Vous êtes sur la page 1sur 35

Formation Culture Générale Plus

ANNEE 2012 / 2013

SCIENCE ET PHILOSOPHIE

Il est impossible pourtant que la philosophie en demeure à Platon dans la mesure où le progrès
des sciences et des techniques, qui n'a pu s'accomplir qu'à la faveur de la division du travail, a
fondamentalement compromis l’unité de la culture. Sans doute le problème que pose à la
philosophie le développement des sciences et des techniques est-il aujourd'hui le plus
important et le plus difficile. Il est impossible de le passer sous silence, dans la mesure où le
progrès scientifique et technique constitue la seule forme évidente et irrécusable du progrès.
On peut certes penser qu'il y a un progrès dans l'art, dans la religion dans la moralité publique
et en général dans tous les aspects humains et spirituels de la civilisation : mais il n'est
malheureusement pas difficile d'avancer en ces domaines autant d'exemples et d'arguments
qu'on voudra pour prouver qu'ils présentent plutôt le spectacle de la stagnation ou même
d'épouvantables régressions. En revanche, les progrès scientifiques et techniques sont d'autant
plus indiscutables qu'ils sont sensibles jusque dans la vie quotidienne. Nous faisons
aujourd'hui quotidiennement l’expérience que la technique est vraiment l’énergie la plus
révolutionnaire. On pense donc aujourd'hui généralement que la technique, et la science qui
lui donne son fondement théorique, répondent à tous les besoins matériels et intellectuels de
l’homme, en sorte que la nécessité de l’interrogation philosophique ne soit plus ressentie, et
qu'elle paraisse n'appartenir qu'à la préhistoire de l’esprit humain.

Le développement des sciences et des techniques fait apparaître la philosophie comme


dépassée.

Ce serait cependant un manque de culture que de croire à la nouveauté absolue du problème.


Sans doute aujourd'hui le développement prodigieux de la connaissance scientifique donne-t-
il à la question une gravité nouvelle. Mais elle s'était posée déjà à la pensée grecque, pour
autant que celle-ci a constitué la philosophie au sein même de l’effort de fondation des
sciences. Il y a donc dans la pensée grecque une première position et une première solution du
problème qui, dans la mesure où elles ont été suscitées par une situation moins complexe que
la nôtre, peuvent servir à l’analyser.

1) Naissance des sciences et de la philosophie.

La pensée grecque a montré en effet à la fois dans la philosophie une entreprise originale et
une discipline suscitée par l'apparition des sciences, et en liaison étroite avec elles. Nous
suivrons l’analyse qu'Aristote adonnée de ce premier commencement, s'il est vrai de dire avec

1
Hegel : «  Pour la philosophie grecque il n'y a rien de mieux à faire que de reprendre le
premier livre de sa Métaphysique. » Hegel, Leçons sur l’ histoire de la philosophie.

A. Le savoir pratique

« Tous les hommes par nature désirent de savoir : le signe en est le plaisir des sens : en cffet,
hors même de l’utilité immédiate nous les aimons pour eux-mêmes. La Métaphysique parait
ainsi s'ouvrir sur une simple banalité; mais cet exorde n'esr pas une simple platitude destinée à
faire l’accord des esprits par sa banalité même : il suggère que la première origine de la
philosophie est dans la façon proprement humaine de jouir des sens. La sensation est en effet
une forme de connaissance que l’on peut dire «  naturelle » puisque nous l’avons en commun
avec les animaux (s). Mais elle a pour eux une signification surtout utilitaires, alors qu'elle
peut être pour I ‘homme l’objet d'une jouissance désintéressée, celle qu'on peut précisément
nommer « esthétique » puisque ce mot signifie étymologiquement sensible, mais désigne une
sensibilité au beau qui est différente de la simple sensualité ou de la perception utilitaire. Le
plaisir esthétique que procure la sensation n’est donc ni animal ni bestial, mais est déjà de
l'ordre de la culture désintéressée et contient la lointaine ébauche de l'art et de la science.

La sensation est la première ébauche de la science.

Cette ébauche ne se développe pourtant d'abord, à travers la mémoire, que dans les
acquisitions essentiellement pratiques de I'empirisme. La mémoire est en effet la conservation
des impressions sensibles: « et l’expérience provient chez les hommes de la mémoire. » Ce
compte rendu de la constitution de l'empirisme est lui-même empiriste, puisqu'il n'ajoute rien
d'extérieur à I'expérience pour la constituer : elle provient simplement de ces associations
automatiques de la mémoire dont Aristote a été le premier à énoncer les lois. Les animaux
mêmes participent quelque peu à l’empirisme, puisque celui-ci ne présuppose que la
sensibilité et la mémoire. Cela signifie d'ailleurs tout aussi bien que l’empirisme n'est pas une
forme de connaissance qui nous élève beaucoup au-dessus des animaux supérieurs :

« Les hommes agissent comme des bêtes, en tant que les consécutions de leurs perceptions ne
se font que par le principe de la mémoire, et qu'ils n'agissent que comme des Médecins
Empiriques, qui ont une simple pratique sans théorie : et nous ne sommes qu'Empiriques dans
les trois quarts de nos actions. » Leibniz, Monadologie, 28.

L’empirisme résulte des associations de la mémoire.

L’empirisme a en effet une signification simplement pratique et ne concerne pas la théorie.


C'est par-là qu'il est en continuité avec la forme supérieure de l’activité, celle de l'art, qui
semble simplement provenir de l’accumulation et de la généralisation de l'expérience :

«  Il y a art, quand de nombreuses notions empiriques donnent naissance à une seule


conception générale des cas semblables. » Aristote, Métaphysique, A 1, 981 a 5-7.

L’art au sens artisanal provient de l’empirisme.

2
L'exemple d'art que prend Aristote, celui de la médecine, doit faire voir en quel sens il faut
prendre ce terme d'art. Il ne s'agit évidemment pas du sens moderne, qui désigne la capacité
de produire des objets beaux, mais du sens le plus ancien et le plus général, qui désigne la
forme de la production dans la civilisation artisanale. Il s'agit d'un sens que trous avons peine
à comprendre, parce que la civilisation moderne et technique a modifié le sens du mot dans la
mesure où elle tend à supprimer la forme d'activité qu'il désigne. Tout au plus l’ancien sens se
maintient-il comme survivance, dans le langage comme dans l’activité pratique, dans ce que
l’on garde l’habitude de désigner comme « l’art médical », les «  arts libéraux », les « arts et
métiers ». Mais si le terme prête pour nous à équivoque, l’analyse d'Aristote est d'une
précision extrême à l'égard de cette forme d'activité, qui est caractéristique de la pratique de
son temps et qui montre par quel intermédiaire la science s'est dégagée de l’empirisme.

B. De la pratique à la théorie.

L'époque d'Aristote montre en effet la continuité ininterrompue de formes d'activité difficiles


à distinguer les unes des autres, puisque de très anciennes pratiques empiriques, systématisées
dans la division artisanale du travail, y donnent naissance aux premiers rudiments de la
connaissance scientifique. La pensée théorique s'y constitue donc dans le prolongement des
activités pratiques, et la première division et dénomination des sciences correspond
simplement aux divisions spontanées de l'activité empirique, de sorte que « la science et l’'art
passent pour presque identiques à l'empirisme ».Aristote, Ibid. Les termes mêmes qui
désignent les arts et les sciences montrent cette confusion, puisque la « géométrie » est l’art de
la mesure de la terre ou arpentage, la « logistique » qui est le nom platonicien de notre
arithmétique, l’'art du calcul pratiqué par les marchands la « dialectique » l’'art de dialoguer
par questions et réponses, l' « éristique » l’art de la dispute, etc.

Les sciences se constituent dans le prolongement des arts et des techniques.

C'est essentiellement l'aspect pratique des différents arts qui est responsable de la confusion
qui les attache étroitement à leurs origines empiriques :

« Pour ce qui est de la pratique, l’empirisme ne parait pas différer de l’'art, et même nous
voyons mieux réussir les empiriques que ceux qui ont la raison des choses sans en avoir
l’expérience. » Aristote, Métaphysique, 981 a 12-15.

Non seulement en effet la connaissance empirique « fournit une espèce de consécution aux
âmes, qui imite la raison », mais pour l'activité pratique les associations aveugles et
instinctives de l’expérience sont plus efficaces qu'un savoir conscient de vérités trop
générales :

« Parfois, sans avoir de savoir scientifique on peut avoir plus de sens pratique que ceux qui
sont savant. C'est surtout vrai dcs empiriques : si I'on sait que les viandes légères sont digestes
et saines, mais qu'on ignore lesquelles sont légères, on- ne produira point la santé, tandis que
celui qui sait que le poulet est léger et sain la produira davantage. » Aristote, Morale à
Nicomaque, VI 8, 1141 b 17-21

3
Savoir que le poulet est viande légère est une vérité d'expérience, obtenue au hasard et sans
idée préconçue, mais qui permet d'agir en cas de besoin, ce que ne pourrait faire une
diététique qui s'en tiendrait à l’idée générale qu'il faut nourrir légèrement les convalescents.
Aristote peut ainsi montrer la part irréductible d'empirisme que tout art doit contenir :

« L’empirisme est la connaissance des cas particuliers, l’art celle des vérités générales, mais
actions et productions concernent toujours le particulier. Ce n'est pas l'homme que guérit le
médecin, sinon de façon contingente, mais Callias ou Socrate ou quelque autre ainsi
dénommé en particulier, à qui il advient aussi d'être homme : si donc on a la raison sans
l'expérience, et si l’on connaît la vérité générale tout en ignorant les cas particuliers qu'elle
renferme, on commettra beaucoup d'erreurs thérapeutiques. » Aristote, Métaphysiques, A 1,
981 a 15-33.

Ce texte souligne avec profondeur que la liaison de la règle générale au cas particulier est
seulement « contingente ». Est en effet contingent ce qui n’est nécessaire, ou ce qui ne
peut être démontré par raisons nécessaires. Que pour le médecin il n'y ait pas de maladies
mais seulement des malades, pas d'Homme, mais seulement des individus signifie qu'il est
impossible en médecine de justifier par raisons démonstratives les formes particulières que
prend la maladie pour chaque individu. Il y a dans la médecine un hiatus plus ou moins large
entre l’idée générale de l’homme ou de la maladie, telle que la biologie la définit, et le malade
tel que le médecin le soigne. Telle est la raison pour laquelle la médecine n'est Pas tout à fait
une science, mais seulement un art, et ne peut pas procéder seulement par idées générales
scientifiquement démontrées, mais doit combler, Par une connaissance empirique plus ou
moins informulable, la distancc qui sépare la vérité générale de la réalité où s'exerce l'action.
C'est pourquoi l’enseignement médical comporte toujours une formation clinique, qui consiste
seulement à montrer des malades au futur médecin pour lui en donner l'expérience.

L’art doit son efficacité pratique à des connaissances empiriques.

Il ne faudrait pas pour autant conclure que l’art est un simple empirisme : « Nous pensons que
le savoir et la compétence appartiennent plus à l'art qu'à l’empirisme ». Aristote, Ibid. Par
exemple nous pensons que le médecin, comme homme de l’art, est en définitive plus
compétent que le guérisseur, simple empirique. Les empiriques se bornent en effet à savoir ce
qu'il faut faire, tandis que l’art comporte un certain discernement des raisons de son
efficacité :

« Les uns savent la cause, et non les autres : les empiriques en effet savent le quoi, et non le
pourquoi, tandis que les autres connaissent le pourquoi et la cause. » Aristote, Métaphysique,
Ibid., 981 a 28-30.

Connaître les raisons de I'efficacité est la garantie d'une efficacité supérieure. Cela permet
également à L4art de « pouvoir être enseigné. » L'enseignement doit en effet comporter
explication et raisonnement, alors que le savoir empirique est transmis seulement par
suggestion et imitation (comme le sont par exemple les procédés des guérisseurs). « Telle est
la raison pour laquelle nous pensons que l'art est plus une science que ne l’est l’empirisme. »
L'art contient en effet déjà un élément scientifique, dans la mesure où il contient un élément

4
de généralité et de raisonnement dans la connaissance des raisons et des causes de la
production. Il ne faut donc pas dire que la science et l’art se confondent avec l’empirisme,
mais simplement « que l’origine de l’art et de la science est dans l'expérience humaine. »
L'empirisme apparaît donc comme l’origine historique de tout savoir, cependant que l’art
fournit la liaison et la transition de l’efficacité simplement empirique au savoir scientifique.
L’art contient également un élément scientifique : la connaissance des causes de
l’efficacité.

C) Passage à la science et à la philosopbie.

Aristote n'opère pas dans la Métaphysique la distinction de l’art et de la science, mais renvoie
à la Morale à Nicomaque. (Voir chapitre ; 3 et 4) L'art y est en général défini comme la
possession par l'homme des moyens de la production artisanale :

« Tout art concerne la production, ainsi que la compétence artisanale, et la théorie des
moyens de la production de tout ce qui peut être ou ne pas être. » Aristote, Morale à
Nicomaque, VI 4, 1140 a 11-13.

