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DROIT DU TRAVAIL ET GENRE : ENTRE CODIFICATION ET RÉSISTANCE

À LA DOMINATION MASCULINE

Annie Junter, Entretien réalisé par Coline Cardi, Anne-Marie Devreux

Association Féminin Masculin Recherches | « Cahiers du Genre »

2014/2 n° 57 | pages 19 à 37
ISSN 1298-6046
ISBN 9782343049793
DOI 10.3917/cdge.057.0019
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Cahiers du Genre, n° 57/2014

Droit du travail et genre : entre codification


et résistance à la domination masculine

Annie Junter
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Entretien réalisé par Coline Cardi et Anne-Marie Devreux

Annie Junter, en tant que juriste, vous travaillez depuis de nom-


breuses années sur le droit du travail du point de vue du genre.
Au regard de la problématique de ce numéro des Cahiers du
Genre, un retour sur votre parcours de chercheuse et sur les
analyses que vous avez faites sur l’évolution des enjeux, pour
les femmes, de la production du droit du travail nous apparais-
sait central.
En effet, les recherches sur le genre se sont d’abord, en France
plus qu’ailleurs, beaucoup focalisées sur le travail et la division
sexuelle du travail. Sans doute l’inspiration marxiste de la
pensée féministe radicale dans les années 1970 a-t-elle orienté
ces réflexions, notamment autour de la (non)valeur du travail
des femmes. Or, paradoxalement, l’étude du droit du travail à
l’aune de l’évolution des rapports sociaux de sexe est restée
longtemps le fait d’un très petit nombre de chercheuses, dont
vous êtes.
— En matière d’introduction, notre première série de questions
porte donc sur ce paradoxe. Pourquoi ce manque d’intérêt ? Est-
ce une affaire de rapports, au sein de la discipline juridique,
entre les juristes et la recherche féministe et sur le genre ? Une
question de crédibilité pour les juristes qui s’y seraient
lancé·e·s ? Faut-il y voir un soupçon sur le risque d’un regard
20 Annie Junter (Entretien)

trop ‘sociologique’ ou ‘politique’ sur la production juridique ?


Et, d’ailleurs, à ce propos, quelles ont été les grandes figures de
l’analyse critique du droit du travail du point de vue du genre
et de la place qu’y occupe la question des femmes ?
— Il y a plusieurs facteurs explicatifs à ce paradoxe que vous
soulignez très justement. Tout d’abord, la formation juridique
en général est animée par l’idée de l’autonomie du droit par
rapport aux autres sciences humaines et sociales. Par consé-
quent, cela entraîne chez les étudiant·e·s peu d’ouverture et de
curiosité envers l’interdisciplinarité. Ils et elles sont très tôt
confronté·e·s à la grande division du droit français entre droit
public et droit privé et sommé·e·s de choisir leur camp et s’y
tenir pour favoriser leur insertion professionnelle. Ensuite, il y a
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la place du droit du travail dans la formation juridique. La hié-
rarchie des disciplines juridiques apparaît très tôt au cours de la
formation et dans cette hiérarchie, le droit du travail n’occupe
pas toujours une place de choix. C’est souvent un enseignement
optionnel du droit privé, représenté par quelques heures de
sensibilisation en licence. Personnellement, je me suis formée
sur le tas à l’Institut universitaire de technologie de Rennes, au
département de gestion parce que j’y étais nommée en qualité
d’assistante en droit social 1.
Dans ce contexte, l’analyse critique du droit en général est
assez peu pratiquée. Les apprenant·e·s sont rompu·e·s au
commentaire d’arrêt, à l’étude des textes, et à la rédaction de
consultations, mais les questions sociopolitiques liées à la fabri-
cation des normes et celles de leurs usages sociaux sont laissées
à la science politique, d’une part, et à la sociologie, d’autre part.
La sociologie du droit demeure d’ailleurs une discipline plus
présente dans la sociologie qu’en droit 2. Les manuels d’intro-
duction au droit se ressemblent tous et continuent dans cette
voie au point que l’on conseille aux étudiants·e·s le plus récent
et le moins cher. Historiquement, le seul qui ouvrait la pers-
1
Pour ces éléments biographiques, voir Emmanuelle Latour et Anne Revillard
(2009).
2
La revue Droit et société a été créée en 1985 par un groupe de chercheurs et
enseignants qui venaient de la philosophie, de la théorie et de la sociologie du
droit. Son rédacteur en chef est Jacques Commaille. Elle se présente comme
une revue internationale de théorie du droit et de sociologie juridique.
Droit du travail et genre… 21

