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John Maynard KEYNES


(1883-1946)

Les keynésiens « historiques »

Richard KAHN Evsey DOMAR James MEADE Richard STONE


Roy HARROD Joan ROBINSON (1905-1989) (1914-1997) (1907-1995) (1913-1991)
(1900-1978) (1903-1983) « Nobel » 1977
 « Nobel » 1984

Les post-keynésiens

Sidney WEINTRAUB Hyman MINSKY Paul DAVIDSON


Nicolas KALDOR Michal KALECKI Piero SRAFFA
(1908-1985) (1899-1970) (1922-2014) (1919-1996) (né en 1930)
(1898-1983)

Les principaux néo-keynésiens ou keynésiens « de la synthèse »

Franco
Lawrence KLEIN MODIGLIANI
John R. HICKS Alvin HANSEN Paul SAMUELSON James TOBIN Robert SOLOW
(1920-2013) (1918-2003)
(1904-1989) (1887-1975) (1915-2009) (1918-2002) (né en 1924) « Nobel » 1985
« Nobel » 1980 « Nobel » 1981
« Nobel » 1972 « Nobel » 1970 « Nobel » 1987

Quelques « nouveaux » keynésiens célèbres

Edmund PHELPS Stanley


Joseph STIGLITZ George AKERLOF Paul KRUGMAN David ROMER
(né en 1933) FISCHER
(né en 1943) (né en 1940) (né en 1953) Gregory MANKIW né en 1958
« Nobel » 2006 (né en 1943)
« Nobel » 2001 « Nobel » 2001 « Nobel » 2008 (né en 1958)
KEYNES, LES KEYNÉSIENS ET … LES ANTI-KEYNÉSIENS
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- Les keynésiens : une grande famille ? Par Stéphane Menia


- Keynes et les keynésiens. Par Pascal Combemale
- Héritage keynésien : des fils indignes de leur père ? Par Christian Tutin
- Néolibéralisme, keynésianisme et traditions libérales. Par Gilles Dostaler

Les keynésiens : une grande famille ?


Stéphane MENIA (ancien élève de l’ENS Cachan (D2 1993), Agrégé d’économie-gestion,
Professeur au Lycée Marie Curie à Marseille et chargé de cours à l’Université d’Aix-Marseille)
Extraits de deux billets publiés les vendredis 13 & 20 mai 2005 sur le Blog d’Econoclaste
(http://econoclaste.org.free.fr/econoclaste/?p=6029 et http://econoclaste.org.free.fr/econoclaste/?p=6032)

Quand les « keynésiens » sont évoqués au grand public, Il faut remarquer plusieurs points :
c’est le plus souvent pour les opposer aux libéraux, - nulle référence ici à la concurrence parfaite. Un modèle de
fréquemment aux néoclassiques et plus rarement aux concurrence imparfaite peut très bien être qualifié de
classiques. Cette classification, généralement employée néoclassique ;
pour défendre un point de vue idéologique, est - la structure du modèle Arrow-Debreu à laquelle je fais
appauvrissante. référence correspond grosso modo à l’idée qu’on va
Bien sûr, en première approche, on peut voir le rechercher les conditions d’équilibre (et de stabilité) dans un
keynésianisme comme une critique de l’autosuffisance des modèle où l’on raisonnera en termes de formation des prix
mécanismes de marché pour atteindre un équilibre menant à l’équilibre offre-demande sur tous les marchés
économique qui tendrait à revenir spontanément vers le inclus dans le modèle. Il est également commun d’étudier
plein emploi. Dès lors, le message de Keynes suppose une stabilité et optimalité de l’équilibre atteint, les réactions à un
intervention de l’Etat afin de corriger les imperfections du changement de la valeur des paramètres à l’équilibre
marché. Et la grille de lecture politique débouche (statique comparative), etc. Le modèle peut être statique
invariablement sur un conflit entre partisans d’un large (modèle walrasien traditionnel) ou dynamique (modèles à
«laissez faire » et ceux d’un interventionnisme de l’Etat générations imbriquées, par exemple). Si l’on peut discuter
dans la régulation de la conjoncture (et de la société en les subtilités de cette définition, elle reflète me semble-t-il
général). assez bien les caractéristiques standard du cadre de travail
Pourtant, pour un économiste, Keynes, c’est bien plus que des économistes néoclassiques. Elle sera donc opération-
cela. En réalité, la science économique contemporaine est nelle pour ce billet ;
marquée méthodologiquement par la pensée de Keynes, - même si l’immense majorité des modèles font appel à une
bien moins politiquement (en dépit du fait que Keynes hypothèse dite d’ « agent représentatif », rien ne l’impose
développa une pensée au-delà de l’économie). Je ne au demeurant (enfin, pour être exact, en pratique, sans elle,
prendrai qu’un seul exemple : Gregory Mankiw et Joseph de nombreux modèles ne tourneraient pas ; la question de
Stiglitz, deux économistes américains classés usuellement savoir si elle hypothèque la valeur de certaines de ces
« keynésiens », ont été conseillers de deux présidents modèles est donc à discuter). Cette hypothèse signifie
américains. Mankiw de Bush Jr et Stiglitz de Clinton. Or, il qu’on étudie une économie où, selon la lecture qu’on veut
me semble judicieux de considérer que l’idéologie des deux en faire, soit tous les individus sont identiques, soit on
présidents cités est différente sur un nombre significatif de suppose que le comportement d’un individu représentatif
thèmes. Les idées politiques des deux présidents sont résume celui d’un individu moyen. Dans le second cas,
différentes, mais le classement académique des conseillers l’agent représentatif est un artefact. Dans tous les cas, cette
est le même. (…) hypothèse simplifie grandement l’agrégation, puisqu’elle se
Ces quelques remarques de départ étant formulées, j’en résume alors à dupliquer l’individu représentatif pour passer
viens à ce qui fait plus spécifiquement l’objet de ce texte : la au niveau agrégé. Indépendamment du caractère
longue liste des sous-familles keynésiennes. discutable de l’hypothèse per se, cela ne va pas sans poser
Un aspect fondamental pour le sujet qui nous intéresse, qui des problèmes d’effets de composition lorsqu’on duplique
surprendra pas mal de lecteurs non avertis, est que la une économie (i.e. quand on multiplie par exemple par deux
majorité des auteurs qualifiés de « keynésiens » sont le nombre d’agents dans l’économie). (…)
aujourd’hui (mais furent hier en partie aussi) des - les questions d’anticipations sont également ouvertes.
«néoclassiques ». On entendra par là, sans trop s'y arrêter Leur forme est a priori libre, même si le choix retenu n’est
(l'essentiel n'est pas là), des auteurs qui : pas neutre finalement ;
- utilisent une méthodologie partant de l’étude des - last but not least, on est bien dans le paradigme de l’homo
comportements individuels rationnels (individualisme oeconomicus, individu dont on étudie les décisions
méthodologique) pour construire leur représentation de économiques, séparées du reste de son existence. Ce qui
l'économie ; se résume à une hypothèse de maximisation d’une fonction
- agrègent ces comportements pour décrire le objectif (utilité individuelle, profit) sous certaines contraintes
fonctionnement global de l’économie dans un modèle dont (budget à tenir, méthodes de production).
la structure relève de la théorie de l’équilibre général (le Ainsi, de nombreux auteurs réputés keynésiens sont aussi
modèle walrasien, ou sa version sophistiquée Arrow- des néoclassiques, au sens où leur méthode de travail
Debreu). correspond à un paradigme qui commun à celui de
monétaristes par exemple. Mais pas tous. Certains refusent nous appuyer en toute sécurité, à la fois a priori en raison
l’idée qu’un modèle d’équilibre général, même pris au sens de notre connaissance de la nature humaine, mais aussi a
large, puisse être une représentation valide de l’économie posteriori en raison des enseignements détaillés de
et fidèle aux préceptes de J.M. Keynes. Par exemple, l’idée l’expérience, c’est qu’en moyenne et la plupart du temps,
de marché du travail qui serait à l’origine de la formation les hommes tendent à accroître leur consommation à
des salaires est rejetée par certains, dans la mesure où mesure que leur revenu croît, mais non d’une quantité aussi
ceux-ci se formeraient de manière conventionnelle. L’emploi grande que l’accroissement du revenu. », in Théorie
n’est que la résultante des besoins en main d’œuvre pour générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936) est
une demande anticipée par les employeurs. Emplois et sans doute la plus représentative. Petit à petit, des auteurs
salaires sont dissociés, ce qui n’est pas le cas dans un y intègrent aussi l’individualisme méthodologique, en
modèle intégrant clairement le marché du travail. Le salaire cherchant des fondements microéconomiques (voir
peut alors s’expliquer en grande partie par des mécanismes Modigliani pour sa théorie du cycle de vie, ou Tobin et Don
socio-politiques. D’autres (parfois les mêmes) insistent sur Patinkin pour la fonction de demande de monnaie, par
l’incertitude et ses conséquences dramatiques sur les exemple) aux fonctions macroéconomiques. Cette macro-
décisions prises par un homo oeconomicus façon théorie économie de la synthèse aboutit pratiquement avec le
néoclassique. modèle offre globale-demande globale.
Comment ces différences d’appréciation se sont-elles Mais la théorie dite « du déséquilibre » (Clower,
traduites au niveau du vocabulaire ? Leijonhufvud, Benassy, Barro – qui fut en effet durant un
On peut répertorier les appellations suivantes contenant le temps un contributeur à la théorie keynésienne) est
terme « keynésien ». probablement encore plus symbolique de cette jonction
entre modèle walrasien et keynésianisme. Dans un modèle
1 - Les premiers « keynésiens » d’équilibre général, moyennant une hypothèse de rigidité
des prix ad hoc, elle exhibe des situations d’équilibre
Quand on a parlé de keynésiens au départ, il s’agissait de alternatives compatibles une lecture keynésienne et la
ses disciples directs. On peut citer Harrod, Domar, Klein, réalité des économies modernes, qui ne semblent pas
Kahn, Meade, Hicks (qu’on retrouvera dans presque tous toujours obéir aux mêmes règles. On en tirera la distinction
les bons coups en fait), Robinson (qu’on retrouvera aussi « chômage classique / chômage keynésien / inflation
ailleurs). Au fond, le « keynésianisme unique » est assez contenue » selon les conditions de rationnement des offres
éphémère. Si on tient vraiment à lui donner consistance, et demandes sur les différents marchés. Si cette théorie a
disons qu’il précède de quelques années la publication de comme point commun avec le modèle offre globale -
la Théorie générale en 1936 et n’y survit guère. demande globale un cadre d’équilibre, elle s’en distingue
Rapidement, les premiers disciples se scinderont en deux par ses fondements microéconomiques systématiques (bien
groupes, qu’on décrit maintenant. qu’on pourra remarquer la possibilité d’établir un modèle
OG-DG à partir de fonctions individuelles, mais ce n’est
2 - Les « keynésiens de la synthèse » généralement pas ce que l’histoire retient) et surtout par la
mise en avant de la question des défauts de coordination,
Ou « classico-keynésiens », ou « keynéso-classiques », par le biais de la place de la monnaie comme élément
aussi appelés « néo-keynésiens », voire « économistes de d’incertitude dans une économie de marché. On semble
la synthèse néoclassique ». Appellations alternatives qui alors être un peu plus près de la pensée de Keynes. Le
n’arrangent pas la clarté de la nomenclature, mais talon d’Achille de cette théorie (…) est de ne pas expliquer
correspondent grosso modo à toute la branche qui dans ce qui est sa base : les prix sont fixes, certes ; mais
l’après-guerre a diffusé les idées de Keynes avec comme pourquoi ? On ne le sait jamais. Or, les prix, dans une
base le modèle IS-LM et certains mécanismes plus en économie de marché, ne sont jamais irrémédiablement
rapport avec la notion de retour à l’équilibre, chère aux fixes sans raison (et ils ne le sont pas, de toute façon).
néoclassiques. On pourra contester le caractère parfaite-
ment interchangeable de ces appellations. Néanmoins, il 3 - Les postkeynésiens
me semble un peu fastidieux de séparer ces auteurs que
tant de points réunissent. Pour compléter le dédale des Dans la partie précédente, j’ai signalé que certains
dénominations, on peut aussi rattacher les premiers auteurs raccourcis me permettaient de garder une certaine unité à
de ce courant à l’idée de « keynésianisme hydraulique ». sa présentation, sans préjudice de l’objectif fixé.
Une branche, pas totalement homogène, donc. Je retiens Concernant les postkeynésiens, le même problème se
deux arguments pratiques pour opérer une césure. Une repose, car il s’agit d’une école de pensée aux ramifications
première raison de les distinguer tient aux hommes et à potentielles nombreuses. Les thèmes abordés par ces
l’évolution de leur pensée. Hicks, par exemple, alors qu’il auteurs témoignent d’une grande richesse, qui d’une
est le rédacteur de l’article qui formalise la première version certaine manière les dessert en n’offrant pas une vision
