l'électricité n'apparaît jamais que par multiples miques sont, en quelque sorte, les poids qui font
entiers de cette charge. L'électron constitue les rayons monter ou descendre les phénomènes. Nos locomo-
cathodiques des ampoules de Crookes et les rayons (3 tives utilisent le travail du soleil, qui, aux temps
projetés par le radium, et en général tous les trans- carbonifères, a emmagasiné le carbone, lequel se
ports d'électricité. La maste du noyau d'hydrogène retrouve aujourd'hui sous forme de mouvements,
serait 1 850 fois celle de l'électron, partout retrouvé puis de chaleur rayonnée, et, au sens utilitaire du
le même. Le diamètre maximum des noyaux n'attein- mot, perdue en prenant la température du milieu. Nos
drait que le dix-millième de l'atome complet. organes eux-mêmes sont de véritables machines,
En résumé, les éléments ultimes de toute matière puisqu'ils transforment, par la nutrition, en mouve-
seraient donc 1. l'électron, 2. le noyau d'hydrogène ou ment et en chaleur, des énergies chimiques; au sens
proton. En principe, pour la transmutation des corps, strict, notre volonté ne leur ajoute rien. Le monde
il suffirait de priver leur noyau, d'un ou plusieurs est un vaste laboratoire où circulent et se trans-
noyaux d'hydrogène récemment de l'azote on a tiré
: forment l'énergie et le mouvement avec régularité,
de l'hélium. Cf. Jean Perrin, Les atomes; A. Lepape, depuis le règne minéral jusqu'au règne animal .

Bulletin de la Société de Chimie, janvier 1922; Étendue, activités spécifiques, mouvements, durée,
Achalme, L'atome, 1921. résistance, chocs, vitesse, direction, composition,
3° Caractères généraux de la matière. Leibniz — décomposition caractérisent la matière.
concevait les corps comme des systèmes de monades Cf. Fouillée, Esquisse d'une interprétation du Monde,
inétendues ou centres de forces, mises en accord par 1913, p. 43, 83; Hamelin, Essai sur les principaux éléments
le Créateur. de la représentation, 1907, p. 281; Couailhac, La liberté
Assez récemment le chimiste allemand Ostwald et la conservation de l'énergie, 1897, p. 221; De Tonquédec,

ramenait aussi l'étendue des corps à un jeu de forces, Essai critique sur l'hylémorphisme, 1924; Dastre, I.a Vie
et paraissait dissoudre le physique dans le psychique et la Mort, 1903.


:

l'énergie serait l'étoffe dans laquelle toutes choses 4° Présupposés critiques. Le matérialisme pos-
seraient taillées. Toutes les propriétés de la matière tule la supériorité des sens sur l'intelligence, ou encore
proviendraient des diverses quantités d'énergie. Mais l'origine de celle-ci dans une simple complication de
il est impossible que le mouvement ne soit pas le l'expérience : dans ces conditions on pourrait tenter
mouvement de quelque chose, puisqu'il va toujours de concevoir que les corps sont les éléments exclusifs
d'un point à un autre, qu'il effectue tel ou tel change- de l'univers. Mais cet empirisme est une pétition de
287 MATÉRIALISME, HISTOIRE 288

principe. Si l'intelligence, au contraire, fournit des Répondre que les mobiles psychiques font partie des
connaissances absolument originales, bien que tirées conditionnements physiques, n'est point pertinent, car
de l'expérience, par abstraction et généralisation, le jour où l'humanité serait convaincue de leur ina-
le monde offre d'autres données que l'étendue et la nité, que « le vice et la vertu sont des produits comme
solidité. La pensée saisit des rapports, des lois géné- le vitriol et le sucre », elle cesserait d'être accessible
rales, des coordinations; or rien de ce monde spirituel, à la moralité. Le matérialisme ne peut avoir de fidèles
comme tel, n'est caractérisé par la configuration, la qu'en raison de leurs infidélités mêmes au système!
divisibilité et la couleur. Comment vivre si l'on était convaincu que la beauté,
. Autre pétition de principe Le matérialisme regarde
: la poésie, l'amour, le respect, la reconnaissance, le
l'intelligence comme un ensemble d'habitudes utiles dévouement dissimulent, au fond, de simples tour-
imposées par les lois physiques, une sorte d'empreinte billons de grains électriques? La conviction de l'ina-
laissée par la matière cosmique sur notre cerveau; nité de ces mobiles psychiques obligerait peu à peu la
mais n'est-ce pas déjà au préalable se donner l'ordre société à se fonder sur la force brutale, et ce serait
et la régularité; n'est-ce pas nous duper, « comme si très naturel, puisque le matérialisme met la personne
l'ordre inhérent à la matière n'était pas déjà l'intel- humaine au rang des choses.
ligence même »? H. Bergson, L'évolution créatrice, Toute civilisation fondée sur la quantité plutôt que
p. 166. sur la qualité (G. Ferrero) en vient à estimer davan-
L'associationisme,qui fut une conception de l'esprit tage un bon cuisinier qu'un grand savant ou un
modelée sur la connaissance sensible, comme un tas grand artiste; elle débride les instincts et rompt la
de faits mentaux assez analogues au tas de pierres chaîne qui limitait l'animalis homo. Balfour, Les
qu'est une maison, postulait lui aussi que toute con- bases de la croyance, 1901,
naissance est réductible à la pure expérience des sens. Jamais le matérialisme n'a rien produit de grand et
Dès lors qu'il posait l'esprit comme un objet d'étude, de durable, de susceptible d'amener la compassion et
il en faisait tout de suite, comme si la thèse allait de la bonté, qu'en étant infidèle à lui-même quel art
:

soi, an objet physique! pourrait jamais vivre d'ailleurs de procès-verbaux et


Accordons provisoirement que toutes les pensées des de constats?
hommes ne sont que l'envers de mouvements, qui les On ne mutile pas l'homme impunément; sa vie est
suivrait, un oeu cumme l'ombre suit le corps que : multiple, et c'est une gageure de ramener le complexe
va-t-il donc en dériver? La relativité de toute connais- au simple et au mesurable. Toute doctrine qui rap-
sance, donc même de la théorie matérialiste. Alors que pelle Hégésias, le « conseille-la-mort », qui brise en
les savants croient trouver, par exemple, dans la pres- nous quelque ressort naturel, ne peut être la vérité :

sion atmosphérique l'antécédent nécessaire de la « on va au vrai avec toute son âme ».

montée du mercure dans le baromètre, il sera sage de Cf. Friedel,Le matérialisme actuel, 1916, p. 85; Brune-
dire simplement ces faits jusqu'alors se sont succédé,
: tière,Le roman naturaliste, La renaissance de l'Idéalisme;
mais pour l'avenir rien n'est décidé. Qui même nous Ollé-Laprune, La Certitude morale Le Prix de la vie.
;

assure que le système de pensées qu'est le matéria- IL Histoire du matérialisme. —


1° L'antiquité. —
lisme correspond à la réalité? puisque, par hypothèse, Les primitifs imaginent le « double » qui anime le corps
il résulte, non de choix critiques et de jugements, et l'abandonne dans les rêves ou à la mort, comme un
mais seulement d'une série d'engrenages où nous fluide subtil, analogue aux fantômes qui apparaissent
jouerions le rôle d'automate conscient. Sur quoi dans les songes, un homonculus logé dans le corps;
fonder notre croyance en d'autres « moi » analogues Homère est encore tributaire de ces imaginations. Les
au nôtre?... Il n'y a plus que des faits sans lien premiers philosophes grecs, les Ioniens et leurs dis-
nécessaire. Un système qui commence par nier l'in- ciples, conçoivent l'univers total comme fait de parti-
telligence peut-il se présenter autrement que comme cules de grandeur et de formes diverses :l'eau, l'air,
un tas ou une suite d'événements? Mais faire crédit « l'indéterminé », le feu, les homeeoméries, les quatre

à l'intelligence, c'est déjà renier le matérialisme. éléments, etc., qui par leur architecture ou leurs dépla-
5° Capitale importance de la question. —
Si on a pu cements, constitueraient les différents êtres et leurs
définir le matérialisme l'explication du supérieur
: changements. Pythagore, le premier, qui réalise et
par l'inférieur, Ravaisson, La philosophie en France même personnifie les nombres, met en ces éléments
au XIXe
siècle, p. 189, de la pensée par la sensation intellectuels, la raison des choses.
et de celle-ci par le mouvement, on conçoit que suivre Avec Démocrite, le matérialisme a trouvé son phi-
jusqu'au bout les conséquences d'une
concep-telle losophe (vers 460-470 av. J.-C). Les atomes sont des
tion soit moralement impossible; déjà assez
il est corpuscules en nombre infini, indivisibles, éternels,
monstrueux qu'une civilisation en accepte quelques- mobiles dans le vide infini. La diversité de la nature
unes. L'histoire du monde, telle que l'eût faite cette tient à la différence de leur taille, de leurs formes, de
doctrine, si l'éternel platonisme et le christianisme leur assemblage, de la vitesse de leurs mouvements et
n'avaient continué à soulever les âmes, constitue de l'intensité de leurs chocs de là une infinité d'évo-
:

contre elle le plus terrible des réquisitoires. lutions, de groupements et de dislocations. L'âme
Le jour où les hommes penseraient que toute admi- est formée d'atomes plus subtils sphériques et lisses,
ration n'est que chimère sans portée, ils n'auraient répandus dans tout l'univers quand ils s'entre-croisent
;

plus qu'à se replier sur eux-mêmes pour éviter au avec les autres, apparaissent la vie et la sensation. Le
moins à tout prix toute démarche que la douleur doux, l'amer, le chaud, le froid sont des illusions seuls
:

accompagnerait. Vie amoindrie, pessimisme amer, dis- sont réels les atomes et leurs mouvements. D'où
solution sociale, en seraient les conséquences. Crève viennent donc ceux-ci? d'autres mouvements éter-
donc société répéterait le sceptique, plutôt que de
I nels. Rien ne change absolument, car le nouveau vien-
me faire souffrir. Pourquoi même redouter la peine drait du néant et y retournerait; mais seulement un
de mort, qui livrerait simplement à une nouvelle série édifice succède à un autre, comme des maisons di-
d'analyses et de synthèses chimiques? Pourquoi les verses bâties avec les mêmes pierres, selon les lois
menaces des codes, les recommandations et les nécessaires des accrochages et des chocs mécaniques.
reproches de l'éducateur, si finalement, il n'y a que Où trouver le bonheur? Dans les plaisirs des sens?
des éléments qui suivent leur cours? Le meurtrier est Non, ils sont trop fugaces! Modérons nos désirs, sa-
assimilé à la machine qui broie en ses engrenages, et chons nous résigner, chercher le bonheur le moins
le repentir est dénoncé comme une hallucination! coûteux, le plus durable (utilitarisme). C'est à l'âme
289 MATÉRIALISME, HISTOIRE 290

à juger de ce qui fera sa tranquille satisfaction. rasser les phénomènes et leurs lois de tout élément
Quoi qu'il paraisse, lematérialisme trouvera peu de animiste, finaliste, qualitatif qui paraît troubler leur
chose a ajouter à Démocrite, qui fut un vrai savant ordre, pour s'en remettre à des relations de quantité.
pour son temps. Par exemple, étant donnée la position de telle planète,
Épicure (341-270 av. J.-C), lui, est beaucoup plus on calcule sa position dans un temps déterminé. Les
préoccupe de la vie heureuse que de la science, qu'il succès du laboratoire et de la physico-mathématique
méprise au fond. A quelles conditions serons-nous mettent de plus en plus l'invisible au second plan,
autant qu'il est possible à l'abri du malheur? En comme une conception arriérée.
réduisant la part de la nécessité fatale, comme celle Télésio (1508-1588) dont la devise est non rationr :

du hasard, et de l'intervention des dieux en notre sed sensu, ne se sauve du matérialisme que par la foi;
inonde ainsi on bannira la crainte comme une su-
: peut-être convient-il d'en dire autant de Pompo-
perstition. Épicure reconnaît donc dans les atomes nazzi (1462-1525). Les sciences expérimentales seules
un certain pouvoir spontané de dévier de la verti- paraissent offrir à Fr. Bacon (1561-1626) le maximum
cale dans leur chute pesante à travers l'espace de sécurité et d'utilité; son disciple Hobbes (1588-
(clinamen) de là leurs diverses rencontres et leurs
: 1679) enseigne par déductions un matérialisme et an
engrenages variés. Notre univers est une réussite, déterminisme décidés qu'il coordonne tant bien que
comme le numéro gagnant d'une loterie éternelle. mal à un Dieu, véritable César omnipotent. Locke
C'est de nos folles convoitises que naissent nos dou- (1632-1704) ne sait rien de l'âme. Cause, substance,
leurs et non des châtiments des dieux qui ne s'occu- moi ne sont que des mots commodes pour désigner
pent pas de nous. Mais, du moins, nous sommes des groupes de faits qui se présentent habituellement
libres, et nous pouvons imiter leur sagesse, modérer ensemble; Dieu peut faire penser la matière... Le bon
nos désirs, et surveiller nos démarches. Ni le Destin, chanoine Gassendi (1592-1655) s'applique à accom-
ni la mort ne sont à redouter. Notre âme est en moder au christianisme les idées d'Épicure.
effet matérielle toutes nos connaissances reviennent
; 2. Le cartésianisme. —
Avec Descartes (1596-1650),
à des associations d'images, et celles-ci à des voici une philosophie spiritualiste soudée à une cos-
sensations qui suivent les chocs des atomes étran- mologie mécaniste. Leur auteur reste chrétien de
gers sur ceux de notre association corps et âme. : bonne foi, parce que son éducation première et la tra-
Lucrèce (vers 99-55 av. J.-C.) combine Démocrite dition sociale le soutiennent; il est spiritualiste, parce
et Épicure. Plus que ce dernier, il est impressionné par que cette doctrine lui semble résulter de déductions
l'éternelle fixité des lois de la nature, au sein de d'idées claires; mais il est mécaniste par goût pro-
laquelle les mondes se font et se défont sans cesse; fond là est son plus vrai moi. Sa théorie de l'auto-
:

l'univers revêt aux yeux du poète comme une majesté matisme des phénomènes vitaux, comme celle de
nouvelle; une beauté lui reste de son inflexible éternité l'automatisme des bêtes sera le point de départ du
qui donne la vie et la reprend selon des lois uniformes. matérialisme contemporain Vie et instincts s'ex-
:

Un profond sentiment de pitié vient au cœur pour pliqueraient comme des engrenages; on en a déduit
les humains à la merci de l'inexorable; cependant par plus tard l'inutilité de l'âme et de' Dieu. Le grave
la connaissance de ses habitudes, la modération et tort de Descaries- fut de chasser « l'âme » des sciences
l'entr'aide, ils peuvent diminuer leurs maux. Science, physiques et naturelles, d'exorciser la qualité; après
poésie, sagesse se mêlent chez Lucrèce. Il admet donc une telle concession au scientisme, son spiritualisme
aussi le clinamen. De rerum nalura, n, 251 sq. Notre reste sans continuité avec la nature, artificiellement
initiative fait appel à toutes nos puissances de réagir superposé à la physique.
disséminées dans le corps. Lucrèce ne s'aperçoit pas Il est nécessaire d'insister sur ce point de départ
que cette initiative et cette union restent sans raison. du matérialisme contemporain : la physico-mathéma-
Comme tant de modernes, il transpose le psychique tique qui, au xvm e siècle déjà, devait se conjuguer avec
en physiologique ainsi dans la colère, les éléments
: l'empirisme pour renier tout invisible, comme toute
chauds dominent dans l'âme, et l'air froid durant la morale ascétique et toute religion positive.
crainte, m, 288 sq. il se fonde surtout sur la dépen-
; Au temps de Descartes, le commentarisme d'Aris-
dance de l'esprit à l'égard du corps pour conclure à la tote, l'appel à la magie et aux virtualités gênent la
matérialité du premier, m, 460 sq. méthode expérimentale; au lieu de la dégager de ces
Chose curieuse, les Stoïciens, si épris d'ordre et de abus, il se décide pour une refonte complète et un
raison, regardent nos âmes comme formées de par- bouleversement intellectuel. Seules les mathématiques
celles émanées du Feu divin intelligent qui relie tout lui ont offert clarté, précision et rigueur; il voit une
et donne un sens au cosmos. Ils indiquent comme inspiration du ciel dans la pensée de leur emprunter
raisons 1° que les enfants ressemblent à leurs parents,
: une méthode universelle pour asservir le monde phy-
parce que la génération transmet le même groupe- sique (Cf. E. Gilson, Index scolaslico-carlésien, 1913).
ment physique et mental en petit, d'où viendra le Que disait-on? L'humanité possède une nature mor-
semblable (traducianisme); et aussi 2° que l'âme, pour telle, donc l'homme Socrate est mortel on déduit :

remplir sa fonction, doit être répandue dans tout le donc par syllogismes les faits des essences ou natures.
corps toujours une métaphysique d'imagination.
: La vertu opiacée engendre le dormir et celui-ci le
Tertullïen déclare voir une preuve de la corpo- calme réparateur. L'eau se vaporise parce que le
ralitas animœ, dans le feu de l'enfer, De anima, léger s'est mêlé à l'humide. La nature a horreur du
6-9; comme quelques Pères, il peut avoir subi l'in- vide donc l'eau monte dans les corps de pompe. Le
:

fluence des stoïciens. liniment d'huile et de vin guérit parce qu'il contient
2« De la Renaissance au XVIII' siècle. — 1. Les douceur et force. Les corps tombent parce qu'ils
précurseurs. — Le nominalisme répandu à la fin du cherchent leur lieu naturel. On perce le cœur de cire
Moyen Age présage déjà la faveur dont va jouir l'em- d'un ennemi pour que son vrai cœur s'arrête. Partout
pirisme. Beaucoup prétendent s'affranchir d'Aristote, des forces occultes impossibles à imaginer clairement
et, ce qui est beaucoup plus grave, de l'autorité de et à mesurer; des sortes de volontés qui rassurent peu
l'Église; les sciences se constituentpeu à peu en se au sujet de la régularité des lois; des syllogismes qua-
séparant de la métaphysique qui s'y mêlait; plusieurs lilatils au lieu d'expériences et de calculs.
en libérant leurs méthodes chose en soi légitime - — Descartes y substitue dis déplacements mesura-
gardent je ne sais quel scepticisme à l'égard de tout bles et observables et des déductions quantitatives.
ce qui dépasse l'expérience. On commence à débar- Selon cette méthode, l'eau monte pour faire équilibre

DICT. DE THÉOL. C.ATH. X. — 10


291 MATÉRIALISME, HISTOIRE 292

mécaniquement à la colonne d'air à une hauteur mal lui fait rejeter l'existence de Dieu. Lettre à
précise. L'homme meurt parce que les parcelles de Mlle Voland, 20 oct. 1760. A certains moments, il
son corps, en vertu des frottements durs, finissent par échappe à l'utilitarisme par un idéalisme inconsistant,
ne plus se mouvoir. Plier le bras résulte, non du fait parce que son cœur trouve grande joie en la générosité.
de l'union substantielle de l'âme et du corps, mais de Lettre à Tronchin, 17 juillet 1772. Le réformateur
l'arrivée de fluides qui grossissent le biceps. Chaleur social pouvait-il admettre, en effet, que la pensée fût
et lumière sont de purs mouvements engendrés par sans action sur l'univers? Pourtant il enseigne aussi
des chocs. L'assimilation vitale n'est qu'une nouvelle le déterminisme. Il avoue ne pouvoir concilier en
juxtaposition de molécules à quoi bon dire
: agens
: morale les utilités commune et particulière; mais
nililur sibi passum assimilare?... Très radicalement, on doit malgré tout tenir aux inspirations du cœur.
dans la matière. Descartes ne voit que lois géomé- Lettre à Falconnet, fév. 1766.
triques et mécaniques, les seules claires; toute autre Les intuitions religieuses et le pragmatisme de
donnée reste confuse, donc nulle. Plus de causes finales Rousseau, les horreurs perpétrées par les instincts
et d'activités intérieures rien que des causes efficientes
;
déchaînés durant la Révolution, le besoin d'ordre
et des chocs, même en biologie. Le monde est le théâtre social fondé sur quelque idéal traditionnel ramenèrent
de déplacements locaux, homogènes, mesurables, l'opinion au spiritualisme chrétien. Mais, circonstance
calculables et interchangeables. Les lois ne sont plus à noter, Bonaparte, lors des négociations du Concor-
les propriétés des-essences, mais des relations constantes dat, s'attira les remontrances de plusieurs «scientistes»
entre des variations de quantité. de l'Institut.
Descartes, malgré tout, resta un croyant un peu par 3° Le XIX' siècle. — Jusqu'aux environs de 1885,
tradition et coutume, beaucoup par confiance dans la les sympathies pour le matérialisme gagnent la plu-
Raison éternelle dont la nôtre est l'écho, quand elle part des hommes de science et même un grand nom-
use d'une sage méthode. Cependant celle-ci tendait à bre de philosophes, que les nébuleuses constructions
affranchir les esprits à l'égard des éléments opaques, a priori de la métaphysique allemande et je ne sais
des « irrationnels », les qualités directrices et aussi les quel relativisme, qu'enseignerait l'histoire des sys-
mystères de la foi. Elle a beau faire appel à Dieu pour tèmes, ont Inclinés vers l'empirisme.
donner la chiquenaude initiale, tout se passe ensuite Corrélativement, c'est vers cette époque, où com-
mécaniquement, sans pensée dynamique, comme lors- mence sa défaveur, qu'il pénètre dans les masses popu-
qu'après avoir un fait mélange d'huile et d'eau, on laires. Les progrès des sciences, si marqués au
les voit ensuite régulièrement se superposer. On xix° siècle, leurs applications merveilleuses à l'indus-
conçoit les appréhensions de Bossuet touchant les trie (vapeur, électricité, moteurs à essence) font
suites de cette révolution cartésienne. Le matérialisme croire à certains que chaque conquête nouvelle est
a trouvé sa méthode, il va la transformer en théorie faite aux dépens du spiritualisme religieux, legs des
générale, le scientisme du xix e siècle. Les succès de vieux âges superstitieux. La biologie surtout, qui
cette méthode, par une méprise inconcevable, servi- connaît de nouvelles méthodes (microscope, réactifs,
ront la théorie même, jusqu'à ce que le criticisme kan- analyses chimiques), qui mesure le travail vital par
tien, mais surtout les analyses de ses libres disciples l'équivalent mécanique de la chaleur, qui dispose d'une
(Boutroux, Poincaré, Cournot, Bergson) en aient for- grande hypothèse, l'évolution, est regardée par beau-
tement marqué, jusqu'à l'excès, les caractères arti- coup comme la science capitale qui détient les secrets
ficiels et prétentieux. de l'univers, même social et religieux, ultime théâtre
3. Le philosophisme. — Le « naturalisme » de l'Ency- où évolueraient encore les lois de la vie. La biologie
clopédie et le philosophisme du xvni 1 siècle, qui s'inspire de deux méthodes, selon qu'elle cède au
relèvent surtout de Locke, empiriste et libéral, leur besoin de comprendre ou à celui de constater. Le fran-
«maître à penser», rendirent explicites les orientations çais Lamarck (1744-1829) explique les variations des
cartésiennes vers le matérialisme. êtres vivants par l'action des milieux qui modi-
Voltaire parle d'un Dieu législateur qui lutte contre fient leurs habitudes il tend à ramener la biologie à une
:

l'indocile matière; Condillac croit pouvoir tirer toutes physique. L'anglais Darwin (1809-1882), au contraire,
nos connaissances de l'expérience et de ses asso- collectionne les faits de mutation que favorise la lutte
ciations; mais il voit pourtant dans la comparaison pour la vie. Buffon, le maître de Lamarck, a pu aussi
une unité nécessaire qui dépasse le rôle du corps. être appelé par G. Lanson, une sorte de Lucrèce en
Le médecin La Mettrie, utilisant certaines théories prose.
chères à Descartes, écrit L'Homme machine en 1748, Cependant, arrivés à ce terme, des penseurs s'in-
selon les idées du naturaliste Boerhave; puis il rap- quiètent. Les uns comme Littré, Stuarl Mill, H. Spen-
proche de l'animal l'homme et la plante. Selon lui, cer, pour des raisons diverses, se refusent à croire que
l'influence de la fièvre sur nos idées prouverait bien les sciences, épuisent le donné au delà s'étend le
:

qu'elles sont des états de la matière qui est connue vaste océan de l'inconnaissable, pour lequel nous
comme étendue, mouvement, sensation. Avec Hel- n'avons « ni barque, ni voile » (positivisme). D'autres
vétius, il prône l'utilitarisme qui harmonise les inté- plus radicaux encore, et dont A. Comte est le père
rêts individuels et collectifs. Le baron allemand spirituel trop longtemps incompris, déclarent que
d'Holbach, dans son Système de la nature (1770), nos connaissances, produits de la vie mentale des
professe que tout est corporel et en mouvement éter- humains, surtout en société, ne valent que pour
nel; la sensation résulte de mouvements impercep- eux, en vue de coordonner leurs efforts pour exploiter
tibles et combinés en des cerveaux dus au hasard; pratiquement la nature et s'entendre entre eux
la croyance en Dieu et aux esprits est attribuable à (pragmatisme). Nous sommes loin d'un Cabanis, qui,
l'ignorance, à la crainte des peuples, non moins qu'à dans Les rapports du physique et du moral, 1812, pré-
l'intérêt des sacerdoces. —
Diderot serait déjà plus tendait que le mental revient au physique en tant
volontiers moniste; il doute fort que le rapprochement que connu, et connu par le physique lui-même, puisque
atomique puisse engendrer la sensation celle-ci lui
; ce mental dépend du climat, du sexe, de l'âge, de la
paraît plutôt une propriété spéciale, essentielle, de la nourriture, etc.. Le « biologisme » au contraire, par
matière la vie et l'esprit, à ce titre, seraient éternels.
: la notion tout évolutionniste de l'intelligence, conçue
Interprétation de la nature, 1754. Jamais un déplace- comme instrument de sélection et d'adaptation,
ment moléculaire ne donnera la conscience! Le Rêve comme fonction de nos organes, de nos besoins et de
de Dalembert. Celle-ci paraît répugner à l'étendue. Le notre milieu, préparait plutôt le relativisme pragma-
293 MATERIALISME, HISTOIRE 294

tiste, l'agnosticisme spéculatif. La science matérialiste Spencer hantent peu Taine. Tantôt le monde est pour
finissait par douter d'elle-même. D'antre part,
ainsi lui une pyramide de inexorables, qui s'éclairent
lois
lu vie morale et sociale, faite de respect des valeurs, elles-mêmes progressivement sur certains trajets
d'admiration, de continuité dans l'ordre, ne pouvait des faits cérébraux. Les philosophes classiques au
que regimber contre ce «nihilisme » des sciences pures, XIX" siècle, p. 360. Tantôt ces lois, toutes dérivéeK
déclarées tout humaines, et s'abandonner alors aux de nos sensations, tandis que nous cherchons à utiliser
inspirations du cœur (romantisme). D. Parodi, La notre milieu, deviennent, selon ce pur empirisme, des
philosophie contemporaine en France, 1921, p. 112 sq. mutations mentales darwiniennes, des lois relatives
Au XIX e siècle, le matérialisme se présente donc à nous et à notre usage. Spinoza ou Stuart Mill?
comme la conclusion des sciences; mais le positi- Taine oscille de l'un à l'autre, parce qu'il ne sait trou-
visme le limite au connaissable, l'évolutionnisme y ver un moyen terme. Cet homme, qui a écrit « Le vice :

mêle de la conscience en travail, le pragmatisme le et la vertu sont des produits comme le vitriol et le
dénonce comme artificiel, humain. sucre, » Hist. de la litt. angl., t. i, p. xv, ne peut se
Stuart Mill semble proche de l'idéalisme qui tenta tenir dans le scientisme dont l'apparente rigueur l'a
même H. Spencer. En effet, quelle que soit la matière, séduit. Il reste malgré cela une âme élevée, un mora-
nous ne l'appréhendons jamais qu'en nos sensations. liste qui se soupçonne d'avoir trahi sa vocation :

Or que sont-elles? et quel rapport soutiennent-elles l'honnête homme respectueux des valeurs corrige le
avec les corps mêmes? Et ceux-ci, que sont-ils donc? raisonneur étriqué.
Pas de réponse absolue à ces questions foncières! Au xjx 8 siècle, les livres matérialistes les plus tapa-
Tenons-nous-en au donné. Le moi est un ensemble geurs nous vinrent de l'étranger; leur défaut général
de sensations avec un coefficient intérieur; le non-moi est d'avoir trop facilement oubiié, chose capitale pour-
est aussi un système de sensations, mais extériorisées tant, la critique philosophique de la connaissance pour
et stables en leur cohésion. l'exposé encyclopédique des sciences expérimentales.
A. Comte distingue aussi le complexe-objet et le Le zoologiste Karl Vogt (1817-1898) mena le pre-
complexe-sujet, même en nous, où ils équivalent au mier la campagne en Allemagne, en insistant sur le
corps et à l'âme des métaphysiciens. Chacun d'eux rapport entre l'alimentation et le caractère et les
a ses lois; on peut donc agir sur le déterminisme capacités. C'est dans son livre La foi du charbonnier
:

humain en leur obéissant, par des conseils, des et la science, 1854, qu'il écrit, en réponse au naturaliste
croyances, etc. Le simple consensus entre nos fonctions, Wagner, partisan d'une foi superposée à la science :

voilà le succédané positiviste de l'âme et du moi. « Les pensées sont au cerveau, comme la bile au foie

L'attrait, l'intérêt oriente nos pensées. Pas de finalité et l'urine aux reins. »

intentionnelle en biologie, mais seulement des condi- Jacobus MoleEchott (1822-1893), hollandais d'ori-
tions d'existence. Science et art restent tout humains gine, enseigna la physiologie à Heidelberg, à Turin et
(humanisme). à Rome il incline vers le monisme paralléliste. « Toute
;

Herbert Spencer, qui toujours garda de sa famille matière est douée de force, pénétrée d'esprit », c'est
un esprit religieux, juge aussi très courte la philoso- sa propriété fondamentale. Pour mes amis, 1895; édi-
phie qui réduit tout à des particules mobiles; mais tion posthume. Il est frappé par les lois de la circu-
ensuite il entrevoit une métaphysique à tendance pan- lation de cette matière-force. La chaux phosphatée
théiste et mystique. Cf. Boutroux, Science et Religion, des engrais passe du froment dans le pain, puis en
p. 100. Le connaissable lui apparaît comme une trans- nos cerveaux; le chimiste qui découvrira la juste
formation incessante de mouvements dont le rythme proportion des matières organiques chez l'homme intel-
est marqué par l'évolution; mais la sensation, et ses ligent et sain, aura résolu le problème social. Circula-
services dans l'adaptation, d'où viennent toutes nos tion de la Vie, 1852; L'unité de la Vie; discours à
connaissances, est irréductible aux mouvements. Cons- Turin, 1862. Comme on le voit, telles étaient à peu
cience et corps ont leurs lois parallèles. Mais ne soyons près déjà les idées des Ioniens et de Lucrèce!
pas myopes. Les corps ne peuvent être atteints que Mais ce fut le médecin Louis Bùchner (1824-1899)
par nos représentations. Les uns et les autres ne sont qui donna au matérialisme son manuel Force et :

que les symboles d'une réalité plus profonde et incon- Matière en 1852, encore traduit en français en 1907
naissable que nous approchons un peu, en nous la sur la 17 édition allemande; il procède des idées de
e

représentant sur le modèle de notre personnalité Moleschott. La préface du livre instruit le procès des
consciente. Cette force fait l'unité du monde; les reli- philosophes qui sont dupes d'entités abstraites. Est
gions se sont en vain épuisées à la nommer et à la seul vrai, ce qu'on peut voir, imaginer, mesurer, peser.
ressaisir... Que nous sommes loin du matérialisme! Les organes de la vie produisent leurs consensus avec
l'ait précieux à noter Darwin professait la plus
: la sensation et la pensée, comme ceux de la maehine
haute estime pour la philosophie de H. Spencer, qui, à vapeur engendrent des mouvements ordonnés. « Les
à la fin de son Autobiography (1904), avoue que les concepts de corps et d'esprit... ne représentent peut-
ressources qu'offrent les sciences sont inadéquates au être que deux aspects, deux modes phénoménaux dif-
problème religieux, digne pourtant de tout vrai férents du même fond dernier de toutes choses. »
penseur. Revue Menschtum, Gotha, 1889, n° 46. Comme l'ob-
H. Taine (1828-1893) croit aussi reconstruire le serve justement Hôfïding, Philosophie contemporaine,
monde avec des mouvements-sensations; mais cet trad. fr., h, p. 527, c'est confondre deux con-
1908, t.
artiste, ce moraliste, cet historien épris des méthodes ceptions : pensée ramenée à des mouvements
1. la
biologiques reste un philosophe inconsistant. « Un flux spéciaux, 2. la pensée et la matière, simples aspects,
et un faisceau de sensations et d'impulsions, qui vues relatifs à nous, d'une réalité qui nous dépasserait.
d'une autre face, sont aussi un flux et un faisceau de Bûchner avoue d'ailleurs, conformément au positi-
vibrations nerveuses, voilà l'esprit! » De l'intelli- visme, que « l'essence intime de la matière sera vrai-
gence, t. i, p. 69. Et aussi un modèle d'obscurité!... semblablement toujours pour nous un problème
Lequel dépend de l'autre? Si la sensation offre une insoluble »; tenons-nous en donc aux recherches des
réalité, agit-elle sur les mouvements? Si non, à quoi sciences expérimentales. Nature et Esprit, 1857. Mais
bon méditer pour agir? Si oui, qu'est-elle? Du mou- comment se résigner à cet agnosticisme?...
vement? alors seul le physiologique est réel. Ce paral- La matière et ses activités diverses est éternelle,
lélisme moniste n'est ni chair ni poisson. extrêmement divisible et répandue sans fin dans l'es-
Les hautes préoccupations métaphysiques d'un pace sans bornes. Une matière sans forces ne s'est
295 MATERIALISME, HISTOIRE 296

Jamais rencontrée, une force sans matière serait sans Nouvel exposé du sensualisme, 1855. Mais comment
point d'appui. Chacune d'elles n'a donc pu engendrer passer du mouvement spatial à l'unité de la sensa-
l'autre; d'ailleurs la création, la sortie du néant reste tion?... Il admet donc désormais que, de toute éter-
inintelligible :Dieu est inutile et l'âme aussi. Les nité, des groupes d'atomes en vibration furent liés
combinaisons diverses de cette matière-force, en à des sensations le progrès les rapproche et les met en
:

quantités constantes, mais variables en leur arran- marche chez l'homme vers l'accord et l'unité dans la
gement, groupent les complexes-objets et les com- civilisation (monisme).
plexes-sujets. En nous, dualité: les seconds doublent During, dans son Cours de philosophie, développe
les premiers, selon des séries régulières parallèles. Tout et applique aux sciences morales et politiques les
provient du jeu primordial, dans la nébuleuse primi- conséquences du déterminisme matérialiste.
tive, des activités physiques et chimiques. La terre David Frédéric Strauss,- qui, en sa Vie de Jésus
en est un fragment dont le géologue retrace l'his- (1835), invoquait le besoin de la foi de se contempler
toire. Comment est né le plus élémentaire proto- en des récits mythiques, passe au monisme d'inspira-
plasme? Ce ne peut être que d'un rapprochement tion darwinienne, en 1872, dans son livre L'ancienne :

enfin réussj entre les particules de matière-force; et la nouvelle foi. En bon Allemand, il nous apprend
autrement, il faudrait revenir à la création qui ferait que la nouvelle religion consiste à reconnaître notre
une brèche dans la continuité du déterminisme. Même dépendance à l'égard des forces de la nature et à
origine pour la sensation. Puis par des transforma- faire corps avec le rythme universel des choses atteint
tions lentes et progressives, seraient apparues les par les sciences. Nietzche se moqua de cette adora-
diverses espèces végétales et animales. Les hommes tion de la science.
sont en continuité avec elles. L'homme tertiaire, que Citons encore "Virchow, Burmeister, Lôwenthal, et
l'on ne saurait manquer de découvrir, fournira les aussi les italiens Herzen et Mantegazza; pour ce der-
chaînons entre l'animal et nos préhistoriques. Comme nier, pensées, émotions, arts, révolutions « ne sont
le muscle se contracte et la glande secrète, ainsi le que des transformations de la chaleur solaire ». En
cerveau pense. Non point que l'on puisse voir ou Angleterre, Thomas Huxley (1825-1895) et John
mesurer la pensée, qui n'est pas un corps, mais une Tyndall (1820-1893) se rattachent surtout à l'évolu-
fonction où s'intègrent et s'ordonnent en unité les tionnisme.
activités cérébrales. La preuve en est que la délica- Voici d'après celui-ci un clair exposé du parallé-
tesse de la structure du cerveau, ses multiples circon- lisme mouvement-sensation. « La formation d'un cris-
volutions et sa richesse en phosphore sont les condi- tal, d'une plante ou d'un animal est, aux yeux des
tions de la supériorité de notre pensée humaine. Le savants, un simple problème mécanique qui ne diffère
moi n'est que l'harmonie de cet ensemble de fonc- des problèmes mécaniques ordinaires que par la peti-
tions; aussi change-t-il avec l'âge, le sexe, le climat, tesse des masses et la complexité des procédés... Tout
la nourriture, etc. La liberté estune illusion comme acte de conscience, sensation, pensée ou émotion,
le moi permanent et l'âme nous sommes le théâtre
: correspond à un état moléculaire défini du cerveau...
du déterminisme bio-psychique. Le bien à promou- de telle sorte qu'étant donné le cerveau, on pourrait
voir, en utilisant ce déterminisme même, comme le en déduire la pensée ou le sentiment correspondant et
navigateur utilise le principe d'Archimède, c'est l'har- inversement... Ils se produisent ensemble mais nous ne
monie des intérêts. A la mort, l'assemblage bio-psy- savons pas pourquoi. » Leur lien reste un mystère il ;

chique fait retour au milieu physico-chimique. —


Il est est empirique. Nous aurions beau connaître en détail
manifeste que cette vaste hypothèse est une construc- les mouvements des cellules cérébrales, nous ignore-
tion faite dans le but secret de donner satisfaction au rions encore pourquoi ces faits si différents sont simul-
besoin de continuité de l'esprit scientiste, beaucoup plus tanés. Revue des cours scientifiques, 1868-69, p. 14
que pour se soumettre aux faits ironie des choses
: I et 15. Il est vraiment trop commode de s'en tenir à ce
ce système obéit donc à un idéalisme inconscient I double fait, sans rechercher sa raison d'être cet :

Un autre médecin Czoble (1819-1873) approfondit astucieux positivisme escamote le problème sous pré-
ces théories en y mêlant je ne sais quel romantisme texte qu'il serait insoluble.
naturaliste qu'il admirait fort chez le poète Hôlderlin. En France, Claude Bernard (1813-1878) fut fort
Dans les phases successives de sa pensée éclatent peu préoccupé de libérer la biologie du joug de l'animisme
à peu les cadres rigides de la matière et du mouve- et du vitalisme en vue de montrer sa continuité avec
ment. Limites et origine de la connaissance humaine, les sciences physico-chimiques toute certitude, en
;

1865. Manifestement il devine peu à peu qu'il y a l'espèce, se fonde sur le plus rigoureux déterminisme
plus dans la synthèse active, qu'est la conscience psy- que romprait l'âme ou le principe vital. L'irritabilité
chologique, que la somme des éléments, surtout chi- des êtres organiques et leur coordination fonctionnelle
miques et géométriques. Il regarde le matérialisme ne sont pas sans analogies dans le monde inorganique.
comme une méthode, un instrument de travail pour Certains, ajoute Dastre, son disciple (La Vie et la
mettre les faits en connexion; mais ce n'est là qu'un Mort, 1903, p. 238), croient à des rudiments de cons-
point de vue commode et non la révélation du fond cience qui, dans les minéraux attendent une architec-
des choses. Le spiritualisme lui paraît causé par « le ture appropriée pour devenir des sensations avec une
mécontentement que nous inspire le déterminisme des organisation c'est là une hypothèse en harmonie
:

phénomènes »; il est donc une faiblesse morale. Au avec l'idée de continuité demandée par l'évolution.
contraire, le partisan du naturalisme accepte de conti- Claude Bernard regarde cependant nos conceptions
nuer l'univers et de joyeusement si insérer (nielz- métaphysiques de la vie comme d'invincibles besoins
schéisme avant la lettre). La méthode mathématique de l'esprit que l'on aurait tort de mépriser. Mais,
nous enseigne à procéder avec clarté; or les éléments d'abord, il convient de distinguer et de séparer phy-
psychiques, dont l'ensemble est appelé âme, ne peu- siologie expérimentale et philosophie; ensuite de bien
vent se ramener aux atomes en mouvements. Il l'avait marquer l'équation humaine, émotionnelle, qui carac-
cru d'abord, en songeant que toutes nos sensations, térise les certitudes de la seconde. « L'idée directrice »
desquelles dérivent les autres connaissances, exigent est un besoin de notre esprit quand il veut penser la
des contacts et se présentent comme «volumineuses», vie. Leçons sur les phénomènes de la vie, 2 e édit., 1885,
ainsi donc il n'y aurait pas de différence essentielle p. 54, 396 Revue scientifique, 1877, t. n, p. 337, 513.
;

entre les mouvements rétiniens dans la vision et leur Charles Richet écrit, lui, que l'âme est une fonction
cheminement jusqu'à ceux du cerveau terminal. du cerveau et la liberté une illusion, bien signalée
297 MATÉRIALISME, CRITIQUE 298

chez les hypnotisés qui croient être libres, alors qu'ils ou carbone et les nitrates à leur ronde atomique
le
fissent sous l'influence d'une suggestion. Les réac- La science et l'esprit positif chez les penseurs contem-
tions, puis les réflexes et les réponses adaptées prove- porains, 1921, p. 129.
nant de l'irritabilité, enfin l'apparente finalité chez les Cf. surtout Albert Lange, Histoire du matérialisme,
vivants sont dus à la sélection naturelle. Essai de 2 vol., trad. fr., 1877-7!); P. Janet, Le matérialisme contem-
psychologie générale, 2" édit.. 1891, p. 171 sq. Citons porain en Allemagne, 1864.
encore le physiologiste Jules Soury (1842-1915), pour III. Appréciation critique du matérialisme. —
lequel la diversité des êtres revient à une différence Le caractère souvent peu saisissable et mouvant du
d'architecture atomique. Bréviaire du matérialisme, matérialisme est la meilleure preuve de son impuis-
1881: la conscience serait un simple épiphénomène, sance à rejoindre le donné, à s'ajuster avec nos expé-
Système nerveux central, t. n, 1899, p. 1798. Patriote riences. Il par voir dans les corpuscules élémen
finit
fervent. « clérical > même, il voyait dans le culte taires des sortes de virtualités en puissance qui atten-
catholique notre milieu déterministe naturel, où nos dent leurs conditions d'existence pour faire apparaître
i vouloirs » trouvent leur équilibre synchronique. Le la vie, la sensation et la pensée ce qui est proprement
:

médecin .1. Pîoger ramène toutes nos connaissances à le monisme.


des transformations de sensations, et celles-ci à des L'atome géométrique, tout « intellectualisé», de Des-
vibrations intra-cellulaires qui paraissent tendre vers cartes est manifestement un concept abstrait, inca-
l'harmonie. La Vie et la Pensée, 1893. pable, par exemple, de rendre compte des faits de
En accord avec l'américain Jacques Lœb, son résistance, d'impénétrabilité, de masse atomique, etc.
émule, le biologiste Félix Le Dantec (1869-1917) tente Ramener les forces au pur mouvement local est
de pousser à fond la mécanique des atomes. Tout commode pour l'imagination et l'application des
d'abord, il nous rappelle qu'en toute étude la biologie mathématiques au donné; mais c'est un pur procédé.
donne le dernier mot, puisque l'intelligence relève de Identifier la matière et la force reste peu clair,
l'organisme cérébral. Science et Conscience, 1908, p. 6. puisque la matière s'offre d'abord comme étendue,
Aucun finalisme n'est recevable, puisque même les multiplicité, indifférence, et la force, au contraire,
faits organiques sont soumis à la mesure et « sont comme une source d'unité et de distinction spécifique.
susceptibles d'une narration mathématique ». Ibid. A plus forte raison, il est choquant de faire de la
La vie sur terre a succédé au règne inorganique, donc pensée une vibration, ou bien son produit, ou bien
elle en vient par transformation, autrement il y aurait encore son accompagnement inconnaissable et sans
miracle. Crise du transformisme, 1908, p. 21. Il réelle efficacité dans notre monde.
ramène les organismes compliqués aux lois des vivants Pour échapper à ces inextricables difficultés, le posi-
inférieurs qui sont d'ordre physico-chimique. Il n'y tivisme croit pouvoir se limiter au domaine de l'obser-
a qu'une chimie pour les corps bruts comme pour les vable et faire appel ensuite aux intuitions du coeur,
vivants. Encyclopédie Larousse, avril 1898, p. 358. aux réactions spontanées de la personnalité complète,
(Ceci est fort équivoque, comme on le montrera plus en présence de la beauté, en relation avec la famille
loin la finalité de l'âme dirige les mouvements vitaux
: et la cité à sa manière, il nous dit donc combien le
:

sans troubler leur quantité atomique et énergétique, matérialisme est court de vues et combien il mutile
la même en chimie physique et biologique.) La matière les êtres humains!
a la propriété de penser; celle-ci d'ailleurs est seule- Laissant certaines considérations pour la critique
ment témoin des mouvements, sans jamais les influen- du monisme, voici le plan que nous suivrons 1. L'être :

cer (É piphénoménisme). Tout se passerait exactement matériel offre dans son unité une dualité d'éléments.
de même dans la nature si cette propriété était 2. L'âme et le corps dans l'homme se présentent comme
absente. Traité de biologie, 1902, p. 475. « Nous deux réalités distinctes bien qu'intimement unies.
sommes tous des pantins soumis au déterminisme. » /. dualité de L'Être matériel. — 1° Caractère
Les Limites du connaissable, 1904, p. 84. Notre per- du déterminisme mécanique.
artificiel —
Il nous propose

sonnalité n'est autre chose que la somme des cons- une métaphysique faussement parée des dépouilles
ciences élémentaires des atomes. Ni bien, ni mal, ni de la science, en vue de fournir à l'esprit une expli-
responsabilité morales, mais seulement des habitudes cation claire, capable d'unifier toutes nos connais-
mécaniques héritées des aïeux, habitudes accompa- sances; il ramène les variations de la nature, chaleur,
gnées de paix ou de remords, selon qu'elles sont en combinaisons, vie, conscience, à des variations de
synchronisme avec le milieu social. L'assimilation quantité, au glissement d'un point le long d'une ligne,
chez les vivants résulterait des mouvements rythmi- constaté par le baromètre, le manomètre, etc. Toute
ques de ceux-ci qui s'imposeraient aux aliments digé- pensée spiritualiste représenterait une foi d'apeurés en
rés. Mais comment vivre avec des conceptions aussi face des brutalités du système matérialiste.
désolantes? La foi religieuse viendrait donc les contre- Il est juste de chercher le biais par où les faits sen-
dire chez tous les hommes ou à peu près. Le Dantec sibles peuvent être mesurés et calculés; mais on nous
lui-même, hors du laboratoire, nous rapporte Elisa- dupe avec un procédé, qui, loin d'épuiser le réel, n'en
beth Leseur, se montrait fort sensible à la beauté des livre qu'un aspect. Considérés d'un certain point de
choses, à la délicatesse des sentiments et même à la vue, les phénomènes paraissent des métamorphoses
grandeur des pensées chrétiennes. Dans ce Breton, du mouvement, des engrenages sans fin. Mais, en
constructeur de cosmogonies(D. Parodi, op. cit., p. 54, vérité, chaque mouvement est dirigé, discipliné, obéit
cl Yves Delage, Année biologique, 1902, p. lvii), il aux lois de chaque être, atome, corps, vivant végétal
y
a toute une mystique naturaliste qui adore les jeux et animal, etc., à leur particulière individualité :

têtus des atomes et des nombres, comme s'il contem- quantité et qualité caractérisent les êtres matériels.
plait l'océan de l'être! Les vivants, par exemple, se dépensent à élever des
En Sorbonne, Et. Rabaud explique les vivants énergies à un certain potentiel, comme le jardinier
comme des ensembles de faits en équilibre instable, qui porterait de l'eau au réservoir qui alimente son
par suite de leurs échanges de mouvements méca- moteur, mais en les coordonnant selon leurs besoins.
niques avec le milieu. Éléments de biologie générale, La feuille, comme le muscle, assimile à cet effet du
1920. Marcel Boll ne voit partout que des types spé- carbone, mais chacun à sa manière. L'âme humaine,
ciaux de mouvements rythmés qui assimilent pro- principe de vie, n'ajoute rien aux quantités d'énergie,
gressivement leur milieu à ce rythme : ainsi tel cris- mais se contente de les diriger du dedans, parce
tal, tel végétal façonnent les éléments de l'cau-mère qu'elle ne fait qu'un sujet substantiel avec son corps.
299 MATÉRIALISME, CRITIQUE 300
-
Les mécanistes, semblables en cela aux « réaux » demeurent irréversibles"; ils ne peuvent rebrousser
du Moyen Age, réalisent les lois qu'ils croient devi- chemin; quand l'électricité redevient chaleur et mou-
ner, c'est-à-dire des abstractions, en nous présentant, vement, les conditions ont changé. Une finalité,
tel II. Taine, l'univers comme une pyramide de lois immanente au moins déjà, conduit les êtres; or ce
mathématiques. Depuis une trentaine d'années sur- sens spécial des choses est absolument inexplicable,
tout, savants et philosophes ont dénoncé le caractère selon le mécanisme qui ne veut voir partout que
commode et conventionnel de cette construction, à de simples changements de place. Loin de traduire
tel point que cette réaction a connu de graves excès, de manière exhaustive le réel, il n'en est qu'une adap-
puisque certains ont même prétendu que toute loi ne tation pour nos calculs, adaptation, dont ce réel offre
serait qu'un décret libre de l'esprit humain. Mais d'ailleurs le fondement scientia formaliler in mente,
:

dégageons-nous de l'hypnose scientifiste, sans nier la fundamentaliler lantum in rébus.


science et tomber dans le « fortuitisme ». Voici de l'eau qui passe de 25° à 50°, un ouvrier qui
Laissons le conceptualisme pour garder le réa- abandonne 10 calories peut-on dire que la chaleur de
:

lisme modéré de saint Thomas il nous délivrera de


: l'eau « doublé, comme le mercure a doublé en espace
ce déterminisme où se trouve transposé l'antique gradué parcouru? ou que les échanges vitaux de
Destin. M. Boutroux, dont le « contingentisme » sut l'ouvrier sont identiques à l'espace de dix mètres en
s'assagir, cf. De l'idée de loi naturelle, 1894, dès 1867, élévation de 425 kilos?... Ne prenons plus des sym-
à Heidelberg, avail et frappé par ce fait que Socrate
('
boles commodes - - qui faisaient dire ironiquement
ne fut pas un produit mais un initiateur. Les sciences, à H. Poincaré que, seuls, grand public et lycéens
loin d'être le pur décalque des choses, représentent en croyaient encore à la physico-mathématique pour —
vérité la vie de l'esprit qui trouve sa joie à déchif- la photographie de l'univers.
rer l'apparent chaos, en y introduisant ses soucis « On a voulu réduire à des actions mécaniques et

d'ordre et de lois. Une bonne observation est déjà au pur mouvement tous les phénomènes physiques et
une vue de l'esprit, une généralisation bien fondée, chimiques, même ceux de la vie et de la pensée...
puisqu'elle est mise en relation avec un ensemble. Les Admettons que tout phénomène soit lié à un mouve-
faits doivent avoir un sens tout de suite; jamais par ment... Il n'y a pas pour cela identité entre le phéno-
eux-mêmes ils ne façonneront une pensée. « Un fait mène et le mouvement... Il faut donc abandonner
scientifique est tout autre chose qu'un fait brut. cette substance vidée de toute espèce de qualités,
Entre les deux s'intercale une élaboration intellec- dont le mouvement devrait rendre compte. » Jules
tuelle :une conception générale et un système de Tannery, Science et philosophie, 1912, p. 4, 5, G.
mesures. » Il est, en vérité, au sein de la nature un On ne peut même dire avec E. Meyerson, Identité
ordre profond et souple, que la physique se contente et réalité; De l'explication dans les sciences, que la
d'approcher. P. Duhem, Physique de croyant, p. 9; marche du divers à l'identique suffise à définir la
La théorie physique, 1906, p. 223. compréhension intellectuelle. Elle proclame en dehors
Les sciences nous disent l'effort de l'esprit pour d'elle la diversité, qu'elle est cependant bien obligée
saisir l'insaisissable, pour ramener le multiple à l'un, de ramener, par procédé mental, à l'identité, tels :

et le changeant au permanent :les types et les lois. hommes, mammifères, animaux. Elle doit reconnaître
Jamais elles ne coïncident avec la nature même; et la réalité de la qualité, qui n'est pas « scientifique »
pourtant elles restent vraies, puisqu'elles en expriment pourtant. « Comprendre, ce n'est pas simplement
une face pour nous, les fonctions durables, et qu'elles dénaturer la qualité pour la transformer en quantité,
la rejoignent dans la pratique. Chacune d'elles, à son dire que rien ne se passe, que le monde a oublié
point de vue, jette son coup de filet pour ramener le d'exister. La raison ne nie pas la réalité, elle la légi-
permanent à travers l'espace et le temps; elles time. Elle ne nie pas les originalités, elle les reconnaît. »
indiquent les procédés par lesquels notre esprit par- H. Delacroix, Le langage et la pensée, 1924 p. 440.
vient à s'assimiler les choses et les êtres. Le matérialisme identifie follement la science à la
La logique suppose au préalable la répartition des nature totale.
êtres en genres et en espèces, une universelle parenté, 2° Unité substantielle de la qualité et de la quantité. —
entre l'esprit et les choses, un monde intelligible et Le xx e siècle conciliera qualité etquantité dans un
ordonné pour la déduction voilà pourquoi S. Mill,
: intellectualisme sagement compréhensif il y a au
:

au fond, y répugne. D'ailleurs de ce que Wellington sein de la nature des activités spécifiques et non mesu-
ne puisse s'affranchir des conditions générales de rables, coordonnées en chaque individu Au lieu d'être
l'humanité, il ne s'ensuit pas qu'il ne lui reste pas un produit tardif et dont l'efficacité serait illusoire,
beaucoup de marge pour sa liberté. le sens de l'ordre, l'attrait des causes finales est à
Les mathématiques, qui ne voient dans la nature l'origine en dernière analyse la pensée a le gouverne-
:

que de la quantité homogène et mesurable, traduisent ment du monde. Les lois mécaniques sont l'explica-
nos soucis de calculer, une adaptation des choses tion prochaine, mais non profonde et dernière.
mêmes à notre pensée claire à limites précises. D'abord comment la pure étendue suffirait-elle à
La mécanique représente le caractère sous lequel expliquer l'impénétrabilité, l'inertie, la variété des
il faut bien envisager le monde pour que les lois ma- propriétés des corps? Une portion de l'espace n'a
thématiques puissent s'y appliquer. Incapables de. rien en soi qui puisse s'opposer à ce qu'une autre
mesurer les causes, les forces, les qualités et leur portion de l'espace coïncide avec elle. Elle est indif-
mutations mêmes, nous prenons habilement un biais férente au repos comme au mouvement. Elle ne rend
en mesurant l'espace parcouru, selon un temps fixé, pas compte de ce fait que tel corps est plus difficile à
le tout à l'aide d'unités conventionnelles. mouvoir que tel autre. A
aucun titre, elle n'appelle
Appliquées à la physique, à la chimie et à la bio- le mouvement; aussi Descartes attribue-t-il à Dieu
logie, les lois mécaniques laissent échapper l'ana- la chiquenaude initiale. Nous ne pouvons donc penser
tomie et la physiologie spécifiques des êtres atomes,
: la matière sans l'imaginer pourvue d'appétitions
corps simples et composés, végétaux et animaux si inconscientes, de forces. Or la force n'est visible ou
divers, leurs habitudes spéciales régulières et stables, mesurable qu'en ses manifestations c'est de notre
;

la fixité ou l'hérédité du type de chacun d'eux. Elles conscience qu'elle semble bien se rapprocher. « L'idéal
omettent que tout dans l'univers a un sens défini, vers lequel tend la physico-mathématique, écrit
depuis l'eau qui coule, le blé qui mûrit et l'homme E. Meyerson, c'est la possibilité de déduire les êtres
qui vieillit. La preuve, c'est que les phénomènes divers, des positions relatives de corpuscules homo-
301 MATÉRIALISME, CRITIQUE 302

gènes. » Mais comment déduire du simple édifice: eau fice particulaire et que quelque idée directrice ».
— qui provient d'un combustible d'un comburant
et — selon le mot de Cl. Bernard, a conduit le développe-
qu'il devra éteindre le feu. Et les six étamines de la ment. Chaque cellule nouvelle ne laisse filtrer dans son
giroflée, et les pétales tuyautés du dahlia, et les phases protoplasme que les éléments utiles à son fonctionne-
d'un embryon, et l'ambition d'un Napoléon'.'... Le ment; elle combine sa structure avec cclie des autres
devenir surtout voilà le cauchemar du mécanisme.
: pour former, ici un œil, là un organe de Corti, etc. Le
On ne peut le déduire a priori, il contient du nouveau. vivant paraît dominé par un progrès futur vers lequel
Qui déduira de l'architecture atomique une muta- il s'achemine comme vers la réalisation d'un plan.
tion brusque, à plus forte raison les inventions du Dastre, La Vie et la Mort, 1903, p. 165 sq. Mais un
génie humain? Du carbone de l'air, d'abord assimilé plan, une idée, pour devenir une cause doivent être
par l'action chlorophyllienne, à la chair du mouton, réalisés dans un sujet actif revoici la qualité. Le végé-
:

et à celle de mon corps, organe vivant d'une sensa- tal trouvant sur place sa nourriture s'y fixe; mais
tion, il y a bien autre chose que des rondes nouvelles l'animal, qui doit la chercher, dispose d'un système
faites des mêmes danseurs!... Imaginer le devenir, c'est sensori-moteur installé sur ceux de la respiration, de
le ramener à l'espace homogène, c'est le nier. L'invi- la digestion, etc. Bergson, L'Évolution créatrice, p. 136.
sible, le non mesurable est au cœur des êtres. Meyer- Voici selon un mécaniste l'explication du stade
son. De l'explication dans les sciences, t. n, 1921, p. 349. gastrula « Les cellules de la morula, ayant cédé à leur
:

Le mécanisme devrait aboutir à l'impasse de l'iden- point faible aux poussées extérieures, s'invaginent, puis
tique et de l'immobile. On n'imagine pas la causalité : soudent extrémités de ce conduit voilà donc, une
les :

elle est une qualité occulte. Des roches éruptives aux sorte de petite outre!... Le cristallin se forme tou-
prêles gigantesques, aux nummulites, aux poissons, jours face à la rétine; si elle se déplace il la suit et la
aux reptiles et aux oiseaux, etc., il y a du nouveau que prolonge; mais cette apparente finalité trouverait sa
la pure juxtaposition atomique n'expliquera jamais. raison dans les chocs des sécrétions rétiniennes sur
Pour comprendre l'évolution, o.i commence par se le cristallin!... L'araignée se jette sur la mouche
donner un certain mécanisme; puisqu'il n'est pas quel- comme la pierre s'enfonce dans l'eau!...» Et. Babaud,
conque à l'origine, c'est donc que les dés sont pipés, la Éléments de biologie générale, 1921.
finalité est impliquée déjà. O. Hamelin, Essai sur Mais M. E. Meyerson répète à juste titre « Ce n'est
:

les éléments principaux de la représentation, 1907, p. 281. pas avec des combinaisons de l'espace, extension,
L'unité manifeste du vivant — même monocellu- réduction, déplacements, chocs que l'on rendra
laire — en sa structure et ses fonctions, son aptitude à compte de la régularité des faits biologiques. Qu'au-
se réparer, à reproduire son type, quelle autre pierre rait-il pu sortir de cette homogénéité totale primitive? »
d'achoppement Tous les organes contribuent à la
I Op. cit., t. i, p. 265 Si, comme l'avoue M. Rabaud,
.

vie commune et sont solidaires; si l'un d'eux joue mal « l'unité fonctionnelle définit l'individu », p. 77, si

son rôle, tous les autres en souffrent. De simples cor- chaque événement vital est conditionné par l'en-
puscules juxtaposés offriraient-ils jamais une telle semble, comme il le conditionne, p. 255, 264, on n'ex-
coordination? Considérons, par exemple, ce fait frap- plique pas cette solidarité par les simples affinités
pant dans l'évolution du « cerf géant » de l'époque chimiques des vivants, pas plus que les associatio-
quaternaire, dont les bois atteignaient jusqu'à 3 m. 50 nistes n'expliquent l'unité du moi par la juxtaposition
d'envergure et alourdissaient fort la tête. A chaque des états de conscience. Quant le mâle de la mante
étape de leur croissance dans l'espèce, ils ont exigé religieuse s'accouple avec la femelle « mûre » et non
un crâne plus épaissi, un renforcement des vertèbres avec une autre, quand l'araignée astia viltala danse
cervicales et des ligaments, etc. « Tout se tient de devant sa femelle, quand un lièvre s'arrête et se dissi-
façon obligatoire sous peine d'impossibilité de vivre. » mule, etc., il ne faudrait voir qu'une mécanique
Cuénot, Genèse des espèces animales, 2 e édit., 1921, « contraction de leur sarcode », sous l'action des
p. 291. A quoi bon parler des communications ner- chocs!... Puis, enfin, on préfère avouer que cela
veuses et de l'action régulatrice des « hormones »? déplace les lois mécaniques connues...
Expliquera-t-on la victoire de la Marne par les lignes M. Edm. Perricr, pour éviter la cause finale, se
télégraphiques et les agents de liaison?... M. Guille- débat en des difficultés analogues. La Terre avant
ninot regarde la vie comme le résultat de mutations l'histoire, 1920. Les laboratoirse ont fait la synthèse
utiles, dues au hasard, et ensuite, conservées. L'évo- de l'urée et des sucres; mais l'urée « biologique »,
lution résulterait de myriades de hasards heureux; et observerai-je, est en continuité fonctionnelle avec
on appelle cela science positive ! La Matière et la
: toutes les opérations solidaires du vivant. L'urée,
Vie, 1919. d'ailleurs est une issue du cercle vital, et non la vie,
Le vivant répare ses organes; par exemple, il y a pas plus que les cendres et la fumée d'une bougie ne
néoformation des globules sanguins, des glandes et des sont la lumière même. Pourquoi précisément l'œuf, en
cellules épithéliales de l'intestin; l'escargot régénère se nourrissant, reproduit-il le type des parents? p. 102.
ses tentacules et sa bouche; avec un tronçon l'hydre Quel rapport entre mouvements et joie, douleur,
d'eau douce régénère son corps entier. Le vivant jugement et choix? « C'est le secret de l'avenir. »
lutte contre les microbes pathogènes et secrète à p. 396. Réponse vraiment commode!... On nous dit
propos des antitoxines. Expliquer la fièvre par le sens que le besoin de voir plus loin a encouragé la station
de l'adaptation des organismes qui luttent pour sur- verticale, parce que « l'esprit a toujours dominé la
monter un obstacle, c'est déjà faire brèche au méca- matière, si paradoxal que cela paraisse », p. 336.
nisme. Le vivant dans un milieu trop chaud se refroi- Étrange philosophie à tiroirs qui réintègre ici la fina-
dit, par exemple, par sudation; dans un milieu trop lité et qualité directrice et revient au monisme.
la
froid, il se réchauffe, par exemple, par grelottement, Selon M. Goblot, Traité de Logique, 1918, la
pour maintenir sa température oplima, tandis que le convergence fonctionnelle du cœur, des poumons,
minéral simplement subit celle de son milieu. du foie et des reins se ramènerait à une convenance
L'analyse chimique et l'observation microscopique complexe : en suivant leur propre déterminisme, ces
ne décèlent que de minimes différences entre les organes se rencontreraient... Mais n'est-ce pas à la
cellules mères ou oeufs des diverses espèces. Et cepen- fois, réplique M. Parodi, Philos, cont. en France,
dant l'un d'eux devient une algue, un autre, une p. 400, admettre en formule la finalité pour la nier
éponge, un autre, un poisson, etc. C'est donc que de fait? Car, c'est précisément cette convenance soli-
ces œufs différaient déjà autrement que par leur édi- daire qui est le nœud du problème. M. Goblot parle
303 MATÉRIALISME, CRITIQUE 304

encore de la finalité du besoin qui trie, choisit, oriente, J. Grasset) se rendent indépendants des centres supé-
p. 365; fort bienl mais si nous retrouvons en ses rieurs, comme certains actes s'accomplissent lors du
créations de l'ordre, des lois, n'aurons-nous pas le contrôle de la conscience, tels les actes de certains
droit de conclure à la suprématie de la qualité sur la névrosés. Les neurones sont pourvus de fibres affé-
quantité, de l'esprit sur la matière? « C'est l'attrait rentes et efférenles; n'est-ce pas une image de la
d'un idéal qui meut les forces de l'univers, toutes psy- conscience à la fois passive et active? Le courant
chiques en leur fond. » l'arotli, p. 195, 494. nerveux est plus lent à mesure qu'on se rapproche de
Expliquer l'œil, Pasteur et saint Vincent de Paul l'écorce grise; ainsi la réponse con dente met-elle
par des mouvements qui s'entrechoquèrent par hasard plus de temps à s'élaborer que l'inconsciente. Plus le
heureusement, c'est obéir à une théorie préconçue : système nerveux est compliqué, plus riche est la
tel est le mécanisme. conscience dans l'échelle des êtres. En privant de
La qualité donne à la quantité l'unité et la direc- certains centres les animaux, on voit corrélativement
tion qui lui manquent; elle est invisible, elle échappe baisser leur vie psychologique. Cette vie gagne chez
à la mesure, elle ne fait qu'un seul sujet avec la quan- l'enfant avec le revêtement progressif des centres
tité, à laquelle elle n'ajoute rien. Des journaliers inférieurs par le cerveau terminal. Allons-nous donc
bêchent une vigne, ils n'exercent que des énergies conclure que la conscience n'est que l'image, le double,
physiques dues à la respiration et à l'assimilation; leur l'état p rasite du système nerveux?
volonté se contente de les diriger. Corps et âme sont Rappelons de nouveau que l'âme vivante et capa-
consubstanliellement unis et non pas soudés; au pied ble de sentir et de vouloir se contente d'orienter les
de la lettre, l'âme n'agit pas sur le corps, ou inverse- énergies physico-chimiques, sans jamais y ajouter.
ment, car ils ne font qu'un sujet et non pas deux êtres Selon le principe d'inertie, tout mouvement est
accolés. « Comme la pensée est qualité pure, les modi- précédé d'un autre mouvement, son antécédent régu-
fications qu'elle subit (dans les phases de la décision) lier, sa cause (partielle, oui). Les phénomènes bio-
sont qualitatives, celles qu'elle transmet le sont éga- chimiques du cerveau ne se métamorphosent pas en
lement. Dans le mouvement, elle laisse intacte la sensations pour dépenser leur énergie physique. Une
quantité et change la direction. Elle n'aborde pas vibration cérébrale a toujours comme condition et
l'être par sa surface extérieure elle le saisit par ce qu'il
; comme conséquent un autre mouvement. La quantité
a de plus profond c'est à leur source qu'elle s'empare
: d'énergie dépensée se retrouve, sauf déperdition de
de ses forces... Cet empire de la pensée sur la force, la chaleur, dans l'effet, qui est cause à son tour. Ainsi
conscience l'atteste, son témoignage est irécusable. » le veut le principe de conservation de l'énergie. C'est-à-

M. Couailhac, S. J., La liberté et la conservation de dire, au fond, que ce qui se retrouve sous forme de
l'énergie, 1896, p. 236, 237; De Munnynck, O. P., La quantité, est accompagné de son doublet qualitatif,
conservation de l'énergie et la liberté morale; Bergson, sensation, image, etc. Le principe de continuité fonc-
L'évolution créatrice, p. 37, 83, 74; Driesch, La philosophie tionnelle nous invite donc à écarter comme invraisem-
de l'organisme, 1922. blable une rupture de cette continuité physiologique
Si l'on voulait pousser plus avant l'étude méta- par la conscience et le vouloir.
physique des êtres matériels, il faudrait reprendre les Évidemment on peut ne pas regarder ces principes
théories aristotéliciennes de la matière et de la forme, comme absolument démontrés; mais cependant nous
de la puissance et de l'acte. La matière est déterminée courrions gros risque à fonder notre spiritualisme
par la forme pour constituer un sujet avec des pro- sur leur négation. Nous devons reconnaître d'abord
priétés spécifiques; celui-ci est singularisé dans son que parler d'action du physique sur le moral et inver-
espèce par la disposition de ses éléments physiques, sement rappelle vraiment trop la juxtaposition de
sa quantité. A aucun moment les phénomènes ne sur- l'âme et du corps, selon Descartes; ce n'est vrai qu'au
gissent du néant pour s'y perdre encore sans lien, point de vue de la grosse analyse et de la métaphy-
comme des météores évanescents. Dans les change- sique vulgaire. Physique et moral s'unifient en réalité
ments accidentels, la substance fait la continuité dans le même sujet substantiel, comme la quantité et
entre les états successifs; dans les changements de la qualité. Dans les états sensibles, sensations, images,
nature, la matière prime ou nue (ou celle-ci déjà souvenirs, désirs, physique et moral agissent syner-
déterminée, selon d'autres) servirait de lien entre les giquement, comme les fonctions du composé humain;
deux espèces dues à la succession des formes substan- ce n'est que dans les états spirituels, pensées intellec-
tielles. Cf. Tonquédec, Revue de phil., 1921, 22, 23; tuelles et morales, que le mental joue son rôle à part;
Voisine, ibid., 1922, p. 586 sq. Ce n'est pas l'imagina- encore est -il toujours plus ou moins accompagné
tion qui doit interpréter ces formules, mais l'intelli- d'images sensibles, et par conséquent d'états soma-
gence, qui, à des faits donnés, cherche une raison tiques. Mais les matérialistes qui ignorent à la fois ces
suffisante. concessions et ces distinctions, prétendent ne retenir
II. DUALITÉ DE L'AME ET DU CORPS DANS L'HOMME. que la réduction du psychique au physique.
— 1° La théorie épiphénoménisle. —
Selon le matéria- Pour répondre à leur théorie, il convient donc
lisme contemporain, l'évolution aurait fini par engen- d'établir quelques conclusions.
drer la conscience psychologique, la pensée, Dieu 1. Le psychique est distinct du physique. —
Le sys-
même, qui ne serait qu'un pur idéal; comme si l'évo- tème nerveux n'offre qu'une analogie grossière avec
lution était une cause, un facteur, une force propor- la conscience celle-ci se développe dans le temps et
:

tionnée à ce résultat, alors qu'elle est seulement une l'autre dans l'espace; ils diffèrent comme étendue
loi qui exprime comment certains êtres se seraient et non étendue. Une coupure, la digestion, l'innerva-
transformés. Qui plus est, la conscience accompagne- tion., autant de faits localisés et mesurables ainsi
:

rait le mouvement, mais ne jouirait d'aucune effi- on trace le graphique d'un pouls fiévreux, on situe
cacité ! une céphalée où la tête paraît comme emprisonnée
Reconnaissons d'abord un certain parallélisme sous un casque. Mais la douleur, a fortiori l'appré-
entre le système nerveux et la conscience. Tous deux ciation de celle-ci et de ses causes, n'offrent en elles-
sont cause d'unité, de liaison. Une sensation exige une mêmes, ni couleur, ni forme ronde ou carrée. Seuls leurs
réaction active de l'un et l'autre. 11 y a action et côtés organiques, et notre manie invétérée de tout
réaction des centres nerveux entre eux, comme de considérer du point de vue des objets juxtaposé
l'imagination, de la mémoire, de l'affectivité, etc. dans l'espace, pourraient nous faire illusion.
En certains cas, les centres inférieurs (« polygone » de Les états corporels s'enchaînent selon des lois
305 MATÉRIALISME, CRITIQUE 306

Fatales; il en est tout autrement des états de cons- D'ailleurs telle lecture, tel paysage, telle audition
cience; souvent entre eux, s'intercalent des hésita- provoqueront les réactions les plus opposées sur les
tions et des choix. Si je me suis blessé, j'évite désor- divers cerveaux humains; tandis que des mouvements
mais tel mouvement maladroit. Saint Ignace d'An- engendrent d'autres mouvements très déterminés. On
tioche se réjouit, à rencontre des païens, d'être broyé mesure un mouvement, on peut savoir où il commence
par la dent des lions, au Coliséc. On peut mourir par et finit; au contraire les états mentaux sont fluides,
suite d'avarice. sans contours nets, se fondent les uns dans les autres,
Leurs métamorphoses s'opposent. Les états phy- jamais on ne peut songer à les juxtaposer. Quand
siques offrent toujours les mêmes conséquents élé- débute, au juste, un amour naissant? Dans la mé-
mentaires, par exemple, dans la digestion, l'assimi- lancolie du souvenir, comme dans une délibération,
lation. Au contraire, que reste-t-il d'une habitude tous les états se compénètrent, déterminent le ton
même corrigée? Dans la jalousie, comment retrouver de l'ensemble et sont à leur tour colorés par celui-ci.
l'amour et la joie qui l'ont cependant conditionnée? Toujours les mouvements n'offrent, au contraire, que
Les uns sont connus par l'intermédiaire des sens, juxtaposition, composition, localisation. On ne peut
dont certains instruments accroissent la portée et la mesurer la sensation que par ses concomitants phy-
précision, ils peuvent être observés par plusieurs per- siologiques. Ceux-ci croissent, comme dans l'effort
sonnes à la fois; tandis que les autres sont connus qui met en jeu de plus en plus de muscles, dans le
directement par celui-là seul qui les éprouve. Le mé- son qui paraît emplir le crâne, dans le volume de
decin entend le sifflement du poumon, mais c'est le voix, etc. Parler de douleur même qui croisse, d'effort
malade qui ressent son malaise. plus grand, revient à une sorte de métaphore dans
Seuls les états mentaux peuvent persister et durer, laquelle le psychique est désigné par l'intermédiaire
tels, un caractère, une habitude, une impression pro- du physique. Par ailleurs ne disons-nous pas une
fonde une fois éprouvée, des souvenirs anciens; alors âme profonde, un esprit vaste? Oui, mais ce sont là
que les états physiques sont sujets au perpétuel écoule- des comparaisons abrégées. Une grande douleur colore
ment. Mais surtout, ils se voient, deviennent clairs pour de sa tonalité affective nos pensées, nos espoirs, sans
eux-mêmes dans une multiplicité parfaitement rame- fin; mais comme la vue nous a accoutumés, aux
née" à l'unité de la conscience et du vouloir. Pour contours nets, aux dictinctions tranchées, nous
conserver l'honneur, rester fidèle au devoir (états sommes inclinés à l'imaginer croissant en quantité,
psychiques), les hommes sacrifient, par la mort pré- alors que l'émotion change, dans une tonalité cons-
férée, toute la file des phénomènes corporels. Mais à tante, par le fait qu'elle empreint plus d'états d'âme
quoi bon insister? Au fond, nul ne peut contester ces et se trouve modifiée par eux à son tour. Même le
faits manifestes. nombre arithmétique, au sens où nous l'appliquons
Une théorie physiologique et périphérique pré- à la nature physique, doit être banni de la conscience.
maturée des émotions a aussi pu servir aux épiphéno- Ce livre repose sur cette table, posée sur ce plancher;
ménistes. La joie ne serait que la conscience cérébrale deux hommes poussent cette charrette : voilà la
d'une certaine légèreté de la vie due à une active matière aux délimitations nettes. Mais, dans la cons-
circulation sanguine, par exemple, et la tristesse cette cience, tout est dans tout; puisque le moi donne sa
même conscience de notre pâleur et de notre dépres- tonalité à tous ses événements, qui à leur tour, s'in-
sion physique. Mais non, l'élément psychique, ici, fluencent entre eux et modifient le moi lui même. La
cause l'état somatique et persiste pour faire avec lui matière et le mouvement sont discontinus; la cons-
partie intégrante des émotions. Le frisson exprimera cience, elle, offre le modèle de la contilnuité : com-
ainsi la peur ou l'admiration cela dépend des pensées.
: ment donc prétendre qu'elle est du mouvement
L'état nerveux persiste, alors que l'effroi a cessé. transformé?
D'ailleurs il convient de distinguer les émotions sen- 4. Le psychique n'est pas un parasite inefficace. —
sibles des spirituelles. Cf. Lange, Les émotions, trad. Qui pourra jamais croire que l'idéal de Raphaël ne
Dumas, 1907; Sollier, Mécanisme des émotions, 1905; guidait pas son pinceau, que la délibération des Alliés,
Dumas, Traité de psychologie, t. i, 1923. en 1918, pour organiser un commandement unique,
2. Le psychique n'est pas une fonction pure et simple ne servit en rien à la nomination de Foch? Voilà
du cerveau. —
Fonction signifie en physiologie l'état cependant où en vient le matérialisme. Par crainte
d'un organe en activité; or l'organe étant matériel ne de rupture dans le déterminisme physique, par hor-
peut offrir qu'un changement de forme ou de place : reur de ce qu'il estimerait un miracle, il préfère nier
dans la sécrétion d'une glande, la contraction d'un des faits manifestes.
muscle, le courant nerveux; donc la conscience revien- Dans l'hypothèse de l'existence subjective des qua-
drait à une configuration, à un déplacement spatial. lités secondaires, la couleur comme telle, par exemple,
Cependant on aurait beau faire la sommation des resterait un état parasite, à l'égard des vibrations de
vibrations corticales, on serait loin de retrouver l'éther; mais, malgré tout, cette couleur peut être
comme synthèse la conscience, elle est d'un tout autre cause de joie ou de tristesse, d'admiration ou d'hor-
ordre. Elle n'est pas dérivée, elle est première; car reur, comme telle symphonie, parce qu'elle conserve
elle, le monde matériel lui-même, serait pour encore une réalité psychologique.
nous comme s'il n'était pas; elle offre des caractères La conscience épiphénomène revient, elle, à poser
essentiels qui font antithèse avec ceux de la matière. une réalité irréelle ! Elle est sans cause, parce que le
Bien que liée aux fonctions organiques, elle reste autre. mouvement n'a pu se dépenser à l'engendrer, puisque
Pour éprouver la multiplicité locale du contact, du le courant nerveux n'est pas dévié quand surgit la
poids, de la configuration, de la couleur, du son, de sensation ou l'image. Elle n'est pas cause à son tour,
la saveur et des odeurs, elle est unie à des organes, puisque par hypothèse même, elle demeure incapable
multiples en parties, mais par elle unifiés. C'est pour- de rien produire et ne modifie aucun mouvement.
quoi toute connaissance sensible offre un caractère Sortie du néant, elle y retourne 1... Et cependant,
mixte; mais ce qui proprement s'exprime dans la chose curieuse, elle succède régulièrement à certains
conscience est qualité pure. états physiologiques, comme la sensation de chaleur,
''.
Le psychique n'est pas du mouvement transformé.- de froid, de poids, de peur. De nouveau ceux-ci la
Cette métamorphose mythologique du physique en suivent on boit pour se désaltérer, on travaille pour
;

psychique contredirait évidemment les principes gagner sa vie, se faire une ;iluation honorable, etc..
précités de conservation de l'énergie, etc. Il y a évidemment un rapport étroit qui les relie,
307 MATÉRIALISME, CRITIQUE 308
plus profond que celui de la vis a tergo ou le contact. n que de mouvements en un moment et un point
Un petit chien, qui redoute un dogue, ne le fuit plus déterminés!
quand il en est séparé par une grille c'est donc que : Comment un tas de cellules, elles-mêmes las de mole
la peur le faisait fuir. On montre de la viande à un cules,etc, rendront-elles compte de l'unité, de la con-
chien affamé! aussitôt, à travers une fente ménagée tinuité de la conscience? Notre caractère, par exemple,
dans l'estomac, on voit suinter le suc gastrique; mais n'est -il pas en quelque sorte la condensation de notre
en revanche, si on persiste à tenir ce morceau éloigné, histoire et de notre durée? La pure matière du savant
la sécrétion s'arrête, apparemment parce que l'espoir dépend, pour ses états, de mouvements antérieurs;
a cessé. D'ailleurs toute la thérapeutique psychologique mais ces états n'ont pas d'histoire où leur durée ait
suppose l'action des pensées, des réflexions, même pu s'enrouler, ils n'ont que des trajectoires, résultat
des sensations sur le moral une matinée de gai prin-
: d'autres trajectoires. Le temps mathématique ne mord
temps aide à une convalescence, comme la bonne point sur eux; et pourtant le temps réel mord sur
humeur. notre durée. On peut rêver, à la manière des Eins-
Cf. Bergson, Données immédiates de la conscience, 1890; teiniens, d'un homme qui recevrait maintenant la
Matière et mémoire, 1896; Couailhac, oj>. laud., p. 11 sq.; vision des faits du temps de César, mais il ne serait
Peillaube, Revue de philosophie, 1" févr. 1903, p. 250 s<}. pas pour cela son contemporain sa durée à lui
:

Impossibilité de l'épiphénoménisme.
5. Comment — marque inévitablement son vieillissement. Comment
les états de conscience —
soi-disant inutiles puis- expliquer que nous vieillissions pourtant, s'il n'y a
qu'inefficaces —
auraient-ils pu paraître et se déve- qu'à substituei des albuminoïdes, toujours à notre
lopper par sélection? Pourtant les fonctions psychi- portée, à des urates rejetés par la vie? Bergson, L'é-
ques portent tous les signes d'un progrès vers lequel volution créatrice, p. 10.
tendent les vivants pour assurer leur sécurité. « Selon Si l'on traite les vivants de machines,il faut ajouter

toute apparence, elles servent à faire des sélections; que celles-ci — bien singulier
fait —
créent leur
or qui dit sélection dit action efficace. » W. James, propre forme et la réparent, puis la transmettent.
Principes de psychologie, p. 130. Maintenir une image Leurs organes compliqués s'appliquent à tirer parti
dans la conscience, c'est renforcer un processus ner- des impressions venues du dehors. Conçoit-on un œil
veux, selon le proverbe se souvenir d'une pêche
: qui résulterait des chocs de la lumière sur les atomes
savoureuse finit par en donner l'eau à la bouche. Si de certaines cellules? Conçoit-on, par là, la synthèse
le plaisir ne renforçait pas l'action, et si la douleur ne d'organes qu'est déjà un infusoire et sa continuité
l'inhibait pas, pourquoi, par exemple, les brûlures ne avec ses ancêtres? En une certaine mesure les vivants
nous seraient-elles pas agréables? pourquoi la respi- sont doués de plasticité, ils s'adaptent. Or des varia-
ration ne serait-elle pas accompagnée du sentiment de tions brusques ne laissent la vie possible que si elles
l'agonie? Selon les données de l'évolution, il apparaît aident à l'accomplissement de la fonction, si elles
au contraire, que les êtres supérieurs fabriquent des restent en continuité avec l'état antérieur. Suppo-
organes de plus en plus capables de les avertir et de sons-les insensibles au contraire, quel est le bon génie
recevoir leur direction consciente. qui les additionnera pour les faire converger? Ibid.,
Littré nous parle de la propriété de la matière de p. 74. Les rapports certains entre les divers organes
s'organiser et de penser; mais ceci ressemble étrange- dans la série animale peuvent-ils résulter de myriades
ment à la vertu dormitive du pavot, à une formule de hasards heureux? Telle la fécondation chez les
commode pour se tirer d'un mauvais pas. Qui peut phanérogames, comme chez les animaux, qui débute
concevoir que des particules mobiles car voilà l'élé- — par la fusion de deux demi-noyaux.
ment unique et fondamental selon le matérialisme 2° L'âme dans le moi humain. —
L'expérience inté-


engendrent une joie, un remords, un raisonne- rieure nous impose aussi bien de dire je mange, je
:

ment, un système scientifique? Rapprocher les liens digère, je sommeille, que je sens, je pense ou je
:

logiques des liens physiques, c'est se contenter d'une décide. Cependant c'est au sujet doué d'unité, d'acti-
métaphore; et puis c'est déjà supposer un ordre au vité, de continuité que nous rapportons spéciale-
moins physique, sans condition suffisante appropriée. ment la sensation et la pensée. En avons-nous le droit?
Le savant berlinois Dubois-Reymond préfère répéter : Certains phénoménistes ne voient que la série des
ignorabimus. « Allez donc, reprend-t-il, refaire un états de conscience sans sujet permanent dont ils
monde réel, comportant une conscience comme la seraient les accidents.
nôtre, avec des corpuscules et des rapports mathéma- 1. L'âme est une substance. —
Ici pas d'imagina-
tiques l..j> Limites de la connaissance de lanalure, 1872; tion d'un dessous, d'un noyau immuable autour
lievue scientifique, 1874-1875, p. 343; A. Lange, His- duquel se joueraient les accidents. La substance est la
toire du matérialisme, 1877, t. n, p. 156; Bossuet, nature individuelle qui se manifeste par ses propriétés,
Traité de ta connaissance de Dieu, m. ses états et ses opérations, qui perdure bien qu'elle
« Les (seules ) sécrétions du cerveau sont les ma- change constamment, car ses états l'affectent très
tières qu'il émet dans le sang cholestérine, créatine,
: réellement. Rappelons encore que l'âme humaine
xanthine; voilà les vrais analogues de l'urine et de la appelle présentement un corps avec lequel elle agisse
bile. » W. James, ibid., p. 171. On saisit la duperie de de concert.
la formule de Taine. Et puis que d'actes humains Hume (1711-1776) est le père du phénoménisme
dépassent la sphère des simples utilités biologiques I moderne, oL'esprit est une sorte de théâtre où diffé-
Il y a évidente discontinuité entre celles-ci et l'admi- rentes perceptions passent et repassent... Le fonde-
ration, le respect, l'amour humain, le dévouement ment de notre croyance à l'identité personnelle est
désintéressé; pourtant ce sont là des faits aussi cer- dans cette liaison, ce passage facile de nos idées pro-
tains que les nouvements de systole et de diastole du duit par les lois d'association, contiguïté, ressemblance
cœur. et causalité... Comme la mémoire produit la conti-
Il faut concevoir le cerveau comme un merveilleux nuité de la succession..., elle paraît la source de notre
organe capable recevoir des ébranlements du
de identité personnelle. » De la nature humaine, vi, 6.
monde extérieur et d'en transmettre; mais un cer- Selon, son disciple S. Mill « Le concept d'un subslra-
:

veau qui sente et pense, c'est un mythe. En vérité, tum n'est qu'une des formes sous lesquelles cette
c'est trop fort que d'expliquer, parexemple, la décou- connexion peut se présenter à l'imagination. » Logique,
verte de la pile électrique ou des ferments, les accents t. i, p. 63. Et Taine « Rien de réel dans le moi, sauf
:

lyriques de Bossuet, par la simple résultante méca- la file de ses événements... Un flux et un faisceau de
309 MATÉRIALISME, CRITIQUE 310

sensations et d'impulsions, qui, vus par une autre rait pu naître, si nous ne sommes qu'un tas de faits
face, sont aussi un flux et un faisceau de vibrations qui s'écoulent pour être remplacés. Dans notre moi,
nerveuses, voilà l'esprit. » De l'intelligence, t. i, p. 69. convergent notre présent, notre passé et déjà notre
Et Lachelier (t 1919) « Nous ne sommes à nos propres
: avenir par nos espoirs, nos facultés appliquées à la
yeux que des phénomènes qui se souviennent les uns même fin, nos souvenirs et nos désirs toujours avant
:

des autres, et nous devons reléguer le moi parmi les tout une synthèse active ;t originale. Même équation
chimères de la psychologie. » Psychologie et métaphy- personnelle chez le vieillard qui fut enfant; même
sique, p. 118. Renouvier, professa un idéalisme ana- cep foncier, même sève qui circule dans les rameaux
logue. rajeunis ou vieillis. Si donc le moi qui dit :je, est

Ces philosophes se tirent de la difficulté avec des simple, cependant la multiplicité de ses événements,
mots association, connexion, faisceau, souvenir, je,
: à travers lesquels il se connaît, peut offrir des troubles.
nous, auxquels il faut bien pourtant un contenu réel : Tel oubliera son passé, et prenant ses désirs pour des
explicitons-le, et nous redécouvrirons l'âme-sujet, réalités, croira à un autre moi, ou à des moi multiples
comme déjà le faisait Reid. Œuvres, t. m, c. IV. ou alternants il n'y a pas là de réelle difficulté pour
:

Si, comme l'avouent les phénoménistes, chacun de l'unité du moi spirituel. Peillaube, Les images, 1910
nos états porte le cachet du moi —
ce sont bien les p. 196 sq.
,

désirs d'un tel. par exemple —


comment expliquer, Ce qui nous montre bien le moi spirituel en pleine
sans ce moi réel, leur « facteur commun », si l'on peut initiative :ce sont nos décisions. « Nous avons le sen-
dire, et cette équation personnelle? Comment peu- timent d'aller dans le sens de la plus grande résistance,
vent-ils toujours offrir ce même « dedans »? Comment chaque fois que nous prenons une décision qui nous
pourront-ils se sommer eux-mêmes, dans une vue coûte... Les motifs inférieurs ne cessent pas de nous
d'ensemble sur notre vie? Ils s'associent, mais sans paraître ouvrir sous nos pas un chemin autrement aisé
lien qui les groupe, comme qui s'i-
si dix hommes et doux à suivre. » W. James : op. cit., p. 596. Imagi-
gnorent et prononcent chacun l'un des mots d'une nons un saint qui se tait par vertu sous le scalpel du
phrase, pouvaient vraiment l'exprimer avec son chirurgien :quelle meilleure preuve que l'esprit
plein sens! Omne indigel aliquo continente
divisibile déborde le corps et que l'âme domine ses états!
et unie rite partes ejus. Contr. Genl., II, 65, a. 3. L'âme n'est d'ailleurs pas seulement connue média-
La perpétuelle communion du courant de cons- lement, par le moyen du raisonnement, comme la
cience au moi personnel indique autre chose qu'un cause proportionnée aux faits de conscience, elle est
tas ou une succession, même dans le cas de conversion. d'abord atteinte directement, de manière confuse dans
Après son baptême, saint Augustin retrouvait dans ses opérations mêmes. Quoi qu'en pense Kant, Cr;7. de
son passé des éléments en continuité avec son nouveau la rais, pure, tr. Tissot, t. h, p. 308, on ne peut regar-
moi. Comment concevoir que des états disparus der la simplicité de l'âme, comme équivalent peut-
depuis cinquante ans soient encore présents par le être, à une résultante, à l'unité d'une direction après
souvenir, si tout s'écoule, comme Taine, aime à le plusieurs impulsions au mouvement. Le moi est bien
redire après Heraclite? S. Mil] reconnaît plus juste- autre chose. Comment s'offre-t-il à l'expérience
ment que c'est là un impénétrable mystère! Examen interne? « Nous ne pouvons nous connaître comme per-
de la philosophie de Hamilton, p. 235. sonnes individuelles sans nous sentir causes relati-
2. La substance de l'âme est simple. —
C'est-à-dire vement à certains effets... Le moi s'identifie complète-
elle n'est pas composée de parties quantitatives, ni ment avec cette force agissante. » Maine de Biran,
de phénomènes psychologiques juxtaposés mais ; Fondements de la psychologie, œuvres inédites, p. 49;
•comme son existence ne lui est point essentielle, en Œuvres publiées par P. Tisserand, 1924, t. ni,
l'ordre métaphysique, elle reste, comme toute créature, p. 180 sq. Ce psychologue de génie a ouvert la voie,
composée d'essence et d'existence. Cf. De ente et en France, à la restauration du spiritualisme en mo-
essenlia. trant que nos premiers éléments donnés à la conscience
La sensation, par exemple, d'un volume, d'une mélo- sont déjà des synthèses actives. Et Kant n'a-t-il pas
die, d'une douleur, la comparaison de plusieurs sen- dû couronner toute sa construction artificielle de
sations (Euler, Lettre à une princesse d' Allemagne), la « formes » a priori par la »conscience transcendentale
•déduction ainsi que le jugement, consistent dans la a priori », sorte de forme suprême de toute unité pen-
coexistence du complexe et du simple, du multiple sée? « L'âme se sent comme cause dans chacun de ses
et de l'un. Une mélodie ne saurait être une simple actes, comme sujet dans chacune de ses modifica-
succession de notes, une douleur, un million de vibra- tions. » Th. Jouflroy, Nouveaux mélanges, p. 202.
tions nerveuses, un jugement, une juxtaposition Jamais, d'ailleurs, des éléments distincts juxtaposés
d'idées; il faut un centre unique, un comparateur ne pourraient avoir une telle conscience commune :

sans parties fractionnées définitivement, autrement celle-ci est un donné premier, non une résultante, un
toute raison d'unité disparaît « Dès l'origine, la cons- aggrégat. P. Janet, Le matérialisme contemporain,
cience revêt ce caractère de synthèse..., une activité p. 129.
mentale qui lie les éléments... et suppose l'individua- La physiologie contemporaine qui enseigne que le
fité. • Hofïding, Psychologie, p. 62, 83, 84. Si les Alle- corps humain est en perpétuelle transformation par
mands se sont trop laissé impressionner par l'unité l'assimilation et la désassimilation, ajoute encore une
des êtres qui les a orientés vers le panthéisme, les nouvelle preuve. Aucun clément d'un enfant de dix
Anglais ont trop exclusivement vu leur multiplicité ans ne subsiste plus chez le vieillard de quatre-vingts
qui conduit à l'associationisme et au pluralisme. ans. Et pourtant le vieillard croit être encore celui
Synthèse, liens, rapports éprouvés en nous-mêmes, qui eut dix ans, et son équation humaine et person-
ou devinés, dans le inonde extérieur exigent d'abord nelle a vraiment persisté. Ce n'est donc pas le corps,
chez nous une unité supérieure, Boirac, L'idée du ni la file des états d'âme qui peut expliquer cette
phénomène, 1894, p. 323, et cette unité ne peut être continuité. On dira : les éléments se sont moulés
une simple forme ou une loi, elle doit être une force, dans le même milieu. Mais précisément qu'on explique
une cause. Comprendre, apprendre, inventer, en effet, donc ce « moule » avec des myriades de vibrations qui
c'est unifier, c'est saisir des rapports ou en mettre changent ou des événements qui s'écoulent Pourquoi
!

en 'euvre. leurs liens, leurs rapports entre eux et avec un même


Notre moi, spontanément, se croit identique à tra- centre stable interne? Lorsque Taine parle d'un « po-
vers ses changements; cette foi, même illusoire, n'au- lypier d'images», du moi comme d'un« ensemble d'évé-
311 MATÉRIALISME. CRITIQUE 312
nemeiits », De l'intelligence, t. i, p. 345, il affirme. et ques, 2. leur durée; par conséquent ces actes, de l'ordre
nie la môme chose; il fait un effort de synthèse en de lu quantité, sont matériels. —
On ne mesure pas
niant le centre simple qui en est la cause, sous pré- la sensation, mais seulement l'excitant nécessaire à
texte qu'il ne le perçoit pas; or, de fait, nous le per- l'organe animé; ensuite celui-ci dépense plus ou
cevons confusément dans la vie vécue. moins de travail musculaire dans sa réaction, sans
3. Objection : L'équation entre l'intelligence et le cer- que l'on puisse lui trouver une quantité psychique,
veau. —Cette « équation » sera longtemps encore la ne serait-ce que parce que l'unité étalon resterait
tarte à la crème du matérialisme; pourtant clic se à découvrir. Des excitations égales peuvent être
fonde tout bonnement sur une confusion entre la suivies de sensations fort variables selon les per-
condition et la cause. L'éclairage d'une salle dépend sonnes et les moments l'aptitude présente à réagir,
;

de l'ouverture de la fenêtre et de l'état de l'atmosphère voilà une inconnue de l'organe animé pour les psycho-
comme de l'action du soleil sur la lumière; mais cette physiciens de l'école de Weber et de Fechner. Quoi
dernière condition est pourtant seule vraie cause. d'étonnant au temps écoulé? C'est celui qu'exige
1. Rapports entre le cerveau et les manifestations de l'adaptation des organes à la perception et au mouve-
la vie psychique. — - Posé le cerveau, la vie psychique ment. D'ailleurs, il y a succession dans les actes de
est présente-; sans cerveau, elle est absente «lie ; l'âme, mais aussi durée, tandis que les secondes au
varie avec l'état de celui-ci donc il en est la cause.
: cadran de l'horloge n'offrent que des points successifs
Ou encore la conscience offre des antécédents, des dans un temps mathématique homogène ; il serait
concomitants et des conséquents cérébraux, donc elle inexact de les assimiler succession et durée sont deux.
:

s'avère une fonction du cerveau : voilà l'objection qui —


2. Lésions et localisations cérébrales. Il ne peut

sans cesse revient. s'agir de localiser l'âme, mais seulement les centres
Il s'en faut d'abord que l'on puisse établir une nerveux qui servent au fonctionnement de notre psy-
rigoureuse proportion entre l'accroissement cérébral chisme. Évidemment le cerveau, et plus spécialement
de l'enfant et le développement de son intelligence. la substance grise de l'écorce, y ont la part tout à
Si le poids du cerveau à la naissance atteint 330 gr. fait principale ; des centres inférieurs peuvent aussi
et 770 gr. à 1 an, que conclure de la? L'homme des provoquer des réactions automatiques. Depuis les tra-
cavernes possédait une capacité crânienne au moins vaux de Flechsig, on admet dans l'écorce grise, des zones
égale à celle des Parisiens d'aujourd'hui, environ d'associations intercorticales et d'autres zones de pro-
1600 c. m. c. Le mouton et le chien disposent d'un jections où aboutissent les impressions sensorielles;
cerveau de poids voisin, 80 gr. environ; et pourtant quand ces dernières seules sont lésées, le psychisme
le second manifeste une vie psychique bien plus riche. fonctionne encore à peu près normalement tels les :

Le cerveau de Cuvier pesait 1830 gr., celui de Broca souvenirs, comparaisons, etc. Si le corps calleux, qui
1484 et celui de Gambetta 1160 gr., inférieur aux fait le pont entre les deux hémisphères, est atteint, le
pesées moyennes. Le nombre et la profondeur des sujet souffre de défaut de liaison dans les idées. Si les
circonvolutions, qui marquent le développement du circonvolutions pariétales et surtout frontales ont une
cerveau, paraissent davantage en rapport avec celui lésion, on observe de l'apathie, de l'hébétude, du
de l'intelligence, comme aussi l'ouverture de l'angle délire et en général la perte de l'attention volontaire.
facial, chez les races cultivées. Cf. Lapicque, dans Malgré de nombreux travaux et l'accord des savants
Dumas, Traité de psychologie, 1923, t. i, p. 70 sq. sur bien des fixations, le rôle du cerveau offre matière
L'intelligence et le caractère varient avec le cli- à de difficiles controverses pour spécialistes; mais l'en-
mat, l'âge, le sexe, le tempérament qui sont physi- tente paraît se faire sur ces trois points capitaux :

ques. —Cette observation offre une certaine vérité. 1. Les divers centres agissent beaucoup plus solidaire-
Cependant quelle lucidité et quelle énergie chez cer- ment qu'on ne l'avait pensé; « toute l'écorce est psy-
tains vieillards! On connaît des femmes plus intelli- chique ». J. Grasset, Introduction physiologique à la
gentes que bien des hommes. La race, le milieu, le philosophie, 1908, p. 220; D.niel Vierge, aphasique
moment, cette formule de Taine qui assimilait les et agraphique, se met à fort bien dessiner de la main
esprits aux espèces animales, reste étrangement ap- gauche, par suppléance d'autres centres. Ibid., p. 215.
proximative!... Que de Malouins du temps de Cha- 2. Le cerveau est un centre de mouvements, et non
teaubriand lui ressemblaient peu! Que de différences un magasin d'images; 3. Les névroses sont aussi en
au moral, souvent entre deux frères! Est-ce que l'in- partie conditionnées par des arrêts de développement
telligence se transmet par hérédité comme le type d'organes, des intoxications, des modifications de
physique?... Le corps ne saurait être assimilé à une glandes à sécrétion interne. P. Janet, Les névroses,
lyre dont l'âme serait l'harmonie. D'abord quelle 1909, p. 39; Régis et Hesnard, La Psychoanalyse,
serait la raison de l'unité de cette lyre? Et puis la 2 e édit., 1922, p. 361. Toute étude doit envisager
créature humaine sait tirer de nobles accents, de l'homme vivant dans son unité fonctionnelle. Un
grandes vues même, d'un corps qu'un accident a aphasique n'est pas le moins du monde un fou. Plus
br'sé. on s'élève vers la réflexion consciente et le choix
Plaisante intelligence, ajoutent d'autres, que quel- délibéré, plus on entre dans la sphère du psychisme
ques gouttes de chloroforme endorment, qu'un verre supérieur, avec des centres cérébraux alors différents,
d'alcool fait délirer, que restaure un peu d'ammonia- selon Grasset, les mêmes, selon P. Janet et, P. Marie.
que! Un constipé est exposé à des hallucinations; Dans toute infirmité psychique, c'est le cerveau qui
50 gr. de magnésie rendraient à l'âme spirituelle des est atteint et non pas l'âme, mais celle-ci dépend de
perceptions exactes. Comment celle-ci paraît-elle idiote lui pour exercer ses fonctions :c'est d'ailleurs ce que
si le cerveau n'a pas le poids ou la forme normale? nous allons encore mieux voir à propos des « mala-
— Mais ces faits prouvent simplement une dépen- dies » du langage. « Le rôle du cerveau est de donner
dance que nul ne peut nier. la communication ou de la faire attendre. » Bergscn,
Le mouvement qui agit sur nos organes doit possé- Matière et mémoire, p. 16.
der une certaine force pour être perçu, « c'est le Le dément manque de pensées logiques ou bien
seuil de la sensation »; pour percevoir une nouvelle adaptées au réel; mais il est des malades qui pensent
sensation, il faut accroître cette force d'une quantité juste et ne peuvent articuler (dysarthriques). Il en
déterminée. En moyenne, un mouvement volontaire est encore qui articulent bien et ne peuvent pas
exige 13 centièmes de seconde de plus qu'un réflexe. parler (aphasiques) : c'est que le langage est une
Donc on mesure : 1. l'accroissement des actes psychi- fonction très complexe. Les mots vus ou entendus par la
313 MATÉRIALISME, CRITIQUE 31-4

vue et l'ouïe suivent les voies nerveuses jusqu'aux Traité de psychologie, 1923, 1. 1, p. 196 « Mieux vaut ne viser
centres cérébraux supérieurs, a travers des relais. qu'à l'établissement de localisations très larges. »
Quand les neurones inférieurs de l'articulation sont 4. L'âme humaine est spirituelle. —
Jusqu'à présent
atteints, neurones facial, spinal et hypoglosse, il y a l'âme a été étudiée dans son action synergique avec
paralysie labioglossolaryngée la zone périrolandique
; son corps, dans le composé humain. Mais elle jouit aussi
de l'écorce est aussi intéressée à l'articulation. Très d'opérations pour lesquelles le corps n'est plus « co-
fréquemment l'aphasique est atteint au pied de la principe »; il n'est alors que l'instrument extrinsèque
troisième circonvolution frontale gauche (centre de dont les mouvements, au moins virtuels, amorcent
Broca). Dans la cécité verbale, le malade comprend les des images, tandis que celles-ci sont des supports
mots parlés, non les mots lus, et son lobe pariétal supé- étrangers aux idées générales mêmes. C'est par
rieur gauche est lésé. D'autres ne comprennent plus cette fonction suprême que l'âme humaine se dis-
les mots entendus, et l'on observe du ramollissement tingue absolument de l'âme des animaux; c'est aussi
à la 1" et 2" temporales gauches (surdité verbale et par elle qu'elle garde une nature propre, capable de
centre de Wernicke). Selon Pierre Marie, ces dernières communier dès ici-bas à l'éternel, et de s'ordonner ainsi
circonvolutions joueraient le rôle principal dans ces vers l'immortalité pour laquelle elle est faite; nous
trois infirmités. abordons vraiment le règne humain. Voir art. Ame,
Comment donc concevoir les relations de la pensée t. i, col. 1029.

et du cerveau dans le langage? En réalité intelligence « L'effet doit répondre à la cause. » L. Bûchner,
et langage articulé sont chez nous en intime union. Matière et force, p. 218 « La fonction est propor-
:

C'est en créant une langue que des rapports entre les tionnelle à l'organisation. » K. Vogt, Leçons sur
êtres nommés ont été fixés; le monde a été symbolisé l'homme, 2 e édit., p. 12; c'est-à-dire que l'on avoue en
par des phonèmes mis en connexion, des « concepts- somme ce principe l'opération suit l'être et lui est
:

choses et des jugements-lois ». Puis la vie affective et proportionnée. Or l'âme humaine, ajouterons-nous,
la vie sociale ont scandé les phrases et stabilisé les offre des opérations qui débordent les possibilités de la
formules. C'est aussi en réfléchissant sur le langage matière. Donc elle est immatérielle; possédant des
spontané que l'intelligence a mieux pris conscience fonctions propres, elle jouit aussi d'une nature- bien
d'elle-même. Toute langue est une variation sur ce à elle d'une vie originale.
grand thème humain. Elle exprime tout le psychisme a) Nous concevons et nous aimons la justice, l'hon-
des hommes; elle exige la mise en fonction de toutes neur, la vertu, droit
le l'homme meurt pour que
:

tes activités cérébrales. Un mot doit être


n'est rien; il triomphent ces réalités, tellement à ses yeux elles sont
saisi dans un ensemble, intégré dans une phrase; or précieuses et sacrées. Ce sont elles qui ont donné leur
chose capitale, celle-ci se traduit aussi par un sys- élan à toutes les civilisations.Que notre connaissance
tème de mouvements virtuels dont les centres peuvent débute par l'exercice spontané de l'intelligence sur des
avoir souffert. Alors l'attention à la vie se fait mal, faits sociaux où éclatent le mépris ou le respect de ces
puisque l'organe qui reliait l'individu au réel est valeurs, peu importe! Nous jugeons ces faits; tout un
atteint tel cuisinier a oublié son métier; tel apha-
: élan raisonnable, un amour intelligent les domine et
sique ne comprend plus le mot nager, parce que celui- les apprécie. Or rien de matériel n'apparaît, ni en ces
ci n'évoque plus de mouvements désormais; tel autre valeurs, ni en cet amour. Couleur, forme, mesure, poids,
souffre de confusion mentale, parce qu'il jargonne parties n'offrent ici aucun sens; nous sommes en plein
et a perdu la mécanique des mots organiquement monde immatériel, que déjà une intuition spontanée
systématisés qui sont la forteresse de la pensée. Le et confuse nous livre, avant les savantes analyses du
cerveau ne pense pas; il esquisse une pantomime vers moraliste. Cf. O. Habert, L'école sociologique et les
la vie à l'état normal, et en celle-ci la pensée se origines de la morale, 1923, conclusion.
coule; c'est pourquoi c'est lui qui est malade dans les b) L'idée et l'image s'opposent radicalement.
infirmités psychiques et non l'âme; mais celle-ci L'image, même composite et schématique, est particu-
dépend étroitement de lui. Il arrive donc qu'une émo- lière, elle a une forme et une date; l'idée est générale,
tion vive ramène les souvenirs soi-disant abolis tel : elle est abstraite et ne date point comme telle. Aucune
sait marcher pour sauver son enfant tel crie alléluia à
; sensation n'épuisera jamais la richesse de ma pensée
la chute d'un zeppelin, puis redevient aphasique; les qui a saisi des rapports nécessaires dans le contingent,
verbes comme plus associés à des mouvements dispa- qui a conçu le triangle et le chêne en général. Nous
raissent les derniers. Le cerveau monte des mécanismes dépassons toutes les possibilités du corps, particulier
compliqués qui peuvent se rompre l'âme conserve des
; et contingent, bien que ces idées aient humblement
souvenirs que le cerveau filtre en réactions utiles. débuté par des expériences concrètes. J'ai saisi des
Quelle photographie cérébrale pourrait d'ailleurs cor- rapports constitutifs d'une nature; j'ai deviné l'ordre
respondre à car, mais, puisque, donc? La pensée éternel dans la durée variable et temporelle. Cf. Albert
dépend du cerveau, comme l'ex.iclitude de l'l:o.-10ge le Grand, De anima, 1. III, c. xiv; Peillaube, Revue de
dïpend de sa matière, bois ou cuivre, sans que celle-ci philos., octobre 1911, p. 271 sq.
sullise à expliquer l'heure exacte. La pensée est D'ailleurs que l'on pense sans images, cela ne paraît
synthèse active, unification de rapports, ce qui guère contestable. On parle devant moi d'Aristote et
échappe à la matière. Peillaube, Les images, 1910, de Kant, des méthodes géométriques et biologiques ;

p. 453. Dans l'aphasie de réception et compréhension je sais que je comprends ce dont il s'agit, bien que ma
ou de Wernicke, comme dans celle d'expression ou de pensée reste implicite. N'oublions pas que l'homme
Broca, une technique, qui nous épargnait la peine de jouit d'une mémoire intellectuelle.
toujours recommencer, s'effondre, laissant l'esprit c) Un œil directement ne peut se voir. Comment
dénué, comme un apprenti, en face des mots, de un organe localisé pourrait-il se replier sur lui-même
leur sens pratique et de leur syntaxe c'est le tableau
: pour épouser tous ses propres contours, être à la
de commande des mouvements qui est brisé. fois passif et actif sous lemême rapport? Or, je pense
ma pensée et j'ai l'intuition de mon activité et de son
CI Bergson, Matière et mémoire, p. 173 sq.; Piéron,
centredynamique dans l'exercice de ma vie humaine :

Le cerveau et la pensée, p. 243; Delacroix, Le langage et


donc par un côté j'échappe à la matière. Cf. Contra
la pensée, 1924, p. 476-587 (essentiel); J. Grasset, op.
laud., p. 143 sq., p. 795 sq. Le paralogisme psycho-phy- dentés, 1. II, c. lxvi.
;

sique, art. de Bergson, dans Revue de métaphysique et de d) L'intelligence, parce qu'elle est immatérielle,
morale, nov. 1904, p. 893 sq.; Tournay, dans Dumas, seule peut connaître tous les corps; la matière, qui est
315 MATÉRIALISME, GÉNÉRALITÉS SUR LE MONISME 316

toujours tel ou tel corps, ne le pourrait par assimila- de l'énergie. La pensée d'un Farménide était déjà
tion; donc l'âme intelligente possède un être propre unitaire.
distinct du corps. Sum. tlieol., I a q. lxxv, a. 2
,
Inlel- : Selon l'humanitarisme de A. Comte (1798-1 837,1,
lecluscognoscendo fit omnia. tout le connaissable représente l'ensemble des opi-
Essentiellement l'âme est une activité qui saisit nions, des conceptions sociales d'une époque « l'âme :

des rapports, abstrait, généralise; mais aussi elle est fille de la Cité »; donc l'humanité est notre mère
pressent en eux l'ordre éternel qui la ravit et la porte et pour qu'elle remplisse son rôle, nous devons la
aux sentiments généreux. L'homme spirituel lutte servir. Durkheim (1858-1917) accentue encore ce
en nous contre l'homme charnel. L'animal ne con- sociologisme qui s'inspire de l'évolutionnisme et du
naît, lui, ni ces rapports, ni cet attrait spirituel, ni pragmatisme, puisque nos opinions seraient dictées
ces luttes il se meut en la région intéressée des images,
; par les nécessités de la vie collective.
ou mieux, il est mû. par des attraits sensibles. Cf. Par monisme, on entendra ici les systèmes qui
Sum. theol., I -II œ q. xm, a. 3. Depuis l'âge des
ll
,
soutiennent que les états de la matière comme les états
cavernes, le chien est resté notre humble compagnon; mentaux, bien que parallèles, sont au fond identiques.
et chez les hommes, quel progrès! L'animal ne peut Matière et vie, corps et âme seraient la double forme
être instruit, mais dressé seulement, par des associa- sous laquelle, à des degrés divers, se présentent tous
tions d'images et d'intérêts. Au contraire, Darwin les êtres. L'esprit s'y définit une fonction de la ma-
constata qu'après "quelques années trois pauvres Fuc- tière, et celle-ci, une représentation de l'esprit, car
giens faisaient bonne figure à Londres Descendance I on ne peut les séparer.
de l'homme, trad. Barbier, p. 66. « La conscience, avec ses états multiples et cepen-

C'est un intolérable abus de langage de parler, dant unis étroitement, est pour notre conception
comme M. Bougie, du « respect de l'autorité » ou du interne une unité analogue à celle qu'est l'organisme
« remords » d'un chien, L'évolution des valeurs, 1922, corporel pour notre connaissance externe. La corré-
p. 149. M. Guilleminot trouve dans le pigeon qui cesse lation absolue entre le physique et le psychique sug-
sa cour quand paraît le conjoint habituel « un certain gère l'hypothèse suivante ce que nous appelons
:

respect de la possession d'autrui »; il pense que la l'âme est l'être interne de la même unité que nous
plupart des sentiments, comme l'orgueil, le souci de envisageons, extérieurement, comme étant le corps
l'opinion, la honte sont déjà très développés chez le qui lui appartient. » Wundt, Psychologie, t. n, conclu-
chien. La matière et la vie, 1919, p. 24. C'est con- sion.
fondre le monde des sensations et celui de la pensée. Dans le panthéisme d'un Spinoza, comme dans
Comprendre, juger, unir, parler abstraitement, voilà le celui de Fichte, Schelling et Hegel, tous idéalistes,
propre de l'homme qu'aucun animal n'a jamais c'est l'Absolu qui, par un jeu fort singulier, s'épa-
rejoint. L'intelligence est un fait premier. Les diverses
« nouit en notre monde; au contraire, selon le mo-
tentatives de déduction de l'intelligence ont toutes nisme, c'est plutôt le monde qui, en progressant,
échoué... L'ordre inhérent au monde, et dont l'empi- s'approche vers cette «limite » qu'on nomme l'Absolu.
risme ne peut se passer, est l'intelligence elle-même, Un moniste idéaliste, comme J. Lachelier, entendait
qui de plus est l'aperception de cet ordre. L'empirisme bien rester théiste et catholique. L'échec de l'idéa-
commence par admettre dans le monde les lois de lisme et du mécanisme, ou l'impossibilité de dériver
l'esprit, pour les faire passer ensuite du dehors au le monde de la pensée, comme aussi la pensée du
dedans. Bien de plus contestable qu'une telle mé- cosmos, n'a pas peu contribué à les faire identifier
thode. Pour faire l'économie de l'intelligence dans dans le même être à double propriété physique et
l'homme, on commence par la supposer réalisée dans mentale. L'horreur de l'idée obscure de création, le
la nature... Chez les animaux supérieurs quelques
: problème du mal et surtout la finalité immanente
jeux d'images, quelques lueurs de pensée confuse et chez tous les vivants, plus manifeste encore, si l'on
indifférenciée. » Delacroix, Le langage et la pensée, admet leur évolution générale, ont aussi favorisé de
1924, p. 87 et 99; Peillaube, J?wue de p/u7os., oct. 1911, nos jours la doctrine moniste.
p. 277 sq. Le monisme qui retiendra notre attention prétend
Comment, de manière ou d'autre, ramener l'homme trouver dans l'univers lui-même toute la raison d'être
à n'être qu'un objet matériel, un tas de cellules, elles- de son existence et de son progrès c'est un natura-
:

mêmes tas de molécules, etc., quand précisément il lisme systématique. Il peut s'inspirer de préférence de
est caractérisé par sa capacité de savoir. Objet de la biologie ou delà psychologie de là deux groupes de
:

science, il en est aussi le sujet : il ramène les individus doctrines.


à leur espèce, les faits à des lois, il compare, il unit. 2° Le monisme biologique de Hœckel. — Le relati-
P. Janet, Principes de métaphysique et de psychologie, visme humano-social de Comte, pas plus que l'incon- «

1897, t. i, p. 383. Nous relevons de la pensée et non naistable » de Spencer, ne pouvaient satisfaire le
seulement de l'espace et de la durée. Pascal, édit. professeur de zoologie d'Iéna, Ernest Hseckel né
Brunschwicg, p. 488. Là est le règne humain. en 1834; la science à elle seule pourrait à la fois
IV. Le monisme. —
1° Généralités en vue de circons- donner à l'homme le secret de ses origines et de ses
crire le sujet. —L'étiquette monisme pourrait être destinées en le réintégrant dans l'évolution générale
appliquée à des systèmes fort divers. de la nature, parce que la science nous inviterait à
En principe, elle signifie identité foncière en nature, la couronner, selon lui, par une métaphysique et
de tout ce que nous connaissons. A ce point de vue, le même une religion. Création, Providence, âme libre
monisme peut être matérialiste, idéaliste, biologique, et immortelle, miracle, autant de conceptions naïves
psychologique, athée et panthéiste, selon les cas. Le et anthropomorphiques qui oublient le déterminisme
spiritualiste est moniste, en ce sens qu'il rattache scientifique, et en sont restées à l'époque où l'on
tous les êtres à un Créateur providentiel; on a le droit regardait encore le monde comme soumis à quelque
également de travailler à concilier les lois physiques potentat. Il serait temps de faire la synthèse des
et morales, savoir et croire, la raison et la foi. connaissances expérimentales, en y ajoutant ce que
Le Dantec réduit toutes choses à des mouvements la raison informée considérera comme leurs conditions
quantifiables. Lachelier (1832-1919), Lotze (1817- nécessaires et générales en vue d'éviter toute rupture
1881), Emerson (1803-1882), Ernest Mach (1838- dans le déterminisme naturel.
1896), pour des raisons diverses, ramènent le Cosmos En 1892, Hœckel a publié Le monisme, lien entre la
à des représentations, comme Ostwald à des mutations religion et la science, profession de foi d'un naturaliste;
ai; MATÉRIALISME ET MONISME, LE MONISME BIOLOGIQUE 318

et,en 1899, Les énigmes de l'Univers, développement de renseignement devrait répandre le monisme; par
du premier. Ces livres très répandus font preuve d'une l'étude des religions comparées, il marquerait leurs
vaste culture, mais surtout du désir de trouver en la origines naturelles et conserverait, transposées, laï-
nature une véritable déité, formidable, éternelle, dont cisées, les valeurs pures que contenaient leurs légendes
nous serions les métamorphoses actuelles, capable de fragiles.
s'élever jusqu'à la conscience d'elle-même et à l'ado- Caro, Le matérialisme el la science, 5" éd., 1890; Vigou-
ration de ses forces, la religion de l'avenir. roux. Les Livres saints et la critique rationaliste, 3° éd.,
D'abord qu'est-ce que la substance matérielle, ou 1890, t. m, p. 363-436; Revue de philosophie, articles de
t l'étofTe » dont sont faits tous les êtres? Ici, Hreckel 51. V'ignon, 1904, 1905 Boutroux, Science et religion,
:

s'inspire de Spinoza. L'étendue et l'énergie avec 1905, p. 119-138; sur A. Comte, Revue de philos., sept. 192-J,
article de O. Habert.
leurs métamorphoses sont les attributs inséparables
de substance éternelle. Énigmes, p. 249
la voilà
: L'appareil scientifique dont s'entoure le monisme
le seul mystère qui subsiste de ceux que maintenait un certain engoûment à la mode du xix 6 siècle
à la fin
Dubois-Reymond, le secrétaire désabusé de l'Acadé- tournèrent la tête à une Bretonne, Clémence Royer
mie des sciences de Berlin. Dans la substance primi- (1830-1902). Dans son livre, La constitution du
tive homogène s'est produit un double effort : monde; Dynamique des atomes, 1900, elle reprend les
1. de condensation en atomes puis en masses pon- idées de Hrcckel. La substance éternelle se présente
dérables; 2. de résistance due à l'emprisonnement sous trois aspects éthéré, matériel, vitalitàre. Toute
:

de l'éther interastral et interatomique. Ces deux élé- matière est au moins à quelque degré douée de sourde
ments éprouvent satisfaction, les uns à se grouper conscience; il n'y aurait donc aucune solution de
les autres non; de cette lutte naissent tous les événe- continuité de l'atome à l'homme, La sensation, degré
ments de la nature. Ainsi le travail dépensé par élémentaire de la conscience, suppose contact, donc
l'et lier libéré pour dissocier la vapeur d'eau se retrouve ne peut se présenter qu'en des sujets matériels et
sous forme de mouvements, comme l'énergie solaire comme leur propriété; toute la psychologie humaine
des temps carbonifères qui a permis aux végétaux ne serait ensuite qu'une transformation de nos sensa-
d'assimiler le carbone, se retrouve dans la houille et tions, une évolution de cette propriété de la matière.
son potentiel. Conservation de l'énergie, conservation Le Roumain Basile Conta (1846-1882) identifie la
de la masse, perpétuelles métamorphoses sans déca- force et la matière. Avec les atomes éternels, le vide,
dence définitive de l'énergie utilisable (p. 283), voilà la nécessité, le mouvement, l'espace et le temps, il
les lois suprêmes de la substance où s'éveillent aussi croit établir une cosmogonie moniste. La loi suprême
des virtualités psychiques, une sourde conscience de la nature, c'est la montée et la descente, de l'inor-
(p. 252). Les phénomènes caractéristiques de la vie ganique au conscient, puis inversement. La théorie
sont simplement les modes d'activité qui conviennent de l'ondulation universelle, traduite en 1893. En chaque
aux corps albuminoïdes et à certaines combinaisons être d'abord, on observe cette « ondulation », de la
complexes du carbone; la génération dite spontanée vie à la mort, chez l'étoile, comme dans le brin
devient donc un postulat nécessaire sous peine d'herbe; puis les ondulations chevauchent les unes
d'admettre le miracle abhorré. sur les autres, jusqu'à l'homme. —
On voit par ce
Ainsi Hœckel prétend substituer la création natu- bref exposé combien l'imagination se mêle aux
relleà la création artificielle; l'homme lui-même n'est données scientifiques chez les monistes. Eussent-ils
qu'un anneau de la chaîne éternelle des êtres, car les prjuvé — ce qui n'est pas —
que l'évolution géné-
espèces sont nées les unes des autres par transforma- rale représente la courbe de l'univers dans l'espace
tion, sélection et adaptation. Newton avait expliqué et le temps, ils n'auraient pas démontré —
ce qui est
scientifiquement le monde céleste; Darwin et La- pourtant la question — que cet univers possède en
.

marck ont réussi pour le monde vivant. L'homme, lui-même sa raison d'être.
qui compte le pithécanthrope muet parmi ses ancêtres, Plus récemment M. H. Guilleminot, chef de tra-
appartient à la même branche généalogique que les vaux de Physique biologique à la Faculté de méde-
autres vertébrés (p. 95). L'âme désigne l'ensemble cine de Paris, résumait ses nombreux ouvrages en un
de nos fonctions psychiques, qui proviennent aussi volume portatif, La matière et la vie, 1917, en vue de
par évolution de celle des animaux et de celles des tirer de la biologie une philosophie générale moniste
atomes (p. 106, 127). La conscience claire est d'ail- d'intention. Tout d'abord, il insiste longuement sur
leurs loin de paraître coextensive aux activités psy- les conditions physico-chimiques de la vie, sur les
chiques; elle ne se rencontre que chez les animaux pour- métamorphoses de l'énergie dont elle est le théâtre
vus d'un système nerveux centralisé. Les « centres et sur la dégradation de l'énergie utilisable, par radia-
d'association » de Flechsig sont « les véritables organes tion calorique, sa forme finale. Notre globe perd plus
de la pensée » (p. 212). La volonté n'est que la cons- qu'il ne reçoit. Devons-nous en conclure à la fin de
cience de nos tendances l'amour de Paris pour
: toute vie dans un temps éloigné?... Alors pourquoi
Hélène, physiquement, revenait, en somme, à l'ap- l'univers, qui eut pourtant l'éternité devant lui,
pétit d'un spermatozoïde pour un ovule, comme paraît-il encore si loin de cette mort? Ne serait-ce
l'eau est due à l'attrait condensateur de l'oxygène pas, peut-être, parce que dispersée au sein de l'éther,
pour l'hydrogène; le poids de l'hérédité préside aussi l'énergie trouve enfin où se régénérer? (p. 105). Rete-
à cette dynamique des émotions et des vouloirs. nons cependant cette loi plus la vie est intense et
:

.Mais comment remplir le vide creusé par la fin, plus elle dépense.
encore éloignée d'ailleurs, des religions? Par le triple Ce qui caractérise tous les faits de la nature, depuis
culte du Vrai, du Bien et du Beau, que le christia- les faits physiques jusqu'aux faits vitaux, instinctifs
nisme aurait soi-disant méprisé en dédaignant la et même volontaires, c'est une certaine orientation
science et les beaux-arts, suspects d'arrêter notre native, la loi générale d'option. La molécule d'al-
élan vers le ciel, et en présentant la morale comme bumine, si petite, dispose d'une architecture et d'ha-
une soumission à un monarque imaginaire. Le monisme bitudes précises. Chez les vivants, nous constatons
de Ha?ckel substitue donc cette Trinité réelle, imma- ces réponses spécifiques régulières, d'un muscle,
nente et humaine, à celle des théologiens. Pour lui, d'une glande, d'une cellule nerveuse. L'instinct des
dit-il, la beauté est une fin en soi, non une façon de animaux, comme les décisions de l'honnête homme,
prédication morale, et le bien, la solidarité des hu- représentent aussi des options, des choix entre cent
mains, la pitié, l'altru'sme. L'État armé du monopole autres. Comment expliquer ces choix utiles à l'es-
319 MATÉRIALISME ET MONISME, LE MONISME PSYCHOLOGIQUE 320
pècc, cette finalité? Ici, nous allons enfin saisir le Louis Lavelle, La dialectique du monde sensible,
secret du progrès des choses et des civilisations, la 1921, paraît corriger Bergson par Lachelier et Fichte.
clé de notre destinée. Toute action a été suivie de c Le monde extérieur n'est qu'un faisceau de représen-

réaction; celle-ci a été plus volontiers répétée parce tations » (n° 26,72), données dans l'espace et le temps,
que plus facile; or les réactions utiles à la conser- avec le mouvement et les autres qualités sensibles.
vation de chaque individualité ont été conservées L'esprit saisit parmi ces données des rapports et il
par elle sous peine de disparition, la sélection natu-
: existe alors pour lui; l'âme lutte contre certaines
relle les a fixées et ces êtres mieux favorisés avec d'entre elles qu'elle appelle son corps, par exemple,
elles. L'irritabilité est la propriété essentielle des êtres dans la tempérance; Dieu, c'est l'intelligence pure :

organisés, or elle s'est ainsi trouvée canalisée par la dans contemplation intellectuelle, l'âme unie à
la
force mécanique des choses. « L'option chimique due à Lui, comprend en Lui toutes choses (n° 259). Toute
la présence d'agents de triage peut en principe être réalité serait d'ordre mental et purement dans le pré-
une option de hasard dont les effets sont tributaires sent (phénoménisme) (n° 476).
du calcul des probabilités; mais elle devient fatale- L'italien Robert Ardigo (né en 1828) s'arrête à nos
ment dirigée dans le sens de l'utilité individuelle et spé- états de pensée, comme à l'ultime élément que nous
cifiquepar l'entrée en scène de la sélection naturelle. » puissions connaître comment sortir de soi en effet? La
:

P. 174. « L'accouplement entre l'action et la réaction nature même de cette étoffe mentale nous échappe;
est d'autant plus serré... que la réponse est plus utile chacun la détermine pour soi à tel moment de l'espace
à la vie. » P. 196. La mémoire du chemin parcouru et de la durée. Forme même du moi, le non-moi s'offre
devient « facilité » de la répétition du déjà fait..., comme un système de représentations qui s'associent,
ailleurs atavisme, hérédité. » P. 207. « Ainsi l'option mais leur commun tréfonds reste inconnu. Toute
de hasard devient fatalement une option systématisée, distinction, toute relation ne nous offre que nos deux
puis une option imposée comme une loi. » V. 221. Ainsi points de vue, physique et psychique. La science
s'expliquerait la sécrétion en notre corps des bacté- positive est limitée aux lois des phénomènes de
riolysines et des antitoxines si utilement gardée. conscience. Cf. Psychologie comme science positive.
L'homme, placé au sommet de l'échelle des êtres, Le professeur de Naples, A. Alliotta, paraît se ratta-
jouit de la capacité d'apprécier le caractère égoïste de cher à Ardigo. Seuls existeraient les esprits, éternels,
ses actions et de leur préférer librement (p. 265) celles en transformation morale perpétuelle. Notre desti-
qui favorisent la vie familiale et sociale. L'idéal moral née consiste en la suprématie de la pensée sur le donné
et la bienfaisance sont ainsi des options naturelles psycho-physiologique et dans l'accord entre les esprits.
fixées par la civilisation. Quelle vue magnifique, Tout dépend de nos volontés. La mort est une renais-
s'écrie l'auteur, que cette évolution générale des êtres, sance de plus en plus élevée, selon la vie antérieure-
vers l'ordre social Enseignons donc aux enfants à
1 ment vécue; « c'est de nos efforts que la réalité
mettre leur joie à collaborer avec elle jusqu'au attend sa perfection. » L'éternité des esprits, 1924,
sacrifice, à respecter les grandes lois de la vie, si p. 87, 97, 133, 145, 172.
méconnues par les utopies socialistes. La biologie s'est 2. Un noble idéalisme inspira aussi Etienne Vache-
ici muée en théologie In ea (natura) vivimus,
: rot (1809-1897) mais, avec lui, nous quittons le sub-
movemur et sumus. jectivisme. Ce penseur maudit l'athéisme; cependant
Que de postulats cachés dans cet exposé où l'ima- malgré de réels progrès vers le concept d'un Dieu
gination se farcit de considérations scientifiques! transcendant, souvent il oscille entre le panthéisme
Continuité de nature de l'atome à l'homme, finalité et le monisme.
expliquée par des myriades d'essais dus au hasard, Il dans
écrit l'Histoire critique de l'École d'Alexan-
unité de l'atome, unité de l'organe, unité du vivant drie',en 1846 « Il est tout aussi impossible de conce-
:

posées sans raison proportionnée, liberté inexplicable voir Dieu sans le monde que le monde sans Dieu. »
comme initiative, selon le déterminisme biologique, T. m, p. 292. Cependant, tandis que pour Plotin le
loi morale assimilée à une simple résultante d'essais monde est une chute, une dégradation à l'égard de
retenus pour leurs services, à un faitjcomme un autre : l'Unique primordial et absolu, pour Vacherot il nous
voilà le bilan de ce monisme. Tous les clichés de l'école offre au contraire « un progrès continu de la nature à
sensualiste et utilitaire, fusionnés avec la sélection l'esprit ». Ibid., p. 328. Dans La métaphysique et
darwinienne inspirent l'auteur, qui, en somme, apporte la science (1859), il oppose réalité à perfection.
peu de nouveau. La nature physique a ses habitudes Déjà Hamilton et Mansel, en Angleterre, avaient
et le vivant les emploie en les pliant à ses propres fins; signalé le caractère impensable de Dieu la foi seule;

mais le hasard ne peut rendre compte d'un tel ordre pourrait atteindre cet « Inconnaissable ». Pour
universel. L'intelligence ne nous serait-elle donnée Vacherot, la perfection est, par essence, incompatible
que pour nous annoncer notre néant et aussi « la 1 avec l'existence : elle reste toujours de l'ordre idéal,
mort, un jour, de tout l'univers dans l'éternel repos comme, par exemple, la géométrie, la sainteté et la
des éléments »? Peut-être que la science future appor- justice pures. Telle figure, comme tel sage seront
tera « quelque baume consolateur à notre angoisse toujours imparfaits. Le Dieu parfait, il ne faudrait
du doute » (p. 276). Et après de telles paroles de déses- donc point le chercher dans le monde, mais dans le
pérance, on a beau enfler la voix pour nous enseigner ciel de la conscience. La nature est pourtant grosse
à vénérer les lois de la nature, chacun se souvient des de cette idée sourde qui la soulève jusqu'en l'homme,
vers de Vigny dans La maison du Berger : où elle arrive à la conscience d'elle-même. T. h,
On nie dit une mère, et je suis une tombe. p. 544. Un grand effort d'approximation se marque
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe, dans Le nouveau spiritualisme, paru en 1884. L'au-
Mon printemps ne sent pas vos adorations. teur continue à considérer le Parfait « comme un type
3° Le Monisme psychologique. —
1. Des phénomé- supérieur à toutes les conditions de la réalité », p. 302;
nistes idéalistes comme African Spir (1837-1890) et mais veut cependant un Dieu réel dont le monde
il

Jean- Jacques Gourd (1850-1909) sont monistes en ce serait l'œuvre éternelle. Plus de Dieu-progrès; seul
sens que rien n'existerait que nos pensées; quant à le cosmos passe par les phases du devenir et de l'évo-
Dieu, il serait cette pensée qui échappe à toute loi, à lution; Dieu est la cause première, la Fin dernière
toute condition, à laquelle nous sommes portés à tout des êtres et leur Providence; Il est cause de vraies
suspendre, comme au centre lumineux et idéal qui causes, ouvrier d'ouvriers. « II n'est pas le monde
systématise nos espoirs et nos consolations. puisqu'il en est la cause... Il reste distinct de ses
321 MATÉRIALISME ET MONISME, LE MONISME PS YC IIOLOGIOUE 322
créations, non pas comme une cause étrangère et exté- comme rapport et le passage de l'Absolu
les autres, le
rieure au monde, mais en ce sens qu'il garde toute sa au de l'Infini au fini reste mystérieux.
relatif,
fécondité, toute son activité, tout son être après 3. Autant que le souple esprit de Renan (1823-1892)
toutes les œuvres qu'il crée sans les faire sortir de peut avoir professé un système, on a pu appeler celui-
son sein. Il en reste distinct en demeurant au fond de ci un positivisme artiste ou féminin, beaucoup plus
tout ce qui passe. » P. 308. En 1894 et en 1895, il qu'un hégélianisme. Hegel est dogmatiste, il croit
consigne ses ultima verba sur des billets de faire à la soumission des faits à l'idée, Renan est relativisle;
part. Ii voit dans le christianisme de magnifiques sym- pour lui nos opinions métaphysiques et religieuses
boles humains, « la théologie n'est qu'une psychologie dépendent d'abord de notre constitution, surtout
supérieure »; la philosophie aurait pour rôle de les mentale, et de l'état général de la civilisation? Malgré
repenser, en fusionnant l'âme même des diverses toutes nos sciences, nous ne pourrions jamais atteindre
Églises pour la sublimer. Ollé-Laprune, Et. Vacherot, que l'humain, c'est-à-dire le produit de notre pensée,
1898, p. 87 sq. Voici à l'horizon le protestantisme quand elle réagit sur la grande énigme qu'est l'univers
libéralavec son symbolo-fidéisme. (semi-idéalisme inconséquent).
Pourquoi ce penseur généreux n'a-t-il pu s'empêcher Les sciences positives et l'histoire restent les deux
d'imaginer l'existence et la personnalité sur le modèle disciplines qui nous permettent le mieux d'approcher,
des êtres finis '? Ibid., p. 99. Comme l'observait encore à notre mesure, du fond des choses. Que nous
Caro : « La question est n'y a vraiment
de savoir s'il disent-elles? Un monisme fort voisin de celui de Vache-
d'existence et de réalité possibles que sous la forme rot dans La métaphysique et la science. L'univers
que l'expérience nous révèle. » L'idée de Dieu et ses obéit à des lois invariables et l'on n'a jamais constaté
nouveaux critiques, 1883, p. 255. de dérogation à ces lois. Aucune trace de volonté
Sans doute quand nous parlons de Dieu, force nous particulière ou d'une intention, en dehors de celles
est de parler la langue des hommes; pourtant autre qui proviennent de l'intelligence des hommes. Avec
chose est le Dieu indéterminé des panthéistes et autre le temps et la tendance au progrès, nous possédons
chose le Dieu ineffable dont je renonce à mesurer les humainement la clé de l'explication de l'univers. Une
perfections. Le considérer comme une sorte d'homme sorte de ressort interne poussant tout à la vie, voilà
très puissant et très bon, ce peut être une naïveté la grande hypothèse nécessaire. Il y a une conscience
populaire, ce n'est point une connaissance qui res- obscure de l'univers, une pensée centrale qui se forme
pecte son essence Vere tu es Deus abscondilus. En faire
: progressivement et dont le devenir n'a pas de limites.
la force aveugle de la nature, c'est l'assimiler à la Le seul instrument de nos connaissances est la science
pierre qui roule et à l'eau qui coule; l'imaginer comme inductive. L'historien lui emprunte ses procédés ana-
une vie instinctive et inconsciente, c'est le rappro- lytiques et le principe des conditions d'existence. Tout
cher de la plante. « De tous les symboles par lesquels est illusion ou vanité en dehors du trésor de vérités
on peut essayer de le représenter, l'âme humaine est ainsi acquises et qui sans cesse s'accroît. L'avenir de
certainement celui qui s'éloigne le moins de ce divin l'humanité est dans le progrès par la science. Cf.
modèle; mais elle n'en est qu'une ombre, et ce n'est L'avenir, de la science, écrit en 1848, publié en 1890.
que par des à peu près que nous pouvons conclure de Les religions appartiendraient à la période mytho-
nous à Lui... Quel miracle que l'Etre absolu et sub- poétique de l'humanité; elles révéleraient, non le
sistant par soi-même soit incapable d'atteindre la per- fond des choses, mais les désirs et les rêves humains
fection, et qu'un des phénomènes passagers dans lequel capables de nous soulever de terre et d'apaiser entre
cet absolu se manifeste soit capable de se créer à eux les égo';smes; ce sont des créations du vouloir-
soi-même l'idée de perfection!... Quel triste ciel que vivre, comme l'art d'ailleurs, si propre à nous commu-
ce ciel qui ne vit qu'en nous, qui naît et qui meurt niquer l'élan nécessaire à la vie (pragmatisme). Les
avec nous et dont le seul lieu est la pensée! » P. Janet, philosophies tiennent à la fois de la science et de l'art:
La crise philosophique, 1865, p. 173 et 150. elles sublimisent les symboles religieux et satisfont
L'être n'est pas univoque entre l'Absolu et les créa- l'esprit à la recherche de vues générales sur le monde.
tures. Qu'est-ce à dire? sinon que l'Absolu a en Lui- Tels sont les points /ixes que Renan maintint toujours
même tout ce qu'il faut pour exister, qu'il contient en dans le « devenir »

Lui seul la source de l'être, en un mot que Lui seul est La natureparaîtrait une sorte d'artiste qui agit
l'Être par soi. Déplus, nous ne sommes pas dualistes : par inspiration et sans aucune science. La conscience
grâce à Lui —
et non en face de Lui et sur le même serait l'harmonie résultant du jeu de certains groupe-
plan — nous participons à l'être « In eo vivimus,
: ments à.f molécules de la nébuleuse à la civilisation
;

movemur et sumus » Act xvii, 28. Il possède donc


, il auiait continuité. Le Dieu réel, on pourrait le voir
y
la réalité en sa plénitude indéfectible. Qu'est-ce à dire? diffusé, éparpillé dans l'univers, comme son élan
sinon la perfection coexistensive à l'être total. Pour- consubstantiel, le Dieu parfait appartiendrait à la
quoi d'ailleurs le limiter à tel degré? Tel hégélien alors pensée, à la catégorie de l'idéal. Après la mort, nous
sera tenté de le faire partir d'un presque rien riche de pouvons espérer survivre dans le souvenir de nos
virtualités. Et ce serait là le principe de tout?... Com- amis et dans l'élan renforcé vers le vrai et vers le bien
ment concevoir que l'idée agisse sur une nature qui de l'humanité fComti'sme'i.
l'ignore? Qu'on essaye de concevoir une monère sti- Ce ne peut être qu'en vertu d'une hypothèse chérie
mulée à se développer par l'idée de vertébré qui que Renan franchit les trois impasses capitales pour
n'existe pas même encore!... La personnalité de Dieu l'évolutionnisme le passage de la matière brute à la
:

ne s'oppose pas au reste de l'univers, comme nous vie, puis à la conscience, enfin à la pensée. Rien ne
au non-moi. « Il est ce qui fait qu'il y a des personnes, prouve la pure et simple continuité des êtres, sinon
ce qui fait que les êtres finis en participant à Lui, l'horreur du miracle et la foi dans le déterminisme
ont et deviendront des personnes. » Il est le Bien per- naturel. Où trouver dans ce monisme, parti de la
sonnel, jouissant de Lui-même dans une conscience nébuleuse primitive, l'explication de l'unité de l'in-
infinie, qui gouverne le monde habituellement par dividu, de la conscience et de la pensée? Comment
des lois générales conformes à sa sagesse. P. Janet, serions-nous des- personnes, des centres d'initiative?
Principes de métaphysique, 1897, t. n, p. 121. Si la Comment rapporter l'ordre du monde au jeu de
création est mystérieuse, La métaphysique et la science, forces aveugles? Une cellule vivante, l'âme de Vin-
t. n, p. 594, pourquoi la rejeter comme indigne d'un cent de Paul, l'esprit de Pasteur seraient le produit
penseur? Dans tous les systèmes, celui de Vacherot, de je ne sais quel « nisus » immanent, aveugle
DICT. DE THÉOL. CATH. X, — 11
323 MATÉRIALISME ET MONISME, LE MONISME PSYCHOLOGIQUE 324
et sourd!... Dans ces trois exemples, il est une unité toutes choses sont » conspirantes • parce que parentes.

spéciale, une synthèse active originale que l'on ne Au au lieu de dire le psychique est l'ombre
siècle futur, :

peut déduire d'un simple groupement d'éléments. du physique, on dira le physique est l'ombre du
:

L'analyse reste impuissante pour expliquer la vie, la mental, bien qu'ils soient la même réalité envisagée
conscience et l'esprit humain ce sont trois données
; à deux points de vue différents. L'avenir de la méta-
qui ne peuvent que commencer d'emblée. Le progrès physique, 1889, p. 77 cf. G. Delmas, dans Éludes,
;

dans l'univers ne peut être contesté. Mais prêter mars 1891.


à la nature des instincts dont elle serait la source Chaque être baigne dans le tout et en dépend. La
première, des tendances au progrès, des facultés réalité est infinie, infiniment infinie; mais en quoi
poétiques, n'est-ce pas simplement poser un fait cette infinité l'empêche-t-elle d'être en même temps
obscur sans lui chercher une raison suffisante? L'his- une, cohérente, solidaire en l'infinité de ses parties?
toire, dont les secrets ressorts sont des événements Non, sans doute, pas d'armature logique pour
elle n'a
psychologiques, ne peut que les observer dans un la soutenir comme du
dehors; mais elle a une arma-
individu, qui, lui, leur donne une physionomie à ture causale, ou plutôt elle n'a aucun besoin d'arma-
part, une cpntinuité, une unité qui ne sauraient se ture, étant la causalité infinie et réciproque, partout
passer de métaphysique; chacun, en effet, en ratta- causante et causée. Par cela même, elle a sa rationalité
chant à son passé, les faits de son histoire, dépasse le immanente, son intelligibilité infinie qui déborde
point de vue des phénomènes et du devenir pour celui toute intelligence finie. » Esquisse, p. 209. La philo-
d'un sujet qui dure ou substantiel. Que penseraient sophie cherche l'être intérieur des choses; elle se
des valeurs morales les civilisations, si elles n'y « représente le inonde entier comme analogue à la vie

voyaient plus que l'image embellie de leurs désirs? consciente ou subconsciente ». Ibid., p. 212. En chaque
une source de lyrisme et d'enchantement, un être particulier se retrouve quelque chose du tout qui
« alcool » supérieur?... On ne peut indéfiniment pré- le conditionne selon l'interdépendance universelle.
férer la chasse à la prise et cultiver la vie spirituelle Notre imagination voudrait un premier commence-
sans y croire. ment pour s'y reposer, une limite à la division, un
4. Très éloigné du dilettantisme, au contraire, et premier anneau aux séries causales (ou le libre arbitre
confiant dans l'intelligence, hors de laquelle, il n'y a d'indifférence), une substance inconditionnelle source
que la nuit « belle, mais peu sûre », Alfred Fouillée de toutes choses; mais notre raison s'y refuse; point
(1838-1912) a consacré sa carrière de philosophe à de source à un océan infini, point d'arrêt, mais des
repenser l'évolutionnisme spencérien, trop mécaniste, causes causantes et causées sans fin. Ibid., p. 189. De
du point de vue psychologique; il espérait formuler l'évolution nous ne possédons que quelques chaînons,
ainsi un évolutionnisme vraiment moniste, un sys- mais ils sont assez nombreux cependant pour exclure
tème naturaliste unitaire, dont les fondements seraient le hasard et fixer la courbe en ses grandes lignes,

à la fois immanents et expérimentaux. L'c'volu'ionnisme p. 261, et nous sommes sûrs qu'elle obéit à l'intelli-
des idées-forces, 1890, p. v gence, puisque la nôtre s'y retrouve. « L'intelligence
En effet, H. Spencer laisse subsister trois termes est l'unité profonde des fonctions essentielles de l'intel-
irréductibles la matière, l'esprit et l'inconnaissable;
: ligence et de celles de la réalité. » P. 276. Le désordre
ne pourrait-on, au contraire, expliquer l'univers par même est une autre espèce d'ordre; même les appa-
un ensemble d'éléments dont le caractère foncier est rences, comme la brisure du bâton dans l'eau, obéis-
« l'appétit », tendance active vers leur bien (p. 298), sent aux lois de causalité. Si le tout dépasse, notre
et l'effort dans l'homme pour se libérer des chaînes de raison en chaque être et chaque fait, c'est que nous
1 égoisme, par la conscience de ce qui convient à son sommes simple partie de ce tout. P 297. Mais penser
espèce ? On a trop confondu loi avec cause, raisons. Un consiste pourtant, autant que possible, à unifier. La
corps tombe selon la loi de la gravitation, mais en moralité consiste à s'insérer dans le déterminisme, à
rasion d'énergies, de poussées intérieures, p. Lin. l'employer pour le dépasser, grâce à l'attrayant dyna=
La mécanique ne nous offre que des cadavres infinité- misme de l'idée-force du bien universel humain.
simaux. Notre unique possibilité de connaître le P. 356. Si le monde avait commencé, à ce moment
monde consiste à partir de nous mêmes, seule réalité la Cause première aurait aussi commencé à le créer,
atteinte directement, pour l'imaginer d'après ce ce qui serait contradictoire.
modèle; c'est ainsi qu'une équation inévitablement Les religions positives représenteraient une méta-
humaine marque toutes nos conceptions: mais il faut physique mythique, ritualiste et dogmatique! la

s'y résigner ou ne rien savoir, p. lxxii. Le mécanisme philosophie les muerait en symboles. Ainsi la parole
ne voit que les jeux de surface des êtres, tandis que de Jésus « Que ton règne arrive
: » devient !que la :

l'effort pour garder l'être et pour l'accroître nous en vertu, le bien, la charité soient! Le philosophe pro-
livre le fond, qui en son intimité est psychique. Esquisse nonce de tout cœur ce vœu avec l'espoir que la
'-

d'une interprétation du monde, 1913, p. 153. Ne parlons lumière intellectuelle se propagera à l'infini ». P. 411.
donc plus d'idées-rellets, mais de conscience dyna- Le fond de l'être nous échappe il est permis d'espérer.
:

mique consubstantielle à la matière; la cosmologie Qui sait s'il n'est pas des formes de vie bien supé-
est aussi une psychologie quand on veut retrouver rieures à celle-ci? p. 403. Il semble donc qu'au soir
l'étoffe primitive dans laquelle les choses ont été de son existence (1911) Alfred Fouillée ait envisagé
taillées. Plus d'hiatus comme
chez Spencer. « Les élé- l'univers, dont nous sommes les fils, comme emporté
ments psychiques ont existé dès le début sous une par un déterminisme de plus en plus conscient et de
forme rudimentaire; l'évolution ne fait que les rendre plus en plus soumis à l'attrait du bien universel, grâce
plus manifestes. » L'évolutionnisme..., p. 279. Sans aux vertus des saints et aux lumières des sages, donc
doute la réalité n'est pas identique à notre pensée, un déterminisme qui se dépasse constamment pour
mais cette réalité ne saurait non plus se passer de tendre vers l'unité des intelligences et des volontés.
tout élément psychique. P. 278. Telle est probablement la forme la plus philoso-
Tout essai de déduire -la pensée du mouvement a phique du monisme chez nos contemporains. (Nues
échoué; la création ex nihilo est impensable le mental,; analogues chez A. Loisy, De la discipline intellectuelle,
c'est la réalité intérieure qui parvient à se rendre pré- 1919, p. 44 sq., 116.) Chez un penseur aussi averti, il
sente à elle-même, le physique la prolonge et la réalise se présente comme un syncrétisme, un essai de conci-
extérieurement. Dans l'univers tout est en relation liation de la science et des principaux systèmes méta-
mécanique, mais aussi sympathique probablement; physiques pour retrouver la réalité en sa plénitude.
325 MATÉRIALISME ET MONISME, LE MONISME PSYCHOLOGIQUE 326

La forme primitive de Ja pulsation de l'être, il l'a donc sont écrits en langue d'atomes et de mouvements. »
vue dans la force, puis dans la vie, la conscience et la L'irréligion de l'avenir, 1886, p. 433, 434. Nous nous
pensée, en continuité, Même qui s'ordonnent
les idées contentons d'admettre, par une hypothèse d'un carac-
et les cœurs qui s'harmonisent sont des forces qui se tère scientifique en même temps que métaphysique,
composent. D'ailleurs toute pensée du monde qui l'homogénéité de tous les êtres, l'identité de nature,
n'impliquerait pas en celui-ci quelque élément psy- la parenté constitutive... Le monde est un seul et même
chique serait un néant de pensée. devenir. Au lieu de chercher à fondre la matière dans
Concilier les points de vue est une bonne méthode, l'esprit ou l'esprit dans la matière, nous prenons les
ainsi que mettre l'accent sur le mental; mais Fouillée deux réunis en cette synthèse que la science même,
imagine encore beaucoup plus qu'il ne croit. Son idée- étrangère à tout parti pris moral ou religieux, est
force flotte entre le matériel et le spirituel; physique forcée de reconnaître la vie... Il n'y a pas dans l'uni-
:

et psychique seraient affaire de degré. Esquisse, p, 317; vers d'être pour ainsi dire entièrement abstrait de soi...
ailleurs le physique est pour la conscience un symbole. La vie par son évolution même, tend à engendrer la
P. xxxiv, 317. De plus, est-elle une force qui cherche conscience le progrès de la vie se confond avec le pro-
;

sa lumière, ou une lumière, une pensée, qui soumet grès même de la conscience, où le mouvement se saisit
la force? Dans ie premier cas, voici le pur naturalisme; comme sensation... Vie c'est fécondité... L'égoïsme
dans le second, l'idéalisme. M. Parodi signale cette pur serait une diminution, une mutilation de soi. Aussi
opposition mal réduite. La philos, contemp. en France, l'individualité tend à devenir, par son accroissement
1920, p. 48. même, sociabilité et moralité... action morale et acte
Fouillée reconnaît bien la synergie que manifestent de la pensée reliant l'individu à l'univers... Cette
la vie et la conscience, sans leur attribuer une sub- fécondité, en prenant mieux conscience de soi, se
stance sujet, une cause proportionnée. Attribuer à la règle, se rapporte à des objets de plus en plus ration-
matière primitive de telles virtualités, que celles-ci nels; le devoir est un pouvoir qui arrive à la pleine
s'expliciteront peu peu, de manière régulière et
à conscience de soi et s'organise. P. 437 sq. La plus
raisonnable jusqu'à la civilisation, ne peut que paraître haute conception de la morale et de la métaphysique
une grandiose mais imaginative hypothèse. Nous avons est celle d'une sorte « de ligue sacrée, en vue du bien,
signalé l'irréductibilité delà pensée à l'image, de celle-ci de tous les êtres supérieurs et même du monde ».
à la vie et au mouvement. Sous quelle forme virtuelle P. 440. Mais l'évolution est aussi dissolution et mort;
se trouvait donc la philosophie de Platon, et l'Évangile qui limitera l'aveugle destruction? « Quel Jupiter sera
dans la nébuleuse? Sa conception de l'universel déter- un jour assez fort pour enchaîner la force divine et
minisme se concilie mal avec la morale. Sommes-nous terrible qui l'aura engendré lui-même? » P. 442.
finalement les théâtres-sujets où s'exerce l'action de L'éternité n'a pu aboutir qu'à notre monde; c'est le
l'idée attrayante du bien, ou, au contraire, des sujets demi-avortement de l'effort universel. La fleur divine
capables d'initiative? Dans le second cas, on rompt sera-t-elle jamais cueillie? Il y eut progrès pourtant
avec le déterminisme, puisqu'on introduit des com- depuis l'âge du renne. Nous héritons de l'effort de nos
mencements absolus; dans le premier, où est notre pères. La nature ne connaît d'autre loi qu'une ger-
mérite personnel? Évidemment le théologien de la mination éternelle. Le roseau pensant peut volontai-
grâce dira que l'acte bon est tout entier de Dieu et tout rement s'incliner lui-même, respecter la loi qui le tue.
entier du juste; mais lui n'admet pas déterminisme,
le On n'enchaîne pas, d'ailleurs, l'océan de la vie, il
chez Fouillée, le caractère sui juris de personne est
la faut laisser couler le flot éternel grossi de nos larmes
mal marqué. Ce n'est pas avec « un doute ultime et et de notre sang c'est tout ce qui reste de chacun.
:

suprême qui concerne le caractère absolument libre La survivance d'ailleurs serait-elle une supériorité?
ou absolument nécessaire du fond des choses », p. 372, L'amour finira peut-être par faire survivre réellement
que l'on peut fonder l'individualité morale et respon- l'aimant dans l'aimé.
sable. Identifier notre vouloir- vivre avec l'essor total Des religions, seuls subsisteraient l'inquiétude méta-
de l'être, combien dépasser l'expérience! Fouillée
c'est physique avec ses hypothèses, et l'appel profond de
a plus juxtaposé que concilié la pensée et la force. la nature vers une société meilleure des hommes entre
Cf. Lalande dans Revue philos., t. Lxxni, p. 14, 72. Il eux et avec l'univers. L'unique source de la certitude
a beau faire appel au mystère inévitable qui nous résiderait en l'induction scientifique (Renan). Le prêtre
dérobe le fond des choses, il n'évite pas la contradiction. ferait, pour le peuple, fonction d'artiste qui présente
5. De Fouillée, on ne peut guère séparer son beau- de hauts symboles consolants. L'idéal lui-même est
fils, Jean-Marie Guyau (1854-1888). Beaucoup plus peut-être un mensonge? Qui sait s'il est un univers ou
poète que métaphysicien, trop peu soucieux de cohé- bien seulement des phénomènes solidaires sans aucune
rence en ses pensées et d'exactitude en ses critiques, il conspirante unité? Art, philosophie, religion autant
:

est surtout préoccupé de faire le bilan de l'évolution- de créations qui nous sauvent. Croyons donc à l'effort
nisme quant aux espoirs qu'il nous laisserait touchant moral qui paraît soulever le monde adorer ce n'est
:

les valeurs morales nécessaires à la vie des civilisations. pas se prosterner, mais s'élever. Un jour un rayon de
Guyau crut trouver dans le sentiment complexe de soleil frappa le front d'une montagne; elle l'interro-
la vie qui est effort, solidarité, expansion, fécondité, gea sur le ciel lointain d'où il venait; mais brusque-
l'élément primitif et universel; l'expérience d'une part, ment rayon se réfléchit dans la mer qui le renvoya
le
mais aussi l'évolutionnisme de Fouillée lui suggèrent dans deux. P. 436. Voilà l'image de l'agnosticisme.
les
cette pensée non moins qu'une sorte de vibration inté- Guyau répète que le doute est tout à l'honneur du
rieure, écho un peu affaibli de la philosophie roman- sage mais n'est-il pas dupe du scientisme d'une part
;

tique. « La seconde amélioration dont le matérialisme et d'une poésie au vague grandiose, incapable de
a besoin pour pouvoir satisfaire le sentiment métaphy- nourrir les générations? La tradition spiritualisle et
sique, c'est avec la vie, de placer dans l'élément pri- catholique maintint son âme, à son insu, à un niveau
mordial au moins un germe de « psychique » ... Le d'où l'eût fait déchoir le monisme déterministe. Quelle
matérialisme devient en quelque sorte animiste et, confiance garder en la pensée, :i elle n'est qu'une
devant la sphère roulante du inonde, il est oblige de manière d'apaiser la sensibilité en quête de bonheur?
dire elle vit... Elle est encore autre chose puisqu'elle
: Ce pragmatime, ce lyrisme frémissant, que goûtait tant
pense en moi et se pense par moi... Le matérialisme Nietzsche en lisant Guyau, tombent dès que s'éveille
croit faire de la science positive, il fait comme l'idéa- l'esprit critique. Les hommes consentiront-ils long-
liste de la poésie métaphysique, seulement ses poèmes temps à se duper, à se renoncer pour le bien commun,
327 MATÉRIALISME ET MONISME, LE MONISME PSYCHOLOGIQUE 323

dès qu'ils seront prévenus qu'on leur a simplement livrerait le mot de la grande énigme; en cette intui-
versé un cordial en ces belles coupes que sont des tion vécue et primitive où l'esprit se tord pour ainsi
phrases éloquentes? Tout le pragmatisme latent dans à re sur lui-même, il saisirait son propre dynamisme
l'équivoque de Fouillée, dans le sens naturaliste de la à son jaillissement. La cosmologie devient ainsi une
force, a sorti son efïet déprimant chez son disciple. psychologie retournée; tout est psychique à quelque
Comment espérer conserver le respect, l'admiration, degré; tout est fluide et changeant comme les créa-
et « ce grain d'encens qui toujours brûle au cœur des tions de la vie et de l'instinct, comme celles du génie.
hommes » (p. 99), et la joie de collaborer à l'ordre Un instinct qui en chacune de ses inflexions serait
fraternel, s'il n'est que des faits conditionnés et conscient de ses moyens aurait deviné le secret de la
conditionnants? L'attrait que Guyau reconnaît dans nature. Le moi-substance n'est plus qu'une certaine
l'homme pour l'universel, pour la vie raisonnable et solidification fluide de ce grand courant qui soulève
bonne (p. 353) prouve en nous autre chose que des le monde. D'ailleurs partout ce sont des synthèses,
faits V intelligence qui les juge du point de vue absolu.
: des « touts » qui nous sont d'abord donnés, des « mul-
Quand nous aimons, dit-il, c'est dans l'éternel, pour tiplicités-unes » que l'analyse fane, comme celle du
la sagesse, la vertu et la bonté, p. 463; nouvelle chimiste qui ne voudrait trouver dans la flamme que
preuve que le naturalisme est un faux point de vue. des cendres et du charbon. L'intelligence serait une
La nature qui déroule aveuglément son cours ne rend création pratique de la vie, elle identifie, elle solidifie,
pas compte de ce" fait, de ce qui fut toujours l'âme elle marque des limites et des arêtes aux choses, en
des civilisations. Celles-ci ont progressé dans la mesure vue de pouvoir répéter les mêmes actions utiles :

où elles n'ont pas cru au naturalisme. S'il n'est que manger, se défendre, se faire entendre d'autrui; pour
des faits : qui sera juge? Ni l'art, ni la science, nil a commodité, elle travestirait le réel qui est toujours
l'amour du risque, ni la fierté stoïque en face de a en interaction universelle et fluent. L'inconscient avec
mort n'ont chance de tendre notre vouloir qu'autant ses richesses virtuelles et sa souplesse serait bien plus
que la foi demeure dans la valeur de ces convictions. foncier que le conscient. Il n'y aurait pas lieu de se
Mais si l'on nous assimille à une jeune folle, qui chaque demander quelle est la raison de l'être des choses :

jour se pare pour un fiancé de rêve, qui ne vient jamais, elles sont parce qu'elles sont; le devenir trouverait en
tout s'écroule dans le « riennisme ». Cf. Guyau, Essai lui-même sa raison d'être. On peut donc se demander
d'une morale sans obligation ni sanction, p. 46 Fouillée,
;
si, au lieu d'absorber, comme les anciens panthéistes,

L'art, la morale et la religion d'après Guyau, 1892. les êtres participés en Dieu, Bergson n'absorbe pas
6. Si l'on s'en tient à certaines déclarations faites l'Être par essence dans les êtres participés et les
par H. Bergson (né en 1859) au P. de Tonquédec, sa choses du temps. L'évolution créatrice, p. 392-399, 209,
philosophie réfuterait le panthéisme et le monisme; 270, 108, 16, 298-323.
d'elle « se dégage nettement l'idée d'un Dieu créateur Dans sa partie critique cette philosophie nous sert
et libre, générateur à la fois de la matière et de la grandement. Elle a montré le caractère artificiel du
vie ». Études, 20 février 1912. déterminisme mécanique et rétabli la réalité de l'esprit ;

Très louable intention, mais le sens obvie des textes mis fin à l'associationisme qui oubliait la conti-
elle a
y répond-il? Un penseur ne peut-il s'illusionner sur nuité dynamique de notre durée; elle a fixé le rôle
le sens profond de son propre système? En 1911, seulement instrumental du système nerveux dans la
Revue de phil., octobre, M. Maritain qualifie le sys- vie consciente; elle a prouvé l'effort interne des êtres,
tème de « panthéisme athée » et « d'évolutionnisme et que la parenté manifeste entre les vivants et en
intégral » (p. 535, 539). Avant ses lettres au P. de Ton- quelque sorte leur divergence sur des lignes d'évolu-
quédec, éciit Parodi, « il pouvait bien sembler que sa tion analogues, ne peuvent être dues simplement à
philosophie aboutît à une sorte de panthéisme vita- l'accumulation par hasard de petites variations utiles
liste. » Philosophie contemporaine, p. 342. On a pu (Darwin), ni à la simple action des milieux sur les
douter si la réalité dernière avec sa continuité ano- organes en exercice (Lamarck). Qu'on explique donc
nyme et sa fécondité sans loi « ne nous ramène pas par là, en efïet, les analogies entre les vivants concer-
inévitablement à une manière de divinisation de la nant l'œil, l'oreille, l'assimilation et la désassimilation!
nature? «P.343. L'étude des problèmes moraux offrira Mais pour mieux réfuter ces erreurs, elle a cru devoir
peut-être l'occasion à Bergson de lever cette ambi- abandonner l'être et l'intelligence! Cf. Essai sur les
guïté. Mais son antiintellectualisme décidé, son senti- données immédiates de la conscience, 1889, Matière et
ment profond de la contingence universelle et du mémoire, 1896, L'évolution créatrice, 1907, L'énergie
seul droit d'être au « se faisant » font penser au natu- spirituelle, 1920.
ralisme évolutionniste. Le P. Garrigou- La grange, O.P., Après les épuisantes ténèbres du mécanisme uni-
écrit : « Dieu n'est plus simplex omnino et incommuta- versel qui ne pouvait qu'engendrer le scepticisme
bilis, il est « une réalité qui se fait à travers celle qui radical, le bergsonisme parut l'aurore d'un monde
se fait » (Évol. créât., p. 269). Il n'est plus re et essentia nouveau. Le succès inouï des méthodes physico-
a mundo distinctus, il est « une continuité de jaillisse- mathématiques avait fait prendre leur figuration, leur
ment » qui ne peut exister ni se concevoir sans le traduction des choses en langage de mouvements
monde qui jaillit de lui. Il est cet élan vital antérieur mesurables pour la révélation dernière. Bergson en
à l'intelligence qui se retrouve en tout devenir, dénonça l'artifice, après Boutroux, et prétendit nous
plus particulièrement dans celui qu'expérimente notre offrir la plus expérimentale des métaphysiques; mais
conscience » Dict. apologétique, t. i, 1909 col. 951. Le cet empirisme radical nous fait lâcher l'être pour
cardinal Mercier a appelé cette philosophie un « devenir l'insaisissable devenir. Le sentiment de notre durée et
panthéistique ». R?vue néo-scolast., 1913, p. 272. l'intuition sympathique qui nous transporte au sein
Bergson fait suprême confiance au sentiment de la des êtres indéfiniment mobiles nous livreraient leur
vie vécue comme Guyau et aussi comme Ch. Dunan, fugacité qui échappe à toute loi générale. L'universel
Cours de philosophie, 1893-1898, p. 307; il espère y n'est tplus que le signe pratique d'une attitude utile
trouver de même le tréfonds des choses. Autant il identique prise en face des mêmes objets feuilleter un
:

écarte la mécanique de l'évolutionnisme spencérien, livre, semer du grain, désigner un chêne, pour lier le
autant il répugne au finalisme, qu'il juge artificiel; même au même, alors que tout est divers et glissant.
il préfère s'installer à l'intérieur même du mouve- Les principes représentent des artifices pratiques, des
ment. Le contact avec soi-même, vivant et durant, formules sur lesquelles chacun s'accorde et se repose,
en une vie incessamment nouvelle et créatrice, nous i
afin de pouvoir solidifier le savoir et déduire autant
:
329 MATÉRIALISME ET MONISME, CRITIQUE DU MONISME 330
de fictions utiles, ou de « décrets ». Cf. aussi Meyerson
: en réalité l'intelligence doit savoir concilier le divers
Identité et réalité. 1907; De l'explication dans les et semblable; le singulier et l'universel l'existant
le :

sciences, 2 vol., 1921 Brunschwicg, Les étapes de la


; est riche de potentialités rationnelles que notre pensée
philosophie mathématique, 1907; L. Rougier, La struc- découvre sans faux artifice : des lois fondées et non
ture des théories déductives, 1921, qui sont dans le même calquées sur le réel.
sens. Ainsi Socrate est mortel, parce que nous avons
. Pourquoi aussi nous en tenir à ce que l'expérience
construit les concepts commodes et- rapport ablcs : nous livre Aie et nunc? L'homme, en ses pensées et ses
homme, mortalité et Socrate. Au lieu de ces fictions, amours, est en quelque sorte « polarisé ». Comprendre
on nous invite à revivre la genèse des choses et celle de et aimer du point de vue de l'universel, voilà bien la
Pinteligence. sous la poussée intérieure et formidable direction vers laquelle l'a lancé la nature, c'est-à-dire
de la vie universelle (p. 28). l'Être absolu dont elle dépend.
Mais quelle sécurité nous reste, si nous dédaignons
La littérature bergsonienne est immense. Cf. surtout
Us concepts qui sont nos instruments d'analyse et :

Ed. Ce Roy, Une philosophie nouvelle, 1912, très bergso-


d'entente entre nous ? Bergson, pour élaborer et expo- nien; René Gillouin, La philosophie de IL Bergson; J. Ma-
ser son système, a dû s'en servir. N'y a-t-il pas cercle ritain, en mai-juin 1913, a fait la critique de Bergson à
vicieux puisque, bon gré mal gré, écrit Parodi (p. 333), l'Institut catholique de Paris, conférences réunies en
celui-ci ne saurait éviter d'être une œuvre d'intelli- volume, La philos, bergsonienne, 2° éd., 1924. Il a bien mar-
gence. La pensée surgit de l'existence même et d'ail- qué l'originalité de l'intelligence, faculté de l'être, d'un
autre ordre que l'image, la puissance de choisir parmi des
leurs l'existence s'y plie : c'est donc que la nature
biens particuliers qu'est la liberté, la difficulté pour le
contient de l'ordre, qu'il y a des parentés, qu'il y a
bergsonisme de rendre raison de la personnalité, delà dis-
possibilité de ramener, en la pensée, le multiple à l'un, tinction de Dieu et du monde et de la création ex nihilo.
même dans la conscience qui dure et qui croît, où il Jacob, dans la Revue de métaphysique ei de morale, mars
n'y a pas une poussière d'impressions, mais des états 189S, accuse cette philosophie impressionniste « de ren-
capables de rentrer en des catégories. Dwelshauvers, verser la législation de l'entendement dont elle ne prouve
La psychologie contemporaine, 1920, p. 219. A la vérité pas qu'elle puisse se passer » (p. 20f), et de ne pas respecter
la nature de l'acte libre. Mêmes critiques chez Pénido, La
tout est actif, mais on ne peut définir les êtres sim-
méthode intuitive de M. Bergson, 1918, p. 5; Farges", La
plement en termes d'action. Le thomisme répugne, lui
l>liilosophie de H. Bergson (Bonne Presse); J. Grivet, art.
aussi, à l'immobilisme; il entend bien maintenir qu'il Évolution créatrice, dans le Dict. apologétique, t. i; Garrigou-
est des changements réels, du nouveau, à chaque Cagrange, Le sens commun, 1922, 3 e édit. p. 230 sq.: « Le,

instant dans le monde. Mais comment concevoir que panthéisme évolutionniste chez M. Bergson ».
«le changement n'a pas besoin d'un support, que le
mouvement n'implique pas un mobile », Bergson, 9. Le « » de Freud qui s'apparente à
panlibidinisme
Conf. d'Oxford, p. 24, que la science n'a jamais affaire « l'élan vital » et au
génie de l'espèce », devient chez
«

qu'à la mobilité... qu'il n'y a que des actions toujours quelques-uns de ses disciples, une sorte de métaphy-
imprévisibles? L'év. créât., p. 270, 325. N'est-ce pas sique vitaliste. Le médecin Mœder de Zurich appelle
mettre l'expérience sensible au-dessus de la raison, de ses vœux une humanité instinctive et croyante,
comme déjà écrivait Aristote contre Heraclite? Meta- comme au Moyen Age, par simple besoin du -cœur, en
phys., 1. II, c. iv; 1. III, c. v; 1. XII, c. ix; en appeler vue de compenser le rationalisme artificiel de notre
aux charmes de je ne sais quelle mélodie intérieure, temps. L'amour serait aussi une des manifestations
et faire l'apologie de l'instinct qui se crée des fondamentales du besoin de se fondre dans le tout, et la
croyances connaturelles? Rédemption un symbole sublime de renoncement au
Que devient la personnalité dans ce phénoménisme moi individuel pour devenir une part vivante du Cos-
où l'on nous la présente comme un dynamisme original mos plus harmonieux en ses vouloirs. La libido déri-
et toujours fuyant? Quelle est donc la raison de son verait du plasma germiiiatif immortel on "se rap- :

centre et de son rythme à elle, de sa permanente proche de Bergson. L'individualité est appelée à
continuité? Évol. créai., p. 209, 338. rejoindre l'océan de l'être d'où elle est sortie pour s'y
La liberté, que Bergson affranchit du mécanisme, perdre à nouveau. Déjà dans l'amour elle s'oublie en
semble bien revenir à la simple spontanéité (liberlas un autre; s'oublier tout à fait dans l'extase, tel serait
a coaclione). Alors le passionné emporté par l'attrait le souverain bien de l'âme. On devine ici une philo-

qui charme entièrement son moi serait l'homme le plus sophie biologique qui paraît transposer le néoplato-
libre?... Essai sur les données immédiates, p. 130. nisme selon les vœux du cœur. LJne pédagogie de la
.Vous ne prétendons pas ramener la finalité natu- libido serait ainsi chose capitale pour le bonheur des
relle chez les vivants à l'art du constructeur de individus la modérer, la sublimer dans le culte de
:

machines; le secret de cette finalité nous échappe; qui l'art, par exemple, ou de la fraternité, libérer certains

jamais pourra l'analyser, la « nommer »? Chaque être refoulements devinés comme facteurs des troubles
jouit d'un appétit naturel qui le porte vers son bien, mentaux, etc. Cf. Mœder, Guérison et évolution dans la
et en définitif e Omnia appelunl divinam simililudinem
:
vie de l'âme, 1918. Cf. Régis et Hesnard, La psycho-

quasi ultimum finem, à leur manière. Dieu les a pour- analyse, 2» édit., 1922, p. 189.
vus de formes substantielles qui font leur unité spéci- L'hypothèse de l'évolution générale des êtres
fique. II y a beaucoup d'imagination en cet élan berg- vivants est devenue de notre temps une sorte de clé
sonien de la vie, par exemple, vers la fonction visuelle, universelle; la catégorie vie a remplacé celle déraison
qui façonnerait de loin la dure et routinière matière, et celle de science, en grande partie; souvent elle se
en organe sensible à la lumière. fusionne avec le point de vue social et parfois même
Evidemment il n'y a pas lieu de se demander pour- cosmique. On ne s'étonne pas outre mesure (pic plu-
quoi l'Être est, mais seulement cet être qu'est le
:
sieurs aient cru entrevoir chez des penseurs et des
monde mobile est-il l'Être par soi? « Cette question est artistes généreux comme E. .M. de Vogué, Heures
primordiale et inéluctable. Elle n'implique pas du tout d'histoire; Images romaines, 1892 et M. Barrés, Grande
que le néant soit avant l'être, mais seulement qu'il pitié des églises de France; Enquête aux pays du Levant.
n'est pas vrai qu'en tout être, l'existence soit contenue une sorte de naturalisme élevé où le divin serait
dans l'essence. » J. Maritain, Rev. de phil., oct. 1911, immanent à l'univers; beaucoup de romantiques,
p. 498. laissent une impression analogue.
Bergson a trop vu dans l'intelligence cette méthode V. Critique nu monisme. —
Contre cette doctrine
moderne, décrite plus haut, séduite par la quantité; portent déjà bien des rafsons opposées au matéria-
331 MATÉRIALISME ET MONISME, CRITIQUE DU MONISME 332

Usine; tenons-nous ici à celles qui militent contre le donc — à imaginer le tout à la manière de la croissance
monisme sous sa forme générale. d'un végétal ou d'un sentiment dans le subconscient
1° Le monisme est une hypothèse gratuite parce qu'il ou l'inconscient?
passe de l'ordre logique à l'ordre ontologique. — Qu'on ne nous oppose pas le soi-disant « morcelage »
1. L'unité substantielle des êtres, ou bien encore leur de notre « pluralisme ». En un sens tout est dépendance
identité foncière de nature, et la tendance immanente universelle dans le cosmos l'enfant dépend du père,
:

au progrès universel, sont-elles une véritable généra- le nuage du soleil, tel naufrage et ses conséquences de
lisation de l'expérience, ou plutôt une simple vue de la marée et celle-ci de la lune, etc. Mais le père et le
l'esprit, que favorisent la peur de l'idée de création fils, même le soleil et le nuage gardent leur individua-

et le problème du mal? Voilà la question. lité. Il est des individus et des personnes qui
Il y a un monisme vrai, celui qui s'attache à rame- jamais ne coupent les fils qui les unissent au tout,
ner la multiplicité à l'unité, à trouver du haut en bas mais qui cependant à leur manière circonscrivent
de l'échelle des êtres des analogies, des parentés; il — réellement ou artificiellement selon les unités natu-
est le propre de toute philosophie des sciences. Je puis relles ou artificielles —
la matière à tel lieu de l'espace
comprendre la constitution de la matière, même celle ou à telle place dans le temps.
des étoiles, et une bonne partie de leurs lois, partout Rien n'est isolé dans l'ensemble; mais qui prouvera
nous déchiffrons un ordre que nous ne créons pas en que le clignement d'yeux d'un Parisien modifie la
notre pensée —
loin de nous ce nominalismel mais — hauteur de la marée à Trouville? « L'expérience nous
que nous découvrons. Nous ne sommes pas un empire montre entre les événements et les objets, des limites
dans un empire notre intelligence retrouve ses propres
: parfois flottantes et parfois nettes. Il y a dans le
lois dans tout l'univers. Il y a des lois communes monde des séries entières de phénomènes qui se com-
entre l'amibe et l'éléphant, par exemple, mais cela ne portent entre elles comme des étrangères. » Tonquédec,
prouve rien contre leur essentielle diversité. La trompe Dictionn. apol., art. Miracle, t. m, col. 532. Le coeffi-
de l'éléphant est « l'analogue » des pseudopodes de cient de dilatation des corps ne varie pas avec les
l'amibe mais leur identité de nature et leur commune
; phases de la lune.
ascendance dans l'effort universel de la vie ne s'ensui- Durkheim a voulu voir dans l'emprise exercée par
vent pas le moins du monde. Il n'y aurait que dans la société sur ses membres, puis l'emprise intérieure
l'idéalisme subjectif que tous les êtres —
purs produits imaginée par les primitifs en forme d'esprits et
de la pensée —
confondraient leur nature. Il restera enfin de Dieu, toute l'origine du monde mental :
toujours : passage de la matière à la vie, de
a) le croyances, coutumes et rites. Mais c'est aller chercher
la vie à la sensation, de celle-ci à la pensée et à la bien loin. Chaque homme naturellement se sent
liberté; b) la diversité des individus eux-mêmes dans flanqué d'un « double » et distingue sa pensée de son
l'espèce. L'unité ne doit pas faire oublier la multi- bras; c'est la confiance spontanée dans un certain
plicité, et inversement. Le monisme paraît impres- ordre moral, au contraire, qui a d'abord contribué à la
sionné par une sorte de panthéisme que connurent les soumission aux liens sociaux. Formes élémentaires de
« réaux », au temps des disputes fameuses autour du la vie religieuse, 1911, p. 519; Critique, dans O. Habert,
problème des « universaux ». Il garde la secrète pensée L'école sociologique et les origines de la morale, 1923,
de déduire le monde des lois générales de l'être, depuis p. 41 sq. Donc le dualisme de la matière et de la
celles du triangle jusqu'à celles qui fixent le nombre conscience tient à notre nature et non à une illusion
des étamines de la fleur du marronnier. Illusion !Évi- sociale.
demment déduire, d'après la raison propter quid des Selon Eug. de Roberty (1843-1915), Dieu soi disant
choses est bien l'idéal de la science; mais que de pre- cause du monde ne serait autre chose que le monde
mières données de fait irrémédiablement obscures même et l'homme, avec en plus la négation de leur
d'abord s'imposent! Cf. Meyerson, De l'explication caractère fini l'esprit serait un pur concept très épuré
;

dans les sciences, 1920; O. Habert, Revue de philo- de la matière, et le mal un moindre bien, la condition
sophie, nov. 1921. même de celui-ci, Recherche de l'unité, 1893; Le bien
A la faveur d'un idéalisme abusif, le monisme passe et le mal, 1896, § 19. C'est rester dupe de l'empirisme
spontanément de l'ordre des concepts à l'ordre réel et de notre imagerie mentale. Notre conception de
pour les assimiler; il identifie la nature avec nos clas- l'immatériel et de Dieu, par la méthode de négation et
sifications : embranchements, classes, familles, etc. d'amplification, ne nous laisse plus dans le sensible.
En bref, paraît transposer la parenté naturelle des
il Dieu est bien pour tout spiritualiste l'Être transcen-
êtres et leur apparition progressive, saisie en gros par dant. Notre unité dynamique, nous la saisissons dans
l'esprit et répartie en rameaux divergents, en filiation l'expérience même de la vie intérieure; elle n'est pas
d'un tronc unique les êtres, en identité et en conti-
: un simple concept abstrait dont nous serions victimes.
nuité de nature. Or il convient de rappeler l'adage La pensée déborde l'image et commande à la matière.
thomiste Universalia fundamentaliter in rébus, forma-
: 2° Le monisme est une hypothèse fausse. —
Au nom
liter tantum in mente. Cf. Aristote, Metaphys., 1. VII, des sciences inductives on ne peut conclure à l'évolu-
c. i Vacherot surtout fut tenté par cette assimilation
; : tionnisme radical que de chaînons manquent qui
:

La métaphysique et la science, t. n, p. 608, 636. seraient nécessaires! D'ailleurs la loi qui exprime le
Parenté logique ne prouve pas continuité naturelle. développement de l'homogène à l'hétérogène a pour
Reconnaissons que nous ne pouvons guère nous corrélatif la loi inverse, comme l'a prouvé M. A. La-
faire une idée de la nature des êtres qu'à travers notre lande, La Dissolution opposée à l'Évolution, 1899.
moi et en fonction de celui-ci, dégradé ou amplifié Les énergies physiques tendent, en effet, vers une,
à l'infini, quand il s'agit de Dieu; pourtant, nous nous chaleur uniforme; la pensée critique et la mode cor-
refusons à confondre analogie et identité foncière de rodent les instincts divers pour les assimiler à des
nature et d'origine. Notre esprit, pour une part, s'est coutumes et des croyances générales; les individus
façonné au contact des choses « le fil de l'analogie ne
: entrent en des groupes de plus en plus universels; à
nous abandonne jamais », Fouillée, Esquisse, p. lxii; la limite ce serait le retour à l'unité des consciences
cela ne peut nous conférer le droit de conclure à je ne en Dieu leur Père commun. Le surhomme même tra-
sais quelles virtualités originelles d'où seraient sortis vaille à une société future de surhommes.
le monde et l'esprit qui garderaient ainsi l'empreinte Poussons plus métaphysiquement l'analyse. Le
commune du tout. N'y a-t-il pas un anthropomor- monisme aboutit à faire du monde changeant l'être
phisme inconscient — reproche que nous retournons éternel et par soi; du devenir, du tréfonds de la vie,
— D

333 MATÉRIALISME ET MONISME M AT HOU 334

de l'élan créateur, de l'impulsion universelle aux vir- L'espèce de dualisme (autre forme du monisme) qui
tualité indéfinies, il fait l'Être absolu. nous propose un dieu fini, incarné en quelque sorte en
1. Cela est contradictoire. —
L'Être par soi et de la matière éternelle, pour devenir le Christ perpétuel,
toute façon indépendant ne peut que posséder actuel- parce qu'il lutte contre elle pour réaliser l'ordre et
lement toutes les perfections dans la parfaite immuta- l'harmonie fraternelle, tombe sous les critiques anté-
bilité. 11 est l'Acte pur sans mélange ne puissance. On rieurement énoncées c'est à ce système déjà signalé
:

ne peut avoir l'être à un plus haut degré que l'Être chez Vacherot que paru t aussi se référer J. Jaurès,
par soi :donc la plénitude de l'être. Si le devenir De la réalité du monde
sensible, 1890.
constant est la de l'être, chacune de ses phases est
loi Le pant i me
qui souvent se distingue assez peu
nécessaire, c'est l'hypothèse; et aussi non nécessaire, de ce dualisme, paraît non moins ému par le problème
puisqu'elle s'écoule sitôt née. Si loin qu'on remonte, du mal; cependant il aboutit à mettre le mal jusqu'en
on trouverait donccontradictoirement ce nécessaire- son dieu qui ne ferait qu'un avec le monde. Pourtant
Huent, cet écoulement sans une source, la puissance peut-on oublier que le mal lui-même prouve l'exis-
sans l'Etre! tence du souverain Dieu, de Celui qui subsiste pleine-
Comment du point de départ identique seraient ment? Le mal, en effet, ne peut être une substance, il
sortis les individus si divers, et la vie, la sensation, la n'est jamais qu'une privation, un manque de rectitude
science, la moralité ? D'abord quelle raison offrir pour dans le vouloir, s'il s'agit du mal moral. Le mal sup-
expliquer le degré d'être des modes initiaux de l'uni- pose donc un sujet qui est toujours bon par le côté où
vers? On reculera jusqu'à l'indétermination pure, la il est un être, où il est une cause capable d'intelligence.

puissance pure; mais comment passera-t-elle à l'acte De ce bien partiel, on ne trouve la raison que dans le
toute seule? C'est donc par la Perfection qu'il faut bien total —
Que de fois aussi la douleur est une néces-
débuter; la puissance précède l'acte comme la cause sité naturelle et un mobile d'efforts, une source de
l'effet. Tout être fini est mélangé d'acte et de puissance, détachement des choses éphémères, et de générosité
de réalités et de virtualités, c'est ce qui explique que du cœur, une occasion de rapprochement entre les
l'on devienne savant, sage, etc. Mais l'Être subsistant hommes Le fini pâtit inévitablement de son carac-
1

par soi ne comporte que la parfaite possession éter- tère imparfait; mais aussi il peut se perfectionner mo-
nelle de la perfection. La création n'amena en Dieu ralement en pâtissant. Cf. X. Moisant, dans Revue de
aucun changement. Dieu voit éternellement et par philosophie, déc. 1914, p. 332 sq.; E. Lasbax, Le pro-
un acte unique tout ce qui devient dans l'histoire par blème du Mal, 1919.
son ordre ou sa permission. —
Les sciences positives 3° Le concile du Vatican (sess. m, c. i) enseigne
partent d'un donné de fait le inonde et ses phases;
: le commencement du monde, créé du néant, la distinc-
la création leur échappe en leur ordre, rien ne se fait
; tion de substance et d'essence de Dieu et des choses
de rien. Mais quand des savants prétendent ériger créées :celles-ci n'émanent point de Lui, comme de
cet ordre de conditions et de conditionnés, en l'Absolu, l'être indéfini en devenir vers ses déterminations.
ils font de la métaphysique et tombent sous les cri- Conclusion. —
Les conceptions savantes sont en
tiques susénoncées. continuité avec le sens commun qui ne saurait voir
2. La finalité immanente s'écarte du principe de raison dans la pensée des changements de place ou une ombre
suffisante. —
Si le gland devient chêne et l'embryon sans vertu, qui ramène à l'unité du moi la solidarité
un homme, c'est qu'un Pouvoir intelligent, transcen- de notre vie, qui toujours admira dans la nature l'acti-
dant à la nature, y a pourvu. Comment concevoir un vité d'une Intelligence, qui jamais ne mit sur le même
produit ordonné, où les forces collaborent, sont gou- plan les simples faits et les valeurs morales. Quel
vernées vers un ordre savant —
dont le procédé dépasse honnête homme ne se révolte à la méprisante pensée
l'action de l'ouvrier sur la machine qu'il construit — d'un juste et d'un criminel dont la fin dernière com-
alors que la pensée ne serait qu'au point d'arrivée? mune serait l'infecte corruption! Avant de se séparer
Eh quoi, une pointe de flèche indique la présence de du bon sens de l'humanité —
qui toujours répugna au
l'homme et le sous-marin-poisson, l'avion-oiseau, les
; matérialisme et au monisme —
encore faudrait-il avoir
organes générateurs d'électricité, la pompe qu'est le des preuves bien sérieuses. Comment faire de la pensée
cœur, les moteurs que sont les muscles et les nerfs, etc., un éclair entre deux néants? On a regardé l'intelligence
ne prouveraient pas qu'une pensée assiste la nature? comme un simple produit de l'action, par une abusive
Bouyssonie, Bataille d'idées, 1924, p. 20 sq. Un moyen interprétation des sciences, et en vertu d'un roman-
ne peut être ordonné à une fin que par une cause tisme diffus, pour lequel, l'ivresse de vivre pousserait
dépourvus d'intelligence reçoi-
intelligente; les êtres le monde vers l'apaisement des désirs c'est cette :

vent leurs directions et leur organisation d'un être atmosphère mentale pragmatiste qui a favorisé le
intelligent Dieu est ouvrier d'ouvriers, non de
: monisme psychologique et vitaliste.
machines, commel'homme. Qui pourra penser
fait
que les yeux ne sont pas pour voir et les ailes pour les nombreux ouvrages et articles cités
Outre Caro, :

voler, les mamelles pour allaiter? Que de conditions


Le matérialisme et la science, 1868; J. Grasset, Les limites
de la biologie, 1903; P. Vignon, Revue de philos., 1904,
réunies pour former un homme au physique et au
1905, 1923; Guibert, Les Origines, 5<= édit., 1923; Saulze,
moral Et celles-ci seraient le résultat de myriades de
!
Le monisme matérialiste en France, 1912; les articles
coïncidences et de hasards heureux qui, en continuité, exellents du Dict. apol. Déterminisme, Évolution, Pro-
:

auraient survécu I C'est là heurter de front notre raison. vidence, Matérialisme, Monisme, utilisés ici Boulroux, ;

Cf. articles Dieu et Création de ce Dictionnaire et du L'idée de loi naturelle, 1893; L'évolution dans les scitnees
Dictionnaire apologétique; Paul Janet, Les Causes morales, Bévue de philosophie, 1911 O. Habiit, l.e primai
finales. Un
plan futur, en dernière analyse, ne peut agir de l'intelligence, 1926. — ;

La meilleure critique du maté-


rialisme doit provenir de l'étude de la substance et de la
que par l'intervention d'une pensée unie à une volonté.
causalité; on sera très bien renseigné avec Couailhac,
Toute conception générale des choses comporte, S. J., La liberté et la conservation de l'énergie, 1897;
pour notre intelligence, bien des côtés mystérieux; Ed. Thamiry, De l'influence, 1922; Garrigou-Lagrange,
mais, entre tous les systèmes, nous devons choisir celui Le sens commun, 3* édit., 1922.
qui ne choque ni le principe de contradiction, ni le prin- O. Habert.
cipe de raison, ni les valeurs morales. Sans création, M ATHOUD Claude-Hugues (1622-1705), naquit
Dieu s'absorbe dans la loi du inonde; alors pourtant à Mâcon en 1G22 et entra dans la Congrégation
que, de toute évidence, la personnalité est au plus haut de Saint-Maur le 20 septembre 1639 Après avoir
degré dans la ligne de l'être. achevé ses études, il vint à Saint-Germain-dcs-f rés
335 MATHOUD — MATIÈRE ET FORME DANS LES SACREMENTS 33G

pour aider dom Luc d'Achéry, ensuite, il fut prieur corrélatif à celui des termes forme, formellement. On
de Saint-Pierre le Vif et de Sainte-Colombe de Sens trouvera à ces mots, voir t. v, col. 541 quelles diverses ,

et vicaire général de Gondrin, archevêque de Sens, qui acceptions peuvent recevoir, dans la langue théolo-
le désigna pour faire partie de la commission chargée gique, les expressions qu'on vient de citer. Ici, nous
d'établir la censure de l'Apologie des casuistss du nous attacherons uniquement à la doctrine catholique
P. Pirot. Devenu infirme, le P. Mathoud se retira à relative à la matière et à la forme des sacrements.
l'abbaye de Saint-Pierre à Chalon-sur-Saône, où il Puisque, d'autre part, les particularités relatives à
mourut le 25 avril 1705. chacun de ces sacrements sont interdites en cet exposé
L'écrit le plus important du P. Mathoud a pour titre: général, on se contentera de rappeler I. Le caractère :

Robcrti l'alli, S. H. E. cardinalis et caneellarii, theolo- doctrinal que revêt la thèse de la matière et de la
gorum, ut vocant, scolasticomm anliquissimi, senten- forme des sacrements dans l'enseignement de l'Église.
tiarum libri VIII; item Pétri Pictavien&is, Academhr IL La justification historique et traditionnelle de ce
Parisiensis olim caneellarii senlentiarum libri V, mine caractère (col. 341). III. Les raisons théologiques
primum in lucem editi, ac nolis et observationibus illus- (col. 353). IV. Les conséquences pratiques dans l'admi-
trait, in-fol., Paris, 1655. Cet écrit était dédié à Gon- nistration des sacrements (col. 354).
drin et fui édité en collaboration avec le P. Hilarion Le 1. Caractère doctrinal de l'enseignement tou-

Febvre de Beau vais. Le P. Mathoud y met en relief, chant LA MATIÈRE ET LA FORME DES SACREMENTS.
à la fin de l'ouvrage, la doctrine particulière du car- 1° Documents ecclésiastiques. 1. Décret pro Armenis —
dinal Robert Pullus sur le suffrage des vivants en du concile de Florence. —
Après avoir exposé sommai-
faveur des damnés et sur la coulpe du péché qui est rement le nombre et la nature des sacrements, le
remise par la contrition elle-même et non point par décret continue :

l'absolution, laquelle remet seulement l'obligation de H*c omnia sacramenta Tous ces sacrements ont
subir la peine éternelle et ne fait que déclarer la rémis- tribus perficiuntur, videli- leurachèvement en trois élé-
sion des péchés; enfin, d'après le cardinal, l'attrition cet rébus tanquam materia, ments à savoir, les choses
conçue par la seule crainte de la peine est insuffisante verbis tanquam forma, et comme matière, les paroles
pour la rémission des péchés. Sur ce point, le P. Ma- persona ministri conferentis comme forme, et la personne
thoud attaque très vivement les théologiens qui sou- sacramentum, cum inten- du ministre qui les confère,
tione faciendi quod facit Ec- avec l'intention de faire ce
tiennent une doctrine opposée, et par ailleurs, il
clesia quorum si aliquid
: que fait l'Église. Si l'un de
excuse quelques opinions de Pullus devenues singu- desit, non perficitur sacra- ces éléments fait défaut, le
lières. Incidemment, Mathoud affirme que les moines mentum. Denzinger-Bann- sacrement n'est pas conléré.
bénédictins ont toujours fait les fonctions de la cléri- wart, n. 695.
cature, et au dire de Tassin, il composa, par les conseils
On remarquera que dans ce texte, il n'est question
de Launoy et de Sainte-Beuve, un ouvrage considé-
directement que de la confection et de l'administration
rable sur ce sujet, Hiérarchie bénédictine, resté manus-
des sacrements. C'est à ce point de vue, ad per/cc-
crit à l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés.
tionem sacramenti, et non sous le rapport de la consti-
Le P. Mathoud attaqua les thèses de Launoy sur tution intime du sacrement, que les trois éléments indi-
l'évangélisation de la Gaule; il prétend que la foi a
qués sont ici exigés. Et précisément parce que l'inten-
été prêchée à Sens, dès le i cr siècle par saint Savinien
tion n'est pas un élément intrinsèque au signe sacra-
et saint Potentien, qui furent envoyés en Gaule par
mentel, il n'est pas dit tribus constituunlur, ou compo-
:

saint Pierre. L'ouvrage a pour titre De vera Senonum :


nuntur, ou existunt, mais perficiuntur. L'intention du
origine christiana, adversus Joannis de Launoy, theo-
ministre est simplement requise pour la confection
logi quondam Parisiensis, eriticas observaliones Disser-
du sacrement 1er, choses et les paroles sont requises,
tatio. Adjccta appendix adversus duas proposiltones
est
— ;

l'expression matière et forme l'indique suffisam-


recentioris in eadem Parisiensi Facullate thcologi, in-4°,
Paris, 1687; ce théologien est Ellies du Pin qui, dans
ment —
pour la constitution intime, comme parties
essentielles du sacrement. Le texte de saint Thomas,
le premier tome de sa Bibliothèque ecclésiastique, avait
dont s'inspire ici le concile, ne laisse aucun doute sur
soutenu l'opinion de Launoy. Journal des Savants du
l'exactitude de notre interprétation. Commune etiam
12 juillet 1688, p. 83-87. Enfin le P. Mathoud a dressé
est omnibus, quod sacramentum consislit in verbis et
un catalogue des archevêques de Sens, Calalogus rébus corporalibus... Verba quibus sanctificantur sacra-
archiepiscoporum Senonensium, ad fontes historiée
mentel, dicuntur sacramentorum formée; res autem sancti-
noviter accuratus, in-4°, Paris, 1688, Journal des
flcalse dicuntur sacramentorum materiœ... Requiritur
Savants, du 12 juillet 1688, p. 87-88. Le P. Lelong a
etiam in quolibet sacramenlo persona ministri confe-
critiqué ce travail et il affirme qu'il est rempli d'erreurs.
rentis sacramentum cum intentione conferendi et faciendi
lloefer, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 265; quod facit Ecclesia; quorum trium si aliquid desit...,
Moréri, Le grand dictionnaire, édit. de 1759, t. vn, p. 325;
non perficitur sacramentum. Opusc. In articulos fuie i et
Feller, Biographie universelle, édit. Perennès, 1842, t. vin,
sacramenta Ecclesiiv. Opéra omnia, Parme, t. xvi,
p. 254-255; Richard et Giraud, Bibliothègue sacrée, t. xvi,
p. 293-294; E. du Pin, Bibliothèque ecclésiastique du p. 119-120.
XVII' siècle, t. IV, p. 440-450; Barra], Dictionnaire histo- 2. Texte du concile de Trente. - - A propos de la
rique, littéraire et critique, 4 t. en 6 vol. in-8°, Avignon, différence qui existe entre la pénitence et le baptême,
1758-1762, t. m, p. 398; Tassin, Histoire littéraire de la le concile se réfère clairement à la doctrine de la
Congrégation de Saint-Maur, in-4°, Paris et Bruxelles, matière et de la forme dans les sacrements :

1770, p. 192-195 et dom François, Bibliothèque générale des


écrivains de l'Ordre de saint Benoît, 4 vol. in-4°, Bouillon, Hoc sacramentum mul- De multiples raisons mar-
1777, t. ij, p. 220-223 (môme texte que Tassin); Le Cerf de tis rationibus a baptismo quent la différence de ce
La "Viéville, Bibliothèque historique et critique des auteurs differre dignoscitur. Nam... sacrement par rapport au
de la Congrégation de Saint-Maur, in-12, La Haye, 1726, materia et forma, quibus baptême. Car..., et par la
p. 344-346; Desessaxts, Les siècles littéraires, 7 vol. in-12, saciamenti essentia perfi- matière et par la lorme, ces
Paris, 1800-1803, t. iv, p. 319-320; Papillon, Bibliothèque citur, longissime dissidet. deux éléments dont est
des auteurs de Bourgogne, 2 vol. in-fol., Paris, 1723, t. II, Sess. xiv, c. il. Dcnzinger- constituée l'essence de tout
p. 39-40; Hurter, Nomenclator, 3 e édit., t. iv, col. 898. Bannwart n. 895. sacrement, il en diffère nota-
i J. Carreyre. blement.
MATIÈRE ET FORME DANS LES Ici l'expression essentia perficitur, nous permet de
:

SACREMENTS. — En théologie, l'emploi des parler de constitution intime, puisqu'il s'agit de


termes matière, matériellement, est presque toujours l'essence même du sacrement. Il s'agit bien de la cons-
337 MATIÈRE ET FORME, ENSEIGNEMENT ECCLÉSIASTIQUE 338

til ut ion intime du sacrement le catéchisme du concile


: admettre qu'il constitue une déclaration officielle de
de Trente, interprète de la doctrine officiellement pro- la doctrine catholique sur les sacrements. Voir sur
mulguée, s'exprime ainsi à l'occasion de la définition ce point De Guibert, Bulletin de littérature ecclésias-
du sacrement « Il faut tout d'abord expliquer que la
: tique, 1919, p. 81 sq.; 150 sq. 195 sq., et Imposition
;

chose sensible, dont on a parlé plus haut dans la défi- des mains, t. vu, col. 1411-1416. Nous avons d'autant
nition du sacrement, n'est pas seulement une, bien moins besoin de prouver la vérité de ce sentiment, que
qu'il faille croire à l'unité du signe qu'elle constitue. le décret Pro Armenis n'est pas le seul document sut

Car tout sacrement est composé de deux parties : lequel repose notre assertion. Il est donc tout à faie
l'une remplit le rôle de matière et est dite l'élément; insuffisant de dire que le décret Pro Armcnis tout en
l'autre joue le rôle de forme, et s'appelle communé- étant souverainement respectable, ne s'impose pas à la
ment la parole. C'est ainsi que nous l'avons appris des foi; que le concile de Trente a employé la termino-
Pères et. sur ce point, l'axiome de saint Augustin est logie matière et forme, sans se prononcer sur la valeur
connu de tous Accedit verbum ad elementam, et fit
: de la théorie philosophique dont elle s'inspire. Il y a,
sacramentum. Sous le nom de chose sensible, on com- en réalité, une véritable doctrine ecclésiastique de la
prend donc la matière ou l'élément...; et, en outre, il matière et de la forme dans les sacrements; doctrine
faut considérer les paroles, qui ont ici la raison de que, dans sa teneur générale, on ne saurait rejeter.
forme. » Part. II, c. i, n. 15. Quant à déterminer exactement la note théologique
3. Interrogation posée à Wicleff, par ordre de Mar- qui convient à cette doctrine catholique, il faut pro-
tin Y. Bulle Inter cunctas, Denzinger-Bannwart, h. 672: céder avec de prudentes nuances. Ces nuances ont été
N. 22 Utrum credat,
: Croit-il qu'un prêtre en marquées par les théologiens eux-mêmes qui ont
quod malus sacerdos, cum état de péché, s'il apporte la enseigné avec le plus de rigueur cette doctrine.
débita materia et forma et matière et la forme re- 1. Que tous les sacrements de la Loi Nouvelle com-
cuiii intentionefaciendi quod quises, avec l'intention de portent une matière et une forme, c'est une doctrine
facit Ecclesia, vere confi- faire ce que fait l'Église,
au moins théologiquement certaine, c'est-à-dire proche
ciat, vere absoivat, vere confère vraiment les sacre-
de la foi et que l'on ne saurait nier sans erreur. Les
baptizet, vere conférât alia ments, absolve, baptise, et
sacramenta? administre les autres sacre- théologiens prouvent la vérité de cette note théolo-
ments? gique, en montrant que la formule « matière et forme »
est équivalente à cette autre formule choses sensibles
Déclaration de Léon XIII, dans la lettre aposto-
:

4.
et paroles, dont l'existence est affirmée dans les sacre-
lique sur les Ordinations anglicanes, Apostolicœ curse,
ments, au nom de l'Écriture et de la Tradition. En
sept. 1896. Cavallera, Thésaurus, n. 961.
l'absence de documents infaillibles définissant cette
In ritu cujuslibet sacra- Dans
le rite qui concerne
vérité comme de foi divine et catholique, il reste qu'on
menti conficiendi et admi- la confection et l'administra-
nistrandi discernunt tion de tout sacrement, on la doive proclamer proche de la foi, c'est-à-dire sus-
jure
inter partem cœremonialem distingue avec raison entre ceptible de définition. Il suffit, pour se rendre compte
et partem essentialem, qua; la partie cérémoniale et la de la pensée des grands théologiens, commentateurs
materia et forma appellari partie essentielle, qu'on ap- de saint Thomas sur ce point, de considérer le processus
consuevit. Omnesque no- pelle la matière et la forme. de leur raisonnement suivant la lettre même du Doc-
:

runt, sacramenta novae le- Chacun sait que les sacre- teur angélique, III a q. lx, a. 1, ils partent de la défi-
,
gis, utpote signa sensibi- ments de la Nouvelle Loi,
nition du sacrement, signe sensible, pour affirmer que
bilia atque gratiae invisibi- signes sensibles et efficaces
le sacrement doit consister en une chose sensible (a. 5),
lis efficientia, debere gra- d'une grâce invisible, doi-
tiam et significare quam vent signifier la grâce qu'ils déterminée (a. 6), et que, par conséquent, pour obtenir
efficiunt et efficere quam produisent et produire la cette détermination, il est nécessaire qu'une signifi-
significant. Quse
significa- grâce qu'ils signifient. Cette cation précise soit apportée aux choses par les paroles
tio, etsi in toto ritu essen- signification doit se trouver, (a. 6), paroles déterminées (a. 9) auxquelles il ne faut
tiali, in materia scilicet et il est vrai, dans tout le rite
rien soustraire ou ajouter de substantiel (a. 10).
forma, haberi débet, prae- essentiel, c'est-à-dire dans
C'est comme en passant, et pour présenter la vérité
cipue tamen ad formam per- la matière et la forme; mais
tinet; quum materia sit pars elle appartient particulière-
sous des expressions plus claires et plus accessibles
per se non determinata, ment à la forme, car la ma- que saint Thomas parle de la matière et de la forme
qti:r per illam determinetur. tière est une partie indéter- des sacrements Ex verbis et rébus fit quodammodo
:

minée par elle-même, et c'est unum in sacramentis, sicut forma et materia, inquantum
la forme qui la détermine. scilicet per verba perficitur significatio rerum (a. 6,
2" Caractère doctrinal de l'enseignement touchant la ad 2 um ). Ou encore In sacramentis, verba se habeni
:

matière et la forme des sacrements. Aux textes géné- — per modum formée, res aulem sensibiles per modum
raux que l'on vient de citer, on pourrait ajouter tous materiœ (a. 7). Mais il n'institue nulle part directement
les textes particuliers concernant l'existence d'une la question Utrum sacramenta constent materia et
:

matière et d'une forme dans chaque sacrement déter- forma? L'assimilation faite par saint Thomas se
miné. Mais les textes généraux suffisent à justifier le retrouve naturellement chez tous ses commentateurs,
caractère doctrinal de cet enseignement. Des docu- Cajétan, Jean de Saint-Thomas, Gonet, les Salmanti-
ments rapportés, il ressort, en effet, et très clairement, censes, Billuart, Suarez, Vasquez, De Lugo, Bellar-
que l'existence d'une matière et d'une forme dans les min, etc. Si la plupart de ces commentateurs insistent
sacrements de la nouvelle Loi appartient à renseigne- plus particulièrement sur le problème de la matière
ment officiel de l'Église. Ce n'est pas seulement et de la forme des sacrements, c'est qu'ils y sont
l'énoncé d'une discipline, c'est l'exposé d'une doc- poussés par des nécessités apologétiques ou qu'ils
trine. Sans doute cette doctrine n'est pas proposée entendent approfondir certains aspects secondaires des
par le moyen d'une définition solennelle, mais elle problèmes que recouvrent les expressions matière et
repose sur de véritables déclarations, qui relèvent du forme. Mais le sens général de leur exposé demeure le
magistère ordinaire. On n'en saurait douter en ce même. Voir Cajétan, In III*m P.,q. lx, a. 6, ad 2 " n l
;

qui concerne l'incise du concile de Trente, sess. xiv, Jean de Saint-Thomas, Cursus théologiens, De sacra-
c. n, l'interrogation posée à Wicleff au nom de Mar- mentis, disp. XXII, a. 6, dub. n; Gonet, Clypeus
tin V, et la déclaration de Léon XIII. Quant au décret theologiœ De sacramentis in communi,
thomislicœ,
Pro Armcnis, dont beaucoup contestent aujourd'hui disp. I, 85 sq.; Salmanticenses, De sacramentis
a. 7, n.
la portée doctrinale, pour n'y trouver qu'un docu- in communi, diss. I, a. 3 et 4; Suarez, In ///"" P.,
ment disciplinaire, il nous paraît impossible de ne pas disp. II, sect. i-m; Vasquez, id., disp. CXXIX, c. 3,
339 MATIÈRE ET FORME, ENSEIGNEMENT ECCLÉSIASTIQUE 340

De Lugo, De saeramentis, disp. II, sect. vin, n. 53; nion restrictive est formulée par Vasquez, Bellarmin,
Bellarmin, Controversiœ, De sacramentis, 1. I, Suarez, Coninck et d'autres. Suarez toutefois, op. cit.,
c. xviii, etc. Il appartient à la théologie positive de disp. XLII, sect. n, expose avec beaucoup de nuances
démontrer l'identité des choses et de la matière, des son opinion, n. 7, et son explication est de nature à
paroles et de la forme, dans les sacrements de la Nou- concilier les sentiments en apparence opposés :

velle Loi cette démonstration, puisée aux sources


: « Quoique les paroles passent physiquement, cepen-

mêmes de l'Écriture et de la Tradition, est l'ohjet de dant elles informent toujours en quelque manière les
la seconde partie de cet article. espèces sacramentelles celles-ci, en effet, ne signi-
:

. On conçoit qu'au problème présenté sous cet aspect fient le corps du Christ qu'autant qu'elles sont consa-
général une seule solution s'impose, laquelle est crées, c'est-à-dire en tant qu'elles sont informées par
acceptée de tous les auteurs catholiques. On ne cite les paroles qui précédèrent. »
guère que Durand de Saint-Pourçain qui ait nié, Il convient de mentionner, en marge de l'opinion

In I V um Sent., dist. I, q. ni, n. 6, l'sxistence des choses commune, et facilement réductible à elle, le senti-
et des paroles, ou, en d'autres termes, de la matière ment de D. Soto plaçant la forme dans la signification
et de la forme dans les sacrements. Et encore cet sacramentelle, qui se superpose au sacrement déjà
auteur ne la'niait qu'en ce qui concerne les sacrements constitué dans ses éléments physiques. En réalité
de pénitence et de mariage. Les commentateurs de Soto ne nie pas l'existence de la matière et de la forme
saint Thomas l'excusent, parce qu'il écrivait avant le comme constitutifs intrinsèques du sacrement, mais
concile de Florence, mais ils censurent sa doctrine il envisage, dans le sujet constitué, l'aspect qui lui

avec sévérité. donne d'être à proprement parler sacramentel, c'est-à-


2. La plupart des théologiens déduisent de la vérité dire la signification sacramentelle elle-même, dis-
qu'on vient de rappeler que les sacrements delà Loi tincte en effet du sujet. In /yum Sent., dist. III,
nouvelle se composent de choses (matière) et de paroles q. un., a. 1, ad 3 um .

(forme) comme intrinsèques et constitutifs


d'éléments 3. Les théologiens ne s'arrêtent pas là. Ayant assi-
de leur essence. Et ici, nous ne sommes plus en face milé les paroles à la forme, choses à la matière, et
les
d'une vérité théologiquement certaine, mais d'une conçu le sacrement comme résultant de l'union de
de ces opinions que les théologiens qualifient de plus cette matière et de cette forme, ils posent une nouvelle
probables (probabiliores). « Les mots, matière et question touchant la réalité et la nature de l'union
forme, signifient par eux-mêmes les parties constitu- dans le sacrement, de la forme et de la matière. Il
tives donc, si nous parlons de la matière et de la
: s'agit ici d'un développement tout naturel de la doc-
forme d'une chose, on comprend immédiatement qu'il trine catholique, et la solution du problème qui est à
s'agit des parties constitutives de cette chose. Et bien la source de ce développement est utile pour préciser
que les scotistes disent qu'il ne faut pas trop presser la la position de la doctrine catholique.
signification de cette façon de parler toute analogique, a) Il s'agit tout d'abord d'une union réelle entre les
on voit facilement (ce que concède l'un des meilleurs deux éléments. Quelques auteurs, justement soucieux
scotistes, Vega) que la doctrine commune appariât d'éviter les exagérations, ne considèrent dans les
plus conforme aux définitions des conciles de Florence '.t sacrements la composition de matière et de forme que
de Trente, (Defensio Conc. trid., 1. XIII, c. xv). » comme une façon de parler, pour exprimer la détermi-
Ch. Pesch, Preelectiones dogmatiese, t vi, n. 34. L'opi-
. nation plus parfaite apportée par la forme à une
nion commune a pour elle l'autorité, du catéchisme matière encore insuffisamment déterminée. L'union,
romain, voir col. 337 et de saint Thomas, qui écrit : en réalité, est inexistante l'analogie avec les composés
:

Verba et res sunt de essentiu sacramenti, In I V mn Sent., matériels n'a de consistance que sous le rapport du
dist. I, q. i, a. 3, ad 2 um et encore
; Quodlibet sacra-
: moins ou du plus déterminé dans la signification sacra-
mentum distinguilur in materiam et formam, sicul in mentelle. Remota significatione, dit expressément
parles essentiw. Sum. Iheol., IIP, q. xc, a. 2. Bellarmin, loc. cit., nulla est compositio ex re et verbo.
Contre cette opinion commune, plus probable, la De cette façon de parler se rapprochent Suarez, loc. cit.,
théologie relève deux manières de voir divergentes. disp. II, sect. i; De Lugo, De sacramentis, disp. II,
C'est, tout d'abord, l'opinion de Scot et de nombreux sect. n, n. 50. Mais les thomistes enseignent générale-
scotistes, In 7V» m Sent., dist. III, q. i; dist. VIII, q.iet ment que le sujet lui-même, auquel est attaché la
n; dist. XIV, q. iv. La matière et la forme ne sont pas signification sacramentelle, comporte, comme condi-
toujours parties constitutives des sacrements, bien tion préalable de cette signification, une composition
qu'elles soient toujours requises parfois, en effet, la
: réelle entre l'élément formel et l'élément matériel.
signification sacramentelle réside dans tout le composé Ainsi le sacrement est obtenu par les deux composi-
de matière et de forme; c'est le cas du baptême, de la tions suivantes; la matière et la forme donnent le
confirmation, de l'extrême-onction donc, en ces
: sujet; la signification, ajoutée au sujet, donne le
sacrements, la matière et la forme constituent essen- sacrement proprement dit. Ainsi celui-ci nous appa-
tiellement le sacrement. Ailleurs la signification est raît-il comme un être composé de deux autres êtres :

dans la seule forme, par exemple, dans la pénitence, d'un être réel, qui est le sujet physique, et d'un être
où les actes du pénitent sont simplement prérequis. de raison, qui est le signe et c'est à cause de cette
;

Au contraire, dans l'eucharistie, la matière seule composition du réel et de rationnel que les théologiens
constitue tout le sacrement. Cette doctrine a été l'appellent un être'artificiel. Il y aurait sans doute
reprise, même après le concile de Florence, non seu- quelque exagération à concevoir l'union de la matière
lement par des scotistes, mais encore par quelques et de la forme comme une union physique, dans le sens .

thomistes, Cabrera, Lcdesma, s'appuyant sur l'expres- où l'union physique comporterait ou l'information
sion dont s'est servie le concile lui-même perficiuntur, : proprement dite de la matière par la forme, ou l'inhé-
et non constiliuintur. Cf. Suarez, op.
sect. n, n. 2;
cit., rence et la continuation réelle des parties. C'est peut-
Salmanticens.es, loc. cit., n. 35. C'est ensuite l'opinion, être là le sentiment de Jean de Saint-Thomas, De
assez répandue, de ceux qui exceptent de la formule sacramentis, disp. XXII, a. 6, dub. n et de Nuno,
générale l'eucharistie. Dans ce sacrement, en effet, id., In III* m a. 6, q. lx, diffic. 2. Mais la plupart des
,

jeule la matière, qui demeure, représente le consti- théologiens, même thomistes, affirment-, dans le sujet
tutif intrinsèque du sacrement; la forme, c'est-à-dire des sacrements, une composition morale, quoique réelle
les paroles de la consécration, passe et ne saurait des éléments formels et des éléments matériels. Et,
constituer intrinsèquement le sacrement. Cette opi- parce qu'elle est réelle, on peut encore, en un sens
341 MATIÈRE ET FORME, HISTOIRE DE LA DOCTRINE 342

large, appeler cette union une union physique, ainsi 1» Période du début. — 1. Dès l'âge apostolique, les
que le notent expressément les Salmanticenses, documents inspirés nous font voir
que l'administra-
disp. II, dub. ii, d.26. L'union, en effet, de la matière tion des sacrements comporte un geste accompagné
et de la forme se fait selon leur signification, moins de prières; prière et imposition des mains aux diacres,
déterminée et par conséquent déterminablc, dans la Act., xi, 6; prière et imposition des mains dans la
matière, plus expressive et par conséquent détermi- confirmation, Act., vin, 15-17; prière et imposition
nante dans la forme. Ainsi s'explique la doctrine de des mains dans la" communication de l'apostolat à
saint Thomas Quamvis verba, et alite res sensibiles
: Paul et à Barnabe, Act., xm. 3. L'imposition des mains
tint in diverso génère quantum perlinet ad naturam rei, seule est rappelée à propos de Timothée. I Tim., iv,
conveniunt tamen in ratione significandi, qui? perfectius 14; II Tim., i, 0. L'onction de l'huile aux malades est
est in verbis. quam in aliis rébus. Et ideo ex verbis et accompagnée de prières. Jac, v, 14. L'invocation tri-
rébus fit quodammodo unurn in sucramentis. Sum. nitaire ne se sépare pas de l'ablution dans le baptême,
theol., III», q. lx, a. 6, ad 2 UU1 .
-Matth., xxvni, 19 (cf. Didachè, vu, 1), que saint Paul
b) Puisque l'union de la matière et de la forme pro- appelle lavacrum aquœ in verbo vitœ, Eph., v, 26. Pour
vient de leur concordance réciproque dans la signifi- l'eucharistie, les documents nous rapportent les
cation, il faut, d'une part, reconnaître que la matière paroles mêmes par lesquelles Jésus consacra le pain
possède déjà, par rapport à l'effet sacramentel, une et le vin, et le précepte imposé par lui aux apôtres de
signification native, encore que cette signification conserver ce rite. Matth., xxvi, 26; Marc, xiv, 22;
demeure imparfaite et appelle une détermination plus Luc, xxn, 17, 19; I Cor., xi, 24. Voir Baptême, t. n,
expressive; d'autre part, affirmer l'unité de significa- col. 170, 172; Confirmation, t. m, col. 975 sq. et, en
tion dans le sujet constitué par l'union de la forme et ce qui concerne le rôle de la prière accompagnant
de la matière. l'imposition des mains, col. 998-999; Extrême-
On devra donc, en premier lieu, rejeter la façon Onction, t. v, col. 1897-1900; Imposition des mains,
dont s'expriment certains auteurs, affirmant que, dans t. vu, col. 1305-1306; Eucharistie, t. v, col. 1025;

les sacrements, la forme « a pour but de donner une 1054; 1091. On se référera également aux articles cor-
signification à la matière ». Cette signification, dit respondants du Dictionnaire de Liturgie et d'Archéo-
expressément Léon XIII, voir ci-dessus, col. 337, doit logie chrétienne, du Dictionnaire de la Bible de Vi-
se trouver dans tout le rite essentiel, c'est-à-dire dans la goureux, et au livre de M. Coppens, L'imposition des
matière et la (orme; mais elle appartient particulière- mains et les rites connexes, dans le Nouveau Testament
ment à la forme. La matière doit posséder par elle- et dans l'Église ancienne, Paris, 1925.

même une signification encore insuffisamment déter- 2. Les auteurs des premiers siècles, sans décomposer
minée, mais réelle. Ainsi, c'est parce que le baptême encore théoriquement les sacrements en leurs éléments
doit laver l'àme de ses péchés, que l'eau est choisie constitutifs, y distinguent toutefois assez nettement
comme matière de ce sacrement ; c'est parce que l'élément matériel, et la prière ou la formule qui
l'eucharistie est la nourriture spirituelle de l'àme, que l'accompagne. Comme il ne s'agit pas ici d'un ensei-
le pain et le vin qui nourrissent le corps en sont la gnement concernant les sacrements en général, mais
matière: l'huile adoucit les maux physiques et récon- chaque sacrement en particulier, nous devons nous
forte ceux qui souffrent aussi administre-t-on les
;
contenter de renvoyer aux articles spéciaux, déjà
malades avec de l'huile. Cf. Melchior Cano, Relectio cités : Baptême, col. 180-185; Confirmation, col.
de sacramentis, part. I, n. 15. Mais si la matière pos- 1035-1046; Épiclèse eucharistique, t. v, col. 232 sq.
sède une signification naturelle et fondamentale, les et Eucharistie d'après les pères, id., col. 1121 sq. ;

paroles qui s'y ajoutent déterminent et spécifient Imposition des mains, t. vu, col. 1314 sq. et surtout,
cette signification dans l'ordre formel et sacramentel. 1319, sq., 1331 sq., 1343 sq., 1408 sq. Il ne sera pas
Encore obscure et, par rapport à l'effet du sacrement difficile de trouver, dans les rites primitifs de la péni-
comme tel, indéterminée, la signification fondamen- tence, l'équivalent de ce que le concile de Trente
tale reçoit de la forme la précision qui lui manque. appelle la forme et la quasi-matière du sacrement, voir
N'imaginons pas toutefois, avec Bellarmin et Sua- Absolution, 1. 1, col. 152, 157. On ne doit pas s'éton-
rez, deux significations dans le sacrement constitué, ner, d'ailleurs, que certaines des formules anciennes
l'une de la matière, l'autre de la forme, les deux aient subi, au cours des siècles, des modifications, ou
s'unissant pour former une signification totale, mais même que des additions aient été faites aux formules
composée, la signification sacramentelle. La signifi- primitives. L'institution immédiate des sacrements,
cation sacramentelle, si l'on veut maintenir l'union impliquant l'institution immédiate de la forme et de
réelle des éléments du sacrement, doit être simple et la matière par le Christ, laisse à l'Église un pouvoir
unique. En réalité, il y a superposition d'une signifi- suffisant pour introduire ces modifications ou ces addi-
cation formelle et d'institution divine à la signification tions, lorsque le Christ n'a institué forme et matière
fondamentale et naturelle, de telle façon qu'il résulte que sous la raison générale de signes symboliques, sans
une signification sacramentelle, simple et indivisible. en déterminer expressément les éléments individuels.
Pour la discussion, voir Salmanticenses, loc. cit., Nous préférons laisser ici de côté cette question diffi-
n. 30-34. cile et complexe, dont la discussion sera mieux à sa
IL Justification historique et traditionnelle place à l'art. Sacrement. Mais il suffira d'avoir
DE LA DOCTRINE CATHOLIQUE TOUCHANT LA MATIÈRE signalé brièvement le pouvoir ministériel de l'Église
et la forme des sacrements. —
Il s'agit de démon- sur ce point, pour faire comprendre que, nonobstant
trer que les expressions matière et forme ne sont que la les changements et les additions, la vérité tradition-
traduction récente et quelque peu analogique des nelle subsiste d'une composition des rites sacramen-
termes choses et paroles, reçus dès les premiers siècles tels, constitués d'une part, par les choses, qui en sont
dans la théologie sacramentaire, et que le sens recou- l'élément matériel, d'autre part, par les paroles qui en
vert par ces expressions se retrouve en substance, au sont l'élément formel.
moins pour certains sacrements, dans les documents de 3. Il faut cependant que nous nous arrêtions ici à
l'âge apostolique. Si les mots matière et forme datent une considération particulière, propre aux écrivains
du xni c siècle, la vérité exprimée par eux est bien plus des iv e et V
siècles, chez qui l'on pense trouver les
ancienne et l'hylémorphisme sacramentaire n'est premières ébauches d'une théorie du rite sacramentel.
qu'une formule nouvelle désignant une doctrine tradi- On trouve ces ébauches, mais, assùre-t-on, bien impar-
tionnellement admise. faites « Ces imperfections proviennent toujours de ce
:
343 MATIÈRE ET FORME, HISTOIRE DE LA DOCTRINE 344

que les Pères sont tentés d'appliquer une théorie les formules que le ministre devait prononcer en
identique au baptême et à l'eucharistie, malgré la |
administrant les divers sacrements. Bien que ces for-
nature si différente des deux sacrements. Ce sont les mules ne soient pas identiques partout, elles marquent
paroles de la consécration qui font du pain et du vin cependant la vérité traditionnelle qui est à la base de
le sacrement du corps et du sang de Jésus-Christ. Les l'hylémorphisme sacramentaire : l'élément matériel
éléments nécessaires à la confection de l'eucharistie « choses », déterminé, précisé par l'élément formel,
sont donc le pain, le vin et la formule de consécration. « paroles ». On consultera, sur ce point, les articles con-

Celle doctrine du sacrement de l'eucharistie est assu- cernant respectivement chaque sacrement, soit ici, soit
rément très juste; elle ne l'est plus autant, lorsqu'elle plus particulièrement dans le Dictionnaire d'Archéo-
est appliquée au baptême. Au lieu de dire, comme logie chrétienne et de Liturgie. Il suffit de retenir, dan
aujourd'hui, que le sacramenlum du baptême consiste cet aperçu général sur la matière et la forme des sacre-
dans l'ablution accompagnée de la formule trinitaire, ments, que « les textes liturgiques les plus anciens que
les auteurs, raisonnant par analogie à l'eucharistie, nous possédions mentionnent les formules qui accom-
enseignent qu'il est constitué par l'eau cl par la prière pagnent toujours le geste sacramentel, onction, impo-
de «sanctification » de l'eau (c'est-à-dire par la béné- sition des mains, etc. » Pourrat, op. cit., p. 50, note.
diction de l'eau baptismale)... La sanctification' de L'absence de documents liturgiques plus anciens ne-
l'eau est ainsi considérée comme un élément du bap- doit en rien nous étonner. Les paroles si expressives
tême, à peu près, proportion gardée, comme la prière de saint Basile, dans le De Spirilu sancto, loc. cit.,
consécratoire du pain et du vin l'est de l'eucharistie. » nous rassurent complètement sur l'origine ancienne des
Pourrat, La théologie sacramentaire, Paris, 1907, p. 51. rites sacramentaires : « Des dogmes et des enseigne-

Voir, chez les Latins, Tertullien, De baptismo, n. 4, ments conservés dan:; l'Église, les uns nous sont par-
P. L., t. i, col. 1204; S. Cyprien, Epist., lxx, n. 1, 2, venus par le moyen d'une doctrine écrite les autres
;

P. L., t. m, col. 1037, 1040; S. Ambroise, De mysteriis, nous ont été transmis dans le secret par une traditon
n. 14, 20 et l'auteur du De Sacramentis, 1. I, n 18, remontant aux apôtres; les uns et les autres ont la
P. L., t. xvi, col. 393, 394, 422. Des assertions de ces même valeur pour notre piété. Et personne ne voudra
auteurs, on peut rapprocher les formules latines du s'insurger contre eux, personne, dis-je, qui possède
Sacramentaire gélasien, P. L., t. lxxiv, col. 1110- quelque connaissance et quelque expérience des insti-
1111. Parmi les Grecs, S. Grégoire de Nysse, Oral, in tutions ecclésiastiques. Si nous rejetions des pratiques,
bapt. Christi, P. G., t. xlvi, col. 589; S. Basile le Grand, qui nous ont été transmises oralement, sous prétexte
De Spiritn sancto, n. 66, P. G., t. xxxn, col. 188; qu'elles ne sont point de grande importance, nous com-
S. Cyrille de Jérusalem, Cat., xxi (Mystag. m), n. 3, mettrions l'imprudence de blesser l'évangile en ce qu'il
P. G., t. xxxin, col. 1089; dont il faut rapprocher a d'essentiel, et nous réduirions notre prédication à
les formules liturgiques de YEuchologe de Sérapion n'être plus qu'un verbiage inutile... Ces paroles de
<iv siècle), n. 19, 25, 29, dans Funk, Didascalia et l'invocation sur le pain eucharistique et le calice de
Constitutiones Apostolorum, Paderborn 1905, t. n, bénédiction, quel saint nous les a laissées par écrit?
p. 158 sq. ou des Constitutions apostoliques, 1. VII, Et ici nous ne nous sommes pas contentés de ce que
c. xliii, n. 5, ibid., t. i, p. 450. On trouvera l'exposé rappelle l'Apôtre ou l'Évangile (les simples paroles
général de cette assimilation dans Tixeront, Histoire de la consécration), nous récitons, avant et après, bien
des dogmes, t. n, pour les Pères grecs, p. 162-163 et d'autres formules, qui sont d'une grande importance
pour les latins, p. 307-308. pour le mystère, et que nous avons apprises par une
Nous pensons que cette remarque fort juste tradition non écrite. Nous bénissons aussi l'eau du
n'infirme pas la valeur de l'argument traditionnel. baptême et l'huile de l'onction; bien plus nous bénis-
D'une part, en effet, le mot sacramentum n'avait point sons -aussi celui qui reçoit le baptême. Quel écrit nous
encore, dans les premiers siècles, la signification très l'a appris? N'est-ce pas d'une tradition tacite et secrète
déterminée qu'il acquiert au Moyen Age; d'autre part, que nous tenons ces rites? Et qui donc nous a, par un
les affirmations patristiques relatives à la sanctifi- enseignement écrit, instruits de l'onction de l'huile?
cation de l'eau ou de l'huile par les paroles du sacra- Qui nous a appris la triple immersion du 'catéchu-
menlum ne sauraient être interprétées comme si mène? Et toutes les autres cérémonies du baptême,
les paroles sanctificatrices appartenaient à ce que lerenoncement à Satan et à ses anges, quelle écriture
nous appelons aujourd'hui la forme du sacrement. nous les a enseignées? N'est-ce pas plutôt une doctrine
Les Pères reconnaissent explicitement que « la vertu cachée et secrète, que nous avons reçue de nos pères,
régénératrice et sanctificatrice (du baptême) s'exerce qu'eux-mêmes ont conservée dans un silence exempt
sur le baptisé, lorsque celui-ci est plongé (dans l'eau) d'inquiétude et de curiosité, parce que précisément ils
au moment où le ministre prononce la formule trini- avaient appris à couvrir nos mystères sacrés du respect
taire ». Pourrat, loc. cit. Voilà le point précis, où, en du silence ? De la même façon qu'ils avaient prescrit,
dépit des questions de mots, il faut savoir saisir la dès le commencements de l'Église, l'emploi de certains
vérité qui s'affirme. Et cette vérité traditionnelle rites, les apôtres,nos pères, ont prescrit de conserver
s'affirme chez les Pères avec d'autant plus de force, à ces saints mystères leur dignité dans le secret et le
que les Pères sont unanimes à ne point considérer silence. » On est donc fondé à faire remonter jusqu'aux
la bénédiction de l'eau comme indispensable, le bap- apôtres et au Christ, du moins dans leurs lignes très
tême des cliniques, conféré en cas de nécessité, étant générales, les rites sacramentels, comportant des choses
administré avec de l'eau ordinaire non bénite. Voir déterminées par des paroles.
Baptême, t. n, col. 18. Et si les Pères considèrent la 2° Saint Augustin. — Bien que la doctrine de saint
bénédiction de l'huile comme nécessaire à la validité Augustin n'apporte pas à la théologie sacramentaire
des sacrements de confirmation et d'extrême-onction, sa dernière perfection, et que le mot de sacrement lui-
il ne s'ensuit pas que cette bénédiction appartienne à même soit fort loin d'avoir sous la plume du grand doc-
la forme du sacrement. Ils expriment une vérité teur la signification précise et uniforme qu'il possède
aujourd'hui encore reçue dans l'enseignement catho- aujourd'hui, un progrès remarquable s'y affirme dans
lique, et concernant la matière elle-même de ces sacre- l'analyse des éléments constitutifs de ce que nous
ments. appelons les sacrements. C'est à saint Augustin que les
4. L'argument de la tradition aux premiers siècles scolastiques rapportent la première formule didac-
prend une force nouvelle si l'on se reporte aux textes tique de la constitution des sacrements Accedit verbum
:

liturgiques des iv e et V e siècles, qui contiennent déjà ad clementum, et fil sacramentum. Pour bien com-
345 MATIÈRE ET FORME, HISTOIRE DE LA DOCTRINE 346

prendre le sens de cette formule, il faut reprendre par Pourquoi l'eau, en touchant
le corps, purific-t-elle le
le début l'analyse du concept que le grand docteur se cœur? La réponse à cette question fait l'objet d'un
forme du sacrement de la Nouvelle Loi. Avant tout, texte classique entre tous, et que les théologiens rap-
pour Augustin, le sacrement est le signe sensible d'une pelleront à l'envi, dans la question de la matière et de
chose sainte (signa) cum ad res divinas pertinent, sacra- forme des sacrements. Ce texte est un commentaire
menta appcllantur. Epist., cxxxvm, n. 7, P. L., de Joa., xv, 3 Jam vos mundi estis propler verbum
:

t. xxxiii, col. 527. Sacrificium visibile invisibilis quod locutus sum vobis. « Pourquoi ne dit-il pas vous :

sacrificii sacramentnm, id est sacrum signum est. De êtes purs à cause du baptême dans lequel vous avez
civitate Dei, 1. X, c. v, P. L., t. xli, col. 282. Tout été lavés, mais à cause de la parole que je vous ai
sacrement comporte donc deux éléments, un objet adressée! C'est parce que la parole purifie, elle aussi,
visible, matériel, qui est le signe et un objet invisible, dans l'eau. Enlevez la parole, et l'eau n'est plus que de
spirituel, qui est signifié Ideo dicuntur sacramenta,
: l'eau. Mais voici que la parole s'ajoute à l'élément, et le
quia in eis aliud videtur, aliud intelligitur, P. L. sacrement est constitué, qui est, pour ainsi dire, une
t. xxxvm, col. 1240. Et encore, d'une façon plus parole visible. » In Joa. evang., tr. lxxx, n. 3,
expressive :Signacula quidem rerum divinarum esse P. L., t. xxxv, col. 1840. Donc, pour saint Augustin
visibilia, sed res ipsas invisibiles in eis honorari De . (dont l'exégèse ici est cependant contestable) le rite
calechizandis rudibus, n. 50, P. L.,t. xl, col. 344. On sacramentel, qu'il faut distinguer tout d'abord de la
voit dans ces textes que le mot sacrement n'est pas res sacramenti, c'est-à-dire de la réalité spirituelle
pris tout à fait au même sens dans les premières qu'il produit dans l'âme lorsqu'il est reçu fructueuse-
citations et dans les dernières. Dans celles-ci, le mot ment, est composé lui-même de deux éléments, une
sacrement semble désigner exclusivement la partie matière ou un geste visible, et des paroles. Les paroles
matérielle, le signe, tandis que la réalité spirituelle, donnent au geste ou à la matière la vertu sanctifica-
qu'Augustin appelle parfois la vertu du sacrement. trice. Peu importe qu'Augustin, après bon nombre de
vis sacramenti est ce qui est désigné. Sans vouloir Pères, ait entendu, pour le baptême en particulier, la
insister sur ces nuances, il est clair qu'un rapport parole sanctificatrice dans un sens beaucoup plus
étroit unit l'élément matériel à l'élément spirituel. étendu que celui que nous accordons aujourd'hui à la
L'élément matériel comporte déjà, par lui-même, forme même du baptême, restreignant cette forme
une certaine similitude naturelle avec la réalité sur- aux seules paroles de l'invocation trinitaire. Peut-être,
naturelle qu'il doit désigner Si enim sacramenta quam-
: dans cette « parole » qui s'ajoute à l'élément faut-il
dam simililudinem earum rerum quorum sacramenta encore comprendre la bénédiction de l'eau, les exor-
sunt non haberent, omnino sacramenta non essent. cismes, les professions de foi, etc. L'important est qu'il
Epist., xc\tu, n. 9, P. L., t. xxxm, col. 363. Par leur ait expressément reconnu que l'élément ne pouvait
élément matériel, les sacrements appartiennent donc rien produire sans la sanctification des paroles. Sous
aux signes naturels, dont parle Augustin, De doctrina cette forme générale, l'assertion est bien le prélude et
christiana, 1. II, n. 2, 3, P. L., t. xxxiv, col. 36-37. le fondement traditionnel de la doctrine de la matière
.Mais la volonté divine s'est servie de ce signe naturel et de la forme.
pour y ajouter le signe conventionnel, signum dalum, Aussi bien, Augustin admet que, dans l'eucharistie,
des choses saintes, que représente ou produit le sacre- le pain et le vin sont consacrés au corps et au sang
ment « Un sacrement, dit M. Tixeront, est donc avant
: du Christ par la prière mystique de la consécration.
tout, pour saint Augustin, le signe à la fois naturel et De Trinilate, 1. III, n. 10, P. L., t. xlh, col. 874. De
conventionnel d'une chose sainte. Il peut n'être que même, pour la confirmation, il reconnaît formellement
cela, et c'est en ce sens que notre auteur appelle que l'huile, même bénite par l'évêque, doit être
sacrements le sel bénit donné au baptisé, De catechiz. répandue sur le front du chrétien en mode d'onction :

rudib., n. 50, P. L., t. xl, col. 344, les exorcismes du sans huile sainte et sans onction, pas de sacrement.
baptême, Serm., ccxxvu, P. L., t. xxxvm, col. 1100, In Joan. evang., tr., cxvm, n. 5, P. L., t. xxxv,
la tradition même du symbole et de l'oraison domini- col. 1950. Cf. In spist. Joannis ad Partlios, tract, m,
cale aux catéchumènes, Serm. ccxxvm, n. 3, P. L., n. 5, ibid., col. 2000.
t. xxxvm, 1102. C'est en ce sens encore que les
col. Pour les autres sacrements, nous ne trouvons chez
rites de l'Ancienne Loi —
sauf la circoncision qui — saint Augustin, aucune analyse expresse des éléments
ne faisaient qu'annoncer le Christ et le salut, sans les qui les constituent. Aussi bien, l'attention des Pères
apporter, étaient des sacrements. Enarr. in Ps., n'était pas portée sur ce point particulier; mais les
lxxiii, n. 2, P. L., t. xxxvi, col. 930. Mais, outre assertions générales dont ils se servent montrent bien
cette acception large qui en fait un simple signe, que, tout en ne parlant expressément que du baptême,
Augustin donne souvent au mot sacrement un sens de la confirmation, de l'eucharistie et parfois de l'ordre
plus étroit qui en rapproche la conception de notre (cf. S. Jean Chrysostome, In Actus Apost., homil. xiv,
conception actuelle. Parmi ces rites sacrés, en effet, n. 3, P. G., t. lx, col. 116), leur doctrine vaut pour
le saint docteur en distingue un certain nombre qui ne tous les sacrements, conférant, par un signe sensible
vont pas seulement des signes d'une réalité spirituelle efficace, la grâce aux âmes.
correspondante, mais dont la collation entraîne de plus 3° Desaint Augustin à Pierre Lombard. Période —
la production de cette réalité spirituelle d'une façon inexplorée, dont M. Pourrat se contente d'écrire :

certaine. Au sacramenlum est attachée sa res ou virtus « Aussi bien, est-ce la doctrine de saint Augustin sur

quand il est posé et reçu dans des conditions données. les éléments du rite baptismal que l'on retiendra dans
C'est, par exemple, pour le baptême, la régénération la suite. Les auteurs du Moyen Age ne feront que la
spirituelle, pour la confirmation, la personne du Saint- généraliser en l'appliquant, autant que faire se peut,
Esprit, pour l'eucharistie, la vie, fruit de la nourriture aux sept sacrements. » En substance, cette affirmation
mangée, et d'une manière générale, la grâce qui est la est exacte elle
: pourrait cependant comporter
vertu des sacrements, gratia quse sacramentorum virtus quelques nuances et surtout ne pas restreindre au seul
est. » Enarr., in Ps. lxxyii, n. 2, P. L., t. xxxvi, baptême la considération d'Augustin et de ses suc-
col 984; In Joan. evang., tr. xxvi, n. 11, P. L., cesseurs. Fulgeme de Ruspe se contente de reprendre
t. xxxv, col. 1611. l'analyse d'Augustin relativement au rite sacramentel
En considérant le rite matériel du sacrement, sensible et à l'effet spirituel invisible. Ideo dicuntur
Augustin se demande comment et par quoi il est élevé sacramenta, quia in eis aliquid videtur, aliud intelligi-
à la dignité de producteur de la grâce dans les âmes. tur. Epist., xii, n. 25, 26, P. /.., t. i.xv, col. 392. C'est à
347 MATIÈRE ET FORME, HISTOIRE DE LA DOCTRINE 348
propos de l'eucharistie qu'Ildephonse de Tolède rap- cette distinction qui ne touche qu'indirectement à
pelle la même doctrine. Le corps du Christ, explique-t- notre sujet, tous admettent aussi que le pain et le vin
il, est vraiment dans l'eucharistie. Isla ideo dicunlur sont changés au corps et au sang par la bénédiction
sacramenla, quia in eis aliud uidetur, aliud intelliyitur. consécratoire. Conficilur sacrificium Ecclesiœ, écrit
Quod videlur, spécimen ha bel corporalem; quod inlclli- Lanfranc, sacramento et re sacramenli, id est corpore
gitur, fructum habet spiritualem. Liber de cogjiitione Christi. Ce corps réel du Christ, c'est la bénédiction
baptismi, c. cxxxvn, /'. L., t. xcvi, col. 169. qui l'a consacré, benedictio consecravit. Liber de corpore
Il faut ensuite arriver jusqu'Alcuin, pour découvrir et sanguine Domini, c. x, xm, P. L, t. cl, col. 321,
quelque écho des analyses augustiniennes. Mais ici 423. Il est inutile de multiplier sur ce point incontesté
au sujet du baptême, la pensée de l'auteur est nette : les citations, Nous renvoyons simplement à Raoul
Tria sunt in baplismatis sacramento visibilia et tria Heurtevent, Durand de Troarn et les origines de l'héré-
itwisibilia. Visibilia sunt sacerdos, corpus (il s'agit sie bérengarienne, Paris, 1912, II e part., surtout, c. i;
du corps du baptisé) et aqua. Invisibilia vero Spiritus et Eucharistie, t. v, col. 1217.
et anima et [ides, llla aulem tria visibilia nihil proficiunt Relevons sous la plume du cardinal Geoffroy, aupa-
foris, si hœc tria non intus operantur.
invisibilia ravant abbé de Vendôme, dans son Tractalus de
Sacerdos corpus aqua abluil, Spiritus sanctus animam corpore et sanguine Domini Xostri Jesu Christi, P. L.,
fuie justificat. En ne considérant que le rite sacramen- t. clvii, une comparaison entre les éléments du sacre-
tel, l'élément matériel n'a d'efficacité qu'autant que ment de baptême et la consécration épiscopale. Sicut
s'y ajoute la vertu de l'Esprit-Saint, c'est-à-dire les in baptismale, aqua et invocatio Spiritus sancti sunt
paroles sanctificatrices. Epist., xxxvi, P. L., t. c, necessaria, quœ faciunt christianum, ita in ordinando
col. 194. La même pensée, sous une forme plus géné- episcopo electio et conseeralio sunt necessilate conjuncta,
rale et valable pour tous les sacrements, est exprimée quœ créant episcopum. Sicut aqua sola, aut sola invo-
par Agobard de Lyon. Cet écrivain déclare que les catione sancti Spiritus nec baptismus fteri potest, nec
sacrements, même administrés par des prêtres prévari- homo esse christianus, etc., col. 214. Mais il est aisé de
cateurs, sont valides... s; tamenjuxla re gulam a Domino voir combien ce concept est encore imprécis. Yves —
posilam vel secundum tradilionem ecclesiaslicam cele- de Chartres s'en tient aux définitions augustiniennes :

brenlur. Il y a là une réminiscence de la doctrine tradi- Signum est res, prœter speciem quam ingerit sensibus,
tionnelle sur le pouvoir accordé à l'Église de déter- aliud quid ex ss faciens in cognilionem venire... Sacri-
miner plus expressément, là où Jésus-Christ ne l'aurait ficium visibile invisibih est sacramenlum, id est sacrum
pas fait, les éléments du rite sacramentel. Ainsi admi- signum; est alibi sacramenlum invisibilis graliœ visi-
nistré, même par un pécheur, le sacrement est valide, bilis forma. Les formules de bénédiction de l'eau appar-
car ad invocationem summi sacerdotis, non humana tiennent sans doute au rite du baptême, mais les
virtute, sed sancti Spiritus perficiuntur ineffabililer paroles de l'invocation trinitaire seules sont néces-
majeslate. Les sacrements n'agissent que par la vertu saires à la constitution du sacrement. Panormia, 1. I,
du Saint-Esprit, à l'invocation du Christ. De privile- c. cxxxi, cxxx, lxiu, lu, P. L., t. clxi, col. 1074.
giis et jure sacerdctum, n. 15, 18, P. L., t. civ, col. 142, 1052,1057. —
Bruno de Segni note que les paroles
145. Jonas d'Orléans établit une comparaison entre de la consécration proférées à la messe, non par le
le ritedu baptême, l'eucharistie, et le rite de la confir- prêtre, mais en réalité par Jésus-Christ lui-même,
mation. Credendum est quia sicut baptismalis et corporis changent le pain et le vin en la substance du corps et
et sanguinis Domini sacramenla, per sacerdotum myste- du sang. Expositio in Leviticum, c. vm. Il rappelle le
ria visibilia fiunt, et per Dominum invisibiliter cons^- rite du baptême et celui de la confirmation. In
crantur, ita nimirum Spiritus sancti gratia per imposi- Numéros, c xix, P. L., t. clxiv, col. 308, 490. Pour —
lionem manuam, ministerium adminislratum episco- Rupert de Deutz, la matière ou substance du sacri-
porum, fidelibus invisibiliter tribuatur. De institutione fice eucharistique est double elle est céleste, elle est
:

laicali, 1.I, c. vu, P. L., t. evi, col. 134. terrestre. La formule baptismale, In nomine Palris
Raban Maur, parlant du baptême, de la confirma- et Filii et Spiritus Sancti, est appelée sola et unica
tion et de l'eucharistie, écrit Sunt sacramenla, quia
: régula baptizandi, quam suo sanguine conscriplam
o'j id sacramenla dicuntur, quia sub tegumento corpo- Salvator post resurrectionem suam et non ante, discipulis
ralium rerum virlus divina secretius salutem eorumdem suis contradidit. Cette règle possède tant de valeur que
sacramenlorum operalur, unde et a secretis virlulibus ne pas l'employer dans l'ablution, c'est ne pas conférer
vel sacris, sacramenla dicuntur. Quœ ideo frucluosa lebaptême. Mais l'ablution donnée concomitamment
pênes Ecclesiam flunl, quia sanctus in ea manens avec la formule régulière constitue toujours un bap-
Spiritus, eumdem sacramentorum latenter operalur tême valide. De divinis officiis, 1. II, c. ix; 1. X, c. v,
effectum. L'élément visible est
donc rendu efficace par P. L., t. clxx, col. 40, 266.
la vertu de l'Esprit-Saint qui passe pour ainsi dire Dans le Tractatus theologicus d'Hildeberl, évêque
dans les sacrements. Bien plus, l'élément visible doit du Mans, P. L., t. clxxi, le c. cl nous intéresse. Il
posséder déjà naturellement une certaine aptitude à s'agit des sacrements. En raccourci, c'est toute la
signifier l'effet produit par
vertu de l'Esprit-Saint.
la théologie sacramentaire générale. Sacramenlum est
Voluit enim Dominus, ut res Ma invisibilis per con- sacrœ rei signum, id est, sacramenlum est invisibilis
gruentiam, sed pro/ecto incontreclabile et invisibile graliœ visibilis forma, ut in sacramento baptismi signi-
impenderetur elemenlum... Nam sicut aqua purgat ficalur ablulio vitiorum, per illam exleriorem visibilem
exterius corpus, ita latenter ejus mysterio per Spiritum Il faut donc que l'élément visible du sacrement pos-
sanctum purifteatur et animus, cujus sanclificalio ita sède par lui-même une signification naturelle analogue
est. De
clericorum institutione, 1. I, c. xxiv, xxv, P. L., à l'effet invisible qu'il produit. Unumquodque sacra-
t. cvh, 309, 310. Voir sur le sacrement de confirma-
col. menlum ejus rei similitudinem débet habere cujus est
tion, c. xxvm, sur la chrismation, rite de ce sacre- sacramenlum. Mais la similitude naturelle ne. suffit
ment, c. xxx; sur l'eucharistie, c. xxxi, col. 312-313; pas; le sacrement pour agir, doit tenir de son insti-
,

314-315; 316-321. tution une efficacité réelle Sacramenlum est visibilis


:

La controverse bérengarienne ne nous apporte forma gratiœ in eo collatœ, non enim solummodo est
guère d'élément nouveau. En ce qui concerne le corps signum sacrœ rei, sed etiam efficientîa. Voilà bien
du Christ dans l'eucharistie, les auteurs catholiques l'indice de la dualité des éléments, la matière vivifiée
insistent surtout sur la distinction augustinienne du par la forme. Col. 1145 sq. —
Honorius d'Autun, dans
rite visible et de la chose invisible. Mais à côté de e Tractalus de sacramento allaris, P. L., t. clxxii,
349 MATIÈRE ET FORME, HISTOIRE DE LA DOCTRINE 350.

appelle, suivant la formule reçue, les paroles de la forma servanda est, ut in nomine Palris et Filii et Spi-

consécration, la « bénédiction » du pain, c. xiv, ritus Sancti baptizetur. Col. 389. Ilfaut aussi rapprocher
col. 1293. Le pain et le vin sont la matière du sacrement la Summa Senlenliarurn, où la doctrine sacramentaire
de l'autel, c. xvn. col. 1295. est plus simple et plus claire à la fois. C'est surtout à
Avec Hugues de Saint-Victor, nous abordons une propos du baptême que l'auteur rapproche le sucra-
étude plus préeise sur la constitution des sacrements. mentum, l'élément matériel, l'eau sanctifiée, de la
De saeramentis, 1. I. part. IX, c. n, P. L., t. clxxvi. forma baptismi, qui a été donnée par le Christ et est
Il reprend tout d*abord la définition reçue Sacramen- : constituée par l'invocation trinitaire qui accompagne
tum est saerœ rei signum. Ainsi compris, tout sacre- l'immersion. Avec une terminologie hésitante et
ment comporte d'Hix éléments, l'élément visible, et quelque peu inexacte, c'est déjà la doctrine scolas-
matériel, qui est le rite même du sacrement, c'est-à- tique de la matière et de la forme. Voir Hugues de
dire le sacrement lui-même, et l'élément spirituel, la Saint- Victor, t. vu, col. 286.
res sacramenti. Mais cette définition est encore super- 4° Pierre Lombard. — Une première systématisation
ficielle. Si quis aillent plenius ac perfectias quid sit de la pensé? traditionnelle est faite par le « Maître des
sacramentum diffinire voluerit, di/Jînire potest quod Sentences ». Pierre Lombard fait consister les éléments
saeramentum corporale vel maleriale elementum
est constitutifs du sacrement dans les paroles et les choses.
foris sensibiliter proposiluin ex similitudine reprœsen- Au début du 1. IV, dist. I, après avoir rappelé et
tans et ex institutione signifteans, et ex sanctifîcatione expliqué les définitions reçues, d'après les conceptions
continens aliquam invisibilem et specialem gratiam. augustiniennes, Pierre Lombard énonce la doctrine
L'analogie naturelle que possède l'élément visible ne qui sera plus tard consacrée au concile de Florence
suffit pas à constituer le sacrement; il faut, déplus, Duo autem sunl in quibus sa'ramenlum consista ; scilicel
une institution positive qui lui confère la signification verba et res. Verba, ut invocalio Trinitatis; res, ut
de la grâce que le sacrement doit produire; et, pour aqua, oleum, et hujusmodi. On saisit immédiatement
atteindre sa perfection, le sacrement doit encore rece- la simplification apportée par cette formule à la for-
voir, au moment même de sa dispensation, la vertu mule encore obscure d'Hugues de Saint-Victor. En ce
sanctifiante dont il communique l'effet. Voici l'appli- qui concerne le baptême, dist. III, on doit distinguer
cation de cette doctrine dans le baptême. Ibi est aquse l'ablution faite avec l'eau, et la forme des paroles pres-
oisibile elementum, quod est sacramentum el inveniuntur crites en ces deux seuls éléments réside la constitution
:

hsec tria in uno : reprœsenlatio in similitudine; signi- essentielle du baptême; tout le reste du rite appartient
ficatio ex institutione; virlus ex sanctifîcatione. Ipsa à sa solennité. Du sacrement de confirmation, la
similitudo ex crealione est; ipsa institulio ex dispensa- forme est claire; ce sont les paroles prononcées par
tione; ipsa sanctifteatio ex bénédictions; prima indita l'évêque lorsqu'il marque au front le chrétien avec le
per Creatorem; secundo adjuncta per Salvalorem; lerlia saint chrême. Dist. IV. La distinction suivante expose
minislrata per dispensalorem. L'eau possède ainsi la doctrine catholique sur le sacrement de l'autel. Le
naturellement un effet analogue à du baptême;
l'effet sacrement, c'est le corps et le sang de Jésus sous
elle purifie; mais le Sauveur est venu élever cette l'espècedu pain et du vin. La forme du sacrement est
ressemblance lointaine à la signification propre de la uniquement constituée par les paroles « Ceci est mon
:

purification de l'âme. Que manque-t-il à l'eau ainsi corps; ceci est mon sang. » Quant au sacrement de
choisie pour être un sacrement? Accedit verbum sancti- pénitence, Pierre Lombard ne paraît pas y distinguer
ficationis ad elementum et fit sacramentum, ut sit les paroles et choses. Toutefois, après avoir longue-
les
sacramentum aqua visibilis ex similitudine reprœsen- ment exposé actes du pénitent, dist. XVI-XVII,
les
tans, ex institutione signifteans, ex sanctifîcatione l'auteur parle de la rémission accordée par le prêtre,
continens spiritualem gratiam. Et l'auteur d'ajouter : dist. XVIII. Et nous retrouvons comme une" synthèse
Ad hune modum in cseteris quoque saeramentis tria de ces divers aspects dans la dernière partie de la
hœc considerare oportet. Col. 317-319. dist. XXII, où s'agite la question du sacramentum et
Le c. vi est intitulé De maleria sacramentorum. Il res dans la pénitence. C'est à cet endroit que le com-
faut entendre ici, par « matière », les éléments consti- mentaire de saint Thomas, q. n, a. 2, sol. 2, explique
tutifs du sacrement. In Iriplici maleria omnia divina comment la doctrine de la matière et de la forme peut
sacramentel conficiunlur, scilicel aut in rébus, aut in s'appliquer à la pénitence. Le sacrement d'extrême-
jadis, aut in verbis. Le mot sacramentum est pris ici onction consiste dans l'onction extérieure, faite sur les
dans un sens assez large, puisqu'il s'étend aussi aux membres du malade. Dist. XXIII. Pierre Lombard ne
sacramentaux, par exemple, le signe de la croix. parle pas expressément des paroles qui accompagnent
Toutefois, Hugues fait une observation intéressante : les onctions; mais il est hors de doute qu'il applique
Cum his tribus modis sacramentel conficiunlur. Jlla à ce sacrement sa théorie générale. Le sacrement de
lumen mugis proprie et principaliter sacramcnla dicun- l'ordre comporte divers degrés l'application de la doc
:

lur. in quibus virlus est per sanctificutionem, el effectus trine des choses et des paroles est facile aux cérémonies
salulis per operationem. CoL 326-327. Dans 1er, sacre- de l'ordination, par laquelle est conféré le pouvoir
ment, véritables, la parole sanctificatrice doit être sacré. Dist. XXIV. Pour le mariage comme pour la
prononcée oralement. L'auteur parle de la forme du pénitence, l'auteur ne semble faire aucune application
baptême, op. cit., 1. II, pars VI, c. n, vi, xm, mais, de la théorie des paroles et des choses. Toutefois il la
comme chez saint Augustin, cette expression désigne laisse entrevoir, dans la dist. XXVI, où, après avoir
tout le rite baptismal (voir la même acception, exposé ce qu'est le mariage, viri mulierisque conjunctoi
dans le XVI e concile de Carthagc, can. 2, Denzinger- maritalis inler legilimas personas, il rappelle que seul
Bannwart. n. 102). le consentement des conjoints rend effective !a douai ion
D'Hugues de Saint-Victor, il faut rapprocher mutueiL' des époux.
Robert Paululus, l'auteur du De officiis ccclesiasticis, Le progrès réalisé par Pierre Lombard a donc été
I'. I.., t. clxxvii, qui reprend presque textuellement de ramener l'enseignement traditionnel, encore embar-
les formules d'Hugues. Sacramentum autem in tri- rassé d'expre sions confuses et hésitantes, à la formule
bus consista, vid?licet, in jadis, in dictis, in rébus. In unique des « choses », res, et des « paroles », verba,
rébus, ut est aqua el oleum; in dictis, ut est invocalio comme éléments constitutifs des sacrements. A l'ex-
Trinitatis; in jadis, ut est su.bmersio in aquam et pression verba, le Maître des Sentences substitue déjà,
insujflatio. L. I, c. xn, col. 388. A
propos du baptême nous l'avons constaté à plus d'une reprise, l'expres-
c. xm, on se demande quelle en est la forme? Hœc sion forma.
-

3 51 MATIÈRE ET FORME, HISTOIRE DE LA DOCTRINE 352

5° Guillaume d'Auxerre. — Ce mot forma était donc pas plus ici le système aristotélicien de la composi-
déjà entré dans la terminologie catholique; le mot ton des corps, qu'ailleurs la définition de l'âme, forme
materia s'était déjà rencontré sous la plume de plus du corps. Voir ce mot, t. v, col. 550.
d'un auteur, lorsque la philosophie aristotélicienne lit 7° Dernière précision théologique. Elle fut ajoutée —
son entrée dans la pensée religieuse du début du par Dans Scot, voir t. iv, col. 1909, et elle consiste
xiii" siècle. Rien d'étonnant que l'hylémorphisme dans la distinction d'une matière éloignée, et d'une
aristotélicien, entendu dans un sens large et analo- matière prochaine, dans le sacrement. La matière
gique, ait été accueilli pour exprimer la doctrine éloignée est l'élément matériel considéré en lui-même,
augustinienne de Velementum sanctifié par le verbum. l'eau baptismale par exemple, et la matière prochaine,
Pierre Lombard avait déjà couramment usé du terme est l'application de la matière éloignée au sujet, au
forma. Guillaume d'Auxerre, au début du xm° siècle, moment même où le sacrement est administré telle, :

unifiera la terminologie. Les mots, matière et forme, l'ablution baptismale. In IV am Sent., dist. III, q. m;
dans la théologie sacramentaire, deviendront syno- dist. VII, q. i. Saint Thomas n'avait pas encore fait
nymes, des mots, choses et paroles, éléments constitu- cette distinction, sauf pour le sacrement de pénitence.
tifs des sacrements. Voici comment s'exprime Guil- Sum. theol., III a , q. lxxxiv, a. 2. Cette distinction a
laume à propos de l'extrème-onction, In IV um Sent., été communément retenue par les moralistes. Pour
dist. XXIII, édit. Paris, 1500, fol. 283, col. 4 : Sicut les autres précisions, apportées dans la suite, surtout
de essentia baptisml dicuntur esse tria : scilicet materia en ce qui concerne les sacrements de pénitence et
et forma verborum et intentio baptizandi; similiter de de mariage, on se reportera aux articles spéciaux.
essentia sacramenli eucharistiœ dicuntur esse tria : 8° La tradition de l'Église orientale. Les expressions —
scilicet ordo sacerdotalis et forma verborum et materia de saint Thomas ont été pour ainsi dire canonisées
scilicet panis et vinum; eodem modo in essentia hujus au concile de Florence. Elles ont été acceptées par
sacramenti dicuntur esse tria; scilicet ordo sacerdotalis les orientaux. C'est donc qu'elles répondaient à une
et oratio fidei et materia, scilicet oleum consecratum ab doctrine par eux admise. On peut s'en rendre compte
episcopo. en parcourant les traités sacramentaires d'un théolo-
6° La conception hylémorphisle au XIII e siècle. — gien de l'Église orientale, Siméon, archevêque de
Désormais, la terminologie est acquise, et Alexandre Thessalonique, mort en 1429, quelques années avant
de Halès, Albert le Grand, saint Thomas d'Aquin le concile de Florence. Les rites sacramentaires y sont

l'emploieront couramment. Le seul progrès réalisé décrits de telle sorte qu'on y peut facilement trouver
par eux sera de chercher l'application aux sacrements les choses et les paroles, équivalentes de la matière et
de pénitence et de mariage de la théorie que l'on de la forme. Voir P. G., t. clv, De sacramcnlis, De
n'avait encore appliquée explicitement qu'aux cinq sancto unguento, col. 175-302, De sacris ordinationibus,
autres sacrements. Voir, sur ce progrès particulier, les De pœnitenlia, De matrimonio, col. 360-532.
articles spéciaux, Mariage, Pénitenck. Les théolo- D'ailleurs, les professions de foi récentes attestent
giens s'appliqueront plutôt désormais à justifier par sur ce point la pleine conformité de l'Église orthodoxe
des raisons d'ordre théologique la doctrine de la matière et de l'Église romaine. Certaines formules, ne tenant
et de la forme dans les sacrements de la Nouvelle Loi. pas compte du progrès accompli à Florence, se conten-
Toutefois, avant de passer à cette justification théo- tent de promulguer, dans les sacrements, deux élé-
logique, il convient de faire observer qu'en emprun- ments, l'un matériel, l'autre divin agissant dans la
tant à la philosophie péripatéticienne les expressions matière pour lui faire produire instrumentalement la
de « matière » et de « forme », la théologie catholique grâce. Ainsi la confession de Dosithée, au synode de
n'a introduit en sa doctrine aucun élément étranger. Il Jérusalem contre les Calvinistes, en 1672 :

faut, en elïet, considérer le sens que ces expressions


Hvy/siTM Se toc fADar/j- Or, les sacrements sont
revêtent dans la théologie sacramentaire. Ce sens n'est pia èx toù cpuaixoû xal constitués par un élément
pas un concept aristotélicien, mais la notion vulgaire u7rep9uoûç -
oùx eia) 8k naturel et un élément sur-
que nous appliquons de nous-mêmes aux œuvres d'art. <jnXà aY) u.£Ïa tcôv stocyys-
naturel. Ce ne sont pas de
Indépendamment, en elïet, de toute philosophie aristo- (
simples signes des promesses
Xicôv toù GeoG' "Outoj yàp
télicienne, ne distinguons-nous pas, dans une statue, divines sous cet aspect, ils
:

oùx av Sisvyjvoxe ttjç nspi- ne différeraient pas de la cir-


la matière dont elle est faite, le marbre par exemple,
TO[i.TJç... ' Op.oXoYoG[zev S' concision. Ce sont, nous le
et laforme que donne à ce marbre le sculpteur? Nous aùxà eïvai. ôpyava Spaa- devons confesser, de véri-
pouvons en dire autant d'une maison, d'un vêtement, Tixà toiç (jiuo'jjiivoiç yjxpi- tables instruments confé-
d'un chapeau, d'un vase, etc. Les théologiens, voyant toç èZ, àvaYXTJç. iant nécessairement la grâce
que, dans nos sacrements, il existe un élément dont la Kimmel, Monumenla fidei à qui les reçoit.
signification sacramentelle est plus confuse, et un Ecclesiœ oritntalis, Iéna,
autre élément, dont le rôle est précisément de déter- 1850, part. I, p. 450.
miner davantage et d'amener à sa perfection cette
signification, ont donné au premier le nom de matière
La Confession de Métrophane Critopoulos, hiéro-
et au second le nom de forme. Sans doute la philo-
moine de Bérée en Macédoine, patriarche orthodoxe
sophie aristotélicienne présentait cette terminologie d'Alexandrie (f 1639), parle de matière sensible et
d'Esprit-Saint, soit à propos des sacrements, en géné-
toute faite, mais ne pourrait-on pas dire avec tout
autant de raison que c'est à un fonds commun, celui ral, soit à propos du baptême et de la communion;
du bon sens, que les aristotéliciens eux-mêmes ont cf. Kimmel, op. cit., part. II, p. 89-90.

puisé ces notions, par lesquelles ils ont désigné les


Mais c'est surtout la confesson de Moghila (dont on
ait les affinités avec le texte du catéchisme du concile
éléments constitutifs des êtres matériels. C'est là le
de Trente) qui contient les déclarations les plus expli-
sens exact de la doctrine exposée par saint Thomas,
cites; cf. Kimmel, op. cit., part. I, p. 171
Sum. theol., III a q. lx, a. 7 «:Dans tous les com- :

posés de matière et de forme, le principe déterminant nôoa TtpâYpiaToc Çtjtoùv- Q. —


Combien de choses
est la forme, qui est en quelque sorte la fin et le xal elç TÔ p.uaT^piov; sont requises pour le sacre
terme de la matière... Puis donc que, dans les sacre- me « t7 _
ments, sont requises des choses sensibles déterminées
<
'ATr.-Tpia, SX?) àp(i.68io;
t i «î-
û»ç eïvai tÔ uStop elç to
i ' R- — .

Trois.
,
La mature
^
idoine; par exemple
reau :

qui en sont comme la matière, à plus forte raison PaTtTiana, o apxoç xal o dans baptême, le pain et
le
est requise une forme d paroles déterminées. » Mais I oïvoç elç TY]y eôxapumav, ie vin dans l'eucharistie,
l'emploi de ces mots matière et forme ne consacre ! TÔ eXaiov, xalTàX&t7ràxarà l'huile et les autres éléments
353 MATIÈRE ET FORME, CONSÉQUENCES PRATIQUES 354

tô (iua—/jptov. Aeùxepov ô propres a chacun des autres fication frappedavantage la nature à la fois spiri-
Upeûç, ôtou va elvai vo[i.i- sacrements. La deuxième est de l'homme. La parole, en effet, est
tuelle et sensible
le prêtre, légitimement or- en quelque sorte spirituelle, car elle exprime immé-
(ACOÇ X.Zy£{.p,0T0V7]y.£v0Q Y) ô
donné, ou l'Eoique. La troi- diatement un concept intellectuel; elle vient de
è-îaxoTToç. TptTOv rj èm- sième est l'invocation de l'Es-
xX-rçaiç to\> àyîou ITveû- l'espritet s'adresse à l'esprit; la chose, l'élément
prit- Saint et la formule
ji.aToç. xal tô EÏSoç tûv solennelle des paroles. C'est matériel a plus d'analogie avec le corps elle est perçue
;

Xoytwv, ^erà ôttoîoc ô par la vertu de l'Esprit- par les sens et sa puissance de signification repose
îepeùç àyi^Çet tô |i.uanf)piov Saint que le prôtre sanctifie d'abord sur une analogie ou proportion extérieure cl
tt, o\>vxu,si toû àyîou Ilvsij-
par les paroles le sacrement, sensible.
à condition toutefois d'y 3° Les sacrements, prolongation et instruments du
(iaxoç yvwpLYjv £710901-
u.è
cau-sv^v toû va tô àyiâaf).
apporter l'intention requise. Verbe incarné dans la sanctification des hommes. —
Mais laraison théologique la plus élevée est d'ordre
III. —
Raisons théologiques. —
La doctrine de christologique. Saint Thomas l'a notée en quelques
la matière et de la forme des sacrements se justifie mots dans l'opuscule précité et dans la Somme,
théologiquement par trois principales raisons. III», q. lx, a. 6 :Verbo incarnato quodammodo conjor-
1° L'unité de significalion sacramentelle. L'emploi — malur in hoc, quod rei sensibili verbum adhibetur, sicul
des expressions matière et forme pour désigner les in mysterio incarnationis carni sensibili est Verbum
choses et les paroles se justifie d'une manière générale, Dei unilum... Sacramenta Novae Legis, ab ipso Chrislo
parce que ces mots sont plus expressifs que la termi- effluunl et quamdam similiiudinem ipsius in se habent.
nologie ancienne pour montrer l'unité de signification Cette raison christologique a deux aspects, qu'ont bien
sacramentelle. Ils ne nous montrent pas seulement en notés les Salmanticenses, disp. II, dub. i, n. 2. —
effet la dualité des éléments constitutifs du sacrement, 1. Les sacrements de la Nouvelle Loi sont de véritables
ils caractérisent surtout la manière spéciale dont ces instruments de la rédemption humaine : il est donc

éléments se complètent l'un l'autre pour former souverainement convenable qu'ils s'appuient sur le
ensemble le signe sacramentel. Les mots matière et Verbe divin : les paroles de la forme continuent la
forme, empruntés à la philosophie aristotélicienne, parole du Verbe incarné et véhiculent pour ainsi dire
désignent respectivement l'élément indéterminé ou son efficacité. — 2. D'ailleurs, les sacrements sont
moins déterminé et l'élément déterminant et perfec- aussi des médications surnaturelles qui doivent se pro-
tionnant. Ainsi, dans un sens analogique, les choses, portionner à la fois au médecin qui guérit et au malade
moins déterminées dans leur significalion sont déter- qu'il faut guérir. Le médecin, c'est le Christ, lequel est
minées par les paroles dans l'ordre de la significalion à la fois Verbe et chair, et le malade, c'est-à-dire
sacramentelle. Le sacrement est essentiellement un l'homme, est à la fois âme et corps. Donc, il est conve-
signe, et d'autant plus parfait qu'il représente et nable que nos sacrements soient composés à la fois de
manifeste plus parfaitement, plus clairement, plus choses et de paroles les paroles correspondent à la
:

expressément les mystères cachés en lui. Or, la parole chair du Christ et à l'âme de l'homme. En ce sens,
est, de tous les signes, le plus excellent et le plus saint Thomas a écrit son admirable strophe Verbum
:

important, parce que les hommes peuvent façonner caro panem verum verbo carnem pfficil...
la parole librement et la discipliner de mille manières IV. Conséquences pratiques dans l'administra-
diverses, et qu'en outre le langage a pour but unique tion des sacrements. —
1 ° « Du jour où le sacrement

de traduire et de communiquer à d'autres le monde fut conçu comme un composé résultant de l'union de
intime et invisible de la pensée. Les sacrements sont deux éléments constitutifs », ordonnés à une signifi-
des signes très parfaits, et leur signification est une, cation sacramentelle unique, « les conditions de vali-
voir col. 341. Il faut donc qu'ils soient composés, non dité de l'administration dès sacrements furent énoncées
seulement d'élément matériel, de choses, mais d'élé- avec une précision et une rigueur inconnues jus-
ment formel, de paroles, qui, plus parfaitement que qu'alors. La théorie de la matière et de la forme permit
les choses, expriment les réalités surnaturelles qu'elles aux moralistes d'exposer avec beaucoup de netteté
recouvrent. Et les choses s'unissant aux paroles selon la manière dont le ministre doit accomplir l'action
l'ordre de la signification moins parfaite à la signi- sacramentelle et prononcer les formules sacrées. »
fication plus parfaite, constituent un sacrement, pré- Pourrat, op. cit., p. 71.
cisément parce que la signification demeure une. Cf. Nous ne pouvons ici descendre dans des détails,
Billot, De sacramentis, Rome, 1906, t. i, p. 29, note. inai,s il faut rappeler, avec un excellent théologien
Il convient à ce propos de remarquer que les sacre- contemporain, les grandes lignes de la morale catho-
ments imparfaits de l'Ancienne Loi consistaient seu- lique sur ce point :

lement en des actes symboliques, sans être accompa- 2° « Puisque la matière et la forme, pour pouvoir
gnés de paroles, et ils ne pouvaient figurer les biens à constituer un tout dans l'ordre du signe (sacramentel),
venir que d'une manière confuse et obscure. Les sacre- doivent être nécessairement unies entre elles, il faut
ments parfaits de l'Église ont donc sur eux, entre veiller, en administrant un sacrement, à joindre la
autres avantages, celui de ne pas être constitués sim- parole à la matière, afin d'en former un signe unique.
plement par des éléments symboliques, mais de joindre Mais cette union n'est pas la même dans tous les
à ces éléments la parole qui est un signe plus expressif, sacrements. Car si, par exemple, quelqu'un versait
leur permettant de figurer plus clairement, et sans aujourd'hui de l'eau sur la tête d'un enfant et
laisser subsister l'ombre d'un doute, la réalité de la demain ou en un lieu différent prononçait les paroles,
grâce qu'ils produisent dans l'âme. Catéchisme du de ces deux actions séparées ne pourrait résulter le
concile de Trente, part. II, c. i, n. 17. Toutefois les signe unique de l'ablution sacramentelle, et le bap-
sacrements les plus parfaits conservent eux-mêmes le tême serait nul. Au contraire, absolument parlant,
caractère d'obscurité qui est le propre de l'objet de la quelqu'un peut se confesser aujourd'hui et recevoir
foi. Cf. S. Bonaventure, In IV am Sent., dist. III, seulement demain (du prêtre même auquel il s'est
p. i, a. 1, q. ra. confessé) l'absolution tout le monde estimera, en
:

2"
L'harmonie de composition hylémorphistc avec la
la effet, que la preuve juridique de la culpabilité faite la
nature humaine. —
Les sacrements sont destinés à la veille et la sentence du juge portée le lendemain ne

sanctification de l'homme. Or, leur composition à la font qu'un seul et même jugement. Donc laissons
fois de choses et de paroles, de matière et de forme, les de côté l'eucharistie --on peut accorder dans les
rend plus aptes à obtenir cet effet, parce que leur signi- sacrements de pénitence et de mariage un intervalle

DICT. DE THÉOL. CATH. X. — 12


355 MATIÈKK ET FORME - MATTHIAS BKLLINTAM DE SALO 356
plus considérable en ce qui concerne l'union de la zione mentale. Opéra molto utile per quelle divole persone
forme et de la matière, sans nuire à la validité du che desiderano occuparsi nelt'orazione con frutto e gusto,
sacrement: mais, dans les autres sacrements, leur in-12, Brescia, 1573, 1574, 1575, 1580. Le premier tiers
validité exige que l'intervalle qui pourrait exister de cet ouvrage est un traité d'oraison, dans lequel il dit
entre les paroles et l'application de la forme soit si les excellences et les avantages de la prière mentale,
bref, que l'on puisse encore estimer, d'après les puis indique la méthode pour la faire avec fruit; le
contingences ordinaires, que l'une et l'autre action ne reste du volume propose cinquante-deux sujets d'orai-
font qu'un comme signe. Le mieux est donc que son, consacrés à la vie du Sauveur, jusqu'à la mise au
paroles et actions soient simultanées; et cette tombeau. En 1584 il en donnait une nouvelle édition;
simultanéité même est prescrite, afin qu'il n'y ait les huit chapitres d'introduction sont devenus vingt-
aucun doute possible touchant la validité. deux, dont six pour démontrer la nécessité de l'oraison
'
« A paroles elles-mêmes de la forme ne
fortiori, les conformément aux demandes du Pater. Il publiait
doivent pas être séparées entre elles de telle façon alors la seconde partie, renfermant cinquante-neuf
qu'elles puissent perdre leur signification et par là méditations, sur la résurrection, la descente du Saint-
cesser de jouer le rôle de forme. Au cas où la chose se Esprit, l'Église et les sacrements. Unis ou séparés,
produirait, il faudrait en juger d'après l'estimation les deux volumes continuent à paraître, Venise, 1586,
morale qu'on peut en faire. De plus, une seule action 1592. Vingt-sept ans après l'apparition de la première
et une seule forme' peuvent en soi être suffisantes pour partie, donc vers 1600, il publia la troisième et la qua-
l'administration de plusieurs sacrements simultanés trième, avec des méditations sur les fins dernières,
(par exemple, le sacrement de pénitence accordé à un dont nous n'avons vu qu'une édition de Venise 1607.
grand nombre d'individus dans une absolution collec- Ces deux dernières parties ne semblent pas avoir eu le
tive), parce que un seul signe peut être appliqué à des même succès que les premières, d'ailleurs la vogue
sujets multiples. Mais agir ainsi, hors le cas de nécessité s'était arrêtée et nous n'avons plus rencontré qu'une
est illicite, parce qu'interdit par l'Église, tout au édition de la première partie, Bergame, 1645. Il n'en
moins sous peine de péché véniel et ce serait péché ; était pas de même en France. Quand le P. Bellintani y
mortel si cette manière d'agir, pouvait créer un péril fut envoyé, il apporta certainement son ouvrage à ses
de nullité du sacrement. » Ch. Pesch, Prœlectiones confrères italiens, qui étaient assez nombreux. Il
dogmaticae, Fribourg-en-B., 1914, t. vi, n. 35. faut cependant attendre plusieurs années avant de
A. Michel. voir la première partie de la Practique de l'oraison
1. MATTHIAS BELLINTANI DESALO, mentale ou contemplative, traduilte d'italien en français
frère mineur capucin, était né le 29 juin 1534, d'une par M. Jacques Gaultier Parisien, in-16, Lyon, Arras,
bonne famille de Gazzane, dans les environs de la ville 1593. Peu après paraissait la Practique de l'oraison,
dont il prit le nom, à son entrée en religion, le 4 octo- faicte françoise par Jacques Roussin, 2 in-12, Lyon,
bre 1551. Après sa profession il était envoyé à Naples 1601, 1605, 1613, 1618, 1620, Arras, 1618. De son côté
pour y faire ses études sous la direction du P. Jérôme le P. Blancone, observant du couvent de Toulouse,
de Pistoie (voir son article); mais comme il ne pouvait traduisait la Troisième et la Quatrième partie de l'oraison
supporter le climat du midi, on le transféra dans la mentale, 2 in-12, Paris, 1609. On les trouve encore De
province d'Ombrie, où enseignait le P. Jérôme de nouveau reveues et corrigées sur l'Italien, par I. D. IL,
Montefiore, déjà maître en théologie chez les conven- Douai, 1610, 1611. Le chartreux Antoine Volmar don-
tuels. Les progrès du jeune religieux ne démentirent nait également une traduction latine des deux pre-
pas les espérances de ses supérieurs et bientôt il devint mières parties, Practica orationis mentalis seu contem-
un prédicateur de renom. Les dignités l'attendaient plativœ, in-12, Constance, 1607; Cologne, 1609;
dans sa province de Milan et ensuite dans celle de Prague, 1682, et un capucin de la province de Castille
Brescia, séparée de la première en 1587. Par deux fois les traduisait en espagnol et les éditait en 1625, Prac-
il fut définiteur général, et il venait d'être élevé à cette tica de la oracion mental.
charge, au chapitre du mois de mai 1575, quand on Fervent, apôtre de la dévotion aux Quarante-heures,
l'envoya commissaire général en France, où les capu- dont les capucins étaient les propagateurs, le P. Bellin-
cins commençaient à s'établir. Saint Charles Borromée, tani publia le premier ouvrage que l'on connaisse sur
qui l'avait en haute estime, le munissait à cette occa- cette pieuse pratique, Trattalo délia santa oratione délie
sion de lettres de recommandation pour Henri III quaranla hore, ncl quale si contiene l'origine di quesla
et le nonce du pape à Paris. Bien accueilli à la cour, le oratione, alcuni essercitii da fare in quella e gli ordini
P. Bellintani s'acquitta avec succès de la mission qui che tiene in farla, in-16, Venise, 1586?, Brescia, 1588,
lui était confiée, et obtint des lettres patentes du roi, édition différente, Borne, 1588, Pavie, 1590. Un autre
confirmant celles de son prédécesseur Charles IX et chartreux, Jean Gelderman, en donna une traduction
les donations de sa mère, Catherine de Médicis. Il latine, Tractatus de sancla oratione quadraginta hora-
gagna aussi aux capucins la bienveillance de l'évêque rum..., in-16, Cologne, 1636. Des extraits de ce traité,
de Paris, Pierre de Gondi, jusque-là assez peu favo- devenu fort rare, étaient plus récemment publiés par
rable. Le séjour du P. Matthias en France ne dura que deux anonymes, le P. Jean de Milan, capucin, Una
trois ans. Plus tard, en 1599, il était commissaire pagina d'oro délia fede milanese, in-12, Milan, 1895,
général dans la province de Suisse, et trois ans après et G. Scurati, PU trattenimenti con Gesù inSacramento
il remplissait les mêmes fonctions en Autriche et en per l'orazione délie SS. Quarantore, in-16, ibid., 1896.
Bohême, s'attirant partout l'estime et la vénération. Outre ces opuscules mystiques, le P. Matthias en
Quand il revint dans sa province, au cours de l'année faisait paraître un autre, où il donnait la mesure de sa
1605, il était de nouveau nommé provincial, charge à science théologique et scripturaire, In sermones
laquelle il renonçait au bout de deux ans, pour se pré- S. D. S. Bonaventurse et in evangelia de lempore a
parer tranquillement à la mort, tout en continuant ses Paschatc usque ad Adventum, scripturahs introduc-
prédications jusqu'au bout. Le P. Matthias mourut tiones, quibus adjecti sunt sermones ipsi ejusdem
au couvent de Brescia le 20 juillet 1611; il avait S. Doctoris, in-4°, Venise, 1588. On lui avait remis pour
soixante-dix-sept ans. les examiner, des sermons attribués à saint Bonaven-
Parmi les auteurs que saint François de Sales con- ture; étaient-ils de lui, méritaient-ils d'être imprimés?
seille à Philothée, là où il lui parle de l'oraison, Intr. Il ne donnait aucune indication sur leur authenticité,

à la vie dév., II e part., c. i, nous trouvons le nom de attestée par ailleurs, car on les retrouve dans l'édition
Bellintani. Il avait en effet composé la Prattica deliora- des Opéra omnia, t. ix, Quaracchi, mais il les publiait
857 MATTHIAS BELLINTANI DE SALO — MATTHIAS DE I.A COURONNE 358

en faisant précéder chaque sermon d'une Iniroductio appelé P. Matthias en souvenir de son oncle, pour
scripturalis fort développée, qui forme eHc-inèine un éditer Quadra.gesim.alt
le Ambrosianum duplex, 2in-8°,
véritable sermon. Comme son ms. présentait des Lyon, 1624, 1625, avec un beau portrait de l'auteur
lacunes, il les comblait avec des sermons de François gravé par Audran, Cologne, 1628 et 1681, avec un
de Meyronnes et un de Pierre Auriol, franciscains. Lui- nouveau titre, Conciones exquisitissinue in singulos
même, nous l'avons dit, était un prédicateur estimé dies quadragesimie et advcnlus. Une lettre du procu-
et nous en avons une preuve dans ce volume de ser- reur général de l'ordre, en date du 4 septem-
mons, qu'il publia sur les instances du cardinal Fré- bre 1627, nous fait savoir que la Congrégation (du
déric Borromée, qui les avait entendus dans sa cathé- Saint Office?) ne permettait pas l'impression du livre
drale de Milan, Delli dolori di Chrislo Sig. nosiro pre- du P. Matthias sur l'Apocalypse. On mentionne en
diche otto, con altre quatlro d'altre materie, in-8°, Ber- effet parmi ses manuscrits une Expositio in librum
game, 1598. Dans ce genre nous citerons encore VOra- Apocalypsis B. Joannis Aposloli, qui, dit-on, se con-
zione iunebre nclla morte d'Alessandro I.uzzago nobile servait à la bibliothèque vaticane par ordre de Clé-
Brescfano, Brescia, 1602, prononcée aux obsèques, le ment VIII, mais dont nous n'avons pas rencontré de
11 mai, ce qui n'empêche pas les bibliographes d'en traces. Sans nous arrêter à ses autres mss., aujour-
indiquer une édition de 1594. Pour lui, en efïet, ils d'hui perdus pour la plupart, nous signalerons encore
ont accumulé les bévues les plus grosses. un cahier de 26 feuillets, que ne mentionne aucun
Vers 1587, le P. Matthias avait été chargé d'écrire bibliographe, mais dont la publication était autorisée
et de publier les chroniques ou Annales de son ordre, en 1618, Pratlica per la oralione mentale délia bealissima
travail dont toutes les missions qu'on lui confia ren- Vergine Maria. Nous ne saurions dire s'il fut imprimé.
daient l'exécution difficile. Il composa cependant une L'autre frère du P. Matthias, le P. Paul, se dévoua
Historia capuccina, 2 ms. in-4°, aux archives générales, au service des malades pendant la peste qui désola
qui sont une des meilleures sources à consulter. La Milan en 1576, et il écrivit le Dialogo délia peste, publié
bibliothèque de la ville de Douai conserve une tra- en grande partie par F. Odorici, / due Bellintani, dans
duction de l'Histoire capucine, par le P. Philippe de la Raccolta di cronisti e documenli storici lombardi
Cambrai, la Vaticane possède hors classement, une inedili, Milan, 1857, t. n.
première rédaction autographe, Croniche dell' ultima e
perfetta rijorma delta religione di S. Francesco di frati Compendio delta vita del P. Matlia Bellintani, Bergame,
minori osservanti detli capucini. Le P. Papebroch, S. J., 1650; Bernard de Bologne, Bibliothcca seriptorum ord. min.
a publié dans les Acta Sanctorum, t. iv de mai, une capuccinorum, Venise, 1747; Fréd. Bonomée, De sacris
nostrorum temporum oraloribus. Milan, 1632; Boverius,
Vila B. Felicis a Cantalicio, ex processible anle annum
Annales ord. fr. min. capuccinorum, ann. 1575 et 1611, t. I
1-590 ilalice collecta, écrite par le P. Mathias. Plein de
et il, Lyon, 1632, 1G39; Cozzando, Libraria Bresciana,
vénération pour sa bienheureuse compatriote, sainte Brescia, 1694; A. De Santi, L'orazione dette Quaranlore
Angèle de Mérici, il en écrivit une biographie que l'on e i tempi di calamiià e di guerra, Rome, 1919; Documents
veut avoir servi de base principale au livret du pour servir à V histoire de V établissement des capucins en
P. Octave Gondi, S. J., Vita délia B. Angela Bresciana, France^ Paris, 1894; Jean Antoine de Brescia, Vita del
prima fondatrice délia compagnia di S. Orsola, in-4°, P. Mattia Bellintani, Milan 1885; Jean de S. Antoine,
Bibliotheca universa franciscana, Madrid, 1732; Mazzu-
Brescia, 1600.
chelli, Gli scrittori d' Italia, t. n, p. 629, Brescia, 1753;
En mourant le P. Matthias laissait de nombreux
Sala, Documenli circa la vita di S. Caria Borromeo, t. il,
mss., imparfaits pour la plupart, dont un de ses deux Milan, 1857; Vladimir de Bergame, / cappaccini Brescianl,
frères, capucins comme lui, le P. Jean Bellintani, Milan 1891; Wadding-Sbaraglia, Scriptorcs ord. nnnorum,
publia quelques-uns. Corone spirituali per ialtentione Rome, 1806.
in conlemplare la Passione del Salvatore, Milan, 1614, P. Edouard d'Alençon.
Home, 1616. Son ami, saint Charles, lui ayant demandé 2. MATTHIAS DE LA COURONNE
un recueil de méditations, le père le renvoyait à la (a Corona), théologien et prédicateur carme chaussé
l'rattica dell'oratione, mais le pieux cardinal voulait belge du xvn e siècle. —
Né à Liège, il revêtit l'habit des
quelque chose de plus concis; alors il lui offrit ces carmes en sa ville natale. Ayant pris le doctorat en
Corone, qu'il avait composées pour son usage et il théologie à la Sorbonne, il rentra en son couvent de
les donnait également au cardinal Morosini, évêque de Liège, dont il fut plusieurs fois prieur et qu'il res-
Brescia et à d'autres peut-être. Bien placé pour être taura. De même il fut commissaire général pour les
exactement informé, le P. Jean dit qu'il ne voulut couvents belges de son ordre. Il se distingua aussi
jamais permettre qu'on les imprimât de son vivant. comme prédicateur. Le 18 février 1676 il mourut au
Lue traduction latine avait été faite pour les novices couvent de Liège, qu'il avait embaumé de ses ver-
pendant son séjour en Bohême; plus tard on les tus et surtout de son observance régulière, à l'âge
publiait en allemand, Geisllicher Rosenkranz, in-12, de 78 ans, après 62 ans de profession religieuse,
Ingolstadt, 1616, Munich, 1623, et en français, Sept Il écrivit un ouvrage de grande envergure d'apo-
couronnes spirituelles pour les sept jours de la semaine, logie, de théologie positivo-scolastique, de morale et
Rouen, 1622. C'est peut-être le même opuscule que de droit canon Sanctitas Ecclesiœ romanw in S. Elia
:

nous avons rencontré sous le nom du P. Matthias, P opheta Carmelitarum protoparente (igurala, seu
Exercice d'amour ou de la Passion, Lille, 1633. C'est Expositio lilleralis, myslica et moralis sparsim a
encore à son frère, croyons-nous, que l'on doit un cap. S VII Ubri III Regum usque ad cap. XIII lib. I V
autre livret, Ulili ricordi e rimedii per quelli che dalla Regum inclusive, sancliiutem Ecclesuv romanse deli-
yiustizia sono alla morte condannati, in-32, Salo, 1614. neans, Liège, 1663 sq. Cet ouvrage devait comprendre
Le P. Lucien de Brescia les a réédités en appendice à. 12 gros tomes in-folios; huit seulement en ont été
son livre, Il lume acceso ad un moribondo, in-8°, Brescia, publiés. Le t. i traite de l'existence, des notes, de
172:,. 1730. Plus important est le Teatro del Paradiso l'origine, de la propagation et de la maternité de
ooero meditationi délia céleste gloria, 2 in-8°, Salo, 1620, l'Église romaine; le t. n de l'Église romaine et de sa
que traduisit en français le P. Martial deRiom, capu- primauté; le t. m
du pouvoir infaillible de Pierre et
cin. Théâtre du paradis, ou méditations de la gloire des pontifes romains ses successeurs en ce qui touche
céleste, in-8°, Lyon, 1629. Il publia ensuite les Essage- la foi et les moeurs, du gouvernement de l'Église, etc.;
raiioni moruli, in-8°, Salo, 1622, qui sont de courtes et le t. IV, de la dignité et du pouvoir des évêques; le
ferventes exhortations pour tous les dimanches et t. v du pouvoir judiciaire des évêques et du droit
fêtes de l'année. Le P. Jean était assisté d'un neveu, militaire des prélats qui ont une juridiction temporelle;
359 MATTHIAS DE LA COURONNE MATTHIEU (SAINT) 360

le t. vides missions apostoliques, de l'utilité des mis- évangile dans saint Justin où l'on a relevé une qua-
sions et des vertus, privilèges, office et pouvoir des rantaine d'allusions à Matth., le Pasteur d'Hermas,
missionnaires; le t. vu de la dignité des cardinaux, la II* démentis, etc. De ces citations et allusions il
légats, nonces et inquisiteurs de la foi; avec un sup- résulte que le premier évangile, en son texte grec,
plément pour prouver la sainteté de l'Église; le était connu partout au n« siècle.
I. vin, montre comment l'Église romaine est sainte 2° Témoignages patristiqu.es concernant la composi-
par les princes chrétiens. Les quatre tomes non tion du premier évangile. — Le témoignage le plus
publiés (t. ix-xii) traitent aussi de la sainteté de ancien est celui de Papias, dans le texte célèbre conser-
romaine manifestée par le peuple fidèle, par la
l'Église servé par Eusèbe, //. E., III, xxxix, P. G., t. xx,
défense dela sainteté de Dieu et par les sacrements. col. 300, où il est question d'abord de l'évangile de
Matthias de la Couronne publia aussi en français saint Marc, puis de celui de saint Matthieu dans les
une Vie et miracles de S. Albert (de Sicile), Carme. termes suivants : « Quant à Matthieu, il a mis en

ordre les discours, xà X6yia, en langue hébraïque, et


Daniel de la V. M., Vinea Carmeli, Anvers 1662, p. 585;
Spéculum carmelitanum, Anvers, 1G80, t. i, p. 328 b, n. 1352; chacun les a interprétés comme il pouvait. » Toute la
t. n, p. 1013 t>, n. 3538; p. 1106 a, n. 3921; Foppens, tradition ecclésiastique a vu dans ces 7.6yiy. l'original
Bibliothtca Belgica, Bruxelles, 1739, p. 872 b; Cosme de hébreu de l'évangile grec qu'on attribuait à saint
Villiers, Bibliolheca carmelitana, Orléans, 1752, t. il, Matthieu. Ainsi saint Irénée, qui cite le texte grec
col. 407-409, n. lll;'Hurter, Nomenclator, 3° édit., t. iv, du premier évangile et dit, Contra hseres., III, i, P. G.,
col. 88.
t. vu, col. 844, que Matthieu a donné par écrit l'évan-
P. Anastase de S. Paul. gile dans la langue des Hébreux, pendant que Pierre
1. MATTHIEU (Saint), l'un des douze apôtres, et Paul prêchaient l'évangile à Rome; Origène (cité
à qui la tradition ecclésiastique attribue la composi- par Eusèbe, //. E., VI, xxv, P. G., t. xx, col. 552)
tion du premier évangile. qui déclare tenir de la tradition, que le premier évan-
Saint Matthieu figure dans les quatre listes d'apôtres gile écrit est celui selon Matthieu, qui l'a donné à ceux
que donnele Nouveau Testament, Matth., x, 3; Marc, des croyants venant du judaïsme, composé en carac-
n, 18;Luc, vi, 15; Act., i, 13. Le premier évangile tères hébraïques; saint Cyrille de Jérusalem, Calech.,
accompagne son nom de l'épithète ôtsXwvtjç, le publi- xiv, 15, P. G., t. xxxiii, col. 884; saint Épiphane,
cain, et il raconte, ix, 9, la vocation d'un péager, Hier, xxx, 3, P. G., t. xli, col. 409; Eusèbe lui-même
nommé Matthieu, qui, au premier appel, quitte le qui parle du premier évangile grec comme d'une tra-
bureau de la douane pour suivre Jésus. Le même épi- duction, et déclare, H. E., III, xxiv, P. G., t. xx,
sode est rapporté avec des circonstances à peu près col. 265, que Matthieu, au moment de quitter les
identiques par les deux autres synoptiques, Marc, u, juifs qu'il avait évangélisés, leur a laissé l'évangile
14; Luc, v, 27-28; mais ceux-ci donnent le nom de écrit en hébreu pour compenser son absence. Citons
Lévi au héros de ce récit. On ne peut sérieusement encore Tertullien qui appelle saint Matthieu ftdclissi-
douter qu'il s'agisse dans les trois évangiles d'un mus evangelii commenlator, ut cornes Chrisli, De carne
même personnage. Il faut donc supposer que le publi- Christi, xxn, P. L., t. n, col. 789; et saint Jérôme qui
cain appelé par Jésus portait deux noms, tous deux résume les données traditionnelles en ajoutant qu'on
sémitiques, car Ma66aioç correspond à l'hébreu "ÇB ne sait pas qui a traduit en grec l'original de saint
(peut-être abréviation de rp ln qui signifie don de
{ ?, Matthieu. Notons que, d'après ces textes, la langue
Jahvé). Matthieu pourrait être, dans le cas comme originale du premier évangile aurait été l'hébreu.
de Simon-Céphas, le nom définitif donné par Jésus Mais on peut très bien admettre, et il est plus vrai-
à son apôtre. —
A part le récit de sa vocation et du semblable, que saint Matthieu écrivit en araméen,
repas qu'il donna aussitôt après, dans sa maison, à langue parlée par les juifs à qui il destinait son évan-
Jésus et à ses disciples, Matthieu-Lévi n'est plus men- gile.
tionné dans aucun épisode du Nouveau Testament. 3° Décisions de la Commission biblique pontificale. —
Les détails que donne la tradition sur son apostolat et Les données traditionnelles sur l'origine du premier
son martyre n'ont pas de valeur historique. évangile ont été codifiées dans un décret de la Com-
De l'évangile qui porte le nom de saint Matthieu mission biblique, du 19 juin 1911, complété par une
nous étudierons I. L'origine et la composition.
: décision du 26 juin 1912. Il résulte de ces décisions :

II. Les caractères particuliers au point de vue doc- a) que l'apôtre saint Matthieu est vraiment l'auteur de
trinal (col. 366). l'évangile qui porte son nom, qu'il a été le premier des
Origine et composition du premier évangile.
I. évangélistes et que son œuvre, écrite en araméen, était
— L'origine du premier évangile d'après la tradition
I. bien un évangile, tel que celui que nous possédons,
ecclésiastique. II. Le premier évangile et la critique. et non point seulement une collection des discours du
III. La composition du premier évangile d'après les Christ qui aurait été utilisée ensuite par le rédacteur
données intrinsèques. anonyme de notre premier évangile grec b) que la
;

/. LE PREMIER ÉVANGILE ET LA TRADITION. rédaction du texte original du premier évangile ne


1° Citations et allusions sans mention de nom d'auteur. peut être renvoyée après la ruine de Jérusalem; c) que
— Pour les Pères apostoliques, les allusions certaines notre premier évangile grec doit être tenu pour cano-
ou probables au premier évangile sont signalées par nique, et identique quant à sa substance avec l'ori-
Funk, Patres apostolici, 2 e édit., Tubingue, 1. 1, p. 2-36. ginal araméen écrit par saint Matthieu; à) qu'on ne
On en trouve dans l'épître de saint Clément aux peut mettre en doute l'authenticité des deux premiers
Corinthiens, plus sûrement encore dans les épîtres chapitres où est racontée l'enfance du Sauveur, non
de sa'.nt Ignace, et ces allusions sont plus nombreuses plus que de quelques passages de grande importance
que celles qui se rapportent au second ou au troisième dogmatique, Matth., xiv, 33; xvi, 17-19; xxvm, 19-20,
évangile. L'épître de Barnabe, iv, 14, fait allusion à contestés par certaines critiques modernes; e) que,
Matth., xxn, 14, avec la formule wç ysypa^xai qui si on a le choix entre plusieurs hypothèses pour expli-

caractérise les citations scripturaires. La Didachè quer les rapports entre les trois premiers évangiles,
contient de nombreuses citations de paroles de Jésus, on ne peut admettre la théorie dite des deux sources,
faites d'après le premier évangile, qui est dit l'évangile qui suppose que notre premier évangile grec a été
du Seigneur Did., vm, 2 et sq.
: Matth., vi, 9-13; = composé principalement d'après l'évangile de saint
Did., xv, 3 = Matth., xvni, 15-17; Did., xv, 4 = Matth., Marc et une collection des discours du Seigneur. Texte
vi, 2-4, 5-8. Même prédominance de l'usage du premier latin dans Denzinger-B., n. 2148-2154; 2164-2165.

361 MATTHIEU (SAINT), ORIGINE DU PREMIER ÉVANGILE 362

//. LU PREMIER KY AN Cl LE ET LA CRITIQUE. — l'évangile de saint Marc. Celte position ne s'accorde


C'est précisément à cette théorie des deux sources, pas parfaitement avec la décision de la Commission
présentée d'ailleurs sous des formes assez variées, biblique, d'après laquelle on doit tenir le premier évan-
que se rangent la plupart des critiques contempo- gile canonique pour une traduction, substantiellement
rains. En dehors
des catholiques, et de quelques exé- fidèle à l'original, de l'évangile araméen de saint
gètes protestants, tels que Th. Zahn, on peut dire que Matthieu. Rien néanmoins n'empêche d'admettre
l'accord est unanime entre les critiques sur les deux et c'est l'hypothèse proposée en particulier par
points suivants notre premier évangile grec est une
: M. Sickenberger et le P. Lagrange — que la traduction
œuvre originale et non point la simple traduction d'un grecque de l'évangile hébreu de saint Matthieu soit
évangile araméen il est postérieur à l'évangile de
: postérieure à l'évangile de saint Marc, et qu'elle en
saint Marc qu'il utilise. dépende pour la forme, et même, quant au fond, pour
On admet généralement que le premier évangile certains éléments dont l'addition ne modifie pas la
actuel dépend de deux sources principales du second
: substance du récit.
évangile auquel sont empruntés la plupart des récits, On n'a pas à entreprendre ici une discussion détaillée
et d'une autre source, désignée sous le nom de Logia de ce problème littéraire, qui supposerait une étude
ou de source Q (de l'allemand Quelle), d'où viennent d'ensemble sur la question synoptique, et qui sera
les discours et sentences de Jésus. Le nom de Logia abordée dans l'article Synoptiques. Il suffira de
a été donné à cette source hypothétique, parce qu'on montrer que les objections opposées par les critiques
l'a longtemps identifiée avec les Xôyioi dont Papias à l'authenticité du premier évangile ne sont pas déci-
attribue la rédaction à l'apôtre saint Matthieu. On sives, et qu'une hypothèse, telle que celle proposée par
n'est d'ailleurs pas d'accord sur le caractère de cette le P. Lagrange, tout en maintenant les données tra-
source, tel qu'il ressort du témoignage de Papias : ditionnelles, rendsufTisammentcompte des faits établis
les uns pensent que c'était un simple recueil de paroles par la critique interne, qu'il s'agisse des caractères
du Sauveur; d'autres supposent que les discours étaient particuliers de l'évangile de saint Matthieu, ou de ses
accompagnés de quelques parties narratives, qui rapports avec les deux autres synoptiques.
leur servaient de cadre; les plus conservateurs esti- ///. LA COMPOSITION DJJ PREMIER ÉVANGILE
ment que les Logia constituaient déjà, un véritable D'APRÈS LES DONNÉES INTRINSÈQUES. — Il ne s'agit
évangile, qu'ils attribuent à saint Matthieu conformé- point de prouver par l'examen intrinsèque de notre
ment à la tradition, et ils supposent que le nom de cet premier évangile actuel qu'il a été rédigé dans les
apôtre est resté attaché à notre premier évangile grec, conditions supposées par la tradition ecclésiastique.
parce que l'auteur inconnu de cet ouvrage en aurait Si l'unité littéraire que présente, on le verra, cet
emprunté la matière en grande partie à l'œuvre pri- évangile, est incompatible avec une théorie de son
mitive de saint Matthieu, que saint Luc, de son côté, origine qui en ferait une pure compilation, d'autres
aurait utilisée d'une façon indépendante. D'ailleurs, hypothèses proposées par certains critiques pour-
un attache de moins en moins d'importance parmi les raient en effet rendre assez bien compte de sa com-
critiques libéraux au témoignage de Papias, et c'est position. Mais ces hypothèses n'étant pas en accord
surtout pour des raisons de critique interne qu'on avec le témoignage traditionnel ne sauraient être
admet l'existence d'un recueil de discours de Jésus acceptées que si la critique interne rendait ce témoi-
qui aurait servi de source commune aux rédacteurs gnage irrecevable, en constatant des faits en désac-
du premier et du troisième évangile. C'est précisé- cord manifeste avec les données de la tradition. Pour
ment par la comparaison de ces deux évangiles que maintenir au contraire la thèse traditionnelle sur
Harnack a essayé, après plusieurs autres, de recons- l'origine du premier éyangile, il suffit de montrer
tituer la source Q. Les critiques les plus radicaux que l'étude interne de cet évangile ne révèle rien qui
n'admettent même pas que cette source ait un rapport s'oppose à son authenticité et à sa priorité (tout au
quelconque avec saint Matthieu d'après eux, c'est
: moins dans sa forme araméenne) par rapport aux
Minplement pour donner une autorité plus grande au deux autres Synoptiques. Cette démonstration né-
premier évangile qu'on aurait imaginé de le présenter gative pourra être ensuite complétée par la men-
comme la traduction d'un évangile hébreu, écrit par tion de certains caractères du premier évangile qui,
l'apôtre Matthieu (supposition peu vraisemblable, sans imposer la thèse traditionnelle, s'harmonisent
notons-le, car on ne voit pas pourquoi on aurait choisi particulièrement bien avec l'attribution de cet écrit à
pour auteur d'un évangile un apôtre obscur comme saint Matthieu.
saint Matthieu, si son nom n'avait été dès l'origine 1° Examen des objections, fondées sur la critique
attaché à la composition d'un écrit de ce genre). interne, contre l'authenticité du premier évangile. —
Ils ne voient d'ailleurs dans le recueil de sentences 1. Preuves alléguées en faveur de la dépendance de
évangéliques et l'évangile de saint Marc que les l'évangile de saint Matthieu par rapport à celui de saint
sources principales de notre premier évangile cano- Marc. — a) Si l'on considère le choix et l'ordre des
nique, où seraient entrés bien d'autres éléments, et épisodes dans les deux premiers évangiles, on constate
qui serait le résultat d'une compilation faite sans une ressemblance frappante, qui s'accuse surtout à
doute par étapes. Au lieu d'être le plus ancien des partir du c. xm de saint Matthieu, et qui est spéciale-
Synoptiques, l'évangile de saint Matthieu aurait des ment marquée dans les récils de la Passion. Cette
chances d'être le plus récent, et A. Loisy va jusqu'à ressemblance de fond est accentuée par la similitude
déclarer qu' «il ne paraît pas autrement certain qu'il d'expressions, parfois d'expressions peu courantes,
ait acquis sa forme définitive dès le commencement dans les passages parallèles. On doit reconnaître, avec
du second siècle ». l'ensemble des critiques que cette double ressemblance
Plusieurs critiques catholiques, sans abandonner la ne peut s'expliquer simplement par la reproduction
donnée traditionnelle qui fait de l'évangile de saint dans les deux évangiles d'une même catéchèse orale,
Matthieu le premier en date des Synoptiques, n'enten- et il faut admettre entre l'un et l'autre une certaine
dent cette priorité que de l'original araméen de cet dépendance littéraire.
évangile. Quelques-uns, adoptant l'idée générale de b) Cette dépendance étant supposée, on fait valoir
la théorie des deux sources, avaient admis que notre en faveur de la priorité de Marc les considérations sui-
premier évangile actuel n'était pas une simple tra- vantes. Le second évangile, avec ses récits vivants,
duction du Matthieu araméen, mais le résultat d'une colorés, pleins de détails concrets, a une physionomie
combinaison de celui-ci avec des récits empruntés à plus primitive et ne peut être considéré comme la
363 MATTHIEU (SAINT), ORIGINE DU PREMIER ÉVANGILE 364

Teprise de la rédaction plus abstraite et plus didactique ont été ajoutés d'après saint Marc par le traducteur
de saint Matthieu. En bien des cas les différences de grec du premier évangile; ces additions peu nom-
fond ou de forme entre les deux évangiles dans des breuses n'empêcheraient pas l'identité substantielle de
passages parallèles donnent d'ailleurs l'impression de l'évangile grec avec l'œuvre primitive de saint Mat-
corrections faites délibérément par l'auteur du premier thieu. Lagrange, op. cit., p. XL.
évangile, en vue d'abréger, de développer, de clarifier 2. Les citations de l'Ancien Testament dans le pre-
ou parfois d'introduire des nuances d'ordre théolo- mier évangile fournissent à beaucoup de critiques un
gique. Enfin on insiste sur les doublets, c'est-à-dire sur argument contre l'attribution traditionnelle à saint
lés répétitions d'un même récit ou d'une même sen- Matthieu. Ces citations, notablement plus nombreuses
tence, qui sont assez nombreux dans le premier évan- dans cet évangile que dans les deux autres Synop-
gile (plus de 20); ces doublets prouvent, d'après la tiques, sont souvent faites d'après la version grecque
plupart des critiques, que l'auteur a rapporté le même des Septante, tandis qu'un évangile composé en
fait ou la même parole une fois en s'inspirant de hébreu ou araméen aurait, dit-on, cité l'Ancien
l'évangile de saint Marc, une autre fois d'après une Testament d'après le texte hébreu.
source différente, les Logia probablement. Il est exact que beaucoup de citations dans le pre-

Nous avons admis, article Marc, t. ix, col. 1947, mier évangile, spécialement celles qu'il a en commun
que l'évangile de saint Marc est la reproduction fidèle avec les autres Synoptiques, se rapprochent davantage
d'une catéchèse primitive, celle de saint Pierre : il des Septante. Par contre, il est remarquable que celles
ne saurait donc être question de le faire dépendre litté- qui sont particulières à cet évangile s'inspirent plutôt
rairement, tout au moins pour l'ensemble de l'ouvrage, du texte hébreu de l'Ancien Testament ou du moins
de l'évangile de saint Matthieu. Mais les rapports trahissent une influence de l'hébreu. Dès lors, conclut
entre les deux premiers Synoptiques n'exigent pas non le P. Lagrange, op. cit., p. cxxn sq., la solution la plus
plus, semble-t-il, que Matthieu dépende de Marc, à satisfaisante paraît être la suivante. Saint Matthieu,
condition d'admettre, avec la tradition ecclésiastique, écrivant en araméen (non pas en hébreu, car il aurait
l'existence d'un Matthieu hébreu ou araméen, dont cité sans doute plus textuellement), s'est -servi du
le traducteur grec aurait connu et utilisé l'œuvre de texte hébreu de l'Ancien Testament, en l'utilisant
saint Marc. Cette hypothèse explique suffisamment d'ailleurs assez librement. Le traducteur grec, pour
la similitude d'expressions entre les deux évangiles, les citations qui n'avaient pas de parallèle dans Marc,
le traducteur ayant conformé son texte à celui de a traduit exactement l'original de Matthieu; tandis
saint Marc; quant aux divergences, elles ne présentent que, là où il trouvait la citation déjà faite dans le
pas aussi nettement qu'on le prétend le caractère de second évangile d'après les Septante, il a adopté de
corrections systématiques faites par le rédacteur du préférence le texte de Marc, même si le texie s'écar-
premier, évangile. Cf. Lagrange, Évangile selon S. Mat- tait un peu de la leçon de l'hébreu, qui figurait dans
thieu, p. lviii sq. ; rien n'empêche d'ailleurs de les l'évangile araméen. Cette hypothèse rend mieux
attribuer aussi au traducteur. D'autant que, selon compte des faits que celle des critiques qui pensent
la remarque du P. Lagrange, si Luc, s'inspirant du que notre premier évangile a été composé directement
second évangile, reproduit à peu près intégralement en grec par un écrivain s'inspirant de l'évangile de
le fond des récits en modifiant librement les expres- saint Marc, car on ne voit pas pourquoi l'auteur aurait
sions,« Matthieu est beaucoup plus rapproché de Marc rapproché de l'hébreu certaines de ses citations, s'il
par le choix et l'ordre des mots, mais plus différent n'avait eu en mains un texte où l'Ancien Testament
pour la façon de présenter les choses. » — Quant aux hébreu était déjà utilisé.
doublets, on peut supposer sans invraisemblance dans 3. On objecte enfin contre l'attribution du premier
la plupart des cas, qu'ils sont de simples répétitions : évangile à saint Matthieu, le caractère même de cet
on remarque, en effet, en d'autres endroits du premier évangile. Est-il vraisemblable qu'un témoin oculaire
évangile la tendance de l'auteur à se répéter; d'ailleurs, ait écrit d'un style aussi schématique, en laissant de
pour certaines paroles du Christ, ainsi répétées, saint côté les détails concrets, les traits pris sur le vif,
Matthieu, les ayant introduites dans un des grands pour s'attacher presque uniquement à la portée doc-
discours où il a groupé les enseignements de Jésus, trinale ou apologétique des faits qu'il rapporte?
a très bien pu les reproduire de nouveau dans leur Il faut reconnaître que rien en effet dans la manière

contexte historique réel, par exemple, Matth., v, 32 et du premier évangile ne révèle le témoin oculaire. Mais
xix, 9; x, 22 et xxiv, 9. L'explication paraît cepen- cette constatation ne suffit pas à ébranler la force de la
dant insuffisante pour certains doublets, Matth., x, 38 tradition en faveur de l'attribution à saint Matthieu,
et xvi, 24; xvn, 20 et xxi, 21 en particulier, où la car, en dehors même de la considération de tempéra-
dépendance par rapport à Marc est plus sensible. Le ment littéraire, le but visé par un écrivain commande
P. Lagrange, op. cit., p. l sq., croit pouvoir dans ce cas sa manière, et, s'il se propose avant tout de mettre
attribuer au traducteur la répétition ainsi faite sous en lumière un enseignement, il pourra négliger dans
une forme empruntée au second évangile. — Pour son écrit les circonstances qui n'ont aucune significa-
rendre compte de la ressemblance dans le choix et tion doctrinale.
l'ordre des matériaux qui composent les deux pre- Insistera-t-on en disant qu'un récit de ce genre ne
miers Synoptiques, une solution analogue peut-être peut du moins avoir été la première forme de l'évan-
proposée. Cette ressemblance peut s'expliquer tout gile? Le P. Lagrange montre au contraire, op. cit.,
simplement en certains cas, pour les récits de la Pas- p. xxxvm-xxxix; cxxix sq., que la préoccupation
sion en particulier, par la conformité à la suite histo- dominante chez premiers prédicateurs de l'évangile
les
rique des faits. D'autre part les principaux récits, ainsi ne dut pas être une préoccupation proprement histo-
que les paroles de Jésus qui faisaienc le fond de la rique, mais une préoccupation apologétique, et que
prédication chrétienne primitive, ont dû être fixés de les premiers essais de littérature évangélique durent
bonne heure dans la tradition orale, et même peut-être être conçus en vue de la controverse avec les juifs,
dans des écrits plus ou moins fragmentaires, qui pou- à qui s'adressait la première prédication chrétienne.
vaient servir d'aide-mémoire saint Matthieu et saint
: « Or, apologie et controverse doctrinale, c'est le trait

Marc ont pu s'inspirer tous deux de cette tradition principal et particulier de l'évangile de saint Matthieu,
orale ou déjà partiellement écrite, qui déterminait la trait qui en décide l'opportunité pour les premiers
matière et la disposition générale de l'évangile. On jours. »

peut d'ailleurs admettre que quelques courts récits Les critiques reconnaissent d'ailleurs eux-mêmes
3(35 .MATTHIEU (SAINT), CARACTÈRES DU PREMIER ÉVANGILE 36G

que la composition d'une biographie proprement dite juive contemporaine du Nouveau Testament, on peut
ne fut pas le premier souci des écrivains chrétiens, noter l'influence de certains nombres qui dominent
puisqu'ils admettent généralement, à l'origine de la les groupements les nombres 7 et 3 spécialement, bien
:

littérature évangélique, la rédaction d'un recueil de que dans certains cas on puisse hésiter sur le carac-
sentences, qui fut utilisé plus tard dans notre premier tère intentionnel de ces groupes et divisions. Un exem-
et notre troisième évangile, et dans lequel ou s'était ple très net est celui de la généalogie, i, 1-17, divisée
préoccupé de fixer, en sauvegardant les termes mêmes en trois séries de 14 =(2x7) générations, ce qui a
dont Jésus s'était servi, les principaux enseignements obligé i'évangéiiste à omettre certains noms. Il y a sept
du Sauveur. .Mais de l'étude des genres littéraires dans paraboles au c. xm, sept malédictions contre les Pha-
le judaïsme et l'hellénisme à l'époque du Nouveau risiens au c. xxiii, et l'on compte généralement sept
Testament, de l'analyse surtout des besoins auxquels demandes du Pater. Plus nombreux encore les exemples
dut répondre la littérature évangélique primitive, il de groupements tripartites.
résulte qu'un simple recueil de sentences, sans un Au point de vue du style, on doit signaler l'emploi
cadre historique contenant un certain nombre de faits, fréquent du parallélisme hébraïque, et même de la
ne se comprendrait guère comme type premier d'évan- construction slrophique (dans le discours sur la mon-
gile la biographie dut avoir sa place même dans un
: tagne notamment), avec une tendance marquée à
ouvrage de controverse, parce que les faits révélaient commencer et terminer un épisode par des mots sem-
l'attitude prise par Jésus et manifestaient le carac- blables (procédé fréquent dans l'Ancien Testament et
tère de sa mission, tout autant que ses paroles. De la désigné sous le nom à'inclusio). Lagrange, op. cit.,
sorte on est amené à concevoir comme évangile pri- p. lxxxi. Pour le vocabulaire aussi, la marque juive
mitif un ouvrage dont on ne peut évidemment prouver est plus accentuée dans saint Matthieu que dans les
qu'il contenait tout ce qui figure dans notre évangile autres Synoptiques. Ce n'est pas qu'il s'y trouve un
actuel de saint Matthieu, mais qui, par le genre de plus grand nombre d'expressions araméennes repro-
composition et le caractère, devait tout au moins res- duites telles quelles, —saint Marc en conserve davan-
sembler à cet évangile. tage, en prenant soin de les expliquer —
mais le
On ne saurait conclure en tout cas du caractère texte grec est souvent la traduction d'expressions
didactique du premier évangile à son origine récente, juives, ou qui ne s'expliquent que par des idées juives :

car le développement de la tradition a dû se faire dans un des exemples les plus caractéristiques est l'emploi
le sens d'une préoccupation historique plus accentuée, des expressions royaume, des deux (au lieu de royaume
comme cela ressort de la composition de l'évangile de de Dieu), et le Père qui est dans les deux. On trouvera
saint Luc, qui est, beaucoup plus nettement que les un examen complet de ces expressions et tournures
deux autres Synoptiques, œuvre d'historien. dans Lagrange, op. cit., p. lxxxv sq., qui en tire la
2° Caractères du premier évangile favorables à conclusion, sinon que le premier évangile a été écrit

l'authenticité. 1. Il ne semble pas que la fusion d'élé- en araméen, du moins, ce qui est assez différent, qu'il
ments empruntés à deux sources principales l'évan- : a été composé par un Juif, à la juive et pour des Juifs.
gile de saint Marc et un recueil de sentences, ait pu Cette conclusion est appuyée aussi par de nombreuses
aboutir à une œuvre dont l'unité est aussi marquée allusions aux usages juifs, sans aucune explication
que celle du premier évangile. Celui-ci ne se présente semblable à celles que l'on rencontre dans l'évangile
point en elïet comme un simple recueil d'anecdotes de saint Marc; cf. spécialement Matth., xv, 2 et Marc,
et de sentences, disposées dans un cadre chronologique vu, 1-6; ces allusions sont particulièrement nom-
assez large, et sans lien de successsion bien strict. Les breuses dans le discours du c. xxm. Elles se trouvent
paroles et les faits sont au contraire groupés de façon principalement dans les paroles de Jésus, dont le pre-
à former des ensembles, qui ne tiennent pas nécessai- mier évangile a ainsi mieux conservé la couleur pri-
rement compte de la suite chronologique. On y remar- mitive. Ces allusions aux mœurs et usages d'une société
que facilement cinq grands discours nette lient mar- qui devait disparaître après la ruine de Jérusalem sem-
qués par la façon dont ils sont introduits et surtout blent indiquer d'autre part que l'évangile de saint
dont ils se terminent (noter les formules de conclu- Matthieu, tout au moins sous sa forme première, a été
sion toutes semblables, vu, 28; xi, 1 xiii, 53; xix, 1
; ;
écrit avant 70.
xxv 1), comme aussi par l'unité du thème discours
, : Ces traits caractéristiques du premier évangile
sur la montagne, discours sur la mission des apôtres, pourraient être sans doute attribués à l'utilisation des
discours des paraboles., discours sur les devoirs mutuels Logia. Mais, comme ils se rencontrent à peu près dans
des disciples, discours eschatologique. De même il y a tout l'évangile, ils s'expliquent mieux encore si l'on
des groupements de faits : par exemple la collection admet que cet évangile a été écrit en araméen- par
de dix miracles, vm, 1-ix, 31. De plus les récits saint Matthieu, sous une forme peu difïérente du texte
ne sont pas juxtaposés aux discours, iis sont intime- grec actuel.
ment liés à l'enseignement, qu'ils servent à appuyer, II. Caractéristiques doctrinales du premier
et dont iis sont généralement inséparables. De là dans évangile. — 1° But et idée centrale. —
Plus encore que
le premier évangile cette unité organique qui n'aurait les deux autres Synoptiques, le premier évangile a un
pas été obtenue, semble-t-il, s'il avait été formé par caractère didactique. L'auteur veut prouver une thèse,
la réunion d'une part de récits, d'autre part de sen- établir que Jésus était le Messie, et que, par suite, les
tences provenant de deux sources différentes. privilèges d'Israël ont passé des Juifs demeurés incré-
2. Cette homogénéité se manifeste particulièrement dules aux disciples du Christ.
dans la persistance d'un bout à l'autre du premier Le P. Lagrange atrès bien dégagé l'idée centrale de
évangile de certains traits qui en accusent le caractère cet évangile en le résumant en ces ternies, op. cit.,
sémitique, judaïque, et même l'archaïsme, traits qui p. xxix. « Le grand fait historique mis en lumière, c'est
s'accordent assez bien avec les données traditionnelles que Jésus, condamné par les Juifs comme faux Messie
sur l'origine de cet évangile. et usurpateur blasphématoire du titre de Fils de Dieu,
Bien qu'il soit écrit dans une langue qui se rap- s'était cependant révélé à Israël comme son Messie,
proche du grec classique, on a pu dire de notre pre- continuant le plan divin dans la ligne de la révélation,
mier évangile que « malgré son vêtement grec, il était et autorisé par des œuvres divines. Les chefs d'Israël
un étranger parmi les Grecs », Claddcr, Unsere Evan- et le peuple même l'ayant rejeté, ils s'étaient privés
gelien, Fribourg, 1910, p. 67. Parmi les traits nette- d une révélation plus haute, accordée par une grâce
ment sémitiques, qu'on retrouve dans la littérature divine aux petits, et surtout à Pierre, ce qui impli-
3G7 MATTHIEU (SAINT), CARACTÈRES DU PREMIER ÉVANGILE 368
quait leur réprobation comme peuple de Dieu et leur dance judéo-cluélienne qui différencierait le premier
châtiment. Jésus néanmoins avait fait l'œuvre de son évangile des deux autres Synoptiques. Il est dit, v, 18-
l'ère en organisant d'avance une Église, en dehors du 19, que pas un seul trait de lettre ne passera de la
judaïsme, et ouverte à toutes les nations. » Loi, et que celui qui la violera ou enseignera à la
Certains critiques ont attribué à l'auteur du premier violer sera le plus petit dans le royaume des cieux; la
évangile une intention plus apologétique et polémique mention du sabbat, xxiv, 20, suppose que la loi juive
que dogmatique saint Matthieu aurait visé, en l'écri-
: sur ce point reste obligatoire pour les disciples de
vant, les juifs non convertis, afin de les convaincre de Jésus; cf. aussi xxiv, 17-20, où ne figure pas l'incise :

la mission et de la dignité messianique de Jésus. Mais, purifiant tous les aliments, qui se trouve dans le pas-
s'il s'était ainsi adressé aux Juifs pour les convertir, sage parallèle de Marc, vu, 19. On signale d'autre
il semble pas dû faire une si large place
qu'il n'aurait part, comme procédant d'un esprit analogue qu'on
aux paroles sévères de Jésus contre les pharisiens, estime opposé à celui de saint Paul, certaines décla-
paroles qui ne pouvaient les disposer favorablement rations qui paraissent limiter à Israël la mission du
pour la nouvelle doctrine. En réalité le premier évan- Christ, xv, 24, et même l'apostolat de ses disciples,
gile a été composé à l'intention des communautés x, 5-6.
judéo-chrétiennes, pour les convertis du judaïsme, en A ces textes, par ailleurs, s'en opposent d'autres qui
vue de fortifier leur foi au Christ, et aussi de leur four- marquent une tendance contraire. Saint Matthieu
nir des armes dans leurs controverses avec leurs reproduit la parole sur le Fils de l'homme maître du
anciens coreligionnaires. De là l'insistance de l'auteur sabbat, xu, 8; sur la miséricorde qui vaut mieux
sur les arguments qui pouvaient davantage toucher que le sacrifice, ix, 13 et xu, 7; surtout la déclaration
les juifs il établit la messianité de Jésus surtout en
: sur le vin nouveau qu'il ne faut pas verser dans
montrant qu'il a accompli en sa personne et dans sa de vieilles outres, x, 17; déclaration qui, sans doute,
vie ce que les Écritures avaient dit par avance du ne vise directement que les pratiques pharisaïques,
Messie; il présente le christianisme comme le véritable mais dont l'esprit annonce une rénovation spirituelle
développement du judaïsme, en s'attachant à prouver plus profonde, qui atteindrait les observances légales
que Jésus n'a pas rejeté la Loi, et que son enseigne- elles-mêmes devenues inutiles. D'autre part le pre-
ment ne faisait que la perfectionner, d'où il résulte mier évangile abonde en traits universalistes, en
que ce sont les Juifs incrédules eux-mêmes qui, par paroles qui débordent l'horizon purement israélite
leur aveuglement volontaire, se sont exclus du salut et annoncent l'entrée des Gentils dans le royaume, où
messianique, auquel les païens sont appelés à leur ils prendront la place des juifs endurcis, vin, 10-14;

place. Des sévérités de Jésus pour les pharisiens et les xxv, 43. L'Évangile devra être prêché par toute la
docteurs avaient leur raison d'être dans cette apologie terre, xxiv, 14; xxvi, 13; xxvm, 20. L'évangéliste
du christianisme contre le judaïsme, en montrant qui a reproduit ces déclarations ne peut avoir été
comment ceux-ci avaient mal interprété la Loi et les un judéo-chrétien, au sens strict du mot, et certains
prophètes, et étaient mal qualifiés par suite à se poser critiques estiment en conséquence qu'on doit mettre
comme les guides religieux du peuple juif. non à son compte, mais au compte de ses sources,
2° L'Évangile et la Loi. —
Cette destination de les traits qui ont une saveur judaïsanle, Goguel, Intro-
l'évangile de saint Matthieu explique la place qui y est duction au N. T., t. i, p. 437. Mais il faut plutôt se
faite aux rapports de l'Évangile et de la Loi. demander si cette apparence judaïsante n'est pas due
La question se posait vis-à-vis des Juifs non conver- parfois à ce que certaines paroles de Jésus, placées
tis; elle se posait dans la communauté chrétienne par l'évangéliste hors de leur contexte historique,
elle-même, où l'on se demandait quelle attitude risquent de recevoir une interprétation qui en fausse
prendre à l'égard des pratiques du judaïsme. L'évan- ou du moins en exagère la portée. Par exemple, le
gt liste s'est attaché à mettre en lumière l'enseigne- f. 19 du c. v sur l'observation minutieuse des com-
ment de Jésus sur ce point, et c'est le thème principal mandements est placé par saint Luc, xvi, 17, dans un
du discours sur la montagne. L'idée fondamentale en autre contexte. Les commandements dont il est ques-
est la continuité entre l'Ancien et le Nouveau Testa- tion ne sont donc pas nécessairement les plus petits
ment, qui trouve son expression la plus nette dans le points de la Loi de Moïse, mais de la Loi de Dieu, telle
texte capital, v, 17 « Ne pensez pas que je sois venu
: qu'elle est proposée dans sa plénitude par Jésus.
pour abolir la Loi et les Prophètes; je ne suis pas On doit surtout, pour interpréter sainement ces
venu pour abolir, mais pour parachever, 7v>.7jpcoaat. » textes, se placer dans le moment et les circonstances
L'économie de la Loi et des Prophètes, c'est-à-dire où Jésus a parlé. Il devait y avoir nécessairement, du
de l'ancienne alliance, subsistera dans son ensemble, vivant du Sauveur, et même encore quelque temps
mais elle sera complétée et perfectionnée. Ce complé- après, jusqu'à l'organisation définitive de l'Église, une
ment et ce perfectionnement ne seront pas obtenus économie provisoire, où la société religieuse nouvelle
par des précisions nouvelles ajoutées à la lettre des ne se dégagerait encore nettement du judaïsme ni
commandements, comme faisaient les docteurs juifs territorialement, ni dans ses formes extérieures.
qui avaient surchargé de leurs commentaires minu- Saint Matthieu semble avoir insisté, plus que les autres
tieux et souvent puérils le texte des observances évangélistes, sur les paroles de Jésus qui se rappor-
mosaïques cette tradition des anciens, xv, 2, tradi-
: taient à cette phase intermédiaire, et paraît avoir
tion purement humaine, xv, 9, et qui parfois abou- voulu marquer ainsi plus nettement la continuité du
tissait par son formalisme à se mettre en opposition christianisme et du judaïsme. Son universalisme est
avec ce qui était le plus nettement exigé par l'esprit par suite moins accentué dans l'expression que celui
de la Loi, xv, 6, Jésus la rejette. La justice de ses de saint Marc et de saint Luc. Mais il y a loin de là à
disciples devra être supérieure à celles des scribes et faire de saint Matthieu un judéo-chrétien au sens
des pharisiens, v, 20, non point par une observation ordinaire de ce mot. Comme le dit très bien le P. La-
plus littérale des préceptes de la Loi, mais par une grange, op. cit., p. clv, «il est plutôt préjudéo-chrétien,
intelligence plus profonde, une pratique plus intérieure c'est-à-dire antérieur au moment où le judéo-
des commandements, interprétés dans l'esprit des christianisme est devenu une thèse. Il est moins
deux préceptes fondamentaux de l'amour de Dieu et éloigné que Marc du berceau israélite. Il'n'est pas pau-
du prochain, auxquels tout est subordonné dans la Loi. linien; mais il n'est pas non plus en réaction contre
Certains textes semblent aller plus loin dans le sens Paul. Il est prépaulinien, n'ayant même pas les préoc-
du respect de la Loi, et l'on a voulu y voir une ten- cupations dont Marc témoigne. »
309 MATTIIIEI SAINT). CARACTÈRES DU PREMIER ÉVANGILE 370

3° Jésus Messie et Fils de Dieu. - 1. Le même souci prouvé, en explique néanmoins et en précise très
de présenter le christianisme comme une suite du exactement le sens. » Lepin, Jésus Messie et Fils de
judaïsme, qui s'imposait à saint Matthieu en raison Dieu, p. 284-285.
dos premiers destinataires de son évangile, apparaît La transcendance de Jésus s'affirme d'ailleurs net-
dans son insistance à montrer en Jésus le Messie, fils tement en d'autres passages caractéristiques du pre-
de David, héritier des promesses divines et de la mier évangile. La façon dont le Maître, dans le dis-
dignité royale. cours sur la montagne, oppose son enseignement à celui
C'est cette filiation davidique que vise à établir la des docteurs juifs, et même à celui de la Loi « Et :

généalogie placée en tète du premier évangile. C'est moi, je vous dis... » explique l'appréciation commune
la qualité de Messie et les droits de Jésus au trône de aux trois Synoptiques sur l'autorité exceptionnelle de
David que mettent en relief les récits de l'enfance. On cet enseignement, Matth., vu, 29; Marc, i, 22, Luc,
sait de plus avec quel soin particulier saint Matthieu iv, 32. Le pouvoir souverain et universel du Christ,
souligne, tout le long de la vie de Jésus, l'accomplisse- pour instruire, commander et sanctifier, est formulé
ment de ce que l'Écriture avait prédit au sujet du solennellement dans la dernière parole du Christ
Messie : ne se contente pas, comme les autres évan-
il ressuscité, xxvm, 18 a Tout pouvoir m'a été donné
:

gélistes, de rapporter les passages de l'Ancien Testa- dans le ciel et sur la terre. » La formule trinitairc
ment, que Jésus lui-même avait allégués comme des qui suit « baptisant
: au nom du Père, du Fils et du
prophéties se rapportant à sa personne; il a en propre Saint-Esprit », place Jésus dans la sphère de la divi-
un assez grand nombre de citations bibliques dont il nité, au même rang que le Père et le Saint-Esprit, et
fait l'application aux faits de la vie du Sauveur, i, 22- a une portée dogmatique considérable. On en a
23: n,6, 15, 18, 23; iv, 14 sq.; vm, 17; xii, 18,21; xin, contesté l'authenticité, en particulier Conybeare, Zeit-
14 sq., 35; xxi, 5; xxvn, 9. Les lecteurs juifs du pre- schri/t fur N. T. Wissenschaft, 1901, p. 275-288,
mier évangile devaient être très sensibles à l'argument s'appuyant sur l'autorité d'Eusèbe, mais les objec-
ainsi tiré de l'accomplissement des prophéties mes- tions ont été réfutées de façon décisive. Cf. J. Lebre-
sianiques, tandis que saint Marc et saint Luc écrivant ton. Origines du dogme de la Trinité, 2»édit., p. 563-
pour des chrétiens, moins familiers avec les Écritures 564. On a contesté aussi l'authenticité, comme on a
et leur interprétation traditionnelle, devaient natu- discuté la portée théologique 'de la déclaration de
rellement lui donner moins de place. Jésus sur son union avec le Père, Matth., xi, 25-27,
Par ailleurs, saint Matthieu n'insiste pas moins parallèle à Luc, x, 22 ce texte capital a été étudié
:

que les deux autres Synoptiques sur la valeur pro- dans l'article Luc, t. ix, col. 991-992.
bante des miracles de Jésus en faveur de sa mission 3. Les récits de l'enfance de Jésus dans saint Mat-
divine. On a,même dit qu'il avait accentué plus que thieu n'ont de commun avec ceux de saint Luc que
saint Marc le pouvoir du Christ comme thaumaturge, la conception surnaturelle de Jésus et la naissance à
et l'on a voulu voir dans ce fait une marque d'origine Bethléem.
tardive. Mais, s'il a en propre quelques récits de Le point de vue est tout différent dans les deux
miracles, et de miracles présentant un caractère un évangil.es. Marie paraît être le centre de ceux de saint
peu exceptionnel, comme celui du didrachme, xvii, Luc, tandis que dans saint Matthieu, c'est Joseph qui
24-27, la marche de Pierre sur les eaux, xiv, 28-31, est au premier plan. On n'a pas pu prétendre, comme
la résurrection des morts à la Passion, xxvn, 51, il on l'a fait pour le troisième évangile, que l'idée de la
omet par contre plusieurs miracles rapportés par conception virginale aurait été introduite après coup
le second évangile, Marc, i, 23-28; vu, 31-37; vm, 22- dans des récits auxquels, dans leur teneur originale,
26. D'autre part, certaines formules générales em- elle était étrangère. Tout le récit de saint Matthieu sup-
ployées par saint Matthieu, et où l'on a voulu voir pose la croyance à la naissance miraculeuse du Sau-
l'intention de multiplier les miracles, sont simplement veur, personne ne le conteste. Mais les critiques se
des expressions vagues, qui ne visent qu'à faire res- refusent en général à admettre la valeur historique de
sortir, sans aucune précision, le grand nombre des ces récits. L'objection la plus sérieuse repose sur la
guérisons opérées par Jésus. de les concilier avec ceux de saint Luc, et l'on
difficulté
2. La qualité de Fils de Dieu et celle de Messie sont doit reconnaître qu'il y a là deux conceptions, non
étroitement associées dans l'évangile de saint Mat- point opposées, mais tout de même entièrement dis-
thieu, plus encore que dans les autres Synoptiques. tinctes, des origines de Jésus. Cf. sur ce point, dans
C'est ainsi que la confession de saint Pierre à Cé- Lagrange, op. cit. p. 39 sq., une note développée, dont
sarée, xvi, 13-16, est présentée sous la forme : « Tu voici la conclusion « Nous concluons donc, non pas
:

es le Christ, le Fils du Dieu vivant », plus complète précisément c. h de Mt., s'il était isolé, se
que le
que celle de Marc : « Tu es le Christ ». ou de Luc : présenterait avec cet aspect historique qui défie la cri-
« Tu est le Christ de Dieu. » Sans doute, c'est bien la tique, mais du moins qu'il doit bénéficier du carac-
dignité messianique de Jésus qui est, dans les trois tère de l'ouvrage entier. Si Mt., qui est dans tout le
Synoptiques, l'objet direct de la déclaration de Pierre. cours de son évangile, un rapporteur sérieux et cons-
Mais l'expression : Fils du Dieu vivant, ne doit pas ciencieux des faits, a exposé ceux de l'enfance comme
être ici, pas plus qu'elle ne doit l'être dans l'adju- ayant la même
réalité que le reste, nous n'avons pas
ration du grand prêtre au jugement de Jésus, un le droit donner un démenti. »
de lui
simple synonyme de Messie. Le fait que Jésus attribue 4° Le rouaume des cicux. —
Le royaume ou règne de
à une révélation du Père céleste la confession de Pierre Dieu tient dans la prédication de Jésus, telle qu'elle
indique bien qu'il y voit autre chose, quelque chose de est rapportée par saint Matthieu, une place plus
plus profond, que dans les déclarations des possédés grande encore que dans les deux autres synoptiques,
guéris ou les acclamations de la foule. « Ce n'est pas puisque cette expression s'y rencontre cinquante et
le terme Fils de Dieu qui doit être abaissé au niveau une fois, presque toujours sous la forme |3aatXeîa twv
du mot Christ entendu dans le sens de Christ tout oùpavwv, qui est d'ailleurs l'équivalent dans une ma-
humain; c'est le sens du mot Christ lui-même qui doit nière plus nettement juive, de l'expression royaume de
être élevé au niveau supérieur du terme Fils de Dieu, Dieu.
exprimant une réalité mystérieuse et transcendante. Le royaume des cieux, dans saint Matthieu, présente
Kn sorte que l'apposition ajoutée par saint Matthieu, la même diversité d'aspects, qui a été signalée dans
;isupposer qu'elle ne soit pas entrée authentiquement le troisième évangile. Cf. article Luc, t.ix, col. 995-997.
dans la confession de saint Pierre, ce qui n'est pas 1. Dans beaucoup de cas, il s'agit du royaume
371 MATTHIEU (SAINT), CARACTÈRES DU PREMIER ÉVANGILE 372

céleste, de Ja vie future, conçue comme un Heu 'où parousie n'ait pas disparu, et qu'elle domine encore
l'on est appelé, qui est préparé depuis l'origine pour certaines parties de l'évangile, celui-ci n'en est pas
Ja récompense de ceux qui l'auront mérité. Ceux-ci y moins la charte d'une société qui s'organise pour
entreront après la consommation, ouvréXeia, xm, 50 durer. » Coguel, Introduction au N. T., t. i, p. 440.
(expression propre à saint Matthieu), tandis que les 4. De fait le caractère social, ecclésiastique, du chris-
méchants iront dans un lieu de soulïrance, auquel les tianisme est plus fortement marqué dans l'évangile
allusions sont beaucoup plus fréquentes dans le pre- de saint Matthieu que dans les autres Synoptiques.
mer évangile que dans les deux autres Synoptiques, et « Il est écrit, dit encore M. Goguel, en vue d'une

que saint Matthieu caractérise par l'image du feu, Eglise, c'est-à-dire d'un groupe qui a besoin de règles
qui se rencontre aussi, quoique moins souvent dans pratiques et de directions concrètes. Les discours de
Marc et dans Luc, et par l'image des ténèbres exté- Jésus, dans Matthieu, fournissent ces règles et ces
rieures qui lui est propre, vm, 12; xxn, 13; xxv, 30. directions, sur l'aumône, vi, 1-4, sur la prière, vi,
2. Mais il y a aussi un règne de Dieu sur la terre qui 5-15, sur le jeûne, vi, 1G-18, sur le mariage v, 27-32;
est inauguré par la venue du Christ, et dont l'annonce xix, 31-12, sur la conduite à tenir vis-à-vis des enfants,
devra être faite à toutes les nations avant la consom- xvin, 10-14, vis-à-vis des frères, v, 25-2G; vu, 12,
mation des choses, xxiv, 4. Ce règne de Dieu sur la xviii, 15-22, sur l'attitude que les gens du dehors
terre est le royaume du Fiis de l'homme, qui y viendra auront à l'égard de l'Église, et sur la manière dont
à la fin des temps. Comparer à ce sujet les textes paral- celle-ci devra résister et supporter sans faiblir les
lèles, Matth., xvi, 28 et Marc, ix, 1 :dans celui-ci, c'est persécutions, x, 17-3G; xvi, 24-28. Saint Matthieu est
i

le règne de Dieu qui vient en puissance, tandis que, d'ailleurs le seul des évangélistes à employer le mot
selon saint Matthieu, c'est le Fils de l'homme qui vient église, êxxXr,cûa. Dans Matth., xvm, 17, ce mot désigne
dans son royaume. Cf. encore xvi, 28 et Marc, ix, une assemblée, qui peut être une assemblée locale, ana-
1; Luc, ix, 27. Les paraboles de l'ivraie et du filet, logue à la synagogue juive, et non pas la société uni-
xm, 47-50, propres à saint Matthieu, mettent bien verselle des disciples du Christ. Mais, xvi, 18, 19, où
en relief la composition de ce royaume : il comporte Jésus dit à Pierre qu'il bâtira sur lui son Église,
à la fois de bons et de mauvais éléments, entre lesquels le mot a évidemment le sens précis qu'il a reçu dans
la séparation ne se fera qu'à la consommation par le la tradition chrétienne. Jésus déclare qu'il établit une
ministère des anges. Saint Matthieu désigne les bons société, et que Pierre en sera le chef, cette primauté,
par une expression qui lui est propre, les « fils du cette autorité particulière étant définies par des images ,

royaume »; ce sont les Juifs qui, en vertu des pro- l'image de la pierre sur laquelle on bâtit un édifice
messes faites à leur nation, auraient dû être les fils du et qui en assure la solidité (cf. Matth., vn*, 24-27), et
royaume, vin, 12; mais, par suite de leur incrédulité, l'image des clés du royaume qui lui seront confiées,
le royaume de Dieu leur sera enlevé, pour être donné avec le pouvoir de lier et de délier
à une nation qui en fera les fruits, xxi, 43, et qui cons- Beaucoup de critiques indépendants contestent l'au-
tituera un nouveau peuple spirituel, les vrais « fils thenticité de ces deux versets, où ils voient une inter-
du royaume ». xm, 38. polation postérieure datant du commencement, ou
3. Beaucoup de critiques estiment que les déclara- même, selon quelques-uns, de la fin du n e siècle, inter-
tions de Jésus, telles qu'elles sont présentées dans le polation qui aurait eu pour but de soutenir les préten-
premier évangile, donnent, plus que dans les deux tions de l'Église romaine. Les raisons alléguées sont :

autres synoptiques, l'impression que la consommation le fait que ces versets ne figurent pas dans les passages
des choses est proche, et que la venue du Fils de parallèles de Marc et de Luc, l'absence de citation
l'homme dans son royaume ne tardera guère. Elle de ce texte chez les écrivains du n e siècle, et surtout
devrait même être presque immédiate, si on entend son caractère où se reflète, dit-on, une conception
*

de la venue définitive et glorieuse du Christ sa décla- qui n'a été ni celle de Jésus lui-même, ni celle du
ration au Sanhédrin « Désormais, à partir de mainte-
: christianisme primitif. Il faut noter d'abord, en réponse
nant, iiz'&pTi, vous verrez le Fils de l'homme assis à ces objections, que la critique textuelle ne donne
à la droite de la Puissance, et venant sur les nuées du aucun appui à l'hypothèse de l'interpolation, le passage
ciel. » Mais il ne peut s'agir ici que d'un premier figurant dans tous les manuscrits-, et que Ja critique
avènement qui coïncide avec le retour glorieux du littéraire est plutôt favorable à l'authenticité la
:

Cluist au ciel par la résurrection. Il reste cependant réponse de Jésus à saint Pierre apparaît en effet
certains textes où le second avènement semble se comme le complément nécessaire de la question qu'il
confondre avec le premier, xvi, 27-28, ou avec la ruine lui a posée auparavant, et M. Goguel, pour le citer
de Jérusalem, xxiv. Mais la difficulté sur ce point encore, reconnaît que « Ja déclaration à Pierre est si
n'est pas plus grande pour le premier évangile que bien intégrée à son contexte que la seule raison qu'il
pour les deux autres synoptiques, qui présentent les y ait d'y voir une interpolation est qu'elle paraît
événements dans la même perspective. Cf. art. Luc, supposer une conception ecclésiastique que l'on hésite
col. 99G-997, et art. Marc, col. 1954. Malgré le à rapporter à la période de rédaction des évangiles. »
contexte immédiat — contexte simplement littéraire Op cit., p. 408. D'ailleurs ce n'est pas le seul endroit
d'ailleurs, car les paroles de Jésus rapportées xvr, 27-28 où saint Matthieu témoigne d'un intérêt particulier
ont très bien pu ne pas être prononcées en même pour saint Pierre et pour son rôle spécial parmi les
»

temps — l'affirmation que certains ne goûteront disciples il rapporte seul deux épisodes, la marche
:

pas la moit avant la venue du Fils de l'homme doit de Pierre sur les eaux, xiv, 28-31, et le miracle du
s'entendre de l'inauguration du royaume de Dieu, non didrachme, xvn, 25-27, où cet apôtre joue un rôle
de sa consommation. Car, si l'on peut et doit admettre de premier plan. En tous cas, et quoi qu'on pense de
que les évangélistes sont restés dans l'ignorance de l'idée qui y est exprimée, le passage contesté ne peut
la durée véritable du royaume de Dieu sur la terre, pas avoir été composé tardivement, car il a un carac-
on ne saurait penser qu'ils ont cru qu'il durerait tère sémitique très net, et le jeu de mots sur le nom
moins d'une génération, en présence des textes nom- de Kephas n'a toute sa valeur qu'en araméen, ce qui
breux et précis qui supposent une organisation dura- suppose tout au moins, en admettant que ce ne soit
ble de la société formée par les disciples du Christ. Cette pas une parole authentique de Jésus, que sa première
dernière observation vaut spécialement pour le pre- rédaction a été araméenne, donc beaucoup plus
mier évangile, dont un critique aussi indépendant ancienne que ne l'estiment les critiques qui y voient
que M. Goguel a écrit « Bien que la perspective de la
: une interpolation. Quant au mot sy.xlqa'ia. dont, en
373 MATTHIEU (SAINT) — MATTHIEU CANTACU-ZÈNE 374
5011 sens chrétien, on voudrait faire une création de duction, Bruges, 1921; Barncs. .Suggestions on the origin
saint Paul, il existait déjà dans les Septante, où, Of the Gospel according to SI Matlhcw, dans Journal of
theol. studies, t. VI, 1905; A. 1 iarnael;, Spriiche und Rcden
synonyme approximatif de ouvaYwyr), il désignait
Jesu, Leipzig, 1907; dans Oxford studies, Oxford, 1911;
l'assemblée des Juifs d*une même localité il n'est pas :

J. Hawkins, Probabililies as the so-called tradition of Si


étonnant que de la communauté juive il ait passé à la Matthew and St Luke, et H. Strecter, On the original Order
communauté chrétienne; il a d'autre part des équiva- of Q, The original cxlent of (J, Synoptic enlieism und the
lents araméens qui ont pu être employés par Jésus cschalological problem Th. Soiron, Die Logia Jcsu,
;

lui-même. Sur l'authenticité de Matth., xvi, 18-19, Munster, 1916; Rendel liai ris, Teslimonies, t. i et n,
Cf. Batiffol, L'église naissante et le catholicisme, Paris, Cambridge, 1916 et 1920; Bullmann, Die Geschiehle <Ur
excursus A; Fonck, Tu es Pelrus, dans Biblica,
.
synoplischen Tradition, Gœttingue, 1921; G. de Witt-
Castor, l\Ialtliew's sayings of Jésus, Chicago, 1918; A. Carr,
1920, p. 240-263; Schepens, L'authenticité de saint
The autlienticily and originality of the firsl Gospel dans
Matthieu, xvi, 18, dans Recherches de science religieuse, Exposilor, t. xxxin G. Oreselo, Authenticité, ctù e slorica
;

1920, p. 269-302. autorilà del Vangelo di S. Mattio, Rome, 1909; S. Méchi-


1, Commentaires. —1° Cliez Us Pères. Les commen- — neau, II Vangelo di S. Malleo see. le riposte délia Commis-
sionc biblica, Rome, 1912.
taires d'Origène sur saint Matthieu nous ont été conservés
.1. Huby, Saint Matthieu, Paris, Action populaire, 1919;
en partie en grec, depuis xui, 36 jusqu'à xxn, 33, P. G.,
:

t. \in, col. 835-1600; dans une traduction latine, de xxn,


W. C. Allen, The allegcd Catholicism of the firsl Gospel and
its date, dans Expository Times, t. xi, 1909; E. Levesque,
:it a xxvn, 63, ibid., col. 1600-1800; quelques autres frag-

ments, depuis col. 829; S. Jean Chrysostome, 90 homé- Quelques procédés littéraires de saint Matthieu, dans Revue
lies sur saint Matthieu, P. G., t. i.vii-lviu Cramer, Calenœ
;
biblique, 1916; Lukyn Williams, The hebrew-christiun
gracorum Palnirn in N. T., Oxford, 1844, p. 1-257; S. Hi- Messiah or the Présentation of llie Messiah lo the Jews in
laire, Comm. in Ev. Matt., P. L., t. ix, col. 917-1078;
the Gospel according to St. Matthew, Londres, 1916. —
s. Jérôme, Comm. in ei>. Malt., P. L., t. xxvi, col. 15-218;
C. W. Wotaw, art. Sermon on the Mount, dans Hastings,

S. Augustin, De sermone Domini in monte, P. L., t. xxxiv,


Diclionary of IheBiblc, Extra volume, col. l-45;Hcinrici, Die
col. 1229-1308.
Bcrgprcdigte quellenkrilisch untersucht, Leipzig 1900;
2° Au Moyen Age. —
ïhéophylacte, Enarrat. in Eu. Bacon, Sermon on the Mount, Ncw-Vork, 1902.
Malt., P. G., t. cxxru, col. 139-488; Euthymius, Comm. in
L. Venabd.
Mali., P. G., t. cxxix, col. 107-765; Ishodad, Comm. de
saint Matthieu, texte syriaque et trad. anglaise, dans
2. MATTHIEU CANTACUZÈNE, (ils aîné

llorœ semitica; Cambridge, 1911; S. Bédé le Vénérable, In de Jean VI Cantacuzène, empereur byzantin (1341-
Matt. Ev. expositio, P. L., t. xen, col. 9-132; Raban Maur, 1355), fut associé à l'empire par son père, en 1354, et dut
Comm. in Matt., P. L., t. cvn, col. 727-1156; Albert le abdiquer, en 1357. On ignore la date de sa naissance, et
Grand, In Matthœum, dans Opéra, t. xx-xxi, Paris, 1893; aussi celle de sa mort. On sait seulement qu'il précéda
S. Thomas, In Matthœum evangclislam expositio, dans Opéra,
dans la tombe son père, mort en 1383. La vie de ce
Paris, 1876, t. xix, et Catena aurea in Matt. Eu., ibid.,
personnage n'est connue avec quelques détails que
t. XVI.
3° Aux —
XIX' et XX'siècles. 1. Catholiques. P. Schegg, — pour la période 1354-1357, et elle est avant tout du
ressort de l'histoire profane. Elle est racontée par son
Bvang. nach. Matt., iïberselzt und erklàrt, Munich, 2 e édit.,
1863; Bisping, Erklàrung des Evang. neich Matthœus, père lui-même dans le iv° livre de ses Histoires, c. xxxv-
Munster, 1864; Van Stenkiste, Commenteu-ius in Ed. sec. xlix, P. G., t. cuv. Son élévation à l'empire détermina
Matth., Bruges, 1876, 4' édit., 1903; Fillion, Ev. selon la déposition du patriarche de Constantinople, Cal-
S. Matthieu, Paris, 1878; Schanz, Comm. ùber das Ev.des liste I", qui refusa d'accomplir la cérémonie du cou-
heil. Matthœus, Iribourg-en-B., 1879; Knabenbauer, ronnement, et fut remplacé par Philothce (février
Comm. in Ev. secundum Matthœum, Paris, 1892-1893;
Ceulemans, Comm. in Ev. sec Matt., Malines, 1899; Rose, 1354). Contraint d'abdiquer en 1355, Jean VI Canta-
Évangile selon S. Matthieu, Paris, 1904 Gutjahr, Deis heilige
;
cuzène essaya vainement d'amener son fils à imiter
Eoangelium nach Matthœus, Graz, 1904; Dimmler, Das son exemple. Matthieu guerroya encore deux ans
Eoang. nach Matthœus iibtrsel-t eingeleitel und erklàrt, contre Jean V Paléologue; et ce ne fut qu'après avoir
Munl.en-Gladbach, 1909; Dausch, Die heil. Schrijt des été fait prisonnier par les Serbes et livré par eux
n. Teslam., commentaire de S. Matthieu, Bonn, 1918;
à son rival, qu'il céda enfin aux conseils paternels, et
I.agrange, Év. selon S. Matlhcw, Paris, 1923; Durand,
promit avec serment de ne plus prendre les armes
Évangile selon S. Matth., Paris, 1924; H. Simon, Prœlec-
tinnrs biblicœ, N. T., t. i, Marielti, 1924. contre Jean Paléologue et ses héritiers (1357). Après
2. Non-catholiques. —
Mcyer, Kril.-exeget. Ilandbuch ùber un court séjour en Morte, il se retira dans un couvent
das Ev. des Matt., Gœttingue, 1832; 8' édit. 1899; de Wette, de l'Athos, et s'occupa, comme son père, à composer
Kurze Aufkli&ung des Ev. Matthœi, Leipzig, 1836; B. Weiss, quelques écrits, qui lui valent de figuier dans ce
Das Matthœusevangelium und seine Lukasparallelen, Halle, Dictionnaire.
1876, 2 e édit., 1902; Das Matthœusevangelium, Gœttingue, Les manuscrits nous oui conservé de lui deux com-
1898; Bruce, The synoptic Gospels, Londres, 1897; Holtz-
mentaires exégétiques 1° Un commentaire du Can-
:
mann, Die Synopliker, Tubingue. 1901; Blass, Evang. sec.,
Matthœum, Leipzig, 1901; Meix, Das Evang. Matthœus, tique des cantiques, publié pour la première fois par
Merlin, 1902; Zahn, Das Evang. des Matthœus, Leipzig, Vincent Riccardi, Rome, 1621, et reproduit dans /'. G.,
1903, 4'- édit., 1922; Wellhauscn, Das Evangtlium Matthœi; t. clii, col. 997-1084. Matthieu voit dans l'épouse des

B iiin, 1901; J. Weiss, Das Matthœusevangelium, dans Die Cantiques tantôt l'Église, tantôt et plus souvent, la
Schriften des N. T., Gœttingue, 1907; I.oisy, Les évangiles sainte Vierge. Il s'y montre théologien averti, mais ne
synoptiques, Ceffonds, 1907; W. C. Allen, Commenlary on
nous livre que de pieuses banalités; 2° Lîn Commentaire
the Gospel according lo St. Matthew, dans International Crit.
Comm., Édimbouig, 1907; A. Plummer, An exegetical
du Livre de la Sagesse, encore inédit et conservé dans
commenlary on the Gospel eiccording to Matthew, Londres, plusieurs mss. notamment dans le Valic. grive. 1233,
1909; E. Klostermann, Die Evangelien, dans Ilandbuch qui est constitué par cetteseule pièce, et compte 115
:um N. T. de Lietzmann, Tubingue, 1909, 2 e édit., 1919; feuilles. Incipit ©sïoç tjjjlTv ô Xoyoç xai auixTiâar.ç.wç
:

A. H. McXeile, The Gospel according to St. Matthew, etTCEtv, etc. C'est de là que Mai a lire les quelques
Londres, 1915; C. G. Montefiore, The Synoptic Gospels, citations dont il a émaillé son édition des Antirrhé-
Londres, 1919; H- Strecter, The Jour Gospels, Macrml- liques de saint Nicéphore contre les iconoclastes. Cf.
lan, 1926.
P. G., t. c, col. 395,411, 418. 117, 189, dans les notes.
IL Études spéciales. — Mangenot, art. Matthieu, dans Signalons encore les deux petils traités d'allure phi-
Dirt. di Bible, t. m, col. 872-896; J. W. Bartlet
la art .

