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À LA DOMINATION MASCULINE
2014/2 n° 57 | pages 19 à 37
ISSN 1298-6046
ISBN 9782343049793
DOI 10.3917/cdge.057.0019
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Annie Junter
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Entretien réalisé par Coline Cardi et Anne-Marie Devreux
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la place du droit du travail dans la formation juridique. La hié-
rarchie des disciplines juridiques apparaît très tôt au cours de la
formation et dans cette hiérarchie, le droit du travail n’occupe
pas toujours une place de choix. C’est souvent un enseignement
optionnel du droit privé, représenté par quelques heures de
sensibilisation en licence. Personnellement, je me suis formée
sur le tas à l’Institut universitaire de technologie de Rennes, au
département de gestion parce que j’y étais nommée en qualité
d’assistante en droit social 1.
Dans ce contexte, l’analyse critique du droit en général est
assez peu pratiquée. Les apprenant·e·s sont rompu·e·s au
commentaire d’arrêt, à l’étude des textes, et à la rédaction de
consultations, mais les questions sociopolitiques liées à la fabri-
cation des normes et celles de leurs usages sociaux sont laissées
à la science politique, d’une part, et à la sociologie, d’autre part.
La sociologie du droit demeure d’ailleurs une discipline plus
présente dans la sociologie qu’en droit 2. Les manuels d’intro-
duction au droit se ressemblent tous et continuent dans cette
voie au point que l’on conseille aux étudiants·e·s le plus récent
et le moins cher. Historiquement, le seul qui ouvrait la pers-
1
Pour ces éléments biographiques, voir Emmanuelle Latour et Anne Revillard
(2009).
2
La revue Droit et société a été créée en 1985 par un groupe de chercheurs et
enseignants qui venaient de la philosophie, de la théorie et de la sociologie du
droit. Son rédacteur en chef est Jacques Commaille. Elle se présente comme
une revue internationale de théorie du droit et de sociologie juridique.
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domination des femmes par et dans le droit, surgit au hasard de
ces engagements protéiformes. Pour moi, la révélation est
venue par hasard au cours de la préparation du doctorat, à partir
de la lecture d’un fond de thèses en droit, soutenues entre 1900
et 1920, disponible à la bibliothèque universitaire de Rennes.
Ces thèses portaient sur la loi du 2 novembre 1892 sur le travail
des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établisse-
ments industriels. J’y ai découvert l’âpreté des débats entre les
libéraux et les interventionnistes autour du travail des femmes
au moment de la révolution industrielle, mais surtout l’enjeu de
la reconnaissance juridique du travail des femmes, par rapport à
un ordre social tout entier construit sur l’idée de leur incapacité
et de leur soumission à l’homme. Ces lectures ont été
déterminantes, car j’y ai perçu la logique de codification de la
domination masculine par le Code civil que tous les
enseignant·e·s nous avaient présenté comme un chef-d’œuvre de
modernité que le monde nous enviait.
— Vous soulignez aussi dans votre question, l’obstacle lié aux
carrières universitaires en droit.
— Ce n’est pas un argument négligeable, car faire le choix du
droit du travail et s’intéresser plus particulièrement à la question
des droits des femmes dans les années 1970, était assez stig-
matisant et j’ai des raisons de penser que ça le reste. En 1978,
un grand professeur de droit social qui m’avait reçue à
l’occasion de la publication d’un de mes premiers articles
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distincts pour l’accès au professorat des universités dans les
disciplines juridiques, politiques, économiques et de gestion.
L’agrégation du supérieur, qui est une spécialité française res-
treinte à ces disciplines, est un archaïsme qui contribue à
entretenir et à assurer la reproduction d’un système disciplinaire
extrêmement fermé et replié sur lui-même.