d’IS-LM (1937) s’éloignera progressivement de son texte, le unifiée. C’est d’ailleurs la faiblesse des mouvements
trouvant très insuffisant pour capturer la richesse de la hétérodoxes en général, face à la machine organisée du
«Théorie générale » de Keynes (en matière d'incertitude corpus central. Néanmoins, ce qui unit sans conteste les
par exemple). auteurs qui vont être cités est le refus de l’interprétation de
La seconde raison tient au versant néoclassique de la pensée de Keynes qu’en font les keynésiens de la
l’approche. Initialement, on peut considérer que les synthèse. Là où ces derniers ont finalement cherché à faire
classico-keynésiens modifient le schéma keynésien en y du modèle keynésien un cas particulier d’un modèle plus
réintégrant une vision « à l’équilibre » (voir Hicks, Hansen, large, dans lequel la notion d’équilibre reste prégnante, les
Samuelson, Solow). La modélisation keynésienne relève au postkeynésiens veulent y voir quelque chose de
départ d’une macroéconomie fondée sur des fonctions de radicalement différent.
comportement ad hoc, dont la fonction de consommation, Plusieurs portes d’entrée dans la pensée de Keynes sont
issue de la « règle psychologique fondamentale » (« La loi utilisées par ces auteurs, dont les plus cités aujourd’hui sont
psychologique fondamentale sur laquelle nous pouvons Joan Robinson, Nicholas Kaldor, Piero Sraffa, Sidney
Weintraub, Roy Harrod, George Shackle, Henry Minsky dans cet effet le symbole d’une impossible politique
(dont les thèses sont particulièrement citées depuis les monétaire adossée peu ou prou à la théorie quantitative de
crises financières des années récentes), sans oublier la monnaie. Il n’existe pas de lien entre offre de monnaie et
Michal Kalecki (qu’on pourrait tout aussi bien ranger dans inflation, celle-ci est le fruit des déséquilibres de répartition.
les Kaleckiens). Ce panorama sera assez rapide et ne
rendra pas justice à la variété de ce courant. 4 - Les nouveaux keynésiens
Le cadre de référence privilégié des postkeynésiens est la
concurrence imparfaite, avec des procédures de fixation Je tiens à revenir sur un point de la première partie de ce
des prix incompatibles avec la vision néoclassique. Ainsi, tour d’horizon de la famille keynésienne : par néo-
les entreprises, loin de réagir aux mouvements des prix, en keynésiens, on entend régulièrement les économistes de
price takers, les fixent par une procédure de mark-up, c’est- l’école du déséquilibre et exclusivement ceux-ci. Pourtant,
à-dire la fixation d’un taux de marge sur les coûts. Parmi vous trouverez encore plus souvent le qualificatif de néo-
ces prix, le salaire est analysé comme une donnée keynésien pour désigner les auteurs de la synthèse. Je
conventionnelle, non soumise aux fluctuations sur un conserve donc ce qualificatif. Quant aux « nouveaux
marché du travail dont on a déjà dit précédemment qu’il keynésiens », ou « nouveaux économistes keynésiens », il
n’existe pas, en quelque sorte pour les postkeynésiens, du ne faut pas non plus les confondre avec les « néo-
moins dans le sens néoclassique du terme. Ce sont les keynésiens », comme on va le voir.
rapports de force entre salariés et employeurs, médiatisés On peut dater l’émergence de ce courant dans les années
par les institutions du marché du travail (syndicats, 1980. On avait déjà vu avec les keynésiens de la synthèse
conventions collectives etc.) qui fixent la rémunération du un rapprochement entre keynésianisme et école
travail. néoclassique. Avec les nouveaux keynésiens, on passe à
Autre aspect majeur de la pensée postkeynésienne (on un stade encore supérieur. Il devient pertinent de
peut même dire que c’est l’aspect central), la mise en avant considérer que ces auteurs sont tout simplement
de l’incertitude. Pendant que les néoclassiques raisonnent définitivement intégrés au paradigme néoclassique. La
sur des schémas d’anticipation relevant d’une logique de confusion, voire le simplisme des oppositions entre
«risque », eux se placent dans une optique d’ « incertitude» «keynésiens et libéraux » ou « keynésiens et néo-
(rappelons qu’au sens de Knight, le risque se caractérise classiques » qui a motivé ce texte prend toute sa dimension
par une situation dans laquelle on peut attribuer des ici. Citer ces auteurs sans passer sous silence des noms
probabilités à des évènements possibles tous identifiés, qui méritent autant d’y être est quasi impossible. Quelque-
alors que l’incertitude est une situation où ces probabilités uns pour information (…) : Krugman, Mankiw, D.Romer,
sont tout à fait indéterminables et où même les évènements Stigllitz, J. Taylor, Azariadis, Blanchard, Akerlof, Lindbeck,
possibles ne sont pas forcément tous connus). Quand les Snower etc.
keynésiens de la synthèse n’hésitent pas à formuler une Qu’est-ce qui caractérise ces auteurs ? Ce sont des
fonction d’investissement dépendant du taux d’intérêt, eux néoclassiques, au sens qu’on en a donné dans la première
se réfèrent aux « esprits animaux » keynésiens et au partie de ce billet. En particulier, sur quels points peut-on
principe de demande effective (et à l’efficacité marginale du mettre l’accent ? Premièrement, au risque de créer de la
capital). Partant de ce point, c’est une vision instable par redondance avec la définition retenue pour «néoclassique»,
nature de l’économie de marché qui émerge. En témoigne ils utilisent dans leurs modèles des fondements micro-
le modèle Harrod-Domar, première tentative de dynamiser économiques pour dériver leur macroéconomie. Ensuite, il
la théorie de Keynes pour l’étendre au long terme. On faut avoir à l’esprit que leur courant est une réaction aux
rappellera en deux mots son message : une croissance attaques de la nouvelle économie classique (Lucas,
équilibrée de plein-emploi relève de l’accident plus que du Sargent, Wallace, Prescott, Barro, Kydland etc.). Ce qui
fonctionnement attendu d’une économie de marché explique l’usage de l’hypothèse d’anticipations rationnelles
(situation que cherchent à modéliser les modèles dans leurs modèles. Proches de leurs collègues nouveaux
néoclassiques). Le sous-emploi chronique est la classiques, ils le sont aussi par la prise en compte des
conséquence de cette instabilité. phénomènes d’offre, dans la mesure où ils font usage de
Cette mise en avant de l’incertitude ramène bien sûr à la fonctions de production de type néoclassique, à facteur
«parabole du concours de beauté » de Keynes. Quand les substituables et que ces fonctions font l’objet de
agents sont incapables de prévoir le futur, observer les comportements d’optimisation sensibles aux variations de
autres et agir comme eux présente une forme de rationalité. prix.
En ce sens, le courant postkeynésien trouve probablement Oui, on voit donc mal en quoi ils sont keynésiens ! Et
le plus d’écho à l’heure actuelle dans l’analyse des crises pourtant. Ils retiennent de Keynes l’idée de rigidités des
financières, au travers des théories conventionnalistes et prix, à court terme. Mais alors que la théorie du déséquilibre
plus généralement les modèles impliquant des anticipations n’expliquait pas cette rigidité, les nouveaux économistes
autoréalisatrices. Au passage, on signalera le lien de keynésiens (NEK) y cherchent des fondements micro-
parenté important du courant régulationniste avec le économiques. Ainsi, on peut observer que les salaires
courant postkeynésien, dont on peut même signifier qu’il en nominaux mettent du temps à se modifier parce que les
est partie intégrante. contrats de travail ne sont tout simplement pas renégociés
Enfin, incertitude et monnaie sont indissociables, dans le au jour le jour. Les prix des biens ne varient pas en continu
sens où elle est le pont entre le présent et le futur. Sur ce pour des raisons de coûts d’ajustements (ou « coûts de
plan, les postkeynésiens développent une analyse menu »). Les entreprises (en oligopole) peuvent avoir un
endogène de la monnaie, alors que le corpus central comportement stratégique et conjecturer que la variation
raisonne en termes de monnaie exogène. Là où la monnaie des prix est une mauvaise idée compte tenu de ce que les
est à plus ou moins long terme neutre dans les modèles de concurrents peuvent faire. Ajuster les salaires peut conduire
la synthèse, les postkeynésiens lui attribuent une influence à des variations non voulues de la productivité (voir salaire
majeure sur l’économie. Là où IS-LM fait de la trappe à d’efficience). Les prix peuvent correspondre à une
liquidités un cas de figure exceptionnel en ce sens qu’il rend procédure d’application d’un taux de marge (mark-up).
la politique monétaire inefficace, les postkeynésiens voient Enfin, la rigidité des prix relèverait aussi d’un défaut de
coordination au sens où une entreprise prise seule n’a pas de la seulement « imparfaite » flexibilité des prix (et non pas
intérêt à baisser ses prix si elle n’est pas convaincue que leur rigidité absolue).
toutes les autres feront de même et que l’ensemble A noter aussi, la possibilité d’obtenir par le biais de
profitera donc de ce mouvement accroissant la demande l’hypothèse d’anticipations rationnelles, le contraire de ce
agrégée. que les nouveaux économistes classiques obtiennent. En
Un versant important de l’analyse des NEK porte sur les deux mots, si les agents forment leurs anticipations avec
marchés financiers et leur fonctionnement imparfait. Ainsi, comme modèle de l’économie celui d’une économie
le rationnement du crédit, lié à des asymétries d’information keynésienne, alors une politique de relance est efficace,
conduit à des situations sous-optimales, génère des cycles puisque ses effets positifs sont anticipés par les agents.
et a des effets sur l’économie à plus long terme. Prenant Dans la mesure où l’analyse des NEK sort d’une simple
acte de la sous-optimalité du fonctionnement des marchés logique de demande agrégée, qu’ils axent leurs
financiers, les NEK considèrent que la politique monétaire a développements sur des fondements microéconomiques et
également pour objectif d’organiser le système financier de reconnaissent l’importance des effets d’offre, la politique
sorte à prévenir du mieux possible les crises financières. conjoncturelle n’est pas la seule façon pour l’Etat
Sur ce point, ils sont en accord avec les postkeynésiens, d’intervenir. Ce qui les conduit à des préconisations variées
bien que les moyens d’opérer diffèrent quelque peu. en matière de politiques structurelles, telles que réduire le
Du côté du chômage, la rupture avec les nouveaux pouvoir des syndicats d’insiders, subventionner la formation
classiques est assez importante, dans la mesure où les ou encore faciliter les réallocations d’emplois en réduisant
NEK présentent des modèles dans lesquels les les coûts d’embauche et de licenciement, libéraliser les
comportements des agents, dans un monde de marchés de biens et services.
concurrence imparfaite peut conduire des entreprises Bref, dans le monde des nouveaux keynésiens, tout - ou
rationnelles, et non entravées par une législation presque - peut arriver. On est définitivement sorti d’un débat
contraignante, à fixer le salaire au-delà de son niveau entre loi de Say et principe de demande effective. Les deux
walrasien d’équilibre. Cet aspect les oppose à la fois aux peuvent à un moment ou un autre se revendiquer la bonne
nouveaux classiques qui considèrent que ces situations ne lecture des mécanismes en cours.
sont pas pertinentes, mais aussi aux postkeynésiens, qui
leur reprochent globalement de concevoir le travail comme Conclusion
un bien parmi d’autres. En particulier, la possibilité que le
chômage résulte de négociations entre employeurs et Une bien grande famille, donc. Quel est l’état des lieux
salariés menant au partage de rentes entre les deux aux aujourd’hui ? Quelle est la place respective des différents
dépens des chômeurs (voir théorie insiders-oustiders) est courants ? C’est assez simple. Les nouveaux keynésiens,
moyennement appréciée par les postkeynésiens. héritiers naturels des keynésiens de la synthèse, sont la
En matière de politique économique, les NEK vont insister représentation dominante de l’économie dite keynésienne.
sur la puissance de la politique monétaire plutôt que la Les postkeynésiens leur contestent, comme ils l’ont fait
politique budgétaire en matière de stabilisation avec leurs ascendants directs, la filiation avec Keynes. En
conjoncturelle. Ce qui les oppose encore aux termes d’audience et d’influence, il n’y a pas photo. Pour
postkeynésiens. A long terme, ils s’alignent d’ailleurs sur autant, les faits étant ce qu’ils sont, les postkeynésiens
une hypothèse de neutralité de la monnaie, conséquence parviennent à se faire entendre sur certains thèmes,
comme les crises financières ou le chômage.