Matthew, dans Dict. of the Bible d'Hastings, t. m, col. 295- losophico-ascétique qu'il adressa à l'une de ses filles :

S04; W. C. Allen, art. Matthew, dans Dict. of the Christ and le Ilept qnXopiaôtai; et le ITepi tcôv xpiôv 7'7,ç 't^X^Ç
the Gospels, t. n, col. 143-150. Suvâ|jt£wv. D'abord publiés par I. Sakkclion dans le
Camcrlynck, Ed. see. Malt. Mure, et Luc. Synopsis, intro- Asa-tîov, t. il (1885-1889), p. 125-139, d'après un

375 MATTHIEU CANTACUZÈNE — MATTHIEU D'AQUASPARTA 376

mauvais ms. athénien; ils ont été réédités par le même sparta, chanoine de Todi. G. Ceci, Todi nel medio evo,
crudit dans le Ha.gva.caoq, t. xi (1888), p. 264-284, p. 278. Par Vexplicit du ms. 159, fol. 302 de la Bibl.
d'après un ms. berlinois. 13. Antoniadès est revenu comm. d'Assise, l'on sait que les Questions disputées
sur cotte édition dans le AeXxîov, t. iv (1892-1894), sur l'Incarnation de Matthieu sont de cette époque :

p. 518-532, pour l'amender d'après un ms. de la disputavil in curia romana. Ce fut aussi « en sa pré-
Bibliothèque synodale de Moscou. Peu d'écrits sence » que Martin IV confirma l'indulgence de la
byzantins ont été si royalement traités. Portioncule. Anal, franc, t. in, p. 372; Wadding,
, Jean Cantacuzône, Ilisloriarum, 1. IV, P. 6'., t. cuv, Annales O. M., an. 1223, n. 3, et an. 1281, n. 6. Fut-il
co!. 9-370 passim; Ducangc, Famtliœ byzantinœ, p. 258-264; en 1282 élu provincial de l'Ombrie et empêché d'exer-
Fabricius, liibtiothcca grseca, éd. Mariés, t. vu, p. 793; cer ces fonctions par sa charge de lecteur, ainsi que
Krumbacher, Geschichte der byzanl. Literalur, 2' édit., l'assure le P. Agostino de Stroncone, L'Umbria sera-
Munich, 1897, p. 136, 489, 1058; Lebeou, Histoire du Bas- fica dans Miscellanca francescana, Foiigno, 1887, t. n,
Empire, éd. de Saint-Martin, 1. CXIV, t. xx, Paris, 1836,
p. 177, rien ne permet de le déterminer.
p. 327-378, passim; Nicolas Cabasilas, Panégyrique de
Matthieu Caniacuzène, édité par M. Jugie dans les Souuelles En 1287, Aquasparta était élu ministre général de
de l'Institut archéologique russe de Constantinople, 1. xv l'ordre franciscain au chapitre de Montpellier. Au
1911). témoignage de Salimbene, son élection fut assez mou-
M. Jugie. vementée, Cronica, éd. Holder-Egger, dans Monum.
3. MATTHIEU D'AQUASPARTA, des Ccrm. hist,, Scriplores, t. xxxn, p. 643. Son générah.t
frères mineurs, philosophe et théologien (1240-1302). fut de très courte durée, 1287-1289; ses actes sont
I. Vie. II. Œuvres. III. Doctrine. IV. Signification aussi peu connus. En septembre 1287, il est à Fer-
historique. rare où il préside le chapitre qui élut Barthélémy de
I. Vie. —
1° Le docteur franciscain. —
Matthieu Bologne provincial de l'endroit. Sous son influence,
d'Aquasparta naquit à Aquasparta, près de Todi, Nicolas IV, précisant le statut général de l'ordre
dans l'Ombrie. Analecta franciscana, Quaracchi, 1897, franciscain, décréta qu'à l'avenir les custodes d'une
t. m, p. 510. La date de sa naissance est inconnue, province jouiraient d'une seule voix au chapitre, que
mais peut être fixée avec vraisemblance aux envi- le nombre des provinces ne pourrait être augmenté
rons de 1240. D'après la tradition, Matthieu d'Aqua- sans l'assentiment du Saint-Siège et que, le ministre
sparta entra dans l'ordre de saint François au cou- général venant à mourir, un vicaire généra! ne pour-
vent de Saint-Fortunat de Todi, YVadding, Annales rait être élu sans la permission du pape et l'avis du
O. M., an. 1254, n. 48; sûrement il appartenait à cardinal protecteur. Eubel, Bullarii franciscani epi-
la province franciscaine de l'Ombrie. Anal, franc, iome, Quaracchi, 1908, n. 1619-1621; Anal, franc,
t. m, p. 406. Ainsi que la plupart des maîtres fran- t. in, p. 408. Deux jours après ces décrets, le 16 mai
ciscains d'alors, il étudia à Paris. Il est appelé, en 1288, Matthieu d'Aquasparta fut créé cardinal du
effet, doclor in theologia Parisius, dans les listes doc- titre de Saint-Laurent in Damaso, mais retint, sur le
torales qui font suite à la Chronique d'Eccleston, Anal, désir de Nicolas IV, le gouvernement de l'ordre. Le
franc., 1885, 1. 1, p. 262, 274, et par Wadding, Annales, 3 septembre 1288, il signe pour la première fois les
an. 1287, n. 4; toutefois la Chronique des xxiv Géné- bulles consistoriales. E. Langlois, Les registres de Nico-
raux l'appelle seulement sacrée thcologiœ magisicr, las IV, Paris, 1905, t. i, n. 243; Sbaralea, Bull, franc,
Anal, franc., t. m, p. 406, tout comme Barthélémy de Rome, 1 768, t. iv, n. 46. L'année suivante, le 9 février, le
Pise. Ibid., t. iv, p. 338, 345. L'histoire n'a conservé roi Alphonse II d'Aragon lui. recommande ses envoyés
aucun détail sur son séjour à Paris. L'œuvre philo- auprès de Nicolas IV. M. Bihl, dans Y Archivum fran-
sophique et théologique de Matthieu révèle pourtant ciscanum historicum, 1922, t. xv. p. 231. Vers la même
qu'il étudia, sinon sous saint Bonaventure, du moins époque, Aquasparta blâma le provincial de France,
sous un des maîtres qui continuaient sa pensée, Guil- Nicolas de Ghistelle, qui avait glosé la bulle Exiit qui
laume de la Mare, Gauthier de Bruges, Jean Peckam. seminat, malgré la défense de Nicolas III. P. Calle-
Ce dernier, regent de l'école franciscaine de Paris vers baut, dans VArchiv. franc, histor., 1917, t. x, p. 346-
1269-1272, pourrait bien être le maître d'Aquasparta. 7; Wadding, Annales, an. 1289, n. 22. Ce qui caracté-
Après ses études à Paris, il fut lecteur à Bologne où rise l'administration de M. d'Aquasparta, ce fut sa
les franciscains avaient un studium générale. Il nou^ bienveillance envers les Spirituels. Il accorda en effet
l'apprend lui-même dans une note autographe ajoutée au bienheureux Jean de Parme, qui depuis son pro-
à son Commentaire sur le livre des Sentences, Assise, cès sous saint Bonaventure (c. 1263) était relégué à
Biblioth. comm., ms. 132, fol. 298 r°. De secundo dis- Grecchio, de se rendre en pays infidèle. Anal, franc,
tinctione « Utrum Deus sit? » argumenta sunt multa in
: t. m, p. 408-9. De plus il réhabilita Pierre Olivi ; liber-
quœ.stione disputata Bononim et illa solutio leneatur, etc. tin de Casale nous l'apprend dans sa célèbre Apologie
Lors de la nomination de Peckam à l'archevêché de présentée au concile de Vienne. Ehrle, Zur Vorgc-
Canlorbéry.le 28 janvier 1279, Matthieu reçut sa chaire schichte des Concils von Vienne, dans VArchiv fur
de lecteur au Sacré-Palais. Comme toutes les sources Litteratur und Kirchengcschichte des M. A., Ber-
anciennes assurent qu'il fut le successeur immédiat lin, 1886, n, p. 389; Olivis Leben und Schriften,
t.
de Peckam, il est inexact de fixer la date de son lec- ibid., t. m, p. 430-1. De par la volonté. d'Aqua-
torat à Rome en 1281, ainsi qu'on le fait souvent, sparta, Olivi fut nommé lecteur au studium générale de
Anal, franc., t. m, p. 372, n. 7. En 1282, il est sûrement Florence où il exerça une grande influence sur les
en charge. Dans le ms. 62 de la Bibl. comm. de Todi mystiques de la Toscane et de l'Ombrie. En même
on lit en efïet au fol. 1 v° la note suivante Iste liber
: temps Matthieu révoqua, à la suite d'Arlotto de Prato,
reddalur magistro Nicolao de Hoccon, anglico, quem toutes les mesures prises par le ministre général Bona-
dominus Joannes, Wintoniensis episcopus, volait deponi gratia contre Olivi et les Spirituels. Ehrle, loc cit.,
pencs fratrem Matlhœum de ordine fratrum minorum p. 387. Aquasparta promut également les études et fit
lectorem in curia romana. Or Jean de Pontissera, de nouvelles ordonnances pour le studium de Paris,
l'agent de Peckam à Rome, fut élu évêque de Win- rappelées dans les Constitutions du 25 mai 1292.
chester le 15 juin 1282 et retourna en Angleteerre à la Déni fie, Chart. Univ. Paris., t. n, p. 56. Il seconda
fin de juillet 1282. J. Peckam, Registrum epistolarum, aussi les intentions de Nicolas IV dans l'œuvre des
édit. Martin, Londres. 1882, 1. 1, p. 392. Le 2 août 1285, missions d'Asie. Golubovich, O. F. M., Bibliotheca
Matthieu d'Aquasparta semble bien être encore à la bio-bibliografica délia Terra santa, Quaracchi, 1906,
curie où il intervient en faveur d'OITreduccio d'Aqua- t. i, p. 323-325. Une relation importante sur les mis-
377 M ATT H E U
I 1) '
AQVAS 1» A HTA 378

sions de Tartarie lui est envoyée le 10 avril 1288. Eubel retourna à Rieti. Ce fui alors que le cardinaux réunis
Bull, franc, epit., p. 165. Après une brève administra- à cet endroit, à l'exception des Colonna, l'envoyèrent
lion, Aquasparta fut remplacé le 29 mai 1289 par au secours de Stroncone assiégée par les troupes gibe-
Raymond Gaufredi, élu au chapitre de Rieti. Plu- lines de Nanti. Le cardinal Jacques Stephaneschi dans
sieurs historiens font critiqué et assurent que sous lui sa Vie métrique de Célestin V, Acta SS., mai, t. iv,
la discipline régulière s'affaiblit notablement. Ainsi Anvers, 1685, p. 444-5, nous a conservé les détails de
Wadding, Annales O. M., an. 1289, n. 23, cf. Anal, cette expédition. Le corps d'armée d'Aquasparta,
franc, t. in, p. 415, n. 4. Ces jugements défavorables commandé par Rubeone Pallo de Subiaco, dégagea
cuit été suggérés prcsqu'exclusivement par les vers rapidement la place, et Narni fut obligée de se rendre
suivants de Dante, Parad., cant. xn, 124-120 : Ma aux conditions imposées par le Sacré Collège. Le
non fia da Casai, ne d'Acquasparta; Là onde vegnon 17 juillet la paix fut jurée entre les mains de Matthieu
tali alla scrillura, Ch'uno la fugge e l'allro la coarta. dans la cathédrale de Terni. Les cinq pièces relatives
Ainsi, d'après le poète florentin, un petit nombre de à cette affaire, transcrites du registre de Bonaiuti de
franciscains aurait été, de son temps, fidèle à la règle Casentino, sont encore conservées aux archives publi-
de saint François, et encore ce groupe ne viendrait ni ques de Stroncone. Mazzatinti, Gli archivi délia storia
de Casai —

allusion à Ubertin de Casale — ni d'Aqua- d'Ilalia, Rocca S. Casciano, 1900, t. m, p. 362. La
sparta. En fait rien n'appuie ces assertions. Dante était réconciliation de Narni causa des ennuis au cardinal.
l'adversaire politique d'Aquasparta; d'après le séna- Les pénitenciers mineurs qu'il y avait délégués n'ob-
teur F. Riufiini, c'est lui qu'il attaque aussi dans un servaient pas une prudente modération un vif mécon-
:

passage célèbre de la Monarchia. Danle e il Protervo tentement éclata. Dans un désir de paix, Aquasparta
decretisla innominalo, dans Memorie délia R. Accade- voulut résigner sa charge de grand pénitencier, mais
mia délie scienze di Torino, 1922, série II, t. lxvi, les cardinaux refusèrent d'accepter sa démission, tout

I».
09. Par suite la réserve s'impose, les jugements en limitant plus étroitement ses pouvoirs. J. Stepha-
portés par Dante sur ses adversaires étant tous fort neschi, loc. cit., p. 447-448. L'affaire de Narni ne devait
passionnés. Bien plus, si l'on observe que Matthieu s'achever que le 1" février 1298. Digard, Les registres
remit en liberté les Spirituels dont le tort n'était pas de Boniface VIII, Paris, 1890, 1. 1, n. 2394.
autre que d'être très vivement attachés à l'idéal de A l'automne, le conclave s'étant transféré à Pérouse,
saint François, et qu'Ange deClareno ne iui fait aucun Aquasparta se rendit dans cette ville le 18 octobre.
grief dans sa célèbre Historla septem tribulationum Un moment les suffrages des cardinaux qui formaient
ordinis minorum, il n'est pas douteux que son atti- le groupe des modérés sous la conduite de Latino
tude ait été conciliatrice et en définitive bienfaisante. Malabranca, O.P., se portèrent vers lui, mais Matthieu
2» Le cardinal.— De 1289 à 1302, M. d'Aquasparta ne put obtenir un nombre suffisant de votes. H. Finke,
allait se consacrer aux affaires ecclésiastiques. Aus den Tagen Bonifaz VIII, Munster, 1902, p. 31.
Sous Nicolas IV son rôle est moins apparent, bien Finalement le 5 juillet il signa l'acte d'élection de
qu'il soit souvent délégué dans les affaires des ordres Célestin V, Raynaldi, loc. cit., n. 6, qu'il avait contri-
religieux. Exécuteur testamentaire du cardinal Benti- bué à faire élire en appuyant la proposition du car-
vengha, t 1290, Aquasparta recueillit aussi sa charge dinal Malabranca. R. Morghen, loc. cil, p. 321-324. Le
de grand pénitencier à la fin de 1288 ou au début de 11 du même mois, le Sacré Collège le déléguait avec les
1289. Langlois, Les registres de Nicolas IV, t.i.n. 1013. archevêques de Lyon et d'Orvieto pour porter la nou-
Dans le Formulaire des pénitenciers de Benoît XII, velle à l'élu. Raynaldi, Annal., an. 1294, n. 7 Aqua-
conservé dans VOttob. lat. 333, 24 lettres de M. d'A- sparta se rendit à Aquila en passant par Foligno où
quasparta relatives à des matières canoniques ont été Lotharinge de Florence, ministre général des servîtes,
conservées. E. Gôiler, Die papstliche Pônitenliarie von le reçut avec honneur, Mirini et Solfier, Mon'um. ord.
ihrem Ursprung bis zu ihrer Umgestaltung unter serv. B. M., Bruxelles, 1899, t. n, p. 135, sans doute
Pins V, Rome, 1907, t. i, p. 30, 90. En 1289, semble- en reconnaissance des services que le cardinal lui
t-il, il est chargé de terminer un conflit entre domi- avait rendus en faisant reconnaître par le Saint-Siège
nicains et franciscains au sujet de l'érection d'un cou- l'ordre des servites supprimé par le concile de Lyon
vent à Weissenbach, H. Finke, Ungedruckte Domini- (1275). A. Giano, Annales ord. serv. B. M. V., Luc-
kanerbriefe des XIII. Jahrhundcrts, Paderborn, 1891, ques, 1719, 1. 1, p. 157 a, 158 b. Ce que fit Aquasparta
p. 149. Comme il résulte de la bulle Régis pacifici de dans la suite, soit durant le pontificat de Célestin V,
Nicolas IV (12 sept. 1289), il fit partie de la commis- soit lors de l'élection de Boniface VIII, est totalement
sion cardinalice chargée d'étudier la question de la inconnu.
réforme de Cluny et d'élire les quinze définiteurs qui Le cardinal franciscain avait connu jadis Boni-
devaient célébrer le chapitre suivant. Sbaralea, Bull, face VIII à Todi; il devint bientôt le plus ferme
franc, t. iv, p. 106-7; dom L. Guilloreau, Robert, soutien de sa politique. — Le 21 juin 1295, à
abbé de Cérisy, dans Revue Mabillon, Ligugé, 1921, Anagni, il assiste à la confirmation du traité de paix
n» série, t. xi, p. 273. Vers le début de 1291, il changea conclue entre la France, l'Aragon et la Sicile, Digard,
fon titre cardinalice et devint cardinal-archevêque de Les registres de Boniface VIII, t. i, n. 184; Raynaldi,
Porto et Sainte-Rufine, Anal, franc, t. m, p. 408. Annal., an. 1295, n. 23; depuis ce jour jusqu'au
Le 4 avril 1292, Nicolas IV mourait à Rome. Une 27 juin 1298, il signe tous les actes consistoriaux. Le
longue vacance du Saint-Siège s'en suivit, occasionnée 10 mai 1297, lorsqu'éclata la rébellion des Colonna et
par les rivalités des Colonna et des Orsini. Matthieu des Spirituels, Raynaldi, an. 1297, n. 26-42, Aqua-
d'Aquasparta assista d'abord au conclave qui se tint sparta.fut un des premiers à signer le manifeste que
a. Rome, mais l'accord n'ayant pu se faire au sein du les dix-sept cardinaux envoyèrent à la catholicité
Sacré Collège, il se retira à Rieti le 29 juin 1292 avec en faveur de Boniface VIII. Déni fie, Die Denkschriftcn
les cardinaux qui n'appartenaient pas aux grandes der Colonna gegen Bonifaz VIII und der Cardinale
ramilles romaines. R. Morghen, // card. Matteo Rosso gegen die Colonna, dans Arch. f. LUI... des M. A., t. v,
Orsini, dans Archivio délia R. Société Romana di p. 493-529. A sa suite, les maîtres franciscains d'alors
tloria palria, Rome, 1923, t. xlvi, p. 314-329. De Rieti les plus célèbres, Pierre Olivi, Gauthier de Bruges,
il se rendit à Todi, Archives, arm. 4, cass. 5, n. 4 ;Ceci, évêque de Poitiers, Jean de Murro, etc., allaient
loc. cit., p. 238-9. A la fin de septembre Aquasparta défendre la même cause. Ce fut au milieu de ces
retourna à Rome et y passa l'hiver, prenant part au troubles qu'eut lieu la canonisation du roi de France,
conclave qui se tenait à la Minerva. Après Pâques, il Louis IX, le 11 juillet 1297, à Orvieto. Aquasparta y
379 MATTHIEU D'AOUASPARTA 380

fit le sermon de circonstance, ainsi que Pierre Colonna parolent moult bien pour vous tous, et deus espé-
en témoigna au concile de Vienne lors du procès de ciaux amis avés-vous mon segneur Gérard de Parme
Bpniface VIII. Cf. C. Hôfler, Rùckbliclc auf Papst et mon segneur Malhiu d'Kxpert, et si avés moult
Bonifacius VIII und die Lileralnr seiner Geschichte, bien le grasse de le court, etc. » K. de Lettenhove,
p. 60. D'après le discours de Boniface VIII, Aqua- loc. cit., col. 1886. L'heure était favorable, car Boni-
sparta avait été déjà, sous Nicolas IV, l'un des trois face VIII était fort mécontent de l'alliance de Phi-
cardinaux chargés d'examiner les dossiers du procès. lippe le Bel et d'Albert d'Autriche dont Aquasparta
Tosli, Histoire de Boni/ace V/7/(trad. Duelos), Paris, connaissait les tractations voilées dès le mois de
1854, t. ii, p. 447. Que, vers la fin de 1299, il ait tenté, juillet 1299, et en donnait avis à la curie et aux am-
avec le cardinal Matthieu Orsini, de réconcilier le pape bassadeurs de Flandre. K. de Lettenhove. loc. cit.,
et les Colonna, des témoins l'assurèrent au procès de col. 1898.
Boniface VIII, Dupuy, Histoire du différend, Paris, Ce fut au milieu de ces difficultés, à l'heure où
1655, p. 334, mais le t'ait est douteux. Morghen, loc. éclatait le second différend entre le pape et le roi
cit., p. 346. Quoi qu'il en soit, le lldéc. 1297, Aqua- de France, que commença le jubilé de 1300. Le 6 jan-
sparta était nommé à la place du card. Jacques Colonna vier, Aquasparta prêcha au Latran, à l'invitation de
protecteur du couvent Saint-Sylvestre j7j Capile, Boniface VIII, sur la suprématie du pouvoir ponti-
transféré à Rome depuis 1284, et où l'élite de la maison fical aussi bien au temporel qu'au spirituel. Ses décla-
des Colonna s'était retirée. Sbaralea, Bull, franc., rations ne nous sont connues que par le rapport
t. iv, p. 456. Peu après, le 14 décembre, il était créé incomplet des ambassadeurs flamands, Jean de Menin
légat pontifical pour la Toscane, la Lombardie, les et Michel als Cloketes. Voir K. de Lettenhove, loc.
Marches, la Romagne et les diocèses d'Aquilée et de cit., col. 1901 « Résolument la théologie franciscaine
:

Ravenne. Digard, Registres, t. i, n. 2376, et investi se mettait au service de la papauté, à l'heure de la


de pouvoirs extraordinaires, ibid., n. 2377-2382; il crise. »

devait prêcher la croisade contre les Colonna dans les D'autres affaires sollicitaient aussi l'intervention du
États de l'Église. Le 16 décembre il quittait Rome Saint-Siège. Et d'abord la querelle du clergé séculier
pour se rendre à Florence. Le 11 janvier 1298, en et régulier au sujet du décret, Omnis utriusque sexus,
qualité de légat, il écrivait de celte ville au provincial du IV» concile du Latran. Boniface VIII y mit fin
des franciscains de Bologne, lui enjoignant d'enrôler par la bulle Super calhcdram (18 fév. 1300), Sbaralea,
des troupes au service de Boniface VIII. Giordani, t. iv, p. 498-501, faite ad instantiam patris Mathei et

Acta franciscana e tabulariis Bononiensibus, p. 395-396, domini Porluensis. H. Finke, Aus den Tagen, etc..
dans Anal, franc, 1927, t. ix. Diverses concessions IL Quellen, p. xlviii. Plus grave encore était la situa-
d'indulgences établissent que, le 21 janvier et le tion politique de l'Italie centrale, déchirée par les
5 février, il était toujours à Florence. Le 20 février, factions des Guelfes et des Gibelins. Le 10 jan-
Boniface VIII l'ayant chargé spécialement de prêcher vier 1300, Boniface VIII avait bien approuvé en
la croisade contre les Colonna en Toscane et de rame- consistoire un compromis de paix entre Este et Fer-
ner partout la paix, Digard, t. n, n. 2878, le cardinal rare, déjà conclu au Latran le 24 décembre 1299 sous
négocia avec Florence et en obtint cent soldats. David- l'influence d'Aquasparta, Digard, t.n, n. 3298; mais
sohn, Gesch. von Florent, t. m, p. 42-45; F. Perrens, enréalilé toute l'Italie était en feu, surtout Florence.
Histoire de Florence, Paris, 1877, t. n, p. 441-443. Cette Le 23 mai 1300, Aquasparta fut nommé légat pontifical
mission achevée, le cardinal retourna à Rome le 22 et « pacidire » pour la Toscane et la Lombardie, etc.
avril. En juin 1298, il assista au consistoire où Boni- Digard, t. n, n. 3892; Raynaldi, Annales, an. 1300,
face VIII porta sa sentence arbitrale entre la France, n. 24. Arrivé à Florence au début de juin, Aquasparta
l'Angleterre et la Flandre, Digard, t. n, n. 2809, se retira au palais épiscopal des Spini et après s'être
Potthast, Regesta, n. 24 706-24 713. Devenu presque entouré des plus hautes personnalités du clergé flo-
l'allié de Philippe le Bel à cause du péril créé par rentin, Davidsohn, Geschichte, t. m, p. 123, fit con-
l'affaire des Colonna, Boniface VIII sacrifiait la cause naître sa commission. Lassé, après quatre mois de
de Guy de Dampierre. Kervyn de Lettenhove, Re- vaines tentatives de pacification, le légat lança l'inter-
cherches sur la part que l'ordre de Clleaux et le comte dit contre Florence le 28 ou le 29 septembre 1300.
de Flandre prirent à la lutte de Boniface VIII et de Davidsohn, Forschungen, t. m, p. 277-279; Geschichte,
Philippe le Bel, reproduites dans P. L., t. clxxxv, t. m, p. 130-132.

col. 1833, 1857, 1876. Aquasparta, qui était le défen- Pendant son séjour à Florence, M. d'Aquasparta
seur de la cause flamande à Rome et avait conseillé avait été nommé recteur de la Romagne le 19 juillet.
à Robert de Béthune et aux ambassadeurs du comte Digard, loc. cit., t. n, n. 3900. Il partit donc pour
de Flandre de s'en remettre à la décision du pape, Bologne où il se trouvait déjà le 14 octobre. David-
K. de Lettenhove, loc. cit., col. 1869, 1871, vit ses sohn, Geschichte, t. m, p. 278. L'année suivante, le
efforts ruinés pour le moment. 14 février, après avoir séjourné à Bavenne, il fit à
Depuis ce jour et jusqu'à la fin de 1299, Aqua- Canozosia, près de cette ville, une réunion générale
sparta apparaît moins fréquemment dans les actes des princes et des podestats de la Romagne afin de
pontificaux, mais reste mêlé aux affaires politiques pacifier le pays. Annales de Forli, loc. ci/. Wadding, |

et ecclésiastiques. Le 22 août 1298, il écrit à Jaime II Annales ord. min., ad an. 1300, n. 2; Ghirardacci,
d'Aragon. H. Finke, Acta Aragonensia, Berlin, 1908, Délia hisloria di Bologna, Bologne, 1596, t. i, p. 415-
t. i, p. 50, 52, qui eut d'ailleurs avec lui d'autres rela- 420. Aquasparta se trouvait encore dans la Romagne
tions à propos de l'épineuse affaire du royaume de lorsque, le 2 décembre 1301, Boniface VIII, après
Sicile. Finke, Acta etc., t. i, p. 96. C'est lui aussi qui avoir appelé à Florence Charles de Valois, ordonna
au nom de Boniface VIII écrit le 14 juillet 1299 à au cardinal de retourner en cette ville. Raynaldi,
Charles II, roi de Naplcs, le priant de ne pas mettre Annales eccles., an. 1301, n. 13; Villani, Histoire, c. 42,
à la tête de l'expédition de Sicile, son fils Philippe, loc. cit., p. 373; Davidsohn, loc. cit., p. 190. L'œuvre
prince de Tarente. Finke, Acta, 1. 1, p. 59. En 1299, il pacificatrice d'Aquasparta, contrariée de toute ma-
suit la curie à Rome, Digard, t. n, n. 2858, à Anagni, nière, se borna à unir par des mariages les grandes
id., t. ii, n. 3180, et de nouveau à Rome, n. 3330. familles florentines des Cerchi, des Adimari, des
Plus que jamais il s'occupe de la cause flamande, si Donati et des Pazzi. Le parti des Noirs étant venu au
bien que les envoyés du comte de Flandre pouvaient pouvoir grâce à Charles de Valois, les Blancs et avec
écrire à Guy de Dampierre le 9 juillet : « Li cardenal eux Dante avaient été exilés et s'étaient alliés avec
381 MATTHIEU D'AQUASPARTA 382

Pistoie. Aquasparta voulut traiter avec cette ville nique des xxir Généraux, Anal, franc, t. m, p. 406,
mais n'obtint rien et lança contre elle l'interdit. David- en fait mention Hic eliam fr. Malthxus fecit pul-
:

sohn, Forschungen, t. m, p. 290, 303. Quelque temps chram Postillam super epist. ad Romanos et tabulam
après, le 1C janvier 1302, il présida à Florence l'assem- per alphabetum pcrutilem super libros sentenliarum.
blée des villes toscanes qui appartenaient à la ligue L'attestation du ms. de Stuttgart est très formelle :

guelfe en vue d'organiser la lutte contre les Gibelins. Incipiunl concordanliœ super IV libros sentenliarum
Davidsohn, Geschichte, t. m. p. 193. Ce fut un de ses quas composait reverendus pater fr. Matheus de Aqila
derniers actes en cette ville. Sparta, magisler theologiœ et generalis minister, etc.
Fendant cette légation le conflit entre Bonifa- De même le ms. de Munich, fol. 24 v°, assure que la
face VIII et Philippe le Bel s'était exaspéré. Les griefs table a été composée per reverendum patrem fr.
s'étaient accumulés à Rome contre le roi de France, Matthœum de Aquasparta, magistrum sacrœ theolo-
avaient amené, les 4 et 5 décembre 1301, les bulles giœ ordinis minorum. Cet écrit de M. d'Aquasparta
Sah'alor mundi et Ausculta fili, et provoqué la convo- est encore inédit comme l'ouvrage analogue de Robert
cation d'un concile français à Rome pour le 1" no- Kilwardby, O. P.
vembre 1302. Philippe le Bel répondit à ces actes 2. Commentarius in libros Sentenliarum. Le —
par l'assemblée générale du 10 avril 1302. Lorsque ses I er livre de cet ouvrage est conservé dans le ms. 122,

envoyés se présentèrent à Anagni le 24 juin, ce fut fol. 2 v°-160r°, de la Bibliothèque communale de Todi.

Matthieu d' Aquasparta qui, dans un discours de grand Inc :Nihil me judicavi scire inter vos nisi Chrislum
style théologique et juridique, répondit au nom du Jesum et hune crucifixum, I Cor. xi. In verbis islis
Saint-Siège. Dupuis, loc. cit., p. 73-76. Son discours, Paulus aposlolus doclor egregius et prœdicator veri-
très habile, où les torts de Philippe le Bel, ses falsifi- lalis, etc. Expl. A quo est omne datum optimum et
:

cations de bulles papales étaient mis au compte de ses omne donum perfeclum lanquam a pedre luminis cui
légistes, et où la plénitude du pouvoir pontifical était sil omnis gloria, laus, virtus et imperium per infinita
vigoureusement affirmée, même dans l'ordre temporel, sxcula sœculorum. La table des matières, autographe
de omni temporali rationepeccati, se terminait par cette comme le ms. lui-même, donne la liste de 411 questions.
déclaration Ha sentio pro ista vcrilale quod auderem
: Ainsi que Matthieu d'Aquasparta l'a signalé, fol. 73 v°,
i-am defendere contra tolum mundum et auderem expo- 166 v°, les distinctions XVIII et XIX manquent.
nere vitam meam, quod summas poniifex, qui est vica- Grabmann, loc. cit., p. 17; Ehrle, Das Sludium der
rius B. Pétri, habet pleniludinem potestatis, etc. Deux Handschriften der mittelalterlichen Scholastik, dans
jours après, le 26 juin, Aquasparta et le Sacré Collège Zeitschrift Theol., 1883, p. 26. Le IF livre,
f. kath.
répondaient à la violente lettre de la noblesse française. également autographe, est dans le ms. 132 de la
Dupuis, loc. cit., p. 71-72. Ce fut un de ses derniers Bibliothèque communale d'Assise, fol. 1 v° Inc. : :

actes. A en effet de la bulle Unam Sanctam


la veille Inlravi in domum opus super
fîguli et -ipse faciebat
(18 nov.) que son discours du 24 juin annonçait, rotam et dissipalum est vas quod ipse faciebat super
.M. d'Aquasparta mourait à Rome le 29 octobre, ainsi rolam, Jerem,, xvm. Diligenter, etc.; fol. 225 c, Expl.:
que nous l'apprend le Nécrologe des chanoines de secundum illam acceptionem supra posilam. Les dis-
Saint-Pierre. Denifle, Chart. Univ. Paris., t. n, p. 59. tinctions XVIII et XIX ne se lisent point dans le
Il fut profondément regretté. Wadding, Annales, corps de l'ouvrage, fol. 225 c, mais plus loin aux
an. 1302, n. 6. Son testament est encore conservé, fol. 298c-309d. Le commentaire s'arrête à la dis-
mais, depuis 1910, les franciscains de Quaracchi n'ont tinction XXXIX; la suite du texte de Pierre Lombard
pu en obtenir communication. Ce que l'on sait, par n'a pas été expliquée. Le même ms. contient, immé-
un acte notarié du 23 janvier 1303, c'est qu'une partie diatement après, le commentaire incomplet de Mat-
de ses livres et de son mobilier liturgique fut léguée thieu sur le IV e livre des Sentences, fol. 226 a Inc. : :

au couvent de Saint-Fortunat de Todi. Todi, Archives, Circa istam distinelienem primam, in qua déterminât
arm. 4, cass. 5, n. 35. Le corps du cardinal repose magister de sacramcnlis in gencrali et postmodum in
encore aujourd'hui dans l'église franciscaine de l'Ara speciali de sacramcnlis veleribus, quœrunlur duo, etc. ;

Cœli à Rome, dans un beau monument dû aux fol. 297 d.Expl. quia irreparabilis est, ut dictum
:

mosaïstes de l'école de Jean Cosmati. Guiraud, est. L'écrit s'achève par la dictinction XIV, après le
L'Église cl les origines de la Renaissance, Paris, 1902, traité sur l'eucharistie, Le reste manque. De même le
p. 17; Pacifici, La
chiesa di S. Maria in Ara Cœli, commentaire sur III e livre du Lombard. Tout
le
dans l'Arle cristiana, Milan, 1926, t. xiv, p. 139-155. incomplet qu'il soit, cet ouvrage n'en est pas moins
II. Écrits. —
Les écrits de M. d'Aquasparta ne le un des principaux monuments de la scolastique au
cèdent point en étendue et en richesse doctrinale à xni» siècle : le II e livre surtout, très développé, est
ceux de saint Bonaventure ou de Duns Scot. d'une grande signification l'histoire définitive de la

:

1» Ouvrages authentiques. 1. Concordanliœ super scolastique, de l'influence bonaventurienne et du


i Y libros Sentenliarum. —
M. d'Aquasparta est l'au- conflit qui divisa les augustiniens et les disciples
teur de deux écrits sur les Sentences. Le premier n'est nouveaux d'Aristote, ne pourra s'écrire qu'à l'aide de
qu'une table des matières de ce texte classique. Cet ce texte. L'ordonnance générale est admirable de
ouvrage est aujourd'hui conservé dans le cod. lat. clarté. D'ordinaire, Matthieu suit de près le commen-
S947, fol. 24 v°-49 v°, de la Bibliothèque d'État de taire de Bonaventure. Malgré cette importance, l'œuvre
Munich, le ms. //. B. III, 1 de Stuttgart et les ms. 161, du cardinal franciscain est encore inédite. Deux ques-
163, 179 de la bibliothèque publique de Brunswick. tions seulement du premier livre, ayant trait à la
Inc. Abortum procurantes quando sunt homicidœ, 1. IV,
: connaissance de Dieu et à l'argument de saint
dist. XXXI. Abstinere a malis, etc. Expl. :Chrislus Anselme, ont été publiées par le P. Daniels, O. S. B.,
quare suscitaturus corpora vivorum et morluorum in Quellenbeitrage und Untersuchungen zur Gesch. der
forma servi et in ta judicaturus, 1. IV, dist. XLVIII. Goltesbeweise im XIII. Jahrhundert (Beilrage zur
Cf. Ehrle, Die Ehrentilel der schol. Lchrer des Mittel- Gesch. der Philos, des Mittelallers, vin), Munster, 1909,
allers, dans Sitzungsberichte d. Bayer. Akad. d. Wissen- p. 52-63.
l'ten, Munich, 1919, p. 40-41; Grabmann, Die 3. Quœstiones dispututw et Quodlibeta. - - A l'instar
[ihilosophische und theologische Erkennlnislehre des d'Henri de Gand et de Godefroy de Fontaines, Mat-
Kard. M. von Aquasparta (Theolog. Studien d. Leo- thieu d'Aquasparta est l'auteur de nombreuses Ques-
Gcsellschaft, xiv), Vienne 1906, p. 16. L'authenticité tions disputées et de six Quodlibets. Le cod. 44,
de l'ouvrage est pleinement garantie. Déjà la Chro- fol. 317 sq. de la Bibliothèque communale de Todi,
383 MATTHIEU D'AQUASPARTA 384

contient à lui seul 155 questions distribuées entre ces style sobre, clair et précis, et par la profondeur de ses
deux groupes de disputes. La liste en a été publiée par pensées, il ne le cède en rien aux plus célèbres de ses
les franciscains de Quaracchi : M. ab Aquaspurta Quies- contemporains. » « Chez aucun des anciens scolastiques,
tiones disputalir selectœ. Quœst. de fide et cognitione, i, saint Thomas d'Aquin non excepté, dit à son tour
Quaracchi, 1903, p. vii-xv. Sauf la dernière question, S. E. le cardinal Ehrle, Das Studium der Handschrif-
Ulrum mors Christi fuerit miraculosa an naturalis? len, p. 46, on ne rencontre dans leurs écrits d'école,
Todi, cod. 44, fol. 315 v°, contenue aussi, mais en une abondance, une élégance de diction et une clarté
partie seulement, dans le ras. 159, fol. 302 v° de d'exposition semblables à celles que nous admirons
la Bibliothèque d'Assise, toutes ces Questions et dans les Quœstiones disputalœ du savant cardinal. »
tous ces Quodlibets se retrouvent aussi dans le 4. De œterna processione Spirilus Sancli. —
Cet opus-
cod. 134, fol. 228 sq. de cette dernière ville, l'un des cule, conservé autographe à Todi, cod. 122, fol. 170 d-
plus importants mss. autographes de la scolastique. 172 d, a été édité, Quœstiones de fide et cognitione,
L'ordre des questions y est presque le même. Quelque- p. 429-453. Il est dirigé contre les Grecs et a pu être
fois le texte est conservé dans une rédaction primi- composé à l'occasion du second concile de Lyon (1274).
tive qui transpose les arguments et leurs solutions et 5. De Deo uno et trino. —
Ce traité, non signalé
permet ainsi de reconstituer la manière dont la ques- jusqu'ici, est conservé autographe à Todi, cod. 122,
tion était débattue publiquement entre le maître et le fol. 166 c-170 d. Il rappelle de très près le Brevilo-
respondens. Ces disputes portent sur des sujets les plus quium de saint Bonaventure en ce que Aquasparta y
différents et d'une façon spéciale sur la psychologie. résume en 18 chapitres toute la théologie de Dieu.
Pour l'histoire de la théologie, les Quœstiones de 6. Commenlarius in Psalmos. —
Cet écrit est conservé
gratia, Todi, cod. 44, fol. 277 v-308 v°, méritent d'être autographe à Assise dans le cod. 67, fol. 1 v°-269 v°.
signalées avant tout. Aux 155 questions du cod. 44 Inc. Nolite inebriari vino in quo est luxuria, etc.,
:

de Todi et de l'autographe assisiate, il faut ajouter Eph., v, 18. In verbo proposilo invitai nos aposlolus
encore les Quœstiones disputâtes du ms. 159 d'Assise. ad psalmorum decantationcm devolam, et lanquam pru-
Elles comprennent neuf Quœst. de incarnalione, dens et sapiens doctor, etc. Expl. Sanclorum cœlibus
:

fol. 216 r°-240 v°, six Quœst. de legibus, fol. 240 v- aggregati videamus le, amemus alque fruamur te atque
262 r°, et six Quœst. de anima, fol. 285 r°-302 v°. laudemus in sœcula sœculorum. Il ne s'étend qu'aux
Cf. M. ab Aquasparta, Quœstiones de Christo, Qua- 50 premiers psaumes. Aquasparta ne paraît point avoir
racchi, 1914, p. vii-ix. De la sorte, 176 questions de achevé son œuvre, car si l'on rapproche le ms. 67 et le
M. d' Aquasparta sont actuellement connues et con- ms. 51, fol 279, qui formaient jadis un seul ms. auto-
servées dans les mss. d'Assise et de Todi. En dehors graphe, l'on voit par l'ancienne pagination que les
de ces bibliothèques, quelques-unes seulement pos- deux commentaires d'Aquasparta sur les Psaumes et
sèdent une partie plus ou moins considérable des sur l'Apocalypse se suivaient à neuf folios de distance
Quœstiones disputâtes du cardinal franciscain. Ainsi le seulement. Le présent ouvrage est extraordinaire-
cod. Aedil. 164, fol. 73 v°-lll v°, de la Laurentienne ment développé; il est d'un intérêt considérable pour
de Florence a 15 questions diverses; d'après les indi- la théologie et surtout pour l'ascèse et la mystique.
cations de la table, fol. 112 v°, 12 autres devaient s'y 7. In Apocalypsim. —
Ce commentaire, mentionné
trouver également. A la même bibliothèque le cod. deux fois dans l'ancien catalogue de la Bibliothèque
Conv. sopp. 123, col. 97-98, a aussi une question abré- publique de Saint-François, L. Alessandri, Invento-
gée secundum Mattœum de Aquasparta. Le cod. VII ria dell'antica biblioteca del conv. di S. Franccsco in
C. 47, fol. 87 v-157 v°, de la Bibliothèque nationale de Assisi, Assise, 1906, p. 58, 62, est conservé auto-
Naples contient 29 questions sur la connaissance et graphe dans le cod. 51, fol. 279 r°-356 v», et le ms. 57,
l'âme. D'après les notes inédites du P. Fidèle de fol. 69-87, d'Assise. L'ouvrage est incomplet dans son
Fanna, O. F. M., le cod. Burney 352, fol. 33, du Bri- état actuel, car le cahier 9 de l'original est demeuré
tish Muséum offre les mêmes textes. C'est aussi à jusqu'ici introuvable, L. Alessandri, loc. cit., p. 159-
notre auteur qu'appartiennent les 8 questions sur la 160; de plus le texte est dans un grand désordre, car
connaissance attribuée à Guillaume de Falgar dans le l'ordre des folios est tout bouleversé. L'incipit se lit
ms. 457, fol. 109, de la bibliothèque de l'Arsenal à ainsi Beatus qui legit et audit verba prophetiœ hujus.
:

Paris. Après Hauréau, Histoire de la philosophie scolas- Ad commendalionem doclrinœ quœ traditur hoc libre,
tique, Paris, 1880, t. h b, p. 104-109, plusieurs auteurs nescio unde convenientius auctoritatem assumerem quam
se sont mépris à leur sujet, tels Marcellin de Civezza, ab ipso Johanne...
// breviloquium super libr. sentcntiaruni di (r. Ghe- 8. Commenlarius in Job. —
L'ancien catalogue
rardo di Prato, Prato, 1882, p. 32-34, les éditeurs de de Saint-Fortunat de Todi, Todi, cod. 185, et celui
Quaracchi, De humanœ cognitionis nolione anecdola, de la bibliothèque de Saint-François à Assise, Alos-
Quaracchi, 1883, p. 63, et S. Belmond dans les Éludes sandri, loc. cit., p. 23, attribuent à Matthieu un
franciscaines, Paris, 1921, t. xxxm, p. 17. En effet la commentaire sur Job. D'après l'incipit du catalogue
liste des questions et les extraits publiés par Hauréau, assisiate, ce texte longuement recherché me paraît
sont textuellement chez Matthieu d' Aquasparta, devoir être identifié avec la Postille sur Job contenu
Quœst. disp. de fuie et cognitione, p. 250-1, 181, 297, dans le ms. 35, fol. 286 sq., de la bibliothèque d'Assise.
ainsi que l'a observé justement Grabmann, op. cit., Inc. II œc omnia liber vitee et lestamentum altissimi et
:

p. 32-34. Jusqu'ici il ne s'est pas découvert d'autres agnitio veritatis, Eccl., xxvi. Inter omne somnium gen-
mss. Il en existait un jadis à la bibliothèque Saint- tiumscripturas,c\.c. Ce texte n'est pas un autographe,
François de Sienne, mais il a disparu dans un incendie. mais remonte seulement au début du xv e siècle.
Papini, L'Etruria francescana, Sienne, 1797, p. 121. 9. Sermoncs. —
Outre le sermon prononcé au consis-
L'importance capitale des Quœslions disputées de toire de 1302 et publié par Dupuis, Histoire du diffé-
M. d'Aquasparta n'est plus à signaler. Les médié- rend, p. 73-76, Aquasparla a laissé un grand nombre
vistes les plus distingués en ont loué d'un commun de sermons et d'homélies très loués dans l'antiquité.
accord les qualités de premier ordre. Cf. Quœstiones Anal, franc, t. iv, p. 338; Mariano de Florence, Com-
de Christo, p. v-vi; Grabmann, op. cit., p. 172; Denifle, pend. chronic. ff. minorum, dans Archivum franc, t. n,
Luther und Luthertum, Mayence, 1904, t. i b, p. 524. p. 464. Le texte autographe est conservé dans les
« Matthieu d'Aquasparta, écrit M. De Wulf, Hist. ms. 460 et 461 de la bibliothèque municipale d'Assise
de la philosophie médiévale, 5 e édit ., Louvain, 1924, qui originairement ne formaient qu'un seul ms., ainsi
t. i, p. 358, se révèle comme un écrivain de talent au que l'atteste l'ancienne foliation cod. 460, fol. 1-276,
:
;

3K MATTHIEU D'AQUASPARTA 38C

et cod. 461, 277-464. Ces deuxmss, surtout le 460,


fol. slon à Aquasparta. De plus le contenu, longuement
sont dans un mauvais état de conservation: l'ordre des interrogé, ne permet pas de se prononcer sur la ques-
folios y est aussi très bouleversé. De ces sermon le , tion de provenance il est trop impersonnel. Ce qui
:

ms. 6S2, fol. 319 sq., de la même bibliothèque contient est sûr, c'est que cette Postille ne s'identifie avec
un recueil de 1 13 discours sur les dimanches et les prin- aucun des nombreux commentaires "sur l'épître aux
cipales fêtes de l'année. Tous ces textes sont inédits Romains étudiés par Déni fie, Die abendlàndischen
sauf un. F. Cloarec, O. F. M., M. ab Aquasparta Schri/tausleger bis Luther ùber Justifia Dei und Jusli-
sermc de S. Francisco, dans Archivum franc, Quaracchi, ficatio, Mayence, 1905.
1916, t. ix, p. 226-23G. 3. A ces écrits il faut aussi ajouter les Quœstiones
2° Écrits inauthentiques. — 1, Commentarius in XII de materia, forma et prioatione, contenues dans le
Prophetas minores, et Com. in Matthœum. —
Plusieurs ms. 654, fol. 216 r°-225 r°, de la Bibliothèque d'Assise.
écrivains, Sbaralea, Supplément, ad script. O. M., L. Alessandriet Mazzatinti, Inventari, etc., t. iv,p. 129,
Home, 1806, p. 525, et après eux les franciscains de signalent cet opuscule comme un autographe d'Aqua-
Quaracchi, Quœst. de fide et cognilione, p. vi, Grab- sparta. En fait, il n'en est pas ainsi, ce texte est d'une
mann, op. cit., p. 15, ont attribue à Aquasparta le écriture cursive quelconque. Dans l'absence complète
Commentaire sur les petits Prophètes, conservé incom- de toute autre donnée positive, il y a lieu d'attendre le
plètement dans le ms. 51, fol. 67 r°-80 v°, de la Biblio- résultat de recherches ultérieures.
thèque d'Assise et le Commentaire sur S. Matthieu qui 4° Écrits perdus ou non retrouvés. —
Divers écrits de
se trouve dans le même ms., fol. 81 r°-114 v°. Mais M. d'Aquasparta semblent aujourd'hui perdus. L'an-
comme l'attestent de nombreuses notes marginales, cien catalogue de Saint-Fortunat de Todi, aujourd'hui
fralris Illuminati septem petiœ, fralris Illuminali ms. 185, fol. 15 r°, attribue, en effet, au cardinal fran-
secundus, ces deux écrits appartiennent certainement ciscain une Tabula super originalia et, fol. 5, une Pos-
à un fr. Illuminé, probablement Illuminé de Chieti, tilla in Marcum. Cf. Sbaralea, loc. cit., p. 525. Jusqu'ici

O. M., secrétaire d'Hélie et évêque d'Assise en 1274. aucune trace de ces écrits n'a pu être trouvée. Il en est
É. Longpré, dans la France franciscaine, Paris, 1922, de même pour le traité, De potentia papœ ac primatu
t. v, p. 429-431. Ecclesiœ Romanœ, dont plusieurs auteurs font mention,
2. Inauthentique aussi est le Commentaire sur le L. Jacobilli, Bibliolhcca Umbriee sive de scriptoribus
I" livre des Sentences contenu dans le ms. 472, fol. 33 prov. Umbriœ, Foligno, 1658, p. 199; Grabmann, loc.
sq., de la Bibliothèque Classense de Ravenne, et consi- cit., p. 18, etc. Il paraît bien cependant avoir été uti-

déré comme autographe par MM. Bernicoli et Mazza- liséau début du xiv 8 siècle par Gilles Spiritalis de
tinti, Inventari dei manoscritti délie biblioteche d'Italia, Pérouse, lorsqu'il écrit Dicebant magister meus
:

Forli, 1894, t. iv, p. 246. Ce ms. en effet n'est pas un archidiaconus Bononiensis et bone memorie magister
autographe d'Aquasparta; il ne fait aucune allusion meus archidiaconus Bononiensis et bone memorie
au maître franciscain et diffère totalement du Com- frater Matheus de Aquasparta quod non credebant
mentaire authentique. Bien plus, l'analyse du contenu Gibellinos posse salvari, etc. R. Scholz, Unbekannte
révèle que ce texte est dû à un franciscain d'Oxford, kirchcnpolilische Slreilschriflen aus der Zeit des Lud-
postérieur à Thomas Bungay, O. M., dont il cite sou- vig des Baijern, Rome, 1914, t. n, p. 114. S'il est vrai
vent et approuve les critiques à l'adresse de saint aussi, comme Mariano de Florence l'atteste, Compend.
Bonaventure. A cause des indications du fol. 27 a, il y Chronic, dans l'Archiv. franc, t. n, p. 464, qu'Aqua-
aurait peut-être lieu d'attribuer ce Commentaire à sparta composa un traité méthodique de prédication,
Pierre d'Angleterre, O. M. Quoi qu'il en soit, cet écrit cet ouvrage n'est pas encore connu. Quant auxSermons
est à ce point étranger à notre auteur qu'il rejette la un grand nombre paraît être perdu, tel le discours pro-
thèse bonaventurienne de l'illumination, Prolog., noncé lors de la canonisation de Louis IX. -

q. iv, fol. 2 c. La perte —


ou non identification —
de ces écrits
3. Le Dies irœ a été attribué parfois à Matthieu ne peut laisser indifférents les médiévistes. Mais ce
d'Aquasparta depuis Oldoini, Athenœum Romanum, qui est infiniment plus regrettable, c'est qu'un groupe
Pérouse, 1676, p. 485. Ce sentiment n'a aucun fonde- considérable de Questions, disputées par Aquasparta
ment. Grabmann, loc. cit., p. 19; Drcves, dans Stimmen à Bologne, sont introuvables. Le cardinal franciscain
aus Maria-Laach, 1892, t. lxii, p. 528. les signale dans une note autographe qui se lit dans le
3° Écrits douteux. —
1. Commentarius in Danie- ms. 132, fol. 298 r°, de la Bibliothèque d'Assise et que
lem. —
Ce texte contenu dans le ms. 51, fol. 53 r°- personne n'avait jusqu'ici observée. Voici l'essen-
66 v°, de la Bibliothèque d'Assise a été attribué tiel de cette note qui, en renseignant les médiévistes
à Aquasparta par Sbaralea, loc. cit., p. 525, sans doute sur le contenu et le titre de ces Questions, leur per-
sur l'autorité de l'inscription qui se lit fol. 1 r° du mettra peut-être de découvrir ces textes ardemment
ms. Mais cette attestation d'un bibliothécaire est très cherchés, mais en vain, depuis six ans De secunda
:

tardive et fausse, en ce qu'elle attribue à Aquasparta dislinctione, Utrum Deus sil ? argumenta sunt multa
les écrits d'Illuminé de Chieli. De plus l'ancien cata- in quœslione dispulala Bononise et Ma solutio teneatur
logue de Saint-François n'est pas explicite. Alessan- assignanlur tamen rationes et loca sicut sunt scripta in
dri, loc. cit., p. 58. De la sorte l'authenticité de ce primo. Simililer secunda (quœslio) : Utrum Deum
commentaire est très incertaine. esse sil per se notum quod non possit cogilari non
2. In Epist. Pauli
postilla. —
Plusieurs écrivains esse? et tertia : Utrum sit objeclum fidei vel scientiœ;
assurent qu'Aquasparta est l'auteur d'un Commentaire simililer : Utrum
sit unus Deus? et Utrum sint plures
sur l'épllre aux Romains; ainsi la Chronique des psrsonœ? Ma
teneanlur quae in eisdem quieslionibus
XXIV généraux. Anal, franc., t. m, p. 406, Sixte scripta sunt et prout ibi scripta sunt. [ Inmarg., De
de Sienne, Bibliolhcca sancla, Cologne, 1586, p. 278, etc. tertia dislinctione] ; Utrum anima sit suie potentiœ?
Cf. Grabmann, loc. cit., p. 15. Le fait paraît donc distinguitur ab alia : Utrum sint sibi consubslantiales?
assuré. Mais que cet écrit doive s'identifier avec la Responsio quod non sunt ipsa substantia anima; sed
Postille sur l'cpîtie aux Romains et les autres épîtres ab ea distinctes... Utrum sint animœ consubslantiales?
pauliniennes contenue dans le ms 391, fol. 139 sq., de Responsio bona est sed addantur rationes. Prima, quia
la Bibliothèque Classense de Ravenne, ainsi que l'assu- si anima consideralur in se, etc., et auctoritas Augus-
rent MM. Bernicoli et Mazzatinti, Inuenlari, etc., tini est ad proposilium. Sed quivslio Ma satis prius posila
p. 229, rien ne le prouve. Ni le ms., ni les anciens de vestigiis, utrum Ma sint creatis rebus essentialia,
catalogues de la Bibliothèque Classense ne font allu- quœstio non est bene posila. Rationes adoersurii pro
mer. DE THÉOL. CATHOL. X. — 13
387 MATTHIEU D'AQUASPARTA 388

illa quwstione quod principium immediatum débat theologische Erkcnntnislehre des Kard. M. von Aqua-
esse proportionatum cffectui immedinlo contra ipsiim sparta, Vienne, 1906, et sur sa théorie du droit naturel,
sunl, etc. Millelalterliches Geislesleben, Munich, 1926, p. 80-83,
III. Doctrine. — Matthieu d'Aquasparta appar- les lui a consacrées M. De Wulf, Histoire
pages que
tient, connue la plupart des maîtres franciscains du de philosophie médiévale, Louvain, 1924, t. i,
la
xiip siècle jusqu'à Duns Scot, à la direction augusti- p. 358-361, ont ramené l'attention sur lui.
nienne de la scolastiquc. Après Alexandre de Ilalès et Néanmoins, si l'on considère dans leur ampleur
Thomas d'York, particulièrement sous l'influence de et leur contenu, les écrits presqu'entièrement inédits
saint Bonaventure, une synthèse philosophique et de M. d'Aquasparta, il es , évident que tout reste à
1

théologique s'était constituée à l'intérieur de l'école faire et que la publication de ces textes rendrait à la
franciscaine et loin au delà, dans les centres universi- philosophie et à la théologie d'inappréciables services.
taires de Bologne, de Borne surtout. D'inspiration L'œuvre du docteur franciscain est, en effet, du point
profondément augustinienne, mais progressive et de vue philosophique et critique la justification la
ouverte aux apports de la pensée grecque et aux pro- plus complète de la synthèse bonaventurienne, et le
grès des sciences expérimentales et de la critique terme le plus développé de ses intuitions métaphy-
textuelle, que Bobert Grossetête, le grand initiateur siques. Ainsi Matthieu d'Aquasparta soutient avec
de la pensée franciscaine, avait cultivées avec éclat, saint Bonaventure que le fondement de la connais-
elle était décidée à "maintenir essentiellement la méta- sance se trouve dans les raisons éternelles; il déve-
physique d'Augustin et de saint Anselme et les intui- loppe longuement cette thèse éminemment francis-
tions de l'école de Saint-Victor. En 1273, elle s'était caine dans ses questions, Qusesliones disputalœ, t. i,
affirmée dans les Conférencess ur l'Hexaméron, pro- p. 241-269. et dans son Commentaire sur les Sentences,
noncées par le Séraphique Docteur devant l'Univer- I Sent., dist. XXXV, a. 39, i et n, Todi, cod. 122,
sité de Paris et où, dans le cadre de ses élévations fol. 115 r°. Il enseigne aussi que l'âme a la connais-
théologiques et de ses effusions mystiques, le saint sance intuitive d'elle-même et des habitudes qui
avait heurté de front et l'averroïsme parisien de Siger l'informe, Quœst. disp., t. i, p. 317-341, et que l'in-
de Brabant et l'aristotélisme mitigé de saint Thomas telligence saisit directement l'individuel ou l'être
d'Aquin. Opéra omnia, t. v, p. 329-449; J. d'Albi, existentiel, et non pas seulement d'une façon indi-
Saint Bonaventure et les luttes doctrinales de 1267 ù 12 77, recte et réflexe, comme le veut saint Thomas d'A-
Paris, 1923, p. 139-200; Gilson, La philosophie de quin. Quœst. disp., t. i, p. 298-317; Grabmann, Die
saint Bonaventure, Paris, 1923, p. 29-38. L'écart pro- Erkenntnislehre, etc., p. 85-91. Avec une grande péné-
fond entre la pensée augustinienne et franciscaine et tration il critique l'opinion thomiste de la possibilité
le courant aristotélicien, pleinement affirmé par Bona- de la création ab seterno. E. Longpré, Thimas d'York
venture, devint si vif que, le 1 er juin 1285, Jean Pec- et M. d'Aquasparta. Textes inédits sur le problème de
kam écrivait à l'évêque de Lincoln que les deux écoles la création, dans Archives d'histoire doctrinale et litté-
de saint Bonaventure et de saint Thomas d'Aquin raire du Moyen Age, Paris, 1926, 1. 1, p. 269-309. Dans
étaient en lutte ouverte dans presque toutes les ques- le même sens augustinien, il admet l'existence des
tions qui n'étaient pas matière de foi, in omnibus dubi- raisons séminales dans l'explication du devenir,
tabilibus sibi pêne penitus hodic adversari exc?ptis fidei II Sent., dist. XVIII, a. 1, q. i-iii, Assise, cod. 132,
fundamentis, etc. Registrum epistolarum J. Peckam, fol. 97 r°-99 v°, et soutient la théorie de la composition
éd. Marin, Londres, 1885, t. m, p. 896-902. Ce fut hylémorphique des substances spirituelles. // Sent.,
précisément dans ces circonstances, et tout pénétré dist. III, a. 1, q.Assise, cod. 132, fol. 19 r°-22 v° a.
i,

du souvenir de Bonaventure, que Matthieu d'Aqua- A ce sujet il observe que la distinction de l'essence
sparta écrivit ses nombreux ouvrages. Pas un, au et de l'existence est insuffisante pour expliquer la
— —
xm e siècle et depuis ne connaissait mieux que lui composition réelle des êtres et apprécie sévèrement
la pensée bonavent urienne; très rares aussi étaient cette opinion Iste modus ponendi omnino est frivolus
:

ceux qui avaient fréquenté Augustin comme lui, car et magis habetvanœ ftetionis quam veritatis. Avec sainl
ainsi que l'a observé le cardinal Ehrle « chez Matthieu Bonaventure enfin, Matthieu d'Aquasparta ne voit
d'Aquasparta resplendissent en tout leur éclat une con- pas le principe d'individuation dans la matière
naissance et une pénétration extraordinaire des écrits affectée de quantité, mais dans les deux principes
de saint Augustin. » L'agostinismo e l'aristotelismo formels de l'être réalisés en même temps Indivi- :

nella scolastica del secolo XIII, dans Xenia thomis- duatio causatur ex compositione principiorum proprio-
tica, Borne, 1925, p. 68; cf. Grabmann, loc. cit., p. 172. rum, sciltcet malerise et formée, II Sent., dist. III,
C'est dire que la pensée théologique, mystique et a. 2, q. m, Assise, cod. 132, fol. 28 r°-29 v.
philosophique d'Aquasparta ne pouvait pas être Par la connaissance profonde de saint Augustin
autre chose que le prolongement fidèle et un appro- dont elle témoigne dans tous les problèmes, F. Ehrle,
fondissement de la synthèse bonaventurienne. L'agostinismo e l'aristotelismo nella scolastica del
V. Signification historique. — A rencontre des sec. dans Xenia thomistica, Borne, 1925,
XIII,
princes de la scolastique, Matthieu d'Aquasparta p. 68, l'œuvre d'Aquasparta est en même temps la
n'a pas laissé de traces dans l'histoire de la pensée. preuve incontestable de l'augustinisme authentique
Pendant cinq siècles, son nom ne se rencontre guère et traditionnel des idées soutenues par les maîtres
que dans les catalogues des bibliothèques conven- franciscains, depuis Alexandre de Halès et Thomas
tuelles d'Assise, de Todi et de Sienne et chez quelques d'York. A la lumière de ces textes inédits plusieurs
bibliographes franciscains. Par un oubli surprenant, problèmes s'éclairent le sens vrai de maintes idées
:

ses précieux "autographes furent délaissés à Todi et à bonaventuriennes, en philosophie et en mystique


Assise jusqu'en 1883, alors que. pour la première fois, surtout, le profond conflit de l'augustinisme et de
le P. F. Ehrle, aujourd'hui cardinal, les signalait dans l'aristotélisme, au cours duquel, bien avant Duns
son inoubliable article, Das Sludium der Handschrif- Scot, et souvent plus complètement que chez lui,
ten mit besonderer Berùcksichtigung der Schule des s'élabore une critique intégrale de saint Thomas
ht. Bonavelura, dans Zeitschrift fur kalh. Théologie, d'Aquin que l'histoire de la pensée ne peut oublier,
Inspruck, 1883, p. 46. Depuis lors, les éditions des l'affirmation très nette et très assurée de l'augusti-
franciscains de Quaracchi, les études de Mgr Grab- nisme bonaventurien, sur le terrain philosophique
mann sur la philosophie de la connaissance élaborée comme dans les autres domaines, si bien que, loin de
par le cardinal franciscain, Die philosophische und céder devant l'aristolélisme, comme les médiévistes
389 MATTHIEU D'AQUASPARTA MATTHIEU DE CRACOVIE 390
l'affirment parfois, il atteint précisément sa plus Denifie sur l'Université de Paris sont entièrement
parfaite expression à la fin du xin" siècle, enfin le muets sur son compte. Ce qui est certain c'est qu'on
caractère franciscain et traditionnel de la plupart des le trouve en 1394 à l'Université de Heidelberg, tout
grandes thèses scotistes. En d'autres termes le jour récemment fondée, et qui aura sans doute cherché à
seulement où les écrits de M. d'Aquasparla auront l'attirer. Il est nommé professeur de théologie le
été édités, l'histoire de la scolastique dans la seconde 27 mai 1395, sera recteur en 1396. Bobert III, élu roi
moitié du xni c siècle pourra être écrite. des Homains le 29 août 1 100, le prend pour confes-
Inconnu a la scolastique postérieure au xm» siècle, seur (et non pour chancelier, comme le disent beau-
le cardinal franciscain n'a pas laissé non plus de traces coup d'auteurs); Matthieu se trouve ainsi mêlé aux
profondes dans l'art Sa représentation la plus ancienne
. grandes questions politiques et religieuses de l'époque,
se trouve à la chapelle du Bargello de Florence dans et on le charge, à diverses reprises, d'ambassades
une fresque attribuée à Giotto et où figure aussi Dante. importantes. C'est ainsi qu'en 1405 il est envoyé au
Lionii, Inventarios, p. 72. Benozzo Pozzoli l'a peint pape de Rome, Innocent VII, pour régler la question
dans la série des maîtres franciscains qui décore le du couronnement de Robert. Il en revient évèque de
cloître de Saint- François à Montefalco. De même Worms, où le pape l'a nommé; continue d'ailleurs de
il

I). Morone,dans les fresques qui ornent la bibliothèque résider à Heidelberg, Worms s'étant mise en révolte
de Saint-Bernardin à Vérone, et Nicolas Alunno sur depuis quelques années contre la souveraineté ecclé-
la prédelle d'un vaste retable jadis exposé à Pérouse. siastique. Le Ï9 septembre 1408, le pape de Rome,
M. Bihl, dans les Éludes franciscaines, Paris, 1907, Grégoire XII, le nomme cardinal; mais après quelques
t. xviii, p. 302. Dans l'église supérieure de Saint- hésitations Matthieu refuse cette dignité. Ce n'était
François à Assise, il figure aussi parmi les person- point, comme certains l'ont imaginé, parce qu'il se
nalités que représentent les marqueteries du chœur. serait alors détaché de l'obédience romaine. Il lui
B. Kleinschmidt, S. M., Die Basilika S. Francesco I
resta en effet toujours fidèle; envoyé par Robert au
in Assisi, Berlin, 1915, t. i, p. 252. [
Concile de Pise, il y soutint les droits de Grégoire XII
Llbald d'AIençon, O. M. C, dans Éludes franciscaines, et protesta solennellement contre la sentence conci-
Paris, 1907, t. xvn, p. .'$18-0; A. Schneider, dans Ilislorisches liaire; aussi Grégoire XII lui confia-t-il, dans les
Jahrbuch, Munich, 1908, t. xxix, p. 108-110; Ueberwegs- derniers mois de 1409, une juridiction de plus en plus
Baumsartner, Grundriss der Geschichte der Philosophie, étendue sur les diocèses allemands qui s'étaient sous-
Berlin, 1915, p. 312, 447-451, 456; K. Heim, Das Gewissheil- traits à son obédience. Matthieu mourut le 5 mars 1410
problent in der sqslematischen Théologie bis zu Schleier-
et fut enterré dans la cathédrale de Worms.
macher, Leipzig, 1911, p. 40-15; J. Hessen, Auguslinische
und thomistische Erkenntnislehre, Paderborn, 1911, p. 57- IL Œuvres. —
Son œuvre littéraire est très consi-
59; A. Tominec, Vorhcrbcslinimung der Menschwerdimg dérable, mais est demeurée pour la plus grande part
Christi nach M. von Aquasparla, Mostar, 1920; R. Carton, manuscrite, dispersée dans les diverses bibliothèques
L'erpérience mystique et l'illumination intérieure chez Roger d'Allemagne, de France, de Bohême, de Pologne.
Bacon, Paris, 1924, p. 97, 105-106; S. Belmond, O. M., Nous indiquerons d'abord les ouvrages imprimés, puis
A l'école de S. Augustin, dans Études franciscaines, Paris, nous donnerons une brève recension des inédits.
1921, t. xxxit, p. 7-26, 145-173; B. Luyck, O. P., Die
Erkenntnislehre Bonaventuras, dans Beitràge zur Gesch. d.
1° Ouvrages édiiés. —
1. Tractatus rationis et cons-
cienliœ de sumplionc pabuli saluli/eri corporis domini
Phil. des Miltclahers, t. xxm, fasc. 3-4, ?\unster, 1923,
nostri Jesu Christi, imprimé par Gutenberg, à Mayence,
p. 69, 154, 172, 178-9, 234-237; M. Grabmann, Der gôlt-
liche Grund menschlicher Wahrhcitserkennlnis nach Augus- vers 1460, voir Hain, Repertorium bibliographicum,
tin und Thomas von Aquin, Munster, 1921, p. 33-35. n. 5803; il y a encore d'autres éditions incunables
E. Longpré. cnumérées, ibid., n. 5804-5809, dont les titres sont
4. MATTHIEU DE CRACOVIE, savant assez divers; quelques-uns expriment mieux le contenu
évëque allemand (1335-1410), qu'il ne faut pas de ce petit livre n. 5805, Incipitdialogus rationis et
:

confondre avec Matthieu, évoque de Cracovie, auteur conscientiœ an expédiât vel debeat quis raro vel fré-
d'une lettre adressée à saint Bernard, /'. L., t. ci xxxir, quenter celebrare vel communicare; n. 5806, Dialogus...
col. G81, mais qui est le mSme que Matthieu de Kra- ulrum, quundo ac quibus molivis missa celebranda
kow, en Poméranie, dont on a voulu le distinguer. abslinendave sit; n. 5809, Tractatus de eo ulrum expédiai
I. Vie. —
D'après son plus récent historien, qui et deceat sacerdoles missas continuare vel laicos fré-
rompt sur ce point, et sur bonnes preuves, avec une quenter communicare. Les nombreux mss., dont on
tradition vieille de dus «le deux siècles, Matthieu trouvera l'indication dans Th. Sommerlad, Mat-
est né à Cracovie (Poiogne) vers 1335, d'une modeste thœus von Krakau, p. 76 sq., donnent des titres non
famille son père était notaire de la ville. Il fut pour-
; moins variés, C'est, en définitive, un traité de la fré-
tant envoyé à Prague pour y faire ses études; bache- quente communion, où Matthieu encourage, non seu-
lier es arts en 1355, maître es arts en 1367, il sera lement les prêtres à célébrer fréquemment, mais les
doyen de la faculté des arts en 1378 et 1381. Mais entre laïques eux-mêmes à s'approcher souvent de l'eu-
temps il avait commencé l'étude de la théologie et charistie. Il précise les conditions de la communion
j>ans doute reçu les ordres; il est bachelier en théo- fréquente et quelques-unes de ses formules, tout à fait
logie en 1375, licencié en 1378, maître vers 1381. C'est heureuses, rejoignent presque celles que les récents
en cette qualité qu'il fait partie de l'ambassade documents pontificaux viennent de mettre en circu-
envoyée par l'Université à Urbain VI, en 1382- lation. Le livre, à ce point de vue, mériterait une
1384. Prédicateur en renom, il est nommé par l'ar- étude, il marque une date importante dans l'histoire
chevêque orateur synodal, et le souvenir s'est conservé de la pratique de la communion. Sommerlad, p. 80,
de plusieurs harangues qu'il prononça dans les assem- en signale une traduction allemande fort ancienne.
blées du clergé. A partir de 1391, on n'entend plus — 2. De squaloribus curiœ romante, conservé en des
parler de Matthieu à Prague; à la suite de Tri- mss. de Wolfenbutlel, Berlin, Erfurt, Melk, Vienne,
thème, recopié par Du Boulay, beaucoup d'auteurs Bàle, Dijon (Ecole de droit, n. 196). Ce traité, où
le font aller à Paris vers ce moment. C'est peu vrai- l'auteur fait un laLleau très poussé au noir du triste
semblable; très attaché à l'obédience de Home, Mat- état de l'Église et esquisse quelques-unes des réformes
thieu aurait difficilement trouvé accueil à l'Univer- nécessaires, a été imprimé à Bille, en 1551, par Wolfg.
sité de Paris, acquise à la cause avignonnaise, et que Wissenburg, sous le titre De squalore seu de praxi
les docteurs de la nation allemande quittaient tous curiœ romanœ, en même temps que les Canones de
en ce moment. D'ailleurs les documents publiés par emendatione EccleSise de Pierre d'Ailly: puis à Lon-
391 MATTHIEU DE CRACOVIE — MATTHIEU DE SAINT-QUENTIN 392

dres, en 1090, par Edw. Brown, dans son Appendix d'autres sermons de circonstances prononcés soit à
ad fasciculum rerum expetendarum et fugiendarum Borne lors des diverses ambassades de Matthieu, soit
Orlvini Gratii; enfin par Walch, dans les Monimenla à Prague, quand Matthieu était prédicateur synodal,
Medii JEvi, Goltingue, 1757, t. r, fasc. 1. L'authenti- voir les indications données ibid., p. 72-74.
cité a été contestée, mais elle n'est pas douteuse, bien 4. Lettres. —
Trithème parle déjà d'un Epislolarum
qu'une révision s'impose du texte donné par- Walch. — ad diversos liber I, dont il y a un ms. à Breslau, et
3. D'inspiration analogue est le Spéculum aureum de auquel i! conviendrait de joindre un certain nombre
titulis beneficiorum, publié de même par W. Wissen- d'autres documents officiels issus de la plume de Mat-
burg, dans Anlilogia'papve, Bâle, 1555, p. 252-401, dans thieu.
Goldast, Monarchia romani imperii, t. n, fol. 1725 sq., Cette riche production, dont on peut voir qu'elle est
et dans Edw. Brown, op. cit., p. 63. Nombreux mss. à à peine connue, laisse l'impression d'une grande acti-
Bâle, Bonn, Breslau. —
4. Fr. Bliemetzrieder a montré, vité qui mériterait à coup sûr d'être étudiée en détail.
dans Studien und Mitlheilungen aus dem Ben. und —
Travaux anciens. Trithème, De scriptoribus ccclesias-
dent Cist. Orden, t. xxv, 1904, p. 544-566, qu'il faut
ticis, édit.de Paris, 1512, fol. 140 v°; Possevin, Apparatus
probablement attribuer à Matthieu de Cracovié les sacer, édit. de Cologne, 1008, t. n, p. 90 et 91, lait, sous
annotations {postulée) à la lettre des cardinaux convo- réserve, la distinction entre Matthaeus Ciacoviensis et
quant le concile de Pise, et publiées par J. Weizsacker, Matthteus Polonus; Du Boulay, Jlisloria Univers, paris.;
dans Deutsche Reichstagsakten, t. vi, Gotha, 1888, t. IV, p. 975; Oudin, Commenlarius de scriptoribus Ecclestœ

p. 387-422; il y a bien des points de contact avec le antiquis,t. m, Leipzig, 1721, col. 1110-1111; Fabricius, Bibl.
De squaloribus. —
5 Copinger, Supplem. to Hain, lat. med. et infim. œtalis, édit. de Hambourg, 1735, t. v,
distingue un Matthïcus de Cracovia, sive arce Chrochove,
part. II, t. i, n. 1835, signale un opuscule flamand
p. 143, évèque de Worms, auteur du Liber desqualoribus, du
attribué à Matthieu de Cracovié Roexken daer men
:
Rationale divinorum operum, du De contractibus et du De
in leren mach salichlic te sterven ende eeverlick te leven, celebratione Missae, et un Matthseus Polonus, p. 156, à qui
Anvers, 1500, qui serait la traduction d'un opuscule ilrapporte, après Possevin, les commentaires scripturaires;
De donné par divers mss. comme étant
arle moriendi, Le grand Dictionnaire de Morcri, édit. de 1759, partage
de Matthieu. Voir Sommerlad, op. cit., p. 66-69. — plus arbitrairement encore les traités entre deux Matthieu
6. B. Duellius a imprimé dans ses Misccllanea, t. i, de Cracovié.
Augsbourg, 1723, p. 139-154, deux allocutions pro- Travaux modernes. —
Ils sont recensés et utilisés par
Theod. Sommerlad, Malthœus von Krakau (thèse), Halle,
noncées à Borne par Matthieu, lors de l'ambassade
1891 «et par Fr. Bliemetzrieder, Matthàus von Krakau, der
envoyée à Innocent VII pour régler la question du
couronnement de Bobert III. —
7. G. Sommerfeidt a
Verfasser der Poslilkn"! dans Studien und Milleilungcn aus
dem Bencdictiner-und dem Zisterzienscr-Ordtn, 1904, t. xxv,
publié aussi une Oratio ad compatiendum mise» ie p. 544-556; voir aussi G. Sommerfeidt, 1903, Ueber den
sancte malris Ecclesie, dont le ton rappelle beaucoup Verfasser und die Enlslehungszeit der Traktale DE SQUA-
le De squaloribus. Zeilschrijt fur die Gcsch. des Ober- LORIBUS CURl/E ROMAND und SPECULUM AUREUM DE
rheins, 1892, t. xi.vi, p. 726-728.
TITULIS BENEFtCIORUM, dans Zeitschrift fur die Gesch.
2° Ouvrages demeurés manuscrits. — 1. Ouvrages des Oberrheins, 1903, t. Lvn, p. 417-433; Sehmitz, Zu
scripturaires. — Possevin Expositio Cantici canli-
cite :
Malthœus von Krakau, dans Rômische
t. vm, p. 502-505.
Quarlalschrift, 1894,

corum, In Ecclesiasten, In S. Matthœi evangelium, In É. Amann.


epistolam ad Romanos, cf. Apparatus sacer, édit. de
Cologne, 1608, t. n,p. 91, dont la trace ne s'est pas
5. MATTHIEU DE SAINT-QUENTIN,
frère mineur capucin de la province de Paris, reçu au
retrouvée.
2. Ouvrages théologiques. —
Le plus important est
noviciat d'Amiens le 8 septembre 1641, s'employa, une
fois prédicateur, à la conversion des protestants. Dans
celui qui est ainsi décrit par Trithème Opus de :
le but de les éclairer, il publia, sans y mettre son nom,
prœdcstinatione et quod Deus omnia bene fecerit, cujus
qui ne se lit que dans les approbations. Le vray tableau
dialogi inlerlocutores sunt Pater et Filius, quem prœno-
de l'Église de Jésus-Christ, propre pour la faire recon-
lavit Rationale divinorum operum hbri VII; d'après
noislre d'avec les églises fausses des hérétiques, et par
cette indication de Trithème, ces derniers mots
ce moyen induire les âmes dévoyées à reprendre la voye
auraient formé le titre du livre; c'est ce que confir-
de vérité, et les fidèles à y persévérer, in-12, Arras, 1664,
ment d'ailleurs les divers mss. dont on trouvera un
1666, 4 e édit., revue, corrigée et augmentée de nouveau
énumération dans Sommerlad, op. cit., p. 62, 63. L'ou-
par l'auteur, avec la profession de foy catholique, Paris,
vrage, qui est dédié à Henri Soerbom, évèque d'Erm-
1673. Ce livre, de plus de 500 pages, est une sorte de
land, répond à diverses questions que ce prélat avait
catéchisme raisonné, dans lequel l'auteur expose la
posées à Matthieu sur la providence divine et le pré-
doctrine catholique d'une manière très claire et très
destination. —D'une inspiration toute différente est
solide. Le P. Matthieu était donc tout indiqué pour
un De contractibus emptionis, vendilionis, donationis
faire partie du groupe de missionnaires envoyés vers
tiber I, mentionné aussi par Trithème, et conservé en
1665 à Londres, à la demande de la pieuse reine Hen-
de nombreux ms., Sommerlad, p. 64; d'après un
riette-Marie de France, pour le service de sa chapelle
note qui se lit à la fin du ms. 1309 de l'Université de
et celui des catholiques. « Sa modestie, sa ferveur et
Cracovié, l'ouvrage aurait été rédigé d'après les traités 1

ses autres vertus » portèrent le marquis de Croissy,


analogues d'Henri de Oyta et de Henri de Hesse (Lan-
genstein). — De novem peccatis alienis, intitulé aussi
Charles Colbert, ambassadeur du roi de France, à le
choisir pour confesseur, écrit le P. Cyprien de Gama-
De peccatis mortalibus et venialibus. De hypocrisi —
et e/us speciebus. —
De amore divino (peut-être ana- ches, qui ajoute « Il gagna beaucoup d'âmes à Dieu ».
:

La mission des « capucins de la reine » prit fin avec la


logue au De amore charitatis signalé par Possevin,
toc. cit.). — De consolatione theologiœ. — Opusculum
disparition de celle qui l'avait créée et la faisait vivre;

de passione Domini. —
De ojficio anlislitum. De — « son trépas lui donna la mort », en 1669. Le P. Mat-

thieu revint en France et mourut au couvent de


puritale. conszienliœ, intitulé aussi De mundo corde et
pura conscientia. —
Traclalns de modo confitendi et
Calais, le 18 décembre 1675.

prenilendi. — - 75e dispositione communicantis. — Sa- Bernard de Bologne, Bibliotheca scriplorum ord. min.
cramentalc. capuccinorum, Venise, 1747; Cyjrien de Gamaches, Mé-
3. Sermons. — Un grand nombre de sermons sont moires de la mission des capucins près la reine d'Anghlerre,
attribués par les mss. à notre auteur. Sermones latini publiés par le P. Apollinaire de Valence, Paris, 1881.
de sanctis per circulumanni; voir Sommerlad, p. 61 sur ; P. Edouard d'Alençon.
393 MATTHYS — MAUDUIT 394

MATTHYS Gérard (1523-1574), originaire du concile de Paris. Il fut de nouveau emprisonné en


duché de Gueldre, fut longtemps professeur à l'Uni- mars 1798 et mois après, grâce à
libéré quelques
versité de Cologne, où il enseigna le grec et la phi- l'intervention de Grégoire, mais il fut traduit devant
losophie; niais il se livra aussi à l'étude de la théologie, le tribunal correctionnel d'Épinal, pour avoir publié
où il prit la licence après 1555. C'est en cette qualité un écrit séditieux; d'abord condamné, il fit appel et
qu'il oblint une prébende à la cathédrale. Son œuvre les poursuites furent abandonnées. Il reprit ses fonc-
écrite, qui est considérable, consiste surtout en tra- tions le 30 avril 1800, tint un second synode à Mi-
ductions et commentaires des œuvres philosophiques recourt et assista au second concile national de Paris
d'Aristote et de Porphyre. Une de ses publications au en 1801. Au moment du Concordat, il donna sa démis-
moins intéresse la théologie D. Thomas Aquinatis de
: sion et devint curé de Stenay; aux Cent jours, il se
natura et essentiel rerum libellus (que m
vulgo De ente prononça en faveur de Napoléon et fut exilé à Tours
et essentiel voeant), mine recens a menais quamplurimis en 1815, puis il s'établit à Belleville, où il mourut le
repurgatus et scholiis insuper adjectis illustratus, 13 septembre 1820. Grégoire fit son oraison funèbre.
Cologne, 1551, réédité en 1560 à la suite de divers Outre de nombreux mandements, lettres et ins-
traités aristotéliciens. Noter aussi In epistolam ad
: tructions pastorales dont la première est datée du
Iiomanos commenteiria, Cologne, 1562. 15 avril 1795 et qui forment comme un cours de
Hartzheim, Bibliothcca Coloniensis, Cologne, 1747,
J.
morale civique, on peut citer plusieurs écrits de Mau-
p. 99; Paquot, Mémoires pour servir à l'histoire littéraire dru: Les Brzfs attribués à Pie VI convaincus de sup-
des Pays-Bas, t. vm, Louvain, 17G6, p. 302-309. sition, ou Lettre à Thumery, prêtre à Saint-Dié, in-8°,
É. Amann. 1795. Annales de la religion, des 14 et 21 novem-
MAUCLER Michel,docteur de Sorbonne bre 1795, t. ii, p. 49-59, 73-83. Thumery était le
(t 1635). — Parisien d'origine, il entra en 1587 au vicaire général de l'évêque légitime, Mgr de la
collège de Sorbonne, dont il fut prieur en 1590. Doc- Galaisière. Un peu plus tard, il écrivit une Lettre
teur en théologie en 1592, il enseigna et surtout prêcha synodique du concile général de France aux pères, aux
pendant de longues années. Appartenant au parti mères et à tous ceux qui sont chargés de l'éducation
duvaliste, et tout dévoué aux doctrines ultramontaines, de la jeunesse, in-4°, 1798. Les Annales de la religion,
il publia en 1622 un volumineux traité où il prenait 1795-1803, contiennent la plupart des écrits épisco-
position sur les différentes thèses alors débattues dans paux de Maudru Instruction sur la Constitution...,
:

les milieux français De monarchia divina ecclesiaslica


: sur les excommunications:.., pour la convocation du
et sxculari christiana, deque sancta inter ecclesiasticam synode général..., au presbytère de Reims..., sur
e sœcularem illam conjuratione, amico respeclu, hono- le serment..., sur la liberté du culte..., sur le Concile,
reque reciproco, in ordine ad œternam, non omissa etc.. Enfin, sur la fin de sa vie mouvementée, Mau-
temporali, felicitalem, dédié au pape Grégoire et XV dru composa un écrit où il fait le récit de ses déboires
au roi de France Louis XIII, Paris, Cramoisy, 1622. et de ses déceptions Précis historique des persécu-
:

Lors des discussions relatives à l'affaire Santarelli, tions dirigées par l'esprit de parti, dans l'État et dans
Maueler chercha à détourner la condamnation que la l'Église-, contre M. Maudru, ancien évêque de Saint-
Faculté de théologie finit par infliger au livre de ce Dié et depuis curé de Stenay, enfin exilé à Tours,
dernier en avril 1626; en mai, Maueler s'éleva très in-4°, Paris, 1818.
vivement contre la procédure suivie, et fit signer par
Michaud, Biographie universelle, t. xxvn, p. 306; Hoefer,
le parti ultramontain une prolestation qui fut remise
Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 346-347; Qué-
au nonce. On comprend l'animation des gallicans con- rard, La France littéraire, t. v, p. 631 ; Feller, Biographie
tre le docteur. Son livre à lui fut épluché de près et, le universelle, édit. Pérennès, 1842, t. vin, p. 261-262; Annales
15 mars 1627, l'assemblée de l'Université le dénonçait de la religion, t. i, p. 607-614; t. n, p. 49-59; 73-83; 376-
à la Faculté de théologie, avec preuves à l'appui : 379; t. iv, p. 393-402, 536-537; t. v, p. 156-159; t. vu, p. 126-
divers extraits devaient montrer que Maueler pro- 139; t. x, p. 355-357; Ami de la religion, t. xxvm, p. 46-
fessait les thèses les plus ultramontaines sur le pou- 48; Fr. du Chanteau, Maudru évêque des Vosges, Nancy,
1879; E. Martin, Histoire des diocèses de Nancy, de Toul el
voir absolu et sans appel du pape, et sur le droit de
de Saint-Dié, Nancy, t. ni, p. 100-297; Pisani, Répertoire
celui-ci d'intervenir dans les affaires temporelles des
biographique de l'épiscopat constitutionnel, 1791-1802,
souverains. L'affaire n'eut d'ailleurs pas de suite, le Paris, 1907, p. 270-275.
roi ayant fait défense à la Faculté de théologie de J. Carreyre.
faire aucune décision. Maueler mourut le 10 juin 1635. MAUDUIT Michel (1628-1709), naquit en 1628
E. Puyol, Edmond Uicher, Paris, 1876, t. n, p. 310, à. Vire en Normandie et entra tout jeune, en 1646,
n. 2,donne un extrait d'un ms.de l'Arsenal, n. 131, qui à l'Oratoire, où il professa avec succès les huma-
fournit le curriculum vitœ de Maueler; voir aussi ibid., nités et remporta plusieurs prix aux Académies de
p. 292, 310-311; texte des propositions extraites du De
Caen et de Rouen. Ordonné prêtre en 1654, il fut sur-
monarchia, dans Duplessis d'Argentré, Colleclio judicio-
rum, t. n b, p. 257-261; sur les agitations de Sorbonne à ce
tout célèbre par ses prédications populaires. Il se
moment, V. Martin, L'adoption du gallicanisme politique retira à Paris où il étudia les saintes Écritures. Il fut
par le clergé de France, dans Revue d(S sciences religieuses, dénoncé comme janséniste par le P. Perrin, jésuite, à
t. vu, p. 31 sq., p. 182-225. l'Assemblée du clergé de 1700; il mourut à Paris en
É. Amann. 1709.
MAUDRU Jean Antoine (1748-1820), naquit à Le premier écrit du P. Mauduit est un Traité de la
Adompt (Vosges) le 5 mai 1748; il fut vicaire, puis religion contre les athées, les déistes et les nouveaux
curé d'Aydoilles. Au moment de la Révolution, il Pyrrhoniens, où, en supposant leurs principes on les
prêta serment à la Constitution civile du clergé et convainc, par la disposition même où ils sont, qu'ils
engagea ses confrères à l'imiter. Il fut élu évêque cons- n'ont point d'autre parti à prendre que celui de lu reli-
titutionnel des Vosges le 1 er mars 1791 et sacré à Paris gion clirélienne, in-12, Paris, 1677, et nouvelle édition
par Lindet le 20 mars de la même année; en 1792, il augmentée en 1698. C'est un travail solide qui mérite
donna une série d'instructions pastorales sur la cons- encore aujourd'hui d'être lu; Mauduit y développe
titution française; en 1793, il refusa de renoncer à une idée exposée par Pascal dans un chapitre de ses
l'épiscopat et au sacerdoce et fut, de ce chef, incar- Pensées : dans matières douteuses, la Providence
les
céré le 23 mai 1794 et envoyé à Paris; le 9 thermidor il y a le moins à perdre
conseille de choisir le parti où
lui sauva la vie il fut libéré en décembre. Il tint un
: et le plus à gagner (Journal des Savants du 5 juil-
synode à Saint-Dié, le 26 juillet 1797 et assista au et 1677, p. 89-90). La plupart des écrits de Mauduit
395 MAUDUIT MAUGIS 396

serapportent à l'Écriture, et on peut, à ce sujet, citer MAUGIS Joseph (1711-1780), naquit à Namur
lesouvrages suivants Les Psaumes de David traduits
: le 20 novembre 1711, fit ses études chez les jésuites
en français, in-12, s. 1. s. d.; Analyse de l'Évangile et, à 18 ans, entra comme novice au couvent des
selon l'ordre chronologique de la concorde, avec des ermites de saint Augustin, à- Rovignes et à Malines;
dissertations sur les lieux difficiles, 3 vol., in-12, Paris, il étudia la philosophie à Anvers et la théologie morale

1694 (Journal des Savants des 26 juillet et 2 août 1694, à Louvain; ordonné prêtre en 1734, il enseigna la
p. 340-355); l'Analyse est suivie de 41 dissertations théologie morale à Gand, Bruxelles, Anvers, et enfin
intéressantes dans la septième et dans la trente et
: à Louvain. Reçu docteur le 19 novembre 1745, il
unième, Mauduit attaque les opinions du 1'. Lami sur devint professeur de théologie à l'Université de Lou-
la double prison de Jean-Baptiste el sur le temps de la vain en 1747, et il occupa cette chaire jusqu'à sa mort,
dernière Pâque de Notre-Seigneur. Lami répondit aux le 22 mars 1780.
critiques de Mauduit dans La suite du traité histo- Les écrits de Maugis, ordinairement très courts, ont
rique de l'ancienne Pâque des Juifs, in-12, Paris, 1694 presque tous pour objet les controverses du temps; il
(Journal des Savants du 31 mai 1694, p. 241-245). Mau- soutint des discussions théologiques avec le P. Wau-
duit publia .une seconde édition augmentée de- son tyer, jésuite (1705-1772) et le P. Billuart, dominicain
travail en 4 vol. in-12, Paris, 1697, mais qui ne con- (1685-1757). Il faut citer les Thèses theologicse de pec-
tient plus que 39 .dissertations. Mauduit poursuivit catis, de legibus et de gralia, 7 août 1743, in-8°, Lou-
ses études sur le Nouveau Testament par l'Analyse des vain, et les Thèses theologicse de religione ac divini
Actes des Apôtres avec des dissertations sur les endroits Vcrbi incarnalione, cum appendice de gralia per se
difficiles, 2 vol. in-12, Paris, 1696; c'est l'histoire du efficaci ac liberlate, 11 août 1747. Dans ces deux écrits,
berceau de l'Église et de ses premiers développements, Maugis expose la doctrine des augustiniens sur la
avec 41 dissertations (Journal des Savants du grâce suffisante et la grâce efficace, et il essaie de
25 mars 1697, p. 133-138). Puis ce fut l'Analyse des concilier cette dernière avec la liberté. A ces thèses, le
Épltres de saint Paul el des Épîtres canoniques, 2 vol. jésuite Wautyer oppose les thèses molinistes dans
in-12, Paris, 1691 (Journal des Savants du 7 mai 1691, Responsio ad appendicem de gratia per se efficaci et
p. 141-144). Tous ces écrits furent publiés de 1691 à libertale propugnalam, 11 juillet 1748; Maugis répli-
1697 et réédités plusieurs fois à Paris, Lyon et Rouen; qua par l'écrit intitulé : Thèses theologicse de sacra-
et l'écrit intitulé L'Évangile analysé selon l'ordre his-
: mentis in génère et tribus primis in specie, cum adjuncta
torique de la Concorde, 8 vol. in-12, Toulouse, 1772, re/utatione prsetensce responsionis ad appendicem de
reproduit ces diverses Analyses auxquelles fut ajoutée gratia per se efficaci et libertate, 5 juin 1749. Trois
plus tard une Analyse de l'Apocalypse, contenant une années plus tard, le P. Wautyer répondit parles Thèses
nouvelle explication simple et littérale de ce livre, avec theologicse de gratia et libertale in syslemate R. P. Ludo-
une dissertation sur les Millénaires, 2 vol. in-12, Paris, vici Molina, S.J., concilialis,cum inserta nonnullorum
1714 (Journal des Savants du 3 décembre 1714, p. 678- isti syslemati non recte opposilorum discretione, et
685). adjuncta ad refulalionem Lovanii propugnalam res-
Ces diverses Analyses sont faites avec beaucoup de ponsione, 11 juillet 1752, in-8°, Louvain. Dans cet
méthode, et les dissertations qui suivent éclairassent écrit, le P. Wautyer veut montrer que la doctrine
et expliquent les endroits obscurs, mais on a justement de Molina n'est pas nouvelle, mais qu'elle est conforme
reproché au P. Mauduit de rechercher les subtilités à celle des Pères, et en particulier, à celle de saint
plus que la solidité, de choisir volontiers les opinions Augustin. Les polémiques se poursuivirent encore par
nouvelles, de se perdre dans des minuties d'érudition de nouveaux écrits : Thèses theologicse de sanctissima
pure, et de critiquer parfois laiVulgate et les opinions Trinitale et actibus humanis, cum appendice ad thèses
même communes des Pères. E. du Pin, Bibliothèque des theologicas die 11 julii 1752 propugnalas, 8 août 1752,
auteurs ecclésiastiques du XVIII e siècle, t. v, p. 412- Louvain. Le P. Wautyer riposta avec quelque vivacité,
417. dans ses Thèses ad appendicem thesibus Lovanii propu-
Le P. Mauduit laissa manuscrite une Traduction gnatis die 8 augusti 1752 annexam, 25 novembre 1752,
complète du Nouveau Testament. Il avait aussi composé Louvain. Dans sa réponse intitulée Thèses theologicse
:

un ouvrage relatif à la querelle du quiétisme et il de gratia per se efficaci et de libertate, 20 janvier 1753,
l'envoya à Bossuet; dans une lettre à l'évêque de Louvain, Maugis montre que ses thèses n'ont rien de
Meaux, 16 novembre 1698, il recommande à celui-ci commun avec les erreurs de Calvin et de Jansénius,
de garder cet écrit comme, dit-il, un « acte de ma décla- et que le P. Wautyer, en soutenant le contraire, favo-
ration pour votre sentiment ou plutôt comme ma pro- rise l'hérésie janséniste. A cette accusation, le jésuite
fession de foi », Correspondance de Bossuet, édit. réplique de nouveau, Thèses theologicse de gratia et
Urbain et Levesque, t. x, p. 291-292. L'ouvrage est de liberlate ab objectionibus vindicatœ, 31 mars 1753,
resté manuscrit aux Archives nationales, Oratoire, Louvain. Comme désormais la discussion s'enveni-
M. M. 607-609. •
mait, le cardinal Thomas d'Alsace invita son ami,
Michaud, Biographie universelle, t. xxvn, p. 306-307; le P. Maugis, à cesser la polémique; la réponse du
Hœfer, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 348; Père étant prête, elle parut avec la lettre du cardinal :

Qùérard. La France] iltéraire, t. v, p. 632; Moréri, Le grand Thèses theologicse de peccatis, de legibus, ^de gratia,
dictionnaire historigue, édit. de 1759, t. vu, p 353 et Sup- 7 août 1753, in-8°, Louvain. Mais un appendice de cet
plément, n, p. 89-90; Feller, Biographie universelle, édit,
t.
écrit qui semblait clore les discussions sur la grâce,
Pérennês, 1842, t. vm, p. 262; Richard et Giraud, Biblio-
en souleva sur un sujet nouveau; il s'agit de la con-
Ihègue sacrée, t. xvi, p. 303-304; Mercure de mai 1709,
p. 105-108; Dictionnaire historigue des auteurs ecclésias-
trition; l'appendice était intitulé : De circumstantiis
tigues, France, 4 vol. in-8°, Lyon, 1767, t. m, p. 182; Deses- inlra eamdem speciem notabililer aggravanlibus; Mau-
sarts, Les siècles littéraires, 7 vol., Paris, 1800-1803, t. rv, gis y soutenait qu'il fallait, en confession, accuser les
p. 321-322; Th. I.ebreton, Biographie normande, 3 vol., circonstances notablement aggravantes des fautes. Le
Paris, 1856-1861, t. m, p. 60; Fiére, Manuel du bibliographe P. Wautyer soutint la thèse opposée à laquelle Mau-
normand, 2 vol., Rouen, 1860, t. n, p. 291-292; Oursel, gis répondit par une Dissertatio theologica, in qua exa-
Nouvelle biographie normande, 2 vol., Paris, 1886, t. n,
minatur utrum atlrilio mere servilis sufficial in sacra-
p. 248; Ingold, Essai de bibliographie oratorienne, Paris,
1880, p. 107-109; Jovy, Pascal inédit, Vitry-!e-François,
mento pœnitenlise, in-8°, Louvain, 1754 et par des
1908, p. 359 sq.; Hurter, Nomenclator, 3' édit., t. iv, Thèses de virtutibus theologicis, in-8°, Louvain, 1754.
col. 815-816. Le P. Wautyer n'y est pas nommé, mais persuadé
J. Carreyre. qu'il était attaqué, il publia les Thèses theologicse
397 MA l
:

( i I S MAULTROT 398
eum responsionibus ait qutestionem inserlam Ihesibus exercere? in-8°, Louvain, 1764 et l'opinion de Maugis
i" aprilis I7ô4, I.ovanii. in schola augustiniana pro- fut attaquée par Pierre Dens, dans des Animadver-
pugnatis, nccnon ad disseilationcm theologiccm de Louvain, 1764, auxquelles Maugis répli-
siones, in-8°,
sufficientiei altrilionis in sacramento pwnitenliw, in-8°, qua par une Responsio ad Animadversion.es, in-8°, Lou-
Louvain, 1754. La question débattue était de savoir vain, 1764.
si l'attrition purement servile. née delà seule crainte Biographie nationale de Belgique, t. xjv, col. 88-95; Gal-
des châtiments de Dieu, suffisait pour recevoir la grâce liot, Histoire de la ville et province de Namur, t iv, p. 351,
du sacrement de pénitence. Maugis prétend que la Dictionnaire des Pays-Bas, t. n, p. G7; Reussens, Analcctes
thèse affirmative n'est pas certaine et ne peut être pour servir à l'histoire ecclésiastique de la Belgique, II e série,
suivie en sûreté de conscience il faut un commence-
: t. VI, p. 297-311; Sommervogel, Bibliothèque de la Com-

ment d'amour de Dieu. La controverse rebondit sur pagnie de Jésus, art. Wautyer, t. vin, col. 1006-1010;
ii' nouveau terrain jusqu'en 1761, avec quelques Hurter, Nomenelator, 3 e édit., t. v, col. 242-243.
digressions à côté Digressio de fuie et de polentia Dei... J. Carreyre.
MAUGUIN
:

de cerliludine sufficienlise altrilionis mère servilis..., Gilbert, parlementaire français


sur cette discussion, voir dans le sens janséniste, les (tl674). — Ce conseiller du roi, président de la cour des
Nouvelles ecclésiastiques du 6 mars 1762, p. 39-40. monnaies, intéresse la théologie par une importante
Le P. -Maugis se trouva aussi en désaccord avec le publication relative à la controverse prédestinatienne
P. Billuart qui, en 1751. avait publié une Qusestio du ix e siècle Veterum scriptorum qui IX sœculo de
:

theologica de relatione operum ad Deum, in-8°, Ypres, pra'destinatione et gralia scripserunt, opéra et fragmenta
1751. réimprimée à Liège en 1752. Billuart prétendait plurima nunc primum in lucem édita, 2 vol. in-4°,
que, pour que nos actions soient méritoires, il suffît Paris, 1650. L'ouvrage renferme deux collections de
qu'elles soient rapportées à Dieu virtuellement et textes, dont la première se rapporte à la prédes-
avec une intention implicite. Le P. Maugis soutint, tination seule (t. i), la seconde à la prédestination,
au contraire, que, lorsque nous agissons délibérément, la grâce, la volonté divine, la mort du Christ (t. n).
nous devons rapporter nos actions à Dieu et que, si On trouve là réunies les deux confessions de
:
'

cette intention fait défaut, il y a péché, bien que l'ac- Gottschalk, des lettres de Baban Maur et de Loup
tion, bonne en elle-même, ne soit pas viciée en son de Ferrières, les traités De prœdestinalione de Batramne
fond. Telle est l'opinion que Maugis défendit dans sa de Corbie, de Scot Érigène, de Prudence, de Florus,
Disserlatio de relatione operum ad Deum, in-8°, Louvain, etc. Viennent ensuite, dans le t. n, sous une nou-

1754. à laquelle Billuart répliqua par Ullerior elucidalio velle pagination, une histoire résumée de la contro-
qusestionis de relatione operum ad Deum, in-12, Lou- verse, et deux longues dissertations de Gilbert Mauguin.
vain, 1754. Mais Maugis reprit ses arguments dans sa La première dissertation est une réponse à l'ouvrage de
Disserlatio de relatione operum in Deum ab objec- Jacques Ussher (Usserius); évêque anglican d'Ar-
tion i bus vindicala, in-8°, Louvain, 1755, et Billuart magh, Goitescalci et prœdestinalianœ controversiœ ab eo
répliqua de nouveau dans Epislola exposlulaloria et motœ hisloria, 1631. Selon ce dernier, Gottschalk
« abusant de l'obscurité de la question, oppose doc-
upoloçeticu Ludovici Franc... super Disserlationem
secundam de relatione operum in Deum, in-8°, Anvers, teurs à docteurs, Pères à Pères, conciles à conciles, au
L756. Le P. Maugis répondit encore dans Vindiciœ grand mépris de l'Église »; Mauguin veut exposer
dissertationis de relatione operum in Deum, adversus sincèrement la controverse, mais il soutient une thèse
larvalum auctorem Epistolœ exposlulaloriœ et apolo- toute nouvelle, celle de l'innocence de Gottschalk, qui
yetiese sub adscilio nomine Ludovici Franc..., in-8°, aurait été victime de la violence et de la tyrannie
Louvain, 1757. Le P. Billuart mourait le 20 jan- d'Hincmar. La seconde dissertation est dirigée contre
vier 1757 et le combat cessa, faute de combattants. le P. Sirmond, S. J., qui, dans son Hisloria prœdesli-

Le P. Maugis aborda aussi une question de droit niana, avait pris le contre-pied de Mauguin. Celui-ci
canonique. Jusque vers le milieu du xvm e siècle, les reprenant point par point les assertions de son adver-
théologiens et les canonistes étaient à peu près una- saire, s'efforce de les réfuter en alléguant la mauvaise
nimes à enseigner que le mariage, même consommé, foi d'Hincmar, et en soutenant que les décrets du
entre infidèles, est rompu par la conversion au chris- concile de Savonnières ont été approuvés par le pape
tianisme de l'un des époux, lorsque l'autre persiste Nicolas I er .

dans son infidélité et refuse de cohabiter avec le


Feller-Pérennès, Dictionnaire historique, t. vjh, 1834,
conjoint converti, ou, lorsque celui-ci, par la cohabi-
p. 264; Hœler, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv,
tation avec l'époux resté infidèle, peut être exposé à col. 354-355; Hurter, Nomenelator, 3 e édit., t. îv, col. 157;
perdre la foi, à entendre outrager son Dieu et sa reli- Dictionnaire des livres jansénistes, t. iv, p. 214.
gion; c'était le commentaire ordinairement admis du E. Vansteenberghe.
célèbre passage de saint Paul, I Cor., vu, 10-15. Cette MAULTROT Gabriel-Nicolas (1714-1803), na-
thèse commençait à être attaquée en Allemagne, aux quit à Paris le 3 janvier 1714 et fut reçu avocat
-Bas et en France. Le P. Maugis entreprit de la au Parlement en 1733. Il s'appliqua surtout à l'étude
défendre dans sa Disserlatio theologico-canonica : du droit canonique, et fut tout dévoué au parti jan-
i'trtim in casu Aposloli, parti conversa' liberum sil ad séniste en faveur duquel il publia un très grand nom-
rida vola transire? in-8°, Louvain, 1770. Josse Le bre d'écrits. Dans la plupart de ses ouvrages, Maul
Plat, professeur de droit canonique à l'Université trot vise à rabaisser les prérogatives de l'épiscopat et
de Louvain, attaqua la thèse du P. Maugis qui répli- il encourage les révoltes et l'opposition du clergé de
qua par Prosecutio dissertationis llieologico-cunonicœ : France contre le siège de Borne. Cependant les excès de
Vtrum in casu Aposloli? in-8°, Louvain, 1771; Le la Révolution lui ouvrirent les yeux cet avocat zélé
:

Plat répondit et soutint que les Fausses-Décre'tales des droits des curés contre leurs évêques, devinl tout
étaient l'origine de l'opinion commune des théologiens, à coup un ardent défenseur des droits de l'épiscopat
touchant la dissolution du mariage d'un infidèle et de l'Église; ses derniers travaux, en effet, sont
converti. Nouvelles ecclésiastiques du 21 août 1779, consacrés à la défense de l'Église contre les empiéte-
|>. 134-136. ments du pouvoir pour cette lâche, il s'asso-
civil, et,
Le P. Maugis laissa quelques autres écrits qui soule- cia à l'avocat Jabineau. Dans de nombreuses bro-
vèrent encore des polémiques, mais beaucoup moins chures, il attaqua la Constitution civile du clergé.
graves Qusestio quodlibeticu : l'trum in efjectu peccati
:
Aussi il vit confisquer ses biens et il supporta sa misère
mortalis exislens possit aliquem actum supernaluralem avec beaucoup de courage. Il mourut le 12 mars 1803.
— —

399 MAULTROT 400

Les écrits de Maultrot sont très nombreux, et, mal- sonlpasdu diocèse, in-12, 1781. —Dissertation sur l'ap-
gré la longue énumération que nous allons faire, nous probation des prédicateurs, contre l'abbé Corgne, 2 vol.
ne sommes pas sûr de les indiquer tous, d'autant que sn-12, 1782. —
Dissertation sur l'approbation des confes-
beaucoup d'entre eux ont paru sous le voile de l'ano- icurs, in-12, 1784, pour compléter un autre travail.
nymat. Les Nouvelles ecclésiastiques des 10-24 mai 1803 — L'approbation des confesseurs introduite par le Concile
p. 40-41, donnent celle liste qui comprend 36 titres. de Trente, 2 vol. in-12, 1783. — Examen du décret du
Presque tous se rapportent au droit canonique et Concile de Trente sur l'approbation des confesseurs,
indirectement à la théologie proprement dite. Nous les 2 vol. in-12, 1784. — Juridiction ordinaire et immédiate
citerons par ordre de date :Mémoire sur le refus de sur les paroisses, 2 vol. in-12, 1781: celte juridiction
sacrements à la mort qu'on fait à ceux qui n'acce]>lenl appartient au curé pour toutes les fonctions qui ne
pas la Constitution et une addition concernant les billets sont pas proprement épiscopales. — Traité des cas réser-
de confession, in-12, s. 1., 1750. Une note manuscrite vés au pape, 2 vol. in-12, 1785. — Traité des cas réservés
(Bibliothèque nationale, Ld 4 2337) attribue cet écrit aux évêques, 2 vol. in-12, 1786. — Traité de la confession
à 'abbé Guéset.
l

A pologie des jugements rendus par les des moniales, 2 vol. in-12, 1786. — Défense du second
tribunaux séculiers en France contre le schisme, dans ordre contre les Conférences d'Angers, 3 vol. in-12, 1 787.
laquelle on établit 1° l'injustice et l'irrégularité des
:
— Consultation sur l'emploi de l'argent en effets royaux
refus de sacrements, de sépultures et des autres peines payables ù terme, in-12, 1787. — L'usure considérée rela-
qu'on prononce contre ceux qui ne sont pas soumis à la tivement au droit naturel, 4 vol. in-12, 1787, en collabo-
Constitution Unigenitus; 2" la compétence des juges ration avec Jabineau. — Examendes décrets du Concile
laïcs pour s'opposer à tous ces actes de schismes, 2 vol. de Trente et de la juridiction française sur le mariage,
in-12, en Fiance, 1752 et 3 vol. in-12, s. 1., 1752 et 2 vol. in-12, 1788.- — Véritable nature du mariage, 2 vol.
1753. La première partie de l'ouvrage est de Mey et in-12, 1788; les princes ont le droit exclusif d'apporter
l'ouvrage tout entier fut condamné par un bref de des empêchements dirimants. — Examen des principes
Benoît XIV, 20 novembre 1752. —Dissertation sur la du Pastoral de Paris sur le sacrement de l'ordre; sur
notoriété requise pour autoriser la correction publique le ministre du sacrement de pénitence et son pouvoir;
des pécheurs scandaleux et les refus de sacrements, in-12, sur les censures et les cas réservés; sur le sacrement
s. 1., 1756, œuvre de Maultrot d'après une note de de mariage; sur les dispenses de mariage; Nouvel
Van de Praet (i ibliothèque nationale, Ld 4 2760). examen des principes du Pastoral de Paris sur le sacre-
Essai sur la tolérance chrétienne, in-8°, 1760, com- ment de mariage, et récit sur la dispute qui subsista
posé en collaboration avec Jacques Tailhié et mis entre les Cours de Rome et de Naples sur les questions
à l'Index le 8 mai 1761; c'est le même écrit qui a matrimoniales. Tous ces divers écrits ont paru en
pour titre Question sur la tolérance où l'on examine si
: 1788-1789 et les six brochures forment 2 vol. in-12. —
les maximes sur la persécution ne sont pas contraires Dissertation sur les dispenses matrimoniales, in-12,
au droit des gens, à la religion, à la morale, ù l'in- 1 789. —Origine et étendue de la puissance temporelle sui-
térêt des souverains et du clergé, in-8°, Genève, 1758, vant les Livres saints et la tradition, 3 vol. in-12, 1789-
mis à l'Index le 5 mars 1759. — Maximes du droit public 1790.
français, 2 vol. in-12, 1772, 2 vol. in-4° et 6 vol. C'est à partir de ce moment que Maultrot aperçoit
in-12, Amsterdam, 1775. Ces maximes sont tirées des les conséquences désastreuses de ses thèses sur la
Capitulaires, des Ordonnances du royaume et des constitution de l'Église, et il réagit vivement contre
autres monuments de l'histoire de Fiance, et les der- les prétentions des tenants de la Révolution: tous ses
nières éditions ont été faites en partie par Mey et écrits désormais seront dirigés pius ou moins directe-
Blonde. —
Consultation pour les curés du diocèse de ment contre la Constitution civile du clergé. L'Ami de
Lisieux contre un mandement de leur évêque, in-12, la religion et du roi du 30 août 1820, t. xxv, p. 81-93,
1772. Dissertcdion sur le Formulaire dans laquelle on dans un article intitulé Controverse sur la constitution
:

établit qu'il est irrégulier, abusif, inutile, dangereux et du clergé, cite un très grand nombre d'écrits et
civile
que la signature n'en est ordonnée par aucune loi qui montre le rôle de Maultrot dans cette polémique. Celui-
soit actuellement en vigueur dans le royaume, in-12, ci publia en particulier les ouvrages suivants Lettre à
Utrecht, 1775. —Les droits de la puissance temporelle M. Faure sur sa Consultation du 27 mai 1790, in-8",
:

défendus contre la seconde partie des Actes de l'Assem- 1790; Maultrot proteste contre cette Consultation dans
blée du clergé de 17 56, concernant la religion, in-12, 1777; laquelle Faure, partisan de la Constitution civile, avait
al laque très vive contre le clergé. — Mémoires sur la soutenu le droit de l'assemblée législative à ériger et à
nature des assemblées du clergé de France,
et l'autorité supprimer des évêchés. — Lettre à un ami sur l'opinion de
in-12, 1777. —
Mémoire ù consulter et consultation pour M. Treilhard relativement à l'organisation du cierge,
le diocèse de Senez, au sujet du projet de translation de in-S°, 1790, suivie de deux autres lettres. — Lettre à
l'évéchéel du chapitre de Senez à Digne, 27 janvier 1778, M. J. (Jabineau) sur l'écrit intitulé : Opinion de
in-4°.— L'institution divine des curés et leur droit au gou- M. Camus dans la séance du 31 mai 1790, sur le système
vernement généralde l'Église, 2 vol. in-12, 1 778. — Disser- d'organisation du clergé proposé par le Comité ecclé-
tation canonique et historique sur l'autorité du Saint- siastique. — Défense de Richer ou Réfutation d'un
Siège. Cet écrit avait été composé par Duhamel, cha- ouvrage intitulé : Découverte importante 'sur le vrai
noine de Seignelay, mort le 22 mars 1769; il fut publié système de la constitution du clergé, 1790, in-8°, Nou-
par Maultrot, in-12, Utrecht, 1779. — Le droit des velles ecclésiastiques du 1-8 mars 1791, p. 34-40 et
prêtres dans le synode ou le concile diocésain, in-12, du 3 mai 1791, p. 69-72. —
Observations sur le projet de-
1779. Maultrot reprit ses thèses dans la Défense du supprimer en France un grand nombre d'évêchés, in-8",
droit des prêtres dans le synode contre les Conférences 1791. — Véritable idée du schisme contre les faux prin-
d'Angers, in-12, 1789. — Les droits du second ordre cipes de Camus et des pasteurs constitutionnels, in-8°,
défendus contre les apologistes de la domination épis- 1791; Maultrot déclare qu'il ne fait qu'exposer les
eopale, in-12, 1779. —
Les prêtres juges de la foi, ou Réfu- principes de saint Cyprien. —
Défense de la véritable
tation des Mémoires dogmatiques et historiques de l'abbé idée du schisme contre l'auteur des anciennes Nouvelles
Corgne touchant les juges de la foi, 2 vol. in-12, 1780. ecclésiastiques, in-8°, 1791. Sur La véritable idée du
— Les prêtres juges dans les conciles avec les évêques, ou schisme, voir Nouvelles ecclésiastiques du 13 décembre
Liéfutation du Traité des conciles de l'abbé Ladvocat, 1791, p. 179-200. — Lettre à un ami sur le rapport
3 vol. in-12, 1780. —
Dissertation sur les interdits arbi- fait par AI. Marlineau sur la Constitution du clergé
traires de la célébration de la Messe aux prêtres qui ne in-8°, 1791. — Preuves de l'incompétence de la puis-
401 MAULTROT - M A U R DE L'ENFANT JÉSUS 402

sance temporelle dans l'établissement de la constitution 321; Nouvelles ecclésiastiques des 10 et 24 mai 1803, p. 38-
civile du clergé, tirées de quelques Conciles des cinq
41; Annales de la religion, t. xvi, p. 542-549 (notice et
premiers siècles, in-8°, 1791. — Nouvelles preuves de
catalogue de ses ouvrages); Descssarts, Les siècles litté-
raires, t. iv, p. 324-325; Encyclopédie des sciences religieuses,
l'incompétente de la puissance temporelle, in-8 1791.
,

— Consultation sur la compétence de la puissance


t. ix, p. 14-15; Léon Séché, Les derniers jansénistes depuis

la ruine de Porl-Royal, 1710-1870, 3 vol. in-8», Paris, 1891,


temporelle relativement à l'érection et à la suppression t. i, p. 93-98; Gazier, Histoire générale du mouvement jan-

des sièges épiscopaux, in-8°, 1791. — L'indépendance séniste depuis ses origines jusqu'à nos jours, 2 vol. in-8°,
de la puissance spirituelle défendue contre un écrit Paris, 1922, t. n, p. 162; Hurter, Nomenclator, 3' édit.,
t. v, col. 791-792.
intitulé : Préservatif contre le schisme ou Questions
relatives au décret du 2 7 novembre 1790, in-8°, 1791 J. Carreyre.
(contre Lanière). Sur le Préservatif contre le schisme, WIAUPERTUY (Jean-Baptiste Drouet de)
voir les Nouvelles ccclésiastiqu s, des 17, 24, 31 mai ecclésiastique français (1650-1730). —
Né à Paris en
1791, p. 77-88; sur La suite du Préservatif, ibid., 5-19 1650, il eut une jeunesse passablement dissipée; vers
mars 1792, p. 37-15. — Réplique à M. Charrier de La la quarantaine il se convertit subitement, renonça au

Roche sur le décret du 13 avril 1790, in-8°, 1791. — monde et, après avoir passé quelques années au sémi-
Quatre lettres à M. Charrier de La Roche, auteur des naire, il se retira, simple clerc, à l'abbaye de Sept-
Questions sur les affaires présentes, in-8", 1791. — Fonts en Berry, puis, à partir de 1702, en une autre
Preuve de l'intrusion des pasteurs constitutionnels, solitude de la même région. Appelé à Vienne par
in-8°, 1791. — Histoire de saint Ignace patriarche de Con- Armand de Montmorin, il reçut de lui les ordres
staniinople,et de Photius, usurpateur de son siège, où sacrés; à la mort de cet archevêque, 1713, il rentra à
l'on voit le sort qui attend les intrus et la conduite Paris, puis se retira à Saint-Germain-en-Laye où il
qu'on doit tenir à leur égard, in-8°, 1791. — Histoire du mourut en 1736. Son œuvre imprimée est considé-
schisme de l'Église d'Antioche, in-8°, 1791. —
Explica- rable et intéresse, au moins partiellement, le théolo-
tion du canon XVll du concile de Chalcédoine qui fait le gien. Elle comporte d'abord des traductions soit d'ou-
principal point d'appui de la Constitution civile du clergé, vrages anciens : 1. I des Institutions divines de Lac-
in-8°, 1791. — Éclaircissement d'un fait tiré de saint tance; Traité de la Providence et Traité de l'aumône
Chnjsostome, in-8°, 1791. — Examen de l'écrit intitulé: (Adv. avarit. libri IV) de Salvien; Histoire des Golhs
de Jornandès; Actes des martyrs de Ruinart; soit d'ou-
ultimatum à Mgr l'éveque de Nancy, in-8°, 1791; cet
ultimatum était l'œuvre d'un avocat qui avait voulu vrages modernes Traité sur le choix d'une religion de
:

réfuter l'écrit de M. de la Fare, évêque de Nancy :


Lessius; Pratique des exercices spirituels de saint
Quelle est la compétence de l'assemblée nationale sur les Ignace; Euphormion de Jean Barclay. Ensuite des
matières ecclésiastiques et religieuses? —Examen des œuvres d'histoire religieuse Histoire de la réforme
:

principes sur le schisme posés par M. Larrière et Nou- de l'abbaye de Sept-Fonts, Paris, 1702, dont l'abbé de
velle défense de la véritable idée duschisme, in-8°, 1 792. — Sept-Fonts, Eustache de Beaufort, attaqua publique-
Examen des principes de l'intrusion posés par M. Lar- ment l'exactitude; Histoire de la sainte Église de
rière dans la Suite du Préservatif, in-12, 1792. — L'auto- Vienne, Lyon, 1708; Vie du frère Arsène de Janson,
rité de l'Église et des ministres défendue contre l'ou- religieux de la Trappe, connu dans le siècle sous le nom
vrage de M. Larrière intitulé : Suite du Préservatif de comte de Rosemberg, Avignon, 1711. De nombreux
contre le schisme ou Nouveau développement des prin- ouvrages de piété et d'édification :Sentiments d'un
cipes qui y sont établis, in-8°, 1792. Larrière écrivit, les chrétien touché d'un véritable amour de Dieu, Paris,
29 mai, 18 juillet et 5 avril 1792, trois lettres aux Nou- 1702, et nombreuses éditions ultérieures; Prières pour
vclles ecclésiastiques, 2 juillet 1 792, p. 105-108, 20 avril, le temps de l'affliction et des calamités publiques, Vienne,

p. 133-136, et 10 septembre, p. 145-148. —


Les vrais 1709; De la vénération rendue aux reliques des saints,
principes de l'Église, de la morale et de la raison sur la Avignon, 1712; Des confréries érigées en l'honneur des
Constitution du clergé, renversés par les faux évâques saints, Avignon, 1714; Le commerce dangereux entre
des déparlements, membres de l'Assemblée nationale, les deux sexes, Bruxelles, 1715; La femme faible où
prétendue Constituante, in-8°, 1792. — Mémoires pour l'on représente les dangers auxquels elle s'expose par
servir à l'histoire de la Constitution civile du clergé, un commerce fréquent et assidu des hommes, Bruxelles,
depuis le 6 janvier 1792 jusqu'au 4 août de la même 1715.
année, avec la collaboration des abbés Jabineau et Moréri, Le grand Dictionnaire, édit. de 1755, au mot
Blonde. Après la mort de Jabineau, Maultrot conti- Mauperluy; Feller- Pérennès, Biographie universelle, au mot
nua, avec Blonde, la publication des Nouvelles ecclé- Mauperliuj; Hurter, Nomenclator, 3 e édit., t. iv, col. 1232.
siastiques, ou Mémoires pour servir à l'histoire de la É. Amann.
Constitution civile du clergé. MAUR DE L'ENFANT JÉSUS, dans le
On attribue ordinairement à Maultrot la Consulta- siècle Le Man, natif de Manceau (France), embrassa
talion des 12 avocats du Parlement de Paris, 1" lé- la réforme carmélitaine de Touraine et lit profession
vrier 1770, en faveur de l'Église d'Utrecht, imprimée le 22 février 1634. Il fut adjoint au P. Marc de la
pour la première fois en 1780 et réimprimée en 1791; Nativité, chargé par le chapitre provincial de Poi-
elle est dirigée contre « l'oppression de la cour tiers (1647) de la rédaction des Directoires, livres
romaine » et on y établit « la nature et l'origine de la devant servir à la formation des jeunes religieux de la
réserve faite au pape de la confirmation des évoques, réforme. En 1650,1e P. Main- prit part au chapitre
de concession des dispenses. On y démontre que les
la provincial de la province de Gascogne comme as-is-
évèques peuvent et doivent exercer tous ces droits par tant du P. Averlan de Saint-Jean, commissaire généra] ;

leur caractère et en vertu de l'institution de Jésus- il y fut élu maître des novices du couvent de Bor-
Christ, dans tous les cas où les besoins de l'Église deaux. Devenu à son tour commissaire général, par
l'exigent », in-8", Paris, 1791, voir Nouvelles ecclésias- délégation, il présida le chapitre provincial de Bor-
tiques du 27 septembre 1791, p. 154-155. deaux de 1653 et y fut élu prieur du couvent de cette
ville, charge qu'il remplit à trois reprises. Deux ans
Michaucl, Biographie universelle, t. xxv», p. 311-314;
Hœfer, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 363- plus tard, en vertu d'un compromis avec les membres
364; Quérard, La France littéraire, t. v, p. 637-640; Feller, du chapitre provincial, le commissaire général,
Biographie universelle, édit. Pérennès, 1842, t. vm, p. 264- le P. Matthieu de Saint-Jean, le nomma provincial. Il
265; Chandon et Delandine, Dictionnaire universel, histo- remplit cette charge aussi par trois fois. Ce ne fut
rique, critique et bibliographique, 5 e édit., 1850, t. xi, p. 319- qu'après ':ette résidence prolongée dans la province
403 MAUR DK L'ENFANT .JÉSUS - MWJRICE DU PORT 404

de Gascogne, que les supérieurs de Touraine con- lant missionnaire « le bon P. Maurice », comme l'appe-
sentirent enfin, le 1 er mai 1665, à son affiliation dé- lait saint François de Sales (Lettre, cccxxvu 16 jan-
finitive à cette province. Il mourut au couvent de vier 1606, Annecy, 1904, t. xm, p. 127), mourut à Saint-
Bordeaux, le 19 avril 1G90. Par son zèle ardent.il con- Julien en Genevois, le 25 septembre 1613. Le P. Maurice
tribua beaucoup à intensifier le véritable esprit de la était un fort savant théologien, écrit l'historien des
réforme de Touraine, d'abord dans la province de missions de Savoie. Il fit imprimer un traité des points
Touraine même, puis, pendant la plus grande partie de controverse, l'âîi 1599, que Mgr l'archevêque de
de sa vie, dans la province de Gascogne. Il fut un véri- Turin lui ordonna de composer. Ce livre fut si fort
table exemple de toutes les vertus; il aima particu- estimé des théologiens, et singulièrement du R. P. In-
lièrement la solitude et l'oraison. Résidant à l'ermi- quisiteur général, que son Altesse Royale ordonna de
tage de Loi mont, près de Bordeaux, il consacrait à la le faire voir au Pape Clément VIII, qui l'approuva

prière souvent jusqu'à sept heures par jour. Aussi après l'avoir fait examiner aux cardinaux d'Ascoli
Dieu le combla-t-il de ses faveurs; il fut favorisé, entre (Berneri) et Bellaimin ». Par un privilège du 2 juil-
autres, du don de prophétie. On lui doit divers traités let 1601, le duc de Savoie en réservait l'impression
ascético-mysùques. L'auteur ne s'y occupe guère des pour dix ans à Jean Dominique Tarino, libraire à
faveurs extraordinaires, mais tend surtout à guider Tuiin.qui le faisait paraître cette même année et en
les âmes dans les diverses étapes de la vie spirituelle 1607. Le bibliographe Rossotto en donne ce titre, que
et mystique au moyen de la mortification, de l'abné- nous n'avons pu contrôler Catechismo, 6 vera dottrina
:

gation et de la mort continuelles. Il se montre admi- christiana c catholic.a, con il modo di frutluosamenle
rablement pénétré de la doctrine du « rien » de saint eccuparsi nelli ordinarii esercilii di religione chris-
Jean de la Croix, c'est-à-dire de la mort complète à iana, quali sola tiene la santa Chiesa Romana, per
soi-même et à tout ce qui n'est point Dieu. On con- essere vcramenle calholica et apostolica. Il ajoute cet
naît de lui 1. La crèche de l'Enfant Jésus, Bordeaux,
: éloge :c'est un ouvrage que l'on peut à bon droit
in 12; 2. Le Royaume intérieur de Jésus-Christ dans appeler l'antidote des catéchismes pestilentiels de
les âmes divisé en trois parties, Paris, 1664, in-12; Genève et des calvinistes. En cinq parties l'auteur
3. L'entrée à la Divine Sagesse, comprise en plusieurs traitait des articles de la vraie foi, des sacrements,
traitiez qui contiennent les secrets de la
spirituels, delà célébration des fêtes, de l'invocation et de l'in-
théologie mystique, à savoir : a) Les trois portes du tercession des saints, et des textes de l'Écriture
ï'alais de la Divine Sapience; b) La montée sprituellc faussement employés par les novateurs. Quant aux
contenant huit degrez; c) L'exposition des communica- Commentaria in quatuor libros Sententiarum S. D. S.
tions divines, dans les estats et degrez de la vie mystique Bonavcntur.v, datés de 1595, ils furent longtemps con-
et spirituelle; d) Le Sanctuaire de la Divine Sapience, servés au couvent de l'Immaculée-Conception à Gênes.
dans lequel sont compris les plus profonds secrets de
la vie spirituelle; e) Théologie chrestienne et mystique.
Bernard de Bologne, Bibliotheca scriplorum O. F. M.
capuccinorum, Venise, 1747; Boverius, Annales O. M.
Ce recueil eut beaucoup d'éditions; la l re parut à capuccinorum, t. n, p. 982, Lyon, 1639 et Silvestre de
Bordeaux, 1652, in-12; le P. Pascal du Saint-Sacre- Milan, Appendix ad lomum III Annalium, Milan, 1737;
ment, CD., en a commencé une nouvelle édition à Bullarium O. M. capuccinorum, t. v, p. 133, Rome, 1748;
Louvain, 1921, 1 vol. in-12; 4 et 5. Réflexions sur la vie Charles de Genève, Histoire des missions des PP. Capu-
de Noire-Seigneur et Traité de la fidélité de l'âme à son cins de Savoy(, Chambéry, 1867; Eugène de Bellevaux,
Dieu parurent à la fin de l'ouvrage précédent, édi- Nécrologe et notes biographiques des f. m. capitons de la
prou, de Savoie, Chambéry, 1902; Ferreri Mathias de Caval-
tion de Paris, 1672 et éditions suivantes.
lermaggiore, Eationarium chronographicum missionis evan-
Daniel de la V. M., Spéculum carmelitanum, Anvers, gelicœ a capuccinis signantpr in Gallia cisalpinu e.rercitee,
1680, t. n, p. 1093, n. 3854; Cosme de Villiers, Bibliotheca Turin, 1659; F.-X. Mollino, I capuecini genovesi, i. Note
carmelitana, Orléans, 1752, t. n, col. 426-427, n. 127; biograficke, Gênes, 1912, ni, Necrologio, ibid., 1921 Roch ;

P.Pascal du S.-Sacrement,C. D., L'Entrée à la Divine sagesse, de Cesinale, Storia délie missioni dei cappuccini, t. i, c. x,
Louvain, 1921, t. i, p. 5 sq. Paris, 1867; Rossotto, Syllabus scriplorum Ptdemontii,
P. Anastase de Saint-Paul. Mondovi, 1667.
MAURICE GAMBARINI, de La Morra P. Edouard d'Alençon.
d'Asti, en Piémont, f. ère mineur capucin de la pro- MAURICE DU PORT (O'FIHELY) naquit en
vince de Gênes, avait revêtu l'habit religieux en 1576. 1460, selon les uns à Clonfert, selon les autres à
Nommé professeur de théologie, il suivait dans son Baltimore dans le comté de Cork, Irlande. Après son
enseignement, conformément à l'usage de son ordre, entrée dans l'ordre de saint François, il étudia à
les Commentaires de saint Eonaventure sur les Sen- l'Université d'Oxford. En 1488, le chapitre de Cré-
tences, et sa réputation comme lecteur n'avait point mone le nomma régent du studium générale de Milan;
tardé à franchir les limites de sa province. Le duc trois ans après, en 1491, il devenait professeur à
de Savoie ayant, en 1595, demandé des capucins pour l'Université de Padoue où l'école de Duns Scot bril-
les opposer aux hérétiques qui faisaient des progrès lait alors d'un vif éclat. Dans le Rolulus dominorum
dans ses États, le P. Maurice était un de ceux qu'on artistarum de l'année 1500, Maurice du Port est men-
lui accordait. 11 s'y employait avec zèle et succès dans tionné comme titulaire de la chaire de théol'ogie sco-
les environs de Pignerol, quand une grave maladie, tiste. A. Favoro, Lo Studio di Padova nei diarii di
causée peut-être par les fatigues de cette vie de mis- Marino Sanuto, dans le Nuovo Archivio Veneto, nouv.
sionnaire, le contraignit au repos. Vers cette époque le série, n. 71-72, 1918, t. xxxvi, p. 75. Le 22 février 150 1,
cardinal de Sainte-Séverine, protecteur de l'ordre des Pierre Barozi, évêque de Padoue, intercédant en sa
capucins, jetait les yeux sur l'ancien lecteur de Gênes faveur auprès de la Seigneurie de la ville, en faisait
pour continuer la Summa theologica S. Bonaventuree, un grand éloge Homo doctissimo et exeroilatissimo, il
:

dont son confrère le P. Trigoso (| 1593) n'avait publié quale, a judicio mio, non ha alcune pare in Ilalia, cavando
que le premier volume. Peu après toutefois, octo- fora li reverendi maistri Antonio Trombela et Gratia.
bre 1600, cédant aux instances qui lui venaient de la Favoro, loc. cit., p. 82-83. Provincial d'Irlande, Mau-
Savoie.il désignait le P. Maurice comme supérieur des rice du Port dénonça vigoureusement 'au chapitre
missionnaires de la Sainte-Maison de Notre-Dame de célébré à Rome en 1506 le ministre général de l'ordre,
Compassion à Thonon. Les pouvoirs très étendus qu'il Égide Del fini et provoqua sa démission. Wadding,
recevait alors mentionnent avec éloge ses travaux pré- Annal's Ordinis Minorum, an. 1506, n. 4. La même
cédents dans les vallées du Piémont. Le docte et vail- année, le 26 juin, Jules II le nomma à l'archevêché
405 MAURICE DU PORT MAURISTES i06

de Tuam en Irlande et le sacra lui-même à Rome. les manuscrits des mauristes, sauvés du pillage de la
Wadding, ibid., an. 1510, n. 15. Maurice du Port ne Révolution, et conservés dans les bibliothèques de
prit pas immédiatement possession de son siège, mais Paris ou de la province.
demeura en Italie. Le 29 mars 1512, il était de pas- Avant de dire ce que furent les travaux des mau-
sage à Padoue. l'avoro, loc. cit., p 92. La même année ristes nous donnerons I. Un aperçu historique sur
:

il assista au V e concile œcuménique du Latran et la Congrégation de Saint-Maur; IL L'exposé du jan-


signa les Actes des deux premières sessions. Peu après sénisme au sein de la Congrégation (col. 411); III. Une
il partit pour l'Irlande et mourut à Galway, !e 24 juin description de la formation des religieux et de l'oro
1513 selon Wadding, le 25 mars d'après Euhcl, Hie- ganisation du travail intellectuel (col. 417); IV. Les
rarchia catholica medii sévi, Munster, 1910, t. ni, travaux des mauristes (col. 423).
p. 310. I. Aperçu historique sur la Congrégation de

Maurice du Port fut un très actif disciple de Duns Saint-Maur. —


La Congrégation bénédictine de
Scol .Il écrivit plusieurs commentaires sur les ouvrages Saint-Maur tire son origine de celle de Saint-Vai ne à.
du maître franciscain Annotationes in qu.i'stiones
: Verdun, où dom Didier de la Cour, profès de 1575,
melaphysicales Scoii, Venise, 1-197: Expnsitio inquœs- avait opéré une réforme en 1600; unie à la commu-
tiones melaphysicales Sco/i, Venise, 1497; Exposilio in nauté de Moyenmoutier en 1601, celle de Verdun
qiuvstiones dialecticas Scoti, Venise, 1505. Il édita en forma une congrégation à. laquelle une bulle de Clé-
outre plusieurs ouvrages importants de Duns Scot et ment VIII, en 1604, donna l'existence canonique sous
de ses disciples immédiats: Qutesiiones Scoti in AJeta- le nom des Saints- Vanne-et-Hydulphe. En peu d'an-
physicam Aristolelis. Ejusdem de primo principio trac- nées la nouvelle congrégation groupa plus de qua-
talus atque theoremata, Venise, 1497; Quœstiones Scoti rante monastères. Plusieurs maisons de France vou-
super uniuersalibus Porphyrii et Aristolelis prsedica- lurent s'y agréger, entre autres Saint-Augustin de
mentis et perihermeneias ac elencliorum neenon discipuli Limoges, Saint-Junien de Noaillé, Saint-Faron de
ejus Antonii Andreœ super libro sex principiorum Meaux; mais comme la Lorraine n'appartenait pas
Gilberti Porretani, Venise, 1500; Expos'tio Antonii à la France, il y eut des difficultés et l'on résolut d'éri-
Andreœ in Melaphysicam Aristolelis, Venise, 1501; ger en France une autre congrégation. L'instrument
Libri IV Sent, scripti Oxonicnsis D. Scoti, Venise, dont se servit la Providence pour l'exécution de ce
1506. Ces diverses éditions ne sont pas sans mérite. dessein fut un jeune religieux de l'ordre de Cluny,
Maurice du Port a été tenu en grande estime par les dom Laurent Renard (ou Besnard) alors prieur du
théologiens de son temps. Eck, De prsedestinatione, Collège de Cluhy à Paris, et docteur en Sorbonne.
s. 1., 1513, cent. 4, n. 35. La douceur de son caractère Ayant trouvé son prieuré dans un état déplorable, il
lui a valu le titre honorifique de flos mundi. "SYadding, demanda et obtint des religieux lorrains pour son
Annales, an. 1510, n. 15. collège. Parmi ceux-ci se distinguaient dom Athanase
de Mongin et dom Colomban Régnier. Au chapitre
Franchini, O. M. Conv., Bibliosofia e memorie letterarie général de Saint-Mansuy à Toul, en 1618, la demande
degli scritlori (ranciscani convenluali, Modène, 1693, p. 454; des Français fut agréée parles Lorrains, dom Laurent
Jean de S. Antoine, Bibliotheca unioersa /ranciscana,
Madrid, 1732, t. il, p. 357-358; Little, The Grey Friars in
Renard fut désigné pour faire les démarches néces-
Oxford, Oxford, 1892, p. 267-268; D'Alton, M. O' Fihily, saires, et, dès le mois d'août, il obtenait de Louis XIII
art. de la Calbolic Encyclopœdia, 1911, t. xi, p. 221 Sba- ;
des lettres patentes; les bénédictins réformés français
ralea, Supplementum ad Scriptores, édit. Mardecchia, purent tenir leur premier chapitre au couyent des
Rome, 1921, t. n, p. 242-243. Rlancs-Manteaux on nomma dom Martin 1 esnière
:

H. Loncphé. président de la Congrégation de Saint-Maur. Dom


MAURISTES. — De l'avis de tous les érudits, Laurent Renard, un de ses assistants, ne tarda pas
la Congrégation de Saint-Maur, de l'ordre de saint Peu de temps après, arrivait du Lan-
à mourir (1620).
Benoit a, pendant plus de cent cinquante ans, rendu guedoc à Paris dom Tarrisse, désireux d'établir la
des services signalés dans le domaine des sciences réforme bénédictine dans les couvents de sa région :

sacrées et profanes. Étendue, variée et féconde, sui- né à Cessenon dans l'Hérault, en 1575,il avait d'abord
vant les expressions de Ch. Langlois, l'activité des appartenu à la Congrégation des Exempts il venait aux
;

Mauristes mérite d'être relevée dans ce Dictionnaire, Rlancs-Manteaux réclamer les conseils des religieux.
où les plus marquants d'entre eux ont eu déjà ou A force d'instances, obtint que deux Pères, dom
il

auront dans la suite, une notice spéciale. Ce qu'il Colomban Régnier et dom
Placide le Simon l'accom-
importe de faire ressortir ici, au risque de quelques pagneraient à Toulouse et rapporteraient au chapitre
répétitions, ce sont les résultats d'ensemble, obte- général de Jumièges, ce qu'ils auraient vu. Grâce à
nus par un travail intellectuel dont l'organisation fut la générosité du cardinal de La Valette, archevêque, un
de tous points excellente, qu'il s'agît d'aller explorer séminaire bénédictin fut établi à Toulouse Dom
les archives des bibliothèques en France ou à l'étran- Tarrisse y entra en juin 1623, se soumit de nouveau
ger, de mettre ensuite en œuvre les copies et les notes aux épreuves du noviciat, obtint que son prieuré de
recueillies, de publier enfin des traités d'érudition ou Cessenon serait uni à Saint-Maur et fit profession le
des collections de textes précieux. L'œuvre pourtant 29 juin 1624; il prit alors le nom de Grégoire. Suc-
ne se réalisa pas sans des difficultés qui en rehaussent le cessivement prieur de la Daurade à Toulouse, en
mérite les obstacles vinrent des querelles religieuses
: 1627, de Saint-Junien de Noaillé près de Poitiers en
de l'époque auxquelles bon nombre de mauristes 1629, il fut envoyé l'année suivante au chapitre général
furent mêlés, et parfois aussi du défaut d'entente par- tenu à Vendôme, où on le nomma dé finit eur.
faite pour l'exécution des travaux. Il est curieux d'en- La Congrégation de Saint-Maur, jusqu'àcette date,
tendre un dom de Sainte-Marthe se plaindre du déclin avait été gouvernée par des supérieurs qui avaient le
des études au moment même où un Mabillon, un titre de président du régime, ils étaient renouvelés tous
Montfaucon et tant d'autres avec eux étaient dans les trois ans tel fut le cas de dom Martin Tesnière,
:

toute l'ardeur du travail. Il n'en reste pas moins de 1618 à 1621 et de 1624 à 1027, de dom Colomban
établi qu'aucune compagnie religieuse, aucun groupe- Reimier, de 1621 à 1024, de dom Maur Dupont, de
ment de savants n'a égalé la Congrégation de Saint- 1627 à 1630. Ces présidents du régime résidaient
Maur, ne peut même se vanter de l'avoir suivie à une au couvent des Rlancs-Manteaux dont ils étaient
longue distance. A l'heure actuelle, beaucoup
/. prieurs. Elu au chapitre général de Vendôme pour
d'érudits trouvent à s'instruire et se documenter dans succéder à dom Maur Dupont, dom Grégoire Tarrisse
407 MAURISTES, APERÇU HISTORIQUE 408

eut le titre de supérieur général et établit sa résidence Homme d'action et aussi homme d'étude, il prit un
à Saint-Germain-des-Prés en 1631, quand les moines vif intérêtau développement des travaux scientifiques
de Chezal-Benoît se furent retirés. au sein de la congrégation de Saint-Maur. Il a laissé
En 1618, la Congrégation naissante de Saint-Maur des instructions concernant l'organisation du travail,
n'avait pu, faute de ressources, obtenir une bulle a écrit des mémoires qui renseignent sur l'histoire de
d'érection. Grégoire XV, en 1021, accorda la remise la congrégation de 1642 à 1654. Archives de la France
des droits à payer. Urbain VIII, en 1628, donna une monastique, t. xi, avant-propos, p. v-ix. Sous son
bulle de confirmation; au cours de ces dix années, les généralat parurent lcscinqvolumes des Acta sanctorum
chapitres généraux procédèrent régulièrement à l'élec- comprenant les trois premiers siècles bénédictins; par
tion du Président du régime qui pouvait être maintenu son ordre on commença à travailler à l'édition des
dans sa charge pendant trois ans. On ne tarda pas à œuvres de saint. Augustin. A sa mort (en 1675), on
constater que ces changements trop fréquents avaient comptait 3 000 religieux en 178 monastères gagnés à
bien des inconvénients. En vue d'y remédier, dom la réforme.
Grégoire Tarrisse, avec une discrète lenteur, élabora DomVincent Marsolle, qui lui succéda, fut supé-
un nouveau 'corps de Constitutions qui fut d'abord rieur général de 1672 à 1681. Originaire de l'Anjou, il
mis à l'essai, et ne fut définitivement arrêté qu'après avait été quelque temps religieux de Fontevrault,
avoir reçu les suffrages presque unanimes des inté- avait fait profession comme bénédictin de Saint-Maur
ressés, au chapitre général de 1645. à Saint-Melaine de Rennes en 1643. Au moment de
Les Constitutions de Saint-Maur comprennent deux son élection en 1672, il reçut les félicitations du car-
parties 1. les Déclarations ayant pour objet la disci-
: dinal Bona, puis du roi de Pologne, alors abbé de
pline régulière elles exposent la règle de saint Benoît
: ;
Saint-Germain-des-Prés. En dépit des inquiétudes
proprement dites ou lois du gouver-
2. les constitutions et des difficultés qui ne lui manquèrent pas, il mit
nement. Pour toute la congrégation il y a au sommet tous ses soins à ce que les religieux fussent appliqués
un Supérieur général avec deux assistants; la France à d'utiles travaux, comme la révision des ouvrages
ayant été partagée en six provinces, chacune de ces des Pères; il poussa activement l'édition de saint
provinces eut un visiteur; il y eut dans chaque monas- Augustin, bien qu'il eût été auparavant opposé à
tère un prieur. Tous les trois ans devait se tenir le cette entreprise; il en confia la direction d'abord à
chapitre général, dont le pouvoir était souverain : dom Delfau, et ensuite à dom Blampin quand cette
;

nomination à toutes les dignités, pouvoir législatif, édition eut obtenu du succès, il appela dom Coustant
pouvoir exécutif. Un représentant choisi par chaque pour en dresser les tables; il prit l'initiative de faire
communauté nommé conventuel, allait siéger au
et travailler à l'édition des oeuvres de saint Ambroise,
chef-lieu province avec les prieurs, et cette
de la en confia la direction à dom Du Frische. et chargea
assemblée nommait quatre délégués. Ces vingt-quatre dom Gerberon de travailler aux œuvres de saint
membres joints aux aux deux assistants
six visiteurs, Anselme. Il conçut la première idée du Monasticon
et au supérieur général formaient un total de trente- gallican de dom Michel Germain, puis le projet de la
trois membres qui constituaient le chapitre général. Bibliotheca maxima Patrum ou commentaire de l'Écri-
Pendant la tenue de l'assemblée, toutes les charges ture sainte avec des extraits des Pères et des Conciles.
demeuraient suspendues on nommait un président
: Il rédigea tout un programme qu'il remit aux six

et huit capitulants qui composaient avec lui le défl- autres visiteurs pour que la besogne fut partagée
nitoire. Le général était rééligible à perpétuité, les entre les provinces. Il veilla néanmoins à ce qu'une
visiteurs et prieurs ne pouvaient pas rester plus de telle activitéau travail ne fût nuisible ni à l'obser-
six ans dans leur emploi; transférés ailleurs, ils repre- vance régulière, ni à l'assistance aux offices divins.
naient leur rang de profession. Les changements de Il se montra soucieux de vivre en bonne confraternité
province à province n'étaient pas ordinaires, ceux avec lesautres ordres religieux, particulièrement avec
d'une maison à une autre étaient plus fréquents, on les jésuites qui avaient déjà manifesté leur hostilité
considérait, avant tout, l'intérêt général. Dans chaque contre lès mauristes. Dom G. Mommole, Relation des
maison, il y avait un prieur investi par le chapitre actions mémorables des quatre premiers supérieurs géné-
général. Son conseil ou séniorat était formé de quatre raux de la congrégation de Saint-Maur et de quelques
de ses confrères, deux à son choix dont le premier autres supérieurs de la même congrégation,restée manus-
devenait le sous-prieur, les deux autres nommés par crite, Bibl. Nat., fonds franc. 79 622.
la communauté, dont le premier prenait le titre de Les supérieurs généraux qui suivirent avaient été
doyen. Ce petit sénat préparait et discutait les pro- formés par ses soins; ils rencontrèrent bien des ob-
jets dont l'adoption revenait au seul prieur et ces stacles, dont leur prudente fermeté et leur austérité
projets étaient soumis à l'assemblée capilulaire. Les de vie leur permirent de triompher. Dom Michel Bra-
autres charges dépendaient du prieur. Notons enfin chet, natif d'Orléans, profès en 1627 à Saint-Faron
dans les constitutions, le soin d'assurer la pratique de Meaux, prieur de Saint-Germain à trente ans,
de la pauvreté pour chaque moine, une cellule dont
: demeura constamment à Paris sous les quatre pre-
l'unique mobilier se composait d'un lit dur et grossier, miers supérieurs généraux. Malgré son grand âge, il
d'une table de bois et de deux chaises de paille; . fut élu en 1681 pour succéder à dom Vincent Mar-
l'obligation du silence rigoureux en dehors des récréa- solle et mourut en 1687. Dom Claude Boitard, origi-
tions; la célébration de l'office dont personne n'était naire de l'Anjou, profès à Saint-Augustin de Limoges,
dispensé, sauf le cas de maladie ou de raisons graves; était l'un des assistants de dom Brachet; il lui suc-
l'application au travail intellectuel qui devait pro- céda comme supérieur général en 1687. Il fut main-
curer à l'ordre bénédictin une gloire unique durant tenu dans cette charge jusqu'en 1702, d'autres disent
les deux siècles que vécurent les mauristes. en 1705, où il devint assistant de dom Simon Bougis,
A la mort de dom Tarrisse, on lui donna pour suc- son successeur. Ce dernier originaire de Séez en Nor-
cesseur dom Jean Harel, lequel, originaire de Jumièges, mandie, avait fait profession à Vendôme sous dom
avait fait profession en 1620 aux Blancs-Manteaux. Marsolle, alors prieur; il fut élu supérieur général en
Il fut élu au chapitre général de Vendôme en 1648 et 1702 (ou 1705), gouverna avec sagesse, jusqu'en 1711,
gouverna douze ans; il obtint d'être déchargé en 1660 où il fut déchargé, et mourut simple moine à Saint-
et fut remplacé par dom Bernard Audebert. Limousin Germain en 1714. Dom Arnoul de Loo, originaire de
d'origine, profès à Saint- Junien de Noaillé en 1620, Rouen, avait fait profession à Jumièges en 1663; les
celui-ci gouverna la congrégation de 1660 à 1672. années 1690 à 1708 où il fut prieur à Saint-Germain
409 MAURISTES, APERÇU HISTORIQUE 410
furent la période la plus brillante de l'histoire de l'ab- supériorat éphémère de dom Claude Dupré qui,
baye et aussi la plus féconde. Devenu supérieur géné- proclamé d'une voix unanime en mai 1736, mourut le
ral, il n'eut pas le temps d'appliquer les règlements 30 décembre suivant. Voir Revue Mabillon, 1908, t. iv.
qu'il avait proposés contre le jansénisme; son géné- De 1737 à 1754, dom René Laneau fut supérieur géné-
ralat ne dura que deux ans, de 1711 à 1714. ral au moment de la mort de dom Bernard de Mont-
;

Charles de l'Hostallerie, originaire du diocèse de faucon (t 1741), il reçut une lettre de condoléance
Chartres, avait fait ses études chez les jésuites et du cardinal Quirini. De 1754 à 1756, le supérieur
les oratoriens; il fit profession à Vendôme en 1659. général fut dom Jacques {alias Nicolas Maumousseau).
Comme prieur et comme visiteur, il encouragea de Dom Marie Joseph Delrue fut supérieur général de
tout son pouvoir les études littéraires; en 1712, il se 1756 à, 1766; on a de lui une fort belle lettre datée du
préoccupait du projet d'un Dictionnaire historique de 27 juillet 1762, et dans laquelle il offre les services des
l'Ordre bénédictin. Durant son généralat qui fut de religieux de sa congrégation pour les recherches histo-
sept années, de 1714 à 1720, il demeura fidèle à son riques exposées dans le plan des travaux littéraires
rôle de protecteur des études, faisant agrandir la ordonnés par Sa Majesté. Voir Revue bénédictine,
bibliothèque de Saint-Germain, voulant qu'on ras- 1898, t. xv, p. 347. Mais son généralat fut marqué
semblât des matériaux pour une histoire monastique, par un acte d'une haute gravité le 15 juin 1765,
:

dont la direction confiée à dom Guillaume Roussel 28 religieux de l'abbaye de Saint-Germain adres-
passa ensuite à dom Rivet. Mais de graves difficul- saient au roi, par l'entremise de M. de Jarente, évêque
tés surgissant après la publication de la bulle Uni- d'Orléans, une requête dans laquelle ils se plaignaient
genilus, vinrent entraver son action durant tout le des pratiques introduites dans l'ordre bénédictin, d'un
cours de son généralat; d'une orthodoxie au-dessus habillement singulier et avili aux yeux du public,
de tout soupçon, il eût voulu faire accepter la bulle d'austérités étrangères, disaient-ils, à la lettre de la
par tous ses religieux; mais cette tâche fut rendue règle.Cet acte de religieux rougissant de leur habit, de
impossible par l'attitude du cardinal de Noailles, leur nom et de leurs observances fit scandale il :

archevêque de Paris; d'autre part, la congrégation de renouvelait l'agitation au sein de la congrégation' de


Saint-Maur, menacée de suppression par des enne- Saint-Maur. Dès le 23 juillet suivant, dom Delrue
mis acharnés, était fort desservie à Rome par le pro- et le régime de la congrégation présentaient au roi une
cureur général, dom Philippe Raffier, qui s'était donné autre requête dans laquelle la démarche des 28 était
tout entier aux jésuites. Tous les efforts du supérieur blâmée très fortement. Le chapitre général tenu à
général durent se borner à réparer les fâcheuses Saint-Germain le 28 septembre 1766 fut orageux. On
démarches, à protéger la congrégation contre les élut comme supérieur général dom Pierre François
jalousies et les défiances du dehors, contre les impru- Boudier, prieur du Bec, qui avait protesté contre la
dences du dedans. Cependant, en 1717, on projetait requête des 28. Il fut décidé que les Constitutions
une nouvelle édition des Historiens de France; confiée seraient révisées, et la nouvelle rédaction fut unani-
à dom Martène, elle fut interrompue et ne put être mement approuvée par le chapitre général de 1769.
reprise que plus tard par dom Bouquet. Un voyage Porée,' Histoire de l'abbaye du Bec, t. n, p. 507-513.
d'exploration accompli par Martène et Durand dans Le supérieur général adressait cette rédaction à toutes
les bibliothèques d'Allemagne et des Pays-Bas en 1718, les maisons des mauristes exprimant l'espoir qu'elle
procurait une ample moisson de documents. Un acte mettrait fin aux dissensions intérieures. Mais le mal
d'appel, lancé par le cardinal de Noailles en cette avait déjà jeté de profondes racines. Pour faire
même année 1718 amena une recrudescence dans refleurir les études dans la congrégation de Saint-
l'opposition à la bulle; la majeure partie des bénédic- Maur, le chapitre général de 1767 avait établi un
tins de France renouvela l'appel dom de l'Hostallerie
: Bureau de littérature, en vue d'exécuter et perfectionner
n'y pouvait rien. Déchargé de ses fonctions en 1720, il un plan d'études. Dom Boudier en était le président
mourut l'année suivante. de droit; en 1769, ce bureau fut supprimé par ordre
Il eut pour successeur dom Denis de Sainte-Marthe, du roi.
né à Paris en 1650, prof es à Saint-Melaine de Rennes De 1772 à 1778, le supérieur général fut dom René
en 1668; il rendit des services signalés comme prieur Gilloi, né à Bar-le-Dixc, profès à Saint-Faron de
de Bonne-Nouvelle de Rouen, s'occupa de l'édition Meaux en 1735; il avait collaboré avec dom Hcrvin
de saint Grégoire, intervint pour défendre ses con- et dom Bourotte à la collection des Conciles de France;
frères attaqués dans l'édition des œuvres de saint il mourut à Saint-Germain en 1787. De 1778 à 1781,

Augustin. Il fut supérieur général de 1720 à 1725. Il lesupérieur général fut dom Charles Lacroix. Des scis-
eut pour successeur dom Pierre Thibault qui, de 1725 sions continuaient à se produire. Au chapitre général
à 1729, s'appliqua avec zèle à faire accepter par les de Marmoutier, en 1781, il y eut des réclamations
religieux de son ordre la bulle Unigenitus. C'est aussi contre l'admission des députés de Normandie; dom
l'attitude que prit son successeur Jean-Baptiste Mousso fut élu supérieur général le 17 mai 1781 sans
Alaydon. Celui-ci, avant son élection comme supé- qu'il fût tenu compte du dissentiment. L'Assemblée
rieur général en 1729, avait fait opposition à la bulle. du clergé de 1782 voulut prendre les moyens de rame-
Au retour du chapitre qui l'avait élu, il trouva à ner la paix. Un arrêt du Conseil d'État du roi, du
Orléans l'ordre de s'arrêter dans cette ville et de n'en 21 juin 1783, convoqua un chapitre extraordinaire à
point sortir. Dom Vincent Thuillier fit des efforts pour Saint-Denis pour le 9 septembre; dom Mousso refusa
obtenir que la cour rappelât à Paris, dom Alaydon et de s'y rendre et fut destitué. Son appel à Rome fut
celui-ci, après des tergiversations, finit par accepter la frappé de nullité. Bien des irrégularités furent com-
bulle, ce qui rendit plus difficile l'exercice de sa charge
;
mises dans le chapitre de Saint-Denis. On crut remé-
les chagrins occasionnèrent sa mort survenue en 1733. dier au mal en élisant, le 5 octobre 1783, dom Ambroise
Son exemple fut un acheminement vers la soumission Chevreux, comme supérieur général. Celui-ci devait
officielle de la congrégation. Cf. Le cardinal de Fleury, être le dernier; après avoir rétabli l'ordre et la paix, il
dom Alaydon et dom Thuillier, dans Rev. bénédictine, faisait reprendre le travail intellectuel, quand la Révo-
1909, t. xxvi, p. 325. lution le chassa de son monastère. Il se réfugia momen-
Sous dom Hervé Ménard, qui fut supérieur général tanément chez une parente, fut pris, enfermé dans
de 1733 à 1736, l'abbaye de Saint-Germain eut des l'Église des Carmes et massacré le 2 septembre 1792
démêlés avec la cour de Rome ; dom Ménard y fit avec deux autres bénédictins, dom Barreau de la
preuve d'une grande fermeté. Il faut placer ici I e Touche et dom Massey. Tous trois ont été béatifiés
411 MAURISTES, INFILTRATIONS JANSENISTES 412

avec les Martyrs de Septembre, le 16 octobre 1926. nom de Quesnel y émerge avec son livre des Réflexions
Pour bien connaître l'histoire de la congrégation morales, condamné par la bulle Unigenilus en 1713;
de Saint-Maur, il faut savoir encore que, de c'est alors que l'on vit un bon nombre de religieux
1623 à 1733, elle eut à Rome des procureurs géné- mauristes se ranger parmi les appelants.
raux dont plusieurs jouèrent un rôle important. Le 1" Durant la première phase, il paraît bien que l'accu-

procureur était assisté d'un socius qui lui servait de sation d'être janséniste ne fut pas justifiée en ce qui
secrétaire et parfois aussi le suppléait. Ces procu- concerne les bénédictins de Saint-Maur. Nous ne relè-
reurs généraux furent dom Placide Le Simon de 1623
: verons pas ici les attaques au sujet de l'édition de
à 1 661 puis après une interruption de quatre années
;
: saint Augustin; il en a été question à diverses
dom Gabriel Flambart, de 1665 à 1672; dom Antoine reprises dans ce dictionnaire (voir les mots Blampin,
Durban de 1672 à 1681 dom Gabriel Flambart, pour
;
Langlois, Mabillon). Ajoutons seulement quelques
la seconde fois, de 1681 à 1684; dom Claude Estion- détails caractéristiques. Voici ce qu'on relève dans
not, de 1684 à 1699; dom Bernard de Montfaucon, la correspondance de dom Antoine Durban, procu-
de 1699 à 1701; dom Guillaume Laparre, de 1701 à reur général à Rome, sous le supériorat de dom
1711; dom Philippe Rainer, de 1711 à 1716; dom Vincent Marsolle On est en 1679; présentés au pape
:

Charles Conrade de 1716 à 1725; dom Pierre Maloet, Innocent XI, les deux premiers volumes de l'édition
de 1725 à 1733. Dom Claude de Vie, qui avait été des œuvres de saint Augustin sont reçus avec la
socius de 1701 à 1715, fut désigné par le chapitre de plus grande satisfaction, et pourtant la renommée de
1733 pour remplir les fonctions de procureur général; cet ouvrage a suscité contre la congrégation une
il mourut en janvier 1734 et, de fait, la procure fut incroyable jalousie de la part de certaines gens. Après
supprimée. L. Lecomte, Les deux derniers procureurs la mort du cardinal de Retz, ami sincère et dévoué
généraux, dans Revue Mabillon, année 1920-1921, protecteur des mauristes, les haines se déchaînèrent;
t. x-xi, p. 291. on prétendit que le texte de saint Augustin avait été
II. Le jansénisme des mauristes. — Avant corrompu à dessein et retouché témérairement dans
d'aborder la période très brillante de l'histoire des le but de favoriser les erreurs du jansénisme. Ainsi le
Mauristes, pendant laquelle, de 1630 à 1725 surtout, fait d'avoir imprimé dignetur pour dignatur, fut
on vit la forte organisation des études donner de si dénoncé, au souverain pontife, comme une preuve
merveilleux résultats, il faut dire quelques mots de que les mauristes voulaient combattre son infaillibi-
cette autre période déplorable pendant laquelle, de lité, alors que ce changement d'un a en e venait tout

1725 à 1780, le jansénisme vint détourner de leurs simplement de l'inadvertance d'un typographe. Tout
travaux un certain nombre de ces hommes en qui un mémoire, concernant cette faute d'impression, fut
l'étude entretenait l'esprit de piété et de fidélité à remis au supérieur général par l'archevêque de Paris,
leurs observances. au nom du P. de la Chaise... Le même Père, confes-
L'histoire du jansénisme à Saint-Germain-des-Prés, seur du roi, accusait auprès de l'archevêque de Paris,
dit M. Vanel, Les bénédictins de Saint- Germain-des le supérieur général d'être janséniste, àcaused'un index
Prés et les savants lyonnais, in-8°, Paris, 1894, p. 234, de livres de spiritualité où quelques ouvrages d'au
reste encore à écrire il y faudrait le dépouillement de
: teurs jansénistes étaient cités avec éloge; pourtant
la volumineuse correspondance manuscrite, qui dort cet index n'avait pas édité sous le gouvernement de
dans les rayons de la Bibliothèque nationale. Dom dom Marsolle et il y était complètement étranger.
Paul Denis, O. S. B., s'était livré à cette tâche, il y a Dom P. Denis, La correspondance de dom Antoine
une vingtaine d'années, et il a publié d'intéressants Durban, dans Revue Mabillon, 1910-1911, t. vi,
extraits des Lettres des mauristes, dans la Revue p. 200-203.
Mabillon; la mort ne lui a pas laissé le temps de pour- Le même procureur général, dom Durban,
suivre son travail, ni de réaliser le dessein qu'il expri- connut d'autres ennuis : ainsi, un ordre royal
mait ainsi dans une note, Revue Mabillon, 1909-1910, prescrivit son rappel en France. L'ordre royal avait
t. v, p. 354 :« J'espère que le loisir me sera donné un été sollicité par le P. de la Chaise et l'ambassadeur du
jour d'établir, en me basant sur des documents irré- roi à Rome : dom Durban était, bien à tort, rendu
futables, que les bénédictins de Saint-Maur, auxquels responsable des retards apportés à la sécularisation de
on a tant reproché d'être jansénistes, étaient, à de l'abbaye d'Ainay; de plus, il avait, disait-on, pris
rares exceptions près, beaucoup moins encore fau- nettement parti contre le gouvernement français dans
teurs des erreurs doctrinales qu'antagonistes déter- la très grave affaire de la régale, alors qu'il avait
minés des jésuites. Les longues querelles relatives à observé la défense de s'en mêler, intimée par son
l'édition de saint Augustin, ou à la Diplomatique de supérieur général. A l'occasion de ce rappel, il avait
Mabillon, le rappel du procureur général, exigé par même été question de supprimer l'office de procureur
le confesseur de Louis XIV, pour la seule raison que général en cour de Rome. Sur les vives représenta-
le religieux bénédictin était trop considéré à la cour tions des supérieurs majeurs, le roi renonça à ce
de Rome (il s'agit de dom Guillaume Laparre en faveur projet; dom Gabriel Flambart fut envoyé pour rem-
auprès de Clément XI, Revue Bossuet, t. v, p. 224-225), plir cette charge :c'était pour lui la seconde fois;
la confiscation, au profit de la Compagnie, de quan- entre autres recommandations, on lui faisait celle de
tité de prieurés de l'Ordre, d'autres rivalités encore dissiper le soupçon de jansénisme constamment renou-
avaient créé entre les deux familles religieuses une velé contre les mauristes. Ibid., p. 209-210.
animosité qui dura jusqu'à la Révolution. » Les premiers supérieurs généraux avaient tout fait
Le jansénisme eut deux phases principales : la cependant pour écarter ce soupçon. Il est bon de rap-
première le montre avant tout, comme un système peler à ce sujet qu'en 1650, sous dom Jean Harel,
théologique avec des polémiques ordinairement doc- la congrégation de Saint-Maur n'avait voulu se jeter
trinales; elle se termine à la paix de Clément IX en dans aucun parti sur les disputes de la grâce, remettant
1669; on y rencontre les grands noms de Jansénius et le tout au jugement de l'Eglise; dès 1658, avis avait
d'Arnaud, elle est marquée par la condamnation des été donné aux visiteurs de retirer des monastères le
cinq propositions en 1653, sous Innocent X, et parle livre de Jansénius et autres du temps. En 1652, quand
formulaire d'Alexandre VII en 1665. La seconde phase la bulle d'Innocent X
contre les cinq propositions fut
qui commence aux dernières années du xvu e siècle, imprimée à Paris, le supérieur général en fit acheter
révèle, dans le jansénisme, un parti d'opposition poli- des copies et envoyer par tous les monastères. Les
tique, parlementaire et philosophico-religieuse. Le mémoires du R. P. dom Bernard Audebert, dans Archives
413 MAURISTES, INFILTRATIONS JANSENISTES 414

de la France monastique, t. xi, Paris 1911, p. 176 jusqu'à la suppression de leur compagnie... Quant au
et 27«">. jansénisme qui envahit la congrégation des bénédic-
Inquiet des projets de Louis XIV qui, dès 1C72, tins de Saint-Maur nous en parlerons sans ambages.
voulait unir d'un seul coup à la congrégation de Saint- Les jésuites, sous la pression du pouvoir césarien par-
Maur, par mesure impérative, les abbayes non encore venu en France à son apogée, ont laissé s'amoindrir
réformées du royaume, puis tous les monastères de leur rôle de milice d'élite du souverain pontife... Péné-
l'étroite observance de Cluny, dom Vincent Marsolle trée, plus qu'il n'est bon, du sentiment de son utilité,
s'y était opposé de tout son pouvoir; il ne voyait pas la Compagnie en est venue parfois à perdre la notion
de moindres inconvénients à entreprendre la réforme du juste en usurpant, par des moyens plus ou moins
des monastères d'Italie. Il était soucieux de vivre en détournés, les domaines de l'ordre monastique.
bonne confraternité avec les ordres religieux, parti- Louis XIV, en haine des jansénistes, proches parents
culièrement avec les jésuites, qui déjà avaient mani- des calvinistes, et si activement mêlés pendant sa
Durant les deux années qu'il fut
festé leur hostilité. minorité, à l'insurrection véritablement républicaine
procureur général à Rome, dom Bernard de Mont- de la Fronde, s'est beaucoup confié aux protagonistes
faucon eut encore à défendre l'édition bénédictine de l'école adverse, qui flattaient de toute façon l'au-
de saint Augustin; il le fit avec une verve extrême torité absolue du prince. Quoique les deux célèbres
et une absence de ménagement qui dérouta ses adver- confesseurs que leur Compagnie lui fournit, le très
saires: il n'avait gardé aucune mesure, les jésuites gallican P. de la Chaise et le P. Le Tellier, meilleur
surtout avaient eu fort à se plaindre de sa vivacité. catholique, fussent très différents d'attitude, les
E. de Broglie, Mabillon et la Société de l'abbaye de jésuites par l'intermédiaire de l'un et de l'autre surent
Sainl- Germain, 2 in-8°, Paris, 1888, t. n, p. 272. énormément profiter de la bienveillance de leur tout
Cependant il se montra l'un des partisans décidés de puissant pénitent; il faut admettre que ce ne fut pas
la bulle Unigenitus et, avec ses disciples, désignés toujours pour leur concilier celle des autres religieux. »
sous le nom de Bernardins, il eut une grande influence Revue Mabillon, t. n, 1906, p. 23-49. La constatation,
sur le changement de dom Vincent Thuillier. Cf. faite par un laïque, ne manque pas d'être significa-
E. de Broglie, Bernard de Monljaucon et les Bernardins tive; elle nous aidera à plaider les circonstances atté-
(1716-1750), 2 in-8°, Paris, 1891, t. i, p. 43, et t. n, nuantes, en faveur des mauristes, imbus de jansé-
p. 52. nisme. Assurément on rencontra parmi eux de fou-
2° C'est durant la seconde phase du jansénisme, où, gueux partisans de l'appel contre la bulle, mais l'on
après la condamnation du livre de Quesnel, on voit n'est pas en droit de dire que ces appelants furent le
paraître les Constitulionnaires et les Appelants, que les plus grand nombre, encore moins qu'ils furent enga-
mauristes se compromettent dans cette fâcheuse gés dans cette voie par leurs supérieurs. Au moment
dispute. où parut la bulle Unigenitus, en 1713, le supérieur
Il y a cependant de l'exagération dans la façon général dom de l'Hostallerie devait user d'une grande
dont s'exprime A. Gazier. A l'entendre, « les bénédic- circonspection, n'ignorant pas que la congrégation
tins de Saint-Maur et ceux de Saint-Vanne avaient des mauristes était vue d'un fort mauvais œil par
été les premiers à rejeter la bulle Unigenitus, parce l'entourage immédiat du pape, et souvent décriée à la
qu'elle ruinait l'autorité des Pères de l'Église, et, cour de France par des adversaires irréductibles. Il
quand il fut possible de protester officiellement, ils ne pouvait ignorer complètement que, dans l'audience
entrèrent en foule dans la voie de l'appel au concile. du 8 juin 1713, le P. Timothée de la Flèche avait remis
A leur tète se trouvaient leurs supérieurs et les plus à Louis XIV, un mémoire qui promettait la publica-
savants de leurs confrères. » A. Gazier, Histoire géné- tion de la constitution .Unigenitus dans un avenir
rale du mouvement janséniste, t. u, p; 320. J.-B. Vanel très rapproché, tout en exprimant des craintes qu'elle
est beaucoup plus dans la note juste, quand il fait ne fût pas reçue comme il convenait en France. Un
cette remarque « certainement, nulle part ailleurs, on
: des articles de ce mémoire était ainsi conçu « Un des :

ne trouverait associés dans l'étude et vivant sous le moyens les plus efficaces et les plus prompts d'arrê-
même cloître des partisans aussi décidés de la bulle ter le cours d'un si grand mal serait de supprimer la
Unigenitus, que dom B. de Montfaucon par exemple Congrégation de Saint-Maur, que tout le monde sait
ou dom Thuillier, et des appelants aussi irréductibles être la source la plus féconde de l'erreur. Ce coup d'au-
que dom Gerberon, dom Duret ou dom Louvart. Il torité arrêterait le cours du mal; vous savez depuis
arrivaitmême que deux compagnons de labeur, tels longtemps que j'en ai formé le dessein, mais je ne puis
que les fameux dom Martène et dom Ursin Durand, réussir, si Sa Majesté n'entre de concert avec moi dans
unis dans leurs études, dans leurs voyages et dans cette bonne œuvre. » Pas une seule fois, pourtant, l'or-
leurs publications, se séparaient dès qu'il s'agissait des thodoxie de dom Charles de l'Hostallerie ne put être
controverses du temps. » J.-B. Vanel, Les bénédictins soupçonnée au cours des luttes doctrinales qu'allait
de Saint- Germain-des-Prés et les savants lyonnais, déchaîner la Constitution. Cela ne l'empêchait point
1894, p. 233-234. d'ailleurs, en écrivant à un ami et confident, de lancer
Dans une étude sur le Journal (ou relation) de dom quelques pointes contre les jésuites, qui depuis long-
Claude de Vie, socius du procureur général à Home temps déjà étaient sur bien des sujets les adversaires
(1701-1715), M. Hyrvoix de Landosle, présente ce intraitables des bénédictins. Revue Mabillon, t. v,
mauriste comme un janséniste dissimulé, en corres- p. 353, 354. Durant tout son généralat qui dura jus-
pondance avec les plus opiniâtres appelants; il nous qu'en 1720, dom de l'Hostallerie connut des difficul-
expose à cette occasion la situation des bénédictins à tés que dom Philippe le Cerf a exposées exactement,
Borne, les difficultés qui leur venaient de la part du encore qu'il soit un janséniste ardent, dans son His-
roi et des jésuites. Au moment de l'élection de dom Unigenitus, en ce qui regarde la
toire de la Constitution
Arnoul de Loo, comme supérieur général en 1711, cet Congrégation de Saint-Maur, in-12, Utrecht, 1736.
auteur constate la bienveillance du pape Clément XI Des châtiments sévères furent infligés parle roi pour
envers la congrégation la régularité et les labeurs
: briser les premières résistances; dom Jean Yaro-
des mauristes édifiaient le Saint Père. « Sans doute, queaux, des Blancs-Manteaux, fut arrêté et empri-
dit M. Hyrvoix, les mauristes étaient gallicans; tout sonné à la Bastille; dom Georges Poulet, gravement
bon français l'était alors. Quoi que le monde ignorant compromis, n'attendit pas qu'on vînt l'arrêter pour
suppose a priori, les jésuites ne l'ont guère cédé, à cet se réfugier dans les Pays-Bas et s'embarquer ensuite
é^ard, aux bénédictins, sous Louis XIV, et même pour le Canada.
415 MAURISTES, INFILTRATIONS JANSÉNISTES 416

Ala suite de la dièle qui fut tenue à Saint-Germain Tassin, cette histoire ne vit pas le jour. Au début du
le 23 niai 1715 et qui se montra sévère pour dom xx e siècle, M. Ingold en a publié les livres VII-XIII.
• Chopelet et dom Varoqueaux, on put voir que les Ingold, Rome et la France : la deuxième phase du jan-
supérieurs majeurs n'autorisaient nullement leurs reli- sénisme, fragment de l'Histoire de la Constitution par
gieux à protester contre la constitution Unigeniius : dom Thuillier, Paris, 1901. Si l'on en croit dom Mar-
une lettre circulaire enjoignait à tous les prieurs, de tène (Choses mémorables, Bibl. nat., fonds fran-
faire défense à tous les religieux « d'avoir aucune rela- çais, 18817), dom Thuillier, qui avait obtenu de
tion ni aucun commerce avec toute personne suspecte la communauté de Saint-Germain qu'elle rédigeât
au sujet de la Constitution ». Il y eut de la part du roi, une lettre au souverain pontife pour exprimer son
et plus tard de la part du cardinal de Bissy, abbé obéissance et son attachement au Saint-Siège, eût
commendataire de Saint-Germain, des instances souhaité porter lui-même ce message à Clément XII
auprès du supérieur général pour que l'un de ses reli- et en obtenir le titre de procureur général, mais il
gieux écrivît en faveur de la Constitution; dom fut frappé par la mort le 8 janvier 1736.
Charles de l'Hostallerie fit de vains efforts auprès de Pendant que, chez les jansénistes, se produisait une
quelques religieux qui se récusèrent. La mort du roi évolution et qu'abandonnant les Réflexions morales
étant survenue, on abandonna le projet, et pendant comme arme de combat, on faisait grand bruit autour
plus de quinze ans, le cardinal de Noaillcs, archevêque des faux miracles du cimetière de Saint-Médard, dom
de Paris, devait, par son attitude, entretenir les Bernard La Taste, prieur des Blancs-Manteaux,
funestes germes d'une division. Le 9 octobre 1718, à honoré de la confiance du cardinal Fleury, publiait
Saint-Germain, une assemblée capitulaire, convoquée ses 25 lettres théologiques qui obtinrent un grand
et présidée par le prieur, domCharles d'Isard, signait, succès contre les prétendus miracles du diacre Paris.
en majorité, un second et un troisième appel et faisait Voir Yves Laurent, Dom Bernard La Taste, dans le
cause commune avec le cardinal de Noailles dans sa Bulletin de Ligugé, 1903, t. xi, passim; voir aussi
résistance aux ordres du souverain pontife. Pour Vanel, Les bénédictins de Saint- Germain et les savants
arrêter un tel élan, dom de l'Hostallerie ne pouvait lyonnais, p. 263. Il devint second assistant sous le
rien. L'abbé Dubois qui, dès cette époque, influen- supériorat de dom Laneau, et le cardinal Fleury le fit
çait le P.égent, déclarait en 1719 au cardinal de la nommer évêque de Bethléem (évêché érigé sous ce
Trémoille, notre ambassadeur à Rome « que le pape nom à Clamecy).
avait grand tort d'être mécontent de la conduite du Durant la seconde moitié du xvni» siècle, les dis-
général de la congrégation de Saint-Maur, que s'il cussions théologiques s'apaisèrent, ou plutôt, la lutte
avait agi contre ses religieux appelants, comme le pape s'engagea surtout entre le Parlement, l'archevêque
le désirait, les Parlements auraient agi contre le Mgr de Beaumont et ses curés; les bénédictins se tin-
général et auraient soutenu les religieux et leurs rent plus à l'écart. Malheureusement l'indiscipline
appels. » Journal de l'abbé Dorsanne, Rome, 1753, 1. 1, des esprits avait été funeste au respect des règles et
p. 450, cité dans Revue Mabillon, t. v, p. 589. Ainsi des observances. En 1765, vingt-huit moines de Saint-
donc, il ne dépendait pas de la bonne volonté de dom Germain adressèrent au roi une requête pour être
de l'Hostallerie d'enrayer à leur début les troubles exemptés des jeûnes et du chant de l'office. Vanel,
provoqués par les appels contre la bulle Unigeniius, op. cit., p. 284; Porce, Histoire de l'abbaye du Bec,
au sein de la congrégation de Saint-Maur. t. ii, p. 507. Voir aussi plus haut col. 410. Cette
Dom Denis de Sainte-Marthe, qui fut supérieur requête a été généralement jugée avec sévérité et
général de 1720 à 1725, fut suspect à Rome parce considérée comme un scandale. Picot, Mémoires pour
qu'on le jugeait favorable aux appelants, mais, à sa l'histoire du XVIH« siècle, t. iv, p. 171; E. de Bro-
mort, une réaction se produisit dans la congrégation glie, Mabillon, t. h, p. 306; Ch. Gérin, dans Revue
de Saint-Maur; le nouvel élu, qui fut dom Pierre des Quesl. hist., 1876, p. 479. Quelques auteurs pourtant
Thibault, était un partisan notoire de la bulle et il mit ont voulu y voir l'œuvre de moines désireux d'une
beaucoup de zèle à procurer la soumission des récal- observance plus stricte. Ainsi dom Anger, dans Revue
citrants; dom Vincent Thuillier, qui avait figuré au Mabillon, t. iv, p. 196; dom Butler, Monachisme
nombre des appelants, avait changé de sentiment : bénédictin, trad. Grolleau, p. 362. Pendant que dom
propagateur de l'acceptation, il s'adressait en parti- Thuillier, sous le supériorat fort mouvementé de dom
culier aux professeurs de théologie. Son rôle de paci- Alaydon, s'efforçait de ramener la communauté de
ficateur était ardemment soutenu par Mgr de Tencin, Saint-Germain à l'acceptation de la bulle Unigeniius,
archevêque d'Embrun; il n'était pas facile depuis la cour de Rome s'impatientait elle exigeait la révoca-
;

le chapitre tenu à Marmoutier en juin 1729, où les tion des appels. Les lettres des procureurs généraux
appelants avaient triomphé. Dom Alaydon, un des se faisaient l'écho de graves menaces on parlait d'une
;

leurs, avait été élu supérieur général; arrêté à Orléans dissolution de la congrégation de Saint-Maur. Le car-
sur l'ordre de la Cour, il refusait de faire ce qu'on lui dinal de Bissy, abbé commendataire de Saint-Ger-
demandait, tant que la liberté ne lui serait pas rendue. main, avait rompu avec la communauté; il exigeait
Dom Thuillier, à force de négociations, amena néan- que tous les appelants fussent congédiés. Le dernier
moins la soumission du supérieur général qui termina procureur général, dom Pierre Maloet, avait dû quitter
ses jours dans le chagrin. Ce fut un acheminement Rome en 1729 et s'était réfugié à Frascat'i. En 1733,
vers la soumission officielle de la congrégation; les Clément XII déclarait qu'il ne voulait plus recevoir
cardinaux Fleury, de Rohan et Bissy chargèrent dom de procureur de la congrégation tant qu'elle compte-
Thuillier d'écrire l'Histoire de la Constitution, de concert rait des appelants. Dom Maloet alors quittait Rome
avec dom G. Leseur, son compagnon d'études. Vanel, définitivement. Un ancien dominicain devenu béné-
Les bénédictins de Saint- Germain et les savants lyon- dictin, dom Malachie d'Inguimbert, venu à Rome
nais, p. 258; dom P. Denis, Le cardinal Fleury, dom pour travailler à la vie de Clément XI, resta le cor-
Alaydon et dom Thuillier, dans Revue bénédictine, 1909, respondant des mauristes après le départ du procu-
t. xxvi, p. 325 et 370. Dom Thuillier avait-il sollicité reur général. Une détente se produisit, due à la pru-
ce mandat ou du moins laissé deviner l'empresse- dence et au zèle du supérieur général, dom Hervé
ment avec lequel il l'accepterait? Cela paraît pro- Ménard. Le cardinal de Bissy, abbé commendataire de
bable il s'en promettait beaucoup, disant que « ce
: Saint-Germain, tenta de faire revenir à de meilleurs
travail est le coup le plus mortel que l'on puisse porter sentiments les bénédictins révoltés. En 1735, les reli-
an parti qui trouble l'Église de France ». D'après dom ' gieux capitulaires de l'abbaye, les appelants comme
117 MAURISTES, ORGANISATION DU TRAVAIL 418

ceux qui ne l'étaient pas, sauf un petit nombre qui ce but chaque religieux ait une Bible en sa cellule),
furent dispersés dans divers couvents de province, d'apprendre à bien écrire, de s'instruire es huma-
signèrent une lettre de soumission au Saint-Siège. nités, de faire de bonnes lectures, de travailler et
Alors, l'orage qui menaçait la communauté, tant du l'histoire de l'Ordre cl de la congrégation. » Dom Gre-
côté de Rome que de la part du pouvoir royal, fut nier Pierre (f 1789) auteur d'un plan d'études, qui
conjuré, et les bénédictins purent continuer en paix nous a conservé ce précieux document, a écrit au dos :

leurs travaux d'érudition. C'était, malgré les cris du « Cette pièce est d'autant plus importante pour la vie

parti janséniste, avoir sauvé de la ruine une des gloires de dom Luc d'Achery qu'il y paraît avoir été le fon-
de la France lettrée, et ce résultat était en grande dateur des études dans la congrégation de Saint-Maur. »
partie dû au zèle du cardinal de Bissy. E. de Broglie, Dom B. Audebert, l'annotateur du document, présida
Bernard de Montfaucon et les Bernardins, t. i, p. 167- le chapitre de 1648.
168. Dans une note annexée par dom Luc d'Achery aux
III. Formation des religieux et organisation décrets des chapitres généraux, se trouvent des
du travail intellectuel. —
On peut dire que les indications pour bien enseigner ces indications
:

travaux accomplis en moins de deux siècles par les concernent les directeurs et régents des études, les
mauristes (1630-1789) sont dus à ces deux causes maîtres qui ont charge d'enseigner, et en particulier
réunies la formation des religieux et l'organisation
: chaque professeur depuis la 5 e classe jusqu'à la rhé-
du travail. torique. Une pièce analogue, qui remonte à l'an-
1° Formation des religieux piété, régularité, abné-
: née 1668, a été publiée par dom Jean-François au
gation sont des qualités qu'on retrouve chez les plus t. iv de la Bibliothèque générale des écrivains de l'ordre

érudits, le travail ne les dispense pas de la célébration de Sainl-Bencîl ; on ne détermine pas par quel cha-
de l'office divin, tous leurs instants sont utilisés pour pitre général cette pièce a été approuvée. Le traité
la tâche qu'ils ont entreprise; d'autre part, ils ne con- des Études monastiques, publié par Mabillon en 1691,
naissent ni les rivalités, ni les jalousies communes donne dans les c. xvm-xxi de la seconde partie, un
parmi les écrivains : « Quand
parlent de 'leurs
ils plan général pour la théologie, non moins nécessaire
devanciers, c'est toujours dans les termes du respect aux ecclésiastiques qu'aux religieux. Mabillon a soin
et de la piété filiale; s'il s'agit de leurs collaborateurs, de déterminer les études propres aux moines il pres- :

de leurs émules, ils font abnégation d'eux-mêmes et crit une manière d'étudier; on l'a trouvée si excellente
s'empressent de rapporter à ceux-ci le mérite de leur que les étrangers eux-mêmes l'ont adoptée. Il expose
propre travail. Dom Tassin nous fournit un bel exem- de quelle manière et avec quelles dispositions les reli-
ple de cette conduite toute fraternelle. Dès la fin du gieux doivent lire l'Écriture sainte et les Pères; il leur
premier volume de son Tratilé de diplomatique, ayant apprend à profiter de cette lecture. Il ne veut pas
à pleurer la mort de dom Toustain, son compagnon qu'ils s'amusent à ces questions inutiles des scolas-
littéraire, il lui consacre, à la tête du second volume tiques qui ne servent ni à appuyer la foi ni à régler
un pieux éloge dans lequel il lui laisse tout l'honneur les mœurs; il blâme le relâchement de la conduite des
de l'ouvrage, et quoiqu'il soit resté seul pour la tâche casuis-tes et leur principe de probabilité. Dom Tassin,
qu'ils avaient entreprise ensemble, il n'en continue Histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur,
pas moins de mettre dans le titre des volumes sui- p. 252.
vants cette inscription touchante par deux religieux: Les études ne pouvaient se faire sans livres ou ma-
bénédictins. La science de ces hommes était encore nuscrits, instruments de travail. Aussi dom Luc
relevée par la modestie. Leurs noms sont omis dans d'Achery fut-il chargé de former la bibliothèque de
beaucoup de leurs œuvres. » Préface du Polyplique de Saint-Germain, et il publia dans la suite, un Cata-
l'abbé Irminon, par M. Guérard, Paris, 1844, cita- logue des ouvrages ascétiques ou traités spirituels des
tion dans E. de Brogiie, Mabillon, t. i, p. 30. Pères et des auteurs modernes dont la lecture est très utile
Préparation par de fortes études dès le début tout: aux religieux, Paris, 1648. En appendice à son traité
se trouva réglé pour que, dans les diverses maisons des Études, Mabillon, de son côté, donna le Catalogue
où la réforme fut établie, les sujets fussent préparés des meilleurs livres avec les meilleures éditions, en vue
de loin à la tâche qui leur serait confiée. Dom Gré- de composer une bibliothèque ecclésiastique; les livres
goire Tarrisse, le premier supérieur général, y donna y sont classés sous dix chapitres textes latins, grecs,
:

tous ses soins. C'est ce que constate dom Tassin : hébraïques de l'Écriture sainte, avec concordances;
" Persuadé que l'ignorance avait fait de terribles interprètes de l'Écriture; conciles et droit canonique;
ravages dans les monastères de l'Ordre, il mit toute Pères grecs; Pères latins; théologie scolastique; théo-
son application à faire fleurir les sciences dans la logie morale; controversistes; prédication; ascétisme
congrégation. Il ne se contenta pas d'établir des cours (à ce chapitre se rattache le catalogue de d'Achery).
de philosophie et de théologie dans chaque province; Suivent huit autres chapitres concernant les juris-
il lit faire une étude particulière de l'Écriture sainte consultes, les philosophes, les mathématiciens, les
et des langues orientales. Il députa des religieux pour historiens sacrés et profanes, les grammairiens, les
visiter les bibliothèques de l'Ordre, y examiner les poètes, les orateurs. En 1653, les supérieurs majeurs
manuscrits, et en tirer les vies des saints bénédictins, firent dresser une liste des livres destinés à former le
dont les exemples pouvaient contribuer à la gloire de fond des bibliothèques monastiques. On peut voir
Dieu, à l'utilité de l'Ég.iseel au progrès de la Réforme. » dans la Revue Mabillon, t. vi,p. 437, déjà citée, la repro-
Histoire littéraire de la congrégation de Sainl-Maur, duction de ce catalogue, d'après le manuscrit des
p. 53-54 on trouve là une citation de dom Mabillon,
; Archives nationales, registre L. L. 991, fol. 190-200 :

Aeta SS. O. S. B., prxfutio in 2 am partem sœculi VI, on y trouve en marge le signe h ( habemus), niais on
Il appliquait tous les religieux selon leur capacité. ne peut dire de quel monastère il s'agit.
En 1648, dom Tarrisse chargea dom Luc d'Achery de 2° Organisation du travail intellectuel dans la congré-
rédiger pour le chapitre une lettre programme. Revue gation. — Le mérite propre de dom Grégoire Tarrisse
Mabillon, t. vi, p. 145. Le fol. 217 de la Collection de a été de dresser les programmes à l'aide desquels se
Picardie, t. clxiv, ms., en donne une copie qui porte sont formés des hommes éminents.
en marge les annotations de dom B. Audebert après ; Après s'être orné l'esprit et le cœur par l'étude de-
des avis sur la reconnaissance dont l'ordre est rede- là sainte Écriture, de la théologie, du droit canonique;
vable à Dieu pour y avoir suscité des grands saints, on de l'histoire de l'ordre, le bénédictin de Saint-Maur
y recommande « d'étudier l'Écriture sainte (que dans orientait ses recherches vers l'objet le plus en rap-

dict. de théol. cathol. X. — 14


419 MAURISTES, ORGANISATION DU TRAVAIL 420

port avec ses inclinations, le plus profitable à sa sanc- tingués, comme dom François Lamy, dom Thomas
tification. Chaque prieur devait discerner parmi ses Blampin, dom Jacques Du Frische et d'autres encore,
religieux les plus aptes à recueillir des matériaux, à figures de bénédictins à la fois uniformes au premier
rédiger des mémoires; la congrégation tout entière aspect, diverses cependant quand on apprenait à les
devait coopérer à une œuvre entreprise, et chacun connaître à fond. Dans ce petit cercle de travailleurs,
était mis à même de mettre à profit ce que la collec- Mabillon par son activité personnelle, sa régularité
tivité avait amassé avant lui. Par les soins du supé- exemplaire, son esprit de suite, entretint le feu s acré. :

rieur général, la bibliothèque de Saint-Gcrmain-des- Nous n'avons pas à énumérer ses nombreux travaux
Prés fut réparée, enrichie, classée; dom Luc d'Achéry, signalés ailleurs, art. Mabillon, mais à dire sa
en dépit de sa maladie, fit ce classement. La sollici- douceur, sa modestie dans le succès, son humilité
tude de dom Tarrisse s'étendit aux bibliothèques des quand l'érudition le met en désaccord avec quelqu'un
autres monastères; dans ce dessein il fit dresser des de ses contemporains (par exemple le P. Papebroch
listes d'ouvrages par dom Luc d'Achéry et les envoya à propos de la Diplomatique), le soin qu'il mit, en
aux différents prieurs; lecatalogue en fut imprimé mainte circonstance, à modérer le vif et bouillant
avec l'assentiment du chapitre général de 1618. Bien- dom Michel Germain, son dévoué disciple et son fidèle
tôt Saint-Germain-des-Prés devint le centre du grand compagnon. Lorsque sa réputation de science et de
mouvement littéraire de l'époque tous ceux qui s'oc-
: sûre critique l'eut mis en rapport avec les érudits de
cupaient d'érudition y vinrent chercher des conseils l'Europe entière, Mabillon se mit de bonne grâce au
ou un appui; on y discutait les questions controver- service de ceux qui le consultaient il est presque
;

sées, on s'y informait des travaux préparés à Rome ou impossible de s'expliquer comment il a pu écrire à
à Vienne. Le supérieur général fut secondé par des tant de gens sur des sujets variés, tout en continuant
hommes éminents dont il sut s'entourer; son œuvre des travaux d'érudition qui réclamaient un patient
fut continuée par ses successeurs immédiats. labeur. Quand il lui fallut quitter sa cellule et entre-
Ici encore, dom G. Tarrisse apparaît comme un prendre des courses pour recueillir, dans les biblio-
initiateur :il voulut que les sciences ecclésiastiques thèques, les matériaux nécessaires aux grandes entre-
fussent en honneur dans la congrégation et donna ses prises littéraires de la congrégation, ce solitaire
préférences aux travaux d'histoire bénédictine. Ce demeura toujours calme et doux, le plus actif au tra-
cadre ne devait pas tarder à s'élargir. En 1631, dans vail, le copiste infatigable, l'érudit au coup d'œil
une lettre à dom Ambroise Tarbouriech, prieur de la prompt et perspicace, parlant peu, ne se faisant jamais
Daurade, à Toulouse, dom Tarrisse dressait un plan valoir. Il fut toujours l'enfant soumis à l'autorité de
pour l'histoire chronologique de l'ordre. Seize ans l'Église; dom Ruinart qui fut, après la mort de dom
plus tard, en 1647, il envoyait à tous les monastères Michel Germain, le compagnon dévoué de ses dernières
une lettre circulaire ou se trouvent de? Mémoires, années, dit en parlant de la dernière préface écrite par
<'en vue d'appliquer ceux de nos confrères jugés capa- Mabillon pour le t. iv des Annales bénédictines « C'est :

bles à faire des recueils et remarques des choses adve- comme le suprême acte de foi de l'écrivain, plus que
nues dans le monastère et es lieux circonvoisins, jamais attaché à l'Église. Ce pieux solitaire, qui avait
appartenant à l'histoire de l'ordre ». La lettre contient remué plus de do uments que personne et avait
en outre les avis à suivre par celui qui écrira quelques enseigné à sa génération l'art de distinguer ceux qui
pages, puis la méthode pour la recherche des manus- étaient vrais de ceux qui n'étaient que des falsifica-
crits. De là devait sortir le grand ouvrage des Actes tions, croyait fermement, avec cet instinct supérieur
des saints de l'Ordre de Saint-Benoît, dont le dessein des gens de génie, que c'est grandir la science que de la
est exposé dans les Annales bénédictines. On eut consacrer à Dieu. » Ce qui entoure sa personne comme
ensuite un recueil des monuments relatifs à l'histoire d'un reflet de véritable grandeur, c'est la persévérance
ecclésiastique et monastique: puis l'histoire de chaque et l'ardeur du plus rude travail de l'esprit mises
monastère en particulier, base du Gallia Christiana. au service de la défense des idées morales les plus
Le service le plus considérable rendu à la religion fut élevées.
de réviser les ouvrages des Pères grecs et latins sur D'une activité personnelle vraiment prodigieuse
les anciens manuscrits conservés dans les monastères qu'il conserva jusqu'à la fin de sa vie, Mabillon ne
et les bibliothèques. De plus, on voulut rendre ser- se fit pas faute de faire appel à la collaboration de ses
vice à l'État en particulier, toutes les fois que le per- frères. Il fut l'âme de ce foyer intellectuel qu'était
mettaient les obligations de la réforme, ce qui four- l'abbaye de Saint-Germain et, par son exemple, entre-
nit des éléments pour les histoires des provinces. tint l'émulation chez ses confrères. Dom Estiennot, qui
Ces desseins n'auraient pas été réalises, si l'on s'était passa des années à Rome, fut pour Mabillon un actif
borné à des efforts isolés. Sans doute, l'activité pro- pourvoyeur des documents dont celui-ci avait besoin.
digieuse et la rapidité dans le travail d'un Mabillon Entre tous ces travailleurs régnait la plus grande
et d'un Montfaucon donnèrent de merveilleux résul- charité quand il s'agissait de se prêter un mutuel
tats, mais ces deux hommes en particulier, à la suite concours pour mener à bien une œuvre entreprise.
de dom Luc d'Achéry, favorisèrent l'éclosion de D'ordinaire on les voyait associés deux ou trois en-
talents qui s'associèrent et qui, restés isolés, n'eussent semble pour un même travail; bien qu'avec des
presque rien produit. Sous leur influence puissante et caractères différents et des tendances souvent oppo-
douce, l'abbaye de Saint-Germain devint un foyer sées, ils mettaient en commun leurs lumières, pré-
d'érudition que nos sociétés de savants modernes ne parés qu'ils étaient à faire abstraction d'eux-mêmes
sauraient faire oublier. Non seulement on y mit à par une sérieuse formation intellectuelle et le res-
profit ce que les religieux des diverses maisons de la pect de la discipline régulière.
congrégation avaient amassé de documents, mais on 2. — L'influence, exercée par Mabillon à Saint-
y rassembla les sujets des divers monastères reconnus Germain-des-Prés, va se continuer durant la première
les plus aptes pour mener à bonne fin les grandes moitié du xvin siècle par les soins de dom Bernard
entreprises. — —
1. C'est ainsi que nous voyons arriver de Montfaucon (1655-1742). Dans ce bénédictin,
à Saint-Germain en 1664, dom Mabillon, l'une des devenu, à son tour, la gloire de l'érudition française,
plus douces et des plus aimables figures du xvn e siècle, nous retrouvons un travailleur actif et infatigable,
qui, pendant plus de quarante ans, va donner à l'ab- cf. art. Montfaucon, un chef et un maître qui sut
baye tout son lustre. A côté de dom Luc d'Achéry découvrir de robustes ouvriers littéraires, les mettre
qui acheva sa formation, il rencontra des esprits dis- en valeur, les tenir groupés autour de sa personne
421 MAURISTES, ORGANISATION DU TRAVAIL 422

dans ce groupe qu'on appela, de son vivant. l'Académie Dansle groupement des religieux qui se fit autour

des Bernardins. de on vit des religieux aux caractères fort diffé-


lui,

Maître, Montfaucon le fut par ses qualités de tra- rents, aux opinions bien tranchées, à la physionomie
vailleur acharné. Dans un mémoire
qu'il rédigeait sur nettement marquée, allant parfois jusqu'à la bizarre-
la linde sa vie, en 1739, il révélait lui-même son rie; vu l'influence du maître, tout cela ne nuisit en
secret « Je ne dois pas omettre, écrivait-il, que trois
:
rien à l'œuvre de ces travailleurs qui savaient faire
ou quatre ans avant de partir pour l'Italie (c'est-à- abnégation de leurs idées personnelles. Ainsi nous
dire vers 1G95), je m'étais fort appliqué à l'hébreu, au apparaissent parmi les principaux dom Martin :

syriaque et à l'arabe, et que j'employais plusieurs Bouquet, travailleur acharné, capable de mener à
heures du jour à l'étude de ces langues. Je continuais bien, à force de patience, les œuvres les plus longues
aussi en même temps la lecture des historiens grecs, et les plus ardues; janséniste obstiné, appelant et
Hérodote, Thucydide, etc., et des historiens ecclé- réappelant, il ne voulut jamais recevoir la bulle ;

siastiques, Eusèbe. Socrate, Sozomène, etc. J'em- dom Jacques Martin offrant avec le précédent le plus
ployais treize ou quatorze heures par jour à lire et à complet contraste ce fut l'un des plus originaux
:

écrire, comme j'ai toujours fait jusqu'à présent. » écrivains de l'abbaye, préoccupé des origines de la
Maître, il le fut encore par le don de se faire aimer. France, et avec cela hébraïsant distingué. Excellent
Avec sa science profonde, son incroyable facilité de homme et religieux fervent, il se prononçait avec pas-
travail, il avait beaucoup d'esprit et beaucup de sion en faveur de la bulle Unigenitus et était l'ami
cœur. Aimable, vif, gai, aimant à rire, bon et tendre des jésuites; dom Simon Mopinot, entré chez les béné-
sous des dehors un peu rudes, il avait tout ce qu'il dictins plus encore par goût du cloître que par amour
faut pour réunir les hommes autour de soi, leur inspirer de l'étude, était un latiniste distingué; sa préface
ce mélange d'affection et de respect qui achève d'as- à la publication de dom Coustant sur les Lettres des
surer leur dévouement ; il savait vite discerner celui papes fit l'admiration des connaisseurs; dom Claude
à qui il avait affaire et mesurer sa capacité. Ses défauts de Vie et dom Joseph Vaissette, deux bernardins à la
mêmes étaient de ceux qui attirent au lieu d'éloigner. physionomie bien caractérisée, s'illustrèrent par la
D'une modestie que rien ne pouvait troubler, que son publication de Y Histoire de Languedoc.
savoir même entretenait, parce qu'il en voyait les L'union de ces deux noms nous amène à faire cette
limites, il aimait à faire briller les autres, fût-ce à ses remarque, une fois pour toutes l'usage chez les
:

propres dépens ; il affectionnait surtout les jeunes gens bénédictins d'avoir un compagnon d'études, un ami
et se mettait à leur disposition avec une inépuisable du cœur, un aide dans le travail, devint plus fréquent
complaisance. au cours du xvm e siècle. On se mettait ainsi par petits
Ce qui acheva de lui donner une place à part dans groupes de deux ou de trois ensemble, on poursuivait
l'abbaye de Saint-Germain, ce fut son attitude dans en commun les mêmes études; souvent même l'union
les querelles suscitées par la bulle Unigenitus. Dès le était si complète que, l'humilité aidant, tout nom
début, il se montra nettement hostile à toute tenta- propre disparaissait sur le fruit des efforts mis en com-
tive de résistance à la cour romaine. Autrefois, à Rome mun. Et cela, nonobstant des idées tout opposées :

même, il avait été le plus chaud défenseur de l'édition ainsi dom de Vie et dom Vaissette avaient un carac-
bénédictine des œuvres de saint Augustin; mais il ne tère fort dissemblable, le premier habile diplomate, ne
se plaisait point aux querelles théologiques il avait
: s'effrayait pas de la plus rude besogne, le second pieux
a la fois un trop grand esprit, un cœur trop droit, pour et zélé se tenait en dehors des querelles de l'époque
se laisser prendre aux subtilités jansénistes. Au lieu bien qu'il fût ardent janséniste il se soumit néan-
;

d'adhérer à l'appel de la bulle comme beaucoup de moins avant de mourir.


ses confrères, il accepta purement et simplement les Dom Charles de la Rue et dom Vincent Thuillier,
décisions pontificales. Bien plus, il s'efforça de détour- tous deux pleins d'entrain, plus jeunes et plus animés
ner de l'appel ceux qui l'entouraient; à ce point de que les autres, apportaient de la gaieté dans le cercle
vue, ses efforts eurent d'heureux résultats et le parti des bernardins :le premier fut le disciple chéri de
janséniste s'en montra fort irrité. En 1720 après l'élec- Montfaucon, le rival de son maître pour la connais-
tion, comme supérieur général, de dom Denys de sance du grec; le second fut célèbre surtout par la
Sainte-Marthe, qui avait été appelant, Montfaucon, part active qu'il prit aux controverses théologiques
pour rassurer Rome, écrivit au cardinal Paolucci : du moment; d'abord appelant janséniste, il changea
• Je prends sur moi d'affirmer que le P. de Sainte- sous l'influence de Montfaucon, révoqua son appel
Marthe fera tout au monde pour se concilier les bonnes avec éclat et s'attira la haine du parti. Dom Bernard
grâces du souverain pontife et s'efforcera d'amener lui-même, tout grave qu'il fût, applaudissait à l'entrain
tous les membres de notre congrégation à lui obéir. qu'ils mettaient dans la petite société. Dom Guillaume
Et, chose digne de remarque, dans ces agitations, Leseur complétait le très aimable groupe; dom Lobi-
aucun écrit, pas même le plus petit, n'est sorti de notre neau, l'historien de la Bretagne, était un intraitable
congrégation où cependant les écrivains ne font pas érudit, n'aimant que le travail et dans le travail la
défaut. » Rome garda le silence, dom de Sainte-Marthe, vérité historique à l'abbaye, on l'avait surnommé le
:

l'année même où il fut élu, révoqua son appel, em- Père scrupuleux, parce que rien n'avait pu le décider
ploya tout son crédit à ramener ses religieux à la à joindre à son ouvrage un mémoire tendant à réta-
soumission, Montfaucon l'aida de son mieux. Tout en blir l'existence d'un fabuleux roi de Bretagne, Conan
se prononçant ainsi pour la bulle, Montfaucon avait Mériadec, dont les Rohan prétendaient tirer leur ori-
soin de ne s'engager dans aucune polémique person- gine.
nelle; uniquement occupé à ses travaux d'érudit, il On
ne peut que mentionner ici rapidement, parmi
s'y tenait enfermé à dessein et n'en sortait pas. Il était les autre Bernardins, dom Pierre Guarin, qui rédigea
homme à imposer silence aux imprudents qui eussent deux grammaires hébraïques et un dictionnaire
voulu introduire dans les réunions de ses disciples, les hébreu-latin; dom Joseph Doussot, actif et modeste
discussions irritantes sur les querelles religieuses du collaborateur de Montfaucon; dom Félix Hodin, conti-
moment. S'il n'eut pas la piété douce et humble qui nuateur du Gallia Cliristiana; le vieux dom Martène,
s'alliait si bien chez Mabillon au savoir le plus éma- étonnant de travail jusque dans la plus extrême
nent, Montfaucon était un ponctuel observateur de sa vieillesse, avec dom Ursin Durand son compagnon,
règle, attentif à se faire éveiller le matin pour l'assis- janséniste avoué; dom Maur Dantine et dom Prudent
tance à l'office. Maran, deux érudits de grand talent, également
423 MAURISTES, TRAVAUX 424

jansénistes; dom Louis La Taste, le plus redoutable faire réviser lesouvrages des Pères de l'Église, il favo-
adversaire du parti. Cette réunion de bénédictins risa l'édition des œuvres de saint Augustin à laquelle
s'inspirait toujours de l'exemple des devanciers pour il s'était montré d'abord opposé; il prit ensuite l'ini-

le goût et la passion même de l'érudition; cependant, tiative de faire éditer saint Ambroise, etc., conçut la
au xvni» siècle, la liberté d'esprit était devenue plus première idée du Monasticon gallicanum de dom
grande, les querelles religieuses jetaient parmi ces Michel Germain, puis d'une grande Bibliothèque des
savants la division qui, à la longue, leur deviendrait Pères. Il rédigea un programme de cette œuvre à
funeste. laquelle devaient prendre part les diverses provinces:
Jusqu'à la fin de sa vie, Mont faucon demeura le il veilla cependant à ce que le travail ne portât
centre de la docte Académie et maintint la cohésion atteinte ni à la célébration de l'office divin, ni à l'ob-
de ses éléments sa réputation incontestée de grand
: servance régulière. Ses trois successeurs immédiats
savant, d'homme d'esprit, d'excellent religieux, le formés à son école entrèrent pleinement dans ses
plaçait au-dessus des querelles sans cesse renais- vues. Dom Arnoul de Loo (1711-1713) parut un mo-
santes du jansénisme; les tenants des anciennes tra- ment moins bien disposé à l'égard des savants qui
ditions bénédictines continuèrent à se grouper autour séjournaient à Saint-Germain; mais, après lui, dom
de lui. De nouveaux visages vinrent remplacer les Charles de l'Hostallerie encouragea les hommes
disparus les uns, comme Doussot, Le Maître, Fave-
: d'étude, malgré tous les ennuis que lui causa l'affaire
rolles étaient les modestes coopérateurs de dom Ber- du jansénisme; il songea à faire composer une his-
nard, les autres continuaient les grandes entreprises toire monastique, et, si ce projet n'aboutit pas, il fit
littéraires de la congrégation ou cherchaient à ouvrir éclore plus tard des ouvrages analogues. Nombreux
des voies nouvelles à l'érudition française. Dans cette furent les ouvrages composés durant son généralat
dernière catégorie se placent un Jean Raverdy, le (de 1714 à 1720); dom P. Denis a relevé la liste des
plus habile homme de la congrégation pour déchiffrer principaux. Revue Mabillon, t. v, p. 452-457. Entre
et collationner les manuscrits; un dom Joseph Caf- temps dom Mabillon fut amené à formuler les règles
fiaux, préparant pendant de longues années un ouvrage d'une science nouvelle La Diplomatique. Puis sur le
:

sur les généalogies des vieilles familles françaises, un terrain de l'Histoire, on conçut le dessein de donner
dom Jean Hervin, « doux et aimable, à l'esprit si l'Histoire littéraire de la France, l'Art de vérifier les
orné et si juste que plusieurs de nos pères le consul- dates, le Gallia christiana, le Recueil des historiens
taient et lui donnaient même leurs ouvrages à exami- de France, etc., de ces entreprises la première et la
ner avant de les envoyer à l'impression », est-il dit, dernière seront continuées après la Révolution.
de lui dans le Nécrologe de Saint- Germain-des- Prés, En 1762, à l'époque où l'agitation régnait au sein
Bibliothèque Nationale, fonds français, 10 801, fol. 187. de la congrégation de Saint-Maur, on vit le supé-
Ce bénédictin a composé lui-même plusieurs ouvrages rieur général, dom Marie-Joseph Delrue, offrir au roi
auxquels, par humilité, il n'a point voulu mettre son les services de ses religieux pour les Recherches histo-
nom. Il a travaillé à la collection des Conciles de riques exposées dans le plan des travaux littéraires
France, dont il y avait près de six volumes à mettre ordonnés par sa Majesté.
au jour quand on le chargea de la bibliothèque après Dans cette énumération rapide, nous n'avons pas
la mort de dom Lemerault. Il aimait tellement l'étude signalé les écrits concernant la théologie et le droit
qu'on ne le trouvait jamais sans un livre à la main. canonique, la liturgie, l'ascétisme :et cependant les
Nous serions entraînés bien loin si nous voulions travaux en ces diverses branches occupent une place
parler ici des travaux de dom Grenier sur la Picardie, respectable dans l'œuvre des mauristes, comme on va
de Guillaume du Plessis sur la ville et les évêques de le voir. Le plus simple serait maintenant de renvoyer
Meaux, de dom Tassin et dom Toustain sur la diplo- aux sources dont les principales sont :dom Tassin,
matique. Histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur,
IV. Travaux des maubistes. — Les mauristes, ordre de saint Benoit, in-4°, Bruxelles Paris, 1770;
au point de départ de leurs travaux, ne semblent pas U. Robert, Supplément ù l'histoire littéraire de la con-
avoir eu un plan aussi vaste que celui qui fut réalisé grégation de Saint-Maur, in-4°, Paris, 1881; Ch. de
par eux dans la suite. Lama, Bibliothèque des écrivains de la congrégation de
L'objet primitif fut de faire connaître les grandeurs Saint-Maur, in-8°, Paris, 1882; U. Berlière, Nouveau
passées de l'ordre bénédictin, ce qui nous a valu la supplément à l'histoire littéraire de la congrégation
publication des Acta Sanctorum ordinis sancli Benc- de Saint-Maur : Notes de Henry Wilhelm, t. i, A-L.,
dicti (1668-1701), conçue par Luc d'Achéry, dirigée in-8°, Paris, 1908. Ce dernier est malheureusement
par Mabillon, continuée par Ruinart. Elle s'arrête au inachevé. Ces divers ouvrages se complètent l'un
xn c siècle la suite en manuscrit est à la Bibliothèque
: l'autre et renseignent même sur la correspondance
nationale, fonds de Saint-Germain. « Tout y est à louer, et les travaux restés manuscrits. Nous ne pouvons les
écrit A. Mobilier, Les sources de l'histoire de France : suivre; mais, comme en dehors des mauristes qui ont
Introduction générale, n. 233, la correction des textes, une notice spéciale dans ce Dictionnaire, il s'en trouve
l'excellence des notes, l'ampleur et la science des un grand nombre d'autres qui ont travaillé, soit sur
savantes dissertations; rarement la critique de Mabil- la théologie, soit sur les sciences auxiliaires de la
lon et de ses collaborateurs a été en défaut. » A rôté théologie, nous ferons ici des uns et des autres une
de cette œuvre monumentale, il y a les Annales mention rapide, en les groupant sous les titres géné-
ordinis sancti Benedicti, excellente histoire critique raux qui suivent .

de l'institut bénédictin; des publications de textes Écriture sainte; patrologie; théologie dogmatique,
comme les Vêlera analccta, les Itinera d'Italie et morale et droit canonique; ascétisme chrétien et
d'Allemagne; les Acta martijrum sincera de T. Rui- monastique; histoire ecclésiastique; liturgie et vie
nart, recueil des textes hagiographiques de la primi- des saints. Il y aura forcément des répétitions de
tive Église. noms, car beaucoup de nos mauristes ont produit des
Vint ensuite grande entreprise des éditions pa-
la œuvres dans ces diverses branches, et l'on en trouve
tristiques. Comme
nous l'avons fait remarquer dans plusieurs groupés autour d'une même œuvre sous la
l'aperçu historique, l'élan, dans cette direction, fut direction d'un chef; on n'enverra que mieux de quelle
donné principalement par dom Vincent Marsolle, activité étaient capables ces ouvriers.
quatrième supérieur général de la congrégation; dési- 1° Écriture sainte. — L'œuvre scripturaire sera
reux d'occuper utilement ses religieux, il voulut leur exposée plus sommairement, ayant sa place au Die-
•Vif) MAURISTES, TRAVAUX 426

tionnaire de la Bible. —
Dom J. Ansart (1723-1790), nuation de la défense..., Remarques sur
Paris, 1693;
cf. Berlière-Wilhelm, p. 10 et Dictionnaire de la Bible, la version italique de l'évangile de saintMatthieu qu'on
t. i. col. 656 Expositio in canlicum canticorum Salo-
: a découverte dans de fort anciens manuscrits, Paris, 1695;
monis, in-12, Paris. 1771.- Dom Fr. Aubert (1019- ces remarques font suite à la Vulgala antiquu lalina
lti79 ou iCkSI». cf. Berlière-Wilhelm, p. 19, avait com- et itala versio evanqelii sec. Matthwum, e vetustissimis
mencé un Commentaire sur toute l'Ecriture sainte lire eruta monumentis, Paris, 1695. —
Dom J. Mars
principalement des œuvres de saint Augustin; par (t 1702). U. Bobert, p. 60, signale comme étant de lui.
obéissance il abandonna la lecture de ce saint doc- Psautier suivant l'ordre des pseaumes traduit selon
teur et son travail. — Dom .M. Dantine (1088-17-16), l'hébraïque et la Vulgate, illustré sur chaque pseaume
cf. Berlière-Wilhelm, p. 140; une notice dans Yigou- d'un clair, docte et relevé sommaire... ms. 80 de la Bibl.
roux. Dictionnaire de la Bible, t. n, col. 167. Les de Tours. —Dom Jacq. Martin (1684-1751), cf. ci-
psaumes traduits sur l'hébreu avec des notes, Paris, dessus, col. 217. Les explications de plusieurs textes
1739, 3 e édit. 1740 (parurent d'abord sous l'anony- difficiles de l'Écriture sainte, 2 in-4°, Paris, ne purent
mat). — Dom Th. Dufour (1613-1647), cf. Berlière- être mises en vente à cause de leurs bizarreries.
Wilhelm, p. 18.5 Lingual hebraicœ opus grammaticum
: Cependant le Journal de Trévoux compte ce religieux
cum hortulo sacrarum radicum. Accedil exercitatio rabbi- parmi les plus illustres écrivains de la congrégation
nica ad lectionem sine punctis, cum opusculo de arcanis, de Saint-Maur. — Dom J. Mège (1625-1691) a publié :

ziphrisque mysticis hebrœorum, Paris, 1642; cette Le psautier général ou les pseaumes de la confession
grammaire fut estimée des savants et eut plusieurs traduits en français, Toulouse, 1671; Explication ou
éditions. D'après Tassin, p. 34, il composa aussi une paraphrase des pseaumes de David tirée des saints
Paraphrase sur le cantique des cantiques un Essai de
; Pères et des interprètes, Paris, s. d. —
Dom de Mont-
commentaire sur les psaumes. Il avait adhéré au projet faucon (1655-1741), a sur l'Écriture sainte La vérité :

d'une réédition de la Polyglotte de M. Lejay, mais y de l'histoire de Judith, Paris, 1690 et 1692; Hexaplo-
renonça parce qu'on ne voulut pas accepter ses vues rum quœ supersunt (hebr. grec, lat.) ex ms. et ex libris
sur la préparation. —
Dom P. Guarin (1678-1729), editis eruit et notis illustravit, B. de Montfaucon.
cf. Berlière-Wilhelm, p. 269, parfait grammairien, Accedunt opuscula quœdam anecdota, 2 in-fol., Paris,
entreprit de publier :Grammatica hebraica, ex optimis 1713. —
Dom J. G. Morillon (1633-1694) est auteur
qu<v hucusque prodierunl collecta, ac in usum monacho- de Paraphrases sur le livre de Job, en vers français,
rum O. S. B. e Congr. S. Mauri potissimum claborata, Paris, 1668, et Tours, 1679, sur l'Ecclésiaste, Paris,
Paris, 1717, et 2 in-4° 1724; Lexicon hebraicum et 1670; sur Tobie, Orléans, 1674, et Paris, 1675; son
chaldœo-biblicum, 2 in-4°, Paris, 1746; son travail poème, Saint Joseph ou l'esclave fidèle, Tours 1679,
va de a à m inclus. Les sept lettres suivantes sont de fut supprimé à cause de quelques passages trop libres.
domN'ic. Le Tournois (1676-1741); les deux dernières de — Dom P. Sabbathier (1682-1742). Son œuvre capi-
dom Ph. Girardet (1718-1754). La préface est de dom tale a pour titre Bibliôrum sacrorum versio vêtus
:

.1. Martin qui fit l'éloge de P. Guarin. Ce dernier pro- italica et ceeterze quœcumque in codd. mss. et antiquo-
jetait encore de publier !e texte hébreu de la Bible rum libris reperiri poluerunt,3 in fol., Beims, 1743;
en face duquel un religieux de Saint-Germain aurait elle ne fut imprimée qu'après sa mort. Dom Clémen-
placé la version des Septante. — Dom Bob. Guérard cet, qui en rédigea la préface, y fait un bel éloge de
(1641-1715), cf. Berlière-Wilhelm, p. 270, a publié l'auteur et le présente comme un parfait religieux.
L'abrégé de la sainte Bible, en (orme de questions et dt Aux références données sur ces religieux, on peut
réponses familières, tiré de différents auteurs, 2 in-12, ajouter E. Mangenot Les travaux des bénédictins de
:

Bouen 1707 l'ouvrage a eu plusieurs éditions de 1711


: Saint-Maur, de Saint-Vanne et de Sainl-Hydulphe, sur
a 1739, dont une en latin publiée à Anvers. Associé les anciennes versions latines de la Bible, Amiens, 1889.
à dom Delfau pour l'édition des œuvres de saint 2° Patrologie. —
C'est ici particulièrement que les
Augustin, il trouva le texte de Y Opus imperfeclum mauristes ont fait éclater leur supériorité.
contre Julien. Ces deux pères ayant été soupçonnés Dom Luc d'Achéry (1609-1685). Avant lui les
d'avoir composé le livre intitulé L'abbé commendalaire, œuvres de Lanfranc n'avaient jamais été imprimées;

:

furent séparés et exilés de Saint-Germain. Dom il les copia, les recueillit, en donna une édition avec

J. Martianay (1647-1717), Dict. Bibl., t. iv, col. 827, notes et observations, table générale sous ce titre :

et ci-dessus, col. 181, a divers traités sur l'Écriture B. Lanfranci Cantuarienstis archiepiscopi et Anglise
sainte : De la connaissance et de la vérité de l'Écriture primatis, O. S. B., opéra omnia quœ reperiri poluerunt,
sainte, 4 in-12, Paris, 1694; Continuation du premier in fol., Paris, 1648; Venise, 1745; Sur L. d'Achéry, cf.
traité, solution des difficultés, Paris, 1699; Suite des Berlière-Wilhelm, p. 2-8, et ici t. i, col. 310. Dom —
entretiens du traité... second traité du canon des livres de A. Beaugendre (1628-1708), cf. Berlière-Wilhelm,
la sainte Écriture depuis leur première publication p. 32 :Ven. Hildeberti, primo Cenomanensis episcopi,
jusqu'au concile de Trente, Paris, 1703; Traité métho- deinde l'uronensis archiepiscopi opéra, tam édita quam
dique ou manière d'expliquer l'Écriture par le moyen de inedila. Accesserunl Marbodi Redonensis episcopi opus-
Irais syntaxes, propre, figurée, harmonique, Paris, 1704; cula, in fol., Paris, 1708; dans une préface pleine de
Harmonie anedytique de plusieurs sens cachés et rap- candeur, l'éditeur déclare que ses notes ont été
ports inconnus de l'A. et du N. Testament, avec une revues par dom Bené Massuet il est pa ticulière-
:

explication littérale de quelques psaumes, le plan d'une ment digne d'éloges pour avoir entrepris ce travail
nouvelle édition de la Bible latine, Paris, 1708; Essais dans sa vieillesse. A l'occasion de quelques passages
de traduction, ou remarques sur les traductions fran- d'Hildebert assez mal entendus, il se déclare ouver-
çaises du N. T., Paris, 1709; Le Nouveau testament tement contre le jansénisme. —
Dom Th. Blampin
de S'.-S. J.-C. trad. en françois sur la Vulgate, Paris, (1640-1710), cf. Berlière-Wilhelm, p. 45, et ici t. n,
1712; Traité des vanités du siècle, trad. de S. Jérôme, col. 903. Avant lui, dom F. Delfau eut la direction de
ou de son commentaire sur l'Ecclésiaste, Paris, 1715; l'édition des œuvres de saint Augustin, mais comme
Méthode sacrée pour apprendre et expliquer l'Écriture, on lui attribua le livre L'abbé commendalaire, il en
:

Paris, 1716; Psautier en trois colonnes, selon la Vul- fut retiré en 1675 et exilé à Landevenec. Ce fut donc
gate, Bruxelles, 1716. De plus, comme éditeur des dom Blampin qui lui succéda et avec l'aide des reli-
œuvres de saint Jérôme, il a donné Défense du texte gieux que nous allons nommer publia .S. Aurelii
:

hébreu et de la chronologie de la Vulgate, contre le livre Auyuslini opéra emendata studio monuchorum O. S. B.,
de l'Antiquité des temps rétablie, Paris, 1689; Conti- congregationis S. Mauri. 11 t. en 8 in-fol., Paris, 1681-
427 MAURISTES, TRAVAUX 428

1700. Les volumes parurent successivement dans J. Garnier (1670-1725). cf. Berlière-Wilhelm, p. 237, fut
l'ordre suivant tout d'abord en 1681, le t. iv, puis en chargé de donner une nouvelle édition des œuvres de
1683, le t. v, en 1685, les t. vi et vu, en 1687, les t. i saint Basile; aidé de dom Favcrolles (1652-1724) il
et ii, en 1688, les t. vin et ix, en 1690, le t. x et en publia à la suite d'une ample préface S. Basilii opéra
:

1700, le t. xi. En 1689 on réimprima les 1. 1 et n sous omnia quœ exstant, vetquœ ejus nomine circumjeruntur,
la dale de 1679; mais à l'insu de dom Blampin on y gr. et lat. op. et studio dom J. Garnier, 1730 et P. Ma-
laissa beaucoup de fautes. Cette édition de 1689 se ran, 3 in-fol. 1721-1730; dom Maran qui a édité le
reconnaît à l'épître dédicatoire, t. i. Au t. x, dans 3 e volume a cru devoir refaire en entier la traduction
plusieurs exemplaires se trouve l'analyse du livre de des Lettres. — Dom G. Gerberon (1628-1711), cf. Ber-
la Correction et de la Grâce d'Arnaud, pièce qui fut lière-Wilhelm, p. 245 et ici, t. vi, col. 1290, ardent et
supprimée par ordre de M. de Harlay. Les éditions fougueux janséniste, a édité S. Anselmi opéra omnia
subséquentes furent nombreuses. A signaler celle neenon Eadmeri, monachi cantuariensis hisloria... et
d'Anvers de 1700-1701, 12 tomes en 9 in-fol. :elle alia opuscula, in-fol., Paris, 1675; cette édition est
contient au t. x l'analyse d'Arnaud et un Appeniix loin d'être parfaite; Migne, P. L., t. clvhi-clix, l'a
Augustiniana; celles de Venise, 1729, 1735, et 1833- reproduite avec beaucoup de fautes. — Dom
F. Lou-
1862 sont une réimpression de la première édition de vard (1661-1739), cf. Berlière-Wilhelm, p. 407 et ici,
Paris; celle de Bassano, en 1807 a 18 vol. in-4°. Dans t. ix, col. 968, publia Prospectus novse edilionis S. Gre-
la Collectio SS. Ecclesise Patrum, Paris, 1838, on compte gorii Nazianzeni, Paris, 1708; son manuscrit, pour les
43 vol. in-8°. En 1836-1839, l'éditeur Gaume donna œuvres du saint docteur, fut remis à dom Maran, qui
avec la collaboration des bénédictins de Solesmes ne put mener l'entreprise à bon terme; dom Clémen-
VEditio Parisina altéra, emendata et aucta, 11 t. en 13 cet (f 1778) édita seulement le premier volume, sous
in-8°; Migne dans sa Patrologie latine, en 1841, a ce titre :S. Gregorii Nazianzeni opéra omnia gr. et
donné 10 vol. in-4°. Les collaborateurs de dom lat. ad codd. gdlicanos, vatic, germ., angl. et anli-
Blampin furent dom P. Coustant (1654-1721), qui fut quiores edd. casligala, op. et stud. monachorum O. S. B.
chargé des tables et dom C. Guesnié. (1647-1722). Ce e congr. S. Mauri, in-fol., Paris, 1778. L'édition n'a
dernier est l'auteur de la table générale des ouvrages été complétée qu'au xix c siècle. —Dom
J. Mabillon
de saint Augustin; dom Coustant après avoir tout (1632-1707), cf. t. ix, col. 1425, donna l'édition de
relu, ajouta beaucoup de choses qui avaient été omises saint Bernard S. Bernardi abbalis primi Clarevallen-
:

dans les tables particulières, et fit insérer la table des sis opéra omnia post Horstium denuo recognita,-Q t. en
sermons faussement attribués au saint docteur. Dom 2 in-fol., Paris, 1667. Il mit la dernière main à l'œuvre
H. Vaillant (1619-1678) de concert avec dom J. Du commencée par dom Chantelou (1617-1664); il y fit
Frische (1641-1693), avait fait la traduction latine paraître tant d'exactitude et d'érudition qu'on en
de la vie de saint Augustin qui fut placée au t. xi. conclut au rang considérable qu'il allait tenir parmi
J. Mabillon composa en 1700 la préface générale pour les savants de son siècle. —
Dom P. Maran (1683-1762),
laquelle il s'attira de vifs reproches, parce qu'ayant cf. t. ix, col. 1933, l'un des plus habiles théologiens
ménagé les ennemis de la doctrine de saint Augustin, il de son époque, au dire de dom Tassin, a édité les
mécontenta ses plus zélés défenseurs. Voir art. Mabil- œuvres de saint Justin, sous ce titre S. P. N. Jus- :

lon, Dom Nie. Coysot (1726), prit soin de l'impression tini philosophi et marhjris opéra omnia, neenon Tatiani
et se donna la peine de corriger les épreuves. — Dom adversus Grsecos oratio, Athenagorœ legalio pro chris-
Coustant (1654-1721), cf. Berlière-Wilhelm, p. 142, a tianis, S. Theophili Antiocheni 1res ad Autolycum libri,
édité les œuvres de saint Hilaire de Poitiers, précédées Hermise irrisio gentilium philosoph. (gr. et lat.) cum
d'une vie d'Hilaire d'après ses écrits et d'anciens mss. codd. collata.., in fol., Paris, 1742; celles de
monuments, puis de la vie du saint par Venance For- saint" Cyprien S. Cypriani opéra studio et labore St. Ba-
:

tunat S. Hilarii Pictaviensis opéra studio monachortim


: luzii absolula ac prœjatione et vita Cypriani adornata,
O. S. B., in-fol., Paris, 1693. Cette édition fut considérée opéra unius e congr. S. Mauri, in-fol., Paris, 1726; on
comme l'une des meilleures de celles données par les a vu qu'il avait collaboré aux éditions de S. Basile
bénédictins. Dom Coustant eut à défendre son œuvre; et de S. Grégoire de Nazianze. —
Dom J. Martianay
d'où ses Vindicise mss. codd. a R, P. Barth. Germon (1647-1717), cf. ci-dessus, col. 181, publia : DM
impugnatorum, cum appendice in quo S. Hilarii qui- Hieronymi prodromus, seu epistola D. J. Martianay ad
dam loci ab anonymo obscurati et depravati illuslran- omnes viros doctos cum epistola S. Hieronymi ad Sun-
tur... Paris, 1706, et Vindicise vet. codd. confirmatse, niam.., Paris, 1690, où il s'agit de montrer la néces-
in quibus plures Patrum atque conciliorum illuslrantur sité de revoir les ouvrages de ce docteur sur de bons
loci..., Paris, 1715. —Dom M. Didier (1666-1716), manuscrits, d'où surgit une ardente polémique avec
après avoir enseigné la théologie, entreprit une nou- Bichard Simon; S. Eusebi Hieronymi opéra emendata,
velle édition de Tertullien l'affaire n'aboutit pas.
: monachorum O. S. B. (dom A. Pouget et
studio ac labore
Plusieurs autres bénédictins s'y employèrent, dom dom J. Martianay), in-fol., Paris, 1693, 1706. Dom
Mcpinot, dom J.-B. Malinghen, dom Duret, dom P. Maran eût voulu revoir et perfectionner cette édi-
P. Henri la difficulté était de réunir les manuscrits. tion, mais n'a pu exécuter son projet. Dom A. Pou- —

:

Dom Du Frische (1641-1693), cf. Berlière-Wilhelm, get (1650-1709), le collaborateur de Martianay, a eu


p. 185, de concert avec dom Le Nourry, travailla part également à l'édition des œuvres de S. Athanase.
à l'édition des œuvres de saint Ambroise S. Ambrosii
:
— Dom R. Massuet (1666-1617) travailla à une édi-
Mediotanensis episcopi opéra ad manuscriptos codices tion de saint Irénée qui parut sous ce titre S. Irensei :

vaticanos, gdlicanos, belgicos, neenon ad ediiiones contra hxreses libri V, post Fr. Feuardentiii et J.-B.
veteres emendata stud. et labore monachorum O. S. B., Grabbe recensionem castigati denuo, ad mss. codd.
e congregatione S. Mauri, 2 in fol., Paris, 1686-1690. neenon ad antiquiores editiones, observationibus ac
Dupin l'a jugée correcte. Une réédition préparée par nolis... locupletati, in-fol. 1710; il prit soin également
dom Le Nourry et dom J. Carré passa ensuite à dom d'une nouvelle édition de saint Bernard. Dom —
L. Lemerauit qui fit imprimer le premier volume, et H. Ménard (1585-1644) prépara une œuvre patristique
mourut en 1756. — Dom
J. Garet (1627-1694), cf. qui parut seulement après sa mort S. Barnabœ :

Berlière-Wilhelm, p. 236, a édité Cassiodore Magni


: aposloli (ut fertur) epistola calholica ab 'antiquis olim
Aurelii Cassiodori senatoris opéra omnia in II tomos Ecclesise Patribus sub ejusdem nomine laudala et
dislribula, ad ftdem mss. cod. emendata et aucta cum usurpala, Paris, 1645. —
Dom B. de Montfaucon
indicibus, 2 in-fol., Paris et Rouen, 1679. — Dom (1655-1721). A cet étonnant travailleur, le digne émule
429 MAURISTES, TRAVAUX 430

de Mabillon on doit l'édition de deux œuvres patris- Préservatif pour les fidèles contre les sophismes et les
tiques considérables, celles d'Athanasc et de Jean impiétés des incrédules, Paris, 1764. —
Dom J.-B. De-
Chrysoslome S. P. N. Athanasii, arehiep, Alexandrini
: vienne d'Agneaux (f 1792), cf. Berlière-Wilhelm,
opéra omnia qua citant cl circumfcrunliir, 3 in-fol., p. 165-170 Lettre en forme de dissertation contre l'in-
:

Paris, 1689, en quoi il fut aidé par dom J. Lopin crédulité, Avignon, 1756; Dissertation sur la religion
(t 1693) et dom A. Pouget S. P. N. Joannis Cliryso-
; de Montaigne, Bordeaux, 1773; Éloge historique de
stotni opéra omnia quie extant vel quœ ejus nomine Michel Montaigne et discours sur sa religion, s. 1.,
circumferunlur, 13 in-fol., Paris, 1718-1738; ont col- 1775. — Dom M. Fougueré (1641-1709), cf. Berlière-
laboré, pour la collation des manuscrits, dom F. Fave- Wilhelm, p. 227 Synodus Bethlemilica adversus calvi-
:

rolles (t 1724), dom Ch. de la Rue (t 1739), dom nistas hœreticos, 1672, s. 1., 1676; Celebris historia
M. Bouquet (f 1754) et dom Doussot (t 1752) auxquels monoihelilarum atque Honorii controversia scrutiniis
Montfaucon rend un juste hommage dans sa préface. octo comprehensa, Paris, 1678 (sous le pseudonyme de
A -Montfaucon revient encore la Collectio nova Pa- J.-B. Tagmanni). —
Dom G. Gcrberon (1628-1711),
trum et scriplorum grœcorum, Eusebii Cœsaricnsis, cf. Berlière-Wilhelm, p. 245, et ici t. vi, col. 1200.
Athanasii et Cosmœ JEgypti, 2 in fol., Paris, 1706. — De ses nombreux écrits mentionnons ici Apologia pro :

Dom Ch. de la Rue (1684-1739), fut chargé par Mont- Ruperto abbate Tuitiensi in qua de eucharislica veri-
faucon de donner une collection exacte et complète taie eum eatholice sensisse et scripsisse demonslral
des œuvres d'Origène; il put en commencer l'impres- vindex G. Gcrberon, Paris, 1669; Catéchisme de la péni-
sion, le 3 e volume était prêt quand il mourut, le 4 8 vo- tence, Paris, 1672. —
Dom F. Gesvres (| 1705), cf.
lume est de son neveu dom V. de la Rue (t 1762). Il Berlière-Wilhelm, p. 250, et ici t. vi, col. 1340, em-
avait été aidé par dom J.-B. Robart (f 1763); on eut pêché par la maladie de travailler à une théologie dog-
ainsi : Origenis opéra omnia ex variis edit. et codd. matique a publié Theologise et Philosophiœ sophis-
:

recensila lat. versa atque annotationibus illustrata... licœ tumulus, brochure de 5 pages in-4°, réponse à une
4 in-fol., Paris 1733-1759. —Dom D. de Sainte-Marthe attaque dans un libelle attribué aux jésuites; Defensio
(1650-1725) se consacra aux œuvres de saint Grégoire Arnaldina, Anvers, 1700, où il justifie les bénédictins
le Grand. Après avoir publié, l'Histoire de saint Gré- d'avoir introduit l'analyse d'Arnaud au t. x' des
goire le Grand tirée principalement de ses ouvrages, œuvres de saint Augustin. —
Dom D. Godard (1741),
Rouen, 1697, il remarqua une notable différence entre cf. Berlière-Wilhelm, p. 254 Lettre des religieux béné-
:

les imprimés et les manuscrits des œuvres, et entre- dictins à S. Ém. le card. de Fleury et à leur Père général
prit l'édition qui a pour titre S. Gregorii Magni
: aux fins d'obtenir la liberté des suffrages qui leur a été
opéra omnia studio et labore monachorum O. S. B. c ôtée dans les trois derniers chapitres généraux, s. 1.,
congr. S. Mauri, 4 in-fol., Paris, 1705; ont pris part 1732; publiée de nouveau, dans dom Louvard, Droits
à cette édition dom G. Bessin (1654-1726) qui fit
: des chapitres généraux de la congrégation de Saint-
l'arrangement et la critique des Lettres avec notes, Maur, Nancy, 1739. —
Dom M. Gourdin (t 1708),
dom B. de la Croix, bibliothécaire de Saint-Germain cf. Berlière-Wilhelm, p. 258-262 Illuslr. Principis
:

qui lut les épreuves; l'hommage de cette édition à DD. Guilclmi Egonis landgravi Furstenbergi, arehiep.
Clément XI fut particulièrement agréable au pontife Coloniensis legati, violenta abduclio et injusta deteniio,
qui dans un bref fit de grands éloges de la congré- Anvers, 1674, en vue d'établir que les lois de l'Église,
gation de Saint-Maur. — Dom A. Touttée (1677-1718), le droit des gens, la foi publique ont été violés dans
après avoir donné le Programme d'une nouvelle édition cette détention. — Dom A. Guyard (1691-1760), cf.
des œuvres de S. Cyrille de Jérusalem, Paris, 1715, édita: Berlière-Wilhelm, p. 275 Entretien sur les mœurs
:

S. Cyrilli Hierosolymitani opéra quœ extant omnia et du siècle, Nancy, 1736, et Orléans, 1738; Dissertation
ejus nomine circumferuntur ad mss. codd. castigala, sur l'honoraire des messes, s. 1., 1748. —
Dom E. Hideux
dissertationibus et notis illustrata, in fol., Paris, 1720; (1670-1743) et dom P. du Bos (1680-1755), cf. Ber-
dom Touttée avait achevé la préface et les disserta- lière-Wilhelm, p. 282 et 176 Traité historique cl moral
:

tions, puis fait imprimer le texte quand il mourut. de l'abstinence de la viande... par dom G. Berihelet, de
L'œuvre parut, grâce aux soins de dom P. Maran, la congrégation de Saint-Vanne, revu, augmenté et im-
auquel on doit la Dissertation sur les semi-ariens, dans primé par les soins de deux mauristes, Rouen, 1731.
laquelle on défend la nouvelle édition de S. Cyrille — Dom N. Jamin (1710-1782), cf. Berlière-Wilhelm,
de Jérusalem contre les auteurs des Mémoires de Tré- p. 291-294 :Pensées théologiqucs relatives aux erreurs
voux, in-12, Paris, 1722. du temps, Paris, 1769, réimprimé avec le suivant;
3° Théologie et Droit canonique. —
Moins connue en Traité de la lecture chrétienne, Dijon et Paris, 1774;
général que l'œuvre patristique, cette œuvre théolo- Le fruit de mes lectures ou pensées extraites d'auteurs
gique ne laisse pas d'être intéressante. profanes relatives aux différents ordres de la société,
Dom Louis Bulteau (1625-1693), cf. Berlière- s. 1., 1775; Placide à Maclovie, ou traité des scrupules,
Wilhelm, p. 88, a donné plusieurs publications con- s. 1., 1774; Placide à Scholastique, ou manière de se
cernant l'usure, savoir : La défense des sentiments de conduire dans le monde, s. 1., 1775. —
Dom N. Jomart
Jactance sur le sujet de l'usure, contre la censure d'un (1671-1738), cf. Berlière-Wilhelm, p. 297. Les œuvres
ministre de la religion prétendue réformée, Paris, 1670, de ce Père, restées manuscrites, sont à mentionner :

3« édit., 1677 Le /aux dépôt : réfutation de quelques


; Explication du S. Sacrement de l'Eucharistie selon les
erreurs populaires louchant l'usure, Lyon et Mons, principes de M. Descartes; Theologi ad amicum lillerœ
1674; 2« édit. sous le titre Traité de l'usure; ouvrage
: de mystica prece qua fit corpus Christi; Summa conlro-
très utile à tous les chrétiens, Paris, 1720; Petite morale versiarum ad normam scholarum digcsla; de Ecclesia,
de L. Vives, traduction française avec le texte latin, fide, theologia genuinisque carumdem fundamentis; Spi-
Paris, 1670. — Dom J. Castel (1677-1741), cf. Ber- cilegium privilegiorum congr. S. Mauri in Gallia,
lière-Wilhelm, p. 101 : Lettre ù M... pour servir de O. S. B.; Parallèle des anciens et des nouveaux caté-
réponse au P. Le Grand et à la dissertation sur la ma- chismes des Églises de France où l'on voit les change-
nière dont les bénéfices simples sont acquis et possédés ments introduits dans la doctrine sur plusieurs points,
par quelques congrégations religieuses, Paris, 1725. — pendant le cours des dernières disputes. Trois imprimés
Dom P. Deforis(tl794 guillotiné), cf. Berlière-Wilhelm, du même Père se trouvent à la Bibliothèque de Saint-
p. 150-152, fut l'éditeur des œuvres de Bossuet. lia Nicaise de Reims. Ce sont Avis important d'un théo-
:

publié Réfutation d'un nouvel ouvrage de J.-J. Rous-


: logien conlrovcrsiste catholique à une personne de consi-
seau, intitulé Emile ou de [Éducation, Paris, 1762; dération de la religion prétendue reformée sur la nëces-
431 MAURISTES, TRAVAUX 432

site d'admettre une seule communion chrélenne, 1710; bruck, 1691, est donnée comme le meilleur écrit qui
Avis important touchant la conscience erronée, 1712; ait été publié dans cette contestation; Lettre à Mgr
Avis aux ecclésiastiques de Tournai touchant la crainte l'évêque de Bageux (de Nesmond) sur son mandement
servile, s. d. —
Dom I). Labbal (f 1803), cf. Berlière- du 5 mai 1707 portant condamnation de plusieurs pro-
Wilhelm, p. 396-310 Mémoire sur une nouvelle col- positions soutenues par les religieux bénédictins de la

:

ection des conciles de France, Paris, 1785; Concilio- congrégation de Saint-Maur, La Haye, 1708. Dom
rum Galliie tam cdilorum quam ineditorum collectio H. Mathoud (1622-1705). Voir son art., col. 334. —
op. elslud, monacborum congr. S. Mauri, in-fol., Paris, Dom Fr. Méri (1675-1723) Discussion critique et
:

1789; la Révolution a arrêté l'impression à la 680° théologiquc des remarques de Al. (Laurent Josse Le
colonne du t. il, le 1. 1 est très rare; la collection devait Clerc, sulpicien) sur le Dictionnaire de Moréri, de
avoir 10 ou 12 volumes. —
Dom Fr. Lamy (1636-1711), l'édition de 1718 par M. Thomas, docteur de Louvain,
cf. Berlière-Vilhelm, p. 319-323 et ici, t. vm, col. 2552. s. 1., 1720; sous le nom de Thomas qui était celui de
— Dom L. La Tastc (1684-1751), mort évèque de sa mère, c'est dom Meri qui fait cette discussion. —
Bethléem, cf. Berlière-Wilhelm, p. 332-335 Lettres : Dom B. de Montfaucon (1655-1741), voir son article.
théologiques (25) aux écrivains défenseurs des convul- — Dom D. Nageon (1657-1717); on a de lui un poème
sions et aulr2s, miracles du temps, 2 in-4°, Paris, 1733- sur les écrits des jésuites contre la nouvelle édition des
1710. Ces lettres excitèrent la bile de la secte. — œuvres de S. Augustin, Besançon, 1702. Dom —
Dom Ph. Le Cerf de la Viéville (f 1748), cf Berlière- E. Perreau (1675-1741), un des appelants de la bulle :

Wilhelm, p. 346-347, et ici, t. ix, col. 101 Histoirede : Traité philosophique et théologique de la vérité, Utrecht,
la Constitution Unigenitus en ce qui regarde la congré- 1731; Histoire des derniers chapitres généraux de la
gation de Saint- Maur, Utrecht, 1736; dom Tassin qui congrégation de Saint-Maur, s. L, 1736. On l'a regardé
était janséniste estime que les faits n'y sont pas tou- comme l'auteur de la Dénonciation des fameuses
jours exactement rapportés. —
Dom H. Le Febvre Lettres théologiques de dom L. La Taste, voir plus haut,
(t 1660), cf. Berlière-Wilhelm, p. 357; bien qu'on col. 416. — Dom L. Pisani (1646-1726) Lettres d'un :

n'ait de lui aucun écrit, nous le mentionnons ici prêtre sur la signature du formulaire, Reims, 1708;
parce qu'on le donne comme l'un des plus habiles Traité historique et dogmatique des privilèges et exemp-
théologiens de la congrégation de Saint-Maur; il y tions ecclésiastiques, Luxembourg, s. d.; Lettre de M.
a formé d'excellents élèves, comme dom Mathoud et à un ecclésiastique qui possède un prieuré en commende,
d'autres. —
Dom P. Le Gallois (1640-1695), cf. Ber- s. 1. a des raisonnements tout à fait singuliers :

lière-Wilhelm, p. 359; prédicateur controversiste, il


;

confond toujours l'Église avec le pape. Dom —


avait vu un certain nombre de ses propositions censu- J.-F. Pommeraye (1617-1687) s'est occupé des conciles
rées par la faculté de théologie de Caen. Il répondit provinciaux : Sanclœ Rotomagensis Ecclesise concilia
pour démontrer son orthodoxie L'abrégé des contro-
: et œuvre avait
sgnodalia décréta, Rouen, 1677; cette
verses agitées entre les catholiques et les protestants, étécommencée par dom Ange Godin (1609-1665),
Caen, 1684; Éclaircissements apologétiques de quelques dom Pommeraye a utilisé ses notes et observations,
propositions de théologie contre trois censures de quel- continué l'œuvre à partir du concile de Lillebonne
ques docteurs..., Caen, 1686; Lettre d'un écolier en théo- (1080) et mis au jour le travail; dom G. Bessin (1654-
logie à un ecclésiastique de ses amis sur deux censures 1726) a donné une édition beaucoup plus ample des
faites par les soi-disant facultés de théologie, Caen, conciles de Normandie sous le titre Concilia Rotoma-
:

1686; Réponse charitable à la lettre diffamatoire adres- gensis provinciœ, Rouen, 1717, en s'aidant des notes
sée à l'Université de Caen..., Caen, 1686. Dom — de dom J. Bellaise (1651-1711). —
Dom R. Quatre-
F. Le Tellier (1669-1743), cf. Berlière-Wilhelm, p. 378 : maire (1612-1671) est un défenseur des privilèges :

Dissertatio de Ecclesia, s. 1., 1702; beaucoup de ses Privilegium S. Medardi suessionensis propugnatum,
dissertations sont restées manuscrites, en voici quel- Paris, 1659, réfutation de MM. de Launoy et David
ques-unes De la pénitence des Ninivites sur ce prin-
: Blondel, par recours à la voie de la prescription Concilii ;

cipe de théologie morale : qui veut la cause, veut l'effet; Remensis, quod in causa Godefridi Ambianensis ep.
Noies sur l'étendue des obligations des religieux; Sur celebratum fertur, falsitas demonslrala, Paris, 1663,
les prêts usités dans le commerce. —
Dom F. Louvard cette dissertation a été écrite pour défendre les droits
(1662-1739). Voir son article, t. ix, col. 968. Dom — de l'abbaye de Saint-Valéry et justifier les moines du
J. Mabillon (1632-1707), cf. t. ix, col. 1425. Dom — crime de faux dont les aurait convaincus un concile
J.-B. Magnin (1670-1752), cf. t. ix, col. 1656, un appe- (supposé) de Reims vers 1106; Privilegium S. Ger-
lant, élève de dom Gesvres dont il a conservé soigneu- mani adversus D. Launog doctoris Parisiensis inquisi-
sement les traités de théologie; il a édité VAndgse lionem propugnatum, Paris, 1657; Regalis Ecclesise
d'Arnauld sur le traité De correptione et gralia de S. Germani a Pfalis jura brevi compendio propugnata,
saint Augustin; Bibliothèque augustinienne ou cata- Paris, 1668. —
Dom Denys de Sainte-Marthe (1650-
logue des ouvrages de MM. de Port-Rogal et autres écri- 1725) a un Traité delà confession auriculaire contre les
vains ecclésiastiques qui ont trave illé comme de concert erreurs des calvinistes, Paris, 1685. —
Dom V. Thuil-
pour la défense de l'Église dans le dernier siècle (de- lier (1685-1736) Lettre d'un ancien professeur en

:

meuré manuscrit). Dom P. Maran (1683-1762), voir théologie de la congrégation de Saint-Maur qui a révo-
t. ix, col. 1934; signalons ici Divinilas J. C. mani-
: qué son appel à un autre professeur de la même congré-
festa in Scripturis et Traditione, Paris, 1742; La divi- gation qui persiste dans le sien, Paris, 1727; Seconde
nité de N.-S. J.-C. prouvée contre les hérétiques et les lettre de dom V. Thuillier, bénédictin de la congrégation
déistes par les écritures de l'A. et du N. Testament, de Saint-Maur, servant de réplique à la réponse que
Paris 1751; Les grandeurs de J.-C. et la défense de sa lui a faite un de ses confrères qui persiste dans son appel,
divinité contre les P. P. Harduin et Berruger, S. J., avec approbation de MM.Raguet et Tournzlg, et
France (Paris), 1756. —
Dom E. Martène (1654-1739). permission de dom Thibault, supérieur général, Paris,
Voir son article, col. 179. —
Dom L. de Massiot (1643- 1727; Troisième lettre, en 1728 (le professeur en ques-
1717) Traité du sacerdoce et du sacrifice de J.-C. et de
: tion était dom J. Gomaut, dont on a la réponse ci-
son union avec les fidèles dans ce mgstère, Poitiers, 1708. dessus mentionnée). —
Dom Fr. Toustain (1700-1754):
— Dom. R. Massuet (1664-1716) : Lettre d'un ecclésias- Remontrances adressées aux R. R. P. P. supérieurs
tique au R. P. [Langlois] S. J.,sur celle qu'il a écrite aux de la Congrégation de Saint-Maur assemblés pour la
bénédictins de la congrégation de Saint-Maur touchant tenue du chapitre général de 1733, Paris, 1733; La
le dernier tome de leur édition de S. Augustin, Osna- vérité persécutée par Terreur ou Recueil de divers
433 MAUHISTES, TRAVAUX 434

ouvrages des saints Pères sur les grandes persécutions et latin, Paris, s. d. ; Dialogues de S. Grégoire le Grand
des huit premiers siècles de l'Église pour prémunir les traduits en français avec des notes et une dissertation
fidèles contre la séduction et la violence des novateurs, touchant la vérité de ces dialogues, Paris, 1089. Dom —
2 in-12, La Haye, 1733: De l'autorité des miracles dans N. Canteleu (1629-1002) Insinuationes divinse pielatis
:

l'Église, Paris, s. d. du même en collaboration avec


: seu vita et revelationes S. Gerlrudis, V. et abbatissa'
doni Tassin Défense des titres et des droits de l'abbaye
: O. S. B., Paris, 1002; 2° édition par dom Mège en
de Saini-Ouen, contre le mémoire de M. Térisse, abbé 1004. —
Dom Cl. Chantelou (1617-1664) Bibliotheca :

commendalaire de Saint-Yictor-en-Caiix. Avec la réfu- l'alrum ascelica, seu selecta veterum Patrum de chris-
tation d'un anonym; en deux parties, Rouen, 1713. — tiana cl religiosa per/ectionc opuscula, 5 in-4°, Paris,
Dom A. Trablaine (1098-1702) Question importante : : 1001-1004 (rare); .S. Bernardi abb. Clarevall. parœne-
Est-il plus avantageux à l'État et à la religion de pro- ticon, pars prima, Scrmones de tempore et de sanclis,
téger les communautés religieuses que de les anéantir? compleclens neenon et vilain S. Malachise, Paris, 1002;
s. 1. n. d. (les idées de l'auteur ne sont pas toujours S. Basilii Cœsureœ Cappad. archiep. regularum
justes). fusius dispulalarum liber, s. 1., 1004. Dom C. Clé- —
A
cette série, se rattachent les nombreux écrits mencet (f 1778) Conférences de la mère Angélique de
:

pour ou contre l'acceptation de la bulle Unigenilus; S. Jean (Arnauld) abbesse de Port-Royal sur les consti-
il serait trop long de les mentionner. tutions du monastère de Port- Royal du S.-Sacremenl
4° Ascétisme chrétien et monastique. — Sur ce point (avec le texte des constitutions ^,3 in-12, Utrecht (Paris),
encore lesmauristes ont apporté une contribution 1700. —Dom J. le Contât (1007-1090) Méditations :

importante à la théologie. pour la retraite des dix fours, pour les supérieurs, Rennes,
Dom Luc d'Achéry (1009-1085) Asceiicorum vulgo : 1053, Paris, 1008; Méditations pour la retraite des dix
spiritualium opusculorum... indiculus, in-4°, Paris, fours, pour les religieux, Rennes, 1002, une 2° édition
PUS; 2« édit. par D. J. Rémi, Paris, 1071; Régula sous ce titre Exercices spirituels propres aux religieux
:

solitariorum seu exercitia quibus ad pietatem et ad pendant la retraite des dix fours, Paris, 1004; 3 e édit.
eccles. munia inslruebat candidalos, sœculo circiter 1703; Les mêmes ouvrages traduits en latin, par
nono Grimlaieus sacerdos, nunc primum édita, Paris, Fr. Metzger, O. S. B. sous le titre Dioptra polices

:

1053. Dom J. Ansart (1723-1790) Dialogué sur : religiosse, Salzbourg, 1094, 1095; L'image du supé-
l'utilité des moines rentes, Paris, 1709; Histoire de saint rieur accompli dans la personne de S. Benoît, Tours,
Maur, abbé de Glanfeuil, Paris, \112\Elogedc Charles- 1050; Conférences ou exhortations monastiques pour
Quint traduit du latin de Masenius, Paris, 1777; His- tous les dimanches et fêtes de l'année, Paris et Tours,
toire de saint Fiacre et de son monastère, Paris, 1784; 1071. —Dom P. Deforis (f 1794) Exposition de la :

Manuel des pèlerins de Sainte-Reine d'Alise V. et M., doctrine de l'Église sur les vertus chrétiennes, s. L,
Paris, 1780; L'esprit de saint Vincent de Paul ou mo- 1770. —Dom F. Delfau (+ 1076) Libri de Imitatione :

dèle de conduite proposé à tous les ecclésiastiques, Paris, Christi Johanni Gerseni, abb. O. S. B. ilerum asserti
1780; Manuel des supérieurs et réguliers... ou l'art de maxime ex fide mss. cxemplarium, Paris, 1673,1674;
guérir les maladies de l'âme, Paris, 1776. Dom — dom Delfau ne fut pas !e seul mauriste à revendiquer
E. Badier (t 1719) La sainteté de l'état monastique
: le Livre de l'Imitation pour Jean Gersen ce fut l'opi- :

où l'on fait l'histoire de l'abbaye de Marmoutier... pour nion courante dans la congrégation de Saint-Maur à
servir de réponse à la Vie de saint Martin de l'abbé Ger- cette époque. —
Dom I. Du Four (1613-1047).
raise, Tours, 1700. —
Dom P. Bastide (1620-1690) : Dom Tassin attribue à ce mauriste, le testament spiri-
De antiqua O. S. B. intra Gallias propagatione disser- tuel pour servir de préparation à la mort, sans dire s'il
talio, Paris, 1072 (contre l'oratorien Lecointe); De fut imprimé. Dom Heurtebize, La vie des justes de dom
ordinis sancti Benedicti gallicana propagatione liber Martène, 1. 1, p. 52, paraît l'ignorer. Dom Ed. Duret —
anus in quo Regulœ benedictinœ per Gallias omnes (tl758) Entretiens d'une âme avec Dieu, Avignon,
:

progressus sœc. VII, VIII et IX explicantur, Auxerre, 1740; c'est une traduction de l'ouvrage latin, Chris-
1683 (réplique au même P. Lecointe). Dom L. Be- — tiani cordis gemitus par Hamon, 1732. Dom C. Ger- —
nard (f 1620) De l'esprit des ordres religieux, en quoi
: beron (f 1711) Le combat spirituel composé en espa-
:

il consiste et des moyens de l'acquérir, spécialement de gnol par Jean de Castagniza O. S. B., et traduit en fran-
l'esprit de l'ordre de saint Benoît avec Apologie pour çais sur l'original manuscrit, Paris, 1075, Catéchisme
sa règle, Paris, 1616; Parénèses chrétiennes, ou Ser- du Jubilé et des indulgences, Paris, 1075; Dissertation
mons très utiles à toutes personnes tant laïques, ecclé- sur l' Angélus, Paris, 1675; La règle des moeurs contre
siastiques que régulières, 2 in-8°, Paris, 1670; Instruc- les fausses maximes de la morale corrompue, Cologne,
tions monastiques sur la règle de S. Benoît, Paris, 1616; 1688; Rouen, 1733; Utrecht, 1735; Méditations chré-
L'éloge bénédictin et combien les bénédictins par leur tiennes sur la providence de Dieu à l'égard du salut des
science et leur vertu ont honoré et obligé la chrétienté, hommes, s. 1., 1689; Occupations intérieures pendant la
Paris, 1618 Police régulière tirée de la règle de S. Benoît, messe, Bruxelles, 1089 et Paris, 1708 La rénovation des

; ;

Paris, 1619, Dom S. Bougis (1630-1714) Médita- : vœux du baptême, Paris, 1708; Le véritable pénitent
tions pour
les novices et les jeunes profès, et pour toutes ou apologie de la pénitence, Cologne, 1092; La confiance
sortes de personnes qui sont encore dans la vie purga- chrétienne, Utrecht, 1700. —
Dom P. Haudiquier
tive, Paris, 1674 et 1684; Méditations pour tous les (prieuraux Blancs-Manteaux en 1790, cf. Berlière-
jours de l'année, 2 in-4°, Paris, s. d.; Méditations sur Wilhelm, p. 277) Histoire du vénérable dom Didier
:

les principaux devoirs de la vie religieuse, in-4°, Paris, de la Cour, avec une apologie de l'étal monastique, Paris,
1699; Exercices spiriluils tirés de la règle de S. Benoît, 1772. —Dom M. Jourdain (f 1782) Défense des

:

Paris, 1712; Régula S. P. X. Benedicti, Paris, 1713. constitutions de la congrégation de Saint-Muur, Tou-
Dom Cl. Bretagne (1025-1094) Méditations sur les : louse, s. d. Régula S. P. Benedicti et conslitutiones
;

principaux devoirs de la vie religieuse marqués dans congr. S. Mauri, Paris, 1770. - - Dom Fr. Lamy
les paroles de la profession religieuse, avec des lectures (t 1711): Sentiments de piété sur la profession religieuse,
spirituelles tirées de l'Écriture sainte et des saints Pères applicables ù la profession du chrétien dans le baptême,
pour une retraite de dix jours, Paris, 1089; 2 e et 3 e édit., Paris, 1097, ouvrage le meilleur de ce mauriste; De
1696 et 1703. —
Dom L.Bugnot(t 1073) Vita et régula : la connaissance de soi-même, in-12, Paris, 1094; Lds
S. Benedicti carminibus expressa, Paris, 1002; Sacra saints gémissements de l'âme sur son éloignemcnl de
elogia sanclorum O. S. B. versibus reddilu, Paris, 1663. Dieu : la tyrannie du cor)>s premier sujet de gémir, Paris,
— Dom L. Bulteau (t 1093) Cura clericalis, français
: 1701 Les leçons de la sagesse sur l'engagement au ser-
;
435 MAURISTES, TRAVAUX 436

vice de Dieu, Paris, 1703; Réflexions sur le traité de la vations avec un traité de la translation du corps de
prière publique, Paris, 1708; De
connaissance et de
la S. Benoît en France, Paris, 1624. — Dom A. de Mon-
l'amour de Dieu avec l'art de (aire un bon usage des gin (1589-1633) Les flammes eucharistiques, Paris,
:

afflictions en cette vie, Paris, .1712. Dom B. La — 1634, publiées un an après sa mort par son frère jésuite.
Taste (t 1754) : Lettres de sainte Thérèse, trad. de — Dom R. Morel (1653-1731) Entretiens spirituels
:

l'espagnol en français par feue la R. M. Marie-Margue- en forme de prières sur les évangiles des dimanches et des
rite de Meaupou, dite Thérèse de S. Joseph, prieure du mystères de toute l'année avec l'ordinaire de la messe,
couvent des carmélites de Saint-Denys, Paris, 1748, t. h 2 in-12, Paris, 1714-1715; Entretiens spirituels en
(le 1 er volume avait été publié par Pélicot en 1000, forme de prières sur la passsion de Jésus-Christ, dis-
et par Armand en 1600). —
Dom Mabillon (1632- tribués pour tous les jours de carême, Paris, 1716 et
1707) S. Bemardi de Consideratione libri V ad Euge-
: 1718; Effusions de cœur ou Entretiens spirituels et
nium III, Paris, 1701 La mort chrétienne sur le mo-
; affectifs d'une âme avec Dieu, sur chaque verset des
dèle de celle de N.-S.-J.-C. et de plusieurs saints et psaumes et des cantiques de l'Église, Paris, 1716;
grands personnages de l'antiquité, le tout extrait des Méditations sur la règle de S. Benoît pour tous les jours
originaux, Paris, 1702; Instruction sur le renouvelle- de l'année, Paris, 1717; Entreliens sur l'Incarnation de
ment de vie adressée aux bénédictines de Dieppe, Rouen, N.-S.J.-C, distribués pour tous les jours de l'Avent,
1874 (publiée par M. de Bouis, d'après un ms. de Paris, 1718 et 1720; Entretiens spirituels pour servir
Mabillon au fonds Saint-Germain). Dom Cl. Martin— de préparation à la mort, Paris, 1721 (et non 1621),
(1619-1696) : Méditations chrétiennes pour les diman- 1727, 1755; Entreliens spirituels pour la fêle de l'octave
ches, les fériés et les principales fêtes de l'année, propres du S.-Sacremenl, Paris, 1722; Imitation de N.-S.
à toutes sortes de personnes qui aspirent à la perfection J.-C, traduction nouvelle avec une prière affective, ou
de la vie chrétienne, composées et divisées en deux parties, affection de cœur, à la fin de chaque chapitre, Paris, 1723 ;

par un religieux bénédictin de la congrégation de Saint- Retraite de dix jours sur les principaux devoirs de la vie
Maur, 2 in-4°, Paris, 1669; le même ouvrage traduit en religieuse, avec une paraphrase sur la prose du Saint-
latin par Fr. Metzger, 4 in-12, s. l..n. d. Conduite ; Esprit Veni, sancte Spiritus, Paris, 1723, 1727;
:

pour la retraite du mois à l'usage des religieux de la Méditations sur les évangiles de toute l'année, et pour
congrégation de Saint-Maur, Paris, 1670 (sept éditions les principales fêles des saints avec leurs octaves, 2 in-12,
de cet ouvrage, de 1070 à 1712); Pratique de la règle Paris, 1726 Du bonheur d'un simple religieux qui aime
;

de S. Benoît, Paris, 1674 (a eu également plusieurs son étal et ses devoirs, Paris, 1727; De l'espérance chré-
éditions en français et en latin); Méditations pour la tienne et de la confiance en la miséricorde de Dieu, Paris,
fêle et pour l'octave de sainte Ursule, Paris, 1678; 1728, 1743. — Dom J. Pernetty (f 1801) : Manuel
Méditations pour la fête et pour l'octave de saint Nor- bénédictin, Paris, 1754; La connaissance
de l'homme
bert, Caen, s. d.; Lettres de la vén. Marie de l'Incar- moral par celle de l'homme physique, Berlin, 1776; La
nation (sa mère, au Canada), Paris, 1677; Retraite vertu, le pouvoir, la clémence et la gloire de Marie, mère
de la vén. Mère Marie de l' Incarnation, avec une expo- de Dieu, Paris, 1790. —
Dom B. Planchette (1607-
sition succincte du Cantique des cantiques, Paris, 1682; 1680) : La vie du grand S. Benoît, patriarche des
L'école sainte ou explication familière des mystères de moines d'occident : ses vertus, ses maximes, les excellences
la foi, par la Mère Marie de l' Incarnation, Paris, 1684; de sa règle et un abrégé des grands hommes de son ordre,
Maximes spirituelles tirées des écrits de dom Cl. Martin Paris, 1652. —
Dom R. Quatremaire (1612-1671) :
(publiées par dom Martène), Rouen, s. d. Dom — Joannes Gersen, Verccllensis, O. S.B. libri de Imitationc
Jacq. Martin (f 1751) Les confessions de saint Augus-
: Christi, contra Th. a Kempis vindicalum J. Frontœi,
tin, trad. en français avec le latin, 2 in-8°, Paris, 1741 can. regul.O. S. August., auctor assertus, Paris, 1649;
Le même ouvrage sans le latin, Paris, 1741. Dom — ;

Joannes Gersen, ab. Vercell., O. S. B. librorum de Imi-


J. Martianay (1047-1717) La vie de sœur Magdelaine
: latione Christi iterum assertus auctor contra refuta-
du S.-Sacremenl, religieuse carmélite du voile blanc, du tionem J. Fronteau, can. regul., Paris, 1650. Dom —
monastère de Beaune, avec, des réflexions sur l'excellence F. Rainssant (f 1651) Méditations pour tous les jours de
:

de ses vertus, Paris, 1711; Tullius christianus, seudivi de Tannée, tirées des évangiles qui se lisent à la messe
Hieronymi Slrid. epistolee selectœ in 1res classes distri- et pour les principales fêtes des saints avec leurs octaves,
bulse: éd. nova ab uno e congr. S. Mauri, Paris, 1718 Paris, 1633, 3 e édit., augmentée par L. Bulteau, Paris,
(cette édition anonyme serait posthume, s'il s'agit 1679. — Dom Ch. Rousseau (f 1787) Le cénobilo- :

de Martianay). — Dom L. Massiot 1717) Traité du


(f : phile ou lettre d'un religieux français à un laïc son ami,
sacerdoce et du sacrifice de J.-C. et de son union avec sur les préjugés publics contre l'état monastique, Paris,
les fidèles dans ce mystère, Paris, 1708. Dom J. Mège — 1708. — Dom P. du Sault (1650-1724) Entreliens :

(1025-1691) : S. Ambroise, de l'origine de l'excellence avec J.-C. dans le très S.-Sacrement de l'autel, 5 in-12,
et des avantages de la virginité, trad. franc, Paris, Toulouse, 1701-1703 édité en 1706, réimprimé en 1840
; ;

1655 et 1664; La morale chrétienne fondée sur l'Écri- Abrégé des entreliens avec J.-C. dans le très S.-Sacre-
ture sainte et expliquée par les saints Pères, Paris, 1661 ment, pour les prêtres, Toulouse, 1 706 Avis et réflexions;

(traduction du De institutione laicali de Jonas, év. sur les devoirs de l'état religieux pour animer ceux qui
d'Orléans); La vie et les révélations de sainte Gertrude, l'ont embrassé, Toulouse, 1708, Avignon, 1711; Le
en français, Paris, 1671 et 1673; Commentaire sur la même, augmenté par dom Roussel, 3 in-12, Paris, 1714,
règle de S. Benoît, Paris, 1687; Dissertation où l'on Avignon, 1717; Le religieux mourant ou de la prépa-
explique l'origine, l'excellence et les avantages de l'état ration à la mort pour les personnes qui ont embrassé
de virginité, avec divers traités de S. Ambroise sur ce l'état religieux, Avignon, 1718; Abrégé du précédent,
même sujet, Paris, 1689; La vie de saint Benoît par Toulouse, 1725. —
Dom G. Tarrisse (1575-1648) :

S. Grégoire le Grand, avec une explication des endroits Avis aux RR. PP. supérieurs de la congrégation de
les plus importants et un abrégé de l'histoire de son Saint-Maur, Paris, 1632; ce premier supérieur général
ordre, Paris, 1690. —
Dom H. Ménard (1585-1644) a dirigé les travaux concernant la Règle et les cons-

:

Concordia regularum, auclore S. Benedicto Anianse titutions des mauristes. Dom A. Thévart (1599-
abbate, nunc primum édita ex bibliotheca Floriacensis 1685) Exercices spirituels du vén. dom Garcie de

:

monasterii, Paris, 1638, ouvrage précédé de la Vie de Cisneros, traduits de l'espagnol, Paris, 1655. Dom
S. Benoît d'Aniane, d'après un manuscrit. Dom — Cl. Turpin Manuel religieux ou recueil de considéra-
:

G. Millet (t 1647) :Les dialogues de S. Grég ire le tions affections et pratiques, Paris, 1783. Dom —
Grand traduits du latin en français et illustrés d'obser- Cl. Vidal (t 1724) La journée chrétienne, Limoges,
:

437 MAUHISTES, TRAVAUX 438

1678. — Dom B. Vincéans Conférences mo-


(t 1769) : L'art de vérifier les dates des faits historiques, des
nastiques, 5 in-12, Orléans et Rouen, 1760-1773; Dis- chartes, des chroniques et autres monuments depuis la
cours adressés aux religieux de la congrégation de Sainl- naissance de J.-C, par les religieux bénédictins de la
Maur, s. 1., 1763, congrégation de Saint-Maur, in-4°, Paris, 1750; ont
5° Histoire générale et locale. C'est le domaine — collaboré à cette œuvre dom Durand, domClémencet:
où s'est particulièrement exercée l'activité des mau- 2° édit. par dom Clémencct, Paris, 1770; le même
ristés. ouvrage, réimprimé avec des corrections, annotations et
Dom Luc d'Achéry (t 1685) Veterum aliquol sirip-
: continué jusqu'à nos jours par M. \A. Viton] de
torum qui in bibliothecis maxime benedictinorum latue- Saint-Alais, 18 in-8°, Paris, 1818-1819; L'art de vérifier
runt spicilegium, 13 in-4°, Paris, 1655-1677; Spicile- les dates des faits historiques des chroniques et autres
gium sive collectio veterum aliquot scriptorum qui in anciens monuments, avant l'ère chrétienne... par un
GalUiv bibliothecis delituerant, olim opéra et studio religieux de la congrégation de Saint-Maur (dom Clé-
L. d'Achéry... nova editio, ad fidem mss. codd. quo- ment), imprimé, pour la première fois, 5 in-8°, Paris,
rum varias lectiones S. Baluze ac R. P. Ed. Martènc 1820. L'ouvrage a une continuation, ou 4 e partie
collcgerunt, 3 in-fol., Paris, 1723. J. de Bav — Dom sous le titre : L'art de vérifier les dates, depuis l'année
(t 1767) État de la France, par des bénédictins (dom
: 1770 jusqu'à nos jours (jusqu'en 1827)... Cette partie
<le Bar, dom Radier, dom Jalabert), Paris, 1749. rédigée par une société de savants et publiée par
Dom Ch. Bévy (f 1830) Histoire des inaugurations
: M. (Julien) de Courcelles, 19 in-8°, Paris, 1821-1824.
des rois, des empereurs et des autres souverains de l'uni- — Dom J.-B. Devienne d'Agneaux (f 1792) Prospec- :

vers. Paris, 1776; Histoire de la noblesse héréditaire et tus de l'histoire générale de Guyenne par des religieux
successive des Gaulois, des Français et des autres de la congrégation de Saint-Maur; Éclaircissements sur
peuples de l'Europe, s. 1., 1741. Dom Cl. Bretagne — plusieurs antiquités trouvées à Bo deaux (ms.); His-
(t 1694) Les merveilles de N.-D. de Bethléem de Fer-
: toire générale de la France, écrite d"après les principes
rières en Galinois, s. 1. n. d. L.-G. Brosse— Dom qui ont opéré la Révolution, 2 in-8°, Paris. 1791 (l'ou-
(t 1686) : Les tombeaux et mausolées des rois inhu- vrage n'a pas été achevé, et l'édition des 2 premiers
més dans l'église de Saint-Denis... avec un abrégé des volumes a été en grande partie détruite). Dom —
choses les plus notables arrivées pendant leur règne, Félibien (f 1719) Histoire de l'abbaye royale de Saint-
:

Paris, 1656. — Dom


J. Bouillart (f 1726) Histoire : Denis en France, in-fol., Paris, 1706; L'histoire de la
de l'abbaye royale de Saint- Germain-des-Prés, Paris, ville de Paris composée par dom Félibien, augmentée
1724. —Dom M. Bouquet (f 1754) Recueil des histo- et mise au jour par dom Lobincau, 5 in-fol., Paris,

:

riens des Gaules et de la France, ou Rerum Gallicarum 1725. Dom D. Fournier (t 1737) Description des
:

et Francicarum Scriptores, 23 in-fol., Paris, 1738- saintes grottes de l'église de l'abbaye royale de Saint-
1876; t. i-vm, publiés par dom Bouquet; t. ix et x, Germain d'Auxerre, contenant l'abrégé de la vie des
par dom C. Haudiquier (f 1741) et J.-B. Haudiquier, saints dont les corps y reposent, Auxerre, 1714. —
son frère (t 1775); t. xj, par dom Housseau, Précieux, Dom G. Gerberon (f 1711) Histoire de la robe sans
:

Poirier: t. xn et xm
en 1786, par dom Clément et couture de N.-S. J.-C. qui est révérée dans l'église des
Brial; t. xiv-xvm, par dom Brial, comme mem- bénédictins d'Argenteuil, avec un abrégé de l'histoire
bre de l'Institut de 1806 à 1882. L'Institut de France de ce monastère, Paris, 1676 (ouvrage revendiqué par
fit paraître ensuite les t. xix-xxm (collection devenue dom R. Wyard). — Dom M. Germain (t 1694) His- :

rare). Le même ouvrage, nouv. édit sous la direction toire de l'abbaye royale de N.-D. de Soissons de l'ordre
de M. L. Delisle, 19 in-fol., Paris Palmé, 1869-1880 de S. Benoît, Paris, 1675; Monasticon gallicanum, Col-
(formera 25 vol.). Les bénédictins avaient laissé pour lection de vues topo graphiques représentant les monas-
les publier à part les Historiens des croisades, tant tères de l'ordre de S. Bencit de la congrégation-dé Saint-
orientaux que latins et grecs ; on y travaillait au mo- Maur (elle devait former trois volumes) le ms a fourni

;

ment de la Révolution, dom Berthereau (f 1794) avait des matériaux pour le Gallia christiana. Dom
laissé 31 vol. mss. Bibl. nat. 9050-9080, fonds fran- N. Grenier (t 1789) Introduction à l'histoire générale

:

çais. Dom C. Bourdin (f 1726) La relation d'un de la province de Picardie, in-4° (manuscrit imprimé à

:

voyage en Italie, s. 1. n. d. Dom J. Bourget (t 1776) : Amiens, en 1856). -— Dom E. Housseau (t 1763):
Histoire de l'abbaye royale du Bec (publiée au t. xn Catalogue analytique des diplômes, chartes et actes
des Mém. de la société des antiquaires de Normandie). — relatifs à l'histoire de Touraine, contenus dans la collec-
Dom G. Bugnatre (t 1779) Prospectus de mémoires tion de dom Housseau, par Em. Mabile, employé à la

:

pour servir à l'histoire du Laonnais, s. 1., 1768. Bibliothèque nationale, s. I., 1863. Dom J. Huynes
Dom L. Bulteau (f 1693) Essai de l'histoire monas-
:
(t 1651) : Histoire du Mont Saint-Michel au péril de la
lique d'Orient, Paris, 1678; Abrégé de l'histoire de mer, éditée par M. de Beaurepairc, 2 in-8°, Rouen,
l'ordre de S. Bencît, 2 in-4°, Paris, 1684-1694, les 1872-1877. — Dom J. Langelé (t 1689) Histoire du
:

I. m et iv sont restés mss. —


Dom M. Carrière (?) : Saint-Suaire de Compiègne, Paris, 1682. Dom —
Discours pour servir de prospectus à l'histoire générale P. Le Duc (f 1707) Histoire de l'abbaye de Sainte-
:

de Guyenne, Bordeaux, 1742. —


Dom P. le Cerf de la Croix de Quimperlé, publiée par M. Le Men, Quim-
Viérille (f 1748) Bibliothèque historique et critique
: perlé, 1879. — Dom I. Lenoir (f 1792) Mémoire :

des auteurs de la congrégation de Saint-Maur, La relatif au projet d'une histoire générale de la province
Haye, 1726; Histoire de la constitution Unigenitus, de Normandie, s. J., 1760; Collection chronologique
en ce qui concerne la congrégation de Saint-Maur, des actes et des titres de Normandie (prospectus), Paris,
l'trecht, 1736. —
Dom J. Cladière (t 1720) Histoire : 1788. — Dom J. Liron (t 1749) Dissertation sur Victor
:

des miracles de N.-D. de Vaslinières (7) sous le de Vite, avec une nouvelle vie de cet évéque, Paris, 1706;
Mont d'Or, Clermont, 1690 (réimprimé en 1844 sous Dissertation sur le temps de l'établissement des Juifs
le titre Histoire de la sainte-Chapelle de N.-D. de
: en France, Paris, 1708; Apologie pour les Armoricains
Vassivière, près du Mont d'Or, en Auvergne, Cle-mont). et pour les églises des Gaules, particulièrement de la
— Dom C. Clémencel (t 1778) Histoire générale de : province de Tours, où l'on fait voir que celle province
Port-Royal depuis la réforme de l'abbaye jusqu'à son a reçu la foi dès le IV' siècle, Paris, 1708 (contre le
entière destruction, 10 in-12, Amsterdam, 1755-1757. sentiment de dom Lobincau qui fil alors une Contre
•— Dom I. Coquelin (f 1682). Historiée regalis abba- apologie); Les aménités de la critique ou Dissertations
tiœ Corbeiensis compendium (publié par la Soc. des anti- et remarques nouvelles sur divers points de l'antiquité
quaires de Picardie). Dom M. Dantine (t 1746) : ecclésiastique et profane, 2 in-12, Paris, 1717; Biblio-
439 MAURISTES, TRAVAUX 440

tltèque générale des auteurs de France, 1. I, contenant la de dom du Plessis contre quelques endroits de deux
bibliothèque charlraine, Paris, 1718; Singularités his- Mémoires de M. l'abbé Tcrrisse au sujet des droits et
toriques et littéraires, contenant plusieurs recherches, des titres de l'abbaye royale de Sainl-Ouen de Rouen,
découvertes et éclaircissements sur un grand nombre de Rouen, 1744; Nouvelles annales de Paris jusqu'au
difficultés de l'Histoire ancienne et moderne, Paris, règne de Hugues Capel; on y a joint le poème d'Abbon
1743-1710, recueil curieux, recherché. — Uom A. Lo-
-
sur le siège de Paris par les Normands en 885 et 886,
bineau (t 1727) :Lettre à nos seigneurs les États de avec des notes, Paris, 1753; Dissertation où l'on démon-
Bretagne touchant la nouvelle Histoire de la province, Ire qu'Orléans est l'ancienne ville de Gennabum dont
composée par les soins du R. P. dom M. Audren sur les il est parlé dans César, Orléans, 1736; Description de
titres et les auteurs originaux, in-4° s. 1., 1703; His- la ville et des environs d'Orléans avec des remarques
toire générale de Bretagne composée sur les titres et les historiques par Polluche, Orléans, 1736; Description
auteurs originaux depuis l'année 458, jusqu'en 1532 géographique et historique de la Haute-Normandie, en
(ouvrage commencé par dom Le Gallois, continué par deux parties le pays de Caux, le Vexin, 2 in-4°, Paris,
:

dom Lobineau), 2 in-fol., Paris, 1707; Lettre ù nos 1740; Histoire de Jacques II, roi d' Angleterre, Bruxelles,
seigneurs les Étals de Bretagne pour la continuation 1740. — Dom G. Poirier (t 1803) a été un des conti-
de l'Histoire 'de Bretagne, Paris, 1707; Contre-apologie nuateurs de dom Bouquet Instruction sur la manière
:

ou Réflexions sur l'Apologie des Armoricains (de dom d'inventorier et de conserver tous les objets qui peuvent
Liron), Nantes, 17-08; Histoire des deux conquêtes de servir aux arts, aux sciences et ù l'enseignement, Paris,
l'Espagne par les Maures d'Abontarique, trad. de 1794. Bibliothécaire de Saint-Germain-des-Prés au
l'espagnol, Paris, 1708; Lettre à M. de. Brillhac pour moment de la Révolution, il a, au péril de sa vie,
servir de réponse aux dissertations sur la mouvance de sauvé du pillage et de la destruction, une grande
Bretagne, Nantes, 1712; Réponse au traité de la mou- partie des manuscrits de l'abbaye. Dom F. Pom- —
vance de Bretagne, Nantes, 1712. —
Dom J. Mabillon. meraye (t 1687) Histoire de l'abbaye royale de Saint-
:

Voir son article. — Dom J. -Marie Malherbe (f 1827) : Ouen de Rouen, ensemble celle des abbayes de Sainte-
Testament du publiciste patriote ou précis des observa- Catherine-du-Monl, et de Saint-Amand de Rouen,
tions de M. l'abbé de Mably sur l'Histoire de France, Rouen, 1662, Paris, 1663-1664; Histoire des arche-
La Haye et Paris, 1789. —
Dom E. Martène. Voir son vêques de Rouen, Rouen, 1667; Histoire de l'église
article. — Dom J. Martin (t 1751) Éclaircissements
: cathédrale de Rouen, Rouen, 1686. Dom R. Qua- —
littéraires sur un projet de bibliothèque alphabétique sur tremaire (f 1671) Histoire abrégée du Mont-Saint-
l'Histoire littéraire de Cave, et sur quelques autres
:

Michel avec les motifs du pèlerinage, Paris, 1668. —


ouvrages semblables avec des règles pour étudier et Dom F. Raissant (t 1651) : Lettre adressée à Mgr le
pour bien écrire un ouvrage périodique, s. 1. n. d.; prince de Lorraine, évêque et comte de Verdun, prince
Éclaircissements historiques sur les origines celtiques du saint Empire, pour l'éclaircissement du différend
et gauloises, avec les quatre premiers siècles des Annales mû entre les R.R. P. P. de la congrégation de Saint-
des Gaules, Paris, 1744; Histoire des Gaules et des Vanne, s. 1., 1630. —
Dom Rivet de la Grange (f 1749) :
conquêtes des Gaulois depuis leur origine jusqu'à la Nécrologe de Port-Royal-des-Champs (publié par dom
fondation de la monarchie française, 2 in-4°, Paris, Rivet et le P. Desmares avec un supplément par
1752-1754. —Dom H. Mathoud. Voir son article. — Lefèbvre de Saint-Marc), Amsterdam (Rouen), 1723-
Dom J. Mège (t 1691) La sainte montagne de N.-D. de
: 1735; Histoire littéraire de la France, par des religieux
Rocheforl, célèbre par les miracles que Dieu y fait bénédictins de la congrégation de Saint-Maur (dom
continuellement par les puissantes intercessions le sa Rivet, Taillandier, Clémencet et Clément), 12 in-4°,
divine mère, Toulouse, 1671. —
Dom J. Merle (?) Paris, 1733-1773. Cet ouvrage a été continué par
Lettre d'un bénédictin sur une charte contenant des l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, il
privilèges accordés par Clovis 7 er au monastère de atteint présentement le xiv" siècle; Histoire littéraire
Réomé, aujourd'hui Moulier Saint-Jean, s. 1., 1771; de S. Bernard et de Pierre le vénérable (par dom Clé-
Introduction à l'Histoire de France avec la carie géo- mencet), Paris, 1773 (servait de suite à l'Histoire lit-
graphique de la Gaule celtique, Paris, 1795. —
Dom B. téraire de la France avant 1814). —
Dom T. Ruinart
de Montfaucon (f 1741). Voir son article. Dom — (t 1709) Apologie de la mission de saint Maur, apôtre
:

H. Morice (f 1750) Mémoire pour servir de preuves à


: des bénédictins de France, avec une addition touchant
l'histoire de Bretagne, avec des planches, 3 in-fol., S. Placide, premier martyr de l'O. S.B., Paris, 1702;
Paris, 1742, 1746; Histoire ecclésiastique et civile de Ecclesia Parisiensis vindicata adv. R. P. Germon duas
Bretagne, 2 in-fol., Paris, 1750. —
Dom Noël Mars disceplationes de antiquis Regum francorum diplo-
(t 1702) La vie du vénér. P. Mars, supérieur des béné- matibus, Paris, 1706; L'abrégé de la vie de dom J. Ma-
:

dictins de la Société de Bretagne, Rennes, 1650. — billon, prêtre et religieux bénédictin, de la congrégation
Dom J. Pernetty (f 1801) Relation de la reconnais-
: de Saint-Maur, Paris, 1709. —
Dom Denys de Sainte-
sance des îles Malouines et de l'établissement de la Marthe (t 1725) : Réponse aux plaintes des protestants
nouvelle colonie française qui y a été fondée en 1764, touchant la prétendue persécution de France, Paris,
Paris, 1765; Dissertation sur l'Amérique et les Améri- 1688; Entretiens touchant l'entreprise du prince
cains, contre les recherches philosophiques de M. Paw, d'Orange en Angleterre, Paris, 1689 et 1691; Lettres à
Berlin, 1769; Examen des recherches philosophiques sur M. de Rancé, abbé de la Trappe, Amsterdam, 1692;
l'Amérique et les Américains, et de la défense de cet Recueil de quelques pièces qui concernent les quatre
ouvrage, Berlin, 1770. —
Dom U. Plancher (t 1750) : lettres écrites à M. l'abbé de la Trappe, Cologne, 1693;
Histoire générale et particulière de Bourgogne, avec des Gallia chrisliana, seu séries omnium archiepiscoporum,
notes, des dissertations et des preuves, 4 in-fol., Dijon, episcoporum et abbaium Francise, etc., 13 in-fol., Paris,
1739-1748 (dom Salazar et dom Merle ont travaillé au 1715-1785 les trois premiers volumes portent le nom

;

dernier volume). Dom T. du Plessis (f 1764) fut de Sainte-Marthe; les dix autres sont op. et stud.
un des collaborateurs du Gallia chrisliana. De plus monachorum congr. S. Mauri, O. S. B. Ces moines
on a de lui Histoire de la ville et des seigneurs de
: sont dom Thiroux, Hodin, Duclou, Brice, Du Plessis,
Coucy, avec des notes, dissertations, pièces justifica- Verninac, Henri, Taschereau. En 1856, 1860,
tives, Paris, 1728; Histoire de l'Église de Meaux et 1865, ont paru trois nouveaux volumes;'il ne manque
pièces justificatives, 2 in-4°, Paris, 1731; Lettre au plus que la province d'Utrecht au plan des bénédic-
sujet de la dissertation de M. Lebeuf sur le Soissonnais, tins. Les nouveaux volumes ont, dans le titre :

avec la réponse de celui-ci, Paris, 1736; Justification l Condidit B. Hameau, 3 in-fol., Paris, 1856-1863; le
4ÎI MAURISTES, TRAVAUX 442

même ouvrage Editio accuratissime correcla cura


:
observationum libris illustralum, in quibus continenlur
D. Piolin, congre g. Galliiv O. S. B., vol. i-v, xi et xm, multorum sanctorum vitse nunquam haclenus editœ et
Paris, Palmé," 1872-1880. —
Dom Tassin (f 1777) : prœclara alia antiquitatis monumenla, Paris, 1629; De
Histoire littéraire de la congrégation de Sainl-Maur unico Dionysio Areopagita Athcnarum et Parisiorum
O. S. B. où l'on trouve la vie et les travaux des auteurs episcopo, adversus J. Launoy discussionem millitianœ
qu'elle a produits, in-l°, Bruxelles-Paris, 1770 (à responsionis dialriba, Paris, 1643. — Dom G. Millet
tendances jansénistes). —
Dom Thiroux (| 1731) :
(t 1647) : Le trésor sacré, ou Inventaire des saintes
Histoire de l'abbaye de Saint-Florentin-dc-Bonneval reliques et autres précieux joyaux de l'église et du
(sous les auspices de la Soc. Danoise), Châteaudun, trésor de l'abbaye de Saint-Denys en France, Paris,
1875. —
Dom V. Thuillier (f 1736) Vêtus disciplina :
1638; Vindicalse Ecclesiœ Gallicanœ de suo Areopagita
monastica seu Collectio auctorum O. S. B. maximum Dionysio gloria, Paris, 1638; Ad disserlationem nuper
partcm ineditorum qui ante sexcenlos fere annos per evulgatam de duobus Dionysiis responsio, Paris, 1642.
Italiam, Galliam, Germanium de monastica disciplina — Dom F. Pommeraye (f 1687) La vie et les miracles
:

traclarunl (op. et stud. D. D. Hergolt (?) et Thuillier) de S. Romain, archevêque de Rouen, avec un discours
Paris. 1726; Histoire de la nouvelle édition de S. Au- de l'ancienne procession du corps sacré faite tous les
gustin, Paris, 1736. —
Dom V. Tixier (t 1703) Livre : ans en l'église de Saint- Godard, Rouen 1652. — Dom
des choses mémorables de l'abbaye de Saint-Denys entre T. Ruinart (f 1709) Acta martyrum primorumsincera..,
:

les années 1649 et 1652 (publié par M. Douet d'Arcq et


in-4°, Paris, 1689; traduit en français par Drouet de

Roux de Limy, au t. m des Registres de l'Hôtel de Ville Maupertuy sous ce titre Les véritables actes des mar-
:

de Paris pour monde). le —


Dom F. Toustain (t 1754) : tyrs, 2 in-8°, et 2 in-12, Paris, 1708; Hisloria persecu-

Nouveau traité de Diplomatique par deux religieux tionis vandalicœ, in II part, dislincta, in-8", Paris,
bénédictins, 6 in-4°, Paris, 1750-1765; le second est 1694. — Dom H. Vaillant (f 1678) In nova transla-
:

dom Tassin, qui après la mort de dom Toustain fut tione corporis S. Benedicli apud Floriacum epinicium,
aidé par dom Baussonnet (t 1780); le même ouvrage Paris, 1663; Fasti sacri..., Paris, 1674. — Dom G. Vi-
traduit en allemand par Ch. Adelung, 9 in-4°, Erfurt, dal (f 1760) :Lettres critiques... sur la vérification des
1759-1769. —
Dom F. de Vaines (?) Dictionnaire :
prétendues reliques de S. Germain d'Auxerre,s. 1., 1702.

raisonné de Diplomatique, 2 in-8°, Paris, 1774, excel- Dom G. Viole (f 1669) La vie de sainte Reine, V.
:

lent ouvrage qui ne se trouve plus dans le commerce. M. avec son office et un catalogue des reliques de l'abbaye
Les Annales de philosophie chrétienne l'ont réimprimé de Flavigny, Paris, 1649; La vie et les miracles de saint
avec quelques changements, t. xiv, II e série, t. v, Germain, évêque d'Auxerre, avec un catalogue des
p. 1737-1762. —
Dom Vaissette (f 1756) Histoire : hommes illustres de la ville et du diocèse, Paris, 1656.
du Languedoc avec des notes et des pièces jus-
générale
tificatives par deux bénédictins (le second étant dom
Bibliographie. — Anger, Les dépendances de Sainl-
German-des-Prés, 3 in-8°, Paris, 1906-1909; U. Berlière, Les
C. de Vie) 5 in-fol., Paris, 1730-1745 (est une des meil- correspondants littéraires des bénédictins de Saint-Maur;
leures histoires particulières de province), a été réé- Lettres inédites des bénédictins de Saint Maur, dans Revue
ditée au xix» siècle Histoire générale du Languedoc
:
bénédictine, 1889, t. vi, p. 542, 1907, t. xxiv, p. 415;
commentée et continuée jusqu'en 1830, et augmentée d'un J. Besse, O. S. B., Les fondateurs de la congrégation de Saint-
grand nombre de chartes et de documents inédits, Maur, dans Revue des sciences ecclésiastiques,' 1902, t. Il,
10 in-8°, à 2 col., Toulouse, 1838-1845. Dom Cl. de — p. 141, 230,552; DomBeaunier, Recueil historique des arche-
vêchés, évêchés, abbayes et prieurés de France, dans Archives
Vie (t 1734) collaborateur du précédent; de plus :

de la France monastique, t. IV, Ligugé, 1906; E. de Broglie,


Vita J. Mabillonii, presbyteri et mon. O. S. B. congr. Mabillon et la Société de l'abbaye de Saint- Germain-des-
S. Mauri a Th. Ruinart, ejus socio, olim gallice scripia, Prés, 2 in-8", Paris, 1888; du même, Bernard -de Mont-
nunc vero in latinum sermonem translata, Padoue, faucon et les Bernardins (1715-1750), 2 in-8", Paris, 1891;
1714. —
Dom Cl. Vincent (t 1777) Lettre d'un Rémois : Chavan de Malan, Bibliothèque des écrivains de la congré-
à M. le M. D., ou doutes sur la certitude de celte opinion gation de Saint-Maur, Le Mans, 1881; A. Dantier, Rap-
que le sacre de Pépin est incontestablement la première port sur la correspondance inédile des bénédictins de Saint-
époque du sacre des rois de France, Liège, 1775. — Maur, Paris, 1857; A. de la Borderie, Correspondance his-
torique des bénédictins bretons, Paris, 1880; Ch. de Lama,
Dom R. Wyard (t 1714) Histoire de Saint-Vincent :

Bibliothèque des écrivains de la congrégation de Sainl-Maur,


de Laon, publiée par MM. Cardon et Mathieu, Saint- Paris, 1882; François, O. S. B., Bibliothèque générale des
Quentin, 1858. écrivains de l'ordre de saint Benoit, 4 in-4°, Bouillon, 1777;
6° Liturgie et Vie des saints. — Plusieurs des Duret, Catalogue des livres composés par les religieux de
travaux précédemment cités se rapportent à ces deux Saint- Germain-des- Prés et auteurs de la congrégation de
sujets. Sainl-Maur, dans Bouillart, Histoire, de l'abbaye royale de
Dom J. Bouillart (f 1726) Usuardi marlyrologium :
Saint- Germain, Paris, 1724; E. Gigas, Lettres des bénédictins
de la congrégation de Saint-Maur (1652-17 il), 2 in-8°,
sincerum ad autographi in Sangermanensi abbatia
Copenhague, 1892, 1893; Hélyot, Histoire des ordres reli-
servati fidem editum, et ab observationibus R. P. Sol-
lerii, S. J., vindicatum, Paris, 1718. Dom G. Brosse — gieux et militaires, Paris, 1792, t. vi, p. 288; B. Kukula,
Die Mauriner Ausgabe des Auguslinus, Vienne, 1890-1898;
| 1686) La vie de sainte Euphrosine, V. M., patronne
;
: Le Cerf de la Viéville, Bibliothèque historique et critique
de l'abbaye de Saint-Jean de Beaulieu-les-Compiègne des auteurs de la congrégation de Saint-Maur, La Haye,
tirée des anciens auteurs et trad. en vers français, Paris, 1726; Le Comte, L'histoire littéraire de la L'rance, par dom
1649; La vie de saint Valéry, en vers latins et français, Rivet, etc., dans Revue Mabillon, 1906, t. n, p. 210 et 1907,
t. in, p. 22 sq., 134 sq.;Mac Carthy, The Hues of the principal
Paris, 1659; La vie de sainte Marguerite en vers fran-
çais, Paris, 1669. —
Dom L. Bugnot (t 1673) Sacra :
writers of the congrégation of Sainl-Maur, Londres, 1868;
E. Mangenot, Les travaux des bénédictins de Sainl-Maur,
elogia sanctorum O. S. B. versibus redacta, Paris, 1063. de Saint-Vanne et Saint-llydulphe sur Us anciennes versions
- Dom Fr. Chazal (t 1729) Office de la translation cl de
:
de la Bible, Amiens, 1883; E. Martène, La vie d,s justes,
filiation de S. Benoît, s. 1. n. d. Heures à l'usage de publiée par dom Heurtebize, dans Archives de lu France
la congrégation de l'Enfance de Jésus, s. 1. n. d.
;

— monastique, t. xxvii-xxvm, xxx, Ligugé, 1924-1920 ;Mcrc er,


Dom A. Lobineau (t 1727) Histoire ou Vie des saints:
abbé de Saint-Léger, Remarques critiques sur la biblio-
thèque générale des écriveiins de l'ordre de Sainl-Bcnoil...
de Bretagne et de personnes d'une éminente piété de celte
adressées aux rédacteurs de l'Esprit des journaux et insé-
province avec une addition à l'Hvtoire de Bretagne,
rées dans ce journal, octobre et novembre 1778; B. Pez,
in-fol., Rennes, 1723 et 1725, rééditée par M. Tres- Bibliotheca benedictino-mawiana, Augsbourg, 1710; Force
voux, 5 in-8°, Paris, 1836-1838. Dom H. Ménard — (abbé), Histoire de l'abbaye du Bec, 2 in-8", Evrcux, 1901 ;

(t 1644) Martyrologium sanctorum O. S. B. duobus


; Revue Mabillon, publiée par dom Besse, etc., années 1905
443 MAURISTES MAUROPOUS 444
et sq.; U. Robert, Supplément à l'histoire littéraire de la monde, notre professeur se fit moine, .et fut bientôt
congrégation de Suinl-Maur, Paris, 1881; F. Rousseau, nommé métropolite d'Euchaïtes, ville du Pont située
Dont Grégoire Tarrissi, premier su]>érieur général de la con-
entre Gangres et Amasée (aujourd'hui Tchoroum?).
grégation de Saint-Maur, Paris, 1924; A. Sicard, Les élu-
des classiques avant la Révolution, Paris, 1887;! \. Stein, Le
Jean considéra cette nominal ion comme une sen-
premier supérieur général de la congrégation de Saint-Maur, tence d'exil, et il n'avait pas tort. Nous voyons par ses
dans Archives de la France monastique, t. v, Ligugé, li)08; lettres qu'il fit toute sorte de démarches pour obtenir
Tassin, Histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur, de revenir à Constantinople. 11 sollicita, en particulier,
Bruxelles, 1770; Vabuti, Los benediclinos di San Mauri, l'appui du patriarche Michel Cérulaire et celui de son
Palma de Mallorca, 1899; J.-B. Vanel, Les bénédictins de ami, Michel Psellos. La faveur de revoir la capitale lui
Saint- Germai n-des- Prés et les savants lyonnais, Paris, 1894; fut, de fait, accordée sur la fin de l'année 1047, au
du même, Nécrologe des religieux de la congrégation de
Saint-Maur, décédés à l'abbaye de Saint- Germain-des-Prés,
moment où se produisait la révolte de Léon Tornikios
Paris, 1896; Wilhelm et Berlière, Noiwtau supplément à
(septembre-décembre). Jean profita de la circons-
l'histoire littéraire de la congrégation de Saint-Maur, Paris, tance pour étaler son loyalisme envers le basileus en
1908, le t. i seul a paru; Ziegelbauer, O. S. B., Historia rei deux discours, que nous possédons encore. Lagarde,
litterariic ordipis sancti Benedicti, Augsbourg, 4 in-:foI. op. cit., p. 165 sq. Il perdit sa peine, et dut bientôt
1754. —
Voit aussi les articles Mauristes dans Catholic
:
regagner sa métropole, où il prononçait un panégy-
Encyclopaedia, t. x, p. 69-72; Maurus, dans Kirchenlexicon, rique dans le courant de l'année 1048. Lagarde, ibid.,
t. vm, p. 1059; Mauriner, dans Prot. Realencyclopacdie,
p. 141-147. Tout ce que Psellos put pour lui fut de
t. xn, p. 446-452.
l'exhorter à rester au poste où la Providence l'avait
J, Baudot.
placé. C'est alors qu'il chercha sa consolation dans la
MAUROEIDES Nicolas, prédicateur grec du
prière et la poésie, comme avait fait autrefois saint
xviii 6 siècle, né à Argostoli, dans
l'île de Céphalonie,
mort en 1788. —
D'abord élève de son compatriote,
Grégoire de Nazianze, après sa démission. Il corrigea
les menées de son église, et institua, dit-on, la fête des
Vincent Damodos, qui a laissé un cours de théologie
trois hiérarques, c'est-à-dire des trois saints docteurs
dogmatique encore inédit, il alla compléter ses études
de l'Église grecque: Basile de Césarée, Grégoire le
à. Padoue, où il acquit une connaissance sérieuse de la
Théologien et Jean Chrysostome, fête que l'Église
littérature latine et de la rhétorique. De retour au
orientale de rite byzantin adopta et qu'elle célèbre
pays natal, il se fit ordonner prêtre, et fut bientôt
encore de nos jours, le 30 janvier. Voir sur l'institution
appelé à Constantinople par le patriarche Séraphin I er
de cette fête et la légende des menées à ce sujet,
(1733-1734), qui le nomma prédicateur. De 1734 à
l'article de E. Lamerand, dans le Bessarione, 1898,
1756, il fit entendre sa parole tantôt à Constantinople,
t. iv, p. 164-176.
tantôt en Moldavie, en Valachie et ailleurs. A partir
On serait curieux de connaître quelle fut l'attitude
de 1756, il se fixa dans sa patrie, où il continua son
ministère jusqu'à sa mort. —
En 1756, il publia à de notre métropolite durant les démêlés de Michel
Cérulaire avec les Latins. Il était sans doute trop loin
Jassy un recueil de semions pour le grand carême et
de Constantinople pour avoir à y prendre part. Son
l'A vent sous le titre 'Attooto) ixôv Sbcruov, •rçxoi Xôyoi
:

nom ne figure pas au bas du décret synodal du 20 juil-


^uxojepeXeît; eîç ttjv àyîav xal ^syàXyjv TeaaapxxoGTYjv
let 1054, qui excommunie les légats du pape et tous
xal elç tt)v TsaaapaxovOYJjjiepov v/jcrrEiav tôv Xpia-
ceux qui sont entrés en communion avec eux. En fait,
Touyévvwv. L'ouvrage eut une seconde édition en 1780.
la séparation des deux Églises était consommée avant
Mazarakés, Bcoypa^i'at tmv êhht'/Juiijv KsçaXXïjvtdv; les événements de 1053-1054, que les contemporains
K. Sathas, NsoeXXï|V[xt] ptXoXoyta, Athènes, 1868, p. 517. considérèrent comme une nouvelle escarmouche plus
M. Jugie. politique que religieuse de la lutte depuis longtemps
MAUROPOUS Jean, métropolite d'Euchaïtes, engagée entre l'Ancienne Rome et la Nouvelle. Dans
orateur et poète byzantin du xi e siècle. I. Vie. II. les écrits publiés de Jean Mauropous, on ne trouve rien
Écrits. qui sente la polémique anti-latine. On lit, au con-
I. Vie. — Né en Paphlagonie sur la fin du x c siècle traire, des affirmations très nettes de la primauté de
ou au début du xi e , Jean surnommé « aux pieds saint Pierre dans les canons qu'il a composés. Le
noirs Maup6ro>uç, et plus communément désigné par
», Prince des Apôtres est salué dans l'un d'eux comme
le nom de son siège épiscopal « Jean d'Euchaïtes »,
: l'intendant du royaume des cieux, la pierre de la foi,
u//]Tpo7toX''T7]ç Eù-^at'Tcav, parcourut le cycle des le ferme fondement de l'Église catholique, 'Pô>jjLY)ç ô
connaissances de son époque sous la direction de deux 7roXioùxoç xal ttjç (îaaiXsiaç ô -c/xnioûyoç, 7) 7T£Tpa t%
de ses oncles, dont l'un fut évêque de Claudiopolis TrîaTsœç, ô areppôç ÔEtiiXioçTÎjçxaôoXixr.ç 'ExxX/)o-îaç.
en Bithynie, et l'autre missionnaire en Bulgarie. Il Cf. Pitra, Hymnographie de l'Église grecque, p. cxx.
acquit même, chose rare à Byzance en ce temps-là, une A peine peut-on apercevoir une allusion à la contro-
connaissance suffisante de la langue latine. Son ins- verse sur la procession du Saint-Esprit dans ce pas-
truction fut si complète, qu'il put se présenter, en 1044, sage de la VI e ode du canon pour la fête des trois
à la cour de Constantin Monomaque (1042-1054), hiérarques : « Au commencement était le Verbe
et fut nommé professeur à l'école de philosophie que auprès du Père; sans commencement comme lui;
dirigeait Michel Psellos. Ce fut lui qui rédigea la No- avec le Verbe était l'Esprit, mais il tirait son origine
velle impériale relative à l'école de droit publiée du Père, tû A6yw IIve5[i.a auvîjv, àXX'lx tou Lev-
d'abord par Leunclavius, Jus grseco-romanum, t. i, V^TOpOÇ. »
p. 471, et rééditée par P. de Lagarde dans le recueil La date de la mort de Jean Mauropous est incer-
des œuvres de notre auteur Johannis Euchailarum
: taine. On sait seulement qu'il survécut à Constantin
métropolites quœ in codice vaticano grœco 676 supersunt, Monomaque, pour lequel il composa une épitaphe
dans Abhandlungen der Gôttingen Gesellschajt der (1054), et qu'il précéda dans la tombe Michel Psellos,
Wissenschaften, 1881, t. xxvm, p. 202. Le basileus le mort en 1079. Celui-ci nous a laissé, en effet, l'éloge
prit en affection, et il semble bien qu'il l'ait nommé son funèbre de son ancien ami, où les belles phrases
historiographe. Il est sûr, en tout cas, que Jean abondent plus que les données historiques précises.
commença une Chronique, qu'il interrompit sur un Le morceau a été publié par Sathas, Meaoacùv ixr]
ordre venu de la cour, comme il le raconte lui-même. Pl6Xio67)xy), 1876, t. v, p. 142-167. Certains auteurs,
Il tomba en même temps en disgrâce. Sans doute, comme Lequien, Oriens christianus, 1. 1, p. 544 et 1144,
sa plume avait été trop audacieuse et pas assez flat- et Fabricius, Bibliotheca graeca, édit. Harlès, t. vm,
teuse. Cette disgrâce arriva en 1046. Dégoûté du p. 627-633, ont prolongé l'existence de Jean jusqu'en
445 MAUROPOUS 446
1092, parce qu'ils l'ont confondu avec son homonyme, biques sénaires de longueur inégale. L'édition de
évêque d'Euchaneia en Thracc, qui signa au synode Lagarde en donne 99. Ils furent d'abord publiés par
de Constantinople de 1092, présidé par le patriarche l'Anglais Matthieu Bust, Joannis, metropolitani
Nicolas III Grammaticos. Euchailensis, versus iambici in principalium feslorum
II. Écrits. —
L'héritage littéraire de Jean Mau- pictas in tabulis historias atque alia varia, Eton, 1610.
ropous comprend des discours, des poésies, des lettres, C'est l'édition qui est reproduite dans P. G., t. cxx,
une Vie de saint. col. 1119-1200. La plupart de ces courtes poésies
1° Les discours publiés sont au nombre de 12, et se roulent sur des sujets religieux. On les admire juste-
trouvent réunis dans l'édition déjà citée de P. de ment pour leur belle facture classique, leur clarté, leur
Lagarde, qui les reproduit dans l'ordre du Cod. vatic. concision. Jean excelle à exprimer en quelques mots
grive. 676 : 1. Discours pour la synaxe des saints anges, bien choisis les vérités les plus hautes et les senti-
z':i Tr v crjvaçiv tcov àyicov àyysXcùv; 2. Discours pour
(
ments d'une tendre piété.
la fête des trois hiérarques, etç tooç àytouç rotTÉpaç xai Les autres poèmes de l'évêque d'Euchaïtes sont
âiSaaxàXouç, BaaîXeiov tôv Msyav, rprjyôpiov tov conformes aux règles de la poésie syllabique des canons.
OeôXoyov xal 'Icoâvvr,v tôv Xpua6axo[i.ov. Les mss. Leur nombre est considérable et ils sont encore
contiennent deux rédactions de ce panégyrique, une presque tous inédits. A quelques exceptions près, ils
plus courte, dans un ms. du fonds Vatican de la reine se rapportent aux fêtes liturgiques. Quelques-uns ont
de Suède, l'autre plus développé, représenté par le passé dans les livres liturgiques de l'Église grecque.
texte du Vatic. grœc. 676. Certains critiques, comme Signalons le canon en l'honneur de l'ange gardien, dans
J. Dràseke, Johanncs Mauropus, dans la Byzanti- le Grand Horologe; le canon en l'honneur des trois hié-
nische Zeilsciiri/t, 1893, t. n, p. 490, considèrent la rarques, dans les Menées, au 30 janvier. Un autre canon
rédaction plus courte comme l'édition originale. Cela en l'honneur des mêmes saints a été publié par les
ne signifie pas, du reste, que la rédaction plus déve- Bollandistes dans le t. n de juin des Acta Sanctorum.
loppée ne soit pas de la main de Jean, qui a pu retou- Voir ces deux canons sur les trois hiérarques dans
cher lui-même son discours, et en donner une seconde P. G., t. xxix, col. 355 sq. La seule bibliothèque de
édition. Pour résoudre la question avec certitude, il Vienne, codd. theolog. grœc. 299 et 309, contient
faudrait utiliser les autres sources manuscrites du 26 canons paraclétiques en l'honneur de Notre-
discours, qui sont assez nombreuses, et aussi l'édition Seigneur; 67 canons en l'honneur de la sainte Vierge,
parue à Constantinople, en 1852, par les soins de 11 canons en l'honneur de saint Jean-Baptiste. Pitra,
l'École de Halki d'après un manuscrit de la biblio- Hymnographie de l'Église grecque, p. 83, en signale
thèque de cette école. Cf. J. Drâseke, ibid., p. 490-491 ;
8 en l'honneur de saint Pierre, et Barth 8 autres sur
3. et 4. Deux panégyriques de saint Théodore, martyr, saint Joseph l'Hymnographe. Cf. J. Drâseke, loc. cit.,
£'.; Trjv u,v7)p.y v toù àyîou (/.âprupoç HeoSœpoo
l

1
; 5. Un p. 463-465. L'inventaire complet de ces pièces dans les
panégyrique du saint martyr Théodore célébré le qua- sources manuscrites est encore loin d'être dressé. Les
trième jour après Pâques, eîç tt,v u,VT];j.rjV toù fzeyâXou canons de Jean mériteraient de voir le jour, non seule-
TpoTTxioçôpoo [lezà. xpÎTTjv rjfxépav toù nâaxa ment pour leur intérêt littéraire, liturgique et doctri-
tô> o-juivou ; 6. Autre panégyrique du même saint nal, mais aussi pour les renseignements historiques
rappelant un miracle arrivé récemment à l'occasion d'une qu'on pourrait y puiser, attendu que plusieurs se
incursion des Barbares, elç xr;v rjuipav ttjç [XVT)pi7;ç rapportent aux événements politiques et religieux
toù |i.£yâXou xpoTtaioçopou xal ty)v vùv ysvojzévrjv ènï ainsi qu'aux personnages célèbres de son temps. La
toîç 6ap6âpot.ç GaujAaToupyîav ; 7. Discours sur la perte de la Chronique qu'il avait commencée serait
dormition de la très-sainte Théolocos, sic, T7)v xoî[i.r mv
1
ainsi en partie compensée.
TÎjç ùrcôpayLaç (tleoroxou. Ce discours fut d'abord 3° Les lettres de notre auteur publiées dans le recueil
publié par Ant. Ballerini dans le tome n de sa Sylloge de Lagarde sont au nombre de 77. Leur valeur litté-
monumenlorum de immaculala conceptione B. Virginis, raire et historique n'est pas médiocre. Elles nous ren-
Rome, 1851, p. "528 sq. C'est le seul discours de Jean seignent, en particulier, sur quelques épisodes de la vie
que contienne la P. G. de Migne, t. cxx, col. 1075-1114, et sur le caractère de leur auteur.
d'après l'édition de Ballerini; 8. Allocution aux fidèles 4° Enfin Jean Mauropous a laissé une pièce hagio-
d'Euchaïta, prononcée par Jean, à la prise de posses- graphique : la Vie de saint Dorothée le Jeune, son
sion de son siège, npoCTcpcôv^aii; rcpôç tôv Iv Wr/crt-zotç, contemporain, fondateur du monastère de Khilio-
Xaôv, ôtî TrpwTOV ènéa-rt] T7) ÈxxXrjaîa ; 9. Discours komon, dans le Pont. Publiée d'abord par les Bollan-
prononcé à Constantinople, à l'occasion de la révolte de distes dans le 1. 1 de juin des Acta Sanctorum, p. 594 sq.,
Léon Tornikios, elç toùç IxTapâaaovTaç tpôoouç xal reproduite dans P. G., t. cxx, col. 1051-1074, elle a été
Tàç yivouivaç Qsoaqij.el'xç 10. Discours pour remer-
; rééditée par de Lagarde d'après le Vatic. grœc. 676.
cier Dieu de l'extinction de la révolte, xapiarr]pi.oç Xoyoç En 1884, Papadopoulos Kérameus a publié sous le
lm Tfj xaOaipsasi ttjç TupavvôSoç, prononcé à Cons- nom de Jean Mauropous, dans la MaupoyopSdcTeioç
tantinople le 30 décembre 1047; 11. Un panégyrique (3i6Xio07)xrj, p. 38-15, un panégyrique du saint moine
' sainte Eusébie, martyre d'Euchaïtes, sic ttjv (i.v7)|i.7]v Baras ou Varas, fondateur du monastère de Pétra,
rijç ôctîxç u.âp-upoç fjfxôv t^ç èv toîç EùxaÎTOiç; 12. à Constantinople, èyxwfziov eîç tôv ôctiov xal Ge6^o-
Panégyrique du suint martyr Théodore, dit le Fantassin, pov racrépa Y]u.c5v Bâoav. Mais il ne semble pas
eiç tïjv |i.v/)[i.y)v toù ày'oo [iàpTupoç 7);j.côv ©soScopou, que cette attribution puisse être maintenue, s'il est
Ijro! toù ttî^où. —
Ces discours sont remarquables au vrai, comme l'affirme Gelzer, dans la Zeitsclirijt jùr
point de vue littéraire, et on y trouve de beaux mou- wissensch. Théologie, t. xxix, p. 59 sq., que le monas-
vements d'éloquence. Au point de vue doctrinal, le tère en question ne fut fondé que sous Alexis Com-
plus important est l'homélie sur la Dormition. L'ora- nène (1081-1118). Il faudra songer à Jean, métropo-
teur enseigne clairement la mort et la résurrection lite d'Euchaneia, en Thrace, qui vivait justement sur
glorieuse de la Mère de Dieu, et parle de sa sainteté la fin du xi c siècle.
en des termes qui peuvent le faire ranger parmi les
docteurs de l'Immaculée Conception. Cf. art. Imma- I. Édition des œuvres. — L'édition la meilleure et la
culée Conception, t. vu, col. 938. plus complète des oeuvres de .Jean Mauropous est celle de
Paul de Lagarde Johaimis Euchaitarum mttropolitœ, f/uœ
:

2° Les poèmes de Jean Mauropous sont de deux


in codice Valicano graux S7U sapersunl Johanncs Bollig,
sortes. Les uns sont conformes à la métrique clas-
S. J., descripsit, Paulus de Lagarde cdidil, Gœttingue, 1882,
sique, et constituent une série d'épigrammes en iam- p. 1-288. Elle païut d'abord dans les Abhandlangen der
447 MAUROPOUS MAXIME DE CHRYSOPOLIS (SAINT) 448

Gôltinger Gcsellschaft, hist. phil. Classe, 1881, t. xxvni, libri sex, 6 vol. in-12, Rome, 1676-1679, qui recou-
p. 1-288. Comme le titre l'indique, elle avait été préparée vrent une bonne partie de lu théologie Dieu, un et :

par le Jean Bollig. Voir sur cette édition les cri-


jésuite
trine (t. i-m); fondements de la morale (t. iv); grâce et
tiques de S. Lambros, Deutsche Litteralur-Zeitung, 188:5,
t. iv, p. 737-739; celles de K. J. Neumann, Tlieologiselie
mérite (t. v); vertus théologales (t. \i). Quelques—
Litter-Zeit., 1886, p. 565 sq., celles de W. Fischer, Sludien
années plus tard il reprenait son œuvre sous une forme
zur byzontinischen Gescliichte des XI. Jalirlumdtrls. Pro- un peu différente Opus theologicum in 1res tomos
:

gram. n" 495 des Kônigl. Gymnaxiums zu PUiuen, celles de distributum, in quo prœcipua lotius theologiœ capila
V. Vassilievskii, Journal du Ministère de. l'Instruction accurale pertractanlur, qui parut après la mort de
publique, Saint-Pétersbourg, 1882, t. ccxxii, p. 388-400; l'auteur, 3 vol. in-fol., Rome, 1687; 1. 1, surtout relatif
Matthieu Bust, Joannis mttropolitani Euchailensis versus à la vie divine; t. h, fondement de la morale, vertus
iambici, Eton, 1610, et P. G., t. cxx, col. 1119-1200; Acla
théologales, justice; t. m, incarnation, sacrements en
Sanctorum Junii, t. i, p. 593 sq., et P. G., t. cxx, col. 1051-
1074; A. Ballerini, Sylloge monnm. de immacul. concept.
général et sacrement de pénitence. Sylvestre Maur
B. Mariœ Virgims, Rome, 1851, t. H, p. 528 sq., et P. G., peut compter comme un des bons représentants de la
t. cxx, col. 1075-1114. théologie classique de la Compagnie au xvn e siècle;
II. Thavaux. —
Michel Psellos, Panégyrique di-Jean s'il est moins connu, et aussi moins original, que Gré-

Mauropous, éd. J. Sathas, -.«TatiovtxT,MfJtëXeo67JxY|, t. v, goire de Valencia et que Jean de Lugo, il n'en reste pas
1876, p. 142-167; Fabricius, Bibliotlieca grœca, (dit. Ilarlés, moins un auteur fort estimable.
t. vm, p. 627-637; P. Lambecius, Commentarii de bibliolh.
Vindobon., t. v (éd. Kollar), p. 66 sq., 560 sq.; G. Dreves, y a une notice importante sur Sylvestre Maur en tète
Il
Jolianncs Manropus, Biographischc Sludie, dans Stimmen du i de VOpus theologicum; en voir un
t. court résumé en
aus Maria-Laach, t. xxvi, 1884, p. 159-179, la meilleure tête de l'édition de 1885 des Aristolelis opéra; Sommervogcl,
notice biographique avec celle de J. Dràseke, Johanncs Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, t. v, col. 765-769;
Mauropus, dans la Byzantinische Zeitschrijt, t. n, 1893, Hurter, Nomenclalor, 3' édit., t. IV, col. 344.
p. 461-493; Krumbacher, Geschichle der byzantinischen É. Amann.
Lilsratur, 2- édit., Munich, 1897, p. 171-172, 740-741;
N. Skabalanovitch, La science byzantine et les écoles au
MAXENCE Jean, l'un des moines scythes, voir
Scythes (moines).
XI e siècle (en russe), dans la Lecture chrétienne, t. i,
1884, parle des lettres de Jean Mauropous; Arthur Berndt,
Joannes Mauropus. Gedichle ausgeu>ahll und metrisch 1. MAXIME BERTANI de Valence en Pié-
iibersetzt, Plauen, 1887 (traduction allemande de quelques mont, mineur capucin de la province de Milan,
frère
poésies de Jean Mauropous, choisies dans le recueil de vivaitdans la première moitié du xvm e siècle. Par un
Paul de Lagarde); E. I.amerand, La fête des trois hiérarques sort commun à plusieurs de ses confrères qui s'em-
dans l'Église grecque, dans le Bessarione , t. IV, 1898, p. 164- ployèrent à écrire les Annales de leur ordre, il n'a trouvé
176; Pitra, Hymnographie de l'Église grecque, p. 61 sq,; personne pour s'occuper de sa mémoire. On rapporte
C. Emereau, Hymnographi byzantini, dans les Échos
seulement qu'il fut un prédicateur de mérite, et sa
d'Orient, 1924, t. xxm,
197-198. Jean Mauropous a été
p.
canonisé au moins par son neveu Théodore, cubiculaire et mort est mentionnée au nécrologe de la province à la
notaire impéiial, qui a composé tout un office ou akolouthie date du 30 août 1740. L'usage d'alors était que le pré-
avec canon, contenu dans le Palat. grive. 138 (de 1299), dicateur du carême, en plus de son sermon, fit chaque
fol. 214 V-216 v°. jour une instruction familière sur la doctrine chré-
M. Jugie. tienne. Le P. Maxime y excellait et pendant le carême
MAURUS Sylvestre, célèbre théologien de la qu'il prêchait en 1714, dans la cathédrale de sa ville
Compagnie de Jésus (1619-1687). Né à Spolète — natale, la vaste église était pleine pour l'entendre.
le 31 décembre 1619, il fit à Rome ses études litté- C'est le thème de ces instructions qu'il publia dans un
raires, entra dans la Compagnie le 21 avril 1636 et Lezionario calechistico composto e dalo in tuce non solo
continua au Collège romain l'étude de la philosophie per commodo di chi hà cura d'animé, ma anche per utile
et de la théologie. En 1653 il entre comme professeur di qualunque fedele, in-8°, Milan, 1714. Toute la doc-
dans ce même établissement qu'il ne quittera plus trine y est résumée en quarante leçons. L'utilité de ce
guère. D'abord appliqué à l'enseignement de la phi- modeste ouvrage est suffisamment attestée par ses
losophie, il passa, en 1658 ou 1659, à la chaire de nombreuses éditions 2° augmentée de deux leçons,
:

théologie, qu'il occupa avec la plus grande distinction ibid.,1717, Venise, 1720, 4° Milan, 1740, Venise, 1750,
pendant vingt-trois ans. Nommé recteur du Collège 1763, 1769. Le P. Maxime composa en outre Rislretlo
romain en 1684, il y mourut le 13 janvier 1687. délia vita, miracoli e canonizazione di S. Felice da
Son œuvre littéraire, fort volumineuse, est le fruit de Canlalice, capuccino, in-8°, Milan, Bologne, 1712, tra-
son enseignement. Elle comporte en premier lieu des duit en allemand, Leben, Wunderwerk und Heilig-
ouvrages philosophiques Quœslionum philosophica-
: sprechung des h. Félix von Cantalicio, Soleure, 1713:
rum lîbri quinque, 5 vol. in-8v Rome, 1658; 2° édit,, Vita di S. Massimo vescovo di Pavia e protellore di
Rome, 1670; dont il s'est fait au xix e siècle une réim- Valenza, in-8°, Milan, 1716. Nommé annaliste de son
pression en 3 vol., Le Mans, 1875-1876; exposé clair ordre en 1708, il publia Annali dell'ordinc de' fratri
et complet de la philosophie scolastique telle qu'elle minori cappuccini, parle terza del tomo terzo, in-fol.,
l'enseignait dans la Compagnie de Jésus, et qui est Milan, 1714. Il avait préparé un Appendice aux deux
demeuré classique. Aristolelis opéra quœ extant omnia premiers volumes, mais nous ne savons pour quels
brevi paraphrasi et litterx perpeluo inhœrenle exposi- motifs il renonça à ses fonctions avant de le faire
tione illustrata, 6 vol., Rome, 1668; l'Éthique parut paraître.
séparément, en 2 parties, Venise, 1696 et 1698. Ce
Bernard de Bologne, Bibliotlieca scriptorum ord. min.
très utile commentaire de l'œuvre philosophique
capuccinorum, Venise, 1747; Vladimir de Bergame, / cap-
d'Aristote a été réimprimé récemment par les soins puccini dtlla provincia Milanese, Crème, 1898; Necrologio
de F. Ebrle, avec l'aide de plusieurs collaborateurs, dtlla pronincia di S. Carlo in Lombardia, Milan, 1910.
4 vol. in-4», Paris, 1885-1886, t. i Logique, Rhéto- : P. Edouard d'Alençon.
rique, Poétique; t. n Éthique, Politique, Écono- MAXIME DE CHRYSOPOLIS ou
2.
MAXIME LE CONFESSEUR (SAINT). —
:

mique; t. m
Physique; t. iv
: Traité De anima et :

Métaphysique. Les récents éditeurs ont laissé de côté I. II. Écrits. III. Doctrine.
Vie.
les traités aristotéliciens relatifs aux sciences natu- Vie.
I. —
Les renseignements sur saint Maxime de
mathématique, que Sylvestre Maure avait
relles et à la Chrysopolis sont contenus dans la Sancti Maximi vita
aussi commentés. —
Théologien, l'auteur a laissé deux ac certamen, les Actes de son martyre, œuvre d'Anas-
ouvrages considérables Quœslionum theologicurum
: tase, auxquels il faut joindre l'Hypomnesticon, tous
449 MAXIME DE CHRYSOPOLIS OU MAXIME LE CONFESSEUR 450

documents qui se trouvent en tète de l'édition des tages, bien que l'envoyé de l'empereur, l'évêque
si

œuvres de Maxime par Combefls, Paris, 1675, P. G., Théodose, en vint à parler, sincèrement ou non, de
t. xc. ci enfin les lettres dt saint .Maxime lui-même. refaire sans tarder l'union avec Rome. Ce n'était pas
Le premier de ces documents est l'œuvre d'un admi- là ce qu'on voulait, et Maxime, le 14 septembre,
rateur postérieur qui a utilisé, consciencieusement du s'entendait condamner à l'exil et à la prison à Perbcra.
reste, les Actes susdits, en racontant les dernières On le ramena en 662 à Constantinople pour y subir
années de son héros, mais a dû suivre certaines conjec- un dernier assaut. Peine perdue. Il fut alors condamné
tures au sujet de sa jeunesse et de sa lutte contre à l'exil perpétuel, et conduit au pays des Lazes.
l'hérésie. Les autres documents sont de première Séparé de ses compagnons et enfermé au château de
valeur, tout à fait contemporains; ils servent à contrô- Schemarum, il y mourut le 13 août de la même année.
ler, à corriger au besoin, la biographie anonyme. De la Malgré l'affirmation de son biographe, il apparaît
comparaison et de l'examen critique de ces sources, fort douteux que saint Maxime ait jamais été higou-
résulte le tableau suivant de la vie du saint. mène, et le titre d'abbé qu'on lui attribuait n'était
Maxime naquit en 580 à Conslantinople d'une sans doute qu'une appellation respectueuse. Et si
famille illustre, et reçut une éducation très soignée: c'est bien lui qui signe dans la supplique des moines
vers l'âge de 30 ans, il fut appelé à la cour d'Héraclius au concile du Latran, comme il est infiniment pro-
pour y remplir les fonctions de premier secrétaire. bable, l'on doit ajouter qu'il n'était pas prêtre non plus.
Quelques années plus tard, vers 613-014, il renonçait Tout son ascendant était fait de sa science et de sa
à la gloire du siècle et s'enfermait au couvent de vertu. Sur le cadre chronologique que nous venons de
Chrysopolis en face de Constantinople. Plus tard, en tracer, voir notre exposition détaillée, Notes d'histoire
626, il fuyait devant l'invasion perse et passait les et de clironologie sur la vie de saint Maxime le Confes-
mers. Est-ce Chrysopolis qu'il abandonnait ainsi, seur, dans les Échos d'Orient, 1927, t. xxvi, p. 24-32.
est-ce une autre résidence plus éloignée de la capitale, II. Œuvres. —
Malgré une vie agitée, Maxime eut
on ne sait. L'absence de Maxime dura fort longtemps, une grande activité littéraire. On peut classer ses
peut-être même fut-elle définitive, malgré les dé- écrits en cinq groupes écrits exégétiques; commen-
:

inarches qu'il fit pour rentrer dans son couvent. Le taires des Pères; écrits théologiques de controverse;
lieu de refuge de Maxime fut sans doute l'Afrique. écrits de contenu ascétique et mystique; écrits litur-
C'est là que nous le trouvons avec Sophrone, le futur giques et divers. Nous donnerons ici les références à
patriarche de Jérusalem, avant les commencements Combéfis, dont la pagination est reproduite dans
publics du monolhélisme. Il assiste probablement aux Migne (le 1. 1 de Combéfis = t. xc de P. G., le t. u de
efforts de Sophrone à Alexandrie pour abolir le pacte Combéfis = t. xci de P. G.) Pour les ouvrages qui ne
d'union monénergiste. En 633 ou 634, Maxime, qui sont pas dans Combéfis, nous nous référons directe-
se trouve alors loin de la capitale, reçoit un écrit ment à P. G.
volumineux de Pyrrhus qui cherche à l'engager dans 1° Écrits exégétiques. —
Maxime cherche surtout
le monénergisme. Maxime se défend assez faiblement dans l'Écriture des leçons morales. Le texte sacré
et demande un supplément d'explications; il loue n'est le plus souvent pour lui qu'un point de départ
même Sergius dont la sentence a procuré la paix de pour des considérations ascétiques et mystiques.
l'Église. Ces éloges montrent que Maxime n'était pas Le plus important des écrits de ce genre est celui
encore entré en lutte contre la nouvelle doctrine. intitulé 1. Queestiones ad Thalassium in locos Scrip-
:

En effet, c'est après YEcihèse, et pour défendre les lurœ difficiles, Comb., t. i, p. 1-296, qui s'ouvre par
deux volontés, comme il nous l'apprend lui-même, que un traité sur le mal. Cet ouvrage est un de ceux qui
le saint s'est séparé de Pyrrhus, vers 640-641. Jus- donnent la plus haute idée de la puissance d'esprit et
qu'alors, c'est uniquement contre le monophysisme de l'originalité du saint; les scholies qui accompagnent
qu'il dirige sa polémique. En 641, nous constatons les chapitres sont d'un auteur inconnu du xi» siècle.
encore la présence de Maxime en Afrique, où il appa- 2. Quœsliones, inlerrogationes et responsioncs, connu
raît l'ami et le conseiller du préfet Georges. En juil- aussi sous le nom de Quœsliones et dubia, t. i, p. 300-
let 645, a lieu, à Carthage, en présence du patrice 334. 3. Expositio in Psalmum LIX
(Deus, repulisti
Grégoire, la célèbre conférence avec le patriarche nos) l'auteur y déploie une exégèse où les nombres
;

déchu Pyrrhus, à la suite de laquelle celui-ci s'avoue jouent un grand rôle. 4. Orationis dominiez, brevis
convaincu et accepte d'aller porter à Rome sa pro- expositio, 1. 1, p. 334-356, où l'auteur fait correspondre
fession de foi orthodoxe. Avant de se rendre dans cette chaque demande du Pater à un degré ou état de la vie
ville, Maxime provoque en Afrique plusieurs conciles chrétienne. 5. Ad Theopemptum scholasticum, sur trois
antimonothélites auxquels il assiste. passages du Nouveau Testament, t. r, p. 635-640.

Vers la fin de 646, il est au centre de la chrétienté. 6. Fragments divers dans les Chaînes qui n'ont pas
Il ne dut pas être étranger à la convocation et à la encore été réunis.
tenue du concile du Latran, présidé par Martin I er 2° Commentaires des Pères. —
Les Pères commentés
l); mais, simple moine, il n'apparaît pas dans les par Maxime sont Denys le Mystique et saint Grégoire
délibérations conciliaires. On voit seulement le nom de Nazianze.
de Maxime moine au bas d'une supplique des moines Le premier surtout fut commenté avec un soin reli-
présents à Rome présentée aux Pères du concile. La gieux, dans la persuasion où était notre auteur de
force publique impériale vient l'arracher de Rome, l'identité du personnage avec l'Aréopagite converti
ainsi que le pape Mari in pour faire taire les seules voix par saint Paul. Ce fut Maxime qui fixa pour ainsi dire
qui dans l'empire proclament l'orthodoxie. En 653, d'une manière définitive l'interprétation catholique
Maxime est à Constantinople, en compagnie des deux des œuvres de Dcnys. Plusieurs écrits furent consacrés
Anastase, l'un, son disciple, l'autre, l'upocrisiaire x cette ;ti e
t .iddia m beali Ditnysii libros (Ha
(

romain. Il y subit plusieurs interrogatoires, où il rarchic céleste, Hiérarchie ecclésiastique, Noms divins.
confesse la vraie foi. Le premier eut lieu entre sep- Théologie mystique ). précédés d'un prologue et
tembre 654 et mai 655. Un l'y accusa, sans pouvoir d'une êpjxïjveia Àsçewv. On les trouve avec la
le prouver, d'avoir trahi les intérêts de l'Empire. Il traduction latine de Lansselius dans /'. G., t. iv,
n'en fut pas moins condamné à l'exil, à Byzias. A col. 14-526. 7. Scholia in epislolas Dionysii, ibid., avec
Byzias même, le 24 août, commença un second int cr- la traduction de Cordier, col. 527-576. H. Sancli
oire. Ce fut plutôt une conférence théologique Maximi Confessor is de variis diffleillimis locis SS. PP.
sur les deux volontés, où Maxime eul tous les avan- Dionysii et Gregorii Nazianzeni ad Thomam virum

DICT. DP. THÉOL. CATHOL. X. 15


451 MAXIME DE CHRYSOPOLIS OU MAXIME LE CONFESSEUR 452

sanctum, sur quatre passages des discours de saint ethegumenum, t. h, p. 343-347, écrite en 63 Maxime I :

Grégoire de Nazianze De Filio, et un passage d'une n'avait pas encore pris parti dans la querelle. 42.
lettre de Denys à Gaïus. P. G., t. xci, col. 1031-1060. Quelques courts fragments, t. n, p. 31-32 et 151. On
9. Ambigua in Gregorium Nazianzenum ad Joannem peut aussi rattacher à la classe des écrits antimono-
Cijzici archiepiscopum, ibid., col. 1001-1417. thélites de Maxime 43. Les Actes de la conférence de
:

3° Écrits théologiques et de controverse. .Maxime a — Hyzias entre Maxime et Théodose, évêque de Césarée
touché à beaucoup de sujets théologiques dans ses de Bithynie, t. i, p. xliv-lviii.
divers ouvrages, mais il a consacré, peut-on dire, la Des écrits de Maxime touchant la Trinité, il ne
plus grande. partie de son activité à la défense du reste que 44. Une lettre à Marin, prêtre de Chypre,
:

dogme christologique. où il a un passage sur la procession du Saint-Esprit,


sont dirigés uniquement
Plusieurs de ces écrits t. n, p. 70, notre auteur y justifie la ,formuie latine

contre le monophysisme
ont été composés probable-
et Filioque; 45. Un fragment ex opère LXII1 dubiorum
ment avant l'entrée en lutte contre le monothélisme, ad Achridse regem, t. i. p. 071, et l'explication du pre-
vers 640-641. Ce sont 10. De duabus Chrisli naturis,
: mier texte de saint Grégoire de Xazianze mentionné
Comb., t. ii, -p. 76-78. 11. De qualitate, proprietate cl plus haut sous le numéro 9.
différentielad Theodorum presbylerum in Mazario, Au sujet de l'âme humaine, saint Maxime a laissé
t. h, p. 134-140; 12. Une défense du concile deChal- un opuscule plein de doctrine 46. De anima (nature
:

cédoine, t. u, p. 140-142. 13. Capita de substantiel seu et propriétés de l'âme), t. n, p. 195-200, et deux lettres :

essentia et naturel, deque hypostasi et persona, t. u, 47. Ad archiepiscopum Joannem, animam esse incor-
p. 143-146. 14. Epislola ad Joannem cubicularium.de poream, t. n, p. 238-243; 48. Ad Joannem (ou Jorda-
redis Ecclesice decrelis, et adversus Severum hœrelicum, nem), animam a morte inlelligere, nec ullam ex jacul-
t. u, p. 259-291. 15. Ad Petrum illustrcm oratio brevis tatibus quœ insunt a natura amillere, t. n, p. 243-247.
seu liber adversus dogmala Severi, t. u, p. 291-307, écrite 4° Ouvrages de contenu ascétique et mystique. —
avant l'avènement de Sophrone au patriarcat, car il y Outre les commentaires de l'Écriture et de Denys cités
est question de lui comme moine. 16. Ad eumdem plus haut, Maxime a composé plusieurs ouvrages à but
epistola dogmatica, t.u, p. 307-313. 17. De commuai et directement ascétique.
proprio, h. e., de essentia et hypostasi ad Cosmam En premier lieu vient 49. Le « discours ascétique
: d

diaconum Alex., t. n, p. 313-334. 18. Une autre lettre Liber ad pielalem exercens (Xôyoç àa/C/)Tix6ç), t. i,
au même, t. u, p. 334-336. 19. Ad Julianum Alexan- p. 363-393, dialogue entre un abbé et un jeune moine
drinum de ecclesiastico dogmate quod attinet ad Domi- sur les principales obligations de la vie religieuse.
nicam incarnationem, t. n, p. 336-339. 20. Ex persona 50. Les Capita de charitate, 1. 1, p. 394-460, au nombre
Georgii làudatissimi prœfecti Africse ad moniales quœ de 400, divisés en quatre centuries, forment comme
Alexandriœ a fîde caiholica discesserant, t. u, p. 339- un appendice du livre précédent. 51. Les Capita
342. Les écrits énumérés de 14 à 20 occupent dans la theologica et ceconomica, 1. 1, p. 461-511. 52. Alia capita
collection des lettres éditées par Combéfis la série xii- 243, 1. 1, p. 640-671 53. Ad Georgium prœfectum Africse
XIX. sermo horlatorius, t. n, p. 201-218. 54. Trois lettres à
Mais c'est surtout contre le monothélisme que le Jean le cubiculaire, De charitate, t. n, p. 219-231, De
grand moine eut à lutter. A cette question se rapporte trislilia secundum Deum, t. n, p. 231-235, Cur alii
un grand nombre d'opuscules ou de fragments 21. aliisdivino judicio prœsinl homines, t. n, p. 253.

:

Ad Marinum epistola de duabus in Chrislo voluniatibus, 5° Ouvrages liturgiques. 55. Mystagogia, ouvrage
t.u, p. 1-17. 22. Ad Marinum ex traclatu de operatio- sur le symbolisme de la liturgie, t. n, p. 489-527. Cet
nibus et voluniatibus, t. n, p. 18-27. 23. Ad Georgium ouvrage a connu de nombreuses éditions, et jusqu'à
presbylerum ac hegumenum de Chrisli mysterio, t. n, une traduction turque en caractères grecs, publiée
p. 27-31. 24. Trois courts fragments contre les mono- à la suite des Proverbes de Salomon à Constantinople
thélites Super illud : Pater, si ficri polesl, transeal a
: en 1799, in-8"; l'écrit de Maxime, Sep'.ç £xxXï]osvy;v
me calix, t. n, p. 32-34. 25. Tomus dogmalicus ad poo/avisr [xaveoi, occupe la seconde moitié du livre
Marinum diaconum in Cyprum insulam missus, t. n, p. 73-132. Un résumé grec a été fait du traité de saint
p. 34-46. 26. Ad episcopum Nicandrum, de duabus in Maxime et traduit par Anastase le Bibliothécaire.
Chrislo operationibus, t. n, p. 46-58. 27. Ad catholicos Cf. S. Pétridès, Traités liturgiques de saint Maxime et
per Siciliam constitutos, t. il, p. 58-69. 28. Ad Marinum de saint Germain traduits par Anastase le Bibliothécaire,
presbylerum Cypri, écrite de Carthage, t. n, p. 69-72. dans Revue de l'Orient chrétien, 1905, t. x, p. 289 sq.
29. Defloratio ex epistola scriptu ad Petrum illustrem, et 350 sq. 56. Brevis enarratio christiani paschalis,
où il est question de Pyrrhus, de divers papes, de écrite en 640 et dédiée à Pierre l'Illustre, P. G., t. xix,
Sophrone, écrit sous le pape Théodore, mine pré- col. 1217-1280.
cieuse de renseignements historiques, t. n, p. 74-76. 6° Divers. —
Un ms. de Vienne attribue à Maxime
30. Variœ definitiones, t. n, p. 78-81. 31. Spirilualis 57. Chronologie! succincla vitse Chrisli, extrait d'un
lomus ac dogmalicus adversus Heraclii Eclhesim, ad ouvrage plus considérable, publiée par Bratke, dans
Slcphanum Dorensem episc, t. n, p. 81-98, écrite de la Zeitschrift fiir Kirchengeschichte, t. xm, p. 382-
Rome avant que parût le Type de Constant (648). 384. 58. Un certain nombre de lettres de circonstance,
32. De duabus unius Chrisli Dei nostri voluniatibus, Combéfis, t. ii, passim. 59. Trois hymnes, P. G., t. xci,
t. n, p. 98-114. 33. Distinclionum et unionum defi- col. 1418-1424.
nitiones, t'. n, p. 115-116. 34. Theodori byzanlini A
cette longue liste il faut ajouter les ouvrages iné-
monolhelilœ quœsliones cum Maximi solulionibus, t. n, dits suivants 60. De secundo adventu, Bibliotheca
:

p. 116-123. 35. Tomus dogmaticus ad Marinum


presby- Coisliniana, p. 310. 61. Suvaywy/) Xéïecov, Combéfis,
terum, t. n, p. 123-134. 36. Fieri non posse ut dicatur t. i, p. 680.
ima in Chrislo volunlas, t. n, p. 146-149. 37. Capita Sous le nom de Maxime sont signalés d'autres
decem de duplici voluntate Domini ad oiihodoxos, t. n, écrits qu'il faudrait examiner de près pour en fixer
p. 149-151. 38. Ex quœstionibus a Thcodoro monacho l'authenticité.Ce sont 62. Quœsliones sacrœ miscel-
:

proposais, t. n, p. 151. 39. Divcrsie definiliones laneœ ad Nicephorum, Nessel, t. n, p. 2,6.(53. MaÇîfAOO
SS. Palrum de duabus operationibus Domini, t. n, ôtAoXoyrçToo xscpdcXaia xoct' 'Apeîou, XaêsXXîou x.aî
p. 154-158. 40. Disputatio cum Pyrrho, le plus impor- Eùtù^ouç, dans Cod. sinait., n. 385 de Gardthausen.
tant des écrits de Maxime contre le monothélisme, 64. Sancli Maximi capita XV, dans Cod. palat. grœc.
4. n, p. 159-195. 41. Epistola ad Pyrrhum presbylerum 91, fol. 247. 65. De S. Trinilale et de Christo brevis
MAXIME DE CHRYSOPOLIS OU MAXIME LE CONI'ESSEUR 454

formula fidei, dans Cad. pal. greec. 328, fol. 151. concerne l'existence des hypostases. Pour Léonce,
66. 'AvriXoY'a u-srà 'Avou,oîou, tîy ouv 'Apiavtoxou, deux hypostases préexistantes peuvent fort bien,
Lambros, Mont Athos, coçl. 4506, fol. 244. 67. Quid par une union hypostatique, devenir une seule
sit peccatam contra Si>iritum Sanction, Bodl. Cromw ., hypostase et de nouveau se séparer et redevenir deux
cod. 10. fol. 347.— Georges Scholarios attribue aussi à hypostases. Rien de tel n'apparaît chez saint Maxime.
saint Maxime une o\âXs;iç 'OpÔoSôEouxocl Mavixaîou; Il déclare même expressément qu'une hypostase
cf. Lequien, dans P. G., t. xciv, col. 1505-1506. préexistante ne peut passer à une hypostase d'une
7° Ouvrages douteux ou apocryphes. — 1. KeçiXaia autre espèce, et se sert de ce principe pour nier la
GeoXoy.xà ^TOt ÈxXoyal èx Staçôpcov [3i6Xîa>v tcov te préexistence des âmes. P. G., t. xci, col. 1024 A.
xa6' '/);a5tç xai tcov OJpxOsv, ou Loci communes, Comb., On conçoit d'après tout cela quelles seront les pré-
t. ii, p. 528-689, florilège abondant de sentences cisions nouvelles qu'apporte Maxime dans la théologie
inorales dont on n'a pas encore fixé l'auteur ni de l'incarnation. La célèbre comparaison de l'âme et
l'époque. On a remarqué une certaine relation litté- du corps ne peut être pour lui ce qu'elle était pour
raire entre ce recueil et les Sacra Parallela attribués à Léonce un pur décalque. Il l'admet, certes, dans les
:

saint Jean Damascène. Cf. là-dessus Holl, Texte grandes lignes, à savoir, que de part et d'autre il y a
und Unlers., nouvelle série, 1. 1, 1897, fasc. 1, p. 342 union entfe substances diverses, et que le résultat en
sq. et t. v, 1901, fasc. 2. p. xxi sq.
; Byzant. Zeilschrift, est une seule hypostase, mais, à descendre dans le
t. vu, p. 166 sq. 2. KsçxXoaa Siâcpopx QzoXoyixi te détail, ce n'est pas ressemblance, mais opposition qu'il
y.xl olx.ovou.ixa xat 7rept àperîjç xal xaxtxç, Comb., constate, puisque dans l'homme que nous sommes, il y
t. ii. p. 512-640, divisés en cinq centuries. C'est a d'abord union naturelle, fondement de l'union
l'œuvre d'un compilateur postérieur qui a réuni hypostatique, et qu'entre le Verbe et son humanité il
là un grand nombre de sentences prises dans les n'y a qu'union hypostatique, sans union physique.
ouvrages de saiiit Maxime, y compris les ayokiv. qui Aussi, beaucoup plus justement que son devancier,
les accompagnent. W. Soppa, Die diversa capita unter Maxime peut-il repousser l'expression p.f.a tpûaiç
den Schrijten des ht. Maximus Confessor in deulscher aûvOeroç. Il est également mieux inspiré que lui quand
Bearbeitung und Quellenkritischer Beleuchtung, 1922, il dénie à l'humanité du Christ la possibilité de sa
est parvenu à identifier tous ces Capita, sauf les préexistence à l'incarnation. Cf., sur l'exposé précé-
48 premiers de la première centurie, qu'il conjecture, dent, V. Grumel, La comparaison de l'âme et du corps
pour des raisons internes, appartenir à saint Maxime, et l'union hypostatique chez Léonce de Byzance et saint
et le 49 e de la troisième centurie, qu'il suppose être Maxime le Confesseur, dans Échos d'Orient, 1926,
une scholie. Antoine Mélissa serait l'auteur de celte t. xxv, p. 393-406.
compilation. 3. Les cinq Dialogues sur la Trinité Dans sa défense du dogme christologique, notre
(parmi les oeuvres de saint Athanase, P. G., t. xxvin, saint insiste avec force et sur l'unique hypostase et
col. 1115-1286), souvent attribués à saint Maxime, sur la double nature. C'est une seule et la même hypo-
sont d'une origine plus ancienne. stase qui subsiste avant et après l'incarnation. Comb.,
III. Doctrine. — 1° Christologie. Nous étudierons t. ii, p. 36, 265, 299. Il accepte franchement la formule
successivement la manière dont Maxime conçoit la cyrillienne Mîa çùcnç toû 0eoù Aoyoo aeaapxouiv/;,
:

constitution et les opérations de Sauveur. ibid., p. 286. Mais c'est sur les deux natures qu'il
1. Constitution du Christ. — Les notions métaphy- insiste le plus volontiers, à cause des monophysites. Il
siques qui servent à Maxime à exposer le mystère accentue encore les formules antérieures sur ce sujet.
de l'incarnation paraissent dans l'ensemble emprun- On disaitcommunément avant lui « de deux natures
:

tées à Léonce de Byzance. Nature, hypostase, union et en deux natures. » Il précise Le Christ est de deux
:

hypostatique, rôle du nombre, distinction entre natures, il est en deux natures, et il est deux natures.
'j~oc77x<y'.ç, àvUTCoaTOCTOv, èvu7TÔ(7TaTov. rapports entre C'est sa formule favorite on ne compte pas le nombre
:

la nature et l'hypostase, Maxime a là-dessus les de fois où elle revient sous sa plume. Avec le nombre
mêmes idées que son devancier. Nous ne les répéterons des natures, c'est aussi leur intégrité qu'il a à cœur
donc pas, et nous nous contenterons d'indiquer cer- de maintenir, en particulier l'intégrité de la nature
tains points de divergence qui marquent chez notre humaine. De l'homme, le Verbe a tout pris, tout sauf
auteur un efl'ort et un progrès vers plus de clarté. la qualité d'individu, zcjptç toù ÛTioxstuivou, P. G.,
Tout d'abord, et cette différence est d'importance, t. xci, col. 1320. C'est ce principe qu'il poussera
la notion qu'a saint Maxime de l'union physique est jusqu'au bout dans sa lutte contre les monothélites.
tout à fait distincte de celle de Léonce. Celui-ci, pour Les passions elles-mêmes ont été assumées, celles du
qui toute nature est parfaite et complète, ne conçoit moins qui sont compatibles avec la sainteté du Sau-
point d'union naturelle permanente où deux natures veur. Mais elles ont été en lui d'une manière surnatu-
imparfaites concourent à former une nature parfaite, relle, c'est-à-dire, qu'elles étaient toujours mues, et
mais seulement des unions naturelles in fieri et transitu, non motrices, ibid., col. 1053 C.
où deux natures, altérant mutuellement leurs pro- Un dernier point que Maxime affirme avec une
priétés, donnent naissance à une nature nouvelle et particulière énergie est la maternité divine de Marie.
distincte. S'il y a donc union permanente entre deux Il dit expressément que Marie est la mère du Verbe
natures, c'est une union hypostatique. C'est une union lui-même, l'un de la Trinité, Comb., t. n, p. 287, qu'elle
hypostatique donc et non physique qui existe dans a conçu vraiment le Verbe lui-même, engendré du
l'homme entre l'âme et le corps. Saint Maxime Père avant tous les temps, ibid., t. n, p. 332, que le
s'écarte là-dessus de Léonce. Cette idée d'union natu- Verbe lui-même a été en elle le germe qui la féconda.
relle permanente qui échappe à celui-ci, il la conçoit Ibid., t. h, p. 29, 537, 553.
parfaitement. Pour lui, deux natures incomplètes et •
2.Les opérations du Christ. —
A propos des opéra-
imparfaites peuvent former une nature complète et tions du Christ se pose un double problème, le second,
parfaite, et c'est ce qui a lieu pour notre âme et notre du reste, grelfé sur le premier. Il y a d'abord le pro-
corps. Entre eux, il n'y a pas seulement union hypo- blème qu'on peut appeler ontologique, à savoir Étant:

statique, mais union naturelle, et d'abord union natu- donné qu'il y a en Jésus-Christ deux natures et une
relle, car un rapport mutuel d'essence les unit l'un à hypostase, devra-t-on dire qu'il y a deux activités, ou
l'autre. Telle est la principale dillérencc de concepts bien une seule activité.' en d'autres termes l'activité
:

philosophiques qui sépare Maxime de Léonce. ressortit-elle à la nature ou à l'hypostase'? Le second


Une autre dillérencc qui découle de la première problème, qu'on peut appeler psychologique ou moral,
455 MAXIME DE CHRYSOPOLIS OU MAXIME LE CONFESSEUR 456

La personnalité divine dans l'union hypo-


est celui-ci: formuler les distinctions nécessaires qui devaient
statique supprime-t-elle le ressort de l'activité hu- dissiper toutes les équivoques.
maine, la volonté? Notre moine-philosophe distingue 0sXr (/.a, OéXr.aiç (

La réponse de Maxime au premier problème est que ii, p. 2-3, 162. Le 0ÉXy;|jia est la tendance
et 9eXt]t6v, t.
l'activité est chose de nature, et par conséquent suit vers le bien, la faculté du bien. Il signifie aussi le
toujours la nature et en est inséparable. Comb., t. n, pouvoir d'autodétermination. QiXr^'.ç, signifie une
p. 71, 191-192. Le Verbe, ayant assumé la nature tendance particulière, abstraction faite de son contenu.
humaine, a donc pris avec elle l'activité humaine. 0sXt)t6v est l'objet désiré. 0s>Y)u,a est aussi employé
Maxime établit longuement, et à toute occasion, que dans le sens de GéXïja'.ç. La distinction capitale que
l'agir est chose de nature. C'est même, pour lui, Maxime introduit est la distinction de 8é).r,|xa çuauc6v
l'action qui fait la distinction des choses. On ne les et de 0éÀ7)[i.a yvco;.ux6v. Le 0sXr;[jia 'pua'.xov est la ten-
connaît que par là. L'activité des êtres tient à leur dance foncière de l'être vers son bien. L'objet en est
essence, et rien n'est qui n'agisse; ce qui n'agit pas Ta xaxà 9'jaiv, c'est-à-dire les choses conformes à
n'a pas d'être. Ce n'est pas que Maxime sépare tota- l'ordre établi par le Créateur. En l'homme, la faculté
lement l'action de l'hypostase. Il ne l'en sépare pas plus de vouloir est en dépendance de celle de connaître. Le
qu'il n'en sépare la nature. C'est bien l'hypostase qui Qz'/r [j.'x yva>[.ux6v, c'est la volonté qui agit après une
t

agit, mais par la nature, et donc l'agir doit se dénom- réflexion de la raison (yvcou,7J). La volonté physique
brer par la nature. C'est pourquoi en Dieu, où il n'y n'est pas autre chose que la faculté ou l'acte de vouloir,
a qu'une nature en trois hypostases, il y a, non pas le simpliciler velle, tô cctzIou; 0sXeiv, t. h, p. 161, la
trois activités, mais une seule. Inversement, en Jésus- volonté gnomique signifie toujours tel ou tel vouloir
Christ, où il y a deux natures en une hypostase, il y a précis, le sic velle, t6 ttwi; OsXeiv, t. u, p. 162, Maxime
aussi deux activités, et non une seule, t. h, p. 174. C'est appelle encore cette dernière GsX^jxa 7tpoaips-7ixôv
:

là l'un des principaux arguments que saint Maxime ou 7rpoaîpeai<;, volonté d'élection. La 7rpoaîpeaiç
reproduit sans cesse contre les hérétiques. Mais, si les provient de l'incertitude de la connaissance qui néces-
hypostases de même nature ont une même espèce site la délibération (PouXyj). Aussi comporte-t-elle la
d'activité, y a cependant des différences dans la
il possibilité de pécher, c'est-à-dire, de vouloir des
manière de la réaliser, t. n, p. 71. Tous les hommes choses en dehors de l'ordre établi pour les natures
parlent, ou rient, mais chacun a sa manière particu- par Dieu, xà Tuapà cpua'.v, t. n, p. 171-172. Il en est de
lière de parler ou de rire, et vis-à-vis de la loi des la propriété de vouloir comme des autres propriétés.
mœurs, les uns sont bons, les autres sont mauvais. A Identique en tous selon l'espèce, elle se diversifie selon
l'hypostase appartient donc quelque chose de l'acti- les individus. Le 0éXr,[i.a cpijo'.xôv se trouve en tous
vité, un mode particulier qui lui est propre et qui est également et semblablement, comme la nature elle-
incommunicable, et qui est une propriété hyposta- même, mais yvw^ixov est une caractéris-
le OéX/j[j.a
tique. Mais ce mode ne change pas l'espèce ontologique tique de la une propriété hypostatique.
personne,
de l'activité, il n'en est qu'une expression différente Appliquant ces données au Christ, Maxime enseigne
selon les individus, t. n, p. 186-187. qu'en lui il y a le QèXy]y.a. çycixov avec les actes
La solution que Maxime apporte au problème onto- simples, sans délibération (parce que sans ignorance),
logique des opérations du Christ est donc très simple qu'il comporte. Cette volonté naturelle est prouvée en
et très claire. L'activité, comme propriété naturelle, cent endroits de l'Écriture où sont manifestés des
appartient à la nature, en est inséparable, et donc se désirs ou des sentiments de Jésus-Christ, qui ne peuvent
multiplie selon la nature. Puisqu'en Jésus-Christ il y a point être élicités par la nature divine, t. n, p. 177-179.
deux natures, il est nécessaire qu'il y ait aussi deux Quant à la volonté gnomique, fruit de la délibération,
activités. Par suite, l'hypostase unique, qui ne fait signe d'ignorance, elle ne se trouve point en Jésus-
point de deux natures une seule nature, ne saurait Christ. Il faut la repousser, selon Maxime, parce qu'elle
faire non plus de leurs deux activités une seule acti- entraînerait avec soi une personnalité humaine, t. u,
vité; elle fait seulement que les opérations humaines, p. 13, parce qu'elle signifierait l'ignorance dans l'âme
ont leur cachet propre, du fait que la nature humaine de Jésus-Christ, et parce qu'elle comporterait par
qui les produit appartient hypostatiquement à la suite la peccabilité, sinon le péché. La volonté humaine
divinité et participe à sa puissance, t. n, p. 52-53. du Sauveur n'est point indéterminée, elle est tou-
L'effet de ces deux activités, humaine et divine peut jours sous l'emprise de Dieu, et divinisée, 0ew6sv,
être unique, comme il arrive dans les miracles, et selon l'expression de saint Grégoire le Théologien.
c'est dans leur conjonction que Maxime voit réalisée C'est par la rectitude de sa volonté qu'il a sauvé notre
la parole de Denys : èvépyeoa GeavSptxr), dont se pré- nature perdue par une volonté dépravée. Comb.,
valaient les monénergistes. Cette célèbre expression t. u, p. 95. Par cette distinction lumineuse de volonté

contient pour lui l'affirmation des deux natures. Il physique et de volonté gnomique, Maxime explique
explique aussi en ce sens la ouyTev/); xoù Si'àfJKpoïv, la prière de l'agonie; la volonté que le Christ expri-
è7riSe8eiY(jiévY] èvépyeia de saint Cyrille d'Alexandrie, mait était simplement la tendance de la nature à qui
t. il, p. 43-44. la mort fait horreur, et il l'exprimait pour montrer la
Le problème psychologique ou moral concernant la réalité de sa chair ce n'était point un choix, de raison
:

volonté était plus délicat, à cause du caractère contre le choix de Dieu, t. n, p. 40. Il faut noter de
d'autonomie que présente à première vue cette faculté plus ici que le OéX'/j^a cpuaixâv ne procédait pas dans
et de la dépendance absolue où doit rester l'humanité le Sauveur comme en nous, mais d'une manière surna-
du Christ vis-à-vis de sa divinité. Avant tout, il fallait turelle, ÛTcèp <pôai.v, t. n, p. 128; P. G., t. xci, col.
sauvegarder la sainteté du Christ, lui dénier la possi- 1053 B. Les passions, avons-nous dit, n'étaient pas
bilité de pécher, et par suite le libre choix entre le bien motrices en lui, mais mues. Elles suivaient, et ne
et le mal, et même la moindre tendance vers le mal. précédaient pas le mouvement de sa volonté raison-
En ce sens moral, on ne pouvait dire qu'il y avait en nable, t. n, p. 166. En fait de liberté, la volonté du
Jésus-Christ deux volontés. On devait même dire Christ, toute divinisée, n'en eut point pour le mal, mais
qu'il n'y en avait qu'une. C'est ce qu'avait dit, plus ou sa liberté fut comme celle des saints dans le ciel. Saint
moins clairement, Honorius. Mais les monénergistes Maxime n'examine pas le problème du mérite du
s'emparèrent de cette expression pour lui faire signifier Christ.
leur doctrine. Rome, vite remise de la première sur- 2° Sotcriologie. —
Le premier état de l'homme fut un
prise, les condamna. A Maxime revint l'honneur de état de justice. Sa tendance vers Dieu, son amour de
457 MAXIME DE C1IUYS0P0LIS OU MAXIME LE CONFESSEUR 458

Dieu n'était gêné par aucun penchant inférieur. Il col. 1176. Les raisons des choses, Xoyoi twv ovtcov,
n'avait pas à lutter pour être vertueux. Les passions sont en lui dès avant les siècles. Sa prescience et sa
même n'existaient pas. t. :, p. 267. Il était à l'abri providence éternelle règlent le monde et y ordonnent
de la souffrance et devait jouir de l'immortalité. La toutes choses, ibid., col. 1328-1329. La connaissance
propagation du genre humain par le mariage n'entrait que nous avons de Dieu concerne son existence et ce
pas dans le plan primitif, t. i, p. 3(Jl. Résumé et qu'il n'est pas. En lui-même, iï demeure incompréhen-
centre de la création visible, l'homme, par sa fidélité, sible, ibid., col. 1229. Sur notre science de Dieu,
devait réaliser le plan d'unification totale en Dieu. Maxime a naturellement les mômes conceptions que
Le péché a ruiné ce plan. Les conséquences en furent Denys, le maître qu'il commente.
l'ignorance, la tyrannie des passions et la mort, 2. Ail sujet de la Trinité, Maxime reproduit l'ensei-
1. 1, p. 96 gnement des Pères antérieurs. Il y a lieu seulement de
Sur la faute originelle, saint Maxime s'exprime d'une rappeler ici que son témoignage a été invoqué au
manière obscure. 11 distingue dans Adam deux concile de Florence, et a inauguré la conciliation entre
âjxap-rîai, l'une volontaire et blâmable, à savoir, les Grecs et les Latins. Il déclare en effet expressément,
l'aversion du bien ; l'autre involontaire et non blâ- dans une lettre à Marin, que la formule des Latins
mable, à savoir la perte de l'immortalité, et la passi- Filioque n'est point opposée à l'orthodoxie, mais
bilité.La première est cause de la seconde, t. i, p. 94. marque la parfaite consubstantialité des personnes
Cette distinction a pour but d'expliquer le texte de divines. Comb., t. n, p. 70. En plusieurs autres
saint Paul, II Cor., vu, 21 Eam qui non noverat
: endroits, il enseigne que le Saint-Esprit procède du
peccatum, peccatum fecit. Par amour pour l'homme, et Père par le Fils, et de telle manière qu'il est impos-
pour l'honneur de Dieu dont le plan avait été détruit sible de l'interpréter autrement que d'une production
par le démon, le Verbe s'est incarné pourré parer la véritable du Saint-Esprit par le Fils, t. i, p. 238-239,
ruine du péché. La seule raison de la naissance hu- 313, 671 (ces deux derniers textes sont identiques
maine du Verbe a été le salut de l'homme, et c'est sauf la ponctuation).
pourquoi a pris tout ce qui était de l'homme, hormis
il 3. Sur l'âme. —
Maxime prouve philosophiquement
le péché, P. G., t. xci, col. 1039. Saint Maxime résume l'existence de l'âme, sa simplicité, son immortalité,
bien sa conception sotériologique dans cette phrase sa rationalité, t. h, p. 354-361. La définition qu'il
lapidaire yivexai tîXe'.oç àvOpwTcoç é£ ï)o_cov Si 'rjuûv
: en donne est Ouata àoa)(j.aToç, voepâ, èv
celle-ci :

xa6' rju.*;, 7rxvTa -rà f,u,côv àvsWaTCWç syov, âu.apTÎaç cwjjKXTi 7roXt.Teuoo.Ev7;, Çmtjç TOtpama, ibid., p. 361.
Xwpiç. P. G., t. xci, col. 1309 A. Il était convenable que Pour lui, il y a union intime entre les deux substances
ce fût le Verbe, lumière et force du Père qui descendît diverses de l'âme et du corps pour former une seule
sur la terre, où régnaient l'ignorance et la tyrannie du espèce. Entre eux, il y a une relation essentielle que la
péché, pour donner à notre nature la lumière inextin- mort même ne supprime pas: P. G., t. xn, col. 1101 BC.
guible de la vraie connaissance et la force des vertus. Les facultés principales de l'âme sont la raison,
Comb., t. i, p. 254. l'irascible et le concupiscible, Xôyoç, 6i>o.oç, êTtt.6u[jia.
Le salut s'opère d'une manière opposée à celle dont Comb:, 1. 1, p. 337. L'âme, après la mort, garde toutes
Adam nous a perdus. C'est par le plaisir qu'Adam nous ses opérations, t. n, p. 245-246.
a perdus, c'est par son contraire, la souffrance, que 4. Au sujet de la primauté romaine, les témoignages
le Christ vient nous sauver. Le plaisir d'Adam, qui ne de notre auteur sont des plus explicites. « Depuis
procédait pas de la souffrance, a engendré la souf- l'incarnation du Verbe, écrit-il, toutes les Églises
france. La souffrance du Christ, qui ne procède pas du chrétiennes du monde entier n'ont eu et n'ont encore
plaisir, nous rend la félicité. Par son péché volontaire d'autre base et fondement que cette Eglise très
et blâmable, Adam a été sujet involontairement aux sublime. » T. n, p. 72, 73. Il affirme ailleurs que le seul
passions, que Maxime appelle péché non blâmable. moyen pour Pyrrhus de prouver son orthodoxie est
En acceptant volontairement ce péché-châtiment, le « de faire amende honorable au très saint pape de
Sauveur a détruit l'empire du péché volontaire. Ce qui Rome, c'est-à-dire au Siège apostolique qui a reçu
domine surtout dans la sotériologie de notre auteur, du Verbe incarné lui-même et des saints conciles le
c'est l'idée de la miséricorde divine. Le Verbe s'est pouvoir de commander à toutes les saintes Églises de
incarné non pour lui, mais pour nous. Comb., t. i, Dieu dans le monde, entier, ainsi que le droit et la
p. 201. Tout est conçu en vue de la instauration de puissance de lier et de délier en tout et pour tout. »
l'homme. L'idée de la réparation de l'offense faite à T. h, p. 76. Cf. également Acla Maximi, t. n, p. 17;
Dieu n'apparaît aucunement. Si la justice brille dans Comb., t. i, p. lv-lvi.
la rédemption, c'est dans ce fait que Jésus-Christ a 5. Théologie ascétique et mystique. —
Saint Maxime
mérité la destruction de l'empire du péché et de la est avant tout un moine profondément pénétré de vie
mort, en acceptant volontairement, sans y être sujet, intérieure. Ses tendances et sa tournure d'esprit se
la malédiction et le châtiment du péché. L'économie ressentent beaucoup de sa fréquentation de Denys
est donc conçue en fonction du salut de l'homme et non l'Aréopagitc. 11 se l'est assimilé en le commentant.
de la satisfaction à Dieu. Encore moins est-il question Il y a ajouté de son fonds beaucoup de vues élevées et
d'une rançon à donner au démon, car celui-ci est originales. Il est à regretter qu'il ne les ait pas ramas-
voleur et parjure, et a été chassé d'un lieu qui ne lui sées lui-même en un système cohérent et logique, et
appartenait pas, 1. 1, p. 228. qu'aucun ouvrage n'ait encore paru qui en donne une
Au sujet du sort final des damnés, saint Maxime, synthèse fidèle et complète. Nous nous contenterons
dans le but de donner un sens orthodoxe à un passage ici de montrer les principales idées qui dominent dans
difficile de saint Grégoire de Nysse, expose une sorte l'ascèse et la mystique de Maxime. C'est l'idée du
d'apocatastase mitigée, qui consiste en ceci que les Verbe incarné, auteur et modèle de notre sainteté, et
âmes, quand tous les siècles seront révolus, perdront l'idée de la charité ou de l'amour de Dieu.
le souvenir du péché et parviendront à Dieu par une Le Verbe incarné est pour Maxime le centre de sa
certaine connaissance, Tyj èm^ôiaei, mais non par théologie mystique comme de sa théologie spéculative,
la participation de ses biens, où Tfl \xz§lc,z<. twv si tant est qu'on puisse distinguer ces deux domaines.
iyaôûv, t.i, p. 304. ;•
La fin de l'homme est Dieu. L'homme devait arriver
3° Autres points de doctrine. 1. Sur Dieu. — Dieu — |

à la possession par l'innocence, mais, par son péché, il a


est connu par l'ordre et la grandeur de l'univers créé perdu ce bonheur. L'ignorance el les passions, suites
comme son auteur et son artisan, P. G., t. xci, du péché, sont pour l'homme un obstacle éternel à sa
459 MAXIME DE CHRYHOPOLIS — MAXIME L'HAGHIORITE, DIT LE GRE< 460

Verbe incarné qui, venant sur la terre,


félicité, C'est le ment un crétois. Il fut un controversiste remarquable.
nous délivre de l'ignorance, nous donne la force de Il reste de lui un Discours aux Crétois où il traite de
la vertu et détruit par sa mort l'empire du péché. Il a l'origine du schisme et de la procession du Saint-
guéri notre nature en se l'appropriant. Le Christ est Esprit sous le titre unique ITepl tt.ç èx7Topeûaswç
:

aussi le modèle et l'idéal de notre perfection. Comme sa toû &y(ou IiveûfiotTOÇ. On trouve aussi des échos de
volonté physique est toute divinisée et impuissante son activité littéraire chez deux polémistes orthodoxes
pour le mal, ainsi doit-il en être proportionnellement ses contemporains, Joseph Bryennios et Nil Damilas
pour nous. Notre liberté doit être d'adhérer à Dieu, auxquels il écrivait des lettres théologiques. La réfu-
P. G., t. xci, col. 1076, notre fin et félicité sera d'être tation de Nil Damilas est adressée tw sù/aSsaTâTW
plongés en lui, et ainsi il se fera par notre unification èv XpiaTÔi roxTpîxaî àSsXçw, aoepâi te xai XoYioTdcTtp
avec lui comme une seconde incarnation du Verbe dans xupîoi MaÇÊu.cp, -rw àrcô Tpaixcov 'IraXcp... Elle
les élus qui réalisera la parole de l'Écriture Dieu: concerne uniquement la question de la procession du
sera tout en tous. P. G., t. xci, col. 1084. Saint-Esprit. Les œuvres de Bryennios contiennent
La fin de l'homme, c'est l'union avec Dieu. Elle une lettre à notre personnage avec la suscription :

s'effectue par la charité. Mais la charité parfaite Tw ànb rpaixôjv 'ItocXcS, A8eX<pÇ> MaÇ£[Kp t% TaSecoç
'

comporte tout un ensemble de dispositions et d'opéra- twv Ktqp'jxojv et un dialogue sur la procession du
tions saintes. En tète de tous les biens spirituels, Saint-Ëspit, tizzà. toû XaTtvÔ9povoç Ma^tu.ou ttjç
saint Maxime place les vertus théologales la foi,
: tkÇswç tûv K/]puxwv. Ce dialogue eut lieu en Crète,
l'espérance et la charité. La foi est la source de tous èv àxpoâcrei TOxavjç xr,ç êxei y.r^ponôXzutç. Les deux
les biens qui sont en nous. Comb., t. n, p. 139. Notre premières pages sont des jeux d'esprit puérils, inven-
auteur la définit une puissance d'union surnaturelle, tion sans doute de Bryennios. Celui-ci se donne le
immédiate entre le fidèle et Dieu l'objet de la foi, beau rôle dans tout le dialogue, mais on aimerait
t. n, p. 77. Assurément, il s'agit de là foi qui opère avoir un compte rendu de la discussion par la partie
par les œuvres. La foi est la base des vertus qui adverse.
viennent après elle, l'espérance et la charité. L'espé-
rance est la force des deux extrêmes, la foi et la cha- Maximi Chrysobergœ de processione Spiriius Sancti ad
Cretenscs oralio, texte grec et traduction latine dans Alla-
rité. La charité est l'accomplissement des deux autres,
lius, Grœcia orlhodoxa, t. n, col. 1074-1089, reproduit dans
t. h, p. 220-221. La charité est le contraire de l'égoïsme,
P. G., t. cliv, col. 1217-1230; Arseny, Réponse de Nil
cpiXauxta, cause du premier péché. Elle vient le Damilas hiéromonaque au gréco-latin Maxime sur sa
détruire et opérer notre union parfaite avec Dieu et défense des nouveautés et de la foi latines (texte grec et
avec tous les hommes, t. n, p. 221-222. traduction russe), Novgorod, 1895, m-96 pages. — 'ïutiTyf
La charité contient toutes les vertus, t. n, p. 220. [i.ovayoC tùv Bpuswîou r'a. TiapaXîmôp.Eva, Leipzig, 1768-
Pour acquérir la perfection de la charité, il faut se 1784, t. I, lic-y'/.cci; A' rcspl Tf,; TOÛ ôycovi I1vï-J(j.o:tû;
Èy.7EOp£-j<T?b>c, p. 407-423; t. m, lettre 10 e , T<ô à.r.h Toa.iv.ihs
détacher de soi-même. Dieu étant notre but comme
,lta),(;', 'ASeXipû Ma?;'(j.ti), p. 148-155. Consulter aussi
vrai et comme bien, il faut aller à lui par la contem-
Ph. Meyer, Des Joseph Bryennios Schriften, Leben und
plation et l'action, par la philosophie théorique et la Bildung, dans Byzant. Zeitschrift, t. V p. 74-111.
philosophie pratique. Celle-ci, de caractère négatif, V. Grumel.
a pour but de dominer ses passions de manière à n'en 4. MAXIME L'HAGHIORITE, dit le
être plus troublé, et à arriver à cet état paisible de GREC, théologien gréco-russe (1480?-1556). I. Vie.—
l'âme presque inaccessible au péché qui s'appelle II. Ouvrages.
ànàOsia. La philosophie théorique consiste à s'élever I. Vie. — Celui que les Russses appellent Maxime
au-dessus des connaissances sensibles pour atteindre le Grec et qui reçoit également le surnom à'Haghio-
celle de Dieu, qui consiste dans une ignorance au- rite, parce qu'il fut, pendant quelques années, moine
dessus de toute science. L'action découle et dépend de au Mont Athos, naquit à Arta (Épire) vers 1480.
la contemplation, t. n, p. 500-503. Le signe de la vraie Comme beaucoup de Grecs de cette époque, il alla
charité est dans une affection sincère et une bienveil- faire ses études en Occident, et spécialement à Venise,
lance spontanée pour le prochain. C'est du reste par la où il fut l'élève de Jean Lascaris, et à Florence, où il
même charité que l'on aime Dieu et le prochain, t. n, connut Savoranole. Le fougueux dominicain fit sur
p. 225. Tout se ramène donc à la charité. Pour ce qui lui une profonde impression, et il parlait plus tard de
est en notre pouvoir, faire la volonté de Dieu, pour le lui avec admiration. Il visita aussi la France, et
reste, se confier en lui, en tout, l'aimer, t. n, p. 203. s'arrêta quelque temps à Paris. Vers 1507, il se fit
Pour la bibliographie, voir Krumhacher, Gtsch. der moine au monastère athonite de Vatopédi, dont la
byzant. Literatur, 2< edit., p. 63-64 et 26. U. Chevalier au riche bibliothèque l'attirait. En 1515, le grand Kniaze
mot Maxime le confesseur. Consulter en outre Wetzer et moscovite Vassili Ivanovitch ayant demandé aux
Welte, Kirchenlexicon, t. vin, col. 1096-1103; Realcneycl. Vatopédiotes de lui envoyer le moine Sabba pour tra-
fur prot. Th. u. K., t. xi, p. 457-470; Bardenhewer, Patro- duire des ouvrages grecs en slave et en russe, les
logie, 3 e édit., p. 497; Hefele, Histoire des conciles, trad. moines, au lieu de Sabba, vieux et décrépit, lui dépê-
Lecleicq, t. m a p. 401-426, 461-470; E. Montmasson, La
chèrent Maxime, bien que celui-ci ignorât encore la
chronologie de la vie de sant Maxime le Confesseur, dans
les Échos d'Orient, t. xm (1910), p. 149 sq. V. Grume], langue russe. Reçu à Moscou avec beaucoup d'hon-
;

Notes d'histoire et de chronologie sur la vie de saint Maxime neur, Maxime se mit aussitôt au travail. Il apprit
le Confesseur, ibid., t. xxvi (1927) p. 24-32; cf. ibid., t. xxv, vite le russe,- sans en saisir, du reste, toutes les
p. 393-406, et L'Union des Églises, 1927, p. 295-311; nuances, ce qui lui occasionna par la suite plus d'un
H. Straubinger, Die Christologie des hl. Maximus Confessor désagrément. Au début, on lui donna comme aides
(1906), XI-135 pages; 'fixeront, Histoire des dogmes, t. m, deux traducteurs, qui rendaient en slave ecclésias-
voir à la table analyt., p. 572; W. Soppa, Die diversa
tique ce qu'il leur dictait en latin. Sa première tra-
capita unler den Schriftcn des hl. Maximus Confessor in
duction, celle du Commentaire du Psautier, fut bien
deulschcr Bearbeitung u. quellenkrttischer Beleuchtung, 1922,
132 p.; P. Pourrat, La spiritualité chrétienne, 1919, t. i, accueillie par le Kniaze et par le métropolite Varlaam.
p. 474-477; L. Duchesne, L'Église au VI' siècle, 1926, p. Maxime s'était cependant permis de corriger çà et là le
431 sq. texte des psaumes, et avait commis quelques inexac-
V. Grumel. titudes. Il mena de front cette traduction avec celle
3. MAXIME LE DOMINICAIN (Chryso- d'un Commentaire du livre des Actes; puis le Kniaze
berga ou Chrysobergès) (fin du XIV et commencement
e lui fit transcrire et traduire plusieurs ouvrages pour sa
du xv» siècle) était un grec d'origine, vraisemblable- bibliothèque. Ayant remarqué que les traductions
461 MAXIME I." II AT. HIORITi:. DIT LE GREC 462

slaves des livres liturgiques fourmillaient de fautes et passa une grande partie de sa vie dans les prisons
d'incorrections, Maxime, en entreprit la réforme, et monastiques pour crime d'hérésie est regardé main-
corrigea successivement le Triodion, YHorologc, les tenant comme un grand défenseur de l'Orthodoxie,
Menées des jetés et l'Apôtre'. et il figure dans la liste des saints russes, au 21 janvier.
Maxime ne se borna pas à ce rôle scientifique. Il se IL Ouvrages. —
On a quelque peine à comprendre
posa aussi en réformateur de toute la société mosco- ces éloges dithyrambiques, quand on considère la
vite, alors en pleine décadence morale. Il s'en prit médiocrité de son héritage littéraire, spécialement
aussi bien aux vices des grands qu'aux défauts des dans le domaine théologique, qui fut cependant
clercs et des moines et aux superstitions populaires. pour lui le principal.
Les moitiés étaient alors divisés en deux factions Mis à part ses travaux de traduction et de gram-
rivales il y avait les Zavolgskii slarisi, partisans de la
: maire, cet héritage est constitué par une série d'opus-
pauvreté évangélique et de la vie intérieure, et les cules de polémique religieuse roulant sur des sujets
Iossi/lianes, du nom de leur chef Joseph Volotskii, de dogme, de morale ou de liturgie. Maxime s'attaque
qui aimaient pour leurs monastères les grandes pro- aux latins, aux luthériens, aux mafiométans, à la
priétés et les revenus opulents, et pour leurs églises les secte rationaliste des judaïsants, qui avait fait son
riches icônes et tout ce qui favorisait les splendeurs apparition en Russie sur la fin du xv e siècle. Il s'en
du culte extérieur. Maxime se rangea du côté des prend à l'astrologie, qui faisait alors fureur en Mos-
Zavolgskii. Il mécontenta le métropolite Daniel, qui covie. Dans la querelle de l'Alleluia —
il s'agissait de

avait succédé à Varlaam en 1521, en refusant de savoir s'il fallait chanter un double ou un triple
faire la traduction de l'Histoire ecclésiastique de Alléluia, à la messe —
il prend parti pour le double

Théodoret; et, en 1524, il perdit les bonnes grâces du Alléluia, « que les anges incorporels apprirent, un jour,
Kniaze. dont il désapprouva le divorce. Il fit si bien à Ignace le Théophore ».
qu'il eut bientôt contre lui tout le monde à Moscou. Parmi ces opuscules, les principaux sont les sui-
Pour le perdre, ses ennemis les plus acharnés l'accu- vants :1. Discours contre l'écrit mensonger de Nicolas
sèrent de correspondre secrètement avec les Turcs Niemtchine, qui avait prétendu qu'entre la foi latine
et, en particulier, avec l'ambassadeur de la Porte, et la foi grecque il n'y avait pas de différence. 2. Éloge
Skinder. Dans les premiers mois de 1525, son procès des saints Apôtres Pierre et Paul, où l'on attaque les
fut instruit en plusieurs synodes, et il fut finalement trois innovations latines des azymes, du purgatoire et
condamné comme hérétique. I.a grande hérésie dont de la procession du Saint-Esprit. 3. Deux autres opus-
il s'était rendu coupable,
c'était d'avoir osé prétendre cules contre les latins, dont l'un, relatif à la procession
qu'il y avait des fautes dans les anciens livres litur- du Saint-Esprit et à l'addition au symbole, fut traduit
giques slavons, et d'avoir opéré lui-même des correc- en latin par Georges Krijanitch (f 1678), et a été
tions dans ces livres. Certaines de ces corrections publié par A. Palmieri, dans le Bessaricne, série III,
étaient, en effet, fautives, et s'expliquaient par la 1912, t. ix, p. 54-79, 379-384. Il est dirigé contre le
connaissance insuffisante que Maxime avait du slave même Nicolas Niemtchine (il s'agit de Nicolas Boulev,
et du russe. L'une d'entre elles se rapportait à la premier médecin du Kniaze Vassili Ivanovitch), qui
sessio Filii ad dexteram Patris. Par le verbe qu'il avait avait écrit une lettre sur la procession du Saint-
employé en traduisant un passage du Triodion, Esprit au boiar Théodore Karpov. On peut, en par-
Maxime avait enseigné que le Fils n'était assis à la courant cet opuscule, se faire une idée de la manière
droite du l'ère que dans le temps, et non de toute de Maxime : citations scripturaires et patristiques,
éternité. Il avait eu aussi le tort de mettre en doute accompagnées de commentaires empruntés pour la
l'autocéphalie de l'Église russe. Enfermé d'abord dans plupart aux polémistes byzantins, et de violentes
la prison du monastère Volokolamskii « pour conver- diatribes contre les Latins. 4. L'ouvragé intitulé
sion, amendement et pénitence » et avec défense Loulsidarious, qui est à la fois une réfutation et une
d'écrire et de composer, il eut beaucoup à souffrir imitation du traité d'Honorius d'Autun, intitulé
physiquement et moralement. Traduit de nouveau Elucidarium sive dialogus de summa totius christianse
en jugement au concile de Moscou de 1531, après la theologiœ. Le Grec, tout en attaquant çà et là le Latin,
mort de Skinder, il se vit accusé de toutes sortes de le pille sans vergogne; il s'inspire aussi de l'ouvrage
délits religieux, politiques et scientifiques. Il eut beau du même Imago mundi. Le Loutsidarious
intitulé fut
s'humilier, reconnaître qu'il lui avait échappé des publié à Moscou en 1859 par Tikhonravov dans les
incorrections et des inexactitudes dans ses traduc- Annales (Lietopis) de littérature russe et d'antiquités,
tions, il n'arriva pas à désarmer la haine du métropo- 1859, t.i.
lite Daniel, qui l'envoya dans la prison du monastère Malgré le peu de valeur intrinsèque de ces produc-
d'Ostrotch, au diocèse de Tver. Il passa là plus de tions, Maxime exerça une réelle influence sur les
douze ans, privé de la communion. C'est en vain que Russes, qu'il dépassait de beaucoup par sa culture.
les patriarches orientaux, les moines de l'Athos et Tout en le condamnant et en le persécutant, ces der-
Maxime lui-même par plusieurs suppliques s'adres- niers lui empruntèrent plus d'une idée. On s'en aper-
Bërent à Ivan IV le Terrible, qui avait succédé à çoit en parcourant la collection canonique du Stoglav
Vassili en 1533, pour obtenir que le prisonnier fût ou des Cent chapitres, promulguée au concile de
rendu à sa patrie. Ce ne fut que dans les dernières Moscou de 1551. On peut regretter que ce Grec, qui
années de sa vie qu'on adoucit un peu son sort, et connaissait l'Occident catholique et en avait reçu
qu'on lui permit d'assister aux offices et de commu- le meilleur de son savoir, ait entretenu chez les Mosco-
nier. En 155:!, il fut transféré à la laure de la Trinité vites ce violent esprit d'hostilité à l'égard du catholi-
prés de Moscou, où Ivan IX le visita un jour. Convoqué cisme, qui leur avait été déjà infusé parles Byzantins
au concile de Moscou de 1554, qui s'occupa de l'hérésie dans la période précédente.
de Bachkine, il refusa de s'y rendre, craignant qu'on
ne le mêlât encore à cette affaire. Il mourut en 1556. Les œuvres de Maxime Le Grec ont été publiées en trois
Persécuté de son vivant par les Russes, Maxime s'est volumes par l'Académie ecclésiastique de Kazan, de lKf><i à
vu auréolé par eux, après sa mort. Les historiens 1862. Les œuvres théologiques et polémiques se trouvent
dans le t. I. Cette collection ne renferme pas certains opus-
ecclésiastiques et profanes de la Russie saluent en lui
cules déjà édités, soit dans le Scrigial de Nicon (1656),
un saint et un grand homme, un précurseur des soit dans VHistoirr de l'Église russe du métropolite Platon
réformes nécessaires de Nicon, un martyr de la civi- LevUhine (f 1812), soit dans le Journal du Ministère àe
lisation, un des éducateurs du peuple russe. Lui qui l'Instruction publique (1834), dans le Moskvitianine (1842),
4G3 MAXIME L'H AGHIORITE, DIT LE GREC MAXIME DE TURIN (SAINT 464

dans laDescription des manuscrits du Musée Roumianlsev ont pour but de ruiner les preuves de la primauté de
(n° 254), p. 39'.). —
L'ouvrage principal sur Maxime et son saint Pierre et du pape, d'établir que l'Église n'a pas
œuvre est celui d'Ikonnikov, Maxime le Grec, 2 vol., Kiev,
de chef suprême visible, que la cause du schisme est la
1865-1866. Gmakine, Le métropolite Daniel et ses œuvres,
Moscou, 1881, parle aussi souvent de lui. On trouve des primauté romaine; 2° Sur la procession du Sainl-
aperçus partiels ou des résumés de sa vie et de son acti- Espril, qui est examinée très brièvement, Ilspl t?,ç
vité littéraire dans les divers manuels de littérature russe, èxnope'jastùq, toù àyîou Ih/eù\unoç, p. 139-142; 3° Sur
et dans les articles ou dissertations suivantes 1° du métro- : les azymes, IlsplàÇ ù|j.wv, p. 113-159; 4° Sur le change-
polite Eugène Renseignements historiques sur Maxime le
: ment ou la transsubstantiation des saints mystères,
Grec, dans le Messager de l'Europe, n. 21 et 22 (1813); Ilepl |i.ETx6oX"?,ç •fyroi [i.eTouatwcrew^ twv fjLuarnplcav
2" de Pliilarèle de Tchernigov, article dans le Moskvilia-
(question de l'épiclèsc), p. 159-171; 5° Sur le feu du
nine, 1812, n° 11 3° d'A. (lorskii, article sur la vie de Maxime
:
purgatoire, LTepl toù xa8apT»jptou 7rup6ç, p. 171-183;
le Grec jusqu'en 1520, dans les Suppléments aux œuvres des
0° .Sur la béatitude des saints : s'ils ont déjà reçu la
saints Pères, t. xvm (1859), p. 1 11-192; î" de Nilskii, consi-
dérations générales sur l'influence de Maxime, dans la promesse, Hept. àw/Acùcssoiç râv Sixaîtov, to'jtscttw
Lecture chrétienne, 1862, t. î, p. 313-385, sous le titre : av È'Xa6ov tt,v ÈTrayysXîav, p. 184-210. Le traité, on le
Maxime le Grec, martyr de la civilisation; 5° de Nélidov, voit, roule sur les points controversés au concile de
Maxime le Grec, dans le recueil Dix leçons sur la littéra- :
Florence. C'est avant tout une œuvre de vulgarisation.
ture russe, Moscou, 1895; 6° de Pypine/Quesli'ons d'awienne
C'est pourquoi la procession du Saint-Esprit y tient
littérature russe dans le Messager de l'Europe, 1894, n. 7;
si peu de place. Dosithée fit distribuer gratuitement
de Sinaïskii, Court aperçu de l'activité religieuse et sociale de
saint Maxime le Grec pour réfuter et corriger les é rreurs, les l'édition aux fidèles instruits; elle est aujourd'hui
déficits et les vices de la société russe au XVI" siècle, Péters- d'une extrême rareté. Le même motif de propagande
bourg, 1898; 7° Procès de Maxime le Grec et de Bassian explique pourquoi on en fit sans retard une traduction
Patrikiev, et Dispute du métropolite Daniel avec le moine roumaine en caractères cyrilliques, qui fut imprimée
Maxime le Grec, dans les Lectures de la Société impériale au monastère de Snagov, en 1699, aux frais du voïvode
d'histoire et d'archéologie à l'université de Moscou, 1847,
d'Oungro-Valachie.
n. 7 et 9. Notice de A. Gorileld, dans l'Ei}tsiklopcditcheskii
Slovar, t. xxv, Pétersbourg, 1896, p. 447-449.
On signale, parmi les écrits inédits de Maxime, un
M. Jugie. Kyrakodromion ou Recueil d'homélies pour tous les
5. MAXIME MALATAKIS (1862-1910),
dimanches de l'année, et un Recueil de passages de
l'Ancien Testament ayant trait au mystère de l'Incarna-
prêtre de la communauté grecque catholique de
Constantinople, est l'auteur de plusieurs articles remar- tion EuXXoy/j ypyjo-ecov 7roXXà>v èx IlaXaiôéç rpa<pf ç
:
(

quables de controverse dans la KaOoXwo) 'E7u0ewp7;oiç, [AapTupoDcxôjv ty)v Ivaapxov toCS Za>rr poç oîxovo(itav.
;

organe de ladite communauté, et surtout d'une Fabricius, Bibliolheca grœca, éd. Harles, t. xi, p. 522,
réponse pertinente, appréciée des missionnaires du qui reproduit la courte notice de Démétrius Procopios, dans
Levant, à l'encyclique que le patriarche Anthime son opuscule écrit en 1720 : 'Kmr£TU.r|[iévir) ïr.-j-o'.bu.r^i.^

opposa à celle de Léon XIII sur l'Union des Églises. •rmv tôv irap;'/.6ovTa ai<7iva Àoyt'iov Ppeeixwv; A.K. Dé-
v.x-'c.