Vous posez la question des figures inspiratrices et des modèles :
dans un système aussi figé, c’est bien le problème et il est
encore présent si j’en juge par les sollicitations étudiantes que je
reçois. Les obstacles rencontrés pour accéder à la hiérarchie
universitaire participent activement aux renoncements et aux
réorientations des recherches. Ce sont autant de facteurs qui
découragent les vocations. En ce qui me concerne, j’ai essuyé des
tas de refus avant de trouver un professeur de droit des affaires
qui accepte de diriger ma thèse (Junter 1981). La plupart de
ceux que j’avais contactés ne croyaient pas au sujet ou se
méfiaient de son côté sociologique. Le professeur Paillusseau
avait accepté, car il avait écrit un article sur les difficultés que
rencontraient les femmes mariées pour créer un commerce, sans
l’autorisation de leur mari. L’idée d’une vraie problématique
juridique lui était apparue à la faveur de cette recherche. Je ne
suis sans doute pas allée aussi loin que je l’aurais souhaité dans
l’analyse critique, mais je lui suis très reconnaissante d’avoir
accepté de prendre ce risque.
S’agissant des modèles, à dire vrai je n’en ai pas vraiment eu,
mais j’ai eu le plaisir de faire des rencontres qui m’ont stimulée
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Droits des femmes, pouvoir des hommes, publié au Seuil dans la
collection « Libres à elles » en 1978, reste pour moi la première
critique féministe du droit français. Au moment du colloque
« Femmes, féminisme et recherches » de 1982 à Toulouse, dans
l’atelier droit il y avait Odile Dhavernas, Michèle Bordeaux qui
était enseignante-chercheuse à Nantes et que j’ai également beau-
coup fréquentée en raison de notre proximité géographique 3.
Elle était historienne du droit et ses analyses féministes de la
discipline étaient très percutantes et stimulantes. Il y avait aussi
Régine Dhoquois qui animait la revue Actes et qui a très tôt
développé une approche féministe du harcèlement sexuel au
travail 4. Il y avait également Marie-Thérèse Lanquetin qui était
à l’Institut du travail de Strasbourg et qui faisait de la recherche
sur l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans
le droit social communautaire (Lanquetin 2003) 5. L’intérêt de
ces rencontres est moins centré sur les contenus échangés que
3
Professeure agrégée d’histoire du droit à Nantes, elle a travaillé sur la
période de Vichy (Bordeaux 2002) et a dirigé le programme de recherches
féministes et sur les femmes au CNRS et le laboratoire Droit et changement
social. Elle a également beaucoup œuvré pour la qualification judiciaire du viol.
4
Juriste et sociologue à l’Université Paris 7 – Diderot, elle a fondé et animé la
revue Actes. Les cahiers d’action juridique, revue de critique juridique proche
du mouvement d’action judiciaire, elle a publié dans la revue Confluences
Méditerranée de nombreux articles sur « femmes et islamisme ».
5
Juriste, chercheure à l’Université Paris 10 – Nanterre, elle a également publié
de nombreux articles sur le droit communautaire, notamment dans Droit
social et dans Travail, genre et sociétés.
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Sabena (Gubin 2007). Cette affaire a débouché, en 1976, sur les
célèbres arrêts Defrenne reconnaissant l’égalité entre les
femmes et les hommes comme un principe fondamental du droit
communautaire 6. Ce fut une rencontre lumineuse et marquante.
Éliane Vogel-Polsky est une juriste féministe qui a défendu le
recours aux actions positives pour faire avancer l’égalité dans le
droit. Nous partagions cette conviction qu’il fallait inventer un
nouveau paradigme plus proactif pour que le droit social puisse
devenir un levier de la transformation des rapports sociaux de
sexe au sein des organisations.
Mon autre inspiration est venue du Québec, en 1993 j’ai eu le
plaisir d’accueillir en année sabbatique la professeure Ann
Robinson. Elle a enseigné le droit à l’Université Laval à Québec
et a dirigé le Groupe de recherche multidisciplinaire féministe
(GREMF) à deux reprises en 1988-1991 et 1995-1997. Ce groupe
édite la revue Recherches féministes 7. Spécialiste du droit des
personnes et auteure de nombreuses publications sur les droits
des homosexuelles et de l’homoparentalité (Robinson 1989), Ann
Robinson m’a permis de mettre des mots sur la qualification de
ma propre démarche au carrefour du droit et des sciences
sociales et m’a aidée à l’inscrire dans le champ académique de
la critique féministe du droit. Bien qu’intervenant sur des
6
Arrêts de la cour de justice de la communauté européenne 149/77 du 15 juin
1978, Recueil de la Cour 1978.