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Keynes et les keynésiens

Pascal COMBEMALE (professeur de Sciences économiques et sociales en khâgne B/L au lycée Henri IV à Paris,
directeur de la collection Repères (éditions La Découverte), auteur d’une Introduction à Keynes, Repères n°258, 1999),
Les Cahiers français n°345, La Documentation française, juillet-août 2008

Il existe de nombreuses « variétés » de keynésiens : néo- L'enjeu étant le passage d'une économie de «laissez-faire »
keynésiens, post-keynésiens, nouveaux keynésiens… Cela à une économie mixte dans laquelle l'État intervient pour
s'explique à la fois par les différentes interprétations réguler l'activité et pallier les défaillances du marché, il
permises par l'œuvre de Keynes et par l'évolution des fallait révolutionner la théorie économique alors dominante,
théories keynésiennes en réponse aux critiques dont elles cette « pensée unique » du moment que Keynes appelle la
furent l'objet. Le premier point est le plus difficile à traiter. « théorie classique ». Toutefois, pour y parvenir de façon
Comme l'a montré Olivier Favereau, la lecture de Keynes, efficace, il convenait de ne pas paraître trop iconoclaste, au
au-delà du livre qui a le plus contribué à sa postérité, la risque sinon d'être banni de la communauté des
Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie économistes, par conséquent disqualifié dans le débat
(1936), nous confronte à un dédoublement comparable à académique pour cause d'hérésie intolérable. C'est
celui du Docteur Jekyll, qui se transforme, la nuit venue, en pourquoi l'auteur de la Théorie générale masque souvent
M. Hyde. Pour le comprendre, il faut avoir à l'esprit que ses critiques les plus radicales et s'en tient à une
Keynes est avant tout un politique désireux de convaincre présentation de ses idées sous une forme compréhensible
ses contemporains de réformer le capitalisme pour lui par des interlocuteurs dont les catégories de pensée sont
épargner les crises récurrentes qui menacent de le détruire, orthodoxes. Nous sommes donc confrontés à au moins
une perspective aujourd'hui refoulée, mais rétrospective- deux Keynes, le « pragmatique » et le «radical», le
ment évidente pour quiconque n'a pas oublié les problème étant que l'articulation entre les deux ne va pas
conséquences de la grande dépression des années 1930. de soi, l'ensemble manquant pour le moins de cohérence...
Keynes contre les classiques départ du raisonnement keynésien se situe du côté des
entreprises. Qui décide en effet du niveau de l'emploi (N) ?
L'analyse classique des déséquilibres des années 1930 Les entreprises : elles déterminent ce niveau de l'emploi en
fonction du niveau de la production (Y) à réaliser, compte
Au cours des années 1930, les économistes sont sommés tenu de la productivité de la main-d'œuvre. Mais de quoi
de répondre à deux questions: comment expliquer le dépend ce niveau de production ? De la demande que les
chômage de masse ? Que faire pour le résorber ? Pour tout entrepreneurs anticipent. Quelles sont les sources de cette
théoricien respectueux des canons de l'orthodoxie, les demande ? Les dépenses de consommation (C),
réponses allaient de soi : l'économie étant soumise à des d'investissement (I), auxquelles on peut ajouter les
fluctuations plus ou moins cycliques, les phases de dépenses publiques (G) et les exportations (X). Par
récession se caractérisent par un chômage conjoncturel qui conséquent, l'équation déterminant l'équilibre macro-
se résorbe «naturellement » si rien ne vient entraver économique, Y = C + I + G + (X -M) (3), se lit de la droite
l'ajustement des prix et des salaires sur les marchés; cette vers la gauche. Les dépenses de consommation, qui
« foi » dans la capacité d'auto-régulation des marchés représentent plus de la moitié du total, dépendent du
conduit à considérer le chômage comme « volontaire » (du revenu des ménages, principalement des salaires. Nous en
fait d'allocations chômages trop « généreuses ») ou à savons assez pour expliquer la dynamique de la récession :
l'imputer à tout ce qui vient perturber le bon fonctionnement lorsque la conjoncture est mauvaise, que les entreprises
des marchés, par exemple le refus des salariés coalisés en licencient ou que les salaires baissent, il en résulte une
syndicats de concéder la baisse des salaires requise par le diminution du revenu des ménages qui déprime la
retour à « l'équilibre » (1) (le chômage correspondant à un demande, de telle sorte que les entreprises réduisent un
excès d'offre sur le marché du travail, sa résorption exige peu plus encore la production, donc distribuent moins de
cette baisse). Une autre explication est que le chômage est revenus, ce qui contraint les ménages à consommer moins,
au contraire « involontaire » et qu'il s'explique, au cours de d'où une nouvelle baisse de la demande, etc. Cette spirale
ces années, par une crise de surproduction: les entreprises dépressive est entretenue par des phénomènes de
licencient parce qu'elles manquent de débouchés ou ne prophétie auto-réalisatrice : si les entreprises anticipent un
parviennent à écouler leur production qu'à la condition de recul de la demande, donc produisent et embauchent
vendre à perte. Mais les économistes classiques se réfèrent moins, distribuent moins de revenus, elles font advenir
à la « loi de Say » (2), selon laquelle une crise de macroéconomiquement ce qu'aucune d'elle n'a voulu micro
surproduction globale est logiquement impossible dans une économiquement, ce recul de la demande qui valide ex post
économie de marché qui fonctionne «normalement ». En leurs anticipations et les incite à rester pessimistes. Ce
effet, la demande solvable est financée par les revenus genre d'enchaînement fatal est typiquement keynésien : les
primaires (salaires et revenus du capital) distribués aux anticipations des entrepreneurs sont le facteur déterminant,
possesseurs des facteurs de production (travail et capital) les ajustements s'effectuent par les quantités (la production,
en contrepartie de leur contribution à la production : c'est l'emploi), il n'existe pas sur les marchés de mécanisme
donc l'offre qui contraint la demande et non l'inverse (pas rééquilibrant, les déséquilibres se propagent en s'amplifiant
de demande sans revenus, pas de revenus sans (effet multiplicateur).
production) ; il y a bien sûr à tout moment des excès d'offre Les classiques ont des arguments à faire valoir, qui
sur certains marchés, mais ils ont pour contrepartie des reposent sur l'idée d'un ajustement par les prix. La
excès de demande sur d'autres marchés et ces conjoncture que nous venons de décrire est probablement
déséquilibres sectoriels sont continuellement résorbés par déflationniste: du fait du déficit de demande sur les
l'ajustement des prix (s'il y a excès d'offre sur le marché du marchés, les prix baissent. Or, comme l'enseigne la théorie
travail, il y a excès de demande sur le marché des biens, micro-économique élémentaire, la baisse des prix stimule la
parce que l'on offre son travail pour pouvoir ensuite demande, d'autant que les ménages bénéficient alors d'une
demander des biens et services). Dans une économie de augmentation du pouvoir d'achat de la monnaie qu'ils
troc, situation qui n'a jamais existé, cette « loi » est détiennent: la même quantité de monnaie permet d'acheter
tautologique puisque pour demander un bien il faut en offrir plus de biens et services (effet d'encaisses réelles). Par
un autre en échange. En revanche, la question est de ailleurs, si la baisse de la consommation s'accompagne
savoir si elle est vérifiée dans une économie monétaire. d'une hausse de l'épargne, il en résulte une baisse du taux
Selon Say, elle continue à l'être car la monnaie n'est qu'un d'intérêt qui relance l'investissement, autre composante de
intermédiaire des échanges : la monnaie obtenue en la demande. Mais il est permis de douter de l'ampleur de
contrepartie des ventes de biens et services sert à acheter ces effets. En période de déflation, les ménages peuvent
d'autres biens et services. À quoi l'on objectera que la différer leurs achats parce qu'ils anticipent la poursuite de la
monnaie peut être thésaurisée (les agents vendent mais ils baisse des prix (à nouveau, les anticipations sont ici auto-
conservent la monnaie, donc reportent leurs achats). Mais réalisatrices). De surcroît, cette baisse des prix renchérit la
des agents «rationnels » ne thésaurisent pas, du moins ni dette des agents débiteurs (ils doivent rembourser dans une
longtemps ni beaucoup, une monnaie qui ne rapporte rien : monnaie dont la valeur réelle augmente), ce qui les
s'ils ne consomment pas immédiatement, ils placent leur contraint à réduire leurs dépenses (effet dépressif) et à
argent, donc achètent des titres sur le marché financier; les aliéner leurs actifs (ce qui accentue la déflation) ; or, parmi
entreprises utilisent cet argent pour investir et les agents «étranglés » par ce mécanisme fort bien décrit
l'investissement est une demande de biens (de production). par Irving Fisher en 1933, il y a les entreprises, qui sont
« Loi de Keynes » contre « loi de Say » ? souvent «surendettées » lorsque le cycle se retourne.
Quant à l'investissement, il serait étonnant qu'il augmente
La facilité conduit à opposer une « loi de Keynes » à la « loi dans une période de recul de la demande. Notons enfin que
de Say » : si ce n'est pas l'offre qui « pousse » la demande, sur le marché du travail, la situation n'a aucune raison non
alors c'est la demande qui « tire » l'offre. Cette formulation plus de s'améliorer du seul fait de l'ajustement des prix:
est caricaturale car elle fait de Keynes un économiste de la dans cette course à la baisse, il est probable que les prix
demande, que l'on oppose aux «économistes de l'offre », baissent plus vite que les salaires, de telle sorte que les
lesquels, il est vrai, sont des anti-keynésiens. Or, le point de salaires réels auront plutôt tendance à augmenter. Cet effet
peut être compensé par une hausse de la productivité du Les prolongements de l'analyse de Keynes
travail, mais, une fois de plus, on voit mal pourquoi les
entreprises embaucheraient si les perspectives de IS-lM ou le « keynésianisme de la synthèse »
débouchés sont mauvaises.
Dans les manuels de macroéconomie s'impose la
Implications pour la politique économique «synthèse néo-classique », construite à partir du modèle IS-
LM de Hicks, complété ultérieurement par Modigliani (qui
Ici, le message keynésien n'est pas que les marchés sont introduit le marché du travail). Bien que Hicks ait réussi la
défaillants en toutes circonstances. Il signifie plus prouesse de résumer la Théorie générale à un système de
précisément deux choses : des mécanismes autorégu- deux équations (IS correspond à l'équilibre sur le marché
lateurs qui peuvent suffire lorsque les chocs sont de faible des biens et services, LM à l' équilibre sur le marché de la
ampleur, au jour le jour, s'enrayent lorsque s'enclenche une monnaie), cet habillage « néo-classique » de quelques
dynamique récessive entretenue par les anticipations auto- relations fonctionnelles keynésiennes est perçu par les
réalisatrices ; du fait de leurs caractéristiques, certains keynésiens fondamentalistes comme une récupération qui
marchés s'autorégulent mal ou pas du tout, en particulier le occulte les apports les plus originaux et les plus
marché du travail et le marché financier. dérangeants de Keynes (l'incertitude radicale, le rôle crucial
Dès lors, en cas de récession, l'économie se trouvant en des anticipations et des conventions, l'intégration d'une
situation de sous-emploi du facteur travail (chômage monnaie endogène à l'économie, etc.). On retrouve ici la
involontaire) et du facteur capital (qui n'est pas utilisé à contradiction entre le projet «pragmatique » et le projet
pleine capacité), une intervention de l'État pour relancer la «radical ». IS-LM permet toutefois de mettre en évidence la
demande est nécessaire. Cette relance peut s'effectuer de nécessité d'un policy mix, c'est-à-dire de la coordination des
différentes façons, mais la faible influence du taux d'intérêt politiques budgétaire et monétaire (afin de neutraliser l'effet
sur l'investissement conduisant à douter de l'efficacité de la d'éviction lié à la hausse du taux d'intérêt en cas de relance
politique monétaire, il est préférable de privilégier la budgétaire). Mais, dans sa version de base, c'est un
politique budgétaire, par la réduction des impôts (T), qui modèle fondé sur l'hypothèse de prix rigides et qui « oublie»
augmente le revenu disponible des ménages, ou par le marché du travail.
l'augmentation des dépenses (G), qui exerce un effet
direct (l'habituel programme de « grands travaux », La courbe de Phillips
l'augmentation des prestations sociales, etc.). Il en résulte
L'un des chaînons manquants de la théorie néo-
un déficit budgétaire qui exerce un effet multiplicateur
keynésienne a été apporté par la non moins célèbre relation
variable selon l'instrument utilisé (T ou G), le mode de
de Phillips, du nom de l'économiste néo-zélandais qui l'a, le
financement du déficit (endettement ou création monétaire)
premier, mise en évidence comme un fait stylisé. Après une
et le degré d'ouverture de l'économie (les importations
reformulation due à Samuelson et Solow, au début des
constituant une fuite dans le circuit économique intérieur).
années 1960, elle semble prouver l'existence d'un arbitrage
Cette politique macroéconomique de régulation de la
entre l'inflation et le chômage : lorsque l'on s'approche du
demande est contracyclique. Keynes n'a jamais préconisé
plein-emploi, les tensions sur le marché du travail induisent
un déficit budgétaire systématique. Lorsque l'on se
une hausse des salaires qui déclenche une inflation par les
rapproche du plein-emploi, une telle politique devient
coûts (spirale salaire-prix) ; réciproquement, lorsque la
inflationniste : contrainte par leurs capacités de production,
croissance de l'économie ralentit, la montée du chômage
les entreprises réagissent à l'augmentation de la demande
s'accompagne d'une modération salariale qui favorise la
par une augmentation des prix plus que par une
désinflation. Dès lors, il paraît possible de piloter le cycle
augmentation de la production; de plus, les tensions sur le
économique (fine tuning) en alternant les politiques de
marché du travail induisent une hausse des salaires. En
freinage et de relance de la demande (stop and go). Hélas,
phase d'expansion, la politique budgétaire peut être utilisée
cette belle mécanique se dérègle après le premier grand
pour éviter la «surchauffe » et un trop grand dérapage
choc pétrolier, celui du milieu des années 1970.
inflationniste (passé un certain seuil, l'inflation étant un
Conformément à la prophétie de Milton Friedman (dès
phénomène autoentretenu par les anticipations elle risque
1967-1968), la magie n'opère plus : les politiques
de dégénérer en hyper-inflation).
keynésiennes de lutte contre le chômage ne résorbent pas
Cette leçon a été surtout appliquée dans l'après Seconde
celui-ci tout en aggravant l'inflation ; cette nouvelle
Guerre mondiale, un exemple célèbre étant le « tax cut»
conjoncture dénommée stagflation (croissance économique
décidé sous Kennedy et appliqué sous Johnson (1964).
ralentie, montée du chômage, accélération de l'inflation)
Pendant un moment d'euphorie typique des « Trente
réfute I'hypothèse de la relation de Phillips, du moins à long
Glorieuses », il a semblé que la médecine keynésienne
terme. Les modèles expliquant le cycle par les fluctuations
permettait de contrôler le cycle et de soutenir la croissance.
de la demande ne permettent pas d'analyser une situation
Bien que de façons très diverses, presque tous les
résultant de chocs d'offre (qui transitent par les coûts) : il
«grands» économistes de l'époque sont néo-keynésiens et
faut changer de lunettes pour comprendre ce qui se passe.
travaillent à parfaire une théorie qui était loin d'être aussi
Plus encore, il apparaît rétrospectivement que la configu-
«générale » que l'avait prétendu de façon provocatrice son
ration économique et institutionnelle de cette époque était
auteur. Citons quelques noms et quelques thèmes
favorable aux politiques keynésiennes : la reconstruction
d'investigation : Samuelson (le cycle, les biens publics),
après la guerre, le rattrapage d'une économie américaine «
Harrod et Domar (la croissance), Modigliani (la fonction de
en avance », l'acclimatation du fordisme furent les facteurs
consommation), Tobin (la demande de monnaie, les choix
d'une forte croissance nationale relativement autocentrée ;
de portefeuille).
l'internationalisation des économies, la crise du fordisme, le
démantèlement partiel du système de Bretton Woods, la
globalisation financière ont réduit les marges de manœuvre
en rendant les conjonctures beaucoup plus dépendantes de
l'environnement international (comme l'a montré l'échec
partiel de la relance Mauroy en 1981-1982).
Crise et renouveau du keynésianisme par les prix (ici les taux d'intérêt), mais par les quantités : de
nombreux emprunteurs sont rationnés (ils n'accèdent pas
On entre alors dans une nouvelle ère, inaugurée par la au crédit bien qu'ils soient prêts à le payer plus cher). De
victoire du monétarisme au tournant des années 1980. Le nombreux exemples semblables peuvent être trouvés sur le
keynésianisme perd son hégémonie au sein de la théorie marché du travail car la relation d'emploi se caractérise elle
économique dominante, les critiques friedmaniennes étant aussi par une asymétrie d'information (l'employeur ne
relayées par la remise en question radicale émanant de la « connaît pas ex ante, puis parvient mal à contrôler ex post la
nouvelle économie classique », dont le chef de file est productivité de l'employé).
Robert Lucas. Cette revendication explicite d'un retour aux
classiques veut signifier que la parenthèse keynésienne a Beaucoup de travaux des « nouveaux keynésiens » ont
été un moment d'égarement qu'il convient désormais ainsi permis de mieux comprendre les défaillances du
d'oublier. L'offensive est menée sur tous les fronts : les marché, mais cette contre-offensive a abouti à une victoire
modèles de prévision keynésiens sont stériles car ils ne à la Pyrrhus. La cause de l'inefficacité des marchés se
prennent pas en compte les réactions stratégiques des trouvant dans les différentes formes de rigidité, il en résulte
agents aux modifications de leur environnement ; la des prescriptions très « classiques » : l'augmentation de la
macroéconomie keynésienne est dépourvue de rigueur car flexibilité est la boussole de toutes les réformes.
elle ne repose sur aucun fondement microéconomique ; les D'autres travaux, moins visibles, conservent un esprit plus
politiques économiques conjoncturelles sont inefficaces car authentiquement keynésien. Ils mettent par exemple en
les agents déjouent leurs effets attendus qui sont anticipés évidence la multiplicité des équilibres de marché (qui justifie
rationnellement ; il existe un taux de chômage naturel que une intervention pour « sélectionner » le moins mauvais),
seules des politiques structurelles (flexibilisation du marché les défauts de la coordination par le marché (qui expliquent
du travail, etc.) peuvent réduire ; la monnaie est neutre, de l'existence de normes, de routines, de conventions,
telle sorte que la politique monétaire n'a d'incidence que sur d'institutions de toutes sortes pour encastrer cette
l'inflation. coordination), le rôle des prophéties auto-réalisatrices dans
En réponse à cette offensive émerge une génération des processus cumulatifs divergents (qui confirment que le
d'économistes « nouveaux keynésiens » (Olivier Blanchard, marché ne s'autorégule pas dès que les déséquilibres
Stanley Fischer, Gregory Mankiw, David Romer, George dépassent un certain seuil), etc. Quant aux keynésiens les
Akerlof, Alan Blinder, Joseph Stiglitz, etc.) qui choisissent plus radicaux, ils continuent à raisonner dans un cadre
de combattre sur le terrain de l'adversaire, comme le d'économie monétaire de production, à accorder une
Keynes « pragmatique ». Ils acceptent nombre de critiques importance cruciale à l'incertitude radicale, aux
méthodologiques, en particulier la nécessité de fondements irréversibilités, à la psychologie collective …
microéconomiques, et l'hypothèse, a priori anti- Mais il y a d'autres raisons de considérer que le
keynésienne, d'anticipations rationnelles. Dès lors, keynésianisme a survécu. Les économistes classiques,
l'essentiel du débat porte sur le fonctionnement des aussi brillants soient-ils, restent les héritiers de la doctrine
marchés : selon les nouveaux classiques, ils s'ajustent du « laissez-faire ». Quand tout va bien, ce message sonne
parfaitement et instantanément (les cycles s'expliquent par agréablement aux oreilles de ceux qui gagnent au jeu du
des chocs monétaires ou réels imprévisibles) ; selon les marché. Mais quand les difficultés s'accumulent, les
nouveaux keynésiens, il existe des rigidités nominales et classiques n'ont rien à dire aux décideurs qui voudraient au
réelles importantes à court terme et qui peuvent justifier, contraire savoir « que faire ». Il reste alors à redécouvrir les
dans certaines circonstances, des politiques vieilles recettes keynésiennes, aussi bien à l'échelle
macroéconomiques (budgétaire et monétaire) de régulation nationale, comme le montrent les politiques monétaire et
de la demande. La principale source de dysfonctionnement budgétaire américaines, souvent très actives, pour des
des marchés est l'imperfection de l'information, laquelle raisons pragmatiques, qu'à l'échelle internationale, où les
peut expliquer l'inertie de certains prix (voir encadré sur dégâts causés par le «consensus de Washington » et la
l’exemple du crédit). déréglementation des marchés financiers justifient de
nouvelles régulations. Comme l'avait bien compris Keynes,
L'exemple du crédit la seule question qui vaille, dans une économie
nécessairement mixte, est celle de la répartition des
Lorsque leur coût de refinancement augmente, les banques fonctions entre le marché et l'Etat. Un partage toujours à
peuvent être tentées de répercuter cette hausse dans la reconsidérer car les contextes (techniques, géopolitiques,
hausse de leur taux d'intérêt débiteur (celui que doivent leur etc.) évoluent, ce qui rapproche plus les économistes des
verser les emprunteurs). Mais elles se trouvent confrontées bricoleurs que des dentistes.
à une asymétrie d'information car elles ne connaissent pas
parfaitement le risque de crédit représenté par les différents Notes
emprunteurs (pourront-ils rembourser dans cinq ans, dix
ans, etc.?). Or, l'expérience leur a appris que, passé un (1) L'existence d'un salaire minimum légal ou conventionnel
certain seuil, une hausse du taux d'intérêt pouvait supérieur au salaire d'équilibre est également présentée comme
une cause du chômage.
engendrer deux conséquences indésirables : ex ante, un
(2) Say avait écrit: « C'est la production qui ouvre des débouchés
biais d'anti-sélection, les emprunteurs les plus prudents se aux produits ». Son raisonnement, d'abord repris par Ricardo,
retirant du marché, laissant la place à ceux qu'un taux élevé avait ensuite été considéré comme un acquis de la science
ne dissuade pas car ils surévaluent la rentabilité de leurs économique par Stuart Mill.
projets; ex post, un phénomène d'aléa moral, les (3) Dans l'identité de la comptabilité nationale, les importations (M)
emprunteurs soumis à une charge financière plus lourde se trouvent du côté des ressources et il faut ajouter les variations
étant incités à privilégier les choix les plus risqués car ils de stocks (ici incluses dans l'investissement I) du côté des
sont désormais les seuls à être rentables. Cette expérience emplois; toute analyse de la conjoncture consiste à rechercher
quelles sont les contributions respectives des différentes
peut conduire les banques à préférer ne pas augmenter les
composantes de droite (la demande nette intérieure et extérieure)
taux (pour ne pas perdre leurs clients les plus sûrs), de telle à la variation du PIB à gauche (en ce sens, l'analyse
sorte que l'ajustement sur le marché du crédit ne se fait pas conjoncturelle est implicitement keynésienne).
Héritage keynésien : des fils indignes de leur père ?
Christian TUTIN* - Alternatives Economiques - n°154 - Décembre 1997

* Au moment de la rédaction de cet article, La macro-économie a précisément pour fonction de traiter