Cette définition présuppose celle que Platon donne de la production : « Toute cause du
passage du non-être à l'être est poésie, de sorte que toutes les opérations des divers arts sont
poesie et que les artisans sont tous poètes. » Platon, Banquet, 205 bc. « Poésie » désigne en
effet étymologiquement en grec l'acte de « faire », et faire consiste fondamentalement à faire
être ce qui n'était pas, c'est-à-dire à créer. Si l’art se définit comme créateur, il porte donc sur
ce qui peut aussi bien être que n'être pas, c'est-à-dire sur le contingent. C'est en cela qu'il
s'oppose à la science, puisque « ce que nous savons scientifiquement, nous ne pensons pas
qu'il puisse être autrement. 1 » Une vérité mathématique, par exemple, n'est pas susceptible
d'altération. La science est donc du « nécessaire2 », si par opposition au contingent, le
nécessaire est « ce qui ne peut pas être autrement qu'il n'est. 3» De cette définition même
résulte que «  le nécessaire ne saurait être au pouvoir de notre action. 4» Il fait donc l'objet
d'une activité purement contemplative, et l'opposition de la science à l'art est celle de la
« contemplation », à « l'action » ou pour le dire en grec, de la« théorie » à la « pratique ».
Historiquementr la science n'a donc pu apparaître que «  là où les ressources suffisaient
presque aux nécessités vitales, et à proportion de la facilité de la vie et de la libre disposition
du temps. 5» La science a donc pour condition de son apparition un développement suffisant
des forces productrices dans l'empirisme et dans l’art, qui ne précèdent donc pas seulement la
science par leur contenu, comme formes de savoir, mais aussi comme forces pratiques.

La science s’oppose à l’art parce qu’elle est théorique.

La science est dorc le résulat d'une victoire sur la nécessité matérielle, une preuve de
supériorité et de liberté, et elle a donc pour première condition, comme Platon l'avait déjà
marqué dans le Théètète, le loisir. « C'est pourquoi les arts mathématiques sont apparus
1
Aristote, Morale à Nicomaque, VI 3, 1139 b 20-21.
2
Aristote, Ibid., 22-23.
3
Aristote, Métaphysique, V 5, 1015 a 34.
4
Aristote, Rhétorique à Alexandre, 1422 a 19.
5
Aristote, Métaphysique, I, 2, 982 b 22-23.

5
d'abord en Égypte, où la caste des prêtres disposait du loisir. Assurément l’état des
mathématiques égyptiennes trop proches de la simple collection de vérités découvertes au
hasard de l’empirisme, ne justifie rien de plus que le terme « art », mais déjà dans l'art se
manifeste cette tendance à la science qui fait que, Par rapport au simple empirique l’homme
de l'art est considéré «  comme d'un plus grand savoir, non en tant que praticien mais parce
qu'il connaît la raison des choses. 6»

L'homme de l’art se distingue de l’empirique par la connaissance des raisons et des causes,
mais il demeure un praticien, et ne s'élève pas à cette contemplation du nécessaire qui n'est
vraiment achevée que dans le savoir scientifique. Au-delà du savoir scientifique se donne
pourtant encore le savoir philosophique. Les sciences en effet proviennent historiquement de
la dispersion du savoir empirique et de la division du travail dans les arts, et elles gardent,
dans les distinctions qui s'établissent entre leurs obiets et leurs méthodes, quelque chose du
caractère dispersé et contingent qui marque leur origine. On peut donc leur opposer I'unité
supérieure du savoir dans la philosophie. En effet, « celle-ci n'est identique à aucune des
sciences définie chacune en particulier7 », « comme par exemple les sciences
mathématiques.8 »

Qu'une science comme les mathématiques puisse achever le savoir et tenir lieu de
philosophie, est une opinion fréquemment répandue, et déjà à l'époque d'Aristote pour les
contemporains de qui « les mathématiques (étaient) devenues la philosophie. 9» Pour se
satisfaire d'une telle solution, Aristote est beaucoup trop sensible à la diversité des sciences
quant à leur objet, leur méthode et par conséquent « la forme d'exactitude dont est susceptible
la nature de l’objet.10 »

La philosophie est la science première.

Or la preuve mathématique n'est pas d'une application universelle, elle n'est donc pas
susceptible d'accomplir l’unification du savoir, qu'il faut rechercher au-delà de toute science
particulière, dans cette « science première » où nous trouvons enfin la désignation
aristotélicienne de la philosophie. Bien évidemment ce terme de science première n'est pas
sans équivoque, puisque la philosophie, achevant la recherche scientifique, est située au terme
du développement historique du savoir et apparaît donc la dernière tandis que la connaissance
sensible et historique apparaît la première. A cet ordre de priorité, qui est celui du
développement historique de la connaissance humaine, s'oppose l’ordre rationnel des
iustifications scieotifiques et philosophiques. Justifier ou fonder, consiste en effet à renvoyer
à des vérités plus hautes, dont on puisse montrer comment les vérités sensibles et empiriques
dépendent. Or, si les vérités dont dépend la preuve sont découvertes les dernières dans l'ordre
du développement historique de la connaissance, elles sont celles par lesquelles il faut
commencer tout exposé montrant comment les vérités s'enchaînent naturellement les unes aux
autres. A ce qui est « premier pour nous » s'oppose donc ce qui est « naturellement premier ».
6
Aristote, Métaphysique, Ibid., 5-6.
7
Aristote, Ibid., IV, 1, 1003 a 22-23.
8
Aristote, Ibid., 1003 a 25-26.
9
Aristote, Ibid., I 9, 992 a 32-33.
10
Aristote, Morale à Nicomaque, 1094 b 24-25.

6
Ainsi la chouette est-elle vraiment l’oiseau de Minerve, ou le vrai symbole de la pensée :
« car, comme les yeux des oiseaux de nuit à la lumière du jour, ainsi en notre âme la pensée à
l'égard de ce qui est par sa nature le plus évident.11 » Le sens d'une telle image n'est que trop
apparent : elle signifie en effet que la connaissance philosophique n'est pas naturelle à l’esprit
humain.

2) Le problème de la science première.

L'histoire de la philosophie grecque montre en effet avec quelle difficulté a été élaborée la
première définition de la philosophie. Les Grecs avaient nommé « sophie » la forme suprême
du savoir dont la philosophie est la recherche : mais I'histoire montre qu'ils lui ont
successivement identifié chacun des niveaux du savoir que distingue l'exposé d’'Aristote.
C'est en ce sens que celui-ci se montre «  aussi philosophe qu'érudit », puisque chacun des
niveaux du savoir défini par la réflexion abstraite correspond à un aspect historique de la
pensée grecque. Mais il ne suffit pas d'énumérer et d'examiner les étapes : il faut aussi
montrer à l’œuvre la perpétuelle exigence critique qui, écartant les insuffisantes certitudes
dont on se contentait d'abord, repousse sans cesse plus loia I'idéal de la connaissance. Depuis
les dialogues de Platon, cet instinct critique fondateur de la philosophie porte à jamais la
figure de Socrate.

A. La recherche de la « sophie »

Les données sensibles sont trop variables et indéterminées pour constituer une science.

Des dialogues tels que le Théètète s'en prennent d'abord aux thèses sensualistes et empiristes
(historiquement mal identifiées par la critique moderne) qui limitent à la connaissance
sensible le développement du savoir. La critique socratique montre combien la certitude
sensible est contradictoire parce que variable dans le temps et selon les conditions
particulières. Les qualités des objets ne leur sont en effet attribuées par le sujet sentant qu'en
fonction des variations de son état interne (comme le vin doux au bien portant est amer au
malade) et sont relatives à la succession des perceptions (comme la même eau paraît froide à
la main qui sort de l'eau chaude et chaude à celle qui sort de l’eau glacée). Toute la
connaissance sensible oscille entre des couples de contraires « grand et petit, chaud et froid,
dur et mou, doux et amer) sans pouvoir leur assigner une valeur déterminée. 12 » Que la
connaissance sensible ne fournisse pas de critère fixe de la détermination des choses est une
vérité dont il peut sembler au lecteur moderne que les dialogues de Platon l'établissent avec
une minutie et une ostentation quelque peu enfantines. Mais les obstacles que rencontre toute
science nouvelle pour définir des critères fixes montrent bien à quelles difficultés conduit
l'indétermination de l’intuition empirique et sensible. C’est ainsi (pour ne rien dire de la
moderne psychologie- aux prises avec la « fluidité » de l’intuition intérieure) que dans les
Parties des animaux le génie biologique d'Aristote est réduit à des confuses approximations à
propos de la température animale, pour la simple raison qu'il ne dispose pas de thermomètre et
se trouve donc réduit, à l'instar du médecin hippocratique, aux seules indications du toucher

11
Aristote, Métaphysique, II, 1, 993 b 9-11.
12
Platon, Théètète, 151 d 186 e.

7
manuel. On peut donc admettre qu'une critique méthodique et minutieuse des données
immédiates est nécessaire à l'instauration des sciences.

Par l'accumulation des connaissances empiriques, leur systématisation réfléchie, par


l'introduction de la mesure, du calcul et de la pesée qui s'affranchissent de la variation et de
l'indétermination des données sensibles. Ce que nous avons précédemment nommé « art »
s'élève au-dessus des imprécisions du sensualisme en atteignant à la précision et à
l’exactitude. C'est pourquoi chez les Grecs un tel niveau de connaissance est fréquemment
désigné comme « sophie », ou savoir :

« Dans les arts qui atteignent à la plus grande exactitude, nous accordons le savoir à l'art,
qualifiant par exemple Phidias de savant sculpteur et Polyclète de savant bronzier. » Platon,
République, 10, 602 d.

De cet usage du langage et de cette interprétation de la « sophie » est caractéristique l’usage,


antérieurement à la période socratique, du terme de « sophiste » dans le sens de « savant ».
Avant Platon et jusque dans ses premiers dialogues le mot « sophiste » désigne le possesseur
de la « sophie » et n'a donc pas de sens défavorable, contrairement au terme de  « 
philosophe », qui peut désigner celui « désire de savoir »pour 1a simple raison qu'il est dans
l’ignorance. De fait, les Sophistes prédécesseurs immédiats ou contemporains de Socrate
détiennent une forme de savoir qui est en fait celle que nous avons décrite dans l’analyse de
l'art. Les uns, comme Hippias, donnent une sorte de formation polytechnique. Platon nous le
montre naïvement fier d'avoir fait de ses mains tout ce qu'il portait sur lui - bague, cachet,
étrille, burette à huile, chaussure manteau, tunique et même, ( preuve du plus grand savoir,
ceinture « comme celles des Perses les plus accomplies »— mais en outre, compositeur de
poèmes et d'œuvres en prose dans les genres les plus divers, inventeur d'un procédé
mnémotechnique, astronome, mathématicien et grammairien. D'autres, comme Protagoras ou
Gorgias, enseignent les arts majeurs de la démocratie grecque, ceux de la contestation
« éristique » ou du discours public «  rhétorique ». Les uns et les autres en tout cas se situent
au niveau de l'art, c'est-à-dire au niveau d'une première systématisation de 1a pratique
comportant une certaine réflexion théorique et la possibilité d'un enseignement. La critique de
Socrate et de Platon contre l’art en général, qui n'épargne ni Homère ni les Tragiques,
atteindra donc également les Sophistes.

Les sophistes passaient pour savants, mais les disciplines où ils étaient passés maîtres
n’étaient que des arts.

Cette critique dénonce d'abord les aspects utilitaires des arts. Déjà la deuxième génération de
la Sophistique, celle de Protagoras et de Gorgias, tournait Hippias en dérision parce qu'il
pratiquait des arts et des métiers manuels. Les Sophistes obéissaient ainsi au préjugé croissant
dans la cité grecque en même temps que l’esclavage, qui faisait apparaître de plus en plus le
travail manuel comme un travail servile. Mris le socratisme et le platonisme retournent
cette accusation contre la rhétorique et l'éristique elles-mêmes13. Les Sophistes, ne les
concevant que comme des instruments de la domination politique n’en font pas vraiment des

13
Voir en particulier le Gorgias et le Théètète.

8
disciplines libérales mais utilitaires. Seule en effet est libérale la forme de culture qui apprend
à aller jusqu'au fond des problèmes et à ne pas se limiter au savoir borné et pragmatique qui
suffit pour faire face aux difficultés de l’action au jour le jour.

L’art est utilitaire, même le grand art de la rhétorique.

Ainsi la cridque platonicienne n'exprime pas seulement un préjugé aristocratique contre


l’utilitaire : elle montre le côté essentiellement borné d'un art fondé sur la simple
systématisation des succès pratiques de l’empirisme. Un tel art manque de rigueur théorique,
et se révèle par là incapable de progresser au-delà de la répétition des recettes acquises. De
même qu'au-delà de l'éristique et de la rhétorique des Sophistes, qui ne sont que des arts, il
faudra dégager une science du raisonnement ou de la politique, de même au-delà de toutes les
pratiques utilitaires il faudra parvenir aux sciences dont elles ne sont que la contrefaçon et par
exemple :

« Aller jusqu'à la logistique et la traiter, non pas en spécialiste, mais jusqu'à ce qu'on
parvienne à la vision de la nature des nombres par la pensée pure, et non point pour acheter
ou vendre comme s'en préoccupent importateurs ou commerçants. » Platon, République, 7,
525c.

On doit ainsi passer, selon la distinction que reprendra Aristote, de l’ordre de la « 
production » ou du « devenir qui est celui de l’art, à l’ordre de la a vérité » ou de «  l'être »
qui est celui de la science. Mais le platonisme pousse cette distinction jusqu'à l’opposition, en
sorte que, si le domaine de la science est celui de l'être et de la vérité, le domaine de l’art ne
puisse apparaître que comme celui de l’erreur et du faux-semblant. C'est exclure de la vérité
tout ce qui relève d'un savoir-faire et non d'un savoir au sens propre du terme. Tel est le
savoir-faire fondement de l’argumentation platonicienne contre les arts, « qui tous sont
tournés vers les opinions et les désirs des hommes, ou les générations et les compositions, ou
les soins aux objets matériels et composés. 14» Cette énumération vise les arts utilitaires, qui
ont affaire à la production, à l'entretien et à l’utilisation des objets fabriqués (dans l'artisanat)
bu des biens naturels (dans l'agriculture) : mais elle vise aussi les Beaux-Arts musicaux,
poétiques et plastiques, et le « grand art » de la rhétorique où triomphaient les Sophistes.