pective, notamment en droit civil et particulièrement en droit de


la famille, était l’ouvrage de Jean Carbonnier (2001). Il démon-
trait qu’une autre approche était possible, plus enracinée dans la
vie, mais elle était marginalement enseignée. En ce qui me
concerne, ma grande chance a été d’être formée à l’école muni-
cipale de droit à Brest car en raison des distances avec la maison
mère (l’Université Rennes 1), la spécialisation était moins pro-
noncée et la proximité très grande avec l’économie, la gestion et
la sociologie. Pour la plupart, nous faisions d’ailleurs le double
cursus.
Dans ce contexte, la naissance d’une analyse critique du droit
se fabrique hors les murs dans des activités engagées, dans des
lectures, des rencontres. La découverte de la question de la
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domination des femmes par et dans le droit, surgit au hasard de
ces engagements protéiformes. Pour moi, la révélation est
venue par hasard au cours de la préparation du doctorat, à partir
de la lecture d’un fond de thèses en droit, soutenues entre 1900
et 1920, disponible à la bibliothèque universitaire de Rennes.
Ces thèses portaient sur la loi du 2 novembre 1892 sur le travail
des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établisse-
ments industriels. J’y ai découvert l’âpreté des débats entre les
libéraux et les interventionnistes autour du travail des femmes
au moment de la révolution industrielle, mais surtout l’enjeu de
la reconnaissance juridique du travail des femmes, par rapport à
un ordre social tout entier construit sur l’idée de leur incapacité
et de leur soumission à l’homme. Ces lectures ont été
déterminantes, car j’y ai perçu la logique de codification de la
domination masculine par le Code civil que tous les
enseignant·e·s nous avaient présenté comme un chef-d’œuvre de
modernité que le monde nous enviait.
— Vous soulignez aussi dans votre question, l’obstacle lié aux
carrières universitaires en droit.
— Ce n’est pas un argument négligeable, car faire le choix du
droit du travail et s’intéresser plus particulièrement à la question
des droits des femmes dans les années 1970, était assez stig-
matisant et j’ai des raisons de penser que ça le reste. En 1978,
un grand professeur de droit social qui m’avait reçue à
l’occasion de la publication d’un de mes premiers articles
22 Annie Junter (Entretien)

m’avait suggéré, pour assurer ma carrière universitaire, de faire


du droit civil et du droit international privé, de passer
l’agrégation du supérieur et de m’occuper des femmes après !
En 1994, quand j’ai passé l’agrégation de droit privé et sciences
criminelles, un membre du jury m’a demandé au cours de la
première leçon si j’étais suffragette ? En 2013, dans le rapport
qui écarte ma candidature à un poste de professeure de droit
dans mon université, il est indiqué que je « n’enseigne pas les
matières fondamentales du droit ». Cette idée d’une problé-
matique plus sociologique que juridique est très tenace. Elle a
accompagné toute ma carrière et m’a énormément coûté, acadé-
miquement parlant. Cette dimension, au demeurant discrimi-
nante, est renforcée par le maintien de modes de recrutement
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distincts pour l’accès au professorat des universités dans les
disciplines juridiques, politiques, économiques et de gestion.
L’agrégation du supérieur, qui est une spécialité française res-
treinte à ces disciplines, est un archaïsme qui contribue à
entretenir et à assurer la reproduction d’un système disciplinaire
extrêmement fermé et replié sur lui-même.
Vous posez la question des figures inspiratrices et des modèles :
dans un système aussi figé, c’est bien le problème et il est
encore présent si j’en juge par les sollicitations étudiantes que je
reçois. Les obstacles rencontrés pour accéder à la hiérarchie
universitaire participent activement aux renoncements et aux
réorientations des recherches. Ce sont autant de facteurs qui
découragent les vocations. En ce qui me concerne, j’ai essuyé des
tas de refus avant de trouver un professeur de droit des affaires
qui accepte de diriger ma thèse (Junter 1981). La plupart de
ceux que j’avais contactés ne croyaient pas au sujet ou se
méfiaient de son côté sociologique. Le professeur Paillusseau
avait accepté, car il avait écrit un article sur les difficultés que
rencontraient les femmes mariées pour créer un commerce, sans
l’autorisation de leur mari. L’idée d’une vraie problématique
juridique lui était apparue à la faveur de cette recherche. Je ne
suis sans doute pas allée aussi loin que je l’aurais souhaité dans
l’analyse critique, mais je lui suis très reconnaissante d’avoir
accepté de prendre ce risque.
S’agissant des modèles, à dire vrai je n’en ai pas vraiment eu,
mais j’ai eu le plaisir de faire des rencontres qui m’ont stimulée
Droit du travail et genre… 23