il était maître de conférences en économie la question spécifique du niveau de fonctionnement de
à l’Université de Paris 1 Panthéon-
l'économie, qui ne se réduit pas à celle de l'équilibrage des
Sorbonne. Depuis 2006, il est professeur à
l’Université de Paris-Est-Créteil. Il est structures ou à la répartition des ressources via les
également membre de l’AFEP (Association ajustements du système de prix. C'est là une rupture
française d’économie politique) et essentielle avec toute la tradition économique, de Ricardo
signataire du Manifeste des économistes à Hayek, en passant par Walras et Marshall, qui justifie le
atterrés. fait que Keynes considère tous ces auteurs comme faisant
partie de la même école classique, malgré toutes les
Même si l'on enterre sans doute un peu trop vite le différences qu'on peut trouver entre eux sur d'autres
keynésianisme [l’article date de 1997 …] - c'est-à-dire les questions, comme l'analyse de la croissance ou de la
politiques économiques qui se réclament de l'analyse répartition des revenus.
keynésienne -, son déclin est incontestable : le poids Dès l'origine, les keynésiens se sont partagés en deux
nouveau des marchés financiers et l'internationalisation du familles irréconciliables. D'un côté, ceux qui ont pensé que,
capitalisme en ont réduit l'efficacité. Si bien que, par après tout, la critique keynésienne visait soit des versions
contrecoup, aux yeux des économistes, c'est la pensée très frustes de la théorie néoclassique, comme celles de
keynésienne elle-même qui souffre d'obsolescence. Pigou ou de Hayek, soit des conceptions prémarginalistes
L'influence de Keynes tend à se réduire à celle d'une (1), comme celle de Ricardo. Mais elle ne touchait pas au
mauvaise conscience - une sorte de Jiminy Criquet des cœur du modèle walrasien de l'équilibre général : les
macro-économistes - ou d'une nostalgie indicible pour un différents marchés (biens, travail, monnaie, capital) sont liés
âge d'or révolu. C'est aller un peu vite en besogne. les uns aux autres et si le mécanisme des prix ne suffit pas
La théorie keynésienne est née dans les années 30 en à instaurer l'équilibre sur l'un d'entre eux, une politique
réaction à deux thèses : celle qui attribuait la responsabilité économique adaptée peut s'y substituer et, du coup,
du chômage massif au mauvais fonctionnement du marché permettre d'atteindre l'équilibre général. Ce fut l'école de la
du travail, et celle qui faisait de la déflation (mouvement de synthèse néo-classique (Hicks, Samuelson, Hansen).
baisse des salaires nominaux et des prix) un processus De nombreux auteurs, parmi lesquels les disciples les plus
rééquilibrant susceptible de ramener le plein-emploi. proches de Keynes, tels que Joan Robinson ou Nicholas
Keynes critiquait l'idée qu'une économie concurrentielle Kaldor se sont opposés à cette lecture. Ceux-ci ont
convergerait automatiquement vers le plein-emploi à soutenu, au contraire, que la critique keynésienne visait le
condition que les prix manifestent une flexibilité suffisante, à cœur de la théorie néoclassique et ont pris au sérieux sa
la baisse comme à la hausse. prétention, plusieurs fois affirmée, de fonder, contre la
Ne nous méprenons pas : la critique keynésienne de la "citadelle orthodoxe" (2), une hétérodoxie. Mais les
déflation ne consiste pas à y voir un facteur de baisse de la économistes qui ont suivi cette voie se sont eux-mêmes
consommation via la baisse des salaires et des prix. Pigou - partagés entre plusieurs courants.
le successeur de Marshall à Cambridge - avait montré en Les uns ont cherché à rapprocher Keynes de Ricardo
effet que cette baisse des prix incitait les agents (Sraffa, Pasinetti), voire de Marx (Robinson), tentant ainsi
économiques à conserver moins d'argent en encaisses, d'opposer une synthèse classique à la synthèse
donc à en dépenser davantage (effet d'encaisses réelles ou néoclassique. Les autres ont essayé de maintenir une
effet Pigou), ce qui devait rééquilibrer la demande. Pour pensée keynésienne autonome par rapport aux deux
Keynes, la déflation jouait un rôle néfaste pour d'autres grandes théories concurrentes de la valeur, ce qui a donné
raisons : elle contribuait à bloquer l'investissement et à naissance à l'approche par le circuit (Poulon, Parguez,
engendrer des difficultés insurmontables pour le système Barrère, Schmitt) et à l'analyse de l'incertitude radicale
bancaire. (Shackle, Minsky). Tous ces post-keynésiens ont en
En effet, si les prix baissent, les investissements commun le rejet de l'équilibre général et le rôle accordé aux
d'aujourd'hui ne vont pas permettre de dégager demain des règles et aux institutions sociales. Ainsi, ils font de la
revenus aussi élevés que prévus, ce qui va compromettre le formation du salaire un problème de répartition, en tant que
remboursement des emprunts. L'effet Pigou joue à l'échelle tel irréductible à celui de la formation d'un prix sur un
individuelle, mais ce sont d'autres mécanismes qui marché.
l'emportent à l'échelle globale. On ne peut donc étendre à la Au total, les uns ont cru (à tort) que l'équilibre keynésien
macro-économie des raisonnements valides pour une n'était au fond qu'une variante de l'équilibre général, tandis
industrie isolée ou une firme particulière. Il en va de même que les autres ont refusé de raisonner en termes d'équilibre.
pour la baisse des salaires : d'un point de vue micro- Or, les propositions essentielles de Keynes ne sont
économique, elle peut susciter de nouvelles embauches, formulables ni dans le cadre de l'équilibre général ni dans
mais cela cesse d'être vrai une fois les interdépendances celui d'une approche qui ignore tout de la notion d'équilibre.
générales du système économique prises en compte. La Théorie générale vise à démontrer l'existence
d'équilibres stables de sous-emploi.
Keynes contre les classiques ou la macro-économie Keynes réfute donc l'approche libérale telle qu'elle
contre la micro-économie s'exprime encore aujourd'hui et selon laquelle le chômage
proviendrait soit des imperfections de la concurrence
Au fond, Keynes affirme l'autonomie de la macro-économie, (rigidité des salaires nominaux notamment), soit de chocs
c'est-à-dire l'impossibilité de déduire les propriétés du exogènes (monétaires ou technologiques). Dans les deux
système économique de la seule observation des cas, ce sont les forces sociales, la monnaie, l'Etat ou les
comportements individuels. Pour lui, il existe des lois techniques, qui impriment à l'économie des mouvements
globales de l'économie qu'il faut penser comme telles. accidentels. Keynes, au contraire, entendait établir la
possibilité de crises (génératrices d'un chômage de masse
involontaire) comme résultat du jeu normal des marchés (ce décrire le processus dont elles sont issues. C'est parfois
qui le rapproche de Marx), tout en affirmant (ce qui l'en intéressant, mais pas à la hauteur du problème posé.
éloigne) que cela n'enlève rien à la capacité du marché à
affecter rationnellement les ressources. Un héritage détourné et mal géré

A nouveaux classiques, nouveaux keynésiens Au total, les concepts et les thèmes mis en avant par
Keynes ont pu être récupérés sans mal par la théorie
Pour Keynes, le mécanisme des prix remplit donc orthodoxe de l'équilibre général. La révolution keynésienne
correctement sa fonction d'équilibrage des marchés, mais le s'en trouve ramenée à une simple illusion d'optique ou un
système souffre d'un défaut d'ajustement global : même une cas particulier, comme cela avait été déjà fait dans les
économie parfaitement concurrentielle peut être sujette au années 40 et 50 par Hicks et Samuelson ou comme cela
chômage de masse. Cette analyse est évidemment se fait actuellement dans la foulée de Stiglitz. Mais
étrangère à l'approche des tenants de l'équilibre général, qui ces deux récupérations achoppent, l'une et l'autre, sur le
n'aboutit à du chômage que lorsque les prix sont concept keynésien d'équilibre de chômage involontaire,
insuffisamment flexibles. Plus de soixante ans après la c'est-à-dire le chômage qui n'est lié d'aucune façon au
parution de la Théorie générale, cette position singulière - le mauvais fonctionnement du marché du travail (résistance
marché est à la fois équilibrant et générateur de chômage des travailleurs à la flexibilité, imperfection de l'information,
involontaire - n'a cependant pas réussi à s'incarner dans un inadéquation des formations, etc.). Le chômage keynésien
modèle convaincant de l'économie. Aussi n'est-il pas n'est pas résorbable par la baisse des salaires et il est
étonnant que les nouvelles théories classiques (Lucas, compatible avec l'équilibre des marchés : c'est un chômage
Sargent) aient rencontré un certain écho dans les années du troisième type.
80. Pour ces théories, le chômage résulte des choix L'œuvre de Keynes nous ouvre pourtant des pistes. Du
délibérés des individus (salariés et employeurs). Il exprime Traité de la monnaie (1930) aux articles postérieurs à la
donc une position d'équilibre général du système Théorie générale, il n'a pas varié sur un point : le sous-
économique, c'est-à-dire une situation dans laquelle tous les emploi résulte d'une situation de blocage de l'accumulation.
agents parviennent à réaliser leurs plans. Tout simplement parce que, contrairement à ce que soutient
A nouveaux classiques, nouveaux keynésiens. La réponse la théorie néoclassique (y compris les nouveaux
keynésienne (portée par Stiglitz) a consisté à rejeter le keynésiens), le taux d'intérêt n'est pas une variable qui
postulat de stabilité fondamentale des marchés retenu par équilibre l'épargne et le rendement du capital réel. Le taux
les nouveaux classiques. Les rigidités existent, mais elles d'intérêt est une variable monétaire, soutenait Keynes, qui a
résultent des comportements des individus, confrontés à présenté sur ce point une justification assez embrouillée et
l'incertitude, à l'insuffisance ou l'asymétrie des informations. peu convaincante. Donc l'investissement (accumulation de
Par exemple, pour inciter ses salariés à travailler capital) n'est régulé par rien, si ce n'est par des objectifs
efficacement, un employeur les paiera davantage que le financiers. En matière d'accumulation, la finance est au
salaire d'équilibre du marché, pour que le salarié fasse en poste de commande et cela a sans doute à voir avec la
sorte de ne pas perdre une bonne place. Et cette crainte est persistance du chômage de masse.
d'autant plus efficace que, en raison de ce salaire supérieur Les keynésiens d'aujourd'hui se sont montrés incapables de
au salaire d'équilibre, du chômage apparaît, qui rend la monter avec succès à l'assaut de la doctrine financière et
perte potentielle de l'emploi occupé encore plus coûteuse. monétaire libérale adoptée massivement par les milieux
Qu'il s'agisse du rationnement du crédit, des caractéristiques d'affaires et les administrations économiques, doctrine qui
des contrats de travail ou du lien positif entre salaire et oriente les politiques économiques. Soit parce qu'ils n'ont
productivité, les nouveaux keynésiens aboutissent à la pas voulu rompre avec l'orthodoxie néoclassique (le taux
conclusion que les rigidités ne tombent pas du ciel. Elles d'intérêt est déterminé par l'offre et la demande de capital,
sont le produit du fonctionnement normal du système c'est-à-dire le montant de l'épargne comparé au montant
économique. La concurrence est par nature imparfaite, le des investissements). Soit parce qu'ils se sont contentés de
monde réel est complexe et ne ressemble pas au modèle répéter à l'identique le message keynésien, brouillon et
walrasien d'équilibre général concurrentiel. confus dans le domaine financier. Il ne s'agit pas, on le voit
Tout cela a conduit à des résultats spectaculaires au niveau bien, de savoir "ce que Keynes a réellement dit", mais de
micro-économique. Mais le chômage ainsi analysé provient mettre à jour les liens qui existent sans doute entre système
du mauvais fonctionnement des marchés en général : celui financier et chômage.
du travail ou un autre. Nous sommes loin du message Si l'on pense, avec Keynes, que c'est à juste titre que les
keynésien du chômage involontaire apparaissant dans des acteurs d'une économie capitaliste ne raisonnent qu'en
marchés en équilibre. Par rapport aux nouveaux classiques, termes monétaires et que cela influe sur la dimension de
l'apport des nouveaux keynésiens consiste à introduire des l'économie, c'est-à-dire sur les niveaux d'activité et d'emploi,
défauts d'ajustement du côté de la demande, au lieu de se il est urgent de se donner le cadre analytique dans lequel
contenter de s'intéresser aux ajustements issus de l'offre. cela fasse sens. C'est ce qui justifie que Keynes reste non
C'est une version minimaliste du keynésianisme. seulement un étendard, mais aussi une source d'inspiration.
Du côté des post-keynésiens, qui récusent
fondamentalement le modèle néoclassique, on n'est pas Notes
davantage parvenu à élaborer une théorie d'ensemble
convaincante rendant compte des tendances du système (1) Les marginalistes ont défendu, dans la lignée de Walras,
économique à engendrer chômage et instabilité. Ils se sont Menger, Jevons et leurs successeurs (Pareto, Marshall,
fait piller leur fonds de commerce traditionnel par les Edgeworth...), l'idée que la valeur d'un produit ne dépend pas de la
nouveaux keynésiens (concurrence imparfaite, incertitude) quantité de travail dépensée pour le produire (thèse de Ricardo,
et sont amenés soit à insister sur le caractère radical de reprise par Marx), mais de l'utilité que la dernière dose achetée (la
dose marginale) procure à son utilisateur.
l'incertitude, qui empêcherait toute modélisation (dans ce (2) Décrite, dans un article de 1934 ("Is the Economic System self-
cas, à quoi bon faire de l'économie ?), soit à raffiner à l'infini adjusting ?") comme "l'école qui croit aux auto-ajustements".
quelques équations comptables de base sans parvenir à
Néolibéralisme, keynésianisme et traditions libérales
Gilles DOSTALER* (1946-2011, professeur d’économie à l’Université du Québec à Montréal),
Cahiers d’épistémologie nº 9803, Département de philosophie, Université du Québec à Montréal, 1998
* http://www.alternatives-economiques.fr/gilles-dostaler-a-rejoint-ses-grands-auteurs_fr_art_633_53522.html