7
www.fss.ulaval.ca/lef/revue/index.htlm
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d’un droit commun de l’humanité (Delmas-Marty 2007). La
nécessité de l’articulation entre vouloir, pouvoirs et savoirs
qu’elle développe dans son œuvre fait écho aux conditions qui
me semblent nécessaires pour élaborer une vraie politique du
droit au service de l’égalité entre les femmes et les hommes.
— Un autre paradoxe qui nous amène cette fois au contenu du
droit du travail lui-même : l’égalité professionnelle entre les
hommes et les femmes reste, après des décennies de débats et
d’initiatives dans le domaine juridique, une question toujours
aussi actuelle, voire un sujet de désespérance pour les femmes.
Vous avez parlé d’« acharnement législatif » (Junter 2004) à ce
propos, et vous analysez l’inefficacité de la loi plutôt comme une
« ineffectivité », dont les causes sont inscrites dans la loi elle-
même. Pourriez-vous, cette fois, en guise d’entrée en matière
dans la question de la production de la loi, nous en dire plus et
revenir sur ces analyses ? Ainsi pourrait-on dire que parfois légi-
férer sert à justifier l’action publique mais de façon illusoire, en
laissant croire qu’on a fabriqué de l’égalité réelle, ce qui nourrit
l’idéologie d’une égalité déjà acquise. Est-ce que la production du
droit n’est pas parfois une production d’emblée à fonds perdus ?
— Effectivement, le droit du travail est un bon observatoire
de la production du genre par et dans le droit positif.
Historiquement, les figures de l’épouse et de la mère sont au
cœur de la fabrication du droit du travail. La révolution
industrielle a provoqué les premières fissures dans le système
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sociaux parce qu’elles les prémunissaient des effets de concur-
rence déloyale au travail et qu’elles préservaient la division
sexuelle des rôles autour du modèle de Monsieur gagne-pain et
du travail d’appoint de Madame gagne-moins. Le code du tra-
vail s’est construit à la fin du XIXe et début du XXe siècle sur
ces fondements et il en est résulté une figure emblématique qui
traverse les différents chapitres du code, mais aussi les règles du
jeu de la négociation sociale — à savoir : celle du travailleur
mâle blanc, ouvrier dans le secteur industriel, syndiqué et béné-
ficiaire d’une convention collective. L’un des problèmes relatifs
à l’ineffectivité du droit et à l’égalité professionnelle résulte de
l’absence de remise en cause réelle des fondements de cette
grammaire juridique.
En effet, la montée en diplômes des filles et l’ancrage des
femmes dans le salariat au cours des trente glorieuses a nourri
une fièvre réformatrice des gouvernants en faveur de l’inscrip-
tion de l’égalité entre les femmes et les hommes dans le droit du
travail, sous les efforts conjugués de l’injonction à la modernité,
des luttes des femmes et de la pression du droit européen et
international. Toutefois, ces réformes, effectuées par strates
successives, ont intégré la catégorie juridique de l’égalité dans un
corpus dont les modèles sous-jacents n’ont jamais été vraiment
questionnés. Il en résulte un entrelacs de logiques juridiques de
domination, de protection, d’émancipation qui participe à
l’ineffectivité des lois sur l’égalité professionnelle depuis trente
ans. Par exemple, tout le modèle contemporain du droit français
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du travail repose sur l’idée qu’il faut définir un cadre dans la loi
et faire confiance aux partenaires sociaux pour l’appliquer et
l’enrichir dans une logique de progrès social. Ce pacte ne fonc-
tionne pas sur la question de l’égalité professionnelle entre les
femmes et les hommes car les partenaires ne s’emparent pas
vraiment du sujet ou le font sans conviction ou expertise. Par
voie de conséquence, l’acharnement que met le législateur à
renforcer les obligations de négocier est voué à l’échec, car il se
heurte constamment et, en dépit des efforts menés par quelques
femmes engagées, à leurs difficultés à mobiliser à plein le
dispositif. C’est en ce sens que je parle d’ineffectivité, c’est-à-
dire d’inutilisation des textes par les metteurs en œuvre dési-
gnés par le législateur.