Le savoir-faire n’est pas un savoir

Une telle condamnation peut surprendre et même choquer dans la mesure où elle porte
indistinctement sur quelques réussites essentielles du génie grec. Elle peut cependant
apparaître fondée dans la mesure où le niveau de production de la civilisation artisanale
possède son point de perfection propre, dont elle se satisfait et au-delà duquel elle ne peut
progresser que par acquisitions limitées. L'art, au sens le plus général du terme, ne peut que
systématiser par la réflexion les acquisitions de l’empirisme : il ne peut atteindre à
l'énonciation claire de règles générales et de fondements universels auxquels seule .parvient la
science. Ce n'est qu'au terme d'un détour millénaire à travers la pensée pure que la civilisation
moderne a su trouver dans la science appliquée le moyen d'un progrès décisif dans l’efficacité
pratique et productrice. On ne peut qu'admirer davantage l’exigence lucide de l’esprit
14
Platon, Ibid., 533 c.

9
socratique et platonicien, discernant les insuffisances de l’art grec au moment même où il
venait de jeter son plus grand éclat.

Le détour à travers la science pure était nécessaire pour passer de l’artisanat à la


technique industrielle.

Ici pourtant apparaît la possibilité d'une confusion nouvelle : celle qui identifie la philosophie
avec le savoir scientifique. Cette confusion est manifeste en général dans toute la pensée
présocratique, depuis que Pythagore, si I'on en croit la tradition, a inventé la philosophie et
lui a donné son nom. « Philosophie » désigne en effet plutôt à l’origine le « désir de savoir »
qui se manifeste indivisiblement dans la constitution des premières sciences à partir des
connaissances antérieures, simplement empiriques, de l'Égypte et de l’Orient. Tel est
précisément le sens que dans un texte célèbre Eudème a attribué à l’apport de Pythagore à la
science mathématique :

« Pythagore en transforma la philosophie en lui donnant la forme libérale de la culture, en


remontant jusqu'à la recherche de ses principes et en recherchant les théorèmes
immatériellement et par la pensée. » Eudème, fgt, 84, cité par Proclus.

Le « théorème », par sa dénomination même, manifeste l'aspect théorique de la pensée


mathématique. La philosophie apparaît donc comme intérieure à l’effort de constitution même
des mathématiques par la recherche d'un savoir qui se détourne de la réalité sensible et
procède par démonstrations à partir de principes. En tant que recherche des principes et des
fondements du savoir scientifique l’attitude de Pythagore est philosophique. ou ne peut
cependant pas encore le dire philosophe, pour autant qu'il ne pratique pas la philosophie à titre
de discipline distincte de la science. Il en va de même en général de tous les penseurs
présocratiques, qu'ils soient mathématiciens, astronomes, physiciens, biologistes ou logiciens.
La philosophie ne peut pas encore désigner une entreprise qu'on puisse valablement
distinguer du travail scientifique, dont l’avancement n'est pas suffisant pour qu'une telle
différenciation soit possible. Il en résulte une confusion générale dans tous les concepts, en
sorte que la véritable institution de la philosophie comme forme indépendante de savoir ne
puisse être attribuée, à travers leur critique du savoir scientifique, qu'à Socrate et à Platon.

Dans la pensée présocratique, la philosophie se confond avec la recherche scientifique.

B. La crittque des sciences.

La science se constitue historiquement sur les acquisitions préalables de l’empirisme et des


arts, en sorte qu'elle conserve dans ses méthodes et ses résultats quelque chose de ses origines.
Ainsi les sciences contemporaines de Platon, et plus particulièrement les mathématique€se
comportent-elles un important élément opératoire, hérité des arts qui leur ont donné naissance.
Certes la géométrie ou l’'arithmétique recherchent les principes qui puissent permettre
d'établir les théorèmes par voie de simple raisonnement. Mais le tracé et la « considération des
figures », y tiennent une place essentielle, comme ce sera toujours le cas, deux siècles plus
tard, dans l’exposé systématique qu'Euclide tirera de tous ces travaux préparatoires. Pour la
critique platonicienne cet élément opératoire appartient encore à l’art et introduit dans les

10
travaux scientifiques un élément en contradiction avec les exigences de la pensée et de la
démonstration :

« Ils s'expriment de façon bien ridicule et forcée : ils parlent comme s'ils ne raisonnaient que
par.et pour l'action, il n'est bruit que de quarrer, de tendre et d'additionner, alors que leur
science n'existe que dans le but de connaître. » Platon, République, 7, 527 a.

L'élimination de l’aspect opératoire des sciences mathématiques est effectivement conforme


aux exigences de leur progrès. Déjà les éléments d'Euclide manifestent la recherche de la
preuve purement rationnelle, la défiance à l'égard de l'intuition seosible et de I'opération. Mais
l’exigence platonicienne d'une science pure anticipe, bien au-delà du niveau atteint par les
mathématiques grecques, sur l’exigence d'abstraction absolue et de preuve purement
rationnelle qui est celle de l'axiomatique moderne.

La recherche de la preuve conduit précisénent la pbilosophie platonicienne à critiquer


l’insuffisance de la démonstration scientifique qui se trouve contrainte de présupposer ses
principes :

« Ceux qui pratiquent la géométrie et l’arithmétique et les sciences du même genre,


présupposent le pair et l'impair, les figures et les trois espèces d'angles et les notions
correspondantes dans les sciences voisines, comme s'ils savaient ce qu'ils font en les prenant
pour présuppositions, et, sans plus daigner en rendre compte à eux-mêmes ni aux autres,
comme s'il s'agissait de pures évidences, ils les prennent pour point de départ et, continuant
désormais ainsi leur parcours, terminent en restant d'accord avec eux-mêmes, au point d'où
leur examen avait pris son élan. » Platon, Ibid., 6, 510 c.

Telle est en effet la démarche des mathématiques à l'époque platonicienne. La science s'y
attaque à des propositions isolées, celles de la géométrie ou de I'arithmétique des
Pythagoriciens, de Thalès et de ses successeurs. Il s'agit en général d'énoncés remarquables
par leur évidence, mais dont l'évidence est trop souvent la seule justification. Un bon exemple
en est donné par le procédé purement intuitif de duplication du carré dont Socrate use dans le
Ménon. De ces produits du hasard et de l'intuition, la raison mathématique cherche une
démonstration rigoureuse. Pour cela, elle remonte d'abord à des notions simples (par exemple
les définitions auxquelles fait allusion Platon) présupposées par toute proposition complexe.
Cette première démarche a été nommée «  analyse » ou « résolution » parce qu'elle
décompose en remontant jusqu'au simple. Dans un deuxième temps celui de la « synthèse »
ou « composition », la raison mathématique part des notions simples Pour en développer les
conséquences par voie de déduction, jusqu'à ce qu'elle retrouve, mais fondées par le
raisonnement, les propositions qui avaient servi de point de départ à l’analyse. Après l'époque
platonicienne, l’avancement de ces recherches de détail sera suffisant pour qu'Euclide puisse,
dans les Éléments, donner un système de notions primitives des mathématiques, qu'il répartira
en définitions, notions communes et postulats, et dont il tirera par déduction l’'ensemble des
propositions particulières.

Les sciences découvrent par analyse leurs principes.

11
Pourtant la systématisation euclidienne ne surmonte pas la critique platonicienne. En effet, la
méthode mathématique comporte la contradiction fondamentale de toute analyse régressive :
celle-ci parvient à des fondements qui ne peuvent, à leur tour, être fondés :

« Car il est évident que les premiers terrnes que l’on voudrait définir en supposeraient de
précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu'on
voudrait prouver en supposeraient d’autres qui les précédassent. » Pascal, Premier fragment
sur l’esprit géométrique.

Les premiers termes auxquels régresse l’analyse ne peuvent à leur tour être fondés.

Il faut donc s'arrêter à certains terrnes dans la démarche de présupposition, ou s'en tenir à
certains présupposés au-delà desquels on ne remontera plus. Les propositions premières d'un
raisonnement mathématique ne sont donc que des présuppositions, ou pour reprendre le terme
grec de Platon que nous avons ainsi traduit, des « hypothèses ».

Par ce terrne il ne faut pas entendre des suppositions gratuites (ce qui ne rendrait pas justice à
la rigueur scientifique des mathématiques) ni des explications provisoires destinées à être
soumises au contrôle de faits (ce qui n'a de sens que dans la connaissance expérimentale)
mais, conformément à l'étymologie, ce qu'il est nécessaire de poser au départ pour fonder
l'édifice de la déduction. Reste que le mathématicien, ne pouvant fonder les hypothèses doit
les postuler (c'est-à- dire demander qu'on les lui accorde). Euclide avait cru pouvoir limiter
la postulation à quelques propositions, fondant par ailleurs sans doute les définitions et les
notions communes, sur leur évidence et l'accord général des esprits.

Les sciences doivent postuler leurs principes.

Mais ce ne sont pas là des preuves à la rigueur, en sorte que I'axiomatique moderne ait dt
mettre sur le même plan toutes les propositions initiales, en faisant autant de postulats dont
c'est une des tâches des mathématiques modernes de chercher le fondement. On peut donc
penser que la science la plus contemporaine n'échappe pas à la critique que Platon faisait à la
science de son temps :

« Quant aux disciplines dont nous avous dit qu'elles saisissent quelque chose de l'être, la
géométrie et ce qui s'ensuit, nous voyons bien qu'elles rêvassent autour de l’être, mais qu'elles
sont incapables de le voir éveillées, aussi longtemps que, se servant d'hypothèses, elles les
laissent inébranlées, bien qu’elles ne puissent en rendre compte. Ce dont on ne sait pas le
commencement et dont le milieu et la fin impliquent ce début qu'on ignore, quel moyen que
ce simple accord de la pensée avec elle-même devienne jamais une science ? » Platon,
République, VII, 533 c.

Il est à remarquer qu'en défrnitive Platon refuse aux mathématiques le titre de «  science. » Il
les nomme seulement « connaissance discursive. 15» Il faut évidemment entendre par là une
connaissance qui se contente de parcourir les conséquences de l’accord de la pensée avec elle-
même, à partir de présuppositions définies peut-être, quand l'épistémologie moderne applique
aux mathématiques la dénomination de « connaissance hypothético-déductive », rend-elle
15
Platon, Ibid. République.

12
exactement la pensée de Platon. En tout état de cause, celui-ci ouvre à la, « science »
proprement dite un domaine situé au-delà de cette connaissance par présupposition dont se
contentent les mathématiques :

« Apprends donc cette autre division du domaine de la pensée que je désigne comme celui que
la raison même touche par la puissance de la dialectique, traitant les hypothèses non comme
des principes mais réellement comme des hypothèses, comme de simples bases de départ et
tremplins pour at!èindre à ce qui n'est plus hypothétique le principe du tout, et, l’ayant
touché, redescendre en tenant ce qui tient à lui et ainsi de suite jusqu'à la fin, sans jamais se
servir du sensible, mais seulement d'idées prises en elles-mêmes, pour elles-mêmes et par
elles-mêmes, et terminer sur des idées. » Platon, République 511bc.

La définition platonicienne de la philosophie présente donc dans toute sa pureté I'idée d'une
science qui ne doive plus rien au sensible mais aille, par une démarche purement rationnelle,
d'idée en idée.

La méthode d'une telle science est, comme celle des mathématiques, déductive : mais au lieu
de partir d'hypothèses, cette déduction trouve son origine dans un véritable principe. Pourtant,
rien ne justifie du brusque passage depuis les « hypothèses » des sciences jusqu'à la saisie du
« principe du tout ». Il faut même dire plus : le passage au principe est explicitement présenté
comrne un saut, c'est-à-dire comme une rupture violente avec la démarche antérieure de la
pensée.

C. Contradiction de la philosophie.

La méthode platonicienne se présente en effet d'abord non comme déductive mais comme
critique. De ce point de vue, le compte-rendu platonicien de l'élévation de la pensée depuis la
connaissance sensible jusqu'à la philosophie présente l’exacte contre-partie native de l’exposé
d'Aristote. Celui-ci se place délibérément du point de vue de l’acquis. Sa réflexion porte sur
l’itinéraire déjà parcouru par la pensée en sorte que chaque forme du savoir s'y présente
comme le résultat du mouvement interne de celle qui la purifie et trouve ainsi sa place dans un
développement continu, où chaque moment contient implicitement le suivant et constitue par
là un degré de la connaissance, proposant son apport propre et permenant ainsi les progrès
ultérieurs. En revanche la démarche platonicicnng antérieure à celle d'Aristote, épouse aussi
plus exactement les incertitudes du mouvemcot historique.

Le progrès du savoir tre peut en effet avoir lieu que port autant que chaque forme se révèle
insufisante. C'est la tâche de la critique socratique d'avoir mis en évidence le côté négâtif de
tout savoir, ses incertitudes et ses limites. Elle coïncide ainsi avec le mouvement même du
savoir et difère profondément du regard rétrospectif pour lequel les incertitudes du
développement sont absorbées dans le résultat final. Cet aspect du socratisme et du
platonisme est ce qui qui a donné naissance, à travers la philosophie des continuateurs de
Platon dans la Nouvelle Académie, au scepticisme antique. Assurément il faut insister, après
les analyses de Hegel, sur tout ce qui sépare le scepticisme antique du scepticisme moderne.

