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1) Divisions du texte
Deux phrases permettent de découper le texte en trois parties d'inégale longueur. Pendant tout
le début du texte, Socrate nie être coupable des accusations portées contre lui. En 35e,
cependant, il fait tout à coup mention d'un "jugement" que les Athéniens viennent de rendre ;
à partir de ce moment, il tient sa condamnation pour acquise et plaide, cette fois, non plus
pour prouver son innocence, mais pour une peine alternative à la sentence de mort réclamée
par les accusateurs. En 38c, enfin, nouveau changement de thème : "Pour n'avoir pas eu la
patience d'attendre un peu [...] vous avez fait mourir Socrate." L'accusé porte un ultime regard
sur le procès qui vient de s'achever et en tire les leçons.
On comprend que, dans un premier affrontement, l'accusation et la défense visent à
déterminer la culpabilité ou l'innocence du prévenu (comme aujourd'hui en France,
l'accusation parle d'abord, puis la défense) ; les juges se prononcent une première fois à ce
stade ; l'accusé reconnu coupable, un second affrontement cherche à déterminer la peine
applicable : à la sentence réclamée par l'accusation, le prévenu répond par une sentence
alternative. Une nouvelle fois, les juges se prononcent. A tous points de vue juridiques, la
procédure pénale proprement dite s'interrompt à la fin de la page 38b, après ce second vote
des juges : les derniers mots de Socrate se présentent comme une péroraison extrajudiciaire.
Cette procédure athénienne diffère sensiblement de la procédure pénale applicable aujourd'hui
en France ; aussi mérite-t-elle quelques précisions.
Trente voix, et Socrate parle d'une "faible majorité" : combien de juges siègent donc dans
cette affaire ? Les recherches historiques permettent de retenir le chiffre de cinq cents
magistrats (Socrate aurait donc été condamné par deux cent quatre-vingt voix contre deux
cent vingt). Qui sont ces juges ? De simples citoyens volontaires, âgés d'au moins trente ans.
Leur rémunération s'établit, nous apprend Aristophane dans les Cavaliers, à trois oboles par
journée d'audience, soit le salaire d'une demi-journée de travail d'un ouvrier. Cette faible
somme ne pouvait convenir qu'à des citoyens âgés, pour qui elle correspondait à une pension
de retraite, ou à des jeunes gens désœuvrés ou inaptes au travail. Le coût pour l'administration
athénienne n'en est pas moins considérable : ce procès revient à payer une journée de travail à
deux cents cinquante ouvriers.
On n'aurait pas déployé pas un tel appareil, ni engagé de telles dépenses, pour une affaire
secondaire. Très grave, le procès de Socrate intéresse toute la Cité : c'est une affaire d'Etat.
Les juges, d'ailleurs, s'engagent sous serment formel à "voter conformément aux lois et aux
décrets du peuple athénien" explique Démosthène dans son Contre Timocratie (Socrate fait
allusion à ce serment en 35c). Cette gravité manifeste n'empêche cependant pas une procédure
menée tambour battant : l'ensemble des débats devait être bouclé dans la journée (Socrate
regrette d'ailleurs cette précipitation à de nombreuses reprises, par exemple en 19a, 24a et
37b).
Chaque partie doit, du fait de cette brièveté, s'empresser de réfuter les allégations de
l'adversaire. Le litige ne peut se résoudre qu’à l’avantage du plaideur capable de produire des
preuves rapidement convaincantes - surtout des vraisemblances et des témoins. Pourtant, il
convient de le remarquer tout de suite, Socrate recourt bien plus au raisonnement qu'aux
simples vraisemblances et surtout, il n’appelle aucun témoin à la barre : il se contente de
mentionner des gens qui pourraient déposer en sa faveur (notamment 32e et 34a). Curieux
accusé que ce Socrate : il paraît ignorer les ressorts de la procédure, alors qu'il joue sa tête ! Il
commence même sa première plaidoirie (17c) en annonçant qu'il n'emploiera pas les "artifices
du langage" mais au contraire qu'il utilisera "les termes qui se présenteront [à lui] les
premiers" - "des choses dites à l'improviste" traduit Luc Brisson. Dans une affaire d'Etat, une
telle légèreté scandalise.