Le néolibéralisme est une expression en vogue. Comme le ment la naissance de la tradition dure du libéralisme
keynésianisme, auquel il s'oppose, ou le libéralisme, dont il économique, avec la physiocratie, puis l'évolution complexe
constitue une forme contemporaine, la réalité qu'il recouvre de traditions libérales diverses de Smith à Keynes. Nous
est complexe et diverse. Le contenu varie pour les uns et situerons ensuite le libéralisme keynésien sur l'échiquier
les autres. Il en est toujours ainsi dans le domaine des complexe du libéralisme, avant de nous interroger sur le
idées sociales, où les mots ont aussi une charge sens et la place du néolibéralisme dans ce tableau.
polémique. Les termes de néolibéralisme et de
keynésianisme sont ainsi largement utilisés sans que leur I. Prolégomènes
contenu ne soit toujours très précis et clairement défini. Ce
sont d'ailleurs souvent les adversaires des idées auxquelles De quelques problèmes sémantiques
renvoient ces expressions qui les utilisent le plus Dans le domaine qui nous occupe, comme en plusieurs
fréquemment. Il est rare, par exemple, que ceux qu'on autres, les mots changent parfois de sens lorsqu'on
appelle les néolibéraux se définissent comme tels. Les traverse l'océan Atlantique, ou lorsqu'on passe de l'anglais
keynésiens revendiquent plus volontiers leur appellation. au français. Ainsi le terme «liberal» désigne-t-il, aux États-
Mais elle n'est pas d'origine contrôlée. Les keynésianismes Unis, un partisan de l'intervention étatique dans l'économie,
sont multiples et diversifiés. un keynésien. Un libéral se situe, là-bas, au centre ou à
Nous avons décrit ailleurs le néolibéralisme comme une l'aile gauche de l'échiquier politique. Par exemple, John
résurgence du libéralisme classique, libéralisme combattu Kenneth Galbraith et Paul Samuelson, quelles que soient
par Keynes, et auquel ce dernier a substitué une forme par ailleurs leurs divergences théoriques et politiques, sont
d'interventionnisme, qui a dominé les trente années de considérés et se définissent comme libéraux. Ces libéraux
l'après-guerre (1). C'est là un raccourci un peu sont généralement plus proches du Parti démocrate que du
simplificateur et qui peut donc être trompeur, comme tous Parti républicain.
les raccourcis du genre. Libéralisme et interventionnisme ne Aux États-Unis, mais aussi en Angleterre, c'est comme
sont pas nécessairement incompatibles. Le keynésianisme conservateurs que l'on désigne les opposants à
et le néolibéralisme peuvent ainsi être considérés comme l'intervention de l'État, les adversaires du keynésianisme,
deux formes de libéralisme, renvoyant à des traditions bref les néolibéraux. Telle est l'étiquette que l'on accole le
libérales différentes. Parmi les penseurs libéraux plus souvent aux noms de Friedrich Hayek, Milton Friedman
«classiques» (2) auxquels Keynes s'opposait, plusieurs ou Robert Lucas. Cette étiquette les révulse. Ils considèrent
étaient en réalité plus proches de lui – et d'une tradition comme une perversion sémantique, une piraterie
qu'on pourrait qualifier de libérale modérée – qu'il ne le linguistique, le détournement du terme «libéral» par les
croyait lui-même, pressé qu'il était de se distancer de ses partisans de l'intervention de l'État, que d'aucuns
prédécesseurs. Ainsi, non seulement Marshall et Mill, mais considèrent comme les véritables conservateurs.
même Smith (3), pourtant revendiqué par les néolibéraux Déjà, en 1960, Hayek concluait sa Constitution de la liberté
actuels comme leur maître à penser, sont loin de la tradition par un texte intitulé «Pourquoi je ne suis pas un
libérale dure qu'on peut associer, entre autres, aux conservateur ?», dans lequel il déplorait le détournement de
physiocrates et à Ricardo, et dont Friedman comme Hayek sens qui l'empêchait de se proclamer libéral : « Ce que j’ai
sont les véritables héritiers. dit suffit sans doute à expliquer pourquoi je ne me
Cela montre combien les étiquettes sont simplificatrices et considère pas comme un conservateur. Bien des gens,
trompeuses, surtout lorsqu'elles sont chargées, comme cependant, auront l’impression que la position qui émerge
dans le domaine qui nous occupe, d'un poids idéologique de mes réflexions ne correspond guère à ce qu’ils
important, et qu'elles servent d'anathèmes autant que entendent d’ordinaire par “libéral”. Je dois maintenant me
d'instruments taxinomiques. Cela montre aussi à quel point poser la question de savoir si ce mot est aujourd’hui
les grands auteurs ont des pensées plus complexes, plus approprié pour désigner le parti de la liberté. J’ai déjà
difficiles à classer et à catégoriser, que celles des courants indiqué que, tout en m’étant toute ma vie qualifié de libéral,
qu'ils inspirent et auxquels ils donnent parfois leur nom. je ne le fais plus qu’avec un embarras croissant – non
Cela montre enfin qu'il y a peu d'idées radicalement seulement parce qu’aux États-Unis le mot suscite
nouvelles, dans notre discipline comme ailleurs, et qu'on constamment des malentendus, mais surtout parce que j’ai
croit trop souvent révolutionner un domaine de pensée alors de plus en plus conscience de l’écart considérable qui
qu'on ne fait que ressusciter des thèses déjà énoncées, sépare ma position du libéralisme rationaliste d’Europe
parfois de façon plus claire, parfois aussi d'une manière continentale, et même du libéralisme utilitarien anglais.»
plus subtile, dans le passé. (Hayek, [1960] 1994 : 403  voir bibliographie en fin
Dans les pages qui suivent, nous nous proposons de situer d’article) Ces malentendus linguistiques amènent Hayek à
keynésianisme et néolibéralisme dans ce que nous se définir comme un «vieux Whig». Pour compliquer la
appelons les traditions libérales. Nous commencerons par situation, il considère Burke comme l'un des plus grands
des réflexions préliminaires sur les problèmes sémantiques libéraux, au sens authentique du terme. Or Burke est un
soulevés par les termes de libéraux et libéralisme, en des inspirateurs du conservatisme moderne. Mais il est
particulier entre les deux rives de l'Atlantique; sur les aussi, en partie, à l'origine du libéralisme dans le sens
rapports entre visions, théories, doctrines et politiques; condamné par Hayek, puisqu'il a exercé une influence
enfin, sur les significations diverses du libéralisme politique, importante sur la philosophie politique de Keynes (4).
économique et moral. Nous effectuerons ensuite un survol
historique au cours duquel nous évoquerons successive-
À l'instar de Hayek, Friedman repousse l'étiquette de classique est ainsi construite pour évoquer la résurgence de
conservateur qui lui est généralement attribuée. Il se définit la vision classique à laquelle Keynes et ses amis du parti
lui-même comme un libéral radical, et même comme un libéral anglais opposaient leur nouveau libéralisme (10).
révolutionnaire par rapport au conservatisme que
représenterait, selon lui, le keynésianisme : «Par suite de la Visions, doctrines, théories et politiques
corruption du terme, les opinions qui jadis se couvraient du
nom de “libéralisme” sont aujourd'hui souvent rangées sous L'unité de ces écoles de pensée se fait plus facilement dans
celui de “conservatisme”. Mais cette solution n’est pas ce à quoi elles s'opposent que dans ce qui les unit :
satisfaisante. Le libéral du XIXème siècle était un radical, libéralisme contre mercantilisme, keynésianisme contre
au sens étymologique – en ce qu’il allait à la racine des laisser-faire, néolibéralisme contre keynésianisme. C'est
choses – comme au sens politique – puisqu’il voulait des d'ailleurs à des attitudes générales, à des politiques, à des
transformations majeures dans les institutions sociales. [...] visions du monde plutôt que strictement à des théories
En partie du fait de ma répugnance à abandonner ce terme qu'on s'oppose le plus souvent. Ces termes servent ainsi à
aux défenseurs de mesures qui détruiraient la liberté, et en qualifier autant des politiques que des théories.
partie parce que je n’en trouve pas de meilleur, je résoudrai Ainsi, le néolibéralisme est-il plus facile à décrire comme un
ces difficultés en utilisant le mot “libéralisme” dans son sens ensemble de politiques mises en œuvre depuis une
original : celui de doctrine propre à un homme libre.» vingtaine d'années que comme un corps théorique unifié.
(Friedman, [1962] 1971 : 19) Friedman refuse donc de Ses partisans prônent un laisser-faire radical, le
concéder à ses adversaires l'étiquette de libéral, qu'il désengagement de l'État par rapport à l'économie, la
continue à revendiquer dans son sens traditionnel : « De déréglementation et la privatisation des activités
plus, je ne suis pas un conservateur. Je suis un libéral dans économiques et financières, l'affaiblissement des systèmes
le sens classique ou, selon la terminologie devenue de protection sociale, une plus grande flexibilité des
commune aux États-Unis, un libertarien en philosophie » marchés, en particulier du marché du travail. Ils sont
(Friedman in Snowdon, Vane et Wynarczyk, 1994 : 178)(5). évidemment des partisans résolus du libre échange, et en
Évidemment, ni Friedman, ni Hayek ne se sont nulle part particulier de la libre circulation des capitaux. Autre mot à la
définis comme néolibéraux, même si on peut les considérer, mode, celui de «mondialisation» est étroitement associé au
à juste titre, comme les deux principaux inspirateurs de ce néolibéralisme.
courant. Le rapport entre un ensemble de politiques et les théories
Aux États-Unis, ceux qu'on désigne comme conservateurs auxquelles elles se trouvent associées est complexe. Il n'y
sont le plus souvent proches du parti républicain, alors a pas de passage évident des unes aux autres, et les
qu'en Grande-Bretagne, on les retrouve au parti rapports de causalité ne sont pas linéaires et univoques.
conservateur. Mais évidemment il ne faut pas confondre ici Ainsi, les politiques néolibérales mises en œuvre par la
vision politique, perspective économique et parti politique. plupart des gouvernements depuis une vingtaine d'année
Tous les partis ont leurs ailes et leurs tendances. Il y a des ne sont pas l'application pure et simple des théories
républicains libéraux et des démocrates conservateurs, des élaborées par Friedman et Hayek, de la même manière que
sociaux-démocrates monétaristes et des travaillistes les politiques interventionnistes associées à l'État-
libéraux. Plusieurs économistes associés à ce qu'on appelle providence ne sont pas sorties toutes faites du cerveau de
la nouvelle macroéconomie classique, dont leur chef de file, Keynes. Les choses sont loin d'être aussi simples. Théories
Robert Lucas, ont ainsi été très critiques de la politique et pratiques interagissent. Évidemment, les idées jouent un
économique menée par l'administration Reagan (6). rôle important, elles sont efficaces. Le discours a une
Par ailleurs, chaque camp, keynésien ou néolibéral, a lui- influence redoutable quand on constate que, parmi ceux qui
même ses tendances, ses radicaux et ses modérés. À appuient les politiques néolibérales, on en compte plusieurs
l'instar des post-keynésiens (7), Galbraith est perçu et se qui en sont par ailleurs les premières cibles et les
définit lui-même comme un keynésien radical et il a mené principales victimes. Il y a ainsi un discours, que certains
une longue controverse avec Samuelson, qui se trouve ont appelé la nouvelle «pensée unique», tenu par les
quant à lui dans le camp des keynésiens modérés. Mais économistes, politologues, sociologues, hommes politiques,
avec les évolutions les plus récentes, Samuelson se trouve journalistes, un même discours qui se déploie à différents
lui-même déporté à gauche par rapport à ceux qu'on niveaux, martelant les esprits d'une manière telle que ce
appelle les «nouveaux keynésiens» (8), dont on voit mal qu'on appelle «l'opinion publique» finit par y croire. On se
parfois ce qui les sépare, sur le plan politique, des dit qu'on n'a peut-être pas l'intelligence ou les
«nouveaux économistes classiques» qui constituent connaissances suffisantes pour comprendre une situation
aujourd'hui le fer de lance du néolibéralisme. Dans ce économique complexe, mais qu'elle est certainement très
dernier camp, Friedman lui-même apparaît désormais grave. On accepte dès lors les coupures, les «sacrifices»,
comme relativement modéré par rapport aux nouveaux comme une calamité inéluctable, comme la punition d'excès
économistes classiques, économistes de l'offre ou encore passés, comme la sanction du péché originel (11). Ceux qui
aux libertariens et anarcho-capitalistes, dont l'un des chefs font partie de ce qu'on appelle les «classes moyennes»,
de file est nul autre que son propre fils, David. Dans les désormais durement touchées par la détérioration des
familles Mill, Clark ou Keynes, la révolte du fils contre le conditions économiques aggravée par les politiques
père s'était toujours manifestée par un déplacement vers la néolibérales, finissent par croire que les plus pauvres
gauche. Dans la famille Friedman, comme chez les Walras, qu'eux, chômeurs, exclus, assistés, le sont par leur propre
on assiste à un mouvement dans l'autre direction. faute, et qu'ils sont même en grande partie responsables
Le nuage sémantique s'épaissit dans le cas du des difficultés financières des gouvernements qui les ont
keynésianisme, quand on passe du mouvement d'idées au trop longtemps supportés.
père fondateur. Keynes s'est ainsi posé, dans les années Le discours a donc une efficacité réelle. Mais en même
vingt, comme partisan de ce qu'il appelait un «nouveau temps, les idées, les théories, servent à rationaliser a
libéralisme» (9), qui est totalement différent du posteriori des politiques. Cette relation est niée par la
néolibéralisme qui se définit précisément en opposition au plupart des économistes, qui croient à la distinction étanche
libéralisme keynésien. L'appellation de nouvelle économie entre ce qu'ils appellent «l'économie positive», l'étude
scientifique de la réalité, et «l'économie normative»,
l'expression de ce qui est souhaitable, reflétant les valeurs sur les priorités et les moyens qu'on diverge. Les relations
des uns et des autres. Ces thèses sont exposées, entre entre Keynes et Hayek illustrent aussi cette complexité.
autres, dans un texte publié en 1953 par Milton Friedman, Ainsi, au moment de la publication, en 1944, de la Route de
«The Methodology of Positive Economics», auquel les la servitude, manifeste anti-étatiste de Hayek, Keynes, en
principaux théoriciens du néolibéralisme se réfèrent route vers Bretton Woods, a écrit à ce dernier qu'il était
lorsqu'ils se hasardent dans le domaine des réflexions moralement et philosophiquement en total accord avec les
méthodologiques (12). Friedman, qui fut le conseiller de propositions de son livre, ne s'en séparant que sur les
Barry Goldwater, Richard Nixon et Ronald Reagan, a moyens à mettre en œuvre pour arriver à ces objectifs
déclaré : « Je suis un économiste professionnel, mais un communs (19).
politique amateur » ([1968] 1976 : 23), et qu'il n'y avait pas
de lien entre ses convictions politiques et son activité Les sens du libéralisme
scientifique. Cela est difficile à croire. La lutte de Friedman
contre l'interventionnisme keynésien, en faveur d'un laisser- Mais qu'est-ce que le libéralisme (20) ? Ce mot apparaît
faire radical, a commencé dès les années trente, alors que dans la langue française en 1818 (21), donc bien après
la théorie monétaire qu'il a opposée à celle de Keynes a été l'émergence de ce qu'il désigne. Il en est du reste de même
rendue publique pour la première fois, en 1956, dans «The du terme de néolibéralisme, qui n'a commencé à être
Quantity Theory of Money : a Restatement», vingt ans largement utilisé que depuis une dizaine d'années, alors
après la publication de la Théorie générale de l'emploi, de que le «courant doctrinal» qu'il désigne se met en place
l'intérêt et de la monnaie de Keynes (13). Ce dernier livre dans les années soixante – et même avant, dans les
offrait lui-même une justification théorique pour des travaux de Friedman et Hayek, l'un et l'autre revendiqués
propositions politiques que Keynes avait commencé à comme maîtres à penser par les plus jeunes néolibéraux –
mettre de l'avant dès les années vingt, pour lutter contre le pour triompher dans les années soixante-dix et quatre-vingt.
chômage endémique que connaissait alors l'Angleterre Le Petit Robert définit le libéralisme de la manière suivante :
(14). «1- Attitude, doctrine des libéraux, partisans de la liberté
Les grands penseurs sociaux ont toujours une vision politique, de la liberté de conscience; spécialement,
politique préalable à leurs élaborations théoriques, et qui en ensemble de doctrines qui tendent à garantir les libertés
éclairent bien des aspects. Schumpeter proposait de individuelles dans la société; 2- Doctrine économique
distinguer la vision, qu'il qualifiait de «pré-analytique», de classique prônant la libre entreprise, la libre concurrence et
l'analyse économique proprement dite, en particulier de la le libre jeu des initiatives individuelles; 3- Attitude de respect
construction de modèles (15). En France, plusieurs à l'égard de l'indépendance d'autrui, de tolérance envers
historiens de la pensée utilisent le terme «doctrine», qui ses opinions.» (1993 : 1277-1278)
renvoie à un ensemble différent, et plus vaste, que celui de Le deuxième sens est précédé, entre parenthèses, de
théorie, quoique moins englobant que celui de vision. La «Opposé à étatisme, socialisme », l'étatisme étant lui-
vision est évidemment une conception assez vague et même défini comme «doctrine politique préconisant
générale, qui renvoie à la fois à des positions éthiques, à la l'extension du rôle, des attributions de l'État à toute la vie
philosophie politique et sociale, et aussi à la perception des économique et sociale » (1993 : 828). Sont donc définis,
processus cognitifs, à l'épistémologie. La langue allemande successivement, le libéralisme politique, le libéralisme
a un mot qui rend mieux ce dont il est question, mot économique et le libéralisme des mœurs. Non seulement
d'ailleurs importé dans la langue française. Il s'agit de rien ne garantit l'équivalence entre ces sens, mais on peut
Weltanschauung. La vision précède la théorie, qui se définit avoir des contradictions et des conflits entre eux. Le
comme un système formel beaucoup plus étroitement libéralisme économique peut se passer du libéralisme
circonscrit, construit pour l'analyse de certaines classes politique comme du libéralisme des moeurs. En particulier,
d'objets entre lesquels on essaie, entre autres, d'établir des le néolibéralisme peut très bien s'accommoder de
liens de causalité. Ce découpage vision-théorie est conservatisme religieux et moral, comme on peut le
évidemment une approximation rudimentaire d'un constater aux Etats-Unis (22).
processus cognitif plus complexe. Il faudrait ainsi explorer le Le premier sens est le sens véritablement originel, le plus
rapport entre la vision et l'idéologie. Par ailleurs, depuis les petit commun dénominateur sur le plan de la philosophie