SCHEMA P 75

13
Celui-ci désespère de la connaissance, non sans mettre quelque complaisance dans la
constatation de son impuissance—celui-là est bien plutôt l’'inquiétude du vrai, qui fait
progresser le savoir par l'examen exigeant des titres de validité de tout savoir constitué. Il n'en
reste pas moins quelque chose de paradoxal au retournement par lequel le platonisme passe de
la critique des sciences à l’affirmation de la science absolue, et termine l’examen sceptique de
la validité de la connaissance par ce qui est en fait l'esquisse d'une métaphysique idéaliste.
Dans l’héritage de Platon, ce paradoxe s'approfondira dans la contradiction qui oppose, au
scepticisme de la Nouvelle Académie, le dogmatisme triomphant du platonisme tel qu'il
symbolise ordinairement ce que Nietzsche a appelé « l’'ivresse idéaliste ». Cette contradiction
résulte de la brièveté énigmatique des textes platoniciens qui posent, sans le résoudre, le
problème du passage de la pensée scientifique à la philosophie.

Du moins la formulation brève et énigmatique de la République en montrant l’origine de la


définition aristotélicienne de la philosophie comme « science des premiers principe », en fait-
elle apparaître toute l’ambiguïté. Cette science première, examine-t-elle dialectiquement les
principes des sciences pour en contester le caractère limité et contradictoire? Cette défrnition
du rôle de la philosophie la situe certes au-dessus des sciences, mais n'en fait pas moins
apparaître le contenu comme problématique et purement critique. Plus satisfaisante paraîtrait
donc la définition de la philosophie qui en ferait le savoir positif du principe de toute
connaissance. Une telle définition est en effet conforme à l'impulsion initiale de la philosophie
telle qu'elle apparaît déjà chez les penseurs pré-socratiques. Le « désir de savoir » s'est en
effet exprimé à travers la constitution des premières sciences, en sorte que la philosophie
apparaisse comme la recherche de la forme la plus rigoureuse du savoir, celle que l’on peut
nommer « science ». Mais nommer la philosophie elle-même science est faire preuve d'une
ambition peut-être excessive, en tout cas contradictoire. Le « désir de savoir » s'éteint en effet
dans le savoir. Constituer la science serait couronner l'effort de la philosophie mais en même
temps l’achever en la rendant désormais superflue. L'ambition platonicienne de constituer la
philosophie comme science absolue révèle ainsi l'essence contradictoire de la philosophie. Ce
n'est pas seulement la philosophie platonicienne, mais toute philosophie, qui rêve d'achever la
science en s'abolissant ainsi elle-même comme philosophie. La contradiction ultime de la
philosophie est qu'elle ne puisse vivre que de chercher sa propre destruction dans la science
absolue.

La philosophie veut s’achever en science absolue.

3) La position moderne du problème.

Précisément la science moderne semble avoir, dans les deux sens du terme, achevé la
philosophie, en donnant à la connaissance une méthode qui paraît détenir le critère absolu de
la vérité. La différence essentielle entre la science moderne et la science antique est en effet
l'introduction de la méthode expérimentale, qui, rapprochant sans cesse des faits
l’interprétation théorique, évite l'arbitraire et le vague de la pensée.

14
A. Les conquêtes de la science sur la philosophie.

L'interprétation cartésienne de la démarche méthodique des sciences montre clairement


combien la notion même de la science a été transformée par l'apport de la méthode nouvelle
des sciences de la nature.

Certes dans son premier moment la méthode cartésienne reste traditionnellement la définition
des principes et la détermination des conséquences qu'il est possible d'en tirer :

« L'ordre que j'ai tenu en ceci a été tel : premièrement, j'ai tâché de trouver en général les
principes ou premières causes de tout ce qui est ou qui peut être dans le monde. » Descartes,
Discours de la Méthode, 6ème partie.

Mais bien évidemment la science de la nature ne peut être ramenée à la science


mathématique, dont l'objet est abstrait et d'une simplicité idéale. La détermination des
principes de l’explication scientifique ne peut suffire à l’interprétation des faits effectivement
observés, parce qu’il y a une trop grande distance entre la généralité absolue des principes et
la particularité des cas concrets. C'est donc l'expérience qui doit servir de guide pour rejoindre
l’observation :

« Mais il faut aussi que j’avoue que la puissance de la nature est si ample et si vaste, et que
ces principes sont si simples si généraux que je ne remarque quasi plus aucun effet
particulier, que d’abord je ne connaisse qu’il peut être déduit en plusieurs diverses façons et
que ma plus grande difficulté est d'ordinaire de trouver en laquelle de ces façons il en
dépend; car à cela je ne sais point d'autre expérience que de chercher derechef quelques
expériences qui y soient telles que leur événement ne soit pas le même si c’est en l’une de ces
façons qu’on doit l’expliquer que si c’est en l’autre. » Descartes, Discours de la Méthode,
6ème partie.

La méthode expérimentale consiste en effet à déduire de l'hypothèse avancée par le savant


pour donner l’explication des phénomènes observés, des conséquences telles qu'elles puissent
être comparées avec les faits dans l’expérimentation. Ainsi la méthode expérimentale
réprime-t-elle les écarts de la théorie er de l’imagination.

La méthode expérimentale contrôle l’idée par les faits.

Comparant l'incessant recours au contrôle expérimental dans la science moderne, à la fantaisie


déréglée de la physique platonicienne dans le Timée, Heisenberg peut écrire que « les
affirmations de la physique moderne sont en un sens beaucoup plus sérieuses que celles des
philosophes grecs. » Certes dans son principe l’explication platonicienne ne peut être
opposée à celles des sciences modernes.

Il y a en effet dans le Timée un effort pour ramener les phénomènes de la nature sensible à des
structures mathématiques et plus précisément géométriques, que la physique la plus

15
contemporaine ne désavouerait pas. Mais du principe général d'explication, Platon tire des
conséquences purement fictives en suivant simplement le libre jeu de son imagination. En
revanche, il n'est pas une hypothèse de la physique moderne qui n'ait été sourqise au contrôle
rigoureux des faits dans l’expérimentation. De la conception moderne de la vérification
scientifique résulte une modification profonde dans la conception même de la vérité. Pour la
science antique, est vrai ce qui est justifié par principes, en sorte que le problème essentiel soit
celui de la recherche du fondement. Pour la science moderne, la vérité est définie par la
vérification expérimentale, c'est-à-dire par la confrontation de la théorie avec la réalité des
faits : il y a là un critère de la vérité tout à fait indépendant de la réflexion philosophique. La
recherche des fondements a en efet quelque chose d'essentiellement philosophique. Mais si la
vérité est définie (à la façon cartésienne) par l’accord de la pensée et de la réalité la seule
abondance des résultats expérimentaux et la confirmation constante de ces résultats par
l’efficacité technique suffisent à définir la validité de la connaissance scientifique sans que
celle-ci ait besoin de s'embarrasser d'une philosophie.

La définition de la vérité par le contrôle expérimental est indépendante de la


philosophie.

Aussi bien, dans le cours de leur développement, les sciences se sont-elles rendues
progressivement indépendantes de la philosophie.

Certes la recherche des principes généraux de l’explication scientifique dans un domaine


défini de la réalité demeure essentiellement philosophique. Ce n'est donc pas un hasard si, à
l'époque moderne encore, on trouve aux commencements des sciences nouvelles et pour la
détermination des principes nouveaux qu'elles exigent, des savants qui se sont aussi fait
connaître comme philosophes ou qui au moins ont énoncé les principes philosophiques de
l’explication dans les sciences qu'ils ont fondées : Galilée, Descartes, Pascal, Leibniz, Claude
Bernard, Marx par exemple. Mais une science est fondée dès qu'elle dispose de ses principes
et de sa méthode : il semble dès lors qu'elle dispose librement du domaine de la réalité qui lui
appartient en propre et puisse désormais considérer la philosophie comme une étape de son
développement historiquement dépassée.

La philosophie paraît liée aux débuts des sciences, non à leur développement.

Le recours à une méthode olpérimentale positive a donc produit l'émancipation et la division


du savoir scientifique. Celui-ci se divise en effet selon la diversité des domaines ouverts à la
connaissance pour permettre une collection méthodique des faits par les divers spécialistes. Il
en est résulté une très grande extension de la recherche scientifique, qui emploie un nombre
de travailleurs spécialisés croissant sans cesse avec les progrès de ta civilisation industrielle et
technique. Cette intégration de la science aux progrès de l’industrie a produit un
accroissement considérable des résultats. Le XXe siècle contient plus de savants de premier
plan, et a accumulé plus de résultats scientifiques, que ne l'avaient fait avant lui tous les
millénaires de l'histoire.

La quantité de résultats scientifiques s’est prodigieusement accrue.

16
Ce développement de la science ne laisse à la philosophie moderne qu'une situation diminuée
et humiliée. Scientisme et technocratie proclament la validité universelle de la science et de la
technique et renvoient la philosophie à la préhistoire de la pensée. La philosophie a d'abord
tenté de réagir en se faisant un domaine spécialisé des aspects de la réalité où l’investigation
scientifique n'avait pas encore pénétré, par exemple la vie ou la conscience. Mais le
développement de la biologie d'abord, des sciences de l'homme ensuite, l’ont progressivement
chassée de ces repaires, en sorte qu'elle doive abandonner à la science le domaine entier de la
réflexion théorique en se réservant tout au plus, puisqu'elle n'a plus le droit de se prononcer
sur les faits, celui de se prononcer sur les valeurs. Mais la solution d'une «  philosophie des
valeurs » paraît également illusoire. Si en effet des sciences telle que la physique ou les
mathématiques n'ont rien à voir avec les valeurs, il n'en va pas de même pour la biologie ou
les sciences de l’homme, qui ont affaire à la maladie et à la santé, au normal et à l'anormal, au
fonctionnel et à l’'inadapté, et peuvent donc prétendre à se prononcer scientifrquement sur les
valeurs. En revanche une philosophie qui se contente de se prononcer sur ce qui devrait être
sans se reconnaître le droit de rien énoncer sur ce qui est, conduit au paradoxe d'une moralité
exsangue, sans validité pratique puisque sans liaison effective à la réalité.

La science a compétence dur la totalité du réel. Et les sciences de l’homme et de la vie


peuvent également se prononcer sur les valeurs.

Aussi la philosophie a-t-elle pu tenter, par un effort de culture encyclopédique, de se saisir des
résultats du travail scientifique. Cet effort n'est certes pas inutile, mais il est singulièrement
limité dans sa portée. D'abord la prodigieuse accumulation des résultats du travail scientifique
en rend impossible la connaissance totale, et l’acquisition d'une culture scientifique
encyclopédique est aujourd'hui une impossibilité admise. D'ailleurs, la philosophie
n'apparaîtrait jamais, dans cette perspective, que comme un travail de seconde main. Déjà
cette solution avait été critiquée par la culture grecque, aux prises pourtant avec un
développement encore bien rudimentaire des connaissances spécialisées dans les arts et les
sciences. C'est ainsi que, dans un dialogue socratique qui contient des formules assez
remarquables pour qu'il ait été faussement attribué à Platon l'interlocuteur de Socrate présente
l’idéal d'une « culture libérale » :

« Telle qu'elle ne soit asservie à rien, et n .se mette pas en peine de rien pousser jusqu'à la
dernière exactitude au point d'être dessaisie de tout le reste par le soin exclusif d'une seule
chose, comme le sont les hommes de métier mais touche modérément à tout. » Pseudo
Platon, Les rivaux, 135 cd. A cela Socrate répond que le philosophe ne sera jamais que le
second en tout, en sorte que pour la résolution de tout problème réel on lui préfère toujours
l'homme de métier :

« Si tu tombais malade, (...) est-ce que voulant guérir, tu ferais venir chez toi le second en
tout, le philosophe, ou prendrais-tu le médecin ? » Pseudo Platon, 136 c.

En toute chose, le philosophe n’est que le second après le savant et le technicien.

17
S'il faut réellement choisir, il faut évidemment Prendre le médecin, en sorte que Socrate
puisse dire que es philosophes seront vicieux et nuisibles, tant qu'il y aura des techniques. Du
point de vue technocratique, le philosophe ne sera jamais en effet qu'un compilateur et un
touche-à-tout.

Aussi la philosophie contemporaine a-t-elle tenté de s'ouvrir une dernière issue en adoptant à
l’égard de la connaissance scientifique une attitude de dénigrement résolu. La science apparaît
dans cette perspective comme un mode de connaissance analytique et abstrait, et paraît ainsi
s'éloigner du réel, qui est concret. Pour Bergson l'intelligence n'est qu'une pauvre petite chose
à la surface de nous-mêmes, et à la connaissance scientifique de la conscience et de la vie qui
reste superficielle, il oppose la richesse et la profondeur de l’intuition directe. Pour Merleau-
Ponty, la science est une connaissance « de survol », à laquelle il opposera, à la façon de
Husserl, le « retour aux choses mêmes » de la phénoménologie. La » phénoménologie » est
en effet la connaissance de la réalité telle qu'elle se présente dans les apparences d'une
expérience immédiate qui récuse les analyses et les interprétations de la connaissance
scientifrque. On peut donc dire qu'une philosophie de l’intuition comme le bergsonisme, ou
qu'une philosophie de l'apparence immédiate comme la phénoménologie, représentent des
tentatives extrêmes pour sauver la philosophie comme connaissance théorique primordiale.
L'intuition et la saisie des apparences sont en efet données comme des moyens d'accès à la
réalité plus « primitifs » (mais par là il faudrait entendre : plus «  originels », ou plus
« fondamentaux » que ne peut l'être la connaissance « superficielle » ou de « survol » de
l’abstraction scientifique. Les études de Merleau-Ponty sur Bergson suggèrent que le
rapprochement de leurs pensées n'est pas un hasard : dans une philosophie de l’intuition telle
que le bergsonisme, comme dans n cette première consigne que Husserl donnait à la
phénoménologie commençante d'être une «  psychologie descriptive » ou de « revenir aux
choses mêmes », Merleau-Ponty voit « d'abord le désaveu de la science. »

Bergsonisme et phénoménologie opposent à la science la connaissance immédiate.