Le travail du P. Maxime parut en double rédaction, métracopoulos, 'Op0o8o;o; 'EXXâ;, Leipzig, 1S72, p. 146;
C. N. Sathas, NsoïXXt)v(xy] <çiko\o*(la, Athènes, 1868,
grecque (1895) et française (1896). Un signe de son 1*
p. 224. Sur l'édition de 'EyjjeisfSiov zi:i zoZ tryiayAxm
mérite et de l'estime dont il jouissait est l'invitation TtaTîCTTCùv. voir Legiand, Bibliographie hellénique du
que lui fit Léon XIII de prendre la direction du XVII' siècle, t. iv, p. 475-478; Hodos et Bianu, Biblio-
Collège Saint-Alhanase de Rome. Il se récusa pour grafia romanesca veche, Bucarest, 1903, p. 297-298; A. Pal-
des raisons de santé qui furent agréées. mieri, Dositco patriarca greco di Gcrusalcmme (1041-1707),
p. 81-86.
\-y.-irr l
'7i; il: -,-t;i Ttspi -r,\-i /topt'o.uo'ûv Ta; Sûo 'ExxXï)- M. Jugie.
t. a; cix'fipû)-/ 7TX:ptxp/!/..- v xii 0"jvoSc47]V ÉyxûxXiov TYÎ; 7. MAXIME DE TURIN (Saint) (v siècle).
— On
l

IûovaTavTi /o\,7ï',ai<.>: ûiïo M. M. Ispeio; xxûc-


'L/.7.Ar|<7'.a:
est mal renseigné sur le curriculum viiœ de
Xc/.ov, 1895, in-8°, 183 pages; Réponse à la lettre patriarcale
ce personnage, qui fut évêque de Turin au v e siècle.
et synodale de l'Église de Constantinople sur les divergences
qui divisent les deux Églises par M. M. (traduction du grec), Gennade, qui semble avoir de son œuvre écrite une
Constantinople, 1896, in-8°, 201 pages. Notices nécrolo- connaissance sérieuse, est moins informé de ses per-
giques sur le P. Maxime, dans la KaOo/.r/.r, 'EntÔîtopYio-t;. sonalia, puisqu'il le fait mourir sous Honorius et
1910, et dans le Bulletin du Vicariat Apostolique'de Constan- Théodose II, par conséquent avant 423, alors que
tinople, 1911. très certainement Maxime vivait encore en 465. A
V. Grumel. cette date en effet l'tvêque de Turin signe, le premier
6. MAXIME LE PÉLOPONÉSiEIM, polé- après le pape Hilaire, les actes d'un concile romain.
miste et prédicateur grec de la fin du xvi e siècle et du Mansi, Concil., t. vu, col. 965, cf. 959 de même, en 451,
commencement du xvn connaît fort peu de e
. — On ;

il souscrivait en huitième lieu les Actes d'un concile


chose de sa vie. Né dans le Péloponèse, Manuel se fit de Milan. Ibid., t. vi, col. 143. Par ailleurs, dans l'un
moine de bonne heure sous le nom de Maxime. de ses serinons, Maxime parle du martyre des saints
En 1590, nous le trouvons protosyncelle de la métro- Alexandre, Martyrius et Sisinnius, massacrés à
pole de Chio. Il devient ensuite archidiacre de Mélèce Anaunia (Trente) en 397, comme d'un événement
Pigas, patriarche d'Alexandrie. Après la mort de dont il a été le témoin oculaire. Serm., lxxxi, P. L.,
celui-ci (1601), il est ordonné prêtre (1602). En 1620, t. lvii, col. 695. Il faut donc qu'il soit né entre 380 et
il est établi à Jérusalem. Nous ignorons la date de sa
385, et probablement dans les Alpes rhétiques. Nous
mort. ne savons rien d'autre sur sa vie; son œuvre écrite
Le principal ouvrage de Maxime est un long traité témoigne d'un grand zèle pour combattre en son dio-
polémique contre les Latins écrit en grec vulgaire, que cèse les restes encore vivaces des superstitions
publia Dosithée, à Bucarest, en 169C, sous le titre païennes; elle montre aussi qu'il a rassuré ses fidèles
suivant 'Ey^eipiSiov xa-rà toù o-yôerpiaToç Tzonzia-iùv,
:
au moment où l'invasion hunnique menaçait l'Italie.
210 p., avec une préface de Dosithée lui-même, où les 451 elle laisse en somme l'impression d'un pasteur
;

Latins sont fort maltraités et où est rééditée la fable tout dévoué à son peuple et très conscient de ses
de la papesse Jeanne. Un sous-titre indique la division devoirs.
de l'ouvrage 1° Sur la primauté du pape, 7repl tî;ç
:
L'œuvre assez volumineuse de Maxime (elle com-
vswT£pio-0£tCTr)ç âpyfr]q toù tcxtox, p. 4-138. A l'école prend le t. lvii tout entier de la P. L.) est exclusive-
de Mélèce Pigas, Maxime avait puisé une haine vio- ment oratoire. Malgré les divisions factices que les
lente de la papauté. Près des deux tiers de son Manuel divers éditeurs ont prétendu y établir, les homilise,
165 MAXIME DE TURIN (SAINT) MAXIMIN 466
les sermones, les Iraclatus sont tous de même nature. p. 314-322; t. xvn, p. 225-232, se sont révélées, à plus
Ce sont des serinons, ou plus exactement des thèmes ample examen, comme étroitement apparentées aux
de sermon, car il n'en est guère qui dépassent, deux deux Tractatus contra paganos et contra judœos, et aux
petites colonnes de la Pulrologie. Ces brèves esquisses soi-disant Exposilioncs de capilulis evangcliorum, avec
où l'évèque marquait les idées principales qu'il allait lesquels elles figurent d'ailleurs dans le ms. de Vérone
développer ne permettent donc pas de se faire une LI. Dans une étude fort habilement menée, dom
idée complète du talent oratoire de Maxime; du Capelle a montré que tous ces morceaux apparte-
moins donnent-elles l'impression d'une grande variété naient à un même auteur, arien militant, qui n'est
dans le choix des sujets, d'une réelle habileté à décou- autre que l'évèque Maximin. Un Iwmiliaire de l'évèque
vrir et à exploiter les thèmes populaires. Elles ont été arien Maximin, dans Revue bénédictine, 1922, t. xxxiv,
divisées, avons-nous dit, par les éditeurs modernes p. 81-108. Voir l'art. Maximin.
en trois catégories : homélies, sermons et traités. Les Débarrassée de tous ces corps étrangers, l'œuvre de
homélies, au nombre de 118, sont réparties entre le Maxime de Turin mérite de retenir l'attention de
temporal (63), et le sanctoral (19) où figurent les fêles l'historien de la théologie. Bruni, dans la seconde
des saints Etienne, Jean-Baptiste, Pierre et Paul, partie de sa préface, reproduite dans P. L., t. lvii,
Laurent, Eusèbe de Verceil, Cyprien et les martyrs de col. 41-127, a rassemblé avec beaucoup de diligence
Turin, Octavius, Adventius et Solutor, à quoi viennent et un esprit suffisamment critique les témoignages
s'ajouter 3G homélies de Diversis, où l'on remarquera relatifs aux institutions, aux pratiques, aux dogmes
celles sur la tradition du symbole (n. 83), sur les chrétiens qui abondent chez ce prédicateur. Il reste-
angoisses causées par l'invasion hunnique (n. 86-89), rait à relever et lesrenseignements fournis par lui sur
sur l'éclipsé de lune (n. 100), sur les usages supersti- l'état religieux et moral des populations de l'Italie
tieux du 1 er janvier (n. 103). Les sermons, au nombre au milieu du v e siècle, et les arguments auxquels les
de 116 sont pareillement répartis entre le temporal croyait accessibles un orateur populaire, et la façon
(55), le sanctoral (38) sainte Agnès, saint Jean-
: parfois très prenante dont il leur exposait l'enseigne-
Baptiste, les saints Pierre et Paul, Laurent, Cyprien ment chrétien. Il conviendrait enfin d'instituer- un
les frères Machabées, les martyrs d'Anaunia, et divers parallèle entre Maxime et ses deux contemporains, le
autres martyrs, et enfin 23 pièces De Diversis, parmi pape saint Léon et Pierre Chrysologue, avec Césaire
lesquelles on retiendra les n. 101 et 102 sur la perma- d'Arles aussi, qui le suit de près. Avec ces divers
nence de pratiques idolàtriques. A la suite prennent auteurs il a bien des traits de ressemblance.
place trois Traclalus sur le baptême, explication des
cérémonies de l'initiation aux néophytes, correspon-
1. Éditions. —
C'est peu à peu que s'est produit le
rassemblement des pièces qui ont chance d'appartenir à
dant aux trois premières catéchèses mystagogiques de Maxime. Schônemann a retracé l'histoire compliquée des
saint Cyrille de Jérusalem. éditions de cet auteur dans sa Bibliotheca Iiislorico-liileraria,
Les deux traités qui viennent ensuite et qui ont été t. n, p. 618, reproduit dans P. G., t. lvii, col. 177 sq. La

intitulés Contra paganos et Contra Judœos n'ont


:
première édition séparée (plusieurs homélies avaient déjà
aucun droit de figurer parmi les œuvres de l'évèque paiu en divers recueils) vit le jour à Cologne, en 1535, chez
.!. Gymnicus; il faut signaler aussi une édition parisienne
de Turin on en dira autant des Expositiones de capitu-
de 1618, où Maxime figure entre saint Léon et saint Pierre
;

lis evangcliorum, qui, nous le dirons plus loin, sont


Chrysologue, et les contiibutions importantes apportées
dé la même plume que les deux Traclalus précédents. par Mabiilon dans le Muséum ital., 1678, t. n, p. 1-31, par
Un appendice enfin rassemble 31 sermons et 3 homé- Muratori au t. iv des Anecdota, 1713, p. 1-117; par les tra-
lies dont l'appartenance à Maxime est considérée vaux des bénédictins relatifs aux semions de saint Augus-
comme douteuse parles éditeurs même (le sermon vn e ,
tin et de saint Ambroise. C'est en utilisant tous ces tra-
col. 853 sq. figure aussi parmi les œuvres de saint vaux que Bruno Bruni put réaliser en 1784, sur les encou-
ragements de Pie VI, sa magnifique édition; c'est cette
Ambroise, à tort d'ailleurs, Explanatio sijmboli ad
édition qui est reproduite dans P. L., t. i.vn.
initiandos, P. L., t. xvn, col. 1155), enfin deux longs
traités sous forme d'épîtres adressées Ad amicum
2. Notices littéraires et travaux. —
La notice de Cennade,
De vir, ill., lvih, col. 1081, bien qu'eironée
40, P. L., t.
ecgrolum, qui sont imprimées aussi parmi les œuvres pour ce qui concerne la date obiluaire de Maxime, est de
inauthentiques de saint Jérôme, Epist., vi et vn e première importance pour la restitution de son oeuvre; il
!'. /..„ t. xxx, col. 61-105. —
Enfin pour délimiter
,

resterait à retrouver l'ouvrage qui est indiqué par cette


phrase Scd et de capitulis ivangehorum et de Aciibus
plus exactement l'œuvre de Maxime, il convient d'en :

apostolorum milita sapienltr exposuit, depuis que les Expo-


retrancher au moins les textes suivants Homil. cvni, :

silionts de capitulis evangcliorum sont passées au compte


P. L., t. lvii, col. 502 (qui est de saint Pierre Chry-
sologue, t. lu, col. 339); Scrm., u, col. 533 (reprodui-
de l'évèque arien Maximin. —
Les autres notices littéraires
anciennes sont négligeables Honorius d'Autun, Tritliême
:

sant saint Augustin, Quœst. evang., n, 44, t. xxxv, (qui recopie Gennade), Bellarmiu, Fabricius. Notices im-
col. 1357); Scrm., lvt„ sur sainte Agnès, col. 641, dont portantes dans Ceillier, Histoire des auteurs sacrés et ecclé-
Tillemont avait déjà contesté l'appartenance à siastiques (il y a intérêt à comparer les deux éditions,
l re édit., t. xiv, p. 602, et t. xvm, p. 98; 2 édit., 1861, t. x,
P
Maxime, et que les bollandistes donnent à saint
Ambroise; Serm., lxxii, sur saint Laurent, col. 679 p. 319-329); dans Fessler-Jungmann, Instit. Patrol., t. n b,
p. 256-276; Bardenhewer, Gesch.der altkirchl. LUI., t. IV,
(qui est de saint Léon, Serm., lxxxv, t. liv, col. 435).
1921, p. 610-613; Kriiger, dans Schanz, Gesch, der rômischen
Il est vraisemblable d'ailleurs qu'un examen plus
LUI., t. îv b, 1920, § 1217. —
C. Ferreri, S. Massimo ves-
attentif de la production oratoire attribuée à Maxime, covo di Torino, cenni slorici c versioni, Turin, 1858.
découvrirait d'autres pièces encore de provenance É. A MANN'.
étrangère ou douteuse. L'ensemble néanmoins ne 1 . MAXIM IN, évêque arien (Cm du iv, début du
laisse pas de présenter un tout homogène, et c'est bien vc siècle). — La personnalité de cet évêque encore est
le même style, les mêmes
idées générales, la même entourée de bien des obscurités, bien que diverses
manière qui se retrouvent dans la plupart des morceaux découvertes toutes ici eut es aient attiré sur lui un
de l'actuelle édition. Il n'est pas impossible non plus regain d'attention. Nous procéderons ici en parlant
que divers sermons de Maxime soient encore dissi- des données les plus certaines, pour aboutir à celles
mulés sous d'autres noms aussi bien dans les mss. que qui restent encore conjecturales.
dans les éditions. 1° Le contradicteur arien de saint Augustin. —
Toutefois certaines pièces récemment publiées En 427 ou 428 eut lieu à Ilippone une discussion
comme étant de Maxime par C. H. Turner, dans le publique sur la question trinitaire, entre Augustin
Journal o/ theological sludics, t. xvi, p. 161-176; et un évêque arien nommé .Maximin. I.e procès-verbal
467 MAX M NI I 408
de cette conférence contradictoire s'est conservé déchiffrer les premières lignes. Reprenant d'anciennes
parmi les (envies d'Augustin Coll'ilio cuni Maximino
: tentatives, le plus récent éditeur, I-'r. Kaufîmann, a
arianorum rpiscopo, P. I.., t. m.ii, col. 709-742. fini par reconstituer un texte à peu près lisible qu'il a
L'évêque d'Hippone n'ayant pas eu le temps néces- proposé d'appeler Dissertatio Maximini contra Ambro-
saire pour développer tous ses arguments les reprit sium. I.a dernière partie du titre est justifiée par les
dans un ouvrage qu'il publia ultérieurement Contra : violentes invectives adressées par l'auteur à l'évêque
Maximinum hœreticum arianorum episcopum libri de Milan. On remarquera d'ailleurs que cette diatribe
duo, ibid., col. 743-814. Quelques renseignements sur accompagne précisément les textes ambrosiens qu'elle
le contradicteur d'Augustin nous sont tournis tant entend réfuter. Il s'en faut d'ailleurs que celle œuvre,
par le début du procès-verbal, col. 709, que par le même en tenant compte des mutilations du texte,
sermon cxl du même Augustin. Ce dernier porte le soil un chef-d'œuvre de composition et de style. On
titre :Contra quoddum dictum Maximini arianorum peut y distinguer néanmoins trois parties. La première,
episcopi, qui cum Segisvulto comité constitutus in Africa fol. 208 r°-303 v°, discute la procédure suivie, à
blasphemabat. T. xxxvni, col. 773. Enfin Possidius, l'instigation d'Ambroise, par le concile d'Aquilée,
dans sa Vila Augustini, ajoute des indications qui dont elle reproduit partiellement les actes; la deuxième
coïncident avec les précédentes. C. xvn, t. xxxn, fol. 303 v°-311 v°, est introduite par une phrase où
col. 48. Il résulte de tout ceci que Maximin avait l'auteur annonce qu'il va justifier Paliadius par divers
accompagné sur la terre africaine un contingent goth, témoignages, et d'abord par une lettre d'Auxence de
commandé par le comte Sigisvult, que la cour de Durostorum sur la vie et les doctrines d'UJfila. Cette
Ravenne y avait expédié pour combattre la révolte lettre se termine par une courte profession de foi du
du comte Boniface. Voir Prosper, Chronicon, a. 427, premier évêque goth, que l'auteur de la dissertation
dans Monum. germ. hist., Auct. antiquiss., t. ix, fait suivre d'une longue amplification sur la lettre
p. 471, et Chronica gallica, a. 424, ibid., p. 658. Aumô- d'Auxence. Cette première déposition en faveur de
nier, si l'on peut dire, de ce corps expéditionnaire goth, Paliadius était suivie d'autres témoignages que le
dont les hommes et les chefs étaient ariens, Maximin scribe se proposait sans doute de reproduire plus tard,
avait été encouragé par Sigisvult à faire en Afrique et pour lesquels il a laissé disponibles les marges des
de la propagande en faveur de l'arianisme. II avait fol. 312 r°-336 r°. Allant sans doute au plus pressé, il a
provoqué à une conférence publique un prêtre catho- repris dans les marges du fol. 336 r°(où commence dans
lique, nommé Éraclius, lequel, ne se sentant point le texte principal du ms. les Actes du concile d'Aquilée)
de force, avait fait appel à Augustin. une discussion entre Paliadius et Ambroise, fol. 336 r°-
De ces données l'on conclura que Maximin, malgré 337 r°, qui appartient évidemment à la même œuvre
son nom romain, était vraisemblablement, lui aussi, antiambrosienne que le début. Cette discussion est, à
d'origine gothique; que dès lors il faut chercher sa coup sûr, un fragment des Actes d'Aquilée, mais à
patrie dans les régions danubiennes, où les Goths, partir du fol. 337 v°, jusqu'à la fin, fol. 349 r°, elle
convertis au christianisme arianisant par Ulfila, prend l'allure d'une invective serrée à l'endroit
étaient venus s'établir au milieu du iv e siècle. Voir d'Ambroise et de la doctrine qu'il a fait prévaloir au
J. Zeiller, Les origines chrétiennes dans les provinces concile de Sirmium de 375. Les avis sont partagés sur
danubiennes, p. 446 sq. l'appartenance de cette dernière pièce. Est-elle une
2° L'auteur de la Dissertatio Maximini contra production de Maximin lui-même, comme l'a pensé
Ambrosium. —Si la précédente conjecture est exacte, Fr. Kaufîmann, ou bien une longue citation faite
on ne doit pas s'étonner de voir ce Maximin très au par lui d'un ouvrage spécial de Paliadius contre
fait des événements religieux qui se sont déroulés, Ambroise? Cette dernière hypothèse, proposée d'abord
dînant le dernier quart du iv° siècle, dans la même par L. Saltet, et à laquelle s'est rangé J. Zeiller, nous
région danubienne. On sait avec quelle vigueur saint semble la plus probable.
Ambroise, évêque de Milan, y avait mené la lutte La solution de ce petit problème a quelque impor
contre l'arianisme. En 375, il avait réussi à donner un tance pour fixer la date de la Dissertatio. Si l'on admet
successeur catholique à Germinius, évêque de Sir- en effet que Maximin est l'auteur de la diatribe finale
mium, acquis au symbole de Rimini; et le concile contre Ambroise, il faut placer la composition de tout
qu'Anémius, ce nouvel élu, n'avait pas tardé à réunir, l'ensemble avant la fin de 384, puisqu'il y est- parlé
avait contribué à promouvoir dans tout Vlllyricum du pape Damase (t 11 décembre 384) comme s'il
une réaction nicéenne, bien nécessaire après les était encore vivant, fol. 344 r° et v°. Si Maximin, au
longues années de la domination homéenne. Un peu contraire, ne fait que transcrire ici un texte de Palia-
plus lard, en septembre 381, le concile d'Aquilée dius, la composition de la Dissertatio peut être retardée
continuait l'œuvre d'assainissement; deux évêques de quelques années, sans que l'on puisse beaucoup
illyriens, PaJladius de Ratiaria, et Secundianus de dépasser 397, date de la mort d'Ambroise : on ne
Singidunum, n'ayant pas voulu renoncer à l'homéisme, polémique guère contre un mort avec i'acharnement
avaient été déposés. La situation d'Auxence, évêque que Maximin déploie contre l'évêque de Milan.
de Duroslorum, avait été ébranlée, elle aussi; et celui- Cette hypothèse admise, on voit tomber l'une des
ci, contraint d'abdiquer ses fonctions, se réfugierait plus fortes objections qui aient été faites à l'identité
en 383 à la cour de l'impératrice Justine, où il ne de l'auteur de la Dissertatio avec le contradicteur
tarderait pas à créer de sérieux embarras à saint d'Augustin. Il est difficile, pense O. Bardenhewer,
Ambroise. de faire un même personnage du polémiste qui, en 383,
Or ces deux événements sont vivement exploités prend si vivement à partie Ambroise et de l'aumônier
contre Ambroise de Milan dans un texte qui s'est golh qui s'en va, 45 ans plus lard, provoquer Augustin
conservé d'assez curieuse façon. — Dans les marges à Hippone, Altkirchliche Littcralur, t. iv, p. 479, n. 1
supérieures, latérales et inférieures du Parisin. lat. Encore que ceci n'ait rien de tout à fait invraisem-
8907, lequel contient, entre autres, les deux premiers blable, la difficulté s'atténue sérieusement si l'on
livres du De fide de saint Ambroise et les Actes du rabaisse, comme il semble possible, d'une quinzaine
concile d'Aquilée, on trouve, d'une écriture nettement d'années la date de la Dissertatio. Le plus difficile, c'est
différente de celle du ms. quoique à peu près du de prouver l'identité de l'adversaire d'Ambroise et du
même âge, un texte latin où revient fréquemment !a contradicteur d'Augustin. On ne peut rendre accep-
phrase Maximinus episcopus dicit. Ce texte est d'ail- table cette conjecture que par les considérations que
leurs en fort mauvais état, et il est impossible d'en nous avons faites au début sur le pays d'origine du,
469 MAX M I I N 470
Maximin de 127, et les accointances danubiennes de liset examinés par qui veut se faire une idée précise
l'auteur de la Dissertatio. Toute fragile qu'elle soit, du néo-arianisme.
l'hypothèse, présentée d'abord par Kauffmann, a reçu 4° L'auteur de Z'Opus imperfectum in Matthjeum.
l'assentiment de Zeiller; Kxilger s'y rallie avec un peu — De cette littérature le monument le plus considé-
d'hésitation dans Schanz, Gesch. der rômischen I.itte- rable est, à coup sûr, le recueil de 54 homélies sur saint
ratur,t îv b, 1920, p. 438 sq., et aussi Rauschen-Wittig,
. Matthieu qui ligure, d'une manière si surprenante,
Grundriss der Patrologie, 9° édit., 1926, p. 345. parmi les œuvres de saint Jean Chrysostomc, P. G.,
3° L'auteur des truites et sermons faussement attribués t. i.vi, col. 611-946. Commentaire continu du premier

à Maxime de Turin. —
En établissant son édition des évangile, l'ouvrage est incomplet en bien des endroits,
oeuvres de saint Maxime de Turin, Bruni avait utilisé d'où le nom d'Oplis imperfectum in Matthseum qui lui a
un ms. de Vérone, (actuel LI, ancien 49), auquel il avait été donné de bonne heure. Tout le Moyen Age latin,
emprunté le Tract, iv, Contra paganos, le tract, v,
: jusqu'à Érasme, l'a considéré comme une traduction,
Contra Judxos, et les Exposiliones de capitulis evange- d'ailleurs mutilée, d'un commentaire de Jean Chryso-
liorum. Voir P. L., t. lvii, col. 781-794; 793-806; stome, fermant plusoumoins volontairement les yeux
807-832. Ce même ms. avait été exploité en ces derniers sur l'arianisme qui y transparaît à maint endroit. Des
temps par C. H. Turner, qui avait publié d'après lui, tentatives furent faites d'ailleurs pour amender dans
toujours sous le nom de saint Maxime, d'une paît une le sens orthodoxe une rédaction dont on attribuait
édition infiniment meilleure du Contra paganos et du les défauts aux insuffisances du traducteur, ce qui
Contra Judeeos, Journal of iheological sludies, 1916, explique l'histoire assez mouvementée du texte, qu'a
t. xvn, p. 321-337; 1919, t. xx, p. 293-310, d'autre esquissée Fr. KaufTmann, Zur Textgeschichte les
part divers sermons inédits Ibid., 1915, t. xvi,
: Opus imperfectum in Matthœum, Kiel, 1909. L'appar-
p. 161-176 (7 sermons); p. 314-322 (5 sermons); tenance à Chrysostome n'est plus acceptée par per-
1916, t. xvn, p. 225-232 (3 sermons). sonne, et, sauf l'exception de J. Stiglmayr, tout le
Toutefois une publication antérieure de Turner monde est d'accord aujourd'hui pour y reconnaître
aurait dû lui inspirer quelque défiance à l'endroit de non une traduction, mais une œuvre originairement
l'origine de ces diverses pièces. En 1911, en effet, ce composée en latin.
même critique avait publié sous ce titre An arian : Ce commentaire est un travail extrêmement remar-
sermon from a ms. in the Chapter library of Verona, quable, qui mériterait, tant du point de vue de l'exé-
un texte incontestablement arien, emprunté au gèse que de celui de la doctrine une étude approfondie.
même ms. de Vérone. Ibid., t. xni, p. 22-28. Cette Avec une grande habileté l'auteur fait sortir du texte
circonstance a donné l'éveil à dom B. Capelle, qui évangélique et les enseignements moraux qu'il com-
s'est convaincu que toute la première partie de ce porte, et les leçons doctrinales qui s'y peuvent rat-
ms. (jusqu'au fol. 136 r° pour le moins) n'était pas tacher. Préoccupations de moraliste et soucis de polé-
autre chose qu'un homiliaire de l'évêque arien mique contre la doctrine de Nicée se partagent l'au-
Maximin. Revue bénédictine, 1922, t. xxxiv, p. 81-108; teur. Aussi bien la doctrine de Bimini, qu'il expose
cf. p. 224-233. D'une paît en effet tout le lot des parfois sur un ton de singulière piété, traverse-t-elle,
productions groupées dans cette première partie au moment où il écrit, un fort mauvais pas. Mais Dieu
(dom Capelle en donne la suite p. 82), est incontesta- ne l'abandonnera pas, ni ceux qui lui sont fidèles
blement du même auteur; et, d'autre part, cet auteur malgré tout; le triomphe de la vérité sur l'erreur est
est un arien, et un arien militant. La comparaison certain, les adversaires de la saine doctrine finiront
entre les textes de Vérone et les explications fournies tôt ou tard par recevoir le châtiment mérité. Tout cela
par Maximin, le contradicteur d'Augustin, montre dit d'ailleurs sur un ton de grande modération, par
que l'on a affaire avec le même personnage. Ainsi quelqu'un qui parle d'autorité et semble jouir parmi
Maximin est bien l'auteur des diverses productions ceux qu'il exhorte d'un prestige incontesté. Une
qui figurent dans le ms. LI de Vérone; et le ms. partie des homélies semble avoir été prononcée de vive
d'ailleurs a dû porter autrefois le nom même de voix d'autres sont adressées par écrit à une commu-
;

Maximin, comme il résulte d'un catalogue sommaire nauté dont l'auteur se trouve momentanément séparé.
des mss. de Vérone ajouté par MafTei à son Istoria La date de composition est relativement facile à
teologica (1742). déterminer. L'ensemble remonte à une époque où la
Les conclusions de dom Capelle nous paraissent doctrine homéenne est en recul devant une réaction
tout à fait plausibles. Elles ne font d'ailleurs que ren- catholique appuyée par l'autorité civile. Ce ne peut
forcer l'hypothèse qui identifie l'auteur de la Disser- guère être, bien qu'on l'ait soutenu, la période qui
tatio contra Ambrosium et le Maximin de la Collatio. suivit en Italie et en Afrique la conquête byzantine du
Encouragé par- sa trouvaille, dom Capelle essaie d'aug- vi e siècle; divers indices (doute sur la canonicité de la
menter encore le bagage de Maximin, en po.tant à son 11* Joannis, ignorance des écrivains ecclésiastiques
compte un certain nombre des fragments ariens publiés postérieurs à saint Jérôme, de certaines institutions
jadis par Ma: et reproduits dans P. L., t. xm, col. 593- ecclésiastiques) empêchent de s'arrêter à une date
632. M. Zeiller avait proposé l'attribution en bloc de aussi basse. Mieux vaut remonter jusqu'aux dernières
ces fragments à Palladius. Op. cit., p. 490 sq. dom
; années du IV e ou au début du v« siècle, alors que se
Capelle voudrait mettre à part les fragments i, n, ni, iv prononce la réaction catholique inaugurée par Théo-
et xiv « qui trahissent leur commune origine » et lui dose le Grand. La patrie semble d'abord plus difficile
paraissent être de Maximin. Par contre il n'y aurait pas à retrouver; pourtant, éliminées diverses hypothèses,
lieu d'attribuer à celui-ci ie Sermo arianorum reproduit il semble qu'il faille s'arrêter aux provinces les plus

et réfuté par saint Augustin. P. L., t. xlii, col. 678-708. orientales de l'Empire où se parlait le latin. « Si
Du moins pourrait-on penser « à une dépendance l'auteur, dit J. Zeiller, est de culture romaine, il a vécu
indirecte, par exemple à l'utilisation d'un traité de dans une région où s'étaient introduits des éléments
l'évêque arien par les auteurs du sermon ». Revue barbares les allusions que renferme son Commentaire
:

bénédictine, toc. cit., p. 106. à la vie politique, sociale et économique, telle qu'il a
L'avenir dira ce qu'il faut retenir de ces diverses pu l'observer autour de lui, dénotent un homme au
conjectures. Ces travaux d'approche ont, tout au courant des mœurs germaniques. Il parle de l'élection
moins, l'avantage d'attirer l'attention sur la littéra- des rois et des royautés contemporaines; il semble
ture arienne de langue latine. Elle est si mal connue vivre au milieu de gens qui ne pratiquent que la guerre
que tous les débris doivent être soigneusement recueil- ou l'agriculture et ignorent le commerce; il mentionne
471 MAXIMIN — MAXIMIN D'AIX 47^

l'usage gothique de donner aux enfants des noms sus- impossible que telle idée favorite et bien caractéris-
ceptibles de leur conférer les qualités qu'on leur tique ne revienne pas sous une forme ou sous une
souhaite. Mais, dans le même endroit, il appelle autre. Comparer Malth., v, 11 P. L., t. lvii, col. 821,
: ;

barbarie génies les peuples qui se distinguent par ces et P. G., I. j.vi, col. 6X5-686; Malth., n.ll Journ. of
:

pratiques. S'il est lui-même Germain de naissance, c'est theol. stud., t. xvi, p. 162, et P. G., col. 642; Matth.,
donc un Germain de l'Empire, un Germain civilisé m, 15; J. T. S., p. 164, et P. G., col. 658; Matth., u,
ou dégermanisé. » Les origines chrétiennes, p. 478. 16 sq.; J. T. S., p. 315, et P. G., col. 644. Par contre
Tous ces indices nous invitent à chercher vers la une comparaison générale du style du Contra paganos
Thrace ou la Mésie la patrie de notre auteur, en ces (édit. Turner) et de l'Opus imperfectum se montrerait
régions où Valens avait cantonné les premiers Goths. plus favorable, nouVsemble-t-il, à l'identité des auteurs.
Dans ces conditions, pense M. Zeiller, il semble que Il reste néanmoins que les divers ouvrages que nous

l'on ait quelque droit d'attribuer à Maximin, l'auteur venons sommairement d'étudier appartiennent a coup
de la Dissertalio contra Ambrosium, la paternité de sûr à une même famille. C'est ce qui justifiera leur
l'Opus imper fectum. Les autres auteurs de cette région groupement sous le nom de Maximin, groupement
que nous connaissons (assez mal, d'ailleurs) se trou- tout provisoire, en attendant que de nouvelles recher-
vent exclus Ulfila, Palladius.le second Auxencc, par
: ches aient permis d'éclairer ce point d'histoire litté-
des considérations chronologiques diverses. Reste donc raire.
Maximin. « Il fut un écrivain fécond puisque, outre le Les textes dont il a été question au cours de l'article
développement de la Dissertalio de Palladius contre ont été publiés comme suit La Dissertalio Maximini, par
:

Ambroise, nous possédons de lui une Disputatio contre l"r. Kauffmann, _4i/s der Scliule des Wulfila : Auxenti
saint Augustin, et que, l'évêque d'Hippone ayant DOROSTORENSIS El'ISTULA DE FIDE, V1TA ET OBITU WUL-
renouvelé la controverse dans un traité spécial, Maxi- filae, im Zusammenhang der Dissertatio Maximini
min promit et vraisemblablement publia une réplique contra Ambrosium, Strasbourg, 1899; les traités et ser-
dont ie texte ne s'est pas conservé. » Ibid., p. 473. Mais mons provenant du ms. de Vérone par C. II. Turner dans le
Journal of theological sludies, voir énumération des pas-
l'auteur de l'Opus imperjectum est aussi un écrivain
sages, col. 469; l'Opus imperfectum in Malthœum, dans
fécond; il avait composé (il nous en avertit lui-même, P. 67., t. lvi, col. 611-946; le Sermo arianorum, dans P. L.,
P. G., t. lvi, col. G80, 726, 802) des commentaires sur t. XLn, col. 677 sq. les Sermonum arianorum fragmenta anti-
;

Marc et Luc; il polémique contre la doctrine nicéenne quissima (d'après Mai, Vêler, script, nova collect., t. m b,

de la même façon que le contradicteur d'Augustin; ii p. 208) dans P. L., t. xm, col. 593-652.
utilise, sembie-t-il, un texte biblique analogue. Mais, Les travaux importants ont été signalés au cours de
l'article; renseignements plus completset abondante biblio-
surtout, il a un point de doctrine commun avec lui et
graphie dans J. Zeiller, Les origines chrétiennes dans les
qui lui semble particulier; le contradicteur d'Augustin
provinces danubiennes de l'Empire romain, Paris, 1918,
et l'auteur de l'Opus imperfectum nient tous deux la
p. 474-505. Voir aussi O. Bardenhewer, Gesch. der altldr-
conception du Christ par l'opération du Saint-Esprit. chlichcn Litercdur, t. iv, 1924, p. 479 sq.; Rauschen-Wittig,
Comparer Op. imperf., P. G., t. lvi, col. 634, et S. Au- Grundriss der Patrologie, 9 e édit., 1926, p. 345.
gustin, Contra Maximinum lisereticum, II, xvn, 2, É. Amann.
P. L., t. xlii, col. 784. On entendra que, de part et 2. MAXIM IN D'AIX, frère mineur capucin de
d'autre, est niée non la conception virginale, mais le la province de Provence, se nommait au siècle Pierre
fait qu'elle s'est accomplie par l'œuvre de l'Esprit. Gigots et appartenait à une famille d'avocats. Entré
Créature du Fils, qui lui est supérieur, ia troisième jeune encore en religion, le 25 septembre 1624, il mou-
personne n'a pu que sanctifier Marie, mais c'est la rait à Aix en 1687, après avoir rempli différentes
Sagesse de Dieu (autrement dit le Verbe) qui s'est charges dans son ordre. En 1667 paraissait à Mons la
édifié le temple où il a habité. « Concluons, ajoute célèbre traduction du Nouveau Testament, commencée
J. Zeiller, qu'il y a de très fortes présomptions pour par Antoine Le Maistre et continuée par son neveu
que l'Opus imperfectum soit sorti de la plume de Isaac Le Maistre de Saci et Antoine Arnauld. Attaquée
l'évêque Maximin. » Ibid., p. 480. dès son apparition, condamnée par l'archevêque de
A vrai dire, dom Capelle ne se rallie pas à cette Paris et le Conseil d'État avant de l'être par Clé-
démonstration. Le bagage littéraire de Maximin qu'il ment IX, le 20 avril 1668, la traduction fut défendue
vient d'enrichir de tout ce qui lui avait été ravi par par Arnauld et Nicole. Le P. Maximin composa contre
Maxime de Turin, ne lui semble pas autoriser l'attri- elle et ses défenseurs un ouvrage qui rencontra des"
bution à cet auteur de l'Opus imperfectum. La compa- oppositions même avant de voir le jour. Bien que muni
raison entre les sermons du ms. de Vérone et les de toutes les approbations officielles, l'auteur se vit
homélies de l'Opus, ne plaide guère, il faut l'avouer, refuser le Privilège du roi pour l'impression, et ce ne
pour l'identité d'auteur. Dom Capelle signale d'une fut que deux ans après l'avoir achevé qu'il put le taire
-manière générale que la manière n'est pas la même; paraître hors de France. Il a pour titre Réflexions sur
qu'en particulier la préoccupation pratique de mora- les vérilcz évangéliques, contre les passages que les tra-
liser, si apparente dans les homélies, ne se retrouve ducteurs de Mons ont corrompus dans le Nouveau Tes-
guère dans les sermons, beaucoup plus tournés vers la tament de Nostre Seigneur Iésus Christ, traduit en
parénèse à tendance dogmatique. Il y a plus. Une françois, selon l'édition Vulgate, avec les différences du
comparaison attentive entre les passages parallèles Grec et les Réponses qui détruisent la Défense de la
:

dos homélies de l'Opus et des sermons de Vérone, nous traduction du mesme Nouveau Testament imprimé à
a montré qu'il n'y a jamais de rencontre entre les deux Mons, qui anéantit la plupart des articles de la Foi),
textes dans l'explication du même passage évangé- et des Sacrements de l'Église, in-4°, Trévoux, 1681.
lique. Ces passages sont, à la vérité, assez rares; par L'auteur y fait voir les erreurs doctrinales que favo-
un malheureux hasard, il se trouve, en effet, que les rise cette traduction. Le livre du P. Maximin irrita les
péricopes expliquées dans les sermons figurent rarement jansénistes, qui trouvaient chez les capucins de nom-
dans les homélies. Mais il est bien extraordinaire que, breux et vigoureux adversaires; aussi l'un d'eux,
dans la demi-douzaine de textes évangéliques qu'expli- Jean Barbier d'Aucour, publia sous le voile de l'ano-
quent en commun les sermons et les homélies, il nyme un Manifeste ou la préconisation en vers burles-
n'y ait aucun rapprochement, ni d'expression, ni ques d'un nouveau livre intitulé Réflexions sur les véritez
d'idée entre les deux développements. Sans doute, un évangéliques, contre la traduction et les traducteurs de
prédicateur développant un thème évangélique n'est Mons, par les R. P. Capucins de Provence, Riorti,
pas obligé de se répéter chaque fois, mais il est presque 1681, 1683. Ce poème burlesque est un tissu de vul-

473 M \ XI MIN D'AIX MAZOLINI 474

gaires injures contre le P. Maximin et ses confrères. Abrégé de la dévotion du Rosaire de la Mère de Dieu,
« Leur rage ne fut point assouvie, écrit le P. Calixte in-12, de 192 pages, qui eut cinq éditions en six ans
de Brignoles, ils attaquèrent la forme de cet ouvrage (1679-1685).
et ils parvinrent par leurs brigues à le faire regarder Mais Joseph Mayol est surtout connu pour sa
comme un ouvrage suspect, parce qu'il avait été Summa moralis doclrinœ thomisticœ circa decem praz-
imprimé dans les pays étrangers. Ils surprirent une cepta decalogi : Item virlulum theologicarum fidei, spei
lettre à M. Le Tellier, chancelier de France, par et caritalis, vitiaque illis opposita, nec non circa propo-
laquelle il ordonnait au Provincial des capucins d'en siliones morales de. hac maleria ab Ecclesia damnalas,
saisir tous les exemplaires et de les envoyer à M. de variis in locis sparsas. Qua; omnia ad rigidam scholas-
Morand, intendant de Provence. Celte lettre datée du tiese disputationts trutinam ponderantur, juxta i/i-
21 janvier 1G82 eut son efTet et rendit cet excellent ceneussa tutissimaque doctoris angelici D. Thomas
livre assez rare. » Aquinatis dogmata, cujus vera mens inler laxiores et
rigidiores novellislarum opiniones média dependilur,
Acliard, Dictionnaire liisiorique des hommes illustres de
Provence, Aix, 1783-1S77 (art. Henri de la Seyne); Bernard Avignon, 1704, in-4». Échard néglige de préciser
de Bologne, Bibliothecascriptorum ord. min. capuccinoriim, qu'il s'agit de deux volumes, l'un de 440 pages et
Venise, 1747; Hurler, Xomenclalor, 3 e édit., t. iv, col. 460. l'autre de 366 pages, imprimés sur deux colonnes en
P. Edouard d'Alençon. caractères très serrés. Il s'agit même de bien davan-
IWAYER Christophe, né à Augsbourg en 1564, tage que d'un simple -exposé du Décalogue. En vrai
entra dans la Compagnie de Jésus en 1582, et ensei- thomiste, Mayol part d'un traité complet des vertus
gna les diverses sciences ecclésiastiques à Passau, théologales, avant d'aborder la vertu générale de jus-
Brixen, Gratz et Vienne. Il mourut en cette dernière tice et les vertus particulières que suppose chaque
ville le 11 octobre 1626. Il reste de lui un volume de précepte du Décalogue. Il étudie, à la manière de
controverses contre les protestants qui eut sa célébrité saint Thomas dans sa Somme, les vices correspondants
et fut souvent réimprimé. Octo fidei controversix ob à chaque vertu et il entre, de plus, dans des considé-
quas solas plerique hoc tempore difficultalem hubcant rations pratiques appropriées aux préoccupations des
redeundi ad Ecclesiam manifeste catholicam, 1 vol. in-8°, casuistes modernes. Dans cette vaste synthèse morale,
Cologne, 1622; Vienne, 1622; Nuremberg, 1626; il en veut surtout à ces casuistes auxquels, dit-il, il

Cologne, 1627. On y traite successivement des ne répugne pas « de flotter à tous les vents de la doc-
œuvres, de la communion sous les deux espèces, de la trine » pourvu qu'ils réussissent à « aduler » les
présence réelle, du purgatoire, du culte des saints, hommes. Avec quelque préciosité, il explique qu'il
des images, des reliques, enfin de la tradition. Lupe- vogue, entre Charybde et Sylla, sur la mer agitée par
nius, Biblioth. realis théologien, t. n, p. 656, en signale la querelle du jansénisme et du laxisme.
une traduction allemande de 1629 Sechs streitige
:
Quétil-Échard, Scriptores ordinis prœdicalorum, Paris,
Religionspunctcn darinn manche anstelien und eben 1721, t. il, p. 765; Hurter, Nomenclalor, 3 e édit., t. îv,

durum catholisch zn werden bedencken tragen. De fait, col. 944.


l'académie de Leipzig demanda à Jean Hofer de M.-M. Gorce.
réfuter l'ouvrage, qui lui paraissait fort dangereux 1. MAYR Antoine, né à Nesselwang (Bavière)
pour la cause luthérienne. Or l'étude que fit Jean en 1673, entra dans la Compagnie de Jésus en 1689,
Hofer de l'argumentation de Christophe Mayer le et fut longtemps professeur de théologie scolastique
convertit lui-même au catholicisme; il se fit même aux universités de Fribourg-en-B. et d'Ingolstadt. Il
jésuite, comme le narre agréablement Mgr Raess, mourut en 1749. —
Son œuvre imprimée, assez volu-
Die Convertiten, t. v, p. 387-398. mineuse, comprend d'une part deux cours complets,
:

l'un de théologie scolastique, en 8 vol. in-8°, publié à


Soinmervogel, Bibliothèque dt la Compagnie de Jésus, t. v.
col. 799; Hurter, Xomenclalor, 3° édit., t. ni, col. 738-739. Ingolstadt de 1729 à 1732 (édit. en 2 vol. in-fol., ibid.,
É. Amann. 1732), l'autre de Philosophia peripatetica, en 4 vol.
MAYNARD, docteur en théologie et chanoine in-4°, Ingolstadt, 1739 (réédit. à Venise, 1745. et à
de Saint-Sernin de Toulouse, avait publié, à Nantes, Genève, 4 vol. in-fol.) d'autre part deux traités spé-
;

1720, des Lettres d'un théologien catholique où il invi- ciaux Tractatus theologicus de primo et secundo adventu
:

tait les réformés à entrer en conférence avec lui sur Chrisli Domini, ejusque vita in terris, item de geslis ac
la religion. Armand de la Chapelle, pasteur de l'Église privilegiis B. Virginis ac plurium Salvatoris nostri
wallonne de la Haye, ayant répondu, le chanoine fit consanguineorum aul familiarium, in-8°, Ingolstadt,
paraître : La religion protestante convaincue de faux 1742; Quœsliones thcologicœ de contritione, in-4°, ibid.,
dans ses règles de foi particulières, 2 vol. in-12, Paris, 1746.
1740, ouvrage qui est fort loué par le Journal des Soinmervogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus,
Savants, 1741, p. 62. t. 807 Hurter, Nomenclalor, 3= édit., t. iv, col. 1337;
v, col. ;

Richard et Giiaud, Dictionnaire des sciences ecclésias-


É Amann.
tiques, édit.de 1824; Jôchcr-Rotermund, Gelchrten-Lexicon, 2. WIAYR Antoine, de la Compagnie de Jésus
t. iv, 1813, qui commet une assez jolie bévue, répétée par (1710-1772), a laissé un De locis theologicis, vera reli-
Hurler, Xomenclalor, 3« édit., t. IV, col. 1107. gione et Ecclesia, in-8°, Augsbourg, 1771.
É. Amann. Sommervogel, Bibliothèque, t. v, col. 809.
MAYOL Joseph, frère prêcheur (xvn° siècle). É. Amann.
Natif de Saint-Maximin, il fit ses études théologiques MAZOL1NI Silvestre, dit SH.VESTRE
au couvent d'Avignon, puis enseigna dans divers PRIERIAS, (on trouve aussi les orthographes
collèges dominicains du midi de la France, en même Mazzolini et Mozolini), frère prêcheur piémontais
temps qu'il donnait carrière à un réel talent de prédi- (1156-1523). —
Il naquit en 1456 à Prierio, près d'Asti,
cateur. Il mourut en 1701 après avoir rempli d'impor- cl prit à quinze ans l'habit dominicain au couvent
tantes charges dans son ordre, notamment celle de de Gênes. Ses qualités religieuses et intellectuelles
provincial de Toulouse. Fin lettré et, comme dit son lui valurent rapidement le magistère en théologie. Il
contemporain Échard, Musei ac librorum cultor assi- devint donc régent du collège des dominicains à
duus, Mayol était un théologien précis et profond, ('.es l'université de Bologne et y fut par l'éclat de sa parole
deux qualités dont la rencontre est peu commune firent un professeur célèbre. Le sénat d<' Venise rechercha
le charme de sa personnalité et assurèrent le succès de ses services et l'on se demande s'il n'a pas enseigné
divers opuscules qu'il composa, en particulier de son plusieurs années ù l'université do Padoue. Prieur à
475 MAZOLINI 476

Milan, à Vérone, à Côme, supérieur majeur de sa affaire compliquée, Prierias vit très juste. Il discerna
congrégation de l'une et l'autre Lombardics en 1508, que la plus fondamentale des doctrines luthériennes
de nouveau prieur à Bologne en 1510, on le retrouve étail celle qui, sous couleur de limiter le pouvoir du
en 1511 à Home où il avait été appelé par le pape pape relativement aux indulgences, battait en brèche
Jules II. En 1515 comme la charge de Maître du la suprématie de la primauté romaine. Léon X de-
Sacré Palais était vacante, le pape Léon X, sur les manda lui-même à Prierias de prendre position, en
conseils du cardinal Cajétan, confia cette charge, par orthodoxe, contre l'hérésie naissante. Prierias imagina
bref du 15 novembre, à Mazolini qui devait l'occuper un dialogue qui visait spécialement les prœsumpluosas
jusqu'à ce qu'il mourut de la peste en 1523. Martini Lutheri conclusiones de potestate papse, et
La dernière page du Conflati ex angelico doctore attaquait directement la doctrine de Luther à propos
S. Thoma primum volumen de Mazolini, contient la de l'Église romaine. L'ouvrage était solide, rempli
liste de ses ouvrages Commenlurium in spheram;
: d'arguments de bon sens, mais de composition rapide
In theoricas planetarum, Venise, 1515; Tzxlum dialec- et d'un ton non seulement vif, mais fort piquant. Écrit,
ticse, Venise, 1496; Brcvissimum epiloma Capreoli; dit-on, dès 1517, il fut répandu par l'imprimerie à tra-
Aliud epiloma Capreoli ejusdem cum addilionibus vers l'Allemagne et l'Europe dans le courant de 1518.
opinionum el nolabilium, Crémone, 1497; Aurea Rosa, Certains auteurs ont décrié ce premier traité de
Bologne, 1503; Quxstioncs ad Evangelia; Vila de la Prierias contre le luthéranisme naissant. Pallavicini,
scraphica cl fervenlissima amatrice di Jesu Christo dans son Histoire du concile de Trente, 1. I, c. vi,
salvatore santa Maria Magdalena ricolia cum moite n. 3, a élevé de violentes critiques dont le P. Hurter
nove historié. Milan, 1519; Parvum confessionale; s'est fait l'écho «:L'argumentation de Prierias se
Magnum confessionale; Trialogum de B. Magdalena ramène au simple argument d'autorité, disent-ils.
in spelunca, Milan, 1519; Scale del sanlo amore, imité Elle ne repose sur aucun contexte solide. Son style
d'Henri Suso; Rcjugio di sconsolati, également imité est dur et négligé. » Il est plus exact de dire qu'il
d'Henri Suso; Trialogum in Sol; Vita di la gloriosa n'y avait pas encore, sur la matière, les précieuses
regina del cielo per modo liistoriale; Stimma Summarum définitions du concile du Vatican pour éclairer la foi
quse Silvestrina dicitur nuperrime magna cum dili- des théologiens et des fidèles. Dès la première attaque
genlia recognila adjectis eliam adnotatiunculis et nume- des protestants, on ne pouvait demander à la première
ris hactenus non impressis, 1519, in-4°, I a pars., p. 790 riposte de Silvestre Prierias une teneur absolument
II a pars.,p. 777; Libellumde sublevalione inftrmanlium; scientifique. Il est déjà intéressant de constater qu'il
Brève compendium de secundis intentionibus, Bologne, s'est trouvé, au début même de l'apostasie de Luther,
1599; Brevis tractalus de exorcismis, Bologne, 1573; un scolastique de race pour frapper au point faible par
Quœstiuncula de œlerna veritate propositionum in un recours pertinent à l'Écriture et à la Tradition.
mater ia nalurali; Brève opusculum de judicio temerario D'ailleurs, Prierias n'avait pas voulu composer un
ad illuslrcm D. Matthseum Standardum; Definitiones traité didactique, mais une rapide réfutation où, pour
omnium legum ad fratrem Theramum de Janua; Consi- les besoins de l'exposé et de la contradiction, l'ordre
lium de Monte Pietalis; Consilium de facto retroven- même des thèses de Luther n'avait pas à être respecté.
dendi; Sermones prsedicabiles; Upusculus de immolât io ne Prierias s'en explique dans sa dédicace au pape tant :

agni spiritualis et sacrificio novœ legis; Malleum contra que Luther n'irait pas plus loin, il se bornerait à
Scosticas; Opus de irrefragabili el authora veritate énoncer les justes principes opposés aux erreurs nou-
Romanee Ecclesiœ Romanique pontificis contra Marli- velles. Ces principes, énoncés par Prierias avec la plus
num Luther um ordinis Eremitarum et sunl libri très : grande clarté et la plus absolue orthodoxie, sont au
1. De ipsa quam diximus veritate in se, 2. De ea quantum nombre de quatre sur la nature de l'Église, sur la
:

ad efjicaciam ejtis in Murtinum, 3. Forte eril Epitoma plénitude des pouvoirs spirituels du pape, sur l'infail-
diclorum; il est porté au titre In prœsumpliones
: libilité de l'Église, sur le concile et le pape. Acces-
Martini Lutheri conclusiones de potestate papse dia- soirement, Prierias donne une excellente théorie des
logus, Borne, 1518; Errata et argumenta Lutheri indulgences. Enfin, il se propose de poursuivre 'sa
recitata délecta et copiosissime trita, Home, 1590, in-4°; démonstration, si Luther poursuit son erreur.
Replica ad eumdem Lutherum; Epitoma responsionis Luther était trop avancé dans son évolution anti-
ad eumdem Lutherum; Conflati ex angelico doctore catholique pour entendre humainement raison. La
D. Thoma primum volumen, Pérouse, 1519. contre-attaque brusquée de Silvestre Prierias le mit
Il faut ajouter à cette liste De Strigimagarum
: au comble de la fureur. Il reçut son écrit des mains du
diemonumque mirandis libri très, una cum praxi cardinal Cajétan alors à Augsbourg, dans le courant
exactissima el ralione formandi processus contra opéras, d'août 1518. Le cardinal Cajétan lui remit également
Home, 1521; Dialogus de S. Paulo, Borne, 1516; La, une assignation, signée de Girolamo Gniorucci et de
sacra hisloria de S. Agnese da Montepoliciano dell'or- Prierias lui-même, ordonnant à Martin Luther de se
dim de predicadori, Bologne, 1514. On a attribué aussi rendre en cour de Rome, pour répondre aux imputa-
à Silvestre Prierias un commentaire des Sentences, tions d'hérésie et de mépris de l'autorité du Saint-
une défense de la doctrine de saint Thomas, un traité Siège. Soixante jours de délai lui étaient laissés pour
du naître, vivre et mourir, une introduction à la comparaître. Luther n'alla pas à Rome et.il adressa
logique, d'autres traités contre Luther. On a même au Dialogue de Prierias une réponse où il le couvrit
mis sous son nom, en manière de dérision, un violent d'injures personnelles. Le maître du Sacré Palais,
libelle d'inspiration luthérienne. vilipendé comme théologien officiel de la papauté et
Mazolini Prierias, comme maître du Sacré Palais, comme juge en matière doctrinale, eut pourtant la
avait fait partie de la commission chargée d'examiner longanimité de n'opposer, en cette même année 1518,
le cas de l'humaniste Reuchlin. Tout naturellement qu'une réplique d'un ton conciliant et où les attaques
il fut le premier à prendre part à la polémique catho- personnelles contre lui-même n'étaient pas relevées.
lique contre Luther, dès que celui-ci eut promulgué, Prierias publia ensuite un Epitoma, résumé de son
le 31 octobre 1517, les quatre-vingt-quinze thèses qui écrit précédent et préface d'un autre écrit plus vaste
firent scandale. Par-dessus la question des indulgences, qui devait paraître en 1520. Avant même que l'ou-
Luther attaquait toutes sortes d'abus réels ou pré- vrage projeté ne parût, Luther avait riposté par la
tendus. La papauté romaine elle-même était raillée, et plus vigoureuse négation de la papauté qui se pût
seul un léger voile de catholicisme apparent masquait imaginer. « Si ce que dit Prierias sur l'autorité du
sur ce point la profondeur de l'hérésie. En cette pape, écrit-il, est conforme à l'opinion du pape et des
477 MAZOLI.XI M V/ZOTTA 47S

cardinaux, faut proclamer publiquement que l'anlc-


il traité Deprsedeslinalioneel rsprobatione, in-1", Pérouse,
christ siège dans le temple de Dieu, et que la Curie 1579, et un traité De tribus coronis romani pontificis
romaine est la synagogue de Satan... Si le pape et les et de osculo ejus pedum, in-4°, Home, 1588.
cardinaux n'étouffent pas cette bouche de Satan Dupin, TabH des auteurs ceci. elu.WL siècle, col. 2116;
(c'est-à-dire Prierias), moi,.Martin Luther, je romprai Richard et Giraud, Dictionnaire des sciences ecclésiastiques,
d'avec l'Église romaine, le pape et les cardinaux édit. de 1824, t. xvi, p. 301; Hurter, Nomenclator, 3" édit.,
comme étant l'abomination de la désolation dans le t. in, col. 157.

saint lieu. Edit. de Weimar. t. vi. p. 328.


> É. AMANN.
Enfin parut à Rome le 17 mars 1520 legrand MAZZELLA Camille (18:53-1900). né à Vitu-
ouvrage attendu de Prierias, Errata et argumenta lano, diocèse de Bénévent, le 10 février 1833, entra
Martini Lutheri, qui devait être promptement réédité dans la Compagnie de Jésus le 4 septembre 1855. Les
à Florence en 1521, et à Rome en 1527. Il est divisé en troubles de 1800 le forcèrent à quitter l'Italie; il se
trois livres dont le troisième n'est qu'une réédition retira en France, où pendant quelques années il pro-
deVEpitoma. Dès le début, Prierias avait vu que la fessa la théologie à Lyon, puis il passa en Amérique
querelle des indulgences n'avait été qu'un prétexte, et au collège que la Compagnie venait de fonder à
que le vrai conflit portait sur l'autorité du pape. Aussi, Woodstock, près de Baltimore. Il y enseigna la théo-
plus que jamais reprenait-il les quatre thèses fon- logie jusqu'en 1878, date à laquelle il fut nommé, sur
damentales de son premier Dialogus. Luther négligea l'ordre de Léon XIII, professeur à l'université grégo-
de répondre à cette œuvre considérable. De son côté rienne. Sa fidélité aux doctrines thomistes le désigna
Prierias avait dit ce qu'il avait adiré. Il n'y revint plus. à l'attention du pape, qui le nomma cardinal évêque
On a prétendu que Léon X avait été mécontent de de Préneste, le 7 juin 1886. Il mourut à Rome le
l'attitude prise par Prierias dans cette dispute contre 26 mars 1900. Les quelques ouvrages publiés par lui
Luther, où le pape avait pourtant engagé lui-même sont le reflet de son enseignement professoral 1° De :

notre théologien. On a tout lieu de croire au contraire Deo créante, Baltimore, éditions ultérieures, Rome,
que Léon X s'en montra satisfait. L'ouvrage définitif 1880-1896; 2° De gratia, Woodstock, 1878; 5 e édit.,
de Prierias contre Luther comporte une lettre de félici- Rome, 1905; 3° De religione el Ecclesia, Rome, 1880;
tations du pape datée du 1U juin 1519. Amservicede la 5 e édit., 1896; 4° De virlutibus infusis, Rome, 1879,
papauté attaquée par Luther, Silvestre Prierias avait 4 e édit., 1894. On attribue également au cardinal
consacré toutes ses forces et tout son temps, laissant Mazzella un ouvrage anonyme, paru à Rome en 1892,
inachevé, comme il l'explique lui-même, son Conflatum Rosminianarum propositionum trutina, quas S. R. U.
ex angelico doclore S. Tlioma, la grande œuvre de toute inquisilio reprobavil, proscripsit, damnavit, commen-
sa vie. Son mérite était d'autant plus grand qu'il se taire de la condamnation portée par le Saint-Office en
sentait vieilli et au terme de sa carrière. 1887 contre la doctrine de Rosmini.
L'examen des ouvrages théologiques de Prierias Notice biographique sommaire dans la revue Sint
nous a conduit à cette conclusion, que les principes unum, t. i, p. 86, 87.
de ce théologien sont toujours strictement conformes É. AMANN.
à ceux de saint Thomas et de son école. Prierias ne MAZZINELLI Alexandre, théologien italien,
cherche pas à subtiliser et à faire des distinctions nou- t 1741, ne publia rien, mais un de ses élèves, Laurent
velles à propos de toutes les difficultés possibles. Plus Migliaccio, sur les exhortations de Benoît XIV, entre-
synthétique qu'analytique, son esprit saisit plus prit de donner l'œuvre de son maître Inslilutiones:

clairement les ensembles qu'il n'éprouve le besoin tlicologicœ dislribulœ in queesliones historiens, criticus,
d'interpréter les détails. Ce fut sa force et aussi sa fai- dogmaticas; il n'en est paru que le 1. 1, in-fol.; Païenne,
blesse dans la polémique contre Luther. S'il se fait 1744, qui traite des lieux théologiques, de Dieu, de la
l'éditeur deCapréolus, c'est en l'abrégeant, et si beau- Trinité, de l'Incarnation.
coup de ses écrits sont considérables par leur longueur,
Journal des Savants, 1744, p. 122; Richard et Giraud,
c'est qu'il y traite de sujets extrêmement vastes par Dictionnaire des sciences ecclésiastiques, édit. de 1824,
eux-mêmes. On doit citer comme plus remarquable t. XVI, p. 361 ; Hurter, Nomenclator, 3 e édit., t. iv, col. 1357,
son Aurea Rosa saper Evangclia totius anni, recueil n. 1.
d'homélies émouvantes précédé d'une importante dis- E. A'mann.
sertation sur les divers sens de l'Écriture selon MAZZOTTA Nicolas, né à Lecce, dans la Pouille
saint Thomas. Son Con/lati ex angelico doclore S. Tho- en 1669, entra dans la Compagnie de Jésus en 1690,
ma primum volumen, établi sur le plan de la Somme et, après avoir enseigné les lettres et la philosophie,
Théologique de saint Thomas, est, en 600 pages très fut appliqué à l'étude de la théologie morale. Il mourut
serrées de grand format, un lumineux traité De Deo à Naples, le 21 janvier 1737. On a imprimé de lui, après
Uno et Deo Trino. Ce vaste commentaire, s'il avait été sa mort, une théologie morale complète souvent réé-
poursuivi, eùt-il égalé Prierias à Cajétan et à Jean de ditée Theologia moralis in quatuor tomos distributa,
:

saint Thomas? Il serait téméraire de l'affirmer, et, en utque omnem rem moralem absolutissime complectens,
tout cas, notre auteur n'a pas dépassé la première Naples, 1748; Bologne, 1750; Venise, 1751; Augs-
partie de la I a pars. bourg et Cracovie, 1756; l'édition de Naples, 1756,
Mikashi,De Silvestri Prieriatts ord. prœd. Mag. en un in-fol., donne cette théologie comme rédigée
fid mentem prxcipue R. P. Claudii Lacroix celeberrimi
S. (1456-1523) vila el scriplis, Munster, 1892;
Palatii
Quétif-Échard, Seripiores Ordinis Pnedicatorurn, t. il, ejusdem socielatis theologi; ainsi fait aussi l'édition de
p. 55-58; Hurter, Nomenclator, 3* édit., t. (i, col. 1344- Venise, 1760, en 5 vol. in-8°. La disposition des matières
1347; Mortier, Histoire des maîtres généraux de l'ordre dis varie un peu selon les éditions; mais l'ordre général
(rires prêcheurs, t. V, Paris, 1912, p. 221 et p. 316; Pastpr, est le suivant théologie fondamentale (conscience cl
:

Histoire des Papis, édit. française, t. vu, p. 285-288 et 307-


lois); préceptes de Dieu et de l'Église; contrats et
308, utilise Lauchert, Les adversaires italiens de Luther;
restitution; sacrements en général; pénitence, ma-
X. Paulus, Johann Tclzel der Ableissprediger, Mayence,
1899; Catalani, De Magislro S. Palatii, Rome 1751, p. 109, riage; censures et irrégularités. Hurter loue le solide
sq.; KaluolT, Forschungen tu I.uthers romischen l'rozess, probabilisme de l'auteur; au xvm' siècle, plusieurs de
Rooie, 1903. ses assertions firent scandale en France; en 1762
M. -M. Gorce. l'ouvrage fut condamné par le Châtelel cl brûlé en
IV1 AZZARONMarc-Antoine (xvp siècle), natif
I place de Crève. C'est un des multiples épisodes de la
de Monterubbiano (Marche d'Ancône), a laissé un lutte contre le probabilisme et les jésuites. I.a théologie
479 MAZZOTTA — MEDECINS (DIVERSES OBLIGATIONS DES; 480

de Busembaum et celle de Lacroix avaient déjà été très bien que tel ou tel d'entre eux peut attendre un
condamnées en 1757 et 1758. peu. Dans aucun cas, même en temps d'épidémie, il ne
lui est permis de abandonner.
les
Sommcrvogel, Bibliothèque de la Compagnie da Jésus,
2° De pour un médecin de ne prescrire
l'obligation
t. v, col. 851-8Ô3; Hurter, Nomenclator, 3° édit., t. iv,
col. 1625; et comparer l'appréciation tort différente du
que des remèdes éprouvés et licites. —
Le médecin doit
Dictionnaire des sciences ecclésiastiques de Richard et soigner ses malades du mieux qu'il peut; donc il
Giraud, édit de 1824, t. xvi, p. 359 'IWazzotta est, ainsi que
: n'emploiera que des médicaments qu'il sait cire cer-
La.croix son modèle, un probabilistc des plus relâchés. » tains, les plus sûrs. S'il n'a pas le choix entre des
É. Amann. remèdes éprouvés et des remèdes douteux, il aura du
MEDA Philippe, éveque italien (1668-1733). — moins recours à ceux dont l'efficacité est plus pro-
Né à Milan en 1668, d'une noble famille, il lit ses bable. Lorsque l'état du malade est fort grave et que
études ecclésiastiques au séminaire de Milan, les le médecin n'a d'espoir que dans l'emploi d'un remède
compléta à Rome et fit d'abord carrière à la Rote douteux, pourvu d'ailleurs qu'il le juge inoffensif, il
romaine. Nommé administrateur des diocèses de peut et il doit l'essayer. Dans un cas désespéré, le
Crémone, puis de Spolètc, il obtint de Clément XI,- en médecin pourrait encore recourir à un remède dou-
1702, l'évêché de Conversano dans la Pouille. Sage teux et qui ne serait pas sans danger, c'est-à-dire apte
administrateur, il .laissa aussi un certain nombre ou à rendre la santé, ou à amener la mort plus vite,
d'ouvrages de dogme et de pastorale 1. Discorsi leo- : s'il conserve quelque faible espoir de sauver un malade
logici supra il giudizio universelle, Naples, 1724; 2. par ce moyen fort chanceux. S'agit-il d'expérimenter
L'incontinente senza scusa, 172S; 3. Sous le titre géné- un remède qui est encore assez mal défini, un médecin
ral Segrcti spirituaii morali les publications sui-
: ne saurait y recourir si le malade n'est pas perdu sans
vantes Corne si possa ageiwlmente intendere il gran
: ressource; il ne le peut, même avec son consentement,
ponto dell' eterna predestitiazione ô repr'ovazione, 1729; lorsque par là il met sa vie en danger. Le fait de mettre
Non esser tanii gl' ippocrili, ne probabilmente lanli gli en péril la vie des autres est toujours un mal, et jamais
uomini da bene, 1729; Per conoscere, se siasi ô no /alla il n'est permis pour faire l'essai d'un médicament nou-

una buona confessione sagramentale, 1730; Per andare veau, même du consentement d'un malade, d'exposer
al l'aradiso in currozza, 1730; Per iscuoprire se tal'uno sa santé ou sa vie. Un malade n'en dispose pas en
ami Iddio sopra ogni cosa ed il prossimo corne se stesso, maître. La raison qu'un remède une fois bien connu
1731 Per induire ogn'uno à volontieri osservare il
; deviendrait utile au public, qu'il servirait à procurer
precelto délia sanla quaresima, 1732. Philippe Meda la santé à beaucoup de gens, ne vaut pas; car il n'est
mourut dans sa ville épiscopale le 18 juillet 1733. pas permis de faire un mal pour qu'il arrive un bien.
Il n'est pas défendu cependant d'expérimenter un
Ughelli, Ilalia sacra, édit. de Venise, 1721, t. vu,
F.
col.718; P. Argelati, Bibliolhcca scriplorum mediolancn- remède, du consentement d'un malade, si ce malade
sium, Milan, 1745, t. n, col. 908. n'en doit éprouver qu'un mal léger, facilement répa-
É. Amann. rable. Lorsqu'un médecin hésite à se prononcer sur la
MÉDECINS (DIVERSES OBLIGATIONS nature de la maladie d'un client ou quand il ne sait
DES). — Les médecins, en premier tous
lieu, comme quelle médication il doit adopter, il est obligé de
ceux du reste, qui exercent une profession ou
bien le recourir aux conseils de confrères, ou même il ne doit
général et l'intérêt des particuliers sont sérieusement pas trouver mauvais que la famille demande une
engagés, ne doivent l'aborder qu'avec une science consultation.
compétente. Ils ont le devoir, en outre, de s'y consa- Les médecins ont le devoir de s'abstenir absolument
crer avec l'attention et le dévouement que la société de remèdes ou d'opérations que la loi morale interdit
et les malades sont en droit d'attendre d'eux. L'igno- comme illicites, tels que l'avortement, voir Avorte-
rance et l'incurie dans la matière seraient d'autant ment, t. i, col. 2613-2652, l'embryotomie, voir
plus répréhensibles que la vie humaine dont le soin Embryotomik, t. iv, col. 2409-2415, l'hypnotisme,
leur est confié, l'emporte davantage sur les autres voir Hypnotisme, t. vu, col. 357-365.
biens temporels. Un médecin est. tenu pour respon- On doit en dire presque autant de l'abus de la mor-
sable vis-à-vis des malades qu'il traite; si donc, par phine, de l'opium, de la cocaïne et autres anesthé-
une véritable faute théologique grave, il est manifeste- ,siants, lorsqu'on y recourt par habitude et à une dose
ment cause de la mort de quelqu'un d'eux, il est obligé telle qu'il y a lieu de craindre pour la santé du corps
en conscience, bien que la perte de la vie, en soi, ne se et de l'esprit. Le désir de soulager le malade en lui
répare point, d'indemniser les siens, ses héritiers d'une enlevant la conscience de son état ou le sentiment de
façon quelconque et qui est à débattre. son mal, n'est pas une excuse.
A la suite de cette observation préliminaire nous Il faut regarder comme illicites et injustes des opé-
groupons ici diverses obligations de l'ordre moral qui rations entreprises sur des malades sans leur consente-
incombent aux médecins. ment, et qui niellent leur vie en péril, ou même des
1° De l'obligation du médecin vis-à-vis des malades opérations auxquelles des malades se prêtent, sans en
qu'il entreprend de traiter. —
Il y a pour un médecin avoir le droit, parce qu'elles exposent leurs jours. Il
une obligation de charité à ne pas refuser ses soins à n'est, en effet, permis de s'exposer à la mort que dans
un malade pauvre et dont il ne recevra pas d'hono- l'espoir fondé de se guérir d'un mal grave, ou de faire
raires; l'obligation est grave, si personne autre ne se disparaître une infirmité dangereuse. Vu la facilité
trouve là qui s'en charge, et si lui-même le peut sans étonnante, chez beaucoup de médecins, de recourir à
un grave inconvénient. Le traitement que le médecin des opérations chirurgicales, d'user de remèdes nocifs
aura entrepris par une inspiration de charité, il est ou douteux, nombre de fautes contre la justice leur
tenu en justice, et par une sorte de contrat envers son sont imputables qui entraînent l'obligation d'indem-
client, de le poursuivre du mieux qu'il lui est possible; niser les victimes ou leurs ayants-cause.
ce malade, il ne lui est point loisible de l'abandonner, 3° De l'obligation pour un médecin vis-à-vis des
même dans un cas de contagion, mais seulement de malades qu'il traite, d'user des réserves nécessaires, de
le confier à un confrère qui accepte de le soigner. garder le secret professionnel et de ne p.as se désinté-
Quant au médecin à qui on remet des honoraires, il resser du salut de leur âme. —
Un médecin honnête
s'engage en justice, à se rendre auprès de ses malades évitera de regarder ou de toucher sans nécessité ou
à toute réquisition, même la nuit et malgré de sérieux sans une utilité évidente les parties délicates ou hon-
inconvénients pour sa santé, à inoins qu'il ne sache teuses du corps d'une femme; il ne pourrait se le per-
4SI MÉDECINS (DIVERSES OBLIGATIONS DES) MEDINA 482

mettre sans une faute plus ou inoins grave. A n'en pas de saint Thomas d'Aquin. A ce double titre, il jouit
douter, il pécherait mortellement s'il donnait aux de son vivant même d'une grande réputation, et ce
malades des conseils directement contraires au pré- fut le maître général de son Ordre qui lui enjoignit de
cepte de la chasteté. publier ses commentaires. - - Outre l'explication des
Un médecin traitant est tenu au secret professionnel soixante premières questions de la III a pars de la
vis-à-vis de ceux ijni le consultent, sur tout ce qu'il Somme tliéologique, In III iim parlem, Salamanque,
apprend ou découvre de leurs maladies. 1578; Venise, 1582 et 1602; Salamanque 1584 et
Un médecin sérieux, chrétien surtout, n'omettra 1596, Cologne, 1618, Médina publia un commentaire
pas d'avertir un malade ou son entourage du danger de la I a -II œ maintes fois imprimé. C'est sans fonde-
,

assez proche qu'il court, afin qu'il ne meure pas sans ment qu'on a assigné à ia première édition de ce der-
avoir reçu les sacrements et mis ordre à ses affaires. nier commentaire la date llottanle de 1571 ou 1572.
Il le fera par acquit de conscience, pour obéir au pré- La première édition, et qui se donne comme telle, est
cepte de la charité chrétienne ou tout au moins par un de 1577, Salamanque. D'autres suivirent en 1582,
sentiment d'honnêteté naturelle. A défaut d'autres Bergame, en 1586, Côme, en 1587, Saragosse, en 1588,
qui n'oseraient faire au mourant la pénible communi- Salamanque, en 1590 et 1602, Venise, en 1602, Barce-
cation, ou par un respect trop grand ou par crainte lone, en 1619, Cologne. On a également de Médina une
de ne pouvoir le persuader, le médecin ferait bien de Brève instruction en espagnol sur la manière d'admi-
l'avertir en personne. Il n'est dispensé de ce devoir que nistrer le sacrement de pénitence, Salamanque, 1580 et
s'il est certain moralement que son malade est en maintes rééditions, traduites en latin, Venise, 1601,
règle avec sa conscience et qu'il a rangé ses affaires, et en italien Venise, 1582, Ferrare, 1584.
ou, malheureusement, qu'il est tout à fait résolu Médina intéresse surtout l'histoire de la théologie
à repousser les secours de la religion. pour avoir, selon une opinion commune, formulé pour
4° De l'obligation pour le médecin de ne pas exagérer la première fois la théorie du probabilisme qui devait
ses prix, ni d'occasionner à ses clients des dépenses entraîner dans les siècles suivant une si profonde scis-
exorbitantes. — Les médecins ont le devoir d'épargner sion entre les moralistes. Afin d'étudier ce point par-
à leurs malades les frais inutiles. Ils pécheraient donc ticulier il convient dî procéder ainsi : 1. Le probabi-
si, dans une pensée de lucre et sans utilité aucune, ils lisme avant Médina; 2. La thèse de Mcdina; 3. L'in-
multipliaient leurs visites, s'ils exigeaient pour cha- teiprétation largement probabiliste de la thèse de
cune un honoraire excessif, s'ils faisaient durer outre Médina et sa destinée historique; 4. L'interprétation
mesure leur médication, ou encore s'ils prescrivaient stricte de la thèse de Médina.
des médicaments superflus, d'un prix trorj élevé. Il y a' 1° Le probabilisme avant Médina. — Avant Médina,
un prix communément reçu, déterminé par l'usage et certains auteurs ecclésiastiques anciens ont bien pu
auquel s'attend le maiade-qui fait appeler le médecin. recommander la modération .et la prudence en matière
L'honoraire est en rapport avec la difficulté, par de morale. Mais faut-il voir à l'école dominicaine de
exemple d'une opération chirurgicale, l'expérience tt le Saiamanque, dont Médina fut d'abord l'élève avant
renom du praticien, sa clientèle nombreuse, son dépla- d'être l'un des maîtres, se dessiner avant notre théo-
cement, ou encore la condition des personnes qui le logien les premiers linéaments du probabilisme? Non.
consultent. Ce sont là autant d'éléments dont un doc- Dans une partie originale d'un article du Dictionnaire
teur peut légitimement tenir compte. Cependant il ne apologétique de la Foi catholique, t. iv, coi. 316, le P. de
majorera pas ses prix au point de dépasser considéra- Blic mentionne seulement chez un des initiateurs de
blement ce que les médecins les plus réputés deman- l'école de Salamanque, Vittoria (f 1546), une thèse de-
dent à des gens qui ont de la fortune et pour des ser- là liberté en cas de doute : Vir literatus si repulct duas
vices ordinaires. opinioncs probabilcs, tune quam.cum.que opinionem
On ne pourrait taxer d'injustice un médecin qui sequatur non peccat. In I àm -II œ q. xv, a. 5, commcii
,

prescrirait à un malade perdu sans ressource, des médi- taire manuscrit delà Bibl. valicane, n. 1630. Melchior
caments inoflensifs, mais parfaitement inutiles. C'est Cano (î 1560) admet qu'au confessional on peut céder
chose permise, en raison du consentement présumé du à une conscience mieux éclairée que la sienne propre,
malade, si d'ailleurs la famille est dûment avisée et si en matière de probabilité du meilleur. Les autres
les frais occasionnés ne sont pas considérables. Dans thomistes de Salamanque, tel Dominique Soto (t 1560)
l'espèce on ne peut dire que les remèdes sont absolu- admettent, hors le cas in dubiis libcrlas, que le juge,
ment inutiles; ils sont pour cet infortuné un adoucisse- le médecin, le théologien doivent suivre le plus pro-
ment au moins moral! Ils l'empêchent de concevoir un bable dans leurs décisions professionnelles. Ainsi,
vif chagrin, de se désespérer comme quelqu'un qui se même à Salamanque, on ne peut vraiment pas dire
verrait abandonné et perdu. que Médina ait trouvé le probabilisme tout l'ait ou
même en formation.
Saint Thomas, Summa Iheologica, II l -II œ , q. lxiv, a. 8; 2° La thèse de Médina. — Ce que l'on considère
q. lxv, a. 1 ; q. lxxi, a. 1, a. 3, ad 1" : "; Lehmkuhl, Theo-
comme la charte du probabilisme est une disserta-
logia moralis, Fribourg-cn-Brisgau, 1890, t. i, p. 993-995;
tion concise et nette, insérée par Médina dans son
Noldin, Summa theologiœ moralis, Inspruck, 1911, n. De
prœeeplis, 713-746; Sebastiani, Summarium Iheologiœ mora- commentaire de la I a -IF°, comme explication de
lis,Turin, 1918, n° 385. Enfin d'une manière générale les l'article 6 de la question xix :Utrum volunlas con-
cours de Déontologie médicale. cordons rationi erranti sit bona? Médina réduit préa-
A. Thouvenin. lablement le texte de saint Thomas à trois propo-
1. MED SNA (Barthélémy de), frère prêcheur sitions, selon lesquelles la volonté vaut ce que vaut la
espagnol (1528-1580;. —
Né à Médina del Rio Sicco raison qui la commande. Si la raison se trompe, on
dans ia pro\ ir.ee de Léon, Médina entra dans l'ordre ne doit pas faire le contraire de ce qui paraîl à tort
de saint Dominique à Salamanque. Il occupa d'abord raisonnable, car s'écarter de l'apparence même de la
dans l'université la chaire de théologie consacrée en raison, c'est déjà pécher. Médina amplifie ces données
principe à l'enseignement des doctrines de Durand de en expliquant que, pour saint Thomas, la conscience
Saint-Pourçain, et qui était une des originalités de est un acte de la raison particulière en matière parti-
Salamanque. Médina occupa ensuite la première culière. La conscience faussée oblige <lc par la loi
chaire de théologie, depuis 1576 jusqu'à sa mort qui divine qui veut quel'on agisse selon sa conscience, et
advint le 30 décembre 1580. Dans cette chaire célèbre, il y a toujours péché à agir contre sa conscience.
il se fit le commentateur à la fois zélé et très personnel Des lors, si l'on ne se sent pas coupable d'avoir
DICT. DE THÉOL. CATIIOL. X. 16
483 MEDINA 484

faussé sa conscience, on n'a qu'à agir prudemment obligé d'accomplir ces actions plus parfaites. N'est-il
selon ce qu'elle prononce. Tant pis si l'on se trompe. pas permis d'enseigner dans les écoles une opinion
Ce même principe comporte qu'en cas d'hésitation probable et de la proposer, comme les adversaires nous
on prenne le parti le plus sûr à son jugement. In dubiis le permettent eux-mêmes? Il est donc permis de
tutior pars eligenda est. Néanmoins, si le parti le plus conseillerune telle opinion. Il est en effet permis de
héroïque est très préjudiciable à de légitimes intérêts, donner à une telle conclusion son adhésion intime. Il
on a le droit de défendre ces légitimes intérêts. Si le est donc permis de la proclamer publiquement. Ce
doute esl trop difficile à résoudre, on doit se renseigner confesseur ne peut pas forcer le pénitent à suivre
et'ne jamais prendre la solution la plus commode à la l'opinion la plus probable. En effet, il n'y a pas d'obli-
légère. Par exemple, une femme qui douterait si le gation à suivre l'opinion la plus probable. Enfin, si
mari qu'elle a est vraiment le sien, doit absolument l'on n'admettait pas cette présente thèse, on cause-
lui rendre les devoirs qu'une femme doit à son mari. rait la torture des âmes timorées. En effet il faudrait
On ne doit non plus absolument rien sous aucun
faire, toujours rechercher s'il n'y a pas d'opinions plus
prétexte que ce soit, contre la loi de Dieu. Si l'on probables. » Médina termine alors sa dissertation par
agit selon une opinion qui laisse le doute, on n'agit des généralités sur la conscience du scrupuleux qui
pas conformément à la droite conscience et l'on semble surtout pour lui un malade.
pèche. Si deux conduites paraissent également bonnes, 3° L'interprétation largement probabilistc de la thèse
comme l'explique Sbto, on a le choix. Par contre, le de Médina et sa destinée historique. —
Médina définit
confesseur parlant comme ayant autorité morale, il l'opinion probable comme étant celle qui est suffi-
faut obéir quelquefois à ses injonctions plutôt qu'à samment fondée, et d'un autre côté il considère une
son sens propre cela est conforme au bon sens et à la
: seconde opinion qui est la négation et la suppression
conscience. de la première et qui se trouve plus solidement fondée;
Mais ici se pose une question très grave. A-t-on le de sorte que, dans la complexité de l'action le oui et
droit de mépriser une opinion plus probable pour le non le vrai et le faux visant le même objet, pour-
suivre une opinion moins probable, mais encore pro- raient simultanément avoir d'excellents fondements,
bable? Soto, Sylvestre de Ferrare, Conrad, Cajétan optirna argumenta. On peut dire que la théologie de la
ne le pensent pas, craignant qu'on s'expose par là vie morale donnée par Médina, sans aller nécessaire-
au péril de pécher. Et puis, l'on peut estimer que cette ment jusqu'au laxisme, semble inclure un complet
latitude de suivre l'opinion relativement la moins probabilisme allant jusqu'au relativisme en matière
probable, n'est pas compatible avec je tutiorisme qui d'obligation morale. La liberté de l'homme, vis-à-vis
vient d'être recommandé en matière douteuse :que de sa conformité à la volonté de Dieu, jouirait donc
dirait-on d'un juge qui, ayant deux témoins diffé- de grandes possibilités. Cette doctrine est bien l'op-
rents en présence, rendrait sa sentence d'après le posé du jansénisme, du tutiorisme et même de l'augus-
moins probable? tinisme et du strict et authentique thomisme.
Cependant Médina demande, après avoir exposé La thèse de Médina fut répandue immédiatement,
cette manière de voir en matière de deux opinions notamment par Banez en 1584 et par les théologiens
inégalement probables, qu'on examine les choses dominicains non seulement espagnols, mais italiens,
de plus près, et qu'on considère ce que c'est en morale français et flamands. Aussi, lorsque certains jésuites
qu'une opinion probable, de façon à ce qu'on lui prônèrent une morale large et en établirent le fonde-
accorde de dire. « Il me semble que, si une opinion ment sur le probabilisme, expliquèrent-ils, avec l'un
est probable, il est permis de la suivre, lors même des leurs, Etienne Dechamps, Quœslio facti, 1659, que
que l'opinion opposée serait plus probable. » leur doctrine avait pour auteur Barthélémy de Mé-
« En effet, en matière de spéculation, on appelle dina "lui-même.
opinion probable celle que nous pouvons suivre sans 4° L'interprétation stricte de la thèse de Médina. —
péril d'erreur et de déception. Analogiquement, on On ne peut s'assimiler la thèse de Médina sans avoir
peut définir l'opinion probable en morale pratique bien compris la dictinction entre opinion spécula-
celle que nous pouvons suivre sans péril de péché. En tive et conscience pratique. La définition du pro-
outre une opinion probable, du fait qu'elle est dite bable que donne Médina n'est pas celle du « relati-
probable, est telle que nous la pouvons suivre sans vement douteux », du « demi-assuré seulement » mais ;

avoir à en être blâmé il y a donc une contradiction


: celle du certain en matière contingente. Il s'agit de
à prétendre qu'une opinion est probable et que nous certitude appuyée sur les meilleures raisons person-
ne pouvons pas la suivre licitement. En effet, une nelles et sur les raisons des meilleures personnes. Le
opinion n'est pas rendue probable par le fait qu'on probable de Médina est celui dont parle saint Thomas
apporte simplement en sa faveur des raisons appa- en énonçant ce principe de conduite, qui est celui
rentes, qu'il y a des gens qui l'affirment et la défen- même de Médina en sa dissertation Circa contingentia:

dent à cette enseigne, toutes les erreurs seraient des


: et variabilia sufficil probabilis certitudo, quse ut in
opinions probables. Une opinion est probable lors- pluribus verilatem attingat, etsi in paucioribus a
qu'elle est certifiée bonne par les hommes sages, et veritale deficiat. I I a- II 33 , q. lxx, a. 2, comme l'a
confirmée par des arguments excellents qu'il n'est discerné Gardeil dans son étude de « La certi-
le P.
pas improbable de suivre. Ainsi la définit Aristote. tude probable », Revue des sciences philosophiques et
Une opinion probable est conforme à la droite raison théologiques, 1911, p. 237-266 et 441-485. Ce sont
et à l'appréciation des hommes prudents et sages et des théologiens modernes qui ont introduit la notion
donc ce n'est pas pécher que de la suivre. Si en effet de doute dans le probable moral.
une opinion est contre la raison, ce n'est pas une opi- C'est parce que Dominique Soto adopte cette der-
nion probable, mais manifestement une erreur. On nière opinion, récente de son temps, que, sur la ques-
dira peut-être que l'opinion probable a beau être tion de savoir si l'on a le droit de suivre une opinion
conforme à la raison, du moment qu'il existe une moins probable quoique encore probable, il répond
opinion plus probable et plus conforme à la raison, par la négalive, comme le note Médina lui-même.
cette opinion plus probable nous oblige parce qu'elle Au fond si ce dernier avait mis sous le mot pro-
est plus sûre. Cet argument ne vaut pas. Nul n'est bable la même notion- minimiste que- met Soto, il
obligé à ce qui est meilleur et plus parfait il est plus
: aurait enseigné la même doctrine que Soto. D'ailleurs
parfait d'être vierge que d'être marié, il est meilleur sous la terminologie de conscience douteuse, c'est
d'être religieux que d'être riche. Mais personne n'est bien cette doctrine qu'il a enseignée dans un passage
485 MED N A I 486

du début de sa fameuse dissertation. Mais, même au cambiis, de censibus. 2. In tilulum de pmnilentia


sens traditionnel du mot probable que garde Médina, e jusque parti bus commentarius, se. de pœnitentia cordis,
si certain qu'on soit en matière probable, on n'a pas de con/i'ssione, de satisfactione, de jejunio, de eleemo-
la démonstration apodictique de la certitude qu'on syna, de oratione, 2 vol. in-fol-, Salamanque, 1550;
possède, d'où une crainte de se tromper qui l'ait qu'une réédités à Ingolstadt, 1581; Brixen, 1589, 1606;
proposition probable, sans être le moins du monde Cologne, 1607. — F. Ehrle a attiré l'attention sur
douteuse, ne détermine pas la volonté et laisse le champ deux mss. du Vatican :VOitob. 1044 qui contient,
libre à l'élection. Dès lors le dernier jugement pra- fol. 162-231, et fol. 231 v°-261, une rédaction du cours

tique, celui qui impère l'action, pourra, sous la vertu de Médina par un de ses élèves; elle porte sur le Liber
de prudence, déclarer que pour nous, subjectivement, l us Sent., et sur un partie du 7/ us Sent., et VOtlob
c'est telle ou telle conduite qui est la meilleure, dans 714, qui contient aussi quelques fragments de cours.
un ensemble de conduites honorables possibles, quelle Le texte du Lombard est expliqué selon G. Biel.
que soit la hiérarchie qu'objectivement ces conduites Médina occupait en effet la Caledra de los nominales.
puissent soutenir entre elles. A l'imprudence nul n'est Il y aurait intérêt, pour l'histoire de la théologie, à

tenu. Au conseil même, et même évangélique, nul n'est étudier de près les particularités de l'enseignement
tenu, on n'est tenu qu'au précepte. Il ne s'agit pas de Jean Médina, soit d'après les traités imprimés
chez Médina de conflit entre plusieurs obligations (particulièrement celui de la pénitence), soit d'après
morales contradictoires et où l'on aurait le droit de les textes inédits.
choisir la moindre. Bien au contraire, sur ce point-là
Médina est formel, presque tutioriste. Il s'agit seule- N. Antonio, Bibliotheca hispana nova, 2' édit., Madrid,
1783, t. i, p. 740-741 ; art. de Morgott, dans Wetzer et
ment chez Médina de conduites honnêtes, libres, en Welt, Kirchenlexikon, 2 e édit., t. vin, 1893, col. 1162; Hur-
conflit possible : il est bien, comme il le dit, de se ter, Nomenclator, 3 e édit., t. n, col. 1559; F. Ehrle, Die
marier et il estd'être chaste. Médina permet à
mieux vatieanischen Hss. der Salmanticcnser Thcologen des XVI
tel homme particulier, selon sa prudence, de se Jahrhunderts, dans Der Kalholik, 1885, 1. 1, p. 512-514.
marier. On ne peut donc pas dire qu'il tombe dans É. Ahann.
un tutiorisme outrancier. Il reste cependant que sa 3. MEDINA Michel, frère mineur de l'obser-
doctrine est ni plus ni moins celle du bon sens chré- vance, de la province de Castille (1489-1578) originaire
tien, auquel tout le monde se rallie. de Belalcazar, au diocèse de Cordoue, appartenait à
La confusion, faut le dire, était d'autant plus
il la famille noble des Médina. Il l'abandonnait à l'âge
permise pour les moralistes qui suivirent Médina, de vingt ans pour entrer en religion. Après ses vœux,
que celui-ci y prêtait par- un vocabulaire impropre. ses supérieurs l'envoyèrent suivre les cours de la
Puisqu'il admet, au sens ancien du mot probable, que célèbre université d'Alcala, où il perfectionna une
le probable est ce qui peut être fermement considéré première éducation très soignée, s'appliquant surtout
comme certain en matière d'action contingente, il à l'étude de l'Écriture sainte et des langues grecque
n'a pas le droit d'opposer des opinions plus ou moins et hébraïque. En 1550 il était nommé lecteur d'Écri-
probables les unes que les autres, ce qui fait croire ture sainte à cette même université, et i! s'acquit une
qu'il donne au mot probable son sens moderne, selon telle renommée que le roi Philippe II le choisissait
lequel il est possible de distinguer dans le probable pour être un des théologiens qu'il envoyait représenter
des degrés allant du doute à la certitude. Aux l'Espagne au Concile de Trente. Le P. Michel était
exemples qu'il donne, on voit que Médina parle de également considéré dans sa famille religieuse le cha- ;

gradation dans la certitude de jugements de valeur, pitre général de 1571 le nommait définiteur général, et
tandis qu'il pense en réalité à la gradation des valeurs il était sur les rangs pour, la première dignité de l'ordre.

jugées, telles que la chasteté ou le mariage. En fait, Il devait toutefois achever sa vie dans l'épreuve un :

le chrétien sait avec la même certitude morale que de ses ouvrages attira sur lui les rigueurs de l'Inqui-
le mariage, de soi, est un bien et que la chasteté, de sition de Tolède; cité à comparaître devant son tribu-
soi, est un très grand bien. nal, malgré son grand âge, Médina était condamné
Par l'incompréhension de certains casuites, Médina à la prison et il n'en sortit qu'au bout de cinq ans
est devenu historiquement, mais bien malgré lui, le et demi, car ses forces épuisées commandaient cet
père du probabilisme absolu. Néanmoins, on ne peut élargissement tardif. Le 29 avril 1578, on le trans-
mettre sous le prétendu probabilisme de Médina portait en litière au couvent de Saint-Jean-des-Rois,
qu'une doctrine trop sage et trop générale pour être dont il avait été gardien. C'était pour y mourir deux
compromise dans des querelles d'écoles. jours après.
Le P. Médina avait publié plusieurs ouvrages dont
Pour une question aus-i débattue, il est difficile de
voici les principaux Enarralio tiium locorum ex cap. il
:

donner une bibliographie complète. Voici quelques


indications
Deuteronomii, cathedree sacrarurn Scripturarum Aca-
Quétit-Échard, Scriplores ordinis preedica-
:

torum, t. n, p. 256-257; Mandonnet, Le décret d'Inno- démies Complutensi assignalorum et in publico thea-
cent XI contre le probabilisme, p. 81-88; Mortier, Histoire tro explanalorum, in-4°, Alcala, 1560; Clirisliana
SË8 maitres généraux de l'ordre des frères prêcheurs, t. vu, parsenesis sii>e de recta in Deum fide libri scplem
p. 178-180; Hurter, Nomenclalor, 3 e édit., t. ni, col. 144; in-fol., Venise, 1564. Ce volume qu'une partie
n'est
Concilia, Delta sloria del probabilismo, 1743, t. n, p. 18-20. de l'ouvrage qu'il se proposait de faire paraître, dans
M.-M. Gorce. laquelle il traite des principes de la foi, des motifs de
2. MEDINA Jean, né à Alcala de Hénarès vers crédibilité, du caractère surnaturel de la foi, de sa
1490, enseigna pendant vingt ans la théologie à l'uni- nécessité, des livres canoniques et de la nécessité d'un
iié de cette ville; il mourut, épuisé de travail, en interprète autorisé pour leur explication. Ses contem-
lô 10. Fort estimé de ses contemporains, il avait acquis porains louèrent fort cet ouvrage; ils comparaient l'au-
une véritable renommée comme professeur; ses remar- teur aux anciens coryphées de la doctrine catholique
quables qualités pédagogiques attirèrent autour de sa et l'un d'eux, Eysengrein, Calalogus teslium veritatis,
chaire un grand nombre d'étudiants. Il n'a rien saluait en lui un nouvel Hercule de la théologie.
imprimé lui-même, mais on fit paraître après sa mort Disputatio de indulgentiis adversus nostri temporis hœre-
deux volumes représentant une partie de son ensei- ticos, ibid., 1564, dédié aux Pères du concile de Trente.
gnement moral 1. De reslitutione et contractibus truc-
: Expositio in quartum Symboli uposlolici articulum, qui
tatus sive codex, nempe de rerum dominio alque earum parut avec le précédent et faisait partie des travaux
restilutione et de aliquibus contractibus, de usura, de préparatoires à la rédaction du catéchisme romain.
487 MEDINA MEDISANCE 488

Le 16 décembre 1567, Philippe II demandait au pape Le prochain a droit à sa renommée; or on la lui


la permission de faire imprimer l'œuvre de Médina dérobe par la détraction. C'est un vice malheureuse-
contre les Centuriateurs de Magdebourg. Il s'agit, ment trop commun. Il y a des gens dont le palais est
pensons-nous, de l'ouvrage suivant De sncrorum
: ainsi fait qu'il ne peut souffrir les douceurs, qu'il se
hominum continentia libri quinque, in quibus sacri et plaît, au contraire, à savourer les amertumes et les
ecclesiastici cœlibatus, orign, progressifs et consummatio acidités. Bien plus nombreux sont les esprits mal-
ex sacris Scripturis sanclorumque Palrum scriptis propo- veillants ou légers, pour qui la louange d'autrui, lt
nilur, staluitur et ab hsereticorum nostri temporis calum- récit du bien sont chose insipide, insupportable, et
niis propugnutur et defenditur, in-fol., Venise, 1568. II qui, par l'effet d'un goût dépravé, aiment les chroni-
écrit, flans sa préface, avoir composé cet ouvrage par niques scandaleuses, les propos médisants, font leurs
ordre de François Gustnan, commissaire général ultra- délices des conversations qui entament la réputation
montain des mineurs observants, et sur la demande du prochain. Entretenez-les de sujets pourtant dignes
de plusieurs évèques réunis au synode de Tolède, en d'intérêt, mais que vous n'aurez point relevés par
opposition aux instances, qui étaient adressées au quelque censure des défauts d'autrui, ils deviennent
Concile de Trente, pour obtenir, dans un but de paci- muets, ils s'endorment; donnez à vos paroles un Ion
fication, qu'il fût permis aux prêtres d'Allemagne, qui dénigrant, quelque saveur médisante, aussitôt ils
auraient élé mariés avant leur entrée dans les ordres, s'éveillent, ils s'animent, ils sont subitement élo-
de continuer à cohabiter avec leurs femmes, comme quents.
les membres du clergé oriental. Bellarmin et Petau lui I. Qu'est-ce que médire? — La détraction se produit
ont reproché d'avoir; 1. I, c. v, attribué à saint Jérôme sous deux formes, la calomnie et la médisance. La
et à d'autres Pères, l'erreur d'Aérius, enseignant qu'il calomnie a la spécialité des imputations fausses et
n'y avait de droit divin, aucune différence entre les mensongères. La médisance consiste à découvrir sans
évèques et les simples prêtres. Médina s'était appliqué nécessité les fautes et les défauts du prochain.
dans ce livre à s'affranchir de la terminologie scolas- 1° Par fautes ou défauts, on entend surtout ici des
lique, afin d'écrire dans une langue- plus élégante, fautes et des défauts d'ordre moral, de nature par
comme il convient au philosophe et au théologien, qui conséquent à ruiner dans les autres l'estime à laquelle
tient aux idées plus qu'aux mots. Au besoin il aban- il a droit, une réputation justement acquise, ou qu'il

donnait le latin pour la langue vulgaire, suivant le n'a point mérité de perdre. Des défectuosités de
public auquel il s'adressait, comme dans le Tratado de nature, soit physiques, soit intellectuelles, où le libre
la christiana g verdadera humilidad, et VExercicio de la arbitre n'entre pour rien, ne sont pas proprement
verdtdera y christiana humilidad, 2 in-8°, Tolède 1570. matière à médisance car elles n'enlèvent rien à la
Wadding lui attribue encore un Traclatus depurgatorio, bonne renommée de quelqu'un. Toutefois il convient
imprime à Venise; quant aux deux autres, De salutari de n'en parler, de ne les faire connaître qu'avec une
pœnitentia et. .De reslitutione et contractibus, qu'il inscri- extrême prudence. Manifestées, publiées sans discer-
vait sous son nom, ils appartiennent à Jean Médina, nement, elles ne font peut-être rien perdre à autrui
voir ci-dessus. de sa valeur morale, mais elles ne laissent pas, en
Nous avons omis de parler du premier ouvrage de général, de lui causer de la peine, ou même quelque
notre auteur, celui qui sera cause des épreuves de la autre préjudice. Ce sont là des distinctions délicates
fin de sa vie, pour le faire plus en détail. En 1554 et sages dont une conscience droite, sérieuse et timo-
le célèbre Dominique Soto, O. P., publiait à Sala- rée, sait tenir pratiquement compte. A part donc
manque des Annotalioncs, dans lesquelles il censurait cette réserve qu'il importe de ne point perdre de vue,
assez vivement, comme luthériennes, soixante-sept une manifestation des fautes ou des défauts du pro-
propositions du fameux franciscain, Jean Wild (Férus), chain, telle qu'il en résulte pour lui une réelle dimi-
mort cette même année, et qu'il avait relevées dans nution d'estime, ou une atteinte à sa bonne renom-
ses Enarraliones in Joannis euangelium cl primant mée, voilà ce qui donne vraiment à ia médisance son
ejus epistolam, Mayence, 1550, Paris, 1552. Le P. Mé- fond de malice. /

dina prit la défense de son confrère et écrivit non La réputation est un de ces biens impalpables, im-
moins vivement une Apologia Joannis Feri, in qua matériels qui n'ont de réalité que dans la pensée des
LXVII loca Commcnlariorum in Joanncm quœ Domi- hommes c'est de notre imagination ou de notre esprit
;

nicus Sotolutherana Iradnxerat, ex sacra Scriplura seuls qu'iis tirent ce qu'ils ont d'effectif. Quoi qu'il en
sanclorumque docirina lesliiiiuntur, Alcala, 1558. Soto soit de leur consistance ou de leur solidité, on les
laissa passer cette Apologie sans même la lire, assure- évalue souvent un grand prix; et pour ne parler que
t-ii, préférant ne pas y répondre, ne bos longo jam de la réputation, d'aucuns la préfèrent aux richesses,
jago decalvatus cum eleganli vitulo corrixari viderelur. à la vie même « Bonne renommée vaut mieux que
In IV libr. Sententiarum commentarii, Salamanque, ceinture dorée », dit un proverbe d'une vulgaire, mais
1560, à la dernière page. Deux ans après, Alcala, profonde sagesse. Quoi d'étonnant? La réputation est
15C2, Médina publiait un nouveau livre, dans lequel une extension, un prolongement dans l'esprit des
il corrigeait les Enarraliones in Joannis euangelium autres de notre personnalité; par elle nous vivons
de Wild et aussi celles in Mallhœum, Lyon, 1559, que en autrui d'une vie d'honneur et d'estime. Cette sorte
la Sorbonne avait jugées indigues de correction. C'est de vie civile et sociale qu'on appelle la renommée,
cet ouvrage qui devait quelques années plus tard chacun trouve un plaisir naturel à la posséder, à la
être condamné par l'Inquisition de Tolède et faire faire naître et grandir. Il y a plus, c'est presque tou-
jeter l'auteur en prison. Inscrite au catalogue de jours un instrument de prospérité matérielle, une
l'Index, l'Apologie en a été effacée lors de la révision condition d'influence, un élément nécessaire de suc-
du catalogue sous Léon XIII. cès, que tout le monde a intérêt de garder, que d'au-
cuns même ont le désir de conserver intacts. A quelle
HurteivVoméficiator, 3'édit., t.n.col. 1189, Kirchenlexikon,
t.vm, 1893; Melchiorri, Annales minorum, t. xxi, ad an. 1578, funeste erreur donc se laissent entraîner ceux qui
n.66-7.S Paslor, Gesch. der Pàpsle, t. vn, p. 306, n. 4 Wad-
; ;
médisent d'un cœur léger Leurs paroles frappent l'air
1

ding-Sbaraglia.Scriptortsordmisminorurn.Rome, 1906-1921. un instant, s'envolent et passent; c'est à quoi ils font


P. Edouard d'AIençon. seulement attention; mais une chose -à laquelle ils
MÉDISANCE. — I. Qu'est-ce que médire? négligent trop de réfléchir, c'est que leurs paroles
IL Façons de médire. III. Gravité de la médisance. tiennent du vol et de l'homicide. Elles vont dévaster
IV. Péché de ceux qui l'écoutent. V. Réparation. chez. les autres l'estime due au prochain et avec elle
489 MEDISANCE 490

y détruire tous les biens dont elle est le nécessaire paroles d'intérêt et de zèle qu'ils ont dans la bouche
fondement, elles vont y luer le souvenir respecté, n'ont souvent pour but, en dissimulant le poison, que
honoré par lequel ce prochain y vivait d'une seconde de le faire avaler plus sûrement. La plaie n'en est
vie. que plus profonde, plus envenimée, plus difficile à
2° La renommée d'autrui est chose sacrée et digne guérir.
de respect: il est nécessaire pourtant d'ajouter tant
: D'autres fois on se borne à des interrogations habile-
que des raisons supérieures n'autorisent point à la ment posées, à des doutes semés négligemment avec ,

sacrifier. Une clause restrictive entre dans la défini- une indifférence voulue, à des paroles, irréprochables
tion reçue la médisance consiste à découvrir sans néces-
: en elles-mêmes, mais perfides, en ce qu'elles insi-
sité. Il y a. par conséquent, des ciconstances où il est nuent. Interrogations, doutes, insinuations qui tien-
permis ou c'est même un devoir de parler. L'amende- nent en éveil l'esprit de ceux qui écoutent, aiguisent
ment d'un coupable, que l'on n'espère guérir qu'en leur curiosité, font travailler leur imagination et
le dénonçant à ceux qui en ont la charge, un conseil souvent leur font concevoir plus de choses qu'un
à demander à une personne prudente, ou même par- long diseours.
fois, quoique plus rarement, le motif seul de consola- Enfin il y a certaines formules générales, pleines
tion, un dommage à éviter ou pour soi ou pour de réserve, de réticence, de mystère, mais aussi de
d'autres, la raison du bien général, tels sont quel- perfidie coupable que la médisance affectionne « On :

ques-uns des cas qui méritent d'être pris en consi- ne peut pas tout dire; ne parlons pas de cela; que de
dération et peuvent l'emporter sur la réputation choses je sais là-dessus; je ne veux pas faire le médi-
d'autrui. Ce sont là de légitimes exceptions que la sant si on savait » Ces expressions et d'autres sem-
; !

justice et la charité ne condamnent point, dont une blables, qu'elles aient pour but de faire travailler
conscience timorée sait apprécier la valeur, qu'elle les imaginations ou même qu'elles soient simplement
ne confond point avec une coupable démangeaison le fait de l'imprudence, sont pernicieuses, elles ont
de parler. pour effet quelquefois plus sûrement que la vérité
II. Façons de médire. — Voilà définie la médisance pleinement connue, de ruiner la réputation du pro-
sous sa forme la plus simple. Ne lui croire qu'un seul chain. Il est d'ailleurs trop facile par là de glisser de
visage, ce serait mal la connaître. Il y a tant de ma- la médisance dans la calomnie. Car souvent que
nières détournées, tant de façons ingénieuses de mé- savent et retiennent ces mystérieux détracteurs?
dire; c'est un art que d'aucunes gens pratiquent avec Rien. Le vague de leurs paroles peut très bien ne
une certaine coquetterie. La médisance formelle, à cacher autre chose que la méchanceté de leur cœur.
visage découvert, parce qu'elle est trop grossière ou On ne saurait non plus avoir trop de mépris pour
trop odieuse ne saurait manquer d'inspirer de l'éloi- cette formule de la médisance anonyme On dit.
:

gnement et du mépris. Que fait-on? On la cache Qui, on? Peut-être personne, peut-être aussi la foule
sous de belles apparences de modération, de sincérité, des sots; certainement un lâche qui ne veut point
de compassion ou de zèle; c'est le moyen le plus sûr assumer la responsabilité de ses paroles. C'est qu'en
de ménager les oreilles et de capter l'altention des efïet'un des caractères les plus saillants de la médi-
gens timorés. Il n'est pas nécessaire pour médire sance, est la lâcheté. On ne médit que des absents;
de parler beaucoup ni même d'ouvrir la bouche. A or n'est-ce pas le propre d'un lâche de s'y attacher,
défaut de la voix, un geste, un signe, un coup d'œil, de les déchirer parce qu'il les sait dans l'impossibilité
un sourire suffisent, en disent, en font deviner sou- de se défendre. Il y aurait sinon plus de charité ou de
vent beaucoup plus long qu'un discours. La conver- justice, du moins plus de courage et de dignité à leur
sation amène à parler de quelqu'un, on vient à pro- jeter une injure à la face. Saint Augustin, dans un
noncer seulement son nom, au grand étonnement de distique fameux, avait interdit sa table à ceux qui
vos interlocuteurs qui ne savent rien, vous haussez sont assez lâches pour mal parler des absents.
les épaules, vous secouez la tête, vous marquez un Cependant la médisance, si elle nuit à ceux contre
air de mépris, ou de pitié, c'est déjà médire. qui on la dirige, se retourne également pour leur faire
Le médisant ne s'attache pas toujours à raconter encore plus de mal, contre ceux qui l'ont mise au jour,
le mal, il déprécie également le bien ou le diminue. III.Gravité de la médisance. —
La médisance
Quelque voix s'élève-t-elle par hasard pour louer une faute grave? Oui, répondons-
peut-elle constituer
autrui, il témoignera par des signes non équivoques, nous. Quelles conditions suffisent donc à la rendre
voire même un silence désapprobateur, qu'il désavoue mortellement coupable? Voici là-dessus quelques
l'éloge; ou bien il s'y associera, mais avec un accent éclaircissements utiles.
si peu sincère qu'un blâme serait moins cruel que Il n'est pas rare de rencontrer des gens qui s'accu-

cette louange ironique et forcée. sant d'avoir médit, ajoutent aussitôt que ce fut sans
Un autre procédé, mauvais autant qu'habile, et dont intention, sans malice. On devine leur erreur. Les
les simples sont la dupe, consiste à couvrir d'abord propos médisants pour eux n'ont de réelle portée
de fleurs ceux qu'on a dessein de noircir. On les loue, que s'ils prennent leur source dans quelque mauvais
on les élève, on les encense, peut-être au fond sans sentiment. La haine, la vengeance, la jalousie ou
ajouter foi à l'honneur qu'on leur rend, à coup sûr même le simple besoin de parler, telles sont les sources
afin de mieux réussir à les éclabousser. Que de conver- auxquelles d'ordinaire la médisance s'alimente; pour
sations commencées sur le ton de la louange aboutis- ceux dont nous parlons, seuls les motifs qui tiennent
sent à ce petit mot. mais, où les gens honnêtes n'ont de l'animosité, rendent les paroles coupables; la
pas de peine à reconnaître le signal d'une détrac- légèreté qui ne sait rien taire, excuse à peu près
tion. Les éloges accréditent la médisance et la font tout. Que dire cependant d'un enfant qui, tirant de
passer comme une marchandise de contrebande. l'arc, s'amuserait à viser des personnes amies, au
Aussi cruelle est la pitié, aussi coupable est la risque de les blesser grièvement, quoique sans inten-
dérision de ceux qui commencent à témoigner une tion meurtrière? On n'aurait pas de paroles assez
hypocrite compassion envers ceux qu'ils ont résolu sévères pour son cruel jeu. Une flèche, parce qu'elle
de mordre. Ils ont l'air de ne parler qu'à regret et part d'une main amie, est-elle moins funeste? D'où
comme forcés par une impérieuse nécessité; on dirait qu'elle vienne, le résultat est le même.
qu'entre leur conscience qui leur commande de parler Le résultat, c'est à quoi doit surtout prendre garde
et l'amour qu'ils font mine d'avoir pour le prochain, celui qui médit. Celui-là commet une faute grave
il y a une lutte véritable engagée; à dire vrai, ces dont les paroles, quels que soient d'ailleurs la pensée
491 MEDISANCE 492

ou le sentiment qui tes inspirent, sont de nature à l'apôtre Paul; «les détracteurs sont odieux
saint
entamer notablement la réputation d'autrui, qui le pré- et mort», dit-il ailleurs « le médisant est en
dignes de la ;

voit au moins confusément, et sans de sérieuses rai- abomination aux hommes», lisons-nous au livre des
sons, malgré tout, se les permet. Qu'une intention Proverbes. Langues taillées en rasoirs et en rasoirs
mauvaise, une rancune, une jalousie attentive à aigus, glaives -affilés, flèches trempées dans une
recueillir et à propager ce qu'elle sait de répréhen- liqueur amère, morsures de serpents, ce sont quel-
siblc dans le prochain, communiquent aux propos ques-unes des virulentes expressions nar lesquelles,
médisants un excédent, une nouvelle espèce de afin d'en inspirer plus de haine, l'Ecriture carac-
malice, c'est incontestable; mais il n'est pas néces- térise et flagelle le vice de la médisance.
saire pour que la faute soit mortelle, que ce soit la IV. PÉCHÉ DE CEUX QUI ÉCOUTENT OU N 'EMPÊ-
passion, la méchanceté, la vengeance ou tout autre CHENT pas la médisance. —
Ce sont les oreilles
motif inavouable, qui ait dicté les paroles. Il suffit complaisantes qui font le succès de la détraction.
qu'elles aient pour la réputation du prochain quel- Il y a donc péché ù écouter la médisance avec plaisir,

que conséquence grave, qu'elles lui causent quelque avec une complaisance telle qu'on paraît approuver
notable préjudice, qu'on l'ait prévu, et que malgré celui qui médit, qu'on l'encourage même à dire
tout on n'ait pas craint d'en assumer la responsa- tout ce qu'il sait « continuez, vous m'intéressez. »
:

bilité. Approuvant extérieurement le détracteur, on se rend


Un autre sujet d'excuse est celui-ci « Ce n'est : complice de sa faute; comme lui on pèche contre la
point moi qui ai dit telle chose le premier. » .Mauvaise justice et la charité, et l'on contracte solidairement
raison qui ne diminue pas la faute et qui ne vien- avec lui l'obligation de réparer le tort fait au pro-
drait même pas à la pensée, si l'on avait pratiqué chain.
davantage ce conseil de l'Écriture « Audisti verbum
: Il en serait autrement si, tout en écoutant avec

adversus proximum tuum, commoriatur in te, vous intérêt la médisance, on ne disait ni on ne faisait
avez entendu quelque parole contre votre frère : rien qui pût être pris pour une approbation positive.
faites-la mourir en vous. » Soyez un de ces puits perdus On pécherait assurément contre la charité, mortel-
où tous les bruits expirent, et les paroles entendues lement, en matière grave, véniellement, en matière
n'auront jamais d'écho, elles n'iront pas se réper- légère, mais non contre la justice, ni sans qu'il résulte
cuter indéfiniment, portées par tous les souffles de non plus le devoir de réparer.
l'air. Ce n'est point r vous qui avez dit telle chose Différent encore est le cas de celui qui prête l'oreille
le premier? Vous êtes le premier, assurément, par à la médisance comme à une chose nouvelle ou
rapport à tous ceux qui la tiennent de vous et vont curieuse, sans se réjouir cependant du dommage
la répétant à votre suite. qu'en éprouvent les personnes en cause. Sa faute
« J'ai dit peu de chose, mais les autres sont partis n'est que vénielle. S'il avait quelque motif raison-
de là pour déchirer le prochain. » C'est encore une nable d'écouter, afin d'apprendre à mieux connaître
excuse que parfois on allègue. Que de réunions où les gens dont on parle, il serait exempt de tout péché
chacun n'attend qu'un signal pour ouvrir la bouche même léger.
et tailler à belles dents dans la réputation d'autrui! Y a-t-il pour quelqu'un une obligation d'empê-
On sent qu'il y a de l'électricité en l'air et qu'une cher la médisance? Les supérieurs, en charité et
étincelle suffirait pour déchaîner l'orage, on s'aperçoit en justice, peuvent être tenus d'office, par leur
que les langues, prisonnières du silence, démangent état ou une sorte d'engagement tacite, de protéger
furieusement et que, semblables à des eaux à peine et de défendre la réputation de leurs subordonnés
contenues entre leurs digues, elles menacent de contre les calomniateurs. En ce qui regarde la médi-
tout envahir, de tout dévaster. Quelque esprit léger, sance, ils sont également obligés de l'arrêter, quand
imprudent, donne le signal attendu, il est respon- ils le peuvent facilement et sans inconvénient. Le

sable de l'incendie qu'il allume et d'où le prochain supérieur ou de celui qui médit ou de celui duquel
sort dépouillé, abîmé. Il n'a dit qu'un mot peut-être, il entend médire, pèche assurément contre la charité,

mais cette parole dont il a prévu le funeste résultat, s'il tolère les propos médisants qu'on se permet en

a produit un débordement de propos médisants où la sa présence, pouvant commodément les empêcher;


réputation du prochain a sombré la faute
: est et, s'il s'agit d'un supérieur de l'ordre temporel, il
grave. pèche contre la justice.
Le caractère de gravité de la médisance, y a-t-il en Rarement les particuliers sont tenus sub gravi
pratique quelque moyen de le reconnaître? Oui; mais d'empêcher la médisance même grave. Saint Tho-
sur ce point les juges les plus avisés hésitent parfois, mas estime que la crainte, la fausse honte, ou même
tant il y a de circonstances dont il faut tenir compte. la négligence, excusent d'ordinaire du péché mor-
Nature et importance des fautes ou des défauts tel ceux qui ne l'arrêtent pas, pourvu qu'ils n'aient
révélés; honorabilité et crédit de ceux qui parlent; aucun plaisir à l'entendre, Summa theol., II a -IIœ,
valeur morale, crédulité, malveillance et nombre q. lxxiii, a. 4. C'estune opinion très commune, au
de ceux qui écoutent; condition, autorité, dignité rapport de saint Alphonse de Liguori, que le devoir
et charge de ceux dont on médit; profondeur de de la correction n'oblige pas sous peine de péché
l'impression qu'ont produite les paroles diffamatoires; mortel vis-à-vis de celui qui tient des propos médi-
retentissement qu'elles peuvent avoir; chagrin pré- sants, Theologia moralis, 1. III, n° 981. Sait-on
sumé qu'en éprouveront ceux qui en sont l'objet ;
jamais quel sera l'effet avertissement même
d'un
dommages matériels et pécuniaires qui en sont la charitable? Peut-être celui qu'on reprend devant
suite; occasions avantageuses, facilité d'accomplir le d'autres s'offensera-t-il? N'est-il pas à craindre que
bien qu'elles font perdre autant de choses qui méri-
: le détracteur, au lieu de retirer ce qu'il a dit, ne le
tent d'entrer en ligne de compte, qui peuvent sin- répète, au contraire, avec plus de force? C'est pour-
gulièrement modifier, augmenter la gravité des quoi, d'ordinaire, il suffit, pour éviter toute faute
propos médisants. même vénielle, de témoigner que la médisance déplaît
Qui pourrait calculer au juste la somme de malice ou en se retirant, ou en gardant le silence, ou en
qui entre dans une détraction? On ne saurait en changeant la conversation, ou en prenant un air
concevoir trop d'effroi, après les paroles et les com- sérieux.
paraisons dont l'Écriture se sert pour les flétrir. V. Réparation. — La médisance tient du vol;
« Les médisants ne posséderont pas le ciel », assure car elle dérobe au prochain sa réputation. Comme
493 MEDISANCE MEGANCK 494

levol donc, dont elle partage l'injustice, elle crée à nouveau d'un manteau protecteur, d'un voile
un devoir, celui de restituer. discret; ils ont dit, parlant d'autrui, le mal; qu'ils
L'obligation est stricte, rigoureuse: elle découle se fassent les fervents apologistes du bien. Qu'ins-
de ce principe d'équité naturelle qui défend de nuire truits par l'expérience, ils apprennent enfin à parler
au prochain et qui ordonne, après quelque dommage des autres avec réflexion, jugement et charité.
à lui causé, de le rétablir dans son premier état, qui Saint Thomas, Summa tlieologica, II»- II^, q. lxxui-
delrahit alicui rei, ipse se in fulurum obligat. Le i.xxiv, a. 1.2; q. lxxv, a. 1 Thomas Gousset, Théologie
;

médisant, dit l'Écriture, s'oblige pour l'avenir. Et à morale, Paris, 1S45, t. i, p. 545-554; Clément Marc, Insiitu-
iiones morales Alphonsianœ, Rome, 1885, t, i, n. 1195-
quoi s'oblige-t-il? A
rendre l'honneur qu'il a enlevé,
1209; Xoldin, Summa Ihtologiie moralis, Inspruck, 1911.
à refaire les réputations que sa langue a déchirées, De prseceptis, n° 644-654; Sebastiani, Summarium théolo-
ravagées, à réparer même tous les dommages maté- gies moralis, Turin, 1918, n° 344-347; Sertillanges, La phi-
riels ou autres qu'il a causés par sa faute. Le voleur losophie morale de saint Thomas d'Aquin, Paris, 1916,
parfois peut se trouver dans l'impossibilité de p. 261-263; et, d'une manière générale, les sermonnaires.
rendre; s'il n'a plus rien. Dieu content de son repen- A. Thouvenin.
tir, lui tient compte de sa bonne volonté. Diffé- IVIÉGANCK François-Dominique (1684-1775),
rente est la situation du médisant; tant qu'il a une naquit à Menin le 27 mai 1094, fit ses humanités
langue dans la bouche, si difficile que soit l'accom- dans sa ville natale et sa philosophie à Louvain en
plissement de ce devoir, il est en son pouvoir de 1710; puis suivit les cours de théologie d'Opstraet
restituer sinon totalement, du moins en partie ce et reçut les ordres à Tournai. Il partit en Hollande
qu'il a fait perdre. le 15 février 1713, et devint un des plus zélés parti-
L'obligation est stricte, rigoureuse. Il faut ajou- sans de Quesnel. L'archevêque Barckman le nomma
ter elle est trop rarement accomplie, quelquefois
: chanoine d'Utrecht et il fut doyen du chapitre,
malheureusement impossible... Pourquoi rarement 6 octobre 1751. C'est en cette qualité qu'il essaya
accomplie? Et d'abord parce que la volonté manque. de gagner aux théories des jansénistes hollandais un
Quels sont ceux d'ordinaire qui cultivent la médi- sous-diacre de Rouen, Pierre Leclerc; mais l'obs-
sance'? Xc faut-il pas les chercher surtout parmi les tination de celui-ci força la communauté d'Utrecht
orgueilleux, les haineux, les jaloux, les vindicatifs. à réunir un concile le 13 septembre 1763. Méganck
Il en coûte trop à ceux-là de sacrifier leur passion fut nommé rapporteur du concile et il attaqua très
et de remettre en honneur un prochain dont ils vivement les thèses de Leclerc sur les propositions
ont médit pour mieux le fouler aux pieds. La répa- de Jansénius, sur la primauté du pape, le témoignage
ration d'un vol a lieu souvent, par intermédiaire, la des Pères et l'autorité de l'Église dispersée, la supé-
réparation d'une médisance est affaire personnelle, riorité des évèques, les excommunications et les
elle n'est même possible qu'aux dépens de l'honneur indulgences. Le concile janséniste suivit, en cette
de celui qui l'assume. Iront-ils ces détracteurs, plus occasion, la conduite des congrégations romaines que
jaloux de leur propre réputation que respectueux de les jansénistes critiquaient si vivement, pouç l'examen
celle des autres, s'avouer coupables, se décerner un des ouvrages estimés dangereux. Méganck mourut à
brevet authentique d'injustice et de méchanceté, Utrecht le 12 octobre 1775, et son corps fut déposé
de légèreté imprudente, se donner un certificat de à Egmont où avaient été placées les cendres du
mauvaise langue"? —
Pourquoi encore rarement accom- P. Quesnel.
plie? Parce qu'on n'a pas de repentir sincère des Tous les écrits de Méganck sont favorables au
propos médisants, parce qu'on n'en fait pas sérieu- jansénisme.On peut citer : Propositionum in Cons-
sement pénitence. On les prononce légèrement; ils titutionedémentis Pgpœ XI, ab exordio dicta,
sont encore plus vite, plus facilement oubliés que Unigenitus, damnatarum collatio cum quibusdam
dits. Les voleurs, dit-on, les grands voleurs surtout sacrée Scripturae locis, ac sanctorum Patrum testi-
ne se confessent pas. Les médisants se confessent-ils'? moniis, in-8°, Lille, 1716. Son ouvrage le plus connu
Ou, s'ils se confessent, le font-ils autrement que par est la Réfutation abrégée du livre qui a pour titre :
des accusations vagues, générales, enveloppées, qui Traité du schisme, où l'on justifie, par le seul fait
retiennent la vérité prisonnière. —
Pourquoi enfin, de la dispute de saint Cyprien avec saint Etienne, lis
parfois malheureusement impossible? Eh! parce qu'il évèques et les théologiens qui refusent d'accepter la
s'agit d'imposer silence à la renommée, parce qu'il Constitution L nigenitus de Clément XI, du crime
t

s'agit d'arracher de l'esprit et de la tête des autres de schisme que leur impute l'auteur de ce Traité, in-12,
la mauvaise opinion qu'ils ont conçue du prochain. s. 1., 1718; d'après Méganck, les évèques ont encore

E.st-ilau pouvoir de quelqu'un de replacer dans la plus raison que saint Cyprien de s'opposer à Rome,
pensée d'autrui ce souvenir honoré, respecté du car il s'agit présentement de plusieurs points impor-
prochain qu'on en a d'abord chassé? Autant vau- tants soit pour la foi, soit pour la morale, soit pour
drait essayer de rendre à une étoffe brillante et déli- la discipline; d'ailleurs il est absolument faux que
cate l'éclat et la fraîcheur qu'une tache lui avait la majorité des évèques ait accepté la Bulle. Le Traité
fait perdre. Quelle que soit la réparation, chacun du schisme, ainsi attaqué par Méganck, avait été
gardera des paroles entendues quelque fâcheuse publié en 1718, par le P. Longue val, sous les aus-
impression ou tout au moins quelque Soupçon, pices du cardinal d'Alsace. Méganck prit ensuite
quelque doute. Voir Diffamation, t. iv, col. 1300- part aux discussions du jour dans les trois écrits sui-
1307. vants :Défense des contrats de vente, rachelables des
Si difficile à remplir que soit
devoir de la répa-
le deux côtés, communément usités en Hollande, ou
ration, malgré l'impossibilité parfois d'y satisfaire Réflexions sur la lettre de M***, docteur de Sorbonne
pleinement, les médisants n'en sauraient être tota- du 25 mars 1730 à M. Van Erkel, in-l°, Amsterdam,
lement dispensés. C'est à raison de cette obligation 1730; Suite de la défense des contrats de vente rache-
que l'Esprit-Saint nous avertit de bien veiller sur lables, in-4°, Amsterdam, 1731, enfin Remarques sur
notre langue et de ne pas la laisser parler à tort à la lettre de Mgr Vévéque de Montpellier à M. Van Erkel
travers, afin de ne pas rendre notre salut impossible au sujet d'un écrit qu'il avait envoyé à ce prélat, intitulé
et désespéré. Ils ont méchamment dévoilé, impru- Suite de la défense des contrats, in-1", Amsterdam, 1731.
demment mis à nu les défauts et les fautes du pro- Par ces Irai lés, Méganck, d'accord avec
la plupart
chain, qu'ils cherchent, mais sans une nouvelle des jansénistes, s'élève contre les contrats de vente
injustice, sans se servir du mensonge, à les couvrir rachetables, et identifie le prêt à intérêt avec l'usure.
495 MKdANCK MEKHITAR 496

La lettre sur
la primauté de saint l'ierre et de ses suc- situé a 16 kilomètres nord-ouest de sa ville natale. Il
cesseurs,in-12, Utrecht, 17<il et 1772, est dirigée y prit l'habit monastique et, par une exception assez
contre Pierre Leclerc, janséniste appelant. Méganck fréquente dans certaines Églises orientales dissi-
veut montrer que la primauté du pape est une pri- dentes-, il ordonné diacre dès l'Age de quinze ans
fut
mauté d'autorité, de juridiction et qu'elle est d'ori- (1691). Peu de temps après, poussé par le désir d'aug-
gine divine. Nouvelles ecclésiastiques, du 21 mai 1764, menter ses connaissances, il se rendit à Etchmiadzin,
p. 81-81. Ce traité, qui donne un formel démenti à la centre religieux le plus important de l'Arménie et
conduite de -Méganck, fut attaqué par le P. Pinèl, siège du calholicos (patriarche), parce qu'on lui avait
ex-oratorien, dans l'écrit intitulé De la primauté du
: représenté ce monastère comme la source la plus riche
pape, in-4", La Haye, 1769, el Londres, 1772; l'écrit de la science ecclésiastique. Cependant, la rencontre
de Pinel fut critiqué par les Nouvelles ecclésiastiques qu'il fit à Erzéroum d'un missionnaire catholique,
du 21 mars 1770, p. 45-46, e< traduit en latin en 1782, puis celle d'un gentilhomme arménien qui avait
dans une édition dédiée à l'empereur Joseph II, in-8°, voyagé en Europe, lui inspirèrent un vif désir de
Vienne, 1782. connaître la science occidentale dont il n'avait que
des données très vagues. A son retour, il se fixa au
Micliaud, Biographie universelle, t. xxvn, p. 500; Hœfer, monastère de Passen, où l'évêque-supérieur lui confia
Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 718; Quérard,
la surveillance de l'Église et l'éducation des enfants.
La France littéraire, t. vi, p. 14; Goetlials, Lectures relatives
Il en repartit bientôt pour de nouveaux voyages,
à l'histoire des lettres, des sciences il des arts en Belgique et
dans les pays limitrophes, t. I, Bruxelles, 1840, p. 379-387; particulièrement en Syrie. A A!ep il se lia avec un
Delvenne, Biographie du royaume des Pays- Bas ancien et jésuite, le P. Antoine Beauvoller, qui le fit entrer dans
moderne, 2 vol. in-8°, Liège, 1829, t. H, p. 139; Vandeputte, l'Église catholique et lui conseilla de se rendre à Rome.
Biographie des hommes remarquables de la Flandre occi- Le jeune Mékhitar, qui n'avait encore qu'une idée
dentale, 4 vol. in-8«, Bruges, 1843-1849, t. iv, p. 98-105;
très imparfaite de la science occidentale, vit dans ce
Suite du nécrologe des plus célèbres défenseurs el amis de la
projet de voyage un moyen sûr de la connaître et de
véritédu XVIII' siècle, depuis 1767 jusqu'à 1778, t. vn,
l'approfondir. Muni d'une lettre du missionnaire, il se
p. 182-185; Nouvelles ecclésialiques du 9 octobre 1770,
p. 161-162; Biographie nationale de Belgique, t. XIV, mit en route, mais une grave maladie dont il fut
Bruxelles, 1897, p. 286-290. atteint à Chypre l'obligea à renoncer à son dessein
J. Carreyre. (1695). I! revint à Sivas et fut ordonné prêtre à l'âge
ME1NDARTS Pierre Jean (1684-1767), né à de vingt ans (1696), au monastère de Sourp-N icltan
Groningue (Pays-Bas), le 7 novembre 1684, entra à (Sainte-Croix), situé à 4 kilomètres à l'ouest de la
l'Oratoire de Maiines, puis à Louvain; il fut ordonné en ville. Il lut les traductions arméniennes des saintes
Irlande en 171G. Vicaire à Rotterdam, il fut élu arche- Écritures et des Pères grecs et syriens, parcourut la
vêque (schismatique) d'Utrecht, le 2 juillet 1739, et région environnante pour prêcher, et reçut en 1699
sacré le 9 juin 1740 par Varlet. Ce fut lui qui créa la crosse et le titre de vardapet (docteur).
les évèchés suffragants de Harlem en 1742 et de Une de ses grandes préoccupations était l'union
Deventer en 1757. Il fut en relations avec les jansé- de son Église avec Rome. En 1700 il se rendit à Cons-
nistes français, en particulier, avec l'évêque d'Auxerre, tantinople dans l'intention d'y fonder un collège pour
de Caylus. Il convoqua et présida le concile d'Utrecht ses compatriotes, mais il n'eut pas le temps de réaliser
en septembre 1763. Il mourut le 31 octobre 1767. ce projet. Il s'établit dans le quartier commerçant
Voir Utrecht. de Galata et fit de l'église Saint-Georges le centre de
Meindârts a toujours eu une grande influence dans son apostolat. Les succès croissants de ses prédica-
l'Église janséniste d'Utrecht, mais il a relativement tions lui amenèrent des disciples, mais son ardeur pour
peu écrit. On peut citer Lettres sur les affaires de
: le catholicisme lui suscita des ennemis. La situation
l'Église, 4 novembre 1755; Lettre à Benoît XIV, était alors difficile pour les Arméniens unis à Rome,
13 février 1758, pour justifier sa conduite; Mandement à cause des persécutions dont ils étaient l'objet de la
du 22 mai 1758, sur la mort de Benoît XIV; Recueil part du patriarche Éphrem et de son successeur Avé-
de témoignages en faveur de l'Église catholique des dik. Mékhitar jugea prudent de disperser ses disciples
Provinces- Unies, in-4», 1763, et 2 vol. in-12, 1763; et se retira lui-même au couvent des capucins, sous la
Actes du concile d'Utrecht, de 1763; ils furent traduits protection de la France. L'acharnement de ses enne-
en français et condamnés par Rome le 30 avril 1765; mis devint tel qu'il n'y fut bientôt plus en sécurité.
Lettre au pape au sujet du concile d'Ulrecht, 10 octo- Après s'être mis sous la protection de la sainte Vierge
bre 1766, dans laquelle Meindârts réclame contre les avec ses disciples, il leur donna rendez-vous en Morée,
jugements de Rome. < f. Picot, Mémoires pour servir à alors territoire vénitien, où ils devaient le rejoindre
l'histoire ecclésiastique pendant le xviii» siècle, t. iv, par petits groupes. Il se rendit d'abord à Smyrne, au
p. 231-232. couvent des jésuites, puis à Modon, en Morée, où il
fut fort bien accueilli par les autorités vénitiennes.
Micliaud, Biograpliie universelle, t. xxvn, p. 528; Hœfer,
C'est là qu'il se fixa et qu'il groupa de nouveau ses
Nouvelle biograijhie générale, t. xxxiv, col. 771; Nouvelles
ecclésiastiques des 16-23 mai 1768, p. 77-84; Delvenne, disciples qui avaient réussi à fuir de Constantinople
Biographie du royaume des Pays-Bas ancien et moderne, par des chemins divers. Il attribua le salut, de tous à
2 vol. in-8°, Liège, 1829, t. n, p. 139. Marie et se mit une seconde fois sous son patronage,
J. Carreyre. le 8 septembre 1702. Les Vénitiens lui ayant donné
MEKHITAR religieux savant arménien
et quelques propriétés, Mékhitar songea à transformer
catholique, fondateur de la Congrégation des Mékhi- sa pieuse société en congrégation régulière. Le pape
taristes (1676-1749). Il naquit ù Sivas (Anatolie), l'an- Clément XI la confirma en 1712, mais en substituant
cienne Sébaste, le 7 février 1676, de deux pieux Armé- la règle de saint Benoît à celle de saint Antoine que
niens dissidents de cette ville, Pierre et Charistan, l'on avait suivie jusqu'alors. En même temps, il don-
dont il fut l'unique enfant. Il reçut au baptême le nom nait à Mékhitar le titre d'abbé. Trois ans plus tard,
de Manouk auquel il ajouta plus tard celui de Mékhi- les Turcs envahissaient la Morée et en chassaient les
tar (consolateur), quand il embrassa la vie religieuse. Vénitiens. Au mois d'avril 1715, Mékhitar et ses reli-
Son goût pour l'étude se manifesta de très bonne heure. gieux, recueillis par la flotte du gouverneur de la
Quand il eut appris les premiers éléments à l'école Morée, Angelo Emo, débarquaient à Venise. Sur les
de deux religieuses, il alla perfectionner son instruc- instances de Clément XI, la Sérénissme République
tion au monastère de Carmir Vanq (Couvent-Rouge), leur céda à bail l'île de Saint-Lazare, ancien lazaret
497 MÉKHITAR MEKHITARISTES 498

de la ville (8 septembre 1717). Ils n'y trouvèrent que de saint Augustin, de saint Basile et de saint Benoît.
des ruines et se mirent immédiatement à bâtir un En même temps, il nommait Mékhitar premier abbé
couvent et une église, tout en se préparant à réaliser du monastère (1712). Ce fut la règle de saint Benoît
le but de leur fondateur qui était le relèvement intel- que l'on adopta. Mékhitar et ses religieux émirent de
lectuel et moral du peuple arménien. Mékbitar ne se nouveaux voeux selon cette règle (1715). Le 4 décem-
laissait pas absorber par les soucis matériels, et don- bre 1702, Clément XIII approuvait encore les consti-
nait à ions l'exemple du travail en consacrant ses tutions.
loisirs à l'étude. Il fonda même une imprimerie dont En 1717, les mékhitaristes prenaient possession de
les productions devaient porter en Turquie les l'îlede Saint-Lazare à Venise et s'y construisaient un
lumières de la foi chrétienne. Il termina le monastère monastère et une église sur les ruines d'un lazaret.
en 1710. Trois ans plus tard, il sentit les premières Tout était organisé en 1740. Les mékhitaristes n'a-
atteintes d'une grave maladie qui finit par l'emporter vaient pas attendu ce moment pour travailler efficace-
le 27 avril 1749, à l'âge de soixante-treize ans. En ment au relèvement de leur nation. L'imprimerie que
18 1, le cardinal Moonnico fit le procès de l'Ordinaire
1 Mékhitar avait installée dans le couvent envoyait en
pour introduire sa cause de béatification à Rome, Turquie les ouvrages de science et de religion qu'ils
mais les troubles politiques qui ne taillèrent pas à composaient dans leur solitude, et des missionnaires
éclater dans la péninsule arrêtèrent les démarches. allaient porter les lumières de la vraie foi en Asie
Mlles ont été reprises en 1901, sous les auspices du Mineure. A la mort de Mékhitar (1749), la congréga-
cardinal Sarto, patriarche de Venise, le futur Pie X. tion comptait 41 prêtres et 13 frères convers. Vingt-
Mékhitar a laissé des œuvres assez nombreuses, quatre ans plus tard, ils se séparèrent pour former
parmi lesquelles il faut citer un Commentaire sur deux branches différentes, qui existent encore aujour-
l'évangile de saint Matthieu (1737), un Commentaire d'hui.
sur l' Ecclésiastique, une Grammaire et un Dictionnaire I. Mékhitaristes de Venise. — Mékhitar eut pour
arméniens (1744), un Catéchisme en arménien vulgaire, successeur Etienne Melkom ou Melkior, originaire de
un Poème à la sainte Vierge, et une Bible arménienne Constantinople. Le nouvel abbé voulut modifier les
H 733), considérée comme fort précieuse. constitutions, ce qui amena de profondes dissensions,
Vita detl'abbate ^lechitar, Venise, 1810; La vie du ser- Le chapitre général de 1772 fut très agité et les oppo-
viteur de Dieu Mcchitar, fondateur de l'ordre des moines sants, sous la conduite du P. Babighian, se séparèrent
arméniens ùléchilaristes de Venise, ainsi que la vie des abbés rjour former une congrégation distincte. Nous en
généraux et des moines les plus célèbres de la congrégation, reparlerons plus loin (Mékhitaristes de Vienne).
Venise, 1901; P. Minas Nurikian, II servo di Dio Abbate Melkom mourut en 1800 et laissa le gouvernement
Mechilar, fondatore dei PP. Mechitarisli (Padri Arment
de la congrégation à Aconce Kôver, né en Transylvanie,
Benedictini) di Venezia, di Viena, Sua vita et suoi lempi,
Rome, 1914; Notice sur le couvent arménien de Saint-Lazare où se trouve encore aujourd'hui une forte colonie
de Venise, Venise, 1921. arménienne. Aconce prenait le pouvoir en des temps
R. Janin. difficiles, à cause de la conquête de la Vénétie par les
MEKHITARISTES, bénédictins arméniens, armées françaises. Pour éviter la dispersion des reli-
fondés par Mékhitar. —
Il est difficile de déterminer gieux et la vente des biens du monastère, il imagina
la date exacte à laquelle fut constituée cette nouvelle de faire reconnaître Saint-Lazare comme une aca-
congrégation, bien que l'on accepte habituellement démie. La nationalité des mékhitaristes, les travaux
celle du 8 septembre 1701. La Société se composa tout littéraires et scientifiques auxquels ils se livraient
d'abord des disciples que Mékhitar avait groupés autour depuis plus d'un demi-siècle, aplanirent les difficultés
de lui à Constantinople et dont plusieurs étaient prê- et Bonaparte leur accorda la reconnaissance désirée.
tres. Avant de fuir devant la persécution, il s'était Ils purent ainsi continuer en paix leurs travaux apos-
mis avec eux sous la protection de la sainte Vierge toliques. Aconce oblint de Rome le titre d'arche-
et leur avait donné le double titre d' « Enfants de vêque, attaché depuis cette époque à celui d'abbé
Marie » et de « Docteurs de la Pénitence ». Ils se de Saint-Lazare (18 mai 1804). — Sukias de Somal
retrouvèrent tous à Modon, en Morée, où ils bâtirent lui succéda en 1824 en cette double qualité. Ce fut
bientôt une église et un monastère dédiés à saint lui qui donna la plus vive impulsion aux travaux litté-
Antoine, ermite. Le but de la société était et demeure raires et scientifiques. des religieux. Il prêchait d'ail-
encore la diffusion de la foi chrétienne parmi les leurs d'exemple, car il fut un écrivain distingué et
Arméniens et leur formation à la fois religieuse, litté- publia de nombreux ouvrages. Il fonda les deux col-
raire et scientifique. On n'y admet que des Armé- lèges nationaux de Venise et de Padoue. — A sa
niens. Au début, la règle était celle de saint Antoine, mort (184G), il fut remplacé par Georges Hurmuz,
assez commune parmi les moines orientaux, encore auteur de traductions arméniennes fort nombreuses
qu'il ne faille pas donner à ce terme de règle le sens de classiques anciens et modernes. — La congréga-
rigoureux qu'il a pris en Occident. Les mékhitaristes tion de Venise fut gouvernée pendant près d'un demi-
ont conservé dans leurs armes des traces de ces ori- siècle (1876-1921) par Mgr Ignace Ghiurékian, qui
gines. Elles représentent en effet une croix contournée lui donna un plus grand développement. Il réorganisa
aux quatre cantons des emblèmes de saint Antoine : l'imprimerie, qu'il dota de machines perfectionnées,
la flamme, la cloche, l'évangile et le bâton. restaura et agrandit, l'église du monastère et fonda
En 1711, Mékhitar envoya à Rome deux de ses plusieurs missions en Turquie, missions qu'il eut la
religieux, les PP. Élie Mardyros et Jean Simon, pour douleur de voir à pfcu près toutes disparaître au
oiïrirà Clément XI l'humble hommage du monastère cours de la guerre mondiale.
de Saint-Antoine de Modon et de ses habitants. Ils La congrégation de Venise reçut sous son gouverne-
devaient également solliciter l'approbation de la nou- ment de nouvelles constitutions que Rome approuva
velle société et
de ses constitutions. Le pape accueillit pour six ans, le 6 août 1909. Elle est gouvernée par
favorablement cette demande et approuva la petite l'abbé-archevêque, assisté d'un Conseil de dix mem-
congrégation, mais en modifiant la règle. Jugeant que bres nommés par le chapitre général. Elle se recrute
les coutumes du monachisme oriental, qui visent plus exclusivement parmi les Arméniens. En général, on
à la sanctification personnelle des religieux qu'à leur préfère prendre de jeunes enfants de manière à faire
action sur les âmes, convenaient assez mal au but de toute leur éducation dans le monastère. Quand ils
l'institut, il demanda aux mékhitaristes de renoncer ont terminé leurs études classiques, c'est-à-dire vers
à la règle de saint Anloinc et de choisir entre celles la dix-septième année, ils entrent au noviciat et conti-
499 MEKHITARISTES 500

nuent à étudier la rhétorique, le latin et les sciences. On y trouve cependant d'excellentes éditions armé-
Puis ils consacrent plusieurs aimées à la philosophie niennes de l'Ancien et du Nouveau Testament, et de
et à la théologie, après quoi ils sont ordonnés piètres multiples manuels de piété en turc ou en arménien.
et appliqués à divers emplois avant d'être envoyés Pour la théologie proprement dite, signalons Avé-
en mission. Quand ils quittent le monastère ils dikian, Sopra la processione dcllo Spirilo santo dal
reçoivent le titre de vartapel (docteur). Les religieux Pâtre e dal Filio, Venise, 1824, ouvrage très estimé.
portent une double tunique à manches larges et le Les mékhitaristes ont surtout étudié la patrologie.
manteau à capuchon, le tout de couleur noire. Ils Ils ont donné des éditions pratiques des anciens
gardent la barbe longue, comme tous les moines orien- auteurs arméniens, comme Moïse de Khorène, Zénobe
taux. Leur nombre a bien diminué dans les quinze de Glak, Elisée, Lazare de Pharbe, Fauste de
dernières années. En 1910, ils étaient 65 prêtres et Byzance, etc. Ils ont publié les œuvres du catholicos
30 moines; en 1925, ils ne comptaient plus que Jean Otznéti ou le Philosophe, du vm e siècle, Dom.
39 prêtres, 6 clercs et 7 convers. Quatre des leurs ont Johannis philosophi Ozniensis Armeniorum catho-
été massacrés par les Turcs de 1915 à 1918. Depuis la lici opéra per P. P. J.-B. Aucher, Venise, 1834, les

dispersion des Arméniens à travers le monde, causée œuvres poétiques du catholicos Nersès de Claj
par la guerre mondiale, leur recrutement devient de (xvu e siècle), Venise, 1830, les œuvres en prose du
plus en plus difficile. même, édition Cappeletti, Venise, 1833, etc. Ils ont
Leurs œuvres ont également diminué d'importance donné de nombreuses traductions des Pères grecs,
et de nombre. Le monastère de Saint-Lazare à Venise comme l'Hexaméron de saint Basile, les Lettres de
reste le centre de la congrégation, la résidence de saint Ignace d'Antioche, des traductions d'ouvrages
l'abbé-archevêque. Il possède une vaste imprimerie, grecs et syriaques dont l'original avait disparu, et qui
une bibliothèque de plus de 30 000 volumes, une ne se conservaient plus que dans les versions armé-
collection de 2.000 manuscrits arméniens dont le niennes. Ils ont édité des livres liturgiques, comme la
P. Basile Sarguissian a entrepris le catalogue raisonné Lilurgia Armena, Iransporlata in italiano, du P. Avé-
(le premier volume a paru en 1914' et renferme les dikian, Venise, 1832, The Armenian Rilual, du P. Issa-
manuscrits de l'Ancien et du Nouveau Testament, verdentz, 4 vol., Venise, 1863-1876.
in-4°, xx pages et 838 colonnes). Outre les multiples L'ouvrage d'histoire le plus important est celui du
ouvrages qu'ils publient et dont nous parlerons plus P. Michel Tchamtchenian, Histoire de l'Arménie,
loin (on en compte déjà plus de 800 en arménien et 3 vol., Venise, 1784-1786. Le P. Alichian a publié
200 en diverses langues européennes), les Mékhita- Haïabadoum, histoire de l'Arménie, en deux parties,
ristes de Venise font paraître, depuis 1843, une revue Venise, 1901-1902, où la critique est malheureusement
mensuelle d'histoire et de littérature très appréciée en défaut. Le même auteur publia aussi divers tra-
des connaisseurs, le Pazmavèp (le Polyhislor). Ils vaux de géographie, comme la Topographie du distri<:l
exercent aussi un ministère actif, desservent à Venise de Chirag, 1891, V Aïrarad, 1890, le Sissagan, 1893,
même la petite église de la Sainte-Croix, construite le Sissouan, 1895, etc. Longtemps avant lui, le P. In-
aux frais des Arméniens, et dirigent deux collèges en djidjian avait donné la Description de l'ancienne Armé-
Italie, celui de Venise, collège Raphaélian, fondé en nie, 3 vol., Venise, 1835, et les Recherches archéologiques
1836 grâce aux libéralités d'un riche Arménien de sur l'Arménie, 3 vol., Venise, 1835. Le P. Sarguissian
Madras, et un autre à Milan. Un troisième, le collège avait publié la Topographie de la Grande et de la
Mouradian, fondé à Padoue en 1834, installé à Paris Petite Arménie, Venise, 1864. Citons encore Aiva-
de 1846 à 1878, fut uni plus tard à celui de Venise. zovski, Seth, et -tant d'autres, qui ne s'occupèrent
En Turquie, il y avait en 1914, en dehors de Constan- pas. seulement d'histoire et de géographie armé-
tinople, plusieurs missions à Ismidt (Nicomédie), niennes, mais publièrent des ouvrages d'intérêt plus
Bagtchédjik, Trébizonde, Mouch, Van, Bitlis. Il ne général et qui sont particulièrement appréciés.
leur reste plus que le collège Saint-Grégoire-lTllumi- Les mékhitaristes de Venise se sont préoccupés de
nateur à Constantinople; encore a-t-il beaucoup perdu fournir à la jeunesse arménienne des livres classiques,
de son importance depuis le triomphe des. nationa- non seulement de littérature, mais encore d'histoire,
listes turcs (1922). Les Mékhitaristes ont dû également de géographie, de sciences mathématiques et natu-
abandonner leurs missions de Théodosia et de Simfé- relles. Outre les auteurs nationaux dont ils ont donné
ropol en Crimée et de Salmas en Perse. A Rome, le mainte édition, ils ont traduit en arménien de nom-
pape Grégoire XVI leur donna l'église de Saint-Biaise, breux ouvrages grecs et latins, et de multiples œuvres
et l'hôpital pour les Arméniens qui lui est annexé. modernes en diverses langues européennes. Les ques-
Le but poursuivi par Mékhitar en fondant sa con- tions de linguistique les ont également passionnés.
grégation a été en grande partie réalisé, car elle a res- Aussi ont-ils fourni un nombre considérable de dic-
tauré la littérature arménienne et conservé à sa nation tionnaires, de grammaires et d'études variées sur la
les trésors de connaissances accumulés par les ancêtres, langue arménienne. Plusieurs d'entre eux se sont révé-
elle a initié les jeunes générations aux littératures et lés des poètes remarquables, comme les frères Hur-
aux sciences de l'Occident. Nous avons indiqué plus muz, dont l'un, Mgr E. Hurmuz, traduisit l'Enéide
haut, col. 497, les principaux ouvrages de Mékhitar. et les Églogues de Virgile, et donna un poème, le
Ses disciples ont brillamment continué l'œuvre com- Jardin, en quatre chants. Le P. Alichan a publié
mencée et acquis chez les Arméniens, catholiques et plusieurs volumes de poésies anciennes et modernes,
dissidents, et dans lç monde entier, une réputation et en a composé lui-même un grand nombre, Œuvres '

méritée de culture littéraire et scientifique. Nous ne poétiques, 5 vol., 1857-1858, Souvenirs de la patrie
prétendons pas donner ici la liste complète des livres arménienne', 1869-1870, etc. Le même auteur a publié
composés par ceux de Venise et qui dépassent le des études critiques de divers auteurs arméniens
millier; nous nous contenterons d'indiquer les prin- anciens. Mgr Sukias de Somal, dans son Quadro délia
cipaux auteurs et les meilleurs de leurs ouvrages. letteratura armena, Venise, 1829, donne, siècle par
Remarquons d'ailleurs que ces derniers sont surtout siècle, une idée juste et raisonnée des produits de la
consacrés à l'histoire, à la littérarure et aux sciences. littérature arménienne.
Les écrits proprement ecclésiastiques des mékhita- Cette rapide esquisse suffit à montrer l'activité lit-

ristes, quoique assez nombreux, ne sont le plus sou- téraire et des mékhitaristes de Venise
scientifique
vent que des traductions ou des adaptations d'ou- depuis deux siècles qu'ils existent. On en aura une
vrages orientaux ou occidentaux, anciens et modernes. idée plus complète en parcourant l'ouvrage du P. Ar-
501 MEKHITARISTES MELANCHTHON 502

sène Gazikian, Xouvelle bibliographie arménienne, du même. L'étude des sources de l'histoire nationale et
Venise. 1909. la publication des textes patristiques et autres ont
II. Mékhitaristes de Vienne. — Ils forment une occupé des hommes remarquables, comme les PP. Da-
branche séparée de la congrégation de Venise. chian, Daghbachian, Der-Boghossian, Kalemkiarian,
Melkoni, successeur de Mékhitar, ayant voulu faire Tchakédjian, Le P. Dachian s'est également fait
etc.
des changements dans les constitutions, un certain un nom dans paléographie arménienne. La littéra-
la
nombre de religieux s'y opposèrent. Le chapitre ture et les sciences n'ont pas été non plus négligées.
général de 1772 ne parvint pas à rétablir l'accord Les PP. Ménéchian, Vardanian, Akinian, Kalem-
entre les deux camps. Les opposants furent expulsés kiarian ont brillé ou brillent encore dans ce domaine.
et allèrent fonder à Trieste une maison qui compta Il est sorti de l'imprimerie de Vienne de nombreux

bientôt 19 prêtres. L'impératrice Marie-Thérèse les livres classiques arméniens et des manuels scolaires
prit sous sa protection, et c'est ainsi que se forma, divers. On
peut donc affirmer que, si leurs œuvres sont
en 1773, la nouvelle congrégation. Pie VII lui donna moins connues que celles de leurs confrères de Venise,
un abbé général en 1803 dans la personne du P. Babi- les mékhitaristes de Vienne n'ont pas moins contribué,
ghian. Les biens de ces religieux ayant été vendus pour une large part, au relèvement de leurs compa-
sous la domination napoléonienne, ils cherchèrent un triotes et permis à la science occidentale de faire des
refuge à Vienne, où ils étaient invités à s'occuper de progrès nouveaux dans la connaissance de l'Orient
la colonie arménienne de cette ville (1809). Le bienheu- ancien et moderne.
reux Clément Hofbauer, rédemptoriste, prit en main
Tchamtchenian, Histoire de l'Arménie (en arménien)
leur cause et les aida puissamment. Après le premier
3 in-4°, 1784-1786; Compendiose notizie sulla congregazione
abbé-archevêque, Babighian (1773-1827), ils furent dei monaehi Armeni Mechitaristi, Venise, 1818; Neumann,
gouvernés par le P. Ariste Azarian qui releva la Versuch einer Geschichte der armenischen Lileraiur, nach
congrégation et la fit prospérer. Leurs constitutions den Werken der Mechitarislen frei bearbeitel, in-16, Leipzig,
furent approuvées provisoirement par Pie IX en 1836; P. Minas Nurikian, Il servo di Dio Abbate Mechitar,
1852 et définitivement, avec quelques modifications, Fondalore dei PP. Mecbitaristi (Padri Armeni Bentdictini)
di Venezia, di Viena, sua vita et suoi lempi, Rome, 1914;
par Léon XIII, le 23 janvier 1885.
Notice sur le couvent arménien de Saint-Lazare de Venise,
Les mékhitaristes de Vienne se consacrèrent, comme 1921; P. Arsène Gazikian, Nouvelle bibliographie arménienne
leurs confrères de Venise, au relèvement intellectuel et (en arménien), Venise, 1909; Kalemkiarian, Une esquisse
moral des Arméniens. Ils s'intéressèrent tout d'abord de l'activité littéraire-typographique de la congrégation méchi-
à ceux qui étaient fixés en Autriche-Hongrie, parti- tariste à Vienne (en arménien).
culièrement en Transylvanie, et fondèrent des mai- B. Janin.
sons à Trieste, à Neussatz, à Peterwardein, puis ils MELANCHTHON Philippe (1497-1560), ami
songèrent à ceux de Turquie et s'établirent à Conss et associé de Luther dans l'œuvre de la Réforme.
tantinople, à Smyrne, à Aïdin, etc. Pour les mission- Comme pour Luther, mais beaucoup plus succincte-
d'Orient, ils firent un effort considérable dans la pre- ment, on verra d'abord, I. la vie de Mélanchthon,
mière moitié du xix e siècle. L'Association pour la puis, II. sa philosophie et sa théologie (col. 505).
propagande des bons iivres, fondée par eux, répandit, I. Vie. —
Philippe Mélanchthon naquit à Bretten,
de 1830 à 1850, 445 989 volumes; malheureusement petite ville du Bas-Palatinat, maintenant dans le
elle fut obligée de se dissoudre, au bout de vingt ans, duché de Bade, le 16 février 1497. Le nom de la
faute de ressources suffisantes. Les mékhitaristes de famille était Schwarzerd, Terre noire. Vers 1597,
Menue ont publié plus de 500 ouvrages en arménien Jean Reuchlin, le célèbre humaniste, qui était son
ou en turc grand-oncle maternel, grécisa son nom Mé/.ocwa
:

Leur maison généralice se trouve toujours à Vienne, /Ôo'jv Terre noire. A partir de 1531, Mélanchthon
:

où réside l'abbé-patriarche. n y a un collège, des cours employa la forme adoucie Mélanthon. Corpus Refor-
de théologie, un splendide musée d'histoire naturelle, matorum, t. i, p. cxxxi.
une collection numismatique de 15 000 pièces, une Les parents de Mélanchthon étaient à l'aise; ils lui
bibliothèque de 35 000 volumes et une grande impri- firent donner une forte instruction. Reuchlin s'y
merie qui édite des livres en plus de cinquante langues employa aussi. Le 16 octobre 1507, l'enfant perdit
différentes. En 1891, les mékhitaristes de Vienne ont son père. Les deux années suivantes (1507-1509), il
commencé la publication, non encore achevée, du fréquenta l'école de Pforzheim, très renommée à
catalogue de leurs manuscrits arméniens. Us font l'époque; dès 1509, le 14 octobre, il fut immatriculé à
paraître également une revue arménienne fort appré- l'université de Heidelberg, et, selon l'usage, à la
ciée, le Handès Amsorya. En 1914, ils possédaient en faculté des arts. Là, et bientôt à Tubingue, il s'initia
Turquie à Constantinople, un lycée, à Smyrne, une
: à toutes les connaissances de l'époque; il acquit une
école supérieure et une paroisse, à Aïdin, une paroisse. science particulièrement profonde de la langue grec-
Ils n'ont pu conserver qu'une résidence à Constanti- que. En 1511, il passa son baccalauréat. En 1512, il
nople. Les missionnaires qui évangélisaient l'intérieur voulut passer le doctorat; à cause de son âge on s'y
du pays, à Erzéroum, à Trébizonde, etc., ont dû se opposa. Il partit pour Tubingue, où, le 17 septembre,
retirer. En 1925, trois Pères se sont établis au Pirée il se fit immatriculer. Le 25 janvier 1514, il pas- ait
pour s'occuper des Arméniens immigrés en Grèce. son doctorat; sur onze candidats, il était reçu pre-
Quelques mékhitaristes de Vienne habitent la Galicie; mier. Dès lors il commença à enseigner. La fameuse
ils ont un couvent à Lemberg et s'occupent des Armé- querelle autour de Reuchlin n'était pas encore éteinte;
niens de cette province. La congrégation a diminué Mélanchthon y prit parti pour son grand oncle, ce à
•depuis quelques années, car le recrutement devient quoi ses propres goûts l'inclinaient aussi.
de plus en plus difficile. Au lieu de 35 prêtres et de En 1518, sur la recommandation de Reuchlin, on
15 frères qu'elle avait en 1910, elle ne compte plus en l'appela à Witlcnberg, pour y enseigner le grec. Il y
1925 que 28 prêtres, 1 clercs, 4 convers et un novice. arriva le 25 août. Au dire de Spalatin, il eut vite jus-
Les mékhitaristes de Vienne ont fourni un effort qu'à 500 auditeurs, et plus tard jusqu'à 1500. Rapi-
littéraire et scientifique presque aussi grand que leurs dement, il se lia avec Luther. Sous son influence, il
•confrères de Venise. On trouve chez eux quelques s'adonna à l'étude de la Bible, el notamment de saint
ouvrages de théologie, comme le De fidei symbolo, Paul. En 1519, il assista à la dispute de Leipzig entre
<ju<> Arnuni ulunlur, du P. Catergian, Vienne, 1892, Jean Eckel Luther; les mois suivants, il écrivit contre
d'autres de liturgie, comme La liturgie des Arméniens Jean Eck Defensio contrit Iohannem Ekium, C. H.,
:
303 MÉLANCHTHON, VIE 504

t. i, col. 108 sq. Sous l'impulsion de Luther, il s'adon- loisir à ses fonctions de professeur. En 1532, il publia
nait dès lors de plus en plus à la théologie. Il goûta son Commentaire sur l'Èpitre aux Romains; il y dis-
peu la théologie du xv siècle, avec ses subtilités et tinguait nettement la justification, sentence exté-
ses arguties; ses goûts le portèrent plutôt vers l'étude rieure de Dieu sur nous, et la sanctification ou chan-
de la Bible et des Pères. Lel9 septembre 1519, il avait gement intérieur. A cette- époque, il reçut des ofl'res
acquis le grade de bachelier en théologie: dès lors réitérées de venir en Pologne, en France et en Angle-
il appartint à la faculté de théologie. Mais il ne voulut terre. Il aurait sans doute accepté de se rendre dans
jamais conquérir le grade de docteur en cette matière. l'un ou l'autre de ces deux derniers pays; mais son
C. R., t. iv, col. 811. Le 25 novembre 1520, sur le électeur s'y opposa.
conseil de Luther, il se maria avec Catherine Krapp, En 1529, à Marbourg, puis en 1534 à Casse), il se
fille du maire de YViltenbcrg. Ainsi Luther l'atta- rencontra avec les sacramentaircs Zwingle et P.ucer;
chait pour toujours à cette ville. Catherine devait il finit par pencher de plus en plus du côté des sacra-

mourir en 1557; le ménage eut quatre enfants. Au ment aires (ci-après Rctations avec Luther).
mois de décembre 1521, Mélanchthon fit paraître Les années suivantes, en dehors de ses relations
son fameux' manuel de théologie, les Loci communes avec Luther (ci-après), il y a peu de points saillants à
rerum theologicarum, seu Hypotijposes theologicse. Ce noter dans sa vie. Il songea à la réunion d'un concile
manuel eut un très grand succès. Porr le contenu, avec les catholiques, projet auquel il fut tantôt favo-
voir ci-après, col. 508 sq. rable et tantôt opposé, à la tenue de synodes entre
En 1525, les paysans du Palatinat prirent Mélanch- protestants, auxquels il était plus favorable que
thon comme arbitre entre leur prince-électeur et eux. Luther.
Tout en conseillant au prince la douceur et la clé- Après la mort de Luther (nuit du 17 au 18 fé-
mence, il fut très dur pour les paysans « Leur : vrier 1546),Mélanchthon resta comme le chef du luthé-
demande d'être affranchis du servage n'a aucune ranisme, mais chef souvent contesté et harcelé. Plu-
raison valable. Au contraire, brutaux et indisciplinés sieurs de ses coreligionnaires ne cessèrent de s'élever
comme ils le sont, les Allemands ont déjà trop de contre ce qu'ils qualifiaient d'apostasies concessions
:

liberté. Avec leur violence et leur soif de sang, il fau- aux catholiques ou plutôt au bon sens dans la théorie
drait les mener beaucoup plus durement encore. » de la justification; concessions sur des points de
Widcr die Artikel der Bauerschaft, C. R., t. xx,col. 655, culte, etc.
657. De plus en plus, Mélanchthon avait incliné vers
En 1528, Mélanchthon publia l' Instruction pour la l'utilité religieuse des œuvres. Dans l'Intérim d'Augs-
visite des Églises. En 1529, il parut à la diète de Spire, et bourg (1548), revisé par lui à Leipzig, on les décla-
se joignit à ceux qui protestèrent contre lerecès de cette rait nécessaires au salut. De là, les protestations de
diète. En 1530, se tint la fameuse difte d'Augsbourg. Nicolas d'Amsdorf, de Mathias Flacius Illyricus, de
Toujours sous le coup de la condamnation portée Nicolaus Gallus, Schnepf, Stolz, Aurifaber et autres.
contre à la diète de
lui Wôrms (1521), Luther ne put Dans l'Intérim, Mélanchthon avait aussi concédé
y paraître; il s'en tint plus près qu'il put, dans la
le beaucoup de points du culte catholique l'usage des
:

forteresse de Cobourg, qui appartenait à l'électeur de vases et des ornements sacrés, des cierges, du latin,
Saxe. Ce fut donc Mélanchthon qui rédigea la fameuse le bréviaire et les jeûnes, les sacrements de la confir-
Confession d'Augsbourg; le 25 juin, il la lut devant mation et de l'extrême-onction, celui de la pénitence,
les États. La théorie de la justification par la foi en quoique non dans le sens catholique. la messe, mais sans
était l'âme; aussi, sur le fond de cette Confzssion, la croyance à la transsubstantiation, le culte des
Luther donna son assentiment. Mais « sur le purga- saints et des images. Il regardait ces points comme
toire, sur le culte des saints, et surtout sur l'Anté- indifférents : adiaphora. « La vraie doctrine évangé-
christ de pape », il la trouvait trop peu catégorique. lique », se disait-il, suffirait à renseigner le peuple
Enders, Luthers Briejwcehsel, t. ix, p. 133; 21 juil- sur ce que ces rites avaient de fâcheux. Flacius,
let 1530. Gallus et autres protestèrent vivement contre cette
Dans la suite des négociations., Mélanchthon fléchit prétendue indifférence. En 1552, Mélanchthon aban-
davantage encore, et tout particulièrement dans une donnait l'Intérim. Toutefois, la lutte ne finit vrai-
lettre au légat Campeggio (6 juillet 1530). C. R., t. n, ment qu'avec la Formule de concorde de 1577 Solida :

col. 168 sq. Cette lettre est pleine de formules de declaratio, art. 10 :chaque Église recevait le droit de
soumission; pour les désaccords doctrinaux, ils se servir de ces rites et objets selon sa convenance.
n'existaient qu'en apparence Dogma nullum habc-
: En même temps se poursuivait la lutte sacramen-
mus diversum ab Ecclesia Romana (!) col. 170. Les taire. Finalement, là encore, Mélanchthon essaya de
semaines suivantes, il engagea son parti à n'insister garder une position intermédiaire entre Calvin et les
que sur deux points la communion sous les deux
: luthériens, et naturellement ne parvint à contenter
espèces et le mariage des prêtres. Puis il se ressaisit personne. Sous des formes diverses, cette lutte, comme
et écrivit VApologie de la Confession d'Ausgbourg les précédentes, se continua jusqu'à sa mort. Aux dis-
(1530-1531); il y est plus catégorique que dans la ciples de Mélanchthon on donna le nom de Philip-
Confession elle-même. Il est vrai que, quand il la pistes. Al'origine, ce nom leur vint de Flacius et
retoucha et y mit la dernière main, c'était déjà plu- autres adversaires, et comportait un seiis satirique.
sieurs mois après la diète. Il devint quelque peu synoinmede cryptocalviniste.
Tous ceux qui avaient vécu les négociations d'Augs- En 1551, il pensa aller au concile de Trente. A cette
bourg emportaient de Mélanchthon la même impres- fin, il écrivit la Confession saxonne, sorte de reproduc-
sion,: ses hésitations doctrinales étaient peu dignes tion adoucie de la Confession d'Augsbcurg. Il se
de l'auteur d'une profession de foi, et ses habiletés rendit jusqu'à Nuremberg: mais au mois de mars 1552,
étaient inconciliables avec la loyauté. Dans la Confes- il était de retour à Wittenberg.

sion et l'Apologie de la Confession, lorsqu'il parle de la De plus en plus, les infirmités étaient devenues
justification par la foi, il se recommande hautement crucifiantes. La mort de sa femme (1557) et de plu-
de saint Augustin. C'était un mensonge formel; dès sieurs amis avait accru ses tristesses. Souvent, dans
cette époque, il savait fort bien que saint Augustin ses dernières années, il soupirait après l'union dans
n'était pas pour cette théorie (ci-dessus, article son Église; il répétait le mot du Sauveur dans saint
Luther, t. ix, col. 1256). Jean : Qu'ils soient un comme nous sommes un. »
<

Après la diète d'Augsbourg, il put s'adonner à C'était vouloir la quadrature du cercle. Enfin le ;
50J MÉLANCHTHON, LA JUSTIFICATION 506

19 avril 1560, il rendit le dernier soupir. Il fut ense- Dans ce dictionnaire de théologie, nous iibus arrê-
veli à côté de I. lit lier, dans la chapelle du château terons aux cinq points suivants 1. La philosophie
:

de Wittenberg. de Mélanchthon; 2. Ses idées sur la justification;


Trois grands peintres nous ont laissé le portrait de 3. Ses idées sur l'Église et le pouvoir temporel; 4. Ses
Mélanchthon Jean Holbein, dans un petit médaillon
:
relations avec Luther; 5. Ses relations avec les catho-
maintenant au musée de Hanovre; Albert Durer, liques.
dans une gravure sur bois, de 152C; et Lucas Cra- 1° Philosophie. —
L'initiation de Mélanchthon à la
nacli, ou plutôt les artistes de son atelier, en plusieurs philosophie se fit d'après les deux courants de la
répliques. Sa physionomie fait quelque peu penser philosophie scolastique; à Heidelberg, d'après la via
à celle de Benoît Labre. Ce n'est qu'à force d'énergie, antiqua, autrement dit le réalisme thomiste; à Tu-
de régularité et de sobriété qu'il put se maintenir bingue, d'après la via moderna, autrement dit le
dans s;. i<- de travail. Il était désintéressé et fidèle nominalisme. Un moment, à Wittenberg, il suit Luther,
à ses amis. Dans ses écrits et ses propos, il y a moins il plaisante sur Aristote et la philosophie en général.

de laisser aller que chez Luther. (1518-1522). Didymi Faventini oratio, février 1521,
D'ailleurs, d'autres côtés de son caractère sont C. R., 1. 1, col. 301 sq. Adversus theologorum Parisi-
;

beaucoup moins à son éloge. Avant tout, chez cet norum deerctum pro Luthero apologia, juin 1521,
auteur d'une Profession de foi fameuse, l'on a à C. R., t. i, col. 400 sq. Mais bientôt il se reprend;
regretter l'instabilitié de la croyance sur des points le 20 décembre 1524, il écrivait à Spalatin Sed heus :

importants de la doctrine chrétienne, et plus encore tu homo theologus philosophari cœpisti! nescis hoc
le manque de sincérité. A Augsbourg, on se demandait lempore quantum cum philosophia thcologis bellum
s'il voulait tromper les catholiques ou abandonner les sil? Ego summo labore curaque eam tueor; non aliter
protestants. De plus en plus, il pencha vers les sacra- alque aras nostras ac focos solemus. C. R., t. i, col. C95.
mentaires, mais il s'en cacha avec dissimulation. Aux environs de 1530, il commença à écrire ses
Pourtant, il supportait fort mal la contradiction, et fut manuels de philosophie; en 1528, les Dialecticcs
loin d'être toujours d'une douceur parfaite: en 1510, libri IV, qui eurent rapidement huit éditions, etc.
par exemple, il poursuivit de sa haine et de ses injures Dans ces ouvrages, il est aristotélicien. D'Aristote il
le pauvre et doux visionnaire Gaspard Schwenkfeld. a gardé le goût de l'observation, de la constatation
En résumé, Mélanchthon a été un grand humaniste, des faits; volontiers, il étudie la nature physique. Du
neurasthénique, jeté malencontreusement sous l'in- reste, d'une manière générale, il goûtait les vues
fluence de Luther et dans les luttes de la Réforme. modérées et la logique d' Aristote. C. R., t. xi, col. 282
IL Philosophie kt théologie. —
Mélanchthon (1536); col. 423 (1538). D'Aristote, néanmoins, il
a embrassé tout le savoir de son temps. Ce savoir, élimine toute la métaphysique; il a vu Aristote au
il semble le posséder sans peine; il le communique travers de Cicéron et de ses traités pratiques de reli-
d'une manière facile et naturelle. gion et de morale, le De Falo, le De nalura Deorum, le
Mais ce savoir n'a ni grandes envolées, ni vastes De offtciis.
horizons Mélanchthon ne fait pas penser au delà de
: Comme la doctrine catholique, Mélanchthon est
ce qu'il sait c'est un bon vulgarisateur. Cum viderem
; pour l'unité du savoir humain. Aujourd'hui, il y a
res magnas et necessarias divinitus patefacias esse in une tendance à disjoindre et même à opposer trois
nostris Ecclesiis per viros pios et doctos, duxi màterias ordres de vérité : la vérité philosophique, fondée sur
illas in variis scriplis sparsas colligendas esse et quo- la raison, la vérité religieuse,que l'on nomme plutôt
dam ordine explicandas, ut facilius percipi a juvenibus vérité théologique, et que l'on fonde sur la tradition;
possent. liane operam et hoc velut pensum debere me enfin la vérité mystique, fondée sur l'expérience
in hoc scholastico munere, quod gero, Ecclesise juiica- intime. Cette disjonction, remonte aux nominalistes;
bam. C. R., t. xxi, col. 341 (1535). Vulgarisateur, à la fin du xiu siècle, Duns Scot en pose les prémisses,
e

Mélanchthon a partagé les illusions de son temps. Il et, dans la première moitié du xiv, Guillaume d'Oc-
a cru fortement à l'astrologie. En 1558, il répugnait cam, l'a fait explicitement enseigner. Luther, son
fort à accompagner son électeur en Danemark dans : disciple, l'a encore accentuée; d'une manière fou-
les étoiles, il avait lu qu'il ferait naufrage. Finalement gueuse, il a opposé la raison à la foi. De cette théorie.,
le voyage n'eut pas lieu. Comme Luther, il croyait les protestants modernes ont tiré des conséquences
fermement à la fin très prochaine du monde. extrêmes; ils ont particulièrement excellé à dissocier
Mélanchthon a été « le Précepteur de l'Allemagne, la doctrine contenue dans la Bible, et les données de
Prwceplor Germanise ». Précepteur par les nombreuses l'expérience religieuse personnelle. Aristotélicien, Mé-
universités qu'il a réformées ou fondées Wittenberg, : lanchthon ne tombe pas dans cette dissociation. Dans
Tubingue, Leipzig, Rostock, Heidelberg, Erancfort- la recherche de la vérité, toutes les sciences devaient
sur l'Oder, Marbourg, Kremgsberg, Iéna. Précepteur s'unir, et finalement contribuer à former « l'hon-
par ses manuels et ses méthodes, par les idées qu'il nête homme » et le chrétien.
a vulgarisées; dans les humanités, en philosophie et 2° La justification. —
Penchant vers Aristote, Mé
en théologie, son influence domine toute la période lanchthon était plus que Luther porté à s'intéresser
de l'orthodoxie. Dans les humanités en Saxe, par : à l'intelligence. C'est ce qui se manifeste dans son
iple, sa Grammaire latine a été en usage jusqu'en concept de la foi.
1734. En philosophie: dans le monde luthérien alle- Là aussi sans doute, il marche à la suite de Luiner;
mand, ses manuels de philosophie ont prévalu jus- il conçoit la foi comme une confiance fiducia miseri- :

qu'à Leibniz et à Wolf. En théologie: il a codifié et cordise divinse. Loci communes, éd. de 1521, c. Dejusti-
assagi la doctrine de Luther; celte codification a duré ficatione et fi.de; — Ne quis suspicetur taritum notiliam
jusqu'au piétisme et au delà (1550 à 1700). Dans ce esseaddemusamplius;estvclleetaccipcrcoblalampromis-
multiple enseignement, ce n'est pas à la spéculation sionem remissionis peccalorum et justificationis. Apo
qu'il vise, c'est à la pratique; c'est là la caraetéris- logia Confessionis Auguslanee, H. 69. Toutefois, c'est
tisque, caractéristique assez Lerne, que lui reconnais- avant tout l'élément intellectuel que Mélanchthcn
sent tous ses biographes. voit dans la foi Fides est assentiri universo verbo
:

Contrairement à Luther, .Mélanchthon écrit mieux Dei, nobis tradito, alque Un et promissioni gratis; d
en latin, et même en grec, qu'en allemand. Une est fiducia acquiescent in Deo pTqpter mediatorem. !!., C
difficulté de parole, une santé fragile lui interdi- t. xxin, col. 455 Expllcatio Symboli Niceni, édit.
;

saient les grands éclats d'une éloquence de tribun. de 1561. Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres,
507 MKLANCHTHON, I/ÉGLISE 508

il fixa la théologie de l'orthodoxie luthérienne (1550- idées théologiques dans un manuel didactique. Ç. R.,
1700). t. xxi ;Plitt-Kolde, Loci communes, 3' édit., 1900. Ce
Humaniste, Mélanchthon devait être porté à croire manuel a eu trois éditions principales en 1521, en :

à la bonté native de l'homme. De fait, il prise beaucoup 1535 ut en 1512. En 1521, il l'intitula Loci communes
:

la morale d'Aristote, celle des stoïciens et plus encore rerum theologicarum, seu hypotyposes theologicse. En
celle de Cicéron. Entre ces morales antiques et la 1535, il l'appela simplement Loci communes theolo-
:

morale chrétienne il ne devait pas percevoir de diffé- que l'ouvrage garda jusqu'à la fin.
gici; c'est le titre
rence appréciable. La grande supériorité de la morale Pour l'ordonnace des matières, Mélanchthon suit à
chrétienne, le précepte de tendre vers Dieu par l'amour, peu près les Sentences de Pierre Lombard. Mais les
n'avait sans doute pas fixé son attention; pour lui, diverses éditions subirent des remaniements impor-
l'avantage du christianisme, c'était la rémission des tants; comme on vient de le voir, elles nous don-
péchés. Apologia, R. 62. Aussi, entre l'homme déchu nent notamment un résumé de l'évolution des idées
et le chrétien, il ne sera pas porté comme Luther à voir de l'auteur sur le libre arbitre et l'utilité des œuvres.
un abîme. Epilome philosophise moralis, l ro édit., En 1521, sur ces deux points, comme du reste sur
1538, C. R., t. xvi, col. 21 sq. ;
2» édit., 1550, sous le tous les autres, il enseigne intégralement la doctrine
titre Ethicse àoetrinœ elementa, C. R., t. xvi, col. 165 sq. de Luther. Inviclus libellus, écrira Luther en 1525,
A la suite de Luther, il enseigna d'abord une som- non solum immortalitale, sed et canone ecclesiastico
bre prédestination çt la négation absolue de la liberté dignus. De servo arbitrio, éd. de Weimar, t. xvm,
humaine; c'est la doctrine de la première édition des 1908, p. 601. En 1535, il adoucit sa négation de la
Lieux communs de théologie : Quando quidem omnia, liberté, et commence à enseigner Te que plus tard on
quœ eveniunt, necessario juxta divinam prœdeslina- nommera le Synergisme. En 1548, dans une addition
lionem eveniunt, nulla est volunlalis noslrse liberlas. de l'édition de 1542, il en vient à déclarer acceptable
Cap. De hominis viribus adeoque de libero arbilrio. Peu une définition inspirée d'Érasme et qui tend au semi-
à peu, il adoucit cette théorie sauvage. En 1527, dans pélagianisme (col. 507).
son Instruction pour la visite des Églises, Dieu n'est 3° L'Église, en face de la Bible, des inspirations
déjà plus l'auteur du péché, et l'homme reçoit une privées et du pouvoir temporel. —A
l'origine, Mélanch-
certaine liberté, pour ce qui touche à « la justice llion, lui aussi, fut pour l'Église invisible. C'est encore
civile ». C. R., t. xxvi, col. 27; éd. de 1528, en alle- ce concept qu'en 1535 il donne dans la seconde édition
mand, l'édition définitive, C. R.,t. xxvi, col. 78. Dans la des Loci communes Ecclesia proprie et principaliter
:

seconde édition des Lieux communs, en 1535, l'a liberté signifteat congregalionem justorum, qui vere credunl
humaine est encore plus affirmée. Sans doute, deux ans Christo et sancti ficantur spiritu Chrisli, cap. De Ecclesia.
après, il signe les Articles de Schmalkalde comme Il ne rejeta jamais complètement cette doctrine. Mais

« pieux et chrétiens »; or, dans ces articles, Luther peu à peu, et beaucoup plus encore que Luther, il
niait la liberté. Mais, dans ses écrits personnels, il se pencha vers une Église visible Ecclesia visibilis est
:

ressaisissait; en 1548, dans une nouvelle édition de coetus amplectentium Evangelium Chrisli et recte uten-
ses Lieux communs, il en venait à accepter pour la lium sacramentis, in quo Deus per minislerium Evan-
liberté une définition peut-être semi-pélagienne : gelii est efficax et multos ad vitam setemam régénérai.
facultas upplicandi se ad gralium. C. iv, De humanis C. R., t. xxi, col. 826 (1545). On sent du reste aussitôt
viribus seu de libero arbitrio; ci-dessus, article Luther, la faiblesse de cette définition; qu'est-ce que le vrai
col. 1290. Sur ce point capital, ce sera la dernière « Évangile »; et quel est « le bon usage des sacrements»?

expression de sa pensée. Cet Évangile et cet usage varieront avec chaque pro-
Libre, l'homme devait avoir une part à sa justifi- testant autant dire que chaque protestant constituera
;

cation. De fait, dans la seconde édition des Lieux son Église.


communs (1535), Mélanchthon énonce trois causes de la Dans l'Église de Mélanchthon, comme dans celle de
justification Verbum, Spiritus sanclus et voluntas,
: Luther, tous chrétiens sont prêtres. C. R.,
les vrais
non sane oliosa, sed répugnons infirmilali su&, cap. De t. xm, col. 1158 (1553-1555). Dans cette communauté,

humanis viribus... Dès lors, il ne séparera jamais les il est vrai, il faut une organisation; l'on gardera donc

bonnes œuvres de notre justification; en 1530, par les formes de l'administration catholique, et jusqu'à
exemple, dans un Commentaire sur l'évangile selon l'épiscopat. C. R., t. iv, col. 627 (9 nov. 1541); t. ix,
saint Jean, il dit qu'elles sont une condition nécessaire col. 937 (1 er oct. 1559). Mais celte hiérarchie ne vient
de cette justification. De là le nom de Synergisme que pas de l'institution de Jésus-Christ; elle sort unique-
l'on donnera à sa théorie de la justification. Ce point ment des besoins de la communauté, et c'est de la
d'arrivée est aux antipodes de celui de Luther. communauté qu'elle reçoit ses pouvoirs religieux.
Dans ses Loci communes de 1535, son discours De En effet, Mélanchthon, comme Luther, s'en tint
Philosophia, de 1536, son Epitome philosophiœ mora- toujours au rejet d'une autorité doctrinale dans
lis, de 1537, il étudie les rapports de la philosophie l'Église. Pour nous transmettre et nous expliquer la
et de la théologie. La philosophie est l'interprète de révélation, Dieu et Jésus-Christ ont pris trois canaux :

de l'Évangile. Luther
la Loi, la théologie, l'interprète la Bible, la Tradition avec l'Église, les illuminations
se plaisait à opposer la Loi et l'Évangile; pour privées. Avec Luther, Méianchthon accepte la Bible et
Mélanchthon, au contraire, la Loi prépare la voie à les illuminations privées, il rejette la Tradition et
l'Évangile. C. R., t. xxiii, col. 8 sq. (1552). La loi, l'Église. C'est ce que déjà il disait dans ses thèses
lumen naturœ, nous conduit jusqu'à connaissance
la pour le baccalauréat en théologie Quod calholicum,
:

de Dieu. Pour ce qui est de la religion et de la morale, prœter articulos, quos Scriptura probat, non sit necesse
le péché a troublé et affaibli les forces naturelles. alios credere. Deinde conciliorum aucloritatem Scrip-
C'est pourquoi la révélation a dû de nouveau turœ auctoritate vinci. C. R., t. i, col. 138; Plitt-
roemulguer la Loi, notamment par le Décalogue. La Kolde, Loci, 3" édit., 1900, p. 251 (19 sept. 1519).
révélation n'est pas seulement une nouvelle promul- C'est ce qu'il ne cessa de dire dans la suite, par
gation de la Loi; elle en est le complément et le exemple, dans les Loci communes, 2 e et 3" édit., cap.
couronnement. C. R., t. xm, col. 651 (1547), etc. De Ecclesia, De Libertate christiana, etc., et dans le
Aussi la philosophie est-elle inférieure à la théologie De Ecclesia et auctoritate verbi Dei, C. R., t. xxni, -

et doit-elle lui être soumise. Comme on le voit, c'est col.595 sq. (1539).
à peu près la doctrine traditionnelle catholique. En conséquence, Mélanchthon attachait une impor-
A l'opposé de Luther, Mélanchthon a condensé ses tance singulière à la connaissance de la Bible. Il aida
509 MELANCHTHON. RAPPORTS AVEC LUTHER 510
Luther (huis sa traduction, et i! se réjouissait grande- Luther le nom
abhorré de Carl.stadl, qui avait soutenu
ment de ce travail. C. R., t. xi, col. 710, 729 (15 10). la même En 1529, luthériens et sacramen-
négation.
On comprend aussi qu'il ait été le père de la théologie taires, Luther, Mélanchthon, Zwingle, Œcolampade,
historique et de l'histoire vies dogmes; il aimait à Bucer se rencontrèrent à Marbourg (1-1 octobre).
considérer les dogmes moins dans leur côté révélé que Dans ce premier colloque, Mélanchthon se tint complè-
dans les manières dont l'intelligence
différentes tement du côté de Luther. Mais, peu après la diète
humaine avait saisis.
les d'Augsbourg, des raisons politiques et doctrinales le
Comme l'Église de Luther, celle de Mélanchthon est firent changer d'avis, et se ranger plutôt du côté des
SOUS la dépendance de l'État; le prince est custos non sacramentaires. C'est en ce sens qu'il inclina à Casse],
solum secundœ tabulse sed etiam prîmse. C. R.,t. xxi, en 1534, dans son colloque avec Bucer; en 1536, dans
col. 553 (1535); de même, t. xvi, col. 91 (1538). les discussions qui précédèrent la Concorde de Witten-
Princeps est custos utriusque tabula: legis cette formule
: berg. C. R., t. m, col. 75 sq. En 1537, de nombreuses
demeurera célèbre dans le luthéranisme; le prince lettres à Camérarius, à Veit DieLich et autres sont
peut et doit s'occuper, non seulement des sept der- remplies de plaintes et de tristes pressentiments. A ce
niers commandements, qui regardent nos relations moment, c'était à la fois sur les œuvres et sur la Cène
avec nos semblables, mais aussi des trois premiers, qui que portait le désaccord. En 1544, à propos de la Cène
regardent nos relations avec Dieu. En 1539 apparaî- et de son contenu, Luther en vint à exprimer haute-
tront les consistoires;;! côté d'ecclésiastiques, ils comp- ment son mécontentement, et Mélanchthon à se
teront des laïques. Les meilleurs des laïques auront demander s'il n'allait pas être obligé de quitter Wit-
même à décider de la doctrine. C. R., t. iv, col. 548, tenberg :Hic quamdiu esse possum ignoro. (,'. R.,
De abusibus Ecclesiarum emendandis (1511). Dès lors, t. v, col. 478 (8 sept. 1544).

que peut signifier l'article 28 de la Confession d'Augs- Dans le même sens enfin, nous avons la terrible
bourg : Non commiscendœ sunt potestales ecclesiastica lettre à Carlowitz, du 28 avril 1548. Wittenberg et son
et ciuilis, R. 38, Miiller-Koide, Die symbolischen université étaient tombées sous la domination de Mau-
Bûcher, 11 e édit., 1912, p. C3. En pratique, ce sera une rice de Saxe, alors allié de l'empereur. Dans cette situa-
belle formule livresque. tion si nouvelle, comment Mélanchthon pourrait-il
4° Mélanchthon et Luther. —
Déjà, dans les pages qui continuer d'enseigner? Oh! répond mélancoliquement
précèdent, il a souvent été question de Luther; il est le professeur, je sauvai garder le silence; ce ne me
impossible d'écrire une page sur Mélanchthon sans que sera pas difficile : Tuli etiam antea seruitulem pxne de-
le souvenir de Luther apparaisse. Toutefois, il est formem, cum sœpe Lutherus magis suœ nalurw, in qua
utile de présenter un résumé de leurs relations. 9iXovsi.x[a erat non exigua, quam vel personœ suœ vel
Chez Mélanchthon. ces relations allèrent de l'enthou- utilitati communi seruiret. C. R., t. v, col. 880. Il y avait
siasme à une sombre résignation. Le 17 avril 1520, il plus de deux ans que Luther était mort dans le cœur ;

écrivait « J'aimerais mieux mourir que de me séparer


: de Mélanchthon quel souvenir affreux Et que l'on I

d'un tel homme. » C. R., 1. 1, col. 160. Et vers la fin de se souvienne que nous avons devant nous un lettré
la même année Martin est plus admirable que je ne
: •< discret, pour qui un mot à l'emporte-piècc est un
le saurais dire. » C. R., t. i, col: 264. De son côté, coup d'État :

Luther estimait Mélanchton « un homme admirable, En apparence, toutefois, l'accord avait subsisté,
ou plutôt un être à peine retenu dans les liens de s'affirmant dans des circonstances importantes et
l'humanité ». E. L. Enders, Luther's Briejwechsel, dans les écrits publics. En 1539, Mélanchthon s'unit à
1. 1, p. 322 (14 déc. 1518). Dans les premières années de Luther pour permettre à Philippe, landgrave de Hesse,
son séjour à Wittenberg, Mélanchthon se tint donc d'avoir deux femmes légitimes à la fois; à Rothen-
étroitement aux côtés de Luther et dans sa dépen- bourg, le 4 mars 1540, il assista même à la cérémonie
dance. Ainsi, c'étaient deux jeunes gens qui diri- du second mariage. Quelques mois après, l'affaire
geaient la Réforme allemande; en 1520, Luther avait s'ébruita. Alors, mais fait digne de remarque, alors
trente-sept ans, et Mélanchthon, vingt-trois. seulement Mélanchthon tomba malade; à lui aussi,
Mais peu à peu les divergences apparurent. comme à Luther (Luther, t. ix, col. 1178), l'auto-
D'abord, une différence de nature. Pendant le séjour risation elle-même avait donc laissé la conscience fort
de Luther à la Wartbourg (mai 1521-mars 1522), tranquille.
Mélanchthon commença à montrer sa tendance à l'indé- En 1545, Luther écrivait une préface pour la col-
cision et à l'anxiété. Puis, vers 1523-1524, des diver- lection de ses œuvres latines; il y célèbre encore les
gences de pensées et d'inclination. Lieux conmiuns de Mélanchthon, quelques change-
En 1525, Mélanchthon regrette vivement le mariage ments qu'ils eussent subis. Opéra latinaimrii argumenli,
de Luther. « C'est un homme très léger, écrit-il alors à 1865, 1. 1, p. 15. De son côté, le 19 février, le lendemain
Camérarius ; avec une grande habileté, les religieuses de la mort de Luther, Mélanchthon disait à ses élèves:
[qu'il a fait sortir de leur couvent] l'ont entouré de Obiil auriga et currus Israël, qui rexit Ecclesiam iit hac
leurs filets, et elles l'y ont fait tomber. » (10 juin 1525). ultima senecta mundi. C. R., t. vi, col. 59. Quelques
Dans Denifle-Paquier, Luther et le Luthéranisme, 1914, jours après (22 février), il prononçait son oraison
i. ii, p. 119. La même année, dans la lutte entre funèbre. C. R., t. xi, col. 726-734. Ce discours, il est
Érasme et Luther sur le iibre arbitre, Mélanchthon vrai, est sans grande chaleur; mais enfin les confi-
resta plutôt spectateur; il était déjà moins porté vers dences privées avaient beau être amères; de part et
le serf arbitre, dont Luther avait surtout trouvé la d'autre les éloges publics avaient persisté. En outre,
preuve dans ses violentes impulsions intimes. quelques mois après la mort de Luther, en tête du
De plus en plus, comme on l'a vu, Mélanchthon t. ii de ses œuvres latines, Mélanchthon publiait la
pencha vers le Synergisme, c'est-à-dire vers la colla- biographie du Réformateur.
boration de l'homme avec Dieu dans l'œuvre du salut D'ailleurs, le désaccord avait-il été total et pre «
(col. 507). A côté du libre arbitre et de l'utiiité des fond? Il avait peut-être attaqué les nerfs et la sensi-
œuvres pour le salut, un autre point devait peut-être bilité plus que l'intelligence et le cœur. Si Mélanchthon
séparer davantage encore Luther et Mélanchthon : était resté à Wittenberg, à côté de Luther, était-ce
c'est la question de la présence réelle de Jésus-Christ uniquement à cause dis liens de famille, d'une certaine
dans i le Sacrement », autrement dit dans l'eucharistie. accoutumance, et de la crainte de l'inconnu? Au
Avec des restrictions, Luther était pour la présence contraire, les panégyristes ajoutent « Mélanchthon
:

réelle; Zwingle la niait, et son opinion rappelait à était dominé, fasciné par Luther. Sous des dissenti-
)11 MÉLANCHTHON, RAPPORTS AVEC LE CATHOLICISME 512

ments de surface demeurait une attache profonde au Mélanchthon rappelait cette parole à son entourage.
grand Réformateur. » Il se peut; dans cette impossibi- Protest. Kealencijclopadie, 3e edit., 1903, art. Mé-
litéde s'échapper, il y avait peut-être je ne sais quel lanchthon, p. 531.
ascendant exercé par le tribun sur l'intellectuel sans On connaît aussi le langage qu'il aurait tenu à sa
flamme, je ne sais quelle fascination physique s'impo- mère. Sur ce point il y a deux versions. L'une est de
sant à la fatigue du neurasthénique. El sans doute Florimond de R;cmond, L'histoire de la naissance,
aussi Luther eut-il toujours un reste d'attache pour progrès et décadence de l'hérésie de ce siècle, I. II, c. ix,
l'ami des jours de lutte; jamais en public il ne s'échap- Rouen, 1629, p. 186, 187. Mélanchthon était sur son
pa contre Mélanchthon à des attaques violentes lit de mort; sa mère lui avait demandé quelle était la

comme il en dirigea contre Carlstadt, Mtinzer, Érasme, meilleure religion, celle des ancêtres ou la nouvelle.
et tant d'autres. i Mélanchthon avait répondu Hœc plausibilior, illa
:

Pour Luther, Mélanchthon avait été l'ami des pre- securior; « la nouvelle doctrine est la plus plausible,
miers jours; plus tard, il n'avait jamais brisé avec lui; mais l'autre est la plus sûre. » Cette version est évidem-
ce sont ses lettres qui contiennent ses plaintes, et dans ment à rejeter. La mère de Mélanchthon mourut
l'ensemble sa correspondance resta ignorée des contem- longtemps avant son fils, en 1529; et Florimond de
porains. Il n'y a donc pas à s'étonner qu'après le Raemond est un historien sans critique. L'autre version
mort de Luther, il ait été considéré comme le succes- est plus plausible; elle se rapporterait à l'un des deux
seur du Réformateur et comme le chef de la Réforme voyages de Mélanchthon à Bretten, en 1521 ou mieux
allemande. en 1529. Au printemps de 1529, Mélanchthon alla de
On comprend que Luther et Mélanchthon ne se Spire, où se tenait la diète, à Bretten, sa ville natale,
soient pas séparés ils se complétaient merveilleuse-
: où vivait sa mère. Sa mère lui aurait témoigné son
ment l'un l'autre. Les Lieux communs et la Confession trouble : au milieu de toutes ces discussions, à quoi
d'Augsbourg sont complément de l'Appel à la
le s'en tenir? Mélanchthon lui aurait répondu « de conti-
Noblesse allemande et du rejet de la bulle Exurge. En nuer à croire et à prier, comme elle avait fait jusque-là,
152 J, Luther exprimait heureusement la tâche de
l
sans se laisser troubler par toutes ces discussions et ces
Mélanchthon à côté de la sienne « Je suis né
: pour conflits. » Melchlor Adam, Vitse theologorum, 1620,
lutter et tenir la campagne contre les bandes et les p. 333, dans Grisar. Luther, t. m, p. 228.
démons; c'est pourquoi mes ouvrages soufflent la Mais chez Mélanchthon la modération venait d'une
tempête et la guerre. Je dois déraciner les arbres avec nature faible et timide, d'une santé épuisée qui devait
leurs troncs, tailler les avec leurs épines, et
haies s'interdire les grands éclats; à quoi s'ajoutaient sou-
combler les suis le rude bûcheron
mares stagnantes. Je vent des préoccupations d'habileté politique. Pour
qui doit frayer et tracer la route en pleine forêt. Alors ses réminiscences catholiques, elles n'allaient pas au
maître Philippe s'avance discrètement et sans bruit; delà d'émotions littéraires. Dans le fond, il réprouva
il se livre au plaisir de bâtir et de planter, de semer et toujours le côté « superstitieux » du culte catholique,
d'arroser; il fait valoir ainsi les dons heureux que Dieu et le côté « tyrannique » de sa hiérarchie.
lui a départis. » Éd. de "Weimar, t. xxx b, p. 08-69. Aussi a : t-on pu dire avec beaucoup de raison
Luther est le torrent descendant des montagnes, qu'avec ses faux-fuyants et sa douceur apparente,
Mélanchthon, le ruisseau serpentant dans la plaine Mélanchthon était plus dangereux que Luther. Grisar,
5° Mélanchthon et l'Église catholique. — Souvent les Luther, t. n, p. 268.
catholiques ont cherché à ramener Mélanchthon à Vraisemblablement, la tendance de Mélanchthon
l'Église. aux positions intermédiaires cachait une certaine indi-
En
1524, Mélanchthon était à Rretten, chez sa mère; fférence à l'égard du dogme à quoi bon tant de luttes
:

le légat Campeggio, qui était alors à Stuttgart, lui sur .des rites, ou même sur des points de doctrine!
envoya son secrétaire, Frédéric Nauséa. Cette tenta- Plus loin, plus profondément, il y a l'union intime
tive n'eut aucun succès. En 1528, Jean Faber, prédica- de l'âme avec Dieu c'est le seul point essentiel
: :

teur du roi des Romains Ferdinand, lui offrait une Avide exspecto illam lucem, in qua Deus erit omnia in
place à la cour impériale, s'il voulait abandonner la omnibus, et procul aberunt sophistica et sycophantica.
Réforme. En 1530, à la diète d'Augsbourg, Mé- C. R., t. ix, col. 898 (à Buchholzer, 10 août 1559).
lanchthon fit lui-même à Campeggio des avances C'est là, semble-t-il, la tendance qui permet le
étranges, qui mettent sa bonne foi en fâcheuse mieux de comprendre la raison des sinuosités de
posture (ci-dessus, coi. 503). De 1530 à 1537, Mélanchthon; dans la théologie, cet humaniste fut
André Éricius, humaniste, ami d'Érasme et évêque toujours quelque peu dépaysé. C'est aussi celte ten-
en Pologne, l'invita plusieurs fois à venir auprès de dance qui fait le mieux saisir la raison de son oppo-
lui, et à abandonner Luther. En vain Jean Cochlœus, sition profonde à l'Église catholique. L'Égii'se catho-
le seul catholique que Mélanchthon ne put tromper, lique ne goûte pas cette attitude dégagée à l'endroit
mettait-il Éricius en garde contre le caractère fuyant des dogmes; c'est pourquoi, malgré des apparences
de son correspondant. Mélanchthon ne fît jamais de contraires, Mélanchthon a toujours été aussi éloigné
réponse nettement négative. La correspondance ne que Luther d'un retour au catholicisme.
se termina qu'avec la mort d'Éricius. Ces mêmes Pourtant Mélanchthon voulait l'unité de la doctrine,
années-là (1531-1539), Campeggio, Aiéandre, Vergerio, et pour maintenir cette unité, il entendait établir des
Bracetto multiplièrent des démarches du même genre. moyens pratiques profession de foi et surveillance
:

Avec Mélanchthon avait des mots polis et onc-


tous, doctrinale. Comment ces institutions s'ailient-elles
tueux; pour berner un dignitaire ecclésiastique, il n'en avec l'indifférence doctrinale qui serait sa tendance
faut souvent pas davantage. profonde? La Rochefoucauld répondra « L'imagina-' :

En France, depuis sa mort, on a assez fréquemment tion ne saurait inventer tant de diverses contrariétés
opposé sa modération aux violences de Luther. qu'il y en a naturellement dans le cœur de chaque
Bossuet avait tracé la voie dans son Histoire des personne. » Par la demande profonde du sentiment
variations, 1. V. religieux, par- son éducation catholique, Mélanchthon
Sous cette modération et ces tractations avec les sent la nécessité d'une doctrine; par le besoin de
catholiques, que se cachait-il? Sans doute, le regret de garder un lien d'union entre les protestants, il en
la scission, peut-être du remords. En mourant, le père arrive à l'indifférence à l'endroit des dogmes, à la reli-
de Mélanchthon avait conjuré les siens « de ne jamais gion du sentiment. Et, elles aussi, ses tendances
se séparer de l'Église ». Neuf jours avant sa mort, propres le conduisaient dans la même direction; elles

513 MELANCHTHON MELCHISEDECIENS 514

l'amenaient à comprendre la religion sous la forme ils le font vivre en des lieux ineffables, et déclarent,
d'une vague union myst que avec le divin. d'après le ps. cix, qu'il est supérieur au Christ. Ils

I. Œuvres de Mfunchthon. — Éditions incomplètes :


ajoutent, selon l'Épîtrc aux Hébreux, qu'il est sans
père, ni mère, ni généalogie. Hœres., lv, 1. Épiphane
Bàle, 1541; Wittenberg, 1562-1634; K. Bretschneider et
Bindseil, dans le Corpus Reformalorum [C. R.],t. i-xxvm , ajoute qu'il connaît certains érudits qui savent les
Leipzig, 1S31-1S60, publication incomplète et défectueuse; noms des parents de Melchisédech son père, disent-
:

voir ci-après Sappkmtnla... 1910...; H. Bindseil, Ph. Me- ils, s'appelait Héraclas et sa mère Astarth ou Astoriane,
lanchthonis epislolœ, judicia, consilia, etc., Halle, 1874; ibid., 2, p. 325. Ces érudits doivent avoir emprunté
K. et W. Krafft, Brie/e und Doktwientc ans der Zeit dcr leurs renseignements à des traditions juives. L'hérésio-
Reformation, Elberfeld, 1875; K. Hartfelder, Melanchlho-
logue ne nous dit pas s'ils faisaient partie de la secte.
niana p;vdagogica, Leipzig, 1892. Dans le volume A us der
Scinde Melanchthon, 1S97, J. Hausleiter a parlé des Dis- Après une assez longue digression sur Salem, la ville
putes de Melanchthon, de 1546 a 1560. G. Plitt et Th. Kolde, de Melchisédech, la notice continue en rappelant une
Die Loci communes Ph. Melanchthons, in ihrer Urgestalt, série d'opinions plus ou moins étranges au sujet du
3« édit., Leipzig, 1900; J. Muller et Th. Kolde, Die symbo- personnage Hiéracas enseigne que Melchisédech est
:

lischen Biiclierder ei'angeliseh-luthcrisehen Kirche, 11 e édit., l'Esprit-Saint, ibid., 5, p. 330; les Samaritains préten-
Gutersloh, 1912. Nombreuses autres pièces, publiées çà et dent qu'il n'est autre que Sem, fils de Noé, ibid., 6,
là, notamment dans les deux revues Theologische Studien und
p. 331 des juifs soutiennent qu'il était un homme juste
;
Kritiken, et /.eitschri/l fur Kirche.ngesdiicb.te. 11 laut signaler
et bon, dont les Livres saints ne donnent pas la généa-
notamment P. A. Kirsch, Me lanchthon' s Bric/ an Camera-
rius ùber Luther's Ileirath, vom 16 luni 1525, Mayence, logie, parce qu'il était le fils d'une prostituée, ibid., 7,
1900. 1res bonne bibliographie dans K. Hartfelder, PMI. p. 333; certains, dans l'Église catholique, pensent que
Melanchthon als Pnvceplor Germani:r, 1899, p. 567 sq. Melchisédech était en nature le Fils de Dieu, qui
En 1897, à l'occasion du quatrième centenaire de la apparut à Abraham sous forme d'homme, ibid., 7, 3,
naissance de Melanchthon, on a décidé la publication de
p. 333-334; d'autres, à ce qu'a entendu dire Épiphane,
Suppléments i\ l'édition du Corpus Réf. (Cf. Theologische Stu-
croient qu'il n'est autre que le Père de Notre-Seigneur
dien und Kritiken, 1S97, p. 846.) En 1910 a commencé la
publication de ces suppléments Supplementa Melanch-
:
Jésus-Christ, ibid., 9, 11, p. 336. Quant à l'hérésie sus-
thoniana, Leipzig; il en a paru 4 volumes; le dernier est dite, ajoute l'écrivain, ibid., 8, 1-2, p. 334, elle présente
intitulé Briefivechsel, 1510-152S, 1926. Ces suppléments
: les offrandes au nom de Melchisédech, et dit qu'il est
menacent d'être très volumineux; ils comprendront vrai- l'introducteur, elCTaywyéa, auprès de Dieu, parce qu'il
semblablement six sections. est prince de la justice et établi pour cela même par
Depuis 1910, en dehors de ces Suppléments, quelques Dieu dans le ciel, étant spirituel et constitué pour le
autres documents ont été publiés Wrampelmeyer, Un-
:
sacerdoce de Dieu, Trveuu.aTtx6ç tiç wv xal tic, lepcù-
gedruckte Schri/len Philipp Melanchlhons (Bcilage zur
Jahresbericht des kôniglicl.en Gymnasiums zu Klausthal, aûvrjv ©sou TËTayiiivoç (texte à lire ainsi avec Holl;
1910, 1911 (morceaux littéraires de peu d'importance). les anciennes éditions portent xal ulôç HeoG, ce qui
IL Travaux.
;

— Les travaux catholiques sont précédés semble une erreur). C'est pourquoi, continuent les
d'un astérisque. — Jo. Camerarius, De Philippi Mclan- sectaires, nous devons lui présenter nos offrandes, afin
chthonis ortu, tolius vitœ curriculo et morte, Leipzig, 1566; qu'il' les présente à son tour pour nous, et que par lui
autre édition avec Index, La Haye, 1655 (première bio-
graphie). —
*I. Dœllinger, Die Reformation, 1. 1, Batisbonne,
nous obtenions la vie.
Naturellement les écrivains postérieurs à Épiphane
1846, p. 349-40S; trad. Perrot, t. i, Paris, 1848, p. 340-394.
— G. Ellinger, Philipp Melanchthon, Berlin, 1902. — reproduisent un certain nombre de ses renseignements ;

K. Hartfelder, Ph. Melanchthon als Prœceptor Germaniœ, ils lui empruntent en particulier le nom de melchisé-

Berlin, 1889 (t. vu des Monumcnla Gcrmaniœ pivdagogica). déciens :ainsi font saint Jean Chrysostome, Hom. de
— -H. Rremer, Die Entinicklung des Glaubensbegriffs bei Melchis., 3, P. G., t. lvi, col. 260;Théodoret, Hseret.
Melanchthon, Dissertation, Bonn, 1901. —
G. Kawerau, fab. comp., n, 6, P. G., t. lxxxiii, col. 392 D; saint
Die Versuche W; lanchthon zur kalholischen Kirche zuriick- Augustin, De hœres., 34, P. L., t. xlii, col. 31; le
zufûhren, Halle. 1902. — C. F. Fischer, Melanchlhons
Lettre von der Bekehrung, Tubingue, 1905. —
Fr. Loots,
Prœdestinatus, hœres., i, 34, P. L., t. lui, col. 598;
Leitfadcn zur Dogmengeschichte, 4 e éd., Halle, 1906. — saint Isidore de Séville, De hœres., 17, P. L., t. Lxxxn,
K. Seeberg, Lehrbuch der Dogmengrschichle, t. iv, 1" et col. 299; Honorius d'Autun, Hœres., 32, P. G.,
2« parties, Leipzig, 1917-1920, surtout 2 e partie, p. 420 sq. t.CLxxn, col. 237, etc.
— *H. Grisar, Luther, V-2 e éd., Frihourg-en-Brisgau, II. Critique du témoignage d'Épiphane.
1911-1912, 3 éd., 1924-1925; les suppléments seuls Comme on a pu le voir d'après l'analyse qui précède,
différent; t. i et n, supplément de 48 p., t. m, supplément
la notice d'Épiphane est très confuse, et rapproche,
de 15 p. Sur Melanchthon, surtout t. n, p. 265-315;
t. m, p. 211-230. — G. Wolf, Quellenkunde der deutschen
en une unité factice, des éléments extrêmement divers.
Re/ormationsgcschichlc, 3 vol., 1915-1923 (très soigné). — L'hérésiologue a été frappé de la multitude des opi-
P. Peters, Geschichle der aristolelischen Philosophie in pro- nions émises, par des hérétiques aussi bien que par des
testantischem Deuischland, 1921, p. 19-108. catholiques, au sujet de Melchisédech, et pour rap-
J. Paquier. porter ensemble toutes ces opinions, il a constitué,
MELCHIADE, pape, voir Miltiade. un cadre qui ne répond à aucune réalité historique
assignable. A défaut de melchisédéciens proprement
MELCHISEDECIENS, secte d'hérétiques dits, nous connaissons du moins l'existence d'héré-
décrite par saint Épiphane, Hœres., lv, qui leur attri- tiques qui ont longuement spéculé sur le personnage
bue toutes sortes d'opinions étranges sur la personne de Melchisédech.
de Melchisédech. 1° Le premier, semble-t-il, qui ait fait ainsi, est
I. LES MELCHISEDECIENS D'APRÈS SAINT ÉPIPHANE Théodote le Banquier, qui vivait au début du e siècle m
— C'est à saint Épiphane que nous devons premier le et fut disciple de Théodote le Corroyeur. La plus
emploi du nom de melchisédéciens, attribué à une ancienne notice que nous ayons sur lui est celle de
secte déterminée, et l'hérésiologue prétend que les saint Hippolyte, Philosiph., \n, 36, édit. Wendland,
hérétiques en question se désignent eux-mêmes de la Leipzig, 1916, p. 222 « Différentes recherches étant
:

sorte, Hœres., lv, 1, 5, édit. Holl,n, p. 324, Leipzig,


t. faites parmi eux, quelqu'un qui s'appelait aussi
1919. II leur consacre une notice assez longue et assez Théodote et était banquier de son état, en vint à dire
embrouillée. que Melchisédech était une très grande puissance, et
Dès le début, il nous met en présence d'hérétiques qu'il était plus grand que le Christ. Ils disent que le
qui se rattachent à Théodote le Corroyeur, et qui Christ est à son image; et eux aussi, comme les théo-
regardent Melchisédech comme une grande puissance; dotiens sus-mentionnés, prétendent que Jésus est un
D1CT. DE THÉOL. CATHOL. X.— 17
515 MELCHISÉDÉCIENS — MELCHITE ^ÉGLISE] 516

homme, et, de la même manière, que le Christ est un important ouvrage pour les réfuter, De Melchisé-
descendu en lui. » Avant d'avoir rédigé les Philoso- dech, 1'. G., t. lxv,1117-1140. Pour la première
col.
phoumena, Hippolyte avait déjà parlé de Théodote fois, semble-t-il, nous nous trouvons en face d'un
dans le Syntagma, d'où proviennent les notices de groupe d'hérétiques déclarés, excommuniés par les
pseudo-Tertullien, Ado. omn. hœres., 8, P. L., t. n, évêques, et qui font de Melchisédech le centre de leurs
col. 72-74, de Filastrius, Hœres., lu, édit. Marx, spéculations. Il n'est pas impossible que ces hérétiques
Vienne et Leipzig, 1898, p. 27, et le début de celle de se rattachent par quelque lien aux raisonneurs dont
saint Épiphane. Le pseudo-Tertullien nous fait con- parle saint Épiphane, Hœres., lv, 7, édit. Holl.,
naître les arguments scripturaires de Théodote, que t. ii, p. 333; cf. J. Kunze, Marcus Eremita, Ein neuer

reproduit également saint Épiphane, à savoir Ps., cix, Zeuge jùr dus allkirchliche Taufbekenntnis, Leipzig,
4 et Ilehr., vu, 1-6. Nous apprenons ainsi que Melchi- 1895, p. 82, 83, et ci-dessus, t. ix, col. 191
sédech, était, d'après le banquier, la grande puissance 4° Dans la seconde moitié du vi= siècle, existait,
de Dieu et qu'il intercédait pour les anges et les vertus paraît-il, en Phrygie, une hérésie qui se réclamait de
célestes, tout comme le Christ intercédait pour les Melchisédech. Elle nous est connue par une notice de
hommes. Il ne semble pas que l'école théodotienne a'it Timothée de Constantinople, De recept. hœrel., P. G.,
longuement survé%u à ses fondateurs. Le traité t. lxxxvi a, col. 33 « Il y a des melchisédéciens, ceux
:

Contre Arlémon, cité' par Eusèbe, H. E., v, 28, édit. qu'on appelle maintenant Athinganes. Ils se glorifient
Schwartz, Leipzig, 1903, p. 500 sq., signale les divisions de Melchisédech, de qui ils ont tiré leur nom. Ils
de la secte et la conversion de son évêque Natalis, habitent la Phrygie; ils ne sont ni Hébreux ni païens;
mais déjà Novatien, dans le De Trinltate, ne fait plus car ils semblent garder le sabbat, mais ne pas circon-
aucune allusion à Théodote et à ses rêveries touchant cire leur chair. Ils ne permettent à aucun homme de les
Melchisédech. toucher... » Quelques renseignements complémentaires
2° Audébut du iv e siècle, d'autres hérétiques, sans sur ces hérétiques sont fournis par un texte anonyme,
aucun lien avec les théodotiens de Rome, prétendent De Melchisedecianis et Theodotianis et Atthinganis,
que Melchisédech est le Saint-Esprit. Tel est le cas de contenu dans les mss. Paris, grœc. 364, fol. 43, et
Hiéracas, que nous a déjà fait connaître la notice de Coislin. 39, fol. 270, de la Bibliothèque nationale de
saint Épiphane, Hœres., lv, 5, et sur lequel l'évêque de Paris. D'après ce texte, œuvre d'un érudit qui connaît
Salamine revient longuement, Hœres., lxvh. Pour les anciens hérésiologues, les hérétiques en question
soutenir son opinion, Hiéracas s'appuyait principale- prétendent que Melchisédech est une grande puissance
ment sur Hebr., vu, 3 du moment où Melchisédech
: supérieure au Christ; quelques-uns d'entre eux l'iden-
est assimilé au Fils de Dieu, il ne peut être confondu tifient même à Dieu le Père. Tous observent le sabbat,
avec lui; il faut donc croire qu'il est l'Esprit-Saint, pratiquent la divination et la magie et invoquent les
Hœres., lxvii, 3, P. G., t. xlii, col. 76. Il faisait aussi démons. Nous n'avons malheureusement aucune
appel à V Ascension d'Isaïe et à d'autres apocryphes. donnée historique qui nous permette de suivre les
Nous ne connaissons aucun disciple de Hiéracas, et il vicissitudes de la secte.
ne semble pas que ses opinions étranges aient donné La notice sur les Athinganes est le dernier texte
naissance à une secte. Saint Épiphane lui-même qui parle d'hérétiques melchisédéciens. Nous avons
lorsqu'il signale Hiéracas parmi les melchisédéciens essayé de montrer ici combien ce nom servait à recou-
ne va pas jusqu'à le prétendre. vrir de spéculations variées, et sans lien entre elles.
III. Spéculations postérieures a Épiphane. — Les spéculations sur Melchisédech sont d'ailleurs anté-
S'il n'est pas possible de trouver une secte de melchi- rieures à Théodote, elles se sont longuement pour-
sédéciens, du moins est-il assuré que pendant long- suivies après le vu" siècle. Nous n'avions pas ici à faire
temps on chercha à savoir quelle place il fallait donner leur histoire, mais seulement à nous demander leur
au mystérieux roi de Salem et que beaucoup l'identi- influence Sur la constitution de systèmes hérétiques.
fièrent à une personne divine. L. Borgesius, Hisloria crilica Melchisédech, Berne, 1706;
1° Aux environs de 375, quelques exégètes romains Dom Calmet, Dissertation sur Melchisédech, dans le Com-
essayaient de prouver que Melchisédech n'était autre mentaire latéral de tous les livres de l'A. et du N. T., Paris,
que le Saint-Esprit. Telle est la thèse longuement 1726, t. vra, p. 636-642; M. Friedlânder, La secte de Mel-
démontrée par le pseudo-Augustin, dans la 109° des chisédech et l'Épitre aux Hébreux, dans Revue des Études
juives, 1882, t. v, p. 1-26, 188-198, 1883, t. vi, p. 187-199;
Quœstiones Veteris et Novi Testamenli, édit. Souter,
A. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, t. I, 4 e édit.,
Vienne et Leipzig, 1908, p. 257-268. Cette thèse, Leipzig, 1909, p. 713, 745; .1. Tixeiont, La théologie anténi-
lorsqu'elle fut connue par saint Jérôme, quelques céenne, 9 e édit., p. 351-352; G. Bardy, Melchisédech dans la
années plus tard, fut de sa part l'objet d'une réfuta- tradition palrislique, dans Revue biblique, 1926, p. 496-
tion vigoureuse, Epist., lxxiii, Ad Evangelum, édit. 509; 1927, p. 25-45.
Hilberg, t. n, p. 14-22. Elle fut également réfutée par G. Bardy.
l'auteur inconnu d'un sermon conservé sous le nom MELCHITE (Église) —
Les chrétiens de
d'Origène, et qui peut provenir d'un monastère pales- Syrie qui restèrent fidèles à la doctrine de Chalcédoine
tinien de la fin du iv° siècle, édit. Baehrens, Ueberlie- reçurent par dérision, de leurs compatriotes monophy-
ferung und Textgeschichte der lateinisch erhaltenen sites, le surnom de malkânyia ou impérialistes (du
Homilien des Origenes, Leipzig, 1916, p. 243-252. syriaque malka, roi, empereur), parce qu'ils accep-
2° Vers la même époque et au début du v e siècle, taient les définitions dogmatiques en honneur à la
un certain nombre de chrétiens d'Egypte exprimaient cour de Constantinople. Plus tard, les auteurs arabes
des opinions étranges sur Melchisédech. Plusieurs musulmans employèrent aussi la forme malkânyia,
au Saint-Esprit, cf. Cyrille d'Alexandrie,
l'identifiaient mais les chrétiens adoptèrent celle, plus arabe, de
Glaphyra in Gènes., n, P. G., t. lxix, col. 84 sq. ;
melkî, pluriel melktln, d'où l'on a tiré Melchite. A
d'autres, parmi les moines, disaient qu'il était le Fils part une faible minorité d'origine grecque (marchands,
de Dieu, Apophtegm. Patr., De abbate Daniele, 8, colons, soldats ou fonctionnaires) les melchites étaient
P. G., t. lxv, col. 160. Saint Cyrille les combattit les de race syrienne, comme les monophysites et les
uns et les autres. maronites. Les orthodoxes, c'est-à-dire- ceux d'entre
3° Un peu
plus tard, semble-t-il, aux environs de eux qui n'ont pas fait leur union avec Rome, s'inti-
420,Marc l'Ermite connaissait en Galatie, et spéciale- tulent aujourd'hui Roûm ou Romains, au sens byzantin
ment dans la région d'Ancyre, des sectaires qui du mot grec 'PcofxaToi,. Les catholiques ont conservé le
voyaient en Melchisédech le Fils de Dieu, et il écrivit nom de melchites, qui leur est souvent donné à titre
517 MELCHITE (EGLISE! 518

exclusif, bien convienne également aux ortho-


qu'il côme I er qui transporta le siège à Damas, dans la

doxes. Cf. C. Charon, L'origine ethnographique des seconde moitié du xiv» siècle.
melkilcs. dans les Échos d'Orient, 1908, t. sa, p. 82-91. 3° Tentatives d'union. — Dorothée I" (1434-35-
Nous nous conformerons à la tradition commune en 1451) se fit représenter au concile de Florence par
ne parlant que de l'Église mclehite unie à Rome. Isidore, métropolite de Kiev, acquis à l'union. Il
1° Les origines. —
L'hérésie monophysite était semble que les décisions du concile furent bien
devenue au vi" siècle la doctrine religieuse de presque accueillies en Syrie. Malheureusement le voyage que
toute la Syrie, surtout après l'organisation de l'Église le métropolite de Césarée de Cappadoce, Arsène, fit à
dissidente appelée jacobite, du nom de son fondateur Jérusalem en 1443 détruisit en grande partie cette
Jacques Baraddaï. Les catholiques ne comprenaient bonne impression et l'union fut éphémère. Allatius,
qu'une minorité grecque ou fortement hellénisée qui De Ecdesise orientalis et occidentalis perpétua consen-
continuait à demander ses directives à Constanti- sione, Cologne, 1648, 1. III, c. v, col. 938-942. Le pape
nople. Tant que dura la domination des empereurs Calixte III, tout à l'idée de reprendre Constantinople
byzantins, leur situation demeura satisfaisante, malgré aux Turcs, chercha à se ménager des alliances en
l'hostilité des hérétiques. Les invasions perses de 540, Syrie et y envoya en mission Moïse Giblet d'origine
576, 606, 613-615, avaient cependant causé bien des française et probablement de rite byzantin. Moïse fit
dévastations. L'arrivée des Arabes musulmans, en des ouvertures d'union au patriarche Michel II et
635, rendit précaire la position des melchites, soup- gagna à la cause de Borne Joachim, évêque d'Epi-
çonnés par leurs nouveaux maîtres de se faire les phanie (Hama), en 1456. Il écrivit de Chypre à
agents des Byzantins, tandis que les jacobites accueil- Marc III, frère et successeur de Michel III, une longue
laient les envahisseurs avec plus ou moins de sympa- lettre sur le même sujet et lui envoya un discours de
thie pour se débarrasser de la domination détestée de Grégoire Mammas, patriarche catholique de Constan-
Constantinople. Il s'ensuivit une émigration grecque tinople. En février 1457, il vint trouver Marc III et
considérable qui diminua fortement le nombre des finit par le décider à faire l'union. Un synode local
fidèles. C. Karalewskij, art. Antioche, dans le Diction- rétablit le nom du pape dans les diptyques. Marc III
naire d'histoire et de géographie ecclésiastiques, t. in, se mit en relations avec Calixte III. Son successeur,
col. 589-90. Les premiers temps de l'occupation arabe Joachim II d'Epiphanie, était déjà catholique. A
ne virent cependant point de persécutions proprement peine élu, il se rendit en Palestine, où il eut une
dites. Si le Coran fut enseigné aux Syriens et si les longue conférence avec les patriarches Marc d'Alexan-
chrétiens furent assujettis à un impôt spécial, les drie et Joachim de Jérusalem, qui se prononcèrent
califes permirent aux diverses confessions de s'orga- tous deux pour la reconnaissance du pape. Moïse
niser librement en communautés autonomes, système Giblet, devenu le mandataire des trois prélats, se
que lesTurcs imitèrent plus tard. La persécution ne rendit à Borne pour remettre à Pie II leur acte d'union
commença que vers la fin du vn« siècle. Il y eut de ce (1459). Cette démarche collective n'eut malheureuse-
fait plusieurs vacances du siège patriarcal d'Antioche ment pas de résultat durable, sans doute à cause du
et quelques-unes furent de longue durée, comme celle manque de relations suivies entre l'Orient et l'Occi-
de 702 à 742. Les Byzantins réussirent à occuper dent.
Antioche pendant plus d'un siècle (969-1085) et La conquête de la Syrie par les Ottomans, en 1516,
rétablirent l'autorité du patriarche dans la Syrie du ne changea pas la situation des Églises chrétiennes,
Nord. sauf que le patriarche œcuménique de Constantinople,
2° Le schisme. —
Les melchites avaient toujours devenu par la volonté des sultans le chef spirituel et
suivi, même sous la domination arabe, les diverses temporel des orthodoxes de l'empire, fit tous ses
phases de la politique religieuse de l'empire byzantin. efforts pour établir en Syrie une hiérarchie purement
C'est dire que leur union à Borne dépendait de la cour grecque. S'il réussit assez souvent pour le siège patriar-
de Constantinople, puisque c'était par elle qu'ils cal, il ne put jamais en faire autant pour les sièges
conservaient quelques relations avec l'Occident. Beau- épiscopaux, qui restèrent toujours en nombre plus
coup de leurs patriarches et de leurs évêques étaient ou moins grand entre les mains des indigènes.
d'ailleurs grecs ou de formation byzantine. Le schisme De nouvelles relations se créèrent entre Borne et la
de Michel Cérulaire (1054) fit sentir ses funestes effets Syrie dans la seconde moitié du xvi" siècle. Gré-
jusqu'en Syrie. Si le patriarche Pierre III hésita à goire XIII avait envoyé en Orient un prêtre maltais,
suivre son collègue de Constantinople, il n'en fut pas Léonard Abel, pour travailler à l'union des jacobites
de même de son successeur, Théodose III Chrysober- qui venaient de lui faire des ouvertures et faire accep-
gès, partisan avéré de Cérulaire, nommé au trône ter la réforme récente du calendrier (1583). Léonard,
d'Antioche probablement en 1057. L. Bréhier, Le créé évêque titulaire de Sidon, se mit en relations avec
schisme oriental du XI' siècle, Paris, 1899, p. 231-236. le patriarche d'Antioche, Joachim V, qui éluda sa
Les relations avec Borne devenaient d'ailleurs diffi- réponse sous prétexte de s'entendre avec ses collègues
ciles. Les patriarches de cette époque furent pris exclu- d'Alexandrie et de Constantinople, puis avec Mi-
sivement parmi le clergé byzantin, dont ils avaient chel VII, qui souscrivit la profession de foi qu'on lui
naturellement les préventions antilatines mises en présenta, voir Ab:l (Léonard), dans le Dictionnaire
honneur par Photius et Michel Cérulaire. Le bas d'histoire et de géographie ecclésiastiques, 1. 1, col. 69, 70.
clergé, entièrement indigène et souvent ignorant, Le vieux prélat mourut avant d'avoir pu travailler
subissait l'influence de ses chefs. Le régime instauré sérieusement pour la cause de l'union.
par les croisés augmenta encore l'hostilité des mel- Les tentatives de rapprochement ne reprirent
chites contre Borne. Depuis l'établissement d'un qu'avec le xvn e siècle. Mélèce Karmi, devenu arche-
patriarche latin à. Antioche, les titulaires grecs rési- vêque d'Alep en 1612, se préoccupait de reviser les
daient le plus souvent à Constantinople, d'où ils diri- traductions arabes qui supplantaient de plus en plus
geaient le mouvement antiromain. L'un d'eux, Théo- les syriaques. Pour atteindre ce résultat, il entra en
dore IV Villehardouin, de la famille de ce nom et relations avec Borne, afin d'obtenir des livres grecs
passé à l'orthodoxie grecque, souscrivit cependant à et de bons traducteurs. La Propagande, nouvellement
l'union proclamée au concile de Lyon en 1274. Bentrés fondée, répondit avec bienveillance, mais ne crut pas
en Syrie après le départ des croisés, les patriarches devoir encore accorder ce qui lui était demandé. Les
grecs d'Antioche résidèrent en divers lieux, surtout jésuites et les capucins s'établirent à Alep en 1625,
après la ruine de la ville. C'est probablement Pa- les carmes en 1626 et travaillèrent également au rap-
.

519 MELCHITE (EGLISE' MELECE D'ANTIOCHE 320

prochcment des esprits. Le P. Queyrot, jésuite, eut près de Sidon, berceau de la Congrégation de ce nom.
bientôt la confiance de l'archevêque, dont l'archi- De son côté, Rome travaillait à préparer des prêtres
diacre, Michel Baja, enseignait l'arabe aux mission- instruits dans son collège grec de la Propagande. Le
naires latins. L'idée de l'unicn lit par ces moyens de plus célèbre de ceux qui y étudièrent à cette époque
rapides progrès, à tel point qu'en 1631 le patriarche fut Séraphin Tânâs, neveu d'Euthyme Saïfi, moine de
Ignace III Atyyé, qui se reconnaissait coupable de la Saint-Sauveur, qui se fit l'apôtre de l'union dans le
mort de son compétiteur Cyrille IV Dabbâs, pria les diocèse d'Acre. Euthyme Saïfi développait le mouve-
capucins d'intervenir à Rome pour obtenir l'absolu- ment dans toutes les régions du patriarcat. Le consul
tion de son crime et aussi des secours pécuniaires pour de France à Sidon, Poullard, profita des bonnes rela-
son Église. Le 5 juillet 1631, la Propagande répondit tions qu'il avait avec Cyrille V pour l'amener à
qu'il fallait d'abord accepter l'union. Mélèce Karmi l'union. Il y réussit en 1716. La voie avait du reste été
devint patriarche en 1634 sous le nom d'Euthyme II. préparée par l'influence du P. Lorenzo Cozza, custode
Il emmena avec lui à Damas le P. Queyrot et lui laissa de Terre sainte. P. Livarrio Oliger, O. F. M., Vita e
liberté complète de prêcher dans les églises. Il envoya diarii dcl curd. Lorenzo Cozza, Quaracchi, 1925,
ensuite à Rome le prêtre Pacôme pour demander p. 56-57. Une difficulté sérieuse faillit compromettre
l'union. Pacôme revint avec une profession de foi que cette soumission. La Propagande avait confirmé, en
lui avait remise la Propagande, mais Euthyme II, ne 1687, l'élection d'Athanase III et celui-ci était tou-
pouvant payer une forte somme que lui réclamait le jours en vie. Bien que son catholicisme fût très dou-
pacha de Damas, avait dû se retirer à Alep et donner sa teux, il semblait difficile de le déposséder de son titre.
démission. Il mourut d'ailleurs au début de 1635. En 1717, la Propagande lui demanda d'y renoncer,
Pacôme, chargé par la Propagande de négocier avec mais il se garda bien de le faire. Elle se décida, le
Euthyme III le Chiote, n'obtint probablement aucun 9 mai 1718, à reconnaître Cyrille V, qui mourut le
résultat. Les efforts du P. Queyrot (f 1653) avaient 16 janvier 1720. — La suite de l'histoire de l'Église
gagné à la cause de l'union plusieurs milliers de mel- melchite a été donné à l'art. Antioche, t. i, col, 1417.
chites. Le patriarche Macaire III (1647-1672) s'inté- Pour plus de détails voir l'art, cité ci-dessous de
ressa à ce mouvement et envoya sa profession de foi à C. Karalevskij.
Rome en 1664, mais sans oser la rendre publique. Il
A. d'Avril, Les Grecs Melkiles, dans la Rcmie de l'Orient
avait de trop bonnes relations avec les chefs de l'ortho-
chrétien, t. m, 1890, p. 1-10; C. Charon, L'Église grecque
doxie et avec la cour de Moscou pour s'exposer à les
mclkile catholique, dans les Échos d'Orient, t. iv, 1900-1901,
perdre. Sa succession amena des troubles parla compé- 208-275, 325-333; L'origine ethnographique des melkiles,
p.
tition de plusieurs prélats. Athanase III, élu en 1685, ibidem, t. xi, 1908, p. 82-91; A. Fortescue, The uniate
crut fortifier sa position en faisant profession de foi easlcrn Churchcs, Londies, 1923, p. 183-194; C. Kara-
catholique. Il y réussit et, le 16 juin 1687, la Propa- levskij, article Antioche, dans le Dictionnaire d'histoire et
gande confirma son élection. Cet acte ne mit pas lin de géographie ecclésiastiques, t. m, col. 585-646.
à ses démêlés avec Cyrille V. En octobre 1694, il se R. Janin.
retira devant son compétiteur et obtint en retour le 1. MÉLÈCE D'ANTIOCHE, nommé de
ainsi
siège d'Alep. Innocent XII annula la convention la villedont il fut évêque de361à381 (les anciens textes
passée entre les deux prélats et demanda à Athanase donnent les deux graphies Ms^stioç et MsXîtioç; cette
de reprendre le trône patriarcal. Par ailleurs, l'arche- dernière semble avoir pour elle les témoignages les
vêque d'Alep, qu'il aurait fallu déposer'pour donner plus sûrs). — Le nom de Mélèce rappelle surtout à l'his-
son siège à Athanase, envoya sa profession de foi à torien la situation troublée qui se perpétua durant
Rome, en même temps que Macaire de Tripoli, toute la seconde moitié du iv° siècle dans la capitale
converti parles capucins de cette ville (1698). de l'Orient, et qu'on est convenu d'appeler, très impro-
La cause de l'union faisait de rapides progrès, parti- prement d'ailleurs, le schisme mélétien d' Antioche. Un
culièrement à Damas et à Alep, qui étaient les deux bref résumé de cet épisode a été donné à l'art. An-
centres principaux d'apostolat. En 1701, elle gagna tioche, 1. 1, col. 1403. Mais le schisme mélétien eut de

Baalbek et Beyrouth, dont les évêques, Parthénios et tellesrépercussions dans le domaine théologique, il a
Sylvestre, faisaient leur profession de foi. Le neveu été exploité en des sens si divers, qu'il convient de
d'Euthyme II Karmi, Euthyme Saïfi, qui avait été l'étudier ici avec un peu plus de détails. I. La situation
l'élève du P. Queyrot, s'était rallié à Rome en 1684, à Antioche en 360. II. L'élection de Mélèce et celle
un an après être devenu archevêque de Tyr. La plu- de Paulin. III. Les efforts pour réduire le schisme.
part des adhésions épiscopales restaient secrètes et IV. Flavien et l'extinction définitive du schisme antio-
aucune rupture n'existait entre le patriarche et ses chien.
suffragants unionistes. C'était l'effet de la méthode I. La situation a Antioche en 360. —L'Église
adoptée par les jésuites d'obtenir le plus grand d'Antioche avait été la première troublée par la réac-
nombre possible d'adhésions secrètes pour créer un tion antinicéenne, menée par Eusèbe de Nicomédie et
mouvement sérieux au moment opportun. Cependant les amis d'Arius. Voir Arianisme, t. i, col. 1802 sq.
Cyrille V voyait d'un mauvais œil les tentatives Dès 330, l'évêque saint Eustathe, vigoureux adver-
d'union et frappait de suspense les prêtres qui fai- saire de l'arianisme, avait été déposé, sous divers pré-
saient profession de foi romaine. Ce n'est qu'au début textes, et exilé en Thrace, où il ne tarda pas à mourir
du xvm e siècle que des tentatives furent faites pour (probablement avant 337). A sa place la coterie eusé-
donner aux catholiques une organisation particulière. bienne installait successivement des prélats qu'elle
Le 6 décembre 1701, l'archevêque de Tyr, Euthyme pouvait croire dévoués à ses idées, sans que toutefois
Saïfi, obtint de la Propagande un rescrit qui le nom- leur hétérodoxie fût sensiblement plus accentuée que
mait administrateur de tous les melchites unis de celle de nombreux évêques de la région.
Syrie qui étaient gouvernés par des prélats orthodoxes. Les fidèles d'Antioche s'étaient de très bonne heure
Il se préoccupa immédiatement de trouver des prêtres divisés sur la question de l'attitude à prendre par rap-
capables d'accroître le mouvement qui portait les port aux évêques qui leur furent ainsi imposés. Ne par-
populations vers Rome. En 1697, neuf religieux du lons pas des neutres ou des tièdes, prêts à toutes les
monastère de Balamand, près de Tripoli, avaient compromissions. Mais les orthodoxes mêmes n'étaient
fondé au village de Chouéir, dans le Liban, la Congré- pas unanimes. La plus grande partie, s'appuyant à ce
gation basilienne chouérite. Euthyme Saïfi jeta, en qu'il paraît, sur une consigne donnée par Eustathe,
1708, les fondements du monastère de Saint-Sauveur» accepta, tout suspects qu'ils fussent, les pasteurs eusé-
1

52 MÉLÈCE D'ANTIOCHE 522


biens, quitte à maintenir vigoureusement contre eux Elle n'était pas seule cas, et le parti homéen
dans ce
l'orthodoxie nicéenne. Par ailleurs un petit groupe fut obligé de pourvoir aux nombreux sièges vacants .

de fidèles se sépara, avec quelque fracas, de l'ensemble S'il fallait prendre au mot l'historien anoméen Philo-
de la communauté. Fidèles" au souvenir d'Eustathe, storge, H.E.,V, i, édit. Bidez, p. 66, il aurait procédé
ils furent désignés sous le nom d'eustathiens et for- de telle sorte que, presque partout, aux homéousiens
mèrent dès lors une petite Église, Église encore exilés auraient succédé des prélats défenseurs du
incomplète, il est vrai, puisqu'elle était dirigée par un consubstantiel. Exagération d'homme de parti Ce 1

simple prêtre, nommé Paulin. L'intransigeance la plus qu'il faudrait dire plutôt, c'est que bien des choix de
absolue y fut bientôt à l'ordre du jour; on affectait d'y cette année 360 furent influencés moins par des ques-
englober sous le même anathème tous ceux, quels tions de doctrine que par des considérations de per-
que fussent leurs sentiments intimes, qui se rangeaient sonne; et il se trouva finalement, résultat assez inat-
sous la houlette des pasteurs suspects. tendu, que plusieurs des évêques promus par les
Pourtant les catholiques unis (nous appelons ainsi homéens étaient plus rapprochés de l'orthodoxie
avec F. Cavallera, ceux qui reconnaissaient la hié- nicéenne que les gens auxquels ils succédaient. Ce fut
rarchie établie) ne laissaient pas de s'inquiéter de la le cas à Antioche. Acace de Césarée, le grand chef du
pénétration à Antioche des idées antinicéennes. L'évê- tiers parti fit élire un certain Mélèce.
que Léonce (344-358) surtout marquait à l'égard de On n'est pas très au clair sur les antécédents du
l'arianisme à peine larvé de son disciple Aétius, voir, personnage. Originaire de Mélitène, dans la Petite
t. i, col. 516. une complaisance qui devenait compli- Arménie, il n'apparaît guère dans l'histoire avant 358.
cité. Nous ignorons si le parti catholique comptait un Saint Épiphane le considère comme un homéen, à la
certain nombre de dignitaires ecclésiastiques. En tout remorque d'Acace de Césarée, Hœres., lxxiii, 23, P. G.,
cas la direction effective lui était donnée par deux t. xlii, col. 445 A, opposé à des homéousiens comme

laïques, faisant depuis longtemps déjà profession d'as- Basile d'Ancyre, Georges de Laodicée, Eustathe de
cétisme, appelés l'un et l'autre à de hautes destinées : Sébaste. Ce dernier ayant été déposé, peut-être à Méli-
Diodore, qui sera un jour évêque de Tarse et Flavien tène en 358, Mélèce fut élu comme son successeur. Les
qui montera sur le siège même d'Antioche. Pour le difficultés qu'il rencontra à Sébaste l'amenèrent à se
moment, en ces dernières années du règne de Cons- retirer à Bérée (Alep). Théodoret, H. E., II, xxvn,
tance, où il semblait que la foi de Nicée, en Orient, eut P. G., t. lxxxii, col. 1080 D. Figura-t-il au concile de
partout le dessous; ils maintenaient, autant que faire Séleucie, et signa-t-il le formulaire homéen? Épi-
se pouvait, dans le troupeau catholique les principes phane insinue qu'il l'a fait, Hœres., lxxiii, 23, com-
mêmes de l'orthodoxie, et leurs efforts contribuèrent, à parer col. 445 A et col. 448 B; Socrates et Philostorge
coup sûr, à préserver Antioche d'une submersion l'indiquent expressément. H. E., II, xliv, P. G.,
totale par la vague antinicéenne. t. lxvii, col. 356; H. E., V, i, édit. Bidez, p. 67. Mais

Telle était donc la situation à Antioche vers 360. les témoignages de ces deux derniers sont viciés par de
Sous des prélats hostiles à la foi de Nicée se rangeaient graves erreurs chronologiques et quant à l'auteur du
;

aussi bien des fidèles qui partageaient leur défiance Panarion, il est bien curieux qu'il ne donne pas le nom
à l'endroit du consubstantiel que des orthodoxes de Mélèce dans sa liste des signataires de Séleucie;
demeurés fidèles au concile de 325. A leur gauche, des ibid., n. 26, col. 452-453. La question reste donc au
ariens exaltés, qui n'allaient pas tarder à connaître moins douteuse; il peut se faire que, pour une raison
ou avaient déjà connu les rigueurs impériales. A leur ou pour l'autre, Mélèce n'ait pas été convoqué au
droite, des nicéens intransigeants, serrés autour de concile. S'il ne faisait plus fonction d'évêque en 360,
Paulin, opposés à toute collusion avec qui n'était pas on comprend aussi qu'il n'ait pas eu l'occasion de
de leur bord. Il faut ajouter que cette chapelle dissi- signer la formule élaborée à Niké, et promulguée à
dente pouvait se vanter d'un semblant de reconnais- Constantinople. De la sorte on s'explique qu'il ait été
sance officielle par l'Église. Quand, en 346, saint Atha- considéré par Acace comme étant de son parti, sans
nase rappelé de son second exil était passé à Antioche, pourtant qu'il ait donné des gages précis à la coterie
c'était chez les eustathiens qu'il avait célébré la homéenne. Sur cette question très difficile, voir les
synaxe liturgique, pour eux, qu'il avait, sans succès appréciations divergentes de F. Loofs, art. Meletius,
d'ailleurs, demandé à l'empereur la concession d'un dans Protest. Realenc., t. xn,p. 553, et de F. Cavallera,
lieu de culte. Rufin, H. E., I, xix, P. L., t. xxi, col. 492, Le schisme d'Antioche, note D, Antécédents de Mélèce,
résumé par Théodoret, II, ix et complété par Sozomène, p. 94-97.
III, xx. P. G., t.Lxxxii,col.l021;t.Lxvn,col. 1001. Il nous semble, pour notre compte, que l'élévation

IL L'ÉLECTION DE MÉLÈCE ET CELLE DE PAULIN. de Mélèce au siège d'Antioche doit être attribuée au
— Les années 360 à 363 allaient compliquer encore grand désir de paix religieuse que l'on avait un peu
cette situation. Trois Églises se constitueraient à partout, après les révolutions successives des années
Antioche, ayant chacune à leur tête un évêque. précédentes. On voulait voir à l'œuvre des hommes
1° Élection de Mélèce. — Antioche, comme nombre nouveaux, moins compromis, moins nettement embri-
d autres sièges, avait subi le contre-coup des multiples gadés dans les partis anciens. Mélèce devait être dans
revirements qui avaient successivement donné la le cas. Alep, où il s'était retiré, n'est pas éloignée d'An-
faveur impériale aux anoméens, aux homéousiens, fina- tioche, et dans la capitale de l'Orient l'ancien évêque
lement aux homéens. Cf. Arianisme, t. i, col. 1821 sq. de Sébaste était connu comme un homme pacifique,
L'évêque Eudoxe, un homéen qui, en 358, avait réussi modéré. Il fut reçu avec enthousiasme par la majorité
à se faire transférer de Germanicie sur le siège d'An- de la population chrétienne; seuls les eustathiens lui
tioche, avait été victime de la réaction homéousienne firent grise mine et continuèrent leurs réunions sépa-
déclenchée par Basile d'Ancyre. Exilé en Arménie, rées.
déposé à Séleucie en 359, il avait été remplacé par 2° Premier exil de Mélèce et formation du groupe
Annianos. Mais, peu de temps après, l'homéisme triom- mélélien. — Mais il que des mécon-
était inévitable
phait à Séleucie, où Annianos, à peine élu, était déposé, tentements n'éclatassent un jour ou l'autre dans le
puisa Constantinople, en 360. Tandis que les homéou- troupeau quelque peu bigarré qui se rangeait sous
siens étaient décimés, les homéens s'installaient au la houlette du nouvel évêque. Certaines mesures admi-
pouvoir. Le 27 janvier 360, Eudoxe remplaçait sur le nistratives, se rapportant de près ou de loin à la ques-
siège de Constantinople Macédonius exilé. De ce chef tion religieuse, indisposèrent la partie arianisante de
Antioche demeurait sans évêque. la communauté; surtout un célèbre discours où le
523 MÉLÈCE D'ANTIOCHE 524

nouvel évoque exposa, en faisant l'exégèse du texte de stase, tandis que les mélétiens, pour éviter tout soup-
Prov., xiii, 22, sa doctrine sur la génération du Verbe, çon de sabellianisme préféraient user de l'expression
montra clairement que, si condescendant qu'eût été trois hypostases. Non moins sage avait été à Alexan-
jadis Mélèce à l'endroit des hautes personnalités drie le règlement des questions personnelles. Au lieu
homéennes, il ne laissait pas de professer une foi où d'exclure impitoyablement de leur communion tous
les nicéens pouvaient se reconnaître. Ce discours a été les évêques ayant signé quelque profession douteuse,
conservé par Épiphane, Hssres., lxxiii, 29-33, P. G., les orthodoxes déclaraient que tous les évêques de foi
t. xlii, col. 457-465; on a beaucoup discuté l'étiquette correcte à qui on aurait extorqué des signatures pour-
théologique qu'il convient de lui accoler; F. Loofs, loc. raient, en les répudiant, être maintenus dans leurs
cit., et E. Schwartz, Zur Gesch. des Athanasius, p. 36i, fonctions. Pour Antioche, où cette question de signa-
n. 2, déclarent, sans ambages, le discours homéen; ture ne semblait pas se poser, le concile insistait vive-
F. Cavallera, op. cit., p. 84 sq., le tient pour ortho- ment sur la nécessité de rétablir l'union entre eusta-
doxe, et ces appréciations contradictoires ne font que thiens et mélétiens. Sans mettre les deux groupes
refléter des divergences bien plus anciennes. Il nous exactement sur le même pied (il était plutôt question
paraît qu'étant données toutes les circonstances 'de pour les eustathiens de recevoir les mélétiens), on
temps et de lieu, le discours est une manifestation engageait les premiers à ne pas exiger pour l'union
voulue en faveur de la foi traditionnelle. S'il n'emploie des conditions excessives et déraisonnables; mais on
aucune des formules autour desquelles se disputaient ne considérait pas, à coup sûr, les mélétiens comme
les théologiens, il affirme tout ce qu'affirmait le Credo des hérétiques revenant à résipiscence. Ces diverses
de Nicée, il répudie toutes les interprétations ambi- stipulations sont conservées dans la pièce inexacte-
guës, qui, de près ou de loin, frisaient l'arianisme. ment nommée Tomus ad Antiochenos, parmi les
D'ailleurs F. Loofs lui-même est bien forcé de convenir œuvres d' Athanase, P. G., t. xxv, col. 796-809;
que l'arrivée de Mélèce àAntioche avait été le point de cette pièce renferme bien plutôt les instructions
départ d'un mouvement en faveur de .la foi nicéenne. données aux deux délégués que le concile envoyait
Le discours en question s'harmonise de tous points à Antioche. Sur place, ces personnages, à savoir
avec cette constatation. Eusèbe de Verceil et Astérius de Pétra, prendraient
L'empereur Constance, qui séjournait pour lors à toutes mesures convenables pour faire l'union des
Antioche, avait assisté à ce sermon. On comprend de catholiques.
reste qu'il ait fait entendre que Mélèce était désor- Or, quand ils arrivèrent à Antioche, l'irréparable
mais impossible. L'évêque fut exilé à Mélitène sa était consommé. L'intransigeant évêque de Cagliari,
patrie et remplacé tout aussitôt par un arien de la Lucifer, voir ici t. ix, col. 1032 sq., les avait précédés.
première heure, Euzoius, jadis condamné par Alexan- Après quelques efforts pour rétablir la paix entre les
dre d'Alexandrie avec les premiers adeptes d'Arius. deux groupes orthodoxes, il avait cru mettre un terme
Cette fois les orthodoxes d'Antioche ne pouvaient plus aux discussions en consacrant évêque, au mépris de
hésiter; ils rompirent définitivement avec les aria- tous les canons, le prêtre Paulin, qui dirigeait la com-
nisants de toutes nuances. Sous la conduite de Diodore munauté eustathienne; celle-ci était de ce chef promue
et de Flavien, ils formèrent un groupe compact : ce à la dignité d'Église. Oui, mais d'Église dissidente, car,
furent les fidèles de Mélèce, les mélétiens, comme on serrés plus que jamais autour de Mélèce, qui juste à ce
s'habitua à dire. Il semblait tout naturel que ces ortho- moment rentrait d'exil, les mélétiens déclaraient ne
doxes se réunissent tout aussitôt aux vieux eust athiens, reconnaître d'autre chef que lui. Eusèbe de Verceil ne
que gouvernait Paulin. Leur antipathie commune à put que constater l'imbroglio, et partit pour l'Occident,
l'endroit des ariens, leur commune adhésion à la même sans- être entré en communion ni avec l'un ni avec
foi traditionnelle auraient dû rapprocher les deux l'autre des partis. On a dit ailleurs ce qu'il était
groupes. Les mélétiens, paraît-il, proposèrent la fu- advenu de Lucifer.
sion; leurs propositions furent repoussées avec hau- III. Les efforts pour réduire le schisme. —
teur par les eustathiens, qui se jugeaient seuls ortho- Cette situation anormale de la capitale de l'Orient ne
doxes, seuls purs de toute compromission. Il arrivera pouvait laisser indifférents les amis de l'orthodoxie.
donc que, pendant de longues années, les catholiques Une fois passée la rapide tourmente du règne de
d'Antioche vont se trouver divisés en deux factions Julien l'Apostat, des efforts vont être faits, de divers
rivales, bientôt fort animées l'une contre l'autre. Le côtés, pour réunir en un seul corps les catholiques
schisme, si improprement dit mélétien, était com- d'Antioche et les opposer aux ariens dont la fortune
mencé. allait durer encore jusqu'en 378. Nous allons briève-
3° Élection de Paulin et affermissement du schisme. ment esquisser ces tentatives, qui d'ailleurs n'abou-
— Ce schisme allait bientôt se constituer de façon tirent pas.
définitive. Athanase et Mélèce. Le concile d'Antioche de 363.

L'avènement de Julien avait amené le rappel de — -L'empereur Jovien, au retour de l'expédition de
tous les évêques exilés par Constance. De la lointaine Perse où il avait remplacé Julien, avait convoqué
Arménie, Mélèce au printemps de 362 se mettait en Athanase à Antioche, en septembre-octobre 363. Or-
chemin pour venir reprendre la direction de son trou- thodoxe lui-même, il témoignait par ailleurs une
peau. A Alexandrie, Athanase était rentré beaucoup grande révérence à l'endroit de Mélèce. L'occasion
plus vite, et le concile rassemblé par ses soins, en était bonne d'amener un rapprochement entre les deux
mars 362, prenait les mesures propres à ramener la évêques. Athanase fit connaître à Mélèce son désir
paix religieuse, en précisant certains points de doc- d'entrer en communion avec lui. Saint Basile, de qui
trine, en réglant aussi les questions de personnes. On
y nous dirons tout à l'heure la grande amitié pour Mé-
reconnaissait entre autres que les deux formules, en lèce, n'hésite pas à reconnaître que, dans la circons-
apparence opposées, de l'unique hijpostase (hypostase tance, l'évêque d'Antioche, mal conseillé, repoussa la
étant synonyme d'ousie) et des troishyposlases (hypo- main qui se tendait. S. Basile, Epist., lxxxix, 2, P. G.,
stase étant synonyme de personne) étaient suscepti- t. xxxii, col. 472 A. Ce fut une lourde faute, car Atha-
bles l'une et l'autre d'une explication orthodoxe, et nase se tourna vers Paulin, et le reçut à sa communion
que chacun était libre de garder sa terminologie tout moyennant signature du Tomus ad Antiochenos. Dé-
en s'en tenant aux expressions nicéennes. Ceci avait sormais l'Église d'Alexandrie aura partie liée avec la
son application directe à Antioche, où les eustathiens communauté schismatique de Paulin. L'influence dont
se réclamaient de la vieille formule de l'unique hypo- Alexandrie jouissait en Occident et spécialement à
521 MÉLÈCE D'ANTIOCHE 526
Rome, passera au service des adversaires de Mélèce. réservée du pape à l'égard de celui-ci. Tout cela ne se
S'il est vrai qu'Athanase ne manifesta jamais une ani- comprendrait pas néanmoins si, dès 366, on avait à
mosité spéciale à l'endroit de l'évêque d'Antioche, son Rome considéré Mélèce comme un ferme représen-
successeur Pierre, élu en 373, ne manquera aucune tant de l'orthodoxie, et comme le seul évêque légi-
occasion de présenter au pape Damase Mélèce et ses time de l'Église antiochienne.
amis comme des hérétiques. Mais cette cau:e va être prise en main par
Or rien n'était plus inexact. Tout l'effort de Mélèce, saint Basile lui-même, ordonné évêque de Césarée de
au contraire, depuis 363, tendait à regrouper les ortho- Cappadoce en 370. Devant le renouveau de Ja persé-
doxes, à leur adjoindre ceux qui, dans les années pré- cution homéenne qui, après un premier essai en 3G5
cédentes, étaient tombés par faiblesse ou par préjugé, (Mélèce avait été exilé de 365 à 367), reprenait plus
à former, en définitive, ce parti nouveau qui, accep- active que jamais en 370 (Mélèce est de nouveau exilé
tant les décisions de Nicée, les expliquant par cer- en 371), Basile estime qu'il faut tout d'abord faire
taines précisions devenues nécessaires, devait fina- l'union de tous les orthodoxes. A cette condition
lement triompher de toutes les tendances ariani- seule l'Église d'Orient pourra obtenir l'appui de l'Oc-
santes. Cette œuvre commençait à un concile réuni à cident et l'intervention de Valentinien auprès de son
Antioche à l'automne de 363, au moment même où frère Valens. Et dans la capitale de l'Orient, l'union
Athanase, qui malheureusement n'y put prendre paît, ne peut se faire qu'autour de Mélèce; pas un seul ins-
était encore dans la ville. On y vit figurer, aux côtés tant Basile n'envisage la possibilité de la reconnais-
de Mélèce, Acace et plusieurs de ses amis. Socrates, sance de Paulin. Et si l'on songe aux susceptibilités
III, xxv; Sozomène, VI, iv. P. G., t. lxvii, col. 452 B; de l'orthodoxie de Basile, il faut bien conclure qu'il a
col. 1302 C. Mélèce leur fit signer une confession de foi reconnu en Mélèce, quoi qu'il en fût de ses antécé-
confirmant celle de N'icée, acceptant l'homoousios, en dents, un ferme soutien de la foi nicéenne. D'ailleurs
tant qu'expliqué par l'homoiousios, et faisant des les exils successifs de l'évêque d'Antioche, en 360,
trois hypostases le complément utile, nécessaire même, en 365, en 371, exils auxquels il est condamné par
de la formule nicéenne. Il convient d'ajouter que de Constance et par Valens, n'étaient-ils pas une garantie
vieux orthodoxes trouvèrent fort mauvaises ces expli- de la pureté de son orthodoxie? Si, jadis, il avait été
cations; un pamphlet anonyme ne tarda pas à cir- l'ami d'Acace, la communauté des souffrances le rap-
culer sous ce titre: Réfutation de l'hypocrisie des amis prochait maintenant des néo-nicéens.
de Mélèce et d'Eusèbe de Samosale sur l'homoousios, Cette confiance de Basile ne se démentira jamais.
s/îy/oç ttjç û— oy.pîaewç xàv uspl MeXÉTiov xal Elle l'engage, dès 371, dans une première négociation
E'jctéoiov tôv Sap.oaaTsa xaxà toO ôp.oouaLou il
; avec Alexandrie pour la reconnaissance de Mélèce.
figure parmi les œuvres d'Athanase, P. G., t. xxviii, Epist., lxvi, lxvii, lxix, P. G., t. xxxn, col. 424 sq.
col. 85-88. Athanase répond à cette démarche en envoyant un
On sait comment ce regroupement des forces ortho- prêtre de son Église pour s'entendre avec Basile.
doxes aboutit en 366 à la réconciliation avec le pape Celui-ci décide alors de dépêcher à Rome même, un
Libère d'une bonne partie de l'épiscopat oriental. "Voir diacre de Mélèce, Dorothée. Il supplierait le pape
art. Libère, t. ix, col. 636 au bas. Il est remarquable d'envoyer sur place des personnages qui ramèneraient
néanmoins que le nom de Mélèce ne figure pas dans à l'unité les Églises et « feraient connaître très exac-
la liste des évêques, qui avaient député à Rome Eu- tement au pape ceux qui étaient la cause du trouble
stathede Sébaste et ses deux collègues, et auxquels le afin qu'il sût avec qui, à l'avenir, il conviendrait
pape accorda la communion romaine. Jafîé, Regesta, d'entrer en communion ». Epist., lxx, col. 433-436.
n. 22S. F. Loofs, art. cit., en tire la conclusion que la Cette demande sera inlassablement répétée par Basile
défiance des homéousiens (ce sont des gens de cette au cours des années suivantes que Rome se ren-
:

nuance qui ont fait à Rome la démarche en question) seigne plus exactement sur l'état des choses en
persistait encore à l'endroit de Mélèce, toujours classé Orient, qu'elle n'accorde sa communion qu'à bon
par eux parmi les homéens. Ce n'est pas impossible: escient. LIne enquête faite sur place par des person-
ces questions d'amitiés et de groupements ont joué un nages qualifiés ne pourra que démontrer le bon droit
grand rôle en toutes ces affaires. L'absence de Mélèce de Mélèce, les torts réels de Paulin, les graves suspi-
à Tyane et sur la liste des évêques avec qui Libère cions qui pèsent sur l'orthodoxie de ce dernier, quand
entra en communion peut néanmoins s'expliquer seront révélées certaines de ses amitiés. Toutes ces
autrement. F. Cavallera estime, op. cit., p. 135, que, idées se retrouvent dans une lettre rédigée par Mélèce
m Mélèce n'était pas à Tyane, c'est peut-être qu'il en 372, et qu'il proposa, avant de l'envoyer à Rome, à
était encore exilé: il fait observer de plus qu'il s'y la signature d'un grand nombre de ses collègues. Elle
trouvait de ses amis, signataires du concile d'Antioche figure parmi les lettres de saint Basile, Epist., xen,
de 363. Voir la note H
Les adhérents de Mélèce,
: col. 477-484.
I). 209, 210. De fait, quand saint Basile, en 371, entre- Il s'en faut que Basile ait d'abord obtenu gain de
prendra de faire reconnaître Mélèce par Athanase, il cause. Nous ne pouvons entrer ici dans le détail des
tirera cette conclusion de la lettre apportée de Rome longues et difficiles tractations qui lassèrent à plu-
par Sylvain de Tarse, que les Occidentaux ont reconnu sieurs reprises la patience de l'évêque de Césarée, et lui
le bon droit de Mélèce. Epist., lxvii, dernières lignes, arrachèrent sur l'attitude du pape Damase des appré-
P. G., t. xxxn, col. 128 B. Avouons pourtant que cela ciations plus que sévères. Cf. surtout Epist., ccxv,
aurait pu être plus explicite, et que l'on ne peut affir- col. 792. A Rome, en effet, on ne semblait pas se
mer que cette reconnaissance était dans les intentions rendre un compte exact de la situation; de plus en
de Rome. plus, on considérait Mélèce et son groupe comme des
2° Basile et Mélèce. Les négociations avec Rome. — gens plus ou moins suspects, qui seraient trop heu-
C'est si vrai, que, pendant près de dix ans, les démar- reux de se réunir à l'Église en souscrivant des formu-
ches se multiplieront pour faire admettre par le pape laires et en renonçant à leurs prétentions. C'est ce qui
le bon droit de Mélèce. Sans doute le remplacement de transparaît clairement dans plusieurs documents
Libère par Damase (366-381) a pu changer les dispo- romains dont Ed. Schwartz nous paraît avoir donné
sitions du Siège romain à l'endroit de l'évêque d'An- la véritable exégèse, loc. cit., p. 365 sq. Le premier
tioche. Le fait aussi que Damase a été renseigné sur les est une synodique d'un concile romain, probablement
affaires de l'Orient à peu près exclusivement par des de 372, qui répond à la première démarche de Basile,
adversaires de Mélèce, explique l'attitude plus que et paraît bien lui opposer une fin de non-recevoir.
;

527 MÉLÈCE D'ANTIOCHE 528


Lettre Confidimus, dans P. L., t. xm, col. 347 sq. d'Antioche. Théodoret, H. E., V, n et m, P. G.,
voir surtout le passage Unde advertit, col. 349 B. Le t. lxxxii, col. 1197-1201, place cette visite, semble-
second semble répondre à la deuxième ambassade de t-il, en 379, et fait envoyer Sapor en Orient, non par
Basile en 374. Fragment Ea gratia, ibid., col. 350-352, Théodose mais par Gratien lui-même. C'est donc dès
dont le dernier paragraphe est, à l'estimation d'Ed. 379 qu'aurait eu lieu devant l'envoyé impérial le débat
Schwartz, une mordante critique des prétentions de entre les diverses confessions se prétendant toutes
Mélèce. Les fragments qui suivent : Illud sane mira- catholiques, apollinaristes de Vital, pauliniens et mé-
mur, col. 352, et Non nobisquidquam, col. 353, et qui létiens, et réclamant les églises laissées libres par l'ex-
semblent des réponses à des instances ultérieures de pulsion des ariens. Les apollinaristes furent écartés
Basile, faites par le concile romain de 377, condamnent sans peine; Mélèce proposa tout simplement à Paulin
au point de- vue dogmatique, les erreurs d'Apollinaire de faire l'union des deux parties du troupeau; tous
et des pneumatomaques. Mais ils ne sont pas plus deux administreraient in solidum l'Église, à la mort
satisfaisants pour Basile et ses amis au point de vue du premier d'entre eux, le survivant serait seul
des questions personnelles: ni Eustathe de Sébaste, évêque. Paulin ayant rejeté la proposition, les églises
dont il pressait l'explicite condamnation, ni Apolli- furent attribuées à Mélèce (cette date de l'arrivée de
naire devenu si compromettant pour Paulin n'y sont Sapor est reportée par Cavallera en 381, op. cit., p. 211,
nommément désignés. Un peu auparavant, en 375, n. 1, 215, n. 2. Nous croyons devoir conserver le récit
une démarche tout à fait significative de Rome avait de Théodoret).
montré vers qui allaient ses préférences. Un prêtre de Mais pour garder la paisible possession des biens
Mélèce, Vital, s'était laissé séduire par les doctrines restitués, il était nécessaire que Mélèce exprimât son
d'Apollinaire et avait pris la direction d'un groupe adhésion aux doctrines professées par le pape Damase.
assez important qui se réclamait de l'évêque de Lao- Cela fut fait dans un synode qu'il réunit à Antioche à
dicée. Sozomène, Vf, xxv, P. G., t. lxvii, col. 1357 B. l'automne de 379 et qui groupa cent cinquante évo-
Sur les difficultés qu'on lui fit de divers côtés, Vital ques; Mélèce rédigea une lettre à laquelle se réfère le
partit pour Rome, soumit son enseignement à Damase, concile de Constantinople de 382, cf. Théodoret, H. E.,
qui, provisoirement rassuré sur son orthodoxie, lui V, ix, P. G., t. lxxxii, col. 1216 D, et qui devait con-
donna des lettres de communion, mais en réservant la tenir une profession de foi conforme aux décisions des
décision dernière à Paulin. Lettre Per filium meum conciles romains des années précédentes. Il n'en reste
Vilalem, P. L., t. xnr, col. 556-557. La portée de cette plus que les premières signatures, en tête celle de
lettre dépassait d'ailleurs singulièrement le cas par- Mélèce. P. L.,t. xm, col. 353. Mais l'excerpteur qui les
ticulier qu'il s'agissait de régler; elle constatait que a recueillies ajoute Similiter et alii CXLVi orientales
:

s'unir à Paulin c'était entrer en communion avec episcopi subscripserunt, quorum subscriplio in authen-
Rome, et par le fait reconnaissait officiellement celui- ticum hodie in archivis romanœ Ecclesiœ tenelur.
ci comme l'évêque légitime d'Antioche. La reconnaissance de Mélèce par l'autorité civile
Ainsi la question de Mélèce, loin de progresser, recu- était une indication pour l'Église romaine. Elle s'in-
lait plutôt au fur et à mesure que se multipliaient les clina devant le fait accompli. Une trace de cette
instances de Basile et de ses amis. L'attitude du pape acceptation s'est conservée dans une allusion posté-
en 378 se marquerait au mieux, s'il faut en croire Ed. rieure d'un concile italien. Dans saint Ambroise, Epist.,
Schwartz, dans un document émané d'un concile xm, 2; voir ci-dessous. Rien d'ailleurs ne s'opposait
romain, tenu cette année-là et qui condamna de façon à cette démarche, qui était la conclusion naturelle
précise les erreurs enfin démasquées d'Apollinaire. de toutes les tractations précédentes. Ainsi la com-
Lettre Post concilium Nicœnum, P. L., t. xm, col. 358- munion était rétablie entre Damase et Mélèce. Celui-
361. On y lit, col. 360-361 le développement suivant : ci du reste allait jouer en Orient un rôle prépondé-
Eos quoque qui de Ecclesiis ad Ecclesias migraverunt rant, comme président du concile réuni à Constan-
tamdiu a communione nostra habemus alienos, quam- tinople, par les soins de Théodose en 381. Il ne ver-
diu ad eas civitates redierint in quibus primum sunl rait pas d'ailleurs la fin du concile, étant mort d'une
constituti. Quod si alius, alio transmigrante, in locum brève maladie vers le milieu de mai. Théodose qui
viventis est ordinatus, tamdiu vacet sacerdolis dignitate, lui avait marqué la plus grande confiance voulut
qui suam deseruit civitatem, quamdiu successor ejus entourer ses funérailles d'honneurs extraordinaires.
quiescat in pace. Schwartz comprend (et Quesnel l'avait Le transfert du corps de Mélèce de Constantinople à
déjà soupçonné) que cette formule générale vise le Antioche fut littéralement un triomphe. Sozomène,
cas particulier de Mélèce « Que celui-ci retourne à
: H. E., VII, x, P. G., t. lxvii, col. 1441 B.
Sibaste et y attende patiemment la mort de l'évêque IV. L'élection de Flavien. L'extinction du
actuellement vivant! » schisme. — La mort de Mélèce aurait dû être la fin
En cette même année 378, la cause de Paulin recru- du schisme d'Antioche. La séparation des catholiques
tait un précieux adhérent. Saint Jérôme, retiré depuis en deux factions rivales persévéra néanmoins à la
quelques années au désert de Chalcis, et qui avait deux suite d'une fausse manœuvre dont il faudra vingt ans
fois déjà écrit au pape Damase, de manière assez pour détruire les conséquences.
défavorable pour les mélétiens (Epist., xv et xvi, 1° L'élection de Flavien comme évêque d'Antioche. —
P. L., t. xxn, col. 355), recevait à Antioche, des Il semblait naturel de terminer une fois pour toutes

mains de Paulin, l'ordination sacerdotale. Il s'en les rivalités antiochiennes, en évitant de donner un
souviendrait les années suivantes, quand il rempli- successeur à Mélèce et en reconnaissant Paulin comme
rait à Rome, auprès de Damase les fonctions de l'unique évêque. Les Occidentaux (et Rome sans
secrétaire. doute) avaient jadis recommandé cette solution de
3° La pacification de l'Orient. Le concile de Conslan- bon sens dans une lettre que nous n'avons plus, mais
tinoplc. — La défaite et la mort de Valens à Andri- à laquelle fait allusion la synodique d'un concile ita-
nople, le 9 août 378, marquent la fin de la persécution lien dont nous parlions tout à l'heure Scripseramus
:

arienne. Gratien rappelait aussitôt les exilés, et dès dudum, ut, quoniam Antiochena civilas duos haberet
la fin de cette année, sans doute, Mélèce rentrait dans episcopos, Paulinum atque Meletium, quos fidei conci-
sa ville épiscopale. L'arrivée d'un général nommé nere putabamus, aut inter ipsos pax et concordia salvo
Sapor, chargé de faire restituer aux catholiques les ordine ecclssiastico c&nveniret; aut certs, si quis eorum
églises et les autres biens usurpés par les ariens, lui allero superstite deccssissel, nulla subrogatio in defuncti
donna l'occasion de se poser en chef des orthodoxes locum superstite allero gigneretur. S. Ambroise, Epist.,
529 MELKCE DWNTIOCHE 530

xiii, 2. P. L. (édit. 1845), t. xvi, col. 950 B. Grégoire élevé au siège de Constantinople. Mais, comme le fait
de Nazianzc. devenu par la mort de Mélèce président remarquer L. Ouchesne, Histoire ancienne de l'Église.
du concile de Constantinople, se ralliait pleinement à t. ii, p. 610, n. 1, ni Théodoret, //. E., V, xxm,
cette vue. S'il fallait en croire Socrates, V, v, recopié t. lxxxii, col. 1249, ni Socrates, H. E., V, xv, t. lxviii,
par Sozomène, VII, m, P. G., t. lxvii, col. 569 et col. 604, ne mettent cette réconciliation de Rome et
1421, des précautions auraient déjà été prises à An- d'Antioche en rapport avec l'installation de Chryso-
tioche pour éviter qu'une élection épiscopale eût lieu à stome dans la capitale. Il est plus indiqué de placer cet
la mort de l'un des deux concurrents. Voir une dis- événement en 394, comme une suite toute naturelle
cussion de ces propos dans Cavallera, op. cit., p. 232- du concile de Césarée. Acace de Bérée conduisit à
243, qui conclut, avec raison, à l'inexistence du pacte Rome une députation du clergé d'Antioche, à laquelle
dont parlent les deux historiens. se joignit, envoyé par Théophile, un prêtre d'Alexan-
Mais tous les efforts faits par Grégoire de Nazianze drie, Isidore. Cette légation eut un plein succès et
pour faire triompher cette solution pacifique se heur- Flavien fut définitivement reconnu par Rome. Au
tèrent à la passion d'un grand nombre des membres même temps ou à peu près, Évagrius mourait et Fla-
du concile. Tant de griefs s'étaient accumulés contre vien parvenait à empêcher qu'on lui donnât un suc-
Paulin, que la majorité conciliaire ne jugea ni digne, cesseur. De fait, comme de droit, il demeurait ainsi
ni même prudent ou possible, d'imposer à la grande seul évêque d'Antioche. Restait à rallier autour de lui
masse de l'Église d'Antioche la reconnaissance de la petite Église désormais sans pasteur. Ce ne fut pas
l'évêque schismatique. Vainement Grégoire menaça- chose facile, étant donnée surtout l'intransigeance que
t-il de donner sa démission, si l'on entrait dans cette montrait Flavien à l'endroit des clercs de Paulin et
voie. On passa outre à ses objurgations et on le laissa d'Évagrius qu'il s'agissait de ramener. Il entendait en
se retirer. Voir S. Grégoire de Xazianze, Carmen de effet tenir pour nulles les ordinations reçues par eux.
vita,vers 1572-1870, P. G., t. xxxvn, col. 1158 sq. Ainsi le schisme local fut long à réduire; Flavien,
Le concile ayant décidé de procéder à l'élection du (t 404) n'en vit pas la fin, et son successeur Porphyre
successeur de Mélèce, les évêques du diocèse d'Orient, connut encore de plus graves difficultés. Ce fut seule-
sitôt l'assemblée dissoute (juillet 381), se réunirent à ment sous Alexandre, en 413. que l'accord se réalisa
Antioche, et ordonnèrent Flavien, qui jadis avait été définitivement. « Ses exhortations persuasives, dit
le soutien de la communauté orthodoxe, et que Mélèce Théodoret, réunirent les eustathiens au reste du corps
avait ordonné prêtre (sans doute vers 363). de l'Église, à la grande joie des fidèles, à la confusion
Ainsi la division se perpétuait.. Paulin se réclamant des juifs, des ariens et des quelques païens qui res-
de l'appui des Occidentaux, qui de fait ne lui fut pas taient encore à Antioche. » H. E., V, xxxv, t. lxxxii,
ménagé, Flavien fort de l'adhésion des Orientaux qui col. 1265. Le schisme d'Antioche était terminé, il avait
serait solennellement renouvelée au concile de Cons- duré quatre-vingt-cinq ans.
tantinople de 382. Cf. Théodoret, V, ix, P. G., Conclusion.— Cet épisode douloureux a été exploité
t. lxxxii, col. 1212. Gratien, puis Théodose essayèrent de bien des manières. — On y a cherché des arguments
vainement de remédier à cette absurde situation. On à l'appui de la construction bien hypothétique qui
aurait pu espérer que la mort de Paulin y mettrait veut voir dans les néonicéens, groupés autour de
un terme. Il n'en fut rien. Avant de disparaître, Basile, des penseurs qui donnèrent des définitions de
388, celui-ci imposait les mains à Évagrius pour qu'il Nicée, une interprétation nouvelle, toute différente de
lui succédât. Ainsi le schisme continuait. Cette fois celle qu'en avait proposée leurs premiers défenseurs.
les anciens amis de Paulin s'irritèrent. Ni Alexandrie, L'alliance de Basile, a-t-on dit, avec un homéen tel
ni Rome ne reconnurent le nouvel évêque. Voir que Mélèce. à peine rallié à l'homéousianisme, n'est-
S. Ambroise, Epist., lvi. 2, P. L.. t. xvi, col. 1170, elle pas un signe que la pensée de l'évêque de Césarée
Cela ne voulait pas signifier pourtant qu'ils accep- évoluait sur un plan tout différent de celu où se mou-
;

taient Flavien comme l'évêque incontesté, et plu- vait Athanase? L'opposition durable entre Alexand ie
sieurs tentatives furent faites, vainement d'ailleurs, (et l'Occident) d'une part, et d'autre pa t Basile et
pour amener à soumettre à un concile la vali-
celui-ci Mélèce, ne témoigne-t-elle pas que l'on avait dans les
dité de son élection. Cf. S. Ambroise, Epist., liv. deux camps une conscience plus ou moins obscure des
lvi. L'Occident dès lors continua pendant quelque divergences qui séparaient les esprits?
temps à ne pas reconnaître Flavien. D'autres ont exploité contre la primauté romaine
2° L'extinction définitive du schisme. — Cependant le schisme antiochien. Ils insistent avec complai-
saint Ambroise qui, depuis quelques années, s'inquié- sance sur ce fait qu'un personnage tel que Mélèce,
tait vivement de cette affaire, avait demandé à Théo- aujourd'hui qualifié de saint par les Latins comme
phile d'Alexandrie de s'entendre avec Flavien, après par les Grecs, a pu vivre si longtemps en dehors de
avec le pape Sirice, Epist.,
s'être concerté d'ailleurs la communion de Rome, a pu présider, sans avoir été
lvi, 6, 7. Ces démarches aboutirent à la convocation reconnu par le pape, le concile de Constantinople. Us
d'un concile à Césarée de Palestine, où Théophile montrent, avec une secrète satisfaction, Flavien por-
d'ailleurs s'abstint de paraître, mais qui arrangea tant allègrement l'exclusive de l'Occident et de Rome,
finalement les choses et déclara, « pour se conformer se dérobant à toutes les sommations qui lui sont
aux vues du pape Sirice », ne reconnaître qu'un seul faites, de s'expliquer, ne se ralliant à Rome que quand
évèque à Antioche, le religieux évêque Flavien. Texte les premières avances lui sont venues du pape Sirice.
conservé par Sévère d'Antioche, voir E. W. Brooks, Ce n'est pas ici le lieu de discuter toute la ques-
The sixth book of thi sélect letters of Severus, traduct. tion du néo-nicénisme et des changements que l'entrée
anglaise, t. n a, 1903, p. 223. Rien d'étonnant donc en ligne des Cappadociens aurait amenés dans l'inter-
que l'on voie, peu de temps après, à l'automne de 394, prétation de V homoousios nicéen. Pour ce qui concerne
Flavien et Théophile fraterniser en concile à Constan- le cas particulier de Mélèce, il suffira de faire remar-
tinople. quer que saint Basile ne fait alliance avec lui, quels
Quant à la réconciliation de Flavien avec Rome, qu'aient été ses antécédents, qu'après avoir eu des
elle dut voir lieu sensiblement à la même date. Il est signes évidents de l'orthodoxie du nouvel évêque. Le
vrai que Sozomènt, H. E VIII, m, P. G., t. lxvii,
, concile d'Alexandrie en 362 reconnaissait, de son côté,
col. 1520 C, la renvoie à quelques années plus tard, et la légitimité des formules dont usaient, pour exprimer
en fait honneur à la charitable entremise de saint le mystère de la Trinité, les mélétiens d'Antioche.
Jean Chrysostome, après que celui-ci eut été, en 398, Athanase, en 363, était tout disposé à mettre sa main
,

531 MÉLÈCE D'ANTIOCHK MÉLÈCE DE LYCOPOLIS 532


dans celle de Mélèce et à travailler de concert avec lui diacres. Peu après Mélèce arriva à Alexandrie, et s'y
à la pacification religieuse de l'Orient. Seules des mit en rapport avec deux personnages assez intrigants,
questions de personne ont empêché celte alliance de l'un nommé Isidore, l'autre Arius (selon toute vrai-
se réaliser. Mais le seul fait que l'évêque d'Alexandrie semblance il s'agit du futur hérésiarque), désireux
l'ait crue possible témoigne assez qu'il ne percevait de faire pièce à l'archevêque. Ils lui indiquèrent la
aucune opposition foncière entre la pensée de Mélèce retraite où se cachaient les deux vicaires que Pierre
et la sienne. avait désignés pour le remplacer à Alexandrie; Mélèce
. Et quant àla question des rapports de Mélèce avec s'y transporta et les excommunia, puis (on ne dit pas
Rome, faut se garder d'en juger en les rapportant à
il après combien de temps) il ordonna pour les rem-
nos conceptions actuelles de l'Église et de la hiérar- placer deux confesseurs, l'un qui était en prison,
chie des pouvoirs. L'autonomie très réelle dont jouis- l'autre qui était aux mines. Texte dans P. G., t. x,
saient à cette époque les grands sièges épiscopaux col. 1565-1568; cf. un texte meilleur, malheureuse-
n'excluait pas, tant s'en faut, la reconnaissance de ment incomplet, donné par P. Batiffol, dans Byzan-
la suprématie romaine. Tous les efforts de saint Basile iinische Zeitschri/t, 1901, t. x, p. 131.
pour amener Rome à exprimer clairement qu'elle est A cette nouvelle, continue le fragment historique,.
en communion avec Mélèce ne témoignent-ils pas de Pierre publia une lettre dont le texte est donné. Consi-
l'importance que -l'Orient attachait à cette commu- dérant l'arrogance de Mélèce, l'archevêque prescrivait
nion? Paralysé par les multiples difficultés intérieures à tous les fidèles d'éviter la communion de celui-ci
où il se débattait, retardé par les renseignements jusqu'à plus ample informé. Texte dans P. G., t. xvi,
incomplets ou même inexacts qu'il recevait, le pape col. 509, et mieux dans Batiffol, loc. cit. — Ainsi,
'

Damase ne se pressait pas de faire la démarche si d'après le document en question, durant que la persé-
ardemment demandée par Basile. Mais il n'exprimait cution éloignait de leurs résidences nombre de pas-
pas non plus qu'il retranchait Mélèce de sa commu- teurs, l'évêque de Lycopolis, Mélèce, s'était mis en
nion; finalement, et avant le concile de Constanti- tête de remplacer les absents, sans aucun égard des
nople, l'Occident et Rome signifiaient qu'ils accep- droits ni de ceux-ci, ni du «pape» d'Alexandrie, lequel,
taient le fait accompli, la coexistence provisoire des suivant une coutume immémoriale, ordonnait tous les
deux évêques, avec l'espoir que cette situation anor- évêques d'Egypte. La lettre des pasteurs incarcérés est
male prendrait bientôt fin. Où voit-on que les ques- très claire à ce sujet. Le fragment historique qui la
tions de principe soient ici en cause? et comment ne relie à l'encyclique de Pierre et qui parle des agisse-
pas reconnaître ici, tout simplement, un de ces nom- ments de Mélèce à Alexandrie est plus obscur; le
breux problèmes dont il faut attendre la solution du texte en est d'ailleurs en fort mauvais état. On ne
temps, et aussi de la bonne volonté et de la souplesse comprend pas bien, en particulier, comment pour
des hommes? remplacer les deux vicaires généraux de Pierre, jugés
par lui inégaux à leur tâche, Mélèce ordonne deux
Une bibliographie complète du schisme mélétien serait confesseurs, l'un prisonnier, l'autre forçat. Cette qua-
énorme, tant cette histoire a eu de ramifications. On en
lité ne devait pas faciliter aux nouveaux élus l'accom-
trouvera une esquisse dans F. Cavallera, Le schisme d'An-
tioche (IV'-V' siècle), Paris, 1905, p. xm-xix,et aussi p. 10- plissement de leur mission. Aussi faut-il, croyons-nous,
31, essai de classification et de discussion des sources. A supposer avec Ed. Schwartz, que le fragment glisse
compléter par une courte étude d'Ed. Schwartz; Zut Ge- sur un épisode qui s'est passé entre temps l'arres-
:

schichle des Athanasius, n, publiée dans les Nachrichlen non tation de Mélèce et sa condamnation aux mines, que
der k. Gesells. der Wissensch. de Gœttingue, 1901, p. 356-391 nous connaissons par ailleurs. C'est en ces conjonc-
a laquelle nous avons cru devoir emprunter quelques sug-
tures que Mélèce aurait créé les prêtres en question.
gestions. Postérieurement ont paru L'histoire ancienne de
Aussi bien, à en croire le document à l'aide duquel
l'Église de L. Duchesne, Paris, 1907, t. n, passim, et Le Siège
apostolique, de P. Batifol, Paris, 1924; cf. p. 82-144; 267-281. saint Épiphane a construit sa notice relative aux
Pour la question des rapports a. ec Rome, le point de vue
- mélétiens, Hœres., lxviii, P. G., t. xui, col. 184-201,
anglican est donné par F. W. Puller, The primitive Saints une rivalité avait mis aux prises Pierre et Mélèce
and the See o/ Rome, 1893, p. 163 sq. antérieurement aux événements dont témoigne la
É. Amann. lettre des quatre évêques. Débarrassée des inexacti-
2. MÉLÈCE DE LYCOPOLIS, (iv siècle), tudes évidentes dont elle fourmille, la notice indique
ainsi nommé du nom de la ville de Haute-Egypte dont qu'une divergence de vues s'était produite en Egypte
il était évêque, est connu comme l'auteur d'un schisme, sur la réconciliation des lapsi. Tandis que Pierre
appelé le schisme mélétien ou mélitien d'Egypte, qui inclinait vers l'indulgence, un parti groupé autour de
eut de l'importance au cours du iv siècle. Mélèce, et qui se réclamait de l'avis des « martyrs »,
I. Les origines du schisme. IL Le concile de Nicée et protestait qu'il ne fallait procéder à aucune admis-
les mélétiens. III. Histoire ultérieure du schisme. sion à la pénitence avant la fin de la tempête. Ibid.,
I. Les origines du schisme mélétien. —
Le plus n. 2. L'indulgence précipitée était une prime à l'apos-
ancien document qui nous parle de Mélèce est une tasie, et risquait d'entraîner à des lâchetés ceux des
lettre écrite par quatre évêques égyptiens, Philéas, confesseurs qui attendaient leur comparution der-
Hésychius, Pacôme et Théodore, incarcérés en 306 nière devant les juges.
pendant la grande persécution. Dans leur prison ils Or nous savons par ailleurs qu'à Pâques 306 Pierre
ont appris que, prétextant la disparition des pasteurs avait publié en effet une encyclique où il réglait par
réguliers, Mélèce s'est arrogé le droit d'ordonner des le détail les diverses questions relatives aux lapsi.
évêques et des prêtres. S'adressant à lui, ils le conju- Texte dans P. G., t. xvi, col. 467-508. Comme cette
rent de cesser cette pratique, lui remontrent combien lettre ne renferme pas la moindre allusion à des ma-
elle est contraire à la législation canonique, préjudi- nœuvres schismatiques, il faut penser que l'agitation

ciable au vrai bien de l'Église, attentatoire aux droits mélétienne n'avait pas encore commencée, mais qu'elle
de Pierre, l'archevêque d'Alexandrie. fut justement provoquée par la lettre même de
Dans le ms. qui l'a conservée, cette lettre est suivie Pierre. On en mettrait donc les débuts en 306, ce qui
d'un bref résumé historique. Il indique que Mélèce, concorderait avec une indication donnée par saint
ayant reçu la missive, la jeta, et ne se soucia de faire Athanase, Encycl. ad ep. ^Egypti et Libyee, n. 22, P. G.,
visite ni à Pierre, ni aux signataires de la lettre, tou- t. xxv, col. 589, suivant laquelle les mélétiens ont été
jours en prison. Ces derniers d'ailleurs ne tardèrent déclarés sclùsmatiques dix-neuf ans avant que les
pas à souffrir le martyre avec leurs prêtres et leurs ariens fussent déclarés hérétiques à Nicée. A ce mo-
533 MÉLÈCE DE LYCOPOLIS 534

mont lapersécution, dont Pierre avait espéré qu'elle Mélèce de garder l'orthodoxie; à l'en croire, ce serait
allait s'adoucir, reprend avec plus de violence. C'est lui qui aurait surpris Arius en flagrant délit d'hérésie,
alors que sont incarcérés l'évoque Philéas et ses com- et l'aurait dénoncé à Alexandre. Ibid., n. 4, cf. i.xix,
pagnons qui ne tarderont pas à être exécutés. Mélèce 3, col. 189 B, 208 A. Mais, quelle que fût la pureté de la
circule en Egypte, ordonnant à divers endroits des foi mélétienne, il y avait intérêt à étouffer un schisme
gens de son bord, sans doute rigoristes comme lui. Si qui partageait entre deux obédiences les catholiques
dans Alexandrie même il ose se permettre d'excom- d'Egypte. Hosius n'ayant pu arranger cette affaire
munier les vicaires de Pierre, lequel pour lors était dans sa visite à Alexandrie, elle revint devant le concile
caché, c'est qu'il a déjà rompu la communion avec de Nicée en 325. L'assemblée fut d'accord pour juger
l'archevêque. Bref il nous apparaît dès ce moment fort sévèrement la conduite schismatique de Mélèce;
comme l'organisateur d'une Église schismatique, qui elle pensa néanmoins que, pour en finir avec la discus-
se faufile partout où elle peut trouver place libre. sion, la douceur valait mieux que la violence; peut-
Au rapport du garant d'Épiphane, Mélèce, à quel- être aussi voulut-elle témoigner quelque gré à Mélèce
que temps de là, est arrêté lui aussi et finalement de son attitude loyale au moment où avait éclaté l'af-
envoyé aux mines de Phaeno. Nous savons que c'est à faire d'Arius. Toujours est-il que les mesures prises
partir d'avril 307 que la peine des travaux forcés par le concile à l'égard de Mélèce et de son Église
remplaça, pour les chrétiens, la peine de mort. C'est sont empreintes de la plus grande bienveillance.
vraisemblablement alors que Mélèce aurait procédé Ces mesures sont édictées dans une lettre synodale
aux ordinations, dont se plaint la lettre de l'arche- adressée aux chrétiens d'Alexandrie et que Socrates
vêque Pierre. La notice d'Épiphane renferme, sur les nous a transmise. H. E., I, ix, P. G., t. lxvii, col. 77
discussions auxquelles donna lieu, parmi les malheu- sq. cf. Théodoret, H. E., I, vin, t. lxxxii, col. 932.
;

reux forçats, l'agitation de Mélèce, des détails révéla- On distinguait le cas personnel de Mélèce et celui de
teurs. Ibid., n. 3 à la fin, col. 188-189. En 311, tout ce ses ressortissants. Après avoir déclaré que le premier
monde était relâché; incapables de s'entendre dans les n'était digne d'aucune pitié, on lui concédait néan-
misères communes, on pense si les confesseurs étaient moins qu'il pourrait demeurer dans sa ville de Lyco-
prêts à se réconcilier après leur libération. Un peu polis avec le titre d'évêque, mais avec défense de faire
partout il se forma en Egypte, en regard de la hiérar- aucune ordination, ni aucune élection, |i.ï]xe y eipoGeTeïv
chie dépendant de Pierre d'Alexandrie, une hiérarchie [xr)Te 7rpoxetpî^£CT0ai, soità Lycopolis, soit en aucune
qui reconnaissait .Mélèce pour auteur et pour chef. Sur ville ou bourgade. Quant à ceux élevés par lui aux
ces entrefaites Pierre qui avait déposé celui-ci en divers ordres ecclésiastiques, moyennant une imposi-
synode, cf. Socrates, I, vi, P. G., t. lxvii, col. 53 A, tion des mains plus mystique, y.<jaziKC>-cépx xetporovta
et Athanase, Apol. conl. arian., 59, t. xxv, col. 356, Pe6atco6Év-£ç, ils pourraient continuer à faire les
fut enlevé par le sursaut de persécution de la fin de fonctions de leur ordre (en communion avec les catho-
311. Il fallut quelque temps pour élire à sa place liques), mais dans le clergé ils prendraient rang après
Achillas, qui ne dura qu'un an et fut remplacé en 313 les clercs (de même ordre) de la hiérarchie régulière.
par Alexandre. Ces changements de personnes ne (Ce n'est pas le lieu de discuter ici le sens, si vivement
semblent pas avoir modifié l'attitude de Mélèce par débattu de l'expression, [xuaTixcoTépa /siporovia;
rapport à l'Église établie. Il continua à se considérer voir l'art. Réordination.) Défense expresse leur
comme l'archevêque de « l'Église des martyrs ». « Dési- était faite de procéder à une élection sans l'aveu de
gnation singulière, fait observer L. Duchesne, car l'évêque catholique, en communion avec l'évêque
enfin Philéas et ses compagnons, et l'évêque Pierre d'Alexandrie. Ainsi il pourrait y avoir dans une même
lui-même, censés patrons des apostats, avaient donné Église d'une part l'évêque et les clercs catholiques et
leur vie pour la foi, tandis que Mélèce, revenu des un évêque et des clercs mélétiens « à la suite ». Au cas
mines, finit par mourir, dans son lit. » Hist. anc. de où l'évêque catholique ou tel clerc en situation vien-
l'Église, t. n, p. 100. Cette Église semble avoir eu drait à décéder avant l'évêque ou le clerc mélétien, ces
quelque importance, et saint Athanase accusera plus derniers, pourraient être choisis à leur place, moyen-
tard les mélétiens d'avoir créé à ses prédécesseurs de nant élection unanime du peuple et ratification^de
graves difficultés. l'évêque d'Alexandrie.
II. Le concile de Xicée et les mélétiens. — En même temps, par son canon 6, le concile confir-
Quand il vint à Alexandrie vers 324 pour tenter d'y mait le droit traditionnel de l'évêque d'Alexandrie sur
rétablir la paix, Hosius de Cordoue se préoccupa non toute l'Egypte, la Libye et la Pentapole (Cyrénaïque),
seulement des difficultés soulevées par Arius, mais sans qu'il eût à tenir compte des divisions civiles. Cette
encore de l'affaire mélétienne. Eusèbe, Vita ConsL, n, prescription semble bien viser directement le cas de
62-63; m, 4, P. G., t. xx, col. 1036, 1057. Cela ne veut Mélèce, lequel, suivant les indications d'Épiphane, pré-
pas dire d'ailleurs que les deux partis eussent dès ce tendait se considérer comme l'archevêque de la Thé-
moment partie liée; il paraît au contraire qu'il y baïde, et, en cette qualité, avoir le second rang après
avait plutôt antagonisme entre Arius et l'Église mélé- le titulaire d'Alexandrie. Le canon 6 rappelle que la
tienne. Au début, sans doute, voir col. 532, Arius juridiction de ce dernier sur toute l'Egypte et les pro-
encore laïque avait appuyé Mélèce; mais il n'avait pas vinces avoisinantes est une juridiction immédiate. En
tardé à faire sa soumission à Pierre dont il avait plus somme, le plus clair résultat du schisme mélétien
tard reçu le diaconat. Toutefois il conservait assez le aurait été d'affermir la situation déjà si forte du
sens exact des réalités pour s'opposer à une mesure « pape » d'Alexandrie.

arbitraire que voulait prendre l'archevêque. Celui-ci III. Histoire ultérieure du schisme. — Comme
avait déclaré nuls les baptêmes conférés par le clergé les donatistes avec qui ils offrent plus d'un trait de
mélétien. L'opposition que fit Arius le brouilla avec ressemblance, les mélétiens ne s'inclinèrent pas sans
Pierre, qui l'aurait excommunié; sous Achillas, qui ne protester devant la décision, pourtant si libérale, du
persévéra pas sans doute dans l'attitude de son pré- concile. Us importunèrent Constantin de leurs récla-
décesseur, Arius revint en faveur et fut élevé à la mations, et celui-ci se prêta, comme dans le cas du
prêtrise. Voir sur toute cette affaire Sozomènc, H. E., donatisme, au rôle d'arbitre, convoqua les chefs de
I. xv. P. G., t. lxvii, col. 905 A. Nous
ignorons ce que parti, et s'employa à les réconcilier. Cf. Eusèbe, Vila
fut. dans les années qui suivirent, l'attitude de l'Église Conslantini, m, 23, P. G., t. xx, col. 1084. C'est à ce
mélétienne. Le garant d'Épiphane, Hœrcs., lxviii, moment sans doute que les mélétiens venus à la cour
insiste à plusieurs reprises sur le scrupule qu'avait entrèrent en relation avec Eusèbe de Nicomédie,
535 MÉLÈCE DE LYCOPOLIS — MÉLÈCE LE GALÉSIOTE 536
lequel leur avait ménagé une entrevue avec l'empereur. P. Batiffol, Ed. Schwartz a montré qu'il s'agit d'un ensem-
Épiphane, Hœres., Lxvm, n. 5, 6, P. G., t. XLn, col. 192, ble de documents, très analogues aux Fragmenta hisloricu
193. Sur l'heure la manœuvre réussit au rebours de de saint Hilaire. Voir ci-dessous. Se rapportent au schisme
mélétien, dans cette collection, la lettre de Philéas et ses
ce que l'on attendait. Irrité de voir remettre en ques-
compagnons à Mélèce et l'encyclique de Pierre d'Alexan-
tion les décisions de Nicée dans l'affaire d'Arius, Cons- drie, réunies par le fragment historique. Ce dernier n'a pas
tantin fit exiler Eusèbe. Les mélétiens durent s'en évidemment la même valeur documentaire que les deux
revenir tout penauds à Alexandrie; pour l'instant ils lettres, et il y aurait lieu d'étudier de plus près son origine.
s.e réconcilièrent tant bien que mal avec l'évêque Le second document est la notice du Panarion, Mares.,
Alexandre à qui Mélèce remit la liste des ecclésias- Lxvm il est relativement plus récent la notice a été rédi-
; ;

tiques qui relevaient de lui. Athanase, Apol. cont. gée après 373 (mort d'Athanase, élection de Pierre II,
intrusion de Lucius), et, sans doute, d'après des récits
arian., 71, P. G., t. xxv, col. 37G; mais le principe
oraux provenant de l'un de ces ecclésiastiques fidèles qui
était posé d'une alliance entre l'Église de Mélèce et le s'enfuirent en Palestine à ce moment. Les souvenirs du
parti arianisant. Cette collusion portera dans un ave- garant d'Épiphane sont déjà très brouillés. H. Achelis sup-
nir rapproché de bien tristes fruits. pose qu'il s'agit d'un ancien partisan de Mélèce, revenu à
Le plus regrettable c'est que, contrevenant à la déci- l'Église catholique. De fait il insiste sur l'orthodoxie de
sion de Nicée, Mélèce, se sentant mourir, ait réussi à l'évêque schismatique et sur son zèle pour défendre la
saine doctrine; il cherche une excuse à son attitude dans la
se donner un successeur, en la personne 'de Jean
question pénitentielle. On a souvent présenté son récit
Arkaph qu'il fit évoque de Memphis. Cette ordination, comme inconciliable avec celui du « document fondamen-
que suivit bientôt la mort de Mélèce, dut prendre place tal »; ce n'est pas absolument exact, et nous avons essayé,
dans le temps où Athanase lui-même succédait à avec Ed. Schwartz, d'utiliser l'un et l'autre. Mais la tenta-
Alexandre (328). Désormais les mélétiens vont se mon- tive de fusion proposée par H. Achelis dans l'art. Meletius
trer les adversaires acharnés du jeune archevêque. von Lycopolls de la Protest. Realenc.,t. xn, 1903, p. 558-562,
h' Apologie d'Athanase contre les ariens est toute rem- nous paraît moins heureuse; cet auteur l'a, d'ailleurs, par-
tiellement abandonnée dans le Supplément, 1913, t. xxiv,
plie récit des manœuvres imaginées par les mélé-
du
p. 83, en reportant les origines du schisme en 306, au lieu de
tiens pour perdre leur ennemi. Démarches directes
311, date qu'exigeait sa première hypothèse.
auprès de Constantin, accusations invraisemblables
dirigées contre l'administration tyrannique d'Atha-
II. Travaux. — Outre les histoires ecclésiastiques
anciennes voir surtout Tillemont, Mémoires, t. v, p. 453 sq.
<

nase, tout cela aboutira finalement à la réunion du (762-763) et modernes (voir surtout Hefele-Leclercq, His-
concile de Tyr en 335, qui, par un incroyable déni de toire des conciles, t 1, p. 488 sq., L. Duchesne, Hist. anc. de

condamna
justice, l'archevêque d'Alexandrie. Voir l'Église, 1907, t. h, p. 97-100, 147 sq., etc.); consulter

Athanase (Saint), t. i, col. 2145, cf. K. Holl, dans


Ed. Schwartz, Zur Geschichie des Athanasius, v, dans
Nachrichlen von der k. Gesells. der Wissensch. zu Gotlingen,
Comptes rendus de l'Acad. de Berlin, 1925, p. 18-31.
1905, p. 164-187, qui analyse avec beaucoup de sagacité les
En toute cette affaire qui durera longtemps, les deux sources anciennes. ,
mélétiens apparaissent comme les auxiliaires de la E. Amann.
coterie eusébienne et du parti arianisant. 3. MÉLÈCE LE GALÉSIOTE ou LE
Il n'entre pas dans notre plan de suivre dans le CONFESSEUR controversiste grec de la seconde
détail les démarches, les palinodies, les récidives des moitié du xm e siècle. —
Né en 1209 à Théodotou, petit
mélétiens passés au service de l'hétérodoxie. Tout cela village des bords de la mer Noire, il avait reçu au
finit par les faire classer parmi les ariens décidés, baptême le nom de Michel, qu'il changea en celui de
cf. Sozomène. II, xxi; si bien qu'on n'entend plus Mélèce en prenant l'habit monastique au mont Sinaï,
guère parler d'eux dans la seconde moitié du iv e siècle. au cours d'un voyage, où il visita tout à tour la Pales-
Les ariens disparus, il subsista néanmoins quelques tine, l'Egypte et la Syrie, sans se fixer nulle part.
communautés se réclamant encore du nom de Mélèce. Revenu en Asie Mineure, il s'arrêta au mont Latros,
C'est à quelqu'une d'entre elles que fait allusion Théo- près de Milet, puis au mont Galésios, près d'Éphèse,
doret quand il parle d'organisations monastiques, où dans le célèbre monastère fondé par saint Lazare le
se perpétuaient des coutumes bizarres et vaines, qui Galésiote. De là il se rendit au mont Saint -Auxence.
les apparentaient aux Samaritains et aux Juifs. H. E., en face de Constantinople, sur la côte d'Asie, d'où il
I, vm, P. G., t. lxxxii, col. 932. Ces vagues indica- redescendit bientôt pour s'établir dans l'îlot de Saint-
tions montrent que l'évêque de Cyr était bien mal ren- André, sur le golfe de Nicomédie, où il se construisit
seigné sur le compte des derniers représentants du un monastère avec diverses dépendances. Importuné
schisme mélétien. Au vi e siècle encore, il est question par les visiteurs qui devenaient sans cesse plus nom-
de prêtres et de moines mélétiens à Arsinoé, dans un breux, il remonta bientôt au mont Saint-Auxence.
papyrus daté de 512. Revue des études grecques, t. m, Il s'y trouvait encore en mai 1275, lors de la chute
p. 134. Plus surprenante est la notice consacrée par du patriarche Joseph et de l'avènement de Jean
Sévère d'Achmouneim au patriarche Michel (743-757) Beccos, prélat favorable à l'union avec Rome. L'ortho-
dans son Histoire des patriarches. A l'en croire, celui- doxie paraissant en danger, Mélèce, accompagné d'un
ci aurait découvert dans le nome d'Arsinoé quelques confrère du nom de Galaction, descend à la capitale
milliers de moines mélétiens. Michel les aurait vaine- et ne craint pas de reprocher son impiété à l'empereur
ment exhortés à la pénitence; ne parvenant pas à les latinisant Michel VIII Paléologue (1261-1282). Cette
convertir, il aurait demandé à Dieu de les détruire, hardiesse lui coûte la liberté, et il est exilé, toujours en
comme jadis Sodome et Gomorrhe. Ainsi fut fait; tous compagnie de Galaction, à la petite île de Skyros dans
périrent à l'exception de dix qui étaient venus à la mer Egée, d'où il part pour Rome en 1279, lors de
résipiscence. Voir E. Renaudot, Hist. patriarch. l'ambassade auprès du pape Nicolas III de Léon d'Hé-
alexandr., 1713, p. 230-231. raclée et de Théophane de Nicée. Au bout de deux
I. Sources. — En dehors des indications fournies par ans, à l'avènement du pape Martin IV (1281-1285),
saint Athanase, Epist ad episc. JEgijptiœ et Libyse, 22, 23, cette mission revient en Orient, et Mélèce regagne
P. G., t. xxv, col. 589 et dans VApologia contra arianos, son île de Skyros, d'où il ne tarde pas à être emmené
ibid., col. 248-409, l'Hisloria ad monaclios, 78, 79, ibid.,
à Constantinople par ordre de l'empereur, qui l'en-
col. 788 sq., indications utilisées par Socrates et ceux qui
ferme dans la prison dite t£>v Nouu.spwv, et lui fait
dépendent de lui, il y a deux sources indépendantes qui rap-
portent les origines du schisme mélétien. La plus ancienne couper la langue. Mais, observe gravement le biographe,
est le recueil de pièces qui figurent dans la collection dite Mélèce n'en parla que mieux. Rendu à la liberté à
du diacre Théodose (ms. de Vérone 60) à la suite de l'His- l'avènement de l'empereur Andronic II (1282-1328),
loria acephala arianorum. Utilisant des suggestions de il tombe bientôt malade, et après trois années de
53/ MÉLÈCE LE GALÉSIOTE — MÉLITON (GUILLAUME DE; 538

pénibles souffrances, il meurt en 1286, à l'âge de d'avoir pu réaliser son dessein, et sa préface seule a vu
soixante-dix-sept ans. le jour tout récemment dans la revue de Saloniquc
Mélèce a beaucoup écrit, le plus souvent contre les intitulée rpYjyopioç ô IlaXaptôcç, 1920, t. v, p. 576-582.
:

Latins, et toujours en vers, au point qu'il eût pu Que contenaient les trois derniers livres de r'Arrocv-
reprendre le mot d'Ovide : Qaidquid tentabam dicere 6i<7fx6ç? Nous ne saurions le dire, aucun ms. ne nous
versus erat, et son vers, sauf dans les compositions les ayant conservés. Ce fait laisse même supposer qu'ils
liturgiques, est uniformément le vers poétique de n'ont jamais été écrits.
quinze syllabes, d'une désespérante monotonie. Le En dehors du recueil dont nous venons de parler,
plus considérable de ses ouvrages porte le titre sui- Mélèce nous a laissé tout un volume de canons ou
vant 'A-av8i.a^6c; 7}to'. auXXoyÔ tyjç 7t?.Xxi.5ç xalvsaç
: cantiques liturgiques en neuf odes. Cet ouvrage est
Aia6ï;xr ç. Composé durant l'exil de Skyros, il com-
(
également inédit, mais il est conservé dans le manus-
prend autant de livres qu'il y a de jours dans la crit X,I V, 8 de la bibliothèque de l'Escurial. Le
semaine, c'est-à-dire sept, et ces livres se subdivisent ms. est certainement autographe, car une note qui se
en deux cent soixante-sept sujets différents. Dans lit fol. 135 v° nous apprend qu'il a été écrit le
l'impossibilité de donner ici tous les sous-titres, nous 30 mai 6784, c'est-à-dire en 1276; il n'est donc pas du
nous bornerons à quelques indications générales, plus xii siècle, comme l'affirme E. Miller, Catalogue des
spécialement en ce qui concerne la théologie. A ce manuscrits grecs de la bibliothèque de l'Escurial, Paris,
point de vue, ce sont les 1. III et IV qui méritent de 1848, p. 403. Nous nous proposons de publier ailleurs
fixer l'attention. Le 1. III a pour titre 'O Xéyoç nai' : une étude sur ce curieux volume, dont nous avons pris
TraXoSv, Y^youv x.aTa Axtîvcûv. On y trouve un curieux en 1908 une photographie complète. Certaines pièces
récit des événements contemporains, en 1864 vers ne sont pas de Mélèce, mais elles ont été insérées par
répartis en dix (jtzoQsos'.ç 1. mœurs des Latins; 2. pro-
: lui au milieu de ses propres œuvres d'une plume élé-
cession du Saint-Esprit 3. sens de la formule sx
;
gante et attentive. Quant aux canons composés par
Toù Tlo'j tô rivs'j(xa; 4. emploi de cette formule lui, ils se distinguent par une infime variété d'acros-
chez quelques auteurs orthodoxes; 5. sens de l'expres- tiches, et cette singularité, à défaut de sa signature,
sion IIvs5;i.a Xp'.aTO'j; 6. que l'orgueil produit l'erreur suffirait à elle seule à établir sa paternité sur l'œuvre
et l'ignorance des Écritures; 7. sur les azymes; 8. que entière. Le manuscrit compte 244 feuillets, mais les
les Latins sont hérétiques et qu'il y a péril de damna- 180 premiers sont seuls de la main de Mélèce; le der-
tion à entrer en communion avec eux; 9. que les nier canon s'interrompant brusquement au bas du
pasteurs des âmes sont cause de toutes les hérésies et fol. 180 v°, nous ne saurions mesurer l'étendue des
de tous les maux; 10. qu'il ne faut jamais taire la pertes subies par le recueil primitif.
vérité. Au chapitre concernant les erreurs des Latins Sur Mélèce, voir sa vie en grec moderne, dans le recueil
ne figurent pas moins de quarante divergences, au de Nicodème l'Hagiorite intitulé, Nïov lv/.).ôyiov, in fol.,
nombre desquelles on compte gravement le port des Venise, 1803, p. 314-324; 2' édit., Constantinople, 1863,
armes par le clergé, l'usage des viandes étouffées, le p. 280-289; en grec ancien, mais incomplète, dans la revue
baptême par une seule immersion, l'emploi de salive rpr)YÔpio« & IIaXau.âr, t. iv, 1920, p. 582-584, 609-G24. Inc.
au lieu d'huile dans la collation de ce sacrement, Aeovtat jj.ev y.àv -f.f: aXXoi; âitatriv avÔpojTtoe Xôyou toO
îrpOTp£*|/ovTo;. Cette vie est anonyme, mais au témoignage
l'absence de la messe des présanctifiés, l'habitude de
de Nicodème a pour auteur Macaire Chrysoképhalos.
elle
tracer des croix à terre et de marcher dessus, le refus Voir ici, t. ix, Sur le principal ouvrage de Mélèce,
col. 1445.
de donner à la sainte Vierge le nom de Qsotoxoç, le voir Philarète Bapheides, dans i"K-*xXY)<TLaaTiXYi 'AXïjÔsia,
rejet de toute image hormis celle de la croix, l'habitude 1903, t. xxm, p. 28-32, 53-56. K. Krumbacher, Gcscliichte
de se signer de gauche à droite, de s'asseoir durant la der bi/zanl. Lit., Munich, 1897, p. 717, le fait vivre; mais en
messe, etc., etc. A l'exemple des controversistes grecs ajoutant prudemment un point d'interrogation, au
qui l'ont précédé ou suivi, notre auteur condamne, on xvm e siècle. C'est évidemment une erreur. Ses mss. ne
sont pas rares en Orient. Citons celui de la métropole de
le voit, toute pratique s'éloignant de celle en vigueur
Didymolichos, qui a servi de base à l'étude de Bapheides,
dans son pays. le n. 720 du mont Athos et les nn. 377 et 474 d'Athènes; ce
Le 1. IV est de beaucoup le plus populaire et le plus dernier ne contient au complet que 1' A) zxiyr-.y.'izy.'ôr-.rjz,
considérable de tous. Il porte un titre curieux, celui de précédé de la vie et d'extraits du 1. III.
'AX9a6/jTxX9â6/;TO(;, qui a fort embarrassé K. Krum-
f L. Petit.
bacher, mais dont l'auteur explique longuement l'ori- 1. MELITON (Guillaume de) frère mineur, pre-
gine au début du livre. Celui-ci est disposé dans l'ordre mière moitié du xm e siècle. — Natif de Middletown
alphabétique en autant de subdivisions que l'alphabet d'après la Chronique de Lanercost, Chronicon de
lui-même compte de lettres, et dans chaque subdivi- Lanercost, Edimbourg, 1830, p. 70-71, Guillaume de
sion la même lettre est répétée, en tête des para- Méliton est un des premiers maîtres de l'école francis-
graphes, vingt-quatre fois de suite. C'est donc une caine de Paris. D'aucuns ont affirmé sans fondement
composition doublement alphabétique, et tel est le qu'il appartenait à l'ordre de saint Dominique ou
sens qu'il faut donner au titre lui-même. Le livr.e ne qu'il était chancelier de l'Église de Paris et d'York. Il
compte pas moins de 15 000 vers, distribués en est difficile de l'identifier avec Guillaume de Melton,
190 PaO^iSs; ou degrés différents qui forment comme le cinquième lecteur franciscain à l'Université de
autant d'échelons propres à conduire l'âme au sommet Cambridge; le P. Minges, O. F. M., admet toutefois
de la perfection. Bien que la polémique ne soit pas ce sentiment. Cf. Robert Grosse/este Uebersetzer der
entièrement absente, c'est surtout l'édification que Elhica Nicomachca, dans Philos. Jahrb., Fulda, 1919,
s'est proposée l'auteur, et ce livre peut être regardé t. xxxii, p. 238-239. Guillaume de Méliton enseigna
comme une véritable Somme ascétique où ont trouvé habituellement à Paris; il y est en relation étroite
place, d'une façon plus ou moins heureuse, toutes les avec Alexandre de Halos. Avant 1245, il est déjà au
doctrines de spiritualité alors enseignées dans les nombre des bacheliers. Gérard de Frachet, O. P.,
monastères byzantins. Sous la plume infatigable de \ Use fratrum Ordinis Prœdicatorum, édit. Reichert,
notre moine on voit défiler tour à tour les Pères du Louvain, 1896, p. 274, nous apprend qu'il était aussi
désert, les docteurs de l'Église, d'autres auteurs plus lié étroitement d'amitié avec le lecteur de l'école domi-
récents, tous ceux en un mot qui ont parlé de la per- nicaine, Cucrric de Saint-Quentin. En 1248, Guillaume
fection chrétienne ou religieuse. L'ouvrage, pour inté- de Méliton devint maître régent de l'école francis-
ressant qu'il soit, est demeuré inédit. Le moine caine, probablement après la promotion d'Eudes
Nicodème, qui avait voulu le publier, est mort avant Rigaud, O. M., à l'archevêché de Rouen. Son nom se
539 MÉLITON (GUILLAUME DE) - MÉLITON DE SARDES W
trouve dans la liste des maîtres consultés par le légat Scoaff. VIII, n. 152; un autre, également incomplet
Eudes de Châteauroux, et par Guillaume
pontifical, et en outre anonyme, à la Bibl. nat. de Paris, ms. lat.
d'Auvergne dans l'afTaire du Talmud. Denifle- 15 920. Seul le Vat. Lat. 4245, fol. 214 r°-314 v,
Chatelain, Chartularium Uniu. Paris., t. i, p. 210. contient l'œuvre entière. Une étude analytique de cet
Après 1255, il est charge avec saint Bonaventure et ouvrage, actuellement conduite jusqu'au traité de
Eudes de Rosny d'examiner la règle du couvent de l'eucharistie, révèle des rapports étroits avec la qua-
Longchamp composée par la bienheureuse Isabelle. trième partie de la Somme théologique d'Alexandre
P. Oliger, O. F. M., De origine regularum ordinis de Halès. Les deux textes sont généralement iden-
S. Claree, dans Archivum /ranciscanum hisloricum, tiques; seulement la Somme ajoute des arguments,
Quaracchi, 1912, t. v, p. 43G-437. Vers la même transpose l'ordre des questions et surtout en insère de
époque, le 28 juillet 1256, Alexandre IV, par la bulle nouvelles. Ces Qusestiones sont d'un grand intérêt
De fonlibus Paradisi, ordonnait à Geoffroy de Brie, pour la théologie sacramentaire de cette période. Le
provincial de France, de mettre à la disposition du ms. 182 de la Bibliothèque municipale d'Assise con-
docteur franciscain un certain nombre de collabora- tient également un bref Commentaire sur le IV e livre
teurs pour achever la Somme théologique d'Alexandre des Sentences dont la première partie, jusqu'au traité
de Halès. Denifle-Chatelain, Chartul., p. 328, 329. de la pénitence, est attribuée à G. de Méliton, la
Malgré ces ordres', l'œuvre du Docteur irréfragable seconde à Alexandre de Halès. Le ms. 737, fol. 36 v°-
ne fut pas achevée. Guillaume de Méliton, en effet, 39 r°, de la Bibliothèque de Toulouse conserve une
mourut peu après, piobablement en 1260, et non pas importante question du docteur franciscain sur la
en 1261, comme semble le dire la Chronique de conception de la sainte Vierge G. de Méliton se pro-
:

Lanercost. Au chapitre de Narbonnc (1260), saint nonce contre le privilège mariai. Le ms. D. III. 28,
Bonaventure le fit recommander aux prières de l'Ordre. fol. 158 r°, de la Bibl. royale de Turin a aussi sous son

P. Delorme, O. F. M., Diffinitiones capituli generalis nom une question De difjerentia contritionis, altri-
Narbonensis, dans Archivum franc. -hist., 1910, t. m, tionis et compunclionis. Dans le ms. lat. 1384 de la

p. 504, cf. 501. Les ménologes franciscains font Bibl. palatine de Vienne, les questions De vita publiées
mémoire de G. de Méliton, le 15 septembre. Hueber, dans la Somme théologique d'Alexandre de Halès,
Menologium O. S. F., Munich, 1698, p. 1775; Arthur II a pars, q. lxxvii, Cologne, 1622, t. n, p. 319, sont

du Moutier, Martijrologium {ranciscanum, Paris, données comme une


addition de G. de Méliton. Plu-
1653, p. 450. sieurs écrivains lui ont aussi attribué la rédaction de la
Les ouvrages de Méliton, encore inédits, sont nom- Summa de virtutibus, imprimée pour la première fois
breux. D'après la liste des livres en dépôt chez les à Paris en 1509, et qui se présente comme un supplé-
libraires de Paris et taxés officiellement par l'Uni- ment à la Somme d'Alexandre de Halès; cette attri-
versité en 1286, il est certain que le docteur franciscain bution toutefois n'a pu être jusqu'ici établie critique-
composa des Commentaires sur les Psaumes, les douze ment. Cf. S. Bonaventurw opéra omnia, Prolog., § 3,
petits Prophètes, saint Marc, l'Ecclésiastique et Job. Quaracchi, 1882, t. i, p. lvii-lxii. G. de Méliton est
Denifle-Chatelain, Chartul., p. 647. Le Commentaire enfin l'auteur d'un opuscule liturgique Super Missam,
sur saint Marc est aussi mentionné dans la recension Assise, Bibl. mun., n. 494, fol. 139; plusieurs sermons
pérugienne de la bibliothèque pontificale faite en 1311. existent aussi sous son nom. Munich, dm. 14 620, fol.
Ehrle, Historia bibliothecœ romanorum pontificum, 140 r°; Bruxelles, Bibl. royale, ms. lat. 1886, fol. 179.
Rome, 1890, t. i, p. 57. De même aussi une Postille
sur les épîtres canoniques. Ehrle, ibid., p. 56. Les
Wadding, Scriplores Ord. Min., Rome, 1806, p. 105;
Quétif-Echard, Scriptores Ord. Prwdicalorum, Paris, 1721,
bibliographes franciscains affirment généralement que
1. 1, p. 488; Oudin, Commentarius de scriploribus ecclesias-
G. de Méliton a commenté toute l'Écriture sainte. licis, Leipzig, 1722, t. m, p. 217-218; Jeiler, O. F. M., Die
Jean de Saint-Antoine, Bibliotheca universa francis- sogenannte Summa de virtutibus des Alexander von Halès,
cana, Madrid, 1723, t. h, p. 42-43. Plusieurs de ces dans Der Katholik, Mayence, 1879, p. 38-54; Minges,
écrits existent encore. Un ms. du xm siècle, conservé
e
O. F. M., Philosophiegeschichllicbe Bemerkungen ùber die
au collège Saint-Bonaventure de Quaracchi, contient dem Alexander von Halès zugeschriebene Summa de virtuti-
bus dans Festgabe zum 60 Geburstag Clemens Baeumker
les Commentaires de Méliton sur la Genèse, le Lévi-
(Beitr. zur Gesch. der Phil. des Mitlel. Supplementband I),
tique et les Nombres. Selon le Prologue de la postille
Munster, 1913,129-138; F. Cavallera, S. J., L'Immaculée
sur les Nombres, fol. 151 r°, il est sûr que le docteur Conception: Positions franciscaines et dominicaines avant
franciscain a aussi commenté l'Exode et le Deutéro- Duns Scot, dans la Revue Duns Scot, Le Havre, 1911,
nome. Le codex 50 de l'abbaye de Zwettl contient aussi p. 101-103; P. Hiiarin Felder, O. M. C, Histoire des études
les mêmes postilles sur le Lévitique et les Nombres. dans l'ordre de S. François, Paris, 1908, p. 203, 218-20, 232,
Xenia Bernardina, Pars secunda. Die Handschri/ten- 234, 237, 241,
verzeichnisse der Cistercienser-Slifte, Vienne, 1891, E. LONGPRÉ.
t. i, p. 321. Jusqu'ici, on a pu retrouver encore les 2. MÉLITON DE SARDES (SAINT),
ouvrages suivants In Cantica, Paris, Bibl. nat. ii e siècle. — Le personnage. IL Les écrits.
I.
:

15 265; In Ecclesiasten, In Sapientiam, ibid., 14 429; I. Le personnage. —Les rares indications que
In Ecclesiasticum, ibid., 15 266; In XII Prophetas l'on trouve sur Méliton de Sardesdans l'ancienne litté-
minores, ibid., 14 262, 15 583, 15 584, 506, etc. Ce rature chrétienne montrent qu'il fut, à son époque, un
dernier ouvrage est cependant attribué parfois à personnage de premier plan. Mais son souvenir s'est
Alexandre de Halès, mais avec moins de preuves. Le effacé très vite, comme celui de bon nombre d'écri-
commentaire In Job, ibid., 14 250 et Troyes, n. 487, vains anciens. La recension des témoignages qui le
est probablement aussi de G. de Méliton. Plusieurs concernent, en même temps qu'elle justifiera la courte
postilles différentes sur l'Apocalypse sont attribuées biographie que nous tenterons d'écrire, permettra
au docteur franciscain, particulièrement dans les d'apprécier la disparition progressive du personnage
mss. d'Allemagne, mais le véritable écrit de Méliton et de son œuvre.
se trouve dans le n. 321 de la Bibliothèque municipale 1° Témoignages antérieurs à Eusèbe. —\

Le plus
d'Assise et fréquemment ailleurs. ancien est celui de Polycrate d'Éphèsé, dans la lettre
Les Quœstiones de Sacramentis sont l'œuvre scolas- que, vers 195, il adresse au pape Victor et dans laquelle
tique la plus considérable du maître franciscain. Un il défend l'usage pascal de l'Asie, en invoquant les
ms. incomplet mais portant le nom de G. de Méliton, « grandes lumières » qui y ont brillé. Parmi elles il

se trouve à la Bibliothèque Antoniana de Padoue, signale en dernier lieu (suivant l'ordre chronologique) :
541 MÉLITON DE SARDES :V,2

• MeXÎTcova tov eùvoù/ov, tov ïv àyico Tcveûim-ri Trâvxa tase le Sinaïte, rassemblant les témoignages patrls-
7toXiT£'jai{i£vov, Méliton, l'eunuque, qui se guidait en tiquos contre les monophysites, cite, avec références à
tout par les conseils du Saint-Esprit. » Dans Eusèbe, l'appui, quelques passages du vieil évoque. Hodegos,
H. E.. Y, x\iv, P. G., t. xx, col. 496 A. Selon toute c. xii et c. xin, P. G., t. lxxxix, col. 197 A, 228 D-
vraisemblance, l'expression sùvoûyoç, comme très 229 A B. Et le moine du Sinaï qualifie Méliton de Oeïoç
souvent dans les vieux textes, doit s'entendre de celui xoci, Tiàvaoço; èv SiSaaxàXoiç. Des Chaînes sur la
qui garde la continence volontaire. Genèse qui peuvent remonter à la même date fournis-
Peu de temps après, Clément d'Alexandrie, dans un sent quatre scolies données comme de Méliton. Après
ouvrage perdu, répondait aux arguments apportés par quoi c'est l'oubli complet.
Méliton en faveur de ce même usage asiale. Attestation L'Église syrienne l'avait connu elle aussi, puisque
d'Eusèbe, ibid., IV. xxvi. col. 393 A. Tertullien— un ms. syriaque, sur lequel nous reviendrons, donne
s'intéressait aussi à lui, bien qu'il ne partageât pas ses quelques extraits, qui paraissent authentiques, d'un
idées sur le montanisme, et dans un traité également ouvrage que l'on croit avoir retrouvé sur la liste d'Eu-
disparu, De extasi libri vu. il se moquait de la faconde sèbe. D'autre part un copiste accolait le nom de Mé-
déclamatoire de Méliton. Attestation de S. Jérôme, liton le philosophe à une apologie du christianisme, où
VÎT. ili, 24, P. L., t. xxm, col. 678. - Hippolyte (ou
- il croyait retrouver l'œuvre de l'évêque de Sardes dont

l'auteur anonyme du Polit Labyrinthe) se réclamait de Eusèbe avait parlé. Mais les confusions sont déjà
son témoigage pour combattre l'hérésie d'Artémon : commencées; elles continueront au Moyen Age, aussi
« Qui ne connaît, écrit-il, les livres d'Irénée, de Méli- bien en Orient qu'en Occident, et c'est signe que, si
ton et d'autres qui proclament le Christ Dieu et l'antique docteur n'est pas tout à fait un inconnu, du
homme? » Dans Eusèbe, Y, xxvin, col. 512 C. Sen- — moins il ne représente plus à ceux qui en transcrivent
siblement à la même date Origène cite, dans son com- le nom aucun souvenir précis.
mentaire sur les Psaumes, une opinion de notre auteur, C'est à l'aide de ces maigres renseignements qu'il
d'après laquelle Absalon aurait été le type, la figure du faut situer le vieil écrivain. Nous ignorons tout de ses
diable. In Psalm., m, 1, P. G., t. xn, col. 1120. De antécédents: en particulier il est impossible de dire le
même il combat, dans le commentaire sur Gen., i, 26, lieu et la date de sa naissance. Évêque de Sardes, il a
une idée de Méliton. qui semblait attribuer à Dieu la pris part à la première controverse sur la fixation de la
corporéité. MeXîtmv a<jyYP *V J 0l rx x<x-aXeXoiT:àç
! L
l
- - Pâque, comme il ressort du début du livre 7repi. toC
rcepi toO bjGÛu.a.'zov etvai tôv ©eov. Ibid., col. 93 A. nâa^ot, qu'Eusèbe nous a conservé, controverse qui
2° Renseignements fournis par Eusèbe. A plusieurs— eut lieu « à Laodicée, du temps que Servilius Paulus
reprises Eusèbe revient sur Méliton. —
La Chronique était proconsul d'Asie et que Sagaris fut martyrisé ».
(au moins dans la version hiéronymienne) signale à la Or on connaît un proconsul d'Asie qui s'appelait non
11 e année de Marc-Aurèle la remise à l'empereur par Servilius, mais Sergius Paulus (c'est aussi la leçon de
Méliton de Sardes d'une apologie pour les chrétiens. Ru fin dans sa traduction d'Eusèbe), dont l'adminis-
Cf. P. L., t. xxvn, col. 472. — L'Histoire ecclésias- tration prit fin en 167; c'est avant cette date qu'il
tique invoque le témoignage de celui-ci en faveur de faut donc situer la conférence de Laodicée. La date
l'authenticité du rescrit soi-disant adressé par Antonin de l'Apologie est rapportée par la Chronique d'Eusèbe
le Pieux au Kotvov d'Asie. H. E., IV, xin, P. G., t. xx, à la (X e ou) XI e année de Marc-Aurèle, 169. Ce sont
col. 337 A; elle le mentionne aussi parmi les écrivains les seuls événements de la vie de Méliton auxquels
qui fleurirent au temps de cet empereur, IV, xxi, il soit possible d'attribuer une date tant soit peu
col. 378; enfin elle lui consacre une notice littéraire ferme. Quand se place un voyage que fit notre auteur
considérable sur laquelle nous aurons à revenir. IV, en Orient, sic àvaxoXYjv, voyage qui lui donna l'occa-
xxvi, col. 392-398. Cette notice fournit le plus clair de sion de vérifier le contenu du canon de l'Ancien Tes-
nos connaissances sur Méliton. tament (Eusèbe, loc. cit., col. 396 C D), il est impos-
3° Renseignements postérieurs. —
Saint Jérôme peut sible de le dire. L'attitude de Tertullien par rapport
ù peine être mentionné, car le chapitre xxiv, du De à Méliton indique suffisamment que l'évêque de
viris, qui traite de Méliton n'est guère qu'une simple Sardes avait combattu le montanisme naissant. Mais
traduction (avec quelques contresens) de la notice on sait combien il est difficile de préciser l'époque où
d'Eusèbe. P. L.. t. xxm, col. 678; consulter de préfé- débuta ce mouvement. La date de la mort de Méliton
rence l'édition Bernoulli, dans la collection Krùger, ne peut non plus être précisée. Il s'était endormi dans
Sammlung ausgewùhlter k. und dg. Quellenschriften, le Seigneur quand Polycrate d'Éphèse, vers 195, écri-
n. 11. — Pourtant la connaissance de notre auteur ne vait au pape Victor, mais depuis peu de temps sans
disparaît pas complètement de l'Église latine. Au doute, puisqu'il figure le dernier sur la liste des
v e siècle, Gennade, dans son traité De Eccles. dogm., « grandes lumières » d'Asie, laquelle semble bien
mentionne expressément Méliton, comme ayant pro- suivre un ordre chronologique. Il avait laissé, en
fessé sur la corporéité de Dieu des idées analogues à tout cas, une réputation de sainteté et de sagesse
celles de Tertullien, op. cit., iv, P. L., t. lviii, col. 982; qui permettait de le ranger au nombre des plus saints
et les Mélitiens, qu'il signale au c. lv, col. 994, comme personnages qu'avait connus cette province.
partisans du millénarisme, pourraient bien être des IL Les écrits. —
Eusèbe eut entre les mains, sans
-

gens qui ont lu Méliton et accepté ses idées (?). doute à la bibliothèque de Césarée, bon nombre d'ou-
L'Église grecque ne le connaît pas beaucoup mieux. vrages composés par Méliton; il en donne la liste, sans
Pitra, Spicileg. Solesm., t. n, p. x, n. 1, a conjecturé vouloir prétendre qu'elle est complète et renferme
que, dans le passage où il discute les opinions des toutes les productions de l'auteur « Des livres qu'il a
:

auteurs ecclésiastiques qui ont écrit rcepl 'l?ufT q te i


composés, voici ceux qui sont venus à notre connais-
Kccl acli'j.-j.-'K, Grégoire de Xysse, peut viser un ouvrage sance. » H. E., IV, xxvi, col. 392 A. Il semble bien que
de Méliton qui, dans la liste d'Eusèbe, porte en effet l'on ait retrouvé des traces d'ouvrages inconnus à
ce titre. Cf. Grégoire de Nysse, De hominis opificio, Eusèbe. Enfin, à une époque plus ou moins reculée,
xxviu, P. G., t. xliv, col. 229 B. Cet indice paraît bien divers ouvrages ont été mis, à tort, sous le nom de
fugitif. — Par contre, il est certain que l'auteur du l'évêque de Sardes. Nous examinerons successivement
Chronicon pascale, au vn« siècle, connaît, au moins par ces trois catégories d'écrits.
Eusèbe, l'existence de Méliton et de l'apologie adressée 1° La d'Eusèbe.
liste —
On a prétendu que cette
par lui à Marc-Aurèle. An. 169, et aussi 164-165, P. G., rédigée selon l'ordre chronologique, en sorte
liste était
t. xcii, col. 632, 639. Au vn« siècle également, Anas- qu'elle permettrait de restituer la série des préoccu-
— —

543 MELITON DE SARDES 544

pations de notre auteur, mais on n'a apporté aucune aapxctxjecoç X; il n'y a guère de doute qu'il ne s'agisse
preuve solide à l'appui de cette opinion. Nous men- du en question. Anastase dit expressément que
traité
tionnerons simplement les écrits dans l'ordre où les l'ouvrage était dirigé contre Marcion. —
14. A6yoc
donne Eusèbe, en indiquant leur contenu probable aÙTO'j 7tpoor Te'.a;, titre obscur, que Rufin comprend :
;

et en signalant les très rares fragments qui ont pu se De prophetia ejus, ce qui voudrait dire, Sur la prophé-
conserver. Texte d'après l'édit. Schwartz du Corpus de tie du Christ; Jérôme traduit De prophetia sua; il s'agi-
Berlin, Euscbius Werke, t. n a, p. 380 sq. rait de prophéties faites par Méliton; il vaut mieux
'

1. Ta respi. toû tx6.csx.ol 8ûo, Deux livres sur la Pâque; entendre Un livre (de Méliton) sur la prophétie, sans
:

il s'agit, de toute évidence, de la controverse sur la doute d'inspiration antimontaniste. Harnack pense
manière de fixer la fête de Pâques. D'après la lettre de qu'un fragment de cet écrit serait conservé dans un
Polycrate, Méliton était partisan de l'usage quarto- des Papyrus d'Oxyrhynque, Comptes rendus de l'Aca-
déciman. Eusèbe, loc. cit., n. 3, p. 382, donne trois démie de Berlin, 1898, p. 517-520. Cf. Grenfell et Hunt,
lignes de l'ouvrage, indiquant à quelle occasion il fut The Oxyrynchus Papyri, t. i, p. 8-9. —
15. (Divers
composé le débat de Laodicée.
: —
2. To irepl tioXitzIolç témoins du texte mettent ici une seconde fois IIspl
xal 7rpoqr/]TMv, Sur la manière de vivre et les prophètes. l>uyr ç xal aô^a-roç, n. 9, sans doute par dittographie,
l

Rufin, dans sa traduction, ibid., p. 381-383, fait de ceci mais très ancienne, puisque Rufin et la version syria-
deux ouvrages distincts De optima coniersatione liber
: que ont aussi cette leçon, après quoi vient) Ilepl
unus sed et de profelis; le grec n'autorise pas cette tra- cpiXoEevlaç, Sur l'hospitalité. —
16. 'H xXeîç, La clef, que
duction. Saint Jérôme a compris Sur la manière de
: l'on a cru, mais à tort, avoir retrouvé au xix e siècle.-
vivre des prophètes qui paraît plus exact. Il s'agit, vrai- 17 et 18. Ta 7TEpl toû SiacôXou xal -rîj; à7ioxx}.'J0scoç
semblablement, d'un écrit antimontaniste, où l'on fai- 'Icoâvvou, Du diable et de l'Apocalypse de Jean, dont
sait état du désaccord vrai ou faux entre la vie des nou- Rufin et Jérôme font, non sans raison peut-être, deux
veaux prophètes et leurs prétentions argument sou- : ouvrages dilïérents; mais ce n'est pas le sens du grec
vent exploité dans cette controverse. Voir l'art. Mon- tel que le donnent les meilleurs témoins. Origène a
tanisme. —
3. 'O 7tepl êxxXïjaîaç, Sur l'Église; relatif sans doute trouvé dans le livre sur le diable l'opinion
peut-être à la même controverse où les catholiques d'après laquelle Absalon aurait été la figure du diable.
invoquaient volontiers l'autorité de l'Église. 4. 'O — Quant au millénarisme dont Gennade, voir ci-dessus.,
7tepl xupiaxîjç Xoyoç, Sur le dimanche; en relation, accuse Méliton, c'est ici qu'il avait l'occasion de
peut-être, avec la controverse pascale. 5. 'O uepl — s'exprimer. —
19. Ilepl èvaa>[J.âTOO Oevj, De Dieu cor-
tuotscûç àvOpomoo, Sur la foi de l'homme; titre surpre- porel. Il ne peut guère s'agir de l'incarnation. Origène.
nant, dont Jérôme a omis la fin, sans doute parce qu'il nous l'avons vu, traduit le titre en clair Ilepl -roO :

ne comprenait pas, que la traduction syriaque d'Eu- èvacôjjra-rov elvai ~ôv ©eov, et voit dans Méliton un
sèbe a remplacé par tt. cpùaecoç, De la nature; mais qui anthropomorphite. Si étrange qu'elle paraisse, l'idée
est attesté par les meilleurs mss. grecs et par Rufin : de la corporéité de Dieu a été soutenue aussi par Ter-
De fide hominis. —
6. 'O 7Tepl 7tXâuea><;, Sur la création tullien, qui n'arrive pas à concevoir une substance
(de l'homme); en relation, sans doute, comme le pré- incorporelle. —
20. Tô npbç 'Avtcovlvov (ji6X'18'.ov,
cédent et les suivants avec la controverse antignos- L'opuscule à Antonin. Il s'agit de l'Apologie mention-
tique. —
7 et 8. 'O rcepl Ù7raxo9)ç tcicttecoç atcGy)T7)pîcov; née déjà deux fois par Eusèbe, et dont sont donnés,
titre incompréhensible; Rufin en a fait, avec raison, quelques lignes plus loin, trois fragments assez impor-
semble-t-il, deux ouvrages distincts De obedientia : tants. Méliton y fait appel à la droiture du souverain
fidei, De sensibus, ce que donne aussi Jérôme De : (Marc-Aurèle), et proteste du loyalisme des chrétiens.
sensibus librum unum, De fide librum unum. 9. 'O — Nés au même moment, le christianisme et l'Empire
7iepi ^uyjiç *«l aa)[i.ocTûç, De l'âme et du corps; Rufin sont destinés à faire le bonheur de l'humanité. Seuls
a lu De anima et corpore et mente, ce qui suppose une
: les mauvais empereurs, Néron, Domitien, ont persécuté
leçon 7T. '^x>'/jt c, xal <7a)ji,aTOÇ xal voôç, laquelle figure la religion; la dynastie des Antonins au contraire l'a
dans quelques mss. sous la forme : vooç (assez singu- i\ défendue contre le fanatisme populaire, témoin le res-
lière pour un titre), quant à la leçon yjvevoiç qu'Ed. crit d'Hadrien à Fundanus et les recommandations
Schwarz laisse figurer dans son texte, il faudrait pour d' Antonin aux de la Grèce. On a cru. au
villes
la résoudre une discussion où nous ne pouvons entrer. xix e siècle, avoir retrouvé cette apologie de Méliton; à
Saint Grégoire de Nysse, nous l'avons dit, a peut-être un examen plus attentif, il a fallu renoncer à cette
connu cet ouvrage. Sur les fragments syriaques qui idée. —
21. A part de la liste précédente, et à la suite
pourraient en provenir, voir plus loin, col. 545. — des trois fragments de l'Apologie, Eusèbe signale enfin
10. 'O Tiepl )ouTpoû. Du baptême. Un fragment impor- des 'ExXoyat, Extraits, dont il donne la préface adressée
tant paraît bien s'être conservé, que Pitra a décou- à un certain Onésime. Celui-ci avait désiré savoir
vert dans le Cod. vatic. 2022, fol. 238, sous ce titre : avec précision quels étaient les Livres saints anciens,
MsXyjtovoç Ê7uaxoTcoi) SapSécov 7repl Xouxpoij, et leur nombre et l'ordre où ils sont placés. Dans un
publié dans les Analccta sacra, t. n, 1884, p. 3 sq. voyage en Orient, Méliton s'est donc renseigné sur le
Un autre ms. a été découvert par Mercati, Ambr., I, canon de l'Ancien Testament, qu'il transcrit à l'usage
9, sup., qui en a donné les variantes dans la Theol. de son correspondant. C'est le canon, palestinien,
Quartalschrijt, 1894, t. xxvi, p. 597. A. Harnack en excluant les deutérocanoniques; mais il y manque
a donné un texte critique dans Marcion (Texte und Esther, et d'autre part l'ordre des livres se rappro-
Unters., t. xlv), p. 421*. L'intérêt du passage se porte cherait plutôt de celui de la Bible grecque. Texte inté-
sur le baptême du Christ, que Marcion rejetait; ressant pour l'histoire du Canon. De ces Écritures
l'œuvre entière pouvait donc viser cet hérétique. •
Méliton déclare à la fin de sa préface, qu'il a fait des
11. Ilepl àXv}0 eîaç, De la vérité.- — 12 et 13. Ilepl mazecùç, extraits qu'il a divisés en six livres. Il s'agirait donc
xal yevéaecoç Xpiaroû, dont Rufin fait deux Ihres de Morceaux choisis, ce qui n'exclurait pas d'ailleurs
distincts De fide, De generatione Christi. Peut-être
: l'existence de notes explicatives. Or les chaînes ont
vaut-il mieux lire, avec quelques mss. 7t. xrlastoç : conservé sous le nom de Méliton, quatre scolies où
xal YEvéascùç X., le mot de xz'iaiq, n'important pas est instituée une comparaison entre le sacrifice d'Isaac
d'ailleurs le sens précis de création. Anastase le Sinaïte, et celui de Jésus-Christ. Texte dans Routh, Reli-
Hodegos, c. xm, P. G., t. lxxxix, coh 228-229, cite un quiee sacras, 2" édit., t. I, p. 122-124, et dans Otto.
passage d'une vingtaine de lignes qu'il déclare em- Corpus apolog., t. ix, p. 416-418. L'authenticité des
prunter au 1. III de l'ouvrage de Méliton Ilepl rîjç scolies 2 8 et 3 e est indubitable, comme aussi celle
545 MÉLITON DE SARDES 546

du début de la 1"; mais la fin de celle-ci est une euphratésienne. Tout cela empêche de considérer
amplification du thème développé au début; quant l'Asiate Méliton comme l'auteur de cette curieuse
à la 4 e la façon dont elle compare le texte grec à
,
pièce. Sur ce point tous les critiques sont aujourd'hui
l'hébreu et au syriaque ne convient guère à l'Asiate d'accord. Quant à pouvoir découvrir l'auteur de cette
Méliton; cette scolie est d'ailleurs attribuée en apologie, c'est une autre affaire. Th. Ulbrich a dépensé
d'autres mss. à Eusèbe d'Émèse. beaucoup d'ingéniosité pour en faire le résumé d'une
2° Supplément à la liste d'Eusèbe. —
1. Nous avons allocution de Bardesane au roi d'Édesse, Abgar IX,
mentionné plus haut le Ilept. aapxwaecot; Xpiatoù lequel effectivement se convertit au christianisme.
Sur l'incarnation du Christ, attribué par Anastase le Cette thèse nous paraît bien peu solide; mieux vaut
Sinaïte à Méliton et qui pourrait bien n'être pas dif- savoir ignorer.
férent du II. ysvéaeco; X. — 2. Le même Anastase, —
2. La clef. La liste d'Eusèbe contient un ouvrage
Hod xii, P. G., t. lxxxix, col. 197 A, rassemblant les
,
intitulé La clef, t) xXeîç, sur la nature duquel on est
témoignages patristiques à opposer aux Gaianites, en réduit à des conjectures. Sur des indications de cri-
cite un « de Méliton de Sardes, du sermon sur la pas- tiques du xvn e siècle, Pitra, après de longues recher-
sion, èx toù Xôyou toC £'.; ~b Tràôoç. » Cette citation ches, crut découvrir une traduction latine du texte en
d'une ligne est importante pour l'histoire des doc- un ms. de là Bibliothèque de Strasbourg (détruit à
trines '0 0sô; — sttovOev û-ô Ssv-âç 'Iffpa^ÎTiSoç.
: l'incendie de 1870). Il publia cette version en 1855
Il doit s'agir d'un traité antignostique ou antimarcio- dans le Spicilegium Solesmense, t. h. C'est un diction-
nite sur la réalité de la passion du Christ. Or un ms. naire des sens allégoriques de l'Écriture, rangés non
syriaque, British Muséum, cod. nitr. 12 156, fol. 70, dans l'ordre alphabétique, mais d'après le sujet. Mais
contient à la suite deux fragments attribués à Méliton, on eut vite fait de démontrer que ce texte latin était
évêque de Sardes, le I e ex tractatu de anima et corpore,
' non une traduction, mais un original datant du Moyen
le 2 e ex sermone de cruce, puis, fol. 76, un 3 e Melitonis Age, utilisant saint Augustin et saint Grégoire le
episcopi de fide, enfin, fol. 77, un 4 e Melitonis episcopi Grand. Cette question, qui suscita d'assez vives polé-
urbis Alticee, ex sermone de passione. Texte syriaque miques, est aujourd'hui définitivement réglée.
dans AV. Cureton, Spicilegium syriacum, frag. 1-3, 3. De transitu B. Mariée. — Une des recensions
p. 31-33; frag. 4, p. 49-50; trad. latine dans Otto. op. latines de cet apocryphe dont il a été question, t. v,
cit., p. 419-423. Ces fragments se retrouvent soit dans col. 1638, se donne comme de Melito servus Christi,
ce même ms., soit en d'autres attribués à divers episcopus ecclesise Sardicensis, qui, en sa qualité de
auteurs, en particulier à Alexandre d'Alexandrie disciple de Jean écrit aux « frères habitant Laodi-
(t 328). Bien que rapportés par le ms. à des ouvrages cée ». Texte dans Tischendorf, Apocalypses apocry-
divers, ils ont bien l'air de faire partie d'un dévelop- phes, Leipzig, 1866, p. 124-136. Cette indication même
pement unique où l'orateur (car il s'agit à coup sûr semble, comme le prologue tout entier, être d'origine
d'un sermon), met en une vive opposition les attributs latine, et dater de l'époque où les récits apocryphes
divins du Christ et les abaissements de sa passion. relatifs à l'assomption ont commencé à circuler en
D'une étude attentive de la tradition manuscrite, Occident. On sait que le Décret dit de Gélase proscrit
G. Kriiger a conclu qu'ils faisaient partie d'un seul le Liber qui appellatur transitas id est assumptio
écrit de Méliton, intitulé rspi <\iuyv)ç, xocl aiô^ocToç S. Mariée, mais sans parler de Méliton.
xai eîç to TziQoç, qu'Eusèbe a connu et qu'ont utilisé 4. De passione S. Joannis evangelistee. — Le nom
Hippolyte et Alexandre d'Alexandrie. Cf. Zeitsch. de Méliton évêque de Laodicée (sic) se lit également en
jùr wissensch. Théologie, 1888, t. xxxi, p. 434-448. tête d'une passion de saint Jean, qui a été publiée dès
Harnack s'est arrêté à cette conclusion. le xvii« siècle, puis dans Fabricius, Cod. apocr: N. T.,
3° Ouvrages faussement attribués à Méliton. — 1. L'a- t.m b, p. 604-623 et, plus récemment, en 1875, dans
pologie syriaque. —
En 1855, W. Cureton, d'une part, la Bibliotheca Casinensis, t. n b, p. 66-72. Méliton
et E. Renan, de l'autre, ont publié, le premier avec une expose, dans le prologue, la doctrine impie de Leu-
traduction anglaise, le second avec une traduction cius, qui a écrit les actes des apôtres, Jean, Thomas et
latine, un texte syriaque, provenant du ms. Syr. addit. André : De virtutibus quidem plurima vera dixit, de
14 652 du British Muséum, et qui se donne comme « le doctrina vero mulla menlitus est; ceci pour expliquer le
discours du philosophe Méliton prononcé devant Anto- travail auquel il s'est livré expurger les Actes de Jean
:

nin César ». Il s'agit d'une courte apologie de la reli- des fausses doctrines, tout en conservant leur récit.
gion chrétienne, qui débute par une vive attaque Th. Zahn a bien montré qu'il s'agissait ici d'un rema-
contre les superstitions païennes, se poursuit par une niement de l'histoire de Jean, racontée par les Acta
pressante invitation à embrasser la foi au vrai Dieu, Johannis de Leucius, Acta Joannis, Erlangen, 1880,
quels que puissent être les préjugés ou même les diffi- p. xvii sq.
cultés qui se rencontreront. Un souverain n'est-il pas 5. Catena in Apocalypsim. — Un ms. de la Biblio-
maître d'imposer sa volonté; quels services ne ren- thèque universitaire d'Iéna, n. 142, contient une
drait-il pas à sa dynastie en se convertissant! — Le chaîne sur l'Apocalypse introduite par cette notice,
thème, on le voit, est très différent de celui que déve- Incipit liber Milolhonis super apokalypsim b. Ioannis
loppent les autres apologies du n« siècle adressées apostoli, qui a été imprimée à Paris en 1512, mais sans
aux empereurs. Il ne s'agit pas d'amener un souverain le nom de Méliton. Cet écrit de date très tardive,
à laisser la liberté de conscience à ses sujets, mais bien prouve au moins, chose surprenante, que le nom du
de l'entraîner lui-même au christianisme, qu'il impo- vieil évêque de Sardes n'était pas complètement
serait par la suite à son peuple. inconnu à la fin du Moyen Age; cette compilation
Le premier mouvement des critiques, après la publi- daterait en effet des débuts du xiv e siècle.
cation de ce texte, fut de le considérer comme l'apo- Conclusion. —Débarrassée de toute cette végéta-
logie de Méliton mentionnée par Eusèbe. Mais une tion parasite, l'œuvre de Méliton se réduit donc pour
première objection se présentait des trois fragments
: nous à bien peu de choses, et il faut beaucoup d'ingé-
cités par l'Histoire ecclésiastique, aucun ne se retrouve niosité pour se risquer à écrire une notice sur la
dans le texte syriaque, qui pourtant semble bien ne théologie de Méliton. Le seul point qu'il convienne de
présenter aucune lacune; par ailleurs, l'apologie relever, c'est la précision remarquable pour l'époque
syriaque semble bien être non une traduction, mais de sa doctrine christologique. Les fragments conservés
un texte original certaines allusions à des usages reli-
: par Anastase le Sinaïte, d'une part, les débris, assez
gieux se réfèrent à la Syrie du Nord et à la région importants du sermon sur la passion, d'autre part,
DICT. DE THÉOL. CATH. X. — 18
547 MÉLITON DE SARDES MENARD 548

montrent qu'il existait, dès cette époque, des formules bien sur Simon que sur son disciple auraient besoin
exprimant d'une manière assez heureuse l'existence d'être critiqués. Voir Simon le Magicii.n. Pour les

en Jésus-Christ d'un double élément, divin et humain; doctrines mises par saint Irénée au compte de Mé-
c'est déjà presque la terminologie dyophysite. Si l'on
nandre et sur la place qui lui reviendrait dans le
était plus assuré que Tertullien a connu l'œuvre
développement général de la gnose, voir l'art. Gnos-
entière de Méliton, on pourrait être tenté d'aï ribuer à I nasME, t. vi, col. 1443.
l'influence de l'évêque de Sardes certaines formules É. Amann.
bien frappées du docteur africain. 11 est donc regret- 1. IVIÉNARD Claude, érudit français (1574-1652).
table que l'ensemble de la production considérable de
— Né à Saumur, il termina son éducation chez les
jésuites de Paris, fit son droit à Toulouse et se prit de
Méliton, production qui,p&i sa variété et son étendue,
fait justement penser à celle de Tertullien.
ait été la goût pour les chroniques et les vieux livres. Pourvu en
victime d'un aussi complet naufrage. 1598 de la iieutenanec de la prévôté d'Angers, il se

I. Textes et éditions.

Nous avons indiqué, pour cha-
maria, mais continua à mener une vie très pieuse et
très mortifiée. Vers 1608, il se défit de sa charge pour
cun des fragments conservés, l'endroit où les rencontrer.
être plus libre dans la pratique de la dévotion et dans
On les trouvera groupés au mieux dans Otto, Corpus apolo-
497- ses recherches d'ordre historique; en même temps il
getarum christianorum, t. ix, Iéna, 1872, p. 374-178,
512; pour le Ilspi ).ovTpov, qui n'y ligure pas, utiliser de travaillait, de concert avec l'évêque d'Angers, Charles
préférence la recensibn de Harnack, Texte und Unters., Miron.à la réforme de plusieurs monastères. Sa femme
xi.v, p. 121*. étant morte en 1637, il entra dans les ordres et reçut
t.