intellectuellement et sans doute humainement. La première a eu


lieu avec Marguerite Thibert (1886-1982). Elle n’était pas
juriste, mais elle avait une bonne connaissance du droit du
travail, en raison de son mandat à l’Organisation internationale
du travail (OIT) et de son rôle au sein du comité du travail
féminin (Thébaud 2007). Quand je lui ai exposé mon sujet au
cours d’un rendez-vous qu’elle m’avait accordé, elle a été sans
doute la première à croire sans a priori à l’existence d’une thèse
possible. Elle m’a parlé du combat qu’elle avait mené pour
obtenir que le concept d’égalité des chances soit admis à l’OIT
pour dépasser l’approche en termes d’égalité formelle.
J’ai également eu la chance d’avoir des échanges réguliers et
nourris avec Odile Dhavernas (Prochoix 2006). Son ouvrage,
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Droits des femmes, pouvoir des hommes, publié au Seuil dans la
collection « Libres à elles » en 1978, reste pour moi la première
critique féministe du droit français. Au moment du colloque
« Femmes, féminisme et recherches » de 1982 à Toulouse, dans
l’atelier droit il y avait Odile Dhavernas, Michèle Bordeaux qui
était enseignante-chercheuse à Nantes et que j’ai également beau-
coup fréquentée en raison de notre proximité géographique 3.
Elle était historienne du droit et ses analyses féministes de la
discipline étaient très percutantes et stimulantes. Il y avait aussi
Régine Dhoquois qui animait la revue Actes et qui a très tôt
développé une approche féministe du harcèlement sexuel au
travail 4. Il y avait également Marie-Thérèse Lanquetin qui était
à l’Institut du travail de Strasbourg et qui faisait de la recherche
sur l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans
le droit social communautaire (Lanquetin 2003) 5. L’intérêt de
ces rencontres est moins centré sur les contenus échangés que
3
Professeure agrégée d’histoire du droit à Nantes, elle a travaillé sur la
période de Vichy (Bordeaux 2002) et a dirigé le programme de recherches
féministes et sur les femmes au CNRS et le laboratoire Droit et changement
social. Elle a également beaucoup œuvré pour la qualification judiciaire du viol.
4
Juriste et sociologue à l’Université Paris 7 – Diderot, elle a fondé et animé la
revue Actes. Les cahiers d’action juridique, revue de critique juridique proche
du mouvement d’action judiciaire, elle a publié dans la revue Confluences
Méditerranée de nombreux articles sur « femmes et islamisme ».
5
Juriste, chercheure à l’Université Paris 10 – Nanterre, elle a également publié
de nombreux articles sur le droit communautaire, notamment dans Droit
social et dans Travail, genre et sociétés.
24 Annie Junter (Entretien)

sur la confiance que j’en ai retirée. Nous n’étions pas nombreuses,


mais je n’étais pas la seule à penser que ce sujet méritait qu’on
y consacre des recherches.
Mes inspirations, si inspiration il y a eu, sont venues de
l’étranger, après ma soutenance de thèse. De 1984 à 1986, j’ai
été membre du Conseil supérieur de l’égalité professionnelle et,
à ce titre, j’ai présidé la Commission de révision de la légis-
lation particulière relative aux femmes dans le code du travail.
J’ai représenté cette commission française au sein du comité
consultatif d’égalité des chances de la Commission des commu-
nautés européennes à Bruxelles. J’y ai fait la connaissance
d’Éliane Vogel-Polsky dont je connaissais les qualités de juriste
à travers la réussite qu’elle avait remportée dans l’affaire
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Sabena (Gubin 2007). Cette affaire a débouché, en 1976, sur les
célèbres arrêts Defrenne reconnaissant l’égalité entre les
femmes et les hommes comme un principe fondamental du droit
communautaire 6. Ce fut une rencontre lumineuse et marquante.
Éliane Vogel-Polsky est une juriste féministe qui a défendu le
recours aux actions positives pour faire avancer l’égalité dans le
droit. Nous partagions cette conviction qu’il fallait inventer un
nouveau paradigme plus proactif pour que le droit social puisse
devenir un levier de la transformation des rapports sociaux de
sexe au sein des organisations.
Mon autre inspiration est venue du Québec, en 1993 j’ai eu le
plaisir d’accueillir en année sabbatique la professeure Ann
Robinson. Elle a enseigné le droit à l’Université Laval à Québec
et a dirigé le Groupe de recherche multidisciplinaire féministe
(GREMF) à deux reprises en 1988-1991 et 1995-1997. Ce groupe
édite la revue Recherches féministes 7. Spécialiste du droit des
personnes et auteure de nombreuses publications sur les droits
des homosexuelles et de l’homoparentalité (Robinson 1989), Ann
Robinson m’a permis de mettre des mots sur la qualification de
ma propre démarche au carrefour du droit et des sciences
sociales et m’a aidée à l’inscrire dans le champ académique de
la critique féministe du droit. Bien qu’intervenant sur des