B. Contradiction des philosophies de l'intuition et du scientisme.

Aux progrès du scientisme, qui tient la philosophie pour une étape du savoir définitivement
dépassée par les sciences, la phénoménologie est en général les philosophies de l’intuition
n'ont trouvé à opposer qu'une négation pure et simple de la science au profit de la
connaissance immédiate. En fait, à une époque où la perspective scientiste et technocratique
est le point de vue dominant, la tentative de la philosophie pour déconsidérer la science a
plutôt eu Pour effet de déconsidérer la philosophie. Il convient donc de reconsidérer
l’'alternative proposée par l'opposition du scientisme et des philosophies de l’intuition.

Le mérite de l'interprétation phénoménologique est d'avoir rappelé cette vérité déjà


énergiquement soulignée par Aristote, que le commencement de toute connaissance est dans
l’'intuition sensible. En effet «  nous n'apprenons que par démonstration ou par induction.16 »
La démonstration est la démarche de la connaissance qui consiste à déduire les propositions à
démontrer d'autres propositions plus simples et plus générales. Mais « il est impossible de

16
Aristote, Seconde Analytiques, 81 a 40.

18
connaître les vérités générales autrement que par induction 17». L'induction est en effet la
démarche qui part de « vérités partielles » pour généraliser18. L'exemple des mathématiques
peut servir à montrer que, avant de pouvoir procéder à des démonstrations, la science doit
partir de vérités découvertes par l’intuition sensible et l’expérience, pour en tirer par induction
les principes que ces vérités de déuil présupposent :

« Induire sans posséder la sensation est impossible : la connaissance des cas particuliers est
en effet la sensation, puisque la science ne peut s'en saisir. Donc, point de déduction à partir
du général sans induction préalable, et point d'induction sans sensation. » Aristote, Ibid., 81
b 5-9.

On peut donc conclure que, « de toute évidence, si quelque sensation nous manquait, quelque
science nous manquerait aussi.19 » Aucune abstraction ne peut donc prendre de sens que par
les exemples qui en montrent le contenu concret. De même, tout savoir qui n'a pas pour
origine l’induction à partir de la sensation et de l'expérience n'est qu'une abstraction vide. Un
certain développement de l'expérience est donc un prealable indispensable à la philosophie :

« On pourrait chercher la raison pour laquelle un jeune homme peut bien être mathématicien,
mais non philosophe ni naturaliste : n’est-ce pas parce que les mathématiques se font par
abstraction, tandis que les principes de la philosophie ou de la science de la nature sont tirés
de l’expérience, en sorte que les jeunes gens les répètent sans adhésion intérieure, alors que
pour la notion mathématique, on voit avec évidence ce que c'est ? » Aristote, Morale à
Nicomaque, VI 9, 1142 a 17-20

La philosophie s’enracine dans l’expérience de la vie.

Des sciences cornme les mathématiques ne font que faiblement appel à l’expérience, parce
qu'elles sont entièrement abstraites, de telle sorte qu'une notion mathématique soit contenue
entièrement dans sa définition, et qu'on puisse faire des mathématiques sans jamais sortir de
l'abstraction. Assurément on peut de même répéter les formules de la philosophie comme des
abstractions vides, mais leur donner une véritable adhésion est seulement affaire d'expérience.
Seule en effet l'expérience montre le sens concret des thèses philosophiques abstraites, en
montrant comment elles se rattachent à des attitudes vécues, à des prises de position effectives
dans la vie quotidienne.

La phénoménologie cherche dans l’expérience sensible une expérience constitutive.

Il faut donc ramener la philosophie à sa situation réelle, « sur le sol du monde sensible et du
monde ouvré tels qu'ils sont dans notre vie, pour notre corps ». Pour la phénoménologie, ce
retour au sensible et au corps est une expérience fondamentale et « constitutive » parce qu'elle
est vraiment primitive et donne « le contact de l'être brut ».

Pourtant le monde de la vie quotidienne, le monde sensible, est précisément le «  monde
ouvré », c'est-à-dire le monde transformé par le travail et non le monde « brut ». Le paysage
17
Aristote, Seconds Analytiques, 81 b 2.
18
Aristote, Ibid., 81 b 1.
19
Aristote, Ibid., 81 a 38-39.

19
« naturel » lui-même est un paysage humain—et si par « exemple la campagne d'Aix-en-
Provence a pu inspirer à Merleau-Ponty son dernier article sur L’œil et l'esprit parce qu'elle
avait déjà inspiré la perception picturale de Cézanne, c'est parce que l’aridité sauvage de la
montagne y fait subtilement ressortir ce qu'a de merveilleusement concerté la disposition des
cultures, des maisons et des arbres dans le paysage travaillé des collines.

Ainsi le monde «  sensible » n'est-il autre que le monde «  ouvré » qui; remodelé par le
travail, transforme et modèle à son tour la sensibilité humaine :

« L'œil est devenu œil humain, de même que son objet est devenu objet social humain, produit
par l’homme pout l'homme. Les sens (...) se tournent vers la chose pour la saisir en elle-
même, mais la chose est elle-même tournée vers elle-même et vers l’'homme comme objet
humain, et inversement (je ne puis tourner vers la chose une pratique humaine, que par ce
que la chose se tourne humainement vers l'homme). » Marx, Manuscrits de 1844, 3ème
Manuscrit, p. VII.

La sensibilité humaine est éduquée par le monde ouvré par l’homme.

La sensibilité humaine a bien quelque chose d'originaire : elle contient, comme sensibilité
esthétique, l'origine de l’art et de la pensée, elle est immédiatement théorique dans son
activité ; mais c'est parce qu'elle a été éduquée conune sensibilité humaine par un monde
sensible transformé par l’homme :

« Ainsi comprend-on que l'œil humain jouisse autrement que l’œil brut, inhumain (...) De
même que c'est la musique qui éveille pour la première fois le sens musical, de même que
pour l’oreille non musicale la plus belle musique n'a pas de sens (,..), de même c'est
seulement par le déploiement dans les objets de la richesse de l’essence humaine que se
produit la richesse de la sensibilité humaine subjective, une oreille musicale, un œil pour la
beauté des formes. Ainsi non seulement les cinq sens, mais aussi tout ce qu'on appelle
sensibilité (vouloir, amour etc. ) en un mot toute la sensibilité humaine, la façon humaine de
sentir, ne se produit d'abord qu'en présence de l'objet qui est vraiment le sien: la nature
humanisée.» Marx, Ibid., pp. VII-VIII

L’expérience sensible est donc aussi bien constituée que constituante.

L'expérience sensible est ainsi un commencement qui est aussi un résultat : mais, puisqu'elle
est tout aussi bien constituée, il faut renoncer à y trouver, avec les phénoménologues, un
élément absolument premier et constitutif. On peut même dire que, venant de philosophes
aussi parfaitement civilisés, la prétention à retrouver « le contact de l'être brut », et « la
conscience sauvage » est un suprême raffinement qui ne va pas sans contradiction ni même
quelque comique. Ce qui définit en effet la conscience cultivée, c'est le pouvoir de disposer
immédiatement d'un grand nombre de connaissances qui sont le résultat d'acquisitions
antérieures. Le savoir immédiat d'une conscience cultivée est donc riche et profond, mais
seulement dans la mesure où il est en fait « le produit et le résultat » d'un effort de culture. La
phénoménologie se contredit, quand elle se réclame de la profondeur pour dénoncer le
caractère superficiel de la connaissance scientifique, alors qu'elle prétend s'en tenir elle-même

20
à la surface de l'apparence. Mais en fait, ce qu'elle oppose à la science n'est pas la simplicité
plate d'une conscience sauvage et inculte : c'est l'arrière-pensée d'une conscience cultivée par
la science elle-même.

Le savoir immédiat d’une conscience cultivée n’est pas le contact de l’être brut.

La critique de la science au nom du caractère concret de l’intuition sensible, se justifie


d'autant moins, que la science moderne dans ses branches les plus avancées—notamment la
physique moderne—manifeste « une fidélité croissante aux spectacles concrets du monde. 20 »
Il y a en effet sur la nature du « concret sensible » et de «  l'abstraction intellectuelle, un
malentendu qui a été souligné depuis longtemps par Hegel ». Le sensible n'est concret que
sous la forme de l'intuition globale, indifférenciée. Sa richesse est donc purement virtuelle :
elle est faite d'éléments dont aucun n'est saisi dans sa précision et sa relation effective avec les
autres. L'activité de l’intelligence est en revanche celle de l’analyse, qui, par le moyen de
l’abstraction, saisit à part les aspects différenciés du réel. Cette décomposition du réel par
l’intelligence abstraite est la seule condition pour qu'une recomposition ultérieure puisse saisir
dans leur précision les liaisons concrètes de la réalité :

« (Il faut) être saisi de respect devant la capacité infinie de l’entendement à dissocier le
concret en ses déterminations abstraites et à saisir la profondeur des différences, ce qui est la
seule condition pour pouvoir les dépasser. » Hegel, Logique, II, Livre III, 1ère section.

«  Vide n'est donc pas l'abstraction, contrairement à l’opinion commune : elle a touiours une
détermination pour contenu. » Ce qu'il faut seulement accorder à l’opinion commune, c'est
que « tout concept déterminé est par ailleurs vide, en tant qu'il ne contient pas la totalité, mais
seulement une détermination unilatérale21. » L'œuvre de la science est précisément de
combiner les déterminations abstraites et de se rapprocher constamment ainsi du concret
véritable, celui qui est connu jusque dans la composition de ses éléments différenciés alors
que le concret de l'intuition est un concret indifférencié, où la liaison réelle des éléments reste
indéterminée :

« Le concret de l’intuition est une totalité, mais seulement la totalité sensible—une matière
réelle dont les constituants sont seulement juxtaposés dans l’espace et le temps : cette
absence d'unité du divers qui caractérise le contenu de l'intuition ne devrait pourtant pas lui
être imputée comme un mérite et une supériorité sur l'intelligence. » Hegel, Ibid.

La démarche réelle de la pensée est donc celle qui part de l’'intuition sensible et empirique,
mais précisément pour s'en dégager à la recherche du véritable concret, qui n'est donné qu'à
travers les abstractions de la science et de la philosophie. La phénoménologie en revanche
veut constamment, non point hausser à la raison la vérité d'expérience, mais au contraire
revendiquer l'expérience contre le concept scientifique abstrait. Pour sauver la philosophie
elle la place donc à contre-courant de tout l'effort de la pensée, qui est l'effort de constitution

20
Merleau-Ponty, Structure du comportement, p.194.
21
Hegel, Logique, Ibid., p. 250.

21
des sciences. En même temps la phénoménologie, qui voit dans l’expérience immédiate
l’origine et le critère de la vérité, est un empirisme. Elle rejoint en fait par là les adversaires
scientistes de la philosophie, qui croient trouver dans l’expérience le critère absolu de la
vérité.

En revendiquant l’expérience contre le concept, la phénoménologie récuse l’effort de la


pensée scientifique.

En ce qui concerne l'empirisme comme philosophie de la connaissance scientifique, il faut


dire d'abord qu'il tire avant tout parti de l'équivoque de la notion même d'expérience. Il est
vrai que «  le caractère de la méthode expérimentale est de ne relever que d'elle-même, parce
qu'elle renferme en elle son criterium, qui est l’expérience. » Ainsi la méthode expérimentale,
contenant en elle-même son propre critère, paraît-elle atteindre à l’absolu. Mais il doit bien
être évident par ailleurs que l’expérience scientifique est bien autre chose que le simple
empirisme préscientifique. Au sens empirique du terme, l'expérience est simplement obtenue
« par la pratique de chaque chose. » Une telle expérience est vague, (c'est-à-dire obtenue sans
méthode et au hasard) et « inconsciente » (c'est-à-dire irréfléchie). Un tel savoir reste borné
lorsqu'il est simple accumulation passive et irréfléchie. Pour qu'il résulte de l'expérience un
véritable bénéfice, il faut « un raisonnement .expérimental vague que l’on sait sans s'en rendre
compte, et par suite duquel on rapproche les faits afin de porter sur eux un jugement. Si donc
l’expérience peur être définie dans son sens le plus général comme l'instruction acquise par
l'usage de la vie, il convient de préciser que ( pour s'instruire, il faut nécessairement raisonner
sur ce que l’on a observé, comparer les faits et les juger par d'autres faits qui servent de
contrôle. Si donc l’empirisme est capable de s'ouvrir en direction des sciences, c'est parce
qu'il contient déjà l'ébauche d'une activité de raisonnement dans la comparaison des faits et la
conclusion qu'on en tire.

L’expérience de la vie implique une comparaison raisonnée des faits.

La méthode scientifique expérimenale développera de façon systématique (ce gerue de


contrôle, au moyen du raisonnement et des faits qui constitue, à proprement parler,
l’expérience (.). La méthode expérimentale consiste en effet à contrôler par l’expérience la
validité de l'hypothèse explicative des faits suggérée au savant par leur observation. Or ce
contrôle consiste à confronter avec les faits les conséquences que l'on peut déduire par
raisonnement à partir de l’'hypothèse. La méthode expérimentale a donc pour moment
essentiel un raisonnement. On peut l'interpréter comme un raisonnement expérimental dont
les deux termes extrêmes sont l'observation et l'expérience :

« L'observation est le point d'appui de l’esprit qui raisonne, l'expérience le point d’'appui de
l'esprit qui conclut, ou mieux encore le fruit d'un raisonnement juste appliqué à
l’interprétation des faits. » Claude Bernard, Introduction à la médecine expérimentale.