Les arguments du vieillard frappent l’entourage ; mais, bien conscient de la charge subversive
de ses débats (prouver à un général qu'il ignore ce que signifie le mot "courage" paraît assez
inconvenant), Socrate, prudent, n’a jamais rien écrit. On ne le connaît que par l’intermédiaire
d'une comédie d’Aristophane (Les Nuées), et par les travaux de deux de ses élèves :
Xénophon (dans les Mémorables) et surtout Platon. Dans la mesure où ce fidèle disciple tient
la plume, on peut interroger l'impartialité du rapport d'audience présenté dans l'Apologie de
Socrate.
II. SOCRATE ET PLATON
Platon ne cache pas son admiration pour Socrate (qui le détermina à la philosophie plutôt qu’à
la dramaturgie) : Socrate est d'ailleurs le personnage central des dialogues de Platon, ses
œuvres principales dont l'Apologie fait partie ; pourtant, Socrate nie être un maître (23c et
33a). L'enjeu de ce point, essentiel, sera examiné dans le cours n°2 (L'accusation contre
Socrate et sa défense). À cela deux raisons : d'une part il ne fait jamais payer son
enseignement (19d-e, 33a-b) et d'autre part, il ne dispose d’aucun savoir positif, d’aucune
doctrine, qu’il serait susceptible d’enseigner (19d, et surtout 20b). Il insiste : "Moi qui ne sais
rien, je ne vais pas m'imaginer que je sais quelque chose." (21d) - phrase qui a souvent été
reformulée par les commentateurs : "Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien." Puisque
Socrate n'est le maître de personne, il paraît injuste de qualifier Platon "d'élève" de
Socrate ; mais s'il ne propose aucune doctrine positive (à la différence d'Anaxagore ou de
Gorgias, par exemple), il n'en jouit pas moins d'une énorme influence sur la jeunesse (même
si, précise-t-il, ces jeunes gens le suivent librement : 23c). Nombre de jeunes gens surmontent
la répulsion que leur inspire la laideur de Socrate (Alcibiade, dans le Banquet, compare les
traits de Socrate à ceux d'un satyre), et sont séduits par sa manière impertinente d'interroger
des citoyens respectables. Tel fut le cas d'Alcibiade, mais aussi de Charmide (voir le
Charmide) et d'Agathon (voir Le Banquet). Dans l'Apologie elle-même, trois jeunes gens
(Critobule, Apollodore et... Platon lui-même) se portent au secours de Socrate pour se porter
garantie d'une amende (38b).
Le compte-rendu d'un tel "fan" peut-il être considéré comme fidèle ? Le fait que Platon se
mentionne lui-même seulement trois fois dans l'ensemble des dialogues socratiques (38b,
donc, mais aussi 34a - également dans l'Apologie et enfin dans le Phédon 59b) contribue à un
effet de réel : il semble bien avoir été présent au procès de Socrate. Par ailleurs, la
composition de l'Apologie (probablement entre 390 et 385 av. J.-C.) semble avoir eu lieu
entre dix et quinze ans après le procès, soit à une époque où plusieurs citoyens athéniens
ayant eux-mêmes assisté au procès vivaient encore. On peut donc considérer le texte de
Platon comme relativement fiable - même si certaines questions alimentent des controverses :
par exemple, l'enseignement sur la mort qui clôt le dialogue doit peut-être plus à la plume de
Platon qu'aux paroles de Socrate.
Socrate rappelle l’acte d’accusation (24b) composé de deux chefs : la corruption de la jeunesse
et l’introduction de nouveaux dieux dans la Cité. Socrate les relie par une accusation implicite,
la corruption de la Cité tout entière, et les examine successivement dans un contreinterrogatoire
acerbe de son principal accusateur, Mélétos.
Dans une ville comme Athènes au IVe siècle av. J.-C., soucieuse de la bonne éducation de ses
futurs citoyens (dont les grands principes sont résumés), la corruption de la jeunesse (on dirait
peut-être, aujourd'hui, le "détournement de mineurs") constitue un crime grave. Contrairement
à l'idée reçue, Athènes réprouvait les relations homosexuelles (bien qu'elles n'aient pas été,
semble-t-il, explicitement incriminé). Néanmoins, l'union charnelle entre un élève et son
pédotribe (professeur de gymnastique, mais aussi entraîneur, diététicien etc.) étaient tolérées au
titre d'une "initiation sexuelle" (le pédotribe éduque tout le corps, y compris cet aspect). Des
passages entiers, chez Platon (voir notamment le Charmide et le Banquet), visent à défendre
l'homosexualité, et s'appuient justement sur cette tolérance : Socrate entretient certes des
relations amoureuses avec les jeunes gens les plus doués (Alcibiade, Charmide, Agathon,
peutêtre Platon lui-même) ; mais dans l'esprit de l'acte d'accusation, la "corruption de la
jeunesse" affecte d'abord l'âme, et non le corps.
