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Les trois secrets de la réussite économique du


Japon
•  Développement intensif de l’investissement
•  Expansion accélérée du secteur non agricole
•  Importations massives de techniques étrangères

Les causes et les conséquences de l’expansion rapide qu’a connue le Japon au cours des années
récentes peuvent être envisagées en premier lieu en se plaçant du point de vue de l’économiste.
On remarque dans ce cas dès l’abord que trois f acteurs- clés ont joué un rôle dans l’expansion de
l’après- guerre : le haut niveau des investissements nouveaux, le taux élevé de l’accroissement du
nombre des emplois dans le secteur non agricole et le progrès technologique rendu possible par
l’introduction en masse de techniques nouvelles venues de l’étranger. Ce sont peut- être là les
principaux traits distinctif s de l’économie japonaise contemporaine par rapport à celle d’avant
guerre et à celles d’autres pays.

R K  

A
cours des dix dernières années l’investissement brut dans les usines, dans les
U
biens d’équipement, le logement, les routes et autres services publics a atteint
chaque année près du tiers du produit national brut. Un rythme aussi soutenu
de l’investissement nouveau entraîne une expansion rapide de la capacité de
production dans tous les secteurs de l’économie. L’investissement devant
s’accompagner d’épargne à court terme, les gens doivent réduire leur consommation
courante de manière à économiser et investir à un rythme élevé. Mais une simple analyse
arithmétique montre que ces sacrifices immédiats sont très largement compensés par un
accroissement rapide du revenu et, partant, de la consommation à plus long terme.

En second lieu, en 1955 près de 42 % du total des forces de travail étaient employées dans
l’agriculture, alors qu’en 1966 paysans et fermiers ne représentaient plus que 23 % de la
population. On assiste donc à un mouvement d’exode de la main-d’œuvre des zones rurales
en direction des régions urbaines industrielles où la productivité est plus grande. En outre,
même les paysans demeurés dans leurs villages vont s’employer à temps partiel ou à plein
temps dans les nouvelles usines du voisinage.

Enfin il y a quelque quinze ans l’industrie technologique était généralement très arriérée
par rapport au niveau américain ou européen, principalement à cause de l’isolement du
pays pendant la guerre, puis du manque de devises étrangères nécessaires au paiement des
brevets et méthodes. Au fur et à mesure de la suppression des réglementations sur les
devises étrangères, il s’est produit à partir de 1960 un afflux massif de techniques
étrangères (américaines pour la plupart). De 300 à 500 nouveaux contrats portant sur des
brevets (ou méthodes) ont permis chaque année leur introduction dans les industries
japonaises, ce qui a accru l’efficacité de l’industrie tout en élargissant les possibilités
d’investissement.

Un environnement
international favorable
Si une nation arriérée sur le plan industriel peut accroître ses réserves de capitaux à un
rythme rapide, mobiliser ses ressources en main-d’œuvre inemployée en les affectant à des
secteurs plus productifs et introduire chez elle des techniques modernes à vive allure,
comme l’a fait le Japon au cours de la dernière décennie, alors elle est en mesure de se
développer très rapidement pourvu que l’environnement international lui soit favorable.

Durant les premières années de la reconstruction et du développement d’après guerre, la


balance des paiements fut le problème crucial qui entravait l’expansion économique du
Japon. L’économie ne pouvait alors se développer que dans la mesure où les exportations
finançaient les importations. Plus tard cependant, les exportations japonaises ont crû en
moyenne de presque 13,5 % par an (de 1956 à 1966) et la balance des paiements ne joua
plus à long terme ce rôle de frein critique. Le « pessimisme des exportations » céda le pas à
l’« optimisme de la balance des paiements ». Tant que le Japon développe sa capacité de
production et améliore l’efficacité de son industrie à un rythme soutenu, la demande s’élève
très rapidement et il peut trouver sur les marchés du monde riche les débouchés à ses
exportations (dont la gamme ne cesse de s’étendre) qui lui permettent en échange
d’importer les biens dont il a besoin. Car s’il est exact que l’expansion dépend des
exportations, les exportations dépendent aussi de l’expansion. Il est démontré que le
facteur-clé est la capacité d’adaptation de l’économie aux changements qui se produisent
dans les conditions internationales.

Dans ces conditions, l’équilibre de la balance des paiements exige que l’on maintienne dans
des limites raisonnables le rythme de l’expansion de la demande intérieure globale.