6
Arrêts de la cour de justice de la communauté européenne 149/77 du 15 juin
1978, Recueil de la Cour 1978.
7
www.fss.ulaval.ca/lef/revue/index.htlm
Droit du travail et genre… 25

cultures et des logiques juridiques distinctes, nous avons


construit une grande admiration réciproque et une convergence
intellectuelle.
En 1995, j’ai été lauréate d’une bourse Jean Monnet à
l’Institut universitaire européen de Florence et j’y ai rencontré
quelques juristes féministes, mais paradoxalement c’est dans ce
cadre européen que j’ai surtout approfondi les théoriciennes du
genre aux États-Unis et notamment Catharine MacKinnon dont
j’ai beaucoup apprécié la profondeur des analyses dans le dis-
cours sur la vie et la loi (MacKinnon 2005). Enfin, dans mon
panthéon personnel, il y a de manière permanente l’encyclopédie
Les forces imaginantes du droit de Mireille Delmas-Marty, qui
a réalisé la prouesse intellectuelle de réfléchir à une refondation
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d’un droit commun de l’humanité (Delmas-Marty 2007). La
nécessité de l’articulation entre vouloir, pouvoirs et savoirs
qu’elle développe dans son œuvre fait écho aux conditions qui
me semblent nécessaires pour élaborer une vraie politique du
droit au service de l’égalité entre les femmes et les hommes.
— Un autre paradoxe qui nous amène cette fois au contenu du
droit du travail lui-même : l’égalité professionnelle entre les
hommes et les femmes reste, après des décennies de débats et
d’initiatives dans le domaine juridique, une question toujours
aussi actuelle, voire un sujet de désespérance pour les femmes.
Vous avez parlé d’« acharnement législatif » (Junter 2004) à ce
propos, et vous analysez l’inefficacité de la loi plutôt comme une
« ineffectivité », dont les causes sont inscrites dans la loi elle-
même. Pourriez-vous, cette fois, en guise d’entrée en matière
dans la question de la production de la loi, nous en dire plus et
revenir sur ces analyses ? Ainsi pourrait-on dire que parfois légi-
férer sert à justifier l’action publique mais de façon illusoire, en
laissant croire qu’on a fabriqué de l’égalité réelle, ce qui nourrit
l’idéologie d’une égalité déjà acquise. Est-ce que la production du
droit n’est pas parfois une production d’emblée à fonds perdus ?
— Effectivement, le droit du travail est un bon observatoire
de la production du genre par et dans le droit positif.
Historiquement, les figures de l’épouse et de la mère sont au
cœur de la fabrication du droit du travail. La révolution
industrielle a provoqué les premières fissures dans le système
26 Annie Junter (Entretien)

de la domination des femmes instauré par le Code civil de 1804.


L’essor de la production et la dégradation des conditions de vie
et de travail des hommes et des femmes menaçaient l’ordre
social construit autour de la division des rôles reproductifs et
productifs. Pour garantir le modèle et l’adapter au capitalisme
naissant, des compromis juridiques ont été effectués (arrachés)
en 1892 autour de la limitation du travail des femmes et de son
interdiction dans les espaces qui étaient les plus menaçants pour
les fonctions d’épouse et de mère (le travail de nuit dans les
établissements industriels, l’exposition aux substances toxiques,
les machines en marche, la libre disposition du salaire, la possi-
bilité d’être électrice et éligible aux conseils de prud’hommes).
Ces dispositions protectrices ont été adoubées par les acteurs
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sociaux parce qu’elles les prémunissaient des effets de concur-
rence déloyale au travail et qu’elles préservaient la division
sexuelle des rôles autour du modèle de Monsieur gagne-pain et
du travail d’appoint de Madame gagne-moins. Le code du tra-
vail s’est construit à la fin du XIXe et début du XXe siècle sur
ces fondements et il en est résulté une figure emblématique qui
traverse les différents chapitres du code, mais aussi les règles du
jeu de la négociation sociale — à savoir : celle du travailleur
mâle blanc, ouvrier dans le secteur industriel, syndiqué et béné-
ficiaire d’une convention collective. L’un des problèmes relatifs
à l’ineffectivité du droit et à l’égalité professionnelle résulte de
l’absence de remise en cause réelle des fondements de cette
grammaire juridique.
En effet, la montée en diplômes des filles et l’ancrage des
femmes dans le salariat au cours des trente glorieuses a nourri
une fièvre réformatrice des gouvernants en faveur de l’inscrip-
tion de l’égalité entre les femmes et les hommes dans le droit du
travail, sous les efforts conjugués de l’injonction à la modernité,
des luttes des femmes et de la pression du droit européen et
international. Toutefois, ces réformes, effectuées par strates
successives, ont intégré la catégorie juridique de l’égalité dans un
corpus dont les modèles sous-jacents n’ont jamais été vraiment
questionnés. Il en résulte un entrelacs de logiques juridiques de
domination, de protection, d’émancipation qui participe à
l’ineffectivité des lois sur l’égalité professionnelle depuis trente
ans. Par exemple, tout le modèle contemporain du droit français
Droit du travail et genre… 27