Si Mélétos accuse Socrate de corrompre la jeunesse, alors il sait qui rend les jeunes gens
mauvais ; donc, raisonne Socrate, si Mélétos sait qui rend les jeunes gens mauvais, il doit
aussi savoir qui les rend meilleurs (24d) ; qu’il désigne, alors, demande Socrate, celui qui rend
les jeunes gens meilleurs. Mélétos, embarrassé par ce raisonnement a contrario, répond par
une esquive : "les lois" (24e).
Socrate, raffermi par cette première réponse, poursuit son argument : oui, bon, d’accord, mais
qui connaît bien les lois ? Mélétos fait alors preuve d’à-propos et il répond : les juges
d'Athènes ici rassemblés pour se prononcer sur la culpabilité de l'accusé.
Brutal retournement de situation ! Socrate se trouve soudain empêtré dans une position fort
désagréable : à lancer l'affrontement sur ce terrain, il se contraint à montrer que les juges ne
sont pas aptes à améliorer les jeunes gens - ce qui risque fort d'irriter les magistrats ! Dans un
sens, Socrate n'a plus le choix : il pousse effectivement l'argument jusqu'à son terme et
s'exclame ironiquement : "Par Héra, tu nous as trouvé un grand nombre de bons précepteurs"
(24e ; dans les dialogues platoniciens, le juron "par Héra" dans la bouche de Socrate marque
souvent l'antiphrase) sous-entendu : parmi les juges ici assemblés, certains n'améliorent pas la
jeunesse. Pour atténuer cependant la violence de cet argument, Socrate étend la portée du
propos : et le public ? Et les sénateurs ? Et les simples citoyens ? Tous, confirme Mélétos,
rendent les jeunes gens meilleurs (25a). Ce passage entre en résonance avec le Menon (92e),
où Anytos (autre accusateur de Socrate dans l'Apologie) déclare que n’importe quel citoyen
d’Athènes améliore la jeunesse.
A ce stade, Socrate a beau jeu d'accuser Mélétos d'invraisemblance : à l'en croire, tous les
citoyens d'Athènes rendraient les jeunes gens meilleurs, et Socrate seul les rendrait pires ;
mais évidemment, tel n'est pas le cas. Par analogie avec les dresseurs de chevaux, Socrate
montre que les bons éducateurs sont l'exception et non le cas général ; il conclut que Mélétos,
contrairement à ce qu'il prétend, ne s'est jamais préoccupé de l'éducation (25b-c).
Ce chef ne figure pas littéralement dans l’acte d’accusation, mais Socrate l’introduit dans un
double but : d’abord, pour élargir l'argument précédent et montrer que personne n'a jamais
intérêt à corrompre quiconque (il n'est donc pas dans l’intérêt de Socrate de corrompre les
jeunes) ; ensuite, pour ouvrir vers la question de l’impiété (que Socrate redéfinira comme la
corruption de la Cité entière par l'introduction de nouveaux dieux).
Socrate entame cet examen par une définition comportementale des méchantes gens par
opposition aux gens de bien : on reconnaît facilement les uns des autres puisque les premiers
causent du tort à leurs proches, alors que les seconds procurent du bien à leurs proches (25c).
Cette définition, opératoire, paraît conforme à l'expérience commune. Ceci posé, Socrate pose
deux questions à son accusateur : existe-t-il des personnes qui préfèrent recevoir du mal que
du bien ? Evidemment non, répond Mélétos. Par ailleurs, Mélétos accuse-t-il Socrate de
corrompre la jeunesse à dessein ou sans le vouloir ? Conforme à son accusation, Mélétos
répond : "à dessein" (25d).
Par ces deux réponses, Mélétos se précipite dans une contradiction insoluble. Il paraît en effet
évident qu'on ne peut corrompre qu'une personne avec qui l'on se trouve en relations, c'est-
àdire un "proche" ; or, à le corrompre, on le rend moins bon, donc plus méchant ; dans ce cas,
une personne qui en corrompt une autre travaille contre son propre intérêt puisque le proche
corrompu lui causera ultérieurement du tort (conformément à la définition des méchantes
gens).