Le travail du raisonnement dans l'interprétation des faits est donc plus important, dans la
méthode expérimentale, que la simple constatation des faits, et l'on peut conclure que
l’expérience est le privilège de la raison. C'est donc seulement dans une vue empiriste
superficielle que l’on peut placer la science moderne au-dessus de la science antique pour la

22
simple raison qu'elle ferait beaucoup plus d'expérience. En fait l’activité d'expérimentation, si
elle est conduite « un peu au hasard » , « pour voir », sans idée préconçue, désigne une
science encore « dans l’enfance » et témoigne de «  l'état complexe et arriéré » qui est celui
des sciences nouvellement créées, encore incertaines de leurs concepts et de leurs principes.
En revanche dans les sciences constituées, comme la physique et la chimie, l'idée
expérimentale se déduit comme une conséquence logique des théories régnantes. Une science
où l'expérimentation n'est pas dirigée par la théorie est encore au stade préscientifique de son
développement. Elle est plus empirique que proprement expérimentale. Bernard disait que
ces sortes « 'expériences de tâtonnement » étaient de son temps a extrêmement fréquentes en
physiologie, en pathologie et en thérapeutique. Elles y sont devenues aujourd'hui moins
fréquentes, mais caractérisent les sciences de l’'homme où tests, enquêtes, essais
thérapeutiques se font dans un désordre tatillon où se manifeste un empirisme sans ampleur
théorique.

La science proprement dite dépasse l’empirisme par le développement théorique.

Pourtant cet empirisme se travestit aisément en science, parce qu'il dispose déjà du très haut
niveau général de la technique moderne, soit pour l'utilisation d'appareillages expérimentaux
complexes, soit pour l'interprétation mathématique des résultats obtenus. Il n'y a pourtant
qu'empirisme et non science, là où se manifestent plus d'inlassable patience et d'ingéniosité
dans les détails que de véritable pensée.

La science antique n'a certes pas eu à sa disposition la masse des faits que recueille
aujourd'hui nn empirisme armé des ressources de la technique. Elle n'intervenait pas par le
travail expérimental dans l’ordre de la nature, mais se contentait des observations des sens,
parfois déjà systématiques par l’empirisme et par l’art. En revanche elle exerçait sur ces
observations une réflexion rigoureuse. Or il est possible de définir la méthode expérimentale a
par cela seul qu'on raisonne correctement sur des faits bien établi. Il est donc exagéré
d'opposer absolument la science antique comme simple science d'observation, à la science
moderne comme science expérimentale. En effet « une observation peut servir de contrôle à
une autre observation » en sorte que la pensée antique n'ait pas manqué absolument de
confirmation dans l’expérience. En revanche, par opposition aux facilités empiristes de la
science moderne, trop exclusivement soucieuse d'efficacité et de réussite, la science antique
se caractérise par une profondeur dans la réflexion qui lui a permis d'anticiper (par exemple
en ce qui concerne l’interprétation mathématique de l’univers physique, l'atomisme,
l'évolutionnisme la structure de la vie) sur les concepts de la science la plus moderne.

La science antique n’a pas manqué absolument de confirmation dans l’expérience et


reste un exemple de profondeur dans la réflexion.

Certes, comparée à la précision atteinte dans l’analyse scientifique moderne, la science


antique ne présente que de grossières esquisses. Il n'en'reste pas moins que, comme le note
Heisenberg, (certaines expressions de la philosophie antique sont étonnamment proches de
celles des modernes sciences de la nature. Il faut seulement voir là quel est le pouvoir d'une
réflexion qui, sans recourir à l’expérimentation proprement dite, s'efforce avec une rigueur

23
« inlassable » d'introduire un ordre logique dans l'expérience en cherchant à « la comprendre
à partir de principes universels. »

S'il est donc vrai que le développement de la méthode expérimentale oppose la science
moderne à la science antique ct a permis en général un prodigieux développement du savoir, il
ne faut cependant exagérer ni cette opposition, ni la supériorité de la science moderne. Il est
évident en particulier que la science antique a proposé avec les mathématiques non seulement
un corps de résultats impressionnant qui devait se révéler indispensable au développement de
la physique moderne depuis Galilée, mais encore le modèle de la démarche intellectuelle dans
la pensée scientifique. Einstein disait que celui qui n'a pas lu Euclide ou celui qui ne l’a pas
aimé ne saurait jamais ce qu'est la science théorique. Le premier mérite des mathématiques
antiques est que la recherche de la démonstration y est touiours proche du contrôle procuré
par les évidences de l’observation :

« Ce qui fait qu'il a été plus aisé de raisonner démonstrativement en mathématique, c'est en
bonne partie que l’expérience y peut garantir le -raisonnement à tout moment. » Leibniz,
Nouveaux Essais, IV, ch. 2 § 9.

Euclide reste un modèle pour la science théorique.

L'arithmétique et la geométrie grecques sont constamment proches en effet de la considération


des nombres et des figures, en sorte que le raisonnement peut à chaque instant retrouver le
point d'appui de l’intuition. Mais les mathématiques antiques restent aussi un modèle parce
qu'elles ne se sont jamais contentées des évidences de l'intuition, mais ont toujours pris soin
de démonrer les vérités même les plus évidentes. Intuition et observation sont des points
d'appui et des contrôles, mais la preuve incombe toujours au raisonnement :

« Les vérités nécessaires, telles qu'on les trouve dons les mathématiques pures et
particulièrement dans l'arithmétique et la géométrie doivent avoir des principes, dont la
preuve ne dépende point des exemples, ni par conséquent du témoignage des sens, quoique
sans les sens on ne se serait jamais avisé d'y penser. » Leibniz, Avant-propos.

L'image tracée par le géomètre n'est en effet que le support de la pensée, mais elle ne saurait
dispenser de l’idée dont elle n'est souvent que l’illustration inadéquate. On sait en effet assez
depuis Protagoras (r) que le cercle sur lequel le géomètre raisonne, et qui ne touche sa
tangente qu'en un point, n'est pas celui qu'il serait capable de dessiner. Pour la science
grecque, le véritable fondement de la connaissance scientifique était déjà clair : il n'est ni dans
l'évidence immédiate ni dans l’efficacité pratique, mais dans la justification rationnelle de
l'évidence immédiate. Seuls les principes râtionnels ont la précision et la généralité
nécessaires aux progrès de la connaissance théorique. Schopenhauer comparait le géomètre
qui prend la peine de démontrer des vérités pourtant évidentes par intuition à un homme qui
se couperait les deux jambes pour avoir le plaisir de marcher avec des béquilles :

« Mais c'est là méconnaître l’'exigence de rigueur du mathématicien, qui s'exerce à démontrer


l'évidence pour se prémunir ainsi contre les erreurs de l’intuition. C'est seulement par le

24
raisonnement que la science peut avancer en toute certitude, et cela n'est pas vrai seulement de
son contenu théorique, mais aussi des conséquences pratiques qu'on en peut tirer :

« Si vous croyez (...) qu'il était permis et qu’il est encore de recevoir en géométrie ce que les
images nous disent ('..), je vous avouerai qu'on peut s'en contenter pour ceux qui ne se
mettent en peine que de la géométrie pratique telle quelle, mais non pas pour ceux qui
veulent avoir la science qui elle-même a perfectionné la pratique. Et si les Anciens (...)
s'étaiènt relâchés sur ce point, je crois qu'ils ne seraient allés guère avant et ne nous auraient
laissé qu'une géométrie empirique, telle qu'était apparemment celle des Egyptiens (...) : ce qui
nous aurait privés des plus belles connaissances physiques et mécaniques que la géométrie
nous a fait trouver, et qui sont inconnues partout où l'est notre géométrie. » Leibniz,
Nouveaux Essais, IV, ch. 12, § 6.

La rigueur théorique de la science est nécessaire au progrès de ses applications


pratiques.

C'est donc à la volonté de rigueur de la science antique dans sa recherche La rigueur théorique
de la preuve rationnelle dans les sciences et à son ambition exclusivement théorique qu'il faut
rapporter les succès de la science moderne et la supériorité de la civilisation industrielle et
technique sur les sociétés qui se sont contentées de l'efficacité empirique et artisanale.

On a pourtant coutume d'opposer les mathématiques aux sciences expérimentales, d'après


l’opposition fondamentale entre 'les deux démarches essentielles de la raison : l'induction et la
déduction. « On définit l’induction en disant que c'est un procédé de l’esprit qui va du
particulier au général, tandis que la déduction serait le procédé inverse qui irait du général au
particulier. Grâce à cette opposition, qui remonte à la logique d'Aristote, on peut définir les
sciences mathématiques comme purement déductives, et les sciences de la nature comme
inductives. Cette opposition, pour légitime qu'elle soir, n'a cependant rien d'absolu. En effet
d'un côté, « quand les mathématiciens étudient des sujets qu'ils ne connaissent pas, ils
induisent comme les physiciens.22 » Le point de départ des sciences mathématiques est en
effet, comme pour toute science, dans les vérités particulières données dans l’expérience.
D'un autre côté, les sciences de la nature, quand elles sont parvenues à un point d'avancement
suffisant, procèdent déductivement. Tel est par exemple le cas dans la physique « théorique »
ou » mathématique » comme dans la mécanique rationnelle, la thermodynamique, etc. En ce
cas la science pose des « principes » à partir desquels «  on raisonne par autre déduction
logique que l’on ne soumet pas à l'expérience parce qu'on admet, comme en mathématiques,
que, le principe étant vrai, les conséquences le sont aussi. » Mais même quand la science de la
nature n’a pas encore atteint ce niveau de développement, elle implique des démarches
déductives, puisque le raisonnement expérimental consiste, à partir de l’hypothèse avancée
pour expliquer les faits, à tirer des conséquences qui puissent eûe confrontées avec les faits
dans l’expérimentation :

« Si l’esprit de l’expérimentateur procède ordinairement en partant d'observations


particulières pour remonter à des principes, à des lois, ou à des propositions générales, il

22
Claude Bernard, Ibid.

25
procède aussi nécessairement de ces mêmes propositions générales ou lois pour aller à des
faits particuliers qu'il déduit logiquement de ces principes. » Claude Bernard, Ibid.

Induction et déduction sont des démarches complémentaires.

Induction et déduction se présentent ainsi, aussi bien dans les mathématiques que dans les
sciences de la nature, comme deux démarches complémentaires pratiquement inséparables. Il
ne suffit cependant pas de constater qu'induction et déduction renvoient l’une à l’autre : il faut
déterminer laquelle fonde l’autre. Dans l'interprétation empiriste, le critère de la vérité est le
fait : la démarche fondamentale est donc celle qui va des faits à la généralité c'est-à-dire
l’induction. La déduction, où la vérité des conséquences dépend de celle des prémisses, est
donc suspendue à la validité des généralités obtenues par induction. Or l’induction est
toujours relative aux cas particuliers dont elle constitue la généralisation. Ses résultats sont
donc toujours conditionnels, puisqu'étroitement liés aux faits observés. En fondant la science
sur l’induction à partir des faits, l’empirisme, comme l’a bien vu Kant, est donc incapable de
fonder véritablement la généralisation scientifique et par conséquent de rendre compte de la
vérité des sciences.

A l'empirisme, Claude Bernard oppose qu'il ne serait pas possible de s'élever du fait
particulier à l’idée générale, si l’idée n'était contenue dans le fait. Ce n'est en effet qu'en
première approximation que « le raisonnement expérimental s'exerce sur des phénomènes
observés23 », « en réalité il ne s'applique qu'aux idées que l’aspect de ces phénomènes à
éveillées en notre esprit24 ». La démarche de la pensée scientifique consiste en effet à trouver
dans l'idée l’explication du phénomène. En d'autres termes, expliquer scientifiquement
consiste à montrer comment un phénomène dépend d'une idée et peut en être déduit. Ainsi
dans l'ordre de la recherche l'induaion précède la déduction; mais le véritable ordre n'en est
pas moins que l'induction implique une déduction : « de sorte que, quand nous croyons aller
d'un cas particulier à un principe, c'est-à-dire induire, nous déduisons réellement ». C'est une
ancienne affirmation de l'empirisme, que « nihil est in intellectu, quod non prius fuerit in
sensu » mais l’'inverse est tout aussi vrai puisque dans la constitution des sciences
l’expérience sensible n'est pas une référence absolue : « un fait n'est rien par lui-même, il ne
vaut que par l’'idée qui s'y rattache ou par la preuve qu'il fournit. » » Les vérités particulières
données par les sens ne sont donc jamais, selon le mot de Leibniz, que des « exemples » des
idées.

Les progrès de l'analyse mathématique moderne sont ainsi parvenus, dans la constitution des
axiomatiques, à dégager des relations logiques tout à fait générales dont l’illustration intuitive
peut être empruntée aux domaines les plus variés. Par exemple, les lois fondamentales de
l'arithmétique peuvent être ramenées à quelques axiomes simples :

1) Zéro est un nombre.

23
Claude Bernard. Ibid.
24
Claude Bernard. Ibid.

26
2) Le successeur d'un nombre est un nombre

3) Plusieurs nombres quelconques ne peuvent avoir le même successeur.

4) Zéro n'est le successeur d'aucun nombre.

5) Si une propriété appartient à zéro, et si, lorsqu'elle appartient à un nombre quelconque, elle
appartient aussi à son successeur, alors elle appartient aussi à tous les nombres25.

Que ces axiomes aient d'abord un statut logique et opératoire est évident d'après le dernier, qui
n'est autre que la postulation du mécanisme logique du fameux « raisonnement par
récurrence » de Poincaré. D'une façon générale, ces axiomes se bornent à postuler des
relations simples entre des termes « zéro », « nombre », « successeur de l » dont le sens ne
peut être davantage défini : ce sont là en effet des «  mots primitifs » qui ne peuvent être
ramenés à d'aures termes plus simples. Seule par conséquent l’intuition peut leur donner un
sens. La référence intuitive qui s'impose d'abord est certes celle de la série des nombres
entiers. Mais, comme il s'agit de la structure logique de toute progression, on peut aussi bien
se référer à une succession de points dans l’espace, ou d'instants dans le temps. L'axiomatique
s'élève donc à un ordre de généralité abstraite qui dépasse l'ancienne opposition des sciences
mathématiques, liée à la diversité de leurs origines empiriques :

« Le progrès réalisé par l'axiomatique consiste en une claire et nette séparation de l'intuitif et
du logique : d'après l’axiomatique, seuls les faits logiques et formels constiiuent l'objet de la
science mathématique, mais non l'élément intuitif qui peut s'y rattacher. » Einstein, La
géométrie et l’expérience.