du travail repose sur l’idée qu’il faut définir un cadre dans la loi
et faire confiance aux partenaires sociaux pour l’appliquer et
l’enrichir dans une logique de progrès social. Ce pacte ne fonc-
tionne pas sur la question de l’égalité professionnelle entre les
femmes et les hommes car les partenaires ne s’emparent pas
vraiment du sujet ou le font sans conviction ou expertise. Par
voie de conséquence, l’acharnement que met le législateur à
renforcer les obligations de négocier est voué à l’échec, car il se
heurte constamment et, en dépit des efforts menés par quelques
femmes engagées, à leurs difficultés à mobiliser à plein le
dispositif. C’est en ce sens que je parle d’ineffectivité, c’est-à-
dire d’inutilisation des textes par les metteurs en œuvre dési-
gnés par le législateur.
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Le partage des rôles au sein de la négociation sociale et
l’androcentrisme des organisations rendent difficile l’émergence
d’une coalition de causes qui serait le support d’une demande
sociale d’égalité de la part des travailleuses. Cette approche a
été portée par quelques groupes de femmes dans des organisa-
tions syndicales dans les années 1970-80, mais la logique de
l’appartenance l’a emporté sur la logique de la cause et ces
groupes ont disparu. La confiscation syndicale de la question des
rapports de production et le non-investissement de la question
inégalité-discriminations sexistes par le syndicalisme français
expliquent en partie cette désaffection. Il faut ajouter que
l’absence d’un certain ‘féminisme d’organisation’, à l’instar de
ce que l’on peut trouver au Québec, et qui s’est forgé dans des
coalitions entre femmes engagées, ouvrières, employées, cadres,
expertes, universitaires, syndicalistes autour de la mise en œuvre
de lois proactives, n’a pas non plus favorisé l’inscription de la
problématique sur les agendas de la négociation. La faible péné-
tration du féminisme dans le syndicalisme et la spécialisation
des mouvements revendicatifs ne sont sans doute pas sans in-
fluence sur l’inapplication des mesures d’égalité professionnelle.
Enfin, la faiblesse des recherches en sciences sociales sur les
usages sociaux des textes relatifs à l’égalité professionnelle au
cœur même des entreprises est aussi un facteur explicatif.
L’étude-bilan (Doniol-Shaw et al. 1989) relative à l’application
de la loi Roudy (1983) que nous avions réalisée en équipe
interdisciplinaire sur la période 1983-1988 avec les moyens
28 Annie Junter (Entretien)

correspondants, demeure exceptionnelle : les entreprises ont


peur d’en sortir stigmatisées, les pouvoirs publics redoutent
l’évaluation des lois, les partenaires sociaux se sentent
dépossédés, les chercheur·e·s craignent pour leur liberté
d’analyse… au final, le terrain est peu exploré, à l’exception
d’un petit cercle d’entreprises impliquées, souvent investigué
par des consultant·e·s qui sont directement ou indirectement
intéressé·e·s aux résultats de leur expertise (Blanchard 2013).
La combinaison de ces facteurs entretient l’illusion d’une égalité
introuvable pour certains et déjà là pour d’autres, sans que
l’épaisseur du mystère de l’inapplication des textes ne soit fina-
lement jamais percée, ce qui ne fait qu’entretenir l’impression
d’une production du droit plus symbolique que réelle.
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— Dans l’évolution du droit français du travail concernant les
femmes, il apparaît que les institutions internationales, et notam-
ment le droit communautaire et les directives européennes, ont
joué et jouent un rôle moteur. Quelle est la part de ces interven-
tions dans la production du droit français ? Comment décrire
cette dialectique entre droit communautaire et droit national,
notamment à partir de la question des actions positives et donc
de droits spécifiques en faveur des femmes ?
— Le droit communautaire et le droit international ont exercé
sur le droit français, particulièrement dans le domaine du
travail, une pression considérable. Elle s’est manifestée à la fois
dans la définition des catégories juridiques, des systèmes
probatoires, dans les conflits de jurisprudence et dans les straté-
gies d’application du droit. La combinaison de ces influences
dans le temps et l’espace a contribué à fabriquer un corpus
juridique de l’égalité complexe, pas toujours très lisible et tra-
versé de logiques contradictoires entre égalité formelle, réelle,
protection, actions positives, dont la cohérence ne saute pas aux
yeux des profanes et parfois même des experts·e·s.
À partir d’une petite fenêtre d’opportunité juridique, présente
pour des raisons économiques dans le traité fondateur de la
Communauté économique européenne (article 119), le droit
communautaire a été un laboratoire vivant de création d’un
droit de l’égalité et de la non-discrimination, dont l’écriture a
été façonnée par l’inventivité de la jurisprudence élaborée par la
Droit du travail et genre… 29