Socrate accule alors Mélétos : on ne peut affirmer à la fois que Socrate corrompt la jeunesse et
qu'il la corrompt intentionnellement, puisqu'une telle corruption entraîne des maux
désagréable et que, de l'aveu même de Mélétos, nul ne préfère recevoir du mal que du bien.
En somme, soit on prétend que Socrate corrompt la jeunesse, et dans ce cas on devra admettre
qu'il agit en quelque sorte par mégarde (et, les actions involontaires n'entrant pas dans les
compétences du tribunal, il faudra relaxer Socrate) ; soit on prétend que Socrate agit à
dessein, et dans ce cas il faudra admettre qu'il ne corrompt pas la jeunesse (autrement dit, qu'il
est innocent sous ce chef d'accusation).
Cette démonstration (25e-26a) non seulement disculpe Socrate du premier chef d'accusation
de manière un peu plus vraisemblable (et beaucoup plus convenable à l'égard des juges) que
l'analogie avec les dresseurs de chevaux, mais encore prépare la défense face au second chef
d'accusation.
L’acte d’accusation prétend que Socrate ne reconnaît pas les dieux de la Cité et introduit des
divinités nouvelles. Socrate demande à Mélétos d’éclaircir son propos : l'accuse-t-on de
prêcher l'existence de divinités différentes de celles adorées à Athènes, ou bien d'affirmer que
les dieux n'existent pas (26c) ? En un mot, l'accuse-t-on d'hérésie ou d'athéisme ? La fougue
de Mélétos le pousse à s'emporter : "par Zeus, Athéniens, il [Socrate] dit que le soleil est une
pierre, et la lune une terre". Double erreur : non seulement Socrate a beau jeu de prendre les
juges à témoin que Mélétos le confond avec Anaxagore en lui attribuant faussement ses thèses
(26d) mais encore on ne comprend plus du tout comment un athée peut introduire de
"nouveaux dieux" dans la Cité, puisqu'il est athée. Socrate prend un malin plaisir à souligner
l'embarras de Mélétos par sa formule cruelle "tu dis là des choses incroyables" (26e), avant de
se complaire à montrer qu'on ne peut être athée tout en révérant des dieux (27a-28a).
Malgré la première réfutation, d'apparence assez maladroite puisqu'elle met les juges en
cause, la défense de Socrate paraît efficace. Elle insiste sur l'invraisemblance des chefs
d'accusation, lesquels semblent en effet un peu factices ou, en tous cas, très flous. L'impiété
qu'on lui reproche relève du délit d'opinion et Socrate à beau jeu de marteler : "j'admets
quelque chose sur les démons" (27c). Qui pourra jamais prouver le contraire ? Par ailleurs, la
comparaison avec Anaxagore met l'accusation en grande difficulté : dans la mesure où
n'importe qui peut, pour une obole, entendre librement les thèses athées d'Anaxagore,
pourquoi incrimine-t-on le prétendu athéisme de Socrate ?
Quant à la corruption de la jeunesse, Socrate finira par désigner les jeunes gens qui le suivent
(33d-34b) et à demander si un seul d'entre eux, ou de leurs parents, veut soutenir l'accusation
portée contre lui. De facto, nul ne bouge, et Socrate insiste : pourquoi l'accusation n'a-t-elle
pas cité ces jeunes gens et leurs parents comme témoins ? N'est-il pas extrêmement curieux
que, parmi les supposées victimes de Socrate, aucune ne s'élève contre lui ?
A ce stade, une question mérite d'être posée : comment une action par écrit (graphê), dont
nous avons déjà souligné le caractère très grave (voir cours n°1), a-t-elle pu être introduite à
partir d'accusations si floues et de preuves si minces, par des gens qui n'avaient pas "pâti"
directement des agissements de Socrate ? A plus forte raison, pourquoi ce procès de pacotille
s'achève-t-il par la condamnation à mort de Socrate ?
On ne comprend plus du tout le sens de ce procès. Socrate, cependant, l'explique dans le début
du texte : il est victime de calomnies anciennes qui prédisposent les juges contre lui. A en
croire Socrate, ces calomnies sont ses réels accusateurs, et c'est contre elles qu'il doit d'abord
se défendre : "j'ai beaucoup d'accusateurs auprès de vous, et depuis bien des années [...], que
[...] je crains plus qu'Anytos" déclare Socrate (18b) ; et pour cause : il lui sera très difficile de
se défendre contre des absents (18d). Voilà sans doute pourquoi Socrate ne se faisait aucune
illusion sur l'issue de son procès (d'où la phrase qui ouvre son second discours).