années soixante, les philosophes des sciences ont élaboré politique, en vertu duquel Keynes aussi bien que Friedman,
de nouveaux concepts qui ont fait fureur en économie : Galbraith, Hayek ou Samuelson peuvent être considérés
paradigmes, programmes de recherche scientifique, comme libéraux. Il découle de la conviction selon laquelle
ensembles discursifs (16). l'homme est libre, et s'oppose aux contraintes brimant cette
Un mot comme libéralisme désigne ainsi à la fois une vision liberté. L'homme doit être libre d'agir selon sa volonté, à
du monde, en particulier des rapports entre l'individu et la condition que son action ne brime pas la liberté des autres.
société, des positions idéologiques, des programmes et Cette condition est l'une de celles qui rendent nécessaire
partis politiques, des politiques économiques et enfin des l'existence d'un système juridique et d'un État disposant du
théories économiques. L'unité du libéralisme comme celle monopole de la violence. Cet État reconnaît l'autonomie de
du néolibéralisme est plus facilement perceptible sur le plan la société civile, la liberté de mouvement, de pensée, de
de la vision, de la doctrine et de l’idéologie que sur celui de religion, d'association, de parole. Le libéralisme comme
la théorie. Entre Keynes et Friedman, certains, dont projet politique s'est donc opposé aux États autoritaires
Friedman lui-même (17), voient ainsi des convergences sur d'«Ancien régime», en particulier aux monarchies de droit
le plan de la théorie économique, alors que les deux divin, et s'est incarné dans ce qu'on appelle l'État libéral,
hommes s'opposent radicalement sur le plan de la démocratique, qui s'est construit et a exercé son
philosophie politique (18). Encore cela ne règle-t-il pas tous hégémonie entre la fin du dix-huitième siècle et le début de
les problèmes, puisque l'un et l'autre semblent aussi la Première guerre mondiale.
partager certains objectifs ultimes, comme la liberté Dans son deuxième sens, celui de libéralisme économique,
politique et l'efficacité économique. Friedman reconnaît le libéralisme peut apparaître au premier abord comme une
comme Keynes que le chômage doit être éradiqué; Keynes application à un domaine particulier de l'activité humaine du
comme Friedman que l'inflation doit être combattue. C'est libéralisme au premier sens. Fondé sur le droit de propriété,
il met de l'avant la liberté d'entreprendre, d'embaucher,
d'échanger, à l'intérieur des frontières nationales comme à II. Survol historique
l'échelle internationale (23). Le libéralisme économique
accompagne donc la naissance du marché moderne. Il L'émergence du libéralisme économique : la physiocratie
s'identifie à l'expression «laisser-faire».
Dans son manifeste de philosophie politique, Capitalisme et Dans les histoires de la pensée économique, le libéralisme
liberté, Friedman (1962), avançant en cela une idée apparaît généralement comme le successeur et le
largement répandue, affirme ainsi que la liberté économique fossoyeur du mercantilisme (28). Puisque cette histoire est
est une condition nécessaire de la liberté politique. C'est parallèle à l'émergence de la démocratie dans la lutte
selon lui une erreur des sociaux-démocrates de croire qu'on contre l'autoritarisme politique, le libéralisme économique
peut associer économie dirigée et liberté politique : se présente, ainsi que nous l'avons vu, comme une
«L’histoire témoigne sans équivoque de la relation qui unit application au domaine de l'activité économique des
liberté politique et marché libre. Je ne connais, dans le principes généraux du libéralisme politique. Une étude
temps ou dans l’espace, aucun exemple de société qui, attentive de l'émergence de l'économie politique montre que
caractérisée par une large mesure de liberté politique, n’ait les choses sont beaucoup plus complexes (29). Plusieurs
pas aussi recouru, pour organiser son activité économique, parmi ceux qui ont fait des contributions majeures à la
à quelque chose de comparable au marché libre.» pensée économique, tels que Bodin, les frères North,
(Friedman [1962] 1971 : 9) Locke, Petty, Hume, avaient un pied dans l'un et l'autre
La réalité est beaucoup plus complexe. L'histoire du dix- camp. L'adhésion au laisser-faire à l'intérieur des frontières
neuvième siècle montre que la liberté économique sans nationales pouvait aller de pair avec l'approbation du
cadre éthique, sans contrainte politique, peut mener au protectionnisme. Mais surtout, on peut constater que
contraire à un monde intolérable, dans lequel la liberté du plusieurs des partisans du libéralisme économique et du
plus petit nombre, des puissants et des riches s'apparente à libre échange, aux dix-septième et dix-huitième siècles,
la liberté du renard dans le poulailler, ce qui a inspiré à étaient aussi des apôtres de l'absolutisme, alors qu'on
Lacordaire son célèbre aphorisme: « entre le fort et le trouvait chez les mercantilistes, partisans d'une intervention
faible, entre riche et le pauvre, c'est la liberté qui opprime et active des pouvoirs publics dans l'économie, des
c'est la loi qui affranchit » (24). C'est au milieu de ce siècle adversaires démocrates de la monarchie de droit divin (30).
que se distend le lien entre libéralisme politique et Le libéralisme économique ne s'appuie pas au départ sur
libéralisme économique et que, avec la montée des un principe éthique, comme le libéralisme politique, mais
mouvements de révolte ouvrière et les progrès du sur une vision particulière du fonctionnement de l'économie,
mouvement socialiste, le libéralisme économique devient des rapports entre l'économie et la société, et de la place
conservateur, fait appel à la répression de l'État pour de l'individu dans l'économie. Cette vision naît entre la fin
contrer les menaces qui pèsent sur le nouvel ordre social, du dix-septième siècle et la fin du dix-huitième siècle, et
se prend même à supporter l'intégrisme religieux et à triomphera au dix-neuvième siècle. Il y a, au point de départ
prôner un ordre moral qu'il avait, au départ, rejeté. Et c'est du libéralisme économique classique, une idée
alors que d'authentiques libéraux politiques, tels que John fondamentale, en vertu de laquelle l'économie fonctionne
Stuart Mill, se sont éloignés du libéralisme économique, selon des lois naturelles (31). Les fondateurs de l'économie
pour se rapprocher du socialisme (25). La fin du siècle a vu politique moderne, au dix-huitième siècle, étaient fascinés
alors se développer, en Angleterre, ce qu'on a appelé un par la théorie de Newton, et aspiraient à construire une
«nouveau libéralisme», libéralisme social préoccupé de physique sociale sur le modèle de la mécanique classique
justice et d'égalité, dont Hobson et Hobhouse sont les (32). Newton était parvenu à expliquer, non seulement le
principaux représentants, et auquel Keynes se référera mouvement des planètes, mais celui de tous les corps dans
dans les années vingt (26). l'univers, par une loi unique, universelle : la loi de la
Les rapports entre libéralisme politique et libéralisme gravitation, exprimée par une équation très simple. De la
économique sont donc beaucoup plus complexes que ne le même manière, on prétend expliquer le fonctionnement de
laisse entendre un discours tenu, le plus généralement, par l'économie, la circulation des marchandises et de l'argent
les partisans du second. Pour Hayek, la démocratie n'est par une loi universelle : la rationalité de l'agent économique,
pas nécessairement le régime le plus apte à garantir les de l'homo œconomicus, mû par son égoïsme, son intérêt
libertés individuelles dans la société. Elle peut se traduire personnel.
en effet par une dictature de la majorité sur la minorité. Ceux qui ont popularisé pour la première fois l'expression
Inversement, on peut concilier selon lui régime autoritaire et de «science économique» faisaient partie d'une école de
liberté économique. Un régime politique autoritaire peut être pensée, la physiocratie, qui a régné en France pendant une
nécessaire pour rétablir les conditions essentielles au libre période très brève, avant la Révolution, mais dont
déploiement des forces du marché. Dans une série de l'influence sur l'évolution ultérieure de la pensée
conférences publiées sous le titre de Contre Galbraith, économique est déterminante. Le fondateur et chef de file
Friedman (1977) a expliqué à ses auditeurs anglais que le de ce mouvement, François Quesnay, était médecin. Plutôt
traitement de choc appliqué par les nouvelles autorités qu'au système solaire, il préférait comparer l'économie au
chiliennes s'était révélé très efficace, et que l'Angleterre corps humain. Pour lui, la circulation des marchandises et
pouvait, jusqu'à un certain point, s'en inspirer (27). C'est de l'argent dans le corps social obéissait à des lois
justement une mise au pas radicale des syndicats, entre analogues à la circulation du sang dans le corps humain.
autres mesures «libérales radicales» que le gouvernement Et, de la même manière que les abus ou les vies dissolues
de Margaret Thatcher mettra en œuvre à partir de 1979. Il sont sanctionnés par la maladie en vertu de la loi naturelle,
se trouve aujourd'hui plusieurs économistes libéraux les abus dans le domaine économique, tels que la
applaudissant les efforts de la Chine pour moderniser son prodigalité et la paresse, sont sanctionnés par la pauvreté
économie sans s'émouvoir outre mesure d'un autoritarisme et la misère. Et, à l'échelle de la nation, la violation par le
politique qui a, finalement, bien des avantages pour assurer gouvernement de la règle du «laissez-faire, laissez-passer»
la flexibilité du marché du travail et la rentabilité des (33), popularisée par les physiocrates, est sanctionnée par
investissements. le marasme de l'économie. Nous sommes très près du
discours contemporain qui explique le chômage par
l'absence d'une éthique du travail, et plus généralement la philosophie politique, sa Weltanschauung, sont élaborées
crise actuelle par l'interventionnisme keynésien. Quesnay, très tôt, et sont loin de coïncider avec celles du libéralisme
qui était médecin de Madame de Pompadour et de Louis classique le plus radical et surtout du néolibéralisme qui se
XV, racontait qu'un jour le Dauphin lui avait demandé ce réclame pourtant de lui. Avant d'écrire La Richesse des
qu'il devrait faire lorsqu'il serait roi, et qu’il lui aurait répondu Nations, Smith a publié la Théorie des sentiments moraux,
: «C'est très simple, vous ne faites rien». Gouverner, c'est qu'il a continué à remanier après la parution de La Richesse
respecter les lois naturelles, dans le domaine de l'économie et qu'il considérait comme son ouvrage le plus important
comme ailleurs. Premiers propagateurs de l'expression de (35).
laisser-faire, les physiocrates sont les véritables ancêtres Ce n'est que dans un des cinq livres de La Richesse des
du néolibéralisme contemporain. Il faut par ailleurs Nations que se trouve affirmée l'existence de lois naturelles
distinguer, ici comme ailleurs, dans cette première véritable dans l'économie. Il s'agit du troisième livre consacré au
école de pensée en économie, le dogmatisme des disciples «cours naturel de l'opulence dans les différentes nations».
de la pensée plus subtile du maître. Ainsi pour Dupont de Partout ailleurs, Smith ne cesse de mettre de l'avant une
Nemours, Quesnay est-il un nouveau Newton qui a saisi vision historique, relativiste, descriptive plutôt que logico-
l'ensemble des lois qui régissent la vie économique, lois déductive. Smith était d'ailleurs loin de considérer
aussi sûres que celles qui régissent le monde physique, de l'économie politique comme la science première, ou de se
telle sorte que la science économique « est devenue une considérer d'abord comme économiste. La Richesse des
science exacte, dont tous les points sont susceptibles de Nations n'était pour lui qu'une étape dans un projet
démonstrations aussi sévères et aussi incontestables que beaucoup plus global, qu'il a décrit dans une lettre au duc
er
celles de la géométrie et de l'algèbre » (in Oncken, 1888 : de la Rochefoucault, le 1 novembre 1785, comme une
442). On ne peut violer impunément ces lois naturelles, histoire philosophique des diverses branches de la
établies par le Créateur du monde. On voit ici encore que littérature, de la philosophie, de la poésie et de la rhétorique
libéralisme économique et théisme ne sont pas (Smith 1977 : 286-7). En ce qui concerne plus
incompatibles, pas plus que le premier n'est incompatible particulièrement le progrès des nations, Smith le voyait
avec le système monarchique dont les physiocrates étaient comme un processus dans lequel de multiples dimensions,
défenseurs. culturelles, sociales, politiques, religieuses, juridiques et
institutionnelles étaient en relations complexes. Il n'y avait
Les méandres des filiations : de Smith à Pigou donc pas pour lui de lois économiques universelles qui
transcendaient et déterminaient ces diverses dimensions
Adam Smith est souvent considéré comme le fondateur de (36).
l'économie politique classique, le principal théoricien du On ne s'étonnera donc pas que le libéralisme de Smith ait
libéralisme économique, qu'illustre la célèbre parabole de la peu de chose à voir avec ce qu'on en présente le plus
main invisible, en vertu de laquelle le marché est un souvent. Les lecteurs attentifs du penseur écossais l'ont
mécanisme qui assure spontanément la coordination des d'ailleurs souvent remarqué. Dans un article célèbre publié
activités des individus. Poursuivant ses intérêts matériels en 1927, Jacob Viner, professeur de Friedman, considéré
personnels sans égard pour ceux de ses concurrents, comme l'un des fondateurs de l'école de Chicago (37),
chaque individu est amené, comme par une main invisible, concluait au terme d'une minutieuse étude que «Adam
« à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions Smith n'était pas un avocat doctrinaire du laisser-faire»,
[…]. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il laissant beaucoup de place à l'intervention
travaille souvent d'une manière bien plus efficace pour gouvernementale, tenant compte des circonstances pour
l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y décider si une politique libérale est bonne ou mauvaise
travailler » (Smith [1776] 1976 : 256). (Viner, 1927 : 231-32). Il soulignait, ce qui peut apparaître
Voici comment Friedman décrit ce qu'il considère comme comme un avertissement à ses disciples de Chicago : « Les
l'apport majeur de Smith, dans un ouvrage rédigé avec son avocats modernes du laisser-faire qui s'objectent à la
épouse, basé sur des émissions de télévision, et destiné à participation du gouvernement dans les affaires parce
un grand public : « L’intuition clé d’Adam Smith fut de qu'elle constituerait un empiètement sur un champ réservé
comprendre que les deux parties en présence tirent profit par la nature à l'entreprise privée ne peuvent trouver
d’un échange, et que – pour autant que la coopération reste d'appui à cet argument dans La Richesse des Nations »
strictement volontaire – aucun échange ne peut avoir lieu à (Viner, 1927 : 227).
moins que les deux parties n’en tirent un profit. Aucune Dans une nouvelle biographie, Ross (1995) nous présente
force extérieure, aucune contrainte, aucune violation de la aussi une image très différente de Smith, comme Pack
liberté n’est nécessaire à l’établissement d’une coopération (1991) et Fitzgibbons (1995). Smith y apparaît comme un
entre des individus qui peuvent tous profiter de cette critique, souvent virulent, de la vision du monde aujourd’hui
coopération.» (Friedman et Friedman, 1980 : 14) mise de l’avant par ceux qui se disent ses disciples. Pour
Smith a voyagé en France entre 1764 et 1766, où il a Fitzgibbons, c'est un homme de gauche, et même un
séjourné à Toulouse et à Paris, et s'est longuement révolutionnaire, préoccupé d’éthique et de morale autant
entretenu avec les physiocrates. Il a même songé à dédier sinon plus que d’efficacité économique. Depuis le début de
La Richesse des Nations à Quesnay. On considère sa carrière, Smith aurait ainsi développé un système
généralement que grande a été l'influence de Quesnay intégrant économie, politique et morale, dans lequel la
dans l'élaboration par Smith de sa théorie économique. Il y morale occuperait la première place. Il aurait cherché à
aurait ainsi une filiation Quesnay-Smith-Friedman. Les donner au libéralisme économique un fondement éthique,
choses sont loin d'être aussi simples, comme le révèle une en montrant le lien étroit entre l'efficacité économique, le
lecture attentive de La Richesse des Nations et des autres système juridique et le climat moral d'une société. Inspirée
œuvres de Smith. Ami et admirateur de Quesnay, Smith de la littérature stoïcienne, élaborée longtemps avant la
l'était aussi, sinon plus, de Voltaire qui devint l'un des publication de La Richesse des Nations, l'idée de la main
critiques les plus virulents du dogmatisme économique des invisible est elle-même plus complexe et subtile que
physiocrates (34). Mais surtout, il en est de Smith comme l'interprétation qu'en donnent les successeurs de Smith.
de Keynes et des autres. Sa vision du monde, sa Pour Fitzgibbons, c'est Hume plutôt que Smith qui serait le
véritable apologiste d'un libéralisme fondé exclusivement Éléments d'économie politique pure, Walras l'était aussi des
sur l'intérêt personnel (38). Smith serait donc le promoteur Éléments d'économie sociale. S'il ne put faire carrière en
d'un nouveau libéralisme moral, qui sera battu en brèche France, en butte à l'hostilité de l'orthodoxie économique,
par Ricardo et ses disciples radicaux, tels que Nassau c'est autant à cause de ses prises de position socialistes,
Senior. Smith préparerait ainsi la voie au libéralisme étatistes et communautaires que de sa tentative de donner
keynésien, lui-même étroitement imbriqué dans un système à l'économie un langage mathématique. Cette situation
éthique et politique. illustre nos propos initiaux sur les rapports complexes entre
Dans l'élaboration de ce libéralisme, John Stuart Mill et visions du monde et théories. Car Walras est bien l'auteur
Alfred Marshall jouent un rôle important, et constituent une du modèle théorique, celui de l'équilibre général, qui
transition entre Smith et Keynes. Ce qui n'est pas le s'imposera comme le noyau dur de la théorie économique
moindre des paradoxes, puisque Keynes, au début de sa du vingtième siècle et qui sert en particulier de fondement
Théorie générale, faisant le portrait de l'économie classique aux modèles de la nouvelle macroéconomie classique (41).
qu'il prétend renverser, y rangeait Mill et Marshall au même Mais une chose est claire. Plusieurs des initiateurs de la
titre que Ricardo. Mais c'est, par la suite, Ricardo qui sera révolution marginaliste et de la théorie néoclassique ne sont
surtout attaqué. Mill, comme Marshall et Keynes, pas des partisans inconditionnels du laisser-faire (42). On
s'intéresse à la philosophie, en particulier à l'épistémologie pourrait aussi avancer l'hypothèse que c'est la montée du