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Le partage des rôles au sein de la négociation sociale et
l’androcentrisme des organisations rendent difficile l’émergence
d’une coalition de causes qui serait le support d’une demande
sociale d’égalité de la part des travailleuses. Cette approche a
été portée par quelques groupes de femmes dans des organisa-
tions syndicales dans les années 1970-80, mais la logique de
l’appartenance l’a emporté sur la logique de la cause et ces
groupes ont disparu. La confiscation syndicale de la question des
rapports de production et le non-investissement de la question
inégalité-discriminations sexistes par le syndicalisme français
expliquent en partie cette désaffection. Il faut ajouter que
l’absence d’un certain ‘féminisme d’organisation’, à l’instar de
ce que l’on peut trouver au Québec, et qui s’est forgé dans des
coalitions entre femmes engagées, ouvrières, employées, cadres,
expertes, universitaires, syndicalistes autour de la mise en œuvre
de lois proactives, n’a pas non plus favorisé l’inscription de la
problématique sur les agendas de la négociation. La faible péné-
tration du féminisme dans le syndicalisme et la spécialisation
des mouvements revendicatifs ne sont sans doute pas sans in-
fluence sur l’inapplication des mesures d’égalité professionnelle.
Enfin, la faiblesse des recherches en sciences sociales sur les
usages sociaux des textes relatifs à l’égalité professionnelle au
cœur même des entreprises est aussi un facteur explicatif.
L’étude-bilan (Doniol-Shaw et al. 1989) relative à l’application
de la loi Roudy (1983) que nous avions réalisée en équipe
interdisciplinaire sur la période 1983-1988 avec les moyens
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— Dans l’évolution du droit français du travail concernant les
femmes, il apparaît que les institutions internationales, et notam-
ment le droit communautaire et les directives européennes, ont
joué et jouent un rôle moteur. Quelle est la part de ces interven-
tions dans la production du droit français ? Comment décrire
cette dialectique entre droit communautaire et droit national,
notamment à partir de la question des actions positives et donc
de droits spécifiques en faveur des femmes ?
— Le droit communautaire et le droit international ont exercé
sur le droit français, particulièrement dans le domaine du
travail, une pression considérable. Elle s’est manifestée à la fois
dans la définition des catégories juridiques, des systèmes
probatoires, dans les conflits de jurisprudence et dans les straté-
gies d’application du droit. La combinaison de ces influences
dans le temps et l’espace a contribué à fabriquer un corpus
juridique de l’égalité complexe, pas toujours très lisible et tra-
versé de logiques contradictoires entre égalité formelle, réelle,
protection, actions positives, dont la cohérence ne saute pas aux
yeux des profanes et parfois même des experts·e·s.
À partir d’une petite fenêtre d’opportunité juridique, présente
pour des raisons économiques dans le traité fondateur de la
Communauté économique européenne (article 119), le droit
communautaire a été un laboratoire vivant de création d’un
droit de l’égalité et de la non-discrimination, dont l’écriture a
été façonnée par l’inventivité de la jurisprudence élaborée par la
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pour le maintien temporaire de ces avantages en matière de
retraite en les considérant comme des actions positives desti-
nées à compenser les effets des responsabilités familiales sur les
carrières des femmes. Cette argumentation solide en droit se
heurte au dilemme des actions positives (Junter 2011). Moralité,
les femmes ont, en France, vécu ces décisions comme des ré-
gressions et en ont imputé l’origine à l’Europe.
Les arrêts les plus créatifs sur la reconnaissance de la
légitimité des actions positives, sur les discriminations directes,
indirectes et la transformation de la preuve sont issus d’affaires
anglaises, allemandes, scandinaves. Sans doute les traditions
anglo-saxonnes du droit des minorités et de Common law ont
joué un rôle facilitateur. Cependant, le sentiment d’un droit
social français très protecteur pour les femmes et la domination
masculine historiquement exercée dans la fabrication, l’appli-
cation et l’interprétation du droit ont entretenu une certaine
indifférence, parfois teintée d’hostilité, envers ce corpus pour-
tant novateur. Dans ce contexte, l’application des textes euro-
péens a été laborieuse. Elle s’est imposée sous la contrainte des
transpositions avec lenteur et résistance de la part des appareils
politiques et judiciaires. La méconnaissance des logiques du
droit communautaire dans le domaine de l’égalité a elle-même
alimenté une suspicion, y compris jusque dans les rangs des
féministes (Lanquetin 2008). Les clivages sociopolitiques autour
du référendum sur le traité constitutionnel ont achevé de jeter le
doute sur l’intérêt du processus d’harmonisation et nourri
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production du droit : le droit est produit, mais le droit produit
lui-même des effets symboliques, langagiers notamment. Le
domaine du travail vous paraît-il particulièrement sujet à ce
type de dialectique ?