Pour la plupart des industries japonaises les discriminations frappant leurs exportations
sont encore une source de préoccupation, mais les conditions du commerce international
ont aujourd’hui considérablement changé depuis les années trente, et c’est ce qui explique
en partie que le taux de l’expansion soit au Japon bien plus élevé maintenant qu’avant-
guerre.

Modification de
l’atmosphère sociale
Les trois facteurs décrits ci-dessus, qui intéressent respectivement le capital, le travail et la
technologie, ne sauraient être considérés comme les « motifs réels » de la rapidité de
l’expansion ; il faut aussi savoir pourquoi les gens se sont mis à épargner et à investir à un
tel rythme et pourquoi les entreprises japonaises sont tellement avides de posséder les
techniques industrielles étrangères.
Il est difficile de répondre à ces questions, mais il me semble que ce sont les changements
socio-économiques découlant de la défaite qui ont été à la base du développement de
l’après-guerre. La réforme agraire, l’abolition du militarisme et la suppression du service
militaire, la dissolution du Zaibatsu d’avant-guerre (le grand trust familial qui contrôlait les
industries japonaises avant guerre ainsi que d’autres mesures de démocratisation sont
toutes venues offrir des possibilités nouvelles aux éléments laborieux et dynamiques.

Avec la paix, non seulement le fardeau des dépenses militaires s’est allégé, mais encore tous
les efforts nationaux et individuels ont pu se concentrer sur des objectifs économiques et
culturels. Avec la fonction publique, ou même de préférence à elle, la carrière des affaires
est devenue la plus respectable. Fait encore plus important, aucun groupe social doté d’une
influence politique n’a eu à pâtir de l’expansion économique rapide et des changements qui
l’accompagnèrent sur le plan social si bien qu’aucun d’eux ne s’y opposa.

Depuis fort longtemps les Japonais sont des travailleurs acharnés et avides d’apprendre.
C’est ainsi qu’une étude effectuée dans les années 1930 par exemple montre qu’en moyenne
les paysans de l’époque partaient aux champs à 5 heures du matin (bien plus tôt que
maintenant) et travaillaient quinze heures par jour en certaines saisons ; 90 % des enfants
fréquentaient l’école primaire avant 1900. Les services publics consacrés à l’instruction
supérieure, y compris les hautes écoles industrielles et commerciales, étaient déjà très
développés par rapport à ceux des pays européens dans les années d’après guerre.

Une autre caractéristique importante du Japon de l’après-guerre que l’on mésestime


souvent à l’étranger, et même dans le pays, est sa structure sociale égalitaire. Des études
empiriques ont révélé que la répartition du revenu est moins inégale aujourd’hui (mais pas
dans les années immédiates de l’après-guerre) et la part du revenu du capital plus faible au
Japon que dans la plupart des autres pays. Les hommes d’affaires étrangers se plaignent
souvent de la faiblesse des salaires japonais, mais si les salaires sont peu élevés c’est
simplement que le revenu national par tête l’est aussi (il est encore inférieur de plus de 50 %
à celui des Français) et non à cause d’une exploitation capitaliste injuste. Déjà fort élevée
avant-guerre, la mobilité sociale s’est encore accrue depuis.

Ainsi en prenant un certain recul on peut considérer le développement de l’après-guerre


comme un phénomène résultant de l’« éveil » économique des Japonais après les déceptions
de la défaite et de leurs efforts en vue de rattraper le niveau des pays plus avancés.

Les perspectives d’avenir


La rapidité de l’expansion économique et des changements intervenus sur le plan social a
suscité bien des difficultés dans ces deux domaines : montée rapide du coût de la vie (5 à 6 %
par an depuis 1961), pénurie de logements provoquée par une migration sans précédent
des populations vers les grandes villes, congestion de la circulation et multiplication des
accidents de la route, sans parler des tensions et dislocations culturelles, morales et
politiques. Certains de ces phénomènes sont les conséquences plus ou moins inévitables de
l’expansion accélérée. Après tout, le Japon est en train de subir en quelques années bien des
changements économiques et sociaux intenses que d’autres pays n’ont connus qu’au terme
de plusieurs décennies, voire d’un siècle. Il faudra naturellement un certain temps pour s’y
faire et pour résoudre les problèmes qui en découlent.
Quelles sont alors les perspectives d’expansion ? Deux des trois facteurs énumérés au début
de cet article découlent par essence du retard du Japon, lequel s’estompe au fur et à mesure
de l’expansion. Tout d’abord, la main-d’œuvre agricole en surplus, relativement
improductive, qui avait pu être affectée au secteur industriel est en voie d’épuisement. Dans
les villages éloignés, la plupart des jeunes sont déjà partis à la ville et il ne reste plus que des
personnes âgées. En second lieu, l’écart technologique entre le Japon et les pays plus
avancés se comble progressivement et les effets marginaux des nouvelles techniques venues
de l’étranger sont aujourd’hui plus faibles qu’avant. Puisque le taux élevé de l’expansion du
Japon résulte essentiellement d’un processus de rattrapage, il ne fait pas de doute qu’il ne
pourra se poursuivre indéfiniment.