II. Travaux. — On peut négliger toutes les anciennes


la prêtrise cette même année. Il mourut le 20 jan-
histoires littéraires; les bibliographies signalent le mémoire
vier 1652 au château d'Ardenne en Corzé. Sa produc-
de F. Piper, dans Theologische Studien und Kritiken,
les
tion littéraire qui fut considérable et est restée en
1838, t. xi, p. 54-154, qui peut encore rendre des services.
La question d'ensemble est traitée au mieux par A. Har- grande partie inédite est surtout d'ordre historique,
nack, Die Ueberlieferung der griechischen Apologelen, dans et intéresse particulièrement les annales de l'Anjou.
Texte und Untersuchungen, t. i, fasc. 1, 1883, p. 240-278, Signalons, dans un domaine plus théologique l'édition
reproduit presque textuellement dans Altchrislliche Lite- des deux premiers livres de VOpus imperfectum contra
ratur, t. I, 1893, p. 246-251 cf. Chronologie, t. i, 1896,
;

d'ensemble aussi dans


Julianum de saint Augustin Sancti Augustini contra
:

p. 358 sq., 517 sq., 522. Travail


secundam Juliani responsionem operis impzrfecti libri
K. Thomas, Melito von Sardes, Osnabrilck, 1893 (thèse),
médiocre; dans un art. de Salmon du Dict. oj Christian Bio-
duo priores nunc primum editi, in-8°, Paris, 1617. Le
graphe, t. ni, p. 894-899; dans l'art, de E. Preoschen, Pro- ms. utilisé appartenait à la bibliothèque du chapitre
lesl. Realencyclopàdie, t. xn, p. 564-567; la notice de d'Angers: il passa depuis à la bibliothèque de Col-
O. Bardenhewer, Altkirchliche Literatur, t. I, p. 546-557. bert, et les bénédictins l'ont collationné pour leur
Sur l'apologie syriaque, l'état de la question est bien édition. Sancti Hieronumi Strïdoniensis, indiculus de
donné dans Theopîi. llbrich, Die pseudo-melilonisehe Apo- hivresibus Judœorum, in-8°, Paris, 1617. .Mentionnons,
logie, dans les Kirchengeschicht. Abhandlungcn de Sdra-
au moins à titre de curiosité, ses Recherches et advix
lek, 1906, t. iv, p. 69-148; mais la démonstration tendant à
attribuer l'ouvrage à Bardcsane. laisse place à bien des cri-
sur le corps de saint Jacques le Majeur, in-8°, Angers,
tiques ; cf. F. Haase, dans Te.rfe and Unt„ I. xxxiv, fasc. 4, 1610, où l'auteur entreprend de prouver que le corps
1909, p. 67-72. de saint Jacques repose dans la crypte de la collégiale
La controverse sur la Clavis a perdu beaucoup de son Saint- Maurille d'Angers. Dans le domaine de l'édifi-
intérêt; l'essentiel a été dit d'abord par Pitra, dans le cation, L'âme dévote et son chariot, Paris, 1619; L'al-
Spieil. Solesmense, t. n, 1855, et les Analecia sacra, t. n. liance de ta crèche avec la croix, Paris, 1620.
1884, puis en sens inverse par O. Rottmanner et L. Du-
chesne, Bulletin critique, 1885, p. 47-52, 196-197, et par Moréri,Le gntnd dictionnaire, édit. de 1759, t. vu,.
O. Rntt'nanner, dans Theal. Quartalschrift, 1896, t. i.xxvm, p. 432; Hcefer, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv,
p. 614-629. col. 912-913; Revue de l'Anjou, 1852; Hurter, Nomenclator,.
E. Amann. 3" édit., t. m, col. 1096.
1. MELLINI Dominique, littérateur italien, É. Amann.
(1540-1610), né à Florence, secrétaire de Jean Strozzi, 2. MÉNARD Hugues, bénédictin français, 1585-
qu'il accompagna au concile de Trente en 1562, puis 1644. — Nicolas Hugues Ménard vint au monde à
gouverneur de Pierre de Médicis, fils de Cosme I". Paris, l'an 1585. Il prit l'habit religieux en l'abbaye

De sa production littéraire qui fut considérable le bénédictine de Saint-Denis le 3 février 1608, mais ne
théologien ne retiendra que l'œuvre suivante In : fit profession que le 10 septembre 1612. Pendant cet

veleres quosdam scriptores christiani nominis obtrecla- intervalle, il alla étudier en Sorbonne et voulut, avant
tores libri quatuor, in-fol., Florence, 1577, recueil de tout, apprendre les langues grecque et hébraïque, pour
toutes les attaques publiées dans l'antiquité contre le avoir l'intelligence des saintes Écritures. Il s'adonna
christianisme. pendant quelque temps à la prédication et à l'ensei-
Hcefer, Nouvelle biographie générale, t. xxiv, col. 852. gnement du catéchisme. Il embrassa la réforme au
É. Amann. monastère de Saint-Vanne et y fit de nouveau pro-
2. MELLINI Savo, nonce de Clément à la X fession le 5 août 1614. Après quelques années, pen-
cour d'Espagne, créé cardinal par Innocent XI en dant lesquelles il enseigna la théologie et la rhéto-
1681, mort en 1701, prit part à la campagne antigalli- rique, il entra à Saint-Germain-des-Prés, où dégagé
cane suscitée par la Déclaration de 1682, en publiant des soins d'une classe, il se donna tout entier à la pra-
une dissertation que le P. d'Aguirre (le futur cardinal) tique des exercices réguliers, à la' lecture des saints
inséra dans sa Defensio cathedrœ sancti Pétri, in-fol., Pères, des conciles, de l'histoire ecclésiastique. D'une
Salamanque, 1683. mémoire prodigieuse, il n'oubliait rien de ce qu'il avait
lu. Il avait en même temps une grande humilité, sa
Hcefer, Nouvelle biographie générale, t. xxxiv, col. 853;
Hurter, Nomenclator, 3 e édit., I iv, col. 690, n 3. mortification et son obéissance pouvaient servir de
É. Amann. modèle aux plus parfaits. La frayeur qu'il avait de la
MÉNANDRE, gnoslique syrien du i" siècle. mort l'engageait à demander à Dieu la grâce de mourir
— Saint Justin le fait naître au bourg de Capparétée, subitement, et, de fait, sa mort fut pr.esque subite,
en Samarie, le donne comme un disciple de Simon, le quoique non imprévue. En acceptant de travailler à
fait aller à Antioche où par ses prestiges magiques il
une nouvelle édition de son martyrologe bénédictin,
il avait déclaré qu'il ne verrait pas la fin de ce travail.
aurait séduit bien du monde. ApoL, i, 26 cf. 56, P. G., ;

Il mourut le 20 janvier 1644, âgé seulement de cin-


t. vi, col. 368, 413. Tous ces renseignements,
aussi
549 M EN A H L) MENGHI 550

quante-sept ans. Kllics du l'in a parle avec éloge de morale 1. Bulhv sancliv cruciatx elucidatio, in-fol.,
:

son érudition et de sa justesse d'esprit. Les remarques Madrid, 1651; 2" édit., Lyon, 166!», explication très
de doin Ménard. ajoute-t-il, sont pleines de recherches ample de la célèbre bulle relative aux dispenses de
uneuses et qui viennent
-.
son sujet. Il iv ail jamt
1 i l'abstinence; la discussion de divers cas de conscience
lascience une mande humilité et une singulière pu te amène l'auteur à s'élever à des questions plus géné-
il s'était acquis une estime générale des habiles gens rales. 2. Statera opinionum benignarum in controuersiis
de son temps. Bibliothèque des (tuteurs ecclésiastiques
> moralibus circa sacramenta ac prtecepta Decalogi et
du XVII' siècle, II* part., t. n. p. 248. Ecclesiw, in-fol., Lyon, 1666, mis à l'Index le 30 juil-
Les œuvres de dom Hugues .Ménard se rapportent let 1678 et le 14 avril 1682, pour son laxisme. 3. Epi-
presque toutes à la liturgie on en trouvera rémuné- : tome opinionum moralium, lum earum qua certee sunt,
ration dans dom Tassin Histoire littéraire de la Con-
: tum qua' certo probabiles et in praxi tulo teneri possunt,
grégation de Saint-Maur, p. 22-28; dans F. Le Cerf, in-8°, Lyon, 1674; 2" édit., Venise, 1676; 1689. Au
Bulletin historique et critique..., p. 357-360; dans droit canonique se rapporteraient les deux ouvrages
C. de Lama, Bibliothèque des ècripains de la Congr. de suivants 4. De jure scholasticorum et universitatis,
:

Saint-Maur, n. 9-13. Nous ne nous occuperons ici que sive academico, in-fol., Lyon, 1668, curieux pour l'étude
des ouvrages où l'on trouve des renseignements sur la des coutumes universitaires; appendice intéressant
théologie et la patristique. sur le serment fait par les maîtres et les élèves de
Le plus important ouvrage que dom Ménard ait défendre la doctrine de l'immaculée conception.
fait imprimer Sacramentaire du pape saint
est le Mendo avait déjà fait paraître en 1651 un court
Grégoire le Grand, publié sous ce titre Divi Gregorii : mémoire en espagnol sur la définibilité de ce dogme.
papse hujùs nominis primi, cognomenlo Magni, liber 5. De ordinibus militaribus disquisitiones canonicic,
Sacramentorum notisque et observationibus illustratus, theologicœ et historien; pro foro inlcrno et e.vterno, in-fol.,
in-J", Paris, 1642. Il s'est servi surtout du ms. de Salamanque, 1657; Lyon, 1668, dont il parut aussi
Corbie, qui porte le nom de Missel de saint Éloi, une adaptation espagnole, Madrid, 1682. Le séjour
quoique ce manuscrit soit seulement du début du de la cour inspira aussi au P. Mendo un traité de poli-
ix' siècle. Les notes et observations éclaircissent plu- tique à l'usage des souverains Principe pcrfeclo,
:

sieurs points de la discipline de l'Église sur les sacre- ministros ajustados; documenlos politicos y morales en
ments ainsi à l'occasion du jeudi saint, dom Ménard'
: cmblemas, in-4°, Salamanque, 1657; 2 e édit., Lyon,
rapporte tout au long quelle était la manière de célé- 1662. Il a publié aussi diverses œuvres oratoires et un
brer ce jour-là dans les églises cathédrales de Rouen et petit opuscule d'édification Crisis de Societatis Jesu
:

de Reims. Pour l'administration du baptême, il rap- pietate, doctrina et jructu multiplici, in-12, Lyon, 1666.
porte un écrit de Théodulphe d'Orléans, ou interpré- Sommervogel, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, t. v ,
tation morale sur l'ancienne manière de conférer le 1894, col. 892-897; Ilurtcr, Nomenclator, 3= édit., t. IV,
baptême. D'après la confession d'un saint Fulgence, col. 615.
on voit qu'on se confessait seulement en général de ses É. Ajiann.
péchés sans rien spécifier de particulier. Cette confes- 1. MENDOZA Alphonse de, moine augustin
sion se faisait publiquement. Trois formules donnent espagnol, fut à Salamanque un brillant élève de Louis
une idée de la manière dont on administrait le sacre- de Léon, dont il assura quelque temps la suppléance.
ment de l'extrême-onction. Promu docteur en 1586, il mourut, jeune encore, en
Launoy avait publié une dissertation pour prouver 1591. Antonio connaît de lui une Helectio de universali
contre dom Millet que Denis l'Aréop agite est différent Christi dominio ac regno quod rerum habet et qua Deus
de saint Denis de Paris. On trouve le même sentiment et qua homo est, composée pour obtenir le grade de
die/, le P. Sirmond, S. .1. Dom Ménard l'avait partagé docteur et publiée en 1588, à Salamanque, puis à
tout d'abord; mais, après examen, il se persuada que Cologne, 1603; des Qua;stiones quodlibeticœ, Sala-
l'Aréopagite était le même que le premier évêque de manque, 1588; enfin une Quœstio, dédiée à l'évêque de
Paris. C'est ce qu'il établit dans son De unico Dionysio Braga An Iota Magorum historia tredecim tantum a
:

areopagita Athenarum et Parisiorum episcopo, adversus natali Christi diebus absoluta fuerit?
Joannem de Launoy, dialriba, in-8°, Paris, 1643. Il ne Antonio, Bibliolheca hispana nova, 2° édit., Madrid, 1788,
se nommait pas dans cette première édition, mais en t. i, p. 36.
1644, après la mort de dom Ménard, on y mit son É. Amann.
nom. Les recherches et l'érudition de l'auteur n'ont 2. MENDOZA Louis de, moine cistercien du
pas convaincu les savants. Ayant découvert dans un couvent espagnol de Spina, mort vers 1612, a écrit
manuscrit de Corbie l'épître attribuée à saint Barnabe une Summa totius theologix moralis scplem arboribus
par les anciens Pères de l'Église, dom Ménard avait comprehensa, Madrid, 1598.
préparé un travail qui parut seulement après sa mort, Antonio, Bibliolheca hispana noua, 2 édit., e '

t. n, p. 50;
sous ce titre Sancti Barnabse (ut fertur) Epistola
: Tlurter, Xomenclator, 3 e édit., t. m, col. 596,
calholica, ab antiquis olim Ecclesiœ Patribus sub É. Amann.
ejusdem nomine laudala et usurpata. Hanc primum e 3. MENDOZA Pierre Hurtado de, voir Hun-
tenebris eruit notisque cl obseri'ationibus illustrcwit TADO DE MENDOZA.
li. I'. Hugo Mcnardus, monachus Congr. S. Mawi.
(Jpus posthumum, in-4", Paris, 1645. Dans l'avis au MENGHI Jérôme, mineur observant de la pro-
lecteur,dom Luc d'Acliéi y donne un abrégé de la vie vince de Bologne, né à Viadana vers 1529, mort dans
de dom Ménard, et fait un bel éloge de ce Père. le couvent de sa ville natale le 9 juillet 1609, après
J. Baudot. soixante ans de vie religieuse, s'est mérité le litre de
M
EN DO
André de la Compagnie de Jésus père de l'art d'exorciser. Il est dit, sur l'inscription
(1608-1684). —
Né à Logrono (Espagne), il entra au placée près de son tombeau, le premier des exorcistes
noviciat en 1625, professa les sciences ecclésiastiques de son siècle à son nom seul les démons prenaient la
:

à Salamanque, fut recteur d'Oviedo, du séminaire fuite; aussi ce fut grande joie à sa mort parmi les
irlandais de Salamanque, et censeur de l'Inquisition milices infernales.Le P. Menghi s'était adonné d'une
d'Espagne. Nommé prédicateur du roi, il accompagna façon toute spéciale à l'étude de la démonologie et il
le duc d'Ossuna en Catalogne et dans le Milanais. publia d'abord un Flagellum dœmonum exorcismos
Il mourut à Madrid le 11 mai 1684. De son enseigne- terribiles, potentissimos et efficaces, remediaque proba-
ment il subsiste quelques ouvrages de théologie tissima ac doctrinam singularem in malignos spirilus
551 MENGHI — MENNONITES 552

expellendos, facturas et maleficia fuganda de obsessis nites parce qu'ils furent réorganisés par Menno Simo-
corporibus complectens, cum suis benedictionibus et nis, qui après la période troublée qui dura de 1522 a
omnibus requisitis ad eorum expulsionem, in-8°, 1535, précisa leurs doctrines.
Bologne, 1577, 1578, 1581, Maccrala, 1580 et Mayence, I. L'oRGANrsATEUit. Menno, fils de Simon, né
1582, dans le Maliens maleficarum. Il le fit suivre du vers 1496 à Witmarsum près de Franecker dans la
Fustis dœmonum, adjurationes jormidabiles et efficaces Frise occidentale, était devenu en 1532 curé de sa
ad malignos spiritus fugandos de oppressis corporibus ville natale. La lecture des écrits de Luther, de Bucer
htimanis, ex sacrée Apocalypsis fonte, variisque sancto- et des autres réformateurs ébranla sa foi dans le
rum Patrum authoritatibus hauslas complectens, in-8°, dogme de la transsubstantiation. Lorsque les anabap-
Bologne, 1584. Unis ou séparés, le Flagellum et le tistes, dont les violences fanatiques s'étaient déchaî-
Fustis eurent ensuite de nombreuses éditions, qu'il nées à Munster, eurent été durement réprimés en
serait superflu de citer. Le premier était précédé d'un 1535, c'est à lui que les frères Ubbo et Diétrich Phi-
exposé doctrinal et de règles sûres pour les exorcistes: lipps vinrent, avec David Joris, proposer de se mettre
l'auteur jugea utile de développer cette partie de son à la tète des anabaptistes modérés et assagis. Il accepta
livre, et il composa dans ce but un Compendio 'del- et se sépara publiquement de l'Église catholique en
l'arte essorcistica e possibilitù délie mirabili e slupende 1536. Ayant renoncé à sa cure, il se fit baptiser par
operationi delli demoni e de'i malefici con i rimedii Ubbo Philipps et devint prédicateur itinérant, visi-
opportuni aU'in/irmità maleficiali, in-8°, Bologne, tant et organisant dans la Frise, le Holstein, le Meck-
1579, 1580. Pressé de faire imprimer ce travail avant lembourg et la Livonie de petites communautés ana-
de l'avoir achevé, Menghi en compléta les trois livres baptistes qui réprouvaient les procédés de Jean de
par l'addition de nouveaux chapitres, ibid., 1582 Sur Leyde et les violences de Munster.
de nouvelles instances il y ajouta trois nouveaux livres, Son principal ouvrage, composé en 1539, est le
qui forment la Parte seconda, nella quale si tratta délia Livre fondamental sur la doctrine rédemptrice du Christ.
natura degli Angeli cosi buoni, corne rei..., ibid., 1594, Ses écrits, tous en hollandais, ont été recueillis pour la
Venise, 1601. Accueillis avec faveur, ces ouvrages première fois en 1600; la meilleure édition est celle
étaient quelque peu tombés dans l'oubli quand la d'Amsterdam, 1681.
S. C. de l'Index condamna les deux premiers le 7 juil- Il fut exilé de la Frise orientale en 1542 par édit

let 1704, et le troisième le 17 janvier 1709. impérial, et s'établit en Hollande après bien des péré-
Toutefois la démonologie n'occupait pas exclusive- grinations (Groningue, Emden, Cologne, Frise occi-
ment le P. Menghi. Religieux de vie exemplaire, très dentale).
zélé pour l'avancement de ses confrères dans la perfec- Menno garde les principaux dogmes catholiques en
tion de leur état, il composa pour eux un Hortus deli- essayant de les amalgamer avec les principes ana-
ciosus fratrum minorum omnium fructuum copiosissi- baptistes. Pour lui, le péché d'Adam se perpétue; sa
mus ad scientiam rerum saluti necessariarum et ad conséquence est la mort ; cependant chacun n'est
implendam professioncm propriam, in-8°, Bologne, condamné que pour son propre péché et non par suite
1590, 1594, dont il donna une traduction en langue du péché originel. La liberté a un grand prix, elle a
vulgaire, Giardino delicioso, ibid., 1592. Il traduisit une haute importance pour la justification, qui ne
également en italien la Summa angelica de son confrère s'opère pas seulement par la foi, mais aussi par
le B. Ange Carletti de Chivasso, in-4°, Bologne, 1594, l'obéissance, par les bonnes œuvres, les bons conseils,
et il publia dans la même langue le Tesoro céleste délia l'aumône, la visite des malades, preuves et fruits de la
Madré di Dio, Maria vergine, in-4°, ibid., 1607.
gloriosa foi. La foi qui justifie change le cœur et fait d'un
La renommée de Menghi avait passé les limites de homme injuste un véritable juste. Le Christ n'a ins-
sa province; apprécié par d'illustres personnages, il titué que deux sacrements : le baptême, pour les
n'était pas inconnu du pape. Passant par Ferrare en adultes, pour ceux qui croient et qui font pénitence,
1598, Clément VIII ordonnait au ministre général de et la cène. Il a promis le ciel aux enfants sans le bap-
le substituer comme provincial au P. Théodore Lazza- tême. Les sacrements sont des actes extérieurs et sen-
rini, qu'il déposait, 29 octobre. Le chapitre réuni le sibles qui ne font qu'exprimer et représenter la vertu
22 septembre 1600, ayant élu un autre ministre, le sanctifiante découlant incessamment du Christ, mais
même pontife commandait de rétablir le P. Menghi, qui ne la communiquent pas. Une cérémonie néces-
dont le triennat n'était pas achevé. Il gouverna jus- saire est celle du lavement des pieds des frères voya-
qu'au 1 er février 1602; alors Clément VIII lui donna geurs. L'Église est la continuation du royaume du
un successeur. Christ; elle a des anciens et des prédicants que les
premiers confirment en leur imposant les mains. Dans
Melchiorri, Annales minorum, t. xxiv, an. 1609, n. xxxm ;

Hyacinthe Picconi, Série cronologieo-biografiea dei ministri un sens général, tous ceux qui sont rachetés appar-
provinciali délia prov. di Bologna, Parme, 1908; Wadding- tiennent à l'Église, à l'alliance de Dieu. Il faut rece-
Sbaraglia, Scriptores ordinis minorum, Rome, 1906-1912. voir dans la communion de l'Église ceux qui veulent
P. Edouard d'Alençon. faire pénitence. L'autorité vient de Dieu; nous devons
MENNONITES. — On désigna d'abord sous le respect et l'obéissance aux supérieurs en tout ce qui
le nom général d'anabaptistes les protestants qui n'est pas contraire à la parole de Dieu. La guerre et les
n'admettaient pas la validité du sacrement de bap- serments sont absolument interdits aux chrétiens.
tême administré aux enfants et par conséquent en II. Divisions entre les disciples. —
La doctrine
exigeaient la réitération. Voir Anabaptiste, t. i, de Menno neprésente aucune consistance dogmatique
col. 1128 sq. Partant d'une interprétation trop abso- et par conséquent ne possède aucune force de cohésion.
lue du texte de saint Marc, xvi, 16 :« Celui qui croira Les dernières années de sa vie furent empoisonnées par
et sera baptisé sera sauvé; celui qui ne croira pas sera des discussions entre ses adhérents. Ainsi Battenburg
condamné », ils concluaient que, la foi étant requise parlait encore de saisir le glaive d'Élie, d'extirper les
pour le baptême, ce sacrement ne peut être valide- impies, d'ériger un nouveau royaume des croyants
ment donné qu'à ceux qui sont capables de donner tandis que David Joris pensait qu'il viendrait un
leur libre assentiment. Ils se nommaient eux-mêmes temps où tous les princes de la terre déposeraient libre-
en Suisse et dans le midi de l'Allemagne Taùfer, c'est- ment leurs couronnes, mais qu'il fallait les tolérer jus-
à-dire baptiseurs, et dans les Pays-Bas doopsgezinde, qu'alors et leur obéir.
c'est-à-dire personnes ayant une manière de voir spé- D'autres dissidences s'élevèrent encore contre la
ciale sur le baptême. On les appela plus tard menno- doctrine de Menno relative à l'incarnation du Verbe,
553 MENNONITES MKNSING 554

à la défense du divorce, dissidences momentanément facilitée par le fait du glissement des uns comme des
aplanies dans la réunion d'Einden en 1547, qui déter- autres vers l'incrédulité.
minèrent le maître à publier divers opuscules. III. Situation présente. — Aujourd'hui, les men-
.Mais le schisme devint complet à l'occasion des dis- nonites jouissent partout d'une complète liberté reli-
cussions qui s'élevèrent sur la validité de l'excommu- gieuse. Leur nombre total se monte, d'après leur dire,
nication ecclésiastique, entre ceux qui admettaient cl à 250 000, dont 50 à 60 000 en Hollande (127 com-
ceux qui rejetaient la direction fanatique des premiers munautés, 140 pasteurs), 18000 en Allemagne, 70000
anabaptistes. Menno s'expliqua dans deux lettres en en Russie, 80 000 aux Etats-Unis, 2 000 au Canada.
faveur de l'excommunication pour les cas graves, Mais ces chiffres sont certainement exagérés. Ceux delà
niais seulement après trois avertissements, et en Russie méridionale proviennent de la Prusse occiden-
admettant la réintégration des pénitents. Il ne put tale dont ils commencèrent à émigrer en 1783. Ils y
empêcher, en 1554, la séparation du parti de l'excom- ont acquis de grandes richesses près de la mer d'Azof.
munication rigoureuse (Flamands) et du parti plus Des décrets spéciaux des empereurs les exemp-
modéré (Allemands). taient du service militaire; mais, en 1871, ce privi-
La cause fut de nouveau débat lue en 1557 dans une lège a été aboli, ce qui a amené des milliers d'émigra-
nombreuse assemblée tenue à Strasbourg, et Menno se tions aux États-Unis. Les mennonites sont d'ailleurs
laissa entraîner par Diétrich Philipps à l'opinion la en Amérique depuis la fondation de New- York. Leur
plus rigoureuse, qui frappait d'excommunication les première église s'organisa, en 1683, à Germantown,
fautes les plus légères: cela entraîna la rupture de près de Philadelphie. Ils se trouvent surtout dans la
toute communion avec les mennonites de Moravie, de Pensylvanie, l'Ohio, l'Indiana et le Canada.
Suisse, de Souabe et du Brisgau, lesquels refusaient Les mennonites Amish, appelés d'ordinaire Omish,
d'adopter une rigueur qu'ils reprochaient au papisme. apparurent d'abord en Alsace (1693). Ils ne voulaient
Menno ne survécut pas longtemps à ce schisme; pas de boutons à leurs vêtements, et de là ils furent
il mourut le 23 janvier 1559 à Wustenfeld (Hollande); nommés hœftler ou mennonites à agrafes, tandis que
d'autres le font mourir en 1561 à Oldeslo (Holstein) les autres étaient connus sous le nom de knœpfler ou
dans la maison de campagne d'un gentilhomme qui mennonites à boutons.
l'avait mis à l'abri de la fureur des baptistes. Les mennonites se distinguent ne.t m. ni des ana-
Ceux-ci étaient considérés par les réformés aussi baptistes primitifs en ce qu'ils ont renoncé à toute
bien que par les catholiques comme des ennemis de prétention de réformer l'État. Leurs revendications
l'ordre public. Ainsi le corps de David .loris fut brûlé sont d'ordre purement spirituel, et ils s'efforcent d'ap-
publiquement, le 23 août 1550, à Bâle où il s'était pliquer les principes de charité et d'amour contenus
retiré, depuis 1544, sous le nom de Jean de Bruck. dans l'Évangile. Ils répudient la guerre et le service
Une opposition les divisa, dès 1554, en fins (Fla- militaire, la vengeance des injures, le serment sous
mands et Frisons orientaux) et grossiers (Waterlàn- toutes ses formes, ils réprouvent le divorce, excepté
der, Frisons occidentaux). Les uns tenaient rigou- pour le cas d'adultère. Us rejettent en principe l'auto-
reusement à l'ancienne organisation et furent appelés rité civile comme contraire au royaume du Christ, mais
Dompelcr, parce qu'ils exigeaient dans le baptême ils l'acceptent en fait comme une institution néces-

la submersion complète (onderdompeling) tandis que saire jusqu'à l'accomplissement des temps. L'Église est
les autres toléraient certains adoucissements. En 1567, la communauté des rachetés, et pour conserver sa
les deux partis chargèrent deux de leurs maîtres, Jean pureté originelle elle doit être soumise à une forte
Willems et Lubhert Gerardi, d'arriver à un compro- discipline ecclésiastique. Leurs anciens et leurs prédi-
mis, mais ils n'aboutirent d'abord qu'à rendre leur cateurs remplissent gratuitement leurs fonctions. Leur
schisme plus complet. culte se compose de prières, de chants et de prédica-
Cependant peu à peu le besoin d'union se fit sentir tions. Les deux sacrements, baptême et eucharistie,
et détermina la rédaction d'écrits symboliques. Le ne sont que des symboles extérieurs. Le baptême
premier fut celui des Waterlander, rédigé en 1580 par s'administre presque universellement par allusion. La
Jean Bies et Lubbert Gérardi. Il fut suivi de celui communion se célèbre deux fois par an; elle est pré-
d'Outerman, maître mennonite d'Harlem, qui parut cédée, dans la grande majorité des églises d'Amérique,
en 1626 et fut signé par dix-neuf maîtres. Il fut remis par le lavement des. pieds. Suhant la doctrine de
aux États généraux et procura la liberté de conscience Zwingle, ils ne voient dans la Cène qu'un repas com-
aux mennonites des Pays-Bas. mémoratif.
La commune d'Amsterdam prit l'initiative de pro- Les mennonites n'acceptent pis les fonctions publi-
curer l'union. En 1627, une circulaire déclarait que ques qui les obliger; ient à prêter serment ou à infliger
nul ne pouvait refuser aux Flamands comme aux des cl âtiments. Ils n'en appellent jamais aux tribu-
Waterlânder le véritable signe des enfants de Dieu, naux. En Amérique, comme dans la plupart des pays
c'est-à-dire la foi opérant par la charité; dès lors, d'Europe, ils sont presque tous fermiers.
quelle parole de la sainte Écriture défendait aux deux
H. Schyn, Histona chnstianorum qui mennonila- appel-
partis de faire la paix? Une autre lettre, appelée Pré- ïaniur, Amsterdam, 172!); Historiœ mennonitarum plenior
sentation, succéda en 1629; elle conviait sérieusement deduetio, Amsterdam, 1729; A. Brons, Ursprung der Men-
à l'union de tous les Enfants de Dieu dispersés. Ces noniten, Amsterdam, 1891; Horsch, Geschichle der Men-
écrits reçurent le nom d'Olivier de la paix et amenèrent nonitengemeinden, Amsterdam, 1890; art. Menno et Men-
en 1630 la réconciliation des Frisons et des Allemands. noniten de la Prot. Realencyclopàdie, t. xn, 191)15, p. 586-
Mais une division bien plus profonde, parce que 616; art. Mennonites, dans Encyclopeedia of Religion and
Ethics de J. Hastings, 1915, t. vm,p. 551-554. Un Menno-
d'origine dogmatique, sépara en 1664 les galènistes
nitisches Lexikon, publié par Chr. Iloge et Cbr. Neff.a com-
(du nom de leur chef, Galenus, médecin d'Amsterdam) mencé de paraître en 1913, Francfort-sur-le-Main; en 1926
et les apostooliques, disciples d'un autre médecin il en est rendu au commencement de la lettre <j.

d'Amsterdam, Apostool. Ces derniers conservaient R. HEDDE.


lidèlement la doctrine de Menno sur la Trinité et MENSING Jean, frère prêcheur allemand
l'Incarnation; tandis que les premiers étaient à ten- (xvi« siècle). —
Originaire soit de Magdebourg, soit
dance socinienne et piétiste. On les appelait aussi de Zutphen, Mensing entra en 1495 dans l'ordre de
lamistes, d'après leur lieu de réunion (I.amm = agneau). saint Dominique. Il obtint ses grades de théologie à
Après de vaines tentatives d'union en 1687 et en 1700, Magdebourg en 1515 et à Wittenberg en 1517. Puis i
une certaine fusion administrative fut réalisée en 1811, se rendit à l'université de Francfort-sur-1'Oder.
555 MENSING MENSONGE 556

C'était l'époque où Luther commençait à proclamer signes de tête ou autres. Le sens moral commun va
ses thèses novatrices. Mensing prit immédiatement même plus loin et appliquerait volontiers l'épithète
parti contre lui. A Magdebourg, en 1522, il commença de menteur à quiconque déguise sa pensée, manque de
une campagne de prédication contre l'hérésie nais- franchise, ne se montre pas ce qu'il est l'hypocrisie,
:

sante. Il ne réussit d'ailleurs pas; les luthériens étant la dissimulation, la fourberie sont des formes larvées
devenus maîtres de la ville en 1524, il dut se retirer. du mensonge.
Mensing avait alors pour protecteur le prince Georges Parler contre sa pensée, et non simplement contre la
d'Anhalt, encore catholique à cette date, et qui vérité une affirmation objectivement fausse ne sera
:

ménagea un refuge au fugitif dans le duché d'Anhalt à pas mensonge si celui qui affirme croit dire la vérité,
Dessau. Mensing y remplit les fonctions de prédica- non fallil ipse, sed fallilur, dit saint Augustin, Enchiri-
teur de la cour. C'est là qu'en 1526, il publia un dion, c. xviu, P L., t. xl, col. 240 et inversement
;

ouvrage adressé à la noblesse de Saxe pour l'encourager on peut mentir tout en disant la vérité sans le savoir.
à garder la foi catholique : Von dem Testament Mais d'autre part, il s'agit d'une parole contraire
Christi unseres Herren und Seligmachers, s. I., 1526, à ce que l'on pense. Autre chose est parler contre sa
in-4°, et un autre ouvrage directement contre Luther pensée, et autre chose ne pas livrer toute sa pensée.
sur la messe Von dem Opfjer Christi yn der Messe,
: La franchise défend à l'honnête homme d'affirmer ce
s. 1., 1526. A la fin de cet ouvrage, Mensing prend à qu'il croit faux; elle ne lui ordonne pas d'étaler à la
parti deux réformés, l'ancien franciscain Fritzhans curiosité d'indifférents ou d'hostiles ses pensées
et l'ancien prévôt d'Halberstadt, Ebenhard Wei- intimes, ses sentiments ou ses projets; il y a dans
densee. Cette polémique dura longtemps et Luther lui- l'âme une portion réservée où tout le monde ne pénètre
même, qui y prit part, ne fut pas un des moins grossiers. pas; se confier à tous sans discernement ne serait plus
Mélanchthon aussi l'attaqua. Mensing ne s'émut guère de la franchise, mais une sotte et puérile naïveté.
des colères qu'il soulevait et publia assez rapidement Avec intention de tromper. C'est un des éléments
divers écrits assez considérables. Grundltiche unter- qui font la malice du mensonge d'après le sens moral
richte Was eyn frommer Christen von der h. Kirchen,
. commun. On déteste le mensonge, parce qu'il trompe
l'on der Vetern 1ère und h. schrift halten sol, ans gôtlichen ceux qui le croient; on perd confiance dans le menteur
Schrifften gezogen und beschweret, s. 1., 1528, in-4". parce qu'il a abusé de cette confiance pour tromper.
Bescheidl ob der Glaube alluijn on alte (jute werke, dem Et partout où cette intention de tromper fait défaut,
mensehen genug sey zut seligkeyt, Leipzig, 1528, in-4". le sens commun ne voit pas de mensonge. Des récils
Von der concomitantien und ob ./. Christus.. ym légendaires, des fables, des romans, des plaisanteries,
Saerament seyns waren heyligen leibs und bluls des affirmations paradoxales ne sont pas des menson-
volkommen sey, s. 1. (Francfort), 1520. Vormeldunge ges, parce que personne ne peut s'y tromper et que
der unwahreneit lutherseher étage, die zu eyner be- leur auteur veut, non induire ses auditeurs en erreur,
schônunge yres Ungehorsams : yre geivissen,Evange!ium mais les amuser, les intéresser ou les instruire. Le
und Gottes wort... furivenden, mit antzeygunge, wie peuple ne verrait pas de mensonge dans la plaisan-
die Wellliche Oberkeit yn sachen die religion belangen, terie de « l'âne volant » qui scandalisait saint Thomas.
eyn au/ schn haben soll, Francfort, 1532, et enfin un Il ne voit pas davantage de mensonge dans certaines

ouvrage latin particulièrement travaillé et dirigé


'
formules communément reçues et employées pour
contre Mélanchthon, V Antapologia, vers 1534. éviter poliment des visites importunes, pour écarter
Mensing a attaqué tous les points de la doctrine sans éclat des emprunteurs indiscrets ou pour se
luthérienne, aussi bien les thèses sur la justification dégager de questions gênantes. Ce n'est pas mentir
que celles sur la communion sous les deux espèces. que .de répondre je ne sais pas, à l'indiscret qui vous
:

Il a surtout porté son effort sur la théologie de l'Église ennuie; ou je n'ai pas d'argent, au solliciteur qui vous
:

et de la papauté. Il a compris que ce qui avait le plus obsède; pas plus que de faire dire à un visiteur que
besoin de réforme, c'était « les âmes des prêtres ». Monsieur est sorti, ou d'assurer de son dévouement
Il a reproché beaucoup au clergé de son époque de se un correspondant qui vous est indifférent. On ne se
complaire dans des historiettes miraculeuses ridi- trompe pas à de pareilles formules elles ne sont qu'une
;

cules et d'ignorer la théologie. manière polie de se défendre contre des indiscrétions.


Pautermoneh, le moine de Paul, comme les luthé- Cette notion commune du mensonge est tradition-
riens appelaient Mensing par dérision, avait quitté la nelle chez les Pères et chez les théologiens. Il suffit
cour de Dessau en 1529 pour être professeur à l'uni- de citer saint Augustin et saint Thomas.
versité de Francfort. En 1534 il devint provincial des Saint Augustin en donne diverses définitions qui.
dominicains de Saxe et, en 1539, évêque auxiliaire sous des formes variées, ont un sens identique, llle
d'Halberstadt. Il mourut vers 1540. mentitur qui aliud habet in animo et aliud verbis vcl
quibuslibcl siynificationibus enuntiat. De mendacio, 3.
Paulus, Die deutschrn Dominikaner im Kampfe gegen
P. L., t. xl, col. 488. Nemo dubital mentiri eum qui
Luther, Fribourg-en-B., 1903, p. 16-47; Hurter, Nomen-
volens falsum enuntiat causa jallendi; quapropler
clator, 3 e edit., t. n, col. 1426-1427; Mortier, Histoire des
Maîtres généraux de l'ordre des frères prêcheurs, t. v, enuntiutionem fedsam cum voluntate ad fallendum
p. 471-473; Quétif-Echard, Scripiores ordinis prœdicalo- prolatam mani/estum est esse mendacium. Ibid., 5, ,

rum, t. n, p. 84, 85. col. 491. Mendacium est falsa significatio cum volun-
M.-M. Gorce. tate fallendi. Contra mendacium, 26, ibid., col. 537.
MENSONGE.-- On exposera d'abord la doctrine Omnis qui mentitur contra id quod animo sentit loquilur
traditionnelle sur le mensonge; on envisagera ensuite cum voluntate fallendi. Enchirid., c. xxii, ibid., col. 243.
certains cas dans lesquels il est difficile d'appliquer Saint Thomas ne s'écarte pas de cette définition,
intégralement la doctrine traditionnelle et qui ont tout en analysant davantage le concept de mensonge.
porté des théologiens à la modifier de diverses Il y a, dit-il, dans le mensonge trois éléments : une
manières. fausseté matérielle, qui est l'opposition entre la
I. Doctrine traditionnelle. /.—NOTION et parole et la pensée; une fausseté formelle, à savoir la
espèces. —
1» Notion. On donne communément du volonté de dire autre chose que ce que l'on pense:
mensonge la définition suivante mentir, c'est parler
: une fausseté effective, l'intention de tromper. Ce
contre sa pensée avec intention de tromper. dernier élément n'est pas essentiel au mensonge.
C'est parler ou employer d'autres moyens équiva- pertinet ad perfectionem mendacii, non autem ad speciem
lents pour affirmer quelque choses, écrire, faire des efus. De sorte que le mensonge se définirait ainsi :
.

MENSONGE 558

Ratio mendacii sumitur a formait falsilate, ex hoc scili- songe en tant que mensonge, mais du mensonge en
cet quod aliquis habel volantalem falsum emmtiandi; tant que péché, c'est-à dire qu'elle note des degrés de
mute et mendacium nominatur ex eo quod contra men- malice. A moins qu'on ne préfère dire c'est une :

tent dicitnr. II*-H", q. ex, a. 1. Le P. Sertillanges a classification selon les causes, les causes qui font
fort clairement souligné la différence un peu subtile mentir. •> Sertillanges, op. cit., p. 304.
qui existe entre la définition donnée par saint Thomas //. m alice d u MEmON an. — 1" Ce
que dit l'Écriture
et celle qu'admet saint Augustin « Trouvant sur son
: - Dans l'Ancien Testament, le mensonge est souvent
chemin la définition d'Augustin Enuntiatio falsi eum
: dénoncé comme un des caractères de l'impie, par
nolunlate ad fallendum prolata. il la commente par exemple Ps.,Lvn(Vulg.Lvrni,13; Dieu hait le menteur,
:

une traduction bienveillante que la tradition n'a pas Prov., vr, 17; il l'a en horreur, Prov.,xn, 22; il le
toujours maintenue. Il traduit Le mensonge est
: fera périr, Ps., v, 7: Prov., xix, 5, 9. Les honnêtes
une inondation fausse avec une volonté qui se porte à gens se gardent de mentir Job se vante de ne pas
:

falsifier et non pas qui se porte <t tromper. Que si l'on mentir et de même Éliu, Job, xxvn, 4 et xxxvi, 4.
trouvait cette traduction un peu forcée, saint Thomas Et c'est prudence en même temps qu honnêteté, car
l'abandonnerait sans trop de peine; mais alors il le mensonge ne reste pas impuni, Eccli., vu, 13; sa
dirait :la définition d'Augustin est extensive, non punition dernière, c'est la mort de l'âme Os quod :

formelle: on y introduit l'effet propre du mensonge mentitur, occidit animam, Sap., i, 11


qui est de tromper en effet, au lieu de s'en tenir à son Le Nouveau Testament ne procède plus autant par
essence. » La philosophie morale de saint Thomas menaces contre le menteur, mais plutôt par exhor-
d'Aquin, Paris. 1910, p. 301. tations à la parfaite sincérité. La morale chrétienne
2° Espèces. — 1. Saint Augustin énumère huit abhorre la duplicité et la déloyauté; l'esprit du Christ
espèces de mensonges, qui sont plutôt des degrés de est un esprit de droiture et de vérité. Il faudrait que
culpabilité du mensonge d'après l'effet voulu par le les disciples de Jésus fussent tellement amis de la
menteur. De mendacio, 25, P. L., t. xl, col. 505. sincérité qu'une seule de leurs affirmations valût
Le plus grave, celui auquel nulle excuse ne saurait tous les serments. Matth., v, 37. Le mensonge vient
être apportée, est celui qui est fait in doctrina reli- du diable c'est lui qui, menteur dès le commencement,
;

qionis, terme assez vague en lui-même; ce serait tout est le père du mensonge, Joa., vm, 44. Jésus, lui, dit
mensonge qui pourrait entraîner le prochain dans la vérité; il s'en fait gloire, Joa., vm, 40, et ses ennemis
l'erreur religieuse, non seulement de la part de ceux le reconnaissent, Matth., xxn, 10. Il n'est donc pas
qui sont officiellement docteurs en religion, mais aussi étonnant que saint Paul exige chez les disciples la
dans les relations ordinaires de la vie; c'est probable- parfaite droiture du Maître; et c'est pourquoi il les
ment aussi cette sorte de mensonge que saint Augustin met en garde contre le mensonge « Renonçant au :

visera dans le Contra mendacium, le mensonge du mensonge, parlez selon la vérité, chacun dans ses
catholique qui se ferait passer pour hérétique, afin de rapports avec le prochain, car nous sommes membres
pénétrer les secrets de la secte ou pour toute autre les uns des autres. » Eph., iv, 25. « N'usez point de
raison. Vient ensuite le mensonge qui nuit à quel- mensonge les uns envers les autres, puisque vous avez
qu'un sans que ce mal soit compensé par une utilité dépouillé le vieil homme avec ses œuvres et revêtu
correspondante, ut et niilli prosit et obsit alicui. En l'homme nouveau. » Col., ni, 9. L'Apocalypse enfin,
troisième lieu, le mensonge nuisible à quelqu'un, mais dépeint la gloire des sincères et maudit les menteurs :

utile à un autre, ita prodest alteri ut obsit alteri. Puis au ciel, ceux qui forment le cortège de l'Agneau sont
le mensonge que l'on commet sans autre intention que ceux « dans la bouche desquels ne s'est pas trouvé le
de mentir, pour le seul plaisir de tromper c'est le : mensonge », xiv, 4; et ,par contre les menteurs sont
mensonge dans sa nudité, quod merunt mendacium est. compris dans la malédiction qui atteint les grands
En cinquième lieu, le mensonge fait pour plaire, pour pécheurs « Dehors les chiens, les magiciens, les
:

amuser, pour intéresser, placendi cupiditale de suavi- impudiques, les meurtriers, les idolâtres et quiconque
loquio. Viennent ensuite les mensonges qui pourraient aime le mensonge et s'y adonne. » xxn, 15.
paraître excusables parce que, sans nuire à personne, Ce que disent les Pères.
2° —
Des paroles si formelles
ils ont un but d'utilité, soit pour éviter à autrui une de l'Écriture devaient trouver leur écho dans la tradi-
perte d'argent, soit pour lui sauver la vie, soit tion chrétienne; Jésus et les Apôtres ont trop nette-
pour préserver son honneur. « Cela fait huit espèces de ment exigé l'esprit de droiture pour que les Pères
mensonges, dont la malice va décroissant depuis le aient pu ne pas condamner le mensonge.
mensonge nuisible à Dieu jusqu'au mensonge utile On croit toutefois trouver chez eux une double
spirituellement, sans que jamais cette malice s'étei- tendance. Il y a les irréductibles, ceux qui considèrent
gne. Sertillanges, op. cit., p. 305. Saint Thomas men- le mensonge comme tellement blâmable en lui-même
tionne et accepte cette division du mensonge; mais qu'on ne doit jamais se permettre de mentir, même de
il en ajoute deux autres. II a -II œ q. ex, a. 2.
, la manière la plus bénigne, même pour procurer le plus
2. 11 y a, dit-il, une division qui considère le men- grand bien. Et il y a les modérés, ceux qui, tout en
songe dans son essence, qui est de dire le contraire de condamnant le mensonge et en réclamant la loyauté,
sa pensée. Certains mensonges exa'gèrent, d'autres admettent cependant certains mensonges que les
diminuent ce que l'on croit la vérité. Aux premiers, il circonstances semblent autoriser, que la vie sociale
donne le nom de jactance, qui consiste en ce que homo rend presque inévitables.
verbis se extollal, ibid., et q. exil, a. 1: aux seconds, 1. La tendance sévère est, à dire vrai, celle de la
celui d'ironie, per quant aliquis de se ftnqil minora, presque unanimité des Pères. Le représentant le plus
lbtd., et q. cxm, a. 1 autorisé est saint Augustin. Non pas qu'il affirme avec
3. Lue autre division
qui est devenue plus classique, pleine certitude et sans hésitation que tout mensonge
bien qu'elle se rapporte aux intentions du menteur est condamnable. Il sait que la question est loin d'être
plus qu'au mensonge lui-même, distingue le mensonge claire. Il l'avoue au début de son livre De mendacio :
pernicieux qui se propose de nuire à autrui, le men- Lalebrosa est enim nimis (quœstio) et quibusdam quasi
songe joyeux qui a une certaine excuse dans le désir cavernosis anfractibus sœpe intentionem quœrentiseludil,
d'intéresser, le mensonge officieux qui a une excuse ut modo velut elabalur e manibus quod inoentunt erat,
plus sérieuse dans l'utilité que l'on recherche pour modo rursus apparent et rursus absorbeatur. P. I. t. xi., ,

soi-même ou pour le prochain, i Cette division tradi- col. 187. Il répète la même constatation dans YEn-
tionnelle n'est pas, on le voit, une division du men- chiridion : Hic difficillima et latebrosissima gignilur
S59 MKNSONGE 560

quœstio de qua jam grandem librum... ubsolvimus, utrum troublent le saint docteur dans la sereine logique de sa
ad officium hominis justi pertineal aliquando mentiri, sévérité. En y réfléchissant davantage, c'est à peine
c. xvin, col. 240. Et d'autre part, quand il donne s'il ose définitivement les condamner. Multum faten-
son avis, malgré les fortes raisons dont il l'appuie, il dum estpropinquare juslitiœ, et quamvis reipsa non-
le présente comme une opinion personnelle plutôt que dum, jam tamen spe atque indole animum esse laudan-
comme une doctrine certaine et sans appel Mihi : dum qui nunquam nisi hac intenlione menlitur qua
videtur. Enchirid., ibid. nuit prodesse alicui, nocere aulem nemini. Contr. mend.,
Saint Augustin traita d'abord cette question dans 33, col. 541. Malgré tout cependant, la perfection à
un opuscule, De mendacio, composé vers 395. Il déclare laquelle doivent tendre les chrétiens répugne au men-
dans ses Retraclationcs, 1. I, c. xxvn, t. xxxn, col. 630, songe. Les enfants de la cité chrétienne sont des fils
que ce premier essai ne l'a pas satisfait et qu'il eût de vérité; pour en être dignes, ils doivent s'efforcer
voulu le supprimer de ses œuvres, quia et obscurus et de mériter l'éloge de l'Apocalypse, xiv, 5 « Dans leur :

anfractuosus et omnino molestas mihi videbatur. Jamais bouche ne s'est pas trouvé le mensonge. » Si donc il leur
cependant il ne dit que la doctrine ne lui en paraît arrive de mentir, même pour le bien, que, loin de s'en
pas exacte. .11 eut plus tard l'occasion de revenir vanter, ils s'en humilient et qu'ils demandent pardon :

sur la question. La secle des priscillianistes faisait des Ilis filiis superme Jérusalem et sanctœ civitatis seterna:
adeptes; grâce à son organisation en société secrète, si quando, ut hominibus, obrepil qualecumque menda-
il était très difficile de dépister ses membres qui cium, poscunt humiliter veniam, non inde quxrunt
avaient pour principe de se déclarer catholiques insuper gloriam. Ibid. Quoi qu'il en soit, saint Augus-
quand on les interrogeait; il y avait bien un moyen : tin préfère s'en tenir à la sévérité: il sait bien que cette
c'était de feindre d'être priscillianiste pour connaître condamnation absolue du mensonge le met en contra-
les secrets de la secte, pour dépister ses agents, pour diction avec les mœurs qui l'absolvent avec une exces-
dénoncer ses partisans. Ce but de défense des âmes sive facilité; mais il aurait peur de faciliter, par une
n'était-il pas suffisant pour légitimer le mensonge ou doctrine trop indulgente, cette invasion du mensonge
la série de mensonges dans lesquels il fallait s'engager? qu'il déplore. Et il conclut Aut ergo cavenda mendacia
:

Plusieurs l'avaient pensé. Saint Augustin, questionné recte agendo, aut confitenda sunt pœnilendo; non autem,
à ce sujet, répond par son traité Contra mendacium, cum abundant infeliciter vivendo, augenda sunt et
composé vers 420. Et enfin, en 421, il revient sur docendo. Cont. mend., 41, col. 547.
la même question dans son Enchiridion, c. xvm et Pour résumer avec toutes ses nuances l'opinion de
xxii. Ces trois ouvrages se trouvent rassemblés dans saint Augustin, nous ne pouvons donc nous contenter
P. L., t. XL. de dire simplement qu'il condamne le mensonge sans
La réponse de saint Augustin ne pouvait guère restriction. Dans certaines circonstances, il voit bien
hésiter. Il s'est dépeint sans le' savoir, en posant un que d'un mensonge léger peut en compenser
l'utilité
jour cette splendide demande. Quid forlius desiderat la malice aux yeux de beaucoup de g'ens. Pour lui,
anima quam veritatem'l Tractaius in Joannem, xxvi, 5, il n'accepte pas cette tolérance. En ces conjonctures,
t. xxxv, col. 1609. Cette âme passionnément éprise de un homme ordinaire mentirait sans scrupule, puisqu'il
vérité, désirant la vérité plus que tout, c'était la s'agit, par exemple, de sauver la vie ou l'honneur d'un
sienne; comment eût-il compris que l'on pactisât innocent; et sans doute il ne pécherait pas. Un chré-
avec le plus léger mensonge? Aussi, c'est avant tout tien ne le fera pas. Jamais de mensonge pour lui;
parce que le mensonge est en lui-même opposé à la car son idéal plus haut et la morale plus parfaite de
vérité qu'il le condamne Mendaciorum gênera milita
: l'Évangile lui imposent une droiture plus absolue.
sunt, qusequidem omnia universaliter odisse debemus. Le mensonge ne serait pas digne de lui; il serait
Nullum est enim mendacium quod non sit contrarium péché pour lui, péché qui peut devenir très léger,
veritati. Nam sicut lux et tenebrsp, pielas et impietas... mais suffit à faire éviter tout mensonge.
vila et mors, ila inter se sunt veritas mendaciumque Telle fut la doctrine non seulement de saint Augus-
Unde quanto amamus islam, lanto illud odisse
contraria. tin, niais de la très grande majorité des Pères. Leurs
debemus. Cont. mendac, 4, t. xl, col. 520. témoignages sont reproduits et commentés par
Donc, quels que soient les mensonges, quelque L. Thomassin, Traité de la vérité et du mensonge,
excuse qu'on veuille leur accorder, il les condamne Paris, 1691, surtout p. 75-190. Et pourtant, parmi les
tous, puisque ce sont des mensonges. Qu'il soit en textes amoncelés par le savant oratorien, quelques-
matière religieuse, comme ceux des catholiques qui uns rendent un son moins net, et on peut y décou-
faisaient semblant de se convertir à l'hérésie, qu'il vrir une tendance moins intransigeante; il faut la
soit proféré par méchanceté ou pour rendre service, dégager pour exposer avec impartialité la pensée de
qu'il soit dit par manière d'amusement, tout mensonge l'antiquité chrétienne sur le mensonge.
est mauvais, parce qu'il est mensonge, parce qu'il est 2. Cette deuxième tendance ne présente pas une
opposé à la vérité. masse imposante de représentants comme la première.
Il l'est encore parce qu'il détourne de sa fin natu- Et pourtant elle se réclame, en Orient, de Clément
relle et voulue par Dieu la parole, qui nous a été d'Alexandrie, d'Origène et de saint Jean Chrysostome,
donnée pour exprimer notre pensée et non pour la en Occident de saint Hilaire et de Cassien. On trouvera
déguiser. Verba proplerea sunt instiluta, non per leurs textes dans Thomassin, op. cit., p. 130 sq.,
quœ homines se invicem fallant, sed per qua; in alterius 153 sq., 163 sq., 177 sq.
quisque notiliam cogilationes suas perjerat. Verbis ergo Ce n'est pas, on voudra le remarquer, une réaction en
uli ad fallacium, non ad quod instituta sunt, peccalum faveur du mensonge celui-ci est trop évidemment en
:

est. Enchirid., c. xxii, col. 243. opposition avec l'esprit de droiture que recommande
Mauvais en lui-même, rien ne peut dès lors légiti- l'Évangile, pour qu'aucun docteur chrétien pût songer
mer le mensonge. Il n'est pas permis de commettre à le justifier. Tous, sans exception, tiennent à inspirer
un péché, alors même que ce serait pour procurer un à leurs auditeurs ou à leurs lecteurs une haute idée de
bien ou pour empêcher le prochain de commettre des la sincérité et une profonde horreur pour le mensonge.
péchés plus graves. Contr.mend., 19, col. 530; Enchirid., Clément d'Alexandrie, par exemple, trace dans ses
c. xxii, col. 243-244. La bonne intention diminuera Stromates, 1. VU, c. vin, P. G., t. ix, col. 471, le
la culpabilité du mensonge, elle ne la supprimera pas. tableau du gnostique, c'est-à-dire du chrétien parfait;
Conlr. mend., 19, col. 529-530. et il lui donne comme caractéristique la sincérité.
A
vrai dire, ces mensonges faits par bonne intention Saint Hilaire rappelle que la loi constante et univer-
561 MENSONGE 562

selle estde s'élever à Dieu, et qu'on ne peut aller à but pour lequel la parole a été donnée à l'homme. La
Dieu, l'éternelle vérité, si on ne conforme à la vérité parole est essentiellement destinée à signifier la pensée
ses actes et ses paroles. Tract, in ps. xiv, G, P. L., intérieure. C'est par conséquent la profaner et la
t. ix. col. 304. détourner de sa fin que de la faire servir à déguiser la
Seulement, s'ils condamnent le mensonge, ils savent pensée. Art. 3. Le mensonge utile n'est donc pas plus
qu'il y a des cas où la vérité peut être funeste à celui licite que les autres. Mauvais par sa nature, puisqu'il
qui la dit ou à d'autres. Saint Augustin lui-même contredit le plan du Créateur, le mensonge ne peut
hésite devant la condamnation de certains mensonges devenir bon par son but Et ideo non est licilum men-
:

nécessaires ou utiles, tels que la conscience des plus dacium dicere ad hoc quod aliquis alium a quoeumque
honnêtes gens ne les condamne pas. Ceux-ci n'hésitent periculo liberet. Ibid., ad 4 um Bien plus, le mensonge
.

pas, et. d'accord avec le sens moral commun, disent joyeux, pure plaisanterie que l'on dit sans intention
que le mensonge n'est plus alors un péché. Saint Hilaire de tromper, à laquelle les auditeurs ne croiront pas,
Indique quelques-uns de ces cas « Il arrive que
: quamvis ex intentione dicentis non dicatur ad fallendum,
le respect scrupuleux de la vérité soit difficile en ; nec I allât ex modo dicendi, a sa malice, si atténuée soit-
certaines circonstances, le mensonge devient néces- elle. Ibid., ad 6 um .

saire et la fausseté utile: ainsi nous mentons pour 2. Cette condamnation absolue du mensonge, qui
cacher un homme à quelqu'un qui veut le frapper, rejoint la tradition augustinienne, admet cependant
pour ne pas donner un témoignage qui ferait condam- une restriction. Après avoir dit qu'aucun but d'utilité
ner un innocent, pour rassurer un malade sur sa ne saurait autoriser à mentir, saint Thomas ajoute :
guérison. C'est le cas d'appliquer le conseil de l'Apôtre Licet tamen veritatem occultare prudenter sub aliqua
et d'assaisonner de sel notre conversation (Colos., iv, dissimnlalione. A. 3, ad 4 om Ces paroles, trop vagues
.

6). » In ps. il V, 10, t. ix. col. 305. pour que l'on puisse déterminer les applications que le
Ces exemples montrent à quels cas saint Hilaire saint docteur prévoyait comme légitimes, laissent
entend réserver la permission de mentir. Ce sont des cependant une place possible aux théories postérieures.
cas. non pas absolument rares, mais néanmoins excep- C'est dans ce sens que le P. Sertillanges les entend :

tionnels, où le mensonge ne lésera en aucune manière « N'est-il pas évident que la prudente dissimulation
les intérêts du prochain, où, au contraire, des intérêts dont parle saint Thomas doit pouvoir rencontrer,
très graves demandent qu'on ne dise pas la vérité, lorsqu'elle est nécessaire, son moyen adéquat? Or
parce qu'elle aurait des conséquences funestes. En le silence, le refus de répondre à une question injuste
semblables circonstances, un honnête homme sait ou indiscrète ne sont pas toujours ce moyen. Il est
bien qu'il n'a pas tort de ne pas dire la vérité; pour des circonstances où ne pas répondre, c'est répondre
prendre le cas le moins grave, il n'ira pas dire bruta- en un certain sens. Le répondant est « embarqué »,
lement à son ami malade que les médecins l'ont dirait Pascal. Le seul moyen verbal qui demeure alors
condamné sans espoir. Saint Hilaire et les autres pour donner satisfaction à la vertu, c'est de proférer
lui disent simplement qu'il n'a pas à s'inquiéter et une apparente fausseté qui sera, au vrai, une vérité
qu'en un tel cas la loi de vérité ne l'oblige plus. Cette diplomatique, une vérité de convenance. » La philo-
tolérance ne doit donc pas être entendue comme une sophie morale de saint Thomas d'Aquin, p. 308.
apologie du mensonge, pas plus que comme un désaveu 3. Quelle est la gravité du péché de mensonge?
de la morale évangélique, mais seulement comme une Saint Thomas répond à cette question dans l'article 4.
expression de ce que dicte la conscience non faussée. Ce péché peut être mortel, par l'objet sur lequel il
Nous retrouverons d'ailleurs plus loin des cas sem- porte induire le prochain en erreur sur Dieu, la reli-
:

blables et il nous faudra les discuter. gion ou la morale, serait une faute très grave. Il peut
Pour expliquer leur pensée, plusieurs de ces Pères le devenir encore par le but que se propose le menteur,
recourent à une comparaison qu'avait déjà employée s'il a, par exemple, l'intention de nuire gravement au
Platon, De Republ, 1. III, Œuvres complètes (trad. prochain dans sa personne, dans ses biens ou dans sa
Cousin), Paris, 1834, t. ix, p. 129. Il en est du mensonge réputation. En dehors de ces cas, le mensonge est un
comme d'un poison qui, pris sans discernement et en péché véniel. C'est en particulier de cette manière
quantité notable, est nuisible, mais qui devient un qu'il faut apprécier les mensonges joyeux ou officieux,
remède sauveur si on l'emploie à petites doses et sur à moins qu'une circonstance exceptionnelle ne les
les indications d'un habile médecin. C'est ce que disait rende gravement scandaleux. Ad 5 um .

Origène dans ses Stromates, aujourd'hui perdues, dont 4. A quelle vertu s'oppose le mensonge? Non pas
un passage a été conservé par saint Jérôme, Apol. directement à la vertu de justice, sauf dans le cas du
cont. Rufin, i, 18, P. L., t. xxm, col. 412. C'est ce que mensonge pernicieux; mais à la vertu de veritas, de
Cassien expose à son tour Ilaque taliter de mendacio
: véracité :Mendacium directe et jormalitcr opponitur
sentiendum alque ita de eo utendum est, quasi natura ei virluti veritalis. A. 1. Or la véracité n'est pas la justice,
insit ellebori, quod siimminente exitiali morbo sumptum mais seulement une vertu dérivée, et même d'assez
luerit, fil salubre, exterum absque summi discriminis loin, de la justice elle s'y rattache seulement in
:

necessitate perceptum, prœsentis exitii est. Collât., quantum ex honestate unus homo alteri débet veritalis
XVII, c. xvn, P. L., t. xlix, col. 1062. manifestalionem. Q. cix, a. 3. Ces derniers mots ont
Il était de signaler cette légère divergence
utile leur importance pour l'étude des cas spéciaux dont
dans de la tradition; nous y trouvons comme
la ligne nous traiterons plus loin.
une ébauche des théories plus compliquées qu'échafau- 4° Conclusions. — 1. L'Église n'a pas laissé corrom-
deront les théologiens et les moralistes pour résoudre pre la belle morale de loyauté parfaite qu'elle a reçue
certains cas où on ne saurait, sans nuire au prochain du Christ et des Apôtres. Comme eux, elle continue à
ou sans manquer à un devoir grave, dire la vérité. condamner le mensonge. Ce ne sont pas ses docteurs
3° Enseignement de saint Thomas. —
Après avoir ou ses théologiens qui ont dit le cynique mot d'ordre :

défini le mensonge et en avoir analysé les éléments, « Mentez, mentez hardiment »; et ils ne peuvent pas

saint Thomas étudie la moralité du mensonge, II a -II iE ,


davantage être rendus responsables de l'hypocrite
q. xc, a. 3 et 4. Sa doctrine peut se résumer en ces déloyauté de Tartufe. Peut-être n'est-il pas superflu
quatre idées : de faire cette remarque; car il arrive que des esprits
1. Le mensonge est mauvais de sa nature. Cette malveillants, pour avoir mal compris ou généralisé à
affirmation qui a pour elle l'autorité de la sainte tort, jettent sur la morale chrétienne le soupçon de
Écriture et celle de saint Augustin, s'appuie sur le déloyauté.
563 MENSONGE 564

2. L'Église, en condamnant le mensonge, est de dire même dans le cas où le mensonge


la vérité,
d'accord avec la conscience morale; car le mensonge pourrait sauver la vie d'un homme. Mais, objecte
n'est pas seulement opposé à la loi de l'Évangile, il lienj. Constant, la vérité n'est due qu'à ceux qui y
est condamnable dans sa nature. 11 est une profana- ont droit on peut la refuser à un meurtrier qui cherche
;

tion de la parole qui a pour but de communiquer à un homme pour l'assassiner. Au dessus de ce droit,
d'autres ses pensées intérieures. Il est funeste au point répond le philosophe allemand, s'élève le devoir vis-à-
de vue social la société, en effet, repose sur la con-
: vis de soi-même et de l'humanité en général, de ne
fiance mutuelle dans la parole; le mensonge, surtout jamais appliquer vainement la faculté de penser à
généralisé par la tolérance des moralistes, détruirait autre chose qu'à la vérité, et ce devoir est absolu.
cette confiance et transformerait la société en une Ruyssen, Kant, dans la coll. Les grands philosophes.
lutte entre des roueries et des déloyautés. Paris, 1900, p. 257, note. Une pareille solution est de
3. L'Église établit cependant une grande diffé- nature à déconsidérer la morale. Le bon sens est, lui
rence de gravité entre les mensonges. Elle est, ici aussi, une règle de conduite. Les principes les pi us
encore, en plein accord avec la conscience. Il y a des justes deviendront odieux, si on les applique avec cette
mensonges devant lesquels on s'indigne, et il y en a rigidité, sans souci des circonstances et de la réalité
devant lesquels on sourit, avec quelque ironie; les complexe; car leur application heurte alors le sens
mensonges joyeux, les vantardises, les exagérations, etc., moral. Kant peut conduire ses raisonnements aussi
sont de ceux-ci; les mensonges pernicieux, destinés logiquement qu'il veut; le bon sens n'hésitera pas
à nuire au prochain et inspirés par la méchanceté à qualifier celui qui aura ainsi livré à la mort, fût-ce
sont de ceux-là. • par scrupule, l'homme qui s'était confié à lui il :

4. Il y a même des mensonges que la conscience l'appellera un traîtie.


inorale, si elle n'est faussée par des préjugés, ne Pendant la guerre, un officier est fait prisonnier.
réprouve pas, et pour lesquels elle a une extrême L'ennemi se doute qu'une attaque préparc; il
se
indulgence ce sont les mensonges officieux, ceux qui,
: interroge l'officier sur les projets de l'état -major.
sans nuire à personne, sont employés dans le but Une hésitation à répondre équivaudra à un aveu.
de rendre service au prochain le sentiment de bonté
: L'officier doit-il, peut-il, pour ne pas parler contre
qui est à l'origine de ces mensonges les fait volontiers la vérité, trahir son pays? Le bon sens, ici encore.
excuser. L'Église n'a pas cette indulgence. Pour elle, proclame que le devoir absolu est de ne pas renseigner
le mensonge est toujours mensonge, toujours blâma- l'ennemi, et, s'il faut absolument parler, de nier la
ble; elle redirait volontiers la parole de saint Augustin, vérité.
et demande à ses fidèles une loyauté plus parfaite que Et enfin se sont les cas classiques du confesseur
les autres hommes ne la pratiquent. C'est seulement inerrogé sur le secret de la confession, du médecin ou
dans des cas spéciaux, en particulier pour ce que d'autres interrogés sur des secrets professionnels,
nous pouvons appeler provisoirement le mensonge de l'ami questionné sur le secret confié ou promis.
nécessaire, que les théologiens n'osent plus condamner. 2. Dans tous les cas que nous venons de voir, il y a
Ce sont ces cas que nous allons étudier avec les théories obligation de taire la vérité et, dans certaines cir-
diverses que les théologiens ont imaginées pour les constances, de parler contre la vérité. Il peut se
résoudre. rencontrer d'autres cas, moins tragiques, dans les-
II. Cas spéciaux et théories diverses. — /. RE- quels, si le bon sens ne dit plus qu'on a le devoir de
MARQUES préliminaires. — 1° Quels sont ces cas? — parler contre la vérité, il dit au moins qu'on a le
1. Ce sont, avant tout, les cas où il est nécessaire de droit de le faire. Quel est celui qui se croira coupable
ne pas dire la vérité, sous peine de causer au pro- si, à. un parent gravement malade pour lequel il n'y

chain un dommage très grave, ou de trahir un très a plus d'espoir, il exprime encore une confiance qu'ii
grave devoir. Quelques exemples feront comprendre n'a plus? Et si, obsédé par d'indiscrètes questions, on
notre pensée. ne peut poliment se dispenser de répondre, sera-t-on
Une de ces femmes admirables qui se sont donné taxé de péché, si on ne révèle pas à l'indiscret ses
comme tâche, pendant la guerre,. de faire évader des affaires secrètes, ses projets, ses fautes, ses secrets
prisonniers au péril de leur vie, est surprise par une de famille, etc., qui ne le regardent pas?
patrouille ennemie au moment où elle va franchir la 2° Conditions supposées. —
Nous ne disons pas que.
frontière avec son petit groupe de protégés. On la dans tous ces cas et une foule d'autres semblables, le
soupçonne depuis longtemps; on l'arrête, on l'in- devoir de ne pas falsifier la vérité soit complètement
terroge. Si elle avoue, si seulement elle hésite, c'est aboli. Il subsiste, en ce sens au moins qu'on est tenu
la mort certaine pour elle et pour ceux qui l'accom- de se mettre le moins possible en opposition avec la
pagnent. Si elle nie, elle risque de mener à bien son vérité.Donc, pour que l'on puisse répondre comme
œuvre héroïque. Que peut-elle, que doit-elle faire? nous avons dit, il faut certaines conditions 1. Il y a :

Nier pour sauver des vies humaines qui se sont con- des sur lesquelles tout mensonge serait
matières
fiées à elle? c'est un mensonge. Dire la vérité? c'est un mal pire que tous les maux à craindre et s'oppose-
signer l'arrêt de mort de ses protégés. N'est-ce pas son rait au plus grave devoir. C'est ce que les Pères ont
devoir évident de ne pas dire la vérité, et, puisqu'il appelé le mensonge in doclrina religionis. Aucun motif
faut qu'elle réponde, de répondre hardiment contre la n'autorisera un chrétien à renier sa foi ou à entraîner
vérité? son prochain dans l'erreur sur la foi ou la morale. -
Un homme est poursuivi par une bande d'émeutiers 2. Nous supposons que l'on est interrogé: sinon, on
qui veulent Je tuer. Il se réfugie dans une maison où a toujours la ressource et par conséquent le devoir de
on le recueille, où on le cache. Personne ne l'a vu, ne rien dire; on ne prendra donc pas l'initiative d'une
mais on a des soupçons. On perquisitionne, on inter- parole contraire à la vérité. — 3. Il faut aussi que l'on
roge. Que peut faire, que doit faire l'ami charitable? ne puisse échapper à l'interrogatoire que par une
S'il avoue, s'il a seulement l'air d'hésiter, il perd réponse fausse. Si on peut ne pas répondre, ou éluder
l'innocente victime; il se sera fait le pourvoyeur des la question par une réponse évasive, si on peut sans
assassins. Et pourtant Kant, dans sa logique recti- trahir le secret faire remarquer à son- interlocuteur
ligne et inhumaine, soutenait que le devoir de la l'indiscrétion de ses demandes, on a le devoir de le
vérité primait tout, même en ce cas. Dans un petit faire.
écrit D'un prétendu droit de mentir par humanité,
: 3° Théories imaginées pour expliquer les solutions du
i il maintient très énergiquement l'obligation absolue bon sens. —
En présence de ces cas où le bon sens
Mi.-. MKNSONGE 566

exige îles suintions difficilement conciliantes avec la si rudes mendacia appcllant quw. a theologis
licila
doctrine générale sur le mensonge, les moralistes on communius restrictiones late mentales vocantur. Theol.
essayé diverses théories que nous ne taisons qu'énu- moral, institut., n. Il G. Louvain, 1902, I. i p. 394.
merer pour le moment :
//. théories.
LBS —
1» Équivoque et restriction
Restriction mentale et équivoque.
1. La doctrine - mentale. Ce que c'est.
1 .

On use ({'équivoque quand,
traditionnelle est intégralement conservée le men- : un mot ayant deux sens, celui qui l'emploie a en vue
songe est une parole contraire à la pensée et il n'est un sens qui est exact, mais prévoit (pie l'auditeur
jamais pei mis de mentir. On parlera contre sa pensée, l'entendra dans un autre sens qui ne l'est pas. On use
puisqu'on est obligé de le faire, et cependant on de restriction mentale quand on prononce une formule
essaiera de ne pas mentir. Pour cela, ou bien on em- qui, telle qu'elle, est fausse, en la complétant mentale-
ploiera une expression ambiguë que l'interlocuteur ment par une addition qui la rend vraie. La restric-
interprétera mal (équivoque); ou bien on sous- tion est stricte mentalis quand l'auditeur n'a aucune
entendra dans la réponse un mot ou plusieurs mots, donnée qui lui permette de la soupçonner; elle est
dont l'absence extérieure induira le prochain dans laie mentalis quand des circonstances extérieures
l'erreur, dont la présence dans l'esprit rétablira la peuvent le mettre sur la voie de la vérité. On trouvera
conformité entre la parole et la pensée. On n'aura pas des exemples chez tous les théologiens moralistes.
dit de mensonge, et cependant on n'aura pas dévoilé 2. Usage, légitime. — En soi, rien n'empêche d'user
la vérité. d'équivoque ou de restriction mentale dans les cas où
2. Droit à la vérité. — Ici la définition traditionnelle l'on n'est pas obligé de dire la vérité. Il ne faut cepen-
du mensonge est modifiée. La parole contraire à la dant pas que ce soit au détriment de la loyauté qui
pensée n'est plus mensonge défendu que si le prochain est la loi ordinaire des relations humaines. Ceitains
avait droit à la vérité, si en lui cachant la vérité on théologiens ont certainement dépassé les limites
lèse son droit. Dans les cas que nous avons exposés, le permises. De là les critiques de Pascal dans les Provin-
prochain n'ayant aucun droit, quelle que soit la ciales, ix e lettre; de là aussi la juste défaveur que la
réponse, elle ne sera pas un mensonge ou alors elle théorie des restrictions mentales a rencontrée chez la
sera un mensonge permis; ce sera un falsiloquium, non plupart des moralistes non théologiens.
un mendacium, ou encore un mensonge psychologique, L'Église a réprimé quelques abus en condamnant
DOn un mensonge moral, un mensonge matériel, non les propositions suivantes « 26. Si quelqu'un, seul ou
:

un mensonge formel. en présence d'autres personnes, interrogé ou parlant


3. Mensonge licite cas.en D'autres
certains — de sa propre initia. ive, par manière de récréation ou
théologiens, s'écartant doctrine traditionnelle
de la pour tout autre motif, jure n'avoir pas fait une chose
sur la moralité du mensonge, pensent que le mensonge qu'en réalité il a faite, en sous-entendant à part lui
n'est pas intrinsèquement mauvais, qu'il peut devenir une autre chose qu'il n'a pas faite, ou un moyen autre
licite en quelques circonstances. que celui qu'il a employé, ou toute autre addition
1. Conflit de devoirs. —
D'autres enfin acceptent exacte, il ne ment pas et n'est pas coupable de par-
toute la doctrine. Le mensonge est une parole en jure. —
27. Un motif suffisant pour employer ces
désaccord avec la pensée et un tel désaccord est amphibologies existe chaque fois qu'il est nécessaire
mauvais. Il y a donc toujours une obligation de parler ou utile d'agir ainsi pour sauver son corps, son honneur,
selon sa pensée. Mais si cette obligation se trouve en ses biens de famille, ou pour tout autre acte de vertu,
conflit avec une obligation de degré supérieur ou de de sorte que l'on croie expédient et utile de cacher
gravité supérieure, c'est l'obligation moindre qui doit la vérité. —
28. Celui qui a été promu à une magis-
céder. trature ou à une emploi, public, grâce à une recom-
4° Valeur morale de ces théories. Il est assez de — mandation ou à un présent, peut user de restriction
mode, dans certain camp, d'accuser de déloyauté la mentale pour prêter le serment exigé d'ordinaire par
théorie des restrictions mentales elle autoriserait à : ordre du roi dans les cas semblables, sans avoir égard
mentir presque toujours, et, ce qui est pire, à mentir à l'intention de celui qui l'exige; car nul n'est obligé
sans franchise; elle constituerait un moyen commode d'avouer une faute secrète. » Condamnation portée
de tourner la loi et de tromper Dieu en trompant le par Innocent XI, le 2 mars 1679, Denzinger-Bann-
prochain. Cette accusation, assez courante depuis wart, n. 1176-1178. Voir aussi l'art. Laxisme, t. ix,
les Provinciales, est d'autant, mieux accueillie qu'on col. 77.
l'étend à toute la morale chrétienne, que l'on repré- Ces décisions semblent au moins atteindre les
sente ainsi comme une morale d'hypocrisie et de dis- reclrictions mentales confirmées par serment, contrai-
simulation. rement à la pensée de Noldin, Summa théologies
Cela est inexact. Le sens moral n'est pas plus oblitéré moralis, De prœceptis, n. 640. Les théologiens vont
chez les partisans de la restriction mentale que chez plus loin et exigent d'ordinaire deux conditions
les autres moralistes. On peut abuser de cette théorie pour qu'on puisse user de restriction mentale il :

comme des autres, et en fait on en a abusé. Mais, en faut une raison proportionnellement grave pour légi-
somme, les moralistes, à quelque école qu'ils appar- timer l'erreur où l'on fait tomber le prochain; il

tiennent, sont pour l'ordinaire des gens de sens droit. faut que la restriction ne soit que late mentalis el
Ils voient que la doctrine qui condamne rigoureuse- qu'un homme prudent et attentif puisse la recon-
ment le mensonge s'applique mal à certains cas; ils naître. Cette deuxième condition, dont on ne tient pas
essaient de trouver des explications qui accordent à toujours suffisamment compte, est sévère; par elle,
la fois les exigences du sens moral et celles de la logi- la théorie des restrictions mentales, malgré les préju-
que; mais ils n'ont pas pour autant le désir d'appliquer gés qui courent sur son compte, est plus exigeante que
leurs théories autrement que ne l'exige le bon sens. les suivantes, qui en pareil cas autorisent hardiment
Aussi leurs applications ne varient pas sensiblement le mensonge.
d'une école à l'autre ce sont à peu près les mêmes
: 3. Critique. Cette théorie a le mérite de respecter
exemples et les mêmes solutions pratiques; seule la la doctrine la plus stricte de la tradition elle repose :

théorie explicative est différente. C'est l'observation tout entière sur le principe que le mensonge ne peut
très sage que fait Tanquerey, Synopsis tlieol. mor. et jamais être permis, pour quelque raison que ce soit;
pastor., Paris, 1921, t. m, p. 181, note 1. Génicot avait elle s'ingénie pour que l'on évite le mensonge, même
déjà fait remarquer que c'est souvent une simple dans les cas où l'on n'est pas tenu à la vérité.
question de terminologie Non est enim incomtnodum
: Toutefois, en dehors des théologiens, elle est, à
567 MENSONGE 568
juste titre, sévèrement appréciée, et il semble que, rieur, le père vis-à-vis de son enfant, le confes-
même parmi les théologiens, il y ait une tendance à seur vis-à-vis de son pénitent; celui qui entend une
la laisser de côté; voir, par exemple, Tanquerey, instruction religieuse, une conférence morale Ou sociale,
op. cit., p. 180 sq.; Veimeersch, Restriction mentale a droit à n'être pas trompé. Mais si ce n'est que cela,
et mensonge, dans le Dict. npolog. de la foi ealhol., le mensonge ne sera-t-il plus défendu dans les conver-
t. iv, col. 957. On lui fait d'ordinaire les reproches sations ordinaires où aucun intérêt spécial n'est
suivants : engagé, où aucun droit spécial n'intervient? Et si
.
a) Celui qui use de restriction mentale ne respecte on dit que, même dans les relations ordinaires et banales,
pas La
parole, en effet, n'est pas seulement
la vérité. le prochain a droit à la vérité, il semble que le pro-
l'expression de la pensée, elle en est surtout le véhicule; blème reste intact : le mensonge est simplement et
c'est pour exprimer aux autres mes pensées intérieures toujours défendu. — y a donc des précisions à appor-
Il

qu'elle m'a été donnée par Dieu, et le mensonge con- ter pour que cette théorie résolve tous les cas.
siste précisément à exprimer à autrui autre chose 3° Théorie qui nie la malice intrinsèque du mensonge.
que ma
pensée. Peu importe ma parole intérieure; la — 1. Ce qu'elle est.— Avec quelque timidité, certains
parole extérieure seule est à considérer, puisque seule théologiens ont pensé pouvoir abandonner la thèse
elle est vraiment une parole. Or la restriction mentale, augustinienne qui condamne tout mensonge comme
par définition, reste intérieure et inexprimée; elle ne intrinsèquement mauvais; ainsi une brochure inti-
modifie pas la parole en tant qu'expression extérieure tulée Étude sur la malice intrinsèque du mensonge
:

de la pensée. Il reste donc qu'avec ou sans restriction par un professeur de théologie, Paris, 1899; l'Ami du
mentale, la parole demeure fausse; la pensée que je Clergé n'a pas caché sa sympathie pour cette position
formule extérieurement n'est pas la pensée que j'ai dans un article net et fortement motivé, 1900, p. 744 sq.
dans l'esprit; je pense une chose et j'en dis une Pour ces théologiens, le mensonge est défendu, mais
autre; c'est un mensonge que je profère; malgré mes non d'une manière tellement essentielle et foncière
habiletés pour échapper au mot, je n'échappe pas qu'il ne puisse devenir permis dans certains cas, où
à la chose. Qu'on retourne la théorie comme on le d'autres considérations interdisent de dire la vérité ou
voudra, elle a une allure de pharisaïsme, prétendant permettent de ne pas la dire; ils ne voient dans le
concilier le respect extérieur de la loi et sa violation mensonge ni une immoralité essentielle, ni un outrage
intérieure. positif à Dieu, du moins dans les circonstances ordi-
b) A supposer même que la théorie soit exacte, elle naires; « et dès lors, à ne s'en tenir qu'à la pure ques-
n'est pas pratique, parce qu'elle n'est pas à la portée tion du mensonge simple in se (ils le tiennent) pour
de tous. Un homme habile, au courant de la théologie licite, in gravi bus circumstantiis, entant que désordre
et assez avisé pour trouver instantanément la restric- matériel conscient, per accidens autorisé, comme
tion qui convient, pourra s'en servir. Mais elle laisse l'homicide ». Ami du clergé, 1900, p. 745.
désarmés les gens simples, peu roués, à l'esprit 2. Critique. — On ne peut invoquer contre cette
insuffisamment subtil qui ne sauront pas à temps théorie, ni aucun argument théologique démonstratif,
trouver le biais qui les tirera d'affaire. Les pauvres ni aucune raison absolument convaincante. Il semble
gens qui n'ont que « l'esprit de l'escalier » seront réduits qu'on ait le droit de s'en servir, en prenant ses précau-
à dire des mensonges dans les cas où ils ne peuvent tions pour qu'elle ne donne lieu à aucun abus, et
dire la vérité. La théorie des restrictions mentales surtout en la complétant par d'autres considérations.
n'est pas faite pour eux. Ses partisans d'ailleurs n'ont pas manqué de le faire.
2° Théorie du « droit à la vérité
». 1 —
Ce que c'est. .
— 4° Conflit des devoirs. —1. Exposé. —
Certains
Voulant d'une part échapper à ces inconvénients et, moralistes font appel aux principes qu'énonce la
d'autre part, justifier les décisions du bon sens qui morale générale pour résoudre les cas où des devoirs
ordonne ou permet en certains cas de parler contre sa sont en conflit apparent. Cf. Noldin, De principiis
pensée, Grotius et Pufendorf imaginèrent une nouvelle theologiœ moralis, n. 205 sq., Inspruck, 1920, p. 234 sq.
théorie du mensonge. Pour eux, le mensonge ne résulte Je me trouve en présence de deux obligations que je
plus simplement de la discordance entre la pensée et la ne puis remplir en même temps; accomplir l'une,
parole; ils y firent intervenir, comme élément essen- c'est forcément sacrifier l'autre. Si je dis la vérité,
tiel, le droit du prochain à la vérité. Le mensonge je trahis un secret qui ne m'appartient pas, ou je
est défendu; mais il n'y a mensonge que dans le cas cause la mort d'un homme; si je veux garder le secret
où celui qui parle lèse l'auditeur dans son droit. Cette ou sauver la vie de mon prochain, il faut que je sacrifie
théorie est en faveur chez presque tous les mora- la vérité. Entre ces deux devoirs, il me faut nécessaire-
listes non théologiens, en particulier chez les uni- ment choisir je choisirai le plus important; je sauve-
:

versitaires. Certains théologiens ont


à commencé rai la vie du prochain; c'est un devoir qui prime le
l'admettre, par exemple, Tanquerey, op. cit., p. 180. devoir de dire la vérité. Cf. Boulenger, La morale,
2. Critique. -

La théorie du droit à la vérité a Paris, 1920, p. 114 sq.
pour grand avantage son utilité. On ne peut nier 2. Critique. — Cette manière de voir, bien qu'assez
qu'elle rende parfaitement compte du
que l'on droit nouvelle en théologie, paraît très juste et peimet de
a, dans les cas cités, de ne pas dire la vérité. Mais : résoudre bien des cas. Toutefois elle n'est pas suffi-
a) Elle repose tout entière sur une définition du sante, parce qu'elle ne rend pas compte de toutes les
mensonge qui n'a aucune attache dans la tradition solutions. Ce n'est pas seulement en présence d'un
et que le sens commun n'a pas admise. Et il paraît devoir supérieur que je puis parler contre ma pensée.
peu noimal de fonder une théorie morale sur une défi- Je le dois alors; mais dans d'autres cas où je pourrais
nition que l'on a inventée seulement pour y construire très licitement dire la vérité, où aucun devoir ne me
:ette théorie. l'interdit, je sais que je n'y suis pas obligé, par exem-
b) On ne dit pas assez en quoi consiste ce droit du ple pour échapper à des interrogations indiscrètes et
prochain lésé par le mensonge. Est-ce un droit extrin- ne point révéler mes fautes ou certains secrets per-
sèque à la vérité elle-même? Je comprends que le sonnels. Ici encore, la théorie a besoin d'être complétée
droit du prochain soit lésé dans le mensonge perni- pour rendre compte de tout.
cieux; je comprends encore que le prochain puisse ///. conclusion. — En combinant avec la doctrine
avoir des droits spéciaux à recevoir une réponse traditionnelle ces diverses théories, qui ne se contre-
exacte le juge qui interroge un témoin a droit à la
: disent pas, mais se complètent, il est possible d'édi-
vérité, et de mqme le supérieur vis-à-vis de son infé- fier une doctrine du mensonge, à la fois logique,
569 MENSONGE MERBES 570

franche etrépondant à toutes les difficultés pratiques. viarii romani, 2 vol. in-4°, Augsbourg, 1740; autres
Elle se résumerait en ces quelques propositions : éditions à Venise, 1744, 1749, 1823.
1. Le mensonge est une parole dite contre sa pensée
Jôcher-Rotermund, Gelehrlen Lexikon, 1813, t. IV, col.
avec intention de tromper. 1741; Hœfer, Nouvelle biogra/>liie générale, t. xxxv, col. 2;
2. C'est aller contre la lin voulue par Dieu que de Hurtcr, Xomenclator, 3 e édit., t. IV, col. 1650 sq.
faire servir au mensonge la parole qui nous a été É. Amann.
donnée pour exprimer notre pensée. MÉRAULT DE B IZ Y Athanase René, prêtre
3. La raison d'être de la parole n'est pas de donner de l'Oratoire (1744-1835), né à Paris, fit son éducation
à la pensée un vêtement sensible, mais d'être pour elle au collège de Juilly et entra ensuite dans la congré-
un véhicule. Par la parole, l'homme exprime sa pensée gation. Dès l'âge de vingt-cinq ans, il fut appelé à
à d'autres hommes. Et c'est pourquoi le mensonge est diriger la maison d'institution. A la Révolution fran-
essentiellement ad alium. On ne ment pas quand on çaise, refusa de prêter le serment exigé par la
il

se parle à soi-même; on ne ment qu'en parlant à d'au- Constitution civile du clergé et fut forcé de quitter
tres hommes. L'opposition du mensonge au dessein Paris pour se retirer à Orléans où il avait des parents.
de Dieu n'est donc pas une opposition abstraite; il Emprisonné en 1793 et relâché seulement après le
faut la comprendre en ce sens que le mensonge s'oppose 9 thermidor, il resta dans la ville et devint en 1805
à la vérité qui doit se trouver dans toute parole vicaire général de l'évêque Rernier qui le mit à la tête
humaine, in quantum ex honestate unus homo alteri du grand séminaire. Possesseur d'une grande fortune,
débet veritatis manifestationem. II a -II œ q. cix, a. 3.
, il en consacra une notable partie à fonder à Orléans

4. A l'obligation de dire la vérité au prochain corres- plusieurs établissements religieux et charitables. On


pond chez le prochain un droit à recevoir la vérité. a de lui plusieurs ouvrages où il essaie de faire l'apo-
Ce droit est lésé par le mensonge. logie de la religion chrétienne, surtout par les paroles
5. Le mensonge est donc péché parce qu'il est une de ses adversaires Les apologistes involontaires ou la
:

violation de la vertu de véracité qui s'impose à tout religion éternelle prouvée et défendue par les objections
homme ex honestate; il est d'abord, et par essence, un mêmes des incrédules, Paris, l re édit., anonyme, 1806,
manquement envers nous-même, outre que, par cor- 2 e édit., signée, 1820, in-12; livre dans lequel, comme
rélation, il lèse le droit du prochain à n'être pas ajoute le sous-titre « par des preuves claires et sen-
trompé. sibles, par des raisonnements simples et faciles à
6. Mais y a des cas où, par sa faute, le prochain se
il saisir,on réfute victorieusement les objections les plus
prive de ce droit. Celui qui, par des interrogations connues de l'impiété ». Les Apologistes ou la religion
indiscrètes, en dehors de toute mission et autorité chrétienne prouvée par ses ennemis comme par ses amis,
spéciales, prétend pénétrer sur un terrain qui m'est Orléans, 1821, suite du volume précédent; Conspira-
réservé et m'arracher mes secrets, n'a plus de droit lion de l'impiété contre l'humanité, Paris, 1822, in-8°;
à ce que je lui réponde et je n'ai plus le devoir de Voltaire apologiste de la religion chrétienne, in-8°, 1826 ;

répondre selon la vérité. Contre son incursion injus- Rapport sur Hébreux rapprochée des temps
l'histoire des
tifiée, j'ai au contraire le droit de me protéger. Je me contemporains, Orléans, 1825, in-12; Instructions pour
protégerai par le silence, par le refus de répondre, si la première communion, Orléans, 1825; Mères chré-
je le puis; mais si je ne puis me dispenser de répondre, tiennes; combien leur zèle est nécessaire au succès de
ma parole, quelle qu'elle soit, vraie ou fausse, ne lésera, l'éducation, supplément aux instructions pour la
plus aucun droit, ne me fera violer aucun devoir. première communion, Paris, 1830; Enseignements de
7. Dans l'hypothèse précédente, j'avais le droit de la religion, Orléans, 1827, 5 vol. in-12; Preuves abré-
ne pas dire la vérité. Il peut arriver que j'en aie même gées de la religion offertes, à la jeunesse avant son entrée
le devoir. Même interrogé par quelqu'un qui, de soi dans le monde, Paris, 1829; Recueil des Mandements
et dans les circonstances ordinaires, aurait le droit de sur l'instruction des peuples et méthode à suivre pour
le faire, si je ne puis répondre sans nuire gravement à l'enseignement de la religion, Paris, 1830, in-12. Ces
un tiers innocent, mon devoir est tout tracé en : ouvrages assez bien écrits manquent quelquefois de
présence de deux obligations qui se contredisent, plan et de méthode. Mérault mourut à Orléans le
j'obéirai à celle qui domine, et pour ne pas sacrifier 13 juin 1835.
la vie d'un homme, je n'hésiterai pas à sacrifier la
vérité. Le bon sens m'y oblige principes qui
et les
Ami de la Religion, 1835, t.n, p. 662; t. ni, p. 273, 305;
Ingold, Essaide bibliographie oratorienne, p. 110-111 L'Or- ;

régissent le cas de conflit des devoirs m'y autorisent.


léanais du 17 juin 1835 consacre à Mérault un article de
8. Il est évident que ce sont là des cas exceptionnels, M. Hue; Portraits et histoire des hommes illustres, 1835;
auxquels il faut des solutions exceptionnelles. Ils ne Qucrard, La France littéraire, t. vi, p. 54.
peuvent amoindrir la grande loi de sincérité que la A. Molien.
raison impose à tout homme, que l'Évangile propose MERBES (Bon de) (1598-1684), naquit à Mont-
comme idéal à tout chrétien Sit sermo vester; Est est;
: didier vers 1598 et entra à l'Oratoire vers 1630. Il
non, non, Matth., v, 37. enseigna dans plusieurs collèges et quitta l'Oratoire
L. Godefroy. en 1643. Il devint alors professeur de rhétorique au
MER ATI Gaétan Marie (1668-1744), théatin collège de Navarre et il s'adonna à la prédication;
de Venise, fut d'abord professeur en diverses mai- puis il fut principal du collège de Montdidier. A la
sons de l'Institut, puis finalement consulteur de la demande de l'archevêque de Reims, Charles Maurice
Congrégation des Rites, dont il fut une des lumières; Le Tellier, il composa une théologie morale. Il mourut,
il mourut à Rome le 8 septembre 1744. On a de lui le 2 août 1684, au collège de Beauvais. Merbes n'a
un grand ouvrage d'apologétique La verita delta
: publié qu'un seul écrit, mais un écrit qui valut à son
religione cristiana dimostrata nei suoi fondamenti, nei auteur une légitime réputation Summa christiana seu
:

suoi caratleri, pregi, misteri e dogmi contenuli nella Orlhodoxa morum disciplina ex Sacris Lilleris, ex
professione délia vera (ede; ragionamenti polemici, Sanctorum Patrum monumentis, Conciliorum oraculis,
2 vol. in-4°, Venise, 1721. Mais notre auteur reste Summorum denique Ponlificum decrelis, fideliler
surtout célèbre comme liturgiste. En 1736-1738, il excerpla, in graliam omnium ad œdificationem corporis
publia une nouvelle édition très améliorée du Thé- Christi (quod est Ecclesia) incumbentium elaborala,
saurus sacrorum rituum de Gavanti, 4 vol. in-4», 2 vol. in-fol., Paris, 1683. Dans cet écrit dédié à
Rome; et en 1740 des Novœ observationes et additiones l'archevêque Reims, Merbes veut donner des
de
ad Gavanti commentaria in rubricas missalis et bre- règles certaines pour la conduite des hommes dans
571 MERBES MERCORI 572

tous les états de la vie chrétienne; il étudie la cer- Excellente notice de Wauvermans, dans Biographie
titude et la probabilité, le péché, la foi, et diverses nationale de Belgique, 1897, t. xi v, col. 372-420; cl. Allye-
questions relatives aux vertus et aux vices, enfin les meine deutsche Biographie, l. xxi, 1885, p. 385-396.
sacrements en général et en particulier. C'est une É. Amann.
Somme de théologie morale, en opposition avec les 2. MERCATOR Reynier, polémiste catholique
théories des casuistes, utile pour les fidèles et aussi (xvn siècle). — Né à Emmerich (alors du duché
pour ceux qui sont appelés aux fonctions du minis- de Clèves), Reynier Kremer, dont le nom latinisé est
tère sacré; on y trouve parfois des traces de jansénisme
devenu Mercator (que les bibliographes français ont
(Journal des Savants, du 17 mai 1683, p. 85-86). traduit en Marchand), fil ses études à Keulen.au col-
lège hollandais de Léonard Masius; ii devint prêtre
L'ouvrage a été réimprimé, 1 vol. in-12, Turin, 1770-
et licencié en théologie. D'abord vicaire à Gouda,
1771.
puis, en 1631, curé à Leyde, il fut nommé par l'arche-
Michaud, Biographie universelle, t. xxvm, p. (i;Hrefer, vêque d'Utrecht, Hovenius, archiprêtre de la province
Ni uvelle biographie générale, t. xxxv, col. 3-4; Feller, Bio- du Rhin. Il mourut de la peste, à Leyde, le 20 sep-
graphie universelle, édit. l'érennès, 1842, t. vm, p. 333; tembre 1636. 11 a publié Examen veri catholicismi,
Moréri, Le grand dictionnaire historique, édit. 1759, t'. vu,
oppositum thesibus Tremonianis Chrislophori Schei-
p. 405; Richard et Giraud, Bibliothèque sacrée, t. xvi,
bleri Lutheruni, in-4°, Cologne, où il discute les thèses
p. 438; Dictionnaire historique des auteurs ecclésiastiques,
4 in-12, Lyon, 1767, t. m, p. 189-190; Nicéron, Mé-
vol. exposées par Christophe Scheiller, professeur à
moires, t. xxx, p. 48-50; Batterel, Mémoires domestiques Dortmund, dans son Liber de anliqua catholica fide,
pour servir à l'histoire de l'Oratoire, édit. Ingold et Bonnar- 1627, sa F ides an tiqua catholica de eucharistiu, 1627,
det, t. il, Paris, 1903, p. 279-281; Féret, La Faculté de sa Manuduclio ad unliquam catholicam fidem, 1628.
théologie de Paris, Époque moderne, t. v, Paris, 1907,
.Mercator polémiqua aussi contre Denys Spranck-
p. 372-373; Ilurter, Xomcnclalor, 3" édit., t. IV, col. 603-
huisen, prédicateur calviniste à Delft de 1625 à 1650.
604.
J. Carrkyre. Ce dernier écrivant exclusivement en flamand, l'écri-
vain catholique lui envoya, dans la même langue, un
1. MERCATOR Gérard, célèbre géographe.
Emplâtre pour ouvrir et purger les yeux du docteur
cosmographe et mathématicien, le fondateur de la
aveugle Denys Spranckhuisen. Il a composé aussi des
cartographie moderne, né à Rupelmonde (Flandre
orientale) en 1512, mort à Duysbourg en 1594. — Scholia in
libros
V libros M^oysis et sequentes S. Scriplura-
usque ad Rulh, qui sont demeurés manuscrits.
Il a droit de figurer dans ce dictionnaire pour quelques-

unes de ses œuvres qui touchent aux sciences sacrées. Valére André, Biblioihtca belgica, p. 788; Foppens, Bibl.
Alors qu'il était encore étudiant à l'Université de belgica, t. H, p. 1058; Jocher, Gelehrten- Lexikon, t. m,
1751, col. 454; Van der Aa, Biographisch Woordenbook der
Louvain, il avait composé, en 1533, un traité De
Nederlanden, t. xn a, p. 625.
mundi méditant les problèmes
creatione et fabrica, où,
É. Amann.
soulevés par premiers chapitres de la Genèse, et les
les
conflits au moins apparents que présentait avec la
MERCHIER Guillaume, théologien de Lou-
j vain (1572-1639). -- Né à Ath (Hainaut), il fit à
philosophie naturelle d'Aristote le récit biblique, il Louvain ses études de philosophie et de théologie, et
s'efforçait d'y trouver de raisonnables solutions. Bien
fut reçu docteur en 1605. Nommé professeur à la
que l'ouvrage n'ait pas alors vu le jour, Gérard ne laissa chaire royale de scolastique en 1611, il occupa cet
pas d'être inquiété, et partit quelque temps pour emploi jusqu'à sa mort, 6 août 1639; par deux fois il
Anvers. Il ne tarda pas à rentrer à Louvain où bientôt
fut élu recteur en 1610 et en 1630. Il reste de lui :

il fonda un atelier de cartographie. Des soupçons Commcnlarius in IIl am S. Thonue, a quœslione LX,
néanmoins continuaient à peser sur lui, et il fut mêlé de sacramentis, censuris, irreguluritate, indulgenliis.
en 1544 au procès des bourgeois de Louvain, qui aboutit
purgutorio et extremo judicio, in-fol., Louvain, 1630.
à un certain nombre de condamnations capitales. Son
Un commentaire sur la I a est resté inédit.
innocence fut reconnue, mais le géographe préféra
Valère André, Bibliolheca belgica, Louvain, 1643,
transporter sa maison à Duysbourg où il terminera
p. 329-330; Paquot, Mémoires pour servir à l'histoire litté-
sa vie. En 1593, tout près de mourir, il mettait la der- raire des Pays-Bas, t. vn, p. 106-109; Biographie nationale
nière main à son œuvre de jeunesse, qui, dans sa de Belgique, t. xiv, 1897, col. 431; Hurter, Xomenclator,
pensée devait figurer en tête de l'Atlas qu'il préparait. 3* édit., t. m, col. 883.
Cette œuvre monumentale parut l'année après sa É. Amann.
mort Atlas sive cosmo graphies medilaliones de fabrica
: MERCORI Jules, frère prêcheur italien (f 1669)
mundi fabricati figura, in-fol., Duysbourg, s. d.
et ;
-Né à Crémone, professeur de théologie au couvent
la dissertation De mundi creatione et fabrica en forme dominicain de Naples, inquisiteur à Mantoue, censeur
l'introduction, p. 3-32; elle vaudrait d'être étudiée. général du Saint-Office à Milan et, le cas échéant,
Ce fut à cause d'elle que l'Atlas fut mis à l'Index, mêlé à des affaires politiques pour le compte de Cré-
par décret du 7 août 1603; il y figurait encore en 1891, mone sa patrie, il fut surtout un moraliste. Il mourut
mais il a disparu depuis la révision de Léon XIII en en 1669. Il a laissé trois ouvrages comme témoignages
1900. De même en a disparu une autre œuvre de de sa doctrine Basis tolius theologiw moralis. Hoc
:

Mercator, Chronologia, hoc est temporum demonslralio est, Praxis opinionum limitala adversus nimis emol-
ab inilio mundi usque ad annum 1568, ex eclipsibus lienles, aul plus tequo exaspérantes jugum Christi,
et observation! bus astronomicis, 1568, mis à l'Index en Mantoue, 1658, 300 p.; Solutiones trium nodo-
in-fol.,
1569, et qui figure dans l'Index d'Innocent XI sous rum in opère de opinionum praxi limilanda agentium
ce titre Chronologia Gerardi Mercatoris, quse a
: juxta censuram D. N. de N. docloris parisiensis,
Slcidano et damnatis aidhoribus sumpla est, nisi emen- Pavie, 1663, in-4°, 130 p.; Apocrisis pro doctrina de
detur. Au
contraire l'Evangelicse historiée quadripartita probabililale l'rosperi Fagnani adversus Apologiam
Monas, harmonia quatuor evangelistarum, Duys-
sive Johannis Caramuel, PaVie, 1664, in-4°. On ne sait
bourg, 1592, est restée indemne. Nous n'avons pas à si Mercori a mis à exécution son projet d'écrire une

discuter ici les sentiments catholiques de Mercator, Summa casuum conscienciœ in singulis materiis juxta
mais nous ne croyons pas que l'on puisse souscrire au benignam et simul tuliorem partem ex- universa opi-
jugement sommaire de Hurter, qui, après avoir admis nionum multitudine. Ennemi du laxisme, Mercori
cet auteur dans la 1" édit. du Nomenclator, l'a finale- n'attaqua pourtant pas en polémiste les opinions
ment rayé du cadre des écrivains catholiques à la 3 e , d'Escobar, de Caramuel, de Pasqualigo. C'était un
t. ni, col. 277, n. 1. théologien de caractère doux et qui se mouvait avec
MERCORI — MERITE 574

une paisible compétence dans le domaine de la morale de Caylus, O. M. C, mérite d'être compté parmi les
spéculative. Amis et adversaires se sont complu à meilleurs scolastiques espagnols. » Sa science et l'éclat
louer son esprit et son talent Ce qu'il pouvait garder de ses vertus honorent grandement l'école de Duns
de tutiorismc était tempéré de beaucoup d'optimisme Scot.
Ibomiste, et il n'avait rien de la rigidité janséniste. Nicolas Antoine, Bibliotheca his/nina nova, 2° édit..
Madrid, 1783, t. i, p. 742; Van den Haute, Brevis historin
Aucune monographie n'a été jusqu'à présent consacrée ordinis Minorum, Rome, 1777, p. .338; Othon de Pavie,
à ce théologien qui fut pourtant justement réputé. Hurter,
L' Aquitaine séraphique, Tournai, 1907, t. IV, p. 80-96; De
Nomenclator, 3* édit., t. iv, col. 288-289, ne fait que repro- Caylus, Merveilleux épanouissement de l' École scoliste, dans
duire la trop courte notice de Quétit-Echard, Scriptores
Éludes franciscaines, Paris, 1911, t. xxt, p. 309-310; Lopez,
wrtlinis prœdicatorum, t. h, p. 629.
Apnnles bibliograficos, dans Archivo Ibero-Americano, Ma-
M. -M. GORCE. drid, 1917, t. iv, p. 106; Pou y Marti, Index regestorum
MERINERO Jean, naquit à Madrid en 1G00. familiie Ullramontana', dans Archivum franciscanum histo-
II entra dans l'ordre franciscain à seize ans et, ses ricum, Quaracchi, 1919, t. xn, p. 283-288, 544-548.
études achevées, enseigna la théologie au couvent de E. LONGPRÉ.
San-Diego d'Alcala, l'un des plus grands centres de la MERITE. — Du latin merilum, le mot français
M-olastique espagnole au xvn c siècle. En 1629, il y mérite se rattache à la racine mereor, qui a donné
publiait sou premier ouvrage Commenturia in uni-
: aussi demereor et promereor. Ce dernier terme devait
versant Aristotelis dialecticam juxla Duns Scoli, doc- prendre plus tard, dans la langue théologique, la
menton. Lecteur jubilé, il devint ensuite
loris sublitis, nuance d'un mérite plus complet primitivement il
:

gardien du couvent de Madrid, puis provincial de semble à peu près synonyme des autres. Suivant le
Castille. Jean de Saint-Antoine. Bibliotheca universa génie de la langue latine, ces verbes ont un sens actif
franciscana, Madrid, 1732. t. n. p. 190. En 1639, au par conséquent, de la personne qui mérite
et se disent,
chapitre célébré à Rome, il fut élu ministre général ou des actes qu'elle produit. Mais le participe auto-
et le pape Urbain VIII confirma son élection par le 'riseaussi le sens passif et désigne la chose méritée.
bref Cum sicut du 20 juillet. De Gubernatis, Orbis Cette dualité d'acception a persisté dans les langues
seraphicus, Rome, 1682, t. i, p. 257-8: Charles Marie modernes.
de Pérouse, Chronologia historico-legalis ord. seruph., Il n'est pas inutile d'observer que le grec ne dispose

2 e édit., Rome, 1752, t. m a, p. 6-50. Ce choix cepen- pas d'un terme proprement analogue. Le substantif
dant ne plut pas à Philippe IV, roi d'Espagne, qui à;ia a bien une signification équivalente au latin
favorisait la nomination du P. Guerra. Mal informé meritum, et c'est ainsi que l'on trouve les expressions
par son représentant et le duc d'Olivarès, et croyant roxpà, xorrà ou = extra ou secundum meri-
7ipoç àïîav
l'élection de Merinero irrégulière et anticanonique, lum. Mais ce terme n'a déjà pas la même souplesse
le roi lui interdit tout séjour en Espagne ainsi qu'à ses et le verbe correspondant fait défaut. Cette particu-
électeurs. Mais ce malentendu fut bientôt dissipé et larité du vocabulaire ne laisse pas d'avoir son impor-
Philippe IV reçut à la cour le nouvel élu avec de tance pour l'histoire de la doctrine elle-même.
grands honneurs. Merinero promulgua les statuts du Avant de passer dans la langue religieuse, ces
chapitre de Rome par sa lettre In priveelsa. Pendant divers termes étaient courants dans le langage pro-
six ans, il gouverna l'ordre séraphique avec zèle, gran- fane. Mereri était d'abord susceptible d'un sens large :

dement favorisé par Urbain VIII et Innocent XI. suivi d'un nom de personne à l'accusatif, il signifiait :

Holzapfel, Manuale historiée ord. Fralrum minorum, apaiser, fléchir quelqu'un, ou déterminer ses faveurs.
Fribourg-en-B., 1909, p. 283-5. En 1645, il fut rem- Plus souvent il s'employait avec un nom de chose :

placé par Jean Mazzara de Naples, élu au chapitre mériter un honneur, un blâme, et c'est de ce sens pré-
général de Tolède. Merinero, de caractère humble et cis que dérive le substantif meritum. Dans ce cas, il
doux, n'aspirait qu'à rentrer dans l'ombre; mais le roi désigne proprement le rapport d'un acte moral à une
d'Espagne, Philippe IV, le nomma à l'évèché de sanction appropriée. Par extension, il arrive aussi à
Ciudad Rodrigo et peu après au siège de Valladolid, signifier la réalité même, c'est-à-dire l'acte qui est
1646-1663. Gams, Séries episcoporum, p. 89; Guberna- à la base de ce rapport.
tis, loc. cit., p. 258. Merinero mourut en 1663, en En lui-même, ce terme était neutre, c'est-à-dire
renom de sainteté, plerisque episcopus sanctus appella- absolument indépendant de la qualité du résultat. For-
tus. cellini, Lexicon, t. iv, p. 107. Chez les auteurs profanes,
Les ouvrages de Merinero sont considérables. Il on le trouve, en effet, employé dans les deux sens.
publia un cours complet de philosophie scotiste très Dit'inum et immortelle meritum, disait Cicéron en par-
estimé Cursus integer philosophiez juxta Doctoris
: lant des soldats morts pour la patrie, Phil., m, 6. Et
subtilis Joannis Duns Scoti menlem quinque volumi- de mêmeSuétone, Aug., 45 Pro merito adstunlium
:

nibus Aristotelis logicam parvam et magnam, octo quemque honoruvit. Mais Cicéron écrivait ailleurs, Sext..
libros de physico auditu, duos libros de ortu et inleritu, 17 Cœsar a me nullo merito alienus, où « mérite »
:

1res libros de anima copiose et accurate complens, se rapporte à une mauvaise action. Ainsi Ovide,
Madrid, 1659. Un autre de ses écrits a pour objet la /// Pont., m, 70 Nam grauior merito vindicis ira fuit.
:

définibilité de l'immaculée conception Traclatus de


: La même neutralité s'observe chez les Pères. C'est
eoneeplione Deiparœ Yirginis seu de hujus articuli ainsi que saint Augustin parle encore dans la même
de/inibilitate, Valladodid, 1652. Pendant son généralat phrase de meritum supplicii aussi bien que de meritum
il écrivit les deux opuscules suivants De reformatione
: pnemii. De div. quaest. LXXXIII, q. lxviii, 5, P. L.,
ordinis seraphiei, Madrid, 1641; Commentarium in t. xl, col. 73. Seule une épithète pouvait préciser de
régula S. Clara:, Madrid, 1642. Après la mort de Meri- quel mérite il s'agissait c'est ainsi que les expressions
:

nero, des amis qui conservaient pieusement sa mé- meritum bonum, meritum malum. sont courantes sous
moire, éditèrent à Madrid en 1668 son Cursus theolo- sa plume. Voir, par exemple, De gratia et lib. arbi-
gicus juxla menlem Doctoris subtilis. Le t. I er traite trio, v, 12 et vi, 13-14, P. L., t. xliv, col. 888-890. Le
de la science et de la volonté de Dieu, de la prédestina- concile de Trente ne craint pas encore de commettre
tion et de la Trinité, le t. n, de la béatitude, des actes un pléonasme en parlant de bona mérita, vi» session,
humains et du péché actuel. Les autres ouvrages de can. 32, Denzinger-B., n. 842; cf. c. xvi, n. 809.
Merinero sur l'incarnation et la grâce, conservés Cependant on devait arriver à distinguer ces deux
manuscrits au couvent d'Alcala, n'ont pas été publiés. réalités si différentes par des termes différents,
Il faut le regretter. « Merinero, dit le P. Dominique « mérite » étant réservé aux œuvres bonnes et à leurs
575 MÉRITE, POSITION DU PROBLÈME 576

suites, tandis que,pour les œuvres mauvaises, était surcroît, toutes les complications de la controverse.
créé, par opposition, le
terme péjoratif de « démérite ». La Réforme était logiquement conduite par tous ses
Le premier témoin connu de cette distinction est un principes sur la grâce et la justification à prendre parti
poète latin du v« siècle, Claudius Marius Victor, contre le mérite. Elle n'y a pas manqué.
Com. in Gen., ni, 448, P. L., t. lxi, col. 964 : Dès la première heure, en effet, cette notion est
devenue une de ses plus puissantes machines de
Quanti meriti divino credere Verbo,
sit
guerre, en lui permettant de formuler contre l'Église
Demerili contra quanti non credere...
le grief de pclagianisme. Encore aujourd'hui ses défen-
'

Au Moyen Age, le parallélisme de ces deux expres- seurs n'ont pas désarmé sur ce point et un théologien
sions était couramment reçu, témoin l'usage qu'en que nous rencontrerons souvent au cours de cette
fait saint Thomas, Sum. theol., I a -II®, q. xxi, a. 3-4 : étude a pu écrire « Cette position [négative à l'égard
:
]

Ulrum actus humanus, in quantum est bonus vel du concept de mérite est tellement liée à toute l'es-
malus, habeat rationem meriti vel demerili ? sence du christianisme évangélique. que les catho-
Grâce à cette distinction, dont l'esprit ne peut liques y trouvent avec raison le point proprement
plus aujourd'hui se défaire, le mérite arrive à prendre, central de la contradiction religieuse qui oppose les
surtout dans la langue vulgaire, la signification d'une deux confessions. » H. Schultz, Der sittliche Begriff
valeur réelle dans l'ordre du bien. Mais, en soi, c'est des Verdiensles, dans Theol. Studien und Kritiken,
un terme de relation, qui désigne le rapport d'un t. lxvii, 1894, p. 597. Et il est aisé de comprendre

acte moral à ses suites normales, quelles qu'elles combien cette lutte de quatre siècles a dû répandre
soient. L'idée qu'il évoque tient le milieu entre une sur ce problème de confusions et de préjugés.
relation physique appuyée sur des causes naturelles Soit qu'ils aient subi l'influence du protestantisme,
et ce qui serait une simple consécution accidentelle. soit qu'ils obéissent à l'action de causes parallèles,
A la différence de la première, le mérite appartient certains milieux orthodoxes d'Orient professent
à l'ordre moral; mais, à l'inverse de la seconde, il est une semblable opposition à la doctrine catholique
fondé en raison. Il signifie donc, non pas ce qui est du mérite. Voir S. Tyszkiewicz, Warum verwerfen
ou n'est pas, mais ce qui doit être il est un titre
: die Orthodoxen unsere Verdiensllehre (d'après le théo-
inhérent à nos actes en vue d'une rétribution propor- logien russe S. Zarin, Ascelism, Pétersbourg, 1907,
tionnée; il correspond au droit en matière de sanc- p. 156 sq.), dans Zeitschrifl fur katholische Théologie,
tions. Mais il est clair que cet aspect extérieur et relatif t. xli, 1917, p. 400-406.
suppose une dignité intérieure en proportion, un état Il s'agit, par conséquent, d'interroger la révéla-

spirituel dont le droit à la sanction est la juste consé- tion chrétienne dans son ensemble sur l'immense
quence de ce chef, la notion de mérite est insépara-
: question de la valeur des œuvres humaines devant
blement liée à celle de valeur. Dieu. Par sa pratique et sa pensée générale, l'Église
Ainsi entendu, le mérite est un élément constitutif avait depuis longtemps résolu en une synthèse har-
de la vie morale et sociale. On ne conçoit pas un acte monieuse l'apparente antinomie de l'ordre moral et
humain qui ne porteur d'une valeur intrinsèque
soit de l'ordre religieux. C'est cette foi que le concile de
et n'assure à son auteur un titre réel à en recueillir Trente a définie contre les négations de la Réforme,
les fruits, bons ou mauvais suivant le cas. Devant cependant que l'École s'appliquait à l'entourer des
notre raison, le bien mérite à celui qui l'a fait louange précisions et explications voulues pour mettre au
et récompense, de même que le mal lui vaut blâme point les données diverses du cas. Il en résulte une
et châtiment. L'ordre social consiste précisément en doctrine du mérite, qui complète et couronne le
ce que cette loi soit pratiquement observée. dogme catholique de la grâce.
Faut-il appliquer également cette notion dans Comme tout le système du surnaturel dont elle
l'ordre religieux? D'une part, il n'est rien de plus fait partie, cette doctrine vient au terme d'une
rationnel tout à la fois et de plus instinctif que de longue élaboration, mais qui a dans la révélation
concevoir Dieu comme le gardien et, au besoin, le divine son point de départ et son guide. On peut
vengeur de l'ordre moral. C'est pourquoi la conscience montrer, en effet, comment l'Écriture en a fourni
humaine, si souvent choquée par le spectacle de l'in- les matériaux, que la tradition patristique et médié-
justice, attend de lui qu'il rémunère les mérites à la vale a progressivement analysés, en attendant que
mesure de chacun. A la base de cette foi se trouve l'Église elle-même la dressât comme un élément de
la conviction élémentaire que nos actes, bons ou sa foi à rencontre du protestantisme qui lui en contes-
mauvais, sont en situation d'être rémunérés devant tait la légitime possession. —
I. La doctrine du mérite

lui. La psychologie et la théodicée s'unissent donc dans l'Écriture. IL Dans la tradition patristique
pour donner au mérite une place essentielle dans nos (col. 612). III. Au Moyen Age (col. 662). IV. A
relations avec Dieu. l'époque de la Réforme (col. 710). V. Après le concile
D'autre part, comment ne pas tenir compte que Dieu de Trente (col. 761).
est l'auteur de notre être avec tout ce qu'il peut avoir LA DOCTRINE DU MÉRITE DANS L'ÉCRI-
I.

de bon? Même dans l'ordre naturel, toute conscience TURE. — Dominés par leur attachement exclusif au
éclairée doit bien reconnaître que nos bonnes œuvres langage de la Rible, les anciens théologiens protestants
sont, en somme, son œuvre. Prétendre à une récom- accordaient beaucoup d'importance polémique au fait
pense, se prévaloir d'un mérite devant lui, ne serait-ce que le terme de « mérite » n'est pas scripturaire.
pas le traiter comme un étranger à qui nous ne devons A ce vocable d'invention humaine Calvin reproche :

rien, alors qu'en réalité il est le maître à qui nous en effet, d'être tout à la fois inutile et malheureux.
devons tout? Cette difficulté s'aggrave dans l'hypo- Cuperem eam servalam fuisse semper inler chrislianos
thèse d'un ordre surnaturel, pour cette double raison scriptores sobrietatem ne usurpare, quum nihil opus
que l'action prévenante et concomitante de la grâce foret, extranea a scripturis vocabula in animum induxis-

y est une absolue nécessité, et que la récompense sent, quse multum pararent offendiculi, fructus mini-
attendue est d'un caractère plus transcendant. Ainsi mum. Inst. chrét. (édit. de 1539), x, 50, dans
le sentiment religieux ne semble-t-il pas faire un Opéra, édit. Baum, Cunitz et Reuss, t.. i, col. 769; le
devoir de nier le mérite que le sentiment moral impose passage se retrouve encore textuellement dans l'édi-
d'affirmer? tion définitive (1559), m, 15, 2, ibid., t. n, col. 579.
Sur ces données intrinsèques d'un problème déjà Aussi les controversistes catholiques se donnaient-
par lui-même asez délicat sont venues se greffer, par ils beaucoup de peine pour montrer que ce terme n'est
577 MÉRITE, DOCTRINE DU JUDAÏSME 578
r
pas absolument étranger aux Écritures. Non désuni ment de Jésus (col. . ,93). III. Doctrine des Apôtres
lestimonia sacra? Seriplura; répond Rellarmin, ubi (col. 602).
ejusmodi nomen vel aperte contineatur vel uruie facili I. Données de l'ancien Testament. Une para- —
negotio deducatur. De meritis
justificatione, I. V : De bole célèbre, Luc, xvin, 9-14, met en contraste la
operum, c. n. dans Opéra, Paris, 1873. t. vi, p. 344. superbe du pharisien fier de ses œuvres et l'humilité du
Comme preuve directe, il cite surtout Eccli., xvi, 15, publicain repentant. D'autre part, pressé parle besoin
d'après la Vulgat en s'elTorçant de prouver que le grec
, de revendiquer l'indépendance de l'Évangile, saint
rendu en latin par secundum meri-
xa-rà ëpya est bien Paul souligne en traits énergiques l'opposition de la
tum operum. Mais l'intérêt ne serait-il pas précisé- foi et de la Loi. Sur ces bases la dogmatique protes-
ment d'expliquer pourquoi la nuance précise de la tante aime construire une philosophie de l'histoire reli-
traduction manque dans l'original? Il se réclame gieuse aux contours tranchés, qui se ramène à l'anti-
encore de Hebr., xm, 16 Talibus hostiis promeretur
: thèse de l'Ancien et du Nouveau Testament. En
Deus, en reconnaissant d'ailleurs que ce verbe est regard de celui-ci, celui-là est la période sacrifiée, où
synonyme d'apaiser ce qui, dès lors, enlève à ce
: régnerait la « propre justice des Juifs », qui devait
texte t' ut droit de figurer au dossier littéraire de la être « combattue par Jésus et saint Paul ». A. Gré-
question. A plus juste titre il relève les passages tillat, op. cit., p. 370.
comme II Thess., i, 5; Apoc, ni, 4 et xvi, 6, où se Bien qu'elle puisse favoriser jusqu'à un certain
trouve le nomen dignitatis. Car, observe-t-il, quod point la tâche de la théologie catholique, cette syn-
nos dicimus mereri, dicunt Gr&ci àEioCo0ai, id est thèse est trop superficielle pour être admise comme
dignum esse, et meritum vocant dcîtoev. Mais il reste de tous points exacte. On en retiendra que le protes-
que, pour voisines qu'elles soient, ces deux idées ne tantisme renonce pour sa conception de l'Évangile
sont pourtant pas de tous points identiques et qu'ici à l'appui de la religion juive. Mais un pareil hiatus
encore le terme propre de mérite n'est pas employé. dans le développement de la révélation divine n'est-il
Aussi l'auteur de le chercher, en définitive, sous l'idée pas bien peu vraisemblable a priori? En réalité, si
de récompense, où il se trouve équivalemment contenu. la part de l'homme est particulièrement accentuée
En réalité, cette question de mots n'a qu'un mince dans l'Ancien Testament, il s'en faut que celle de
intérêt, s'il que l'Écriture exprime véritable-
est vrai Dieu en soit absente. La véritable imperfection de la
ment Or c'est ce qui ne soufTre pas la moindre
la chose. religion judaïque lui vient plutôt de ce qu'elle est
difficulté, quand on prend le mérite, ainsi que le encore peu ouverte à la recherche des biens éternels et
demande la logique, au sens d'une valeur morale dont qu'elle envisage moins la destinée des individus que
le droità la sanction est tout à la fois le signe et la celle de la collectivité. Mais la loi qui règle le sort de
conséquence. Merces et meritum relativa sunt, note celle-ci vaut aussi pour chacun de ses membres et ne
avec raison Bellarmin, ibid., p. 345. De même, saint tarde pas, du reste, à leur être formellement appli-
Thomas d'Aquin avait déjà dit Meritum et merces ad : quée. Ainsi les relations entre Jahvé et son peuple
idem rejerunlur. Sum. theol., I a -II œ q. exiv, a. 1. C'est,
esquissent, au moins dans ses grandes lignes, une
d'après c tle mé;l o< e qu'il faut chircher ks fonde- doctrine générale du mérite. Et si les horizons de
ments bibliques de la d< ctrine du mérite. l'Ancien Testament sont dominés par la perspective
Dès lors, ce n'est plus d'un ou de quelques textes des sanctions terrestres, comme celles-ci sont déjà des
isolésque la preuve dépend; car il en est peu ou pas rémunérations divines, tout ce que nous savons de son
qui aient, en cette matière, un relief spécial. Il s'agit rôle préparatoire invite à penser que les principes qu'il
plutôt d'un vaste courant à capter, partout diflus pose à cet égard régneront également dans la sphère
dans l'Écriture, où se définit en traits multiples et supérieure des intérêts éternels, aussitôt que les âmes
convergents la relation des œuvres humaines aux seront capables d'en faire le principal de leurs préoccu-
réc. mpenses divines. De sorte que la preuve gagne pations.
ici en complexité ce qu'elle perd en précision. Ne Avec saint Paul, Gai., m, 24, il reste bien vrai de
s'agit-il pas, en somme, de marquer le rôle respectif dire que, pour fixer les rapports religieux du Créa-
de Dieu et de l'homme par rapport au salut? Pour teur de la créature, la Loi n'est que le « pédagogue »
et
les protestants, la question doit se résoudre par l'affir- et non pas le maître définitif; mais encore est-il qu'à
mation exclusive de l'action divine. « L'Écriture tout ce titre inférieur ses leçons ne seront point perdues,
entière, Ancien et Nouveau Testament, écrit. Aug. parce que Dieu même en était déjà l'auteur. Elles se
Grétillat, est une protestation contre la prétention de développent sur un double terrain celui des doctrines
:

l'homme... d'instituer en face de la justice divine des et celui des résultats, qui correspond au double
rapports autres que ceux que la grâce divine elle- aspect, objectif et subjectif, sous lequel le mérite
même a librement créés et consentis. » Exposé de humain peut être envisagé.
théologie systématique, Paris, 1890, t. iv, p. 385. Au 1° Doctrine du judaïsme. —
Quoique la Bible tout
contraire, l'Église catholique estime avec raison rester entière ait pour trait distinctif d'être surtout une litté-
fidèle à l'Écriture en affirmant que cette initiative rature d'action sortie de la vie religieuse et destinée à
divine n'exclut pas la collaboration du lfbre arbitre réagir sur elle, certains de ses livres présentent un
humain et la valeur normale des oeuvres qu'il produit. caractère plutôt didactique, sinon spéculatif, et
Sur une matière qui touche au point le plus profond reflètent davantage ce qu'on peut appeler le côté
de la vie religieuse, il faut évidemment s'attendre à doctrinal du judaïsme. Les enseignements qu'ils ren-
rencontrer des nuances différentes suivant les époques ferment et les faits qu'ils rapportent contribuent égale-
et les milieux. D'une manière générale, un progrès ment à traduire un certain esprit que l'histoire y
incontestable se manifeste, à cet égard, du judaïsme retrouve et qu'ils eurent pour but d'inculquer à leurs
au christianisme, progrès qui coïncide avec la marche premiers lecteurs.
même de la révélation. Cependant, sous le bénéfice 1. Principes généraux de la révélation judaïque. —
préalable de la grâce de Dieu qui ne perd jamais ses En réunissant les souvenirs que la Genèse a retenus
droits et dont la prépondérance est mise progressive- de la période patriarcale et les données déjà plus
ment en lumière, il n'est pas trop malaisé d'apercevoir explicites que les autres parties du Pentateuque nous
que la valeur des oeuvres humaines, dont la claire fournissent au sujet de la Loi, c'est-à-dire ce que la
affirmation caiaclérise, d'un commun accord, l'Ancien tradition juive a de plus ancien et de plus fondamental,
Testament, se confirme en s'épurant dans le Nouveau. on voit se dessiner une philosophie religieuse où Dieu
— I. Données de l'Ancien Testament. II. Enseigne- et l'homme ont chacun leur rôle à jouer.

DICT. DE THÉOL. CATHOL. X. — 19


379 MERITE, DOCTRINE DU JUDAÏSME 580
a) Pari de l'œuvrehumaine. —Si l'anthropologie l'envoie un ange devant toi... Tiens-toi sur tes gardes
n'est pasau premier plan du judaïsme, elle découle devant lui etécoute sa voix... Si tu écoutes sa voix et
nettement de sa théodicée. En effet, une des notions si tu fais ce que je te dirai, je serai l'ennemi de tes
les plus essentielles à la religion israélite est, sans ennemis et l'adversaire de tes adversaires. » Ex.,
conteste, celle de la justice de Dieu. Voir Jugement, xxiii, 20-22. Ce qui sous-entend comme contre-partie
t. vm, col. 1734-1735. Cet attribut se manifeste en ce que le peuple sera châtié s'il devient infidèle. En un
que sa conduite envers les hommes ne procède pas du mot, l'adoption divine étant posée, c'est désormais
caprice ou de la faveur. Suivant des formules de la conduite du peuple qui doit déterminer la conduite
date postérieure, mais qui répondent à la foi la plus de Dieu. A cet engagement initial se réfèrent tous les
primitive d'Israël et sont régulatrices de tout son commentaires postérieurs qui remplissent le Deuté-
développement, Jahvé, loin de faire « acception de ronome. Voir, par exemple, v, 28-33; vi, 10-25; xi,
personnes », Deut., x, 17, est un Dieu qui rend à 13-17, 26-28; xxvm, 1-65; xxix, 19-xxx, 7, 15-18.
chacun selon ses œuvres, I Reg., xxvi, 23. Ce qui veut Il ne s'agit là que de promesses collectives. Mais de

évidemment dire que ces œuvres, puisqu'il en tient la prospérité ou des épreuves qui atteignent la nation
compte, ont une valeur à ses yeux. ses membres sont évidemment appelés à ressentir le
En effet, le rapport logique des actes humains à leur contre-coup. On rencontre d'ailleurs l'affirmation du
sanction préside à là sentence qui suit la chute origi- même rapport à propos de préceptes individuels.
nelle. « Puisque tu as fait cela, dit Dieu au serpent, tu « Honore ton père et ta mère, prononce le Décalogue,

seras maudit entre tous les animaux. » Demêmepour Ex., xx, 12, cf. Deut., v, 16, afin que tes jours se
Adam « Puisque tu as écouté la voix de ta femme »
: prolongent dans le pays. » Ce qui importe, quel que
et mangé du fruit défendu, « le sol sera maudit à cause soit le cas, c'est que les œuvres de l'homme y soient
de toi ». Gen., m, 14 et 17. Un peu plus loin, s'il est données comme la cause déterminante de la direction
écrit que « Jahvé porta un regard favorable sur Abel que doit prendre la Providence de Dieu et deviennent
et sur son offrande », tandis qu'il détourna sa face des la mesure de ses effets.
oblations de Caïn, ibid., iv, 5, la suite montre bien que b) Part de la grâce divine. —
Il s'en faut néanmoins

c'est à cause des dispositions différentes des deux que cette part de l'homme, sur laquelle il fallait tout
frères. d'abord insister, soit la principale, ni moins encore la
Ainsi, plus tard, c'est parce que « la méchanceté seule.
des hommes était grande sur la terre » que Jahvé les Les théologiens protestants s'évertuent à disqua-
veut détruire tous par le fléau du déluge et, si « Noé lifier,au nom de la révélation biblique, certaine
trouva grâce aux yeux de Jahvé », c'est parce qu'il « théorie mercenaire consistant à établir une parité

était « un homme juste et intègre», en un mot parce de rapports entre la prestation humaine et la rémuné-
qu'il « marchait avec Dieu ». vi, 5, 8-9. Noé lui-même ration divine A. Grétillat, op. cit., t. iv, p. 408.
».

ne se conduit pas autrement lorsqu'il maudit Cham Conception simplifiée pour les besoins de la cause,
pour son irrévérence et bénit Sem ainsi que Japhet contre laquelle ils dressent ensuite à plaisir tout ce que
pour le respect dont ils ont fait preuve envers lui. l'Écriture enseigne du souverain domaine de Dieu
ix, 22-27. Qu'il s'agisse de récompense aussi bien que sur l'homme, de la libéralité et de la transcendance de
de châtiment, la Providence divine obéit à la même ses dons. Il n'est pas douteux que ces vérités n'appar-
loi morale qui règle les rapports des hommes entre tiennent aux couches les plus profondes de la foi juive;
eux. Dans la suite, cette corrélation continue à se mais seul l'esprit de controverse les peut mettre en
vérifier en maints épisodes significatifs. Les Sodo- opposition avec la doctrine du mérite, dont elles ne
mites sont frappés à cause de leurs crimes, xvin, 20. font, "en réalité, que préciser
les conditions.
Ruben et les autres fils de Jacob se sentent punis Une méthode objective consiste, au contraire, à
pour avoir péché contre leur frère Joseph, xlii, 21-22. constater la coexistence de ces deux courants. Ce qui
Au contraire, il n'est pas jusqu'aux sages-femmes oblige à y voir les deux aspects complémentaires
égyptiennes qui ne soient récompensées pour le bien d'une seule et même révélation. A ce titre, il est
qu'elles ont fait aux Hébreux en sauvant leurs gar- intéressant de saisir une première affirmation de la
çons. Ex., i, 20-21. grâce divine, pour incomplète qu'elle puisse être
Si grand est le prix des justes devant Dieu que la encore, dès cette période primitive, où le rôle des
considération de leurs bonnes œuvres peut retenir œuvres humaines est si fermement indiqué.
sa juste colère à l'égard des méchants. Cette loi de Pour ce qui concerne l'humanité patriarcale avant
compensation s'affirme avec un admirable relief dans Abraham, phase qu'on peut pratiquement faire
la scène touchante où Abraham marchande auprès de coïncider avec ce que la théologie postérieure devait
Jahvé le salut de Sodome. Gen., xvm, 23-32. S'il s'y désigner sous le nom de « loi de nature », il n'y a pas
fût trouvé cinquante, quarante-cinq, quarante, trente, d'indication précise sur ce point. Une suggestion
vingt ou seulement dix justes, Jahvé eût épargné la générale est pourtant déjà fournie par le récit de la
ville coupable « à cause d'eux ». Cette puissance d'in- création. Du moment que l'homme tient de Dieu
tercession appartient surtout aux grands serviteurs de toutes les puissances de son corps et de son âme,
Dieu tels que Moïse, qui en fit l'épreuve lorsque le n'est-il pas logique de rapporter, en dernière analyse,
peuple fut tombé dans l'idolâtrie au pied de la mon- à la même source tous les biens qui peuvent en décou-
tagne, Ex., xxxn, 11-14, 30-32, cf. xxxiv, 8-9, ou eut ler?
murmuré contre Jahvé dans le désert. Num., xxi, En revanche, l'idée de grâce se fait absolument
7-8. nette, dans le cadre propre à l'Ancien Testament qu'il
Telle étant, si l'on peut dire, la condition naturelle ne faut jamais perdre de vue, aussitôt que surviennent
des hommes devant Dieu, l'alliance vient leur conférer les promesses spéciales au peuple de Dieu. Toutes
un titre nouveau. Abraham, qui était déjà l'élu de sont initialement suspendues à l'élection gratuite
Jahvé, reçoit l'assurance d'un surcroît de bénédictions d'Abraham, Gen. xni, 1-3; cf. xm, 14-17; xv, 4-6;
pour lui avoir consenti le sacrifice de son fils unique. xvn, 3-10, qui est ensuite renouvelée et précisée en
« Toutes les nations de la terre seront bénies en ta pos- la personne de Jacob, ibid., xxv, 23. 'Plus tard, un
térité, parce que tu as obéi à ma voix. » Gen., xxn, 18. nouvel élément de libéralité apparaît avec la déli-
L'alliance avec Israël prend de même la forme d'un vrance du joug égyptien. Ex., xv, 13; cf. Deut., vn,
contrat bilatéral, Ex., xxiv, 3-8, dont la portée avait 7-8; vm, 14-16. D'une manière plus générale, Jahvé
été précédemment exposée en ces termes : « Voici, peut dire, pour affirmer ses libres et incontestables
581 MÉRITE, DOCTRINE DU JUDAÏSME 582

initiatives « Je fais grâce à qui je fais grâce et


: comme une libre initiative de la bonté divine. Le
miséricorde à qui je fais miséricorde. » Ex., xxxrn, mérite n'a pas à intervenir ici, et pour cause. Mais il
19. Parole que devait reprendre saint Paul, Rom., ix, n'est pas exclu pour autant d'une manière totale. Car
15, et qui suffirait à faire voir combien est profonde, Jahvé attend tout au moins les gémissements de
sous leurs indéniables différences, la continuité reli- son peuple pour lui venir en aide. Voir lud., h, 18; m,
gieuse entre les deux Testaments. 15; iv, 3; vi, 0-8; x, 10, 15-16. On ne peut demander
A cette grâce radicale, de laquelle dépendent tous autre chose à des coupables que ce geste de détresse,
les mérites de la race élue, s'ajoute le fait accidentel qui signifie déjà un commencement de conver-
de ses perpétuelles infidélités. Car, dès le Sinaï, sion; mais ils ne sont pas dispensés de ce minimum.
Israël se montre « un peuple au cou raide », Ex., N'est-ce pas laisser entendre que cette contrition, si
xxxn, 9, cf. xxxm, 3 et xxxiv, 9, qui irrite par ses imparfaite soit-elle, n'est pas dénuée de toute valeur?
révoltes le Dieu qu'il devait servir. Aussi reçoit-il Les livres historiques postérieurs se développent
cet avertissement « Ne dis pas en ton cœur
: c'est : sur un rythme sensiblement identique et autorisent
à cause de ma justice que Jahvé me fait entrer en les mêmes conclusions.
possession de ce pays. » Deut., ix, 4; cf. vm, 17. b) —
Avec les prophètes nous
Livres prophétiques.
La seule cause positive ici relevée pour expliquer rencontrons un enseignement déjà plus explicite,
l'entrée du peuple dans la terre promise relève de la dont l'avenir messianique forme l'objet central.
justice commutative, savoir la méchanceté des Cha- Il est à peine besoin de rappeler avec quels accents

nanéens; mais on voit ailleurs que la gloire de Dieu de tendresse ils s'accordent à célébrer les grâces de
lui-même y est intéressée. « Pourquoi, prie Moïse, les Dieu sur Israël, qui leur servent de point de départ
Égyptiens diraient-ils : C'est pour leur malheur qu'il tout à la fois pour lui montrer son ingratitude et
les a fait sortir? » Ex., xxxn, 12. « Considère que Dans le passé, c'est l'élection
l'exciter à la confiance.
cette nation est ton peuple. » Ex., xxxni, 13; cf. du peuple, qui résulte uniquement d'un choix béné-
Num., xiv, 13-17. A quoi se joint la fidélité qu'il doit vole, complétée par le grand miracle de l'exode.
à ses promesses et le souvenir des ancêtres « Souviens- : Os., xi, 1 ; expressément, Mal., i,
Jér., xi, 4, et, plus
toi d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, tes serviteurs, 2-3, qui retrouve chez saint Paul, Rom., ix, 13.
se
auxquels tu as dit en jurant par toi-même Je multi- : Bienveillance initiale suivie d'une protection amou-
plierai votre postérité comme les étoiles du ciel. » reuse qui suggère les comparaisons les plus délicates :

Ibid., xxxn, 13. La mention des pères, qui est un Israël est pour Jahvé comme une fiancée, Os., i, 10;
hommage à leurs mérites, ne fait que mieux souligner ii,24 =
Rom., ix, 25-26; Ez., xvi, 3-14; comme une
le démérite des fils. vigne, Is., v, 2-4, ou un troupeau, Ez., xxxiv, 6, qui
Ainsi le sentiment ému des miséricordes divines furent l'objet des soins les plus attentifs.
doit toujours tempérer, en Israël, la confiance qu'il Cette Providence qui veilla sur les origines d'Israël
peut et doit avoir en ses œuvres. Pour réels qu'ils se continue à l'égard de ses destinées présentes. Malgré
soient, ses mérites ne sont et ne peuvent jamais être ses crimes, Jahvé veut encore en laisser subsister tout
indépendants de Dieu, qui lui a donné et lui maintient au moins un « petit reste ». Is., i, 9; vi, 13; x, 20-22;
le moyen de les acquérir. Toute la vie religieuse du xxvni, 5. A
ces « réchappes d'Israël » sont promises
peuple juif se développe dans la suite sur la base de les plus larges bénédictions. Is., iv, 2-6; ix, 1-6;
cette double conviction. xiv, 1-4; er., xxm, 2-8; xxiv, 4-7. Il est bien clair,
2. Application au peuple. —
Comme toujours dans d'après toutes ces prémisses réunies, qu'Israël ne
l'Ancien Testament, c'est aux destinées collectives du saurait revendiquer aucun droit et que tous les biens
peuple que ces prémisses fondamentales de sa foi qu'il est appelé à recevoir sont, en définitive, autant
vont tout d'abord s'appliquer. de faveurs gratuites de Jahvé.
a) Livres historiques. —
Rien n'est plus connu que Néanmoins la loi générale subsiste qu'il y a un
la philosophie dans laquelle les écrivains sacrés enca- rapport constant entre la conduite de Dieu et celle
drent tour à tour les événements de leur histoire natio- de son peuple. Elle est fort bien exprimée dans le
nale. Chaque fois que le peuple devient infidèle à son discours que le prophète Azarias tient au roi Asa :
Dieu, il est invariablement puni; mais il retrouve la « Jahvé avec vous quand vous êtes avec lui...;
est
miséricorde de Jahvé aussitôt qu'il se retourne vers mais, vous l'abandonnez, il vous abandonnera. »
si
lui. D'où suit cette conclusion pratique « Vous donc :

Danscette perspective, la corrélation est absolue et fortifiez-vous et ne laissez pas vos mains s'affaiblir;
va, pour ainsi dire, de plain-pied entre la faute et le car il y aura un salaire pour vos œuvres. » II Par.,
châtiment. « Il s'éleva une autre génération qui ne xv, 2-7; cf. Is., xl, 10; Jer., xxxi, 16.
connaissait point Jahvé, ni ce qu'il avait fait en faveur Aussi bien est-ce un lieu commun, chez les prophè-
d'Israël. Les enfants d'Israël firent alors ce qui déplaît tes, que de présenter les malheurs d'Israël comme la
à Jahvé et ils servirent les Raals... La colère de Jahvé punition de ses péchés. Am., m, 1-2, 13-15; iv, 4-12;
s'enflamma contre Israël. Il les livra aux mains des Os., iv, 1-10; Is., i, 21-26; v, 18-25; Jer., v, 23-29;
pillards qui les pillèrent... Partout où ils allaient, la vn, 16-20. Réciproquement sa délivrance est subor-
main de Jahvé eux pour leur faire du mal
était sur donnée à sa conversion. D'où non seulement les
comme il Jud., h, 10-15.
l'avait dit. » appels réitérés à la pénitence que font entendre tour
Le morcellement du style hébraïque ne doit pas à tour les hommes de Dieu, par exemple, Is., i, 16-18 et
induire en erreur entre les deux phénomènes il n'y
: Joël, ii, 12-17 —
ce qui déjà permet de supposer que
a pas seulement succession, mais lien intime. « Puisque cet acte ne saurait être inutile —
mais ces engage-
cette nation, déclare Jahvé, a transgressé mon ments exprès où le retour à Jahvé est une condition
alliance..., je ne chasserai plus devant eux aucun assurée de succès. « Si cette nation sur laquelle j'ai
ennemi. » Ibid., 20. Et plus loin, m, 12 « Les enfants : parlé revient de sa méchanceté, je me repens du mal
d'Israël firent encore ce qui déplaît à Jahvé, et que j'avais pensé lui faire », ditJahvé dans .1er., xvm,
Jahvé Kglon, roi de Moab, contre Israël,
fortifia 8. Cf., m, 22; iv, 1-2; Is., lv, 7. Les païens eux-mêmes,
parce qu'ils avaient fait ce qui déplaît à Jahvé. » quand ils sont ainsi disposés, bénéficient du pardon
C'est dire que la conduite sévère de Jahvé est provo- divin, comme
en témoigne l'apostolat classique de
quée pa les fautes des Israélites et suppose un démé- Jonas à Ninive, m, 4-10. A n'en pas douter, le droit
xite de leur part. à la récompense est moins strict que le droit au châti-
Inversement la délivrance est toujours présentée ment; mais celui-là n'est pas non plus négligé
583 MÉRITE, DOCTRINE DU JUDAÏSME 584

Deux formules symétriques expriment ce double à laquelle en reste soumise la permanence. Ibid., 25.
aspect de la providence de Jahvé sur son peuple. De cette condition la réponse de Jahvé, ibid., ix,
Plus sensible à l'initiative divine, Jérémie priait en ces 3-9, fournit un commentaire explicite, qui se résu-
termes « Fais-nous revenir vers toi, ô Jahvé, et nous
: merait assez bien dans la formule populaire « donnant-
reviendrons. » Lam., v, 21. Zacharie, au contraire, donnant ».

insiste sur le rôle de l'homme, i, 3, et lui reconnaît Est-il besoin de dire que cette loi, sur laquelle les
même la priorité « Revenez à moi, dit Jahvé des
: écrivains sacrés reviennent avec tant d'insistance à
armées, et je reviendrai à vous. » Il suffit de se souvenir cause du rôle théocratique dévolu aux rois d'Israël,
que le concile de Trente devait un jour reprendre ne saurait leur être personnelle? Aussi bien qu'aux
et rapprocher, au sujet de la justification, ces deux chefs elle convient au peuple tout entier et donc aux
aphorismes complémentaires, sess. vi, c. v, Denzinger- individus qui le composent. Le même texte suggère,
Bannwart, n. 797, pour s'assurer qu'on ne fait pas en termes déjà très nets, cette généralisation indé-
fausse route en allant chercher une première esquisse finie. « Juge tes serviteurs, dit Salomon, ibid.,vm, 32;
de la doctrine du mérite dans les vues directrices, cor damne le coupable et fais retomber sa conduite
d'après lesquelles les prophètes expliquaient la con- sur sa tête; rends justice à l'innocent et traite-le selon
duite de Jahvé à l'égard d'Israël. son innocence. » Dans une sphère plus modeste, mais,
3. Application aux. individus. —
Bien que la pensée en somme, du même ordre, Noémi disait également
religieuse d'Israël se soit toujours attachée de préfé- à ses belles-filles, Ruth, i, 8 : « Que Jahvé use de
rence au sort de la collectivité, le point de vue indi- bonté envers vous, comme vous l'avez fait envers
viduel n'est pourtant pas entièrement exclu de son ceux qui sont morts et envers moi. »
horizon. Déjà la seule logique obligerait à dire que les A propos des souverains, on aperçoit donc une
destinées de la nation commandent nécessairement règle générale du gouvernement providentiel. Si les
celles de ses membres, et surtout que ses obligations hommes doivent à un don de Dieu ce qu'ils sont ici-
ne sauraient être remplies que par eux. Cette conclu- bas, il dépend de chacun d'y persévérer ou d'en déchoir
sion est tellement obvie que, chacun à sa façon, histo- par leur conduite personnelle et, de toutes façons,
riens et prophètes commencent à la tirer. leurs œuvres ne se perdent pas.
a) Livres historiques. —
En raison de leur but, les b) Livres prophétiques. — Parce qu'ils étaient essen-
livres historiques n'avaient pas à donner des leçons tiellement des prédicateurs, les prophètes devaient
de morale individuelle il leur suffisait de celles qui
: avoir plus que personne l'occasion de rappeler aux
ressortent spontanément des faits. Cependant leurs particuliers leurs devoirs en vue du royaume qu'ils
écrits les mettaient au moins en contact avec la per- avaient mission d'annoncer.
sonnalité des rois et chefs du peuple, auxquels ils Autant ils sont ardents à raviver dans le peuple la
appliquent tout naturellement la loi fondamentale foi aux espérances messianiques, autant ils sont
de la nation. fermes pour les subordonner à des conditions morales.
A la base de leur élévation, se trouve une élection La conversion du cœur et la pénitence qu'ils réclament
toute gratuite de Dieu, comme on le voit pour Saiil de la nation entière ne sauraient avoir de sens que
d'abord, I Reg.. ix, 15-20, et ensuite pour David, s'il incombe aux individus de les réaliser. C'est donc

ibid., xvi, 1-12. Cf. II Reg., vn, 8. Si, plus tard, Saiil chacun des Israélites qui doit tout à la fois, avec
est réprouvé, c'est uniquement pour ses fautes « Je : Zacharie, i, 3, éprouver l'obligation de se convertir
me repens d'avoir établi Saiil pour roi, prononce et, avec Jérémie, Lam., v, 21, prier Dieu qu'il le
Jahvé, ibid., xv, 11 car il se détourne de moi et il n'ob-
; convertisse. Par réaction contre l'abus trop réel du
serve point mes paroles. » De même sont rigoureu- sentiment de la solidarité dans le peuple, il est notoire,
sement punis les crimes de David, II Reg., xn, 14; voir Jugement, t. vm, col. 1742, que les prophètes
xxiv, 10-15; I Par., xxi, 7-14, puis de Salomon, insistent volontiers sur le sens desrespon>abilités indi-
III Reg., xi, 9, et de leurs divers successeurs. viduelles. Voir Jer., xxxi, 29 30, et surtout Ézéchiel,
Les bienfaits divins à leur endroit comportent une xvni, 4 sq., qui conclut son exhortation par ces mots,
première part de grâce, savoir la volonté d'affermir ibid., 30 : « Je vous jugerai chacun selon ses voies. »

à jamais la race de David. II Reg., vn, 12-29. Mais Cf. ix, 10; Jer., xvn, 10; xxv, 14; xxxn, 19.
on peut déjà supposer qu'à cette promesse bénévole En conséquence, le salut messianique n'est pas
la fidélité du saint roi au service de Jahvé n'est pas applicable à tous automatiquement, mais à ceux-là
étrangère. Aussi rappelle-t-il lui-même à son fils seulement qui en seront trouvés dignes. « Sion sera
Salomon que sa bonne conduite sera la condition sauvée par la droiture et ceux qui s'y convertiront
nécessaire et suffisante des bénédictions de Dieu sur seront sauvés par la justice. Mais la ruine atteindra
son règne. III Reg., h, 3-4. La même promesse est tous les rebelles et les pécheurs, et ceux qui aban-
faite à Jéroboam, ibid., xi, 38, accompagnée de sem- donnent Jahvé périront. » Isaïe, i, 27-28. C'est pour-
blables menaces en cas d'infidélité. Ibid., xm, 21-22; quoi le prophète, tout en s'adressant au peuple en
xiv, 8-10, 16. Toute l'histoire postérieure de la royauté général, y distingue diver es catégories. Il s'élève en
se déroule d'après ce schéma. justicier contre les pécheurs de tout rang pour leur
Jusqu'en cette économie que semble dominer une annoncer les châtiments implacables de Jahvé. Voir
loi de stricte rétribution, la grâce de Dieu ne cesse v, 8-9; ix, 7-10; x, 1-4; xxvm, 14-22. Aux justes, au
pourtant pas de s'affirmer. Salomon eût déjà mérité contraire, promet « la rétribution de Dieu ». xxxv,
il

par ses idolâtries le sort de Saiil si Jahvé lui épargne


: 4. Cf. xxvi, 2 4; xxx, 18.
cette complète réprobalion et se contente de lui Si le point de vue national semble dominer davan-
annoncer la division de son royaume, c'est, dit-il, « à tage dans Jérémie, c'est qu'il ne voit pas à faire
cause de David mon serviteur ». III Reg., xi, 12-13, beaucoup de différence parmi les membres du peuple.
32, 36. Providence paradoxale au regard de la justice, Tous seront châtiés, parce que tous lui paraissent
mais qui rappelle, d'une part, que la miséricorde ne coupables, vi, 10-15. « Parcourez les rues de Jérusa-
perd jamais ses droits et, de l'autre, invite ceux qui lem, fait-il dire à Jahvé, v, 1, par réminiscence évi-
en bénéficient à une salutaire humilité. dente de la prière d'Abraham pour Sodome; regardez,
Ces divers sentiments sont comme synthétisés dans informez-vous, cherchez dans les places s'il s'y trouve
la prière que Salomon adresse à Jahvé au moment de un homme, s'il y en a un qui pratique la justice, qui
la dédicace du temple. On y trouve rappelée, avec s'attache à la vérité, et je pardonne à Jérusalem. »
• l'élection de David, III Reg., vni, 15-16, la condition Cependant Jahvé distinguera entre les captifs de
585 MÉRITE, RÉSULTATS PRATIQUES DU JUDAÏSME 586
Babylone. xxiv, 1-5, comme le voyant distingue entre déterminer, dans le détail, sous forme de clauses
les figues bonnes et mauvaises d'un même panier. réglementaires, les obligations d'Israël envers son
Avec Ézéchlel, le discernement des individus s'af- Seigneur. La Loi n'a pas d'autre but. Établie sur la
firme en pleine lumière. Quoique Jahvé soit profon- ferme notion du Dieu unique et transcendant, elle
dément irrité contre tout le peuple, v, 5-17 et vn, entourait cette foi monothéiste d'un réseau d'obser-
2-4,il remarque dans Jérusalem « ceux qui soupirent vances aussi abondantes que rigoureuses. Certains
et qui gémissent à cause de toutes les abominations actes étaient commandés : circoncision, offrandes,
qui s'y commettent » ceux-là reçoivent une marque
: sacrifices et fêtes annuelles. D'autres étaient inter-
spéciale sur le front, qui leur vaudra d'être épargnés. dits, parmi lesquels, à côté de fautes morales, figu-
ix, 4-6. Ainsi, quand viendra l'heure de la délivrance, rait un certain nombre de souillures purement maté-
il se fera un triage parmi les exilés, xx, 38 :la partie rielles. Pour les unes et les autres, une procédure
fidèle retrouvera les bienfaits de l'alliance, tandis que, d'expiatioi était prévue. Le tout étant ordonné par
pour les autres, Jahvé fera « retomber leurs œuvres Jahvé lui-même et donc le moyen assuré de lui plaire.
sur leur tète ». xi, 21. Or la Loi, qui plongeait ses racines dans la plus
En somme, devant la grande grâce du salut mes- ancienne tradition religieuse d'Israël, prenait une
sianique tout comme dans le cours ordinaire de la place croissante dans sa conduite et ses sentiments à
Providence, la moralité humaine compte aux yeux mesure qu'il était moins infidèle à Jahvé. Après l'exil
de Dieu. Qu'il s'agisse du peuple ou des individus, ils surtout, quand elle eut été l'objet d'une promulgation
doivent s'attendre à la juste punition de leurs fautes solennelle en vue de renouveler l'antique alliance,
et ne peuvent escompter la possession des biens que II Esd., vni-x, elle devint une règle de plus en plus
la bonté divine leur réserve que s'ils ont soin de les respectée et obéie.
conquérir au prix de leurs efforts. Sans doute ne Il est certain que, par sa nature même, la Loi était
serait-il pas de tout point exact de dire que les rap- un code de pratiques extérieures plutôt qu'une « intro-
ports de Dieu avec les hommes se règlent suivant une duction à la vie dévote ». La tentation pouvait aisé-
loi de justice; car la miséricorde y intervient de toutes ment venir aux Israélites de s'arrêter à la lettre de ses
parts, en ce double sens que le châtiment est au-des- prescriptions et de se croire agréables à Dieu par le
sous de la culpabilité et plus encore la récompense au- seul fait de les avoir matériellement observées. Ce
dessus des bonnes œuvres. Mais il reste que Dieu est formalisme, qui s'épanouit chez les pharisiens de
essentiellement donné comme un rémunérateur et que l'Évangile, dut exister de bonne heure. Dans Isaïe,
son attitude, si l'on peut ainsi dire, est fonction de xxix, 13, Jahvé se plaint que le peuple l'honore seu-
celle qu'Israël prend à l'endroit de ses volontés. Ce lement « de la bouche et des lèvres ». Quand il s'agis-
rôle des actions humaines n'est-il pas l'affirmation pra- sait de pénitence, beaucoup se content aiant de déchi-
tique de leur valeur, c'est-à-dire, en d'autres termes, du rer leurs vêtements, alors que c'est le cœur qu'il eût
mérite qui revient à leur agent? fallu déchirer. Joël, n, 13. Et si Jahvé peut s'écrier,
Vainement opposerait-on que cette Providence Is., i, 11 « Qu'ai-je à faire de la multitude de vos
:

divine se déroule principalement dans l'ordre tem- sacrifices? », c'est évidemment que beaucoup se per-
porel. Peu importe ici l'objet ce qu'il faut retenir, c'est
:
suadaient l'avoir par là suffisamment honoré.
la loi posée à ce propos. Si l'application en est encore Aussi cette dernière période du judaïsme, où s'af-
restreinte, cette limite tient uniquement à l'insuf- fermit le règne de la Loi et qui coïncide avec le
fisance du développement religieux dans l'ancienne tarissement de l'inspiration prophétique, est-elle appe-
Loi; mais le fondement moral sur lequel elle repose lée par les historiens « la nuit du légalisme ». Voir
permet de s'attendre à ce qu'elle trouve tout autant Judaïsme, t. vm, col. 1636-1638. Les théologiens
sa place dans l'ordre plus élevé des biens spirituels, protestants y trouvent le type de l'altération la plus
dès que la phase des ombres disparaîtra devant celle grave et la plus grossière du principe religieux, celle
des réalités. qui consiste « à placer la condition de la justification
2° Résultais pratiques du judaïsme. — En attendant, dans l'œuvre extérieure issue de la force naturelle
cette économie imparfaite devait régner pendant de donnée une fois à l'homme par le créateur et réputée
longs siècles sur le peuple de Dieu. Divers indices comme^telle méritoire devant Dieu ». A. Grétillat,
permettent tout au moins d'entrevoir quelle sorte de op. cit., t. iv, p. 370.
fruits elle y produisait. Cependant on ne perdra pas de vue que le forma-
1. Littérature canonique. — Il n'est pas de docu- lisme populaire est condamné par les auteurs mêmes
ments plus précieux à cet égard que ces livres du canon qui en signalent l'existence ce qui veut dire que la
:

qui tendaient à organiser la vie religieuse d'Israël ou conscience religieuse d'Israël a toujours été prémunie
qui sont l'expression vécue de son développement. contre son invasion ou invitée à se guérir de ses
L'âme juive y apparaît avec une complexité où se atteintes. Au surplus, il est injuste de ne voir dans un
révèle l'action des divers courants qui alimentaient système que ses défauts. Saint Paul a dénoncé l'im-
sa foi. puissance religieuse de la Loi et la confiance en leur
a) Culte juif. —Dans toutes les religions, la litur- propre justice qu'elle développait chez ses fidèles.
gie est une des formes et une des sources les plus Cette polémique ne saurait passer pour une vue his-
importantes de la piété. Le cérémonial juif était torique de tout point complète, et l'abus trop réel
particulièrement riche à cet égard. Il est, par malheur, qu'un certain nombre de Juifs faisaient de la Loi ne
difficile de savoir avec exactitude quelle impression
doit pas empêcher de reconnaître que d'autres ont pu
pouvait résulter de ces rites sur les âmes, et il est pro- en faire un bon usage. Pour bien des âmes, la Loi a dû
bable a priori que chacune en prenait à la mesure de signifier la volonté de Dieu et ses pratiques éveiller des
ses dispositions spirituelles. Aussi importe-t-il de se sentiments de véritable religion. Le symbolisme des
mettre en garde contre les schématismes contradic- sacrifices était assez obvie pour donner ou traduire
toires qui apportent ici des systèmes tout faits. Tout le sens du péché et susciter le repentir qui en obtient
ce qu'on peut entreprendre avec quelque vraisem- l'efTacement. Il n'est pas jusqu'à leur répétition même,
blance, c'est d'analyser l'esprit général qui anime ce Hebr., x, 1-2, cf. vn, 27 et ix, 25, qui ne pût faire
rituel et qu'il tendait sans nul doute à communiquer. naître au cœur une impression d'insuffisance et, par
H Puisque l'alliance du peuple avec Jahvé avait pris conséquent, d'humilité. Si ces hautes leçons ne furent
le caractère d'un contrat, il était dans la logique de
pas entendues par la masse, pourquoi voudrait-on
cette idée qu'une sorte de cahier des charges vînt qu'elles soient restées inaccessibles à tous?
587 MÉRITE. RÉSULTATS PRATIQUES DU JUDAÏSME ÔS8

Ainsi, rien qu'à regarder la Loi et les observances pratique de la justice et de l'équité, voilà, dit-il,
cultuelles qu'elle impose, on pourrait déjà soup- xxi, 3, ce que Jahvé préfère aux sacrifices. »
çonner que la vie religieuse d'Israël ne fut pas aussi Plutôt soucieux de résultats que de spéculation,
exclusivement vouée au pharisaïsme qu'on se plaît l'auteur ne s'explique d'ailleurs pas sur la source
parfois à l'imaginer au profit de certaines thèses. Il dernière de la bonne conduite qu'il recommande. On
reste d'ailleurs que d'autres sources venaient compléter voit cependant que la sagesse d'où elle procède est
celle-là, et, au besoin, en suppléer le déficit. un don de Dieu, n, 6 ce qui laisse la porte ouverte
:

b) Morale juive. —
-
A côté du Lévitique, il ne faut à l'idée de la grâce. Son expérience, au demeurant, est
pas oublier, en effet, que la Loi offrait le Décalogue assez avertie pour interdire à l'homme trop de
et que les prophètes furent des moralistes intrépides, confiance dans sa propre vertu. « Qui dira, demande-
qui mirent toute leur énergie à censurer les vices du t-il, xx, 9 : J'ai purifié mon cœur, je suis net de
peuple et à ranimer en lui la conscience de ses devoirs. mon péché? » Par où l'on voit suffisamment que le
« Lavez-vous, purifiez-vous, s'écrie Jahvé; ôtez de moralisme des Proverbes, où l'effort humain est au
devant mes yeux la méchanceté de vos actions; cessez premier plan, n'est pas tellement exclusif de cette
de faire le mal, apprenez à faire le bien. » Cela fait, vue religieuse qui en fait remonter à Dieu tout le
« venez et plaidons... Si vos péchés sont comme le mérite.
cramoisi, ils deviendront blancs comme la neige. » On retrouverait aisément les mêmes directions fon-
Is., i, 16-18. Une corrélation est bien établie, à n'en damentales à travers les autres livres sapientiaux
pas douter, entre les œuvres des enfants d'Israël et Tous n'ont pas d'autre but que de prêcher le culte de
les bénédictions de Dieu; mais ce sont des œuvres la sagesse, d'exciter aux actes qu'elle inspire et d'en
d'ordre éminemment moral qui leur sont demandées. garantir la durable valeur. L'Ecclésiastique s'élève
Cette éthique, partout sous-jacente à la religion expressément contre le formalisme qui s'attache aux
juive, fait l'objet spécial des livres sapientiaux. Non pratiques purement extérieures, vn, 11 et xxxv, 1-5.
pas précisément de dresser un cata-
qu'ils s'occupent Il assure que « la charité fait à chacun sa place [devant
logue précis d'obligations pratiques, mais plutôt de Dieu] selon ses œuvres ». xvr, 15. Texte dont la Vul-
réunir des conseils et des maximes propres à diriger gate ne fait que réaliser pleinement la signification
ou stimuler l'action individuelle. Par où ils ne repré- en y introduisant le terme qui est aujourd'hui clas-
sentent que mieux l'inspiration morale du judaïsme. sique secundum merilum operum suorum. Cf. xiv, 21 ;
:

Malgré son pessimisme, qui le porte à souligner la xvi, 16-24; xxxv, 24. Et déjà l'auteur de la Sagesse
vanité de l'effort humain, et cet implacable réalisme étend ces justes rétributions de Dieu, m, 7, 10 et
qui le fait insister de préférence sur les anomalies v, 16, jusqu'à la vie éternelle. Voir Jugement, t. vin,
que révèle en apparence la marche du monde, l'Ecclé- col. 1747-1748.
siaste n'oublie pourtant pas que « Dieu jugera le juste Dans le même ordre d'idées se place le livre de
et le méchant; car il y a un temps pour toute chose Tobie, dont on peut dire qu'il n'est guère qu'une pré-
et pour toute œuvre ». m, 17. Cf. vm, 6. Aussi son dication en acte de ce que doit être la morale d'un
dernier mot est-il pour dire, xi, 16-15 « Crains Dieu
: véritable Israélite. Voir iv, 7-12: xn, 9-12. La vertu
et observe ses commandements... Car Dieu amènera de l'aumône en vue de la rémission des péchés est
toute œuvre en jugement, au sujet de tout ce qui est aussi relevée dans Daniel, iv, 24.
caché, soit bien, soit mal. » L'intérêt de ces divers livres n'est d'ailleurs pas
Dans les Proverbes, le principe de la justice divine tant dans le fait qu'ils proclament la nécessité des
s'affirme de la manière la plus ferme « Les yeux de
: œuvres et leur valeur au regard de notre destinée que
Jahvé sont en tout lieu, observant les méchants et dans leur insistance à les recommander. Us traduisent
les bons. » xv, 3. Cf. xxiv, 12 « Ne rendra-t-il pas une pédagogie où la morale tient le rang principal.

:

à chacun selon ses œuvres? » Cette Providence justi- Dans la mesure où ces directions furent efficaces et
cière s'applique aux collectivités : « La justice élève il n'est pas douteux qu'elles ne l'aient été beau-
une nation, mais le péché est la honte des peuples. » coup — l'importance du mérite individuel établi sur
xiv, 34. Cf. xvi, 12. Plus encore s'exerce-t-elle sur les la pratique assidue des bonnes œuvres cessait d'être
individus. « La crainte de Jahvé augmente les jours, une doctrine abstraite pour devenir une réalité psy-
mais les années des méchants sont abrégées. » En chologique et une source d'action.
effet, « la voie de Jahvé est un rempart pour l'inté- c) Piété juive. — Ce que les autres livres laissent
grité, mais elle est une ruine pour ceux qui font le deviner des sentiments dans lesquels devait se mou-
mal ». x, 27, 29. — Sur la base de cette théodicée une voir la religion des Israélites pieux, les Psaumes le
morale s'élève, où la moralité des œuvres humaines décrivent au grand jour. Le psautier est le témoignage
s'achève et se fixe en de justes rétributions. « L'homme par excellence de la piété juive, en ce double sens qu'il
bon fait du bien à son âme, mais l'homme cruel trouble exprime sur le vif les dispositions les plus intimes de
sa propre chair. Le méchant fait un gain trompeur, ses auteurs, et qu'il en développa de semblables dans
mais celui qui sème la justice a un salaire véritable. l'âme des générations subséquentes qui en nourrirent
Ainsi la justice conduit à la vie, mais celui qui pour- leur dévotion.
suit le mal trouve la mort. Ceux qui ont le cœur On y retrouve le principe fondamental que Dieu
pervers sont en abomination devant Jahvé, mais ceux « rend à chacun selon ses œuvres ». Ps., lxi, 13. C'est

dont la voie est intègre lui sont agréables. Certes le pourquoi le Psalmiste attend de lui comme un « salaire >
méchant ne restera pas impuni, mais la race des justes le châtiment des pécheurs. Ps., xxvn, 4-5; cxxxvi, 8;
sera sauvée. » xi, 17-21. Cf. m, 33; xii, 2-3; xin, vu, 12, 17. Il n'espère pas d'un moins ferme espoir la
16, 21. Il est vrai que ces rétributions divines s'exer- protection et, au besoin, la revanche des opprimés.
cent encore « sur la terre », xi, 31 mais ce qu'il faut
; Ps., in, 6-7; v, 12-13; ix, 8-11; x, 14.
ici retenir, c'est que les œuvres de l'homme en sont Plus intéressante pour la psychologie religieuse du
le principe et la mesure. — C'est pourquoi l'auteur judaïsme est l'application que le psalmiste se fait à
invite chaleureusement à mener une vie conforme à la lui-même de ces prémisses dogmatiques. Beaucoup de
sagesse, iv, 4-19. L'âme docile à ses leçons sera comme psaumes roulent sur le thème du juste persécuté qui
la femme forte sur le portrait de laquelle se termine sollicite sa délivrance. On y voit que sa confiance
son recueil « Aux portes ses œuvres la louent. » xxxi,
: repose assurément sur la puissance et la miséricorde
31. Et le sage entend que ces « œuvres » morales l'em- de Jahvé, mais aussi que, pour en obtenir le bienfait,
portent sur toutes les observances rituelles «
: La il ne craint pas, à l'occasion, de faire état, et presque
589 MÉRITE, RÉSULTATS PRATIQUES DU JUDAÏSME >ï)0

étalage, de ses bonnes actions. — C'est ainsi qu'on 15. Jérémie confesse également les péchés du peuple,
peut lire dans Ps., vn, 4-5, 9 : xiv, 7, et trouve des accents qui font déjà penser à
ceux de saint Paul pour dire, ix, 23-24 « Que
Jahvé, mon Dieul Si j'ai fait cela. le :

S'il \ al'iniquité dans mes mains,


<lo sage ne se glorifie pas de sa sagesse..; mais que celui
Si j'ai rendu le mal à colin rpii tfrut paisible envers mou qui veut se glorifier se glorifie d'avoir de l'intelligence
Si j'ai dépouillé celui qui m'opprimait sans cause. et de me connaître, de savoir que je suis Jahvé. »
Que l'ennemi me poursuive et m'atteigne... « Ce n'est pas à cause de notre justice que nous te pré-
Rends-moi justice, o Jahvé,
sentons nos supplications, dit à Dieu Daniel, ix, 18;
Selon mon droit et selon mon innocence.
c'est à cause de tes grandes compassions. » Les dures
Et encore, Ps., xvn, 21-22 :
leçons de l'exil inspirent à Esdras de semblables sen-
Jahvé m'a traité selon nia droiture. timents, I Esdr., ix, 6-15, ainsi qu'aux autres rapa-
Il m'a rendu selon la pureté de mes mains. triés. II Esdr., ix, 6-37.
Car j'ai observé les voies de Jahvé. On voit que l'âme juive n'était pas à ce point absor-
lit je n'ai point été coupable envers mon Dieu. bée par la recherche et la contemplation de ses mérites
Voir de mêmexxv, dont la dernière partie,
Ps., personnels qu'elle n'en sentît déjà l'insuffisance. La
6-12, est passée dans l'offertoire de la messe romaine : préoccupation des bonnes œuvres et la juste estima-
Lavabo inter innocentes manus meas, et Ps., cxxxvm, tion de leur prix allaient de pair chez elle avec la
21-24. perception, au moins confuse et sporadique, de ce
Prises au pied de la lettre, ces formules ne sem- qu'elle devait à la grâce de Dieu. Des principes géné-
blent-elles pas rendre un son presque pharisaïque? On raux que fournissait la révélation judaïque chacun
peut en juger aisément par l'embarras qu'éprouvent tirait des applications proportionnées à son niveau
les commentateurs du psaume Lavabo pour l'accorder spirituel. Mais, au total, ici comme ailleurs, l'Évan-
avec l'esprit de l'ascétisme chrétien. Il suffit d'obser- gile aurait moins à détruire qu'à perfectionner.
ver ici que les plus appuyées ne présentent jamais 2. Littérature rabbinique. — S'il fallait un conflr-
le secours divin comme un droit. En faisant la part matur aux conclusions qu'autorisent ces données de
qui convient à l'emphase d'un style poétique, où les l'Écriture, on le trouverait dans la théologie que les
traits sont çà et là quelque peu forcés, il reste que écoles rabbiniques allaient plus tard en tirer. Il est
ces textes traduisent un des mouvements les plus vrai que cette littérature est chronologiquement pos-
naturels de l'âme juive, de toute âme religieuse : térieure à l'essor du christianisme; mais on ne sau-
savoir le bon témoignage qu'une conscience pure est rait douter qu'elle ne se réfère à des traditions plus
en droit de se rendre à elle-même devant Dieu et le anciennes. Or, à défaut d'une systématisation propre-
motif d'espérance qu'elle peut y puiser. ment dite, on y rencontre d'assez nombreux aperçus
A ce sentiment d'autres viennent d'ailleurs faire où la doctrine du mérite est déjà touchée sous ses
contrepoids. Le psalmiste est si éloigné de compter principaux aspects. Voir F. Weber, Jùdische Théologie,
uniquement sur ses propres mérites qu'il chante avec p. 277-306, et, ici même, Judaïsme, t. vin, col. 1627-
amour sa reconnaissance pour l'inépuisable bonté 1628.
divine, Ps., en, 1-14, qu'il se confie en Jahvé surtout a) Rôle de la grâce. —
Bien qu'elle n'y soit pas la T

à cause de son nom, Ps., xxx, 4, et reconnaît à maintes plus apparente ni la plus développée, la part de Dieu
reprises sa propre indignité. « Ne te souviens pas des n'y est pas entièrement méconnue.
fautes de ma jeunesse, ni de mes transgressions; Elle est une conclusion de la souveraine indépen-
souviens-toi de moi selon ta miséricorde. » Ps., xxiv, dance du Créateur à l'égard de son œuvre. « Dieu dit
7. Voir de même Ps., cxlii, 2 « N'entre pas en juge-
: à Moïse Je ne dois rien à la créature; tout ce que
:

ment avec ton serviteur; car aucun vivant n'est juste l'homme fait est (le résultat d'un) commandement.
devant toi »; Ps., xxxi, 2 « Heureux celui à qui sa
: C'est donc par grâce que je lui donne. Non que je
transgression est remise et son péché pardonné »; doive quelque chose à n'importe quelle créature;
Ps., cxxix, 3 « Si tu gardais le souvenir des ini-
: c'est par grâce, que je leur donne, car il est écrit,
quités, ô Jahvé mon Seigneur, qui pourrait subsis- Ex., xxxm, 19 A qui je suis favorable, à celui-là je
:

ter? » A côté de ces textes épisodiques, mais d'autant suis favorable et de qui j'ai pitié, de celui-là j'ai pitié. »
plus significatifs, est-il besoin de rappeler cette hymne Tanchuma, Eth., 3. Cf. Schemoth rabba, c. 45, où il est
au repentir qu'est le psaume Miserere? L'ensemble du question d'un trésor d'où Dieu tire par pure grâce
peuple doit d'ailleurs s'inspirer des mêmes sentiments ce qu'il donne à ceux qui bénéficient de sa miséricorde.
que les individus. Ps., lxxvui, 8-11. Les plus grands et les plus saints des patriarches
En définitive, le psautier traduit tour à tour et sont eux-mêmes soumis à cette loi. A propos de Gen.,
avec une égale énergie la confiance que l'homme de xxiv, 12, on lit dans Beresch. rabba, c. 60 « Tous ont :

bien est autorisé à mettre en ses bonnes œuvres besoin de la grâce, même Abraham à cause duquel...
devant la justice de Dieu, et l'humilité dont il ne peut la grâce se meut à travers le monde. Lui aussi, il avait
se défendre au souvenir de ses péchés. L'une ou l'autre besoin de la grâce. »
de ces impressions domine suivant les circonstances; Il est vrai, selon la remarque de F. Weber, op. cit.,
mais l'une et l'autre y coexistent sans se contrarier p. 304, que « de telles affirmations voisinent immédia-
ni se détruire. Par où l'on peut voir que l'attitude tement avec la doctrine du salaire et qu'on n'en tire
complexe du croyant juif n'était pas, à tout prendre, pas les conséquences [qu'elles comporteraient]. Dieu a
tellement différente de celle qui est la nôtre encore plutôt, dans l'ensemble, ainsi réglé les choses que ses
aujourd'hui. grâces dépendent des actions antérieures de l'homme.
Ce même dualisme se constate en d'autres passages, La voie ordinaire du salut est que chacun s'en rende
qu'on peut assimiler aux Psaumes pour leur carac- digne par sa conduite la grâce est la voie extraor-
:

tère de témoignages psychologiques. L'apologie de sa dinaire. » Ainsi en est-il également pour le peuple. « Si
propre innocence se retrouve sur les lèvres de David, vous n'avez aucune justice, je vous rachèterai à cause
II Reg., xxn, 21-17, de Jérémie, xv, 15-18, et, à plus de moi-même », prononce Jahvé, dans Scliemoth rabba,
forte raison, de Job. Voir vi, 30; xm, 23; xxm, 3-5; c. 30. Cf. Kuth rabba, i, 6 « Si Israël en est digne,
:

xxxi, 1-35; cf. xxxm, 8-9. Néanmoins les contradic- Dieu procède à son salut; mais, même s'il n'en est
teurs du patriarche ne sont pas les seuls à rappeler que pas digne, Dieu le sauve à cause de son grand nom. »
tout homme doit se sentir pécheur, iv, 17; xi, 4-6 : Pour imparfaite qu'en soit la notion et réduite
lui-même a des mots de profonde humilité, ix, 2-3, l'importance, il n'en reste pas moins significatif que,
591 MÉRITE, RÉSULTATS PRATIQUES DU JUDAÏSME 592

même dans la conception rabbinique, la grâce divine l'homme suivant la stricte procédure du doit et de
ait sa part. l'avoir, un certain soupçon se fait jour qu'à la base de
b) Rôle du mérite individuel. —
Il n'est pas douteux tous nos mérites il faut présupposer un libre engage-
cependant que la prépondérance ne soit ici franche- ment divin.
ment accordée au mérite de l'homme c) Rôle de la solidarité et réversibilité des mérites. —
A chaque précepte divin correspond une rémunéra- On n'aurait pas une idée complète du judaïsme rab-
tion déterminée; pour chaque bonne action Dieu a binique si l'on n'ajoutait que la notion de solidarité,
un trésor spécial. Schemtth rabba, c. 45. C'est pour- déjà constatée dans les plus anciennes couches de la
quoi la Thora contient plusieurs prescriptions, pour Bible, voir plus haut, col. 579, y avait pris un déve-
qu'Israël puisse multiplier ses droits à la récompense. loppement considérable, en vue de remplacer ou de
Maccoth, 23 b. Si le salaire de chaque commandement majorer, suivant les cas, les mérites individuels. Voir
n'est pas connu, c'est pour que l'homme ne se jette F. Weber, op. cit., p. 292-302.
pas sur ceux qui en comportent un plus élevé. Deba- Cette idée s'applique d'abord et surtout aux mérites
rim rabba, c. 6. Ce qui d'ailleurs entraîne comme des anciens Pères. Jean-Baptiste devait gourmander,
conséquence, jiote très justement F. Weber, op. cit., Matth., m, 9, ces Juifs qui se fiaient, pour échapper
p. 302, que « la pensée de la récompense ne soit pas à la colère divine, sur ce qu'ils étaient des fils
l'unique règle de la conduite humaine ». En tout cas, d'Abraham. Cette conviction populaire reflétait exac-
ibid., p. 303, « l'accomplissement du devoir a le carac- tement la doctrine des écoles. « De même que le sar-
tère d'un don fait à Dieu et la récompense est une ment est soutenu par le roseau, ainsi l'est Israël par
rétribution de Dieu ». le mérite de la Thora, qui fut écrite au moyen d'un
Toutes les œuvres de la Loi donnent lieu à un roseau. Et de même que le sarment s'appuie sur un
mérite, mais dans la mesure des charges qu'elles tuteur de bois sec, tandis que lui-même est verdoyant,
imposent. Les plus faciles auront une récompense : ainsi Israël s'appuie sur le mérite de ses pères, bien
a fortiori celles qui réclament des sacrifices ou font qu'ils soient morts. » Wajjikra rabba, c. 36. Aussi la
courir des dangers. Tanchuma, Bo 11. De toutes la communauté peut-elle s'appliquer la parole de l'Écri-
plus importante est l'observation du sabbat elle : ture, Cant., i, 5 Nigra sum sed formosa. « Je suis
:

remplace la dîme pour les Juifs de la Diaspora. « Si noire, par mes propres œuvres, mais belle
dit-elle,
quelqu'un consacre quelque chose au sabbat, le sab- par l'œuvre de mes pères. » Schemoth rabba, c. 23.
bat ne manquera pas de le lui payer. » Schabboth, Par ces « pères » il faut entendre éminemment
119 a. L'aumône a une valeur toute particulière, Abraham, Isaac et Jacob. Élie ne fut exaucé sur le
parce qu'elle est une œuvre surérogatoire. Voir sur Carmel que lorsqu'il eut rappelé leurs noms. Schemoth
ce dernier point W. Bousset, Die Religion des Juden- rabba, c. 44. Mais il faut également y ajo iter tous les
tums, p. 395. justes qui les ont suivis, depuis Moïse et David jus-
Le mérite s'applique d'abord à la destinée indivi- qu'aux rabbins les plus récents que leur renom de sain-
duelle. A celui qui les accomplit avec fidélité les teté avait rendus particulièrement vénérables. Wajji-
bonnes œuvres assurent, bien entendu, les bénédic- kra rabba, c. 2. Tous ces mérites réunis forment un
tions de la vie présente, mais aussi de la vie future. capital qui est pour Israël comme un bien de famille;
La théologie rabbinique distingue entre le capital et c'est pourquoi les Juifs sont instamment mis en
les revenus « Celui-là est réservé pour le monde à
: garde contre les alliances avec les races étrangères
venir, tandis que de ceux-ci on profite dès mainte- qui leur en feraient perdre le profit.
nant. » F. Weber, op. cit., p. 305. Et il est bien évi- A ce commun trésor chacun, du reste, est invité à
dent que de ces deux formes de rétribution la pre- joindre sa part de mérites supplémentaires. « Si
mière est la plus importante. « Ici-bas celui qui observe quelqu'un veut recevoir une récompense pour ses
les commandements ne sait pas quel salaire lui sera moindres bonnes actions, son mal ne lui sera pas
donné de ce chef. Dans l'autre monde, quand il verra pardonné. C'est un criminel qui ne laisse rien à ses
ce salaire, il en sera étonné; car le monde entier ne le enfants... Si les premiers pères avaient reçu leur salaire
peut comprendre. » Schemoth rabba, c. 30. en ce monde..., d'où viendrait le mérite dont béné-
Mais là ne se borne pas le rôle du mérite Dieu en : ficient maintenant leurs héritiers? » Schemoth rabba,
a fait un des ressorts de sa Providence, de telle façon c. 44.
que ses actes les plus solennels dans l'histoire du salut De
ces tendances diverses, toujours complexes,
ont pour condition les bonnes œuvres des saints. « Une souvent confuses, on conçoit que pussent résulter les
chose en entraîne une autre; c'est ainsi que la conduite étatsd'âme les plus différents. Le Nouveau Testa-
de Dieu se règle d'après celle de l'homme. » Bammidbar ment nous porte à considérer surtout, dans le ju-
rabba, c. 14. « Abraham avait une telle dignité devant daïsme, ses abus ou ses défaillances. D'instinct on
Dieu que c'est en vue de lui qu'il créa le monde. » pense tout d'abord au pharisien classique, dont
Pesikta, 200 b. Mais le mérite de Noé soulève des l'Évangile a tracé le portrait, Luc, xvm, 11-13, cf.
contestations d'aucuns tiennent qu'il fut assez grand
: Matth., xxni, 23-28, et dont tout l'horizon se borne
pour sauver le monde au moment du déluge, tandis au formalisme des pratiques extérieures. Saint Paul a
que d'autres le trouvent insuffisant pour cela. popularisé le type du juif dévot, fier de sa race et de
Beresch. rabba, c. 29-30. Ainsi les événements de sa fidélité à la Loi, qui attend de Dieu le salaire de ses
l'Exode ont leur cause, au moins partielle, dans œuvres. Rom., n, 17; iv, 4. Il serait injuste cependant
l'attachement dont témoignait le peuple pour la loi de ne regarder qu'à ces produits inférieurs d'un
de Jahvé. De même en sera-t-il pour la suprême judaïsme rétréci ou dévié. On n'oubliera pas que le
rédemption qui l'attend à L'avenir. Voir F. Weber, Christ a aussi rencontré sur son chemin de ces « bons
p. 3J7-312. Israélites » dans lesquels il n'y avait pas d'artifice,
Un fait cependant procède de la pure libéralité Joa., i, 47 de ces docteurs qui savaient ramener toute
;

divine, tout comme la pluie et les astres du ciel c'est : la Loi au double commandement qui prescrit l'amour
le don de la Thora. Schemoth rabba, c. 41. Jusque-là de Dieu par-dessus toutes choses et du prochain
c'est la grâce qui régnait et Israël n'avait encore aucun comme soi-même, Marc, xn, 28-34; de ces âmes
mérite; c'est depuis lors seulement que sa conduite droites et saines, comme celle du jeune homme riche,
détermine celle de Dieu à son endroit, Bammidbar Matth., xix, 16-22, qui n'avaient plus qu'à s'élever au
rabba, c. 12. Ce qui veut dire que, jusqu'en cette suprême renoncement que comporte l'Évangile. Si
rhéologie mercantile, où tout se règle entre Dieu et trop de branches stériles déparent le vieux tronc
i93 MÉRITE, ENSEIGNEMENT DE JÉSUS : PRINCIPE DU SALUT 594

d'Israël, cf. Luc, xm, 6-9 et Matth., m, 10, pourquoi donc plus important que de voir dans quelles condi-
ne pas tenir compte de ces fleurs délicates qu'il suffit tions se présente cette première et fondamentale
au maître de voir, Marc, x, 21, pour les aimer? Aux manifestation du plan providentiel.
côtés mêmes du pharisien orgueilleux et superficiel, 1. Don initial de Dieu. —
Or c'est à Dieu qu'appar-
n'est-ce pas l'ancienne Loi qui fournit à Jésus le tient incontestablement l'initiative.
ici

type du publicain pénitent? « Dieu a tellement aimé le monde, lit-on, Joa., m,

Malgré tout, l'Ancien Testament ne représente 16, qu'il a donné son Fils unique. » « Non que nous
qu'une forme encore imparfaite de la révélation. Son ayons aimé Dieu, commente l'Apôtre, I Joa., iv, 10 :

rôle fut surtout d'accentuer l'aspect éthique des rela- c'est lui qui nous a aimés et nous a envoyé son Fils. »
tions de l'homme avec Dieu. De ce chef, bien que Cf. ibid., 14. Pour saint Paul également, c'est « Dieu
l'idée de grâce n'en s >it pas complètement absente, qui envoie son Fils dans la ressemblance d'une chair
la première place y est accordée à la notion des œuvres de péché ». Rom., m, 3. Ce mystère est un de ceux
et du mérite qui en est la conséquence. C'était là une qui relèvent uniquement de son bon plaisir et ne
vérité de valeur éternelle, et qui devait survivre, parce saurait avoir d'autre fin que « la louange de la gloire
que liée à la notion même de l'ordre moral. Mais il y de la grâce dont il nous a gratifiés en son bien-aimé ».
avait lieu de mettre plus nettement à la base des d s- Eph., i, 6.
tinées individuelles, cette élection et cette miséricorde Sans présenter d'affirmations aussi dogmatiques,
divines qu'Israël n'appliquait guère qu'au sort de la les Synoptiques, à n'en pas douter, suggèrent sous
collectivité. Il fallait surtout détacher les âmes des forme concrète la même impression. Déjà pour les
espérances terrestres pour tourner leurs aspirations Juifs fidèles dont l'Évangile de l'enfance rapporte les
et leurs efforts vers les biens de l'au-delà. sentiments, l'avènement du Messie, dont ils ont la
Cette spiritualisation de la foi et de la vie religieuses joie de saluer l'aurore, est un acte de la seule miséri-
sera l'œuvre du Nouveau Testament. Mais, dans la corde divine. LuC, i, 54, 68, 72, 78. Jésus, lui aussi,
poursuite de ces fins supérieures offertes à l'activité se donne comme un « envoyé », et sa mission vient au
humaine par la révélation évangélique, les lois fonda- terme de toutes les avances que Dieu n'a cessé jus-
mentales qu'avait posées l'Ancien Testament, sur la que-là de faire à son peuple. Matth., xxi, 33-39; xxm,
nécessité, la valeur et la récompense de nos bonnes 34-37. En lui, c'est le Père qui révèle sa personne et ses
œuvres, garderont leur place et développeront leur éternels secrets. Ibid., xi, 27; xni, 16-17.
jeu. Non moins que l'origine de son message, le milieu
II. Enseignement de Jésus. — Par opposition auquel Jésus l'adresse de préférence en fait ressortir
aux ténèbres du judaïsme, l'Évangile, d'après la le caractère de miséricordieuse bonté. Dès le début
dogmatique protestante, serait l'avènement de la de son ministère, à la synagogue de Nazareth, il s'ap-
pleine et définitive lumière. Tandis que là dominait plique les paroles prophétiques par lesquelles Isaïe,
la Loi et le culte servile de ses préceptes à fins inté- lxi, 1-2, décrivait l'époque messianique comme une
ressées, ici rayonnerait dans toute sa pureté l'affir- année jubilaire, qui serait marquée par l'évangélisa-
mation de la grâce, et d'une grâce tellement souve- tion des pauvres gens, la guérison des âmes meurtries,
raine que l'homme n'aurait plus qu'à se l'approprier la délivrance des captifs, le soulagement des oppri-
avec amour. més. Luc, iv, 17-21. Plus tard, il réserve son minis-
Au lieu de ce contraste absolu, les faits révèlent une tère aux « brebis perdues de la maison d'Israël ».
véritable continuité. Il n'est pas douteux que l'Évan- Matth., xv, 24; cf. x, 6. Car ce sont les malades et
gile ne mette au premier plan les libres initiatives de non pas les bien portants qui ont besoin du médecin.
Dieu et, par suite, ne réagisse d'autant contre les Ibid., ix, 12. —
Qu'il s'agisse de l'ensemble de l'huma-
prétentions du pharisaïsme en tout ce qui concerne nité ou de ses destinataires immédiats, l'Évangile se
le salut. Mais l'œuvre divine appelle ici encore l'œuvre présente comme un bienfait divin d'où le mérite de
humaine, bien loin de s'affirmer à son détriment. De l'homme est absolument exclu.
même que le judaïsme a tout au moins entrevu que Conditions individuelles d'application.
2. —
De même
Dieu est pour nous l'auteur de tous nos biens et que la répartition individuelle de cette première grâce
l'âme religieuse doit se sentir par rapport à lui dans semble tout d'abord porter le caractère exclusif d'un
un état de perpétuelle dépendance, le Christ, en don- don gratuit.
nant à cette vérité son plein relief, ne manque pas Ce n'est pas à tous indistinctement, mais à un petit
de la compléter en ajoutant tout ce que ces faveurs nombre de privilégiés, qu'il est « donné de connaître
divines imposent d'obligations, tout ce qu'elles font les mystères du royaume ». Matth., xni, 11. Non seu-
naître d'espérances. Et c'est ainsi qu'aux diverses lement il y faut une révélation d'en haut, ibid.,
phases de ce qui est éminemment une économie de xvi, 17, mais la distribution de cette lumière divine
grâce, on peut voir la considération de l'homme obéit à des lois qui renversent l'échelle commune des
intervenir. valeurs. Elle est refusée aux sages et aux prudents
1» Principe du salut : Don de l'Évangile. — II est de ce monde pour être accordée aux tout petits.
notoire que la foi messianique se résumait, pour les Matth., xi, 25. Les « fils du royaume » s'en voient
juifs pieux, dans l'attente du salut, quelle que pût frustrés, tandis que des étrangers en profitent. Ibid.,
être d'ailleurs la diversité de leurs conceptions à cet vm, 12; cf. Luc, iv, 25-27. « Les publicains et les
égard, et que cette aspiration se nuançait d'une parti- prostituées vous précéderont dans le royaume »,
culière impatience à mesure qu'approchait la « pléni- déclare Jésus aux pharisiens. Matth., xxi, 31. Pro-
tude des temps ». gramme en apparence déconcertant, qui ne s'applique
A cet élan des âmes fidèles l'Évangile fut la réponse. pas seulement dans la parabole des « deux hommes qui
Dès sa naissance, Jésus avait été salué comme « sau- montent au temple pour la prière », Luc, xvm, 8-14,
veur ».Luc, ii, 11 et 30. Cette même conviction inspire mais dont les exemples de Zachée le publicain, ibid.,
ensuite tout son ministère public et fonde la foi des xix, 5-9, et de la pécheresse, ibid., vu, 37-49, tendent à
premiers croyants. Saint Pierre prêchait devant le faire une vivante réalité. Cf. Joa., iv, 16-29. Suivant
sanhédrin a II n'est pas sous le ciel d'autre nom (que
: l'aphorisme proverbial retenu par Joa., m, 8, « l'es-
celui de Jésus) qui soit donné aux hommes pour être prit souffle où il veut »'.

sauvés », Act., iv, 12, et saint Paul devait bientôt Il s'en faut néanmoins que la gratuité des voies
écrire de l'Évangile, Rom., i, 16, qu'il est « une vertu divines soit synonyme d'arbitraire. Car l'appel des
de Dieu pour le salut de quiconque croit ». Rien n'est publicains et des courtisanes est évidemment subor-
595 MÉRITE, ENSEIGNEMENT DE JÉSUS : TERME DU SALUT 59G

donné à leur conversion. Le publicain de la para- 2°Terme du salut : Don du royaume. Bien loin —
bole fait au moins un acte d'humilité, Luc, xvni, 13; d'êtreune fin en soi, l'Évangile n'est qu'un moyen
celui de l'histoire répare largement ses injustices et en vue du royaume. Il n'est donc pas étonnant que le
donne aux pauvres la moitié de ses biens, ibid., xix, même dualisme préside à ces moments solidaires du
8, et, si la courtisane reçoit son pardon, c'est « parce salut.
çu'elle a beaucoup aimé ». Ibid., vu, 47. De même la 1. Gratuité du royaume. — En effet, le royaume est
réprobation des « fils du royaume » a pour cause leur tout d'abord présenté comme le suprême don de Dieu.
infidélité, cf. Matth., xxn, 8, dont la repentance des « Réjouissez-vous, petit troupeau, parce qu'il a plu à

autres a précisément pour but de faire ressortir l'ano- votre Père de vous donner le royaume. » Luc, xn, 32.
malie. Tout ce que l'Évangile veut marquer ici par Et quand Jésus parle de ce royaume que le Père des-
ce contraste, c'est que les dispositions réelles des tine à ses élus « depuis le commencement du monde »,
âmes ne sont pas toujours conformes à ce que leur Matth., xxv, 34, ou encore de ce livre sur lequel les
tenue extérieure semblerait de prime abord devoir siens doivent se réjouir que leurs noms soient écrits,
faire supposer. Luc, x, 20, on entrevoit un mystère de prédestina-
Pour tous, en effet, une condition est indispen- tion qui relève de la seule bonté divine. La prière
sable, savoir la pénitence. Après Jean-Baptiste, sacerdotale de Jésus, dans Joa., xvn, 6, 14-16, 24,
Matth., m, 2, Jésus ouvre par là sa prédication Ibid. cf. xv, 16, développe explicitement la même idée.
iv, 17. Les reproches qu'il adresse aux villes infidèles Cette élection est un acte souverainement libre et
des bords du lac, ibid., xi, 20, la leçon menaçante gratuit de la part de Dieu. On le devine à travers
qu'il tire du figuier stérile, Luc, xrn, 3-9, indiquent l'histoire de l'enfant prodigue, puisque le cadet cou-
suffisamment que cet acte est à la portée de chacun. pable et dissipateur est, en fin de compte, aussi bien
Voilà pourquoi l'attitude des hommes à l'égard de traité, sinon mieux, que son aîné resté fidèle. Luc,
l'Évangile commande celle de Dieu à leur endroit : xv, 22-32. Mais ce caractère s'affirme surtout dans la
la pénitence des Ninivites jugera l'incrédulité de la parabole des ouvriers de la vigne. Matth., xx, 1-15.
génération présente. Matth., xn, 41'. Quelle que soit l'heure où ils ont commencé leur tra-
Il n'est pas jusqu'aux décrets les plus généraux vail, le père de famille leur alloue à tous également un
de la Providence divine qui ne tiennent compte des denier et, contre le journalier qui murmure au nom
œuvres humaines : si le royaume est enlevé aux de l'équité naturelle, il réclame le privilège de se
Juifs pour être transféré aux païens, ibid., xxi, 43, montrer bon. D'où cette conclusion paradoxale, qui
c'est que ces derniers sont « une race qui en fait les résume la morale de l'apologue « Ainsi les derniers
:

fruits ». Qu'il s'agisse là de « fruits » présentement seront les premiers et les premiers les derniers. » Ibid.,
constatés ou seulement augurés pour l'avenir, l'idée est 16; cf. xix, 30. On ne saurait marquer avec plus de
toujours la même, savoir que les dons de Dieu sont force que le don du royaume n'est pas soumis aux
étroitement conditionnés par les œuvres de l'homme. règles de la justice distributive.
Autre eût été le sort des Juifs, s'ils avaient marché « La parabole du maître qui a loué des ouvriers pour

suivant « le peu de lumière », Joa., xn, 35, cf. ix, sa vigne, écrit P. Batiffol, L'enseignement de Jésus,
4, qui était encore en eux. Paris, 1905, p. 166, et qui les récompense en donnant
Ces œuvres elles-mêmes dépendent pour une large autant aux derniers venus qu'à ceux de la première
part de notre bonne volonté. Si personne ne vient au heure, est une parabole que l'évangéliste applique
Christ que par un « don du Père », Joa., vi, 44 et 65, au royaume des cieux, et qui témoigne que Dieu
chacun n'en a pas moins le devoir et le moyen de se revendique le droit de faire de son bien ce qu'il veut.
porter vers lui. De même que la semence tombe sur On. a dit avec raison que l'antinomie de la grâce
tout le champ, la parole de Dieu s'adresse à toutes divine et de la liberté humaine, que saint Paul mettra
les âmes dont quelques-unes la font fructifier tandis en pleine lumière, est impliquée dans l'évangile du
que la plupart la laissent perdre, Matth., xrn, 18-23, royaume ». Et l'on voit que c'est dans la prépondé-
sans qu'il y ait à cette inégalité d'autre cause que la rance de la grâce qu'en est ici cherchée la solution.
différence de leurs dispositions. « Que celui-là entende 2. Rapport du royaume aux actes humains. — Au
qui a des oreilles pour entendre », ibid., 9 et 43 cette
: risque de dérouter notre besoin de systématisation, il
formule d'allure énigmatique semble faite pour mar- se rencontre que le même Évangile donne à la contre-
quer ce qui revient à l'homme jusque dans le mys- partie un non moindre relief, en faisant du royaume
tère des appels divins. la suite et la récompense de nos bonnes œuvres.
Il y a plus, et l'on peut entrevoir qu'il existe un Cette logique apparaît avec une particulière abon-
certain rapport entre l'acceptation de l'Évangile et dance dans le sermon sur la montagne. Matth., v,
la vie antérieure. Si tant d'hommes préfèrent les 3-12. Toutes les béatitudes y sont conçues de telle
ténèbres à la lumière, c'est parce que « leurs œuvres sorte que les pauvres et les affligés, les purs, les misé-
sent mauvaises ». Au contraire, celui qui « fait la ricordieux et les doux y sont proclamés « bienheu-
vérité », c'est-à-dire dont « les œuvres sont faites en reux » en raison du bonheur céleste qui les attend
Dieu », vient à la lumière, Joa., in, 19-21; cf. vn, 17. et que ce bonheur leur est réservé précisément parce
C'est ainsi que le scribe qui met au-dessus de tous les qu'ils ont été affligés et pauvres, doux, purs et misé-
holocaustes l'amour de Dieu et du prochain s'entend ricordieux.
dire par le Maître, évidemment comme récompense : k Or ce qui est ici affirmé surtout des épreuves l'est
« Tu n'es pas loin du royaume de Dieu. » Marc, xn, ailleurs tout autant des œuvres positives. Celui qui
34. De ce cas il faut manifestement rapprocher celui fait la volonté du Père entre au royaume, et non pas
du jeune homme riche, ibid., x, 21, que Jésus aima celui qui s'écrie : « Seigneur, Seigneur. » Matth., vn, 21.
pour l'avoir trouvé fidèle à la Loi bien comprise. Si Le royaume est promis à la simplicité et à la pureté
les exemples du publicain et de la pécheresse semblent du cœur qui font ressembler l'homme à l'enfant,
faire fi de toute préparation humaine à la grâce de la ibid., xvin, 3; à l'aumône qui échange les richesses
foi, ceux-ci en montrent, au contraire, l'importance périssables d'ici-bas contre les trésors du ciel, Luc,
et le prix. xn, 33-34; à la continence des eunuques volontaires.
On ne rendrait pas justice à la complexité de l'Évan- Matth., xix, 12. « Ces premiers traits, note P. Batifïol,
à côté du don divin qu'il signifie, on oubliait
gile si, op. cit., p. 159-160, font entrevoirie royaume comme
d'apercevoir l'élément humain qui en conditionne j
un but que l'on atteint par une démarche morale ;

normalement l'application. mais il est clair que la conversion n'est vraie qu'autant
.

59 ï MÉRITE, ENSEIGNEMENT DE JÉSUS : MOYENS DU SALUT 598

qu'elle dure. » Ainsi le royaume devient le terme d'une ment pour établir leur justice. Ils posent donc pour
vie tout entière dirigée selon l'esprit de l'Évangile. justes, et tout cela richesse, bonne réputation, art
:

Dès lors, le royaume ne peut qu'avoir caractère le de se faire valoir, constitue une très haute façade,
d'une rétribution. Deux paraboles symétriques, celle mais une façade aux yeux des hommes, non aux yeux
des talents, Matth., xxv, 1-1-30. et celle des mines, de Dieu qui voit le dedans et qui déteste cette élé-
Luc, xix, 12-27, tendent à montrer que la joie qu'il vation. » Tout ce qui peut ressortir de ce reproche,
réserve sera proportionnée au bon vouloir de chacun. c'est, ici encore, une leçon d'humilité.
Sans doute ici encore la liberté divine affirme ses Cet orgueil des pharisiens s'accompagne assez
droits, puisque le serviteur qui avait le plus reçu est naturellement de vaine gloire. Ils aiment faire osten-
également celui qui recevra avec plus de surabon- tation devant les hommes de leurs aumônes, de leurs
dance. .Mais, au total, il y a corrélation pour les servi- prières, de leurs macérations. Matth., vi, 2, 5, 16.
teurs fidèles entre la récompense obtenue et le tra- A quoi Jésus oppose, ibid., 2, 3-4,0, 17-18, le pré-
vail produit, comme pour le serviteur négligent entre cepte de faire le bien « dans le secret », de telle sorte
son incurie et le châtiment dont il est l'objet. Dans qu'il soit connu de Dieu seul. Ce n'est pas déprécier
les deux cas, les œuvres de la vie comptent au même les œuvres, c'est plutôt les consacrer, que d'inviter
titre en regard des destinées éternelles. « Suivant la à la pureté d'intention qui leur assure leur véritable
mesure d'après laquelle vous mesurerez vous serez valeur.
mesurés à votre tour. » .Matth., vu, 2. Encore faut-il ne pas prendre le change sur leur
Ainsi, de même que l'Évangile est un bienfait que nature. Indépendamment de ces défauts de surface,
l'homme peut préparer et doit faire fructifier, le le plus grand tort des pharisiens consiste dans leur
royaume dont il nous promet la possession, tout en formalisme. Attentifs aux observances légales, ils
étant un don de la libéralité divine, peut et doit être négligent le service effectif de Dieu. Soucieux d'éviter
conquis par nos efforts. Mais, du moment que Dieu la moindre souillure rituelle, ils laissent subsister le
veut compter avec nus œuvres, n'est-ce pas dire péché dans leur cœur. Ce n'est pas qu'ils ignorent la
qu'elles ontune valeur devant lui? Et c'est par là Loi; mais, outre qu'ils la surchargent de leurs inter-
que, dans une doctrine toute dominée par la grâce, prétations au point d'en faire un insupportable far-
l'idée de mérite vient légitimement s'insérer. deau, « ils disent mais ne font pas ». A rencontre de
3° Moyens du salut : Don de la justice. Pour recon- — cette hypocrisie, Jésus demande le culte « en esprit
naître le don de l'Évangile et préparer le don du et en vérité », Joa., iv, 23-24, c'est-à-dire la pratique
royaume, un renouvellement de la vie est indispen- sincère des commandements et la fuite du péché.
sable, dont la conversion du cœur est le point de Matth., xv, 1-20; xxm, 1-33.
départ et la « justice » le terme idéal. « L'imperfection de la morale du judaïsme », telle
1. Aspect négatif : Critique du pharisaïsme. Dans — du moins que la comprenaient et la pratiquaient les
le milieu historique où s'est développé l'Évangile, la pharisiens, « tient à ce qu'elle est un catalogue de
prédication de cette « justice » a d'abord un carac- préceptes et de prohibitions au lieu de créer dans
tère polémique et s'oppose au pharisaïsme ambiant, l'homme intérieur un cœur bon. C'est au dedans
qui sert à la définir par opposition. Au lieu de con- du cœur des hommes qu'il faut mettre la lumière et
damner irréductiblement le mérite des œuvres, comme l'énergie. » P. Batiffol, op. cit., p. 114-115. Et c'est
le veulent les protestants, cette critique permet, au ainsi que l'Évangile s'oppose au pharisaïsme sans
contraire, d'en saisir la véritable signification. qu'on puisse alléguer contre l'usage des œuvres ce
Il n'est pas douteux que la parabole du pharisien qui est dit des abus qui en défigurent la pratique. Au
et du publicain ne soit dirigée contre ceux « qui se contraire, serait-il excessif d'induire que la censure
croyaient assurés d'être justes »; mais on n'oubliera de ces défauts est une recommandation de la morale
pas que l'évangéliste ajoute aussitôt « et qui mépri-
: dans la mesure même où elle vise à une rectification
saient les autres ». Luc, xvm, 9. Si la première phrase de la moralité ?
pouvait, à la rigueur, paraître condamner toute pré- 2. Aspect positif : Rôle et valeur d s œuvres. —
tention à la « justice » et prendre, de ce chef, une Aussi bien est-il à peine besoin de démontrer que la
portée dogmatique absolue, la seconde y introduit religion du Christ se traduit par l'obligation d'un plus
une nuance morale qui la ramène sur le terrain du strict assujettissement aux lois de l'ordre moral.
relatif. Ilne s'agit pas ici de juger un système, mais a) Données évangéliques — D'une part, en effet,
de censurer un défaut. De fait, la prière du phari- « l'Évangile ne répudie aucun des préceptes du déca-

sien porte en elle un double vice, celui de traduire logue :il les confirme, il les nuance, mais surtout il

une suffisance orgueilleuse « Je ne suis pas comme


: en fait une loi intérieure ». P. Batiffol, op. cit., p. 113.
le reste des hommes », et, par surcroît, de l'appuyer Il y ajoute, d'autre part, sa note spécifique sous
sur des œuvres purement extérieures comme l'acquit- forme d'exigences plus hautes. « Le discours sur la
tement des jeûnes et des dîmes. En regard, mieux justice nouvelle, qui se lit dans le premier Évangile,
vaut l'attitude du publicain, qui avait sans doute Matth., v, 20-48, est tout entier l'antithèse de ce que
des fautes plus graves à se reprocher, mais qui s'hu- la morale juive impose et de ce que Jésus réclame.
milie en se proclamant « pécheur ». « La comparaison, Il s'ouvre sur cette déclaration :« Si votre justice ne

dit fort bien le P. Lagrange, Évangile selon saint Luc, l'emporte pas sur celle des scribes et des pharisiens,
Paris, 1921, p. 478, est entre deux personnes, non vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. » Et
entre deux justices. » Jésus n'a pas un mot sur ou il se clôt par celle-ci « Soyez donc parfaits, vous,
:

contre les pratiques dont se prévaut le pharisien il : comme votre Père céleste est parfait. » Batiffol, op. cit.,
blâme seulement l'orgueil qui le porte à s'en vanter. p. 116-117. Autant dire que l'Évangile n'est rien s'il
Ailleurs le Christ insinue que cette « justice » des ne doit devenir une école de vie meilleure. Et cette
pharisiens est illusoire, mais sans quitter encore le règle n'en est que plus exigeante dès là qu'on fait
domaine des simples faits. « Vous êtes de ceux, leur intervenir l'amour. « Si vous m'aimez, gardez mes
dit-il, qui se font passer pour justes devant les commandements. » Joa., xiv, 15. Cf. xm, 13-15, 35;
hommes; mais Dieu connaît vos cœurs, car ce qui est xv, 8-17.
élevé parmi les hommes est une abomination devant Cela étant, serait-il possible que cet effort fût dénué
Dieu. » Luc,
xvi, 15. « Leur erreur religieuse, explique de valeur? La question ne se pose même pas d'em- :

le P. Lagrange, op. cit., 439, c'est d'apprécier ce


p. blée le Christ assure une récompense aux œuvres dont
que Dieu compte pour rien et de s'en faire un argu- il prêche la nécessité. En effet, la sanction des acte->
599 MÉRITE, ENSEIGNEMENT DE JÉSUS : MOYENS DU SALUT G00

humains est en rapport immédiat et logique avec l'ins- l'Évangile cette formule caractéristique de l'Ancien
piration morale de leurs auteurs. Parce qu'ils obéis- Testament. Dans les deux cas, c'est la justice divine
sent au désir de la vaine gloire, les pharisiens ont déjà qui apparaît au premier plan; mais, dans les deux
« reçu leur récompense ». Matth., vi, 2, 5, 16. Au aussi, elle se manifeste par le respect du mérite
contraire, c'est Dieu même qui « rendra » aux fidèles humain les deux vérités vont toujours de pair dans
:

le bien qu'ils auront fait pour lui seul. Ibid., 1, 4, l'économie de la révélation.
6, 18. b) Objections protestantes. —
Pour échapper à cette
. Une première rétribution a lieu dans la vie pré- conclusion, il est classique, chez les protestants, de
sente par l'effet propre du bien accompli. Dès les distinguer entre salaire et récompense, celui-là seul
Synoptiques, on trouve, sous forme concrète, quel- impliquant une sorte de dette qui supposerait un
ques indications du bonheur que l'œuvre sainte mérite, tandis que celle-ci ne signifierait qu'un acte
entraîne nécessairement à sa suite. N'est-ce pas déjà libéral de l'amour divin. Un père peut promettre et
beaucoup que de se savoir les « fils de Dieu » en imi- donner à son fils une récompense sans qu'il soit besoin
tant sa conduite, sans compter la joie de faire par là d'admettre que l'enfant ait sur elle un droit.
glorifier son nom? Matth., v, 16 et 45. Le quatrième Cette distinction, derrière laquelle s'abritaient déjà
Évangile surtout donne à ce mysticisme un déve- Mélanchthon, Loci communes, édit. de 1543, dans
loppement considérable en identifiant la vie éter- Corpus Reform., t. xxi, col. 798-799, et Calvin, Inst.
nelle au service présent de Dieu et vice versa. Voir chr., édit. de 1539, x, 77-80, dans Opéra omnia,
Joa., vi, 57; x, 10; xiv, 15, 19-21; xv, 4-6; xvn, 3. édit. Baum, Cunitz et Reuss, t. i, col. 792-
Cependant, dans un Évangile tout orienté vers les 796, se retrouve encore chez des théologiens modernes,
perspectives de l'au-delà, il faut s'attendre à ce que tels que A. Grétillat, Exposé de théologie systématique,
le bien prolonge ses effets bienfaisants jusque dans t. iv, p. 422, cf. t. m, p. 283-284, et H. Schultz, Der
l'éternité. Voilà pourquoi le chrétien est invité à se sitlliche Begriff des Verdiemies, p. 14. « Si on la
faire « un trésor dans le ciel ». Matth., vi, 20. Cf. xix, prend dans son ensemble, écrit ce dernier, la concep-
21 Marc, x, 21 Luc, xii, 33. Tandis que l'homme
; ;
tion de la vie qui émane de Jésus rend impossible
aux aspirations terrestres cherche à obliger ceux qui l'idée d'un rapport juridique entre Dieu et ses enfants.
peuvent le lui rendre ici-bas, le disciple du Christ Pour lui, la valeur de la conduite repose toujours sur
fera du bien aux pauvres gens, qui sont incapables le fait qu'elle exprime une intention dirigée vers le
d'user de retour, n'escomptant pas d'autre rétribu- royaume des cieux. La récompense s'applique à la
tion que celle qui aura lieu « à la résurrection des personnalité qui se révèle dans l'œuvre, mais non pas
justes ». Luc, xiv, 14. Les grandes épreuves assurent à l'action comme telle. »
a une récompense abondante dans le ciel », Matth., Est-il besoin de dire que ce prétendu « rapport
v, 12 mais les moindres bonnes actions auront
; juridique » de l'homme à Dieu est un mythe forgé
aussi la leur, ne fût-ce que le fait d'avoir donné un par l'esprit de controverse? L'objection atteindrait
verre d'eau fraîche à l'un des fidèles au nom de Jésus, en plein l'idée d'un mérite indépendant et qui s'im-
ibid., x, 42. Entre toutes, l'aumône a un prix tout poserait, pour ainsi dire, à Dieu du dehors elle :

particulier :« Donnez et l'on vous donnera. » Luc, n'effleure même pas la conception catholique d'un
vi, 38. Cf. xi, 41; xii, 33; xvi, 9. A
plus forte raison mérite dont Dieu est le premier auteur et qui ne vaut
le renoncement total que propose l'Évangile : il qu'en vertu de ses promesses. De même, parler de
assure « le centuple » ici-bas et, par surcroît, « la vie « la personnalité qui se révèle dans l'œuvre », c'est

éternelle ». Matth., xix, 27-29. Par où l'appel aux réclamer cet élément moral qui seul donne à nos
œuvres rejoint le thème déjà étudié, col. 595, des œuvres leur prix, par opposition au formalisme phari-
conditions préparatoires au royaume. sien qui ne regarderait qu'à la matérialité des actions.
En même temps que l'idée contenue dans ces Mais c'est aussi reconnaître indirectement que les
textes, il n'est pas inutile de remarquer le carac- actes accomplis dans ces conditions —
et tous les
tère des termes qui servent à l'exprimer. Non seu- chrétiens sont d'accord sur leur nécessité —
portent
lement la vigueur en égale la simplicité, mais ils sem- en eux-mêmes un principe réel de valeur dont la
blent choisis pour marquer, sous la forme la plus récompense est la consécration.
étroite qui soit possible, la relation de l'œuvre à la 11 n'est donc pas possible de se dérober devant cette

récompense. Dans saint Luc, xiv, 14, il est parlé de logique élémentaire qu'en promettant le ciel à nos
« rétribution », àvTa7ro8o6y)asTaÊ coi, et celle que bonnes œuvres Jésus en affirmait implicitement la
Dieu réserve au bienfaiteur désintéressé des pauvres dignité propre et, par voie de conséquence, le carac-
est un acte du même ordre qu'aurait été le leur s'ils tère méritoire devant Dieu. Aussi bien l'enseigne-
avaient eu les moyens de l'accomplir otl oùx ë/oueriv
: ment indéniable de l'Évangile sur la récompense
àvTaTcoSoGvat aoi. Chez saint Matthieu, v, 12 et x, des œuvres semble-t-il embarrasser les théologiens
42, et saint Luc, vi, 23, 35, il est question de « salaire », protestants, si l'on en juge par les efforts qu'ils pro-
u.ta66ç. Pris dans toute leur rigueur, l'un et l'autre diguent périodiquement pour l'accorder avec les
de ces termes sembleraient indiquer un rapport de principes de l'orthodoxie selon la Réforme. Voir la bi-
stricte justice. Sans les presser jusque-là, on ne peut bliographie. N'est-ce pas dire par là-même que la doc-
méconnaître qu'ils énoncent de la manière la plus trine catholique du mérite y trouve à bon droit son
ferme la valeur objective inhérente à nos œuvres et point d'appui?
qu'ils en font un véritable titre par rapport au 3. Appréciation subjective des oeuvres. —
De ces.
bonheur céleste. Le mérite est-il autre chose? principes qui commandent l'activité humaine au
Au demeurant, cette économie de juste rétribution regard de la grâce divine se dégage une pédagogie
n'est pas seulement un fait : elle intéresse les attri- pratique. Quelques traits supplémentaires de l'Évan-
buts de Dieu. De même, en effet, que jadis pour Jahvé, gile en éclairent la direction, qui complètent l'ensei-
il est écrit du Fils de l'homme qu'il viendra « rendre gnement de Jésus sur la valeur objective des œuvres
à chacun selon ses œuvres », à7ro8a>asi. éxâaTto xarà par l'indication précise de l'importance qu'il convient
tv)v TcpàÇiv aÙTO'j, Matth., xvi, 27. Principe qui se à chacun de leur attribuer.
retrouve ailleurs pratiquement inclus dans les sen- Contre la confiance excessive que les Juifs étaient
tences du dernier jugement. Ibid., xxv, 34-36; cf. tentés de mettre dans les mérites de leurs pères, il
Joa, v, 29. Rien n'est plus significatif, pour montrer est certain que le Christ accentue le sens de l'indivi-
l'accord des deux alliances, que de retrouver dans dualisme dans l'affaire de salut. « Aux veux de Dieu
601 MÉRITE, DOCTRINE DE SAINT PAUL 602

I'fime individuelle est l'unité. Il faut rappeler la parole La partie morale doit s'entendre suivant la même
de saint Jean Baptiste aux pharisiens et aux saddu- ligne. « Quoique les serviteurs ne représentent pas
céens « N'essayez pas de dire en vous-mêmes Nous
: : les hommes, ni le maître Dieu à la façon d'une allé-
avons Abraham pour père » Matth., m, 9. Ni le sang gorie, iependant il est fait application des rapports
d'Abraham, ni la justice selon la loi, ne sauraient entre maître et serviteurs à ceux des hommes envers
plus rassurer l'homme sur ce qu'il doit à Dieu. » Dieu... Le Sauveur ne refuse pas d'admettre qu'on
P. Batiflol, op. cit., p. 113. C'est pourquoi Jésus pro- ait observé tous les commandements... Il ne dit pas
clame l'indifférence de la famille, Matth., xn, 48-50, non plus que ce soit peu de chose, encore moins qu'on
du voisinage, Luc, xrn, 26-27, voire même des cha- demeure pécheur malgré cela. Il invite simplement
rismes, Matth., vu, 22-23. « Si vous êtes les fils d'A- les Apôtres à s'établir dans des sentiments d'humi-
braham, faites donc les œuvres d'Abraham. » Joa., lité, exprimés par la formule :nous sommes des ser-
mii, 39. Une seule chose compte, qui est d'accomplir viteurs, à/peïoi, inutiles... Le mot ne doit pas être
la volonté de Dieu c'est uniquement d'après ses
: analysé en toute rigueur, ni surtout comme un verdict
œuvres que chacun sera traité au dernier jour. Voir de la part de Dieu. Les serviteurs de la parabole
Jugement, t. vm, col. 1752-1753. Ce qui n'exclut n'avaient point été inutiles dans la rigueur du terme;
d'ailleurs pas la média ion rédemptrice de Jésus, mais ils devaient s'estimer inutiles, et, comme l'humi-
Matth., xx, 28 et xxm, 28, ni son intervention lité doit avoir un fondement réel, ce fondement est
devant Dieu au profit de ceux qui l'auront dûment indiqué « nous avons fait ce que nous devons faire ».
:

confessé ici-bas. Matth., x, 32. Cf. ibid., xmii, 20; On n'a point coutume de s'enfler pour cela... Voir ici
Joa., xiv, 14; xv, 16; xvi, 23-24. « le non-mélite des œuvres » (Godet) ou « l'infériorité

Dans ces perspectives d'une stricte responsabilité de la simple pratique des commandements » (Maldo-
personnelle on s'étonnerait de ne pas voir apparaître nat), c'est introduire dans l'exégèse des précisions
le sentiment de notre indignité. Quelle que soit son théologiques étrangères au sujet. » Évangile selon
insistance à présenter Dieu sous un aspect paternel saint Luc, p. 455-457. Cf. Knabenbauer, Ev. sec.
et à nous suggérer, en conséquence, des dispositions Lucam, Paris, 1905, p. 487-489.
de fils à son endroit, dans la prière même où il nous Ainsi la parabole et sa conclusion ne veulent être
invite à le saluer comme « notre père qui est aux cieux », qu'un correctif à l'orgueil humain. Loin de contredire
Jésus nous interdit d'oublier les « dettes » dont nous la doctrine du mérite affirmée par ailleurs, elles
avons toujours à solliciter la rémission. Matth., vi, apportent au principe dogmatique ce qu'on pourrait
12. La parabole du maître et des serviteurs, ibid., appeler le complément d'un directoire moral. Il n'est
xvrn, 23-35, suggère que nous devons nous tenir à pas question de demander à l'Évangile une systéma-
son égard pour des débiteurs insolvables et préparer tisation de tous points arrêtée il suffit que la valeur
:

par la miséricorde à l'égard de nos frères celle dont des œuvres humaines y soit reconnue et que, sous le
nous aurons nous-mêmes besoin. bénéfice de la grâce qui les environne de toutes parts,
En dehors même de la considération de nos fautes, elles soient néanmoins partout prises en considération
il n e faut pas perdre de vue ce que nous devons dans l'économie du salut individuel pour que la foi
à Dieu par le fait de notre dépendance. « Qui de vous, de l'Église apparaisse en légitime continuité, non
s'il a un serviteur qui laboure ou garde les troupeaux, seulement avec la lettre de l'enseignement de Jésus,
lui dira quand il rentre des champs Va vite te mettre mais avec l'esprit qui en ressort.

:

à table? Mais ne dira-t-il pas plutôt Prépare-moi à


: III. Doctrine des Apôtres. En présentant
souper et ceins-toi pour me servir jusqu'à ce que j'aie l'Évangile au monde, les Apôtres étaient amenés à
mangé et bu; après quoi tu mangeras et boiras toi- le mettre en rapport avec l'activité humaine dont il
même? Doit-il de la reconnaissance à ce serviteur de venait tendre toutes les énergies en vue du royaume
ce qu'il a exécuté ses ordres? De même vous, quand des cieux. Il s'agissait pour eux de justifier au regard
vous avez fait tout ce qui vous est ordonné, dites : des juifs et des païens les droits de l'économie nou-
Nous sommes des serviteurs inutiles, nous avons fait velle à laquelle ils entendaient soumettre leurs intel-
ce que nous devions faire. » Luc, xvn, 7-10. ligences, de consoler ou stimuler les chrétiens
On aurait ici, d'après la théologie protestante, le au nom des espérances qu'autorisait leur foi. C'est
texte régulateur des relations entre l'homme et Dieu. ainsi que, sans être nulle part traitée in extenso, la
« Sentence classique » pour s'opposer « aux éternelles question du mérite des œuvres revient souvent dans
prétentions du mercenaire », écrit A. Grétillat, op. leurs écrits et finit par y être touchée sous la plupart
cit., t. iv, p. 385, après Calvin, Inst. chr., x, de ses aspects.
51, col. 770. H. Schultz s'en prévaut également, loc. 1° Saint Paul. — Dans sa vie comme dans sa doc-
cit., p. 15 « Du moment que Jésus se plaît à pré-
: trine, le pharisien converti qui est devenu l'apôtre
senter le rapport de Dieu aux siens sous l'image du saint Paul est, à n'en pas douter, le témoin par excel-
maître et de ses serviteurs, la notion d'un salaire lence de la grâce divine. C'est à tel point que la
et d'un mérite au sens strict est exclue par là même. Réforme a toujours émis la prétention de mettre sous
Un serviteur au sens de l'antiquité ne peut acquérir son patronage ses thèses les plus paradoxales sur la
aucun Le maître peut le récompenser; mais
mérite... vanité des œuvres et la justification par la seule foi.
ceci reste,au fond, un acte de son bon plaisir. » Pour écarter ces interprétations tendancieuses, il suf-
A cette exégèse tendancieuse il suffit d'opposer le fit de rétablir l'équilibre de sa pensée en distinguant
sens littéral de la parabole. Elle s'appuie, observe les divers plans où elle se meut.
le P. Lagrange, sur les usages du temps en matière —
1. Avant la justification. Une des originalités les
de service, « que Jésus ne blâme ni n'approuve, et plus marquantes de saint Paul, et qui fait de lui le
qui servaient seulement de terme de comparaison ». docteur éminent du surnaturel, est la systématisation
Tel étant le cadre, voici le sens de la partie narrative. qu'il esquisse pour la première fois de l'état de l'huma-
« Le maître sait bon gré à son serviteur de remplir nité en regard de l'économie chrétienne. Deux afiirma-
son office; mais il ne lui doit pas une reconnaissance tioi s complémentaires définissent sa position à cet
spéciale pour avoir accompli ses ordres. Il n'est pas égard impuissance de l'homme à se justifier, sou-
:

question du rapport des œuvres avec le salaire, encore veraine gratuité de notre justification dans le Christ,
moins du mérite des œuvres. Le serviteur qui continue l'une et l'autre ayant pour commun résultat d'exclure
son service la journée terminée n'est pas un salarié, toute idée d'un mérite préparatoire à la justice et à
mais un esclave. Entre le maître et lui nul contrat. » la foi qui en est le principe.
603 MÉRITE, DOCTRINE DE SAINT PAUL 604

Le début de l'Épître aux Romains développe ex Dans ces systèmes impuissants il peut donc y avoir
professo cette vue synthétique de l'histoire religieuse. place pour des vertus individuelles. En les suppo-
Aux païens, qui avaient à leur disposition la loi natu- sant réalisées, quelle en serait la valeur au regard de
relle, reproche de n'en pas avoir tenu compte et de
il l'accession à la foi chrétienne qui est le seul principe
s'être laissé choir dans la plus grossière immoralité. efficace du salut? Saint Paul ne semble pas s'être posé
i, 18-ir, 16. Favorisés des oracles divins, m, 3, les juifs la question. Attentif à souligner de préférence la
n'en ont pas mieux profité; car ils n'ont pas mis en grâce de Dieu, il se plaît à rappeler aux convertis la
pratique la Loi qu'ils se glorifient de posséder, h, déchéance morale dont la profession de l'Évangile les
17-ni, 8. Ainsi, non seulement les hommes n'arrivent a retirés. I Cor., vi, 11 Eph , n, 3-4, 8; Col., i, 13. Mais
;

pas à se justifier par eux-mêmes, mais ils sont tous ceci ne dépasse pas la simple constatation d'un fait.
gravement coupables, u, 9-23. « L'Écriture, comme Du moment que les bonnes œuvres sont possibles
le dit ailleurs l'Apôtre, Gai., m, 22, a renfermé toutes pour les non-chrétiens, elles ne peuvent pas ne pas
choses sous le péché, pour que la promesse qui vient avoir leur prix. L'Apôtre reconnaît que le vrai juif
de la foi au Christ Jésus fût donnée à ceux qui est agréable à Dieu, oî ô £7ta'.voç... éx toû ©eoù,
croient. » De cette égale indignité des deux groupes Rom., n, 30, qu'il peut, et tout autant le païen, obte-
humains il suit que leur justification est absolument nir « gloire et honneur et paix » au jugement divin,
gratuite. Rom., .m, 24. « Nous sommes sauvés par ibid., 10, c'est-à-dire, en sommei atteindre le salut.
grâce au moyen de la foi, et non par nous-mêmes ; Il n'est donc pas contraire à sa pensée d'admettre
car c'est un don de Dieu et qui ne vient pas de nos que la gratuité de la justification n'est pas incom-
œuvres, afin que personne ne se puisse glorifier. » patible avec une certaine préparation de leur côté.
Eph., ii, 8-9; cf. Tit., m, 5. A quoi il faut joindre, Aussi bien voit-on ailleurs, Act., xvn, 23-24, que le
pour voir jusqu'où s'étend cette gratuité, ce que même saint Paul ne craint pas de s'appuyer sur la
saint Paul ajoute ailleurs sur le redoutable mystère religiosité des Athéniens pour leur annoncer le Dieu
de la prédestination. Rom., vni, 29-30; ix, 11-17. qu'ils honorent sans le connaître. N'est-ce pas laisser
Ces principes étant posés pour tous les hommes en entendre que cette bonne volonté, quelque confuse
général, saint Paul se plaît à insister sur le cas des qu'elle soit, les met néanmoins sur le chemin de la
juifs, pour affirmer à leur adresse l'insuffisance des vérité? Plus nettement, les prières et aumônes du cen-
œuvres purement légales. Rom., m, 20, 28; Gai., turion Corneille sont mises en rapport direct avec sa
n, 16. Affirmations derrière lesquelles on devine une conversion. Act., x, 1-4, 31, 35. Autant il serait
polémique contre la conception qui réduirait le salut excessif de chercher là un mérite proprement dit,
à une sorte de marché. Rom., iv, 2-4. Plus que cela, autant ne faut-il pas négliger l'indication qui s'en
c'est la Loi elle-même qui devient pour ses adeptes une dégage. Ces touches concrètes achèvent de préciser
occasion de mal faire, soit à cause de la multitude de ce que saint Paul laissait tout au moins entrevoir
ses exigences, Gai., m, 10-12, soit parce qu'elle donne du rôle et de l'efficacité relative des œuvres pour
la connaissance du précepte sans accorder la force acheminer les âmes à la grâce de la foi.
de l'accomplir. Rom., vu, 7-25. Voir Justification, 2. Après la justification. —
En regard du triste
t. vin, col. 2049-2067. tableau de ce qu'est l'humanité sans le Christ, saint
On se méprendrait d'ailleurs à étendre immédia- Paul dessine en traits éclatants celui des effets qu'y
tement à tous les juifs ou à tous les païens la doctrine développe l'action puissante de son esprit. Ce n'est
de saint Paul sur le paganisme et le judaïsme comme pas ici le lieu de montrer que l'Apôtre conçoit la grâce
systèmes. L'Apôtre ne se place pas ici au point de comme une régénération intérieure de l'âme, voir
vue psychologique pour apprécier l'état réel des indi- Justification, t. vin, col. 2067-2075 il suffit de mar-;

vidus, mais au point de vue dogmatique pour juger quer les conséquences qui en découlent sur l'impor-
la valeur des deux économies. « Dans le Christ Jésus, tance et le mérite des œuvres.
la circoncision ne sert de rien et pas davantage le Rien n'est plus notoire que l'insistance de saint
prépuce, mais bien la foi qui opère par la charité. • Paul à réclamer du chrétien une conduite conforme à
Gai., v, 6; cf. vi, 15. sa foi. La vie morale est pour lui profondément enra-
Au contraire, quand il condamne les païens qui, cinée dans le dogme. C'est parce que l'âme justifiée
ayant connu Dieu, ne l'ont pas honoré comme tel »,
« possède en elle l'esprit de Dieu qu'elle doit montrer
Rom., i, 21, quand il les blâme de n'avoir pas suivi au dehors les œuvres qui en sont le « fruit ». Gai., v,
les indications de leur conscience au sujet des crimes 22. Ensevelis avec le Christ par le baptême, nous
dont ils se rendent coupables, ibid., 32, ce qu'il leur devons ressusciter avec lui et « marcher dans une vie
reproche, au fond, n'est-ce pas l'absence d'oeuvres? nouvelle ». Rom., vi, 4; cf. vu, 12-14. Le grand
Dans la suite, ibid., n, 7, 13-14, 26, il envisage sans y malheur pour nous serait de « recevoir la grâce de
contredire l'hypothèse d'un gentil qui observe les Dieu en vain ». II Cor., vi, 1.
préceptes de la loi naturelle. En faisant de nous les « fils de Dieu », Rom., vm,
Il semble tout d'abord plus sévère pour les juifs, qui 14, ces œuvres saintes nous font également ses « héri-
mettent leur confiance dans les « œuvres de la Loi » tiers » « cohéritiers du Christ ».
et les Ibid., 17. Saint
et, par là, s'obstinent à poursuivre une justice propre Paul glisse sans transition de cette réalité présente
qui leur fait tourner le dos à la justice de Dieu. Rom., à cette espérance future. « Affranchis du péché, deve-
x, 3; cf. ix, 30. Mais ceci encore ne vise que l'abus de nus les esclaves de Dieu, vous possédez le fruit que
quelques-uns, voir Lagrange, Épître aux Romains, vous en retirez pour la sainteté, et la fin est la vie
Paris, 1916, p. 253, celui que l'Apôtre avait carac- éternel e. Car la solde du péché est la mort, tandis que
térisé plus haut, iv, 4, comme la prétention d'ac- le don de Dieu est la vie éternelle. » Rom., vi, 22-23.
quérir devant Dieu un titre secundum debilum, et Il y a donc continuité de nos œuvres à leur sanction

n'interdit pas de supposer que certains puissent pra- dans l'au-delà. Ce dernier texte indique pourtant
tiquer avec profit une Loi bien comprise. Alors la une nuance, depuis longtemps remarquée, entre la
circoncision sert à quelque chose, n, 25 c'est la cir- : sanction du bien et celle du mal. En effet, l'Apôtre
concision du cœur qui fait le véritable juif, celui « qui y parle de « solde », -rà ô^covia, uniquement à propos
ne se montre pas » au dehors et « qui tient sa louange de la mort, tandis que la vie éternelle y est qualifiée
non des hommes mais de Dieu ». L'Apôtre eût-il pu de « don gracieux », tô '/âpia^a toû ôeoû. « Le chan-
tenir ce langage si cet idéal représentait une impossi- gement de tournure est voulu, observe à ce sujet
bilité? le P. Lagrange, op. cit., p. 158, et a été noté par saint
605 MÉRITE, DOCTRINE DE SAINT PAUL 606

Augustin. » Il l'était même déjà par Origène. Voir plus On peut même entrevoir qu'il y a une certaine
bas, col. 627 et 650. « Les protestants en concluent proportion entre nos œuvres et les degrés de la récom-
que Paul exclut le mérite. Mais les mérites dont pense. Car la gloire qui attend les hommes à la résur-
parlent les catholiques sont des mérites acquis sous rection est inégale, I Cor., xv, 41-42, et cette inégalité
l'influence de la grâce. » C'est dire que, si ce passage ne saurait avoir d'autre cause que le travail ou la
invite à ne pas oublier ce qu'il y a de gratuit dans le générosité de chacun. Ibid., m, 8; II Cor., ix, 6;
don de la vie éternelle, il n'empêche pas de reconnaître, Eph., vi, 8. Il reste, au demeurant, qu'on ne saurait
à condition qu'il soit constant par ailleurs, le carac- établir de commune mesure entre nos humbles efforts
tère méritoire de nos œuvres à son endroit. et la gloire qui en est le terme, soit à cause de la trans-
Or il n'est pas douteux qu'il n'y ait corrélation, cendance propre à celle-ci, I Cor., n, 9, soit parce que
aux yeux de l'Apôtre, entre notre vie d'ici-bas et nos épreuves momentanées d'ici-bas ne sont rien en
nos destinées futures. Il en est ainsi déjà pour le comparaison d'une béatitude sans fin. Rom., vin,
Christ, qui fut couronné de gloire à cause de son 18; II Cor., iv, 17-18. Et par là s'accuse encore ce
sacrifice. Pliil., n, 8-9. De même en sera-t-il pour nous : qu'il y a de grâce jusque dans la récompense que nous
Ce que l'homme aura semé, il le moissonnera. » sommes admis à mériter.
Et cette règle vaut pour la « vie éternelle », tout De ces principes découle une pédagogie spirituelle,
autant que pour la « corruption ». Gai., vi, 7-8; dont saint Paul esquisse çà et là les grandes lignes.
cf. Rom., vni, 13. Aussi bien ailleurs, et cela dans Parce que le salut est entre nos mains, nous devons
un contexte nettement eschatologique, saint Paul « abonder en toute œuvre bonne », II Cor., ix, 8,
parle-t-il expressément de « récompense », u,ic66ç, cf. Gai., vi, 9, avec la ferme assurance que « notre
I Cor., m, 8,1-1, le même mot qu'il écartait, Rom., iv, effort n'est pas vain dans le Seigneur ». I Cor., xv,
4, à propos des œuvres qui précèdent la justification. 58. Mais aussi, parce qu'il est entièrement subordonné
Mais est-il besoin de noter que, si l'idée de récom- à la grâce, ce n'est pas en nous-mêmes, mais en Dieu
pense n'exclut pas du tout la bonté chez celui qui qu'il convient de nous glorifier. I Cor., i, 31; II Cor.,
l'accorde, elle implique nécessairement un certain x, 17-18; cf. Rom., xi, 17-24. Et parce que nous
titre chez celui qui la reçoit? sommes des êtres fragiles, il y a toujours lieu pour
Cette valeur objective de nos actes est, du reste, nous de travailler « avec crainte et tremblement ».
formellement rattachée par saint Paul à l'attribut Phil., ii, deux pôles également cer-
12. C'est entre ces
divin de justice. Il faut se souvenir, en effet, qu'un tains de sa que l'âme chrétienne doit se tenir,
foi
jour doit se manifester « le juste juger de Dieu », sans que la confiance en Dieu doive lui faire mécon-
Sixaioxp'.aîa toù ©eoû, qui « rendra à chacun selon naître sa propre responsabilité et, réciproquement,
ses œuvres », ànoSûosi. éy.àaTtp xaxà Ta ëpya «ùtoû. sans que celle-ci puisse lui faire perdre de vue celle-là.
Et ceci comporte la double alternative de « la vie 3. Exemple personnel de l'Apôtre. — Ces divers
éternelle à ceux qui se livrent avec persévérance aux aspects théoriques du mérite des œuvres se reflètent
bonnes œuvres » et de la colère à ceux « qui, indo- dans l'âme de saint Paul. L'Apôtre s'est assez sou-
ciles à la vérité, sont dociles à l'injustice ». Rom., ri, vent et assez vivement dépeint au cours de ses épîtres
'

5-8; cf. II Cor., v, 10; xi, 15; II Tim., iv, 14. « C'est, pour offrir, si l'on peut ainsi dire, le type du chrétien
note Je P. Lagrange, op cit., p. 45, le principe fonda- dans la variété de ses sentiments à l'égard de Dieu.
mental de la sanction morale, dans le Nouveau Tes- Nul n'a reconnu avec plus de force et d'émotion
tament comme dans l'Ancien. » Et c'est aussi, par le reconnaissante la part de Dieu à l'origine de sa voca-
fait même, la consécration du mérite qui en fait la tion, Gai., i, 15, et de sa persévérance. II Cor., xn, 9.
base. Cf. I Cor., iv, 5, où il est dit à propos du der- Mais, s'il doit tout à la grâce, il sait également qu'elle
nier jour T6ts ô zizolivoç... éxâaTCp ùtzo toû 0eoû.
: n'est pas demeurée stérile en lui et qu'il a « travaillé
A propos de ce «juste jugement de Dieu », l'Apôtre plus abondamment que personne ». I Cor., xv, 10.
énonce encore la même loi dans IIThess.,i,5-7: «...Dieu C'est pourquoi il ne craint pas, lui aussi, de « se glo-
veut vous rendre dignes de ce royaume pour lequel rifier un petit peu » et d'énumérer avec une noble
vous souffrez, sic tô xa-a^ioj67)va'. ûfiàç -rrjç paaiXeîxç. fierté les labeurs, les traverses, les joies et les fruits
Car il est juste aux yeux de Dieu de renvoyer l'afflic- de son apostolat. II Cor., xi, 16-xn, 10; cf. vi, 4-10.
tion, àvTaTToSo'jvai., à ceux qui vous affligent et de Longue apologie dont il s'excuse sans pour cela y
vous accorder à vous, les affligés, le repos avec nous. » renoncer, et dont l'accent spirituel rappelle celui du
« Dieu, expose fort bien F. Prat, La théologie de saint psalmiste qui célèbre ses œuvres pour plaider son
Paul, Paris, 10° édition, 1925, p. 456, nous ménage innocence. Voir plus haut, col. 588. Ici encore le
l'épreuve pour nous rendre dignes de la couronne; sentiment de la grâce et l'humilité qu'elle inspire
en l'accordant, il fait acte de justice; il exerce un n'empêche pas le légitime témoignage que la bonne
jugement aussi juste qu'en la refusant aux impies; conscience se rend à elle-même.
des deux côtés, il y a rétribution. On ne saurait dire De ses œuvres l'Apôtre recueille tout d'abord,
plus clairement que le royaume de Dieu se con- avec la satisfaction de remplir dignement son minis-
quiert, se gagne, se mérite. Certes, on travestirait tère et d'en constater les résultats, I Cor., ix, 18;
la pensée de Paul en supposant que le mérite, tout Rom., xv, 16-19; II Cor., vu, 4; xn, 12, le bonheur
réel, tout personnel qu'il est, puisse être le fait de de se sentir uni au Christ d'un incomparable et indis-
nos seuls efforts. C'est Dieu qui, après nous avoir mis soluble amour, Rom., vin, 35-39, d'être à lui à la
en main le pouvoir de mériter, nous excite et nous vie et à la mort. Ibid., xiv, 8; cf. I Thess., v, 10.
aide à en faire usage... Il n'en est pas moins vrai que Mais, comme l'athlète dans le stade, I Cor., ix, 24-
le mérite est nôtre et nous crée un droit véritable 27, il est aussi soutenu par l'espoir de la « couronne
auprès de Dieu. » incorruptible » qu'il attend pour prix de ses efforts
C'est pourquoi héritage » reçoit ailleurs,
le céleste « et il écarte, ibid., xv, 32, la pensée que ceux-ci aient
Col., m, 21, le nom même de
« rétribution »: EîSôteç pu être inutiles en vue de l'éternité. « Personne, en
''-'. y.-b toû xuptou à— o>.r ys<j6s tt)v (
àvTa7r6Soai.v effet,n'est couronné sans avoir régulièrement com-
t?;; JcX7]povo|iiaç. « Visiblement, conclut avec raison battu », II Tim., n, 5; mais, « si nous sommes morts
II. Schultz, loc. cit., p. 13, Paul n'a ressenti aucune (avec le Christ), nous vivrons avec lui et, si nous
difficulté dans ces conceptions qui pour les réfor- participons à ses souffrances, nous aurons aussi part
mateurs, dans leur systématisation de la pensée pau- à son règne ». Ibid., 11-12.
linienne. sont devenues difficilement assimilables. » C'est pourquoi, en voyant approcher l'heure de sa
(307 MÉRITE, DOCTRINE DE SAINT JACQUES 608
mort, saint Paul aime s'entretenir dans cette espé- Rahab le fut aussi pour sa charité envers les messagers
rance, II Tim.,iv, 7-8: « J'ai combattu le bon combat, d'Israël.
j'ai tel miné ma couise, j'ai conservé la loi. Il me reste La justification dont parle ici saint Jacques n'est
à recevoir la couronne de justice que me décernera pas la même dont traite saint Paul. Celui-ci se
en ce jour-là le Seigneur, le juste juge, et non seule- précoccupe de la genèse de la foi; celui-là de son
ment à moi, mais à tous ceux qui ont aimé son avène- utilisation et des conditions nécessaires pour obtenir,
ment. » L'expiession « couronne de justice », 6 tyjç à la fin de la vie, miséricorde devant Dieu. La diffé-
8ixaioaùv/jç aTscpavoç, est sans doute une tournure rence manifeste de leur objectif interdit d'admettre
hébraïque pour dire que cette couronne est justement entre les deux apôties la moindre contradiction. Voir
méritée. En tout cas, elle est associée à l'idée du « juste Jacques, t. vin, col. 279-281, et Justification,
juge » et attendue comme une rétribution de sa part, col. 2075-2076. Tout ce qu'on peut raisonnablement
ôv à7Tf.Sc>oei u,oi... ô S.xcaoç xpifrçç. conclure, c'est quesaint Jacques, conformément à son
Quand bien même l'Apôtre ne le dirait pas expres- but pratique, insiste sur l'obligation de traduire sa
sément, chaque croyant fidèle aux obligations de sa foi en actes et, parmi les différents aspects du chris-
foi aurait le droit de professer une semblable assu- tianisme, s'attache de préférence à son aspect moraf.
rance. De même que l'enseignement de saint Paul 2. Valeur des œuvres. —
Déjà cette recommanda-
montre comment la notion du mérite humain entre tion des œuvres morales en indique, en gros, la valeur.
sans la fausser dans l'économie dogmatique du chris- Elles donnent le moyen de « se sauver », n, 14 par :

tianisme, son exemple en autorise et règle l'usage dans elles on devient « ami de Dieu », n, 23 comme ;

la vie pratique du chrétien. Abraham et Rahab, on est « justifié ». n, 21, 23-25.


2° Saint Jacques. — Longtemps il fut à la mode, Ailleurs on voit que celui qui travaille à la conversion
chez les théologiens protestants, de mettre en oppo- d'un pécheur couvrira par cet acte de miséricorde « la
sition saint Paul et saint Jacques sur la place qui multitude de ses péchés ». v, 20.
revient aux œuvres dans le système du salut. Cette Ces divers biens représentent dès maintenant une
antithèse classique est d'ailleurs de plus en plus aban- réalité celui qui s'adonne aux œuvres trouve déjà
:

donnée par les défenseurs de l'orthodoxie selon la son bonheur dans son action même, i, 25. Mais, par
Réforme, qui ne craignent plus aujourd'hui de recon- delà cette vie passagère, l'Apôtre porte aussi et
naître l'accord substantiel des deux Apôtres. Voir surtout son regard sur l'avènement du Seigneur qui
Justification, t. vin, col. 2204-2206. Aussi bien est- approche, v, 7-8. C'est évidemment en vue de ce juge-
il évident que la différence indéniable de leur langage ment divin que les œuvres ont, à ses yeux, tellement
ne tient pas à une divergence de fond, mais à la diver- d'importance. « Elles nous y vaudront la couronne
sité de leurs points de vue respectifs. de vie promise par Dieu à ceux qui l'aiment. » i, 12;
1. Rôle des œuvres. — Tandis que saint Paul est un cf. n, 5.
spéculatif qui se penche volontiers sur le mystère des Saint Jacques dit «couronne de vie», tôv aTéçavov
voies divines en matière de justification, un polémiste ttjç Çaiîjç, exactement comme saint Paul disait
aussi qui veut rabattre les prétentions des juifs aussi « couronne de justice ». Voir plus haut, col. 607. Plus
bien que des Gentils, saint Jacques est un simple nettement que celui-ci, il précise que cette « couronne »
pasteur d'âmes, qui s'adresse en moraliste à des chré- est subordonnée à la promesse divine. Mais, pour l'un
tiens pour leur apprendre ou rappeler leurs devoirs. et l'autre, comment serait-elle une récompense s'il
Voir Jacques (Saint), t. vin, col. 269-270. n'y avait pas de notre part quelque chose pour la
Ce point de vue moral s'accuse dès les premières mériter?
lignes de l'épître et ne se dément pas un instant dans 3. Conditions des œuvres. —
Non seulement saint
la suite. Il est d'ailleurs impossible de saisir le moindre Jacques recommande les œuvres, mais il indique çà
essai d'ordre logique dans la succession de ses thèmes; et là en quelques mots les conditions qu'elles suppo-
mais on ne peut pas se méprendre sur leur caractère sent. Ces traits fugitifs achèvent de fixer sa position
exclusivement pratique. L'auteur expose tout d'abord par rapport au mérite humain.
la vertu bienfaisante de l'épreuve, i, 2-18, puis la Évidemment la part principale et déterminante
nécessité de conformer sa vie à la parole entendue, revient à notre bonne volonté. Il n'est pas besoin
ici
19-27. D'où il passe à la « loi royale » de la fraternité d'insister sur ce pragmatisme moral de saint
sans « acception de personnes », n, 1-13, à l'obliga- Jacques, puisqu'il constitue l'âme de tout son ensei-
tion de réfréner sa langue, ni, 2-12, de pratiquer la gnement. A la suite du Maître, Matth., vn, 21, ce qu'il
concorde et la charité, m, 13-iv, 7, aux devoirs spé- se préoccupe surtout d'obtenir, ce sont des réalisa-
ciaux des riches, v, 1-11. tions, yi\izcOs TcoirjTod Xoyou. i, 22. Mais cet effort
Dans la trame un peu lâche de cette parénèse, spirituel ne va pas sans le secours de Dieu. Dès ie
exactement entre le développement sur la fraternité début, il invite ses lecteurs qui ont besoin de la sagesse
chrétienne et celui qui roule sur le gouvernement à se tourner vers Dieu par la prière, i, 5. Car la vraie
de la langue, vient s'insérer le passage célèbre, n, sagesse, comme il l'indique plus loin, in, 17, « vient
14-20, sur la foi et les œuvres. La nécessité des œuvres d'en haut». D'une manière générale, c'est du Père des
ressortait déjà du chapitre premier, où l'auteur exhorte lumières que descend tout don parfait, i, 17. Et c'est
ses lecteurs à ne pas écouter seulement la parole de ainsi que l'action dont saint Jacques se fait énergique-
Dieu mais à la mettre en pratique, i, 22, et ramène la ment le prédicateur est, en définitive, à base de
vraie religion à la pureté de la conscience et à la grâce. Sans compter qu'il ne nous laisse pas le droit
miséricorde envers les affligés, i, 27. Il y revient ici d'oublier l'abondance et la persistance de nos man-
avec une plus grande insistance pour en marquer le quements, ni, 2.
rôle par rapport à la justification. « Que servirait -il, De deux facteurs présents à son esprit il n'en
ces
mes frères, si quelqu'un prétend avoir la foi sans est pas moins certain que l'Apôtre souligne plutôt
avoir les œuvres? La foi le pourra-t-elle sauver? » le premier. « Approchez-vous de Dieu, s'écrie-t-il à
Telle est la thèse fondamentale de l'Apôtre, n, 14, qu'il la manière des anciens prophètes, et il s'approchera
établit d'abord sur la raison, n, 15-19 :la foi sans les de vous. Purifiez vos mains, pécheurs... Humiliez-
œuvres est une « foi morte », au lieu que la présence vous et il vous élèvera ». iv, 8-10. Ce qui ne veut pas
des œuvres traduit celle de la foi; puis sur l'Écriture, dire qu'il attribue à l'homme l'initiative de son salut,
n, 20-26 : Abraham ne fut justifié que pour avoir mais uniquement qu'il insiste sur l'effort personnel
consenti au sacrifice d'Isaac et la courtisane qu'il s'agit d'obtenir. Ailleurs il apparaît suffisamment
609 MÉRITE, DERNIERS ECRITS DU NOUVEAU TESTAMENT 610

que tout ce qu'il y a de bon chez nous est un don de assez patente et assez incontestable pour fermer la
Dieu. Par où le moralisme de saint Jacques se trouve bouche à leurs détracteurs. Ibid., n, 11-12; m, 16.
rejoindre le mysticisme de saint Paul. Est-il besoin de dire que ces œuvres ne sont pas
3 Autres témoins de l'Église apostolique. —
Chez les perdues? » chez vous, enseigne l'Apô-
Si elles existent
derniers écrivains du Nouveau Testament, le mérite tre, II Petr., i, ne vous laisseront pas inactifs
8, elles
des œuvres tient une place encore plus épisodique. ni stériles pour la connaissance de Notre-Seigneur
Mais on relève aisément les mêmes tendances fonda- Jésus-Christ. » Ce que le contexte invite à entendre
mentales à travers ce que leurs écrits peuvent çà et de sa suprême manifestation eschatologique. Elles
là fournir d'indications. sont, en effet, la condition pour entrer « dans l'héri-
1. Épître aux Hébreux. —
Si elle se distingue des tage incorruptible, sans tache et inaltérable, qui nous
autres lettres de saint Paul par les procédés litté- est réservé dans les cieux ». I Petr., i, 4. Aux pres-
raires, l'Épître aux Hébreux n'en diffère aucune- bytres qui auront dignement rempli leur ministère
ment par la doctrine. l'Apôtre promet, ibid., v, 4, «la couronne indéfectible
A l'impuissance et à la caducité du judaïsme le but de gloire », tov àfxapâvxivov ttjç So^ç axéepavov.
principal de l'auteur est d'opposer le salut qui vient C'est évidemment la même récompense qui s'applique
du Christ. Pour s'en approprier le bienfait, il demande au commun des fidèles. Ainsi que dans saint Jacques,
la foi, dont les derniers chapitres affirment l'impor- v, 20, l'aumône a la vertu spéciale, I Petr., iv, 8, de
tance et décrivent le rôle. Mais cette foi doit être « couvrir une multitude de péchés ».

féconde sans traiter expressément de la justification,


: Cette économie n'est d'ailleurs pas arbitraire : elle
l'écrivain complète son exposé dogmatique par des est liée à la foi en la justice de Dieu qui, suivant la
exhortations morales, où la part de l'action humaine formule classique, < juge suivant l'œuvre de chacun »,
trouve tout naturellement sa place. « Excitons-nous TOv...xptvovTa xaxà tô éxocoroo ëpyov, i, 17; cf. iv, 5,
les uns les autres, dit-il, x, 24, à une émulation de où l'on voit que les pécheurs auront à « rendre leurs
charité et de bonnes œuvres. » Cf. xn, 28; xm, 15. comptes », et II Petr., i, 12, où ils reçoivent « le salaire
Ces bonnes œuvres sont efficaces pour le salut. A de leur iniquité », xofi.iouu.evoi. (iioGôv àStxiaç. Sans
la différence des sacrifices périmés de l'ancienne Loi, nul doute la récompense qui attend les justes, ibid.,
t ce sont de telles victimes qui sont agréables à Dieu ». m, 13-14, doit être comprise dans le même sens, sinon
xm, 16. C'est pourquoi elles nous obtiennent ses béné- avec la même rigueur.
dictions. A ces chrétiens qui avaient déjà connu Aussi l'Apôtre de conclure, II Petr., i, 10-11 :

J'épreuve ou compati à la persécution de leurs frères « Hâtez-vous d'affermir votre vocation et votre élec-
l'auteur dit par manière d'encouragement « Ne per-
: tion. » En ajoutant ici per bona opéra, la Vulgate
:

dez pas votre confiance, qui vous assure une grande ne fait que résumer le contexte qui précède immédia-
rémunération », tyzi \Lz^txki]^ jxia6aTroSoaiav. x, 35; tement, ibid., 5, où il est question de joindre à la foi
cf. xi, 26. On remarquera ce terme intraduisible la vertu. « C'est ainsi, en effet, que vous sera large^
u.ia6areoSoa[a, qui suggère avec tant d'énergie l'idée ment départie l'entrée dans le royaume éternel de
de salaire compensateur. En regard, il avait parlé un Notre-Sëigneur et Sauveur Jésus-Christ. »
peu plus haut, x, 29, du châtiment mérité par ceux qui 3. Écrits johanniques. —
Obligé de reconnaître que
auront méprisé le Fils de Dieu, yeipovoç à^twGrjaeTat «le postulat d'après lequel les œuvres de l'homme ont
U[x«ptaç ô tov ulôv toù 0eoô xaTa7taT7Jaaç. leur récompense est tout à fait général » dans le Nou-
De part et d'autre, c'est la même loi de rétribution veau Testament, H. Schultz, Der sittliche Begriff des
qui s'accuse. Et il est à peine besoin de noter que Verdienstes, p. 13-14, croit du moins pouvoir en
l'exercice en est tout entier conçu en fonction des fins excepter le « cercle johannique ». Non qu'il n'ait été,
dernières. Cf. xi, 35. lui aussi, « tout au moins effleuré » par cette concep-
Non qu'il faille oublier la part primordiale de Dieu tion ; mais elle était, au fond, incompatible avec ses
à la source de nos actes. L'Épître se clôt par cette principes. Ici, en effet, « la foi donne déjà la vie éter-
bénédiction d'accent tout paulinien, xm, 20-21 « Que : nelle comme possession et comme espérance ». Dès
le Dieu de paix... vous dispose à toute œuvre bonne lors, « ce que les chrétiens obtiennent n'est pas un
pour accomplir sa volonté et fasse en vous ce qui lui salaire..., mais la confiance filiale en l'amour du père,
plaît par Jésus-Christ », Tcotwv èv "riu,ïv tÔ eùâpeaxov qui n'est pas séparable de leur qualité de fils ».
êv<t>7Uov a'jTOÛ. Mais, cette prémisse étant supposée, Tel est bien le trait dominant de la doctrine johan-
nos œuvres ont une valeur telle que la justice divine nique; mais on se gardera pour autant de transfor-
elle-même est intéressée à la reconnaître. Les chré- mer en opposition ce qui n'est qu'une nuance dans la
tiens sont autorisés à compter sur la récompense. présentation de la commune foi.
« Car, ajoute l'auteur inspiré, vi, 10, Dieu n'est pas a) Apocalypse. — Il faut, en tout cas, mettre dans un
injuste au point d'oublier votre œuvre et l'amour que rang à part l'Apocalypse, où l'idée de rétribution
vous avez montré pour son nom, en ayant servi et s'afrirme plus que partout ailleurs.
servant encore les saints. » Écrivant pour des chrétiens persécutés, le voyant
2. É pitres de saint Pierre. —
Au cours de ses deux est amené à leur remettre sous les yeux les compen-
épîtres, saint Pierre a plus d'une fois l'occasion de sations que leur réserve la justice divine. Dieu est
revenir sur les œuvres. pour lui essentiellement celui qui « scrute les reins et
L'Apôtre en fonde tout d'abord la nécessité sur la les cœurs », qui « rend à chacun selon ses œuvres »,
sainteté du Dieu que les chrétiens ont reçu la grâce n,23. S'il va venir bientôt, c'est en justicier, ô |Aia06ç
de servir, et il leur applique au sens réel, I Petr., i, (jtou (!£-[•' èu.oû. xxii, 12. Et ce principe ne vaut pas
15-16, la prescription de Jahvé qui présidait aux rites seulement pour la « bête » cruelle qui s'est enivrée
de l'ancienne Loi « Soyez saints, parce que moi je
: du sang des saints et devra payer au double tout le
suis saint. » Lev., xi, 44; xix, 2; xx, 7. Cette raison mal qu'elle a fait, xvm, 5-6 il s'applique également
:

morale se complète d'une raison mystique, quand on aux justes, qui attendent de Dieu le « salaire » de leur
songe au lien qui existe entre le Christ et les fidèles. fidélité, T)X6ev ... ô xoapôç ... Soûvai t6v (ziaGôv toïç
Élevés par lui à une sorte de dignité sacerdotale, ils SoùXoiç aou. xi, 18.
doivent, en conséquence, avoir à cœur d' « offrir des Cette espérance ne sera point déçue. A l'ange de
victimes spirituelles, agréables à Dieu par Jésus- l'Église de Smyrne, comme prix de sa persévérance,
Christ ». I Petr., il, 5. A quoi s'ajoute un motif apo- Dieu assure « la couronne de vie », n, 10, et les autres
logétique la bonne conduite des croyants doit être
: Églises reçoivent de semblables promesses, n, 17;

DICT. DE THÉOI.. CATH. X. — 20


611 MÉRITE, SYNTHÈSE DE LA DOCTRINE SCR PTUR AIRE I G12

m. 5, il, xxi, 17. Dès maintenant, ces morts


21; cf. il s'en faut qu'elle fût inconnue dans l'Ancien Testa-
sont « heureux
parce qu' « ils se reposent de leurs
», ment et toutes les substructions morales de celui-ci
fatigues », et la raison en est que « leurs œuvres les se retrouvent dans celui-là.
suivent ». xiv, 13. Aussi l'auteur dit-il des saints de Des protestants eux-mêmes finissent aujourd'hui
Sardes qu'ils sont « dignes », à^ioi, de la gloire éter- par se rendre à cette évidence. « Lorsque le christia-
nelle, m, 4, comme plus loin, xvi, G, des persécuteurs nisme entra dans le monde et y trouva sa première
qu'ils sont « dignes » de boire du sang puisqu'ils en expression, écrit H. Schultz, loc. cit., p. 9-10, dans les
ont versé. Manifestement le mérite de l'homme est cercles dirigeants du judaïsme aussi bien que chez les
icitellement bien affirmé qu'il y manque seulement le porte-parole de la civilisation hellénique, on acceptait
mot. comme allant de soi l'idée d'une Providence divine
b) Épîtres de saint Jean. - Conformément au ton qui décide suivant les règles du droit et, par consé-
du quatrième Évangile, c'est, au contraire, le mysti- quent, du côté de l'homme, celle d'uni bon ou mau-
cisme qui déborde des épîtres johanniques. vais mérite »... Avec la foi en Dieu comme représen-
Le but de la vie chrétienne est ici d'entrer en union, tant de l'ordre moral dans le monde, la conclusion
y.oivcovîa,avec le Père et son Fils Jésus-Christ. I Joa., paraissait aussi naturellement donnée qu'il récom-
i, Rester avec le Père et le Fils », c'est le suprême
3. « pense ou punit d'après les règles du droit humain. Et
bonheur que Dieira promis aux siens, et « cette pro- cette foi cache en elle le droit inaliénable de la convic-
messe qu'il nous a faite, c'est la vie éternelle ». Ibid., tion qui nous fait admettre la souveraineté de l'ordre
il, 24-25. Or la foi anticipe déjà cette récompense. moral dans l'univers. Ainsi ce postulat appartient au
« Celui qui a le Fils a la vie; celui qui n'a pas le Fils patrimoine religieux que la communauté chrétienne
de Dieu n'a pas la vie. Je vous ai écrit cela pour que a emprunté à la culture religieuse et morale qui régnait
vous croyiez au nom du Fils de Dieu. » Ibid, v., 12-13; jusque-là. Elle n'a pas eu le moindre motif de le
cf. 20-21. transformer de fond en comble... Ce que nous lisons
Mais, au lieu de s'opposer au souci de la morale, ce sous ce rapport dans le Nouveau Testament, à titre
mysticisme l'entraîne comme conséquence. Parce que de simple postulat qui n'a pas besoin d'autres preuves,
Dieu est lumière, nous devons, nous aussi, fuir les sur la récompense et le châtiment des œuvres n'est
œuvres de ténèbres. I Joa., i, 5-7; cf., ii, 11. Dieu se pas autre chose, en substance, que l'expression de la
révèle dans le Christ celui qui prétend le connaître
: piété commune en Israël. »
doit observer les commandements de celui-ci, marcher Mais, si telle est l'inspiration fondamentale de la
comme il a marché lui-même. En un mot, le moyen de révélation judéo-chrétienne, comment échapper aux
montrer qu'on a la véritable charité de Dieu, c'est de conséquences qui s'ensuivent sur la valeur objective
suivre sa parole. Ibid., n, 4-6. Or à l'amour de Dieu et le caractère méritoire des actes de l'homme? II est
l'amour du prochain est étroitement connexe. Par vrai, comme l'observe le même H. Schultz, loc. cit.,
conséquent, < celui qui n'est pas juste n'est pas de p. 16, « que le Nouveau Testament parle bien de
Dieu, et pas davantage celui qui n'aime pas son frère ». récompense, mais non pas de mérite ». L'Ancien Tes-
Ibid., m, 10 cf., iv, 7-8, 21 II Joa., 6.
; ; tament n'en parle pas davantage et personne ne dis-
Fruits et preuves de la vie divine en nous, ces convient pourtant que cette idée ne ressorte de son
œuvres morales dont la charité est le principe nous enseignement sur les œuvres. De même en est-il pour
assurent la possession de Dieu. Tandis que « le monde le Nouveau. Vainement y chercherait-on un exposé
passe..., celui qui fait la volonté de Dieu demeure abstrait d'anthropologie théorique; mais, sous la
éternellement ». Ibid., n, 17. Et il ne faut pas se mé- forme concrète qui est dans le style de l'Écriture, des
prendre sur la réalité qu'expriment ces paroles abs- principes y sont inclus que la réflexion ne peut pas
traites il s'agit pour nous de pouvoir nous présenter
: ne pas en dégager.
avec confiance « au jour du jugement », <v, 17. Or, Et rien ne servirait d'arguer que le christianisme
en vue de cette fin, notre fidélité pratique à l'amour de Jésus et des Apôtres exalte la part de la grâce
de Dieu est l'unique moyen. « Restez en lui, mes petits de Dieu à l'origine de nos actes bons, qu'à rencontre
enfants, afin que, lorsqu'il apparaîtra, nous ayons de la suffisance pharisaïque il prône le repentir et
confiance et ne soyons pas confondus par lui au jour l'humilité, qu'il oppose aux calculs intéressés d'une
de la parousie. » Ibid., n, 28. religion mercenaire les libres élans et la douce confiance
De cette « confiance » saint Jean ne dégage pas ici de l'amour filial, si l'on n'ajoutait qu'il incorpore
la conclusion, qui, du reste, s'entend assez d'elle- toute la moralité humaine au service de Dieu et, par
même. Il le fait en propres termes dans sa seconde là-même, consacre cette dignité intrinsèque de nos
épître « Prenez garde à vous-mêmes, afin de ne point
: actes que toutes les langues désignent sous le nom de
perdre le fruit de votre travail et de recevoir une mérite. Alors, mais alors seulement, on conçoit que
pleine récompense », ïvoc ... p.io6ôv Tc\y)p'f] àTcoXdcê^xe, Dieu veuille tenir compte de nos œuvres, que nous
II Joa., 8. D'où l'on peut induire que l'amitié de soyons jugés d'après elles et que la gloire éternelle en
Dieu dont jouit dès ici-bas l'âme régénérée est déjà soit le fruit.
une « récompense », mais encore incomplète, et qui C'est à la tradition qu'il était réservé d'exprimer
doit recevoir sa « plénitude » dans le bonheur de' en concepts précis la doctrine dogmatique impliquée
l'éternité. Ainsi les réalités présentes sont raccordées dans l'enseignement moral des Écritures, en vue d'ana-
aux espérances futures, de telle sorte que la mys- lyser la nature exacte, les conditions et le rôle du
tique de saint Jean, loin d'exclure l'idée de la rétri- mérite humain. Mais ce travail d'inventaire ne ferait
bution éternelle, l'appelle comme terme et, avec elle, que lui donner la connaissance plus explicite de la
cette valeur de nos œuvres qui en est le présupposé. vérité simple et féconde dont la révélation biblique
Il y a donc, au total, identité foncière entre les contenait déjà tout le dépôt.
Apôtres, comme il y a continuité de leur doctrine à II.DOCTRINE DU MÉRITE DANS LA
LA
l'enseignement de Jésus et, d'une manière plus géné- TRADITION PATRISTIQUE. — Il appartenait à
Irale, entre la nouvelle et l'ancienne Loi, sur les rap- l'Église de faire entrerdans la pensée et la vie de ses
ports essentiels de Dieu avec l'homme et de l'homme données diverses de l'Écriture sur la valeur
fidèles les
avec Dieu. Les contrastes allégués à plaisir par la dog- des œuvres humaines et la place qu'elles doivent tenir
matique protestante se laissent résoudre en une par- dans la préparation personnelle du salut. Cette incor-
faite harmonie. Si la paît de la grâce est, à n'en pas poration, comme on peut s'y attendre en pareille
douter, mise eu plus grand relief depuis l'Évangile, matière, s'est faite surtout d'une manière pratique,
6J3 MÉRITE, PÈRES APOSTOLIQUES 614

c'est-à-dire par la direction même que l'Église donnait directe des textes la complexité de l'Évangile pour
à la piété de ses enfants. Mais le besoin ne devait pouvoir recueillir sans arrière-pensée cet hommage
pas se faire sentir avant longtemps de classer et rendu à la continuité de la tradition catholique.
équilibrer les éléments respectifs du cas. Tout au plus voudrait-on maintenir une diversité
Aussi chercherait-on en vain à l'époque patris- de tendances et d'esprit entre l'Orient et l'Occident.
tique, même sous forme d'ébauche, une systématisa- Fortement charpentée par Tertullien, la théologie du
tion que rien n'appelait. C'est seulement en groupant mérite serait restée depuis une des caractéristiques
les déclarations occasionnelles et relevant les indices du catholicisme latin, tandis qu'une tournure plus
epars que l'on peut retrouver la doctrine des Pères mystique et donc plus détachée des œuvres humaines
sur le mérite. Dès lors, l'obligation s'impose d'une aurait toujours présidé à la pensée et à la vie reli-
particulière prudence avant de prêter à ces témoins gieuse des Grecs. En attendant de voir à quoi se
de l'ancienne Église des synthèses qu'ils n'ont pas ramènent ces nuances et de se rendre compte qu'elles
eux-mêmes conçues. Sous le bénéfice de cette réserve, ne constituent pas une opposition, il faut rappeler
il n'est pas difficile d'apercevoir de quelle manière comment s'affirment, dès les premiers siècles, les
ferme et constante s'affirme l'orientation catholique principes catholiques reconnus communs à tous.
de leur pensée. Différents à bien des points de vue par leurs préoc-
Quand vinrent les controverses du xvi" siècle, cupations doctrinales et le caractère de leurs œuvres,
les protestants ont souvent chicané sur le sens et la les Pères des deux premiers siècles se ressemblent en
fréquence du terme mérite chez les Pères. Au rapport ceci qu'ils reflètent en toute paix et simplicité la foi
de Bellarmin, De justifîcatione, 1. V De meritis operum,
: de l'Église sur une matière pratiquement liée à toute
c. i, Opéra omnia, t. vi, p. 344, Bucer aurait même la vie chrétienne sans que rien amenât encore à en
avancé qu'il leur était totalement inconnu. On verra préciser le concept. A cet égard, « l'ancienne Église
sans peine que rien n'est moins exact et qu'il ne fut n'a ni éprouvé de difficulté ni tenté de systématisa-
pas de mot plus familier tout au moins à la théologie tion. A côté de la grâce de Dieu, l'acquisition d'une
latine. Au demeurant, c'est surtout la chose qui récompense pour l'action de l'homme apparaît
importe. Or il n'y a pas de doute possible sur leur comme chose naturelle et qui va de soi. » H. Schultz,
conviction relativement à la valeur des œuvres du Der BegrifJ des Verdienstes, p. 17-18.
siltliche
chrétien justifié. 1° Pères Apostoliques. —
On peut d'autant plus
La controverse pélagienne elle-même n'a rien intro- s'attendre à voir se vérifier cette observation générale
duit d'essentiellement nouveau sur ce point. Tout chez les Pères Apostoliques que les petits écrits qui
au plus peut-on dire qu'elle a fourni l'occasion d'affir- nous restent d'eux ont un but tout parénétique et
mer plus nettement la part nécessaire de la grâce à la moral. Il n'est pas de témoins plus qualifiés pour nous
source du mérite humain. Mais, au fond, à peine faire connaître ce que fut sur ce point le christianisme
marque-t-elle une étape dans la marche continue de la primitif.
tradition catholique dont il nous faut suivre la forma- 1. Témoins anonymes. —
Un groupe distinct est
tion et le développement. — I. Le christianisme pri- fait de deux écrits anonymes qui remontent à la fin
mitif i"-n e siècles. II. L'Église du m» siècle, (col. 619).
: du i er siècle ou au début du second. Premier en —
III. L'Église du iv« siècle (col. 628). IV. La contro- date de tous les catéchismes, la Didachè débute par
verse pélagienne (col. 639). V. Après saint Augustin le thème classique des deux voies, où sont classées
(col. 651). les œuvres qui conduisent à la vie et celles qui mènent
Le christianisme primitif i"-n e siècles.
I. :
— à la mort. Didach\ i-vi. Résultat qui suppose, sans
Esclaves de leur dogmatisme et insensibles au mou- que l'idée soit formellehient exprimée nulle part,
vement historique, les anciens polémistes protestants que ces œuvres constituent la base du jugement
croyaient pouvoir opposer à la tradition catholique divin que l'auteur évoque en terminant devant ses
le témoignage des Pères, surtout des plus anciens. Il lecteurs. Ibid., xvi. — Ce même développement
leur suffisait pour cela de réunir quelques textes reparaît l'Épître dite de Barnabe, xvm-xx,
dans
disparates qui semblent supprimer ou réduire le pour aboutir à cette conclusion d'un incontestable
mérite de l'homme, sans prendre garde à tous ceux qui moralisme : « Il est donc bien pour l'homme qui
en impliquent par ailleurs la réalité. C'est contre une connaît les commandements du Seigneur d'y marcher
argumentation de ce genre qu'est dirigée la discussion selon qu'ils sont écrits. Car celui qui les accomplit
de Bellarmin, De justifîcatione, 1. V, c. vr, Opéra omnia, sera glorifié dans le royaume de Dieu; celui, au con-
t. vi, p. 355-357, à laquelle s'opposent, du côté de traire, qui choisit les autres périra en même temps que
l'orthodoxie luthérienne, les longues réfutations de ses œuvres. Voilà pourquoi il y a une résurection. voilà
.1. Gerhard, Con/essio catholica, 1. II, pourquoi une rétribution », Stà toùto àvT<XTu68ojJ.a
p. ni, art. xxni,
c 8, édition de Francfort, 1679, p. 1533-1544, et xxi, 1. Plus haut, l'auteur avait dit expressément
Loci theotogici, loc. XVIII, c. vin, n. 124, édition qu'au jour du jugement chacun recevra selon ses
Cotta, Tubingue, 1768, t. vm, p. 147-150. œuvres. « S'il est bon, sa justice le préc' dera; s'il est
Aujourd'hui, au contraire, les protestants recon- mauvais, le salaire de son iniquité est devant lui. »
naissent assez volontiers que la tendance catholique iv, 12. La corrélation des deux actes oblige, de toute
s'affirme de « bonne heure » chez les Pères. F. Lich- évidence, à concevoir également comme un « salaire »
tenberger, art. Mérite, dans Encyclopédie des sciences la récompense des actes bons.
religieuses, t. ix, p. 89. Mais ils rachètent cet aveu en 2. Saint Clément. —
D'inspiration toute pratique
la présentant comme une déviation par rapport aux sont aussi les écrits qui portent le nom de saint
principes chrétiens. « S'ils n'est pas douteux que cet Clément, mais avec des vues plus complètes sur la
esprit pharisaïque qu'avait dû combattre saint Paul psychologie de l'âme chrétienne devant Dieu.
méconnaissait et altérait l'idée fondamentale de a) Lettre aux Corinthiens. —
Seule est aujourd'hui
l'Évangile, la plus ancienne littérature issue du pagano- retenue comme authentique la lettre célèbre à l'Église
christianisme, celle des Pères apostoliques et des de Corinthe. Elle tend tout entière à détourner les
Apologistes, nous montre cependant que l'Évangile chrétiens des « œuvres vaines », ix, 1, et à leur
fut tout aussitôt et comme involontairement intro- recommander les autres. Il n'est pas inutile d'observer
duit dans les cadres rigides de la notion de mérite. » qu'aux yeux de l'auteur les bénédictions qu'Abraham
J. Kunze, art. Verdienst, dans Prolest. Realencyclo- et les patriarches reçurent de Dieu ont, à bien des
pddie, t. xx, p. 501. Nous avons assez vu par l'étude égards, le caractère d'une récompense, a A cause de sa
615 MÉRITE, PÈRES APOSTOLIQUES 616

foi etde son hospitalité, un fils lui fut donné dans sa a) Saint Ignace. - De fait, saint Ignace ne veut pas

vieillesse.» C'est aussi « à cause de son hospitalité et qu'on soit seulement chrétien de nom, mais de vie.
de sa piété » que Loth a pu échapper à la destruction Magn., iv. Cf. Rom., m, 2. Il s'agit de « glorifier
de Sodome. x, 7, et xi, 1. On voit dans quel sens devait Jésus-Christ qui nous a glorifiés », Eph., n, 2, et c'est
s'orienter la piété des chrétiens à qui ces saints pour en donner les moyens que ses épîtres au mysti-
personnages sont donnés comme modèles. Aussi cisme ardent s'achèvent toujours en conseils de
sont-ils invités à travailler de toutes leurs forces à morale. "Voir Ignace d'Antioche, t. vu, col. 709-710.
« l'œuvre de justice », xxxiii, 8, et cela non plus « De deux choses l'une, écrit-il aux Éphésiens, xi,
seulement en vue de faveurs terrestres, mais aussi I ou craignons la colère à venir, ou aimons la grâce
:

des biens éternels. Car l'auteur fait entrevoir tout présente, pourvu que nous soyons trouvés dans le
aussitôt, avec Isaïe, xl, 10; Lxn, 11, et Apoc, xxn, 12, Christ Jésus pour la vie éternelle. » —
Cette vie
l'approche du jugement où Dieu va rendre à chacun éternelle nous est proposée comme une récompense
« selon son œuvre ». Ibid., xxxiv, 3. Cf. xxvm, 1, dont l'attrait doit nous inviter au bon combat.
et lix, 3, o,ù Dieu est appelé « l'examinateur des « Là où plus grande est la peine, [plus grand] est le

œuvres humaines ». — Néanmoins, bien que nous profit. » Polyc, i, 3. Mais les moindres actions elles-
ayons à « nous justifier en œuvres et non en paroles », mêmes ne sont pas perdues c'est ainsi qu'Ignace
:

notre louange « doit être en Dieu et non pas provenir prie Dieu de « rendre » aux Smyrniotes, ix, 2, les
de nous-mêmes ». xxx, 3 et 6. Car « nous ne sommes services qu'il en a reçus. Rien n'empêche d'ailleurs,
pas justifiés par nous-mêmes, ni par notre sagesse, comme le saint martyr en donne l'exemple, Trall.,
notre intelligence, notre piété ou nos œuvres, mais par xn, 3 et Phil., vra, qu'il faille toujours compter sur
la foi, grâce à laquelle le Dieu tout-puissant nous a la miséricorde de Dieu et la prière de nos frères pour
tous justifiés depuis l'origine ». xxxn, 4. A quoi être justifiés.
s'ajoute le sentiment de nos misères, qui nous oblige Eellarmin, De meritis operum, c. iv, p. 349, se
toujours à paraître devant Dieu, en suppliants. contente de citer quelques lignes de Rom., iv, 1, où
« Dieu... juste en tes jugements, lit-on dans la formule Ignace ferait allusion à son prochain martyre comme
liturgique conservée à la fin de la lettre, lx, 1-2,... à un mérite aux yeux de Dieu. Mais J. Gerhard,
pardonne-nous nos iniquités et injustices... N'impute op. cit., n. 124, p. 147, a eu beau jeu de relever contre
pas tout le péché de tes serviteurs et servantes, mais lui que tout autre est le sens de cette parole « Laissez-
:

purifie-nous dans ta vérité... » moi, s'écrie l'évêque d'Antioche, devenir la pâture


Ces données diverses s'unissent sans se contredire. des bêtes, par lesquelles il m'est donné d'aller à Dieu. »
Devant le chrétien, « une porte de justice est ouverte II n'y a pas lieu d'insister sur ce lapsus et moins

qui mène à la vie ». Il s'agit d' « y entrer, d'y diriger encore d'en tirer argument, alors que tant d'autres
son chemin dans la sainteté et la justice ». Mais tout textes expriment nettement la pensée de saint Ignace
cela se fait « dans le Christ », et, quand il s'agit de sur les œuvres et leur valeur.
pécheurs comme le furent les Corinthiens, ils doivent b) Saint Polycarpe. — Non moins ferme est la
tout d'abord « se jeter aux pieds du Seigneur et le doctrine de son ami et correspondant saint Poly-
supplier avec larmes de nous pardonner, de nous carpe. « Celui, dit-il, Phil., n, 1, qui a ressuscité le
réconcilier avec lui, de nous rétablir dans notre bonne Christ des morts nous ressuscitera aussi, si nous
et pure conduite d'autrefois ». xlviii, 1. faisons sa volonté et marchons dans ses commande-
b) Secunda démentis. —En tête de l'ancienne ments. » Et encore, v, 2 « Si nous lui sommes agréables
:

homélie éditée sous le titre de deuxième lettre de dans la vie présente, nous recevrons [de lui] la vie
saint Clément aux Corinthiens, s'affiche l'affirmation future. Car il a promis de nous ressusciter et, si nous
dogmatique que notre salut est un bienfait que nous menons une conduite digne de lui, de nous associer
devons au Christ Rédempteur. Mais tout aussitôt, à son règne. » La pensée des comptes à rendre doit
i, 3, l'auteur de nous exhorter à le payer de retour. donc nous inciter à « servir Dieu avec crainte et
« Quelle rétribution lui donnerons-nous ou quel fruit respect », vi, 3, sans oublier, vm, 1, que « le gage
digne de ce qu'il nous a donné? » Ce « fruit » de notre justice c'est le Christ ».
n'est autre que celui de nos œuvres saintes, qui nous Une valeur toute spéciale s'attache au martyre pour
vaudront d'être confessés par lui devant son Père, le nom chrétien : Ignace, Paul et les autres n'ont pas
n, 2. Plus loin, il donne nettement la vie éternelle couru en vain et il ne faut pas douter qu'ils ne soient
comme une récompense, vin, 4 et 6 cf. xx, 2-4.
; maintenant auprès du Seigneur dans le lieu qui leur
« Ainsi donc, mes frères, conclut-il, xi, 5-7, persévé- est dû. Ibid., ix, 2.
rons dans l'espérance pour obtenir notre salaire, 4. Hermas. — De tous les Pères apostoliques, Hermas
ïvaxal tôv [juaOôv xo[xiaw[xs0a. Car il est fidèle celui est communément donné comme le meilleur représen-
qui a promis de rendre à chacun selon ses œuvres. tant du christianisme populaire, celui, par conséquent,
Si donc nous faisons la justice devant Dieu, nous « chez qui la piété chrétienne revêt un caractère
entrerons dans son royaume et nous recevrons les entièrement légal ». F. Lichtenberger, art. Mérite,
promesses. » Mais l'accomplissement de ces « pro- p. 89. Aussi bien peut-on dire que le Pasteur tout
messes » est, comme on le voit, subordonné à notre entier, en raison de son but moral et réformateur, est
« justice ». Ici encore la part de Dieu et de l'homme consacré à la doctrine des œuvres, qu'il s'agisse des
ne se séparent pas. — Comme œuvres plus profitables, charges morales qu'impose au chrétien la profession
l'auteur recommande spécialement le travail de la de son baptême ou des pénitences laborieuses aux-
sanctification des autres et de nous-mêmes —
« car, quelles il est tenu pour obtenir, s'il y a lieu, le pardon
rémunération que nous pouvons rendre
dit-il, c'est la de ses péchés. Voir Hermas, t. vi, col. 2282-2286.
au Dieu qui nous a créés », xv, 2 — et l'aumône. Les œuvres normales sont constituées par la fidèle
« Le jeûne, en elïet, est meilleur que la prière, et observation des commandements divins, qui assure
l'aumône l'emporte sur l'un et l'autre ». xvi, 4. la vie éternelle, Sim., x, et l'auteur, pour montrer
« Fai ons donc la justice, poursuit-il, xix, 3, pour être qu'elle est possible, insiste sur le libre arbitre que nous
sauvés au moment de la fin. » avons reçu de Dieu. Mand., xn, 3,5-5,1. Elles valent
3. Saint Ignace et saint Polycarpe. —
Pasteurs à qui les accomplit la vie éternelle comme récom-
d'âmes, saint Ignace d'Antioche et saint Polycarpe pense le Pasteur voit déjà Dieu qui vient « rendre à
:

de Smyrne devaient tout naturellement accentuer ses élus avec beaucoup de gloire et de joie la promesse
plus que personne le côté moral du christianisme. qu'il leur a promise, s'ils observent ses lois ». Vis.,
61' MÉRITE. PERES APOLOGISTES, SAINT IRÉNÉE 615

i, 3, 4. — Parmi ces « lois », les circonstances l'amènent Ainsi « les châtiments et les punitions, mais aussi

à faire une place particulière à celle qui prescrit la les récompenses, sont répartis à chacun au prorata
confession de la foi par le martyre. Sim., ix, 28, 5-6. de ses œuvres », xar' àiUav twv Tcpà^ecov èxâaxou.
Il insiste également sur le devoir de l'aumône qui Le chrétien ne connaît donc, qu'un « destin inévitable » :

incombe aux riches, « sachant que ce qu'ils font pour c'est que « ceux qui choisissent le bien recevront la
le pauvre trouve sa récompense auprès de Dieu ». récompense qui leur est due, Ta aÇia è7UTÎ[zia, et de
Sim., il, 5. Le serviteur du père de famille est déjà même ceux qui font le contraire, le châtiment mérité. »
élevé au rang de cohéritier « pour le travail qu'il a Apol., i, 43, col. 392-393.
fait » à la vigne de son maître; à plus forte raison quand 2. — On trouve chez les autres apologistes de
il se montre compagnons. Sim., v, 2.
libéral envers ses semblables revendications du libre arbitre et pour le
Hermas proiite de ce dernier apologue pour signaler même motif. « —
Dieu seul est bon par nature :

aussi les œuvres surérogatoires comme source d'un l'homme le devient par libre choix, de telle sorte que
plus grand mérite « Observe, dit-il, les commande-
: le méchant soit justement puni, puisqu'il s'est per-
ments du Seigneur et tu seras agréable à Dieu et tu verti lui-même, et que le juste reçoive les louanges
seras inscrit au nombre de ceux qui gardent la loi. méritées par ses bonnes actions. » Tatien, Oraiio, 7,
Mais, si tu fais quelque chose en dehors du comman- ibid., col. 820. Cf. Athénagore, Legatio, 24, col. 948.
dement divin, tu acquerras une gloire plus abondante Pour Théophile également, le premier homme avait
et tu seras plus glorifié auprès de Dieu que tu ne été fait libre « Si donc il avait observé les comman-
:

l'eusses été sans cela. » Ibid., m, 3. Comme œuvre de dements de Dieu, il aurait reçu de lui l'immortalité
ce genre,
il avait signalé plus haut le renoncement comme récompense. » Et la même capacité nous est
à un second mariage. Mand., iv, 4, 2. aujourd'hui rendue par la divine miséricorde. Ad
Son exhortation finale, en qui se résument toutes Aulol., ii, 27, col. 1096. Voir J. Rivière, Saint Justin
les autres, est celle-ci « Faites donc le bien pour
: et les apologistes du second siècle, Paris, 1907, p. 195-
recevoir une récompense du Seigneur. » Sim., x, 4, 4. 207.
Conclusion toute pratique, qui rappelle à la lettre C'est ainsi que de l'attitude pratique dont témoi-
celle de l'homélie clémentine citée plus haut, col. 615, gnent les Pères apostoliques, les apologistes confir-
et qui montre combien l'Église apostolique fut sou- ment la persistance et dégagent philosophiquement la
cieuse d'associer au mysticisme chrétien la culture du raison.
sens moral. 3° Pères anti-gnostiques. —A
la fin du n e siècle, le
Il n'est pas inutile de faire observer qu'on ne danger gnostique allait amener saint Irénée à repren-
remarque à cet égard aucune différence entre l'Orient dre et défendre cette même position.
et l'Occident. « La juxtaposition de la grâce et de la 1. Anthropologie de saint Irénée. —
Toute la théodi-
rétribution selon le mérite, jointe à l'habitude de cée et l'anthropologie de la Gnose aboutissait à
mesurer la récompense d'après la difficulté de l'œuvre « une division du genre humain en catégories distinctes

et son caractère non obligatoire qui caractérise dans et fermées, chez lesquelles le salut est moins une
la suite le catholicisme vulgaire, domine déjà sans affaire d'initiative libre et personnelle que la consé-
aucun doute en Orient depuis le milieu du second quence d'une condition première dont on ne saurait
siècle. » H. Schultz, loc. cit., p. 20. Cette constatation s'affranchir ». J. Tixeront, Histoire des dogmes, t. i,
d'un historien protestant nous garantit d'avance 7« édit., Paris, 1915, p. 199-200. Cette tendance au
que la même communauté d'inspiration entre les fatalisme Irénée a mis à
explique pourquoi saint
deux parties de l'Église ne manquera pas de se véri- défendre le libre arbitre et ses œuvres, contre ces
fier également plus tard. chrétiens égarés, la même ardeur que les apologistes
2° Pères apologistes. —
A la différence des Pères avaient déployée contre les philosophes païens.
apostoliques, les apologistes, qui furent pour la plu- Pour l'évêque de Lyon, il n'y a pas d'hommes
part des philosophes, sont surtout des spéculatifs et naturellement bons ou naturellement mauvais la:

leurs œuvres s'adressent d'ordinaire à « ceux du différence des destinées est due tout entière à l'usage
dehors ». Double raison pour qu'il n'y ait pas à leur différent que chacun fait de sa liberté. Liberum eum
demander beaucoup d'éléments d'information sur les fecit Deus ab inilio... Posuit autem in homine potestalem
réalités de la vie chrétienne. Les principes de leur electionis..., uli hi quid.em qui obedissent juste bonum
doctrine permettent tout au moins de reconnaître sint possidenles,dalum quidem a Deo, servatum vero
dans quel sens elle continuait à s'orienter autour ab ipsis. Qui autem non obedierunt juste non invenien-
d'eux. tur cum bono et meritam peenam percipient. Contr.
1. —
Saint Justin, toujours attentif à établir la valeur hser., IV, xxxvn, 1, P. G., t. vu, col. 1099. Où l'on
du christianisme en regard des écoles profanes, insiste, voit que, pour être un « don de Dieu », la récompense
contre le fatalisme des stoïciens, sur la liberté de céleste ne laisse pas d'être la « juste » rémunération
toutes les créatures. Privilège qui donne à chacune de nos libres efforts. Et c'est pourquoi il nous faut,
le moyen d'être l'arbitre de sa propre destinée. « Dieu, pour être sauvés, cum vocatione justitiee operibus ador-
en effet, ayant voulu que tous, anges et hommes, nari. IV, xxxvi, 6, col. 1095. La couronne doit même
soient doués de liberté et d'autonomie, les a créés nous paraître d'autant plus précieuse, IV, xxxvn, 7, col.
capables d'accomplir ce qu'il leur a donné la puis- 1104, qu'il faut plus de luttes pour la conquérir.
sance de faire. Si donc ils choisissaient ce qui lui est 2. Théodicée de saint Irénée. —
Un autre principe
agréable, il les garderait exempts de corruption et de mène saint Irénée à la même conclusion celui de la
:

peine. Que si, au contraire,


faisaient le mal, il ils justice divine. Avec une insistance significative il
les châtierait suivant sa volonté. » Dial., 88, P. G., revendique la possession de cet attribut pour le
t. vi, col. 685-688. En vertu de ce principe, Justin ne Dieu suprême, à rencontre de Marcion, non moins que
conclut pas seulement que les coupables seront de la bonté. Voir, par exemple, III, xxv, 2-3, col. 968-
« justement punis pour leur péché. Apol., n, 7,
» 969; IV, xxvii, 4, col. 1060-1061. —
De cette justice
col. 456; cf. ibid., 14, col. 468. La récompense des bons
le jugement sera la manifestation, justo judicio Dei
est mise par lui en rapport non moins strict avec ad omnes sequaliter pervenienle et in nullo déficiente.
la
qualité de leurs actes. « S'ils se montrent dignes du V, xxiv, 2, col. 1187. Car là il sera rendu à chacun
plan de Dieu par les œuvres, nous avons appris qu'ils selon ses œuvres. Après avoir rappelé la description
obtiendront de vivre et régner avec lui, soustraits à la évangélique du grand jour, d'après Matth., xxv, 31-41,
corruption et à la souffrance. » Apo/.,i, 10, col. 340-341. l'évêque de Lyon conclut Unus et idem Pater mani-
:
.

619 MÉRITE, TRADITION OCCIDENDALE : TERTULLIEN 020


feslissime ostendilur... prœparans ulrisque quœ sûnl tage d'offrir un dépouillement très complet et très
apiu, quemadmodiim cl unus judex ulrosque in aplum méthodique des textes. Elles donnent par là le moyen
miltens locum. de voir comment Tertullien a mis sur la tradition
Ces sanctions et destinations « appropriées » ne sup- générale de l'Église l'empreinte de son génie parti-
posent-elles pas un mérite chez celui qui les reçoit? culier.
Quelques lignes plus bas, on en devine presque le a) Le terme de mérite. —
On doit tout d'abord à
mot sous la gaucherie de la traduction. Qui ergo Tertullien la première attestation, sinon la création,
regnum prœparavit justis Paler, in quod assumpsil du* terme précis qui manquait encore à la langue
Filius ejus dignos, hic et caminum ignis prœparavit chrétienne sur ce point.
in quem dignos mittent... angeli. IV, xl, 2, col. 1113. L'idée qui paraît fondamentale chez lui, et en cela
Et l'on remarquera le parallélisme qui fait que, pour il fait écho à la plus pure foi traditionnelle, est celle

lui, cette « dignité » existe aussi bien en vue de la des rétributions futures. En ellet, le principal de la ré-
récompense qu'en vue du châtiment. La parabole de vélation confiée aux prophètes tient pour lui dans la
la semence, allégoriquement interprétée des âmes communication de la loi divine et dans l'annonce du
humaines, lui permet ailleurs d'affirmer que cette jugement qui aura lieu ad utriusque meriti dispunc-
récompense elle-même est proportionnée à la « dignité » tionem. Apol., 18, P. L., 1. 1, col. 434-435. Dogme capi-
de chacun. Car la vision béatifique sera mesurée xocô' tal dont il est heureux de saisir l'intuition dans les
cbç a^toi saovrat. oi ôpàivTeç ocùtôv, et, d'une manière mouvements spontanés de 1' « âme naturellement
générale, omnibus divisum esse a Pâtre secundum quod chrétienne ». 433 De teslimonio anima;, 2,
Ibid., 17, col. ;

quis est dignus aut erit. V, xxxvi, 1-2, col. 1222-1223. ibid., col. 685.Voilà pourquoi il s'élève plus tard avec
Il ne faut pas oublier cependant que ces rétributions ironie contre l'étrange théodicée de Marcion, qui veut
finales sont subordonnées au don gratuit de l'appel ravir au vrai Dieu l'attribut de justice. Adv. Marc
divin. La parabole des invités aux noces fournit à I, xxvn, t. n, col. 303-305; cf. IV, xvn, col. 429-430. —
saint Irénée l'occasion de le rappeler expressément Entre les justes eux-mêmes cette loi de justice établit
et de marquer, en conséquence, la nuance qui distingue une inégalité proportionnelle à la valeur de chacun.
la conduite de Dieu envers les justes et les pécheurs. Quomodo multie mansiones apud Palrem si non pro
Gratuito quidem donat in quos oportet, secundum autem varietale meritorum? Quomodo et Stella a Stella distabit
meritum dignissime distribuit adversus ingratos et in gloria nisi pro diversitate radiorum? Scorpiace, 6,
non sentientes benignitaiem ejus juslissimus retributor t. ii, col. 157. Cf. De palientia, 10, t. i, col. 1376 :

IV, xxxvi, 6, col. 1096. 11 est remarquable que le Par factum par habet meritum, et Lib. ad Scapulam,
terme meritum soit ici réservé aux coupables ; mais 4, col. 782 Majora certamina majora sequuntur
:

ce'te particularité de son vocabulaire ne doit pis faire prsemia.


méconnaître que, pour l'évêque de Lyon, le concept II n'y a là de nouveau que l'introduction du terme

de mé ite s'applique ('gaiement aux saints. technique de « mérite ». Tertullien le rencontre tout
Sous des formes différentes, qui tiennent aux tem- naturellement sous sa plume pour exprimer le titre
péraments ou aux circonstances, tous les témoins du subjectif qui motive de notre part la diversité des
christianisme primitif sont d'accord pour demander sanctions divines. Et ceci prouve combien profon-
des oeuvres au chrétien justifié par la grâce divine et dément cette notion est liée à celle de récompense.
affirmer que son salut en dépend. Tout l'essentiel du La précision de la langue latine ne fait ici que dégager
mérite tient en cette double affirmation. explicitement le rapport qui restait implicite dans
IL L'Église du in e siècle. —
Sur cette base le langage plus simple et plus direct de l'Écriture
commune la théologie naissante du iu e siècle ne tranche ainsi que des premiers Pères. Ce progrès de l'analyse
guère que par l'abondance des témoignages et la et du vocabulaire allait rester acquis pour toujours
précision croissante des concepts en Occident; il n'est pas contestable que Tertullien
1° En Occident. -
— A l'Église latine le « génie positif » en soit le plus ancien témoin et sans doute le principal
de ses représentants, Tixeront, op. cit., t. i, p. 410, ouvrier.
ainsi que rigueur juridique de la langue dont ils
la b) Le cadre du mérite. —
Mais, loin de rester une
disposent, assurent, à cet égard, une incontestable sorte de bloc erratique, cette idée est encadrée dans
supériorité. Elle s'affirme chez ses deux premiers un système cohérent. Tous les historiens sont d'accord
docteurs Tertullien et saint Cyprien, qui, sur ce
: pour relever l'esprit juridique dont s'inspire la théo-
point comme sur bien d'autres, allaient créer dès le logie de Tertullien et qui se reflète dans son langage.
premier jour les formules de l'avenir. « Les rapports entre Dieu et l'homme, d'après J. Tixe-

1. Tertullien. —
« Étrangers à la spéculation philo- ront, op. cit., 1. 1, p. 409, sont présentés par lui comme
sophique et proprement religieuse, dominés par un des rapports de maître à serviteur et en entraînent
moralisme étroit mais puissant, les Latins ont eu, les conséquences. » « Tout le christianisme, écrit de
depuis le commencement, la tendance à faire descendre son côté R. Seeberg, Lehrbuch der Dogmengeschichle,
la religion dans le domaine du droit. » A. Harnack, t. i, Leipzig, 1908, p. 353, tombe chez lui sous le
Lehrbuch der Dogmengeschichle, 4 e édition, Tubingue, point de vue de la loi. » Voir les nombreux textes
1909, t. n, p. 179. D'où la grande importance qu'ont réunis dans ce sens par A. Harnack, Dogmengeschichle,
chez eux les concepts juridiques de satisfaction et de t. m, p. 16-19.

mérite. Le « juriste Tertullien serait de cette tendance


>< C'est ainsi que Dieu est avant tout regardé comme
le premier témoin, et, pour une bonne part, l'auteur le législateur et l'Évangile comme l'expression de sa
responsable. volonté sur nous. Le bien consiste essentiellement à se
Cette vue synthétique de l'historien berlinois est conformer à son vouloir et non pas à chercher ce qui
demeurée régulatrice pour les auteurs protestants. nous est utile Neque enim quia bonum est auscultare
:

H. Schultz s'y réfère en tête des pages qu'il consacre debemus, sed quia Deus prœcepit. Ad exhibitionem
à Tertullien, loc. cit., p. 24-28, et la thèse du obsequii prior est majestas divinse potestatis, prior est
D r K.-H. Wirth, Der Begriff des « Meritum » bei auctoritas imperantis quam utilitas servientis. De
Terlullian, Leipzig, 1892, reprise peu de temps après pœnitentia, 4, t. i, col. 1234. Parce que maître souve-
comme première partie de son étude intitulée Der : rain, il appartient à Dieu d'être aussi le suprême
Verdienstbegriff in der christlichen Kirche, Leipzig, rémunérateur. Bonum factum Deum habet debitorem,
1892, semble écrite tout entièrejpour l'appuyer. Ces sicuti et malum, quia judex omnis remunerator est causœ.
deux monographies, la dernière surtout, ont l'avan- Ibid., 2, col. 1230.
621 MÉRITE, TRADITION OCCIDENTALE : TERTULLIEN 622

De notre part, ce droit à la rémunération se traduit des oeuvres surérogatoires. Il s'appuie sur le De exhort.
aussitôt pour Tertullien en catégories juridiques, cast., 1, t. n, col. 963, où l'auteur, distinguant entre
presque commerciales. Si l'acte bon nous vaut un ce que Dieu autorise et ce qu'il veut, c'est-à-dire
mérite qui fait de nous les créanciers de Dieu, bonum préfère, donne cette règle générale Nemo indulgentia
:

factum Deum habet debitorem, l'acte mauvais, au [Dei] ulendo promeretur, sed voluntati obsequendo. Or ce
contraire, nous rend ses débiteurs. De oral., 1, t. i, point de départ est assez justement contesté par Loofs,
col. 1162. Mais nous avons le moyen d'éteindre cette DogmengeschicMe, 4° édit., Halle, 1906, p. 165, comme
dette par les compensations de la pénitence Pœni-
: entaché de montanisme. En réalité, c'est là seulement
tentiœ compensatione redimendam proponit impuni- un cas d'espèce. Car, ainsi que le reconnaît
taicm. De partit., 6, 1. 1, col. 1237. plus exactement H. Schultz, p. 26, Tertullien entend
Tertullien introduit ainsi logiquement l'idée de que la loi de notre être moral est la soumission à Dieu
satisfaclio, qui signifie parfois la fidélité normale aux comme au maître dont nous sommes les serviteurs.
préceptes de Dieu, De orat., 18, t. i, col. 1178, cf. 23, Dans cette fidélité normale il faut voir une occasion
col. 1192. mais surtout la réparation qui lui est due de mériter: Artificium promerendi obsequium est. De
en cas de péché. A ce titre, elle comporte des œuvres patientia, 4, 1366. En effet, comme il l'a dit
t. i, col.

laborieuses, des afflictions volontaires, dont le De ailleurs. De pœnitentia, 7, Ibid., col. 1351 Timor :

pœnitentia trace le tableau en même temps qu'il en hominis Dei honor est. De ce chef seul, il y a donc lieu
développe les motifs et les fruits. Voir surtout de s'attendre à des sanctions méritées Sicut de con-
:

7, 10-11, t. i, col. 1240-1242, 1244-1247. Cf. De resur- temptu... poena, ila et de cultu... speranda merces. Adv.
rectione carnis, 8, t. n, col. 806. Marc, IV, xxxvm, t. n, col. 461. Aussi bien tout ce
c) Le principe du mérite. — On a retenu, d'ordi- qu'on a vu plus haut, col. 620, de la dispunctio meriti
naire, comme principale caractéristique de Tertullien qui doit avoir lieu au jour du jugement s'applique-t-il
cette présentation juridique du christianisme, qui uniquement à l'usage que chacun aura fait de sa
n'intéresse guère, en réalité, que la forme de sa liberté à l'égard du service dû à Dieu. Il faut donc
doctrine, dont la substance n'est autre que le fond entendre que les œuvres surérogatoires sont seule-
permanent de l'Evangile et de toute religion. En tout ment la source d'un mérite plus grand. C'est pourquoi
cas, outre ce développement en surface, la théologie Tertullien exhorte aux renoncements volontaires de
du mérite a reçu de lui un développement en profon- meliori bono. Ils ne deviennent obligatoires que pour
deur d'une tout autre importance. le pécheur, qui trouve là le moyen de compenser
Non content, en effet, d'affirmer la réalité du auprès de Dieu la dette de son péché. Et c'est ainsi
mérite, Tertullien a déjà dégagé ce qui en forme le que les pratiques de l'ascétisme chrétien deviennent
principe. La plus simple réflexion suffisait à dire des sacrifices. Harnack, DogmengeschicMe, 1. 1, p. 463-
que le mérite suppose la liberté et que la liberté 467. La raison de cette valeur, en vertu du principe
engendre à son tour le mérite. Tertullien, lui aussi, posé ci-dessus, est sans doute, encore que Tertullien
revendique dans ce sens l'existence du libre arbitre. ne l'énonce nulle part expressément, que ces sortes
De anima, 21-22, t. i, col. 727-728; Adv. Marc, II, d'actes, parce que plus difficiles, impliquent une plus
vi, t. n, col. 317-318. Mais de plus il y montre en grande part de volonté. On ne voit toujours pas ce
quelques mots une source objective de valeur. Non qui pourrait donner à H. Wirth, op. cit., p. 25, le droit
est bonœ et solidœ fldei sic omnia ad voluntatem Dei d'attribuer « un caractère plutôt passif » au mérite qui
referre... ut non intelliganius esse aliquid in nobis en résulte.
ipsis. De exhort. castitatis, 2, t. n, col. 964. Et ceci ne Ce même principe permet de comprendre le rapport
vaut pas seulement pour le mal, dont notre théologien entre les deux idées de satisfaction et de mérite.
déclare aussitôt, ibid., col. 965, qu'il vient ex nobis Pour H. Wirth, op. cit., p. 25-37, le mérite serait dû
ipsis, mais encore pour le bien Quœdam enim sunt
: au surplus de la satisfaction, c'est-à-dire à ce qui
divins; liberlalis, quœdem nostrœ operationis. Ad uxo- dépasse les strictes exigences de la loi divine. Avec
rem, i, 8, t. i, col. 1400. beaucoup plus de raison, H. Schultz, toc. cit., p. 27,
Il n'est pas inutile d'observer que protestants et ramène la satisfaction à une variété du mérite,
catholiques, cf. Schulz, p. 24, et Tixeront, p. 408-409, c'est-à-direà la manifestation qu'elle suppose du
s'accordent à reconnaître que Tertullien proclame prix de nos actes dans l'ordre moral.
la nécessité de la grâce pour tout acte bon. Voir, Obsédés par une conception incurablement pessi-
par exemple, De anima, 21, t. n, col. 727; De miste de la nature humaine, les historiens protestants
palientia, 1, t. n, col. 1361. Mais on voit que la vont chercher la genèse de cette doctrine du mérite
part de la Cause première ne lui fait pas oublier celle dans les influences combinées de l'esprit juridique e! de
de la cause seconde. Et c'est de quoi l'orthodoxie la philosophie stoïcienne, voire du paganisme. Wirth,
protestante se montre à bon droit choquée. « L'élé- op. cit., p. 54-73. Cet acharnement se conçoit sans
ment anti-chrétien dans cette doctrine du mérite se peine du moment qu'il est entendu que « Tertullien
montre en ce que... l'activité de l'homme apparaît, a donné le ton à tout le christianisme occidental ».
a iôté de la grâce de Dieu, comme un facteur absolu- J. Kunze, art. Verdienst, p. 502. Et c'est pourquoi
ment autonome, et de si éminente valeur que la ily a un intérêt majeur à se rendre compte, non seule-
béatitude n'est plus seulement pour l'homme un ment que ces catégories juridiques ne sont qu'un
présent divin, mais un salaire auquel ses actions vêtement de surface superposé au fond de la morale
donnent un droit fondé. » Wirth, op. cit., p. 58. C'est et de la théodicée chrétiennes, mais que de ces réalités
justement par là que Tertullien doit compter dans religieuses cette terminologie a pu favoriser un réel
la tradition catholique comme un des plus heureux approfondissement.
interprètes de la foi chrétienne, dont le premier 2. Saint Cyprien. —
« A cause de son montanisme,

peut-être il analyse en philosophe le fondement, Tertullien n'a pas eu sur l'Église toute l'influence
rf) Sources du mérite : Les œuvres méritoires. —
Tel qu'il aurait pu exercer. Mais ce qu'il avait élaboré est
étant le facteur essentiel du mérite, peu importe passé chez Cyprien », et celui-ci fut jusqu'à saint
l'occasion immédiate qui lui fournit l'occasion de Augustin « l'écrivain ecclésiastique par excellence »
s'exercer. de l'Occident. Or, « dans son important écrit De opère
Suivant les préjugés irréductibles de la Réforme, et eleemosynis, les idées de Tertullien sur le mérite et
H. Wirth, op. cit., p. 17-22, voudrait subordonner la satisfaction sont strictement développées et presque
toute la doctrine de Tertullien en la matière à celle sans aucun égard à la grâce de Dieu ». A. Harnack,
623 MÉRITE, TRADITION OCCIDENTALE : SAINT CYPRIEN 624

Dogmengeschichle, t. m, p. 23. Cf. t. n, p. 179-180. n'oublie pas de la subordonner à la grâce, et non pas
Ici encore cette appréciation fait loi pour H. Schultz, seulement à la grâce lointaine de la rédemption qui
loc. cit., p. 32-33, et inspire la nouvelle monographie nous est libéralement communiquée par la régéné-
de K. H. Wirth, Der Verdienst-Begri/J bei Cyprian, ration baptismale, nombreux témoignages réunis dans
Leipzig, 1901. C'est dire qu'il nous suffira de quelques Wirth, p. 111-121, mais à l'action immédiate de Dieu
indications sur une doctrine dont ces jugements mêmes sur notre volonté Dei est, inquam, Dei omne quod pos-
:

attestent suffisamment l'inspiration catholique. sumus. Ad Donat., 4, p. 6. F. Loofs, Dogmengeschichle,


a) Réalité du mén' e. — Pour l'évêque de Carthage p. 433, cf. p. 389, reconnaît que la grâce signifie déjà
comme pour Tertullien, le jugement divin, qui est pour lui, comme pour saint Augustin, « une commu-
l'œuvre éminemment de sa justice, doit consister nication intérieure de force pour le bien ».
dans le discernement des mérites Singulorum mérita
: Rien de plus normal que de rencontrer, au terme
recognoscere. Epist., lviii, 10, édition Hartel, p. 66 >. de telles prémisses, ces formules purement augusti-
Aussi, pour les justes, l'éternité promise a-t-elle le niennes qui surprennent A. Harnack, Dogmenge-
caractère d'une récompense Meritis atque operibus
: schichte, t. m, p. 22, note [Deus] adjuvat dimicantes,
:

nostris preemia promissa conlribuens. De opère, et vincenles coronat, relribulione bonitatis ac pietatis
eleem., 26, édit. Hartel, p. 394. Cî.Dedominica oralione, paternœ rémunérons in nobis quidquid ipse prœstitit
32, p. 290 Prsemium pro operibus. Récompense qui
: et honorons quod ipse perjecil. Epist., lxxvi, 4, p. 831.
n'est pas uniforme, mais comporte des degrés en Entre l'homme et Dieu il y a donc collaboration.
proportion de nos œuvres il y a place pour des
: « Le don divin de la grâce est un commencement et

ampliora prœmia, De mortalitate, 26, p. 314, et donc l'homme est responsable de sa continuation. » Wirth,
aussi pour des meritorum titulos ampliores. Epist., p. 113. Régénérés parle baptême, incorporés à l'Église,
lxxvi, 1, p. 828. Autres textes dans Wirth, p. 85-89. nous sommes en possession d'un « vaste instrument de
Voilà pourquoi la grande affaire de la vie est de grâce ». « Mais que cet instrument fonctionne à notre
s'acquérir des « mérites » en vue du dernier jour. profit, c'est le mérite de notre propre action. » Ibid.,
Chef d'une grande Église, et à une époque où le relâ- p. 117-118.
chement se faisait déjà sentir, moraliste et homme c) Valeur du mérite. —
Pour exprimer ce mérite,
d'action par tempérament, Cyprien insiste sur ces Cyprien emploie bien, à l'occasion, des termes juri-
exigences pratiques de la vie chrétienne. S'il est vrai diques qui sembleraient indiquer un droit absolu de
que toute son œuvre est « un grand et pressant appel » notre part. Wirth, p. 165-167. Non seulement il donne,
à l'acquisition de mérites pour la vie future, Wirth, à tout instant, la gloire céleste comme une sorte de
p. 93, c'est la preuve de l'application que mit toujours salaire, merces, mais il parle de nos mérites comme de
l'Église à faire fructifier en réalités morales les prin- « titres », Epist., lxxvi, 1, p. 828, et il assure que
cipes de la foi. nos aumônes font de Dieu notre créancier Qui mise- :

Dieu, en effet, étant le maître que nous devons retur pauperis Deo fœnerat. De opère et eleem., 15,
servir, notre devoir envers lui prend une double p. 385. Cf. De dom. orat., 33, p. 292.
forme Deo bonis jadis placere et pro peccatis satis-
: Il ne faut pourtant pas être dupe de ces images
facere. Epist., xi, 2, p. 496. Tout le monde étant plus et s'empresser d'y voir, avec R. Seeberg, Dogmen-
ou moins pécheur à quelque titre, l'expérience oblige geschichle, 1. 1, p. 544, l'expression d'un « droit contrac-
le docteur chrétien à insister plutôt sur la satisfaction. tuel ». H. Wirth lui-même, après avoir affirmé l'exis-
Ce terme, qui s'applique parfois au service normal de tence de ce rapport juridique, est obligé de convenir
Dieu, Ad Demetr., 25, p. 369, cf. Wirth, p. 34 et 38, qu'il doit s'entendre sous beaucoup de réserves. Op. cit.,
désigne en effet, d'ordinaire, l'œuvre nécessaire de p. 52 et 74. En réalité, il est objectivement annulé
réparai ion. Elle se fait tout d'abord par l'ensemble de par l'affirmation préalable de la grâce dont il dépend.
la vie chrétienne Deo... precibus et operibus suis
: Aussi l'évêque de Carthage ne manque-t-il pas d'em-
satisfacerr, Epist., xvi, 2, p. 518, et Cyprien de bien pre- prunter à l'Écriture la leçon fondamentale quod nemo
< iser, ca moraliste averti, que les prières toutes in opère suo exlolli debeat. Teslim., m, 51, p. 154.
verbales sont peu de chose si elles ne s'accompagnent Ce n'est pas sans raison que, plus tard, saint Augustin
d'œuvres effectives. De dom. oral., 32, p. 290. Les devait faire état de ce passage. De correplione et
grands moyens de satisfaction sont donc l'exercice gratia, vu, 12, P. L., t. xliv, col. 924.
de la pénitence canonique, De lapsis, 15-21, p. 247- Même quand ils rendent convenable justice aux
253, et la pratique de l'aumône. De opère et eleem., divers aspects de sa doctrine du mérite, leurs préju-
5, p. 376-377. Abondantes citations dans Wirth, gés confessionnels forcent les historiens protestants à
p. 30-54. conclure que par là Cyprien quittait le terrain du
b) Principe du mérite. —
Moins philosophe que christianisme. Wirth, p. 146. C'est la preuve que le
Tertullien, Cyprien ne s'explique guère sur ce qui fait, christianisme a bien chez lui le sens que l'Église lui a
à ses yeux, le mérite de ces œuvres. toujours donné.
On devine pourtant sa pensée dans le fait qu'il 2° En Orient. —
Vérifiée en Orient « depuis le milieu
insiste à plusieurs reprises sur le libre arbitre, Epist., du second siècle », voir plus haut, col. 617, l'affirma-
lix, 7, p. 674, voir Wirth, p. 51, 105-110, et qu'il en tion simultanée de la grâce et du mérite continue à
appelle perpétuellement à la générosité du chrétien, rester « une chose qui va de soi pour les' épigones
soit pour endosser les charges salutaires de la péni- postérieurs de la piété orientale ». Mais « les deux
tence, De lapsis, 29, p. 258, soit pour se livrer à des concepts de grâce et de mérite ne sont nulle part
œuvres de surérogation comme la virginité, De habitu rapprochés et systématisés en une doctrine ferme.
virginum, 23, p. 203-204, ou la charité sans limites, Nulle part on n'y trouve employées avec suite des
De opère et eleem., 9-11, p. 380-382. Textes dans Wirth, notions de caractère juridique. Les éléments moraux,
p. 54-74. Dans les unes et les autres, ce qui est fonda- religieux et juridiques, y apparaissent côte à côte.
mental, c'est l'effort personnel qu'elles traduisent. Un langage précis, comme celui qui s'organise chez
Aussi bien ne lui a-t-on pas reproché, du côté protes- les Occidentaux autour du terme meritum, n'est pas
tant, Wirth, p. 148, « cette surestime de la personna- encore formé. Et l'on ne se sent aucunement empêché
lité morale de l'homme » ? de parler de grâce dans un sens purement religieux. »
n'y aurait vraiment lieu de crier à la » sures-
Il H. Schultz, loc. cit., p. 21.
time » de l'œuvre humaine que si cette valeur morale Ce qui veut dire que la différence entre l'Orient et
était indépendante de Dieu. Mais l'évêque de Carthage l'Occident, sur laquelle A. Harnack appuie encore
625 MÉRITE. TRADITION ORIENTALE : LES ALEXANDRINS 626
avec insistance, Dogmengeschichte, t. m, p. 52, se qui sont l'équivalent grec du latin meritum. Aussi
ramène, en somme, même aux yeux des historiens était-il question, un peu plus haut, ibid., col. 329, de
protestants que le culte des synthèses n'aveugle pas la juste rétribution qui nous attend à la mesure de nos
entièrement sur les faits, à des nuances de pure forme. œuvres àïtoXôyw; ÈxSéyeaOai aùv xai Tfl tûv ëpycov
:

Rien n'est, en effet, plus facile que de se rendre compte àvTa7ToS6aei te xal àvxay.oXooOia:.
qu'il existe sur ce point, entre les Grecs et les Latins, C'est ainsi que la notion de mérite, loin d'être
une parfaite identité de fond. exclue, est appelée par le mysticisme de Clément.
1. Clément d'Alexandrie. — Dans le grand mouve- 2. Origène. —
On a dit d'Origène qu'il « manifeste
ment de gnose chrétienne qu'a développé l'École partout des préoccupations plus ecclésiastiques... que
d'Alexandrie, on sait que Clément s'est appliqué de celles de Clément ». J. Tixeront, Ilist. des dogmes,
préférence à la morale. Mais, tandis que Tertullien t. i,p. 318. Il en est tout particulièrement ainsi dans la

et saint Cyprien étaient avant tout des moralistes question de la valeur des œuvres humaines, où, sans
pratiques, Clément, même sur ce terrain, reste philo- cesser de se montrer philosophe, Origène se révèle
sophe et spéculatif. De plus, ceux-là s'adressaient à plus théologien. Ce qui l'amène à poser nettement les
la masse des chrétiens, tandis que celui-ci vise expres- données diverses du problème surnaturel.
sément l'élite des parfaits. Par suite de cette double a) Réalité du mérite humain. —
Il n'est besoin que
tendance, son œuvre porte une empreinte de mysti- de se référer à sa doctrine du jugement divin pour y
cisme qui tranche avec la tournure positive et réaliste voir qu'il doit consister à rendre à chacun selon ses
des Latins. Ce qui ne doit pas empêcher de reconnaître, œuvres. Ce qui s'oppose tout à la fois au fatalisme des
à la base ou au terme de ses spéculations, les principes hérétiques et au fidéisme superficiel de certains
essentiels qui lui sont communs avec eux. Voir chrétiens. Et primo quidem excludantur hseretici qui
G. Bardy, Clément d'Alexandrie (Jans la colle-lion dicunt bonas vel malas animarum naturas et audiant
des Moralistes chrétiens), Paris 1926. quia non pro natura unicuique Deus sed pro operibus
a) Aspect mystique de la vie chrétienne. — Tout suis reddet. Secundo in loco œdi/icentur fidèles, ne
l'effort de Clément tend à tracer l'idéal du « gnostique » putent sibi hoc solum sufficere posse quod credunt, sed
chrétien. Et pour cela il demande, bien entendu, la sciant justum judicium Dei reddere unicuique secundum
foi, qui doit s'épanouir en contemplation, mais aussi opéra sua. In Rom., n, 4, P. G., t. xiv, col. 878. Cf. De
la charité qui fructifie en œuvres. Voir Clément princ, III, i, 6, t. xi, col. 257. Pour traduire la valeur
d'Alexandrie, t. m, col. 188-195. Seulement cette de ces œuvres, le terme de mérite vient ailleurs tout
pédagogie spirituelle semble tout d'abord trouver en naturellement sous la plume de son traducteur Rufin.
elle-même sa récompense. Le but, en effet, étant de Dubium non est in die judicii juturum quod separentur
s'assimiler à Dieu, ibid., col. 173-174, l'amour et la boni a malis et justi ab injustis, et singuli quique pro
pratique du bien y suffisent sans autre considération. merito per ea loca quibus digni sunt distribuante
Clément va même jusqu'à exclure de la parfaite morale judicio Dei. De princ, II, ix, 8, t. xi, col. 232. Cf. I,
la préoccupation intéressée des récompenses ou des prolog., 5 Anima... cum ex hoc mundo discesserit
:

châtiments son gnostique doit s attacher au bien en


: pro suis meritis dispensabitur. Et encore, IV, xxin,
soi, alors même qu'il ne devrait en retirer aucun pro- col. 392 èxtojv èvTaù8a TceTCpayjiivcûv ùty.ovoji.otivToa.
:

fit. Strom., iv, 22, P. G., t. vm, col. 1345-1356. Voir C. Verfaillie, La doctrine de la justification dans
b) Aspect moral de la vie chrétienne. — Jusque dans Origène, Strasbourg, 1926, p. 114-116.
ce programme d'absolu mysticisme, on voit néanmoins Aussi n'est-il pas étonnant de rencontrer chez lui,
que notre philosophe ne veut envisager qu'une à l'occasion, la terminologie « commerciale » des Occi-
hypothèse extrême. Car il sait que la « gnose » divine dentaux ses contemporains, qu'on ne saurait évidem-
n'est pas séparable du « salut éternel », ibid., col. 1348, ment imputer tout entière à l'initiative du traducteur.
et qu'il est impossible que Dieu se désintéresse de nos Le péché originel nous constitue dans un état de dette
actes. Ibid., col. 1356 B. Aussi lit-on ailleurs qu'après vis-à-vis de Dieu Debilores enim cfjecti sumus secun-
:

avoir invité le juste à se rendre semblable à Dieu, dum illum qui primitus acceptum immorlalilalis et
Strom., vu, 14, t. ix, col. 520 A, il lui fait entrevoir incorruptibililatis censum in paradiso perdidit. Pour
aussitôt qu'on devient ainsi « ce fils complet, cet apurer cette dette, Dieu nous donne ses commande-
homme saint, impassible, gnostique, parfait, formé ments :Idcirco ergo et prsecepta donantur ut débita
par la doctrine du Seigneur, afin que, après s'être persolvamus. La preuve, c'est qu'en les observant
attaché au Seigneur en œuvres, en paroles et en esprit, nous sommes des « serviteurs inutiles », qui ont sim-
il reçoive cette demeure qui est due à celui qui s'est plement fait ce qu'ils « devaient faire ». Mais il reste
conduit de la sorte ». Ibid., col. 521 C. des actes, tels que la conservation de la virginité
La recherche idéaliste du bien pour lui-même n'est perpétuelle, qui ne sont pas l'objet d'un précepte :

donc pas exclusive, chez Clément, du sentiment moral Verbi causa virginilas non ex debilo solvitur, neque
de la valeur personnelle et de la sanction qu'elle enim per preeceptum expetitur, sed supra debitum
comporte. « Ceux qui n'ont pas fait le mal, avait-il ofjertur. Et la conclusion évidente, bien que l'auteur
dit plus haut, espèrent recevoir la récompense de ne l'exprime pas, c'est qu'à ces œuvres surérogatoires,
leur abstention; celui qui a fait le bien par pure préfé- supra debitum, un mérite spécial est attaché. In Rom.,
rence réclame le salaire du bon ouvrier, ànourel tôv x, 14, t. xiv, col. 1275.
[AiaOôv wc; èpYctTïjç àyaOôç. Il le recevra double, et Origène est si peu enclin à perdre de vue la réalité
pour ce qu'il n'a pas fait (de mal], et pour ce qu'il a de ces « mérites » qu'il prétend justifier par ceux que
fait de bien. » Strom., vu, 12, t. ix, col. 501. nous avons acquis dans un monde antérieur l'inégalité
c) Valeur des œuvres humaines. — Et comme le des conditions humaines dans celui-ci. C'est par là
travail, même des bons ouvriers, est inégal en ce seulement qu'il peut s'expliquer la justice du gouver-
monde, il s'ensuit qu'inégales aussi doivent être les nement divin, dum inœqualilas rerum retributionis
récompenses. — Notre moraliste lit cette vérité dans meritorum servat œquilatem. De princ, II, ix, 8, t. xi,
le texte de Joa., xiv, 2, qui parle de « plusieurs demeu- col. 233; cf. III, i, 17, col. 285. Voilà pourquoi il
res dans la maison du Père », et ne manque pas s'attache à prendre longuement la défense du libre
d'observer qu'elles sont réparties xa-r' àvaXoytav (îîcov, arbitre. Ibid., III, i, col. 249-303. Cf. Verfaillie, op. cit.,
selon -rà; y.y.-' à;îav o\x<popàç ttjc; àpsTÎjç. Strom., p. 36-38, 94, 101. Affirmation et démonstration d'une
iv, 6, t. ym, col. 1248. Cf. ibid., vi, 14, t. ix, col. 337 : incontestable vérité chrétienne, qu'il ne faut évidem-
y.y.-' dcÇtav tûv Ttiaxe'jaàvTwv. Toutes expressions ment pas solidariser avec l'explication qu'elle reçoit
•627 MÉRITE, TRADITION ORIENTALE : ORIGÈNE 628

dans le système chimérique du grand Alexandrin. d'Origône sur la valeur du mérite n'en ébranlent
Valeur du mérite humain.
b) —
Cependant ailleurs
-
aucunement la réalité.
le même Origène paraît annuler le prix de nos œuvres c)Problème théologique du mérite. — Ces deux séries
en regard de la vie éternelle. d'affirmations en apparence contradictoires nous
A première vue, dit-il dans son Commentaire de laissent néanmoins en présence d'une sorte d'anti-
l'Épître aux Romains, le texte de saint Paul Ei qui : nomie, où nos bonnes œuvres sont tout à la fois et
operalur merces non imputalur secundum gratiam sed ne sont pas un titre à la gloire céleste.
secundum debilum, Rom., iv, 4, semblerait signifier Pour la résoudre, on peut tout d'abord observer,
que la valeur des œuvres relève de la justice Videtur : avec C. Verfaillie, op. cit., p. 116-117, qu'Origène
ostenderc quasi in fide quidem gralia sil justificaniis, in conteste seulement à nos mérites une valeur en stricte
opère vero justilia rétribuerais. Et tel est bien le sens justice, ex debito. Ce qui signifierait qu'il cherche uni-
littéral de l'apôtre; mais Origène de réagir au nom des quement à préciser le degré du titre dont il reconnaît
droits supérieurs de la grâce Sed ego.... vix mihi
: l'existence. La raison en est que tout ce que nous avons
suadeo quod possit ullum opus ess? quod ex debito remu- est un don de Dieu, et cette dépendance nous interdit
nerationem Dei deposcat, cum etiam hoc ipsum quod toute prétention à un rapport de justice à son endroit :

agere aliquid possumus, vel cogitare, vel proloqui, Sciendum sane est quod omne quod habent homines a
ipsius dono et largitione faciamus. Quod ergo eril debi- Deo gratia est. Nihil enim ex debito habent. In Rom.,
lum illius cujus erga nos fœnus prœcessit'l In Rom., x, 38, t. xiv, col. 1287. Cependant cette explication
iv, 1, P. G., t. xiv, col. 963-964. Le texte grec corres- n'épuise peut-être pas la pensée d'Origône. Son
pondant, conservé dans les Chaînes, est édité par dernier mot étant pour rattacher la vie éternelle à
A. Ramsbotham, Journal of theological studies, t. xni, la « seule grâce », n'est-ce pas le fondement intrinsèque
1911-1912, p. 368. Il permet de se rendre compte que du mérite humain qu'il semble mettre en cause, dès
« Rufin reproduit ici librement l'original, tout en là que la grâce en est nécessairement le principe? Il
en respectant la pensée ». Verfaillie, op. cit., p. 116, est remarquable, en tout cas, que sa pensée s'arrête
n. 30. à un point d'interrogation, au lieu de s'achever en
Origène quitte donc le terrain précis des œuvres réponse.
préparatoires à la justification sur lequel se tenait Ainsi donc il n'est pas douteux qu'Origène a soulevé
saint Paul. Il pense aux œuvres en général, même et le problème fondamental que pose la doctrine du sur-
surtout à celles qui suivent le don de la grâce, et, préci- naturel, et ceci fait honneur à l'acuité de son sens
sément pour ce motif, il leur refuse le droit à une rému- théologique. La solution eût consisté à montrer,
nération ex debito. Comment parler de justice dès lors comme le fera saint Augustin, voir col. 6c0, que
que nos actes bons ne sont que l'utilisation d'un capital la valeur du mérite réside précisément en ce qu'il est
divin? un fruit de la grâce, un produit combiné de l'action
Notre théologien tient tellement à cette idée qu'il divine et de notre libre coopération. On voit d'ail-
ne voit pas d'autre moyen pour sauver cette merces leurs qu'Origène tenait en main les éléments de
secundum debilum qu'affirme ici l'apôtre que de l'ap- cette synthèse, quand il rappelle, d'après I Cor., m,
pliquer, en dépit du contexte, au cas des damnés. 6-7, l'exemple classique de la plante qui pousse
Car, à leur endroit, se réalise bien la stricte justice : moyennant le travail du jardinier qui l'arrose et de
Quibus ulique quasi débita pœna pro mercede iniqui- Dieu qui lui donne l'accroissement, exemple auquel
tatis exsolvitur. Mais elle ne saurait exister pour les il ajoute pour son compte celui du navire qui échappe

élus. —
En confirmation de sa thèse, Origène invoque à la tempête grâce aux efforts des matelots et à la
un autre texte de saint Paul, Rom., vr, 23, dans l'in- puissance de Dieu qui le ramène au port. De princ.
terprétation duquel il apporte la même rigueur d'exé- III, i, 18, P. G., t. xi, col. 289-292. Mais il ne semble
gèse que plus tard les dogmaticiens de la Réforme : pas en avoir fait l'application à la question précise de
Stipkndia, inquit, peccati mors et non addidit ut la valeur de nos œuvres qui avait si nettement traversé
similiter diceret Stipendia autem justitise vila selerna,
: son esprit.
sed ait Gratia autem Dei vita ^eterna, ut stipen-
: En même temps qu'il témoigne de la tradition catho-
dium, quod utique debito et mercedi simile est, relri- lique en matière de mérite, Origène inaugure l'ana-
butionem pœnse esse doceret et morlis, vitam vero seter- lyse théologique sur ce point, et, s'il n'a pas lui-même
nam col. 964. Il va de
soli gralise consignarct. Ibid., entièrement résolu le problème, il en a du moins saisi
soi que protestants n'ont pas manqué d'exploi-
les les données plus clairement que personne avant lui, et
ter à leur profit ce texte. Voir Gerhard, Loci Iheologici, fait les premiers pas sur le chemin où l'on devait en
loc. XVIII, c. vm, n. 105, édition Cotta, t. vm, p. 108. chercher plus tard la solution. Par la pénétration de
A plus forte raison, à la suite de Rom., vm, 18, son génie spéculatif, Origène avait donné à la théo-
Origène n'admet-il pas qu'on parle de proportion entre logie grecque une avance notable sur l'Occident, que
les épreuves d'ici-bas et la gloire future. Tandis que celui-ci ne devait pasrattrapper avant saint Augustin.
les consolations présentes nous sont données secundum III. L'Église du iv e siècle. — Il fallait insister
mensuram, la récompense du ciel est au delà de toute sur le iii e siècle, puisqu'il est unanimement reconnu
mesure, parce que d'ordre transcendant. In Rom., que les positions essentielles sont prises dès ce
vn, 4, col. 1108-1109. Néanmoins il reste que nos moment-là par les Pères qui représentent le mieux les
bonnes œuvres ne sont pas perdues. Car, non seulement tendances respectives des deux parties de la chré-
elles entraînent comme récompense l'augmentation tienté. Ce qui nous donne le droit de nous en tenir à
de la grâce Si autem inanem non feceris gratiam,
: quelques indications sur la manière dont ces posi-
multiplicabitur tibi gralia et tamquam mercedem boni tions initiales furent conservées par les Pères du siècle
operis gratiarum multitudinem consequeris, ibid., vm, suivant.
7, col. 1179, mais elles nous valent en retour la vie 1° En Occident. — Autant la critique protestante
éternelle Quierenlibus, inquit, gloriam et honorem et
: se montre généralement sévère pour les Pères latins
incorruptioncm (Rom., n, 7) pro boni operis patientia du m» siècle, autant elle témoigne à ceux du iv e des
vita œterna dabitur. Ibid., n, 5, col. 880. Cf. col. 881 : égards imprévus. Ceux-là n'auraient fondé le catholi-
lnquisitor hujus glortse... per patienliam boni operis cisme qu'au détriment de l'esprit chrétien au con-
:

vitam consequitur eeternam, et ibid., 7, col. 887 Per : traire, un peu de christianisme reparaîtrait avec
patienliam boni operis... vita alterna reddclur. ceux-ci. Ici encore, A. Harnack a donné le ton. « Dans
Il reste donc, au total, que les réflexions critiques l'œuvre dogmatique des théologiens latins du iv siècle
629 MÉRITE, TRADITION OCCIDENTALE SAINT IIILAIRE, SAINT AMBROISE : 630

on voit reculer dans une certaine mesure cet


écrit-il, nos vero salulem lanquam debitum postulamus. In
espritdu christianisme occidental qui avait trouvé sa Ps. CXYiu, litt. xix, 3, col. 626, il oppose la conduite
plus puissante expression dans le De opère et eleemo- des véritables saints, représentés par Psalmiste, le
synis de saint Cyprien. .Mais, bien qu'il recule, il reste qui, au lieu d'étaler ses mérites, commence par recon-
encore dominant. » Dogmeiigeschichte, t. m, p. 51-52. naître son indignité et ne veut compter que sur la
Nous sommes suffisamment fixés sur la valeur de ces divine miséricorde. Ibid., 3-6, col. 626-628. Cf. In
synthèses en ce qui concerne le m" siècle pour en Ps. ex vin, litt. vt, 3-1, col. 544; litt. xv, 5, col. 601;
retenir seulement l'impression que l'équilibre de la litt. m, 1-2, col. 517.

pensée catholique au iv doit être bien constant, Mais le besoin de la miséricorde n'exclut pas le
puisque nos adversaires eux-mêmes peuvent à peine mérite, pas plus que celui-ci n'empêche celui-là :

le méconnaître. Aussi bien peu de faits seraient-ils Habuil quidem... hoc justitia verecundiœ ut quidquid
plus difficiles à contester. illud sibi beatitudinis sperat id pro magni/icentia Dei
1. Saint Hîlaire. —
« Par rapport à Hilaire, Fôrster polius ... quam pro merito suo postulet. Sed tamen prse-
a montré, Theol. Sludien und Kritiken, 1888, p. G45 sq., ferens honorem et misericordiam Dei : merendi quoque id
que, malgré sa dépendance des Grecs, il ne répudie pas per se non exclusit ofjicium. Nam cum vivificandus
les préoccupations pratiques et morales des Occiden- sit, vivificandus tamen est in œquitate. In Ps. cxlii,

taux. » Harnack, ibid., p. 51, n. 2. Il faut donc s'atten- 13, col. 842. Sur le terrain pratique et religieux où se
dre à rencontrer chez lui la notion de mérite; mais on meut toujours la pensée d'Hilaire, les titres respec-
ne nie pas qu'elle reste subordonnée à celle de grâce. tifs de Dieu et de l'homme se conditionnent sans se
Schultz, toc. cit., p. 41-42. léser.
a) Réalité du mérite. —
Mereri ejus est qui sibi ipsi 2. Saint Ambroise. —
De même en est-il, avec une
meriti acquirendi auctor exsistat. De Trin., xi, 19, note théologique peut-être plus étudiée, chez l'évêque
P.L.,t.X, col. 413. C'est en prenant le mérite dans ce de Milan. —
Il y a déjà dans saint Ambroise,
sens strict que l'évêque de Poitiers en fait pour cha- « de l'augustinisme avant Augustin et plus encore »,

cun de nous une obligation De nostro igitur est beata


: d'après A. Harnack, Dogmeiigeschichte, t. h, p. 51.
illa œternitas promerenda prseslandumque est aliquid « Avec lui, la doctrine de ses prédécesseurs commence

ex proprio. In Mallh., vi, 5, t. ix, col. 953. Cf. De Trin., à s'incorporer dans une conception évangélique fort
ix. 47, t. x, col. 319. accentuée de la grâce de Dieu, qui est en dernière
Aussi bien en avons-nous les moyens car c'est pour ; analyse inconciliable avec la notion de mérite. »
cela que Dieu nous a donné le libre arbitre ...Ut : Incompatibilité dont il n'eut pas la moindre cons-
prsemium sibi volunlas bonitatis acquireret et esset nobis cience. Car « ces principes n'empêchent pas Ambroise
hujus beatitudinis profectus atque usus ex merito. In de retenir la conception traditionnelle. Et il en fut
Ps. il, 16, t. ix, col. 270. D'où la nécessité des bonnes toujours ainsi dans le catholicisme précisé par lui et
œuvres, parmi lesquelles, contrairement aux rectric- par Augustin. D'une part, on y trouve la complète
tions de H. Schultz, toc. cit., p. 42, on voit qu'il fait négation de tout mérite au sens absolu, la reconnais-
leur place aux pratiques de l'ascétisme. In Ps. xci, sance de la libre grâce de Dieu comme source unique
10, t ix, col. 500; cf. In Ps. lxiv, 6, col. 416-417; de notre salut, mais aussi, d'autre part, la ferme con-
In Matth., v, 2, ibid., col. 943. viction que, précisément par cette libre grâce, un
Ces œuvres sont d'une importance telle que, pour mérite nous est rendu possible, au moyen duquel
Hilaire, notre élection se fait ex meriti dcleclu. In nous pouvons et devons obtenir notre salùt par voie
Ps. lxiv, 5, t. ix, col. 415. Déclaration qui appartient de juste rétribution. » H. Schultz, p. 34-35. Ou plus
à cette catégorie de propositions que nous qualifie-
•<
brièvement, avec F. Loofs, Dogmeiigeschichte, p. 338 :

rions actuellement de semipélagiennes >•, J. Tixeront, « Malgré son accentuation de la grâce, il accepte
Hist. des dogmes, t. n, p. 282, voir là-dessus l'art. encore, comme Tertullien, entre Dieu et l'homme
Hilaire, t. vi, col. 2449-2451, mais qui ne laisse pas l'idée d'un rapport fondé sur le salaire. » Les textes
de doute sur la valeur réelle que l'évêque de Poitiers justifient largement cette impression de témoins
reconnaît à nos mérites devant Dieu. La gloire céleste peu suspects.
a pour les saints le caractère d'une rétribution Vitam : a) Réalité du mérité. - En effet, saint Ambroise
-

retribui stipendiis sanctilatis, In Ps. CXLII, 13, t. ix, répète à l'envi, suivant la foi commune, que les desti-
col. 842, et, contrairement à Origène, voir plus haut, nées éternelles de chacun sont commandées par ses
col. 627, il compare sans scrupule
leur situation à celle mérites Nonne evidens est meritorum aut prœmia aut
:

du bon ouvrier qui, la journée finie, peut réclamer supplicia post mortem manere? De ojjiciis, I, xv, 57,
à bon droit « comme une dette » le denier convenu : P. L. (édition de 1866), t. xvi, col. 44.
Beatus qui a mane usque ad noctem laborans pactum Dieu est essentiellement pour lui le remunerator
denurium tamquam debitum postulat. In Ps. CXXIV, meritorum. Exp. in Ps. cxvin, serm. n, 7, t.. xv,
11, col. 725. col. 1276. Et c'est pourquoi il n'y a pas d'injustice
b) Valeur pratique du mérite humain. — A cette dans ses jugements Pro actibus hominis remunera-
:

légitime confiance en nos bonnes œuvres Hilaire tionis est qualitas. Exp. in Luc., viii, 47, t. xv, col. 1869.
cependant oppose un double correctif. C'est, d'une Ce qui ne s'applique pas seulement aux pécheurs, mais
part, le sentiment de nos péchés, qui laissent toujours également aux justes. Ibid., vu, 118, col. 1817. Cf.
une large place à l'exercice de la miséricorde Non : Expos, in Ps. OXVIII, serm. vn, 17, t. xv, col. 1354;
enim ipsa illa justiliœ opéra su/Jicient ad per/eclœ beati- De Caïn et Abel, II, ix, 31, t. xiv, col. 375; De Noe et
tudinis meritum nisi misericordia Dci eliam in hue arca, vu, 16, ibid., col. 389; Epist., xliii, 9, t. xvi,
justitiœ voluntate humanarum demutationum et moluum col. 1180.
vitia non reputet. In Ps. li, 23, t. ix, col. 522. Cf. Pour ce motif l'évêque de Milan place la prévision
In Ps. cx.xxv, 4, col. 770. Et c'est aussi le fait que de nos mérites à la base de notre prédestination :
tous nos mérites dépendent de la grâce Neque enim : ... Palrem... non pelilionibus déferre solere, sed merilis,

beatœ illius vilœ relernitatem consequi merito suo poteril quia Deus personarum acceptor non est... Non enim
[homo] nisi miserationibus ejus qui paler miserationum anlc priedestinavil quam prœsciret, sed quorum méri-
est provehatur In Ps.. CXVlIl, litt., x, 15, col. 569, ta prsescivil corum prœmia prxdestinavit. De fide, V,
570. Voir J. Tixeront, Hist. des dogmes, t. n, p. 281. vi, 83, t. xvi, col. 692-693. Cf. In Luc, m, 30, t. xv,
De toutes façons, à l'arrogance insensée des chrétiens col. 1685. D'où aussi l'inégalité des dons divins Ubi :

qui réclament le salut comme une chose due » : diversa mérita, prœmia diversa. Lib. de Joseph putr.,
631 MÉRITE, TRADITION OCCIDENTALE : SAINT AMBROISE, SAINT JÉRÔME 632

xm, 76,t. xiv, col. 702. Non pas qu'Ambroise ignore Au surplus, tous nos mérites dépendent de la grâce r
que bien porte en lui-même sa récompense, Enarr.
le grâce lointaine de la rédemption, Enarr. in Ps. xliii,
in Ps. I, 17, t. xiv, col. 972, mais son esprit se porte 47, t. xiv, col. 1165; grâce prochaine qui est nécessaire
plus volontiers sur la récompense extérieure qui nous pour préparer en nous notre bonne volonté. In Luc,
attend pour nos efforts. Et nos mercenarii sumus qui i, 10, t. xv, col. 1617. Cf. ibid., n, 84, col. 1665. Voir

ad mercedcm laboramus etliujus opcris noslri mercedem J. Tixeront, Hist. des dogmes, t. n, p. 281-282. Il n'y
speramus a Domino. Epist., n, 12, t. xvi, col. 920. a donc pas lieu de se vanter Nemo ergo sibi arrogel,
:

Aussi, pour exprimer tout à la fois cette souveraine nemo de meritis, nemo de potestale se jaclel, mais plutôt
justice de Dieu et cette valeur de nos œuvres devant d'imiter la modestie de l'Apôtre Sed magis minuere
:

lui, a-t-il volontiers recours à l'image populaire de la operis sui prelium et merili sui gratiam. Cependant
balance. Consideranda statera qua singulorum fada l'obligation reste de nous créer des titres solides au
trutinantur.,. Pendet singulis nostrorum statera merito- regard de l'éternelle justice Ergo, quia examinandi
:

rum. Ibid., 14, 16, col. 921. Et il est clair que le poids sumus, sic nos agamus ut judicio probari mereamur
de nos fautes s'oppose à celui de nos mérites meritis
: divino. In Ps. cxvm, serm. xx, 14-16, t. xv, col. 1565.
obstare deliclum. In Luc, m, 38, t. xv, col. 1688. Car, si nous sommes tout d'abord justifiés par la
Il s'agit, en conséquence, de faire pencher la balance grâce, non ex operibus sed ex fide per gratiam suam
du bon côté. Cavendum est ne plura peccaia sint quam nobis peccaia donavit, la couronne doit ensuite être
opéra virtutum... Omnia utique nostra quasi in trutina conquise au prix de nos efforts Admonet mulla nobis
:

ponderantur. Apol. proph. David., vi, 24, t. xiv, col. 901. ;t gravia certamina esse proposita, ut nemo nisi qui

Nos bonnes œuvres ont, à cet égard, une valeur légitime certaverit coronetur. Enarr. in Ps. xliii, l,
d'échange, qui compense le démérite de nos fautes. t. xiv, col. 1139-1141.

Ibid., vii, 36-40, col. 905-900 ; ix, 49, col. 911. Cf. Pour saint Ambroise comme pour ses prédécesseurs,
Enarr. in Ps. xliii, 46, t. xiv, col. 1164-1165. Toute l'ordre moral fait partie intégrante du mysticisme
spéciale est la vertu de l'aumône, qui fait de Dieu chrétien.
notre débiteur. De officiis, I, xi, 39, t. xvi, col. 38. 3. Autres Pères latins du iv« siècle. Quelques,—
Dans cette voie, Ambroise ne recule même pas devant témoignages suffiront à montrer comment on retrouve
l'expression paradoxale de venalis Dominus. Lib. de le même rythme chez les autres interprètes de la
Elia et jejunio, xx, 76, t. xiv, col. 759.— Rien d'éton- tradition latine.
nant à ce qu'il présente la récompense promise comme a) L'Ambrosiaslcr. — Soutenu par le texte de saint
un droit pour le bon serviteur. Vult ctiam conveniri Paul, Y Ambrosiasler n'est pas suspect d'oublier la
\Deus], ut si quis proposila secutus virtutibus prsemia primauté de la grâce et son absolue gratuité Gratia :

benc certaverit fructum remunerationis exspectel, quin donum Dei est, non débita operibus. In Rom., xi, 6,
etiam exigat... Non usurpatione speravi quœ ut spera- P. L., t. xvn (édition de 1866), col. 155. Mais il reste
rem ipse fecisti. Servus sum, exspecto alimcntum a que, sur cette base, chacun sera jugé d'après ses
Domino; miles sum, exigo ab imperatore stipendium; œuvres. In Rom., xni, 2, col. 171. Car Dieu doit à sa
vocatus sum, poslulo ab invitante promissum. Enarr. justice de traiter ses créatures à la mesure de leurs
in Ps. cxviii, serm. vn, 3-4, t. xv, col. 1348-1349. mérites Deum conditorem mundi providenter et curiose
:

Il serait difficile d'exprimer en termes plus nets la operis sui mérita requirere faleatur... Unumquemque
valeur objective de nos œuvres et l'on aurait presque le proprio merito aut rémunérât aut condemnat. In Rom.,
droit, même en observant que les titres de l'homme n, 3 et 11, col. 67 et 70. Cf. In II Cor., vi, 12-13, col. 318.
supposent une promesse préalable de Dieu, d'y dénon- Unusquisque pro operibus suis mercedem accipiei.
cer quelque excès, si ces fortes affirmations ne com- Bien .loin que la grâce exclue le mérite, c'est elle
portaient visiblement une bonne part d'image et ne qui nous impose l'obligation et nous fournit le moyen
trouvaient ailleurs leur contrepoids. d'en obtenir Non est gloriandum nobis in nobis ipsis,.
:

b) Appréciation pratique du mérite. — Ainsi que sed in Deo, qui nos regeneravit... ad hoc ut bonis operi-
chez saint Hilaire, deux considérations entrent en bus exercitati quœ Deus nobis jam renatis decrevit pro-
ligne de compte pour mettre au. point notre atti- missa mereamur accipere. In Eph., n, 9-10, col. 400.
tude devant Dieu. b) Marius Victorinus. —
C'est aussi la doctrine de
C'est d'abord, du côté subjectif, le sentiment de saint Paul qui inspire au rhéteur Marius Victorinus
nos misères qui doit accompagner celui de nos mérites, des accents encore plus nettement augustiniens. Il
mais aussi la disproportion même de la récompense, insiste sur la gratuité absolue de notre justification :

La justice des jugements divins et la balance où sont Non enim nobis reddidit meritum, quippe cum non hoc
pesées nos œuvres, examinât et trutinat Deus mérita meritis nos accipimus sed Dei gratia et bonitate. In
singulorum..., in statera singulorum facta pensantur, Eph., n, 7, P. L., t. vin, col. 1255. Cf. ibid., m, 7-8,
sont précisément ce qui invite saint Ambroise à rap- col. 1264. Il n'en reconnaît pas moins qu'après cette
peler que nous avons tous besoin de miséricorde : grâce initiale il y a pour nous possibilité de mérite :
Quis enim nostrum sine divina potest miseratione sub- Cum esse possit meritum ex officio et religione, ex casli-
sislere?Quid possumus dignum prœmiis facere cseles- tale et abstincntia. Cependant ce mérite même n'est
tibus?...Quo tandem hominum meritum dejerlur ut pas notre œuvre propre ...Etiam cum esse possit meri-
:

hœc corruptibilis caro induat incorruplionem? D'où tum...; non enim neque operibus vestris potest. Voilà
cette conclusion Non ergo secundum mérita nostra,
: pourquoi il n'y a pas à se vanter de ce qui est en
sed secundum misericordiam Dei cœlestium decretorum nous un don de Dieu Nescio quomodo enim qui operi-
:

in homines forma procedit. In Ps. CXVIII, serm. xx, bus suis redditum meritum putat suum vult esse, non
40-42, t. xv, col. 1573-1574. Cf. Exhort. virg., vu, 44, preestantis, et hœc jactatio est. Ibid., n, 9, col. 1256.
t. xvi, col. 364 : Ultra meritum laboris remunerationem Cf. i, 14, col. 1247 Gratia est quœ meritum nostrum.

:

suis donare consuevit. L'humilité de David convient, à c) Saint Jérôme. Dans ses derniers jours, saint
plus forte raison, à des pécheurs comme nous, quibus Jérôme eut déjà l'occasion de défendre les droits
suffragatur nulla prœrogativa meritorum. In Luc, de la grâce contre les pélagiens et il aboutit, dans cette
m, 37, t. xv, col. 1687. Ce qui prouve qu'il faut voie, à des formules du plus pur augustinisme Coronat :

entendre sans doute cum grano salis ce qu'il dit ailleurs \Deus\ in nobis et laudal quod ipse operatus est. Dialog.
du roi prophète pénitent In ipsa quoque ofjcnsione
: contra pelag., m, 6, P. L., (édition de 1865), t. xxm,
gratiam divinee miseralionis emeruit. Enarr. in Ps. col. 601. Néanmoins il met si peu en doute la valeur
xxxvn, 15, P. L., t. xiv, col. 1063. de nos actes qu'il parle à leur sujet de prœmium et de
633 MÉRITE, TRADITION ORIENTALE : SAINT JEAN CHRYSOSTOME 634
<orona. Ibid., in, 1 et 5, col. 597 et 601. Ailleurs il tentation d'orgueil. » In Rom., hom. n, 3, P. G., t. lx,
disserte contre Jovinien afin de prouver que l'inéga- col. 404.
ité des destinées éternelle?, soit entre les bons et les Cette « récompense
» est assurément tout d'abord
méchants, soit surtout entre les justes eux-mêmes, celle que vertu trouve en elle-même dès ici-bas.
la
suppose une diversitas merilorum. Adv. Jovin., n, Deresur.,morl., 3, t. l, col. 422; Exp. in Ps. cxxvn, 3,
25-28, t. xxni, col. 315-325. D'où il dégage cette t. lv, col. 359-370. Mais c'est aussi et surtout la gloire

conclusion pratique, ibid., 32, col. 329 Jam nostri : céleste. Les pécheurs ne peuvent être récompensés
laboris est pro diversitate uirtutum di versa no bis prœmia qu'ici-bas du bien qu'ils ont pu faire. De Lazaro,
prœparare. hom. m, 4, t. xlviii, col. 997. Au contraire, les justes
Cependant la pensée du jugement divin éveille en ont devant eux l'éternité et doivent y porter ferme-
son âme de redoutables appréhensions Si nostra
: ment leurs espérances au milieu des épreuves ou des
consideremus mérita, desperandum est. In Isaiam, injustices de ce monde. Voir, par exemple, Exp. in
I. XVII (c. lxiv, 8), t. xxiv, col. 625. Elles sont moti- Ps. iv, 10, t. lv, col. 55; In Ps. VII, 8, ibid., col. 93;
vées par le déficit radical de nos œuvres Quia nullum
: In Matth., hom. xm, 5, t. lvii, col. 215-216;
opus dignum Dei justilia reperietur. Ibid., 1. VI hom. xxxiv, 3, ibid., col. 402. Leur récompense sera
c. xni, 6-7), col. 209. d'autant plus élevée que plus grande fut sur la terre
du iv siècle et ceux du
Entre les Pères latins e e
m , leur constance dans le bien. In I Cor., hom. xliii, 3,
commune manifestement la tradition dogmatique
est t. lxi, col. 371-372.
sur l'existence du mérite à côté de la grâce qui en est Si aucune espérance n'est plus chère au chrétien,
la condition. Le seul trait qui leur appartienne en c'est qu'elle engage la foi même en la justice divine.
propre, c'est une plus grande attention accordée aux Ici-bas les situations sont encore confuses, parce que
répercussions psychologiques de la doctrine et le provisoires; elles seront rétablies au jour du jugement :

souci qui en dérive de modérer la confiance que peut « L'homme s'y tiendra seul avec ses œuvres, afin
provoquer le mérite, par le souvenir de tous les élé- d'y être condamné pour elles ou couronné pour elles. »
ments subjectifs et objectifs qui sont propres à en Exp. in Ps. xlviii, 6, t. lv, col. 508. Les païens eux-
réduire la valeur. « Il semble, écrit J. Tixeront, mêmes ont cru aux rétributions futures, twv èvrocCôa
Hist. des dogmes, t. n, p. 284, que la rigueur pure- Yivo^svwv àvTÎSoffiç. A plus forte raison des chrétiens
ment juridique de Tertullien soit adoucie, surtout chez n'en sauraient-ils douter. « S'il y a un Dieu, et il y
ceux de nos auteurs qui ont étudié les Grecs, par ce en a un, tout le monde conviendra qu'il est juste. Et
sentiment fréquemment exprimé que nos mérites, s'il est juste, on accordera qu'il doit rendre aux uns

quels qu'ils soient, sont très mêlés de démérites, et aux autres selon leur mérite, àTroSwaei va x.%i' à;tav.
qu'ils sont en partie le fruit de la grâce et restent en Ce qui entraîne comme conséquence l'existence d'une
somme fort au-dessous de la récompense qui nous autre vie, où tous recevront « la rémunération qui leur
est promise, si bien que, à tout prendre, cette récom- convient », ttjv TCpoarjxouaav àviiSoaiv. De Lazaro,
pense est l'effet moins de nos mérites que de la hom. iv, 3-4, t. XLvm, col. 1011. « Alors seulement,
miséricorde de Dieu. » lorsque chacun aura reçu selon ses mérites, tx xax'
Origène avait soulevé le problème théorique du à^tav, éclatera la justice de Dieu. » De diabolo tenta-
mérite dans ses rapports avec la grâce. Voir col. 628. tore, hom. n, 8, t. xlix, col. 258. Dans cette reddition
Sans le suivre sur ce terrain, les Occidentaux s'appli- de comptes, « toutes nos actions, grandes ou petites,
quèrent à en mesurer le retentissement pratique sur nous seront comptées». Ad Theod. lapsum,i,9,t. XLvn,
la vie religieuse des âmes. De part et d'autre, c'était col. 287. Mais si celles qui sont dues en stricte obéis-
un progrès dans l'analyse, un premier contact de sance, ï\ ôcpsiXî);, y seront récompensées, à plus
l'intelligence religieuse avec la diversité des éléments forte raison les œuvres surérogatoires, qui relèvent
que cette importante notion fait intervenir. seulement des conseils divins. De psen., hom. vi, 3,
2° En Orient. — Chez les Pères Orientaux, la ter- t. xlix, col. 318. Toutes ensemble nous donnent droit
minologie reste comme toujours moins précise et les à une véritable rétribution. « Innombrables sont les
développements moins nombreux. A cela près, on endroits où Chrysostome, se référant au Nouveau Tes-
relève dans leur pensée au sujet des œuvres les tament, parle de (jua66ç, àu.ot6y) ou àu.ot6aî, <x>m8oaiç,
mêmes traits essentiels. àvrarcôS joiç, OTÉcpavoç, (3pa6sîa. » H. Schultz, loc. cit..
Saint Jean Chrysostome.
1. —Bien qu'il attache p. 19.
très peu d'importance à la tradition grecque, Il est vrai que la récompense est bien supérieure
H. Schultz, toc. cit., p. 18-20, veut du moins en à nos travaux. Exp. in Ps. xlix, 5, t. lv, col. 249;
retenir saint Jean Chrysostome, comme étant « l'in- In Matth., hom. xv, 5, t. lvii, col. 226; hom. lxxvi, 4,
terprète classique des conceptions développées dans t. lviii, col. 699; In Rom hom. xiv, 4, t. lx, col. 528-
,

l'Église orientale ». Or il trouve que, chez lui, « la 529. Mais cette considération, loin de diminuer notre
grâce n'exclut pas la récompense de nos travaux », mérite, ne sert qu'à stimuler notre effort. C'est aussi
voire même « la récompense en justice ». En faut-il parce qu'il nous promet beaucoup plus que sous
davantage pour que le patriarche de Constantinople l'ancienne Loi que Dieu peut nous demander davan-
doive être compté comme un nouveau témoin de la tage. De virg., 84, t. xlviii, col. 595-596; In Matth.,
foi catholique au mérite des actes humains? hom. xvi, 5, t. lvii, col. 215.
a) Réalité du mérite. —De fait, « l'enseignement de b) Appréciation subjective du mérite. Ces principes, —
saint Chrysostome se ressent... naturellement des qui fondent la réalité dogmatique du mérite, se com-
préoccupations de l'auteur, avant tout prédicateur plètent, chez saint Jean Chrysostome, par quelques
et moraliste, dont le rôle est de pousser ses auditeurs indications propres à marquer la place qui lui revien
à l'effort personnel ». J. Tixeront, Hist. des dogmes, dans la vie spirituelle du croyant.
t. n, p. 146. Sans donc oublier la part qui revient à Avant tout il s'applique à combattre chez ses audi-
Dieu, il éprouve plutôt le besoin d'insister sur celle teurs la tentation de l'orgueil. Et d'abord une raison
qui nous échoit et sur les espérances légitimes qu'elle de fait interdit à qui que ce soit de se glorifier, c'est
autorise. « Quand tu entends parler de grâce, ne pense que le jugement de Dieu n'est pas encore intervenu
pas que par là soit supprimée la récompense due à la et que celui des hommes ne compte pas. Mais, en
bonne volonté, tÔv àrzb t7,ç rcpoxipéascoç |j.ta06v. admettant que nos mérites soient elîectifs, une raison
L'apôtre parle de grâce, poursuit-il, non pour déprécier de droit empêche de s'en prévaloir. Généralement peu
cet effort volontaire, mais pour couper court à toute explicite sur la grâce, voir Jean Chrysostome, t. vm
635 MKRITK, TRADITION ORIENTALE : SAINT CYRILLE DE JÉRUSALEM 636
col. 078-679,le saint docteur l'est d'une manière abso- élémentaire, Jean Chrysostome puisse constituer une
lue pour affirmer, dans un développement d'allure exception. De fait, les témoignages ne manquent pas,
tout augustinienne, que ce que nous avons de où l'on peut voir que la réalité du mérite humain
bien est en nous un don de Dieu. s'affirme tout autant chez les autres représentants de
« Mettons que tu es digne de louange... même alors : la tradition grecque, sinon toujours sous une forme-
il n'y a pas lieu de t'en fier. Car tu n'as rien en propre, directe et théorique, au moins sous la forme implicite
ayant [tout reçu de Dieu. Pourquoi donc feindre
]
et pratique des justes sanctions que Dieu réserve à
d'avoir ce que tu n'as pas? Tu l'as néanmoins, et nos actes dans l'éternité.
d'autres comme toi. Mais tu l'as pour l'avoir reçu, a) L'Adamantius. - - \ "n premier témoignage sur
et non pas ceci ou cela seulement, mais tout ce que cette affirmation indirecte, mais formelle, du mérite
tu as. Car ces bonnes actions ne sont pas de toi : nous est fourni, dès les premières années du siècle, par
elles viennent de la grâce de Dieu... Qu'as-tu, dis-moi, l'écrit anonyme qui a reçu le nom énigmatique d'Ada-

que tu n'aies reçu? Quel est le bien que tu as fait de mantius.


toi-même? Tu ne saurais le dire. Mais tu l'as reçu et « ressort de la Loi et de l'Évangile que chacun
Il
tu en tires vanité? Il fallait, au contraire, t'humilïer recevra selon ce qu'il a fait envers son frère.
pour cela. Car ce qui t'est donné n'est pas à toi, mais De recta in Deum fide, i, 16, édition van de Sande-
au donateur. Si, en -effet, tu l'as reçu, tu l'as reçu de Backhuysen, dans le Corpus de Berlin, 1901, p. 32.
lui. Et si tu l'as reçu de lui, ce bien n'était donc pas Plus on lit en termes encore plus
loin, ibid., n, 5, p. 66,
à toi. Et si tu l'as reçu sans qu'il fût à toi, pourquoi précis : « Employer
terme de jugement signifie le
le
t 'enorgueillir comme si c'était ta propriété ? » In I Cor.,
discernement des bons et des mauvais, c'est-à-dire
hom. xn, 1-2, t. xli, col. 97-98.
la récompense (des bons) selon leur mérite, -rôv v.y-'
Quand il s'agissait de mettre l'âme chrétienne à
à^îav aÙTcôv pLiaOov, la condamnation des méchants
l'abri de la vaine complaisance en ses propres mérites, et des impies. Il est donc évident que le jugement qui
saint Jean Chrysostome n'avait qu'à s'inspirer de doit avoir lieu selon l'Évangile par Jésus-Christ,
saint Paul. Il fait œuvre plus personnelle en dénon- dans lequel seront discutées les secrètes pensées des
çant un moindre défaut, dont son expérience lui avait hommes, comportera la rémunération méritée de la
sans doute appris la réalité celui de la cupidité spiri-
:
justice et de l'injustice », xa-r' à;tav Sixaioaûv?^ -.z
tuelle qui porte à n'envisager les œuvres que sous xal à&txîaç 7ronrçaeTat -ri]v àvTa7rô8oaiv.
l'angle du profit. Pour que nos actions soient méri- Ces déclarations occasionnelles, jetées en passant
toires, il faut, bien entendu, les accomplir avec la dans un écrit de controverse qui porte sur un tout autre
pure intention de plaire à Dieu. In Matth., hom. xix, objet, traduisent avec une parfaite clarté la foi géné-
2, t. Lvn, col. 275-276. Mais il y a plus c'est devant
rale de l'Église. Elles montrent comment la croyance
:

Dieu même qu'il les faut oublier.


aux rétributions divines est inséparablement unie à la
A plusieurs reprises, l'orateur s'élève contre ces valeur des œuvres humaines, c'est-à-dire que le
chrétiens médiocres qui ne songent qu'à la récompense, dogme du jugement postule celui du mérite comme
pour leur mettre sous les yeux la grande loi du bien base.
désintéressé. « On te propose de faire quelque chose qui
plaît à Dieu, et tu te préoccupes de la récompense?...
b) Saint Cyrille de Jérusalem. — A plus forte raison
saint Cyrille de Jérusalem peut-il passer pour un
Vraiment tu ignores ce que c'est que de plaire à Dieu. écho fidèle de la foi commune, puisque ses catéchèses
Si tu le savais, tu estimerais qu'aucune autre récom- s'adressaient à des catéchumènes. Or, avec la foi pure,
pense n'égale celle-là. » Mais, ce coup d'œil jeté sur il réclame d'eux les bonnes œuvres; « car la bonne
l'idéal, l'auteur de continuer « Ne sais-tu pas que ta
doctrine sans les bonnes œuvres n'est pas agréable
:

récompense augmente quand tu fais le bien sans obéir à Dieu. » Cat., iv, 2, P. G., t. xxxm, col. 456. Elles sont
à l'espoir de la récompense? » De compunctione, n, possibles, parce que notre âme a été créée libre, et
6, t. xl vu, col. 420. Voir de même In Matth., hom. m, c'est pourquoi Dieu applique à nos actes des sanctions
5, t. Lvn, col. 37-38: « Ne nous vantons pas; mais appropriées. Ibid., 21, col. 481. Il n'en faut pas atten-
disons-nous inutiles pour devenir utiles... Plus nous dre la réalisation dans cette vie, qui est encore le
faisons de bonnes actions, moins nous devons en temps de l'épreuve. Mais la conscience morale en
parler. Ainsi nous acquerrons une très grande gloire requiert la nécessité. « Tu as différents serviteurs,
devant les hommes comme devant Dieu, et non pas les uns bons, les autres mauvais. Évidemment tu
seulement de la gloire devant Dieu, mais une grande honores les bons et tu frappes les mauvais. Si tu es
récompense et rétribution, u.ia6ov xal àv-dSociv u.eyâ- juge, tu loues les premiers et tu châties les seconds.
À7)v. Ne réclame donc pas de récompense, si tu veux en
Ainsi toi, qui n'es qu'un mortel, tu as souci d'observer
obtenir une... Quand nous faisons le bien, Dieu ne nous la justice, et Dieu, le roi éternel de tous, s'abstien-
est débiteur que pour nos bonnes œuvres; quand nous drait de répartir de justes rétributions? » Cat., xvm,
croyons n'avoir rien fait de bien, il est notre débiteur 4, col. 1021. Les sanctions éternelles, dont Cyrille
beaucoup plus encore pour cette intention que pour rappelle ici le fondement, sont donc pour lui, à n'en
nos actes. » En un mot, « plus grande est la récom- pas douter, des applications de la justice distributive,
pense quand on n'agit pas pour la récompense. tô TÎj^ Sixaioawrçç àvTœ7roSoTtxov, et éeci vaut
Parler de ses bonnes actions et les compter avec soin pour les récompenses aussi bien que pour les châti-
est le fait d'un mercenaire plutôt que d'un bon servi-
ments. Mais est-il besoin de dire que cette « rétribu-
teur. Il faut donc tout faire pour le Christ et non pas
tion » future, xpîaiç xal àvTar:6Soa'.ç u.s~à tôv xôa[i.ov
pour la récompense... Aimons-le comme il faut :
toGtov, ne se conçoit pas sans quelque chose à
c'est déjà une grande récompense. » In Rom., hom. v,
rétribuer?
xl, col. 431.
7, t. A l'attrait de cette récompense notre catéchète,
Cet appel au désintéressement spirituel est la note en moraliste pratique et qui s'adresse au commun des
caractéristique de Jean; mais on voit qu'il aboutit fidèles, ne craint pas de demander un levier d'action.
à suggérer aux chrétiens une meilleure conception « L'espoir de la résurrection, avait-il dit quelques lignes
de leurs intérêts. Non seulement ce mysticisme sup- auparavant, est la racine de toute la bonne conduite.
pose la foi au mérite; mais, en l'épurant de tout élé- Car l'attente du salaire, r) TrpoaSoxla -ït)ç [AiaOaTcoSo-
ment trop égoïste, il ne peut et ne veut que l'affermir. aîaç, fortifie l'âme en vue des bonnes œuvres. » Ibid.,
2. Autres Pères Grecs du IV e siècle. Il n'y a — 1, col. 1017. Tandis que Jean Chrysostome s'attachait
aucune raison de supposer que, sur un point auss à réfréner, sans d'ailleurs l'interdire, la préoccupât on
MÉRITE. TRADITION ORIENTALE : LES CAPPADOCIENS 638
de la récompense à venir, Cyrille de Jérusalem plus seulement un don de Dieu, mais la récompense
sans réserves. Pédagogie différente, mais qui
l'utilise de la vertu. Et ce fut l'effet d'une souveraine bonté
procède, au fond, de la même foi. de faire que le bien fût aussi nôtre, et non pas seule-
c) Saint Basile. —
C'est encore la même note pra- ment semé en nous par nature, mais cultivé par notre
tique et concrète que fait entendre l'évêque de Césaréc. volonté et les efforts en sens divers de notre libre
Pour lui, le jugement divin est éminemment un acte arbitre. » Orat., n, 17, t. xxxv, col. 425-128.
de rétribution, i] Sixxîa xpîaiç t% àvraTcoSéaccoç. Il est rationnel, dès lors, que les rétributions divines
Moralia, i, 2, P. G., t. xxxi, col. 700. En conséquence, soient pesées dans les balances de la justice, àvxa7r6-
il faut se préparer par l'aumône un trésor dans les Soaiv toiç Stxcctoiç toù ©soù ata'Jp.oTç. Orat., xl,
ciel, ibid., xi.vu, 1, col. 768. « Car notre conduite ici-bas 45, t. xxxvi, col. 424. Cf. Carm., 1. II, sect. i, 12,
est un viatique pour l'avenir celui-là donc qui par ses
: v. 6-7, etl. II, sect. ii, l,v. 329-331, t. xxxvn, col. 1166
bonnes œuvres rend gloire et honneur à Dieu se pré- et 1174-1175. Grégoire s'efforce même de montrer
pare à lui-même un trésor de gloire et d'honneur selon que cette loi de justice s'applique au texte évangélique
les principes d'une juste rétribution », xxrà rijv Swwocv qui semblerait moins que tous le comporter, savoir la
toù xpiroû àvTXTTÔSoaiv. Hom. in Ps. A AT///, 1, t. xxix, parabole des ouvriers de la vigne. Car, à l'entendre,
col. 281; De Spir. sanclo, xxiv, 55, t. xxxn, col. 169. les dernier-venus ont racheté l'insuffisance de leurs
Kn « nos œuvres
effet, nous conduisent chacune à la travail par l'ardeur de leur bonne volonté, par la
qui leur est propre les bonnes au bonheur, les
fin :
confiance dont ils ont fait preuve en se laissant em-
mauvaises à la damnation éternelle ». Hom. in Ps. baucher sans avoir convenu d'aucun salaire, et, au
a/. r. l. t. xxix, col. 416. total, ils n'ont pas. comme les premiers, fait preuve

Aussi, dans ses lettres de direction, n'hésite-t-il de mauvais caractère en murmurant contre le père
pas à faire appel à la pensée de la « récompense pré- de famille. Orat., xl, 20, t. xxxvi, col. 385. Cf. Orat.,
parée à nos bonnes œuvres. «Epist., cccxvin, t. xxxn, xvi, 4, t. xxxv, col. 937-940.
col. 1065. « Souviens-toi du Seigneur, écrit-il à une D'ailleurs, cette rétribution de nos œuvres ne doit
dame, et, ayant toujours devant les yeux notre sortie pas être conçue comme un acte tout extérieur et
de ce monde, organise ta vie de manière à préparer ta mécanique. Parlant en philosophe d'un philosophe,
défense auprès du juge incorruptible et à te donner Grégoire a bien dégagi le dynamisme irfterne dont elle
par tes bonnes œuvres confiance devant lui. » Epist., est le terme normal. « La première de toutes les bonnes

c.cxcvi, col. 1040. Bien entendu, cet effort personnel actions est de louer le bien. Car de la louange procède
relève tout entier de la grâce divine. « Je t'exhorte, le zèle, du zèle la ve.tu de la vertu le bonheur. »
dit la lettre voisine, Epist., ccxcvn, col. 1041, à Orat., xxv, 1, t. xxxv, col. 1200. Bonheur qui com-

l'œuvre du Seigneur, afin que le Dieu saint, après mence sans nul doute en cette vie, mais qui doit
l'avoir fait la faveur de conduire tes jours en toute s'épanouir dans l'autre, lorsque la lumière divine
piété et gravité, te rende digne des biens à venir. » éclairera nos âmes « à la mesure de leur pureté ».
Cette intervention nécessaire de la grâce précise le Orat., xl, 45, t. xxxvi, col. 424. Cf. ibid., 5-6, col. 364-
caractère exact des rétributions divines. « A ceux qui 365. '

ont loyalement combattu en cette vie est offert un Autant du reste est certaine la récompense de nos
repos éternel, qui ne leur est pas accordé dans la bonnes œuvres, autant il nous appartient de n'en pas
proportion due à leurs œuvres, mais octroyé selon la faire état. Comme
Jean Chrysostome, voir col. 635,
grâce d'un Dieu toujours libéral envers ceux qui espè- et avec une plus grande précision philosophique,
rent en Lui», où xït' ô-ysiXT-fia tcôv spywv àXXà xarà Grégoire fait consister la perfection dans le désin-
yâç'.v toù \j.zyy.\o8û>p rj'j> Osoù. Hom. in Ps. exiv, 5, téressement. « Il est plus agréable aux chrétiens de
i xxix, col. 492. Les protestants se sont emparés de ce
.
souffrir pour la vraie foi, quand bien même tout le
texte contre la doctrine catholique. Voir Bellarmin,Z)e monde devrait l'ignorer, qu'aux autres de jouir dans
meritis operum, c. vi, p. 355. Mais Basile ne fait qu'af- l'impiété. Car nous avons très peu souci de plaire aux
firmer ici la disproportion de l'éternelle récompense hommes et tous nos désirs vont à obtenir l'honneur qui
par rapport à nos œuvres, sans nier la valeur réelle de vient de Dieu. Plus encore, ceux du moins qui sont
celles-ci. La preuve en est que la libéralité divine est vraiment philosophes et amis de Dieu aiment l'union
subordonnée au bon combat du chrétien. Quelques au bien pour le bien lui-même, et non pas pour les
lignes plus haut, ibid., 3, col. 489, il avait dit que, honneurs qui les attendent là-haut. La seconde forme
d'après l'Écriture, « ni la miséricorde de Dieu ne va du bien est, en effet, de faire quelque chose en vue de
sans jugement, ni le jugement sans miséricorde ». la récompense, comme la troisième est de fuir le mal
En effet,jugements tiennent compte de notre
ses par la crainte du châtiment. » Orat.,iv, 60, t. xxxv,
faiblesse plutôt que de la stricte justice, et, « quand col. 581-584. Ce qui n'empêche évidemment que cette
il fait miséricorde, il mesure avec discernement ses récompense aussi bien que ce châtiment ne soient
faveurs à ceux qui l'ont mérité », èXsôSv xexpiuivoç objectivement fondés. Le détachement personnel
:-peï toïç ilioïc toÙç olxTtp[j.ooç. C'est dire auquel nous devons tendre par rapport à la sanction
que les nuances dont saint Basile entoure l'affirmation de nos œuvres en implique la valeur et devient lui-
du mérite en supposent le fait. même une œuvre de plus grand prix.
d) Saint
Grégoire de Nazianze. —
Quoiqu'il n'ait e) Saint Grégoire de Nysse. —
Encore plus pénétré
aucunement déserté le terrain des applications morales, de platonisme que saint Grégoire de Nazianze, l'évêque
saint Grégoire de Nazianze semble avoir davantage de Nysse ne veut, lui aussi, connaître qu' « un seul
porté son attention sur les conditions théoriques du bien » savoir « la perpétuelle joie dans le bien qui
:

mérite. naît des bonnes œuvres ». Mais cette joie » s'épanouit


«

Après avoir défendu avec saint Paul la nécessité de dans une double sphère. « Car l'observation des com-
la grâce, qui, en définitive, rapporte « tout à Dieu », mandements réjouit dès maintenant par le moyen de
Oral., xxxvn, 13, P. G., t. xxxvi, col. 300, il reven- l'espérance celui s'adonne à la pratique des
qui
dique avec la même énergie le libre arbitre, qui nous œuvres bonnes. Ensuite, en lui obtenant la jouissance

permet de tirer quelque chose de notre propre fond. des biens espérés, elle accorde proprement la joie à
Car, dit-il, un bien de nature est sans gloire, tandis ceux qui en sont dignes, lorsque le Seigneur dit à
que celui qui vient de la volonté est digne d'éloges. » ceux qui ont l'ail le bien « Venez, les bénis, prendre
:

Ibid., 16, col. 301. Voilà pourquoi l'homme est soumis possession de l'héritage qui vous fut destiné. » In
a l'épreuve. « Ainsi les espérances éternelles ne sont Ecclesiasl., hom. vin, P. G., t. xliv, col. 735. Cette
.