— Cette question est pour moi révélatrice du mouvement libéral
caractérisé par le développement de la soft law. À partir des
années 1990, je me suis intéressée à l’engouement pour la
notion de conciliation vie professionnelle et vie privée et je me
suis demandée d’où ça venait, à quoi ça correspondait et ce qui
se jouait derrière ce consensus. Au départ, la conciliation n’est pas
une catégorie juridique. Elle naît directement de la progression
des femmes sur le marché du travail et de la reconnaissance de
la légitimité de leur place. Les organisations prennent acte qu’elles
ne sont plus un réservoir de disponibilités dans lequel on peut
puiser, leur présence sur le marché du travail est aussi impor-
tante dans leur vie que dans celle des hommes. Le discours
managérial sur la conciliation traduit d’abord cette évolution
sociale. Simultanément, le partage des tâches dans la sphère
domestique ne s’adapte pas à cette nouvelle réalité. La question de
la conciliation s’invite alors dans le management comme un pro-
blème à résoudre pour le bon fonctionnement des organisations.
Mais la rhétorique de la conciliation est aussi un instrument
utile dans le plaidoyer économique sur l’accès et le maintien
des femmes sur le marché du travail en Europe. Enfin, elle est
un enjeu pour la réussite des politiques d’égalité professionnelle
et des politiques familiales.
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révolution temporelle ou une métaphore des discriminations
(Junter 1999). La plupart des mesures de conciliation reposent
sur le postulat que les femmes auraient des problèmes de temps
que les hommes n’auraient pas et, par conséquent, en agissant
sur la conciliation on ferait de l’égalité professionnelle. Les
femmes n’ont pas de problèmes de temps, elles ont surtout des
problèmes d’inégalité de partage des rôles publics et privés qui
rendent leurs temps contraints. La question de la conciliation est
autant une conséquence qu’une cause des inégalités.
— Pour finir, quels sont, dans la réalité concrète, les supports de
la production du droit du travail concernant les inégalités entre
hommes et femmes et comment, d’un point de vue méthodologique,
l’analyse combinée de ces supports permet-elle de saisir en-
semble la production du genre et la production du droit ? Par
exemple, quelle est la place de la jurisprudence, notamment des
décisions de la justice prudhommale en la matière ? Qu’est-ce
qui, des chartes pour l’égalité, des accords d’entreprise, etc., four-
nit du ‘droit’ sans forcément que cela se traduise dans la loi ? Par
ailleurs, comment le droit du travail interpénètre-t-il les autres
secteurs du droit, le droit social, le droit civil et sert-il de cette
manière le progrès social en faveur des femmes ?
8
Ce rapport rend compte des textes fondateurs, y compris au niveau européen
bien que cette compétence ne relève pas de l’Union européenne. En France,
l’articulation de la responsabilité familiale et professionnelle apparaît dans les
textes de 2012, relatifs aux sanctions financières pour les entreprises qui ne
négocient pas sur les inégalités salariales.
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professionnelle sont adressées par les services du travail et de
l’emploi et les sanctions commencent à tomber dans la limite de
1 % de la masse salariale, mais seront-elles incitatives et
effectives ? Comment seront administrées les sanctions dans un
contexte de crise économique et de chantage à l’emploi ?
D’un autre côté, il y a des organisations qui développent des
bonnes pratiques, sous la forme de chartes, de courses aux labels
qui donnent l’illusion d’un certain activisme pro égalitaire sous
couvert de recherche de la performance (Amintas, Junter 2009).
Ces entreprises vous vendent l’idée que l’égalité serait aujour-
d’hui rentable. Le problème est que les mêmes peuvent avoir un
passé d’exploitation des inégalités, notamment des inégalités
salariales, dont elles ont fait un outil de leur croissance. Je veux
bien croire au changement de paradigme, mais je suis réservée
sur ces accords de diversité qui se font sans droits et obligations
bien définis. Ces normes molles (soft law) ne présentent pas
seulement des risques en termes de disqualification de la Loi,
elles remettent entre les mains des acteurs dominants la scène
du marché, la définition des places respectives des femmes et
des hommes en s’appuyant sur la gestion performative de leurs
différences (Junter, Sénac-Slavinski 2010).