En contraste avec le niveau de généralité logique auquel est parvenue la science moderne,
l’intuition ne fournit donc que des exemples ou des illustrations qui peuvent être tenus pour
indifférents ou interchangeables, puisqu'ils peuvent être empruntés aux domaines empiriques
les plus divers.

On peut certes obiecter que cela n'est vrai que des mathématiques, et non des sciences de la
nature. En effet, «  les mathématique représentent les rapports des choses dans des conditions
d'une simplicité idéale » alors que les sciences de la nature ont affaire à la complexité
concrète du rée1. Les conditions de la vérité mathématique sont donc «  simples et
subjectives, c'est-à-dire que l’esprit a conscience qu'il les connaît toutes. » La vérité
mathématique n'exprime en effet pas autre chose que l’accord de l'esprit avec lui-même, alors
que la vérité physique repose sur la vérification expérimentale et exige donc la référence à
l’expérience sensible.

Les sciences de la nature elles-mêmes sont susceptibles d’axiomatisation.

Cette objection, cependant, ne tient pas devant la mathématisation et même l'axiomatisation


de la physique, qui montrent la possibilité de réduire les sciences de la nature elles-mêmes à
leur pure structure logique :

25
Nous empruntons à M. Blanché cette transposition en termes usuels de l’axiomatique.

27
« L'homme doit croire que les rapports objectifs des phénomènes du monde extérieur
pourraient acquérir la certitude des vérités subjectives s'ils étaient réduits à un état de-
simplicité que son esprit peut embrasser complètement. C’est ainsi que dans l'étude des
phénomènes naturels les plus simples, la science expérimentale a saisi certains rapports qui
paraissent absolus. » Claude Bernard.

L’axiomatisation des sciences réalise l’idéal platonicien de la science.

Les progrès de la connaissance déductive dans les sciences de la nature paraissent donner de
plus en plus de validité à l'idée platonicienne d’une science qui procéderait « sans jamais se
servir du sensible, mais seulement d'idées prises en elles-mêmes, Pour elles-mêmes et par
elles-mêmes.26 »

Cet accomplissement du platonisme, s'il était effectif, serait toutefois la fin de la philosophie
dans le savoir absolu. Mais le double mouvement de la science, à la fois inductif et déductif, a
pour conséquence une considérable ambiguïté en ce qui concerne l’origine et le statut des
principes, ainsi que le fondement de la vérité scientifique. Le critère du vrai dans la méthode
expérimentale ne peut en effet s'exprimer sans contradiction. Dans le contrôle expérimental, le
critère est le fait :

« La méthode expérimentale ne fait pas autre chose que porter un jugement sur les faits qui
nous entourent, à l’aide d'un critérium qui n’est lui-même qu’un autre fait disposé de façon à
contrôle le jugement et à donner l’expérience. » Claude Bernard.

En ce sens, « ce sont les faits qui jugent l'idée ». Mais si la méthode expérimentale est en
vérité «  raisonnement expérimental » : les faits n'ont de sens qu'en tant qu'ils peuvent être
rattachés à des principes ; « un mot, dans la méthode expérimentale comme partout le seul
criterium réel est la raison. » Que le critère de la vérité scientifique puisse être trouvé dans le
fait aussi bien que dans Ia raison, implique comme conséquence qu'on puisse donner une
double interprétation de la nature des principes. Ils peuvent en effet être considérés d'abord
comme des vérités purement logiques, c'est-à-dire tirés de la seule nature de la raison. À ce
titre, ils apparaissent d'abord impliqués dans tout usage de la pensée :

« Les principes généraux entrent dans nos pensées, dont ils font l’âme et la liaison. Ils y sont
nécessaires comme les muscles et les muscles et les tendons le sont pour marcher, quoiqu’on
n’y pense point. » Leibniz, Nouveaux Essais, I, ch.1 § 20.

Mais ils sont impliqués tout aussi bien dans les phénomènes eux-mêmes, puisque ceux-ci,
dans le raisonnement expérimental, sont avant tout un appel à la raison :

« Si les vérités expérimentales qui servent de base à nos raisonnements sont tellement
enveloppés dans la réalité complexe des phénomènes naturels qu’elles ne nous apparaissent
que par lambeaux, ces vérités expérimentales reposent pas moins sur des principes qui sont
absolus parce que, comme ceux des vérités mathématiques, ils s'adressent à notre conscience
et à notre raison. » Claude Bernard. Ibid.

26
Platon, République, VI, 511 c.

28
Les principes des sciences apparaissent soit fondés absolument en raison, soit relatifs à
l’étendue de l’expérience.

Toutefois, sous ce deuxième aspect, en tant que les principes doivent être dégagés de leur
implication dans I'orpérience, ils sont induits. Si d'un côté, en tant qu'ils s'adressent à la
raison, leur vérité peut apparaître comme absolue, d'un autre côté, en tant qu'ils sont induits,
on peut dire aussi que leur validité  « n'est jamais que relative au nombre d'expériences et
d'observations qui ont été faites. » Or la relativité des principes à l'étendue de l’expérience est
précisément la découverte de la science moderne. De Galilée à Newton la science s'était
développée dans le cadre de principes mathémariques dont la validité était reconnue depuis
Euclide et Archimède. Le caracrère ancien de ces principes, la fécondité de leur
développement dans leur application à la physique classique les faisaient passer pour des
vérités éternelles de la raison. Dans cette perspective la philosophie paraissait une entreprise
historiquement dépassée, puisque la science disposait désormais de fondements bien établis et
qu'une interrogation sur les principes apparaissait dès lors inutile. Mais au xlre siècle la
découverte des géométries non euclidiennes montrait que le cinquième postulat d'Euclide était
bien un postulat, c'est-à-dire une vérité que le mathématicien était réduit à demander qu'on
acceptât sans preuve, puisqu'il n'en peut être donné de preuve mathématique. L'axiomatique
devait donc réduire la géométrie à des systèmes diférents d'axiomes ou plutôt de postulat. Dès
lors s'ouvrait en mathématiques la voie moderne de la recherche qui est la recherche du
fondenent des mathématiques. Au XX siècle la crise des fondements gagnait la physique où
l’application des géométries non-euclidienne la découverte de la relation d'incertitude
l’'extension de l'expérience physique aux vitesses er aux dimensions astronomiques et son
introduction à l’échelle infra atomique des corpuscules élémentaires, ont produit la
relativisation des principes de la mécanique, la mise en question du principe du d&erminisme
er même celle des règles générales de la pensee logique. Enfin les développements les plus
récents de la pensée biologique les progrès de la psycho-physiologique et l’apparition de la
cybernétique ont posé la questioa de savoir si la finalité n'était pas susceptible de prendre le
sens d'un principe scientifique.

L’extension de l’expérience scientifique moderne a ouvert dans les sciences une crise des
principes.

L'état présent des sciences montre donc à la fois que l’idéal platonicien d'une science absolue
tirait les conséquences de principes rationnels sans se préoccuper de l’intuition sensible, reste
toujours vivace—et que cet idéal n'est toujours pas réalisé. Les crises de la pensée scientifique
moderne montrent en effet que les principes des sciences restent des hypothèses dont la
validité est relative à la série des expériences à partir desquels ils ont été induits. La réflexion
sur la nature et la validité des principes scientifiques reste donc toujours ouverte dans la
science contemporaine. Aristote avait précisément défini la philosophie comme « science des
principes ». Il n'entendait pas par-là que le philosophe possédait la science absolue des
principes du savoir, ce qui était l’interprétation platonicienne. Pour se rallier au platonisme,
Aristote était en effet trop convaincu que n c'est à l'expérience de nous donner, en chaque
science particulière, les principes. Par l’expression «  science des principes », il faut donc
seulement entendre que, au-delà du domaine spécialisé des diverses scieûces, s'ouvre un

29
domaine qui est proprement celui de la « recherche » et de la « théorie » philosophique. Une
telle détermination du sens et du contenu de la philosophie n'a rien de périmé.

On peut dire en efet que beaucoup de grands travaux scientifiques contemporains (par
exemple ceux d'Einstein, de Heisenberg, de Louis de Broglie) ont un sens et une portée
éminemment philosophiques. Si par philosophie nous entendons en effet, conformément à la
définition d'Aristote, « la science des principes », est philosophique tout travail scientifique
qui se préoccupe des fondements des sciences. On voit donc que l'idée d'une « philosophie de
la nature » n'a rien de périmé : si en effet l'on entend par là la réflerion sur les principes les
plus généraux induits de l'expérience de la nature, c'est une nécessité pour la science moderne
de produire rule telle philosophie.

La science moderne comporte une réflexion philosophique sur ses propres fondements
qui constitue une véritable philosophie de la nature.

C. La philosophie et la culture scientifique modente.

On voit donc qu'il n'est pas inévitable de se laisser enfermer dans l’alternative du scientisme
et des philosophies de I'intuition. Contrairement au scientisme, on Peut affirmer que la
science n'est pas achevée et a toujours besoin d'une réflexion philosophique sur la nature et la
validité de ses principes. On peut ainsi afrrmer la validité de la philosophie sans nier pour
autaût, colule le font les philosophies de l'intuition, la valeur de la science.

Pourtant, le problème de l'existence de la philosophie à l'époque contemporaine n'est pas


résolu pour autant. On peur bien dire en effet que les travaux d'Einstein ont une portée
philosophique, sans légitimer par-là l’existence d'une philosophie indépendante de la
réflexion accomplie par les sciences sur leurs propres fondements. Einstein en effet est un
physicien, et non un philosophe. Dans un état plus rudimentaire du développement des
tciences, le philosophe était lui-même un savant et pouvait en outre posséder une
connaissance exacte des résultats de la science en dehors du domaine où il se spécialisait lui-
même et à l'avancement duquel il contribuait par ses propres travaux. Ainsi pouvait-il étendre
sans trop d'invraisemblance à sa philosophie sa connaissance à la fois pratique et théorique, en
même temps directe et complète, de la science de son temps. Mais il semble que la division du
travail scientifique ait introduit une nouveauté irréductible. Le travail philosophique paraît
réalisé à I'intérieur des sciences, par les savants eux-mêmes, quand ils s'interrogent sur les
fondements de leur propre savoir. Mais la philosophie apparait ainsi spécialisée et divisée
comme le sont les sciences elles-mêmes : c'est en effet évidemment au physicien (comme
Einstein) ou au mathématicien (comme Bourbaki) qu'il revient d'élaborer la philosophie de sa
propre science. Assurément la philosophie existe bien encore dans son unité quand elle est
pratiquée par le philosophe professionnel; mais celui-ci est précisément un spécialiste de la
philosophie, il n'est plus un savant : on peut donc contester la légitimité de ses travaux et lui
dénier le droit de se prononcer dans tous les domaines qui ne sont vraiment connus que par le
spécialiste de chaque discipline scientifique déterminée.

Il est sans doute vrai que, si le savant peut encore aujourd'hui élaborer la philosophie de sa
propre discipline, le philosophe ne peut plus être un savant. Mais penser que pour autant ses

30
propos doivent être dénués de toute validité est sans doute surestimer la science. Il y a en effet
un avantage à ce que le philosophe puisse pratiquer une science et y affirmer sa maîtrise.
Mais, dans la mesure où le philosophe se consacre à une discipline scientifique spécialisée, il
est tenté d'y voir l’unique voie d'accès à la réalité. Ainsi Platon fut-il de plus en plus enclin à
confondre la philosophie avec les mathématiques et à les donner pour modèle et pour règle à
sa pensée. Aussi Aristote dut-il, pour sauvegarder la possibilité de la philosophie, rétablir
contre les droits de la science ceux de la culture. Par là on peut certes entendre la culture
générale, qui initie l’esprit à la diversité des domaines du savoir et préserve de la tentation de
vouloir les réduire à une forme unique. Mais la culture peut aussi être spécialisée : elle peut
ainsi être simplement' non pas culture générale, mais culture linéraire ou culture scientifique
ou même simplement culture mathématique ou biologique ou historique.

Le philosophe est aujourd’hui un spécialiste de la philosophie : il n’est pas un savant.


Quand un philosophe pratique une science, il est tenté d’y trouver la philosophie.

La culture ne s'oppose donc pas à la science seulement comme une formation d'ensemble
s'oppose à une étude spécialisée. Même dans les limites d'une discipline définie, l'attitude de
I'esprit cultivé s'oppose à celle du chercheur scientifique. La science, en effet, est recherche
du détail et application des principes. La culture, au contraire, n'entre pas dans les détails mais
s'intéresse aux déterminations les plus générales de la pensée et de l'exposition scientifique
dans le domaine considéré :

« En toute connaissance et toute recherche, la plus basse comme la plus relevée, il y a deux
façons de la posséder, dont on peut bien appeler l'une la science de la chose, et l'autre
culture. C'est dans la manière d'un esprit cultivé de pouvoir discerner de façon pertinente ce
qui est bien ou mal exposé dans un compte rendu scientifique. » Aristote, Les Parties des
animaux, 1, I, 639 a 1-6

Il ne faut pas entendre par là que la culture e pour fonction de juger des qualités littéraires de
l'exposé, rnais bien de sa conformité aux règles et aux principes de la Pensée vraie :

« Pour l’enquête sur la nature aussi il doit y avoir des déterminations telles qu’en se
rapportant à elles on puisse rendre compte du tour de la démonstration, indépendamment de
la question de savoir ce qu'il en est de la vérité. » Aristote, Ibid., 12-14.