639 MERITE, DOCTRINE PELAGIENNE 640

phraséologie volontairement abstraite d'un prédica- fication singulièrement élargie. Après avoir parlé de
teur qui veut donner un vêtement philosophique aux l'innocence originelle, innocentium in qua juerat [homo]
réalités de sa foi signifie que le jugement divin est une conditus, Julien d'Éclane ajoutait, dans un texte qu'a
économie de justice, où le bien fait ici-bas trouve la retenu saint Augustin, qu'elle peut être perdue par
complète rémunération qui lui est due. Aussi Grégoire notre libre défaillance et qu'aucune conversion ne
le définit-il ailleurs, suivant la formule usuelle, comme saurait la rétablir. Nam, etsi possibililas revertendi
l'acte où « Dieu rend à chacun selon son mérite », ad bonum commissa iniquitate non pereat, lamen certum
xpiaiç sy.ia-ccjt t6 xoct' àEîav véu,oucra. //( Ps. VI, est MERITUM innocicnti/e, cum qua humanum procedit
t. xliv, col. 612. Cf. De pauperibus amandis, hom. i, exordium, voluntalis vitio deperire. Dans S. Augustin,
t. xlvi, col. 461. Cont. Julian. opus imper/., vr, 19, P. L., t. xlv,
Au total, entre la théologie grecque et la théologie col. 1542-1543. L'observation est d'une incontestable
latine au iv e siècle, on peut relever certaines diffé- justesse. Ce qu'il y a de curieux, c'est que l'auteur
rences de ton. Les Grecs, ici comme toujours plus emploie le terme « mérite » pour désigner cet état
portés vers la spéculation, parlent volontiers un lan- primitif et à jamais irremplaçable que nous ne nous
gage philosophique et l'absence même d'un terme sommes pas donné.
technique qui corresponde exactement à celui de Il n'y a pas la moindre raison de soupçonner ici

« mérite » ne contribue pas peu à rendre leur pensée une équivoque. Car les pélagiens n'avaient aucune
moins arrêtée dans ses formes que celle des Occiden- intention de dissimuler la confiance qu'ils faisaient
taux. Mais aucun d'entre eux n'a perdu de vue ces à la volonté humaine et à la valeur de ses œuvres
principes constitutifs du christianisme, qu'à la foi Quand donc Julien parle, comme ici, de meritum
doivent les œuvres et qu'à ces œu-
correspondre innocenlise à propos d'une qualitas cum qua faclus est
vres réservée une juste rél ribution. Prémisses
est homo, il faut en conclure que, pour lui du moins, ce
morales où la doctrine du mérile humain est néces- concept pouvait parfois correspondre à l'idée générale
sairement impliquée et d'où plusieurs l'ont dégagée d'un bien précieux, quelle que pût en être l'origine.
de la manière la plus explicite. D'ordinaire, au demeurant, ce mot garde chez lui
Rien, en tout cas, ne permet de voir chez les Orien- son acception courante et désigne la valeur morale
taux, ne fût-ce qu'à titre de germe, « cette séparation qui résulte de nos actes libres. C'est ainsi qu'il écrit :

de la religion et de la moraiilé » que leur impute Nos dicimus peccato hominis non naturœ statum mutari
R. Seeberg, Dogmengeschichte t. h, p. 322. « L'avan- sed meriti qualilatem, et cette parole vient justement
tage du christianisme occidental, écrit de son côté dans un contexte où il évoque, avec l'Apôtre, II Cor.,
A. Harnack, Dogmengeschichte t. in, p. 52, est une v, 10, le compte que nous devrons rendre de nos
conception plus vivante de Dieu, une forte impression actes au jugement divin. Ibid., i, 96, col. 1112.
de notre responsabilité devant un Dieu qui est aussi Pelage écrivait dans le même sens, Epist. ad Demetr.,
le juge, une conscience de Dieu comme puissance 17, P. L., t. xxxm, col. 1110 Dispares sunt in regno
:

morale qui n'est contrariée ou dissoute par aucune cœlorum per singulorum mérita mansiones.
spéculation sur la nature. Mais cet avantage est Ainsi donc, sur la notion du mérite, catholiques et
racheté de la pire façon par le concept juridique de la pélagiens étaient en plein accord.
rétribution et la doctrine pseudo-morale du mérite. » 2. Source du mérite. —
Ce qui est caractéristique du
Cette prétendue opposition entre les deux parties de pélagianisme, c'est qu'il rapportait ce mérite aux seules
l'Église est une création pure et simple de l'esprit forces de l'homme, à l'exclusion de la grâce. Pela-
polémique, tout autant que cette appréciation lour- giani dicunt ab homine incipere meritum per liberum
dement péjorative de la tradition catholique dont elles arbitri-um, cui Deus subsequens gratiœ rétribuât adju-
attestent à la fois la profondeur et la continuité. menlum. S. Augustin, Contra duas epist. pelag.,
Il y a non moins de passion confessionnelle, mais IV, xi, 30, t. xliv, col. 633.
plus de vérité historique, à reconnaître, avec H. Schultz, Tout le monde, en effet, convient que Pelage insis-
loc. cit., 20-21, que les principes du « catholi-
p. tait avant tout sur la liberté. Voir J. Tixeront, Hist.
cisme vulgaire » dominent l'Orient aussi bien que des dogmes, t. n, p. 438-440, et F.
Loofs, art. Pela-
l'Occident depuis le milieu du second siècle. Auprès gius, dans Protest. Realencyclopàdie, t. xv, p. 751-752.
de cet accord fondamental, de quel poids peut bien Et ceci répondait évidemment chez lui à un besoin
peser la constatation de quelques différences acces- d'action Quoties mihi de institutione morum et sanctse
:

soires? S'ils ne parlent pas la même langue, Grecs et vitœ conversatione dicendum est, soleo primo humanw
Latins professent la même foi en ce caractère moral du naturœ vim qualitalemque monstrare et quid efficere
christianisme dont le mérite n'est, en somme, qu'un possil oslendere, mais aussi à une conception spécu-
aspect et l'on a vu que cette ferme revendication ne lative In hac utriusque partis liberlale rationabilis
:

va déjà plus, chez les uns comme les autres, sans animée decus positum est. Hinc, inquam, totus natura"
certaines nuances de psychologie propres à en sauve- noslrœ honor consista, hinc dignitas. Et de cette
garder le caractère religieux. « dignité » ontologique il ajoute aussitôt que découle

IV. La controverse pélagienne. — Avec le péla- ce mérite de nos bonnes œuvres qu'il tient par-dessus
gianisme apparaît un facteur nouveau, dont l'in- tout à souligner Hinc denique optimi quique laudem
:

fluence allait se faire sentir sur toute la pensée chré- merentur, hinc prœmium. Epist. ad Demetr., 2-3,
tienne des temps postérieurs, en vue d'établir plus t; xxxm, col. 1100.
nettement les mérites humains sur la base de la grâce n'y aurait dans cette revendication qu'un lieu
Il
divine qui passe désormais au premier plan. commun du christianisme le plus élémentaire, si elle
1° Doctrine pélagienne. —
De la tournure ratio- ne se produisait au détriment de la grâce. Non pas que
naliste que pélagianisme imprimait à toute l'an-
le Pelage écartât absolument ce terme; mais il est unani-
thropologie chrétienne la doctrine du mérite ne pou- mement reconnu que la grâce ne signifiait pour lui
vait manquer de ressentir le contre-coup. que les dons naturels de Dieu ou les secours extérieurs
1. Notion du mérite. —
En raison, soit de sa clarté qui nous viennent des exemples du Christ dans l'Évan-
propre, soit de l'usage depuis longtemps reçu, il gile, tout au plus une aide supplémentaire ad facilius
semble que le concept de mérite n'était pas suscep- operandum. Voir Tixeront, op. cit., p. 444-445. Cf.
tible, au v e siècle, d'être compris de deux façons F. Loofs, art. Pelagius, p. 756 « Cette grâce sans
:

différentes. Il faut pourtant signaler au moins un cas laquelle rien de bon ne se fait, cette communication
.où il prenait, dans la langue pélagienne, une signi- intérieure d'une force surnaturelle, cette participa-
641 MÉRITE, DOCTRINE PÉLAGIENNE 642

tion au divin bonum esse, en réalité Pelage ne la con- De gratia Christi. I, xxxi, 34, t. xi.iv, col. 376-377,
naît pas. » Aussi, même après avoir affirmé ce qu'il et d'où celui-ci déduit à juste titre :Manijestum est
appelle la grâce, Qnit-il, en dernière analyse, par eum dicere gratiam secundum mérita dari, quamlibet
proclamer sans restrictions que tout le bien que nous eam vel qualemlibct significel. quam lumen aperte non
pouvons faire a sa source en nous In voluntate et : exprimit. Nom, cum eos remunerandos dicit qui bene
opère bono laus hominis est... Quod possumus omne uluntur libero urbitrio et ideo rnereri Domini gratiam,
bonum facere, dicere, cogiture, illius est qui hoc posse debitum eis reddi jatelur. Cf. De graliu et libero arbi-
donavit, qui hoc posse adjurai; quod vero bene vel agimus trio, v, 10-11, t. xliv, col. 887-888.
vcl loquimur, vel cogitamus, nostrum est. Dans S. Augus- A ces allégations de saint Augustin on a voulu
tin, De gratia Christi, I, 352. Cf.
iv, 5, t. xliv, col. opposer, F. Loofs, art. Pelagius, p. 753-755, et Dog-
Ibid., II, xih, 14, col. 391 Bonum et malum quo lauda-
: mengeschichte, p. 421, le commentaire de Pelage sur les
biles vel viluperabiles sumus non nobiscum oritur sed épîtres de saint Paul, qui s'est conservé sous le nom de
agitur a nobis. Voir encore Epist. ad Demetr., 10, P. L., saint Jérôme. L'auteur, en effet, y affirme maintes fois,
t. xxxm, col. 1107 : Haie in tua potestate sunt et vere avec l'apôtre, la gratuité de notre justification Sine :

propria. ullu operum aclione per baptismum [justifleati], quod


Car, suivant le mot célèbre de Julien, la liberté nous omnibus non merenlibus grutis peccutu donavit. In
émancipe à l'égard de Dieu Libertas arbitra qua a : Rom., m, 24, P. L., t. xxx (édition de 1865), col. 686.
Deo emancipalus homo est. Dans S. Augustin, Contra Les « œuvres » s'entendent ici au sens précis de ces
Julian. opus imper/., i, 78, t. xlv, col. 1102. Formule, gruliœ opéra dont il est question aussitôt après,
reconnaît A. Harnack, Dogmengeschichte, t. m, p. 198, col. 687, et pour lesquelles la foi est tout d'abord néces-
qui est, « au fond, une protestation contre toute grâce ». saire : Ad hoc fides primu ud justiliam reputatur ut de
Or, « elle est proprement la clé de tout son système. preeterito absolvatuf, et de prœsenti justificelur, et ad
L'homme créé libre est indépendant de Dieu sur toute futura fidei operu prœpuretur. In Rom., iv, 6, ibid.,
la ligne. Il n'a plus à compter avec Dieu, mais seule- col. 688. Cf. In Eph., h, 8, col. 865 Non meritis prioris
:

ment avec lui-même. » Voir également Tixeront, vilse sed sola fide [salvati], sed tamen non sine fide. Il ne
op. cit., p. 438, et ici même l'art. Augustin, t. i, s'agit donc pas, pour Pelage, de sainteté ni de « méri-
col. 2381-2382. Non esse liberum arbilrium, disait tes » proprement dits avant le baptême. En ce sens,
crûment Célestius, si Dei indigeal auxilio. Dans et en ce sens seulement, la grâce initiale de la vie chré-
S. Augustin, De gestis Pelagii, xvm, 42, t. xliv, tienne est gratuite. Mais il reste qu'elle est du moins
col. 345. subordonnée à la « foi ». Or on a vu que celle-ci dépend
3. Rôle du mérite. —
Tels étant les moyens de du bon usage de donc aussi indirectement
la liberté,
l'homme, cette conception retentit sur l'économie la grâce qui en découle. Possunt quidem dicere, argu-
entière de la vie et de la Providence surnaturelles. mentait à bon droit saint Augustin, remissionem pec-
a) Acquisition de la grâce. Et d'abord il dépend —
-
calorum esse gratiam quse nullis prœcedentibus meritis
de nous de mériter les secours divins dont nous datur... Sed nec ipsa remissio peccalorum sine aliquo
pouvons avoir besoin. La grâce n'est plus un don merito est si fides hanc impetrat. Epist., cxciv, c. m,
gratuit, mais la réponse de Dieu au mérite de nos 9, t. xxxm, col. 877. L'évèque d'Hippone n'a, par
œuvres. Gratiam qua justificamur non gratis sed conséquent, pas fait tort à son adversaire en lui
secundum mérita nostra dari dicant, témoigne saint reprochant de suspendre toute la vie spirituelle à la
Augustin, Contra duas epist. pelag., III, vm, 24, valeur de l'effort humain.
t. xliv, col. 606. Cf. De dono persev., n, 4, t. xlv, b) Prédestination. —
En conséquence, il ne pouvait
col. 996; Epist., ccxiv, 3, t. xxxm, col. 969; Epist., être question d'une véritable prédestination chez les
exav, 6, col. 876. pélagiens, mais seulement d'une prescience. Prœscie-
n'y a pas de doute sur l'application de ce principe
Il bal ergo Deus, ait Pelagianus, qui fuluri essent sancti
à l'acquisition de la grâce dans le déroulement de la et immaculali per libérée voluntalis arbilrium, et ideo
vie chrétienne. Ostendit [beatus Jacobus], écrivait eos anle mundi constitutionem in ipsa sua prœscientin
Pelage à propos de Jac, iv, 7, quomodo resistere debea- qua laies futuros esse prœscivit elegit. Elegit ergo,
mus diabolo... ejus [Dei] faciendo voluntatem ut divi- inquit, antequum essenf, prœdestinans fîlios quos futuros
nam etiam mereamur gratiam. Epist. ad Demetr., sanctos immaculatosque prœscivit. S. Augustin, De
25, t. xxxjii, col. 1117. Saint Augustin n'a pas eu prœdest. sanctorum, xvm, 36, t. xliv, col. 987.
tort de relever ce passage et d'y lire Apertissime dicit :
Cette même prescience des mérites humains com-
gratiam secundum mérita nostra dari. De gratia Christi, mande, tout autant que la gloire, la distribution des
I, xxn, 23, t. xliv, col. 371. Et encore Cont. duas epist. charismes les plus exceptionnels. Unumquemque
pelag., II, vm, 17, ibid., col. 583 Volunt prœcedere in :
hominem omnes virtutes posse habere et gratias, ensei-
homine ut adjutorio gratise dignus habeatur et merito gnait Célestius, S. Augustin, De gestis Pelagii, xiv,
ejus non tanquam indebila tribualur sed débita gratia 32, t. xliv, col. 339. Et Pelage en tout cas, ibid.,
retribualur. Cf. Contra Jul., IV, m, 15, ibid., col. 744. déclarait devant le synode de Diospolis Dicimus
:

Supposer le contraire serait, au dire de Célestius, donare Deum ci qui fuerit dignus accipere omnes gratias
prêter à Dieu une injustice Dei gratiam secundum :
sicul Paulo apostolo donuvit. A son dire, l'Apôtre
mérita nostra dari, quia, si peccaloribus illam det, aurait mérité la grâce même de l'apostolat Per fidèle
:

videlur esse iniquus. Dans S. Augustin, De gestis primum servitium meruit apostolalum. In Rom., i,
pelag., xiv, 30, t. xliv, col. 337. 1, t. xxx, col. 669.
logique du système obligeait à placer également
La Il n'est pas jusqu'au Christ à qui les pélagiens
l'initiative de l'homme au début même de la vie chré- n'aient accordé l'honneur de mériter le privilège de
tienne, c'est-à-dire à la base de la foi, que chacun peut l'union hypostatique. Secundum vos enim, témoigne
et doit mériter par le bon usage de son libre arbitre. saint Augustin, Cont. Julian. opus imper)., iv, 84,
Aux infidèles Pelage reconnaît liberum arbilrium per t. xlv, col. 1386, non a Verbo Dei homo susceptus
quod ad fidem venire possent et Dei gratiam promereri. est ut ex virgine nasceretur; sed, nalus ex virgine,
Ceux qui n'usent pas de cette faculté en sont respon- suœ postea volunlatis virtute profecit et fecit ut a Verbo
sables devant Dieu; ceux-là, au contraire, qui en Dei susciperetur, non talem ac tardant voluntatem
usent bien auront leur récompense Hi vero remune- :
Ma susceplione habens, sed ad illam susceptionem
randi sunt qui bene libero utenles arbitrio merenlur lali et tanta voluntate perveniens. Nec Verbum
Domini gratiam. Paroles rapportées par saint Augustin, 1
caro factum est in utero virginis, sed postea merito

DICT. DE THÉOL. CATH. X. — 21


643 MÉRITE, SAINT AUGUSTIN : CONDITIONS DU MÉRITE 644

ipsius hominis et ejus humanœ voluntariœque virtutis. « nouveauté » il n'est pas étonnant que l'Église ait
Ce nestorianisme radical prouve combien Pelage réagi. Il fut donné à saint Augustin d'être, à cet égard,

voulait que du mérite créé tous les dons divins fussent son principal porte-parole,
dépendants. Sans être aux premières lignes de la controverse, la
4. Valeur du mérite.- —
Parce quîils accordaient à la doctrine du mérite y tenait par trop de liens pour ne
liberté une sorte de toute-puissance, les pélagiens pas gagner d'importantes précisions à l'effort déployé
pouvaient se montrer exigeants à son endroit. par l'évêque d'Hippone pour mettre in tulo les vérités
.C'est ainsi qu'ils estimaient que l'homme peut et capitales du surnaturel chrétien et en ébaucher la
doit atteindre par lui-même à l'exemption de toute systématisation.
faute. En disant Fitios Dei non posse vocari nisi
: 1. Conditions du mérite. —
En présence d'un sys-
omni modo absque fuerint effecti, Célestius
peccato tème où le libre arbitre tenait la première place, à tel
laissait entendre clairement que cet idéal n'a rien point que l'homme y devenait indépendant de Dieu,
d'impossible. Si pourtant il nous arrive de tomber dans saint Augustin s'attache avant tout à montrer le
le péché, nous pouvons, continuait-il, en mériter le rôle primordial et nécessaire de la grâce. Ce n'est pas
pardon par la'pénitence Quoniam peenitentibus venia
: ici le lieu d'exposer sa doctrine générale sur ce dogme.

non datur secundum graliam et misericordiam Dei, sed Voir J. Tixeront, Hisl. des dogmes, t. n, p. 482-491, et,
secundum mérita et laborem eorum qui per pœnilentiam dans ce dictionnaire, l'art. Augustin, t. i, col. 2383-
digni fuerint misericordia. Rapporté dans S. Augustin, 2392. Il suffit de noter les points par où elle se relie à la
De geslis Pelagii, xvm, 42, t. xliv, col. 345. Il est vrai question spéciale du mérite, comme condition préala-
que Pelage, ibid., 43, ne suivait pas son disciple sur ble et absolument requise à la valeur éventuelle de
ce point. tout acte humain.
Tout au moins rien ne s'opposait à ce que tous les a) Nécessité de la grâce. —
Même avant la chute, la
pélagiens pussent admettre sans la moindre restric- grâce eût été nécessaire à l'homme pour mériter.
tion la pleine valeur du mérite des fidèles Dicunt : Tout en reconnaissant que la gloire lui fût alors reve-
pelagiani hanc esse solam non secundum mérita gratiam nue per meritum, alors qu'il ne l'obtient plus aujour-
qua homini peccala dimiltuntur, illam vero quœ datur d'hui que per gratiam, Augustin précise aussitôt :

in fine, id est seternam vitam, meritis prœcedentibus Quamvis sine gratia nec tune ullum meritum esse potuis-
reddi. S. Augustin, De gratia et libero arbitrio, vi, 15, set. Enchir., 106, P. L., t. xl, col. 282. Entre les deux

ibid., col. 890. états de l'humanité, il y a donc une différence; mais,


Aussi étaient-ils d'accord avec les catholiques pour même dans l'état de justice originelle, la créature eût
parler de retributio et de prœmium à propos de la vie été soumise à cette loi fondamentale qui fait dépendre
éternelle. Epist. ad Demetr., 11-12, P. L., t. xxxm, tous ses mérites de Dieu.
col. 1107. Naturellement la pratique de la virginité et A plus forte raison cette dépendance s'accuse-t-elle
les autres ceuvresde simpleconseil sont la source d'un aujourd'hui, alors que notre libre arbitre est devenu
majus prœmium, ibid., 9, col. 1105, et la gloire l'esclave du péché. Voir Tixeront, t. n, p. 478-480.
comporte des degrés suivant les mérites de chacun. On ne peut donc jamais parler de mérite humain sans
Ibid., 17, col. 1110. Cependant il est curieux sous-entendre la grâce de Dieu qui le précède et le
d'observer que le même texte de saint Paul, Rom., produit. Ne forte dicas : Promerui et ideo accepi. Non
vi, 23, qui avait déjà frappé Origène, voir plus haut putes te promerendo accepisse qui non promerereris
col. 627, et qui allait frapper encore saint Augustin, nisi accepisses. Gratia prœcessil meritum tuum; non
voir plus bas, col. 650, amenait Pelage à dire que la gratia ex merito, sed meritum ex gratia... Omnia mérita
vie éternelle n'est pas proprement un salaire, mais une prœcedis, [Deus], ut dona tua consequantur mérita mea.
grâce Non enim nostro labore qusesita est, sed Dei
: Serm., clxix, 3, t. xxxvm, col. 916-917.
munere condonata. In Rom., \i, P. L., t. xxx, Cette nécessité de la grâce n'est d'ailleurs pas seule-
col. 700. ment accidentelle, mais essentielle et donc perma-
La considération intéressée de cette récompense nente Plane cum data fuerit gratia, incipiunt esse
:

tenait même une grande place dans la direction de etiam mérita noslra bona, per illam tamen. Nam si se
Pelage, si l'on en juge par cette conclusion de son illa subtraxerit, cadit homo, non erectus sed prœcipitatus
épître Omne opus levé fleri solet cum ejus pretium cogi-
: libero arbitrio. D'où il suit que c'est à Dieu qu'il faut
latur et spes prœmii solalium est laboris... Considéra, rapporter tout ce qui fait la valeur de nos œuvres :

quœso, magnitudinem prœmii tui... Epist. ad Demetr., Quapropter, nec quando cœperit homo habere mérita,
28, col. 1119. Sauf les excès de Célestius, cette impor- débet sibi tribuere illa sed Deo. De gratia et lib. arb.,
tance attribuée aux œuvres humaines n'aurait, vi, 13, t. xliv, col. 889. Cf. De prœd. sanct., v, 10, ibid.,
d'ailleurs, rien que de normal, si elle n'offrait à sa col. 968 Nihil huic sensui tam contrarium est quam de
:

base une grave lacune. On parle beaucoup de » mora- suis meritis sic quemquam gloriari lanquam ipse sibi
lisme », chez les historiens protestants, pour caracté- ea fecerit, non gratia Dei.
riser et flétrir tout à la fois la doctrine pélagienne. Voir b) Gratuité de la grâce. —
Il ne suffisait pas de cette

Loofs, art. Pelagius, p. 758, et Harnack, Dogmen- affirmation générale. Car les pélagiens accordaient,
geschichte, t. m, p. 168. En réalité, l'Église avait tou- dans un certain sens, la nécessité de la grâce divine,
jours eu le sentiment très vif des exigences morales que mais en ajoutant que nous pouvons et devons l'obte-
comporte la profession du christianisme ce qui est : nir par nos libres efforts.
propre à l'hérésie, c'est de méconnaître la nécessité Rien ne heurte davantage le sens religieux d'Augus-
préalable de la grâce et de ne compter que sur tin que cette prétention. Il estime que, si Pelage ne
l'homme seul pour en obtenir la réalisation. l'eût désavouée devant le synode de Diospolis, il
2° Doctrine de saint Augustin. —
Malgré sa tendance n'aurait pas évité l'anathème De gratia et lib. arb.,
:

à présenter le pélagianisme comme « le développement v, 10, t. xliv, col. 887-888. Pour lui, en effet, c'est un
logique du rationalisme chrétien », Dogmengeschichle, axiome que la grâce cesse d'être la grâce si elle n'est
t. m, p. 170, A. Harnack, est bien obligé de recon- absolument gratuite Débita gratia... jam nec gratia,
:

naître que le système constituait « une nouveauté », quia nisi gratuita non est gratia. De gratia Christi, I,
en ce sens qu' « il laissait tomber, en fait, l'élément xxxi, 34, t. xliv, col. 377. Per veram gratiam, dit-il,
mystique de la rédemption que l'Église avait toujours ailleurs, Epist., clxxxvi, 12, t. xxxm, col 820, hoc est
maintenu en même temps que la doctrine de la liberté ». gratuitam. Cf. Enarr. in Ps. cm, serm. m, 9, t. xxxvii,
Ibid., p. 201. Contre cette incontestable et si grave col. 1364 : S; gratia dicitur, gratis datur. Voir là-dessus
645 MÉRITE, SAINT AUGUSTIN : CONDITIONS DU MÉRITÉ 646

J. Tixeront, Hist. des dogmes, t. h, p. 489-495, et, mérites qui n'existent pas Vocalio non meritorum
:

ici même, l'art. Justification, t. vin, col. 2096. noslrorum sed benevolenliie et misericordiœ Dei est.
Et ce principe vaut évidemment tout d'abord Enarr. in Ps. v, 17, t. xxxvi, col. 89. Cf. Enarr. in
pour la grâce initiale de la rédemption. Neque enim Ps. lxv, 5, ibid., col. 788; De corr. et gratia, vn, 12,
mérita noslra prœcesserant pro quibus Filius Dei more- t. xliv, col. 923 Discernuntur non meritis suis, sed
:

relur; sed magis, quia nulla erant mérita, magna eral per gratiam mediatoris, hoc est in sanguine secundi
misericordia. Enarr. in Ps. lxxxv, 2, t. xxxvn, Adam justificati gratis. Voir encore De prœd. sanct.,
col. 1082. Cf. Enarr. in Ps. lxv, 4, t. xxxvi, col. 788. v, 10, ibid., col. 968; Epist., clxxxvi, 12, t. xxxni,
Avec l'Apôtre, saint Augustin oppose ce dogme à la col. 820; Epist., cxc, 9-12, ibid., col. 859-861.
suffisance des Juifs qui attendent le salut de leurs Un des arguments favoris de saint Augustin était,
œuvres propres. Enarr. in Ps. xlix, 31, ibid., col. 585. à cet égard, le cas des enfants morts en bas âge, dont
Mais non moins gratuites sont et doivent être toutes quelques-uns ont reçu le baptême, tandis que les
les grâces individuelles dont l'œuvre du Christ est la autres n'ont pas eu cette faveur. Les pélagiens invo-
source. A propos de Rom., vn, 22-25, où l'Apôtre en quaient ici la prévision des mérites qu'ils auraient
appelle à la « grâce de Dieu » pour résister à la loi des acquis s'ils avaient survécu. Contre cette hypothèse
membres qui se révoltent contre la loi de Dieu, saint déraisonnable l'évêque d'Hippone a beau jeu de
Augustin de commenter Quare gratia? quia gratis
: conclure à la gratuité absolue de la prédestination.
datur. Quare gratis datur'l quia mérita tua non prœces- Voir Epist., cxciv, 33, t. xxxm, col. 886; De Genesi ad
serunt, sed bénéficia Dei te preevenerunt. Enarr. Il in litteram, X, xvi, 28, t. xxxiv, col. 420; De dono per-
Ps. xxx, serm. i, 6, t. xxxvi, col. 234. Cf. Contraduas sever., xn, 31, t. xlv, col. 1011 Cont. Julian. opus
;

episl., pelag., II, vn, 15, t. xliv, col. 582. imperf., n, 101, ibid., col. 1181-1182.
De cette thèse capitale l'évêque d'Hippone s'est D'autres fois, il invoque aussi l'exemple du Christ,
souvent appliqué à fournir la preuve. Il la demande sans insister d'ailleurs sur l'étrange pré-nestorianisme
aux textes de l'Ancien et du Nouveau Testament, auquel aboutissait la logique des pélagiens. Nullis
tels que Ps. lxxix, 8; lxxxiv, 5-7; Joa., vi, 66, qui enim operum meritis prœcedentibus in lanlam celsitudi-
rapportent à Dieu la conversion du cœur et le com- nem subvecta est humana natura ut totum simul Verbum
mencement même de la bonne volonté, mais plus et caro, hoc est Deus et homo, unigenitus Filius Dei dice-
encore au témoignage de saint Paul. Voir, dans ce retur. Enarr. in Ps. cvm, 23,] t. xxxvn, col. 1442.
genre, De gratia et libero arbitrio, v, 10-vi, 15, t. xliv, Cf. Enchir., xxxvi, 11, t. xl, col. 250. Une fois au
col. 887-891, où se lit cette conclusion générale, vi, moins, les deux cas sont rapprochés dans l'armature
13, col. 889 His et talibus testimoniis diuinis probatur
: d'un même raisonnement Ubi venitur ad parvulos et
:

gratiam Dei non secundum mérita noslra dari, quando- ad ipsum mediatorem Dei et hominum..., omnis déficit
quidem non solum nullis bonis verum etiam multis pi œcedentium gratiam Dei humanorum assertio merito-
merilis malis prœcedentibus videmus datam et quotidie rum, quia nec Mi ullis bonis priecedentibus meritis
dari videmus. Cf. Enchir., 30-32, t. xl, col. 246-248. discernuntur a cœteris ut perlineant ad liberatorem
A cette affirmation les pélagiens objectaient la foi, hominum, nec Me ullis humanis prœcedentibus meritis,
la prière et autres bonnes œuvres, qui sont demandées cum et ipse sit homo, liberator factus est hominum,
au pécheur pour se convertir. Mais Augustin de répli- De prœd. sanct., xn, 23, t. xliv, col. 977.
quer en montrant que tout cela est encore en nous Jamais encore un effort aussi méthodique n'avait été
un fruit de la grâce. Voir cette démonstration ex fait pour subordonner à la grâce de Dieu tout ce que
professo, dans Epist., cxciv, 6-19, t. xxxm, col. 876- les œuvres humaines peuvent avoir de valeur.
881, où l'on peut lire, au sujet de la foi, 9, col. 877 : 2. Réalité du mérite.
'


« Cette revendication de la

Ipsam fidem non humano... Iribuamus arbitrio nec grâce n'empêche pas saint Augustin de regarder la
ullis prœcedentibus meritis, quoniam inde incipiunt réalisation effective du salut, sauf pour les cas excep-
bona quœcumque sunt mérita, sed gratuitum donumDei tionnels, comme une rétribution, conforme aux lois
esse fateamur; puis, à propos de la prière, 16, col. 879 : de des mérites que la grâce met le croyant à
la justice,
Ipsa oratio inter gratise munera reperitur. D'où saint même d'obtenir. Loin d'être d'accord avec les réfor-
Augustin peut à bon droit conclure, au terme de ces mateurs, il ne considère pas la vie éternelle comme un
analyses Quod est ergo meritum hominis ante gratiam,
: don gratuit de la grâce... D'après lui, la grâce rend
cum omne bonum meritum nostrum non in nobis faciat l'homme juste... et lui donne la force de s'acquérir par
nisi gratia? Ibid., 19, col. 880. Cf. Epist., ccxiv, 4, ses mérites un droit strict à la récompense éternelle. »
ibid., col. 970. Sur la question spéciale de la foi, voir H. Schultz, loc. cit., p. 39-40. Un des traits qui accusent
de même De gratia Christi, I, xxxi, 34, t. xliv, col. 377: l'esprit catholique d'Augustin, d'après A. Harnack,
Illud unde incipit omne quod merito accipere dicimur Dogmengeschichte, t. m, p. 86, est qu' « il a retenu la
sine merito accipimus, id est ipsam fidem. doctrine du mérite courante dans l'Église depuis
De toutes façons, le mérite de l'homme se ramène à Tertullien et Cyprien ». Plus lourdement, dans la suite,
un don de Dieu. Cf. Epist., clxxxvi, 10, t. xxxm, ibid., p. 231, l'auteur et, après lui, F. Loofs, Dogmen-
col. 820 Ipsum hominis meritum donum est gratuitum,
: geschichte, p. 412, cf. p. 393 et 434, écrivent que l'évê-
nec a Pâtre luminum, a quo descendit omne dalum opti- que d'Hippone payait par là son tribut au « catholi-
mum, boni aliquid accipere quisquam meretur nisi cisme vulgaire ». C'est assez dire combien nette est
accipiendo quod non meretur. sa position.
c) Conséquence : Prédestination « ante prsevisa mérita ». a) Principe du mérite. —
De fait, saint Augustin
— Du moment qu'il faut rapporter à Dieu l'initiative affirme à maintes reprises la loi élémentaire de justice
de tout ce qu'il y a de bon en nous, notre salut éternel en vertu de laquelle chacun doit être jugé selon ses
ne relève pas de la simple prescience, mais d'une œuvres. Voir, par exemple, De spir. et lill., xxxm,
véritable prédestination. 59, t. xliv, col. 239; De gratia et lib. arb., vin, 19 et
Étant également compris dans la massa damnala, xxm, 45, ibid,, col. 892 et 910-912. A
quoi il ajoute
tous les hommes
n'avaient de droit qu'à la mort seulement, contre les pélagiens, que chacun rendra
éternelle Prelium quod nobis debebatur supplicium
: compte de ses œuvres effectives, non de celles qu'il
est. Enarr. in Ps. lxx, serm. n, 1, t. xxxvi, col. 891. aurait pu faire s'il avait vécu plus longtemps. Epist.,
Cf. Epist., cxav, 5 et 14, t. xxxm, col. 875, 876, 879. ccxvn, 16, t. xxxm, col. 984. Voir Jugement, t. vm,
D'où il suit que tout élément de distinction entre eux col. 1798.
relève de la pure grâce divine, et non pas de leurs II s'ensuit que la vie éternelle a le caractère d'une
047 MÉRITE, SAINT AUGUSTIN : NATURE DU MÉRITE U48
« récompense » Ecce retribuit mercedem his bonis
: pour dire que c'est ici-bas le temps de mériter, si
operibus. Serm., cccxxxm, 5, t. xxxviii, col. 1466. l'on veut parvenir à la récompense Hic enim mérita :

Augustin n'hésite même pas à parler de » dette » : comparari, ibi autem pnemia reddi fatemini. Conl.
Reddet ergo jùslus judex. Non enim opère insperto Julian. opus imperj., h, 101, t. xlv, col. 1182. Cf.
potest negare mercedem. lbid., 2, col. 1464. Voir De perf. justitise, vm, 17, t. xliv, col. 299. Inégaux
de même Serm., ccxcvn, 5, col. 1361. Ce qui, bien sont, à cet égard, les mérites suivant les intentions.
entendu, ne doit pas s'entendre d'une acte de justice Epist., xciii, 6, t. xxxm, col. 324.
cofnmutative Quid dedimus Deo quando totum quod
: De toute évidence, il faut d'autant plus avoir soin
sumus et quod habemus boni ab illo habemus? Nihil de multiplier les mérites qu'il s'agit pour nous de
ergo ei dedimus. Il s'agit d'une obligation basée sur réparer le déficit de nos fautes. Le grand objet de
la promesse de Dieu. Debitor enim factus est, non nos efforts doit être de rétablir à notre profit la
aliquid a nobis accipiendo, scd quod ei placuit pro- balance de nos comptes spirituels. Venturi sumus
millendo. Sous le bénéfice de cet engagement divin, in conspecium ejus : loquantur ibi pro nobis opéra
nous sommes, ensuite autorisés à en « exiger » la noslra et ita loquantur ut superent ofjensiones noslras.
modo possumus exigere Dominum
réalisation. Illo ergo Quod enim amplius juerit hoc oblinebit, vel ad pcenam
nostrum dicamus : Redde quod promisisli quia
ut si peccala meruerint, vel ad requiem si opéra bona.
fecimus quod jussisti. Serm., clviii, 2, ibid., col. 863. Serm., cclix, 4, t. xxxvni, col. 1199.
A la base de cette dette, il faut donc reconnaître Parmi ces « bonnes œuvres », une place de choix
un droit de notre part, que l'évèque d'Hippone revient à l'aumône, dont il est précisément traité
désigne couramment sous le nom de « mérite ». dans ce sermon Quotidianis vulneribus... est medicina
:

Cum hinc exieris, recipieris pro meritis et resurges in bonis operibus misericordise Ibid., 3, col. 1198.
.

ad recipienda quœ gessisti. Serm., clxx, 10, ibid., Mais il faut y faire entrer tout autant l'obéissance
col. 932. Le titre créé par nos œuvres est aussi réel normale à la loi divine et, en cas de péché, la péni-
en vue de la récompense qu'en vue -du châtiment; tence le chrétien est invité à pourvoir à son salut
:

car les hommes ressusciteront ad recipienda pro per mérita obedienlise et per salisjaclionem pœniten-
bonis meritis prsemia, pro malis luenda supplicia. tise. Serm., cccli, 7, t. xxxix, col. 1543. On sait que

De prœd. sanct., xn, 24, t. xliv, col. 977. Voir de la prière suffit pour les minima et quoiidiana peccala,
même Enchir., cix, 29, t. xl, col. 283. C'est pourquoi mais que, pour les fautes graves, il faut recourir aux
il faut reconnaître pro meritis prœmiorum etiam salutaires rigueurs de l'exomologèse ecclésiastique.
gradus honorum atque gloriarum. De civ. Dei, XXII, Voir Augustin, t. i, col. 2426-2430. La foi elle-même
xxx, 2, t. xli, col. 802. constitue déjà un mérite, en tant que libre adhésion
Le sens indéniable de ces déclarations doit servir au message divin : Neque enim nullum est meritum
à interpréter celles qui sembleraient indiquer, entre fidei. Epist., cxciv, 9, t. xxxm, col. 877. Cf. Retract.,
nos actes et leur sanction, un rapport tout extrin- I, xxiii, 3-4, t. xxxn, col. 622; Expos, quarumdam
sèque, celle-ci par exemple ...Ut post bona mérita
: prop. ex epist. ad Rom., 62, t. xxxv, col. 2080.
consequatur coronam qui post mérita mala consecutus Néanmoins l'évèque d'Hipppone ne perd jamais de
est gratiam. De gratia et lib. arb., vi, 14, t. xliv, vue la considération de notre fondamentale misère.
col. 890. Non seulement nos mérites précèdent, en De notre chef, nous ne méritons vraiment que les
fait, la récompense; mais on a vu qu'ils en sont, en supplices éternels Si quœris quod merueris, attende
:

droit, la raison et la mesure. peccala tua... Si peccatorum meritum quœris, quid


Aussi saint Augustin avait-il énergiquement réclamé occurrit nisi supplicium? Obliviscere ergo mérita
le libre arbitre, contre les manichéens, comme facteur tua, ne tibi faciant in corde lerrorem. Serm., cclix, 3,
de nos destinées. De actis cum Felice, n, 37, t. xlii, t. xxxvm, col. 1198-1199. Cf. Ann. in Job, xxxvn,
col. 537-539. Pendant controverse pélagienne,
la t. xxxiv, col. 870-871; Enarr. II in Ps. XXXI,
il est amené à insister d'autant plus sur ce point que 7-9, t. xxxvi, col. 262-264. Au contraire, le fait que
sa doctrine de la Providence surnaturelle pouvait tous nos mérites dépendent de la grâce nous oblige
donner à quelques esprits superficiels une impression à en rapporter toute la gloire à Dieu Meritis suis :

contraire. C'est pourquoi il ne veut pas affirmer la nihil Iribuent [justi], non tribuent totum nisi mise-
grâce sans ajouter aussitôt que le mérite en est le ricordise tuse. Enarr. in Ps. cxxxix, 18, t. xxxvn,
fruit. Et parvulis subvenit quorum nulla mérita dici col. 1814. C'est un des thèmes sur lesquels saint Au-
possunt, et majores preevenit ut habere aliqua mérita gustin se plaît à revenir au cours de ses œuvres paré-
possint. Epist., cxc, 12, t. xxxm, col. 861. Cf. Epist., nétiques ou autres. Voir Enarr. in Ps. xux, 30,
cxciv, 6, ibid., col. 876 Nullane igitur sunt mérita
: t. xxxvi. col. 584; Enarr. in Ps. CXLII, 5-6, 12,
juslorum? Sunt plane, quia justi sunt. Sed ut justi t. xxxvn,col. 1848 et 1855; Qusest. in Heplateu-
fièrent mérita non fuerunt. chum, 153, t. xxxiv, col. 648; Cont. duas epist.
ii,

Cette conclusion n'est pas arbitraire elle est le ; pelag., IV, vi, 15, t. xliv, col. 619-620.
seul moyen de sauvegarder la justice du jugement Ainsi le mérite ne doit pas nous faire oublier la
divin :... Non quia nullum est merilum, vel bonum grâce, ni la grâce le mérite. Les deux sentiments
piorum, vel malum impiorum. Alioquin quomodo s'unissent dans la conscience chrétienne, tout comme
judicabit Dominus mundum? Epist., ccxiv, 4, ibid., les deux actions de Dieu et de l'homme s'unissent
col. 970. Le mérite n'est pas moins nécessaire du dans la réalité.
côté de l'homme, pour assurer sa pleine béatitude : 3. Nature du mérite. — Qu'il suffise aux exigences .

Quid eam [animam] faciet beatam nisi meritum suum de la foi d'affirmer ainsi côte à côte la grâce et la
et prsemium Domini sui? Scd et meritum ejus gratia liberté, comme à la direction élémentaire de la vie
cujus pra'mium erit beatiludo ejus. De Trin.,
est illius spirituelle de rabattre en conséquence les préten-
XIV, xv, 21, t. xlii, col. 1051-1052. tions de l'orgueil humain, c'est l'évidence même.
Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'affirma- Aussi bien la plupart des Pères jusqu'ici n'ont-ils
tion de la grâce a toujours, chez Augustin, celle du pas éprouvé le besoin d'aller au delà. Mais un esprit
mérite comme complément. aussi curieux que celui d'Augustin ne pouvait man-
b) Application. —
A la lumière de cette escha- quer d'apercevoir le problème spéculatif que posent
tologie, toute la vie présente s'éclaire d'un jour ces deux affirmations complémentaires. Aussi bien,
moral. non content de les juxtaposer à maintes reprises
Saint Augustin est d'accord avec ses adversaires comme ses prédécesseurs, de les opposer aux erreurs
649 MÉRITE, SAINT \UGUSTIN : ESSENCE DU MÉRITE 650

de l'hérésie ou de la méditation des


les proposer à propos de la vie éternelle, ceux de merces et de
âmes fidèles, a-t-il à l'occasion, de les
entrepris, pnvmium qui lui sont corrélatifs.
synthétiser. Témoin par excellence de la foi catho- Cependant, puisque tous nos mérites sont le fruit
lique, il en devient ainsi le théologien. Non qu'il de la grâce et d'une grâce absolument gratuite, il
ait abordé nulle part l'analyse méthodique du mérite reste qu'il faut, en dernière analyse, les considérer
mais de ses vues éparses une doctrine se dégage qui eux-mêmes comme des dons divins. Quisquis libi
représente un elïort des plus intéressants le premier — enumerat vera mérita sua quid tibi cnumerat nisi
dans l'histoire et, à bien des égards, peut-être le plus mimera tua? Conf., IX, xm, 34, t. xxxu, col. 778.
heureux —
pour réaliser en toute sa profondeur la Voir encore De Trin., XIII, x, 14, t. xlii, col. 1024 :

complexité de cette notion et l'encadrer dans un Ea quœ dicuntur mérita nostra dona sunt ejus. C'est
système cohérent de l'ordre surnaturel. qu'ils restent, en réalité, des produits de la grâce
a) Principe : Collaboration de Dieu et de l'homme. — qui se développe sur elle-même et aboutit à son
Saint Augustin est tellement préoccupé d'affirmer terme Non graliam Dei aliquid meriti preecedil
:

la part de Dieu dans nos bonnes œuvres qu'il ne humani; sed ipsa gratia meretur augeri, ut aucla
semble plus, au premier abord, y rester de place pour merealur perflei. Epist., clxxxvi, 10, t. xxxm, col.
la nôtre Nemo habet de suo nisi mendacium et pccca-
: 819.
tum. Si qnid autan homo habet verilatis alque justitiœ, Le même principe vaut pour la récompense qu'ils
ab illo fonte est quem sitire debemus in hac eremo. In nous obtiennent; en les couronnant, Dieu ne fait
Johan., tr. v, 1, t. xxxv, col. 1414. Jusque dans les que couronner ses propres dons. Si ergo Dei dona
sermons adressés du haut de la chaire au commun des sunt bona mérita tua, non Deus coronat mérita tua
chrétiens, l'homme est parfois réduit, en apparence, tamquam mérita tua, sed lanquam dona sua. De gratia
à un rôle purement passif. Agis si agaris, et bene et lib. arb., vi, 15, t. xliv, col. 891. Il n'est pas,
agis si a bono agaris. Serm., cxxvm, 9, t. xxxviii, d'après A. Harnack, Dogmengeschichle, t. m, p. 86,
col. 718. de formule plus caractéristique de la pensée augus-
Mais on voit ailleurs que la grâce est une cause tinienne. De fait, l'évêque d'Hippone ne se lasse pas
première, qui, loin de le supprimer, appelle et suscite de la reproduire sous des formes à la fois identiques
notre concours. Sans nul doute les justes ont le devoir et variées. Voir Enarr. in Ps. lxx, serm. n, 5,
de tout rapporter à Dieu du bien qu'ils peuvent t. xxxvi, col. 895; Enarr. in Ps. xevin, 8, t. xxxvn,
faire : Non suam jusliliam justi volunl constiluere... col. 1264; Epist., cxciv, 19, t. xxxm, col. 880;
magnificando scilicel et jactando opéra sua tamquam Serm., clxx, 10, t. xxxviii, col. 932.
ipsi faciant, cum Deus sit qui operalur in eis qui Il est particulièrement curieux de voir Augustin

bona operantur. Ils n'en ont pas moins l'obligation demander à saint Paul, dans une touchante proso-
et le moyen d'accomplir les commandements de popée, la permission de lui appliquer cette règle :

Dieu... Mandata ejus exquirant, ut ab eis illo adju- Quocirca, o béate Paule, magne gratise prœdicator,
vante compleanlur. Entre Dieu et l'homme il y a dicam, nec timeam... : redditur quidem meritis tuis
donc coopération. Quando enim cum Spiritu Dei coron'a sua, sed Dei sunt mérita tua. De gestis Pelagii,
opérante spiritus hominis cooperatur, tune quod Deus xiv, 35, t. xliv, col. 341. Cf. Serm., cccxxxm, 5,
jussit implelur. Le rôle de la justification n'est pas t. xxxvm, col. 1466 Da veniam, Apostole, propria
:

seulement négatif s'épanouit en une création


: elle tua non novi nisi mala... Cum ergo Deus coronat mérita
d'énergie spirituelle en nous. [Gratia Dei] non solum tua, nihil coronat nisi dona sua. Voir encore, dans le
operatur remissionem peccatorum, sed etiam coope- même sens, Serm., ccxcvn, 5-6, col. 1361-1362.
rantem sibi facil hominis spiritum in opère bonorum Or, si l'on prend garde à la signification théolo-
factorum. Aussi le dernier mot de la vie chrétienne gique de cette formule, on verra que, dans ces divers
est-il celui-ci Credere in Deum, credendo adhœrere
: développements, elle a partout une portée double.
ad bene cooperandum bona operanti Deo. Enarr. in Ps. Autant elle interdit à l'homme de s'imputer la récom-
LXXVU, 8, t. xxxvi, col. 988. pense de ses œuvres, autant elle l'autorise à l'escomp-
Dans cette coopération, il est d'ailleurs bien évi- ter. Si elle limite la valeur du mérite humain, la grâce
dent que le rôle principal revient à Dieu. C'est ce de Dieu en est aussi le ferme fondement.
qu'un autre texte de semblable inspiration met encore En conséquence, la vie éternelle a tout à la fois,
mieux en relief. Nemo quasi tribuat Deo quia est et pour les justes, le caractère d'une dette et d'une
sibi tribuat quia justus est... Totum illi da, in toto grâce; mais c'est, en définitive, ce dernier qui domine.
ipsum lauda... Quid ergo? nos non bene operamur? L'évêque d'Hppone s'en explique en toute précision
Immo operamur. Sed quomodo? Ipso in nobis opé- à propos du texte où saint Paul Rom., vi, 23, pré-
,

rante, quia per fidem locum damus in corde nostro sente la mort comme le stipendium peccali et la vie
ei qui in nobis et per nos bona operatur. Enarr. in éternelle comme une gratia Dei. Sur quoi Augustin
Ps. CXLIV, 10, t. xxvii, col. 1875-1876. d'observer qu'on s'attendait à ce que l'Apôtre, par
Pour secondaire qu'elle soit, la part de l'homme symétrie autant que par logique, parlât aussi de
n'en est pas moins réelle, et c'est là le principe qui stipendium pour la vie éternelle. Car elle l'est en.
fonde notre mérite en même temps qu'il permet d'en réalité : Quia, sicut merito peccati tanquam stipen-
préciser exactement la notion. dium redditur mors, ita merito juslitise lanquam
b) Application Essence du mérite humain.
: — stipendium vila eeterna. S'il a évité cette expression,
Du moment que cause seconde possède une activité
la c'est pour ne pas donner prise à l'orgueil humain.
propre, distincte sinon indépendante de Dieu, il y Car cette vera justilia cui debetur vila œterna ne nous
a une place logique, dans le système chrétien, pour vient pas de nous, mais de la grâce, conclut-il,
l'appel à notre effort moral et pour la valeur des Quapropter, o homo, si acceplurus es vitam œternam,
œuvres qui en résultent. C'est pourquoi Augustin justitise quidem stipendium est, sed tibi gratia est
peut sans contradiction, non seulement prêcher les cui gratia est et ipsa justifia. Epist., cxciv, 20-21,
devoirs de la vie commune et les pratiques de la vie t. xxxm, col. 881.
parfaite, mais reconnaître que nos bonnes actions Mais cette justilia n'est qu'une autre forme du
constituent en notre faveur un véritable titre à la mérite, à propos duquel est instituée toute cette
récompense. 11 faut aux historiens protestants les discussion. Aussi saint Augustin écrivait-il quelques
préjugés incurables de la Réforme pour s'étonner qu'il lignes auparavant Unde et ipsa vila œterna, quœ
:

emploie couramment le terme de « mérite et, à utique in fine et sine fine habebitur et ideo meritis
651 MERITE, CONTROVERSE SEM I-P EL AGIENNE 652
prœcedentibus redditur, tamen quia eadem mérita et sine qua jacemus, deficimus et perimus. Serm.,
quibus redditur non a nobis parala sunl per nostram xcvn, col. 473.
sufpcientiam sed in nobis facla per gratiam, eliam ipsa b) De même, saint Léon le Grand exhorte les chré-
gratia nuncupatur non ob aliud nisi quia gratis dalur; tiens ad pietatis opéra. Serm., ix, 2, /-". /.., t. liv,
nec ideo quia non meritis dalur, sed quia data sunt col. 162. Pour lui, ces « œuvres
résument dans la
» se
et ipsa mérita quibus dalur. Ibid., 19, col. 880-881. trinité liturgique prière, jeûne, aumône. Serm.,
:

Augustin tient suffisamment à cette théologie xn, 4, col. 175. L'aumône est l'objet d'une insistance
et à cette exégèse pour y revenir ailleurs en termes toute particulière Multis divinarum Scriplururum
:

analogues. Ainsi, par exemple, dans le De gratia et testimoniis edocemur quantum eleemosynarum meritum
libero arbilrio, vi, 19-ix, 21, où se lit, dans un sembla- et quanta sit virtus. Serm., vi, col. 157. Cf. Serm., xvn,
ble schéma, cette précision de la valeur inhérente au 2, col. 181 Concupisce juslum misericordiœ lucrum
:

mérite Si vita bona nostra nihil aliud est quam Dei


: et œterni quseslus sectare commercium. Il faut d'ailleurs
gratia, sine dubio et vita seterna, quœ bonœ vitse moins regarder, pour en apprécier le mérite, à la
redditur, Dei gratia est. Et ipsa enim gratis datur, quia somme donnée qu'à la bonne volonté du donateur :

gratis data est illa cui datur. Sed illa cui datur tantum- De quibuslibel substantiis, quorum ulique non una
modo gratia est ; quoniam
hœc autem quœ illi datur, mensura est, potest esse par meritum. Serm., xi, 2,
prsemium ejus est , tanquam
.gratia est pro gratia, col. 168. Cf. Serm., xx, 3, col. 190.
merces pro justitia, ut verum sit, quoniam verum Ces divers mérites seront reconnus par Dieu in
est, quia reddet unicuique Deus secundum opéra ejus. œterna retributione. Serm., vn, col. 159. En consé-
Ibid.., vni, 20, t. xliv, col. 893. quence, le royaume céleste a le caractère d'un
Dans
la grâce elle-même, il y a donc deux degrés : prœmium. Serm., xm, col. 172. Nos moindres bonnes
lagrâce pure et simple, tantummodo gratia, et la grâce œuvres, nos intentions elles-mêmes, y trouveront
de rétribution, gratia pro gratia, ou, en d'autres leur récompense Dominus noster lam pius operum
:

termes, merces pro justitia, qui implique un titre de nostrorum arbiler, lam benignus est œstimalor ut
notre part, savoir les bonnes œuvres accomplies au etiam pro calice aquœ frigidœ sit prœmium redditurus.
moyen de la première. Voir encore Enarr. in Ps. Et quia justus inspecter est animarum, non impendium
xxxi, term. n, 7, t. xxxvi, col. 262, 263; Enchir., solum operis sed etiam afjectum est remuneraturus
107 t. xl, col. 282. operantis. Serm., xiv, 2, col. 174.
Ainsi la grâce n'empêche pas le mérite, qui lui Mais, comme nous sommes malgré tout des pécheurs,
doit toute sa valeur, et l'on peut, sans compromettre il faut ajouter que la récompense sera de beaucoup
la souveraine initiative de Dieu, reconnaître à au-dessus de nos mérites Exaltabitur super judicium
:

l'homme pour ses œuvres un droit à la céleste récom- misericordia et omnem retributionem justitiœ trans-
pense, parce que c'est, en somme, de Dieu qu'il le cendent dona clemenliœ. Serm., xi, 1, col. 167. Il va
tient. Origène avait posé ce problème à propos des sans dire que nos mérites tels quels sont entièrement
mêmes textes et presque dans les mêmes termes, mais subordonnés à la grâce grâce lointaine de la rédemp-
:

sans parvenir à le résoudre. Voir col. 628. Une théo- tion, qui nous fut accordée par pure miséricorde,
logie plus affinée du surnaturel en fournit à saint quando nemo poterat de suis meritis gloriari, Serm.,
Augustin la solution, qui marque dans l'analyse xxxm, 1, col. 241; cf. Serm., xxix, 3, col. 303; Serm.,
théorique du mérite le plus important progrès que Lxvn, 3, col. 370; mais aussi grâce immédiate,
cette doctrine ait encore enregistré. Sur ce point quœ unicuique principium justitiœ et bonorum fons
comme sur tant d'autres, la scolastique ne devait alque origo meritorum est. Epist., i, 3, col. 595. De
faire, plus tard, que monnayer à l'usage de tous le toutes façons, il faut rapporter à Dieu nos œuvres
riche capital augustinien. bonnes, sous peine d'en perdre le mérite Nam :

V. Après saint Augustin. - Depuis le v e siècle,— omni se merilo laude dispoliat qui de studiis induslriœ
l'influence très inégale de la controverse pélagienne suœ in se magis quam in Domino gloriatur. Serm.,
et de la théologie de saint Augustin trace une ligne lxix, 3, col. 419. Cf. Serm., lv, 5, col. 325.
de démarcation de plus en plus nette entre l'Orient L'intérêt de ces témoignages est de montrer une
et l'Occident. fois de plus comment l'Église a toujours uni sans
1° Théologie latine. — « Il serait superflu, écrit peine, sur le terrain de la vie pratique, les deux
H. Schultz, 41, de poursuivre le développe-
loc. cit., p. concepts de grâce et de mérite. D'autres allaient
ment théologique [au sujet du mérite] chez les écri- reprendre les problèmes spéculatifs qui résultent
vains occidentaux postérieurs à saint Augustin. Car nécessairement de leur union.
ils sont tous, en gros et en détail, dominés par ses 2. Controverse semi-pélagienne. Sur la portée —
conceptions. » Dans ce triomphe général de la doc- des principes opposés par saint Augustin au péla-
trine augustinienne, la controverse semi-pélagienne gianisme une controverse complexe ne tarda pas à
elle-même prend à peine la portée d'un incident. s'engager, dont il nous suffira de retenir ici les points
1. Foi commune de l'Église. Moralistes plutôt — qui intéressent proprement la doctrine du mérite
que théologiens, principalement préoccupés d'ailleurs et les actes du magistère ecclésiastique dont elle
par les controverses christologiques, les premiers fut l'occasion.
successeurs de saint Augustin ne font guère que a) Première phase. —
De son vivant même, l'évêque
refléter les données communes de la foi catholique d'Hippone put faire l'expérience des réactions oppo-
sur le mérite. sées que suscitait dans les esprits son système de la
a) Saint Pierre Chrysologue présente le ciel comme grâce. Les uns en déduisaient que la grâce supprime
la récompense de la vertu, prœmium virlutis, et il la liberté et, par voie de conséquence, le mérite
invite ses auditeurs à s'acquérir des mérites en consé- de nos œuvres. Cette double erreur s'était répandue
quence Quo possitis in collectis manipulis meritorum
: parmi les moines d'Adrumète :... Eo quod quidam in
ad fructum centesimum pervenire. Serm., cxix, P. L., nobis sic gratiam prœdicent ut negenl hominis esse
t. lu, col. 526. Cf. Serm., clxx, col. 646. Mais il liberum arbitrium et quod est gravius on remarquera —
les invite aussi à imiter l'humilité du saint roi David : ce comparatif —
dicant quod in die judicii non sit
Quia non confidebat de meritis, ad auxilium miseri- redditurus Deus unicuique secundum opéra ejus.
cordiœ convolavit. Serm., xlv, col. 326. C'est que tous S. Augustin, Epist., ccxiv, 1, P. L., t. xxxm, col.
nos mérites dépendent de la grâce de Dieu Nos : 969.
prseler tuam gratiam nihil habemus, per quam stamus... Dans sa réponse, l'évêque d'Hippone s'applique
653 MÉRITE, CONTROVERSE SEMI-PÉLAGIE NNE 654

à montrer que la grâce de Dieu tend, au contraire, à incipieniibus meritis quam accepere sine meritis. Mais
susciter nos œuvres :... Ut, cum venerit Dominas cette grâce même engendre, comme on le voit, le
reddere unicuique secundum opéra ejus, invcniat mérite chez ceux qui la font dûment fructifier :

opéra nostra bona qutc prœparavit Deus. Ibid. Une Datur unicuique sine merito unde tendat ad meritum,
lettre suivante rappelle les mêmes principes et pré- et datur ante ullum laborcm unde quisque mercedem
cise que bons et méchants seront jugés secundum accipial secundum suum laborem. Ibid , n, 8, col. 692.
propriœ voluntatis mérita. Epist., ccxv, 1, col. 971. Cf. ibid., 35, col. 720 Deus ergo his quos elegil sine
:

Pour de plus amples explications, le saint docteur meritis dat unde ornentur et meritis. Et frustra dicilur
composa ses deux traités De gratia et libero arbitrio, quod ratio operandi non sit in electis, cum eliam ad
De correptione et gratia, et la question ne semble pas hoc ut operenlur electi sint. Aussi la gloire céleste
avoir eu d'autres suites. dépend-elle tout à la fois du propos divin et de nos
Inversement, les moines marseillais prenaient la efforts :... VI per laborem operum, per instantiam
défense du libre arbitre contre la doctrine augusti- supplicationum, per exerciiia virtulum fiant incrementa
nienne de la prédestination. Le salut, à leurs yeux, meritorum, et qui bona gesserinl non solum secundum
devait s'expliquer par la prescience de nos œuvres, proposiium Dei sed etiam secundum sua mérita coro-
cum voluntariœ devotioni remuneratio sit parafa, et la nenlur. Ibid., 36, col. 721.
grâce, qui nous est nécessaire à cette fin, était subor- Ainsi, loin de nuire au mérite, la doctrine augus-
donnée au mérite de la foi, merito credulilatis. Sinon, tinienne de la grâce aidait ses fidèles interprètes à la
il n'y aurait plus de stimulant à l'effort moral : mieux enraciner.
Removeri itaque omnem induslriam toilique virtutes, Sans avoir provoqué aucun acte officiel du magistère
si Dei constilutio humanas prœveniat voluntates. Lettre ecclésiastique, cette première phase de la controverse
de saint Prosper d'Aquitaine, dans S. Augustin, semi-pélagienne n'en a pas moins donné naissance à
Epist., ccxxv, 3 et 6, col. 1003, 1005. ce célèbre Indiculus de gratia Dei qui fixe les posi-
Jean Cassien reste pour nous aujourd'hui un tions de l'Église romaine en regard de l'augustinisme.
incontestable témoin de cette tendance. Tout en On y recommande d'éviter les questions trop subtiles;
protestant contre l'erreur pélagienne, Collât., xni, mais dans ce nombre n'entre pas celle du mérite,
16, P. L., t. xlix, col. 942, et proclamant les droits sur laquelle sont, au contraire, rappelés et fermement
suprêmes de la grâce summam salutis nostrœ non
: affirmés les principes du surnaturel chrétien.
operum nostrorum merito sed cœlesti gralise deputan- D'une part, à la base de tous nos mérites il faut
dam, ibid., 18, col. 945-946, cf. 1, col. 899, il affirme placer la grâce.
avec énergie l'importance du libre arbitre et lui Que toutes les affections
C.8. Quod omnia studia et
reconnaît le pouvoir de produire un premier commen- omnia opéra ac mérita sanc- toutes les œuvres et mérites
cement de bonne volonté, dont la grâce de Dieu vient torum ad Dei gloriam lau- des saints doivent être rap-
ensuite assurer l'achèvement. Ibid., 8, col. 912-913. demque referenda sint, quia portés à la gloire et louange
Unde, conclut-il à l'opposé de saint Augustin, caven- nemo aliunde ei placet nisi de Dieu. Car personne ne lui
dum est nobis ne ita ad Dominum omnia sanctorum ex eo quod ipse donaverit. plait qu'au moyen de ce qu'il
Denzinger-Bannwart, n. 134. a lui-même donné.
mérita referamus ut nihil nisi quod malum atque
perversum est humanœ ascribamus nalurœ. Ibid., 12, Mais, d'autre part, ces dons de Dieu peuvent et
col. 927. Cependant, entre la rémunération divine et le doivent devenir nos mérites, moyennant notre coo-
mérite de nos œuvres, il reste toujours une immense pération.
disproportion :Quantumlibet enisa fuerit humana C. 12... Non dubitemus Ne doutons pas que la
fragililas, futurœ relributioni par esse non poterit, nec ab ipsius gratia omnia ho- , grâce ne prévienne tous les
ita laboritus suis divinam imminuit gratiam ut non minis mérita prseveniri. Quo mérites de l'homme... Ce
semper graluita perseverel. Ibid., 13, col. 934. utique auxilio et munere Dei secours et présent de Dieu
Telles étaient les doctrines de ce qu'on a dénommé non aufertur liberum arbi- ne supprime d'ailleurs pas le
trium, sed liberatur... Tanta libre arbitre, mais le libère...
plus tard, non sans impropriété, le semi-pélagia-
nisme.L'évêque d'Hipponeprit expressément position
enim est erga omnes homines En effet, grande est la
si
bonitas Dei ut nostra yelit bonté de Dieu a l'égard de
contre elles dans ses deux traités De prsedestinatione esse mérita qua; sunt ipsius tous les hommes qu'il veut
sanctorum et De dono perseverantiee. dona et pro his quse largitus que ses propres dons devien-
Après la mort de saint Augustin, ses principes est aeterna prsemia sit dona- nent nos mérites et qu'en
furent repris et défendus par saint Prosper d'Aqui- turus. Agit quippe in nobis retour de ses faveurs il nous
taine. reproche à Cassien de retomber, bon gré,
Il ut quod vult et velimus et accorde des récompenses
agamus, nec otiosa in nobis éternelles. Il agit donc en
mal gré, dans le pélagianisme et n'admet aucune
esse patitur quse exercenda nous pour nous faire vouloir
espèce de mérite avant ou sans la grâce Impium :
non negligenda donavit, ut et réaliser ce qu'il veut, et il
est velle meritis unie gratiam exislenlibus locum facere.
et nos cooperatores simus ne laisse pas stériles en nous
Liber conl. collât., m, 1, P. L., t. li, col. 222; cf. gratioe Dei. les dons dont il nous a gra-
ibid., xi, col. 242-243; InPs. CXLU, 1, col. 406. Cepen- Ibid., n. 141 ; Cavallera, ti fiéspour les mettre en ceu-
dant la grâce de Dieu n'empêche pas nos œuvres Thesaurus, n. 845. vre et non pour les négliger,
d'être méritoires Habebant isti fidem, habebant et
:
de telle sorte que nous soyons,
opéra charitatis qum nec laude polerant carere nec nous aussi, les coopérateurs
de la grâce de Dieu.
merito. Conl. collât., xvi, 2, col. 260. Mais ce mérite
même est un don de Dieu. Ibid. Cf. Episcoporum b) Deuxième phase. — Malgré la netteté de ces
aucloritales, 5 et 9, col. 207, 210. déclarations, la même controverse allait renaître
De ce pur augustinisme on lit un parfait résumé encore une fois vers la fin du v
siècle et le commen-
dans leCarmen de ingratis, 982-985, col. 146 : cement du vi e .

Si quid enim recti gerimus, Domine, auxiliante Le semi-pélagianisme provençal trouva un nou-
Te gerimus. Tu corda moves, tu vota petentis veau défenseur en la personne de Fauste de Riez.
Qu;e dare vis tribuis, servans largita creansque Après avoir écarté l'erreur pélagienne, il se tourne
De meritis mérita, et cumulans tua dona coronis.
contre ceux qui veulent accorder « tout à la grâce »
On trouve également la nécessité de la grâce pour revendiquer la part de notre activité morale.
affirmée et longuement démontrée dans l'anonyme De gratia Dei, i, 3, P. L., t. lviii, col. 789.
De vocatione omnium gentium, I, 23, P. L., t. li, C'est pourquoi il insiste sur la liberté et les œuvres
col. 676-678. Cf. ibid., 18, col. 671 Ab ea gratia : qui en sont le fruit, en vue de sauvegarder la valeur
655 MERITE, CONTROVERSE SEMI-PÉLAGIENNE 650
de nos mérites Si opéra cessabunt, honorem mérita non
: redditio merilorum... Quidquid ergo homo in prmsenti
habebunt. Plus encore que de la dignité de l'homme, fuerit consecutus, donum
est non merilum. Ce qui
il y va de la gloire et de la justice même de Dieu. n'empêche qu'il en doive recevoir dans la vie future
Mullum et remunerantis yloriœ et remuneratoris justiliœ une juste rétribution Tune meritum reddetur justis
:

derogabitur, si summi et illlustres viri per quielem et secundum opéra sua, quorum per lolam sseculi vilam
desidiam coronantur. Ibid., 11, col. 800. Rien que cette meritum omne fuit gratia. Ibid., xm, 30, col. 1636-
récompense ne relève pas de la stricte justice, témoin 1637. Loin d'être exclu par le dogme de la grâce, le
le curieux texte où il oppose rémunération à rétri- mérite en est le dernier aboutissant.
bution, n, 4, col. 818, Dieu n'en reste pas moins pour Ces controverses théologiques aboutirent aux déci-
lui le volunlalum remuneralor. i, 16, col. 809. Ce qui sions du concile d'Orange (3 juillet 529), où saint
laisse entendre, comme on le voit bien ailleurs, par Césaire d'Arles fit passer toute la substance de l'au-
exemple, i, 17, col. 810, que c'est à la bonne volonté gustinisme contre l'erreur semi-pélagienne. Deux
qu'appartient l'initiative, ut cum famulus exhibuisset de ses canons sont proprement relatifs à la doctrine
in labore obedientiam Dominus ostenderet in remune- du mérite.
ralione justitiam. Visiblement l'affirmation du mérite
12. Taies nos amat Deus Dieu nous aime tels que
humain se produit ici au détriment de la grâce. quales futuri sumus ipsius nous serons par le don [de
Cf. Tixeront, Hist. des dogmes, t. ni, col. 295-296, et, dono, non quales sumus nos- sa grâce], non tels que nous
ici même, Fauste de Riez, t. v, col. 2103-2104. tro merito. sommes par notre mérite.
Il est assez surprenant qu'après cela un de ses 18. Nullis meritis gra- Étant donné qu'aucun
contemporains, Gennade, ait pu voir dans l'évêque tiam pra*venientibus, debe- mérite ne précède la grâce,
tur merces bonis operibus, une récompense est due aux
de Riez un défenseur de la grâce :... In quo opère
si fiant; sed gratia, quse non bonnes œuvres, si elles se
doeel... quidquid ipsa libertas arbitra labore piœ debetur, prsecedit ut fiant, produisent; mais la grâce,
mereedis acquisierit non esse proprium merilum sed Denzinger-Bannwart, n. qui n'est pas due, [les] pré-
gratis: donum. De script, eccl., 85, P. L., t. lviii, 185 et 191; Cavallera, The- cède pour qu'elles se produi-
col. 1109. Ce jugement et quelques autres du même saurus, n. 854. sent.
ordre lui ont parfois valu d'être lui-même rangé Ces deux canons reproduisent les 56 m et 297 me sen-''

parmi les semi-pélagiens. Tixeront, op. cit., p. 297. tences tirées par saint Prosper des œuvres de saint
Mais il ne faut pas oublier qu'il reproduit ailleurs Augustin, P. L., t. xlv, col. 1864 et 1885, dont la
in extenso le document romain cité plus haut, où seconde est à peu près textuellement empruntée à
nos mérites sont nettement subordonnés à l'action saint Augustin lui-même. Cont. Julian. opus imper-
préalable de la grâce. De eccl. dogm., 26 et 32, ibid., fectum, i, 133, P. L., t. xlv, col. 1133. On retrouve la
col. 986-988.
même doctrine en termes plus personnels dans la
A rencontre de cette renaissance de l'antiau- profession de foi qui suit les canons.
gustinisme, les principes augustiniens furent repris
sans la moindre compromission par saint Fulgence Hoc etiam salubriter pro- Nous professons aussi et
fitemur et credimus quod in croyons salutairement qu'en
de Ruspe et saint Césaire d'Arles. Voir Césaire, omni opère bono non nos toute œuvre bonne ce n'est
t. n, col. 2178, et Fulgence, t. vi, col. 970-971. Les incipimus et postea per Dei pas nous qui commençons,
deux insistent sur la nécessité de la grâce pour misericordiam adjuvamur, pour être ensuite aidés par la
le tout premier commencement du bien et professent, sed ipse nobis, nullis prœce- miséricorde de Dieu. C'est
en conséquence, que notre prédestination a lieu sans dentibus bonis meritis, et lui qui, sans aucuns mérites

aucun mérite de notre part. On trouve même chez finem (lire fidem) et amo-
: antécédents de notre part,
rem sui prius inspirât, ut nous inspire d'abord la foi
l'évêque de Ruspe un écho direct de cette doctrine
et baptismi sacramenta fide- et l'amour pour lui, pour
spécifiquement augustinienne, voir col. 650, qui fait, nous faire rechercher fidèle-
liter requiramus et post bap-
non seulement de nos mérites un don de Dieu, mais tismum, cum ipsius adjuto- ment le sacrement du bap-
de la rémunération céleste une grâce Cur autem : rio, ea quse sibi sunt placita t<>me et, après l'avoir reçu,
mors stipendium œterna gratia dicitur, nisi
vila vero implere possimus. nous rendre capables d'ac-
quia illa redditur, hœc donatur?... In sanctis igitur Denzinger-Bannwart, n. complir, avec son secours, ce
200; Cavallera, n. 855. qui lui est agréable.
coronat Deus justitiam quam eis gratis ipse tribuit,
gratis servavit, gratisque perfecit. Ad Monim., i, Suivant les nécessités du moment, ce que l'Église
10 et 13, P. L., t. lxv, col. 159 et 162. Cf. Epist., veut mettre in tuto c'est l'antériorité de la grâce par
m, c. m, n. 5 c. iv, n. 6 et 7, ibid., col. 320; Epist., rapport à tous nos mérites. Mais déjà cette doctrine
xvi, c. vin, n. 26, col. 450. suppose implicitement que, dans les conditions
faut sans doute rapporter à la même époque cet
Il voulues, c'est-à-dire moyennant le secours divin,
ouvrage anonyme, attribué plus tard à saint Augus- nous sommes en mesure de mériter. De plus, le concile
tin, qui, sous le titre d' Hypomnesticon, se donne enseigne explicitement qu'après le baptême nous
pour but de réfuter les pélagiens. A cette fin, il pouvons « accomplir la volonté de Dieu » et qu'à ces
insiste sur la nécessité et la priorité de la grâce : bonnes œuvres « une récompense est due ». Principes
Vt Deo placeanl operibus bonis operatur in eis et velle dogmatiques qui fondent la possibilité du mérite et
et posse. III, m, 3, P. L., t. xlv, col. 1623. Mais cette en sous-entendent la réalité, telles que les définira
grâce ne va pas sans la coopération du libre arbitre : plus tard le concile de Trente. Ce qui est en cause au
In omni itaque opère sancto prior est voluntas Dei, vi° siècle, ce n'est pas la valeur de l'œuvre humaine,
poslerior liberi arbitrii; id est operatur Deus, coope- mais l'action préalable de la grâce à son origine.
ratur homo. III, x, 18, col. 1631 cf. ibid., xv, 33,
; Voilà pourquoi l'Église doit insister avant tout sur
col. 1638. En conséquence, il y a place, suivant celle-ci, bien qu'elle ne puisse le faire sans poser et
l'usage que nous faisons de notre liberté, pour le consacrer par là-même les fondements de celle-là.
mérite aussi bien que pour le démérite Habet enim : Aussi bien F. Loofs, Dogmengeschichte, p. 445, trouve-
homo malum merilum, cum... déclinai a bono et facit t-il à cette doctrine des tendances semi-pélagiennes.
malum...; habet nihilominus et bonum meritum, cum Il est vrai qu'Augustin lui-même est accusé, p. 412,
in omnibus gratise Dei bona in se operanti non resistil d'avoir ouvert la porte au semi-pélagianisme par sa
sed cooperalor existit et omnem spem suam habet in doctrine du mérite! La singulière hantise dont pro-
illam. Mais, au fond, ce mérite est encore une œuvre cèdent ces jugements n'empêche pas de retenir
de la grâce In pressenti namque labor inductus est
: comme un aveu la reconnaissance du fait positif
, ut fiant mérita per auxilium gratise, non prœmissorum qui en forme la base.
1)5/ MÉRITK. DERNIERS PERES LATINS 658

Il n'est pas Inutile de remarquer également que potens Deus vitam hominum ex sola qiuditate interrogat
les définitions du concile d'Orange marquent une meritorum. Moral., XXV, i, 1, t. lxxvi, col. 319.
perception plus nette des exigences propres à l'ordre Même son gouvernement terrestre s'explique de cette
surnaturel. Si la grâce est nécessaire, c'est pour croire, façon Irascente Deo, secundum noslra mérita redores
:

prier et agir sicut oportet, ou encore ul expedit. (".an. accipimus. Ibid., xvi, 34, col. 344.
6-7. Denzinger-Bannwart, n. 179-180. C'est affirmer, Non content d'affirmer ainsi l'existence et l'impor-
sans nul doute, que les œuvres faites autrement tance du mérite, saint Grégoire dégage, avec un remar-
sont sans valeur pour le salut mais est-ce à dire
; quable sens de l'équilibre, le double facteur, humain
qu'elles soient sans valeur du tout? Pris dans toute et divin, dont il procède. Le principal est, à n'en
leur rigueur logique, les principes posés laisseraient pas douter, la grâce, qui précède nos œuvres et en
plutôt entrevoir le contraire et l'on aurait alors ce fait tout le mérite; mais, sous son influence, la liberté
que l'école devait appeler le mérite de congruo. Mais subsiste et produit les actes bons qui nous valent
cette question est de celles qui n'émergeaient pas ensuite la récompense Aspiratione gratiœ virtutum
:

encore clairement à l'horizon de la théologie chré- opéra prolinus in corde generanlur, ul ex libero quoque
tienne. Il n'en est pas moins à propos d'observer que arbitrio subsequalur actio, cui post hanc vitam retri-
la doctrine formulée au concile d'Orange, qui se butio œterna respondeat... Ilominis quippe meritum
meut tout entière sur le plan de la grâce, n'a rien de superna gratia non ut veniat invenit, sed postquam
contraire à cette conception. venerit facit... Facit in ea [indigna mente] meritum
3. Paisible épanouissement de la foi catholique. — quod remuneret. Moral., XVIII, xl, 63, t. lxxvi,
Après la controverse semi-pélagienne, aucun nuage col. 73-74.
ne trouble plus la paix de l'Église. Il suffit donc aux Ainsi le bien que nous faisons est à la fois de Dieu
derniers Pères latins de rappeler les principes acquis. et de nous. Prévenus de ses dons, nous ne sommes
Si, comme le relève J. Tixeront, op. cit., t. m, p. 347, pas en mesure de nous considérer à son égard comme
les besoins de leurs « néophytes barbares » les forcent des créanciers qui réclament leur dû Nemo Deum :

d'appuyer plus que jamais sur la doctrine des œuvres, meritis prsevenit ut tenere eum quasi debitorem possit.
celle de la grâce n'en soutire aucun détriment. Mais, ceci dit pour maintenir l'initiative de la grâce,
«) Cassiodore affirme à plusieurs reprises la nécessité saint Grégoire de continuer Bonum quippe quod
:

absolue de la grâce à la base de tous nos mérites. agimus et Dei est et nostrum, Dei per prœvenienlem
Voir Exp. in Ps. L, 6, P. L., t. lxx, col. 362-363; gratiam, nostrum per obsequentem liberam volunta-
in Pu. IXXXVII, 13, col. 626; in Ps. CXVili, 17, tem. Si enim Dei non est, unde ei gratias in œternum
col. 842. Le roi-prophète nous enseigne à ne faire agimus ? Rursum si nostrum non est, unde nobis
aucun cas des mérites humains Ubi sunt qui humanis
: relribui prœmia speramus ? Moral., XXXIII, xxi,
meritis dicunt aliquid applicandum?... Futura prsemia 38 et 40, t. lxxvi, col. 699. Voir In Ezech., I,
ex antecedentibus beneficiis sibi crédit esse ventura. hom. ix, 2, ibid., col. 870, un semblable développe-
Exp. in Ps. xxv/, 14 et 18, col. 191, 192. Cf. ment qui se termine, suivant la formule augusti-
,

in Ps. lxxxi/i, 13, col. 605 : Ipsa est quippe nienne, en réduisant nos mérites à un don de Dieu :

Domini Christi yralia qu;e nos prœparat, adjuvat, Prseveniente ergo gratia et bona volunlale subséquente
corroborai et coronat. hoc quod omnipotentis Dei donum est fit meritum
Maisil n'en réclame pas moins les bonnes œuvres nostrum. D'autre part, ce mérite, Dieu veut le cou-
comme des semences dont la vie éternelle est le fruit : ronner comme s'il venait entièrement de nous :

Opéra fidelium in hoc mundo seminaniur, ut in illa Superna ergo pielas prius agit in nobis aliquid sine
xternitate eorum laudabilis fructus appareat. Exp. nobis, ut, subséquente quoque nostro libero arbitrio,
in Ps. cr, 30, col. 718. Cf. in Ps. CXI, 2, col. 805 : bonum quod jam appetimus agal nobiscum, quod tamen
In hoc sœculo velul semina jaciunlur ut fructus futu- per impensam gratiam in extremo judicio rémunérât
rœ messis adolescat. in nobis ac si solis processisset ex nobis. Moral.,
b) A cette « moisson future » saint Grégoire le Grand XVI, xxv, 30, t. lxxv, col. 1135.
reconnaît proprement le caractère d'une rémuné- Sur le terrain pratique, le saint pape est d'ailleurs
ration. Nous sommes devant Dieu comme le mer- un moraliste trop averti pour ne pas reconnaître
cenaire qui attend le salaire d'une journée bien l'imperfection de nos mérites. Il lui arrive même de
remplie. Moral., VIII, vu, 12. P. L., t. lxxv, col. 808. dire expressément Omne virtulis nostrœ meritum
:

Sur quoi le saint pape ne craint pas de noter que esse vitium...ab interno arbilro districte judicetur.
si
la perspective de la récompense allège le poids du Moral., IX, h, 2, P. L., t. lxxv, col. 859. Mais, un
labeur présent Ex comparatione prœmii quam sit
: peu plus loin, la même prémisse pessimiste lui sert
levé quod patiuntur inveniunl. Ibid., vin, 14, col. 810. seulement à mettre en relief le besoin de recou-
Cf. Moral., XVIII, xvm, 28, t. lxxvi, col. 52; Hom. rir à la miséricorde divine. Omnis humana juslitia
in Evang., 1. II, hom. xl, 5. ibid., col. 1306. injustitia esse convincitur, répète-t-il, si districte
Or il est bien évident que la rémunération suppose judicetur.L'âme religieuse doit donc toujours imiter
le mérite. Grégoire connaît parfois ce terme au sens l'exemple de Job et dire Elsi ad opus virtutis excre-
:

objectif de dignité. Reg. past., m, 28, t. lxxvii, col. vero, ad vitam non meritis sed ex venia convalesco.
107: mais il l'emploie d'ordinaire au sens moral de Ibid., xvm, 28, col. 875. Cf. ibid., xxv, 37, col. 878 :

valeur acquise devant la justice divine. Dès lors, ce Quid superest nisi ut recta quse agimus sciendo nes-
ne sont pas seulement les pécheurs qui sont punis ciamus, ut turc cl recta œstimemus et minimal
iniquitatis suœ merito. Moral., XIV, xxiv. 28. t. lxxv, Il n'en est pas moins vrai que ce qui caractérise la

col. 1054, mais aussi les justes qui reçoivent une pensée de saint Grégoire le Grand, c'est son insistance
rétribution proportionnée à leurs mérites Quia in : à marquer, sous l'action de la grâce, la réalité et la
hac vila nobis est discretio operum, erit in illa procul valeur de l'œuvre humaine. R. Seeberg. Dogmen-
dubio discretio dignitatum, ul quod hic alius alium geschichie, t. m, p. 40. Ce qui lui vaut naturellement,
merito superat illic alius alium retributionc trans- de la part des historiens fidèles au dogmatisme de la
cendât. Moral.. IV. xxxvi, 70. ibid., col. 677. Réforme, le reproche de semi-pélagianisme. F. Loofs,
Cette notion du mérite est tellement importante Dogmengeschichte, p. 4 16 cl lui. Cf. Harnack, t. m,
qu'elle commande toute la conception chrétienne de p. 260. .Mais n'est-ce pas, au contraire, par là qu'il
Dieu et de sa Providence. A la différence des hommes, se révèle comme l'interprète du dogme catholique
qui jugent d'après les apparences extérieures, omni- dans toute son harmonieuse complexité?
659 MÉRITE, DERNIERS PÈRES GRECS 660

c) Cette doctrine de saint Grégoire se retrouve chez jours, que pourrons-nous rendre à Dieu pour des fautes
les écrivains postérieurs. antérieures? » Ibid., 42, col. 936.
Déjà saint Isidore de Séville a recueilli parmi ses Sa direction spirituelle est conforme à sa théologie.
« sentences » le texte rapporté ci-dessus de Moral., Marc prêche le désintéressement le plus absolu.
XVIII, xl, C3, où il est dit que c'est la grâce qui « Celui qui fait le bien et cherche une rétribution
fait en nous le mérite qu'elle doit ensuite récom- ne sert pas Dieu, mais sa propre volonté. » Ibid.,
penser. Et comme pour mieux sauvegarder la part 54, col. 937; cf. 22, col. 933. « Il y en a qui, en obser-
nécessaire de l'homme, l'auteur d'ajouter cette glose, vant les commandements, s'attendent à ce que cette
qui d'ailleurs est sans doute une citation prise en un fidélité fasse contrepoids à leurs péchés dans la
autre endroit Sciendum quod et noslra sit juslitia
: balance; d'autres comptent sur la miséricorde divine
in his quœ recle agimus et Dei gratia, eo quod per eam au nom de celui qui est mort pour nos péchés. On
mereamur. Hssc enim et dantis Dei et accipientis est cherchera quels sont ceux qui pensent juste. Ibid.,
>•

hominis. Sent., II, v, 5, P. L., t. Lxxxm, col. 604. 131, col. 949. Conclusion volontairement énigmatique,
On voit assez sous quelles influences allait se déve- mais sur le sens de laquelle le contexte ne laisse pas
lopper la théologie du Moyen Age, qui ne cessa pas le moindre doute.
de s'alimenter en idées et en textes auprès de ces Pourtant notre mystique réclame énergiquement
vulgarisateurs. Elle devait y puiser cet angustinisme les œuvres. Voir Opusc, i, 88 et 201, col. 916 et 929;
complet, qui, loin de sacrifier le libre arbitre à la Opusc, n, 13, 50, 85, col. 932, 937, 944. « La semence
grâce, demande à leur perpétuel concours le fonde- ne pousse pas sans la terre et sans l'eau ainsi l'homme
:

ment du mérite humain. ne profite pas sans les efforts volontaires et le secours
du v siècle.
2° Tradition grecque à partir Autant — divin. » Opusc, n, 63, col. 940.
l'Église latine s'est passionnéepour le problème an- Comment ces œuvres pourraient-elles ne pas avoir
thropologique, autant l'Église grecque s'y est, dans leur récompense? « Les travaux entrepris pour la
l'ensemble, montrée peu sensible. Il s'ensuit que cette piété sont suivis d'une rétribution. » Ibid., 51, col.
fin de l'âge patristique, qui, chez les Occidentaux, 937 ; cf. 121, 137, 174, col. 948, 952, 957]; i, 26,
fut riche en controverses et si féconde en résultats,
si col. 908-909. Il est même permis à l'âme de s'encou-
n'a guère fait que laisser les Orientaux sur leurs rager dans la peine par l'espoir de cette récompense.
anciennes positions. On a pu leur faire grief d'avoir Voiri, 157, et n, 61, col. 924 et 940.
insuffisamment réalisé le dogme de la grâce, bien D'où il suit que Marc ne veut, en somme, que tenir
qu'ils en affirment incontestablement la nécessité. un juste milieu entre deux extrêmes. « Il y en a qui
Voir Tixeront, Hist. des dogmes, t. m, p. 212-214. s'imaginent avoir une foi saine sans observer les
C'est dire, en tout cas, combien ils sont peu suspects commandements; d'autres, parce qu'ils les obser-
de méconnaître la valeur de l'œuvre humaine. Mais, vent, attendent le royaume comme un salaire qui
en général, leur théologie du surnaturel ne semble pas leur est dû : les uns et les autres ont manqué le
marquer de progrès bien appréciable sur les énoncés royaume. » 17, col. 932. Ce que le vieil
Opusc, n,
généraux dont se contentaient la plupart des Pères ermite grec tient à exclure, c'est l'illusion d'un droit
antérieurs. strict appuyé sur les seules œuvres de l'homme :
Chez les mystiques.
1. —
On fait, d'ordinaire, grand en quoi il représente un point de vue cher aux mys-
état, chez les protestants, de l'opuscule composé par tiques de tous les temps et dont tout chrétien doit
l'ermite Marc « à l'adresse de ceux qui pensent être tenir compte. Peut-être n'est-il pas exempt de quelque
justifiés par leurs œuvres ». P. G., t. lxv, col. 929- exagération dans l'insistance qu'il met à l'accentuer.
966. Non seulement les anciens polémistes, comme En tout cas, ses formules intransigeantes ont parfois
Flacius Illyricus, l'inscrivaient parmi les testes alarmé les gardiens de l'orthodoxie. Voir les témoi-
veritalis, mais des historiens modernes, tels que gnages de Bellarmin et autres, rapportés, d'après les
Th. Ficker, Der Mcnch Marcus eine reformalorische anciens historiens catholiques, dans P. G., t. lxv,
Stimme aus dem 5. Jahrhundert, dans Zeitschrift col. 896 et 899-900. Mais rien n'autorise à le présenter
fur die historische Théologie, t. xxxvm, 1868, p. 402- comme un adversaire absolu du mérite humain bien
430, en voudraient faire un précurseur de la Réforme. compris.
Voir là-dessus J. Kunze, Marcus Eremita, Leipzig, 2. Chez les théologiens. — Quoi qu'il en puisse
1895, p. 2 et 65, et ici l'art. Marc L'ermite, t. ix, être, au demeurant, de ce mystique solitaire, des
col. 1964. docteurs plus représentatifs témoignent de la direc-
Quelques-unes, en effet, de ses « maximes » sem- tion normale suivant laquelle le grand courant de la
blent, au premier abord, rendre un son absolument théologie grecque continuait à se développer.
défavorable à la notion de mérite. Non content d'in- a) Saint Cyrille d'Alexandrie se plaît à rappeler
sister sur l'action prépondérante de la grâce, Opusc, comment Dieu voulut donner le libre arbitre à ses
ii, 23, 56, 108, 168, col. 933, 937, 947 et 956, il rappelle créatures et les soumettre à la loi de l'épreuve, pour
que nous devons nous considérer comme des « ser- que chacune fût ensuite châtiée pour ses fautes ou
viteurs inutiles » et il en conclut « Le royaume des
: récompensée pour ses vertus. Voir In Joan., 1. IX
cieux n'est donc pas le salaire des œuvres, mais une (xni, 18), P. G., t. lxxiv, col. 129; Cont. Julian.,
grâce de Dieu préparée à ses fidèles serviteurs. » 1. V, t. lxxvi, col. 744. Les chrétiens ne sont pas
Ibid., 2, col. 929. Car « le maître ne doit pas de dans d'autres conditions, sauf que la régénération
salaire à ses serviteurs » et, puisque le Christ est surnaturelle qu'ils ont reçue leur impose de porter
mort pour nous, comment voudrions-nous tenir que des fruits plus abondants. Voilà pourquoi, sur la
« l'adoption nous est due » ? La gloire ne l'est pas base de l'adoption divine qui est sa conception
davantage. « Quand tu entends l'Écriture dire qu'il fondamentale, voir Cyrille d'Alexandrie, t. m,
doit rendre à chacun selon ses œuvres, [note qu'] col. 2516-2517, le saint docteur invite les fidèles à la
elle ne dit pas des œuvres dignes de la géhenne ou pratique des œuvres. De ador. in spiritu et veritate,
du royaume, mais des œuvres de foi ou d'infidélité, 1. XVII, t. Lxvm, col. 1076-1077 Glaph. in Gene-
;

que le Christ doit rendre à chacun, non comme sim, iv, 6, t. lxix, col. 204-205. C'est d'après ces
partenaire d'un contrat synallagmatique, mais comme œuvres que le Christ viendra nous juger. In Zach.,
Dieu notre créateur et rédempteur. » Ibid., 18, 19, 21, 105, t. Lxxn, col. 248-249; In Luc, v, 8, ibid., col.
col. 933. D'ailleurs, « si tout le bien dont notre nature 729; In Joan., 1. II, 4 (m, 36), t. lxxiii, col. 285.
est capable nous sommes tenus de le faire tous les Or les sanctions de ce jugement auront le caractère
t ;i;i MERITE, LE MOYEN AGE 662

d'une véritable rétribution « Comme des ouvriers, III. LA DOCTRINE DU MÉRITE AU MOYEN
— Par
:

les hommes y recevront le salaire convenable », àva- AGE. rapport à la théologie patristique, la
Àôycû:; cba7repavei. èpyizxi, tt]v àvTiîjLioOtav àno- scolastique présente tout au moins une indéniable
\rfyô[j.evoi. In Joan., 1. II, 9 (y, 30), t. lxxiii, col. 385. originalité de méthode.
Le patriarche d'Alexandrie consacre ailleurs tout Tandis qu'en général les Pères ont abordé les pro-
un long développement à justifier cette proportio- blèmes relatifs à la foi sans plan préconçu et comme
nalité des récompenses futures. De ador. in spiritu au hasard des circonstances, les théologiens du
cl veriiate, 1. XVI. t. lxviii, col. 1029-1035. Moyen Age ont entrepris l'exploration systématique
b) Pour saint Isidore de Péluse également, bien du dépôt révélé. Il s'ensuit que les questions qui
que les récompenses divines soient toujours de beau- restaient éparses chez ceux-là, et dont il faut chercher
coup supérieures à nos peines, Epist., iv, 136, P. G., les fragments au cours de leurs œuvres exégétiques
t. lxxviii, col. 1217, il reste que « chacun recevra ou oratoires, tendent, chez ceux-ci, à s'organiser en
sa récompense auprès de Dieu selon son effort ». traités méthodiques. Le seul fait de ce rapproche-
Epist.. i, 13, ibid., col. 88; cf. i, 197, col. 309; iv, ment devait favoriser la rigueur des analyses et la
18, col. 1068. Même note chez l'ascète saint Nil, clarté des synthèses. Ce progrès se fait plus qu'ailleurs
Epist., m, 5, P. G., t. lxxix, col. 368. sentir dans les doctrines qui, pour être restées à
c) Théodoret a sur ce point des affirmations tout l'arrière-plan des grandes controverses, sinon tout
à la fois plus nettes et plus nuancées. à fait en dehors, se présentaient dans un état parti-
D'une part, il porte très haut l'estime des œuvres culièrement dispersé. Ainsi en est-il pour la théologie
humaines. « Grand, dit-il, est le prix de la justice : de la grâce en général et du mérite en particulier, qui
elle nous donne de l'assurance auprès de Dieu. » peut être considérée, dans une large mesure, comme
In Is., Lvm, 9, P. G., t. lxxxi, col. 457. A la péni- une création du Moyen Age.
tence il accorde le pouvoir de contrebalancer le péché. Des problèmes nouveaux allaient, d'ailleurs, surgir
In Ps. xxiv, 18, t. lxxx, col. 1044. Les œuvres devant l'esprit des théologiens. Il est unanimement
surérogatoires ont, à ses yeux, une valeur toute par- reconnu qu'une des principales acquisitions de la
ticulière, parce qu'elles dépassent les exigences strictes théologie médiévale sur celle de l'antiquité est la
de la loi. In Ps. cxvm, 108, ibid., col. 1856. distinction plus explicite du naturel et du surnaturel.
Cependant, en raison de sa transcendance, la vie Voir Augustinisme, t. i, col. 2531. Ce qui devait
éternelle est une grâce et non pas une salaire. Tout entraîner comme conséquence le souci de préciser
comme saint Augustin, col. 650, et Origène, col. 627, plus exactement la valeur des œuvres humaines dans
il lit cette idée dans le texte de saint Paul, Rom., vi, chacun de ces deux ordres, puis de mieux en marquer
23. « Car la vie éternelle, glose-t-il, est un don de Dieu. le mutuel rapport. Alors que la spéculation de saint
Alors même qu'on aurait pratiqué une parfaite justice, Augustin se mouvait toujours sur le plan absolu de
des peines temporaires n'équivalent pas à des biens la grâce, au point de sembler n'en pas connaître
éternels. » In Rom.., \i, 23, t. lxxxu, col. 113. d'autre, la préoccupation s'impose désormais du
d) Il s'en faut du reste que tous les mystiques plan naturel qui en est la base et lui sert normalement
fassent exception. Témoin cet aphorisme incidem- de préparation. D'où la double obligation également
ment émis par saint Jean Climaque : « Celui qui logique de respecter la différence de ces deux ordres
demande quelque chose à Dieu au-dessous de son et d'en établir l'harmonie.
mérite, raxpà tyjv éauToû à^îav, recevra sans nul Sous l'action convergente de ces deux causes, à
doute au delà de ses vœux. » Et le pieux auteur de mesure que se constituait la méthode scolastique et
citer à la suite l'exemple du publicain, qui sollici- en fonction de la philosohie générale qui présidait
tait seulement la rémission de ses péchés et reçut à la pensée des diverses écoles, la doctrine du mérite
la justice, puis celui du bon larron, qui implorait tout allait recevoir au Moyen Age, tant pour le fond que
juste un souvenir du Sauveur et obtint d'entrer le pour la forme, un développement décisif, qui la mène-
premier en paradis. Scala paradisi, xxv, P. G., rait au point où nous la trouvons encore aujour-
t. lxxx™, col. 1000. Cf. ibid., schol. 35, col. 1012. d'hui. —

I. Période de préparation. IL Période
Son livre entier n'a d'ailleurs pas d'autre but que de d'apogée (col. 678).
prêcher l'effort spirituel et il va de soi que la céleste I. Période de préparation. —
Ce progrès, qui
récompense est par lui nettement donnée comme la devait être surtout l'œuvre de la grande scolastique,
« compensation » de nos sacrifices ici-bas. Ibid., est déjà préparé par l'effort de ses précurseurs.
xxvi, col. 1032. 1° Affirmation dogmatique. — Il serait aussi fasti-
Toute cette théologie grecque se reflète et se résume dieux que superflu de longuement rechercher, à
dans ces petits recueils de textes réunis sous le titre travers les écrivains du haut Moyen Age, l'attes-
de Sacra parallela et qui se sont répandus sous le tation de la doctrine traditionnelle du mérite, qui
nom de saint Jean Damascène. Or l'un d'eux a pour ne fait de doute pour personne. Quelques indications
objet d'établir que « Dieu rend à chacun ce qui lui suffiront à le montrer.
est dû » que la récompense est « en propor-
et l'autre 1. Courants généraux. — D'une part, en effet,
c'est,
tion de nos œuvres ». Sacra par., litt. E, 10, P. G., le moment où la condense de
morale chrétienne se
t. xcv, col. 1521-1524; litt. K, 11, t. xcvi, col. 83-88. plus en plus, à l'usage des jeunes races barbares, en
Au terme près, c'est évidemment tout le fond de la observances ecclésiastiques, où les canons péniten-
doctrine du mérite. tiels établissent, en cas de faute, des tarifs minu-
Mais il est non moins clair qu'elle est réduite aux tieux d'œuvres réparatrices, cependant que l'Église
positions essentielles de la foi. Bien loin de s'attacher entre dans la voie de ces commutations qui devaient
à recueillir pour les féconder les principes posés par conduire aux indulgences. Voir Schultz, loc. cit.,
les grands docteurs des m» et iv e siècles, la théologie p. 245-250, après Harnack, Dogmengeschichte, t. m,
grecque semble les avoir laissés entièrement tomber. p. 326-329. C'est assez dire que le mérite humain
L'Occident, au contraire, apparaît comme tout illu- ne risque pas d'être oublié.
miné et réchauffé par les grandes doctrines de saint Mais, d'autre part, la grâce ne l'est pas davan-
Augustin. Et l'on a vu que ses premiers successeurs tage. Les protestants eux-mêmes veulent bien recon-
en ont déjà fait leur profit, en attendant que la sco- naître que les tendances semi-pélagiennes sont moins
lastique y trouvât les éléments de la synthèse qui sensibles en cette période qu'elles ne le seront plus
restait encore à constituer. tard et qu'Augustin est le maître auquel on se tient :
663 MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQUE : SAINT ANSELME 664

il faudrait seulement parler de « crypto-semipéla- mala mérita, les élus sont prédestinés per gratuitam
gianisme ». F. Loofs. Dogmengeschichte, p. 539-540, gratiam. Ibid., col. 368.
Ce qui est une manière maussade et agressive de On retrouve la même distinction dans les canons
rendre hommage à l'équilibre doctrinal qui distingue du concile de Quicrsy (853) : Quod autem quidam sal-
alors la théologie catholique. vantur salvantis est donum quod autem quidam pereunt
;

Ainsi trouve-t-on chez l'abbé Smaragde, à côté pereunlium est meritum. Denzinger-Bannvart, n. 318;
de passages où la vie éternelle est donnée comme une Cavallera, Thésaurus, n. 861. Cf. n. 316 Unam :

rétribution et un fructus justitiie, Diadema monach., Dei pra'dcstinalionem lanlummodo dicimus, quœ aut
58, P. L., t. en, col. (i5,r), le texte de l'homélie sur ad donum pertinet gratiee (dans le cas des élus) aut
Ézéchiel où saint Grégoire le Grand ramène nos ad retribulionem justiliœ (dans le cas des réprouvés).
mérites à un don de Dieu. Ibid., 45, col. 642. Ce même Il faut d'ailleurs ne point perdre de vue que le même

texte est encore reproduit par Hincmar de Reims, concile, ibid., n. 317, défend, contre Gottschalk,
De prœdest., 21, P. L., t. cxxv, col. 189-190, dans ce l'existence du libre arbitre Habemus liberum arbi- :

pelit dossier où sont réunis la plupart des témoi- trium ad bonum, prœvenlum et adjutum gratia. Ce
gnages similaires du saint pape relevés ci-dessus, qui suppose évidemment que les œuvres faites dans
col. 658. Sous une forme plus personnelle, Raban ces conditions ne sauraient être sans valeur devant
Maur affirme tout- à la fois le jugement divin, qui Dieu. Mais il n'en est pas moins vrai que la doctrine
aura lieu ut cunctis reddat nam propria mérita, Carm., du synode est ici rédigée suivant ces formules stricte-
I, vm, 16, P. L., t. exu, col. 1593, et la grâce qui ment théocentriques où la considération de la grâce
ramène tous ces mérites à Dieu Tu merces operis, tu
: prime tout.
jaclor, lu quoque doctor. Ibid., vi, 14, col. 1591; cf. Une réaction ne pouvait manquer de se produire.
ibid., m,
38-39, col. 1587. Elle s'exprime dans les canons du concile de Valence
Les Épîtres de saint Paul surtout, si souvent com- (8 ;5), où l'affirmation de la grâce, qui reste la base
:

mentées alors sous forme de gloses ou de chaînes, de la prédestination, se complète par une plus claire
fournissaient à ces compilateurs l'occasion de résu- mention du mérite. Bien entendu, les damnés
mer ou de reproduire les traits essentiels de l'exégèse reçoivent leur châtiment ex merito propriœ iniqui-
augustinienne. C'est ainsi que, sur Rom., vi, 21-23, tatis. Can. 2, Denzinger-Bannwart, n. 321, et Cavallera,
on ne manquait pas de noter, avec l'évêque d'Hippone Thésaurus, n. 862. Cf. can. 3, n. 322 :... poznam malum
voir plus haut, col. 650, que, si la mort est le « salaire » merilum eorum sequentem. En regard, les élus sont
du pécheur, la vie éternelle est, en somme, une « grâce » prédestinés par un effet de la miséricorde divine;
pour le juste. Témoin la Glossa ordinaria de Wala- mais leur mérite n'est pas pour autant supprimé.
frid Strabon, In Rom.,vj, P. L., t. exiv, col. 489-490 : Toute la différence tient à la place qu'occupe dans
Vita seterna... sola gratia datur per Christum, quia et les décrets divins la prévision de notre mérite dans
mérita ex gratia... Cui redderet eoronam juslus judex, les deux cas In electione salvandorum, misericordiam
:

si non donasset gratiam misericors Pater? Quomodo Dei prœcedere meritum bonum; in damnatione autem
isla débita redderetur nisi prius illa gratia gratuilo perilurorum, meritum malum prœcedere justum Dei
donarelur Voir de même Haymon d'Halberstadt,
'
judicium. Can. 3, ibid., n. 322.
In Rom., vi, P. L., t. cxvii, col. 418: Quidquid autem L'ardeur et la subtilité même de cette controverse
elecli habenl, totum a gratia Dei accipiunt... et insuper sur le rôle du mérite humain dans l'ensemble de la
pro gratia ista fidei et bonorum operum gratis acci- prédestination montre combien tout le monde s'accor-
pient a Deo vitam œternam. Plus tard encore, on trouve dait alors à le tenir pour réel.
de semblables notes chez saint Bruno, Expos, in 2°- Commencements d'analyse théologique. Au —
Rom., vi, P. L., t. cliii, col. 61, et chez Hervé de lieu de s'attarder à ces affirmations d'une foi depuis
Bourg-Dieu, Com. in Rom., vi, P. L., t. clxxxi, longtemps bien assise, il y a plus d'intérêt à dégager
col. 677-680, qui cite longuement le texte même de les précisions que la doctrine du mérite commençait
saint Augustin. dès lors à recevoir dans l'œuvre des spéculatifs qui
Non pas que le mérite disparaisse chez aucun de posaient de loin les bases de la systématisation sco-
ces exégètes mais il y est nettement subordonné à la
; lastique. Chacun à sa façon, en eflet, les grands
grâce. Sans oublier celle-ci, Rathier de Vérone marque théologiens du xi e et du xn e siècles apportent ici leur
mieux la part et les droits de la collaboration hu- contingent.
maine, quand il promet les récompenses célestes 1, Saint Anselme. —
On a souvent nommé saint
Mis qui coopérante Dei gratia operalione sedula illa Anselme le père de la scolastique, et avec raison.
meruerint adipisci. Serm., vm, 2, P. L., t. cxxxvi, Bien que la doctrine du mérite ne soit pas de celles
col. 738. Cf. Hildebert de Lavardin, Tract, theol., sur lesquelles sa réflexion s'est directement exercée,
28, P. L., t. clxxi, col. 1127 Prius enim gratia ope-
: son œuvre théologique et ascétique ne laisse pas
ratur sine nobis et ibi nil meretur homo...; sed post d'être, à cet égard, une précieuse contribution.
ulitur accepta volunlate et cooperalur gratiee, in quo a) Le théologien. — En même temps que la curio-
merilum hominis est. Non enim meritum hominis est sité philosophique, le XI e siècle avait vu renaître le
in hoc quod accepit bonam voluntatem..., sed in hoc vieux problème de la grâce et de la liberté. Or beau-
quod accepta ulilur. De toutes manières, avec des coup, paraît-il, en arrivaient à douter de celle-ci :

nuances individuelles dans l'expression, les éléments Sunt nostro tempore multi qui liberum arbitrium esse
du surnaturel chrétien restaient saufs. aliquid penitus desperant.
2. Controverse prédeslinatienne. — Sans toucher C'est pourquoi l'évêque de Cantorbéry, en affirmant
proprement la question du mérite,
controverse la la grâce et la prédestination divine qui en est la
prédestinatienne, qui troubla l'Église franque au suite, éprouve le besoin de défendre aussi le libre
ix« siècle, fournit l'occasion de rappeler et préciser arbitre. Et il en fonde la réalité précisément sur les
les principes augustiniens. exigences de l'ordre moral, qui comporte la rétri-
Dans le système prédestinatien, le mérite ne jouait bution de nos mérites Sed nec ullo modo esset cur
:

plus qu'un rôle efiacé. Tout en admettant que le Deus bonis vel malis pro meritis singulorum juste
divin juge doit rendre à chacun selon ses œuvres, retribueret si per liberum arbitrium nullus bonum vel
Confessio prolixior, P. L., t. cxxi, col. 354, Gottschalk malum faceret. De concordia prœsc. Dei cum lib. arbi-
tenait pour la prédestination la plus absolue. D'après trio, m, 1, P. L., t. clviii, col. 522. L'homme, en
lui, si les damnés doivent être punis propler ipsorum effet, est partagé entre deux tendances de la pré- :
665 MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQUE : SAINT ANSELME 666

férence qu'il accorde à l'une ou à l'autre dépend toute sous-entend que l'homme a le devoir et le moyen de se
sa valeur morale, Ex his duabus affectionibus [recti- créer un droit aux rétributions divines.
tudinis aut commodi], qua$ etiam voluntates dicimus, Le moyen normal pour cela est d'acquitter à Dieu
descendit omne meritum hominis, sive bonurn, sive la dette de soumission dont nous lui sommes rede-
malum. Ibid., ni. 12, col. 537. vables Omnis voluntas raiionalis creaturœ subjecla
:

Du mérite ainsi affirmé par saint Anselme son débet esse volunluli Dei... Hsec est justilia, sive recliludo
célèbre Cur Deus homo permet indirectement de pré- volunlatis, quœ juslos facii... Sola namque talis voluntas
ciser davantage la nature et les conditions. En efïet, opéra facit placila Deo cum potest operari, et, cum
l'analyse que le saint docteur y institue de l'œuvre non potest, ipsa sola per se placet. Ibid., 11, col. 376.
rédemptrice éclaire corrélativement sa conception Et il va de soi, sans que le saint docteur ait besoin
de l'œuvre humaine. On sait que l'évèque de Cantor- de le dire, que toute œuvre agréable à Dieu mérite
béry se propose d'y établir l'absolue nécessité de une récompense. Mais le problème se complique
l'incarnation pour la réparation de notre péché. A en cas de péché. Car il s'agit alors d'offrir à Dieu la
cette tin, sa méthode générale consiste à démontrer compensation de notre désobéissance Pro illala
:

que seul un Dieu fait homme était capable de réaliser contumelia plus débet reddere quam abstulit. Or deux
ce que l'homme devait et ne pouvait accomplir. Sa conditions sont requises pour cela. D'une part, le
sotériologie a donc pour base une anthropologie et pécheur doit offrir à Dieu aliquid quod placeat illi
l'on peut, en conséquence, retrouver les grandes lignes quem exhonoravit. Mais cette œuvre bonne doit être
de celle-ci à travers les déductions de celle-là. aussi une œuvre qui ne soit pas due par ailleurs :

Le concept fondamental qui forme l'armature et Hoc débet dare quod ab illo non posset exigi si alienum
l'originalité du Cur Deus homo est celui de satisfac- non rapuisset. Voilà comment saint Anselme définit
tion. Parce qu'elle avait refusé à Dieu l'honneur qui la satisfaction, ibid., col. 376-377, et il est bien évident
lui revient, l'humanité pécheresse devait à Dieu une que cet acte moral et surérogatoire qu'elle requiert
satisfaction correspondante; mais elle était, en même n'est pas autre chose que ce qui serait un mérite s'il
temps, hors d'état de la fournir. C'est pour suppléer n'y avait pas de faute à réparer.
à cette impuissance que le Christ est venu satisfaire Or l'homme, d'après notre docteur, est absolument
en son lieu et place par l'acte de sa mort volontaire. et essentiellement incapable de réaliser ces condi-
Or, alors que l'idée de satisfaction est ainsi l'axe tions, et cela entre autres raisons parce que toutes ses
autour duquel roule tout le traité, il est remarquable bonnes œuvres sont déjà dues à Dieu. Cum reddis
de voir subitement apparaître à la fin, n, 20, P. L., aliquid quod debes Deo, etiamsi non peccasti, non debes
t. CLvra, col. 429, celle de mérite, quand il s'agit de computare hoc pro debito quod debes pro peccato. Ibid.,
savoir comment nous est applicable l'œuvre du Sau- 20, col. 392. Seul le Christ a pu plaire à Dieu, en
veur. acceptant la mort à laquelle il n'était pas tenu.
Quelques exégètes subtils, tels que A. Harnack, Ibid., n, 10-11, col. 408-412. Voilà pourquoi cet acte
Dogmengeschichte, t. m, p. 389,404-405, ont vu dans de volontaire sacrifice a pu être une satisfaction pour
cette dualité de thèmes et de termes une véritable nos péchés. Ibid., n, 14, col. 414-415. Mais, en même
contradiction. Comment, en effet, le même acte temps, elle assurait à son auteur le droit à une récom-
pourrait-il être tout à la fois une « satisfaction » pense :Eum qui tantum donum sponte dat Deo sine
et un « mérite », c'est-à-dire comporter en même relributione debere esse non judicabis. Ibid., n, 20,
temps la compensation d'une dette et le droit à une col. 428. Or le Christ, parce que Fils de Dieu, n'avait
récompense? L'un ne doit-il pas logiquement exclure pas de bien nouveau à recevoir, pas plus que de dette
l'autre? Mais cette interprétation rigide a trouvé à acquitter. C'est pourquoi il reporte sur nous la
des adversaires parmi les protestants eux-mêmes. légitime rétribution qui lui était due, et c'est par là
Voir H. Schultz, loc. cit., p. 251-258; F. Loofs, Dog- que nous sommes sauvés. Ainsi donc la mort du Christ
mengeschichte, p. 510-511; J. Leipoldt, Der Begriff nous rachète parce qu'elle était indue. Ce caractère
meritum in Anselms von Canlerbury Versôhnungslehre, d'offrande surérogatoire fait d'elle tout à la fois une
dans Theol. Studien und Kritiken, t. Lxxvn, 1904, satisfaction, en ce qu'elle plaît à Dieu immensément
p. 300-308. Tous établissent avec raison que satis- plus que ne peuvent lui déplaire nos péchés, et un
faction et mérite sont des concepts qui peuvent mérite, en ce qu'il ne saurait y avoir de titre plus
coïncider, ainsi qu'ils le font normalement dans la grand aux récompenses divines que cet acte de sublime
théologie pénitentielle, comme deux aspects formels générosité. D'où l'on aboutit à dire qu'aux yeux de
d'un même acte, mieux encore que la satisfaction saint Anselme le mérite en général se caractérise
n'est elle-même qu'une sorte de mérite et qu'elle comme une œuvre de sacrifice facultatif et dont tout
tient de là toute sa valeur. Il se peut, en effet, qu'il le prix vient de ce que l'homme s'y astreint sans

y ait un semblant d'incompatibilité entre ces deux y être obligé.


notions dans l'ordre strictement juridique. Mais elle Mais on ne perdra pas de vue que la mort du Christ
n'existe pas dans l'ordre des réalités morales où se a aussi sa valeur en elle-même, pour l'héroïque
meut la pensée de saint Anselme. Voir J. Rivière, fidélité dont elle témoigne au service de Dieu. Ipse
le dogme de la Rédemption. Essai d'étude historique, sponte sustinuit morlem, non per obedientiam deserendi
Paris, 1905, p. 311-312. Car elles désignent ici un vitam, sed propter obedientiam servundi justitiam,
seul et même fait, savoir la mort volontaire du Christ, in qua lam jortiler perseveravit ut inde morlem incurre-
auquel ces catégories juridiques servent tour à tour ret. i, 9, col. 371. Cf. n, 19, col. 425-426 Si propter :

de vêtement. Or, et c'est ce qui intéresse la question justitiam se permisit occidi, nonne ad honorem Dei
présente, cette analyse théologique de l'œuvre du vitam suam dédit ?... Cum injurias et contumelias et
Christ est faite à l'aide de matériaux empruntés morlem crucis... propter justitiam quam obedienler
aux relations normales entre Dieu et l'homme. servabat illala benigna patientia sustinuit, exemplum
Justitiam hominum nemo nescit esse sub lege ut dédit hominibus quatenus propter nulla incommoda quœ
secundum ejus quanlitatem mensura rétributions a sentire possunt a justilia quam Deo debent déclinent.
Deo recompens fur. Tel est le principe fondamental Voir de même Médit., vi, ibid., col. 765-766. Et il est
que saint Anselme pose, ou plus exactement suppose, bien clair qu'un acte accompli dans ces conditions
à titre d'incontestable postulat dès le début du est éminemment méritoire. Ce qui tendrait à sug-
Cur Deus homo, i, 12, col. 377, et qui demeure ensuite gérer que le caractère d'œuvre surérogatoire n'est ici
la règle sur laquelle se guide toute sa théologie. Il qu'une circonstance accidentelle, puisque le mérite
667 MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQUE : ABÉLARD 668

peut déjà se vérifier dans l'accomplissement volon- Si plura bona quam mala, gaudere potestis; si plura
taire de toute œuvre conforme à la volonté de Dieu. mala quam bona..., multum debelis timere, prœserlim
En somme, la sotériologie de saint Anselme oscille cum multum necesse sil homini volenti salvari habere
entre deux conceptions du mérite, qu'il utilise succes- multo plura bona mérita quam mala. Epist., m, 63,
sivement sans se décider entre elles. Le principal de sa P. L., t. eux, col. 99-100. Il n'est pas indifférent de
démonstration semble reposer sur la notion juridique noter que ces lignes, où sont si fortement affirmées la
d'oeuvre surérogatoire, et ce trait est un de ceux valeur en même temps que la nécessité de nos
que des théologiens catholiques ont dénoncé comme mérites et la légitime confiance qu'ils nous peuvent
une des plus graves lacunes de son système. Voir inspirer, se lisent dans une lettre de direction. C'est
L. Heinrichs, Die Genugtuungstheorie des hl. Anselmus dire à quel point elles représentent les convictions
von Canlerbury, Paderborn, 1909, p. 79 et 123-127. pratiques de leur auteur.
Mais ceci tient peut-être plus aux exigences de sa Au lieu donc d'annihiler la nôtre, l'œuvre du Christ
construction dialectique qu'au fond de sa pensée, ne tend qu'à la provoquer. Quid magis juste tibi
puisqu'à côté on trouve chez lui, soit quand il parle reddam quam ipsam [animam] non habeo. Telle est
de l'homme en général, soit quand il traite du Christ l'impression que suggère à l'âme reconnaissante le
en particulier, le concept plus large d'oeuvre morale- bienfait de la rédemption. Médit., ix, col. 758. II

ment bonne. Il semble même qu'on serait dans la est non moins certain que, pour être méritoires, nos
ligne de sa pensée en disant que ce dernier caractère œuvres doivent réaliser les mêmes conditions que
est le plus fondamental et, à vrai dire, le seul essen- celles du Sauveur, conditions que saint Anselme
tiel. résume ailleurs, Médit., xi, col. 765, en cette formule
Dès lors, à rencontre du jugement reçu, on abou- lapidaire Sponle dédit de suo ad honorem Palris.
:

tirait à dire que le mérite de l'homme, comme son 2. Abélard. —


Tandis que, chez saint Anselme, le
devoir normal, consisterait pour Anselme à s'incliner mérite humain est posé comme une sorte de postulat
librement devant la loi divine. Quant aux actes de tacite et reçoit seulement quelques éclaircissements
pur conseil, ils n'auraient de sens que pour mieux indirects par l'application qui en est faite à l'œuvre
affirmer ce libre don de soi qui se réalise déjà d'une rédemptrice, chez Abélard ce concept commence
autre façon dans le cas précédent, et ils ne devien- déjà à être étudié pour lui-même. Sans être au premier
draient proprement exigibles que lorsque survient plan de sa théologie, cette doctrine l'a suffisamment
l'obligation de satisfaire pour la dette du péché. retenu pour bénéficier de ses analyses et souffrir de
Bien que le Cur Deus homo n'atteigne pas formelle- ses témérités.
ment ces suprêmes précisions, n'est-il point déjà a) Mérite des infidèles. —
Une des plus indéniables
notable qu'il en suggère l'idée et en fournisse les originalités d 'Abélard est l'optimisme dont il fait
matériaux? En constituant une théologie scientifique preuve à l'égard des philosophes païens. Voir
de la rédemption, dont le mérite du Christ est le L. Capéran, Le problème du salut des infidèles. Essai
centre, L. Heinrichs, op. cit., p. 129-133, saint Anselme historique, Paris, 1912, p. 173-177. Cette disposition
éclairait du même coup la doctrine générale du mérite le porte à parler de mérite à leur sujet.
qui lui sert de fondement. Quod opéra misericordise non prosint infidelibus,
b) Le mystique. — Si cette puissante ébauche et contra. Cette question du Sic et non, 141, P. L.,
doctrinale ouvre les voies à l'analyse didactique du t. cLxxvm, col. 1584-1585, autour de laquelle, sui-
mérite humain, les autres écrits de saint Anselme vant sa méthode, il groupe des autorités pour et
témoignent de la place qu'il lui fait dans la vie contre, prouve qu'Abélard s'est très nettement posé
réelle des âmes. le problème des infidèles et de la valeur de leurs
A cet égard, il professe parfois un mysticisme dont œuvres. Sans le résoudre nulle part dans toute son
les protestants ont pu se prévaloir. Déjà tout le ampleur, il lui a donné, pour son compte, une solu-
Cur Deus homo, en fondant sur l'impuissance radicale tion favorable en ce qui concerne les meilleurs et les
de l'homme l'absolue nécessité de la rédemption plus représentatifs d'entre eux, savoir les philo-
par le Christ, est bien fait pour inspirer au croyant sophes. Inler quos quidem philosophi tam vila quam
la défiance de lui-même et de ses œuvres propres. doclrina claruisse noscuntur. Theol. christ., n, ibid.,
Ce sentiment éclate en termes pathétiques dans les col. 1174; cf. col. 1179. Non seulement, en effet, il
Méditations, où se lisent des paroles comme celles-ci : leur attribue la connaissance de la vérité religieuse
Si me judicare vis secundum quod merui, certus sum fondamentale, mais il ne leur refuse pas l'honneur
de perditione mea. Médit., vi, t. CLvm, col. 740. Mais d'y avoir conformé leur conduite, jusqu'à devenir
il n'est pas douteux qu'il s'agit là de ce qui revient les modèles des chrétiens eux-mêmes. Ces vertus ne
à l'homme du chef de ses trop nombreux péchés, pouvaient rester sans récompense. Abélard admet
c'est-à-dire abstraction faite du Christ. Au contraire, que Dieu les appelle comme nous à la vie éternelle :
aussitôt qu'intervient la foi en notre Sauveur et en Nam et hune finem esse eis propositum constat, de

ses mérites, c'est la confiance qui domine : Ergo perceplione scilicet seternse vitee quam et ipse Dominus
quippe, conclut Boson, Cur Deus homo, n, 20, col. 429, nobis assignavit. Ils s'en sont rendus dignes par le
tantam flduciam ex hoc concipio ut jam dicere non haut idéal spirituel qu'ils se sont toujours proposé.
possim quanlo gaudio exultet cor meum. A cette foi, Aussi, tandis que les Juifs, attachés aux espérances
bien entendu, doivent s'ajouter nos œuvres. Voir terrestres, ne peuvent attendre qu'une rétribution
Justification, t. vm, col. 2121. Mais ces œuvres sont temporelle nulla relributio in Lege... exspectanda est
: .

assurées de leur récompense : Secundum eamdem nisi prosperilas terrena, les philosophes, tout comme
justitiam qua persévérantes in malitia punit [Deus]... les chrétiens, peuvent légitimement espérer ces biens
bona opéra facientes seterna mercede rémunérât. Médit., éternels dont ils ont fait le but de leurs aspirations.
iv, col. 730. Qui hic transitoria despiciunt necesse est ut poliora his
C'est pourquoi l'on voit ailleurs que l'évêque de sperent quœ sunt œterna. Voilà pourquoi, par exemple,
Cantorbéry ne craint pas d'évoquer la pensée de cette la mort imméritée de Socrate lui méritait l'éternité
rémunération future et de ses strictes exigences pour bienheureuse :... super condemnatione ejus ad mortem
stimuler les âmes à l'effort. Ponite quotidie ante oculos immerilam de promerenda immortalis animas beali-
vestros finem vestrum, écrit-il. Certe non portabitis tudine. Ibid., col. 1186.
vobiscum nec invenietis ibi aliud quam mérita vestra, Plus loin, l'auteur rapporte les textes consolants
sive bona sive mala. Videte quse mérita preemisistis. de saint Ambroise sur le salut des empereurs Valen-
669 MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQUE : ABÉLARD 670

tinien et Gratien, morts simples catéchumènes, et il ments conservés de son apologie contre l'abbé de
en généralise aussitôt la portée pour les païens qui Clairvaux, Opéra, édit. Cousin, t. n, p. 731, met nette-
ont précédé l'avènement du Christ. Si hi post Evan- ment cette grâce à l'origine du tout premier acte
gelii tradilionem, sine fide Jesu Christi vel gralia d'amour qui nous tourne vers Dieu Ipsa enim :

baptismi, lanta apud Deuni ex anteactœ vitse meriiis dilectio... ejjectus ipsius Dei sive donum ejus est et

obtinuerint, quid de philosophis ante adventum Christi, ejus impulanda est gratin:, anlequam cliam nihil
tam fide quam vita clarissimis, diffidere cogamur ne salulis possimus promereri. D'une manière générale, il
indulgenliam sint asseculi, aut eorum vila et unius professe que tout nous vient des mérites du Christ,
Dei cultus... magna eis a Deo dona tam in hac quam de pleniludine cujus nos accipimus et qui nobis meriiis
in futura vila non acquisierit...? Ibid., col. 1205-1206. suis impetravit quidquid boni habemus. In Rom.,
Ainsi il y a place pour des « mérites » avant le 1. II, c. v, col. 863. En tout cas, sa formule de sou-

baptême, et qui peuvent obtenir à ceux qui les possè- mission affirme sans ambages l'absolue nécessité de
dent les « dons de Dieu » dans la vie future aussi bien la grâce prévenante. Fidei conjessio, dans P. L.,
que dans la vie présente. Ce rapprochement exclut t. CLxxvm, col. 107-108.

la possibilité de réduire ces divines récompenses à des Mais cette foi au mérite surnaturel, dont il n'avait
biens temporels c'est bien, ici encore, la béatitude
: jamais cru ni voulu se séparer, soulevait devant son
éternelle qui est accessible aux mérites des philoso- esprit deux gros problèmes spéculatifs Quœstio de :

phes païens. Il n'est pas jusqu'aux grâces d'exception gratia Dei et meriiis hominum hoc loco se ingcril quse
qui ne puissent devenir l'objet de ce mérite, témoin sint videlicel mérita noslra, cum omnij bona ejus tantum
le cas des Sibylles, qui ont mérité le don de prophétie gratise tribuenda sint? On a reconnu la vieille question
par leur virginité :... Sibyllœ ex virginitatis suie décore du mérite et de la grâce qui fut déjà posée par Ori-
spiritum meruerunt prophetiœ. Nouvel argument en gène, voir plus haut col. 627. L'autre est plus nouvelle
faveur de la récompense obtenue par la vertu des et propre sans doute à notre théologien Quœrendum :

philosophes Quid mirum... si magna apud Deum


: est in quo mérita nostra consistant, in voluntate scilicet
promeruerit tanta philosophorum abstinentia et conti- tantum an etiam in operatione..., et utrum opus
nentia? D'autant plus qu'ils n'avaient pas de pré- exterius... meritum augeat? In Rom., 1. IIIj c. iv, col.

curseurs pour les entraîner dans cette voie :... Cum 841-842.
hsec tanta laudabiliora in eis videantur et majori repu- La solution de ce double problème est par lui
tanda merito quanto minus ad hsec aliorum prsedica- remise à son traité d'Éthique. Malheureusement
tione vel exemplis incitati sunt, sed propria ratione l'ouvrage conservé sous ce titre ne contient rien sur
et naturalis legis instructione commoti. Ibid., col. 1202. le premier, qui eût été de beaucoup le plus intéres-
A propos de cette doctrine, on a parlé d'un sant. A défaut du maître, nous pouvons du moins
acheminement vers la notion de meritum congrui. entendre là-dessus un de ses fidèles disciples, l'auteur
H. Schultz, loc. cit p. 259. C'est trop peu dire; car
,
anonyme de VEpitome theologise christianse. Sa réponse
ce que l'auteur entend ici établir, c'est que les phi- semble accuser une irréductible antinomie entre les
losophes, ayant trouvé dans leur propria ratio les deux concepts de grâce et de mérite Cum de meriiis :

principes de vérité et les règles de vie que nous tenons hsec disseramus quasi nulla esse videntur quia gratia
,

de la révélation, en ont suffisamment profité pour meriiis usque adeo repugnare videtur quod, cum omnia
mériter tout comme nous la récompense éternelle. ex gratia sint, mérita non existant. On ne peut y
Du moment qu'il accorde aux sages du paganisme échapper qu'en admettant un bon mouvement propre
la même foi qu'aux chrétiens, pas rationnel
n'est-il au libre arbitre Nisi dicamus quod homo ex se etiam
:

qu'il leur reconnaisse les mêmes droits? Il ne s'agit per liberum arbitrium ex nalura sua habeat diligere
donc pas, dans la pensée d'Abélard, de leur faciliter et ei adhserere, non possumus vitare quin gratia meriiis
l'accès à l'Évangile en considération de leurs œuvres, noslris prsejudicare probetur. Epitome, 34, ibid., col.
mais plutôt de dédoubler à leur profit l'économie de 1755-1756.
la grâce, dont le bénéfice est étendu par lui en dehors Pour plus d'éclaircissements, l'auteur renvoie au
des frontières du christianisme aussi bien qu'au- passage déjà cité du commentaire sur l'Épître aux
dedans. Romains, 1. IV, c. ix, où Abélard expose comment,
Ce hardi rationalisme ne pouvait pas survivre et sous l'action de la prédication chrétienne et sans l'in-
n'a pas survécu. Il n'en a pas moins contribué à tervention d'aucune nouvelle grâce, le libre arbitre
retenir la réflexion des théologiens postérieurs sur réagit diversement suivant ses bonnes ou ses mauvaises
les bonnes œuvres accomplies avant la justification dispositions. C'était un premier essai, à tendance
et qui peuvent servir de loin à la préparer. moliniste, pour éclaircir ce redoutable mystère de
b) Mérite des fidèles. —
A plus forte raison Abélard la grâce et de la liberté qui devait tant occuper la
n'a-t-il pas de doute sur le mérite des chrétiens. Le théologie moderne. Il suffit de noter ici que la doc-
texte de saint Paul, Rom., n, 6 Reddet unicuique
: trine du mérite en fut l'occasion, sans se dissimuler
secundum opéra ejus, est aussitôt glosé par lui : d'ailleurs que la solution esquissée pouvait difficile-
Id est tribuet ei quod meruerit. Car, ajoute-t-il, secun- ment sembler suffisante tant qu'elle n'était pas com-
dum qualilalem opirum est qualitas retributionis. In plétée par une théorie intégrale du concours divin.
Rom., 1. I, c. n, col. 810. Saint Bernard a pu lui Notre théologien s'est expliqué plus explicitement
reprocher de compromettre la nécessité de la grâce sur le second problème, qui engageait toute la psy-
par la part trop grande qu'il faisait au libre arbitre et chologie du mérite. Après avoir posé le pour et le
l'une de ses erreurs condamnées au concile de Sens contre sur ce point dans le Sic et non, 142, col. 1585-
est celle-ci Quod liberum arbilrium per se su/fîcit ad
: 1587, il prend lui-même franchement position, à
aliquod bonum. Denzinger-Bannwart, n. 373. Il est plusieurs reprises, pour dire que tout le mérite réside
possible que cette impression ait pu se dégager de dans la volonté et que l'œuvre extérieure n'y ajoute
certains passages, tels que In Rom., 1. IV, c. ix, rien. Voir In Rom., 1. I, c. h, col. 810; Ethica, 7-8,
col. 917-918, où il s'efforce de montrer comment col. 650 651, et un texte semblable de sa Theologia,
l'acceptation de la grâce dépend de nous et se produit relevé par saint Bernard, Capitula hœr. P. Abœlardi,
sine novo divinse gratise prseeunte dono. xn, P. L., t. clxxxii, col. 1052-1053. Cf. Epitome,
Ailleurs cependant il définit la grâce comme un 34, col. 1754 1755.
donum graluilum, id est non ex prœcedentibus meriiis Sous le coup des censures ecclésiastiques, il expli-
collalum, Ibid., 1. I, c. i, col. 797, et l'un des frag- quera plus tard, Fidei conjessio, col. 107-108, qu'il
671 MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQIE : SAINT BERNARD 67 2

n'entendait viser par là que le cas exceptionnel où la et juste damnaretur, aut bona manerel e merito sal-
volonté ne peut pas atteindre son terme normal : varetur. Ibid., xi, 36, col. 1020. Cf. In Canlica, serm.
Nec quidquam merili apud Deum deperire si bonw lxxxi, 6, t. clxxxiii, col. 1173-1174 -....Inde homo ad
volunlalis af/ectus a suo praepediatur ef/cclu. Mais il promerendum polis. Omne elenim quod jeceris bonum
semble bien n'avoir pas évité toute exagération ou malumre, quod quidem non facere liberum fuit, merito
toute équivoque sur ce point. C'est pourquoi le ad merilum repulatur... Ubi autem non est libertas
concile de Sens a pu, sans lui faire de tort, condamner nec merilum. —
Quel que puisse être par ailleurs le
la proposition suivante Quod propter opéra nec melior
: mysticisme de saint Bernard, on voit qu'il repose tout
nec pejor efjiciaiurhomo. Denzinger-Bannwart, n. 380. d'abord sur les bases fermes de l'ordre moral.
"Voir Abélard, t. i, col. 47-48. b) Nature du mérite. —
Mais, avec le fait de la
Jusqu'en ses erreurs ou ses imprudences, la théo- liberté qui est la part de l'homme, il faut aussi poser
logie d'Abélard est révélatrice des curiosités qu'é- celui de la grâce, qui représente la part non moins
veillaient, ici comme ailleurs, les premières applica- nécessaire de Dieu. Saint Bernard revendiquait par-
tions de la méthode dialectique. La voie était ouverte fois celle-ci au point de sembler compromettre auprès
dans laquelle la scolastique allait désormais s'avancer de ses auditeurs, comme il en témoigne lui-même, la
à grands pas. réalité de nos mérites Quid mercedis speras vel

:

3. Saint Bernard-. Autant Abélard incarne le prœmii, lui objectait-on, si totum facit Deus:' De gratia
génie dialectique de l'École naissante, autant saint et lib. arb., n, 1, t. clxxxii, col. 1001. Son traité n'a
Bernard représente au mieux les tendances mystiques pas d'autre but que de dissiper cette apparence
du Moyen Age. En conséquence, il est incontesta- d'antinomie, en établissant la nature et les conditions
blement enclin à effacer l'œuvre de l'homme devant du mérite humain. Voir Bernard (Saint), t. n, col.
celle de Dieu et, de ce chef, il n'est pas d'auteur dont 784. Tu forte pulaveras tua le créasse mérita, tua posse
les protestants se réclament plus volontiers. Ses textes salvari justifia. A l'adresse d'un contradicteur qu'il
occupent une large place dans les dossiers antica- suppose animé de ces sentiments, il va donc démontrer
tholiques des vieux polémistes luthériens, voir J. Ger- l'égale nécessité de la grâce et de la liberté, la solu-
hard, Loci theol., loc. XVIII, c. vm, n. 10G, édit. tion du cas étant dans le consentement que celle-ci
Cotta, t. vm, p. 114-116, et les historiens modernes donne à l'action préalable de celle-là. Quod ergo a
lui témoignent encore, à cet égard, une significative solo Deo et soli dalur libero arbitrio tam absque con-
sympathie. Voir Justification, t. vm, col. 2121- sensu esse non potest accipienlis quam absque gratia
2122. Il suffit pourtant de prendre sa doctrine dans dantis. Ibid., 1-2, col. 1002.
toute sa teneur pour se rendre compte qu'elle ne Au terme de son exposé, saint Bernard en arrive
sort pas des cadres traditionnels. à reprendre, à sa façon quelque peu subtile, la doc-
a) Réalité du mérite. —
Selon les données communes trine augustinienne qui fait du mérite un don de
de la foi et de la morale chrétiennes, l'abbé de Clair- Dieu Libero arbitrio nec extra ipsum quœratur damna-
:

vaux enseigne la valeur des œuvres de l'homme et tionis causa..., nec ab ipso salutis mérita quod sola
leur souveraine importance. Ce que Dieu nous deman- salvat miser icordia... Proinde non ei a se..., sed desur-
dera au dernier jour, ce sont des mérites et non pas sum potius a Pâtre luminum descendere mérita puten-
des miracles. In Asc. Domini, serm. i, 2, P. L., tur. Ainsi donc on ne peut rien attribuer à la liberté
t. clxxxiii, 300-301. Et ces mérites sont tels
col. qui vienne d'elle-même; mais les dons de Dieu n'en
qu'ils donnent une remuneratio, bien que nos
lieu à sont pas moins destinés à devenir véritablement notre
souffrances d'un jour soient très peu proportionnées bien. Dona sua quœ dédit hominibus in mérita divisit
à la gloire éternelle. Serm. de diversis, i, 7-8, ibid., et pr.œmia, ut et prsesentia per liberam possessicnem
col. 541-542. nostra intérim fièrent mérita, et jutura per gratuitam
Toutefois saint Bernard semble réserver le mérite sponsionem exspectaremus, imo expeteremus ut débita.
aux œuvres de subrogation Si fiant digna esse
: Ibid., xm, 42-43, col. 1024. On remarquera cette
prwmiis, non tamen suppliciis si non fiant, tandis précision de vocabulaire qui réserve le nom de
qu'en accomplissant les œuvres de précepte nous « mérite » aux dona preesentia. Quelques lignes plus

restons des « serviteurs inutiles » Impleta gloriam


: bas, on lit ces termes formels Bona vise sunt mérita.
:

non merentur, et damnant contemplorem et auclorem Ce qui n'empêche pas ces « dons présents » d'être
non glorificant... Si solis contenti eslis prœceplis..., en rapport réel avec l'éternité, puisqu'ils nous per-
liberi quidem estis a debito, non tamen pro merito mettent, sous le bénéfice des promesses divines, de
gloriosi. De prsecepto et disp., xv, 42-43, t. clxxxii, l'espérer, voire même de la réclamer « comme un
col. 884. Ailleurs cependant il ramène la gratia dû ». Tout au plus peut-on discerner entre les deux
merendi à trois éléments qui se trouvent dans tout cette nuance que la récompense est doublement
acte moral In odio prœteritorum malorum et con-
: gratuite, puisque, en plus de la grâce qui en est le
templa prœsentium bonorum et desiderio julurorum. principe, elle implique un libre engagement du côté
Dom. VI post. Pent., serm. m, 6, t. CLXxxm, col. 344. de Dieu. Mais, cette double condition une fois réalisée,
Et nous verrons bientôt qu'il ne pose pas d'autre il y a un vrai mérite de notre part, c'est-à-dire un

condition pour le mérite que notre libre consente- titre à la récompense promise Dei sunt procul dubio :

ment à la grâce. Sous peine de lui prêter la plus com- munera tam nostra opéra quam ejus prœmia, et qui
plète inconsistance, il faut donc admettre que les se fecit debilorem in illis (ecit et nos promerilores ex
œuvres surérogatoires diffèrent des autres, à ses yeux, his. Ibid.,
moins par la nature que par le degré et que, si elles S'il peut en être ainsi, c'est qu'il y a de notre part
sont une source privilégiée de mérite, elles n'en sont collaboration à la grâce de Dieu. Ibi itaque Deus
pas la condition sine qua non. homini bénigne mérita constitua ubi per ipsum et
C'est pourquoi l'abbé de Clairvaux affirme avec cum ipso boni quidpiam operari dignanter institua.
énergie l'existence et les privilèges du libre arbitre :... Ilinc... promeritores regni nos esse prœsumimus quod
Ubi nécessitas est, libertas non est; ubi libertas non per consensum ulique voluntarium divinœ voluntali
est, nec merilum ac per hoc nec judicium. De gratia et conjungimur. Ibid., 45, eol. 1026. En effet, ce consen-
lib. arbitrio, n, 5, t. clxxxii, col. 1004. Par là notre tement qui fait tout le mérite, consensus in quo omne
volonté est sui quodammodo juris, de manière à merilum consista, est encore une grâce de Dieu, mais
pouvoir se sauver ou se perdre par elle-même Qua- : aussi un fruit de notre liberté: Consensus et opus, etsi
tenus nonnisi sua voluntale aut mata fieret [creatura] non ex nobis, non jam tamen sine nobis. Il faut distin-
673 MÉRITE, ANALYSE THÉOLOGIQUE : SAINT BERNARD 674

Suer, avec saint Paul, Phil., n, 13, le penser, le vouloir eu jus omnis gloriatio impar est causse... Nam et de
et le faire. Le premier vient de Dieu seul; le dernier meritis quid sollicita sit, cui de proposito Dei firmior
peut souvent procéder de mobiles peu moraux; c'est suppetil securiorque gloriandi ratio? A sa suite et à
dans le second que consiste essentiellement le mérite : son exemple, chacun doit s'en remettre à Dieu, qui
Tantum médium nobis reputatur in merilum. Notre saura toujours accomplir ses desseins Faciet, jaciet,
:

vouloir, en effet, est toujours nécessaire et, sans tom- nec deerit suo proposito Deus. Sic non est quod jam
ber dans l'exagération commise par Abélard, voir quœras quibus meritis speremus bona... Sufpcit ad
col. 670, l'abbé de Clairvaux admet sans peine lui merilum scire quod non sufjiciant mérita. Mais l'ora-
aussi, qu'il peut parfois être suffisant Valet itaque : teur d'ajouter, comme pour parer à un reproche de
i nient io ad merilum, actio ad exemplum. lbid., xiv, quiétisme, que nos mérites n'en sont pas moins néces-
46, col. 1026. saires Sed, ut ad merilum satis est de meritis non
:

C'est que le don de la grâce a pour effet de restau- prœsumere, sic carere meritis salis ad judicium est...
rer notre liberté. Entre la creatio et la consummatio, il Mérita proinde habere cures : habita, data noveris...
y a place pour la re/ormatio; et c'est là que gît notre Perniciosa paupertas penuria merilorum; prœsumptio
mérite, parce qu'à la différence des deux autres ce autem spiritus fallaces divitiie... Félix Ecclesia, cui
moment de notre histoire spirituelle comporte un nec mérita sine prœsumplione, nec prsesumplio absque
élément qui dépend de nous Sola quse nobiscum quo-
: meritis deest. Mais de ces deux dangers que sont
dammodo fit propter consensum voluntarium noslrum in l'indigence et la présomption, il semble bien que l'abbé
mérita nobis repulabitur re/ormatio. De là procèdent, de Clairvaux redoute surtout le dernier, puisqu'il
en effet, les diverses œuvres saintes Hœc, cum : continue Habel unde prœsumat, sed non mérita; habel
:

certum sit divino in nobis actilari Spiritu, Dei sunl mérita, sed ad promerendum non ad prœsumendum.
munera; quia vero cum noslrœ volunlatis assensu, Ipsum non prsesumere nonne promereri est ? Ibid.,
noslra sunt mérita, lbid., 49-50, col. 1027-1028. serm. Lxvni, 6, col. 1111.
Mais, dans l'ensemble, c'est la part de Dieu qui En dehors de ces considérations, qui sont plutôt
domine. Car la gloire ne nous est due que parce qu'il d'ordre moral et pratique, saint Bernard s'applique
nous l'a promise Promissum quidem ex misericordia,
: ailleurs à marquer, d'après Rom., vin, 18, les limites
sed tamen ex justitia persolvendum. La « couronne de théoriques du mérite en lui-même par rapport à la
justice i dont parle l'Apôtre, II Tim., iv, 8, s'entend gloire qui en est le terme De selerna vita scimus quia
:

« de la justice de Dieu et non de la sienne propre » : non sunt condignœ passiones hujus lemporis ad jutu-
Justum quippe est ut reddal quod débet; débet autem ram gloriam, nec si unus omnes sustineat. Neque enim
qnod pollicitus est. Et hœc est justitia de qua prœsumit talia sunt hominum mérita ut propterea vita selerna
apostolus promissio Dei. De même, la bonne volonté debeatur ex jure aut Deus injuriam aliquam faceret
qui nous a fait participer à cette justice et mériter nisi eam donaret. Nam, ut taceam quod mérita omnia
cette gloire est encore un don de Dieu Si ergo a Deo : dona Dei sunl, et ita magis propter ipsa Deo debitor est
volunlas est, et meritum... Deus igitur auctor est meriii quam Deus homini, quid sunl mérita omnia ad tanlam
qui et voluntatem applical operi et opus explicat volun- gloriam ? Ainsi le mérite est frappé d'une double
tati. Pris en eux-mêmes, « ce que nous appelons nos insuffisance, et parce qu'il est lui-même un don du
mérites «, ea quee dicimus noslra mérita, ne sont que Dieu qui le rémunère, et parce que cette rémunéra-
des germes d'espérance, des indices de prédestination tion est immensément supérieure à sa valeur. Notons
et, au total, via regni, non causa regnandi. lbid., en passant que le thème était depuis longtemps
51, col. 1028-1030. classique. On peut saisir la même note, à propos du
Tout en reconnaissant, avec l'Église, que la vie même texte de saint Paul, chez Haymon, In Bom.,
surnaturelle résulte d'une coopération entre Dieu et vm, t. cxvn, col. 431; saint Bruno, t. clin, col. 72;
l'homme, on voit que saint Bernard s'applique de Hervé, t. clxxxi, col. 708.
toutes ses forces à faire ressortir la prédominance de Cette humble reconnaissance n'est cependant
celui-là sur celui-ci. Autant sa théologie de la grâce qu'un début, initium quoddam et velut fundamenlum
laisse place au mérite, autant il est certain qu'elle fidei. Il ne suffit pas, en effet, d'admettre que nos
la réduit à son minimum. péchés ne peuvent nous être remis que par Dieu, si
c) Valeur du mérite. —
Ces principes spéculatifs nous n'avons l'assurance qu'ils nous sont remis effec-
expliquent l'attitude pratique de dépréciation dont tivement. De même, quel que soit le déficit de nos
l'abbé de Clairvaux ne se départ presque jamais à mérites, encore est-il qu'il faut en avoir. Ita de meritis
l'égard du mérite humain. quoque, si credis non posse haberi nisi per ipsum non
Avec tous les mystiques, il détourne l'âme de s'ap- sufficit, donec libi pirhibeat leslimonium Spiritus veri-
puyer sur elle-même : Periculosa habilalio eorum qui tatis quia habes ea per illum. In Annunt. B. Marise,
in meritis suis sperant; periculosa quia ruinosa. In serm. i, 2-3, t. clxxxiii, col. 383-384.
Ps. xc, serm. i, 3, t. CLXxxni, col. 188. A l'encontre Quelque insistance qu'il mette à réduire les mérites
de ce pharisaïsme, il prêche l'abandon total à Dieu : humains, on voit que l'abbé de Clairvaux n'entend
Prœtendat aller merilum...; mihi autem adharere Deo pourtant pas supprimer l'obligation d'en acquérir.
bonum est, ponere in Domino Deo spem meam... Hoc Du reste, les mérites du Christ sont là pour en com-
enim lolum hominis merilum, si totam spem suam bler les lacunes. Saint Bernard, en effet, ne peut
ponat in eo qui lolum hominem salvum fecit. lbid., comprendre le désespoir de Cam, Gen., iv, 13, nisi
serm. îx, 5, et xv, 5, col. 218-219, 246. quod non erat de membris Chrisli nec pertinebat ad
Ce mysticisme ardent, où l'œuvre de l'homme s'ef- eum de Chrisli merilo, ut suum prœsumeret, suum
face devant celle de Dieu, s'exprime en accents parti- diceret quod illius est, lanquam rem capilis membrum
culièrement vifs dans ses sermons sur le Cantique des [suam C'est définir par contraste la position
dicit].
cant iques. Aon est quo gratia intret in quo meritum du chrétien, qui peut et doit s'approprier, en tant que
occupavil.... Xam, si quid de proprio inesl, in quantum membre du corps mystique, les mérites de son divin
esl,graliam cedere illi neces.se esl.Deesl graliœ quidquid chef. Aussi l'orateur de s'écrier, au nom de cette
meritis députas. Nolo meritum quod gratiam excludat. solidarité sainte Memn proinde merilum miseratio
:

Horreo quidquid de meo est ut sim meus. In Cant., Domini. Non plane sum meriti inops quumdiu ille
serm. lxvii, 10, ibid., col. 1107. miserationum non fueril. Quod si misericordiœ Domini
Dans le sermon voisin, les mêmes vues s'appli- mullui, multus nihilominus ego in meritis sum. In
quent à l'Église : Félix in sua uniuersitate Ecclesia Cant., serm, lxi, 4-5, ibid., col. 1072-1073.

D1CT. DE THÉOL. CATHOL. X 22


G75 MÉRITE, PREMIÈRE SYNTHÈSE : PIERRE LOMBARD 676
« A époque pas plus qu'aujourd'hui, écrit
cette p. 829. Il va de soique ces divers mérites varient
du haut Moyen Age H. Schultz, loc. cit., p. 261, la suivant la qualité des œuvres, mais aussi des inten-
piété catholique ne trouvait de contradiction entre tions. L. IV, dist. XXXIII, c. ii, p. 950. A la base de
la doctrine augustinienne de la grâce et la doctrine du tous, P. Lombard demande une action positive et'de
mérite. Même quand on attribue tout à la grâce, le caractère pénible Declinure enirn a malo semper vital
:

but suprême qu'on poursuit est encore la rémunéra- pœnam, sed non szmper merelur palmam. La simple
rion du mérite selon les règles de la justice. » De cet résistance à la tentation n'aurait pas été méritoire
état d'âme il n'est pas de témoin plus représentatif que pour le premier homme, pas plus qu'elle ne le fut
l'abbé de Clairvaux. pour les bons anges, parce qu'ils n'avaient à lutter
Tout au plus peut-on dire qu'il insiste de préférence contre aucune inclination au mal. Mais il en va autre-
sur la grâce. Mais ce mysticisme n'est pas seulement ment pour nous, quia ex peccali corruplela proni
une vive expression de cette piété chrétienne qui sunl ad lapsum gressus noslri. L. II, dist. XXIV, ci,
continuera toujours à survivre sous l'armature rigide p. 420-421. De sorte que, pratiquement, il y a pour
de l'École il olfre en lui-même un intérêt théologique.
: nous mérite dans l'abstention du mal tout autant
Par là saint Pernard se rattache, en effet, à la tra- que dans l'accomplissement du bien Vniuersœ viw
:

dition de saint Anselme et, plus loin encore, de saint Domini... sunl juslitia qua a malo declinamus et mise-
Augustin. Or il n'est pas peu curieux de constater que ricordia qua bonum facimus; in his enim duabus
cette préoccupation mystique se trouve rejoindre, omne bonum meritum includilur. L. IV, dist. XL VI,
par un autre chemin, les scrupules dialectiques c. v, p. 1017.

d'Abélard, col. 070, pour compléter et, au besoin, 2. Conditions du mérite. —-Dans le mérite doivent
corriger ce que la considération exclusive du mérite simultanément intervenir l'action de Dieu et celle
humain aurait pu entraîner d'excessif. de l'homme. —Voilà pourquoi, qu'il s'agisse des
3° Premier essai de synthèse : Pierre Lombard. — anges, 1. II, dist. V, c. n, p. 327, ou des premiers
Il restait à dégager ces éléments épars et à les insérer parents, ibid., dist. XXIV, c. ii-m, p. 421, le Maître
dans un cadre scolaire pour les soumettre à l'inves- des Sentences note expressément qu'ils avaient, les
tigation méthodique des théologiens. Ce fut l'œuvre uns et les autres, le privilège du libre arbitre. Par où
de Pierre Lombard. Sans doute les matières relatives il faut entendre une habilitas volunlatis et rationis...

à la grâce restent encore dispersées en divers endroits ad utrumlibet, ibid., dist. XXV, c. i, p. 428. Sans cela
du livre des Sentences; mais, en dépit de cette expo- on doit dire avec saint Bernard, voir plus haut,
sition fragmentaire, « la doctrine du mérite ne s'y col. 671, qu'il n'y aurait pas de mérite Ubi néces-
:

présente pas moins, dans ses grandes lignes, telle sitas, ibi non est liberlas; ubi non est liberlas, nec
qu'elle devait rester la propriété définitive du catho- volunlas et ideo nec meritum. Ibid., c. vm, p. 433. —
licisme ». H. Schultz, loc. cit., p. 264. Et comment Mais la grâce n'est pas moins nécessaire. Une des
l'importance de cette constatation ne serait-elle pas caractéristiques de Pierre Lombard est * le maintien
décuplée par le fait que cet ouvrage allait servir de délibéré de la doctrine augustinienne de la grâce ».
manuel à tous les maîtres des siècles suivants? H. Schultz, p. 265. Non content de reprendre, en
1. Nature du mérite. — Sous forme de verbe ou de général, l'enseignement de saint Augustin, De hœresi
substantif, le concept de mérite est familier à Pierre pelagiana, 1. II, dist. XXVIII, c. i-m, p. 452-456,
Lombard, sans que nulle part il éprouve le besoin il requiert spécialement pour les anges la gratiu
de le définir. On le rencontre abondamment dès le coopérons sine qua non potest proficere rationalis
livre I, dist. XLI, à propos de la prédestination; creatura ad meritum vîtse, 1. II, dist. V, c. m, p. 327,
plus tard encore, quand il s'agit d'expliquer la des- et tout de même pour le premier homme, en mar-
tinée des créatures :anges, 1. II, dist., III, c. vi, et quant bien qu'il s'agit d'un secours surajouté aux
dist. V, c. vi, ou premier homme, 1. II, dist. XXIV, dons natifs que lui assure la création Poterat qui- :

c. i, en attendant qu'il se multiplie au cours des ques- dem per illud auxilium gratise creationis resistere
tions relatives à la grâce, ibid., dist. XXVI-XXVII. malo...; sed non poterat sine alio gratise adjulorio
Mais partout il est employé, utilisé ou discuté comme spiritualiler vivere quo vilam mereretur wternam.
un terme usuel et qui s'entend de lui-même sans autre L. II, dist. XXIV, ci, p. 419.
explication. A fortiori l'humanité déchue a-t-elle besoin d'une
Quelques réflexions incidentes permettent cepen- grâce qui répare en elle les blessures du péché :

dant de voir la notion que le Lombard se fait du Cum per gratiam fuerit reparata, dicitur liberlas ad
mérite. Ce terme a parfois son sens général et étymo- bonum faciendum, quia anlc gratiam libéra est voluntas
logique de droit à une sanction quelconque c'est
: ad malum, per gratiam vero libéra fil ad bonum. L. II,
ainsi qu'il est parlé de meriium obduralionis et mi- dist. XXV, c. vm, p. 434, 435. Par où il faut entendre
sericordiœ, 1. I, dist. XLI, c. i, édition de Quaracchi, un secours divin qui précède {gratia operans) et accom-
p. 253. Mais il s'entend, d'ordinaire, au sens précis pagne (gratia coopérons) tous les actes de notre
de bonum remunerabile, 1. II, dist. XXIV, c. i, volonté. Ibid., dist. XXVI, c. i-n, p. 436-437. Dans
p. 420, c'est-à-dire de droit à une récompense, et tous les cas, cette grâce est absolument gratuite :...
cela, bien entendu, dans l'ordre surnaturel. Voilà Alioquin jam non esset gratia, si ex merito.quod essct
pourquoi le mérite sans autre qualificatif est toujours ante gratiam daretur. L. II, dist. V, c. v, p. 328. Cf.
synonyme de ce que le maître des Sentences appelle ibid., dist. XXVI, c. m
et vu, p. 438 et 443 Gratia :

ailleurs meritum vitve ou meriium salutis, 1. II, dist. prœvenit bonum volunlatis meriium... Dalur autem
V, c. m, p. 327. De même en est-il pour le verbe gratuita, quia nil boni ante feceramus unde hoc mere-
mereri, qui se rencontre, sans difficulté ni équivoque, remur. Le don initial de la foi lui-même ne fait
en des propositions absolues comme celle-ci :Natu- pas exception. L. II, dist. XXVI, c iv, p. 441. C'est
ralem habebant [angeli] dilectionem..., per quam tamen pourquoi la prédestination n'a rien à voir avec nos
non merebanlur. L. II, dist. III, c. vi, p. 323. mérites. L. I, dist. XLI, p. 253-259.
Dans la catégorie des actes méritoires entrent Il faut donc concevoir qu'il y a collaboration entre

toutes nos vertus, c'est à-dire tout d'abord la foi, Dieu et l'homme. Car l'action de la grâce ne se produit
puis la charité et les œuvres qui en découlent. Voir pas sans le concours de notre libre volonté Si vero :

1. I, dist. XLI, c. xxn, p. 255, et 1. II, dist. XXVII, ex libero arbilrio vel ex parle est [virtus], jam Deus non
c. vin, p. 448-449. Les épreuves providentielles de la solus sine homine eam farit. Elle est comme la pluie
vie sont une occasion de mériter. L. IV, dist. XV, c. n, qui féconde la terre, mais sous l'influence de laquelle
MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : TRAITS GÉNÉRAUX 678

la terre à son tour réagit pour faire fructifier les pour nécessaire autant que pour efficace. Sans lui,
germes déposés dans son sein. L. II, dist. XXVII, en effet, l'espérance serait une vaine présomption :

c. vi, p. -117. De ce chîf, assurément, le rôle principal Est enim [spes] certa exspectatio futures beatitudinis
revient à la grâce, mais sans préjudice du rôle secon- veniens ex Dei gratia et ex meritis prœcedentibus...
daire qui dépend de nous, Gratia gratis data inlelli- Sine meritis enim aliquid sperare non spes sed prœ-
gUur ex qua incipiuni bona mérita. Quœ cum ex sola sumptio dici polest. L. III, dist. XXVI, ci, p. 670-671.
gratin esse dicantur non excluditur liberum arbitrium, Mais avec lui l'âme peut se tenir en paix, puisque, au
quia nullum est meritum in homine quod non sit dernier jour, le juste juge doit rendre à chacun secun-
per liberum arbitrium. Sed in bonis merendis prin- dum mérita. L. IV, dist. XXVI, c. i, p. 1013.
cipalitas gratin; principalis causa
aitribuilur, quia Aussi Dieu est-il appelé distri butor et judex meri-
bonorum meritorum est ipsa gratia qua excilatur libe- torum. Ibid., c. ni, p. 1015, 1016. Cf. c. v, p. 1017 :

rum arbitrium et sanatur alque ad/uvatur voluntas Requirendo mérita justiliam exhibebit. Le mérite a
hominis ut sit bona. Ibid., c. vu, p. 448. tellement d'importance dans l'économie providentielle
3. Réalité du mérite. —
Aussitôt que ces conditions que les anges eux-mêmes, chez qui la récompense a
sont réalisées, mérite devient effectif.
le précédé le mérite, n'en sont pas moins appelés, sui-
Or elles le sont tout d'abord, et d'une manière vant une opinion qui a les préférences du Lombard,
éminente, dans la sainte humanité du Christ. Voilà à la mériter ensuite rétrospectivement per obsequia
pourquoi, alors que le Lombard n'a pas retenu le nobis exhibila ex Dei obedientia et reverentia. D'autres
concept anselmien de satisfaction, il applique au allaient plus loin et voulaient qu'ils l'eussent méritée
Sauveur celui de mérite, autour duquel s'organise en vertu de la grâce même de leur confirmation L. II, .

toute sa théologie de la rédemption. L. III, dist. dist., V, c. vi, p. 329.


XVIII, p. 628-634. Cf. J. Rivière, Le dogme de la Bien que Pierre Lombard n'exprime nulle part de
Rédemption. Essai d'étude historique, p. 346-351. — réservé sur la valeur de nos œuvres, il n'en recueille
Mais ce mérite du Christ laisse place au nôtre. Sans pas moins la doctrine augustinienne, déjà bien
proprement éprouver le besoin d'en établir la réalité, connue, selon laquelle nos mérites sont des dons de
le maître des Sentences se contente de le déduire de Dieu et la vie éternelle elle-même, en définitive, une
la collaboration que la grâce a pour effet d'instituer grâce :... Ex gratia, quee non est meritum sed facit,...
entre Dieu et l'homme Gratia preeveniens... non usus
: proveniunt mérita nostra... alque bona opéra quœ
liberi arbilrii est..., qui' nobis est a Deo, non a nobis. Deus rémunérai in nobis, et hmc ipsa sunt Dei dona.
Usus vero bonus arbitra et ex Deo est et ex nobis, et L. II, dist. XXVII, c. x, p. 449-450. Les principaux
ideo bonum meritum est : ibi enim solus Deus operalur, textes de l'évêque d'Hippone sont également par lui
hic Deus et homo. L. II, dist. XXVII, c. xi, p. 450. rapportés m
extenso dans son commentaire de l'É-
Notre mérite a tout d'abord pour objet l'accroisse- pître aux Romains, vi, 21-23, P. L., t. cxci, col. 1412-
ment même de la grâce Ipsa enim gratia non est
: 1413. Cf. ibid., x, 16-17, col. 1479; In I Cor., xv,
otiosa; sed meretur augeri, ut aucta mereatw et per- 10-19, col. 1676.
fici. Ibid., c. i, p. 444. Cet achèvement réside dans Sur la doctrine du mérite comme sur les autres,
les récompenses de la vie présente et de la vie future : le Maître des Sentences a bien réuni tous les éléments
Isti boni motus vel affectus mérita sunt et dona Dei, essentiels de l'ancienne tradition, avec çà et là une
quibus meremur et ipsorum augmentationem et alia première amorce des questions qu'ils commençaient
quae consequenter hic et in futuro nobis apponuntur. à poser devant la réflexion des spéculatifs. Les maté-
Ibid., c. vin, p. 449. En particulier, les mérites acquis riaux étaient prêts et les plans dressés pour l'édifice
ici-basmarquent la mesure dans lequelle les défunts doctrinal que la grande scolastique allait entreprendre
peuvent profiter des suffrages des vivants. L. IV, de bâtir.
dist. XLV, c. h, p. 1006. IL Période d'apogée. — Comme tant de doctrines
Tout ne peut être vrai que des fidèles. Les
ceci restées jusqu'alors à l'arrière-plan des préoccupations
infidèles cependant ne sont pas incapables de tout théologiques, celle du mérite allait, à partir du xm*
bien. L. II, dist. XXVI, c. iv, vu, et dist. XLI, c. i-n, siècle, faire l'objet d'une étude méthodique, d'où elle
p. 441, 443, 523-525. Pierre Lombard, qui leur recon- sortirait avec sa physionomie à peu près définitive.
naît expressément cette faculté, ne doit-il pas logi- Ici peut-être encore plus qu'ailleurs, les résultats
quement admettre que ce bien ne reste pas sans récom- obtenus par l'École se sont tellement bien incorporés
pense? D'aucuns attribuaient à ces œuvres une cer- à notre enseignement actuel, qu'à les retrouver dans
taine valeur en vue de la justification :... Aliqui non l'histoire chacun éprouve l'impression de parcourir
adeo mali sunt ut mereantur sibi graliam non impertiri. un terrain déjà familier. Quelques indications géné-
Nullus enim gratiam mereri potest perquam justificalur; rales suffiront, en conséquence, à marquer ce qu'ils
polest tamen mereri ut non upponalur, ut penilus abji- peuvent offrir de neuf.
ciatur... Alii vero ita vivunt ut, elsi non mereantur 1° Traits généraux de la théologie scolastique du
graliam juslificalionis, non tamen merentur omnino mérite. — Dans le développement historique de cette
repelli et gratiam sibi subtrahi. L. I, dist. XLI, c. h, doctrine, la période scolastique se caractérise par
p. 256. On a parfois attribué au maître lui-même, par quelques traits distinctifs qu'il faut tout d'abord
exemple H. Schultz, p. 266, cette opinion dont il relever. Ils expriment sur ce point particulier le pro-
se fait le rapporteur, alors qu'il l'écarté pour son grès général que représente la théologie médiévale
compte en ces termes péremptoires Sed hoc frivolum : par rapport à celle des siècles antérieurs.
est. Sans qu'il ait précisé nulle part son point de vue, 1. Élaboration didactique de. la doctrine du mérite. —
on peut croire qu'il n'admettait, lui non plus, pour les Tant chez les Pères que chez les premiers scolastiqucs,
infidèles que cette récompense terrestre que ne leur la doctrine du mérite ne se rencontre jamais qu'à
refuse pas saint Augustin. Il n'y a donc pas lieu de l'état épars, au cours d'expositions théologiques ou
ranger Pierre Lombard parmi les ancêtres du mérite exégétiques d'un autre ordre, et comme une notion
de congruo. Mais on retiendra qu'il témoigne de la plutôt supposée connue que proprement étudiée.
tendance naissante qui allait bientôt accréditer ce D'où il suit nécessairement que l'analyse en reste
concept. incomplète et sommaire. La scolastique allait mettre
4. Valeur du mérite. —
Chaque fois que le Maître des fin à cette double infériorité.
Sentences parle du mérite, c'est, tout naturellement, Et d'abord elle assure au mérite la place cj ni lui re-
comme d'un titre aux faveurs divines. Il tient ce titre vient dans l'inventaire' méthodique des vérités de la foi.
679 MÉRITE CHEZ LES SCOL ASTIQUES : ECOLES ET TENDANCES 680

Sans présenter à cet. égard une synthèse de tous —


2. Systématisation de la joi traditionnelle. De cette
points achevée, Pierre Lombard n'en offrait pas moins élaboration scolastique le premier et le plus notabD
une première ébauche de groupement matériel dont résultat, sinon toujours le plus remarqué, fut de
les suggestions ne pouvaient manquer de porter leurs réduire en un système cohérent les éléments de la foi
fruits chez ses commentateurs. La question générale catholique en matière de mérite.
du mérite revient à deux endroits principaux des Il y eut sans doute, comme en toute œuvre humaine,

Sentences à propos déjà de la prédestination, 1. II,


: des tâtonnements et des divergences. Mais, dans l'en-
dist. XLI, mais surtout dans ces distinctions XXIV- semble, il n'est pas douteux que la théologie du
XXVIII du livre II qui constituent comme un premier xm e siècle n'ait fourni â la doctrine de l'Église en
traité de la grâce. Des applications en sont faites tour matière de mérite son cadre définitif. C'est elle,
à tour aux anges, 1. II, dist. V, au premier homme, comme nous le verrons et comme d'ailleurs tout le
1. II, dist. XXIX, et plus encore au Christ, 1. III, monde le reconnaît, qui a présidé aux définitions dog-
dist. XVIII. matiques du concile de Trente, et c'est encore à elle
Ces indications du Lombard sont maintenues et que les théologiens modernes ont recours pour résou-
accentuées dans le résumé classique de maître Ban- dre les problèmes que soulèvent celles-ci ou les diffi-
dinus. Voir en particulier, P. L., t. cxcii, col. 1019, cultés qu'on leur oppose.
1056, 1079-1080. Elles donnent naissance à des disser- A cet égard, un certain nombre de points planent
tations en règle dans les grands commentaires posté- au-dessus de toutes les controverses, auxquelles on
rieurs. C'est ainsi que, sur la distinction XXVII du s'attache parfois plus que de raison, et peuvent être
livre II, saint Bonaventure greffe tout un long article : considérés comme le patrimoine commun des écoles
De gratia in comparationc ad meriti exercilium, édit. de catholiques sans distinction. Nous ne pouvons mieux
Quaracchi, t. ri, p. 661-672. La distinction suivante : faire que d'en emprunter l'énumération à un auteur
De potestate liberi arbitrii sine gratia, lui fournit protestant, peu suspect, dès lors, de complaisances
l'occasion de préciser la valeur des œuvres prépara- apologétiques « La doctrine de saint Thomas sur le
:

toires à la grâce. Ibid., p. 681-692. Sans compter que mérite, écrit H. Schultz, loc. cit., p. 294-295, est, dans
beaucoup de questions générales relatives au mérite ses traits essentiels, restée la doctrine ferme et intan-
interviennent à propos de l'état du premier homme, gible de l'Église catholique jusqu'à nos jours. Mais il
dist. XXIX, a. 1, q. n, p. 687-699; a. 2, q. n, p. 703; faut aussi se rendre compte que l'aspect particulier
a. 3, q. ii, p. 706-708, puis encore, plus tard, au sujet de que cette doctrine a pris chez Duns Scot et les théo-
l'œuvre méritoire du Christ. L. III, dist. XVIII, t. m, logiens nominalistes ne touche pas proprement les
p. 380-396. Moins étendu, le commentaire de saint conceptions fondamentales. Que tout le concept du
Thomas introduit cependant aux mêmes endroits les mérite repose toujours, au fond, sur la libre volonté
éléments essentiels de la théologie du mérite. Voir de Dieu et n'est donc pas un concept juridique au
In Il am Sent., dist. XXVII, a. 3-6 et dist. XXIX, a. 4, sens strict; que tout mérite de condigno procède de la
Opéra omnia, édit. Vives, t. vni, p. 366-372 et 391-392; volonté humaine, d'une part, qui peut naturellement
In III am Sent., dist. XVIII, ibid., t. ix, p. 272 284. se montrer active, même dans la souffrance, et de la
Parallèlement à l'œuvre des sententiaires propre- charité, d'autre part, c'est-à-dire d'une direction de
ments dits, d'autres, dans ce cadre alors reçu, fai- l'âme vers Dieu considéré comme le souverain Bien,
saient œuvre déjà plus personnelle. La doctrine du direction que la grâce de Dieu seule peut imprimer
mérite trouvait naturellement sa place plus ou moins à l'homme; que le mérite peut être acquis par nous
déterminée dans ces premiers essais de synthèse théo- dans l'état de «voyageurs » seulement, c'est-à-dire dans
logique, comme on peut s'en rendre compie chez Ro- l'état "d'une grâce non encore consommée; que la vie
bert Pullus, Sent., I, 13-11, P. L., t. clxxxvi, col. 700- éternelle peut être obtenue comme récompense du
708 cf. V, 36, col. 859 chez Alain de Lille, De artic.
; ; mérite toutes ces thèses et bien d'autres encore sont
:

cath. firlei, u, 16-20, P. L., t. ccx, col. 608-609; fermement acquises pour Duns aussi bien que pour
Theolog. reg., 71-74, 82-94, ibid., col 657-659, 663- Thomas. »
671; chez Pierre de Poitiers, Sent., III, 1-4, P. L., Or thomisme et scotisme sont les deux doctrines
t. ccxi, col. 1039-1051; cf. IV, 14, col. 1192-1196. rivales entre lesquelles se partagent les théologiens à
Guillaume d'Auvergne lui consacre même un véritable partir du xiv« siècle. Il n'est pas sans intérêt de
petit traité vers la fin de sa Summa de vitiis et vir- constater que, sur l'essentiel de la tradition catho-
tutibus, édit. de Nuremberg, 1496, fol. ccxxvm v°- lique, leur accord était parfait.
ccxxxi v°. —
3. Écoles et tendances. Cette unité sur les données
Au terme de ces communs efforts apparaissent les fondamentales du dogme chrétien et les grandes lignes
Sommes théologiques, où le mérite vient s'insérer en de son interprétation ne doit cependant pas faire
son lieu. Voir déjà, par exemple, Alexandre de Halès, méconnaître à l'historien la diversité que provoquait
qui pourtant reste plutôt fidèle à la méthode encore la concurrence des écoles ou la tournure différente
un peu dispersée du Maître des Sentences. Sum. des esprits.
theol., p. II a q. lxxv, m. 5; p. HI a , q. xvi et q. lxix,
,
n) Chez les scolastiques. — En présence des grands
m. 5. Il y a plus d'ordre dans saint Thomas, qui s'en mystères du surnature], il y eut toujours place, dans
occupe à deux reprises ex professo une première
: les limites de l'orthodoxie, pour des conceptions
fois, d'un point de vue philosophique, comme suite diverses, plus ou moins consciemment inspirées par
normale de l'acte humain, I -II a œ q. xxi, a. 3-4;
,
les principes philosophiques ou théologiques dont
une deuxième, du point de vue théologique, comme chaque docteur était tributaire. Elles devaient,
« effet de la grâce ». Ibid., q. exiv. comme de juste, s'accentuer à mesure que la doc-
En même temps qu'elle entrait en son rang dans la trine du mérite devenait l'objet d'une étude ex pro-
construction doctrinale élevée par l'École, la doc- fesso. Le propre du Moyen Age, l'organisation scolaire
trine du mérite était soumise à un travail technique aidant et aussi l'esprit de corps des familles reli-
de définitions, de distinctions et d'analyses, qui per- gieuses qui en faisaient les principaux frais, fut de les
mettait d'en préciser les différents aspects et fournis- développer en systèmes et concentrer en écoies qui en
sait à chaque docteur l'occasion de prendre parti perpétuaient la tradition.
autour de problèmes bien déterminés. Dans la théo- Au plus bel âge de la scolastique, on sait qu'il y
logie du surnaturel, la question du mérite formait dès eut une école franciscaine et une école dominicaine,
lors un chapitre distinct. caractérisées, celle-là par un attachement plus fidèle
-

GSi MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : RÉALITÉ DU MÉRITE 082

à l'augustinismc traditionnel, celle-ci par une plus expressément retenue, col. 077, elle devait tout natu-
grande faveur à l'aristotélisme naissant. Sur la ques- rellement passer chez les théologiens postérieurs. Voir,
tion du mérite, elles diffèrent par la manière d'en par exemple, S. Bonaventure, In III" m Sent., dist.
comprendre les conditions. Et il se rencontre que XVIII, a. 1-2, t. m, p. 379-393; S. Thomas d'Aquin,
l'école franciscaine ne demande, pour le fonder, que Sum. thcol., III q. xlviii, a. 1; Hugues de Stras-
l
,

l'influence générale de Dieu et, par suite, reconnaît bourg ('?), Compendium thcol. verit., iv, 10, dans
formellement à nos actions naturelles le caractère Albert le Grand, Opéra omnia, t. xxxiv, Paris, 1895,
d'une véritable préparation à la grâce. D'un mot, elle p. 140-141. Mais le mérite du Christ n'empêche pas
accorde aux œuvres humaines leur maximum de celui du chrétien.
valeur et, de ce chef, elle est taxée de « néo-semipéla- On a parfois prétendu que la pente de son augus
gianisme » par les historiens protestants. F. Loofs, tinisme devait entraîner saint Thomas, et sans nul
Dogmengescliichtc, p. 547. En regard, l'école domini- doute avec lui tout son temps, à « ne plus laisser
caine réclame plus nettement l'action d'une grâce spé- aucune place au mérite humain », H. Schultz, loc. cit.,
ciale à la base du mérite et, par voie de conséquence, p. 273, cf. Loofs, Dogmengeschichte, p. 551, de sorte
entend d'une manière moins généreuse pour la nature que, s'il l'admet dans la suite, comme tout le monde-
l'adage : Facienti quod in se est Deus non denegat en convient, ce serait par une sorte d'anomalie. En
gratiam. Sans trop vouloir les opposer, voir Justi- réalité, la théologie du Moyen Age avait une concep-
fication, t. vm, col. 2118-2120, il faut bien cons- tion autrement souple et profonde des rapports entre
tater, entre ces deux écoles, de sérieuses nuances sur l'homme et Dieu, qui lui permettait de maintenir
l'origine et le rôle du mérite de congruo. aisément, dans l'économie du s: lut, sans les sacri-
Les deux s'accordaient tout au moins à faire du fier l'une à l'autre, les droits respectifs de la Cause
mérite un titre réel devant Dieu. Ce réalisme trouva première et des causes secondes.
un adversaire en la personne de Scot, dont les prin- C'est ainsi que, pour saint Thomas, le mérite est
cipes furent ensuite systématisés par l'école nomina- tout d'abord une des conséquences naturelles de l'acte
liste qui devait si largement régner sur tout le xiv e humain, et cela non pas seulement devant les hommes,
et le xv« siècle. Elle conserve la confiance que les pre- mais aussi devant Dieu, qui se doit de sanctionner
miers franciscains témoignaient aux forces de , la nos œuvres dans la mesure où elles se rapportent ou
nature et en môme temps elle réduit la valeur de nos non à notre fin dernière et au bien de la collectivité.
œuvres surnaturelles, qui reste subordonnée à l'accep- Sum. theol., I a -II iE q. xxi, a. 3-4. Dans l'ordre de la
,

tation bienveillante de Dieu. Tout l'équilibre de grâce, une difficulté survient par le fait de la trans-
l'école thomiste se trouvait menacé à la fois. cendance et de la gratuité qui caractérisent les récom-
b) Chez les mystiques.—A côté des spéculatifs, qui penses surnaturelles. Entre l'homme et Dieu, il ne
se livraient ainsi à l'analyse de plus en plus aiguë de la saurait y avoir ici, à proprement parler, simpliciter,
doctrine du mérite, il ne faut d'ailleurs pas oublier de ratio justitiœ et, par conséquent, pas davantage de
les mystiques, qui la vivaient et tendaient à la faire ratio meriti, parce qu'une distance infinie les sépare
vivre autour d'eux. et que l'homme tient de Dieu tout ce qu'il a. Mais il
Portés de préférence à envisager toutes choses en y a place pour le mérite secundum quid, c'est-à-dire
Dieu, ils devaient être tentés de réduire en conséquence, celui qui survient dans un ordre ainsi réglé par Dieu.
sinon de sacrifier entièrement, la valeur des œuvres Et ideo meritum hominis apud Deum esse non polesl
humaines. Aussi les protestants ont-ils eu l'illusion nisi secundum prœsuppositionem divinse ordinalionis,
de trouver en eux des ancêtres. Sans autoriser cette homo consequatur a Deo per suam opera-
ita scilicet ut
prétention, l'bistoire impose de reconnaître que la tionem quasi mercedem ad quod Deus ci uirtutem ope-
tradition pessimiste de saint Bernard, qui rejoint randi deputavit. Ibid., q. exiv, a. 1. — De cette dis-
dans le passé le plus ancien celle de saint Augustin tinction A Harnack écrit, Dogmengeschichte, t. ni,
et de saint Paul, a eu de larges survivances à travers p. 034, n. 2, qu'elle est un « manteau religieux que
le Moyen Age. Bien qu'il soit assez difficile d'attein- saint Thomas suspend autour de cette notion de
dre aujourd'hui cette littérature et plus encore d'en mérite qui heurte la religion ». Pour qui n'est pas
mesurer exactement la portée, il n'en faut pas moins aveuglé par les préjugés de la Réforme, elle définit plu-
lui faire une place pour mieux réaliser la manière dont tôt, avec une parfaite précision, la ligne suivant laquelle
la pensée médiévale, en dehors des œuvres d'école, lesentiment moral rejoint ici le sentiment religieux.
a estimé l'homme et le prix de ses actions. Le mérite ainsi entendu devient, non seulement
Sans donc s'imposer la tâche monotone autant possible, mais réel. Car l'homme contribue par ses
qu'inutile d'analyser en détail la doctrine de chaque œuvres à réaliser cette gloire de Dieu qui est la fin de
maître, ce qui entraînerait de perpétuelles répéti- tout l'ordre créé Deus ex bonis nostris non quseril
:

tions sans le moindre profit, il suffira de parcourir utilitatem, sed gloriam... Et ideo meremur aliquid a
les principaux problèmes sur lesquels l'École a mis Deo, non quasi ex nostris operibus aliquid ci accrescat,
sa marque et de noter, à l'occasion, les mouvements sed in quantum propler ejus gloriam operamur. Ibid.,
significatifs qui ont pu se produire à leur endroit. ad 2 um

.

2° Réalité du mérite. On ne sera pas surpris que, D'ailleurs, ce fondement théologique du mérite
sur la question élémentaire mais d'autant plus capi- n'est pas incompatible avec sa raison d'être anthropo-
tale de la valeur des œuvres humaines devant Dieu, logique Gloriosius est homini, enseigne saint Bona-
:

règne l'unanimité le plus absolue. Il ne pouvait pas venture, oblinere beatiludinem per mérita quant sine
exister de difficulté sérieuse sur ce point, que ne trou- merilis... Et quoniam Dominus in conferendo pnemium
blait encore aucune controverse; mais il restait à non tantum attendit suie liberalitatis manifestationem,
rattacher le mérite aux données essentielles de la immo etiam glorise nostrœ promotionem, hin<*. est quod
raison et de la foi, ainsi qu'à délimiter, si l'on peut maluil nobis dure œlernam bealitudincm per impie
ainsi dire, lechamp pratique de son application. C'est lionem mandatorum et meritum obedienlise quam nullo
à quoi le génie méthodique de l'École s'est tout merilo prœcedenle. In III wa Sent., dist. XXXVII,
d'abord employé. a. 1, q. i, t. m, p. 814; cf. ibid., dist. XVIII, a. 2, q. i,
1. Question de principe : Fondement du mérite. — p. 387; In //"'" Sent., dist. V, a. 2, q. i, p. 151.
Au moins depuis saint Anselme, la catégorie du mérite Ces deux raisons connexes permettent de com-
est une de celles qui servaient à exprimer l'œuvre du prendre que le mérite appartienne à l'économie chré-
Christ. Du moment que Pierre Lombard l'avait tienne de la révélation.
683 MÉRITE CHEZ LES SCOL ASTIQUES : RÉALITÉ DU MÉRITE 684

2.Conditions générales du mérite. Pour devenir — principaliler a gratia, quia gratia... dirigit liberum
une le mérite suppose deux conditions soli-
réalité, arbitrium in exercitio virlutum. Voir de même Qwest,
daires, savoir la liberté de l'homme et la grâce de in Epistolas Pauli : In Rom.,q. au, P. L.,t. clxxv,
Dieu. col. 460.
Le rôle du libre arbitre est, en soi, si peu contes- En un mot, c'est l'axiome fondamental du concours
table, il était alors si peu contesté qu'on ne se don- de Dieu et de l'homme qui se retrouve ici comme
nait pas la peine de l'établir. Mais il n'est pas inutile en un cas particulier.
de remarquer avec quelle force les docteurs les moins 3. Question d'application : Nature de l'œuvre méri-
portés à réduire les droits divins affirment ce caractère toire. —
Sur ces principes, qui dessinent ce qu'on
de spontanéité, ce pouvoir créateur qui en fait tout pourrait appeler la métaphysique du mérite, se greffe
à la fois la raison d'être et le prix. Un acte méritoire une psychologie qui précise en quoi consiste la part
doit être in poleslate ipsius [agentis] ila quod habeal réservée à notre effort.
dominium sui aclus, enseigne saint Thomas. Sum. Contrairement à un préjugé dont les prolestants
theol., I a -II œ q. xxr, a. 2. Et ce « domaine » est pos-
,
n'arrivent pas à se défaire, le mérite n'est pas essen-
sible, môme sous la motion divine, quod homo sic tiellement lié à la notion d'oeuvre surérogatoire.
movetur a Deo ut instrumentum quod lamen non excla- L'indécision qui pouvait subsister encore à cet égard
ditur quin moveat seipsum per liberum arbilrium. Ibid., dans saint Anselme, voir col. 666, est désormais clai-
a. 4, ad 2 um Ainsi le mérite représente quelque chose
. rement dissipée. En effet, il est entendu que le mérite
qui vient ex bonis noslris, q. exiv, a. 1, ad 2 um plus ,
tient seulement au bon usage de notre liberté et, par
encore quelque chose de nous-mêmes In quantum : conséquent, qu'il est susceptible de s'appliquer à
seilieet homo habet prse cœteris crealuris ut per se agat toutes nos actions. Totum quod homo est et quod potest
voluntarie agens. Ibid., art. 4. Cf. Scot, Opus Oxon., et habet, explique saint Thomas, ordinandum est ad

1. IV, dist. XXII, q. unie, n. 10, édit. de Lyon, Deum, et ideo omnis aclus hominis bonus vel malus
1639, t. ix, p. 461, qui, pour expliquer la reviviscence habet rationem meriti vel demerili apud Deum quantum
des mérites, donne cette raison : Mérita erant aliquo est ex ipsa ratione actus. Sum. theol., T^-IV, q. xxi, a. 4,
modo opéra hominis. Et ideo illa sanl sibi semper salua ad 3 um . Il suffît qu'elles soient faites sous l'influence

in acceptatione Dei. de la charité qui les rend agréables à Dieu. Ibid., q.


Un des précurseurs immédiats de la scolastique, exiv, a. 4.
Alain de Lille, croyait pouvoir faire du libre arbitre De ce chef, peu importe que l'acte soit dû par ail-
une simple cause occasionnelle Libertas enim occasio : leurs, pourvu que s'y ajoute la part de notre volonté
estmeriti; pênes enim liberum arbilrium est velle vel personnelle : Homo in quantum propria voluntate facit
nolle,nec ipsum est efficiens causas sed ad hoc faciens, illud quod débet meretur. Ibid.. a. 1, ad l um Le carac- .

non suffîciens. Theol. reg., 90, P. L., t. ccx, col. 669. tère plus ou moins pénible de l'œuvre est également
Voir de même Hugues de Strasbourg (?), Comp. theol. secondaire. Ibid., a. 4, ad 2 um Mais il n'en est pas
.

verit., v, 13, p. 163.Beaucoup plus justement saint moins vrai, contrairement à la doctrine d'Abélard,
Bonaventure le donne comme le principium, voire voir col. 670, que l'acte extérieur ajoute normale-
même principium primum operis laudabilis et meri- ment quelque chose au mérite, parce qu'il est le terme
torii. In III™ Sent., dist. XXIII, a. 1, q. n, t. m, de la volonté intérieure. Ibid., q. xx, a. 4.
p. 476; cf. ibid., dist. XXXIV, a. 1, q. i, p. 736. Le Compendium thtologicœ verilalis, v, 13, p. 162,
Bien entendu, la grâce n'est pas moins absolument demande pareillement que les actes méritoires soient
requise. Cette nécessité se fonde rationnellement sur faits, non seulement in charitate, mais ex charitale.
la notion même du surnaturel, dont la scolastique a Ce même auteur souligne en termes assez pittoresques,
pris une nette conscience Vila œterna est finis exce-
: ibia., 12, la nécessité de la bonne intention Non :

dens proporlionem natures humante...; et ideo homo per bonum facere sed bene facere laudabile est; non enim
sua naturalia non polest producere opéra meriioria verbis sej adverbiis meremur. Unde versus :

proportionala vilœ selernse, sed ad hoc exigilur altior


In vitae meritis prsesunt adverbia verbis.
virlus quai est virtus gratias. S. Thomas, Sum. theol.,
l'-II'', q. cix, a. 5. même dans l'état d'in-
Dès lors, On trouve dans saint Bonaventure la même psycho-
nocence, l'homme pas soustrait à cette loi
n'était logie de la charité. Celle-ci est suffisante pour fonder
essentielle de la créature Nulla natura creata est : le mérite qui, dès lors, peut se vérifier dans une
suffîciens principium aclus meritorii vitas œternœ nisi action quelconque Dicitur merilorium omne opus
:

superaddatur aliquod supernaturale do nu m quod gratia quodeumque sit, dum tamen ex radice carilatis procédât.
dicitur. A quoi s'ajoute, pour le cas de l'homme Même la simple abstention peut avoir son mérite,
pécheur, la nécessité supplémentaire d'une grâce mé- quia respuil et contraria affectione afficitur contra
dicinale propter impedimentum peccati. Ibid., q. exiv malum, et l'auteur invoque ce principe pour inter-
a. 3. préter un passage obscur où le Maître des Sentences,
Saint Bonaventure ne se prononce pas d'une ma- voir col. 676, semblait dire le contraire. In II um Sent.,
nière moins catégorique Tarn ex fuie quam ex auc-
: dist. XXIV, dub. i et n, t. n, col. 572. Cf. ibid.,
loritalibus, écrit-il, oportel supponere quod impossible dist. XXVII, a. 2, q. m, p. 668, et In III™ Sent.,
est aliquod merilum esse sine gratia. In II" m Sent., dist. XXVII, a. 2, q. i, t. m, p. 602-601. Le Docteur
dist. XXVI, a. unie, q. ri, t. n, p. 634. Voir, pour le séraphique attache néanmoins plus d'importance que
développement de sa pensée, ibid., dist. XXIX, a. 1, saint Thomas à la difficulté de l'acte Ubi major diffi-
:

q. ii, p. 697-690, où il distingue les mêmes sources de cullas ibi major In III um
est ratio virlulis et meriti.
nécessité que saint Thomas. Sent., dist. XXX,
unie, q. vi, t. m, p. 668. Cette
a.
Il faut entendre, au demeurant, que ces deux agents considération entre chez lui en ligne de compte pour
ne se séparent pas. Une très heureuse formule du démontrer que la grâce est aujourd'hui pour nous une
Docteur séraphique, ibid., dist. XXVII, a. 1, q. i, source plus efficace de mérite qu'elle ne l'eût été
p; 654 en marque bien l'intime solidarité Gratia est : dans l'état d'innocence. In II am Sent., dist. XXIX,
ad hoc quod faciat hominem Deo acceptum...; est eliam a. 3, q. n, t. n, p. 707. Voir à ce propos un. groupement
ad hoc ut opus a libero arbitrio egrediens sit meri- considérable de textes empruntés aux scolastiques
torium apud Deum. Cf. Hugues de Strasbourg Cl), postérieurs dans Altenstaig, Lexicon theol., art. Actus
Comp. theol. verit., v, 13, p. 162 Opéra meriioria lota- : meritorius, Anvers, 1576, fol. 5.
liter sunt a gratia et totaliter sunt a libère arbitrio, licet Au total, la réalité du mérite n'a rien que de normal
685 MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : DIVERSES SORTES DE MÉRITE 686
quand on admet cette intime collaboration de Dieu Novatien connaît formellement, au terme de la des-
et de l'homme qui est, dans l'économie de la foi chré- tinée humaine, et prœmia condigna
et mérita pcenarum.
tienne telle que l'a toujours conçue l'Église, le terme De Trin., 1, P. L., t. m, col. 911.
Et de même saint
suprême de l'ordre surnaturel. Dès lors, on peut dire Fulgcnce Futurum [tempus] justœ retributioni serval
:

de l'École en général ce qu'un écrivain protestant a dit [Deus] quo unusquisque pro qualitate credulitatis et
de saint Thomas « Toute la religion y est dirigée vers
: operis condigna... recipiat,De remiss, pecc, n, 21, P.L.,
le mérite comme but final, et cependant il semble que t. lxv, col. 572, sans prétendre évidemment par là
la doctrine augustinienne de la grâce y soit pleine- contredire saint Augustin, qui écrivait des damnés :

ment maintenue. » Kunze,


Yerdienst, p. 503.
J. art. Non tanta quanta digni sunl pcenarum atrocitate cru-
Bien entendu, comme l'observe H. Schult7, p. 282, ciari. De civ. Dei, XXI, xxiv, 3, P. L., t. xli, col. 739.
un chrétien évangélique trouvera que celte doctrine ressort de ces exemples que le terme condignus
Il

est une altération de l'Évangile ». « Mais, continue désigne le mérite tout court, en tant qu'il répond à
l'auteur, il persuadera difficilement à un catholique une loi de justice, et non pas encore une branche spé-
sincère qu'elle n'est pas augustinienne, qu'elle enlève ciale dans ce genre commun. En tout cas, celui de
au Christ son honneur, qu'à rencontre de la grâce elle congruus, qui devait devenir plus tard son corrélatif,
attribue à notre propre effort humain une partie tout est encore son équivalent. Témoin le même Filas-
au moins de nos mérites au bonheur. » En dépit du trius, qui présente les élus comme mercedem congruam
scepticisme dont procède ce jugement, c'est au catho- adepturi. Hœres., 150, col. 1290. Cf. Prudence, Cathe-
lique, à n'en pas douter, que l'examen impartial des merinon, xi, 110, P. L., t. lix, col. 900 Meritis repen-
:

faits donne raison. del congrua.


3° Diverses de mérite.
sortes —
cette doctrine A Aussi les deux sont-ils assez souvent unis en couple
commune, dont assurait ainsi la mise en œuvre
elle comme manifestement synonymes, et cela non pas
méthodique, la scolastique allait ajouter une impor- seulement dans des formules de pure amplification
tante précision, en distinguant diverses variétés de sans intérêt doctrinal, comme celle, par exemple, de
mérite. Toute notre théologie actuelle sur ce point est saint Léon, Serm., xlvii, 1, P. L., t. liv, col. 295,
dominée par la distinction entre le mérite de condigno mais à propos des sanctions divines. C'est ainsi qu'on
et de congruo. Or c'est au xm' siècle que l'on voit pour peut lire dans saint Augustin, De lib. arb., III, xn, 35,
la première fois apparaître ces notions. Il faut d'au- P. L., t. xxxn, col. 1288 : Dei potestas... omnibus
tant plus en remarquer l'a ,'ènement que cette nomen- congrua et condigna retribuens. Cf. S. Fulgence, Ad
clature nouvelle est tout à la fois l'indice et la cause Monim., i, 14, P. L., t. lxv, col. 163 : Considerata
du progrès accompli sur le fond par l'analyse plus operum qualitate, illa credamus a Dco prœdestinata
exacte de ce rapport fondamental entre l'homme et quœ misericordise vel sequitati divinœ condigna repe-
Dieu qu'il s'agit avant tout d'exprimer. riuntur et congrua. Et encore De remiss, pecc, n, 19,
1. Aperçu historique. —
Rien ne serait plus instruc- col. 570 :Quisquis ostenderit cuilibet... denarium jussw
tif que de reconstituer l'histoire de ces termes, dont Domini datum digne congrueque speret cuilibet...
l'importance est à peine moindre pour la question regnum cselorum largitate Domini con/ercndum.
présente que ceux qui, dans d'autres cas, se sont incor- Il n'y a pas davantage à faire état, avec R. Seeberg,

porés à la définition même du dogme. Faute de don- Dogmengeschichte, t. m, p. 415, d'expressions telles
nées suffisantes, on devra malheureusement s'en tenir que condigna satisfactio ou condigna pœnitentia, qui
à quelques indications. reviennent assez souvent dans les livres pénitentiels
a) Époque patristique. —
Pour la formule de condi- du haut Moyen Age. Voir, par exemple, Réginon de
gno, semble que la lettre a pu en être suggérée,
il Prùm, De synod. caus,is et discipl. eccl., r,. 303, et n,
sinon fournie, par l'Écriture. 429, édit. Wasserschleben, Leipzig, 1840, p. 140 et
Sans parler, en effet, de textes comme Tob., ix, 2, 381 Burchard de Worms, Décret., n, 229, et xix,
;

et Esth., vi, 11, où l'adjectif condignus est employé 3, P. L., t. cxl, col. 664 et 950. Il ne s'agit en tout
dans son sens commun sans relief spécial, il apparaît ceci que de la proportion entre l'œuvre satisfactoire
ailleurs dans un contexte qui peut davantage faire et les exigences du code ecclésiastique. Isidore de
penser au mérite. On lit dans II Mach., iv, 38, à Séville, Difjer., i, 361, P. L., t. lxxxiii, col. 47, se
propos du sacrilège Andronicus Domino illi condi- : préoccupe bien de préciser la nuance des deux verbes
gnam retribuente poenam. et surtout dans Rom., vm, meruit et promeruil; mais, sur la notion même de
18 Non sunl condignœ passiones hujus temporis ad
: mérite, il ne semble pas avoir la moindre curiosité.
juturam gloriam. Dans les deux cas, le mot évoque C'est d'une autre source que devait plus tard sortir
bien l'idée de proportion stricte, de mérite rigoureux, le progrès.
mais en soi, si l'on peut ainsi dire, et sans aucune idée b) Moyen Age. — En se livrant à l'analyse du
de précision comparative par rapport à une autre mérite, la dialectique médiévale n'allait pas tarder,
espèce qui le serait moins. en effet, à y découvrir d'importantes nuances. Car,
Ce terme est passé avec le même sens dans la langue s'il est essentiellement un titre devant Dieu, il s'en
patristique. On ne s'étonnera pas que l'influence litté- faut qu'on puisse toujours lui reconnaître la même
raire de l'Apôtre se fasse sentir à cet égard dans le rigueur. La réflexion théologique devait faire surgir
commentaire de Pelage, où l'on lit, en effet, sur Rom., des distinctions dans un concept général qu'on s'était
vm, 18 Nihil posset homo condignum pâli gloria
:
contenté jusque-là d'envisager en gros.
cxlesli, P. L., t. xxx (édit. de 1865), col. 708. Cf. In On trouve un premier exemple de cette direction
II Thess., i, col. 012 Scientes nutlam passionem esse
: sous la plume d'un disciple d'Abélard, Roland Ban-
condignam. Mais d'autres s'en servent également. dinelli, le futur Alexandre III. A propos du Christ,
Ainsi Filaslrius parle de condigna sententia à propos l'auteur fait incidemment cette remarque Dicimus
:

de la condamnation portée sur Adam par Dieu, itaque quod Christus meruit et ipse solus vero nominh
liserés., 114, P. L., t. xii, col. 1238, et, au sujet du merendi meruit. A. Gietl, Die Sentenzen Rolands,
jugement divin sur l'humanité, de secundum peccatum Fribourg-en-B., 1891, p. 181. Ce qui compte le plus ici,
<'indigna repensio. Ibid., 125, col. 1252. Un peu plus ce n'est pas tant la différence établie entre le Christ et
loin, le mot voisine avec celui de mérite Debemus... : le concept même de mérite qui lui sert de
currere... non cum prœsumptione et jactantia, quasi base. Par le fait qu'il distingue le mérite proprement
noslra virtute et justifia condigna, ut non Christi dit, vero nomine merendi meruit, l'auteur suppose
mereamur salvari clemenlia. Ibid., 128, col. 1256. nécessairement l'existence d'un autre, auquel con-
,

(387 MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : DIVERSES SORTES DE MÉRITE 088

vient le môme « nom » encore qu'il soit plus impar- division binaire qui devait prévaloir et l'on remar-
fait.Car on entend bien que Roland ne veut pas nier quera que l'évêque de Paris la donne tout à la fois
le mérite de la créature, auquel il faisait allusion à comme ancienne, dixerunt magistri, et commune,
propos des ailles, ibid., p. 91. De ce mot fugitif il faut dicunt adhuc. On n'a pas jusqu'à présent de raison
seulement retenir la tendance dont il procède un : pour contester ce témoignage, pas plus que de moyen
besoin d'analyse commençait à se faire sentir qui pour le vérifier.
conduisait à soupçonner dans le mérite diverses caté- Cependant on trouve, à côté, la trace persistante
gories. de nomenclatures plus complexes. Saint Bonaven-
Il est peu probable que cette préoccupation ait été ture adopte assez régulièrement la triple division en
propre à notre auteur. Pour justifier son observation, meritum congrui, digni et condigni. Le meritum digni
il se réfère à l'autorité de saint Hilaire, qu'il cite en est celui du juste qui mérite pour un autre et, de ce
ces termes Ad hoc ut quis ve.ro nomine merendi
: chef, répond à une catégorie intermédiaire Ad gra- :

mereatur necesse est ut in se habeat secundum quod tiam alleri promerendam non omnino ex condigno
possit mereri, et ut se auctore mereatur, et ut habeat pre \juslus operatur] quia peccator omni bono est indignas,
se a quo possit premiari. En réalité, le texte d'Hilaire nec solum ex congruo quia justus dignus est exaudiri.
auquel il fait allusion est beaucoup moins explicite. In Z™ Seat., dist. XLI, a. 1, q. i, t. i, p. 729. Cf. In
Mereri enim, écrit celui-ci, De
Trin., xi, 19, P. L., t. x, 7// um Sent., dist. IV, a. 2, q. n, t. m, p. 107.
col. 413, ejus est qui sibi ipsi meriti acquirendi auctor La même triple division est retenue par le Compen-
existât. II s'agit donc d'une parole qui s'était déjà dium théologien? veritalis, v, 11, p. 161, qui la donne
transformée chez les glossatcurs qui la convoyèrent comme « générale »: Prsefati 1res modi merendi gene-
jusqu'au xn e siècle. Cette élaboration traduit, par raliter habentur. Il en connaît cependant d'autres, ma!s
conséquent, un obscur travail théologique dont notre qui peuvent se ramener à ce cadre Unde si alii inve-
:

auteur est à la fois le témoin et l'héritier. niuntur, ad eosdem très reduci poterunt. En effet,
En vertu de la même loi, tout porte à croire qu'il Alexandre de Halès, Sum. theol., p. IID, q. xvi, m. 1
eut également des successeurs. Mais l'état actuel de parlait aussi de meritum interpretativum pour le cas
nos informations sur les sources de la théologie mé- de celui qui fait une œuvre bonne avec une intention
diévale ne nous permet pas d'autres précisions. On lit mauvaise, tandis qu'ailleurs cette expression semble,
bien chez Robert Pullus, Sent., I, 14, P. L., t. clxxxvi, d'une manière plus générale, synonyme de meritum
col. 702-704 In corpore agimus, ut post corpus et
: congrui. Ainsi, par exemple, p. III a q. lxix, m. 5, a. 2
,
:

item receplo corpore condiyna recipiamus. Le pseudo- Meritum interpretativum appellalur quando non est
Hugues de Saint-Victor semble déjà plus précis, quand aliqua condignitas in recipienle et tamen ci exhibe!
il écrit sous l'influence de saint Paul Mérita sanc- : Deusdonumsuum ex sua liberalilate ac si ille per opéra
torum... ad tam excellentem gloriam promerendam non meruissel. Saint Bonaventure conserve encore la
sunt condigna. Quiest. in Rom., 202, P. L., t. clxxv, première acception. Elle s'entend assez d'elle-même :

col. 481. Il ne paraît pas cependant que rien ici dépasse si Dieu récompense une action de ce genre, c'est qu'il

encore le sens objectif que 1 on a vu déjà courant 1' « interprète » comme si elle était réellement méri-

chez les Pères. toire alors qu'elle ne l'est pas. In III am Sent., dist.
L'analyse théologique, au contraire, reprend visi- XVIII, a. 1, q. n, t. m, p. 383. Mais ce n'est évidem-
blement ses droits chez Alain de Lille, qui frôle déjà ment là qu'une variété du mérite de congruo et l'on
les formules aujourd'hui reçues. Après avoir défini peut en dire autant du meritum digni.
le mérite au sens « propre » Mereri proprie notât
: Aussi ces subdivisions n'ont-elles pas survécu.
exigere, il en distingue aussitôt une variété de second Saint .Thomas, qui connaît encore le meritum interpre-
ordre Notât congruum esse ; unde de beata Maria
: tatum dans son Commentaire sur les Sentences, In
Virgine dicitur quod meruit portare Salvatorem, non III am Sent., dist. XVIII, q. i, a. 2, Opéra, édit.
quod hoc exigèrent ejus mérita, sed quia ad hoc ralione Vives, t. ix, p. 275, ne semble plus en tenir compte
innocentiez fuit congrua. Dist. dict. theol., au mot dans la suite. Partout ailleurs il s'en tient aux deux
mereri, P. L., t. ccx, col. 857. Deux points sont ici espèces actuellement reçues, et sa grande autorité n'a
nouveaux, d'abord la distribution du mérite sur deux sans doute pas peu servi à accréditer la classification
plans distincts celui de la stricte exigence et celui de définitive en mérite de condigno et de congruo.

:

la simple convenance, puis, pour désigner le plan infé- 2. Définition théologique. Sur le concept exprimé
rieur, l'adoption du terme congru us, qui s'oppose ainsi par ces termes l'École ne montre pas le moindre
au terme condignus déjà communément reçu pour le désaccord.
premier. Il ne manquait à notre théologie que d'ins- i faut partir de ce principe que le mérite en général
Il

tituer entre ces deux expressions la symétrie qui était est un


droit qui relève de la justice, et que la justice
au fond de sa pensée et de les projeter dans l'abstrait suppose une certaine proportion entre un acte humain
pour toucher le but qu'allaient atteindre les docteurs et ses suites. Quand cette proportion est une égalité,
de l'âge suivant. Il doit du moins être retenu pour s'en c'est le mérite strict ou de condigno; sinon, c'est le
être approché plus que personne avant lui. mérite de congruo. Telle est la notion qu'en donne
Vers le commencement du xm e siècle, la terminologie très nettement saint Thomas. Dicitur aliquis mereri
que les efforts du xu e laissaient entrevoir et tendaient ex condigno quando invenilur sequalitas inler preemium
à préparer apparaît d'un usage courant dans l'École, et meritum secundum rectum œstimationem; ex congruo
sans qu'on puisse dire, même approximativement, qui autem tantum, quando talis sequalitas non invenilur,
s'en est servi le premier. Après avoir défini et ana- sed solum secundum libcralitatem dantis munus tri-
lysé le mérite en général comme retributionis obliga- buitur quod dantem decet. In Il am Sent., dist. XXVII.
torium, Guillaume d'Auvergne ajoute aussitôt ce ren- q. i, a. 3, Opéra, t vin, p. 366-367. La différence essen-
.

seignement Dixerunl autem magistri et dicunt adhuc


: tielle est ici que le mérite de condigno repose sur une
quia meritum quod diffinivimus est propric et recte valeur objective, tandis que le mérite de congruo, à
atque stricto ratione meritum, et vocatur hujusmodi côté de l'œuvre qui serait insuffisante, fait intervenir
meritum condigni. AUa vero intenlione dicitur meri- les dispositions subjectives de celui qui- la rémunère
tum congrui, et hoc non est nisi dignitas vel ydoneitas et par là dépend, en somme, de sa générosité. Du pre-
qua aliquis dignus vel ydoneus est ut aliquid ei fiât. De mier on pouvait dire qu'il constitue un titre physique,
meritis, dans Opéra, édition de Nuremberg, 1496, alors que le second n'est plus qu'un titre moral.
. fol. ccxxix, n. 80 C. L'attestation est ici formelle de la On retrouve une définition de tous points sem-
689 MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : ROLE DU MÉRITE DE CONDIGNO 690

bjable chez saint Bonaventure. Tune est meritum ex taledu rapport de nos œuvres à la récompense céleste.
comiigno quando ratio merili reperilur ibi perfecte et Depuis longtemps posée, elle ne fut pas toujours réso-
plaie, et tune est quœdam •ommensuratio et adœquatio lue de la même façon.
merili ad prœmium... Meritum aillent congrui dicilur a) Le problème au début du XIII'
siècle. —
Plusieurs
in quo est aliqua dispositio congruilalis respectu ejus Pères depuis Origène, voir col. 627, ont contesté que
ad quod ilta dispositio ordinatur, quœ lamen déficit a la gloire céleste pût jamais nous être due en justice et
rationc condignilalis. In II um Sent., dist. XXVII, a. 2, le dernier mot desaint Augustin à cet égard est pour
q. il, t. n, p. 661-665. Pour qualifier le mérite de con- dire qu'elle se ramène, en somme, à la grâce. Voir
gruo, le Docteur séraphique insiste ici davantage sur col. 650. Abélard avaitde nouveau soulevé le problème,
la moindre valeur de l'œuvre qui le constitue par rap- voir col. 670; il était normal qu'il s'affirmât de plus en
port au mérite de condigno, celui-ci étant un titre de plus nettement à mesure que la théorie du mérite se
plein droit et celui-là un titre inférieur. Mais un peu faisait plus précise.
plus loin, ibid., q. m, p. 667, il fait appel, lui aussi, ad Or réponse à cette question fut souvent négative.
la
largitatcm dispensantis. Telle est clairement, au début du xm e siècle,
laposi-
En réunissant la note objective soulignée par saint tion prise par Alain de Lille. Après avoir établi en
Bonaventure et la note subjective marquée par saint principe que toutes nos actions sont dues à Dieu, De
Thomas, on a la notion complète du mérite de congruo. art. cath. fidei,u. 5, P.L., t. ccx, col. 606, il en conclut
Il se caractérise par l'idée d'un rapport de convenance logiquement qu'il n'y a pas de place pour le mérite
et par là s'oppose au mérite de condigno qui implique proprement dit et que les rémunérations de Dieu
un rapport de justice. Tels sont les concepts qui se sont pour nous une grâce et non un salaire Bene
:

sont transmis à travers la scolastique tout entière, enim mereri proprie dicitur qui sponte alicui benefacil
comme on peut s'en rendre compte par le dossier quod facere non tenelur... Ergo meritum nostrum apud
de textes réuni dans Altenstaig, Lexicon theol., aux Deum non est proprie meritum, sed solutio debiti. Sed
mots Meritum ex condigno et Meritum de congruo, non est merces nisi meriti vel debiti prœcedenlis. Sed
édit. d'Anvers, 1576, fol. 193 r° et v. Qu'il suffise non meremur proprie : ergo quod dabilur a Deo non
de citer comme spécimen la définition du premier, que erit proprie merces sed gratia. Ibid., 18, col. 608. —
l'auteur emprunte à Gerson Meritum pro quo exigitur
: Ailleurs l'auteur invoque, pour aboutir à la même
prœmium ex debito, et celle du second prise dans Biel : conclusion, la nécessité de la grâce, qui fait que toutes
Actus libère elicitus, acceptalus ad aliquid retribuendum nos œuvres sont, en définitive, des dons divins Boni :

non ex debito justitiœ sed ex sola acceptantis liberalitate. operis homo auctor non est auctoritate, sed solo minis-
Ce double aspect du mérite ainsi dégagé par l'École terio. Unde non proprie dicitur mereri vitam œternam.
n'était d'ailleurs pas une simple distinction verbale. Seul donc le Christ a « proprement mérité la vie éter-
Il répondait, au contraire, à un besoin réel d'ana- nelle », tandis que nous n'avons de vrai droit qu'au
lyser la dignité très inégale des œuvres humaines et, châtiment. Cependant, en dernière analyse, il ne s'agit
de ce chef, allait servir à en préciser plus exactement là que de nuances et l'auteur n'entend pas nier que
la valeur, suivant les cas, dans l'économie totale du nous ayons un mérite à l'égard de la vie éternelle,
surnaturel chrétien. mais seulement dire que ce mérite est moins strict qu'à
4° Rôle du mérite. —
Étant admis en principe que l'égard de la peine. Bona opéra proprie, nostra non
l'homme peut mériter quelque chose devant Dieu, il sunt... Opéra vero mala nostra sunt proprie... Sic ergo,
est clair que la situation est très différente suivant inspecta rationc merendi, magis proprie dicitur homj
qu'il s'agit d'œuvres faites avec ou sans le secours de mereri pœnam quam prœmium. Theol. reg., 82, ibid.,
la grâce. Depuis saint Augustin surtout, l'attention se col. 663.
portait de préférence sur la première catégorie et l'on C'est sans doute vers le même temps qu'il faut
ne pensait guère qu'à l'état du chrétien justifié, Mais placer l'auteur inconnu de ces Quœstiones in epistolas
ne fallait-il pas envisager aussi le cas de l'infidèle ou Pauli qu'on ne peut plus attribuer à Hugues de
du pécheur en marche vers la justification? La théo- Saint-Victor. Voir ici t. vu, col. 248. Quœritur, écrit-
logie de l'École s'est ouverte à ce problème et c'est la il à propos de Rom., vm, 18, an mérita sanctorum suffi-

distinction entre les deux sortes de mérites qui fut le ciant ad futuram vitam consequendam ? La lettre de
fil conducteur de la pensée médiévale à travers ce l'Apôtre lui suggère une réponse où l'on sent l'inten-
monde nouveau. tion de préciser et de sauver le mérite des saints sans
1. Mérite « de condigno ». —
Parce qu'il signifie le transformer en droit strict Non negat Apostolus
:

une valeur stricte et se fonde sur une proportion quin mérita sanctorum ad consequendam gloriam suffi'-
intrinsèque de l'œuvre à la récompense, le mérite ciant, sed ad tam excellentem gloriam non sunt condigna.
ne saurait exister de condigno, quand il s'agit de In Epist. ad Rom., q. 202, P. L., t. clxxv, col. 481.
l'ordre surnaturel, qu'au moyen de la grâce sancti- Cf. ibid., q. 62, col. 449.
fiante. Actus perducentes ad finem oporlet esse fini En regard du même problème toujours pendant,
proporlionalos, suivant le principe posé par saint Guillaume d'Auvergne prend une semblable attitude.
Thomas, Sum. theol., I»-IIffi , q. cix, a. 5. Cf. S. Bona- Contre ceux qui n'accordent à nos œuvres aucune
l n
venture, In IP '
XXVII,
Sent., dist. m, t. n,
a. 2, q. valeur proprement dite en regard de la gloire, il éta-
p. 667 In quantum ortum habet a gratia, sic, cum gra-
: blit quod gratis debetur gloria. Mais il n'admet pas
tin reddat hominem acceplum Deo et sit quid diuinum pour autant le mérite de condigno entendu comme strie-
et ad hoc sit ordinala ut ducat ad Deum, opus illud est tum meritum vel debitum, et la raison en est quoniam
merilorium merito condigni. operi nihil debetur ad prœmium nisi ralione gracie
Voilà pourquoi il ne peut absolument pas être ex qua est aut rationc divine promissionis sive conven-
question pour l'homme de mériter la vie éternelle sans tionis. Opéra, fol. ccxxxi, r° et v°.
la grâce, S. Thomas, ibid., q. cix, a. 5, et q. exiv, a. 2, Il semble que jusqu'ici le mérite de condigno ait
pas davantage de se mériter à lui-même la première rencontré plus d'adversaires que de partisans.
grâce. Ibid., a. 5. Sur ces deux points fondamentaux, b) Positions affirmatives de la grande scolastique. —
il ne pouvait y avoir et il n'y eut de fait aucune En plein xiii" siècle, les Commentaires de saint Bona-
hésitation. venture et de saint Thomas sur le livre des Sentences
Mais, étant donné que la grâce est nécessaire pour le témoignent également que la génération suivante se
mérite de condigno, ne peut-on corrélativement se posait toujours la même question et que les esprits
demander si elle est suffisante? C'est la question capi- se divisaient à son endroit. Tous deux se sont employés,
691 MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : MOLE IH M KRITl \ DE CONDIGNO C92

non d'ailleurs sans présenter entre eux quelques diver- naître qu'au fond, comme tout à l'heure saint Bona-
gences, à concilier les opinions contradictoires au prix venture, c'est bien au mérite de condigno que s'arrête
de quelques distinctions. sa pensée.
Après avoir exposé que les uns ont ramené la gloire Plus subtilement on a cru voir une opposition entre
au mérite de congruo, les autres au mérite de condigno, cette doctrine et la thèse générale rapportée plus haut,
saint Bonaventure explique pour son compte qu'il y voir col. 682, où saint Thomas pose en principe, ibid.,
a du vrai dans les deux réponses, suivant le point de a. 1, qu'il ne saurait y avoir de l'homme à Dieu justitia
vue auquel on se place. Si l'on regarde au seul effet secundum absolutam sequalitatem et que, par consé-
de notre propre volonté, à la libéralité divine qui nous quent, nous ne pouvons mériter que secundum quid.
comble de ses dons, au temps dans lequel se produisent D'où H. Schultz, toc. cit., p. 275-276, ne craint pas de
nos oeuvres, il faut parler de meritum congrui. Mais si dire qu'avec de telles prémisses le meritum condigni
l'on envisage la grâce qui est le principe de nos bonnes ne peut être qu'une expression impropre. N'est-ce
actions, la promesse que Dieu a faite de les couronner pas un singulier pédantisme que de taxer d'inconsé-
et la difficulté qu'elles présentent, alors il est vrai de quence le docteur qui croit pouvoir, sans le moindre
dire que la gloire est l'objet d'un meritum condigni. lu embarras, associer ces deux termes à quelques pages
7/ um Sent., dist. XXVII, a. 2, q. m, t. n, p. 666-C68. d'intervalle? Pour tout lecteur impartial, il est visible
Cf. In IIl um Sent., dist. IV, a. 2, q. n, t. m, p. 107, que le mérite secundum quid de l'art. 1 donne, si l'on
où il dit simplement : Meritum eondigni quo quis ex peut dire, le ton général de nos relations avec Dieu,
ttmta caritate meretur tanlum gloriam. dont l'art. 3 vient spécifier aussitôt un cas particulier.
Ingénieuse solution et tout à fait caractéristique du D'après saint Thcmas, en somme, n'étant pas les
génie subtil de l'École, qui a l'air de mettre tout le égaux de Dieu, nous ne pouvons mériter dans l'ordre
monde d'accord. Mais, en réalité, elle revient évidem- surnaturel que s'il nous en donne lui-même le droit
ment à lâcher ici le mérite de congruo, qui reste une et les moyens; mais, sur cette base, aussitôt que nous
vue théorique de l'esprit, au profit du mérite de agissons sous l'influence de la grâce, rien n'empêche
condigno pratiquement toujours assuré. On ne voit que nous puissions mériter de condigno la récompense
surtout pas ce qui donne à H. Schultz, p. 276, le droit qu'il nous assigne comme fin.
de dire que saint Bonaventure sacrifierait le meritum c) Divergences postérieures. En vertu du même
eondigni au meritum digni, qui se réalise seulement, principe, saint Thomas établit ensuite que nous ne
comme on l'a vu, dans le cas d'un juste qui intercède sauiions mériter de condigno la première grâce, ni
pour autrui. pour nous-mêmes ni pour les autres, ibid., a. 5-6, mais
Enprésence du mime débat, saint Thomas fait seulement l'augmentation de la grâce déjà possédée.
preuve d'un semblable éclectisme Videntur utrique,
: Ibid., a. 8.
dit-il, quantum ad aliquid verum dicere. Car il y a lieu Sur ce dernier point, il est en désaccord avec saint
de distinguer, à son sens, l'égalité de quantité et l'éga- Bonaventure, qui n'admet à cet égard qu'un meritum
lité de proportion. Secundum quantitatis eequalitatem digni. Car, à son sens, il y a ici dignitas cum gradus
ex actibus virlutum vitam seternam non meremur...; inferioritate, c'est-à-dire disproportion entre le but et
secundum autem aqualitatem proportionis ex condigno les moyens. Et sic, conclut-il, habens gratiam minorem
meremur vitam seternam. Mais, non content de cette meretur per bonum usum pervenire ad gratiee cumulum
balance des opinions qui suffisait à saint Bonaven- et hic modus merendi, etsi deficial a merito condigno et
ture, le Docteur angélique indique aussitôt de quel conlinealur sub merito congrui. maxime tamen... acce-
côté penche son jugement : llli tamen qui dicunt nos dit ad perjectionem meriti, et ideo quasi médium tenet
ex condigno vitam seternam posse mereri verius dicere inler meritum congrui et meritum condigni. In II am
videntur. La raison en est que, s'il ne saurait y avoir Sent., dist. XXVII, a. 2, q. n, t. n, p. 665. Sur quoi les
de justice commutative entre Dieu et l'homme, il y a éditeurs s'efforcent de montrer qu'il n'y a là qu'une
du moins justice distrfbutive : In redditione prœmii différence de mots avec la doctrine de saint Thomas.
ad mérita magis servatur forma distributionis, cum ipse Mais ce sont des mots qui expriment des concepts
[Deus] unicuique secundum opéra reddat. Et ceci est divergents. Avec beaucoup plus de raison les théolo-
suffisant pour rétablir une véritable condignitas. In giens impartiaux reconnaissant le désaccord, voir
7i um Sent., dist. XVII, q. i, a. 3, Opéra, t. vm, p. 367. J. van der Meersch, Tract, de divina gratia, p. 374, et
Cette mime position se retrouve dans la Somme, ajoutent que ce point est un de ceux où s'accuse la
I 8 -IIœ q. exiv, a. 3, où, après avoir dit que l'œuvre
,
tendance du Docteur séraphique à réduire le mérite
humaine, considérée seulement comme fruit du libre de condigno au profit du mérite de congruo.
arbitre, ne fonde qu'une congruilas propter quamdam Des deux conceptions en présence, c'est, à n'en pas
sequalitatem proportionis, il ajoute Si autem loquamur
: douter, celle de saint Thomas qui représente le mieux
de opère meritorio secundum quod procedit ex gratia la pensée générale de l'École. Voir le Compendium
Spiritus sancti, sic est merilorium vitœ œternœ ex condi- thcol. verit., v, 15, p. 164 Sicut liberum arbitrium per
:

gno. Et il explique aussitôt, ibid., ad 2 um comment il


, gratiam meretur merito condigni augmentum gratia; in
faut entendre le texte célèbre où saint Augustin statu viœ, sic etiam meretur merito condigni ipsius
ramène la vie éternelle à une grâce Verbum illius
: complemenlum in statu patrise. Cependant la doctrine
intelligendum est quantum ad primam causam perve- opposée de saint Bonaventure empêche qu'on puisse
niendi ad vitam seternam, quse est miseratio Dei ; parler ici d'unanimité.
meritum autem nostrum.est causa subsequens. Même entre les maîtres de l'École, il existait,
D'après A. Harnack, Dogmengescliichte, t. nr, comme on le voit, de notables nuances. Il n'est pas
p. 635-636, la position de saint Thomas manquerait surprenant que des esprits à tendance plus critique
ici de netteté, et il y aurait quelque anomalie à ce aient repris, à l'égard du mérite, la thèse négative
qu' « une même chose soit ex condigno sous un rap- que saint Thomas et saint Bonaventure étaient d'ac-
port, ex congruo sous un autre ». Au lieu de procéder cord pour écarter. C'est ainsi que les éditeurs fran-
;'i des affu mat ions massives, l'École, en effet, aime ciscains de ce dernier signalent, t. n, p. 668, que
déployer son esprit de finesse en démêlant jusqu'en Durand de Saint-Pourçain refusait de reconnaître un
des précisions qui nous semblent parfois subtiles ou meritum de condigno stricte et proprie sumptum, videlicet
superflues les divers éléments d'une même réalité. pro actione voluntaria propter quam debetur merces ex
Mais ce besoin de distinctions formelles auquel cède justitia sic quod, si non reddatur, ille ad quem perlinet
,
ici le Docteur angélique ne doit pas faire mécon- reddere injuste faciat. Plus tard encore, Wyclif con-
693 MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : ROLE DU MÉRITE DE CONGRUO 694
testait avec force à la créature la possibilité d'acquérir C.ont. Gels., xii, 42, P. G., t. xi, col. 1481. Cf. In Matth.,
aucun mérite de condigno devant Dieu Nulla creatura: corn, séries, 69, t. xm, col. 1710. Du beau livre de
potest a Deo mereri aliquid nisi de congruo, sic quod L. Capéran, Le problème du salut des infidèles. Essai
nihil penitus de condigno. De dominio divino, m, 4, historique, Paris, 1912, p. 91-93, 158, il ressort que
édition R. L. Poole, Londres, 1890. p. 228. Cf. ibid., cette idée fut admise, en termes plus ou moins ana-
6, p. 2I!»-256. logues, par plusieurs Pères grecs. Voir, par exemple,
est bon de se rappeler ces discussions d'école pour
Il S. Grégoire de Nazianze, Oral., xvm, 6, P. G., t. xxxv,
comprendre les débats qui devaient se produire chez col. 992; S. Grégoire de Nysse, Orat. cat. magna, 30,
les Pères de Trente, et apprécier la prudence voulue t. xlv, col. 77; S. Jean Chrysostome, In Rom., hom.
des termes dans lesquels le concile formule sa défini- xxvi, 4, t. lx, col. 642; S. Nil, Epist., i, 151, t. lxxix,
tion. Mais, au total, il ne s'agit là que de divergences col. 145. Il n'en est pas moins vrai que c'est au Moyen
superficielles. Dans l'ensemble, l'École s'accorde à pro- Age seulement que l'adage commence à devenir clas-
fesser que, si la grâce est indispensable pour le mérite sique, et il y a là un nouvel indice des préoccupations
de condigno. elle est suffisante pour l'obtenir. nouvelles qui commençaient à se faire jour.
2. Mérite « de congruo ». —
Si les bonnes actions faites Alexandre de Halès l'accepte dans toute sa pléni-
en état de grâce peuvent seules prétendre au mérite tude sans la moindre restriction. S;' obtulerimus quœ ex
de condigno, s'ensuit-il que les autres soient sans nobis sunt, consequemur ca quœ Dei sunt. De ce texte
valeur? La question se posait surtout pour les œuvres d'origine inconnue, qu'il recueille sous le nom d'Ori-
préparatoires à la justification, dont la nécessité était gène, l'auteur déduit Ergo si Deo ofjerimus nostram
:

unanimement reconnue. Voir Justification, t. vin, voluntatem et ea quœ in nobis sunt, ex natura conse-
col.2118-2120. Ce qui obligeait à en admettre jusqu'à quimur quœ Dei sunt, scilicel beatitudinem œternam.
un certain point l'efficacité, sans néanmoins compro- Sum. theol., p. III a q. lxix, m. 1, a. 1. Et un peu plus
,

mettre le dogme
capital de l'absolue gratuité de la loin, ibid., m. 5, a. 3, il ne manque pas de faire obser-
grâce. A
ce problème délicat, puis à quelques autres ver que le facere quod in se est comporte des applica'
du même ordre, la doctrine du mérite de congruo tions différentes chez l'infidèle, il ne peut être ques
:

fournit la solution. tion que de sa raison naturelle, tandis que le fidèle


a) Problème de la préparation à la grâce : École pécheur bénéficie, en outre, des lumières de la « foi
franciscaine. —
II est classique à cet égard, chez les informe » qui agissent toujours en son âme.
historiens protestants, de signaler, dans l'ancienne Saint Bonaventure adopte également la formule :

école franciscaine, une tendance particulièrement Facienti quod in se est. Voir In II am Sent., dist.
favorable aux œuvres de l'homme en vue de la justi- XXVIII, a. 2, q. i, t. n, p. 683. Il en donne même cette
fication. C'est là surtout que s'affirmerait le mérite de variante expressive Si facit homo quod in se est,
:

congruo, au point de représenter ce qu'on appelle un Deus facit quod in se est. In IV am Sent., dist. XVI,
véritable « néo-semipélagianisme ». F. Loofs, Dogmen- p. n, a. 2, q. il, et dist. XVII, p. i, a. 1, q. iv, t. iv,
geschichle, p. 544-547. Cf. Harnack, Dogmengeschichte. p. 408 et 424. Et il est acquis sans conteste qu'aux
t. m, p. 644. œuvres faites dans ces conditons il attribue un meri-
De fait, Alexandre de Halès attribue au mérite de tum congrui. Voir In III am Sent., dist. IV, a. 2, q. n,
congruo chez le pécheur le même rôle qu'au mérite de t. m, p. 107 Est meritum congrui in quo peccator
:

condigno chez le juste Sicut noluit [Deus] dare glo-


: dicitur gratiam sibi mereri cum ad gratiam se disponit.
riam homini quin prœcederet in homine quodanvnodo Cf. In II" m Sent., dist. XXVII, a. 2, q. n, t. n, p. 665.
meritum condigni per usum gratiœ..., sic noluit dare Ni l'un ni l'autre cependant ne méritent le reproche
gratiam nisi prœmbulo merito congrui per bonum de « néo-pélagianisme » qu'on leur a adressé. Car le
usum nalurœ, ut sic homo efjiceretur gloriosior et lau- Docteur séraphique, ainsi qu'il ressort du dernier
dabilior. Sum. theol., p. II a q. xevi, m. 1. Cette
, texte cité, pense uniquement à une « disposition à la >

réflexion est faite au sujet du premier homme, qui, grâce et non pas à un droit. Cf. In II am Sent., dist.
d'après l'école franciscaine, fut admis à se préparer XXIX, a. 1, q. n, ad 6 um t. n, p. 699. Il en est de
,

a la grâce par l'usage préalable de ses dons naturels. même chez Alexandre de Halès, p. IID, q. lxix, m. 3,
-Mais, outre qu'à propos de ce cas particulier Alexan- a. 3 :Non prœvenit gratiam ut meritum seu meritorie...;
dre entend bien formuler une loi générale de la Pro- prœvenit tamen actio Ma gratiam ut disponens ad
vidence, ce meritum congrui revient ailleurs sous illam..., non sicut causa gratiœ sed sicut dispositio
forme de meritum interpretativum, p. III a q. lxix, ,
habilitons ad recipiendam gratiam. Voir sur ce point
m. 5, a. 2, n. 1, qui présente exactement le même sens, K. Heim, Das Wesen der Gnade und ihr Verhaltnis zu
quand il s'agit d'expliquer le texte de Zacharie, i, 3 : den nalùrlichen Funklionen des Menschen bel Alexander
Convertimini ad me et ego convertar ad vos. Halesius, Leipzig, 1907, p. 71-74.
Or les mêmes positions au sujet du premier homme Du reste, cette préparation elle-même ne se fait
sont adoptées par saint Bonaventure. In II nm Sent., que sous l'influence de la grâce, comme le recon-
dist. XXIX. a. 2, q. n, t.n, p. 703. Un peu plus haut, naissent des protestants impartiaux. Voir Heim, op.
Ibid., dist. XXVII, a. 2, q. n, p. 665, le Docteur séra- cit., p. 117-122, dont les conclusions sont retenues par
phique appliquait le même principe aux bonnes R. Seeberg, Dogmengeschichte, t. m, p. 404-405, 415-
œuvres du pécheur ...Est congruitas sine dignitate et
: 417. La seule particularité est que les docteurs fran-
sic peccalor per bona opéra in génère, facta extra cari- ciscains appellent cette grâce gralia gratis data et la
talem, merelur de congruo primam gratiam. ramènent à la Providence générale de Dieu dont tout
La valeur du mérita de congruo est fort bien homme est investi. Mais, dans ce sens, ils la tiennent, à
exprimée par l'adage célèbre Facienti quod in se est
: n'en pas douter, pour indispensable. Ainsi saint Bona-
Deus non denegat gratiam. Cette formule n'était pas venture, In IP' m Sent., dist. XXVIII, a. 2, q. i, t. n,
sans attaches avec la théologie patristique. F. Loofs, p. 682 Tencndum est igitur quod liberum arbitrium,
:

Dogmengeschichte, p. 545, en relève une certaine si excitetur per aliquod donum gralia' gratis datse,
approximation chez saint Jérôme, Dial. ado. Pelag., potest ad gratiam gratum facienlem se de. congruo dis-
m, 6, P. L., t. xxiii (édit. de 1865), col. 601-602 : ponere; si aulem onmi tait munere conlingat ipsuin
[Deus] coronat in nobis... quod ipse operutus est : destitui, nunquam posset ad illam disponi. Autres réfé-
volunlutem nostram quœ obtulit omne quod potuit et rences à l'art. Justification, t. vin, col. 21 19. Voir sur
laborem qui contendit ut jaceret. Mais on peut remonter ce point l'important mémoire de Fr. Mitzka, Die
plus haut, puisqu'on la trouve déjà chez Origène, Lehre des hl. Bonavenlura von der Vorbereitung auf die
,

695 MERITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : ROLE DU MERITE DE CONGRUO 696


heiligmachendc Gnade, dans Zeitschrift fur kath. Théo- ilfaut tout d'abord tenir compte que, dans ses œuvres
logie, 1926, t. i., p. 27-72 et 220-252, qui, à propos de de jeunesse, éminemment représentées par son Com-
saint Bon aventure, expose et précise les principes mentaire sur les Sentences (1253-1255), il se tient exac-
de toute l'école franciscaine en général. tement sur la même ligne que les docteurs déjà cités.
Ainsi l'appréciation des œuvres préparatoires à la Dicimus quod ad gratiam gratum facientem habendam
justification se ramène, comme
on l'a dit, à « un inter- ex solo libero arbilrio se homo potest prœparare; (aciendo
médiaire entre le mérite et le non-mérite ». K. Heim, enim quod in se est gratiam a Deo consequitur. Sans
op. eit., p. 71; cf. p. 1-18. Tel est, en effet, le sens spé- doute le libre arbitre lui-même est une grâce, gratia
cial du mérite de congruo, qui permet de rendre justice gratis data, mais seulement en tant que ce mot désigne
- aux bonnes actions de l'homme, sans méconnaître que la Providence générale de Dieu sur nous, ipsa divina
Dieu en reste la source et qu'elles n'ont de valeur providentielqua omnibus rébus gratis impendit ex sua
qu'au regard de sa bonté. bonitate ea quee ipsis conveniunt. In I I am Sent., dist.
b) Problème de la préparation à la grâce : École XXVIII, q. i, a. 4, t. vni, p. 380-381. Le bon usage
dominicaine. —
Cette conception, au demeurant, est de cette liberté est une disposition à la grâce et devient
si peu propre. à l'école franciscaine qu'on la retrouve jusqu'à certain point, un mérite de congruo : Deus dat
dans toutes les autres. Quoique très fidèle à l'idée d'une gratiam indignis, quia his dat qui non sunt sufjicienter
école franciscaine, R. Seeberg, Dogmengeschichte, t. ta, ad hoc digni sed tamen habent aliquam dispositionem
p. 115, n. 2, convient que la ratio congruentiœ à l'égard ad recipiendum, ex quo dicuntur quodammodo ex con-
de la première grâce se retrouve chez Henri de Gand, gruo gratiam mereri. Ibid., dist. XXVII, q. i, a. 4,
QuodI. IV, q. xix, et que sur ce point Pierre de Taren- ad 4 um , Des textes simi-
p. 368. Cf. ibid., a. 6, p. 371.
taise ne fait plus d'une fois que copier saint Bona- laires, pris œuvres du même temps, ont été
dans les
venture. Voir également sur Pierre de Tarentaise le réunis par J. Stufler, Die entfernle Vorbereitung auj die
scholion des éditeurs de Quaracchi, t. n, p. 683. Ce Rechljertigung nach dem hl. Thomas, dans Zeitschrift
dernier nom suffît à prouver que le mérite de congruo fur kath. Théologie, 1923, t. xlvii, p. 161-173.
n'est pas étranger aux théologiens de l'école domini- Il que la Somme théologique représente sur
est vrai
caine. De fait, on le trouve en termes exprès chez ses ce point une notable réaction, qui frappait déjà
plus illustres représentants. Cajétan. Le saint docteur y conserve toujours la
« Albert le Grand, écrit F. Loofs, Dogmengeschichte, nécessité de se préparer à la grâce et, par conséquent,
p. 548, était semipélagien comme Alexandre et Bona- l'adage Facienti quod in se est, P'-II*, q. cxn, a. 2-3;
venture. » Qualificatif très révélateur des tendances mais c'est après avoir expliqué qu'en plus du don de
de l'historien, mais d'ailleurs injustifié; car Albert la liberté cette préparation demande aliquod auxilium
enseigne, bien entendu, l'absolue nécessité de la grâce gratuitum Dei interius animam moventis sive inspi-
et son antériorité à tout mérite de notre part. Profa- rantis bonum propositum. Ibid., q. cix, a. 6. Ainsi donc
num est dicere nisi quod gratia semper prœvenit l'accès à la grâce ne peut lui-même se faire que par
volunlatcm et erigit voluntatcm ut velit bonum. Sum. la grâce.
theol., p. II», tr. xvi, q. c, m. 1, Opéra omnia, édit. Dans cette voie, on a prétendu, Loofs, Dogmen-
Vives, t. xxxni, p. 246. Et il cite comme autorité, geschichte, 551-552, cf. R. Seeberg, Dogmenge-
p.
en les attribuant à Prévôtin, ces deux vers de fac- schichte, t. m,
p. 430, que saint Thomas aurait fait
ture très augustinienne, qui avaient déjà cours dans subir au concept classique du mérite de congruo une
l'École, au dire de Guillaume d'Auvergne, Opéra, transformation qui équivaudrait à le nier. Au lieu de
fol. cc.xxxi r°, sous le nom de l'évêque du Mans Hil- signifier une valeur autonome, il ne serait plus qu'un
debert : aspect des œuvres faites en état de grâce. On invoque
pour cela l'art. 3 de la q. exiv, où le saint docteur
Quidqnid liabes meriti propventrix gratia donat,
explique, en effet, qu'il y a mérite de condigno par
Nil Deus innobis pr.Tler sua dona coronat.
rapport à la vie éternelle, mais à condition de ne pas
Il néanmoins, comme on l'a dit, « une porte
laisse considérer dans l'œuvre méritoire le seul fruit de la
ouverte au mérite en vue de la première grâce.
» liberté Si consideretur [opus meritorium] secundum
:

H. Schultz, loc. cit., p. 271. Car si, entant que «pré- substantiam operis et secundum quod procedit ex libero
paration de la grâce », la prédestination est absolu- arbilrio, sic non potest ibi esse condignitas..., sed est
ment gratuite, la collation de la grâce, d'après lui, ibi congruitas propler quamdam œqualitatem propor-
s'accompagne d'une raison. Appositio gratiee... potest... tionis. Mais on ne prend pas garde que saint Bonaven-
habere rationem ut rationabilis esse videatur, et hsec ture se livre, lui aussi, voir col. C91, à une semblable
ratio non est antecedens sed concomitans. Unde hsec ratio dissociation formelle des éléments de notre mérite,
potest esse scientia merilorum. Sum. theol., p. I a , tr. xv, sans pour cela nier le mérite de congruo. Car, si la
q. Lxra, m. 3, a. 1, t. xxxi, p. 648. Voilà pourquoi il congruitas est ici un simple aspect d'une œuvre qui a
y a de concevoir une préparation à la grâce et de
lieu par ailleurs des titres à la condignitas, rien n'empêche
ranger les œuvres faites en état de péché dans une que, dans d'autres circonstances, elle soit réalisée
catégorie inférieure de mérite Minus improprie dici-
: pour elle-même, lorsque précisément il s'agit d'oeu-
tur mereri aliquis per bona fada in mortali peccato. vres où le libre arbitre n'est pas intrinsèquement sur-
lllc enim ex debito non potest mereri; sed tamen a naturalisé par la grâce sanctifiante. Saint Thomas
magistris dicilur quod de congruo merctur gratiam. Et suppose à coup sûr cette hypothèse, quand il écrit
verius diceretur quod mereretur eam de minus incon- un peu plus loin, après avoir défini le mérite de condi-
gruo, quia sciliect magis se disponit ad gratiam per gno, ibid., a. 6 Alio modo habel [opus noslrum] ratio-
:

opéra quse facit quam ille qui non jacit. In Ill nm Sent., nem meriti, secundum quod procedit ex libero arbilrio
dist. XVIII, A, a. 1, t. xxvm, p. 313. in quantum voluntarie aliquid facimus. Et ex hac parle
On accorde du moins à saint Thomas, Loofs, ibid., est meriium congrui, quia congruum est ut, dum homo
p. 548-550, l'honneur de faire exception en se ratta- bene utitur sua virtule, Deus secundum supercxcellen-
chant au pur augustinisme. Et ceci correspondrait tem virtutem excellentius operetur. Le cas d'un homme
sans nul doute à ce mouvement de « réaction reli- qui « use bien de ses forces » n'a évidemment rien
gieuse » que veut à son tour lui imputer A. Har- d'irréalisable; pour la même raison et dans le même
nack, Dogmengeschichte, t. m, p. 643, à l'égard de sens, on voit que tous les principes de saint Thomas
l'école franciscaine. le poussaient logiquement à reconnaître que le mérite
Pour réduire cette antithèse à ses justes proportions de congruo peut devenir une réalité .
697 MÉRITE CHEZ LES SCOLASTIQUES : ROLE DU MÉRITE DE CONGRUO 698
Il n'y a donc pas lieu d'opposer le Docteur angé- propriis viribus gratiam Dei mereri de congruo, non
lique aux représentants de l'école franciscaine. Tout autem de condigno <r, 39). De ces erreurs, la dernière,
ce qu'on peut faire observer, c'est qu'il ne met pas qui les résume toutes, lui parait laplus grave tout à la
la moindre réserve à dire que l'homme ne peut se fois et la plus répandue Et quia iste error est famosior
:

mériter à lui-même la première grâce, ibid., a. 5 : cœteris lus diebus et nimis multi per ipsum in pela-
[Gratia] non potest cadere sub merito non habcntis gra- gianum prœcipitium dilabuntur, necessarium videlur
tiam et que, plus haut, en parlant de la préparation ipsum diligentiori examine perscrutari. Suit, en effet,
nécessaire à la grâce, q. cxii, a. 2-3, il s'abstient de une critique qui ne couvre pas moins de quarante
jamais faire intervenir le mérite de congruo. Il y avait pages in-folio. De caussa Dei contra Pelagium, cité
là une nuance, et qui ne devait pas échapper aux dans W. Mùnscher, Lehrbuch der christlichen Dogmen-
disciples fidèles du Docteur angélique; mais elle ne geschichte, 3" édit., Cassel, 1831, t. n,p. 156, et de là
suffit pas à créer une divergence de fond. reproduit dans A. Harnack, Dogmengeschichlc, t. ni,
c) Problème de la préparation à la grâce : Témoignages p. 652.
isolés. — En dehors des deux grandes familles, fran- Il n'y a pas à tenir compte des alarmes doctrinales

ciscaine et dominicaine, bien d'autres maîtres ont de Bradwardin, qui était, comme il en convient, à peu
enseigné, qu'on ne saurait grouper en écoles précises. près seul à les formuler et qui versait lui-même, par
Quelques témoignages suffiront à montrer que leurs réaction, dans le prédestinatianisme le plus complet.
doctrines ou du moins leurs tendances n'étaient pas Voir Augustinisme, t. i, col. 2536-2537. Mais rien
différentes. n'empêche de retenir son témoignage historique sur
L'auteur non encore identifié des Quœstiones in la popularité du mérite de congruo dans les écoles de
Epislolas Pauli écrit des philosophes païens Ideo
: son temps.
inexcusabiles juerunt, quia non fecerunt quantum d) Quelques problèmes secondaires. Cette même —
potuerunt. Ce qui laisse entendre qu'ils seraient arri- notion servait aussi à résoudre quelques problèmes de
vés à la foi s'ils avaient fait tout ce qui dépendait moindre importance. Elle s'appliquait à point nommé,
d'eux. Et l'auteur, en effet, de rapporter aussitôt chaque fois qu'il y avait une valeur morale à sauve-
diverses opinions plus ou moins accentuées dans ce garder sans qu'il pût être question de mérite propre-
sens, dont notamment celle-ci Tametsi fldem non
: ment dit.
possent mereri, tamen ex eo quod habebant idonei et apti Ainsi en était-il du mérite pour les autres. L'Écri-
ad fldem suscipiendam potuerunt fleri. Sans adopter ture signale à maintes reprises l'efficacité de la prière
cette solution, il admet pour son propre compte des justes, mais en notant aussi des cas où elle est
quod Deum gloriflcare potuerunt ex parte elsi nondum impuissante le mérite de congruo fournit à saint
:

per/ecte. Car les pécheurs eux-mêmes peuvent faire Thomas la solution de cette apparente antinomie.
bien des œuvres bonnes Mulla faciunt bona licet ad
: Merito condigni nullus potest mereri alteri primam
salutem insuffleientia. In Epist. ad Rom., q. 38-39, gratiam nisi solus Christus... Sed merito congrui potest
P. L., t. cxxxv, col. 440-441. Un peu plus loin, aliquis alteri mereri primam gratiam. Quia enim homo
q. 99, col. 459, l'auteur en précise ainsi la portée : in gratia constitutus implet Dei volunlalem, congruum
Bona opera quœ flunt ante fldem, elsi non prosint ad est secundum amicilise proporlionem ut Deus impleat
l'ilam promerendam, valent tamen ad suscipiendam. hominis voluntatem in salvatione cdterius. Sum. theol.,
C'était la doctrine du mérite de congruo sans le I a -II œ
, q. exiv, a. 6. Bien entendu, il est dans la
terme, peu usité sans doute, sinon absolument nature d'un tel mérite de n'être pas nécessairement
inconnu, à ce moment-là. Guillaume d'Auvergne le efficace. Cependant le Docteur angélique lui recon-
prononce expressément Qui orat Deum ut remittat
: naît, dans son commentaire des Sentences, une valeur
sibi peccata sua et qui jacit quod suum est vel potest plus grande qu'à celui du pécheur qui prie pour lui-
lugendo, dolendo, penitendo, lachrimando, congruil même Est hic plus de ratione meriti quam quando
:

divinse bonitati ut misereatur ipsius. Congruil etiam aliquis dicitur sibi mereri gratiam ex congruo. In
cordi sic parato ut respicialur a Deo eique gratiam suam II am Sent., dist. XXVII, q. i, a. 6, t. vm, p. 371. On
infundat. Merilo ergo congrui dicitur mereri remis- a vu que saint Bonaventure et d'autres avaient
sionem peccalorum gratiam qua Deo gratus et accep-
vel adopté pour ce cas spécial le terme moyen de meritum
labilis fiât. De dans Opéra, fol. ccxxix r°.
meritis, digni; mais, au fond, leur pensée ne diffère pas de
Pour voir combien la question des œuvres prépara- celle de saint Thomas.
toires à la justification divisait peu la théologie médié- En dehors de l'accès à la première grâce, l'expé-
vale, il suffit de lire ces lignes sereines du Compen- rience des âmes aussi bien que les principes de la
dium theol. veritatis, v, 11, p. 161, qui donnent très théologie amenaient à se poser le cas, non moins
exactement, si l'on peut dire, la note moyenne de pratique, du retour en grâce en cas de péché. Un
l'enseignement reçu Nullus meretur sibi gratiam
: homme peut-il se mériter à lui-même sa conversion
merito digni vel merilo condigni, sed tantummodo merito éventuelle? Sur ce point, la réponse de saint Thomas,
congrui. dans la Somme, I a -ir D q. exiv, a. 7, est résolument
,

La tendance ne fera que se développer, au xiv» siècle, négative Respondeo dicendum quod nullus potest sibi
:

comme on le verra bientôt, voir plus bas, col. 704, sous mereri reparationem post lapsum fulurum, neque merilo
l'influence du nominalisme. C'est au point que Tho- condigni, neque merito congrui. fl va de soi, en effet,
mas Bradwardin (f 1349) croyait voir « le monde que le mérite de condigno est ici impossible; mais le
presque tout entier revenir à l'erreur de Pelage ». Une inéiite de congruo lui paraît également exclu. Si, en
des formes les plus graves de cette invasion lui parais- effet, le succès de la prière faite pour un pécheur se
sait précisément être la doctrine du mérite de congruo. heurte à l'obstacle de son péché, multo magis impedilur
Voici, en effet, les principales thèses où il condense les ialis meriti eflicaciu per impedimentum quod est et in
erreurs de ses contemporains Quod mérita non sunt
: eo qui meretur et in eo cui meretur; hic enim utrumque
caussa principalis graliœ nobis datée, sed caussa sine in unam personam concurrit. Cependant le texte
qua non datur (i, 36). Quod homo non potest ex se mereri Non injustus est Deus ut obliviscatur operis vestri,
proprie gratiam, potest tamen se débite prieparare et Hebr., vi, 10, lui suggère ailleurs une solution plus
tune Deus sibi dubit gratiam suum gratis (i, 37). Deum consolante. Après avoir écarté le meritum condigni, il
semper prwvenire pulsando et excitando ad gratiam... continue Aliud \est\ quod soli misericordiœ innititur,
:

et hominem subsequi aperiendo et consenliendo, et hoc quod dicitur meritum congrui. Et de isto dicit quod
ex propriis viribus per seipsum (i, 38). Domines ex solis juslum est, id est congruum quod homo qui mulla bona
699 MÉRITE, SA VALEUR CHEZ LES SCOLASTIQUES : SYSTÈME REALISTE 700
fecit mcreatur. Isla cnim miseriordia est adjiincta ces gros mots et ce vain schématisme ne laissent-ils
quodammodo juslitiie plus quam in Mo qui nunquam pas apercevoir combien large et harmonieuse, par rap-
aliquid fecit. Et isto modo non obliviscitur Deus operis port aux horizons rétrécis de la Réforme, est la vision
nostri. In Epist. ad Ilebr., vi, lect. .'î, Opéra, t. xxi, du plan divin que la foi catholique suggérait à l'esprit
p. 633. D'où il suit que suint Thomas, comme le médiéval?
concède Chr. Pesch, Pncl. dogm., Fribourg-en-B., 5° Valeur du mérite. —
Sur cet accord fondamental,
4 e édit., 1916, t. v, p. 2(5(i, in hac doctrina sibi cons- on voit pourtant se dessiner dès le xni' siècle et s'ac-
lans non est. centuer dans la suite des divergences spéculatives,
On ne s'étonnera pas que l'opinion la plus favo- quand il s'agit de préciser exactement le caractère du
rable à la nature humaine ait les préférences de saint mérite et le dernier mot de sa valeur. Les courants
Bonaventurc. Voir In Il" m Sent., dist. XXVIII, généraux qui traversèrent la scolastique allaient ici
bid. ii, t. il, p. 091 Si quwralur ulrum uliquis in
: faire sentir leur action
statu gratiœ existais possit sibi mereri primant gratiàm 1. Système réaliste. — Du moment que le mérite
post recidivum, et hoc orando et petendo ut, si caderel, signifie essentiellement un
droit à la récompense, la
Deus illum felevarei, dieendum quod non potest ex conception la plus obvie est assurément celle qui
merito condigni, sed sotum ex merito congrui. A plus consiste à le tenir pour une valeur, non seulement
forte raison cette doctrine se retrouve-l-elle chez Scot. objective, mais intrinsèquement proportionnée à son
Voir Opus Oxon., 1. I, dist. XIV, q. n, n. 15, édit. résultat. Il suffit pour cela de se représenter la grâce
de Lyon, 1039. t. ix, p. 45 Potest dici quod Deus dis-
: qui en est le principe comme une réalité d'ordre onto-
ponil per atlritionem in aliquo tempore, tan.qu.am per logique et c'est ce que toutes les écoles du e siècle xm
aliquod meritum de eongruo, in aliquo instanti dure faisaient couramment
gratiam. a) École dominicaine. —
Ce réalisme, qui caractérise
11 semble que la même solution doive s'appliquer toute la doctrine du surnaturel dans saint Thomas,
-
au problème tout voisin de la persévérance finale. voir Justification t. vin, col. 2126, se répercute
,

Saint Thomas n'admet pas de mérite à cet égard. Car, logiquement sur la notion du mérite.
dit-il, I a -II œ q. exiv, 1. 9, illud cadit sub humano
,
L'idée fondamentale du Docteur angélique est que
merito quod comparaiur ad molum liberi arbitra direcli le mérite de condigno, le seul auquel soit dû proprement
a Deo movente sicut terminus, non autem id quod com- ce nom, suppose une proportion entre l'oeuvre hu-
paraiur ad prssdiclum molum sicut principium. Or le maine et la récompense divine. Or cette proportion
don de la persévérance n'a et ne peut avoir son « prin- existe pour ainsi dire de piano, moyennant la grâce
cipe » que dans la grâce Persevcrantia vise non cadit
: qui est en nous Quœdam proportionis apqualitas inve-
:

sub merito, quia dependet solum ex motione divina quse nitur inler Dcum prsemiantem et homimm merenlem,
est principium ornais meriti. La généralité absolue de dum tamm... meritum etiam sit per talem actum in quo
cette réponse semblerait exclure même le simple refulgcal bonum illius habilus qui divinilus in/unditur,
mérite de eongruo. Cependant le Docteur angélique Deo nos consignons. In II um Sent., dist. XXVII, q. î,
reconnaît ici l'efficacité de la prière et équipare le cas a. 3, t. vm, p. 367. Cf. ibid., a. 5, ad 3 um p. 370 Per ,
:

à celui du pécheur qui sollicite le pardon d'un autre gratiam infusam constituitur [homo] in esse divino;
pécheur Eliam ea quœ non meremur orando impelra-
: unde jam actus sui proportionati efjiciuntur ad prome-
mus. Nam et Deus peeccatores audit peccatorum veniam rendum augmentum vel perfectionem gratiœ.
pelentes quam non
merentur... Et similiter perseverantias La Somme, I a -II*, q. exiv, a. 1, précise que tout
donum Deo impclral vel sibi vcl alii,
aliquis petendo a mérite de notre part suppose, au préalable, une orrfi-
quamvis sub merito non cadat. Ibid., ad l um Ailleurs, . nalio 'divina. Mais, sur la base de ce décret, nos œuvres
distinguant la via oralionis de la via meriti, il donne surnaturelles ont, sans autre considération, une valeur
comme exemple de la première le cas du juste qui réelle, parce qu'elles sont le fruit de la grâce. C'est
obtient à un pécheur la grâce de la conversion Sicut : pourquoi saint Thomas expose, ibid., a. 3, que nous
quod unus homo impetrat alteri primam gratiam. In pouvons mériter proprement la vie éternelle Secun- :

IV um Senl., dist. XLV, q.n, a. 1, sol. 1, t. xi, p. 366. dum quod procedit [opus merilorium] ex gratia Spi-
Or, d'après la I a -IIœ , q. exiv, a. 6, c'est là,
Somme, ritus sancti, sic est merilorium vitie œternx ex condigno :
comme on vu, col. 698, le type même du mérite
l'a sic enim valor meriti allenditur secundum virtutem Spi-
de eongruo. Il y a donc tout lieu de croire que le mot rilus Sancti moventis nos in vitam œternam. A côté de
seul manque à propos de la persévérance finale, sans l'Esprit-Saint, qui est la grâce incréée, il faut aussi
que le Docteur angélique prétende par là nier la chose, faire entrer en ligne de compte le don créé qu'il dépose
que toute la logique de son système semble plutôt en nos âmes Altenditur eliam pretium operis secun-
:

appeler. dum dignitatem gratiœ per quam homo consors f actus


Quoi qu'il en soit, au demeurant, de flottements divinee nalurœ adoptatur in fdium Dei, cui debetur
inévitables, la théorie du double mérite est parfaite- hereditas ex ipso jure adoptionis. On ne saurait mar-
ment ferme dans la théologie du xm e siècle, et les quer plus fortement le rapport intrinsèque de conti-
points secondaires qui divisent les docteurs sont de nuité qui unit nos mérites à leur terme et, par consé-
peu d'importance auprès de ceux qui les unissent. Si quent, mieux exprimer l'absolu réalisme' de leur
la valeur des œuvres humaines est inégale suivant valeur. Il s'ensuit que nos bonnes œuvres nous don-
qu'elles procèdent ou non d'un principe surnaturel, nent une véritable créance sur Dieu. Non pas que
elles ont toutes leur prix à leurs yeux. C'est pourquoi Dieu puisse devenir notre débiteur, mais parce qu'il
les historiens protestants leur adressent à l'envi le se doit à lui-même d'accomplir son décret. Quia aclio
reproche de semi-pélagianisme, comme d'ailleurs à noslra non habet rationem meriti nisi ex prœsupposi-
l'Église tout entière dont ils sont les témoins, et saint tione divinse ordinalionis, non sequitur quod Deus sffi-
Thomas lui-même, bien que censé le plus augustinien ciatur simpliciter débiter nobis, sed sibi ipsi, in quan-
de tous, n'échappe pas à ce grief. F. Loofs, Dogmen- tum debitum est ut sua ordinatio impleatur. Ibid., a. 1,
geschichte, p. 552, découvre chez lui tout au moins du ad 3 um

.

;• crypto-semipélagianisme » et Ad. Harnack, plus b) Ecole franciscaine. Saint Bonaventure pro-


brutal, parle même à son sujet de pélagianisme tout fesse un réalisme non moins déterminé. Pour lui éga-
court. Dogmengeschichte, t. m, p. 650; cf. p. 642-643. lement, il existe qusedam commensuralio et adœquatio
Jusqu'à travers la passion de dénigrement qui les meriti ad prœmium. In I I nm Sent., dist. XXVII,
inspire et les déformations flagrantes qu'ils trahissent, a. 2, q. n, t. n, p. 664. Cf. ibid., q. m, p. 666. Ce qu'il
701 MÉRITE, SA VALEUR CHEZ LES SCOLASTIQUES : SYSTÈME NOMINALISTE 702

entend, sinon d'une commensuratio per omnimodam Ainsi l'acceptation par Dieu est un élément essen-
œquolilatem. du moins per quamdam convenienlem pro- tiel de la ratio meritorii. Ce point particulier entre
porlionabiliUitem sicut frudus dicitur rec'c commensurari d'ailleurs dans une théorie générale des vouloirs divins
semini. Ibid.. ad 4'"", p. 668. La grâce rend possible ad extra et du rôle de la charité à leur endroit, théorie
cette commune mesure: car elle se traduit par la pré- que le Docteur subtil expose plus amplement dans
sence et l'action de Dieu en nous Gratta gratum : Report. Paris., 1. I, dist. XVII, q. n, t. xi, p. 96-97.
faeiens... nominat dioinum influentiam per qaam anima On sait que la môme doctrine s'applique également au
habet Deum et Deus habitat in anima. Ibid., q. ru, a. 1, mérite du Christ, qui ne vaut pour notre rédemption
p. 660. Elle donne, en conséquence, un caractère divin que moyennant l'acceptation divine. Voir sur ce der-
à tous les actes faits sous son influence In quantum : nier point P. Minges, Beilrag zur Lehre des Duns
ortum habet a gratia, sic, cum gratia reddal hominem Scotus ïiber das Werk Christi, dans Theol. Quartal-
acceptum Deo et sit quid dioinum cl ad hoc sit ordinata sehri/l, 1907, t. lxxxix, p. 268-279.
ut ducal ad Deum, opus illud est meritorium merito Par suite de cette conception, Scot est communé-
condigni. Ibid., q. m, a. 2, p. G67. Cf. ibid., a. 1, q. i, ment accusé de ramener le mérite, comme en général
p. 654. D'où cette formule toute réaliste du mérite : toutes les relations morales entre Dieu et l'homme,
[Est] meritum condigni quando jnstus operatur pro se au pur arbitraire divin. Voir A. Harnack, Dogmen-
ipso, quia ad hoc ordinatur gratia ex condigno. In geschichte, t. m, p. 653> après R. Seeberg, Die Théologie
I" m Sent., dist. XLI, q. i, a. 1, t. i, p. 729. des Duns Scolus, Leipzig, 1900, p. 312-313, et K. Wer-
Nos docteurs n'oubliaient pas, bien entendu, que ner, Die Seholur>tik des spàleren Mittelalters, t. i :

tous nos mérites sont fondés sur les mérites du Christ. Johannes Duns Scotus, Vienne, 1881, p. 424-425.
Mais ceux-ci ne nous sont pas étrangers tout au : Contre ces jugements excessifs, P. Minges a justement
contraire, en vertu de la gredia capitis, qui fait du réagi. Voir son article intitulé :Der Wert der gulen
Christ la tête du corps mystique, ils deviennent le Werke nach Duns Scotus, dans Theol. Quarlalsehrijt,
principe effectif des nôtres. Voir S. Thomas, Sum. 1907, p. 73-93. Remise dans son contexte, cette doc
theol., III q. vm, a. 1-3; S. Bonaventure, In III
1
,
am trine signifie seulement que le Docteur subtil entend
Sent., dist. XIII, a. 2, t. m, p. 283-293; cf. ibid., dist. par là sauvegarder l'absolue indépendance des décrets
XVIII, q. ii, a. 1, p. 384. Et si l'on insiste en disant de Dieu, qui ne saurait jamais rien vouloir pour des
que, malgré tout, nos mérites sont, en fin de compte, raisons étrangères à lui-même, et donc exclure l'idée
une grâce, Guillaume d'Auvergne avait déjà répondu d'un droit en stricte justice de notre part. Ainsi l'ac-
que ce fait augmente leur valeur, loin de la diminuer. ceptation de Dieu ne serait qu'une forme plus aiguè
Nec propler hoc quoniam gratia est opus bonum vel donnée à cette divina ordinatio que déjà saint Thomas
donum Dei minus meritorium est; ymmo amplius, quo- lui-même, voir col. 682, place à la source de tous nos
niam propter hoc et melius est et Deo magis acceptum. mérites. Mais Scot est si loin de la donner comme
De meritis, dans Opéra, fol. ccxxxn r°. dénuée de fondement objectif qu'il exige la grâce
2. Système nominaliste. —
Déjà cependant tout leur sanctifiante à sa base Propter hanc acceptationem
:

réalisme n'empêchait pas nos théologiens de recon- naturx bealifieabilis habitualem, etiam quando non
naître qu'il faut poser d'abord comme base et condi- operatur, et propter acceptationem actualem actus eliciti
tion de nos mérites un vouloir spécial de Dieu. Ce qui a tali natura oportet ponere unum habituai super-
les fait nécessairement passer de la catégorie de naturalem, quo habens formaliter accepletur a Deo et
l'absolu, simpliciler, dans celle du relatif, secundum quo actus elicitus ejus acceptelur tanquim m'ritorius.
quid. Voir plus haut, col. 682. Dans cette voie, il Opus Oxon., loc. cit., n. 22, p. 963. Cf. Report. Paris.,
arrive même au Docteur angélique de parler d'une loc. cit., n. 4, p. 96 Relinquitur quod charilas sit ratio
:

acceptation divine Bonis operibus regnum cœlorum


: acceptabilitutis in objeclo acceplabili.
emitur in quantum Deus accipit opéra nostra acceptans Il n'en est pas moins vrai que cette analyse tendait
ea. In I P' m Sent., dist. XXVII, q. i, a. 3, t. vm, à distendre le lien objectif qui unit la grâce à la gloire
p. 367. Et sans doute tout son système impose et, par là-même, le rapport intrinsèque de nos actes
d'admettre que cette acceptation est objectivement méritoires à leur récompense. Scot professe, en eflet, et
fondée :il n'en est pas moins vrai qu'une sorte de P. Minges n'en disconvient pas, loc. cit., p. 84, que cet
fissure est ouverte par là dans les flancs du réalisme, ordre providentiel relève de la polenlia ordinata.
que la critique de ses adversaires se chargerait Report. Paris., loc. cit., n. 10, p. 97, c'est-à-dire ne
d'élargir. signifie pas autre chose qu'un pur état de fait. En
a) Principe : Doctrine de l'acceptation divine. — droit, il pourrait donc en être différemment Dico quod
:

Toutes les lignes directrices du nominalisme sont déjà Deus de potentia absoluta bene potuisset acceptare natu-
nettement dessinées chez Scot. ram beatifieabilem acceptation; spirituali prœdicla exis-
Dans le mérite, il y a, d'après lui, deux aspects à tentem in puris naturalibus et similiter actum ejus, ad
distinguer la substance même de l'acte, qui relève
: quem esset inclinalio ejus mère naturalis, potuisset
de nous, et son caractère méritoire, qui lui vient du acceptare ut meritorium. Opus Oxon., loc. cit., n. 29,
bon plaisir divin qui l'accepte comme tel. In actu p. 968.
meritorio... duo considerare oportel : videlicet illud Ces positions sont restées, dans la suite, celles de
quod prweedit rationem meritorii, et in hoc gradu inclu- toute l'école nominaliste. Voir Biel, t. n, col. 820.
ditur et intenlio actus et subslantia actus et recliludo Chez Ockam, en particulier, l'affirmation de la liberté
morulis. Vitra hoc considero et ipsam rationem meri- divine est poussée à son extrême limite. Sans doute il
torii, quod est esse acceptum a divina volunlate in ordine admet qu'il n'y a pas d'acte méritoire sine gratia
ad preemium, vel acceptabile esse sine dignum acceptari. creala; mais c'est uniquement de potentia ordinata,
A ce dernier point de vue, l'œuvre humaine n'est c'est-à-dire propter legss voluntarie et contingenter a
et ne peut être qu'une « disposition », dont l'ordre du Deo ordinatas. Rien donc ne s'oppose à ce que cet
plan providentiel nous garantit cependant l'efiicacité : ordre pût être changé Sicut Deus voluntarie et libère
:

Complelio in ratione merili non est in potestate mea nisi acceptât bonum molam voluntatis tanquam meritorium,
dispositive, tamen sic dispositive quod ex dispositione quando elicitur ab habenle caritatem, Ha Deus potentia
divina semper sequitur illud completivum ad ugere meum, sua absoluta possel acceptare cumdem motum voluntatis
sicut semper sequitur animalio ad organizationem fac- eliamsi non infundat caritatem. In I um Sent., dist.
tam a causa naturali. Opus Oxon., I. I, dist. XVII, q. m, XVII, q. i et h. Cf. Quodl., vi, a. 1. Il n'y a pas sur ce
n. 24-25, édit. de Lyon, 1639, t. v b, p. 964-965. point de voix discordante chez les divers représentants
703 MERITE, SA VALEUR CHEZ LES SCOLASTIQUES SYSTÈME NOM1NALISTE : 704

du nominalisme. Voir C. Fcckes, Die Recht/erligungs- dire autant de l'école nominaliste tout entière — « lient
lehre des Gabriel Biel und...der nominalistichcn Sehule, fermement d'avance que Dieu a ordonné les choses
p. 83, 94, 97, 102-103, 111-119. —
Le mérite secundum humaines de telle façon que partout c'est le mérite
quid de l'école réaliste achevait, avec le nominalisme, et la récompense, une règle juridique par conséquent,
de glisser dans le relatif. qui décident de notre béatitude. Le mérite a partout
b) Conséquences : Mérite « de condigno ». De — sa place sur les chemins de la vie éternelle... Si donc
cette conception du mérite découlent des consé- tout mérite n'est proprement qu'un mérite de congruo
quences sur son rôle et sa valeur. Elles achèvent de et n'obtient sa récompense que par une acceptation
caractériser les positions de l'école nominaliste au de Dieu, toutes les différences disparaissent qui, chez
regard de l'histoire et de marquer le sens de son les thomistes, restreignaient encore la confiance en
influence. nos œuvres propres. Dieu peut considérer comme
Il semble tout d'abord que la théorie de l'accep- mérite un acte, tel que la simple attrition, qui n'est
tation doive annuler le mérite proprement dit. En pas inspiré par le pur amour. Toute œuvre morale qui
effet, on a pu dire que le nominalisme tendait à procède de la liberté humaine et de sa grâce, il peut
ramener toutes nos œuvres au simple mérite de con- la tenir pour un mérite de condigno, digne de la récom-
gruo. Tel est le jugement porté par A. Harnack, pense éternelle. Ainsi s'élargit, en fait, l'importance
Dogmengeschichte, t.- ni, p. 653, n. 1, sur la doctrine du mérite... et rien n'empêche que l'homme puisse mé-
d'Ockam. Or le même reproche a été formulé à riter tout son salut depuis le commencement si Dieu
l'adresse de Scot, non seulement par des protestants, l'a une fois voulu. »
H. Schultz, loc. cit., p. 296, mais aussi par des catho- c) Conséquences : Mérite « de congruo ». —Si la
liques. J. Schwane, Dogmengeschichte, t. m, p. 329. doctrine nominaliste de l'acceptation divine n'est pas,
La position exacte de celui-ci est sans doute plus à tout prendre, défavorable au mérite de condigno,
subtile. Car c'est un fait incontestable qu'il admet, qui garde dans le système sa place et son importance
lui aussi, à plusieurs reprises et sans la moindre hésita- traditionnelles, elle est certainement favorable au
tion, que l'homme peut mériter au sens propre du mérite de congruo, qui n'a reçu nulle part un relief
terme. Témoin cette foi mule, où il réclame comme aussi accentué.
suprême condition de l'acte méritoire Vordinaiio hujus En effet, la part de la préparation humaine à la
actus ad vitam setemam tanquam merili condigni ad grâce est ici de plus en plus large. Voir Justification,
preemium. Opus Oxon., loc. cit., n. 22, p. 963. Cf. Report. t. vin, col. 2128-2129, et l'école nominaliste se montre
Paris., loc. cit., n. 10, p. 97, où il parle de nos œuvres à ce point généreuse pour la nature qu'on a pu se
comme d'une cause objective qui nous donne devant demander si elle ne compromettait pas la nécessité
Dieu primo habilitalem acceplationi et poslea [accepta- d'un secours divin surnaturel. Aussi le grief de «néo-
lionem] de condigno secundum potentiam ordinalam. pélagianisme » est-il classique à cet égard chez les histo-
Avec les nuances d'idée et de langage propres au riens protestants. Loofs, Dogmengeschichte, p. 596, 612,
système, le mérite de condigno n'en est pas moins ici 615. Il s'est même trouvé des théologiens catholiques
conservé. pour le formuler à l'adresse de Scot, Scheeben, Hand-
Rien d'étonnant, dès lors, à ce que Scot puisse buch der kath. Dogmatik, t. n, p. 414, ou du moins de
dire que la rémunération de l'acte méritoire relève, son école. F. Llùnermann, Wesen und Nolwendigkeil
jusqu'à un certain point, de la justice Cui secundum : der akluellen Gnade nach dem Conzil von Trient, p. 5.
régulas divinse justifiée judicalur vila œterna reddenda. Non content, en effet, de reprendre les doctrines
Opus Oxon., loc. cit., n. 18, p. 958. Cf. Quodlib., q. xvn, communes de l'ancienne école franciscaine, voir plus
n. 3, t. xn, p. 461 Actum merilorium specialiter accep-
: haut,- col. 694, sur le libre arbitre considéré comme une
tât in ordine ad aliquod bonum juste reddendum pro eo. gratia gratis data et sur la communis injluentia de Dieu
En conséquence, il lui arrive de nous accorder un droit qui suffirait à fonder le caractère surnaturel d'un acte,
à la gloire droit suspendu chez le juste qui a péché,
: le Docteur subtil manifeste partout, à n'en pas douter,
secundum jus sed suspensum; droit de plein exercice l'intention de porter à leur maximum les forces de
chez le juste qui meurt en état de grâce dignus est
: l'homme et la valeur de ses œuvres naturelles. A cet
propinque quia habens jus non suspensum. Opus optimisme la thèse de l'acceptation venait fournir une
Oxon., 1. IV, dist. XXII, n. 12, t. ix, p. 461. justification théologique : du moment que nos mé-
Cependant on ne perdra pas de vue que nos titres rites surnaturels eux-mêmes ne valent que par le bon
restent subordonnés à l'acceptation divine et encou- plaisir de1 ieu, rien ne l'empêche d'accepter aussi bien
rent, de ce chef, une indéniable précarité. [Deus] voluil les actes de la simple nature qui deviendront méri-
ipsum [actum] esse meritum qui, secundum se conside- toires parle fait. C'est à ce point que P. Minges, tout
ralus, absque tali acceptatione divina secundum stric- en s'efforçant de disculper Scot des tendances péla-
tam juslitiam non fuissel dignus tali prœmio ex intrin- gienres ou semi-pélagiennes qui lui sont imputées,
seca bonilale quam haberet ex suis principiis. Aussi la se voit obligé de reconnaître que sa doctrine de la
récompense nécessairement supérieure au
est-elle grâce actuelle présente beaucoup et de graves lacunes.
mérite de celui qui l'obtient Ideo bene dicilur quod
: Die Gnadenlehre des Duns Scolus, Munster-en-\V.,
semper Deus prœmiat ultra meritum condignum, uni- 1906, p. 88. Il espère cependant pouvoir montrer que
versaliter quidem ultra dignitatem actus qui est meri- sa pensée sur la nécessité et la gratuité du secours
tum, quia quod illc actus sit condignum meritum hoc divin à la base de nos premiers mouvements vers le
est ultra naturam et bonitatem actus intrinsecam ex mera bien est «suffisamment correcte ». Ibid., p. 66; cf.
gratuita acceptione divina. Opus Oxon., 1. I, dist. XVII, p. 101.
q. m, n. 26, t. v b, p. 965. Tous les nominalistes sont On doit tenir compte tout d'abord de la position
restés fidèles, dans la suite, à cette doctrine du très nette prise à maintes reprises par le Docteur
Docteur subtil. Voir, pour Biel, C. Feckes, op. cit., subtil contre le pélagianisme et le semi-pélagianisme.
p. 82 sq. Voir Minges, op. cit., p. 56-66, et, ici même, Duns
«Vais cette diminution théorique de la valeur des Scot, t. iv, col. 1899-1901. Pour lui, comme pour
œuvres humaines devant Dieu, comme le fait ob- saint Augustin, la grâce est toujours un don essen-
server assez exactement, dans l'ensemble, H. Schultz tiellement et nécessairement gratuit... Gra'.ianon esset
loc. cit., p. 296-297, n'a pas d'autre résultat pratique gratia quia esset ex meriiis. Opus Oxon., 1. II, dist. V,
que d'accentuer la confiance dans le mérite. » En effet, q. i, n. 2„ t. vi, p. 505. Cf. Report. Paris., 1. IV, dist. II,
continue l'auteur, « Scot, lui aussi » -

et l'on peut en q. i, n. 1, où se lit cette objection : Gratia gratis datur,
705 MÉRITE, SA VALEUR CHEZ LES SCOLASTIQUES : SYSTÈME NOMINAL1STE 706

non meritis reddilur, dontl 'auteur, dans sa réponse, avec les représentants les plus qualifiés de l'école
ibid., n. 11,accepte entièrement le principe Quando
: nominaliste. On la retrouve chez Durand de Saint-
dicitur quod gratia non gratis datur si meritis redditur, Pourçain, In I um Sent., dist. XVII, q. n: au moins
dico quod verum est si meritis accipientis reddilur, une fois chez Ockam, In I um Sent., dist. I, q. n; puis
t. xi, p. 574 et 577. Cf. Report. Paris., 1, I, dist. XVII, chez Roberr Holkot, Adam Wodham, Jacques Al-
q. i, n. 5, t. xi, p. 94 Aclio meritoria non est in potes-
: main. En revanche, d'autres docteurs de ce groupe
tate noslra nec naturalibus meremur, quod erat error requièrent la grâce actuelle, même pour le simple
Pelagii. mérite de congruo. Ainsi Henri de Hesse, In 1I U "' Sent.,
De ces principes on peut voir que Scot fait occasion- dist. XXVI, q. n, c. 1; Marsile d'Inghem, qui admet
nellement l'application aux actes bons qui relèvent la possibilité naturelle de mériter la grâce seulement
de notre nature Existrns in pcecato morlali, quantum-
: pour l'état de nature intègre et non pour la nature
cumque se disponat, cum ad hoc se disponere non possil déchue. In I I um Sent., q. xvm, a. 3. Grégoire de
sine gratia, ut dicis,sequitur quod erit obstinatus, quia Rimini combat formellement l'opinion contraire
non potcrit ub illo resurgere sine gratia. Report. Paris., comme entachée de pélagianisme, In II um Sent.,
1. III, dist. XVIII, q. n, n. 2, t..xi, p. 491. Il est vrai dist. XXVI-XXVIII, q. i, a. 1 : Nemo potest mereri
que cette assertion est émise à propos de la grâce primam gratiam de condigno nec etiam de congruo
sanctifiante; mais le contexte indique assez bien que contra aliquam sentenliam modernorum. Voir sur ce
la grâce actuelle est comprise dans son rayonnement. point C. Feckes, op. cit., p. 91-110, 124-138. On
Ailleurs, du reste, se lit cette déclaration d'une absolue devra donc réformer de ce chef les conclusions géné-
netteté Prima gratia datur homini si imlt se disponere
: ralement acquises chez les historiens de la pensée
per liberum arbitrium, quod potest quilibet per adju- médiévale, qui ne connaissaient jusqu'ici qu'un nomi-
torium grati.ï: datum quse omnibus viatoribus datur. nalisme uniforme, schématisé d'après ses représentants
Quiest. miscell., IV, n. 17, t. m, p. 461. Ces 7>rémisses les plus absolus.
générales doivent être sous-entendues à tout ce que Il n'en reste pas moins qu'en général la théologie

le Docteur subtil enseigne par ailleurs au sujet du nominaliste restait portée à élargir le plus possible les
mérite de congruo. Minges, op.cit., p. 88-97. conditions suffisantes pour le mérite de congruo. Ce
Il faut, du reste, se rappeler aussi que toutes les qu'elle gagnait en étendue, cette doctrine était d'ail-
préparations que l'homme peut et doit faire ne sont, leurs loin, comme bien on pense, de le perdre en fer-
pour Scot, que de simples dispositions à la grâce. meté. Tout au contraire, la formule Fucienti quod in
Xon plus enim potest peccator viator malus nisi se se est n'y est pas seulement conservée et commentée,
disponere et tune dabilur sibi gratia a Deo qua bene mais glosée d'adverbes expressifs qui en soulignent
poslea agit. Opus Oxon., 1. II, dist. VII, q. un., n. 16, la valeur. « Généralement parlant », suivant la remar-
t. vi, p. 570. Encore est-il que, pour quelques-uns du que du P. Weiss, dans Denifle, Luther et Luthéra-
moins, ces dispositions elles-mêmes relèvent du mérite nisme, trad. Paquier, t. m, p. 171, n. 3, l'adage y est
de congruo. Cette idée s'exprime dans un passage ainsi conçu Fucienti quod in se est Deus infallibililer
:

souvent discuté sur l'attrition naturelle : Aut de ou bien necessario dat gratiam. Voir les textes groupés
peccatis commissis bene se habet [peccator], quantum dans Altenstaig, Lexicon theol., art. Facere quod in
potest ex naturalibus, vel maie. Si bene, hoc est displicel se est, et Meritum de congruo, fol. 109 v°-110r°, 193 v°.
sibi quantum tenetur ex naturalibus, ex congruo mere- Dans le même sens, Biel aime présenter l'œuvre
tur gratiam gratis datam. Et si bene utitur ipsa, humaine comme disposilio ultimata necessitans ad
cilo dabitur sibi gratia gratum faciens. Report. Paris., /ormam. Voir C. Feckes, op. cit., p. 41.
1. II, dist. XXVIII, q. un., n. 9, t. xi, p. 377. Sur quoi Non que cette précision fût chose absolument
P. Minges, op. cit., p. 75 et 99, fait observer avec rai- nouvelle, puisqu'on la trouve déjà chez Alexandre de
son que le Docteur subtil ne fait ici que rapporter Halès, Sum. theol., p. III a q. lxix, m. 5, a. 3, et chez
,

une opinion émise par Henri de Gand, Quodl., V, q. xx. saint Thomas, Sum. theol., Ia-Il 08 q. cxn, a. 3, qui
,

Mais, dumoment qu'ils'abstient de la combattre, n'est- l'interprètent, l'un et l'autre, dans le sens de l'immu-
ce pas dire qu'elle répond, dans une certaine mesure, à sa tabilité propre au plan divin. Ce qui suffit pour
propre pensée? D'où il suit que le mérite de congruo mettre la théologie nominaliste à l'abri du reproche
ne s'appliquerait pas seulement aux œuvres anté- d'erreur que lui adresse C. Feckes, p. 43. Mais le fait
rieures à la grâce sanctifiante, faites avec le secours de sa plus grande généralisation dans la théologie du
de la grâce actuelle, mais encore aux actes morale- xiv e siècle n'en est pas moins significatif d'une ten-
ment bons qui préparent et obtiennent l'octroi de dance. Il doit être particulièrement retenu quand on
celle-ci. se rappelle l'influence considérable du nominalisme'
S'il peut y avoir quelques doutes sur la pensée de sur les premiers réformateurs.
Scot à cet égard, il n'y en a plus pour la plupart de Au total, sous une forme ou sous une autre, le
ses disciples. Comme toujours, Biel est ici particu- mérite de l'homme a toujours sa place obligatoire
lièrement affirmatif Anima obicis remotione ac bono
: dans l'économie du surnaturel, à côté de celui du
motu in Deum ex arbitra libertate elicito primam gra- Christ. Témoin cette affirmation synthétique de Biel :

tiam mereri potest de congruo. In II um Sent., dist. Licet Chrisli passio sit principale meritum propter
XXVII, a. 2, concl. 4. Cf. In IV am Sent., dist. XIV, quod conferlur gratia, apertio regni et gloria, nunquam
q. n, a. 1, n. 2, où l'auteur invoque à l'appui de sa tamen est sola et totalis causa meritoria. Palet quia
thèse quelques textes classiques de l'Écriture : semper cum merilo Chrisli concurrit aliqua operatio
Zach., i, 3; Jac, iv, 8; Apoc, m, 20. De fait, cepen- lanquam meritum de congruo vel de condigno reci-
dant, l'homme reste en tout cela sous l'action de la pientis gratiam vel gloriam. Coll. in Sent., III, 19,
grâce, tout au moins médicinale mais, en soi,
; a. 1, concl. 5.
les œu\res moralement bonnes suffisent pour créer à les protestants peuvent s'offusquer de ce
Seuls
leur auteur un mérite de congruo. Voir C. Feckes, Die « concours » entre Dieu et l'homme, qui est la base
Rech/tertigungslelse des Gabriel Biel, p. 37-43, 84- même de tout le dogme catholique. 11 n'en est pas
85. L'auteur affirme à tort, ibid, p. 39, que « cette moins vrai que, sur cette foi commune de L'Église, le
doctrine, quoi qu'il en soit de la conviction subjec- nominalisme met ici sa marque spéciale, en plaçant sur
tive de Biel, est à peine, ou mieux, pas du tout com- le même pied d'importance, sinon de valeur, le mérite
patible avec la doctrine de l'Église». de condigno et le mérite de congruo comme causes
Du reste, cette conception de Biel lui est commune partielles du salut.

DICT. DE THÉOU CATH. X. — 23


707 MÉRITE, SA VALEUR CHEZ LES MYSTIQUES 708

Tendances pessimistes des mystiques.


3. Quelle — omnium error omnino damnabilis est. Ibid., iv, 20,
que fût par ailleurs la difïérence de leurs principes p. 261. Le remède est, en conséquence, de tenir pour
spéculatifs, réalistes et nominalistes étaient prati- rien nos mérites, encore qu'ils soient nécessaires : Non
quement d'accord sur ce qu'on pourrait appeler un in bonis operibus nostris debemus confidere, quae,
certain optimisme surnaturel, qui les portait à sou- quanlumcumque magna sinl, quasi nulla reputare
ligner l'importance et à consacrer didactiquement la debemus, necessaria sinl ; sed cum humilitate spe-
licet
valeur du mérite humain. Au contraire, les esprits rare debemus in sola misericordia Dei. Ibid., vi, 69,
à tournure mystique suivaient une voie inverse et p. 582.
s'attachaient de préférence à humilier l'homme Le mépris de l'œuvre humaine s'affirme sans la
devant sainteté de Dieu.
l'infinie moindre compensation dans cette fameuse Théologie
En raison de ce pessimisme, les anciens protestants Germanique dont Luther devait faire un de ses livres
croyaient pourvoir saluer en eux des « témoins de la de chevet. « C'est une grande folie pour l'homme et la
vérité » et les historiens modernes, sans se contenter créature de penser qu'ils savent ou peuvent quelque
d'appréciations aussi simplistes, leur accordent à chose par eux-mêmes, et particulièrement de penser
tout le moins une visible sympathie. Voir A. Harnack, qu'ils savent ou peuvent quelque chose qui leur per-
Dogmengeschichle, t. m, p. 421-455, et F. Loofs, mettrait d'î beaucoup mériter ou obtenir auprès de
Dogmengeschichte, p. 621-623, après A. Ritschl, Die Dieu. De cette façon on fait injure à Dieu, pour qui
christliche Lehre von der Reehtfertigung und Vcrsohnung, sait bien comprendre. » Theologia deutsch, 44, édit.
2' édit., Bonn, 1882, t. i, p. 117-141. En dehors de ces F. Pfeiffer, Stuttgart, 1855, p. 188-189.
partis pris confessionnels, il est certain que la litté- Mêmenote chez Jean Wessel, De magnitudine pas-
rature des mystiques représente un courant spécial, sionis, 44, 46, dont A. Ritschl, op. cit., p. 131, détache
qui, sans être le moins du monde opposé à la doctrine ces phrases significatives Gloria noslra est in solo
:

catholique du mérite, sert à marquer les limites dans Deo suam in nobis caritatem comme ndante... Qui Evan-
lesquelles les âmes religieuses en ont toujours contenu gelium audiens quantalibet pro consequendo
crédit...,
l'appréciation. Aux textes généraux déjà cités comme facial et paliatur, non sua opéra, non se operantem
expression de cette tendance, voir Justification, extollit; sed, propensus in eitm quem amat, nihil sibi
t. vra, col. 2123-2126, il faut ajouter quelques témoi ipsi Iribuil qui scil nihil habere ex se... Vere omnes
gnages plus précis. pannus menstruatœ, ut vere non
juslitix noslrse velut
a) Œuvres ascétiques. —• C'est évidemment dans les tam mère injusti plectendique convincamur.
jusli sed
écrits destinés à nourrir la dévotion que ce pessi- De ces formules aujourd'hui oubliées on rappro-
misme doit surtout s'affirmer. En pareille matière, chera celles que nous lisons encore dans l'Imitation
il ne saurait être question d'écoles, mais de tendances, de Jésus-Christ, I, vu, 3 Non superbias de operibus
:

qui s'accusent en traits plus ou moins vifs au hasard bonis, quia aliter sunl judicia Dei quam hominum, cui
des occasions. On se contentera d'en relever ici quel- ssepe displicet quod hominibus placet. Et de même,
ques spécimens, dont l'exploration méthodique de III, ix, 2, où Dieu s'adresse à l'âme en ces termes :

cette vaste littérature ne manquerait évidemment pas Nihil ergo de bono adscribere debes, nec alicui
libi
d'enrichir le nombre. homini virtulem attribuas; sed totum da Deo, sine quo
Dans le petit volume populaire où H. Denifle a nihil habet homo. Ego totum dedi : ego totum rehabere
groupé en une sorte d'anthologie, malheureusement volo.
sans indiquer ses sources, la fleur de ses lectures à C'est surtout au moment de paraître devant Dieu
travers les mystiques allemands du xiv siècle, se que ces humbles dispositions sont de mise. Des for-
trouve, dès les premières pages, un chapitre assez mulaires ad hoc s'efforçaient de les inculquer aux
étendu sur « la corruption de notre nature ». H. De- mourants. Un des plus importants et des plus carac-
nifle, Das christliche Leben, 4° édit., Graz, 1895, téristiques est celui qui porte, sans peut-être beau-
p. 13-18. Plus loin, il con\ie l'homme à « l'humble coup de garanties, le nom de saint Anselme, que
connaissance de soi-même », p. 60 67, et l'invite à d'innombrables éditions ou traductions mirent, au
mettre en Dieu sa confiance à l'heure de la mort, cours du Moyen Age, entre les mains du clergé parois-
p. 333-337. Il n'est pas, en effet, de thèmes plus fré- sialdans tous les pays. Le thème de toute l'exhorta-
quents sous la plume des mystiques; mais il n'en tion est d'opposer aux œuvres mauvaises de l'homme
est pas un non plus qui ne tende d'une façon ou de la confiance exclusive dans les mérites du Christ et
l'autre à rabaisser l'estime que l'âme pourrait avoir tout spécialement de sa mort. En voici la partie cen-
de ses propres œuvres. trale ...In hac sola morte lotam fiduciam tuam consti-
:

Tel est le but que Ludolphe le Chartreux assigne tue in nulla alia re fiduciam habeas... Hac sola te
;

précisément à ses célèbres méditations sur la vie du totum contege, hac morte te totum involve. Et si Dominus
Christ. Cavejt prudenter fidelis peccator, y lit-on dès Deus voluerit te judicare, die : Domine, morlem Domini
le prologue, ut nunquam, in quoeumque statu fuerit, nostri Jesu Chrisli objicio inler me et judicium tuum;
conftdentiam in meritis suis habeat, sed tanquam men- aliternon conlendo tecum... Si dixerit tibi quia meruisti
diais pauperculus omnino nudissimus ad eleemosijnam damnalionem, die : Domine, morlem Domini noslri Jesu
dominicam mendicandam semper vacuus accédât. Et Chrisli pono inter te et mala mérita mea, ipsiusque
qu'on ne croie pas à une pieuse fiction; l'auteur veut merilum offero pro merito quod habere debuissem nec
qu'on l'entende à la lettre Hœc antem facial, non
: habeo. Admon. morienti, P. L., t. clvtii, col. 686-687.
quasi ex humilitate ficta mérita sua abscowlem, sed L'inspiration commune de ces divers témoignages
certissime sciens quod non justifteabitur in conspeclu est manifestement de réduire l'appréciation pratique
Dei omnis vivens. Vila Cliristi, prolog.,édit de Lyon, du mérite humain par le sentiment vécu de son déficit.
1510, col. 5. b) Œuvres exégétiques. —
On saisit en maints
Chez sainte Brigitte, le Christ se plaint également endroits la même tendance dans les productions les
de l'orgueil humain : Sic homines per superbiam suam plus populaires de l'exégèse médiévale, qui, sans être
volunt ascendere in cselum, et non confidunt in me sed aussi répandues que les œuvres proprement ascé-
in se. Revelationes, i , 53, édit. de Rome, 1606, p. 87. tiques, peuvent et doivent en être rapprochées à ce
Un peu plus loin, le mal est indiqué d'une manière point de vue.
plus précise : Nam
sunl quidam qui meritis suis obti- Les protestants se réfèrent volontiers à quelques
nere credunt cselum... Alii sunl qui operibus suis gloses de Nicolas de Lyre. C'est ainsi qu'on y peut trou-
satisfacere Deo putant pro excessibus suis. Quorum ver sur Joan., x, 12 Gloria cmlestis non dicitur proprie
:
709 MÉRITE, NÉGATIONS DE LA RÉFORME 710
merces, scd tantummodo large, in quantum omne quod le christianisme complet intéresse tout à la fois le
redditur in prœmium laboris dicitur merces. Ratio sens moral et le sens religieux, n'est-il pas naturel
aulem nu jus est quia hereditas distinguitur a mercede que ses représentants, suivant leur vocation spéciale
proprie dicta, sicut filius cui debelur hereditas distin- ou leur ministère, se montrent sensibles de préfé-
guitur ab operario conductilio cui debetur merces. Glo- rence tantôt à celui-ci tantôt à celui-là? Le Moyen
ria autem cxlestis redditur fîdelibus sicut hereditas Age a connu ces deux tendances, comme du reste
liberis; propter quod non habet rationem mercedis. les connurent et les connaîtront toutes les époques;
Biblia sacra, Bàle, 1507, t. v, fol. 216 v°. Encore dans l'École elle-même il y eut des controverses spé-
faut-il tenir compte que, même pour les fidèles, la culatives, mais sans que personne songeât à se mon-
gloire est entièrement hors de proportion avec leur trer surpris de cette inévitable et bienfaisante
nature Salus œterna excedit totaliter facultalem hu-
: variété.
manse naturx; propter quod non potest eam atlingere C'est que plus fondamentale encore était l'unité
nisi ex largitate divinœ misericordiœ. In TU., in, 5, des intelligences et des âmes dans la ferme possession
ibid., t. vi, fol. 130 r°. Mais le pessimisme trouvait de la foi catholique en la dignité de la grâce, en la
surtout un aliment tout indiqué dans le texte d'Isaïe, valeur et en la nécessité des œuvres qu'elle inspire.
lxtv, 6 Facti sumus sicut immundus omnes nos et
: Des divergences qui se manifestent à cet égard entre
quasi pannus menslruatas universœ justitim nostrm. les auteurs et les écoles on peut et doit dire, avec
Nicolas de Lyre l'entend, au sens historique, des Juifs J. Kunze, art. Verdienst, p. 505, qu'elles ne sont que
seulement; mais d'autres lui donnent un sens absolu de simples opinions théologiques sans importance,
et l'appliquent aux œuvres des chrétiens. du moment que l'œuvre du Christ est ici conçue,
A ce titre, cette formule réaliste revient très sou- contrairement au protestantisme, non plus comme
vent sous la plume de saint Bonaventure. Voir In « la base permanente » — on entendra exclusive de
II am Sent., dist. XVII, a. 2, q. m, t. n, p. 667; Corn, toute coopération de notre part —
« mais comme la

in Luc, xi, 34, t. vn, p. 287; Opusc, xvn Sermo sup. : condition éloignée du salut ». Il fallut, en effet, la
reg. Fratrum minorum, 19, t. vin, p. 443; De sabbato Réforme pour briser l'harmonie de ces éléments soli-
sancto, serm. i, 2, t. ix, p. 268 De sanctis Angelis,
; daires que l'Église n'avait jamais cessé de maintenir
serin, v, p. 622 De Assumptione, serm. v, p. 699.
; et que le génie de l'École venait d'organiser en un
Denys le lui aussi, de omnibus
Chartreux l'interprète, système cohérent de l'ordre surnaturel.
quasi generaliler, et voici le commentaire qu'il en IV. LA DOCTRINE DU MÉRITE A L'ÉPOQUE
donne Omnia opéra noslra, interiora et exteriora, bona
: DE LA RÉFORME. —
Au cours des discussions pré-
et meriloria, lanlis sunt imperfectionibus vitiisque per- paratoires dans lesquelles les Pères de Trente étu-
mixla ut comparari possint panno menslrui fluxu diaient le futur décret sur la justification, l'archevê-
polluto. Et hoc potissimum verum est si referantur que d'Aix avait l'occasion de constater que le seul
justitim nostrm ad sincerissimam atque immensam Dei mot de mérite était de ceux qui avaient tout
puritatem. A l'appui de son interprétation, l'auteur particulièrement le don d'exciter l'aversion des luthé-
de rappeler quelques textes du même ordre, tels que riens': ...Nomen ipsum meriti lutheranis tam odiosum
Job, xv, 15; xxv, 5-6; Luc, xvn, 10. En regard, les et abominabile, quelques lignes plus loin tam exe-
:

textes où nous sommes conviés à la perfection s'en- crabile. Séance du 1 er octobre 1546, dans Conc. Trid.,
tendent de perfeclione et sanclilate secundum modum t. v, édit. Ehses, p. 449. Cette impression d'un con-

parDilalis humanm pensata, videlicel humanm condi- temporain est un témoignage de premier ordre sur
tionis infirmitate, cui modica mquilas reputatur pro l'attitude des réformateurs à l'égard du mérite.
magna. Enarr. in Isaiam, art. 93, Opéra omnia, t. vm, Il est vrai que, plus, tard, un de leurs plus impor-

Montreuil, 1899, p. 746-747. Cf. Enar. in Lucam, tants théologiens, Martin Chemnitz, devait dire, Exa-
art. 40, t. xn, p. 137 Quid nobis incumbit, qui in
: men conc. Trid. : De bonis operibus, q. iv, édit. de
tam multis ofjendimus ut ea ipsa quœ forsan implemus Francfort, 1596, 1. 1, p. 185 In hanc senlentiam nostri
:

prmeepta tam imper/ecle implemus, ita ut, juxta etiam a vocabulo meriti non abhorrent, sicut etiam patri-
Isaiam, universm justitim noslree sinl quasi pannus bus usitatum fuit, et que ce texte est repris sans la
menslrualm? moindre réserve par un représentant non moins
Au demeurant, pour ne pas majorer à l'excès, fidèle de la plus stricte orthodoxie protestante,
comme l'ont fait trop souvent les théologiens de la J. Gerhard, Loc. theol., 1. XVIII, c. vni, n. 88, édit.
Réforme, la portée de ces déclarations pessimistes Cotta, t. vm, p. 81. Mais cette affirmation s'entoure
familières aux mystiques, on ne perdra pas de vue ces chez eux de distinctions telles qu'en conservant le
observations très judicieuses de Ritschl, op. cit., mot ils suppriment visiblement la chose.
p. 120-121. « C'est depuis saint Bernard l'originalité On ne saurait contester que la Réforme ne soit
du catholicisme latin que d'unir l'appréciation des historiquement marquée par un mouvement de vive
bonnes œuvres en tant que mérites et la neutralisation opposition à l'égard du mérite. Et c'est de quoi, bien
des mêmes œuvres par la considération de la grâce. entendu, ses partisans veulent lui faire honneur. « La
...Voilà pourquoi, chez les catholiques, une double Réformation, rétablissant le véritable rapport entre
direction est possible celle de la justice des œuvres,
: la justification et la sanctification, entre la foi et les
qui se rattache à la première exigence, et celle, inver- œuvres, a ruiné l'idée d'un mérite quelconque attri-
sement, de l'abandon à la grâce de Dieu, qui provient bué à l'homme. Ses théologiens enseignent que la
de la seconde. » On n'oubliera d'ailleurs pas que justice personnelle de Jésus-Christ nous est imputée
« Tauler, comme les autres ascètes et mystiques du par la foi, c'est-à-dire par la ferme persuasion dans
Moyen Age, quand il suggère de renoncer à la valeur laquelle nous sommes que nos péchés nous sont par-
de nos mérites, s'adresse à des chrétiens avancés en donnés par ses mérites, tellement qu'il suffit d'avoir
sainteté et par là-même précisément chargés de mé- cette ferme persuasion pour être justifié en effet. Les
rites •. bonnes œuvres découlent de la foi, comme les fruits
Il n'y a donc pas lieu d'opposer entre eux mysti- de l'arbre, sans qu'elles puissent conférer à l'homme
ques et scolastiques. D'autant que les mêmes auteurs le moindre mérite. Tout en lui, le commencement, la
sont souvent, à l'occasion, l'un et l'autre. Les nuances suite et la fin, est l'œuvre de la grâce divine que nous
incontestables qui distinguent leurs exposés ne tien- assimilons sola fide. » Art. Mérite, dans F. Lichten-
nent pas à une opposition de doctrines, mais seulement berger, Encijcl. des sciences religieuses, t. ix, p. 90.
à une tournure différente des esprits. Étant donné que Cf. J. Kunze, art. Verdienst, p. 506 « : La Réforma-
711 MÉRITE, LUTHÉRANISME PRIMITIF : LUTHER ri2

tion fut proprement une lutte contre la doctrine du Quod Christus venit et natus est promissio sola fuit et
mérite. » non meritum. Dictata sup. Psalt., ps. lxxxiv, 12, W.,
En effet, la notion de mérite tenait de trop près à t. iv, p. 17. Mais tout cela ne signifie rien de plus que

cellede justification pour ne pas subir le contre-coup l'affirmation du dogme catholique de la grâce.
des modifications profondes que le protestantisme Aussi bien Luther admet-il qu'à l'application per-
imprimait à celle-ci. Cette opposition devait avoir sonnelle de cette grâce initiale nous pouvons et devons
pour résultat, en même temps que de faire surgir nous préparer. Pour caractériser cette préparation,
une immense littérature de controverse, d'amener il accepte sans hésiter le mérite de congruo. Cette
l'Église à définir la foi traditionnelle qu'elle avait expression, qui se trouve incidemment dans ses gloses
jusque-là possédée en pleine paix. —
I. Doctrine de la sur les Sentences, 1. II, dist. XXVI, c. vni, W., t. ix,
Réforme. II. Opposition catholique (col. 728). III. Défi- p. 72, est adoptée ex professo et très exactement rat-
nition du concile de Trente (col. 735). tachée à la tradition médiévale dans le commentaire
I. Doctrine de la Réforme. — Tout le système sur le Psautier Hinc recle dicunl doctores quod homini
:

protestant de la justification par la foi seule, que nous facienti quod in se est Deus infallibililer dut graliam
avons exposé 'en son lieu, voir Justification, t. vin, et, licel non de condigno sese possil ad graliam prsepa-

col. 2132-2154, entraînait comme contre-partie, sinon rare, quia est incomparabilis, lamen bene de congruo
comme point de départ, une hostilité radicale envers la propter promissionem istam Dei et pactum misericor-
doctrine catholique des œuvres et, par conséquent, diae. Dict. sup. Psalt., ps. cxm, 1, "W., t. iv, p. 262.
du mérite qui en est le fruit. Cependant l'inévitable Voir de même ps. cxvni, 17, ibid., p. 312.
réaction de l'esprit chrétien contre le mysticisme des- Il est vrai que cette préparation elle-même relève

tructeur du premier jour, pour ne rien dire des tem- de la grâce pour chacun de nous, exactement comme
péraments qu'imposaient les nécessités d'ordre ecclé- l'avènement du Christ pour l'ensemble du genre
siastique et politique, allait ramener peu à peu ce que humain Sicut humanum genus recepit Chrislum non
:

la théorie semblait exclure absolument. Adversarii, ut justitiam suam sed ut misericordiam Dei, quantum-
notait déjà Rellarmin, quamvis inilio v'alde conlemptim libet congrue sese disponebal, ita quilibel graliam ejus
loquerenlur de operibus bonis, paulatim lamen cœpe- gratis accipit quantumlibet sese congrue disponat. Dict.
runt nonnihil eis attribuere. De juslif., 1. V, c. i, Opéra, sup. Psal., ps. cxvm, 41, ibid., p. 329. Cf. ibid.,
t. vi, p. 343. 149, p. 376. Mais, sous le bénéfice de cette action
De cette évolution la doctrine protestante du mé- divine, la valeur de nos œuvres n'en est pas moins
rite porte partout la trace. Au lieu de ce développe- réelle. — A plus forte raison pouvons-nous mériterjla
ment rectiligne que la logique faisait attendre et que la gloire. Sans nul doute, nos mérites ne sont jamais
ferveur de ses partisans voudrait parfois lui attribuer, que des dons de Dieu; Luther semble avoir une pré-
elle présente des combinaisons et des retouches, où dilection pour le distique médiéval, voir col. 695, qui
l'on devine le besoin obscur de satisfaire aux exigences schématisait cette doctrine augustinienne. Voir ses
inverses de la foi traditionnelle et des principes nou- gloses marginales sur le livre des Sentences, 1. II,
veaux. Il importe donc ici, plus que jamais, de distin- dist., XXVII, c. vn, W., t, ix, p. 72, et sur les ser-
guer, en l'exposant, les époques et les familles, pour mons de Tauler, ibid., -p. 99. De même, il n'admet
y noter ce que chacune, sur le fond commun de la à l'égard de la céleste récompense qu'un mérite de
Réforme, peut offrir de plus ou moins grande origina- congruo. Dict. sup. Psalt., ps. cxm, 1, W., t. iv,
lité. p. 262. Mais ce nominalisme aigu, qui eut ses repré-
1° Luthéranisme primitif. - —
C'est dans les mani- sentants aux meilleures époques du Moyen Age, voir
festes personnels des réformateurs allemands, soit col. 690, ne l'empêchait pas de professer l'idée de la
principalement dans les premiers écrits de Luther et plus stricte rétribution. C'est ainsi que la parole du
de Mélanchthon, qu'il faut chercher la physionomie Psalmiste Rétribue servo tuo, peut fort bien, d'après
:

originelle du protestantisme, alors qu'il jaillissait en lui, être entendue dans ce sens Fac ut rétribuas,
:

pleine vie de ces âmes passionnées, et ignorait ou dédai- ut meritum habeam cui premium fiât et retributio in
gnait encore les palliatifs qui viendront bientôt en patria. Dict. sup. Psalt., ps. cxvm, 17, W., t. iv,
arrondir les angles trop saillants. p. 313.
1. Doctrine de Luther. — Élevé dans le triple culte Cà et là pourtant se manifeste une tendance incon-
de la foi catholique, de l'ascétisme monacal et de la testablement pessimiste :Justitia noslra agnoscalur
théologie nominaliste, Luther s'en est peu à peu nihil esse nisi peccalum et pannus menslrualœ ac sic
détaché, sous la pression de ses expériences subjec- potius justitia Christi regnet in nobis, dum per ipsum
tives, pour y substituer le nouvel Évangile de la jus- et in ipso confidimus salvari, non ex nobis. Ibid., 163,
tification par la seule foi. Placée par sa nature même p. 383. Cf. ps. cxLn, 1, ibid., p. 443 Peto de peccatis
:

au centre de ce drame, la doctrine du mérite ne pou- redimi... per fïdelilalem promissi lui..., non in merito
vait qu'en suivre le mouvement. meo. Dans deux sermons de la même époque (3 et
a) Avant la rupture. —Dans les écrits qui remon- 24 août 1516), Luther éprouve le besoin de critiquer
tent à la période catholique de sa carrière, Luther la définition de l'espérance donnée par Pierre Lom-
reflète, avec les principes de la foi commune, les posi- bard, voir col. 678, et d'opposer la confiancç en Dieu
tions essentielles de la théologie médiévale. C'est seul à la confiance aux œuvres. Sermons pour les
ainsi, bien entendu, qu'il affirme que notre salut est xi e et xiv e dimanches après la Trinité, W., t. i, p. 70-
dû à la pure miséricorde de Dieu. Voluntarie, inquit 71, 84-85.
(Jac, i, 18), genuit nos verbo veritatis..., hoc est gra- Son commentaire sur l'Épître aux Romains (avril
tuito liberoque beneplacito, non nostro merito neque 1515-octobre 1516) caractérise fort bien cette période
dignitate. Sermon de 1512, dans Luthers Werke, édit. de transition. Comme le reconnaît F. Loofs, Dogmen-
de Weimar (désignée dorénavent par le sigle \V.), geschichte, p. 708, après Denifle, Luther et le luthéra-
t. i, p. 10. Dans son commentaire du ps. lxxxiv, il nisme, trad. Paquier, t. n, p. 410-412, Luther y admet
s'élève avec énergie contre les « hypocrites » qui vou- encore, même pour les païens, une préparation à la
draient s'appuyer sur leur propre justice Veritatem
: grâce : Quicumquc legem implet est in Christo et datur
Dei non ex pura gratia promittentis estimant per quam ei gratia per sui prœparationem ad eamdem quantum
justiftcenlur, sed ex merito sue justifie précédente eam in se est. In Rom., n, 12, édit. Ficker, Leipzig, 1908,
requirunt, et il leur oppose le fait de notre rédemption t. n, p. 38. Cf. ibid., 14, p. 42 Per aliquam bonam
:

absolument gratuite par l'avènement du Christ : operationem erga Deum, quantum ex natura potuerunt,
713 MÉRITE, LUTHERANISME PRIMITIF : LUTHER 714
meruerunt gratiam ullerius dirigentem eos. Non quod ration de la souveraine activité divine, il l'est aussi par

gratia pro tali mérita data eis sil..., sed quia ad eam l'idée de la corruption complète de l'homme. » Ibid.,
sese gratis recipiendam sis preparaverunt. Et ceci se p. 168. Il faut en dire autant de sa christologie, ibid,,
réfère à une loi générale de la Providence Non enim : p. 194, où la satisfaction et les mérites du Christ sont
dabitur gratia sine ista agricaltura sui ipsius. lbid., exaltés au point de supprimer les nôtres. On peut y
m, 21, p. 93. Cf. m, 5, p. 71 Per ipsa tanquam prepa-
: ajouter également sa conception toute nominaliste de
ratoria tandem apti et capaees fteri possimus justifie la grâce, qui n'est plus une réalité intérieure, mais la
Dei; m. 22. p. 91 Nec opéra precedentia nec sequenlia
: simple bienveillance de Dieu, favor Dei, dont lafoi nous
justificant..., precedentia quidem quia préparant ad donne la conviction. « Dès là que le sentiment de cette
justitiam. sequentia vero quia requirunt jam jaclam « grâce divine » forme et doit former la base durable

justificationem. Il lui arrive même une fois d'em- de toute piété, il n'y a plus aucune place pour des
ployer, à tout le moins au sens large, mot de mérite
le : mérites. » J. Kunze, art. Verdienst, loc. cit., p. 507.
...Sic humiliati et impios... nos conjessi mereamur jus- Cette logique intérieure du système luthérien n'a
tificari ex ipso, m, 17, p. 84. pas manqué de porter ses fruits. Dans ses Operationes
Mais déjà on voit percer un peu partout le pes- in Psalmos (1519-1521), ps. v, 12, le réformateur
simisme le plus radical. Il n'y a que des stulti, des s'élève p'us que jamais contre les justitiarii, qui, à la
Sawtheologen, pour imaginer « que l'homme puisse par suite de P. Lombard, veulent faire reposer notre espé-
ses seules forces aimer Dieu par-dessus toutes choses rance sur le sentiment de nos mérites. Ex qua sententia
et accomplir les préceptes, au moins quant à la sub- quid aliud poluit sequi quam ruina universee theologiœ,
stance de l'acte, sinon quant à l'intention de celui qui ignorantia Christi et crucis ejus et oblivio, ut apud
les a portés. » iv, 7, p. 110; cf. vm, 3 et ix, 16, p. 187 Hieremiam queritur, Dei diebus innumeris. W., t. v,
et 225. En réalité, invita est [voluntas] ad bonum.prona p. 163. A quoi il oppose son système de la justi-
ad malum... Ideo recte dixi quod extrinsecum nobis est fication, qui place en Dieu seul tout notre espoir, spes
omne bonum nostrum, quod est Christus. iv, 7, p. 114. purissima in purissimum Deum. Ibid., p. 166. Non pas
Aussi nos bonnes œuvres elles-mêmes sont-elles cou- qu'il veuille encore éliminer entièrement le terme de
pables devant Dieu : ...Si judicio Dei ojjerantur, pec- mérite, mais la chose y- est manifestement réduite à
cata sint et invenianlur... Bene operando peccamus, nisi rien. Sunt itaque mérita et nulla mérita in nobis : sunt
Deus per Christum nobis hoc imperfectum tegeret et quia dona Dei sunt et opéra ipsius solius ; nulla sunt,
non imputaret. D'où il suit qu'il n'y a pas plus de quia non plus de illis possumus prœsumere quam ullus
place pour le mérite que pour le péché véniel Ex quo : novissimus peccator in quo nondum aliquid operalur
palet quod nullum est peccatum veniale ex substantia et Deus. Ibid., p. 169.
natura sua, sed nec meritum. lbid., p. 123. Au service Vers la même époque, son premier commentaire
de sa thèse, Luther ne manque pas, bien entendu, sur l'Épître aux Galates (1519) lui fournit l'occasion
d'utiliser le texte d'Isaïe, lxiv, 6, ibid., p. 122, et de dénoncer l'illusion et l'erreur des chrétiens qui
xi, 4, p. 256. s'imaginent pouvoir compter sur leurs mérites et
Ces sentiments éclatent au grand jour dans sa mettent tous leurs soins à s'en amasser. Turbinibus
fameuse Quœstio de viribus et voluntate hominis sine Iradilionum legumque humanarum, deinde indocto-
gratia (1516), où l'auteur énonce cette thèse Homo, : rum Scripturee interpretum et concionatorum in mérita
Dei gratia exclusa, prsecepta ejus seruare nequaquam nostra trudimur, ex nobis satisfacimus peccatis, et non
polest, neque se vel de congruo vel de condigno ad gra- ad purganda vilia carnis deslruendumque corpus pec-
tiam prœparare. D'où il conclut Homo quando facit : cati opéra nostra dirigimus, sed velut jam puri et sancti
quod in se est peccat, cum nec velle aul cogitare ex seipso tantum cumulamus ea velut frumentum in horreum,
possit. W,1. 1, p. 147-148. Voir de même la Disputatio quibus Deum debilorem jaciamus et in cœlo nescio
de Heidelberg (1518), ibid., p. 373-374. Dans un ser- qua allitudine sedeamus. Cœci, cœci, cœci : his omnibus
mon de la même époque, on peut lire cette invective nihil prodest, alio consilio justificant seipsos. \V., t. h,
contre le mérite de congruo, que naguère le réforma- p. 562. Voir de même
son explication du Pater (1519),
teur admettait sans difficulté Impiissimi sunt qui : où sur la demande Dimitte nobis débita nostra il
docent nos paratos esse debere merilo congrui atque ii greffe cette glose Nullis rébus quas petimus digni
:

plus diabolo fugiendi sunt. W., t. iv, p. 612. sumus nec quidquam mereri possumus. J. T. Muller,
Parti du catholicisme traditionnel, Luther a évolué Sumb. Bûcher, p. 360.
vers une conception personnelle qui enlève aux œuvres En apparence, on pourrait croire que le réforma-
humaines toute sorte de valeur. C'est dans cette voie teur n'en veut ici qu'au pharisaïsme de ces âmes mal
nouvelle qu'il va désormais avancer rapidement. éclairées qui croient pouvoir placer toute leur con-
b) Depuis la rupture. —
Tous les principes de Luther fiance dans leurs œuvres propres. Mais visiblement ses
devaient, en effet, le porter à la négation du mérite. critiques atteignent l'usage non moins que l'abus. Il
Un des théologiens protestants qui l'ont étudié de la suffit de considérer qu'à cette conception il oppose
manière la plus objective met bien en évidence cette celle de la justification par la foi seule, pour se rendre
logique intérieure de son système. compte que la grâce du Christ lui paraît exclure comme
« La grâce est pour lui la souveraine activité de un sacrilège l'idée même d'un mérite quelconque de
Dieu en tant qu'elle est bonté rédemptrice. Si l'on se notre part. Quant aux fruits obtenus par les justes,
«.

met ce fait devant les yeux, on comprend que Luther note un théologien protestant, il consent bien à ce
devait être intimement opposé au concept de mérite. qu'on leur donne le nom de mérite. Mais, en elles-
Si Dieu fait tout..., le mérite de l'homme est exclu mêmes et par elles-mêmes, les œuvres des justes
sous toutes ses formes et dans toutes les directions. Ni n'ont rien à mériter. » J. Kôstlin, Luthers Théologie,
on ne peut faire d'actes méritoires de congruo avant la 2" édit., Stuttgart, 1883, t. n, p. 460.
réception de la grâce, ni, après l'avoir reçue, mériter Si Luther ne veut pas entendre parler de mérites
de condigno la vie éternelle... Dieu donne et fait tout, après la justification, à plus forte raison pour s'y
et l'homme reçoit il n'y a aucune place pour le mé-
: préparer. Dans son petit traité De abroganda missa
rite entre l'homme et Dieu. » R. Seeberg, Dogmen- privala (1521), où il condamne violemment les prin-
geschichle, t. iv, p. 151-152. Son anthropologie, toute cipia fldei Parrhisiensium et Papensium, il leur
dominée par les sombres perspectives de la chute, reproche, en particulier, d'enseigner Hominem passe
:

ne s'y oppose pas moins que sa théodicée. « De même faciendo quod in se est injallibitzr et necessario mereri
que le mérite est entièrement exclu par la considé- gratiam, sed de congruo. Ce qui lui paraît un blasphème
715 MÉRITE, LUTHÉRANISME PRIMITIF : MÉLANCHTHON 716

contre le Rédempteur. W., t. vm, p. 467-468.


Christ sants et tumultueux, non d'ailleurs sans y mêler en
Dans Léon X avait fulminé la bulle
l'intervalle, abondance les scories de la polémique, il manquait
Exsurge Domine (15 juin 1520), où il condamnait les encore la forme qui fait les systèmes Mélanchthon
:

principales doctrines du novateur. Si aucune de ces eut pour rôle de la lui donner. Les Loci communes,
propositions n'est directement relative au mérite, dont la première édition parut en 1521, allaient être
quelques-unes visent le pessimisme spirituel qui lui pendant de longues années le bréviaire de la Réforme.
interdisait de le reconnaître. Ainsi les propositions 31- Or on y retrouve l'expression méthodique et modérée
Denzinger-Bannwart, n. 771-772
32,. « Dans toute
: des thèses radicales déjà relevées chez Luther. Et le
œuvre bonne, le juste pèche mortellement » et les fait est d'autant plus significatif que les éditions
mieux faites sont au moins «un péché véniel ». La pro- postérieures leur feront subir de notables atténua-
position 36, ibid., n. 776, exprime le principe de tout tions.
le système « Après le péché, le libre arbitre n'est plus
: a) Avant la justification. —
Bien entendu, c'est
qu'un vain mot et, en faisant ce qui dépend de lui, l'idée d'une préparation à la grâce par les œuvres
il pèche mortellement. » Cette condamnation ne fit naturelles de l'homme qui est tout d'abord et le
qu'exaspérer la résistance de Luther, qui prit désor- plus vivement critiquée.
mais contre le mérite une position de plus en plus Mélanchthon, en effet, pose comme postulat l'ab-
agressive. Dans son traité De seruo arbilrio (1525), il solue perversion de la nature par le péché origine).
critique déjà le concept de mérite. W., t. xvm, p. 693- Il s'élève contre les novi pelagiani, qui, etsi non
695 et 769. Mais le spécimen le plus complet de sa negent esse peccalum originale, negant lamen eam esse
pensée est sans doute fourni par un excursus inséré vim peccati originalis ut omnia hominum opéra, omnes
dans son second commentaire de l'Épître aux Galates, hominum conatus sint peccala. Corpus reformatorum,
professé en 1531 mais imprimé seulement en 1535, qui t. xxi, col. 99. Pour lui, il condense, au contraire, sa

devient une véritable dissertation sur le mérite. W., pensée dans cette formule : Omnes homines per vires
t. xl a, p. 220-238. naturœ vere semperque peccatores sunt et peccant. Ibid.,
La thèse énoncée dès les premières lignes est une col. 101. Ce qu'il s'efforce d'établir par de nombreux
réprobation formelle de la doctrine catholique : textes pris dans l'Ancien et le Nouveau Testament.
Damnanda est perniciosa et impia opinio papistarum Parmi les conclusions finales qu'il donne comme le
qui tribuunt operi operato meritum gratiœ et remissionis résumé de sa doctrine, col. 114, se trouve celle-ci, qui
peccatorum. P. 220. Et pour bien marquer son sen- reflète très fidèlement le pessimisme de Luther : Ita
timent, Luther commence aussitôt par exposer la doc- fit ut homo per vires naturales nihi! possit nisi peccare.

trine reçue, qui se résume en ces deux membres soli- D'où il suit que tout mérite est impossible Tu vero
:

daires : mérite de congruo avant la justification, mé- certo sic sentias nihil neque boni neque meritorii fteri
rite de condigno après. Il écarte résolument l'un et posse ab homine per vires naturœ. Col. 103. En consé-
l'autre comme également contraires à la grâce : Quare quence, le mérite de congruo est âprement combattu
cum Paulo in totum negamus meritum congrui et con- comme une invention sophistique Jam quœ prodi-
:

digni, et certa fiducia pronuntiamus istas speculationes dere sophistœ de merito congrui, scilicet quod operi bus
esse mera ludibria Satanœ, ... inania figmenta et spe- moralibus, id est quœ viribus naturœ nostrœ facimus,
culabilia hominum otiosorum somnia de rébus nihili. de congruo, sic loquuntur, mereamur gratiam ipse
P. 223. La raison en est que toutes nos œuvres sont leclor inlelligis blasphemias esse in injuriam gratiœ Dei
mauvaises Vera christianismi ratio hœc est quod homo
: ementitas; etiam cum naturœ humanœ vires citra Spi-
primum per legem agnoscat se esse peccatorem, cui rilus Sancti adflatum non possint nisi peccare. Et
impossibile sit ullum bonum opus facere. Ibid. Seul l'auteur de conclure: Quid merebimur nostris conatibus
le Christ a fait opéra et mérita congrui et condigni. nisi iraml Ibid., col. 110.
P. 232. Quant à nous, il nous appartient seulement de Non seulement le mérite de congruo, mais l'idée
nous les approprier par la foi. Itaque per fidem Christi même d'une préparation à la grâce lui paraît inad-
donantur nobis omnia : gratia, pax, remissio peccato- missible. Quare tantum abest ut gratiam per eas [bonas
rum, salus et vita seterna, non per meritum congrui inlentiones] impelremus ut nihil sit quod perinde gra-
et condigni. P. 236. Les prétendues œuvres méritoires tiœ adversetur alque illœ pharisaïcœ prœparationes...
du catholicisme sont abominabiles blasphemise Dei, Quis est enim misericordiœ locus si respectus est nos-
sacrilegia et abnegationes Christi. P. 237; cf. ibid., trorum operum? Quœ est gratiœ gloria, ut paulinis
p. 291, 302-303. Voir de même ses commentaires sur verbis utar, si debetur nostris operibus 1 Ibid. Sous
la Genèse, vm, 21, W., t. xlii, p. 348-349. peine de renier la grâce, il faut donc admettre la com-
On retrouve les mêmes conceptions dans les ser- plète inutilité des œuvres humaines en vue de la jus-
mons populaires sur saint Matthieu imprimés par tification. Et cette vanité elle-même a sa source dans
Luther en 1532 « Quand on parle de ce point essen-
: leur foncière et incurable malice : Quid igitur opéra?
tiel dans le christianisme..., c'est-à-dire de savoir Quœ prœcedunl justificationem, liberi arbilrii opéra,
comment on devient pieux devant Dieu, comment on ca omnia maledictœ arboris maledicti fructus sunt.
obtient le pardon de ses péchés et la vie éternelle, il Ibid., col. 177.
faut écarter entièrement tout mérite de notre part. —
b) Après la justification. Or la grâce même de la
Celui qui veut en faire état, il faut le fouler aux pieds justification ne change pas cette situation déplorable
et le condamner à l'enfer avec le diable, comme adver- de notre nature déchue.
saire de la grâce et négateur du Christ. » W., t. xxxn, Il faut se rappeler, en effet, que, dans l'orthodoxie

p. 538-540. selon la Réforme, la concupiscence coupable persiste


« C'est, écrit H. Schultz, loc. cit., p. 554, le besoin tout entière dans l'âme justifiée. Un principe mauvais
d'opposition à l'ensemble constitué par les notions ne cesse d'agir en elle, qui en vicie radicalement toutes
de mérite et de satisfaction qui représente proprement les oeuvres. Aussi n'y a-t-il pas de différence à faire,
la force religieuse et l'élan d'où sortit la Réforme. • suivant Mélanchthon, dans l'appréciation de notre
Il est, en tout cas, certain que cette réaction anti- état réel avant la justification et après. Quœ vero opéra
catholique fut, pour le premier des réformateurs, justificationem consequuntur, ea, lamelsi a-Spiritu Dei
sinon l'origine de son système, du moins la plus qui occupavil corda justificatorum, tamen, quia fiunl
ardente et la plus constante de ses inspirations. in carne adhuc impura, sunt et ipsa immunda. Ibid.,
2. Doctrine de Mélanchthon. — A cette matière en col. 178. Dans ces conditions, il ne saurait plus être
.fusion que Luther déversait au cours d'écrits puis- question de mérite. C'est ce que l'auteur conclut avec
717 MÉRITE, ÉGLISE LUTHERIENNE : CONFESSION D'AUGSBOURG 718

une implacable précision :Proinde quod in lus etiam ainsi reçue gratuitement, les bonnes œuvres devien-
operibus immundum quiddam est, justitiœ adpella- nent nécessaires pour la faire dûment fructifier. Item
tionem non merentur et, qaaqua te verteris, sive ad docent quod fides Ma debeat bonos fructus parère et
opéra prsecedentia justificationem, sive ad ea quse sequun- quod oportcat bona opéra mandata a Deo facere propter
lur justificationem, nullus nostiîo merito locus volunlatem Dei. Sans doute le texte continue en écar-
est. lbid. tant toute idée de mérite A'o/i ut confîdamus per ea
:

Ainsi notre rachat est l'œuvre de la seule miséri- opéra justificationem coram Deo mereri. Mais c'est seu-
corde divine Solius misericordicc opus esse justifi-
: lement, comme on le voit, en vue de la justification :

tionem necesse est. La foi qui nous en donne l'assurance ce qui suppose qu'elle n'est pas encore obtenue et
exclut par là-même tout égard au mérite humain. n'interdit pas absolument, ou du moins pas avec la
Ergo, eum fldei justificatio tribuitur, misericordiœ Dei même rigueur, la perspective d'un mérite qui la sui-
tribuilur; humanis conatibus, operibus, meritis adimi- vrait. Cette déclaration est assez subtilement conçue
lur. Car la miséricorde est exclusive du mérite Mise-
: pour exclure le mérite sans lui fermer entièrement les
ricordia liberalis favor est, qui meriti noslri nullam portes.
habet rationem. Ibid. L'article relatif aux bonnes œuvres est formulé dans
Cependant n'est-il pas question maintes fois dans le même sens. Nostri de ftde sic admonuerunt Ecclesias :
l'Écriture de récompenses promises à nos bonnes principio quod opéra nostra non possint reconciliare
œuvres? Mélanchthon n'en disconvient pas; mais il Deum aul mereri remissionem peccatorum et gratiam
entend que c'est là une promesse toute gracieuse et et justificationem. Ibid., 20, p. 44. Cf. p. 46.
qui ne signifie aucun mérite de notre part. Respondeo : Dans l'intervalle, les réformateurs se sont élevés
merces est debeturque non merito ullo nostro; sed quia contre de notoires abus, qu'ils imputent gratuitement
puter promisit, jam vlut obstrinxit se nobis ar debi- aux catholiques Rejiciuntur et isli qui non docent
:

torem fecit iis qui lile nihil meruerant. Et il ne manque remissionem peccatorum per fidem contingers, sed jubent
pas d'invoquer à l'appui de sa thèse les textes clas- nos mereri gratiam per satisfactiones nostras. Ibid., 12,
siques de l'Évangile, Luc, xvu, 9-10, et de saint Paul, p. 41. Parmi ces « satisfactions », ils ont réprouvé avec
Rom., vi, 23. Quid enim clarius, conclut-il, adversus une particulière acrimonie les observances d'institu-
mérita noslra dicit potuit? Ibid., col. 179. tion ecclésiastique Admonentur etiam \homines] quod
:

Pour excessives qu'elles puissent être, ces déclara- traditiones humanœ instilutae ad placandum Deum, ad
tions des premiers réformateurs ont du moins l'avan- promerendam gratiam et salisfaciendum pro peccatis
tage de la logique et de la clarté. Elles traduisent une adversentur evangelio et doclrinae fidei. Quare vota
hostilité sans réserves à tout mérite sans distinction. et traditionesde cibis et diebus cet. instilutae ad prome-
Il semble bien, en effet, que les principes du nouvel rendam gratiam et salisfaciendum pro peccatis inutiles
Évangile ne comportaient pas d'autre attitude. Mais sint et contra evangelium. Ibid., 15, p. 42. Tous ana-
l'expérience allait bientôt montrer que cette intransi- thèmes qui sont aussi vigoureux sur l'accessoire que
geance des débuts n'était pas incapable de se prêter réservés sur le principal.
à quelques accommodements. Chemin faisant, on saisit çà et là les principaux
2° Protestantisme officiel : Église luthérienne.—Tant motifs de cette aversion pour la doctrine du mérite.
qu'il ne s'agissait que de partir en guerre contre le Il en est de dogmatiques: affirmer le mérite humain,

catholicisme, il était relativement facile aux réforma- c'est mépriser le mérite du Christ. Qui confidit operibus
teurs de railler et de repousser la doctrine du mérite. se mereri gratiam, is aspernatur Chrisli merilum et
Mais comment ne pas voir que le discrédit dont on le gratiam et quseril sine Christo humanis viribus viam
voulait frapper devait atteindre, par répercussion, les ad Deum. Mais il en est aussi de pratiques Olim :

œuvres qui en sont le principe et, avec elles, menacer vexabanlur conscientise doclrina operum... Quosdam
par la base le caractère moral du christianisme? Cette conscientia expulit in desertum, in monasteria, spe-
évidence ne tarda pas à s'imposer, lorsque la Réforme ranles ibi se gratiam meriluros... Alii alia excogita-
dut prendre, à son tour, figure d'Ég ise et, tandis que verunt opéra ad promerendam gratiam... Ideo magno-
ses organisateurs conservaient ou rétablissaient un pere fuit opus hanc doclrinam de ftde in Christum tradere
minimum d'observances en vue d'assurer la cohésion et renovare, ne deesset consolatio pavidis conscienliis. A
du nouveau corps ecclésiatique, ses théologiens s'ap- quoi s'ajoute la grande autorité de saint Augustin :

pliquaient à la tâche ingrate de combiner l'esprit des Nam Augustinus multis voluminibus défendit gratiam
origines avec ces nécessités de la vie. De ces combi- et justiliam fidei contra mérita operum. Ibid., 20,
naisons on retrouve la trace dans les symboles officiels p. 44-45.
et dans leurs commentaires autorisés. D'où l'on voit combien est ancienne chez les protes-
1. La Confession d'Augsbourg (25 juin 1530t. — tants la manie d'infliger le reproche de pélagianisme
Destinée à fixer devant l'empereur les positions dog- à toute doctrine qui n'est pas la leur. Autant est nette,
matiques de la nouvelle foi, la Confession d'Augs- dans la Confession d'Augsbourg, cette position agres-
bourg s'exprime sur le mérite avec une remarquable sive contre l'Église, autant, en somme, sa doctrine
discrétion. positive l'est peu. Si elle écarte le mérite des œuvres
Le terme y est couramment conservé pour qualifier avant la justification, elle a plutôt tendance à biaiser
l'œuvre du Christ Rédempteur. Voir Conf. Aug., i, 2, sur leur valeur après. Il faut se rendre compte de cette
20 et il, 4-5, dans J. T. Millier, Die symbolischen Bûcher foncière indécision sous l'apparente rigueur des for-
der evangelisch-lulherischm Kirche, 11 e édit., Giitersloh, mules pour comprendre les interprétations, à première
1912, p. 39, 44, 54-55. En ce qui nous concerne, la jus- vue surprenantes, qu'elle devait susciter chez ses plus
tification par la foi seule y est positivement opposée fermes défenseurs.
aux mérites humains Docenl quod homines non possint
: 2. « Apologie » de la Confession d'Augsbourg. —
justificari coram Deo propriis viribus, meritis et ope- Mélanchthon, qui avait rédigé ï'Augustana, prit aussi-
ribus, sed gratis juslificentur propter Christum per tôt la plume pour l'expliquer et la défendre. Sans
fidem. Ibid., 4. Cf. 5 :...Donatur Spiritus Sanclus, qui avoir la valeur du document officiel, son Apologia en
fidem efficit... in iis qui audiunl Evangelium, scilicet reste le commentaire pour ainsi dire officieux, et les
quod Deus non propter noslra mérita sed propter Chris- proteslants eux-mêmes lui accordent pratiquement la
tum hos qui credunt.
justificet même autorité. Il n'est donc pas de texte plus propre
Ilne s'agit en tout cela que d'exclure un mérite à nous fixer sur les positions doctrinales que la Réforme
antérieur à la justification. Une fois que la grâce est a voulu tenir.
"19 MÉRITE, ÉGLISE LUTHÉRIENNE : AMENDEMENTS DE MÉL \NCIITHON 720

a) Mérite « de congruo ». Sur — les œuvres et mérites qu'elle tend à supprimer notre perpétuelle dépendance
préparatoires à la justification l'opposition semble à l'égard du Christ médiateur Quia Cliristus non
:

iiréductible. desinit esse mediator postquam renovali sumus, errant


Car il est entendu que tous les actes naturels de qui fingunt eum tantum primant gratiam merilum esse,
l'homme sont corrompus par la concupiscence et donc nos poslea placere nostra legis implelione et mereri
essentiellement mauvais. Apologia, n, 5-14, Mùller, vitam œlernam. Ibid., 41, p. 116. Cf. xx, 81, p. 220 :

op. cit., p. 78-80. En conséquence, nous ne pouvons Non ferenda est igitur blasphemia tribuere honorem
être justifiésque par la foi au Christ. Concéder la Chrisli nostris operibus.
moindre valeur à nos œuvres serait faire la plus grave A côté de ces griefs dogmatiques, on voit repa-
injure à son rôle de Sauveur Si meremur remissio-
: raître, à maintes reprises, les considérations pratiques
nem peccatorum lus nostris actibus elicitis, quid prwstat déjà touchées dans Y Augustana. La doctrine du mé-
Christus? Si iuslificari possumus per rationem et opéra rite ne peut que développer la suffisance des médiocres
ralionis, quorsum opus est Christo aut regeneratione?... et l'angoisse désespérée des meilleurs. Securi hypo-
Itaque, si recipimus hic adversariorum doctrinam quod critse. semper judicant se de condigno mereri..., quia

mereamur operibus rationis... justificalionem, nihil jam naluraliler confidunt homines propria justitia; sed
inlereril inler justiliamphilosophicam, aut certe phari- conscientiss perterre/actee ambigunt et dubilant, et
saïcam, chrislianam- rv, 12-16, p. 88-89.
et subinde alia opéra queerunt et cumulant ut acquiesçant.
L'auteur n'ignore pas cependant que ses « adver- Hse numquam sentiunt se de condigno mereri et ruunt
saires » n'admettent ici tout au plus qu'un mérite in desperationem. iv, 20, p. 90. Rien, au contraire,
de congruo. Mais il l'écarté avec dédain comme une de plus rassurant pour les âmes que la convict ion d'être
subtilité sans fondement. Et quod fingunt discrimcn justifiées par la foi seule In hac \sentenlia] habent
:

inler merilum congrui et meritum condigni, ludunt certam et firmam consolalionem adversus peccali terro-
tantum ne videanlur aperte TCôXocYi-avîÇet,v. Du côté de res et adversus morlem œternam. Ibid., 85, p. 103. Voir
Dieu, en effet, si le mérite de congruo est infaillible- plus loin, vi, 10-12, p. 186, un spécimen de la con-
ment efficace, comment ne constituerait-il pas un fession selon la Réforme ...Fateor me peccatorem esse
:

droit aussi bien que l'autre? Nam si Deus necessario et merilum seternam iram, nec possum opponere meas
dat gratiam pro merito congrui, jam non est meritum justifias, mea mérita fuse iras.
congrui sed meritum condigni. Du côté de l'homme, il Ces diverses considérations sont répétées et réunies,
n'y a pas moyen de les distinguer, puisque la présence m,195-200, p. 141: Hinc eliam inlelligi potest quare
de la grâce en nous est toujours incertaine Quomodo : reprehendamus adversariorum doctrinam de merito
igitur sciunt utrum de congruo aut de condigno me- condigni. Facillima dijudicalio est quia non faciunt
reantur? Ibid., 19, p. 90. menlionem fidei, quod fide propter Christum placeamus.
Cependant Mélanchthon ne veut pas nier que l'ac- Secundo, doctrina adversariorum relinquil conscientias
complissement du bien naturel ne soit tout à la fois ambiguas, ut nunquam pacatee esse queant.
nécessaire et jusqu'à un certain point possible Nos : Qui ne croirait qu'avec de telles prémisses les œuvres
autem de justitia rationis sic sentimus quod Deus humaines sont nécessairement vouées à être dépour-
requirat eam... Et polesl hanc justitiam utcumque ratio vues de toute valeur? Il n'en est rien pourtant et
suis viribus eflicere, quamquam ssepe vincitur imbe^illi- Mélanchthon consent même à leur reconnaître un
tate nalurali. Cette justitia rationis n'est pas même certain mérite Docemus operibus fidelium proposila et
:

dénuée de toute valeur morale: Huic justitise rationis promissa esse prsemia. Docemus bona opéra meri-
libenter tribuimus suas laudes... ac Deus eliam ornai toria esse, non remissionis peccatorum, gralise dut
eam corporalibus prsemiis. Mais on ne saurait admettre justificalionis..., sed aliorum priemiorum corporalium et
qu'elle nous mérite par elle-même la justification. spiritualium in hac vita et post hanc vitam. ni, 73,
Ibid., 22-26, p. 91. Celle-ci nous vient par la promesse p. 120; cf. 245, p. 148. On voit mal ce que peuvent être
toute gratuite que Dieu nous en fait à cause des mé- ces récompenses « spirituelles » qu'il nous est loisible
rites de son divin Fils. Et hœc promissio non habet de mériter, « soit dans cette vie, soit dans la vie
condilionem meritorum, sed gratis offert remissionem future sinon cette augmentation de la grâce sanc-
»,

peccatorum et justificalionem. Ibid., 41, p. 94. tifiante ou cette entrée dans la gloire qu'admettait la
En somme, il reste que l'idée d'un mérite quelconque foi catholique, et moins encore comment un mérite
préparatoire à la justification répugne à l'auteur de ainsi conçu peut, dans la conception luthérienne,
Y Apologia, parce qu'il la croit incompatible avec la n'être pas attentatoire à la rédemption du Christ.
souveraine grâce de Dieu. Plutôt que de conclure à une aussi grave inconsé-
b) Mérite « de condigno ». —
Au premier abord, on quence, mieux vaut sans doute croire qu'il y avait, à
dirait que la même intransigeance continue à l'égard la base de l'hostilité protestante contre le mérite, plus
des œuvres du chrétien justifié. de malentendus que de véritables raisons. Toujours
Il faut, en effet, partir de ce principe que nous ne est-il qu'il n'est pas banal de voir Mélanchthon relever
sommes jamais sauvés que par la foi au Christ. Et ainsi d'une main ce qu'il avait détruit de l'autre.
c'est à quoi s'oppose la confiance des catholiques en la Un peu plus loin, il proclame de même le mérite
valeur de nos œuvres Non docent de mediatore Christo
: spécial de l'aumône Concedimus et hoc quod eleemo-
:

quod propter Christum habeamus Deum propitium, sed synœ mereantur multa bénéficia Dei, mitigent pœnas,
propter nostram dileclionem... Prsedicant se legem im- quod mereantur ut defendamur in periculis peccatorum
plere, quum hœc gloria proprie debeatur Christo; et et mortis. Ibid., 157, p. 136. Ailleurs, tout en mainte-
fiduciam propriorum operum opponunt judicio Dei, nant avec saint Paul, Rom., vi, 23, que la gloire est
dicunl enim se de condigno mereri gratiam et vitam toujours une « grâce » et, avec saint Augustin, que
leternam. m, 24-25, p. 113. Et l'auteur d'ajouter Dieu ne fait jamais que « couronner en nous ses
aussitôt Hsec est simpliciter impia et Dana flducia.
: propres dons », il admet que la vie éternelle soit une
Confiance « vaine », à cause de nos persistantes mi- récompense :Nos falemur vitam seternam mercedem
sères :Nam in hac vita non possumus legi salisfacere, esse, quia est res débita propter promissionem, non
quia natura carnalis non dcsinit malos afjectus parère, propter nostra mérita. Ibid., 235-241, -p. 146-147.
etsi his resistit Spiritus in nobis. Ibid. Cf. 39, p. 115 : Cette « dette » propter promissionem est-elle tellement
Illa legis impletio seu obedientia erga legem est quidem loin du mérite secundum quid enseigné par saint Tho-
justitia quum est intégra; sed in nobis est exigua et mas?
immunda. Mais confiance non moins « impie », puis- Il est vrai qu'ici encore Mélanchthon a l'air d'exclure
01 MÉRITE, ÉGLISE LUTHÉRIENNE : AMENDEMENTS DE MÉLANCHTIION 722

nos mérites. Mais il continue en notant que l'Écri- du prix de nos œuvres avec toutes ses conséquences
ture, quand elle parle de «justice », vult complecti jus- normales Poslquam igitur reconciliali pronuntiantur
:

titiam cordis cum frnrlibus. Ces « fruits » eux-mêmes jusli..., placent eorum opéra Deo et merenlur promissa

supposent la justification; mais à cette condition ils prœmia. Corp. reform., t. xxi, col. 313-314. Voir de
sont agréables à Dieu. Nec legem prius facimus aut même col. 432 Poslquam... et agnoscimus infirmita-
:

facere possumus quam réconciliait Deo, justificati et tem noslram et fide apprehendimus reconciliationem,
renati sumus. Necilla legis impletio placerel Deo nisi postea dignilas operum non est exlenuanda. Et l'auteur
propter fidcm essemus accepti. El quia homines propter d'en établir aussitôt la « nécessité » Etsi uirlules et :

{idem sunt accepti, ideo illa inchoata legis impletio placet borne acliones nostrœ nequaquam salis excitatœ aut
et habet mercedem in hac vita et post hanc vitam. Ibid., mundœ, tamen ad gloriam Christi pertinent; ideo magna
244-247, p. 148. Il n'y aurait presque rien à changer earum dignitas est. De cette dignité le mérite devient
dans ces lignes pour que la théologie catholique pût une suite normale Sciendum est eliam prœmia propo-
:

s'y reconnaître. sita esse bonis operibus, seu bona opéra mereri prœmia
A n'en pas douter, elle accepterait tout autant ce corporalia et spirilualia, Etsi autem in hac vita eliam
qui suit pour rappeler que nos mérites ne sont pas mulla prœmia sanctis redduntur, tamen, quia Ecclesia
indépendants du Christ. Quoties autem fil menlio legis subjecla est cruci, prœcipua prœmia redduntur post
et operum, sciendum est quod non sit excludendus hanc vitam. Mais il s'agit toujours de récompenses
Chrislus mediator... Quare, quum operibus redditur vita subordonnées à l'état de la personne et celle-ci doit
œterna, redditur justificalis, quia neque bcne operari être, au préalable, justifiée par pure miséricorde :

possunt homines nisi justificati qui aguntur Spiritu Persona justificatur coram Deo gratis fide, quœ nililur
Christi nec sine mediatore Christo et fide placent bona tantum misericordia; postea placent Deo bona opéra et
opéra. Ibid., 251, p. 149. On notera néanmoins que le merentur mercedem. Ibid., col. 433-434.
nominalisme aigu et le pessimisme congénital que En dépit de ses précautions pour sauvegarder la
suppose le dogme de la justification par la seule foi stricte orthodoxie selon la Réforme, on ne sera pas
et celui de la justice imputée qui en est la suite, amè- étonné que Mélanchthon ait été soupçonné d'avoir,
nent toujours l'auteur à considérer les mérites du en ce qui concerne les œuvres, des tendances catho-
Christ comme étant et restant extérieurs à nous, lia liques Quœ senlentia, notent les éditeurs, ibid., col. 248-
:

Christi mérita nobis donantur ut jusli repulemur fiducia 249, a pluribus tanquam papistica illo tempore est impro-
meritorum Christi, quum in eum credimus, tanquam bata. Et il paraît qu'on parlait déjà, dans les milieux
propria mérita haberemus. xxi, 19, p. 226. orthodoxes, de sa prochaine sécession. A propos de ces
Cet extrinsécisme était-il bien conciliable avec ce bruits malveillants, il écrivait lui-même à son ami
que Mélanchthon affirmait tout à l'heure de la valeur Camérarius Nihil mihi objicitur nisi quod dicor pluscu-
:

de nos œuvres devant Dieu : fide placent bona opéra, lum laudare bona opéra. Et il convenait implicitement
et des récompenses qu'elles nous obtiennent? Tou- que le reproche n'était pas de tous points injustifié :

jours est-il qu'il affirme les deux avec une égale force, Qusedam minus horride quam ipsi quœ certe et
dico
fidèle sur le premier point au dogme capital de la vera et ulilia sunt. Lettre du 30 novembre 1536, Epist.,
Réforme, mais, sur le second, tributaire bon gré mal vu, n. 1492, Corp. reform., t. m, col. 193; cf. ix, n. 2883,
gré de la tradition catholique. Et c'est ainsi que t. v, col. 332.
VApologia nous offre le paradoxe d'une pensée qui C'était d'ailleurs le moment où la controverse anti-
repousse avec indignation la doctrine du mérite, alors nomiste, voir Justification, t. vin, col. 2153, allait
qu'elle en conserve, au total, à peu près toute la amener Luther lui-même à prendre la défense des
réalité. œuvres. Et rien n'est moins indifférent que de voir les
3. Écrits postérieurs de Mélanchthon. — Il ne paraît protagonistes de la Réforme réagir ainsi contre
guère que Luther ait été sensible à ces nuances : les outrances de leurs débuts.
après comme avant la Confession d'Augsbourg, il Mélanchthon persévère plus que jamais dans cette
continue à s'élever sans réserves contre la notion de voie en donnant l'édition définitive de ses Loci com-
mérite. Voir col. 71^. Les articles de Smalcalde rédi- munes (1543), où il écrit de nouveau In reconcilialis :

gés par lui (1537) affirment plus que jamais la justi- postea bona opéra, cum
placeant fide propter media-
fication par la foi seule, n, 1, dans Mùller, p. 300. lorem..., merentur prœmia spirilualia et corporalia in
Cf. m, 13, p. 325 Quare gloriari ob mérita et opéra
: hac vita et post hanc vitam. Et l'auteur d'assurer que
non possumus quum absque gralia et misericordia l'Écriture est « remplie de promesses de cet ordre ».
adspiciunlur. Corp. reform., t. xxi, col. 778. Il n'entend d'ailleurs pas
Mélanchthon, au contraire, toujours plus modéré que nos œuvres aillent jusqu'à mériter la gloire Nos- :

dans ses doctrines et plus circonspect dans ses expres- tras virtutes non esse pretium vitœ œternœ sed hanc certo
sions, allait de plus en plus accentuer la note spéciale dari propter medialorem, ibid.. col. 780, et il s'applique
de VApologia. Dès 1535, il publiait une nouvelle édi- longuement à réduire, au nom de ces principes, les
tion notablement remaniée des I.oci communes, où il arguments a légués par les catholiques à cette fin.
expose d'une manière précise son sentiment sur les Ibid., col. 789-800. Sur cette question du mérite, qui,
bonnes œuvres et leur mérite Etsi remissio pecca-
: dit-il, col. 798, multas disputationes movit, il veut
torum jusli ficatio personœ et promissio vitœ œternœ s'en tenir au mot de saint Bernard, cité col. 674 :

donalio est..., tamen opéra in reconcilialis jam habent Sufficit ad meritum quod non sufficial meritum.
scire
aliquam dignitatem et sunt meritoria. On retrouve les mêmes vues et souvent les mêmes
Cette dignité » est à base personnelle plutôt que
« termes dans la Summa doclrinœ de jusli ficatione qui
réelle Dignilas est quod placent Deo, non quidem
: ouvre son commentaire sur l'Épître aux Romains
propter propriam perfectionem, sed quia persona est in (1544), où, après avoir dit des chrétiens Non meren- :

Christo. Oporlet enim prmcedere reconcilialionem ut tur vitam œlernam suis operibus seu virlutibus. sed
prius effiiiamur filii et consequamur jus aliquod, ut statuere se debent se fieri heredes vitœ œternœ propter
ila dicam, car postea placeanl opéra. Malgré la légère Christum gratis fide, Corp. reform., t. xv, col. 526, il
nuance de réserve qui l'accompagne, ce jus aliquod ajoute Etsi vita œterna propler Christum gratis dona-
:

n'est-il pas de tout point remarquable sous la plume tur, tamen eliam compensai noslros labores, acliones et
d'un disciple de Luther? Les « mérites » qui en décou- œrumnas. Ibid., col. 532. Ce qui suffit pour qu'on
lent ne sont, ici encore, que des prœmia corporalia et puisse parler de « récompense », sicut hereditas simul
spirilualia hic et in fuluro. Mais le principe reste posé compensât officia hsredis etiamsi propter aliam causam
723 MÉRITE, ÉGLISES RÉFORMÉES : ZWINGLE 724

conlingit, col. 542. La première édition du Commen- p, 139-141. Ce qui est une façon de tourner des textes
taire,Wittemberg, 1532, qui n'est pas passée dans le clairs au nom
d'un système préconçu.
Corpus reformalorum, donne à la même idée cette En réalité, l'opposition de Zwingle à la doctrine du
très heureuse formule, fol. 2, vm v
Ut si quis dicat
: mérite tient à une cause plus profonde, savoir sa
filium familias non mereri o/Jiciis suis ut sit filius, sed, théodicée, qui supprime la cause seconde au profit de
cum natus sit filius, postea merenlur officia ipsius alia la Cause première. Voir Seeberg, Dogmcngeschichte,
prœmiu. t. iv, p. 368. L'auteur laisse entrevoir sa pensée dans

Aq total, il est certain que Mélanchthon n'a jamais son commentaire critique sur le canon de la messe,
entièrement rompu avec le préjugé fondamental de la paru année précédente (1523), où il insère, à propos
1

Réforme. Ce qui le choque chez les papistes, c'est du texte quorum meritis precibusque concédas, une
:

la part qu'ils font aux œuvres humaines dans l'éco- petite dissertation contre le mérite des saints et fina-
nomie du salut au détriment de la foi Fidem exténuant
: lement contre le mérite tout court. On y retrouve le
et vitupérant, et tantum docent homines per opéra et pessimisme foncier de la Réforme Qua igitur via
:

mérita cum Deo agere. Apologia, iv, 60, Millier, p. 97. beatitudinem merebimur, cum merilum nosirum nihil
A l'encontre de ce mythe que la passion de la contro- sit? Qui enim fiet ut qui mortuus est aliquid vita dignum
verse impose obstinément à son esprit prévenu, il se agat? Nous ne sommes sauvés que par le Christ, dont
croit obligé de défendre les droits de Dieu et de sa le mérite est una solaque nostrse salutis causa, à tel
grâce; mais, sur cette base, il n'en arrive pas moins à point qu'il serait sacrilège de vouloir y ajouter les
reconnaître que les œuvres du chrétien justifié ont nôtres Quid attinel de merilo nostro commentari, cum
:

leur prix devant Dieu. N'est-ce pas, en somme, solus Christus sit qui nobis felicilalem mereatur?... Sine
l'essentiel de la foi catholique? En regard de cet ergo Christi contumelia fieri nequit ut cujusquam meri-
accord fondamental, les différences accusées par les tis fidamus; nam quantumeumque creaturœ tribuerimus
préventions de la polémique pèsent d'un mince poids. lantum Chrislo auferemus. Mais à cette dogmatique,
Sans méconnaître la distance qui la sépare de qui fait apparaître le mérite humain comme une-
l'Église, il est visible que la pensée réfléchie de Mé- impiété, s'ajoute une philosophie qui le rend impos-
lanchthon est encore plus éloignée du luthéranisme sible Nobis ipsis nihil tribuamus; Deus enim est qui
:

primitif. Elle témoigne d'une notable évolution dans operatur in nobis et relie et perficere : ipsius enim sumus
les conceptions religieuses de la Réforme, et l'histoire opus, ipsius organa... Quid igitur ad nos transcribimus,
doit bien constater que c'est dans le sens des positions cum neque consilium neque opus ipsum a nobis profi-
du catholicisme tant décrié qu'elle se produisait. ciscatur? De canone missœ epichresis, ibid., t. m,
3° Églises réformées. —
A côté des grands initiateurs p. 96-99.
de la Réforme allemande, les réformateurs suisses et Le déterminisme sous-jacent à ces formules éclate
français ne sont guère que des satellites, et les sym- dans le De vera et falsa religione déjà cité. Providentia
boles officiels de leurs Églises ont, pour la plupart, ergo Dei simul lolluntur et liberum arbitrium et meri-
une origine plus tardive. Il n'en faut pas moins recueil- lum. Nam, illo omnia disponente, quœ sunt partes nos-
lir leur témoignage, qui, dans le concert commun, ne trœ ut quicquam ex nobis ipsis fieri possimus arbilrari?
laisse pas de faire entendre çà et là sa note spéciale. Cum aulem omnia ipsius opéra fiant, quomodo nos quic-
On admet assez communément parmi les protestants, quam merebimui? Ibid., t. ni, p. 283. Pour expliquer
voir Justification, t. vin, col. 2153 2154, que la doc- les textes contraires —
et il reconnaît que ce sont les
trine des œuvres tient plus de place dans les Églises plus nombreux Nemo inficiatur in sacris litleris ferme
:

réformées que dans l'Église luthérienne celle du: plura esse quœ operibus nostris tribuant merilum quam
mérite ne pouvait qu'en ressentir le contre-coup. quœ negent —
Zwingle reprend et pousse à bout sa
-

1. Doctrine de Zwingle. —
Au colloque de Mar- théorie de l'accommodation. Les « prophètes » ont
bourg (septembre 1529), Mélanchthon eut l'impres- ainsi parlé in usum eorum qui providentiam non clare
sion que Zwingle et les siens « n'affirmaient pas suffi- agnoscebant. Du moment qu'il y a des hommes assez
samment la doctrine de la foi et parlaient comme si épais pour ne compter que sur leurs œuvres, Dieu leur
c'étaient les œuvres qui fussent la justice ». Epist.,iv, tient un langage approprié à leur faiblesse, pour
n 637, Corp. reform., t. i, col. 1909. Impression exces- obtenir d'eux par ce moyen les vertus que les autres
sive sans doute, mais qui nous assure que nous pratiquent spontanément Quorum imbecillitate aut
:

sommes, ici encore, en présence d'un protestantisme polius per fldia Deus abutitur et prœmii spe ad bona opéra
où la morale garde ses droits. invitât. Les prédicateurs chrétiens peuvent et doivent
De fait, Zwingle professe que l'avènement du Christ imiter sa conduite sur ce point, en s'efforçant d'in-
a pour but de nous inciter à la pratique du bien : culquer à leurs auditeurs la foi qui sauve et stimulant
Hœc enim duo Chrislus ubique inculcat, videlicel par l'attrait de la récompense ceux qui resteraient
redemplionem per se et quod qui per eum redempti sourds à cet appel. Ibid., p. 284-285.
sunt jam ad ejus exemplum vivere debeant. De vera Mais que penser des œuvres saintes dont la foi est
et (alsa religione (1525), dans Opéra, édit. Schuler le principe? Ardua quœstio est, dit ailleurs Zwingle, an
et Schulthess, Zurich, 1832, t. m, p. 324. Cf. ibid., illa mereantur. Il se rallie, pour son compte, à la
p. 209 Ejus justitia nostra justifia est, si modo non
: réponse négative, au nom du dogme de la rédemption :

secundum carnem ambulaverimus sed secundum spiri- Nam si merentur opéra nostra beatitudinem, jam non
tum. Cependant il refuse d'admettre que ces œuvres fuisset Christi morte opus. Les textes où la vie éter-
aient aucun mérite. Son Antibolon contre Emser nelle est donnée comme une récompense sont dits
(1524) contient précisément un petit dossier de textes humano more pour couvrir d'un voile délicat la réalité
scripturaires à l'appui de la thèse négative, terminé du don divin. Quœ ipse [Deus] per nos facit nobis tri-
par cette conclusion péremptoire Luce clarius vide-
: buit ac velut nostra remuneratur, quum illius sit non
mus nos sola gratia Dei, non nostris merilis felicitale tanlum qtiicquid operemur sed etiam quicquid sumus ac
donari. Il ne peut nier pourtant qu'il ne se trouve vivimus... Constat ergo aut prœmii nomen quidem
dans l'Écriture mulli loci quibus merilum adseri videa- haberi in divinis litteris, sed loco liberalis doni. Loin
tur. Mais il faut, assure-t-il, entendre ces passages d'ailleurs de s'opposer aux bonnes œuvres, la foi en
comme des manières de parler, en ce sens que la la gratuité du salut doit, au contraire, les exciter.
bonté divine attribue à nos œuvres ce qui n'appartient Nous sommes comme le fils de famille, qui sait avoir
qu'à sa giâce, à moins qu'il ne s'agisse d'une accom- droit à l'héritage paternel par le fait, non de ses
modation à la faiblesse des simples. Ibid., t. m, mérites, mais de sa naissance, et n'en sert son père
.