Cour de justice de l’Union européenne. Les justiciables français


n’ont pas été les plus demandeurs, notamment les femmes. Les
quelques affaires emblématiques du droit social communautaire
mettant en cause la conformité du droit français ont été portées
par des hommes qui revendiquaient l’abrogation de certains
« avantages familiaux particuliers » octroyés aux travailleuses
ou pour obtenir certaines libéralisations du code à leur profit
(Devreux 2009). Face à ces demandes et au nom de l’égalité
formelle, les tribunaux ont condamné ces droits particuliers en
s’appuyant sur le fait qu’ils n’avaient plus de justifications.
Satisfaisant sur le plan de la pureté des principes, les effets de
ces modifications en termes de réduction ou d’aggravation des
inégalités de fait méritent d’être examinés. J’ai plaidé, en vain,
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pour le maintien temporaire de ces avantages en matière de
retraite en les considérant comme des actions positives desti-
nées à compenser les effets des responsabilités familiales sur les
carrières des femmes. Cette argumentation solide en droit se
heurte au dilemme des actions positives (Junter 2011). Moralité,
les femmes ont, en France, vécu ces décisions comme des ré-
gressions et en ont imputé l’origine à l’Europe.
Les arrêts les plus créatifs sur la reconnaissance de la
légitimité des actions positives, sur les discriminations directes,
indirectes et la transformation de la preuve sont issus d’affaires
anglaises, allemandes, scandinaves. Sans doute les traditions
anglo-saxonnes du droit des minorités et de Common law ont
joué un rôle facilitateur. Cependant, le sentiment d’un droit
social français très protecteur pour les femmes et la domination
masculine historiquement exercée dans la fabrication, l’appli-
cation et l’interprétation du droit ont entretenu une certaine
indifférence, parfois teintée d’hostilité, envers ce corpus pour-
tant novateur. Dans ce contexte, l’application des textes euro-
péens a été laborieuse. Elle s’est imposée sous la contrainte des
transpositions avec lenteur et résistance de la part des appareils
politiques et judiciaires. La méconnaissance des logiques du
droit communautaire dans le domaine de l’égalité a elle-même
alimenté une suspicion, y compris jusque dans les rangs des
féministes (Lanquetin 2008). Les clivages sociopolitiques autour
du référendum sur le traité constitutionnel ont achevé de jeter le
doute sur l’intérêt du processus d’harmonisation et nourri
30 Annie Junter (Entretien)

l’ingratitude du mouvement social des femmes envers un droit


pourtant extrêmement favorable à l’égalité, pour autant que l’on
s’en serve et qu’il ne soit pas capturé par des hommes intéressés
au maintien de la domination.
— Le droit est producteur de catégories de pensée qui circulent
dans la société et deviennent parfois des normes qui acquièrent
force d’évidence. C’est le cas, par exemple, de la notion de
conciliation vie familiale/vie professionnelle qui semble faire de
la conciliation un programme politique d’égalité professionnelle
en soi. On a parfois l’impression que le discours du droit devient
un simple discours de gestion de l’entreprise, un opérateur
managérial, sans qu’il y ait pour autant des changements
matériels. C’est en quelque sorte le revers de la médaille de la
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production du droit : le droit est produit, mais le droit produit
lui-même des effets symboliques, langagiers notamment. Le
domaine du travail vous paraît-il particulièrement sujet à ce
type de dialectique ?
— Cette question est pour moi révélatrice du mouvement libéral
caractérisé par le développement de la soft law. À partir des
années 1990, je me suis intéressée à l’engouement pour la
notion de conciliation vie professionnelle et vie privée et je me
suis demandée d’où ça venait, à quoi ça correspondait et ce qui
se jouait derrière ce consensus. Au départ, la conciliation n’est pas
une catégorie juridique. Elle naît directement de la progression
des femmes sur le marché du travail et de la reconnaissance de
la légitimité de leur place. Les organisations prennent acte qu’elles
ne sont plus un réservoir de disponibilités dans lequel on peut
puiser, leur présence sur le marché du travail est aussi impor-
tante dans leur vie que dans celle des hommes. Le discours
managérial sur la conciliation traduit d’abord cette évolution
sociale. Simultanément, le partage des tâches dans la sphère
domestique ne s’adapte pas à cette nouvelle réalité. La question de
la conciliation s’invite alors dans le management comme un pro-
blème à résoudre pour le bon fonctionnement des organisations.
Mais la rhétorique de la conciliation est aussi un instrument
utile dans le plaidoyer économique sur l’accès et le maintien
des femmes sur le marché du travail en Europe. Enfin, elle est
un enjeu pour la réussite des politiques d’égalité professionnelle
et des politiques familiales.
Droit du travail et genre… 31