Si effectivement ces calomnies sont la cause de la condamnation de Socrate, il convient de les
examiner à leur tour.
Comprendre les accusations anciennes portées contre Socrate exige de connaître dans quel
climat intellectuel il s'inscrit.
En effet, on lui reproche de mener des recherches inconvenantes sur ce qui se passe dans le
ciel et sous la terre, et de savoir-faire une bonne cause d'une mauvaise. Ces accusations
viennent principalement d'Aristophane, qui met Socrate en scène dans sa comédie Les Nuées.
Ces accusations se rattachent à deux mouvements philosophiques présocratiques.
Le premier, l'école ionienne, fondatrice des sciences de la nature (notamment de l'astronomie
et de la géométrie plane), tenta d'expliquer le fonctionnement du cosmos de manière
rationnelle, sans recours au mythe. Sous l'égide de Thalès (à gauche), cette école compta
notamment parmi ses plus illustres auteurs le même Anaxagore auquel Mélétos assimile
Socrate. Les philosophes ioniennes tentaient de parvenir à la vérité sur le cosmos. Socrate,
pour sa part, se défend vigoureusement d'avoir jamais mené de telles recherches : il interpelle
directement se juges à ce sujet, et les prend à témoin qu'il n'a jamais tenu le moindre discours
sur ces questions (19c).
Le second mouvement auquel Socrate se trouve assimilé est celui des sophistes, auxquels
Socrate fait expressément référence (19c). Ces sophistes, avocats (comme Gorgias de
Leontief, à droite), grammairiens ou encore linguistes, se prétendaient capables de convaincre
n'importe quelle assemblée de n'importe quelle cause. Spécialistes de la rhétorique, ils
parcouraient la Grèce de ville en ville, prodiguant leur enseignement des techniques du
discours contre monnaie sonnante et trébuchante. La diversité des mœurs et des croyances,
dont ils se firent les observateurs rigoureux, les conduisit assez rapidement à nier l'existence
d'une vérité universelle. Là encore, Socrate se défend vigoureusement contre tout amalgame
avec les sophistes : non seulement il n'a pas cette habileté (20c) à faire une bonne cause d'une
mauvaise, mais encore il ne fait pas payer les entretiens qu'il peut avoir avec les autres (33b).
On comprend assez mal comment on peut associer Socrate à la fois aux ioniens et aux
sophistes. Tout paraît opposer ces deux écoles : les premiers croient à l'existence de la vérité,
pas les seconds ; les uns sont des scientifiques, les autres des littéraires ; les premiers
cherchent à comprendre le cosmos, les seconds à manipuler les assemblées. Pourtant, certains
Athéniens (notamment Anytos) rejetaient les uns autant que les autres au motif respectif de
leur athéisme et de leur caractère corrupteur (lire par exemple la fanatique profession de foi
anti-sophiste d'Anytos rapportée par Platon dans le Menon, 91c-92c).
Par ailleurs, la confusion s'explique par le contenu des dialogues entre Socrate et d'illustres
Athéniens (voir par exemple le Lâchés) : tout comme les sophistes, Socrate s'intéresse aux
questions morales et ne s'occupe pas du tout des questions astronomiques ; mais tout comme
les ioniens, et à la différence des sophistes, Socrate croit qu'il existe une vérité (sans quoi on
ne le verrait pas si acharné, dans ces dialogues, à fustiger l'erreur de ses interlocuteurs).
Socrate, dans un sens, accomplit donc une synthèse entre le mouvement scientifique des
ioniens et les soucis moraux des sophistes ; mais dans un autre sens, il se distingue
radicalement des uns et des autres, en particulier parce qu'il ne présente aucune doctrine
positive.
Ce point occupe le cœur même de la défense de Socrate et il paraît absolument indispensable
qu'il le prouve en toute rigueur : en effet, si Socrate n'enseigne aucune doctrine, alors toutes
les accusations portées contre lui tombent. On ne peut plus lui reprocher d'enseigner la
science et l'athéisme, pas plus qu'on ne peut l'inquiéter au motif qu'il corromprait la jeunesse
avec son enseignement.
