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Fantasmer sa forme
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De quoi s’agit-il ? Non pas d’atteindre l’intellect, d’y accéder, purement
et simplement. Non pas de s’y greffer comme à ce dont on serait absolument
privé, mais, puisqu’on en reçoit d’emblée la puissance, qu’on s’inaugure
avec elle, de l’actualiser. Se joindre, se coupler, veut dire d’abord
concrétiser son intellectualité naturelle, mais latente.
Cela se fera dans l’intériorisation de l’intellect agent, ce principe au
départ externe de l’intelligence humaine, mais sur la base appariée de
l’aptitude mentale. La jonction (ittiṣāl) n’est pas pour l’homme comme
l’arraisonnement que ferait une bête d’un intellect au-dehors, l’abordage
sauvage d’une substance extrinsèque et tout hétérogène (où serait la vérité,
la logique, le langage), mais c’est, en l’homme, au foyer de son
intellectualité, le couplage de l’intellect matériel à son acte, jusqu’à sa
pleine réalité.
Parlons de ce couplage-ci. Averroès a plusieurs mots pour en désigner la
dynamique, et tous ont des inflexions remarquables. Dans le latin médiéval,
le premier est evasio, qui traduit chez Averroès l’arabe courant ḫurūǧ, c’est-
à-dire la sortie, l’échappement, l’échappée hors de, ce terme devant rendre
lui-même le grec sôtêria d’Aristote : non pas le salut, mais la sauvegarde,
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ou plutôt la conservation .
Quand Aristote parle du pâtir dans son traité De l’âme, il soutient qu’il
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en est deux sortes la première est une destruction sous l’action du
contraire, et la seconde, en revanche, une conservation (sôtêria), un
maintien de l’être en puissance qui en réalité s’accomplit conformément à
son essence tandis qu’il pâtit. C’est cette passion perfective qui vaudrait
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pour l’intellect lorsqu’il s’actualise , une affection menant à l’acte et
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induisant un progrès (epidosis) vers soi-même .
Le grec epidosis, qu’on traduit par progrès, est rendu chez Averroès par
l’arabe ziyāda, qui a le sens d’accroissement, d’augmentation,
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d’intensification, puis par le latin additio, addition . Si l’on rassemble ce
lexique, on dira de la jonction chez Averroès qu’elle est celle en l’homme
de la puissance d’intelliger à son acte, et que cela signifie que l’être porteur
de cette puissance s’évade, mais s’évade vers lui-même; cela signifie qu’il
sort, qu’il s’additionne, qu’il s’accroît – qu’il se sauve – vers lui, ou encore,
en ajoutant les termes d’Alexandre d’Aphrodise et du Plotin arabe, que
l’être s’élève lorsqu’il intellige et que, tendu vers sa perfection, il se
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transfère (intaqala) jusqu’à lui-même .
C’est cela, la jonction : sur la base d’une unité prometteuse, in nuce, le
transfert parachevant de soi vers soi. Averroès n’entend pas établir la
connexion d’un homme-animal à l’intellect transcendant, mais concevoir
dans l’individu rationnel le déploiement de cette forme qu’est pour lui
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l’intellect et qui, dans son engendrement relatif , est absolue puissance.
La jonction ainsi n’est rien que ce processus (ou plutôt ses réussites) au
cours duquel l’être-intelligent de l’homme, présent dès l’origine, mais
vierge, accède graduellement à l’être achevé de sa perfection dernière où se
manifeste en plénitude ce qu’il est.
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Il se peut qu’un modèle physique ait joué.
L’ittiṣāl, ou continuatio, est au Moyen Âge un concept à l’œuvre dans
les sciences naturelles. Dans la Physique d’Aristote, les deux termes, arabe
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et latin, rendent le grec sunecheia, la continuité, ou sunechês, le continu .
Aristote explique que deux choses d’abord seulement contiguës entrent
en « continuité » lorsque la limite par laquelle elles sont en contact devient
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la même, c’est-à-dire unique . De cette fusion des extrémités, la
sumphusis, qu’on traduit par connaturalité, ou réunion naturelle, parfois par
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soudure, est une illustration . « Dans les êtres qui sont naturellement
réunis, dit Aristote, il y a quelque chose d’identique dans les deux, qui fait
qu’au lieu d’être en contact, ils sont naturellement réunis et sont uns par la
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continuité et la quantité, mais non par la qualité . » C’est le cas lorsqu’un
organe adhère à ce avec quoi il communique : le cordon ombilical, par
exemple, dans son rapport à l’utérus, ou l’embryon, dans son rapport à ce
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cordon, et donc à la mère .
Dans la Physique, l’arabe traduit sumphusis d’un terme qui modifie le
grec : celui d’ittiḥād, qui désigne par sa racine l’union, l’unification, et que
copie le latin adunatio, c’est-à-dire l’assemblée, le faire-un d’une
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communion .
Lorsque Averroès commente ce passage, dans lequel Aristote précise de
la sumphusis qu’« elle est dernière du point de vue de la genèse », il reprend
l’idée d’une postériorité de l’adunatio et parle à nouveau d’un transfert
menant de la continuité entre deux choses, liées par un élément commun,
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jusqu’à leur union totale sans la moindre médiation .
Mutatis mutandis, tel est le couple qu’on retrouve pour l’intellect. La
jonction dont Averroès parle en psychologie, c’est celle de l’intellect
matériel à son acte, tandis qu’il s’assimile à l’intelligible pur qu’est
l’intellect agent. Cette jonction se fait peu à peu, demande du temps, le
temps de la science où l’on engrange le savoir et s’habitue à démontrer.