Certes «  la vérité », si l'on entend par là la vérité de fait, est du ressort du spécialiste, et la
connaissance des faits, ou des détails du savoir, est indéniablement de sa seule compétence.
Mais la science n'est pas seulement connaissance du fait : elle en est aussi compte-rendu et
interprétation. Or la conscience cultivée ne peut juger du détail des opérations des sciences, ni
de leur connaissance des faits : il est inévitable de faire ici confiance à la compétence du
spécialiste. Mais l'exposition du savoir suppose le recours à des principes et à des règles dont
la conscience cultivée conserve le droit de juger l’application. S'agissant en effet des règles
les plus générales de la pensee, la possession d'un savoir spécialisé ne confère aucun
privilège. On peut même dire que la certitude où sont les spécialistes de leur compétence
particulière les incite à tenir pour négligeables les exigences générales de la rigueur de la
pensée et de la conformité aux principes.

31
La spécialisation incite à la négligence à l’égard des principes.

La science contemporaine n'offre en effet que trop d'exemples d'une absence de rigueur
théorique qu'une philosophie rendue timorée par les succès pratiques des sciences n'ose plus
guère dénoncer. Ainsi en est-il—pour se limiter ici à un seul cas—de certains aspects de la
théorie mathématique des ensembles. On y définit comme équivalents deux ensembles dont
les éléments peuveût être mis en correspondance terme à terme, de telle sorte qu'à chaque
élément d'un ensemble puisse correspondre un élément de l'autre, et réciproquement. C’est
ainsi qu'à chaque élément de la série des nombres entiers on peut faire correspondre un
élément de la série des nombres pairs :

1 2 3 4 5 6 ……………..n …………….

+ + + + + +

2 4 6 8 10 12………………2n…………….

Il est assurément possible de prolonger à l'infini cette mise en correspondance, puisqu'à tout
nombre entier on peut faire correspondre un ombre pair en multipliant par deux le nombre
entier donné. On peut donc dire que le sous-ensemble des nombres pairs est équivalent à
l’ensemble des nombres entiers. Il n'y aurait pas d'objection à cette proposition, si les
théoriciens des ensembles ne considéraient par ailleurs qu'elle est ( en contadiction avec le
principe posé par les mathématiciens et philosophes grecs, d'après lequel le tout est plus grand
que la partie ». Cela revient à dire que l'ensemble des nombres entiers n'est pas plus grand que
le sous-ensemble des nombres pairs; comme ce qui n'est pas plus grand est plus petit ou égal,
il faudrait comprendre que l'ensemble des entiers est égal au sous-ensemble des pairs. Or la
théorie des ensembles dit par ailleurs éqtioelence et non égalité, ensemble et sous-ensemble et
non tout et partie. C'est qu'elle admet alors avec Leibniz qu'on peut dire qu'à tout pair répond
un impair, et réciproquement; mais on ne peut pas exactement dire que la quantité des pairs
est €égale à celle des impairs, et, plus généralement : «  il faut savoir qu'un agrégat infini n’est
ni un tout, ni une grandeur définie, ni un nombre. »

La théorie des ensembles confond et distingue équivalence et égalité.

Depuis Galilée en effet, on distingue les ensembles « finis » (par exemple l’ensemble des
élèves d'une classe) des ensembles « infinis » (par exemple l’ensemble des nombres entiers)
parce que, dans les ensembles finis, si deux ensembles sont équivalents (par exemple si
chaque élève de la classe est assis sur une chaise et s'il n'y a pas de chaise vide) ils sont égaux
(il y a autant d'élèves que de chaises), alors que dans les ensembles infinis, l'équivalence doit
être distinguée de l'égalité. On ne devrait donc pas pouvoir dire que, dans les ensembles
infinis, un sous-ensemble est aussi grand que l'ensemble dont il fait partie. Si on le dit
néanmoins, c'est qu'on veut que les ensembles « finis » et les ensembles « infinis » soit
également des ensembles. S'ils le sont également, il n'y a pas de raison pour utiliser le langage
qui vaut pour les ensembles infinis plutôt que celui qui est valable pour les ensembles finis. Si
donc l’on peut dire, du point de vue des ensembles infinis, que dans les ensembles finis le

32
sous-ensemble propre ne peut jamais être équivalent à l’ensemble, il ne peut être interdit de
dire, du point de vue des ensembles finis, que dans les ensembles infinis le tout n'est pas plus
grand que la partie. Certes on pourrait dire que la seule veritable théorie des ensembles est
celle des ensembles infinis. Mais il faudrait alors considérer que ceux-ci sont distincts des
ensembles finis que peut étudier une science comme l'arithmétique, et renoncer à unifier dans
la théorie des ensembles la mathématique entière. Dès lors l’inconséquence est inévitable,
puisqu'on veut une théorie unitaire, alors qu'on attribue aux ensembles finis et infinis des
propriétés contraires.

On pourra répondre que l’irrégularité des procédés est nécessaire aux progrès de la science, et
que Par exemple les mathématiques n'auraient jamais découvert le calcul infinitésimal, si
Kepler et Cavalieri n'avaient osé recourir à des procédés qui étaient autant de dénis de logique
et que la rigueur des mathématiques antiques n'avait pas accepté d'introduire dans la science.
Il est vrai qu'une certaine irrégularité dans la pratique, un certain empirisme indifférent à la
logique dès qu'il peut s'assurer des succès opératoires, sont nécessaires aux débuts des
sciences nouvelles et aux renouvellements de la science. Mais il n'est pas moins vrai que le
calcul infrnitésimal n'a pu vraiment s'établir, et n'a pu donner lieu à une prodigieuse extension
de la pratique scientifique et technique, qu'à partir du moment où Leibniz et Newton eurent
été capables de fonder en raison ses principes et ses opérations. Il est bon que l'esprit pratique
de la science moderne ait eu l’audace de s'affranchir des exigences de rigueur théorique de la
science antique : mais cela reste le droit de la philosophie, de juger la science moderne en la
rappelant à l’observation des conditions de sa propre rigueur, puisque, à longue échéance, la
rigueur théorique reste la condition indispensable des succès pratiques.

Les sciences débutent et se renouvellent par un empirisme indifférent à la rigueur


théorique, mais la philosophie doit les ramener à l’exactitude.

Certes, le droit de juger la science ne peut appartenir qu'à la conscience cultivée, et non à la
conscience inculte ou ignorante. Mais la tâche d'une telle culture est limitée, puisqu'elle n'a
pas à juger du détail des faits, mais reste une critique de principe. Certes le travail scientifique
proprement dit, qui consiste à tirer des conséquences des principes et à les confronter avec
l'expérience, est un travail spécialisé exigeant l'utilisation de techniques mathématiques et
expérimentales particulières. En revanche, «  la plupart des idées fondamentales de la science
sont essentiellement simples et peuvent en général être exprimées dans le langage que tout le
monde comprend. C'est précisément à quoi se sont efforcés et s'eforcent les grands savants -
ceux qui sont attirés par l’aspect théorique de la science, et qui désirent mettre à la portée du
grand public les résultats de leurs travaux pour autant qu'ils ont un sens philosophique
général. Il faut certes aiouter qu'il est nécessaire, pour bien juger des principes, d'avoir une
certaine connaissance des résultats des sciences et de la liaison des principes aux faits
particulicrs. Mais il ne faudrait pas trop vite conclure de l’'extension considérable des sciences
à l'époque contemporaine, que I'acquisition d'une culture en ces domaines est impossible. En
ce qui concerne les résultats particuliers des sciences, leur connaissance ne doit pas proposer
une tâche infinie. L’encyclopédie philosophique, comme le fait remarquer Hegel, doit être
« raisonnée » c'est-à-dire qu'elle ne comporte pas la masse infinis des faits acquis au hasard de

33
tâtonnements empiriques, mais seulement ceux que les spécialistes eux-mêmes tiennent pour
exemplaires et illustratifs des principes.

Quant à la liaison des principes aux faits particuliers, elle ne peut être démontrée que par la
pratique expérimente et l’opération mathématique. Il convient cependant de ne pas
méconnaître que du point de vue culturel, l’aspect purement opératoire des sciences est
subordonné. Il est en effet étroitenent lié aux origines des sciences dans l’aspect pratique de
l’empirisme et des arts, et se manifeste pas leur aspect proprement spéculatif. En taut qu'elles
sont opératoires les sciences ne sont donc que des arts qui ne libèrent pas la pensée.
L'expérimentation, le calcul mathématique ont quelque chose de fastidieux et d'asservissant.
Ils sont, suivant l'énergique expression de Claude Bernard, «  une horrible cuisine ». Seule est
libératrice—pour la pensée et même ultérieurement pour la pratique—la saisie du résultat
général dans le principe. La rigueur opératoire et la méthode dispensent en effet d'effectuer
perpétuellement la vérification de la liaison des principes aux conséquences, et la théorie
existe précisément pour dispenser du perpétuel recours à l’expérience et à l’opération Cela
n'est certes pas vrai dans les sciences coramençântes, encore hésitantes sur leur objet et leur
méthode : mais aussi bien leur développement insuffisant n'écarte-t-il pas vraiment le non-
spécialiste. Les sciences développées sont en revanche caractérisées par l’exactitude de la
méthode, qui définit les opérations à effectuer avec une précision qui ne laisse place à aucune
incertitude. A la limite même, le travail mathématique, constitué exclusivement d'opérations
indéfiniment répétées, est confié à des machines : on voit assez par là qu'il n'y a ni intérêt
culturel, ni même nécessité scientifique, à accomplir soi-même toutes les opérations et qu'il
peut suffire de connaître les sciences dans leurs principes et leurs résultats les plus importants.

Il faut remarquer d'ailleurs qu'au niveau de leur propre pédagogie les sciences contemporaines
ont quelque chose de philosophique. Dans les mathématiques modernes par exemple, la
recherche des fondements a permis d'élaguer les résultats qui tenaient seulement aux
tâtonnements historiques de la scieoce, et éliminé le recours, excessif dans l’ancienne
pédagogie des mathématiques, aux opérations arbitraires et mal fondées.

Un tel renouvellement pédagogiqug poursuivi à travers tous les aspects du savoir scientifique,
doit mefire à la portée d'un large public des acquisitions qu'une sorte d'obscurantisme
scientiste présente comme le privilège de quelques rares génies et place au-dessus des forces
de la culture générale et d'un jugement libre et éclairé. Dans les Rivaux, quand Socrate
denande s'il faut faire venir au chevet du malade le médecin ou le philosophe, son
interlocuteur répond : « les deux ». Cette réponse marque une juste défiance envers l'étroitesse
de vue du spécialiste, et une juste confiance envers la liberté et la généralité de vue d'une
conscience cultivee. Mais elle rappelle aussi que science et philosophie sont coordonnées dans
la division du travail culturel. Certes, la situation présente de la culture met surtout l’accent
sur la division. De ce point de vuq la philosophie est reietéc à son isolement et voit sa portée
limitée par la suprématie contemporaine du savoir scientifique. Elle fait en conséquence acte
de modestie : « La philosophie ne tient pas le monde couché à ses pieds, elle n'est pas un point
de vue supérieur d'où l’on embrasse toutes les perspectives locales. » Il y a là le rappel d'une
humilité nécessaire: une philosophie n'est jamais que l'expression d'une expérience
individuelle, elle n'est jamais que l’opinion particulière d'un individu. Pourtant il n'y a là que

34
la moitié de la vérité. Si la philosophie est une entreprise individuelle, elle n'est pas pour
autant une entreprise solitaire. Assurément elle est aujourd'hui, dans la division du travail
intellectuel, une entreprise distincte du travail scientifique. Elle peut donc se replier sur sa
particularité, se limiter à l’expression de l'expérience individuelle. Mais sa tâche consiste bien
plutôt à rechercher dans la culture de son temps ce qui permet à l'esprit de dépasser
l'insignifiance du détail et la particularité du point de vue. Dans les réflexions de la science
moderne sur ses propres fondements se constitue précisément une philosophie au sein même
du travail scientifique, qui montre comment aujourd'hui la philosophie est nécessaire et
possible, dans une orientation de pensée qui rejette aussi bien le scientisme que l’opposition
philosophique à la science. La philosophie est certes le droit de la culture et de la liberté de
l'esprit à rejeter ce qu'il y a d'insuffisant et de borné dans les sciences, à dénoncer l’absence de
pensée de l’empirisme et l’automatisme de l'opération. Mais elle n'en est pas moins située au
terme d'un mouvement de pensée qui contient comme ses moments nécessaires la sensation,
l’empirisme, les procédés des arts, mais aussi les opérations et les principes des sciences.
C'est un admirable mot d'ordre que celui qui demande de « transformer en conscience une
expérience aussi large que possible » : mais c'est celui d'une entreprise qui est plus
romanesque et esthétique que philosophique au sens technique du terme. Si la philosophie
cherche seulement à exprimer et à communiquer une expérience, elle reste roman et essai,
c'est-à-dire art et littérature. La tâche proprement philosophique n'est pas de rendre compte de
l’expérience d'une époque directement, mais à travers l'élaboration que lui ont fait subir le
travail scientifique et la détermination des principes des sciences. La philosophie ne veut pas
moins de science, mais davantage. Elle veut la science absolue, et c'est pourquoi il est
nécessaire au progrès des sciences que soit maintenu vivace l’instinct philosophique.

Notre objectif est seulement ici de montrer que la philosophie est rendue nécessaire, et non,
comme on le croit, superflue, par les progrès des sciences. Quant au contenu qui peut être le
sien, nous comptons le préciser seulement dans le chapitre sur la Métaphysique.

FIN

35

Vous aimerez peut-être aussi