Et pourtant l’économie japonaise recèle encore bien des secteurs improductifs et inexploités.
D’après les normes européennes, le Japon reste un pays pauvre. En particulier, si l’on exclut
les capitaux industriels, l’accumulation des richesses réelles comme le logement,
l’équipement matériel, les routes et les services publics est encore faible.

A supposer que les conditions internationales continuent à être favorables, la majorité des
économistes japonais s’attendent donc à ce que le taux d’expansion reste plutôt élevé les
cinq ou dix prochaines années. Il serait moins fort qu’au cours de la dernière décennie, où il
atteignit environ 10 %. Mais il serait encore de l’ordre de 6 à 8 % en moyenne.

Une fois amorcé, il ne semble pas que le mouvement d’expansion s’arrête facilement en
général. Le taux élevé de l’investissement par rapport au produit national brut et l’attitude
des milieux d’affaires japonais, dynamiques et décidés à affronter la concurrence, resteront
les éléments moteurs d’une expansion accélérée.

Les leçons d’une expérience


Le Japon est le premier pays qui ne soit pas de culture occidentale à réussir son
industrialisation. C’est pourquoi il suscite en tant que tel l’intérêt de ceux qui se soucient du
développement des pays économiquement arriérés. A cet égard on commet souvent deux
erreurs communes. D’abord il ne faudrait pas croire que dans son processus
d’industrialisation le Japon ne fait que s’occidentaliser ou s’américaniser de plus en plus.
Certes il y a certains signes superficiels d’occidentalisation, mais la conception des relations
humaines, le mode de penser et l’attitude culturelle sont encore fort différents au Japon de
ceux des pays européens. Les Japonais sont encore très japonais, et en général ils le
resteront. Leurs habitudes de comportement et leurs attitudes ne changeront que lentement.
En second lieu on pense souvent en termes de division du monde en pays occidentaux
(européens) et non occidentaux. Mais cela ne doit pas signifier implicitement que les pays
non occidentaux sont tous plus ou moins semblables.

Même des pays faisant partie de l’Asie orientale comme la Birmanie, la Chine, l’Inde,
l’Indonésie, le Japon, les Philippines, etc., diffèrent les uns des autres tout autant que les pays
européens entre eux. Les chemins empruntés varieront d’un pays à l’autre et la leçon de
l’expérience japonaise n’a généralement pas plus de valeur intrinsèque pour eux que les
leçons qu’ils peuvent tirer des expériences européennes.

Pour autant qu’il s’agisse de techniques agricoles, d’organisation des petites usines, de
systèmes d’éducation et de santé publique ou de soins médicaux, il est probable que les
expériences du Japon seront plus profitables à l’Asie que celles de l’Amérique ou de
l’Europe, mais il semble qu’il ne faille pas en attendre beaucoup plus pour le démarrage de
l’expansion économique des pays sous-développés.

Il reste que l’expérience japonaise prouve que, si certaines conditions sociales sont réunies
et si l’environnement international est favorable, les pays non occidentaux peuvent
accélérer le rythme de leur expansion économique. Ainsi, bien que les conditions
intérieures et internationales leur soient moins favorables qu’elles ne l’ont été pour le Japon
de l’après-guerre (et même de l’avant-guerre), à mon avis Formose, les deux Corées et peut-
être la Chine continentale semblent se rapprocher du seuil de l’expansion économique
accélérée. Dans le monde actuel, la nature du système économique (capitalisme ou
communisme) est peut-être moins importante pour l’auto-industrialisation rapide que les
caractéristiques sociales, culturelles, morales, religieuses ou autres des pays intéressés eux-
mêmes. Et dans ce sens, ce seraient ces quatre pays-là qui pourraient tirer le meilleur profit
de l’expérience passée du Japon.

R K
Professeur d’économie à l’université de Tokyo

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