Simultanément le droit de lutte contre les discriminations
devient une ressource individuelle de plus en plus efficace au
service des victimes des discriminations sexistes. Certes, ce
sont des approches qui demeurent limitées, car elles reposent
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inconstitutionnalité (Junter 2006).
Dans la dernière partie de votre question, vous interrogez sur
les liens entre les différentes branches du droit. Ils sont très forts
pour plusieurs raisons. L’incapacité des femmes a constitué un
fond commun aux différentes branches du droit avec des
résonances particulièrement fortes en termes de domination-
exclusion-protection en droit privé et public qui sont les grandes
divisions du droit. Le droit du travail a été dès l’origine le
creuset du débat sur les limites de cette incapacité pour des
raisons économiques et sociales. Il a été le premier à ébranler le
système de la domination, ou du moins à l’organiser pour le
rendre compatible avec les exigences du capitalisme. Ces brèches
ont fragilisé le système et ouvert la voie à la remise en cause de
l’incapacité civile et civique des femmes. De ce point de vue,
on peut dire que le droit du travail a été un instrument de
libération des femmes, ce qui est assez paradoxal pour un droit
qui organise la subordination des rapports sociaux !
Tout au long du XXe siècle, il est aussi celui qui a subi les
influences internationales et européennes et, de ce fait, il a été le
réceptacle des nouveaux droits sociaux issus des traités et des
créations jurisprudentielles. Sans doute la fabrication d’un droit
de l’égalité professionnelle a contaminé les autres branches du
droit. Pour autant, on peut observer que le débat sur la parité
dans la vie politique, qui a débouché sur la modification
constitutionnelle de 1999 et celle de la loi électorale de 2000, a
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sociaux de sexe ? Une autre façon de poser cette question pour-
rait être de vous demander ce que vos analyses et celles de vos
collègues chercheuses en droit, qu’elles soient françaises ou
étrangères, ont d’ores et déjà transformé dans la discipline
juridique ?
— Je vais commencer par répondre à la fin de votre question
sur les contributions de l’analyse féministe du droit au droit lui-
même. Il me semble que nous avons déjà réussi à ébranler la
croyance en la pseudo-neutralité du droit au regard du genre.
Nos analyses critiques ont démontré que cette création politique
et sociale était sexuée, voire sexiste, soit explicitement en
énonçant des lois et des normes séparées pour les femmes et les
hommes, soit implicitement en excluant irrévocablement, au
motif de leur ‘nature’, les femmes de la ‘Société des égaux’
(Vogel-Polsky 1996, p. 15). Au final, nous avons commencé à
mettre au jour les différentes contributions du droit à la domi-
nation des femmes. En même temps, nous avons avancé dans
l’utilisation du droit comme levier de changement et de trans-
formation des rapports sociaux de sexe. L’adoption de textes
sur l’égalité entre les femmes et les hommes, la reconnaissance
du sexe comme motif de discrimination, directe et indirecte, la
validité des actions positives sont autant de transformations des
catégories juridiques qui consacrent dans le droit que les
inégalités et les discriminations sexistes sont des enjeux. En
conclusion et pour répondre à la première partie de la question,
l’adoption d’une perspective féministe du droit passe à mes
Droit du travail et genre… 35
yeux par deux voies : celle de l’analyse critique qui joue un rôle
de dévoilement de la domination masculine et celle de la parti-
cipation de l’analyse féministe à la fabrication de normes qui
sont susceptibles de servir de levier au changement.
Références
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rhétorique managériale ». Cahiers du genre, n° 47 « La mixité au
service de la performance économique » (Meynaud Hélène
Yvonne, Fortino Sabine, Calderón José, eds).
Blanchard Soline (2013). De la cause des femmes au marché de l’égalité.
L’émergence de l’espace de l’accompagnement à l’égalité
professionnelle en France (1965-2012). Doctorat de sociologie,
Université Toulouse 3.
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