725 MÉRITE, ÉGLISES RÉFORMÉES : CALVIN 726

qu'avec plus de fidélité :Fontem ergo efjodimus ex faire du


bien. Sur quoi Calvin d'expliquer aussitôt
quo bona opéra profluant quuni fidem docemus. Avec qu'il là seulement de « causes inférieures »
s'agit
saint .Jacques, il repousse donc comme une foi morte subordonnées à la miséricorde de Dieu. Nihil obstai
celle qui ne s'exprime pas en œuvres et, avec saint quominus opéra Dominus tanquam causas in/eriores
Paul, il réclame « la foi qui opère par la charité ». compleclatur : nempe quos sua misericordia œlernœ
. .

Fidei christianœ expositio, t. iv, p. 62-64. vitœ hereditati destinavit eos ordinaria sua dispensa-
Étrange construction, dans l'ensemble, où l'obli- tione per bona opéra inducit in ejus possessionem. De
gation pratique des œuvres coïncide avec la négation ce chef, l'antécédent reçoit le nom de cause Quod in :

théorique de leur valeur, où l'on voit des prémisses ordine dispensationis prsecedit posterioris causam nomi-
déterministes s'épanouir en conclusions morales, et nat. Et c'est ainsi qu'une grâce est gradus ad sequen-
qui montre combien fortes devaient être chez l'au- tem, jusqu'à la vie éternelle qui est le terme de la série :

teur les exigences de l'esprit clirétien pour s'intro- Mac ratione ab operibus inlerdum vitam ictcrnam dedu-
duire, en dépit de la logique, dans le système le moins cit. Rien donc ne s'oppose à reconnaître que les
fait, en apparence, pour les autoriser et certainement le œuvres soient alicujus apud Deum pretii, pourvu que
moins capablt de les maintenir. Dieu soit, en définitive, l'auteur initial de notre justi-
2. Doctrine de Caluin. — Plus importante à tous fication. Ibid., 48-49, col. 768-769.
égards par son ampleur et son rayonnement est N'est -il pas difficile d'accorder ce « prix » des
l'œuvre doctrinale de Calvin, dont VInslitutio reli- œuvres, si minime puisse-t-il être, avec ce que l'on a vu
gionis christianœ, publiée en 1536, recevait dès 1539 plus haut de leur radicale vanité? Calvin n'en a pas
des remaniements qui la rapprochent de l'état défi- moins associé les deux; chez lui également, les prin-
nitif sous lequel elle n'a plus cessé d'alimenter la cipes luthériens, si âprement posés dans la polémique,
théologie du protestantisme français. On y trouve un ne vont pas, en réalité, sans de sérieux adoucissements
long chapitre De juslificatione fidei et meritis operum, à la manière de Mélanchthon.
c. x dans l'édition de 1539 et les suivantes (= c. vi b) Application au mérite. —
Ces principes comman-
dans l'édition de 153C), Opéra omnia, édit. Baum, dent la doctrine spéciale du mérite que l'auteur en
Cunitz et Reuss, t. i, col. 737-802, qui définit bien les déduit aussitôt.
positions assez complexes de l'auteur. Bien qu'il soit courant chez les Pères : Usi sunt,
a) Pre'misses dogmatiques. — On trouve naturelle- faleor, passim vetusti Ecclesise scriptores, ce mot lui
ment chez Calvin, dans toute sa rigueur, la dogmatique paraît aussi malheureux que possible. Quicumque
protestante de la justification. Justificari operibus primus illud operibus humanis ad Dei judicium compa-
ea ratione dicetur in eufus vita reperietur ea puritas ratis aptavit, eum fidei sinceritati pessime consuluisse.
ac sanctitas quœ testimonium justilise apud Dei thro- Il appartient à cette catégorie d'expressions non
num mereatur. 2, col. 737-738. A cette conception scripturaires qui font toujours plus de mal que de
l'auteur oppose celle de la justification par la foi seule, bien. Quorsum enim, obsecro, opus fuit invehi nomen
qui est essentiellement exclusive de nos mérites Citra : meriti, cum pretium bonorum operum alio nomine citra
operum meritum, imo extra operum meritum justificari offendiculum explicari posset? Ibid., 50, col. 769. Cal-
qui fide justificantur. 9, col. 741. vin ne fait malheureusement pas connaître cet « autre
La confiance dans les œuvres, en effet, est égale- terme », à son sens plus approprié; mais on voit qu'il
ment contraire à la gloire de Dieu et à la paix des tient, ici encore, à sauvegarder « le prix des bonnes
âmes. 23-25, col. 751-754. Elle est surtout une pro- œuvres ». Les éléments d'appréciation qu'il propose
fonde illusion; car toutes les œuvres qui précèdent la de retenir à cette fin se meuvent, bien entendu, dans
justification sont mortes comme l'âme qui les pro- les cadres de la Réforme et semblent tout d'abord
duit :Hinc facile cernimus esse maledictum, nec modo mieux faits pour exclure ce « prix » que pour l'affirmer.
nullius ad justitiam pretii sed certi in damnationem me- Lhi fil léger le rattache néanmoins, en fin de compte,
rili, quidquid cogitât, meditatur, perficit homo ante- à la double considération de Dieu et de l'homme.
quam Deo per fidem justificetur. 30, col. 757. Il n'y a Devant Dieu, nous n'avons proprement aucun mé-
donc pour nous de « mérite » — et c'est

évidemment rite. L'Évangile, en effet, nous ordonne de nous
à dessein que ce mot est choisi — qu'en vue de la regarder comme « des serviteurs inutiles s, et la raison
damnation. en est double. C'est d'abord que tout ce que nous
Celles qui suivent la justification sont aussi tou- pouvons faire de bien est déjà dû Quia nihil gralui- :

jours impures à quelque égard Primum dico quod


: tum impenderimus Domino, sed debitis obscquiis tan-
optimum ab illis [justis] proferri potest aliqua tamen tum defuncti simus quibus non est habenda gratia. En
semper carnis impurilale respersum et corruptum esse... second lieu, ce bien lui-même est un produit de la
Xullum unquam exstitisse pii hominis opus, quod, si grâce Graliam Dei esse non dubium est quidquid in
:

severo Dei judicio examinaretur non esset damnabile.


, operibus est quod laudem meretur, nullam esse guttam
37-38, col. 761-762. Cf. 43, col. 765: Fiducia qualibet quam proprie nobis adscribere debeamus. Il n'y pas
nos passim depellunl scripturœ quum docent juslitias à nous en attribuer la moindre part; c'est tout entier
omnes nostras fœtere in Dei conspectu nisi a Chrisli qu'il faut le rapporter à Dieu Bonorum, inquam, ope-
:

innocentia bonum odorem ducant, nihil quam irritare rum laudem non, ut sophislœ faciunt, inter Deum et
Dei ullionem posse nisi misericordise ejus indulgentia hominem partimur, sed totam integram ac illibalam
suslineantur. Domino seruamus. Mais il plaît à Dieu d'appeler nôtre
A l'appui de ce pessimisme, Calvin est heureux de ce qui est à lui, et c'est ainsi qu'il récompense nos
citer l'autorité de saint Augustin, Enarr. in ps. bonnes œuvres Dominus tamen quœ in nos contai it
:

cxxxvu, 18, P. L., t. xxxvii, col. 1783-1784, où il bona opéra et nostra appellat, et non tantum accepta
trouve résumées les deux causes essentielles qui nous sibi esse testatur sed remunerationem etiam habitura...
forcent à nous défier de nos œuvres, savoir la pensée Placent ilaque Deo bona opéra...; quin magis amplissi-
de la grâce qui en est le principe et des péchés que ma Dei bénéficia remunerationis loco referunt, non quia
nous y ajoutons. Duas causas ponit cur non ausit sua ita merentur, sed quia dii'ina bonilas hoc illis ex se
opéra Deo venditaie : quia, si quid bonorum operum ipsa pretium statu.it..., quee nihil talc merentia opéra
habet, illic nihil videt suum; deinde quia id quoque indebitis prsemiis munrratur. Ibid., 51, col. 770-771.
peccatorum multitudine obruilur. 47, col. 768. Et l'on voit assurément, dans ces formules énergi-
Il est notoire cependant que, d'après l'Écriture, ques, la plus ferme intention d'exterminer le mérite
Dieu tient compte aux fidèles de leurs œuvres pour leur en tant qu'il serait un titre personnel au chrétien.
727 MÉRITE, OPPOSITION A LA RÉFORME : RÉAGTION ÇATHOLIQ1 E 728

Mais n'est-ce pas le ramener indirectement que d'af- et réglée par Dieu In ejus [oitœ] possessionem ipsos
:

firmer que ces bonnes œuvres, qui, par hypothèse, ne deducil per bonorum operum stadium ut quo destinavit
« méritent » rien, nous obtiennent néanmoins une ordine suum in illis opus impleat. 11, col. 792-793.
récompense, et cela parce qu'elles sont agréables à Comment comprendre un « ordre » providentiel dont
Dieu? On pourrait, à la rigueur, imaginer la récom- la vie éternelle est le terme et l'œuvre humaine le
pense comme un acte divin purement arbitraire; mais moyen si celle-ci ne comporte un mérite à l'égard de
comment en dire autant de la complaisance qui la celle-là?
précède et la justifie? On ne peut pas reculer devant la Ainsi les positions de Calvin, comme aussi celles de
conclusion qu'il y a, dans nos œuvres, quelque chose Zwingle, se trouvent rejoindre celles de Mélanchthon,
qui vient de nous et qui constitue pour une part leur et toutes ensemble ont pour commun caractère de
valeur. Le nominalisme théologique de Calvin, pour réagir sur l'intransigenance systématique du protes-
aiguë que soit son opposition au mérite, n'arrive, en tantisme initial. Il s'agit pour tous de rétablir la doc-
réalité, qu'à supprimer un mot dont, bon gré, mal trine des œuvres et le fait d'en requérir la nécessité
gré, il conserve implicitement la substance. les amène forcément à leur concéder quelque valeur.
II en va de -même de son pessimisme anthropolo- En somme, les réformateurs ne sont restés irréduc-
gique. A l'homme il ne veut attribuer qu'une part, tibles que sur la préparation à la grâce, d'où toute part
celle de gâter l'œuvre. divine :Tantum hoc homini assi- de l'homme, à plus forte raison tout mérite de congruo,
f/namus quod ea ipsa quœ bona erant sua impuritale est exclu au profit de la justification par la seule fois
polluit et contaminai. Nihil enim ab homine exit, Quand ils en viennent au chrétien déjà justifié, ils
quanlunwis per/eclo, quod non sit aliqua macula in- continuent, d'ordinaire, à repousser le terme de mé-
quinalum. En soi, nos bonnes œuvres ne peuvent rite •
— et encore Mélanchthon ne craint-il pas de
donc qu'irriter la colère de Dieu, au lieu d'attirer sa l'accepter —
mais, sous cette forme ou sous une
bienveillance; mais, à côté de la justice, il faut, ici autre, ils aboutissent à conserver la chose. Leurs
encore, faire place à la miséricorde :Porro Scripturœ critiques s'adressent au mythe, dont leur imagination
doctrina est aspersa esse perpeluo sordib'us multis bona polémique est obsédée, d'un mérite qui créerait à
noslra opéra, quibus merilo Deus ofjendatur ac nobis l'homme un droit indépendant de Dieu, alors que,
succenseat...; quia tamen illa pro sua indulgenlia non malgré le pessimisme profond de leur théologie, ils
jure summo examinât, perinde accipere ac si bona essent ne peuvent échapper à l'évidence d'une valeur morale
ideoque, licet immerita, inflnilis beneflciis remunerari, dont la grâce devient le principe. Pour fuir l'anti-
tum prœsenlis vilse, tum etiam futurœ. Ibid., 51-52, nomisme, c'est vers le catho icisme que, sans le vou-
col. 771-772. Cf. 70, col. 786. loir ni peut-être le croire, ils se trouvent finalement
Encore est- il que Dieu ne pourrait user de cette ramenés.
« indulgence » si nos œuvres étaient entièrement mau- Néanmoins cette convergence de fond, outre qu'elle
vaises. Le fait qu'en laissant de côté son « droit restait tout à la fois très incomplète et très peu
strict » il peut les voir d'un œil favorable prouve logique, n'allait pas sans de très graves divergences de
qu'elles ont quelque chose de bon et qui en fait un surface, qui s'exaspéraient sous la violence des polé-
titre, précaire sans doute mais non pas absolument miques et pouvaient légitimement faire croire à une
nul, à ses récompenses dans cette vie et dans l'autre. opposition de principe au mérite tout court. Les
dépassent, en apparence, la pensée de Calvin,
Si elles extrémistes ne manquaient d'ailleurs pas qui enten-
ces déductions ne font pas autre chose que dégager daient maintenir le luthéranisme primitif dans toute
la portée dernière de ses principes. La preuve en est sa pureté. C'est pourquoi, dans la solennelle exposition
qu'il écrit lui-même par manière de conclusion : de sa Joi que l'Église allait dresser à rencontre des
Quidquid ergo nunc in salutis adminiculum piis confer- erreurs ou des équivoques protestantes, le mérite
tur, tum ipsa beatitudo, mera est Dei beneficentia. devait obtenir et obtint en réalité sa part.
Tamen et in hac et illis testatur se operum habere IL Opposition catholique a la Réforme. —
rationem. Ibid., 52, col. 772. Ainsi donc la grâce et la Cependant la théologie catholique n'avait pas attendu
gloire sont des actes de « pure libéralité »; mais, pour le concile pour prendre position à l'égard du pro-
l'une aussi bien que pour l'autre, Dieu y veut « tenir testantisme. Entre l'explosion de la Réforme et l'ou-
compte de nos œuvres ». C'est donc que la ratio ope- verture de l'assemblée, toute une génération de contro-
rum ne s'oppose pas essentiellement à la mera bene- versistes s'était élevée contre les novateurs. Leur
ficentia, et n'est-ce pas ainsi que la théologie catho- doctrine a le double intérêt de marquer une fois de
lique entend le concept de mérite? plus l'attitude des diverses écoles sur la question du
Au nom de ces prémisses, Calvin entreprend ensuite mérite, qui passait alors au grand jour de la contro-
une longue réfutation des arguments que les catho- verse, et d'éclairer le milieu immédiat dans lequel le
liques opposent à la thèse protestante. On y retrouve, concile allait se tenir.
à maintes reprises, la trace de la même incurable 1° Réaction doctrinale. —
Il était normal que le
ambiguité. Il réclame avec énergie les bonnes œuvres : premier mouvement des défenseurs de l'Église fût
Non enim aut fldem somniamus bonis operibus vacuam de mettre en lumière la doctrine catholique tradition-
aul justificationem quœ sine iis constat. 57, col. 776. nelle, rejetée si violemment et, à cette fin, si grave-
Il est vrai que l'Écriture les recommande citra meriti ment calomniée par les prétendus réformateurs. Von
mentionem, 59, col. 777; mais n'est-ce pas que, dans là-dessus le dossier réuni par H. Làmmer, Die vor-
ces conditions, le mérite va de soi, sans avoir besoin tridentinisch-katholische Théologie, Berlin, 1858, p. 161-
d'être spécialement mentionné? En effet, il faut 169.
reconnaître que l'Évangile change les conditions spi- 1. Affirmation de la grâce. —
Du moment que l'Église
rituelles de l'humanité :Non efficiunt modo [promis- était accusée de pélagianisme, il fallait tout d'abord
siones evangelicœ] ut ipsi Deo accepti simus, sed ut mettre in tuto la nécessité de la grâce à la base du
operibus quoque nostris sit sua gratia... Opéra [Deus], mérite humain.
non œstimata eorum dignitate, paterna benignilate C'est ce qu'affirme nettement la Con/utatio ponli-
atque indulgenlia hune honoris attollit ut alicujus prê- ficia (1530), officiellement opposée par les théologiens
ta habeat. 63, col. 781. Ce « piix » est tel qu'elles ont la catholiques à la Confession d'Augsbourg. Quod... pela-
vie éternelle pour récompense. Ordinem consequenliœ, giani damnanlur, qui arbitrati sunt hominem propriis
note subtilement Calvin, magis quam causam indicat viribus, seclusa gratia Dei, posse mereri vitam œlernam
. ista loquulio. Mais la « conséquence » est nécessaire tanquam catholicum et antiquis conciliis consentaneum
m MÉRITE, OPPOSITION A LA RÉFORME : RÉACTION CATHOLIQUE 73i »

acceptalur. Conj. pont., i, 4, dans C. A. Hase, Libri l'œuvre humaine jusqu'à la rendre indépendante de
sijmbolici. Leipzig, 18-16, p. i.vii. Dieu, il reste néanmoins qu'elle est une réalité, et qui
Un des auteurs de la Ccnfutatio, Jean Cochlée, nous devient, l'action divine étant toujours supposée, une
a laissé, Philipp., m. 10. Leipzig, 1534, le texte de la véritable source de mérite. Cum optirnus creator nos-
déclaration formelle qu'il lit dans le même sens devant ter, explique Wimpina, op. cit., fol. 87 a, ita nos prœ-
l'empereur. Sine gratia Dei, ex viribus, meritis aut destinaverit qui debeamus ex fide per dilectionem
operibus propriis justificari non possumus... Etenim operari ac per hoc vitam œternam assequi, permittit pien-
a meritoriis operibus nostris nusquam secludimus fulcm, tissimus ille ut ipsius dona sint nostra mérita, ejus
nusqaam graliam Dei. Assertion qu'il appuie sur quel- quod ctiam bona opéra... nostra supputenlur. Et si la
ques citations topiques prises dans l'Écriture, dans part de l'homme peut sembler ici un peu mince, elle
saint Augustin et dans la liturgie. Sur quoi il continue s'affirme plus nettement un peu plus loin, ibid.,
avec fermeté Injuste igitur calumnianlur catholicos...
: fol. 91 a, quand l'auteur précise la voie moyenne du
lutherani quasi ex propriis viribus aut meritis absque catholique entre les deux hérésies pélagienne et pré-
gratia Dei aliquid facere velint aut prœsumant qucd destinatienne : Tu média via tutissimus ibis, nil tibi
vitam promereatur aiernam. Son ista dicunt catholici, absque Deo arrogando... sed neque lamen opéra bona
sed pelagiani. Voici, au contraire, quel est l'enseigne- inlermitlendo..., cerlo certius habens quia facienti quod
ment catholique : Gratia Dei prœvenit voluntatem, ex Deo gratuito movente in se est merendi vis suppedile-
movet voluntatem, perficit voluntatem, ita ut opéra quse tur, qua vitam œternam ex miserentis Dei gratia tandem
alioqui nulla essent, assistente Dei gratia, aliquid sint assequatur. Rien donc ne permet d'oublier la grâce;
et meritoria fiant. mais, dans l'économie du surnaturel selon l'Église,
Qu'il suffise de citer encore, à l'appui de cette évi- c'est la grâce elle-même qui nous fournit le moyen de
dence, Jean Eck, Loci communes, Cologne, 1532, v, 2 : mériter.
Opéra aliquid esse, id est meritoria vitse œlernœ ex 3. Affirmation du mérite : Témoignages officiels. —
divina pr&ordinatione et gratia Dei acceptante... Aussi les gardiens de la pensée catholique s'atta-
Adverte hic opéra ex suo génère bona esse Deo grala chaient-ils, avec une rigueur qui est un signe des
œlernseque vitse meritoria id accipiendum esse de ope- temps, à ne pas laisser s'introduire la moindre équi-
ribus vivis, hoc est quse procedunt ex vitse spirilualis voque à ce sujet.
principio quod est gratia et charitas. Voir de même En commentant le cas du jeune homme riche, qui
Conrad Wimpina, Anacephala'osis, n, 9, fol. 87 a : vient consulter le Seigneur sur le moyen d'aboutir
Ipsa mérita nequaquam ex nobis sed ex Deo existunt, à la vie éternelle, Matth., xix, 16-17, Érasme avait
Esaïa perhibente (xxvi, 12) Omnia opéra bona in
: incidemment glissé cette remarque : Atqui nullus
nobis tu operatus es, Domine. C'est avec la plus entière mortalium absolute bonus est, nec ullum est opus homi-
raison qu'un controversiste contemporain, Jacob nis quod ita bonum sit ut mereatur prsemium œternœ
Hochstrate, Aliquot disput. cont. Luther., i, 5, 1, vitœ. In Evang. Matthœi paraphrasis, c. xix, Bâle,
Cologne, 1526, fol. 62, pouvait rendre témoignage que 1522, p. 129. L'Université de Paris trouva dangereuse
« tous les théologiens sont unanimes, tous proclament cette assertion (juillet 1526), au point de lui infliger
d'une seule voix que la vertu méritoire des œuvres a la censure suivante Quamvis vita œterna suapte natura
:

sa source dans la passion du Christ ». tanlum sit bonum ut absque divina gratia non possit
2. Affirmation du mérite : Témoignages privés. — quis illam mereri, asserere tamen hominem cum divina
Mais avec la même énergie nos théologiens affirment gratia illam non posse promereri est hœreticum et sanctis
la réalité du mérite dont précisément la grâce est le scripturis contrarium. Duplessis d'Argentré, Collectio
fondement. judiciorum, t. n, col., 64.
Omnino sacris lilteris adversatur negare meritoria Cette collaboration de Dieu et de l'homme est expri-
opéra nostra, déclare la Confutatio pontificia, i, 4, dans mée en termes très heureux dans ï'Inslructio publiée
Hase, op. cit., p. lvii. Et les auteurs de le prouver en contre Mélanchthon par la même Université de Paris
citant quelques textes bien choisis, qu'accompagne ce (1535). Après avoir rappelé que la grâce et la liberté
principe d'interprétation Ubi enim est merces, ibi
: sont les deux principes conjoints de toute notre acti-
meritum. Le contraire leur paraît du manichéisme. vité surnaturelle, les auteurs en tirent la conclusion
Mais il faut bien entendre que le mérite de nos œuvres suivante au sujet du mérite Sic quoque nostra mérita
:

leur vient de la grâce de Dieu et non pas d'elles- Dei dicuntur ut primarii aucloris, cui debetur prima-
mêmes Atlamen omnes catholici falentur opéra nostra
: tus meritorum et principalis actio. Nostra itidcm dicun-
ex se nullius esse meriti ; sed gratia Dei facit illa digna tur mérita; cooperalores enim Dei sumus qui adjuvat
esse vila œlerna. Ibid., p. lviii. imbecillitatem noslram et mercedem quisque accipiet
La même nuance se retrouve dans la réponse de secundum suum laborem. Il faut assurément tenir
Jean Cochlée, Phil., m, 10 Non sane ex virlute pro-
: compte que cette valeur de nos œuvres par rapport
pria [meritoria fiant opéra], sed per gratiam et mise- à la céleste récompense suppose une libre et toute
ricordiam Dei promiitentis et per meritum passionis gracieuse promesse de Dieu, mais toujours à condi-
Christi, mediatoris et advocali nostri. Voir de même les tion que notre liberté lui apporte son concours : Fir-
exposés populaires de Jean Dietemberger, Der Bauer. miter tenendum est dignitatem operum meriloriorum non
Obe die Christen mùgen durch iere gùten werck das ex fide solum quam in Christum habemus procedere, sed
hymelrecich verdienen, 1523, et surtout de Berthold etiam ex gratuita Christi promissione et convenlione
Firstinger, évêque de Chiemsee, Tewlsche Theologeij, ejusdem, modo non sit otiosum liberum arbilrium,
lxxjx, édition Heilhmeier, Munich, 1852, p. 549-554, verum etiam ejusmodi bona opéra efficiat ex charitale.
qui, après avoir exposé le fait du mérite et ses condi- Instr. in artic. Melanchthonianos, 10-11, dans Duplessis
tions, ne manque pas d'ajouter, ibid., 7, p. 553 : d'Argentré, t. i a, col. 399-400.
« Par-dessus tout il faut bien penser et retenir qu'au- Ainsi la pensée catholique est assez souple pour
cun homme ne peut mériter, pour lui-même ou pour embrasser tout à la fois la grâce et le mérite, sans com-
les autres, si ce n'est par le moyen des mérites du promettre ni l'une ni l'autre. Ces principes étaient
Christ. >)
Cf. J. Hochstraten, Epitome de fide et acquis depuis longtemps les premiers adversaires de
:

operibus, c. 10, Cologne, 1525, fol. d. 1, qui s'approprie la Réforme n'eurent qu'à reprendre le bien commun de
largement les textes classiques de saint Augustin où la foi et de la piété traditionnelles. En effet, comme
le don de la vie éternelle est ramené à la grâce. veut bien le concéder A. Hitschl, Die christliche Lehre
Quoiqu'il ne faille pas exagérer la valeur propre à von der Rechtfertigung und Versohnung, Tubingue,
731 MÉRITE, OPPOSITION A LA RÉFORME : ESSAIS DE COMPROMIS 732

2" édit., 1882, 1. i, p. 135, n'est pas vraisemblable


« il asserilur eam [justitiam] potissimum in fide remissionis
que ces pensées [sur le rôle qui revient à Dieu dans peccatorum et Dei misericordia per intercessionem san-

l'affaire du salut] leur aient été remises en mémoire guinis Christi consistere, cum per se ipsa impura et
par le seul fait que les réformateurs leur accordaient imperfecta sit. A l'appui de son affirmation, il se sent
un relief aussi prépondérant ». Seulement il ne faut capable de citer mulla et prœclara antiquitatis testi-
pas davantage sacrifier l'œuvre de l'homme à celle de monia, parmi lesquels, bien entendu, les déclarations
Dieu. L'intérêt de ces premiers actes de ce qu'on pour- pessimistes de saint Bernard, voir plus haut, col. 073,
rait presque appeler le magistère ecclésiastique, joints figurent en bon rang. De articulis religionis inler calh.
à l'éfTort des controversistes qui les avaient inspirés et prot. conlroversis, vi, édit. de Lyon, 1612, p. 52.

et préparés, est de faire voir avec quelle sûreté de main A ces « témoignages de l'antiquité » il veut joindre le
les défenseurs de la foi catholique maintenaient cet suffrage des scriptores scholastici et recentiores eccle-
équilibre sur lequel l'Église avait jusque-là vécu, et siastici, qui omnem vim meriti hujus justitise in sola
dont la Réforme venait troubler si gravement l'éco- gratuita Dei acceptatione et liberali promissione consli-
nomie. tuunt, cum et ipsa qualiscumque justitia donum sit
Il n'est peut-être pas de document où se reflète Dei et jure servilutis Deo debealur. Ibid., p. 53.
mieux la complexité de cette position que les instruc- Ce qui est plus précieux pour nous, ce sont les pas-
tions pratiques contenues dans la lettre du pape sages qu'il rapporte, ibid., p. 53-54, d'auteurs contem-
Paul III « sur la manière de prêcher » (1542), éditée porains. Sunt mérita nostra, enseignait Adrien
dans Quirini, Epist. Reg. Poli, Brescia, 1748, t. m, d'Utrecht devenu pape sous le nom d'Adrien VI, veluti
,

préface, p. 80-81. baculus arundineus, cui dum quis innixus fuerit con-
Avant tout, le pape recommande d'insister sur les fringit..., et quasi pannus menstruatœ sunt omnes justi-
bonnes œuvres, mais non sans les subordonner aux tise noslrœ. Jugiler igitur super pannum bonœ vitœ

mérites du Christ. Locus hic de bonis operibus maxime quem justiliie operibus leximus slillamus saniem diver-
est amplificandus coram populo..., dummodo semper sorum criminum. Quse igitur ex eis poterit esse fiducia
primum fiduciam habeat in meritis Christi quibus ad Deum? Et semblablement le maître parisien Josse
omnia nostra opéra nitunlur. C'est dans ces conditions Clichtoue sur les trois mots A'on sestimator meriti
que Dieu propose à nos efforts prsemia omnium amplis- du canon de la messe Quid meriti nostri apud Deum
:

sima, savoir la vie éternelle. D'où ces règles positives poterimus obtendere cui debemus omnia?... Quid nobis
à l'adresse du prédicateur Ita... agendum ut nun-
: de bonis operibus applaudere poterimus, cum universse
quam fidem in Christum prœdicet quin etiam in eodem justitise nostrse sint quasi pannus menstruatœ apud
sermone et de peenitentia et de bonis operibus disserat, Dominum?... Nulla igitur in Deum nostra sunt mérita,
itemque contra nunquam de operibus et de pœnilenlia cui débita sunt omnia quse prœstamus, cui non ex nobis
sermonem habeat quin etiam de fide et meritis Christi. sed sola sua bonitate, si qua sunt bona opéra nostra,
Ceci dit pour la moyenne du « peuple », il faut aussi accepta sunt et grala, et a quo ut prœcipuo auclore pro-
penser aux âmes superieures.cn qui l'amour du Christ jecta sunt. Ces affirmations se lisent dans son Eluci-
fait naître le plus complet mépris de leurs œuvres : darium ecclesiasticum, 1. III, Bâle, 1519, fol. 140 v°.
Quod si quis poluerit ad hanc in Christo perfectionem De ces citations George Cassander, op. cit., p. 54,
peruenire ut sui ipsius oblilus... omnia etiam bona opéra entendait bien dégager une apologétique de circons-
sua... contemnat et nihilifaciat, sed vivat tantum in tance Hœc ideo adscribere visum fuit ut prœsens
:

Christo, hic prœ omnibus admiratione dignus est haben- Ecclesia a calumnia vindicetur, qua nimium huic justi-
dus. Mais on se gardera d'exposer ces sommets du tiœ et merito bonorum operum tribuere, et in Christi
mysticisme à tout le monde indistinctement; nam non meritum ingrata et contumeliosa esse traducitur. Sous
omnes huic verbo capiendo idonei sunt. Les mystiques prétexte de ne pas trop accorder au mérite humain,
eux-mêmes sont avertis qu'ils doivent tout d'abord, notre théologien n'aboutissait-il pas à lui accorder
sous peine des pires illusions, accomplir avec le plus trop peu? Ces concessions, en tout cas, valurent à son
grand soin toutes les bonnes œuvres que réclame leur petit traité d'être partiellement réédité plus tard,
état, pour avoir ensuite le droit de les mépriser. avec une traduction allemande, par le luthérien Jean
Ainsi le pape voulait unir à une légitime apprécia- Saubert, sous le titre, d'ailleurs excessif, de Cassander
tion du mérite, non seulement la considération de la evangelicus sive in plœrisque assertor Aug. Confessio-
grâce qui en est le fondement, mais le sens de la per- nis gravissimus, Nuremberg, 1631, où les passages rela-
fection qui arrive à le compter pour rien. On tenait tifs au mérite ne manquent pas de figurer, p. 54-64.
généralement, comme l'estime le savant éditeur, ibid., Son nom et son dossier sont pareillement exploités par
p. 74, que cette lettre pontificale a pour « auteur prin- J. Gerhard, Loci theol., loc. XVIII, c. vm, n. 107, édit.
cipal » le célèbre cardinal Pôle, voir Epist., xxv, ibid., Cotta, t. vm, p. 117-119, et, plus récemment encore,
p. 45. Aujourd'hui elle est restituée à G. Contarini. par A. Ritschl, op. cit., 1. 1, p. 137.
Voir Fr. Dittrich, Regeslen und Brieje des Cardinals En somme, il n'y avait là que la reprise d'un thème
G. Contarini, Braunsberg, 1881, n. 859, p. 225-226. pessimiste déjà familier aux mystiques du Moyen
De toutes façons, elle n'est que plus représentative de Age, voir plus haut, col. 707, et qui ne représentait
la théologie du temps. évidemment qu'un côté de la question. Il n'en est pas
2° Essais de compromis. — Tandis que s'affirmait moins significatif que ces textes aient semblé utili-
ainsi la doctrine catholique intégrale, d'autres, plus sables en vue de certaines avances à faire aux protes-
sensibles aux préjugés tenaces des réformateurs, tants.
essayaient de les désarmer par quelques concessions. 2. École de Cologne. — Ces manifestations isolées
1. Tentatives isolées. — De cette méthode l'histoire d'opportunisme allaient prendre corps dans la théorie
des premières controverses fournit d'assez curieux de la double justice, dont les théologiens de Cologne se
spécimens. constituèrent les défenseurs. Voir Justification,
C'est ainsi que le théologien belge George Cassander, t. vin, col. 2159-2164. Elle consiste à diminuer le plus
voir t. ii, col. 1823, qui prit part à maints colloques possible l'œuvre de l'homme au profit de la justice du
avec les protestants, tout en conservant le mot mérite Christ, qui peut seule donner à la nôtre quelque valeur.
dont ses adversaires eux-mêmes consentaient à se Il devait en résulter une appréciation absolument
servir, s'applique à en réduire la réalité. Il insiste minimiste du mérite humain.
sur le déficit de notre propre justice, même après la On voit s'affirmer cette tendance chez Albert Pi-
justification Illud ab universa Ecclesia diligcnler
: ghius, qui avait suivi à Louvain les leçons du futur
733 MÉRITE, OPPOSITION A LA RÉFORME : ESSAIS DE COMPROMIS 734

Adrien VI. Il pose donc en thèse quod non juslifica- partiali agenle. Mais le mot de mérite reste exclu de
bilur in conspectu Dei omnis vivens, et cela au regard cette formule alambiquée. Texte dans Th. Hergang,
non seulement de la justice absolue, mais tout autant Das Religions- Gesprâch zu Regcnsburg, Cassel, 1858,
de cette « justice imparfaite » qui seule est accessible p. 104-106.
à notre faiblesse. Les preuves en sont demandées aux Comme on peut bien le supposer, cette réticence
textes pessimistes, si nombreux dans l'Écriture, qui était trop manifeste pour passer inaperçue. Afin de
affirment notre misère devant Dieu: par exemple, dans prévenir les malentendus possibles, Contarini s'en
l'Ancien Testament, Ps., xxxi, 2; cxlii, 2; Job, ix, 2, expliquait déjà brièvement, le 3 mai, dans une petite
et surtout Is., lxiv, 6; dans leNouveau, Matth., vi, 12 note qui accompagnait l'envoi du document officiel.
et I Joan.,1, 8. Controvcrsiarum... explicatio, Cologne, Texte édité par Th. Brieger, dans Zeitschrift fur Kir-
1541, fol. 37 r°. Non pas que nous soyons dénués de chengeschichte, 1882, t. v, p. 594-595. Néanmoins, dès
tous mérites, mais ils viennent à nos œuvres de la avant la fin du colloque, des bruits tendancieux étaient
grâce du Christ et non pas d'elles-mêmes : ...Non ex mis en circulation et ses auteurs passaient, dans les
ipsis aut ex nobis, sed ex divina gratia ex qua procé- milieux romains, pour avoir carrément nié le mérite
dant...; ex Christo cujus asperguntur sanguine; ex des bonnes œuvres :Romœ murmur auditur et opinio
ejusdem Dei hominis meritis quse nobis ut membris mullum prœvalet contra illos doclores, asserentes eos
ejusdem communicantur, quibus nostra involvuntur decrevisse opéra post gratiam non esse meriloria. Lettre
atque induuntur opéra. Ibid., fol. 65 r°. d'Alexandre Farnèse à Contarini, en date du
Dans son édition des lettres du cardinal Pôle, le 15 juin 1541, dans J. Le Plat, Monument, ad hist. conc.
cardinal Quirini assure que les protestants disaient de Tridentini ampl. collectio, Louvain, 1783, t. m, p. 122.
Pighius Totus noster est in causa justifîcalionis. Episl.
: Voir une semblable allusion dans la lettre de Bembo
Reg. Poli, t. n, Diatriba ad Epistolas, p. cxxx, et il à Contarini, en date du 27 mai, éditée par L. Becca-
s'applique à le disculper de tout reproche. Pour ne delli, Monumenti di varia letteralura, t. i b, Bologne,
parler que de la présente question, si Pighius rattache 1799, p. 169, et dans la réponse de Contarini à Bembo,
avec raison le mérite à la grâce, il n'en est pas moins en date du 28 juin. Fr. Dittrich, Regesten und Briefe
certain que celle-ci ne fait en quelque sorte qu'enve- des Cardinals G. Gontarini, Inedita, n. 78, p. 341.
lopper et revêtir du dehors des œuvres qui restent A cette rumeur accusatrice Contarini répondit de
insuffisantes et, à bien des égards, mauvaises. Le Ratisbonne, le 22 juin, par une longue et curieuse
mérite de l'homme, s'il n'est pas supprimé dans ce lettre au cardinal Farnèse, qui rétablit les faits et nous
système, y est du moins réduit au minimum. renseigne exactement sur les intentions de l'assem-
Son élève Jean Gropper semble, au premier abord, blée. Il commence par démentir la formule négative
le mieux affirmer. Pour marquer la part qui revient à qu'on leur impute et qui, de fait, ne figure pas dans
Dieu, il s'en tient aux formules traditionnelles de saint l'Intérim. Mais il ajoute aussitôt qu'on y a soigneuse-
Augustin. Quamquam opéra nostra quadamtenus sint ment évité les termes trop précis qui pouvaient faire
causse crescentis istius justificationis, meriti eliam apud question :Verum quidem illud est... vitari istas voces
Deum, non temporalium modo verum etiam spiritualium meritum et meritorium. Caute etiam devilatum est ne
bonorum, imo et vitse seternse, hoc tamen non provenire diceretur opéra nostra esse meritoria oitee alternée.
ex propria eorum sufflcientia, quin potius clementia et Il s'agit donc d'une tactique voulue, dont l'auteur

dignatione Dei, qui ex mera illa quam non promeremur s'empresse de donner la raison à son correspondant.
bonilale dona sua coronat in nobis. Antididagma, On s'est abstenu du terme « mérite » parce qu'il n'est
Cologne, 1544, fol. xu v°. Cf. ibid., fol. xvi v° Intel- : pas employé dans l'École sans d'importantes nuances.
ligi debent Scripturse testimonia ita nimirum quod Et l'auteur d'en appeler, après Aristote, à saint Tho-
Deus bona opéra remuneret vita seterna ex gratuita mas, qui n'admet qu'un mérite secundum quid, et à
dignatione suse clementise. Scot, qui le subordonne à l'acceptation divine. Voir
Mais il reste que ces déclarations sont encadrées ci-dessus col. 682 et 701. Voilà pourquoi on n'a pas,
dans un ensemble aux termes duquel il n'y a de vraie dit-il, estimé prudent d'jmposer ce terme d'une manière
justice que la justice du Christ qui nous est appliquée absolue : Quapropler nos considérantes quod, quando
par imputation, et d'où le mérite de l'homme sort, aliqua uox dicitur sine omni additione et limilatione,
par conséquent, fort diminué. possit accipi in sensu simplici et absoluto, non est nobis
3. Contarini et l'Intérim de Ratisbonne. —Étant visum esse necessarium ut cogeremus protestantes ut
donnée cette tendance réservée qui caractérise l'école explicarenl hsec verba de merito. Les ménagements
de Cologne, il n'est pas surprenant que, dans les col- dont on use envers les Grecs au sujet de formules qui
loques qui se multipliaient alors en vue de l'union, leur déplaisent ne seraient-ils pas, ajoutait-il, de mise
ses adeptes, un peu de diplomatie aidant, aient cru à l'égard de chrétientés autrement importantes?
pouvoir chercher un terrain d'accord avec les Églises On n'a pas davantage 'voulu dire que nos œuvres
fidèles à la Réforme dans l'abandon d'un terme tou- méritent la vie éternelle. Car celle-ci nous est attribuée
jours odieux à celles-ci et qui ne représentait plus pour par un vouloir tout libéral de Dieu. Dès lors, parler
eux-mêmes qu'une réalité très amoindrie. C'est ce qui de mérite à cet égard fait croire aux protestants quod
eut lieu à la célèbre conférence de Ratisbonne (jan- velimus asserere deberi nobis oitam propter opéra,
vier-juillet 1541), à laquelle assistait le légat Conta- quasi prius nobis non fuisset débita propter gratuitam
rini et dont Gropper fut le principal conseiller théolo- donationem, quodque doceamus opéra posse mereri oitam
gique. eliamsi prius nobis ratione doni débita non fuisset.
L'article v de l'Intérim qui en fut le résultat porte C'est pourquoi ils n'acceptent pas de mérite au sujet
précisément sur la justification, et se termine par un de la gloire elle-même, mais bien seulement de son
paragraphe où il est question de faire croître en nous augmentation Quare illi bonis operibus potius aug-
:

la grâce par les bonnes œuvres Del operam [pjpulus]


: mentum felicitalis vilx aeternee tribuunl quam ipsammet
huic augmenlo per bona opéra. A quoi est ajoutée, en vitam œlernam. En vertu des mêmes scrupules, nos
termes d'ailleurs entourés de subtiles restrictions, la théologiens s'abstiennent de cette expression l'as-:

mention de la récompense qui nous est promise de semblée les a imités sur ce point, ne uideamur ingrate
ce chef : Reddil Deus etiam bonis o péri bus mercedem, dicere quod vita selerna nobis non fueril prius débita
non secundum substantiam operum neque secundum ratione doni sed tantum debeatur nostris bonis operibus.
quod sunt a nobis, sed quatenus in ftde fiunt et sunt a D'où l'auteur conclut :Hisce, inquam, causis, ratio-
Spirilu Sancto..., concurrente libero arbitrio tanquam nibus ac exemplis moti, judicavimus non esse necesse
735 MÉRITE AU CONCILE DE TRENTE : PRÉPARATION DU DÉCRET 736
cogère protestantes ad istam vocem meriti, sed dissimu- 1° Histoire du décret conciliaire. -

Dans les longues
landam putavimus.
esse délibérations qui précédèrent l'avènement du Decre-
Si la première raison invoquée par Contarini était tum de justificationc (juin 1546-janvier 1547), la ques-
plutôt d'ordre politique, on voit que la seconde tion du mérite devait tout naturellement trouver sa
appartient proprement à la théologie. Ce qui nous place, en attendant de se fixer dans le chapitre final
prouve à quel point les chicanes de la controverse où l'Église a consigné les traits essentiels de son
avaient fini par imposer à certains catholiques les enseignement.
préventions les plus caractéristiques de la Réforme. Parce que de moindre relief à côté d'autres plus
Texte dans Theol. Studien und Kritiken, 1872, t. xlv, graves, ce problème est très rapidement touché par
p. 144-150. Voir de même la lettre de Contarini (à les historiens de la vi e
session, soit dans l'ouvrage
Jérôme Aléandre?), en date du 22 juillet, éditée par ancien mais toujours utile de J. Hefner, Die Ent-
L. Beccadelli, Monumenti di varia letteralura, t. i b, stchungsgeschichte des Trienter Recht/ertigungsdekretes,
p. 186-189, et Th. Brieger, dans Zeitschri/t jùr Kirchen- Paderborn, 1909, soit dans la récente monographie de
geschichte, 1880, t. ni, p. 516-519. Après y avoir rap- H. Ruckert, Die Rechljertigungslehre auf dem triden-
pelé qu'il fut d'accord sur ce point avec tous les linischen Konzil, Bonn, 1925. Les actes officiels,
théologiens impériaux, le légat s'élève assez vivement Concil. Trid., t. v Act. pars altéra, édit. Elises, Fri-
:

contre l'idée qu'on veuille faire de Dieu notre débiteur. bourg-en-B., 1911, contiennent cependant des docu-
Quant à lui, il déclare vouloir tout attendre dalla ments nombreux et précis qui montrent comment,
sua benignilù, misericordia et liberalità et non da debito dans le cadre général du décret et de son histoire
suo et obbligo suo alcuno. Contarini avait pareillement assez complexe, voir Justification, t. vm, col. 2165-
évité le terme « mérite » dans sa célèbre lettre doc- 2172, des échanges de vues se produisirent au sujet
trinale du 25 mai sur la justification. du mérite, dont la théologie peut et doit faire son
L'Intérim de Ratisbonne n'eut aucun succès. Mais profit.
les controversistes protestants ne manquèrent pas et 1. Préparation du décret. —
Sans avoir encore rien
ne se privent point encore aujourd'hui de compter de commun avec le texte du décret futur, une série
comme une victoire les concessions imprudentes qu'il de travaux préliminaires servit à en préparer de loin
avait arrachées aux « pontificaux ». En particulier, les matériaux.
la lettre de Contarini leur mettait en mains un magni- a) Consultations des théologiens. —
Parmi les six
-

fique atout. Publiée pour la première fois par Flacius articles soumis, en date du 22 juin 1546, à l'examen
Illyricus, De voce et re fidei quodque sola fïde justifi- des theologi minores, deux intéressaient ou devaient
camur, Bâle, 1563, p. 268-272, elle fut reprise, au forcément intéresser, bien qu'il n'en fût pas expressé-
xviii» siècle, par G. Riesling et opposée à l'apologie ment question, la doctrine du mérite, savoir l'art. 4 :

de Contarini que venait de tenter le docte cardinal An et quomodo opéra faciant ad juslificalionem ante
Quirini, évêque de Brescia. Epistolse Anti-Quiri- et post et l'art. 5 Declaretur quid prœcedat, quid conco-
:

nianse, Leipzig, 1751, p. 289-293. De ces sources trop miletur, quid sequalur ipsam justiflcalionem, t. v,
peu accessibles, elle a été jetée de nouveau au grand p. 261. Aussi la plupart des consulteurs s'expliquent-
jour de la publicité par Th. Brieger, en appendice à son ils à ce sujet.
mémoire Die Rechljertigungslehre des Cardinal Conta- Des œuvres préparatoires à la justification ils sont
rini, dans Theol. Studien und Kritiken, 1872, t. xlv, d'accord, à très peu d'exceptions près, voir Justifi-
p. 144-150, à l'appui de la thèse qui qualifie de concep- cation, col. 2177, pour dire qu'elles sont nécessaires,
tion « authentiquement protestante », ibid., p. 142, la au moins à titre de « causes dispositives ». Salmeron
théorie de la justification défendue par le cardinal tient seulement à exclure, avec saint Paul, mérita quœ
légat. Voir du même auteur un jugement à peine ex se et sua dignitate emunt justitiam, séance du
'

adouci dans Zeitschrift fur Kirchengeschichte, 1882, 23 juin, p. 271, cf. p. 264. Le mérite de congruo était
t. v, p. 577-581. évidemment dans la logique de ces affirmations le :

Il serait injuste d'enregistrer purement simple-


et franciscain Antoine de Pignerol en traite ex professo,
ment comme le verdict de l'histoire ces appréciations et avec un extrême effort de précision, à la séance du
de polémistes tendancieux. Plus modéré, H. Ruckert, 26, p. 274. Après avoir écarté comme sans valeur les
Die theologische Entwicklung G. Contarini, Bonn, 1926, actions faites sine aliqua gratta naturalem volunlatem
p. 93-95, se contente de dire que sa position au sujet prœveniente, il ajoute Opéra juslificalionem antece-
:

du mérite fut seulement équivoque. Voir de même denlia, instinctu, horlatu molioneque divina a no bis
Fr. Dittrich, G. Contarini, Braunsberg, 1885, p. 685- facta, licet graliœ sanctificantis et justificationis non
692, et Fr. Hiinermann, Die Rech/ertigungslehre des sint condigna, disponunt tamen... ad gratiam suscipien-
Kardinals G. Contarini, dans Theol. Quartalschrift, dam... Hanc operum dispositionem et prscparalionem...
1921, t. en, p. 19-22. Mais les faits subsistent, qui theologi vocant meritum de congruo, quod non est vere
témoignent combien fut réelle et profonde, dans les et simplex meritum, sed meritum secundum quid.
milieux inféodés à l'école de Cologne, la tendance à On a fait observer que, dès ces premières délibéra-
certains compromis théologico-politiques dont la doc- tions et dans la suite, les franciscains eux-mêmes
trine du mérite était appelée à faire plus ou moins demandent l'intervention de la grâce actuelle pour le
directement les frais. En même temps qu'ils font con- mérite de congruo. Fr. Hiinermann, Wesen und
naître l'atmosphère dans laquelle le concile de Trente Notwendigkeit der aktuellen Gnade nach dem Konzil
était à la veille de s'ouvrir, ces indices convergents von Trient, p. 25; cf. p. 34, 54, 83. Ce qui tendrait à
permettent de mesurer tout à la fois l'importance prouver la baisse du nominalisme extrême au temps
et la difficulté de la mise au point qu'il s'agissait de du concile. En disant sine aliqua gratia... prœve-
:

réaliser. niente, Antoine de Pignerol use d'une expression cir-


III. DÉFINITION DU CONCILE DE TRENTE. Un des conspecte, qui a bien l'air de réserver les positions de
principaux objectifs que le concile de Trente s'est son école et n'indique certainement pas qu'il les
proposés et un de ses plus importants résultats fut la veuille abandonner.
promulgation du décret relatif à la justification Quant aux œuvres qui suivent la justification, tous
(vi e session 13 janvier 1547). La doctrine du mérite
: reconnaissent qu'elles sont méritoires, et" parfois avec
en est un élément, que la logique du sujet et la pres- des formules d'une très haute densité théologique.
sion de la polémique protestante imposaient égale- Ainsi le franciscain Richard du Mans Opéra dicuntur :

ment d'y faire entrer. meritoria, non quasi ex nobis provenienlia, sed a Deo,
737 MÉRITE Al" CONCILE DE TRENTE : PRÉPARATION DU DÉCRET 738

quia per meritum Christi fit ut nostra bona opéra sint de La Cava, Jean Thomas Sanfelice, qui insistait pour
meritoria, p. 2G2. Licet non trahant Deum, quasi illa ramener ces dispositiones ad justificationem à des
opéra nos juslificent, précise son confrère Jean du fructus Spiritus Sancti, p. 296, et écarter toute espèce
Conseil, p. 263, sed mouent suam misericordiam adeo de mérite à cet égard. En dehors de ces pessimistes
quod fiant in nobis meritoria. Comme tout à l'heure, attardés, les Pères furent d'accord pour dire que nos
Antoine de Pignerol a recours aux termes d'école : bonnes œuvres, celles du moins qui sont faites sous
Opéra ex libéra volunlale et ex radiée gratiœ prodeuntia l'influence de la grâce actuelle, préparent efficace-
merentur de condigno augmentum gratiœ et justifica- ment l'âme à la justification et sont nécessaires à ce
tionis et ipsam denique gloriam. Et l'auteur d'expli- titre.
quer ensuite, d'une façon très heureuse, que ce n'est Un certain nombre se refusent à aller plus loin,
pas là diminuer la gloire du Christ, mais, tout au témoin l'évèque de Feltre, p. 297, dont la formule
contraire, la faire resplendir Quia non tribuit [assertio
: intentionnellement restrictive est relevée dans le ré-
hœc] viribus noslris vim hanc merendi..., sed gratiœ sumé de Massarelli, ou encore celui de Castellamare :

Christi in nobis per nos operanti, p. 276-277.


et Opéra ante justificationem sunt necessaria, non meri-
Aussi ces formules techniques viennent-elles tout toria, p. 299, et celui de Vaison, p. 301 Opéra prœce-
:

naturellement dans le résumé de Massarelli, p. 280 : dentia justificationem aliquo modo ad eam faciunt,
Major pars theologorum dixit quod opéra disponentia non quia justificationem impelrare mereantur.
ad justificationem sunt meritoria jusiificationis de D'autres cependant, comme l'archevêque d'Ace-
congruo, opéra vero post justificationem sunt meritoria renza, p. 289, croient pouvoir parler, en général,
vitœ œlernœ de condigno. La minorité était faite de d'œuvres méritoires et plusieurs adoptent sans hésiter
quatre augustiniens rigides qui n'admettaient qu'un la formule classique mérite de congruo, tels les évê-
:

rôle • purement passif » de la liberté, voir Justifica- ques de Majorque, p. 291, de Sinigaglia, p. 292-293,
tion, t. vin, col. 2166, et, de ce chef, note Massarelli, de Badajoz, p. 324. De même plus tard le général des
wisi sunt exténuasse meritum operum. A propos de ces conventuels, séance du 22 juillet, p. 369. C'est aussi
théologiens, on a pu parler de tendance aux « com- sans nul doute la pensée de l'évèque des Canaries, qui
promis » et de i penchant vers la Réforme ». Hûner- écarte le mérite de congruo pour les œuvres faites in
mann, op. cit., p. 39-41. Cf. p. 47, 49, 57, 63. En tout puris naturalibus, c'est-à-dire sola generali gratia Dei,
cas, cette dissonance tranche sur le plein accord des mais enseigne qu'avec la foi et la charité qui en est la
autres et ne sert qu'à mieux le faire ressortir. suite opéra merentur justificationem, p. 329-330. Il
b) Délibérations des Pères. —
Quand les Pères furent allait même si loin dans cette voie, au dire de Seve-
suffisamment éclairés par ces consultations préa- roli, Diaria, t. i, p. 89, qu'il parut « presque tomber
lables, les légats, à la date du 30 juin, concentrèrent les dans l'erreur des pélagiens ». Suivant une autre dis-
réflexions du concile sur une liste des principales tinction, qui ne semble pas avoir eu beaucoup de
« erreurs » qu'il paraissait opportun d'envisager en partisans, l'évèque de Castellamare réserve le mérite
matière de justification, p. 281-282. de congruo aux opéra concomitantia ipsam justifica-
La première était celle du pélagianisme Nalura : tionem, p. 299. A la séance du 20 juillet, p. 363, le
nostra... propriis viribus... polest se disponere, acquirere même Père devait reprendre le même terme dans son
et mereri justitiam apud Deum. Mais la plupart des sens usuel.
autres visaient le protestantisme et quelques-unes ont En traitant de la première justification, plusieurs
trait à notre question, en dénonçant, soit le pessi- Pères avaient déjà, cédant à la logique du sujet, anti-
misme total de la Réforme Quod omnia opéra justi-
: cipé sur la seconde. Seul l'évèque de La Cava, confor-
ficati sint peccata et infernum mereantur, soit les mément à son système, se prévaut de saint Bernard,
conséquences qu'il comporte en matière de mérite : voir plus haut, col. 672, pour réduire notre mérite
Quod opéra bona sequentia justitiam eam tanlum signi- au seul fait de notre libre consentement, p. 295. Tous
ficanl nec juslificani, id est justitiœ augmentum meren- les autres insistent sur le caractère pleinement méri-
tur. Quod opéra justi non merentur vilam œternam. toire des œuvres faites en état de grâce par exemple,
:

Ainsi la question du mérite était mise pratiquement l'archevêque d'Acerenza, p. 289-290, l'évèque de
à l'ordre du jour, soit à propos des œuvres qui pré- Vaison, p. 302. Quelques-uns tiennent d'ailleurs à
cèdent la justification, soit à propos de celles qui la marquer, avec saint Augustin, que nos mérites se
suivent. ramènent à un don de Dieu par exemple, les évoques
:

Du 5 au 13 juillet, on délibéra sur la « première de Sinigag.ia, p. 293, et de Motula, p. 306.


justification ». Les sentiments émis par les Pères un Mais cette idée trouvait surtout sa place dans
peu à bâtons rompus furent ainsi résumés à la séance les débats sur la seconde justification, qui eurent
du 14 juillet, p. 338-339 Gratia Dei adjuti disponunt
: lieu du 15 au 23 juillet. L'évèque de La Cava y fit
se [adulti] ad graliam subsequentem. Il ne peut être encore profession de minimisme Ea tamen [opéra]
:

question d'autre chose Opéra prœcedentia nihil


: merentur quatenus mérita Christi nobis condonantur,
jaciunt nisi prœparationem quamdam et dispositionem. p. 347. C'est sans doute en développant le même
Mais cette « disposition » doit être maintenue, quand thème, à la séance du 9 juillet, que l'évèque de Wor-
il s'agit des œuvres inspirées par la foi Opéra prœce- : cester, au dire du secrétaire Marcus Laureus, p. 383,
dentia fidem nihil conjerunt, subsequenlia prœparant. avait paru nier le mérite des œuvres post justitiam.
Et, d'un mot, par rapport à la « seconde justifica- A la même séance du 17 juillet, l'évèque de Feltre,
tion » Opéra disponunt lantum hune
: primam justifi- p. 347, essaya, en une formule subtile, de s'accom-
cationem, secundam merentur. moder à cette vue Nostra opéra, quatenus condonatur
:

Il y eut une seule voix discordante : Quidam dixit, nobis ut sint meritoria per mérita Christi, sunt meri-
note le même résumé, p. 339, opéra ante justificatio- toria. Pour l'ensemble des Pères, cette application des
nem facta nihil omnino facere neque etiam disponere, mérites du Christ s'entend d'une app.ication active,
sed tolum tribuendum bonitati et pietati divinœ. Telle qui devient génératrice de nos propres mérites.
avait été, en effet, la position prise, le 10 juillet, A peine quelques-uns s'en tiennent-ils à des for-
p. 325, par l'évèque de Bellune, Jules Contarini, tri- mules vagues et se contentent de dire que, par nos
butaire en cela des idées de son oncle le cardinal. œuvres, nous obtenons ou recevons la vie éternelle
Au dire de SeveroJ, Diaria, t. i, p. 88, ceci parut peu Voir, par exemple, l'évèque d'Ascoli, p. 350; l'arche-
orthodoxe à lensemble du concile. .1. Contarini avait vêque de Cambrai, p. 351; les évoques de Majorque,
été précédé dans cette voie, le 6 juillet, par l'évèque d'Albe, de Vaison, de Némosie, p. 360-361, de Ber-
DICT. DE TIIÉOL. CATHOL. X. — 24
739 MERITE Al; CONCILE DE TRENTE : ÉLABORATION DU DÉCRET 740

tinora, p. 365. La plupart parlent franchement de l'ropriis liberi arbitrii uiribus... nemo potest... credere,
mérite et de mériter; niais l'évêque des Canaries rap- sed neque mereri ut sibi detur quod credat.
pelle que nos mérites reposent sur la miséricorde Cependant il faut, pour être justifiés, des disposi-
divine Misericordia Dei fil ut opéra nostra uliquid
: tions de notre part. La foi est la première et la prin-
mereantur, p. 366. A quoi celui de Huesca ajoute men- cipale Sine ea nullus ad justifteationem sufficienter
:

tion du pacte qu'ils supposent Mercedem operibus


: disponi potest. Elle n'est pas la seule d'ailleurs; mais,
bonis ex Dei paclo a liberalitute debitam eonsequetur, chez qui ne met pas obstacle à son développement
p. 3C7. normal en œuvres de charité, adducit ad impetrundam
Le général des servîtes fait entendre la note sco- justifteationem, c. 12, p. 388. C'était indiquer en termes
tiste Opéra bona sunt meritoria vide œternœ quatenus
: discrets la nécessité de la préparation humaine à la
Deus illa acceptât, non quatenus nostra, p. 371. Il est à grâce, mais sans en préciser exactement le rôle ou la
remarquer que la même théologie n'avait pas em- valeur.
pêché précédemment, p. 346, l'archevêque d'Armagh Unefois obtenue la justice, les œuvres ont pour
d'admettre un mérite de condigno. D'autres le fai- effet de l'accroître Per bona opéra augeri coram Deo
:

saient intervenir d'emblée tels les évêques de Bos'a


: justitiam semel habitam, c. 14, p. 389. Ce qui amenait
et de Lanciano, p. 361. On en rencontre chez l'évêque logiquement un canon spécial sur le mérite. D'après
de Sinigaglia, p. 349, "cette variante atténuée : Gloria la manière générale adoptée dans le projet, la doctrine
et honore [justificatiis] benignitate Dei digne corona- catholique y est énoncée tout d'abord sous une forme
bitur. Ici encore, l'évêque de Castellamare se plaît négative Si quis dixerit, de bonis operibus justificati
:

aux distinctions subtiles Quatenus ex libero arbitrio et


: hominis loquens : Superba vox est meritum, A. S. Cet
gratia Dei justificante [proveniunt opéra], et hsec anathème était ensuite justifié par un exposé positif,
sunt de congruo meritoria et de condigno large ad où se lit tout d'abord la réalité du mérite Verum
:

beatiludinem ipsam...; quatenus procédant de Spiritu enim est meritum operum illorum, quia, duce gratia,
Sancto, sunt de condigno, p. 363. comité voluntate..., non modo augmentum gratiœ sed
De toutes les réponses la plus profonde tout à la et gloriam œternse vitee per ea ipsa qui vere justificati
fois et la plus traditionnelle fut celle de Jérôme sunt promerentur quatenus in Deo sunt fada. En effet,
Séripando. Il commence par faire observer que cette la vie éternelle offre ce double caractère d'être tout
question soulève une magna dubitatio, quand il s'agit d'abord une grâce, mais ensuite une rétribution :

d'accorder ici la part de l'homme et de Dieu. Sa solu- Gratia dicitur quia, nisi gratia mérita prœcessisset, non
tion s'inspire des principes de saint Augustin et de esset meritum cui gloria tribuerelur; sed post gratiam
saint Bernard, dont il rapporte les textes les plus jam corona..., et Mis [operibus] non modo dari sed
caractéristiques : Dico quod, sicut vila seterna merces reddi... prœdicatur. Dès lors, rien n'empêche de tra-
dicitur in sacris literis et gratia, sic opéra dici possunl vailler ici-bas dans la vue et l'espoir de cette rémuné-
mérita, sed debent etiam dici dona. Séance du 23 juil- ration éternelle, modo primum locum sibi vindicel
let, p. 373-374. Doctrine résumée par Massarelli, caritas atque ideo Deus, c. 15, p. 389.
p. 370 et 381, en cette formule nerveuse, qui fut tou- II était assez étrange comme méthode d'accrocher

jours un des principes régulateurs de la théologie toute la doctrine du mérite à la censure d'un dicton
catholique en la matière Merces id est meritum. Les
: protestant, de provenance inconnue, et qui ne tou-
mêmes vues président à la réponse du général des chait, au demeurant, que l'aspect le plus superficiel
carmes, p. 376-377, qui ajoute un petit exposé très de la question. Mais le commentaire justificatif se
substantiel pour montrer, à l'adresse des protestants, déroulait ensuite suivant une marche parfaitement
que nos mérites ne nuisent pas au mérite du Christ, synthétique réalité du mérite, fondée sur les deux
:

puisqu'ils en procèdent. facteurs, divin et humain, qui le produisent; caractère


Cette première consultation des Pères du Concile a de la vie éternelle qui en est la conséquence; usage de
l'incontestable intérêt de faire entendre, avec les prin- cette espérance dans la vie morale.
cipes essentiels de la foi catholique, toute la gamine des Sauf cette dernière idée, toutes les autres entreront
opinions théologiques reçues en matière de mérite. dans les formes postérieures du décret, mais expri-
Mais, par là-même, la plupart des réponses associaient mées en d'autres termes et dans un ordre différent.
la vérité chrétienne à des sytèmes ou formules d'école, b) Discussion. —
Ce projet n'avait suscité de la paît
dont le concile, en travaillant à fixer son enseignement, des théologiens consulteurs que des observations
allait tendre à se détacher de plus en plus. insignifiantes. Dès ce moment-là pourtant, p. 393, le
2. Élaboration du décret : Projet du 24 juillet. — vœu fut émis, que nous retrouverons plus tard, de voir
Après ces premières séances, consacrées pour ainsi ajouter au chapitre du mérite le texte de saint Paul,
dire à l'inventaire de la question, et où les réponses se II Cor., iv, 17. Mais le fond et la forme du décret
produisaient encore un peu au hasard, il s'agissait proposé avaient recueilli pleine approbation. —
Il

d'arrêter la discussion sur un texte précis. Tel fut le en fut autrement chez les Pères, pour des raisons
but d'un premier projet, œuvre, semble-t-il, de l'ar- d'ailleurs qui intéressaient plutôt l'allure générale du
chevêque d'Armagh et du franciscain Véga, qui fut décret que le détail de son contenu. Aussi la discus-
remis aux Pères le 24 juillet et ne tarda pas d'ailleurs sion a-t-elle, en général, peu de portée théologique et
à être entièrement écarté. particulièrement sur le point qui nous concerne.
a) Texte. —
Bien qu'il n'en soit à peu près rien resté L'évêque de Lanciano, p. 404, trouvait superflue la
dans le décret définitif, il n'est pas inutile de voir condamnation du pélagianisme au c. 8; mais le cha-
comment s'y présentait la doctrine du mérite. pitre du mérite recueillit le placet de l'évêque d'Ascoli,
On y rappelait tout d'abord qu'il ne peut être ques- p. 412. Fidèles aux doctrines de leur ordre, les deux
tion de justice en nous que sous le bénéfice préalable généraux des observantins et des conventuels s'ac-
de l'œuvre rédemptrice In merilo ipsius Chrisli Jesu...
: cordèrent à réclamer en faveur du mérite de congruo.
radicatur et fundalur omnis justitia juslorum, c. 1, Séance du 17 août, p. 409-410. Au total, ce premier
p. 385. En conséquence, à rencontre des pélagiens, projet s'effondra sans rémission sous les coups des
on affirmait la stricte nécessité de la grâce pour méri- critiques qui lui vinrent de partout et les travaux de
ter la vie éternelle et, d'un mot, la vanité du mérite l'assemblée ne reprirent qu'un mois plus tard sur un
humain quand il s'agit d'être justifié In hac enim texte absolument neuf.

:

justificatione, mérita hominis lacère debent ut sola 3. Élaboration du décret : Projet du 23 septembre.
Christi gratia regnet, c. 8-9. p. 386-387. Cf. ibid., c. 11 : Œuvre personnelle du cardinal Cervino, qui le rédigea
,1 MÉRITE AL CONCILE DE TRENTE : ELABORATION DU DÉCRET 742

d'après deux brouillons successifs fournis par Jérôme destinées à être corrélatives, succédait, pour le plus
Séripando, en date du 11 et du 19 août, puis lui fit grand profit de la clarté, une rédaction plus simple
subir diverses modifications suivant les consultations dont les opéra bona justorum restaient tout â la fois le
privées des Pères et des théologiens, ce nouveau pro- seul sujet logique et grammatical.
jet fut soigneusement préparé au cours de trois ou Quand au fond, la particularité la plus saillante de
quatre longues semaines d'études pour être enfin sou- ce texte consiste en ce que le mérite y est seulement
mis à l'assemblée le 23 septembre. A la différence du touché in obliquo. A peine le mot y figure-t-il dans
précédent, il marque une étape importante sur la un complément indirect pour qualifier la nature de la
voie du décret définitif. récompense merces... operibus et meritis débita. Le
:

a) Texte. —
Avant la justification, faut avant toutil fait n'est pas moins à noter, puisque H. Ruckert,
sauvegarder les droits supérieurs de la grâce. C'est op. cit., p. 237, déclare ne pas l'y trouver du tout.
pourquoi on rappelle tout d'abord qu'il n'y a de salut Contrairement au projet du 24 juillet, c'est la promesse
pour l'humanité que dans et par Jésus-Christ elle : de la couronne éternelle réservée à nos œuvres qui est
ne peut sortir de l'injustice que par l'application du ici au premier plan d'où l'on remonte au mérite par
:

mérite de sa justice », c. m, p. 421 cf. c. vu, p. 423,


; induction. Moins conforme aux lois de la logique
formule où l'on sent la terminologie spéciale de Séri- abstraite, cette méthode correspond plus exactement
pando, liée à sa conception de la double justice, et aux modalités de chrétienne sur ce point
la révélation ;

qui ne fut pas conservée. c'est sans doute pourquoi devait prévaloir Puis
elle
De même, les grâces individuelles de conversion cette vérité générale y est appuyée sur l'exemple et la
dont bénéficient les adultes sont accordées nullis nos- doctrine de saint Paul on sait que toujours le concile
:

tris existentibus merilis. II y a lieu cependant à une aima rattacher ses définitions à l'enseignement de
prœparatio seu dispositio de notre part. C. vi, p. 422. l'Écriture. Enfin, le chapitre se termine par une sorte
La valeur de cette « préparation » était indirectement d'apologétique du mérite, destinée à montrer que cette
suggérée un peu plus loin, quand, pour expliquer que notion ne crée pas à l'homme une propria justitia au
notre justification reste gratuite, le texte ajoutait : détriment de la justitia Dei. Car de nos mérites celle-
Quod quidem in eo sensu interpretandum est quem per- ci reste la cause efficiente A justitia Dei... prove
:

pétuas Ecclesiœ catholicœ consensus lenuit et expressit, niunt et la cause formelle Non alia quam ipsius justi-
:

ut scilicet a justificatione ipsa opéra omnia (idem prœ- tiœ ratione fiunt fons aquœ salientis.
cedentia et ca quoque quse... cum fide aliqua fiunt Ce sont donc à peu près les mêmes thèmes que dans
TANQUAM PROPRIE MERITA EXCLUDANTUR. C.VlI,p.423. le premier projet, mais présentés sous une forme plus
Même nuance dans le canon correspondant Si quis : doctrinale. L'usage pratique du mérite dans les fins de
impium quibuscumque suis operibus prsecedentibus dixe- notre vie morale et la question du désir de la récom-
rit posse proprie et vere justificationem mereri coram pense qui manquent ici se retrouvent plus haut, à la
Deo, ita ut illis debeatur gratin ipsa justificationis, A. S. fin du chapitre sur l'observation des commandements.
Can. 5, p. 426. C. ix, p. 425.
Le texte ainsi conçu comportait deux affirmations : Un canon contre les erreurs protestantes couron-
l'une théologique, savoir que les œuvres prépara- nait cette exposition Si quis hominem justificatum et
:

toires à la justification ne sont pas « proprement » vivum Chrisli Jesu membrum effectum dixerit non mereri
des mérites; l'autre historique, savoir que telle fut la bonis operibus vitam œternam, aut bona opéra justo-
pensée constante de l'Église. Il est à remarquer que rum ita esse dona Dei ut per ejus gratiam non sint
l'adverbe proprie ne figurait pas dans la rédaction de etiam bona mérita, A. S.. Can. 21, p. 427. -La première
Séripando, qui disait absolument lanquam mérita : proposition en est prise littéralement dans le texte
excludantur, p. 824 et 829. de Séripando. Quant à la deuxième, elle ramène une
Exclu avant la justification, le mérite proprement formule augustinienne toujours de mise en la matière
dit s'impose après. Voilà pourquoi le chapitre final du et qui, de ce chef, est restée dans la dernière rédaction
projet lui était expressément consacré. ... In Christo du décret. Mais elle chasse une phrase complémen-
Jesu justificatis et in accepta gratia usque in finem per- taire, qui faisait l'apologétique du mérite. Nam,
severanlibus proponenda est vila œlerna lanquam gratia déclarait Séripando à l'adresse de qui nierait le
flliis Dei et heredibus regni promissa et tanquam mer- mérite du chrétien justifié, gratiam Chrisli exténuai,
ces... bonis ipsorum operibus et meritis débita. Pro- quam ad hoc non extendit ut membris suis... vim tri-
ponenda videlicet est perfecta illa et consummata justi- buat operandi opéra digna vitœ œternœ remuneratione.
tiœ corona quam... exspectabat Aposlolus a justo judice Can. 8, p. 833. Vue dogmatique non moins simple
qui reddel unicuique secundum opéra cjus. Qua expec- que profonde, exprimée d'ailleurs ici en termes très
tatione neque propria justitia slatuitur, neque ignoratur heureux, et à laquelle il est regrettable que le
aiitrepudiatur justitia Dei, tum quia opéra bona justo- rédacteur officiel n'ait pas trouvé le moyen de faire
rum quibus vita œterna redditur a justitia Dei, hoc est un sort. — Tel est le texte sur lequel, suivant la
gratia seu caritate qua Deus eos justos fecit, proveniunt, méthode reçue, les théologiens d'abord, puis les Pères,
quœ est sicut semen Dei cujus vis fructum seterna vita allaient avoir à délibérer.
dignum producere polest, tum vero quia non alia quam b) Discussion du projet : Le mérite avant la justifica-
ipsius justitiœ... ratione fiunt in homine fons aquœ tion. — Sans parler de quelques détails de minime
salientis in vitam œternam. C. xi, p. 426. importance, les débats se concentrèrent vite autour
Ce texte provenait à peu près littéralement de Séri- de deux points principaux.
pando, p. 831-832. Les seules modifications notables Ce fut d'abord la phrase initiale du c. vu, col. 741,
portent sur la dernière phrase. A propos de la grâce, qui, tout en ayant l'air d'exclure seulement le péla-
celui-ci marquait, en termes d'école, que nos œuvres gianisme, posait, en réalité, sous cette apparence
en procèdent tanquam principali causa : le rédacteur inoiTensive, tout le problème du mérite de congruo.
officiel a laissé tomber cette expression scolastique. Elle se heurta, de ce chef, à de vives et persistantes
La dernière proposition y était conçue en ces termes critiques.
passablement obscurs ...tum vero quia hœc ipsa Dei
: Des deux assertions qu'elle contenait, d'aucuns
justitia... non alia quam bonorum operum ratione fit in attaquèrent simplement la première, qui engageait
homine fons aquœ salientis, etc. A
cette construction ici le perpétuas Ecclesiœ catholicœ consensus. Véga
laborieuse, qui faisait porter tantôt sur les œuvres faisait déjà des réserves à ce sujet dès la séance du
tantôt sur la justitia Dei l'accent de ces deux phrases, 27 septembre, p. 131 elles furent reprises extra congre-
;
743 MÉRITE AU CONCILE DE TRENTE : ELABORATION OU DECRET 744

galionem par docteur Navarra, p. 439, et, en assem-


le paratoires à la grâce, où s'opposaient nettement deux
blée, par l'évêque de Vérone, p. 459. Mais la discussion écoles rivales, celle que provoqua le dernier chapitre
porta beaucoup plus encore sur la seconde, qui, en du projet, relatif aux œuvres consécutives à la justi-
écartant le mérite « proprement dit » avant la justi- fication, se déroule dans un ordre un peu dispersé
fication, semblait indirectement consacrer l'existence et sans tendances bien définies.
d'un mérite inférieur. Un petit mouvement d'opinion se produit sur le
Les dominicains principalement firent opposition à dossier qu'il convient d'annexer à la question. Jean
cet adverbe proprie qu'ils estimaient tendancieux. du Conseil réclame de nouveau, p. 432 et 439, le texte
Ainsi, dès le 28 septembre, le portugais Gaspard Rey paulinien II Cor., iv, 17, qui paraît également s'im-
(a Regibus), p. 434, cf. p. 43C, tandis que son confrère poser à l'archevêque d'Aix, p. 448. Au contraire, le
Jérôme d'Azambuja (ab Oleastro) demandait que ce texte sur lequel se terminait le projet, de Joan., iv, 14,
mot fut introduit au c. vr, dans la formule nullis nos- ne semble pas ad rem au dominicain Barthélémy
Iris meritis, par symétrie avec le canon 5. Mais l'as- Miranda, p. 432, ainsi que plus tard à l'archevêque
saut fut surtout. longuement mené, à la séance du 30, de Torrès, p. 451, et à l'évêque de Badajoz, p. 467.
par le prieur Jean d'Udine, au nom de saint Paul et Mais il est défendu par l'évêque de Bosa, d'après
aussi des déclarations antérieures du décret sur notre l'usage qu'en ont fait les maîtres, p. 461. A sa place,
salut dans le Christ qui signifient, à son dire, Vexclusio le mineur Vincent Lunel propose une addition de
cujuscumquc mcriti, p. 441-442. caractère théologique ...Justitiœ ratione provenientis
:

Plusieurs Pères abondèrent dans le sens de ces ex merito Christi, p. 431. L'évêque de Sinigag.ia vou-
théologiens. Non opus est quidquam innuere de merito drait qu'on accroche à vitam œternam la formule
congrui, faisait observer prudemment l'évêque de augustinienne in qua coronat in eis Dominus dona
:

Naxos, p. 452. Celui d'Accia, Robert de' Nobili, est sua, p. 463.
encore plus résolument hostile, cum meritum et debi- Plus importantes sont les réserves formulées çà et
tum ex diametro contradicant gratuit o sive gratis dato, là au sujet de la dernière phrase, qui, sous prétexte
p. 455. D'autres exprimèrent simplement leur non de mettre in tuto la justifia Dei, en faisait la seule
placet sans le motiver :ainsi l'évêque de Lanciano, raison formelle de nos mérites Non alia quam ipsius :

p. 461, et l'abbé Lucien, p. 473. Le 7 octobre, les abbés justitiœ... ratione fiunt [opéra bona] in homine fons
voulaient seulement adoucir la formule en celle-ci : aquœ salienlis. Elle devait déplaire à Lainez, qui vou-
Quamvis bona faleamur [opéra], tamen mérita esse nega- drait y voir mention de paclo divino ou la supprimer,
mus, p. 475. Mais, le lendemain, Jérôme Séripando p. 433. Au lieu de la forme exclusive non alia... :

exprimait sa défaveur en ces termes lapidaires Si


: ratione, le mineur Richard du Mans propose la forme
opéra illa aliquo modo sunt mérita, gralia aliquando positive tum vero quia ipsius justitiœ ratione, p. 437.
:

non est gratia, p. 489. Salmeron voulait seulement enlever la seconde con-
Cependant la formule contestée trouva des défen- jonction tum vero, p. 438 ce qui eût fait de cette
:

seurs. Pour la sauver, Véga proposait cette précision : proposition une simple annexe de la précédente, et
proprie mérita, quibus gratia debeatur, excludantur, prouve que l'auteur ne saisissait pas, ou ne goût ait pas,
p. 438, tandis que le mineur Jean du Conseil suggérait la nuance qu'elle exprime à côté d'elle.
plutôt une addition positive : cum etiam sint utilia Bien que ces observations soient pour la plupart
[opéra] et disponant ad justificationem, p. 432 cf. p. 439.
; de pure forme, elles dénotent le sentiment obscur que
Cette dernière suggestion devait être présentée à ce texte ne donnait pas satisfaction. Le général des
l'assemblée, le 7 octobre, par le général des observan- servîtes en marque déjà mieux le point vulnérable,
tins, p. 474. L'évêque de Castellamare eût même quand," au lieu de dire a justitia Dei... proveniunt
:

souhaité le terme necessaria, p. 461, tandis que celui [opéra], il propose tout simplement a gralia Dei, :

de Céos se fût contenté de dire licet faciant ad dispo-


: p. 491. Dans le même
sens, l'évêque de Castellamare
sitionem, et l'archevêque d'Aix quamvis plerumque
: trouve que l'expression non alia ratione quam ipsius
ad justificationem consequendam disponant et prépa- don de sa grâce
justitiœ, a l'air d'exclure le Christ et le
rent, p. 447. inhérente à notre âme ce qui revenait à dénoncer ici,
:

Au lieu de ces palliatifs, le général des conventuels non sans raison, une répercussion indéniable du sys-
porta nettement la question sur le terrain théologique tème de la double justice. En conséquence, il suggérait
et se fit, non sans quelque vivacité, l'interprète de de dire non alia ratione quam ipsius justitiœ seu gra-
:

la doctrine reçue dans l'École Mulli censurarunt


: liœ dependenlis a gralia Christi, p. 495.
particulam illam : lanquam proprie, etc. Quos ego Le canon correspondant suscita également quel-
satis admiror, cum omnes theologi, excepta Gregorio ques légères remarques. Jean du Conseil demande
Ariminensi ex ordine eremitarum, ponant ista mérita qu'on ajoute un complément à bona mérita, pour pré-
impropria, secundum quid, interprelaliva, sive, ut uno ciser qu'il s'agit de l'homme, p. 439. Le même théo-
verbo dicam, mérita de congruo, distincta a meri- logien tenait pour superflus les termes per ejus gra-
tis propriis, veris, graluitis et de condigno. Anle ergo tiam, tandis que d'autres souhaitaient que fût ren-
justificationem nemo negat ex theologis, ut dixi, bona forcée la mention de la grâce et des mérites du Christ,
ista et mérita impropria, licet quicumque excludat ne videamur nude asserere mérita nostrorum* operum
ea tanquam mérita propria. Séance du 7 octobre, qucmidmidum pelagiani, p. 509. D'après l'évêque de
p. 480. Syracuse, il eût fallu y introduire le rappel de la pro-
C'est ainsi que cette petite incise du projet deve- messe divine, comme au c. xi, et, au besoin, l'expri-
nait le champ clos sur lequel s'affrontaient, suivant mer dans un canon spécial, p. 466. L'archevêque d'Aix
leurs préférences théologiques, partisans et adver- le trouvait surchargé de gloses inutiles, voire même
saires du mérite de congruo. Le canon 5 devait natu- nuisibles, p. 449. Au lieu de ces périphrases méticu-
rellement être traité en conséquence, p. 508; mais il leuses, qui, à force d'être circonspectes, finissaient par
ne semble pas avoir été l'objet d'observations bien laisser une impression d'incertitude, il eût aimé cette
spéciales, sauf de la part du mineur Jean-Baptiste formule tranchante Qui dixerit opéra bona justorum
:

Moncalvius, p. 432, et du docteur séculier Navarra, non esse bona mérita ipsorum, anathema eslo. D'accord
p. 440, qui en voulaient faire préciser quelques avec quelques-uns des consulteurs, tel Lainez, p. 438,
expressions. il demandait qu'on y ajoutât un mot de merito aug-

c) Discussion du projet : Le mérite après ta justifi- menti gratiœ. Il fut suivi sur ce point par Jérôme
cation.•
— A côté de la discussion sur les œuvres pré- Séripando, p. 490.
745 MERITE AU CONCILE DE TRENTE : ELARORATION DU DÉCRET 7-'if>

On verra dans la suite que le nouveau projet fut mérites, toujours dépendants et imparfaits; avec une
conçu de manière à faire droit à la plupart de ces application supplémentaire de la justice du Christ,
menues observât ions. elle serait une véritable dette. .Uterna vila nullis ope-
d) Consultation des théologiens sur la justice imputée ribus promereri potest nisi gratis detur et illa; si aulem
et la certitude la grâce. —
En attendant, un débat supplenti justitiœ darelur, darelur ex debilo : sed gra-
complémentaire allait s'ouvrir dont les résultats impor- tis datur, quia... ipse peccala condonal,... ipse donat
taient davantage encore à la question du mérite. mérita, .. ipse donat prœmia.
Les précédentes discussions avaient révélé des divi- De toutes façons, il apparaissait que le mérite com-
sions profondes, chez les Pères du concile, sur la jus- porte un titre réel à la gloire Grégoire Perfectus pou-
:

tice imputée et la certitude de la grâce. Pour tirer vait dire avec raison que tout le monde était d'ac-
au clair ces deux points, les légats décidèrent de les cord là-dessus, p. 580, et Laurent Mazochi que le fait
soumettre à une consultation spéciale des théologiens, était pour tous une prémisse certaine supponitur
:

qui en délibérèrent du 15 au 26 octobre. tamquam certum, p. 584. Cependant les tendances


Deux questions précises leur furent posées, p. 523. étaient différentes quand il s'agissait d'en préciser
La première était relative au problème de la double la valeur. Tandis que quelques-uns, tel le dominicain
justice soulevé par Séripando, voir Justification, Barthélémy Miranda, p. 551, se contentaient de dire :

t. vin, col. 2182-2184. Utrum justificalus qui operatus vere meremur, d'autres avaient des formules plus
est opéra bona ex gratia et auxilio divino..., ita ut reli- accentuées, comme celle-ci du carme Vincent de
nuerit inhserenlem justitiam..., censendus est satisfe- Léon Jusliflcatis magno jure debetur vita selerna,
:

cisse divinœ justitiœ ad meritum et acquisilionem vitœ p. 528, cf. p. 554. Quelques augustins eux-mêmes
œternœ? Il s'agissait de savoir quelle est la valeur delà adoptaient ce langage, tel Grégoire Perfectus, p. 577,
justice que l'homme peut acquérir ici-bas au moyen de et cela même en tenant compte du pacte divin précé-
la grâce et si elle est par elle-même un titre à la gloire, demment rappelé par le mineur Jérôme Lombar-
ou s'il faut encore qu'elle soit suppltmentée, au der- 555. Non solum ratione pacti, affirmait Gré-
delli, p.
nier moment, par une nouvelle imputation de la jus- goire, sed ratione eequivalentis quod Deo damus deben-
tice du Christ. Où l'on voit que le mérite était appelé tur nobis cœlum, vita beata, Deus^ p. 578.
à servir de pierre de touche pour apprécier le système Aussi la formule de condigno devait-elle naturelle-
dit de la double justice. Il devait aussi venir assez ment venir au terme de ces prémisses. On la trouve
naturellement à propos de la seconde question : chezle dominicain Jérôme d'Azambuja (ab Oleaslro),
Utrum aliquis possit esse cerlus de sua adepla gratia p. 546. Il est vrai qu'elle est expressément combattue

secundum prœsentem justitiam ? La première touchait par le séculier espagnol André Navarra, qui aboutit
au problème théorique du mérite humain, la seconde pour son compte à cet ingénieux concordkme Et :

à celui de son appréciation pratique. ideo, si placet, loquendum ut plures, sentiendum ut


Sur ces deux points, les théologiens abondèrent en pauci, et dicamus opéra facta ex caritate esse de condi-
longues dissertations, dont il suffit de dégager ici les gno meritoria gratiœ et glorise ad sensum prsedictum
principaux traits qui concernent la question présente. ex divino pacto et ordinatione, p. 557. D'autres, s'ins-
La très grosse majorité se prononça contre la double pirant du langage de saint Thomas, ne voulaient
justice et la plupart trouvèrent un argument direct admettre qu'un mérite secundum quid ainsi le ser-
:

à cette fin dans le fait du mérite, en montrant que la vite Laurent Mazochi, p. 583, après le séculier espa-
réalité de celui-ci serait compromise par la théorie gnol Antoine Solisio, p. 576, et cette position leur
nouvelle. Ce raisonnement est très nettement pré- paraissait favoriser la théorie de la double justice à
senté par le premier d'entre eux, le mineur "Vincent laquelle ils étaient gagnés par ailleurs. Telle est aussi
Lunel :Dicere justificatum hujusmodi anle tribunal l'argumentation longuement développée par l'augus-
Christi ad Dei misericordiam et Christi justitiam rursus tin Etienne de Sestino, dont la formule suivante ré-
confugere oporlere est : opéra ex gratia hujusmodi facta, sume assez bien la pensée Principalis causa meri-
:

asl vere non esse meritoria vitœ œternœ, quod catholico- lorum justorum est favor, acceptatio et divina compla-
rum nemo usque hodie asseruil, p. 524. "Voir de même centia, quoniam nullum meritum hominis justi est
Lainez, p. 615 Tollilur rêvera meritum ab operibus
: tantum veltam grande bonum quantum est vita œlerna,
bonis in caritate factis. p. 610. A quoi Lainez répondait d'une manière assez
A cette argumentation on pouvait objecter que les topique, p. 624, qu'il ne s'agit pas de disserter sur la
mérites humains procèdent de la grâce, et que la tra- chimère d'un mérite absolu que nous imaginerions,
dition angustinienne appliquait ce titre à la gloire mais sur la réalité du mérite que la révélation divine
elle-même. De fait, cette doctrine fut souvent rappelée nous promet.
par l'un ou l'autre des consultants; mais l'intérêt Ces discussions spéculatives sur la valeur du mérite
réside moins dans cette réminiscence que dans l'usage en soi s'accompagnaient çà et là de considérations sur
qu'ils en firent. Le plus simple était évidemment de l'état que chacun peut en faire pour ce qui le concerne
dire que la grâce n'empêche pas ici le mérite. C'est personnellement. Les pessimistes ne manquaient pas,
ce que rappelle le mineur Clément Thomasinus, p. 565, même chez les adversaires de la double justice ils :

et l'exemple personnel de saint Paul pouvait être insistaient plutôt sur la défiance et l'humilité qui
ici invoqué, comme le fait le séculier français Gentian nous conviennent. Ainsi Jean du Conseil, p. 545-
Hervet, p. 586. Le servite Laurent Mazochi a même 546, qui se réclame surtout de saint Augustin. Mais
une très heureuse foi mule pour rattacher nos mérites les partisans de la justice imputée se complaisaient
à ceux du Christ Cujus meritis noslra omnia infirma
: naturellement plus encore. à développer ce thème.
opéra sublevanlur ad meritum, p. 582, tandis que le Grégoire Perfectus évoque le minus habens du festin
dominicain Gaspard Rey (a Ftegibus) rappelle avec de Balthazar, p. 580; Etienne de Sestino pose cet
raison que par la grâce nous sommes greffes sur le axiome, au nom de l'expérience Nullus viator, quan-
:

Christ et qu'en nos œuvres coule désormais sa sève tumeumque juslus, pcrlcctionem juslilise in se habuit
divine, p. 596. Ainsi également Lainez, p. 619. prout viatoris status exigit, p. 607; Aurélius Philippu-
Mais il était plus subtil de demander à cette doc- tius renvoie ses contradicteurs à Plicure de la mort :

trine même un argument contre la double justice :


/(' taies expectandi sunt in hora mords, in qua pro cerlo

ce fut la tactique adoptée par le mineur l-'rançois habeo quod non dicent : Quia jejunavi, elcemosynas
Visdomini. Si la vie éternelle est une grâce, c'est, dit- dedi, satisfeci, etc., ideo du mihi mercedem; sed spero
il, p. 533-534, qu'elle est bien la couronne de nos seuls quod potius clamabunt eum Davide : Miserere me'
747 MÉRITE AU CONCILE DE TRENTE : RÉDACTION DU DÉCRET 748

Deus, p. 564. Mais la confiance eut aussi ses repré- ou qui la précèdent, l'adverbe proprie a disparu
sentants. Personne ne fait entendre la note optimiste cependant que leur rôle préparatoire est affirmé
avec plus de naïve énergie que le mineur Louis Vitria- comme nécessaire. De telle sorte qu'on aboutit en
rius de Vérone, p. 5C9, qui imagine au dernier jour ce gros à la formule suivante Omnia (idem prsece-
:

dialogue entre Dieu et le chrétien fidèle :Inlcrrogel denlia..., quamquam ad justi/icationem necessaria et
Muni Deus et dical : Quid petis? At Me : Peto vitam disponentia.... tanquam mérita quibus gratia debeatur
eeternam. Quare? Quia teneris Mam mihi dore. Quu ab ipsa justijicatione excluduntur, où l'on devine la
lege? Tua... Et ego perseveravi usqiie in finem..., ideo volonté de satisfaire à toutes les suggestions propo-
teneris mihi dure vitam œlernam... Non possum timere, sées au cours des débats antérieurs. Cependant la
cum sim securus de tua promissione. suppression du proprie était jusqu'à un certain point
Entre les deux thèses adverses, la conciliation compensée par la phrase relative quibus gratia
:

Tout dépend, en effet, de la manière dont


était facile. debeatur, reste elle-même de l'ancien canon 5, qui, de
on envisage nos œuvres en soi, elles sont insuffi-
: ce chef, se trouvait sans emploi et donc entièrement
santes et médiocres; mais elles prennent une suffi- écarté.
'

sante valeur quand on regarde à la grâce qui les a Surla question du mérite consécutif à la grâce,
produites. Cette distinction fut souvent présentée, en p. 639-640, la transformation était beaucoup plus
particulier par le mineur Richard du Mans, p. 536, et complète. En tête du nouveau chapitre —
qui, par
le carme Nicolas Taborel, p. 629. Lainez surtout y suite de certains dédoublements, portait le n a xvi au
Insista longuement, p. 619-620, pour expliquer par là lieu de xi —
figurent trois citations de saint Paul :

les formules d'humilité familières aux saints. Au total, I Cor., xv, 58; Hebr., vi, 10; x, 35, destinées à pro-

dans tout son fond essentiel, la doctrine catholique mouvoir l'estime des bonnes œuvres et la confiance
du mérite planait au-dessus de ces opinions d'école, en leur valeur. Suit, à peu près intacte, la première
qui cherchaient toutes à s'en réclamer. Il est certain moitié du texte du 23 septembre sur le double
cependant que l'opposition déterminée de la grosse aspect de la vie éternelle et l'exemple personnel de
majorité des consulteurs au système de la double jus- l'Apôtre qui sert à en accréditer le caractère de juste
tice devait avoir pour résultat d'accentuer le réalisme rétribution. Une petite formule nouvelle faisait le rac-
surnaturd qui est le fruit de la justification. cord logique entre ces deux morceaux, en rappro-
Pour mémoire, quelques conceptions extrêmes chant côte à côte le rôle également nécessaire de
furent rappelées au cours des débats celle de Durand
: l'œuvre humaine et de la confiance en Dieu Atque
:

de Saint-Pourçain, qui tenait posse de Dei polentia ideo bene operantibus et in Deo speranlibus propo-
absolula mereri sine gratia inhœrente, p. 600, et cette nenda est vita seterna, etc.
autre, tout inverse, que présentait Lainez, p. 624 : A du texte antérieur s'ajoute
ce fragment retenu
Non puto verum quod loquendo de Dei polentia abso- un paragraphe entièrement neuf sur le fondement
iuta non possit non prœmiare justum. Mais, la part ainsi dogmatique du mérite. Il débute par l'affirmation de
faite à la probabilité spéculative du nominalisme, il la présence active du Cluist dans l'âme régénérée:
apparaissait normal à tous que le mérite suppose la Cum enim Me ipse Christus Jésus tanquam caput in
grâce inhérente à l'âme et, réciproquement, que la membra et tanquam vitis in palmites in ipsos justifi-
présence de celle-ci fonde la pleine vérité de celui-là. il rappelle incidem-
catos jugiter virtutem influât. Puis
Encore est-il qu'on pouvait appuyer plus ou moins ment que cette influence enveloppe tous nos actes
fort, sur cette réalité du mérite, et les défenseurs de la et qu'elle est indispensable pour qu'ils soient méri-
double justice avaient beau jeu de rappeler, au nom toires Quse virtus bona eorum opéra semper antecedit,
:

de la meilleure tradition, soit les conditions théori- comitatur et subsequitur, et sine qua nullo paclo Dco
ques auxquelles il reste soumis, soit les imperfections grata et meriloria esse possent. D'où il suit que sont
et limites pratiques dont il s'accompagne. réunies toutes les conditions voulues pour le mérite :

Ces poussées diverses, où l'on retrouve toutes les Nihil ipsis justificalis amplius déesse dicendum est
vieilles tendances de l'École, se compensaient, en quominus plene (dummodo eo caritatis affectu qui in
réalité, l'une l'autre. Elles devaient faire sentir aux hujus vilse morlalis cursu requiritur operali fuerint)
dirigeants du concile la nécessité de suivre une via divinx legi satisfecisse ac, veluti undique divina gratia
média, où serait combiné ce que chacune contenait irrorati, œternam vitam promeruisse censeantur. A
de vrai. C'est dans ce sens que fut élaboré le nouveau quoi se rattachait ausitôt comme preuve, accru de sa
projet, qui porte visiblement la trace de ces délibé- première partie, le texte de Joan., iv, 13-14, qui ter-
rations, mais manifeste plus encore l'intention de n'en minait le projet du 23 septembre. La phrase déjà
retenir que les résultats bien acquis. connue Ita neque propria nostra juslitia tanquam ex
4. Élaboration du décret : Projet du 5 novembre. — :

nobis propria statuitur neque ignoratur aut repudiatur


Dû comme le précédent à la collaboration du cardinal justitia Dei, mais amputée des longues surcharges qui
Cervino et de Jérôme Séripando, ce troisième projet l'obscurcissaient sous prétexte de l'expliquer, termi-
marque un pas en avant à peu près définitif vers la nait ce nouveau développement.
forme du décret actuel. Si le projet du 23 septembre Dans ce texte, le rappel de la sainteté intérieure du
présente le croquis, celui du 5 novembre, surtout pour chrétien, avec cette double conséquence qu'elle nous
ce qui regarde la question du mérite proprement dit, permet de « satisfaire pleinement à la loi divine » et de
en est déjàl épure, à laquelle ne viendront plus s'ajou- « mériter la vie éternelle », était un fruit évident des dé-

ter que de légères retouches. libérations où s'était débattue la question de la double


a) Texte. —
C'est sur le point secondaire des œuvres justice et de l'opposition générale qui s'y était mani-
préparatoires à la justification que les changements festée contre celle-ci. Les rédacteurs du décret
sont le moins sensibles entre les deux projets. s'étaient appliqués à recueillir les conclusions de la
Le c. vu du précédent est maintenu à peu près tel majorité, sans pourtant choquer les opposants par des
quel dans celui-ci, p. 636, sauf que le perpetuus Eccle- formules aux arêtes trop vives. Il suffit d'ailleurs de
siœ consensus y est affirmé en principe sans aucune se reporter au texte actuel pour s'apercevoir que, non
application particulière: que la gratuité de la foi et seulement l'architecture générale en est la même,
sa place à la source de nos mérites y sont directement mais que la rédaction coïncide à quelques petits détails
énoncées tout aussitôt, au lieu de venir ensuite sous près.
la forme d'une incise purement accidentelle; que, Si les formules définitives ne sont encore ici qu'ap-
pour qualifier la valeur des œuvres qu'elle inspire prochées, elles sont obtenues du premier coup pour le
749 MÉR1TK Al" CONCILE DE TRENTE : REDACTION 1)1' DÉCRET 750

paragraphe suivant Quanwis enim bonis operibus


: montrer comment elle ne compromet pas le mérilc,
Il a pour
in sacris litteris usque adeo tribuatiir, etc. p. 651. Mais la plupart des Pères se déclarèrent hos-
but de préciser l'attitude pratique du chrétien en tiles et beaucoup demandèrent que le concile en expri-
matière de mérite, attitude qui unit au sentiment mât plus formellement le désaveu. Ainsi les évêques de
d'une légitime confiance en nos œuvres une dispo- Naxos, p. 643; de Torrès, p. 614; de Castellamare.
sition d'humilité motivée par leur origine surnatu- p. 617; de Pano, p. 651. D'aucuns proposaient un
relle et leurs trop réelles Imperfections. Les tenants canon spécial à cette fin, ainsi l'évêque de Badajoz,
de la double justice pouvaient trouver ici satisfaction p. 649, ou du moins une addition dans ce sens au
à leurs scrupules religieux, sans que fussent autori- canon 30; ainsi l'évêque de Vérone, p. 645. Fidèle
sées les conclusions théoriques qu'ils prétendaient en à ses convictions, Jérôme Séripando intervint par
déduire. Quant au canon correspondant, devenu le un long plaidoyer en faveur de son système, p. 666-
30* dans la nouvelle numération, il restait exacte- 675. Il en tirait comme conclusion pratique, au sujet
ment rédigé dans les mêmes termes, sauf que le du mérite, l'idée de compléter la formule affirmative :

caractère surnaturel des œuvres méritoires y était Satis/ccisse...ac promeruisse... censeantur par cette
explicitement rappelé par cette phrase ...bonis ope- : autre, destinée à rassurer les âmes moins confiantes :

ribus qux ab eo [homine] per Dei graiiam et Christi Qui tanto caritatis afjectu sciunl se non es seoperatos
meritum projiscuntur, p. 641. vel de eo dubitant peenilentiam agant et De imiscricor-
b) Discussion. — Soumis à l'assemblée le 5 no- diam invocent per mérita passionis Christi. Inverse-
vembre, le nouveau projet était mis en discussion ment, il lui paraissait bon de contrebalancer la der-
dès le 9. nière phrase de la deuxième partie, qui évoque devant
Le point plus saillant du débat sur les œuvres
le les consciences la perspective toujours redoutable du
préparatoires à la justification fut un retour offensif jugement divin, en y ajoutant Ut in ea cogitatione
:

en faveur de l'adverbe proprie, que le projet avait ad Dei misericordiam per mérita Christi cum dolore
écarté comme litigieux. Non seulement ce terme pœnitentiœ confugiat, p. 672. Ces deux amendements
répondait aux convictions personnelles de plusieurs furent retenus en vue d'un examen ultérieur.
Pères, mais il semblait appelé par la logique du Le canon 30 ne fut l'objet que de remarques peu
contexte, où l'on avait inséré ces mots tirés de l'an- nombreuses et peu importantes, p. 684, destinées, dans
cien canon 5 tanquam mérita qui bus gratia debea-
: l'esprit de leurs auteurs, à le mettre d'accord avec les
tur excluduntur. Aussi l'évêque de Hadajoz insinuait- modifications qu'ils proposaient au contenu du cha-
il qu'on pourrait avantageusement supprimer ceux-ci, pitre. C'est ainsi que beaucoup auraient aimé qu'on y
p. 649. La plupart demandaient, au contraire, le réta- écartât expressément la justice imputée, quelques
blissement de celui-là : ainsi les évêques de Bosa, autres que le verbe mereri y fût également accom-
p. 646, et de Saluées, p. 679. Un bon nombre se pro- pagné de consequi.
noncèrent expressément en faveur du mérite de con- 5. Dernières précisions. —
Avec le texte du 5 no-
gruo ainsi les évêques de Castellamare, p. 646, des
: vembre, le décret conciliaire, en ce qui concerne le
Canaries, p. 655, de Clermont et de Bertinoro, p. 657, mérite, touchait presque à sa fin. L'assemblée allait,
de Porto, p. 677, et Claude Le Jay, procureur de au cours de ces dernières semaines, le reprendre mor-
l'évêque d'Augsbourg, p. 658. Tant et si bien que ceau par morceau et l'amener rapidement à son état
l'adverbe fut rétabli dans le texte remanié du 10 dé- actuel.
cembre, p. 696, où le complément quibus gratia : a) Amendements de Séripando. — Une consultation
debeatur était d'ailleurs conservé. Seul l'évêque de spéciale fut tout d'abord consacrée aux deux amen-
Saluées émit quelques réserves sur le perpetuus Eccle- dements où Séripando essayait de sauver l'âme reli-
sise consensus, qu'il proposait de remplacer par gieuse, sinon les principes théoriques, du système qui
communis ou d'omettre tout à fait. lui était cher. Un troisième du même ordre, et sans
Quant au chapitre des œuvres postérieures à la doute de la même source, y était adjoint, qui propo-
justification, le fond et la forme en furent tout spé- sait d'ajouter, après les mots tanquam vitis in pal-
:

cialement loués par l'évêque d'Aquin, p. 649. Beau- mitem [Chrislus] virtutem influât, ces autres, destinés
coup durent penser de même, puisqu'il n'y fût guère à en amortir le réalisme : priusque mérita sua ron-
proposé que des amendements destinés à en marquer donet, p. 687.
mieux encore la tendance. Le général des conven- La discussion eut lieu à l'assemblée du 6 décembre :

tuels parlait incidemment d'un mérite de condigno, elle fut défavorable à Séripando. Son premier amen-
p. 662, et l'évêque de Porto souhaitait l'introduction dement recueillit sept suffrages, le second un seul, le
de cette formule dans le texte, p. 677. A la phrase : troisième quatre; trois Pères s'en remirent aux pré-
vitam xternam promeruisse censeantur, qui n'indiquait sidents; tous les autres furent contraires, p. 691. Che-
tout au plus qu'une possibilité, le cardinal de Jaën, min faisant, l'évêque de Castellamare, p. 689, et celui
p. 642, et l'évêque de Calahorra, p. 653, demandaient des Canaries, p. 690, avaient de nouveau réclamé en
que fût ajouté le verbe consequi, qui poserait plus faveur du mérite de congruo; celui de Badajoz propo-
nettement le fait. Dans le texte de l'Épître aux Ro- sait de supprimer, au cours du c. xvi, la parenthèse :
mains qui terminait le chapitre, deux Pères, savoir dummodo eo caritatis afjectu operatus fuerit, p. 689.
l'évêque de Bitonto et Claude Le Jay, eussent voulu Le résumé de cette séance est d'ailleurs extrêmement
remplacer secundum opéra eorum par la formule plus laconique et ne donne guère que les votes, sans rien
accusée secundum meritum, p. 648 et 658. Pour dire des motifs qui purent être invoqués à l'appui.
accentuer davantage encore, dans la deuxième partie, b) Chapitre des œuvres préparatoires à la justifica-
le devoir de l'humilité, l'évêque de Vérone indiquait tion. —
A partir de ce moment, pour maintenir la
de rappeler la parole du Christ, Luc., vu, 10 Serui : discussion sur un terrain de plus en plus précis, le
inutiles sumus, p. 645. Celui de Sinigaglia devait concile examinait les chapitres l'un après l'autre ou
nourrir des précocupations analogues quand il faisait par groupes homogènes. Celui des œuvres prépara-
observer, p. 650 : In ultimo capite débet misericordia toires à la justification eut son tour à l'assemblée du
Dei magis extolli. 10 décembre.
Comme suite aux consultations des théologiens, il Le texte en était un peu modifié en ce qui concerne
fut naturellement beaucoup question de la double la manière d'exprimer le rôle de la foi et des œuvres :

justice au cours de ces débats. Elle semble avoir eu Gratis justificari ideo dicamur quia fides ipsa et opéra
ses sympathies de l'évêque de Salpe, qui s'efforça de omnia fidem prœcedentia, immo ea quoque quw. post

751 MÉRITE AU CONCILE DE TRENTE : RÉDACTION DU DÉCHET 752


illuminalionem Spiritus Sancti, quamquam ad juslifi- mérite proprement dit. Le nouveau texte fut soumis
cationrm disponenlia, cum fidc aligna fiant, lamquum à l'assemblée le 14 décembre, p. 709-710. Seule la
proprie mérita quibus gralia debealur ab ipsa justi- partie centrale portait quelques modifications à la
Où l'on remarquera que
fîcatione excludaniur, p. 696. suite des vœux précédemment émis.
la foi et lesœuvres y sont mises sur le même pied. Pour plus de concision, et peut-être aussi pour
De celles-ci on ne dit plus qu'elles sont necessaria, ménager le pessimisme de Séripando, on ne dirait
comme dans le texte du 5 novembre, mais seulement plus, par allusion à II Tim., iv, 7-8 illa per/eclœ :

ad justificationem disponenlia. Pour qualifier cette et consummatx juslitiœ corona, mais simplement illa :

» disposition », on reprend d'ailleurs dans le projet corona juslitiœ. Un peu plus loin, la phrase sur les
du 23 septembre l'adverbe proprie que celui du conditions de l'œuvre méritoire était plus sérieuse-
5 novembre supprimait. ment remaniée.
Ces deux modifications firent précisément l'objet Texte du 5 novembre. Texte du 14 décembre.
d'assez nombreuses critiques. Le cardinal de Jaën ... Nihil ipsis justificatis ...Nihil in ipsis justificatis
réclamait le rétablissement de necessaria, p. 696, amplius déesse dicendum amplius déesse dicendum
suivi par les évcques de Castellamare et de Lanciano; est quominus plene (dum- est quominus
plene, quoad

p. 699, tandis que d'autres s'opposaient à celui de


modo eo caritatis afTectu qui illa opéra, qu;c co caritalis
in hujus vitre mortalis cursu afjeclu operali fucrint quem
proprie :ainsi les évêques de Lanciano, de Badajoz,
requiritur operati fuerint) divina benignilas requirit,
de Minori et le général des servites, p. 699. Il est vrai divinsE legi satisfecisse ac, divina: legi satisfecisse ac,
que l'ensemble des Pères se déclarait satisfait; mais on velut undique divina gratia velut undique divina gratia
voit que l'accord n'était pas encore absolu sur les irrorati, Eeternam vitam pro- irrorati, apternam vitam suo
détails depuis longtemps en litige. Deux Pères, les meruisse eenseantur. lemriore, nisi a gratia ceci-
évoques de Saluées et de Minori, avaient cru devoir consequendam prome-
derint,

attirer à nouveau l'attention de l'assemblée sur l'ex- nasse eenseantur.


pression perpetuus Ecclesise consensus, et suggéré que
: Des deux remaniements que révèle la comparaison
communis serait sans doute meilleur, p. 699. Ce point, de ces textes, premier était fait, semb!e-t-il, unique-
le
comme étant sans doute le plus facile, fut remis le ment de meliori bono, pour préciser qu'il s'agissait
premier en discussion, et, le 17 décembre, p. 724, des œuvres faites en esprit de charité, et non pas
le concile décidait, non sans avoir encore essuyé un nécessairement d'une charité s'étendant à la vie tout
amendement de l'évêque de Porto, de maintenir le entière, l'exigence de cette condition étant, d'une
texte tel quel. part, adoucie par la mention de la divina benignilas.
Le reste du c. vii suscita de longues controverses mais élevée, de l'autre, au rang de loi générale, par la
sur la nature et le rôle de la foi justifiante, qui n'inté- suppression de la clause in hujus vitœ cursu. Le
:

ressent pas le présent sujet. Sur le point précis de la deuxième était destiné à satisfaire aux desiderata
valeur de cette préparation humaine, les mêmes divi- foi mules par certains Pères, qui voulaient souligner
sions que précédemment se firent jour à la séance du que le mérite ne vaut pas seulement pour la vie éter-
22 décembre. Au lieu de excluduntur, l'archevêque nelle dans l'abstrait, mais comporte, le moment venu,
dArmagh eût voulu qu'on dît non proprie merentur.
: un droit concret à la jouissance effective de celle-ci.
Mais c'est l'évêque de Bitonto, Cornelio Musso, qui Plus importante et plus significative était l'addi-
trouva le joint, en proposant la formule Gratis ideo : tion faite à la phrase finale de cette deuxième partie.
justificari dicamur quia nihil eorum quœ justificatio- Au lieu de dire sèchement
lia neque propria noslra
:

nem prœcedunt, vel fides, vel opéra, ipsam justificationis justifia statuitur... neque ignoratur aut repudiatur jus-
gratiam merentur. Elle recueillit aussitôt l'approba- Dei, suivait une proposition justificative de cet
tifia
tion générale. Les deux généraux des conventuels et énoncé Una enim est justitia Dei et nostra per Chris-
:

des augu;lins lui donnèrent également leur placet, en lum Jesum qua justifleamur, Dei quia a Deo, nostra
ajoutant ces mots qui énoncent plutôt une explica- quia in nobis, Christi quia per Christum. Formule
tion qu'une réserve Placet si non deslruitur meri-
: encore gauche et compliquée, mais où l'on devine la
tum de ccngruo, p. 737. Ainsi pouvait-on se croire volonté d'atteindre le système de la double justice.
arrivé au bout et le secrétaire Massarelli notait avec Le suprême effort tenté en sa faveur par Séripando,
soulagement Sic conclusum est ut verba illa in decreto
: voir col. 7E0, n'aboutissait qu'à faire consacrer plus
ponantur et, ex consequenli, 7 um caput pro expedito nettement sa ruine.
habetur. Ici encore, la plupart des Pères exprimèrent leur
Cependant, le 8 janvier, un petit essai de modifi- pleine satisfaction à l'endroit dut exte ainsi remanié;
cation était encore envisagé, p. 763-764. Les tenants mais il y eut aussi quelques critiques, p. 711-712. Le
du mérite de congruo avaient dû manifester des inquié- passage sur la charité requise pour les bonnes œuvres
tudes, et c'est pour leur donner tous apaisements que parut excessif au cardinal de Jaën, quia tantillum
le concile fut invité à se prononcer sur une formule gratiœ sufficit ad vitam œiernam, et ses réserves ral-
ainsi conçue Nihil eorum quœ justificationem prœ-
: lièrent beaucoup de suffrages. Dans la même phrase,
cedunt... ipsam justificationis gratiam secundum debi- l'évêque de Castellamare trouvait trop vague le com-
lum reddcndam meretur. En ajoutant les trois mots plément quem divina benignilas requirit, qui pouvait
secundum debilum reddendam, le concile était invité à avoir l'air de demander l'impossible. L'évêque de
marquer ex projesso qu'il n'entendait écarter que le Lanciano ne voulait pas qu'on parlât de « pleine »
mérite strict. Cette précaution sembla superflue. Et satisfaction.
conclusum est quod nihil addatur, note le secrétaire Un plus grand nombre d'observations portèrent sur
sans autres explications sur les débats,, cum salis la phrase ajoutée : Una est justitia. L'évêque de Feltre
intelligatur meritum de congruo. Mais, pour mieux en demandait la suppression. Beaucoup la trouvaient
accentuer cette nuance, il fut décidé qu'au lieu de obscure et c'est sans doute pourquoi le général des
meretur on écrirait le verbe promerelur, qui répond prêcheurs proposait des rallonges théologiques en vue
plus exactement au mérite de condigno. de l'expliquer. A son sens, on devait écrire Una est :

Ainsi le chapitre - —
qui, par suite d'un renverse- justitia qua justifleamur, puis Dei quia. a Deo justi-

:

ment, était devenu, dans l'intervalle, le c. vm était fiante, Christi quia a Chrislo merenle. D'autres la
définitivement établi. jugeaient trop peu explicite contre la justice imputée.
c) Chapitre du mérite consécutif à la justification. -
Explicetur justitia inhœrens, demandait l'évêque de
Il restait à faire le même travail pour la question du Saint-Marc, et c'est sans doute dans le même sens que
753 MÉRITE AU CONCILE DE TRENTE : AVANT LA JUSTIFICATION 754

l'évêque de Yaison eût voulu dire In nobis per Chris- : 1. Avant la justification. — Bien que le mérite se
tum donatur. place proprement après la justification, la logique
Bonne note fut prise de ces diverses remarques, de la foi catholique devait amener !e concile à s'ex-
p. 722: mais l'examen n'en eut lieu qu'à la séance du pliquer sur les œuvres qui la précèdent. D'une part,
2 janvier, p. 753. De la première phrase contestée en effet, l'Égiise a toujours demandé une préparation
l'évêque de Bitonto proposa la rédaction qui suit : humaine à la grâce, tandis qu'elle professe, de l'autre,
...Quomimus plene ipsis bonis operibus quse in Deo que celle-ci est le principe nécessaire du mérite. C'est
simt jacta divinam legem pro humana fragilitate obser- entre ces deux pôles qu'oscille la doctrine conciliaire.
vasse atque ideo vitam a'ternam suo etiam lempore, La « nécessité d'une préparation » est affirmée et
si tamen in Dei gralia decesserinl, consequendam précisée aux c. v et vi. Denzinger-Bannwart, n. 797-
vere promeruisse eenseantur. La modification
la plus 798; Cavallera, Thésaurus, n. 877-878. Voir Justifi-
saillante était peut-être l'introduction de l'adverbe cation, t. vin, col. 2176-2180. Si l'initiative appar-
uere à côté du verbe promeruisse, qui tendait à sou- tient ici nécessairement à l'appel divin, la volonté
ligner davantage la réalité du mérite; elle ne semble humaine a le moyen ainsi que le devoir d'y concourir,
pas avoir attiré la moindre observation. Mais le com- et les œuvres spirituelles qui en résultent ont le
plément pro humana fragilitate déplut à plusieurs. caractère d'une « disposition » au don ultérieur de la
L'évêque de Minori proposa pro hujus ville statu, en
: grâce Ut... ad convertendum se ad suam ipsorum justi-
:

même temps qu'il demandait le retour au verbe ficationem, eidem gratiœ libère assentiendo et coope-
satis/ecisse au lieu de observasse. Cette double sugges- rando, disponantur, c. v. Un peu plus loin, au cours
tion fut agréée à la séance du 5, p. 758; mais le concile du même chapitre, il est supposé que, dans ces condi-
n'accéda pas au désir de l'archevêque d'Armagh, tions, l'homme peut movere se ad justitiam. Telle est
suivi par l'évêque de Bosa, qui souhaitait qu'on revînt l'importance de cette « disposition » qu'elle mesure
à la foi mule du 14 décembre eo cordis afjectu quem
: la « justice » qui nous est intérieurement départie,
Deus requirit. c. vu. Dans les canons correspondants, il est question,
A même séance, le cardinal de Sainte-Croix
la en termes encore plus nets, de « se préparer et disposer »
donna lecture de la seconde phrase du projet, dûment ad obtinendam justi ficalionis graliam, can. 4, ou encore,
remaniée en ces termes Quse enim justitia nostra
: can. 9, ad justi ficalionis graliam consequendam. Den-
dicitur, quia per cam nobis inhœrenlem justificamur, zinger-Bannwart, n. 814, 819; Cavallera, n. 892.
illa eadem Dei est quia a Deo nobis in/undilur per En établissant une aussi stricte corrélation entre
Christi meritum. L'archevêque d'Armagh proposa un la grâce de la justification et les œuvres qui la pré-
texte plus apparenté au projet du 14 décembre Una : cèdent, le concile affirme implicitement la valeur de
est enim justitia, qua per Jesum Christum jormaliter celles-ci.Cependant Je terme de mérite est ici soi-
justi efficimur, quse Dei et nostra dicitur : Dei quidem, gneusement évité. Il n'intervient qu'en passant, d'un
quia eam impartiendo juslos nos facil; nostra vero, point de vue négatif et apologétique, pour dire,
quia in nobis est Christi merito nobis donata. Mais cette contre les protestants, que les œuvres faites ante
proposition ne fut pas admise, non plus que celles ne sont pas nécessairement des péchés
justi ficationem
qui tendaient à introduire après justitia les termes et pourraient seulement odium Dei mereri, can. 7.
divina misericordia communicata et à doubler le verbe Denzinger-Bannwart, n. 817; Cavallera, n. 892.
in/unditur du verbe donatur. Il convenait que sur ce Cette valeur de nos actes préparatoires est un fait
point le dernier mot restât au cardinal Cervino, tellement certain que le concile éprouve le besoin
qui avait tant fait pour mettre sur pied ces projets d'en marquer les limites. Déjà le c.v précise, contre les
successifs. pélagiens, que l'appel divin des adultes se produit
Dans intervalle, s'était achevée l'élaboration du
1 nullis eorum existentibus meritis. La question revient
canon correspondant, qui passait du n. 30 au n. 32. un peu plus loin, c. vin, et dans le même sens, quand
Le texte qui en fut présenté à la séance du 15 décem- il de rappeler, avec saint Paul, la gratuité
s'agit
bre, p. 716, était littéralement celui que nous avons absolue de notre justification :

aujourd'hui. Il se du précédent par le


distinguait
... Gratis justificari ideo Nous sommes dits justifiés
fait que l'ordre des deux propositions dont il se com- dicamur quia nihil eorum gratuitement, parce que rien
pose était renversé, de manière à obtenir une ordon- quse justi ficationem prœce- deeequi précède la justifica-
nance plus logique, et que les divers objets du mérite y dunt, sive fides, sive opéra, tion, ni la foi, ni les œuvres,
étaient exprimés en détail. Quelques Pères émirent ipsam justi ficationis gra- ne mérite la grâce même de
l'avis que ces additions étaient superflues, p. 723; tiam promerelur. la justification.
après vitam œternam, les mots ipsius vitse œlernse Denzinger-Bannwart, n.
801; Cavallera, n. 881.
consecutionem et glorise augmenlum leur semblaient
faire double emploi. Ils ne furent pas suivis et le n'y a donc pas de mérite proprement dit avant
Il

canon fut repris sans le moindre changement à la la justification, et le texte applique nommément cette
séance du 9 janvier, p. 778. exclusive à toutes les formes de semi-pélagianisme,
Tout était prêt pour la séance de promulgation. en l'étendant à la foi non moins qu'aux œuvres :
Elle eut lieu, avec la pompe liturgique d'usage, le Nihil... sive fides, sive opéra. Mais le verbe promere-
13 janvier et c'est là que la doctrine catholique du lur, qui, dans le langage de l'École rappelé encore au
mérite, après ces longs travaux d'approche, allait cours des débats, voir plus haut, col. 751, répond au
enfin recevoir, au terme du décret sur la justification, mérite strict ou de condigno, est intentionnellement
la forme définitive et l'expression solennelle que choisi pour marquer discrètement qu'on n'entend pas
l'Égiise avaitvoulu lui donner. exclure un mérite de degré inférieur. Par où cet ensei-
2° Doctrine du décret conciliaire. Ce qui est sans — gnement rejoint celui du c. v, où la valeur dispositive
doute le plus frappant, pour qui a parcouru la suite des œuvres est si nettement affirmée.
de ces débats, c'est la simplicité des résultats auxquels Ainsi, tout en évitant le terme technique « mérite
ilsont abouti. On s'étonnerait presque qu'il ait fallu de congruo », qui soulevait des contestations, le concile
tant d'efTorts et de tâtonnements pour trouver ces en consacre manifestement l'idée. En vain H. Hù-
formules dépouillées et limpides que nous lisons main- ckert, op. cit., p. 261, y vcut-il voir l'exclusion absolue
tenant. En tout cas, cette clarté rend facile la tâche de cette doctrine au profit du thomisme pur et simple.
du commentateur qui doit dégager la portée doctri- Ce ne sont pas seulement les théologiens intéressés à
nale du décret. cette thèse d'école, mais les historiens les plus déta-
755 MÉRITE AU CONCIIJ-; DE TRENTE : APRÈS LA JUSTIFICATION 756

chés qui reconnaissent le fait. « Implicitement, écrit double caractère d'être tout à la fois une grâce, parce
Ad. Harnack, Dogmcngeschiclite, t. m, p. 717, ce n'est qu'elle résulte d'une promesse toute miséricordieuse,
pas seulement la doctrine du mérite de congruo, mais et la récompense de nos bonnes actions. L'exemple de
la conception anti-thomiste de celle doctrine, qui est l'Apôtre, qui l'attend comme • une couronne », nous
ici tout au moins laissée ouverte. » Cf. Hùnermann, autorise à entretenir la même espérance.
op. cit., p. 83. On peut même aller plus loin et dire que, On remarquera l'insistance avec laquelle le concile
pris dans son ensemble, le décret conciliaire lui témoi- veut se tenir près de parole de Dieu, puisque, après
la
gne une réelle faveur. les citations formelles
qui lui servent de point de
2. Après la justification. —
S'il ne peut être ques- départ, c'est la trame même de son exposé qui est tout
tion de mérite proprement dit avant la justification, entière tissée de textes scripluraires. Dans cette mé-
c'est que l'âme n'a pas encore en elle le principe sur- thode, on peut deviner une riposte indirecte à l'adresse
naturel qui lui permettrait de le produire. Il en va des protestants, qui se réclamaient si volontiers de
autrement quand elle est régénérée par la grâce justi- l'Écriture contre l'Église, mais aussi, et peut-être plus
fiante. Du moment que celle-ci n'est pas une simple encore, la volonté de rattacher aux données les plus
imputation extrinsèque, mais une participation intimé simples et les plus primitives de la révélation aposto-
et réelle à la vie du Christ en qui nous sommes greffés, lique la vérité nouvelle qu'il s'agissait maintenant de
c. vu, elle doit se traduire par des effets en consé- définir.
quence. Aussi le mérite apparaît-il logiquement au Sans doute le terme de « mérite » y vient tout juste
terme de la régénération surnaturelle comme « fruit dans un complément indirect, et de la manière la plus
de la justification ». Le c. xvi, le plus long de tout le fugitive, comme synonyme de « bonnes œuvres ».
décret, a pour but d'en préciser les divers aspects. Cependant tout ce qui précède en énonce la substance,
a) Principes catholiques : Aspect objectif du mérite. — en détermine la signification. En parlant de mérite,
D'abord et avant tout, le mérite apparaît en soi la foi chrétienne n'entend pas désigner autre chose
comme le suprême épanouissement de l'ordre surna- que le rapport de nos bonnes œuvres à la vie éter-
turel selon la foi de l'Église. Voilà pourquoi le concile nelle, rapport tel que celle-ci est, non pas seulement
prend soin, en premier lieu, d'en affirmer et justifier la suite, mais la récompense de celles-là. Le terme de
dogmatiquement la réalité. Denzinger-Bannwart, « salaire », merces, l'allusion au « juste juge » et l'idée

n. 809; Cavallera, n. 889. Elle résulte de données scrip- de rétribution qui en est la conséquence merces... :

turaires tout à la fois évidentes et élémentaires que fideliter reddenda, corona quam... aiebat Apostolus a
l'Église commence par mettre à la base de son exposé : justo judice sibi reddendam, indiquent suffisamment
qu'il s'agit d'un rapport de justice. Encore est-il qu'à
f Hac igitur ratione justi- Ainsi donc aux hommes
la base il y a une promesse toute gratuite de la part
ficatis hominibus, siveaccep- qui sont justifiés de cette
tani gratinm perpetuo con- façon, soit qu'ils aient tou- de Dieu Misericorditer promissa. C'est pourquoi la
:

servaverint, sive amissam jours conservé la grâce reçue, récompense éternelle reste une « grâce » et il faut, pour
recuperaverint, proponenda soit qu'ils l'aient retrouvée l'obtenir, unir à ses efforts personnels la confiance en
sunt Apostoli verba Abun- : après l'avoir perdue, il faut Dieu Bene operantibus... et in Deo sperantibus. Ainsi,
:

date in omni opère bono, proposer les paroles de dans leur simplicité, ces lignes contiennent, avec
scientes quad labor vester non l'Apôtre « Abondez en toute
:
l'affirmation du mérite, l'analyse des conditions qu'il
est inunis in Domino (I Cor., œuvre bonne, sachant que
xv, 58). Non enim in jus tus votre elîort n'est pas vain
suppose et des dispositions religieuses qu'il réclame.
est Dcus ut obliviseulur operis dans le Seigneur Car Dieu D'où le texte conciliaire passe ensuite à la justifi-
veslri cl dilectionis quam os- n'est pas injuste au point cation dogmatique du mérite ainsi posé d'après les
tendistis in nomine ipsius d'oublier vos œuvres et la sources- de la foi :

<Hebr., vi, 10) et Nolile charité dent vous avez fait


:
Cum enim ipse Chris-
ille En effet, vu que le Christ
amittert confidenliam ves- preuve en son nom. » Et tus Jésus tamquam caput in lui-même, comme la tète par
tram, quœ magnum habet encore « Ne perdez pas votre
:
membra (Eph., iv, 15) et rapport aux membres et la
remunerationem (Hebr., x, confiance, à laquelle est ré- tamquam vitis in palmites vigne par rapport aux sar-
35). servée une grande rémuné- (Joa., xv, 5) in ipsos justi- ments, communique sans
ration. »
ficatos jugiter virtutem in- cesse aux justifiés sa vertu
Atque ideo bene operan-
tibus nsque in fincm (Matth.,
Et c'est pourquoi à ceux
qui travaillent bien jusqu'à
lluat, quœ virtus bona eorum — influence bonne qui tou-
opéra semper antecedit et jours précède, accompagne
x, 22) et in Deo sperantibus la fin et qui espèrent dans le
comitatur et subsequitur, et et suit leurs œuvres, et sans
proponenda est vita Ecterna Seigneur il faut proposer la sine qua nullo pacto Deo laquelle elles ne pourraient
et tanquam gratia filiis Dei vie éternelle tout à la fois grata et meritoria esse pos- d'aucune façon plaire à Dieu
per Christum Jesum miseri-
corditer promissa et tam-
comme une grâce promise
miséricordieusement aux fils
sent, nihil in ipsis justificatis ni être méritoires on doit —
amplius déesse credendum croire qu'il ne manque plus
quam merces ex ipsius Dei de Dieu par le Christ Jésus est quominus plene, illis qui- rien aux justifiés pour que,
promissione bonis ipsorum et comme une récompense,
dem operibus quœ in Deo par les œuvres du moins qui
operious et meritis fideliter qui, en vertu de la promesse
sunt facta, divinœ legi pro sont faites en Dieu, ils soient
reddenda. Hsec est enim i)la de Dieu lui-même, doit être
hujus vitœ statu satisfecisse censés avoir pleinement sa-
corona justilix quam post fidèlement accordée à leurs
etvitam spternam, suo etiam tisfait à la loi divine, autant
suum certamen et cursum bonnes œuvres et mérites, tempore, si tamen in gratia que le comporte la vie pré-
repositam sibi esse aiebat telle est, en effet, cette cou-
decesserint, consequendam, sente, et méritent véritable-
Apostolus a justo judice ronne de justice » que censean- ment d'obtenir en son temps
,
vere promeruisse
sibi reddendam, non solum l'Apôtre savait lui être réser-
tur, cum Christus Salvator pourvu qu'ils
la vie éternelle,
aulem sibi sed et omnibus vée après son combat » et sa noster dicat : Si quis biberit meurent en état de grâce.
qui diligunl udmnlum eius « course », pour lui être dé-
ex aqua quam e go dabo ei, non Car le Christ notre Sauveur
(II 'f im., îv, 7-8). cernée par le « juste juge % et sHiet in sternum, sed fitl in a dit : « Si quelqu'un boit de
non pas à lui seul », mais à eo fons aquœ salientis in l'eau que je lui donnerai, il
tous ceux qui aiment son vitam wternam (Joa., IV, 13- n'aura plus soif éternelle-
avènement ».
14). ment, mais elle deviendra en
Ce texte se comprend assez par lui-même. Nous lui une source d'eau vive qui
sommes jaillit pour la vie éternelle.
invités par l'Écriture à l'effort spirituel
dans
la perspective que Dieu ne perd pas de vue nos œuvres. Le mérite est donc rendu possible par le fait de la
Et comme toute la félicité du chrétien est dans l'au- vie surnaturelle que le Christ communique à ceux qui
delà, il ne peut évidemment être question que de rému- sont devenus ses membres par la justification. Et le
nération céleste. C'est pourquoi la vie éternelle a le concile prend soin d'ajouter que cet influx divin, sans
757 MÉRITE AU CONCILIA DE TRENTE : APRÈS LA JUSTIFICATION 758

lequel rien ne saurait plaire à Dieu, enveloppe de pération entre Dieu et l'homme, d'une parfaite conti-
toutes parts l'activité de notre libre arbitre. Sous cette nuité entre la justice immanente en Dieu et celle qu'il
influence, il n'en est pas moins vrai que nous- pou- communique à l'âme justifiée, conception qui permet
vons faire des actions bonnes, et, en disant quee in : d'affirmer la valeur de celle-ci sans faire le moindre
Deo sunt facta, le concile marque, en passant, qu'elles tort à Dieu et au Christ de qui elle la tient.
réclament, non seulement l'acte matériel, mais l'in- b) Principes catholiques : Aspect subjectif du mérite.
tention pure. — Déjà le seul énoncé de ces principes spéculatifs
Ces œuvres ne peuvent sans doute prétendre à une dessine une voie moyenne qui permet à l'âme de
perfection absolue il suffit qu'elles présentent la
: compter sur ses mérites, puisqu'ils sont réels, sans en
bonté relative qui est le lot de la vie présente, pro tirer orgueil, puisque, en dernière analyse, ils ne lui
hujus i>itœ statu. Dans ces conditions, elles ont tout appartiennent pas. Pour prévenir toute équivoque et
ce qu'il faut pour « satisfaire pleinement » à la volonté embrasser autant que possible les différents aspects
divine et donc, le moment venu, « mériter véritable- de cette question complexe, le concile a pris soin
ment • la vie éternelle. Le mérite se caractérise donc d'ajouter un paragraphe spécial, qui complète la
essentiellement par un droit à la vie éternelle, et le dogmatique du mérite par une pédagogie appropriée.
concile adopte l'expression insistante vere mercri pour Denzinger-Bannwart, n. 810; Cavallera, n. 890.
en souligner plus fortement la réalité, sans pourtant
Neque vere illud omitten- On n'oubliera pas non plus
recourir au terme technique de condigno. Pour expli-
dum est quod, licet bonis que, si l'Écriture attribue
quer cette réticence, il n'y a d'ailleurs pas lieu de operibus in sacris litteris aux bonnes œuvres une telle
faire intervenir, avec H. Rùckert, op. cit., p. 257, usque adeo tribuatur ut valeur que même à celui qui«

la secrète influence de la Réforme elle est uniquement


: etiam qui uni ex minimis donnera à l'un des siens un
due à la volonté de laisser ouverte la vieille contro- suis polum aqux frigides verre d'eau froide » le Christ
verse d'école qui existait encore au xin° siècle sur ce dederit promittat Christus promet ne restera pas
qu'il

point, voir plus haut, coi. 690, tout en sauvegardant eum non esse sua mercede sans récompense, et que
cariturum (Matth., x, 42) l'Apôtre atteste « Les tribu-
:
contre l'erreur protestante l'essentiel de la foi catho-
et Apostolus testetur id quod lations légères et momenta-
lique en la vérité du mérite humain. Mais ce droit à la in privsenli est momenta- nées du présent produisent
gloire suppose lui-même une valeur présentement neum et h ve tribulationis pour nous, au delà de toute
réaîisée :c'est parce que nos œuvres peuvent être nostrœ supra modum in su- mesure, un poids éternel de
pleinement » conformes au vouloir divin et dans la blimitate œttrnum yloriœ gloire dans les cieux •, tant
mesure où elles le sont qu'elles fondent un « véritable pondus operari in nobis (II s'en faut pourtant que le
mérite », c'est-à-dire un titre objectif à la récom- tamen ut
Cor., îv, 17), absit chrétien doive se confier ou
christianus liomo in seipso « se glorifier » en lui-même et
pense du ciel.
vel confidat vel glorietur et non pas « dans le Seigneur »,
On conçoit qu'après avoir affirmé d'une manière non in Domino ( I Cor., i , 31 ), dont si grande est la bonté
aussi résolue la valeur des actes humains, le concile, cujus tanta est erga omnes envers tous les hommes qu'il
éprouve le besoin d'une sorte d'explication apologé- homines bonitas ut eorum veut faire de ses propres dons
tique, pour parer au reproche d'empiéter sur les velit esse mérita quoe sunt leurs mérites.
droits de Dieu, que les protestants ne cessent de diriger ipsius dona.
contre l'Église :
Une première raison d'humilité, et la plus profonde,
Ita neque propria nostra Par où ni on
n'établit est iciempruntée à la théologie même du mérite. La
justitia tanquamj ex nobis notre propre justice comme valeur de nos bonnes œuvres et la certitude de la
propria statuitur, neque igno- nous étant propre et venue récompense qui leur est promise sont encore une fois
ratur aut repudiatur justi- de nous-mêmes, ni on
rappelées; mais l'homme n'a pas lieu d'en tirer une
tia Dei (Cf. Rom., x, 3). n'ignore ou ne rejette la jus-
Quœ enim justitia nostra tice de Dieu. Car la même
gloire personnelle, parce que c'est Dieu qui en reste
dicitur, quia per eam nobis justice qui est dite nôtre, le premier auteur. Pour exprimer cette idée, le concile
inhserentem justificamur, illa parce qu'elle est inhérente [a reprend une formule classique de saint Augustin,
eadem Dei est, quia a Deo notre âme] et nous justifie, dont tout à la fois l'admirable précision et la grande
nobis infunditur per Christi est aussi celle de Dieu, parce place qu'elle avait prise dans la tradition postérieure
meritum. qu'elle nous est infusée par
rendaient ici l'usage tout indiqué. Mais on remarquera
Dieu en vertu des mérites du
que la direction logique en est subtilement infléchie,
Christ.
de manière à marquer, tout en laissant l'initiative
Toute l'essence du surnaturel chrétien est ici ren- à la grâce divine, qu'elle fructifie en vrai mérite de
fermée dans cette formule d'une remarquable pléni- notre part. Ce ne sont pas nos mérites qui sont pro-
tude. Il est également juste de dire que la grâce est prement présentés comme des dons de Dieu, mais les
notre bien et qu'elle ne l'est pas elle l'est dans sa
:
dons de Dieu qui deviennent nos mérites. On ne pou
réalité immédiate, mais non dans sa source dernière;
vait mieux souligner la valeur de l'œuvre humaine
elle l'est parce qu'elle constitue un don divin véri-
tout en rappelant la source divine d'où elle procède.
tablement « inhérent » à notre âme, sans pourtant A cette raison fondamentale, qui tient à l'essence
nous être strictement propre puisqu'elle nous est même des choses, une autre s'ajoute, que fournit l'ex-
communiquée par Dieu. Et ce qui est vrai de la grâce périence évidente de notre déficit inoral :

l'est au même titre de ses fruits. De telle sorte qu'en


vertu de cette régénération spirituelle qu'est la justi- Et quia in multis o/fen- Et parce que » nous pé-
fication, tout ce qui est à nous est à Dieu et tout ce dimus omnes (Jac, ni, 2), chons tous en beaucoup de
unusquisque sicut miseri- choses », chacun, avec la
qui est à Dieu est à nous.
cordiam et bonitatem ita miséricorde et la bonté, doit
On a vu par l'histoire des débats conciliaires, severitatem et judicium ante aussi avoir devant les yeux
col. 7ï2, que cette déclaration avait pour but, non oculos habere débet, neque jugement, et
la sévérité et le
seulement de condamner les protestants qui reje- seipsum, etiamsi nihil sibi ne pas se juger lui-même,
taient toute sanctification intérieure du chrétien, conscius fuerit, judicarc (cf. quoiqu'il n'ait conscience
mais de réagir contre les théologiens catholiques qui la I Cor., quoniam
iv, 3-4), d'aucune faute Car toute la

diminuaient à l'excès par le système de la double omnis hominum vita non vie des hommes ne doit pas
humano judicio examinanda s'apprécier au jugement des
justice. Ce qui devait avoir pour résultat, comme le
est, sed Dei qui illumtnabit hommes, mais de Dieu, qui
note bien H. Ruckcrt, op. cit., p. 255, de fortifier la abscondita tentbrurum et ma- éclairera les ténèbres ca-
doctrine du mérite. Aux uns et aux autres l'Église ni/estabii consilia cordium, chées et révélera les desseins
oppose la conception traditionnelle d'une intime coo- el tune tous erit uniruiqus des cœurs, et chacun recevra
759 MÉRITE AU CONCILE DE TRENTE : CONDAMNATION DES ERREURS 760
fi Deo(lCor. v, 5), qui, ut
, I sa louange de Dieu qui,
», le canon 32 fournit plus de détails. Il en ressort que
scriptum est (Rom., n, 6), comme il est écrit, doit»
le mérite poilc d'abord sur la vie présente, où il peut
rtddet unicuique secundum rendre a chacun selon ses
s'appliquer à « l'augmentation de la grâce ». Ce qui
opéra sua. œuvres ».
se réfèic aux principes antérieurement posés que la
C'est dire que la doctrine catholique du mérite ne grâce de la justification est susceptible de progrès,
se produit, pas en dehors et beaucoup moins encore et que de ce progrès les bonnes œuvres ne sont pas
à l'encontre de la vie religieuse elle laisse subsister
: seulement le signe mais la cause. Voir Justification,
toutes les raisons que l'âme consciente de ses fai- t. vin, col. 2188-2189, d'après le c. x et le canon 24,
blesses a de trembler devant Dieu. Il est remarquable Denzinger-Bannwart, n. 803, 834; Cavallera, n. 883,
que l'aphorisme biblique repris par saint Paul « Dieu : 892.
doit rendre à chacun selon ses œuvres » serve en même Quant à
la vie future, trois points sont déterminés
temps à la double fin de justifier en droit le mérite, comme accessibles au mérite du chrétien savoir la :

et de rappeler en fait la conscience humaine au senti- vie éternelle, la prise de possession, puis l'accroisse-
ment de ses responsabilités. ment, de la gloire qu'elle comporte. Ce dernier vise
On a pu écrire avec raison, Hefner, op. cit., p. 271, les divers degrés de la béatitude promise aux âmes
que Séripando, en faisant introduire ce paragraphe fidèles, que la foi de l'Égiise a toujours mis en corré-
dans le dc'ciet conciliaire, donnait satisfaction aux lation avec ies mérites amassés ici-bas. Les deux autres
scrupules où s'attardait, voir plus haut, col. 734, la parurent faire double emploi à quelques Pères du
pensée de Contarini. Il répondait non moins bien aux concile, voir col. 753. En réalité, ils désignent deux
réserves que nous avons rencontrées, col. 631, 6E9, objets réellement distincts savoir la jouissance éven-
:

707, chez les mystiques de tous les temps. Comme dans tuelle de la vie éternelle, sur laquelle nous ne saurions
tout le problème de la justification, la doctrine catho- avoir qu'un titre lointain et toujours problématique;
lique a ici pour caractère d'unir dans un haimonieux l'entrée en possession de cette vie, sur laquelle les
équilibre la double part également nécessaire de Dieu mérites du présent donnent un droit à qui meurt dans
et de l'homme dans la conquête du salut, de fonder les la grâce de Dieu. Sur tous ces points, comme dans le
devoirs du chrétien sur l'affirmation même des droits chapitre, il est question d'un mérite véritable, vere
que lui confère la grâce de la régénération. mereri. Ce qui exclut, avec les négations protestantes,
c) Condamnation des erreurs protestantes. Sous — les subtiles combinaisons imaginées par les tenants
sa forme de paisible exposé, il n'est pas douteux que de la double justice.
ce chapitre sur le mérite ne soit tout entier dirigé A ce bloc homogène sur le mérite il faut ajouter,
contre les positions adverses de la Réforme. Un canon pour être complet, quelques lignes du c. xi, com-
y est ajouté qui les condamne directement : plétées par les canons 26 et 31, qui le concernent
indirectement, en autorisant dans les justes limites
Si quis dixerit hominis Si quelqu'un dit que les
la considération pratique de la récompense dans la
justificatibona opéra ita bonnes œuvres de l'homme
esse dona Dei ut non sint justifié sent tellement des vie morale et condamnant l'intransigeance dont les
etiam bona ipsius justificati dons de Dieu qu'elles ne réformateurs faisaient preuve à cet égard :

mérita, aut ipsum justifiea- soient aussi les mérites du Constat eos orthodoxe Il est clair que
ceux-là
tum bonis operibus qure ab justifié lui-même, ou que, religionis doctrina» adver- s'opposent à doctrine de
la
eo per Dei gratiam et Jesu par les bonnes œuvres qu'il qui statuunt in omni-
sari... la religion orthodoxe... qui
Christi meritum, cujus vi- accomplit par la grâce de bus operibus justos peccare, déclarent que les justes
vum membrum est, fmnt Dieu et le mérite du Christ si, in illis suam ipsorum so- pèchent en toutes leurs
non vere mereri augmentum dont il est le membre vi- cordiam excitando et sese œuvres, si, en secouant leur
gratiae, vitam aeternam et vant, le [chrétien] justifié ad cùrrendum in stadio paresse et s'excitant à courir
ipsius vita; alterna?, si tamen ne mérite pas véritablement cohortando, cum hoc ut in dans le stade, avec le souci
in ipsa gralia decesserit, con- l'augmentation de la grâce, primis glori ficetur Dcus mer- prédominant de la gloire de
secutionem, atque etiam la vie éternelle et, pourvu cedem quoque intuentur Dieu ils ont aussi en vue la
gloriae augmentum, A. S. qu'il meure en état de grâce, a>tcrnam. récompense éternelle.
Can. 32, Denzinger-Bann- le don effectif de cette vie Denzinger-Bann., n. 801;
wart, n. 842; Cavallera, ainsi que l'augmentation de Cavallera, n. 884.
n. 892. la gloire, qu'il soit anathème.
Par où le concile entend s'opposer à une des préven-
La première partie de ce canon ne fait que repren- tions de la Réforme, qui consiste à flétrir comme un
dre l'aphorisme augustinien pour marquer qu'on ne marchandage la recherche d'une légitime récompense.
peut sans abus en faire une aime contre la iéalité De même qu'il avait affirmé plus haut la légitimité de
du mérite. Tout comme dans le chapitre, la construc- l'attrition, c. vi, Denzinger-Bannwart, n. 798, et
tion en reste anthropocentrique les dons de Dieu, que
: Cavallera, n. 878, il autorise ici l'amour intéressé. Mais
personne ne songe à nier, sont si peu exclusifs du il marque en même temps la condition indispensable
mérite humain qu'ils servent à le fonder. Cette répé- que doit présenter cet amour pour n'être pas servile.
tition intentionnelle d'une des foi mules les plus carac- Le chrétien a l'obligation de faire passer « avant tout »
téristiques de saint Augustin montre, par surcroît, le souci de la gloire de Dieu sous le bénéfice de cette
:

combien l'Église attache de prix à rester en contact religion désintéressée, il peut ensuite faire entrer en
visible avec l'évêque d'Hippone et dénonce comme ligne de compte les profits qu'elle lui réserve. Cette
inopérante l'exploitation tendancieuse que les protes- doctrine est appuyée sur une référence expresse à
tants se plurent toujours à faire de son autorité. Ps., cxvm,112, et Hebr., xi, 26.
Après cette déclaration d'ordre spéculatif, suit une En conséquence, l'anàthème est porté contre ceux
seconde qui précise l'objet du mérite. On se souvient qui diraient que « les justes ne doivent pas attendre
que les prot estants modérés admettaient avec Mélan- et espérer de Dieu une rétribution éternelle pour leurs
chthon, voir col. 720, que le chrétien peut mériter bonnes œuvres », can. 26, ou encore, can. 31, que « le
quelques biens spirituels mal définis, soit ici-bas, soit chrétien justifié pèche quand il fait le bien en vue
dans la vie future, et Contarini croyait constater, de la récompense éternelle ». Denzinger-Bannwart,
voir col. 734, qu'ils accepteraient de faire tomber n. 836, 841 Cavallera, n. 892.
;

sous le mérite de l'homme l'augmentation de la gloire, Il reste toujours entendu, et le concile ne se lasse

mais non pas la gloire elle-même. A rencontre de ces pas de le répéter expressément en ces divers endroits,
négations ou restrictions, le c. xvi parlait seulement can. 26 et 32, que toutes nos espérances doivent
de mérite, en gros, à l'égard de la « vie éternelle » : reposer, en dernière analyse, sur la miséricorde de
761 MÉRITE DANS LES ÉGLISES PROTESTANTES : SYMBOLES DE EOI 7G2

Dieu et les mérites du Christ. Mais l'Eglise tient aussi De ces articles succincts la deuxième partie four-
que cette grâce fructifie en œuvres saintes, que ces nit le commentaire sous de Solida, plana ac
le titre
mérites du Sauveur nous donnent le moyen de mériter perspicua repetitio et declaratio. On y répète comme un
à notre tour. A rencontre de ceux qui suppriment la point de foi quod homo peccator coram Deo juslificetur...
créature devant le Créateur, la foi catholique affirme sine ullis nostris merilis aut dignitate..., ex mera gratia,
avec une égale énergie la souveraine primauté de tantummodo propter unicum meritum... Domini nostri
Dieu et en même temps la dignité, la vitalité, la Jesu Christi. A. m De justitia fidei, 9, p. 612. Et plus
:

fécondité spirituelles de l'âme régénérée par le bienfait loin, 55, p. 622 Justitiam nostram extra nos et extra
:

de la rédemption. omnium hominum mérita, opéra, virtutes alque digni-


V.LA DOCTRINE DU MÉRITE APRÈS LE CON- tatem quœrendam.
CILE DE TRENTE. — Fixées officiellement sur leurs C'était le corollaire évident du dogme luthérien
positions respectives, l'une par la Confession d'Augs- de la justification par la seule foi. Le document marque
bourg, l'antre par le concile de Trente, les deux en termes exprès cette corrélation, en expliquant
Églises rivales ne font plus guère, dans la suite, que pourquoi il faut s'en tenir aux «particules exclusives »
s'y tenir sans notables modifications, tandis que leurs sola fuie et autres de même esprit Ut per illas particu-
:

théologiens en entreprennent, chacun de leur côté, la las omnia opéra propria, mérita, dignitas, gloria et
défense méthodique. Il nous suffira d'un aperçu fiducia omnium operum nostrorum in articulo justifi-
rapide sur la formation progressive de ces deux cationis penitus excludanlur, ila quidem ut opéra nostra
camps adverses, dont la physionomie n'a plus guère neque causœ neque meriti ullius in justificatione, ad
varié jusqu'à nos jours. —
I. Dans les Églises pro- quœ Dcus in hoc negotio respiciat aut quibus nos fidere
testantes. II. Dans l'Église catholique (col. 769). possimus aut debeamus, vel ex toto vel dimidia aut
I. Dans les Églises protestantes. — Bien loin minima ex parte rationem habcant. Ibid., 37, p. 618.
d'être ébranlés par le concile de Trente ou seulement Or on ne perdra pas de vue que, dans le style pro-
ramenés à une vue plus équitable de la doctrine testant, la justification ne s'applique pas seulement
catholique, les protestants semblent n'en avoir tenu à la première acquisition de la grâce, mais tout autant
compte que pour renforcer, tout au moins dans les à son terme dernier. C'est donc tout mérite de l'homme
débuts, l'àpreté de leur opposition. sans exception qui se trouve exclu. Un peu plus loin,
1° Symboles ecclésiastiques. — Ce dogmatisme anti- celte déduction est mise spécialement sous le patro-
catholique se traduit tout d'abord dans les confes- nage de saint Paul Hoc est fundamentum paulinœ
:

sions de foi que la fin du xvi« siècle vit se multiplier. disputationis... quod eo ipso cum fuie justificamur simul
1. Églises luthériennes. —
Pour remédier aux divi- etiam adoptionem in filios Dei et hereditatem vitœ
sions tenaces qui avaient éclaté entre les premiers œlernœ atquc salutem adipiscamur. Eamque ob causam
disciples de Luther, un suprême effort d'union fut Paulus parliculas illas e.vclusivas, id est ejusmodi
tenté par les politiques et les théologiens. La Formule voces quibus opéra et propria mérita prorsus excludun-
de concorde en fut le résultat (1577-1580), qui a l'avan- tur..., non minus constanter et graviter in articulo
tage d'être le dernier en date et le mieux accrédité des salutis quam in articulo justificalionis nostrœ urget.
documents où s'exprime la doctrine du protestantisme Ibid., 53, p. 621-622. Cf. a. iv : De bonis operibus, 22,
officiel. p. 629.
Une première partie porte ce titre pacificateur : A plus forte raison en est-il ainsi de notre prédes-
Epitome arliculorum de quibus conlroversiœ ortie sunt tination, qui se produit mera misericordia sine ullo
inter theologos augustanœ confessionis, qui in repeti- nostro merito. Epitome, a. xi De seterna prœdest.,
:

tione sequenti secundum Dei prœscriplum pie deelarati p. 556. Cf. Solida declaratio, a. xi, 60-61, et 87-88,
sunt et conciliati. Tout en se référant à la Confession p. 717, 723.
d'Augsbourg et à V Apologia comme normes fonda- Toutes les atténuations apologétiques multipliées
mentales, .1. T. Millier, Die sijmbolischen Bûcher, p. 518, par Mélanchthon ont ici disparu il ne reste plus de :

on y ajoute quelques explications complémentaires, place que pour l'opposition radicale au mérite qui
où le mérite est l'objet d'une exclusive encore plus était dans la logique du système protestant. On voit
déterminée. qu'à cette poussée interne de son dogmatisme la
Avec une insistance tendancieuse, on y fonce éner- Réforme officielle ne s'est pas plus dérobée à la fin
giquement contre le pélagianisme Repudiamus cras-
: qu'au commencement.
sum illum pelagianorum errorem qui asserere non dubi- 2. Églises réformées. —
Dans le même temps, s'éla-
larunt, quod homo propriis viribus sine gratia Spirilus boraient les symboles des diverses Églises réformées,
Sancti sese ad Deum convertere, evangelio credere, legi qui offrent avec les précédents de très utiles points
divinœ ex animo parère, et hac ratione peccalorum de comparaison.
remissionem ac vilam œternam ipse promereri valeat. En apparence, l'aversion n'y est pas moindre pour le
Ce qui écarte tous mérites antérieurs à la justifica- mérite. Abhorremus a meriti nomine, proclame la
tion. Mais ils ne trouvent pas davantage de place Confession hongroise (1562), et serio cordis affecta
après, puisque la proposition suivante est également agnoscimus ac profitemur nos, quanlun'jis justifiée stu-
rejetée comme empreinte de semi-pélagianisme Item : deamus, servos inutiles vitamque œternam penitus et
homincm post regeneralionem legem Dei perfecte obscr- ex omni parle graluitum esse Dei donum. Ilung. conj.,
vare algue implere posse eamque implelionem esse nos- 18, dans E. F. K. Mùller, Die. Bekenntnisschri/len der
tram coram Deo justitiam qua vitam œternam pro- reformierten Kirche, Leipzig, 1903, p. 398. Cette décla-
mereamur. A. n : De libero arbilrio. 9 et 12, Mùller, ration au ton si vif donne à peu près la note et le sens
p. 525. de toutes les autres.
C'est évidemment dans ce double sens que s'enten- Dans les premières années surtout, cette « horreur »
dent les formules où on lit, dans la suite, quod Domi- du mirite s'exprime en termes qui égalent de tous
nus nobis peccala remiltit ex mera gratia absque ullo points ceux des luthériens. « A nous pauvres humains
respectu prœccdentium, prœsentium aut consequenlium tout mérite est impossible », déclare la Confession de
nostrorum operum dignitatis aut meriti. A. De m : Zurich (1523), ibid., p. 13. «Le Chris!, en effet, appuient
justitia fidei, 4, p. 528. Ou encore Jesum Christum
: les Bernois (1526), est noire unique sagesse, justice,
omnia peccala expiasse... et vitam œternam, nullo rédemption et rançon pour le péché du monde. Ainsi
inlervenienle peccatoris illius mérita, impetrasse. A. v : reconnaître un autre mérite de la béatitude cl satis-
De lege et Evangelio, 5, p. 531. faire pour le péché, c'est nier le Christ. » Ibid., p. 30.
F63 MÉRITE DANS L'ORTHODOXIE LUTHÉRIENNE 764

Plus encore, le mérite est absolument impossible. grâce, c'est sans nul doute que les œuvres faites dans
« Car tout ce que nous sommes, nous le sommes entière- ces conditions ne sont pas sans valeur. Et s'il est
ment par Dieu; dès lors, nous lui sommes redevables vrai qu'elles « ne viennent pas en conte pour nous jus-
et comptables de tout. » Conf. tetrapolitana, 10 (1530), tifier », il n'est pas dit qu'elles ne nous sont pas comp-
ibid., p. 64. tées autrement après la justification.
La position du Catéchisme de Genève (1545) est Même des formules qui semblent au premier abord
déjà moins abrupte et dessine une évolution dont nous tout à fait absolues présentent des finesses de rédac-
aurons à relever ailleurs d'autres traces. Si le mérite tion qui permettent des échappatoires. C'est ainsi
y est délibérément exclu, c'est avant la justification : qu'on peut lire dans la Confession hongroise d'Erlan-
Non posse nos ullis meritis Deum prœvenire. Après, nos thal (1562) In electis Chrisli mérita sunt imputative
:

œuvres deviennent agréables à Dieu, sinon par elles- ex donatione et gratia, non causaliler aut meritorie
mêmes, du moins par suite de son amour. Placent Mi quasi electi propriis viribus meriti sint, ibid., p. 288.
[opéra] non proprise tamen dignitatis merito, sed qua- Du pur calvinisme qui s'étale à la surface de ce
lenus suo favore liberaliter ea dignatur. De cette texte le propriis viribus de la fin nous ramène dans
« faveur » divine la gloire céleste est le terme : Neque les sentiers catholiques. La preuve en est qu'on
enim frustra mercedem Mis Deus tum in hoc mundo lit un peu plus haut dans le même document Opéra :

tum in (utura vila pollicetur. Verum ex gratuito Dei sanctorum... habent prsemium causaliter et meritorie...
amore tamquam ex fonte emergit heec merces. Ibid., Habenl mercedem, prsemium, respectu Christi, se, suam
p. 127-128. On reconnaît ici la doctrine de Cahin, justitiam, sua mérita electis gratis promittentis et in-
déjà signalée, qui croyait pouvoir associer la négation debitam gratiam donanlis. Merces et prsemium igitur
du mérite à l'utilité des bonnes œuvres en vue de la debetur electorum operibus ex promissione Dei..., non
récompense, sans prendre garde que celle-ci devait ex merito hominum, qui per se nihil merenlur cum
logiquement annuler celle-là. nihil habeant proprium bonum suis viribus acquisi-
Ce même rapprochement paradoxal se retrouve tum, sed omnia ex gratia Dei ante et post juslificationem.
dans l'a. xvi de la seconde Confession helvétique Ibid., p. 286. De cette phraséologie compliquée il res-
(1562) Docemus Deum bona operantibus amplam dare
: sort que la grâce est la source principale et la condition
mercedem... Referimus tamen mercedem hanc..., non sine qua non de notre mérite mais, ceci posé, il reste
;

ad meritum hominis accipientis, sed ad bonitatem vel qu'il y a lieu de reconnaître une valeur méritoire aux
liberalitatem et veritatem Dei promitlentis alque dantis. œuvres des saints.
Car le pessimisme calviniste oblige à se souvenir qu'il Tout de même les Bohémiens (1609) reconnaissent
y a toujours, dans nos œuvres, multa indigna Deo, que nos sacrifices seront récompensés lis constitula:

et que nous devons, au total, nous tenir pour des « ser- esse cerlissima, priecipue in vita œterna, prœmia.
viteurs inutiles » :Tametsi ergo doceamus mercedem Ibid., p. 461. Les Irlandais (1615) nous invitent à
dari a Deo nostris bcnefaclis, simul tamen docemus cum « renoncer au mérite de toutes nos vertus » comme

Auguslino coronare Deum in nobis non mérita nostra insuffisant, pour « nous fier uniquement en la miséri-
sed dona sua. Et proinde quidquid accipimus mercedis, corde de Dieu et aux mérites de son Fils bien-aimé ».
dicimus gratiam quoquc esse et magis quidem gratiam Ibid., p. 531. Pour y « renoncer » encore faut-il tout
quam mercedem... Damnamus ergo Mos qui mérita sic d'abord en avoir.
hominum defendunt ut évacuent gratiam Dei. Ibid., La confession de Westminster (1647) semble plus
p. 194-195. On ne peut pas ne pas voir que ces der- déterminée Peccatorum veniam aut vitam œlernam
:

niers mots prétendent viser les catholiques. Mais, si de Deo mereri non valemus, ne optimis quidem operibus
on se rappelle que le concile de Trente se met déjà nostris. En effet, la vie éternelle dépasse le prix de
formellement en garde contre une semblable préven- toutes nos œuvres. Celles-ci d'ailleurs sont déjà dues
tion et qu'à cette fin il place, lui aussi, sa doctrine à Dieu et nous y mêlons des imperfections qui les
du mérite sous le patronage de la théologie augusti- souillent. Mais on voit déjà que ce texte, en rappro-
nienne, serait-il excessif de dire que la différence entre chant la rémission des péchés et la vie éternelle, vise
les Églises tient surtout à des questions de mots? plutôt les œuvres qui précèdent la justification.
On rencontre à peu près les mêmes termes à l'a. xxiv Quant à celles qui suivent, on ajoute que, malgré
de la Confessio belgica (1561) : Facimus igitur bona leur insuffisance, elles seront récompensées, quod Ma
quidem opéra, sed neutiquam ut iis promereamur. Quid respiciens in F Mo suo Deus... acceptare dignelur et
enim mereamur ? Intérim tamen non negamus Deum remunerari. C. xvi, 5-6, ibid., p. 575-576.
bona opéra remunerari, verum gratiœ esse dicimus quod Il n'est pas une seule de ces formules, si fermes en

coronet suu dona. Ibid., p. 242. Voir de même le Caté- apparence dans la réprobation du mérite, qui ne
chisme d'Heidelberg (1563), q. 63, ibid., p. 699. recèle des possiblités, sinon des intentions, d'accom-
« Nous croyons, déclare de son côté la Confession modement avec une doctrine assez largement com-
gallicane (1559), que toute notre justice est fondée en prise pour que le mérite ne soit plus un obstacle à la
la remission de nos péchez... Parquoy nous rejettons grâce. Et ceci correspond bien à la position générale
tous autres moyens de nous pouvoir justifier devant prise par les réformés sur le problème des œuvres, qui
Dieu, et sans présumer de nulles vertus ne mérites tranche avec l'intransigeance des luthériens. Voir Jus-
nous nous tenons simplement à l'obéissance de Jésus tification, t. vin, col. 2196-2198. Ce qui domine
Christ. » Condamner la présomption en matière de d'ailleurs chez les uns comme chez les autres, c'est
mérite n'est évidemment pas la même chose que un sentiment d'irréductible animosité contre la doc-
condamner mérite tout court, et pourrait presque
le trine catholique, qui les empêche de la voir sous son
passer pour consacrer indirectement. « Au reste,
le vrai jour, et leur impose d'autant plus l'obligation de
lit-on un peu plus loin, combien que Dieu pour accom- la combattre que la force des choses les amène à s'en
plir notre salut nous régénère, nous reformant à bien rapprocher.
faire, toutesfois nous confessons que les bonnes 2° Systématisation •
théologique de l'orthodoxie. —
œuvres que nous faisons par la conduite de son Esprit Tant que la Réfoime eut souci d'opposer sa propre
ne viennent point en conte pour nous justifier ou tradition doctrinale à celle de l'Église, -ses meilleurs
mériter que Dieu nous tienne pour ses enfants. » théologiens dépensèrent leur érudition et leur dia-
A. xviii et xxn, ibid., p. 226-227. Ici encore, la formule lectique à défendre et à justifier les principes dogma-
n'atteint, en réalité, que le mérite au sens pélagien. tiques émis dès la première heure dans ses confessions,
Car, si nous sommes « reformés à bien faire » par la officielles de foi.
765 MÉRITE DANS L'ORTHODOXIE LUTHÉRIENNE 766

1. Chez les luthériens. — Dans les dix-neuf éditi ons Son dernier mot est pour opposer la grâce aux pré-
successives des Loci communes qui s'échelonnent de tentions illusoires et funestes du pharisaïsme Ne :

1547 jusqu'à mort de l'auteur (1559), Corp. reform.,


la pharisaïca superbia persuasione propriœ dignitatis in
t. xxi. co). 567-582, Mélanchthon garde les positions exercilio bonorum operum renatorum animos occupet,
modérées qu'il avait prises dès 1543, voir col. 722, sed ut semper et ubique exuberet et regnet gralia Dei,
sans autrement se préoccuper du concile de Trente. p. 188.
Au contraire, d'autres s'attaquent au décret conci- Malgré les préventions dont il témoigne, il reste
liaire pour le réfuter, sans préjudice pour les exposés que l'Examen se tient, somme toute, dans la ligne
plus personnels où s'affirment leurs opinions. moyenne de VApologia. Au contraire, les Loci theo-
«) Variations de Chemnitz. —
De cette tradition logici de l'auteur, écrits en 1591, trahissent par de
théologique et polémique Martin Chemnitz est le plus sensibles nuances, où résonne une note plus agressive,
insigne représentant. Ses œuvres manifestent d'ail- l'influence de la Formule de concorde. Bien que le
leurs sur ce point un singulier phénomène d'évolu- texte de Mélanchthon en constitue partout la base,
tion régressive qu'il vaut la peine de relever. Chemnitz s'y montre peu accueillant au terme de
Une modération relative préside à son Examen mérite et, par conséquent, à l'idée qu'il représente :

concilii Tridentini (1565-1573). Outre maintes allu- Appellatio meriti est usitata Patribus, ce qui s'entend
sions passagères à propos delà justification en général, sans doute des « Pères » de la Réforme, et nominal
l'ouvrage contient un développement spécial sur la merilum opus mandatum a Deo, faclum a renatis in
question des œuvres et du mérite, où l'auteur rap- fuie, quod habeat promissiones sive in hac sive in altéra
proche dans une commune critique les c. xi et vita. Sed obabusumet propter insidias, et denique quia
xvi de la vi° session. Édition de Francfort, 1596, est vox àypatpoç, non usurpalur a syncerioris doctrinœ
t. i, p. 174-188. Naturellement, il y réclame la pra- studiosis. Édit. de Francfort, 1653, t. m, p. 10. Plus
tique des bonnes œuvres comme nécessaire, tout en loin, l'auteur d'expliquer, suivant une distinction
prolestant qu'elles ne méritent pas la justification déjà connue, que la récompense n'entraîne pas le
ni la vie éternelle, p. 176. Mais il ne saurait admettre mérite Nemo ergo lurbetur vocula mercedis, si quando
:

qu'elles soient capables de donner satisfaction à la ea in sacris lilleris tribuitur vitse œternœ. Neque
loi divine, moins encore qu'il puisse être question enim ita vocatur quasi ex merilo debeatur, sed quia
d'oeuvres surérogatoires. Là serait, à son sens, una ex promissione datur. Ibid., p. 76.
ex prœcipuis controversiis quse magna contentione a Ce qui ne l'empêche pas de tenir à la nécessité des
pontificiis disputatur, p. 180. C'est pourquoi il en œuvres. Mais il est significatif de le voir devenir
traite à son tour avec une particulière étendue pour réticent au sujet de leur valeur, et l'on peut noter
insister sur la vitiositas dont nos actes restent enta- comme un fait assez curieux qu'il se sépare surtout
chés, p. 184. de Mélanchthon dans celui de ses ouvrages qui a
Sur le mérite proprement dit, Chemnitz adopte précisément pour but de le commenter.
comme faisant foi le langage de Mélanchthon In : b) Autres témoins. —
Cette même hostilité domine
reconciliatis postea bona opéra, cum placeant fide prop- également dans la suite les défenseurs les plus consi-
ter mediatorem, habent prœmia spirilualia et corporalia dérables de l'orthodoxie luthérienne.
in hac vita et post hanc vitam. Aussi, à la différence On ne le voit nulle part mieux que dans les
des réformés de Hongrie, voir col. 702, est-il heureux célèbres Loci theologici de Jean Gerhard (1610-1622),
de dire Nostri etiam a vocabulo meriti non abhorrent,
: loc. xvni De bonis operibus, c. vin
: De meritis
:

et de signaler ce terme dans la Confession d'Augs- bonorum operum, édition Cotta, Tubingue, 1768,
bourg et autres documents de la première heure, t. vin, p. 80-168. En abordant cette gravissima
p. 185. Il ne pouvait évidemment soupçonner que la disputatio, l'auteur s'abrite bien derrière le témoi-
Formule de Concorde, dont il fut l'un des auteurs, gnage de Chemnitz première manière, n. 88, p. 81,
allait, quelques années après, marquer un retour en pour dire que la Réforme ne repousse pas absolument
arrière des plus caractérisés. le terme de mérite. Mais il ne l'emploie jamais pour
Fort de cet usage, qui représentait un large contact son propre compte quand il s'agit des récompenses
avec la tradition catholique dont il est assez étonnant réservées aux justes, et cela non seulement à propos
que son orthodoxie luthérienne ne se soit pas offusquée, de la vie éternelle, mais des autres récompenses dont
Chemnitz réduit à deux les points de controverse. il admet la réalité. Là où Mélanchthon, comme on
Aux « pontificaux » il reproche d'admettre un vrai l'a vu, parlait de mérite, Gerhard écrit en termes,
mérite par rapport à la vie éternelle, puis de faire, en plus réservés :Verissima igilur est nostrorum res-
conséquence, de celle-ci une dette et non une grâce, ponsio quod dictis illis [justis] prxmia temporalia et
car il flaire, non sans raison, sous les termes de la teterna, bonis operibus ex gratia danda, adstruantur,
définition conciliaire, scholasticorum commenta de mé- n. 116, p. 134.
rita condigni. La modération du concile ne lui échappe Toute sa démonstration, au contraire, est opposée
pourtant pas entièrement Observel lector quod Tri-
: aux « mérites des œuvres », n. 89, p. 82, qu'il expulse
denlinis patribus nimis impudens uisum fuit vitam longuement, au nom de l'Écriture tout d'abord,
lelernum tribuere solis nostris meritis. Ideo, dum ali- p. 82-106, puis de la tradition, p. 107-120. Après la
quam modesiiœ significationem dure studenl, honoris thèse vient la discussion de i'antithesis adversariorum,
gralia vitam œternam partiuntur inter merilum Christi qu'il emprunte à Bellarmin et dont il discute pied à
et nostrorum operum mérita, p. 186. A ce « partage » pied les arguments sur l'existence même du mérite,
il oppose le fait de la rédemption, qui fait, à son sens, p. 121-154, et la place qu'il convient de lui faire
de la vie éternelle une pure grâce de Dieu Scriptura : dans les fins de la vie morale, p. 151-160. Une sorte
enim... adimit glorialionem de vita seterna etiam rena- d'appendice, p. 161-168, est consacrée à réduire les
torum operibus, et tribuit gratise seu misericordiœ Dei textes script uraires allégués par d'autres écrivains
propter filium mediatorem, p. 187. pontificaux.
A plus forte raison ne saurait-il être question de On retrouve les mêmes positions chez Jean André
mériter en justice. Scriptura enim aliquot récitai Quenstedt, qui exclut les bonnes œuvres, non seu-
rationes bona opéra habere prœmia, non ex debilo lement de la justification, Theologiu didaclico-pole-
justifiée divinœ propter rationem meriti, sed ex gratuita mica, Wittenberg, 1685, pars III", c. vin De justifi-
:

(lignatione. Et c'est pourquoi il relève avec satisfac- catione, q. vm, p. 559-566, mais aussi du salut. Bien
tion le fait que le mot mérite est absent de l'Écriture. entendu, les œuvres accomplies par ceux qu'il appelle-
7G7 MERITE DANS L'ORTHODOXIE RÉFORMÉE 768

les devant Dieu. Pars IV a ,


irregenili sont sans vaieur ont pour résultat de fermer les yeux à l'évidence des
c. ix : opcribus, sect. n, q. i, p. 312-317.
De. bonis faits.
Quant à celles des chrétiens, il commence par en Ce que Calvin jetait ainsi dans le feu de la pre-
établir la nécessaire imperfection, ibid., q. m, p. 322- mière polémique, il l'expose plus didactiquement dans
326; puis, suivant une distinction assez subtile, il V Institution chrétienne. L'édition définitive de 1559
montre, en deux thèses successives, qu'elles sont ne fait ici que reprendre, à peu près textuellement,
« nécessaires pour les régénérés », q. iv, p. 326, mais celle de 1539, sauf à mieux détacher la suite des thèses
non, pas «nécessaires pour le salut » Bona opéra non
: par une subdivision en chapitres qui portent les titres
sunt nec dici possunt aut debcnt necessaria ad salulem, suivants, c. xv Quœ de operum meritis jaclantur tam
:

vel promerendam per modum meriti, vel acquirendam Dei laudem in conferenda justitia quam salutis certilu-
per modum medii, vel eonsequendam per modum con- dinem everlere; c. xvi Rejutatio calumniarum quibus
:

ditionis vel causœ sine qua non, vel oblinendam per hanc doctrinam odio gravure conantur papistœ; c. xvn :

modum pervenlionis ad ullimam melam. Q. v, p. 328- Promissionum legis et Evangelii conciliatio; c. xvni :

340. Ex mercede maie colligi operum justitiam. Inst. relig.


Dès lors, il ne veut admettre, au regard de la vie christ., III, c. xv-xvm, dans Opéra, t. n, col. 579-
étemelle, qu'un mérite au sens large, adeo ut mereri 613. Un chapitre est ajouté au 1. II pour appliquer
idem sit quod consequi, impelrare, eliam gratis. Le et réserver la notion de mérite à l'œuvre du Christ.
mérite proprement dit est exclu par la thèse sui- Ibid., II, c. xvn, col. 386-392. La traduction française,
vante Bona opéra justificatorum nec merentur nec
: publiée par l'auteur en 1541, a été remaniée défini-
mereri possunt, vere et proprie loquendo, vel auxilium tivement en 1560 sur les cadres de cette dernière édi-
gratiœ actualis, vel augmentum gratiœ habitualis, tion. Ibid., t. iv, col. 294-343.

mullo minus ipsam vilam œlernam neque de condigno On a noté plus haut, voir col. ";2 >, le caractère
neque de congruo, que l'auteur s'efforce d'établir sur paradoxal de cette doctrine, qui s'oppose violemment
les bases d'une copieuse démonstration, dirigée tout au mérite sans parvenir à s'en détacher.
à la fois contre les « pontificaux » et contre les armi- b) Autres témoins. —
Il ne semble d'ailleurs pas que

niens. Ibid., q. vi, p. 340-348. cette anomalie ait été aperçue par aucun des succes-
On voit que les besoins de l'opposition anti-catho- seurs de Calvin, qui continuent à s'en réclamer fidèle-
lique ont amené les représentants les plus caractéris- ment, tout en faisant valoir de préférence, suivant
tiques du luthéranisme orthodoxe, à refuser au terme leur tournure d'esprit, l'un ou l'autre de ses aspects.
et à l'idée de mérite le peu de place que leur Église Le côté négatif domine évidemment la longue
leur conservait encore au début. exposition du dauphinois Daniel Charnier, dans Pan-
2. Chez les Réformes. —
Au premier abord, il ne stratiœ catholicœ, 1. XIV De operibus, Francfort, 1627,
:

paraît pas y avoir la moindre différence dans l'atti- t. m, p. 226-252, où l'auteur discute méthodiquement
tude des théologiens reformés. la doctrine générale du mérite et de ses diverses
a) Positions de Calvin. —
Dès la première heure, formes selon les « papistes », pour lui opposer ce qu'il
Calvin a donné ici le ton, dans son Antidote contre appelle assez curieusement la catholicorum sentenlia,
le concile de Trente (1547), par la manière dont il p. 227, ainsi conçue Negamus aut extra gratiam esse
:

s'efforce de jeter le ridicule sur la doctrine catholique mérita de congruo, aut in gratia de condigno, imo ullo
du mérite. Suivant le rite de la controverse, les Pères modo esse mérita nisi abusive atque adeo traducto
du concile y sont traités tour à tour de moines igno- vocabulo a propria et nativa significatione in aliam;
rants, d'ânes et de pourceaux. Au fond, Calvin leur uno verbo, nullo jure meriti operum teneri Deum aut
reproche tria... quœ ferri non debent errata : savoir pcccatorcm vocare ad gratiam, aut vocato, imo accepte
d'oublier la défectuosité de nos actes, quœ nobis in gratiam, sive augmentum gratiœ reddere, sive vitam
inhœret vitiositas, qui nous oblige d'avoir recours à œternam, sive in vila œlerna augmentum gloriœ.
la miséricorde divine; de méconnaître qu'une seule Cette thèse est d'une limpidité qui n'a d'égale que
faute contre la loi compromet tous les mérites que son intransigeance. Elle représente le calvinisme strict
nous aurions pu recueillir par ailleurs; d'appuyer avec une perfection qu'on trouverait difficilement
sur nos œuvres le principal de notre confiance. ailleurs.
Sans doute le réformateur ne peut ignorer que le D'autres, au contraire, reprenaient à la lettre les
concile met précisément le chrétien en garde contre formules atténuées de Mélanchthon Ainsi Jean
-ce dernier défaut Verbo uno prohibent ne nobis
: Henri Heiddegger, qui commence à porter contre le
fidamus. Mais de ce fait il ne tient plus ensuite aucun mérite l'exclusive en apparence la plus absolue Nos :

compte Terlius error longe deterrimus, quod salutis


: nullum omnino meritum agnoscimus, sive de congruo
fiduciam ab operum intuilu suspendant, ou, comme in justificando, sive de condigno in justificato. Mais, le
s'exprime, avec un certain pittoresque, la traduction dogme protestant étant sauf, la réserve suit immé-
française « Ils pendent la fiance de nostre salut au
: diatement In reconciliatis equidem bona opéra quœ
:

croc de nos mérites. » Cependant Calvin ne veut pas fiunl ex fide, habent prœmia tum spiritualia tum tempo-
.qu'on mette en cou'e la nécessité des œuvres, ni la ralia ex misericordia Dei et palerna acceptatione prop-
réalité de la récompense qui leur est promise Nihil
: ter Chrislum. Et l'auteur doit bien avouer que ces
porro controversiœ est quin exhorlandi sint ad bona récompenses ont reçu dans le passé le nom dé mérite :

opéra fidèles, et proposita etiam mercede slimulandi. Hoc appcllarunt pii Patres meritum, meram nimirum
Acta synodi Tridentinse cum antidoto, dans Opéra conseculionem prœmii. Quant au mérite proprement
omnia, édit. Baum, Cunitz et Reuss, t. vu, col. 471- dit, il ne saurait en être question De vero autem,
:

473. proprio et legali mérite, cui merces addicatur ex condi-


Le canon 32 y est pareillement rétorqué au nom de gnitatc interna, sive dependenler sive independenler a
saint Augustin, quia nihil aliud est quod dicitur meri- pacte, nos quœstioncm negamus. Conc. Tridentini
tum quam gratuitum Dei donum. Et le concile est anatome historico-lheologica, Zurich, 1672, t. i, p. 259.
naturellement accusé de sacrifier la part nécessaire Dans seconde édition de cet ouvrage, publiée en
la
de la grâce Non ergo crepare sinamus patres istos
: 1690 sous le titre de Tumulus Trid. concilii, la doc-
meritum a graiia separando perperam lacérantes quod trine conciliaire est longuement discutée dans le
vere unum est. Ibid., col. 485-486. Toutes invectives même sens. Ad sess. vi, q. xxi-xxm, p. 516-548.
qui n'ont guère qu'un intérêt psychologique pour Le genevois Fr. Turretin veut également distin-
.montrer comment les passions de la controverse guer deux sens du mérite et il reconnaît que les anciens
769 MÉRITE DANS L'ÉGLISE CATHOLIQUE : ACTES DU MAGISTÈRE 770

formulaires protestants en ont usé au sens impropre. pour le mérite la nécessité préalable d'une grâce

Institution?* theol. elencticœ, loc. xvn, q. v De merito : d'adoption à un état divin. Voir F.-X, Jansen, Baïus
operum. 2. Genève, 1G89, t. n, p. 777. Quant au mé- et le baïanisme. Essai théologique, Paris-Louvain,
rite proprement dit, il l'éearte absolument pour les 1927, p. 85-89.
raisons suivantes, ibid., 7, p. 779 : Nullum posse
dari Les principales propositions de Baïus furent sévère-
meritum in hominc apud Deum qualibuscumque ope- ment censurées par Pie V (Bulle Ex omnibus
ribus, nec de congruo nec de condigno. 1. Quia non a/Jlictionibus, 1 er octobre 1567). Elles sont réunies et
sunt indebitet. sed débita... 2. Nullum est nostrum. sed expliquées à l'art. Baïus, t. h, col. 71-81.
omnia suntdonagrati;v... 3. Xon sunt per/ecta, sedvariis 2. Contre les Jansénistes. — Tandis que Baïus assi-
adhuc niviùs inquinala... 4. Xon sunt sequalia gloriœ milait étroitement l'état du chrétien régénéré à celui du
futurx... 5. Menés qux illis promittitur est gratuita premier homme, Jansénius s'appliquait à les distinguer.
et indebila. Car. dit-il plus loin, ibid., 24, p. 786 A : D'après lui, Adam, ayant une volonté encore saine,
mercede ad meritum non valet consequenlia. Et l'on n'avait besoin que d'une grâce extérieure. Les bonnes
remarquera que ce principe de méthode est exacte- actions procédaient de son libre arbitre comme cause
ment l'opposé de celui qu'adopte, après saint Tho- principale; mais, par une suite logique, elles n'avaient
mas, voir col. 682, le concile de Trente, voir col. 739. qu'un « mérite humain », tandis que les nôtres sont
Les oeuvres restent néanmoins nécessaires tanquam maintenant des « mérites de grâce » qui ont une valeur
médium et via ad salutem possidendam. Ibid., q. in, divine. Voir Jansénius, t. vin, col. 383-384.
3, p. 768. On retrouve cette distinction erronée à la base de
Ce rôle attribué aux œuvres, encore qu'on leur refuse la 34 e proposition de Qucsnel, condamnée par la
toute valeur méritoire, est un des points qui ont permis bulle Unigenitus. Denzinger-Bannwart, n. 1384.
à Mathias Schneckenburger, Vergleichende Darstel-
Gratia Adami non produ- La grâce d'Adam ne pro-
lung des lulherischen und reformierîen Lehrbegrifjs,
cebat nisi mérita humana. duisait que des mérites hu-
édition posthume par E. Gùder, Stuttgart, 1855, t. i, mains.
p. 74-94, de mettre les théologiens réformés en oppo-
sition de tendances avec les luthériens. Mais on ne Cette condamnation, qui tend directement à main-
saurait se dissimuler qu'il ne s'agit là que de nuances tenir l'identité de l'économie surnaturelle à travers
dans une commune hostilité à l'égard de la doctrine les temps, a indirectement pour résultat d'affirmer,
catholique. comme l'Église l'avait déjà fait contre Baïus, la
De tous on a pu dire, sans doute à cause des demi- stricte nécessité de la grâce pour mériter la vie éter-
aveux qui leur échappent, que, « au lieu de mener nelle.
à une connaissance approfondie de l'essentielle anti- Mais, sous l'action de cette grâce, l'homme a sa
thèse évangélique, ils se meuvent exclusivement dans part de coopération. Jansénius la compromettait gra-
les limites de la position une fois prise ». H. Schultz, vement par sa doctrine de la délectation victorieuse.
loc. cit., p. 568. Ils n'ont, en tout cas, rien fait pour la Voir t. vin, col. 400-401. Comme cependant il tenait,
rendre hospitalière ou seulement équitable envers la suivant la foi commune de l'Église, à sauver la respon-
doctrine de l'Église, alors même qu'ils y reviennent sabilité humaine, il aboutissait à dire que la liberté
par bien des côtés. Cet état d'esprit agressif et dédai- intérieure ou psychologique n'est plus nécessaire,
gneux est resté jusqu'à nos jours celui de leurs suc- depuis la chute, pour mériter ou démériter; l'absence
cesseurs. Il a même débordé au delà des cercles pro- de contrainte extérieure suffit. Grave erreur'qui sapait
prement théologiques et c'est dans ces vieilles tradi- les fondements même de la vie morale aussi fut-elle
:

tions de controverse qu'il faut sans nul doute, par le notée comme « hérétique » par Innocent .X. C'est la
canal de Kant, chercher la source de cette animosité troisième des cinq propositions. Texte dans Denzin-
persistante, doublée d'une foncière incompréhension, ger-Bannwart, n. 1094; pour le commentaire, voir
que tant d'esprits qui se croient modernes ne cessent Jansénius, t. vm, col. 485-491.
d'entretenir à l'égard des principes et des pratiques 3. Projets du concile du Vatican. — Dans l'exposi-
dont s'inspire l'Église en matière de moralité. tion de la foi catholique que le concile du Vatican
II. Dans l'Église catholique. En regard de — se proposait de promulguer, à rencontre des erreurs
ces négations protestantes, la doctrine catholique modernes, un petit chapitre sur la grâce était prévu.
en arrivait rapidement, de son côté, à l'état que La doctrine du mérite y eût été touchée en ces
nous lui connaissons et qui inspire l'enseignement termes Sicut autem formalis causa justifia; chrislianœ
:

classique par la voie d'innombrables manuels. est hsec justifia Dei qua nos justos facit, ila per eamdem
1° Actes du magistère. — Tous les principes essentiels gratiam adoptionis fit ut virtutum supernalurales aclus
ayant été posés par le décret du concile de Trente, sint actus filiorum, meritorii tum gratiœ augmenti
l'Église n'a plus eu dans la suite qu'à les défendre tum vitœ œlernœ. Un canon était proposé contre le
contre les erreurs secondaires survenues au cours des pélagianisme radical de la philosophie rationaliste :

temps. Damnamus eorum doctrinas... qui dixerint vigore naturœ


1. Contre Baïus. —
Parce qu'il méconnaissait la rationalis absque viribus gratiœ posse nos velle aut
distinction entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel, perficere bonum aliquod sicut oporlet ut disponat ad
Baïus en venait à professer que les œuvres de l'homme juslitiam christianam vel perducat ad regniim. Schéma...
donnent droit à la récompense céleste « en vertu d'une de doclrina catholica, c. xvm, dans Collectio Lacensis,
loi naturelle ». t. vu, col. 518.
D'où il suit qu'après la rédemption il ne serait pas Une note justificative des théologiens exposait (pic
besoin de la grâce sanctifiante pour qu'elles devien- ce texte était à l'adresse de <ceux qui ne distinguent
nent méritoires il suffit de leur conformité à la loi
:
pas la justice chrétienne de la rectitude morale natu-
morale. En conséquence, les sanctions futures ont le relle ». D'où il suit que la nature aurait par elle-
caractère d'une stricte rétribution, pour nos actions même la force d'accomplir des actes salutaires. Il
bonnes aussi bien que pour les mauvaises, et les justes s'agissait donc de mettre in tulo les droits de l'ordre
ne reçoivent pas une récompense plus grande que surnaturel. Le mérite de la vie éternelle n'appelait
leurs mérites. Ce système, destiné à mettre en lumière aucune explication spéciale. Au contraire, à propos
les droits du surnaturel, le faisait pratiquement dispa- de la préparation à la justice que le canon mettait
raître et, par un étrange renversement des positions sur le même pied, il était précisé que la grâce est
historiques, l'hérésie de Pelage eût consisté à réclamer nécessaire pour obtenir une disposition positive, ou

DICT. DE THÉOL. CATH. X. — 25


771 MÉRITE DANS L'ÉGLISE C AT HOLIQUIvMO U VEM K NT T HÉOLOGIQUL 772

mérite de congruo, mais non pas pour une simple Ainsi le de la démonstration porte sur
principal
disposition négative. Ibid., adn. 43, col. 552-553. la réalité du mérite, dont les deux aspects distingués
Cette transcendance de tout l'ordre surnaturel par ci-dessus sont traités simultanément. Bellarmin l'éta-
rapport à celui de la nature était reprise d'une ma- blit de façon méthodique sur l'Écriture, c. ii-m, puis
nière encore plus explicite dans le nouveau texte sur sur la tradition des Pères, c. iv. A ce problème dog-
lequel devait délibérer la Députai ion de la foi : matique l'auteur rattache duœ quœstiunculœ breviores
Quemadmodum enim hœc ipsa vila [œterna], lia omnis d'ordre plutôt psychologique una de fiducia meri-
:

dispositif) eam, uipote super naturam posila, ex


cul lorurn, altéra de intuitu mercedis, c. vn-ix. La préoccu-
gratuite miserentis Dei bénéficia est. En conséquence, pation dominante de la controverse n'empêche pas
il ne saurait y avoir de mérite que par la grâce : Bellarmin d'entrer ensuite pour son compte dans
Hœc ipsa opéra bona, quœ gratin antécédente, comilanle l'examen des questions théologiques soulevées par le
et subséquente fuint, vitse seternee meritum non habent mérite. Il en étudie d'abord les conditions objectives,
nisi ex Mo sanctilatis dono quo justi cum Cliristo en insistant sur le libre arbitre, la grâce de Dieu, la
consociali sunt. lbid., col. 1630. promesse divine, x-xiv, pour terminer sur la charité
Le Schéma reformalum, c. v, ibid., col. 564, se con- qui en est la condition subjective, c. xv. Quatre cha-
tentait de recueillir ces formules générales, sans qu'il pitres sont ensuite consacrés à la nature du mérite,
y fût fait état suggestion d'un Père qui deman-
de la en vue d'établir que nos bonnes œuvres méritent la vie
canon suivant Si quis dixerit
dait, ibid., col. 1669, le : éternelle de condigno, c. xvi, et cela non solum ratione
ad opus quodeumque meritorium vitse seternae non parti sed etiam ratione operum, c. xvn-xvni. bien que
requiri gratiam sanclificantem, A. S. d'ailleurs la récompense reste toujours supra condi-
Ce projet de définition fut arrêté par la proroga- gnum. Enfin l'auteur aborde brièvement la question
tion du concile et subsiste seulement à titre de docu- des objets accessibles à notre activité méritoire,
ment officieux. En admettant qu'il fût arrivé à terme, c. xx-xxn.
on voit qu'il n'eût ajouté à la doctrine catholique Danscette analyse théologique, Bellarmin s'ins-
définie au concile de Trente qu'une plus claire affir- pire de préférence des principes posés par saint Tho-
mation de l'ordre surnaturel dans lequel le mérite mas, qu'il ne sépare d'ailleurs pas de saint Bonaven-
vient s'insérer. ture, les deux étant par lui qualifiés de principes
2° Mouvement théologique. —Si aucun problème theologorum. A leur suite, il professe une conception
vraiment nouveau n'est venu, depuis le xvi c siècle, absolument réaliste du mérite et tient à écarter la
solliciter l'attention des théologiens catholiques, ceux- théorie de Y acceptatio soutenue par Scot, encore qu'il
ci trouvaient toujours devant eux les problèmes sou- reconnaisse très loyalement : Distat hœc opinio lon-
levés par la Réforme, que l'activité doctrinale de ses gissime ab hœresi lutheranorum, c. xvn, p. 379. Cette
défenseurs ne cessait d'aviver. Ces attaques réitérées adhésion de l'illustre cardinal à la thèse réaliste n'a
ont provoqué un mouvement non moins actif de sans doute pas peu contribué au déclin de la concep-
défense, dont il reste à retracer la direction et à tion adverse dans la théologie moderne.
recueillir les résultats. Quel que soit l'intérêt de ces pages consacrées au
1. Conlrouersistes. —
Dans la grande bataille problème spéculatif du mérite, la véritable originalité
déchaînée par les réformateurs autour de la justifi- de Bellarmin est dans le dossier positif de preuves
cation et de ses suites, l'Église eut aussi ses cham- qu'il réunit, au préalable, à l'appui de cette doctrine.
pions. L'effort de ces controversistes relève surtout de Comme il convenait en face des protestants, la
la théologie positive. Sans s'interdire les considéra- démonstration scripturaire y est particulièrement soi-
tions rationnelles et les précisions théologiques, dont gnée. Pas plus que personne en son temps, l'auteur
la dialectique insidieuse des adversaires faisait sentir n'a cure de l'ordre chronologique. Néanmoins, par
le besoin, il s'agissait surtout de défendre contre eux les un sens très exact du problème, il se concentre sur le
bases de la foi, en la montrant appuyée sur l'Écriture et Nouveau Testament et il en exploite avec vigueur tous
la tradition dont on invoquait volontiers le témoignage. les textes et toutes les idées qui peuvent être favo-
De cette controverse anti-protestante l'œuvre de rables à la valeur des œuvres humaines.
Bellarmin reste le principal monument. En tout cas, La preuve de tradition se réduit à une énumération
elle suffit à montrer quel genre d'enrichissements la de témoignages; mais ce c. iv, joint au c. vi, qui réfute
théologie catholique doit à cette vaste littérature dont les objectiones ex Palribus, fournit des données suffi-
elle est le plus remarquable spécimen. La question samment étendues pour prendre contact avec l'essen-
du mérite y vient au terme de la controverse relative tiel de la pensée patristique. Comme du reste cette ques-
à la justification. Conlrov. de justi/., 1. V : De meritis tion est de celles qui n'ont guère connu de dévelop-
operum, dans Opéra omnia, édit. Vives, t. vi, p. 343- pement, la dialectique de Bellarmin a ici facilement
386. Résumé dans J. de la Servière, La théologie de gain de cause et met généralement sur la voie de la
Bellarmin, Paris, 19C8, p. 705-723. Ces pages sont tout bonne interprétation.
entières dirigées contre les protestants. L'auteur n'est En somme, la doctrine catholique du mérite sor-
d'ailleurs pas sans remarquer la nuance d'ambiguïté tait de cette étude clairement expliquée et solidement
que présente ici leur opposition. Adversarii, dit-il des appuyée. Les assauts que n'ont plus cessé de diriger
luthériens, quamvis initia valde contemptim loquerenlui contre elle les théologiens postérieurs de la Réforme,
de operibus bonis, paulatim tamen cœpcrunl nonnihil qui prennent tous régulièrement pour objectif cette
iis tribuere.Et il note que Calvin les suit sur ce point : partie des Controverses, ne sont-ils pas un hommage
In re cum lutheranis consentit, in verbis discrepat. rendu à sa valeur?
Mais, ne videantur omnino consenlire papistis, ils cor- 2. Théologiens scolastiques. —
Ces problèmes spé-
rigent leur volte-face par duo lemperumenta : c'est que culatifs, que les controversistes abordaient en pas-
nous ne saurions mériter la vie éternelle proprement sant, forment, au contraire, l'objet principal sur
dite et que la valeur de nos mérites leur vient, non lequel continuait à s'exercer l'activité de l'École.
ex... propria dignitate quasi re vera sint justa..., sed Ainsi, dans Suarez, le mérite occupe en entier le
ex flde et indulgentia Dei. En regard de cette double 1. XII, le dernier de son vaste traité de la grâce.
erreur, son but est de prouver opéra bona justorum Opéra omnia, édit. Vives, t. x, Paris, 1858, p. 1-265.
vere ac proprie esse mérita, et mérita non cujuscumque Toutes les questions rationnelles sur les conditions
prœmii sed ipsius vitse œternœ contra sectarios omnes. et l'objet du mérite, la nature et les qualités des
C. i. p. 343-344. actes méritoires, y sont débattues in extenso. Après
3 MÉRITE. SYNTHÈSE DOCTRINALE : FONDEMENTS DU MÉRITE 774

avoir réservé le meritum excellentise vel, ut a bonis le qualificatif de bonnes œuvres que si elles sont
theologisappellatur, meritum de rigore fustitiœ, qui accomplies dans une union réelle de vie avec le Christ,
est propre au Christ, l'auteur restreint son étude au et elle ne parle de l'accomplissement de la loi qu'au-
meritum commune seu injerioris ordinis, le seul qui tant qu'on en trouve la force dans l'union avec le
nous soit accessible. Il est d'ailleurs remarquable Christ... Cette proposition le chrétien doit mériter
:

comme méthode n'éprouve aucun besoin de


qu'il la vie éternelle veut dire qu'il doit en devenir digne
s'arrêter au mérite en soi dès son premier chapitre,
: par le Seigneur; qu'entre le ciel et l'homme il doit
l'auteur va directement au mérite de condigno, qui le s'établir une liaison intime, un rapport aussi étroit
retient pendant la plus grande partie de son traité, qu'entre le principe et la conséquence, c'est-à-dire
c. i-xxxi, p. 5-222. Une
partie, plusdeuxième entre la sanctification et la glorification. Puisque la
courte, c. xxxii-xxxvm, porte sur le
p. 222-2G5. justice est inhérente au fidèle, profondément enra-
mérite de congrue, et se développe dans un cadre de cinée dans son âme, il s'ensuit que le salut de l'homme,
tous points symétrique à la première. enté sur cette justice, se développe et croît par les
Certains protestants ont relevé que Bellarmin parle bonnes œuvres. » De même l'augmentation de la
à peine du mérite de congruo et ont cru y voir un grâce signifierait que « plus le chrétien pratique le
signe d'embarras. Voir D. Charnier, op. cit., t. m, bien, plus il collabore avec la grâce, plus il donne à la
p. 229. La raison en est plutôt que la controverse, grâce prise sur lui... L'exercice d'une faculté en
qui reste son point de vue dominant, l'amenait à se déploie les forces; et qui n'a pas enfoui son talent,
concentrer sur le problème proprement dogmatique. mais l'a fait fructifier, en recevra plusieurs autres. »
Suarez fournit la preuve que l'École ne renonçait Die Symbolik, 6 e édit., Mayence, 1872, p. 197-203;
pas au mérite de congruo et le fait qu'il se présente résumé dans G. Goyau. Mœhler, Paris, 1905, p. 229-
chez lui, dans une synthèse théologique bien équili- 231.
brée, comme une réalité parallèle au mérite de con- Dans cette manière de ramener le mérite à un rap-
digno, celui-ci étant le type idéal dont l'autre est port organique entre l'acte humain et sa récompense,
velttti quœdam participatio, Prœl., p. 5, est, à n'en de subordonner la valeur de l'œuvre à celle de l'ou-
pas douter, particulièrement propre à en accentuer vrier, H. Schultz, loc. cit., p. 566, a voulu voir « une
le relief. transformation du dogme de l'Église sous l'influence
Dang un cadre plus personnel, Ripalda rencontre de la théologie évangélique. » Et il ajoute que, sur ce
à maintes reprises le mérite sur son chemin au cours terrain moral, tous les chrétiens pourraient se trouver
de sa copieuse monographie De ente supernaturali. Il d'accord, bien que, pour un catholique, « cette vie dans
faut signaler d'abord son analyse de la psychologie le ciel doive être considérée comme une condition
des actes méritoires, 1. III, disp. LXVIII-LXX, édit. préalable pour jouir du ciel même », tandis que, pour
Palmé. Paris. 1870, t. i. p. 580-608, qui précède le le chrétien évangélique, elle en est seulement la garan-
traité du mérite proprement dit, 1. IV, disp. LXXI- tie. C'est dire que l'apologétique de Mœhler respecte
XCVI, t. ii, p. 1-296, où tous les problèmes afférents le caractère essentiel du dogme catholique et n'est, en
à cette matière sont abordés en long et en large. A somme, qu'une manière de l'exposer avec plus de
quoi il faut joindre ce qu'il dit ailleurs sur la relation profondeur, en montrant à quelles réalités répond le
de nos œuvres naturelles avec le mérite, soit de condi- vocabulaire extrinséciste dont le langage populaire
gno, soit rfe congruo, 1. I, disp. XV-XVII, t. i, p. 82- se contente trop souvent. Voir dans le même sens les
137. Le mérite de congruo lui paraît admissible poul- vues intéressantes suggérées, à propos du mérite du
ies actes préparatoires à la justification, mais seule- Christ, par L. Richard, Recherches de science reli-
ment dans la mesure où ils sont accomplis sous une gieuse, 1923, p. 205-206, et retenues par E. Masure,
inlluence surnaturelle,l. IV, disp. LXXXVII, sect. n, Revue apologétique, t. xliv, 1927, p. 25-26.
t. ii, p. 187-192, et c'est dans ce sens qu'il interprète Il n'y a donc pas ici de conception proprement
!e fameux adage Facienti quod in se est, 1. I, disp. XX,
: nouvelle, moins encore de tendance hétérodoxe. Rien
t. i, p. 150-192. n'est plus classique en théologie que de voir dans la
Ces expositions puissantes de deux maîtres égale- grâce le germe de la gloire. Ce mysticisme ne saurait
ment illustres ont l'avantage de faire connaître les être surprenant que pour des imaginations protes-
positions prises par l'École, dont chacun se préoccupe tantes, où domine le préjugé de la corruption humaine.
de dresser aussi exactement que possible le tableau. Pour tout catholique conscient de sa foi, c'est une
On n'y a guère ajouté depuis et c'est à l'une ou l'autre donnée qui s'ajoute aux autres sans les supprimer
de ces sources que nos manuels puisent, d'une manière et dont la théologie du mérite peut à bon droit tirer
plus ou moins prochaine, la plupart de leurs rensei- parti.
gnements. 3° Synthèse doctrinale. —
Au terme de cette his-
3. Sans les mettre sur le
Apologistes modernes. — toire, y aurait lieu de placer une systématisation
il

même plan d'importance que ces maîtres de l'École, il théologique dont ce passé même fournit çà et là tous
faut accorder une mention spéciale aux vues de les éléments. Ce travail a été fait dans une large
quelques modernes dont les protestants ont voulu mesure à l'article Congruo (de), Condigno (de),
faire état. t. m, col. 1133-1152. Il nous suffira de rappeler ici,
Mœhler est le type de ces apologistes qui, tout en en quelques traits succincts, les principes communs
marquant avec énergie les différences qui séparent le à tous les catholiques sur le mérite en général.
catholicisme de la Réforme, s'appliquent à présenter 1. Fondements du mérite. —
Une notion centrale
Je dogme de l'Église d'une manière propre à frapper comme celle du mérite tient forcément à toute la
et à retenir l'attention de nos contemporains. C'est doctrine de l'ordre naturel et surnaturel. Si les pro-
ainsi qu'au lieu de parler du mérite comme d'un droit testants lui témoignent une telle hostilité, c'est par
à une récompense extérieure, en vertu de cet orga- suite de leur système dogmatique des rapports entre
nicisme qui caractérise l'école de Tubingue, il se plaît Dieu et l'homme. Un dogme anthropologique inverse
à montrer, dans les œuvres du juste, la vie même du donne, au contraire, à l'Église le droit et le devoir de
Christ qui est en lui et, par conséquent, l'anticipa- l'aflirmer.
tion réelle de la béatitude céleste. Voir A. Vermeil, Tout le protestantisme est dominé par une concep-
Jean-Adam Mœhler et l'école catholique de Tubingue, tion absolument pessimiste de la déchéance originelle.
Paris, 1913, p. 203-209. D'où ces formules de sa En perdant l'amitié divine, l'homme est tombé dans
Célèbre Symbolique L'Église ne donne aux œuvres...
: un abîme de désordre et de corruption. Non seule-
775 MÉRITE, SYNTHESE DOCTRINALE : RÉALITÉ DU MÉRITE 776

ment son intelligence et sa volonté sont incapables d'exigence juridique suppose un contrat et ne sau-
du moindre bien, mais son être moral tout entier est rait, de toute évidence, exister qu'entre personnes
vicié par la concupiscence, dont il ne peut pas plus enlièrement libres et égales l'une par rapport à
éviter les atteintes que corriger les effets. C'est pour- l'autre. Les services échangés dans ces conditions,
quoi Luther proclamait tout d'abord avec une âpre parce qu'ils ne sont dus à aucun titre, peuvent créer
logique que toutes les œuvres de l'homme ne sont et à celui qui les rend un droit en justice sur celui qui les
ne peuvent être que des péchés. Les disciples ont reçoit.
discrètement réagi sur ce point contre la verdeur du Mais le cas ne se vérifie plus, même entre les
luthéranisme primitif, en donnant œuvres comme
les hommes, chaque fois qu'il existe de l'un à l'autre
utiles, voire même nécessaires au salut, mais sans quelque lien de dépendance, comme, dans la concep-
cesser d'apppuyer avec insistance sur les imperfec- tion antique, entre le maître et le serviteur, ou, pour
tions et souillures qu'elles présentent. toute conscience humaine, entre le père et son enfant.
A cet état de misère constitutive la grâce elle-même Ainsi en est-il, à plus forte raison, de l'homme par
ne porte que très imparfaitement remède. Car elle rapport à Dieu.
n'a pas pour résultat de régénérer nos énergies spiri- Cependant, là où il ne saurait y avoir de droit au
tuelles, mais seulement de nous imputer les mérites sens proprement juridique, on peut concevoir un titre
du Rédempteur, qui metttent à l'abri de la colère établi sur l'équité. Encore qu'ils soient dus, les bons
divine ceux qui se les approprient par la foi. Ainsi offices d'un enfant lui donnent un certain droit à une
nos œuvres restent toujours sans valeur, encore que récompense de la part de son père. Voilà pourquoi,
Dieu, dans sa pure miséricorde, veuille bien les rému- s'ilne peut être question pour nous d'acquérir sur Dieu
nérer. Et il faut qu'il en soit ainsi, sous peine de un droit strict qui le constituerait notre débiteur,
retomber dans le pélagianisme, qui soustrait l'homme il y a néanmoins place, positis ponendis, pour un titre

à la grâce pour ne plus faire dépendre le salut que de moral à une rétribution. Suivant la doctrine classique
ses libres efforts. de saint Thomas, Sum. theol., 6
IMF
q. exiv, a. 1,
,

L'Égiiseprofesse des principes absolument con- l'homme n'est jamais en situation d'avoir par rap-
traires. Sans oublier le péché originel et les blessures port aux récompenses divines un mérite absolu, sim-
graves qui en sont la suite, elle enseigne que, dans pliciter, mais seulement un mérite relatif ou secundum
son fond, l'homme reste néanmoins sain. Pour affai- quid. Il suffit d'avoir devant les yeux cette précision
blies qu'elles soient, son intelligence reste capable fondamentale pour faire tomber, par suite d'une igno-
de connaître le vrai et sa volonté de réaliser le bien ratio elenchi, une bonne partie des critiques formu-
moral. Voir Péché originel. Les poussées instinc- lées contre la doctrine du mérite. Ne faut-il pas tout
tives de la concupiscence ne sont pas en elles-mêmes d'abord avoir soin de prendre ce concept au sens mêni3
des péchés, et il dépend de nous d'en arrêter l'in- de l'Église qui le fait sien?
fluence pernicieuse au seuil de l'acte conscient. II y a Une seconde confusion non moins grave découle,
place, de ce chef, pour des actes qui, sans atteindre chez nos adversaires, de ces prémisses tendancieuses.
une perfection qui n'est pas de ce monde, soient suffi- C'est qu'ils ne veulent connaître, pour obtenir ce
samment conformes à la volonté de Dieu pour n'être mérite tel quel, d'autre moyen que les œuvres suréro-
pas sans quelque valeur devant lui. gatoires. Dès lors, la doctrine catholique est solida-
Sur cette rectitude foncière de notre nature vien- risée avec la conception sommaire d'une morale à
nent ensuite se greffer les dons les plus larges du sur- compartiments, qui nous permettrait de faire à Dieu
naturel. La grâce que Dieu nous accorde signifie, sa part et d'exiger un salaire pour tout surplus que
non seulement la pleine rémission de nos péchés, mais nous aurions fourni au delà du quod justum. Suivant
la restauration intégrale de notre être spirituel. Elle une expression de H. Schultz, toc. cit., p. 5C7, méri-
assure à notre âme une participation réelle à la vie toire serait synonyme de « supra-moral ». Contre quoi
même de Dieu et de son Christ. Voir Justification, l'auteur a beau jeu de protester ensuite, ibid., p. 588-
t. vm, col. 2217-2222. Dès lors s'applique l'adage : 590, au nom de la vraie religion qui comporte le don
Operatio sequitur esse. La sève divine qui anime le total à Dieu de l'être créé.
chrétien donne à ses actes une dignité supérieure et lui Or cet échafaudage polémique croule par la base.
permet de fructifier dans l'ordre surnaturel. Car l'idée de réserver un caractère méritoire aux
Il ne s'agit pas ici de justifier ces divers enseigne- œuvres de pur conseil est si peu celle de la théologie
ments. Leur simple exposition suffit à montrer com- catholique que Suarez la signale comme une quœdam
ment ils rendent possible, voire même normale, la singularis opinio. Il ne cite en sa faveur que l'autorité
doctrine catholique du mérite, dont ils constituent les de Denys le Chartreux et il l'écarté, pour son compte,
indispensables postulats. avec ce verdict péremptoire Hœc senlenlia non solum
:

Réalité du mérite.
2. — Sur la base de ces pré- temeraria est, sed etiam, ut ego existimo, erronea. Nam
misses dogmatiques, l'Ég.ise affirme le mérite comme imprimis conlrarius est commuais consensus theolo-
une réalité. En vertu du subjectivisme qui préside à gorum, quos propterea re/erre non est necesse. Bien
tout leur système de la justification, les protestants loin d'être un obstacle au mérite, le précepte lui
se placent ici d'emblée sur le terrain psychologique et, paraît, au contraire, toutes choses égales d'ailleurs,
d'ordinaire, ne parviennent pas à en sortir. Fidèle à une circonstance propre à l'augmenter. De merilo,
son point de vue dogmatique, la théologie catholique, c. v, 1-1, Opéra, t. x, p. 25-27.
au contraire, se préoccupe avant tout de déterminer Et si l'on objecte qu'un acte ainsi commandé est
la valeur de l'homme et de ses actes dans l'ordre déjà dû à Dieu, il reste à répondre avec saint Thomas,
chrétien. Sum. theol., I a -II œ q. exiv, a. 1, ad l um , que l'homme
a) Notion du mérite. — Quelques explications sont
,

y a son mérite quia propria voluntate id jacit quod


tout d'abord nécessaires sur le concept même du débet. Parole profonde en sa simplicité d'où il résulte
mérite, qui ne laisse pas d'être assez complexe et que l'homme dispose, par sa propria uoluntas, d'un
demande, en conséquence, à être soigneusement pré- pouvoir en quelque sorte créateur et que c'est là
cisé. ce qui fait le prix de nos œuvres devant Dieu. Ce qui
Dansle langage usuel, le mérite évoque souvent nous est demandé, ce que nous pouvons toujours
l'idéed'un droit strict à une juste rétribution, et c'est offrir et ce qui compte par-dessus tout, ce n'est pas
toujours dans ce sens absolu que les protestants le précisément l'action elle-même, mais l'intention de
prennent pour le déclarer inacceptable. Ce caractère l'agent, où s'affirme la part de notre personnalité.

MÉRITE, SYNTHÈSE DOCTRINALE : RÉALITÉ DU MÉRITE 778

Ainsi, au iicu d'être étranger à l'ordre moral, le admet dans les deux cas la continuité d'un même
mérite en est, tout au contraire, la suprême expres- plan rationnel, et l'on voit tout l'avantage que lui
Eo ipso, écrit expressément Suarez. quod [opus]
sion. confère cette position devant l'intelligence qui cherche,
bonum est et liberum, habet aliquam dignitatem mora- à construire un système ordonné de l'univers.
lem ratione cujus et est digruim lande et, qualenus De fait, la révélation divine confirme ici de tous
'
bene fit, eedit aliquo modo in gloriam Dei... Apud points ces postulats de la raison. Sans doute l'Écri-
Deum autem moralis bonitas prœcipue spectatur ex ture entière tend à exciter le sentiment religieux en
parte operis, quia Deus... ex bonis noslris operibus inculquant avec force que tout ce que nous pouvons
non qua-rit utilitatem sed gloriam, quœ ex bonitate avoir ou recevoir de biens est un bienfait de la bonté
operum résultat et a nobis dari Deo censetur qualenus divine, et cette conviction, que l'Évangile devait sur-
propria voluntaie ea libère facimus. Loc. cit., 5 et 7, tout développer, n'est pas étrangère à l'Ancien Tes-
p. 27-28. En vertu de ce principe, le minimum de mo- tament. Mais, en même temps, l'homme est partout
ralité est suffisant pour assurer un minimum de mé- invité à l'effort personnel en vue de conformer sa
rite. C'est ainsi que Ripalda, avec beaucoup d'autres, conduite à la volonté de Dieu et, dans le Nouveau
admet, contre Suarez, op. cit., c. n, 7-11, p. 14-15, Testament où Dieu est donné comme un père, ce
un meritum purœ omissionis chez celui qui s'abstient service obligatoire se nuance d'amour sans rien per-
seulement de faire le mal. De ente supern., 1. III, disp. dre de sa rigueur. Cet appel à la vie morale ne sup-
LXX, t. i, p. 591-608. A fortiori le mérite accompa- pose-t-il pas la valeur de ses résultats?
gne-t-il tous nos actes positivement ions : sa perfec- Voilà pourquoi la notion du mérite humain est
tion en qualité et en quantité, si l'on peut ainsi dire, expressément comprise dans l'affirmation perma-
est fonction de notre attachement à la loi du bien. nente de la justice de Dieu, qui doit « rendre à chacun
Il va sans dire que les œuvres de conseil peuvent selon ses œuvres ». Formule régulatrice de l'ancienne
aussi donner lieu au mérite; mais c'est parce qu'elles Loi, voir Jugement, t. vin, col. 1735, qui se retrouve
rentrent, elles aussi, dans la pleine extension de à la lettre dans l'Évangile, Matth., xvi, 27, et dans
l'ordre moral et religieux. Car ce qui n'est pas pro- saint Paul, Rom., u, 6. Aucun fait ne saurait mieux
prement imposé sous peine de faute peut cependant illustrer l'identité de la foi religieuse dans les deux
être suggéré à la générosité de chacun par cette loi Testaments.
générale, illimitée dans ses applications, qui porte Il n'est pas d'artifice auquel l'exégèse protestante

l'âme à se dévouer tout entière au service du Dieu qui n'ait recouru pour se dérober à cette évidence. Contre
lui a tout donné. Ici encore, le mérite de ces œuvres l'implacable clarté des textes, on a prétendu qu'il ne
tient, non pas précisément à leur qualité propre, saurait y avoir de parité entre la sanction divine du
mais à la volonté qui en inspire l'accomplissement. bien et du mal. Véritable paradoxe si la justice est
Et si elles nous paraissent avoir plus de mérite un attribut de Dieu. Plus subtilement on a voulu dis-
ce qui n'est pas toujours vrai en réalité — c'est uni- tinguer entre l'idée de mérite et celle de récompense:
quement parce que cette propria voluntas qui est le comme si l'affirmation de celle-ci n'impliquait pas
principe de toute vie morale trouve l'occasion de nécessairement celle-là! Toutes échappatoires qui sen-
s'y affirmer avec plus d'éclat. tent le système préconçu et se trouvent condamnées
b) Fait du mérite. — C'est dans ce sens que l'Église par là-même. Rien ne peut faire qu'en professant la
enseigne la possibilité et la réalité du mérite comme parfaite justice du jugement divin l'Écriture ne donne
fruit de la justification. à la valeur des œuvres humaines sa suprême consé-
Nous avons fait remarquer en son temps, voir plus cration.
haut, col. 757, que !e concile de Trente s'est contenté Aussi bien cette vérité est de celles qui se sont main-
de définir que nous pouvons « mériter véritablement » tenues sans progrès réel à travers toute la tradition
et, de propos délibéré, s'est abstenu de faire entrer dans chrétienne. Sans doute la théologie grecque, moins
sa définition les termes d'école qui qualifient cette bien servie sur ce point par les ressources de sa langue,
vérité. La nuance de cet enseignement et l'échelle de s'en est-elle ordinairement tenue aux simples énoncés
valeur qui en découle n'ont pas échappé aux théolo- de la révélation script uraire. Mais la théologie latine
giens postérieurs. Homines posse, écrit Suarez, vere a reçu dès la première heure le terme de mérite, qui a
et proprie ac simpliciter apud Deum mereri ex gratia l'avantage de les traduire d'une manière plus nerveuse
seu per gratiam operundo : hœc conclusio sub his ter- et, pour ce motif, n'a plus cessé d'avoir cours. Chemin
minis est de fuie. De merito, c. i, 5, p. 6. Posse homines faisant, commençait l'analyse des conditions du mé-
mereri apud Deum, absolutc loquendo, de condigno rite, et les spéculatifs, depuis Origène jusqu'à saint
et secundum aliquam justiliœ eequitatem : hœc assertio Augustin, relevaient la mystérieuse collaboration qu'il
non est de fide, quia sub his lerminis non est definita; demande entre la volonté de l'homme et la grâce de
est lamen omnino vera et valde consentanea principiis Dieu. La théologie médiévale a recueilli paisiblement
fidei. Ibid., 10, p. 8. Sans donc interdire à l'École ces données traditionnelles pour en faire une plus
de poursuivre ses déductions sous sa propre respon- rigoureuse systématisation. En s'inscrivant avec
sabilité, l'Église impose seulement à notre foi de fougue contre cette doctrine de l'École, la Réforme
reconnaître à nos œuvres une valeur telle que l'on avouait indirectement sa rupture avec le passé le
puisse parler d'un véritable mérite devant Dieu. plus authentique de l'Église elle-même.
Avant toute preuve positive, cette doctrine repose Du point de vue théologique, la dignité que pro-
sur une évidente analogie de la foi qui suffirait par cure à l'âme la grâce de la régénération non seulement
elle-même à l'établir. La valeur objective des actes permet mais impose de reconnaître la réalité du
humains est, en effet, une des bases les moins contes- mérite. Car un principe surnaturel agit désormais en
tables de l'ordre moral, et c'est pourquoi la raison est elle Si autem. comme l'enseigne saint Thomas, loqua-
:

d'accord avec la conscience pour attendre que Dieu mur de opère meritorio secundum quod procedit'ex gratia
leur attache de justes sanctions. Voir S. Thomas, Spirilus Sancti, sic est meritorium vitse ;elerme ex
Sum. theol., L-II œ q. xxi, a. 3-4. Mais, si le mérite
, condigno; sic enim valor meriti attend ilur secundum
appartient ainsi au fond le plus essentiel de la Pro- virtutem Spirilus Sancti moventis nos in vilain œlernam.
vidence naturelle, ne serait-il point paradoxal au pre- Sum. theol., P-II 112
q. exiv, a. 3. Ce qui est dit ici
,

mier chef d'imaginer que l'ordre surnaturel obéisse à pour justifier le mérite de condigno vaut, à bien plus
d'autres lois? Le mysticisme de la Réforme se com- forte raison, pour expliquer le mérite tout court. Voir
plaît dans cette dissociation : l'Église, au contraire, de même Suarez, c. i, p. 10 Sicut gratia habet pro-
:
779 MÉRITE, SYNTHÈSE DOCTRINALE: CONDITIONS DU MÉRITE 780

porlionem cum vita seterna lanquam cum ultimo fine, Ha 3. Conditions du mérite. — Encore est-il que n'im-
opéra gratis hubenl proportionem et condignitatem cum porte quel acte ne saurait être méritoire. Les condi-
eodem fuie lanquam média, et Mi maxime propor- tions requises pour le mérite en achèvent le concept.
tionata. A la base, il faut tout d'abord supposer un engage-
A cette doctrine les protestants ne cessent d'oppo- ment divin. Dans l'ordre humain déjà, on ne saurait
ser les droits de Dieu, auxquels elle ferait concurrence. concevoir de mérite qui s'impose auprès de quelqu'un
Mais, en était ainsi, comment pourrait-on admet-
s'il qui n'aurait pas, au préalable, consenti à l'accepter.
tre, le mérite du Christ? Calvin a connu de ces extré- A plus forte raison en est-il ainsi devant Dieu, et tout
mistes Etsi fatentur salulem nos per C.hristum consequi,
: particulièrement en matière de biens surnaturels qui
nomen tamen meriti audire non sustinent quo putant dépassent nos capacités natives. Mcritum hominis
obscurari Dei gratiam. Inst. rel. christ., 1. II, c. xvn, apud Deum, enseigne saint Thomas, esse non potest
1, Opéra, t. n, col. 386, et n'en a pas moins affirmé, nisi secundum prœsupposilionem divinse ordinationis,
sous réserve de l'initiative qui revient à la Cause pre- homo consequatur a Deo per suam ope-
ita scilicet ut id
mière, la valeur méritoire de l'œuvre du Sauveur. ralionem quasi mercedem ad quod Deus ei virtulem
Régula enim vulgaris est, ajoute-t-il avec raison, qu-ts operandi deputavit. Sum. theol., I»-IIœ q. exiv, a. 1.
,

subalterna sunt non pugnare, ideoque nihil obslat En termes d'école, l'acte humain ne saurait avoir
quominus gratuita sit hominum juslificalio ex mera qu'une valeur in aclu primo : il faut un vouloir de
Dei misericordia et simul interveniat Chrisli merilum. Dieu pour lui donner le caractère formel de mérite
On ne saurait mieux dire; mais la logique n'impose- in actu secundo. Voir Chr. Pesch, Preel. dogm.. t. v,
t-elle pas d'appliquer à l'homme le même principe ? Fribourg-en-B., 4 e édit., 1916, p. 242-243.
La grâce ne s'oppose pas davantage au mérite du Cette divina ordinatio, qui, dans l'ordre naturel, se
simple chrétien, quand on la conçoit avec l'Église confondrait avec la constitution même de la destinée
comme une étroite collaboration entre Dieu et humaine, suppose, dans l'ordre surnaturel, un décret
l'homme, où d'ailleurs celui-ci est l'agent secondaire spécial de Dieu, que seule la révélation peut nous
et celui-là le principal. Quamvis, comme l'expose en faire connaître. Voilà pourquoi les théologiens parlent
excellents termes Bellarmin, in opère bono quod nos, volontiers de « pacte » et le concile de Trente men-
Deo juvante, facimus nihil sit noslrum quod non sit tionne expressément la « promesse divine » comme
Dei, neque aliquid sit Dei quod non sit noslrum, sed fondement de' nos espérances ...Proponenda est vita
:

tolum facial Deus et totum facied homo, tamen ratio seterna... tanquam merces ex ipsius Dei promissione
cur id opus sit dignum vita seterna tota pendel a gratia. reddenda. Sess. vi, c. xvi, Denzinger-Bannwart, n. 809.
De meritis operum, c. v, Opéra t. vr, p. 354. Il n'est d'ailleurs pas indispensable d'imaginer que

Rapprocher, ainsi que le fait A. Grétillat, Exposé de cet engagement prenne une forme contractuelle. On
théologie systématique, t. iv, p. 370, du pharisaïsme peut concevoir comme suffisamment inclus dans
le
grossier ou du pur pélagianisme, qui ne s'attachent le tout gratuit de notre vocation surnaturelle,
fait
qu'à « l'œuvre extérieure », comme une « seconde alté- dont Dieu nous accorde normalement les moyens en
ration » du principe chrétien, « plus subtile, plus nous l'assignant comme fin. Ut videtur, non requiritur
savante et plus spécieuse », la doctrine « qui place la a parle Dei promissio formalis retribuendi quse esset
condition de la justification, non pas dans l'œuvre distincta ab ipsa ordinatione Dei qua nos reddit con-
propre.;, mais dans l'œuvre produite par la grâce » est sorles divinse naturse et ideo concedit gratiœ dona ut
une de ces déformations que les passions de la contro- opéra nostra sint intrinsece proportionata cum ultimo
verse expliquent sans les excuser. Car, entre l'œuvre fine obtinendo. J. van der Meersch, Tract, de divina
naturelle de l'homme laissé à ses propres forces et gratia, Bruges, 1900, p. 354.
celle qui est le fruit de la grâce, ce n'est pas une simple Du côté de l'homme, le mérite suppose l'état de
nuance qu'il faut reconnaître, mais une différence du grâce. En effet, seule la sève surnaturelle peut fruc-
tout au tout. L'activité surnaturelle de l'homme peut tifier pour la vie éternelle et y donner droit. Voilà
et doit être méritoire, parce qu'elle est intrinsèque- pourquoi le concile de Trente n'admet l'homme à
lent divinisée. mériter que sous la condition d'être « le membre
Il n'y a pas lieu, non plus, de voir dans le mérite vivant du Christ », c. xvi, et can. 32, Denzinger-
humain une atteinte portée à l'œuvre rédemptrice; Bannwart, n. 809 et 842. Contre Baïus, l'Église a
car celle-ci en est la source et ne montre que mieux précisé que cette vie divine doit s'entendre d'une
son efficacité en devenant féconde. Nam mérita homi- possession effective de la grâce sanctifiante. Prop. 12,
num, pour citer encore le même Bellarmin, non requi- 13, 15 et 17, Denzinger-Bannwart, n. 1012-1017. De
runtur propter insufjlcienliam meritorum Chrisli, sed ce fait saint Thomas donne une double raison raison
:

propter maximum eorum efficaciam. Meruerunt enim accidentelle pour l'humanité déchue, propter impedi-
Chrisli opéra apud Deum, non solum ut salutem conse- mentum peccati; raison essentielle, fondée sur l'ab-
queremur, sed uteam per mérita propria consequeremur. solue transcendance de la vie éternelle par rapport
Ibid. On retrouve ici une fois de plus cette philoso- aux forces de notre nature. Sum. theol., I a -IIœ ,

phie générale de la Cause première qui, loin de s'ap- q. exiv, a. 2. Pour le commentaire de cette doctrine,
pauvrir, nous révèle davantage sa richesse infinie en voir Bellarmin, De meritis operum, c. xu-xiu, p. 366-
associant la cause seconde à sa toute-puissante acti- 370; Suarez, De merilo, c. xiv, p. 81-89; Ripalda, 1. IV,
vité. disp. LXXVIII, t. il, p. 37-49. — Effet de la grâce
En regard de ce plan surnaturel selon la foi de sanctifiante, le mérite doit logiquement disparaître
l'Église, où « toutes choses sont restaurées dans le avec elle. Cette ruine des titres surnaturels antérieure-
Christ », Eph., i, 10, H. Schultz est bien obligé de ment acquis est une conséquence certaine du péché
concéder à ses adversaires, loc. cit., p. 567, que la grave. On s'est demandé s'ils revivent dans l'âme qui
conception protestante « manque de grandeur ». rentre en grâce. Le moins qu'on puisse dire, c'est
Tandis que la rédemption stérile de la Réforme que rien dans la notion de mérite ne s'oppose, en droit,
diminue tout à la fois l'homme et Dieu, la doctrine à cette reviviscence. Quant à la question de fait, elle
du mérite grandit en même temps l'un et l'autre. dépend de la conception générale que chacun adopte
Cette perfection intrinsèque n'est pas négligeable et sur les lois de la Providence surnaturelle et l'effica-
s'ajoute comme un harmonieux complément à l'appui cité plus ou moins grande des moyens de relèvement
décisif que la foi catholique trouve dans les sources qu'elle met à notre disposition. Il est clair que la
de la révélation. doctrine de la reviviscence, en même temps qu'elle
781 MÉRITE, SYNTHÈSE DOCTRINALE : OBJET DU MÉRITE 782

est consolante pour l'âme, relève l*efïicacilé de l'abso- a) Du mérite en soi. —


bruit suprême et dernier
lution sacramentelle ou de la contrition parfaite. Cette épanouissement de la vie divine en nous, le mérite
double raison lui assure la laveur du plus grand doit d'abord être considéré comme un élément objec-
nombre des théologiens. tif qui complète la doctrine du surnaturel.
Sous cette influence surnaturelle peuvent et doi- Le mérite est essentiellement coordonné au dogme
vent, bien entendu, se développer toutes les dispo- de la grâce. Or l'Église enseigne, contre les pélagiens,
sitions subjectives nécessaires pour que l'œuvre que la grâce est absolument gratuite et, avec elle, la
humaine soit agréable à Dieu. Il faut donc un acte prédestination qui n'en est qu'un aspect. De ce chef,
libre et moralement bon. De plus, comme il s'agit il faut donc exclure du mérite la grâce de la première

d'un mérite surnaturel, cet acte doit procéder de la justification et toutes celles qui la préparent. Cette
grâce actuelle, c'est-à-dire d'une impulsion divine qui double vérité est formellement rappelée par le concile
le mette en rapport avec cette fin. Voir Chr. Pesch, de Trente, sess. vi, c. v et vm, Denzinger-Bannwart,
op. cit.. p. 247-256; J. van der Meersch, op. cit., n. 797, 801. La grâce à la base du mérite, qui sans
est
p. 359-364. elle ne saurait exister. Ibid., c. xvi, n. 809. En vertu
Quelques théologiens ont demandé comme condi- de ce principe fondamental, aucune bonne œuvre,
tion sine qua non que l'acte méritoire soit produit même après la justification, ne saurait donner droit
par la vertu de charité. Plus tard les jansénistes ont à la grâce d'une conversion éventuelle en cas de faute,
abondé dans ce sens. Suarez écarte cette opinion ni à des grâces toujours efficaces et moins encore à la
comme trop exigeante. Opinionem liane nullo modo dernière de toutes, la persévérance finale. Ibid., c. xm,
probandam aut tolerandam censeo, quia parum consen- n. 806. On ne peut tout au plus concevoir sur ces divers
tanea videtur Scripturis, et communi sensui Ecclesiie et points qu'un mérite de congruo.
Patrum, nimiumque coarctat mérita sanclorum, prœ- Sous réserve de cette souveraine initiative divine
ter Dei magnificentiam et targitatem ac convenitntem qui commande le début et le terme de notre salut,
providentiam. De merito, c. vin, 9, p. 44. La plupart l'âme une fois introduite dans l'ordre surnaturel peut
des théologiens modernes adoptent ce sentiment et mériter tout ce qui a le caractère d'une récompense.
demandent seulement que nos actes soient rapportés Dans cette catégorie il faut tout d'abord faire
virtuellement à Dieu comme notre fin dernière. Ce entrer l'accroissement de la grâce sanctifiante. Saint
qui, d'après les derniers commentateurs de saint Bonaventure n'admettait pas, à cet égard, de mérite
Thomas, comporte seulement deux conditions : proprement dit. In II»'» Sent., dist. XXVII, a. 2,
nempe habitualem ordinationem hominis ad Deum per q. n, voir .plus haut, col. 692. La thèse contraire est
churitalem ac operationem cum intenlione finis operis soutenue par saint Thomas, Sum. theol. , l^-ll^,
qui sit referibilis in Deum. J. van der Meersch, op. q. exiv, a. 8, et par l'ensemble des théologiens mo-
cit., p. 369. dernes. Voir Suarez, De merito, c. xxv, p. 154-157.
Par application des mêmes principes, il n'est pas Cette question est pratiquement tranchée par le
nécessaire que nos actions soient proprement inspi- concile de Trente, qui parle de « vrai mérite » à propos
rées par un motif de foi il suffit que le motif en soit
: de l'augmentation de la grâce comme de la vie éter-
moralement honnête. Voir J. Miillendorf, Das Glau- nelle, can. 32, n. 842.
bensmotiv als Bedingung der Verdienstlichkcit nach La grâce, dans l'économie chrétienne, est le germe
dessen positiven Beweisen untersucht, dans Zeitschrijt de la gloire voilà pourquoi, en méritant l'accrois-
:

jùr kath. Théologie, 1893, t. xvn, p. 496-520. sement de celle-là, le chrétien peut mériter également
Le degré du mérite varie à la mesure de ces dispo- celle-ci. Voir Ripalda, 1. III, disp. XC, t. n, p. 197-
sitions de l'agent humain. Dans cette appréciation, 238. Quoi qu'il en soit, en effet, du judaïsme, quis'at-
l'œuvre elle-même compte sans doute pour sa part. tarda trop souvent aux promesses temporelles, dans
Cependant la plus ou moins grande difficulté qu'elle la révélation chrétienne c'est toujours la vie éternelle
présente n'est ici qu'un élément accidentel. Après que Dieu promet comme récompense à la fidélité de
saint Thomas, Sum. theol., P-II*, q. xx, a. 4, Suarez ses bons serviteurs. Récompense d'ordre absolument
défend comme étant « l'opinion commune des théolo- transcendant et qui, de ce chef, est une grâce, de
giens l'idée que la réalisation extérieure de l'acte
» toutes la plus grande et la plus précieuse. Les pro-
n'ajoute rien, en soi, au mérite de la bonne volonté, testants n'en veulent retenir que ce caractère; mais
sauf que, de fait, celle-ci trouve là, d'ordinaire, une 1

ils se mettent par là en formel désaccord avec les


occasion de mieux montrer sa vigueur et sa persévé- mêmes sources de la révélation, qui la donnent comme
rance. De merito, c. vl, p. 28-37. Ce qui donc est déci- but et comme terme aux efforts de l'homme ici-bas.
sif dans la valeur du mérite, c'est la dignité de la Il faut donc, avec le concile de Trente, c. xvr,
personne ainsi que la qualité de ses actes et de ses Denzinger-Bannwart, n. 809, la regarder en même
sentiments. Voir J. van der Meersch, op. cit., p. 361- temps tamquam gratia... misericorditer promissa et
364, et J. Miillendorf, Das Mass des Verdienstes in den tamquam merces... fideliter reddenda, en ce sens que
einzelnen Werken, dans Theologisch-praktische Quar- Dieu a voulu nous donner le moyen d'obtenir par
talschrift, t. i.xn, p. 43-55, 301-313. Par où le
1909, voie de mérite le bonheur auquel il nous appelle par
mérite se trouve une fois encore situé dans les plus pure grâce. Quant à dire avec Mélanchthon et son
pures réalités de l'ordre moral. école que nous mériterions, à défaut de la gloire elle-
De ces diverses conditions, celles qui regardent même, d'autres biens spirituels dans la vie présente
l'agent doivent toujours être réalisées; mais celles qui et future, c'est une distinction sans consistance, que
sont relatives à la promesse divine et à l'acte humain rien n'autorise dans l'Écriture ni dans la tradition
peuvent l'être d'une manière plus ou moins parfaite. et qui n'est qu'un médiocre expédient pour sauver
C'est ce qui autorise la distinction, devenue classique contre l'évidence des faits les postulats d'un système.
depuis le Moyen Age. entre le mérite proprement dit Plusieurs théologiens du Moyen Age répugnaient
ou de condigno et le mérite de simple convenance ou à parler ici d'un mérite de condigno, voir col. 690, et
de congruo. Bellarmin témoigne que ces scrupules survivaient
4. Objet du mérite. —
Pas plus que n'importe quel encore, au moins pour des raisons d'opportunité, chez
acte n'est méritoire, n'importe quel bien ne peut être quelques auteurs de son temps. De meritis operum,
mérité. L'objet du mérite se détermine logiquement c. xvi, p. 376. Mais contre eux il peut affirmer :

d'après les lois qui président à l'économie générale Communis aulem sententia theologorum admittit sim-
du salut. pliciter meritum de condigno. Quse sententia verissima
783 MERITE. SYNTHÈSE DOCTRINALE : OBJET DU MÉRITE 784

est.Voir de même Suarez, De merito, c. xxvm, p. 1 V 1 - n. 810. Il explique l'humilité dont les saints ont tou-
189. Bien que cette question d'école ne soit pas tran- jours fait preuve et qui se retrouve, en propor-
chée par le concile de Trente, la formule vere mereri tion même de leur sincérité, chez les plus modestes
qu'il adopte est, à n'en pas douter, bien propre à croyants. Aucune religion et aucune Eglise ne sont
incliner dans ce stms la pensée des théologiens. à l'abri de ce fléau spirituel qu'est le pharisaïsme;
C'est d'ailleurs le cas de se rappeler, comme on l'a mais on ne saurait, sans la plus flagrante injustice,
fait observer plus haut, col. 774, à propos de Mcehler, rendre l'Église catholique responsable d'un mal que
que la grâce et la gloire signifient, au fond, la conti- tous ses principes tendent au contraire à prévenir ou
nuité d'une même vie divine. Bien donc n'oblige à a corriger.
concevoir la récompense comme un don toul extérieur Dans l'ordre de la grâce comme dans l'ordre de la
et arbitraire. Quoi qu'il en soit du langage populaire, nature, le grand mystère est toujours celui des rap-
où domine nécessairement l'image, le mysticisme et ports entre le fini et l'infini. L'histoire de la pensée
la théologie catholiques sont d'accord pour professer religieuse aussi bien que de la pensée philosophique
cette conception organique de la béatitude qu'on est faite des poussées alternatives de systèmes qui
voudrait nous opposer au nom de la conscience mo- pèchent, à cet égard, tantôt par excès, tantôt par
derne. H. Schultz, loc. cit., p. 592-595. Seulement il défaut. Tandis que les uns compromettent la part de
reste à maintenir que l'œuvre humaine entre dans ce l'homme, les autres méconnaissent trop celle de Dieu.
processus à titre de condition et de moyen. C'est pour- Au lieu de sacrifier l'un à l'autre ces deux agents
quoi le mérite, au lieu d'être « exclu de l'ordre mo- solidaires du salut, l'Égiise catholique s'applique à
ral », ibid., p. 594, en est, devant la raison comme les unir. De cette union, qui inspire tout son système
devant la foi, un élément constitutif. de la grâce, la doctrine du mérite n'est qu'un cas
Il n'est question en tout cela que de mérite indivi- particulier, qui soulève les mêmes problèmes, repose
duel, c'est-à-dire du fruit que l'œuvre sainte procure sur les mêmes principes et peut, quand elle est bien
à son agent. La réversibilité des mérites sur des comprise, s'autoriser des mêmes bienfaits.
tiers un problème spécial dont la solution est
est
Historiquement et logiquement la question du mérite
commandée par les règles que suggère le dogme de
est liée a celle de la justification. Dès lors, toute la biblio-
la communion des saints.
b) Du mérite par rapport à nous. —
Telle étant la
graphie de ce dernier article, voir t. vin, col. 2221-2227,
convient également à celui-ci. Il suffira de signaler ici les
portée objective du mérite, il reste à se demander rares études dont le mérite forme l'objet spécial, ou du
quelle place lui revient dans la conduite de notre moins principal, en notant une fois pour toutes que la
vie. Les protestants ne savent guère en voir que ce plupart viennent d'auteurs protestants et portent, en
côté subjectif. C'est, en réalité, le plus secondaire et conséquence, la trace de leurs partis pris confessionnels.
la théologie catholique l'explique sans peine par la
1. Études historiques. —
1° Études générales. — -1. Maté-
riaux chez les controversistes des xvi e et xvn' siècles.
simple application des principes dogmatiques déjà
Parmi les protestants, les plus représentatifs sont Martin:

posés. Chemnitz, Examen concilli Tridenlini, édit. de Francfort,


D'une part, puisque le mérite est une réalité, rien 1596, 1. 1, p. 174-188; J. Gerhard, Loci Iheologici, loc. XVIII :

ne peut faire que le chrétien n'ait pas le droit d'en De bonis operibus, c. vm De meritis bonorum operum, édit.
:

tenir compte. Et ceci l'autorise tout d'abord, sous la Cotta, Xubingue, 1768, t. vm, p. 80-168; Daniel Charnier,
seule condition de subordonner son appétit de bonheur Panstratiœ catholiese, I. XIV De operibus, Francfort,

:

1627, t. m, p. 226-252. Chez les catholiques, le plus


au service désintéressé de Dieu, à faire entrer la
abordable et le plus précieux reste toujours Bellarmin,
recherche de la récompense dans les fins de son acti-
De iustifteatione, 1. V De meritis operum, dans Opéra
:

vité morale. Tel est le principe posé par le concile omm'a,. édit. Vives, Paris, 1873, t. VI, p. 343-3S6; résumé
de Trente, c. xi, Denzinger-Bannwart, n. 804; cf. dans J. de la Servière, La théologie de Bellarmin, Paris,
can. 26 et 31, ibid., n. 836, 841. L'application est 1908, p. 705-723.
affaire de psychologie et H. Schultz lui-même veut 2. Renseignements épars dans les histoires modernes

bien reconnaître, loc. cit., p. 593, que la perspective des dogmes. —


a) Chez les protestants, on pourra surtout
des compensations futures n'est pas sans quelque consulter : A. Harnack, Lehrbuch der Dogmengesehichte,
4' édit., 'lubingue, 1909-1910; F. Loofs, Leitfaden zum
utilité pour soutenir l'homme dans les rudes sentiers
Sludium der Dogmengesehichte, 4° édit., Halle, 1906;
du bien. Voir là-dessus Bellarmin, De merilis operum, R. Seeberg, Lehrbuch der Dogmengesehichte, Leipzig,
c. vm-ix, p. 361-363. 1908-1917. Résumé synthétique par J. Kunze, art. Ver-
A plus forte raison, une fois le bien accompli, l'âme dienst, dans Protest. Realencyclopàdie, Leipzig, 1908,
peut-elle s'entretenir dans une ferme assurance que t. xx, p. 500-508. — b) Chez les catholiques J. Schwane,
:

« son effort n'aura pas été vain devant le Seigneur ». Histoire des dogmes, traduction française par A. Degert,
I Cor., xv, 58. En douter serait faire injure à Dieu
Paris, 1909-1915; J. 'fixeront, Histoire des dogmes, Paris,
1909-1915.
lui-même. Hebr., vi, 10. C'est pourquoi l'apôtre par
excellence de la grâce ne craint pas d'attendre la
3. Éludes d'ensemble. — H. Schultz, Der sittliche BegrifJ
des Verdiensles und seine Anwendung au/ das Verstàndnis
« couronne de justice » due à ses travaux. II Tim., des Werkes Clirisli, dans Theologischc Studien und Kritiken,
iv, 7. Tous les chrétiens peuvent et doivent partager 1894, t. Lxvn, p. 7-50, 245-314, 551-614; résumé par
ie même sentiment. Il ne s'agit plus ici d'un calcul R. S. Franks, dans J. Hastings, Encgclopœdia of Religion
intéressé, mais d'une foi profonde en la divine Pro- and Elhics, art. Mérite, Edimbourg, 1915, t. vint P- 561-
vidence, où le triomphe objectif et nécessaire du bien 565; St. Tyszkiewicz, Warum verwerfen die Orthodoxen
unsere Verdienstlehre, dans Zeitschrifl jùr katholische
ne se sépare pas des avantages qui doivent en découler
Théologie, 1917, t. xli, p. 400-406.
pour ceux qui l'ont fidèlement accompli. 2° Monographies. — 1. Période scripluraire.— F. Weber,
Mais, en même temps, de cette ferme espérance Die jùdische Théologie, Leipzig, 1897; W. Bousset, Die
tout élément de complaisance personnelle doit être Religion des Judenlums im neuteslamentlichen Zeitalter,
banni. Car le chrétien conscient de sa foi ne saurait Rerlin, 1906; E. Tobac, Le problème de la justification chez
oublier que ses mérites sont l'œuvre de la grâce, et de saint Paul, Louvain, 1908; B. Bartmann, S. Panlus und
ce dogme l'expéiience de chacun permet dans une S. Jacobus ùber die Rechtfcrligung, Fribourg-en-B., 1897:

large mesure de constater pratiquement la profonde


R. Neumeister, Die neuteslamentliche Lehre vom Lohn.
Halle, 1880; B. Weiss, Die Lehre Christi vom Lohn, dans
vérité. Au surplus, comment pourrait-il perdre de vue
Deutsche Zeitschri/t fur christliche Wissenschapl und chrisi-
le souvenir de sa misère et les exigences de la divine
liches Leben, 1853, t. iv, n. 40-42, p. 319, 327, 335-338;
justice? Ce double motif de défiance est rappelé par le P. Mehlhorn, Der Lohnbegriff Jesu, dans Jahrbiicher fur
concile de Trente, c. xvi, Denzinger-Bannwart, protcstanlische Théologie, 1876, p. 721-734; O. Umfrid, Die
.

785 MERITE MERLIN TSii

Lehre Jesu vom Lohn nach den Sgnoptikern, dans Theolo- Nommé par François de Lorraine, pour lors doyen de
gische Studien ans Wurtemberg, 1S86, t. mi, p. 163-186; la métropole de Cologne cl évêque deVerdun, a la cure
J. Neveling, Oie neutestamenlliche Lehre vom Lohn, dans de Notre-Dame in Pasculo,en 1623, il administra cette
Theologische Arbeiten des rheinischen wissenschafllichen
paroisse avec beaucoup de zèle, jusqu'à sa mort,
Predigeruereins, 18S6, t. vit, p. 57-90.
2. Période pcilristique. —
K. 11. Wirth, Dcr « Verdienst — 21 avril 1644. Il laissa une grande reput al ion de piété,
de charité et de dévouement. Sun œuvre écrite,
Begrif] in der ehristlirlien Kirche, t. i Der Verdienst •<- :

Begri/J bei Tertullian, Leipzig, 1892; t. n Der Verdienst*- :


qui est considérable, comporte un très grand nombre
Begrif) bei Cgprian, Leipzig, 1901; C. Yer[aillie, La d'ouvrages et d'opuscules de piété, dont plusieurs
doetrine de la justification dans Origine d'après son commen- sont restés inédits. Le Manuale pietatis, paru à Cologne
taire de l'ÉpUre aux Romains, Strasbourg, 1926. en 1675 comme appendice du Paradisus anîmx chris-
3. Période médiévale. —
K. Heim, Das Wesen der Gnade
tianse, imprimé en 1630, du vivant de l'auteur, a été
bei Alexander Ilalcsins, Leipzig, 1907; (">. Bozitkovir,
Saneti Bonaventurœ doctrina de gratin et libero arbilrio,
traduit en français sous le titre Heures chrétiennes
:

Maricnbad, 1919; .1. Stuller, Die entfcrnte Yorbercitung au/ Urées de l'Écriture sainte et des saints Pères... par
die Rechtfertigung nach dem hl. Thomas, dans Zeitsehrift M. Horstius, Paris, 1685; cette traduction, œuvre de
fur katholische Théologie, 1923, t. xlvii, p. 1-24, 171-1S1; Nicolas Fontaine, de Port-Royal (t 1709) fut condam-
Fr. Mitzka, Die Lehre des hl. Bonaventura von der Vorbe- née par plusieurs évoques de France, comme suspecte
reitung au/ die heiligmachende Gnade, ibid., 1926, t. L,
p. 27-72, 220-252; J. Rivière, Sur l'origine des formules
de jansénisme. —
Merler a dirigé l'édition du com-
mentaire d'Eslius sur les épîtres de saint Paul. Mais
DE COXD1GXO, DE COXURUO, dans Bulletin de littérature
la théologie lui est surtout redevable d'une édition de
ecclésiastique, 1927, p. 75-89; Quelques antécédents patris-
tiques de la formule FAC1EXTI QVOD i X SE EST, dans Revue saint Rernard, qui dépassa, de beaucoup, celles qui
des sciences religieuses, 1927, t. vu, p. 93-97; Saint Tho- avaient paru Jusque-là S. Bernardi... vita et opéra novis
:

mas et le mérite DE COXGRUO, ibid., p. 641-649; Parthé- curis ad mss. codices recensita, 2 vol., in-fol., Cologne,
nius Minges, Der Wert der guten Werke nach Duns Scotus, 1641; cette édition a servi de base à celle de Mabil-
dans Theologische Quarlalschrift, 1907, t. Lxxxix, p. 76-
93 Beitrag zur Lehre des Duns Scotus ùber das Werk Cliristi,
;
lon. —
D'inspiration analogue est l'ouvrage intitulé:
Septem tuba; orbis christiani ad reformationem eccle-
ibid., p. 268-279; C. Feckes, Die Rechtfertigungslehre des
Gabritl Biel und ihre Stellung innerhalb der nominalis-
siasticie disciplina; instiiuendam excitantes, Cologne,
tischen Schule, Munster-en-W., 1925; H. Lâinmer, Die 1635; c'est un recueil de sept opuscules des Pères ;

vortridentinisch-katholische Théologie, Berlin, 1858; Th.Brie- De consideratione de saint Bernard, De cura paslorali
ger, Die Rechtfertigungslehre des Cardinal Conlarini, dans de saint Grégoire, De sacerdotio de saint Jean Chry-
Theologische Studien und Kritiken, 1872, t. xlv, p. 142- sostome, De vita contemplativa de saint Prosper, Canon
150; Fr. Hiinermann, Die Rechtfertigungslehre des Kardi-
nals G. Contarini, dans Theologische Quartalschrift, 1921,
episeopalis de Pierre de Blois, Œuvres de Salvien. —
Le Viator christianus, 2 vol., in-12, Cologne, 1646, est
t. en, p. 1-22; H. Riickert, Die theologische Entwiekelung
Gasparo Contarini, Bonn, 1926; ,1. Hefner, Die Enste- une édition de divers traités mystiques de Thomas
hungsgeschiehte des Trienler Rechlfertigungsdekreles, Pader- a Kempis, à commencer par V Imitation il a été traduit ;

born, 1909; IL Riickert, Die Rechtfertigungslehre auf dem en français par l'abbé de Bellegarde, Paris, 2 vol.,
tridentinischen Konzil, Bonn, 1925; J. Rivière, La do<-lrim 1698-1700.
du mérite au concile de Trente, dans Revue des sciences reli-
gieuses, 1927, t. vn, p. 262-298; Fr. Hiinermann, Wesen II. Crombach. S. J., Veri et pii sacerdotis idea, seu vita

und Xolwcndigkeit der aktuellen Gnade nach dtm Konzil R. D. Jac. Merlo Horslii, Cologne, 1661 J. F. Foppens, ;

von Trient, Paderborn, 1926; St. Elises, Der Anteil des Bibliotheca belgica, 1739, t. i, p. 526-528; J. Hartzbeim,
Augusline-rgenerals Seripando an dem Décret ùber die Bibliolheca colonensis, 17 17, p. 148-150; Paquot, Mémoires
Rechtfertigung, dans Rômische Quartalschrift, 1909, t. xxiii, pour servir à l'histoire littéraire des Pays-Bas, t. i, 1763,
section historique, p. 3-15; B. Bartmann, Das Tridenlinum p. 285-295; Biograplusch Woordenboek der Nederhuulen
lifter die Rechtfertigung, dans Théologie und Glaube, 1913, de Van der Aa, Haarle'm, t. xn a, 1869, p. 658-660; Hurter,
t. v, p. 55-60. Xomcnclator, 3" édit., t. m, col. 1090. y. .
L. AMANN.
IL Exposés systématiques. — S. Thomas d'Aquin, 1 . IVI ERL N
Charles (1678-1747), né à Amiens (?),
I
Sum. theol. I»-IIœ, q. xxi, a. 3-4, et q. exiv; Suarez, De
,
entra dans la Compagnie de Jésus en octobre 1694;
gratia, 1. XII : De mirito, dans Opéra omnia, édit. Vives,
Paris, 1858, t. x, p. 1-265; Bipalda, De ente supernalu- après avoir enseigné les humanités, il fut appliqué à
rali, édit. Palmé, Paris, 1870; J. van der Meersch, Trac- l'étude de la théologie qu'il enseigna avec beaucoup de
talus de divina gratia, Bruges, 2- édit., 1923; Chr. Pesch, succès; il mourut à Paris, au Collège Louis-le-Grand
Prœlectiones dogmatica?, t. v, 4 P édit., Fribourg-en-B., 1916, (ancien Collège de Clermont) le 22 novembre 1747. —
p. 240-268; L. Labauche, Leçons de théologie dogma- Théologien de valeur, le P. Merlin avait entrepris de
tique,t. n : L'homme, p. 322-343; J. Mullendoif, Die
continuer, avec le P. Oudin, les Dogmalu theologica de
Hinordnung der Werke auf Gott nach dem hl. Thomas, dans
Zeitsehrift fur kalholische Théologie, 1885. t. ix, p. 1-46,
Petau; ce travail n'a pas vu le jour. —
Comme plusieurs
209-21i): Die Verdienstlichkeit der guten Werke der Gerechten de ses contemporains, catholiques ou protestants, le
nach dem hl. Thomas, ibid., p. 423-471 Das iïbcrnaliirliche ;
P. .Merlin s'émut du danger que constituait pour la foi
Moiiv als Bedingung der Verdienstlichkeit nach dem hl. chrétienne le Dictionnaire de Bayle, qui avait paru
Thomas von Aquin, ibid., 1893, t. xvn, p. 42-78; Dos pour le première fois en 1695 et dont les éditions
Glaubensmoliv als Bedingung der Verdienstlichkeit nach en entreprit
se multipliaient, en s'amplifiant. Il
dessen positivai Beweisen untersuchl, ibid., p. 496-520;
une réfutation en règle, mais il ne lit paraître que des
Lin Vergleich dem
eigentlichen und dem uneigent-
zuiischen
lichcn Verdienste (Merilum de condigno et de congruo), fragments de ce grand ouvrage : 1. Réfutation des

ibid., 1901, t. xxv, p. 69-84; Das Mass des Verdienstes critiques de M. Bayle
sur S. Augustin. Paris, 1732,
m den cinzelnen Werken, dans Theologtsch-praktische réimprimé dans P. L., t. xlvii, col. 883-1114; de cet
Quartalschrift, 1909, t. Lxn, p. 43-55, 391-313; Fr. Schmid, ouvrage est paru en 1737 une seconde édition en
l'eber der Solvnndigkeit der guten Meinung, ibid., 1898, 2 vol. sous le Véritable clef des ouvrages de
titre :

l. u, p. 772-789. S. Augustin, ou réfutation des écrits de M. Bayle sur


J. Rivière. S. Augustin avec une dissertation louchant la nature de la
MERLER Jacques, dont on trouve aussi le nom Loy de Moyse. —
2. Apologie de David contre la Satyre
sous la forme Merlo, et qui est aussi désigné sous le que M. Bayle a faite des actions de ce s<iiid rai, Paris,
surnom de Jacobus Horstius, naquit à Horst, près de 1737. —
3. Une série d'articles dans les Mémoires de
Ruremonde (Limbourg hollandais), le 21 juillet 1597, Trévoux, de 1735, 1736. 1737, 1738, 1739 et relatifs
fit ses humanités à Cologne, où il prit le grade de aux sujets suivants martyre de saint Abdas, Arnobe,
:

maître es arts en 1616 et, après avoir étudié la théolo- Origène (à propos de l'art. Marcionites de Bayle),
gie dans la même ville, fut ordonné prêtre en 1621. Lactance, la polygamie des patriarches, saint Amal-
787 MERLIN MERSENNE 788
chius, saint Basile, saint Chrysostome, Abcl, Gain, Anvers, 1563. —
3. De confessione sacramentali et de
Abraham, Élie, Abélard et Bérenger, saint Bernard. purgatorio, Anvers. 1563. —
4. De veneratione sanc-
Les ouvrages suivants sont d'ordre plus strictement tarum reliquiarum et de exomologesi seu confessione
théologiques. —
4. Examen exact et détaillé du fait sacerdoti facienda, Anvers, 1564. —
5. De pœnilenlia
d'IIonorius, s. 1., —
Dissertation sur les miracles
1742. 5. publica et solemni, Anvers 1564. —
6. De fugienda
contre les impies, s. 1., 1742. —
C. Traite historique et consuetudine hœretkorum, Anvers 1564. — 7. Dehœre-
dogmatique sur les paroles ou les formes des sept ticis deferendis et accusandis, Anvers, 1564. — 8. Davus
sacrements, Paris, 1745, réimprimé dans le Cursus rerum publicarum perlurbalor, Louvain,
fierduellis, sive
heotogiw de Migne, t. xxi, col. 121-286. 1564. — Catechismus pœnilentium, Louvain. 156
9. 1

Ilœfer, Nouvelle biographie générale, t. xxxv, col. 84-85; 10. Bemonstrance oft bewys van hel purgaloir (preuves
Sommervogcl, Bibliolh. de la Comp. de Jésus, t. v, col. 976- de l'existence du purgatoire), Louvain, 1566. 11. De —
979; Hurter, Nomenclator, 3° édit., t. iv, col. 1039, 1404. rogationibus, peregrinalionibus, hymnis et solemnibus
É. Amann. supplicalionibus, Louvain, 1566. —
12. Vanden hey-
2. MERLIN Jacques, docteur de la Faculté de lighen... sacrament des aulaers, Anvers, 1567. 13. —
théologie de Paris (t 1541). —
Né à Saint -Victurnien Imagines mortis cum epigrammatis cuique figurœ
(Haute-Vienne), il fit ses études à Paris, au Collège de subjectis, ad hœc medicina animœ, Cologne, 1567,
Navarre, et fut promu docteur en 1509. Il fut successi- les images en question sont la reproduction de la
vement curé de la paroisse de Montmartre, puis cha- Danse de la mort de Holbein. —14. De sancta cruce
noine de Notre-Dame, dont il devint grand péniten- e jusque religiosa adoralione, Louvain, 1568. 15. —
cier en 1525. La vigueur avec laquelle il dénonça les Theatrum conversionis genlium lolius orbis, sive chro-
complaisances de la Cour pour les premiers luthériens nologia de vocalione omnium populorum, Anvers, 1572.
lui attira l'animosité de François I er qui, en avril 1527, ,

Valère André, Bibliotheca belgica, Louvain, 1643, p. 83-


le fit enfermer à la prison du Louvre; Merlin n'en
84, J. F. Foppens, Bibl. belg,, Bruxelles, 1739, t. I, p. 99;
sortit que deux ans plus tard, en avril 1529, et fut
L. Wadding, Scriplores O. M., Rome, 1650, p. 40; S. Dirks,
exilé à Nantes, d'où il fut rappelé en juin 1530. Histoire littéraire et bibliographique des frères mineurs de
L'évêque de Paris le nomma alors vicaire général, l'observance en Belgique, Anvers, 1886, p. 93-95; Biographie
curé de Sainte-Madeleine et archiprètre; il mourut le nationale de Belgique.
2 octobre 1541 et fut enterré à Notre-Dame. En 1512 É. Amann.
le docteur publia la première édition (latine), des MERSENNE Marin, de l'ordre des minimes
œuvres d'Origène, 2 vol. in-fol. l'Apologie qu'il fit ; (1588-1648). —Il naquit au bourg d'Oise, le 8 sep-
paraître de la doctrine d'Origène en 1521 lui attira les tembre 1588. Il fit ses études principalement au collège
foudres de Noël Beda, qui pensait que les erreurs des jésuites de la Flèche, où il eut pour condisciple
luthériennes y trouveraient quelque appui. Le bouil Descartes. Plus tard, il fréquenta la Sorbonne, et en
lant syndic s'en expliqua dans un Dialogus contra 1611 entra chez les minimes du couvent de Nigeon
Apologiam, qui fut approuvé par la Faculté, d'où près de Paris. Le 28 octobre 1613, il fut ordonné prêtre
procès devant le Parlement de Paris entre les deux alors qu'il se trouvait au couvent de la Place-Boyale.
adversaires, dont on trouvera les pièces essentielles Au bout d'un an il fut envoyé à Nevers où il resta
dans Duplessis d'Argentré, Collectio judiciorum, t. n, cinq ans, professant la philosophie et la théologie
p. ix-x. —
Outre les œuvres d'Origène, Merlin publia avant de revenir définitivement à Paris au couvent de
celles de Bichard de Saint-Victor, Paris, 1518, de la Place-Boyale dont il devait faire un centre de vie
Pierre de Blois, 1519, de Durand de Saint-Pourçain, intellectuelle. Jusqu'à sa mort survenue en 1648,
1508, réédité en 1515. —
Il eut aussi l'idée de réunir les l'influence de cet humble religieux devait être, en
textes conciliaires et publia Generalia et jyarticularia
:
effet, considérable. Il exerça cette influence par ses rela-
concilia, 2 vol. in-fol., Paris, 1534, réédités à Cologne, tions et par ses ouvrages dont quelques-uns seulement
1530, 2 vol. in-8°, et à Paris, 1535, 2 vol. in-8°. Sur intéressent directement la théologie. Il fut lié avec
cette première collection conciliaire, encore bienimpar- tout ce qui comptait dans le monde scientifique du
faite, voir F. Sahnon, Traité de l'étude des conciles règne de Louis XIII, avec le père de Biaise Pascal et
et de leurs collections, 2* édit., Paris, 1726, p. 288-290, Pascal lui-même, dont il présenta à Descartes l'Essai
495, 520, 585, 724-729. Enfin Merlin publia six sur les coniques, en lui faisant remarquer que l'auteur
homélies en français sur le Missus est, Paris, 1538. « avait passé sur le ventre à tous ceux qui avaient

Launoy, Begii Navarrœ gymnasii parisiensis historia,


J. traité le sujet avec lui ». Cf. Brunschwïcg, dans son
1. xxxn, dans Opéra omnia, Cologne, 1732, t. iv a,
III, c. édit. des Pensées et opuscules de Pascal, Paris, 1914,
p. 607-608; E. du Pin, Nouvelle bibliothèque des auteurs p. 42. En retour Pascal porta sur son ami le jugement
ecclésiastiques, édit. de Mons.t. xiv, 1703, p. 160; P. Féret,
suivant dans son Histoire de la roulette « Il avait un
:

La Faculté de théologie de Paris


et ses docteurs les plus
talent particulier pour former de belles questions. Il
célèbres. Époque moderne,
n, Paris, 1901, p. 185-187;
t.

Imbart de la Tour, Les origines de la Réforme, Paris, 1914, a donné ainsi l'occasion de plusieurs découvertes qui
t. m, p. 258 sq.; Hurter, Nomenclator, 3 e édit., t. n, peut-être n'auraient jamais été faites s'il n'y eût excité
col. 1532. les savants. » Cf. Tamisey de Larroque, Les correspon-
É. Amann. dants de Peiresc, Paris et Mamers, 1894 (Lettres
MERMANNUS 1578), dont le nom
Arnold (t inédites du P. Martin Mersenne).
est aussi écrit Mersmans et Meerman, est originaire Le P. Hilarion de Coste donne dans la Vie du
d'Alost (Flandre); il entra dans l'ordre des frères P. Mersenne, théologien, philosophe et mathématicien,
mineurs, et fut successivement définiteur, lecteur et Paris, 1649, la liste complète des personnages avec
provincial; il mourut de la peste à Louvain, le lesquels le P. Mersenne fut en relations. Il nous
5 septembre 1578, au couvent de son ordre. Écrivain suffira de citer, après Pascal et Descartes, les noms de
fécond, il fut surtout un polémiste, défendant la Gassendi et d'Huyghens. D'autres, comme Boberval
doctrine et les pratiques catholiques contre le protes- et Mydorge, tinrent chez lui à la Place-Boyale des
tantisme. Voici la liste que donne de ses publications conférences qui furent l'origine de l'Académie des
la Biographie nationale de Belgique, sans garantir Sciences fondée en 1660. J. Boyer,*
Histoire des mathé-
qu'elle soit complète 1. Dit is hel boeck vanden heyli-
: matiques, Paris, 1900, p. 128.
ghen sacramente, Anvers, 1543. —
2. De quatuor plaus- Le P. Mersenne est plus connu comme mathéma-
tris hœreticarum fabularum, quas lutherani evangelistse ticien et comme physicien que comme théologien.
adversus Ecclesiam Christi passim agunt, libri IV, Il ne nous appartient pas d'étudier son œuvre pure-
789 MERSENNE MESROP 790

nu-ut scientifique. Nous nous contenterons de men- la recommandation du chiliarque Aravan, au ser-
tionner sa Synopsis mathematica. Paris, 1625; les vice du roi arménien Yerham Chapouh, en qualité
Questions inouïes, Paris, 1633; les Questions harmoni- de chancelier du « divan ». En 395, renonçant à la
ques, Paris, 1651; les Harmonicorum libri duodecim, cour royale, il embrasse la carrière religieuse, et
Paris, 1638, les Cogitata phisieo-mathematica, Paris, s'établitdans le district de Qoghten, retombé dans
1644. le mazdéisme, afin de le ramener au christianisme.
L'œuvre exégétique, philosophique et théologique Après avoir vaqué ainsi à son ministère d'apôtre
du P. Mersenne a été jusqu'ici peu étudiée. Exé- — évangélisateur jusqu'à la V e année du règne de
gète, il publia en 1623, chez Sébastien Cramoisy la Verham-Chapouh (an. CCCXCVII), frère de Chos-
première partie d'un Commentaire de la Genèse, row III, il se rend auprès du catholicos Sahak ou
Questiones celebcrrinve in Genesim. C'est dans ce livre Isaac III, avec lequel, en 406, il effectue l'invention
que .Mersenne écrivit la phrase si souvent citée où il de l'alphabet arménien, en même temps qu'il jette,
est question du grand nombre des athées en France; de concert avec cet illustre patriarche, les fonde-
il y signalait également les principaux ouvrages qui ments d'un culte national, et d'une liturgie hayeano-
avaient permis à l'athéisme de se répandre la Sagesse : arménienne.
de Charron, Principes de Machiavel, \e De subtililate
les Depuis lors Mesrop-Machtotz apparaît comme
de Cardan, les œuvres de Campanella, les Dialogues de le fidèle ministre et adjoint plénipotentiaire de son

Vanini et les écrits de Fludd. Cf. Roberti, Disegno sto- grand patriarche, Isaac III, dont il ne fait qu'exé-
rico dell'ordine de Minimi, Rome, 1909, t. n, p. 554. Un cuter les ordres ou combinaisons, soit qu'il effectue,
des mérites de P. Mersenne fut, en effet, de dénoncer à la tête d'une légation, un voyage diplomatique à la
à l'opinion catholique le péril rationaliste et athée ccur de Byzance chez l'empereur Théodose II et le
qui menaçait la société du xvii» siècle, si profondément patriarche Atticus, en vue de renouer les anciens
religieuse par ailleurs. Il publia des ouvrages où les liens avec l'Église grecque, qui avaient été coupés
théories antichrétiennes étaient exposées et réfutées brutalement par les suzerains sassanides; soit que,
avec beaucoup de force. Le premier, en deux volumes, chef d'une école de lettrés, il dirige la traduction en
parut en 1624; il était intitulé V
impiété des déistes
: arménien des Écritures bibliques, liturgiques et
et des plus subtils libertins découverte et réfutée par autres des Églises grecque et syriaque <; École ou
raisons de théologie et de philosophie. Il est curieux de Académie des saints traducteurs »; soit enfin que,
"voir un ami de Descartes, de l'ancêtre du rationalisme poursuivant son œuvre d'évangélisation, il continue
moderne, s'en prendre si vivement aux libertins, tels à parcourir, en missionnaire apostolique les provinces
que Charron et surtout Giordano Bruno, dont il discute limitrophes de l'Arménie, retombées en partie dans
les idées sur l'infinité des mondes et l'âme universelle. le paganisme, la Siounie, l'Albanie et l'Ibérie, dont
Contre les athées (Vanini, Campanella), il expose les les alphabets originaires et rudimentaires ont été,
preuves de l'existence de Dieu à peu près comme saint selon le témoignage de ses biographes, remaniés
Thomas; plus encore que Descartes, Mersenne est tri- et adaptés au type mesropo-haycanien, par le même .

butaire de la scolastique. Il admet cependant l'argu- iMesrop, ainsi l'alphabet des Albanais et le type khou-
ment dit de saint Anselme. Dans l'ouvrage que nous tzouri de l'écriture géorgienne, dans le but manifeste
analysons, l'auteur utilise souvent les arguments tirés de resserrer et réunir ces Églises ibéro-albaniennes à
des sciences exactes, et il est très préoccupé de montrer la communauté de juridiction du catholicos arménien.
que science et foi ne s'opposent pas, «que les hommes Sur l'alphabet des Albanais, voir Karamiantz. dans
savants soit en la mathématique, soit en la philosophie, Zeitschr. der deutschen morgenl. Gesellschaft, t. xl,
soit en la cabale ne sont ni athées, ni déistes, ni liber- p. Junker, Caucasica. t. m, p. 120.
313; —Après
tins. » Remarquons que l'année précédente (1623) le la mort d'Isaac le Grand, ce fut tout naturellement
P. Garasse, célèbre jésuite, avait donné au public un Mesrop qui fut désigné comme administrateur du
livre semblable La doctrine curieuse des beaux esprits
: patriarcat d'Arménie, charge qu'il occupa encore
de ce temps ou i>rétendus tsls. —
En 1625, Mersenne 6 mois, jusqu'à son décès, survenu en 441.
traduisait de lord Herber de Cherbury, d'après unt II. Œuvres. — Les mêmes biographes, qui nous
texte latin, un ouvrage intitulé La vérité des sciences
: ont fourni ce canevas de la vie de saint Mesrop-
contre les sceptiques et les pyrrhoniens. —
En 1634, il Machtotz, à savoir Qoriun, Vie de saint Mesrop,
publiait les Questions théologiques, physiques, morales et Venise, 1833, éd. allem. par Welte, Tubingue, 1841,
mathématiques. Tous ces ouvrages dénotent un esprit et Lazare Pharbetzi, lui attribuent nombre d'ouvra-
puissant, mais un peu touffu. ges, dont les principaux sont : 1° Un recueil d'orai-
Le P. Mersenne fut un religieux ferventen 1623, il : sons, sermons et discours théologiques, conservés
avait exposé ses idées sur la spiritualité dans une fragmentairement dans la collection dite des Sermons
Analyse de la vie spirituelle. Quand il mourut en 1648, de saint Grégoire l'Illuminateur, Constantinople, 1737,
au couvent de la Place-Royale, auquel il avait donné Venise, 1838. — 2° Une version arménienne du
un grand prestige, il laissait des disciples tels que le Nouveau Testament. — 3° Un Euchologe en armé-
P. Nicéron qui continuèrent son œuvre, et d'impor- nien. -- 4° Une série d'hymnes. Les hymnaires et
tants manuscrits conservés à la Bibliothèque nationale. principaux livres liturgiques de l'Église grégorienne,
Outre les ouvrages cités au texte, voir Poté, Éloge de Charagan's Machlotz, c'est-à-dire « rituel », dénomi-
:

Mersenne, I.e Mans, 1816; Ch. Adam, Éducation de Pascal, nation correspondant au surnom Machtolz de Mesrop
1623-1646, Paris, 1888; Baillet, Vie de Descentes, Paris, 1G91 ;
même, remontent précisément, pour ce qui est de
Adam et Tannery, Correspondance de Descartes, 5 vol., leur fonds et noyau primitif, au grand couple Mesrop-
Paris, 18!)7-1910, et dans ce dictionnaire l'art. Minimes. Sahak comme auteurs ou promoteurs. C'est surtout
E. Dumoutet. à titre d'organisateur, de directeur d'école et de
MESROP, surnommé MACHTOTZ, célèbre diplomate administrateur, que paraît grand et
docteur de l'Église arménienne. extraordinaire le rôle joué par Mesrop sous l'égide
I. Vif.. —
Il naquit vers le déclin du iv siècle du grand Isaac III. Quoique très probablement il
au village de Hatzik (var. Hatzegatz-Gegh) de la ne soit pas en réalité le traducteur de la version
province de Taron. Disciple du patriarche Nersès du Nouveau Testament, que lui attribue la tradi-
Parthev (Nersès le Grand), doué d'un génie uni- tion, sa gloire incontestable consistera à avoir mis
versel, profondément versé dans les littératures sur pied, comme docteur et président, toute une
grecque, syriaque et persane, il entra bientôt, sur académie de""* traducteurs r de textes syro-grecs, e
791 MESROP MESSALIENS 792

d'avoir, par la création d'un alphabet indigène, ques, en le coordonnant, le conformant et l'adaptant
source d'une littérature nationale, fondé les assises à l'arrangement des alphabets helléniques et asiaiio-
d'une liturgie et d'un culte arméno-hayeaniens. héthitiques, dans lesquels probablement Mesrop aura
Sur Y alphabet « mcsropi'ii » et la liturgie hayeano- puisé aussi certains signes spéciaux destinés à expri-
arménienne, fondée par Mesrop, il y a lieu de remar- mer certains sons spécifiques à l'idiome hayeanien.
quer encore ceci : Bien que les sources citent un calligraphe grec Rou-
Il est d'abord un fait important à signaler, long- phanos (en arménien Hrophanos) de Samosate
temps méconnu et seulement mis en lumière par comme aide et conseiller technique de Mesrop dans
l'arniénologie des temps les plus récents (le savant son travail alphabétique, bien (pie cette œuvre mesro-
Hubschmann, Armenischc Grammutik, p. 5 et 323, pienne se révèle plutôt comme une transformation
notel, était encore de l'avis opposé), celui de l'existence géniale que comme une création originale, l'effet
d'une littérature et d'une écriture arménienne anté- produit par elle a été radical la constitution de l'al-
:

rieure à l'introduction du christianisme en Arménie. phabet mesropien a conditionné une liturgie nationale
Cette littérature proto-arménienne, servant à l'usage arménienne, et en provoquant une florissante litté-
diplomatique, national, ainsi que religieux (culte des rature hayeano-chrétienne a été la principale sauve-
KhouTmes ou prêtres païens), n'aurait été que pour garde du peuple arménien, qui aurait été, sans cela,
une faible par! écrite en lettres grecques ou syriaques. menacé d'être absorbé dans les nations limitrophes.
Car, ainsi que le font supposer les témoignages d'Aga- Mentionnons encore le frappant parallélisme
thange, vers, arm., c. cvni, cxxvn, de Fauste de entre l'œuvre accomplie par Mesrop en Arménie
Byzance, Hist., t. in, p. 13, t. iv, p. 4, de Lazare et celle qu'il mçna à bien en Ibérie. De même que
Pharpetzi. ix-x, de Moïse de Khorène, t. m, p. 3(i, et
c. l'alphabet mesropo-arménien est issu et perfectionné
de Qoriun (dans Langlois, Collect. des historiens de l'Ar- de l'alphabet daniélien c'est-à-dire d'un type araméo-
ménie, t. n, ]). 10, introd. p. 5), il ne peut y avoir de pehlvien, ainsi l'alphabet, khoulzouri-ibérien (l'écri-
doute, qu'il n'ait existé, bien des siècles déjà avant ture sacrée des Ibéro-Géorgiens, constituée par
Mesrop, voire même longtemps avant l'ère chrétienne, Mesrop) se révèle manifestement comme un produit
un alphabet arménien primitif, comme instrument et de transformation d'un type alphabétique plus ancien,
réceptacle d'une littérature pagano-arménienne assez lequel, représenté encore aujourd'hui par l'écriture
considérable. Cet alphabet figurait comme intermé- civile, dite mekhédrouli, de ce même peuple, se dévoile
diaire et membre de liaison entre l'araméo-palmyrien comme une dérivation du même type araméo-
et l'écriture pehlvie-arsacidienne [pahlavî-parthique], pehlvien.
cette dernière dérivée elle-même du type commun Qoriun, Agathange, Lazare Pharpetzi, Mo se de Kho-
araméen. rène, ouvrages cités; s tr/ygowsli, Bauhunst <icr Armenier

Or, lorsque, à la suite de la réception du christia- and Europa, 1918, t. i, p. 29-."2; Dus JCtschmiudzin-Evan-
nisme par l'Arméniegrégorienne-prémesropienne geliar,p. 8; Murad, Ararat el Masis, p. 73; Karakashian,
(fin du ni e siècle), le grec et le syriaque se furent Kritische Geschichte Arméniens (passun) Haruthji nean, ;

Die Schrift der Armenier, Tiflis, 1892; Fr. Millier, L'ebcr


exclusivement imposés à titre de langues liturgiques
<!en Ursprung der grazinischen Schrift, Acad. de Vienne
et cultuelles en Arménie Mineure aussi bien qu'en
1S98; du même, Ueber den Ursprung der Vokalzeichen der
Grande-Arménie, lesquelles dorénavant ne formèrent armenischen Schrift, dans Wiener Zeiischrift fur die Kunde
pour ainsi dire plus que deux filiales dépendant des Morgcnlandes t. Vin, 2, p. 155 sq. et t. iv p. 234 sq.
l'une de Byzance, l'autre de Syrie, il est à supposer Théorie d'une source copte pour l'ccri'ure mcsropienne :

que, sous l'influence prédominante de ces langues Paul de La^arde dans Gôtiinger Gelehrle Anzeigen, 1883,
et de ces littératures sacrées, la littérature indi- p. 281; 1888, p. 80; iaghawarian, Der Ursprung der arme-
nischen ' Schriftzeichen, \ ienne, 1S95; Menewishian dans
gène, fondée sur l'alphabet proto-arménien de carac-
Handâs amsor, 1896, p. 213 sq. (théorie d'une source
tère araméo-pehlvioïde a dû peu à peu tomber
hellénique). Catergian-Daehian, Liturgie chez les Arméniens,
en désuétude, d'autant plus que cette seriptio à pussim ; F. Né' 6, L'Arménie chrétienne et sa li Itératnre, dans
caractère avocalique se trouvait être visiblement Zeitsch. der deulsch. morgenl. Gesells., t. xxx, p. 74-80;
inférieure à l'alphabet grec. De la sorte, cet ancien Fr. Xournebize, Histoire polit, et religieuse tic l'Arménie,
alphabet pagano-arménien n'était, vers le iv e siècle Paris, 1900, p. (533 sq; Gardthausen, Ueber den Ursprung
de notre ère, certainement plus connu que de quelques der armenischen Schrift, 1921; Jos. Marquait, cher den U
Ursprung des armenischen Alphabets \'erbindung mit
in
savants, tels que l'évêque et philosophe syrien
der Biographie des heil. Masl'oc, ^ ienne, 1917; Heinr.
Daniel, d'après lequel l'alphabet fût appelé dès lors
F. J. Junker, Dus Aweslaalphabet und der Ursprung der ar-
le daniélien. —
Entre temps la scène politique avait menischen und georgischen Schrift, dans la revue Caucasien,
changé de fond en comble par rapport à la situation de A. Dirr, fasc. 2, p. 1-92, fas. 3, p. 62-1 39.
de l'Église arménienne. L'antagonisme séculaire J. Karst.
entre l'Empire romain et l'Empire iranien avait MESSALIENS, c'est le nom araméen de ceux
abouti, après la chute des Arsacides arméniens qu'en grec on appelait les Eucuites, voir leur article,
(d'abord sous Mérujan, puis sous la domination des t.v, col. 1454-1465.
Marzbans), à la prohibition et à la suppression de la Depuis que cet article a été rédigé, une curieuse
littérature hellénique et de l'idiome grec sur le terri- trouvaille a jeté un jour nouveau sur les doctrines de
toire arméno-sassanide. Moïse de Khorène, t. m, p. 50. la secte. En même temps s'est trouvé résolu, d'une
Le grec ayant été éliminé ainsi comme langue du manière qui semble définitive, le problème de l'ori-
culte, et le syriaque, favorisé par les Sassanides, gine de la littérature pseudo-macarienne, que nous
paraissant trop allogène à la nation arménienne, avions seulement effleuré à l'art. Macaire d'Égvpte,
le patriarche Sahak, secondé par le prince Verham- t.ix, col. 1452 sq.
Chapouh, inaugura résolument une réforme liturgique, Les doctrines de la secte messalienne n'étaient
conditionnée par l'introduction d'un nouvel alpha- connues, jusqu'en ces derniers temps, que par les
bet composé par Mesrop. Ce dernier eut recours, à témoignages d'écrivains catholiques, Épiphane, Théo-
cet effet, à l'ancien alphabet proto-arménien, dit doret, Timothée de Constantinople, Jean Damascène.
daniélien, une variante de l'écriture araméo-pehl- Cf. t. v, col. 1455 sq. Il semble bien que, désormais
vie, qui lui servit de base pour son innovation. on en pourra juger par une série d'ouvrages en prove-
Celle-ci, selon tous les indices, se borna à transfor- nance plus ou moins directe des milieux messaliens
mer cet alphabet avocalique sur le modèle du type eux-mêmes. Cette littérature n'est autre que celle qui
grec et de l'aveslique, en le dotant de signes vocali- a circulé sous le nom de saint Macaire d'Egypte, à
193 MESSALIENS 794

l'exception, bien entendu, de la «lettre» Ad filios l)ci, « L'homéliste, dit excellemment dom Wilmart, ramène
P. G., t. xxxiv. col, 405-410, dont l'origine macarienne aux trois actes suivants le drame de la vie spirituelle :

•demeure incontestée, et par ailleurs de la lettre d'abord la domination du diable, véritable possession
Lignonim copia, ibid., p. 441-444, qui est une compi- consistant en une union personnelle cl sensible de
lation tardive (peut-être du vnr siècle) de phrases l'esprit mauvais avec l'âme, et faisant proprement du
empruntées à des ouvrages ascétiques bien connus. péché l'âme de l'âme; puis la lutte, en l'âme, de l'esprit
Voir sur ce dernier point A. Wilmart, dans Revue mauvais et de l'Esprit-Saint, du péché et de la grâce,
d'ascétique et de mystique, 1922, t. ni, p. 411-413. des ténèbres et de la lumière, chacune des deux forces
Tout le reste de la littérature pseudo-macarienne se en présence prétendant à la domination: enfin, par
révélerait au contraire comme ayant des accoin- le moyen souverain de la prière persévérante, le
tances très étroites avec la doctrine messalienne. Il triomphe de l'Esprit-Saint en toute plénitude, Pente-
s'agît en premier lieu des Homélies spirituelles, 'Op-'.X'.oct, côte renouvelée, baptême de feu, détruisant enfin,
7rveutx.aTi.xxt, P. G., t. xxxiv, col. 449-822, au nombre consumant le péché et produisant la bienheureuse
de cinquante, auxquelles il faut joindre sept autres impassibilité ;
(àica6s .a), tandis que l'Esprit divin,
homélies publiées par G.-L. Marriott, dans Harvard maître de l'âme céleste, devient à son tour l'âme de
theological studies, fasc. 5, Cambridge (É-U), 1918; l'âme alors l'homme est déifié et sa grande œuvre est
:

ensuite de la « longue lettre grecque », P. G., ibid., de prier toujours. » Que l'on veuille bien comparer ce
col. 409-442, dont les rapports littéraires avec les résumé de la doctrine macarienne avec la doctrine
Homélies ont été mis en évidence par dom Villecourt, messalienne telle qu'elle est exposée ici, t. v, col. 1462,
Revue de l'Orient chrétien, 1920-1921, t. xxn, p. 29-57; et l'on ne pourra qu'être frappé de la ressemblance.
des Opuscules ascétiques enfin, dont le même auteur a Au reste, un auteur spirituel plus ancien que Timo-
précisé, plus exactement qu'on ne l'avait fait jusqu'ici, thée et Jean de Damas, et presque contemporain des
les relations avec les homélies. Le Muséon. 1922, t.xxxv, débuts du mouvement euchite, Diadoque, évêque de
p. 203-212. Il reste encore fort à faire pour que cet Photiké, vers 450, réfute dans ses KepâXocx yvoxTTixà
ensemble d'écrits d'âge et d'origine assez divers soit êV.aTov, une doctrine messalienne des deux esprits
complètement utilisable. Tel qu'il est, cependant, il concurrents de grâce et de malice, qui se trouve résu-
se présente avec des traits communs, qui permettent mée dans le cap. 3 de Jean Damascène. C. lxxx, édit.
d'y voir l'expression d'une même doctrine. YVeis-Liebersdorf (collection Teubner), p. 102; cf.
Or cette doctrine est étroitement apparentée avec P. G., t. lxv, col. 1196. Or, dom Wilmart le fait bien
l'enseignement mystique que les sources catholiques remarquer, « l'argument de Diadoque correspond si
attribuent aux messaliens. C'est à dom Villecourt que exactement à ceux de l'homéliste qu'on se demande à
revient le mérite d'avoir mis ce fait en bonne lumière, bon droit si ce n'est pas « Macaire » lui-même qui est
dans une communication à l'Académie des Inscrip- visé ». Voir Homil., vu,. 2; xj, 13; xvi, 3-5; xvn, 5,
tions et Belles-Lettres, du 6 août 1920; les conclusions col. 523, 553, 613 sq., 625.
de cet auteur ont été reprises et perfectionnées par Cet ensemble de coïncidences ne saurait être l'effet
dom'Wilmart, dans la Revue d'asc. et de myst., 1920, du .hasard, et tout esprit non prévenu doit reconnaître
t. i, p. 361-377. la parenté qui existe entre les enseignements ascéti-
On que Timothée de Constantinople et Jean
sait ques de pseudo-Macaire et les doctrines messaliennes.
Damascène donnent, l'un et l'autre, une série de capi- Peut-on aller plus loin et identifier l'ensemble des
tula qui résument la doctrine messalienne De recept.
: homélies spirituelles à cet Ascéticon qui fut dénoncé
hxrelic, P. G., t. lxxxvi, col. 48-52; De hseres., 80, aux Pères du Concile d'Éphèse, à la session vn e et
t. xciv, col. 729-730. Or il se trouve que, de ces fut anathématisé? Mansi, ConciL, t. iv, col. 1447.
propositions damnables, quelques-unes se retrouvent Dom Villecourt semblait d'abord incliné à le penser;
textuellement dans la littérature pseudo-macarienne, dom Wilmart s'est montré beaucoup plus réservé.
tandis que d'évidentes parentés, à défaut de coïnci- Préoccupé de ce fait que l'on ne retrouve pas dans les
dences textuelles, se remarquent entre la doctrine Homélies l'équivalent de chacun des 18 capitula de
générale de ces traités mystiques et les capitula Jean Damascène (par exemple 14 et 15), il tendrait
attribués par les deux auteurs catholiques aux messa- volontiers à admettre que le recueil des Homélies
liens. appartient à la première époque du mouvement messa-
La coïncidence est absolue, entre Homil., vm, 3, lien, tandis que, à une époque un peu plus tardive,
col. 529 AB, et Jean Damascène, cap. 18, t. xciv, l'Ascéticon a précisé et accentué les doctrines. Et puis
col. 732 (visions durant la prière); entre Homil., xxvii, le recueil lui-même est-il complet? Il y a, çà et là, des
19, col. 708 A, et Jean Damascène, cap. 2. col. 729; traces non contestables de mutilation; plusieurs ques-
il y a des points de contact très étroits entre Homil., tions en particulier demeurent sans réponses; et la
I, 6; n, 1-2; vi, 5; xv, 35; xvi, 1, col. 456, 464, 521, critique textuelle réservera peut-être bien des sur-
600, 613, d'une part et Jean Damascène, cap. 1. 3, 16 prises; elle est à peine commencée.
(prise de possession de l'âme par le démon). On Ces considérations permettent de répondre aux
comparera aussi Homil., iv, 11-12, col. 480-481, et objections que le P. Stiglmayr, S. J., un spécialiste des
Timothée, cap. 2 t. lxxxvi, col. 49 (la nature divine
, écrits macariens, a cru devoir faire à la thèse des Pères
peut se changer en ce qu'elle veut); Homil., vi, 5 Villecourt et Wilmart Pseudo-Makarius und die
:

et Timothée, cap. 7 (impureté première du corps du Aftermystik der Messalianer, dans Zeitschri/t fur
Christ). On le voit, six ou sept propositions attri- kalholische Théologie, 192."), t. xi.ix, p. 244-260. II lui a
buées aux messaliens se retrouvent à peu près textuel- paru qu'il était impossible de confondre la doctrine
lement dans les homélies. si élevée et si pure qui transparaît dans les homélies
.Mais ce qui est peut-être plus troublant encore, c'est avec les aberrations mystiques des messaliens; il a mis
que la doctrine ascétique profonde de l'homéliste est en vive opposition les enseignements de Macaire » <

bien la même dont les deux séries de capitula et les sur le travail, l'aumône, la pratique des sacrements
descriptions plus détaillées des auteurs catholiques et des vertus, et même la christologie, avec les diva-
nous donnent une idée. A la vérité les capitula la gations des pseudo-mystiques. Tout cela est exact;
ramènent, comme il est de règle, à des formules plus mais cela prouve seulement que le tableau d'ensemble
tranchantes, tandis que les homélies l'exposent avec que présentent du mouvement messalien les auteurs
une onction qui risque de donner le change; mais au catholiques a pu être poussé au noir. Est-ce la première
fond c'est bien la même série de développements. et la dernière fois que des polémistes, désireux d'avoir
(95 MESSALIENS MESSE 796

raison, font flèche de tout bois et tirent des principes on consultera l'article Eucharistie d'après la
de leurs adversaires des conséquences auxquelles SAINTE Écriture, t. v, col. 989 sq..
ceux-ci n'avaient pas songé tout d'abord? I. État de la question. II. Le repas d'adieu du Christ

Ainsi les arguments d'ordre général développés par apparaît-il comme un sacrifice (col. 804)? III. La cène
le P. Stiglmayr ne nous semblent pas pouvoir éliminer chrétienne fut-elle tenue pour un sacrifice (col. 825)?
cette preuve de fait que constitue la présence dans les IV. Comment se célébrait la cène à l'âge apostolique
homélies pseudo-macariennes de propositions attri- (col. 848/?
buées aux messaliens par des écrivains bien informés. I. État de la question. —
1° Histoire du pro-
Tout au plus confirmeraient-ils les vues émises par blème. — Dès
xvi e siècle, les attaques très vives
le
dom Wilmart, à savoir, que l'auteur vivait dans un des réformateurs contre la messe firent étudier de près
groupe fraternel d'ascètes, sans démêlés encore avec les témoignages de la Bible sur le sacrifice eucharis-
que le mouvement se
l'autorité ecclésiastique, alors tique. Voir Messe d'après le Concile de Trente.
dessinait à peine etque les promoteurs n'avaient pas Au nom de l'Écriture, Luther dénia le caractère
encore répudié expressément l'orthodoxie catholique. d'oblation proprement dite et à la cène et à l'acte litur-
De ce premier état on aurait un témoin plus ancien gique par lequel l'Église entend la commémorer. Il
encore dans un traité ascétique anonyme en syriaque invoqua « les paroles et l'exemple du Christ ». Qu'a dit
c[ue vient de publier .AI. Kmosko, sous le litre de Jésus? Il a déclaré qu'il laissait un testament et il a
Liber Graduum. Pair.' syriaca, t. ni, Paris, 192G. Les promis le pardon des péchés par sa mort. Qu'a-t-il
relations entre ce traité et la doctrine messalienne fait? Il n'était pas debout comme le prêtre à l'autel,
mitigée, telle qu'elle paraît dans Pseudo-Macaire, mais assis à une table. A la cène, il n'a donc pas. au
nous semblent évidentes et mériteraient une étude cours d'un sacrifice, offert à Dieu une oblation; il a
détaillée. pendant un repas donné un aliment aux hommes.
1° Contributions nouvelles à l'étude des textes inacariens. — L'Épître aux Hébreux affirme que la seule immolation
des temps nouveaux est celle de la croix, que cette
G. L. Marriott, Macarii anecdota, seven unpublished homilies
o/ Macarius, dans Harvard theological studies, iasc. 5, Cam- unique offrande a pour jamais conduit à la perfection
bridge (É-U), 1918; cf. Journal of theological studies, t. xxi, ceux qu'elle a sanctifiés. En dehors de cette immola-
p. 177; et une rectification, p. 266; dom L. Villecourt, Homé- tion, il ne peut y avoir pour les chrétiens que des obla-
lies spirituelles de Macaire en arabe sous le nom de S méon tions spirituelles, par exemple celle de leur corps en
Stylite, dans Revue de l'Orient chrétien, 1918-1919, t. xxi,
hostie vivante, sainte et agréable à Dieu. Tous ont le
p. 337-344; du même, La grande lettre de Macaire, ses formes
droit de l'offrir et deviennent ainsi des prêtres. Tel est
textuelles et son milieu littéraire, ibid., 1920-1921, t. xxn,
p. 29-57; du même, Les o/iuscules ascétiques et leurs relations
l'unique sacrifice que l'on trouve à la messe on y :

avec les homélies spirituelles, dans Le Muséon, 1922, t. xxv, présente à Dieu des prières, on y fait mémoire du
p. 203-212; dom A. Wilmart, La lettre spirituelle de l'abbé récit de la passion, on y apporte des dons qui sont
Macaire, dans Revue d'ascétique et de mystique, 1920, t. i, sanctifiés puis distribués aux pauvres. Luther, De cap-
p. 58-83 (donne un texte critique de la seule production tivilate babylonica, édit. de Weimar, t. vi, p. 523; De
authentique de Macaire); du même, La fausse lettre latine abroganda missa privata, t. vm, p. 439.
de Macaire (il s'agit de la lettre Lignorum copia), ibid.,
C'est aussi au nom des saintes Écritures que Calvin
1922, t. m, p. 411-419; A. Baumstark, Eine syrische Ueber-
setzung des Makariosbriefes Ad fii.ios Df.i, dans Oriens condamna non moins énergiquement la doctrine catho-
christianus, Neue Série, t. ix, 1920, p. 130-132. lique. D'après la Bible, il n'y a qu'un sacrifice des
2° Travaux. — Dom L. Villecourt, La date et l'origine temps nouveaux, c'est l'immolation sanglante de la
des Homélies spirituelles attribuées à Macaire, dans croix. La cène le rappelle et le met sous nos yeux :

Comi>tes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions nous annonçons la mort du Seigneur. Mais, puisque le
et Belles-Lettres, 1920, p. 250-258; dom A. Wilmart, sacrifice expiatoire s'opéra au Calvaire, la cérémonie
L'origine véritable des homélies pneumatiques, dans Revue
chrétienne ne nous convie pas à un autel où s'offre
d'ascétique et de mystique, 1920, t. i, p. 361-377; J. Stigl-
mayr, Pseudo-Makarius und die Aftermystik der Messa- une victime; elle nous invile à une table où en un
lianer, dans Zeitschrift fur katholisehe Théologie, 1925, banquet nous recevons le fruit de la passion. A ce titre
t. xlix, p. 244-260; G. L. Marriot, The Messalians and the sans doute la cène est une faveur de Dieu qu'il faut
discovery of their Ascelic, dans Harvardl heological review, accepter avec reconnaissance. Mais autant recevoir se
1926, t. xix, p. 131-138; O. Bardenhewer, Geschichte der distingue de donner, autant ce sacrement diffère-t-il
altkirchlichen Literatur, t. IV, 1921, p. 188.
d'un sacrifice. On ne peut lui accorder ce dernier nom
É. AsiANN. qu'au sens large, si on appelle ainsi tout don qui est
MESSE. — Commenous l'avons annoncé à offert par nous à Dieu. Puisque nous y commémorons
l'art. Eucharistie, nous revenons ici sur le sacrement la mort de Jésus-Christ, nous rendons grâces pour ce
d'eucharistie considéré comme le sacrifice des chré- bienfait. Ainsi par la cène nous offrons des prières,
tiens. Des renvois fréquents au premier article sont comme le prédisait Malachie, et nous présentons le
inévitables, comme aussi diverses retouches, qui n'ont
sacrifice de louange dont parle l'Épître aux Hébreux,
été faites qu'à bon escient. —
On étudiera successive- xm, 15. C'est ce que fait tout chrétien, aussi est-il
ment de la messe
le sacrifice I. Dans l'Écriture. II.
:
investi de ce sacerdoce royal que lui reconnaît la
Dans la tradition anténicéenne. III. Dans l'Église
I Petr., il, 9. Institution chrétienne, 1. IV, c. xvin.
latine du iv« siècle jusqu'à l'époque de la Réforme. 1055 Voir
Corpus reformatorum, t. xxx, col. sq.
IV. A l'époque de la Réforme et du concile de Trente. mêmes affirmations dans Zwingle, Commentarium de
V. Dans la théologie latine à partir de la Réforme.
vera falsa religione, édit. Schuler et Schultheiss,
et
VI. Dans la tradition et la théologie grecque. VII. Dans
t. m, 240 sq.
p.
les liturgies.
De nos jours encore, on découvre, soit en tout, soit
I. LA MESSE D'APRÈS LA SAINTE ÉCRITURE. en partie, cet enseignement et ces objections dans
—A l'article Malachie, t. ix, col. 1751 sq., est étudiée beaucoup d'œuvres protestantes catéchismes, for-
:

la promesse de Yoblalion pure en laquelle, dès la mules de foi, serinons, ouvrages de controverse et
plus haute antiquité, nombre de penseurs chrétiens traités de théologie ou études d'histoire.
ont reconnu le sacrifice de l'eucharistie. Seuls, ici, se- Mais, au XVI e siècle déjà, l'Épître aux Hébreux
ront examinés les témoignages du Nouveau Testament. entraîna les sociniens beaucoup plus loin que Luther.
Sur l'authenticité ou la critique des textes, sur l'ac- Us crurent y découvrir que Jésus ne fut pas prêtre
cord et l'origine des récits de la cène, sur le don fait sur la terre, vm, 4. Il le serait devenu seulement
par le Christ aux Apôtres de son corps et de son sang, lorsque le Père lui dit « Tu es mon Fils, je t'ai engen-
:
79^ MESSE DANS L'ÉCRITURE, ETAT DE LA QUESTION 798

dré aujourd'hui. « v. 5. Or ces mots ont été adressés à cœur d'Osiris était dans tous les sacrifices. Le Christ
Jésus le jour de sa résurrection, s'il faut en croire meurt dans toutes les synaxes où l'on fait la commé-
Ait., xiii, 33. Ainsi c'est au ciel seulement que moration de sa mort... » Il n'y a pas qu' « un enseigne-
le Christ est prêtre. Il ne s'est donc immolé comme ment par images et en gestes rituels, mais comme une
victime ni à la cène, ni au calvaire, ni au cé- communion réelle au Christ esprit, au Christ immortel.
nacle Cf. Franzelin, Tractatus de Ycrbo incarnato. On n'allait pas plus loin chez Dionysos ni chez Mitiira,
Home. 1881. si toutefois on allait jusque-là... Toutes les spécula-

Ces thèses n'ont pas été totalement abandonnées. tions théologiques sur le mystère de l'eucharistie et le
.Même dans les cinquante dernières années on retrouve sacrifice de la messe ont leur point de départ dans les
des conceptions quelque peu semblables chez certains théories de Paul et du quatrième évangile. »
docteurs anglais. La vertu expiatoire de la mort du Peterson YVelter rattache aussi la cène chrétienne
Christ est niée ou diminuée. Le sacrifice sanglant du aux mystères, mais il croit pouvoir le faire surtout en
Calvaire n'a fait que préparer celui du ciel, seul sacri- s'aidant du témoignage des liturgies, et à ce proto-
fice proprement dit et complet. C'est par sa relation type d'origine païenne il associe un antécédent juif,
avec ce dernier que la cène chrétienne aurait le carac- l'offrande des prémices. Altchrislliche Liturgien : I. Das
tère d'une offrande rituelle ou d'un sacrifice. Sur ce christliche Mysterium; IL Das christliche Opfer, Gcet-
sentiment que chaque auteur (Brightman, Milligan, tingue, 1921 et 1922.
Puller, peut-être Mason et Gore) expose avec des A l'origine, comme le racontent les Actes, les pre-
nuances propres et parfois assez subtiles, voir Mor- miers chrétiens se réunissaient pour prendre un repas
thner, The eucharistie sacrifice, p. 82 sq. ; 515 sq. ;
en commun. Un ou plusieurs donateurs, puis la collec-
Paterson, art. sacrifice, dans Dictionary of the Bible tivité des fidèles apportaient les vivres à consommer.
de Hastings, t. iv, p. 347 sq. Stone, A history of the
; Par souci de bon ordre, de dévotion et de charité, on
doctrine of the holy Eucharisl, t. n, Londres, 1909, fit de ces contributions volontaires des cérémonies
p. 581 sq., 646 sq. Lamiroy, De essentia ss. missœ
; rituelles. Les offrandes furent apportées procession-
sacrificii, Louvain, 1919, p. 16 et 17, n. 2. nellement, soumises à des actes de bénédiction. On les
On le sait, au cours du dernier demi-siècle la critique accompagna d'un mémento du donateur et d'autres per-
indépendante s'est écartée davantage encore de la doc- sonnes, de prières et d'intercessions de toute espèce.
trine catholique sur la cène et sur la messe. Déjà en Ainsi se constitua le sacrifice chrétien d'origine ju-
ce Dictionnaire, on a présenté les principales hypothèses daïque.
émises entre 1891 et 1913 sur les origines de l'eucha- Parallèlement s'infiltrèrent dans les assemblées
ristie. Art. Eucharistie, t. v, col. 1024-1031. Il suffit chrétiennes la notion et les rites des mystères païens.
d'exposer brièvement ici les thèses proposées depuis Réunis pour célébrer le souvenir de la mort et de la
cette date. résurrection de Jésus considéré comme un Dieu sau-
Les affirmations d'A. Loisy déjà relatées ont été veur, les chrétiens crurent le voir apparaître au
complétées en deux ouvrages nouveaux, Les mystères milieu des siens. Entouré des armées célestes, il visi-
païens et le mystère chrétien, Paris, 1919, et Essai his- tait, ses fidèles. d'un enthousiame sacré, enri-
Saisis
torique sur le sacrifice, Paris, 1920. L'auteur applique chis de charismes prophétiques, les assistants saluaient
à l'eucharistie sa théorie générale sur les origines du cette épiphanie de leurs louanges et de leurs actions
christianisme: Le message de Jésus est devenu un de grâces. Anges et séraphins unissaient leurs hymnes
mystère. Il n'y a pas eu transposition d'une idée aux acclamations de la foule. Le ciel et la terre com-
païenne à coté du judaïsme et de l'Évangile, si bien mémoraient (anamnèse), ils célébraient avec allé-
que le christianisme serait un agrégat de parties dis- gresse et gratitude le personnage divin qui s'était fait
parates il y a eu pénétration de l'élément primitif par
; homme, qui avait souffert, était descendu' aux enfers,
un esprit nouveau. Peu à peu, par une action collec- puis ressuscité pour vaincre la mort et le démon. Ainsi
tive et inconsciente, mais sur laquelle certains doc- les assistants étaient sanctifiés. Dans la suite, ces deux
teurs. Paul, l'auteur du quatrième évangile, Apollos et rites, mystère et sacrifice des offrandes, se compéné-
des inconnus exercèrent une influence profonde, le trèrent.
judaïsme évangélique des origines fut conçu, trans- Au début, l' épiphanie et la parousie du Seigneur
formé, présenté à la manière d'une religion à mys- s'accomplissaient par l'opération du Saint-Esprit. Les
tères. Par une doctrine et des initiations, par la vie paroles de la consécration ou bien n'étaient pas pro-
et la mort d'un Dieu sauveur, par la communion à lui noncées ou ne l'étaient que pour rappeler davantage la
en des rites mystérieux, l'Évangile prétendit offrir cène et la passion du Seigneur. Puis on fut tenté de
aux hommes une économie de rédemption universelle, rendre plus concret le mystère. On lia l'épiphanie du
et une bienheureuse immortalité. Seigneur au pain et au vin, on attribua aux paroles de
Le cas de l'eucharistie et du sacrifice n'est qu'un des la cène la vertu de transformer les éléments matériels
phénomènes de l'opération générale. « Les premiers en corps et en sang du Christ. Le pain et le vin atti-
chrétiens n'ont pas institué la cène pour imiter un rèrent alors toute l'attention. L'ancienne offrande des
mystère quelconque, mais ils ont bientôt et de plus en prémices tendit à disparaître. Si elle ne fut pas sup-
plus compris la cène à la façon des rites païens de primée, du moins on se contenta d'apporter le pain et
communion mystique » à un personnage divin et sau- le vin pour le mystère. En certains endroits, l'offrande
veur. La première communauté se réunissait en un antique fut détachée du repas eucharistique, devint un
' repas fraternel, animé par le souvenir du .Maître et repas de charité distinct et sans connexion avec le mys-
par l'espérance de son prochain retour ». « Bientôt l'on tère. Quant aux prières prononcées à l'origine pendant
trouva, et Paul pensa voir que par le pain rompu l'offrande des dons, un bon nombre d'entre elles furent
représentant mystiquement le Christ supplicié sur la conservées, mais prirent un sens nouveau elles devin-
;

croix et par le vin de la coupe représentant de même rent partie intégrante de la célébration du mystère.
le sang de Jésus », le fidèle s'unit mystiquement au C'est ainsi que prit naissance la messe. Non sans com-
Christ qui est mort pour son salut et dont la résurrec- plaisance, Will, Le culte, Strasbourg, 1925, t. i, expose
tion est le gage de l'immortalité promise à ceux qui et adopte un bon nombre de ces conceptions.
croient en lui. Ainsi le christianisme eut aussi son ("est encore les antiques liturgies que consulte de
repas sacré, son festin de sacrifice, directement coor- préférence Lietzmann pour retrouver l'origine de l'eu-
donné à l'immolation du Calvaire qui était comme charistie. Messe und Ilcrrenmuhl, Bonn, 1926. Celles
renouvelée dans le symbole eucharistique... ». « Le — qui sont en usage au iv« siècle et plus tard lui parais-
7!)!) MESSE DANS L'ÉCRITU RE, ET AT DE LA QUESTION 800
sent dériver de deux antiques traditions, l'une repré- Israël. Ils représentent le peuple de Dieu. Or, celui du
sentée par l'anaphorc d'Hippolyte, l'autre par celle de milieu, Lévi, estrompu en deux morceaux. Le plus
Sérapion. gros est appelé aphikomenon. On le met de côté et il

La première dérive d'une conception de l'eucharistie réapparaît a la fin du repas. Eisler estime que Vaphi-
qui apparaît vers l'an 50 dans les lettres de saint Paul. komenon, c'est le pain à venir, le Messie fils de Lévi,
La cène est rattachée au dernier repas de Jésus avec d'abord caché, et qui ensuite se manifeste. Voilà ce que
ses disciples, lequel n'eut rien d'un festin pascal. Elle Jésus aurait béni à la cône en disant « Ceci, Vaphiko-:

est un mémorial de la mort du Christ. Au cours de la menon, est mon corps. Je suis le Messie. » Il n'est peut-
nuit qui précéda la passion, dans le pain que Jésus être pas inutile de montrer à quelles extravagantes
rompit au début du repas, dans le vin qu'il bénit à la fantaisies aboutissent aujourd'hui même les savants
fin, il montra comme un symbole de son corps qui de- qui cherchent hors des chemins battus les origines de
vait être brisé par la mort et de son sang qui allait bien- la cène.
tôt être répandu; en même temps il signifia qu'en qua- C'est surun sol plus ferme que Vôlker appuie sa
lité de victime il allait mourir pour son peuple, et construction. Mysterium nnd Ayape, Gotha, 1927. Au
ainsi sceller la nouvelle alliance annoncée par les pro- cours de la dernière cène, repas d'adieu et festin pascal
phètes. Par l'imitation de cette cène, la communauté pris avec les Douze, Jésus sachant que sa fin était
chrétienne commémora cette prophétie et son accom- proche leur prédit par la distribution du pain et du
plissement, ainsi que' la résurrection du Seigneur et vin qu'il subirait une mort violente. Elle est pré-
son avènement futur. Cette conception de Paul n'est sentée par lui comme une condition requise pour que
pas primitive. Il avait reçu de l'antique tradition le puissent se réaliser les espérances d'Israël. Ainsi s'est-
récit primitif de la cène, tel qu'on le lit chez Marc. il soumis à sa passion pour ceux qui voyaient en lui

Mais, il le déclare lui-même c'est à cause d'une révé-


: le Messie. Jusqu'à son retour ils doivent demeurer
lation du Seigneur, c'est en extase que lui avait été unis entre eux, et c'est pour que cette unité se main-
découverte cette signification nouvelle. tienne que Jésus leur enjoint de réitérer la cène,
Plus antique est la notion de la cène dont dérive comme un repas de communion religieuse et frater-
l'anaphore de Sérapion. Elle est attestée par les Actes nelle. Pour obéir à cet ordre, les premiers chrétiens célé-
des Apôtres et par la Didachè. On la retrouve aussi brèrent la fraction du pain. Mais, quand ils se sépa-
dans certains écrits apocryphes d'après lesquels l'eu- rèrent des Juifs, ils furent amenés à découvrir dans
charistie ou bien s'opère par la seule fraction du pain l'eucharistie le symbole d'une alliance nouvelle Le :

ou bien se célèbre, non avec du vin, mais avec de l'eau vin de la coupe représenta le sang du Christ dans lequel
(Actes de Pierre, de Jean, de Thomas, etc.). aurait été scellé entre Dieu et le peuple choisi qui rem-
En cette cène primitive, il n'était pas fait allusion plaçait Israël un pacte substitué à celui du Sinaï.
à la mort du Christ ni à l'institution par lui de l'eu- Ainsi prit-on l'habitude de faire de la cène un équiva-
charistie. Croyant que le Christ était vivant, les pre- lent des sacrifices de l'Ancien Testament sans être :

mières communautés chrétiennes se réunissaient pour un banquet funèbre ni une agape, elle unit alors les
se mettre au cours d'un repas en communion avec lui, premiers fidèles entre eux et avec le Christ glorifié :

de même que les disciples mangeaient avec Jésus his- de même autrefois l'antique repas sacrificiel faisait
torique avant sa mort. Un membre de l'assemblée entrer les Israélites en rapport avec Jahvé et formait
bénissait le. pain, le rompait, le distribuait. Les mets d'eux une famille religieuse.
étaient simples. On buvait d'ordinaire de l'eau, rare- Survint Paul. Il essaya de faire disparaître tous les
ment du vin. A la fin, une coupe de bénédiction pou- obstacles qui empêchaient pagano- et judéo-chrétiens
vait circuler entre les convives. Tel était le repas du de s'asseoir à la même table. D'autre part, apôtre des
vivant du maître. Et, maintenant encore, on estimait Gentils, il dut combattre les sacrifices offerts aux
que Jésus était présent au milieu des siens en esprit. idoles et montrer dans la cène chrétienne ce que les
Il l'avait promis : si deux ou trois disciples étaient païens cherchaient en vain dans les rites idolàtriques.
réunis en son nom, lui-même se trouvait avec eux. Il fut donc amené à concevoir la cène à la manière d'un

Tout naturellement, le petit groupe fidèle se prenait à sacrement par la communion au pain et au vin les
:

croire que bientôt, comme le Fils de l'homme de Daniel, fidèles croient recevoir une nourriture et un breuvage
le Christ reviendrait sur les nuées du ciel pour réta- spirituels, c'est-à-dire des forces qui font vivre selon
blir sur terre le royaume messianique. Aussi prenait- l'esprit. Et parce que tous les chrétiens participent
on part à ce repas avec allégresse Le président de
: à un même
pain, à une seule coupe, la cène les rappro-
table prononçait le Maranatha, « Venez Seigneur Jésus», che tous sans distinction de race ni d'origine en un
et les assistants répondaient par les acclamations de seul corps, celui du Christ glorifié. Les communiants
Y Hosanna. entrent en communion avec lui, comme les juifs par-
Puis se glissèrent des idées nouvelles. Jésus avait dit aux idoles, c'est-à-dire
ticipent à l'autel et les païens
que, pour offrir un sacrifice au temple, on devait avoir aux démons.
un cœur libre de toute haine. On exigea cette condi- Le quatrième évangile présenta, lui aussi, dans la
tion pour le repas de communauté. Ainsi, hors de Jéru- réception du pain et du vin de la cène, le rite religieux
salem, on fut entraîné à le concevoir comme un sacri- par lequel les chrétiens communient entre eux et avec
fice. Cette idée admise, nombre de corollaires suivirent. le Christ. Les conceptions primitives et dérivées du
A la cène fut attribuée une efficacité pareille à celle judaïsme passèrent à l'arrière plan. Ce que les religions
des sacrifices de l'ancienne Loi, une vertu expiatoire. à mystères prétendaient assurer à leurs fidèles, l'union
Les mots furent tenus pour sacrés en eux habitait le
: intime à la divinité et la vie éternelle, voilà ce qui fut
nom, la force du Seigneur et par la communion elle pas- au premier plan Celui qui mange la chair du Christ
:

sait dans celui qui s'en approchait saintement :il vit en lui et il ne mourra pas. La cène devint le mys-
recevait dans l'eucharistie, la vie éternelle. tère des communautés chrétiennes, elle fut donc tenue
Faut-il mentionner une explication toute diffé- pour l'acte suprême du culte divin.
rente des paroles de la cène, récemment proposée par A l'âge postapostolique, peu de changements dans
Eisler : Das letzle Abcndmahl, dans Zeitschrijt fur die le rite.Certaines sectes substituèrent au pain de l'eau,
N. T. Wissenschaft, 1925, p. 161,162 et 1926, p. 5-37? mais aucune ne se contenta de la fraction, du sacre-
Le rituel juif de la Pàque aujourd'hui en usage ordonne ment du pain. Quant aux croyances, elles continuèrent
de déposer, le soir de la fête, dans la célébration du l'évolution attestée déjà par le quatrième évangile.
repas liturgique, trois pains azymes Kohen, Lévi,
: L'idée juive de l'alliance tendit à disparaître. On
801 MESSE DANS L'ÉCRITURE, ÉTAT DE LA QUESTION 802

demanda de plus en plus a l'eucharistie ce que les paie s '


tun, sinon nécessaire, de chercher quelle conception ils
cherchaient dans les religions à mystères la rédemp- : avaient du sacrifice. Nos définitions modernes sont
tion du péché, la délivrance de ses châtiments, la vic- pour eux sans intérêt. Ils ont tenu la cène pour un
toire sur les puissances malfaisantes, l'union mutuelle sacrifice, si en elle leur ont apparu les signes auxquels
des participants, la vie des convives avec le Dieu sau- ils reconnaissaient un tel rite.

veur présent au repas. Au pain et au vin furent attri- Enfants d'Israël, ils avaient entendu parler des obla-
bués ces effets, non parce qu'une transsubstantiation tions présentées à Dieu par des personnages de l'An-
aurait fait d'eux le corps et le sang du Christ, mais cien Testament : nul doute, toutes ces offrandes leur
parce qu'ils sont les véhicules des vertus divines et semblaient être autant de tributs. En chacune
des dons célestes. L'agape n'apparaît pas encore. On la l'homme se dépouillait d'un de ses biens et le présentait
découvre seulement à l'époque de Tertullien, de Clé- à Dieu comme à son maître, toujours afin de l'honorer
ment d'Alexandrie, de la Tradition apostolique et des ou de le remercier, parfois pour l'apaiser ou se concilier
Canons de saint Hippolyte. Des abus survinrent, aussi ses bonnes grâces. Ce dernier souci apparaissait sur-
disparut-elle bientôt ou ne fut-elle maintenue qu'aux tout dans le sacrifice des victimes animales là le sang
:

banquets funèbres (Constitutions Hippolylines) ou aux était offert parce qu'en lui résidait la vie, Gen ix, 4,,

repas offerts à des pauvres (Didascalie et Constitutions c'est-à-dire le don par excellence, le plus apte aussi à
apostoliques). représenter notre personne. Les contemporains du
Faire connaître ces hypothèses les plus récentes, Christ savaient encore que par le sang des sacrifices
n'est pas seulement nécessaire pour que le problème s'étaient scellées des alliances. Abraham et Jahvé
du sacrifice de la messe d'après l'Écriture et les pre- avaient conclu un pacte d'amitié en passant à travers
miers chrétiens puisse être posé comme il doit l'être deux moitiés de victime comme pour être unis par la
aujourd'hui. Il suffit à un historien des origines auquel même vie s'échappant de l'un et l'autre morceau. Gen.,
sont familiers les textes du Nouveau Testament, des xv, 7-18. Cette manière de contracter alliance était
Pères ou des liturgies primitives de confronter leurs signalée plus tard par Jérémie. xxxiv, 18-20. Au
dépositions avec ces essais, pour qu'aussitôt ;e décou- Sinaï, pour que s'opérât l'union d'Israël avec Jahvé,
vre tout ce que ces constructions éphémères ont de le sang des mêmes victimes avait été versé en partie
discutable et de fragile, ce que certaines d'entre elles sur l'autel et en partie sur le peuple. Ex., xxiv, 3-8.
offrent d'audacieux et d'extravagant. Les contemporains de Jésus ne connaissent pas
Le catholique relève non sans une véritable satis- seulement par les traditions juives les sacrifices d'êtres
faction dans les moins fantaisistes de ces systèmes, vivants. Ils en offrent de diverses sortes. Dans
ceux d'un Lietzmann ou d'un Vœlker par exemple, tous les principaux, ceux des quadrupèdes, on trouve
et même dans ceux d'un Loisy ou d'un Wetter, de les cinq rites suivants l'animal est présenté devant
:

nombreuses affirmations qui se rapprochent des doc- Dieu, Lev., i, 11; le donateur « met la main sur la
trines traditionnelles. Il le constate :ce n'est plus aux tête »; immédiatement la victime est égorgée à la face
doctrines du Moyen Age, aux Pères de la grande de Jahvé, tout son sang est aussitôt recueilli par les
époque ou à saint Cyprien qu'on fait remonter la prêtres qui le répandent à l'autel; enfin il y a une cer-
transformation de la cène en un sacrifice dans le qua-
: taine combustion tantôt le tout, tantôt une partie,
:

trième évangile et dans saint Paul, c'est-à-dire au toujours au moins la graisse est réservée à Dieu, donc
i" siècle et jusque vers l'an 50, on veut bien recon- livrée aux flammes.
naître une partie considérable des affirmations que Si, dans l'holocauste, tout fume sur l'autel en com-
les catholiques n'ont cessé d'y découvrir. On con- bustion d'agréable odeur, dans les selâmim ou sacri-
damne donc avec eux des thèses qu'ils n'ont cessé de fices pacifiques, une partie des chairs est mangée par
réfuter. le prêtre, une autre' par les donateurs qui doi-
Sans doute, on estime que ces antiques témoins vent être purs pour la consommer. Ils sont invités
ont ajouté à la pensée de Jésus et ont fait du repas par Jahvé à s'asseoir à sa table, dans sa maison et à
d'adieu un sacrifice, un sacrement, un mystère. Mais manger un morceau des viandes qu'ils ont offertes à
l'historien qui lit ces affirmations sait qu'on ne peut leur Dieu. Us partagent ainsi le même mets, devien-
les appuyer sur aucun document de l'époque. Il s'en nent ses amis et ses familiers. Si dans les sacrifices
aperçoit elles supposent la mutilation arbitraire de
: expiatoires pour le péché (hallat) ou pour le délit
certains textes ou encore l'oubli d'une partie de leur Çâsâm) rien n'est consommé par les donateurs, jugés
contenu; elles découlent de l'importance excessive sans doute indignes de communier à des aliments
accordée sans raison suffisante à un document aux sacrés, du moins une. partie des chairs est mangée par
dépens des autres, parfois même à des témoignages les prêtres qui doivent être purs et qui coopèrent à
moins anciens, peu clairs et très suspects, par exem- l'œuvre de la réconciliation. Ce qui dans ces sacrifices
ple à des apocryphes du n e siècle préférés aux Synop- expiatoires est surtout à relever, c'est l'emploi du
tiques et à saint Paul. Ou bien encore on croit pou- sang. Le prêtre ne se contente pas de le verser au pied
voir expliquer les institutions chrétiennes primitives de l'autel comme fait dans l'holocauste et les paci-
il

soit par des liturgies de beaucoup postérieures, soit par fiques. Cette fois l'emploie pour des aspersions plus
il

des rites que les premiers fidèles avaient en abomina- ou moins nombreuses, plus ou moins solennelles, selon-
tion, les mystères païens, mais on est obligé d'ajouter la gravité de la faute. Elles se font sur le
que le rite chrétien n'en est pas un décalque, qu'il con- voile du Saint des Saints, aux quatre coins de l'autel
serve une originalité singulière et s'est assimilé ce qu'il des parfums et au pied de celui des holocaustes.
a emprunté. Bref, non seulement le catholique, mais Tels étaient les rites. Comment les comprenait-on?
tout savant sérieux, qui sait d'après quelles méthodes A coup sûr, le sacrifice apparaissait d'abord comme un
rigoureuses sont explorés les autres domaines de l'his- présent, un tribut. Tout est à Dieu. Le fidèle lui
toire, ne peut que sourire lorsqu'il voit certains cri- réserve, lui offre une partie de ses dons et peut alors
tiques contemporains prétendre savoir mieux que jouir du reste. C'est ainsi que, par le sacrifice, il rend
Paul et les chrétiens de la première génération ce que hommage à la toute-puissance divine et qu'il la remer-
pensait Jésus. cie de ses bontés. Par lui encore il se concilie les
2° Définition du sacrifice d'après l'Ancien Testa- faveurs de Jahvé qui daigne même lui offrir un festin
ment. — Comment les témoins de l'événement com- à sa propre table. Enfin, si l'Israélite a offensé Dieu, il
prirent les paroles et les gestes de Jésus, voilà ce qu'il prouve par un présent son regret, sa soumission, et
importe avant tout de savoir. Aussi semble-t-il oppor- Dieu lui rend sa bienveillance : le sacrifice adore et

DICT. DE THÉO!.. CATH. X. 26


803 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA DERNIÈRE CÈNE 804

rend grâces, il est impétratoire et a une vertu de pro- est-il « compté parmi
les pécheurs » et « frappé de
pitiation par lui on entre en communion avec la divi-
: Dieu Ce n'est pas à cause de ses fautes « il n'y a
»? :

nité. pas d'injustice en ses œuvres, ni de mensonge en sa


Mais pourquoi l'usage du sang, pourquoi en tout bouche », il est « innocent ». Le prophète le répète
sacrifice est-ilentièrement réservé pour l'autel, pour- douze fois de suite le serviteur de Dieu a souffert
:

quoi dans les rites expiatoires sert-il à de si nom- pour autrui. « Il a offert sa vie en sacrifice pour le
breuses et solennelles aspersions? La réponse est dans péché », il « s'est chargé des iniquités des multitudes »,
l'Écriture « L'âme de la chair est dans son sang. » Lev.,
:
« et il a intercédé pour les pécheurs ». Alors Jahvé a

xvh, 11, 14. Voir aussi Gen., ix, 4 et Deut., xu, 23 : fait « retomber sur lui l'iniquité de tous ». C'est ainsi
« Le sang, c'est la vie », don immédiat de Dieu qui seul que ce juste « a pris sur lui nos souffrances », » s'est
a le pouvoir et le droit de le donner et de l'ôter. Elle chargé de nos douleurs » et « s'est livré à la mort ». Voilà
est d'une manière indiscutable le plus précieux des pourquoi il a été « transpercé pour nos péchés, broyé
biens. On comprend aussitôt pourquoi aucune autre pour nos iniquités ». En réalité « le châtiment qui
offrande ne semblait plus apte à honorer Dieu et à nous sauve, a pesé sur lui ».
exalter sa puissance, à le remercier et à concilier ses On le sait, l'exégèse et la théologie juives n'ont pas
faveurs aux îhortels. accordé à cette prophétie l'attention que lui donnent
Mais le sang apparaît surtout doté d'une vertu les chrétiens. Elles n'y ont pas vu l'annonce de la
expiatoire. C'est encore l'Écriture qui l'affirme. mort rédemptrice du Messie. Voir Médebielle, op. cit.,
« L'âme de la chair est dans le sang et je vous l'ai p. 283 sq. Cependant l'oracle d'Isaïe n'était pas
donné pour l'autel », dit le Seigneur, « afin qu'il servît inconnu de la première génération chrétienne. Les
d'expiation pour vos âmes. » Lev. xvn, 11. Le cou-
:
allusions et les citations des livres du Nouveau Tes-
pable par sa faute a mérité un châtiment. Repentant, tament suffiraient à le démontrer. Ce texte pouvait
il le reconnaît et, pour exprimer son regret, pour payer donc préparer les contemporains de Jésus à ne pas
sa dette, pour satisfaire à la justice divine, il con- rejeter la pensée d'un sacrifice pour le péché, dont la
damne un animal à la mort qu'il devrait lui-même su- victime aurait été un juste se substituant aux
bir; le sang, c'est-à-dire la vie de cette victime, remplace pécheurs.
auprès de Dieu le sang, la vie du pécheur. C'est ce que Ce concept d'ailleurs était déjà certainement
montre bien le rite de l'imposition des mains l'homme
: accueilli dans certains milieux juifs. Le second livre
transfère sur la victime sa faute, sa culpabilité, son des Machabées relate cette prière du plus jeune des
obligation de subir la peine capitale. Ce geste montre sept martyrs « Quant à moi, ainsi que mes frères, je
:

qu'il y a solidarité entre l'offrant et le donateur, que la livre mon corps et ma vie pour les lois de mes pères,
vie de l'animal est substituée à celle de l'homme. C'est suppliant Dieu d'être bientôt propice envers son
ainsi que les contemporains de Jésus comprenaient peuple puisse en moi et en mes frères s'arrêter la
:

la vertu expiatoire du sang. Médebielle, L'expiation colère du Tout-Puissant, justement déchaînée sur
dans l'Ancien et le Nouveau Testament, Rome, 1924, toute notre race. » vu, 37. Dans un ouvrage non cano-
1. 1, p. 125-158. nique, mais qui nous relate les croyances des Juifs
Pour eux donc aucun doute n'était possible. Il y au i" siècle de notre ère, dans le IV» livre des Macha-
avait sacrifice quand, pour honorer Jahvé, un Israélite bées, cette pensée se trouve exprimée en termes plus
renonçant à ses droits sur un animal déterminé par le clairs encore. Éléazar adresse à Dieu la prière sui-
rituel lévitique et se substituant cette victime par vante «Tu le sais alors que j'aurais pu me sauver,
: :

l'imposition des mains, la tuait pour répandre son je meurs pour la Loi, dans les tourments du feu. Sois
sang à l'autel et offrir à son Dieu par la flamme la propice à ton peuple, en te contentant du châtiment
totalité ou une partie de ses chairs. Que le donateur que nous souffrons pour eux. Fais de mon sang l'ins-
fût ensuite invité à manger une portion de ce qui était trument de leur purification et prends ma vie en
mmolé, il entrait alors dans l'intimité de Jahvé, en échange de la leur. » IV Mac, vi, 28-29. Aussi l'auteur
communion avec lui. Le sang pouvait aussi, moyen- du livre, pensant à ce martyr et à ses émules, les sept
nant des aspersions déterminées du Saint des Saints frères et leur mère, fait leur éloge en ces termes :

et de l'autel, avoir une vertu expiatoire. « Par eux le tyran a été châtié et la patrie purifiée, car

Oui, mais pour les contemporains de Jésus la vic- leur vie a été comme la rançon du péché du peuple,
time ne devait-elle pas être un animal? Le sacrifice et par le sang de ces hommes précieux, par leur mort
humain était sévèrement condamné comme une abo- expiatoire, la divine Providence a sauvé Israël aupa-
mination cananéenne. Deut., xn, 29-31. ravant accablé de maux. » xvn, 21-22.
Cependant tout Israélite le savait un jour Dieu lui-
: Si un contemporain des Apôtres et des premiers
même avait exigé d'Abraham qu'il lui offrît en sacri- chrétiens a exprimé de telles pensées, il faut bien
fice son fils unique Isaac. Et parce qu'il n'avait pas admettre qu'il n'était pas impossible aux disciples de
hésité à le faire, Abraham avait été béni, avait obtenu Jésus de comprendre ou de recevoir pareille doctrine,
une nombreuse postérité en laquelle devaient être d'admettre l'existence d'un sacrifice où le sang versé
bénies toutes les nations de la terre. Gen., xxn, 16-18. serait celui d'une victime humaine, d'un juste s'offrant
Sans doute, un bélier avait été substitué à Isaac. Mais, à la mort pour le salut de ses frères.
comme le fait observer la littérature rabbinique (voir Deux problèmes doivent être étudiés ici, à la
Médebielle, op. cit., p. 261 sq.), le sacrifice avait été lumière des textes bibliques pris en leur sens littéral
en fait admis par Dieu et Abraham avait bien offert et expliqués par eux-mêmes Au cénacle la veille de
:

le sang de son fils unique. L'exemple donné par le sa mort, au cours d'un repas d'adieu pris avec ses
père des Juifs ne pouvait être oublié, il ne le fut disciples, Jésus institua-t-il un sacrifice? — Trouve-
jamais. t-on dans les premières communautés chrétiennes un
On pouvait même trouver dans les Écritures l'an- rite qui était tenu pour un sacrifice?
nonce d'un autre sacrifice humain. On lisait dans IL Le repas d'adieu du Christ fut-il un sacri-
Isaïe le récit des souffrances et de la mort du servi- fice? — Pour répondre à cette question, nous in-
teur de Jahvé. lui, 3-12. Pourquoi, victime « d'un terrogerons tant les récits de la cène que d'autres
jugement inique », est-il « humilié », « châtié », « mal- passages du Nouveau Testament.
traité », « transpercé », « broyé »; pourquoi cet « homme 1° Les récits de la cène. —
1. Saint Paul, I Cor., xi,
de douleurs, familier de la souffrance » est-il « arra- 23 sq. (années 55-58). —
23. Pour moi, j'ai appris du
ché de la terre des vivants et mis à mort »; pourquoi Seigneur et je vous l'ai aussi enseigné. Le Seigneur
805 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA DERNIERE CÈNE 806

.Jésus, la nuitoù il fut livré, prit du pain. 24, rt après à une victime; et partant repas complémentaire d'un
avoir rendu grâces, il le rompit et il dit « Ceci est : sacrifice. Mais la question ici posée est tout autre.
mon corps, pour vous. Faites ceci en mémoire de La cène elle-même fut-elle un sacrifice?
moi. » 25. De même (il prit) aussi la coupe après le a) Le Christ offre ù Dieu ce qu'il distribue aux
repas, disant « Cette coupe (est) la nouvelle alliance
: Apôtres. -

D'après les quatre récits, Jésus affirme
en mon sang. Faites cela toutes les fois que vous que son corps est pour les Apôtres (Paul), qu'il est
boirez, en mémoire de moi. » donné pour eux (Luc). De même il déclare que son
2. Saint Matthieu, xxvi, 20 sq. (avant 70). Pen- — sang est répandu pour les Douze (Luc), pour plusieurs
dant qu'ils mangeaient. Jésus ayant pris du pain et (Mathieu, Marc).
ayant prononcé une bénédiction le rompit et, l'ayant Ainsi le Christ fait savoir publiquement qu'il s'offre
donné aux disciples, il dit « Prenez, mangez, ceci est
: à Dieu. Car son langage ne signifie pas seulement :

mon corps. » 27. Puis, ayant pris une coupe et ayant « Voici mon corps et mon sang que je vous distribue. »

rendu grâces, il la leur donna, disant « Buvez en : Jésus dit à la fois qu'il les donne aux Apôtres et qu'il
tous, car ceci est mon sang de la nouvelle alliance, les donne pour eux. La différence des deux concepts
répandu pour plusieurs en vue de la rémission des apparaît à merveille dans la formule de Luc Ayant : •<

péchés. 29. Je vous le dis, je ne boirai plus désormais pris du pain... Jésus... le donna aux Apôtres en disant :

de ce fruit de la vigne, jusqu'au jour où j'en boirai « Ceci est mon corps donné pour vous. » Ainsi le même

avec vous du nouveau dans le royaume de mon verbe est employé mais en deux sens différents. Le
Père. » troisième Évangile écrit Jésus distribua aux Douze
:

Saint Marc, xiv, 22 sq. (entre 40 et 70). -- 22. Et


3. son corps, que pour eux il offrit ù Dieu. La parole que
pendant qu'ils mangeaient, Jésus ayant pris du pain Paul et Luc font prononcer sur le pain « Ceci est mon :

et prononcé une bénédiction, le rompit et le leur corps pour vous », et de même les mots « répandu :

donna et il dit « Prenez, ceci est mon corps. » 23. Et


: pour... », employés pour le vin par les trois Synopti-
ayant pris une coupe, ayant rendu grâces, il la leur ques, ne permettent aucune hésitation. Jésus proclame
donna et ils en burent tous. 24. Et il leur dit « Ceci : qu'il se donne à son Père au profit des siens. Si Yimmo
est mon sang de l'alliance, répandu pour plusieurs. lotion sanglante ne doit avoir lieu que plus tard, dès
25. En vérité, je vous le dis, je ne boirai plus du fruit maintenant, à la cène, la victime s'offre à Dieu, non
de la vigne jusqu'au jour où j'en boirai du nouveau seulement par la pensée, le cœur ou un acte de volonté,
dans le royaume de Dieu. » mais par un geste et des paroles extérieures, solen-
4. Saint Luc, xxn, 15 sq. (entre 60 et 70). 15. Et — nelles et assez remarquées pour que le souvenir en ait
il leur dit « J'ai désiré d'un vif désir manger cette
: été consigné dans l'Évangile et par saint Paul.
Pâque avec vous avant de souffrir. 1G. Car je vous b) Le Christ s'offre à Dieu pour le salut des Apôtres
dis que je ne la mangerai plus jusqu'à ce qu'elle soit et de beaucoup. —
Aucun doute n'est possible sur le
accomplie dans le royaume de Dieu. » 17. Et ayant sens des mots « Ceci est mon corps pour vous ». Jésus
:

pris une coupe, ayant rendu grâces, il dit « Prenez : déclare que son corps et son sang sont donnés à la
ceci et partagez-le entre vous. 18. Car je vous dis place (Ô7rèp) de la vie des Apôtres. Il va réaliser les
que désormais je ne boirai plus du fruit de la vigne paroles que rapportent Matthieu, Marc et Paul « Le :

jusqu'à ce que le règne de Dieu soit venu. » 19. Et Fils de l'homme est venu... donner sa vie pour la
ayant pris du pain, ayant rendu grâces, il le rompit et rédemption de beaucoup », Matth., xx, 28, pour leur
le donna disant « Ceci est mon corps donné pour
leur : « rançon. » Marc, x, 45. Et « le Christ est mort pour

vous, faites ceci en mémoire de moi. » 20. Et de même tous » (uTrèp), II Cor., v, 15; Dieu l'a fait pour nous
la coupe après le repas, disant « Cette coupe (est) la
: (ûïuèp) péché, c'est-à-dire sacrifice pour le péché
nouvelle alliance dans mon sang répandu pour vous. » (hatta't).
Pour bien poser le problème, notons d'abord ce qui Si donc Jésus déclare que son corps est pour les
est hors de discussion. Il est clair que la cène est le Douze, qu'il est donné pour eux, pour beaucoup, que
dernier repas du Christ avec ses Apôtres. Elle a lieu son sang est répandu pour plusieurs, personne ne peut
la nuit où Jésus fut livré. II annonce qu'il va souffrir, se méprendre sur le sens de cette affirmation. Des
donner son corps et verser son sang. Le contexte con- exégètes peu suspects de complaisance pour la tradi-
firme ces données. Ainsi l'affirment les quatre témoins. tion catholique le reconnaissent Ces mots signifient
:

Cette mort du Christ est même préfigurée. Sur le que « le corps du Christ est livré à la mort pour le salut
pain, Jésus dit Ceci est mon corps, il présente la coupe
: de ses disciples ». Loisy, Les Évangiles synoptiques,
comme le calice de son sang. Cette double formule, Paris, 1908, p. 532. « Jésus s'assimile à une victime
cette distinction si expressive de deux éléments qui ne immolée. » Goguel, L'eucharistie, des origines jus-
peuvent être séparés l'un de l'autre sans que l'homme qu'à Justin martyr, Paris, 1916, p. 192. « Les mots :

perde la vie, ces mots qui font penser tout naturelle- rompu pour vous, I Cor., xi, 24, répandu pour vous,
ment à une mort violente, à une immolation, donnent Luc, xxn, 20, viennent s'ajouter à la formule d'insti-
à entendre que le Christ aura le sort d'une victime. tution de la cène et lui communiquent
la note sacri-
De nouveau, Paul Synoptiques concordent.
et les ficielle. » Will, Le
Strasbourg, 1925, p. 91.
culte, t. i,

Ils ne se contentent pas de nous montrer dans la « ...Au dernier repas, lorsque le Christ, par la compa-

cène un symbole de Jésus mourant. Les quatre auteurs raison du pain et du vin, prépare ses disciples à sa
affirment aussi que du pain et du vin de la cène le mort, il en exalte le caractère sacrificiel. » Vôlker, op.
Christ a fait son corps et son sang, pour les ofirir cit., p. 27.
en nourriture et en breuvage aux Apôtres. Voir A coup sur, le sang du Christ n'est pas séparé du
Eucharistie, col. 1031 sq. Enfin, la cène complète corps au cénacle, il ne le sera que sur la croix. Mais
l'immolation de Jésus. Sur ce point encore les divers déjà au cours de son dernier repas en compagnie de
récits se confirment mutuellement. Lorsqu'ils man- ses apôtres, Jésus par une déclaration publique
geaient le pain, buvaient le sang de l'eucharistie, les entendue de Dieu et des hommes, livre son corps et son
Apôtres recevaient le corps et le sang que le Christ sang à la mort pour le salut de ses disciples, il se met
devait offrir pour eux sur la croix, de même que les en état de victime et commence ainsi sa passion.
Israélites leurs contemporains participaient aux vic- J. Brinktrine, Der Messopferbcgriff in den ersten drei
times de certains sacri lices. Jahrhunderten, Fribourg-en-B., 1918, p. 23 sq.
En d'autres termes, la cène fut un repas d'adieu; c) Le Clvist s'offre pour la rémission des péchés.

repas figuratif d'une immolation; repas de communion Le récit de saint Matthieu donne à cette affirmation
807 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA DERNIÈRE GÈNE 808
du Christ encore plus de précision et de force. D'après heures plus tard. Le présent ne pouvait-il pas être
lui, aux mots « Ceci est mon sang répandu pour plu-
: employé pour désigner un acte qui allait presqu'aussi-
sieurs », Jésus ajoute « en vue de la rémission des tôt s'accomplir? D'autre part, à l'époque où les Synop-
péchés ». tiques écrivaient, l'eucharistie était célébrée on y :

Comme tous les Juifs, les Douze connaissaient fort représentait la passion du Christ comme un fait accom-
bien les sacrifices expiatoires. Ils savaient que, si le pli : sous l'influence des formules employées alors, les
sang remet les péchés, c'est quand il est offert en sacri- évangélistes n'ont-ils pas été portés à mettre au pré-
fice. D'autre part, ils ne pouvaient hésiter à croire que, sent les paroles de Jésus? Enfin, il est difficile d'ex-
si Jésus leur annonçait pareille faveur, il la leur accor- pliquer comment à la cène le sang du Christ fut versé.
dait. Ils l'avaient entendu dire à des malheureux : Aussi le constat e-t-on sans surprise des hommes qui
:

« Vos péchés vous sont remis. » Matth., ix, 2; Luc, certes savaient le grec, saint Jean Chrysostome par
v, 20; vn, 47. L'effet avait été produit à l'instant exemple, Hom. in Matth., P. G., t. lviii, col. 738, don-
même. Donc les mots « Ceci est mon sang répandu
: nent ici au participe le sens d'un futur et font parler
pour plusieurs en vue de la rémission des péchés » Jésus du sang qu'il devait verser sur la croix.
devaient suggérer aux apôtres la pensée que c'était Après avoir présenté cette remarque, le P. Lebre-
chose faite. Sans doute, la victime n'était pas encore ton, art. Eucharistie, dans Dictionnaire apologétique,
mise à mort; mais elle se livrait au Père pour que son t. i, col. 1564, conclut que « cette discussion a peu de

sang fût répandu en vue de la rémission des péchés. Si conséquence; l'une et l'autre interprétation, ajoute-t-
déjà cette faveur était obtenue, c'est qu'alors même il, sauvegarde et le caractère sacrificiel de l'eucha-
déjà commençait le hattâ't, le sacrifice expiatoire qui ristie et sa relation essentielle à la mort du Christ».
devait être consommé au Calvaire. Rien Ou
bien, on laisse au parti-
n'est plus vrai.
d) Les participes « donné, immolé » prouvent-ils cipe présent sa signification obvie, et alors force est
que le Christ se donne et s'immole à la cène elle-même ? d'admettre que Jésus présente son corps comme déjà
Un grand nombre de théologiens et d'exégètes sou- immolé au cours même de la cène, son sang comme
lignent l'emploi par Jésus non du futur mais du pré- répandu en sacrifice non seulement sur la croix, mais
sent est donné, est immolé, dans toutes les formules que
: au cours du repas d'adieu. Ou bien on attribue aux
nous ont transmises les divers récits. L'original grec mots « donné, répandu pour vous » le sens d'un futur.
:

porte en effet « Ceci est mon corps donné, SiS^aevov,


: Le Christ annoncerait donc la mort expiatoire du
pour vous », et non pas « qui sera donné pour vous » Calvaire; mais déjà, il ferait savoir à la cène qu'à
(Luc) mon sang jwse'pour vous, sx/uvô^evov », et non
;
' l'instant même où il parle, il se livre à son Père afin
pas o qui sera versé pour vous. » Donc, font-ils observer, d'être mis à mort pour ses disciples. Offrir ainsi son
c'est au moment même où Jésus parle que déjà il se corps et son sang, c'est poser le premier acte de l'im-
livre en sacrifice. « Schanz remarque avec raison, dit molation qui se continuera au Golgotha.
Lagrange, Évangile selon saint Luc, Paris, 1921, p. 544, e) Le Christ en termes exprès que le (ait de
dit-il
la force de ce participe présent. C'est dès maintenant s'offrir en nourriture
constitue à l'état de victime ?
le —
que le corps est donné, évidemment pour être immolé; Jadis, pour le démontrer, Franzelin a proposé un
et si l'immolation doit avoir le caractère d'un sacri- argument ingénieux, mais qui pourtant n'est plus
fice, ce sacrifice est d'ores et déjà celui du Sauveur. » guère présenté aujourd'hui.
De même « le sang est répandu, au présent, représen- Ce théologien fait observer que, d'après certains
tant le futur quant à la réalité des faits... Mais, dès ce manuscrits, la formule de Paul sur le pain est la sui-
moment, cette effusion est envisagée comme un sacri- vante « Ceci est mon corps rompu pour vous », ÙTtèp
:

fice, et c'est en qualité de sang versé que le sang de ù(jlcôv xAcà[j.Evov. Il croit donc pouvoir construire le
Jésus figure dans la coupe, le sang dont parle l'Exode raisonnement qui suit D'après l'Apôtre, Jésus dit
: :

à l'occasion de l'ancienne alliance étant le sang des « Ceci est mon corps mis à votre disposition en l'état

victimes ». Lagrange, Évangile selon saint Marc, Paris, de nourriture à la manière du pain que partage le père
1911, p. 355-356. de famille pour le distribuer. » Or, la formule de Paul
Cette interprétation est assez communément admise ne peut contredire celle de Luc, puisque toutes deux
et il faut reconnaître qu'elle s'appuie sur la gram- expriment une même pensée du Christ; et cet évan-
maire le participe présent ne désigne pas le futur,
: géliste fait dire à Jésus « Ceci est mon corps donné
surtout lorsqu'il est l'attribut d'un verbe qui est lui- pour vous, 8t.86ji.svov », c'est-à dire « livré pour vous en
même au présent. Tel est le cas « Ceci est, èstw, : sacrifice ». Ainsi serait-il démontré que Jésus s'im-
mon sang répandu, Ix/uvôfisvov »... « Ceci est, Icttw, mola non seulement quand il mourut pour nous, mais
mon corps.... donné, 8t,86[jt,evov. » Lamiroy, De essen- encore quand il se mit à la disposition de ses disciples
tiel..., Louvain, 1919, le prouve longuement, p. 206- en l'état de nourriture. Il fut donc victime à la cène
208. Il fait appel aux grammaires du Nouveau Testa- aussi bien qu'à la croix. Comme la passion, le repas
ment (Moulton, Robertson, Blass-Debrunner). Il mon- d'adieu fut un sacrifice. Franzelin, Tract, de ss. eucha-
tre que les textes de l'Écriture où on a cru observer risties sacramento et sacrificio, Rome, 1899, p. 362.
que le participe présent était employé pour le futur, A ce raisonnement, on pourrait faire plus d'une
ont été allégués à tort. D'autre part, le cardinal objection. Il suffit d'observer que sa base est peu
Billot, Desacramcntis, Rome, 1896, p. 597, fait observer solide on s'accorde aujourd'hui à considérer les
:

à bon droit que, si la Vulgate a traduit le présent divers participes, xXœfievov, 8i86(j.evov, ajoutés à la
èxyuvojjievov, par le futur efjundetur, on n'est pas formule de Paul « Ceci est mon corps pour vous »,
:

obligé de lui donner la préférence Nous sommes : comme des gloses explicatives mal attestées par les
tenus de croire que dans les passages dogmatiques, manuscrits et qui ont été imaginées pour compléter
elle ne contient aucune erreur; mais nous avons le une finale abrupte, expliquer un texte elliptique. Voir
droit de penser qu'elle ne rend pas toujours la force Eucharistie, t. v, col. 1053.
du texte original. /) Le Christ offre à la cène le sacrifice qui scelle une
A cette preuve tirée de l'emploi de participes qui ne nouvelle alliance. —
C'est au contraire en faveur du
sont pas au futur, on a opposé certaines objections. caractère sacrificiel du repas d'adieu un argument
La langue employée à la cène n'était pas le grec, de la plus haute valeur, qui se dégage du lien mis par
les participes présents, S'.So^evov, èk/uvo^evov, tra- le Christ entre l'effusion du sang et la conclusion d'une
duisent-ils exactement les paroles de Jésus? De plus, alliance. Les quatre témoins attestent cette pensée.
ia mort du Christ était proche, elle aura lieu quelques Selon Matthieu et Marc, Jésus a dit « Ceci est mon
:
809 MESSE DANS LÉCRITURE, LA DERNIÈRE CÈN 810

sang de l'alliance. » Paul et Luc placent sur les lèvres ,


rend toute hésitation impossible « Dans le sang de
:

du Christ cette phrase « Cette coupe (est) la nouvelle


: Jésus-Christ est conclue une alliance. » Cette pensée
alliance en mon sang. » se trouve aussi clairement exprimée par la formule
Or, les apôtres connaissaient par les Écritures et de Marc (et Matthieu) que par celle de Paul (et de
les usages liturgiques les sacrifices de l'alliance. Ils Luc). Puisque l'alliance est conclue quand le sang
savaient que le sang d'animaux avait cimenté l'union asperge l'autel et le peuple, Jésus dit donc ces mots :

d'Abraham et de Jahvé. Gen., xv, 18. Ils n'ignoraient « Je suis la victime dont le sang est versé pour vous...

pas qu'au Sinaï des holocaustes avaient scellé l'alliance afin de sceller une nouvelle alliance avec Dieu. »
d'Israël et de son Dieu. Ex., xxiv, 3 sq. Ce symbo- Lietzmann, op. cit., p. 221.
lisme apparaissait dans tous les sacrifices, surtout Sans doute, cette victime n'avait pas encore été
dans les rites d'expiation. Parce que les fautes fai- mise à mort, quand elle parlait ainsi, mais parce qu'elle
saient perdre l'amitié du Seigneur, sans cesse des était le Christ lui-même, il fallait bien que Jésus fît
aspersions offraient à Jahvé, dans le sang de victimes de son vivant ce qui jadis avait pu suivre l'offrande des
bien choisies, la vie même du pécheur en réparation holocaustes. Comme celui des victimes du Sinaï, son
de ses offenses. « La liturgie solennelle du Kippour... sang devait couler à la lettre sur la croix pour être
donnait le ton aux rites les plus humbles mais sem- répandu sur le peuple nouveau. Mais puisque Jésus
blables de chaque jour. En projetant sur les ex- est le nouveau Moïse et fait lui-même l'aspersion, elle
piations particulières, images réduites de la grande précéda l'effusion totale et mortelle du Calvaire. Aussi
expiation collective, l'idée de la substitution..., elle le Christ ne dit-il pas Ceci est mon sang, celui de
:

apprenait au pécheur, chaque fois qu'il offrait une l'alliance à venir, mais Ceci est mon sang de l'alliance.
hatlà't, que Dieu, à la vue du sang, voulait bien consi- Matthieu et Marc. De même on ne lit pas dans Paul
dérer les péchés comme transmis à la victime et et Luc : « Cette coupe (est) la future alliance dans mon

punis par la mort; qu'il daignait prêter l'oreille aux sang », mais bien « Cette coupe (est) la nouvelle
:

protestations d'amour et de dévouement que les alliance en mon sang. »


aspersions faisaient retentir dans le sanctuaire. » Ainsi En écoutant ces mots, les convives de la cène durent
renouvelait-il sans cesse son alliance avec les se rappeler que le pacte antique avait été conclu au
membres de son peuple. Médebielle, op. cit., p. 288. moment précis où Moïse avait tenu le même langage :

Si ces pensées étaient familières aux Douze, on Ceci est le sang de l'alliance. Puisqu'il était répandu
devine comment ils comprirent les paroles du Christ : sur eux comme un moyen de les unir à Dieu, le sang du
Ceci est mon sang de l'alliance. Cette coupe est la nou- Christ, à l'instant même où Jésus le présentait comme
velle alliance en mon sang. Il leur fut impossible de ne celui du nouveau pacte d'amitié, devait être déjà
pas croire que Jésus s'offrait à Dieu en victime pour d'une certaine manière celui d'une victime expiatoire.
expier leurs fautes par sa mort, et que déjà, pour accom- Il fallait donc qu'à ce moment même Jésus se consti-

plir le rite traditionnel, il faisait à la face du Père tuât en état d'immolation. Il devait alors, non seu-
l'aspersion de son sang contenu dans la coupe. Le lement par le désir, mais par un acte extérieur et
Christ livrait à Dieu et à ses disciples la victime qui public, apparaître comme la victime des temps nou-
devait sceller la nouvelle alliance entre l'Israël évan- veaux. Il n'y a ni deux hosties, ni deux sacrifices :

gélique et Jâhvé. J. Brinktrine, op. cit., p. 21-22, mais à la cène commence l'holocauste qui au Calvaire
25-26. doit être consommé. De la Taille, Mysterium fldei,
Afin même qu'il fût impossible aux apôtres de ne Paris, 1924, p. 53-54.
pas saisir le sens de l'acte dont ils étaient les témoins, On a prétendu, il est vrai, que le mot 8ta0Y)xv) ne
Jésus voulut employer à la cène les paroles même dont signifiait pas alliance mais testament. Luther avait
Moïse s'était servi pour le pacte du Sinaï, et qui déjà fait cette remarque De caplivitate babylonica,
:

devaient être du nombre de celles que les pieux Israé- édit. Weimar, t. vi, p. 523. Nombre d'exégètes pro-
lites ne pouvaient oublier. Le législateur de l'antique testants et de critiques non catholiques ont adopté
alliance avait envoyé des jeunes gens offrira Jahvé des cette opinion. Récemment, elle a été de nouveau
holocaustes et des sacrifices d'action de grâces. Puis, défendue par Dibelins, Eine Untersuchung ùber die
il avait répandu sur l'autel la moitié du sang des An/linge der christlichen Religion, Leipzig, 1911, p. 88.
victimes. Après quoi il avait lu le livre de l'alliance Pour démontrer cette thèse, on allègue des passages
en présence du peuple qui répondit « Tout ce qu'a
: parallèles, dit-on, où le mot SiaGrjxï) a le sens de testa-
dit Jahvé, nous le ferons. » Alors Moïse avec l'autre ment, ainsi Luc, xxn, 29, et Heb., ix, 15. On fait
moitié du sang avait aspergé Israël en prononçant encore observer que les versions latines ont traduit
ces mots : « C'est le sang de l'alliance que Jahvé a dans les récits de la cène 8ia6y)x?] par testamentum,
conclue avec vous sur toutes ces paroles. » Ex., xxiv, 8. et que les inscriptions et les papyrus donnent toujours
La même déclaration est prononcée à la cène : ce sens à ce mot.
Ceci est mon sang de l'alliance. Tout concorde : Déjà Ces arguments démontrent-ils ce qu'on veut en
Jésus avait promulgué son Évangile, la nouvelle loi conclure? Le premier texte allégué, celui de Luc,
de Dieu, et les Douze l'avaient acceptée; force était semble ne rien prouver l'évangéliste rapporte ces
:

bien de le croire si les paroles étaient les mêmes,


: mots de Jésus : « Je vous prépare, Sta-dOe^oa, un
c'est que les rites étaient semblables. Comme autre- royaume, comme mon Père me l'a préparé, StiGe-ro. »
fois sur le Sinaï, de même à ce moment au cénacle Ces paroles ne donnent en réalité aucun renseigne-
une alliance était scellée en un sacrifice. ment sur le sens de la formule de la cène. Personne
Il est impossible de donner au mot 8ia6v)XY] le sens n'a jamais nié d'ailleurs que !e mot Siaôrjxv) ne signi-
d'amitié quelconque, de simple union fraternelle. Il fie parfois testament. Tel est le sens, à coup sûr, qu'il a,
n'est pas un synonyme de xoivcovia. Comme le fait dans Hebr., ix, 16 « Là où il y a un testament, 8ta0Y]XY),
:

observer Lietzmann, op. cit., p. 225, si des exégètes il est nécessaire que la mort du testateur intervienne. »

de langue allemande ont pu être tentés de confondre Mais dans le même développement, quelques lignes
les deux termes, c'est parce que le mot Bund signifie plus haut et un peu plus bas, il semble bien nécessaire de
à la fois alliance et union. Mais le terme employé par traduire autrement ce même terme. L'épître parle « des
Jésus et ici traduit n'avait pas cette signification. transgressions commises sous la première 8ta6irjx7) >.
L'Écriture ne l'emploie pas pour désigner la simple ix, 15. Ce sont évidemment celles del'ancienne alliance.
amitié, la fraternité, mais une convention, un pacte. On retrouve la même expression au t. 18. Un peu plus
Ici, l'allusion indéniable à la scène de l'Exode, xxiv, 8, loin encore aucun doute n'est possible. L'auteur
811 MESSE DANS L'ÉCRITURE. LA DERNIÈRE CÈNE 812
reproduit la phrase de l'Exode Voiei le sang de
: « déjà fait observer avec raison « qu'il est facile de
l'alliance (8ta0-/)xir;<;), que Dieu a conclue avec vous » passer d'un sens à l'autre et que beaucoup d'écrivains
v. 20, Il est diflicilc de découvrir une preuve qui catholiques (Bossuet par exemple) se sont plu à mon-
démontre mieux que le mot 8ia6ï;X7) signifie dans trer dans l'Eucharistie le testament du Seigneur.
l'Écriture tantôt alliance et tantôt testament. On peut Lebreton, Diction, apol., art. Eucharistie, col. 1565.
même se demander si parfois il n'exprime pas en Vôlker reconnaît que ces mots doivent s'expliquer
même temps ces deux notions. Ainsi le contexte seul par le récit de l'Exode et il conclut, lui aussi, qu'est
permet de fixer le sens. Cf. Lamiroy, op. cit., p. 184- annoncée ici une alliance dans le sang, dans le sacri-
185. fice du Christ. Mais il ajoute "Est-il vraisemblable
:

Sans doute, le mot SiaOïjy.v; flans les inscriptions et que Jésus lui-même ait fait de sa mort un équivalent
les papyrus ne signifie pas alliance. Mais il suffît qu'il des sacrifices rituels juifs et de tous leurs elîets'.' Étant
ait ce sens dans l'Écriture. L'objection tirée du l'ait donnée la position prise par le Maître à l'égard du
que la Vulgale a traduit ce mot par fœdus et non par service du Temple, il apparaît comme souverainement
testamenlum n'est pas plus recevable. Jésus n'em- invraisemblable qu'il ait attribué à son supplice cette
ployait ni le latin ni le grec. Pour connaître sa pensée, conception à la fois judaïque et cultuelle. L'agonie
ilfaut se rappeler quel est le sens du mot traduit de Gethsémani établit d'ailleurs le contraire. La
dans les Septante par 8ia8r;x7;. Ce terme berît est déclaration « Ceci est le sang de la nouvelle
:

bien connu. Pris au sens religieux, tantôt il signifie Alliance » ne peut pas émaner de Jésus, elle exprime
ordonnance, loi, règlement divin, tantôt il désigne, une la foi de la communauté primitive vingt ans après la
alliance, l'union avec Dieu. Il est facile de voir com- cène, lorsqu'elle eut abandonné le culte du Temple. »
ment les deux sens sont connexes une alliance fait loi
: Op. cit., p. 42.
pour les deux contractants; un ordre met en bonnes On le voit, cette affirmation est une hypothèse
relations celui qui commande et celui qui obéit. Les gratuite. L'auteur ne démontre pas et il ne pourra
Septante ont constamment rendu berît par 8ta67)xv), jamais prouver qu'à sa mort Jésus dut prendre par
ordonnance, disposition, et non par auv0T)X7), acte, rapport à l'ancienne alliance l'attitude qu'il avait
convention. On a donné de ce fait une explication fort adoptée pendant sa vie. Vôlker est même obligé, pour
plausible l'alliance de Jahvé avec Israël n'est pas
: établir sa thèse, de nier l'authenticité des paroles du
un contrat entre égaux. L'un est le maître, l'autre le Christ et il ne le fait pas pour des motifs de critique
serviteur. Alors même que, par pure bonté, Dieu textuelle. Son opinion se heurte à un fait historique
s'engage à l'égard de son peuple, il fait l'offre, il indéniable c'est à Jésus et non à ses disciples que
:

impose des conditions, il commande l'obéissance, il toute l'antiquité chrétienne attribue la fondation du
punit les révoltes. On comprend donc à merveille que Nouveau Testament. Quant au récit de Gethsémani,
le mot Siaô^xT) ait été préféré pour la traduction de il ne contredit en rien les mots Ceci est mon sang de
:

berît. Soucieuses de rendre littéralement la pensée l'alliance. Jésus a fort bien pu prononcer cette phrase
biblique, les versions latines devaient naturellement et demander ensuite à son Père que s'éloignât de lui le
être portées à traduire ce terme par testamenlum. calice, surtout s'il faisait suivre cette prière de l'accep-
Encore ne l'ont-elles pas fait toujours. Précisément tation du bon plaisir divin.
dans la parole de l'Exode par laquelle Moïse pro- Maissi Vôlker a tort de faire remonter l'origine de
mulgue l'antique alliance, berît est rendu par fœdus. ces mots aux premières communautés chrétiennes et
« Ecce sanguis jœderis :Voici le sang de l'alliance. » non à Jésus, il a raison d'écrire « Dès que cette pensée
:

Ex., xxiv, 8. fut admise, la cène, le repas du Seigneur, fut assimilée


La conclusion s'impose. Il est impossible d'affirmer aux sacrifices du temple, et on lui attribua toutes les
que le mot SiaOïjxY) dans l'Écriture signifie exclusi- vertus qu'avaient les antiques offrandes par elle on :

vement et toujours testament. Pour connaître sa signi- glorifiait Ditu et on lui rendait grâces, on l'apaisait et
fication exacte, il est nécessaire d'examiner le con- on se le rendait favorable. Par elle, on entrait en
texte, de tenir compte de toutes les circonstances et de communion immédiate avec Jahvé. » Op. cit., p. 45-50.
suivre les bonnes règles d'interprétation du langage Vôlker a aussi raison de le faire remarquer Les :

humain. mois « Ceci est mon sang de l'alliance », supposent


:

Or, dans les deux récits de la cène, ceux de Paul et nécessairement qu'à l'époque où ils étaient prononcés,
de Luc, à côté du mot SLaO/jx?), testamenlum, se trouve donc dès la première génération chrétienne, le sacrifice
le mot xoavv), novum. Il y a donc ici quelque chose qui s'opérait sous les deux espèces et non pas seulement
se substitue, non à un testament, mais à l'antique avec le pain, comme le croit Lietzmann. S'ils ont été
contrat conclu entre Israël et Jahvé. Il faut tra- prononcés par Jésus, on doit conclure qu'il avait insti-
duire :« Cette coupe est la nouvelle alliance. » D'autre tué l'eucharistie sous les deux espèces. Le sang était
part, la ressemblance totale, l'identité absolue un élément essentiel pour la conclusion d'une alliance
qu'on relève entre la phrase de Moïse et celle de calquée sur celle de l'Ancienne Loi. Op. cit., p. 43, 44.
Matthieu et Marc oblige à conclure que dans un cas g) Le Christ ne dit-il pas, d'après saint Luc, que la
comme dans l'autre, il s'agit d'une convention de Dieu coupe de l'alliance est répandue pour les Douze, donc
avec son peuple. Donc il est impossible que dans la que la cène est un sacrifice! —
Étudiant de>plus près
formule de la cène le mot 8ta6r)Xï) ne désigne rien qu'un la formule que le troisième évangile fait prononcer
testament. Ou bien on doit croire qu'il signifie alliance par le Christ sur le vin, certains auteurs ont cru y
et pas autre chose; ou mieux, puisque berît peut vou- découvrir une nouvelle preuve de l'immolation du
loir dire aussi bien disposition que pacte; puisque Christ à la cène. La phrase est la suivante Toôto to :

l'Epître aux Hébreux, loc cit. (voir encore Gai., m, KOTYjpiov T) xaivï) 8ioc0y]xt} èv tw a.ï\J.a.zi |i.ou, to ûrcèp
13-17), semble présenter les paroles de Jésus au repas û(xôiv èx/uvou,svov.
d'adieu à la fois comme ayant conclu un nouvel accord Aux premiers mots, ceci est la coupe, touto tô ttoty)-
entre Dieu et Israël et comme ayant trouvé leur piov, faut-il rattacher les derniers qui sont au même
accomplissement par la mort du Christ ou enfin, cas, tô ûrrsp ùu,ûv èxxuvô[i.svov, répandue pour vous?
puisqu'on doit « tenir compte du sens normal » du Le sens serait alors Cette coupe versée pour vous est la
:

terme SiccOtjxt), on est autorisé à voir dans le sang de nouvelle cdliance dans mon sang. Un bon nombre d'in-
Jésus celui d'une alliance nouvelle qui est son testa- terprètes —
et ce ne sont pas seulement des théolo-
-

ment. Lagrange, Évangile selon saint Marc, p. 355. « Ce giens catholiques, mais encore des grammairiens ou des
n'est d'ailleurs qu'une question de nuance. » On a critiques indépendants —
adoptent cette traduction.
813 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA DERNIÈRE CÈNE 814
Voir De la Taille, op. note 2 et Lamiroy,
cil., p. 37. liques: ou bien il l'a « remplacée par l'institution d'une
op. cil., p. 210-211. II de conclure:
est alors naturel Pàque nouvelle qui ne pouvait se substituer à l'an-
i Mon sang tel qu'il est dons la 'coupe, mon sang à cienne sans que celle-ci fût rappelée et comme célébrée
la cène déjà el non pas seulement sur la croix est celui dans celle qui lui succédait, l'agneau pascal étant inu-
d'une victime, d'un sacrifice. Sans doute, il n'y a tile quand le Christ se donnait lui-même en nourri-
pas de différence entre celui qui est versé au Calvaire ture. » Lagrange, Évangile selon S. Marc, p. 337. Pour
el celui qui l'est au repas d'adieu. Mais au Golgotha, prétendre qu'il n'y a aucun rapport entre le repas
ce n'est pas une coupe qui a été répandue pour les apô- d'adieu de Jésus et la Pàque juive, Lietzmann, op. cil.,
tres. Le Christ par les mots cités plus haut ferait donc p. 211-213, il faut supprimer les affirmations très
allusion au sacrifice de la cène. C'est de cette oblation claires des Synoptiques ou leur dénier sans aucune
qu'il parlerait en disant « cette coupe versée pour
: raison toute valeur cette opinion n'est pas près de
:

nuis est la nouvelle alliance dans mon sang. » s'imposer. Voir Volker, op. cit., p. 17 sq.
Cette traduction est contestée. Bien qu'étant au Or, si à l'origine l'immolation de l'agneau pascal
nominatif, le dernier membre de la phrase, -b u-èp fut, d'après la Loi, le rite qui permit la préservation
ÛU.WV èxXuv6[i.svov, pourrait se rapporter au mot des premiers-nés d'Israël, si elle devint dans la suite
qui le précède immédiatement. oâjjiaTt; car si ce der- un mémorial de délivrance, elle fut en même temps un
nier est au datif du moins est-il du même genre, il est sacrifice. L'Exode, xn, 27, le déclare formellement :

neutre. La phrase signifierait donc « Cette coupe : « Quand vos enfants vous diront Que signifie pour :

est la nouvelle alliance dans mon sang lequel est versé vous ce rite sacré? vous répondrez c'est un sacrifice :

pour vous. » Telle est l'interprétation que propose le de Pàque en l'honneur de Jahvé qui a épargné la
P. Lagrange, Évangile selon S. Luc, p. 545, et elle maison d'Israël lorsqu'il frappa l'Egypte. » On trouve
n'est pas seulement la sienne. L'argument ne peut plus une affirmation semblable dans Ex., xxxiv, 25. Les
alors être présenté. écrivains du Nouveau Testament, Marc, xiv, 12, Luc,
Quelle est la bonne version? Il est difficile de le xxn, 7 et Paul, I Cor., v, 7, parlent eux aussi de
savoir, car la phrase de Luc, étrange à première vue, l'immolation de la Pâque, ils emploient pour la dési-
s'explique par son origine. Le troisième évangéliste, gner le verbe qui dans les Septante traduit d'ordi-
comme le fait observer P. BatilTol,/,Vuc/ian'sri'e, 8 e éd., naire le mot sacrifier, Ex., xn, 27. Voir Berning, Die
Paris, 1920, p. 131, semble bien avoir ajouté à la for- Einsetzung der h. Eucharistie, Munster, 1901, p. 149;
mule de Paul Cette coupe est la nouvelle alliance dans
: Touzard, La Pàque juive, dans Revue pratique d'apo-
mon sang, la fin de la phrase de Marc « répandu : logétique, 1914, t. xvn, p. 32 sq.; Lamiroy, op. cit.,
pour beaucoup ». ("Il a écrit pour vous comme il l'avait p. 62; Pirot, art. Agneau Pascal dans Suppl. au Dict.
fait en parlant du pain et à l'imitation de l'apôtre.) de la Bible, t. i, col. 157-158.
Pourquoi a-t-il ainsi juxtaposé l'une et l'autre locu- Donc, la mort de Jésus est un sacrifice, l'immola-
tion"? Est-ce pour affirmer que la coupe et non pas tion d'un agneau pascal. Brinktrine, op. cit., p. 31-33.
seulement le sang est répandue, en d'autres termes C'est bien ce qu'affirme saint Luc. Il nous rapporte ce
pour attester que la cène est déjà un sacrifice? Est-ce que Jésus dit avant d'instituer l'eucharistie « Je ne :

pour un autre motif? Aussi longtemps que cette ques- mangerai plus cette Pâque jusqu'à ce qu'elle soit
tion n'aura pas été résolue, il sera impossible de tirer accomplie dans le royaume de Dieu. Je ne boirai plus
de cette particularité du texte une preuve en faveur du fruit de la vigne jusqu'au moment où le règne de
du caractère sacrificiel de la cène. Dieu sera venu. » Y a-t-il allusion aux joies des élus
h) Le Christ s'offre pour être sur la croix l'agneau dans l'autre monde? On peut et on doit même le
pascal de la délivrance. —
La cène peut être rap- penser. Car Jésus avait, comparé le bonheur- ultrater-
prochée d'une autre institution, la Pàque juive, et restre aux jouissances d'un banquet, Matth., vin, 11;
cette comparaison permet de mieux comprendre ce que puis, peu après l'institution de l'eucharistie, il devait
fut le repas d'adieu. faire aux apôtres cette promesse « Je vous prépare
:

Inutile de vouloir résoudre ici des problèmes fort un royaume comme mon Père me l'a préparé, afin
discutés quel jour de nisan Jésus-Christ fit-il avec les
: que vous mangiez et buviez à t able dans mon royaume,
Douze au cénacle le repas dont les Synoptiques nous et que vous soyez assis sur des trônes pour juger les
ont conservé le souvenir? A-t-il observé toutes les tribus d'Israël. » Luc, xxn, 29-30.
prescriptions du rituel juif? Si oui, comment a-t-il Pourtant cette explication à elle seule ne permet pas
soudé au festin pascal l'institution de l'eucharistie? Il de comprendre complètement la parole du Christ.
suffit de relever les paroles indiscutées que nous a Sans doute, « la pleine réalité se trouvera dans l'éter-
conservées l'Écriture et les faits indéniables qu'elle nité bienheureuse après la résurrection ». Mais, si le
nous rapporte. Si Matthieu et Marc, dans leur récit du royaume de Dieu ne se réalise complètement qu'au
dernier repas de Jésus avec ses disciples, ne signalent ciel, il commence déjà sur la terre. Jésus l'a dit
pas en termes exprès l'accomplissement du cérémo- maintes fois. Donc, en ce monde déjà, la figure de la
nial de la fête juive, du moins tout aussi fortement que Pâque doit disparaître devant une réalité plus par-
Luc, xxii, 8 et 13, ils nous font savoir que le banquet faite. A la présentation de deux éléments juifs,
du cénacle fut célébré sur l'intention de Jésus dési- l'agneau et la coupe de vin, le troisième évangéliste
reux de « manger la Pâque avec ses disciples ». Marc, fait succéder immédiatement le don du corps et du
xiv, 12-16; Matth., xxvi, 17-19. Quant au troisième sang du Christ. Le parallèle est indéniable. « Luc... n'a
évangéliste, il a, dans sa relation de la cène, repro- parlé de la Pâque juive que pour lui donner son congé
duit une parole du Christ manifestant de la manière la et dans les termes qui en faisaient plus expressément
plus expresse cette volonté « J'avais un grand désir
: la figure de la Pâque nouvelle, c'est-à-dire de l'eu-
de manger cette Pàque avec vous. » xxn, 15. Ainsi charistie. » Elle est vraiment « la réalité divine qui
Jésus meurt dans la semaine où les Juifs célèbrent dans le royaume de Dieu donne sa plénitude à la fête
cette fête. Il est lui-même, dit Paul, notre agneau pas- antique. Le règne du Très-Haut commence ici-bas
cal immolé pour nous. I Cor., v, 7. On ne peut donc pour s'achever au ciel. Les paroles de Jésus dans saint
en douter la cène ne fut pas sans aucun rapport avec
: Luc embrassent les deux perspectives: mais la pre-
la fête juive. Ou bien Jésus, respectueux de la Loi mière, celle de la terre, a déjà une réalité qui accom-
jusqu'au bout, a voulu, avant de célébrer l'eucha- plit la Pâque juive. » Lagrange, Évangile selon S. Luc,
ristie, accomplir une fois encore entièrement la Pâque p. 542-543; Berning, op. cit., p. 119-151. Cette vérité
légale telle est l'opinion commune parmi les catho-
: se manifeste si bien que les critiques les plus indépen-
815 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA DERNIÈRE CÈNE 816

dants s'accordent avec la théologie la plus orthodoxe d'adieu l'annonce de la trahison de Judas et l'insti-
:

pour le reconnaître. « L'évangélistc considère évidem- tution de l'eucharistie. Ils consacrent un aussi long
ment la dernière cène comme une fête pascale; il voit développement à la relation de l'un (Matth., xxvi, 20-
dans l'eucharistie elle-même une Pàque dont la réa- 25; Marc, xiv, 18-21) et de l'autre fait (Matth., xxvi,
lité apparaîtra lorsque le royaume de Dieu sera venu. 20-29 Marc, xiv, 22-25). Ils les introduisent tous deux
;

Les paroles « Je vous dis que je ne la mangerai plus


: par la même formule : Pendant qu'ils mangeaient,
jusqu'à ce qu'elle s'accomplisse dans le royaume de comme s'ils voulaient opposer la malice du traître à
Dieu » ne sont pas à prendre pour une simple allusion la bonté du Sauveur. Luc s'étend davantage sur les
aux joies du royaume éternel... » ou au salut des conversations tenues au cénacle. Mais en premier lieu
hommes dans le ciel. « Mais il s'agit surtout de cette et aussitôt après la présentation du pain et du vin
Pàque, de celle que Jésus va célébrer en ce moment, eucharistiques, il fait annoncer par le Christ la trahi-
c'est-à-dire de la Pàque eucharistique. C'est celle-là son de Judas, xxn, 21-23. Paul ne parle de la cène que
qui a son accomplissement dans le royaume de Dieu. » pour en rappeler l'origine et la sainteté afin de com-
Loisy, Les Évangiles synoptiques, t. Il, Ceffonds, 1908, battre les abus deCorinthe; il n'avait donc pas à men-
p. 526. tionner les circonstances étrangères à l'institution de
Ainsi, à l'agneau immolé sur la croix les Douze l'eucharistie et qui ne confirment en rien sa thèse.
participent au cours de la cène. Il faut donc que le Néanmoins, il ne put s'empêcher d'écrire lorsqu'il
corps et le sang de l'eucharistie consommés par eux voulut indiquer la date de la cène « Ce fut dans la
:

soient ceux d'une victime. On ne mangeait pas de nuit où Jésus fut livré, » I Cor., xi, 23, comme s'il
viandes immolées à la divinité si auparavant l'animal était impossible de séparer le repas d'adieu de la
auquel elles avaient appartenu n'avait pas en fait trahison de Judas.
été offert en sacrifice. Or, à ce moment de la cène, le D'autre part, cet événement fit certainement souf-
Christ n'a pas encore été mis à mort. Jésus n'a pas frir Jésus. Les disciples eux-mêmes en furent profon-
rendu son dernier soupir. C'est donc pour un autre dément attristés. Le langage du Christ révèle ce qu'il
motif que déjà son corps et son sang Consommés par endure « La main de celui qui me livre est avec moi à
:

les apôtres sont ceux de l'agneau pascal; c'est parce cette table... Le Fils de l'homme s'en va, mais
qu'à cet instant ils ont été offerts à Dieu par le Christ malheur à celui par lequel il est trahi, il vaudrait
pour l'immolation sanglante du Calvaire. mieux pour cet homme n'être pas né. » Matth., xxvi,
Ces pensées ne sont pas seulement celles de théolo- 24; Marc.xiv, 21 Luc, xxn, 21. Impossible d'ailleurs
;

giens croyants. Personne ne les a peut-être exposées que Jésus soit insensible à cet événement. Rien de ce
avec plus de force et de clarté que A. Loisy, op. cit., qui est humain, à l'exception du péché, ne lui est
p. 523. « L'idée qui domine le récit de la cène dans les étranger. D'ailleurs aussitôt après la cène, alors qu'il
Synoptiques est que l'eucharistie devient la vraie n'a encore été soumis à aucun mauvais traitement, il
Pàque des enfants de Dieu, le vrai sang de l'alliance; éprouve de ï'angoisse et il déclare que son âme est
et l'eucharistie est cela, parce qu'elle figure et qu'elle triste jusqu'à la mort. Matth., xxvi, 37-3 ->. Pourtant il
est, Sauveur immolé pour le salut
en quelque façon, le n'était alors soumis qu'à des souffrances morales, mais
des hommes, comme l'agneau pascal a été immolé elles sont représentées comme très douloureuses. Si
jadis pour le salut d'Israël... Cette conception de l'eu- le mot passion a un sens, on doit soutenir qu'il peut
charistie est déjà dans saint Paul. La notion de sacri- leur être appliqué. Elles débilitèrent son corps, elles
fice y est aussi apparente que celle de la communion contribuèrent avec tous les supplices postérieurs à le
à Jésus. » faire mourir, elles furent un des coups qui l'ont tué.
Le Christ est notre Pàque à la cène donc là déjà il
: A Gethsémani déjà, « la sueur de Jésus, dit l'Évangile,
est l'agneau immolé pour notre délivrance. Or, puis- devint comme des gouttes de sang qui coulaient jus-
qu'il ne l'est pas encore par l'effusion du sang, il l'est qu'à terre. » Luc, xxn, -14.
par le don de sa vie à son Père pour l'holocauste sur Ainsi encadrée entre la trahison de Judas et l'agonie
la croix. Rien de plus juste que le mot cité plus haut : du Jardin des Oliviers, l'institution de l'eucharistie
l'eucharistie est la vraie Pàque des enfants de Dieu, donnée par Jésus aux Douze, alors qu'il sait, qu'il
parce qu'elle est en quelque sorte le Sauveur immolé déclare devoir être abandonné d'eux, Matth., xxvi,31,
pour le salut des hommes. Le sang ne coule pas encore; renié par Pierre, Matth., xxvi, 34; Marc, xiv, 30;
mais déjà il est versé par le don du Christ et l'accep- Luc, xxn, 34, et trahi par Judas, ne peut pas n'avoir
tation de Dieu. pas été accompagnée d'une profonde tristesse. Non
i) L'acte de la cène est expressément présenté seulement Jésus annonça son immolation, s'offrit en
comme une partie intégrante du sacrifice de la passion. holocauste, institua un mémorial de sa mort et fit
— Ne peut-on pas aller plus loin et montrer déjà dans participer ses disciples au nouvel agneau pascal; mais
le repas d'adieu un sacrifice, parce qu'il est donné déjà son cœur saigna, déjà ce fut la passion, déjà com-
comme le premier acte de la passion sanglante du mença et se continua le sacrifice qui se consommera sur
Christ? la croix.
A coup sûr, la mort de Jésus fut la partie essentielle C'est là, dit Bérulle aux protestants, « ...le premier
de son immolation, l'acte qui, selon le mot prononcé pas »de Jésus « pour aller à la mort, soit intérieure-
par le Sauveur, lui-même, consomma l'holocauste. Joa., ment en la pensée de son cœur, soit religieusement en
xix, 30. Est-ce à dire que le seul moment où le Christ la cérémonie qu'il institue, soit extérieurement en
exhala son dernier soupir fut celui où s'opéra son partant du cénacle pour aller au jardin où il devait
oblation sanglante? Comme on l'a toujours cru, et verser son sang... et où l'ennemi avait son rendez-
ainsi que le prouve le mot traditionnel qui la désigne, vous pour le prendre et le conduire au Calvaire... Vu
comme le montrent à merveille tous les évangélistes, et considéré que le Fils de Dieu n'aura pas attendu
la passion se composa de toutes les souffrances phy- de s'offrir à la mort le seul instant de sa souffrance, et
siques et morales qui amenèrent la mort de Jésus. que sa charité aura prévenu et désarmé la malice et la
Saint Thomas, par exemple, la fait commencer à la rage des Juifs, et que nous le voyons en ce dernier
trahison de Judas. Sum. theol., III a q. lxxxiii, a. 5,
,
souper n'avoir autre propos en la bouche avec ses
ad 3 um . apôtres que de sa mort et de sa passion, et qu'il la
Or, dans chacun des récits de la cène, la pensée de voyait présente au cœur et au dessein de Judas qui
la passion est mise en un puissant relief. Matthieu était avec lui en la même table et qu'il faisait même
et Marc ne font connaître que deux épisodes du repas lors un mémorial perpétuel de cette souffrance, et qu'il
.