C’est la période sévère durant laquelle – d’une autre formule physique –
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« nous nous mouvons vers la jonction », la jonction intégrale qui
achèvera notre actualité mentale.
Ce qui intéresse Averroès n’est pas de penser comment l’homme
naissant, qui serait sans raison, peut agripper un intellect extrinsèque; ce qui
l’intéresse est d’établir comment la puissance intellective de l’homme, dans
l’intégration de l’intellect agent, gagne par éclaircies successives, par
vagues d’éclosion, de marche en marche, son adunatio, son union parfaite
avec son plein exercice et l’acte pur. Ce qui se joue dans la jonction est cet
épanouissement de la forme, de la continuatio à l’adunatio, son devenir
vertueux, le fait que, déjà là, mais infime, minimale, elle ait – comme on le
dit d’un corps un peu trop gracile – à s’étoffer, jusqu’à coller à sa nature
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complète .
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Il manque un mot pour caractériser cet essor de l’intellect compris
comme pouvoir-être-intelligent d’un corps déterminé. On en propose un,
certes théologiquement saturé : celui d’assomption.
Ce n’est pas incongru. Certains théologiens médiévaux, parmi les plus
grands, ont su relever des similitudes entre la théorie averroïste de
l’intellect et des notions centrales du dogme chrétien. Le franciscain
Guillaume d’Ockham le fait quand il note que l’union spéciale, la copulatio
qu’Averroès projette entre l’intellect et l’homme, constitue une manière
d’assomption structurellement proche de celle par laquelle dans le
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christianisme le Verbe assume la nature humaine . La tradition, de fait,
nomme parfois Jésus-Christ copulator, le trait d’union, celui qui joint, qui
couple. Ici, en inversant le sens de l’assumptio, ou en l’horizontalisant, on
dira de l’intellect qui se continue à sa puissance et à son acte, qui amplifie
et parachève son être, qu’il les assume, voire qu’il les incarne.
Comment cela s’opère-t-il ? Nous voici au fantasme. Le fantasme est
comme le sésame de la jonction, puisque c’est lui, au sein d’un même être,
qui donne à l’intellect humain de s’effectuer, puisque, pour chacun, c’est de
lui que dépend, avec lui que se fait, dans l’indépendance grandissante de
l’individu, l’assomption des actes intellectuels.
La thèse a sa justification attendue, qui vaut pour tous les
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péripatéticiens : c’est qu’« on ne pense pas sans images », qu’il faut des
images pour fournir un contenu à la pensée conceptuelle en la reliant au
monde. Il n’y a d’intelligible pour l’homme, autrement dit, qu’à partir de
l’image où se transmet la réalité des choses. Pas d’image, pas d’objet. Pas
d’image, et l’intellect reste nul, ras, sans germe.
Dans son traité De l’âme, Aristote, pour justifier la limite de nos
souvenirs mentaux, évoque un intellect corruptible qu’il appelle passif et
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dont il affirme que, sans lui, « on n’a l’intellection de rien ». Cet
« intellect » passif, condition de l’intelliger, puis de sa mémoire, Averroès
en fait avec la tradition l’imagination, ou plus précisément « les formes de
l’imagination en tant qu’agit sur elles le pouvoir cogitatif propre à
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l’homme ». Pas de cogitation, et l’homme ne conçoit plus, sur aucun
mode.
Le Cordouan a un mot pour dire cette dépendance, celui de moteur.
L’image, erratique, mobile, est aussi motrice en tant qu’elle est cogitée,
motrice de l’intellect récepteur, qu’elle actualise en le déterminant. Mais
cette image n’est pas que la fourniture ponctuelle et précaire de
l’abstraction mentale. Elle constitue d’abord le lest psychosomatique
permanent du concept, puisque l’universel pour l’homme en marche n’est
jamais saisi qu’avec l’image, conjointement, dans sa maîtrise relative, son
inspection et – pourrait-on dire – sa transitionalité constantes. Ensuite, le
mouvement qu’amorce et qu’organise le fantasme déborde une simple
capitalisation du savoir. Fantasmer, c’est produire de l’intelligible; mais
produire de l’intelligible puis accroître quantitativement le contenu cognitif
de sa science revient à épanouir l’être même de l’intellect en continuant sa
puissance formelle à son acte. Dans le fantasme, avec lui, se joue
l’expansion même de sa forme, sa rondeur, sa floraison, si bien qu’il faut là
concentrer son effort d’être humain.
Il faut fantasmer. Il faut fantasmer sa forme, c’est la leçon d’Averroès.
Fantasmer sa forme, c’est-à-dire développer, cultiver, le champ de ses
images cogitées par lesquelles, relativement auxquelles, dans le contrôle,
dans l’habitus ou l’ayance desquelles (le fantasme étant, à parler comme
Winnicott, la first not-me possession), l’intellect matériel, saisissant
l’intellect agent, toujours plus, toujours mieux, accède à sa puissance
durable puis, entièrement, à son acte.
Si l’homme se définit dans cette dynamique mentale, cela signifie qu’il
en va dans chaque intellection, donc en chaque fantasme, de son humanité
même : la fantasmatique, où percent et remuent les sujets-moteurs des
concepts, est l’espace de l’anthropogenèse.