et à l'éthique, avant d'aborder l'économie, qu'il considère marxisme et les premiers succès électoraux des partis
comme une discipline secondaire par rapport à ces socialistes qui ont mené, après la naissance de ce que
dernières. On sait aussi qu'il fut l'un des premiers à se d'aucuns ont appelé un nouveau paradigme, à un
préoccuper de l'inégalité entre les hommes et les femmes, durcissement de ce dernier, à un repli sur l'exaltation des
et des questions qu'on appelle aujourd'hui écologiques. vertus du marché et du laisser-faire.
Alors que Ricardo se désolait de la perspective, dont il avait
développé l'explication théorique, de l'arrivée à un état III. Le libéralisme de Keynes situé sur l'échiquier
stationnaire dans lequel serait interrompue l'accumulation complexe du libéralisme
du capital, Mill s'en réjouissait au contraire en soulignant
que le monde cesserait alors d'être le champ clos d'une Pour Keynes, seules de profondes transformations,
course folle dans laquelle, comme on le voit aux États-Unis, structurelles, d'un système dont il dit par ailleurs qu'il est
« la vie de tout un sexe est employée à courir après les non seulement immoral, mais inefficace (43), sont de nature
dollars, et la vie de l'autre à élever des chasseurs de à éloigner la menace bolchevique, comme à conjurer le
dollars» (Mill [1848] 1953 : 298), course qui détruit par danger fasciste. Bolchevisme et fascisme représentent en
ailleurs l'harmonie naturelle de la planète. Mill pourrait sans effet pour lui les deux principales menaces contre la liberté
doute répéter aujourd'hui ce qui suit : « J'avoue que je ne politique, laquelle constitue, avec l'efficacité économique et
suis pas enchanté de l'idéal de vie que nous présentent la justice sociale, le contenu du «nouveau libéralisme» qu'il
ceux qui croient que l'état normal de l'homme est de lutter prône tout au long de sa carrière (44). Ce qui l'amène aussi
sans fin pour se tirer d'affaire, que cette mêlée où l'on se à œuvrer, de ses années étudiantes jusqu'à la fin de sa vie,
foule aux pieds, où l'on se coudoie, où l'on s'écrase, où l'on au sein d'un parti libéral dont il déplore par ailleurs les
se marche sur les talons et qui est le type de la société insuffisances, rêvant d'une coalition entre travaillistes et
actuelle, soit la destinée la plus désirable pour l'humanité, libéraux, et déclarant par ailleurs, que « la république de
au lieu d'être simplement une des phases désagréables du mon imagination se situe à l'extrême-gauche de l'espace
progrès industriel.» (Mill [1848] 1953 : 297) céleste » (1971-89, vol. 9 : 309) (45).
De l'œuvre de Marshall comme de la littérature sur cet Keynes fut aussi, sa vie durant, promoteur inlassable des
auteur émerge aussi, depuis quelques années, l'image d'un trois volets du libéralisme définis plus haut : liberté politique,
personnage beaucoup plus complexe que le défenseur des liberté économique, liberté des mœurs. Le dernier volet
valeurs victoriennes, créateur de la théorie néoclassique et était d'ailleurs pour lui le plus important. Il considérait en
apologiste du laisser-faire, bien que son cheminement ait effet que le libéralisme classique avait remporté la victoire
été l'inverse de celui de Mill, du radicalisme au contre l'absolutisme, mais que la société victorienne en était
conservatisme (39). Sa position sur la question des femmes restée, sur le plan des mœurs, à l'époque médiévale. Le
fut ainsi à l'origine de tensions très vives avec les Keynes, nouveau libéralisme devait se préoccuper, entre autres, des
père et fils, comme avec sa propre épouse. Mais Marshall questions relatives à la paix, de la diffusion de l'information
est, tout autant que Smith avant lui ou Keynes après lui, (y compris économique) auprès de toute la population, mais
partisan d'un libéralisme moral, dans lequel les fins aussi d'un ensemble de questions qu'il appelait sexuelles
éthiques sont les premières. Pour Marshall autant que pour (entre autres, les rapports hommes-femmes, mais aussi le
Keynes, c'est la responsabilité de la Cité que d'assurer les sort réservé aux «anomalies sexuelles») (46).
conditions matérielles essentielles pour le bien-être et Le libéralisme de Keynes s'accompagne d'une condamna-
l'élévation intellectuelle et morale de ses membres. tion sans appel du laisser-faire (47). Loin d'être le résultat
Marshall n'était donc pas un théoricien dogmatique de son analyse de l'impuissance des économies de marché
considérant que le libre fonctionnement du marché était la à assurer le plein emploi et une répartition équitable des
réponse à tous les problèmes. Préoccupé du sort des plus revenus – idée centrale de la Théorie générale – cette
démunis, il consacrait souvent une partie de ses vacances condamnation du laisser-faire la précède. Elle constitue
à explorer les quartiers pauvres des villes anglaises ou entre autres le thème d'un petit livre publié en 1926, The
même des pays étrangers dans lesquels il voyageait. End of Laissez-Faire, dans lequel on trouve le passage
Cette conscience des limites de l'économie pure, des suivant : « Il n'est nullement vrai que les individus
carences d'une politique de laisser-faire intégral, on la possèdent, à titre prescriptif, une “liberté naturelle” dans
retrouve chez le successeur de Marshall à la chaire l'exercice de leurs activités économiques. [...] Il n'est
d'économie politique de Cambridge, cible de Keynes dans nullement correct de déduire des principes de l'Économie
la Théorie générale, Pigou. On la trouve aussi chez les Politique que l'intérêt personnel dûment éclairé œuvre
fondateurs du marginalisme, Jevons, Walras et même toujours en faveur de l'intérêt général.» (Keynes [1931]
Menger et ses successeurs immédiats (40). Auteur des 1972: 117).
Mais la critique du laisser-faire par Keynes est en fait bien économique nouvelle.» (1971-89, vol. 21: 289; traduit dans
antérieure à ce texte. Nous nous opposons ici à une Beaud et Dostaler, 1993 : 30)
interprétation qu'on retrouve chez plusieurs commentateurs, L'un des principaux messages de la Théorie générale est
en vertu de laquelle sa révolte contre le laisser-faire et qu'il n'existe aucun mécanisme qui assure spontanément le
l'orthodoxie économique serait postérieure à la Première plein emploi dans les économies capitalistes. C'est en
guerre mondiale. Elle est au contraire présente dans ses particulier une dangereuse illusion que de concevoir
tout premiers écrits, au tournant du siècle, et s'appuie sur salaires et emploi comme déterminés par la loi de l'offre et
les principes éthiques et philosophiques auxquels Keynes de la demande sur un marché et d'en déduire que la
adhère à cette époque, avec ses amis de la Société de solution au chômage passe par la baisse des salaires et,
conversation de Cambridge et de Bloomsbury, et qu'il ne plus généralement, par une plus grande flexibilité du
reniera jamais par la suite, comme en témoigne le texte marché du travail. La persistance du chômage et celle
«My Early Beliefs», lu en 1938 devant le Bloomsbury d'écarts inacceptables dans les revenus et les fortunes sont
Memoir Club et publié, à sa demande, à titre posthume des caractéristiques structurelles des économies
(1971-89, vol.10: 433-50) (48). Selon un témoignage de capitalistes, qui ne peuvent être corrigées que par une
Sheppard, reproduit par Harrod, Keynes était «violemment intervention active de l'État. Cela dit, ce qu'on appelle
opposé au laisser-faire» et a consacré un de ses premiers l'interventionnisme keynésien va bien au-delà des politiques
discours, alors qu'il était étudiant de premier cycle, à en fiscales et monétaires, de la gestion fine de la conjoncture,
dénoncer les partisans (Harrod, 1951: 192). du «stop and go», auquel s'est identifié, dans l'après-
Le texte sur Burke (Keynes, 1904) contient une critique guerre, le keynésianisme modéré, celui de la synthèse
élaborée du laisser-faire dont Burke, ami de Smith, s'était néoclassique. Le libéralisme keynésien, celui de Keynes,
fait l'avocat au parlement anglais. Déjà Keynes souligne met de l'avant le programme de l'euthanasie du rentier et de
que l'État a la responsabilité de corriger inégalités et ce qu'il appelle une « large socialisation de l'investisse-
pauvreté qui sont les effets du laisser-faire. On trouve dans ment». Il se radicalise même dans les dix années qui
une de ses premières publications, une recension d'une séparent la publication de la Théorie générale de la mort de
étude de E. G. Howarth et M. Wilson, en 1908, le passage Keynes (51). Les accords de Bretton Woods, négociés par
suivant : « Anyone who is interested in the effect which Keynes au nom de l'Angleterre, sont très éloignés de ses
unbridled [débridé] individualism and laissez-faire in such plans initiaux qui prévoyaient, entre autres, un contrôle strict
matters may have on the development of a community des mouvements de capitaux internationaux.
should turn to the account given in this volume of the doings
of swarms [essaims] of small builders, working with little or Le néolibéralisme, résurgence du libéralisme ?
no capital for immediate profits, and unhindered by bye-
laws [sans être entravés par des arrêtés] or by an ordered Après la mort de Keynes, il y a maintenant un demi-siècle,
scheme of development.» (1971-89, vol. 11 : 174) le keynésianisme triomphe, dans sa variante modérée. Il
C'est seulement en 1911 que Keynes entreprend la lecture accompagne ce que Jean Fourastié a appelé «les trente
de La Richesse des Nations, qui l'enthousiasme. À partir de glorieuses», les années 1946 à 1975. Le ralentissement de
cette date, toutes les références à Smith qu'on peut trouver la croissance, la montée simultanée de l'inflation et du
dans les écrits de Keynes sont élogieuses (49), alors que chômage auxquels on assiste à partir de la fin des années
Ricardo demeure toujours le sujet de critiques virulentes soixante, le font vaciller, puis toucher le tapis. Aux politiques
(50). Le libéralisme de Keynes est donc opposé à l'apologie keynésiennes succède ce qu'on a appelé l'inflexion
du laisser-faire. monétariste. C'est en 1968 que le terme monétarisme voit
Bien sûr, c'est beaucoup plus tard que Keynes développe la le jour, sous la plume de Karl Brunner. Comme d'habitude,
vision théorique permettant de rationaliser l'intervention de le courant de pensée qu'il exprime est né bien avant. Le
l'État dans l'économie. Mais cette construction théorique monétarisme est souvent considéré comme le premier
s'appuie sur les conceptions éthiques et épistémologiques vecteur du néolibéralisme.
présentes avant la Première guerre mondiale. Cette guerre, Mais s'il faut fixer symboliquement une date de naissance,
suivie de la stagnation économique de l'Angleterre dans les on pourrait la situer dès 1947, l'année qui suit la mort de
années vingt, puis de la crise à laquelle succède la montée Keynes. Cette année-là, en effet, Friedrich Hayek convoque
du nazisme en Allemagne, crée une situation d'urgence à Mont-Pèlerin, en Suisse, un certain nombre de penseurs,
politique à laquelle la Théorie générale est en partie une économistes, juristes, journalistes, pour réfléchir aux
réponse. Du Treatise on Money, publié en 1930, et qu'il menaces que les étatismes tant keynésien que socialiste et
avait commencé en 1924, Keynes n'était pas satisfait. Il communiste font peser sur le libéralisme, et préparer la
considérait qu'il ne donnait pas des fondements rationnels riposte de ce dernier. Dès sa naissance, la société du Mont-
suffisants pour une politique d'intervention devenue Pèlerin compte dans ses rangs plusieurs des principaux
indispensable pour éviter l'écroulement de la civilisation, la penseurs du néolibéralisme, ceux qui deviendront, dans les
fin des libertés. Voici ce qu'il écrivait, en 1933 – donc au années soixante-dix et quatre-vingt, les oracles les plus
moment où il était en possession des thèses principales de écoutés des gouvernements convertis au néolibéralisme. Il
la Théorie générale – au président Roosevelt : « Vous vous y a d'ailleurs une congruence importante entre l'ensemble
êtes fait le mandataire de tous ceux qui, dans tous les pays, des «prix Nobel d'économie» (52) et la société du Mont-
cherchent à mettre fin aux démons de notre condition par Pèlerin.
une expérience raisonnée, envisagée à l'intérieur de la Les atours théoriques dont se revêt le néolibéralisme sont
structure du système social existant. Si vous échouez, le très variés, et même contradictoires : le monétarisme
changement rationnel subira un préjudice grave, à travers le friedmanien n'est pas le même que celui de Brunner et
monde, laissant à l'orthodoxie et à la révolution le champ Meltzer. Proches des monétaristes sur le plan politique, les
libre pour la combattre. Mais si vous réussissez, des économistes rattachés à l'école autrichienne, très critiques
méthodes nouvelles et plus audacieuses pourront être face à la macroéconomie, à l'économétrie et plus
partout expérimentées et nous pourrons dater de votre généralement à l'utilisation des mathématiques dans
accession à cette charge le premier chapitre d'une ère l'économie, en sont donc théoriquement assez éloignés.
Sur le plan de l'analyse de la monnaie, en particulier, les concèdent une certaine efficacité aux politiques économi-
positions de Friedman et de Hayek sont assez différentes. ques à court terme, les nouveaux macroéconomistes
Elles les amènent même, sur ce point, à diverger sur la plan classiques les considèrent comme inutiles même à court
de la politique économique, puisque Hayek, à partir des terme, à moins qu’elles ne prennent les agents par surprise,
années soixante, prône la dénationalisation de la monnaie, ce qui ne peut être renouvelé indéfiniment.
alors que Friedman réserve à l'État le pouvoir de création Parfois présentée, par les «vieux keynésiens», comme une
monétaire, pouvoir qui doit être évidemment encadré révolution de palais au sein du monétarisme, la nouvelle
légalement plutôt que laissé à la discrétion d'autorités macroéconomie classique est effectivement critique par
monétaires non élues. Et, pour compliquer un peu plus les rapport à Friedman, considéré comme un économiste peu
choses, Hayek peut être considéré, jusqu'à un certain point, sophistiqué, et perverti jusqu'à un certain point par le
comme un autrichien atypique dans un courant de pensée keynésianisme contre lequel il a trop lutté. Lucas a écrit que
qui est lui-même diversifié. son projet est de réhabiliter le programme de recherche que
Les économistes de l'offre et les anarcho-capitalistes – Hayek avait déjà mis de l'avant contre celui de Keynes et
qu'on appelle aussi libertariens – peuvent être considérés de ses amis dans les années vingt et trente. Mais il affirme
comme les héritiers de la tendance la plus dure de par ailleurs que l'objectif ultime de la nouvelle
l'économie libérale classique. Les économistes de l'offre macroéconomie classique est de donner des fondements
(«supply side economics») ont eu une certaine influence sur rationnels plus sophistiqués aux propositions minimalistes
les conseillers économiques de Reagan, de sorte qu'on a de politique économique que, dès 1948, Friedman mettait
aussi appelé cette école la «reaganomique». Ils ont de l'avant contre celles de Keynes et des keynésiens. Ces
réhabilité la loi de Say, ou loi des débouchés, formulée en propositions s'inspiraient d'ailleurs d'un article publié par
1803, en vertu de laquelle l'offre crée sa demande. Ainsi, Henry Simons l'année même de la publication de la Théorie
toute épargne trouve-t-elle automatiquement son chemin générale (Simons, 1936) (55).
dans l'investissement. Or, comme ce sont les riches qui
épargnent, il faut réviser la fiscalité de manière à cesser de IV. Conclusion
pénaliser les hauts revenus. Georges Gilder (1981), l'un
des chefs de file de ce courant de pensée, a publié un livre Il y a donc une importante «convergence doctrinale», en
intitulé Richesse et pauvreté dont on dit que c'était le livre dépit de divergences théoriques parfois profondes, entre les
de chevet de Reagan. On y trouve, entre autres, l'idée différentes composantes de ce vaste courant de pensée
selon laquelle, pour réformer la fiscalité, il faut abolir les qu'on appelle le néolibéralisme. L'unité se fait dans une
paiements de transfert qui servent à entretenir déviants et opposition résolue à l'interventionnisme keynésien, sous sa
prodigues. C'est la remise à jour des thèses des forme modérée autant que radicale, et dans une croyance
adversaires des lois sur les pauvres en Angleterre qui, au absolue dans l'efficacité des mécanismes de marché pour
dix-huitième et au début du dix-neuvième siècle, insistaient résoudre tous les problèmes économiques. En ce sens, le
sur l'importance de l'aiguillon de la faim pour stimuler les néolibéralisme est bien une résurgence. Mais ce n'est pas
paresseux (53). Gilder appelle, par ailleurs, à un retour aux celle du libéralisme modéré qu'avait pourtant combattu
valeurs familiales traditionnelles fondées sur la supériorité Keynes, celui de Smith, de Mill ou de Marshall. Il s'agit
de l'homme et le retour de la femme au foyer. L'économie plutôt du libéralisme économique radical prôné par les
de l'offre illustre bien la coexistence entre le libéralisme physiocrates et Ricardo. Il voit l'économie comme un jeu,
économique et le conservatisme moral. dans lequel il y a nécessairement des gagnants et des
Le courant anarcho-capitaliste compte parmi ses perdants, les perdants ne devant pas réclamer protection,
propagandistes, nous l'avons dit, le fils de Milton Friedman, réparation ou compensation. Ce courant de pensée se
David Friedman. Il dédie son livre Vers une société sans présente donc comme un support idéologique au courant
État ([1973] 1992), à son père (54) et à Hayek, à qui il actuel de déstructuration de l'État-providence. En même
reproche toutefois leur modération dans leur condamnation temps, il peut s'accommoder d'un État autoritaire, et de
de l'étatisme. Smith laissait l'armée, la police et la justice à conservatisme moral. En ce sens, il rompt avec les sources
l'État. David Friedman en propose la privatisation, avec la du libéralisme politique. Qui plus est, en acceptant la
création de milices privées. La justice, privatisée, pourra domination de l'économie mondiale par quelques
prévoir la peine de mort par pendaison ici et par injection là- entreprises géantes, la spéculation et les mouvements
bas, le marché se chargeant de trancher ! incontrôlés de capitaux à travers le monde, il se transforme
Mais c'est la nouvelle macroéconomie classique qui, en définitive en négation du véritable libéralisme
comme courant théorique, correspond le plus étroitement à économique. Plutôt que d'une résurgence, c'est donc d'une
ce qu'on appelle, aujourd'hui, le néolibéralisme. On peut la perversion du libéralisme, tel que Keynes, et plusieurs
considérer comme le centre de la galaxie, son noyau dur. autres, avait tenté de le renouveler, dont il s'agit.
Son maître à penser, Robert Lucas, a vu son apport Dans sa forme extrême, le programme politique néolibéral
récompensé par le «prix Nobel» en 1995. La nouvelle est inapplicable. C'est une nouvelle utopie. Mais les effets