817 MESSE DANS L'ECRITURE, LE SACERDOCE DU CHRIST 818


donnait à cette Pâque nouvelle et chrétienne le même bolisée. Déjà elle était ratifiée par Dieu comme l'avait
agneau qui devait mourir pour notre rédemption à la été le sacrifice d'Isaac avant d'être accompli. D'ail-
croix... faut-il donner la géhenne à vos esprits pour leurs, puisque déjà les Apôtres recevaient un morceau
vous faire croire qu'il a plu à Notre-Seigneur en l'acte de la victime et buvaient son sang, c'est qu'à cet ins-
de son testament de se souvenir de sa mort, et en tant même, d'une certaine manière, l'immolation de
présenter à Dieu l'offrande et l'acceptation volon- Jésus était commencée. De même qu'autrefois sur le
taire? » Discours il, Du sacrifice de la messe célébré en Sinaï le sang sacrifié avait aspergé l'autel et le peuple,
l'Église chrétienne, c. xu, Œuvres complètes, éd. Migne, de même une partie du sang de Jésus devait aller à
Paris, 1856, p. 700-702. Dieu et une partie être répandue sur les fidèles qui le
/) Est-il démontré encore par l'agonie de Gethsémani buvaient tel est bien le rite de l'alliance et de l'expia-
:

que l'acte de la cène a constitué Jésus à l'état de vic- tion. Ainsi encore comme en certains sacrifices, tandis
time pour le sacrifice sanglant? — Le P. de la Taille, que des membres de la victime étaient réservés au
non content de mettre fort bien en valeur l'argument feu pour rester la part de Dieu et d'autres consommas
qui précède, op. cit., p. 85-88, croit pouvoir le complé- soit par les prêtres, soit par eux et les donateurs,
ter de la manière suivante. admis les uns et les autres à l'honneur d'être les
Après la cène, à Gethsémani, Jésus dit ces mots :
convives de Jahvé et de participer à son festin, de
« Mon Père, s'il est possible, que ce calice s'éloigne de même le corps du Christ était appelé à devenir par
moi; cependant qu'il ne soit pas fait comme je veux, une mort volontaire et violente le bien propre du
mais comme vous voulez. » Matth., xxvr, 39; cf. Marc, Très-Haut, et ce même corps était servi aux apôtres
xiv, 36; Luc, xxn, 42. Donc, à ce moment, le Christ qui entraient ainsi dans la communion la plus intime
voit qu'il lui faut boire une coupe dont il désirerait qu'il est possible d'imaginer et avec Jésus et avec
qu'elle s'éloignât. Or, au contraire, avant la cène, il Jahvé. Les Douze qui furent témoins de la première
paraissait pleinement libre et très désireux de se cène assistaient certes à un a^te inouï, sans précédent
donner pour nous. Pourquoi ce changement? Parce Pourtant ils y retrouvaient ce qu'ils étaient habitués
qu'au repas d'adieu, Jésus s'est livré en holocauste à à voir en tout sacrifice, et ils pouvaient comorendre
son Père et que cette oblation a été acceptée. Il est qu'à ce moment même commençait l'immolation
donc obligé d'exécuter, quoi qu'il lui en coûte, ce qu'il rituelle des temps nouveaux.
a promis. Cette explication concilierait des textes en 2° Autrestextes néoteslamzntaires. —
Trouve-t-on
apparence contradictoires, les uns où il est affirmé que dans d'autres récits d j Nouveau Testament des textes
Jésus s'est offert librement à une mort que son Père qui confirment ou qui nient le caractère sacrificiel
ne lui avait pas imposée par un précepte proprement attribué au repas d'adieu par Paul et les Synoptiques?
dit; les autres qui louent son obéissance dans sa pas- — 1. Le quatrième Évangile. —
Il est certain que les

sion et sur la croix. De la Taille, op. cit., p. 89. formules de l'institution ressemblent fort à certaines
Ce raisonnement est ingénieux. Mais peut-on le pré- paroles prononcées par Jésus dans le discours sur le
senter sans dépasser le témoignage des Synoptiques? pain de vie. Les phrases Mangez, ceci est mon corps.
Ils nous affirment que, dans sa prière, Jésus fait appel à Buvez, ceci est mon sang, concordent avec les mots :

la toute-puissance de son Père, qu'il exprime le désir de Celui qui mange ma chair et celui qui boit mon sang...
ne pas boire la coupe de la passion, mais qu'en même Joa., vi, 56. De même la promesse Le pain que je
:

temps il déclare soumettre sa volonté humaine à la donnerai, c'est mi chair pour la vie du monde, Joa., vi,
volonté divine. C'est beaucoup assurément, mais c'est 51 (52 dans la Vulgate), fait penser à la déclaration de
tout. Aussi d'innombrables commentateurs ont lu Jésus présentant le pain aux Douze Cîci est mon corps
:

cette prière sans jamais soupçonner qu'elle affirme le donné pour vous. Luc., xxn, 19.
caractère sacrificiel de la cène. Elle ne l'attesterait Jésus déclare-t-il donc aussi dans le quatrième
d'ailleurs que si, avant l'institution de l'eucharistie, évangile que sa chair est à la cène offerte en sacrifice?
Jésus ne s'était pas encore offert à son Père; si, jus- Les commentateurs et les théologiens qui l'affirment
qu'à ce moment, il était libre de s'immoler sur la invoquent la promesse citée plus haut « Le pain que :

croix, s'il lui avait été impossible de faire auparavant je donnerai est ma chair pour la vie du monde. » vi,
la prière de Gethsémani. En était-il ainsi? Les Synop- 51 (52). Cette leçon est celle qui est le mieux attestée,
tiques ne le disent pas, ils ne donnent aucune réponse le plus communément admise (Von Soden, Nestlé,
à cette question. Il semble donc impossible de démon- Vogels, Loisy, Lagrange). Il en est deux autres. L'une
trer par la seule teneur de la supplication de Jésus à d'elles exprime un mot qui est sous-entendu dans la
Gethsémani que la cène fut un sacrifice. leçon précédente « Le pain que je donnerai c'est ma
:

A-) Conclusion. — Force est de le constater après : chair que je donnerai pour la vie du monde. » Ce texte
avoir écouté le langage et vu le geste de Jésus, les qu'on retrouve en certains manuscrits a été adopté
Douze durent croire qu'il offrait un sacrifice. Le Christ par Maldonat et Tischendorf (7 e édit.). Une autre
renonçait, en l'honneur de Dieu auquel il s'offrait, à des leçon rend la pensée plus claire, mais n'est attestée
biens qui lui appartenaient, à ceux qui étaient davan- que par le Sinaïticus et Tertullien « Le pain que je
:

tage sa propriété, à son corps, à son sang et à sa vie. donnerai pour la vie du monde est ma chair. » Elle
La victime n'était pas une de celles que nommait la loi est proposée par Tischendorf (8 e édit. de Gebhardt)
antique, mais elle avait plus de prix encore, elle était et par Calmes. On est tenté « d'y voir un arrangement
pure entre toutes, elle était celle qu'avait entrevue pour aboutir à plus de netteté ». Lagrange, Évangile
Isaïe. Comme jadis les animaux étaient officiellement selon S. Jean, Paris, 1925, p. 183.
amenés dans le temple, Jésus se présentait solennelle- Que l'on choisisse l'une ou l'autre lecture, il est
ment à la face de Jahvé. C'était bien comme toutes les certain qu'il est parlé en cette phrase de l'eucha-
victimes de l'ancienne Loi pour être substitué à autrui : ristie et de la passion, Lagrange, loc. cit.; les deux
Jésus se livrait pour les Douze, à leur place et à leur idées sont « étroitement associées ». Loisy, Le quatrième
profit, il substituait sa vie à la leur. Aussitôt son sup- évangile, Paris, 1921, p. 212. Cette affirmation est
plice commençait : la souffrance n'était encore que démontrée dans l'art. Eucharistie, t. v, col. 997-998.
morale mais déjà, comme toute douleur, elle portait Une relation est établie entre trois termes pain,

:

atteinte aux forces physiques de la victime. Bien plus, chair, vie du monde. Il en est deux, l'eucharistie et

si Jésus ne versait pas en fait immédiatement tout son le corps du Christ qui sont donnés pour identiques :

sang, si son corps n'était pas aussitôt mis à mort, du pain =


chair. Los trois leçons s'accordent à le recon-
moins l'immolation prochaine était annoncée, sym- naître. Mais à quoi doit être rapportée la vie du monde?
SIM MESSE DANS L'ÉCRITURE, LE SACERDOCE DU CHRIST 820

Est-ce immédiatement au pain? On s'en souvient, simplement parce qu'en fait le fidèle doit accomplir
c'est ce que prétend la 3 e leçon citée plus haut « Le
: lesdeux actes manger son corps et boire son sang?
:

pain que je donnerai pour la vie du monde, c'est ma De ce que le Christ, dans une même phrase, annonce
chair ». Si on l'accepte, on est tenté de soutenir qu'à l'eucharistie et la passion, faut-il conclure qu'il
la cène déjà Jésus s'est offert en sacrifice et qu'en enseigne par ces mots l'identité de l'immolation de la
présentant son corps sous les apparences du pain, il l'a croix et du sacrifice de la cène? Ne peut-on pas expli-
livré pour le salut des hommes. Ainsi pense Calmes quer autrement la juxtaposition des deux promesses?
qui adopte cette lecture. Il conclut «:Dans cette Plus d'une hypothèse peut être imaginée. Le P. La-
phrase... se trouvent confondues les prédictions de la grange propose la suivante « Le pain donne la vie à
:

passion et la promesse du pain eucharistique, et cela chacun... L'immolation de la chair... donne la vie au
sans qu'il y ait équivoque; car l'eucharistie est, en monde. » Op. cit., p. 183. Rien de plus naturel que
même temps qu'un sacrement, un véritable sacrifice. ce rapprochement dans les discours du c. vi qui décrit
un mémorial de la mort de Notre-Seigneur .Jésus- les divers moyens par lesquels Jésus nourrit les âmes.
Christ. » Évangile selon S. Jean, Paris, 1904, p. 252- Quant à l'impossibilité d'attribuer dans la même
253. Pourtant même sous cette forme: «Le pain que je phrase au verbe donner deux sens différents et de com-
donnerai pour la vie du monde, c'est ma chair », la prendre ainsi le texte « le pain que je distribuerai
:

phrase de Jésus ne pourrait-elle pas faire allusion non aux Douze est la chair que j'offrirai à Dieu pour le
à l'oblation de la cène, mais à l'efficacité salutaire du salut du monde », elle existerait, peut-être, si Jean
pain eucharistique en chacun des communiants? Jésus était un écrivain classique, soucieux d'éviter toute
annoncerait alors le sacrement sans parler du sacrifice. redite équivoque et toute obscurité. Veut-on avoir
On peut poser la question, et il est difficile, à la seule la preuve que les auteurs bibliques emploient à
lumière du texte biblique, de la résoudre faible distance le même verbe donner pour lui faire
Si au contraire on préfère l'une ou l'autre des deux signifier deux actes différents, une première fois dis-
premières leçons, c'est immédiatement à la chair que tribuer aux hommes et une seconde offrir à Dieu, il
se rapporte la vie du monde. On lit alors Le pain que
: suffit de se rappeler saint Luc Jésus « ayant pris du
:

je donnerai, c'est ma chair. Puis on sous-entend ou on pain, ayant rendu grâces, le rompit et le leur (aux
ajoute les mots que je donnerai, et enfin on termine
: disciples) donna (distribua) disant Ceci est mon
:

ainsi la phrase pour la vie du monde. Cette fois ce


: corps donné (offert à Dieu) pour vous. » Luc., xxn, 19.
qui est offert pour le salut des hommes, c'est le corps : En réalité, après avoir ainsi pesé le pour et le contre,
le sacrificede la passion est directement annoncé. force est de conclure D'après saint Jean, pain = chair
:

Faut-il conclure qu'il n'est pas parlé de l'eucharistie du Christ = vie du monde. Mais comment le pain est-il
comme d'une oblation? Ce serait peut-être aller un la vie du monde, c'est ce que l'auteur ne nous a pas dit
peu vite. Des exégètes détachés de toute confession en termes exprès.
religieuse sont d'accord avec les croyants pour recon- Il est un grand nombre d'autres termes du qua-

naître que dans le contexte domine la pensée du Christ trième évangile où des critiques, Loisy par exemple,
donné en nourriture comme chair et sang dans un état ont cru découvrir des allusions à la cène. Déjà il a été
de mort. Il faut en effet observer que dans les versets dit quel cas il faut faire de ces rapprochements ingé-
suivants, 53-56, Jésus insiste sur la séparation des deux nieux, mais dont la plupart sont discutables. Voir art.
éléments, images de son immolation quatre fois il
: Eucharistie, t. v, col. 1068-1069.
parle de l'eucharistie comme de l'acte par lequel on Un passage du quatrième évangile doit pourtant
mange sa chair et on boit son sang. Pourquoi d'ailleurs êL'e souligné, le c. xvn, qui contient la prière dite sa-
associe-t-il dans la même phrase le pain au corps cerdotale. Sans doute, Lagrange a pu écrire à bon
donné pour la vie du monde? S'il avait voulu seule- droit : « Supposer avec Loisy » que cette supplication

ment affirmer l'identité de cette nourriture avec sa « peut être l'eucharistie particulière d'un prophète,
chair réelle, il aurait pu dire le pain que je vous don-
: c'est se moquer. » Évangile selon saint Jean, Paris,
nerai, c'est ma chair que vous voyez, ma chair née de 1925, p. 384. Toutefois, on l'a fait observer entre ce
:

Marie, etc.. Puisqu'au contraire il assimile cet aliment morceau et les pières eucharistiques de la Didachè
au corps immolé pour le salut des hommes, c'est, sem- (ix-xx) il reste « quelques analogies » et ce chapitre a
ble-t-il, que l'eucharistie et la passion sont une même pu être présenté comme un modèle des anaphores
chose, donc un même sacrifice; c'est qu'à la cène chrétiennes primitives. « Jésus y parle —déjà des
comme au Calvaire est offerte à Dieu la chair du Pères de l'Église l'avaient remarqué —comme grand
Christ, ici sous l'apparence de pain, là sans voile et prêtre, comme médiateur entre Dieu et les apôtres. Il
sous sa forme naturelle. La phrase elle-même semble expose à son Père qu'il a terminé son œuvre propre
l'exiger, ajoute-t-on Qu'il soit sous-entendu (pre-
: et il lui recommande de la continuer par ceux qu'il lui
mière leçon) ou exprimé (deuxième leçon), le verbe a donnés et qu'il a formés pour cela, dans l'unité de
donner s'y trouve en réalité deux fois. Le pain que je la doctrine qu'il leur a enseignée et dans l'amour que
donnerai, c'est ma chair que je donnerai (ces trois le Père a pour Lui. » Lagrange, op. cit., p. 435. Ce
mots sont sinon expressément répétés du moins exigés langage et cette attitude sacerdotale, ces paroles qui
par le sens) pour la vie du monde. Or le même verbe •ont pu inspirer les improvisateurs ou les rédacteurs
employé deux fois à si faible distance doit avoir le des antiques liturgies du sacrifice, ne donnent -ils pas
même sens dans l'un et l'autre cas. Conclusion : à penser qu'à la cène Jésus a vraiment fait acte de
Puisque la chair donnée pour la vie du monde c'est prêtre, offert à Dieu pour les siens le corps et le sang
celle qui est offerte à Dieu en sacrifice, donc le pain que (mil devait immoler sur la croix?
Jésus donnera, c'est l'aliment eucharistique offert à LJne parole de cette prière sacerdotale encourage à
Dieu en sacrifice. En d'autres termes, le corps du le croire. Jésus dit, xvn, 19 « Je me consacre moi-même
:

Seigneur distribué aux Douze est à la cène déjà pré- pour eux (les Apôtres) afin qu'ils soient eux aussi
senté à Dieu comme la victime qui doit être immolée consacrés en vérité. » Le verbe employé est àytâ^w,
sur la croix. De la Taille, op. cit., p. 79-81. « rendre sacré », mot qui sert pour désigner la sancti-

Ces raisonnements sont ingénieux, mais un peu fication du pontife et celle des victimes. Aussi des
subtils. En les admirant, on est tenté de se demander anciens et des modernes s'accordent-ils à reconnaître
si tout ce qui est ainsi découvert dans le texte de Jean que par cette phrase Jésus déclare s'offrir en sacri-
s'y trouve réellement. Jésus insiste sur les deux élé- fice. Voir De la Taille, op. cit., p. 88, qui cite comme
ments nourriture et breuvage ne serait-ce pas tout
: tenants de cette interprétation saint Jean Chryso-
821 MESSE DANS L'ECRITURE, LE SACERDOCE DU CHRIST 822

stome, saint Cyrille d'Alexandrie, Ftupert, saint Tho- seulement un conquérant, mais encore un prêtre.
roi
mas. Cajétan, Ainsi pensait Bossuet. Parmi les contem- La fin du f. 4 résout une difficulté. Puisque
le Messie
porains on peut encore nommer Knabenbauer, sera le fils de David, comment peut -il être investi du
Calmes, Durand, Loisy. Voir le commentaire de sacerdoce dont les fonctions sont réservées à la tribu
Lagrange. « Je me sanctifie pour eux afin qu'ils soient de Lévi, à la famille d'Aaron? La réponse est tirée de
sanctifiés. > Le sens est le suivant Prêtre et victime, je
: L'Écriture elle-même. Le livre de la Genèse ne parle-t-il
m'offre à Dieu comme une chose sainte pour les pas d'un roi Melchisédech qui n'appartenait ni à la
apôtres, afin qu'ils trouvent en moi la sainteté dont famille sacerdotale, ni même à la race d'Abraham
ils ont besoin pour être à leur tour prêtres et victimes. et qui futpourtant le prêtre du Très-Haut? De même,
le sacrifice dont il est parlé ici est à coup sûr celui dit le psaume, le Messie descendant de David sera
de la croix ainsi le comprennent généralement les
: souverain victorieux et investi du sacerdoce selon
commentateurs de ce passage. Il faut bien noter l'ordre de Melchisédech.
toutefois que Jésus ne dit pas Je me. consacrerai, mais
: Nous sommes ainsi ramenés au texte de Gen., xiv,
je me consacre. Il est donc tout naturel et légitime de 17-19. « Comme Abraham revenait vainqueur de Cho-
penser qu' « à ce moment même », Lagrange. op. cit., dorlahomor et des rois qui étaient avec lui, le roi de
p. -148, le Christ se voue à Dieu pour être l'agneau Sodome alla à sa rencontre dans la vallée de Save,
pascal immolé sur la croix. c'est la vallée du Roi. Melchisédech, roi de Salem, pré-
Ainsi d'après le quatrième évangile, le pain de vie senta du pain et du vin; il était prêtre du Dieu Très
est présenté comme donné pour le salut du monde; et Haut. Il bénit Abraham et dit Béni soit Abraham
:

ce peut être, non seulement à cause de son action dans par le Dieu Très Haut qui a créé le ciel et la terre;
l'âme des communiants, mais aussi parce qu'à la cène béni soit le Dieu Très Haut qui a livré tes ennemis
déjà Jésus s'offre en sacrifice sa prière sacerdotale et
: entre tes mains. » Tel est le texte hébreu. Certains
notamment la phrase où il se pose en prêtre et en commentateurs ont pensé que Melchisédech se con-
victime semblent bien l'attester. tenta de ravitailler Abraham et ses hommes. Toute-
2. L'Épitre aux Hébreux. —
Le concept du Christ fois la réflexion // était prêtre du Dieu Très Haut ne
:

pontife se retrouve dans VÉpître aux Hébreux. se comprendrait guère et serait mal placée. Elle suit
Jésus y est déclaré grand prêtre selon l'ordre de immédiatement les mots // présenta du pain et du
:

Melchisédech et partant supérieur à tous les ministres vin. Or, si ce renseignement sur le sacerdoce de Mel-
de l'ancienne loi. Chaque année, le souverain pontife chisédech n'était donné que pour mieux éclairer le
d'Israël, en la fête de l'expiation, pénétrait dans le lecteur sur cette étrange personnalité, ne semble-t-il
Saint des Saints pour y obtenir par l'aspersion d'un pas qu'il devrait se trouver à un autre endroit de
sang animal une purification de ses fautes et de celles la phrase, à côté de la mention « roi de Salem »? On ne
du peuple, qui était toujours à recommencer. Le Christ, peut pas dire d'autre part que cette affirmation « il :

grand praire selon l'ordre de Melchisédech, est entré par était prêtre » figure là où elle est pour justifier la béné-
sa mort dans le ciel et, en montrant son sang à son diction donnée par Melchisédech, cette qualité n'étant
Père, obtint une fois pour toutes la rémission de
il pas requise pour l'accomplissement de cet acte un :

tous les péchés, scella une nouvelle et meilleure roi, un père peuvent bénir. Aussi des interprètes de ce
alliance de Dieu avec les hommes. Tel est le thème que passage ont conclu que la qualité de prêtre explique
développent six chapitres de cette lettre, v-x. la présentation de pain et de vin, et atteste son carac-
On voit aussitôt l'importance du titre de grand tère d'offrande religieuse faite au Dieu Très Haut. C'est
prêtre selon l'ordre de Melchisédech. Aussi l'auteur ne se la pensée de la Vulgate Melchisédech, rex Salem pro-
:

contente-t-il pas de l'attribuer à Jésus. Pour justi- ferens panem et vinum, erat enim sacerdos Dei altissimi,
fier le rapprochement, il montre comment se res- f. 18. Le texte hébreu insinue cette interprétation ou
semblent ces deux pontifes. Ils ont mêmes fonctions, du moins ne la contredit pas. Voir Lesêtre, art. Mel-
celles de prêtre du Très-Haut, de roi de justice (Mel- chisédech, Diction, de la Bible, t. iv, col. 939-9 K).
chisédech) et de paix (Salem), vu, 1-2. L'un apparaît, On devine quelle a été la conséquence. De nom-
l'autre est sans origine ni fin. vu. 3. Aucun ne naît de breux écrivains chrétiens —
le premier fut Clément
la tribu sacerdotale, vu, 13-14. Tous deux sont supé- d'Alexandrie —
proposèrent cette conclusion Le :

rieurs à Lévi et à l'ordre d'Aaron. vu, 4-10. Chacun est psaume cix (ex) et l'Épître aux Hébreux affirment que
unique en sa série, il est sans successeur, vu, 22-24, et Jésus fut prêtre selon l'ordre de Melchiédech. Or, la
n'a offert qu'un sacrifice, vu, 27. Ni l'un ni l'autre n'est Genèse nous apprend que le roi de Salem offrit au Très-
investi du sacerdoce par la loi de descendance char- Haut un sacrifice de pain de vin. Sacrifice est donc
et
nelle, vu, 16; ils sont l'objet d'une vocation divine. la cône, sacrifice est aussi la messe. Bellarmin, Petau,
Lu laveur du Christ, il y eut un serment de Dieu, Thomassin ont relevé de très nombreux textes de
comme jadis pour Abraham au temps de Melchisé- Pères où sont émises soit ces deux conclusions, soit
dech. vi, 13-20; vu, 20-21. C'est ce que l'épître expose l'une d'entre elles. Voir aussi De la Taille, op. cit.,
longuement, v-vii. Aussi peut-elle dire que Jésus p. 68 sq.
est grand prêtre à la ressemblance de Melchisédech, surgit une objection faite déjà par les
Aussitôt
vu. 15, et réciproquement que ce dernier a été pareil Béformateurs du xvi« siècle et maintes fois présentée.
m Fils de Dieu, vn, 3. L'Épître aux Hébreux n'a nulle part proposé ce rap-
Il est donc naturel que l'Épître aux Hébreux, à plu- prochement. Or, l'auteur s'ingénie à relever les plus
sieurs reprises, v, 6-10; vi, 20; vu, 11, 17, 21, applique minuscules ressemblances qui peuvent exister entre
au Christ le v. 4 du psaume cix(cxde l'hébreu) «Le : Mclcliisédech et le Christ. Il les cherche à la loupe, il
Seigneur l'a juré il ne s'en repentira pas. Tu es prêtre
: en découvre qui sont purement verbales, qui sur-
pour toujours à la manière de Melchisédech ». Déjà prennent le lecteur moderne, à quoi celui-ci n'aurait
nous le savons par les Synoptiques, Matth., xxu, jamais pensé. Si donc l'auteur de l'épître avait cru
11-16; Marc, xu, 35-37; Luc, xx, 41-44, les scribes que le Sauveur offre en sacrifice le pain et le vin de
contemporains de Jésus tenaient ce poème pour mes- la cène, comme Melchisédech a jadis fait une oblalion
sianique et les apôtres ont partagé ce sentiment. Act., rituelle des mêmes mets, avec quel empressement il
h, 34; I Cor., xv, 25; Eph., i, 20-22; Hebr., loc. cit. aurait souligné cette similitude qui aurait été, en
et i. 3: v, 6, vin, 1; x, 12-13; I Petr., m, 22. faveur de sa thèse, le meilleur argument 1

D'après ce psaume que les Septante et le texte mas- Depuis longtemps (cf. S. Jérôme, Epist., i.xxm, ad
sorétique attribuent à David, le Messie doit être non Evangelum, n. 2, P. L., t. xxu, 677) on a essayé d'ex-
823 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LE SACERDOCE DU CHRIST 824

pliqucr ce silence étrange et qui, comme l'avoue, L'Épître aux Hébreux est un écrit bien composé et où
Franzelin, De ss. eucharisties sacramento et sacrificio, se trouvent des divisions très apparentes. Or, dans les
Rome, 18G8, p. 338, constitue vraiment une difficulté. c. vin, ix, et x, 1-18, il est parlé du sacrifice de Jésus :

D'abord on a fait observer que l'auteur de l'épître aux victimes juives, aux rites de la fête de l'expiation,
lui-même semble ne pas vouloir dire tout ce qui sera au cérémonial de la fondation de l'antique alliance est
possible sur cette ressemblance. En effet, aussitôt opposée la mort du Christ sur la croix, son entrée
après une phrase où il affirme que Jésus « est déclare' dans le Saint des Saints du ciel avec son sang, grâce
par Dieu grand prêtre selon l'ordre de Melchisédech », auquel est conclu un nouveau pacte d'amitié entre
v, 10, il ajoute immédiatement « Sur ce sujet nous
: Dieu et le véritable Israël. Tel est le sujet de toute
aurions beaucoup à dire et des choses difficiles à cette partie de la lettre. Dans la précédente, au con-
exposer, étant donné que vos oreilles sont devenues traire, la question étudiée est celle du sacerdoce. L'au-
dures. » v, 11. Un peu après, vi, 1, il dit qu'il laisse teur ne considère pas encore le sacrifice. Déjà il sait
«l'enseignement élémentaire sur le Christ » pour abor- qu'il comparera bientôt et avec complaisance, l'im-
der « ce qui est parfait », donc des doctrines plus molation du Christ aux holocaustes du Sinaï et du
hautes. La comparaison du pain et du vin de la cène Kippour. Il se garde donc bien de troubler à l'avance
avec le sacrifice de Melchisédech aurait-elle été omise, l'esprit du lecteur en lui présentant alors le rite de la
parce que trop difficile ù exposer, v, 11, aux destina- cène et celui de Melchisédech. Plus loin, il comparera
taires de l'épître, ou au contraire parce que le récit du sacrifice à sacrifice. Ici, au contraire, il oppose sacer-
repas d'adieu décrit par les Synoptiques fait partie de doce d'Aaron à sacerdoce selon l'ordre de Melchisé-
l'enseignement « élémentaire » connu de tous les chré- dech. La mention des offrandes du pain et du vin
tiens? Ce serait une des « bases » de la foi que l'auteur n'eût pas été à sa place et, d'autre part, nous avons
ne croirait pas devoir «poser à nouveau ». vi, 1. dit pourquoi elle ne pouvait pas figurer dans le long
Il n'est pas interdit de faire ainsi appel à l'épître pour développement où les victimes juives sont comparées
expliquer son silence, puisqu'elle suggère elle-même au sang du Christ.
cette explication. Enfin, il n'est peut-être pas nécessaire de chercher
Il semble bien d'ailleurs que l'auteur ne pouvait tant d'explications. Les destinataires de l'épître pou-
« guère s'arrêter à cette signification typique sans vaient fort bien, comme Josèphe, Antiq. jud., I, x, 2,
compromettre sa thèse et énerver son raisonnement ». croire que Melchisédech n'avait pas offert un sacrifice
F. Prat, La théologie de saint Paul, Paris, 1908, t. i, de pain et de vin, mais qu'il avait seulement donné à
p. 531. Que veut manifestement l'épître adressée aux Abraham et à ses soldats la nourriture dont ils avaient
Hebrtei, c'est-à-dire à des disciples venus du judaïsme besoin. L'auteur de l'épître aurait alors évité d'em-
et qui peut-être n'étaient pas sans regretter le culte ployer un argument qui aurait été sans valeur à leurs
mosaïque? Elle se propose de leur montrer qu'ils pos- yeux.
sédaient un sacerdoce supérieur à celui d'Aaron, un On le voit du silence de l'épître aux Hébreux sur
:

sacrifice plus saint que celui de la Loi Jésus, prêtre: une similitude possible entre la présentation du pain
selon l'ordre de Melchisédech, a offert son sang et il est et du vin par Melchisédech et la bénédiction par Jésus
entié avec lui dans le ciel pour y obtenir la rémission de ces deux mêmes éléments à la cène, on ne saurait
de tous les péchés. Les lecteurs étaient obligés de conclure que, d'après cette lettre, l'acte du Christ
convenir que l'immolation d'un juste sur la croix n'était pas un sacrifice.
l'emportait en valeur sur celle de vils animaux. Mais si Cet écrit d'ailleurs ne laisse-t-il pas entendre qu'un
la lettre avait parlé du pain et du vin de Melchisé- rapport existe entre le repas d'adieu et la mort du
dech et du Christ, peut-être les destinataires auraient- Sauveur? A qui en douterait, il serait facile d'opposer
ils été tentés de croire au contraire que le rite mosaïque les trois faits suivants :

avait plus d'importance que celui des chrétiens, et que Premièrement, il est affirmé quatre fois dans cette
le prêtre juif possédait une dignité supérieure à celle épître, et en termes exprès, que l'immolation du Cal-
de Jésus. En effet, la Loi faisait offrir à Dieu des vaire fut un sacrifice, vu, 27; ix, 14; ix, 28; x, 14. Or,
gâteaux de fleur de farine et des libations de vin, sang à deux de ces endroits, vu, 27; ix, 14, l'auteur
de la grappe. Mais ces oblations étaient considérées note que le Christ s'est offert lui-même, éaurôv
comme beaucoup moins importantes que les sacrificee àvevévxaç; èauxôv Trpoar)veyy.ev. Deuxième fait :

d'animaux, et elles les accompagnaient comme un pour désigner l'immolation du Christ, l'épître dit
complément. Si donc l'épître avait rappelé que Mel- tantôt qu'il a offert son propre corps, x, 5-10, tantôt
chisédech et le Christ présentaient tous deux au Très- qu'il a présenté son sang, ix, 12, 14, etc.. Ce sang
Haut du pain et du vin, quelques-uns des Hebrœi, est appelé celui de l'alliance, x, 29; xm, 20; alliance
des juifs de la veille, auxquels était destinée la lettre nouvelle, vm, 13 ix, 15 xn, 24 alliance pour la rémis-
; ; ;

auraient pu conclure à la supériorité d'Aaron et de sion des péchés, x, 16-17. Enfin, la scène du Sinaï où
son rituel. fut scellé dans le sang l'antique pacte de Jahvé avec
De même, puisque, d'après cette épître, le Sauveur Israël est rappelée en termes exprès : l'auteur cite
par une oblation unique obtient pour toujours la per- les paroles même de Moïse : Voici le sang de l'alliance.
fection aux élus, x, 14; puisque, les fautes une fois ix, 18-20.
expiées, il n'y a plus lieu de faire de nouveau des Puisqu'il en est ainsi, n'est-on pas amené à tirer la
offrandes pour le péché, x, 18; puisque, la répétition conclusion suivante :S'il est un endroit où, d'après
des anciens rites s'expliquait uniquement par leur les évangélistes et saint Paul, le Christ s'est offert
inefficacité, x, 1-4,il était difficile d'opposer aux céré- lui-même, c'est le cénacle. Sans doute, au Cal-
monies légales geste de la cène qui se réitère dans les
le vaire, il mourut parce qu'il le voulut; pourtant on ne
assemblées chrétiennes. L'auteur n'aurait pu le faire saurait, nier qu'il fut crucifié par autrui, tandis qu'au
sans « s'obliger à expliquer comment le sacrifice eucha- repas d'adieu aucun tiers n'intervint. C'est lui seul
ristique reproduit, commémore et ne multiplie pas le qui se donna. Quant à la distinction du corps et du
sacrifice sanglant du Calvaire ». Prat, op. cit., p. 531. sang, elle ne s'opéra pas seulement au Golgotha, mais
On comprend qu'il ait hésité à engager dans cette voie encore à la cène. Les mots de l'épître oblation du
:

des lecteurs « lents à comprendre », v, 11, des « en- corps, sang, sang de l'alliance, sang de la nouvelle
fants », v, 13, qui ont encore besoin « qu'on leur alliance, sang de la nouvelle alliance pour la rémission
enseigne les premiers éléments des oracles de Dieu ». des péchés, rappellent de la manière la plus indiscu-
Il est une autre explication qui semble naturelle. table le vocabulaire du repas d'adieu. La phrase de
825 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE CHRÉTIENNE : SA NATURE 826

Moïse citée par l'épître est celle-là même que Luc fait Quelques historiens ont même cru découvrir dans le
prononcer par Jésus Ceci est le sang de l'alliance. Ces
: verbe tcoisïv un ordre exprès de sacrifier. Ils rap-
constatations n'obligent-clles pas à reconnaître que pellent le texte d'Ex., xxix, 3.S. On lit dans les Sep-
l'auteur ne peut parler de ia croix sans penser en même tante « Voici ce que tu sacrifieras, noïqas'.ç, sur l'au-
:

temps à la cène et qu'en son esprit un concept appelle tel deux agneaux d'un an...
: A. coup sûr en cet endroit

l'autre. Rien de plus légitime à ses yeux, puisqu'il le mot faire veut dire présenter à Dieu en oblation. De

affirme que le Christ s'est offert en victime dès son même saint Justin, Dialogue avec Tryphon, 41, P. G.,
entrée dans le monde, x, 5-9, et que, dès cet instant il t. vi, col. 563, semble avoir donné ce sens à ce verbe;

a été déclaré prêtre par Celui qui l'a engendré, v, 5-6. « l'offrande du pain... était une figure du pain de l'eu-

Il ne semble donc pas que nous dépassions les affir- charistie que... Jésus-Christ... nous a prescrit de faire,
mations du texte si nous disons que, d'après l'Épître 7roisïv. » Ces deux exemples autorisent, dit-on, à tra-
aux Hébreux, à la cène déjà, le Christ commençait duire ainsi le texte de saint Paul Offrez ce pain, cette
:

l'offrande de son corps et. de son sang pour la consom- coupe en sacrifice. Cf. Lamiroy, op. cit., p. 219, n. 1 qui ,

mer sur la croix et au ciel. nomme un certain nombre de partisans de cette


Un critique peu suspect de complaisance excessive interprétation.
à l'égard de l'exégèse catholique n'a pas été sans Que 7ço!,eïv signifie sacrifier dans le passage de
remarquer dans cet écrit la connexion qui relie les l'Exode, tout lecteur le constate. Quant au mot de
deux mystères. Après avoir relevé, comme nous saint Justin on peut se demander s'il n'est pas sim-
l'avons fait plus haut, les phrases où il est parlé de plement une réminiscence des paroles de la cène :

Voblation du corps du Christ et du sang de l'alliance, « Faites ceci en mémoire de moi. » Mais parce que le

Loisy ajoute « Ces deux idées pauliniennes » « essen-


: verbe faire, uoielv, ne reçoit le sens de sacrifier dans
tiellement liées à la cène eucharistique sont à la base aucun passage du Nouveau Testament, parce que les
de toutes les spéculations de l'Épître aux Hébreux sur Pères grecs ne paraissent pas le lui avoir donné, parce
le sacerdoce du Christ et sur son sacrifice unique. » La qu'enfin, si ce mot doit être ainsi compris dans
lettre « part en quelque sorte de l'eucharistie pour l'Exode, ce peut être uniquemsnt à cause du contexte,
interpréter en sacrifice le crucifiement de Jésus, la cette interprétation, ne semble pas s'imposer rigou-
distinction du corps et du sang étant en rapport avec reusement. Lebreton, art. Eucharistie du Diction,
le rituel de la cène. » Les mystères païens et le mystère apol.. t. i, col. 1565.
chrétien, Paris, 1919, p. 351. Nous sommes loin de L'ordre de réitérer la cène n'est pas attesté seule-
l'opinion des théologiens anticatholiques d'après les- ment par la première Épître aux Corinthiens. D'après
quels l'épître ignore l'eucharistie. Si au contraire on saint Luc, Jésus après avoir distribué le pain et dit :
soutient que, pour l'auteur, le Christ voulut au repas « Ceci est mon corps » ...ajouta Faites ceci en mémoire
:

d'adieu offrir à son Père le corps et le sang qu'une fois de moi. Seul le contexte court (D) ne rapporte pas
pour toutes il immola sur la croix, toute difficulté dis- cette recommandation. Mais contre cette omission
paraît, l'auteur pouvant le déclarer prêtre selon l'ordre militent tous les manuscrits majuscules en dehors du
de Melchisédech, sans avoir à parler du pain et du vin Codex Bezœ (D), la plupart des autres et toutes les ver-
qui en eux-mêmes ne sont pas matière d'un sacrifice. sions. Sur l'authenticité du texte long, voir art.
Il n'avait pas à mentionner une oblation de la cène Eucharistie, col. 1073-1074. Luc ne fait pas pro-
distincte de Voblation unique de la croix, puisque pour noncer de nouveau la formule après la distribution de
lui il n'existait qu'une seule offrande, commencée au la coupe du vin. Matthieu et Marc ne la mentionnent
cénacle et continuée au Golgatha. pas, du moins en termes exprès. Mais, comme on croit
III. La cène chrétienne était-elle tenue pour l'avoir montré, de ces faits, il est absolument impos-
un sacrifice? —
Pour répondre à cette question, sible que Jésus-Christ n'a pas donné
de conclure -

interrogeons successivement Jésus et les apôtres. l'ordre de réitérer la cène. Ibid., col. 1091-1094. Le
1° Le renouvellement du repas sacrificiel d'adieu est silence de Matthieu et de Marc n'est pas une néga-
ordonné par Jésus. —
Saint Paul rappelle aux Corin- tion il se justifie fort bien. Les deux premiers évan-
:

thiens qu'après avoir dit sur le pain « Ceci est mon: gélistes laissent même entendre qu'ils considèrent
corps pour vous », Jésus ajouta « Faites ceci en mé-
: l'ordre de réitérer la cène comme ayant été donné par
moire de moi. » De même après avoir prononcé sur Jésus. Sur le repas d'adieu, ils n'ont pas voulu tout
la coupe les mots « Ce calice est la nouvelle alliance
: dire, leur récit est très court. Puisqu'à l'époque où
dans mon sang », le Christ conclut « Faites ceci, : ils écrivaient, on réitérait la cène, puisque, ce faisant,
toutes les fois que vous boirez, en mémoire de moi. » on croyait obéir à un précepte du Christ, Matthieu et
I Cor., xi, 24-25. Marc ont à bon droit pu juger qu'il était inutile de
Déjà il a été prouvé que le texte ne veut pas dire : reproduire la recommandation du Sauveur. De même
« Faites ce pain en mémoire de moi », comme si l'eu- Luc ne s'est pas cru obligé de relater tout ce qui
charistie était un simple symbole commémoratif. s'était passé au repas d'adieu. Cette remarque suffi-
Eucharistie, col. 1054. Il a été aussi démontré que rait à expliquer pourquoi il ne cite qu'une fois l'ordre
l'Apôtre n'invite pas ici les Corinthiens à se souvenir de réitérer la cène. Des hypothèses vraisemblables et
du Seigneur toutes les fois qu'ils boivent, c'est-à-dire à qu'il est superflu de discuter ici ont d'ailleurs pu être
chacun de leurs repas profanes. Il est visible qu'il leur proposées pour rendre compte de la place où il met
demande, comme il le dit lui-même aussitôt après, la recommandation « Faites ceci en mémoire de
:

I Cor., xi, 26, de rappeler la mort du Seigneur, quand moi. » Ibid., col. 1094.
ils, mangent de ce pain et boivent de ce vin. Ibid., Ainsi Jésus a prescrit aux Douze de renouveler le
col. 1055. Le sens des deux formules paraît bien clair: repas d'adieu dans lequel ils voyaient, nous l'avons
« Faites ce que je viens de faire et faites-le en mémoire constaté, un sacrifice de communion, d'alliance et
de moi. » Berning, op. cit., p. 109-110. Jésus a pris d'expiation.
du pain, puis ayant rendu grâces, il l'a rompu et a dit : 2° La réitération du repas d'adieu d'après le livre
a Ceci est mon corps pour vous. » Il a fait de même des Actes. — A dessein, ne sont pas mentionnés ici les
avec la coupe et il a prononcé sur elle une formule textes où il n'est certainement pas ou peut-être pas
semblable. Ainsi le Chiist a offert son corps et son sang parlé de la fraction eucharistique. Luc, xxiv, 13-35
à Dieu et à ses disciples. Donc, à son exemple, les Douze (la scène d'Emmaus), art. Eucharistie, col. 1065-
doivent présenter la même coupe et le même sang à Dieu 1066; Gai., n, 12 (les repas d'Antioche), col. 1059;
et aux disciples de Jésus. Act., xxvn, 35 (sur le bateau), col. 1060.
827 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE CHRÉTIENNE : SA NATURE 828

1. A Jérusalem (Act., n, 42-46). —


Après avoir de l'entendre le plus longuement possible, car il part
raconté le premier discours de Pierre à Jérusalem, le le lendemain. Il s'entretient donc familièrement avec
livre des Actes ajoute n, 41 « Ceux qui reçurent
: : la eux, SteXéysTO, d'abord jusqu'à minuit. Puis, après
parole... furent baptisés; et ce jour-là le nombre des la chute et la résurrection d'Eutychus, de nouveau, la
disciples s'augmenta de trois mille personnes envi- fraction du pain une fois faite, Paul converse, ô(juXJj<mç,
ron. 42. Ils étaient assidus à entendre la prédi- jusqu'à l'aurore avec les fidèles qu'il allait quitter.
cation des Apôtres, à vivre en communauté, « par- Mais quel qu'ait été Je prix et l'intérêt de cet entrelien
ticiper ù la fraction du pain, t'Î) xXàaei toû &pTou, pour les disciples de Troas, le livre des Actes dit for-
et aux prières. mellement que la réunion eut lieu à cause de la frac-
a été démontré, Eucharistie, col. 1000-1068. que
Il tion du pain. Cet acte mentionné deux fois est pré-
les mots fraction du pain désignent ici l'accomplisse- senté comme l'essentiel. Des discours de Paul il est dit
ment du rite de la cène, l'eucharistie. « Cette opinion seulement qu'ils eurent lieu à cette occasion. Ce qui
est celle de presque tous les exégètes catholiques et de est au centre, c'est le rite eucharistique, la réitération
quelques protestants. » Jacquier, Les Actes des Apôtres, de la cène.
Paris, 1920, p. 87. Voir aussi Thomas, art. Agape, dans Il faut observer que cette fraction n'est pas un acte

Suppl. du Diction, de la Bible, t. i, col. 142-143. extraordinaire, exceptionnel et qui s'accomplit uni-
Au même chapitre, quelques phrases plus loin, le quement à cause du passage de l'Apôtre. Le contraire
livre des Actes, dans Une description de la vie des pre- est affirmé en termes exprès « Le premier jour de la
:

miers chrétiens, insère ce trait, n, 40 « Chaque jour : semaine, est-il écrit, comme nous étions réunis pour
ils étaient assidus d'un même cœur au Temple et rom- rompre le pain, » Ces mots ne permettent aucun doute :

pant le pain à la maison, xXwvxsç te xoct'oïxov ôcp-rov, l'acte s'accomplit régulièrement une fois par semaine.
ils prenaient leur nourriture avec joie et simplicité de C'est Paul qui le préside, il rompt le pain. Puisqu'il
cœur, glorifiant Dieu et trouvant grâce devant le accomplit lui-même ce geste, à Troas, on voit que
peuple. » De nouveau donc apparaît la locution em- l'acte lui était familier, ne lui paraissait nullement
ployée quatre versets plus haut pour désigner l'eucha- étrange, mais tout naturel. Déjà par la lecture de ce
ristie. Aussi un certain nombre de commentateurs seul texte on est amené à conclure que la fraction
croient que cette fois encore les mêmes mots ont le du pain s'opérait dans toutes les Églises où passait
même sens. L'auteur déclarerait que d'une part les l'Apôtre.
premiers fidèles allaient encore prier dans le Temple, Conclusion. —
Assurément, le livre des Actes ne
et que d'autre part dans leurs maisons privées ils célé- nous renseigne pas au gré de nos désirs sur ce qu'était
braient la cène chrétienne, la fraction eucharistique. la fraction du pain. Son témoignage est pourtant des
Ou bien, on unit les mots rompant le pain à « ils pre- plus précieux.
naient leur nourriture avec joie et simplicité de cœur ». D'abord nous constatons que l'action est en usage
On conclut que la cène se célébrait au cours d'un aux tout premiers jours de l'existence de l'Église,
repas collectif, marqué au coin d'une sainte joie et alors qu'elle fréquente encore le Temple. Déjà les
dépourvu de tout faste. Ou bien, on distingue les deux chrétiens ont un rite particulier. Ils l'accomplissent
locutions rompre le pain et prendre la nourriture.
: à Jérusalem dans les milieux judéo-chrétiens, et aussi
Le livre des Actes raconte alors que les premiers dans les Églises fondées par Paul et où sont admis les
chrétiens prient au Temple, et que dans leurs maisons païens. L'usage est donc universel. Or, l'auteur même
ils rompent le pain, c'est-à-dire célèbrent la cène. Puis des Actes nous apprend dans son Évangile ce que rap-
l'auteur ajouterait que « ces deux devoirs accomplis, porte aussi la première épître aux Corinthiens, c'est
les fidèles recueillent le fruit de leur double fidélité. que Jésus, après avoir rompu le pain à la dernière cène,
Le nouvel Israël mange son pain en liesse, glorifiant avait ordonné à ses disciples de faire cet acte en mé-
Dieu et uni à son peuple. » Rongy, La célébration de moire de lui. Nul doute, la fraction des premiers
l'eucharistie au temps des apôtres, dans Cours et chrétiens est la reproduction de celle du repas d'adieu.
conférences des semaines liturgiques, 1920, p. 183, Lou- Si la première fut un acte sacrificiel lié à l'immolation
vain, 1927. D'après l'une et l'autre explication, la du Calvaire, la seconde l'est donc aussi. Cette conclu-
fraction du pain désignerait ici la cène. C'est l'inter- sion admise, on s'explique à merveille l'importance de
prétation proposée déjà dans ce Dictionnaire, Eucha- ce rite, on comprend pourquoi avec « la prédication
ristie, col. 1067, et à laquelle l'auteur reste fidèle. des apôtres et la vie en communauté », il donne son
L'opinion contraire était signalée, op. cit., col. 1068, et originalité au nouveau peuple de Dieu. Act., n, 42
il faut reconnaître qu'elle est celle d'un grand nombre De même, l'antithèse entre les prières du Temple et la.
d'exégètes. Le
livre des Actes ferait seulement savoir fraction du pain se justifie à merveille ici les sacri- :

ici que premiers fidèles prenaient leur repas en


les fices lévitiques, là ce qui les remplace, l'oblation nou-
commun dans plusieurs maisons avec joie et simplicité velle. « Chaque jour les chrétiens étaient assidus d'un
de cœur. Pourtant si Luc ne voulait ici parler que de même cœur au Temple et rompaient le pain dans leurs
la nourriture ordinaire, il eût été assez inutile de dire maisons... Si vraiment ce geste est l'équivalent du
»

que les chrétiens ne mangeaient pas au Temple mais sacrifice juif, on explique mieux que par toute autre
dans leur maison. Rongy, toc. cit.; VOlker, op. cit., hypothèse les heureux efïets que le livre des Actes
p. 31. attribue à ce rite : il glorifie Dieu, il ménage aux fidèles
2. A
Troas (Act., xx, 7-11). —
Vers l'an 58, l'Apôtre on com-
joie et simplicité de cœur. Act., n, 40. Enfin,
est à Troas avec des compagnons de voyage. « 7. Or, prend pourquoi cet acte se répète si souvent, « chaque
le premier jour de la semaine, comme nous étions jour », Act., n, 40, ou du moins une fois par semaine,
réunis, cuvT.yiiivcov, pour rompre le pain, xXâaou apxov, Act., xx, 7 il tient la place des sacrifices qu'Israël
:

Paul, devant partir le lendemain, s'entretint avec répétait perpétuellement. Aussi, même si la commu-
ceux ci (les disciples) et il prolongea son discours jus- nauté a la bonne fortune de recevoir un grand apôtre,
qu'à minuit... 11. Paul rompit le pain et mangea, puis elle ne supprime pas la fraction pour pouvoir consa-
il parla longtemps encore jusqu'au jour; après quoi crer tout letemps où elle demeure avec lui à recevoir
il partit. » Sur ce texte, voir Eucharistie, col. 1059- ses enseignements. Ce rite s'accomplit comme d'ordi-
1000. L'auteur le marque en termes exprès on est : naire et c'est lui-même qui le préside.
réuni (c'est la synaxe) pour la fraction du pain, xx, 7. Reprenant une opinion déjà soutenue (Brandt et
Sans doute, Paul parle pendant toute là nuit. Rien Goguel), Lietzmann, op. cit., p. 239, conclut de l'em-
n'est plus naturel les chrétiens de Troas sont heureux
: ploi des seuls mots fraction du pain dans le Livre des
829 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE CHRÉTIENNE : SA NATURE 830

Actes que, d'après l'auteur et les fidèles dont il jalousie du Seigneur? Sommes-nous plus forts que
rapporte les usages, la cène se célébrait alors sans lui? »

bénédiction de la coupe. On l'a fait observer, ce silence Déjà, une étude approfondie de ce morceau l'a
n'est pas négation. De tout temps on a, pour abréger, prouvé, saint Paul affirme que les fidèles, en partici-
désigné un ensemble de rites par l'un d'entre eux, le pant au pain et à la coupe de la cène, communient
premier, le principal ou même un autre. C'est ainsi véritablement au corps et au sang du Seigneur.
que le mot messe des catholiques désigne en vertu Eucharistie, col. 1044-1052. Reste à examiner si ce
de l'usage toutes les paroles et tous les rites du sacri- développement atteste le caractère sacrificiel de la
fice eucharistique alors que, par son origine et au sens cène chrétienne.
étymologique, il ne fait allusion qu'à, un seul acte. De Un premier fait ne semble pas discutable saint :

même si on parle simplement de la manducation de Paul oppose aux viandes mangées après certains
l'agneau pascal, on ne nie pas que tous les autres rites sacrifices païens ou juifs le pain que les fidèles rompent
prescrits aient été accomplis. Puisque le livre des à la table du Seigneur, x, 16, 22, et ce qu'ils boivent <luns
Actes ne donne pas une description complète de toutes la coupe du Seigneur, x, 16, 21. « Au repas sacriliciel
les opérations de la cène, il n'a pas à mentionner la des païens et des juifs correspond chez les chrétiens la
coupe. L'explication de son silence n'est-elle pas des cène. Lietzmann, op. cit., p. 180, 227.
»

plus simples? Les mots fraction du pain et cène avaient En conséquence, et ce fait admis, la conclusion
même signification. Vôlker, op. cit., p. 38. ne paraît pouvoir être mise en doute par personne les

:

3° Saint Paul et la cène chrétienne. Saint Paul mets dont il s'agit, ceux de la réitération de la cène
nous apprend que les Corinthiens se réunissaient en primitive, les aliments eucharistiques sont « quelque
assemblée, I Cor., xi, 18, 20, 33, 34; ils prenaient les chose qu'on peut assimiler à une ôuaîoc ». Allô, La
uns à côté des autres de la nourriture, xi, 20-22, 33-34, synthèse du dogme eucharistique chez saint Paul, Revue
et ils croyaient ainsi manger le repas du Seigneur, xi, biblique, 1921, p. 323. « Dès là qu'il met la cène en
20. Si l'Apôtre leur reproche les fautes qu'ils com- parallèle avec le sacrifice de l'Ancien Testament, saint
mettent à cette occasion, il se garde bien de leur inter- Paul donne en même temps à entendre que, d'une
dire cette assemblée. Il veut seulement qu'elle soit ce certaine manière, elle a pour les chrétiens pris sa
qu'elle doit être. Aussi leur rappelle-t-il le véritable place. » Vôlker, op. cit., p. 78.
sens de l'acte qu'ils accomplissent. Pour leur en Autre argument qui prouve la même vérité : le
montrer la sainteté, il leur enseigne qu'il a son origine païen qui, dans les banquets des sacrifices, mange des
dans le geste et les paroles de la cène. Après avoir viandes consacrées aux idoles, eîSmXoOutov, x, 19,
distribué le pain, le Christ a dit « Faites ceci en
: entre en communion avec les démons, x, 20. L'Israélite
mémoire de moi. » La même recommandation a été qui consomme une partie d'un animal offert en sacri-
donnée par lui après qu'il eut fait circuler la coupe fice, Ouata, est en communion avec l'autel. Saint Paul
de vin. donc pour répéter les paroles, pour
C'est emploie ce dernier mot soit à la place du nom de Jahvé
réitérer l'actedu Christ sur les deux éléments que que, par respect, les juifs d'alors évitaient le plus
l'assemblée a lieu, xi, 23-25, que les fidèles mangent possible de prononcer, soit parce que la transcendance
ce pain et boivent ce vin. xi, 26-29. du Dieu d'Israël ne permet pas de penser qu'on com-
S'il en est langage de Paul montre que,
ainsi, le munie avec lui directement, mais autorise seulement à
non seulement la communauté de
Corinthe, mais toutes penser qu'on reçoit un mets de sa table, soit enfin à
les Églises doivent réitérer le repas du Seigneur. cause de l'éminente sainteté de l'autel juif. Matth.,
L'Apôtre pour inviter ses correspondants à le faire, xxni, 18, 20. Qu'importe d'ailleurs le motif pour lequel
n'invoque pas des considérants qui vaudraient pour ce mot a été employé; ce qui est sûr, c'est que la man-
leur communauté seulement. On doit manger le pain ducation de la victime juive fait entrer en rapport non
et boire le vin sur lesquels sont prononcées les paroles seulement avec une pierre sacrée, mais avec Jahvé lui-
du Sauveur, parce qu'il a lui-même ordonné de le même le contexte le démontre et d'ailleurs cette
:

faire. C'est donc une loi générale qui s'impose à conception était communément admise en Israël.
tous les disciples, à toutes les Églises. Ainsi le Pourquoi les idolothytes mettent-elles en relation avec
texte de l'Épître aux Corinthiens nous oblige à les démons, et les victimes juives avec Jahvé? L'Apôtre
conclure que saint Paul donnait à toutes les chré- le dit Parce que les premières ont été offertes en
:

tientés fondées par lui l'ordre de réitérer le repas sacrifice aux démons, les secondes à Jahvé. Donc puis-
d'adieu. qu'il y a un troisième repas sacré, celui des chrétiens,
nous enseigne aussi ce qu'on doit voir en cet acte.
Il et qu'il fait lui aussi, d'après saint Paul, entrer en rap-
Amené à défendre aux chrétiens de prendre part aux port avec Dieu, c'est que les mets consommés ont été
banquets sacrés qui accompagnaient les sacrifices offerts en sacrifice à Dieu. Le pain que nous rompons
païens et où l'on mangeait des viandes consacrées aux est communion au corps du Christ, x, 16, la coupe de
idoles, Paul écrit, x, 14 « C'est pourquoi,
: mes bien- bénédiction est communion au sang du Christ, x, 16,
.aimés frères, fuyez l'idolâtrie. 15. Je vous parle comme parce que ces mets sont des Ouata, des aliments immo-
à des hommes intelligents. Jugez vous-mêmes ce que je lés à Dieu. La « double comparaison avec les sacrifices
vous dis. 1G. Le calice de bénédiction que nous bénis- païens et judaïques montre bien que la participation
sons n'est-il pas communion au sang du Christ? Le du chrétien au corps et au sang de Jésus-Christ était
pain que nous rompons n'est-il pas communion au une participation à un sacrifice réel, et que le pain rom-
<jorps du Christ? 17. Puisqu'il y a un seul pain, nous pu et mangé, le calice béni et bu avaient été offerts en
sommes un seul corps, tout en étant plusieurs, car tous sacrifice, aussi bien que les animaux immolés à Jéhovah
nous participons à ce pain unique. 18. Regardez par les juifs et aux idoles par les païens. » Mangenot,
l'Israël selon la chair Ceux qui mangent les victimes
: art. Autel, 1. 1, col. 2576.
ne sont-ils pas participants de l'autel? 19. Que dis-je Quelle est cette oblation à laquelle l'eucharistie fait
<lonc? Que l'idole est quelque chose ou que la viande ainsi participer les fidèles? A coup sûr, d'abord celle
immolée aux idoles est quelque chose? 20. (Non), mais de la croix. D'après saint Paul, le Christ fut « la vic-
que la victime immolée par les païens, ils l'immolent time propitiatoire par son sang », Rom., m, 25, et
au démon et non à Dieu. Or, je ne veux pas que vous « l'agneau pascal immolé pour nous ». ICor.,v, 7. Il s'est

entriez en communion avec le démon. 21. Vous ne « livré à Dieu pour nous comme une oblation et un
pouvez pas participer à la table du Seigneur et à la sacrifice d'agréable odeur». Eph.,v, 2. Aussi l'Apôtre
taLle du démon. 22. Ou bien, provoquerez-vous la le dit-il formellement aux fidèles : « Toutes les fois que
831 MISSE DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE CHRÉTIENNE : SA NATURE 832

vous mangez ce pain et que vous buvez ce vin (de la sacrée du temple de Jérusalem étaient immo-
la pierre
cène chrétienne), vous annoncerez la mort du Sei- lésà Jahvé des sacrifices donc sur cette table du
:

gneur. » I Cor., xi, 26. Seigneur que possèdent les chrétiens sont placées des
Et comme bien établi que l'auteur
d'autre pari il est victimes.
aflirnie la participation du chrétien au « pain
réelle L'autre antithèse n'est pas moins suggestive. La
unique » de tous les fidèles, au vrai corps et au vrai table du Seigneur est aussi opposée à la table des
sang du Sauveur, déjà il faut admettre qu'à la cène démons, x, 21. Cette dernière est, d'après l'Écriture,
les disciples de Jésus reçoivent la chair qui jadis l'autel païen où l'on opère des sacrifices. Isaïe menace
s'offrit d'une manière sanglante sur le Calvaire. les hommes qui « ont oublié la montagne sainte et
Mais l'eucharistie n'est-elle un repas sacrificiel que dressé une table à la Fortune (d'après la Vulgate), ~C>
par une commémoraison, un rappel, une représenta- Sat(jLovîcp TpàneÇav (d'après les Septante) pour offrir des
tion symbolique de la mort du Christ sur la croix? libations ». lxv, 11. Le mot désigne donc bien ici l'objet
Saint Paul ici veut-il dire seulement que le fidèle en sur lequel on sacrifie. Les auteurs profanes parlent eux
réitérant la cène primitive mange le corps et boit aussi de tables qui sont employées comme autels dans
le sang qui ont autrefois constitué l'oblation du Gol- le culte privé. Lamiroy, op. cit., p. 202, n. 2. Pour
gotha? Non, à n'en pas douter. La comparaison de montrer que ce mot désigne un objet sur lequel sont
l'apôtre va plus loin. Ce que consomment les païens, placées simplement non des viandes à manger, mais
c'est une viande qui, non seulement a été immolée, des victimes à immoler, on peut encore faire l'observa-
mais qui garde ce caractère au moment où on la mange, tion suivante. Dans les papyrus qui invitent à des
c'est l'idolothyte. De même, après les sacrifices dits festins où sont servies des viandes consacrées aux
pcciftques, les juifs participent aux chairs de la vic- idoles, les convives sont priés de se rendre non à la
time et ces chairs restent au moment même où on table, TpârcsÇa, mais sur le lit, xXeîvrj « Charémon te
:

s'en nourrit, des viandes sacrées. Elles sont des hosties, prie, te convie pour dîner sur le lit, elç xXefcvnv, du
0uaia, elles r.e sont même mangées que pour ce motif, seigneur Sérapis, dans le Sérapéion, etc. » Ou encore :

parce qu'elles ont ce caractère. « Antonios, de Ptolémaios, te prie de dîner sur le lit,
fils

Si donc la comparaison de Paul a quelque valeur, eîç x>£tvY]v, du Seigneur sérapis, chez Clodios, fils de
voici ce qu'elle atteste Le corps et le sang du Christ
: Sérapion, etc.. » Grenfell et Hunt, The Oxyrrinchus
en communion desquels entre le fidèle à la cène, n'ont Papyri, Londres, 1898-1904, 1. 1, n. 110; t. m, n. 523.
pas été seulement immolés jadis sur la croix. Mais, à la On est donc amené à conclure que les mots table
table et dans la coupe du Seigneur, ils sont encore à des démons désignent l'autel des païens où est immolée
l'état de victime, Guaia. La présentation des deux la victime, et non ce sur quoi elle est placée pour être
éléments, l'un solide, l'autre liquide, l'emploi des deux mangée. S'il en est ainsi, ce qui dans la même phrase
formules, l'une où est mentionné le corps, l'autre qui lui est expressément opposé, la table du Seigneur, doit
parle du sang, aident les fidèles à mieux comprendre et être non pas l'objet sur lequel se trouvent le corps
avoir du moins en figure ce caractère de chair immolée, et. le sang du Christ, mais celui sur lequel ce corps
Ouata, que revêt le Christ à la cène. Et parce qu'il et ce sang sont constitués à l'état de victime.
n'est pas comme le pauvre animal des rites païens et Il est impossible de ne voir dans cet autel que la

juifs un être sans âme, parce que dans le sacrifice croix sous prétexte que là seulement Jésus fut mis à
comme dans tout acte de religion l'élément moral est le mort. Car Paul, dans la même phrase où il parle de la
plus important, parce que le serviteur de Jahvé « offre table du Seigneur, a d'abord mentionné comme étant
sa vie pour le péché » et « intercède pour les coupables », sur le même plan la coupe du Seigneur. Or, cette der-
Is., un, 12; parce que l'Évangile est le culte nou- nière se rapporte à la cène seule et non au Calvaire.
veau, celui par lequel le Très-Haut est adoré en esprit Donc," il faut aussi admettre que la table du Seigneur
et en vérité, on est autorisé à tirer cette conclusion : est ici l'objet sur lequel le corps et le sang du Sau-
en tout lieu où Jésus est à l'état d'hostie, que ce soit veur sont constitués en l'état de victime pour être
à la cène ou sur la croix, et que l'Écriture le dise en ensuite consommés par les fidèles.
termes formels ou non, il fait à Dieu l'offrande de sa Mais ce rapprochement ne crée-t-il pas à son tour
vie et de sa mort, de sa chair et de son sang. une nouvelle difficulté? La table et la coupe du Seigneur
Ainsi, d'après la première Épître aux Corinthiens, sont juxtaposées dans une même phrase, x, 21. Le pre-
l'eucharistie, la réitération par les chrétiens de ce mier mot ne fait-il pas penser seulement au repas, puis-
qu'a fait le Christ au repas d'adieu est un banquet que le second ne désigne qu'un breuvage? Les idées
sacrificiel, un festin où la victime de la croix, le corps d'autel, de victime et de sacrifice seraient ainsi exclues.
et le sang du Sauveur apparaissent en l'état d'immola- Comme on l'a fort judicieusement observé, même « si le
tion, état que souligne la dualité des éléments repré- mot TpàrceÇa désigne directement le saint repas com-
sentatifs et des formules prononcées, état dans lequel posé de la chair et du sang du Sauveur », ce terme fait
Jésus ne peut être sans s'offrir intérieurement à son image et il présente à l'esprit l'idée d'un objet, pareil à
Père. Brir.ktrir.e, cp. cit., p. 34-38. celui sur lequel est immolée la victime offerte aux
A l'appui de cet argument on trouve un confirmatur idoles. Le calice d'ailleurs peut fort bien suggérer la
dans la locution table du Seigneur, Tpân:s£a xupîou, qui pensée d'une coupe de libation comme la table appelle
est employée ici, x, 21. En effet, d'après l'Ancien Tes- ici la notion du sacrifice.
tament, le mot table, s'il n'est pas pris dans un sens pro- Rien ne s'oppose donc à ce que ce terme Tp<x7re£a
fane mais religieux, signifie autel. Les cas sont fort désigne, au moins d'une manière indirecte, « mais réel-
nombreux, par exemple Ez., xli, 22; xliv, 16; Mal.,i,
: lement et certainement l'autel chrétien », « une table
7, 12. A noter surtout l'Exode, où ce terme est em- sur laquelle le corps et le sang de Jésus-Christ ont été
ployé seize fois pour désigner la table des pains de pro- offerts en sacrifice et sur laquelle les chrétiens viennent
position, c'est-à-dire l'autel sur lequel on les déposait recevoir cette divine nourriture. » Mangenot, loc. cit.
Aussi est-il tout naturel de penser que la table du Sei- Que si enfin bn se refuse à tirer des seuls mots « table
gneur, c'est son autel et de conclure qu'il y a un sacrifice du Seigneur » cette conclusion, ou si, ma gré tous les
chrétien. De nombreux commentateurs ont fait cette arguments présentés, on ne veut voir en cet objet que
remarque. Voir Lamiroy, op. cit., p. 194-195; Allô, ce sur quoi sont déposés le pain corps et la coupe sang
op. cit., p. 324. de Jésus, on ne peut pas refuser d'admettre ce qui est
Il semble bien d'ailleurs que cette tablé du Seigneur affirmé non par deux mots, mais par tout le morceau
s'oppose à l'autel juif, au OuoiaaTYjpiov. x, 18. Sur ici étudié. Ce qui est déposé sur cette table est l'équi-
833 MESSE DANS L'ÉCRITURE, L'ÉPITRE AUX HÉBREUX 834

valent des viandes immolées aux idoles par les païens avec Jésus et en lui se rapprochent étroitement les uns
ou à Jahvé par Israël, c'est donc le corps et le sang à des autres; l'eucharistie leur donne à tous même vie,
l'état de victime, le corps et le sang offerts à la divinité. celle du Seigneur, et fait d'eux un seul corps, celui du
Les commentaires dont saint Paul un peu plus loin Christ. Que s'ils reçoivent cette chair sacrée sans avoir
dans la même épître encadré le récit du repas d'adieu, les dispositions requises, ils pèchent contre elle et
les recommandations qu'il adresse aux Corinthiens s'exposent au châtiment qui atteignait en Israël les
pour assurer sa digne et sainte réitération confirment profanateurs des sacrifices lévitiques. Mais, si le pain
cette conclusion. A trois reprises il rappelle que les est un corps immolé, si la coupe contient le sang d'une
disciples sont tenus de faire de nouveau ce qui a été victime, les actes qui donnent à ce pain, à cette coupe
accompli à la cène, xi, 24, 25, 20. Là, le Christ présent un tel caractère, les rites qui font de ces éléments une
avait donné son corps pour les Douze et présenté à son hostie, la fraction et la bénédiction, constituent un
Père te sanq qui sur la Croix devait sceller la nouvelle un sacrifice.
alliance. Donc Jésus, dans la cène chrétienne, se mani- Que tel soit l'enseignement de saint Paul et partant
feste comme ayantété jadis mis à mort; et pendant la croyance vers l'an 50 de toutes les Églises fondées par
que paroles et rites rappellent et figurent exté- lui, on ne le nie plus guère, on le conteste de moins en

rieurement la séparation de son corps et de son sang, moins. C'est ainsi que les deux dernières études pu-
il offre encore une fois son Père son immolation
à bliées sur l'eucharistie, celles de Lietzmann, op. cit.,
de la croix. On comprend alors le sens profond du p. 178 sq., 251 sq„ et de Volker, op. cit., p. 79, admet-
mot de l'Apôtre : « Chaque fois que vous mangez ce pain tent bon nombre de ces conclusions. Mais, avec presque
et que vous buvez ce vin, vous annoncez la mort du tous les critiques indépendants, ils prétendent que
Seigneur ». xi, 26. La recommandation de s'approcher l'Apôtre a transformé le concept primitif de la cène.
> dignement » de la cène, xi, 27, l'ordre de s'éprouver Comme ils n'apportent, pour le démontrer, aucun
avant de recevoir les aliments sacrés, xi, 28, les argument nouveau, il suffit de renvoyer le lecteur à
menaces et les châtiments dirigés contre les indignes l'examen qui a été fait de cette hypothèse. Eucha-
qui communient au corps du Christ sans le discerner, ristie, t. v, col. 1083 sq.
xi, 29, 30, tout' peut s'expliquer, se justifier par ce 4° L' Épître aux Hébreux. — Cette lettre contient-elle
seul fait que l'eucharistie donne vraiment aux fidèles des affirmations qui empêchent ou qui permettent de
la chair et le sang de Jésus et que le profaner c'est voir dans la réitération de la cène un sacrifice?
« se rendre coupable contre le corps du Seigneur ». xi, Nul doute; des textes formels de cette lettre ensei-
27. .Mais il faut convenir que préceptes et sanctions se gnent que le Christ, prêtre unique de la loi nouvelle,
comprennent mieux encore si la cène est un repas s'ofïre comme victime unique, par une oblation unique
sacrificiel, si la victime du Calvaire s'y retrouve pour pour nous obtenir le pardon de nos péchés. Jésus est
de nouveau se donner aux hommes et s'oflrir à Dieu. « le grand pontife parfait »,iv, 14; il l'est « pour l'éter-

Qu'on se rappelle les croyances juives et l'enseigne- nité selon l'ordre de Melchisédech ». vi, 20, vn, 21.
ment de l'Ancien Testament « Quant à la chair du : Tandis que « les prêtres juifs étaient nombreux, parce
sacrifice pacifique, tout homme pur pourra en manger. que la mort ravissait à chacun d'eux sa dignité, le
Celui qui mangera la chair du sacrifice des pacifiques Christ demeurant à jamais, possède un sacerdoce qui
(selâmim) appartenant à Jahvé, en ayant une impu- ne passe pas ». vn, 23-24. Il « n'a donc pas besoin d'offrir
reté, celui-là sera retranché de son peuple. Et celui chaque jour des sacrifices d'abord pour ses propres
qui touchera quelque chose d'impur, souillure péchés, ensuite pour ceux du peuple; car il l'a fait
d'homme ou animal impur, ou toute autre abomination une fois pour toutes en s'ofïrant lui-même ». vu, 27.
impure et qui mangera de la chair de la victime paci- » Lorsqu'il se présenta en qualité de grand prêtre des

fique appartenant à Jahvé sera retranché de son temps à venir..., il entra une jois pour toutes avec son
peuple. » Lev., vn, 19-21. propre sang dans le sanctuaire, (nous) ayant acquis
Des critiques croient devoir expliquer par des infil- une rédemption éternelle... » Ce. « sang du Christ qui,
trations du paganisme ce que dit saint Paul des châ- par le moyen d'un esprit éternel, s'est offert lui-même
timents inlligés par Dieu aux Corinthiens coupables sans tache à Dieu, purifiera nos consciences des
d'avoir profané le repas du Seigneur « C'est pour- : œuvres mortes... » ix, 11-14. Jésus n'a pas du s'offrir
quoi il y a parmi vous tant de gens malades et qu'un lui-même à plusieurs reprises, de même que le grand
bon nombre sont morts. » xi, 30. Il est bien plus natu- prêtre entre chaque année dans le sanctuaire avec du
rel de se rappelir ce que raconte si souvent l'Ancien sang qui n'est pas le sien, autrement il aurait été obligé
Testament des punitions qui frappaient les profana- de souffrir plusieurs fois depuis la création du monde.
teurs des choses saintes. L'antique menace, bien connue « Mais il s'est montré une (ois, dans les derniers âges
de Paul et de tous les juifs, se réalise non plus en raison pour abolir le péché par son sacrifice... Il s'est offert
d'impuretés charnelles mais de fautes morales Ils sont : ainsi une seule fois pour faire disparaître les fautes
retranchés du peuple ceux qui mangent, sans avoir la de la multitude. »ix, 25-28. « Les sacrifices juifs étaient
sainteté requise, la chair immolée à Jahvé! incapables de purifier parfaitement et d'ôter les
Conclusion. —
D'après saint Paul, comme les juifs péchés », x, 1, 2, 4, 11, « le Christ nous a sanctifiés
et les païens, les chrétiens ont leur banquet sacré, leur une fois pour toutes par l'oblation de son corps ». x, 10.
autel, un mets qui a été ofiert en sacrifice et par lequel « Par une oblation unique, il a rendu parfaits pour tou-

ils entrent en communion avec Dieu. C'est le pain jours ceux qui sont sanctifiés. » x, 14.
qu'ils rompent, la coupe qu'ils bénissent en mémoire Ce langage est des plus clairs. Il atteste d'abord que
de Jésus pour annoncer sa mort et pour faire ce qu'il a Jésus est le seul souverain pontife de la nouvelle loi.
fait lui-même dans la nuit où il fut livré, i n acte sacri- Les grands prêtres juifs se succédaient pour deux
ficiel. Le même que les païens par l'idolothyte entrent motifs parce qu'ils étaient soumis à la mort, et parce
:

en rapport avec les idoles, c'est-à-dire avec le démon, qu'aucun des sacrifices offerts par eux pendant leur
de môme que les Israélites par la manducation des vic- vie ne suffisait pour sanctifier à jamais Israël. Or
times sacrées participent à l'autel, deviennent les Jésus, au contraire, a immolé une victime qui a obtenu
hôtes, les c onvives de Jahvé, se nourrissent des mets de « la rédemption éternelle », ix, 12, et il est « toujours
sa table, de même les fidèles s'unissent au Christ à vivant », vu, 25, il est le i célébrant du sanctuaire
leur repas sacré le calice est communion à son sang,
: céleste », vm, 2; il y est « entré avec son sang », ix, 12,
le pain communion à son corps. Ainsi, par leur cène, pour y demeurer <•
le médiateur d'une alliance nou-
les chrétiens entrent dans la plus étroite intimité velle et meilleure ». vm, G ix, 15. « Présent à la face de
;

DJCT. DE THÉOL. CATH. X. — 27


83; MESSE DANS L'ÉCRITURE, L'ÉPITRE AUX HEUREUX 83G
Dieu pour nous », ix, 21, « assis à sa droite », x, 12, « il point ici de cité permanente, mais nous cherchons celle
intercède sans cesse en notre faveur ». vu, 25. qui est à venir. 15. Par lui donc offrons sans cesse à
Deuxième affirmation Le Christ a offert une vic-
: Dieu un sacrifice de louanges, c'est-à-dire le fruit des
time unique, son corps et son sang. 11 n'y a pas et il ne lèvres qui honorent son nom. 10. Et n'oubliez pas la
saurait y avoir pour le chrétien d'autres hosties. Nom- bienfaisance et la libéralité, car par de tels sacrifices
breux étaient les animaux qui, sous la loi juive, pou- on se rend Dieu favorable. »
vaient être immolés au Seigneur et il y avait aussi des Un critique contemporain a donné de ce morceau
oblations non sanglantes. Mais « le sang des taureaux une interprétation toute nouvelle. D'après O. Holtz-
et des boucs était incapable de faire disparaître les mann, Der Hebraerbrief und dus Abendmnhl, dans
péchés », x, -1; les sacrifices de la loi « ne pouvaient Zeitschri/t fur die N. T. Wissensclvtfl, 1909, p. 251-
donner laperfection pour toujours », x, 1; Dieu 200, l'épître combattrait une doctrine et une tendance
« n'agréait pas ces holocaustes, ces offrandes pour le étrangères au christianisme, doctrine qui attribuerait
péché, ces oblations et ces victimes diverses ». vm, à l'eucharistie, et non à la grâce, une force spiri-
5-7. « Le corps que le Créateur a formé au Christ », tuelle, tendance à présenter la communion comme un
vni,'5-10, « le sang donné, ix, 12, 14, Jés.us
» qu'il lui a repas de sacrifice où les fidèles mangeraient la chair
« lui-même », victime de h' loi nouvelle.
telle est la seule du Christ offert en victime sur la croix. Au >-. 9 serait
Et enfin, à plusieurs reprises et dans les termes les dénoncée l'erreur les fidèles sont invités à ne pas se
:

plus formels, il est dit qu'une fois pour toutes cette seule laisser entraîner vers des opinions contraires à la foi
hostie des temps nouveaux a été offerte par l'unique primitive, à ne pas croire que l'on affermit son cœur par
souverain pontife des chrétiens. En Israël, les mêmes certains mets, alors que seule la grâce peut fortifier
sacrifices étaient toujours à répéter parce qu'ils notre âme. Or, fait observer Holtzmann, il ne peut être
étaient imparfaits. Ainsi le grand prêtre recommen- question ici ni des idolothytes, ni des aliments purs de
çait chaque année le rite de l'expiation dans le Saint la loi mosaïque, ni des viandes des sacrifices juifs,
des Saints. Mais puisque Jésus s'est offert lui-même puisqu'on ne mangeait aucune de ces nourritures pour
sur la"croix, pour entrer ensuite avec son sang dans le fortifier son cœur. Si plusieurs chrétiens croyaient pou-
ciel, il a donc présenté à Dieu une victime « sans voir consommer de tels aliments, ce n'était pas pour
tache », ix, 14; apte « à purifier les consciences » du y trouver une puissance spirituelle. Donc, le mets
premier coup, une bonne fois et pour toujours, ix, 14. auquel on attribuait la puissance d'affermir l'âme, au
Puisque « son sang » versé sur le Calvaire et introduit lieu de réserver cet effet à la grâce, ne peut être que l'eu-
ainsi*.dans le tabernacle céleste a détruit le péché, ix, charistie. A cette erreur, la lettre, dans les versets
25-28, on peut dire qu'il « a obtenu une rédemption qui suivent, oppose l'enseignement chrétien primitif.
éternelle ». ix, 12. Aussi l'Épître aux Hébreux déclare- Comme l'a maintes fois ailleurs affirmé l'épître, le
t-elle^en termes exprès et à neuf reprises différentes Christ est une victime expiatoire qui s'est offerte pour
que le Christ n'a pas à « s'offrir plusieurs fois », que le péché, vu, 27; vm, 3; ix,26, 28; x, 12. En cet endroit
son oblation sur la croix est « unique ». iv, 14; vu, 27; même est rappelée cette doctrine Jésus a versé son
:

ix, 12; ix, 25, 26, 28; x, 10, 12, 14. sang pour sanctifier le peuple, xm, 12. Or la loi défen-
Cet écrit enseigne-t-il que la réitération de la cène a dait de manger les viandes des victimes offertes en
le caractère d'un sacrifice? C'est ce que nous recher- sacrifice expiatoire, on les brûlait hors du camp, xm,
cherons dans un instant. Mais s'il le dit ou le laisse 11. Il n'y a pas eu d'exception pour la chair du Christ.
entendre, déjà un point doit demeurer hors de toute // a été mis à mort, lui aussi, hors de la ville, xm, 12.
contestation cette oblation ne fait qu'un avec celle
: Donc on ne doit pas se nourrir de son corps. Les chré-
de la croix; elle ne tend ni à la remplacer, ni à la tiens ont un autel, 6uCTtaaxr]piov, il est vrai. Mais c'est
compléter; la victime doit être la même, la seule hostie le Christ en personne, puisqu'il est sacrificateur et vic-
qui ait de la valeur aux yeux des fidèles, le corps et le time, Ouaîa. Ceux qui font l'office du « tabernacle »,
sang du Christ; et enfin, les officiants de cet acte ne en d'autres termes du « temple pneumatique du Nou-
sauraient intervenir que pour être les porte-paroles, les veau Testament », c'est-à-dire les chrétiens, n'ont donc
représentants de l'unique pontife des chrétiens, Jésus, pas le droit de manger de cet autel, xm, 10. Le faire,
seul grand prêtre de la nouvelle Loi. c'est abandonner la doctrine primitive. D'après elle
Ceci posé, reste à voir si l'Épître aux Hébreux attri- les disciples de Jésus n'ont qu'un sacrifice, une vic-
bue le caractère d'un sacrifice à la réitération de la time, un autel, ceux de la croix, oblation unique et
cène, telle que la célébraient certainement les chrétiens définitive, comme le répète maintes fois l'Épître aux
à l'époque où cet écrit fut composé. La réponse à cette Hébreux. Le culte des chrétiens se compose donc exclu-
question dépend du sens qu'on attribue à la phrase : sivement de la louange et de la prière, xm, 14, de
Nous avons un autel dont ceux-là n'ont pas le droit de l'aumône et de la charité, xm, 10.
manger qui font le service du tabernacle, xm, 10. Or, Sans aller aussi loin, sans découvrir dans cette lettre
il est impossible de discuter cette proposition en l'iso- une attaque contre l'usage de la communion et contre
lant de son contexte. Le voici : la croyance au caractère sacrificiel de la cène chré-
« xm, 7. Souvenez-vous de vos guides qui vous ont tienne, plusieurs critiques entendent comme O. Holtz-
annoncé la parole de Dieu et considérant quelle a été mann le f. 10 « Nous avons un autel dont n'ont pas
:

l'issue de leur vie, imitez leur foi. 8. Jésus-Christ est le le droit de manger ceux qui font le service du taber-
même hier et aujourd'hui. Il le sera éternellement. 9. nacle. » Pour eux aussi, les personnes ici désignées sont
Ne vous laissez pas emporter par des opinions diverses les chrétiens et non les prêtres ou lévites juifs. Ces
et étrangères, car il est bon d'affermir son cœur par la derniers en effet n'avaient nul désir de participer à
grâce et non par des aliments qui n'ont servi de rien à l'eucharistie. L'auteur n'avait pas à leur dénier ce
ceux qui s'y attachent. 10. Nous avons un autel dont droit; il est par trop évident qu'ils ne le réclament ni
n'ont pas le droit de manger ceux qui font le service ne le possèdent. Le sens est donc le suivant Nous :

du tabernacle. 11. Car sont brûlés hors du camp les avons un autel dont les chrétiens n'ont pas le droit de
corps des animaux dont le sang offert en sacrifice pour manger. Sans doute, l'épître n'ignore pas l'eucharistie
le péché est porté dans le sanctuaire par le grand et ne se propose pas de la combattre, mais elle ne voit
prêtre. 12. C'est pour cela que Jésus, lui aussi, devant dans la cène ni un sacrifice, ni même un repas, au cours
sanctifier le peuple par son propre sang, a souffert hors duquel les fidèles recueillent le bénéfice de la mort du
de Sortons donc tous du camp pour aller à
la porte. 13. Christ. « On ne mange pas de ce qu'il y a sur l'autel
lui, en portant son opprobre. 14. Car nous n'avons chrétien... puisque le seul sacrifice qui procure le
837 MESSE DANS L'ÉCRIT l' H K. 1/EPITKK AUX HÉBREUX 838

salut », c'est l'oblation du Christ victime par le Christ chrétien, c'est-à-dire d'un sacrifice dans lequel le fidèle
prêtre. Les fidèles n'ont qu'à chanter les louanges de mange la victime de la croix, ou que du moins il soit
Dieu et a pratiquer la charité tels sont les sacrifices
: fait a cette doctrine « une allusion indirecte », Batifïol,
de leur culte. Réville. Les origines de l'eucharistie, op. cit., p. 111, c'est ce qu'admettent « la plupart des
Paris. 1908, p. 70, 71 Goguel, L'eucharistie des ori-
;
catholiques ». Lamiroy, op. cit., p. 229, n. 3. Certains
gines ù Justin martyr, Paris, 1910, p. 218. protestants même, bien qu'ils aient sur l'origine et la
La plupart néanmoins des interprètes anciens et nature de la messe des conceptions très différentes des
modernes de toute école s'accordent au contraire pour nôtres, croient pourtant qu'ici l'épître parle non seule-
affirmer qu'au v. 10 l'épître dénie, non aux disciples ment de la croix, mais aussi de la cène chrétienne.
du Christ, mais aux prêtres et lévites juifs le droit de Drach, Épîlres de saint Paul, Paris, 1871, p. 797, citait
manger de l'autel chrétien. Mais beaucoup, parmi les comme ayant jadis adopté cette opinion les non-
exégète catholiques qui traduisent ainsi ce verset, catholiques Bôhme, Bùlir, Ebrard, Riickert, Fausset.
ajoutent pourtant qu'il n'est pas parlé en ce passage On peut encore nommer Westcott, The Epistle lo the
d'un sacrifice eucharistique. L'autel dont le sacerdoce Hebreii's, Londres, 1906, p. 439 sq.; Goetz, Die heilige
mosaïque est écarté, mais auquel peuvent participer Abcndmahlsfragc in ihrer geschichllichen Entwicklung,
les fidèles serait, d'après certains protestants du Leipzig, 1907, p. 195; Hammond, Notes on the sacri-
xvi' siècle, les oblations qui étaient apportées à la fient aspect of the holij Eucharist, Oxford, 1913, p. 23 sq.
cène, puis distribuées aux ministres et aux pauvres. Il semble bien que cette interprétation soit la vraie.

Cette opinion semble abandonnée depuis longtemps. Pour le démontrer, pour résoudre toutes les diffi-
D'ordinaire, pour ceux qui ne croient pas découvrir ici cultés, il est nécessaire de suivre pas à pas la marche
une allusion à un sacrifice eucharistique, le sens est le de la pensée.
suivant : les chrétiens ont un autel dont prêtres et On ne saurait a priori déclarer ce travail inutile, en
lévites n'ont pas le droit de manger, c'est la croix à prétendant qu'il ne peut être parlé en ce morceau
laquelle participent les fidèles lorsqu'ils reçoivent les de l'eucharistie parce qu'il n'en est pas question ail-
fruits de la Passion ou sont incorporés à. Jésus. Cette leurs. Nous sommes dans la partie morale, vers la fin
opinion est celle de la plupart des protestants et même de la lettre. Là sont recommandées plusieurs vertus
de plusieurs catholiques S. Thomas, In Epistolam ad
: que l'épître n'a pas nommées antérieurement la cha- :

Hebrœos, xm, 10, Opéra omnia, édit. Vives, t. xxi, rité fraternelle, la pureté conjugale, le mépris des
p. 729; Estius, Commenlarium in epistolas sancti richesses, l'obéissance aux supérieurs spirituels. Il est
Pauli et reliquorum apostolorum, Cologne, 1631, donc impossible de soutenir sérieusement qu'en ce
p. 1084: et un certain nombre d'historiens, exégètes et passage le sacrifice eucharistique ne doit pas être
théologiens modernes. Voir la liste dans P. Haensler, mentionné., sous prétexte qu'auparavant l'auteur l'a
Zu Hebr., XIII, 10, dans Biblische Zeitschrift, 1913, passé sous silence. Cette doctrine se relie même mieux
t. xi, p. 403-409. Parmi eux, il faut citer surtout Renz, que d'autres, dont pourtant il est ici parlé, aux thèmes
Geschichle des Messopferbegriffs, Frisingue, 1902, t. i, généraux qu'a exposés la lettre : le Christ est média-
p. 112 sq.: 'SYieland, Der vorirenàische Opferbegriff, teur, prêtre selon l'ordre de Melchisédech, victime dont
Munich, 1909, p. 16 sq. le sang expie le semble bien d'ailleurs que
péché. Il

Al'appui de cette opinion, ces auteurs ont fait l'Épître aux Hébreux fasse en d'autres endroits allusion
valoir avec certains des arguments déjà exprimés les à l'eucharistie. Voir plus haut, col. 821 sq.
considérations suivantes. Que recommande ici l'auteur? Après avoir invité
L'Épître aux Hébreux ne parle nulle part ailleurs de les chrétiens à garder la foi de leurs chefs et de leurs
l'eucharistie et n'y fait même pas allusion. Il serait apôtres, une foi toujours pareille à elle-même parce que
étrange que subitement elle entretînt ces lecteurs de la le Christ est immuable, xm, 8, il les met en garde
cène des fidèles, sujet qui semble sans rapport avec les contre les doctrines différentes de celles qu'ils ont
thèmes généraux développés dans la lettre. Au reçues et qui sont étrangères au christianisme, contre
contraire, l'auteur a étudié longuement le sacrifice ces enseignements erronés qui attribuent non à la grâce
de la croix. C'est donc encore à ce dernier que doit se mais à certains aliments, Ppcjjiaaw, le pouvoir de for-
rapporter ce qui est dit de l'autel chrétien. tifier le cœur. Prétendre que l'eucharistie est le mets
On est d'autant plus porté à le croire que, dans ce contre lequel l'épître tient en garde ses lecteurs, c'est
morceau, certaines affirmations s'appliquent en fait supprimer de la phrase où cette nourriture est men-
à la mort de Jésus. Ainsi, au y. 12 il est écrit que le tionnée toute une proposition très claire. Le t. 9
Christ versa son sang hors de la porte pour sanctifier ne désapprouve pas des mets quelconques. On y lit
le peuple, xm, 12. Il semble donc impossible que le cette déclaration « Il est bon d'affermir son cœur par
:

mot autel employé un peu auparavant et au cours la grâce et non par des aliments qui n'ont servi de rien
d'un même développement, ne désigne pas la croix à ceux qui y ont eu recours. » Sur le sens de ces derniers
ou sa victime. Or, si ce terme doit être entendu au sens mots aucun doute n'est possible. Pour l'auteur de
figuré, le verbe manger lui aussi qui se trouve dans la l'Épître aux Hébreux, la nourriture qui n'a servi de
même phrase ne peut pas être pris à la lettre. Jésus, rien à ceux qui y ont eu recours, ce sont des mets recom-
dit-on encore, est présenté comme crucifié hors de la mandés par la loi mosaïque, aliments purs ou viandes
ville, c'est-à-dire dans un endroit où il ne pouvait y immolées en certains sacrifices. Or, « il est impossible
avoir d'autel proprement dit. Le mot ne doit donc pas de rapporter Ppa>u,a<rt.v (aliments) à un usage chrétien
s'entendre ici au sens propre. Enfin, l'épître invite les et le reste de la phrase à une pratique juive. » Goguel,
fidèles à sortir hors du camp pour aller ù Jésus, xm, 13. op. cit., p. 219-220.
Celte fois de nouveau, les lecteurs sont mis en présence A
l'objection de O. Holtzmann les Israélites ne
:

d'une figure, puisque le Christ n'est plus depuis long- consommaient pas ces mets pour fortifier le cœur, il
temps attaché à la croix en dehors de la porte de la est déjà possible de répondre qu'en évitant une souil-
ville. C'est donc en un sens spirituel qu'il faut entendre lure légale et surtout en communiant aux viandes
tout le verset. Puisqu'en réalité, il n'y a pas d'autel offertes à ils voulaient se donner de la confiance,
Jahvé,
proprement dit, en réalité aussi, il n'y a pas non plus ils affermissaient leur âme. ils fortifiaient leur cœur. C'est

manducalion. Tout ici est figure. même exactement ce que raconte l'Évangile On y :

Cette opinion et les divers arguments sur lesquels voit des juifs mettre leur assurance dans les rites exté-
on l'appuie ne rallient pas tous les suffrages. Que rieurs et non dans la pureté morale, dans l'amitié de
J'Kpître aux Hébreux, dans ce passage, parle d'autel Dieu, dans les dispositions intimes de l'âme. Au
839 MESSE DANS L'ÉCRITURE, L'ÉPITRE AUX HÉBREUX 840

contraire, lacommunion eucharistique n'a jamais été . participer. Nous n'avons rien à leur envier. Ils pour-
considérée par le chrétien comme supplantant la grâce, raient au contraire nous jalouser. A eux, il est inter-
s'opposant à elle et la rendant inutile. Tout autre est la dit par la Loi, Lev., xvi, 27, de consommer les viandes
doctrine des fidèles. Par la communion eucharistique, offertes en sacrifice pour le péché. Ils sont tenus de les
on obtient la grâce et ainsi on fortifie son cœur. Le brûler hors du camp. Et nous, au contraire, bien que
quatrième évangile enseigne qu'on « mange la chair notre victime soit elle aussi expiatoire, bien qu'elle
du Fils de l'homme » pour demeurer dans le Clirist, pour ait à ce titre versé son sang pour sanctifier le peuple hors
avoir la vie, la vie par lui, la vie éternelle. Ce pain du de la porte de Jérusalem, xm, 12, nous avons le droit
ciel est le salut du monde. Joa., vi, 52-58. Il peut ainsi de munger de notre autel. Voilà bien ce que donne clai-
donner la force du cœur. Ce n'est donc pas la confiance rement à entendre l'épître. L'auteur n'écrit pas pour
en l'eucharistie que condamne l'épître, c'est la foi apprendre aux juifs qu'ils ne peuvent participer à
superstitieuse qui attribue une efficacité imaginaire à l'autel chrétien. Il n'a pas l'intention de leur dénier
des aliments recommandés par la loi juive. un droit qu'ils ne réclament pas. Il exalte la supé-
Alors tout naturellement suit le fameux verset : riorité de l'économie nouvelle, selon laquelle les plus
« Nous avons un autel dont ceux qui font le service du humbles fidèles sont mieux traités que ne l'étaient sous
tabernacle n'ont pas le droit de manger. » Consolez- la loi mosaïque les juifs les plus pieux, les prêtres et
vous, chrétiens, semble écrire la lettre, ces viandes le grand pontife lui-même.

recommandées parla loi et dont certains juifs font tant Dans le verset ici étudié, tout mot doit être souligné.
de cas, vous n'avez pas à les regretter, vous possédez Le verbe manger ne peut être pris au figuré, puisque
mieux. Les deux pensées s'appellent et se complètent dans phrase précédente, il est parlé d'aliments réels,
la
à merveille. f. 9, et véritablement consommés, puisque dans la
Car c'est bien ainsi qu'il faut entendre le verset cité proposition suivante il s'agit de victimes proprement
plus haut. Le traduire par les mots Nous avons : dites, celles dont le prêtre juif n'a pas le droit de se
autel dont les chrétiens n'ont pas le droit de manger, nourrir et qu'il faut brûler. Donc, dans la phrase qui
serait commettre un « contresens ». Batifïol, op. cit., se trouve entre ces deux affirmations, le verbe manger
p. 114. La
véritable signification des termes employés doit s'entendre à la lettre.
par l'épître apparaît immédiatement Ceux qui font : Le sens du mot autel n'est pas moins facile à déter-
le service du tabernacle n'ont jamais été les disciples miner. L'Épître aux Hébreux l'emploie une autrefois,
de Jésus, mais bien les membres du sacerdoce juif. vu, 13. Elle donne à ce terme le sens qu'il a dans tous les
Plus encore que nous, les destinataires de l'épître, passages du Nouveau Testament, et ils sont nombreux,
venus d'Israël au christianisme, le savaient, et ils où il désigne l'autel de la terre, ce sur quoi on dépose
étaient incapables de comprendre autrement ces mots. les offrandes et on immole les victimes; c'est aussi ce
A huit autres endroits, le mot tabernacle est employé à quoi en certains sacrifices Israël est autorisé à par-
dans l'épître il désigne ou les tentes sacrées dont la
: ticiper. Le mot ne peut désigner les oblations pré-
loi de Moïse avait prescrit l'érection, vm, 5; ix, 2, 3, (3, sentées à l'autel par les fidèles en faveur des ministres
8, 21, ou le sanctuaire véritable, plus grand et plus sacrés. Ce fut tâche aisée pour les anciens exégètes
parfait, construit non par la main d'un homme, mais d'établir cette vérité contre les protestants du
par Dieu, celui du ciel, vm, 2 et ix, 11, où le Christ xvi e siècle, tels que Bèze. Il s'agit ici d'une nourriture
apparaît comme prêtre à jamais. Nulle part, ni dans qui fortifie le cœur, que le sacerdoce juif ne peut
cette lettre, ni dans d'autres écrits du Nouveau Testa- consommer, qui n'est déposée ni dans le trésor,
ment, les fidèles ne sont appelés « ministres du taber- ya'Coç'jXâxiov, ni dans les mains du prêtre, ni dans
nacle » oî. T7J axTjvT) XocTpeûovTeç. Au contraire, pour un autre réceptacle, mais sur l'autel, et à laquelle tous
désigner les prêtres juifs, l'épître les appelle « ceux qui les chrétiens ont le droit de participer. Voir Corneille
font le service d'une image, d'une ombre des choses de la Pierre, In Epist. ad Hebrœos, xm, 10, dans les
célestes », o'it'.vsç imoSzlyiiot.xoi xal csxià. XaxpEu juctlv Commentaria in Scripturam sacram, Paris, 1876, t. xix,
tcôv È7toupa\<îcov, vm, 5, c'est-à-dire exactement, p. 519. Puisque l'unique victime expiatoire de la
'

puisque d'après l'épître, la loi est l'ombre des biens à nouvelle loi est le Christ, les fidèles ont pour autel
venir, x, 1, ceux qui font le service du tabernacle de la sa croix et ce sur quoi ils trouvent la chair du
terre, image de celui du ciel. Christ offerte pour les nourrir et affermir leur âme.
O. HoUzmann fait sourire quand, pour justifier sa Que si on rapproche les deux mots en une seule
traduction, il écrit « Le tabernacle, c'est ici le temple
: locution manger de l'autel, la même conclusion
pneumatique du Nouveau Testament. » Il ne suffit pas s'impose. Autant pour les chrétiens venus de la syna-
de le prétendre,faut le démontrer. Réville et Goguel,
il gogue cette expression est claire, bien choisie, adé-
il est vrai, croient le prouver en faisant observer que quate à la pensée, si elle veut dire que les fidèles com-
cette proposition les prêtres juifs n'ont pas le droit de munient vraiment à une victime, autant elle eût été
manger de l'autel clirétien, serait dépourvue de sens et pour eux non seulement étrange, inattendue, trop sub-
inexplicable, puisque tout le monde le sait; et puisque tile, en un mot difficile à comprendre, si l'auteur s'en
d'ailleurs nul Israélite ne réclame cette faculté. était servi pour enseigner que le chrétien participe
L'épître parlerait donc pour ne rien dire et pour aux fruits de la passion ou qu'il doit s'incorporer à
repousser une requête qui n'a jamais été présentée. Jésus crucifié.
Au contraire, il est très facile de découvrir à la Enfin, on n'a pas le droit de l'oublier, ces mots sont
phrase ainsi entendue un sens fort plausible et qui les expressions techniques dont usent les premières
s'harmonise à merveille avec l'idée générale de l'épître Églises pour désigner le repas sacrificiel de la cène.
et le contexte immédiat. La lettre aux Hébreux, on le Le verbe manger est celui qu'emploient Paul, Matthieu
sait, a étérédigée pour consoler, pour encourager à la et Jean pour décrire la communion eucharistique. Et
persévérance des chrétiens d'origine juive qui pou- n'y pas synonymie entre la locution de l'Épître
a-t-il
vaient être tentés de regretter le culte mosaïque et aux Hébreux, manger de l'autel, et celle delà I r " Épître
auxquels il fallait montrer la supériorité de la nou- aux Corinthiens, participer à l'autel? On l'a justement
velle alliance, du nouveau sacerdoce, du nouveau remarqué « Les mots Guar'.aaxripiov z\, où cpxysïv oùx
:

sacrifice. Rien de plus naturel, rien de plus adroit s/ouaiv ne doivent pas être entendus abstraction
donc que cette affirmation. Nous aussi, chrétiens, faite du vocabulaire eucharistique du quatrième évan-
nous avons un autel, un autel que les juifs ne possè- gile et de la I" Epître aux Corinthiens, ou tout autant
dent pas, un autel auquel prêtres et lévites ne peuvent de saint Ignace d'Antioche; ils impliquent une allu-
841 MESSE DANS L'ECRITURE, L'ÉPITRE AUX HÉBREUX 842

sion indirecte à l'eucharistie. » Batiffol, op. cit., p. 112. Églises chrétiennes. La pratique de la communion est
Iln'y a pas jusqu'au présent nous avons, habemus,: bien connue. On en fait remonter l'origine à Jésus
èyoafj, qui ne puisse être souligné. Quand l'Épître aux lui-même. Peut-on admettre qu'un écrit vénéré des
Hébreux et les autres livres du Nouveau Testament fidèles condamne cet usage, et cela au nom d'un pré-
parlent de la mort du Christ sur la croix, ils sont bien cepte lévitique? Comprend-on que personne dans
obligés de mettre au passé le verbe qu'ils emploient, l'antiquité ne le lui ait reproché? Réville et Goguel
puisque le fait a eu lieu depuis longtemps. I.es sentent bien que cette hypothèse est irrecevable. Ils
exemples se trouvent partout, citons seulement la l'avouent on ne peut supposer qu'une pratique « uni-
:

lettre ici étudiée « Le Christ entra une fois pour toutes


: versellement attestée par tous les autres documents
par son propre sang dans le sanctuaire », ix, 12; « Il primitifs de provenances les plus diverses, ait été
s'offrit lui-même sans tache à Dieu », ix, 14; « par une inconnue à Rome, à Alexandrie et dans l'entourage de
seule oblation il amena pour toujours à la perfection l'écrivain alexandrin à qui nous devons l'Épître aux
ceux qu'il a sanctifiés », x, 14; «ayant été offert une Hébreux. » Mais la communion n'avait pas à ses yeux
seule fois pour abolir le péché de beaucoup, il appa- l'importance qu'on lui a donnée plus tard. Elle « n'était
raîtra une seconde fois ». ix, 28. Or, ici l'épître écrit : pas au centre de ses préoccupations et il ne la conçoit
« Nous avons un autel. » Donc, elle ne parle pas seule- pas comme un sacrifice
». Goguel, op. cit., p. 218;
ment de la croix érigée jadis et abattue depuis long- Réville, op. cit., Ces explications embarrassées
p. 71.
temps, où Jésus s'offrit en sacrifice. Mais ici est pèchent contre la logique. Si l'épître défend aux
désigné soit l'endroit où la victime du Calvaire se chrétiens de manger de leur autel, elle combat l'usage
livre aujourd'hui aux communiants, soit le sacrifice universellement reçu et ce fait est plus qu'invrai-
sanglant du Golgotha continué, renouvelé par le semblable, il est impossible.
Christ afin que les fidèles puissent s'en nourrir. On La lettre n'enseigne pas d'ailleurs qu'il y ait simili-
peut donc soutenir que chaque mot de ce verset oriente tude complète entre les offrandes pour le péché en
la pensée du lecteur vers l'eucharistie et la présente usage chez les juifs et l'immolation du Christ sur la
comme un sacrifice. croix. Elle, reconnaît même que le contraire est vrai.
Mais alors pourquoi donc dans les deux phrases sui- Ainsi les victimes juives étaient égorgées dans le
vantes l'auteur rappelle-t-il la défense faite à Israël tabernacle où s'opérait le sacrifice et brûlées hors du
de consommer les chairs offertes pour le péché, l'obli- camp, loin de l'autel. Jésus, au contraire, non seule-
gation de les brûler hors du camp, xni, 11 et pourquoi ; ment versa son sang hors de la porte, mais là encore
ajoute-t-il aussitôt que le Christ lui aussi fut une il offrit son sacrifice: car si l'épître déclare que, dès son

victime expiatoire et que, comme tel, il versa son sang entrée en ce monde, le Christ voulut se présenter à
hors de la porte de Jérusalem? Pourquoi, sinon pour Dieu, x, 5, elle montre le rite expiatoire du péché dans
imposer aux chrétiens la défense de manger de leur l'offrande de sa mort et l'effusion de son sang, ix,
autel? 14-15, 22, 20-28. Que conclure? sinon que tout n'est
La véritable explication est tout autre. L'épître pas identique dans les sacrifices mosaïques et dans celui
a déclaré que le prêtre juif n'a pas le droit de commu- du Christ? La prudence nous invite à ne pas chercher
nier à l'autel chrétien. Elle le prouve. Et un peu plus de ressemblances en dehors des deux similitudes que
loin, elle invite ses lecteurs à « sortir hors du camp pour l'épître nous signale le sang de Jésus comme celui des
:

aller à Jésus ». Elle doit faire savoir pourquoi cet victimes pour le péché fut offert pour la purification
exode s'impose. C'est parce que le Christ fut crucifié du peuple; et de même que les animaux immolés dans
hors de la ville. le tabernacle étaient brûlés hors du camp, ainsi le
Sans doute, la loi du Lévitique, xvi, 27, est formelle : Christ fut crucifié hors de Jérusalem. L'Épître aux
« On emportera hors du camp
taureau et le bouc le Hébreux ne pousse pas plus loin la comparaison imi- :

immolés pour le péché dont le sang aura été porté dans tons sa réserve.
le sanctuaire pour l'expiation, et on consumera par La lettre ajoute « Puisque le Christ mourut hors
:

le feu, la peau, la chair et les excréments. » Or, Jésus de la porte, sortons du camp pour aller à lui. » xm, 13.
s'est offert pour les fautes de son peuple afin d'intro- Cette fois encore, l'auteur passe avec art d'une phrase
duire son sang dans le ciel. Mais, toute l'Épître aux à l'autre. Nous sommes en face d'une idée nouvelle :

Hébreux le prouve, elle a été composée pour l'établir : les lecteurs sont invités à quitter le judaïsme, mais cette
ces prescriptions mosaïques n'obligent pas l'Israël pensée se dégage de la précédente Jésus fut crucifié
:

nouveau, elles n'existent pas pour les bénéficiaires de hors de la porte. De ce qu'ici le langage est à prendre
l'alliance nouvelle et supérieure. « En raison de ce au sens figuré, il n'y a pas lieu de conclure que les mots
qu'elle avait d'inefficace et d'inutile, la loi jadis exis- autel et manger ne doivent pas être interprétés à la
tante se trouve abolie. Elle n'a pas en effet conduit les lettre. Les destinataires de l'épître n'ignoraient pas
choses à leur perfection et une espérance meilleure que le peuple juif n'habitait plus sous la tente. Si
apparaît par laquelle nous nous approchons de Dieu. » l'épître aux Hébreux parle souvent de tabernade et de
vn, 18-19. La prescription qui ordonnait de brûler camp, c'est parce qu'elle cite des prescriptions légales
le corps de certaines victimes n'était-elle pas précisé- contenues dans le Pentateuque et où se trouvent sans
ment un de ces rites qui, se contentant de détruire, cesse ces deux mots. Mais nul lecteur ne pouvait s'y
était inefficace et inutile? Au contraire le droit tromper. Chacun savait que le tabernacle était de-
reconnu aux chrétiens de manger de leur autel, c'est-à- venu le temple et que le camp avait fait place à la ville.
dire de communier au Christ, ne les approche-t-il pas de D'autre part, puisqu'il n'était pas défendu à des chré-
Dieu? L'épître dit encore « Puisque le sacerdoce est
: tiens d'habiter à Jérusalem, on ne pouvait se mépren-
changé, il y a aussi nécessairement transformation de dre sur le sens de l'appel donné par l'épître sortir du:

la Loi. » vn, 12. Il est donc tout naturel que la défense camp, aller à Jésus. On était invité à quitter la reli-
faite aux prêtres et lévites juifs ne soit plus en vigueur gion juive pour le christianisme. Au contraire, nous
pour les chrétiens. croyons l'avoir prouvé, les mots manger de l'autel chré-
Comment admettre d'ailleurs que l'Épître aux tien ne pouvaient être compris des lecteurs de la lettre
Hébreux voulu imposer aux fidèles cette interdic-
ait comme signifiant : recueillir les fruits de la passion
tion 9Qu'on place à n'importe quel point du temps et Dans un cas, y a une figure qu'expliquent les faits
il

de l'espace la rédaction de cet écrit, un fait est cer- dans le second, il y aurait énigme peu intelligible.
tain à l'époque où il est composé, où il apparaît, où il
: Pourquoi faut-il sortir du camp, quitter le judaïsme
circule de main en main, la cène est réitérée dans les et aller au Christ en portant son opprobre? xm, 13.
843 MESSE DANS L'ÉCRITURE, L'EPITRE AUX HEBRKI \ 844

Parce que nous n'avons pas ici de cite permanente. Les cœur. Il n'y a dans cette recommandation ainsi
épreuves ne durent qu'un temps, et il n'y a pas lieu entendue rien qui soit incompatible avec l'existence
de s'attarder en une Jérusalem dont nous devrons un d'un aul l dont les fidèles ont le droit de manger. De nos
jour sortir. Au contraire, nous aspirons à la cité qui jours encore, les prêtres catholiques ne croient pas se
doit venir, au ciel où est Jésus, xui, 14. Par lui donc, contredire et en fait ne s'infligent aucun démenti
SC aÙTO'j ouv, offrons à Dieu un sacrifice de louange en quand, après avoir conseillé aux fidèles d'assister au
tout temps, c'est-à-dire le fruit de lèvres qui rendent sacrifice eucharistique et d'y communier, ils les exhor-
twmmage à son nom. xm, 15. Ne négligez pas la bien- tent à la piété et à l'affection mutuelle. Plus d'une fois
faisance et la mutuelle charité. Car c'est à ces sacrifices il leur arrive d'employer les expressions même de
que Dieu prend plaisir, xm, lfi. l'épître et de presser les chrétiens d'offrir à Dieu leurs
A coup sur, non seulement pour quiconque nie le louanges par le Christ, de présenter au Très-Haut le
caractère sacrificiel de l'eucharistie, mais pour les exé- sacrifice d'un cœur contrit et humilié, ou encore de
gètes qui se refusent à le voir attesté en ce passage, consacrer, d'immoler à leurs frères leur temps et leur
la tentation est toute naturelle d'exploiter ces déclara- travail, leur fortune et leur cœur.
tions et de dire l'unique hostie du chrétien, ou' du
: Cette interprétation n'est pas irrecevable. Mais
moins la seule'dont parle l'Épît re aux Hébreux, la seule on peut aussi, sans forcer le sens du texte, soutenir que
qui soit agréable -à. Dieu, c'est celle de leur âme : le sacrifice de louange recommandé ici est l'eucharistie.
prière et charité. Plusieurs commentateurs anciens et modernes l'ont
Mais pour trouver cette affirmation dans le texte, pensé. Voir De la Taille, op. cit., p. 198 sq., qui nomme
il faut l'y mettre. L'épître parle en effet du sacrifice Van Galen, Salmeron, L. Tena, Corneille de la Pierre, le
de louange. Elle donne le même nom à la bienfaisance commentaire inséré dans le Cursus Scriptural sacras de
et à la communion ou amour mutuel, et elle déclare Migne. Tel paraît bien être aussi le sentiment de
qu'en ces oblations se complaît le Seigneur. Mais nulle Drach, op. cit., p. 798. Des non-catholiques mêmes
part il n'est dit que nos prières et no? actes de charité tiennent cette opinion pour soutenable, comme l'a
sont les seuls sacrifices des chrétiens. remarqué Goetz, Die heutige Abendmahlsfrage in ihrer
Pour bien saisir la pensée, il importe de ne rien geschichllichen Enlwicklung, Leipzig, 1907, p. 195-
ajouter, de ne rien retrancher. L'épître a donné ce 197.
conseil quittons le camp, le judaïsme, afin d'aller à
: La supposition n'est pas gratuite. La lettre affirme
Jésus victime expiatoire et de nous diriger ainsi vers dans une phrase précédente que les chrétiens ont un
la cité future où il habite et à laquelle nous aspirons. autel, elle parle ici de leur sacrifice. Comment ne pas
La lettre ajoute Par lui donc offrons à Dieu un sacri-
: rapprocher ces mots, le OuataoTT/piov et la 8uaia?
fice de louange en tout temps. Ainsi la prière recom- D'autre part, deux des thèses les plus importantes de
mandée n'est pas celle du fidèle laissé à lui-même. Il l'épître, thèses non seulement énoncées plus d'une fois
est invité à faire passer sa louange par Jésus, média- mais longuement établies, affirment que le Christ est
teur du Nouveau Testament, grand prêtre des chrétiens, l'unique pontife de la nouvelle Loi, l'unique victime
pontife éternel, toujours vivant, afin d'intercéder en agréable au Très-Haut. La phrase offrons à Dieu par
faveur de ceux qui par lui vont à Dieu, vu, 25. On le lui un sacrifice de louange peut très bien signifier :
voit, la pensée s'harmonise pleinement avec les Présentons au Très-Haut par l'unique grand prêtre
thèmes généraux développés dans la lettre. l'unique victime, son corps et son sang. Le mot donc,
On peut sans doute admettre que le sacrifice de oùv, qui accompagne l'invitation « par lui donc offrons »,
louange, mentionné ici, est toute prière du chrétien s'explique alors bien mieux. Il vient d'être observé
présentée à Dieu par le Christ. Elle est en un certain que les chrétiens ont un autel donc qu'ils s'en servent.
:

sens un sacrifice, puisqu'elle constitue une offrande Il a été rappelé que Jésus a versé son sang pour puri-

faite au Très-Haut. Déjà un psaume faisait dire à fier son peuple; donc présentons ce sang par lui à Dieu.
Jahvé ces mots « Est-ce que je bois le sang des boucs?
: On le voit, cette exégèse a le mérite de relier davan-
Offre en sacrifite l'action de grâces... Celui qui offre en tage entre elles les propositions voisines et qu'on
sacrifice l'action de grâces m'honore. » Ps. xlix (Vulg.), n'a pas le droit de dissocier les unes des autres. Elle
14, 23. Ainsi encore d'après les Septante, Osée invitait s'accorde fort bien avec les doctrines caractéristiques
Israël à offrir le fruit de ses lèvres, xiv, 3. Ce langage de l'épître. Elle donne aux mots une minutieuse jus-
est à la lettre celui qu'on retrouve dans l'Épître aux tesse et une véritable plénitude de sens.
Hébreux :Offrons à Dieu un sacrifice de louange,
« ... Le mot sans cesse, Sià TCavToç, ne fait pas obstacle
c'est-à-dire le qui rendent gloire à son
fruit de lèvres à cette interprétation. Sans doute il est recommandé
nom. » xm, 15. Plus qu'aucune autre, la prière du d'offrir en tout temps le sacrifice dont il est ici parlé.
chrétien peut être appelée une ablation. Pour par- Or l'eucharistie peut être célébrée non seulement une
venir à Dieu, ne passe-t-elle pas par le pontife de fois comme la Pâque juive, mais elle l'était alors
la nouvelle Loi, n'est-elle pas ainsi unie à l'offrande chaque dimanche au moins, ou peut-être même plus
qu'il fait de son sang? souvent, toutes les fois qu'une occasion favorable se
De même, la charité par laquelle l'homme se dé- présentait. Le mot « en tout temps » ne signifie évi-
pouille et se prive de ses biens en faveur de ses sem- demment pas que le sacrifice de louange par le Christ
blables pour plaire au Très-Haut mérite d'une cer- doit être offert sans interruption. D'ailleurs, même si

taine manière le nom de sacrifice. Plus d'une fois déjà, on entend cette locution non de l'eucharistie, mais de
les livres de l'Ancien Testament l'avaient reconnu en l'aumône et de la prière individuelle du chrétien, on
des termes qui ressemblent à ceux de l'épître. Citons convient que la lettre n'ordonne pas de les faire à tout
seulement ce passage « Rendre grâces, c'est une abla-
: instant du jour et de la nuit.
tion de fleur de farine et pratiquer la miséricorde, c'est La phrase qui suit ne s'oppose pas davantage à
offrir un sacrifice de louange. Ce qui plaît au Seigneur, cette manière d'entendre le texte, peut-être même la
c'est qu'on s'éloigne du mal. » Eccli., xxxv, 3-5. recommande-t-elle. « Offrons, est-il dit, un sacrifice
L'Épître aux Hébreux demanderait donc aux fidèles de louange à Dieu, c'est-à-dire le fruit des lèvres qui
sortis du judaïsme « de ne pas oublier •, xm, 1G, les rendent hommage à son nom. » Les interprètes rappro-
plus beaux conseils de l'Ancien Testament, les plus chent volontiers ces mots de la parole du prophète
voisins de l'Évangile, mais elle ajouterait que, devenus Osée déjà reproduite, et qui se lit ainsi dans les Sep-
chrétiens, les Israélites de la veille doivent faire passer tante :« Dites au Seigneur votre Dieu... nous vous
par Jésus ces hymnes de louange, ces sacrifices du donnerons en retour le fruit, de ncs lèvres. » xiv, 3. Or,
.

845 MESSE DANS L'ECRITURE. LEPITRE AUX HÉBREUX 846


la cène chrétienne était instituée en mémoire de Jésus Que fait le Christ au moment où s'opère l'eucha-
pour attester la nouvelle alliance et la rémission des ristie? L'Épître aux Hébreux répond à cette question
péchés. Matth., xxvi. 2C>-2S Marc, xiv, 24; Lue., xxn.
: en des termes qui ne laissent place à aucune équivoque.
19^20. A aucun autre moment, nulle part ailleurs, les Elle l'enseigne et le démontre il n'y a pas, il ne
:

lèvres des fidèles ne louent davantage et avec plus de peut pas y avoir de sacrifice au ciel. Parce que l'obla-
piété le Très-Haut. C*est par cet acte qu'on célèbre le tion de Jésus fut unique, elle doit le rester. La thèse
mieux ses bienfaits. Aussi, de très bonne heure, l'eucha- contraire des sociniens se heurte non pas à un mot, à
ristie fut appelée l'action de grâces, le sacrifice de une phrase isolée, mais à une doctrine fondamentale
louange. Et c'est en la célébrant que les fidèles s'unis- qui est au cœur même de la lettre, et qui dans le
sent pour glorifier Dieu. On comprend donc que, pour système théologique de l'auteur apparaît comme la
la recommander, l'Apôtre ait écrit ces mots Par le
: pièce maîtresse.
Christ offrons à Dieu le corps et le sang de Jésus, sacri- Longuement, avec complaisance, sans craindre de
fice de louange, c'est-à-dire fruit de nos lèvres qui rendent descendre jusqu'aux menus détails, l'épître compare
hommage au Très-Haut. Certains commentateurs ont la mort du Christ au grand rite de l'expiation annuelle
même fait observer que, l'eucharistie s'opérant par la du Yom Kippour. « Une fois l'an, le grand prêtre juif
répétition des mots du Christ à la cène, elle est bien entre dans la deuxième tente, dans la seconde partie
le produit, l'œuvre des paroles prononcées au milieu du tabernacle », ix, 7, dans le Saint des Saints où au
des prières qui glorifient Dieu. Si donc l'épître parle milieu de son peuple trône la majesté divine. S'il peut
d'elle ici, on s'explique fort bien qu'après l'avoir y pénétrer, c'est « parce qu'il porte du sang offert
nommée sacrifice de louange, elle l'appelle le fruit par lui pour ses propres péchés ainsi que pour ceux
des lèvres qui rendent hommage au nom du Seigneur. du peuple ». ix, 7. Il en asperge le propitiatoire d'or
Il n'est pas jusqu'à la recommandation faite aussi- où entre les chérubins Jahvé a fixé en Israël le trône
tôt après de pratiquer la bienfaisance et la charité de sa majesté. Mais, parce que le sang des animaux
mutuelle qui ne semble plus opportune. Déjà l'épître ne peut que « procurer la pureté de la chair », ix, 13,
a loué cette vertu il semble bien qu'elle ait tout dit
; parce qu'il est « incapable d'enlever les péchés »,
en posant cette règle « Persévérez dans l'amour fra-
: x, 4, il est nécessaire de renouveler ce rite chaque
ternel. » xiii. 1. Elle a même signalé plusieurs appli- année, x, 1-4. Aussi grands prêtres et victimes se
cations touchantes de ce principe « N'oubliez pas
: succèdent sans cesse pour le renouvellement pério-
l'hospitalité. Quelques-uns, en la pratiquant ont, à dique d'une expiation qui est toujours à recommencer.
leur insu, logé des anges. Souvenez-vous des prison- Au contraire, les chrétiens ont pour pontife suprême
niers comme si vous-mêmes étiez prisonniers et de Jésus « qui ne meurt pas », vn, 24 et qui « parfait,
ceux qui sont maltraités, puisque vous êtes vous- n'a pas besoin de sacrifier d'abord pour ses fautes
même dans la chair. » xiii, 2-3 personnelles ». vn, 27. Il a offert l'unique victime
Pourquoi donc la lettre parle-t-elle de nouveau de agréée de Dieu, son propre corps, x, 1-10. Puisque cette
la charité? Pourquoi le fait-elle en une simple phrase oblation fut elle-même excellente, puisque le Christ
qui se place sans aucune transition après un conseil ne peut être mis à mort plusieurs fois, puisque son
de piété? Pourquoi appelle-t-elle cette vertu un sacri- sacrifice a du premier coup « donné le pardon »,x, 18,
fice, une Ouata, lorsqu'elle a enseigné qu'il n'y a pour « purifié les consciences », ix, 14, « aboli le péché
», ix,

les fidèles qu'une seule victime? Autant il est diffi- 28, « réalisé l'alliance », x, 15-16, « obtenu la rédemp-
cile de répondre à ces questions, si on croit que la tion éternelle. » ix, 12, « rendu parfaits ceux qu'il a
prière ici recommandée est la supplication individuelle sanctifiés », x, 14, l'oblation ne peut, ne doit pas être
du chrétien par Jésus, autant il est aisé de tout expli- réitérée. C'est la conclusion à laquelle aboutissent tous
quer, si on admet qu'en cet endroit l'épître parle de la les raisonnements et l'épître ne se lasse pas de la
cène chrétienne, du sacrifice eucharistique. Car les répéter, vu, 27; ix, 12-15, 25-28; x, 1-3, 10, 12, 14.
documents les plus anciens nous apprennent qu'on y Par sa mort, une fois pour toutes Jésus est entré
faisait une collecte, des offrandes et qu'en certains dans le véritable sanctuaire dont le Saint des Saints
milieux, à Corinthe par exemple, le repas du Seigneur d'Israël n'était que l'ombre et la figure. Avec son sang
était lié à un banquet fraternel. On comprend alors il a pénétré dans le ciel, il ne s'y trouve pas pour un

que en parlant de l'eucharistie ait donné au


l'épître instant comme jadis le grand prêtre passait dans la
lecteur un conseil quand vous prenez part à ce
: seconde tente. A jamais le Christ demeure près de
grand acte, « n'oubliez pas la bienfaisance et la charité Dieu et ainsi tout est consommé, parce que tout est
mutuelle ». Soyez généreux à la collecte. Par cette parfait prêtre et victime, oblation et efficacité.
:

aumône, et peut-être aussi par le repas fraternel, Dire avec les sociniens que Jésus n'a pas été prêtre
mettez en commun, xowwvtoc, vos biens et vos vies. ici-bas et qu'il s'est offert à Dieu seulement au ciel,
Cette conclusion est alors des plus naturelles. Sans est « manifestement contraire à la doctrine » de la
doute l'aumône a été appelée un sacrifice déjà dans lettre aux Hébreux. D'autre part, imaginer, sans nier
l'Ancien Testament, voir plus haut; mais elle l'est la valeur du sacrifice de la croix, un second sacrifice
surtout lorsque par elle le fidèle unit son offrande à distinct et différent du premier par le mode d'obla-
l'oblation eucharistique, lorsqu'il présente à Dieu son tion, rêver d'un sacrifice céleste proprement dit, c'est
aumône avec le sang de l'unique victime. A la lettre, une thèse « qui n'a pas dans notre épître le moindre
elle est alors un sacrifice agréable à Dieu. fondement ». Prat, La théologie de saint Paul, Paris,
Rapprochées les unes des autres, toutes ces re- 1908, t. i, p. 537; Lamiroy, op. cit., p. 221-227; De
marques donnent une réelle valeur à l'opinion qui la Taille, op. cit., p. 178-179; D'Alès, dans Recherches
voit dans cette partie de l'épître une mention du sacri- de science religieuse, avril 1927, p. 178. Aussi les
fice eucharistique, et c'est avec raison, semble-t-il, meilleurs parmi les théologiens qui emploient ce mot
qu'un auteur non catholique écrivait « Il pourrait
: de sacrifice céleste, n'hésitent pas à le reconnaître.
bien y avoir ici, comme Spitta l'a remarqué, une allu- Non seulement il n'y a pas au ciel « une oblation réel-
sion à la cène considérée comme sacrifice, car la notion lement distincte de celle de la croix et de la vie ter-
de sacrifice fut à la cène, de bonne heure déjà, étroi- restre », non seulement l'intercession de Jésus après
tement unie avec ce dont il est parlé ici, la confession sa mort n'appartient pas essentiellement au sacrifice
du nom de Jésus, la louange et l'action de grâces, la rédempteur, mais elle n'en est même pas « partie
bienfaisance et la charité mutuelle. » Goetz, op. cit., intégrante ». Il faut tenir ce langage si on veut que
p. 19G-197. l'unité de l'oblation reste sauve et que » l'immolation
847 MESSE DANS L'ÉCRITURE, L'ÉPITRE AUX HÉBREUX 848

de la croix garde son efficacité propre ». Lepin, L'idée tainement pas que de son temps on réitère à la cène
du sacrifice de la messe, Paris, 1926, p. 70.'i. chrétienne le repas d'adieu. Il ne combat pas cet
Est-ce à dire que le Christ entré dans le Saint usage, au contraire. Sans doute, à ses yeux, il n'y a
d'outre-tombe n'y joue aucun rôle? Nullement, car sous la nouvelle Loi qu'un grand prêtre, Jésus, et lui
il y a un « sacerdoce céleste » et l'Épître aux Hébreux seul est la victime de l'unique sacrifice des chrétiens,
le décrit. Jésus est toujours vivant, il demeure « à celui de la croix. .Mais le rite de la cène et l'action du
jamais grand prêtre selon l'ordre de Melcliisédecb », Christ au ciel sont inséparablement unis à l'immola-
1'épître ne se lasse pas de l'affirmer, vi, 19; vu, 16-17, tion du Calvaire. Au repas sacré des chrétiens, les
21, 24; x, 12, etc.. « Assis à la droite du trône de la fidèles mangent la victime qui a été immolée sur la
majesté », vui, 1, « à la droite » même « de Dieu », croix. Et au ciel, Jésus offre pour nous avec ses prières
x, 12, « couronné de gloire et d'honneur », n, 2, il est le sang qu'il a versé au Golgotha. Il n'y a pas trois
« le ministre du sanctuaire véritable », vm, 9, « le sacrifices distincts, celui de l'assemblée chrétienne,
médiateur de l'alliance éternelle conclue dans son celui de la croix, celui du ciel, il n'y en a qu'un dont
sang », ix, 15; xn, 24; xm, 20, « le grand pasteur des la victime et le prêtre sont Jésus. Cette doctrine
brebis », xm, .20; « notre avant-coureur », vi, 19, grâce s'explique à merveille par les croyances des apôtres
auquel « les appelés reçoivent l'héritage éternel et des chrétiens venus du judaïsme pour Israël, la
:

promis » au peuple de Dieu, ix, 15. mise à mort d'une victime, l'aspersion de son sang
Ces titres ne sont pas de vains mots. Le Christ pos- sur l'autel et la manducation d'une partie de ses chairs
sède pour exercer pareille fonction des droits et des par les donateurs ou les officiants ne constituent
aptitudes réelles indiscutables. « Parce qu'il a souffert, qu'une seule et même offrande rituelle.
il est capable de venir en aide à ceux qui sont dans -Mais, puisque le pain de la cène chrétienne n'est par
l'épreuve. » n, 18. « Rendu parfait, il devient, pour tous lui-même qu'un pain vulgaire, l'acte qui fait de lui
ceux qui lui obéissent », « pour tous ceux qui vont à la chair immolée à la croix est une opération sacrifi-
Dieu par lui », « cause de salut éternel ». v, 9; vu, 25. cielle. L'auteur ne l'a pas dit; il n'avait pas à exprimer
Il est exalté « pour avoir souffert la mort, afin que, cette vérité, elle aurait même pu paraître contredire sa
par la grâce de Dieu, ce soit au bénéfice de tous qu'il thèse. Mais il n'aurait pas pu la nier, car les croyances
l'ait goûtée ». n, 9. et les usages juifs obligent à nommer sacrifice ce qui
Comment remplit-il cet office? L'épître répond à fait une victime. Avec indignation, il se serait ré-
cette question en des termes dont la clarté ne laisse volté contre quiconque aurait voulu introduire dans
rien à désirer. Jésus « dans le temps présent paraît le christianisme un rite nouveau par lequel un prêtre
devant la face de Dieu pour nous ». ix, 24. « Il inter- distinct du Christ aurait offert à Dieu une victime
cède en faveur de ceux qui vont à Dieu par lui. » autre que le Sauveur. Mais, pour être d'accord avec
vu, 23. «Son sang, celui de la purification, parle mieux lui-même, force lui était de penser que l'acte qui fait
que celui d'Abel. » xu, 24. Les fidèles sont donc invités du pain de la cène le corps de Jésus immolé sur la
à se tourner vers « ce grand prêtre capable de compatir croix, l'acte qui transforme ce pain en la victime du
à toutes nos faiblesses ». « Approchez-vous avec con- Calvaire est un sacrifice, non nouveau, certes, et dis-
fiance pour obtenir miséricorde et pour trouver grâce tinct de l'oblation du Calvaire, mais qui la fait revivre
en vue du secours opportun », iv, 15-16, et pour obte- un instant ici-bas pendant qu'elle s'achève dans le
nir « l'héritage éternel ». ix, 15. ciel où
elle ne cesse jamais.
Voici donc, d'après l'Épître aux Hébreux, ce qui se 5. Conclusion. —
Si on additionne les données des
-

passe dans le ciel, à chaque moment où sur la terre se divers livres du Nouveau Testament, on est amené
célèbre cette cène chrétienne que l'auteur ne peut pas à cette conclusion
— —
:

ignorer tout le monde en convient aujourd'hui Pour les premiers chrétiens, il y a sacrifice à la cène
et qu'à coup sûr il se garde bien de désapprouver et du Christ et dans le repas eucharistique, parce que
de combattre; cette eucharistie à laquelle il fait sans le rite accompli fait du pain de la fraction et du
doute allusion quand il parle de l'autel dont mangent vin de la coupe de bénédiction le corps et le sang
les fidèles et qui est peut-être pour lui « le sacrifice d'une victime, le corps et le sang offerts sur la croix
de louange » offert à Dieu par le Christ et qui s'accom- par Jésus, et dont il rappelle sans cesse au ciel
pagne des prières et des aumônes des assistants. Il n'y l'ob'ation. En effet, soit par lui-même à la veille de sa
a pas alors nouvelle oblation du Christ, il n'y a ni mort, soit dans les repas sacrés des chrétiens par celui
sur terre, ni au ciel un second sacrifice distinct du qui rompt le pain, le Christ se dépouille d'un bien qui
premier. Mais à ce moment même Jésus « paraît devant est à lui, sa vie, pour la substituer à la nôtre et
la face de Dieu pour nous », ix, 24, et il se présente en l'offrir en même temps
à Dieu et aux hommes il veut :

qualité de « prêtre et de médiateur », puisqu'il le ainsi à la foishonorer le Très-Haut et le rendre favo-


demeure à jamais. Parce que ses disciples « vont alors rable à ses disciples. Parce que ce corps est à la fois
à Dieu par le Christ », « il intercède en leur faveur », par la mort voué à Dieu, par la communion donné aux
vu, 25. Parce qu'ils « présentent au Très-Haut son apôtres et aux fidèles, parce que ce sang est en
sang », « celui de l'alliance », « celui du grand pasteur même temps présenté dans le céleste Saint des Saints
des brebis », « ce sang parle mieux que celui d'Abel ». et répandu sur les chrétiens, il y a un sacrifice unique
xn, 24; xm, 20. Ils sont « dans l'épreuve, sa compas- de communion, d'alliance et d'expiation, sacrifice qui
sion leur vient en aide ». n, 18. Ils « s'approchent avec commença au repas d'adieu pour se consommer au
confiance du trône de sa bonté », donc ils obtiennent Calvaire, puis au ciel, sacrifice qui se perpétue à la
miséricorde et « trouvent grâce en vue du secours fraction du pain, à la bénédiction de la coupe des
opportun ». iv, 15-16. Ils « font alors acte de soumis- communautés chrétiennes. En un mot, ces deux rites
sion au Christ », puisque, s'ils renouvellent les gestes de sont des sacrifices parce qu'ils font du pain et du vin
la première cène, c'est sur un ordre dont le souvenir la victime immolée sur la croix, le corps et le sang du
nous conservé par saint Paul et les Synoptiques,
est Christ qui s'offre à Dieu pour les hommes.
et se vérifient les promesses de l'Épître aux
ainsi IV. Comment se célébrait d'après les livres
Hébreux « Jésus devient pour ceux qui lui obéissent
: du Nouveau Testament la fraction eucharis-
cause de salut éternel », v, 9, de ce salut qu'il peut tique ? —
1° Était-elle partie d'un repas plus ample?
accorder sans fin à ceux qui « par lui vont à Dieu ». — Jésus avait institué l'eucharistie au cours d'un
vu, 25. repas d'adieu. Or les communautés primitives avaient
Ainsi l'auteur de l'Épître aux Hébreux n'ignore cer- reçu l'ordre de réitérer ce qui s'était fait au cénacle.
SÏ9 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE CHRÉTIENNE : SES RITES 850

Se crurent-elles obligées d'encadrer dans un repas la nautés. Enfin, comme le remarque Vôlker, op. cit.,
fraction du pain? p. 34-35, il n'est pas démontré qu'à ces repas eucharis
On se rappelle la description des premiers jours du tiques des tout premiers chrétiens avaient lieu les
christianisme que nous a laissée le livre des Actes, distributions de nourriture aux veuves dont le livre
ii, 42. « Les fidèles persévéraient dans la doctrine des des Actes parle au chapitre vi, 1-0. Les deux institu-
apôtres et la vie commune, dans la jraction du pain tions pouvaient ne pas se confondre.
et les prières, 43... Tous les croyants étaient ensemble La fraction du pain réapparaît à Troas. Act., xx, 7.
et avaient tout en commun! 45. Et ils vendaient leurs On ne voit pas si le rite avait lieu au cours d'un repas
propriétés et leurs biens et ils en partageaient le pro- fraternel des fidèles. Les partisans même de l'exis-
duit entre tous, selon que chacun en avait besoin. tence d'une agape apostolique l'avouent « Ce texte :

46. Tous les jours ils étaient assidus d'un même cœur ne parle que de la fraction du pain sans faire aucune
au Temple et rompant le pain à la maison, ils prenaient allusion au souper. Avait-il lieu néanmoins? Nul n'est
leur nourriture avec joie et simplicité de cœur, louant en mesure de le dire. » Lcolercq, art. Agapes, Dict.
Dieu trouvant grâce auprès de tout le peuple. »
et d'archéologie, Paris, 1907, t. i a, col. 784.
Comme il a été observé plus haut (col. 827), la pre- La longue durée de la réunion commencée le soir
mière fois certainement et peut-être aussi la seconde, et terminée lelendemain à l'aurore s'explique, sans
la fraction du pain désigne la célébration de l'eucharis- qu'il soit nécessaire de la considérer comme consacrée
tie. D'autre part, le livre des Actes souligne fortement à un festin. Les fidèles de Troas ne pouvaient pas se
le fait que les premiers chrétiens vivaient en commun. lasser d'entendre l'Apôtre. L'accident causé par la
Ils avaient donc des repas collectifs. Le Tait n'a d'ail- chute, la mort et la résurrection d'Eutychus n'a pas
leurs rien d'étrange. On sait que les juifs en pèleri- été sans imposer une interruption notable. Sans doute
nage à Jérusalem se réunissaient volontiers pour pour faire savoir que l'Apôtre a mangé le pain de la
prendre leurs repas, le fait est attesté par Josèphe. fraction, le livre des Actes dit qu'il l'a goûté, ys-jai-
Cf. Schiirer, Geschichte des jûdischen Volkes im Zeitalter pievo;. Or il emploie ce mot en un autre passage pour
Jesu Christi, 4 e édit., Leipzig, 1909, p. 143 sq. Les désigner un repas ordinaire. Mais ici ce verbe est si
apôtres sont des Galiléens et parmi les convertis de intimement rapproché du terme fraction que le sens
la première heure on compte des étrangers. Leurs n'est pas douteux. La phrase « Paul ayant rompu
:

frères de Jérusalem habitués à recevoir les pèlerins le pain et l'ayant goûté », xx, 11, ne peut que signifier :

ont donc dû les inviter à leurs tables. Enfin, le livre l'Apôtre mangea lui-même ce qu'il venait de distribuer
des Actes insiste sur l'esprit de charité qui anime les aux assistants. Rien donc ici ne prouve que la cène
premiers disciples; puisqu'ils mettent leurs biens en eucharistique s'insère dans un repas proprement dit.
commun, il est tout naturel qu'ils se soient réunis pour Certaines circonstances semblent insinuer le
prendre leurs repas. contraire. « Nous étions réunis pour rompre le pain »,
La fraction du pain eucharistique s'y plaçait-elle est-il écrit, xx, 7, donc seulement pour cet acte. Paul
comme au cénacle, où elle avait été partie du banquet « s'entretient avec les disciples et prolonge son dis-

d'adieu? Le texte ne le dit pas formellement. Mais on cours jusqu'à minuit ». xx, 7. Dans un repas ordinaire,
l'admet d'ordinaire et avec raison ce semble. A côté en il y a d'habitude une conversation plus générale.
effet de la fraction du pain, le livre des Actes signale Eutychus est assis sur la fenêtre, « il est accablé de
la vie en commun, n, 42, et les repas des fidèles, n, 46. sommeil », xx, 9 ces circonstances s'expliquent mieux
:

On au lendemain même de la première cène et dans


est s'il écoute un discours que s'il mange. C'est après

la ville où elle a eu lieu. Le souvenir en est bien minuit seulement qu'a lieu la fraction du pain, xx, 11.
vivant, et on a dû être tenté d'imiter aussi parfaite- Il est difficile de l'associer à un repas du soir, à moins

ment que possible ce que Jésus avait ordonné de réi- d'admettre que le repas du Seigneur présidé par Paul
térer. Les fidèles prient au Temple et dans leurs mai- ait été un plantureux et interminable banquet.
sons. Ils n'ont pas d'églises où ils pourraient célébrer L'apôtre aurait-il toléré en sa présence et approuvé par
les rites de l'Israël nouveau. On est donc plus natu- sa participation un tel abus? Les graves avis qu'il donne
rellement porté à unir la fraction du pain à un repas. à la communauté de Corinthe permettent d'en douter.
II est encore assez facile de le faire, parce que le Là, un repas proprement dit était uni à la fraction
nombre des chrétiens n'est pas considérable. Aussi les du pain. Le fait est certain, puisqu'il motive les obser-
adversaires même de l'existence d'une agape à l'âge vations de saint Paul, I Cor., xi, 17 « Je ne vous fais
:

apostolique consentent-ils à reconnaître qu'à Jéru- pas compliment de ce que vos réunions ne tournent
salem, dans les tout premiers jours, la cène chrétienne pas à votre profit, mais à votre dommage. 18. Pre-
a pu être célébrée au cours d'un repas. La fraction mièrement, quand vous tenez votre assemblée,
eucharistique du pain et la bénédiction de la coupe qui j'apprends qu'il se forme parmi vous des groupes
l'accompagnait, se distinguaient alors du reste de la séparés... 20. Lors donc que vous vous réunissez en-
cène, comme au cénacle les mêmes rites accomplis par semble, ce n'est pas le repas du Seigneur que vous
Jésus s'étaient différenciés des autres services du ban- mangez. 21. En effet, chacun en se mettant à table,
quet d'adieu. Batiffol, op. cit p. 117-118.
, commence par prendre son propre repas et l'un a faim
Mais on ajoute, et déjà des raisons d'ordre pratique tandis que l'autre s'enivre. 22. N'avez-vous pas vos
suffisent à établir le bien fondé de cette observation : maisons pour manger et boire? Ou méprisez-vous
quand à Jérusalem le nombre des chrétiens augmenta, l'église de Dieu et voulez-vous faire honte à ceux qui
il devint difficile sinon impossible de maintenir la vie n'ont rien? 23. Que vous dirai-je? Vais-je vous louer?
en commun, les repas collectifs de tous les membres de En cela, non, je ne vous loue certes pas. Suit la des- •

l'Église locale. Aucun autre texte ne les signale. « Nous cription du repas du Seigneur. Puis l'Apôtre ordonne
pouvons conclure, écrit Thomas, art. Agape. Supplé- aux fidèles de la réitérer de telle manière qu'ils
ment au Dictionnaire de la Bible, t. i, col. 144, que le annoncent la mort de Jésus. Il veut donc qu'ils
repas communautaire que l'on a voulu appeler l'agape s'éprouvent avant de manger le pain de la fraction et
primitive, à Jérusalem même, n'a jamais eu qu'un avant de boire la coupe du Seigneur, afin qu'ils ne les
caractère provisoire, fortuit qui s'explique tout natu- reçoivent pas indignement et pour leur condamnation,
rellement par les circonstances de la première commu- y. 21-32. Saint Paul conclut, 33 : « Ainsi donc, mes
nauté chrétienne... » Il semble certain que le cas de frères, lorsquevous vous assemblez pour le repas,
Jérusalem ne peut pas être allégué pour établir l'exis- attendez-vous les uns les autres. 34. Si quelqu'un a
tence d'une coutume générale de toutes les commu- faim, qu'il mange à la maison. »
851 MESSK DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE CHRETIEN NE SES RITES : 852

Tous les interprèles de ce morceau s'accordent à le s'applique à un repas proprement dit, cette recom-
reconnaître l'habitude d'unir la cène eucharistique
:
mandation ne supprime pas, dit-on, les inconvé-
à un repas profane avait à Corinthe provoqué de nients provenant de l'inégalité des commensaux et
graves abus. Les fidèles formaient des groupes dis- des apports qu'ils pouvaient faire au repas commun,
tincts. Us ne s'attendaient pas les uns les autres. elle les accentue et les souligne. Thomas, op. cit.,
Chacun consommait ses propres provisions. Les uns col. 150. C'est donc pour commencer le repas du Sei-
étaient trop bien pourvus et les autres avaient faim. gneur, la fraction eucharistique du pain, que les fidèles
Certains ne rougissaient pas de s'enivrer. Cf. Prat, doivent s'attendre. L'observation qui suit serait,
op. elle aussi, très significative « Si quelqu'un a faim,
cil., t. i, p. 167. :

Mais, sur l'attitude que prend saint Paul en face de qu'il mange à la maison. » xi, 34. En d'autres termes,
ces désordres, l'accord est loin d'être complet. Les his- le repas du Seigneur n'est pas fait pour nourrir, rassa-
toriens qui croient à l'existence d'une agape primitive, sier les convives, mais uniquement pour rappeler sa
ou du moins d'un repas profane dans lequel se plaçait mémoire, annoncer sa mort, faire participer les fidèles à
la fraction eucharistique, soutiennent que saint Paul son corps et à son sang, xi, 24-26. Aussi doit-on dire que
se contente Lci de condamner les abus sans exiger l'usage d'unir la cène du Christ à un repas profane
qu'on cesse d'unir la cène à un banquet fraternel. L'A- n'est pas une coutume introduite par saint Paul dans
pôtre ordonne aux fidèles de s'attendre pour commencer toutes les chrétientés fondées par lui : c'est une pra-
le repas, xi, 33; de ne pas former des groupes qui tique locale et non universelle, abusive et non légi-
s'isolent les uns des auties, xi, 18; de mettre en com- time, suggérée peut-être par « le mauvais exemple des
mun leurs provisions, xi, 21; d'éviter tout excès, xi, associations religieuses païennes », Batiffol, loc. cit.,
21-22. Plutôt que de commettre pareils abus, on doit et non par un commandement du Christ ou des
manger et boire dans sa maison avant de se rendre à apôtres. Il doit disparaître.
l'assemblée chrétienne, xi, 22, 34. En un mot, l'Apôtre A coup sûr, les remarques faites par les adver-
veut que le banquet fraternel ne soit pas en opposition saires de l'agape apostolique universelle ne sont pas
flagrante et grossière avec le repas du Seigneur qui négligeables. Toutefois, quand on lit les recommanda-
doit suivre. réglemente l'agape, donc il ne la ré-
Il tions de l'Apôtre, un doute surgit Si Paul avait voulu
:

prouve pas. agit ainsi, ne peut-on pas supposer


S'il interdire absolument toute association d'un repas ordi-
qu'elle est en usage non seulement à Corinthe, mais naire à la cène eucharistique, n'aurait-il pas fait
dans les autres chrétientés fondées par Paul? C'est une connaître sa volonté en termes moins ambigus et plus
«des institutions du siècle apostolique ». Prat, op. cit., impératifs? La solution ne serait-elle pas la suivante :
p. 106. Ily a là une « pratique très répandue, celle d'un saint Paul rappelle ici que l'essentiel, ce qui seul
repas semi-liturgique pris en commun et dont la loi importe, c'est le repas du Seigneur, la fraction du pain
fondamentale est l'égalité de traitement entre les et la bénédiction de la coupe eucharistique, les gestes
convives et la frugalité des mets qu'on y prend ». qui reproduisent ceux de la cène primitive. Le reste,
Leclercq, op. cit., col. 785. Sans doute, les fidèles ont le repas proprement dit, n'est qu'accessoire, n'a pas de
voulu reproduire plus parfaitement le repas d'adieu valeur et peut devenir dangereux; en fait il a engendré-
du cénacle; ou encore des coutumes chères au monde de déplorables abus. L'Apôtre les condamne sévère-
antique se sont introduites dans l'Église l'agape serait
: ment et veut qu'ils disparaissent. Il ne croit pas
une imitation chrétienne soit de repas juifs, par encore pouvoir interdire absolument le repas propre-
exemple du Kiddusch, soit des festins de collèges, de ment dit. Mais le principe qu'il a posé entraîne sa dis-
corporations, soit même des usages religieux qui accom- parition. Puisque seul le repas du Seigneur a de l'uti-
pagnaient la manducation des viandes sacrifiées aux lité, de la valeur, une raison d'être, le reste est
idoles. condamné à disparaître. Vôlker, op. cit., p. 77. Cette
Au contraire, P. Batiffol, op. cit., p. 100, Ladeuze, hypothèse admise, le cas de Corinthe apparaît comme
Pas d'agape dans la première épîlre aux Corinthiens, un fait isolé et purement local. Ce qui est certain, c'est
dans Revue biblique, 1904, p. 78-81 Thomas, loc. cit.,
; qu'on ne trouve ici aucune trace de l'agape propre-
soutiennent que saint Paul « interdit absolument » ment dite, telle qu'on la rencontre beaucoup plus tard,
l'usage d'unir la cène à un repas collectif de la com- c'est-à-dire un repas de charité offert par la commu-
munauté chrétienne. L'Apôtre commence par déclarer nauté chrétienne à ses pauvres ou à une catégorie de
que les réunions de Corinthe ne sont plus le repas du malheureux. L'Apôtre ne dit pas un mot d'une telle
Seigneur, xi, 20. Aussi oppose-t-il à ce qu'il condamne, institution ni pour la louer ni pour la combattre.
au festin fantaisiste et déformé, la cène normale et Peut-être est-il encore question d'agapes dans
prescrite, celle du Christ, c'est-à-dire uniquement la Jud., v, 12 et dans II Petr., u, 13. Encore n'est-il pas
communion au pain rompu et au vin béni, xi, 23-25. absolument démontréque le texte porte, àYctroxiç, aga-
Voilà, est-il affirmé à deux reprises, ce qu'il faut faire, pes et non àroàTaiç, voluptés. Si on préfère la première
en mémoire de Jésus, xi, 24, 25 c'est l'acte qui annonce
; leçon, reste à déterminer quel est le sens du mot en
la mort du Seigneur, le reste est tout à fait déplacé. cet endroit. S'applique-t-il à la charité ou aux repas fra-
Saint Paul n'examine pas si les intentions des Corin- ternels? Cette seconde signification étant admise, on
thiens ont été bonnes, s'ils ont voulu reproduire plus n'est paà plus avancé, puisque le contexte ne dit pas
complètement la cène primitive. Il sait seulement si ces agapes étaient unies ou non à la fraction eucha-
qu'ils ont tort, et déclare ne pouvoir les louer pour leur ristique du pain.
initiative si malheureuse et dont les conséquences ont 2° Quand et où se célèbre la fraction eucharistique des
été déplorables, xi, 22. Si l'Apôtre avait condamné seu- chrétiens? —C'est le soir venu, dans la nuit, I Cor.,
lement les abus, aurait-il dit « N'avez-vous pas vos
: xi, 23, qu'eut lieu le dernier repas du Christ avec les
maisons pour manger et pour boire? Avez-vous l'inten- Douze, avant sa mort. Un seul texte nous renseigne
tion de mépriser l'église de Dieu? » xi, 22, cf. 34. Ces en termes exprès sur le moment où se célèbre la cène
mots censurent-ils seulement l'ivresse et la glouton- chrétienne, celui qui raconte la fraction à Troas. Elle
nerie, les scissions et la vanité? Ne condamnent-ils eut lieu pendant la nuit. Act., xx, 7, sq. Il en était
pas aussi l'usage d'unir à la fraction eucharistique sans doute de même à Corinthe. Pour ce motif pro-
un repas profane collectif? bablement l'Apôtre rappelle que la cène primitive
Les conseils que donne l'Apôtre pour remédier à la fut célébrée la nuit, non certes dans une nuit d'amu-
situation ne semblent pas moins clairs. Paul demande sement et d'ivresse, mais dans une nuit tragique entre
aux fidèles de s'attendre les uns les autres, xi, 33. Si elle toutes, celle où le Christ fut livré, xi, 23. Enfin, à
853 MESSE DANS L'ECRITURE, LA CENE CHRETIENNE SES RITES : 854

Jérusalem dans les tout premiers temps, puisque la En vain, pour l'appuyer, Lietzmann, loc.~ cit.,
cène chrétienne était unie à un repas, il est probable ajoute que primitivement le contenu de la coupe
aussi qu'elle se célébrait le soir : on allait au Temple lorsqu'elle s'introduisit était de l'eau, ou du moins
pendant le jour. pouvait ne pas être du vin. Cette indifférence à
En cette ville, à l'origine, on peut croire que la l'égard du choix de la seconde matière prouverait
fraction se célébrait quotidiennement xaO'-r]tj.spatv qu'elle était tenue pour moins importante et que son
Act., ii. 46. Toutefois le fait n'est pas absolument sûr. emploi ne remonterait pas aux origines. Ce n'est pas
Ces mots se lisent dans le verset où un bon nombre le lieu d'étudier les témoignages non bibliques sur

de commentateurs ne veulent pas voir l'eucharistie. l'emploi de l'eau à la cène. Les écrits du Nouveau
Même si on entend de la fraction du pain et non des Testament sont formels. Dans le récit de Matth., xxvi,
repas ordinaires la phrase où se trouve la locution 29; Marc, xiv, 25; Luc, xxn. 18, il est parlé du
« chaque jour », peut-être ne se rapporte-t-elle qu'à la fruit de la vigne. Les synoptiques affirment que le
fréquentation du Temple « :Quotidiennement ils repas d'adieu fut d'une certaine manière un repas
persévéraient d'un seul cœur dans la fréquentation pascal; or, dans ce festin figurait du vin. Paul, il
du Temple et, rompant le pain à la maison, ils prenaient est vrai, ne nomme que la coupe de bénédiction sans
leur nourriture avec allégresse et simplicité de cœur. » préciser quel est son contenu. Au contraire, il présente
A Troas, les fidèles se réunissaient le premier jour de la comme une figure du breuvage spirituel l'eau que
semaine, le dimanche, pour la fraction du pain, xx, 7. Moïse dans le désert fit jaillir du rocher. I Cor., x, 4.
On peut croire qu'il en était, ainsi dans les chrétientés Mais aucun doute n'est possible sur l'élément qui
qu'avait fondées saint Paul c'est ce jour-là en effet
: d'après lui devait être employé à la cène. La tradition
qu'on devait mettre à part l'argent pour la collecte. qu'il rapporte est identique à celle que consignent les
I Cor., xvi, 2. Synoptiques. Plus encore que les trois évangélistes
Où se tient l'assemblée? Le livre des Actes, n, 46, l'apôtre met le second élément de l'eucharistie en
relate que les chrétiens se réunissent chez des particu- rapport avec le sang, du Seigneur et de l'alliance,
liers, dans des maisons privées. Il nomme une de avec la mort du Sauveur. Mieux que l'eau, le vin est
celles où s'assemblent les fidèles c'est la demeure de
: apte à exprimer cette relation. Enfin, on n'a pas oublié
Marie, mère de Jean Marc. Act., xn, 12. A Troas, les que, reprochant aux Corinthiens leurs abus, il flétrit
chrétiens sont réunis en un troisième étage, dans une l'excès du vin, l'ivresse. I Cor., xi, 21-22. Le qua-
chambre assez vaste pour qu'il y ait beaucoup de trième évangile parle de l'eau, de l'eau de la vie, de
lampes. Act., xx, 7-9. La communauté de Corinthe l'eau qui apaise la soif de l'âme, iv, 11 sq. vn, 38, mais
;

s'assemble en une « église ». I Cor., xi, 18. Saint Paul en des endroits qui n'ont aucun rapport avec la
oppose ce lieu aux maisons privées où les fidèles cène. On pourrait d'ailleurs faire observer qu'il a
mangent et boivent. Toutefois, pour qu'il puisse aussi nommé le vin, et qu'il l'a fait à l'occasion d'un
parler ainsi, pas n'est besoin de supposer que les fidèles repas, celui de Cana, iv, 46, où des Pères de l'Église et
possèdent soit un édifice soit une chambre exclusi- nombre de critiques indépendants voient un symbole
vement réservée au culte, ce que nous appelons aujour- de l'eucharistie. Ce qui est sûr, c'est que dans les dis-
d'hui une église. Il suffit que ce mot désigne une assem- cours du dernier entretien de Jésus avec les disciples,
blée officielle, même si elle se tient dans une maison ceux qui prennent place après le repas d'adieu relaté
privée qui sert à d'autres usages. par les Synoptiques, le quatrième évangile fait dire à
3* Comment à la cène chrétienne faisait-on, en mémoire trois reprises par le Christ qu'il est la vigne, xv,
du Christ, ce qu'il avait fait à la cène? De même que — 1, 4, 5.
Jésus avait présidé le repas d'adieu, ainsi Paul à Puisque ces éléments étaient apportés pour que les
Troas dirige l'acte qui le renouvelle, il « rompt le fidèles fissent en mémoire de Jésus ce qui s'était passé
pain t, Act., xx, 11. à la cène, il est facile de reproduire le rite.. Le président
Du pain et du vin étaient préparés. Nous avons dit rendait grâces, ou, en d'autres termes, il bénissait Dieu.
ce qu'il fallait penser de l'audacieuse conception Les deux mots eulogie et eucharistie sont synonymes.
d'après laquelle l'eucharistie primitive ne se compo- On les trouve dans les Synoptiques et dans saint Paul.
sait que de pain. Lietzmann, op. cit., p. 239-249. Les Luc, xxn, 19; I Cor., x, 16; xi, 24.
trois Synoptiques et Paul dans de l'institution
le récit Le pain était rompu comme il l'avait été par Jésus,
signalent les deux éléments. Actes ne mention-
Si les Matth., xxvi, 26; Marc, xiv, 22; Luc, xxn, 19;
nent que la fraction, leur silence s'explique aisément I Cor., x, 16; xi, 24; Act., h, 42, 46; xxi, 11, pendant
et ne peut être tenu pour une négation. Au reste, qu'étaient répétées les paroles du Christ sur l'identité
saint Luc dans son récit de l'institution a parlé de la de cet aliment et de son corps. Suivait, comme jadis au
coupe. La mention de l'alliance qui se trouve dans les cénacle, la distribution aux assistants de cette eucha-
autres récits de la cène établit qu'il y a dans l'eucha- ristie. Il n'est pas dit que Jésus l'ait consommée. Nous
ristie un équivalent du sang versé pour sceller l'alliance savons au contraire qu'à Troas le président de la
mosaïque. Yolker, op. vit:, p. 43, 44. Le quatrième fraction goûte ce qu'il rompt pour le présenter à ses
évangile répète à quatre reprises ce que le fidèle doit frères.
manger et boire : la chair, le sang du Christ. Joa., vi, Sur la coupe de vin était prononcée la parole du
53-56. Le fait paraît plus surprenant encore si on veut Seigneur attestant qu'elle était son sang, le sang de
bien observer que tout le chapitre traite du pain de vie. l'alliance, le sang répandu pour beaucoup. Matth.,
Les arguments présentés par l'auteur garderaient leur xxvi, 27-28; Marc, xiv, 23-24; Luc, xxn, 20;
valeur essentielle même s'il parlait seulement de la chair I Cor., xi, 25. On comprend que l'Apôtre ait appelé
du Christ. Si donc il nomme le sang, ce ne peut être la coupe le calice de bénédiction que nous bénissons.
que pour faire allusion aux deux éléments dont se I Cor., x, 16. Elle devait alors être donnée aux assis-

compose l'eucharistie. tants comme l'avait été à la cène primitive celle dont
Pour soutenir que l'eucharistie primitive s'est on reproduisait la distribution.
composée exclusivement du pain, il faut préférer à Pour le même
motif encore, afin de faire aussi com-
tous ces témoignages anciens et si importants des
si plètement que possible ce qui avait été accompli au
textes apocryphes postérieurs, hérétiques ou suspects, repas du Seigneur, on rappelait la mort du Christ et
Homélies clémentines. Actes de Pierre, de Jean, l'ordre donné par lui de réitérer cet acte pour commé-
de Thomas. Présenter une pareille thèse, c'est la morer son souvenir, jusqu'à ce qu'il vînt. Luc, xxn,
discréditer. 19; I Cor., xi, 24-26.
855 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE C HRÉTIENNE SES RITES : 856
4° Le repas du Seigneur s'encadrait-il entre des rites et la prière qui sollicite du Père l'envoi de l'Esprit-Saint
des prières complémentaires? — Dans une'même phrase, afin qu'il rende témoignage à Jésus, Joa., xv, 26, et
le livre des Actes juxtapose immédiatement à la frac- qu'il le glorifie, xvi, 14. Ainsi l'eucharistie devient la
tion du pain, des prières comme si elles suivaient le théophanie des trois personnes si intimement unies
rite. Il ne détermine d'ailleurs ni leur place ni leur dans les derniers entretiens du Seigneur avec ses
contenu. A Troas, Paul a parlé avant et après la célé- Apôtres. Joa., xm-xvi. A la cène chrétienne se ratta-
bration de l'eucharistie. Act., xx, 7, 11. chent les grandes promesses faites par Jésus en son
Ces renseignements sonl des plus précieux. Pourtant discours d'adieu il reviendra, il enverra le Saint-
:

on désirerait pouvoir les compléter. Il est des hypo- Esprit, les prières faites en son nom seront exaucées.
thèses qui ne manquent pas de vraisemblance. Le N'y aurait-il pas là un des motifs tirés de la sainte
Christ a enseigné une prière à ses disciples, le Pater; Écriture pour lesquels les liturgies ont fait place à
l'oraison dominicale se sera placée tout naturellement une épiclèse dans la série des prières eucharistiques?
sur les lèvres des premiers chrétiens lorsqu'ils partici- Salaville, loc. cit., et Les fondements scripluraires de
paient au repas du Seigneur. Ne contient-elle pas cette V épiclèse, dans Échos d'Orient, 1909, p. 8-9.
demande : « Donnez-nous aujourd'hui le pain néces- Quelque vraisemblables que soient ces hypothèses,
saire à notre subsistance. » Matth., vi, 11. elles ne s'imposent pourtant pas rigoureusement. Au
De même, puisque la communauté chrétienne réité- contraire nous connaissons avec certitude par de nom-
rait le repas d'adieu, elle a pu être naturellement breux témoignages épars dans les livres du Nouveau
portée à rappeler quelques-unes des paroles pro- Testament certains usages religieux des premiers chré-
noncées par Jésus à la dernière cène. Une tradition tiens. v

qui s'est fixée dans le quatrième évangile en conservait De nombreuses attestations des écrits ap./stoliques
un assez grand nombre. Sans doute, cet écrit parut à mentionnent les assemblées chrétiennes où se ren-
une date tardive, quand déjà depuis longtemps les contrent pauvres et riches, Jac, n, 2, et que déjà cer-
chrétiens célébraient la fraction du pain. Mais les sou- tains désertent. Hebr., x, 25. Les hommes se pré-
venirs qu'il enregistre étaient connus dans beaucoup sentent tête nue, les femmes la tête voilée.
de milieux avant d'être consignés par écrit. Comment I Cor., xi, 6-7. On prie debout, à la manière juive, en

donc ne pas supposer que les membres des toutes pre- levant vers le ciel des mains pures. I Tim., n, 8.
mières communautés ne s'en soient pas inspirés, alors On fait des lectures « Toute Écriture est divinement
:

que les liturgies beaucoup moins anciennes, celles qui inspirée, elle est utile pour enseigner, convaincre, corri-
sont encore en vigueur (par exemple le missel romain ger, former à la justice. » II Tim., m, '16. Aussi les
actuel Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix)
: livres de l'Ancien Testament que les chrétiens nom-
ont puisé à cette source? En fait, dans les plus anciens ment avec vénération et que parfois ils expliquent
textes liturgiques, ceux de la Didachè, on relève dans les synagogues, Act., xm, 15, ne sont pas exclus
des allusions aux paroles contenues dans les discours des réunions chrétiennes. Mais on y lit aussi les lettres
du quatrième évangile. Il sera facile de le démontrer. de saint Paul, I Thess., v, 27, et des chefs de l'Église
Les prières proposées par la Didachè pour l'action Act., xv, 31.
de grâces ont des « airs de famille » avec l'évangile La prédication tient une place importante, sous
de saint Jean, Batiffol, op. cit., p. 75, spécialement diverses formes on enseigne, on exhorte, on com-
:

avec les paroles sur le pain de vie, vi, avec le dernier mente les Livres saints nombreux sont les témoi-
;

discours que le Christ adressa aux Douze, xm-xvii, plus gnages surtout ceux du livre des Actes et des Épîtres
encore avec la prière qui le termine, xvn. On sait qu'à pastorales qui l'attestent. Mais les femmes n'ont pas
cause de son contenu, beaucoup de critiques, même mission de parler dans les assemblées chrétiennes : il
détachés de toute confession religieuse, ont voulu leur est interdit de le faire. I Cor., xiv, 34. Pour l'édifi-
voir en ce dernier morceau une oraison sacerdo- cation de la communauté on entend aussi des pro-
tale, celle qui accompagnait le sacrifice du grand phètes, des glossolales, et ceux qui interprètent leur
prêtre de la Nouvelle Loi. langage lorsqu'ils ne le font pas eux-mêmes. I Cor.,
Certes, il est impossible de soutenir, comme l'a fait xii, 10, 28,30; xiv, 2-39.
Loisy, que cette prière a pu être Vanaphore, l'eucha- Y des offrandes? On apporte certainement le
a-t-il
ristie d'un prophète. L'hypothèse est démentie par le pain et le vin nécessaire pour le repas du Seigneur.
ton très solennel d'une prière qui ne peut être placée Mais nous ignorons par qui et comment ils sont offerts.
sur les lèvres d'un homme ordinaire. Du moins, il A Jérusalem, dans les premiers jours, les fidèles met-
semble certain que cette oraison et le dernier discours taient leur bien en commun. Nous savons aussi qu'un
de Jésus à la cène ont dû suggérer maintes locutions service d'assistance est organisé, Act., vi, 1, qu'on
aux présidents qui improvisaient la prière eucharis- pourvoit à la subsistance des veuves, Act., vr, 1,
tique dans les premières chrétientés. C'est ce qu'affir- qu'on distribue les aumônes recueillies dans les autres
ment beaucoup d'historiens de la liturgie. chrétientés. I Cor., xvi, 3; Gai., n, 10. Met-on à profit
L'un d'eux, le P. Salaville, l'a fait observer avec pour recueillir ces dons ou distribuer ces secours l'as-
une ingénieuse sagacité « Le fait de voir unie dans
: semblée où se célèbre la fraction eucharistique? C'est
ce discours d'adieu la pensée de la parousie, de la ré- possible toutefois le texte ne l'affirme pas. Act., xx.
:

surrection, de l'ascension et de la pentecôle; l'insis- A Troas n'est mentionnée que la fraction du pain.
tance de Jésus à parler de l'activité future du Saint- A Corinthe les fidèles apportent des provisions; mais
Esprit, le tout en relation directe avec l'eucharistie ce n'est ni pour les mettre" en commun ni pour les
qui vient d'être instituée et avec la prière que le donner aux pauvres; des riches laissent même des
Sauveur recommande de faire en son nom, c'est-à-dire frères manquer du nécessaire à leur côté et connaître
la divine liturgie, tout cela est bien de nature à por- la faim. Saint Paul flétrit cet abus. Mais que demande-
ter à croire que le canon de la messe s'est inspiré de t-il? La suppression du repas profane ou le partage
ce discours.» Art. Épiclèse, t. v, col. 223. entre tous des provisions de chacun? On a vu que la
C'est dans ces chapitres de saint Jean que le même question est controversée. L'Apôtre, il est vrai, adresse
auteur trouve « le fondement scripturaire de l'épi- aux Corinthiens dans la même lettre la recommanda-
clèse ». Loc. cit., col. 224. A plusieurs reprises en effet, tion suivante « Quant à la collecte en faveur des saints,
:

il est parlé du Paraclet dans le discours de la cène. suivez, vous aussi, les prescriptions que j'ai données
Peut-être est-ce la raison pour laquelle les chrétiens aux Églises de la Galatie. Le premier jour de la semaine,
ont introduit dans l'euchologe de la fraction du pain que chacun de vous mette à part chez lui et amasse ce
£57 MESSE DANS L'ÉCRITURE, LA CÈNE CHRÉTIENNE SES RITES : 858

qu'il peut épargner, afin qu'on n'attende pas mon tous les hommes y compris les rois et ceux qui sont
arrivée pour faire la collecte. » I Cor., xvi, 1-2; cf. investis de dignités. I Tim., u, 1-2. Le Actes a
livre des
Rom., xv, 26. L'acte de charité qui est ici conseillé conservé quelques prières collectives. I, 24; iv, 24-30.
doit avoir lieu le jour du Seigneur. Mais il n'est pas dit Si quelqu'un fait l'action de grâces le peuple doit
que l'aumône était portée à l'église chaque dimanche. répondre Amen. I Cor., xiv, 16.
:

C'est à la maison que chacun met de côté la part des Ce mot d'assentiment termine d'ailleurs souvent la
pauvres. Saint Paul demande seulement qu'on prière. Plusieurs autres formules conservées dans le
n'attende pas son arrivée pour remettre les sommes Nouveau Testament paraissent bien avoir été em-
ainsi accumulées. ployées au cours de la supplication publique Deo gra- :

En dehors donc de l'apport du pain et du vin, l'exis- tias, Grâces soient rendues à Dieu, I Cor., xv, 57 II Cor., ;

tence d'autres oblations rituelles n'est pas démontrée. ix, 15; dans les siècles des siècles, Rom., xvi, 27; Gai.,
L'hypothèse de Wetter sur les offrandes alimentaires i, 5; Hebr., xm, 21; I Petr., iv, 11; Apoc, i, 6; par

ne peut s'appuyer sur les livres du Nouveau Testa- Jésus-Christ Notre-Seigneur, Rom., v, 1, 11, 21;
ment. C'est en vain qu'on invoquerait ici le précepte vu, 25 xv, 30, etc. au nom de Notre-Seigneur Jésus-
; ;

de Jésus sur la charité fraternelle « Si tu présentes ton


: Christ, I Cor., v, 4; Eph., v, 20; Que la grâce ou encore
offrande à l'autel et si tu te souviens là que ton frère a que la grâce et la paix soient avec vous (textes très
quelque chose contre toi, laisse là ton offrande et va nombreux avec ou sans variantes); Je rends ou Nous
d'abord te réconcilier avec ton frère. Alors tu viendras rendons grâces à Dieu, formule très souvent employée;
te présenter. » Matth., v, 23-24. Notre-Seigneur Dieu béni à jamais, Rom., i, 25; îx, 5; II Cor., xi, 31;
enseigne ici, aux juifs, de son vivant, le précepte de la Béni soit Dieu, le Père de Notre-Seigneur Jésus-
charité. Il fait allusion aux usages alors reçus en Christ. II Cor., i, 3; Eph., i, 3; I Petr., i, 3.
Israël, et n'affirme nullement que ses disciples, à la On peut aussi se demander si les doxologies qu'on
fraction eucharistique du pain, devront apporter une trouve maintes fois dans les lettres des apôtres ne sont
offrande. Les déclarations de Paul sur le droit pas des formules empruntées à la prière liturgique, par
qu'a tout apôtre de vivre de l'évangile, I Cor., ix, exemple Que la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
:

1-14, ne prouvent pas davantage que les offrandes des l'amour de Dieu, la communication du Saint-Esprit
fidèles pour ceux qui annoncent la parole, étaient soient avec vous tous, II Cor., xm, 13; ou encore :

présentées dans l'assemblée chrétienne, à l'occasion De lui, par lui et pour lui sont toutes choses; à lui
de la fraction du pain. Le procédé n'est pas condamné; la gloire dans tous les siècles des siècles. Amen,
il peut être commode, mais nous ignorons s'il était Rom., xi, 36.
en usage. Sans doute, en deux endroits l'aumône est On même découvrir des prières d'un caractère
croit
nommée « un parfum de bonne odeur, une hostie que liturgique très accusé, qui semblent n'avoir pas été ou
Dieu accepte et qui lui est agréable », Phil., iv, 18, avoir été fort peu modifiées pour être glissées dans
« un sacrifice ». Hebr., xm, 16. Si on peut (nous pen- une lettre, et qu'aujourd'hui encore on pourrait assi-
chons vers cette opinion, mais force nous est de recon- miler aux oraisons liturgiques du meilleur style Que :

naître qu'elle est loin d'être générale) voir dans le le Dieu de la patience et de la consolation vous donne

second passage une allusion à des actes de charité d'avoir les uns envers les autres les mêmes sentiments
accomplis pendant le sacrifice, dans le premier, il selon Jésus-Christ, afin que tous d'un même cœur et
semble bien que l'aumône est appelée une hostie au d'une même bouche vous glorifiiez Dieu le Père de Notre-
sens figuré. Paul parle des dons que lui ont envoyés par Seigneur Jésus-Christ. Rom., xv, 5-6. Peut-être
Épaphrodite les chrétiens de Philippes. —
Concluons découvre-t-on même des traces de dialogues. Je viens

:

il est fort probable que les premiers chrétiens ont bientôt. Amen. —
Venez, Seigneur Jésusi Que la —
saisi l'occasion de la fraction pour accomplir des actes grâce du Seigneur Jésus soit avec vous! Amen. —
de charité. Il en a été ainsi dans la suite. Mais rien ne Apoc, xxu, 20.
montre que cet acte était à leurs yeux un sacrifice. Nous avons le droit de penser que ces formules et
Coppens, L'offrande des fidèles dans la liturgie eucha- d'autres semblables furent employées dans la célébra-
ristique ancienne, dans Cours et conférences des semaines tion de l'eucharistie. Il n'y avait pas alors de missel
liturgiques, Louvain, 1927, t. v, p. 107-108. fixe. Le président impTovisait l'action de grâces. Tout
Le texte de saint Matthieu cité plus haut explique naturellement donc, lorsqu'il s'appelait Paul, venaient
par contre fort bien l'usage du baiser de paix. Jésus sur ses lèvres les acclamations, les vœux, les doxolo-
avait exigé qu'avant de présenter son offrande à gies, les oraisons qui se retrouvent da'is ses épîtres.
l'autel, on se réconciliât avec ses frères. Le repas du Il est impossible qu'il n'en ait pas été ainsi.

Seigneur ayant pris la place des antiques sacrifices, Peut-être même possédons-nous dans l'Apocalypse
avant d'y participer, les fidèles devaient se réconcilier de véritables anaphores, les actions de grâces d'un
les uns avec les autres, s'accorder un témoignage prophète authentique. Le voyant assiste à la liturgie du
d'affection. En quatre passages de saint Paul, Rom., ciel. Il aperçoit le trône de Dieu dans le temple céleste.
xvi, 16; I Cor., xvi, 20; II Cor., xm, 12; I Thess., v, Et il entend les quatre animaux chanter jour et nuit :

26 et dans I Petr., v, 14, les chrétiens sont invités à Saint, Saint, Saint est le Seigneur Dieu, le Tout-
se donner mutuellement le baiser de paix. La formule Puissant, celui qui a nom « Il était, i) est, il vient ».
:

est presque la même dans les divers cas Saluez les


: iv, 8. Alors les vingt-quatre vieillards se prosternent
frères (Saluez-vous les uns les autres) par un saint baiser et s'écrient « Tu es digne,
: Notre-Seigneur et Notre
(par un baiser de charité). Cette fréquence, cette uni- Dieu, de te réserver la gloire et l'honneur et la puis-
formité, le fait que l'invitation se retrouve presque sance, car c'est toi qui as créé toutes choses c'est par :

semblable en certaines liturgies antiques, tout donne ta volonté qu'elles existent et furent Urées du néant. »
à penser que le rite était en usage dans les réunions iv, 11. Voilà bien Vanaphore, l'action de grâces pour la
chrétiennes et probablement à la principale d'entre création.
elles,à la fraction du pain. Vient l'agneau, et ce mot qui apparaît si souvent
Tous ces gestes sont accompagnés d'oraisons. Chez dans l'Apocalypse doit être souligné. 11 est de-
les premiers chrétiens la prière publique est en hon- bout comme égorgé. Les vingt-quatre vieillards
neur. On le constate dès l'origine, sans cesse et par- tombent devant sa face, ayant chacun une cithare et
tout. Les fidèles invoquent Dieu pour leurs frères et des coupes en or, remplies de parfums qui sont les
pour l'Église. Ils doivent faire des demandes, des prières des saints. Et ils chantent un cantique nou-
requêtes, des supplications, des actions de grâces pour veau « Tu es digne de prendre le livre et d'en ouvrir
:
859 MESS!-; DANS I/ECRIT U HE, LA CÈNE CHRETTEN.NE SES RITES : 860

les sceaux, car tu as été égorgé et tu as pour Dieu dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout
acheté par ton sang des hommes de toute tribu, langue genou fléchisse dans les cieux, sur la terre ainsi que
et nation. Tu as fait pour notre Dieu une royauté et dans les enfers, et que toute langue confesse, à la gloire
des prêtres et ils régneront sur là terre. » v, 9-10. Des de Dieu le l'ère, que Jésus-Christ est son Seigneur. :

myriades et des myriades d'anges disent alors d'une C'est encore un autre fragment d'hymne que l'on trou-
grande voix « Digne est l'agneau qui a été égorgé de
: verait dans le morceau suivant de I Petr., m, 18 sq. »
prendre pour lui la puissance, la richesse, la sagesse, " Ainsi le Christ a souflert une fois la mort pour les

la force, l'honneur, la gloire et la bénédiction. » v, 12. péchés, lui le juste pour des injustes, afin de nous
Et toute créature s'écrie « A celui qui est assis sur le
: ramener à Dieu, ayant été mis à mort selon la chair,
trône et à l'Agneau la bénédiction, l'honneur, la gloire mais rendu à la vie selon l'esprit, etc. » N'ombre d'his-
et la domination dans les siècles des siècles. » Et les toriens n'hésitent pas à voir dans ces morceaux des
quatre animaux disent : Amen, v, 13-14. Cette fois, hymnes au Christ ou des ébauches de la future ana-
on relève une action de grâces, une anaphore pour la phore, des fragments d'antiques actions de grâces.
grâce de la rédemption. Voir Lietzmann, op. cit., p 178.
Une troisième apparaît Quand le septième ange eut
: Ces différents actes pouvaient s'accomplir et ces
sonné de la trompette, les « vingt-quatre vieillards qui prières se réciter dans des réunions où ne se célébrait
sont assis devant Dieu sur leurs trônes se proster- pas la cène. Mais ils trouvaient aussi leur place toute
nèrent sur leurs faces et adorèrent Dieu, en disant : naturelle dans les assemblées eucharistiques. Les
Nous te rendons grâces, Seigneur, Dieu Tout-Puissant, livres du Nouveau Testament ne nous font pas con-
qui es,, qui étais [qui viendras] de ce que tu t'es
, naître l'ordre suivant lequel se succédaient les diverses
revêtu de ta grande puissance et que tu règnes. opérations. Mais il n'est pas sans intérêt de les grouper
Les nations s'étaient irritées et ta colère est venue d'après la plus ancienne description de la messe, celle
ainsi que le moment de juger les morts, de donner la de saint Justin. Tout ce que relate l'apologiste se
récompense à tes serviteurs, aux prophètes et aux retrouve dans les livres du Nouveau Testament et
saints et à ceux qui craignent ton nom, petits et ainsi on peut présumer, non sans raison, que l'ordre
grands, et de perdre ceux qui perdent la terre. » xi, indiqué par lui est primitif.
17, 18. On le voit :l'anaphore, l'action de grâces,
célèbre cette fois le second avènement, le règne et le Saint Justin. Nouveau Testament.
jugement de Dieu. 1. On se réunit le jour du 1. On se réunit pour la trac-
soleil. Apot., i, 67. tion le dimanche. Act., xx,
A relever encore les alléluias qui scandent le plus 7; I Cor., xvi, 1-2.
joyeux cantique en l'honneur de la gloire de Dieu et 2. On lit les mémoires des 2. Lectures des lettres des
des noces de l'Agneau, xix, 1, 3, 4, 6. Un autre chant Apôtres et les écrits des chefs de l'Église. I Thess.,
grave et puissant retentit celui de Moïse et de
: prophètes. Ibid. v, 27; Col., iv, 16.
l'Agneau :« Grandes et adorables sont tes œuvres, 3. Discours de celui qui pré- 3. Parole de Dieu, prédica-
Seigneur, Dieu Tout-Puissant Justes et véritables
I
side pour exhorter à imiter tion. 1 Cor., xiv, 26; Act.,
ce qui a été lu. Ibid. xx, 7.
sont tes voies, ô Roi des siècles! Qui ne craindrait
4. Ensuite nous nous levons 4. Prières pour tous les
et ne glorifierait ton nom, car toi seul es saint !
et tous ensemble nous hommes. I lim.,n, 1-2.
Et toutes les nations viendront se prosterner devant adressons des prières à
toi, parce que tes jugements ont éclaté. » xv, 3, 4. Dieu pour tous les hom-
Voilà bien le psaume des temps nouveaux, aussi mes, les diverses classes.
majestueux qu'enthousiaste et vraiment fait pour la Apol., i, 67, 65,
chrétienté naissante, pour les Églises de Paul qui 5. Baiser de paix. Apol., i, 5. Baiser de paix. Rom., xvi,
65. 16; I Cor., xvi, 20.
s'ouvraient au large afin de recevoir les païens.
6. Le pain, du vin et de l'eau 6. Le président fait ce qu'a
Plus on examine ces morceaux, plus on se convainc sont apportés au président. fait le Christ, donc prend
que les premières anaphores, les actions de grâces les Apol., i, 65, 67. du pain et du vin. I Cor., xi,
plus anciennes, les cantiques les plus primitifs et en 23-25; Matth., xxvi, 21,
particulier ceux des prophètes devaient leur ressem- 26, 27 ; Marc., xiv, 22-23 ;

bler. Luc., xxn, 19 et 20.


Car on chantait dans la réunion chrétienne. « Lors- 7. Celui .qui préside lait 7. Le président fait ce qu'a
que vous êtes réunis en Assemblée, écrit saint Paul, monter vers Dieu des fait le Christ, donc bénit et
prières et des actions de rend grâces. I Cor., xi, 24;
tel d'entre vous a un cantique... » I Cor., xiv, 26.
grâces. Apol., i, 67 et 65. Matth. ,xxvi, 26-27 ;Marc.,
« Entretenez-vous les uns les autres, recommande-t-il
xiv, 22-23; Luc., xxn, 19.
aux Éphésiens, de psaumes, d'hymnes et de cantiques 8. Au cours de cette action 8. Le président fait ce que
spirituels, chantant et psalmodiant du fond du cœur de grâces, le pain et le vin le Christ a fait, donc il dit ce
pour honorer le Seigneur. » Eph., v, 19. Voir aussi sont eucharisties par un que Jésus a dit. I Cor., xi,
Col., ui, 16. Ainsi on n'abandonne pas les cantiques, discours de prière qui vient 23-25 ;Matth., xx vi, 26-27 ;
les psaumes et les autres chants de l'Ancien Testa-
de .Jésus. Apol., i, 66. Marc, xiv, 22-23; Luc,
xxu, 19.
ment. Mais il semble bien que les chrétiens ont aussi
9. Le peuple répond Amen. 9. Les fidèles répondent à
leurs cantiques propres; on a même proposé de voir Apol., l'action de grâces Amen.
i, 65, 67.
dans certains morceaux de prose rythmée des frag- I Cor., xiv, 16.
ments d'hymnes chrétiens, par exemple, I Tim., m, 10. Distribution aux assis- 10. Communion sous les
-16 « C'est un grand mystère de la piété, celui qui a été
: tants des mets eucharis- deux espèces pour faire ce
manifesté en chair, justifié en Esprit, contemplé par ties. Apol., i, 65, 67. qui a été fait à la cène.
les Anges, prêché parmi les nations, cru dans le monde,
(Mêmes endroits que 8 et)
I Cor.,x, 16-22; XI, 26-29.
exalté dans la gloire. » Voir encore Pliil., n, 5-11. « Bien
11. Aumônes recueillies et 11. Le dimanche est mis à
que le Christ Jésus fût dans la condition de Dieu, il n'a distribuées. Apol., i, 67. part l'argent pour la col-
pas retenu avidement son égalité avec Dieu; mais il lecte. I Cor., xvi, 1-2.
s'est anéanti lui-même, prenant la condition d'esclave,
se rendant semblable aux hommes et reconnu pour La comparaison de ces deux tableaux prouve au
homme par tout ce qui a paru de lui; il s'est abîmé moins que les divers actes relatés par saint Justin sont
lui-même se faisant obéissant jusqu'à la mort et à la déjà mentionnés sous une forme identique ou équi-
mort de la croix. C'est pourquoi aussi Dieu l'a souve- valente dans les écrits du Nouveau Testament. Que
rainement élevé, il lui a donné un nom qui est au- toutes ces opérations se soient dès l'origine succédé
86i MESS]-. DANS L'ECRITURE, LA CÈNE CHRÉTIENNE SES RITES : 862

dans l'ordre où elles se suivaient au temps de 1 apo- la prescrivent les autres récits de la cène, on obtient
logiste, on peut le croire raisonnablement pour le les grandes lignes de la messe avec les deux services
motif suivant : qui, dès l'origine et jusqu'à nos jours, se succèdent dans
A l'origine, un très grand nombre de fidèles, ceux toutes les liturgies. Il y a d'abord la préparation
qui venaient du judaïsme, avaient antérieurement à appelée aussi messe des catéchumènes, simple forme
leur conversion fréquenté la synagogue. Dans les pre- christianisée de l'ancien service de la synagogue.
mières années, plusieurs s'y rendaient encore, après Vient ensuite la synaxe eucharistique dite messe des
être devenus disciples de Jésus. Certains d'entre eux fidèles. Les détails, prières, attitudes, gestes, varient

y prenaient même la parole et y prêchaient le Christ. avec les siècles et pays. Des arrangements multiples, de
Ainsi faisait Paul à Damas, dans l'île de Chypre, à nombreuses variantes ont produit les diverses litur-
Antioche de Pisidie, Iconium, Thessalonique, Bérée, gies toutes remontent à ce même type primitif. For-
:

Corinthe, Éphèse. Act., ix, 20; xm, 5, 14, 43; xiv, 1; tescue, La messe, études sur la liturgie romaine, trad.
xvii, 1, 10, 17; xvm, 4, 19, 26. Rien de plus naturel Boudinhon, Paris, 1921, p. 10-11; Cabrol et Leclercq,
ni de plus habile, rien aussi de plus légitime. Jésus Monumenta Ecclesix liturgica, Paris, 1900, t. i,
avait lui-même donné l'exemple, Luc, iv, 16. Les p.xix-xxxn; Cabrol, Origines liturgiques, Paris, 1906,
exercices religieux qui s'accomplissaient à la syna- p. 330-333; Baumstark, Die Messe im Morgenland,
gogue n'avaient rien de répréhensible, au contraire. Munich, 1906, p. 24-26; Vom geschichtlichen Werden
Mais, parce que les premiers fidèles durent se grouper der Liturgie, Fribourg, 1923, p. 13 sq.
entre eux pour les lectures et prédications, prières et Peut -on pousser plus loin les comparaisons, rap-
rites spécifiquement chrétiens, parce que l'Église locale procher les prières et usages chrétiens primitifs de
admit tôt ou tard dans son sein des néophytes venus formules et de rites juifs de l'époque, par exemple de
du paganisme, parce qu'enfin la Synagogue un jour ceux de la Pàque ou du Kiddousch, c'est-à-dire du
ou l'autre blasphéma Jésus, puis excommunia ses repas de la veille au soir du sabbat?
disciples, les convertis abandonnèrent peu à peu les Déjà on a démontré l'originalité absolue et irré-
offices religieux d'Israël pour ne plus se réunir ductible de ce qui caractérise la cène chrétienne :

qu'avec leurs coreligionnaires. Les juifs de la veille l'emploi des mots Ceci est mon corps, ceci est mon sang,
furent tout naturellement portés à introduire dans prononcés sur le pain et la coupe eucharistique :

leurs assemblées tout ce qu'ils pouvaient garder de la on ne trouve rien d'équivalent ni dans la Pâque ni
synagogue. A coup sûr, des changements s'imposèrent; dans le Kiddousch. Cf. Eucharistie, col. 1110-1112;
• à la Bible juive se joignirent bientôt sur le pupitre du E. Mangenot, Un soi-disant antécédent juif de l'eucha-
lecteur, les écrits du NouveauTestament, entre les- ristie, dans Revue du clergé français, 1905, t. Lvn,
quels un relief spécial fut donné à l'évangile ». Les p. 385 sq., reproduit dans Les évangiles synoptiques,
croyances nouvelles influèrent sur le texte des prières Paris, 1911, p. 435 sq.
et des homélies, le choix des leçons bibliques et des Quant à la liturgie qui encadre les deux formules
cantiques sacrés. Tandis que la célébration du sacri- prononcées sur le pain et la coupe, les auteurs mêmes
fice juif ne pouvait s'accomplir qu'au Temple, les qui ont voulu la comparer avec les cérémonies du
-chrétiens furent obligés par l'ordre du fondateur de rituel pascal (Probst, Bickell, Thibaut) ou avec celles
leur religion de réitérer en leurs assemblée l'offrande du Kiddousch (Von der Golz, Drews, Rauschen),
eucharistique. Ainsi, en ajoutant quelques éléments justifient leur sentiment, non par un examen de textes
nouveaux, « l'Église accepta en bloc tout le service reli- bibliques, mais par l'étude d'autres documents (par
gieux des synagogues ». Duchesne, Origines du culte exemple la Didachè ou les Constitutions apostoliques).
chrétien, Paris, 1889, p. 48. Si on ne considère que les écrits du Nouveau Tes-
Ceci étant, que l'on examine de nouveau l'ordre des tament, il est, pour plusieurs raisons, impossible de
cérémonies de l'assemblée chrétienne, tel que le décrit prouver que les prières et usages non essentiels de la
saint Justin. Si on excepte l'acte final, les collectes, cène apostolique se rattachent à ceux des juifs.
tout ce qui se passe depuis le moment où on donne le D'abord, il n'est pas démontré qu'à cette époque,
baiser de paix (n. 6, 7, 8, 9, 10) est spécifiquement chez les premiers disciples, des formules et des rites
chrétien, et l'ordre dans lequel se déroulent tous les officiels soient uniformément répétés dans toutes les
actes de cette seconde- partie est commandi par les églises ou dans plusieurs, ou dans l'une d'elles. Déplus,
circonstances il ne peut pas être différent.
: s'il y en a, les écrits bibliques ne nous les font pas
Restent les premières opérations or, on l'a remar-
: connaître avec précision on peut tout au plus affirmer
:

qué, elles étaient en usage dans le service du samedi (voir plus haut) que certains passages du Nouveau
matin. Voir Schùrer, op. cit., p. 450-463; Elbogen, Testament nous donnent une idée de ce qu'était la
Der jùdische Gottesdienst in seiner geschichtlichen Ent- prière de l'époque. D'autre part, sur l'âge, la teneur
wicklung, Leipzig, 1913. On y trouve : primitive, l'étendue de l'emploi de certaines prières
Réunion le sabbat; juives, on est loin d'avoir des renseignements indis-
Lecture de la loi et des prophètes; cutables. Enfin, comme le fait observer Fortescue,
Homélie; op. cit., p. 100, « il est dangereux de pousser la compa-
Bénédictions et prières pour toutes les classes de raison avec un groupe quelconque de prières juives,
personnes; et de conclure que ce groupe de prières est le proto-
Prière pour la paix.
type de la liturgie chrétienne... parce que des formules
Certaines similitudes apparaissent. On a donc identiques » ou assez semblables les unes aux autres
conclu qu'à l'âge apostolique, au moment où l'Église « reviennent sans cesse dans tous les services religieux

se détachait du monde juif, elle a dû lui emprunter des juifs ».

pour la première moitié du service religieux l'ordre A sûr, on peut, sans avoir besoin d'appuyer
coup
des opérations du service de la synagogue, celui qui cette affirmation sur aucun témoignage primitif,
était encore suivi au temps de saint Justin. être certain que les premiers chrétiens venus du
Aux opérations qui étaient communes aux juifs et à judaïsme ont été tout naturellement portés à employer
eux, les chrétiens n'ont eu besoin que d'ajouter la cène dans de la cène les formules dont ils avaient
la liturgie
eucharistique proprement dite. Donc, si on énumère jusqu'alors usage, les formules qu'ils savaient
fait
d'abord, selon l'ordre adopté par l'apologiste, la série par cœur, les formules qui ne contredisaient en rien
des actes religieux attestés par le Nouveau Testament les doctrines nouvelles et avaient même pu être
pour les faire suivre de la prière eucharistique telle que prononcées par le Christ. « Mais quels services ont
863 MESSE DANS LES PÈRES ANTENICEENS 864

exercé le plus d'influence et quels sont les points II. LA MESSE D'APRÈS LES PÈRES, JUSQU'A

de dépendance, on ne saurait le dire, » surtout si SAINT CYPRIEN. —


I. État de la question. II. Des

on ne consulte que les écrits du Nouveau Testament. origines au milieu du n" siècle (col. 865). III. La se-
Fortescue, loc. cit. conde moitié du n e siècle (col. 895). IV. L'( rient
jusqu'au milieu du ni e siècle (col. 918). V. L'Occi-
Nous ne cro\ ons pas devoir nommer ici, quelles que soient dent jusqu'à saint Cyprien (col. 927). VI. Les sectes
leur importance et leur valeur, tous les ouvrages généraux :
(col. 947). VII. Conclusions (col. 956).
commentaires sur la sainte Écriture, encyclopédies, trai-
tés et manuels de théologie dogmatique ou biblique,
I. État de la question. — Nombre de critiques
d'histoire ou de liturgie. Nous ne citons guère que des non catholiques, jusqu'au milieu du
xix» siècle,
monographies sur le sacrifice ou du moins sur l'eucha- avançaient que « le premier, saint Cyprien aurait
ristie Nouveau Testament, et particulièrement
d'après le parlé du sang du Christ comme de la matière de
ceux auxquels nous nous somme» référé au cours même l'oblation eucharistique et déclaré que le Christ
de l'article. s'était offert en sacrifice à Dieu le Père dès l'institu-
I. 'Iravaux cathoi.io.UES. -

Citons comme les plus
tion de la cène ». Hôfling, Die Lehre der àllesten
utiles et les plus récents E.-B. Allô, La synthèse du dogme
:

Kirche vom Opfer, Erlangen, 1851, p. v. C'est chez


eucharistique dfins saint Paul, dans Revue biblique, 1921,
lui qu'on trouverait « en germe la théorie du sacri-
p. 321 sq.; P. Batifiol, Études d'histoire et de théologie posi-
tive. Deuxième série. L'eucharistie, la présence réelle et la fice de la messe destinée à se développer plus tard ».
transsubstantiation, 8° édit., Paris, 1920; J. Bellord, The Théodore Harnack, Der chrislliche Gemeindegolles-
notion of sacrifice, dans Ecclesiastical Review, Philadelphie, dienst im apost. Zeitalter, Erlangen, 1854, p. 411.
1905, t. xxxiij. p. 1 sq., et The sacrifice of the New Law, Cette affirmation est aujourd'hui abandonnée.
ibid., p. 258 sq.; J. E. Belser, Der Opfercharakter der Eucha-
Déjà dans son Histoire des Dogmes, 3' édit., t. i,
ristie, dans Theolog. Quartalschrift, 1913, t. xcv, p. 1 sq.;
W. Berning, Die Einsetzung der heiligen Eucharistie in p. 428 sq., Fribourg et Leipzig, 1905, Adolphe Harnack
ihrer ursprùnglichen Torm nach den Berichten des N. T. reconnaît que, très vraisemblablement, Cyprien a
kritisrh untersucht. Munster, 1922; Coppens, L'offrande des découvert chez ses prédécesseurs la conception
fidèles dans la liturgie eucharistique ancienne, dans Cours qui transporte la représentation du sacrifice sur les
et Conférences des Semaines liturgiques, Louvain, 1927, éléments eucharistiques. Kattenbusch, art. Messe,
t. v, p. 99 sq.; E. Dorscli, Altar und Opfer, dans Zeitschrift
dans la Protest. Realencyclopùdie, t. xn, 1903, p. 672,
fur kalholische Tl eologie. 1908, t. xxxn, p. 307 sq.; du
676-677, est encore plus afiirmatif. Il reste
même, Der Opfercharahler der Eucharistie cinst und jelzt,
Inspruck, 1909; du même, Aphorismen und Eruàgungen vrai que l'évêque de Carthage est « l'un des Pères
zur Beleuchlung des vorirenàischen Opferbegriffs, dans qui ont le plus insisté » sur cette vérité. Tixeront,
Zeitsehrifl fur kalholische Théologie, 1910, t. xxxiv, p. 71 sq. ; Histoire des dogmes, Paris, 1909, t. i, p. 389. Aupa-
P. Haensler, Zu llebr., XIII, 10, dans Biblische Zeitschrift, ravant jamais elle n'a été aussi fortement établie tt
t. vut, p. 52 sq.; W. Koch, Das Abcndmahl im Kcuen il n'y a pas à vouloir en découvrir l'origine après lui.
Testament, dans Biblische Zeitfragen, 1911, t. iv, fasc. 10;
Un savant catholique, F. Wieland, a cru pouvoir
H. Lamiroy, De essentia ss. M
issir sacrifwii, Louvain, 1919;
attribuer à saint Cyprien un rôle encore plus important.
J. Lebreton, art. Eucharistie, dans le Dictionnaire apologé-
tique de la foi catholique, 1910, t. I, col. 1548 sq.; E. Man-
Mensa et confessio. Der Altar der vorkonstantinischen
genot, L'eucharistie dans saint Paul, dans Revue pratique Kirche, Munich, 1906; Der vorirenàische Opferbegrif],
d'apologétique, 1911, t. xm, p. 33 sq., 203 sq., 253 sq.; Munich, 1909; Altar und Altargrab der chrisllichen
G. Bausclien, L'eucharistie et la pénitence durant les six Kirchen imlV. Jahrhundcrl, Leipzig, 1912. D'après lui,
premiers siècles de l'Église, trad. franc., de M. Decker et dans l'Église primitive, il n'y a pas d'offrande par
E. Bicard, Paris, 1910; F. Renz, Die Geschichle des Messop- laquelle l'homme présente à Dieu un objet dont il peut
ferbegriffs oder der aile Glaube und die ncuen Theorien iiber
disposer. Sans doute, dès l'origine, on tient la cène
das Wesen des unblutigen Opfers, l'risingue, 1901, t. i;
Rongy, La célébration de l'eucharistie au temps des Apôtres, pour" un mais c'est un sacrifice purement
sacrifice,
dans Cours et Conférences des Semaines liturgiques, 1927, spirituel, un de louanges, de prière et d'action
sacrifice
t. v, p. 177 sq.; Th. Schermann, Das Brotbrechen imUrchris- de grâces. C'est le seul qui, avec la charité, l'inno-
tentum, dans Biblische Zeitschrift, 1910, t. TOI, p. 52 sq.; cence de la vie, était alors connu. On mangeait le
M. de la '1 aille, Mysterium fidci. De auguslissimo rorporis corps et on buvait le sang du Seigneur, mais on ne
et sanguinis Christi sacrificio alquc sacramento elucidationes
les offrait pas. L'assemblée se réunissait pour un
quinquaginta in très libros distinrtic, Paris, 1924; F. Wie-
banquet dans des maisons particulières. 11 y avait
land, Mensa et con/essio, Stndien iiber den Allar der altchri-
stlichen Liturgie, I. Der Allar der vorkonstantinischen Kirche,
non des autels, mais des tables, où prenaient place les
dans Vero/fenllichungen uns dern kirchenhislorischen Semi- fidèles. Devant le président on apportait du pain et du
nar, II. Reihe, n. 11, Munich, 1906; Der vorirenàische vin. Pour obéir à l'ordre du Seigneur, en mémoire de
Oiiferbegriff, ibid., III. B., n. 6, Munich, 1909 (sur les sa mort et de sa résurrection, le chef de l'assemblée
tendances de cet ouvrage et la polémique qu'elles ont prononçait sur ces mets les paroles d'action de
provoquée, voir le début de l'art, suivant.) grâce produisaient
(eucharistie) qui le corps et le
II. 'Iravaux non catholiques. —
Voir les ouvrages

sang du Seigneur autrefois crucifié, maintenant glo-


non catholiques où est étudiée la cène en général et sous
ses divers aspects. L ne liste assez complète se trouve à la rieux dans le ciel. Le pain était divisé : la fraction
fin de l'article Eucharistie d'après la sainte Écriture, était alors l'acte principal. Puis les diacres en distri-
t. v, col. 1120-1121. Quelques ouvrages importants ont buaient aux assistants des parcelles et présentaient
paru depuis A. Loisy, Les mystères païens et le mystère chré-
:
la coupe de vin. Ainsi les éléments sacrés' n'étaient
tien, Paris, 1919 et Essai historique sur le sacrifice, Paris, pas offerts à Dieu; au contraire, les fidèles les rece-
1920; Peterson Wetter, Altchristliche Littirgien, I. Das
vaient de Dieu avec reconnaissance c'était la prière
:

chrisiliche Mystcrium, II. Das chrislliche Opfer, Gœttingue,


d'action de grâces. Seule, elle était présentée au Très-
1921 et 1922; B. Will, Le culte. Étude d'histoire et de philo-
sophie religieuses, Strasbourg, 1925, t. i; H. l.iet/mann, Haut. Seule, elle constituait le sacrifice commémoratif
Messe und Ilerrenmahl, Bonn, 1920; K. Vôlker, Mystcrium de la cène et partant du Calvaire et de la rédemption.
und Agape, Gotha, 1927. Dans la seconde moitié du n» siècle seulement, sous
Sur certaines opinions professées par des non catholiques l'influence du paganisme qui avait des autels et des
de langue anglaise, sur le sacrifice de la cène, et celui du oblations proprement dites, plus encore parce que
ciel, on consultera utilement, G. Mortimer, 77ie eucha-
l'Ancien Testament prescrivait à sraël de faire
ristie sacrifice, an historical and thcological investigation
à Dieu des offrandes rituelles, on vit des notions
of the Iloly Eucharist in the Christian Church, Londres,
1901, et W. P. Peterson, art. Sacrifice, dans le Dictionary étrangères au christianisme primitif se glisser dans les
of the Bible (Hastings), 1904, t. IV, p. 347 sq. croyances des fidèles. Le pain et le vin furent tenus
f C. RUCH, pour des dons qui pouvaient être offerts à Dieu.
865 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHÈ 866

Irénée élargit ainsi la conception primitive du sacri- ô notre Père, pour la sainte vigne de David, ton
fice purement spirituel. Introduisant l'idée de l'obla- serviteur,que tu nous as fait connaître par Jésus ton
tion d'un don visible et matériel, il fit présenter à serviteur. A toi la gloire dans les siècles! » 3. Puis
Dieu le pain et le vin comme les prémices de la créa- pour le pain rompu, xXâa(i.aToç « Nous te rendons :

tion rachetée. Cette conception était une nouveauté grâces, ô notre Père, pour la vie et la science que tu
et Irénée s'en serait rendu compte. D'ailleurs, en même nous as fait connaître par Jésus ton serviteur. A toi
temps qu'il l'adopta, il garda la notion plus la gloire dans 4. Comme ce pain rompu,
les siècles I

ancienne selon laquelle les paroles de la cène font du xXâ(7U.a, disséminé sur les collines, a été
autrefois
pain et du vin le corps du Seigneur et sont ainsi le rassemblé pour devenir un seul tout, qu'ainsi ton
véritable sacrifice chrétien. La conception nouvelle Église soit rassemblée des extrémités de la lerre dans
imaginée par l'évèque de Lyon ne fut pas. d'abord ton royaume. Car à toi la gloire et la puissance par
acceptée partout. Tertullien resta fidèle à l'idée Jésus-Christ dans les siècles! » 5. Que personne ne
antique de la simple offrande d'action de grâces et mange ni ne boive de votre eucharistie, si ce n'est
de prières. Mais, en Orient, Origène lui aussi parla les baptisés au nom du Seigneur, car c'est à ce sujet
du sacrifice de prémices. En Occident, saint Cyprien que le Seigneur a dit « Ne donnez pas ce qui est
:

adopta la pensée qui désormais fut incorporée à la foi saint aux chiens. »

chrétienne. Tantôt il montra dans le pain et le vin x, 1. « rassasiés, rendez grâces ».


Après vous être
la matière d'une offrande, dans le corps et le sang ainsi : 2. rendons grâces, Père saint, pour
« Nous le
celle d'un sacrifice, tantôt il tint les deux termes ton saint nom que tu as fait habiter dans nos cœurs ,

pour synonymes. Cependant, môme chez lui, il serait pour la connaissance, la foi et l'immortalité que
encore possible de relever des expressions qui rap- tu nous as fait connaître par Jésus ton serviteur.
pelleraient l'ancien concept de l'offrande purement A toi la gloire dans les siècles. 3. C'est toi, Maître
spirituelle d'action de grâces et de prières. tout-puissant, qui as créé l'univers en l'honneur de
On peut ramener à trois les arguments de Wieland ton nom, qui as donné aux hommes la nourriture et
à l'appui de sa thèse. Avant saint Irénée, les Pères la boisson en jouissance pour qu'ils te rendent grâces,
ne parlent pas d'une oblation rituelle. Plusieurs £ÙXa.piaT7]G(x)Gw. Mais à nous tu as octroyé un ali-
écrivains chrétiens déclarent que seul plaît à Dieu ment un breuvage spirituels ainsi que la vie éter-
et
le sacrifice des lèvres et du cœur. Il n'y a pas d'autel nelle par ton serviteur. 4. Avant tout, nous te
dans l'assemblée chrétienne. rendons grâces parce que tu es puissant. A toi la
Les affirmations de Wieland ont été fortement gloire dans les siècles. 5. Souviens-toi, (j.vr aOY)"u, ;

combattues, notamment par E. Dorsch, A. Schmid, Seigneur, de ton Église pour la délivrer de tout mal
A. Huppertz, G. Rauschen, A. d'Alès, J. Lebreton, et la rendre parfaite en ton amour. Rassemble-la
H. Lamiroy, J. Brinktrine, M. de la Taille (voir une bi- des quatre vents, cette Église sanctifiée, dans ton
bliographie de cette controverse dans Lamiroy, op. royaume que tu lui as préparé. Car à toi la puissance
cit., p. 31). De deux côtés opposés, un même jugement et la gloire dans les siècles. 6. Vienne la grâce et
a été porté sur elles. D'une part, les livres de Wieland et que passe ce monde! Hosanna au Dieu de David!
ont été mis à l'Index; d'autre part Harnack a écrit Si quelqu'un est saint, qu'il vienne! Si quelqu'un ne
d'eux qu'ils sont « au fond, une attaque victorieuse l'est pas, qu'il fasse pénitence! Maran atha (Le
des opinions catholiques traditionnelles. Nulle part Seigneur vient ou que le Seigneur vienne)\ Amen.
on ne s'aperçoit que l'auteur est catholique. » Theol. 7. Laissez les prophètes rendre grâce, sù/apioTsiv,
Lilcralurzeitung, 1906, p. G27. autant qu'ils voudront! »
Wieland n'a fait que pousser à l'extrême la conclu- b) L'assemblée dominicale (xiv-xv, 1-2).
sion de F. S. Renz, Die Geschichte des Messopfcrbegriffs xiv. 1. « Réunissez- Vous, auva/ÔévTsç, le jour
oder der aile Glaube und die neuen Theorien iiber dominical du Seigneur, rompez le pain, xXâaxTE,
das Wesen des unbluligen Opfers, 2 vol., Frisinguc, et rendez grâces après avoir au préalable confessé
1901-1902. D'après ce dernier, le sacrifice chrétien vos péchés, afin que votre sacrifice, Ouata, soit pur.
est un repas sacré, avec préparation, et communion, 2. Quiconque a un différend avec son compagnon,
par lequel on imite l'acte dont Jésus a donné ne doit pas se joindre à vous avant de s'être réconcilié,
l'exemple. Sans doute, la consécration est nécessaire de peur de profaner votre sacrifice, Guaîa. C'est
pour que soient présents le corps et le sang qui doivent le sacrifice dont le Seigneur a dit « Qu'en tout lieu:

être consommés. Toutefois le rite eucharistique n'est et en tout temps on m'offre un sacrifice, Outnav,
pas un sacrifice non sanglant qui se termine par un pur, car je suis un grand roi et mon nom est admi-
repas, « il est essentiellement un repas qui revêt un rable parmi les nations. »
caractère de sacrifice ». La consécration elle-même xv, 1. « Donc, pour vous, élisez-vous des évêques et
n'est qu'une partie du festin, sa préparation. Rcnz des diacres dignes du Seigneur, hommes doux, désin-
croit découvrir cette conception chez les premiers téressés, véridiques et éprouvés; car eux aussi pour
écrivains chrétiens. 11 ne pense pas d'ailleurs qu'ils vous ils font le service liturgique, XîiToupy^ûaiv
introduisent dans la foi primitive une conception ty)v XsiToupytocv, des prophètes et des docteurs,
nouvelle, et il estime que l'Écriture n'a pas parlé du SiSxaxâXov. 2. Donc ne les méprisez pas, car ils
sacrifice de la messe, cette vérité nous serait connue sont des hommes honorés d'entre vous, avec les pro-
uniquement par la Tradition chrétienne. — Nous phètes et les docteurs. »
allons confronter ces allégations avec les témoignages 2. Discussion. —
On le sait, petit catéchisme à
des plus anciens écrits chrétiens. l'usage des fidèles, la Doctrine des douze apôtres,
II. Jusqu'au milieu du n e siècle. —1° La Doc- après avoir brièvement exposé les règles qui condui-
trine des douze apôtres (Didachè) (Entre 90 et 120. sent à la vie et font éviter la mort (i-vi), donne
— Orient: Palestine? Egypte?). aux disciples du Christ une comte instruction litur-
1. Deux textes sont à relever; l'un sur les prières gique vn-x. C'est là qu'il est parlé du baptême,
:

de l'action de grâces (ix, x); l'autre sur l'assemblée du jeûne et de la prière, puis de l'action de grâces ou
dominicale (xiv et xv, 1). eucharistie, ix-x. Ce qui est dit des assemblées domi-
a) Les prières de l'action de grâces (ix et x). — nicales se trouve dans une troisième partie disci-
ix, 1. « Quant à l'action de grâces, cù/ap'.aTÎoc, rendez plinaire sur la vie de communauté, xi-xvi.
grâces, s'j/y.z'.Gzfc-jL-z, ainsi 2. D'abord pour la
: a) (Caractère eucharistique de ces textes. Comment —
coupe « Nous te rendons
: grâces, eùyap>.a70'j(.ts\/ ooi, comprendre les c. ix et x? A cette question bien des
DICT. DE THÉOL. CA.TH. X. — 28
867 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHÈ 868

réponses ont été faites. Plus communément on estime ici en ces termes Qu'en tout lieu et en tout temps
: «

que toutes les prières se rappoitcnt à l'eucharistie. on m'otîre un sacrifice pur car je suis un grand roi,
:

Celles du c. ix la précéderaient, celles du c. x la dit le Seigneur, et mon nom est admirable parmi les
suivraient. Voir dans Struekmann, Die Gegenwart nations. « Soutenir que ce qui est comparé ici c'est
Christi in der II. Eucharistie, Vienne, 1900, p. 3, et uniquement la pureté du sacrifice prédit par Mala-
dans BatiiTol, L'eucharistie, 8" édit., Paris, 1920, chie et celle du rite décrit par la Didachè, Wieland,
p. 01, une liste très longue des partisans de cette Der vorirenaische Opferbcgrifj, p. 30 sq., c'est suppri-
opinion. Nommons seulement les noms de Funk, mer la moitié du texte. Voir Lamiroy, op. cit., p. 240.
Jacquier, Hemmer, Harnarck, Spilta, Rauschen, La Didachè ne dit pas que Malachie annonce un rite
Drevvs, Goguel, Wieland, Baumstark, Struekmann, religieux pur, mais un sacrifice pur. Ainsi l'auteur
Balilïol. De plus en plus elle est admise. affirme, il prouve qu'à l'assemblée du dimanche la
D'après une autre opinion, les prières du c. ix fraction du pain et l'action de grâces sont une Ouata, un
précèdent l'agape, la première partie du c. x la suit sacrifice. Cf. Brinktrine, Der Messopferbegriff in den
et en est l'action de grâces. La fin du même chapitre, ersten zwei Jahrhunderten, Fribourg 1918, p. 01-65.
est une invitation à la communion eucharistique. Le Un tel texte est à coup sûr bien gênant pour qui
nombre des tenants de cette opinion est peu considé- îefuse à la cène chrétienne piimitive ce caractère.
rable. Struekmann. cite Zahn, Weizsàcker, Wohîen- Aussi J. Réville se demande-t-il un instant si l'appel
berg, Haupt, Renesse, Berning. à Malachie ne serait pas une interpolation. Les ori-
Enfin, d'après une troisième opinion, il ne serait gines de l'eucharistie, Paris, 1908, p. 54. L'hypothèse
question dans les c. ix et x que de l'agape. Et c'est est si audacieuse, si gratuite, que l'auteur n'essaye pas
seulement au c. xiv que la Didachè parlerait de l'eu- de s'y arrêter. Il préfère ajouter que le rapproche-
charistie. Ladeuze, L'eucharistie et le repas commun ment du sacrifice de Malachie avec le rite chrétien
des fidèles dans la Didachè, dans Revue de l'Orient est « purement superficiel et extéiieur ». Rien ne
chrétien, Paris, 1902, p. 339-359; A. Sabatier, l'indique, rien ne contraignait la Didachè à employer
La Didachè ou l'enseignement des douze apôtres, Paris, trois fois en quelques lignes le même mot 6uaîa et
1885, p. 99, 110; Leclercq, art. Didachè, dans Diction, lui seul, sans donner aucune explication qui lui enlève
d'archéologie, t. iv, col. 782-791. sa signification naturelle, le sens qu'il avait pour des
L'étude des prières des c. ix et x montrera qu'il Orientaux à l'époque où fut composé cet éciit. L'étude
est impossible de ne pas les entendre de l'eucha- d'ailleurs de toutes les données de la Didachè sur
ristie. L'interprétation contraire « se heurte à des l'eucharistie nous permettra de voir si le sacrifice
difficultés insurmontables». Lebreton, La prière dans est ici une simple prière.
l'Église primitive, dans Recherches de science reli- Le jour dominical du Seigneur », le dimanche,
b. «

gieuse, 1924, p. 111, « Pas d'hésitation possible, écrit se tient une assemblée des membres de la commu-
Batiffol, ce n'est pas un repas quelconque qui est nauté, une synaxe, cwayGivzeç. xiv, 1. Elle n'est
décrit ni une agape, mais l'eucharistie, rien qu'elle.» pas facultative. Il est impéré aux fidèles de s'y rendre,
Op. cit., p. 60. pour rompre le pain, ouva/OévrEç x>.àaaT£. Thibaut,
Observons d'abord que l'action de grâces ou La liturgie romaine, Paris, 1924, p. 33, a essayé de
eucharistie avec fraction du pain, dont parie xiv, démontrer que la locution grecque traduite par les
1, correspond à l'action de grâces ou eucharistie des mots « le jour dominical du Seigneur » doit se
c. ix et x (ix, 1, 2, 3; x, 1, 3, 4) accompagnée elle comprendre ainsi « selon le:précepte dominical du
aussi de la fraction du pain (ix, 3, 4). L'auteur a très Seigneur ». Cette interprétation ne paraît pas
bien pu, en deux passages distincts, parler du même s'imposer. Au reste, comme l'observe Thibaut, du
objet. Il avait une raison de le faire. Les c. ix et x moment que l'assemblée est prescrite, elle devait
se trouvent dans la partie liturgique où sont exposées avoir lieu le dimanche
les règles relatives au baptême, au jeûne, au Pater; c. En vue de cette assemblée, la communauté doit
il est tout naturel que les prières de l'eucharistie y se choisir des évêques et des diacres, afin qu'ils y
soient elles aussi insérées on la célébrait après le bap-
: fassent pour les fidèles « le service liturgique des
tême. Quant au c. xiv, il se place au milieu d'ordon- prophètes et des docteurs ». xv, 1. Cette expression
nances disciplinaires relatives à la vie de la commu- ne satisfait qu'imparfaitement notre curiosité. Cepen-
nauté chrétienne, et où souvent il est question des dant deux points sont hors de doute. D'abord il
assemblées. C'est donc bien là que l'auteur devait, faut distinguer dans l'assemblée chrétienne d'une
semble-t-il, sans reproduire à nouveau cette fois les part des assistants, d'autre part des personnes qui
prières à réciter, faire connaître l'obligation de tenir font le service liturgique, xv, 1. Dans les Septante ce
chaque dimanche une réunion eucharistique. Ainsi mot désigne le culte public, le service des prêtres
le rite « décrit au c. xiv n'est pas autre que celui et des lévites. Si n'impoite quel fidèle pouvait accom-
des c. ix et x ». Lietzmann, op. cit., p. 232. C'est plir tout ce qui doit avoir lieu au cours de la synaxe
d'rvlleurs ce que fera ressortir l'exégèse même des chrétienne, l'ordre de choisir des évêques et des
textes. diacres, la recommandation de réserver pour cet
b) Exégèse des textes. — a. Le rite dont il s'agit office des hommes de grande vertu, xv, 1, n'auraient
est un Ouata. La Didachè ne se contente
sacrifice : eu aucune raison d'être. Prophètes et docteurs, évê-
pas de l'affirmer en passant. Elle le dit trois fois en ques et diacres sont investis à la réunion dominicale
quelques lignes, xiv, 1, 2, 3. Bien plus, elle montre de fonctions liturgiques proprement dites, qui les
qu'elle entend ce mot au sens propre. distinguent du peuple et leur donnent le droit d'être
Pour prouver que l'assemblée doit être pure, elle honorés de lui. xv, 2. Cf. Brinktrine, op. cit.,
invoque la parole de Jésus que nous lisons Matth., p. 03.
v, 23-24 « Si tu te souviens que ton frère a quelque
:
Que font à la réunion du dimanche ces élus de la
chose contre toi, laisse-là ton oblation devant l'autel communauté? L'office du docteur, la Didachè ne le
et va d'abord te réconcilier avec ton frère, puis viens détermine pas, mais c'était à coup sûr, une fonction
présenter tes offrandes. » Dans ce passage, il est parlé d'enseignement. Quant au prophète, il est ordonné
du culte du temple, donc de sacrifices proprement qu'on le « laisse rendre grâces autant qu'il le voudra ».
dits. —
Le second argument mis en avant pour exiger Il a donc qualité pour prendre seul la parole, diriger
la pureté de l'assemblée chrétienne n'est pas moins la pensée de l'auditoire, en d'autres termes, pour pré-
probant. C'est la prophétie de Malachie.i, 1 1, rapportée sider la cérémonie. Aussi la Didachè présente-t-elle
869 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHE 870
les prophètes comme les grands prêtres des chrétiens. déjà prononcé sa propre prière eucharistique ». Hem-
xiii, 3. Mais, elle le fait observer elle-même, il peut mer, Doctrine des Apôtres, dans les Pères apostoliques,
n'y avoir pas de prophète, xn, 4, et si ce person- t. i, p. xux, Paiis, 1909.
nage et le docteur ont le droit de vouloir s'établir à Si cet écrit n'a pas à nous faire savoir ce que les
demeure dans une communauté, ils sont toutefois officiants étaient tenus de dire, s'il reproduit seule-
avec l'apôtre plutôt présentés comme des ministres ment des prières prononcées par les assistants, on
itinérants de la parole de Dieu, xi, 1, 4-5. Voilà s'explique pourquoi ne sont pas plus expressément
pourquoi les fidèles d'une Église locale doivent signalées l'institution de l'eucharistie par Jésus,
:

choisir des hommes d'entre eux, xv, 2, non pas des les paroles employées par lui au cénacle, les rappoits
passants, mais des personnes dont on a eu le temps qui existent entre le pain et son corps, le vin et son
d'apprécier sur place les qualités, xv, 1, afin que ces sang, l'alliance nouvelle scellée dans le bieuvage de
élus, évoques ou diacres, fassent le service liturgique la coupe de la cène, la mort expiatoire du Sauveur.
des prophètes et des docteurs, qu'ils en tiennent lieu Sais doute la fraction et la bénédiction du calice,
(Ersalzleute, dit Lietzmann. op. cit., p. 232). En les paroles dites par celui qui accomplissait cette
d'autres termes, ils président l'assemblée, y enseignant liturgie exprimaient ces pensées.
et y exerçant les fonctions liturgiques. Si le prophète h. La fraction opérée, les fidèles rendent grâces.
est le grand prêtre de la communauté chrétienne, Et leur prière est reproduite. Avant de l'étudier et
xiii, 3, l'évèquc lui est assimilé. Batiffol, op. cit., de considérer les autres paroles mises sur les lèvres
p. 64, n.2. des assistants deux remarques générales s'imposent.
d. Le mot eucharistie semble déjà être comme « le Que représentent les formules ici transcrites?
terme technique » par lequel on désigne la cène Elles sont extrêmement courtes, on peut les réciter
chrétienne. Non seulement la locution action de toutes à haute voix en une minute.
grâces, z-'r/ y.z<.azir, ou le verbe rendre grâces, eùya- N'est-il donc pas permis de supposer qu'elles sont
piaTeTv, sont employés dix fois dans les c. ix, x, et les phrases par lesquelles le peuple répond au discours
xiv, mais l'usage paraît déjà s'être établi de désigner des officiants, prophète ou docteur, évêque ou diacre?
par cette expression, non plus seulement l'acte de Ceux-ci, en raison de leur charisme ou de leur science,
remercier Dieu pour ses bienfaits, mais le rite litur- de leur élection et de leurs qualités, ont le droit
gique et les éléments consacrés « Que personne ne
: d'improviser leurs prières eucharistiques sur un thème
mange ni ne boive de votre eucharistie. » ix, 5. « Laissez uniforme. Il en est encore ainsi beaucoup plus tard.
les prophètes eucharistier autant qu'ils le voudront. » Duchesne, Bulletin critique, Paris, 1887, p. 363. Les
x. 7. Fortescue, op. cit., p. 12, 15. prophètes, dit la Didachè, peuvent faire « l'action de
e. Y une prédication? La Didachè ne le
avait-il grâces aussi longuement qu'ils le veulent ». x, 7.
dit pas. Mais elle ordonne qu'en raison de l'assemblée Mais des abus eussent été inévitables, si le même
du dimanche on choisisse des évêques et des diacres droit eût été reconnu à chacun des assistants.
chargés de l'office liturgique des prophètes et des D'ailleurs quand on veut que tous les fidèles prient
docteurs, xv, 1. Il est donc permis de penser que ces ensemble à haute voix, il faut bien leur proposer
élus de la communauté devaient remplir à la réunion un même texte. Ce sont ces formules que donnerait la
dominicale quelque fonction d'enseignement. Didachè. On est encore davantage porté à l'admettre
/. Avant la fraction, les assistants étaient tenus de si on obseive que tous les lecteurs de l'ouvrage sont

confesser leurs péchés, afin que leur acte fût pur. xiv, 1. invités à se servir des paroles proposées « Quant à
:

Bien plus, si un fidèle avait un différend avec un l'action de grâces, rendez grâces ainsi. » ix, 1. L'auteur
compagnon, il ne pouvait se joindre à l'assemblée suppose d'ailleurs que son appel est suivi toutes
:

avant de s'être réconcilié, « pour que le sacrifice des les prières sont à la première personne du pluriel :

chrétiens ne fût pas profané ». xiv, 2. Déjà on lisait « Nous vous rendons grâces... » ix, 2. Voir aussi ix,

dans la partie morale de la Didachè « Dans l'assem- : 3; x, 1,3, 4. Ainsi s'explique- t-on encore, avec leur
blée, bi confesseras, è^ctxoXoyY)aY), tes
èxxXyjaîq:, tu brièveté, tout ce qui en elles paraît étrange. Entre
péchés et tu n'iras pas à la piière avec une conscience les prières dites avant et après qu'on s'est rassasié,
mauvaise. » iv, 14. On ne précise pas de quelle manière on observe « un parallélisme rigoureux, souligné
devait s'accomplir cette confession; mais il est visible par les doxologies; deux chants de trois strophes;
qu'il n'était pas seulement recommandé de faire un chacune des deux premières strophes est terminée
acte intérieur. par une doxologie plus brève :Gloire à toi!... le
g. fraction du pain avait lieu. Elle est men-
Une chant tout entier par une doxologie plus pleine :

tionnée trois fois, ix, 3: ix, 4; xiv, 1. C'était une « Car à toi est la gloire...! » Lebreton, La prière de

action liturgique des officiants. Car la Didachè ne dit l'Église primitive, dans Recherches de science reli-
rien de lamanière dont elle s'opérait, des paroles qui gieuse, 1924, p. 25. « Sur quatre-vingt-dix mots que
l'accompagnaient. Rien de plus naturel que ce silence comprennent les prières du c. ix, quarante-sept se
si cet acte était réservé aux célébrants chargés du retrouvent identiquement dans le c. x. » Goguel, L'eu-
service liturgique, puisque la Didachè est un vade charistie des origines à Justin Martyr, Paris, 1910,
mecum des fidèles et non un missel, un rituel, un p. 236-237. Ces répétitions se comprennent fort bien
traité pastoral à l'usage des évêques et des diacres, dans les oraisons collectives d'une assemblée religieuse.
des prophètes et des docteurs. Au contraire, si cette D'autre part, ces prières sont très substantielles, comme
fraction devait être accomplie par les fidèles, on ne si une foule répétait en les résumant les longs discours

comprendrait pas qu'elle ne fût pas décrite. de son porte-parole. Plus d'une locution aurait besoin
D'autre part, on sait que ces mots désignent à d'être expliquée pour être bien comprise elle pouvait
:

l'âge apostolique non seulement le partage du pain trouver dans le langage de l'officiant tous les com-
en plusieurs morceaux, mais l'accomplissement de pléments nécessaires. Enfin il est à noter qu'après
la cène. Act., n, 42 et probablement n, 46; cf. Act., chaque prière —
et plus d'une ne se compose que
xx, 7. La formule rompre le pain est parallèle, dans d'une phrase —
vient une doxologie; il pourrait en
saint Paul, à celle de bénir la coupe, I Cor, x, 16, être ainsi même si la formule étant purement privée,
autant dire qu'elle équivaut à faire des aliments le devait être dite à voix basse. Mais la présence d'une
repas du Seigneur. Quand donc la Didachè écrit TCpi. : telle conclusion est encore bien plus naturelle si la
toû y.'/.i'j[i'x-o^, elle suppose que le pain est déjà prière est publique.
rompu, que le président de l'assemblée chrétienne a Une autre hypothèse est encore vraisemblable. A
871 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHÈ 872
côté des prières qu'improvisaient le prophète ou D'après le quatrième évangile, Jésus ne révèle-t-il
l'évèque et qui étaient autant de variations sur un pas qu'il est le cep, au cours ou à la suite du repas
thème consacré, il pouvait y avoir des prières qui d'adieu dans lequel il tint la promesse de donner
étaient dites au nom du peuple par l'officiant, et sa chair à manger et son sang à boire? vi, 53, 54, 55,
auquel le peuple s'associait de cœur, même s'il ne les 56. — Déjà dans la plus haute antiquité ce rappro-
récitait pas publiquement. Il convenait donc de les chement était connu. Clément d'Alexandrie compare
insérer dans un recueil composé pour les simples fidèles. le vin que produit le raisin avec le sang de Jésus,

i. La première formule dite par les assistants parle Psedag., v, 15, P. G., t. vm, col. 267; et il désigne
« de la vigne de David ». Il est donc d'abord rendu comme le vin que le Christ versa pour nos âmes bles-
grâces pour la coupe, ix, 1. Pourquoi cet ordre est-il sées, le sang de la vigne de David. Quis dives, xxix,
suivi? On a proposé diverses réponses Le récit de
: t. ix, col. 633. Voir encore Origène, Homil. in Jud.,

saint Luc qui signale deux coupes commence par la vi, 2 « Avant que nous soyons enivrés du sang de la
:

bénédiction de l'une d'elles. Saint Paul, I Cor., x, vraie vigne qui vient de la racine de David. » P. G.,
16, parle du calice avant de nommer !e pain. La t. xii,col. 957. Il faut donc comprendre ainsi la prière
cérémonie du sabbat, le vendredi soir, commençait de Didachè : « Nous te rendons grâces pour le sang
la
par la bénédiction d'une coupe de vin. C'est le rite sacré de Jésus ton serviteur que tu nous a fait
du kiddùs. Puis venait le repas du soir lequel, après connaître par Jésus ton serviteur. » Struckmann, Die
J'ablution des mains, débutait par une bénédiction Gegenwart Chrisli, p. 11.
du pain. L'eucharistie se plaçait à la fin d'une agape, Cette phrase s'explique fort bien à ce moment.
etc.. L'officiant vient de bénir la coupe, il a rappelé la
Le moins important qu'on ne serait d'abord
fait est parole de Jésus « Ceci est mon sang. » Donc, il est
:

tenté de En effet, dans le même chapitre,


le croire. tout naturel que les assistants répondent « Nous te :

quelques lignes plus loin, la Didachè suit l'ordre remercions, ô notre Dieu, pour le sang de Jésus que
ordinaire « Que personne ne mange ni ne
: boive de tu nous as fait connaître par les propres paroles de
votre eucharistie! » ix, 5. —
«Maître tout-puissant,... Jésus. » Il n'est pas jusqu'à la doxologie «A toi la :

tu as donné aux hommes la nourriture et la boisson... gloire dans les siècles », qui ne se retrouve dans les
A nous tu as fait largesse d'un aliment et d'un breu- écrits du Nouveau Testament : Rom., xi, 36; Gai.,
vage. » x, 3. De même saint Paul qui, dans le récit i, 5; Phil., iv, 20, Tim., iv, 18; Hebr., xm, 21.
II
de l'institution, place le pain avant le vin, I Cor., /. Suit une formule d'eucharistie pour le pain
xi, 23-29, suit l'ordre inverse, dans une argumentation rompu, ix, 3 «Nous te rendons grâces, ô notre Dieu,
:

que donne la même lettre. I Cor., x, 16-21. Il ne s'agit disent les assistants, pour la vie et la science que tu
pas d'ailleurs ici du rite qu'accomplissent les ministres nous as fait connaître par Jésus ton serviteur ». Suit
liturgiques, mais des paroles que prononcent les immédiatement la même doxologie « A toi la gloire :

assistants. dans les siècles. »

Voici ces mots « Nous te rendons grâces, ô notre


: Cette fois encore on ne peut que constater combien
Père, pour la sainte vigne de David, ton serviteur, ce texte est différent de celui des bénédictions juives
que tu nous as fait connaître par Jésus ton servi- prononcées sur le pain à l'ouverture du sabbat.
teur. » Suit immédiatement la doxologie « A toi la
: Klein, op. cit., p. 135-136. « Sois loué, Éternel, notre
gloire dans les siècles! » ix, 2. On a rapproché cette Dieu, roi de l'univers, qui fais produire le pain à la
formule de celle de la bénédiction du vin au kiddùs : terre. » Mischna, Berachoth. vi, 1. Comme le dit
« Sois loué, Éternel, notre Dieu, roi de l'univers, créa- Lietzmann, de tels rapprochements il n'y a pour
teur du fruit de la vigne », qu'on trouve dans la ainsi dire rien à tirer. Op. cit., p. 231, n. 1.
Mischna, Berachoth, vi, 1. Voir Klein, Die Gebete in der De nouveau, demandons aux écrits du Nouveau
Didachè, dans Zeitschrijt fur die N. T. Wissenschaft, Testament le sens de la prière de la Didachè. Ici
1908, t. ix, p. 131. En réalité, il n'y a rien de encore, Dieu est appelé comme dans l'Évangile
commun entre les deux prières, si ce n'est le mot notre Père. Une seconde fois, il est dit que Jésus
vigne. son serviteur nous a fait connaître un don. Puisque
Le texte de la Did ichè est tout à fait chrétien. Dieu précédemment il a été parlé de la révélation par le
y est appelé « notre Père », comme dans l'Oraison Christ de son propre sang par ses paroles, la symétrie
dominicale. Quant aux mots « vigne de David », ils des phrases semble exiger que cette fois il soit fait
rappellent le ps. lxxx, 9-20. On peut donc admettre allusion aux mots du Christ par lesquels il montre
que Dieu est remercié d'avoir révélé à la communauté dans le pain son corps. C'est ce que confirme l'examen
chrétienne le sens messianique de ce texte de l'Ancien des paroles prononcées par les fidèles « Nous te :

Testament. Lietzmann, op. cit., p. 233. rendons grâces pour la vie et la science. » La chair
Mais c'est surtout le Nouveau qui permet de du Christ est appelée dans le IV e évangile le pain de
comprendre la prière de la Didachè D'après l'évan-
: vie, vi, 49, la pain vivant, vi, 51, le pain qui donne la
gile de saint Jean, Jésus est la vigne, xv, 1, 4, 5, vie, vi, 51, 53, 51, 57, 58. Et cette vie, dit Jésus
vigne sainte, car, si on lui est uni, on porte du fruit, d'après saint Jean, consiste à connaître le Père et
xv, 5. Les premiers chrétiens estimaient « qu'une celui qui l'a envoyé, xvn, 3, la vie c'est la gnose.
onction l'avait consacré.». Act., iv, 27. Il était pour Si donc, au cours de la fraction, les mots « Ceci est
eux « le saint serviteur de Dieu ». Act., iv, 30; m, mon corps » ont été prononcés par l'officiant, on com-
13, 26. Enfin l'Apocalypse le nomme le rejeton et le prend que les fidèles fassent maintenant action de
fils de David, xxn, 16. Qu'on unisse ces trois termes grâces à Dieu le Père pour la vie et la science qu'il
et on obtient la phrase de la Didachè : «La sainte vigne leur a révélées par Jésus son serviteur, lorsque
de David. » Il s'agit donc de Jésus. celui-ci offrit aux hommes sa chair à manger. Une
Mais la phrase ne peut se ramener à la suivante : doxologie pareille à celle qui a déjà été étudiée sépare
« Nous te rendons grâces pour Jésus ton serviteur cette prière de la suivante.
que tu nous a fait conna tre par Jésus ton serviteur. » À\ Les fidèles adressent alors pour l'Ég'ise une
Il faut aller plus loin si on veut donner à cette supplication que suggère la pensée de la fraction
prière un sens. Le vin est appelé par l'Écriture le des morceaux de pain dissociés puis- réunis. Il est
sang de la grappe. Gen., xlix, 11. Il est donc naturel intéressant de relever ici la plus ancienne forme
de croire que cette sainte vigne de David pour laquelle d'une prière liturgique pour l'Église. Il semble donc
les fidèles font action de grâces, c'est le sang du Christ. bien qu'un des effets attendus de la synaxe eucha-
873 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHK 874

ristique soit l'union future de toutes les commu- veibe a pu être employé par saint Paul, Rom., xv,
nautés, de tous les fidèles dans le royaume de Dieu. 24, au sens figuré: « .l'aurai rassasié mon désir ».
Les grains de blé dont se compose ce pain rompu Pourquoi ne devrait-on pas dire de la communion
étaient autrefois disséminés sur les collines, ils ont qu'elle rassasie les fidèles? Le réalisme de l'expres-
«

été rassemblés pour devenir un seul tout «Qu'ainsi : sion pourrait très bien s'appliquer à la réception
ton Église puisse être rassemblée des extrémités de de l'eucharistie nourriture spiiituelle. » Hemmer,
la terre dans ton royaume. » op. cit., p. i.i. Remaniant ce passage, l'auteur des
Peut-être cette fois le rapprochement qu'on a Constitutions apostoliques, vu, 26, n'a pas hésité à
établi entre cette prière et des formules juives est-il cioire qu'il s'agissait ici, non d'un repas, mais de la
un peu moins gratuit. Lietzmann, op. cit., p. 235, communion. Or il « était mieux placé que nous pour
cite ces textes anciens « Élève une bannière pour
: comprendre le sens de la Didachè. » Goguel, op. cit.,
rassembler des quatre coins de la terre tous nos p. 233. Tout ce qui précède, tout ce qui suit montre
exilés en noire pays. —
Béni soit Jahvé qui réunira d'ailleurs que la Didachè ne mentionne ni un festin
les dispersés de son peuple Israël. » Il est permis purement profane, ni un banquet religieux quel-
d'admettre que les convertis venus du judaïsme et conque, mais un repas où est mangée une eucharistie,
habitués à réciter des prières semblables pour le ix, 5, où sont reçus un aliment et un breuvage spi-
retour des Juifs de la dispersion en Palestine, aient lituels. x, 3. Voir Volker, Mysterium und Agape,
éprouvé le besoin de les conserver plus ou moins Gotha, 1927, p. 106-107,
modifiées, mais dites désormais au profit du nouveau Néanmoins le mot s'explique encore bien mieux
peuple de Dieu. Que tous ses membres et toutes ses si on admet que dans le milieu auquel était destinée
Églises dispersées se réunissent dans le royaume la Didachè, l'eucharistie se célébrait au cours d'un
messianique à la manière dont les grains de blé repas commun et fraternel Il en avait été ainsi à
.

sont associés en un seul tout, l'aliment eucharistique. Jérusalem à l'origine. Cette habitude existait aussi
Tout naturellement, on se rappelle la parole de à Corinthe. Qu'on la tienne pour légitime ou abu-
saint Paul « Puisqu'il y a un seul pain, nous formons
: sive, qu'on attribue son origine à une initiative des
un seul corps, tout en étant plusieuis. » I Cor., x, fidèles de cette Église ou à un ordre primitif de son
17. Cependant il faut avouer que le terme de compa- fondateur, le fait est indiscutable. Ce qui s'est passé
raison n'est pas le même, et que si l'apôtre pense ici en Grèce ne s'est-il vu nulle part ailleurs? Dans les
à l'unité mystique du corps du Christ qu'est l'Église, communautés où parut la Didachè n'a-t-on pas pu
la Didachè évoque plutôt la pensée de la fusion future vouloir reproduire plus complètement la première
de tous les chrétiens, de toutes les communautés cène, ou profiter de l'usage juif du repas plus ou moins
dans le royaume eschatologique. Néanmoins, il y religieux pris en commun pour y célébrer l'eucha-
a une idée semblable à relever dans l'un et l'autre ristie? Ainsi s'expliquerait le mot rassasier. Il faut
cas. Le rite eucharistique, d'après la Didachè comme bien en convenir « l'expression [istol tô è[X7rXr CT0f,vat,
:
;

d'après saint Paul, est un symbole d'unité catholique x, 1, se prête admirablement soit à la théorie de
et un moyen de l'obtenir. —
La doxologie un peu l'agape jointe à l'eucharistie, soit à ia théorie d'un
plus longue « A lui la gloire et la puissance », ix, 4, repas semi-liturgique sans attache à l'eucharistie. »
se retrouve dans I Petr., v, 11, et Apoc, r, 6. Hemmer, op. cit., p. li, Or, cette dernière hypothèse
/. A cet endroit se place une remarque importante, ne peut être admise Tout montre qu'en cet endroit
:

ix, 5 :Pour manger, pour boire l'eucharistie, il faut la Didachè parle de l'eucharistie, de sa célébration et
être baptisé. C'est à ce sujet que le Seigneur a dit : de son contenu, de la communion et des dispositions
« Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens ». Ce der- qu'elle requiert. Ne voir ici qu'une agape, un repas
nier mot est dans Matth., vu, 6. plus ou moins religieux, à plus forte raison un ban-
Cette observation était-elle faite à haute voix quet profane, c'est ne tenir aucun compte de don-
comme plus tard le Scinda sanctis prononcé avant nées très claires et irrécusables. Mais, au contraire,
la communion? Ou bien "les prières sont-elles ici admettre que la communion était liée à une cène
coupées par une rubrique, par l'énoncé d'une règle chrétienne, c'est mieux expliquer le mot rassasier
morale? Il est difficile de répondre à la question. et peut-être se préparer à comprendre plus facilement
Publiée ou non, cette défense montre que Veucha- les prières qui vont suivie.
ristie dont il est parlé n'est pas un repas religieux n. Après que les fidèles se sont rassasiés, ils pro-
quelconque. Si elle était une agape, on pourrait moins noncent deux actions de grâces et une supplication
facilement lui appliquer le mot de Matth., vit, 6 «Ne : pour l'Église.
donnez pas les choses saintes aux chiens. » Le sens La première formule est ainsi conçue « Nous
:

est des plus clairs. De même qu'en Israël la viande te rendons grâces, ô Dieu saint, pour ton saint nom
des sacrifices n'était pas jetée aux animaux, de même, que tu as fait habiter dans nos cœurs, pour la connais-
puisque l'eucharistie est un sacrifice pur, xiv, 1, 3, sance, la foi et l'immortalité que tu nous a révélées
l'infidèle ne doit pas y participer. par Jésus ton serviteur. Gloire à toi dans les siècles » 1

Avait-il droit d'assister au rite chrétien sans


le Noter qu'aptes la communion le mot saint est immé-
communier? Le texte ne résoud ni ne pose la question. diatement prononcé, qu'il l'est deux fois « Père saint »,
:

Si on songe à ce qu'enseigne la Didachè de la sainteté « pour ton saint nom ». Rien ici du trisanion, mais la

du rite, xiv. si on se rappelle que la participation d'un répétition du mot pourrait rappeller la liturgie eucha-
disciple du Christ en lutte contre un de ses frères ris- ristique. D'autre part, comme au c. xiv, l'attention
que de souiller le sacrifice de tous, xiv, 2, il est diffi- de l'auteur et par lui celle du lecteur sont attirées sur
cile d'admettre que la présence d'un infidèle ait pu l'attribut de pureté. Tout de suite réapparaît le voca-
être tolérée pendant que s'accomplissait l'eucharistie. bulaire du IV e évangile « Père saint.
: Joa., xvii, 11.
<<

m. C'est à ce moment que pour employer l'expres- Il faut même observer que Jésus employa ces mots
sion de la Didachè, les fidèles se rassasiaient. Qu'en- dans la prière sacei dotale prononcée par lui à la
tendre par ce mot? dernière cène, et où cei tains critiques ont voulu
On a dit qu'un pareil tcime ne pouvait désigner voir une eucharistie ou un type d'eucharistie.
l'eucharistie, la communion, mais devait s'appliquer Si on n'avait célébré qu'une agape, un banquet reli-
à une agape, à un repas proprement dit, à une opé- gieux, il eût été normal de remercier d'abord de la
ration qui apaise la faim (Zahn, Weizsacker, Haupt, nourriture et du breuvage. Au contraire, s'il y a eu
Beming, Béville). Il a été répondu que ce même communion, on comprend mieux que pour elle avant
875 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHÈ 876
tout les participants expriment leur gratitude. « Nous et assure pour toujours la vie en Jésus-Christ.
te rendons grâces, ô Père saint pour ton saint nom Eph., xx, 2. Voir encore un papyrus inédit de Berlin
que tu as fait habiter dans nos cœurs. » Le nom de cité par Lietzmann, op. cit., p. 257, et qui parle d'un
Dieu, c'est sa force, son esprit, sa vérité, quelque remède d'immortalité, <pàpu.<xxov àÔavaotaç, d'un
chose de sa personne. Lietzmann, op. cil., p. 235. Le antidote de vie, àvTÎSoTOv ÇoTJç.
Père les a fait habiter en nos cœurs. Cette locution La doxologie déjà relevée (Uoire à toi dans les
:

est aussi juste que claire pour désigner la participation siècles, sépare cette prière de la suivante. Celle-ci
au .corps et au sang du Fils de Dieu. Plusieurs textes exalte la création par le Tout-Puissant de l'univers
de l'Ancien Testament l'établissent Dieu fait habiter
: en l'honneur de son nom; le don qu'il a fait aux
son nom là où il a son séjour, sa demeure, son trône, hommes de la nouniture et de la boisson: enfin le
son temple. Ainsi on lit dans Jérémie.vn, 12 «Allez : bienfait dont il les gratifie en leur accordant par son
à ma demeure qui était à Silo, où j'avais autrefois serviteur un aliment et un breuvage spirituels ainsi
fait habiter mon nom. » Semblablement il est dit dans que la vie éternelle. Aussi la Didachè conclut-elle en
Ézéchiel, xliii, 7 « Fils de l'homme, c'est le lieu de
: invitant les chrétiens à rendre grâces pour de telles
mon trône où j'habiterai au milieu des enfants largesses qui mettent si fortement en relief la puis-
d'Israël. » De même, dans I Esdr., vi, 12, il est dit du sance de Dieu.
temple que Dieu « y fait résider son nom ». Et dans La présence de cette pi ière est une nouvelle preuve
Néhémie, i, 9, la Palestine est appelée le lieu que Dieu que la Didachè ne décritjpas un repas chrétien distinct
« a choisi pour y faire habiter son nom ». Quand on a de l'eucharistie. Dans toutes les liturgies, on trouve
rappelé ces textes, il est impossible de ne pas com- une formule plus spécialement consacrée à l'action
prendre ainsi la Didachè « Nous te rendons grâces,
: de grâces. C'est la prière eucharistique par excellence.
ô Père saint, pour avoir fait de nos cœurs ton séjour, ta On y remercie le Très-Haut de la création et de tous
demeure, ton trône, ton temple. » On ne saurait expri- ses bienfaits. Ne possédons-nous pas ici le type le
mer plus clairement le concept de communion. plus ancien de cette solennelle supplication?
C'est encore ce qu'on est obligé de conclure, si on Parmi les dons de Dieu est spécialement signalé
rapproche ces mêmes paroles de la Didachè de la l'octroi de la nourriture et de la boisson qui susten-
prière eucharistique ou sacerdotale que, d'après saint tent notre corps. Ensuite seulement sont exaltés
Jean, Jésus prononça lors de la dernière cène. Les l'aliment et le breuvage spirituels. Cette distinction,
similitudes sont frappantes. Jésus le déclare: Il a cette mention expresse des deux dons ne sont-elles
manifesté le nom du Père à ses disciples. Joa., xvn, pas motivées par le fait que, dans les milieux où
6. Il le leur a fait connaître, afin qu'il soit lui aussi en parut la Didachè, le iite de la communion eucha-
eux. xvn, 26. En ce nom, il les a conservés pendant ristique est encore uni à un repas, à une cène propre-
qu'fV était avec eux, xvn, 12, « et maintenant, Père ment dite. Si les fidèles viennent de rassasier et leur
saint, gardez-les en ce nom, afin qu'ils ne fassent corps et leur âme, le langage de la Didachè s'explique'
qu'un comme nous. » xvn, 11. —
Ainsi dans le nom du encore mieux, les chrétiens sont alors tenus de remer-
Père s'accomplit la communion des disciples entre eux cier expressément et pour la nourriture matérielle
et avec le Verbe fait chair qui habite parmi nous, i, 14. et pour la nourriture spirituelle.
C'est encore dans le même langage du IV e évangile Cette dernière est un bien propre aux chrétiens.
que sont décrits par la Didachè les fruits de cette « Aux hommes Dieu a donné la nourriture...; à
présence de Jésus « Nous te remercions, pour
: nous baptisés, à nous seuls « il a octroyé un aliment
»,

la connaissance, fidiaztà-, °t ,a IQ i> Tc'.aTeco;, et et un breuvage spirituels, ainsi qu'une vie éternelle
l'immortalité, àjavxcnaç, que tu nous a révélées, par son serviteur ». Ces mots s'entendent-ils seule-
Y^copiÇsu par Jésus ton serviteur. » Voilà bien ce
,
ment de la foi et de la gnose? Non, semble-t-il, car
qu'apporte le Christ, d'après la prière johannique de déjà il en a été expressément parlé. L'antithèse entre
la dernière cène « J'ai manifesté votre nom aux
: le don spirituel et la nourriture matérielle se comprend
hommes que vous m'avez donnés, xvn, 6. Je le leur mieux s'il l'aiment et du breuvage
est question ici de
ai fait connaître, y^cop^e.v. 26. Ils savent à présent, eucharistiques. Ils sont vraiment les mets que Dieu le
Yv»ôjct:ç, que tout ce que vous m'avez donné vient Père nous a donnés par Jésus, son serviteur. C'est
de vous, 7, que je viens de vous, 8 et que vous m'avez lui qui à la dernière cène nous en a dotés. Hemmer,
envoyé. 8. Aussi ont-ils cru, Trî.art.^, 8, et d'autres op. cit., p. xlviii. Cette fois encore, les mots employés
croiront en moi. 20. C'est dire qu'ils obtiendront la rappellent le vocabulaire de saint Jean « Travaillez
:

vie éternelle, Çw/] ccîomoç = à'îavacna, car la vie non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui
éternelle, Jésus, c'est qu'ils vous connaissent,
dit demeure en vue de la vie éternelle. » vi, 27.
yjù>(yi'., Père, le seul vrai Dieu et celui qu'il a
le Une nouvelle doxologie nous avertit que la prière
envoyé, xvn, 3. Et le c. vi de saint Jean, où est finit et qu'une troisième commence. Cette dernière
promis le pain de vie, l'eucharistie, affirme aussi est une supplication pour l'Église. Elle débute par
que, si l'on mange de cette nourriture, on ne meurt les mots Mvtqo-Stjti, Souviens-toi. C'est donc le premier
:

pas, vi, 50; on vit éternellement, vi, 51. Ainsi dans la type des prières liturgiques dites Mémento. Et dans
seu'e prière dite à la dernière cène par le Christ toutes les liturgies postérieures se trouve» une ou
et conservée par saint Jean apparaissent tous les plusieurs supplications pour la communauté, pour
mats de la Didachè, toutes les idées qu'elle exprime. l'Église. La présence de cette prière n'atteste-t-elle pas
Cet écrit nous fait donc bien connaître ici l'acte aussi que la Didachè ne décrit pas une simple agape,
qui commémore le dernier repas du Seigneur et qui un repas religieux quelconque? Nous sommes en face
mît les disciples communion avec lui comme les
en d'un service eucharistique, avec ou sans repas.
douze l'ont au cénacle.
été Dans cette prière, de nouveau il faut relever la
On se convaincra davantage encore qu'il n'y a parenté des formules avec les expressions johanniques.
pas seulement ici un repas fraternel et religieux, une « Souviens-toi, Seigneur, de délivrer ton Église de
agipe, si l'on observe que, dès la plus haute anti- tout mal ». x, 5. Ainsi —
et c'est toujours dans la
quité, d'autres documents signalent comme un effet prière eucharistique de la dernière cène rapportée
de l'eucharistie la vie éternelle. Ainsi fait presque au par le quatrième évangile —
on lit «:Je ne vous
même moment saint Ignace d'Antioche Il parle demande pas de les ôter du monde, mai; de les

:

d'elle comme d'un remède d'immortalité, <pipu,axov garder du mal. » xvn, 15. « Souviens-toi, Seigneur,

àîx «j'.a;, d'un antidote qui préserve de la mort continue la Didachè, de rendre ton Église p:irjaile
877 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHÈ 878

dans ton amour. » x, 5. Et Jésus, cette fois encore chair.Car sa miséricorde est éternelle. » La formule
dans la même prière eucharistique de saint Jean, correspondante de la Didachè remercie le Maître
dit « Que mes disciples • soient parfaitement uns,
: Tout-Puissant d'avoir créé l'univers en l'honneur de
et que le monde connaisse que vous les avez aimés son nom, de donner aux hommes nourriture et bois-
comme vous m'avez aimé, xvn, 23. » son, afin qu'ils rendent grâces, et enfin d'accorder
La même prière de la Didachè s'achève par cette aux fidèles un aliment un breuvage spirituels,
et
dernière supplication Et rassemble-la des quatre
: •< ainsi que la vie éternelle par son serviteur Jésus. »
vents, cette (Église) sanctifiée dans ton royaume On le voit, les ressemblances verbales sont insigni-
que tu lui as préparé. » Cette conclusion est toute fiantes. Et entre les idées, quelles différences I La
naturelle. Après avoir demandé pour l'Eglise les grandeur du bienfait matériel est mieux exprimée :

grâces dont elle a besoin sur terre, les fidèles solli- pour les chrétiens, l'univers n'est pas seulement
citent l'union finale de ses membres dans le royaume. nourri, mais créé. Ils énoncent le motif dernier des
On sait que dans toutes les liturgies postérieures se largesses divines. Ils exaltent l'aliment spirituel du
trouve une anamnèse. Pour faire l'acte eucharistique, chrétien et rappellent qu'il leur a été donné par
l'action de grâces en mémoire du Seigneur, on réca- Jésus.
pitule ses principaux mystères. Un grand nombre En second remerciaient Dieu « pour
lieu, les Juifs
de liturgies, toutes celles d'Orient, mentionnent avec le don d'un pays spacieux, exquis
et magnifique, pour
la passion, la mort et la résurrection de Jésus-Christ, la sortie de l'Egypte et la délivrance de l'esclavage,
l'attente du dernier avènement. D'autres rappellent pour l'alliance marquée dans leur chair, pour sa loi
l'ascension par laquelle le Christ est monté à la et ses commandements, pour la vie donnée par grâce
droite du Père pour préparer en son royaume une et miséricorde. » On a essayé de rapprocher cette
place à ses disciples. On peut donc être tenté de formule de la première partie de la prière d'action
voir dans la Didaehè une ébauche de cette partie de de grâces de la Didachè. Ou bien on ne découvre rien
l' anamnèse. Cette circonstance nous confirme dans de semblable, ou bien on est obligé de conclure que
la conviction que le rite ici décrit est bien une les chrétiens venus du judaïsme ne se sont souvenus
eucharistie et non un simp'e repas fraternel plus ou de leurs antiques prières que pour les transformer
moins religieux. totalement. Israël remercie Dieu d'avoir invité ses
Ilnaturel que le vœu eschatologique de la
est aïeux à résider en Palestine, les fidèles rendent grâces
Didachè ressemble aux déclarations du Christ sur au Père de ce qu'il fait habiter son nom dans leurs
le dernier avènement. On lit, Matth., xxiv, 31 « Le : cœurs. Et ce don s'oppose encore à une autre faveur
Fils de l'homme enverra ses anges... et ils rassem- que célèbrent les juifs, celle de l'alliance divine marquée
bleront ses élus des quatre vents. » Et le même dans leur chair. A la Loi, aux commandements, sont
évangéliste appelle l'endroit réservé aux justes à la substituées la gnose, la foi et l'immortalité.
fin des temps « le royaume qui leur a été préparé
: Quant à la dernière prière, il est naturel d'admettre
dès l'origine du monde. » Matth., xxv, 34. Mais, que les fidèles de la Didachè, juifs de la veille, ont
même en cette partie des prières de la Didachè, on eu la pensée de transformer une demande pour
relève un nouveau trait de ressemblance avec la Jérusalem er une supplication pour l'Église. Mais
supplication eucharistique prononcée par Jésus les deux forr ules sont tout à fait différentes. « Prends
à la dernière cène et conservée dans le IV e évangile. pitié d'Israë. dit le juif. Le chrétien sait que Dieu
•>,

Il y est demandé que le Père « sanctifie » les disciples. l'a fait aussi lui demande-t-il seulement de se sou-
:

xvti, 17. « Pour eux, dit encore Jésus, je me sanctifie, venir de l'Église. Et il ne peut rien emprunter à son
afin qu'eux aussi soient sanctifiés en vérité. » xvn, 19. ancien langage « Prends pitié, Éternel, notre Dieu,
:

Or, cette Église que les chrétiens de la Didachè d'Israël ton peuple, de Jérusalem ta ville, de Sion
demandent au Père de rassembler des quatre vents, séjour de ta souveraineté, de David ton oint et de sa
ils l'appellent précisément la sanctifiée. Le mot fait maison et de son royaume, de ton grand et saint
sans doute allusion à sa pureté morale; mais, si on le temple d'où ton nom est connu. Notre Dieu, notre
rapproche, et on a le droit de le faire, de la déclara- père, notre pasteur, nourris-nous, soigne-nous, garde-
tion de Jésus, la phrase devient « Rassemble dans : nous, libère-nous » C'est à peine si quelques mots
1

ton royaume cette Église sanctifiée, parce que le peuvent être passés d'une prière dans l'autre, encore
Christ s'est offert pour elle en sacrifice. » On voit ont-ils pris un sens nouveau Libère-nous, non :

comme cette affirmation est à sa place au cours plus du joug étranger, mais de tout mal. Ce qui est
d'une cérémonie qui elle-même, d'après la Didachè, est saint, ce n'est pas le temple, mais VÉglise. Le
« un sacrifice ». royaume auquel pense le chrétien n'est pas celui de
A la fin du
Pater, dans la Didachè, se trouve la David, mais celui que Dieu lui a préparé.
doxologie qui suit la prière « Rassemble-la des : Si on souligne ces contrastes, si on se rappelle, au
quatre vents du ciel... » Dans les deux endroits, on contraire, que la plupart des phrases, des mots de
lit les mêmes mots « Car à toi est la puissance et la
: la Didachè font écho à des paroles évangéliques et en
gloire dans les siècles. » Faut-il conclure que l'orai- particulier au discours prononcé par Jésus à la der-
son dominicale avait sa place dans le rite relaté par nière cène, d'après saint Jean, on est obligé de
la Didachè? C'est, sinon démontré, du moins vrai- conclure que la nouveauté toute chrétienne des
semblable. Lebreton, La prière dans l'Église primi- piières est indéniable les conveitis se sont souvenus
:

tive, dans Recherches de science religieuse, 192-1, p. 14. des formules anciennes pour les vider ou les dépasser;
L'originalité des trois oraisons que fait dire la à l'antique repas juif succède l'eucharistie chrétienne
Didachè par les fidèles après qu'ils se sont rassasiés, la plus authentique. Volker, op. cit., p. 106.
apparaît dans un éclat saisissant, si on les compare, o. Les prières précédentes closes par une doxolo-
comme la fait Klein, aux bénédictions quotidiennes gie un peu plus longue, la Didachè porte ces mots :

de la table jadis en usage chez les Juifs, telle qu'on « Vienne la grâce et que ce monde passe Hosanna 1

les trouve dans le Talmud et qui remontent à une au Dieu de David! Si quelqu'un est saint, qu'il vienne!
très haute antiquité. Si quelqu'un ne l'est pas, qu'il fasse pénitence.
L'action de grâces d'Israël pour remercier Dieu des Maran atha. Amen. » x, 6.
aliments est la suivante « Sois loué, ô Éternel, roi
: Lagrâce dont on souhaite la venue pourrait consis-
de l'univers qui nourris le monde par ta bonté, en ter dans les dons, la faveur de Dieu. Lietzmann,
toute grâce et miséricorde. Il donne le pain à toute op. cit., p. 237, propose de voir dans ce mot X<xp'-Ç lln
879 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : LA DIDACHÈ 880

synonyme de X6yoç. C'est donc Seigneur qui


le Dans les textes les plus anciens, nous lisons celte
serait ainsi appelé. La phrase présenterait fort
se parole de Christ : « Je ne boirai plus du fruit de la

bien : « Vienne le Seigneur et que ce monde passe. » vigne jusqu'à ce que le royaume de Dieu soit venu
On s'est demandé s'il ne fallait pas rectifier la (jusqu'à ce que je le boive à nouveau dans le royaume
proposition suivante et lire « Hosanna au fils de : de mon Père) », Matth., xxvi, 29; Marc, xiv, 25;
David » Certains éditeurs l'ont cru, et ont ainsi
I
Luc, xxn, 18. Et saint Paul écrit « Toutes les fois
:

reproduit ici l'acclamation des Rameaux, telle que que vous mangez ce pain..., vous annoncez la mort
la. rapporte Matth., xxi, 9, 10, avec qui s'accorde si du Seigneur jusqu'à ce qu'il vienne. » I Cor., xi, 26.
souvent la Didachè. Peut-être cependant est-ce pour D'autre part, dans les liturgies postéiieures, on trouve
tenir compte de la remarque du même évangile, xxn, exprimée la pensée de l'avènement du Seigneur, du
42-46 « Le Christ n'est pas seulement le fils, il est le
:
royaume à venir ou de l'ascension. Il est donc natu-
Seigneur de David », que la Didachè a préféré au rel que la Didachè ne fasse pas exception. Or, préci-

mot 6ew le mot utco. Ce qui est hors de doute, c'est sément dans la prière qui vient de se terminer avant
que nous rencontrons ici pour la première fois un ces acclamations, il a été souhaité que « des quatre
morceau du Sanctus liturgique. L'expression ara-
• vents du ciel le Seigneur rassemble son Église dans
méenne Maranatha peut se comprendre de deux le royaume qu'il lui a préparé ». Il n'y a donc ici
manières « Le Seigneur est venu »,
:
Maran atha ou aucun hiatus. De la manière la plus harmonieuse l'es-
bien « Venez, Seigneur, Jésus »,
: Zîarana tha. prit développe la pensée déjà émise. Comme le fait
Zahn, Forschungen zut Geschichle des N. T. Kanons, observer fort justement Goguel, op. cit., p. 234, à la
t. m, Erlangen, 1884, p. 294, et Berning, op. cit., suite de Harnack, ces aspirations eschatologiques
p. 169, se servent de ces acclamations pour soutenir sont ici tout à fait à leur- place. « La conclusion clôt
que la Didachè a précédemment parlé de l'agape, et l'acte, mais en le dépassant la communauté qui vient
:

qu'ici seulement elle invite les chrétiens à recevoir de se nouirir à la table du Seigneur, soupire après sa
l'eucharistie. Ainsi devrait-on comprendre les souhaits : venue. »
Vienne la grâce et Maranatha! Ainsi se justifierait Ces sentiments se traduisent sous la forme d'accla-
l'appel « Si quelqu'un est saint, qu'il vienne! » Ainsi
: mations liturgiques, pense Battiiïol, op. cit., p. 64,
s'expliquerait la place faite au Sanctus qui dans n. 1. Fort ingénieusement, il rapproche des mots de la
les autres liturgies n'est pas après la communion. Didachè « Si
: quelqu'un est saint, qu'il vienne; si
Mais, nous l'avons établi, ce sentiment se heurte quelqu'un ne l'est pas, qu'il fasse pénitence, Maran-
au texte même de la Didachè, ix, 5 et x, 1. Nous atha », d'autres paroles d'une forme tout à fait iden-
croyons aussi l'avoir montré toutes les piières dites : tique la conclusion de I Cor., xvr, 22 « Si quelqu'un
: :

par les fidèles avant et après qu'ils se rassasient, ne n'aime pas le Seigneur, qu'il soit anathème, Maran-
s'expliquent vraiment que si elles sont prononcées atha ». Cette similitude ne donnerait-elle pas à croire
au cours d'un service eucharistique, joint ou non à une que dans les assemblées chrétiennes on employait
agape. Les mots Vienne la grâce et Maranatha, peuvent
: ce type d'acclamations? Lietzmann, lui aussi, op. cit.,
d'ailleurs avoir un sens eschatologique et ne pas se p. 237, a, non sans vraisemblance, proposé de compo-
rapporter à la communion. Quant au Sanctus, sa place ser avec ces phrases le dialogue suivant L'officiant : :

a varié. En fait, dans le VIII e livre des Constitu- Vienne la grâce et que le monde passe. —
Le peuple :

tions apostoliques, l'Hosanna suit la communion. Hosanna au Dieu ( au Fils) de David. —


L'officiant :

Seuls en réalité les mots « Si quelqu'un est saint, : Si quelqu'un est saint, qu'il vienne: s'il ne l'est pas,
qu'il vienne S'il ne l'est pas, qu'il fasse pénitence
I
» 1 qu'il fasse pénitence. Maranatha. —
Le peuple :

paraissent ne pas être à leur place. Quand on les Amen.


examine de près, on est moins porté à croire qu'ils L'hypothèse n'a rien d'invraisemblable. Une autre
devaient précéder la communion. Il est dit que le moins probable a été émise. On s'est demandé s'il
saint doit venir. Mais à cette époque, on ne se pré- ne fallait pas voir dans ces courtes phrases, soit des
sentait pas à une table de communion comme aujour- amorces de cantiques chantés par la communauté,
d'hui les convives étaient assis à un repas et on
: soit un résidu d'hymnes ayant été autrefois en usage.
faisait circuler le pain et la coupe. Les mots Si : Cf. Vonder Golz, Das Gebet in der àltesten Christen-
quelqu'un est saint, qu'il vienne, s'il ne l'est pas, qu'il heit, Leipzig, 1911, p. 211 sq.; Goguel, op. cit.,
fasse pénitewi, nous semblent donc être non pas un p. 233, 234. « La première phrase, dit-on, a un carac-
appel à la communion, mais le vœu que s'accroisse le tère rythmique très net. » D'autre part, l'Hosanna
nombre de ceux qui participent aux mystères chré- a toujours fait partie d'un cantique. Les mots : « Si
tiens. L'appel à la communion a pris place avant que quelqu'un est saint », « Le Seigneur vient », sont de
les fidèles se rassasient. C'est alors Didachè met que la ceux qui seraient tout à fait à leur place dans un
les mots : « Que personne ne mange
ne boive de ni chant de communion. A l'appui de ce sentiment, on
votre eucharistie, si ce n'est les baptisés au nom pourrait observer que des psaumes étaient placés à la
du Seigneur, car c'est à ce sujet que le Seigneur a dit : fin du repas de Pâques, et qu'après la première cène,
« Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens. » ix, 5. l'hymne avait été récité. Matth., xxvi, 30.
Lietzmann, op. cit., p. 236-237, croit que ces excla- Par contre, on a fait remarquer non sans raison
mations finales ne sont pas eschatologiques, mais que chacune de ces acclamations a un sens total et se
devaient précéder l'eucharistie. Il propose de les suffit à elle-même, que toutes se retrouvent ailleurs,
placer avant le c. x, à côté de l'invitation « Que : soit dans le Nouveau Testament, soit dans la Didachè.
personne ne mange ni ne boive de votre eucharistie Il est donc peu vraisemblable qu'elles soient des
s'il n'est pas baptisé. » Les prières auraient été incipit de cantiques. Lebreton, op. cit., p. 109-110.
rejetées à la fin, parce qu'elles sont en forme de dia- Ce qui est sûr, c'est qu'on n'a aucune raison de les
logue entre l'officiant et le peuple. Cette hypothèse — considérer comme des gloses tardives. On ne peut
est purement gratuite et le texte ne l'autorise pas. s'empêcher de penser que cet Amen et les acclama-
Le motif invoqué pour justifier ce remaniement ne tions qui le précèdent, terminent fort bien la céré-
paraît pas suffisant. Cette opinion a d'ailleurs un monie.
très grave tort, celui de ne tenir compte ni de l'indi- Au terme de cette étude, force est de le constater :

cation de la Didachè. ni des enseignements de la Pas un mot ne confirme l'hypothèse de Wetter sur
plus antique tradition sur les perspectives escha- l'offrande liturgique d'aliments destinés au repas
tologiques de l'eucharistie. J |
collectif des fidèles. Les noms de l'assemblée fraction :
881 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : SAINT CLEMENT 882

du pain, eucharistie, sacrifice, désignent de tout Sur ses fruits nous sommes quelque peu renseignés.
autres actes. Les prières de la Didachè ne font aucune Avant tout, il honore Dieu par \'action de grâces.
allusion à une pareille offrande. Les recommandations ix, 2, 3; x, 1, 2, 4, 7. Les fidèles après s'être rassasiés
de xiii, 1-7, se rapportent à un service de charité remercient pour la connaissance et la foi, l'immorta-
pour des prophètes ou des pauvres, mais non à lité et la vie éternelle. Ces dons sont-ils un effet de la
l'oblation que Wetter.
décrit communion individuelle, ou de l'assistance au sacri-
Conclusion. — Si xiv affirme, répète et démon-
le c. fice collectif? ou de l'une et de l'autre? A cette ques-
tre que la fraction du pain et l'action de grâces tion, il est impossible de répondre. Mais il paraît
constituent le sacrifice, 6uma, de la communauté certain qu'on attribuait une efficacité spéciale à la
chrétienne, sacrifice proprement dit, sacrifice ana- prière dite pour l'Église, pendant que s'opérait le
logue à ceux du temple, sacrifice annoncé par sacrifice de la communauté chrétienne. Il n'est pas
Malachie, rien dans les c. ix à x n'infirme cette affirmé que le rite a une vertu expiatoire. Mais on
proposition. La Didachè appelle la célébration de ce déclare qu'il est l'offrande pure, et à l'occasion de son
rite uneliturgie, un service religieux public pour les- accomplissement les fidèles confessent leurs péchés,
quels faut choisir des officiants doués de qualités
il évidemment pour s'en délivrer.
morales et, en raison même de leurs fonctions, honorés L'assemblée a lieu au moins le dimanche. A côté des
comme les prophètes et les docteurs. Dire qu'il y a assistants, on distingue des prophètes et des
deux eucharisties, l'une privée, celle de ix et x, docteurs, lorsqu'il y en a, et toujours des évêques et
l'autre publique, celle de xiv, laquelle seule serait des diacres, membres de la communauté, mais élus
un sacrifice, Goguel, op. cit., p. 243, c'est introduire par elle. C'est la hiérarchie qui préside, rend grâces
dans la Didachè ce qui ne s'y trouve nulle part, c'est et fait la fraction du pain. Le peuple prend parfois
oublier que dans les deux cas se célèbrent les deux la parole et récite des formules déterminées. Peut-
mêmes actes, fraction du pain et action de grâces; être un dialogue s'engage-t-il entre lui et les offi-
c'est méconnaître le caractère social et universaliste ciants. La présence des prophètes, des docteurs et des
des prières de ix et x, c'est enfin ne pas apercevoir personnes qui « font leur service » permet de suppo-
combien les paroles et le rite qu'on affirme être pure- ser qu'un enseignement est donné. Avant l'eucharis-
ment domestiques ressemblent à ceux des liturgies tie a lieu une confession des péchés. Suit la fraction
chrétiennes, donc du culte public. D'ailleurs, comme du pain. Sur la manière dont elle s'opère nous ne
le fait observer Fortescue, op. cit., p. 14, « l'existence savons rien. Quand elle est terminée, les fidèles
d'une eucharistie privée dans l'Église reste encore font une action de grâces, d'abord pour la coupe,
à démontrer ». puis pour le pain. Vient la communion. Seuls les
Y aurait-il ici un sacrifice purement mystique et baptisés mangent et boivent de l'eucharistie.
spirituel, l'hostie de l'action
des grâces et de la Ce rite est-il encadré dans un repas fraternel qui
prière des fidèles? Von der Golz, op. cit., p. 223; rappelle la cène primitive? Peut-être, mais on ne
Harnack, Dogmengeschichte, t. i, p. 225; Wieland, saurait l'affirmer avec certitude. Après qu'ils se sont
Op/erbegrifJ, p. 36 sq. On n'a pas le droit de le dire, rassasiés, les fidèles rendent grâces. Trois prières sont
car la Didachè oblige à voir un sacrifice, non dans la récitées pareux ou en leur nom la première est une
:

prière d'action de grâces toute seule, mais aussi dans post-communion. La seconde ressemble à ce qui, dans les
la fraction du pain. Le texte est formel: «Réunissez- liturgies postérieures, constitue la prière eucharistique
vous le jour du Seigneur, rompe: le pain et rendez proprement action de grâces pour les bienfaits
dite :

grâces après avoir d'abord confessé vos péchés, de Dieu, création et nourriture ordinaire, aliment
afin que votre sacrifice soit pur. » xv, 1. Cf. Brinktrine, spirituel et vie éternelle. La troisième est le premier
op. cit., p. 61. Objecter qu'il n'y a pas d'offrande, c'est type d'un Mémento et recommande à Dieu l'Église.
affirmer ce qu'on ne sait pas, la Didachè n'ayant pas On y trouve comme dans les ananmèses futures la
jugé bon de nous renseigner sur la manière dont pensée de l'avènement du Clirist. Le tout est terminé
s'opérait la fraction, ni sur les paroles qui l'accompa- par des acclamations eschatologiques récitées peut-
gnaient. Pourquoi d'ailleurs craindre de voir en la être par l'officiant. Plus probablement elles font
cène chrétienne un sacrifice réel? Des écrits presque partie d'un dialogue entre lui et le peuple ou du
contemporains du Nouveau Testament lui reconnais- chant des fidèles. Enfin on relève un morceau du
sent ce caractère. Cf. Lamiroy, op. cit., p. 239-210. Sanctus et un Amen final de la foule.
Qu'est-ce qui fait du rite et des paroles un sacri- 2° Saint Clément de Home (entre 95 et 98). —
fice? L'auteur ne nous l'apprend pas. Nous consta- Dans l'Église de Corinthe, un schisme s'était pro-
tons seulement qu'il répète à tout instant le mot duit. Quelques meneurs (xi.vu, 5-6) avaient soulevé
action de grâces. C'est même par lui qu'il désigne la la masse des fidèles. Plusieurs presbytres irrépro-
cène chrétienne « Que personne ne mange ni ne boive
: chables avaient été destitués. L'évêque de Rome.
de votre eucharistie. » ix, 5. Or un des sacrifices Clément, intervient pour rétablir la paix et défendre
qu'offraient les Juifs, c'était celui d'action de grâces. les droits des pasteurs légitimes.
Une victime y était en partie offerte à Dieu, en partie Il le rappelle donc, xl-xliv « Nous devons faire
:

mangée par Israël. C'est peut-être ainsi que l'auteur avec ordre tout ce que le Maître nous a prescrit
de la Didachè se représentait le rite chrétien. Ce qui d'accomplir en des temps déterminés. Or, il nous a
était rompu était présenté à Dieu et offert en nourri- ordonné de nous acquitter des offrandes et du service
ture spirituelle aux fidèles. Rentz, Geschichte des divin, 7rpoacpopàç xal XsiTOUpytaç, non pas au hasard
Messopferlegriffs, t. i, p. 144 sq., veut que cette et sans ordre, mais en des temps et des heures déter-
manducation seule accompagnée d'une prière de minés. Il a fixé lui-même par sa volonté souveraine
remerciement constitue le sacrifice d'action de grâces. à quels endroits et par quels ministres ils doivent
Mais dans le c. xv, où, à trois reprises, la Didachè s'accomplir, afin que toute chose se fasse saintement
présente la cène chrétienne comme un sacrifice, une selon son bon plaisir et soit agréable à sa volonté.
6'jcîa, elle ne parle pas un instant de la partici- Donc, ceux qui présentent leurs offrandes aux temps
pation des fidèles au pain et à la coupe. Au contraire, marqués sont favorablement accueillis et bienheureux :

c'est un acte qui se place avant la communion et que car, à suivre les ordonnances du Maître, ils ne font
le c. ix en distingue, c'est la fraction du pain qui seule pas fausse route. Au grand prêtre dans l'Ancienne
avec l'eucharistie est considérée comme un sacri- Loi des fonctions (liturgiques) particulières ont été
fice. conférées; aux prêtres on a marqué des places spé
883 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : SAINT CLEMENT 884

ciales; aux lévites incombent des services (diaconies) op. cit., p. 226. Au reste, ce terme est complété
propres : le laïque est lié parles préceptes faits pour les ici par celui d'offrande impossible d'entendre
qu'il est
laïques. en un sens purement spirituel. Des oblations symbo-
« Frères, que chacun de nous, à sa place propre, liques, des sentiments intérieurs, des prières privées,
plaise à Dieu, eùapeaTEÎTw (leçon du ms. C adoptée des vertus individuelles ne pourraient être l'objet
par Harnack, Knopf, Funk, Heinmer; le ms. A porte d'un règlement officiel et public. Il n'y aurait pas à
eù/api.oTetT(o, fasse l'eucharistie, c'est le texte des définir par qui, où et quand ces offrandes doivent
éditions Lightfoot, Gebhardt-Harnack) par une être faites. L'intervention de la hiérarchie ne se
bonne conscience et sans transgresser les règles comprendrait pas, et il serait impossible de déter-
imposées à son office (à sa liturgie), agissant avec miner, dans l'exercice de ce culte individuel et
gravité. Car on n'offre pas partout, frères, les sacri- intime, les rôles divers de l'évêque, de ses assistants
fices perpétuels ou votifs, ni les sacrifices pour le et des laïques. Rauschen, L'eucharistie et la péni-
péché ou pour le délit, mais seulement à Jérusalem. tence, trad. Decker et Richard, Paris, 1910, p. 81:
Et là encore, on n'offre pas le sacrifice en tout lieu, De la Taille, op. cit., p. 223. « Les Ttpoaçopaî désignant
mais dans le parvis du temple, à l'autel... Les Apôtres quelques chose d'autre que les XsiToupytat ne
nous ont été envoyés par le Seigneur Jésus-Christ, et peuvent se rapporter aux prières. Il doit donc être
Jésus-Christ a été .envoyé par Dieu... Ayant reçu question ici de sacrifices. » Goguel, op. cit., p. 226;
les instructions de Notre-Scigneur Jésus-Christ, Vôlker, op. cit., p. 132; Brinktrine, op. cit., p. 74-76.
ils allèrent annoncer l'évangile... Prêchant à travers Wieland lui-même, op. cit., p. 50, est obligé de
les villes et les campagnes, ils éprouvèrent leurs reconnaître que les mots offrandes peuvent s'entendre
premiers convertis et les instituèrent comme évêqaes au sens littéral. Mais il ajoute que, si l'on admet cette
et comme diacres des futurs croyants... Ensuite, ils interprétation, il faut voir en ces oblations les dons
posèrent cette règle qu'après leur mort d'autres que les fidèles apportent à l'office divin pour la
hommes éprouvés succéderaient à leur ministère... sustentation des prêtres et des pauvres. A l'appui
Ceux qui ont été ainsi mis en charge par les apôtres et de ce sentiment, l'auteur invoque le témoignage de
plus tard par d'autres personnes investies d'autorité... saint Justin et de la Didachè. Mais, même si dans les
qui ont servi d'une façon irréprochable..., à qui tous divers textes allégués il est vraiment question d'au-
ont rendu bon témoignage depuis longtemps, nous mônes — et ce n'est pas démontré, cf. De la Taille,
ne croyons pas juste de les rejeter du ministère. op. cit., p. 224 et Lamiroy, op. cit., p. 248 —
il ne s'en

Et ce ne serait pas une faute légère pour nous de suit pas que tel est le sens ici. Que cette pensée ne
déposer de l'épiscopat des hommes qui ont présenté soit pas exclue, on peut l'admettre. Mais Clément de
les oblations d'une façon pieuse et irréprochable. » Rome parle aussi de l'eucharistie considérée comme un
(Traduction Hemmer, Les Pères apostoliques, t. n.) sacrifice rituel. Il compare les liturgies de l'évêque à
Nul ne le nie saint Clément parle du culte chré-
: « celles du grand prêtre », les rites chrétiens aux
tien. affirme que des « règles », des « prescriptions »
Il sacrifices juifs, offerts dans le parvis du temple à
déterminent la manière dont il doit se célébrer, et l'autel, sacrifices pour le péché ou pour le délit, sacri-
empêchent que le service « s'accomplisse au hasard fices votifs et perpétuels. L'expression employée par
et sans ordre ». ordonnances du Maître »,
Ce sont des « l'évêque de Rome présenter des offrandes ou des
:

l'expression de son bon


» et « de sa volonté
« plaisir dons, vient de l'Ancien Testament et là elle veut dire
souveraine ». Si on les suit, « on ne fait pas fausse sacrifier et non pas faire l'aumône. Plusieurs fois,
route », et « tout se passe saintement ». l'Épître aux Hébreux elle-même donne à cette locu-
Ces règles visent le temps où on doit faire les offran- tion le sens de présenter une victime proprement dite :
des Clément ne précise pas. Son langage fait penser
: « Tout prêtre est établi pour offrir des dons et des

aux attestations d'autres écrivains chrétiens sur la sacrifices pour le péché. » v, 1, cf. vm, 3. Qu'à la
célébration de l'eucharistie le jour du Seigneur. rigueur il ne soit pas interdit de faire désigner ici
Il y a aussi des prescriptions sur l'endroit où doit se par les mots dons tout ce qui est présenté à l'Église,
célébrer le service divin. L'évêque. de Rome ne juge prière et aumône comprises (Funk), du moins ne faut-il
pas à propos de contexte montre que
les citer. Mais le pas exclure ce que ces mots signifient avant tout
d'après lui, comme selon saint Justin, il y a obliga- chez les écrivains bibliques, l'oblalion rituelle, le
tion de présenter les offrandes dans les assemblées sacrifice proprement dit. Brinktrine, op. cit., p. 76, n. 1.
où la hiérarchie tient sa place. Qu'on relise d'ailleurs tout le texte il parle: du
Sur le rang et les droits des ministres sacrés le — rôle liturgique des ministres, de fonctions qui leur
but de la lettre l'exigeait —
Clément s'exprime avec appartiennent, et à eux seuls, de par la volonté de
autant de précision que d'énergie. Le Maître a fixé Dieu et de l'Église, d'une charge qu'on n'a pas le
lui-même « par quels ministres » les offrandes et droit de leur enlever si leur conduite a été sans
liturgies doivent se faire. Il a envoyé les apôtres, qui reproche, de préceptes différents de ceux qui s'im-
à leur tour choisirent évc'ques cl diacres, puis déter- posent aux laïques, d'une discipline qui doit être
minèrent quels seraient leurs successeurs des hommes : observée saintement. Rien ne désigne mieux le sacri-
« mis en charge par les supérieurs légitimes, avec fice et ceux qui l'opèrent. Au contraire, ces expres-
l'approbation de l'Église, pour faire le service et pré- sions paraîtraient beaucoup trop fortes, si elles signi-
senter les oblations. » Les ministres du temps nou- fiaient seulement que les membres de la hiérarchie
veau correspondent à ceux de l'Ancienne Loi dont chrétienne reçoivent des aumônes pour les distribuer.
l'institution remontait elle aussi à Dieu grand pontife,: Ailleurs, c. lu, saint Clément affirme de Dieu qu'il
prêtres et lévites. On ne peut donc sans faute n'a nul besoin de nos dons et que le seul sacrifice à
grave les déposer, si leur conduite est sans reproche. lui offrir, c'est la louange et la contrition. Ces paroles
De quel service, de quelles offrandes parle Clé- ne peuvent nous induire en erreur. Clément rapporte
ment? Wieland, Der vorirenâische Opferbegriff, des paroles de psaumes connues, admises par tous
Munich, 1909, p. 49, a d'abord proposé de ne voir ici ceux qui ont cru et qui croient au sacrifice de la messe,
que les fonctions ecclésiastiques en général. Mais paroles qui démontrent seulement la -nécessité de
comme le fait observer Batifïol, op. cit., p. 53, le dispositions saintes dans les donateurs de sacrifices,
mot liturgie « est pris aux Septante où. il désigne le paroles par lesquelles il n'a pas voulu contredire ce
service des prêtres et des lévites », le service du temple qu'il écrit lui-même sur les offrandes rituelles des
et de l'autel, celui des sacrifices. Voir aussi Goguel, temps nouveaux. Cf. Lamiroy, op. cit., p. 244
B85 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : SAINT CLÉMENT 886
Sans doute. Clément ne dit pas si la célébration de des deux opinions. Tout le monde reconnaît que ce
l'eucharistie se rattache au repas d'adieu et à la mort morceau n'est pas « la reproduction d'une formule
du Christ. Il n'affirme pas en termes exprès que ce consacrée ». En effet, il n'y a pas alors de missel
sacrifice est expiatoire. L'auteur n'avait pas à étu- imposé : une grande liberté appartient encore à
dier ces questions, et son silence ne prouve pas qu'il celui qui préside. Il est à noter que, si Clément de
ignore ou nie ce qu'il n'a pas à enseigner. Il apporte Home parle des règles du Seigneur sur la date, le
des arguments à l'appui d'une thèse, et il laisse de lieu et les ministres des offrandes, il ne laisse pas
côté ce qui est sans aucun rapport avec son sujet. entendre que des formules fixes soient obligatoires
Quanl à prétendre, comme l'a fait Réville, op. cit., pour tous. Enfin, on ne relève dans cette prière
p. 13. (pie Clément innove en voulant substituer à « aucun trait qui se rapporte au sacrement du corps
l'antique conception de l'eucharistie, célébrée par et du sang du Sauveur ». Batiffol, op. cit., p. 51, n. 1.
n'importe qui. n'importe où et n'importe quand, D'autre part, il est impossible de le nier on : retrouve
celle d'un sacrifice liturgique réglementé, c'est ici deux thèmes que développent toutes les liturgies
trouver dans la lettre ce qui n'y est nullement. antiques l'action de grâces pour la création,
: pour les
Clément au contraire en appelle, pour justifier sa bienfaits divins d'ordre naturel et pour les services
thèse, à la discipline des Apôtres et à la volonté du rendus par Jésus-Christ; la prière pour le pardon,
Christ. Il n'a pas conscience d'inventer, il attaque pour les besoins les plus divers et pour toutes les
des novateurs. Comme le fait observer P. Batiffol, infirmités de l'esprit et du corps, prière pour tous
op. cit., p. 55, « nous ignorons tout des circonstances les hommes : justes et pécheurs, chrétiens et infi-
«t des motifs de la cabale », du parti de jeunes qui dèles, ennemis de l'Église et supérieurs temporels.
a déposé les presbytres. Parler d'une « nouvelle Ainsi la longue oraison de la lettre de saint Clément
réglementation épiscopale » sur les services eucha- de Rome permettrait de croire que, déjà au temps où
ristiques, affirmer qu'antérieurement à cet acte la elle était rédigée, on avait l'habitude au cours des
cène n'est pas encore un rite « incorporé au culte de offrandes liturgiques, de placer de telles actions de.
la communauté » , ce sont autant de « suppositions grâces et de semblables supplications. En même
gratuites ». temps nous avons quelque idée de la manière dont
Ce qui, par contre, est expressément souligné dans on les rédigeait les réminiscences scripturaires y
:

la lettre, ce dispositions demandées aux minis-


sont les étaient très nombreuses.
tres de l'autel; en faisant l'éloge des presbytres dont P. Drews, Unlersuchungen ùber die sogenannte
il défend les droits, Clément nous apprend quelles clemenlinische Liturgie, Tubingue, 1920, a cru
sont les qualités requises en celui qui accomplit retrouver dans les prières des fidèles et dans l'ana-
la liturgie, le service divin « une bonne conscience »,
: phore du 1. VIII des Constitutions apostoliques des
« une vie irréprochable », « la sainteté », « l'observa- expressions que déjà on relève dans la longue prière
tion des règles imposées à leur office » et « la gravité ». de VÉpître aux Corinthiens, lix-lxi. Il lui semble
Vn mot nous renseigne en passant sur les heureux aussi que dans les deux documents apparaît une
effets de ces offrandes par elles « on plaît à Dieu ».
: même liste des saints de l'Ancienne Loi, et que le
Si l'on observe tout ce qui est prescrit, on est « bien Sanctus est exprimé dans l'un et dans l'autre de la
accueilli » et on est « heureux », on est agréable à même manière. Drews conclut qu'il existait une litur-
Dieu et béni par lui. Ces expressions sont vagues, gie primitive antérieure, une source commune à la
mais leur généralité même laisse entendre que les lettre de Clément de Rome et au texte des Consti-
fruits à espérer sont de toute nature et des plus tutions apostoliques.
précieux. Les arguments invoqués à l'appui de cette thèse ne
Enfin, certains historiens croient découvrir dans portent pas la conviction dans tous les esprits. La
la lettre des formules liturgiques, par exemple : tentative de découvrir une liturgie primitive n'est-
« Puisque nous tenons tout de lui, nous avons le elle pas d'avance vouée à l'insuccès, puisque à cette
devoir de lui rendre grâces pour tout. A
lui la gloire époque reculée un texte uniforme, officiel, canonique,
dans les siècles des siècles. Amen. » xxxvni, 4. ne semble pas avoir existé? Au reste, bien que propo-
Voir encore xun, 6; l, 7; lvhi, 2. Cf. Fortescue, sées de nouveau par Thibaut, op. cit., p. 24, les simi-
op. cit., p. 18. litudes entre la longue prière et la liturgie du 1. VIII
Il est un autre développement dont on peut con- des Constitutions apostoliques ne sont pas très appa-
clure, sinon avec certitude, du moins avec vraisem- rentes. S'il y a quelques ressemblances, n'est-il pas
blance qu'à cette époque déjà le Sanctus était pen- très facile de les expliquer? La longue oraison de
dant l'assemblée chrétienne chanté par la foule des saint Clément de Rome s'inspire beaucoup de l'Écri-
fidèles: « Dix mille myriades d'anges se tenaient devant ture, le fait est indéniable; or, toutes les liturgies
lui et des milliers de milliers le servaient, et ils font de même; pour ce motif, elles ont entre elles des
criaient « Saint, saint, saint est le Seigneur Sabaoth
: : airs de famille. Telle est bien, semble-t-il, la source
« toute la création est remplie de sa gloire. » Et nous commune à tous les documents, ce qu'on pourrait
aussi, réunis par la communauté de sentiments dans appeler la pré-liturgie. Les présidents des antiques
la concorde en un seul corps, crions vers lui avec cérémonies chrétiennes qui improvisaient la prière
instance comme d'une seule bouche, afin d'avoir publique se servaient tout naturellement et sans
part à ses grandes et magnifiques promesses. » effort de mots tirés des Livres saints, de paroles du
xxxvi, 6-7. Cf. Batiffol, op. cit., p. 51. Christ, des apôtres ou des auteurs inspirés dont ils
Plus discutable est le caractère de prière eucha- avaient gardé pieusement le souvenir et dont ils
ristique attribué par Duchesne, Origines du culte sentaient tout le prix.
chrétien, Paris, 1908, p. 50, à la longue supplica- Conclusion — D'après saint Clément de Rome, il
tion que contiennent les chapitres lix-lxi. On la y a un culte chrétien officiel, une liturgie publique.
trouvera traduite soit dans Duchesne, op. cit., soit Les chrétiens présentent à Dieu des dons et des
dans l'édition citée de Hemmer. olïrandes qui sont vraiment rituelles, qui succèdent
Tandis que les uns découvrent dans cette oraison aux sacrifices de l'Ancienne Loi et les remplacent.
un « spécimen de la prière liturgique » (Duchesne, Aussi le Seigneur lui-même a-t-il prescrit quand,
fixeront, Fortescue, Thibaut), d'autres (Batiffol, où, par qui ces oblations doivent être faites, et les
par exemple) lui dénient ce caractère. Peut-être le fidèles n'ont pas le droit de modifier ses ordonnances.
désaccord n'est-il pas irréductible entre les tenants C'est avec gravité, avec sainteté que les membres
887 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : SAINT IGNACE 888
de la hiérarchie doivent remplir leur office leur : n'oblige nullement à supprimer le sacrifice du Christ
ministère, par là, est agréable à Dieu et attire ses et son prolongement, sa rénovation.
bénédictions. 4° Saint Ignace d'Anlioche, t en 107. Les textes, —
3° La Lettre dite de Barnabe (entre 9G et 131). — étant parfois d'une interprétation difficile, il semble
L'auteur observe que les chrétiens « célèbrent dans nécessaire de les mettre sous les yeux du lecteur.
la joie le jour du Seigneur ». xv, 9. 11 ne dit pas de Traduction Lelong, dans Les -Pères apostoliques,
quelle manière. Goguel, après avoir fait cette t. m, p. 2-107.

juste remarque la Lettre « est une courte exhor-


: 1. Les textes. — Ephes., v, 2. — « Que personne ne
tation qui ne traite pas et ne pouvait pas traiter de s'y trompe, s'éloigner de l'autel, c'est se priver du
tous les points importants de la vie chrétienne », pain de Dieu. Si les prières de deux personnes réunies
ajoute cependant « Le silence de l'épîlre qui s'occupe
: possèdent une telle efficacité, que ne pourra pas la
des sacrifices de l'Ancien Testament, permet seule- prière de l'évêque unie à celle de l'Église entière!
ment de conclure que, pour son auteur, l'eucharistie Ne pas venir à l'assemblée, c'est faire acte d'orgueil
n'est pas un sacrifice. » Op. cit., p. 257. Cette seconde et s'excommunier soi-même. »
remarque est «ans portée. Quiconque parle des rites Ephcs., xni, 1. —
« Ayez donc soin de tenir des réu-

de l'Ancienne Loi n'est pas obligé pour cette seule nions plus fréquentes pour offrir à Dieu votre eucha-
raison de mentionner les offrandes des temps nou- ristie et vos louanges. Car, en vous assemblant ainsi,
veaux. vous anéantissez les forces de Satan, et sa perni-
On s'explique même très bien pourquoi le pseudo- cieuse puissance se dissipe devant l'unanimité de
Barnabe a passé sous silence le rite chrétien. Dans sa votre foi. »
polémique contre le judaïsme, il s'efforce de prouver Ephes., xx, 2. —
« ... surtout si le Seigneur me fait

que les prescriptions sur


jeûne, la circoncision, le
le savoir que chacun en particulier et tous ensemble
sabbat, le temple, devaient s'entendre en un sens sont unis par la grâce, animés par une même foi et
spirituel de la lutte contre les passions et de la ne faisant qu'un en Jésus-Christ... vous êtes unis de
sanctification de l'âme. Les lecteurs 'auraient donc cœur dans une inébranlable soumission à l'évêque
pu être tentés de mettre cet écrivain en opposition et au presbytérium, rompant tous un même pain, ce
avec lui-même, s'il leur avait recommandé l'offrande pain qui est un remède d'immortalité, un antidote
du pain et du vin eucharistiques. Au contraire, fidèle destiné à nous préserver de la mort et à nous assurer
à sa méthode, il oppose aux sacrifices antiques la pour toujours la vie en Jésus-Christ. »
mort du Christ vin, 5. « ... vous m'abreuverez de
: Magn., vn, 1-2. « —
De même que le Seigneur,,
fiel et de vinaigre, moi gui vais offrir en sacrifice ma soit par lui-même, soit par ses apôtres, n'a rien fait
chair pour les péchés de mon nouveau peuple. » sans le Père, avec lequel il n'est qu'un, ne faites rien,
Non content de taire, le pseudo-Barnabe ne nie-t-il vous non plus, en dehors de l'évêque et des presby-
pas l'existence de toute oblation autre que celle de tres. C'est en vain que vous essayeriez de faire passer
la croix? Il déclare que, dans la Loi nouvelle, il n'y a pour louable une action accomplie en votre parti-
pas « d'offrande faite par les hommes, àv0p(o7TO7To[r)Tov », culier; il n'y a de bon que ce que vous faites en com-
ii, 6 et que, « pour le Seigneur, le sacrifice, c'est un mun; une même prière, une même supplication, un
cœur brisé. Le parfum de suave odeur, c'est un cœur seul et même esprit, une même espérance animée par
qui glorifie celui qui l'a formé ». n, 10. « Donc, conclut la charité dans une joie innocente tout cela c'est :

W'ieland, pour le pseudo-Barnabe la cène chrétienne Jésus-Christ au-dessus duquel il n'y a rien. 2. Accou-
n'a pas le caractère d'une immolation proprement rez tous vous réunir dans l'unique temple de Dieu, au
dite. » Op. cit., p. 42. pied .du même autel, c'est-à-dire en Jésus-Christ,
Cette objection est dépourvue de valeur si le sacri- un, qui est sorti du Père un, tout en lui restant uni
fice de l'autel se confond avec celui de la croix, le et qui est retourné à lui. »
continue et ne fait qu'un avec lui. Telle était la pensée Magn., ix, 1. —
« Ceux qui vivaient sous l'ancien

de l'Épître aux Hébreux avec laquelle la Lettre du ordre de choses ont embrassé la nouvelle espérance
pseudo-Barnabe a tant de traits de ressemblance. et n'observent plus le sabbat, mais le dimanche. »
Cette oblation n'est pas une œuvre humaine, comme Rom., vn, 3. —
« Je ne prends plus de plaisir à
l'était chez les juifs l'oflrande de l'encens ou de la la nourriture corruptible ni aux joies de cette vie :
fleur de farine, du sang ou de la graisse, u, 5. L'eu- ce que je veux, c'est le pain de Dieu, ce pain qui est
charistie est instituée par le Christ et c'est encore la chair de Jésus-Christ, Fils de David, et pour breu-
par lui qu'elle s'accomplit. Ceux dont elle est l'uni- vage je veux son sang qui est l'amour incorruptible. »
que oblation n'ont donc pas « d'offrande faite par Philad., iv. —
« Ayez donc soin de ne participer

les hommes », ainsi que l'observe le pseudo-Barnabe. qu'à une seule eucharistie; il n'y a en effet qu'une
Brinktrine, op. cit., p. 66-67. Quant aux affirmations seule chair de Notre-Seigneur, une seule coupe pour
sur le sacrifice spirituel du cœur brisé, on les retrouve nous unir dans son sang, un seul autel, comme, il n'y
depuis les origines jusqu'à nos jours chez d'innom- a qu'un seul évêque, entouré du presbytérium et
brables écrivains qui voient dans la messe une obla- des diacres, les associés de mon ministère de cette :

tion proprement dite. L'auteur cite ici le verset bien façon vous ferez en toutes choses la volonté de Dieu. »
connu du ps. l. Il se propose d'insister sur la néces- Smyrn., vu, 1. « —
Ils (les docètes) s'abstiennent
sité des dispositions intérieures. Il peut d'ailleurs dire de l'eucharistie et de la prière parce qu'ils ne veulent
qu'elles sont l'unique sacrifice distinct de celui de la pas reconnaître, dans l'eucharistie, la chair de Jésus-
croix, si à ses yeux l'oblation de l'assemblée chré- Christ notre Sauveur, cette chair qui a souffert pour
tienne se confond avec ce dernier. nos péchés et que le Père dans sa bonté a ressuscitée.
Le paragraphe qui suit justifie cette interpréta- C'est ainsi que, niant le don de Dieu, ils trouvent
tion. Il déclare, m, 3, que le jeûne, c'est la justice et la mort dans leurs contestations. Ils agiraient bien
la charité. Or, mortification corporelle était
cette mieux en faisant l'agape, pour avoir part à la résur-
cependant recommandée à cette époque la Didachè rection. »


:

le dit expressément, vin, 1 « Que vos jeûnes n'aient


: Smyrn., vin, 1-2. « Suivez tous l'évêque, comme

pas lieu en même temps que ceux des hypocrites : Jésus-Christ suivait son Père et le presbytérium
ils jeûnent en effet le lundi et le jeudi. Pour vous, comme les Apôtres. Quant aux diacres, vénérez-les
jeûnez le mercredi et le vendredi.» De même la déclara- comme la Loi de Dieu. Ne faites jamais rien sans
tion sur le devoir d'immoler à Dieu un cœur contrit l'évêque de ce qui concerne l'Église. Ne regardez
SS!t MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : SAINT IGNACE 8 lJ0

•comme valide que l'eucharistie célébrée sous la pré- des diacres. Philad., iv. Ne faites donc rien sans
sidence de l'évoque ou de son délégué. 2. Il n'est l'évèque et ses presbytres. Smyrn., vm, 1-2; Magn.,
permis ni de baptiser, ni de célébrer l'agape en dehors vn, 1. Ainsi celui qui préside et dirige l'eucharistie,
de l'évèque. mais tout ce qu'il approuve est également celui dont la prière unie à celle de l'Église est efficace,
agréé de Dieu de cette façon, tout ce qui se
:
Eph., x, 2, c'est l'évèque. Rien de plus naturel : il

fera dans l'Église sera sur et valide. » représente Jésus-Christ, Trall., n, 1, doit être regardé,
2. Exégèse de ces textes. —
Il y a donc des assemblées comme le Seigneur lui-même, Eph., vi, 1, et n'est
chrétiennes, Eph., v, 2, xm, 1, xx, 2; Magn., va, qu'un avec son esprit, Eph., m, 2; aussi faut-il révérer
1, 2. Les fidèles se réunissent ensemble pour une en lui la puissance du Père. Magn., m, 1.
prière commune plus efficace que tout autre. Eph., L'eucharistie peut pourtant avoir lieu en son
v, 2; Philad., iv. L'endroit normal, c'est celui où ils absence; mais alors ce doit être avec son autorisa-
sont soit avec l'évèque, soitavec son délégué. Smyrn., tion, Smyrn., vm, 1-2; Polyc, iv, 1, sous la prési-
vin, 1-2. La réunion se tient sans doute le dimanche. dence de son délégué. Smyrn., vm, 1. Ignace ne dit
Magn., ix, 1. Ignace conseille aux Éphésiens de pas quel personnage peut être choisi par l'évèque
s'assembler fréquemment, xm, 1, donc, semble-t-il, pour le représenter; évidemment ce peut être un des
plus souvent qu'une fois par semaine. Vôlker, op. cit., membres du presbytérium, puisqu'ils sont toujours
p. 114. nommés immédiatement après l'évèque.
A réunion se célèbre l'eucharistie, Smyrn.,
cette Ce qu'il affirme des diacres donne au contraire à
vin, Eph.. xm, 1 Philad., iv, qui s'accompagne de la
1 : ;
entendre qu'ils sont plutôt des collaborateurs de
prière. Smyrn., vu, 1. Les bons y participent, Philad., l'évèque :Ils sont les serviteurs de l'Église, ministres

iv, tandis que certains hérétiques, les docètes, s'en des mystères de Jésus-Christ. Aussi saint Ignace
abstiennent. Smyrn., vu, 1. Célébrer l'eucharistie, recommande aux fidèles de les vénérer religieusement,
c'est aussi faire l'agape. Ces deux expressions semblent Smyrn., xm, 1; Trall., m, 1, et de ne pas voir en
synonymes. Smyrn., vu, 1; xm, 1-2. Le mot agape eux de profanes distributeurs d'aliments et de boissons.
ici n'a nullement le sens de repas donné aux pauvres Trall., u, 3. Il nous apprend par là que ces mets, sans
ou de banquet fraternel uni à l'eucharistie. Les lettres doute le pain et le breuvage eucharistiques, étaient
de saint Ignace ne parlent ni de l'une ni de l'autre présentés par les diacres. Ces personnages nous appa-
institution. Cf. Batiffol, op. cit., p. 42; Vôlker, op. cit., raissent donc non comme aptes à tenir la place de
p. 102. A. Réville lui-même, qui a cru pouvoir tra- l'évèque, mais plutôt comme des collaborateurs qui
duire ici « agape » par « repas fraternel », est obligé le secondent. Ils sont ses aides, ses associés, ctovSoùXoi

d'ajouter aussitôt que « l'eucharistie est si bien l'élé- |j.o'J, Philad., iv, et c'est sans doute pour ce motif
ment essentiel de l'agape qu'en elle se concentre le qu'Ignace les déclare l'objet de sa très grande
repas tout entier ». Op. cit., p. 34. Si la réunion chré- affection. Magn., vi. 1.

tienne est appelée « charité », ce qu'en dit saint Ignace On a dit que l'insistance avec laquelle, dans ses
nous donne à penser que c'est parce qu'elle unit entre lettres, est condamnée toute eucharistie faite sans
eux et avec leurs chefs les fidèles, parce que le sang l'évèque prouve que certains chrétiens voulaient
du Christ est « l'amour incorruptible ». Rom., vn, 3. alors la célébrer en dehors de lui et qu'ils croyaient
Un des éléments de cette eucharistie est le pain. « pouvoir manger le pain de Dieu en dehors du sanc-

Eph., v, 2; xx, 2; Rom., vn, 3. Mais il y a aussi une tuaire ». Goguel, op. cit., p. 252. Cela n'a rien, en somme,
coupe, Philad., iv, un breuvage, Rom., vn, 3. On opère que de vraisemblable. Aux origines, quand il y
la fraction du pain, Eph., xx, 2, on invoque Dieu par avait de nombreux prophètes, on leur avait accordé
une prière commune, publique, officielle, liturgique, un rôle spécial dans les assemblées et, en certaines
« oraison de l'évèque unie à celle de l'Église ». Eph., Églises du moins, un droit de rendre grâces autant
x, 2; Magn., vn, 1. Elle est louange, Eph., xin, 1 et qu'ils voulaient, comme nous l'apprend la Didachè,
supplication. Magn., vu, 1. x, 7. Des fidèles ont pu s'autoriser de ce précédent
Cette eucharistie est la chair de Jésus-Christ notre pour célébrer l'eucharistie sans recourir au ministère
Sauveur, Smyrn., vu, 1; Philad., iv, c'est le pain de la hiérarchie. Ils faisaient ainsi « acte d'orgueil
de Dieu. Rom., vn, 3; Eph., x, 2. Aussi produit-elle et s'excommuniaient ». Eph., x, 2. Ce n'est d'ailleurs
d'heureux fruits. Il est difficile, impossible même, de nullement ce que permettait la Didachè. Et puis
distinguer avec précision l'effet propre de l'assis- il est à noter qu'Ignace pose ici un principe général :

tance à l'assemblée et celui de la communion. Il semble il affirme que non seulement l'eucharistie, mais tout

bien que c'est le pain de Dieu qui, en étant reçu par dans l'église doit être fait en communion avec l'évèque.
chacun des fidèles, devient pour lui un remède d'immor- Le cas de la cène n'est qu'une application, la plus
talité, un antidote destiné à le préserver de la mort, importante il est vrai, de cette règle universelle.
et à lui assurer pour toujours la vie en Jésus-Christ. Ce qu'Ignace combat, c'est l'égarement des fidèles
Eph., xx', 2. De même, le sang de Jésus-Christ est qui croient pouvoir mener une vie chrétienne sans
présenté comme un principe d'amour incorruptible. être en communion avec la hiérarchie, sans se sou-
Rom., vn, 3. Cependant Ignace observe que les docètes mettre à elle et sans faire appel à son ministère.
« agiraient bien mieux en faisant l'agape, afin d'avoir Vouloir faire de lui un des principaux novateurs
part à la résurrection ». C'est encore au fait de se qui à l'ancienne conception d'une cène toute frater-
rendre aux réunions qu'il paraît attribuer d'autres nelle substituaient un rite liturgique présidé par le
effets « ... en vous assemblant, vous anéantissez
: clergé, c'est dépasser l'affirmation des textes aucune
:

les forces de Satan, et sa pernicieuse puissance se parole d'Ignace ne permet de dire qu'il croit ou veut
dissipe devant l'unanimité de votre foi. » Eph., xm, 1. innover. En fait, il rattache au contraire le présent
C'est sans doute encore celte union qui donne aux au passé. Ce qu'il réclame, c'est, pour les évêques, la
fidèles même esprit, même espérance animée par la place de Jésus-Christ, et pour les presbytres, celle des
charité dans une joie innocente. Magn., vu, 1. Apôtres Ignace veut que le christianisme se conti-
:

Cette eucharistie n'est valide, c'est-à-dire sûre et nue sous sa forme la plus authentiquement primitive.
agréée de Dieu, que si elle a lieu sous la présidence de Aucun document chrétien ne montre une cène où
l'évèque ou de son délégué. Smyrn., xm, 1-2. Car il tous sont égaux, où il n'y a pas de président. L'inno-
n'y a qu'une seule eucharistie, une seule chair de vation, c'est l'eucharistie privée qui ne ressemble
Notre-Seigneur, une seule coupe dans son sang, un plus au repas d'adieu présidé par le Christ.
seul autel, un seul évêque, entouré des presbytres et Les dispositions requises pour être admis dans
891 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES : SAINT IGNACE 892
l'assemblée, pour participer au pain de Dieu, s'har- ceau précédemment cité. Là il est écrit expressément
monisent avec cet enseignement sur le caractère // n'y a qu'un évêque. Donc, là, au même endroit,.

olliciel du rile Non seulement, pour prendre part


: les mots il n'y a qu'un Ojaiaa-r/jpiov ne veulent
:

à une eucharistie valide et agréée de Dieu, les chrétiens pas dire de nouveau il n'y a qu'un évêque.
:

doivent être unis, Eph., xx, 2 et même soumis, On allègue un autre texte où le même mot serait
Simjrn., vm, 1-2, à l'évèque et au presbytérium, Ignace pris au sens figuré « S'éloigner de l'autel, c'est se
:

veut encore que « chacun en particulier et tous priver du pain de Dieu. » Eph., v, 2. On veut qu'à cet
ensemble soient soutenus par la grâce, animés par endroit la locution discutée signifie « abandonner :

une même foi et ne fassent qu'un en Jésus-Christ ». la vraie doctrine Ce n'est nullement certain. Au
».

Eph'., xx, 2. contraire, le mot peut s'entendre fort bien au sens-


Reste une dernière question cette eucharistie
: propre. Car dans le même développement, il est parlé
est-elle un sacrifice? Saint Ignace ne l'affirme nulle des orgueilleux qui ne viennent pas à l'assemblée,
part en termes formels. Son silence, fût-il absolu, ne Eph., v,2, en d'autres termes de ceux qui s'éloignent
serait pas une négation; rien ne prouve que, si cette de l'autel.
conception était la sienne, il aurait été obligé de le Enfin, on invoque un troisième passage « Accourez :

faire savoir. tous vous réunir dans le même temple de Dieu, au


Ne pjut-on pas d'ailleurs soutenir que son langage pied du même autel, c'est-à-dire en Jésus-Christ un. »
laisse voir sa foi au ca"actère de
sacrificiel l'eucha- Magn., vu, 2. Mais, ici encore, aucune méprise n'est
appelée par Ignace le
ristie? Puisqu'elle est pain de possible. L'auteur dit lui-même qu'il parle au sens
Dieu, Eph., v, 2; Rom., vu, 3, on a rappelé que ces ligure; il invite à aller « comme vers l'autel unique^
mots désignent dans l'Ancien Testament une oblation vers l'unique Jésus-Christ », wç èrcl êv 0'jcr'.aaTr)piov,
rituelle proprement Les prêtres offrent à
dite. « èm sva Tt;ctoûv Xpicrôv.
Jahvé des sacrifices consumés par le feu, le pain Au contraire, dans le premier passage que nous
de leur Dieu. » Lev., xxr, 6, etc. Goetz, Die heutige avons cité, tout dans la phrase entière oblige à penser
Abendmahlsfragc in ihrer geschichtlichen Entwicklung, que le mot autel n'est pas à interpréter d'une manière-
Leipzig, 1907, p. 299. Mais force est de reconnaître spirituelle. Comme on l'a fort bien dit De ce qu'un :

que l'expression doit plutôt s'expliquer par les auteur emploie une ou plusieurs fois une expression
affirmations de Jésus sur le pain de vie dans le IV e au sens métaphorique, rien n'oblige à penser, sans
évangile, écrit bien plus voisin des lettres de saint examiner le contexte, qu'il donne toujours à ce mot
Ignace, et qui présente avec elles tant de traits une signification spirituelle. Quiconque a lu les lettres
communs. de saint Ignace sait que précisément il déconcerte
Avec plus d'à propos, on voit « un indice du carac- le lecteur en attribuant ainsi à un même mot, tantôt
tère sacrificiel de l'eucharistie » dans le fait qu'elle un sens profane, tantôt des acceptions figurées,
est réservée à l'évèque et au presbytérium. Qu'on se qui parfois sont tout à fait inattendues.
rappelle en effet la comparaison faite par Clément de Admettons même que l'emploi par saint Ignace
Rome entre les ministres de la nouvelle liturgie et le du terme 0uai.aaT7)pt.ov ne prouve pas d'une manière
grand pontife, les prêtres, les lévites de l'ancienne, rigoureuse que l'auteur voit dans l'eucharistie un
/. Cor., xl, chargés d'offrir les antiques sacrifices. sacrifice, du moins ce rapprochement qui est fait
Pour l'évèque de Rome, nul doute, le culte nouveau par lui entre l'autel et l'eucharistie montre que pour
est réservé aux membres de la hiérarchie, parce qu'il lui les deux concepts ne sont pas sans connexion.
remplace les oblations juives. Si donc à la même épo- Si l'Église unie à l'évèque peut être appe'ée un auteL
que Ignace attribue à l'évèque ou à son délégué le Eph., v, 2; Philad., iv, n'est-ce pas parce qu'on y
droit exclusif de présider l'eucharistie, n'est-ce pas offre "un sacrifice? Brinktrine, op. cit., p. 82-84.
parce que lui aussi voit en elle un sacrifice? Wieland, op. cit., p. 51, a voulu établir le contraire,
Une expression qu'il emploie à plusieurs reprises fl estime, que d'après Ignace, le chrétien à la réunion

tend à le faire croire. Il parle non seulement du eucharistique n'offre à Dieu que des prières. LT ne
temple, Magn., vu, 2, mais aussi du 6uCTi.aaTrjpt.ov, preuve, c'est le texte d'après lequel l'oraison de l'évè-
c'est-à-dire soit de l'autel, soit du sanctuaire où que et de toute l'Église consacre le pain de Dieu, et
s'offrent les sacrifices. C'est ainsi qu'il écrit : « Ayez permet de penser que l'assemblée devient un sanc-
donc soin de ne participer qu'à une seule eucha- tuaire. Eph., v, 2-3. Admettons que tel est le sens de ce
ristie,il n'y a en effet qu'une seule chair de Notre- passage. Encore faudrait-il démontrer que pour
Seigneur, une seule coupe pour nous dans son sang, fgnace la prière liturgique en changeant le pain
un seul autel, comme il n'y a qu'un seul évêque. » au corps du Christ n'opère pas un sacrifice, et c'est
Philad., iv. Ici, nul doute, il s'agit de l'eucharistie ce que le texte ne permet pas d'établir.
proprement dite, ce mot n'est pas pris au sens figuré. Un second argument du même auteur n'est pas
De même, la chair, la coupe, l'évèque, rien de ce qui plus probant. Il est dit que dans les assemblées « on
est mis en corrélation avec le GuCTiaCTTrjpiov, avec rend grâces et on loue Dieu, et qu'ainsi on anéantit
l'autel ou le sanctuaire, ne s'entend d'une manière les forces de Satan ». Eph., xm, 1. Si, comme nous le
purement spirituelle. Donc, cet autel, ce sanctuaire, pensons, il est ici parlé de l'eucharistie ce n'est —
c'est bien aussi ce que les contemporains entendent pas admis par tous les interprètes —
de ce que l'au-
par ces mots, c'est l'endroit où est offert à Dieu une teur montre en elle un acte d'adoration ou de recon-
victime, fgnace s'exprime en homme qui croit à naissance et ne signale pas ses autres caractères, il
l'existence d'un sacrifice chrétien. est impossible de conclure qu'elle n'en a pas. D'ail-
A cet argument on a opposé les textes où le même leurs il y a des sacrifices d'actions de grâces et de
mot est employé par fgnace au sens figuré « Quicon- : louanges.
que est à l'intérieur du sanctuaire, est pur, et qui- Sans doute, après avoir dit « Ne faites rien à l'église
:

conque est en dehors, est impur », ce qui veut dire : sans l'évèque », Ignace ajoute « qu'il y ait une seule
« quiconque agit en dehors de l'évèque, des presbytres prière, une seule supplication ». Magn., vu, 1. Et
et des diacres n'a pas une conscience pure. » Trall., Wieland de raisonner ainsi L'auteur assimile l'action
:

vu, 2. Cette objection est dépourvue de valeur. Car liturgique à une prière donc l'action liturgique, c'est
:

dans ce dernier passage saint Ignace dit lui-même qu'il pour lui la prière. Mais ne pourrait-on pas dire tout
emploie le mot Ôuctioccttyjpiov au sens spirituel, il aussi bien pour Ignace, l'action se confond avec la
:

explique la figure. Tout autre est le sens dans le mor- prière, donc pour lui, la prière est une action litur-
893 MESSE DANS LES PLUS ANCIENS TEXTES: SAINT POLYCARPE 894
gique? .Môme si l'on concède qu*ici le rite est une et avec Jésus-Christ. Quand il en est ainsi, en même
simple prière, doit-on admettre qu'il n'y a pas de temps que la communion assure l'amour, la vie et
sacrifice chrétien? Cette oraison elle-même peut être l'immortalité, l'assistance aux assemblées donne la
et elle est aux yeux d'innombrables chrétiens ce qui victoire sur le démon, confirme la foi, l'espérance, la
constitue le corps et le sang de Jésus-Christ sur l'autel charité, la joie. Cette eucharistie est-elle un sacrifice?
à l'état de victime et opère ainsi le sacrifice. Rien ne Ignace ne l'affirme pas en termes exprès, mais son
prouve que telle n'est pas la pensée d'Ignace. Cf. De langage donne à entendre que, s'il n'a pas eu l'occa-
la Taille, op. cit., p. 217. L'action liturgique n'est sion ou éprouvé le besoin d'exprimer cette croyance,
qu'une prière, soit, mais c'est une prière d'offrande, du moins elle est sienne.
c'estun sacrifice. 5° Lettre de saint Pohjcarpe (un peu après 107). —
Wieland le démontre fort bien l'évèque d'Antio-
: On a voulu y voir un spécimen de prière d'allure
che n'enseigne pas qu'il se fait à l'assemblée chré- liturgique xn, 2-3. Il est permis de le croire, mais
:

tienne une destruction de la victime ou une immo- il est impossible de le prouver « Que
: Dieu le Père
lation distincte de la mort de la croix. Mais cet histo- de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que le Pontife éternel
rien n'a pas établi que saint Ignace refuse à l'eucha- lui-même Jésus-Christ, Fils de Dieu, vous fasse
ristie le caractère d'une oblation, rituelle et d'une croître dans la foi et la vérité, dans une douceur
commémoraison de la mort du Christ. Lamiroy, op. cit., parfaite, exempte de tout emportement, dans la
p. 258. patience et la longanimité, dans la résignation et la
Gogucl, lui aussi, abuse de l'argument du silence. chasteté. Que Dieu vous donne part à l'héritage de ses
De ce que dans ses lettres Ignace n'a pas parlé de saints, qu'il nous y fasse participer avec vous et tous
l'institution de l'eucharistie par le Christ, il conclut ceux qui sont sous le ciel, qui croient en Notre-Sei-
que l'évèque d'Antioche « n'attribue pas une impor- gneur Jésus-Christ et en son Père qui l'a ressuscité
tance considérable à cette idée. Op. cit., p. 253.
» d'entre les morts. Pliez pour tous les saints. Priez
Comment admettre pareille conclusion? Ou bien aussi pour les rois, les magistrats et les princes, pour
Ignace croit à l'institution de l'eucharistie par Jésus ceux qui vous persécutent et vous haïssent et poul-
et c'est ce que n'ose pas nier Goguel —
alors il est ies ennemis de la croix... »
impossible que ce fait soit à ses yeux un acte peu 6° La lettre de Pline le Jeune à Trajan. —
On sait
important, c'est en réalité celui qui explique tout ce que l'authenticité de cette lettre, Epist., x, 96, ou
qu'il a dit du pain de Dieu et du sang du Christ; ou du moins de certaines parties de la lettre est discutée.
bien l'évèque d'Antioche n'admet pas cette institution Si l'on admet qu'elle est vraiment de l'auteur, on
et alors on ne comprend rien à son enseignement : peut relever les faits suivants.
certains hommes n'ont pas qualité pour transformer D'après les apostats de Bithynie interrogés par
une nourriture ordinaire en la chair du Seigneur et Pline, les fidèles se réunissaient à une date fixe, sans
lui faire produire les effets les plus merveilleux. Il doute le dimanche, stato die. Ce jour-là, il y avait deux
faut se résigner à rejeter les explications les plus assemblées, l'une avant l'aurore, on y chantait une
naturelles pour leur préférer des hypothèses invrai- hymne au Christ comme à un Dieu; l'autre le soir
semblables. Saint Ignace ne parle pas de l'institution où on prenait un repas commun à tous (promiscuuni,
de l'eucharistie par le Christ parce qu'il ne peut pas peut-être ordinaire) mais innocent. Était-ce l'eucha-
ou ne veut pas tout dire, parce qu'il n'a pas jugé ristie? Depuis qu'une loi a interdit les hétairies, cette
bon d'employer cette vérité pour expliquer et démon- seconde assemblée a été supprimée. Si cette deuxième
trer ce qu'il avait à expliquer et à démontrer. réunion était la cène, elle a été transférée à l'office
C'est pour le même motif et c'est peut-être aussi du matin. Évidemment, Piine ne peut nous donner
parce qu'elle: étaient alors en partie au moins impro- aucun renseignement sur sa signification intime, sur
viéses, que l'évèque d'Antioche ne nous renseigne son caractère îeligieux.
pas sur le texte des prières eucharistiques. Lietzmann, 7° Hermas (140-155). —
Hermas ne dit rien de
op.cit., p. 257, n. 2, a pourtant relevé les mots fameux l'eucharistie. Il appelle l'aumône un sacrifice. Simil.,
sur le pain de la fraction qui est remède d'immortalité, V, m, 8. De ce mot, du silence de l'auteur sur l'obla-
antidote destiné à nous préserver de la mort et à nous tion des chrétiens, on ne peut rien conclure contre
assurer pour toujours la vie en Jésus-Christ. Il observe l'existence d'une offrande lituelle des temps nouveaux.
qu'on retrouve des expressions semblables dans La question n'est pas posée, donc elle ne peut pas
VEuchologe de Sérapion, dans une messe gallicane de être résolue. Certains histoiicns de la liturgie croient
Mone, et dans un papyrus encore inédit de Berlin où avoir découvert dans le Pasteur des formules litur-
il est souhaité que l'eucharistie devienne un remède giques. Fortescue, op. cit., p. 22.
d'immortalité, un antidote de vie pour ne plus mourir 8° lettre des Smijrniotes sur le martyre de saint
ù jamais, mais pour vivre en toi (le Père) par ton Fils Polycarpe (156-157). —
Il y est affirmé que les osse-

bien-aimé. L'auteur croit que cette similitude si ments de Polycarpe ont été déposés dans un lieu con-
remarquable des deux formules suppose une tradi- venable :« Là, dans la mesure où ce sera possible,
tion liturgique commune, les liturgies ne citant pas nous nous réunirons avec joie et allégresse, pour
d'ordinaire les Pères de L'Église. —
Mais faut-il célébrer avec l'aide du Seigneur l'anniversahe du
admettre que cette dernière règle est sans exception? jour où Polycarpe est né à Dieu par le martyre. Ce
Conclusion. — Pour Ignace, l'eucharistie appelée sera un hommage à la mémoire de ceux qui ont
agape se compose du pain qui est la chair du Christ, combattu avant nous, en môme temps qu'un entraî-
du breuvage qui est son sang. Il y a fraction du pain, nement et une préparation aux luttes de l'avenir. »
prière et supplication, action de grâces et louange, xvm. Il n'est pas dit qu'à cette occasion sera célébré
distribution des aliments sacrés. Le rite s'accomplit le sacrifice eucharistique, mais on peut le présumer.
au moins le dimanche. Il est à souhaiter que les assem- Nous avons ici la plus ancienne attestation de l'usage
blées soient plus fréquentes. Elles ont lieu en un de commémorer par une synaxe l'anniversaire des
endroit où les fidèles s'unissent à l'évèque entouré du martyrs. Wilpert, Fractio punis, Paris, 1896, p. 41.
presbytérium, assisté par les diacres. Sans la hiérar- La lettre des Smyrniotes raconte aussi qu'après
chie, l'eucharistie ne doit pas être célébrée. C'est son arrestation, Polycarpe demanda aux policiers
l'évèque ou son délégué qui la préside. Il le faut une heure pour prier, vu, 2. Dans sa longue oraison
pour qu'elle soit valide. Aussi, pour y prendre part, « il se souvint de tous ceux qui avaient été en relations

le fidèle doit-il être en grâce avec lui, avec l'Église avec lui, petits et grands, illustres et obscurs, et de

895 MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : SAINT JUSTIN 896


». vm, 1. Des historiens ont conclu que
toute' l'Église chrétiens estiment donc qu'il fait connaître ce qui
l'évoque de Smyrne avait fait alors le mémento qui dans cette liturgie était de son temps commun aux
avait sa place dans la célébration eucharistique. diverses Églises locales de la chrétienté (Batiffol,
Wilpert, op. cit., p. 52. Baumstark, Watterich, Drews, Bardy. )
La lettre reproduit aussi la prière de Polycarpe 1. Les textes. —
On les trouvera réunis et traduits
avant sa mort. Évidemment, le texte est adapté à la —
dans P. Batiffol, L'eucharistie, p. 7 sq. - Us se rencon-
circonstance. Néanmoins il peut donner une idée de trent dans la 1" Apologie, c. lxv (description de la
ce qu'était la prière faite tant de fois pendant cérémonie eucharistique qui suit le baptême); c. lxvi
l'offrande eucharistique par le vieil évêque de (définition de l'eucharistie); c. lxvii (la cérémonie
Smyrne. Ce qui permet de le croire, c'est qu'on relève eucharistique de chaque dimanche); et aussi dans le
un assez grand nombre de mots appartenant au Dialogue, c. xli (figures anciennes du sacrifice
vocabulaire liturgique du sacrifice « calice », « vic-
: eucharistique; le sacrifice eucharistique prédit par
time », « grand prêtre », joints à une doxologie et Malachie); c. lxx (le sacrifice prédit par Isaïe, xxxm,
à un Amen final. 13-19); c. cxvn (le seul sacrifice agréable à Dieu).
«Seigneur, Dieu Tout-Puissant, Père de Jésus- 2. Le rite. —
Saint Justin parle deux fois de la
Christ, ton fils bien aimé et béni, qui nous apprit célébration de l'eucharistie. Il relate d'abord comment
à te connaître, Dieu des Anges, des Puissances et de elle se fait après le baptême, lxv-lxvi. Puis il décrit
toute la création, Dieu de toutes les familles de justes la manière dont elle s'opère chaque dimanche à
qui vivent en ta présence, je te bénis pour m'avoir l'assemblée des chrétiens, lxvii, 3-7. Les deux des-
jugé digne de ce jour et de cette heure, digne d'être criptions concordent pour ce qui est des rites propre-
compté au nombre de tes martyrs et d'avoir part ment eucharistiques. Mais les cérémonies qui ont
avec eux au calice de Jésus-Christ, pour ressusciter à lieu au début de la réunion dominicale ne se font pas
la vie éternelle de l'âme et du corps dans l'incorrup- après la collation du baptême; elles ont été rempla-
tibilité de l'Esprit-Saint. Puissé-je aujourd'hui être cées par tout ce qui s'est passé pendant l'adminis-
admis avec eux en ta présence, comme une victime tration de ce sacrement.
grasse et agréable, de même que le sort que tu m'avais a) Le jour dit du soleil, tous ceux (des chrétiens) qui
préparé, que tu m'avais fait voir d'avance, tu le habitent les villes ou la campagne... se réunissent en un
réalises maintenant, Dieu de vérité, Dieu exempt même lieu. Apol., lxvii, 3. —L'assemblée a lieu régu-
de mensonge. Pour cette grâce et pour toutes choses, lièrement chaque dimanche. Écrivant à des païens,
je te loue, je te bénis, je te glorifie par l'éternel l'apologiste désigne ce jour sous son nom païen. On
grand prêtre du ciel Jésus-Christ, ton fils bien-aimé. l'a choisi, affirme-t-il, parce que c'est le premier de la
Par lui, gloire soit à toi, avec lui et le Saint-Esprit, création et aussi celui où le Christ ressuscita. L'heure
maintenant et dans les siècles à venir. Amen. » xiv. n'est pas déterminée. — L'eucharistie pouvait être
Des historiens d'écoles très différentes ont remarqué célébrée en dehors de ce jour, elle l'était par exemple
les réminiscences liturgiques de cette suprême orai- après la collation du baptême. Apol., lxv. Ce qui
son. Lebreton, La prière dans l'Église primitive, caractérise la réunion du dimanche, c'est que tous les
dans Recherches de science religieuse, 1924, p. 17, chrétiens y assistent. Saint Justin en fait deux fois
27-28. Lietzmann, op. cit., p. 257, croit voir en ce la remarque, lxvii, 3, 7.
morceau une légère transformation de la prière On noterale vague de la formule employée pour
eucharistique de Smyrne. Peut-être le mot le plus dire aux païens le lieu de la réunion « Les
: fidèles
juste a-t-il élé écrit par le R. P. Delehaye « Dans
: se réunissent en un même lieu ». « On conduit le
cette prière, on entend un écho de textes liturgiques baptisé là où les frères sont assemblés. » Rien de plus
connus. Que le martyr ait mêlé à son langage des for- naturel.
mules consacrées, rien de plus naturel. Que le narra- b) On lit les Mémoires des apôtres et les écrits des pro-
teur essayant de rappoiter ces paroles y ait joint phètes autant qu'il y a lieu. —
Justin nous apprend que
des expressions qu'il retrouvait dans sa mémoire ou le lecteur est. différent de la personne qui fait l'homélie.
ait subi consciemment l'influence d'une rédaction Est-ce un membre du clergé qui est spécialement
reçue, c'est une hypothèse trop vraisemblable pour chargé de cet office? Le texte est trop vague pour qu'on
qu'il soit permis de n'en point tenir compte. » Les puisse lépondre avec certitude. Les Mémoires des
passions de martyrs, Bruxelles, 1921, p. 10. apôtres sont l'Évangile Justin lui-même le dit, lxvi,
:

III. Seconde moitié du deuxième siècle. 3. Ainsi sont lus à l'assemblée des morceaux de ce
A dessein est étudié d'abord le témoignage de saint qu'on appelle aujourd'hui l'Ancien et le Nouveau
Justin, bien qu'il ne soit pas le p!us ancien apologiste. Testament. Les mots autant qu'il y a lieu peuvent
Mais, comme on le verra, son texte permet de com- signifier on lit aussi longtemps que c'est possible
:

prendre certaines affirmations d'autres avocats de ou bien dans la mesure où il le faut pour que le prédi-

:

la cause chrétienne, sur le sacrifice en usage dans la cateur ait un texte à commenter ou enfin d'après
:

nouvelle religion. des règles alors reçues et que saint Justin ne juge pas
1° Saint Justin (/ re Apologie entre 150 et 155; utile de faire connaître. Cet usage semble bien venir
Dialogue avec Tryphon, 155-161). — On l'a fait jus- de la Synagogue. Là on lisait à l'office du sabbat la
tement observer la déposition de Justin est du plus
: Loi et les Prophètes. Baumstark, Ecclesia or-ans, Von
haut prix. 11 veut tout dire au public, afin de montrer dem geschichtlichen Werden der Liturgie, Fribourg-
que tout dans le culte chrétien est innocent. Ce qu'il en-B., 1923, p. 15; Lietzmann, op. cit., p. 258.
fait connaître, ce n'est donc pas une conception per- —
c) Le lecteur s'étant arrêté, celui qui préside... Saint
sonnelle ou un usage privé. L'apologiste expose au Justin distingue donc l'assemblée des frères et leur
grand jour les rites acceptés par tous et les doctrines chef. C'est pour lui confier ici le soin de faire l'homélie ;
admises par tous. Le public est mis en face des pré- plus tard de nouveau il sera nommé comme recevant

ceptes enseignés à Justin et à ses frères, de la tradi- le pain et la coupe, lxv, 3; faisant la prière et
tion qu'ils tiennent de leurs ancêtres dans la foi. l'action de grâces auxquelles tous répondent par un
Ces usages et ces doctrines sont reçus partout. Saint Amen, lxv, 3, 5; lxvii, 5. C'est encore lui qui reçoit
Justin est originaire de Palestine, il s'est converti les collectes pour les pauvres et les distribue, lxvii, 6.
à Éphèse, il vit à Rome son langage ne laisse pas
: Il davantage sur la distinc-
serait difficile d'insister
entendre qu'il y ait des différences entre les coutumes tion entre le peuple et la hiérarchie. Il est clair
des divers pays où il a vécu. Les historiens des rites que ce « président » est l'évêque ou, comme disait
897 MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : SAINT JUSTIN 898
saint Ignace, son délégué. Peut-être Justin a-t-il de la réunion dominicale, on peut croire qu'il s'y
employé à dessein ce mot, parce qu'il est apte soit à accomplissait, puisqu'il se rencontre dans toutes les
désigner le chef de l'Église locale, soit son représen- liturgies dès la plus haute antiquité et qu'il est recom-
tant le prêtre. mandé par le Nouveau Testament.
d) Celui qui préside prend la parole pour l'instruc- L'apologiste fait observer qu'on cesse de prier.
tion morale et pour exhorter à imiter ces beaux enseigne- lxvii, 5, cf., lxv, 2. Ces mots soulignent assez bien
ments. ApoL, lxvii, 4. —Nouvelle imitation de l'usage le passage du service imité de la synagogue et appelé
juif :à l'office du samedi matin, après la lecture des parfois « messe des catéchumènes » au service essen-
saints Livres, le commentaire en était fait. Jésus a tiellement chrétien, et nommé pour ce motif « messe des
rempli parfois cet office Matth., iv, 23; Marc., i, 21
: ; fidèles ». Justin ne dit pas s'il y a un renvoi d'une
vi. 2: Luc, iv, 15 sq.: xm, 10; Joa., vi, 59; xvm, 20. partie de l'assistance à ce moment.
L'union de l'eucharistie et de la prédication prouve g) Du pain est apporté, du vin et de l'eau, lit-on dans
qu'on tenait ces deux actes pour les plus importants la description de l'assemblée dominicale. ApoL,
du culte: on voulut donc qu'à l'assemblée dominicale lxvii, 5. Même affirmation dans le texte parallèle :

où tous les frères se réunissaient, ils eussent leur Alors est présenté à celui qui préside les frères du pain
place assignée. Lietzmann, op. cit., p. 258. C'est un et une coupé d'eau et de vin trempé, lxv, 3. De même, il
fait accompli à Rome en 150. Et peut-être pour ce est affirmé que les diacres distribuent aux assistants
motif, l'eucharistie d'abord célébrée le soir le fut à le pain, le vin et l'eau, lxv, 5.
l'office du matin où, selon l'usage hérité de la Syna- Notons d'abord que les deux éléments, l'un sec et
gogue, avaient lieu la lecture et l'homélie morale. l'autre humide, comme dit Justin, sont tous deux,
e) Ensuite, nous nous levons tous ensemble et nous à n'en pas douter, également partie essentielle et
adressons des prières. ApoL, lxvii, 5. —
De même dans nécessaire de l'eucharistie. Aux textes déjà cités, on
la description de la cérémonie qui suit le baptême on peut, pour le prouver, adjoindre des attestations tirées
lit: Nous faisons avec ferveur les prières communes. du Dialogue où il est parlé du pain et de la coupe.
lxv, l. — Désormais les deux descriptions de saint ex vu, cxli, cxlii.
Justin concordent et se complètent. Dans leucharistie Il faut rappeler, ne serait-ce que pour mémoire,

célébrée après le baptême la lecture et la prédication la thèse soutenue par A. Harnack, Brot und Wasser,
ne sont pas mentionnées. Elles ont été remplacées die eucharistischen Elemente bei Justin, Leipzig, 1891 :

par les cérémonies antérieures. « Justin n'a jamais parlé de vin à propos de l'eucha-

Cette fois encore, l'Église chrétienne conserve ristie. » Sans doute, ce paradoxe n'avait guère été
l'usage des synagogues le samedi matin, après la
: accepté d'abord que par Brandt et avec des réserves
lecture et l'homé.ie, venait la prière. Nous voudiions parO. Holtzmann. Déjà en 1907, dans l'art. Aquariens,
être renseignés sur cette supplication. On comprend du Diction, d'archéol. chrét., 1. 1, col. 2853, P. Batiffol,
que l'apologiste n'ait pas pu satisfaire davantage notre pouvait dire avec raison que cette opinion singulière
curiosité, si la pritre est en partie ou totalement avait rallié contre elle tous ceux qui ont étudié
improvisée, le peuple ne répondant que par des Amen -
la question. Aux noms qu'il citait alors, de Duchesne,
ou des acclamations. Une des deux descriptions Weymann, Zahn, Funk, Jiilicher, Grafe, Bardenhewer,
indique le thème général de l'oraison (collecte serait-on Ehrhard, on pourrait ajouter encore ceux de Struck-
tenté de dire, puisque tous se lèvent ensemble) «Nous : mann, Goguel. Dans la 4 e édit. de la Dogiiengeschichle,
la faisons pour nous, pour le baptisé, pour tous les t. i, 1909, p. 233, n. 2, Harnack lui-même reconnaît
autres qui sont partout, afin d'être trouvés, nous qui que ses contradicteurs ont peut-être raison. Néan-
avons connu la vérité, gens de bonne vie et fidèies moins, tout récemment, Lietzmann, op. cit., p. 240,
aux préceptes reçus pour opérer notre salut éternel. » pour démontrer qu'à l'origine on employait indiffé-
i.xv, 1. Ainsi nous voyons que cette piière est vrai- remment de l'eau et du vin, fait encore appel à
ment catho.ique. Les assistants ne s'oub ient pas. mais l'argumentation de Harnack. D'autre part, Vôlker,
ils pensent aussi à tous leurs frères. Ce qui est demandé op. cit., p. 125, 126, estime qu'elle oblige au moins à
ce sont les biens spirituels, une bonne vie et le salut. reconnaître que Justin n'a pas exclu l'eau comme
On lit encoie dans le Dialogue « Nous prions pour
: élément de l'eucharistie. Force est donc de tuer de
nous et pour tous les autres hommes afin que chan- nouveau ce qui paraissait bien mort.
geant d'opinion, d'accord avec nous, vous ne blasphé- Harnack fait observer que Justin cite sept fois la
miez pas... ie Christ Jésus, mais qu'au contraire bénédiction de Juda, Gen., xlix, 8-12, où il est écrit :

croyant en lui, vous soyez sauvés... » xxxv, 3. « Nous « Il lavera sa robe dans le vin, dans le sang de la

prions pour vous (les juifs), afin que vous soyez pris vigne », sans faire allusion à la cène. En deux passages,
en pitié par le Christ », xcvi, 3; « pour que vous trou- il songe à ce rapprochement, mais il semble que là on

viez tous miséricorde auprès du Père compatissant a fait une correction malheureuse oivoç, vin, pour
et très miséiicoi dieux ». cvm, 3. « Nous tous prions Ôvoç, âne. Cette dernière affirmation est contestable.
pour vous et pour tous les hommes. » cxxxm, 6. Saint Fût-elle admise, il resterait à démontrer qu'on ne peut
Justin ne dit pas que la prière dont il parle soit la exp.iquer cette prophétie sans parler de la cène. Le
supplication de la messe, mais on peut le penser. contraire est établi. Comme l'a prouvé T. Zahn, Brot
Thibaut, op. cit., p. 48, fait remarquer que deux fois und Wein im Abendmahl der allen Kirche, Leinzig,
en ces passages il est parlé de la pitié du Christ et de 1892, p. 7, Irénée, Clément d'Alexandrie, Hippolyte,
celle du Pèie, et que ces mots pourraient être une allu- Origène ont mentionné la bénédiction de Juda sans
sion au Kyrie eleison dont l'usage est foit ancien. la mettre en rapport avec la cène.
Duchesne, op. cit., p. 58, le fait lemonter à la Bible. un second argument est un peu plus spécieux, il
Si
Cf. Fortescue, op. cit., p. 306. n'est pas convaincant. A trois endroits, voir plus haut,
/) Puis nous nous embrassons les uns les autres, le texte de saint Justin que nous lisons aujourd'hui
suspendant tes prières. ApoL, lxv, 2. —
Cet usage parle du vin. Dans l'un d'eux on lit qu'est présenté
n'est mentionné que dans la desciiption de l'assemblée TroTvjpiov ûSaxoç xocl y.pâ|i.aToç. Or, xpdqj.a indique
euchaiistique i.ui suit le baptême. Il est a.ors déjà un mélange d'eau et de vin. La traduction litté-
tout à fait de circonstance il convient qu'un signe
: rale de cette phrase devrait donc être la suivante «On :

de fraternité soit donné par les frères à ceux qui présente une coupe d'eau et de vin mêlé d'eau. »
viennent d'être introduits dans leur famille. Bien que Cette conclusion est irrecevable. Donc xpdqjux est :

Justin ne signa. e pas ce rite comme une des cérémonies une glose. D'autre part, d'après V Apologie, il y a simi-
DICT. DE THÉOL. CATH. X. — . 29
.