Socrate a conscience de la dimension capitale de cet argument dans sa défense. Il insiste à ce
sujet : on pourrait se demander pourquoi quelqu'un qui ne possède aucune doctrine positive se
trouve inculpé pour corruption de la jeunesse et pour athéisme (20c). Dans un sens, le fait
même qu'on se sente obligé de l'accuser laisse entendre que Socrate dispense une doctrine
positive.
Aussi Socrate doit-il s'en défendre, et expliquer par un autre biais la vindicte des Athéniens
contre lui : non sans emphase, il appelle le témoignage du "dieu de Delphes" (c'est-à-dire
Apollon, 20e) avant d'expliquer sa conduite dans les pages 21a-24a,
Socrate raconte (21a) qu'un de ses amis, Chéréphon, lors d'un voyage à Delphes, consulte
l'oracle (la Pythie, ci-contre) sur la question suivante : existe-t-il au monde un homme plus
sage que Socrate ? Ce à quoi la Pythie répond par la négative.
L'épisode, dûment rapporté à Socrate par Chéréphon, plonge l'accusé dans la plus profonde
perplexité car lui estime n'avoir en lui "aucune sagesse, petite ni grande" ; du reste, le dieu ne
peut avoir menti (un dieu ne ment pas : 21b).
Désemparé, Socrate se rend chez un important Athénien qui passait pour sage, afin de montrer
que ce personnage était plus sage que lui et ainsi confondre l'oracle erroné. Quelle ne fut pas
la surprise de Socrate de constater que, par ses questions, il embarrassait considérablement le
"sage" en question ! Celui-ci, homme politique de renom, ne savait en fait rien du tout. La
lecture de certains dialogues platoniciens comme le Lâchés peut donner une idée assez exacte
de la situation : tout comme ce grand général échoue à définir le courage (alors qu'on pourrait
de prime abord le croire fort bien placé pour le définir), l'homme politique athénien que
Socrate interrogea d'abord dut se trouver en grande difficulté pour expliquer le "bon
gouvernement" ou le "meilleur régime".
Pour mieux le comprendre, imaginons une scène similaire à notre époque : que se passerait-il
si un simple citoyen, jusque-là parfait inconnu, s'employait à interroger Nicolas Sarkozy et
finissait par lui faire avouer qu'il ignore ce que signifie la "sécurité" ? Nicolas Sarkozy n'en
prendrait-il pas ombrage, et ce d'autant plus que ce simple citoyen l'aurait ainsi embarrassé
devant ses amis proches, ses admirateurs, voire la France entière (lors d'un débat télévisé, par
exemple) ?
Sans surprise, la réaction de l'homme politique athénien fut exactement celle-là : "[cette
conduite] me rendit odieux à cet homme et à tous ses amis, qui assistaient à notre
conversation" admet Socrate (21c-d). Pourtant, la conclusion s'impose : "Quand je l'eus
quitté," poursuit Socrate, "je raisonnai ainsi en moi-même : Je suis plus sage que cet homme.
Il peut bien se faire que ni lui ni moi ne sachions rien de fort merveilleux ; mais il y a cette
différence que lui, il croit savoir, quoiqu'il ne sache rien ; et que moi, si je me sais rien, je ne
crois pas non plus savoir. Il me semble donc qu'en cela du moins je suis un peu plus sage, que
je ne crois pas savoir ce que je ne sais point."
Si la sagesse consiste d'abord à reconnaître son ignorance et à ne pas s'illusionner, autrement
dit à percevoir ses propres défauts en toute lucidité, alors Socrate est effectivement plus sage
que l'homme politique infatué et perdu dans ses illusions de grandeur. "Connais-toi toi-même"
(en grec : Gnôthi seauton), devise inscrite au fronton du temple de Delphes, deviendra ainsi la
maxime de Socrate.
Cependant, le problème de Socrate reste entier : il a dégonflé, peut-être, une baudruche, mais
cela ne permet pas pour autant de conclure qu'il est en effet l'homme le plus sage du monde.
Aussi, sans se décourager, se rend-il chez un autre homme politique illustre, qui également
passait pour fort sage, et la traite de la même manière avant de parvenir à la même conclusion.
Poursuivant sa tâche, il interroge tour à tour les Athéniens les plus prestigieux et opère
toujours le même constat désolant : ceux qui prétendent savoir quelque chose ne savent rien.