économie classique s'appuie sur deux idées. d'une application même modérée sont potentiellement
Premièrement, tous les marchés s'équilibrent instantané- catastrophiques. À ce programme, il est donc urgent
ment. Il en est ainsi en particulier du marché du travail, de d'opposer un projet qui remet de l'avant les objectifs
sorte qu'il n'y a pas de chômage involontaire : les chômeurs éthiques et sociaux, et qui soumet l'économique au
le sont par choix, en vertu de leur préférence inter- politique.
temporelle. Deuxièmement, tous les agents dans
l'économie utilisent rationnellement l'information. C'est
l'hypothèse dite des anticipations rationnelles. En
conséquence, les agents prévoient les effets de politiques
économiques, en intègrent les résultats dans leurs
décisions, ce qui en annule les effets. En termes
techniques, c'est ce qu'on appelle le postulat de l'inefficacité
des politiques économiques. Alors que les monétaristes
Notes d’autres ne sommes hostiles aux méthodes mathématiques.»
(Lucas, in Klamer [1983] 1988: 83)
1 Beaud et Dostaler (1993), chapitre 7. Voir aussi Dostaler 11 Voir à ce sujet les travaux de Michel Beaudin (1995a, 1995b)
(1996b) et (1996c). Le présent texte développe en les modifiant et sur le rôle de substitut à la religion que joue le néolibéralisme
en les nuançant des idées avancées dans ces publications. contemporain.
2 «La dénomination d'“économiste classique” a été inventée par 12 Questionné sur la pertinence de cette distinction, Lucas répond
Marx pour désigner Ricardo, James Mill et leurs prédécesseurs, : «C'est une distinction essentielle» (in Klamer [1983] 1988: 78). Il
c'est-à-dire les auteurs de la théorie dont l'économie ricardienne a est intéressant de souligner que Friedman emprunte cette
été le point culminant. Au risque d'un solécisme, nous nous distinction au père de Keynes, John Neville (1891), auteur de The
sommes accoutumé à ranger dans l'“école classique” les Scope and Method of Political Economy, auquel il rend un
successeurs de Ricardo, c'est-à-dire les économistes qui ont hommage appuyé. Keynes fils, qui définissait l'économie comme
adopté et amélioré sa théorie y compris notamment Stuart Mill, une «science morale», rejetait cette distinction. La meilleure
Marshall, Edgeworth et le Professeur Pigou.» (Keynes [1936] critique de cette conception est celle de Myrdal ([1930] 1990).
1982: 29) Depuis Harrod et Hicks, en 1936, jusqu'à ce jour, 13 Voir à ce sujet Dostaler (1998). Lorsque nous lui avons envoyé
plusieurs auteurs ont attiré l'attention sur le fait que l'«économiste une première version de ce texte, Friedman nous a écrit que,
classique» est une construction fictive de Keynes, et que contrairement à Keynes qui a fait de la politique toute sa vie, lui ne
l'économie dite «classique» est un ensemble complexe d'auteurs s'y est mis que la cinquantaine passée, alors que le gros de son
très diversifiés. œuvre scientifique était derrière lui.
3 Notons toutefois que Smith n'était pas mentionné dans la note 14 Voir en particulier les textes rassemblés dans les volumes 19 et
dans laquelle Keynes définit l'économiste classique. Il est plutôt 20 des Collected Writings of John Maynard Keynes.
présenté, dans une note de l'avant-dernier chapitre de la Théorie 15 Voir Schumpeter (1949) et (1954), p. 41-2.
générale, comme «le précurseur de l’école classique» (Keynes 16 En ce qui concerne les débats en économie, le lecteur peut
[1936] 1982: 356). consulter l'utile anthologie rassemblée dans Backhouse (1994), et
4 Voir le texte important, toujours inédit, de Keynes (1904), «The en particulier l'introduction de ce dernier. Voir aussi Blaug (1982)
political doctrines of Edmund Burke», dans lequel est décrit avec et Mingat, Salmon et Wolfelsperger (1985).
brio la complexité de Burke, que plusieurs courants de pensée 17 Voir en particulier Friedman (1970b) et (1972).
peuvent revendiquer. «It is not easy to place Burke in any school 18 Voir par exemple Frazer (1994). Voir aussi Modigliani (1977: 1),
of political thought; he had neither direct ancestors, nor lineal pour qui «There are in reality no serious analytical disagreements
descendants. Priest of the English Revolution, prophet of reaction between leading monetarists and leading non monetarists», les
against the French, he had much in common with the divergences entre monétaristes et keynésiens étant selon lui
conservatives, much with the Laisser Faire individualists of the essentiellement d'ordre politique.
nineteenth century: almost a Benthamite, often an intuitionist: a 19 La lettre est reproduite dans JMK (1971-89, vol. 27: 85-8). Sur
free trader, an opponent of the traffic in slaves, an imperialist, an les rapports entre Keynes et Hayek, voir Dostaler (1990).
opponent of all Parliamentary reform, a staunch upholder of the 20 La littérature sur le libéralisme comme sur l'histoire de cette
rights and privileges of people and Parliament, of church and King, idée est évidemment immense et concerne plusieurs disciplines.
of Catholic and dissenter, he defies nomenclature.» (Keynes, Voir par exemple Berthoud et Frydman (1989), Burdeau (1979),
1904: 18) Kolm (1984), Manent (1987), Manning (1976), Merquior (1991),
5 Il convient d'ajouter qu'il n'aime pas l'appellation «monétarisme», Rosanvallon (1989), Vachet (1970) et Vergara (1992). Sur le
tout en se disant obligé de sacrifier à l'usage courant: «I may say néolibéralisme, on consultera en outre Bernard (1997) et Jalbert et
that personally I do not like the term “monetarism”. I would prefer Beaudry (1987).
to talk simply about the quantity theory of money, but we can't 21 Maine de Biran l'aurait utilisé pour la première fois, pour définir
avoid usages that custom imposes on us» (Friedman, 1982: 101). la doctrine des libéraux français. Le mot «libéral», dérivé du latin
Il considère par ailleurs que le monétarisme, comme «objective set «liber», libre, est évidemment d'un usage beaucoup plus ancien,
of propositions about the relation between monetary magnitudes puisqu'on trouve la trace dès la fin du douzième siècle, alors qu'il
and other economic variables» peut être accepté autant par un signifie «digne d'un homme libre». Son utilisation comme terme
communiste que par un socialiste, un conservateur ou un radical: politique apparaît en 1750, sous la plume de d'Argenson, et se
«Karl Marx was a quantity theorist. The Bank of China (communist répand après la révolution française pour caractériser les partisans
China) is monetarist» (Friedman in Snowdon, Vane et Wynarczyk, des libertés politiques (Dictionnaire historique de la langue
1994 : 178). Voir aussi Friedman (1970a). française, sous la direction de Alain Ray, Paris, Le Robert, édition
6 À une question qui lui était posée par Arjo Klamer, «Êtes-vous de 1994, vol. 1, p. 1123-4). On voit naître un parti des «Liberales»
conservateur ?», Lucas répondit: «Je ne sais pas. [...] Il est difficile pour la première fois en Espagne en 1812.
d'être conservateur quand on voit l'administration Reagan opter 22 Il rejoint alors ce qu'on appelle le néoconservatisme. Il convient
pour une politique de pilotage à vue, ce qui me paraît insensé. Si d'ajouter que la «rectitude politique» qu'on trouve à gauche de
être conservateur implique que l'on approuve leur politique l'échiquier politique américain a bien des points communs avec le
économique, alors je ne pense pas que je le sois» (Klamer [1983] conservatisme moral de la droite.
1988: 77). 23 En ce sens, la «mondialisation» a toujours été présente, dès
7 Expression par laquelle on désigne l'ensemble, lui-même vaste, l'origine du capitalisme.
complexe et divisé en plusieurs tendances, des disciples radicaux 24 Cité par Burdeau (1979: 174).
de Keynes, qui ont en commun de s'opposer fondamentalement à 25 Hayek a déploré cette dérive de Mill, fruit de la mauvaise
la «synthèse néoclassique» élaborée dans l'après-guerre par les influence de sa compagne de ce dernier, Harriet Taylor. Mill écrit
disciples modérés de Keynes. Voir à ce sujet Beaud et Dostaler en effet que sa femme a eu une influence dans son évolution vers
(1993), chapitres 6 et 9. un «socialisme tempéré» (Mill [1873] 1993: 167).
8 La nouvelle économie keynésienne, cuvée récente, ne doit être 26 Voir Freeden (1978).
confondue ni avec l'économie post-keynésienne ni avec la 27 Il convient de noter, toutefois, qu'en réponse à une question
synthèse néoclassique. Voir Arena et Torre (1992) et Beaud et d'un auditeur, Friedman précise qu'il n'a jamais conseillé et guidé
Dostaler (1993), chapitre 8. la politique économique de la junte chilienne – contrairement à ce
9 «The transition from economic anarchy to a regime which qu'on laisse entendre – tout en reconnaissant avoir séjourné au
deliberately aims at controlling and directing economic forces in Chili dix jours en avril 1975 (Friedman, 1977: 35-6). Ce sont tout
the interests of social justice and social stability, will present de même des économistes formés à l'école monétariste, les
enormous difficulties both technical and political. I suggest, «Chicago boys», qui ont conseillé la junte chilienne.
nevertheless, that the true destiny of New Liberalism is to seek 28 Un peu comme Marx, puis Keynes, ont nommé «classiques» la
their solution.» («Am I a Liberal ?» (1925), in The Collected plupart de leurs prédécesseurs, qui n'ont jamais revendiqué une
Writings of John Maynard Keynes , 1971-89, vol. 9: 305). telle étiquette et ne se croyaient sans doute pas membres d'une
10 «Ce que je fais représente un retour vers un programme de même école, c'est Adam Smith qui, dans la Richesse des nations,
recherche traditionnel, un programme de recherche prékeynésien, a nommé «mercantilistes» la plupart de ses prédécesseurs, dont il
à la différence près que ni moi ni des gens comme Sargent ou distinguait toutefois les physiocrates qui furent eux, les premiers à
se définir comme école (leurs adversaires leur réservant 47 Voir à ce sujet Thirlwall (1978).
l'appellation de secte !). 48 Voir à ce sujet Dostaler (1996a).
29 Sur cette période, une référence incontournable est Hutchison 49 Le dernier article de Keynes, publié deux mois après sa mort,
(1988). «The Balance of Payments of the United States» (JMK, vol. 27:
30 Voir à ce sujet Pesante (1996), qui montre qu'au dix-septième 427-46), contient un éloge de Smith.
siècle autant qu'aujourd'hui, libéralisme économique et 50 Ainsi écrit-il à George Bernard Shaw, en 1935, que son
autoritarisme politique pouvaient faire bon ménage. nouveau livre en préparation, la Théorie générale, démolira les
31 Voir Dostaler (1993). fondements ricardiens du marxisme (JMK, vol. 28: 42).
32 Il est intéressant de souligner que Newton a lui-même apporté 51 Pour une opinion différente de la nôtre, voir Bateman (1996).
des contributions à la pensée économique et que, comme 52 Nous mettons «prix Nobel d'économie» entre guillemets,
directeur de la Monnaie, c'est lui qui fixa en 1711 la valeur-or que puisqu'il ne s'agit pas d'un véritable prix Nobel, comme ceux
la livre sterling conserva jusqu'à ce que l'Angleterre abandonne le qu'Alfred Nobel avait prévus dans son testament, mais d'un prix
système d'étalon-or en 1931. «en mémoire de Nobel», attribué par la Banque de Suède. Il y a là
33 Selon le témoignage du physiocrate Mirabeau, cette expression une confusion qui contribue à donner à l'économie l'apparence
aurait été utilisée pour la première fois par l'intendant Vincent de d'une «science dure».
Gournay (1712-1759), partisan de la libéralisation du commerce et 53 Le romancier Daniel Defoe penseur social à ses heures, est
de l'industrie, de la suppression des règlements et monopoles. ainsi l'auteur d'un pamphlet intitulé Faire l'aumône n'est pas la
Mais il s'agirait d'une tradition orale, puisqu'on n'en trouve pas la charité (1704). Malthus fut, au tournant du dix-neuvième siècle, un
trace dans ses écrits. Voir à ce sujet Pitavy-Simoni (1997). des plus farouches adversaires des lois sur les pauvres.
34 Voir en particulier son roman L'homme aux quarante écus, 54 Milton Friedman avait dédié Capitalisme et liberté «à Janet et
dans lequel il met en scène un physiocrate qu'il ridiculise. David et à leurs contemporains, qui doivent porter la torche de la
35 On a appelé, en Allemagne, «Das Adam Smith Problem» celui liberté jusqu’à sa prochaine étape».
de l'apparente contradiction entre les thèses développées dans les 55 Voir Lucas (1981: 215-17, 234).
deux œuvres principales de l'auteur. Les titres des deux livres
figurent, avec des caractères d'égale importance, sur la tombe RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
d'Adam Smith à Edimbourg. C'est peut-être la réponse posthume
de Smith au problème ! ARENA, Richard et TORRE, Dominique (éd.) (1992). Keynes et les
36 «For Smith was a historical economist not only in the sense nouveaux keynésiens, Paris, Presses universitaires de France.
BACKHOUSE, Roger E.(éd.) (1994). New Directions in Economic
that he was empirical, but in that the theme of progress through
Methodology, Londres, Routledge.
natural stages of development runs all through his Inquiry into the BATEMAN, Bradley W. (1996). Keynes's Uncertain Revolution, Ann Arbor,
Nature and Cause of the Wealth of Nations. Smith, in fact, like University of Michigan Press.
Hume, Ferguson and Milar, belonged to “the historical age” and BEAUDIN, Michel (1995a). «Cette idole qui nous gouverne: le néo-
“the historical nation”. He did not claim to have discovered “laws” libéralisme comme 'religion' et 'théologie' sacrificielle», Sciences
of economic development, or indeed, any economic laws, and so religieuses, vol. 24, n°4
might not be describable as a “historicist” in the fullest sense.» BEAUDIN, Michel (1995b). «Le néo-libéralisme comme 'religion'», suivi de
(Hutchison 1988: 357-8) «L'idolâtrie sacrificielle néo-libérale», Relations, no 614, 238-45.
BEAUD, Michel et DOSTALER, Gilles (1993). La pensée économique
37 Mais qui niait, quant à lui, l'existence d'une telle école !
depuis Keynes : historique et dictionnaire des principaux auteurs, Paris,
38 Friedman et Hayek se réfèrent d'ailleurs fréquemment à Hume Seuil; édition abrégée, Points économie, 1996.
en appui à leurs thèses. Hume est considéré par certains comme BERNARD, Michel (1997). L’utopie néolibérale, Montréal, Renouveau
le véritable fondateur du monétarisme. Québécois.
39 Voir Groenewegen (1995). BERTHOUD, Arnaud et FRYDMAN, Roger (éd.) (1989). Le libéralisme
40 Ce n'est qu'à la troisième génération, avec Mises et Hayek, que économique : interprétations et analyses, Cahiers d'économie politique,
l'école autrichienne s'oriente vers un libéralisme radical. vol. 16-17.
41 Il convient de noter ici Friedman oppose au caractère BLAUG, Mark ([1980] 1982). La méthodologie économique, Paris,
Économica.
marshallien, moins formalisé, de son approche et de celle de
BURDEAU, Georges (1979). Le libéralisme, Paris, Seuil.
Keynes le caractère walrasien de l'approche des disciples de DOSTALER, Gilles (1990). «Aperçus sur la controverse entre Keynes et
Keynes, en particulier Patinkin et Tobin. Hayek», Économies et sociétés, vol. 24, n°6, série «Monnaie et
42 Voir à ce sujet Lagueux (1989). Production», n°7
43 «The decadent international but individualistic capitalism, in the DOSTALER, Gilles (1993). «Les lois universelles dans la pensée
hands of which we found ourselves after the War, is not a success. économique», in Venant Cauchy (éd.), Perception de l’altérité et diversité
It is not intelligent, it is not beautiful, it is not just, it is not virtuous – des cultures, Montréal, Montmorency, 119-43.
and it doesn't deliver the goods.» (Keynes, «National Self- DOSTALER, Gilles (1996a). «The Formation of Keynes’s Vision», Review
of Economics History, no. 25, hiver-été, 14-31.
Sufficiency», 1933, in JMK, vol. 21: 239)
DOSTALER, Gilles (1996b). «État providence et néolibéralisme: repères
44 Mais Freeden (1986) – qui constitue la suite de Freeden (1978) historiques», Relations, no. 622, juillet-août, 182-4.
– conteste l'appartenance de Keynes à ce nouveau libéralisme, DOSTALER, Gilles (1996c). «Du libéralisme au néolibéralisme», in Sylvie
mouvement qui, selon lui, disparaît après la guerre, ses partisans Paquerot (éd.), L'État aux orties? Mondialisation de l'économie et rôle de
joignant les rangs soit du travaillisme, soit de deux nouvelles l'État, Montréal, Écosociété, 42-51.
branches du libéralisme qu'il qualifie respectivement de libéralisme DOSTALER, Gilles (1998). «Friedman and Keynes: Divergences and
centriste et de libéralisme de gauche. Alors que Keynes serait plus Convergences», European Journal of the History of Economic Thought,
près du premier courant, Beveridge aurait effectué une synthèse vol. 5, no. 2.
FITZGIBBONS, Athol (1988). Keynes’s Vision: a New Political Economy,
entre ces deux branches du «libéralisme divisé».
Oxford, Clarendon Press.
45 Sur les positions politiques de Keynes, on consultera entre FITZGIBBONS, Athol (1995). Adam Smith's System of Liberty, Wealth, and
autres, parmi les textes rassemblés dans le volume 9 de ses Virtue: the Moral and Political Foundations of The Wealth of Nations,
Collected Writings, «Am I a Liberal?» et «Liberalism and Labour». Oxford.
La lecture de sa longue correspondance avec Kingsley Martin, FRAZER, William (1994). The Legacy of Keynes and Friedman: Economic
rassemblée dans le volume 29 de cette édition, est aussi très Analysis, Money, and Ideology, New York, Praeger.
instructive. FREEDEN, M. (1978). The New Liberalism, Oxford, Oxford University
46 Il est intéressant de noter ici que le premier tome de la Press.
FREEDEN, M. (1986). Liberalism Divided, Oxford, Oxford University Press.
biographie de Keynes par Skidelsky (1983) a provoqué la
FRIEDMAN, David ([1973] 1992).Vers une société sans État, Paris, Les
publication d'articles associant les errements du keynésianisme à Belles-Lettres.
la morale et à la sexualité «déviantes» de l'auteur de ce courant FRIEDMAN, Milton (1953). «The Methodology of Positive Economics», in
de pensée. Hayek s'est lui-même laissé aller à des propos de Essays in Positive Economics, Chicago, University of Chicago Press, 3-43.
cette nature, associant l'«immoralisme» autoproclamé de Keynes FRIEDMAN, Milton (1956). «The Quantity Theory of Money: a
à la perversion d'une vision économique qui, rejetant la vertu et le Restatement», in M. Friedman (éd.), Studies in the Quantity Theory of
rôle de l'épargne, prépare la fin d'une civilisation fondée sur des Money, Chicago, University of Chicago Press, 3-21.
traditions morales (Hayek 1978: 16); voir aussi Hayek (1988).
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Les antikeynésiens “historiques” Les “nouveaux classiques” antikeynésiens

Milton FRIEDMAN
Friedrich HAYEK (1912-2006) Robert LUCAS Thomas SARGENT Robert BARRO
Arthur Cecil PIGOU « Nobel » 1976 (né en 1937) (né en 1943) (né en 1944)
(1899-1992)
(1877-1959) « Nobel » 1995 « Nobel » 2011
« Nobel » 1974

Edward Finn KYDLAND Neil WALLACE


PRESCOTT (né en 1939)
(né en 1943)
(né en 1940)
« Nobel » 2004
« Nobel » 2004

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