899 MESSE AU DEUXIÈNE SIÈCLE : SAINT JUSTIN 900

litude entre l'eucharistie et les mystères de Mithra, où, sainte entre toutes, de la prière qui est au centre de la
écrit saint Justin, « on présente du pain et une coupe liturgie, réservée au président de l'assemblée et qu'on
d'eau ». lxvi, 4. Pour qu'existe entre les deux lites la appellera bientôt l'anaphore.
ressemblance dont il est parlé, il faut donc admettre Elle comprend deux opérations distinctes il y a
:

que l'eucharistie elle aussi se compose de pain et des prières et des actions de grâces ou eucharisties.
d'eau. Plus tard des mains chrétiennes auraient ajouté Justin l'allirme en termes exprès dans la description
le mot vin, pour harmoniser les affirmations de V Apo- du rite dominical. Il distingue les deux opérations dans
logie avec l'usage général des chrétiens. Il faut donc le récit parallèle de la liturgie qui suit le baptême.

lire On apporte à celui qui préside du pain et une


:
Deux fois encore, dans le Dialogue, il mentionne les
coupe d'eau; il y a lieu de supposer que, dans les deux prières et les eucharisties, cxvn, 2, 3.
autres endroits de l'Apologie où le vin est nommé, Ces actes ne se font pas comme en d'autres circons-
il y a eu interpolation. tances où l'on peut prier ou remercier. Il y a ici une
A cet argument ont été opposées de solides réponses corrélation entre la présence des éléments et les paroles
Kpâfxa pouvait désigner non un mélange d'eau et prononcées par le président « Il prend le pain et la
:

de vin, mais seulement ce dernier élément, du moins coupe, exprime louange et gloire au Père... fait action
dans la langue du peuple :tel est le sens en grec de grâces pour ces dons. » Apol., lxv, 3. C'est surtout
moderne vulgaire -du mot xpocaL Saint Justin dirait ce dernier acte, l'eucharistie, qui est mis en rapport
donc qu'on apporte du « pain, de l'eau et du vin ». avec les éléments matériels. De nombreux passages le
Batifîol, op. cit., p. 7, n. 2. Quant à la comparaison montrent. Il est parlé des « objets eucharisties',
faite par l'apologiste entre l'eucharistie chrétienne et Apol., lxv, 5; lxvii, 5; « du pain de l'eucharistie »;
l'initiation mithriaque, une similitude générale permet « de l'eucharistie du pain et de la coupe », DiaL,
de lajustifier.il n'est pas nécessaire que tous les détails xli, 1, 3; du « calice de l'eucharistie », DiaL, xli, 3;
soient identiques. Même si le calice de l'eucharistie de « l'eucharistie du pain et de la coupe », DiaL,
contient du vin et celui de la cérémonie mithriaque cxvn 1 de « l'aliment qui s'appelle eucharistie ».
;

de l'eau, saint Justin peut écrire que les démons Apol. lxvi, 1.
contrefont le rite chrétien, puisqu'il y a dans les deux Cet acte, le président l'accomplit « autant qu'il
cas une coupe avec une boisson et des formules pro- a de force ». Apol., lxvii, 5. Ces mots semblent
noncées sur les éléments. prouver que l'officiant a le devoir de « faire de son
Harnack tire un dernier argument du fait que mieux » et partant le droit de choisir les paroles qui lui
Justin voit une prophétie de l'eucharistie dans un semblent les plus expressives, les plus puissantes,
texte d'Isaïe, xxxm, 16 « Du pain leur sera donné et
: pour exprimer les sentiments de l'assemblée chré-
son eau sera fidèle » (d'après les Septante). Mais la tienne et les siens. Une faculté d'improviser les for-
similitude absolue de matière n'est pas indispensable mules lui est donc reconnue. Évidemment, il ne peut
pour que l'apologiste puisse rapprocher la promesse choisir que des mots qui répondent au but poursuivi.
d'Isaïe et la réalité eucharistique. Il suffit qu'il y ait Il y a un thème traditionnel, les mots seuls varient.

dans le rite chrétien deux éléments, l'un sec et l'autre Si les présidents adressaient des centaines de fois cette
humide. Il n'est pas nécessaire que ce dernier soit de prière, ils étaient inévitablement amenés à répéter
l'eau. Justin ne tient pas compte de la matière. D'ail- les mêmes formules, dont un grand nombre devait
leurs à cet endroit même ce qu'il oppose à l'eau d'Isaïe, leur être suggéré par l'Écriture.
c'est la coupe, sans se préoccuper de son contenu. Le thème de la prière ne nous est signalé qu'en
Ehrhard, Die allchristliche Literatur und ihre Erfor- deux mots Le président « adresse louange et gloire

:

schung, Fribourg-en-B., 1902, t. i, p. 238. Il n'y a au Père de l'univers ». Apol., lxv, 3. Le renseigne-
donc aucune raison de supprimer le mot vin dans les ment est maigre, mais il est très clair. Il établit une
endroits où il se trouve. A la thèse de Harnack on a différence radicale entre cette prière et la supplication
d'ailleurs opposé cet argument Justin écrit à Rome,
: collective de l'assemblée où tous ont prié pour tous.
au ii e siècle; or, nous savons par les fresques des Cette fois on s'adresse à Dieu uniquement pour le
catacombes que le vin était alors en cette ville un louer, pour le glorifier. —
A cet hommage d'adora-
élément de l'eucharistie. Wilpert, Fractio panis, tion, se joint l'action de grâces. Elle est abondante,
Paris, 1896, p. 76. c'est-à-dire assez longue. Justin nous apprend que le
S'il n'y a pas lieu d'exclure cet élément, il convient président rendait grâces à Dieu pour le don du pain
de noter la présence de l'eau. Il est à supposer que et de la coupe, Apol., lxv, et aussi « de ce qu'il a
l'usage du mélange remonte à l'origine du christia- créé le monde, avec tout ce qu'il contient en vue de
nisme. Fortescue, op. cit., p. 404. Rien de plus naturel : l'homme, et de ce qu'il nous a délivrés du péché
la coutume répandue dans le monde antique; les
était dans lequel nous étions nés, et de ce qu'il a détruit
Juifs la suivaient. Le mélange devait se faire pendant par un anéantissement absolu les principes et les
la manducation de l'agneau pascal. La coupe eucharis- puissances (malfaisantes) par celui qui a été fait
tique présentée par Jésus à la cène avait donc contenu passible selon sa volonté ». DiaL, xli, 2. Si on admet
du vin et de l'eau. Les chrétiens imitèrent le Maître. que DiaL xm doit lui aussi s'entendre de l'eucharistie,
h) Celui gui préside adresse des prières semblable-, à l'énumération des dons pour lesquels on rend grâces
ment et des actions de grâces autant qu'il a de force et doivent s'ajouter la vie et la santé, les vicissitudes des
le peuple repond. Amen. Apol., lxvii, 5. Celui qui saisons. Mais, comme on le constatera, il est au moins
préside prend le pain et la coupe, exprime louange et fort douteux que ce morceau s'applique à l'eucharistie.
gloire au Père de l'uniuers par le nom du Fils et de Cette action de grâces du président et de l'assemblée
l'Esprit-Saint, et il fait une action de grâces abondam- est une anamnèse. L'eucharistie s'opère « en souvenir
ment parce que Dieu a daigné nous accorder ces dons. du Christ et de la cène », A; ol., lxvi, 3, « en mémoire
Apol., lxv, 3. de la passion qu'il a endurée afin de nous délivrer
Le rôle du président est souligné avec précision. du péché ». DiaL, xli, 1 cxvn, 3. On « fait en rendant
;

C'est lui seul qui dit les prières et l'action de grâces, grâces » « le pain en souvenir de son incarnation pour
qui parle au nom de tous. L'oraison n'est plus collec- ceux qui croient en lui et pour qui il a souffert, la
tive comme celle qui a précédé. Cette fois le peuple, coupe en souvenir de son sang. » DiaL, lxx, 4.
le Xaoç se tait, il n'a la parole que pour dire à la fin Dorsch, Der Opfercharakter der Eucharistie einst
Amen, en d'autres termes pour ratifier ce qui a été und jetzl, et quelques autres ont essayé de sou-
fait au nom des frères. On est en face de l'action tenir que le mot faire sigiii fiait ici sacrifier. Il
901 MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : SAINT JUSTIN 902

est difficile de le prouver. Cf. Brinktrine, op. cil., eucharistie par une parole de prière qui vient de Jésus
p. 91-92. est la chair et le sang de Jésus. » Quelle que soit
Et en est ainsi de par l'institution du Christ. Six
il l'hypothèse admise, la conclusion est le même la :

fois, il de l'ordre donné par Jésus d'accomplir


est parlé parole, la prière qui rend la chair de Jésus-Christ
cette eucharistie. Justin ne se contente pas de le dire, présente sur l'autel, ce sont les formules Ceci est :

il le prouve par « les Mémoires des apôtres qu'on mon corps, ceci est mon sang. Fortescue, op. cit.,
appelle Évangiles ». En ces écrits ils nous ont rapporté p. 31 sq.; P. Batilïol, op. cit., p. 29, fait remarquer
qu'il leur avait été ainsi prescrit Jésus ayant pris : que des non-catholiques, par exemple, Drews, Swete,
du pain avait rendu grâces en disant Faites ceci en : adoptent ce sentiment.
mémoire de moi. ceci est mon corps. » Et ayant pris Cette présence de la chair et du sang du Clu-ist
la coupe semblablement, il avait rendu grâces- en font de la commémoraison du Sauveur un sacrifice.
disant : « Ceci est lxvi, 3. Comme on le
mon sang. » Le pain et la coupe de l'eucharistie sont devenus le
voit, Justin ne reproduit ici à mot la narration mot corps de l'incarnation et le sang de la passion, et nous
d'aucun des témoins de la cène. Mais on sait qu'il a pouvons ainsi les offrir en action de grâces au Père.
connu nos évangiles canoniques. Jacquier, Le Nouveau Telle est l'oblation chrétienne. « L'offrande de farine
Testament dans l'Église chrétienne, t. i, 1911, p. 106. prescrite pour ceux qui sont purifiés de la lèpre
Comme d'autres écrivains chrétiens, Clément d'Alexan- était une figure du pain de l'eucharistie qu'en souvenir
drie par exemple, l'apologiste ne se croit pas obligé de la passion... Jésus-Christ nous a prescrit de faire
de citer textuellement leurs paroles. Il est moins afin que nous rendions grâces. » Dial., xli, 1. Nos
préoccupé des mots que de la pensée. Il estime qu'elle « sacrifices, c'est le pain de l'eucharistie et semblable-

est conforme à celle des apôtres. ment le calice de l'eucharistie ». Dial., xli, 3. Saint Jus-
Un rappel quelconque de la mort du Seigneur suffi- tin répète avec insistance cette affirmation. Pour lui
rait à la commémorer. A la cène chrétienne, il y a « les sacrifices que Jésus a prescrit d'offrir, ce sont ceux

plus. Ce souvenir est évoqué non par une simple qui par l'eucharistie du pain et de la coupe sont
lecture ou uniquement par une prière, il l'est à présentés par tous les chrétiens ». Dial., cxvn, 1.
l'occasion de l'action de grâces sur le pain et la coupe : « Ce sont, dit encore l'apologiste, les seuls qu'il ait
les textes cités plus haut l'affirment expressément. ordonné aux chrétiens de faire, dans la commémorai-
Comment les comprendre? Nul doute, il y a mémoire son de leur aliment sec et humide où est rappelé le
de Jésus, de son incarnation et de sa mort, parce que souvenir de la passion. » Dial., cxvn, 3. Citons une
le Jésus jadis incarné et immolé pour notre salut dernière formule encore plus claire « Les prières et
:

redevient présent grâce à l'eucharistie du pain et du les eucharisties faites par des personnes dignes sont
vin. Là même où t apologiste décrit le rite, il propose la les seuls sacrifices parfaits et agréables. » Dial.,
vérité dans les termes les plus clairs, les plus réalistes. cxvn, 2. Cf. Brinktrine, op. cit., p. 91 sq.
Ce pain et ce vin ne sont pas « du pain vulgaire », Ils sont offerts par le nom de Jésus. Dial., cxvn, 1.
t un breuvage vulgaire », mais la chair et le sang de Justin exprime encore deux autres fois cette pensée :

Jésus fait chair », pareils à « la chair et au sang » il déclare qu'il n'est pas une seule race d'hommes où

que prit le Verbe dans l'incarnation. Et Justin prouve « au nom du crucifié des prières et des eucharisties ne

cette vérJté par les paroles du Christ « Ceci est mon : soient faites au Dieu maître de l'univers ». Dial.,
corps, ceci est mon sang. » lxvi, 3. Voir Eucharistie, cxvn, 5. Même remarque dans la description de l'assem-
t. v, col. 1128; Struckmann, Die Gegenwart Christi in blée chrétienne. Le président prend le pain et le vin,
der heiligen Eucharistie, Vienne, 1905, p. 49-63. « exprime louange et gloire au Père par le nom du
Comment le pain et le corps cessent-ils d'être Fils ». Apol., lxv, 3. Rien de plus vrai, puisque Jésus
une nourriture vulgaire pour devenir le corps et le sang est présent. C'est sans doute ce qui fait l'excellence
du Christ? Justin répond «Cet aliment est eucharistie
: des sacrifices chrétiens. Ils sont ceux qu'avait prédits
par une parole de prière qui vient de lui », c'est-à-dire Malachie, Dial., xli, 2 et 3, donc ceux qui glorifient le
de Jésus. Apol., lxvi, 2. Aucun doute n'est possible, nom de Dieu, Dial., xli, 3, ceux qu'il accepte, Dial.,
ces paroles qui remontent au Christ, ce sont celles cxvn, 1, les seuls qui, parfaits, lui sont agréables,
qu'il a prononcées lui-même à la cène et que Justin Dial., cxvn, 2, ceux qui se font en toute nation. Dial.,
reproduit Ceci est mon corps, ceci est mon sang. Apol.,
: cxvn, 5.
i xvi, 3. L'apologiste l'affirme en termes formels, lxvi : Il ne faudrait pas laisser sans le souligner un mot,

Il compare le Verbe qui a fait l'incarnation, âià Xôyou glissé en passant par l'apologiste dans sa description
6soù aa.py.07z oiYjflslç Tr)CToîjç Xptatôç, au verbe qui de l'assemblée chrétienne, mais qui n'a pas dû être
opère l'eucharistie, ttjç Si'euxîjç X6you toû roxp'ocÛTOû écrit sans raison. Il observe que le président «exprime
e!r/y.pi.aOeïijav rpoçTQV. Ou bien, on croit que le Logos, louange et gloire au Père de l'univers par le nom du
le Verbe désigne dans les deux cas le Fils de Dieu et Fils et de V Esprit-Saint s. Apol., lxv, 3. Cette courte
on traduit « De même que, fait chair par le
: Verbe mention de la troisième personne divine donne à
de Dieu, Jésus-Christ eut une chair pour notre salut, croire que déjà elle était nommée par l'officiant au
de même l'aliment eucharistie par la prière du Verbe cours de sa prière. Les paroles de Jésus eucharistiaient
qui vient de Dieu est la chair et le sang de Jésus », le pain et la coupe; mais c'est par le Fils et l'Esprit
et l'unique formule connue de nous à laquelle ce que le sacrifice était présenté au Père. Ne faut-il pas
titre peut être donnée, ce sont les mots du Christ voir là une vague allusion, sinon à une épiclèse, du
cités par Justin Ceci est mon corps. Ou bien on estime
: moins à un usage, à une prière ou forme d'oraison qui
que, dans le premier terme de comparaison, le Logos, lui donna naissance?
le Verbe désigne une personne divine, et que dans n'est pas nécessaire de discuter l'hypothèse
Il
l'autre il s'applique à des paroles, à des mots. Mais, d'après laquelle l'action de grâces serait à rapprocher
puisqu'ils viennent de Jésus, ils sont ceux qu'il a des simples prières de la table. Le président ne remercie
prononcés lui-même et que rapporte en cet endroit pas Dieu uniquement pour la nourriture quotidienne,
l'apologiste Ceci est mon corps. Ou enfin on pense
: mais pour tous les bienfaits de la création, pour toutes
que dans les deux endroits le Logos, le Verbe, désigne les grâces dues au Rédempteur. Son acte est une
une parole de commandement qui produit des effets offrande, un sacrifice. Batiffol, op. cit., p. 22-23. Pour
merveilleux. Justin dirait donc « De même que : un autre motif encore il est impossible de confondre
Jésus-Christ, fait chair pi r une parole de Dieu, a les prières et actions de grâces dont parle Justin avec
pris une chair pour notre salut, de même l'aliment des prières de table, un Benedicite. En réalité il n'y
903 MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : SAINT JUSTIN 904

a pas de banquet, pas d'agape, rien qui les rappelle naissance. Donc, il n'y a pour les chrétiens que
de près ou de loin. Batitïol, op. cit., p. 18; Bardy, des sacrifices de prières.
art. Justin (Saint), ici, t. vm, col. 2271-2272. Le mot Peut-être y a-t-il lieu de faire à cette argumentation
nourriture, Tpotpyj, employé pour désigner l'eucharistie, une réponse péremptoire. Le texte en question parle,
Apol., lxvi, 1, l'afïïrmation que les corps sont nourris non de l'eucharistie, mais des repas ordinaires et des
par le pain et le vin, Apol., lxvi, 2, ne doivent pas prières que les chrétiens font â leur occasion. Lamiroy,
nous donner le change. « Du pain et une coupe d'eau op. cit., p. 27 sq. En fait la plupart des historiens re-
mêlée de vin ne pouvaient pas constituer un repas noncent à se servir de ce chapitre pour découvrir la
pour un groupe aussi nombreux que devait l'être la doctrine de Justin sur l'eucharistie. D'abord il n'est
communauté de Rome au temps de Justin Martyr. » parlé ici ni du pain ni de la coupe. Or, dès que Justin
Goguel, op. cit., p. 272, 317. On ne trouve dans fait mention de l'eucharistie, ces deux mots apparais-
VApologie aucune trace d'agape. Vcelker, op. cit., sent. D'autre part, les dons pour lesquels le chrétien
I

p. 103. '

remercie sont d'ordre purement naturel, ce sont des


Plus spécieuse est l'hypothèse de Wieland d'après I
faveurs qui toutes intéressent le corps et l'existence
laquelle l'eucharistie de saint Justin n'aurait- été présente «création, santé, propriétés des êtres, vicissi-
:

qu'un sacrifice de prières. Mensa


con/essio, p. 51 sq.
et ; |
tudes des saisons. » Tout autre, on s'en souvient, est
Der vorirenaische CXp/erbegriff, p. 76 sq. Il est vraiment l'énumération des bienfaits pour lesque s le président
impossible de comprendre ainsi les textes cités plus rend grâces en faisant l'eucharistie. Sans doute la
haut. Justin assimile l'eucharistie à l'offrande de création n'est pas exclue, mais il est parlé de la déli-
farine; elle est le sacrifice prédit par Malachie et qui vrance du péché, de la victoire sur les mauvais esprits.
remplace les antiques oblations. Dial., xli, 1, 2, 3. Dial., xli, 1. Tous les anciens témoins de la liturgie
Ces divers rites ne sont pas de simples prières. L'apo- sont d'accord avec Justin pour l'affirmer. Enfin, il est
logiste déclare que les chrétiens offrent quelque chose. à observer qu'avant de faire connaître l'assemblée
Dial., cxvn, 1. Ils ne se contentent donc pas de réciter dominicale, l'apologiste écrit, Apol., lxvii, 2 « 'Ettî :

ou d'improviser les formules d'oraison. Justin précise : uàaî te oïç TrpciCT9£p6;i.s8a, dans tout ce que nous
« Les sacrifices qui par l'eucharistie du pain et de la offrons ou dans tout ce que nous mangeons, nous
coupe sont offerts. » Dial., cxvn, 1. Rien de plus clair bénissons le Créateur par son Fils, Jésus-Christ,
ni de plus décisif il n'y a pas ici que des prières, elles
: et par l'Esprit-Saint. » Ces mots ne peuvent viser
sont inséparables d'un aliment, d'une créature maté- l'eucharistie, puisqu'ils précèdent immédiatement
rielle et c'est par elle que se fait l'oblation. Il faut la description de l'assemblée chrétienne. C'est donc
aussi sou.igner l'emploi répété des locutions « Le pain
: aux repas ordinaires qu'ici fait allusion saint Justin.
de l'eucharistie que Jésus-Christ Notre-Seigneur nous Or, il se sert des mêmes expressions au c. xm :

a prescrit de faire, tcoisïv. » Dial., xli, 1. Mêmes expres- « 'Ecp'ol;; 7rpoaçep6ji.s6a, dans ce que nous prenons,
sions dans Dial., lxx, 4; cxvn, 2, 6. Comme le fait nous bénissons le Créateur par son Fils Jésus-Christ
observer Batiffol, op. cit., p. 23, n. 2, ces expressions et par l'Esprit-Saint. » Puisqu'il y a identité de
« donnent à comprendre que la prière prononcée n'est formules, on peut conclure que la circonstance
pas tout, et si elle n'est pas tout, la théorie de Harnack signalée est la même. Dans l'un et l'autre cas, il

et de Wieland est inadéquate; quoi qu'il en soit s'agit d'un repas ordinaire. Toute l'argumentation
d'ailleurs du sens de Gùeiv donné à 7rot,eïv.» Voir aussi de Wieland s'évanouit.
De la Taille, op. cit., p. 218-219; Brinktrine, or. cit., Au contraire, certains critiques ou historiens ont
p. 91-105, et surtout Lamiroy, op. cit., p. 278-284. pensé que le c. xm s'applique non à des repas ordi-
De même dans la description qu'il donne du rite, naires, mais à l'eucharistie. Récemment Thibaut,
l'apologiste ne dit pas que le président prie, mais op. cit., p. 40 sq., a soutenu cette opinion. Elle paraît
« qu'il prend le pain et le vin et qu'il loue Dieu, puis peu probable. Même si on l'admet, il n'est pas néces-
lui rend grâces ». Apol., lxv, 3. Il y a des prières, mais saire de conclure que saint Justin n'admet que des
elles eucharistienl l'aiment et l'offrent à Dieu. Apol., sacrifices de prières. Qu'est-il affirmé en effet? Que
lxvi, 2; lxv, 5; lxvii, 5. Dieu n'a besoin ni de sang, ni de libations, ni d'encens,
Wieland croit pouvoir s'appuyer sur Apol., xm. en d'autres termes qu'il ne veut ni des sacrifices des
On ne peut discuter ce texte sans le citer. « Quel païens, ni de ceux des Juifs. Que si ensuite Justin
homme sensé ne le reconnaîtrait ils ne sont pas des
: n'indique comme moyen d'honorer le Très-Haut que
athées ceux qui adorent le Créateur de l'univers. des prières et des vertus, son silence sur le pain et la
Sans doute, nous déclarons comme on nous l'a enseigné coupe ne pourrait pas être tenu pour une négation.
qu'il n'a besoin ni de sang, ni de ibations, ni d'encens. Sans doute, il affirme que, pour honorer Dieu, il
Mais, en tout ce que nous mangeons, nous le louons, suffit de s voffiir à soi-même ou de présenter aux
autant qu'il est en notre pouvoir, par des paroles de pauvres les créatures de Dieu. Cette remarque n'oblige
prière et d'action de grâces, pour le bienfait de la nullement à croire que seuls existent des sacrifices
création pour tout ce qui aide à garder une bonne de prièi es. Conclusion ou bien il n'est pas parlé ici du
:

santé, pour les propriétés des êtres divers et les vicissi- pain et de la coupe eucharistiques, mais de repas ordi-
tudes des saisons, et en raison de la foi que nous avons naires; 'il en est ainsi, on ne saurait dégager de ce
en lui, nous le prions afin de devenir immortels. texte aucune preuve contre le caractère sacrificiel
On nous a en effet appris que cette seule manière des éléments eucharistiques. Ou bien on croit que
de l'honorer est digne de lui, à savoir de ne pas saint Justin désigne ici le pain et la coupe de l'as-
détruire par le feu ce qui a été créé par lui pour notre semblée chrétienne; mais il estime que e chrétien se
nourriture, mais de nous l'offrir pour nos besoins Voffre pour la mettre à profit et qu'ainsi en utilisant
et ceux des pauvres et, l'âme reconnaissante, de le le don de Dieu il l'en remercie. Il y aurait donc à côté
célébrer par des cérémonies spirituelles et des hymnes. » de la p:ièie une action de grâces. Si on ne peut con-
Wieland fait observer qu'ici Dieu est représenté clure de cette seule affirmation que l'eucharistie est
comme n'ayant besoin d'aucun sacrifice proprement un sacrifice, on ne saurait s'en servir pour démontrer
dit les chrétiens ne lui offrent donc que des « prières »,
: le contraire.
des « actions de grâces », « des louanges », « leur foi Quand le président a terminé l'eucharistie, tout le
(')

et leurs supp ications Pas d'immolation rituelle


». peuple présent pousse l'exclamation : Amen. Apol.,
destructive de ses dons. Pour l'honorer, on les distri- lxv, 3; cf. lxviii, 5. — Il n'est nu'lement dit que cet
bue aux pauvres et on en fait bon usage avec recon- Amen soit nécessaire pour la validité des actes accom-
905 MESSE AU DEUXIEME SIECLE : SAINT JUSTIN 908

plis par le président. Cet ainsi soit-il atteste seulement . et ceux qui sont dans les chaînes et les étrangers qui
la solidarité des fidèles et de l'officiant. L'acclamation sont de passage. Bref, il a cure de quiconque est dans
prouve qu'il parlait bien en leur nom et que son eucha- le besoin. » lxvii, 6.

ristie est aussi leur eucharistie. Mais Justin le déclare : Le texte se suffit. Il y a des aumônes et non une
Les prières et l'action de grâces sont achevées par celui agape. Elles ne sont pas obligatoires et chacun donne
qui préside, au moment où ie peuple répond Amen.: ce qu'il veut. Ce qui est recueilli par les collecteurs
ApoL, lxv. 3. est porté par eux à celui qui préside, à l'évêque, et
/) Quand celui qui préside a fait l'eucharistie et que c'est lui qui secourt les malheureux de toute catégorie.
tout le peuple a répondu, les minisires que nous appelons L'acte est lié au sacrifice du pain et de la coupe. Il
diacres distribuent à tous les assistants le pain de le complète et l'achève. Justin a mis en relief le côté
l'eucharistie, le vin et l'eau. ApoL, lxv, 5; cf. lxvii, 5. social de l'eucharistie. L'assemblée est une cérémonie
— Ici un nouveau ministre. A côté du
intervient qui relie les fidèles entre eux. Cette union est favorisée
peuple, du lecteur, du président qui est l'évêque ou par la rencontre en un même lieu de tous les chré-
un prêtre, son délégué, nous voyons le diacre. Comme tiens. Ils sont réunis en qualité de frères. Us se donnent
on l'a observé, la réunion a un caractère rituel bien le baiser de paix et ainsi se réconcilient ou se rappro-
marqué. Chacun a son rôle déterminé. Aux diacres il chent davantage s'il est besoin. Il y a communauté de
appartenait de distribuer les éléments eucharistiques. foi. Tous plient ensemble pour tous, d'abord pour
Les frères recevaient les deux espèces. chacun des assistants, mais aussi pour les membres
Saint Justin fait savoir à quelles conditions cette de l'Église qui sont absents. Le peuple entier s'unit
faveur est accordée. « A personne il n'est permis de au président qui fait les prières et l'action de grâces
prendre part à cette nourriture, s'il ne croit vrai ce (l'eucharistie) au nom de chacun et de la collectivité;
que nous enseignons, s'il n'a été baptisé du baptême chacun et la collectivité répond : Amen. Tous les
de la rémission des péchés ou de la nouvelle naissance, assistants participent à un même banquet spirituel,
et s'il ne vit comme le Christ l'a prescrit. » ApoL, lvi, tous reçoivent le même aliment, le Logos, fait chair
1. Cf. Didachè, ix, 5; xiv, 1. pour passer en notre chair. et aliment est envoyé aux
<

De cette participation au pain et à la coupe, quels absents afin qu'eux aussi soient unis à l'Église.
sont les effets? Saint Justin les décrit d'un mot : L'exercice de la charité se trouve donc tout à fait
« Par cet aliment eucharistie notre chair et notre à sa place. Puisque les chrétiens sont frères, ils le
sang sont nourris xaxà fi.£-a6oX7)v, en vue d'une deviennent davantage, ils fraternisent en mettant
transformation. » Bon nombre d'interprètes (Weizsà- leur bien en commun. Ainsi encore ils observent le
cker, Engelhardt, Loofs, Gœtz, Struckmann, Ratifîol, précepte du Maître « Faites ceci en mémoire de moi. »
:

Rardy) estiment que le changement obtenu pour A ses disciples Jésus a donné la nourriture de la cène,
notre chair et notre sang, c'est l'acquisition de l'im- sa chair et sa personne. Les chrétiens offrent du pain
mortalité. Prétendre qu'il est parlé ici de la simple et ils s'offrent eux-mêmes aux indigents.
digestion naturelle (Réville), c'est vouloir que Justin Wetter, on le sait, veut aller beaucoup plus loin
ait exprimé sous une forme presque incompréhensible et faire de cette offrande le sacrifice chrétien primitif.
une pensée très simple et sans intérêt. Au contraire, Chacun, à l'origine, apportait pour la cène chrétienne
l'autre interprétation se justifie pleinement. Il est les mets à consommer. Afin de prévenir ou de corriger
naturel que la chair du Logos incarné dont parle les abus, dont parle I Cor., xi, 20 sq., on transforma
l'apologiste confère à celui qui la reçoit ses propriétés. ces libres apports individuels en une offrande
Goguel, op. cit., p. 275. Ce don est d'ailleurs celui sur collective et rituelle qui, devenant avec le temps
lequel l'attention se porte alors avec complaisance : toujours plus solennelle, et se surchargeant d'actions
Justin est l'écho d'Ignace, Eph., xx, 2 çâpji.axov
: de grâces, de mémento des donateurs, de supplications
àôocvocaîaç; de la Didaché, x, 2 ÙTCp tyjç yvcôaecoç xai
: pour eux et pour autrui, prit la forme d'un sacrifice.
ttîcttewç y.ai. à6avaaîaç. Cf. Joa., vi, 51-59. En ce passage on saisirait une trace du rite primitif,
A côté de cette immortalité du corps, se placent du sacrifice alimentaire.
les effets proprement dits du sacrifice. Il loue Dieu et Envérité, il est difficile de trouver une affirmation
glorifie son nom. ApoL, lxv, 3; DiaL, xli, 1. Il lui qui démente davantage les textes. Quiconque lit le
rend grâces pour le bienfait de la création et la grâce Dialogue constate aussitôt que, pour Justin, le sacri-
de la rédemption. ApoL, lxv, 3, 4, 5; lxvii, 5; xli, 1 ; fice, c'est l'action de grâces sur le pain et la coupe,
i.xx. 4. Puisqu'il est agréable à Dieu et accepté par que ce sacrifice est le seul prescrit, le seul agréable à
lui, DiaL, cxvn, 1, il est apte à obtenir à tous et à Dieu. Ces affirmations sont répétées avec une insis-
chacun ce qu'ils ont demandé pour eux et pour autrui : tance singulière et qui ne laisse place à aucun doute.
bonne vie et salut, ApoL, lxv, 1, et la continuation des D'autre part, si on étudie les deux récits de V Apologie,
dons pour lesquels le président a remercié. DiaL, on voit aussitôt que ce sacrifice de l'action de grâces
xli, 1. du pain et de la coupe est terminé avant qu'ait lieu
k) Par les diacres on envoie aux absents leur part du la collecte finale. Enfin, l'examen de cette dernière
pain et du vin de l'eucharistie. ApoL, lxvii, 5, cf. prouve qu'elle n'est pas un sacrifice. A cet acte de
ApoL, lxv, 4. —
Cette coutume atteste combien la charité Justin ne donne même pas ce titre en un sens
célébration de l'eucharistie est un rite de toute métaphorique, comme le font parfois l'Écriture et
l'Église, accompli par le président au nom de chacun les écrivains catholiques anciens et modernes. Il ne
et auquel chacun doit participer. parle que de secours, d'assistance, de dons, de collectes.
La collecte. —
C'est sans doute d'elle qu'il est Sont évités même les mots qui pourraient être équi-
parlé en la phrase finale de la description de l'eucha- voques, désigner soit un acte rituel, soit une œuvre
ristie qui suit le baptême « Ceux qui possèdent
: charitable, par exemple le mot offrir. La collecte est
secourent tous ceux qui sont indigents. Nous nous d'ailleurs libre :donne qui veut. Il n'y a donc pas
assistons toujours les uns les autres. » lxvii, 1. La ici un sacrifice de l'assemblée chrétienne, une obla-
seconde relation est très claire, très précise « Ceux
: tion de tous les fidèles.
qui sont dans l'abondance et qui veulent (bien le faire) Il est vrai qu'en un autre endroit de la mê^e
donnent chacun ce qu'il veut selon son gré; ce qu'on Apologie, au c. xm, Justin opposant les coutum es
recueille ainsi est porté à celui qui préside et il secourt chrétiennes aux usages juifs ou païens écri t « On :

les orphelins et les veuves, et ceux qui sont dans l'indi- nous a en effet appris que cette seule manière de
gence par suite de la maladie ou de toute autre cause, l'honorer est digne de lui à savoir de ne pas détruire
:
907 MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : LES APOLOGISTES 908

par le feu ce qui a été créé par pour notre nourri-


lui sang, de l'odeur ou de la fumée des victimes. Il est
ture, mais de nous l'offrir pour nos besoins et ceux des pour lui-même le parfum le plus suave, car on ne
pauvres et, l'âme reconnaissante, de le célébrer par des saurait ajouter à sa plénitude. Voulez-vous lui faire
cérémonies spirituelles et des hymnes. » Mais, comme l'offrande la plus agréable de toutes? Essayez de con-
nous l'avons montré, il n'est pas certain que ce naître celui qui a étendu les cieux et les a déroulés
chapitre parle de l'eucharistie :l'opinion contraire comme une sphère immense, qui a établi la terre
semble bien établie. Peu importe d'ailleurs On le
: comme un centre et réuni les eaux dans la mer,
voit par tout le contexte, les dons de Dieu que s'offre qui a séparé la lumière des ténèbres et orné d'astres
le chrétien à lui et à ses frères, au lieu de les offrir à le firmament, qui a fait produire toute semence à la

Dieu, ce sont les animaux qu'il mange ou dont il donne terre, qui a créé les animaux et formé l'homme.
une part au prochain, au lieu de les sacrifier, de les Qu'est-il besoin d'hécatombes pour le Tout-Puissant?
détruire par le feu. Rien ici ne permet de découvrir Elevez vers lui des mains pures c'est une victime non
:

de prétendus sacrifices d'offrandes alimentaires qui sanglante, un culte spirituel qu'il vous ûemande. »
auraient lieu à l'assemblée chrétienne. En ce texte, Legct., xni, P. G., t. vi, col. 916.
Justin « raille les sacrifices païens, les effusions- de Apollonius (martyr sous Commode 180-192), dans
sang, les libations et les offrandes d'encens; il leur l'apologie qu'il prononça devant le tribunal et qu'on
oppose l'usage droit des créatures sanctifié par la croit avoir retrouvée, tient le même langage : « Je
distribution des aumônes et les prières d'action de présente un sacrifice non sanglant et pur, moi et tous
grâces au Créateur. Les offrandes alimentaires les chrétiens, au Dieu qui est le maître du ciel, de la

ne sont pas mentionnées. » Coppens, L'offrande des terre et de tout ce qui a souffle de vie, sacrifice qui se
fidèles dans la liturgie eucharistique ancienne, dans fait surtout par des prières. » Texte und Unlersuch.,
Cours et conférences des semaines liturgiques, t. v, t. xv, fasc. 2, c. vin, p. 98. Il souhaite aussi que son

Louvain, 1927, p. 112. De ce que dit Justin des collec- juge offre à Dieu un sacrifice de prière et d'au-
tes qui suivent l'assemblée eucharistique, lxvii, 6, mône, c. xliv, p. 126.
écrit Vcelker, op. cit., p. 132, on ne peut rien tirer en Dans l'Épître à Diognète (n e siècle?) on lit, c. m :

faveur de la théorie de Wetter. »... Les Juifs en croyant que Dieu a besoin de leurs
Conclusion. — A l'assemblée chrétienne, les paroles sacrifices font un acte d'extravagance plutôt que de
prononcées par Jésus à la cène sont redites par le religion. Car celui qui a créé le ciel, la terre et tout
président sur le pain et sur une coupe de vin mélangé ce qu'ils renferment... n'a nul besoin de ce qu'il
d'eau. Elles en font la chair du Logos incarné, le sang donne lui-même à ses créatures celles-ci ne peuvent
:

de Jésus crucifié. Ainsi est commémorée la mort du s'imaginer sans folie qu'elles lui rendent un service
Sauveur pour les hommes. Cet acte est un sacrifice, quelconque. Si donc les Juifs croient faire grand hon-
celui qui a été prédit par Malachie et institué par neur à Dieu par le sang de leurs victimes, il ne me
Jésus, celui qui est en usage chez les chrétiens dans paraissent différer en rien de ceux qui accordent le
tout l'univers, le seul qui soit agréable à Dieu. C'est en même hommage à des divinités insensibles; non moins
effet celui qui loue et glorifie son nom, celui qui cons- que ces derniers, ils s'imaginent donner quelque chose
titue l'action de grâces, l'eucharistie, pour tous les à Dieu qui n'a besoin de rien. » Funk, Patres Apos-
bienfaits, bienfaits de la création comme de la ré- tolici, Tubingue, 1901, t. i, p. 394.

demption. C'est donc celui auquel les chrétiens assis- Minucius Félix (entre 175 et 197, si on estime
tent chaque dimanche, celui auquel on ne peut par- l'Octavius antérieur à V Apologétique de Tertullien ;

ticiper si on ne professe pas la vraie foi, si on n'a après cette date, si on admet l'hypothèse contraire)
pas été baptisé, si on ne mène pas une vie conforme fait -une observation semblable. « Offrirai-je au Sei-
à la loi chrétienne. C'est celui auquel on rattache gneur comme hosties et victimes ce qu'il a produit
tous les grands actes de la nouvelle religion : lecture à mon usage de telle sorte que je lui renvoie son bien-
des saints Livres, homélie, prière collective de tous fait? C'est de l'ingratitude. Puisque l'hostie à offrir
pour tous, réconciliation fraternelle, aumône en c'estune âme bonne, une intelligence pure et un lan-
faveur des indigents. C'est celui auquel chacun com- gage sincère, celui donc qui observe l'innocence,
munie, d'abord en s'unissant au président qui prie supplie Dieu. Qui respecte la justice, présente à Dieu
pour tous, et en répondant Amen à son action de une libation; qui s'abstient de la fraude, se rend Dieu
grâces, mais plus encore en recevant de la main des propice et qui arrache un homme au péril, immole la
diacres le corps et le sang du Christ, transmis aux meilleure victime. Voilà nos sacrifices, voilà ce qui est
absents eux-mêmes pour les unir à l'assemblée ce : voué à Dieu. » Oct., xxxn, P. L., t. in, col. 354.
pain et ce vin, chair incorruptible du Logos, font On le voit à la seule lecture, ces textes n'établissent
passer dans la chair des fidèles l'immortalité. nullement que la cène chrétienne n'est pas un sacri-
2° Affirmations de plusieurs apologistes de l'époque fice. Ils affirment que Dieu n'a besoin ni de sang, ni
sur le caractère purement spirituel du sacrifice chrétien. de libations, ni d'aucun être matériel; que nous
— Certains défenseurs de la cause chrétienne ont, n'avons pas à lui rendre ce qu'il a tiré du néant pour
comme saint Justin, déclaré que tout le culte, toutes notre usage; que nul objet sensible n'est digne de sa
les oblations des fidèles consistaient dans la prière majesté; qu'en un mot rien de créé ne saurait lui être
ou la vertu. On a parfois voulu conclure de ce langage offert (Aristide, Athénagore, Épître à Diognète, JNIinu-
que, pour eux et leurs coreligionnaires, la cène n'était cius Fé;ix). Mais à la cène, les chrétiens ne présentent
pas un sacrifice. Récemment encore, Wieland pré- pas à Dieu du pain vulgaire et une coupe banale de.
tendait qu'Aristide et Athénagore n'avaient connu vin. C'est la chair, c'est le sang du Fils de Dieu et non
que l'olïrande de la prière. Der vorireniiische Opfer- ceux d'une créature qui sont l'objet de l'oblation.
begriff, p. 65. Il suffit de lire les textes pour découvrir On n'attribue donc pas au Très-Haut le désir ou le
la véritable pensée de ces apologistes. besoin de se nourrir à la manière des mortels. On
Aristide (vers 140) déclare que Dieu « n'a nul besoin n'a pas la prétention de l'enrichir d'un objet qui
d'hosties, de libations ou d'autres objets visibles ». lui manque, de lui rendre le plus léger service ou
Apol., i, cf. xni, dans Texte und Untcrsuch., 1893, t. iv, d'augmenter sa perfection, son bonheur. On ne rejette
fasc. 3, p. 6, 32. aucun de ses bienfaits : le chrétien communie à la
Athénagore (vers 176-178) écrit « Si nous n'offrons
: chair et au sang du Christ en les offrant à Dieu. Les
pas à Dieu les mêmes sacrifices que vous, c'est que le apologistes ne condamnent donc nullement le sacrifice
Père et créateur de toutes choses n'a nul besoin du de l'autel.
909 MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : SAINT IRÉNÉE 910
De même, s'ils s'accordent à désapprouver toute l'origine, mais qui n'étaient pas textuellement affir-
oblation sanglante, toute offrande faite par la main mées dans l'Écriture ou enseignées en ternies exprès
des hommes (Athénagore, Apollonius, Êpttre à Dio- par Apôtres. A l'époquc'des premiers apologistes, les
les
gnète). ils ne disent rien qui désapprouve le rite en fidèles possédaient les écrits de Malachie, les évangiles
sage dans l'assemblée chrétienne, rite qui ne com- et les lettres de saint Paul. Dès l'origine, les chrétiens
porte la mise à mort d'aucun cire vivant, rite qui rompaient le pain et participaient à la coupe eucha-
requiert sans doute l'action d'un officiant créé, ristique, ils le faisaient en mémoire de Jésus pourrendre
mais qui pourtant s'opère en réalité, comme le dit grâces, commémorer la passion et participer au corps
saint Justin, par Jésus-Christ et en son nom. et au sang immolés sur la croix. De ces textes, de cet
Enfin, l'éloge par les apologistes de sacrifices non usage, Justin et Irénée concluaient sans hésiter que
sanglants et d'oblations mentales, l'affirmation que le repas religieux chrétien est un sacrifice proprement
pour les chrétiens l'unique offrande c'est la prière, la dit. Leur langage prouve que beaucoup de leurs con-
foi ou d'autres vertus (Athénagore, Apollonius, temporains tiraient la même conclusion. Mais ce
Minucius Félix) ne contredisent nullement la thèse de corollaire se dégageait-il avec la même évidence dans
l'existence du sacrifice de la messe. Des hommes Dieu l'esprit de tous les fidèles? Puisque ni l'Écriture, ni
n'attend et il ne peut obtenir que des supplications, le symbole de foi ne disaient en termes formels :

des louanges et des actes de vertus. Déjà sous L'offrande du pain et du vin par l'évëque ou le prêtre
l'Ancienne Loi, on les appelait des sacrifices et les est un sacrifice, il est tout naturel d'admettre que cette
apologistes en leur donnant ce nom ne faisaient que vérité n'était pas alors aussi clairement perçue, aussi
commenter nos saints Livres. Dans l'eucharistie explicitement admise, aussi universellement professée
il y a aussi une opération morale, l'acte par lequel on qu'elle le deviendra un peu plus tard, par exemple à
offre la chair et le sang de Jésus; on peut donc l'appe- l'époque de saint Cyprien. Si donc certains apolo-
ler une prière, car c'est par une prière qu'elle s'accom- gistes ne l'opposaient pas aux païens, c'était peut-
plit. Ce qui est agréable à Dieu, ce n'est pas le corps être parce qu'eux-mêmes ne la connaissaient pas avec
en tant que corps, le sang comme sang, mais ce corps certitude, ou parce que cette notion n'étant pas expli-
et ce sang unis à l'âme de Jésus, à ses dispositions inté- citement professée par tous, ils ne pouvaient la pré-
rieures, à sa sainteté. Enfin les fidèles et l'officiant senter comme la pensée commune à tous ceux qu'ils
lorsqu'ils assistent à cet acte ou en sont les ministres défendaient. Brinktrine, op. cit., p. 126.
ne peuvent plaire à Dieu que s'ils se présentent avec Au contraire, ils devaient tout naturellement
leur foi, leur piété, leur vertu. Cf. Lebreton, Diction, être portés à réfuter leurs adversaires en leur montrant
apotog., art. Eucharistie, t. i, col. 1576-1577. De la que la Divinité ne réclame ni nourriture ni parfum.
Taille, op. cit.. p. 228-229; Lamiroy, op. cit., p. 269 sq.; Cette idée leur était très familière. On la trouve en des
Brinktrine, op. cit., p. 111 sq. textes scripturaires d'une ironie et d'une force inou-
» On est bien obligé d'admettre la justesse de ces bliables pour qui les a lus. Ps. xi.ix (Vulg.) 8-14;
remarques si on se souvient du langage de saint Justin. l, 17-18; Is.,i, 12-13; Jerem., vi, 20; Amos, v, 22.
Lui aussi, il s'exprime comme les autres apologistes Venus du judaïsme ou du monde païen, les premiers
et cependant pour lui l'eucharistie est un sacrifice, chrétiens devaient se répéter souvent à eux-mêmes
celui quiremplace les oblations rituelles de l'Ancienne ces pensées pour se démontrer qu'en réalité ils
Loi et qui a été institué par Jésus-Christ. Bien plus, n'étaient pas athées. De semblables notions se trou-
comme on l'a fait justement remarquer, on trouverait vaient d'ailleurs chez les philosophes grecs, surtout
chez des écrivains chrétiens postérieurs d'un ou de chez les stoïciens. Cf. Rohr, Gricchentum und Chris-
plusieurs siècles et qui, de l'aveu de tous, voient dans tentum, dans Bibl. Zeilfragen, v e Folge, fasc. 8, p. 16
la messe un sacrifice proprement dit et non pas seule- sq., Munster, 1912; Kroll, Die Lehren des Hermès
ment une prière, des déclarations tout à fait sembla- Trismegistos, dans Beitrùge zur Geschichle des Mittel-
bles à celle des apologistes sur îe culte purement alters de Bàumker, t. xm, fasc. 2-4, p. 238 sq., Muns-
spirituel des chrétiens. De la Taille, op. cit., p. 228, ter, 1914. Or, les apologistes de cette époque étaient
nomme par exemple saint Basile, saint Grégoire de moins des avocats que des philosophes. Donc ils phi-
Nazianze, saint Ëphrem, Théodoiet et, parmi les losophaient, aux païens ils opposaient les penseurs
Latins, saint Hilaire et Zenon de Vérone. païens c'était de bonne guerre. Aucun moyen ne
:

Pourtant une question se pose. A ceux qui les leur paraissait meilleur pour fermer la bouche aux
accusent de n'avoir pas de sacrifice, pourquoi les ennemis du nom chrétien. Brinktrine, op. cit., p. 125.
apologistes ne répondent-ils pas Nous en avons un,
: 3° Saint Irénée (f vers 202-203; le Contra hsereses
l'eucharistie? a été composé entre 180 et 198).
Recourir à la de l'arcane parut longtemps
loi 1. Les textes. —
L'évëque de Lyon est amené à parler
commode. Mais son existence à cette époque n'est pas à plusieurs reprises du sacrifice chrétien, mais il est
démontrée. Voir Batiffol, art. arcane, t. i, col. 1738 quelques passages où en traite ex professo.
il

et sq. D'ailleurs, Justin ne cachait rien à personne. a) Cent, hœres., 1. IV, c. xvn. n. 1-6, P. G., t. vu.
<ni peut toutefois admettre que, par prudence ou col. 1023-1024. —
Le texte est tout à fait classique
religion, d'autres apologistes se tenaient sur la réserve et de capitale importance Les Juifs n'ont pas com-
:

et craignaient de livrer les choses saintes aux chiens. pris quels sacrifices Dieu réclamait, mais Jésus par
11 faut avouer d'ailleurs qu'il n'était pas facile d'ex- l'institution de l'eucharistie a enseigné la nouvelle
pliquer à des païens comment l'eucharistie était un oblation. En recommençant le geste du Maître,
sacrifice. Aux fidèles des idoles qui leur offraient des l'Église réalise la prophétie de Malachie.
mets ou des parfums pour les satisfaire ou capter leur b) Cont. lucres., I. IV, c. xvm, n. 1-6, col. 10 24-1029.
bienveillance, comment faire comprendre l'oblation — Le texte est plus important encore, car il esquisse
a un Dieu invisible d'un corps invisible et mis à mort toute une théorie du sacrifice, soit en général, soit chez
depuis des années? La réplique eût aussitôt surgi : les .Juifs, soit chez les chrétiens. L'offrande faite à
Ce sacrifice n'en est pas un. Dieu ne vaut que pour autant qu'elle est le signe des
11 est une dernière explication. L'histoire est d'ac- dispositions intérieures. En particulier elle doit mani-
cord avec la théologie catholique pour affirmer que fester une foi parfaite et sans contamination d'hérésie.
les chrétiens ont peu à peu acquis des connaissances Les diverses aberrations doctrinales des sectes contem-
progressivement plus claires et moins imprécises, plus poraines sont en contradiction avec les pratiques
explicites et moins discutées de vérités révélées dès mêmes du sacrifice eucharistique.
»

911 MESSE AU DEUXIÈME SIECLE : SAINT IRENEE 912

c) Cont. lucres., 1. IV, c. xxxm, 2, col. 1073. In-— mann, op. cit., p. 60-88; Batiffol, op. cit., p. 173-183.
compatibilité entre le marcionisme et la doctrine La présence réelle du corps et du sang du Christ n'est
sur l'eucharistie. pas douteuse.
d) Cont. hures., V, c. n,2-3, col. 1124-1127.
1. — Un tel rite n'a pu être institué que par le Christ.
Incompabibilité entre les hérésies qui nient la résur- Irénée l'affirme « Jésus prit du pain... rendit grâces
;

rection de la chair et la doctrine sur l'eucharistie. en disant Ceci est mon corps; il saisit ensuite la
:

A ces textes il convient d'ajouter la Lettre au pape coupe... et déclara qu'elle était son sang. » IV, xvn, 5.
Victor, relative à l'affaire quartodécimane, conservée La même affirmation se retrouve en deux autres
par Eusèbe, H. E., 1. V, c. xxiv, n. 12 sq., P. G:, t. xx, passages, IV, xxxm, 2, et V, n, 2. C'est ainsi que le
col. 500 sq. Elle rapporte la visite faite par Polycarpe Christ enseigna aux apôtres Voblalion du Nouveau
au pape Anicet et comment, malgré la persistance du Testament, leur donna le moyen d'offrir à Dieu les pré-
dissentiment sur la question pascale, èxoivoWr aav ;
mices de ses créatures. IV, xvin, 1. Dieu veut que nous
êauToTç, >tat èv -rf) èxxXr.ata 7tapsy_a>p-y;a£v ô 'Avixyjtoç lui fassions cette offrande, IV, xvm, 6; il faut donc
tJ)v eù/apiaxtav tù Uo"/x>x.âç>Tt<x>, ce que l'on traduit que nous la lui présentions. IV, xvin, 1.
d'ordinaire « Anicet céda (la célébration de) l'euçha-
: L'Église obéit à cette prescription. Ayant reçu
listie à Polycarpe. » —
La même lettre rapporte que des apôtres cette oblation, elle la présente dans tout
les anciens papes restaient en bons rapports avec les l'univers. IV, xvn, 5. Seule elle peut l'offrir. Ni les
tenants de l'usage asiatique et leur envoyaient l'eucha- Juifs, ni les hérétiques ne sont aptes à faire cette
ristie. Ibid., col. 505. oblation, IV, xvrn, 3, qui est vraiment « l'offrande de
2. Doctrine de saint Irénée. — Analyse
a) : les diverses l'Ég.ise ». IV, xvm, 2, 5, 6. Par cette manière de parler,
affirmations doctrinales. — Relevons d'abord les affir- Irénée n'entend pas signifier que chaque chrétien
mations de saint Irénée sur le sens desquelles aucune peut consacrer l'eucharistie, puisqu'à Rome, c'est
discussion ne semble possible. Dans le rite chrétien l'évêque Anicet ou son délégué, un autre chef d'Église,
de l'eucharistie figurent du pain et une coupe. Cont. Polycarpe de Smyrne, qui fait l'opération. L'eucha-
iueres., IV, xvn, 5; xvin, 4; xxxm, 2-; V, n, 2. Celle-ci ristie est envoyée non par des particuliers à des parti-
contient du vin. Irénée parle du cep de la vigne qui cu.iers, mais par des presbytres, ceux de Rome, aux
produit la matière de l'eucharistie. V, n, 3. A ce vin fidèles des Églises quartodécimanes, qui étaient de
est ajouté un autre élément qu'Irénée ne nomme pas, passage dans la ville. Et Irénée nomme « ceux qui
mais qui évidemment est de l'eau il parle plusieurs : dirigent l'Église » Anicet, puis Hygin, Télesphore,
:

fois du mélange de deux liquides dans la coupe. IV, Xystus. Lettre à Victor, fr. m. Le rôle de la hiérarchie
xxxin, 2; V, n, 3. Déjà il voit dans le vin une figure et ses droits sont ainsi expressément signalés. Mais,
de la divinité; l'eau représente sans doute à ses yeux parce que l'offrande est faite au nom de tous, elle
nature humaine. V, i, 3.
le siècle, la apparaît comme celle de l'Église, et Irénée peut dire
L'évêque de Lyon le répète au moins trois fois : d'elle: « Nous la présentons, elle est notre oblation à

« Le pain provenant de la terre et recevant l'invocation chacun.


de Dieu, n'est plus du pain ordinaire, mais l'eucha- C'est un sacrifice. Les termes déjà cités !e prouvent.
ristie, composée de deux éléments, l'un terrestre et Les mots offrir et oblation si fréquemment employés
l'autre céleste. » IV, xvm, 5. « Le calice avec son par saint Irénée désignent vraiment chez lui un acte
mélange et ce dont on a fait du pain reçoivent la parole rituel et ils doivent s'entendre au sens ittéral et
de Dieu et deviennent l'eucharistie, corps du Christ. » technique, en usage chez les Juifs et dans le monde
V, n, 3. « Le cep de vigne et le grain de blé donnent contemporain d'Irénée. Ces offrandes succèdent aux
des mets qui recevant la parole de Dieu deviennent l'eu- sacrifices d'Israël, IV, xvn, 5, et peuvent leur être
charistie, c'est-à-dire le corps et le sang du Christ. » assimilés « Il y avait chez les Juifs oblation et il en
:

V, n, 3. Sur le sens des mots « parole ou invocation est de mê 'e chez les chrétiens; il y avait des sacrifices
de Dieu », voir art. Épiclèse eucharistique, t. v, dans le peuple de Dieu et il y en a dans l'Église. La
col. 233. Ce qui est sûr, c'est que l'effet produit ne qualité seule est changée... Ce qui a été réprouvé, ce
saurait être attribué à la récitation de n'importe n'est pas l'acte d'offrir. » IV, xvm, 2. L'oblation chré-
quelles paroles. Il y a « une prière arrêtée et tradi- tienne est celle qu'avait prédite Malachie, IV, xvn,
tionnelle ». Batiffol, op.. cit., p. 182. Il semble néces- 5, le « sacrifice pur » et qui doit être offert dans
saire d'admettre qu'elle est la même partout, puisque l'univers entier pour glorifier Dieu dans toutes les
Polycarpe, évcque de Smyrne, venant à Rome peut y nations. IV, xvn, 6; xvm, 1, 3. C'est aussi « l'oblation
être invité par l'évêque de cette ville Anicet à y célé- du Nouveau Testament », IV, xvn, 5, donc celle qui
brer l'eucharistie à sa place. Lettre d'Irénée à Victor. primitivement a fondé et qui maintenant commémore
Les mots déjà cités nous apprennent ce qu'est l'eu- l'alliance conclue dans le sang de Jésus entre Dieu
charistie: Le corps et le sang du Christ. V, n, 3. Cette et son peuple nouveau.
affirmation se retrouve encore ailleurs.'' Le Seigneur a Aussi ce sacrifice glorifie-t-il le Père par Jésus-Christ.'
déclaré, écrit saint Irénée, que le pain est son corps, le IV, xvn, 6. Notre offrande rend honneur à Dieu et lu
calice son sang.» IV, xxxm, 2. L'évêque de Lyon repro- prouve notre affection. IV, xvin, 2. Par elle, nous lui
duit les mots de I Cor., x, 16 « La coupe est commu-
: faisons action de grâces pour ses bienfaits, IV, xvn, 1,
nion à son sang, le pain communion à son corps. » xvm, 1, 3, 4, 6, en lui présentant les prémices des
V, n, 2. Deux lignes plus loin, on trouve une affir- créatures, IV, xvm, et même en lui donnant tous nos
mation semblable, en termes plus expressifs encore, si biens. IV, xvm, 2.
c'est possible « Jésus l'a déclaré
: le calice... est son
: Mais au Très-Haut un tribut qui lui est
offrir ainsi
propre sang, le pain... son propre corps qui nourrit agréable, c'est pour nous-même un honneur et un
notre corps. » V, n, 2. Dans le paragraphe qui suit, profit, IV, xvm, 1, 3; en retour, Dieu nous accorde ses
l'affirmation revient quatre fois l'eucharistie est : bienfaits. IV, xvm, 6. Ainsi le sacrifice sanctifie la
appelée « corps du Christ », il est affirmé que notre création, IV, xvm, 6; en y participant par la commu-
chair est « nourrie du corps et du sang du Seigneur », nion, notre chair reçoit la vie et l'immorta'ité. V, n, 3.
que notre nature s'alimente à « la coupe qui est son Cette dernière vérité est une de celles, sur lesquelles
sang » et croît par le pain « qui est son corps »; enfin l'évêque de Lyon insiste davantage. Enfin le sacrifice
de nouveau l'eucharistie est appelée corps et sang du symbolise et entretient l'unité de l'Église. Lettre au
Christ. V, ii, 3. Sur le sens précis de ces mots, voir ici pape Victor.
art. Eucharistie, col. 1129-1130, de plus Struck- Pour que- ses heureux effets soient obtenus, des
913 MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : SAINT IRÉNÉE 914

dispositions morales sont nécessaires. Comme don de et de pain vin. Autre opposition entre ce texte et
l'Église, le sacrilicc nouveau
agréable à Dieu, est l'interprétation de Wetter les buts assignés à l'of-
:

car elle l'offre « avec simplicité », IV. xvm, 4. Il n'y frande chrétienne, honorer Dieu.l ui rendre grâces et
a pas opposition entre sa croyance et son sacrifice, lui témoigner de l'affection, IV, xvm, 1-4, diffèrent
contrairement à ce qui se passe chez les sectes héré- de la fin proposée par le critique moderne apporter :

tiques. IV, xvm. 5. A leur tour, les fidèles doivent les mets de la cène. Et puis, comment expliquer l'in-
offrir les prémices des créatures avec une doctrine pure vitation faite aux chrétiens de faire parvenir leurs dons
et une foi sans hypocrisie, une ferme espérance et une « sur l'autel céleste », IV, xvm, 6, s'ils n'offrent que
ardente charité. IV, xvm, 4. Il faut qu'ils craignent du pain et du vin! Sans doute, Irénée parle sans cesse
Dieu et qu'ils aient à l'égard du prochain les senti- de l'oblation des prémices; mais il ajoute aussitôt que
ments requis. Enfin, ils sont tenus de présenter leurs ces créatures deviennent le corps et le sang du Sei-
oblations non à la manière des esclaves, mais comme gneur, et c'est ainsi en qualité de prémices du monde
des enfants, avec joie, et générosité, librement. IV, régénéré qu'elles sont présentées à Dieu. Ce mot
xvm, 2. Dieu veut qu'ils offrent ainsi fréquemment et convient à merveille pour désigner le Christ, « premier-
sans cesse leurs dons à l'autel et dans le temple du né d'un grand nombre de frères », Rom., vm, 29,
ciel. IV, xvm, 6. « premier-né de toute créature », Col., i, 15, « premier-

Sur les rites de l'assemblée chrétienne, Irénée ne né d'entre les morts », Col., i, 18, « premier-né du
donne pas beaucoup d'indications. Voir Fortescue, Père introduit par lui dans le monde ». Hebr., i, 6.
op. cit., p. 36, 37. Il met en relief les trois principaux Ce n'est pas au pain et au vin en tant que créatures
actes l'offrande, la récitation de la parole de Dieu qui
: que convient ce terme de prémices auquel Irénée
fait du pain le corps du Christ, et enfin la communion semble attacher tant d'importance. De la Taille,
qui donne l'immortalité à notre chair. op. cit., p. 209-212.

b) La conception du sacrifice chrétien dans Irénée : Pourtant, au c. xvm du 1. IV, s'il faut en croire
erreurs de Renz, Wetter et Wieland. Il serait difficile — Wetter, Irénée semble ne plus penser au corps et a
de contester ce que nous venons de relever. Tout est sang du Christ. IV, xvm, 3 sq. Il ne le mentionne plus.
parole formelle de saint Irénée lui-même. Mais un Les fidèles deviennent les sacrificateurs. Si guis...
problème difficile se pose Qu'est-ce qui constitue: offerre tenlaverit. Mais il n'est pas possible d'isoler
pour lui le sacrifice pur de la Nouvelle Loi? deux ou trois phrases de tout ce qui les précède et des
Parce que l'évêque de Lyon répète avec insistance autres affirmations très claires d'Irénée sur l'offrande
que l'eucharistie donne à notre chair l'immortalité, de l'eucharistie, corps et sang du Seigneur. Au reste,
Renz, op. cit., t. i, p. 191 sq., conclut que pour lui le l'évêque de Lyon n'affirme nullement ici que tout
sacrifice est dans le repas, ou du moins dans sa prépa- chrétien est prêtre. En ce morceau il traite des dispo-
ration. Nulle part on ne trouve dans Irénée pareille sitions intimes nécessaires au fidèle pour que son
proposition. A coup sûr, il se plaît à montrer dans le oblation soit agréée de Dieu donc, il est naturel qu'à
:

corps du Christ un principe de résurrection et de vie cet endroit Irénée ne parle pas du corps et du sang
éternelle pour notre chair. V, n, 2-3. Mais il signale en du Christ. Si, en quelques phrases, il ne parle plus de la
cette efficacité un fruit de la communion et non un chair du Sauveur, ce n'est nullement pour lui substi-
sacrifice. Au contraire, tout lecteur des c. xvii et xvm tuer le pain et le vin, mais bien pour exposer soit les
du 1. IV ne peut s'empêcher d'observer qu'Irénée parle enseignements de l'Écriture, soit des principes moraux
sans cesse d'oblation, et que ce mot est pour lui syno- sur ce qui donne sa valeur au sacrifice. Wetter lui-
nyme de sacrifice. If le dit d'ailleurs en termes formels : même d'ailleurs semble s'en apercevoir, et il avoue
« Jésus prit du pain, rendit grâces et dit : ceci est mon que dans Irénée on trouve en germe toute la doctrine
corps. De même
il saisit la coupe et déclara qu'elle sur le sacrifice. Voir Coppens, op. cit., p. 109-110, 119.
était son sang. C'est ainsi qu'il enseigna la nouvelle Wieland a bien compris que, pour Irénée, les pré-
oblation du Nouveau Testament et qu'il donna le mices à offrir, c'est le pain et le vin devenus le corps
moyen Dieu les prémices de ses créatures.
d'offrir à et le sang du Christ. Mais il accuse l'évêque de Lyon
C'est de cet acte que parle le prophète Malachie lors- d'avoir été un novateur. Avant lui, on ne connaissait
qu'il prédit le sacrifice pur et universel. » Cf. Rauschen, qu'un sacrifice véritable et proprement dit, celui de la
op. cit., p. 68. Il serait facile d'apporter d'autres croix, une seule victime et un seul prêtre, le Christ.
preuves à l'appui de cette proposition. Les fidèles n'offraient que des oblations spirituelles :

Un second problème se pose aussitôt Quel est : actions de grâces, prières, vie sainte. Le corps et le
l'objet ainsi offert à Dieu? Afin d'établir que le sacri- sang du Christ n'étaient pas présentés à Dieu par
fice chrétien primitif était une simple oblation alimen- l'homme, mais donnés par Dieu à l'homme. Avec
taire, l'offrande des mets nécessaires au repas sacré des saint Irénée tout change il fait abstraction de la
:

fidèles ou utiles aux indigents, Wetter. Dus christ- mort du Christ sur la croix. Désormais le chrétien
liche Opfer, Gœttingue. 1922, p. 92 sq., croit pouvoir devra présenter à Dieu un objet visible; ce s^ra le
s'appuyer sur le témoignage de saint Irénée, IV, xvn, pain et la coupe, corps et sang du Christ, prémices de
5-6; xvm, 4, 5, 6. la nature régénérée.
Mais il est évident pour tout lecteur des textes allé- Soutenir que saint Irénée oublie le mystère de la
gués que l'évêque de Lyon ne fait pas offrir à Dieu le croix ou ne fait pas à la rédemption la place qui lui
simple sacrifice des aliments qui sont présentés au revient, c'est nier l'évidence. Nous n'avons pas à
Très-Haut. Le pain devenu le corps, la coupe devenue le exposer ici la sotériologie de l'évêque de Lyon elle :

sang du Seigneur, telle est, d'après Irénée, la nouvelle n'est pas laissée dans l'ombre, forme un tout important
oblation du Nouveau Testament. IV, xvn, 5. Il ajoute et se rattache à l'enseignement soit des Livres saints,
que le sacrifice pur prédit par Malachie fait glorifier soit des premiers écrivains chrétiens.
Dieu par Notre-Seigneur dans tout l'univers, IV, xvn, Même quand sainr Irénée parle de l'eucharistie
5-6 de telle, expressions ne s'expliquent pas si
: et de l'offrande des prémices, il se garde bien d'ou-
l'offrande des chrétiens consiste uniquement clans la blier la croix. Deux fois déclare le pain et le vin,
il le :

présentation de mets utiles au repas collectif desiidèles. corps et sang du Christ sont l'oblation du Nouveau
Les chrétiens, dit encore Irénée, offrent au Seigneur Testament. IV, xvn, 5. Ces mots rappellent évidem-
« tout ce qui est à eux », IV, xvm, 2 ces mots ne sont : ment les paroles de Jésus au repas d'adieu « Ceci est :

pas d'une interprétation facile, mais il est sûr qu'ils la coupe de l'alliance. » Irénée fait allusion au sang du
désignent tout autre chose que le sacrifice d'un peu de Calvaire dans lequel fut scellé le pacte conclu entre
915 MESSE AU DEUXIÈME SIÈCLE : SAINT IRÉNÉE 916
Dieu et son nouveau peuple. (Test encore à ce mys- Justin) aux fidèles bien disposés (Didachè, Ignace,
tère que pense l'évêqûe de Lyon quand il compare donc pas le novateur, le révolu-
Justin). Irénée n'est
les sacrifices des Juifs à ceux des chrétiens les pre-
: tionnaire imaginé par Wieland. Il apparaît ce qu'il
miers étaient des oblations d'esclaves, les seconds sont se montre toujours le fidèle disciple du passé, de
:

des offrandes de créatures libres. Or, on sait que Poiycarpe et des presbytres asiates, « l'homme par
d'après saint Irénée la rédemption a payé la rançon excellence de la tradition ». Tixeront, op. cit., p. 261.
de notre liberté. Il faut donc admettre que, dans sa c) La conception du sacrifice chrétien dans Irénée :
pensée, le sacrifice chrétien de prémices est celui première synthèse doctrinale. - —
Mais, on ne peut hési-
qu'offre un monde racheté par le Christ. Il n'aurait ter à le reconnaître. II y a de l'inédit en saint Irénée :

pas été possible sans l'incarnation et la mort du Sei- la première synthèse dogmatique et morale de toutes
gneur. Irénée lui-même d'ailleurs affirme la connexion les données éparses qu'on recueille chez ses devan-
des mystères du salut et de l'eucharistie « Si la
: ciers. Vacant, Histoire de la conception du sacrifice
chair n'est pas sauvée, le Seigneur ne nous a pas de la messe dans l'Église latine, Paris et Lyon, 1894,
rachetés avec son sang, et ainsi la coupe de l'eucha- p. 8. Il pose des principes sur le sacrifice, en montre
ristie n'est pas communion à son sang. » Irénée insiste l'application dans l'Ancien Testament, puis chez les
sur cette pensée. Il la répète deux fois encore au même chrétiens.
endroit :« Le Verbe de Dieu vraiment incarné nous a. Principes généraux sur les sacrifices. —
A un roi,
a rachetés en son sang... Nous avons en Jésus par on offre des dons pour lui faire honneur et lui témoi-
son sang la rédemption avec la rémission des péchés. » gner de l'affection. Dieu est l'auteur, le maître du
V, ii, 2. On voit par ce développement que l'offrande monde. Certes, il n'a nul besoin de nos présents,
de l'eucharistie fait passer dans la chair et le sang de Irénée ne cesse de le redire, mais nous avons besoin
l'homme, avec la chair et le sang du Rédempteur les de lui offrir quelque chose, afin de n'être ni ingrats ni
fruits de sa mort la vie éternelle.
: stériles. IV, xvni, 1-6. Ainsi nous sommes tenus de
reste vrai qu' Irénée parle sans cesse de la créa-
Il l'honorer, de rendre grâces à sa souveraineté, de lui
tion. Il ne peut pas dire que nous offrons à Dieu quel- prouver notre amour. IV, xvni, 1, 2, 6. Il faut donc
que chose, et il est incapable de mentionner l'eucha- que l'homme ne se présente pas devant le Très-Haut
ristie sans faire observer que cette oblation, ce corps les mains vides nous devons lui offrir les prémices
:

et ce sang du Christ, viennent du pain et du vin, de de la création. IV, xviii, 1. Puisqu'il n'a que faire de
fruits de notre sol, d'êtres de notre monde, tirés du nos présents, ce qui leur assure de la valeur, ce sont
néant par Dieu et qui lui appartiennent. —Cette nos sentiments. Les sacrifices sont purs auprès de Dieu
insistance, qui est une véritable nouveauté, s'explique et ils le glorifient, s'ils sont offerts avec innocence et
fort bien. Irénée éciit contre des hérétiques. Certains, simplicité, sans hypocrisie, IV, xvm, 1, 3; car ils
les marcionites, prétendaient que le Père n'était pas sont alors à ses yeux les présents d'un ami. IV,
l'auteur de ce monde. Irénée leur pose cette question :
xvm, 3. Fussent-ils accomplis extérieurement de la
« Pourquoi faites-vous l'eucharistie? Pourquoi offrez- manière la plus parfaite, si l'âme qui les offre est
vous au Père ce qui n'est pas à lui, des êtres de notre coupable, ces oblations ne peuvent qu'être réprou-
monde créé, et dont vous semblez croire qu'il est vées; c'est comme si, au lieu d'immoler un veau, elle
cupide? » D'autres hérétiques, les valentiniens, vili- sacrifiait un chien. IV, xvm, 3. —
Quand, au contraire,
pendaient notre univers qui serait œuvre de faiblesse, les dispositions intérieures sont ce qu'elles doivent
d'ignorance et de passion mais alors, leur fait obser-
: être, l'homme pour lui-même du profit de son
retire
ver l'évêqûe de Lyon, puisque l'eucharistie est une sacrifice. IV, xvm, Pour ce second motif encore
6.
de ces créatures que vous méprisez, pourquoi l' offrez- nous, devons faire des offrandes il importe que nous
:

vous à Dieu? Le grand adversaire des gnostiques est ne nous privions pas des fruits à recueillir de nos dons.
hanté par le souvenir de ces erreurs, voilà pourquoi D'abord il est glorieux pour nous de voir nos pré-
il fait ce à quoi n'avaient pas besoin de penser les sents agréés de Dieu. Quelque chose de l'honneur qui
écrivains antérieurs : il ne nomme ni les dons ni est rendu au Créateur, revient à la créature. Puis,
l'eucharistie sans ajouter : « ils sont partie de la créa- par le fait qu'il rend grâces, l'homme trouve grâce.
tion, et partant ils condamnent votre erreur. » IV, xvm, 1. Accueillies auprès de Dieu, nos bonnes
Aux hérésies nouvelles, Irénée oppose donc une œuvres nous obtiennent en récompense ses bienfaits.
manière toute nouvelle de présenter une doctrine des Ainsi on voit comment !e sacrifice non seulement re-
plus anciennes et que le christianisme avait héritée mercie le Très-Haut, mais sanctifie la créature. IV,
des Juifs, celle de la création. Les écrivains antérieurs xvm, 6. Il y a là un nouveau motif pour lequel il doit
ne l'oublient pas. La Didachè, x, 3, invite le commu- être accompagné des dispositions intéiieures conve-
niant à remercier « le Maître tout-puissant qui a nables. En vain l'acte rituel est accompli selon toutes
créé l'univers »; saint Justin nous apprend aussi que les prescriptions du cérémonial, si nous sommes cou-
le président adressait louange et gloire au « Père de pables, il ne trompe pas Dieu qui connaît les senti-
l'univers », I Apol., lxv, 3 et « rendait grâces à Dieu ments des cœurs. Si donc le péché habite en une âme,
de ce qu'il a créé le monde ». Dial., xu, 2. sil'homme ne craint pas le Seigneur et n'aime pas ses
Tout ce qu'on découvre en Irénée d'ailleurs, on le semblables, comme il le doit, loin de lui être utile,
trouve chez res devanciers. L'eucharistie se compose l'oblation en apparence la plus parfaite ne peut que
de pain et d'une coupe de vin (Didachè, Ignace, Jus- lui devenir nuisible, le rendre plus coupable et faire
tin), mélangé d'eau (Justin); qui au cours d'un acte de lui son propre meurtrier. IV, xvm, 3. Car ce n'est
liturgique accompli par la hiérarchie légitime (Didachè, pas le sacrifice qui sanctifie l'homme, c'est la cons-
Clément, Ignace, Justin) reçoivent la parole de Dieu cience pure de l'homme qui sanctifie le sacrifice. IV,
(Justin) et deviennent ainsi corps et sang du Christ xviii. 3.
(Didachè, Ignace, Justin) pour être de par sa volonté b. Le sacrifice de l'Ancien Testament. —
Saint Irénée
(Clément, Justin) le sacrifice (Didachè, Justin) prédit montre comment se vérifiaient sous l'Ancienne Loi
par Malachie, sacrifice pur et universel (Didachè, ces prescriptions. Dieu agréa le sacrifice d'Abel offert
Justin), sacrifice qui succède aux oblations d'Israël avec simplicité et justice; au contraire, il se détourna
(Clément, Justin), sacrifice qui honore Dieu et lui rend des oblations de Caïn, à cause de la jalousie et de la
grâces (Didachè, Clément), sacrifice qui assure ses malice de son cœur. IV, xvm. 3. Chez les Juifs il
bienfaits (Didachè, Clément, Ignace, Justin) et en voulut qu'il y eût des sacrifices, afin de leur apprendre
particulier l'immortalité du corps (Didachè, Ignace, comment ils devaient le servir. IV, xvm, 6. Mais ce
S•

91' MESSE CHEZ LES ALEXANDRINS : CLÉMENT 91

qu'il désirait obtenir d'eux, ce n'était pas tant les lieu avec ce sacrifice pur est offert au Très-Haut
holocaustes et oblations que la foi et l'obéissance,
les l'encens, c'est-à-dire les prières des saints, IV, xvn, 6,
la justice et la miséricorde. Il le leur rappela par les il apparaît comme l'eucharistie, l'action de grâces par

prophètes. IV. xvn, 4, et leur annonça par Malachie excellence. Partout notre don doit être « fréquem-
le sacrifice pur de l'avenir. IV. xvn. 5. Lui-même leur ment et sans cesse » présenté dans le temple, sous le
reprocha l'hypocrisie dont ils faisaient preuve en lui tabernacle et à l'autel du ciel. IV, xvm, 6. Ainsi
offrant des dons extérieurement convenables, alors réapparaît une pensée qui depuis l'Épître aux
que leur conscience était souillée. IV, xvm, 3. Ils le Hébreux et l'Apocalypse semblait avoir été oubliée.
mirent à mort, aussi demeurent-ils incapables d'offrir Alors il est impossible que notre bonne œuvre
désormais des sacrifices, puisque leurs mains sont ne porte pas en elle-même sa récompense. IV, xvn, 4;
pleines de sang, et puisqu'ils n'ont pas reçu le Verbe xvm, 6. De ce que nous offrons, nous retirons du fruit.
qui s'offre à Dieu. IV, xvm, 4. Le sacrifice juif a donc IV, xvm, 6. Nous présentons à Dieu le corps et le
cessé. IV. xvn, 4. sang du Seigneur Dieu nous les rend. Cette chair du
:

c. Le sacrifice des chrétiens. Mais Dieu n'a pas — Christ qui fut rédemptrice est une source de vie éter-
repoussé les offrandes et les sacrifices. Comme il y nelle. Elle ne s'introduit donc en notre chair, et la
en avait chez les Juifs, il doit y en avoir chez les coupe ne se glisse en notre sang, que pour sanctifier
chrétiens. IV, xvn, 2. Jésus a institué l'oblation du la créature, IV, xvm, 6, et nous donner l'immortalité.
Nouveau Testament, xvn, 5, lorsqu'il a dit sur du V, ii, 2-3. C'est ainsi que le sacrifice trouve sa place
pain « Ceci est mon corps », sur une coupe de vin
: dans le plan universel de Dieu. V, n, 2. On sait ce
trempé : » Ceci est mon sang. »IV, xvm, 5. C'est ainsi qu'il est d'après Irénée « Le Verbe s'est fait ce que
:

qu'il apprit à ses discip'.es le moyen de lui offrir « les nous sommes afin de nous faire ce qu'il est. » V,
prémices de ses créatures ». IV, xvn, 5. Saint Irénée pra?f., col. 1014. L'opération s'est développée en cinq
ne se lasse pas de répéter cette affirmation. Il la actes 1) en l'homme, Dieu a par la main du Verbe
:

prouve le pain et le vin sont pris dans le monde créé,


: créé une vie faite à l'image de la sienne 2) par le péché
;

où ils sont à notre usage. La parole de Dieu est pro- nous avons perdu cette vie semblable à celle de Dieu;
noncée sur eux et ils deviennent l'eucharistie, corps 3) le Verbe s'est fait chair pour racheter l'homme et
et sang du Seigneur. IV. xvni, 5. Puisque c'est elle réintroduire en notre chair la vie divine; 4) par l'eu-
qu'on offre à Dieu, nous lui présentons vraiment un charistie, il fait passer en notre chair sa propre chair
de ses bienfaits, IV, xvm, 5; les prémices des créa- douée d'une vie divine et partant d'immortalité;
tures, IV. xvm, 4, etc., ce qui est le plus apte à 5) ayant reçu le corps et le sang du Christ, nous res-
représenter le monde nouveau. D'une part, le pain et le susciterons pour une vie éternelle. On voit la place
vin sont les aliments substantiels de la vie; d'autre que tient dans cette économie du salut le sacrifice qui
part, Jésus est le premier-né des créatures par sa se termine par « la communion au corps et au sang du
place dans l'univers, le premier-né des morts par Christ Rédempteur ». II, v, 2. Quand nous faisons
l'antériorité de sa résurrection. Enfin, le pain et le notre offrande, notre chair « nourrie du corps et du
vin changés au corps et au sang du Christ sont les sang du Christ devient un de ses membres », elle
prémices de cette terre où s'établira le royaume futur, obtient la vie éternelle. Sans doute, elle sera d'abord
et où croîtront d'innombrables grappes de raisin soumise à la mort, « tombera en terre et deviendra
qui réclameront à l'envi le privilège d'être consa- corruption, mais ce sera pour ressusciter en son
crées à Dieu dans l'eucharistie. V, xxxm, 3. Vacant, temps, par le don du Verbe, pour la gloire du Père ».
op. cit., p. 13. V, n, 3.
Par là se manifeste la supériorité du sacrifice nou- Après avoir reconstitué la pensée de saint Irénée,
veau sur celui des Juifs leurs oblations étaient celles
: il est permis de se demander, si jamais la notion du

des esclaves, ils donnaient par force, ils offraient peu -


sacrifice est entrée dans une synthèse plus complète,
afin d'obtenir beaucoup, ils accordaient la dîme. IV, plus grandiose, plus féconde en conséquences pratiques.
xvm, 2. Notre offrande est celle de créatures libres Plus d'une expression est gauche, et il est des affir-
qui ont été rachetées par le sang du Christ. Donc, mations qui ne sont pas sans danger (l'eucharistie
puisque nous lui appartenons tout entiers, nous lui avec double élément, céleste et terrestre; notre corps
donnons tout ce que nous avons avec joie et libre- nourri du corps du Christ) Mais l'idée maîtresse est
ment. IV, xvm, 2. Nous présentons en effet au Très- des plus heureuses, les princioes métaphysiques et
Haut le monde de la matière et le monde des hommes, les règles morales sont du meilleur aloi, et la synthèse
la i chair et l'esprit ». l'élément terrestre et l'élément lie étroitement toutes les données de la raison et de
céleste, la créature et le Verbe qui s'offre à Dieu. l'Ancienne Loi à tous les enseignements du Nouveau
IV. xvm, 5; xvm, 4. Testament et de l'antique tradition. Qu'on précise le
Quelque sublime que soit en lui-même ce sacrifice, langage, comme on peut le faire aujourd'hui, qu'on
il exige de ceux qui l'offrent de saintes dispositions. laisse tomber ce qui, écrit contre les gnostiques, a
L'Église qui a reçu le rite de la main des apôtres perdu toute actualité, et on garde une théorie du
présente cette offrande avec simplicité. IV, xvn, 5; sacrifice qui peut soutenir la comparaison avec
xvm, 4. Il n'y a en elle aucune hypocrisie, pas d'oppo-
r
toutes celles qu'on a imaginées depuis. Cf. Vacant,
sition entre l'oblation extérieure et ses sentiments, op. cit. A. d'Alès, La doctrine eucharistique de saint
;

sa doctrine. Le
confirme son enseignement et
sacrifice Irénée, dans Recherches de science religieuse, 1923,
l'enseignement s'accorde avec son sacrifice. IV, xvm, 5. t. xm, p. 24-46.
-Mais il ne suffit pas que la société comme telle soit pure IV. milieu du m" siècle.
En Orient, jusqu'au —
pour que l'oblation le soit tout fidèle qui veut offrir :
1» Clément d'Alexandrie (i entre 211 et 216). —
Nous
ce sacrifice doit en faire une action de grâces que rien ne signalons pas les textes dont il est impossible ou
ne dément il est tenu d'avoir une doctrine pure, une
: difficiled'affirmer qu'ils parlent du sacrifice chrétien
foi sans hypocrisie, une ferme espérance et une ardente au sens propre. Sans doute, quand Clément allé-
charité. IV, xvm, 4. gorise, la figure fait connaître quelque peu la réalité;
vraiment l'offrande sera
Qu'il en soit ainsi, et alors mais les conclusions à dégager restent incertaines.
le pur annoncé par Malachie et qui doit louer
sacrifice Clément rappelle que le Christ a institué le rite
Dieu dans tout l'univers. Le nom de Notre-Seigneur chrétien. « Le Sauveur, ayant pris du pain, d'abord
est, en effet, par l'eucharistie glorifié dans tous les parla et rendit grâces; puis, ayant rompu le pain, il
peuples et par lui est glorifié le nom du Père. En tout le servit afin que nous mangions spirituellement.
919 MESSE CHEZ LES ALEXANDRINS : CLEMENT 920

Strom., I, x, P. G., t. vm, col. 744. Quand on renou- l'usage de mêler de l'eau au vin dans l'eucharistie.
velle la cène, on doit employer du pain et du vin; la Il déclare aussi que le sang du Christ nous fait parti-

règle de 'Église, xocvwv tyjç iy.xXr citx<;, le veut. Les


l
l
ciper à l'incorruptibilité du Seigneur, nous sanctifie
hérétiques qui font usage d'eau sont en désaccord corps et âme.
avec l'Écriture. Strom., I, xix, col. 813. Déjà inté- Pour Clément donc, l'eucharistie est une offrande
ressant par ce menu détail, ce court passage l'est plus rituelle, un sacrifice institué par le Christ. On y
encore parce qu'il appelle l'eucharistie chrétienne une renouvelle la cène, l'offrande par Jésus du pain et
7rpoCT<popâ, une offrande. du vin trempé d'eau. Le rite s'opère selon un règle-
Si le sens de ce mot n'est pas déterminé en cet ment fixé par l'Église et par les soins d'une hiérarchie
endroit, une autre phrase de Clément nous renseigne distincte du peuple. Le fidèle qui participe à cette
davantage sur sa pensée « Melchisédech, roi de
: nourriture et à ce breuvage, mange et boit Jésus lui-
Salem, prêtre du Dieu Très Haut, offrit Je pain et le même. Il est sanctifié, corps et âme. Le sang du Christ
vin comme une nourriture sanctifiée en figure de l'eu- lui assure l'immortalité.
charistie. » Strom., IV, xxy, col. 1369. Aucun doute ne Ona essayé d'enlever au mot offrande, Trpoacpopâ,
subsiste. Cette oblation du pontife-roi de l'Ancien le sens de sacrifice. Il désignerait la présentation
Testament est pour l'auteur un véritable sacrifice. par les fidèles à l'évêque des dons destinés à l'eu-
Le mot « sanctifié »., Y)yiaCTjjisv7)v, ici employé, achève charistie ou au soulagement des pauvres. Wieland,
de le démontrer. Déjà nous avons cru, en étudiant le Opferbegriff, p. 119; Wetter, Altchrist. Liturgien, t.n,
IV e évangile, pouvoir lui attribuer ce sens. Joa., p. 95-96. Sans doute Clément parle en maints en-
xvm, 19. Clément écrit ailleurs que le Christ immolé droits soit de l'agape, voir Volker, op. cit., p. 153-
comme notre agneau pascal a pour nous été sanctifié, 160, soit des banquets spirituels du clirétien, du
ÛTrèp rjpuov ayi.aCoti.evoc, en d'autres termes que sa gnostique. Mais il ne lie pas les repas amicaux et cha-
mort sur la croix fut un sacrifice. Strom., V, x, t. ix, ritables des fidèles à l'eucharistie. Volker, loc. cit.,
col. 101. On le constatera les Africains de la même
: p. 160-161. Pour les agapes dont parle Clément les
époque entendent ainsi le mot latin' sanctificare. Il fidèles apportent des offrandes, mais l'auteur ne dit
est naturel de conclure que l'eucharistie, comme pas qu'elles constituent le sacrifice chrétien, elles
l'oblation de Melchisédech et la passion du Sauveur, sont un acte de charité. Cet usage n'explique en
est aux yeux de Clément un véritable sacrifice; quant rien pourquoi Clément appelle le rite qui s'opère sur
aux déclarations de Clément relatives aux oblations le pain et le vin, une TCpoacpopâ, une oblation rituelle,
spirituelles prières et vertus, seules agréables au Très- ni pourquoi il l'assimile au sacrifice de Melchi-
Haut, elles s'expliquent comme celles des apologistes, sédech. Wetter ne peut recourir au témoignage de
déjà rencontrées. Voir Strom., VII, m, vi, t. ix, Clément qu'en forçant les textes. Voir Coppens, op.
col. 417 sq., 439 sq. cit., p. 112.

A relever encore quelques indications liturgiques : Reste un autre morceau attribué au même écrivain
« Ceux qui distribuent l'eucharistie, selon l'usage, et dont le contenu mérite l'attention. Toutefois l'au-
invitent chacun du peuple à prendre sa part/» Strom., thenticité n'en est pas certaine. C'est un commentaire
I, i, t. vm, col. 692 B. Sur cette communion un autre de Luc, xv, P. G., t. ix, col. 760-761. Il y est parlé
renseignement nous est donné. Le Christ parle ainsi « d'un veau gras qui est immolé, OûsTat, veau qui est

au fidèle « Je suis celui qui te nourrit. Comme pain,


: encore appelé un agneau et pas un petit, mais un
je me donne moi-même qui me goûte ne fait plus
: très grand, l'agneau de Dieu qui efface les péchés du
l'expérience de la mort et chaque jour je me donne en monde. Comme une brebis, il est conduit à l'immola-
breuvage d'immortalité. » Quis dives salv., xxm, tion.. C'est une victime, 0ùu.a, pleine de moelle, dont
t. ix, col. 628. Il y a donc dans l'assemblée où se célè- toute la graisse, selon la loi sacrée, est devenue la part
bre l'eucharistie le peuple et les officiants. Parmi ces de Dieu : tout entier il a été consacré, voué au Sei-
derniers, il en est qui sont chargés de distribuer la gneur. Il est si élevé, si grand... qu'il rassasie ceux qui
communion. Chacun des assistants est invité à la se nourrissent et jouissent de lui car cette chair est
:

recevoir, non seulement par le Christ, mais encore par du pain, et puisqu'elle est l'un et l'autre, elle s'offre
la hiérarchie peut-être le distributeur usait-il déjà
: à nous pour être mangée. Lors donc que les fils se
d'une formule consacrée, pareille au Sancta sanclis. présentent, le Père leur donne le veau qui est immolé,
Le fruit de l'eucharistie que signale Clément est Oùetoc, puis mangé. » L'exégèse de chacun des mots
celui qu'ont fait connaître tous les écrivains antérieurs: de ce morceau n'est pas sans difficulté, mais le sens
l'immortalité. Enfin, nous apprenons que ce don général ne semble pas discutable. Le Christ est pré-
peut être reçu chaque jour. senté comme la victime qui fut immolée sur la croix,
Sur l'effet de cette nourriture, et sur une autre pour être à Dieu et consommée par les
la fois offerte à
particularité du rite, on recueille des données en un fidèles sous laforme du pain eucharistique. C'est donc
développement un peu moins clair, mais précis sur ces sa chair immolée en sacrifice que le Christ donnerait
deux points « Double est le sang du Seigneur. Car
: aux communiants. Si cette affirmation émane de Clé-
l'un est charnel, c'est par ce sang que nous sommes ment d'Alexandrie, elle complète fort bien ce qu'il dit
rachetés de la corruption; et l'autre est spirituel, c'est de la Tcpoaçopâ, de l'oblation rituelle et du sacrifice
par ce sang que nous sommes oints. Boire le sang de des chrétiens. Cf. Lamiroy, op. cit., p. 296 sq. De la
;

Jésus, c'est participer à l'incorruptibilité du Seigneur. Taille, op. cit., p. 226-227.


L'esprit est la force du Verbe comme le sang l'est de Sur d'autres détails purement liturgiques à glaner
la chair. Analogiquement donc, le vin se mêle à l'eau dans Clément d'Alexandrie (lecture des prophètes
et l'esprit à l'homme. Si le vin trempé rassasie la foi, et de l'Évangile, chants et hymnes, prières de suppli-
l'esprit introduit en l'homme l'incorruptibilité. Et cation, baiser de paix, usage de flambeaux, Sanctus),
l'union des deux, à savoir du vin et du Verbe, est on consultera Fortescue, op. cit., p. 39-40; plus d'un
appelée eucharistie, grâce vénérable et belle. Ceux qui texte allégué d'ailleurs appelle des discussions.
selon la foi y participent sont sanctifiés corps et 2° Origène. (t 254 ou 255). —
On sait que le grand
âme, la volonté du Père formant mystérieusement le docteur alexandrin cède sans cesse à .la tentation
divin mélange de l'homme avec l'esprit et le Verbe. » d'allégoriser il lui arrive donc de parler en un sens
:

Peedag., II, n, t. vm, col. 409 sq. A coup sûr, plus d'une spirituel de l'offrande et du sacrifice, du pain et du
proposition de ce morceau n'est pas facile à interpré- vin, même du corps et du sang de Jésus-Christ. Ne
ter. Il est certain du moins qu'ici Clément atteste seront pas cités ici les textes où il n'est pas certain
921 MESSE CHEZ LES ALEXANDRINS: ORIGÈNE 922

qu'Origène ait en vue l'eucharistie proprement dite Sur la manière dont l'eucharistie est efficace, Origène
des chrétiens. exprime clairement sa pensée. Ce qui sanctifie l'homme,
II affirme qu'elle est un bienfait du Christ et remonte ce n'est pas la manducation en tant que telle, c'est
à lui, comme à son auteur. Si tu montes avec lui (le
<> la conscience qu'on a en se livrant à celte opération.
Sauveur) au cénacle pour fêter la Pàquc, il te donne le « Puisqu'il s'agit du pain du Seigneur, l'efficacité en
calice de la Nouvelle Alliance, il te donne aussi le pain est perçue par qui en use, à condition qu'il participe
de la bénédiction ( de l'eulogie), il te donne son corps à ce pain avec un esprit pur, avec une conscience pure.
et son sang. » In Jerem., hom. xvm, f3, P. G., t. xm, Donc le fait même de ne pas manger de ce pain sanc-
col. 489 (traduction Batiffol; texte corrigé ici par celui tifié par la parole de Dieu et l'invocation ne nous prive

de l'édit. Klostermann, du Corpus de Berlin, Origenes d'aucun bien, et manger ne nous fait abonder d'aucun
Werke, t. m, p. 169). On relève donc, à côté de l'affir- bien; car la cause de la privation est notre malice,
mation de la présence réelle, l'emploi de la locution nos péchés, et la cause de l'abondance est notre justice,
biblique d'après laquelle le sang du Christ a scellé nos bonnes actions. » In Matth., tom. xi, 11, t. xm,
le pacte d'alliance entre Dieu et le nouvel Israël. Voir col. 948 sq. De nouveau nous sommes en face de la
encore une allusion à l'institution, In Matth. comment., pensée qu'exprimait Irénée « ce n'est pas le sacrifice
:

85, P. G., t. xm, col. 1734. qni sanctifie l'homme, c'est la conscience pure de
Le docteur alexandrin a eu l'occasion dans son l'homme qui sanctifie le sacrifice. » La pensée d'Ori-
traité Contre Celse de compléter la précédente décla- gène est semblable il n'y a qu'une légère différence
:

ration : « Rendant grâces au Créateur de l'univers, commandée par le sujet le docteur alexandrin écrit
:

écrit-il, nous mangeons le pain que nous (lui) offrons manger là où l'évêque de Lyon avait mis offrir. Les
avec actions de grâces et prières pour ces dons; ils deux idées sont connexes saneta sanctis. Dans le même
:

sont alors devenus un corps par la prière, quelque morceau, trois fois à quelques lignes de distance,
chose de saint qui sanctifie ceux qui en usent avec une Origène parle du pain sanctifié par la parole de Dieu et
intention saine. • Cont. Cels., vin, 33, P. G., t. xi, l'invocation. Cette locution exprime donc avec exacti-
col. 1565. « Celse, écrit encore Origène, veut que nous tude sa pensée. Déjà le témoignage de Clément
offrions des prémices aux démons. Pour nous, c'est à d'Alexandrie invite à voir dans ce mot sanctifié comme
celui qui a dit « Que la terre fasse germer la verdure »,
: un ternie technique synonyme de sacrifié. Nous
que nous offrons des prémices et que nous portons nos saisissons de plus ici une nouvelle similitude entre la
prières, ayant un grand pontife qui a pénétré dans le formule d'Origène employée trois fois et celle d'Irénée,
ciel, Jésus, Fils de Dieu. » Ibid., vm, 34, col. 1565. redite elle aussi à trois reprises. Les mêmes paroles
Non, nous le déclarons, ajoute-t-il, nous ne sommes doivent exprimer une pensée semblable. Cette parole
pas des hommes au cœur ingrat. Sans doute, nous ne de Dieu qui est une prière prononcée sur le pain,
sacrifions pas, nous n'accordons pas de culte à des (cf. Selecta in Ezechiel, vu,, 22, t. xm, col. 793 Itzs\)-
:

êtres qui sont nos ennemis, bien loin de nous octroyer yeaQai tû tyjç eù/apicmaç apTw) désigne sans doute
leurs bienfaits. .Mais à l'égard du Dieu qui nous a les mots du Christ à la cène, encadrés dans une prière
comblés de faveurs... nous craignons d'être des ingrats. et considérés eux-mêmes comme une prière, puisqu'ils
Le signe de cette reconnaissance envers Dieu, c'est ce appellent le changement du pain au corps du Christ.
pain qu'on appelle l'eucharistie.» Ibid., vi i,57, col. 1604. Tel était déjà le langage de saint Justin. Batiffol,
La suite de ce développement prouve mieux encore op. cit., p. 278.
peut-être que l'oblation de cet aliment n'est pas une Autre trait de ressemblance entre Origène et Irénée.
simple prière de louange, mais l'acte rituel par excel- On n'a pas oublié la pensée sur laquelle insiste tant
lence, le sacrifice réservé à la divinité. « Bien plus, l'évêque de Lyon le sacrifice nous revient,
: il est

écrit Origène, si nous savons que les anges et non les- accueilli par Dieu qui en retour accorde ses bienfaits.
démons sont préposés à la production des fruits de la Voici maintenant ce que dit Origène « Ce que nous
:

terre et à celle des animaux, nous les louons et les avons donné à Dieu, il nous le rend, avec ce que nous
déclarons bienheureux... mais nous ne leur rendons pas n'avions pas auparavant. Dieu exige et demande de
l'hommage qui est dû à Dieu. Car, ni Dieu, ni eux... ne nous qu'il ait l'occasion de donner... Debout donc
le voudraient. Au contraire, ils nous approuvent beau- prions Dieu, afin que nous soyons dignes de lui offrir
coup plus de ce que nous évitons de leur offrir des les dons qu'il nous rendra, de telle soi te qu'à la place
sacrifices que si nous leur en présentions. » des biens terrestres, il offrira les biens célestes dans le
Ainsi les chrétiens présentent quelque chose à Dieu, Christ Jésus. » In Luc, hom. xxxix, t. xm, col. 1900.
et lui réservent un culte qui est pour lui seul. Il s'agit Les deux écrivains chrétiens ont été amenés par l'étude
ici d'une véritable oblalion rituelle, puisqu'elle s'oppose de la Bible à la même conclusion. Leur langage
à celle que les païens font aux démons et aux louanges désigne à merveille l'eucharistie sacrifice, pain qu'on
que nous rendons aux bons esprits. C'est une offrande offre à Dieu et qu'il nous rend; nous apportons une
de prémices : on retrouve ici le mot de saint Irénée. créature terrestre, et elle devient le Christ, nous
Elle est un sacrifice. Ce qui est offert, c'est le pain de l'offrons et recevons en retour les biens célestes, le
l'eucharistie. Il est le signe de notre gratitude envers Christ lui-même que nous mangeons.
Dieu. Car la prière fait de lui un corps saint et sancti- Nous voudrions être renseignés davantage sur les
fiant : c'est à coup sûr la chair du Seigneur qui est effets du sacrifice. Comment le pain sanctifié et
ainsi désignée. Pendant que nous l'offrons, nous ren- devenu un corps saint, nous sanctifie-l-il ? Oiigcne ne
dons grâces au Créateur de l'univers de nouveau la
: fournit pas une longue réponse, mais elle dit tout.
pensée d'Origène rejoint celle d'Irénéc. Puisque Jésus Parlant des pains de propositions de l'Ancienne Loi, il
est le grand pontife du ciel, c'est par lui, en raison de fait cette remarque « Si tu reviens à ce pain qui est
:

sa présence à nos côtés et près de Dieu, que nous descendu du ciel et qui donne au monde la vie,
remercions le Très-Haut de ses faveurs. .Mais ce pain, ce pain de proposition que Dieu a proposé comme une
après avoir été offert à Dieu, est mangé par nous avec propitiation par la foi en son sang, et si tu regardes
remerciements et prières. Bien de plus naturel, car cette commémoraison dont parle le Seigneur quand il
ce pain nous sanctifie, à condition toutefois que notre dit « Faites ceci en mémoire de moi », tu découvriras
:

intention soit saine. La similitude entre cette courte que c'est cette commémoraison seule qui rend Dieu
synthèse eucharistique et celle d'Irénée apparaît propice à l'homme. » In LeviL, hom., xm, 3, t. xn,
indéniable. Les idées se rejoignent et certains mots col. 517. La formule est des plus heureuses. Irénée
essentiels sont identiques. avait enseigné que le sacrifice nous attire les bienfaits
923 MESSE CHEZ LES \LEXANDRINS : ORÎGÈNE 924

de Dieu; Origène expose la même idée, mais rattache ment justifiée par la tradition égyptienne. Ce qui
en termes exprès l'eflef à la cause, les fruits du sacri- caractérise au contraire la conception eucharistique
fice chrétien à ceux de la passion, fi trouve les mots d'Origène, ce qu'on ne trouve chez aucun autre
de l'avenir le rite est propitiatoire parce qu'il commé-
: écrivain ancien aussi fortement affirmé, c'est la rela-
more le sang du Christ. tion entre la passion et le rite chrétien.
Ailleurs encore il a souligné l'union qui existe entre Il est un second trait qui donne au témoignage
la passion et l'eucharistie. «Lorsque tu verras les d'Origène son originalité. Plus que personne il insiste
peuples venir à la foi, les églises s'élever, les autels sur la sainteté du l'eucharistie. Voir Struckmann, op.
recevoir non plus le sang des animaux, mais le sang cit., p. 146-151. Batifîol, op. cit., p. 263-269, a souligné

précieux du Christ... « In Jesu Nave, hom. n, 1, t. xn, cinq passages très importants où, dans les termes les
col. 835. Il n'y a pas à se servir de ce passage pour plus clairs, le docteur alexandrin rappelle les disposi-
établir l'existence chez les chrétiens d'autels pro- tions exigées du communiant, les motive par l'Écriture
prement dits semblables à ceux qu'ont les païens : et des arguments de raison, menace des pires châti-
il n'y en a pas, dit Origène à Celse, ils seraient ments les fidèles qui ne discerneraient pas le corps du
pour nous des abominations. Contr. Cels., vin, 20, Seigneur. Ces textes sont surtout précieux pour
t. xi, col. 1518. Mais le contexte montre qu'ici le démontrer la présence réelle il n'y a donc pas à les
:

docteur alexandrin met en parallèle les victimes examiner ici. Mais ils confirment ce que nous savons
juives et la victime chrétienne, Jésus, l'oblation de déjà l'eucharistie, la communion et le rite sont pour
:

l'une et l'oblation de l'autre. Il ne pense pas Leule- Origène la chose sainte par excellence, rà ôtyia. Pour
ment à l'immolation sanglante de la croix, mais au dire que le pain est offert en sacrifice, Origène dit qu'il
rite qui la commémore, à ce qui se passera, quand est sanctifié. Pour faire savoir ce qu'il devient grâce
les païens auront la joi. à cette opération, il affirme que c'est un corps saint.
Une troisième fois d'ailleurs cette valeur que le rite Enfin pour montrer quels sont ses fruits, il le présente
eucharistique tient de son rapport avec la passion est comme sanctifiant. Les anciens Pères, même Irénée,
affirmée par Origène : il a parlé du rite propitiatoire avaient insisté surtout sur la vie éternelle. Par là
par le sang des animaux qui existait chez les Juifs, même ils disent tout, car, si le corps du Christ fait de
et il ajoute « Mais toi qui es venu au Christ, pontife
: nous des immortels, il divinise notre chair, notre
vrai, lequel par son sang t'a rendu Dieu propice et nature. Origène met l'accent sur la sainteté.
t'a réconcilié avec le Père, ne t'arrête pas au sang de Il exige donc une grande pureté morale de qui-

la chair, mais rends-toi compte plutôt de ce qu'est le conque approche de l'eucharistie. Le fidèle reçoit dans
sang du Verbe et entends-le lui-même te dire : « Ce ses mains le corps du Seigneur, il le porte avec vénéra-
« sang est le mien qui sera répandu pour vous en vue tion, avec toute sorte de précaution, pour ne pas en
« de la rémission des péchés. » Celui qui a été initié laisser tomber la plus petite parcelle, pour que rien
aux mystères connaît la chair et le sang du Seigneur. » de consacré ne se perde. Si pareil malheur arrivait par
In Levit., hom. ix, 10, t. xn, col. 523. Il serait difficile négligence, « on se tiendrait à bon droit pour cou-
de dire plus clairement que le rite chrétien remplace pable ». In Exod., hom. xm, 3, t. xn, col. 391. Ce n'est
les sacrifices propitiatoires d'fsraël, en commémorant pas seulement la communion faite par un pécheur qui
et en faisant passer en nous le sang du Verbe, du est une faute, c'est aussi l'offrande par lui du sacrifice :

Pontife éternel, jadis versé sur la croix et aujourd'hui « Celui-là est inconsidérément à l'intérieur du sanc-

offert à Dieu, comme l'était autrefois celui des tuaire de l'église qui, après une union illicite, sans se
victimes Iévitiques. soucier de l'impureté de sa personne, consent à prier
Ainsi l'originalité de la conception d'Origène vient sur le pain de l'eucharistie : un tel acte profane le
précisément, on le voit, de cette pensée que la cène sanctuaire et produit une souillure. » Selecta in Ezech.,
rappelle la croix. C'est donc bien à tort que Wetter, vu, 22, t. xm, col. 793. Qu'il s'agisse ici de la faute du
op. cit., t. ii, p. 96, a cru pouvoir découvrir en Origène ministre ou de celle du fidèle qui unit sa prière à celle
le prétendu sacrifice alimentaire des premiers chré- du célébrant, ce qui est affirmé, c'est la sainteté requise
tiens. Le docteur alexandrin ne connaît qu'une seule non seulement pour communier, mais déjà pour
oblation : celle du pain sanctifié par la prière et prendre part aux mystères.
l'action de grâces, devenu ainsi un corps saint et Les liturgistes ont cru pouvoir relever dans Ori-
sanctifiant. On ne saurait faire d'Origène le par- gène un assez grand nombre d'allusions à la liturgie
tisan d'une conception qui n'a jamais été celle des eucharistique lectures de la Bible, homélie, hymnes,
:

chrétiens-, et qui aurait été pour eux un scandale, celle prières, baiser de paix, Sanctus, emploi d'une anaphore
de l'existence d'un sacrifice du pain et du vin. Comme ayant des ressemblances avec celle de la liturgie
Irénée, Origène parle d'une olïrande de prémices, de saint Marc et qui, comme cette dernière, compren-
mais celles-ci ne sont présentées qu'après avoir été drait une doxologie, des prières de louange à Dieu
:

sanctifiées, qu'après être devenues le corps et le sang du remercié pour la création et la rédemption, des inter-
Christ. Plus qu' Irénée même, il établit que le rite cessions pour toutes sortes de personnes, la demande
eucharistique est en rapport intime avec celui de la de pardon des péchés, une doxologie finale. La commu-
croix, avec l'immolation physique du Sauveur. nion est faite sous les deux espèces et on reçoit debout
Cette constatation vaut la peine d'être soulignée. le pain consacré dans sa main, on l'emporte parfois
On sait que, d'après Lielzmann, il y aurait eu deux hors de l'assemblée pour se communier. La formule :

types primitifs d'eucharistie : l'un d'eux, repré- Sancta sanclis serait employée. On a même cru pouvoir
senté par Yanaphore de Sérapion, serait propre à découvrir dans certaines paroles d'Origène des for-
l'Egypte, où Paul n'a pas créé d'Églises, s'opposerait mules pareilles à des textes de l'anaphore que contient
à celui des chrétientés visitées par l'Apôtre, que la liturgie de saint Marc. Voir Fortescue, op. cit.,
Vanaphore d'Hippolyte nous conserverait. Or, affirme p. 40-45, qui fait observer avec raison qu'Origène
Lietzmann, dans le rite égyptien primitif, il n'y avait ayant été aussi en Palestine, certains traits cités
pas de mention de la mort du Seigneur et l'auteur par lui peuvent être des allusions à la liturgie de ce
n'hésite pas, pour prouver sa thèse, à voir dans la pays.
commémoraison de la passion que contient aujour- Conclusion. — D'après Origène, les chrétiens offrent
d'hui l'anaphore de Sérapion une interpolation. Op. à Dieu et à lui seul une oblation de prémices, un
cit., p. 178-180; 190-196; 238; 249 sq. On peut sacrifice, celui du pain et du vin sanctifiés par la prière
constater que cette audacieuse chirurgie n'est nulle- et l'invocation, devenus ainsi un corps saint et sancti-
925 MESSE CHEZ LES AUTRES ORIENTAUX 92(5

fiant, celuidont le sang a été versé sur la croix pour charistie Tel avait été aussi le sentiment des Pères
:

rendre Dieu favorable aux hommes. Le rite chrétien de Galatie, de Cilicie et de Cappadoce réunis au concile
commémore cet acte, et ainsi il acquiert une valeur d'Iconium. C'est la fameuse doctrine que soutenait
propitiatoire au profit de ceux qui s'en approchent Cyprien et que condamna le pape Etienne.
avec une conscience pure, (".'est la conception d'Irénée; Firmilien raconte aussi le scandale causé par une
mais l'alexandrin souligne davantage le rapport de femme qui se disait prophétesse :« Fréquemment,
la cène et de la passion, et il insiste plus que personne écrit l'évèque de Césarée, elle a osé ce qui suit faire
:

sur la pureté requise de qui s'approche du Saint des croire (pie par l'invocation non méprisable elle sancti-
Saints. fiait le pain et faisait l'eucharistie, qu'elle offrait le
3° Denys d'Alexandrie (r 265). —Dans une lettre sacrifice au Seigneur sans prononcer la formule sacrée
au Pape Xyste II, Denys d'Alexandrie lui expose les de la prédication habituelle» Etiumhoc fréquenter aiisu
:

scrupules d'un chrétien qui a été baptisé par les héré- est, et invocatione non contemptibili sanctifîcarc panem
tiques, et qui maintenant se demande ce que vaut son et eucharistiam facere simularet, et sacrifteium Dom n<> :

baptême. « 11 a entendu l'eucharistie, il y a répondu sine sacramento solilœ prœdicalionis. Ibid., 10. Bâti tînt,
Amen avec les autres, il s'est présenté à la table, il a op. cit., p. 300, propose dé corriger ainsi Sacrifteium
:

étendu les mains pour recevoir le saint aliment, il l'a Domino non sine sacramento solilœ prxdicationis
reçu, il a participé longtemps au corps et au sang offerret, et il donne à prsedicatio le sens de prex, prière
de Notre-Seigneur Jésus-Christ... et maintenant il eucharistique. Firmilien dirait alors que cette femme
n'ose plus approcher de la table et ce n'est qu'avec prétendait offrir le sacrifice eucharistique en usa'it des
peine qu'il assiste aux prières... » Dans Eusèbe, H. E., paroles sacramentelles consacrées par l'usage. La
VII. ix, P. G., t. xx, col. 653. Denys attribue une proposition est ingénieuse, mais il faudrait admettre
telle puissance de sanctification à l'eucharistie qu'il que l'évèque de Césarée redit ici ce qu'affirme déjà
croit qu'elle a en fin de compte suppléé le baptême. La la phrase précédente, invocatione non contemptibili
description liturgique vaut la peine d'être remarquée. sanctifuure se panem et cucharisliam facere simularet.
Il y a d'abord une prière d'action de grâces du prési- Quoi qu'il en soit, l'eucharistie est pour Firmilien un
dent. Suit l'Amen du peuple. On se présente à la table sacrifice que nous offrons au Seigneur; elle s'accomplit
et on étend les mains pour recevoir l'eucharistie. quand le ministre sacré par une formule traditionnelle
Dans une autre lettre (à Basilide, cf. Eusèbe, H. E., consacre le pain.
VII, xxvi, 3) qui a été conservée par les canonistes Firmilien s'indigne encore contre ceux qui, après
grecs, Denys étudie la délicate question de la pureté avoir reçu des hérétiques un baptême invalide, ont la
corporelle requise du communiant. Dans l'exposé des témérité, par une communion illégitime, de toucher le
solutions, il parle de la « maison du Seigneur », de la corps et le sang du Seigneur. Quelle n'est pas leur
« table sainte > et de la manière dont était distribuée faute et celle de ceux qui les admettent! » Ibid., 21.
la communion le fidèle la recevait dans sa main,
: Ce texte s'accorde avec celui de Denys d'Alexandrie
puisqu'il « touchait le corps et le sang du Seigneur ». pour nous apprendre comment était reçue la commu-
P. G., t. x, col. 1281, 1284, 1288, et mieux dans C. L. nion :on déposait le corps et le sang du Seigneur entre
Feltoe, The letters and olher remains of Dionysius les mains du fidèle.
of Alexandria, Cambridge, 1904, p. 102. —
Enfin dans Ces quelques fragments ne permettent pas à coup
une lettre à Fabius d'Antioche, Denys est amené à sûr de retrouver ce que pouvait avoir d'original la
dire qu'en punition de fautes très graves, par exemple conception de Firmilien. On peut noter toutefois qu'ici
de l'apostasie, les fidèles étaient excommuniés. Il encore le concept mis en relief, c'est celui de la sainteté.
raconte comment un de ceux qui avaient été soumis à On sanctifie le pain, il faut être sans hérésie pour qu'on
cette peine, étant sur le point de mourir, obtint son puisse le faire saintement, et les ministres du sacrement
pardon. Il envoya pendant la nuit son petit-fils doivent être assez saints pour ne pas permettre à ceux
appeler un prêtre. Celui-ci, malade, ne put venir. On qui n'ont pas été sanctifiés par un baptême valide, de
remit à l'enfant une parcelle de l'eucharistie, en lui toucher le corps et le sang du Seigneur.
ordonnant de la mouiller et de la faire passer dans la 5 Q Didascalie des Apôtres (entre 250 et 300, Palestine
bouche du vieillard. Dans Eusèbe, H. E., VI, xliv, ou Syrie). —
On y relève de précieuses données sur le
/'. G., t. xx, col. (120. Ainsi les aliments de la cène sont rite eucharistique.
chose sacrée dont on prive les grands pécheurs. L'eu- Par le ministère des évêques, le fidèle « participe à la
charistie est le lien qui met le fidèle en rapport avec seule eucharistie de Dieu ». n, 33, édit. Funk, Pader-
la communauté. Enfin elle est le viatique porté aux born, 1906, 1. 1, p. 1 16. Les chrétiens sont donc invités à
malades et sans lequel ils ne veulent à aucun prix se rendre aux réunions liturgiques; ils sont sans excuse
mourir. Sans doute il faut admettre qu'on a déjà la si le dimanche ils ne viennent pas « entendre la parole
coutume de garder en réserve l'eucharistie. de salut et se nourrir de l'aliment divin qui demeure
Il est intéressant de noter combien Denys insiste sur éternellement ». n, 59, p. 172. Ils doivent apporter à
la sainteté déjà si fortement exaltée par Origène. On l'évèque les offrandes sur lesquelles celui-ci prélève la
refuse, très longtemps et jusqu'à la mort, l'eucharistie matière du sacrifice, le reste étant destiné aux pauvres,
à un apostat; enfin on se préoccupe même de la n, 26, p. 102. Aussi l'auteur adresse-t-il à tous l'appel
pureté corporelle qui convient au communiant. — suivant qu'il est nécessaire de reproduire dans le texte,
Un dernier détail liturgique il:semble bien que vi, 22, p. 376 Vos vero secundum evangelium cl secun-
:

Denys fasse allusion aux prières dites pour les empe- ilum Sancti Spirilus virtulem et in memoriis congregan-
reurs : « Nous vénérons le Dieu unique et créateur de tes (le syriaque met ce verbe à l'impératif) vos et sacra-
toutes choses, qui a donné l'empire aux très pieux rum Scripturarum facile lectionem et ad Deum preces
augustes Valérien et Gallien, nous lui offrons de conti- indesinent".r offerte, et cam quœ secundum simililuilinein
nuelles prières pour leur empire, afin qu'il demeure regalis corporis Christi est acceptam eucharistiam offerte,
ferme et inébranlable. » Dans Eusèbe, H. JE., VII, xi, 8; tum in colleclis vestris quam etiam et in cœmeteriis et in
cf. Fortescue, op. cit., p. 46. dormienlium exitibus, panem mundum pnvponcnles
4° Firmilien de Césarée (f 268). —
Dans sa lettre à qui per ignem faclus est, et per invocationem sanciifi-
saint Cyprien, P. /.., t. m, col. 1101 sq., Firmilien dénie calur, sine discrelione (sans hésitation, syr.) orantes
aux hérétiques le pouvoir d'imposer les mains, de offertepro dormientibus.
baptiser et de [aire quoi que ce soit saintement et spiri- A cet important passage, il faut ajouter un dernier
tuellement, ibid., 7, donc sans doute d'accomplir l'eu- texte où il est dit que l'Esprit qui reçoit l'oraison de
927 MESSE EN OCCIDENT : SAINT HIPPOLYTE 928
celui qui prie, est la voix qui se fait entendre dans les p. 27.Ainsi dans la même phrase se trouvent trois
Écritures et sanctifie l'eucharistie. L'auteur conclut mots techniques employés chez les Juifs ou les païens
que la femme, même au moment critique du mois, ne pour désigner le sacrifice proprement dit. C'est bien
doit pas se priver de la communion. Elle possède de lui qu'il s'agit, puisqu'il est parlé d'oblation prédite
l'Esprit, donc elle peut recevoir le ^fruit de l'Esprit, par Malachie comme devant être offerte pour tous les
le pain sanctifié par l'Esprit, vi, 21, p. 370. peuples, et du rite qui cessera au temps de l'Antéchrist,
De cet ensemble de textes se dégage tout un petit alors que la prière, la mortification, l'aumône ne sem-
traité sur l'eucharistie. Elle est une offrande rituelle. blent pas appelées à disparaître. D'ailleurs la parole
L'auteur ne la confond nullement avec l'oblation des d'Hippolyte fait allusion au texte de Daniel, ix, 27 :

fidèles et l'en distingue. Il parle de l'ofirande de l'eu- « Il (le Christ) confirmera son alliance avec un grand

charistie du corps du Christ et de la présentation d'un nombre dans une semaine et au milieu de la semaine
pain pur, panem mundum preeponentes. Le sens de ce cesseront l'oblation et le sacrifice, et l'abomination de
verbe n'est pas douteux, il est l'équivalent de 7vpoa- la désolation continuera jusqu'à la consommation et
cpîpeTS, Batiffol, op. cit., -p. 291; Lamiroy, op. cit., la fin. » Or, le prophète juif parlait du sacrifice propre-
p. 321, n. 2.- A noter encore qu'offrir est employé en ment dit en cet endroit.
un endroit sans complément direct, encadré dans un Sur cette oblation chrétienne, les phrases citées ne
contexte qui oblige, à lui donner le sens de « sacrifice » nous donnent à peu près aucune indication. Hippo-
oranles offerte pro dormientibus. lyte atteste qu'il y a sacrifice et libation. Les chrétiens
L'eucharistie se célèbre le dimanche, peut-être même offrent donc un aliment solide et un breuvage « le
:

plus souvent, puisque, dans un pas sage où il est parlé pain et le vin que nous a préparés le Christ.» In Prov.,
d'elle, on mentionne une prière qui se fait sans cesse. ix, 1-5, édit. de Lagarde, p. 199. Ce pain, c'est le corps
Du moins les fidèles sont sans excuse s'ils ne viennent du Christ, In Gen., xxxvm, 19, édit. de Berlin, t. i b,
pas à la réunion du dimanche. Le rite se célèbre dans p. 36, sa chair divine qu'il donne à manger, In Prov.,
les assemblées ordinaires à l'église, mais aussi dans les ix, 1-5, édit. de Lagarde, p. 199, « chair céleste à
cimetières, peut-être aux funérailles, in exitibus (le laquelle l'humanité souhaite d'unir sa propre chair ».
mot est obscur, Nau, La Didascalie, Paris, 1902, p. 157) In Cant., m, 4, Texte und Unters., t. xxm, fasc. 2,
et aux anniversaires est-ce le sens de in memoriis?
: p. 66. Ce vin, délicieux entre tous, In Cant., i, 5, p. 34,
Les fidèles apportent des dons sur lesquels une c'est le sang précieux que le Sauveur nous donne à
part est réservée pour les pauvres. Une autre devient boire pour la rémission de nos péchés, In Prov., ix,
la part du sacrifice. C'est le pain cuit au feu. Il y a 1-5, éd. de Lagarde, p. 199, « sang qui est le gage de la
une lecture privée de la parole du salut, le dimanche vie éternelle pour quiconque s'en approche avec
du moins. Puis ont lieu des prières. C'est l'évêque qui humilité ». In Gen., xxxm, 19, édit. de Berlin, t. i b,
fait l'eucharistie, mais il agit au nom de tous: aussi p. 36.
tous sont-ils invités à offrir avec lui offerte. Il prie.
: On voit que la matière du sacrifice chrétien n'est
L'Esprit qui déjà s'est fait entendre par les Écritures pas pour Hippolyte le pain et le vin en tant que créa-
reçoit cette prière, « il sanctifie le pain » et avec lui tures. Le mot chair céleste vaut la peine d'être noté :

« l'action de grâces ». On peut donc dire qu'elle est il fait penser aux prières qui demandent que l'obla-

« son fruit ». Ainsi offre-t-on « une eucharistie agréable tion eucharistique soit transportée sur l'autel du ciel,
et qui est à l'image du corps royal du Christ. » L'action afin qu'ensuite nous y participions pour trouver en
de l'Esprit est soulignée plus qu'elle ne l'a été par les elle les dons divins. C'est la rémission des péchés et la
écrivains antérieurs. L'équivalent du mot anlitype est vie éternelle qu'obtient le fidèle par l'eucharistie,
aussi appliqué pour la première fois à l'eucharistie. ces grâces sont présentées ici, non comme les fruits du
Batifîol, op. cit., p. 292. sacrifice, mais comme les effets de l'union de notre
Autre renseignement non moins intéressant et qui chair à la chair du Sauveur, si nous la recevons avec
n'a pas encore été relevé en Orient on offre pour les
: humilité. Telles sont les données que nous recueillons
morts, offerte pro dormientibus. Cette recommanda- dans les ouvrages de saint Hippolyte parvenus jus-
tion s'ajoute à ce qui est dit de l'eucharistie agréable qu'à nous.
à Dieu, pour démontrer qu'on attribue à l'offrande Mais on sait que dans ces dernières années, les
chrétienne une heureuse efficacité. L'assemblée travaux de Schwarz et de Connolly ont permis de
ménage d'ailleurs aux fidèles une faveur non moins restituer à Hippolyte l'anaphore qui se trouve dans
précieuse ils y communient. Le dimanche, ils doivent
: l'Ordonnance ecclésiastique égyptienne (œgyptische
se nourrir de l'aliment divin qui demeure éternelle- Kirchenordnung). Cette attribution semble aujour-
ment. d'hui communément admise.
En vérité, il serait difficile de trouver plus de choses 11 est à noter que cette anaphore suit le rite de
en moins de mots la Didascalie rappelle et complète
: l'ordination de l'évêque et qu'elle sert pour une concé-
toutes les dépositions des écrivains orientaux anté- lébrât ion faite par le nouvel élu et les prêtres. Les
rieurs sur le sens du rite eucharistique. diacres apportent l'oblation. Suit le dialogue entre le
V. En Occident, jusqu'à saint Cyprien (milieu célébrant et le peuple.
du m" siècle). —
1° Saint Hippolyte (f peu après 235). L'évêque Dominus cum omnibus vobis. Le —
— —
:

Dans ce qui nous reste de ses traités, on trouve de peuple Cum spiritu tuo. E. Sursum corda vestra.
— —
:

rares mais d'utiles renseignements sur le rite eucha- P. Habcmus ad Dominum. E. Gratias agamus
ristique. Domino. —
P. Dignum et justum.
Le Commentaire sur le Cantique en parle comme L'évêque dit alors suivi par ceux qui l'assistent,'
du sacrifice nouveau, donc de celui qui s'oppose aux episcopum prieeuntem sequentes :

oblations juives, et qui est comme elles une oblation


proprement dite, celle qu'avait prédite Malachie. Nous te rendons grâces, Seigneur, pour ton cher
In Cant., m, 4, dans Texte und Unters., t. xxm, fasc. 2, Fils Jésus-Christ, que dans les derniers jours tu nous as

Une autre affirmation confirme la précédente envoyé pour Sauveur et Rédempteur, messager de ta
p. 66. :

volonté. Il est le Verbe ton inséparable, par lequel tu as


« Quand l'Antéchrist viendra, alors disparaîtra le
tout fait et cela te fut pleinement agréable. Du ciel tu l'as
sacrifice, Ouaîa, et la libation, cttiovSt), qui sont main- envoyé dans le sein d'une vierge. Il a été fait chair, porté
tenant offerts, 7rpocrcpEpo[zé\/Y], à Dieu dans toutes les dans ses entrailles, il s'y est incarné. Il a été manifesté
nations. » Comment, in Daniel, iv, 35, édit. du Corpus ton fils né de l'Esprit-Saint et de la Vierge. Pour accomplir
de Berlin, t. i a, p. 280. Cf. De Antichristo, 43, t. i b, ta volonté et t'acquérir un peuple saint, il a étendu ses
929 MESSE EN OCCIDENT : TERTULLIEN 930
mains pendant sa passion afin de délivrer de la souffrance accordent tant de valeur n'est pas moins importante
ceux qui croient en toi. Il s'est livré volontairement a la pour le théologien; elle lui révèle une doctrine sur
douleur pour abolir la mort, briser les liens du diable,
fouler au pied l'enfer, illuminer '.es justes, établir le statut
le sacrifice chrétien reçue à Rome dans la première
[nouveau] et manifester la résurrection.
moitié du m 8
siècle.

Prenant le pain, te rendant grâces, il a dit « Prenez :


Le pape Corneille dans sa lettre à Fabien,

mange/. Ceci est mon corps qui sera brisé pour vous. » évêque d'Antioche, raconte le fait suivant Quand :

« Pareillement aussi (prenant) la coupe, il a dit : « Ceci Novatien célèbre l'eucharistie, il exige des assis-
est mon sang qui est versé pour vous. » tants qu'ils jurent de lui rester fidèles. Ils doivent
« Quand vous faites cela, vous faites ma commémoration. » pour obtenir la communion prononcer ce serment
« Nous rappelant donc, Memores igitur, sa mort et sa avant de recevoir le pain consacré. Dans Eusèbe,
résurrection, nous t'offrons le pain et le calice, te rendant
H. E., VI, xliii, 18. A noter l'expression employée
grâces parce que tu nous as jugés dignes de nous tenir
devant tcii et de te servir.
par Corneille pour dire célébrer l'eucharistie, noieiv
« Et nous demandons que tu envoies ton Saint-Esprit tixç 7rpoercpopdcç, faire les offrandes rituelles, le
sur l'oblation de la sainte Église, et que, la ressemblant en sacrifice.
un seul tout, tu donnes à tous les saints qui communient 3° Novatien. —
On ne découvre à peu près rien chez
d'être remplis du Saint-Esprit pour être confirmés dans la lui. Peut-on relever une allusion au Sancius? De Tri-
foi de la vérité, afin que nous te louions et te glorifiions par
nitale, vm, P. L., t. m, col. 899. Il est permis d'en
ton Fils Jésus-Christ, par lequel à toi soit gloire et honneur,
douter. Fortescue, op. cit., p. 50. Faut-il rapprocher
Père et Fils avec le Saint-Esprit dans ta sainte Église et
maintenant et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. » de formules liturgiques bien connues un ou deux textes
Traduction de dom Cabrol, art. Hippoli/le, dans Diction, de Novatien (énumération des bienfaits de Dieu)?
d'archéol., t. vi, col. 1416. Drews et C. Weymann l'ont pensé. Voir Fortescue,
op. cit., p. 50, 86.
Suit une oraison pour la bénédiction de l'huile Dansle De speclaculis de pseudo-Cyprien, attribué
avec réponse du peuple. par plusieurs érudits à Novatien, on relève un passage
Nous n'étudions ces textes que pour en dégager la qui offre un certain intérêt. L'office eucharistique est
théologie d'Hippolyte. L'eucharistie chrétienne est appelé le dominicum. On y reçoit la chair du Christ,
pour lui un sacrifice qui commémore la première cène et il est à noter qu'en trois lignes, l'auteur l'appelle
et la passion du Christ. Il y a offrande du pain et du une fois le sanctum corpus, une autre fois le sanctum.
calice, mais du pain et du calice après que l'ofTiciant a Même insistance donc sur la sainteté que chez les
rappelé les actes et les paroles du Christ à la première Orientaux et les Africains de l'époque. Et les fidèles
cène. Après quoi vient une invocation à l'Esprit- ont l'habitude, ut assolet, d'emporter ce corps avec
Saint, une épiclèse, mais elle ne demande pas que le eux l'un d'eux ne s'oublie-t-il pas jusqu'à ne pas
:

pain et le vin deviennent le corps et le sang du Christ. s'en dessaisir quand il se rend au spectacle et à un
Elle supplie Dieu d'envoyer son Esprit-Saint sur établissement de péché. De speclaculis, dans Cypriani
l'oblation de la sainte Église afin que les communiants opéra, édit. Hartel, t. m, p. 313.
soient remplis de lui. Ainsi les trois personnes inter- 4° Tertullicn (\ vers 240-245. Son dernier ouvrage
viennent et chacune a son rôle. Le Père a envoyé le connu, le De pudicitia, est de 215-222). 1. Le rite —
Fils et par lui il nous a créés, il a opéré notre salut; chrétien est un sacrifice. —
Tertullien appelle les exer-
Jésus a lui-même accompli cette œuvre et la continue cices de l'assemblée eucharistique sacrificiorum oralio- :

par l'eucharistie; le Saint-Esprit doit l'achever dans nes, les oraisons des sacrifices. De oralione, 19, P. L.,
l'Église et en chaque fidèle. t. i (édit., de 1844), col. 1181, et la communion, une

C'est la hiérarchie qui célèbre. L'évêque préside, participation au sacrifice. Ibid., col. 1183. De même
mais ily a concélébration les prêtres le suivent.
: il se sert du mot « offrir » pour désigner le rite chrétien

Tous parlent au nom du peuple entier l'oblation est : et on voit qu'il pense alors à une oblation proprement
celle de l'Église, oblationem Ecclesise sanctse. Ce sacri- dite; il observe que les époux veufs offrent le sacrifice
fice est institué pour rendre grâces au Père par le" pour leur conjoint défunt. De monogamia, 10, t. n,
Fils. Le rite est une eucharistie au sens étymologique : col. 942; De exhortatione castitalis, 10; t. n, col. 926.
le bienfait de la création n'est pas totalement oublié, Il rappelle que dans l'assemblée chrétienne les femmes

mais il n'est rappelé que d'un mot et rattaché à la n'ont pas le droit de faire l'oblation, ofjerre. De velandis
personne du Christ « Nous te rendons grâces pour ton
: virginibus, 9, t. n, col. 902. Il note que, comme dans le
cher Fils Jésus, le Verbe inséparable de toi par lequel christianisme, on célèbre dans les mystères de Mithra
tu as tout fait. » Les dons de Dieu sur lesquels on insiste l'oblation dupain. De prœscript., 40, t. n, col. 55. On
sont l'incarnation et la mort du Christ, la rédemption relève même en Tertullien une phrase où les deux
de l'humanité, l'appel des fidèles à la foi, à l'Église et mots sont unis le dimanche on offre le sacrifice. De
:

à la résurrection. Le sacrifice est aussi impétratoire : cullu /œminarum, n,


11, 1. 1, col. 1329.
on demande spécialement pour l'Église l'union de ses C'est le rite préfiguré par l'oblation de l'ancienne
fils, sans doute et sur terre et dans le royaume à venir, Loi, pour la guérison de la lèpre. Adv. Marcionem, IV,
puis pour chacun des participants l'Esprit-Saint, et ix, t. il, col. 375. Plusieurs fois Tertullien reproduit
par lui la confirmation dans la foi, la grâce de louer la prophétie de Malachie, mais c'est surtout pour
et de glorifier Dieu. montrer dans le sacrifice pur qui est prédit, la prière
Dom Connolly estime que les prières qui suivent ne d'un cœur innocent ou les louanges accordées à Dieu.
sont pas d'Hippolyte, mais remontent en partie au Adv. Marc, III, xxn; IV, i, t. n, col. 353, 362.
moins à une époque voisine de la sienne. Nous ne les 2. Ce rite a été institué par le Christ. Jésus a —
étudierons pas d'ailleurs en liturgiste, mais en théolo- nommé le pain son corps, Adv. Marc, IV, XL, t. n,
gien. L'évêque et les assistants demandent que les col. 460, et il a transformé le vin en une chose sacrée.
mystères sanctifient les fidèles, les fortifient, les déli- De anima, 17, t. n, col. 676. Ayant pris du pain et
vrent de tout mal et augmentent leur foi. Autant l'ayant distribué aux disciples, le Christ en a fait sa
d'effets attribués au saint sacrifice. Il semble bien chair par ces mots Ceci est mon corps. Adv Mure,
:

qu'on attendait de lui tous les dons, comme le IV, xl, t. il, col. 460. Ainsi le « corps du Christ est
prouve la post-communion « Que la réception des
: une espèce de pain », in pane censelur (sur le sens
saints mystères ne soit pas pour notre condamna- de ce mot A. d'Alôs, La théologie de Tertullien,
:

tion, mais pour le salut de l'âme et du corps. » Paris, 1905, p. 366; Batiffol, op. cit., p. 216). Voir
Cette anaphore d'Hippolyte à laquelle les liturgisles encore De oral., 6, t. i, col. 1160.
DICT. DE THÉOL. CATHOL. X. — 30
931 MESSE EN OCCIDENT : TERTULLIEN 932

3. Quelle espèce de sacrifice ? — Tertullien ne


se pose Tertullien s'indigne non seulement contre les sculp-
pas la question. Les noms qu'il donne à l'eucharistie teurs d'idoles qui distribuent, mais aussi contre ceux
nous l'ont connaître quelque peu sa pensée. Pour qui reçoivent, pour s'en communier, le corps du
lui, elle est le « corps du Seigneur », De idol., 7, t. i, Seigneur en des mains qui donnent un corps aux
col. 609; De orat., 6, t. i, col. 11G0, «son corps et son dénions. De idol., 7, t. i, col. 669. De même, reprenant
sang », De resur., 9, t. n, col. 806, « le repas du Seigneur la parole de saint Paul, il n'admet pas que le fidèle
ou de Dieu », Ad uxorem, n, 4, t. i, col. 1294; De pud., mange le repas de Dieu et le repas des démons. De
9, t. il, col. 998. Tertullien l'appelle encore « le dévot specl., 13, t. i, col. 646. Il ne veut pas que le commu-
service de Dieu », De orut., 19, t. i, col. 1192, la niant passe de l'Église de Dieu à l'Église du diable,
« chose sainte », De specl., 25, t. i, col. 657, « l'œuvre du ciel à la fange. Le fidèle n'a pas le droit de fatiguer
divine ». De pud., 9, t. u, col. 998. Il déclare que le par des applaudissements donnés à un histrion des
Christ « est immolé, maclabilur », De pud., 9, t. n, mains qu'il a élevées auparavant vers le Seigneur. La
col. 998, et que le vin est « consacré en mémoire de bouche qui a répondu Amen en recevant la sainte
son sang ». De anima, 17, t. n, col. 676. communion ne peut pas donner son suffrage à un
4. Matière du sacrifice. —
Nul doute, c'est le « pain gladiateur. Elle ne saurait pousser des vivats « pour
et la coupe ». Adv. Marc, IV, xl, t. n, col. 460-461. les siècles des siècles » en l'honneur d'un autre que
Dans celle-ci il y a du vin. De anima, 17, t. h, col. G7<>. Dieu et le Christ. De spect., 25, 1. 1, col. 657. Tertullien
5. Forme consécratoire. —
Tertullien reproduit ne veut même pas qu'on pardonne à l'impudique
l'antique formule. Il y a, dit-il, « oraison et action de repentant ou au chrétien tombé, de telle sorte que le
grâces ». Adv. Marc, IV, ix, t. n, col. 376. On recon- Christ soit encore immolé par lui, en d'autres termes
naît les sûycd x.oà eùxocpiaTioa des premiers chrétiens. ce malheureux n'est plus admis à participer au sacri-
L'action de grâces est dite sur les aliments à consa- fice du corps et du sang du Seigneur. De pud., 9,
crer. Adv. Marc, I, xxm, t. n, col. 274. Celte prière t. n, col. 998. C'est encore le respect dû au sacrement

ne peut être que celle qu'a prononcée le Christ pour qui oblige à être soucieux jusqu'à l'inquiétude, anxie
faire du pain son corps Ceci est mon corps. Adv.
:
'
pulimur, de ne rien laisser tomber du pain et de la
Marc, IV, xl, t. n, col. 460. coupe eucharistique. De corona, 4, t. n, col. 80.
Ces paroles produisent un effet qui se prolonge au 8. Pour qui célèbre-t-on l'eucharistie? —
« Nous fai-

delà de l'assemblée chrétienne. Le pain et le vin qui sons pour les défunts des oblations au jour anniver-
sont devenus le corps et le sang du Christ le demeu- saire de leur naissance. » De corona, 3, t. n, col. 79.
rent. On les réserve, on les emporte à domicile, De Ce dernier mot montre qu'il s'agit des confesseurs de
orat., 19, 1. 1, col. 1183; Ad uxorem, n, 5, t. u, col. 1296, la foi dont la mort est considérée comme l'entrée dans
pour se communier soi-même. la vraie vie; on fête donc l'anniversaire de leur passion
6. Ministre de l'eucharistie. — Ici se fait sentir par l'offrande du saint sacrifice.
l'iniluence du montanisme. Le Seigneur, dit Ter- Mais on recommande aussi à Dieu l'âme des simples
tullien, avait imposé à tous le précepte de célébrer fidèles. C'est une coutume ancienne, De corona, ibid. ;
l'eucharistie, pourtant nous ne la recevons que de on est tenu de l'observer. Tertullien parle de la veuve
la main des présidents, des membres de la hiérarchie. qui prie et « fait l'oblation » pour son mari défunt « au
De corona, 3, t. n, col. 79. Voilà pourquoi encore il jour anniversaire de sa mort ». De monog., 10, t. n,
dit que la veuve, que le veuf « offrent » pour leur col. 942. De même dans son mépris de montaniste
conjoint défunt; c'est par le prêtre qu'ils le font, car pour les secondes noces, il brosse le tableau grotesque
c'est par lui, qu'ils « recommandent ces âmes ». De du veuf remarié. « Tu ne peux pas, lui dit-il, haïr ta
monog., 10, t. u, col. 942; De exhorl. cast., 7, t. n. première épouse à laquelle tu réserves une affection
col. 926. d'autant plus religieuse qu'elle a été recueillie auprès
S'il revendique pour les laïques le droit d'offrir, c'est du Seigneur; pour son âme, donc, tu pries, tu présentes
parce qu'il les tient pour des prêtres. De exhorl. tes oblations annuelles. Ainsi tu te tiendras devant le
cast., 7, t. n, col. 922-923. Il croit si bien à leur sacer- Seigneur avec autant d'épouses que tu en commé-
doce qu'il leur impose la monogamie. Loc. cil. Voici mores dans ton oraison? Tu offriras pour deux? Tu
d'ailleurs la théorie que, devenu montaniste, Tertul- recommanderas les deux par un prêtre... et tu auras
lien croit pouvoir proposer. Les laïques eux aussi le front assuré quand montera ton sacrifice! » De
sont prêtres. Mais l'autorité de l'Église et l'honneur exhort. cast., 11, t. n, col. 926-927. Ce texte peut paraî-
concédé par sa sainte investiture établissent une tre ridicule. Il est pour le théologien des plus précieux.
différence entre la hiérarchie et le peuple. Là où cette L'affirmation de Tertullien prouve qu'on offrait l'eu-
investiture n'a pas lieu, et où il y a cependant trois charistie pour les vivants et pour les morts: le mal-
personnes, il y a l'Église. Donc là le laïque peut heureux qu'il plaisante le fait pour ses deux femmes.
offrir le sacrifice, mais il doit alors vivre à la manière On rendait aux défunts ce devoir surtout à l'occasion
des prêtres, par exemple pratiquer la monogamie. de l'anniversaire de leur décès. Le rite était accompli
Toutefois cette affirmation même laisse entendre que par un prêtre, mais le fidèle qui sollicitait son inter-
là où il y a l'investiture de l'Église, c'est le prêtre vention lui était si bien uni qu'on pouvait dire de
qui doit offrir s'il se trouve présent. De exhorl. lui qu'il offrait le sacrifice. L'erreur montaniste est
cast., 7, t. ii, col. 922-923. Tertullien reconnaît, du celle d'une petite chapelle, mais la croyance à la
moins en 211-212, que déjà pour distribuer l'eucha- valeur du sacrifice de la messe pour les vivants et
ristie, il fallait entrer dans la hiérarchie ecclésias- les défunts doit être celle de la grande Église, car le
tique. De idol., 7, 1. 1, col. 669. chrétien que Tertullien essaye de tourner en ridicule
A on peut être sûr qu'il exige des ministres
priori, est un catholique et non un adversaire des secondes
du sacrifice chrétien une grande pureté. Parlant des noces.
clercs qui donnent la communion, après avoir été 9. Effets du sacrifice. — Sur ce sujet, Tertullien est
jadis fabricants d'idoles, il s'écrie « O crime! Les : très sobre. indique un fruit de la communion « la
Il :

Juifs n'ont qu'une fois porté la main sur le Christ. chair se nourrit du corps et du sang du Christ pour que
Ceux-ci le font tous les jours. O mains qu'on devrait l'âme s'engraisse de Dieu. » De resur., 8, t. n, col. 806.
couper! » Ibid. Le rite est une « eucharistie » au sens étymologique
7. De ceux
qui participent à l'eucharistie. Les com- —- du mot, en d'autres termes il y a sacrifice d'actions de
muniants doivent être à jeun. Ad uxorem, u, 5, t. i, I grâces. Adv. Marc, IV, ix, t. n, col. 376. On rend à
col. 1296. Ils sont tenus d'avoir une grande pureté. Dieu un « dévot hommage ». De orat., 19, 1. 1, col. 1182.
933 MESSE EN OCCIDENT : TERTULLIEN 934

L'homme n'est pas sans retirer du profit de l'immola- col. 370-371 Ad nat., i, 13, 1. 1, col. 579; De spect., 25,
;

tion, puisqu'on offre pour pour les morts.


les vivants et t.i, col. 657; De orat., 11, 1. 1, col. 1169. Il y a un baiser
L'oblation pour ces derniers prouve que le rite de paix. Ibid., 18, col. 1176, 1177. On récite l'oraison
obtient le pardon des péchés ou des peines par les- dominicale. Ibid., 3-4, col. 1156-1157. Et il est difficile
quelles on les expie. Il y a lieu de supposer que l'eu- de ne pas voir dans le passage suivant un morceau
charistie offerte pour les vivants jouit de pareille plus ou moins littéralement reproduit de la prière
efficacité. Tertullien d'ailleurs laisse entendre d'un eucharistique ou anaphore « Il est vraiment juste
:

mot que le Christ est « immolé » de nouveau par celui que Dieu soit béni par tous les hommes en tout lieu
qui participe aux saints mystères les fruits de la : et en tout temps, pour le souvenir qu'on doit toujours
passion sont donc appliqués aux assistants. De pud., garder de ses bienfaits... A celui que la cour angélique
9, t. il, col. 998 A. Peut-être tait-il allusion à une ne cesse de proclamer Saint, Saint, Saint! C'est
:

prière de la messe dans le texte bien connu de l'Apolo- pourquoi, si nous méritons de nous associer aux anges,
geticus, 30, t. i, col. 443 « Les mains élevées... nous
: nous apprenons dès ici-bas cette divine parole [de
prions pour tous les empereurs afin qu'ils aient une louange] envers Dieu et l'office de la gloire à venir. »
longue vie, un empire solide, une maison sûre, des Ibid., 3, col. 1156-1157. Les fidèles reçoivent les deux
amis forts, un sénat fidèle, un peuple loyal, un terri- espèces, le célébrant remet le corps du Christ dans la
toire paisible, et tout ce que peuvent souhaiter les main des fidèles, le diacre présente la coupe. De cor.,
hommes de César. » Si ce passage fait allusion à une t. n, col. 79-80.
prière de la messe, ici est démontré en termes formels 11. Lex textes sur le sacrifice spirituel. Il y a des—
ce que l'ensemble des données recueillies par ailleurs passages où Tertullien affirme que les chrétiens n'ont
prouve suffisamment les fidèles se servent du sacri-
: ni victime ni sacrifice, et qu'ils n'offrent à Dieu que
fice pour recommander à Dieu tous les besoins, ceux la prière.
des vivants et ceux des morts. Tertullien dit ailleurs Ces paroles ne contredisent en rien tous les témoi-
que « notre prière portée à l'autel nous obtient tout de gnages cités plus haut. Par ces affirmations, l'apolo-
Dieu ». De orat., 28, t. i, col. 1195. giste fait savoir, que les chrétiens n'ont pas de rites
10. Célébration du sacrifice. —
Le dimanche est le pareils à ceux des païens et de l'Ancien Israël, pas
jour saint qui est sanctifié par la célébration de l'eu- d'objets matériels, de victimes animales, de sacri-
charistie, dominica solemnia. De fuga, 14, t. n, col. 119; fices sanglants. Il suffit de lire les textes « J'offre à:

De anima, 9, t. n, col. 659. Cet office peut avoir lieu Dieu une hostie opime et plus précieuse, celle qu'il
aussi les jours de station, donc les mercredis et vendre- m'a demandée; c'est la prière venue d'un cœur pudi-
dis :Tertullien n'approuve pas qu'à ces dates on se que, d'une âme innocente et de l'Esprit-Saint, ce
prive de la communion pour ne pas rompre le jeûne. ne sont pas des grains d'encens.., les larmes d'un
Au contraire, qu'on sanctifie la station par la parti- arbre d'Arabie.., ni deux gouttes de vin, ni le sang
cipation aux saints mystères. Il est d'ailleurs fpcile d'un bœuf... Vous offrez vos dons par des prêtres
d'associer la piété avec le jeûne. Pendant le sacrifice remplis de vices et vous regardez les entrailles des
de la station, on recevra le corps du Christ, puis pour ne victimes- au lieu de l'âme du sacrificateur. » Apol.,
pas rompre le jeûne, on emporte chez soi l'eucharistie. 30, t. i, col. 444-445. —
« Telle est l'hostie spirituelle

Et on communie plus tard, à l'heure où il est permis qui a aboli les anciens sacrifices... Nous sommes les
de prendre de la nourriture. De orat., 19, 1. 1, col. 1183. vrais adorateurs, les vrais prêtres, qui, priant en esprit,
On célèbre encore l'eucharistie à l'anniversaire de la offrons en esprit la supplication propre à Dieu et qui
mort des martyrs, De cor., 3, t. n, col. 79, et du décès lui est agréable, celle qu'il a cherchée, qu'il s'est
des chrétiens. De monog., 10, t. n, col. 942; De exhort. choisie, une nouvelle forme de l'oraison du Nouveau
cast., 2, t. n, col. 926. Un texte de Tertullien autorise- Testament. » De oral., 28, t. i, col. 1194. Voir encore
rait peut-être à penser qu'on disait la messe chaque Ad Scapulam, 2, 1. 1, col. 700 « Nous sacrifions comme
:

jour, quotidie, De idol., 7, t. 669; Adv. Marc.,


i, col. Dieu l'a ordonné, par une prière pure. » De même, on
IV, xxvi, t. n, col. 425; en tout cas, c'était de bon lit, dans le De spect., xm, t. i, col. 616 « Parce que les
:

matin, De corona, 3, t. n, col. 79, antelucanis cœlibus, démons et les morts sont une seule et même chose,
au point du jour. Batilïol, op. cit., p. 211. nous nous abstenons de l'une et l'autre idolâtrie, et
Le lieu où se célèbre l'eucharistie est appelé par nous ne méprisons pas moins les temples que les monu-
Tertullien l'église » de Dieu. De spect., 25, t. i, col. 57.
< ments, nous ne connaissons pas d'autel, nous n'ado-
Il y a un autel, «l'autel de Dieu », près duquel on se rons pas de statue, nous ne sacrifions pas, nous ne
tient. De orat., 19, t. i, col. 1182. On ne doit pas y faisons pas de festins funèbres et nous ne mangeons
monter avant d'avoir fait la paix avec ses frères. Ibid., ni les mets des sacrifices, ni ceux des banquets en
11, col. 1166. On y porte l'hostie spirituelle de la prière. l'honneur des morts. »
Ibid., 28, col. 1194; De exhort. cast., 10, t. h, col. 926; Ces affirmations sont formelles. D'après Tertullien,
De jejunio, 16, t. n, col. 976. Un texte parle aussi « des Dieu a rejeté les sacrifices par lesquels on lui offre des
âmes des martyrs qui sous l'autel reposent dans la créatures, par exemple ceux d'Israël ou ceux des
paix », attendant avec confiance la justice de Dieu, païens. Pour le chrétien, il n'y a pas d'idoles ni d'au-
revêtues de robes blanches, jusqu'à ce que d'autres tels, pas de culte des morts, pas de banquets sacrés.
complètent leur glorieuse société. Scorpiace, 12, t. n, Les fidèles remplacent toutes ces formes impures et
col. 147. On a conclu que les corps des martyrs étaient inefficaces de dévotion par la prière. Ce mot n'exclut
placés sous l'autel. Il semble, plutôt que ce texte nullement le sacrifice. Aujourd'hui encore, nous
reproduise simplement la parole de l'Apocalypse vi, : appelons la messe une prière, la principale de toutes-
9-11. Du prêtre qui la célèbre on dit qu'il est l'homme de la
Avec plus d'à propos, les historiens de la liturgie prière, et si on attribue à ce rite une efficacité,
ont relevé chez Tertullien de nombreux renseigne- c'est parce qu'il est une prière. Tertullien avait le
ments de détail sur le rite eucharistique. F. Cabrol, art. droit de tenir le même langage. D'ailleurs, dans les
Afrique du Diction, d'arch., t. i, col. 593; Fortescue, expressions citées plus haut, il en est qui semblent
op. cit., p. 52 sq. A la messe des catéchumènes on faire allusion à l'eucharistie. Il esl affirmé par exemple)
trouve les leçons d'entrée, le chant des psaumes, que les anciens sacrifices sont remplacés par une
l'homélie, les prières, De anima, 9, 1'. L.,t. i, col. 660, prière qui est le propre de Dieu, qui lui est agréable,
« avec les frères y, De orat., 18, t. i,col. 1176-1178; elles qu'il a réclamée lui-même, qu'il a prévue pour lui et
se font debout, les mains élevées. Apol., 16, t. i, qu'elle est la nouvelle forme du Nouveau Testament,
;

935 MESSE EN OCCIDENT : SAINT CYPRIEN 936

prière qu'on nous obtient tout de


porte à l'autel et qui ment encore qu'avec les textes de Tertullien compo-
lui. on ne peut pas dire avec certitude que cette
Si ser un petit traité du sacrifice chrétien.
description désigne l'eucharistie, on est obligé de Il n'y a pas lieu de montrer ici qu'aux yeux de saint

reconnaître que cette interprétation demeure très Cyprien l'eucharistie contient le corps et le sang du
probable. De même les mots de la lettre au païen Seigneur. Voir Struckmann,
op. cit., p. 279 sq.
Scapula que Tertullien n'avait pas besoin d'initier Batiffol, op. 227 sq.; A. d'Alès, La théologie
cit., -p.

aux mystères chrétiens, et qui aurait mal compris une de saint Cyprien, Paris, 1922, p. 262 sq. art. Eucha- ;

description plus précise du rite, semblent bien eux ristie, t. v, col. 1132. Nous n'étudierons ici que le
aussi désigner en termes voilés l'eucharistie. Sacri- rite eucharistique.
ficamus... quomodo prœcipit Deus, pura prece. Éléments et forme consécraloire.
1. Il y a du pain —
Est-ce à dire que le rite chrétien est une simple et une coupe, Cyprien ne cesse de le dire. Dans le
oraison sans offrande? Nullement. On a pu le voir, calice, on verse du vin mêlé d'eau toute la longue :

Tertullien emploie très fréquemment le terme offrir. épître lxiii est écrite pour le démontrer. P. L., t. iv,
E y a prière dite sur le pain et le vin, et elle opère ce col. 373 sq., et mieux dans l'édit. Hartel, du Corpus
qu'a fait jadis celle du Christ le corps et le sang du
: de Vienne, t. m
b, p. 701-717. (Nous citerons unique-

Seigneur, Adv. Marc., IV, xl, t. n, col. 460-461. Voilà ment cette édition, où la numérotation des lettres
ce qui constitue le sanctum, la chose sainte, l'eucha- n'est pas toujours conforme à celle de P. L.)
ristie, voilà donc ce qui est offert à Dieu. Cette obla- Un abus s'était introduit en certaines églises
tion elle-même est une prière et Tertullien peut lui d'Afrique on célébrait l'eucharistie, non avec du vin,
:

donner ce nom. Mais ce n'est pas une prière quel- mais avec de l'eau. L'évêque de Carthage oppose à
conque, c'est une prière d'offrande. cette coutume
la tradition de l'Évangile et des
A plus forte raison est-il impossible d'admettre que Apôtres. faut renouveler ce que Jésus-Christ a
Il

pour lui le sacrifice chrétien soit une oblation de pain fait. 1 et 2. Déjà l'Ancien Testament, par ses figures
et de vin. Cette pensée est en contradiction formelle (Noé, Melchisédech) et par les enseignements des
avec la conception de Tertullien. 11 affirme avec la prophètes, 3-8, annonçait que Jésus se servirait de
plus grande énergie que les fidèles n'offrent pas en vin et non d'eau. Le récit de la cène montre comment
sacrifice des créatures, animaux ou végétaux. Sans ces oracles se sont réalisés. 9-10. Cyprien fait valoir
doute, comme l'a fait saint Justin, il parle des aumônes ensuite les graves raisons qui motivent l'emploi de
qui accompagnaient l'eucharistie. Les chrétiens ont deux éléments. 11-15. Il conclut qu'on doit s'ins-
une caisse, il le reconnaît. Chacun verse une modique pirer uniquement des leçons et de l'exemple du Christ,
offrande, une fois le mois ou lorsqu'il le veut, mais et il réfute les objections des aquariens. 16-19.
uniquement s'il le peut et si cela lui plaît. Les sommes Comment ce pain et cette eau cessent-ils d'être des
recueillies servent à l'entretien et à la sépulture des éléments profanes, revêtent-ils un caractère religieux,
indigents, à l'assistance des orphelins, des vieillards deviennent-ils le corps et le sang du Christ? Par la
et des naufragés; de même les détenus condamnés prière du célébrant Cyprien parle de cette oraison
:

pour la foi sont soutenus par les secours des fidèles. que lui-même prononce, précis noslrœ; il montre en elle
Apol., 39, t. i, col. 470. Rien dans les affirmations de la partie solennelle du rite, solemnibus adimplelis.
Tertullien sur ces offrandes des fidèles ne fait penser De lapsis, 25, Hartel, t. m
a, p. 255. Ailleurs encore,
à un sacrifice d'aliments, tel que l'a imaginé Wetter. il se sert de termes semblables pour désigner ce qui

Ce n'est pas davantage ce que nous apprend Ter- donne à l'acte sa valeur, orationes et preces. Epist.,
tullien des agapes qui permet de découvrir une telle lxv (ol. lxiv), 4, Hartel, t. m
b, p. 725. Voir encore
oblation. Les chrétiens ont des repas communs, dit -il. De unitate Ecclcsise, 17, H., t. a, p. 225. m
Les pauvres en profitent. Rien de grossier, ni d'immo- D'autre part Cyprien cite les paroles par lesquelles
deste. Avant le repas, on prie Dieu, chacun mange le Christ a déclaré que le pain était son corps et le
selon sa faim, on boit comme il convient à la vertu, vin son sang. Epist., lxiii, 9, 10, H., t. b, p. 708- m
sans dépasser la juste mesure. Car on désire être en 709. Et dans cette même lettre où il reproduit les
état d'adorer Dieu pendant la nuit. On s'entretient mots employés par le Christ à la cène, il insiste avec
donc comme si on était en sa présence. Après qu'on une extrême énergie sur la nécessité pour le prêtre de
s'est lavé les mains, les flambeaux sont allumés. Cha- faire ce que Jésus-Christ a fait. On peut donc penser
cun est prié de chanter quelque cantique. Suit une que, comme l'attestent d'ailleurs les deux plus
prière et on se retire. Rien ici d'un sacrifice. C'est anciennes anaphores connues, celle d'Hippolyte et
bien plutôt, comme le dit Tertullien, « une école de celle de Sérapion, la prière eucharistique de Cyprien
vertu », de pieuse fraternité. Pour le chrétien, l'obla- redisait sur le pain et le vin les paroles de Jésus « Ceci :

tion est un acte tout différent, c'est «l'œuvre sainte » est mon corps, ceci est mon sang. »
par excellence. Ce n'est plus un simple banquet L'évêque de Carthage croit-il que l'Esprit-Saint
fraternel, mais le « repas du Seigneur ». Il y a, non un donne à ces mots leur efficacité? On peut se le deman-
simple service matériel d'édification et de charité, der. Au
cours d'une phrase dans laquelle il dénie à
mais un hommage rendu à Dieu. A une institution ceux qui ont perdu la foi le pouvoir de sanctifier
humaine même très louable, se substitue « l'œuvre l'oblation, il justifie son sentiment par cette pensée :

divine ». Les offrandes des fidèles sont assurément Commenta urait-on cette puissance, là où n'est pas
un exercice de vertu très recommandable, mais on l'Esprit-Saint ? Mais, en cet endroit même, l'action
constate que bien au-dessus d'elles se place l'oblation de la troisième personne de la sainte Trinité n'est pas
du Seigneur Jésus. séparée de celle de la seconde la stérilité de la prière
:

Enfin, quiconque lit Tertullien avec attention des officiants qui ont abandonné la foi s'explique aussi
constate que nulle part il ne présence la communion parce que le Seigneur ne leur est pas favorable :

comme le sacrifice proprement dit. Cf. Lamiroy, Quando nec oblatio sanclificari illic possit ubi Spiritus
op. cit., p. 313-314. Sanclus non sit, nec cuiquam Dominus per ejus ora-
5° Saint Cypricn (t en 258).— L'évêque de tiones et preces prosil qui Dominum ipse violavit. Epist.,
Carthage a composé la plus ancienne étude que nous lxv (ol. lxiv), 4, H., t. b, p. 725. m
possédions sur le rite eucharistique c'est la lettre à
: 2. Le rite eucharistique est un sacrifice proprement
Cécilius, son collègue de Bithra. Episi., lxiii. Sou- dit. —
Cyprien ne cesse de l'affirmer en des termes
vent il en parle dans ses autres écrits. Avec toutes qui ne laissent aucun doute sur sa pensée.
les données qu'il nous a laissées, on peut plus facile- Pour lui, l'eucharistie est, au sens littéral et tech-
937 MESSE EN OCCIDENT : SAINT CYPRIEN 938

nique, un sacrifice proprement dit. Dr lapsis, 16, 25, . l'évèque de Carthage, le livre des Proverbes, ix, 1-2,
28. II.. t. m a, p. 248, 255, 257; Epist., lxiii, 1, 4, 5, annonce le sacrifice du Seigneur, ses hosties, sou autel
9. 11. 17. H., t. m
b, p. 701, 704, 708, 712, 714; Epist., et ses apôtres, lorsqu'il parle de
la Sagesse qui édifie
lxxii, 2, ibid., p. 776; Epist., lxxiii, 2, ibid., p. 780. une maison, colonnes, immole ses victimes,
taille ses
Sont sacrifices et le rite accompli' par le Christ à la mêle son vin et dresse sa table. Id., 5, p. 704.
cène et tous ceux par lesquels les chrétiens le repro- Aussi le Christ est-il présenté comme 1' « auteur et
duisent. Sans doute, il arrive à saint Cyprien d'em- le docteur de ce sacrifice », en qualilé de maître * il
ployer ce mot en un sens figuré, comme on l'a fait a commandé et agi », « il a fait et il a enseigné ». Id.,
avant lui et comme on le fera toujours. Il écrit que la 1, p. 701. « Jésus-Christ, Notre-Seigneur et notre Dieu,
paix entre les chrétiens est le meilleur des sacrifices. est lui-même le nouveau prêtre de Dieu le Père et il
De dominica oratione, 23, H., t. m
a, p. 285. Mais il s'est le premier offert en sacrifice à Dieu le Père. »
suffit de comparer ce texte aux autres et on voit aussi- Id., 14, p. 713. C'est ainsi qu'il « a fait l'oblation du
tôt en quel cas le mot a un sens rituel. pain et du vin, de son corps et de son sang ». Id.,
L'évèque de Carthage emploie presque aussi sou- 4, p. 703.
vent les termes offrir ou oblation. Le Christ a offert, Pour le démontrer, Cyprien fait appel aux témoi-
Epist., lxiii, 4, H., t. mb, p. 703, et nous aussi nous gnages de l'Évangile et de l'Apôtre. Il reproduit les
offrons. Epist., xxxvn (ol. xv), 1, ibid., p. 576. L'objet paroles de l'institution, Id., 9, 10, p. 708, telles qu'on
de Voblalion, ce qui est offert, c'est aussi bien le pain les lit dans Matth., xxvi, 28 sq. et dans 1 Cor., xi, ,

ou la coupe, Epist., lxiii, 4, 9, 13, ibid.,. p. 703, 707, 23-26. Dans ce dernier morceau, on trouve l'ordre
711, que le corps ou le sang du Seigneur, id., 9, donné par Jésus de renouveler la cène. Cyprien rap-
p. 708; Epist., lxv (ol. lxiv), 4, p. 725; c'est une pelle avec insistance cette règle « Il faut obéir au :

passion du Seigneur, passio est enim Domini sacrifi- Christ, faire ce qu'il a fait, ce qu'il a ordonné défaire »,
cium quod ofjerimus, Epist., lxiii, 17, p. 714, c'est « ce qu'il a prescrit d'accomplir en mémoire de lui ».

un sacrifice, id., 9, 14; les deux expressions techni- Il est nécessaire de « le suivre », « d'imiter son acte »,

ques, sacrificium et efferre, sont rapprochées dans la « d'offrir ce qu'il a offert », «de poser le rite tel qu'il l'a

même phrase, par exemple si in sacrificio Dei


: posé ». Id., 1, 2, 10, 14, p. 701, 702, 709, 712. Alors le
l'atris et Cliristi vinum non ofjerimus, Epist., lxiii, 9, prêtre remplit vraiment le rôle du Christ quand il
p. 708; in sacrificio quod Christus obtulil. Id., 16, reproduit l'action du Christ. « S'il offre de la manière

1>. 712. dont il voit que le Christ a lui-même offert, il offre alors
Il est un troisième mot qui exprime la même pensée, dans l'Église à Dieu le Père un sacrifice vrai et auquel
le verbe sanclificare rendre saint ce qui était profane, rien ne manque, sacrificium verum et plénum. » Id.,
faire du pain le sanctum, la chose sainte par excellence : 14, p. 713.
In calice dominico sanctifteando, Epist., lxiii, 1, p. 701 ; 3. Qui offre le sacrifice? —
Saint Cyprien parle de
>-

sacrificium Domini cum leqilima sanclificatione cele- sa propre oblation Sacrificantibus nobis, précis nostrœ.
:

brari, id., 9, p. 708: nec oblatio sanctificari illic possit. De lapsis, 25, H., t. m
a, p. 255. Pourquoi se sert-il
Epist., lxv (ol. lxiv), 4, p. 725. Les recommandations ici du pluriel, alors que, dans le même récit, deux
de la liturgie sur la nécessité de réserver les choses lignes plus haut, parlant de lui, il emploie le singulier
saintes aux saints peuvent expliquer l'emploi de ce prœsente ac teste me ipso, loc. cit. Sans doute parce qu'il
mot. D'ailleurs, les plus anciens documents chrétiens, y avait concélébration, tous ceux qui étaient revêtus
la Didachè par exemple, insistent sur la pureté morale du sacerdoce s'unissaient à Cyprien lorsqu'il offrait
nécessaire au communiant. A l'époque de saint l'eucharistie.
Cyprien, il semble, on l'a constaté, qu'en Orient et en A maintes reprises, il du « sacrifice célébré par
parle
Occident, l'attention se fixe avec complaisance sur le prêtre», sacerdos. De lapsis, 26, p. 256. Lorsqu'il
cette pensée :ce n'est pas seulement l'évèque de l'offre comme il doit le faire, il est vraiment le repré-
Carthage, mais Tertullien et les Alexandrins qui font sentant officiel du Christ. Epist., Lxni, 14, H., t. in b,
du mot sanctifier un synonyme de sacrifier. Toutefois, p. 713. Le prêtre a aussi le pouvoir de désigner nom-
si on observe le souci de Cyprien d'écarter de la com- mément à l'autel des personnes pour lesquelles il
munion les indignes, on est tenté de croire que prie et auxquelles s'appliquent les fruits du sacrifice.
personne plus que lui n'a vu en elle le Saint des saints. Epist., lxii (ol. lx), 5, p. 701; i (ol. lxvi), 2, p. 466-
Mieux encore que ces noms, les affirmations de 467. Quiconque est revêtu du sacerdoce a encore le
saint Cyprien sur l'eucharistie démontrent qu'à ses pouvoir d'accomplir seul le sacrifice, en l'absence de
yeux, elle est un proprement dit.
sacrifice l'évèque et sans concélébrer avec ui. C'est si vrai qu'il
Il oppose le sanctum Domini, l'opération sainte, peut bien arriver à des prêtres, presbyteri, d'abuser
la coupe et la table du Seigneur, aux victimes et aux de ce droit. Saint Cyprien blâme sévèrement ceux qui
autels du démon, les sacrifices païens aux sacrifices accomplissent cet acte dans des conditions illicites.
chrétiens. De lapsis, 2, 15, 25, H., t. m
a, p. 238, 248, Ils ont offert pour des chrétiens apostats non récon-
255. De même l'évèque de Carthage déclare qu'aux ciliés, Epist., xv (ol. x), 1„H., t. b, p. 514; ils ont m
animaux immolés sous l'ancienne Loi se substitue le fait le sacrifice en leur nom, les ont admis à la commu-
sacrifice de louange et de justice des temps nouveaux nion, leur ont donné l'eucharistie. Ibid. cf. xvi (ol. ix), ;

prédit par les prophètes, notamment par Malachie. 2, 3,519.p.


Teslimoniorum, i, 16, H., t. m
«.p. 49-50. Il applique Cyprien parle de celte faute avec « très grande dou-
à l'eucharistie les paroles du Lévitique, vil, 20, sur leur »; il y a eu manque de respect à l'égard de Dieu et
les oblations rituelles juives « L'âme
: qui en état violation de l'évangile, oubli de l'honneur dû à l'évèque
d'impureté aura mangé delà chair du sacrifice pacifique et à son siège, mépris de la volonté des confesseurs de
appartenant à Jahvé sera retranchée du peuple. » De la foi et profanation de l'eucharistie Loc. cil. L'évèque
lapsis, 15, H., t. m
a, p. 248; Teslim., m, 94, H., t. ma, de Carthage ne considère pas toutefois ces sacrifices
p. 176. comme nuls. Mais il dénie toute validité à des obla-
Plus significatif encore est un autre rapprochement : Il écrit de Novaticn
tions offertes par certains prêtres. :

Le sacrifice du pain et du vin de Melchisédech est aux « Ce frère ennemi, méprisant les évêques et abandon-
yeux de Cyprien une figure de celui que le Christ nant les prêtres de Dieu, ose ériger un autre autel...
devait offrir avec les mêmes éléments, faisant ainsi profaner par de faux sacrifices la vérité de l'hostie du
surcéder à l'image la pleine et parfaite réalité. Epist., Seigneur. » De unitate Ecclesiœ, 17, H., t. a, p. 226. m
lxiii, 4, H., t. m
b, p. 703. De même, écrit encore « Il offre contre le droit » et » hors de l'Église s'arroge
939 MESSE EN OCCIDENT : SAINT CYPRIEN 940

une apparence de vérité ». Epist., lxxiii, 2, H., t. m b, une conséquence naturelle de sa théorie sur l'Église.
p. 779. « Comment Novatiens) peuvent-ils
(les Elle est pout lui « la dépositaire des pouvoirs de Jésus-
mener à bien ce qu'ils font ou obtenir de Dieu quelque Christ et la dispensatrice de ses grâces. » Tixeront,
chose par leurs tentatives illégitimes, eux qui trament Histoire des dogmes, t. i, Paris, 1909, p. 388. Seule
contre Dieu ce qui ne leur est pas permis. » Coré, donc, par les ministres qui sont en communion avec
Dathan et Abiron rebelles ont subi la peine de leurs elle, par ceux qui ne sont ni schismatiques, ni héré-
crimes. Et les sacrifices irréligieusement et illicite- tiques, ni apostats, ni excommuniés, elle peut valide-
ment offerts contre le droit établi par l'ordre de Dieu ment administrer les sacrements, soit offrir le
soit
n'ont pu être ratifiés ni devenir efficaces. Epist., sacrifice. il ne découle pas du même principe que
Mais
i.xix (ol. lxxvi), 8, p. 750. Donc les oblations des schis- toute faute grave entraîne pareille conséquence.
matiques sont « fausses et sacrilèges ». Epist., lxxii, 2, Lu texte de Cyprien expose à merveille sa pensée :

p. 770. Cyprien n'accorde pas plus de valeur aux sacri- Commentant les paroles de l'Écriture d'après lesquelles
fices offerts par les apostats, Basilide, .Martial et on doit manger un agneau pascal, par maison et ne pas
Fortunatien. Epist., lxvii, 2, 3, p. 730, 737. Pour en jeter la chair dehors, Ex., xn, 3-4, 46, il dit :

détourner le peuple de ce dernier, il fait observer '« que « L'agneau était le signe du Christ. Il n'y a qu'une

l'oblation ne peut pas être sanctifiée là où n'est pas maison dans laquelle on puisse le manger. La chair
le Saint-Esprit, et que le Seigneur ne secourt pas est le sunctum, les mets sacrés du Seigneur ne peuvent
quelqu'un en raison des oraisons et des prières de celui pas être jetés dehors, et pour les croyants il n'y a pas
qui a lui-même outragé le Seigneur. Epist., lxv d'autre maison où on mange l'eucharistie que l'unique
(ol. lxiv), 4, p. 725. « L'eucharistie, c'est l'huile sanc- Église. » De unitale Ecclesise, 8, H., t. a, p. 217. m
tifiée à l'autel et dont sont oints les baptisés. Or celui II est sûr que saint Cyprien exige une vie et des
qui n'a ni autel, ni Église ne peut sanctifier cette créa- dispositions saintes de celui qui fait l'œuvre sainte
ture qui est l'huile. Cette onction spirituelle ne peut du Seigneur, le sanclum Domini. Epist., lxv (ol. lxtv)
avoir lieu chez les hérétiques, puisqu'il est établi que 2, 4, H., t. m
b, p. 723. 725. Vue brève formule dit
chez eux l'huile ne peut être sanctifiée, et que l'eucha- tout Oportel enim sacerdotes et minislros qui allari
:

ristie ne peut être faite. » Epist., lxx, 2, p. 768. La et sacrificiis observiunt, integros atque immaculatos esse.
même doctrine se trouve dans une lettre de Cyprien Les mots se lisent dans la lettre, par laquelle Cyprien
au pape Corneille qui exprime non seulement la pensée communique au pape Etienne les dispositions prises
de l'évêque de Carthage, mais celle de soixante et par le concile tenu à Carthage en 256. Epist., lxxii,
onze de ses collègues réunis en concile dans la métro- 2, p. 776.
pole de l'Afrique en 256. Voici ce que « d'un consente- Le diacre présente la coupe aux fidèles qui assistent
ment et de par une autorité commune » ils avaient au De
lapsis, 25, H., t. ni a, p. 255. Les chré-
sacrifice.
décidé : « Les prêtres ou les diacres qui, ordonnés tiens offrent eux aussi l'oblation en un certain sens :

d'abord dans l'Église catholique étaient ensuite Pendant que s'accomplit l'eucharistie et que l'officiant
devenus perfides et révoltés, comme aussi ceux qui, récite « la prière solennelle pour sanctifier le pain et
contrairement à l'ordre du Christ, avaient été par le vin », ils gardent le silence. De oratione dominica,
une ordination profane introduits dans la hiérarchie 4, H., t. m
269. Mais c'est pour eux, en leur nom,
a, p.
chez les hérétiques par des pseudo-évêques et des que l'officiant Bien plus, par leurs
offre le sacrifice.
antéchrists, ces hommes qui en face de l'autel unique offrandes, les fidèles rendent possible l'accomplisse-
et divin ont osé offrir des sacrifices faux et sacrilèges, s'ils ment de l'acte sacré, et ainsi ils participent à l'obla-
font pénitence, ne pourront être reçus qu'à la condition de tion, ils l'offrent. « Tu es riche et dans l'opulence,
communier à la manière des laïques... ils ne doivent pas, dit-il à une femme avare, et tu crois que tu célèbres le
étant de retour parmi nous, garder les armes d'ordina- rite du Seigneur, dominicain celcbrare, toi qui ne
tion et d'honneur avec lesquelles ils se sont révoltés regardes pas la caisse commune, toi qui viens au rite
contre nous ». Epist., lxxii, 2, p. 776. du Seigneur, sans sacrifice, toi qui prends ta part du
Nul doute, d'après les textes cités, le sacrifice sacrifice qu'a offert le pauvre. » De opère et eleemo-
offert par personnes dont parle Cyprien est sans
les synis, 15, H., t. a, p. 384. m
fruit, sacrilège, il ne saurait être « profitable », profîcere, 4. Qui peut participer au sacrifice? Saint Cyprien —
il « n'obtient rien », impetrare, le Seigneur ne secourt n'a pas étudié la question sous cette forme générale
pas, nec prosit, ceux pour lesquels il est offert. Mais les comme pourrait le faire un théologien ou un canoniste.
affirmations de Cyprien vont plus loin cette oblation
: Évêque, il a résolu des cas de conscience.
est nulle, n'existe pas, nec potuerunt rata esse, elle est Il en est un qui ne cesse de s'imposer à son atten-
fausse, falsa sacrificia. Chez les hérétiques il ne peut tion, celui des chrétiens qui ont failli dans la persécu-
pas y avoir d'eucharistie. tion, celui des lapsi. Avant qu'ils aient accompli les
Les textes reproduits plus haut visent le cas de exercices réguliers de la pénitence et qu'ils aient été
Novatien et de ses disciples, en d'autres termes des officiellement réconciliés, trois actes sont interdits :
schismatiques ou encore celui des prêtres qui ont on ne doit pas les admettre à la communion, en d'au-
apostasie, tombant ainsi dans l'hérésie la plus com- tres termes célébrer devant eux les saints mystères,
plète et se séparant de l'Église qui, à son tour, se sépare il est défendu « d'offrir », en leur nom, enfui on ne peut

d'eux. Afin de ne pas dépasser l'affirmation contenue pas leur accorder l'eucharistie. Telle est la triple peine
dans ces témoignages, nous n'oserions pas généraliser. appliquée à ces coupables et que rappelle à plusieurs
Nous ne voudrions donc pas écrire, avec P. Batiffol, reprises saint Cyprien. Les trois actes sont expressé-
que, d'après saint Cyprien, «le pouvoir de sanctifier ment indiqués communicent cum lapsis, cl offeranl,
:

l'oblation est un pouvoir que le ministre indigne a eucharistiam tradant, Epist., xvi (ol. ix), 3, H., t. in b,
perdu par son indignité ». Op. cit., p. 246; L'Église nais- p. 519; cum lapsis communicare cœpisse et offerre pro
sante et le catholicisme, Paris, 1909, p. 453-454. L'évê- illis, et eucharistiam dare, Epist., xvn (ol. xi), 2, p. 522;
que de Carthage applique à la consécration de l'eucha- offere pro illis et eucharistiam dari. Epist., xv (ol. x),
tistie ce qu'il enseigne de l'administration du baptême :
1, p. 514. Ces interdictions sont très graves. Cyprien
le ministre séparé de l'Église par l'hérésie ou le schisme les motive par les considérations les plus capables
a perdu son pouvoir d'offrir validement le sacrifice. de faire réfléchir ceux qui transgressent ces règles
Cyprien ne dit pas si à ses yeux tout prêtre coupable canoniques, catholiques apostats ou prêtres trop com-
de faute grave est atteint de la même impuissance. plaisants pour eux, loc. cit. on commet un « crime ».
:

L'erreur de saint Cyprien signalée ici découle comme «on envahit le corps du Seigneur, on lui fait violence».
941 MUSSE EN OCCIDENT SAINT CYPHIEN : 942

De lapsis, 15. 16, 25, H., t.m «, p. 2-17-255. La faute et minantis, vis infertur corpori ejus et sanguini. De
de l'apostat qui communie parait à saint Cyprien lapsis. If). IL. t. in a, p. 218.
plus grave que son reniement. ld.. 16, p. 248. Le sacrifice eucharistique peut servir aussi à d'autres
Ce n'est pas seulement avec Dieu, mais avec ses qu'aux assistants. Les fruits sont appliqués à des
frères, qu'il faut être en paix pour pouvoir offrir le absents, Epist., lxh (ol. lx), 5, II., t. b, p. 701, et m
sacrifice. De dominica ofatione, 23, II., t. m a, p. 281. aux défunts. Epist.. i (ol. lxvi), 2, p. 466. C'est le
D'ordinaire, cependant, Cyprien ne se demande pas prêtre qui désigne lui-même nommément les personnes
quelles dispositions il faut avoir pour assister à la pour lesquelles il prie ainsi à l'autel, Epist., lxii
célébrai ion de l'eucharistie ce sont les mêmes qui
: (ol.lx), 5; i (ol. lxvi), 2. p. 701, 466, et auxquelles
sont requises pour communier, car alors tous les profitent d'une manière spéciale les fruits du sacrifice.
assistants recevaient l'eucharistie. Une histoire bien Évidemment, il faut être mort dans la paix de l'Église
connue le démontre. En temps de persécution, les pour pouvoir obtenir pareille faveur. Il y a même des
païens avaient obligé une toute petite tille chrétienne, lois qui défendent d'offrir ainsi le sacrifice pour les
incapable de savoir ce qu'elle faisait, à manger un fidèles qui, de leur vivant, avaient commis certains
morceau de pain trempé dans du vin olïert en liba- délits, par exemple, pour ceux qui, par testament,
tion aux idoles. Plus tard, et toujours avant d'avoir avaient obligé un prêtre à se charger d'une tutelle
l'âge de raison, cette petite tille fut amenée à l'église ou de certains offices séculiers le chrétien qui a
:

et assista au sacrifice. Quand le diacre qui présentait voulu arracher un prêtre à l'autel ne mérite pas qu'on
la coupe aux assistants vint à elle, il voulut lui donner le nomme à l'autel. Episcopi antecessorcs nostri...
la communion l'enfant sous V instinct de la divine
: censuerunt ne quis frater excedens ad lutelam vel
Majesté se détourna du calice consacré. Le diacre curam clericum nominaret, ac si quis hoc fecisset, non
persista à vouloir la communier et lui donna de force offerelur, pro eo, nec sacrificium pro dormilione ejus
l'eucharistie. De lapsis, 25, IL, t. m
a, p. 255. Tel est celebraretur. Neque enim apud altarc Dei meretur
donc l'usage tous les assistants communient. Aussi,
: nominari in sacerdolum prece qui ab altari sacerdotes et
puisque assister à l'eucharistie, c'est recevoir l'eucha- ministros voluerit uvocari. Epist., i (ol. lxvi), 2, p. 466.
ristie, on comprend pourquoi saint Cyprien exige pour On le voit, saint Cyprien donne comme antérieur à
une action si sainte la plus haute sainteté. lui l'acte du prêtre recommandant à l'autel une per-
11 démontre par des faits qu'elle est indispensable. sonne déterminée. On se rappelle que Tertullien lui
Ainsi l'enfant dont il est parlé plus haut, et qui, sans aussi en signalant le même usage le présentait comme
avoir commis aucune faute personnelle, avait participé ancien dans l'Église.
au culte des idoles, ne peut consommer le vin consacré 5. Que produit le sacrifice eucharistique? Comme —
qui se refuse à rester en son corps souillé. La femme qui, on l'a observé, saint Cyprien ne se livre pas à des
chez elle, veut se communier avec des mains impures études spéculatives, mais donne des ordres et des
est détournée de cet acte par l'apparition d'un feu recommandations pratiques; puisque de son temps
miraculeux. De lapsis, 26, p. 256. Un fidèle indigne de les fidèles n'assistent pas à l'oblation sans y parti-
participer à l'eucharistie et qui vient de recevoir en ciper, il n'a pas distingué les effets propres à la com-
ses mains le pain consacré constate qu'il se change en munion et les fruits spéciaux du sacrifice. Il parle en
cendres. De lapsis, ibid. général des avantages que retire le fidèle de la parti-
Quand il le faut, la discipline ordinaire sait fléchir. cipation aux saints mystères.
Survient la menace d'une persécution. Saint Cyprien Pourtant, il y a des textes qui montrent jusqu'à
et avec lui quarante et un évêques réunis en synode l'évidence que l'oblation elle-même, indépendam-
à Carthage en 255 prennent les dispositions que com- ment de la réception de l'eucharistie, a son efficacité.
mandent les circonstances et qu'ils font connaître On offre le sacrifice pour les morts on estime donc :

au pape Corneille. Toutefois, môme alors, ils commen- pouvoir ainsi leur obtenir la rémission de leurs fautes
cent par le déclarer « Aussi longtemps que l'Église
: et une fin plus rapide de leur expiation d'outre-tombe.
est en paix, on observera les règles existantes sur la Les théologiens modernes diraient que le sacrifice
réconciliation des lapsi : tout ce qui est imposé pour a une efficacité propitiatoire cl satisfacloire. On fait
leur rentrée en grâce doit être accompli à moins que aussi à l'autel la mémoire des absents, pour leur obte-
malades ils ne soient exposés à mourir. » Epist., nir évidemment des grâces de Dieu. De même le
lvii (ol. liv), 1, H., t. m
b, p. 650. Mais, en temps de sacrifice a lieu pour la réconciliation des apostats
persécution, ce ne sont pas seulement les malades, repentants et qui ne sont pas encore admis à com-
mais aussi les bien portants qui ont besoin de la paix, munier de nouveau apparaît sa vertu propitiatoire
:

et il non aux mourants, mais aux


s'agit alors d'assurer, et satisfactoire; le texte où cet usage est attesté
vivants ce qui leur est utile pour qu'ils puissent résis- signale expressément ce fruit du sacrifice eucharis-
ter à la persécution. On admettra donc les apostats tique; à côté de la mention du sacrifice sont indi-
repentants aux saints mystères et à la communion, qués la purification de la conscience et l'apaisement
sans exiger tout ce que requiert en temps ordinaire la de l'indignation d'un Dieu offensé ante purgalam :

discipline en vigueur communicatio a nobis danda est,


: conscienliam sacrificio et manu sacerdotis, ante offen-
et on leur permettra de boire dans l'église la coupe sam placatam indignantis domini et minantis.
du Seigneur ad bibendum in ecclesia poculum Domini
: Les affirmations de l'évêque de Carthage sur la
jure communicationis admittimus. ld., 2, p. 652. stérilité du sacrifice offert par les hérétiques et les
Cyprien nous apprend aussi que le sacrifice est offert schismatiques attestent aussi que l'oblation a une
pour la réconciliation des apostats repentants. Il valeur distincte de la communion. « Les novatiens.
range même cet acte au nombre de ceux qui doivent écrit -il, ne peuvent rien obtenir de Dieu par leurs
être accomplis avant que le coupable soit rendu à la tentatives illégitimes, leurs sacrifices soûl inefficaces.
communion. Non seulement, il doit faire pénitence Epist., lxix (ol. lxxvi). 8, II., t. m
b, p. 757. De même
pour expier ses fautes, accomplir l'exomologèse, rece- c'est en vain que l'apostat Fortunalien essaie de faire
voir l'imposition des mains de l'évêque et du clergé, l'oblation le Seigneur ne oient i>as au secours, prosil,
:

Epist., xv (ol. x), 1, p. 514; xvi (ol. ix), 2, p. 510, de ceux pour lesquels il prie. Epist., lxv (ol. lxiv), 4,
mais faut aussi que le sacrifice soit offert : unie
il p. 725. Celle vertu impétratoire est aussi affirmée
expiala delicta, ante exomologesim factam criminis, d'une autre manière. Cyprien mentionne diverses
ante purgalam conscienliam sacrificio et manu sacer- personnes ou causes, pour lesquelles on fait la prière
dotis, ante offensam placatam indignantis Domini eucharistique, pour lesquelles on offre. Ministres et
943 MESSE EN OCCIDENT : SAINT CYPRIEN 944
fidèles estiment donc que cette supplication peut être IL, t. m a, p. 255. Faut-il conclure avec Wieland que
exaucée. Cyprien se contredit, qu'à côté de textes où il affirme
Certains textes déterminent quels fruils le chrétien une croyance nouvelle dans l'Église, celle de l'exis-
retire de la participation aux saints mystères : ce tence d'une oblation proprement dite, on en sur-
pain donne « la vie éternelle ». De dom. oral., 18, H., prend où se trahit l'antique conception d'après laquelle
t.m a, p. 280. Cette participation protège en temps la messe est une simple prière de louange ou de recon-
de persécution, met à l'abri de l'ennemi, défend le naissance? Nullement, l'explication est beaucoup plus
fidèle contre ses adversaires et le rend apte à confesser naturelle, elle est des plus simples. Cyprien ne cesse de
m
sa foi. Epist., lvii (ol. liv), 2, 4, H., t. b, p. 652, 654 dire qu'on offre, qu'il y a oblation, sacrifice du pain
(souscrite par les quarante-deux évoques africains). et du vin devenus le corps et le sang du Christ. Mais il
On boit le sang du Christ afin de pouvoir pour lui verser y a une prière par laquelle se fait cette oblation. C'est
son sang. Epist., lviii (ol. lvi), 1, p. 657. Enfin cette tout ce qu'affirme Cyprien. L'acte est celui qu'a fait
sainte liqueur est un vin qui donne une sainte joie. le Christ. Il n'a pas seulement pris du pain et du vin.
Rappelant les textes de l'Écriture sur le précieux calice Il a parlé, il a prié pour faire de ces éléments son corps

qui enivre, Çyprien écrit « Il nous rend sobres, il


: et son sang et pour les offrir à son Père. De même,
ramène les enfants à la sagesse spirituelle, il les fait dans le rite chrétien, le prêtre prie pour que le pain
passer du goût du siècle à l'intelligence de Dieu. Ce et le vin deviennent le corps et le sang du Seigneur,
vin fait perdre la mémoire du vieil homme, il produit et il les offre par cette prière. L'existence d'une prière
l'oubli de l'ancienne manière de vivre dans le siècle, n'entraîne pas la non-existence d'une oblation. Car
le cœur cesse d'être triste ou affligé qui auparavant se la prière fait l'oblation. Qu'on dise que le rite chrétien
sentait oppressé par l'angoisse que cause le péché. est un sacrifice de prière. Seulement il faut ajouter
On se livre alors à la joie que ménage l'indulgence que cette prière non seulement loue, rend grâces ou
divine. Epist., lxiii, 11, p. 710. supplie, mais aussi qu'elle offre au Père le corps et le
11 semble bien que ces effets se rapportent plus sang de Jésus.
naturellement à la communion qu'au sacrifice. En vain, pour confirmer son interprétation,
Toutefois il ne faut pas vouloir ici trop distinguer. Wieland essaye de distinguer dans saint Cyprien
Chez Cyprien les deux actes religieux ne se séparent deux actes l'oblation du pain et du vin, le sacrifice
:

pas et les deux rites se compénètrent. « Quand le vin du corps et du sang du Seigneur. L'ne ou deux fois,
est mêlé à l'eau par le sacrifice, écrit-il, le peuple et le chez l'évêque de Carthage, le mot offrir est employé
Christ sont unis et ne peuvent se dissocier ». Jbid. au sens ordinaire et profane de présenter il est dit,
:

La fusion de l'homme et de Dieu, donc aussi tous ses par exemple, que le diacre après la communion
effets, commencent au cours du mystère et s'achèvent ofjre le calice aux assistants. De lapsis, 25. Comme on le
par la réception de l'eucharistie. Telle semble bien constate ici, le contexte prévient toute équivoque.
être la pensée de saint Cyprien. Mais dans beaucoup de passages, dans la plupart,
6. Comment l'eucharistie est-elle un sacrifice? — le mot oblatio est synonyme de sacrifice. Cyprien ne
Après avoir recueilli tous les textes précédemment donne pas exclusivement à ce terme pour complé-
cités, on peut essayer de découvrir pourquoi saint ments les mots pain et vin. Il écrit plus d'une fois que
Cyprien voyait dans l'oblation chrétienne un sacri- nous « offrons le corps et le sang », que nous « offrons
fice. le pain et le vin devenus corps et sang du Christ »,
Pas un mot ne favorise les théories de Wetter. Il que nous offrons en sacrifice la passion du Seigneur.
est dit sans doute que le peuple offrait le pain et le Ou bien encore il emploie le verbe sans complément,
vin pour le sacrifice. De opère et eleemosyna, 15, H., il écrit que l'officiant « offre », et alors le mot ne peut

t. m a, p. 384. Mais jamais Cyprien n'appelle ce don avoir que le sens technique. Ce qui empêche toute
un sacrifice. Il le distingue fort bien de l'oblation équivoque, ce sont les affirmations expresses de
proprement dite, de l'eucharistie. Cette offrande est Cyprien : l'eucharistie est l'offrande qui s'oppose au
ce par quoi les fidèles prennent part au sacrifice de sacrifice païen ou juif, celle qui a été figurée par le
l'Église et du Christ, mais elle n'est nullement ce sacrifice de Melchisédech, celle enfin qui renouvelle
sacrifice. Parce qu'il a, en apportant le pain et le le sacrifice de Jésus-Christ et commémore sa passion.
vin, rendu possible ce sacrifice, parce qu'il demande Cette dernière affirmation nous fait pénétrer au
au prêtre de prier pour lui pendant le sacrifice et cœur même de la pensée de saint Cyprien. Certes, il ne
verse son aumône pour la subsistance des ministres s'est pas demandé, comme on l'a fait beaucoup plus
du sacrifice, parce qu'il assiste au sacrifice, s'unit au tard, quelle est l'essence du sacrifice de la messe. L'évê-
célébrant qui prie en son nom et parce que dans la que de Carthage « n'est pas un spéculatif ni propre-
communion il participe aux saints mystères, au sacri- ment un théologien ». Tixeront, op. cit., p. 381. Mais
fice, le chrétien offre à sa manière le sacrifice. Loc. cit. un homme de gouvernement ne se refuse pas tout
Mais ce sacrifice qu'il offre ainsi, ce n'est nullement droit de réfléchir sur les problèmes théoriques soulevés
l'aumône du pain et du vin apportés au clergé, c'est par l'examen des cas de conscience qu'il doit résoudre.
ce pain et ce vin devenus le corps et le sang du Christ Dans la lettre de Cyprien sur l'erreur des aquariens,
par la prière de l'officiant. Car il n'y a, pour saint on surprend sa pensée sur ce qui fait de l'oblation
Cyprien, qu'un sacrifice, celui qu'a offert Jésus-Christ, eucharistique un sacrifice. Quatre affirmations qui se
qu'il a ordonné de réitérer, celui qu'accomplit le complètent nous renseignent pleinement.
prêtre en faisant ce que Notre-Seigneur a fait, en a) Ce qui donne à l'eucharistie un caractère sacri-
offrant ce qu'il a offert. Toutes les affirmations de ficiel, c'est que nous offrons ce que Jésus-Christ a
l'évêque de Carthage l'attestent. Il aurait rejeté avec offert, nous faisons ce qu'il a fait. Il est le docteur, le
indignation la pensée qu'il pouvait y avoir dans maître, l'auteur du rite. C'est lui seul que nous devons
l'Église un autre sacrifice que celui du Christ. Cop- suivre. Nous n'avons qu'à l'imiter. Epist., lxjii, 1, 2,
pens, op. cit., p. 120. p. 701-702. Cette déclaration revient sans cesse. Il
Les efforts de Wieland pour découvrir en saint faut que « nous gardions ce que Jésus-Christ a institué,
Cyprien des preuves de sa conception ne sont pas que nous observions ce qu'il a commandé. » Id., 10,
moins voués à l'insuccès. Sans doute, comme les p. 709.
écrivains plus anciens, l'évêque de Carthage affirme b) Le Seigneur a offert le pain et le vin devenus son
lui aussi que l'eucharistie s'opère par la prière du corps et son sang qu'il devait immoler sur la croix.
prêtre ou de l'évêque. Voir par exemple De lapsis, 25, | Donc nous reproduisons dans l'eucharistie l'acte du
945 MESSE EN OCCIDENT : SAINT CYPRIEN 946

Seigneur, » nous commémorons la passion », Id.. 2, 17, sacrifice fut célébré pour eux. Epist., xn (ol. xxxvn), 2,
p. 702, 714; «notre sacrifiée répond à la passion », 9, p. 503. L'endroit où s'offre le corps du Christ est
p. 708; nous « faisons mémoire de la passion en chacun appelé un autel, allare; Cyprien emploie le mot très
de nos sacrifices », 17, « l'eucharistie est le mystère de souvent, sans aucune répugnance, et même, semble-
la passion du Seigneur, et de notre rédemption », 14, t-il, avec une réelle satisfaction. Cf. Epist., xliii
p. 713 «la passion est le sacrifice que nous offrons», (ol. xl), 5, p. 594; lxiii, 5, p. 704; lxv (ol. lxiv), 1,

17, p. 714. p. 722 i (ol. lxvi), 1, 2, p. 465, 466, etc., etc.


;

ri Quand Seigneur souffrit pour nous et offrit


le Saint Cyprien parle des leçons, des lettres pastorales
ainsi son sacrifice, nous étions avec lui. Il portait nos de l'évêque, de l'évangile, qui étaient lus publiquement
péchés. Il y avait ainsi en son corps et en son sang par le lecteur, du haut d'un ambon Epist.', xxxvm :

offrande du Seigneur, et avec lui, par lui, oblation de (ol. xxxm), 2, p. 581 xxxix (ol. xxxiv), 4, 5, p. 583 sq.
;

son peuple à Dieu le Père. Id., 13, p. 711-712. De même Il fait observer qu'on prêche sur ce qui vient d'être

dans l'eucharistie il y a pareille union du Christ et des lu. De mortalilale, H., t. in a, p. 267. Les catéchumènes
fidèles. Ce rite est l'oblation de l'Église tout entière, ne peuvent recevoir la communion, ils sont donc
de son chef suprême et de tous les chrétiens qui lui sont „ renvoyés avant l'eucharistie. Epist., lxiii, 8, H.,
unis. C'est la raison qu'invoque Cyprien pour exiger t. m
b, p. 706. Cyprien ne nous a pas donné le texte
que l'eau soit mélangée au vin : elle représente le d'oraisons liturgiques, mais il nous apprend qu'on prie
peuple et l'autre élément est le sang de Jésus-Christ. publiquement pour l'Église et son unité. De dom.
« Si quelqu'un offre seulement du vin, alors le sang du orat., 8, 17, H., t. m
a, p. 271, 279; pour le pape, Epist.,
Christ est sans nous. Si par contre il n'y a que de lxi, H., t. m
b, p. 697, et à diverses intentions, par

l'eau, alors le peuple est sans le Christ. Quand l'un exemple pour les bienfaiteurs, Epist, lxii (ol. lx), 5,
et l'autre élément sont mélangés, et s'unissent en une p. 701, les ennemis, les pécheurs, la paix, la préser-
fusion qui les confond, alors le sacrement spirituel vation du mal, le salut de tous les hommes. Epist.,
et céleste est consommé. » Ibid. Le principe poussé xxx (ol. xxxi), 6, p. 554; De dom. orat., 3, 8, 17,
à son extrémité ferait croire que l'eucharistie faite H., t. m
a, p. 268, 271, 279; Ad Demetrianum, 25,
avec du vin non mélangé d'eau est invalide. Cyprien H., t. m
a, p. 365. Voir Fortescue, op. cit., p. 56.
ne le dit pas, mais il faut reconnaître que son langage Le peuple présentait du pain et du vin. De opère et
permettrait de lui attribuer cette pensée. Le concept eleemosyna, 15, H., t. m
a, p. 384. Au vin le célébrant
de la fusion des fidèles avec le Christ sacrificateur est mêlait de l'eau. Epist., lxiii tout entière. Le
si cher à Cyprien, qu'il présente aussi comme unies au prêtre faisait ce qu'avait fait le Christ, il offrait ce
Sauveur immolé en sacrifice les personnes recomman- qu'avait offert le Seigneur. Epist., lxiii, 2, t. b, m
dées par le prêtre à l'autel. Telle est la raison profonde p. 707. Donc il récitait sur le pain et le vin les paroles
qui explique le fruit retiré par elles du sacrifice. de l'institution. Saint Cyprien les cite Id., 9, 10, :

Vacant, op. cit., p. 17. p. 708. On a observé qu'il emploie pour le vin le verbe
d) Entre le sacrifice de la cène et celui de l'eucha- au futur, donc sous la forme qu'il a dans le canon
ristie, déclare Cyprien, il y a pourtant une différence. romain efjundetur. Saint Cyprien mentionne le Sursum
Jésus-Christ n'a offert que sa passion. Nous aussi corda et sa réponse Habemus ad Dominum. De dom.
:

nous la présentons à Dieu, mais nous joignons orat., 31, H., t. ni a, p. 289. Il dit qu'on fait mémoire
à elle la résurrection. Id., 16, p. 714. Voilà pour- en chaque sacrifice de la passion, et qu'on y commé-
quoi le chrétien célèbre la messe le matin, alors que more la résurrection. Epist., lxiii, 16, 17, t. m b, p. 714.
la cène eut lieu le soir. Les fidèles ont donc innové, mais Ces particularités, qui font peut-être allusion à une
ils ont eu raison de le faire : l'eucharistie rappelle prière d'anamnèse, et la comparaison de l'eucharistie
avec la passion la résurrection du Sauveur. L'évêque de avec le sacrifice de Melchisédech, id., 4, p. 703, ont
Carthage n'a pas été amené à dire expressément que, permis des rapprochements avec le canon romain :

si, à la messe, le peuple est uni au Christ souffrant Unde et memores... tam beatse passionis nec non et ab
pour nos péchés, les fidèles y ressuscitent avec lui. inferis resurrectionis... munera quœ libi obtulit summus
Mais il est évident que telle est sa pensée. L'économie sacerdos luus Melchisédech. Voir F. Cabrol, art. Afrique,
générale de la doctrine de saint Cyprien appelle cette dans Diction, d'arch., t. i, col. 603. On a aussi suggéré
conclusion. d'autres points de rencontre Cyprien écrit Preces in : :

A synthèse n'est qu'ébauchée. Elle


la vérité, cette conspeclu ejus, la liturgie romaine porte In conspeclu :

est pourtant du plus haut prix; plaçant le rite eucha- divinx majestatis ejus; Cyprien Precum pro omnium :

ristique au cœur même du culte chrétien, elle le relie salute, la liturgie romaine: Pro nostra omniumque salute;
intimement à tous les mystères de la foi. On peut dire Cyprien Qui inter cetera salutaria sua monila et prse-
:

qu'en lui se rejoignent les grandes pensées de la passion cepta divina quibus populo suo consulil, ad salulem
et de ses fruits, du Christ et de l'Église. Rien n'est etiam orandi ipse formam dédit, ipse quid precaremur,
plus éloigné des mystères païens, rien n'est plus chré- monuit et instruxit, De dom. orat., 2. H., t. a, p. 268, m
tien. Cette synthèse complète à merveille celle de la liturgie romaine Prœceptis salutaribus monili et
:

saint Irénée pour qui l'eucharistie est surtout l'of- divina institutione formali.
frande des prémices d'un monde nouveau, celui Tousassistants communient. De lapsis, 25,
les
d'aujourd'hui et celui de demain. Toutes deux d'ail- H., t. m a, p.
255. Saint Cyprien parle de la réception
leurs se rapprochent. Car la création nouvelle dont quotidienne de l'eucharistie. De dom. orat., 18, p. 280,
parle l'évêque de Lyon, c'est la création rachetée à et les autres textes ci-dessus. On reçoit l'eucharistie
laquelle pense saint Cyprien. sous les deux espèces. Le pain consacré est mis dans la
7. De quelles cérémonies s'accompagne l'eucharistie ? main des fidèles. Saint Cyprien fait très souvent allu-
— Le sacrifice chrétien a lieu de bonne heure, le sion à ce contact sacré dont il montre toute la
matin, en souvenir de la résurrection. Il semble qu'on sainteté. De lapsis, 2, 15, 16, 22, p. 238, 248, 253; De
le célèbre chaque jour. Epist., lxiii, 16, p. 714; dom. oral., 18, Le diacre présente la coupe
p. 280, etc.
De dom. orat., 18, H., t. m a, p. 280; Epist., lvii consacrée De lapsis, 25, p. 255. On emporte l'eucha-
:

(ol. liv), 3, t. m
b, p. 652; lviii (ol. lvi), 1, p. 657. rist ie à domicile et on la garde dans un coffret à la mai-
On solennise par l'oblation de l'eucharistie l'anniver- son pour pouvoir se communier. De lapsis, 26, p. 256.
saire des martyrs. Epist., xxxix (ol. xxxiv), 3, p. 583. 6° La Passion des sainles Perpétue et Félicité (| en
Un certain Tertullus faisait connaître à Cyprien la 203). — Dans cette pièce, dont on tient communément
date de la glorieuse mort des confesseurs, afin que le lacomposition pour contemporaine de la mort des mar-
947 MESSE DANS LES SECTES HÉRÉTIQUES 948

tyres, il semble bien que soient attestés certains rites ce que coq chante. Lorsque vous aurez terminé la
le
de la liturgie eucharistique de l'époque. Les saintes commémoraison qui se fait par rapport à moi et
ont une vision. Elles arrivent près d'un lieu lumi- l'agape... » Édit. Schmidt, n° 52 sq. Cf. Schmidt,
neux devant lequel se tiennent des anges les invitant Gesprâche Jesu mil seinen Jùngern nach der Aufer-
à entrer pour saluer le Seigneur, et ils les revêlent d'ha- stehung, Ein katholisch-apostolisches Sendschreiben des
bits blancs. Elles entendent des voix qui s'unissent 2. Jahrhunderts, dans Texte and Unlersuch., III* série,

pour chanter sans cesse Agios, Agios, Agios. Elles se


: l. xiii, Leipzig, 1919. Voir Dolger, op. cit., p. 108-11 9.

donnent ensuite le baiser de paix. A une parole d'un de L'eucharistie est donc une Pâque, mais en même
ses compagnons, Saturus, lui disant qu'elle a main- temps la fêle commémorative de la mort du Christ;
tenant ce qu'elle désire, Perpétue répond Deo gratias.
: elle se célèbre la nuit. Et elle comporte une commé-
Un pasteur lui présente une nourriture qu'elle reçoit moraison de la mort du Christ et une agape (texte
les mains jointes et tous répondent Amen. Entre ces copte), une agape et une commémoraison de la
traits divers et certains actes de la messe antique, le mort du Christ (texte éthiopien).
rapprochement se fait de lui-même. Passio SS. Felici- Les marcionites, nous le savons par Irénée, Cont.
talis et Perpétuai, dans Knopf, Ausgewuhlle Màrlyrer- hseres., IV, xvm, 4-5, P. G., t. vu, col. 1027 sq., et par
akten, Tubingue, 1913, p. 49, 45. Cf. F. Cabrol, art. Tertullien, Adv. Marcionem, I, xiv, P. L., t.n, col. 262,
Afrique (liturgie anténicc'enne), dans Diction, d'arch., 1. 1, célébraient l'eucharistie. Mais Épiphane nous
col. G04; Fortescue, op. cit., p. 59. apprend que Marcion « employait seulement de
VI. Les sectes et communautés suspectes. — l'eau dans les mystères ». User, xlii, 3, P. G., t. xi.i.
Saint Épiphane signale l'existence d'une secte col. 700. Cette coutume s'alliait fort bien à l'encra-
palestinienne à laquelle il donne le nom d'ébionites; tisme absolu de la secte, voir art. Marcion, t. ix,
ses membres, pour
imiter les mystères chrétiens, col. 2024. Le vin était pour elle quelque chose de
célébraient une fois par an leur rite avec du pain azyme diabolique. Batiffol, op. cit., p. 190; Harnack, Marcion,
et de l'eau. Hœr.,xxx, 16, P. G., t. xli, col. 432. Ces Leipzig, 1921, p. 182, 286, 302.
mots semblent désigner des judéo-chrétiens dont la C'est encore pour des motifs de rigorisme ascétique
liturgie s'inspirait à la fois des souvenirs de la Pâque en harmonie avec sa doctrine morale que Tatien
et de ceux de la cène. C'est peut-être à ce groupe ou adoptait le même usage Il accomplissait les mystères
:

à une petite Église semblable que fait allusion saint « à l'imitation de la sainte Église, écrit Épiphane, mais

Irénée, lorsqu'il écrit, parlant de certains hérétiques il n'y employait que de l'eau ». User., xlvi, 2, P. G.,

appelés par lui ébionites Reprobant commislionem


: t. xli, col. 840.
vini cœleslis et solam aquam sœcularem volunt esse, Lesvalentiniens gardaient l'eucharistie et y faisaient
non recipienles Deum et commislionem suam. « Ils usage du vin. Irénée nous a conservé en effet l'histoire
réprouvent le mélange du vin céleste et ne veulent des supercheries de l'un d'eux, Marc, venu d'Asie.
admettre que l'eau du siècle, ne recevant pas Dieu Il prenait une coupe remplie de vin additionné
dans leur mélange. » Cont. hseres., II, i, 3, P. G., t. vu, d'eau, paraissait rendre grâces et prolongeant long-
col. 1123. Probablement, comme le fait observer temps la prière d'invocation, il donnait au liquide
P. Batilîol, art. Aquariens, dans Diction, d'arch., une couleur pourpre et rouge pour faire croire que
t. i, 2649, l'évêque de Lyon reproche ici à ces
col. la Grâce, un des éons qui sont au-dessus de tout, dis-
hérétiques de ne pas voir dans le Christ l'union de tillait son sang dans le calice en raison de l'invocation
Dieu et de l'homme, unilionem Dei et hominis non qu'il avait prononcée. Avec avidité les assistants
recipientes. Toutefois la manière dont cette erreur est buvaient ce liquide. Par un autre tour de passe-passe.
décrite laisse entendre aussi que, dans leur eucharistie, Marc. faisait croire que grâce à une formule mysté-
les tenants de cette secte n'usaient pas du vin, image rieuse il augmentait le volume du liquide eucha-
de la divinité, mais seulement de l'eau, symbole de la ristique. Irénée, Cont. hseres., I, xiu, 2, P. G., t. vu,

nature humaine, du siècle. F. Dolger, Die Eucharistie col. 579. Les faits sont affirmés aussi par Hippolyte,
nach Inschri/ten fruhchristlicher Zeit, Munster, 1922, Philosophoumcna, 1. VI, c. xxxix, P. G., t. xvic,
p. 110, n. 2. col. 3258 sq., et par Épiphane, Hœr. xxxiv, 2, t. xli,
Saint Ignace nous apprend que les docètes « s'abs- col. 584, qui, tous deux, se réfèrent à Irénée. Clément
tiennent de l'eucharistie et de la prière parce qu'ils ne d'Alexandrie atteste lui aussi que les valentiniens
confessent pas que l'eucharistie est la chair de notre gardaient le rite eucharistique. L'un d'eux, Théodote,
Sauveur Jésus-Christ. » Smyrn., vu, 1, éd. Funk, enseignait « que le pain et l'huile élaient sanctifiés
p. 280. par puissance du nom de Dieu (du Christ, sans
la
C'est encore à une époque très voisine des origines doute) » « en apparence ils
; demeuraient tels qu'on
qu'il semble nécessaire de placer la conception signalée les avait pris, mais par la puissance ils étaient changés
par VÉ pitre des Apôtres, et qui présente l'eucharistie en puissance spirituelle. » Excerpta Theodoli, lxxxii,
comme une Pâque (d'après Baumstark, YEpislula P. G., t. ix, col. 696. Ce pain est sans doute celui dont
upostolorum serait de 180; d'après C. Schmidt, de parle un autre passage. Là il est présenté comme
160-170; d'après Cladder, de 147-148; d'après Ehrhard, céleste, spirituel, nourriture de vie en tant qu'aliment
de 130-140). On y lit (texte éthiopien) « ... Mais et connaissance, lumière des hommes et de l'Église,
célébrez le jour commémoratif de ma mort, c'est-à- chair du Christ qui nourrit notre chair et qui est en
dire la Pâque. Alors on jettera l'un de vous en pri- même temps l'Église, elle aussi pain du ciel et assem-
son... Pendant que vous célébrerez Pâque, il sera
la blée bénie. Ibid.. xm, col. 664.
en prison... La porte de la il viendra
prison s'ouvrira et Plus énigmatique est une autre secte dont Clément
à vous pour veiller avec vous... Et quand le coq chan- d'Alexandrie ne nous a conservé que le nom, les héma-
tera, et que vous aurez terminé mon agape et ma tites et dont il est seul à parler. Strom., VII, cvm,
commémoraison... » P. G., t. ix, col. 553. Hort, Clément of Alexandria
Le texte copte porte «...Après mon retour à mon
: miseellanies, book Vil, Londres, 1902, p. 354,
Père, commémorez ainsi ma mort. Quand la Pâque suppose que ces hérétiques employaient du sang pour
devra avoir lieu, l'un de vous sera jeté en prison à cause l'eucharistie. Le Nourry, XI, c. xirr, n. 3, P. G.,
diss.
de mon nom... et il s'affligera parce qu'il ne célèbre t. que les hématites étaient
ix, col. 1246, conjecturait
pas la Pâque avec vous... Les portes de la prison s'ou- ces gnostiques sectaires dont Clément dit que, par
vriront, il sortira et il viendra à vous et il passera avec haine du démiurge et pour avoir le titre de martyrs,
vous une nuit de vigile.et demeurera avec vous jusqu'à ils affrontaient la mort. Strom., VI, iv, P. G., t. vin
949 MESSE DANS EES SECTES HERETIQUES 950

•col.1129. Voir article Hématites, t. vi, col. 2146. passe ainsi dans communiants avec toute sa puis-
les
Clément d'Alexandrie signale aussi l'existence sance.La formule rappelle quelque peu Vanamnèse :
ri'aquariens. « Il y a des chrétiens, écrit-il, qui font la on commémore, on se souvient que le Christ est entré
consécration eucharistique (EÙxapiCTToùaLv) sur de par la porte, qu'il est ressuscité, qu'il est la voie et
l'eau pure », ils offrent donc « un sacrifice de pain et la racine de l'immortalité. Le rite est appelé une
d'eau », ce qui est contraire « au canon de l'Église », ofjrande rituelle, donc un sacrifice. « Ayant rompu le
ce qui est « une hérésie ». Stroni., 1. xix. P. G., t. vin, pain (Jean) le distribua à chacun de nous tous, à
col. 811. On a justement souligné la valeur de ce juge- chacun des frères, leur adressant la prière d'être
ment sur le caractère illicite de cet usage Clément : dignes de la grâce du Seigneur et de la très sainte
est un grand voyageur qui connaît l'Italie, la Grèce, eucharistie. Il y goûta lui-même aussi en disant : « Que
la Syrie, la Palestine et l'Egypte. Il sait donc ce qu'est cette part me soit avec vous et la paix soit avec vous,
« le canon de l'Église ». P. Batiffol, art. Aquariens, dans bien-aimés. »
Diction, d'arch., t. i, col. 2649. La coupe n'est pas mentionnée en cet endroit,
Les Actes de Jean (deuxième moitié du second siècle, observe Batiffol, op. cit., p. 196. C'est exact. Mais
Asie'?) mentionnent plusieurs fois l'eucharistie elle est : en un autre passage cité plus haut, 84, p. 192, il est
nommée dans une énumération après l'homélie et la question de la nourriture et du breuvage. Ailleurs
prière, avant l'imposition des mains, 46, édit. Lipsius- encore, il semble bien qu'il soit fait allusion au calice
Bonnet, Acta aposl. apocr., t. n a, p. 113. « Tous les consacré. Jean comparaît devant Domitien. Pour
frères y participent », est-il dit ailleurs. 86, p. 193. montrer la puissance du nom de Jésus, il se fait
Au contraire, Fortunatus, à cause de son impénitence, apporter du poison qu'il verse dans une coupe pleine
«est écarté du bain sacré, de l'eucharistie, delà nourri- d'eau. Sur ce breuvage il prononce une invocation
iure de la chair et du breuvage »; ces mots désignent qui le rend inofîensif « En ton nom, Jésus-Christ, fils
:

sans doute le baptême, l'assistance aux saints mys- de Dieu, je boirai ce calice que tu rendras suave :

tères et la communion sous les deux espèces. 24, p. 192. mêle ton Esprit-Saint au poison qui est dans cette
L'apôtre rompt le pain de bon matin au tombeau de coupe, et fais de ce liquide un breuvage de vie et de
Drusiana, le troisième jour, et c'est une eucharistie à salut pour la santé de l'âme et du corps, comme un
laquelle il fait participer tous les frères. 72 et 86, calice d'eucharistie, Troxripiov eù^oepicma:;. » 9, p. 156.
p. 186, 193. A coup sûr, ce qui est décrit ici, n'est nullement la
Dans le même nous relevons encore une des-
écrit, cène, le rite religieux de l'offrande ou de la commu-
cription assez complète de l'eucharistie. 106-110, nion des fidèles. Mais Jean exprime le vœu que la
p. 203 sq. C'est un dimanche et tous les frères sont coupe empoisonnée soit pour lui ce qu'est « le calice
réunis. Il y a d'abord une exhortation de l'apôtre : d'eucharistie », une source de vie et de salut pour la
l'homélie. Suit la prière faite par lui au nom de tous. santé de l'âme et du corps. Ce passage serait donc
Elle énumère des titres et des bienfaits du Christ une allusion à l'usage d'un calice à la cène. Struck-
Jésus, puis elle implore son secours « O toi qui as
: mann, op. cit., p. 104, note 31.
tressé cette couronne à ta chevelure, Jésus, ô toi qui as Les Actes de Pierre (première moitié du ni" siècle ou
paré de toutes ces fleurs la fleur impassible de ton même plus haut, voir É. Amann, art. Apocryphes du
visage, ô toi qui as répandu ces discours, ô toi qui Nouveau Testament, dans Suppl. au diction, de la Bible,
seul es le médecin donnant la guérison, ô toi seul 1. 1, col. 498) font deux ou trois allusions au rite eucha-
bienfaisant, seul humble, seul compatissant, seul ristique. Au c. m, il est simplement dit que des chré-
ami des hommes, seul sauveur et juste, toi qui toujours tiens « s'affermirent dans la foi, pendant trois jours et
vois tout, toi qui es en tout, présent partout, conte- jusqu'à la cinquième heure du quatrième, priant les
nant, remplissant tout. Christ Jésus, Dieu, Seigneur, uns et les autres avec Paul, offrant l'oblation, oranles
ô toi qui connais exactement les industries de notre invicem cum Paulo, oblationem efferentes. Il semble
perpétuel ennemi et tous les assauts qu'il complote bien que le rite désigné ici est l'eucharistie, offrande
contre nous, toi Seigneur unique, secours tes servi- rituelle et collective. Lipsius-Bonnet, t. i, p. 48;
teurs dans ta providence, qu'il en soit ainsi, Seigneur. » voir aussi L. Vouaux, Les Actes de Pierre, p. 244-245.
Trad. Batiffol, dans op. cit., p. 194 sq., Il est décrit ailleurs d'une manière un peu plus

Suit l'eucharistie proprement dite. L'apôtre demande précise, c. 2 : « Les frères, est-il dit, offrirent alors à

du pain et il rend grâces ainsi « Quelle louange, quelle


: Paul du pain et de l'eau, pour le sacrifice, afin que, la
offrande, — powpopà, quelle action de grâces invoque- prière ayant été faite, il le distribuât à chacun. Parmi
rons-nous, en rompant ce pain, sinon toi seul, Sei- eux se trouvait une certaine Rufine qui voulait donc
gneur Jésus? Nous glorifions ton nom dit par le Père. elle aussi recevoir l'eucharistie des mains de Paul.
Nous glorifions ton nom
par le Fils. Nous glori-
dit Rempli de l'esprit de Dieu, Paul lui dit, comme elle
fions ton entrée Nous glorifions ta résurec-
de la porte. s'approchait «:Rufine, tu ne t'approches pas de
tion que tu nous a manifestée. Nous glorifions de toi l'autel en personne digne de le faire; tu te lèves non
la voie. Nous glorifions de toi la semence, le verbe, la d'auprès de ton mari, mais d'un amant et tu essayes
grâce, la foi, le sel, la pierre précieuse, le trésor, la de recevoir l'eucharistie de Dieu. Aussi, voici que
charrue, le grandeur, le diadème, le fils de
filet, la Satan, après avoir bouleversé ton cœur, te jettera par
l'homme qui a été manifesté pour nous, celui qui nous terre sous les yeux de ceux qui croient dans le Sei-
a donné la vérité, la paix, la gnose, la force, la règle, gneur... Mais, si tu te repens, celui qui peut effacer les
la confiance, l'espoir, l'amour, la liberté, le refuge en péchés ne manquera pas de te libérer de celui-ci... »
toi. Car toi seul es, Seigneur, la racine de l'immortalité Lipsius-Bonnet, p. 46; Vouaux, p. 231. Aussitôt
et la source de l'incorruptibilité et le siège des éons. Rufine tomba paralysée de la moitié gauche de son
Et tu as été dit tout cela pour nous, maintenant, afin corps. —Ainsi les fidèles apportent en offrande ce qui
que nous, t'appelant de ces noms, nous connaissions servira pour le sacrifice, pour l'autel. C'est du pain
ta grandeur ignorée de nous jusqu'à présent, et de l'eau. L'apôtre prononce sur ces éléments la
mais connue des purs et représentée dans l'homme prière. Les mets ainsi consacrés sont ensuite distri-
unique qui est le tien. » Il n'y a dans cette formule bués aux assistants. La dignité de vie est requise
aucune allusion aux paroles de la cène. L'insistance chez le communiant; l'impureté, mais non la vie
sur les différentes appellations de Jésus est significa- conjugale, ôte aux fidèles le droit de s'approcher
tive c'est le « nom » du Christ qui surtout est invoqué,
: de l'autel. Les coupables d'ailleurs peuvent faire
glorifié pour qu'on le connaisse, et sans doute pour qu'il pénitence.
951 MESSE DANS LES SECTES HÉRÉTIQUES 952

Cette eucharistie se célèbre aussi après le baptême. ensuite un pain sur la table, le bénit en disant « Pain :

C. 5, Lipsius, p. 50; Vouaux, p. 260. Pierre vient de de vie, que ceux qui en mangent demeurent incor-
conférer ce sacrement à Tliéon. Un jeune homme leur ruptibles, SçGaprot. Pain qui rassasies les âmes
est apparu qui leur a dit « Paix à vous. » Alors Pierre
: affamées de bonheur, c'est toi qui as daigné recevoir
prit du pain et rendit grâces au Seigneur de l'avoir le don, afin que nous arrive la rémission des péchés,
jugé digne de son saint ministère et de l'apparition de et que ceux qui te mangent deviennent immortels.
ce jeune homme : « Très bon et seul saint, c'est toi Nous t'invoquons, toi, le nom de la mère, mystère
(dit-il) qui nous apparus, ô Dieu Jésus-Christ, c'est ineffable des principes et des puissances cachées :

en ton nom que (Théon) vient d'être lavé, marqué de nous t'invoquons au nom de Jésus. « Et il dit « Vienne :

ton signe saint, aussi, toujours en ton nom, je lui fais la force et la bénédiction, et que le pain soit pénétré,
part de ton eucharistie, afin qu'il soit ton parfait ser- afin que toutes lesâmes qui y auront part, soient déli-
viteur, sans reproche pour l'éternité. Et comme ils vrées de leurs fautes. » Et ayant rompu (le pain), il
mangeaient, ils se réjouissaient dans le Seigneur... » Il le donna à Siphor, à sa femme et à sa fille. 133, p. 240.
n'est question en ce passage que du pain. Mais le fait Uazanes est baptisé. L'apôtre prend du pain et une
ne prouve pas que l'eau soit exclue. Car ce récit est coupe, les bénit et il dit « Nous mangeons ton saint
:

très court, il ne reproduit nullement, on peut le cons- corps qui a été crucifié pour nous, et nous buvons
tater, des formules liturgiques et ne donne pas une ton sang qui a été versé pour nous en vue du salut.
description détaillée du rite. L'auteur ( au moins Que ton sang devienne pour nous le salut, et que ton
celui de l'arrangement final) qui, un peu plus haut, sang soit pour la rémission des péchés. » Puis il rompt

c. 2, a nommé le pain et l'eau, ne semble nullement l'eucharistie, la donne et il dit « Que cette eucharistie
:

vouloir se contredire. devienne pour vous le salut, la joie et la santé de vos


Une dernière mention très courte se trouve dans le âmes, et ils répondirent : Amen. » 158, p. 268. Le rite —
fragment copte des Actes de Pierre, édit. Vouaux, eucharistique est donc d'usage courant. Il se célèbre
p. 227. Un dimanche, à Jérusalem, Pierre parle à une toujours après le baptême. En certaines descriptions
foule. Puis « louant le nom du Seigneur Christ, il leur il n'est parlé que du pain, mais dans deux autres est

partagea à tous le pain ». Ici non plus, la coupe n'est mentionnée la coupe.
pas mentionnée. Est-ce parce qu'elle n'était pas Le second livre de Jeu (m siècle, Egypte) fait
en usage ou seulement parce que l'auteur rappelant apporter au Christ deux cruches de vin et des bran-
l'eucharistie par une seule phrase, croit avoir assez ches de vigne. Alors Jésus dispose une offrande,
désigné le rite tout entier en parlant de la fraction 6ug[<x; il place « une cruche de vin à gauche de l'of-
du pain? Il est difficile et même impossible de déter- frande et l'autre à droite... » Les disciples se tiennent
miner laquelle de ces deux réponses est la yraie. devant l'offrande. Jésus est debout et en face d'elle.
Les Actes de Thomas (on est porté à en placer la com- II étend un linge de lin, y dépose une coupe de vin,
position au m e
siècle, en Syrie; voir É. Amann, Suppl. puis des pains en nombre égal à celui des disciples.
au diction, de la Bible, t. i, col. 503) parlent en un Il prononce ensuite une formule d'invocation avec
grand nombre de passages de l'eucharistie. Cf. Struck- mots magiques, et demande que par un prodige l'eau
mann, op. cit., p. 105-110. L'apôtre Thomas dit au roi du baptême de vie soit versée dans l'un des vases
Gundaphorus et à son frère Gad « Je me réjouis... de
: de vin. L'opération s'accomplit. Les disciples s'ap-
m'unir à. vous pour cette eucharistie et eulogie du prochent. Jésus les baptise, leur donne l'offrande,
Seigneur. 26, édit. Lipsius-Bonnet, Acla, t. n b, p. 141 : npoatpopdc. et les marque du sceau. Aussi sont-ils dans
« Ayant rompu le pain, il les fit communier tous deux une grande joie pour avoir reçu le pardon de leurs
à l'eucharistie du Christ. » 27, p. 143. Une autre fois péchés et être devenus héritiers du royaume de lumière.
encore, Thomas leur « rompt le pain de l'eucharistie Éd. C. Schmidt, Koptisch-gnostische Schriflen, t. i,

et le leur donne en disant Cette eucharistie vous


: Leipzig, 1905, p. 308 sq.
sera, eaxoa ûjjùv ocÛty) r) eùxapicma, en miséricorde et Dans le quatrième livre de la Pislis Sophia, ouvrage
pitié, non en jugement et punition. » 29, p. 146. De apparenté au précédent et de peu postérieur, on re-
même après avoir délivré du démon une possédée, trouve une description du même rite. Jésus déclare
l'Apôtre la reçoit ainsi que d'autres dans la religion à ses disciples qu'il a apporté dans le monde le feu,
chrétienne. Puis il fait apporter par son diacre une l'eau, le vin et le sang. « Le feu, l'eau et le vin sont
table, qu'il recouvre d'un linge blanc, il y dépose le pour la purification des péchés, le sang est un signe
« pain de l'eulogie » et fait cette prière « Jésus, qui
:
à cause du corps humain que j'ai pris là où est Barbelos
nous as rendu dignes de participer à l'eucharistie de la grande puissance du Dieu invisible... C'est pourquoi
ton saint corps et de ton sang, voici que nous venons j'ai pris une coupe de vin, je l'ai bénie et je vous l'ai
approcher de ton eucharistie et invoquer ton saint donnée en disant « Ceci est le sang de l'alliance qui
:

nom. Viens maintenant et unis-toi à nous. » Il y a sera versé pour la rémission de vos péchés. » Jésus
donc ici une épiclèse adressée au Christ. Dôlger, fait alors apporter du feu et des rameaux de vigne.
op. cit., p. 56. Suit une prière gnostique. Puis l'apôtre Il place sur eux l'offrande, 7Tpoaçopâ, dispose à
trace la croix sur le pain et commence à le distribuer. droite et à gauche deux cruches de vin et autant de
Il le donne d'abord à la femme, disant « Ceci sera
: pains qu'il y a de disciples. Jésus se tient ensuite
pour toi en vue de la rémission des péchés et des devant l'offrande, 7rpoaçopdc, et fait une invocation
transgressions éternelles. » 49-50. p. 165 sq. pour obtenir aux disciples la rémission des péchés
Un jeune homme coupable d'un crime a reçu l'eu- dont un signe nouveau dans l'offrande sera le signe.
charistie. En punition ses mains se dessèchent. 61, Ibid., p. 242-244.
p. 167. Le texte semble bien attester ici que le pain Faut-il voir dans les Homélies clémentines un
consacré était déposé entre les mains du communiant. remaniement romain ou syrien fait au iv e siècle d'un
Mygdonia se convertit et demande le baptême. Elle ouvrage composé au troisième, et qui synthétiserait
ordonne qu'on apporte de l'eau, un pain et de
lui deux écrits plus anciens et pouvant remonter vers
l'huile. L'apôtre une onction et la baptise.
lui fait 200 (YVaitz et Hamack)? Si oui, il y a lieu de relever
Puis il « romptle pain et, prenant une coupe d'eau, il lui ici les traits suivants Pierre après avoir, conféré le
:

donne la communion au corps du Christ et à la coupe baptême, rompt le pain pour l'eucharistie; l'ayant
du Fils de Dieu, et il lui dit Tu reçois ton sceau qui
: saupoudré de sel, il le donne d'abord à la mère, puis
t'obtiendra la vie éternelle. » 121, p. 231. Siphor, sa à ses fils qui mangèrent en commun avec elle et
femme et sa fille sont baptisés par l'Apôtre. Il place louèrent Dieu. Hom., xiv, 1, éd. Lagarde, p. 141. La
953 MESSE DANS LES SECTES HÉRÉTIQUES 954

présence du sel sur le pain est encore signalée à plu- coexistent dès l'origine et au cours des premiers
sieurs endroits (Attestation de Jacques qui précède les siècles. Donc pour les premiers chrétiens les éléments
homélies, § 4, p. 8). Le communiant prend sa part du importaient peu a leurs yeux l'eucharistie était
:

sel, Hom., 58, il y a la communion au set,


iv, (5, p. un repas avec mets solide et liquide. On est donc
àXcôv xoivcovîa, Hom., xiv, 8, p. 111. Batifîol, op. cit., amené à croire que le Christ à la cène primitive n'avait
p. 192, n. 2, croit que le sel est ici un symbole d'in- pas donné en nourriture et en breuvage son corps et
corruptibilité. son sang, mais sanctifié l'action de manger et de boire.
Un autre écrit bien postérieur, le Martyrium Harnack, Brot und Wasser, die eucharistischcn Ele-
Mattluci, a été présenté par Lipsius comme le reste mente bei Justin, Leipzig, 1891, dans Texte und Unter-
d'un travail auquel au troisième siècle on aurait sou- such., t. vu, fasc. 2; voir en sens contraire Zahn,
mis une légende d'origine g.iostique. Après la mort Theolog. Litteraturzeitung, 1892, t. xvn, p. 373-378.
de l'apôtre, le ciel invite l'évoque Platon et le peuple Il a été démontré que Justin ne devait pas être mis

à chanter V Alléluia, à lire les évangiles, à offrir en au nombre des aquariens (voir plus haut). Si on accorde
sacrifice, Trpoaçopxv, le pain sacré et trois raisins qu'on à leur usage l'ampleur qu'il a eue, sans le restreindre
pressurera sur la coupe « Unissez-vous à moi, comme ni l'augmenter, on est obligé de leconstater.ee sont
le Seigneur Jésus a enseigné l'offrande, 7upoacpopâv, des sectes, des groupes hérétiques ou suspects qui
venue d'en haut. » L'évêque et le peuple défèrent à l'ont adopté. La grande Église l'a toujours rejeté, c'est
cette invivation du ciel. Platon « offre les oblations, pour elle une hérésie. L'emploi du vin mélangé d'eau
TCpootpopâç, pour Matthieu, on y prend part et on est attesté pour Rome par Justin, pour la Gaule et
loue Dieu. » Lipsius-Bonnet, Acta, t. n a, p. 252, 254. l'Asie par Irénée, pour l'Egypte, l'Italie, la Grèce, la
Ailleurs il est dit qu'après le baptême du roi, l'évêque Syrie, la Palestine par Clément d'Alexandrie, pour
« fait la bénédiction et l'eucharistie sur le pain sacré et l'Afrique enfin par Tertullien et Cyprien. Cf. Dôlger,
la coupe avec son mélange de liquide. » Puis après op. cit., p. 51 sq. Une deuxième constatation s'impose :

avoir goûté lui-même les espèces consacrées, il les plusieurs de ces groupes étaient à tendance encra-
présente au roi en disant « Que ce corps du Christ et
: tique; c'est donc leur rigorisme et non le souvenir
cette coupe, son sang versé pour nous, devienne pour de l'institution primitive qui les portait à prohiber
toi rémission des péchés en vue de la vie. >< le vin : leur rigorisme moral ne leur permettait pas
Ici se retrouvent toutes les notions signalées par de l'employer. Voir Batiffol. art. Aquariens, dans
les écrivains de la grande Église il y a un rite chré-
: Diction, d'archéol., t. i, col. 2648-2G50.
tien traditionnel enseigné par Jésus-Christ et qui est Dépassant encore d'une certaine manière Harnack,
une offrande rituelle, un sacrifice. Après certains Lietzmann vient de soutenir, op. cit., p. 238-249, que
actes, par exemple Valleluia et l'évangile, l'évêque l'eucharistie primitive ne se composait que de pain.
accomplit l'eulogie et l'eucharistie sur le pain et sur Pour le démontrer, il invoque tous les textes anciens
le calice rempli de vin et d'eau cette prière fait du
: où il est dit qu'elle était consacrée avec de l'eau. Il
pain le corps du Christ et de la coupe son sang. Ce en rapproche même ceux où il est parlé du miel
sacrifice s'offre pour les morts. Les fidèles vivants et du lait donnés aux néophytes, loc. cit., p. 248,
y participent et y louent Dieu l'évêque les communie
: note 7, et le passage des Actes des saintes Perpétue et
en leur souhaitant que ce corps et ce sang leur apportent Félicité, où en vision le Pasteur remet à Perpétue du
la rémission des péchés et la vie. Tout cela est très fromage. Il conclut que, primitivement, on professait
orthodoxe, mais ces divers traits ont toutes chances à l'égard de l'élément eucharistique ajouté au pain
d'avoir été ajoutés dans les remaniements postérieurs. une grande indifférence. « C'est donc, écrit-il, parce
C'est encore à l'époque antérieure à saint Cyprien qu'à l'origine cette seconde espèce n'existait pas. »
qu'on peut rapporter la passion de saint Pionius, La réfutation qui a été faite de l'opinion de Harnack
prêtre martyr de Smyrne. On y lit que ce confesseur peut être reproduite ici. L'usage aquarien, pour avoir
et ses compagnons, après avoir fait une prière solen- été plus répandu que l'on ne pensait jadis, est loin
nelle, prirent le samedi du pain sacré et de l'eau, d'avoir l'importance que lui donne l'auteur; il est
facla ergo oratione solemni, cum die sabbalo sanclum impossible de préférer une coutume qui n'apparaît
pancm et aquam deguslavissent. 3, dans Ruinart, guère que dans des groupes suspects ou hérétiques, à
Acta murtyrum sincera, Ratisbonne, 1859, p. 188. l'usage attesté par tous les écrivains de la grande
Ces mets semblent bien être l'eucharistie (Tillemont, Église. Cette coutume d'employer de l'eau ne trouve
Jùlicher, Batiffol, Lietzmann). d'ailleurs pas son origine dans l'indifférence du public
Enfin, nous savons par saint Cyprien que de son et de ses chefs à l'égard du second élément. S'il est
temps encore il y avait des aquariens en Afrique. une vérité qui est hors de doute, c'est que ni les catho-
Xous connaissons par l'évêque de Carthage les rai- liques, ni les aquariens ne tenaient le choix du liquide
sons qu'ils mettaient en avant pour justifier leur pour peu important les premiers condamnaient
:

conduite. En temps de persécution, l'odeur du vin sévèrement l'emploi de l'eau, et les seconds se refu-
peut trahir les communiants; il n'est pas conforme saient énergiquement à user du vin. Quant à la vision
à l'usage de boire du vin le matin on le prend le soir, : de Perpétue, il est impossible d'y trouver une preuve
au souper: le Christ usa de vin parce qu'il
fit la cène que l'antiquité chrétienne était indifférente au choix
le soir; ont agi ainsi; certains
leurs prédécesseurs du second élément il n'est pas parlé en cet endroit
:

textes de l'Écriture recommandent l'usage de l'eau de pain et de fromage, mais seulement de ce dernier
et lui attribuent des effets salutaires, EpisL, lxiii, mets : et de caseo quod mulgebat dédit mihi quasi
8, 9, 15, 16, 17, Hartel, t. m b, p. 708 sq. Ainsi l'usage buccellam. Passio Pcrpeluœ, 4. A plus forte raison
aquarien n'est pas motivé par des considérations d'as- ne peut-on pas invoquer ici l'usage de présenter aux
cétisme prohibitif. L'encratisme a pu être en Afrique nouveaux baptisés du lait et du miel. C'est seulement
aussi la cause qui lui a donné naissance, mais si L'usage aux néophytes qu'étaient donnés ces deux breuvages
s'est maintenu, on a, au temps de saint Cyprien, le jour de leur baptême il y a donc là un rite d'ini-
:

oublié le motif qui l'a fait introduire à l'origine. tiation, et non une forme d'eucharistie. Cl. Duchesne,
Harnack a souligné tous les textes où il est dit Origines du culte chrétien, Paris, 1908, p. 186, 322,
que l'eucharistie est célébrée avec du pain et de l'eau. 338. 341, 344.
Il a même cru (voir col. 898), mais à tort, pouvoir por- Pour prouver que l'eucharistie primitive ne se
ter sur sa liste le témoignage de saint Justin. Il conclut composait que du pain, Lietzmann invoque surtout
ainsi les deux usages celui des aquariens et l'autre
: les textes où seul est mentionné cet élément. Aux
955 MESSE DANS L'ANTIQUITÉ : CONCLUSIONS 951)

passages que nous avons cités au cours de cette étude' VII Conclusions. — Des témoignages étudiés-
de l'eucharistie des sectes, il ajoute les Actes des découle ce qui suit :

Apôtres dans lesquels il est parlé de la fraction du 1° Dès l'eucharistie ou action de grâces
l'origine,
pain, ii, 42, 16, xx, ll.etle récit de la cène d'Emmaus. est célébrée dans toutes les communautés qui hono-
Luc, xxiv, 30, 35. Un premier fait est à noter On ne: rent Jésus. Nous ne connaissons qu'une exception :

relève aucun texte qui proscrive positivement l'usage les docètes ne peuvent que s'abstenir de participer à
de l'élément liquide. Aucun témoignage des hérésio- la chair du Verbe, puisqu'ils ne croient pas à sa réalité.
logues anciens ne nous révèle l'existence d'une secte Leur cas ne démontre donc nullement que la cène soit
ne consacrant l'eucharistie que sous l'espèce du pain. une institution surajoutée à l'évangile primitif.
Sans doute, un certain nombre de passages empruntés 2° Que cette eucharistie ait été instituée par Jésus,
à des écrits venus de groupes hérétiques ou suspects c'est ce qu'affirment en termes exprès Clément de
ne mentionnent dans la célébration de l'eucharistie Rome, Justin, Irénée, Clément d'Alexandrie, Origène,
que le pain. Est-ce pour abréger le récit ou parce que Hippolyte, Tertullien et Cyprien. Ces huit derniers
dans le; communautés auxquelles appartient l'auteur écrivains rattachent la cène chrétienne au dernier repas
on n'emploie pas une seconde espèce? La question pris par le Christ dans le cénacle avecses^isciples. D'an-
est insoluble. tiques monuments paraissent bien attester, eux aussi,
En certains de ces écrits, tantôt la description du que l'eucharistie remonte au Seigneur. Cf. ici Bour,
rite ne signale qu'un "élément et tantôt elle parle de Eucharistie d'après les monuments de l'antiquité
deux. Le fait s'explique à merveille. Si dans une chrétienne, t. v, col. 1196. On peut même soutenir
Église on consacre l'eucharistie avec du pain et avec que ce fait est admis de tous les chrétiens. Chacun des
un second élément, vin ou eau, l'écrivain qui s'adresse témoins de l'eucharistie, alors même qu'il n'est pas
à des membres de son groupe a suffisamment désigné amené à parler de son origine, la présente comme une
le rite lorsqu'il a parlé simplement du premier de ces institution essentielle du christianisme. L'Église et
deux éléments. Tout le monde entendra que le second les fidèlesne pourraient pas la supprimer elle émane :

a été lui aussi employé. C'est seulement si un auteur d'une autorité supérieure à la leur.
veut faire une description complète de tous les rites 3° Aussi l'eucharistie des catholiques ressemble-t-
qu'il est obligé de ne rien passer sous silence on peut
: elle toujours et partout à la cène chrétienne que
alors à bon droit conjecturer que ce qu'il tait n'a pas décrivent saint Paul et les Synoptiques On y trouve
:

lieu. Or.qu'on examine les passages cités par Lietzmann, non seulement du pain, mais une coupe. Il est même
la plupart de ces textes sont des phrases qui, en dix impossible de démontrer qu'en dehors de la grande
ou vingt mots, décrivent le rite eucharistique. Leur Église en un groupe quelconque le pain était seul en
silence ne prouve donc rien contre l'emploi d'un usage. D'antiques monuments confirment cette pro-
élément liquide dans l'eucharistie. D'ailleurs, même si position et prouvent l'usage du pain et de la coupe.
on admet que certaines sectes usaient seulement de Bour, art. cit.. col. 1196-1197, 1205.
pain, on ne peut, sans aller contre les règles de la saine 4° Chez les catholiques, dès l'origine, le liquide
méthode historique, opposer cet usage restreint, dou- employé dans l'eucharistie a été du vin auquel on
teux, peu connu, attesté par des groupes suspects, mélangeait de l'eau. Telle est encore la matière dont
étranges, excentriques, à une pratique attestée par usaient certaines sectes, par exemple, les valentiniens,
les témoignages les plus nombreux et les plus clairs les gnostiques du second des Livres de Jéû et de la
de tous les écrivains du Nouveau Testament, et de Pistis Sophia. Mais l'usage aquarien a été assez répandu
tous les auteurs catholiques des trois premiers siècles et fort tenace. Il est signalé chez les ébionites, chez
qui ont parlé de l'eucharistie. Marcion et ses disciples, chez Tatien, chez les dissi-
Les textes des Actes des Apôtres ne font pas excep- dents attaqués par Clément d'Alexandrie, dans les
tion : l'eucharistie n'y est nommée que d'un mot et milieux d'où viennent les Actes de Pierre et ceux de
en passant. Il est d'ailleurs des exégètes qui hésitent Thomas, ainsi que le Martyre de Pionius, enfin, chez
à. voir dans les trois textes cités par Lietzmann des des Africains de l'époque de Cyprien. Les écrivains
allusions à l'eucharistie. Quant à la cène d'Emmaus, catholiques réprouvent très énergiquement cette cou-
elle est si spéciale qu'il est impossible de l'invoquer tume et la déclarent hérétique. Les tenants de cet
contre les récits de la cène que donnent saint Luc, usage n'essayent pas de le justifier en le déclarant
les deux autres synoptiques et saint Paul, récits dans primitif. Les aquariens que combat l'évêque de Car-
lesquels sont mentionnés le pain et la coupe. Toute tilage mettent en avant divers prétextes. Il semble
la science et l'autorité de Lietzmann ne peuvent bien que l'usage aquarien ait été d'abord commandé
faire accepter ce qui est, de toute évidence, con- par un rigorisme excessif il n'est donc pas primitif.
:

traire à l'ensemble des témoignages de l'antiquité Certains monuments de la plus haute antiquité, par
chrétienne. exemple l'inscription d'Abercius, attestent l'emploi du
Les dépositions des sectes et des hérétiques rendent vin dans l'eucharistie. Bour, art. cit., col. 1196-1197
par contre un très réel service. Elles établissent que cf. art. Abercius, t. i, col. 57 et 65.
le rite eucharistique était tenu pour une partie essen- 5° Au cours de l'eucharistie interviennent des offi-
tielle du christianisme. Il en était si bien ainsi que ciants qui accomplissent un service liturgique réservé
les sectes les plus hardies et les plus détachées de la à eux seuls. C'est ce que montrent tous les 'textes,
grande Église croyaient devoir la garder. Seuls, les ceux des catholiques et ceux des sectes. Clément de
docètes sont signalés comme s'abstenant de l'eu- Rome et Ignace insistent sur cette pensée.
charistie, mais ils ne le font pas parce qu'elle leur Il y a un président qui fait l'eucharistie (Justin).

semble une innovation, un rite étranger au christia- C'est l'évêque (Didachè, Clément de Rome, Ignace,
nisme primitif c'est leur conception de la chair du
: Irénée, Didascalic, Hippolyte, Tertullien, Cyprien)
Christ qui leur impose leur attitude. avec lequel peuvent concélébrer les prêtres (Hippo
Il faut aussi souligner les très nombreux passages lyte, Cyprien). Il arrive aussi à ces derniers d'ope-
où ces écrits hétérodoxes ou suspects nomment l'eu- rer seuls (Ignace, Denys d'Alexandrie, Tertullien,
charistie une offrande rituelle. S'ajoutant aux témoi- Cyprien); mais il faut que ce soit sur délégation de
gnages des écrivains de la grande Église et du Nou- l'évêque (Ignace) ou conformément à ses prescriptions
veau Testament, ces affirmations achèvent de prou- (Cyprien). Les diacres sont les collaborateurs de l'évê-
ver que la croyance au caractère sacriiieiel de l'eu- que, du président. Un de leurs offices est de distribuer
charistie était générale dès les premiers siècles. aux fidèles l'eucharistie (Didachè, Clément de Rome,
957 MESSE DANS L'ANTIQUITÉ : CONCLUSIONS 958

nace, Clément d'Alexandrie, Cyprien).


Justin, Aucun autre texte de l'époque n'exprime pareille
Sans doute, Didachè reproduit des prières et des
la pensée. D'ailleurs la prière ainsi dotée de vertu par
actions de grâces de tous les assistants, mais elle ne l'Esprit peut être l'oraison Ceci est mon corps.
:

fait pas célébrer la fraction du pain et la bénédiction Dans plusieurs écrits émanant de milieux suspects
de la coupe par les simples fidèles. Pour le sacrifice, ou hérétiques (Actes de Jean, de Pierre, de Thomas,
pour la fraction, elle ordonne qu'on choisisse avec soin livre de Jeu) l'eucharistie s'opère non seulement par
des évèques et des diacres qui rempliront l'office des les mots du Christ, mais par des invocations. Mais elles
ministres itinérants des premiers jours, docteurs et sont si variées, si étranges, si teintées de gnostitisme
prophètes. Tertullien lui-même, bien que, devenu ou de magie, qu'il est impossible de recourir à elles
montaniste, il tienne tous les laïques pour prêtres, ne pour découvrir le rite primitif. Il est à noter d'ailleurs
leur reconnaît le droit d'user de leur sacerdoce que que ces invocations ne s'adressent pas à l'Esprit-
s'ils se trouvent au nombre de trois, dans un groupe Saint.
où il n'y a aucun fidèle gratifié par l'Église d'une 7° Qui peut prendre part à l'eucharistie, c'est-à-
investiture spéciale, pour accomplir les fonctions litur- dire y assister, y communier et l'offrir avec le
giques. président, car les trois rites sont alors régulièrement
Tous les témoignages s'accordent à exiger des minis- unis ?
tres de l'eucharistie une grande sainteté ils doivent
: Tous les écrivains catholiques sont d'accord pour
être irréprochables. Avec la bonne conscience Clé- exiger une grande pureté, tous insistent sur la sainteté
ment de Rome reclame d'eux la gravité, l'observation du rite. D'abord il est nécessaire qu'on soit baptisé,
des règles imposées à leur office. donc qu'on ait la foi. Sous-entendue par tout le
Mais les mêmes auteurs qui attestent le rôle litur- monde, cette condition est plusd'une fois affirmée
gique propre à la hiérarchie affirment que l'action (Didachè, Justin, etc.).
de grâces est un acte de toute l'Église. Il en est ainsi De une vie irréprochable est requise. Chaque
plus,
parce que le président accomplit ses fonctions dans auteur exprime cette pensée à sa manière, insiste
l'assemblée des fidèles, parce qu'il s'exprime en leur sur telle ou telle disposition; mais partout le même
nom et prie non seulement pour eux, mais pour les souci de pureté morale se retrouve. La Didachè convie
absents et tous les frères; parce que les assistants lui les saints. Qui ne l'est pas, doit faire pénitence. Tous
répondent Amen; enfin parce qu'ils apportent la
: les assistants sont invités à confesser leurs péchés.
matière employée pour l'eucharistie. Ainsi, sans se Il faut encore qu'on se réconcilie avec son ennemi.
contredire, les écrivains chrétiens affirment à la fois Ignace demande que les fidèles soient soumis à
que l'eucharistie est faite par la hiérarchie et qu'elle l'évèque, ainsi qu'au collège presbytéral, soutenus
est offerte par les laïques. par la grâce, animés par la foi, pleinement unis à
Il est encore attesté que l'action de grâces a lieu Jésus-Christ. Justin rappelle que, pour participer à
au nom de Jésus (Justin). On rendgrâces au Père l'assemblée chrétienne, on doit vivre comme le Christ
par le Fils (Hippolyte), par lui et par le Saint-Esprit l'enseigne. Irénée réclame une doctrine pure et une
(Justin). Quand le prêtre offre, il y a oblation de toute foi sans hypocrisie, une ferme espérance et une ardente
l'Église unie à Jésus-Christ, comme l'eau l'est au vin charité il faut craindre Dieu et avoir à l'égard de ses
:

(Cyprien). Nous présentons nos prémices et nous adres- frères les sentiments prescrits. Enfin il importe que
sons nos prières, ayant un grand pontife qui a pénétré l'offrande soit faite avec joie et liberté. Origène requiert
dans le ciel (Origène). une intention saine, un esprit pur, une conscience
6° Tous les textes sont d'accord pour nous apprendre sans tache. Hippolyte demande l'humilité. Tertullien
que le président fait l'action de grâces sur ce qui est et Cyprien ne sont pas moins sévères ils insistent:

offert. Il eucharistie le pain et le vin. plus que personne sur la sainteté de l'eucharistie.
Rappelons les formules les plus fameuses L'ali- : L'évèque de Carthage redit maintes fois que, pour
ment est eucharistie par une parole de prière qui vient prendre part aux saints mystères, ii faut être en règle
de Jésus, écrit Justin. Trois fois Iréivée affirme que le avec l'Église et se réconcilier avec elle par les exercices
pain et le vin recevant l'invocation, la parole de Dieu, réguliers de la pénitence publique, si on a été séparé
deviennent l'eucharistie, corps et sang du Christ. d'elle comme l'ont été par exemple les apostats. En
D'après Origène, les dons de la cène sont transformés temps de persécution seulement cette discipline peut
par la prière en un corps, en quelque chose de saint s'adoucir. De même Firmilien ne veut pas qu'on laisse
qui sanctifie. s'approcher de l'eucharistie ceux qui ont reçu le
Si on laisse aux mots leur sens obvie, si on observe baptême des hérétiques. Nous savons même par Denys
que les écrivains chrétiens rattachent l'institution de d'Alexandrie que l'interdiction de communier en raison
la cène au dernier repas du Seigneur, si on se souvient d'un crime, par exemple de l'apostasie, peut durer
que Justin, Clément d'Alexandrie, Origène, Hippo- jusqu'à la mort.
lyte, Tertullien et Cyprien, pour expliquer le rite Ce respect de l'eucharistie fait exiger du corps lui-
chrétien, rappellent les paroles de Jésus Ceci est : même une certaine dignité. Tertullien condamne ceux
nvjn corps, on est obligé de conclure que ce n'est pas qui fréquentent les fêles païennes et les assemblées
par une invocation à l'Esprit-Saint, mais par les chrétiennes. II veut qu'à domicile on prenne l'eucha-
paroles même du Sauveur que s'opère l'eucharistie. ristie avant toute autre nourriture. Nous savons aussi
Voir art. Épiclèse, t. v, col. 232-233. qu'en Orient on se demande si la femme au moment
Au reste, l'unique anaphore de cette époque par- critique du mois peut communier: Denys d'Alexandrie
venue jusqu'à nous, celle d'Hippolyte, fait prononcer répond par la négative et la Didascalie est d'avis
par l'évèque sur le pain et le vin les mots Ceci est : contraire. On se souvient enfin qu'Origène et Tertul-
mon corps, ceci est mon sang. Aussitôt après, l'officiant lien recommandent instamment de c rien laisser
î

dit Sous t'offrons le pain et le calice, te rendant grâces.


: tomber de l'eucharistie.
C'est ensuite seulement qu'est récitée une invocation Les antiques monuments chrétiens confirment les
à l'Esprit-Saint. Encore ne demande-t-elle pas à témoignages des Pères sur les fresques, le baptême
:

celui-ci qu'il eucharistie les éléments, mais qu'il précède l'eucharistie; Pectorius d'Autun n'invite à la
descende sur eux pour qu'en y participant les fidèles recevoir que la race divine du Poisson céleste. Ce mets
reçoivent aussi l'Esprit-Saint. La Didascalie lui attribue sacré n'est servi qu'aux « amis », dit Abercius. Pour,
une action sur le rite lui-même. L'Esprit-Saint reçoit art. cit., col. 1199. Même dans les écrits d'o\riginc
l'oraison de celui qui prie et il sanctifie l'eucharistie. suspecte ou hérétique, on trouve des affirmations sur
959 MESSE DANS L'ANTIQUITÉ : CONCLUSIONS 960
la nécessité du baptême et des dispositions morales pure et l'union à Jésus-Christ. L'eucharistie a aussi
avant la communion (Actes de Jean, de Pierre, de pour effet l'accroissement de la charité fraternelle;
Thomas). elle unit les chrétiens sur terre et demande qu'ils
L'eucharistie peut encore être utile aux absents. soient rassemblées dans le royaume céleste. Il est
N'est-elle pas l'offrande de l'Église prie-t-on
: aussi y d'autres faveurs qui semblent plutôt devoir être attri-
pour elle (Didachè, Justin, Hippolyte, Cyprien). On y buées à la communion proprement dite la vie éter-
:

recommande aussi à Dieu spécialement certaines per- nelle, l'immortalité du corps, la joie d'une sainte
sonnes autres que les assistants, par exemple, des ivresse que signale Cyprien, le bonheur de goûter le
membres de la hiérarchie, des confesseurs en prison, vin délicieux et l'aliment doux comme le miel dont
des bienfaiteurs, des ennemis, des pénitents. On solli- parlent Hippolyte, Pectorius d'Autun et Abercius.
cite des faveurs dont bénéficient même des personnes Au reste, puisqu'aux origines quiconque assistait
qui n'appartiennent pas à l'Église: la paix et la tran- aux saints mystères, y participait, on ne distinguait
quillité publique, la conversion des pécheurs et des pas, avec la précision des théologiens modernes, les
infidèles. effets du sacrifice et ceux de la communion.
C'est par application de cette coutume qu'on ima- 9° Que cette eucharistie ne soit pas une simple
gine de désigfier spécialement un ou quelques fidèles prière, c'est ce que prouvent déjà avec l'emploi du
pour lesquels l'eucharistie est spécialement offerte. pain et du vin, l'intervention d'une hiérarchie dotée
Cyprien reconnaît au prêtre le droit de faire cette de pouvoirs réservés à elle exclusivement.
application ce ne doit être évidemment qu'au
: Ce rite est un sacrifice proprement dit. Ainsi est-il
profit de fidèles en règle avec l'Église. Tertullien nommé par la Didachè, Justin, Origène, Firmilien,
atteste le même usage. Hippolyte, Tertullien et Cyprien. D'autres auteurs,
De la même manière le célébrant peut offrir l'eucha- Clément de Rome, Clément d'Alexandrie, Corneille et
ristie pour certains morts désignés par lui; Tertullien la Didascalie montrent dans l'eucharistie une offrande
et Cyprien qui signalent cet usage, ajoutent qu'il est rituelle et liturgique; Ignace ne peut la nommer sans
ancien. Cette fois encore, l'évêque de Carthage rappelle parler de l'autel chrétien.
que des règles de l'Église ne permettent pas de faire Ce sacrifice est analogue à ceux de l'Ancienne Loi
cette application au profit de tous les défunts il en : et leur succède (Didachè, Clément de Rome, Justin,
est qui sont exclus. Il faut donc être mort dans la paix Origène, Hippolyte, Tertullien et Cyprien). Il a été
de l'Église. La Didascnlie nous apprend qu'en Orient figuré par celui de Melchisédech (Clément d'Alexan-
aussi on offre pour les défunts. Les Actes de Jean, drie et Cyprien); c'est le sacrifice pur annoncé par
nous signalent la fraction du pain par l'apôtre et les Malachie (Didachè, Justin, Irénée, Hippolyte,
frères, sur le tombeau de Drusiana, le troisième jour Cyprien). Il semble bien aussi que chez plusieurs
après sa mort. Nous savons aussi par le Marlyrium écrivains anciens la locution sanctifier le pain, le
Polycarpi, qu'on célébrait l'eucharistie à l'anniver- rendre saint, ait le sens de le vouer à Dieu, de le
saire du décès des confesseurs. L'usage est encore sacrifier (Didachè, Clément d'Alexandrie, Origène,
attesté par la Didascalie, Tertullien et Cyprien. En Denys d'Alexandrie, Firmilien, Didascalie, Tertullien
faveur de l'existence de l'antique coutume d'offrir et Cyprien).
le sacrifice pour les morts, il semble qu'on peut aussi Dans des écrits apocryphes eux-mêmes se trouvent
invoquer le témoignage d'antiques monuments chré- des expressions semblables : l'eucharistie est une
tiens. Cf. Bour, art. 1202-1203.
cit., col. offrande rituelle (Actes de Jean, Pistis Sophia), un
du rite eucharistique, dès l'origine
8° Sur les effets sacrifice (Actes de Pierre et II e livre de Jéû). A noter
jusqu'à saint Cyprien, les écrivains chrétiens tiennent encore un monument de la plus haute antiquité (pre-
le m}me langage. Cette cérémonie est action de grâces mière moitié du n e siècle). Dans une des chapelles
et prière, elle honore Dieu et sanctifie l'homme, elle des Sacrements, à la catacombe de Calliste, à côté
plaît au ciel et profite à la terre. de la scène dite de la consécration et de celle du repas
Tous les anciens témoins montrent dans cet acte eucharistique, est représenté le sacrifice d'Abraham.
un hommage de reconnaissance offert à Dieu. Les Des juges très sùrs(Rossi, Wilpert,Marucchi,Leclercq,
fidèles lui expriment leur gratitude et pour les divers Bour) n'hésitent pas à conclure que l'artiste fait allu-
bienfaits de la création énumérés en détail ou rappelés sion au caractère sacrificiel de l'eucharistie. Cf. Bour,
d'un mot, et pour les dons apportés par Jésus-Christ art. cit., p. 1201.
au cours de sa vie et dans sa passion. Rendre grâces Sans doute, Clément de Rome, Justin, Aristide,
ainsi, c'est sans doute remercier; mais par là même Athéiagore, Apollonius, l'Épître à Diognète, Minucius
c'est adorer Dieu, le louer, le glorifier, lui offrir le Félix, Clément d'Alexandrie et Tertullien déclarent que
culte qui n'est dû qu'à lui. On attribue à l'eucharistie les chrétiens n'offrent pas de sacrifices à la Divinité
ces effets. pour satisfaire à ses besoins. Mais ce qu'ils repoussent
Par elle aussi, etsans doute parce qu'elle plaît à ainsi, c'est l'oblation conçue à la manière païenne et
Dieu, le fidèle pouvoir obtenir de nouveaux bien-
croit déjà réprouvée par l'Ancien Testament. Pour établir
faits pour lui et pour autrui. Qu'il en soit ainsi, c'est que ces écrivains ne nient pas l'existence d'un sacrifice
ce que démontrent pleinement les affirmations de chrétien, il suffit d'observer que trois d'entre eux
tous les écrivains de l'époque l'usage de recommander
; l'affirment très clairement Justin, Clément d'Alexan-
:

à Dieu pendant la cérémonie les assistants, d'autres drie et Tertullien.


personnes et toute l'Église; enfin l'habitude d'offrir 10° Pourquoi l'eucharistie était-elle tenue, des ori-
l'eucharistie pour des vivants et des morts déterminés. gines à saint Cyprien, pour un sacrifice ?
Qu'espère-t-on obtenir? Si on examine les affir- Assurément, ce n'est pas parce qu'elle est une
mations très générales des textes, il faut répondre offrande de pain et de vin. Aucun texte ne permet de
que de l'eucharistie les fidèles attendent tout ce qu'ils voir un sacrifice dans l'acte des fidèles donnant à la
peuvent légitimement désirer pour eux et l'Église. hiérarchie, apportant à l'assemblée ce qui était néces-
Notons parmi les faveurs escomptées la rémission des saire pour l'eucharistie ou l'agape, la subsistance du
péchés, le salut, l'entrée dans le royaume non seule- : clergé ou l'entretien des pauvres. Tout ce que nous
ment des témoignages précis l'attestent, mais la pra- savons du rite chrétien primitif condamne cette
tique des sacrifices pour les morts suffirait à l'établir. hypothèse.
Souvent aussi on signale comme un fruit de l'eucha- Les antiques témoins de l'eucharistie ne paraissent
istie la sainteté, la victoire sur le démon, une vie pas soupçonner davantage qu'il y a en elle destruction
9(>1 MESSE DANS L'ANTIQUITÉ : CONCLUSIONS 962

d'une victime, Wieland a pu aisément le démontrer. pourquoi sans doute, Cyprien dit qu'ils offrent non
Il a eu tort de conclure que l'eucharistie était une seulement la passion, mais encore la résurrection, non
simple oblation de prières. Des textes nombreux et seulement la chair morte du Calvaire, mais la chair
formels montrent qu'elle esi un sacrifice proprement vivante du ciel à laquelle s'unit notre hair, comme se
c

dit. mêlent dans le calice les éléments de l'eucharistie.


Comment ? — Certes les premiers chrétiens n'ont pas Ainsi que trouve-t-on dans ces quatre témoins de
disserté sur l'essence du sacrifice de la messe, comme la croyance antique, sinon la conception suivante :

l'ont faitthéologiens postérieurs au concile de


les Le rite chrétienreproduit la cène primitive. Ici comme
Trente. Pourtant] il est difficile d'admettre qu'ils ne là, les disciples du Christ et Jésus offrent au Père son
savaient pas ce qu'ils voulaient dire, quand ils attri- corps et son sang, la victime du Golgotha. Le don ne
buaient à l'eucharistie le caractère d'une oblation peut qu'être agréé de Dieu; mais après avoir été reçu
rituelle. par lui, il nous revient, chargé de bénédictions célestes
Un fait domine tout. Dès la plus
est certain et que nous recevons par la participation à ce qu'ont
haute antiquité, admis et affirmé que la cène
il a été reçu les Douze, au pain* et au vin devenus corps et
chrétienne se rattache au dernier repas pris par Jésus sang du Christ.
avec les Douze, la veille de sa mort. D'autre part, Ainsi pensent les quatre écrivains de l'antiquité
quatre des principaux témoins de l'eucharistie à cette qui seuls nous renseignent quelque peu sur la manière
époque, les seuls qui offrent des éléments de réponse à dont on concevait alors le sacrifice. D'autre part,
la question ici posée, 'Irénée, Origène, Hippolyte et Cyprien, c'est l'Afrique, Origène l'Egypte et la Pales-
Cyprien, s'accordent à présenter d'une manière tine, Irénée la Gaule et l'Asie, Hippolyte enfin Rome.
complète ou imparfaite une même synthèse. Ce dernier nous livre sa pensée en reproduisant une
D'après l'évêque de Lyon, pour rendre grâces à anaphore, la plus ancienne que nous possédions et
Dieu, l'Église lui présente dans l'eucharistie ce que où se trouvent exprimes non seulement son sentiment
Jésus lui a ofîert au cénacle, son corps et son sang, personnel, mais les croyances reçues dans son
prémices du monde racheté par leur immolation sur milieu. Il semble donc bien qu'on ne s'avance pas
la croix. Un tel don, si ceux qui le font au Très-Haut trop en présentant ces conceptions comme celles qui
ont les sentiments requis, ne peut que lui être agréable. ont des chances de ressembler aux idées reçues à l'ori-
Aussi Dieu daigne-t-il nous le rendre, et nous man- gine sur ce qui fait de l'eucharistie un sacrifice.
geons la chair du Christ qui nous donne l'immortalité, A l'appui de ce sentiment, plusieurs considérations
la vie divine. peuvent être invoquées. Cette théorie admise, on
Origène exprime de semblables pensées, parfois en comprend fort bien pourquoi, chez tous les auteurs
des termes identiques. Les chrétiens rendent grâces à anciens, le rite chrétien est tenu pour agréable à Dieu
Dieu en lui offrant les prémices de ses dons, le pain et utile à l'hcmme; pourquoi tous voient en lui action
qui dans l'eucharistie devient le corps saint offert de grâces cl prière. L'eucharistie est donnée au Père,
jadis par Jésus lui-même au cénacle, corps, dont le puis nous fait retour. Elle est, comme on dit alors :

sang a coulé sur la croix pour le salut des hommes. Si sacrifice d'action de grâces et sacrifice d'alliance.
nos dispositions sont ce qu'elles doivent être, pendant Cette conception est aussi la synthèse de toutes les
que nous prions ainsi, Jésus, notre grand pontife qui données du Nouveau Testament. On y retrouve les
a pénétré dans le ciel se joint à nous; nos dons alors affirmations de Faul et des Synoptiques sur ce que
ne peuvent qu'être agréés. Mais Dieu ne nous Jésus a fait à la cène et sur ce qu'il a ordonné de
demande que pour avoir l'occasion de donner; il nous réitérer; la doctrine de l'Épitre aux Hébreux sur la
rend ce que nous lui offrons, et il y ajoute ce que nous médiation du Christ au ciel; l'enseignement de la
ne lui avons pas présenté. A la place des bien terres- Première aux Corinthiens sur la « communion » au
tres, il nous communique les biens célestes dans le corps du Christ, analogue à la participation d'Israël
Christ Jésus. Nous le recevons et le sang du Sauveur à l'autel juif et des païens aux viandes immolées aux
nous devient propitiatoire. idoles.
Hippolyte ne s'exprime guère différemment. Dans Les premiers chrétiens ne devaient-ils pas d'ailleurs
l'anaphore qu'il nous a conservée, l'officiant redit sur tout naturellement concevoir ainsi l'oblation eucha-
le pain et le vin les mots Ceci est mon corps, ceci est
: ristique Pour des païens ou des juifs de la veille,
'?

mon sang. Il se souvient donc de la passion que Jésus pour les hommes des premiers siècles, le mot sacrifice
a offerte par ces paroles à son Père. Mais il se rappelle avait un sens précis; on offrait alors à côté d'eux des
aussi la résurrection, dit l'anaphore. L'officiant pense oblations rituelles, auxquelles beaucoup avaient jadis
donc aussi à la chair de Jésus qui est au ciel. L'esprit participé. Or le païen voulait donner à la Divinité des
fixé sur ces souvenirs, il rend grâces en offrant le pain aliments, des libations, des parfums. Elle les agréait,
et le vin sur lesquels a été prononcée la parole de Dieu. les récompensait par des faveurs, parfois même elle
Ces dons se confondent avec cette chair céleste du invitait à sa table son adorateur. Le juif présentait à
Christ dont Hippolyte dit ailleurs qu'à elle l'humanité Jahvé les victimes prescrites pour rendre grâces et
souhaite unir sa propre chair. Aussi l'officiant demande- obtenir des bienfaits. En certains sacrifices, le Sei-
t-il alors dans son anaphore que Dieu envoie sur l'obla- gneur ne se réservait qu'une part de l'offrande et
tion son Esprit-Saint pour que les fidèles par la rendait l'autre à son serviteur. De plus, l'alliance
communion en soient remplis. mosaïque avait été conclue par l'effusion sur le
Ne sont-ce pas encore des pensées semblables qu'on peuple du sang des victimes. Des hommes auxquels ces
découvre en Cyprien ? D'après lui, dans l'eucharistie notions étaient familières et qui n'avaient jamais
l'Église fait ce qu'a fait le Christ. Or, il a offert sa conçu autrement le sacrifice, ne pouvaient voir dans
passion en laquelle le peuple chrétien lui était intime- l'eucharistie que le don fait à Dieu pour lui plaire, et
ment uni, comme l'eau l'est au vin. L'eucharistie est par Dieu à l'Église pour la sanctifier.
donc un sacrifice parce que la hiérarchie, et par elle Dernier argument A coup sûr, les premières litur-
:

l'Église tout entière, présente à Dieu le corps et le gies, si on excepte l'anaphore d'Hippolyte, nous sont
sang immolés jadis sur la croix; corps et sang d'abord parvenues dans des écrits postérieurs à saint Cyprien.
offerts à la cène où les Douze avaient communié pour Mais ces documents (Euchologe de Se'rapion, II" et
y participer. Telle avait été l'oblation du Nouveau VIII» livre «'es Constitutions apostoliques etc..)
Testament, enseignée et ordonnée par Jésus telle est : reproduisent des textes qui sont plus anciens. Ce
donc aussi celle des chrétiens et de l'Église. Voilà qui se trouve dans tous peut vraisemblablement être

DICT. DE THÉOL. f.ATH. X. — 31


9G3 MESSE DANS L'EGLISE LATINE DU I\'e AU XVe SIÈCLE 964

tenu pour remontant à une très haute antiquité. Or, A. Iluppertz, Veber den Opferbcgriff der drei ersten christli-
partout, après avoir redit sur les aliments choisis par chen Jahrhunderle, dans Der Katholik, 1908, t. xxxvn,
p. 431 sq., 1909, t. xxxix, p. 126 sq., 188 sq. II. Lamiroy,
le Christ à la première cène les mots prononcés par ;

De essentia ss. missœ sacrificii, Louvain, 1919 J. Lebre- ;


lui en ce dernier repas, l'ofTiciant offre à Dieu, en
ton, art. Eucharistie, dans le Dictionnaire apologétique
action de grâces, le pain et la coupe, corps et sang du de la foi catholique, 1910, l. i, col. 1548 sq. F. Probst, ;

Christ, afin que ces dons soient agréés du Très-Haut, Liturgie der ersten drei chrisllirhen Jahrhunderle, Tubingue,
et que remplis de ses bénédictions ils soient ensuite 1870 G. Bauschen, L'eucharistie et la pénitence durant les
;

par la communion une source de bienfaits célestes six premiers siècles de l'Eglise, trad. Bicard, Paris, 1910 ;

pour les fidèles. F. S. Bon/., Die Geschichle des Messopferbegriff» oder der
Nous croyons donc pouvoir l'affirmer cette concep- aile Glaube und die neuen Theorien iiber das Wesen des
:

unbluligen Opfers, Frisingue, 1901; A. Sçheiwiller, Die


tion est celle qu'expriment les plus antiques liturgies,
Elernenle der Eucharistie in den ersten drei Jahrhunderten,
celle qui s'accorde avec le langage de tous les anciens
dans Eorschungen zur chrisUichen Lileralur und Dogmen-
écrivains chrétiens et que plusieurs d'entre eux énon- geschichte, t. m, fasc. 4, Mayence, 1903 ; A. Schmid, Dr.
cent en termes formels; elle est enfin celle qu'on Wieland Franz, Mensa und Confessio, dans Der Katholik,
obtient si on fond en un seul tout les données, du 1900, t. xxxiv, p. 23."> sq. et Mayence, 1906; A. Slruckmann,
Nouveau Testament : les Synoptiques, la Première aux Die Gegenwart Chrisli in der heiligen Eucharistie nach den
Corinthiens, l'Épître aux Hébreux. A l'auteur de cet schriftlichen Quellen der vornicànischen Zeit, Vienne, 190.") ;

M. de la Taille, Mysterium fidei, De augustissimo corporis


article et du précédent qui a eu le constant souci de ne
et sanguinis Chrisli sacrificio el sacramento elucidaliones
jamais substituer sa pensée à celle d'autrui, peut- L in 1res libros dislincUv, Paris, 1924; J.-B. Thibaut, La
être sera-t-il permis, au terme de son travail, d'ajou- liturgie romaine, Paris, 1924 A. Vacant, Histoire de la
;

ter d'un mot qu'à son humble avis cette théorie sur conception du sacrifice de la messe dans l'Église latine, Lyon,
l'essence de sacrifice de la messe, est, de toutes, la 1894 F. Wieland, Mensa et confessio, Stndien iiber den
;

moins subtile et la plus facile à justifier, la moins Altur der altchristlichen Liturgie. I. Der Allar der vorkons-
surchargée de concepts étrangers au christianisme tantinischen Kirche, Munich, 1906 ; du même Der vorni-
cànische Opferbegriff, Munich, 1999; A. Schmid, Erwiderung,
primitif, et la plus respectueuse des enseignements
dans Der Katholik, 1906, t. xxxiv, p. 399 et D' Wieland,
révélés sur l'unité du sacerdoce et du sacrifice de
Eingesandt, dans Der Katholik, 1908, t. xxxviu, p. 463.
Jésus; c'est celle qui lui semble avoir été celle des II. Travaux non catholiques. —
On trouvera sur
premier chrétiens, des apôtres et du Christ. les ouvrages parus avant 1913, des indications dans la
Nulle part peut-être cette conception n'est mieux bibliographie de l'article Eucharistie d'après les pères,
exprimée que dans un document vénérable et dont t. v, col. 1183, et aussi dans celle de l'article Eucharistie

certaines parties, nous l'avons observé, sont plus d'après la sainte Écriuire, t. v, col. 1120-1121, comme
anciennes que Tertullicn et Cyprien, les prières du aussi au cours de ce dernier article, col. 1024-1030. Sur
les ouvrages parus depuis 1913, voir la bibliographie de
Canon romain après la consécration :
l'article Messe d'après la sainte Écriture, et ce qui
Se souvenant de la passion, de la résurrection et a été dit de ces écrits au cours de ce dernier article.
de l'ascension de Jésus-Christ, le peuple chrétien, par C. Ruch.
f
le célébrant, offre au Père la seule victime digne de
lui, le pain et le vin devenus le corps et le sang de III.LE SACRIFICE DE LA MESSE DANS
son Fils. Il est demandé que cette offrande soit L'ÉGLISE LATINE DU IV» SIÈCLE JUSQU'A LA
agréée, comme l'ont été les dons d'Abel, le sacrifice VEILLE DE LA RÉFORME. I. —
Les Pères des
d'Abraham et I'oblation de Melchisédech. Qu'elle soit iv e et v siècles. II De saint Augustin à saint Gré-
e

donc portée par l'Ange de Dieu sur son sublime autel, goire le Grand (col. 976). III. De saint Grégoire à
en présence de la divine majesté, afin que, participant l'époque de Charlemagne (col. 981). IV. Les débuts
à cet autel pour recevoir le corps et le sang du Christ, de la Renaissance carolingienne (col. 9D3). V. La
les fidèles soient remplis de toute grâce et de béné- controverse eucharistique du ix e siècle (col. 1009).
diction céleste. Vf. La controverse bérengarienne du xi e siècle
Ce morceaft fait connaître en même temps des (col. 1027). VII. Les résultats acquis à la fin du

conceptions très anciennes et la foi d'aujourd'hui- xi e siècle (col. 1031). VIII. Les débuts de la scolastique
n'exprime-t-il pas les croyances de toujours? (col. 1037). IX. Les grands théologiens du xin e siècle
(col. 1052). X. Les continuateurs aux xiv et
Ne sont pas mentionnées ici les monographies consa-
crées a l'étude d'un écrivain particulier elles sont citées :
xv e siècles (col. 1068).
Les Pères du iv b et du v e siècle, plus particu-
au cours du développement consacré à cet auteur. Impos-
sible aussi et inutiie de mentionner tous les ouvrages géné-
I.

lièrement saint Amdroise et saint Augustin. —


raux de théologie, d'histoire et de liturgie. Depuis la mort de saint Cyprien, jusqu'à l'époque de
I. Travaux catholiques. — P. Batiffol, Études d'histoire saint Ambroise et de saint Augustin, la question du
et de théologie positive, II e série. L'eucharistie, la présence sacrifice eucharistique tient relativement peu de
réelle et la transsubstantiation, 8 e édit., Paris, 1920 du ;
place dans les écrits des Pères d'Occident.
même, art. .4 quariens, dans Dictionnaire d'archéologie chré-
tienne et de liturgie t. i, 1007, col. 26-18 J. Brinktrine, ;
A cela rien d'étonnant l'Église vit en possession
:

Der Messopferbegriff in den ersten zwei Jahrhunderten, Fri- tranquille du mémorial institué par le Sauveur ;
bourg-en-B., 1918 ; F. Cabrol, Les origines liturgiques, elle a conscience de posséder un autel, un sacerdoce,
Paris, 1906; O. Case], Oblalio rationabilis, dans Tiibinger un sacrifice. Les Pères de l'époque précédente, saint
theol.(Juarlalschrijt, 1917-1918, p. 419 ; du même, Das Irénée, saint Cyprien surtout, l'ont dotée d'un lan-
Gedàchlnis des Ilerrn in der allchristlichen Liturgie, Fri- gage précis pour enseigner aux fidèles le sens du
bourg-en-B.; du même, Die Liturgie als Mi/sterienfeier,
mystère eucharistique. Il suffit à ses évêques, à ses.
dans Ecclesia Orans, t. ix, Fribourg, 1923 I. Coppens, ;

L'offrande des fidèles dans la liturgie eucharistique ancienne,


commentateurs d'utiliser ce langage pour expliquer
dans Cours conférences des semaines liturgiques, Louvain,
et aux chrétiens le sacrifice qu'ils ont sous les yeux.
1927, t.93 sq. ; É. Dorsch, Allar nnd Opfer, dans
v, p. Ce que fut ce témoignage pratique rendu par les
Zeilschri/tfiir kathol. Théologie, 1908, t. xxxh, p. 307-352 ; Pères d'Occident au caractère sacrificiel de l'eucha-
du même, Der Upfercharakter der Eucharistie einst und jetzt, ristie, nous le percevons à travers les réflexions de
Inspruck, 1909 du même, Aphorismen und Erwàgungen
;
saint Hilaire sur le réalisme de la chair eucharistique,
zur Beleuchtung des vornicànischen Opferbegriffs, dans
les allusions de saint Optât de Milève", les commen-
Zeitschrift fiir kathol. Théologie, 1910, t. xxxiv, p. 71-
117 F. Duchesne, Les origines du culte chrétien, 4 e édit., taires de saint Jérôme, de l'Ambrosiaster, surtout à
;

Paris, 1908 ; A. Fortescue, La messe, étude sur la liturgie travers les homélies de saint Ambroise et de saint
romaine, trad. par A. Boudinhon, 2 e édit., Paris, 1921 ;
Augustin. Le témoignage de ces Pères mérite d'être
965 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT AMBROISE !»»;r,

relevé, non point seulement pour sa valeur intrin- ritalis csl... Memoria enim redemptionis nostrx est, ut
sèque qui est grande, mais aussi pour l'importance redemptoris memores majora ab eo consequi mereamur.
qu'il a eue dans la formation de la croyance et de la I Cor., xi, P.L., t. xvn, col. 242 et 243.
théologie du Moyen Age et pour la place qu'il a tenue C'est surtout par la communion au corps et au
dans les controverses postérieures. sang du Christ que nous figurons le bienfait rédemp-
1° En Gaule. — .S'<«';i/ H i luire de Poitiers (f 366) teur et que nous nous l'approprions. Enfin le mémorial
est un écho de l'Église d'Orient aussi bien que de eucharistique doit être célébré exactement comme il
celle d'Occident à ce litre son témoignage sur le
: a été institué par le Seigneur pour ne pas être indigne
mystère eucharistique est doublement intéressant. de lui. C'est dire, avec la tradition, que le mystère de
S'il insiste surtout sur la réalité de la chair eucha- l'autel est la reproduction de la cène.
ristique, voir art. Eucharistie, t. v, col. 1151 et 2. A Milan. —
Saint Ambroise (t 397). Comme —
Hilaihk (Saint), t. vi, col. 2452. il n'est point satisfaire saint Cyrille par ses catéchèses à Jérusalem, saint
des allusions claires au caractère sacrificiel de cette Ambroise, à Milan, se fait l'écho de la tradition caté-
chair. Indépendamment des textes où il associe les chétique et liturgique de son Église dans le De myste-
idées d'autel, de sacrifice et de prêtre, il faut citer ici riis. Il s'y préoccupe de donner à son peuple l'intelli-
ceux où il parle de la table des sacrifices, In ps. gence des mystères chrétiens. De ce livre et des autres
Lxvin, 19, P. L., t. ix, col. 482, du caractère et de ouvrages de saint Ambroise se dégage une doctrine
l'effet de l'aliment que l'on y trouve. assez explicite sur le sacrifice eucharistique.
C'est un aliment immolé, donc sacrificiel, vere L'eucharistie y apparaît comme un mémorial delà
paschee agni sanguine liberandus immolât, vere in passion dans lequel le Sauveur lui-même, par l'action
azymis sinceritatis eptjlAtur... Comment l'eucha- miraculeuse de sa parole mise dans la bouche du
ristie est-elle une immolation, saint Hilaire ne le dit prêtre, convertit le pain et le vin en son corps et en
point. Ce qui le préoccupe, c'est de marquer le lien son sang pour offrir ce corps et ce sang en vue du
d'unité non seulement moral, mais physique, qu'elle salut des fidèles.
établit entre le Verbe et nous, et entre tous les fidèles. a) Caractère relatif du sacrifice eucharistique. Ce —
De Trin., 1. VIII, c. xm, P. L., t. x, col. 245 et 246. caractère est insinué dans le De mysteriis, c. ix, 53,
Plus tard saint Augustin en appellera à la doctrine P. L., t. xvi (édit. de 1845), col. 407, où le corps
d'Hilaire sur la chair du Christ contré Julien d'Éclane. eucharistique consacré par le prêtre est présenté
Opus imp. c. Jul., VI, 33, P. L., t. xlv, col. 1587. comme le sacrement de la chair qui a été crucifiée

:

2» En Italie. l.A Rome. —


Saint Jérôme (t 420). Vera ulique caro Christi quœ crucifixa est, vere ergo
Quoique saint Jérôme n'ait tenté nulle part dans ses carnis illius sacramentum est. Il apparaît plus nette-
écrits de donner une explication complète du mys- ment dans le De fuie où saint Ambroise, comme l'Am-
tère eucharistique, il est cependant, du fait des nom- brosiater, nous montre dans la communion même l'an-
breuses allusions contenues dans ses commentaires, un nonce figurative de la mort du Seigneur. Le corps et
témoin du réalisme sacrificiel tel que, sans doute, on le sang eucharistiques y sont appelés les mortis
le comprenait dans l'Église de Rome à son époque. dominicœ sacramenta. En les recevant, nous annon-
La passion du Christ est au centre de tous les çons la mort du Seigneur. De fide, IV, x, 124, t. xvi,
sacrifices. Melchisédech est une image du Christ à la col.641.
cène et l'annonce du mystère de son corps et de son Caractère réel et efficace de ce sacrifice.
b) Relatif -

sang Melchisédech qui jam tune in lypo Chrisli panem
: à la passion, le sacrifice eucharistique n'en est pas
etvinum obtulit, et mysterium chrislianum in Salvatoris moins réel.
sanguine et corpore dedicavit. Epist., xlvi, 2, P. L., Très explicite en faveur dela réalité de ce caractère
t. xxii, col. 484; In Matth., 1. IV, c. xxvi, 26, sacrificiel estcoiïlmentaire du ps. xxxvni où
le
t. xxvi, col. 195. —
Le Sauveur lui-même à la cène a l'idée de l'offrande du corps du Christ à l'autel comme
présenté l'eucharistie comme une image de sa pas- à la cène est si fortement mise en relief. Videmus
sion quod in typum suie passionis expressif. Adu.
: nunc per imagincm bona, et tenemus imaginis bona.
Jov., h, 17, t. xxm, col. 311. Vidimus et audivimus offerentem pro nobis sanguinem
Aujourd'hui la liturgie eucharistique tire sa dignité suum; sequimur ut possumus sacerdotes. Elsi nunc
de ce qu'elle est culte de la passion qum ad cullum
le : Christus non videtur offerre, tamen ipse offertur in
dominical passionis pertinent non quasi inania, sed terris, quando Christi corpus offertur, imo ipsi offerre
ex consortio corporis et sanguinis Domini eadem qua manifestatur in nobis, cujus serpio sanctificat sacri-
corpus et sanguis majestate veneranda. lbid. Ce n'est ficium quod offertur. Et ipse quidem nobis apud Patrem
point là un mémorial vide la victime du sacrifice
: advocatus assistit; sed nunc eum non videmus; tune
quotidien de l'Église, c'est le Sauveur. Vitulus sagi- videbimus, cum imago transierit, veritas venerit... Ascen-
natus qui ad psenitentis immolalur salutem, ipse Salva- de, homo, in ceelum... Videbis œlcrnum atque perpetuum
tor est cujus quolidie carm pascimur. Epist., xxi, 26, sacerdotem, cujus hic imagines videbas, Petrum, Pau-
t. xxii, col. 388. Se miretur leclor, si idem et princeps lum... In Ps. xxxviii, 25, t. xiv, col. 1051. Ainsi
est, et vitulus, et aries, et agnus. In Ezech., 1. XIV, le sacrifice des prêtres à l'autel imite comme il peut
C. xlvi, 12, t. xxv, col. 462. C'est la vraie Pâquc qui le sacrifice du Christ offert à la cène. C'est trop peu
nous fait manger la chair du véritable agneau, et dire; il y a identité de victime et de prêtre à l'autel
nous fait passer ainsi des choses terrestres aux choses et à la cène « Le corps du Christ est olïert l'idée sacri-
: :

célestes. In Matth., 1. IV, c. xxvi, t. xxvi, col. 195. ficielle est ramassée en un seul mot. Ambroise insiste,
L'Ambrosiasler rencontre la question de l'eucha- le Christ offre lui-même son corps, puisque la parole
ristie dans l'exposition du passage classique, I Cor., du Christ sanctifie le sacrifice olïert ». P. Ratilîol,
xi, 23, 29. — Il voit dans le mystère de l'autel un L' eucharistie 7 e édit., p. 344.
,

mémorial vivant de la passion salvifique où l'on Cette offrande s'exprime clairement au dehors par
mange et boit la chair et le sang qui ont été olferts la parole efficace du Christ à la cène, répétée par le
sur la croix, où l'on participe en mémoire, in typum, prêtre au momeJit de la consécration. C'est la puis-
du bienfait de la rédemption au calice mystique du sance miraculeuse de cette parole, semblable à l'effi-
sang pour la protection du corps et de l'âme. C'est cacité de la puissance créatrice, qui convertit la
un mémorial efficace etnon un repas ordinaire Osten- : nature des éléments au corps et au sang du Christ.
dit illis (Christus) mysterium eucharistiie inter cœnan- De mysteriis, c. ix, t. xvi, col. 406. Cette offrande
dum celebratum non ccenam esse; medicina enim spi- consiste invisiblement pour le Christ à intercéder
967 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT AMBROISE 968

comme prêtre éternel pour nous auprès de son Père qui fait du pain et du vin son corps et son sang.
en représentant sa mort
lui Apud Pal rem advocatus : Ibidem.
assislit. In ps. XXXVIII; cf. In ps. XXXIX, 8, t. xiv, Il y a clans le sacrifice eucharistique un élément
col. 1060 Quid enim lum proprium Chrisli quain
: figuratif et une réalité vivifiante. Le symbole sensible,
advocatum apud Deum Patron adstare populorum c'est le pain et le vin qui représentent la passion. Le
modem suam pro cunctis?
ofjerrc Sauveur a choisi ces éléments à raison de leur aptitude
A l'idée d'offrande, le passage suivant ajoute l'idée à figurer le mystère du Calvaire. A
la suite de saint
d'immolation pour caractériser ce qui se passe sur Cyprien, l'évêque de Brescia rappelle que le vin
l'autel. Atque utinam nobis quoque adolentibus allaria, représente le sang de la passion, que le pain est par
sacrificium dejerentibus assistât angélus... Non dubites lui-même une figure du corps crucifié et du corps
assistere angelum, quando Christo assista, quando mystique du Christ. La réalité offerte sous ces sym-
Christus immolaiur. In Luc, 1. I, 28, t. xv, col. 1545. boles est un « don inénarrable » que l'on ne peut appré-
A l'autel nous est servi l'agneau immolé sur la croix : cier sans la foi et une préparation morale; c'est le
Audi dicentem : Paseha nostrum immolatus est Christus. gage de la présence du Christ. Jusqu'à la fin du
Et considéra .quemadmodum parentes nostri in figura monde, le Christ a voulu que les prêtres célébrassent
diripicntes agnum manducabant, significantes Domini ces mystères, afin que prêtres et fidèles tous les jours
Jesu passioncm cujus quotidie vescimur sacramento. aient sous les yeux l'image de la passion et s'en appro-
In ps. xliii, 36, t. xiv, col. 1107. prient les mérites exemplar passionis Christi ante
:

C'est donc par sa passion que le Sauveur est devenu oculos habentes quotidie, et gerentes in manibus suis,
une chair immolée; on dira sans doute qu'il est immolé ore etiam sumentes ac peclore, redemptionis noslrœ
tous les jours, mais dans ce sens seulement que sur indelebilem memoriam teneamus. Ibid. Ces mystères
l'autel sa chair immolée est mise à notre disposition. nous dispensent le viatique de notre vie terrestre.
Le sacrifice de l'autel est efficace, il a pour but L'auteur du De sacramentis (voir Eucharistie,
de remettre les péchés : Ante agnus ofjerebatur... col. 1157), contemporain de Gaudentius, écrit peut-
nunc. Christus offertur, sed offertur q-uasi homo, quasi être à Ravenne vers la fin du iv e siècle il se fait dans
:

recipiens passionem, et offert se ipse quasi sacerdos, ut son livre l'écho et le commentateur non seulement du
peccata nostra dimiltat, hic in imagine, ibi in veritate, De mysteriis de saint Ambroise, mais encore de la
ubi apud Patrem jus nobis quasi advocatus intervenu. tradition liturgique de Rome, cujus typum in omnibus
De officiis, I, xlviii, 238, t. xvi, col. 94. sequimur et formam. De sacram., m, 5, P. L., t. xvi.
Dans de l'oblation, le Sauveur res-
la célébration col. 433.
taure le fidèle du festin de son corps en qui se trouve Chez lui, comme chez Ambroise, « l'accent est mis
« la rémission des péchés, le gage de la protection sur la consécration — le terme devenir
est destiné à
éternelle et de la divine réconciliation ». In ps. xcvni, technique — la consecratio est opérée miraculeusement
48, t. xv, col. 1314. —
La communion produite par par les paroles que le Christ a le premier pronon-
l'oblation sacrée persévère au delà du tombeau; c'est cées à la cène ». P. Batilfol, op. cit., p. 349. Mais il
ce que signifie le dépôt fait sur les tombes de l'ali- ne se contente point de souligner cette action mira-
ment divin Supra sepulchra majorum quœdam pona-
: culeuse; les formules du canon qu'il cite, le commen-
mus quse leclor agnoscis, infidelis intelligcre non débet: taire dont il les accompagne sont l'expression de !a
non quod cibus imperctur aut polus, sed sacrœ obla- foi traditionnelle en la réalité sacrificielle de l'eucha-
tionisveneranda communio revcletur. In Luc, 1. VII, ristie. Cette réalité se traduit dans l'idée d'offrande
43, xv, col. 1710.
t. qu'il exprime soit dans le canon cité, soit dans le corps
Saint Ambroise paraît bien, l'un des premiers à du livre. Fac nobis hanc oblationem ascriptam, offe-
notre connaissance, donner à l'oblation de l'autel le rimus tibi hanc immaculatam hostiam... Et pelimus
nom de « messe ». On trouve ce mot dans une lettre et precamur ut hanc oblationem suscipias. L'auteur
d'Ambroise à sa sœur; il lui raconte l'irruption des voit cette offrande sacrificielle figurée par Melchisé-
ariens dans une église où il célébrait les saints dech, quando obtulit sacrificium. v, 1, col. 445.
mystères. Cette expression, d'après le contexte, paraît Cette offrande prescrite par le Sauveur aux apôtres
bien désigner le service eucharistique, et non pas seule- est destinée à perpétuer représentativement et effi-
ment la liturgie des fidèles en général il s'agit en : cacement ce qui s'est accompli sous leurs yeux.
effet de la liturgie dominicale après le renvoi des caté- Représentativement : les éléments du pain et du vin
chumènes... Ego tamen mansi in munere, missam sur l'autel, soit avant, soit après la consécration,
faccre cœpi. Dum offero, raptum cognovi..., amarissime sont une figura corporis et sanguinis Christi : Sicut
ftere et orare in ipsa oblatione Deum cœpi. Epist., xx, enim mortis similitudinem (Rom., vi, 5) sumpsisti,
4 et 5, t. xvi, col. 995. Missa semble bien ici inter- ita etiam similitudinem pretiosi sanguinis bibis, ut
changeable avec oblatio. nullus horror cruoris sit et pretium tamen opervtur re-
3. A Brescia. —
une doctrine catéchétique
C'est demptionis. iv, 20, col. 443; v, 25, col. 452. Efficace-—
très proche de de saint Ambroise que saint
celle ment : Ce n'est point en effet un simple rappel du
Gaudenlius, ami et contemporain de l'évêque de mystère, puisque sous la similitude du précieux
Milan, enseigne dans une homélie à ses fidèles. « sang », le fidèle en communiant à la victime reçoit

Il y expose en dehors de la présence des catéchu- « le prix de la rédemption ». A la mandueatioh du corps

mènes la tradition de son Église, telle que la doivent eucharistique est attachée la rémission des péchés :

connaître les néophytes. Aux anciens sacrifices où Qui manducavcrit hoc corpus, fiel ei remissio pecca-
l'on immolait plusieurs victimes en figure de la passion torum. iv, 24, 28, col. 444, 446. Manger ce corps,
il oppose la vérité du sacrifice céleste institué par le c'est annoncer la mort rédemptrice, mais c'est aussi
Christ; il n'y a plus maintenant qu'une victime jadis participer en cet aliment à la substance divine insé-
immolée qui aujourd'hui refait, vivifie et sanctifie parable de la chair du Christ.
les âmes Ergo in hac verilate qua sumus, unus pro
: 3° En Afrique. —Saint Optât de Milève, dans son
omnibus mortuus est; et idem per singulas ecclesiarum ouvrage contre les donatistes, De schismate, VI, i,
domos, in myslerio panis ac vini, reficit immolatus, P. L., t. xi, col. 1065, 1066, ne fait que des allusions,
vivificat consecrantes sanctificat consecratus.
creditus, mais combien claires, à l'autel, au sacrifice du corps
De Exodi serm. n, P.L.,t.. xx, col. 855. Telle
lectione, du Christ, à la descente du Saint-Esprit sur lesoblats,
est, énoncée avec une précision catéchétique, la part aux fruits du sacrifice eucharistique. Le crime des
active du Christ à l'autel. C'est sa puissance créatrice donatistes est d'avoir renversé les autels, in quibus
969 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT AUGUSTIN 970

et vos aliquando obtulistis, in quibus et vota populi fice. L'homme voué à Dieu est un sacrifice en tant
et nicmbra Christi portata sunt. Ces allusions expres- qu'il meurt au inonde afin de vivre pour Dieu. Notre
sives témoignent nettement de la foi de l'Église corps mortifié par la tempérance en vue de Dieu est un
d'Afrique au rv" siècle au réalisme sacrificiel du sacrifice... La cité rachetée dans son ensemble, c'est-
mystère eucharistique. à-dire la société des saints, est le sacrifice universel
Saint Augustin. - Pas plus que ses prédécesseurs,
- dont Jésus-Christ est le grand prêtre, et dont le
l'évoque dllipponc n'eut à prendre part à une con- sacrement de l'autel est le signe el qui est offert pour
troverse eucharistique. Aussi ne consacre-t-il aucun faire de nous le corps d'une tète si noble. Ibid., X,
traité ex pro/essok}a. doctrine de l'Église sur ce point. vi, col. 284.
Il n'en reste pas moins que le mystère de l'autel tient fc) Sacrifice absolu et sacrifices relatifs. - Le sacri-
une grande place dans sa pensée et ses écrits. Augustin fice par excellence par Jésus-
est celui qui a été offert
est amené à en parler fréquemment soit pour en Christ sur la croix dans ce monde, en elîet, rien de
:

instruire les néophytes au lendemain de leur baptême, pur à offrir pour les hommes seule la chair innocente
:

soit pour faire comprendre à ses fidèles le sens et la du Christ pouvait être une victime agréable seipsum :

portée du sacrifice dont ils vivent, soit pour commen- obtulit mundam victimam. Enarr. in Ps. exux,
ter les passages de l'Écriture où il en est question, n. G, t. xxxvn, col. 1953.

soit pour rappeler la doctrine de l'Église dans ses Jésus a ainsi réconcilié et uni l'homme à Dieu de
controverses avec les pélagiens, avec les manichéens la façon la plus étroite Idem ipse unus verusque
:

et les douât istes. mediator, per sacrificium pacis reconcilians nos Deo,
C'est sans doute surtout dans ses sermons ad infan- unum cum illo maneret cui offerebat, unum in se faceret
tes, dans les homélies sur saint Jean, dans la Cité pro quibus offerebat, unus esset ipse qui offerebat, et
de Dieu que l'on trouvera son enseignement systéma- quod offerebat. De Trin., IV, xiv, t. xlii, col. 901.
tique; mais pour se faire une idée complète de sa Le sacrifice du Calvaire est au centre de toute l'éco-
doctrine, il ne faudra négliger ni les sermons, ni les nomie des sacrifices anciens et nouveaux. Ceux de
homélies sur les psaumes, ni les écrits de controverse l'Ancien Testament l'annonçaient, celui du Nouveau
où il expose sa pensée sur la religion, les sacrifices et le commémore « Tous ces
: sacrifices ont de diverses
l'Église, corps du Christ. manières symbolisé le sacrifice unique dont nous célé-
Saint Augustin nous apparaît dans toutes ces brons la mémoire. » Contra Faustum, VI, v, t. xlii,
œuvres en continuité avec le passé touchant la col. 231. « Toutes les choses qui sont appelées sacri-
doctrine du sacrifice eucharistique. Il a connu et fice ont lieu à la ressemblance d'un certain vrai
utilisé les écrits de Basile, de Grégoire de Nazianze, sacrifice... Les unes en sont des contrefaçons... les
de Chrysostome. Par Hilaire de Poitiers qu'il loue pour autres annoncent le seul vrai sacrifice qui devait être
sa doctrine sur la chair eucharistique du Christ, offert pour les péchés... Maintenant de ce sacrifice
Opus imp. contra Julian., VI, 33, P. L., t. xlv, consommé les chrétiens célèbrent la mémoire par la
col. 1587, il reçoit l'influence d'Origène. Ambroise, sacrosainte offrande et participation du corps et du
Optât de Milève lui ont fait connaître une doctrine sang du Christ, unde jam peracti ejusdem sacrificii
où l'idée réaliste de la chair eucharistique et celle memoriam célébrant sacrosancta oblatione et partici-
de l'identification du sacrifice de la croix et du sacri- pationc corporis et sanguinis Christi. » Ibid., XX, xvm,
fice eucharistique sont fortement marquées. De saint col. 382, voir aussi xxi, col. 385.
Ambroise, il ne semble pas cependant avoir connu Qu'il n'y ait eu qu'une seule immolation réelle de
le De mysteriis; Grégoire de Xysse, avec sa théorie la grande victime, celle du Calvaire, ceci ressort nette-
sur la conversion eucharistique, lui paraît aussi ment de l'Épître à Boniface « Est-ce que le Christ
:

inconnu. Cf. K. Adam, Die Eucharistielehre des heil. n'a pas été immolé une seule fois en lui-même, et
Augustin, Paderborn, 1908, p. 37-61. — Il est surtout pourtant est-ce qu'il n'est pas immolé tous les jours
!e témoin de l'Église africaine, le continuateur de par les peuples en sacrement, en sorte que l'on ne ment
Cyprien et de Tertullien. C'est par eux qu'il faut pas lorsqu'on répond qu'il est immolé? Si en effet les
l'expliquer. Mais, s'il a hérité de leurs idées, il faut sacrements n'avaient pas quelques rapports avec les
dire qu'il a enrichi grandement cette doctrine et l'a choses dont ils sont les sacrements, ils ne seraient pas
marquée de l'empreinte de son génie. Par son ensei- du tout des sacrements » Epist., xcvn, 9, t. xxxnr,
gnement sur le sacrifice eucharistique comme par ses col. 363. Ce texte se retrouvera chez presque tous les
autres doctrines, il est un maître de premier plan pour auteurs du Moyen Age; il est classique.
les théologiens de l'Occident. Nous sommes ici dans l'ordre du signe visible sur la :

La conception augustienne du sacrifice eucha- croix, il y avait une immolation réelle, à l'autel nous
ristique se dégage tout naturellement de ce qu'en- avons la représentation commémorative de cette immo-
seigne le docteur d'Hippone sur le sacrifice en général, lation. Le sacrifice chrétien est par rapport au sacri-
sur le sacrifice absolu de la croix et les sacrifices rela- fice de la croix, un sacrifice relatif commémoratif.
tifs qui s'y rapportent. c) Le sacrifice eucharistique Sa réalité.: Si le —
a) Le sacrifice en général. - Le sacrifice a pour but sacrifice eucharistique est essentiellement un mémo-
de nous unir à Dieu. Aussi, le vrai sacrifice c'est toute rial, voir De clin, qusest., xi, 2, t. xl, col. 49, il n'est
œuvre accomplie dans cette fin : Verum sacrificium point pour cela une commémoraison purement ver-
est omne opus quod agitur ut suncta societate inhœ- bale et figurée de la passion, c'est Voblation réelle et
reamus Deo. De civ. Dei, X, vi, t. xli, col. 283. véritable du corps du Christ, tête et membres, c'est la
Cette union se produit par les sentiments intérieurs participation réelle au corps et au sang de Jésus-
de la volonté. Là est l'élément principal du sacrifice. Christ, source de vie.
Le sacrifice visible est le sacrement, c'est-à-dire le a. L'eucharistie ablution réelle de la victime de la
symbole sacré du sacrifice invisible: Sacrificium ergo croix, tête et membres. La pensée de saint Augustin
sacramentum, id est sacrum
visibile invisibilis sacrificii sur ce point est dominée d'une part par cette idée
signum est. X, v, col. 282. Dieu, qui repousse
lbid., fondamentale que l'Église est le corps mystique de
le sacrifice d'un animal égorgé, veut le sacrifice d'un cette tête qu'est Chris! historique, et de l'autre
le
cœur contrit, et le sacrifice qu'il veut est représenté par l'idée que dans tout sacrifice l'offrande visible
par le sacrifice qu'il ne veut pas... Ce que tous appel- symbolise le sacrifice invisible.
lent sacrifice est le symbole du vrai sacrifice. Ibidem. y.) Aspect symbolique de la réalité invisible. —-Le
De ce point de vue, la miséricorde est un vrai sacn symbolisme de la messe est double : il est relatif au
971 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT AUGUSTIN 972

corps du Christ tout entier tête et membres. Les élé- dans leur fureur ont répandu, et que, convertis, ils
ments eucharistiques signifient tout d'abord l'offrande reçoivent comme prix de leur salut », elle est l'expres-
et le sacrifice du Calvaire « Par ces objets le Seigneur
: sion sensible, mais très réelle, de l'immolation de
a voulu nous rappeler, commendarè, son corps et son l'Église qui sur l'autel ne fait qu'une seule et même
sang répandu pour nous, pour la rémission de nos chose avec le victime du Calvaire.
péchés. » Serm., ccxxvn, t. xxxvm, col. 1099. « Sous En les configurant au Christ prêtre, le baptême
la forme d'esclave, le Christ a mieux aimé être sacri- associe intimement les fidèles à son sacerdoce et leur
fice que de recevoir le sacrifice il est le prêtre
: donne qualité pour offrir avec lui le sacrifice de la
puisqu'il offre, il est aussi l'oblation Per hoc et : messe ( sans préjudice d'ailleurs de l'action du prêtre
sacerdos est ipse ofjerens, ipse et oblatio, Et il a voulu qui bénit et consacre les éléments eucharistiques).
que le sacrifice quotidien de l'Église fût le signe de cette Enarr. in Ps. xxvi, 2, t. xxxvi, col. 200.
réalité. » De civ., X, xx, t. xli, col. 298. C'est à l'autel que l'Église, corps du Christ, apprend
Les éléments eucharistiques sont aussi l'expression du Sauveur qui est sa tête, à offrir : « Étant le corps
sensible, la traduction visible de l'offrande de l'Église : de cette tête, l'Église apprend elle-même à s'offrir
« Nous sommes tous un seul corps dans le Christ : par la tête. Les sacrifices anciens des saints étaient
voilà le sacrifice des chrétiens. C'est ce que l'Église les symboles multiples et variés de ce vrai sacrifice. »
célèbre dans le sacrement de l'autel où il lui est ensei- De civ., X, xx, t. xli, col. 298. Ce qu'elle offre, c'est
gné qu'elle est elle-même offerte dans la chose qu'elle elle-même incorporée à la victime du Calvaire. « Ici
offre. » De civ., X, vi, t. xli, col. 284. tout le corps rejoint activement son Chef dans une
Le symbolisme expressif des offrandes eucharistiques unique immolation » G. Gasque, L'eucharistie et le
est surtout expliqué par Augustin dans ses sermons corps mystique, Paris, 1925, p. 74.
Ad infantes, cclxxii, ccxxvii, ccxxix. C'est à la « Le sacrifice le plus glorieux, le plus excellent qui

lumière de ce symbolisme de l'eucharistie, figure du puisse lui être offert, c'est nous-même, c'est-à-dire
corps mystique du Christ, que l'on comprend les sa cité. Mystérieuse réalité que nous célébrons dans
expressions suivantes « C'est votre mystère que vous
: nos oblations bien connues des fidèles. » De civ., XIX,
recevez; c'est ce que vous êtes que vous ratifiez en xxni, 5, t. xli, col. 655. « Toute la Cité rachetée, c'est-
répondant amen.» Serm., cclxxii, t. xxxvm, col. 1247
: ; à-dire l'assemblée des fidèles et la société des saints,
ccxxix, col. 1103. est le sacrifice universel offert à Dieu par le grand
(3) La réalité invisible.

Sous ce symbolisme com- prêtre qui s'est offert pour nous dans la passion pour
plexe se cache la double offrande réelle du corps du faire de nous le corps d'une tête si noble. Tel est le
Christ et de ses membres. sacrifice des chrétiens : être tous un seul corps en
L'oblation de la victime jadis immolée. A l'autel — Jésus-Christ, et c'est ce mystère que l'Église célèbre
en effet comme sur la croix, Jésus-Christ est prêtre dans ce sacrement de l'autel où elle apprend à s'offrir
et victime. C'est là qu'il se révèle prêtre selon l'ordre elle-même dans l'oblation qu'elle fait à Dieu. »
de Melchisédech « Le livre de l'Ecclésiaste dit que le De civ., X, vi, t. xli, col. 284.
seul bien de l'homme est de manger et de boire. De Le corps mystique ainsi offert comprend tout d'a-
quoi vraisemblablement parle-t-il, sinon de ce qui bord les fidèles vivants « Les choses vouées sont les
:

concerne la participation à cette table que le prêtre choses offertes à Dieu, surtout l'offrande du saint
médiateur du Nouveau Testament nous présente, selon autel, sacrement par lequel est exprimé le vœu très
l'ordre de Melchisédech avec son corps et son sang. ardent selon lequel nous nous vouons à rester dans le
A la place de tous ces sacrifices anciens, son corps est Christ. C'est le sacrement de ceci que nous tous nous
offert et il est distribué aux participants. » De civ., sommes un seul pain, un seul corps.» Epist., cxlix,
XVII, xx, 2, t. xli, col. 555, 556. 16, t. xxxiii, col. 637. Il renferme aussi les fidèles
Que le corps offert sur l'autel et distribué aux fidèles décédés dans le Christ les martyrs lui appartiennent.
:

soit bien le corps jadis immolé, et non seulement le « Pour ce qui est du sacrifice lui-même, c'est le corps

corps mystique, ceci ressort du contexte et d'autres du Christ; il n'est pas offert à eux (les martyrs), car
passages. eux-mêmes sont ce corps. » De civ., XXII, x, t. xli,
C'est le corps que le Verbe s'est bâti dans le sein de col. 772. Ainsi, c'est l'Église tout entière qui s'unit
la vierge Marie. Ibid. C'est le veau gras, jadis immolé étroitement à son chef sur l'autel dans une seule et
par les Juifs, maintenant offert et consommé dans même oblation.
la célébration de l'eucharistie. Qwest, ev., II, xxxiii, On comprend de ce point de vue auguslinien de
t. xxxv, qui nous
col. 1346. C'est l'aliment sacrificiel l'oblation du corps mystique du
la merveilleuse 'unité
fut préparé par les Juifs au jour de l'immolation du sacrifice chrétien et son identité avec celui du Calvaire.
Calvaire ceux-ci, en tuant le Christ, nous préparèrent
: « L'unité de l'Eglise chrétienne ne se laisse pas partager

notre repas sans le savoir. Serm., cxii, 1,4, 5, t. xxxvm, en plusieurs hosties et en plusieurs sacrifices. Tous ces
col. 643 sq. C'est le repas dans lequel les Juifs vien- fragments d'holocaustes, si nous pouvons ainsi dire,
nent boire le sang que, sous l'empire de la fureur, ils font partie d'un seul holocauste d'une plénitude uni-
ont répandu. Serm., lxxvii, 4, ibid., col. 485. verselle. Tant de victimes ne sont que les membres
C'est « le sacrifice de notre prix », où l'on distribue d'une victime unique qui célèbre sur la .croix son
« la sainte victime ». Saint Augustin en parle à l'occa- oblation sanglante, et dans l'eucharistie son oblation
sion de la mort de sa mère. Celle-ci y assistait durant non sanglante, et qui s'incorpore toute oblation, san-
sa vie tous les jours, car elle savait que là était distri- glante ou non, de ses membres comme des éléments
buée la sainte victime. Conf., IX, 27, 32, 36,t. xxxn, de sa propre immolation. » Thomassin, De Verbo
col. 775-778. incarn.. I. X, xx, n. 4, édit. Vives, t. iv, p. 388.
C'est donc dans les textes les plus divers, empruntés b. L'eucharistie participation réelle au corps et au

à différentes époques de la vie du saint Docteur, que sang du Christ. — Dans sa description du sacrifice
s'affirme sa foi traditionnelle en l'oblation réelle à eucharistique, Augustin unit souvent l'idée de commu-
l'autel de la victime jadis immolée au Calvaire. nion à celle d'offrande: Corpus efus offertur et partici-
L'oblation du corps mystique. —
Mais sur l'autel pantibus ministratur. Vitulus offertur Patri et pascit
Jésus n'est pas seul à s'offrir, c'est bien le corps mys- totam domum, etc.
tique tout entier, chef et membres, qui offre et qui L'offrande étant celle du corps jadis immolé, la
s'offre. La messe, en d'autres termes, n'est point seule- communion se fait à ce corps immolé. Ce n'est donc
ment le sacrifice du corps et « du sang que les Juifs point seulement une participation subjective à un
973 MF.SSI-: DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT AUGUSTIN 974
symbole, c'est la participation à une réalité vivifiante. Contra Faustum, XX, xxi, t. xi.ii, col. 385. Voir art.
Qui vult vivert habet ubi vivat, habei unde virât, accédât, Épiclèse, t. v, col. 242.
credat, incorporetur ut vivi/icetur. In Joan., tr. xxvi, Le signe de la croix. —
Sans lui, le saint sacrifice
13, t. xxxv, col. 1C13. Les enfants qui sont encore eucharistique n'est pas accompli rite. Di Joan.,
incapables de comprendre un symbole, de faire un tr. cxvm, 5, t. xxxv, col. 1950.
acte de foi, ne peuvent avoir la vie, sans avoir L'action de l'Esprit- Saint. Les attestations —
participé au corps eucharistique. Serm., clxxiv, 7, d'Augustin sur la vertu des paroles du Christ ne
t. xxxviii, col. 9-11 De pecc. mer.. I, 26 et 27, t. xliv,
; l'empêchent point d'affirmer en même temps l'action
col. 124. invisible du Saint-Esprit dans la transformation
Ainsi, du fait de cette participation à la victime opérée sur l'autel. Non sanctificalur ut sit tant magnum
jadis immolée, se réalise l'incorporation vivifiante, sacramentum,.nisi opérante invisibiliter Spiritu Dei.
['•agglutination des membres du corps du Christ à la De Trin., III, iv, 10, t. xlii, col. 873, 874.
tête qui leur infuse la vie, ainsi est atteint le but du Cette affirmation cadre avec les principes généraux
sacrifice eucharistique. Serm., lxxi, 17, t. xxxvm, de l'évêque d'Hippone sur l'activité de l'Esprit dans
col. 453. toute sanctification Sanctificatio nu.Ua divina et vera
:

Laparticipation au sacrifice de la croix dans le est nisi ab Spiritu Sancto. Serm., vin, 13, t. xxxvm,
sacrifice eucharistique est non seulement physique, col. 72. Cf. Qua-st. in Ileptat., 111,84, t. xxxiv.col. 711.
mais morale. Le texte Nisi manducaveritis ne peut Elle se retrouve équivalemment chez ses contempo-
nous commander une manducation capharnaïtique ;
rains; chez Optât, par exemple, ou Gaudence de
c'est une figure nous ordonnant de participer à la Brescia. Voir art. Épiclèse, t.v, col. 244. Les augusti-
passion du Seigneur, de nous remémorer avec émotion niens comme saint Fulgence et saint Isidore de Séville
et pour notre profit que sa chair a été crucifiée et marqueront d'une façon plus précise encore l'impor-
blessée pour nous Facinus vel ftagitium vidclur jubere :
: tance et le sens de l'invocation au Saint-Esprit dans
figura est ergo prxcipiens passioni dominicœ communi- le sacrifice eucharistique.
candum et suaviter atque utiliter recondendum in memo- De l'ensemble de ces vues sur la messe, découle tout
ria, quod pro nobis earo ejus crucifixa est et vulneratu naturellement la vérité du sacrifice chrétien. La litur-
sit. De doet. christ., III, xvi, 24, t. xxxiv, col. 71 et 75. gie eucharistique tout comme le sacrifice de la croix
Ainsi s'unissent, dans l'adulte qui communie digne- dont elle prolonge l'offrande est un sacrifice très vrai.
ment, la participation subjective et la participation Unde et in ipso verissimo et singulari sacrificio Domino
objective à la victime du Calvaire. L'une ne détruit Deo nostro agere gratias admonemur. De spir. et tilt.,
pas l'autre. xi, 18, t. xliv, col. 211.
a) Le sacrifice eucharistique : Ses conditions. — Jésus-Christ lui-même a déterminé le rite par lequel
A quelles conditions l'offrande des éléments eucha- nous rendons le culte d'adoration à Dieu. « C'est un
ristiques devient-elle l'oblation réelle du corps du crime, dit Augustin, de sacrifier aux martyrs, mais
Christ, et permet-elle la participation à ce corps? non de sacrifier à Dieu dans les mémoires des martyrs,
A condition que, par de la consécration, béné-
le fait ce que nous faisons très fréquemment selon le seul rite
diction ou sanctification qui s'opère au cours de la avec lequel il nous a prescrit de lui sacrifier. » Contra
liturgie eucharistique, les éléments du pain et du vin Faustum, XX, xxi, t. xlii, col. 384.
deviennent le corps du Christ. Saint Augustin, d'accord L'Église possède vraiment un sacrifice qu'elle offre
avec la tradition, affirme ce devenir et l'explique par tous les jours. C'est le sacrifice unique prédit par
différents facteurs une prière mystique, le signe de la
: Malachie. De civ., XIX, xxm, 5, t. xli, col. 655. C'est
croix, et l'action invisible du Saint-Esprit. le sacrifice accompli pour la première fois par Melchi-
La
prière mystique. —
Elle est absolument requise : sédech, quand ce prêtre bénit Abraham avec du pain
Xoster panis et calix non quilibet, sed certa consecratione et du vin. De civ., XVI, xxn, col. 500. Nous le voyons
mysticus fit nobis, non nascituk. Contra Fauslum, XX, aujourd'hui offert en tous lieux par le sacerdoce du
xjii, t. xlii, col. 379: voir aussi De Trin., III, iv, 10, Christ selon l'ordre de Melchisédech.
t. xlii, col.873, 874. C'est l'unique sacrifice toujours le même dont la
Elle a une certaine longueur. Saint Augustin s'en communion est proposée à tous Nam unum atque :

explique dans sa lettre à Paulin de N'oie, en parlant des idem sacrificium propter nomen Domini, quod invoca-
precaliones. oredioncs, postulationes. « Je préfère enten- tur et sanctum est et taie cuique fit, quali corde adacci-
dre par ces paroles ce que toute ou presque toute piendum accesserit. Contra epist. Parm., II, vi, 11,
l'Église met en pratique, de telle sorte que nous tenions t. xliii, col. 57.
pour désignées par precationes les prières que nous e) Le sacrifice eucharistique : Sa valeur et son effi-
faisons dans la célébration des saints mystères, avant cacité. — Pour les vivants. — Il a pour effet de faire
de commencer de bénir ce qui est sur la table du entrer les bons dans une communion tout intime au
Seigneur; par orationes les prières que nous faisons sacrifice et de leur communiquer ainsi
du Calvaire
lorsqu'on le bénit, le sanctifie, le fractionne pour le la vie, prix de leur rédemption, le gage du salut.
le
distribuer, ensemble de prières que toute l'Église De pecc. mer., I, xxiv, 34, t. xliv, col. 128 et 129;
presque termine par l'oraison dominicale. » Epist., In ps. CXXV, 9, t. xxxvn, col. 1663. Il peut être
cxlix, 16, t. xxxiii, col. 636. offert pour des nécessités individuelles, même tempo-
Par ces orationes qui sont au cœur de la messe et relles. C'est ainsi qu'un diocésain d'Augustin demande
par lesquelles on consacre. Augustin désigne sans qu'un prêtre offre le sacrifice pour éloigner les démons
doute le canon en général. Ailleurs, il précise davan- qui tourmentaient ses bêles et ses esclaves. De civ.,
tage et semble bien affirmer que la force consécratoire XXII, vm, 6, t. xli, col. 764.
se trouve dans une parole de Dieu », la bénédiction Pour les morts. — On doit reconnaître, dit saint
du Christ Panis Me sanctificatus per verbum Dei
: Augustin, « que les âmes des défunts sont secourues
corpus est Chrisli. Serm., cr.xxvu, t. xxxvm, col. 1099. par la piété des vivants, quand le sacrifice du Média-
Non enim omnis panis. sed accipiens benedictionem teur est offert pour elles ». Ench., ex, t. XL, col. 283.
Chrisli corpus Christi. Serm., ccxxxiv, 2, col. 1116.
fit « Il n'y a cependant à profiter de ces pratiques que

Il semble bien que cette parole de Dieu soit la parole les âmes qui, pendant leur vie, ont mérité d'en tirer
évangélique de l'institution cela ressort du principe
: profit. Donc, quand les sacrifices, soit de l'autel, soit
clairement établi que nous devons offrir le sacrifice des aumônes sont offerts pour les défunts, ils sont des
uniquement selon le rite prescrit par Jésus-Christ. actions de grâces pour les très bons, des propiliations
975 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT AUGUSTIN 976

pour les médiocrement mauvais; ils n'accordent aucun Grâce aux formules heureuses qu'il a trouvées pour
secours aux très mauvais, et sont seulement des conso- exprimer les idées traditionnelles et commenter les
lations pour les vivants. Quant à ceux pour lesquels paroles de saint Paul sur l'unité du corps mystique
ils sont utiles, ou ils leur obtiennent une pleine rémis- réalisée par la communion à un tel pain, I Cor., x,
sion, ou ils font que la condamnation leur soit plus 17 et Rom., xn, 5, se gardera dans la théologie posté-
tolérable. » Ibid. rieur le sens d'un des aspects et des effets les plus
Ainsi le veut la tradition des Pères observée par profonds du mystère eucharistique :l'unification
l'Église universelle : on prie pour ceux qui sont morts du corps mystique avec son Chef.
dans la communion du corps du Christ, lorsqu'on fait Telle est cependant l'insistance de saint Augustin
leur mémoire en son lieu au cours de ce même sacrifice, à mettre en relief cet aspect en face du schisme dona-
et qu'il est mentionné qu'il est également offert pour tien, que certains de ses commentateurs, oublieux
eux. Serm., CLXxn. de la complexité de sa pensée, laisseront tomber ses
/) Le sacrifice eucharistique : Sa place dans la oie affirmations réalistes sur l'oblation du vrai corps
cultuelle et morale de l'Église. —
La valeur de l'aliment du Christ, pour ne se souvenir que de celles qui
sacrificiel eucharistique marque la place de celui-ci concernent le corps mystique. A raison même de sa
dans l'ensemble de la vie de l'Église. complexité, la doctrine augustinienne offre des possi-
L'autel et la table sainte sont au centre de la vie bilités de développement dans des directions diverses.
religieuse et morale de la communauté chrétienne. C'est ainsi que Paschase Radbert pourra intégrer à sa
L'autel est la mensa magna où nous recevons le corps conception très réaliste de l'eucharistie des idées bien
du Christ, Serm., xxxi, 2, t. xxxvm, col. 193, la authentiquement augustiniennes, tandis que Scot
mensa potentis. In Joan., tr. xm, 2, t.'xxxv, col. 1733. Érigènc, Ratramne et Bérenger, utilisant exclusi-
C'est le crime des donatistes d'avoir élevé autel contre vement d'autres affirmations du saint Docteur sur le
autel. Contra epist Parm., II, v, 10, t. xliii, col. 56. — symbolisme eucharistique et l'Église corps mvstique,
L'autel est entouré de mystère; seuls les fidèles con- les feront servir à une conception ultra-spiritualiste
naissent ce mystère les catéchumènes l'ignorent. qui méconnaît tout un aspect de sa pensée.
De la signification
;

du mystère de l'autel et de la IL De saint Augustin a saint Grégoire. —


table sainte, saint Augustin est amené à parler sou- Durant cett période, la doctrine du sacrifice de la
vent; il y consacre des homélies spéciales. Serm., messe n'est point au premier plan des préoccupations
ccxxvn, ccxxix, cclxxii. Il insiste sur ce fait que des Pères.
toute la vie morale des catéchumènes et des croyants C'est plutôt dans les liturgies, dans les plus anciens
doit être dominée par la préoccupation de ce mys- éléments des sacramentaires léonien et gélasien
tère. De fide 9, t. xl, col. 202; Epist.,
et oper., vi, qu'il faut aller chercher un témoignage très précis de
cuir, 3, 6, xxxiii, col. 655; Serm., lvi, 6, 10,
t. la foi vivante de l'Église au sacrifice de l'autel. Les
t. xxxvm, col. 381. évêques et les Pères continuent sans doute à commen-
Conclusion. —
La doctrine de saint Augustin sur ter dans leurs homélies cette liturgie pour les bar-
le sacrifice eucharistique est une pièce maîtresse dans bares venus du paganisme ou de l'arianisme. Mais leur
sa conception d'ensemble sur la religion et le salut. pensée spéculative est tournée davantage vers la
La religion étant l'ensemble des liens qui unissent méditation des problèmes de la prédestination et de
l'homme à Dieu, le sacrifice est pour le grand évêque la grâce. C'est l'époque où l'on discute les doctrines
l'acte religieux par excellence qui nous fait entrer dès augustiniennes dans le sud de la Gaule, chez les Massi-
ici bas dans la communion divine, en attendant la lienses. Si l'on expose les doctrines eucharistiques,
communion céleste dans la vision béatifiante. c'est en reprenant les idées de saint Augustin et de
Le seul vrai sacrifice absolu qui est au centre de saint Ambroise, et en reproduisant parfois leurs
l'histoire religieuse de l'humanité, c'est le sacrifice de expressions.
Jésus au Calvaire in forma servi. C'est par la participa- En somme, la doctrine du sacrifice de la messe
tion à cet unique sacrifice que le fidè'.e obtient le salut. progresse peu; deux écrivains cependant se distin-
De ce sacrifice une seule fois accompli par une guent par la précision qu'ils apportent dans l'exposé
immolation réelle, les chrétiens célèbrent la mémoire de cette doctrine saint Fu'.gence qui traite du sacri-
:

par l'oblation réelle de la victime jadis immolée, et fice de la messe dans un sens nettement augustinien, en
par la participation à cette victime. Le sacrifice de insistant sur le but de ce sacrifice, l'incorporation au
l'autel est essentiellement relatif au sacrifice de la Christ, le pseudo-Eusèbe d'Émèse (Fauste de Riez)
croix, en tant qu'il le représente réellement et nous qui marche plutôt sur les traces de saint Ambroise, en
en applique le fruit. A l'autel et sur la croix c'est le insistant surtout sur le miracle de la conversion
même prêtre et la même victime, sur la croix s'offrant durant la messe.
elle-même dans une immolation sanglante, à l'autel 1° A Rome. —
Saint Léon (f 461) « s'attache au
s'offrant avec son corps mystique d'une façon non langage évangélique et au langage liturgique, inter-
sanglante sous les traits figuratifs de l'immolation prétés littéralement ». P. Batilîol, L'eucharistie, p. 313.
passée par l'Église. A une époque sans controverse eucharistique, il ne
Tel est le sacrifice des temps nouveaux, annoncé par parle de l'eucharistie que par allusion, comme d'une
le sacrifice de Melchisédech et par la prophétie de vérité admise de tous, pour en tirer un argument dans
Malachie, institué par le Christ la veille de sa mort, les controverses christologiques. Mgr Batifîol a relevé
célébré tous les jours pour nous communiquer la vie, les passages des sermons et des épîtres où saint
le prix de la rédemption, le gage de la vie éternelle. Léon fait plus spécialement allusion au sacrifice de la
Bref, il atteint excellement le but du sacrifice il nous : messe et à la communion. Voir art. Léon I er (Saint),
fait entrer dans une communauté de vie plus intime col. 288 et 290.
avec Dieu, il fait l'unité entre les fidèles et leur chef, On en peut tirer les conclusions suivantes 1. C'est
:

l'unité des fidèles vivants entre eux, l'unité de l'Église à la cène que le Sauveur a institué le sacrifice eucha-
d'ici-bas avec l'Église du ciel et du purgatoire. Ainsi ristique en enseignant à ses apôtres qualis Deo hostia
cst-il le centre de la vie de l'Église. deberet offerri, en leur donnant les sacrements de la
Par cette doctrine, saint Augustin n'innove point; passion et de sa mort. Serm., lviii, 3 et 4, P. L., t. liv,
il met en une lumière plus vive le point de vue où col. 333-335. — 2. Il n'y a qu'une seule oblation, un
s'étaient déjà placés les Pères plus anciens saint : seul sacrifice qui conduit à leur perfection tous les
Ignace, saint Irénée, saint Cyprien. anciens sacrifices, et qui amène jusqu'aux croyants la
077 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA FIN DU Ve SILCLE 978

vie qui vient du Calvaire. Nunc etiam, carnalium sacri- La fortune des idées et des formules de Lauste de
fieiorum varietale cessante, omnes differentias hostia- Riez sera très grande au Moyen Age voir M. Lepin, ;

rum, una corporis et sanguinis lui implet oblatio. L'idée du sacrifice de ht messe. Paris, 1926, p. 1 4-47.
Serm., ux. t. liv, col. 341. C'est toujours la même Les défenseurs du réalisme eucharistique utiliseront cet
victime qui est olïerte aujourd'hui et qui le fut autre- auteur qu'ils citeront sous le nom d'Eusôbc d'Émèse,
fois, et qui nous applique maintenant les fruits de pour exposer l'idée de conversion substantielle.
l'oblation du Calvaire. Voir aussi EpisL, ix. —
3. On Saint Avit de Vienne (f 518), dans sa lettre à Gonde-
doit réitérer dans une même journée l'offrande du baud, nous renseigne surtout sur la signification du
sacrifice, lorsqu'à raison d'une afflucncc trop grande mot missa... Missam facere veut dire d'une façon
on n'a pu satisfaire à la dévotion de tout le peuple générale renvoyer on faisait le renvoi non seule-
;

par un premier sacrifice. EpisL, ix, 2, t. liv, col. 626 ment dans les églises mais dans les prétoires. Epist.,
et 627. —4. Saint Léon emploie dans la même épître i, P. L., t. lix, col. 199. C'est ainsi que le mot était
ix. au passage cité, le mot missa pour désigner la litur- employé depuis longtemps pour désigner renvoi des le
gie eucharistique : sur le mot missa employé dans le catéchumènes du service eucharistique. S. Augustin,
même sens, voir Innocent I
er EpisL, xvn, 12, P. L.,
, Serm., lxix, 8, P. L., t. xxxvm, col. 324. Voir Rott-
t. xx, col. 535. manner, Ueber neuere und altère Deutungen des Wortes
2° A Ravenne. —Saint Pierre Chrysologue (f 450) Missa, dans Tùbinger theol. Quartalschri/t, 1883,
n'offre que des allusions, mais pleines de doctrines, à p. 531-557; Fortescue, La messe. Étude sur la liturgie
l'eucharistie sacrifice. En quelques lignes sont évo- romaine, trad. Bourlinhon, p. 526-528; Batiffol, Leçons
quées à la fois l'identité de la victime de la croix et de sur la messe, p. 166 et 167. On le retrouve employé
la victime de l'autel, la continuité qui existe entre dans le même sens au début du vi* siècle par un
l'incarnation et l'eucharistie, l'efficacité de la commu- concile de Lérida en 524, can. 4. Mansi, Concil., t. vin,
nion à la victime de l'autel. Serrn., Lxvn, P. L., col. 613.
t. lu, col. 392. L'évêque de Vienne aime à se représenter le mystère
3° Sud de la Gaule. —
Jean Cassien (f 435), comme chrétien comme la prise de possession par le peuple
saint Pierre Chrysologue à Ravenne, affirme la foi fidèle de l'héritage que le Christ lui a laissé par testa-
traditionnelle à l'identité du sacrifice de la cène, de la ment. Ce testament nous livre non pas ses biens seule-
croix et de l'autel; il montre l'efficacité de ce vrai ment, mais sa substance, son corps et son sang. C'est
sacrifice qui arrache les âmes à l'enfer pour les élever à la veille de sa mort qu'il a institué l'ordre de ce
au ciel. De cœnob. inst., 1. III, c. m, P. L., t. xlix, libamen éternel. Ex sermone de natali calicis, P. L.,
col. 124. t. ux, col. 321.
Gennade (2 e moitié du V e siècle) dans un parallèle En comparant dans un poème la messe à la man-
entre le martyr et le communiant, fait allusion au ducation pascale, il laisse entendre que l'un et l'autre
caractère commémorât if de l'eucharistie, De eccl. repas sacrificiel supposent une immolation. De quelle
dogm., c. lxxiv, P. L., t. lviii, col. 997. nature, il ne nous le dit point :

Fausle de Riez (t 492) est un des écrivains du v° siè- Tu cognosce tuam salvanda in plèbe figuram.
cle dont le langage eucharistique est le plus précis; Ut quoeumque loco sanctus mactabitar Agnus,
il a lu saint Cyprien, saint Augustin, surtout saint Atque cibo sanction porrexerit hostia corpus
Ambroise. L'homélie Magnitudo qui lui est attribuée Rite sacrum, celebret vitse promissa sequentis.
représente une tradition doctrinale qui est en partie Poem., v, P. L., t. lix, col. 360 D.
grecque et en partie ambrosienne; c'est «le langage Mutianus le scolastique (vi° siècle). — Par la tra-
ambrosien mis au point des controverses du temps duction des homélies de saint Jean Chrysostome qu'il
de saint Cyrille ». P. Batiffol Noiwelles éludes docu-
:
exécuta à l'instigatioh de Cassiodore, cet" auteur va
mentaires sur la sainte eucharistie, dans Revue du faire connaître aux théologiens latins la riche doctrine
Clergé Français, t. lx, p. 540. de l'illustre commentateur grec sur le sacrifice eucha-
On a dit à l'art. Eucharistie, col 1180, combien ristique. En particulier, la passage de l'hom. xvn qui
son langage est précis en ce qui concerne le miracle aborde la question de l'unité du sacrifice chrétien va
de la conversion substantielle qui s'opère à la consé- devenir classique.
cration. Il ne l'est pas moins touchant le sacrifice de D'après l'Épître aux Hébreux, nous n'avons qu'une
l'autel, son caractère commémoratif, son efficacité seule hostie, et elle n'a été offerte qu'une fois. Comment
essentiellement relative à celle du sacrifice du Calvaire, cependant pouvons-nous l'offrir tous les jours? Voici
sa nature qui consiste dans l'offrande de la rédemption. la réponse de Jean Chrysostome l'unité de sacri- :

El quia corpus assumptum ablaturus erat ab oculis fice se tire de l'unité de victime; c'est toujours la
nostris... necessarium erat ut nobis in hac die sacra- même victime qui est offerte à l'autel et sur la croix.
mentum corporis et sanguinis sui consecraret, ut cole- Il faut citer le texte :

retur vel jugitsr, jure per mgsterium, quod semel ofje-


In Christo semel ohlata est (hostia potens ad saiutem
rebatur in pretium; ut quia quotidiuna et indefessa
sempiternam). Quid ergo nos? Nunc per singulos dies
currebat pro hominum salute redemptio, perpétua offerimus offeriimis quidem, sed ad recorclationem facien-
:

essel redemptoris oblatio. el perennis illa victima viveret tes mortis ejus; et una est liœc hostia, non moitié. Quomodo
in memoria el prœsens semper esset in gralia. Vera, una est et non multse? Kt quia semel oblata est illa, ohlata
unica et perjecta hoslia fide existimanda, non specie ; est in sancta sanctorum; hnc aulrm sacrificium exemptât
est illius. Idipsum semper offerimus; nec nunc quidem alium
nec exterioris censenda visu hominis, sed interioris
agnum, crastina alium, sed semper idipsum. Proindeunum
afjectu... Hom. Magnitudo, P. L., t. xxx, col. 272.
est hoc sacrificium... t'nus ubique est Christus, et hic
Ainsi, nous célébrons à l'autel, sous le voile du
plenus existens et illic plenus, iinum corpus. Sic-ut enim qui
mystère ce qui a été offert une fois sur la croix pour ubique offertur unum corpus est, ila etiam et iinum sacri-
notre rançon; c'est l'offrande perpétuelle de la ré- licium. Pontifex autein noster ille est qui hostiara mundan-
demption pour que la victime éternelle vive sans cesse tem nos obtulit. Ipsam offerimus cl nunc, quae tune oblata
dans le souvenir, et soit toujours présente avec la quidem consumi non potest. Hoc autem quod nos facimus,
même efficacité. Oblation de la victime du Calvaire, in commémorât! >nem quidem fit ejus quod factum est. i Hoc
enim facile, inquit, in meam commemorationem. Non
la messe dans son acte central, la consécration, est
aliud sacrificium sicut pontifex, sed idipsum semper farinais
l'œuvre du prêtre invisible qui opère, parles paroles magis aulem recordationem sacrifîcii operamur. Enarratio
efficaces de l'institution, la conversion miraculeuse in epistolam ad Hebrseos, hom. xvn, :i, /'. '>'., t. i.xui,
des éléments en son corps et en son sang. col. 349-350.
979 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA FIN DU V e SIÈCLE rso

Sur la fortune de ce texte chez les théologiens Cette doctrine de l'incorporation des fidèles au
postérieurs, voir Lepin, op. cit., p. 43 et 44. corps mystique du Christ par l'Esprit entraîne pour
4° En Afrique. — Saint Fulgence de Ruspe. — Fulgence des conséquences touchant la portée des
Tandis que les auteurs précédents, à la suite de saint sacrifices qui se font en dehors de l'Église, et touchant
Ambroise, s'en tiennent au réalisme liturgique et la nécessité de l'eucharistie pour le salut. Ceux qui
insistent sur la présence à l'autel de la victime du sont séparés du corps mystique ne peuvent avoir l'Es-
Calvaire, l'évèque de Ruspe, aussi fidèle disciple de prit qui réside dans l'Église leurs sacrifices sont donc
:

saint Augustin dans sa doctrine eucharistique que privés de l'action sanctificatrice de cet Esprit divin
dans son enseignement sur la grâce, va encore accen- et ne peuvent être acceptés de Dieu. Solius enim Eccle-
tuer le point de vue de son maître et envisager tout siie Deus delettatur sacrificiis quie sacrificia Deo facit
particulièrement la messe comme l'oblation du corps imitas spirilalis. Ad Monim., II, xi, col. 191. Pour
mystique du Christ. devenir eux-mêmes un sacrifice agréable à Dieu et
A travers ses écrits, le sacrifice eucharistique nous l'offrir, les hérétiques et schismatiques doivent revenir
apparaît par rapport à la croix comme une commé- à l'unité catholique. II, xn col. 192.
moraison et une action de grâces, par rapport ajix Saint Fulgence semble bien étranger ici à l'idée
fidèles comme l'acte de l'Esprit-Saint qui les incorpore qu'un schismatique, en prononçant les paroles sacra-
au Christ. mentelles, puisse consacrer validement le corps du
a) La messe comfhémoraison et action de grâces de Christ. Il se tait tout au moins sur cette question
l'immolation passée. — Le sacrifice de l'Église est précise. Ce qui l'intéresse avant tout, c'est l'incorpo-
essentiellement commémoratif et figuratif d'une immo- ration mystique au Christ qui lui apparaît impossible
lation passée; c'est pourquoi il est d'abord une action en dehors de l'unité catholique.
de grâce pour l'immolation rédemptrice. Ideo in ipso En tout ceci, n'est-il point dans la tradition de
sacrifieio corporis Christi a gratiarum actione incipimus l'Église africaine, d'un saint Cyprien en particulier
ut Chrislum non dandum, sed datum in veritate mons- pour qui il n'y avait point de baptême valide en dehors
tremus, et in eo quod gratias agimus Deo in oblatione de l'Église catholique? Il faudra les analyses de la
corporis et sanguinis Christi, cognoscamus non adhuc théologie classique au xi c et au xn e siècle, touchant les
occidendum Christum pro noslris iniquilatibus, sed distinctions à faire entre validité et efficacité du sacri-
occisum nec redimendos nos illo sanguine, sed redemptos. fice, entre corps historique et corps mystique du
Epist., xiv, 44, P. L., t. lxv, col. 432 C. Christ, pour faire la lumière complète sur la question
Même idée dans le De ftde, I. I, 60, col. 699 :In Mis de la valeur des sacrifices en dehors de l'Église. Voir
enim carnalibus victimis, significatio carnis fuit M. de la Taille, Mijsterium fidei, c. vi, p. 395-430.
quam... ipse fuerat oblaturus, in isto autem sacrifieio, Une autre conséquence de la doctrine de Fulgence
gratiarum actio et commemoratio carnis Christi quam sur l'incorporation mystique par l'Esprit, c'est la
pro nobis obtulit. façon dont il comprend la nécessité de l'eucharistie. —
b) L'activité de l'Esprit-Saint dans le sacrifice L'Esprit-Saint a déjà commencé son œuvre d'incor-
eucharistique en vue de l'incorporation des fidèles au poration du fidèle au Christ par le baptême aussi ;

Christ. — Saint Augutin avait déjà faits allusion à point n'est absolument besoin du sacrifice eucharis-
l'intervention de l'Esprit-Saint dans le sacrifice. Ci- tique pour obtenir le salut d'une âme déjà unie au
dessus, col. 974. Son disciple fut amené à préciser le Christ par ce sacrement. Le baptême en effet nous fait
sens, la nature, les conséquences de cette intervention. déjà membres du Christ, non seulement participant,
Fulgence se pose ex professa la question de savoir mais hosties de son sacrifice. Notre incorporation est
pourquoi l'on demande à la messe l'envoi de l'Esprit- commencée de ce fait. Le baptisé par la régénération
Saint. Car scilicel si omni Tiinitati sacrificium offertur, devient ce qu'il vient chercher à l'autel fit quod est
:

ad sanctificandum oblationis nostrœ munus, Sancti de sacrifieio sumpturus altaris. Epist., xn, 24-26,
Spirilus tantummissio postuletur; quasi vero ipse Pater col. 390-392. Nous avons ici un écho de la doctrine
Deus sacrificum sibi oblalum sanctificare non possit; augustinienne dans les sermons Ad infantes. L'évèque
aut ipse Filius sanctificare nequeal sacrificium corporis de Ruspe, de fait, cite ici tout un de ces sermons,
sui quod offerimus nos... aut ila Spiritus Sanctus ad col. 391 et 392.
ronsecrandum Ecclesiw sacrificium miltendus sit, tan- Ainsi, dans le pratique, le fidèle mourant avec le
quam Pater aut Filius sacrificantibus desil? Ad Moni- seul baptême ne se trouve point privé de la partici-
mum, II, vi, P. L., t. i.xv, col. 184. pation du sacrement eucharistique, quand il se trouve
On demande cet envoi, répond-il, pour que l'Esprit être lui-même déjà par le baptême ce que se sacrement
vienne mettre dans le cœur des fidèles les dons d'unité signifie, un membre du corps du Christ. Quando ipse
et de charité; ainsi contribuera-t-il à édifier le corps hoc quod illudsaeramentumsignificatinvenitur, col. 392.
mystique du Christ, comme il a fait naître son corps L'insistance de saint Fulgence à mettre en relief
historique du sein de la vierge Marie. Ipsa ergo gratia l'idée de l'oblation du corps mystique, et à voir dans
spirilalis per unilatem pacis et caritatem corpus Christi l'incorporation au Christ le but principal de l'eucha-
per dies singulos œdificare non desinit, quœ in utero ristie, l'amène à laisser dans l'ombre l'aspect réaliste
Virginis donum sapientiœ quod est capul hujus corporis de la pensée augustinienne touchant l'oblation du
fabricavit. Ibid.,Ti, col. 189. Ainsi nous donnera-t-il corps du Christ jadis immolé. Il ne méconnaît pas
d'être les membres véritables de ce corps mystique pour autant cet aspect; il sait affirmer à l'occasion
dont nous possédons l'expression sensible sur l'autel. la portée salutaire du sacrifice de l'autel Sacramenlum:

Dono autem carilatis hoc nobis confertur ut hoc in veri- corporis sui et sanguinis dédit quod ad salulem fidelium
tate simus quod in sacrifieio mijstice celebramus. Ibid. oportebal inslilui. Epist., xiv, 43, col. 431. Il distingue
Bref, l'activité sacrificielle de l'Esprit-Saint à la dans l'eucharistie comme deux réalités dont l'une nor-
messe est ordonnée à l'édification progressive de ce malement produit l'autre : la participation objective
corps mystique du Christ. C'est le développement au corps et au sang du Christ, et la commémoraison
d'un des aspects de la doctrine augustinienne. Saint subjective de la passien. Nam
et ipsa participatio
Fulgence, à la différence des Grecs, se tait sur l'activité corporis et sanguinis Domini, cum ejus panem man-
de l'Esprit touchant la conversion des éléments eucha- ducamus et calicem bibimus, hoc utique nobis insinuât
ristiques. L'idée de conversion substantielle est en ut moriamur mundo et vitam nostram habcamus cum
dehors de sa perspective, comme elle avait été en Christo in Deo... Sic fit ut omnes fidèles qui Deum et
dehors de celle de saint Augustin. proximum diligunt, etiamsi non bibant calicem corporeie
98 1 MISSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT GRÉGOIRE 982

passtoais, bibant tamcn calicem dominicœ caritalis. Le ciel et la terre sont associés; c'est l'union entre
Contra Fabinn.. fragin. xxviu, col. 789-790. ici-bas et lù-haut, l'unité entre le monde visible et
III. De saint Grégoire a l'époque de Charle- l'invisible. Mais il est nécessaire qu'en accomplissant
magne. — Parmi
écrivains ecclésiastiques dont le
les ces choses nous nous immolions nous-mêmes dans la
témoignage sur le sacrifice de la messe mérite d'être contrition du cœur: car nous qui célébrons les mystères
relevé à cette époque soit pour sa valeur propre, soit de la passion du Seigneur, nous avons le devoir d'imi-
pour l'autorité qu'il a exercée sur les âges suivants, il ter ce que nous accomplissons. Alors vraiment l'hostie
faut citer tout d'abord saint Grégoire le Grand, puis sera offerte à Dieu pour nous, lorsque nous nous serons
saint Isidore de Séville, le vénérableBède et le pseudo- faits nous-mêmes l'hostie » Dial., 1. IV, c. lviii, lix,
Germain. On ne peut méconnaître non plus l'inlluence P. L., lxxvii, col. 425, traduction Lepin, op. cit.,
t.

de la piété populaire sur le mouvement théologique à p. 40 et 81. Même idée sur l'efficacité toute spéciale
cette époque. du sacrifice de l'autel. Homil. in Ev., 1. II, xxxvii, 7,
1° Saint Grégoire le Grand (t 604). —
Moraliste plus t. lxxvi, col. 1278 D Mactemus in ara ejus hostias
:

que théologien spéculatif, plus soucieux de transmettre placationis... Singulariter namque ad absolutionem
au peuple chrétien dans ses Homélies et Dialogues nostram oblata cum lacrymis... hostia suffragatur, quia
les vérités substantielles qu'il a recueillies ;> l'école is qui in se resurgens a morluis, jam non moritur,

d'un Augustin ou d'un Ambroise, que de pousser adhuc per hanc in suo mysterio pro nobis iterum
encore l'analyse de ces doctrines, Grégoire excelle à patitur. Nam quoties ci hostiam suœ passionis offeri-
les envisager sous leur aspect pratique. C'est ainsi mus, toties ad absolutionem nostram passionem illius
qu'admirablement adapté au caractère du peuple et reparamus.
du clergé de l'époque, il fait ressortir avant tout Ces deux textes vont à montrer l'efficacité du sacri-
devant eux l'efficacité de la messe pour obtenir les grâces fice de la messe pour les vivants. C'est en partant du

les plus diverses, et en particulier la délivrance des principe qu'il vaut mieux se libérer à l'égard de la
âmes du purgatoire. Par les enseignements, les récits justice divine soi-même de son vivant que d'attendre
ou légendes de ses Dialogues et de ses Lettres, il ouvre d'autres sa libération après sa mort, que saint Grégoire
une nouvelle voie qui sera fréquentée par tout le est amené à dire comment le sacrifice de l'autel peut
Moyen Age. Enseignements et Técits, si souvent cités, servir à cette libération.
contribueront beaucoup à faire l'éducation eucharis- La raison de son efficacité se tire de sa nature qui
tique des générations suivantes. Sur leur influence, comporte une double immolation sacrificielle celle de :

voir Ad. Franz, Die Messe im deutschen Mittelalter, la victime du Calvaire, et celle des fidèles qui doivent
p. 1-10, et Lepin, op. cit., p. 40. 41. imiter la passion. Ce n'e§t point à dire que la messe
1. Signification du mot « messe ». —
Le mot de messe, renouvelle effectivement l'immolation sanglante du
que nous avons vu employé par Avit au sens de congé Calvaire, le Christ ne meurt plus, il ne subit aucune
et de renvoi, reçoit au temps de saint Grégoire et modification réelle, il est incorruptible, mais elle imite,
même avant ce pape l'acception que nous lui connais- elle reproduit par mystère, c'est-à-dire par manière
sons aujourd'hui. C'est alors qu'il commence à devenir de symbole expressif, la passion du Seigneur, elle
l'expression technique du sacrifice eucharistique. comporte sur l'autel au moment de l'immolation quo-
Grégoire l'emploie sous sa forme plurielle missarum: tidienne la présence de la victime jadis immolée en
solemnia. Voir P. Batiffol, Leçons sur la messe, p. 107. vue d'unir le ciel à la terre.
La forme plurielle missœ, missarum solemnia, se main- Le caractère représentatif de l'immolation eucha-
tint au Moyen Age. pense Fortescue, peut-être comme ristique consiste en ce fait que le corps du Christ est
un souvenir des deux anciennes missœ, celle des caté- pris et partagé pour le salut du peuple, que son sang
chumènes et celle des fidèles. La messe, p. 527. est répandu dans la bouche des fidèles « C'est donc à la :

Plus éclairantes sur le caractère sacrificiel de l'eu- communion que le saint docteur voit réalisé le rappel
charistie sont les expressions suivantes que l'on sensible de la passion. » Lepin, op. cit., p. 87. Saint

retrouve souvent sous la plume de Grégoire immolatio


: Grégoire aime à illustrer cette doctrine de l'utilité du
sacrée oblationis, hosiiam salutarem immolare, offerre sacrifice pour les vivants par des exemples entre :

sacrificium victimœ salutaris, hostiam sacrse oblationis autres celui de cette femme qui faisait offrir le sacrifice
immolare, oblatio sacramenti, offerre sacra mysteria. pour son mari captif et obtenait que les liens du
Voir Dialogues, passim. surtout IV, lv, lvii, lviii, prisonnier tombassent tous les jours à cette heure.
lix, P. L., t. lxxvii, col. 416 sq. Dial., IV, lvii, t. lxxvii, col. 424.
2. Xalure et efficacité de la messe. —
On trouve à A la suite de saint Augustin, le grand pape montre
la fin des Dialogues un passage classique qui dit clai- aussi l'efficacité de la messe, pour les défunts. Il le fait
rement la nature et l'efficacité du sacrifice eucharis- avec d'autant plus d'insistance que s'épanouit alors
tique « Il nous faut donc à fond mépriser le siècle
: davantage dans la conscience chrétienne, la croyance
présent, et offrir à Dieu chaque jour un sacrifice de à la communion des saints et au dogme du purga-
larmes, chaque jour l'hostie de sa chair et de son sang. toire. « Le dogme du purgatoire, en se dégageant
Car voilà la victime unique qui sauve l'âme de la mort complètement à l'époque que nous étudions, entraîne
éternelle, qui renouvelle mystérieusement la mort de comme conséquence une estime de plus en plus grande
ce Fils unique, qui, bien que ne pouvant plus subir de la messe comme sacrifice expiatoire et propitia-
la mort depuis sa résurrection, et quoique vivant toire, et comme moyen de soulager les défunts. Saint
d'une vie immortelle et incorruptible, est cependant Grégoire a sur ce point donné, surtout par ses Dia-
immolé de nouveau pour nous dans ce mystère de logues, une impulsion décisive. A l'interrogation de
l'oblation sacrée. C'est bien en effet son corps que Pierre Quidnam ergo esse polerit quod mortuorum valeat
:

l'on y reçoit, sa chair qui est partagée pour le salut animabus prodesse? le pape répond .S7 culpse posl :

du peuple, son sang qui est répandu, non plus par les morlcm insolubiles non sint, mullum solet animas eliam
mains des infidèles, mais dans la bouche des croyants. post mortem sacra oblatio hostile salutaris adjuvare,
Songeons donc à ce qu'est pour nous ce sacrifice qui itaut hanc nonnunquam ipsse defunctorum animie
pour notre pardon reproduit sans cesse en l'imitant expeterc oideantur, et il raconte immédiatement à
la passion du Fils unique. Car, qui donc parmi les l'appui (le son assertion deux traits dont le second est
fidèles pourrait en douter'? A l'heure de l'immolation, l'origine de la dévotion du trentain grégorien. Dial.,
les cieux s'ouvrent à la voix du prêtre, les chœurs des IV, lv. Cette indication de saint Grégoire a été suivie
anges sont présents à ce mystère de Jésus-Christ. et elle a dû contribuer pour sa part à introduire
os:; MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT ISIDORE 984

l'usage des messes basses ou privées qui font leur 2° Saint Isidore de Sêuille (t 636). —
A côté de saint
apparition vers son époque. » fixeront, Histoire des Grégoire, l'évêque de Séville est un des maîtres les
dogmes, 3° édit., t. ni, p. 386. plus écoulés du haut Moyen Age sur la théologie de la
3. La misse apostolique. —
Nous n'avons pas à nous messe.
occuper ici de l'activité liturgique du grand pape; On doit chercher chez lui moins un système person-
mais il faut souligner du point de vue théologique ce nel d'idées bien liées sur l'eucharistie sacrifice qu'un
qu'il dit dans sa lettre à Jean de Syracuse sur la place écho autorisé des témoignages des Pères, et particu-
du Pater à la messe, aux origines et à son époque. lièrement de saint Augustin touchant cette question.
Epist., IX, 12, t. lxxvii, col. 957. « Nous disons la Il procède à ce sujet, selon sa méthode habituelle,
prière du Seigneur immédiatement après le canon, par voie d'analyse d'étymologies ou de définitions.
inox post precem, parce que c'était la pratique des C'est ainsi qu'on trouvera sa pensée sur la messe
apôtres de consacrer l'offrande du sacrifice, oblalionis dans une explication des notions connexes de sacrifice,
hostiam, par cette seule prière, ad ipsam solummodo d'oblation, de sacrement. Isidore connaît encore le
orationem ; aussi il me paraissait bien regrettable que mot missa dans le sens de renvoi Missa, tempore :

nous dussions dire la prière, preeem, que quelque


, sacriflcii, est quando cedechumeni feras mittuntur.
savant a composée sur l'oblation sans avoir à dire Etym.,\l, xix, 4, P. L., t. lxxxii, col. 252. La messe
la prière transmise par notre Rédempteur, sur son est pour lui le vrai sacrifice des chrétiens. Jubilamus
corps et son sang, et ipsam tradilionem quant Redcmp- in illo scilicet vero sacrificio, cujus sanguine salvatus
tor noster composuit super ejus corpus et sanguinem est mundus. De eccl. ofj., I, xiv, t. lxxxiii, col. 752.
non diceremus. » Ce sacrifice institué par Jésus-Christ à la cène
Il nous paraît clair que saint Grégoire oppose ici consiste pour nous à faire ce que le Maître a fait.
la propre prière du Seigneur, le Pater, à la prière, le Ibid., I, xvni, col. 754. L'eucharistie est un sacri-
canon, composée par un savant, scholasticus. On peut fice parce qu'elle comporte une sanctification, une
en conclure qu'aux yeux de Grégoire cette prière sacrification, une consécration des éléments offerts.
— le canon —
composée par un scholasticus n'a pu Le sacrifice, en effet, fait passer une chose de l'état
•être employée par les apôtres, puisqu'elle n'existait profane à l'état sacré.
pas alors. Saint Grégoire n'a point ici la pensée que Le sacrifice est ainsi appelé, en tant que chose faite
le texte du canon est d'origine apostolique. sacrée (quasi sacrum factum) parce que, par le moyen
Il semble clair aussi qu'à Rome au temps de saint d'une prière mystique, il est consacré en mémoire de la
Grégoire on ne disait pas le Pater sur l'hostie consacrée, passion du Seigneur pour nous. Nous appelons donc
quoiqu'au temps de saint Augustin on le disait déjà sur son ordre corps et sang du Christ ce qui, étant pris
•en Afrique. C'est le pape Grégoire qui a inauguré à des fruits de la terre, se trouve sanctifié et devient
Rome l'usage de le dire aussitôt après le canon. Pour sacrement par l'opération invisible de l'Esprit de Dieu.
quelle raison a-t-il fait ce changement? Il semble nous Ce sacrement du pain et du calice, les Grecs l'appellent
le dire en déclarant que les apôtres consacraient en eucharistie, ce qui signifie en latin bonne grâce. Et
récitant seulement l'oraison dominicale, qu'il oppose qu'y a-t-il de meilleur que le corps et le sang du Christ?
nettement à la prière liturgique courante. Amalaire, Etym., VI, xix, 38, t. lxxxii, col. 255.
sur la foi de cette lettre, n'hésitera pas à admettre le Ainsi la messe comme sacrifice supposera d'abord
pouvoir consécrateur du Pater. Liber officialis, IV, une oblation du pain et du vin que l'on apporte sur
xxvi, Ribl. nat., cod. lat. 9421, d'après M. Andrieu, l'autel en vue de les sacrifier c'est-à-dire de les rendre
Immixtio et consecratio, p. 34 et 35. On se souviendra sacrés : Fertum enim dicitur oblatio quœ altari ofjertur
encore longtemps de cette prétendue consécration et sacrificatur a pontifteibus, a quo ofjertorium nomi-
apostolique par la seule récitation du Pater chez les natur. Ibid., 24, col. 254.
liturgistes postérieurs ainsi Honorius d'Autun,
: Ce n'est point ici une oblation quelconque, mais une
Gemma animas, III, xevi, P. L., t. clxxii, col. 667 et oblation sacrificielle. On peut offrir en effet des dons
668; un missel du xn° siècle de Colmar cité dans d'argent ou proprement un sacrifice. Il s'agit ici d'un
Andrieu, p. 34 et 35, n. 4; ainsi encore Bernon de sacrifice, sacrificium autem est viclima, et quœcumque
Reichenau, P. L., t. clxii, col. 1055 à 1057. On pour- cremantur in ara, seu ponuntur. A la messe, il s'agit
rait aisément multiplier ces exemples, qui se retrou- d'une consécration du pain et du vin qui peut être
veraient jusqu'au xv e siècle. dite immolation Immolatio ab antiquis dicta eo quod
:

Aussi de nombreux savants, Bona, De la liturgie, in mole altaris posita victima cœderetur, unde et maclalio
trad. Lobry, Paris, Vives, 1874, 1. 1, p. 147-149, L. Du- post immolationem est. Nunc autem immolatio pani
chesne, Origines du culte chrétien, 4 e édit., p. 187, et calici convenit, libatio autem tanlummodo calicis
n. 2, Vacant, Histoire de la conception du sacrifice de oblatio est. Ibid, 31.
la messe, p. 25, Fortescue, La messe, p. 478, J. Brink- Comment se fait cette consécration? Par la vertu
trine, Der MessopferbegrifJ, admettent-ils l'interpré- de l'Esprit-Saint qui opère, durant la sexta oratio,
tation proposée par les liturgistes anciens et voient entre le Sanctus et le Pater, la « conformation » de
•dans cette assertion de saint Grégoire une méprise du l'oblation au corps et au sang du Christ. De eccl. ofjic,
grand pape. Probst cependant est d'un avis différent il ; I, xv, t. lxxxiii, col. 752-753. Saint Isidore n'écarte
voit dans ipsa oratio une allusion au canon parce que,
; point par là l'utilité et la nécessité des paroles de l'ins-
dit-il, lorsque saint Grégoire veut parler du Pater il titution. De substantia sacramenti sunt verba a sacer-
ajoute toujours l'épithète dominicale. Voir Fortescue dote in sacro prolata mgsterio scilicet : Hoc est corpus
p. 478. Mgr Batiffol adopte cette manière de voir. meum. Epist., vu, ad Redemptum, t. lxxxiii, col. 905.
L'eucharistie, 7» éd., p. 353; de même Casel, dans Au terme de la consécration des éléments, il y a le
Jahrbuch fur Lilurgiemvissenschaft, Murster-en-W., sacrement du corps du Christ Sanctipcata tamen per
:

1924, p. 176. Spiritum Sanctum in sacramentum divini corporis


Quoi qu'il en soit de cette opinion sur la messe transeunt. De eccl. offic, I, lviii, t. lxxxiii, 4, col. 755;
apostolique, il que le grand pape est à l'aurore du
reste cf. Etym., VI, xix, 38, t. Lxxxn, col. 255. Dans la
Moyen Age théologien de l'efficacité du sacrifice
le communion, les fidèles recevront la réalité invisible,
eucharistique il est l'initiateur du mouvement qui
: la virlus divina qui se cache sous les apparences vi-
va pousser le clergé et les fidèles à envisager spéeula- sibles du pain et du vin Cette réalité, qu'Isidore
:

tivement la messe surtout dans ses effets, et à chercher nomme « conformation du sacrement avec le corps
pratiquement à mieux s'en approprier les fruits. du Christ », c'est le corps du Christ, manifestum est
985 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, SAINT BEDE 986

enim eos viverc qui corpus ejus attingunt. De ceci. o)J., corps mort de Notre-Seigneur, combien plus convient-
I, xviii, 8, t.Lxxxm col. 750. Isidore regarde le sacri- il que nous, qui le savons ressuscité des morts, monté

fice de la messe non seulement comme utile aux aux cieux, partout présent par la présence de sa divi-
vivants dans la communion, mais comme utile aux nité, qui potenlia diuinœ majestatis ubique prwsenlem
fidèles défunts pour la rémission de certains de leurs cognovimus, nous nous tenions avec révérence sous ses
péchés il en appelle pour
: l'établir aux paroles du regards et célébrions ainsi ses mystères! Ibid.,]. II, iv,
Maître. Mat th.. xn, 32, à la coutume apostolique et col. 150.
à saint Augustin, De civitate Dei, XXI, xxiv, et Dans ces passages, Bède évidemment ne parle point
De cura pro mortuis, c. i et xxvm. de multilocation d'un même corps, mais d'ubiquité de
Dans l'ensemble de sa doctrine, il s'inspire surtout la divinité du Sauveur; il semble qu'il oppose ici l'ha-
du Docteur d'Hippone. Avec lui, il insiste sur le rôle bitation localisée du corps du Christ au ciel, à l'omni-
de l'Esprit-Saint d'une part, de la prière mystique présence de sa divinité sur la terre il s'orienterait
:

d'autre part, dans la consécration des éléments. ainsi, du moins dans ces textes, vers « un spiritualisme
Plus nettement que lui il met en relation l'idée de excessif ». Geiselmann, op. cit., p. 49.
consécration avec l'idée foncière du sacrifice. Mais il ne faut pas que ces textes, qui semblent
En résumé, d'après Isidore de Séville, la messe est faire abstraction de la présence de la victime du
un sacrifice en tant qu'elle est « la sanctification », Calvaire à l'autel, fassent oublier d'autres textes très
la consécration », « la sacrification » des éléments
<i clairs,où Bède affirme qu'à l'autel nous offrons le
eucharistiques ofïerts sur l'autel, par la vertu du Saint- corps et le précieux sang qui nous a rachetés, corpus
Esprit au moment de la prière mystique. Cette consé- sacrosanctum et preliosum Agni sanguinem quo a
cration a pour effet d'élever les éléments à la dignité pecc(dis redempti sumus, denuo Deo in profectum nostrœ
de sacrement du corps du Christ, de donner aux fidèles salutis immolamus. Ibid., 1. II, i, col. 139.
la réalité et la vertu de ce corps, de remettre les péchés 2. La messe comme mémorial e/Jlcace de la passion. —
des fidèles qui sont en purgatoire. Elle est faite en La messe un sacrifice dont celui de Melchisédech
est
mémoire de la passion. Cette définition est anthro- était la figure, « que Jésus-Christ a offert le premier, et
pocentrique, elle va à nous dire beaucoup plus ce qu'il a confié à l'Eglise pour qu'elle l'offrît perpétuelle-
qu'est pour nous le sacrifice dans ses effets, qu'à ment en rémission des péchés ». Hexaem., 1. III, t. xci,
expliquer ce qu'il est par rapport à Dieu. col. 151.
3° Bède le Vénérable (t 735). —
Esprit encyclopé- Comme à la cène et au Calvaire, le Christ est offert
dique comme Isidore de Séville, comme lui disciple de sur l'autel in remissionem peccatorum. Sans doute, le
saint Augustin, il est avec lui l'une des voix écoutées baptême remet aussi les péchés, Homil., 1. I, xiv,
qui font connaître aux théologiens de l'époque caro- t. xciv, col. 75, mais l'efficacité spéciale du sacrifice
lingienne d'abord, aux écrivains du Moyen Age en- de la messe pour effacer les péchés lui vient de ce
suite, les vérités traditionnelles sur la messe. Dans qu'il contient, et de ce que l'on y reçoit le corps et le
ses Homélies et Commentaires, il tend surtout à mon- sang rédempteurs. Cum panis et vini creatura in
trer dans la messe la perpétuelle commémoraison sacramentum carnis et sanguinis ejus incfjabili Spiritus
qui rappelle symboliquement et efficacement la pas- sanclifteatione trans/ertur, sicque corpus et sanguis illius
sion et la mort du Christ. non infidelium manibus ad perniciem ipsorum jun-
1. La messe commémoraison symbolique de la pas- ditur et occiditur sed fidelium orc sumitur ad salutem.
sion. —
Le symbolisme des éléments consacrés est Ibid.
développé dans le sens augustinien et isidorien; Bède Pour conférer aux éléments sacrificiels cette effica-
insiste comme ses prédécesseurs sur la nécessité de cité, faut une double action divine celle de l'Esprit-
il :

mêler l'eau au vin pour que le tout symbolise Saint qui les sanctifie, relie du Christ présent surl'autel
l'offrande du corps mystique. In Luc., 1. VI, P. L., qui les consacre. Jésus... altaribus sacrosanctis inter
t. xcn, col. 597; voir aussi De tabern., 1. II, c. il, t. xci, immolandum, utpote proposita consecralurus adesse non
col. 428; Exp. in Lev., vu, t. xci, col. 343. dubitatur. In Luc, 1. VI, t. xcn, col. 597 D. Rien
Geiselmann, Die Eucharistielehre der Vorscho- d'étonnant qu'au terme de cette action, il y ait sur
lastik, Paderborn, 1926, p. 48, cite une série de textes l'autel comme aliment offert aux fidèles la chair de la
où Bède pousserait très loin ce symbolisme et présen- victime jadis immolée au Calvaire, convivium, caro et
terait les sacrements, et particulièrement l'eucharistie sanguis. In Gen., iv, xxxi, t. xci, col. 217 D et
comme une « compensation » de la présence personnelle 259 B; In Samuel, 1. I, c. n, t. xci, col. 506 C;
du Sauveur. « Pour Bède, écrit-il, les sacrements sont Homil., 1. II, xxiii, t. xciv, col. 261. Cette partici-
un remplacement (Ersatz) de la présence personnelle. pation au corps et au sang du Christ est d'une si
Ils sont le manteau laissé sur terre par Élie. En mon- haute valeur que, sans elle, il n'y a pas de vie éter-
tant au ciel le Maître a laissé à l'Église les sacrements, nelle. Hexaem., 1. III, t. xci, col. 151 C.
les signes de l'humanité qu'il avait prise (Homil., Il n'y a donc point de doute, Bède est un témoin
1. II, ix, P. L., t. xciv, col. 180). L'eucharistie, elle de la doctrine du réalisme sacrificiel de la commémo-
aussi, est un remplacement (Ersatz) de la présence raison eucharistique. On peut souligner chez lui le
personnelle. Le mystère eucharistique est aussi le souci augustinien de distinguer entre lesacramenlum et
tombeau vide du matin de Pâques. Les anges qui la i>irtus sacramenti, d'établir un étroit parallèle entre
entourent le mystère du Corps du Christ sont les le baptême et l'eucharistie, de concevoir le contenu
consolateurs de notre regret de ne pas trouver le corps du sacrement de l'eucharistie comme une vertu ;
du Seigneur (Homil., 1. II, iv, ibid., col. 151, 152). » le fait aussi de parler avec insistance de l'absence
Nous expérimentons, d'ailleurs, positivement la du corps du Christ ici-bas d'une part, et de l'omni-
présence de la divinité du Sauveur dans l'eucharistie. présence active de sa divinité surtout dans la fraction
Si au lendemain de sa résurrection il n'est plus présent du pain d'autre part; tout cela dénote sans doute une
par son humanité qui est au ciel, il est présent divi- tendance à voir surtout dans l'eucharistie Paspecl
nitus, par sa divinité qui remplit le ciel et la terre, à spiritualiste et dynamique.
tous ceux qui le désirent. Il nous sera ainsi présent Mais ne voir que cet aspect serait méconnaître ce
particulièrement dans la fraction du pain, cum sacra- réalisme traditionnel qu'il reçoit de ses prédécesseurs,
mentum ejus corporis, casta
ac simplici conscientia et particulièrement de la liturgie il utilise en même
:

sumimus. Homil., 1. II, m,


xciv, col. 148.
t. —
Si les temps qu'Augustin, Ambroise, Grégoire, Isidore de
saintes femmes cherchaient avec tant d'ardeur le Séville et d'autres; dans son milieu il trouve la liturgie
987 MESSE DANS L'EGLISE LATINE, LE PSEUDO-GERMAIN 988

romaine, le sacramcntaire grégorien, les Ordines romani, che ce qui se passe durant le rite de la conjractio et de
des livres du type gélasien. Il est ainsi à la fois l'écho la commixtio. Ce rite complète la consécration et a
vivant de ce réalisme liturgique et traditionnel, et des pour l'auteur une importance considérable Conjractio :

tendances spiritualistes dynamiques de l'augustinisme. vero et commixtio corporis Domini tantis mysteriis
La messe est pour lui le sacrifice dans lequel l'Église, declarata antiquitus sanctis Patribus fuit, ut dum
instrument de l'action divine du Fils et de l'Esprit- sacerdos oblationem con/rangerel, videbalur quasi angé-
Saint, offre ce que Jésus-Christ a offert à la cène :le lus Dei membra fulgcntis pueri cultro concidere et
pain et le vin destinés à devenir le corps et le sang du sanguinem ejus excipiendo colligere, ut vivucius cre-
Christ. Ces éléments consacrés deviennent le sacrement derent. Epist., 94 A.
i, col.
du corps du Christ pour la rémission des péchés, le « La contraction de l'espèce du pain faite par le
salut des vivants et des fidèles défunts. Non seule- célébrant n'est pas pour notre liturgiste simplement
ment ce sacrifice rappelle la passion, mais il en commu- un rappel du geste du Sauveur rompant le pain à la
nique les fruits. C'est un mémorial efficace la sacro-
: cène afin de le distribuer aux apôtres la contraction
:

sainte oblation du corps du Christ, une participation lui suggère que le corps du Christ est coupé comme
réelle à la victime du Calvaire; ce n'est point un avec un couteau pour que le sang en soit recueilli
reiiouvellcmerft de l'immolation réelle de la croix, dans le calice. Il attribue ce symbolisme à des saints
mais un rappel figuratif de cette immolation. Pères qu'il dit anciens. » P. Batiffol, Études de liturgie,
4° Le pseudo- Germain (fin du vn c siècle). — Les p. 270. Nous avons ici une conception ultra-réaliste
deux lettres liturgiques qui passent pour être l'œuvre de l'immolation de l'autel elle est loin de la conception
:

de saint Germain de Paris (milieu du vi e sièc'e) ne symbolique d'un saint Augustin et d'un saint Gré-
sauraient être de ce personnage. goire; elle est en dehors du grand courant traditionnel
Dom Wilmart a relevé la dépendance de ces lettres qui voit dans le sacrifice de l'autel non une immolation
à l'égard du De ecelesiaslicis officiis d'Isidore, voir réelle, mais le rappel symbolique de l'immolation du
art. Germain de Paris, dans le Diction, d'archéol. Calvaire. Pour justifier cette interprétation, l'auteur
chrét., t. vi, col. 1101 et 1102. — De plus ces lettres déclare qu'elle a été expliquée anciennement aux
citent les Dialogues de saint Grégoire, 1. IV, c. lviii, saints Pères par des miracles. Il en appelle au témoi-
P. L., t. lxxvii, col. 427. Comparer ces mots de gnage de la version latine des apophtegmata Patrum
Grégoire, Summis ima sociari, terrena cœlestibus jungi, faites par les Bomains Pelage et Jean autour de l'an-
ad sacerdotis voeem cselos aperiri, avec ces expressions née 560. Voir Revue bénédictine, 1922, t. xxxiv, p. 185,
du pseudo-Germain quia tune cœlestia terrenis mis-
: et Verba seniorum, dans les Vite Patrum, 1. V, sect.
centur et ad orationem sacerdotis cceli aperiuntur. xvin, 3, P. L., t. lxxiii, col. 978-979. Il y est question
Epist., i, P. L., t. lxxii, col. 91 B. Ce n'est pas saint d'un vieil anachorète qui ne croyait pas à la présence
Grégoire qui est le plagiaire le passage cité de lui est
: réelle. Ses frères lui démontrèrent que telle n'est pas
trop cohérent pour être fait de pièces rapportées. la foi catholique. L'anachorète ne se rendit pas et
Il reste que la dépendance soit du côté de notre auteur : demanda un miracle qui fût une révélation du mystère
celui-ci est donc postérieur à saint Grégoire qui écrit eucharistique. Le dimanche, quand les pains furent
ses Dialogues vers 593. Il ne peut être saint Germain posés sur l'autel, les assistants virent comme un
mort en 576. Les lettres du pseudo-Germain, posté- enfant gisant sur l'autel. Et comme le prêtre étendait
rieures aussi à Isidore de Séville, seraient de la fin les mains pour rompre le pain, un ange du ciel des-
du vii c siècle : quelle que soit d'ailleurs leur date cendit et, ayant un couteau à la main, il coupa cet
exacte, elles reflètent probablement une liturgie enfant et il recevait son sang dans le calice. Le vieil
traditionnelle dans le milieu de Bourgogne et nous ermite s'approcha pour communier et il reçut lui
en donnent l'interprétation. seul de la chair ensanglantée et il crut. Ses frères lui
« Les lettres ont pour dessein premier, voire unique, dirent « Dieu connaît la nature de l'homme et quelle
:

de révéler les mystères, mysteria, carismala, de déclarer ne peut se nourrir de chair crue c'est pourquoi il
:

le sens spirituel, les raisons profondes des rites et des transforme son corps en pain et son sang en vin pour
usages qu'elles retracent. » A. Wilmart, art. cité, ceux qui le reçoivent avec foi. » Cette explication,
col. 1065. Premières manifestations d'un courant matérielle, massive, plutôt imaginative trouvera sans
allégorique dans l'interprétation de la messe qui se doute quelques échos dans la suite. On retrouvera
retrouvera dans Amalaire. le récit des Vitee Patrum à côté d'autres récits dans
La messe nous y apparaît dès les premières lignes Paschase; mais Paschase n'en tirera point les conclu-
comme la somme des charismes, comme l'oblation sions que tire pseudo-Germain. Plus tard, la conception
faite en commémoraison de la mort du Christ pour de particules de chair du Christ correspondant aux
le salut des vivants et le repos des défunts, col. 89 A. parties du pain rompu sur l'autel attirera les sar-
Il faut relever ici du point de vue théologique l'in- casmes de Bérenger. Les théologiens antibérengariens
fluence isidorienne, et la conception originale de se garderont bien de défendre cette vue matérialiste,
l'auteur sur la contraction envisagée comme une contraire à la meilleure tradition. L'interprétation de
immolation réelle faite par un ange. pseudo-Germain qui conçoit la messe comme une

1. Influence isidorienne. La partie de la messe qui immolation réelle opérée par un ange, n'est donc fondée
va du Sanclus au Pater est centrale c'est l'heure de
: que sur un récit légendaire et s'écarte des conceptions
l'oblation. Les paroles du Christ y opèrent « la trans- communes des Pères latins touchant l'immolation
formation » du pain en son corps et du vin en son figurative de l'autel.
sang, panis vero in corpore, et vinum trans/ormalur in 5" Doctrine et piété : leur influence respective dans la
sanguine, dicenle Domino, col. 93 A. multiplication des messes, l'apparition des messes
2. La messe comme immolation réelle, œuvre d'un votives, la spécification des intentions. —
On n'aurait
ange. — A propos de la messe pascale, l'auteur parle qu'une idée incomplète de l'importance du développe-
d'un ange qui vient bénir la matière du sacrifice, tout ment de la doctrine de l'efficacité de la messe à la
de même que la résurrection du Christ eut un ange fin de l'âge patristique, si l'on ne tenait compte de
pour témoin Angélus Dei ad sécréta super altare tan-
: l'influence de la piété chrétienne comme facteur de ce
quam super monumentum descendit, et ipsam hostiam développement.
benedicit instar illius angeli qui Christi resurrectionem « Les premiers évêques tenaient, semble-t-il, à pré-

evangelizavit. Epist., n, col. 96 D. senter à Dieu tous les fidèles et tous leurs vœux réunis
C'est de même à l'activité de cet ange que se ratta- sur le même autel. Aussi, à l'époque des Pères, celé-
989 MESSE DANS L'ÉGLISE LATINE, LA EIN DE L'AGE PATRISTIQUE 990

brait-on un petit nombre dé messes. Le synode d'Au- au purgatoire, et croyance bien vivante au dogme
la
xerre. teniien 578. défendait encore dédire deux messes de la communiondes saints, et la doctrine ainsi que
le même jour au même autel... Jusqu'au xii° siècle on les récits de saint Grégoire.
recommandait ensemble à la messe toutes les inten- C'est alors, du vi° au ix« siècle, que s'exercent les
tions des assistants et des bienfaiteurs de l'Église. influences décisives qui amènent à généraliser l'usage
Voir concile de Lérida en Espagne tenu en (>i>0, qui s'est perpétué jusqu'à no

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