Ce processus par lequel Socrate interroge les prétendus érudits pour les mettre face à leurs
contradictions et leur faire avouer, en définitive, leur ignorance, devient bientôt une véritable
méthode d'examen connue sous le nom de "ironie socratique".
Après avoir ainsi examiné les hommes politiques, Socrate interroge les poètes qui, eux, disent
des choses admirables, mais seulement lorsqu'ils sont "inspirés", c'est-à-dire en quelque sorte
hors de leur bon sens. Ces poètes, d'ailleurs, explique Socrate, s'avèrent incapables d'expliquer
comment ils composent et écrivent de si belles choses (22b-c).
Descendant encore dans l'échelle sociale, Socrate examine ensuite les artisans (22d-e ; Victor
Cousin traduit "artistes" mais le texte désigne bien les gens qui exercent un métier manuel) :
eux, reconnaît-il, savent des choses que Socrate ignorait ; mais ils succombent au même vice
que les politiques et les poètes : dans leur orgueil, ils s'imaginent savoir mieux que personne
comment gouverner les humains. (Certaines choses ne changent pas, remarquons-le : il suffit
d'entrer dans un café pour entendre le premier venu dire : "Moi, si j'étais le gouvernement...")
Tous les Athéniens y passent ; et comment s'étonner qu'une attitude en apparence aussi
arrogante, aussi dérangeante, aussi subversive, attire à Socrate de nombreux ennemis ?
Socrate n'est pourtant pas aveugle : il s'est bien aperçu du danger qu'il courait à poursuivre
dans cette voie : "je sentais bien quelles haines j'assemblais sur moi; j'en étais affligé, effrayé
même" explique-t-il (21e).
Telle serait donc la cause des calomnies anciennes, des accusations nouvelles et de la
condamnation finale : à se mettre à dos tous les Athéniens, à montrer la vacuité de leur savoir,
à s'y employer devant des jeunes gens que cette impertinence divertit beaucoup (et qu'ils
s'empressent d'imiter, 23c), Socrate a fini par passer aux yeux des Athéniens pour un
corrupteur de la jeunesse qui subvertit l'ordre établi, et notamment le respect dû aux aînés.
Pourtant, argumentera-t-on, rien n'obligeait Socrate à persister dans cette conduite ? Pourquoi,
alors qu'il voyait bien tous les inconvénients qui découlaient de ces entretiens ironiques,
Socrate a-t-il continué ? Parce que, répond-il de manière catégorique, en tant qu'outil du Dieu
(23b), il lui était impossible de se soustraire à cette mission ni d'y mettre un terme (21e).
Aussi Socrate affirme-t-il bien haut qu'il poursuivra dans la même conduite, quoi qu'il
advienne (cette résolution est répétée à trois reprises : 29d, 30a, 38a), et même sous peine de
mort (29a).
Socrate va jusqu'à dire, dans une profession de foi formelle et particulièrement résolue, que,
même si on lui laissait la vie sauve en échange de son silence, il refuserait le marché avec
hauteur et continuerait à philosopher (29c-30a).
IX. VALEUR DE CETTE NARRATION DANS LE CADRE GENERAL
DE LA DEFENSE
Reprenons l'ensemble du propos. Vu l'acte d'accusation et les réponses apportées par Socrate,
on ne comprend guère pourquoi ce vieillard est cité à comparaître - et encore moins pourquoi
il est condamné. Ces accusations "officielles" apparaissent fantoches : la vraie raison de sa
comparution et de sa condamnation, c'est la haine des Athéniens pour lui. Pour l'expliquer,
Socrate attire notre attention sur les calomnies dont il est victime depuis longtemps et qui
tiennent tout entières à la manière dont il s'est conduit avec les Athéniens - ce qui peut
paraître vraisemblable : nul n'apprécie d'être pris en flagrant délit d'ignorance et de pédanterie.
Par ailleurs, s'il a tenu cette conduite, c'est en raison, dit-il, d'un oracle divin qu'il vérifie
quotidiennement.
Dans un sens, cette défense paraît très convaincante. Elle explique pourquoi Socrate est
aujourd'hui traîné en justice pour corruption de la jeunesse et impiété. Par ailleurs, elle répond
directement aux deux accusations dressées contre Socrate : en ridiculisant les faux érudits et
les faux sages, Socrate, loin de corrompre la jeunesse, lui donne au contraire le meilleur
exemple ; parce que toute son affaire consiste à détruire le faux savoir (sans le remplacer par
quoi que ce soit d'autre), il n'enseigne aucune doctrine "sur ce qui se passe dans le ciel et sous
la terre", ni sur les dieux ; et parce qu'il obéit à la mission qu'Apollon lui a assignée, on ne
peut plus le suspecter d'athéisme ni d'hérésie.