Dans ce contexte, la conciliation est alors introduite dans les


négociations sociales sous la forme d’une extension aux pères
des droits et avantages sociaux reconnus aux mères. Face à la
faiblesse des réponses négociées, le législateur est sollicité pour
produire une norme et faire entrer la conciliation dans le droit
(Cf. le rapport de Brigitte Grésy 2011) 8. La manière de le faire
n’est pas indifférente car le contenu de la norme ainsi produite
peut être ineffectif, si les mesures sont facultatives, limitées aux
grandes entreprises, coûteuses pour les ménages, et si elles ne
tiennent pas compte des inégalités de salaires. Elles peuvent aussi
être inefficaces si des dérogations sont prévues, si les sanctions
sont peu dissuasives et les contrôles insuffisants… Bref la
conciliation transformée en catégorie juridique peut être une
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révolution temporelle ou une métaphore des discriminations
(Junter 1999). La plupart des mesures de conciliation reposent
sur le postulat que les femmes auraient des problèmes de temps
que les hommes n’auraient pas et, par conséquent, en agissant
sur la conciliation on ferait de l’égalité professionnelle. Les
femmes n’ont pas de problèmes de temps, elles ont surtout des
problèmes d’inégalité de partage des rôles publics et privés qui
rendent leurs temps contraints. La question de la conciliation est
autant une conséquence qu’une cause des inégalités.
— Pour finir, quels sont, dans la réalité concrète, les supports de
la production du droit du travail concernant les inégalités entre
hommes et femmes et comment, d’un point de vue méthodologique,
l’analyse combinée de ces supports permet-elle de saisir en-
semble la production du genre et la production du droit ? Par
exemple, quelle est la place de la jurisprudence, notamment des
décisions de la justice prudhommale en la matière ? Qu’est-ce
qui, des chartes pour l’égalité, des accords d’entreprise, etc., four-
nit du ‘droit’ sans forcément que cela se traduise dans la loi ? Par
ailleurs, comment le droit du travail interpénètre-t-il les autres
secteurs du droit, le droit social, le droit civil et sert-il de cette
manière le progrès social en faveur des femmes ?
8
Ce rapport rend compte des textes fondateurs, y compris au niveau européen
bien que cette compétence ne relève pas de l’Union européenne. En France,
l’articulation de la responsabilité familiale et professionnelle apparaît dans les
textes de 2012, relatifs aux sanctions financières pour les entreprises qui ne
négocient pas sur les inégalités salariales.
32 Annie Junter (Entretien)

— À travers votre question vous posez celle de l’opportunité et


de l’efficience des politiques du droit susceptibles de lutter contre
les inégalités et les discriminations sexistes. Mon impression est
que se fabrique aujourd’hui un droit du genre qui s’encastre dans
le genre du droit sans réflexion sur la cohérence de cet ensemble.
Cette fabrique du droit est traversée par des mouvements très
contradictoires.
D’un côté, il y a la politique de promotion de l’égalité profes-
sionnelle dans les organisations qui, de réformes en réformes, est
renforcée sur le plan des contraintes et des sanctions financières
en cas d’inapplication. On a envie de s’en réjouir, mais quid des
moyens de contrôle et de la portée des sanctions ? Les pre-
mières mises en demeure des entreprises résistantes à l’égalité
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professionnelle sont adressées par les services du travail et de
l’emploi et les sanctions commencent à tomber dans la limite de
1 % de la masse salariale, mais seront-elles incitatives et
effectives ? Comment seront administrées les sanctions dans un
contexte de crise économique et de chantage à l’emploi ?
D’un autre côté, il y a des organisations qui développent des
bonnes pratiques, sous la forme de chartes, de courses aux labels
qui donnent l’illusion d’un certain activisme pro égalitaire sous
couvert de recherche de la performance (Amintas, Junter 2009).
Ces entreprises vous vendent l’idée que l’égalité serait aujour-
d’hui rentable. Le problème est que les mêmes peuvent avoir un
passé d’exploitation des inégalités, notamment des inégalités
salariales, dont elles ont fait un outil de leur croissance. Je veux
bien croire au changement de paradigme, mais je suis réservée
sur ces accords de diversité qui se font sans droits et obligations
bien définis. Ces normes molles (soft law) ne présentent pas
seulement des risques en termes de disqualification de la Loi,
elles remettent entre les mains des acteurs dominants la scène
du marché, la définition des places respectives des femmes et
des hommes en s’appuyant sur la gestion performative de leurs
différences (Junter, Sénac-Slavinski 2010).
Simultanément le droit de lutte contre les discriminations
devient une ressource individuelle de plus en plus efficace au
service des victimes des discriminations sexistes. Certes, ce
sont des approches qui demeurent limitées, car elles reposent
Droit du travail et genre… 33