Malheureusement, cette défense pose au moins autant de problèmes qu'elle en résout. Primo,
elle repose tout entière sur cet oracle à propos de Socrate. Evidemment, le sceptique est en
droit de douter de la véracité de cette histoire "surnaturelle", même si Socrate prétend que le
frère de Chéréphon est prêt à témoigner (21a-b). Par ailleurs, même en admettant le caractère
historique de cette histoire, l'analyse que Socrate fait de cet oracle ("le dieu m'envoie en
mission pour éprouver la sagesse de tous les hommes") apparaît très éloignée de l'oracle rendu
par la Pythie ("nul homme n'est plus sage que Socrate"). Le moins qu'on puisse dire, c'est que
Socrate interprète très librement !
Secundo, cette défense peut paraître maladroite à double titre. D'une part, lorsque Socrate se
lance à la recherche d'un homme plus sage que lui, c'est, de son propre aveu, pour "confondre
l'oracle" (21c), c'est-à-dire pour montrer qu'il s'est trompé - or une telle mise à l'épreuve du
dieu ne paraît pas compatible avec la piété ! D'autre part, si effectivement Socrate a continué
ses entretiens malgré le nombre croissant de ses ennemis, dont il s'apercevait, alors il a bel et
bien agi contre son propre intérêt en toute connaissance de cause (il l'admet d'ailleurs 23b-c) ;
or, dans le contre-interrogatoire de Mélétos, Socrate se disculpe de l'accusation de corruption
de la jeunesse en s'appuyant beaucoup sur l'idée, toute contraire, selon laquelle nul n'agit
jamais contre son propre intérêt. Ces contradictions paraissent des plus troublantes.
Tertio, si en effet Socrate ne sait rien (ou plutôt, si tout ce qu'il sait tient dans cette
reconnaissance de sa propre ignorance), alors on ne comprend pas du tout pourquoi
Chéréphon a demandé à la Pythie s'il existait un seul homme au monde plus sage que Socrate.
Si en effet Socrate était, à l'origine, un simple citoyen ordinaire, pourquoi donc avoir posé
cette question ?
Socrate sait-il, oui ou non, quelque chose ? Si oui, alors il ment de bout en bout ; mais comme
cette défense peut, de prime abord, paraître cohérente, alors il s'agit, bel et bien, d'un
redoutable discoureur. Le fait même qu'il s'en défende prouve la duplicité de Socrate ; et les
maladresses dans la défense peuvent s'analyser comme des raffinements particulièrement
ingénieux.
CONCLUSION
Sans doute peut-on voir en Socrate est-il un homme rusé, pour ne pas dire retors, qui abuse les
juges d’Athènes, et en fait les instruments de son propre sacrifice. Mais ces critiques ne sont
pas pertinentes si l’on comprend l’enseignement de Socrate. La justice est la valeur suprême
qui peut justifier le sacrifice de notre propre vie. Seule la recherche de la justice constitue une
vie acceptable. Aucune autre occupation ne présente un intérêt théorique ou pratique plus
pressant, plus immédiat ni plus évident. Socrate ne peut pas changer de conduite, même sous
la menace de la mort. Voilà comme un terrible avertissement : souvent, au bout de la route du
juste, se dresse un échafaud ou une coupe de ciguë, un peloton d’exécution ou une guillotine.
Ainsi l’enseignement de Socrate est de nous montrer que la loi n’est pas nécessairement la
justice et que c’est le rôle du philosophe que de démontrer aux hommes de son temps cette
différence. Si on peut dire sans exagération que l’Apologie de Socrate constitue l’œuvre
inaugurale de la philosophie occidentale et qu’en lisant ce texte, les philosophes ou les
apprentis philosophes remontent à la source originelle de leur discipline, c’est qu’avec elle,
commence le chemin compliqué du rapport de la loi à la libre pensée et la réflexion sur la
distance qui existe entre le légal et le légitime. En mourant Socrate témoignait de ses
convictions et de la valeur de son témoignage… Si l’on en croit Platon, il fallait que Socrate
meure pour que vive la philosophie…