sur la saisine d’un juge par une plaignante, mais on a néan-


moins envie de saluer quelques décisions récentes pour leur
audace contentieuse en termes de qualification et de sanctions
appliquées car elles contribuent à développer l’idée d’une tolé-
rance zéro aux discriminations (Junter, Ressot 2010).
Enfin, au nom de l’égalité réelle, les mesures proactives se
multiplient (gender mainstreaming, quotas, parité). Ces disposi-
tifs sont peu mobilisés et revendiqués par les femmes elles-
mêmes. Ces traitements juridiques distincts suscitent en France
des controverses récurrentes sur leur pertinence et leur légalité.
Considérées comme des méthodes, ils semblent utiles, voire
nécessaires pour faire progresser l’égalité de fait, mais il faut les
utiliser avec raison et cesser de fantasmer sur leur prétendue
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inconstitutionnalité (Junter 2006).
Dans la dernière partie de votre question, vous interrogez sur
les liens entre les différentes branches du droit. Ils sont très forts
pour plusieurs raisons. L’incapacité des femmes a constitué un
fond commun aux différentes branches du droit avec des
résonances particulièrement fortes en termes de domination-
exclusion-protection en droit privé et public qui sont les grandes
divisions du droit. Le droit du travail a été dès l’origine le
creuset du débat sur les limites de cette incapacité pour des
raisons économiques et sociales. Il a été le premier à ébranler le
système de la domination, ou du moins à l’organiser pour le
rendre compatible avec les exigences du capitalisme. Ces brèches
ont fragilisé le système et ouvert la voie à la remise en cause de
l’incapacité civile et civique des femmes. De ce point de vue,
on peut dire que le droit du travail a été un instrument de
libération des femmes, ce qui est assez paradoxal pour un droit
qui organise la subordination des rapports sociaux !
Tout au long du XXe siècle, il est aussi celui qui a subi les
influences internationales et européennes et, de ce fait, il a été le
réceptacle des nouveaux droits sociaux issus des traités et des
créations jurisprudentielles. Sans doute la fabrication d’un droit
de l’égalité professionnelle a contaminé les autres branches du
droit. Pour autant, on peut observer que le débat sur la parité
dans la vie politique, qui a débouché sur la modification
constitutionnelle de 1999 et celle de la loi électorale de 2000, a
34 Annie Junter (Entretien)

précédé l’introduction du principe dans la vie professionnelle en


2008 et 2011. Le droit du travail est un droit au carrefour des
autres branches du droit et ses modifications internes les
impactent. L’enjeu pour la France est de mettre en œuvre une
politique du droit de l’égalité qui soit claire au regard du mo-
dèle d’émancipation des femmes et cohérente entre toutes les
branches du droit dans le respect des engagements inter-
nationaux auxquels elle a souscrit de longue date.
— Plus généralement, la loi elle-même est-elle le meilleur niveau
d’analyse pour comprendre l’évolution des rapports hommes-
femmes et de la domination masculine dans leur expression
juridique ? Autrement dit, « repenser le droit » (cf. Langevin
2008) est-il une des voies privilégiées pour repenser les rapports
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sociaux de sexe ? Une autre façon de poser cette question pour-
rait être de vous demander ce que vos analyses et celles de vos
collègues chercheuses en droit, qu’elles soient françaises ou
étrangères, ont d’ores et déjà transformé dans la discipline
juridique ?
— Je vais commencer par répondre à la fin de votre question
sur les contributions de l’analyse féministe du droit au droit lui-
même. Il me semble que nous avons déjà réussi à ébranler la
croyance en la pseudo-neutralité du droit au regard du genre.
Nos analyses critiques ont démontré que cette création politique
et sociale était sexuée, voire sexiste, soit explicitement en
énonçant des lois et des normes séparées pour les femmes et les
hommes, soit implicitement en excluant irrévocablement, au
motif de leur ‘nature’, les femmes de la ‘Société des égaux’
(Vogel-Polsky 1996, p. 15). Au final, nous avons commencé à
mettre au jour les différentes contributions du droit à la domi-
nation des femmes. En même temps, nous avons avancé dans
l’utilisation du droit comme levier de changement et de trans-
formation des rapports sociaux de sexe. L’adoption de textes
sur l’égalité entre les femmes et les hommes, la reconnaissance
du sexe comme motif de discrimination, directe et indirecte, la
validité des actions positives sont autant de transformations des
catégories juridiques qui consacrent dans le droit que les
inégalités et les discriminations sexistes sont des enjeux. En
conclusion et pour répondre à la première partie de la question,
l’adoption d’une perspective féministe du droit passe à mes
Droit du travail et genre… 35

yeux par deux voies : celle de l’analyse critique qui joue un rôle
de dévoilement de la domination masculine et celle de la parti-
cipation de l’analyse féministe à la fabrication de normes qui
sont susceptibles de servir de levier au changement.

DROIT DU TRAVAIL — DROITS DES FEMMES — ÉGALITÉ PROFESSIONNELLE —


DISCRIMINATIONS HOMMES/FEMMES

Références

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36 Annie Junter (Entretien)

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